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Œuvres choisies
de
MAURICE ET EUGÉNIE
DE GUÉRIN
Ouvrages de M. Ernest GAUBERT
A LA MEME LIBRAIRIE
Figures françaises, critique et documents (A. de
Rivarol, E. Fromentin, E. Signoret, Charles Giiérin,
F. Coppée, M. Barrés). Un vol. in-18. . . . 3 50
La Nouvelle Littérature '1895-1905). . . 1 vol.
(En collaboration avec G. Casella;, Sansot, édit.
Anthologie de lAmour provençal. . . 1 vol.
En collaboration avec J. Yéran , Mercure de
France, édit.
Les Roses latines, poèmes. Sansot, édit . . 1 vol.
Sylvia ou le roman du Werther. Sansot,
édit 1 vol.
A PARAITRE
Figures françaises (2^ série).
Tous droits réservés.
Œuvres choisies
de
MAURICE ET EUGÉNIE
DE GUERIN
AVEC U>E INTRODUCTION BIOGRAPHIQUE ET CRITIQUE
DES NOTES BIBLIOGRAPHIQUES
PAR
ERNEST GAUBERT
PARIS
NOUVELLE LIBRAIRIE NATIONALE
85, RUE DE RENNES, 85
1910
\Jr\\wersîUig
WO
PRÉFACE
A ma mère, qui m'apprit à
lire, dans un exemplaire des
« lettres d'Eugénie de Guérin. »
I
MAURICE DE GUÉRIN.
Certains momimcnis tirent de nouveaux charmes
des mutilations souffertes ou même d'être demeurés
inachevés. En littérature, cela est vrai surtout pour les
œuvres de sensibilité, pour celles qui mêlent le sen-
timent de la poésie à toutes les inquiétudes du cœur.
Je ne crois point que s'il eût vécu, Maurice de
Guérin eût compté au premier rang des poètes d'un
siècle qui s'enorgueillit des meilleurs, d'autant que
l'auteur du Centaure vécut dans la période la plus
féconde du XI X" siècle poétique. Mais d'être descendu,
si jeune, au tombeau, environné de tant d'amour, il
a valu à ses écrits une sorte de rayonnement mélan-
colique et charmant. Il a réalisé la parole antique :
« Ceux qui meurent jeunes sont aimés des dieux. ))
6 PRÉFACE
N'ayant pas eu de déclin, son talent nous apparaîtra
toujours comnw capable d'enfanter des merveilles.
D'avoir été sitôt dispersée, il ne nous appartient plus
de mesurer sa force.
Pareils à ces marbres d'Hellas qui sont venus à
nous à demi rompus et disjoints, son œuvre , faite de
fragments, s'embellit d'avoir été brusquement arrêtée
et brisée. Sa vie passionnée, son cœur inspiré, tout ce
que nous connaissons de son âme, — et toute son âme
nous est connue autant par les livres de sa sœur que
parles siens, — nous prédispose à imaginer que la mort,
qui l'abattit, abattit avec lui un des plus grands es-
poirs de notre littérature.
De tous les poètes morts jeunes, dans un temps oii
tant de poètes sont morts jeunes, Maurice de Guérin
semble, d'ailleurs, celui qui a le plus de chance de sur-
vivre, grâce à sa prose. Car par elle, il atteint de
façon durable à la beauté. Et si la gerbe est menue,
toutes les fleurs qui la composent sont irréptrochables .
Un chef-d'œuvre, le Centaure, quelques vers, des lettres,
avec l'affection d'une sœur, dont le cœur restera vivant
par delà les âges, et le souvenir d'une fin prématurée,
voilà plus quil ne fallut jamais pour garder un nom
de périr.
Celui quon a appelé c l André Chénier du Pan-
théisme >), Georges -Maurice de Guérin, naquit au
Château du Cayla, qui dépend de la commune d'An-
dillac {Tarn), le U août 1810. Lamartine nous a décrit
le décor :
(( Le château de Cayla se composait d^une cour
(( autrefois pavée et dont les eaux des écuries avaient
PREFACE
« défoncé les larges dalles . Les fumiers des chevaux,
« des vaches et des moutons, entassés immémorlalc-
(( ment aux portes, tapissaient les murailles de ces
« bâtiments et servaient partout de clôture. Les cui-
(( sines ouvraient par un perron élevé de quelques
(( marches sur ce vaste cloaque ; quelques sureaux et
(( quelques houx, dont la forte racine ne craint pas
(( le sol des bergeries, croissaient dans les angles des
(( mw^s ; les portes et les barrières à claire-voie étaient
(( sans cesse ouvertes et permettaient nuit et jour aux
« passants de monter les degrés de pierre pour venir
({ demander le morceau de pain, le coup d'eau à
(( puiser au seau suspendu derrière la porte, et aux
(( paysans du hameau d'Andillac de vivre pour ainsi
(( dit^e en commun avec les habitants de la maison. »
M. de Guérin avait trois autres enfants, Eugénie et
Marie, les deux filles, un autre fis, Erembert. Ils
vivaient d'une vie patriarcale, dans cet intérieur rus-
tique ou il y avait une antique cheminée :
(( Deux bancs en pierre, incrustés à demi dans la
(( muraille, servaient de sièges aux domestiques et
« aux hôtes. Quelques grosses chaises et fauteuils de
« noyer, entre la table de cuisine et la cheminée, se
« prêtaient aux maîtres de la maison. »
Parmi ce paysage de chênes et de châtaigniers,
dans le cahne des journées que troublent seules les
clarines des troupeaux, le sabot d\in métayer sur le
chemin, le bâton ferré d'un laboureur qui rouie une
pierre, ou le grincement des roues portant une char-
rue qui passe, t angélus ricochant de combe en combe,
le chant d'une pie-grièche, d'une caille ou d'un grillon,
au milieu de ce repos de la nature oit les bruits de-
viennent si familiers qu'ils ne rompent jamais le si-
8 PRÉFACE
lence et quon sent le silence, Georges-Maurice de
Guérin grandit, rêveur et impressionnable. Son père,
revenu tout jeune de Féniigraiion, en avait, selon
Lamartine, c rapporté au Cayla cette foi robuste
« de caste et de famille qui était plus enfoncée dans
« son cœur que les fondements de son ancien manoir,
« dans le rocher d'Andillac ».
Il avait le goût de la prière, et cest lui qui avait
façonné Tâme d'Eugénie ; c'est de lui quelle tenait sa
piété, son ardent amour de Dieu, son désir constant
du ciel, et c'est Eugénie qui devait veiller sur Maurice
et qui I éleva comme une mère, qui le soigna au cours
de ses maladies d'enfant, qui ouvrit son cœur à la
poésie. Elle lui apprit \à aimer, dans les êtres et les
choses, la volonté divine ; elle lui apprit à aimer et à
contempler les spectacles de la nature. L'influence
d'Eugénie de Guérin sur les premières années de son
frère a été ineffaçable.
En 1821, on les sépara. Maurice fut envoyé au
petit séminaire de Toulouse. Il souffrit beaucoup cl
sa sœur plus encore. Toute sa vie, Eugénie se sentira
déchirée parVabsence de son frère ; lui, sentira d'aussi
vifs regrets, mais la douleur ne sera pas continue, elle
le saisira seulement par crises. Le temps n'apaisera
pas leurs regrets.
Après avoir quitté le séminaire de la vieille acro-
pole albigeoise, Maurice de Guérin vint à Paris, au
Collège Stanislas. L'éloignement aggravait son exil.
Sous le ciel maussade de la capitale, il regretta les
horizons de Cayla. Son cœur infiniment sensible,
son esprit affiné naturellement, son naturel enthou-
siaste et facilement froissé, devaient le prédisposer à
mille petites tristesses. Il rencontrait, à Stanislas, un
PREFACE
autre poète, Jules Barbey d'Aurevilly, qui devait se
lier fortement avec lui et qui nous a laissé de Guérin,
outre nulle traits épars dans ses Memoranda et
ses lettres, un portrait achevé. On le trouvera dans
Amaïdée. Maurice de Guérin est un des principaux
personnages de ce roman, sous le nom de Somcgod
le poète, (( ce farouche Endymion qui chassait t infini
« à la suite de la nature, dans le fond des bois comme
« au fond des mers ». Dans ces pages emportées, on
entendra de la voix de Guérin le plus saisissant aveu
de lamour de la nature, une sorte d'amour exclusif,
absorbant, qui se désespère, se ronge, se consume
lui-même.
« Dans les choses, y a-t-il un cœur qui réponde au
(( cœur que dessus on pourrait briser ? Rochers, mer
(( aux vagues éternelles, forêts oiilesjourss'englou-
(( tissent et dont ils irssort iront demain en aurore ;
(( deux étoiles, torrents, orages, cimes des monts
u éblouissantes et mystérieuses, nai-je pas tenté cent
(( fois de m'unir à vous ? N'ai-je pas désiré à mourir
(( nje fondre en vous, comme vous vous fondez dans
« l'Immense dont vous semble z vous détacher ?... »
C'est au collège Stanislas que sa tristesse ardente
et sa sensibilité inquiète, son âpre désir (( de presser
(( le monde sur son cœur » inclinèrent ce poète vers une
sorte de panthéisme lucrécien. Malgré les conseils
affectueux de l'abbé Baquet, son précepteur, il se
sent entraîné déplus en plus vers sa frénésie natu-
riste. La volupté des bois solitaires et leurs murmures,
cette mélancolie que la lune dispense aux forêts et au
rivage antique des mers, le transportent. Comme
René, il souffre du mal du siècle, et c'est en lui, dans
son âme insatiable, que se trouve son ennemi.
10 PRÉFACE
Son séjour à la Chênaie, petit château entouré de
tilleuls et charmant parmi un désert de Bretagne dont
M. de la Mennais avait fait sa retraite, ne pouvait
cjue développer encore son exaltation. On était en
décembre 183'2. M. Edmond Pilon a fort bien analysé
cette phase de la vie de Maurice de Guérin :
(( M. Féli — nom de M. de la Mennais dans lin-
(' iimité — le reçut c comme un bon père qu il était »,
(' l embrassa tendrement, et se prit pour cette
{' âme blessée, de cette affection un peu rude mais
« cordiale que témoignait, à tous ceux qui se réfu-
(f giaient dans la lumière de son génie, cet ardent
<■< solitaire du cloître.
i< M. F. du Breil de Marzan, lun des fidèles amis
■■' de Maurice et l'un des disciples de M. de la Mennais,
« a retracé, dans des pages inspirées de la plus douce
« émotion, la physionomie de cette maison bretonne,
<•' oii se trouvaient assemblés, dans un même idéal,
' autour de F hôte illustre, des hommes aussi divers que
» MM. de Montalembcrt et de Cazalès. Rohrbacher,
« Elle de Kertanguy, Frédéric de la Provostaye, de
(( Coux, de Carné, les abbés Lacordaire et Gerbet.
« Une nature admirable et qu il pénètre au point de
« vouloir s'identifier à elle, des sites aussi rustiques,
« d'une harmonie aussi sauvage que ceux des bois
M de Coetguen ^ des bords de la Rance, du val de
« FAr guenon, où le reçoivent ses amis de la Morvon-
(( nais, enfin la vue de l'Océan qu'il va contempler
« avec Edmond de Cazalès le laissent anéanti,
« bouleversé d'enthousiasme. La beauté des forêts.
I. Cesl dans ce cadre que se déroule le meilleur des romans de Raoul
de Navery : Pâtira.
PRÉFACE 11
« La vie forte et muette qui règne sous Vécovce
(( des chênes », le réveil de la végétation, lui donnent
(( la conscience de son génie. Maurice, couché sur la
(( falaise ou penché sur un chêne, écoute les mille
(( voix de la nature lui parler ; l antique Centaure
« approche. Il en perçoit les pas et sa course impé-
« tueuse lempêche longtemps d'entendre la voix
(( recueillie du cloître, l accent brûlant du prêtre et
(( le son de la petite cloche qui le soir, à la Chê-
(( naie, groupe, autour de la table, le maître et ses
(( disciples ^. »
*
* *
Nous touchons ici à tout un côté de la vie de Mau-
rice dont on avait peu parlé jusqu'au jour ou
M. Abel Le franc y a fait la lumière. La vie sentimen-
tale de Maurice de Guérin a pesé de façon capitale
sur sa littérature. Après un amour contrarié pour
Louise de Bayne, la première jeune fille dont limage
ait passé dans ses rêves, et pour laquelle il a écrit ses
premiers vers, Maurice de Guérin se prend d'une
chaste et fraternelle passion pour Marie de la Morvon-
nais, la femme de son ami, qui fut, a-t-on dit, son
Eugénie bretonne :
Elle aimait mes rêves
Et j'aimais les siens.
Mélancolique et pure affection, dont le souvenir
I. Pour la clarté de certaines lettres, rappelons que La Mennais fit,
avec Lacordaire et Montalembert, le voyage de Rome en 1832, que l'ency-
clique Mirari vos est du 15 août 1832, et la soumission de La Mennais
du 30 avril 1832 et du 11 décembre 1833. Les paroles d'un croyant
parurent en février 183U et l'encyclique Singulari vos, le lô juillet 183^.
12 PRÉFACE
soutiendra longtemps le cœur défaillant du poète,
mais qui s^ atténuera devant une autre passion. d\ine
intensité extraordinaire et « qui exerça sur les der-
(( nières années de sa vienne action profonde. Ajou-
(( tons tout de suite que sa passion ne fut pas re-
« poussée *. )) Il s agit de lamie la plus intime d'Eu-
génie qui se brouilla plus tard, et onsait mal ou on sait
trop pourquoi, avec celle dont l'amour troubla forte-
ment le jeune écrivain. C'est à cette passion qu'il
faut attribuer, paraît-il, les accès de fièvre, et les
ravages rapides de sa maladie de poitrine, aggravée
par des soucis moraux.
Pour arrêter cet amour qui ne « pouvait avoir
d'issue régulière », fut décidé le mariage (Octobre
1838) de Maurice avec une jeune et jolie créole,
M^^" Caroline de Gervain ^. Elle devait environner de
bonheur les dernières heures du poète.
Après son séjour à la Chênaie, Maurice était re-
venu à Paris en 183^. L'heure sonnait de la condam-
nation du maître de la Chênaie. Pour la famille de
Maurice, quelle que fut la force de l'affection, quand
Rome élevait la voix, il n'y avait qu'à obéir. Il sem-
ble, par contre, que Maurice se détournait déjà de
1, Â. Lefranc.
2. Cf. A, Lefba.nc. Maurice de Guérin d'après des documents inédils.
Paris, Champion, 1010. Ce livre est une étude définitive sur cet auteur.
M. Lefranc, — outre une admirable critique, — a éclairci certaines
phases de la vie de Guérin, obscures avant lui. Sur le mariage de Guérin,
sur les malentendus entre le poète et la tante de Caroline, qui ne lui mani-
festait que de médiocres égards et tenait le ménage sous sa sujétion finan-
cière, sur l'amitié de Barbey et de Maurice, etc... nous voilà complètement
renseignés.
PRÉFACE 13
l'exemple d^Eugénie. Vers celte date, se place un
court arrêt à Caen, où il rencontre Barbey d^ Aure-
villy, Trébutien et Edelestand de Méril.
A Paris, Maurice se considérait comme en exil,
ce qui ne l'empêcha point, malgré les inquiétudes, les
regrets, les lamentations de son journal et de ses
lettres, de se changer en un dandy aux yeux rêveurs
u ([ui portait des habits d'Hermann et ressemblait
(( aux plus sveltes vignettes de Tony Johannot » .
El M. Breil de Marzan déplore ce changement.
({ En 1836, époque où je voyais Guérin avec la même
(( intimité qu'autrefois, je m'ajjfligeais de voir je ne
(( sais quel pli byronien creuser un pli fatal sur ce
(( visage magnifiquement ombragé de son admirable
(( chevelure noire. »
En 1835, il voyagea aux châteaux de la Loire et
dans le Nivernais. C'est l'époque de l'épisode r/'Amaï-
dée.
Deux ans plus tard, usé par son cœur, brûlé par
sa pensée, il reçut les premières atteintes du mal qui
devait le vaincre. Malgré l'affection de sa jeune femme,
malgré le dévouement d'Eugénie qui Vavait ramené au
Cayla, il s'éteignait le 19 juillet 1839. Avant de
mourir, réalisant le vœu de sa sœur qui lui écrivait le
mercredi des Cendres 1832. a 0 Maurice, si je pou-
(( vais te voir chrétien, je donnerais ma vie et tout
u pour cela, » // était revenu à la foi de son enfance
et il avait demandé les sacrements de l'Eglise ro-
maine. Sur sa tombe ouverte, a-t-on dit, sa blonde
jeune femme coupa son admirable chevelure. Un mois
plus tard, après lui avoir fait élever un petit monu-
ment, elle quitta le Cayla. Elle était jeune. Barbey
d' Aurevilly nous l'a montrée rayonnante et « massa-
14 PRÉFACE
craiii tous les cœurs ». Elle retourna aux Grandes-
Indes et s y remaria neuf ans plus tard.
Au lendemain de sa mort, son nom rayonna. Vim-
mense affection entêtée et pieuse d'Eugénie devait
porter, aux quatre vents du monde, la gloire de son
freine. Barbey d'Aurevilly et G. S. Tréhutien, conser-
vateur adjoint de la bibliothèque de Caen, s em-
ployèrent à répandre cette œuvre. En iSUO, George
Sand publia le Centaure dans la Re^-ue des Deux
Mondes. Selon le niotde M. de Gourmont : u Le Cen-
u taure est à mettre parmi les plus belles et les plus
« précieuses pages de la langue française. C'est un
« poème et c'est un mystère. »
Le meilleur de cette œuvre, on le trouvera ici. Avec
des pages de son journal et des lettres, quelques
poèmes où il y a de beaux vei^s, on lira le Centaure.
Par la pureté d'un style inégalable, par l'émotion de-
vant la nature, par la limpidité et V ardeur, c'est un
chef-d'œuvre. Un court chef-d'ceuvre,dira-t-on. Soit,
mais s il na pas l'immensité de la mer, il est sem-
blable à ces coquillages iranslucides où, même à des
milliers de lieues de F océan qui les polit et les forma,
l'oreille écoute encore le murmure du large et le
bruissement des vagues idéales...
II
EUGENIE DE GUERIN.
Eugénie de Guérin, dans la modestie de son cœur et
la lumière de son esprit pur, fut une créature d'élite.
Née en janvier 4805, au château du Cayla, elle y est
morte le 31 mai i8U8.
Elle ne voulait être que la cjardienne de la gloire
et du nom de sonfrhre. Il se trouve que son œuvre ^
sans arrière-pensée de littérature, dépasse en valeur
littéraire celle de Maurice de Guérin et que son
Journal et ses Lettres 50/1/ une date dans notre litté-
rature. En juillet 186Û, la Revue d'Edimbourg la
nommait /'Antigone de la France et disait : « Sonjour-
(( nal est l'effusion d'une des âmes les plus pures et
(( les plus saintes qui aient jamais existé sur la terre. »
Depuis, de Sainte-Beuve jusqu'à M. Edmond Pilon,
son dernier éditeur, tous les poètes et les critiques
se sont exaltés devant les pages inaltérables oii se
confesse un tel caractère de droiture, de force et
d'amour.
* *
Eugénie de Guérin est née l'année même où parut
le René de Chateaubriand, mais il n'y a aucun rap-
16 PRÉFACE
prochement à faire entre elle et Amélie. La solitude
du Cayla ne connut point les orages de Combourg.
Rien ne troubla la limpidité de cette passion frater-
nelle. Si elle a souffert atrocement un jour à cause de
Maurice, c est quand elle a connu qu'il s éloignait du
Dieu que leur enfance priait ensemble. C est T affec-
tion d'Augustin et de Monique. Plus pi^ès de nous,
elle fait songera Jacqueline Pascal, ou encore à celle
qui dort c près des eaux de Byblos où les femmes des
« mystères antiques venaient mêler leurs larmes o, à
cette autre sœur d\in frère célèbre, qui assista à une
crise morale semblable et en souffrit aussi, nous avons
nommé Henriette Renan.
A rencontre de cette dernière, Eugénie ne se rallia
point à la croyance panthéiste de son frère. Non. Elle
demeura inébranlable dans la foi de sa race. Si ja-
mais elle n'eut la pensée d'une .séparation possible à
cause de leur foi, entre elle et le poète du Centaure,
c'est parce quelle a le ferme espoir, la conviction en-
racinée de le ramener un jour, u 0 Maurice, mon cher
Maurice, j'ai tant besoin de toi et de Dieu ! » s'écrie-
t-elle !... Et devant la tombe ouverte, un instant, elle
réunira à nouveau ses deux amours...
Et ce jour-là, elle dira :
(' Dieu soit béni qui dans sa miséricorde a voulu
(' sauver l'âme et a laissé mourir le corps, cette ap-
(' parence humaine que nous aimons tant, qui nous
(( semble Fhomme, et ne fait que le cacher. L'œil
« chrétien voit ainsi ces choses et regarde vers l'autre
{( vie, lorsque celle-ci nous désole. Pour moi, c'est
(( fini ce qu'on appelle bonheur. Cette mort me tue,
(( m'enlève ce qui nt'attachait avec quelque charme en
(( ce monde. Mon avenir était le sien, ses enfants
PRÉFACE 17
(( in auraient appelés leur mère, f avais tout mis en
(( lui, trop peut-être. Dieu veut qu'on ne s' appuie pas
(( tant sur la créature, roseau qui casse sous la main.
(( Ma pauvre âme se doutait bien de cela ; mais nim-
(( porte, on s'attache plus fort à ce qui va vous échap-
« per.
(( C'en est donc fait, le voilà au ciel et moi sur la
(( terre !... »
(Lettre à Louise de Bayne, 22 juillet iSSg.)
*
* #
Lamartine a jugé d'Eugénie de Guérin. « Le scdnt
« Augustin des femmes... un saint Augustin sans
« péché... ))
Dans la vie d'Eugénie de Guérin, il n'y a pas de
péché, il n'y a pas d'aventure, il n'y a rien que
l'amour de son frère et des siens, après l'amour de
Dieu, pas d'autres événements que deux voyages à
Paris, lors du mariage de Maurice et après sa mort;
tout le journal, toutes les lettres, ne sont animés que
de la pensée de Dieu, de Maurice et des notations de
la vie quotidienne. Et la sincérité de l'écrivain comme
sa tendresse et son art naturel suffisent à faire de
ces notes une lecture d'un charme saisissant et inou-
bliable.
#
* #
On n'analyse pas l'œuvre d'Eugénie de Guérin. On
l'aime, et nul ne peut se défendre de l'aimer et de
DE GUERIN
18 PRÉFACE
vivre dans son ombre pieuse dès qu'il a connu les pre-
mières de ses lettres. Avec elle, on écoute les linots
et les bouvreuils chanter le long de la Moulinasse, on
respire les aubépines dcCahuzac, on écoute les cloches
d'Itzac ou dWndillac...
Charme profond, indéfinissable d'une vie vouée au
labeur et au noble rêve ! Pour nous ravoir contée,
simplement, sans artifice de style, avec son âme,
Eugénie de Guérin a pjénétré, en tous pays, par delà
le temps.
Ces deux volumes échappent à la critique. Que dire
du style ? Il coule comme coule cette âme et comme
coulent ses jours, avec simplicité et harmonie. Elle
a une bibliothèque d'auteurs très romantiques où
Ossian voisine auec Manzoni et Walter Scott. Pour-
tant elle goûte Sterne et cite Chénier. Elle se plaît
avec les héroïnes de Racine. Elle est pure, elle nest
pas prude ; elle est confiante, elle nest pas dupe. Il y
a beaucoup plus de finesse quon ne croirait au pre-
mier abord dans ses lettres, et même — (non un peu
de malice ou d'ironie, ce serait de vilains mots pour
cllej — un certain sourire que corrige la bonté fon-
de J^e de ce cœur.
Elle n'a recours à aucun artifice littéraire. Toute-
fois, elle a le sens de la composition, soit que l'habi-
tude de l ordre dans sa vie domestique lui eût appris
la valeur de Tordre dans une narration, soit que son
perpétuel besoin de clarté et les livres quelle avait
lus — elle n avait lu que de bons livres — l'eussent
avertie en cette matière.
Elle peint avec fidélité ce quelle voit. Elle ne recule
pas devant le détail réaliste, c'est vrai, néanmoins
elle sait mettre de la poésie dans la moindre chose.
PRÉFACE 19
Son idéalisme respire dans une armature solide.
Avec elle, on sent les odeurs des buissons et des
prairies, on voit les couleurs du crépuscule sur
l'horizon, elle entend les voix des oiseaux et des
bois. El le soir, retirée « dans sa chambre pas plus
ornée que celle d'une servante )>, lorsqu'elle rela-
tera ce quelle aura vu dans sa journée, avant
que de prier Dieu, elle le fera avec une précision
ailée.
*
* ♦
Elle ne nous a pas parlé de ses traits, mais le poète
de Graziella nous laisse ce portrait de l'agreste
jeune fille :
« Elle n'était pas jolie selon le vulgaire, bien que
(( 5^5 yeux où se reflète le génie, la bouche ou s'épa-
« nouit la bonté, le contour harmonieux et délicat du
(( visage qui encadre le caractère, les cheveux, grâce de
« la figure, la taille svelte et souple qui fait ressortir
(( les formes du corps, la vivacité de la démarche
(( qui transporte la personne avec la rapidité de la
(( pensée, fissent de cet ensemble un aspect très
(( agréable, n
Qu'importe d'ailleurs le visage, puisque c'est ici
l'âme et le cœur surtout qui séduisent et éblouis-
sent !...
Elle n'a parlé qu'avec son âme seule, mais cette
âme était d'une qualité si exceptionnelle, et c'est pour
cela que ses livres sont restés si frais, si attirants,
pareils au visage de ces vierges de la Légende dorée,
qui lorsqu'on ouvrait leur cercueil, — cent ans après
20
PREFACE
leur martyre, — apparaissaient intacts et lumineux
et répandaient vers les vivants, penchés sur leur éclat,
une bouffée d'harmonieux parfums.
Ernest Gaubért.
Paris, ce 1 1 mai 1910.
Œuvres choisies
de Maurice de Quérîn
POÉSIES
GLAUCUS
FltAGiMEiNT
Non, ce n'est plus assez de la roche lointaine
Où mes jours, consumés à contempler les mers,
Ont nourri dans mon sein un amour qui m'entraîne,
A suivre aveuglément l'attrait des flots amers.
Il me faut sur le bord une grotte profonde,
Que l'orage remplit d'écume et de clameurs,
Où, quand le dieu du jour se lève sur le monde,
L'œil régne, et se contente au vaste sein de l'onde,
Ou suit à l'horizon la fuite des rameurs.
J'aime ïéthys : ses bords ont des sables humides ;
La pente qui m'attire y conduit mes pieds nus ;
Son haleine a gonflé mes songes trop timides,
Et je vogue en dormant à des points inconnus.
L'amour qui, dans le sein des roches les plus dures,
Tire de son sommeil la source des ruissseaux.
Du désir de la mer émeut ses faibles eaux,
La conduit vers le jour par des veines obscures,
Et qui, précipitant sa pente et ses murmures,
Dans l'abîme cherché termine ses travaux :
C'est le mien. Mon destin s'incline vers la plage.
Le secret de mon mal est au sein de Téthys.
J'irai, je goûterai les plantes du rivage,
Et peut-être en mon sein tombera le breuvage
24 MAURICE DE GUÉRIX
Qui change en dieux des mers les mortels engloutis.
Non, je transporterai mon chaume des montagnes
Sur la pente du sable, aux bords pleins de fraîcheur ;
Là, je verrai Tcthj's, répandant sa blancheur,
A l'éclat de ses pieds entraîner ses compagnes ;
Là, ma pensée aura ses humides campagnes,
J'aurai même une barque et je serai pêcheur.
Nj'mphes, divinités dont le pouvoir conduit
Les racines des bois et le cours des fontaines,
Qui nourrissez les airs de fécondes haleines.
Et des sources que Pan entretient toujours pleines
Aux champs menez la vie à grands flots et sans bruit,
Comme la nuit répand le sommeil dans nos veines ;
Dieux des monts et des bois, dieux nommés ou cachés,
De qui le charme vient à tous lieux solitaires.
Et toi, dieu des bergers à ces lieux attachés,
Pan, qui dans les forêts m'entrouvris tes mj'stères :
Vous tous, dieux de ma vie et que j'ai tant aimés,
De vos bienfaits en moi réveillez la mémoire,
Pour m'ôter ce penchant et ravir la victoire
Aux perfides attraits dans la mer enfermés.
Comme un fruit suspendu dans l'ombre du feuillage,
Mon destin s'est formé dans l'épaisseur des bois.
J'ai grandi, recouvert d'une chaleur sauvage,
Et le vent qui rompait le tissu de l'ombrage
Me découvrit le ciel pour la première fois.
Les faveurs de nos dieux m'ont touché dès l'enfance ;
Mes plus jeunes regards ont aimé les forêts,
Et mes plus jeunes pas ont suivi le silence
Qui m'entraînait bien loin dans l'ombre et les secrets.
Mais le jour où, du haut d'une cime perdue,
Je vis (ce fut pour moi comme un brillant réveil !)
Le monde parcouru par les feux du soleil.
Et les champs et les eaux couchés dans l'étendue,
L'étendue enivra mon esprit et mes j'eux ;
Je voulus égaler mes regards à l'espace,
Et posséder sans borne, en égarant ma trace,
L'ouverture des champs avec celle des cieux.
Aux Bergers appartient l'espace et la lumière.
POÉSIES 25
En parcourant les monts ils épuisent le jour :
Ils sont chers à la nuit, qui s'ouvre tout entière
A leurs pas inconnus, et laisse leur paupière
Ouverte aux feux perdus dans leur profond séjour-
Je courus aux bergers, je reconnus leurs fêtes,
Je marchai, je goûtai le charme des troupeaux ;
Et sur le haut des monts comme au sein des retraites.
Les dieux, qui m'attiraient dans leurs faveurs secrètes.
Dans des pièges divins prenaient mes sens nouveaux.
Dans les réduits secrets que le gazon recèle.
Un ver, du jour éteint recueillant les débris,
Lorsque tout s'obscurcit devient une étincelle.
Et plein des traits perdus de la flamme éternelle,
Goûte encor le soleil dans l'ombre des abris.
PROMENADE A TRAVERS LA LANDE
Thou, Nature, art mj- Goddess.
Shakespeare.
Un de ces derniers soirs, je sortis à la brune,
Pour réjouir mon âme au premier clair de lune,
Courir parmi les champs, et chercher à travers
De ces rêves qu'on trouve aux coins les plus déserts.
Et, taudis que j'allais cherchant comme à la piste,
Je me disais cent fois : Ce paj-s est bien triste !
Pas un bout d'horizon, pas un tertre écarté,
Où le pâle soleil se couche avec beauté ;
Il tombe tout d'un coup aux confins de ces plaines,
Et disparaît derrière une touffe de chênes.
Ce pays est bien triste ! 11 n'étale aux regards
Qu'un sol jaune et grossier, coupé de toutes parts
De fossés inondés, de hauts remparts de terre
Dont le laboureur clôt son champ héréditaire ;
Planté de proche en proche, à la façon des camps,
De vieux chênes trapus, sentinelles des champs.
Ce pays est bien triste ! Une grossière bourre,
Qui se déchire à peine au soc qui la laboure,
Est le plus fin tapis qui se trouve en ses prés.
Le houx aux nœuds de fer, aux feuillages lustrés,
L'ajonc tout hérissé d'épines meurtrières.
Et le grêle genêt que Ion brûle aux chaumières.
Dans les halliers épais sont les plus doux abris
Où les petits oiseaux puissent faire leurs nids.
Ce pays est bien triste ! Aucune perspective,
Rien qui s'ouvre au regard, rien qui parle et qui vive.
Des plaines sans lointain, des cieux sans profondeur,
Où passe le soleil comme un pâle coureur ;
POÉSIES 27
Quelques clochers aigus et la blanche fumée
Que souffle dans les airs l'obscure cheminée
D'une maison des bois, brûlant son petit feu,
Comme un fumeur oisif qui va songeant à peu :
Avec ses accidents, voilà le paysage.
Quelquefois une lande, aride pâturage,
Déroule tout d'un coup au détour d'un chemin
De ses mornes arpents le sauvage lointain.
Quelques vaches au flanc maigre, au.x cornes bizarres,
D'un air infortuné paissent ses herbes rares,
Et, si quelque passant longe ces tristes lieux,
Lèvent leur tête lourde et le suivent des j^eux.
Quelquefois il advient qu'un étang dans sa digue,
Au voyageur, dont l'œil s'ennuie et se fatigue,
Déploie à l'improviste un large et bleu contour,
Entre deux bois épais qui viennent tout autour
Se mirer et verdir à la fraîcheur des ondes.
On regarde rêvant choses douces, profondes,
Enchantements divers, et ces rêves si beaux
Qui s'élèvent dans l'âme en contemplant les eaux ;
Mais passe, voyageur, et laisse à ce rivage
Des rêves qui mourraient dans la lande sauvage.
Tandis que je marchais, songeant comme j'ai dit,
Ce qui restait de jour dans l'ombre se perdit,
Et la lune encor belle, en son quartier troisième,
A la voir blanche et claire, était la candeur même.
Elle et le crépuscule, amour de l'occident,
Rayonnaient à la fois sur le bleu firmament,
Alliant à ravir leurs clartés nuancées,
Comme la perle et l'or ou deux belles pensées.
Or donc, mon soliloque achevé, je me pris
A contempler le ciel et son divin pourpris ;
A contempler la terre et ses horizons pâles,
Semblables, sous le feu des lueurs vespérales,
A l'aïeul vénéré qui se laisse gagner
A l'assoupissement au coin de son foyer.
Dans 1 âtre au large sein, une flamme qui joue
D'une vive rougeur dore sa vieille joue ;
Il semble rajeunir, et le cercle est ravi
Des brillantes couleurs du grand père endormi.
28 MAURICE DE GUÉllIX
Et j'entendis alors comme une voix divine
Qui tenait ce discours au fond de ma poitrine :
« D"où peuvent choir en toi la tristesse et l'humeur,
Jeune homme qui t'en viens comme un enfant boudeur
Accuser et gronder la sublime Nature,
Pour ne t'avoir ici fait si bonne figure
Que par les jours passés, et t'avoir regardé
Sans sourire à la bouche et le front tout ridé ?
O vain contemplateur de la forme idéale,
Qui, pourchassant partout la beauté sans égale,
As le goût difficile et fais le dédaigneux.
Si quelquefois, du haut de son rêve pompeux
Rabattant ton regard sur le sol que tu foules,
Tu ne lui trouves pas l'empreinte de tes moules,
Ne va pas, entends-tu, ne va pas, beau rêveur,
Pliant les deax genoux, comme un adorateur,
Aux pieds resplendissants de la grande Nature,
La prier de t'ouvrir un nœud de sa ceinture.
Car elle est inflexible et se croise les bras
Devant le suppliant qui vient et ne sait pas
Qu'il ne la faut jamais, quand elle se présente
Pâle et mal costumée, ainsi qu'une indigente,
Outrager en passant d'un regard de dédain,
Elle, toujours ayant des trésors dans le sein.
Et faite pour ravir toute humaine paupière.
Même avec l'indigence et la maigreur austère. »
La voix ayant parlé, ma main droite frappa
Sur ma creuse poitrine un grand mea ciilpa ;
Et comme aj'ant déjà par cette pénitence
Expié le péché de mon intelligence,
La Nature écarta les plis du voile noir
Qui, de la tête aux pieds, tel que l'ombre du soir,
Dérobait à mes j-eux ses beautés souveraines ,
Et de ravissement j'eus les jDaupières pleines.
Car dans cet horizon où mon œil n'avait vu
Qu'un triste et plat pays, mal léché, dépourvu
De toute expression et de sève féconde.
Mon regard, animé d'une vigueur profonde,
Reconnut 1" abondance et d'admirables traits
POÉSIES 29
De la Nature, belle et puissante à jamais.
Pas un simple horizon fuj^'int dans un nuage,
Pas un arbre chétif et tout cassé par l'âge,
Pas un pauvre genêt, pas de ronce, allongeant
Ses longs bras exposés au bâton du passant,
Qui ne prît tout soudain à ma vue attentive
Expression étrange ou grâce en perspective.
Mais tandis que mon œil de l'un à l'autre allait
Et qu'au dedans de moi mon âme remuait
(Tel qu'un rude mineur dans le fond des carrières)
D'innombrables pensers et de puissants mystères,
Je sentis sous mes pieds une douce chaleur,
Comme si par amour un ange du Seigneur
En eût baisé la plante ; et le long de mes veines,
Molle et comme eussent fait d'enivrantes haleines,
Elle allait s'élevant, et plus elle avançait,
Plus le sang orageux et le cours inquiet
De la vie à travers notre ardente nature
S'apaisaient et prenaient de calme en leur allure.
Ils devinrent si doux, il se fit dans mon sein
Un repos inconnu si suave et si plein ;
Mes artères battaient avec tant d'harmonie,
Et ma chair savourait une si douce vie,
Qu'il semblait que ma veine eût dans ce corps mortel
Le sang pur et rose d'un habitant du ciel.
Mon regard devint fixe et mon âme fut prise
D'un tremblement léger (comme on voit sous la brise
Une feuille frémir dans le calme du soir) :
Car elle ne savait ce qui se ferait voir.
Et comme un homme assis, au faîte des montagnes,
Regarde le brouillard couché sur les campagnes
Au souffle du matin filer en ondoyant,
Tel qu'un manteau de soie emporté par le vent,
Je vis alors, je vis cette belle parure
D'arbres majestueux et de fraîche verdure.
Voile mystérieux dont la main du Seigneur,
Au troisième soleil du travail créateur,
30 MAURICE DE GUÉRIN
Couvrit la lerrc ainsi qu'une jeune épousée,
Je le vis soulevé par une main cachée
Et roulé sur lui-même, et par un vent soudain
Dans l'espace entraîné comme un bandeau de lin ;
Et mon œil contempla la plaine immense et vide,
Non comme au jour où Dieu fit paraître l'aride,
Mais brillante et limpide, et merveilleuse à voir :
Car elle m'apparut plus lisse qu'un miroir
Et d'un clair transparent comme une pierre fine,
Et, plongeant à travers la clarté cristalline,
Mon regard découvrit au plus creux de son sein
Des choses à ravir les j^eux d'un séraphin.
Car je voyais là-bas, aux entrailles du monde,
La Nature, échauffée à son œuvre profonde,
De ses divines mains travailler et pétrir
Les germes inconnus des êtres à venir ;
Et ces germes confus abondaient autour d'elle,
Au loin, de tous côtés, comme une onde éternelle
Dont chaque flot, chantant un hj-mne sans pareil.
Demandait à grand bruit la forme et le soleil.
Et la grande ouvrière ardente, infatigable,
Sans relâche puisait à l'onde intarissable ;
Et les êtres moulés dans le creux de sa main
Vers le jour s'envolaient chacun par son chemin.
Ils prenaient leur essor parfaites créatures,
Avecleur jeune vie, avec leurs formes pures ;
Et de mille côtés s'élançaient avec eux
L'hosanna de la vie et le salut aux cieux.
Cependant, comme un bruit qui descend des montagnes,
Une rumeur venait du fond de ces campagnes.
C'était la grande voix du torrent éternel
Qui s'échappe à jamais des abîmes du ciel,
Et va roulant des flots de germes et de vie
A cette mer étrange où chaque flot s'écrie :
<■' O Nature, prends-nous dans tes mains ! bienheureux
Qui jouit de sa forme et de l'éclat des cieux ! »
POÉSIES 31
Terre, terre, ô combien tes entrailles sont belles !
Et ton flanc abondant ! Heureuses mes prunelles,
A qui tu laisses voir en toute intimité
La source et les secrets de ta fécondité !
Bienheureux mes regards, heureuses mes oreilles,
Que ravissent des voix en douceur non pareilles,
Les merveilleuses voix des êtres qu'en ton sein
La Nature façonne avec sa grande main,
Et qui chantent après, dans leur joie infinie
Des actions de grâces et Ihymne de la vie !
Je m'écriais ainsi, de bonheur radieux,
Et mes regards ardents attachés sur les cieux.
Quand je les rabattis, je ne vis dans les plaines
Que des buissons épars et l'ombre des grands chênes :
Et les calmes rayons du croissant argentin
Me venaient d'un limpide et sauvage lointain,
Et notre monde allait, dans sa couche moelleuse,
S'endormant sous les j'eux de sa belle veilleuse.
Ploërmel, novembre 1833.
PROMENADE AUX BORDS DE LA RANGE
FRAGMENT
Mordeiix, 4 janvier 183^.
IV
Descendu par degrés de ces choses divines,
Notre discours s'emplit des bois et des collines
Qui se mirent en Rance, et du beau chêne vert
Qui figure si bien sur le vieux mur désert.
Baschamp, qui déroulait ses plaines de verdure
Qui seront plaines d'or, les belles dentelures
Des caps entre lesquels la Rance au flot serein
Prenait si bien la fuite et gagnait le lointain ;
Et les hêtres qui font figure merveilleuse
Aux pentes des coteaux ; et la bise rêveuse
Qui, dans le premier arbre aux rameaux allongés,
Siffle un air de tristesse ; et les sables longés
Par les courlieux ; et puis, la traînante parure
Que des nuages blancs la troupe vague et pure
Promenait dans le ciel ; enfin la volupté
Du désert : tout cela, dans nos discours jeté,
Charmait, le long de flots, notre errante manie.
Aux dunes arrivée, la douce rêverie
Nous posa son doigt blanc sur la bouche, et tous deux,
Comme deux vieux oiseaux calmes, silencieux,
Nous portions l'œil au loin, et, dans leur sanctuaire,
Nos deux âmes après se mirent en prière.
POÉSIES 33
Vous savez qu'au retour, au pied noir d'un rocher
Sur le sable argenté nous vîmes s'épancher
Une source d'eau vive, et qu'ayant dans larùne
Planté là mon bâton, une belle fontaine,
Avec son doux murmure et son limpide flot,
De ce sable creusé prit naissance aussitôt.
Mon ami, si demain l'aimable poésie.
Mon ange, mon amour, ma plus chère folie,
Fait descente en mon sein et, tout en se jouant,
Remue un peu le sable avec son doigt charmant.
Mon âme répandra, source obscure et plaintive,
Son onde abandonnée en votre âme naïve.
Vous saurez, mon ami, ce qu'a prié mon cœur,
Quelle plainte mon âme a livrée au Seigneur,
A l'heure où, nous versant une douceur commune,
Les rêves nous tenaient enchantés sur la dune !
DE GUERIX
LA SAINTE THERESE
DE GÉRARD
Thérèse de Jésus, ô ma sainte adorée,
Amante du Seigneur, colombe consacrée,
J'ai votre image enfin I Du jour où je connus
Votre vie admirable, et du jour où je lus
Ces ouvrages de vous où votre amour suprême
A fait naïvement un céleste poème,
Je résolus d'avoir en ma possession,
Vieil ou neuf, un portrait qui portât votre nom.
Le ciel enfin ma fait trouver une gravure
Comme je la voulais, d'une empreinte fort pure,
Et donnant un dessin assez digne de vous.
Fût-il plus imparfait, je l'aimerais sur tous :
Votre nom fait peinture assez. Or, donc, ma sainte,
En ce portrait voici comment vous êtes peinte.
La scène est une église, et c'est fort bien choisi,
Car c'était là vraiment votre asile chéri.
Vous pliez seulement un genou sur la dure,
L'autre à demi s'incline, et la robe de bure,
Qui se déroule et dont nul pli n'est retenu.
Laisse divinement échapper un pied nu.
Et ce pied gracieux, qui porte une sandale,
Pur et blanc comme neige, est posé sur la dalle
Vous vous penchez un peu comme quand on est las.
Au pied d'une colonne, et sur la base un bras
S'accoudant ; vos deux mains, l'une à l'autre enlacées,
Comme deux blanches sœurs se tiennent embrassées.
De votre front serein comme le plus beau jour
Une toile en bandeau suit le charmant contour.
POÉSIE 35
Et sur ce front si pur reluit et se détache
Comme un nuage blanc sur l'aurore sans tache
Au cou, la mentonnière, autre bandeau de sœur.
Dérobe à nos regards blancheur par la blancheur.
Un mantelet de lin, qui tombe jusqu'à terre,
Roule en plis gracieux son étoffe légère,
Et sur sa tête, un voile, en arrière jeté.
Fait l'effet du feuillage à nos roses, l'été.
Puis en l'air, auprès de la simple coiffure.
Brille un cercle argenté d'une lumière pure.
Couronne aérienne en un trait des plus fins.
Dont on voit surmonté le chef de tous les saints.
Est-ce tout ? J'oubliais la croix de la prière,
Qui pend à la ceinture au bout du grand rosaire.
Et je dois dire ici, tout en parlant de croix,
Que dans l'Eglise c'est la seule que je vois.
Pas un autel non plus. Votre sainte figure
Est vivante de grâce et d'expression pure ,
Elle est belle à passer devant vous tout un jour
Sans bouger ; elle est belle à donner de l'amour ;
Mais l'artiste, manquant de foi, n'a pas pris garde
Que vous y regardez celui qui vous regarde,
Que les chrétiens priant tiennent les yeux baissés
Et que des yeux ouverts ne priaient pas assez.
En la chambre où je vis, cellule toute nue,
Thérèse, nous voilà compagne devenue
D'un chrétien mal dépris de ce monde mortel
Et qui traîne du pied en marchant vers le ciel.
Vous voilà suspendue, ô ma chère peinture !
En un cadre où reluit encor quelque dorure,
A la cloison de bois qui protège mon lit,
O ma sainte, le jour ! ô mon rêve, la nuit !
Plus bas, un bénitier dans sa coquille ronde
Garde un peu de cette eau que fuit l'esprit immonde.
Et j'y viens, chaque soir, tremper le bout du doigt.
Dirai-je mieux, disant que la prière y boit
Au moment de partir pour la divine plage,
Gomme je l'ai vu faire aux oiseaux de voyage ?
N'importe. Mais je sens, quand le front lourd et chaud
36 MAURICE DE GUÉRIN
A porté, dans le jour, quelque rêve trop haut,
Que j'ai laissé sur lui se poser d'aventure,
De ces pensers au front laissant une brûlure,
Je sens, dis-je, le soir, qu'en y portant la main
Empreinte de cette eau, le mal se tourne en bien.
Thérèse, mon amour, reine de ma cellule,
Vous voyez bien souvent combien le front me brûle.
Et. pécheur que je suis, quil m'arrive, le soir,
De baisser devant vous mes yeux, de peur de voir
Vos angéliques traits qui font rougir ma face.
Car dans l'âme souvent telle chose se passe
Qui fait que l'on n'a pas assez de ses deux mains
Pour cacher son visage, et que des 3'eux sereins,
Le ciel pur, la beauté de toute la nature,
Une simple colombe à la blanche parure,
Tout cela nous tourmente, et qu'on semble avoir peur
De la douce innocence et de toute blancheur.
Quand j'aurai peur de vous, ma vierge, oh ! je vous prie,
Détournez vos regards de mon âme flétrie ;
Ne nous regardons plus Tun l'autre, seulement
Ménageons entre nous un accommodement.
Point de regards, c'est dit. En pareille occurrence
Vous m'aurez en pitié ; moi, j'aurai confiance,
Et le bénitier blanc qui pend auprès de vous
Nous fera seul alors correspondre entre nous.
Vous y déposerez, en matière d'aumône.
Un peu d'eau pour mon mal, de cette eau qui se donne
Aux âmes en faiblesse, et moi. nécessiteux.
Défaillant, je prendrai l'aumône dans ce creux.
LE CENTAURE
J'ai reçu la naissance dans les antres de ces mon-
tagnes. Comme le fleuve de cette vallée dont les
gouttes primitives coulent de quelque roche qui
pleure dans une grotte profonde, le premier instant
de ma vie tomba dans les ténèbres d'un séjour reculé
et sans troubler son silence. Quand nos mères appro-
chent de leur délivrance, elles s'écartent vers les
cavernes, et dans le fond des plus sauvages, au plus
épais de l'ombre, elles enfantent, sans élever une
plainte, des fruits silencieux comme elles-mêmes.
Leur lait puissant nous fait surmonter sans langueur
ni lutte douteuse les premières difficultés de la vie ;
cependant nous sortons de nos cavernes plus tard
que vous de vos berceaux. C'est qu'il est répandu
parmi nous qu'il faut soustraire et envelopper les
premiers temps de l'existence, comme des jours
remplis par les dieux. Mon accroissement eut son
cours presque entier dans les ombres ou j'étais né.
Le fond de mon séjour se trouvait si avancé dans
l'épaisseur de la montagne, que j'eusse ignoré le
côté de l'issue, si, détournant quelquefois dans cette
ouverture, les vents n'y eussent jeté des fraîcheurs
et des troubles soudains. Quelquefois aussi, ma
mère rentrait, environnée du parfum des vall'ées ou
ruisselante des flots qu'elle fréquentait. Or ces re-
38 MAURICE DE GUÉRIS'
tours qu'elle faisait, sans m'instruire jamais des val-
lons ni des fleuves, mais suivie de leurs émanations,
inquiétaient mes esprits, et je rôdais tout agité dans
mes ombres. Quels sont-ils, me disais-je, cesdehors
où ma mère s'emporte, et qu'y règne-t-il de si puis-
sant qui l'appelle à soi si fréquemment ? Mais quV
ressent-on de si opposé qu'elle en revienne chaque
jour diversement émue ? Ma mère rentrait, tantôt
animée dune joie profonde, et tantôt triste et traî-
nante et comme blessée. La joie qu'elle rapportait se
marquait de loin dans quelques traits de sa marche
et s'épandait de ses regards. J'en éprouvais des
communications dans tout mon sein ; mais ses abat-
tements me gagnaient bien davantage et m'entraî-
naient bien plus avant dans les conjectures où mon
esprit se portait. Dans ces moments, je m'inquiétais
de mes forces, j'y reconnaissais une puissance qui
ne pouvait demeurer solitaire, et me prenant, soit à
secouer mes bras, soit à multiplier mon galop
dans les ombres spacieuses de la caverne, je
m'efforçais de découvrir dans les coups que je
frappais au vide, et par l'emportement des pas
que j'y faisais, vers quoi mes bras devaient s'éten-
dre et mes pieds m'emporter... Depuis, j'ai noué
mes bras autour du buste des centaures, et du corps
des héros, et du tronc des chênes ; mes mains ont
tenté les rochers, les eaux, les plantes innombrables
et les plus subtiles impressions de l'air, car je les
élève dans les nuits aveugles et calmes pour qu'elles
surprennent les souffles et en tirent des signes pour
augurer mon chemin ; mes pieds, voyez, ô Mélampe !
comme ils sontusés ! Et cependant, tout glacé que je
suis dans ces extrémités de l'âge, il est des jours où,
LE CENTAURE 39
en pleine lumière, sur les sommets, j'agite de ces
courses de ma jeunesse dans la caverne, et pour le
même dessein, brandissant mes bras et emplo3^ant
tous les restes de ma rapidité.
Ces troubles alternaient avec de longues absences
de tout mouvement inquiet. Dès lors, je ne possé-
dais plus d'autre sentiment dans mon être entier que
celui delà croissance et des degrés de vie qui mon-
taient dans mon sein. Ayant perdu l'amour de l'em-
portement, et retiré dans un repos absolu, je goûtais
sans altération le bienfait des dieux qui se répandait
en moi. Le calme et les ombres président au charme
secret du sentiment de la vie. Ombres qui habitez
les cavernes de ces montagnes, je dois à vos soins
silencieux l'éducation cachée qui m'a si fortement
nourri, et d'avoir, sous votre garde, goûté la vie
toute pure, et telle qu'elle me venait sortant du sein
des dieux ! Quand je descendis de votre asile dans la
lumièredu jour, je chancelai et ne la saluai pas, car
elle s'empara de moi avec violence, m'enivrant
comme eût fait une liqueur funeste soudainement
versée dans mon sein, et j'éprouvai que mon être,
jusque-là si ferme et si simple, s'ébranlait et perdait
beaucoup de lui-même, comme s'il eût dû se disper-
ser dans les vents.
O Mélampe ! qui voulez savoir la vie des cen-
taures, par quelle volonté des dieux avez-vous été
guidé vers moi, le plus vieux et le plus triste de
tous ? Il y a longtemps que je n'exerce plus rien de
leur vie. Je ne quitte plus ce sommet de montagne où
Tâge m'a confiné. La pointe de mes flèches ne sert
plus qu'à déraciner les plantes tenaces ; les lacs
tranquilles me connaissent encore, mais les fleuves
40 MAURICE DE GUÉRIN
m'ont oublié. Je vous dirai quelques points de ma
jeunesse ; mais ces souvenirs, issus d'une mémoire
altérée, se traînent comme les flots d'une libation
avare tombant d'une urne endommagée. Je vous ai
exprimé aisément les premières années, parce
qu'elles furent calmes et parfaites ; c'était la vie seule
et simple qui m'abreuvait, cela se retient et se récite
sans peine. Un dieu, supplié de raconter sa vie, la
mettrait en deux mots, ô Mélampe I
L'usage de ma jeunesse fut rapide et rempli d'agi-
tation . Je vivais de mouvement et ne connaissais pas
de borne à mes pas. Dans la fierté de mes forces
libres, j'errais, m'étendant de toutes parts dans ces
déserts. Un jour que je suivais une vallée où s'enga-
gent peu les centaures, je découvris un homme qui
côtoyait le fleuve sur la rive contraire. C'était le
premier qui s'ofl'rît à ma vue, je le méprisai. Voilà
tout au plus, me dis-je, la moitié de mon être ! Que
ses pas sont courts et sa démarche malaisée ! Ses
yeux semblent mesurer l'espace avec tristesse. Sans
doute c'est un centaure renversé par les dieux et
qu'ils ont réduit à se traîner ainsi.
Je me délassais souvent de mes journées dans le
lit des fleuves. Une moitié de moi-même, cachée
dans les eaux, s'agitait pour les surmonter, tandis
que l'autre s'élevait tranquille et que je portais mes
bras oisifs bien au-dessus des flots. Je m'oubliais
ainsi au milieu des ondes, cédant aux entraînements
de leur cours qui m'emmenait au loin et conduisait
leur hôte sauvage à tous les charmes des rivages.
Combien de fois, surpris par la nuit, j'ai suivi les
courants sous les ombres qui se répandaient, dépo-
sant jusque dans le fond des vallées l'influence
LE CENTAURE 41
nocturne des dieux I Ma vie fougueuse se tempérait
alors au point de ne laisser plus qu'un léger senti-
ment de mon existence répandu par tout mon être
avec une égale mesure, comme, dans les eaux où je
nageais, les lueurs de la déesse qui parcourt les
nuits. Mélampe, ma vieillesse regrette les fleuves ;
paisibles la plupart et monotones, ils suivent leur
destinée avec plus de calme que les centaures, et
une sagesse plus bienfaisante que celle des hommes.
Quand je sortais de leur sein, j'étais suivi de leurs
dons qui m'accompagnaient des jours entiers et ne
se retiraient qu'avec lenteur, à la manière des par-
fums.
Une inconstance sauvage et aveugle disposait de
mes pas. Au milieu des courses les plus violentes,
il m'arrivait de rompre subitement mon galop,
comme si un abîme se fût rencontré à mes pieds, ou
bien un dieu debout devant moi. Ces immobilités
soudaines me laissaient ressentir ma vie tout émue
par les emportements où j'étais. Autrefois j'ai coupé
dans les forêts des rameaux qu'en courant j'élevais
par-dessus ma tête ; la vitesse de la course suspen-
dait la mobilité du feuillage qui ne rendait plus
qu'un frémissement léger ; mais au moindre repos
le vent et l'agitation rentraient dans le rameau, qui
reprenait le cours de ses murmures. Ainsi ma vie,
à l'interruption subite des carrières impétueuses que
ie fournissais à travers ces vallées, frémissait dans
tout mon sein. Je l'entendais courir en bouillonnant
et rouler le feu qu'elle avait pris dans l'espace ardem-
ment franchi. Mes flancs animés luttaient contre
ses flots dont ils étaient pressés intérieurement, et
goûtaient dans ces tempêtes la volupté qui n'est
42 MAURICE DE GUÉRIN
connue que des rivages de la mer, de renfermer
sans aucune perte une vie montée à son comble et
irritée. Cependant, la tête inclinée au vent qui
m'apportait le frais, je considérais la cime des mon-
tagnes devenues lointaines en quelques instants^ les
arbres des rivages et les eaux des fleuves, celles-ci
portées d'un cours traînant, ceux-là attacbés dans
le sein de la terre, et mobiles seulement par leurs
branchages soumis aux souffles de l'air qui les font
gémir. « Moi seul, me disais-je, j'ai le mouvement
libre, et j'emporte à mon gré ma vie de l'un à l'autre
bout de ces vallées. Je suis plus heureux que les tor-
rents qui tombent des montagnes pour n'3^ plus
remonter. Le roulement de mes pas est plus beau
que les plaintes des bois et que les bruits de l'onde ;
c'est le retentissement du centaure errant et qui se
guide lui-même. » Ainsi, tandis que mes flancs
agités possédaient l'ivresse de la course, plus haut
j'en ressentais l'orgueil, et détournant la tête, je
m'arrêtais quelque temps à considérer ma croupe
fumante.
La jeunesse est semblable aux forêts verdoj^antes
tourmentées par les vents : elle agite de tous côtés
les riches présents de la vie, et toujours quelque
profond murmure règne dans son feuillage. Vivant
avec l'abandon des fleuves, respirant sans cesse
Cybèle, soit dans le lit des vallées, soit à la cime
des montagnes, je bondissais partout comme une vie
aveugle et déchaînée. Mais lorsque la nuit, remplie
du calme des dieux, me trouvait sur le penchant des
monts, elle me conduisait à l'entrée des cavernes et
m'3' apaisait comme elle apaise les vagues de la
mer, laissant survivre en moi de légères ondula-
LE CENTAURE 43
lions qui écartaient le sommeil sans altérer mon
repos. Couché sur le seuil de ma retraite, les flancs
cachés dans l'antre et la tête sous le ciel, je suivais
le spectacle des ombres. Alors la vie étrangère qui
m'avait pénétré durant le jour se détachait de moi
goutte à goutte, retournant au sein paisible de Cy-
bèle, comme après Fondée les débris de la pluie
attachée aux feuillages font leur chute et rejoignent
les eaux. On dit que les dieux marins quittent durant
les ombres leurs palais profonds, et, s'asseyant sur
les promontoires, étendent leurs regards sur les
flots. Ainsi je veillais ayant à mes pieds une étendue
de vie semblable à la mer assoupie. Rendu à l'exis-
tence distincte et pleine, il me paraissait que je
sortais de naître, et que des eaux profondes et qui
m'avaient conçu dans leur sein venaient de me laisser
sur le haut de la montagne, comme un dauphin
oublié sur les sirtes par les flots d'Amphitrile.
Mes regards couraient librement et gagnaient les
points les plus éloignés. Comme des rivages
toujours humides, le cours des montagnes du cou-
chant demeurait empreint de lueurs mal essuyées
par les ombres. Là, survivaient, dans les clartés
pâles, des sommets nus et purs. Là, je voyais des-
cendre tantôt le dieu Pan, toujours solitaire, tantôt
le chœur des divinités secrètes, ou passer quelque
nymphe des montagnes enivrée par la nuit. Quel-
quefois les aigles du mont Olympe traversaient le
haut du ciel et s'évanouissaient dans les constel-
lations reculées ou sous les bois inspirés. L'esprit
des dieux, venant à s'agiter, troublait soudainement
le calme des vieux chênes.
Vous poursuivez la sagesse, ô Mélampe 1 qui est
44 MAURICE DE GUÉRIX
la science de la volonté des dieux, et vous errez
parmi les peuples comme un mortel égaré par les
destinées. Il est dans ces lieux une pierre qui, dès
qu'on la touche, rend un son semblable à celui
des cordes dun instrument qui se rompent, et les
hommes racontent qu'Apollon, qui chassait son
troupeau dans ces déserts, aj^ant rais sa Ijtc sur cette
pierre, y laissa cette mélodie. O Mélampe 1 les dieux
errants ont posé leur lyre sur les pierres ; mais
aucun... aucun ne l'y a oubliée. Au temps où je
veillais dans les cavernes, j'ai cru quelquefois que
j'allais surprendre les rêves de Cj'bèle endormie, et
que la mère des dieux, trahie par les songes, perdrait
quelques secrets ; mais je n'ai jamais reconnu que
des sons qui se dissolvaient dans le souffle de la
nuit, ou des mots inarticulés comme le bouillon-
nement des fleuves.
« O Macarée ! me dit un jour le grand Chiron
dont je suivais la vieillesse, nous sommes tous
deux centaures des montagnes ; mais que nos pra-
tiques sont opposées I Vous le voj-ez, tous les
soins de mes journées consistent dans la recherche
des plantes, et vous, vous êtes semblable à ces
mortels qui ont recueilli sur les eaux ou dans les
bois et porté à leurs lèvres quelques fragments du
chalumeau rompu par le dieu Pan. Dès lors ces
mortels, ayant respiré dans ces débris du dieu un
esprit sauvage ou peut-être gagné quelque fureur
secrète, entrent dans les déserts, se plongent aux
forêts, côtoient les eaux, se mêlent aux montagnes,
inquiets et portés d'un dessein inconnu. Les cavales
aimées par les vents dans la Scythie la plus lointaine
ne sont ni plus farouches que vous, ni plus tristes le
LE CENTAURE 45
soir, quand l'Aquilon s'est retiré. Cherchez-vous les
dieux, ô Macarée ! et d'où sont issus les hommes,
les animaux et les principes du feu universel ? Mais
le vieil Océan, père de toutes choses, retient en lui-
même ces secrets, et les nymphes qui l'entourent
décrivent en chantant un chœur éternel devant lui,
pour couvrir ce qui pourrait s'évader de ses lèvres
entr'ouvertes par le sommeil. Les mortels qui tou-
chèrent les dieux par leur vertu ont reçu de leurs
mains des lyres pour charmer les peuples, ou des
semences nouvelles pour les enrichir, mais rien de
leur bouche inexorable.
« Dans ma jeunesse, Apollon m'inclina vers les
plantes, et m'apprit à dépouiller dans leurs veines
les sucs bienfaisants. Depuis, j'ai gardé fidèlement
la grande demeure de ces montagnes, inquiet, mais
me détournant sans cesse à la quête des simples, et
communiquant les vertus que je découvre. Voyez-
vous d'ici la cime chauve du mont Œta ! Alcide l'a
dépouillée pour construire son bûcher. O Macarée !
les demi-dieux enfants des dieux étendent la
dépouille des lions sur les bûchers, et se consument
au sommet des montagnes ! les poisons de la terre
infectent le sang reçu des immortels ! Et nous, cen-
taures engendrés par un mortel audacieux dans le
sein d'une vapeur semblable à une déesse, qu'at-
tendrions-nous du secours de Jupiter qui a foudroyé
le père de notre race ? Le vautour des dieux déchire
éternellement les entrailles de l'ouvrier qui forma le
premier homme. O Macarée ! hommes et centaures
reconnaissent pour auteurs de leur sang des sous-
tracteurs du privilège des immortels, et peut-être
que tout ce qui se meut hors d eux-mêmes n'est
46 MAURICE DE GUÉRIN
qu'un larcin qu'on leur a fait, qu'un léger débris de
leur nature emporté au loin, comme la semence qui
vole, par le souffle tout-puissant du destin. On
publie qu'Egée, père de Thérèse^ cacha sous le poids
d'une roche, au bord de la mer, des souvenirs et
des marques à quoi son fils put un jour reconnaître
sa naissance. Les dieux jaloux ont enfoui quelque
part les témoignages de la descendance des choses ;
mais au bord de quel océan ont-ils roulé la pierre
qui les couvre, ô Macarée ! »
Telle était la sagesse où me portait le grand
Chiron. Réduit à la dernière vieillesse, le centaure
nourrissait dans son esprit les plus hauts discours.
Son buste encore hardi s'affaissait à peine sur ses
flancs qu'il surmontait en marquant une légère incli-
naison comme un chêne attristé parles vents, et la
force de ses pas souffrait à peine de la perte des
années. On eût dit qu'il retenait des restes de l'im-
mortalité autrefois reçue d'Apollon, mais qu'il avait
rendue à ce dieu.
Pour moi, ô Mélampe ! je décline dans la vieil-
lesse, calme comme le coucher des constellations.
Je garde encore assez de hardiesse pour gagner le
haut des rochers où je m'attarde, soit à considérer
les nuages sauvages et inquiets, soit à voir venir de
Ihorizon les hvades pluvieuses, les pléiades ou le
grand Orion ; mais je reconnais que je me réduis
et me perds rapidement comme une neige flottant sur
les eaux, et que prochainement j'irai me mêler aux
fleuves qui coulent dans le vaste sein de la terre.
JOURNAL DE MAURICE DE GUÉRIN
FRAGMENTS
(Juillet 1832-niai 1835).
Au Cayla, 10 juillet 1832.
Voicibientôt trois mois et demi que je suis à la cam-
pagne, sous le toit paternel, a/ /lome (délicieuse ex-
pression anglaise qui résume tout le chez soi), au
centre d'un horizon chéri. J'ai vu le printemps, et
le printemps au large, libre, dégagé de toute con-
trainte, jetant fleurs et verdure à son caprice, cou-
rant comme un enfant folâtre par nos vallons et nos
collines, étalant conceptions sublimes et fantaisies
gracieuses, rapprochant les genres, harmonisant les
contrastes à la manière ou plutôt pour l'exemple des
grands artistes. Je me suis assis au fond des bois,
au bord des ruisseaux, sur la croupe des collines ;
j'ai remis le pied partout où je l'avais posé, enfant,
rapidement et avec toute Tinsouciance de cet âge.
Aujourd'hui, je l'y ai appuyé fortement ; j'ai insisté
sur mes traces primitives ^ ; j'ai recommencé mon
1. On reeonnaît ici l'idée des pas dans les pas que Fro-
mentin développera et à laquelle M. Barrés a donné une ex-
pression si définitive (N. de l'E ).
48 MAURICE DE GUÉRIN
pèlerinage avec recueillement et dévotion, avec le
recueillement des souvenirs et la dévotion de Tâme à
ses premières impressions de paysage.
Le 30. — Il y a des livres qu'il ne faut plus lire.
J'ai choisi pour relire René un jour des plus désen-
chantés de ma vie, où mon cœur me semblait mort,
un jour de la plus aride sécheresse, pour essayer tout
le pouvoir de ce livre sur une âme, et j'ai connu qu'il
était grand. Cette lecture a détrempé mon âme comme
une pluie d'orage.
Je prends un charme infini à revenir sur mes pre-
mières lectures, mes lectures passionnées de seize à
dix-neuf ans. J'aime à puiser des larmes aux sources
presque taries de ma jeunesse.
Le 4 août. — Aujourd'hui j'achève ma vingt-
deuxième année. J'ai vu souvent, à Paris, des enfants
s'en aller en terre dans de tout petits cercueils, et
traverser ainsi la grande foule. Oh ! que n'ai-je tra-
versé le monde comme eux, enseveli dans l'innocence
de mon cercueil et dans l'oubli d'une vie d'un jour !
Ces petits anges ne savent rien de la terre ; ils naissent
dans le ciel . Mon père m'a dit que, dans mon enfance,
il a vu souvent mon âme sur mes lèvres, prête à s'en-
voler. Dieu et l'amour paternel la retinrent dans
l'épreuve de la vie. Reconnaissance et amour à tous
deux I Mais je ne puis m'empêcher de regretter le
ciel où je serais, et que je ne puis atteindre que par
la ligne oblique de la carrière humaine.
Le 13. — Je suis faible, bien faible 1 Combien de
fois, même depuis que la grâce marche avec moi, ne
JOURNAL 49
suis-je pas tombé comme un enfant sans lisières 1
Mon âme est frêle au de là de tout ce qu'on peut ima-
giner. C'est le sentiment de ma faiblesse qui me fait
chercher un abri et qui me donne la force de briser
avec le monde pour rester plus sûrement avec Dieu.
Deux jours au grand air, à Paris, mettraient à bout
toutes mes résolutions. Il me faut donc les cacher,
les enfouir, les mettre à Tombre de la retraite. Or.
parmi les asiles ouverts aux âmes qui ont besoin
de fuir, nul ne m'est plus favorable que la mai-
son de M. de Lamennais, pleine de science et de
piété.
Quand j y réfléchis, je rougis de ma vie dont j'ai
tant abusé. J'ai flétri mon humanité. Heureusement
j'avais deux parts dans mon âme ; je n'ai plongé qu'à
demi dans le mal. Tandis qu'une moitié de moi-même
rampait à terre, l'autre, inaccessibleà toute souillure,
haute et sereine, amassait goutte à goutte cette poé-
sie qui jaillira, si Dieu me laisse le temps. Tout est
là pour moi. Je dois tout à la poésie, puisqu'il n'y a
pas d'autre mot pour exprimer l'ensemble de mes
pensées ; je lui dois tout ce que j'ai encore de pur,
d'élevé, de solide dans mon âme ; je lui dois tout ce
que j'ai eu de consolations ; je lui devrai peut-être
mon avenir.
Je sens que mon amitié pour L... est forte aujour-
d'hui, après avoir passé par les extravagances de
collège et le délire de notre première sortie dans le
monde. Elle se fait sérieuse comme le temps et douce
comme un fruit qui atteint sa maturité.
DE GUÉRIN
50 MAURICE DE GUÉRIX
A la Chênaie, 6 février 1833.
J'achève de lire le premier volume des Mémoires
de Gœthe. Ce livre m'a laissé des impressions
diverses. Mon imagination est tout émue de Margue-
rite, de Lucinde, de Frédèrica. Klopstock, Herder,
Wieland Gellert, Gleim, Bûrger, cet élan de la poé-
sie allemande qui se lève si belle, si nationale, vers
le milieu du xviii"^ siècle, toute cette fermentation de
la pensée dans les têtes germaniques intéresse pro-
fondément, surtout en face de l'époque actuelle, si
féconde et si glorieuse pour l'Allemagne. Mais une
pensée amère survient en suivant les détails d'éduca-
tion et la marche du développement intellectuel des
jeunes gens, tel qu'on l'entend dans ce pays ; et
l'amertume naît de la comparaison avec l'éducation
française. J'ai consumé dix ans dans les collèges, et
j'en suis sorti emportant, avec quelques bribes de
latin et de grec, une masse énorme dennui. Voilà à
peu près le résultat de toute éducation de collège en
France. On met aux mains des jeunes gens les au-
teurs de l'antiquité ; c'est bien. Mais leur apprend-
on à connaître, à apprécier l'antiquité ? Leur a -t-on
jamais développé les rapports de ces magnifiques
littératures avec la nature, avec les dogmes religieux,
les systèmes philosophiques, les beaux-arts, la civi-
lisation des peuples anciens ? A-t-on jamais mené
leur intelligence par ce bel enchaînement qui lie
toutes les pièces de la civilisation d'un peuple^ et en
fait un superbe ensemble dont tous les détails se tou-
chent, se reflètent, s'expliquent mutuellement? Quel
professeur, lisant à ses élèves Homère ou Virgile, a
dé veloppéla poésie àeV Iliade ou deV Enéide par la poé-
JOURNAL 51
sie de la nature sous le ciel de la Grèce ou de l'Italie?
Qui a songé à commenter réciproquement les poètes
par les philosophes, les philosophes par les poètes,
ceux-ci parles artistes, Platon par Homère, Homère
par Phidias ? On isole ces grands génies, on dis-
loque une littérature et l'on vous jette ses membres
épars, sans prendre la peine de vous dire quelle
place ils occupaient, quelles relations ils entrete-
naient dans la grande organisation d'où on les a
détachés. Les enfants ont un goût tout particulier
pour découper les gravures qui tombent entre leurs
mains : ils détachent avec beaucoup d'adresse les
personnages les uns des autres ; leurs ciseaux en
suivent exactement tous les contours, et le groupe
ainsi divisé est réparti entre la petite troupe, parce
que chacun veut avoir une image. Le travail de nos
professeurs ne ressemble pas mal à celui des enfants,
et un auteur, ainsi séparé de son entourage, est aussi
difficile à comprendre que le personnage découpé
par les enfants et détaché de l'ensemble et des om-
bres du tableau. Après cela, faut-il s'étonner que les
études soient si vides, si insuffisantes? Que peut-il
rester d'un long acharnement à la lettre morte et
quasi dénuée de sens, sinon le dégoût et presque la
haine de l'étude? En Allemagne, au contraire, une
large philosophie préside aux études littéraires et
verse sur les premiers travaux de la jeunesse cette
onction si suave qui entretient et développe l'amour
delà science.
Allons, du courage I Je suis si accoutumé aux
adieux, aux séparations 1 Oh ! pourtant, celle-là,
c'est trop fort. Non, ce n'est pas trop fort, puisqu'il
n'est pas de mal, quelque grand qu'il soit, qui ne
52 MAURICE DE GUÉRIX
développe dans l'àiiiG une égale faculté de souffrance.
Je souffrirai, mais je tiendrai parole.
Le 15. — Nous vivons trop peu en dedans, nous
n'y vivons presque pas. Qu'est devenu cet œil inté-
rieur que Dieu nous a donné pour veiller sans cesse
sur notre âme, pour être le témoin des jeux mysté-
rieux de la pensée, du mouvement ineffable de la vie
dans le tabernacle de l'humanité ? 11 est fermé, il
dort; et nous ouvrons largement nos j-eux terrestres,
et nous ne comprenons rien à la nature, ne nous
servant pas du sens qui nous la révélerait, réfléchie
dans le miroir divin de l'àme. Il n'}^ a pas de contact
entre la nature et nous : nous n'avons l'intelligence
que des formes extérieures, et point du sens, du lan-
gage intime, de la beauté en tant qu'éternelle et par-
ticipant à Dieu, toutes choses qui seraient limpide-
ment retracées et mirées dans l'àme douée d'une
merveilleuse faculté spéculaire. Oh ! ce contact de
la nature et de l'àme engendrerait une ineffable
volupté, un amour prodigieux du ciel et de Dieu.
Descendre dans l'âme des hommes et faire des-
cendre la nature dans son àme.
Le 19. — Promenade dans la forêt de Goëtquen.
Rencontre d'un site assez remarquable pour sa sau-
vagerie : le chemin descend par une pente subite
dans un petit ravin où coule un petit ruisseau sur un
fond d ardoise, qui donne à ses eaux une couleur
noirâtre, désagréable d abord, mais qui cesse de
l'être quand on a observé son harmonie avec les
troncs noirs des vieux chênes, la sombre verdure des
lierres, et sou contraste avec les jambes blanches et
JOURNAL 53
lisses des bouleaux. Un grand vent du nord roulait
sur la forêt et lui faisait pousser de profonds rugis-
sements. Les arbres se débattaient sous les bouffées
de vent comme des furieux. Nous voyions à travers
les branches les nuages qui volaient rapidement par
masses noires et bizarres, et semblaient effleurer la
cime des arbres. Ce grand voile sombre et flottant
laissait parfois des défauts par où se glissait un rayon
de soleil qui descendait comme un éclair dans le sein
de la forêt. Ces passages subits de lumière donnaient
à ces profondeurs si majestueuses dans l'ombre quel-
que chose de hagard et d'étrange, comme un rire sur
les lèvres d'un mort.
Le 15. — Enfin j'ai vu l'Océan. C... ^ et moi nous
sommes mis en route, jeudi, à une heure, par un
beau temps et un vent frais. Nous avions sept lieues
à faire ; mais nous étions tellement ravis de nous
voir en marche vers la mer que nous avions peu de
souci de la longueur du chemin. C..., lui, a poussé
un cri de joie : cette course à pied lui rappelait son
voyage dans le midi de l'Allemagne et la Suisse, qu'il
a fait pédestrement. Il goûte beaucoup cette façon
d'aller : « Dans cet humble équipage, me disait-il, le
voj'ageur se mêle au peuple ; il entre dans les hôtel-
leries pour se rafraîchir ou se délasser, il couche dans
les chaumières, il accoste les voyageurs comme lui,
et ces rencontres fortuites sur la poudre d'un grand
chemin, ces hommes qui s'en vont chacun où Dieu
le mène, entraînent quelquefois des confidences tou-
1. M. Edmond Cazalès, fils du célèbi-e orateur de l'Assemblée
constituante.
54 MAURICE DE GUÉRIN
chantes. » Puis il me parlait avec ravissement des
beauxlacs et des grandes montagnes. A Châteauneuf,
charmant petit village, une belle vue se déploj-a :
d'un côté, au nord-ouest, c'étaient des étages de
collines chargées de bois et portant chacune sa maison
blanche, et, aux défauts des collines, la Rance, qui
s'épanchait largement, éblouissante, comme une
glace au soleil ; de 1 autre, à Test, une plaine bien
cultivée et assez découverte allait se perdre à l'hori-
zon. Quelques points de verdure précoce reluisaient
par-ci par là, et, à la couleur rouge et animée des
bois, on reconnaissait que la vie et la chaleur mon-
taient au front delà nature et qu'elle élait toute prête
à s'épanouir. Ce grand spectacle, embelli de tous les
prestiges du soleil, amena notre conversation sur
l'étude et l'adoration de la nature. Je fus ravi d'en-
tendre C... exprimer précisément ce que j'ai au fond
de l'àme sur ce sujet. Il ajouta : « Ce grand mj'stère
de la bonté de Dieu qui se manifeste à tous, bons et
méchants, par ce déploiement des beautés et des
richesses naturelles, est, à mon avis, un grand motif
d'espérance pour la destinée des hommes dans l'autre
vie.» La pensée de la mort qui nous apparut à travers
ces réflexions nous sembla si douce et si consolante
que nous nous prîmes à désirer de mourir. Nous
avions ôté à la mort ce masque hideux que la peur
des mauvaises consciences lui a plaqué sur le visage,
et elle nous souriait. N'en serait-il pas de même
pour tous, si l'on était ému d'un brin d'amour pour
les choses célestes ou même seulement d'un peu de
curiosité? Il me disait encore : a J'ai été comblé des
plus grandes grâces, j'en ai abusé prodigieusement,
et j'ai cependant une telle confiance en Dieu que je
JOURNAL 55
mé tiens sûr de mon salut. » Nous poussâmes notre
conversation bien avant dans ce champ. Puis nous
vînmes à nous conter notre vie intérieure, nos luttes,
notre manière de prendre la vie, etc. Peu à peu la
causerie s'en alla vers les poètes et l'amour. C... sait
bien des choses sur Lamartine, il a le bonheur d'être
son ami ; il en sait long sur l'amour, il a longtemps
et beaucoup aimé, et il aime encore, mais avec un
commencement de désenchantement. Lamartine,
Hugo, Nodier et le reste nous menèrent aux portes
de Saint-Malo, endormant à moitié la cruelle souf-
france de mes pieds pressurés et déchirés dans des
bottes trop étroites . Un peu après le coucher du
soleil nous nous trouvâmes en face de la ville. Elle
nous apparut tout à coup au détour d'une rue de
Saint-Servan. Ce qui me frappa d'abord, ce fut une
rangée de vaisseaux dont les corps énormes présen-
taient un front noir et de formes à peine saisissables
dans l'ombre, mais dont la mâture et les cordages
s'élevant dans le ciel dessinaient comme des brode-
ries dans la lumière vespérale. Derrière ces vaisseaux,
nous apercevions unemasse noire cerclée de remparts,
C'était Saint-Malo, vrai nid d'oiseaux de mer ; et
plus loin, sans que nous puissions rien découvrir,
une grande voix monotone : c'était l'Océan. Nous
arrivâmes à la ville par la plage, à la faveur de la
maiée basse ; nous prîmes notre logement à l'hôtel
de France, d'où l'on a vue sur la mer, et pour la
première fois de ma vie, je m'endormis a3^ant l'Océan
à deux cents pas de mon lit et sous le charme de la
grande merveille. Le lendemain, vite à la mer. La
marée commençait à monter, nous eûmes cependant
le temps de faire à pied le tour de la roche qui porte
56 MAURICE DE GUÉRIX
Saint- Malo. Ce que j'éprouvai, en plongeant mes
regards dans cet infini, serait assez difficile à formu-
ler. L'âme ne suffit pas à ce spectacle, elle s'eÔare à
cette grande apparition et ne sait plus où elle va. Je
me souviens pourtant que j'ai pensé d'abord à Dieu,
puis au déluge, à Colomb, aux continents par delà
l'abîme, aux naufrages, aux combats de mer,àB3^ron,
à René, qui s'embarqua à Saint-Malo et qui, emporté
sur ces mêmes flots que je contemplais, attachait ses
regards à la lucarne grillée où luisait la lampe de la
religieuse. Au reste, cette première visite a été si
courte et l'impression si fougueuse, si désordonnée
qu'il ne m'en est resté rien de bien sûr et de bien
reposé dans l'âme. Après trois heures, qui s'en
allèrent comme un instant, nous partîmes par une
petite embarcation qui remontait la Rance jusqu'à
Dinan, et achevâmes d'arriver à pied, le corps un
peu souffrant, mais l'âme heureuse.
Le 23. ~ Nous sommes parvenus à lancer sur
l'étang une vieille chaloupe que nous avons retirée
de la vase où elle était ensevelie depuis plus d'un
an. Elle nous a bien coûté à réparer, mais nous
sommes bien payés de nos peines par le plaisir que
nous prenons à nos petites navigations. Cette cha-
loupe a appartenu à un bâtiment suédois. Qui sait
les mers qu'elle a courues ? Eût-elle fait le tour du
monde, elle n'en pourrira pas moins sur une petite
flaque d'eau.
Le 1" août. — Depuis quelque temps, comme un
pécheur converti, je m'efforce d'aimer ce que je haïs-
sais et de haïr ce que j'aimais. J'ai fait abjuration
JOURNAL 57
solennelle de poésie, de contemplation, de toute ma
vie idéale. Je me suis promis de vivre bien paisible-
ment dans un petit monde de ma façon, d'où j'ai
banni tous les beaux fantômes qui faisaient foule
dans celui que j'habitais auparavant. J'ai pensé
qu'une existence circonscrite dans un cercle bien
étroit de réalité, confinée comme la fourmi dans un
petit trou creusé dans le sable, me vaudrait mieux
que ces courses aventureuses et stériles de ma pen-
sée dans un monde dont je suis décidément repoussé.
Mais, hélas ! il est écrit que ma pauvre imagina-
tion n'aura pas où se reposer ici-bas. Ce petit coin
que je lui avais choisi dans les réalités, afin qu'elle
pût s'y endormir, la rejette comme a fait la sphère
idéale. Que devenir dans cette région où la pensée
ne se soutient que parce qu'elle est également
repoussée par toutes les deux ?
Le P"^ septembre. — Mon Dieu, voilà donc com-
ment finissent toutes les choses : des regrets, des
larmes ! Voici une heure que je suis de retour d'un
petit voyage charmant, et je pleure comme un
enfant, et je me consume à regretter un bonheur que
j'aurais dû prendre sans m'y attacher, sachant qu'il
devait être fort court ; mais c'est toujours ainsi.
Toutes les fois que je rencontre quelque petit bon-
heur, c'est une désolation quand il faut nous séparer,
parce que je vais retomber dans moi-même et repren-
dre ma routine douloureuse.
Ploërmel, l^r octobre.
Je ne sais ce qui m'arrêta tout court au beau
milieu de ma phrase ; mais je voulais exprimer ce
58 MAURICE DE GCÉRIX
qui me venait à l'ànie, à l'aspect d'un brouillard
épais qui pesait sur la campagne. Quand le soleil
fut monté un peu haut sur l'horizon, je vis toute
cette brume s'éclaircir insensiblement, se pénétrer
de lumière et commencer son mouvement d'ascen-
sion vers le ciel, où elle finit bientôt par s'évanouir.
Il ne se passa pas un quart d'heure avant que la
plus belle sérénité ne se fît ; mais quelque temps
après que le centre de l'horizon fut débarrassé, je
voyais encore quelques traînées de brume courir
sur les crêtes lointaines comme les derniers fuyards
d'une armée en déroute, et c'était à cela que se ratta-
chaient mon souvenir et ma phrase inachevée. L'an-
née dernière, à pareille époque, je regardais aussi
les brouillards s'élever dans le ciel et décoiffer les
montagnes ; et ce spectacle prenait dans ces régions
majestueuses un caractère de grandeur infinie. On
eût cru voir s'envoler les ténèbres antiques, Dieu
enlever de sa main, comme un statuaire, la toile qui
voilait son œuvre, et la terre exposée dans toute la
pureté de ses formes premières aux rayons du pre-
mier soleil. Mais ce n'est pas encore là le fin mot de
mon souvenir. Souvent, au moment où le brouillard
commençait à se détacher de la terre et à devenir
diaphane, et que moi, le front collé sur mes vitres,
je regardais faire le brouillard, une robe bleue... —
Mon Dieu , que le ciel est beau ce soir ! Tout en écri-
vant j ai tourné la tête vers la fenêtre et mon regard
a été inondé de teintes si douces, si molles, si velou-
tées : j'ai vu tant de choses merveilleuses à l'horizon
que je n'ai pu m'empêcher de jeter ici cette exclama-
tion de ravissement. C'est le crépuscule d'automne
dans toute sa mélancolie. Les touffes lointaines des
JOURNAL 59
bois limitent merveilleusement, par leur panache
majestueux et leurs ondulations capricieuses, la
portée de la vue. Les arbres qui s'isolent, soit par
leur position, soit par la grandeur de leur taille,
présentent des physionomies, des caractères, je
dirais presque des visages qui semblent exprimer
comme les passions muettes et les choses incon-
nues qui se passent peut-être sous l'écorce de ces
êtres immobiles. Ils semblent, avec leurs attitudes
et leurs airs de tête, jouer je ne sais quelle scène
mystérieuse aux lueurs du soir. Chaque jour, depuis
que je suis ici, le crépuscule me donne de ces repré-
sentations magnifiques.
— Une robe bleue, dis-je, passait rapidement dans
la brume et disparaissait dans ces ténèbres blanches,
comme Toiseau azuré qui file si vite le long des
étangs et des ruisseaux. Quelquefois, cette appari-
tion fuj^ait en chantant et laissait derrière elle comme
une traînée de notes argentines qui se déroulaient
avec une rapidité et une mélodie ineffables. Un quart
d heure après, quand l'atmosphère était nettoyée et
que la queue traînante du brouillard rampait encore
sur les cimes des montagnes les plus reculées, je
voyais rentrer L... d'un pas lent et l'air sérieux
comme un philosophe qui revient de la méditation.
— J'ai pleuré pour des départs Tannée dernière et
cette année-ci, presque date pour date. Il ne faut
point comparer ces regrets, ils sont de nature trop
diverse : ils ne se ressemblent que par la profon-
deur. Tous deux sont inexprimables. Si je voulais
à toute force les mettre en parallèle, je dirais que,
l'an passé, au mois de septembre, à deux heures de
l'après-midi, par un beau soleil, j'ai dit adieu à ce
60 MAURICE DE GUÉRIN
bonheur qui se rencontre à un certain passage du
chemin de la vie, vous mène quelques lieues vous
entretenant de choses ravissantes avec des paroles
dange, et puis tout d'un coup, vienne un carrefour,
prend la gauche s'il vous faut prendre la droite,
disant avec une douceur railleuse : « Voyageur !
adieu, voyageur, fais bonne route. » Et j'ajouterais
que, cette année, au mois de septembre, à quatre
heures du soir, par un temps gris et brumeux, j'ai
embrassé pour le quitter un homme que j'aime de
cette affection ardente et qui ne ressemble à nulle
autre, allumée au fond de 1 àme je ne sais par quelle
étrange puissance réservée aux hommes de génie.
M. Féli ^ m'a mené dans la vie neuf mois durant, au
bout desquels le fatal carrefour s'est rencontré. —
L'habitude de vivre avec lui faisait que je ne prenais
pas garde à ce qui se passait dans mon àme ; mais
depuis que je ne le vois plus, j'y ai trouvé comme
un grand déchirement qui s'est fait au moment de la
séparation.
Au Val, 20 janvier 1834.
J'ai passé trois semaines à Mordieux -, au sein
d'une famille, la plus paisible, la plus unie, la plus
bénie du ciel qui se puisse imaginer. Et cependant,
dans ce calme, dans cette douce monotonie de la vie
familière, mes jours étaient animés intérieurement, si
bien que je ne crois pas avoir jamais éprouvé une
1. La Mennais.
2. Chez M. de la Villéon, beau-père d'Hippolyte de La Mor-
JOURNAL 61
pareille inquiétude de cœur et de tète. Je ne sais
quel étrange attendrissement s'était emparé de tout
mon être et me tirait les larmes des yeux pour un
rien, comme il arrive aux petits enfants et aux vieil-
lards. Mon sein se gonflait à tout moment, et mon
âme s'épanchait en elle-même en élans intimes, en
effusions de larmes et de paroles intérieures. Je
ressentais comme une molle fatigue qui appesantis-
sait mes yeux et liait parfois tous mes membres. Je
ne mangeais plus qu'à contre-cœur, bien que l'ap-
pétit me pressât ; car je suivais des pensées qui
m'enivraient d'une telle douceur, et le bonheur de
mon âme communiquait à mon corps je ne sais
quelle aise si sensible, qu'il répugnait à un acte qui
le dégradait d'une si noble volupté. Je m'efforçais
bien de résister à cette exaltation dangereuse, à celte
impétuosité de sentiment dont je sentais le péril ;
mais j'étais trop en proie pour me sauver, et, selon
toutes les apparences, c'en était fait de moi, si je
n'eusse trouvé une puissante diversion dans la con-
templation de la nature. Je me mis à la considérer
encore plus attentivement que de coutume, et par
degrés la fermentation s'adoucit, car il sortait des
champs, des flots, des bois, une vertu suave et bien-
faisante qui me pénétrait et tournait tous mes trans-
ports en rêves mélancoliques. Cette fusion des
impressions calmes de la nature avec les rêveries
orageuses du cœur engendra une disposition d'âme
que je voudrais retenir longtemps, car elle est des
plus désirables pour un rêveur inquiet comme moi.
C'est comme une extase tempérée et tranquille qui
ravit l'âme hors d'elle-même sans lui ôter la cons-
cience dune tristesse permanente et un peu ora-
62 MAURICE DE GUÉRIX
geuse. Il arrive aussi que Tàme est pénétrée insensi-
blement d'une langueur qui assoupit toute la viva-
cité des facultés intellectuelles et l'endort dans un
demi-sommeil vide de toute pensée, dans lequel
néanmoins elle se sent la puissance de rêver les plus
belles choses. D'autres fois, c'est comme un nuage
aux teintes molles qui se répand sur l'àme et 3^ jette
cette ombre douce qui invite au recueillement et au
repos. Aussi les inquiétudes, les ardeurs, toute la
foule turbulente qui bruit dans la cité intérieure
fait-elle silence, quelquefois se prend à prier et finit
toujours par s'arranger pour le repos. Rien ne peut
figurer plus fidèlement cet état de l'àme que le soir
qui tombe en ce moment. Des nuages gris, mais
légèrement argentés par les bords, sont répandus
également sur toute la face du ciel. Le soleil, qui
s'est retiré il y a peu d'instants, a laissé derrière lui
assez de lumière pour tempérer quelque temps les
noires ombres et adoucir en quelque sorte la chute
de la nuit. Les vents se taisent, et l'Océan paisible
ne m'envoie, quand je vais l'écouter sur le seuil de
la porte, qu'un murmure mélodieux qui s'épanche
dans l'àme comme une belle vague sur la grève. Les
oiseaux, gagnés les premiers par l'influence noc-
turne, se dirigent vers les bois et font siffler leurs
ailes dans les nuages. Le taillis qui couvre toute la
pente de la côte du Val, retentissant tout le jour du
ramage du roitelet, du sifflement gai du pivert et des
cris divers d'une multitude d'oiseaux, n'a plus
aucun bruit dans ses sentiers ni sous ses fourrés, si
ce n'est le piaulement aigu jeté par les merles qui
louent entre eux et se poursuivent, tandis que les
autres oiseaux ont déjà le cou sous l'aile. Le bruit
JOURNAL 63
des hommes, qui se taisent toujours les derniers, va
s'effaçant sur la face des champs. La rumeur géné-
rale s'éteint, et l'on n'entend guère venir de cla-
meurs que des bourgs et des hameaux, où il y a,
jusque bien avant dans la nuit, des enfants qui
crient et des chiens qui aboient. Le silence m'enve-
loppe, tout aspire au repos, excepté ma plume qui
trouble peut-être le sommeil de quelque atome vi-
vant, endormi dans les plis de mon cahier, car elle
fait son petit bruit en écrivant ces vaines pensées.
Et alors, qu'elle cesse : car ce que j'écris, ce que j'ai
écrit et ce que j'écrirai ne vaudra jamais le sommeil
d'un atome.
10 heures du soir. — Dernière promenade, der-
nière visite à la mer, aux côtes, à tout ce magnifique
paysage qui m'enchante depuis deux mois. L'hiver
nous sourit avec toute la grâce du printemps, et
nous donne des jours qui font chanter les oiseaux
et pousser la verdure aux rosiers dans les jardins,
aux églantiers dans les bois et aux chèvrefeuilles le
long des murs et des rochers où ils grimpent. Sur
les deux heures, nous avons pris ce sentier qui cir-
cule avec tant de grâce parmi les ajoncs fleuris et les
rudes gazons des falaises, longe les champs de blé,
s'incline vers les ravines, s'insinue entre les haies et
s'élance hardiment vers les plus hautaines. Le but de
la promenade était un promontoire qui domine la
baie de Quatre- Vaux. La mer brillait de tout son
éclat et brisait à cent pieds au-dessous de nous
avec des bruits qui passaient par nos âmes en mon-
tant vers le cieL Vers l'horizon, des barques de
pêcheurs épanouissaient sur l'azur leurs voiles d'une
64 MA.URICE DE GUÉKIN
blancheur éclatante, et nos regards allaient alterna-
tivement de cette petite flotte à une autre plus nom-
])reuse qui se balançait avec des chants, plus près de
nous ; c'était une foule innombrable d'oiseaux de
marine qui faisaient gaiement leur pêche et nous
réjouissaient la vue par l'éclat de leur plumage et
l'élégance de leur port sur les flots. Ces oiseaux, ces
voiles, la beauté du jour, la sérénité universelle,
donnaient un air de fête à TOcéan et remplissaient
mon âme d'un enthousiasme jo3'eux, malgré le fonds
d'idées tristes que j'avais apporté sur notre promon-
toire. Cependant je me livrais de toute la force de
mon regard à la contemplation des caps, des rochers,
des îles, m'eff"orçant d'en lever comme une empreinte
et de la transporter dans mon âme. Au retour, j'ai
foulé religieusement, et avec un regret à chaque pas,
ce sentier qui m'a mené si souvent à de si belles
contemplations et en si douce compagnie. Il est si
plein de charmes, ce sentier, quand il arrive dans le
taillis et qu'il s'avance entre des coudriers qui le
dominent et une haie de buis qui croît librement en
broussailles ! Là, la joie que m'avait communiquée
la nature a expiré, etj'ai été pris de la mélancolie du
départ. Demain fera pour moi de cette mer, de ces
côtes, de ces bois, de tant de charmes que j"}" ai
goûtés, un songe, une pensée flottante que je contem-
plerai avec une autre pensée. Et pour prendre de ces
doux lieux autant que je pouvais et comme s'il eût
été en leur pouvoir de se donner à moi, je les sup-
pliais intérieurement de se graver en mon âme, d'en-
voyer en moi quelque chose d'eux-mêmes qui ne
passât point. En même temps, j'écartais les branches
des buis, des buissons, des fourrés épais, et j'enfon-
JOURNAL 65
çai ma tête dans l'intérieur pour respirer les sauvages
parfums qu'ils recèlent, pénétrer dans leur intimité
et, pour ainsi dire, leur parler dans le cœur.
La soirée s'est passée comme d'habitude en cau-
series, en lectures. Nous sommes revenus sur le
bonheur des jours passés. J'en ai tracé une faible
image dans ce cahier, nous l'avons contemplée
mélancoliquement comme celle d'un trépassé des
plus chers, des plus doux.
Hippolj^te est couché. J'écris ceci dans la solitude
et le silence delà nuit, à côté d'un feu qui s'éteint.
J'ai été prêter l'oreille sur la porte aux bruits du
dehors. Il y en a peu : l'Océan s'est retiré au loin, il
est calme, il dort, on ne l'entend pas. L'Arguenon
circule librement dans les grèves, la lune se pro-
mène dans son courant, et ses gués, où les eaux
bouillonnent, nous envoient un léger murmure. La
brise soupire à peine dans le bois et tout le reste est
tranquille.
Adieu, adieu, séjour bien-aimé ! Si tu m'aimes et
que tu doutes de ma constance, écoute ceci qui te
rassurera ; je perds la moitié de mon âme en per-
dant la solitude. J'entre dans le monde avec une
secrète horreur...
Au Parc (Eure-et-Loir), 25 juin.
Comment exprimer ce que j'ai éprouvé en m'en-
fonçant encore une fois dans la solitude, et dans une
solitude qui me rappelle le pays de mes plus doux
songes, la Bretagne ? car ce pays-ci décline beau-
coup vers l'ouest et Ton y respire comme des éma-
nations de la bonne contrée. L'aspect des champs
66 MAURICE DE GUÉRIN
est à peu près le même : il y a des chemins creux et
couverts de verdure, des sentiers le long des blés,
des échaliers, des clôtures dajonc, de genêts et des
chênes rabougris ; on y pétrit dexcellent beurre, et
le cidre y coule assez abondamment. Je jouis de
cette ressemblance, je m'applique à l'étudier, je
ravive une multitude de charmants souvenirs, ce
qui, à mon gré, est un des plus doux passe-temps de
l'âme. Cependant la pensée inquiète ne s'endort pas ;
elle m'aiguillonne et me tient sans cesse en haleine,
mais ses tracasseries sont moins vives et moins
tourmentantes. Allégé d'un fardeau d'inquiétudes
matérielles qui m'étouffait, je m'élève librement
dans mes imaginations : mais qu'importe ? Ce sont
toujours des soucis, des doutes, des perplexités ;
seulement je vais les chercher plus haut et dans un
ordre plus vague et moins essentiel. Ce sont des
chimères d'avenir qui paraissent et s'évanouissent,
des recherches sur ma destinée, de beaux espoirs et
des défaillances, un enchaînement étrange de toutes
les pensées qui peuvent éclore dans une tête peu
féconde, mais toujours en remuement, dans une
imagination qui croit et ne croit pas en elle-même,
qui se bat et se caresse, qui accueille tous les rêves,
toutes les impressions sans s'attacher à rien, et va
toujours demandant du nouveau. Quand est-ce donc
que je la subjuguerai et que je viendrai à la bonne
et simple raison ? Si je pouvais me rendre aux sages
conseils qui me viennent de tous côtés, je plierais
tout ce bagage de folles pensées, et je me mettrais,
dépouillé de rêves, mais tranquille, à la suite des
autres hommes.
JOURNAL 67
Paris, le 20 août.
Quitter la solitude pour la foule, les chemins verts
et déserts pour les rues encombrées et criardes où
circule pour toute brise un courant d'haleine
humaine chaude et empestée ; passer du quiétisme à
la vie turbulente et des vagues mystères de la nature
à l'âpre réalité sociale, a toujours été pour moi un
échange terrible, un retour vers le mal et le mal-
heur. A mesure que je vais et que j'avance dans le
discernement du vrai et du faux dans la société, mon
inclination à vivre, non pas en sauvage ni en misan-
thrope, mais en homme de solitude sur les limites de
la société, sur les lisières du monde, s'est renforcée
et étendue. Les oiseaux voltigent, picorent, établis-
sent leurs nids autour de nos habitations, ils sont
comme concitoyens des fermes et des hameaux ;
mais ils volent dans le ciel qui est immense ; mais la
main de Dieu seule leur distribue et leur mesure le
grain de la journée ; mais ils bâtissent leurs nids au
cœur des buissons ou les suspendent à la cime des
arbres. Ainsi je voudrais vivre, rôdant autour de la
société et toujours ayant derrière moi un champ de
liberté vaste comme le ciel. Si mes facultés ne sont
pas encore nouées, s'il est vrai qu'elles n'ont pas
atteint toute leur croissance, elles ne feront leur
développement qu'en plein vent et dans une exposi-
tion un peu sauvage. Mon dernier séjour à la cam-
pagne a redoublé ma conviction sur ce point. 1
J'ai chômé dans l'inaction la plus complète mes
six semaines de vacances. A peine, pour rompre
l'uniformité du farniente, faisais-je quelque lecture
nonchalante, étendu sous un arbre, et encore plus de
68 MAURICE DE GUÉRIK
la moitié de mon attention était-elle emportée par
une brise ou un oiseau filant à travers les bois, par
le chant d'un merle ou d'une alouette, que sais-je ?
par tout ce qui passe dans les airs de vague et de
ravissant pour un homme couché sur l'herbe fraî-
che, sous le couvert d'un arbre, au milieu d'une
campagne enivrée de vie et de soleil. Mais ce repos,
cette accalmie n'avait pas éteint lejeu de mes facultés
ni arrêté la circulation mystérieuse de la pensée dans
les parties les plus vives de mon àme. J'étais comme
un homme lié par le sommeil magnétique : ses yeux
sont clos, ses membres détendus, tous les sens sont
fermés, mais sous ce voile qui couvre presque tous
les phénomènes de la viephj'sique, son àme est bien
plus vive qu'à l'état de veille et d'activité naturelle :
elle perce dépaisses ténèbres au delà desquelles elle
voit à nu certains mystères ou jouit des visions les
plus douces ; elle s'entretient avec des apparitions,
elle se fait ouvrir les portes d'un monde merveil-
leux. Je goûtais simultanément deux voluptés dont
une seule eût suffi pour remplir tout mon être et au
delà, et néanmoins toutes deux y trouvaient place et
s'y étendaient librement sans se combattre ni se con-
fondre. Je jouissais de toutes deux à la fois et de
chacune aussi distinctement que si je n'en eusse pos-
sédé qu'une seule ; nulle confusion, nul mélange,
nulle altération de la vivacité de l'une par l'activité
de l'autre. La première consistait dans l'indicible
sentiment d'un repos accompli, continu et appro-
chant du sommeil ; la seconde me venait du mouve-
ment progressif, harmonique, lentement cadencé
des plus intimes facultés de mon àme, qui se dilataient
:lans un monde de rêves et de pensées, qui. je crois,
JOURNAL 69
était une sorte de vision en ombres vagues et fuyantes
des beautés les plus secrètes de la nature et de ses
forces divines. Quand l'heure du départ a rompu le
charme, et que j'ai ressaisi le sentiment habituel de
mon être, je me suis retrouvé pauvre et déplorable
comme devant ; mais à la marche plus vive de mes
pensées, à une délicatesse plus subtile de sensations,
à un accroissement marqué de mes forces morales
et intellectuelles, j'ai reconnu que mes six semaines
d'oisiveté n'étaientpas perdues, que le flot de rêves
étranges qui avait inondé mon âme l'avait soulevée
et portée plus haut. Je suis rentré dans la société
avec cette joie, mais amplement compensée et pres-
que amortie par la tristesse de mon cœur qui s'en
est allé atteint de regrets et de langueur. Je me suis
séparé de la campagne comme d'une amante, et
j'avoue que je ne puis m'expliquer l'étonnante res-
semblance des tristesses qu'elle m'a laissées, avec
celles de Tamour.
Le 1^ mai 1835, — Qui peut se dire dans un asile
s'il n'est sur quelque hauteur et la plus absolue qu'il
ait pu gravir? Je regarde depuis quelque temps vers
ces temples de la sagesse sereine que la philosophie
antique a dressés sur des cimes fort élevées et qu'un
petit nombre surmontèrent. Si j'emportais ces hau-
teurs I Quand serai-je dans le calme ? Autrefois, les
dieux, voulant récompenser la vertu de quelques
mortels, firent monter autour d'eux une nature vé-
gétale qui absorbait dans son étreinte, à mesure
qu'elle s'élevait, leur corps vieilli, et substituait à
leur vie, tout usée par l'âge extrême, la vie forte et
muette qui règne sous l'écorce des chênes. Ces mor-
70 MAURICE DE GUÉHIX
tels, devenus immobiles, ne s'agitaient plus que dans
Textrémité de leurs branchages émus par les vents.
N'est-ce pas le sage et son calme ? Ne se revêt-il
pas longuement de cette métamorphose du peu
d'hommes qui furent aimés des dieux ? S'entretenir
d'une sève choisie par soi dans les éléments, s'en-
velopper, paraître aux hommes puissant par les
racines et d'une grave indifférence comme certains
grands pieds d'arbres qu'on admire dans les forêts,
ne rendre à l'aventure que des sons vagues mais
profonds, tels que ceux de quelques cimes touffues
qui imitent les murmures de la mer, c'est un état de
vie qui me semble digne d'efforts et bien propre
pour être opposé aux hommes et à la fortune du
jour.
QUELQUES LETTRES
A M. L'ABBE BUQUET
PRÉFET DES ÉTUDES AU COLLÈGE STANISLAS.
[Paris, 1828].
Monsieur,
Je vous dois toute ma confiance comme à mon
meilleur ami, et c'est vers vous que ma pensée s'est
tournée aussitôt que j'ai cherché dans mes peines
celui qui pourrait les adoucir ; mais une mauvaise
honte m'a saisi. J'ai été peut-être vingt fois sur le
point de me lever et d'aller vous exposer toutes mes
misères, mais une réflexion soudaine m'arrêtait et
me faisait dévorer mon mal en silence. Enfin j'ai
ouvert la bouche, mais c'est tout ce que j'ai pu faire ;
quelques paroles confuses me sont échappées, ma
langue est demeurée liée, et une timidité invincible
ou plutôt une espèce de confusion m'a empêché de
m'expliquer davantage. Mais votre bonté m'encou-
1. Ces Lettres ont paru dans /a Qtu'nraine (1894-95) et figurent
dans les Plus Belles pages de Maurice de Guérin de M. Réiny de
Gourraont. Mercure de France, 1909.
72
MAURICE DE GUERIN
rage et me fait surmonter cette répugnance que j'a-
vais à vous faire l'histoire de mes sentiments. Je vais
donc la commencer, quoique, dans le moment
même où j'écris, ma plume s'arrête quelquefois, et
que je doute encore si je dois commencer mon
récit.
Vous connaissez ma naissance: elle est honorable,
et voilà tout ; car la pauvreté et le malheur sont
héréditaires dans ma famille, et la plupart de mes
parents sont morts dans l'infortune. Je vous le dis,
parce que je crois que cela peut avoir influé sur
mon caractère. Pourquoi le sentiment du malheur
ne se communiquerait-il pas avec le sang, puisqu'on
voit des pères transmettre à leurs enfants des dif-
formités naturelles ? Mes premières années furent
extrêmement tristes. A l'âge de six ans, je n'avais
plus de mère. Témoin des longs regrets de mon
père, souvent environné de scènes de deuil, je con-
tractai peut-être alors l'habitude de la tristesse. Retiré
à la campagne avec ma famille, mon enfance fut so-
litaire. Je ne connus jamais ces jeux ni cette joie
bruyante qui accompagnent nos premières années.
J'étais le seul enfant qu'il y eût dans la maison, et
lorsque mon âme avait reçu quelque impression, je
n'allais pas la perdre et l'effacer au milieu des jeux
et des distractions que m'eût procurés la société
d'un autre enfant de mon âge. Mais je la conservais
tout entière ; elle se gravait profondément dans mon
àme et avait le temps de produire son effet.
Mon père jetait en même temps dans mon cœur
ces sentiments de religion qui n'en ont jamais été
effacés ; et les scènes de la mort que j'aimais à
aller contempler dans les chaumières à la suite du
QUELQUES LETTRES 73
curé de la paroisse, qui était en même temps mon
précepteur, m'instruisaient de la brièveté et de la
fragilité de la vie à Feutrée même de la carrière.
Ainsi, sans avoir vécu dans le monde, j'en étais
déjà désabusé, tant par ce que j'entendais dire à
mon père que par ma jeune expérience. J'abandon-
nai enfin ma solitude pour entrer dans les collèges ;
c'était passer d'un extrême à l'autre. Mais je n'ou-
bliais pas dans la société d'une jeunesse turbulente
les leçons de la solitude ; je les avais emportées
avec m.oi pour ne jamais les perdre. Dès lors com-
mença pour moi cette vie pénible, difficile, pleine
de tristesse et d'angoisse, dans laquelle je me
trouve aujourd'hui engagé. Habitué à réfléchir, je
ne regardais pas tout ce qui passait autour de moi
avec l'insouciance de lajeunesse, indifférente à tout,
excepté au plaisir ^..
J'avais apporté de ma solitude une timidité dont je
n'ai jamais pu me débarrasser, et qui m'ôte, au mi-
lieu de mes camarades, cette indépendance d'une
âme qui se sent libre et qui parle fièrement sa pen-
sée. Je contractai aussi une inquiétude minutieuse
pour tous les devoirs que j'avais à remplir, c'est-à-
dire que je tremblais dans la crainte qu'ils ne fus-
sent pas assez bien ou assez tôt faits. Cette inquié-
tude, je la conserve encore ; elle me poursuit par-
tout, elle s'empare de toutes mes actions pour en
considérer la nature et en prévoir l'issue, en sorte
qu'il n'est presque pas de moment dansla journée qui
1. Cette lettre a été publiée d'après la copie incomplète de
Chopin.
74 MAURICE DE GUÉRIN
ne m'apporte une souffrance produite par l'anxiété
et le tremblement d'un esprit sans cesse alarmé.
Envoyé enfin à Paris, un plus vaste champ s'ouvrit
à ma pensée ; à mesure que je fis plus de progrès
dans le monde intellectuel et le monde idéal, je sen-
tis croître mes tourments, parce que ma réflexion
prit une nouvelle activité. Voilà comment j'ai été
amené à l'époque actuelle de ma vie. et, si je me
connais un peu, je crois que la cause de mes souf-
frances se trouve dans lorgueil, dans un profond
sentiment de ma misère, dans ma réflexion qui n'est
jamais en repos, enfin dans mes passions et ma
conscience.
Mon orgueil n'est pas cette fierté indomptable qui
ne reconnaît pas de maître, et qui veut tout voir à
ses pieds, sans plier jamais elle-même. Mon orgueil
se repaît de louanges : il est même avide de célé-
brité, et plus sensible à un mépris qu'à toute autre
injure. Mais, à côté de ce vice, la Providence a placé
un sentiment aussi profond : c'est le sentiment de
ma misère et de mon néant. C'est du combat de ces
deux éléments contraires que naît une partie de mes
douleurs. Lorsque je lis l'histoire ou les ouvrages
d'un grand homme, mon imagination et mes désirs
s'enflamment : mais une pensée survient qui me fait
sentir amèrement le ridicule de mes folles rêveries :
nul ne pense plus mal de moi que moi-même...
Une autre source de mes maux, c'est ma pensée ;
elle passe en revue ce qui est sous mes yeux et ce
qui n'y est pas, et, emportant toujours avec elle
l'image de la mort, elle jette sur le monde un voile
funèbre et ne me présente jamais les objets par leur
côté riant. Elle ne voit partout que misère et des-
QUELQUES LETTRES 75
triiction, et lorsque, dans mon sommeil, elle est li-
vrée à elle-même, elle va errer parmi les tombeaux.
Sans cesse l'idée de la fin des êtres m'est présente ;
les choses même les plus propres à l'éloigner me la
rappellent, et elle ne s'offre jamais à moi avec plus
de force que dans les réjouissances d'une fête et
dans les émotions d'une joie vive.
Enfin, ma conscience et mes passions, vous les
connaissez...
Voilà quelle est mon existence habituelle ; voilà
ce que je souffre, non pas d'intervalle en intervalle,
mais presque à chaque moment de la journée. En-
fin, mon âme, travaillée par tous ces maux ensemble,
ne trouvant plus rien dans le monde où elle puisse
s'attacher, retombe sur elle-même, et ne trouvant
encore en moi que misère et faiblesse, elle se sent
saisie d'un affreux dégoût de toutes choses. Elle
devient comme inanimée, et toutes ses capacités
sont absorbées par la souffrance.
Me voilà tel que je suis. . . Je me remets entre vos
mains, disposez de moi. Je ne me regarde pas encore
comme perdu, puisque vous voulez bien vous inté-
resser à mes misères et écouter ce triste récit, et je
sens renaître en moi l'espérance à mesure que je me
confie davantage à votre bonté.
76 MAURICE DE GUÉRIX
A W^ EUGÉNIE DE GUÉRIN
AU CHATEAU DU CAYLA, PAR GAILLAC (tARN).
Paris, octobre 1828.
Ma chère Eugénie,
Certes, voilà bien du temps queje n'ai reçu de tes
nouvelles et que tu n'as reçu des miennes ; il faut
avouer que je suis bien coupable et que c'est sur moi
que retombe la faute de ce silence qui n'aurait ja-
mais dû exister entre nous. 11 est temps, enfin, de le
rompre et de réparer nos oublis, ou plutôt les miens,
par une correspondance assidue qui nous mette
dans cette intimité qui doit toujours exister entre
un frère et une sœur ; qui nous rapproche, pour
ainsi dire, malgré la distance des lieux qui nous sé-
pare, et nous fasse jouir d'un entretien d'autant plus
doux que Téloignement jette un double intérêt sur
ce qu'on reçoit d'un objet chéri.
Ma chère Eugénie, les lignes que je vais tracer
vont t'étonner, sans doute ; la conduite que j'ai te-
nue envers toi jusqu'à présent ne présageait rien de
semblable à ce que tu vas lire, mais sois persua-
dée que je te parle sincèrement ; ta surprise sera, je
crois, agréable. Jusqu'ici je t'ai témoigné peu de con-
fiance ; mais pourquoi, diras-tu ? La raison n'en est
pas dans mon cœur : malheur à moi, s'il avait conçu
le moindre éloignement pour toi 1 C'est la légèreté
de l'âge, c'est cette distraction continuelle, partage
de l'enfance, qui nous suit jusqu'à cet âge où la ré-
QUELQUES LETTRES 77
flexion prend la piace des jeux et jette ses premiers
nuages sur des fronts où n'avaient brillé jusqu'alors
que la candeur de l'innocence et l'expression du
bonheur. Mais me voici arrivé à un âge où l'enfance
n'est plus pour moi qu'un songe ; toutes les illusions
de la vie ont disparu, et de tristes réalités ont pris
leur place. C'est alors qu'on ne suffit plus à soi-
même ; c'est alors que l'homme qui pâlit d'effroi et
qui sent, pour ainsi dire, ses genoux se dérober
sous lui à la vue de la carrière de la vie, de ce rude
sentier où « l'on grimpe plutôt qu'on ne marche » ;
c'est alors, dis-je, que l'homme a besoin d'un appui,
d'un bras secourable qui le soutienne dans les terri-
bles épreuves qu'il va subir. Ce besoin s'est mani-
festé à moi aussitôt que, jetant un regard sur l'ave-
nir, je me suis vu seul prêt à affronter tant de dan-
gers. Alors mon cœur t'a nommée aussitôt ; et
peut-on, en effet, trouver un meilleur ami qu'une
sœur telle que toi ? Veuille donc bien désormais être
ma confidente, et m'aider de tes conseils et de ton
amitié.
Mais, me diras-tu, dois-tu avoir un autre confi-
dent qu'un père ? n'est-ce pas lui qui devrait être le
dépositaire de tous tes secrets ? Tu penses bien que
j'ai fait cette réflexion ; mais papa est si sensible, il
s'affecte de si peu de chose, que je n'oserais jamais
lui dire tout ce qui se passe en moi. Ensuite, tu es
celle de toute la famille dont le caractère est le plus
conforme au mien, autant que j'ai pu en juger par
tes pièces de vers, tous empreints d'une douce rêve-
rie, d'une sensibilité, d'une teinte de mélancolie
enfin qui fait, je crois, le fond de mon caractère.
Ce moi^ autant que je puis en jugera t'aura causé
78 MAURICE DE GUÉRIN
quelque surprise ; mais voici ce que je veux dire i
je n'avais que quatorze ans quand je tai quittée ; à;
cet âge, on ne se connaît, pour ainsi dire, que de
vue ; ma raison n'était pas assez développée, ni ca-
pable d'un examen assez sérieux pour saisir les
traits de ton caractère. Je ne crois pas non plus que
tu puisses bien me connaître, parce que j'étais trop
jeune pour avoir un caractère décidé : mais com-
bien quatre ans ont apporté de changements ! Qu(
de révolutions en ce pauvre cœur 1 On croit commu-
nément que je suis léger, espiègle, folâtre, ou du
moins telle était lopinion qu'on avait de moi quand
j'ai quitté le pays ; mais mon caractère a pris
une tournure toute différente, je puis dire même
qu'il est complètement changé et qu'il ne me reste
rien de mon enfance.
Mais comme le développement d'un caractère de-
mande des détails qui ne pourraient entrer dans
cette lettre, j'en ferai l'objet de mes suivantes. Jeté
tracerai l'histoire de mon cœur depuis l'âge où l'on
commence à réfléchir jusqu'à présent ; je te ferai
connaître mes sensations, mes réflexions, ce qui
occupe habituellement mes pensées. J'ose croire
que ces détails ne seront pas sans intérêt pour toi :
je t'invite à me faire part aussi de ce qui se passe et
toi, si cela ne t'ennuie pas. Pour moi, il me semble
que nous ne saurions avoir de correspondance pluj
intéressante ; car je pense que, pour s'aimer, il faut"
se connaître parfaitement, et je ne conçois pas de
plus grand charme dans la vie que cette communi-
cation de deux cœurs qui versent mutuellement l'un
dans l'autre tous leurs secrets, tous leurs senti-
ments.
QUELQUES LETTRES 79
Nous nous entretiendrons aussi de littérature, car
c'est la seule chose, après l'amitié, qui puisse faire
une agréable diversion aux tracas et aux ennuis de
la vie ; c'est la seule chose qui puisse nous consoler
dans nos malheurs et rendre la vigueur à notre âme
abattue. Donnez-moi des livres et plongez-moi dans
un cachot ; pourvu que j'y puisse voir assez clair
pour les lire, je saurai me consoler de la perte de
ma liberté. Tu trouveras peut-être que c'est pousser
la chose un peu trop loin ; mais c'est pour te faire
sentir que les livres peuvent tenir lieu de beaucoup
de choses pour celui qui sait les aimer...
A LA MÊME
Paris, 7 janvir 1829.
Ma chère Eugénie,
Tu finis ta lettre en me disant que tu voudrais
avoir les bras assez longs pour m'embrasser partout
où je suis ; et moi je voudrais avoir quelque expres-
sion pour rendre tout le plaisir que m'ont fait tes
vers et ta lettre. Oh I que tu en sais bien plus avec
ce que t'inspirent la nature et ton génie heureux et
facile, que moi avec tout mon grec et mon latin !
Mais si le ciel m'a refusé les talents dont il t'a
comblée, je crois qu'il nous a donné deux âmes sem-
blables. Je pense avoir deviné la tienne, et voici
l'idée que je m'en fais ; écoute : il est un sentiment
qu'on a tourné en ridicule à cause de l'abus qu'on
80 MAURICE DE GUÉRIN
en a fait, et parce que beaucoup de personnes qui
n'en étaient pas susceptibles ont voulu cependant
en faire montre pour se mettre à la mode ; ce qui est
devenu par là minauderie et affectation. Ce senti-
ment, c'est la mélancolie. Mais il n'en est pas moins
vrai que cette affection de l'àme, quand elle est na-
turelle, ennoblit le cœur et devient même sublime.
Lhomme, dit Platon, plus rapproché de son Créa-
teur, guidait autrefois dans leur cours les sphères
célestes et repaissait son âme des concerts de leur
harmonie divine ; mais, précipité sur la terre par la
jalousie des génies, il n'a plus qu'un souvenir
confus de sa grandeur et de son bonheur passés. En
admettant cette création brillante de l'Homère des
philosophes, qui dans cette fiction sublime appro-
che tant de la vérité, ne dirait-on pas que certaines
âmes conservent un souvenir plus vif de la grandeur
dont elles sont déchues, et que ce souvenir apporte
dans leur cœur une noble et douce tristesse nourrie
par les regrets et par les misères présentes de la vie?
A les voir lever les yeux au ciel et prêter une
oreille attentive, ne dirait-on pas qu'elles cherchent
à saisir quelques sons lointains de l'harmonie di-
vine ? Ces âmes ne voient pas le monde comme le
vulgaire et puisent à une autre source déplaisirs.
Elles n'aiment pas ces joies bruyantes où le corps
a beaucoup plus de part que l'àme ; il leur faut des
jouissances toutes spirituelles, mêlées d'un sentiment
de tristesse, de même que les anciens rappelaient
au milieu de leurs voluptés l'idée de la mort et de
la brièveté de la vie. La solitude, le murmure des
vents, la contemplation du ciel, voilà ce qui est pour
elles une source de délices.
<>LELQUES LETTRES 81
Or, s'il est vrai qu'on se peint ordinairement dans
ses écrits, tel est le caractère que j'ai cru remarquer
dans tes lettres et tes poésies, et tels sont les senti-
ments dont je m'entretiens habituellement. S'il en
est ainsi, quelle source de bonheur et de jouissances
pour nous deux ! Que de choses n'aurons-nous pas
à nous dire ! Oh ! qu'ils seront doux, ces épanche-
ments de nos cœurs qui se déchargeront lun dans
l'autre des ennuis, des réflexions, des tristesses qui
naissent et meurent avec chaque jour 1 Ainsi, dis-
moi quel est l'état habituel de ton âme, c'est-à-dire
quel est l'objet ordinaire de tes méditations. Que
penses-tu de la vie ? Où places-tu tes plaisirs et tes
jouissances ? Enfin, si je mérite ta confiance, peins-
moi ton cœur tel qu'il est. Il me semble que, pour
peu qu'on ait l'âme rêveuse et sensible, on ne doit
pas passer un jour sans faire une infinité de réflexions
qui naissent même à la vue de certains objets que le
vulgaire regarde d'un œil indiff"érent, mais devant
lesquels la méditation s'arrête et où elle sait trouver
un côté intéressant.
Toi surtout qui habites la solitude, quel vaste
champ s'off"re à ta pensée dans la contemplation de
la nature !
Pour moi, je trouve plus de charme à errer dans
un bois qu a parcourir les rues tumultueuses de
Paris, et un sentiment bien plus doux, bien plus su-
blime s'empare de moi à la vue des pompes de la na-
ture, et même de sa majestueuse simplicité, que lors-
que jemesure des yeux ces trophées de l'ambition ou
de la vanité, qui ne m'apprennent autre chose que
les eff'orts qu'ont faits les hommes pour élever leur
pauvre gloire un peu au-dessus de la terre. Enfant
DE QUÉRIN fi
82 MAURICE DE GUÉRIN
de la nature, je suis étranger dans ce séjour où tout
est le produit de Tart, même les sentiments, car on
dirait que la perfection de la société est la perfection
de l'art de se tromper. Mais bientôt je reverrai ma
solitude chérie et ce sera, je respère,pour ne plus la
quitter...
A LA MEME
La Chênaie, 18 décembre 1832.
Me voici acclimaté au désert, ma chère Eugénie.
Mes habitudes se sont pliées à ma nouvelle vie et
mes yeux se sont familiarisés avec les landes épi-
neuses et les forêts couleur de rouille. Il doit y avoir
une forte dose de sympathie chez moi pour m'étre
si vite lié d'amitié avec des steppes incultes et la
sombre ceinture de bois qui nous environne. La
Chênaie est vraiment une solitude parmi les solitu-
des, et l'on peut dire à la lettre, sans faire de phra-
ses, qu'on n'y entend que le sifflement du vent à
travers les bois et qu'on n'y voit passer que les
nuages. Souvent, malgré l'habitude, nous nous
étonnons tous de notre profonde retraite, et nous ne
comprenons pas qu'on puisse trouver tant de silence.
Aussi le travail y est-il un besoin, une nécessité in-
dispensable. La pensée ne trouve guère à s'ébattre
dans ces âpres campagnes ; elle rentre forcément
chez elle et se jette dans l'intellectuel, ne pouvant
toucher au réel sans se piquer.
Tout cela veut dire que je me suis mis au travail
QUELQUES LETTRES 83
et que le travail est ici sérieux et sans distractions.
M. Féli m'a jeté dans les langues modernes, en com-
mençant par l'italien, et en même temps dans la philo-
sophie catholique et l'histoire de la philosophie. Je
suis enchanté d'apprendre les langues ; elles sont un
puissant instrument de science, et puis cette étude
ouvre des littératures dont la connaissance décuple les
forces et le plaisir de la pensée. Parmi les langues
mortes, je n'apprends que le grec ; j'en ai une simple
teinture qui m'aidera beaucoup à dévorer les pre-
mières difficultés. Me voilà en présence d'un grand
travail, aux premiers abords de la science qu'il faut
emporter comme les travaux avancés de la citadelle
d'Anvers ; mais nous avons un si grand général à
notre tête que je me sens plein de confiance, et je
suis comme sûr de la victoire.
Nous sommes maintenant quatre jeunes gens.
Chacun a sa chambre à coucher ; mais comme tou-
tes n'ont pas de cheminée, nous nous réunissons
pour travailler dans une chambre commune, autour
d'un bon feu. Je me suis remis sans trop de peine
au lever de cinq heures ; je trouve même que je
dors d'un sommeil plus prompt et plus sûr que par
le passé. J'aime bien notre petite chapelle au fond
du jardin, où nous allons chaque matin entendre ou
servir la messe en sortant du lit. C'est s'éveiller
dans le Seigneur. Puis vient le déjeuner avec du
beurre et du pain, que nous faisons griller pour le
rendre plus appétissant ; le beurre joue un grand
rôle dans nos repas. Le dîner, très confortable, avec
café et liqueurs quand il y a des étrangers, est assai-
sonné d'un feu roulant de plaisanteries et de mali-
ces qui partent la plupart de M. Féli. Il a des
M MAURICE DE GLERIN
mots charmants ; les saillies les plus vives, les plus
perçantes, les plus étincclantes, s'échappent de lui
sans nombre. Son génie s'en va comme ça, quand il
ne travaille pas ; de sublime il devient charmant.
M. Gerbet s'entend aussi passablement à malignerf
mais il est en général plus sérieux que M. Féli.
M. Lacordaire nous a quittés deux jours après
mon arrivée ; des affaires pressantes l'ont appelé à
Paris. M. Rohrbacher est un homme à larges épau-
les, à grosse tête, à gros traits, comme un bon Lor-
rain qu'il est ; mais cette enveloppe cache une
grande science et même assez d'amabilité. Il écrit
une histoire de lEglise. M. Féli est en train d'é-
crire un ouvrage où il résume toute sa philosophie,
en lui donnant des développements nouveaux. Il
concentre là tous les rayons de sa science et de son
génie : il n'a rien fait jusqu'ici de comparable à
cela. Attendez-vous à un grand étonnement et à
une grande admiration dans le monde, quand cet
ouvrage paraîtra. M. Gerbet en fait Tintroduction.
Jugez ce qui doit sortir de l'association de ces deux
têtes .
J'ai vu M. Féli au petit parloir. Ce petit parloir
est comme celui de M. Bories : une chaise et une
commode. M. Féli vous laisse défiler votre chapelet
sans mot dire ; puis quand on a dit : C'est tout, il
prend la parole, une parole grave, profonde, lumi-
neuse, pleine d'onction. Sa morale, comme ses livres
de piété, est pleine d'Ecriture sainte, merveilleuse-
ment fondue dans son discours. Elle lui donne une
grande douceur. Il nous aime comme un père, nous
appelant toujours mon fils. Hier, quand le dernier
venu d'entre nous arriva, il était dans la joie de son
QUELQUES LETTRES bù
Allie. « Notre petite famille augmente, » me dit-il,
et il m'embrassa de tendresse et de joie. On apprend
plus dans sa conversation que dans les livres. En
quelques mots il vous ouvre des points de vue im-
menses dans la science. Ses paroles élèvent et
échauffent l'âme ; on sent la présence du génie.
Ce pays-ci justifie tout ce que j'en avais entendu
dire : c'est un peuple à part, une civilisation sévère
et religieuse qui marche en dehors de nos idées mo-
dernes. Les plus pauvres exercent l'hospitalité avec
la générosité la plus touchante. En arrivant de Dinan
à la Chênaie, nous nous égarâmes, mon compagnon
et moi, à la nuit tombante. Après avoir erré quelque
temps dans les landes sans pouvoir nous orienter,
nous allâmes frapper à la porte d'une ferme. J'entre
le premier, — tout le monde se lève et me souhaite la
bienvenue. La famille était nombreuse et assise sur
deux énormes poutres gisant de chaque côté, perpen-
diculairement au foyer. Grands et petits avaient
l'écuelle aux dents au moment de notre arrivée, et la
mère de famille pétrissait sur la table une galette de
blé noir. Nous demandons le chemin, on nous l'en-
seigne ; mais on ne veut pas nous laisser sortir sans
nous faire goûter à la galette et boire du cidre. La
propreté n'est pas la vertu dominante chez ces bonnes
gens ; nous refusâmes obstinément, à leur grand
regret. Ils nous donnèrent un petit gars pour nous
guider, et nous arrivâmes deux minutes après. La
Chênaie n'est qu'à deux portées de fusil de cette
ferme, mais le pays est si couvert qu'on n'aperçoit
pas une maison à cent pas de distance. Telle a été
ma première aventure en Bretagne. J'aurais bien
d'autres petites histoires à te conter si j'avais plus
86 MAURICE DE GUÉRIN
de choses à te dire dans mon désert que dans le tour-
billon parisien. Ici, on ne perd pas une pensée ; là-
bas, tout se perdait en évaporations. — J'ai fait faire
une redingote à la propriétaire et un gilet de même
étoffe, le tout pour cinquante francs, tout payé. La
vieille tire sur sa fin, et je la trouve d'ailleurs un
peu légère. Ai-jebien fait?
Adieu, ma chère amie, adieu Mimin, adieu tous, je
vous embrasse.
A M. DE BAYNE
AU CHATEAU DE RAYSSAC, PAR ALBI.
La Chênaie, 16 mai 1833.
Ma première lettre était datée, je crois, du jour
de Noël, belle et joj^euse fête qui se chôme dans la
plus triste saison de l'année.
Cette première lettre est restée seule si longtemps,
que vous pouviez croire que j'attends la venue d'un
autre Noël pour lui donner une sœur, et que je
n'écris que par anniversaires. Je prie Dieu de me
garder d'une aussi mauvaise habitude, et vous,
Monsieur, de croire que je ferais revenir Noël cent
fois l'an, si je ne craignais de sortir d'un sentiment
que m'impose ma jeunesse et le peu de chose que je
suis.
Il y avait bien douze ans que je n'avais passé
d'hiver à la campagne. Cette épreuve de silence et de
réclusion, surtout dans un pays pluvieux et morne
QUELQUES LETTRES 87
comme la Bretagne, est assez rude pour un échappé
de Paris ; mais avec M. Féli, des livres et un petit
bout de patience, l'hiver le plus détestable peut pas-
ser presque sans qu'il y paraisse. Grâce à Dieu et au
printemps, les jours tristes et mauvais, parce qu'ils
amènent les tentations par la tristesse, s'en sont
allés, et voici venir une longue file de jours luisants
et gais qui font un bien infini.
Notre Bretagne me fait l'effet d'une vieille bien
ridée et bien chenue, redevenue, par la baguette des
fées, jeune fille de vingt ans, et des plus gracieuses :
tant la belle saison a paré et embelli ce bon vieux
pays ! Les chemins, enfin pratiquables, nous amènent
de nombreuses visites. Nous attendons prochaine-
ment MM. de Montalembert et Sainte-Beuve. 11 y a
trois semaines, nous avons eu Cazalès, et sa venue a
été pour moi l'occasion d'un petit voyage charmant.
Je mourais d'envie de voir la mer, dont je n'avais
pu approcher jusque-là à cause du mauvais temps
et des mauvais chemins. Or, par un beau jour d'avril,
nous avons fait tous deux à pied ce pèlerinage. Caza-
lès, qui, au premier abord, paraît froid et renfermé,
se laisse aller à la causerie la plus intime, la plus
confiante, pour peu qu'on pousse son âme vers cette
pente. Son esprit, très étendu et très élevé, possède
une étonnante variété de connaissances, et cela se
combine chez lui avec une religion profonde, une
grande tendrese d'âme et une merveilleuse intelli-
gence de la vie. C'est une félicité non pareille de
faire route, aller voir la mer avec un compagnon
de voyage ainsi fait. Notre conversation alla, pour
ainsi dire, tout d'un trait de la Chênaie à Saint-
Malo, et, nos six lieues faites, j'aurais voulu
88 MAURICE DE GUEKIN
voir encore devant nous une longue ligne de
chemin ; car vraiment la causerie est une de ces
douces choses qu'on voudrait allonger toujours. L'im-
pression que cet entretien m'a laissée, mêlée à celle
de l'Océan, qui parle aussi prodigieusement à l'àme,
pour peu qu'on soit impressionnable, a placé ce
voyage à côté de mes plus doux souvenirs qui sont,
hélas ! en si petite compagnie dans le coin de l'âme
où ils se logent.
Pardonnez-moi, Monsieur, de vous entretenir
ainsi de mes petites aventures et de ces menus dé-
tails de vie, lorsque j'ai tout près de moi un sujet de
discours tout autrement intéressant : notre grand et
saint homme. Mais \e moi, l'invincible moi prend la
première place partout. C'est une infirmité à peu
près incurable. On a beau enfouir son moi au fond de
l'âme, il reparaît malgré qu'on en ait, comme un
bâton plongé dans l'eau remonte toujours à la sur-
face.
M. Féli est un homme admirable à étudier dans
l'intimité de son caractère : bien différent de tant
d'hommes à grand renom qui ne sont beaux à voir
que dans leurs livres, tout comme les araignées et
les vers à soie, qui filent des toiles merveilleuses
et sont de vilains petits animaux. Plus on pra-
tique M. Féli, plus on avance dans son intimité,
plus on rencontre de ces beautés intérieures,
de ces perfections de l'àme insaisissables de loin
et qui ne se révèlent qu à l'observation de la vie
familière. On croit assez généralement que M. Féli
est un homme d'orgueil et d'un orgueil fou-
gueux. Cette opinion, qui a détourné de lui bien
des catholiques, est incroyablement fausse. Pas
QUELQUES LETTRES 81)
d'homme au monde plus enfoncé dans l'humilité
et le renoncement à soi-même. S'il en était autre-
ment, il ne comprendrait pas le christianisme, qui se
résume tout entier dans l'humilité ; et certes il le
comprend au delà de toute expression. Sa vie est une
vie de dévouement et de sacrifice à la mission qu'il
a reçue de préparer Tavenir. C'est là le mot de tout
ce qu'il a fait ; il ne faut pas y chercher autre chose.
Ce que l'on a pris pour de l'orgueil de l'homme
n'est que de Tintrépidité de l'apôtre : certes, les mar-
tj^'s et les Pères de l'Eglise étaient des gens hien
orgueilleux. Tout ceci est d'autant plus vrai que je
suis arrivé ici avec un peu de ce préjugé sur son
caractère, qui court le monde, et que je n'ai été
détrompé que par la claire vue du fond de son âme et
de toute sa vie. Sa mission est si rude et lui coûte
tant qu'il serait bien fou de l'embrasser aussi forte-
ment, si ce n'était que de la gloire, car c'est vraiment
un fagot d'épines qu'il presse contre son sein.
Ses conversations valent des livres, mieux que des
livres. Impossible d'imaginer, à moins de l'avoir
entendu, le charme de ces causeries où il se laisse
aller à tout l'entraînement de son imagination : phi-
losophie, politique, voyages, anecdotes, historiettes,
plaisanteries, malices, tout cela sort de sa bouche
sous les formes les plus originales, les plus vives,
lesplussaillantes, les plus incisives, avec les rappro-
chements les plus neufs, les plus profonds ; quelque-
fois avec des paraboles admirables de sens et de poésie,
car il est grandement poète. Dès l'âge de sept ans, il
a commencé à observer la nature dans ses moindres
détails, et il s'est fait ainsi un prodigieux trésor d'ob-
servations, d'où il tire des comparaisons qui donnent
90 MAURICE DE GUÉRIN
à ses pensées une grande lumière et une grâce infinie.
Le soir après souper, nous passons au salon. 11 se
jette dans un immense sopha, vieux meuble en ve-
lours cramoisi râpé, qui se trouve précisément placé
sous le portrait de sa grandmère, où l'on remarque
quelques traits du petit-fils, et qui semble le regarder
avec complaisance. C'est l'heure de la causerie.
Alors, si vous entriez dans le salon vous verriez là-
bas, dans un coin, une petite tête, rien que la tète,
le reste du corps étant absorbé par le sopha, avec
des yeux luisants comme des escarboucles, et pivo-
tant sans cesse sur son cou : vous entendriez une
voix tantôt grave, tantôt moqueuse, et parfois de
longs éclats de rire aigus : c'est notre homme. Un
peu plus loin, c'est une figure pâle, à large front,
cheveux noirs, beaux yeux, portant une expression
de tristesse et de souffrance habituelle et parlant
peu : c'est M. Gerbet, le plus doux et le plus endo-
lori de tous les hommes.
Montalembert vient de publier la traduction des
Actes de la nation polonaise depuis le commence-
ment du monde jusqu'à son martyre^ par Adam
Mickiewicz, poète polonais, le plus grand poète mo-
derne, dit M. Féli. Ce livre est admirable : c'est
quelque chose qui tient du style des prophètes et de
lEvangile. Je n'ai jamais vu plus surprenante
poésie. Je pense que tous les amis de l'Avenir se-
ront avides de ce livre.
Les rédacteurs de l'Avenir, dispersés par
la cessation du journal, n'en continuent pas
moins Tœuvre catholique. M. Féli compose son
grand ouvrage, qui ne paraîtra malheureusement
qu'au bout de deux ans, au lieu de huit mois, comme
QUELQUES LETTRES 91
je VOUS Tavais d'abord annoncé, parce que le champ
s'agrandità mesure qu'il avance. M. Gerbet continue
ses conférences sur l'introduction à la philosophie
de rhistoire ; M. de Coux, les siennes sur l'économie
politique. Montalembert donne des articles à la
Revue des Deux Mondes ; il en a paru un fort remar-
quable sur le Vandalisme en France. M. Féli a
envoyé ces jours-ci à la même Revue un article sur
une histoire d'Italie, par Micali. M. Rohrbacher est
à Malestroit, dans le Morbihan, où se trouve une
maison semblable à celle-ci ; il travaille à une his-
toire de l'Eglise. Bore étudie les langues orientales
à Paris. M. Dault-Duménil fait un travail sur Cal-
deron, admirable poète catholique, qu'il veut tirer
du fond de l'Espagne, où il dort, pour le révéler à
notre siècle. M. Combalot se livre à la prédication.
M. Jean de La Mennais est tout entier à sa fonda-
tion d'écoles de Frères qui compte aujourd'hui vingt
mille élèves. J'ignore ce que fait M. Daguerre. Et
moi, si f ose me nommer après tous ces grand noms^
je ramasse les miettes qui tombent de la table où
sont assis tous ces hommes si riches en savoir ; car
si ma bouche est petite, grande est ma faim, comme
disait une petite fille en demandant l'aumône.
Veuillez excuser, Monsieur, la longueur de cette
lettre : j'espère que vous pardonnerez à celui qui
parle, en faveur de Vhomme dont il parle, et que
votre indulgence, grâce à ce considérant, passera au
reclus de la Chênaie tout ce qu'il dit de trop à Rays-
sac. C'est qu'aussi, voyez-vous, Rayssac et la Chênaie
sont étroitement unis dans mon cœur.
92 MAURICE DE GUÉRIX
A M. H. DE LA MORVONNAIS
FRAGMENT
Paris, février 1834.
Horace disait : A Rome, je raffole de Tibur, et à
Tibur, je raffole de Rome. N'allez pas me croire ce
goût changeant et léger comme les brises, et vous
expliquer par là mes longues tirades sur votre soli-
tude. Quand j'habitais la Thébaïde, vous ai-je jamais
parlé sur le ton du regret des joies et des fêtes de
Paris ?N'allais-jepas, au contraire, vous disant sans
cesse combien mon humeur répugne à la vie citadine,
et le peu d'état que je fais des douceurs qu'on y
goûte ? Ne vous souvenez-vous point que les buttes
sauvages de vos douaniers me faisaient envie, et
qu'un jour je me pris à discourir sur le charme
extrême que j'aurais à me creuser une grotte fraîche
et sombre au cœur d'un rocher, dans une anse de
vos côtes, et d'3' couler ma vie à contenîpler au loin
la vaste mer, comme un dieu marin ? Si vous avez
qardé mémoire de tout cela, vous vous expliquerez
aisément pourquoi, étant à Paris, je vous parle de la
campagne et oublie Paris. Bien mieux, vous trouve-
rez qu'il ne peut en aller autrement: car aj^ant dit
aux champs, vous le savez :
Le corps s'en va, mais le cœur vous demeure %
mon entretien ne peut rouler que sur eux. et je ne
1. Froissart. Note du manuscrit.)
QUELQUES LETTRES 93
saurais être de ce monde parisien, folâtre et tourbil-
lonnant, que comme n'en étant pas.
Si vous me connaissez bien, ces raisons doivent
vous suffire, et au delà, pour vous faire comprendre
et supporter le début de ma lettre. Mais pourrez-
vous résister à cet entraînement de 1 esprit, qui va
cherchant des mj^stères dans les choses les plus
limpides, tant il est friand du plaisir de deviner ? Je
suis sûr que vous soulèverez le sens naturel de mon
discours, et que vous vous imaginerez avoir surpris
dessous un sens malin qui se tiendrait tapi sous mes
phrases, qui ne respirent que les douces images du
printemps, comme un serpent sous les fleurs. Je ne
redoute pas, il est vrai, que vous y découvriez au-
cune allusion politique ; je vous connais trop soli-
taire et vous tenant trop à Técart de ces choses-là,
pour que cette pensée vous tombe dans l'esprit. Mais,
si vous détournez vos yeux de l'arène politique, vous
les tenez arrêtés sur le noble champ clos des doc-
trines littéraires. Or, depuis peu, le combat s'est
réchauffé, le bruit de la mêlée a retenti au loin, et
vous pourrez supposer que, spectateur passionné de
la lutte, je m'amuse à envelopper le parti auquel je
veux du mal de subtiles et moqueuses allégories.
Je dois vous prévenir que cette interprétation, et
toute autre semblable donnée àmon idylle sur le prin-
temps précoce, tombe pleinement à faux ; que mon
idylle ne voile point une satire, et que, si elle vous
semble le moins du monde rieuse et pensant à mal, ce
sera vous qui aurez soufflé votre malice à cette inno-
cente. Je le répète, elle ne vient vous entretenir que
des choses delanature :et quoi déplus simple ?Pen-
sez que jamais rayon n'a pénétré directement dans la
94 MAURICE DE GUÉRIN
chambre que j'habite ; je n'en reçois que par réper-
cussion. Vers midi, le soleil frappe les vitres d'une
mansarde, qui me renvoient quelques pâles reflets,
sans gaieté et sans chaleur, comme ceux d'une
lampe ; et encore cette lueur languissante et vague
s'évanouit-elle au bout d'un quart d'heure. Voilà le
jour qui réjouit mes j^eux accoutumés aux larges et
libérales effusions de lumière du ciel du Midi. Une
cour étroite et sombre, où pas un brin d'herbe crois-
sant par les fentes du pavé, pas un pot de fleurs aux
croisées n'attire mes regards et ne leur rit, voilà, en
fait d'horizon, où j'en suis réduit, moi qui tant de
fois ai gravi sur vos pas vos falaises, vos dunes, vos
roches marines, d'où nos j-euxembrassaientla divine
étendue des mers, les merveilleuses dentelures de
vos côtes et vos campagnes toutes verdoyantes de
blé et de lin. Et, tombé de ces belles cimes dans un
réduit qui donne à peine accès au jour, je ne tente-
rais pas de faire revivre tant de charmes dans les
ardeurs de l'imagination, et je vous entretiendrais
d'autres sujets que de vous-même et de votre désert !
Etvous, malin solitaire, vous envenimeriez ces doux
et innocents souvenirs, et trouveriez je ne sais quel
apologue dans ces images de la nature parmi les-
quelles je me complais ! Mais, comme j'ai toute rai-
son de croire que vous ne m'écouterez pas, et que
vous n'en irez pas moins votre train vers le sens
figuré, voyons si, à toute force, la malice peut tirer
quelque parti de mon printemps précoce, et à quelle
allusion il peut être tourné.
Epris que vous êtes des choses littéraires et tout
attentif au différend qui s'est ému, il y a peu de
jours, entre nos écrivains, je gage que la littérature
QUELQUES LETTRES 95
facile ne lardera pas à vous venir en pensée, que
vous croirez alors tenir le fil, et qu'avec ce fil vous
vous enfoncerez dans le labyrinthe de mon allégorie
prétendue, espérant en revenir, votre malice satis-
faite et triomphante. Je conviens que l'imagination
peut aller, sans faire trop de chemin, des bourgeons
qui s'épanouissent prématurément, sur la foi d'un
soleil d'hiver bien luisant, à cette jeune littérature
qui s'est couverte de fleurs avant le temps et s'est
exposée si naïvement à ces retours de gelée que je
prédis à vos vergers et à vos bois. Mais, mon ami,
vous que la vue d'un amandier fleuri réjouit tant,
vous piqueriez-vous de sévérité envers ces âmes qui
se sont ouvertes au grand jour et ont déploj^é leurs
trésors avec une foi si touchante aux faveurs du ciel?
Prenez-vous-en plutôt au soleil du siècle, qui était
ardent, à cette atmosphère chargée d'une chaleur
funeste qui a précipité tous les développements et
réduira peut-être à quelques épis la moisson de
notre âge.
Et les arbres dont les fleurs ne font que naître et
mourir, et ceux qui portent des fruits arides qu'on
ne cueille pas ou qu'on rejette après avoir cueillis,
oh! sans peine encore vous y verrez les emblèmes
de tant d'auteurs dont le nom a paru une fois et a
disparu pour toujours ; de tant d'auteurs dont les
livres mal venus auprès des uns, les hommes graves,
bien venus auprès des autres, les chercheurs de
nouveauté et les grands liseurs de romans, comblent
de choses vaines ces âmes vaines, et puis, souvent,
de leurs mains relâchées par ce sommeil qui vient
de la lourde satiété, tombent dans le puits de l'oubli.
Voulez-vous que les arbres dont s'éloignent les
96 MAURICE DE GUÊRIN
vo\'ageurs, les jeunes filles et les oiseaux figurent
ces livres renommés et si dignes de l'être comme
œuvres d'art, mais qui ne renferment pas un grain de
cette manne cachée, par une de ces douces et bien-
faisantes pensées qui nourrissent les âmes et les
remettent de leurs fatigues ; ces livres que des
mains virginales n'oseraient feuilleter, et qui met-
tent en fuite tout ce qu'il y a de jeune et d'inno-
cent, chose à mourir de honte et de douleur 1
voulez-vous tout cela • Je m'y prête de bonne grâce,
d'autant plus qu'en vérité mes paroles rendent ce
sens comme si je l'y avais réellement caché ? Aussi
ne vous suivrai-je pas plus loin dans la marche de
vos malicieuses recherches, assuré que je suis que
mon texte ne souffrira pas trop de violence de votre
part, et que vous pousuivrez, et jusqu'à la fin, sans
vous fourvoyer.
Quelles conclusions tirerez-vous de tout ceci ?
D'abord que je veux décidément entrer en lice, et
que je prépare en secret mon char, ma lanae et mon
courroux. Mais, mon ami, mes inclinationspaisibles
vous sont donc inconnues, et encore plus sans doute
la faiblesse de mon bras et la mollesse de mon cou-
rage? Moi, combattre! mais songez donc que le
moindre tumulte m'effarouche et me met en déroute,
comme la fuyante proie, et que mes forces suffisent
à peine à me tirer du danger ; comment pourraient-
elles m'3' porter ?
En second lieu, vous jugerez que je nourris de
l'aversion pour la jeune Ecole et que j'appelle du
fond du cœur une restauration classique. M. Nisard,
sans doute, ne veut pas que la jeune Ecole périsse,
mais qu'elle corrige ses voies ; c'est dans cette
QUELQUES LETTRES 97
croyance, et, j'oserai le dire, à celle condition, que
je forme des vœux ardents pour le succès de la
campagne qu'il vient d'ouvrir. La foi catholique ne
souffrirait pas qu'il y eût dans mon cœur une sym-
pathie entière pour une littérature sceptique ou fata-
liste qui tient si peu de compte de la morale. Mais
cette même foi m'3^ rallie par certains points ;
car cette jeune Ecole, si folle et si désordonnée,
n'est-elle pas une échappée de notre bercail ?
Non, mon ami, je ne suis épris d'aucun courroux;
je gémis seulement à l'écart des égarements de cette
littérature qui a oublié la maison et les enseigne-
ments de son père et s'est perdue si tristement que
le dernier et le plus terrible roman à faire, dans le
goût des siens, serait celui qui raconterait son
histoire. Parmi ces gémissements, il m'est venu
quelques réflexions sur la cause du mal et les
moyens d'y remédier ; c'est ce que je voulais vous
annoncer dans cette lettre toute décousue, dans
laquelle je vous prie de ne voir qu'un prélude assez
bizarre de mon imagination qui va toujours errant
de vos côtés.
A JULES BARBEY D'AUREVILLY
Vendredi, 5 heures, 5 octobre [1836].
Je suis arrivé paisiblement, paisiblement j'ai
dormi, et pas le plus petit malaise n'est venu rompre
le bien-être que j'avais gagné à notre souper. C'est
DE GUÉRIN 7
98 MAURICE DE GLÉRIN
ainsi que tout ce que je goûte avec vous est sans
mélange et que la vie ne m'est bonne qu'avec vous.
Le reste des jours se passe misérablement ; de sin
gulières souffrances s'en emparent, et le plus acre
dégoût est la seule saveur que je tire de la plupart
des choses. Mon imagination ne mord plus à aucun
appât : il lui faudrait quelque reste d'illusion, et
tout ce qu'elle en avait s'est dissipé jusqu'au plus
faible atome. Je ne suis plus en peine que d'une
chose, c'est de vivre sans être cruellement affecté
par les plus petites portions du temps. Mais quelle
matière peut entretenir une préoccupation capable
de lier mes esprits inquiets et de ra'affranchir du
sentiment de la durée comme fait le sommeil ? Il
faudrait aimer une chose pour elle-même ou pour
ce que l'esprit peut y ajouter ; mais quel sujet pos
sède assez de charme qui ne soit pas desséché après
quelques jours, et qui est assez épris de son imagi
nation pour ne pas découvrir en elle mille ridicules
d'où part le désenchantement ? Hélas 1 rien n'est
beau comme l'idéal, mais aussi quoi de plus délicat
et de plus dangereux à toucher ? Ce rêve si léger se
change en plomb souventes fois, dont on est rude-
ment froissé. Que ne suis-je né propre à traiter la
réalité sérieuse, ou plaisante ? L'esprit doit être
content d'une façon égale et sûre, s'exerçant sur des
sujets solides et positifs comme un champ à labourer.
Ou bien encore quelle belle carrière, ferme et sans
horizons trompeurs, que celle où l'on va ramassant
les ridicules et tirant quelque parti des sottises qui
nous font souffrir, au lieu qu'il faut pâtir et se taire
quand on a reçu ce genre d'esprit malencontreux
qui absorbe et ne rend pas.
QUELQUES LETTRES 99
Adieu, mon ami. Je finirai ma complainte par un
vers du Juif errant :
Hélas ! mon Dieu !
Je VOUS laisse sur cettejolie chute.
G. G.
A JULES BARBEY D'AUREVILLY
Dimanche, 11 heures, 14 avril.
Enfin, après huit jours du plus profond anéantis-
sement, je me reprends à la vie par l'acte le plus
doux qui puisse m'y rattacher, vous écrire, mon
ami, comme au temps de ma plus belle santé. Il y
a bien un mois que je ne vous ai envoyé le moindre
petit billet : je ne sais ; les dates sont un peu
brouillées dans ma tête, mais je m'en rapporte à
vos plaintes et à la longue interruption qu'ont souf-
fertes toutes mes habitudes. Vous aussi vous avez
souffert et beaucoup, mais dans la vie ; moi, j'étais
gisant dans cet état sans nom où l'homme n'est plus
rien que la matière et la douleur physique. Ah I
corps de mort, que tu es détestable I Et nous
revenons à la santé, à la vie, comme les lapins de
La Fontaine au thym et au serpolet, avec une mer-
veilleuse confiance. Déjà les projets me reviennent
entête, et j'en ai un pour aujourd'hui qui me rend
aussi préoccupé et aussi joyeux que le marmot qui
s'apprête à lancer son premier cerf-volant : si l'après-
100
MAURICE DE GUERIN
midi répond à la matinée, Caro et moi, nous devons
monter dans une voiture découverte, mylord ou
autre, pauvrement, et nous glisser jusqu'à l'air pur
de la campagne. Mais avant de sortir de la ville, un
petit détour nous mènera à votre porte politique et
vous verrez devant vous votre ami ressuscité,
devenu barbu et plus maigre que Don Quichotte.
AU MEME
Mercredi, 20 juin.
Si vous voulez entendre parler d'un homme sans]
force, pris de langueur et de sommeil, informez-
vous de moi. Aurais-je avalé quelque narcotique,]
ou serait-ce le commencement d'une certaini
léthargie où je voudrais tomber enfin pour avoir li
paix ? Mon ami, je suis l'incorrigible, celui qui vouî
chargera éternellement du mécontentement qu'il
de lui-même, de toutes choses et qiiibusdam aUis.\
N'êtes-vous point excédé de ces ravauderies d'un<
humeur que rien n'apaise ? Nul ne sait ce qui s(
passe en moi ; j'ai avec tout le monde le bon sen;
du silence. Je ne sais qu'une personne au monde
qui je voudrais, comme à vous, découvrir le dessous
de ma taciturnité. Je vous dis tout ; mais peut-oi
tout dire et ne sauter aucun détail des misères inté-
rieures ? Je ne vous épargne guère et pourtant d(
combien de points je vous fais grâce ! Vous savea
que tel jour j'étais triste ou gai, abattu ou plein d<
courage ; mais les causes de tout cela, vous les]
QUELQUES LETTRES 101
ignorez. Là surtout est la misère et ce qu'il y a de
plus digne de pitié. Des hommes sont morts pour
avoir flairé un billet parfumé : ce qui me pénètre et
porte la souffrance dans mon sein n'est pas moins
subtil que ces poisons invisibles. Joignez à cela
des souffrances de cœur aussi bizarres que tout le
reste, des mélanges incompréhensibles de passions
sans enthousiasme. Ah ! c'est là mon grand mal, ce
qui rend mes affections semblables à des maladies
chroniques pour le degré de douleur et les singu-
larités. Un homme enfin fait de telle sorte que s'il
était en peinture il passerait pour l'ébauche d'un
artiste plein de passion et d'idéal mais tout cassé par
Tâge et pleurant son antique ardeur.
Encore de la folle mélancolie.
Adieu.
G. G.
Œuvres choisies
d'Eugénie de Guérin
LETTRES D'EUGÉNIE DE GUÉRIN
A Mi>« LOUISE DE BAYNE
AU CHATEAU DE RAYSSAC (tARN).
[AuCayla], 12 juillet 1831.
Vous me croyez bien loin de vous maintenant,
ma chère amie, et cependant je ne vous ai pas quit-
tée. Je suis encore dans votre chambre, à l'escar-
polette, à Téglise ; enfin vous me verriez sans cesse,
si on pouvait voir la pensée. La mienne voyage
bien lestement ; en moins d'un rien, elle est sur vos
montagnes, et elle s'y plaît tant qu'elle y prendra
racine. Vraiment vous me rencontrerez quelque
jour toute plantée parmi vos bois. En attendant,
me voici dans ceux du Cayla, qui ne me déplaisent
pas non plus. Mes voyages sont terminés, hormis
ceux de Cahuzac. Je n'en ferais pas qui ne m'en-
nuient après celui qui m'a tant amusée. Pourquoi
Rayssac est-il si loin ? pourquoi êtes-vous à douze
lieues de moi ? Pourquoi ce qu'on aime est-il si loin,
et ce qu'on n'aime pas, toujours trop près ? C'est que
106 EUGÉNIE DE GUERIN
rien au monde ne va à notre fantaisie : bonheur et
malheur, plaisir et peine marchent de compagnie ;
après le bonjour vient l'adieu. Ce triste adieu, il
faut le dire à tout : d'abord à sa poupée, puis à ses
dix-huit ans, puis à ceci, puis à cela ; mais le plus
triste est Tadieu du départ, surtout à une bonne
et tendre amie comme vous. Ma chère Louise, il
m'en a tant coûté de vous quitter, que j'aurais pres-
que envie de ne pas vous revoir.
Je m'en allai bien tristement après votre dernière
poignée de main, tournant de temps en temps ma
tète de votre côté, mais je ne voyais rien que les
blanches murailles du château, qui bientôt ont dis-
paru, puis les arbres, puis les montagnes, et puis
tout... Me voilà à Villefranche, où me restaient en-
core Fingal et Criquet * ; celui-ci fut fort aimable,
il vint s'asseoir sur mes genoux, je le caressai, je le
fis souper, et, après le baiser d'adieu, il partit avec
mon souvenir sur le cou et dans le cœur, je pense...
Je ne sais pourquoi je ne vous ai pas dit plus tôt
que Maurice était ici. Je suis la plus heureuse per-
sonne du monde à présent. Il est arrivé lundi der-
nier, huit jours juste après mon départ de Rayssac.
Nous avions déjà quelque inquiétude sur son compte,
mais à présent nous l'avons près de nous et toujours
avec nous. Cependant il veut nous quitter, et c'est
pour venir vous voir. Je lui dis oui et non, quand
il m'en parle ; mais enfin il aura le oui^ car je dois
préférer son plaisir au mien. Comme il ne fait que
d'arriver, il ne partira pas encore ; il faut d'ailleurs
voir avant la grand'maman, les grand'tantes, les
1. Cheval et petit chien de Rayssac.
LETTRES 107
grands-oncles et les petits-cousins. Demain, arrivée
de la malle, personnage bien venu après le voyageur,
magasin de livres, de prose, de vers, qu'on fouille
comme un voleur fouille un coffre-fort. Je sais qu'il
y a ma part de trésor^ et Marie aussi. Maintenant le
Gayla est dans la joie, tout rit, tout chante, même
certains poulets qui, sans le savoir, chantent leur
chant de mort : à la broche, à la broche !
J'ai trouvé Albi en combustion pour le choix d'un
député ; on ne parlait d'autre chose, même M'"^ ***,
qui aime mieux parler de toilettes que de politique ;
mais vraiment ceci touche au cœur bien plus qu'un
chapeau. A Paris on se moque, on rit de Philippe,
mais on a peur de tout le reste. Aussi le député
de ***ne va pas à la Chambre de peur des fenêtres.
Il veut attendre pour partir la saison où on les tient
fermées, le mois de novembre...
Il y a six jours que je suis arrivée, sans voir ar-
river quelque courrier pour Gaillac. Enfin le bon
mulet de l'an dernier me fait savoir qu'il part de-
main, et vite je prends mon taille-plume et le grand
papier que vous m'aviez dit de prendre. Me voilà
dans ma chambrette, tête à tête avec une plume ou
plutôt avec vous, car une lettre n'est autre chose
qu'une conversation. Me répondrez-vous bientôt ?
Après le plaisir de vous voir, j'aime bien celui de
vous lire, parce qu'on se revoit encore. Faites-vous
souvent petit papier en attendant une meilleure
façon de venir me voir au Cayla. J'ai annoncé à
Marie que nous vous verrions cet été ; jugez de son
bonheur, elle qui ne vous a pas vue depuis plus
d'un an. Elle vous crie : venez, venez, de toutes ses
forces, et elle n'est pas la seule. Papa n'est pas le
108 EUGÉNIE DE GUÉRIN
dernier qui se félicite du plaisir de vous voir. Rece-
vez pour vous et les vôtres ses hommages et ses
souvenirs, qu'il compte venir bientôt vous offrir en
personne, accompagné de Maurice. Pour Marie, je
ne sais si elle sera encore du voyage, malgré la
bonne envie qu'elle a de venir faire un tour sur vos
montagnes. Au reste, ce n'est pas qu'elle ait peur
des chemins ; je leur ai donné l'éloge qu'ils méri-
tent, je les défends et les défendrai envers et contre
tous. Enfin je les vanterai si bien, que tout le Cayla
viendra à Rayssac avec plus de plaisir qu'à Paris.
Je me levai avant-hier avant six heures pour faire
une course qui ne m'amusait pas autant que de ve-
nir vous voir ; j'allai trouver M. Bories ^, il en était
bien temps, depuis deux mois que je courais le
monde. x\ussi mon âme n'était pas aussi contente
que mon cœur que vous avez si bien traité ; mais
maintenant elle va bien, car elle a ce qu'il lui faut.
On a beau dire que j'aime le monde ; on se trompe,
ce n'est pas là que je trouve le bonheur. Je vous l'ai
dit, il me faut autre chose que des distractions, des
amusements, même qu'une amie : il me faut le bon
Dieu, et comme on ne le trouve pas dans le monde,
je ne m'y plairais pas longtemps. Adieu, chère
Louise ; passez-moi mes réflexions, je sais qu'elles
ne vous déplaisent pas.
1. Alors curé de Cahuzac
LETTRES 109
A M. MAURICE DE GUERIN
A PARIS
Au Cayla, 9 novembre 1831.
Que le temps est long quand on s'ennuie I Y a-t-il
trois ans ou trois jours que tu es parti, mon cher
Maurice ? Pour moi, je n'en sais rien, car tout ce
que je sais, c'est que je m'ennuie à mourir. Fran-
chement voici le seul instant que j'aime depuis que
vous êtes partis, encore sera-t-il bien court. Jules
est pressé de nous quitter pour se mettre en route
pour Paris. Ainsi, mon cher, ces deux mots te sui-
vront sans que tu t'en doutes, comme je t'ai suivi
quelquefois tout doucement pour te faire une
attrape. Mais, mon Dieu, que tu es loin d'ici main-
tenant ! Tu roules, roules toujours plus loin, et je
te suis sans savoir trop par où je passe. J'ai peur
que tu verses, et je te recommande à \a petite croix.
J'ai grande confiance qu'elle te préservera de toute
mauvaise rencontre. Sois-lui dévot comme tu me
Tas promis, et je serai tranquille. J'ai des affaires
de ménage par-dessus la tête ; mais j'ai tout planté
là pour venir te dire un mot dans ta petite chambre,
où je retrouve force choses de toi, sans compter ta
veste et tes souliers. Si tu étais mort, ce serait pour
moi des reliques, mais Dieu me préserve d'une
pareille dévotion.
1. Rue d'Anjou, 45.
110 EUGÉNIE DE GVÉKIX
J irai à Cahuzac lundi pour voir la foire et quel-
que autre chose ; l'autre lundi, je compte avoir de
tes nouvelles, si tu es parti de Toulouse avant-hier.
Rien ne s'est passé depuis dimanche qui mérite
qu'on s'en souvienne. La pluie, la boue, le vent, et
aujourd'hui le soleil, voilà tout. J'oubliais un chapon
que Wolt a assassiné, ce qui lui a valu quelques
coups de fouet qui lui ont fait crier miséricorde : je
crois qu'il t'appelait. La pauvre béte avait raison
d'appeler son chevalier errant, car personne n'a pris
sa défense. Trilbj' ^ te baise et te lèche les mains.
Moi, je te croque, adieu.
Ma grippe veut me quitter, mais elle ne quitte pas
la maison ; le pâtre la tient ainsi qi e Maritorne. On
en meurt àFrauseilles; c'est bien avoir la mort aux
talons. Mais ne l'avons-nous pas toujours devant,
derrière et partout? Hier, à Andillac, un petit enfant
alla au ciel. Si j'étais petite enfant, je voudrais le
suivre ; mais quand on est vieux, on ne voudrait ja-
mais mourir. C'est qu'alors tous les petits fils qui
nous attachaient à la terre sont des câbles.
Papa t'envoie 10 fr. pour l'abonner à la Revue
européenne. Moi, je ne t'envoie rien qu'une paire
d'embrassades. Je n'ai pas le temps de répondre
aujourd'hui à ma cousine. Fais-lui mes amitiés.
Adieu.
1. Petit chien favori du Cavla.
LETTRES ni
AU MEME
Au Cayla, 24 novembre 1831.
Nous voici donc de nouveau dans les lettres, mon
cher Maurice. Ce n'est pas du tout ce que je vou-
drais, mais je m'en contente puisque je ne puis pas
t'avoir. Une charmante prophétesse vient de me pré-
dire que je serai dans peu de temps consolée de ton
absence. Si elle croit que je t'oublierai, elle est faux
prophète. Que veut-elle donc dire ? que tu revien-
dras ? mais c'est si loin, ce retour 1 que tu m'écriras ?
cela console bien, mais pas tout à fait. Voici, voici :
oui, tu m'écriras, mais ce sera imprimé, doré, relié.
Te voilà auteur, te voilà riche de gloire, et me voilà
à Paris. C'est là aussi ce qu'elle a voulu dire ; elle
sait ce que je veux, cette vénérable petite sorcière,
et elle ne voudrait pas m'annoncer des malheurs.
J'accepte l'augure, que ta lettre d'ailleurs vient me
confirmer. Tu es enfin lancé dans la carrière, loin,
bien loin de ce code qui te pesait comme le mont
Atlas. Papa est content de ta détermination.
Nous avons vu aujourd'hui M. Bories, qui va s'a-
bonner avec papa au Courrier de VEiirope. Il me
tarde bien de t'y voir. Cela nous dédommagera de
V Avenir, mais nous y reviendrons vite, dès qu'il re-
paraîtra, car on ne doute pas que nos pèlerins ne
reviennent bientôt bénis et triomphants. C'est une
démarche d'aillcuis qui ne peut 9voir que d'heureux
résultats, quels qu'ils soient. Si le pape approuve,
voilà l'Ayenfr au pinacle ; s'il condamue, ehose im-
112 EUGÉNIE DE GUÉRIN
possible (dit-on), la défaite de Lamennais sera pour
lui un triomphe comme celle de Fénelon, car qui
doute quil ne se soumette ? Les abbés de Gaillac,
qui t'avaient donné des abonnements, sont tout dé-
sorientés ; je pense qu'ils t'auront écrit. Envoie-
leur le Courrier de l'Europe. Si tes articles te don-
naient le droit de nous Tenvoj'er, tu ne ferais pas
mal de le faire. Maintenant c'est moi qui suis le lec-
teur ; tous les soirs nous lisons ; je travaille, je lis,
j'écris à quelqu'un et le jour file. J'ai été bien seule
la semaine dernière. Érembert * était à Lacaze, et
papa par-ci par-là comme tu sais qu'il fait avec le
beau temps. Nous avons eu un printemps de quatre
jours. Les soirées étaient délicieuses, mais je ne
sortais pas pour en jouir toute seule. J'étais alors
dans ma chambre, les coudes sur la fenêtre et le
menton sur mes mains, et je regardais, et je pensais
et je regrettais. Pense que je me voyais seule avec
Trilby, le seul être qui me vînt sourire. Aussi la
petite chienne a-t-elle attrapé force caresses. Ga-
zelle a bien envie aussi de m'aimer, mais ça va et
vient comme un caprice. Je l'aime pourtant plus
qu'elle ne croit, pour le bon lait quelle nous donne.
Ma pensée fait souvent le tour du monde en un
clin d'œil. Si les jambes pouvaient la suivre^ tu sais
bien où je serais. Vraiment je suis souvent au coin
de votre feu, soufflant et tisonnant, et t'envoyant une
bluette quand tu serais trop sérieux. J'imagine tou-
jours que vos coins de feu ressemblent un peu aux
nôtres et que tu retrouves ton chez-toi chez mon
1. Érembert de Guérin, frère aîné d'Eugénie et de Maurice-
LETTRES 113
cousin ^. Du moins, ce que tu me dis de sa femme
me le fait croire. Je suis enchantée que nous ayons
si bien deviné. Dis-moi si cette douce figure n'a pas
cet air calme que je crois qu'elle a, un peu dans le
genre de Léontine 2.
J'ai eu une charmante lettre de *** ; elle me parle
de Lucrétia. Ce nom-là, dit-elle, ne sortira pas de
sa pensée. « Lorsque nous avons quelque envie de
nous ennuyer, Lucrétia est là pour ramener la gaieté.
J'avoue qu'à la place de M. M., j'aimerais mieux
m'entlîousiasmer d'une vivante que d'une morte ;
mais cela fait voir qu'il n'oublie pas le mérite. »
Puis elle parle de ton avenir, et ce, après des éloges
que tu ne traiterais pas mieux que ceux de l'abbé ;
voilà pourquoi je ne te les dis pas. Elle ajoute :
«Usera heureux. » Prends ce mot comme tu le
voudras ; je te le laisse à commenter et surtout à
accomplir, car cela dépend en partie de toi, d'être
heureux. Non pas de ce bonheur qui ne touche pas
du pied la terre, comme tu le voudrais, je crois ;
mais de ce bonheur à la façon de l'homme, cette
petite portion de félicité que Dieu lui donne ici-bas.
Il y a un endroit de ta lettre qui m'a bien édifiée.
C'est bien de nous dire: prions, prions Oui, j'ai
prié, toute petite fourmi que je suis. J'ai prié de
bien bon cœur pour l'heureux voyage de nos pèle-
rins. Dieu veuille qu'ils reviennent contents.
Je n'ai aucune anecdote à te conter ; seulement la
politique va toujours comme les fuseaux dans les
1. M. Auguste Raj'^naud, professeur au collège Bourbon, plus
tard recteur, dont il est souvent question dans la correspon-
dance de Maurice de Guérin.
2. M^ie Léontine de Bayne, sœur de Louise.
£>£ GUÉRIIf S
114 EUGÉNIE DE GUÉRIN
veillées du hameau, ces femmes filent de la poli-
tique à ravir î Le pauvre Romiguières est pour dix
francs décote personnelle, lui ou ses ânes. Si tous
ceux de France en paient autant, cela consolerait
ce pauvre homme. Nous attendons Charles la se-
maine prochaine avec Armand. Que veux-tu que je
mande à Bayssac? Mais tu dois écrire à M. de Baj^ne.
Console le pauvre homme : cette nouvelle doit l'avoir
affligé. Mimi m'a écrit, elle demeure jusqu'au pre-
mier de l'an à Toulouse. Je pense que Jobs est
arrivé à bon port. Il doit ouvrir de grands yeux dans
ce grand Paris. Ma grippe m'a quittée : cette im-
mense lettre te le dit. Un de ces jours j'écrirai à ma
cousine. Je serais bien fâchée que cette correspon-
dance s'endormît. On dit que le choléra est en An-
gleterre. Je le voudrais presque à Paris pour vous
voir tous trois arriver ici. Partez vite, s'il approche,
dis-le à mon cousin de ma part ; mais j'espère vous
voir ici sous de meilleurs auspices.
AU MÊME
22 janvier 1832.
Il est dimanche aujourd'hui, c'est le jour du re-
pos ; aussi je n'entends d'autre bruit que celui que
fait ma plume sur le papier. Je pense à toi : tu n'es
pas aussi tranquille dans ton grand Paris, excepté
dans ta petite chambre où tu retrouves le Cayla en
beau. Quand j'ai vu hier le grand chêne du Téoulet^
couvert de givre, j'ai pensé au grand sapin de Mau-
1. Fontaine au pied du château du Cayla.
LETTRES 115
rice. Rien n'est plus gentil [que ces arbres en toi-
lette d'hiver, mais vive celle d'été I Quand on ne doit
voir que des arbres, on les aime mieux verts que
blancs. Pour toi qui vois tant de choses, un peu de
neige n'est rien, et c'est pour ici un grand événe-
ment, surtout quand j'en faisais des boules ; mais
c'est depuis longtemps un plaisir perdu. L'hiver ne
I m'en donne d'autre que la douce chaleur du coin du
■' feu ; c'est le plaisir des vieux. Quelle distance de la
poupée aux tisons ! Et m'y voilà. Et puis viendront
les lunettes, la canne et la tombée des dents, tristes
étrennes du premier de l'an, car enfin les années
nous font tous ces cadeaux. Aussi depuis que le
temps ne m'apporte rien de doux, je renverrais vo-
lontiers ce premier de l'an comme un ennuyeux qui
revient trop souvent. Comme tu dis, il est étrange
qu'on soit si gai à cette époque. Que les enfants le
soient, à la bonne heure, ils attrapent des bonbons,
mais nous... Encore si je pouvais étrenner quelque-
fois à ma fantaisie...
J'ai eu une jolie étrenne pourtant, c'est ta lettre.
Aucune ne m'a fait le plaisir de [celle-là. Quand je
te voyais plus que jamais errant et vagabond dans le
pays du vide^ c'est alors que tu m'apprends qu'en-
fermé dans ta chambre tu t'es astreint à un travail
régulier : quel progrès tu as fait là, mon cher ami I
Franchement je ne m'attendais pas à une conversion
aussi prompte. Que Dieu la maintienne I Je te di-
sais bien que vouloir c'est pouvoir. Tu as voulu et
tu as pu, tu as pu même reprendre le code. Je suis
bien contente de toi et de ton courage. N'es-tu pas
bien payé de ton premier effort en voyant ce qu'il a
produit ? « J'aborde maintenant intrépidement la
116 EUGÉNIE DE GUÉRIN
journée. » C'est là le mot que tu m'as fait tant at-
tendre, qui m'a fait tant prêcher. Rien ne me faisait
plus de peine que de te voir si mal avec la vie. Tu
vois comme elle est plus douce quand on sait la
mener. C'est pour toi un commencement de bonheur
que l'ordre dans tes pensées ; peu à peu tout s'ar-
rangera, tout s'encadrera, tout s'harmonisera dans
ton existence, tu feras comme notre pendule qui
sonne très bien quand le temps est beau. Fais qu'il
dure, ce beau temps qui te luit maintenant, et quand
le glacial découragement viendra tomber sur toi,
retombe sur lui comme tu l'as fait une fois. Qui
donne un coup de pied peut en donner deux, peut
en donner mille. Je crois aisément que ce soient
des combats terribles que ces accès d'abattement
qui te prennent parfois. Si je pouvais te guérir ou
t'aider... L'Imitation dit quelque chose de bien vrai:
Souvent le feu brûle, mais sa flamme ne s élève pas
sans fumée. C'est bien vrai, il ne s'élève pas en nous
une bonne pensée, une bonne intention, qui ne soit
bientôt mêlée d'un peu de fumée, d'un peu de fai-
blesse humaine. Mais le bon Dieu souffle là-dessus,
et tout s'en va.
Nous avons eu quelques jours d'un froid qui fai-
sait crier les petits oiseaux. C'est moins triste que
d'entendre crier les pauvres ; je crois bien qu'ils
te gâtent le plaisir du coin du feu, mais j'ai plaisir
de voir qu'ils te fassent peine. Si jamais je venais
frapper à ta porte, je vois que tu ne me la fermerais
pas. Tu entendrais bien souvent /a/i tan à ta porte si
elle n'était pas si loin. Par exemple, je serais venue
vite t'embrasser quand je t'ai vu si sage, si studieux,
si retiré du monde. Tu me fais l'effet d'un Père de
LETTRES 117
l'Église méditant la Bible et la philosophie religieuse
dans ta tranquille cellule. Je ne crois pas qu'aucun
d'eux pourtant fût aussi bien logé que toi. Mais c'est
une demeure charmante ! je comprends bien que tu
fasses de jolis vers là dedans, tout en tisonnant. Je
suis sûre qu'il y en a partout dans ta chambre, sur
les tables, les chaises, au coin de feu ; et moi je n'ai
rien ! Dis-moi au moins ce que tu fais. Où en est
ton drame ? J'aimerais beaucoup ce Pierre Ihermite,
Tu voulais, ce me semble, présenter quelque chose à
Lamartine. Fais-le, si tu m'en crois. Il t'accueillera,
j'en suis sûre, comme t'accueillerait un ange à qui tu
demanderais encouragement et bienveillance.
J'ai mandé à Rayssac ce que tu m'as dit ; nul
doute que le bienheureux Nicolas ^ ne soit bien
venu. Qui n'aime la vie des saints ? Je ne puis te
donner les éclaircissements que tu me demandes ;
comment veux-tu que je m'y prenne ? Ce ne peut
être que dans un tête-à-tête que je pourrais lui de-
mander quelque chose, dans une lettre jamais ; la
demande et la réponse seraient trop indiscrètes. En
attendant contente-toi, mon cher, du clair obscur.
Au reste, Louise ne m'a pas écrit depuis la grande
lettre ; je t'ai envoyé dans ma dernière quelques li-
gnes dont tu dois être content. Charles a fait grand
bruit dans le pays, surtout dans la cité des cancans ;
c'était pour ceci, c'était pour cela qu'il était venu au
Cayla. On me demanda quel était son âge, sa fortune,
et j'entendis dire en messe basse : « C'est trop jeune
pour elle ; » et elle pensait : « De quoi vous mêlez-
l. Article sur le bienheureux Nicolas de Flûe, publié par Mau-
rice de Guérin dans la Revue européenne.
118 EUGÉNIE DE GUÉRIN
VOUS? » maison se mêle bien d'autre chose en-
core, depuis nos sabots jusqu'à notre conscience,
sur le docte tribunal ; on sait tout, pensées, pa-
roles; actions, omissions, tout excepté combien la
curiosité est ennuj^euse. Je suis pour la liberté
de la presse, mais non pas pour celle des langues.
On devrait bien en faire quelque saisie par ici.
Vraiment tu mènes la plus belle vie du monde.
Nos passe-temps ne ressemblent guère aux tiens.
Un de ces jours qu'il faisait grand froid, nous som-
mes allées, Mimi et moi, nous promener dans les
bois et faire une visite aux corbeaux ; mais, quoique
bien emmantelées, bien capuchonnées, le froid nous
saisit, et, par bonheur, nous avons rencontré un
feu de bergers qui nous ont très gracieusement cédé
la place d'honneur, une pierre vis-à-vis le feu plus
grande que les autres. Ces enfants nous ont conté
tout ce qu'ils savaient ; l'un venait de manger des
fritons, l'autre avait chez lui des œufs frais que fait
une poule rousse ; et de temps en temps ils jetaient
au feu quelques poignées de brouquilhs ^ d'un air si
content qu'il n'y a pas de roi qui neût dit : « Que
ne suis-je un de vous ! » Si je savais faire des vers,
je chanterais le Feu des bergers.
Tu ne devinerais pas quel ouvrage j'ai eu pour mes
étrennes ; c'est un auteur qui n'a pas écrit pour être
lu des femmes, je crois. Aussi je ne le lirai pas, c'est
Montaigne. Dis-moi si l'on vend bien cher l'Amour
de Dieu du comte de Stolberg. Je voudrais l'avoir.
1. Brindilles, petites branches qu'on trouve à terre dans les
bois.
I
LETTRES 119
A M"^ LOUISE DE BAYNE i
Le jour de Saint-Louis, 25 août 1833.
Le saint roi m'a fait penser à vous de grand matin,
chère Louise, et après l'avoir prié pour vous, je
viens vous souhaiter bonne fête. Que je serais heu-
reuse si vous pouviez m'entendre et recevoir mon
bouquet, accompagné d'un baiser sur chaque joue !
Au lieu de ce morceau de papier que je vous envoie,
j'aurais cueilli les plus jolies fleurs de vos monta-
gnes, et serais venue au point du jour vous donner
le réveil au milieu des parfums et des tendresses. Je
me figure cela, et me plains dans mon cœur d'être
aujourd'hui si loin de vous. Le beau jour que ce
serait et qu'il doit faire bon ce matin à Rayssac !
Chères montagnes, quand vous reverrai-je ? Chère
amie, quand serai-je auprès de vous ? Ne me le
demandez pas, je n'en sais rien moi-même ; on ne
peut pas tout ce qu'on veut, vous le savez bien.
J'entends la cloche, voilà ma pensée tout attristée
par le glas d'une jeune fille que toute la paroisse
pleure. Cette pauvre Angélique n'avait que dix-huit
ans, et la voilà morte avec sa jeunesse, sa fraîcheur
et sa santé. On lui aurait donné cent ans de vie il y
a quinze jours. Comme la mort vient vite ! Il y a de
1. Mii« Louise de Baj-^ne, d'après des notes que veut bien
nous communiquer M.Henry de Bruchard, épous a M. de Tonnac
et mourut huit mois plus tard. Dans cette correspondance on
rencontrera ce nom de Tonnac, ainsi que celui de M. de Vialar,
ce sont deux noms de héros de la colonisation algérienne ; M^i« de
Vialar, qui fut Tamie d'Eugénie, fonda à Blidah un hôpital
pour les fiévreux et la première école française. (N. de VEd.)
120 EUGÉNIE DE GUÉRIN
quoi méditer sur notre frêle existence. Mon Dieu,
qu'elle tient à peu de chose, et que nous y tenons !
A nous voir faire et penser, on dirait que nous nous
croyons plantés en vie comme les chênes pour des
siècles. Cette pauvre enfant n'a pu se confesser, ne
pouvant ni parler ni entendre. On lui a seulement
donné l'extrême-onction, quelle a reçue avec grande
connaissance, mais avec un grand chagrin de
mourir. Quand elle a vu les apprêts de ses derniers
moments, elle s'est mise à pleurer et à se désoler si
grandement, que M. le curé lui-même sanglotait. Ce
pauvre homme était navré surtout de ne pouvoir lui
faire entendre aucun mot de consolation. C'était au
reste une bonne âme. Pauvre jeune fille ! j'en ai le
cœur tout plein. Je la vis dimanche, et ne croyais
pas que ce fût pour la dernière fois. Qui sait où son
àme est allée ? Il faut être si pur pour aller au ciel !
Mais le bon Dieu est plein de miséricorde, surtout
pour les âmes simples et ignorantes qui le servent
comme elles savent. C'est pour ceux qui ont reçu
instruction, grâce, secours, qu'il doit être sévère.
Nous voyons ce qu'il faut faire, et nous ne le faisons
pas ; sans reculer tout à fait devant le devoir, nous
nous laissons aller à mille soins, mille pensées qui
préoccupent l'esprit, le détournent de Dieu et de la
grande pensée du salut. Comme le dit Lamennais, il
y a toujours quelque chose qui presse qu'on ne peut
laisser en retard, et sous ce prétexte, sans dessein
formé, par le seul entraînement des occupations
qu'on s'est faites, on néglige la piété, les lectures
saintes, la prière, les devoirs indispensables de la reli-
gion,et ainsila vies'écoulepleinedeprojets, desoins,
de soucis, dans l'oubli de la seule chose nécessaire.
LETTRES 121
Vous dites une grande vérité quand vous trouvez
qu'outre les affections de ce monde le cœur a besoin
de quelque chose déplus spirituel. Je sens pourquoi,
sans pouvoir trop le dire ; il y a de ces choses qui
sont si intimes qu'on ne peut pas les produire au
dehors, mais chacun les sent. La mère abbesse qui
vous est venue voir vous aurait pu dire mieux qu'une
autre quel est cet amour spirituel dont le cœur a
besoin, et pourquoi elle avait quitté le monde. Que
j'aurais voulu la voir et l'entendre ! Je n'aime rien
tant que ces figures voilées, ces âmes toutes mysti-
ques, toutes pétries de dévotion et d'amourde Dieu ;
n'aviez-vous pas envie de la suivre au couvent ? Ces
robes noires ont quelque chose d'aimanté qui vous
attire, ce me semble. J'aimerais fort de voir ce cou-
vent des montagnes. On nous avait dit que la supé-
rieure était une femme remarquable par son esprit
et sa figure. Croit-on qu'il n'y ait rien d'aimable der-
rière les grilles V Vous me l'assurez trop pour en
douter, mais je n'en doutais pas. J'ai dîné avec
M'"^ DuterraiP, qui me donna fort jeune la plus
haute idée de l'esprit de couvent.
Je ne sais rien de Gabriclle depuis plus de quinze
jours que je lui ai écrit, Marie ira probablement la
voir dans peu. Je serai seule alors et viendrai vous
trouver dans la chambrette, ne pouvant autrement.
Je n'ai pas dit à Henriette que je ne viendrais pas
vous voir, seulement que ce n'était pas possible
encore, tant qu'on dépiquait, parce qu'on ne peut
1, Connue dans le Midi pour avoir rassemblé, à Toulouse,
sous la règle de la Bienheureuse Jeanne de Lestonnac, les reli-
gieuses dispersées par la première Révolution, et morte après
avoir fondé plusieurs couvents de femmes.
122 EUGÉNIE DE GUÉRIN
prendre aucun domestique. Ce n'est qu'avant-hier
que nous avons fini de battre le blé. Maintenant on
bat Tanis, et toujours mille choses occupent nos
gens. Bientôt tout sera fini. Ce n'est pas faute d'envie
que je ne suis pas en chemin. Si vous saviez, ma
chère, le plaisir, le bonheur que j'ai d'être avec vous,
vous me plaindriez au lieu de vous fâcher.
Nous attendons des nouvelles de Bretagne avec
grande impatience, je vous dirai pourquoi quelque
jour. Nous sommes sans journaux, sans nouvelle
aucune, et le monde marche sans nous en douter.
Avez-vous su quelque chose de la Duchesse ? Il est
étrange que depuis son arrivée on en soit au même
point sur son compte. Quand cela sera-t-il éclairci ?
Nous vivons dans un temps d'étranges choses.
Adieu, chère amie ; je ne croyais pas m'arrêter
sitôt, mais Erembert part pour Cordes, où il trou-
vera une occasion pour Albi. Je ne veux pas la man-
quer, j'en trouve si peu 1 Adieu, très chère et très
aimée ; que saint Louis vous protège et vous prenne
avec lui au ciel. Je lai bien prié pour vous et la
France, qui a tant de besoin des saints ! — Je n'ou-
blie pas vos sœurs, assurez-les de nos souvenirs.
A M. MAURICE DE GUERIN
CHEZ M. VACHER, AU PARC (eURE-ET-LOIR).
[Au Cayla, 15 juillet 1834.]
Voilà deux bonnes lettres qui nous sont arrivées,
la tienne, mon cher Maurice, et une de Félicité qui
LETTRES 123
nous parle de la place qu'on t'offre à Juilly. Tu
n'auras pas dit non, j'espère, à moins de raisons à
nous inconnues. Que peut-il se présenter de mieux
dans ta position qu'une place où tu pourras voir
venir, sans autre dépense qu'un peu de vouloir et de
caractère ? car il faut de la volonté, je pense, pour
faire le maître où que ce soit. Ainsi l'une après
l'autre se mettront en jeu toutes tes facultés, et,
l'occasion venue, chacune sera prête à l'œuvre et
répondra : me voici.
J'aime ce que tu dis de la vie de famille et de
campagne que tu mènes chez ton ami. Je me rappelle
qu'il t'écrivait du temps que nous t'avions, et qu'il
semblait t'être tout dévoué. Il nous prouve à présent
combien c'était vrai. Dis-lui de ma part le plaisir
que me fait le service signalé qu'il te rend et la re-
connaissance que je rends à son affection cordiale.
A-t-ilsa mère?a-t-il des sœurs ? Comme je sais que
tu as plaisir de nous retrouver quelque part, je te
demande si M. Vacher a des sœurs qui le dorlotent,
qui mignardent frères et poulets comme au Cayla.
Hier, je vis mourir une de mes joies, un de ces
petits choyés, dévoré par une marâtre. Je le couvris
de sucre et de vin, mais il n'en est pas moins mort
et le pauvre pe/zV est à présent dans le puits profond,
le grand ossuaire des poules et bêtes mortes. A part
la basse-cour, je n'ai pas d'autre bétail, cette année ;
point de nids ni aucun passeréoii. Ces petits oiseaux
se font aimer en les soignant, puis ils meurent et on
les plaint. On a bien assez de peines. Puis, c'est
encore une perte de temps. On le trouve si précieux
que j'en deviens toujours plus avare et n'en donne
qu'à regret quelques minutes à l'agrément ; je ne sais
124 EUGÉNIE DE GUÉRIX
lequel encore, car tout se change en utile pour moi,
même le plaisir de t'écrire.
Mes correspondances vont toujours leur train.
Grandes lettres à la montagne, petites à Gaillac, mais
souvent à Liste aussi. Ma belle Antoinette ne peut
m'oublier, et m'envoie assez souvent de gracieuses
jolies lettres, charmants bijoux de cœur. Je lui dois
une réponse ainsi qu'à d'autres. Hier, j'avais sept
lettres à écrire. C'est un vrai bureau de poste que ma
tranquille chambrette. Tu sais comme il y fait bon.
A présent j'entends chanter les cigales, et, de temps
en temps, un rossignol qui a son nid là-bas dans les
genévriers. Ce côté du Cayla est un peu gâté par la
chute du grand chêne et du grand cerisier que le
vent a fait tomber cet hiver ; mais ce n'est rien quand
on voit la garenne de Sept-Fonts toute à terre, notre
chère allée sans ombre, nos bancs renversés, moitié
brisés ; cela me fait mal à voir et je n'y vais pas ou
n'y vais que pour réfléchir. Où serai-je ? où serons-
nous quand ces arbres seront redevenus grands?
D'autres iront se promener sous leurs ombres et ver-
ront passer comme nous des vents qui les abattront.
En tout temps, il 3^ aura des orages sur la terre.
Je lis maintenant les Etudes de Chateaubriand.
Après Lamartine, c'est le poète que j'aime le mieux.
Il me vient même parfois la fantaisie de le lui dire
Peut-être le ferai-je et je te l'enverrai. Je travaille
pour mon amie de là-haut *, et pour lui causer une
agréable surprise, je voudrais lui faire tomber,
comme par hasard, ma pièce sous les yeux dans la
Revue européenne. Son père reçoit ce journal, et
1. De là-haut f c'est-à-dire de la montagne de Rnyssac.
LETTRES 125
Louise me disait dernièrement qu'elle m'y cherchait
toujours. Je serais bien contente si la pièce que je
t'envoie pouvait y trouver place. M. Cazalès ne te
refusera pas, si la poésie des feuilles est accueillie
dans son journal. On me l'a dit, et je viens offrir ma
fleur. Mais que ce soit sans nom : je ne veux être
connue que de Louise, qui n'a pas besoin que je me
nomme. Oh I que cela me ferait plaisir ! Je vais y
travailler, car ce n'est pas fini ; puis je reviendrai te
dire tout ce que papa veut que tu saches.
Voilà qui est fait, ma pièce est finie i, mais pas
comme je la voudrais ; il manque quelque chose à
la fin, mais je laisse un blanc pour ne pas retarder
l'envoi. Tu pourrais nous trouver en retard et je ne
voudrais pas te faire dire ce que nous disons quand
tu lambines. Auguste doil être heureux de ce petit
garçon qui lui est né 2. Nous avions pensé que tu
serais parrain. Voici papa qui parle ou qui me fait
parler... Adieu, mon cher ami, je te recommande
ma poésie. Si tu ne peux pas la faire insérer, dis-le-
moi ; je l'enverrai en manuscrit. Eran 3 est à Albi,
papa et Mimi t'embrassent comme moi de tout leur
cœur.
Au sujet de poésie, j'ai depuis longtemps une
pensée dont je veux te faire part. N'as-tu pas re-
marqué que lorsque tant de poésie nous inonde il ne
1. Sa pièce sur l'Amitié, à Louise de Bayne. Voyez la lettre de
Maurice, du 13 août 1834.
2. Ce petit garçon, digne filleul de Maurice de Guérin, est
aujourd'hui le docteur Maurice Raj^naud, interne lauréat des
hôpitaux de Paris, auteur d'un savant et très agréable ouvrage
sur les Médecins au temps de Molière. Paris, Didier, 1862.
3. Éran, diminutif familier d'Erembert, comme Mimi d§
AJarij.
126 EUGÉNIE DE GUÉRIN
vient rien pour les enfants ? Leur petite intelligence
a pourtant aussi ses besoins et leur petit cœur ses
jouissances. Que de jolies choses à leur dire I II me
semble donc qu'une poésie enfantine nous manque
et serait bien venue. J'ai inspiration : que penses-tu
décela? Faut-il enfin me débarrasser de mes idées
en les étouffant ou les laissant aller? Je ne sais pour-
quoi je les ai ; que Dieu m'éclaire. Réponds-moi là-
dessus et dis-moi si je n'ai pas à craindre la perte de
temps, si mes Enfantines réussiraient ^ Alors plus
d'indécisions, je suis à Toeuvre ; autrement j'aime
mieux toute ma vie faire des bas que des vers inu-
tiles. Quand on pense au compte que nous aurons à
rendre à Dieu de toutes nos actions, de tous nos
moments, il y a de quoi pensera l'emploi qu'on en
fait. La vie est si courte pour gagner le ciel, que
chaque moment perdu vaut des larmes.
J'ai une peine de conscience ou de cœur. Il quitte
le diocèse, ce saint prêtre- dont je t'ai parlé dans
mon voj-age jubilaire. Je le regrette d'autant qu'il
m'avait permis de lui écrire et que j'espérais beau-
coup de cette correspondance spirituelle. N'en par-
lons pas. Te souviens-tu de moi dans tes prières?
On doit prier autant qu'aimer. Tu as de moi l'un et
l'autre. Adieu.
1. Voyez le 2« fragment inséré à la suite du Journal de
M"*^ de Guérin.
2. M. Périaux, grand vicaire d'Albi. Il revint dans le diocèse
de Baveux, après la mort de Mgr Brault, et est mort lui-même
curé de Sainle-Trinité de Falaise, en 1863. M. Périaux est le
bon curé de Xormandie dont M"^ de Guérin parle plusieurs fois
dans son Journal et dans ses lettres.
LETTRES 127
AU MÊME
13 septembre 1834.
Raj'mond part dans un mois et doit venir prendre
nos paquets pour toi, mon cher Maurice. Je ne lui en
donnerai guère d'autres que ce petit cahier, où je
veux t'écrire tous les jours jusqu'au départ de ton
ami. Ce ne sera qu'une lettre en trente pages, plus
ou moins, suivant les événements et le cours des
idées, car il vient parfois bien des choses dans l'âme
et dans la maison et d'autres fois rien du tout * !
Cette semaine, par exemple, le Cayla est sorti de
son calme habituel par l'arrivée de nos cousins de
Thézac et de Bellerive qui sont venus en train de
chasse se divertir et faire peur au gibier. Ce sont
tous de grands jeunes gens maintenant, ce qui me
fait pe/îse;-, moi qui les ai vus naître. Mon Dieu, que
nous croissons vite !
Ils sont partis hier, nos chasseurs, après tant de
brillants exploits et avoir tant tué et tué que le pays
sent la poudre comme un champ de bataille. Nous
voilà redevenus tranquilles : rien ne bruite en ce
moment que ma plume sur le papier, et une mouche
qui bourdonne dans ma chambre. Ce calme a quelque
chose de si doucement agréable que j'en voudrais
jouir san fin et m'y endors comme sur un lit de
repos. Vraiment il faut me secouer pour me tirer de
1, Ce petit cahier ne s'est malheureusement pas retrouvé. Le
premier des cahiers que nous avons publiés (Paris, Didier, 1862),
a été commencé deux mois plus tard, le 15 norerobre 1832,, (S. I.)
128 EUGÉNIE DE GUÉRIN
là. Je suis trop bien dans macliambrette, je m'en vais.
Le 14. Il est dimanche, jour de courses pour le
Ca3'la. Aussi, au soleil levé, étions-nous, Mimietmoi,
sur les hauteurs de Saint-Pierre, allant à la première
messe à Cahuzac. Me voici de retour pensant au
grand sermon du père Bories. C'est toujours notre
Massillon. parlant mieux qu'aucun autre et morali-
sant à merveille. Ce n'est pas sa faute si ceux qui
l'entendent ne sont déjà bien haut dans le ciel.
Lumières, exhortations, conseils fortifiants, rien ne
me manque, et cependant je suis encore ici atterrée
sans mouvement, n'ayant pas même la force de chan-
ger de place. Je ne sais pourquoi mon âme est ainsi
ni d'où lui peut venir un tel affaissement, elle qui
devrait être si légère, qui devrait aller à Dieu aussi
facilement que l'oiseau sur la branche, car je ne
sais rien qui me retienne et m'attache au monde Le
passé non plus ne devrait pas m'attacher. C'est à
peine s'il me laisse un souvenir de trop sur la cons-
cience, à part lequel ma vie ressemble assez à celle
d'un enfant. Tu me connais, mon cher Maurice ;
mais tu ne savais pas cela, tu ne te doutais pas que
j'étais parfois malheureuse aux larmes de mes peines
de conscience, sans les connaître et sans pouvoir
m'en guérir. Aujourd'hui, je suis bien parce que j'ai
communié. Je remarque avec admiration le grand
remède que j'y trouve et que, suivant l'expression de
saint François de Sales, je sens que j'ai Jésus-Christ
au cœur, à la tête, à l'esprit, en tout mon être. Puisse
ce calme me durer ! Alors tout est en santé, l'âme et
le corps, et la poésie aussi me revient. Ce n'est
qu'en temps de paix que je chante. Comprends-tu
cela, mon cher ami ?
LETTRES 129
A M"'^ ANTOINETTE DE BOISSET
A lisle-d'albi.
[Novembre 1834.]
Votre arrêt est prononcé, ma chère Antoinette,
mais ne tremblez pas, ce n'est rien de bien rigou-
reux. Le moyen de l'être avec vous, ma belle sup-
pliante, quand je vous vois me dire cent choses
tendres et puis vous jeter à mon cou comme pour
vous remettre à la discrétion de mon amitié ? Avec
une telle accusée, la justice s'en va et laisse faire le
cœur. Le voilà juge, et votre affaire est gagnée.
Silence de deux mois, oubli apparent, indifférence,
tout ce qui criait contre vous se tait. Je n'entends
rien que ce que vous venez me dire à présent. Merci,
ma chère amie, merci mille fois de ce charmant
ressouvenir, de ce joli réveil d'amitié qui m'a fait
tant de plaisir dans ma solitude. Ne saviez-vous pas
que je suis seule et que rien ne passe par ici que
quelques corbeaux pour toute distraction ? Heureu-
sement enfin vous m'êtes arrivée, et je mets bien
sur votre conscience les distractions plus aimables
que vous m'avez données dans la prière, car j'allais
dans ma chapelle lorsqu'on m'a remis votre lettre, et
vous m'y avez bien suivie.
Je vous plains de tout mon cœur de la perte de
votre Elix; je comprends combien cette séparation
a dû vous être pénible et tout ce qu'un enfant si
aimable doit vous laisser de regrets à tous, mais
surtout à vous qui me sembliez sa sœur favorite.
DE GUÉRIN 9
130 EUGÉNIE DE GUÉRIX
Avez-vous de ses nouvelles, et comment s'accom-
mode-t-il de son nouveau maître et de sa vie de sémi-
naire ? Pauvre petit ! Est-il en soutane? Je le vou-
drais voir ; lEglise n'eut jamais de plus jolie ligure.
Vous serez bien impatients de le revoir. J'admire le
courage de M"^^ de Boisset d'avoir pu sitôt faire ce
sacrifice ; mais Dieu, qui fait le cœur des mères si
tendre, le fait bien fort aussi. Celui des sœurs lui
ressemble, n'est-ce pas ?
Je l'ai senti souvent et j'espère bien me remettre
en l'épreuve, si je vis encore un an, car Maurice
vient de m'écrire qu'il viendra au mois d'août. Je
compte déjà, et les mois me semblent longs ; mais
les jours s'en vont en attendant et celui-là enfin
viendra. Après tant d'événements vous comprenez si
je dois avoir du plaisir à revoir ce pauvre exilé. N'est-
ce pas vraiment un exil pour les jeunes gens, cet
éloignement de la famille et de la maison où l'on est
si bien ? Quel lieu dans le monde peut remplacer le
chez soi ? Je n'en connais pas ; il est vrai que je ne
me suis guère étendue au dehors, et qu'une taupinée
me semble une montagne ; mais c'est égal, le petit
fait sentir le grand. Je m'en tiens au bonheur du
chez soi. J'en jouis à plein cœur depuis un an que
je n'ai guère bougé d'ici, mais Marie me manque à
présent. Quel vide elle me laisse ! Dieu me préserve
que ce fut pour toujours. A table, au salon, à la cui-
sine, dans ma chambre, dans le chemin de Cahuzac,
partout elle me manque. Elle est à Gaillac, chez nos
cousines, où on la traite de manière à la faire rester
longtemps.
Vous me parlez de mes poulets ; je les aime tou-
jours, je Yous le prouve en vous quittant un peu
LETTRES 131
pour les aller faire souper. — Ils sont tous de bon
appétit, mes chers petits poulets, mais un m'est venu
avec la patte cassée. Le pauvre m'a fait pitié, le
voilà à l'infirmerie jusqu'à guérison, c'est-à-dire à la
cuisine, où je lui ferai autant de visites qu'un méde-
cin. Vous rirez de moi, mais j'aime les bêtes : chiens,
poulets, pigeons, tous les animaux, excepté ceux qui
sont gros et gras, et qui n'ont rien pour le cœur.
Vous voulez savoir ma vie, ma chère Antoinette ;
c'est toujours la même, fort occupée à mille riens de
ménage, à faire la soupe parfois. Nous sommes avec
une cuisinière de seize ans, l'ancienne nous a quittés
et va prendre un maître à bâton, je le crains pour
elle ; mais c'est son affaire ; la nôtre, c'est de faire
notre dîner. Je l'aime assez ; le coin du feu de la
cuisine et le parfum des fourneaux ont bien leur
charme. Quoi qu'il en soit, je m'y plais, surtout
quand j'ai Pierril pour marmiton '. C'est un enfant
assez gentil, qui m'amuse par ses questions. Un soir,
comme je lui faisais le catéchisme, il m'arrêta tout
court pour me demander si l'âme était immortelle ;
peu après, ce que c'était qu'un philosophe, et sur ma
réponse que c'était quelqu'un de sage et de savant :
« Donc, mademoiselle, vous êtes philosophe. » Ce
fut dit avec un air de bonhomie si naïve, si drôle,
que mon sérieux de catéchiste en fut déconcerté pour
la soirée, je crus m.ourir de rire. Ce qui lui donnait
cette idée philosophique sur mon compte, c'est qu'il
m'avait vu ouvrir un gros livre, et que je sais le caté-
chisme sans le voir.
1. Cf. le Journal à la date du 18 novembre 1834. Piervil ve-
nait de quitter le Ca3'Ia. (* Il était à terme le jour de la Saint-
Brice. » (13 novembre.)
132 EUGÉNIE DE GUÉRIN
Voilà mes soirées d'hiver et leurs amusements,
fort innocents sans doute, et qui ont bien leur joli
côté. x\près dîner, ordinairement, je fais visite à des
agneaux qui viennent de naître; je leur dis qu'ils
sont jolis et de grossir vite ; mais tout cela je le vois
seule, et cela n'a pas de moitié son prix, tout plaisir
doit être partagé. Je mets en tète ceux que me don-
nent mes lettres d'amies, je le préfère même aux
agneaux, mais j'en jouis plus rarement. On dirait
surtout qu'Antoinette veut m'habituer à l'attente,
mais j'ai le cœur trop impatient. Ce n'est pas une
fâcherie, c'est une plainte que je fais en vous quittant,
afin que par pitié vous me reveniez plus tôt.
A M. MAURICE DE GUERIN
A PARIS.
[1834 ?]
Un courrier impromptu passant à la Croix pour
Albi me fait penser à notre député qui, nous as-tu
dit, se chargera volontiers de nos lettres. Celle-ci
sera courte, un abrégé, un rien que je trace au galop
en attendant Délern, notre messager. Cest papa qui
est venu tout essoufflé du Pausadou * pour nous an-
noncer ce départ, et voilà plumes en train, Mimi d'un
côté et moi de l'autre. Elle répond à ta lettre venue
avant-hier, etje viens seulement ajouter un souvenir
1. Petit hameau voisin du Cavla.
LETTRES 133
à mon courrier de vendredi. Le temps est court, je
voudrais écrire à Louise par la même occasion, ce
qui me fera te voler quelques minutes. Tu n'en seras
pas fâché, et d'ailleurs que te dirais-je aujourd'hui
que je ne t'aie dit cent fois ? Je rabâche, je répète, je
suis comme les vieux, redisant le soir ce que j'ai dit
le matin.
Mais voici du neuf, un reproche : ne tremble pas,
c'est une plainte. Je voulais te dire que ta lettre à
Mimi lui eût fait bien plus de plaisir si le format en
était plus grand et s'il n'y fallait ajouter mille choses
qui manquent toujours à tes lettres. Est-ce ta faute
ou celle de ton cœur d'homme ? Le nôtre, ce me
semble, s'entend mieux en amitié, et n'attend pas
qu'on lui demande des tendresses et tout ce qu'on
aime à voir dans une correspondance amicale. Ces
pauvres frères, nous les gâtons, nous les aimons trop,
nous les aimons tant que le faire ainsi leur semble
impossible. Mais je veux me corriger et, au lieu de
mes longues épîtres que je t'écrivais, tu n'auras que
des abrégés. C'est une résolution prise jusqu'à ce
que tu m'écrives à ma fantaisie. Adieu donc le petit
Journal : que me sert? Tu ne m'en écris pas plus au
long. Rien pour rien. Je ne saurai jamais un mot de
ta vie parce que, dis-tu, tu t'étendrais si loin que je
me lasserais à te suivre. Où irais-tu donc, quand ce
serait au bout du monde, que je n'y arrive avec toi ?
ce n'est qu'une défaite, une excuse de paresseux ou
d'un petit cœur à la glace.
Tu vas te fâcher, te plaindre ; mais pourquoi
écris-tu si court ? Sans cette lettre à Mimi, je te di-
rais de plus jolies choses, ou de plus douces du
moins, car je n'ai pas beaucoup d'amertume dans
134 EUGÉNIE DE GUÉRIX
l'àme, et déjà le doux me revient. Ce pauvre Mau-
rice, qui nous aime sans doute, que lui veux-tu, que
lui demandes-tu? Au lieu de lui dire merci pour tout
ce qu'il fait maintenant, je lui adresse des grondades.
Ce n'est pas bien. Alors je me tais, embrassons-nous
et tout est fini.
Comme te revoilà riche, mon ami, avec tes dix-
huit cents francs I Dieu soit loué et tes amis bénis et
ce bon M. Buquet ! Sois bien assuré que papa ne
fait plus de jugements téméraires à leur sujet, et que
nous leur portons toute la reconnaissance du monde
pour ce qu'ils ont fait pour toi. Ton cher Lefebvre
serait-il pour quelque chose dans ta bonne fortune?
Je voudrais savoir ce qu'il fait. Tu sais comme je
l'aimais, cet ami. Et ceux de Bretagne, n'en saurons-
nous plus rien? Réponds-moi un mot sur leur compte
et n'oublie pas La Chênaie si tu en sais quelque
chose. Crois-tu que je l'ai en oubli? Oh ! non, mais
je ne pense jamais à l'ange déchu qu'avec un quel-
que chose au cœur que je ne puis exprimer. Dis-
nous ce qu'il fait. Par ici on dit qu'il grogne contre
Rome dans sa solitude et qu'il vient de publier sa
Philosophie. Nos journaux pourtant n'en ont rien
dit. Il est vrai que ce n'est pas la pauvre petite
Gazette du Langiiedoe qui ne dit que du cancanage.
Voilà Délern. Adieu, mon cher ami ; je t'aime tou-
jours. Je n'ai que le temps d'assurer Félicité et sa
famille de toutes mes affections.
i
LETTRES 135
A M. H. DE LA MORVONNAIS
AU VAL DE l'ARGUENON, PAR PLANCOET
(cotes-du-nord).
Au Cayla, 28 juillet 1835.
Avez-voiis pensé, Monsieur, que je ne voulais
plus vous écrire? Oh ! vous vous seriez bien trompé.
C'est votre voj^age à Paris et d'autres choses ensuite
qui m'ont empêchée devons parler plus tôt de Marie,
Mais parlons-en aujourd'hui. Oui, parlons d'elle,
toujours d'elle, qu'elle soit toujours entre vous et
moi. C'est pour elle que je vous écris, d'abord parce
que je l'aime et que son souvenir m'est doux à rap-
peler, et puis, parce qu'elle me paraît aise que vous
entendiez quelquefois ces tours de langage qui vous
le rappellent an vif. Je viens donc vous la rappeler,
Monsieur, cette sainte ressemblance, si douce pour
moi quand vous l'apercevez. Que je bénis Dieu de
me l'avoir donnée et de pouvoir ainsi vous faire du
bien ! Ce sera ma mission auprès de vous, et que je
la vais remplir avec bonheur 1
Ne dites pas qu'il y ait en cette acceptation du
mérite ni acte profond de charité. Mon cœur va tout
naturellement vers ceux qui pleurent, et je suis con-
tente comme un ange lorsque je puis les consoler.
Vous me dites que votre vie n'aura plus de côté riant,
que je n'en puis tirer que tristesses. Je le sais bien,
monsieur, mais cela m'éloignerait-il, moi qui aimais
Marie, votre pleurée? Ah! pleurons-la, pleurez sur
moi si vous voulez ; il ne m'est pas pénible de rece-
136 EUGÉNIE DE GLÉRIN
voir des pleurs. Ce n'est pas que mon cœur soit fort,
comme vous le croyez ; seulement il est chrétien, et
trouve au pied de la croix de quoi supporter ses
douleurs et celles de ses frères. Marie le faisait
ainsi... Tâchons d'imiter les saints. Vous l'enseigne-
rez à sa fille près de cette croix, sur cette tomhe où
vous la menez souvent. Pauvre petite I que je vou-
drais la voir, l'accompagner dans ce pèlerinage au
cercueil près de la mer, sous les sapins, y prier, y
pleurer, la prendre sur mes genoux et lui parler du
ciel et de sa mère î Ce me serait. Monsieur, une féli-
cite : il en est, vous savez, de tristes.
M'amènerez-vous votre fille ? Oh! amenez-la-moi,
puisque je ne puis pas venir en Bretagne ; je veux la
voir, je veuxjouir de son intelligence, de ses caresses,
de tous ses charmes enfantins ; amenez-la-moi, je
veuxjouir de cette belle petite créature qui m'appar-
tient par le cœur et par Dieu qui m'avait donné sa
mère. Consentez-vous à l'adoption, Monsieur, etque
je donne à votre enfant comme une affection mater-
nelle ? Sa mère l'aimait, je l'aime, cet amour n'aura
fait que changer de cœur. Apprenez-moi ses progrès
en tout genre et si elle parle encore d'aller joindre
sa mère. Pauvre petite, c'est quand elle sera plus
grande que ce désir surtout lui viendra. Revoir sa
mère est la douce pensée qui reste à une orpheline
jusqu'à ce que le ciel s'ouvre enfin. Mais 1 heure en
est loin pour votre Marie peut-être, et jusque-là, qui
sait?... Jésus lui-même n'entra au repos qu'après
avoir suivi le long chemin du Calvaire. Tous, chré-
tiens grands et petits, nous marchons à sa suite,
portant chacun notre croix. La vôtre est bien pesante,
Monsieur, je n'y puis penser qu'en priant aussitôt
LETTRES 137
pour VOUS ; il me semble que ma prière vous aide.
Ce n'est pas avoir trop de foi, puisque Dieu nous
apprend que la prière est si puissante. Et, d'ailleurs,
je ne conçois rien tant que la prière. Prier, pour moi,
c'est aimer, c'est croire, c'est espérer. Je prie donc
pour vous, pour votre fille et pour Marie à l'Angelus
de chaque soir. C'est l'heure où je pense aux morts,
toujours plus nombreux.
Je ne vous ai pas écrit que je portais un autre
deuil, que j'avais perdu ma grand'mère. Depuis dix
jours elle nous a quittés et s'en est allée joindre pres-
que toute sa famille. Mon père restait seul de tous ses
enfants. La voilà maintenant heureuse avec les autres
au ciel. Que nous sommes heureux, les chrétiens,
nous ne pouvons pas nous perdre 1 On pleure du
départ, mais on espère ; on pleure, mais on voit le
ciel. Toute ma famille, Monsieur, se remet sur moi
de vous faire part du triste événement ainsi que de
ses vœux pour votre voyage au Cayla. Venez-y conso-
ler les affligés, venez -y pour y prier avec nous. Oui,
prions tous, parents et amis, prions pour notre mère.
Prions, c'est notre meilleure tendresse, à présent,
la vraie tendresse des chrétiens.
Comment avez-vous retrouvé le Val? Comme un
tombeau sans doute. Vous y voilà pour jamais. Et
vos frères vous viennent visiter dans la Thébaïde en
deuil ! Maurice vous écrit toujours. Que vous sem-
ble-t-il de son âme ? Je la trouve triste sans avoir de
malheur. C'est la vague de la tristesse, état maladif
qui affaisse l'âme, l'affaiblit et la tue à la fin, si elle
ne lutte pas contre son mal ; mais elle a besoin d'aide
en ceci, et je dis à Maurice de s'adresser à Dieu
comme un bon et pieux chrétien. Il est religieux et
N.
138 EUGÉNIE DE GUÉRIN
se plaint! Oh I s'il pouvait prier, si je savais qu'il le
fit ! Dites-lui qu'on n'est pas religieux sans prière,
qu'on n'est pas heureux non plus ; dites-le-lui, Mon-
sieur, vous qu'il écoute si bien ; dites-lui ce que vous
faites ; dites-lui ce qui console, vous qui avez tant
pleuré. Qu'il se joigne à vous. Regardons en haut,
nous tous qui éprouvons les angoisses de la vie et
l'amertume des larmes. Vo^-ez, les cieux sont si près
de nous que nous n'avons qu'à lever les j-eux pour
les voir. Béni soit Dieu c[ui nous a ainsi environnés
d'espérance et mis à notre portée la vue de notre
bonheur !
Adieu, Monsieur : j'embrasse votre fille et vous
prie de me croire toujours la tendre et fidèle amie de
sa mère.
A M. MAURICE DE GUERIN
A PARIS.
G septembre 1836, jour de Saint-Eugène.
Il y a huit jours que je descendais des montagnes
tout tristement, pensant à Louise, le cœur plein de
son amitié et des regrets de notre séparation. Qu'il
en coûte de s'éloigner d'une amie, quand on a trouvé
tant de bonheur à être ensemble 1 Dire adieu est un
mot qui fait pleurer, qui tue. Fénelon a bien raison
de dire que l'amitié, qui fait le grand bonheur de la
vie, donne aussi d'inexprimables peines. Nous les
avons senties, Louise et moi. C'est qu'au fond les
LETTRES 139
plus douces choses de la vie ont leur amertume. Je
l'apprends^ je le sens toujours plus : qu'y faire ? Se
résigner, s'habituer tout doucement au courant du
monde qui passe si diversement.
Mon ami, j'ai pensé à toi partout aux montagnes,
sous les tilleuls, dans le petit salon, dans la galerie
où l'on m'a fait lire de tes lettres, ces chères lettres
que M. de Bayne conserve avec d'autres papiers pré-
cieux. Je crois que tu lui ferais bien plaisir de lui en
envoyer quelque autre de temps en temps, de lui
parler un peu de ce qui se passe dans le monde litté-
raire. Ce brave homme t'aime particulièrement. Le
nom de « M. Maurice » lui doit être au cœur, car il
l'a souvent sur les lèvres. Cette affection doit te
plaire ; j'y prends plaisir, d'autant qu'il m'en revient
quelque chose comme ta sœur apparemment. Enfin,
je ne sais pourquoi M. de Bayne me traite d'une
manière si distinguée. Il venait, causait, me parlait
de ses grands auteurs, de ses grandes pensées ; nous
ouvrions tous les livres, histoire, philosophie,
légendes, poésie. C'était un cours de littérature que
ses conversations du soir, car c'est le soir que nous
causions, lui sur son fauteuil, le dos tourné à la fe-
nêtre, moi sur le grand sofa, à la place marquée de
la comtessse ; Léontine au bout, Louise sur une
chaise, le plus près de moi, et Criquet à ses pieds
ou sur ses genoux. Tu aurais vu aussi la table ronde
avec des livres, des brochures, des journaux, des
bas entassés autour d'un chandelier, et dessous
l'ombre où venait le grillon. C'était comme il y a
quatre ans, toi de moins. Louise n'est pas du tout
changée. C'est même air de jeunesse, même gaieté,
même œil de feu. Quel regard ! Je voudrais qu'il fût
140 EUGÉNIE DE GUÉRIN
tombé sur Raphaël, que serait-ce? Moi, j'en ai dans
Tâme un tableau charmant : il est vrai.
Je fus coupée là tout court par l'arrivée de Miou,
mon écolière, petite fille, douce, jolie, jolie et bête,
selon papa, qui n'aime pas sa lenteur, ce qui lui fait
juger aigrement ma pauvre protégée. Une grêle est
venue avant-hier enlever nos raisins. C'est pitié de
voir ces pauvres vignes brisées qui promettaient
une abondante récolte. On ne comptait pas sur
moins de soixante-dix barriques : comptez sur quel-
que chose en ce monde !
C'est demain que nous attendons les Raynaud,
grands et petits. Il tarde inhniment à papa d'em-
brasser Auguste, sa femme et les enfants. J'ai eu ce
plaisir la première, à mon passage à Albi. Juge du
bonheur et comme la connaissance fut bientôt faite
avec Félicité. Cet air d'amis que nous eûmes d'abord
surprit tout le monde, ceux qui ne savaient pas que
nous nous connaissions déjà de cœur. Je trouve
notre cousine bonne, simple, amicale, t'aimant beau-
coup, ce qui fait que je ne l'aime pas peu. Nous
avons causé de toi : « Parlez-moi de Maurice ; que
fait-il ? pense-t-il à nous ? viendra-t-il enfin ? » et
autres questions que j'ai faites, que je ferai encore
ces jours-ci plus à loisir. Il pleut, par malheur, ce
qui nous empêchera de sortir, de nous asseoir sous
quelque chêne où il fait bon dire ses secrets.
Si nous t'avions aussi, quel bonheur ! N'y pensons!
pas, puisque }' penser ne fait rien que donner pluj
de regrets. Mais pourtant souviens-toi que je t(
veux, que nous te voulons l'an prochain. Arrange^
toi en conséquence, ou dis-nous que tu neveux pa!
venir. Je ne vois rien que l'agrégation qui puisse t(
LHTTIŒS 141
retenir ; mais d'ici à un an tu as tout le temps de te
préparer. Prépare-toi au plus tôt, présente-toi sans
hésiter. Un peu de courage, allons ; les courageux
l'emportent. Pense au plaisir que tu nous feras, à
celui qu'aura papa, le cher père qui t'aime tant que
nous serions jaloux, si nous n'avions malgré cela
notre part de tendresse. Le cœur d'un père est
infini.
A M»« ANTOINETTE DE BOISSET
[Le 29 septembre 1836].
Que je vous plains, ma pauvre Antoinette ! que je
trouve accablant le coup qui vient de vous frapper
et toute votre famille ! Je vous vois désolée, pleu-
rante, ayant besoin de consolations, et moi qui vou-
drais vous en offrir, je ne puis rien, non, rien que
m'associer à votre affliction en la partageant vive-
ment. Je sens mon insuffisance et celle de toute
compassion humaine dans une pareille douleur.
Notre soutien nous vient déplus haut, comme vous
me l'avez dit naguère dans une semblable occasion.
J'aime à me rappeler ces paroles et la tendre amitié
dont elles étaient l'expression. Ce fut pour moi quel-
que chose de céleste et qui me fait demander aujour-
d'hui à Dieu la grâce de vous rendre le bien que
vous me fîtes alors. Mais que puis-je, encore une
fois, ma chère amie, que m'affliger avec vous et prier
Dieu de vous donner la résignation et la force dont
142 EUGÉNIE DE GUÉRIN
VOUS avez tant de besoin dans le chagrin qu'il vous
envoie maintenant ?chagrin bien amer, bien profond
pour vous, je le comprends et le partage comme amie .
et comme sœur. Il est si triste de perdre un frère ! j
Mais Dieu veut que nous soyons tôt ou tard sé-
parés Tun de l'autre, et que, dans ces séparations,
notre cœur s'attache plus fortement à lui et se tourne
entièrement vers le lieu où s'en vont tous ceux qui
nous manquent. La mort de ceux qu'on aime nous
enseigne à nous détacher de la vie et de tout ce qui
passe sur cette pauvre terre d'exil, et à n'avoir que
des espérances célestes. C'est quand on est triste
qu'on sent qu'on a besoin du ciel ; aussi Dieu le pro-
met-il à ceux qui pleurent et les appelle-t-il bien-
heureux parce qu'ils seront consolés. Oh ! forti-
fiante promesse, et qu'elle nous aide puissamment à
porter notre croix, toute pesante qu'elle est 1 Le ciel
est promis, mais il le faut gagner par la souffrance et,
comme Jésus-Christ, arriver à la gloire par le long
chemin du Calvaire. Vous, ma chère amie, qui avez
fait si souvent et si pieusement le chemin de la croix,
vous avez appris là la résignation, la force dans les
afflictions de la vie.
Dans celle que Dieu vous envoie maintenant, je
compte beaucoup sur votre courage et vos senti-
ments religieux ; mais je suis en peine pour votre
sanlé, pour celle de votre chère Laure, si délicate et
si ébranlée par un coup pareil. Aussi j'aurais grand
besoin d'un mot qui me rassure sur votre compte,
sur celui de M"^ Laure, et je l'attends de votre
amitié.
LETTRES 143
A M. HIPPOLYTE DE LA MORVONNAIS
Au Cayla, 2 féviier 1837.
Il y a aujourd'hui deux ans qu'une lettre de Mau-
rice m'apprit la mort de votre chère Marie, mort à
laquelle je pensais en me réveillant et dont je viens
célébrer Fanniversaire en vous écrivant, Monsieur.
Je ne crois pouvoir mieux passer cette journée
qu'en vous parlant d'elle, de vous, de sa fille, du ciel
où elle est, d'où elle veille sur tout ce qu'elle aimait.
Marie prie pour nous, elle s'occupe de notre bon-
heur, du vôtre surtout, comme si elle était sur la
terre et mieux encore, car elle nous aime bien autre-
ment au ciel. Aussi j'espère beaucoup pour votre
âme; il lui viendra de ces grâces que nous obtien-
nent les saints, les amis que nous avons auprès de
Dieu, je veux dire ces secours intérieurs qui conso-
lent, qui soutiennent l'âme dans ses défaillances, qui
vous sont si nécessaires, Monsieur. Je remarque
cela dans vos lettres, et ce n'est pas sans peine que
je vous vois toujours dans une inconsolable tris-
tesse. Vous le savez, cependant, la foi nous donne
l'espérance, et il n'est pas permis au chrélien de
s'afïliger comme ceux qui ne connaissent pas Dieu ;
car, pour vos fidèles, Seigneur, mourir n'est pas
perdre la vie, mais passer à une vie meilleure.
Consolons- nous donc en pensant que ceux qui nous
quittent sont plus heureux qu'avec nous. Les morts
bienheureux nous disent : Ne pleurez pas, suivez
plutôt la voie qui peut vous mener où nous sommes ;
144 EUGÉNIE DE GUÉRIN
on y vient en aimant Dieu, en le servant de tout son
cœur, dans le deuil, dans les séparations, dans les
douleurs, les tristesses, les larmes qui remplissent
toute la vie. Le ciel est au bout ; il faut passer par
ces épreuves comme le soldat marche à la gloire, à
travers les champs de bataille, sans faiblir et sans
s'étonner.
Que je voudrais voir passer en vous, Monsieur,
cette force qui vient de Dieu, que nous trouvons
dans la prière, dans les pieuses lectures, dans les
pratiques de la religion, si consolantes et si douces!
Pourquoi tous les affligés ne connaissent-ils pas
cela ? Que ne peuvent-ils découvrir ce trésor d'où
sortent si abondants tous les biens qu'il faut à
l'àme ! Mon Dieu, que nous savons peu profiter de
vos dons ! Je connais plus d'un affligé qui se perd,
faute de chercher la consolation où il faut. Ce n'est
ni dans l'étude, ni dans la contemplation de la
nature, ni dans les hommes, ni dans rien de créé
que ràrae trouve à se consoler ; mais en Dieu, en
Dieu seul, dans sa parole, dans les divines écritures,
dans la vie croyante et pieuse. Ah ! Monsieur, qui,
se mettant à genoux avec le cœur plein de larmes, ne
s'est relevé consolé ?
Vous lavez éprouvé, sans doute ; ce n'est pas à
moi à vous apprendre ces choses, mais j'aime d'en
parler, parce qu'il y a un charme infini dans ces en-
tretiens célestes, parce que cela me sort du cœur
pour vous, en pensant que Dieu me charge de vous
consoler. Que vous dirais-je ? Je ne sais autre chose,
je n'ai rien appris du monde, il m'est étranger ainsi
que son langage. Je ne sais que la parole pieuse ;
vous me trouverez muette, si vous ne l'entendez
LETTRES 145
pas ; vous l'entendrez, je le vois, puisque vous par-
lez de prières ; mais dites-moi, Monsieur, pourquoi
ajoutez-vous que votre âme se gâte de plus en plus ?
Ce mal me fait de la peine ; c'est l'expression d'une
foi malade, d'un cœur éloigné de Dieu. Ce serait
triste de vous voir ainsi décliner, vous que vos
épreuves ont placé si haut près de Jésus sur le Cal-
vaire. Là sont ceux qui souffrent pour de là monter
aux cieux. Aussi je vous voj'ais comme un prédes-
tiné, comme un de ceux dont Jésus-Christ a dit :
« Bienheureux ceux qui souffrent. » Vous souffrez
tant : ne perdez pas le fruit du martyre. Voyez le
ciel ouvert comme Etienne, foi, espérance 1 que
votre âme s'élève en haut, et elle ne se gâtera pas ;
quittons la terre qui nous souille, qui nous ternit,
pauvres c^'gnes.
Car comment conserver sa divine blancheur
Au milieu de la fange et jiarmi la poussière
Qui s'atlachc ici-bas atout, même à la fleur ?
Oh ! craignez, craignez donc de vous souiller sur terre,
Vierges, colombes du Seigneur,
Petits enfants, flocons de neige,
Prêtres, poètes, pur cortège ;
Parmi ce monde corrupteur,
Passez comme un rayon à travers la vapeur î
Ne nous arrêtons pas sur ce globe de fange.
Oh î qui que nous soyons, regardons les hauts lieux :
Du soleil de l'homme et de l'ange,
La belle demeure est aux cieux.
Qu'offre le monde, hélas ! pour que notre œil y tombe ?
Qu'est la terre, mon Dieu ? Rien qu'une immense tombe
Où sont ensevelis siècles, rois, nations,
Et tant d'objets d'amour qu'en nos bras nous pressions.
Oh 1 passons, passons donc, comme en un cimetière,
Passons en répandant les pleurs et la prière !
Oui, prions, Monsieur ; je vous le dirai de mille
DE GtÉRIN ÎO
146 EUGÉNIE DE GUÉKIX
façons, parce que la prière est ce qu'il vous faut,
parce qu'aussi bien que la poésie elle console les
pauvres poètes dans leur deuil. Essayez de Dieu
après la poésie, et vous vous trouverez mieux, et
votre âme ne se gâtera pas davantage. Votre âme
se gâter, quel malheur ! Je prie bien Dieu de vous
en préserver ; quel chagrin pour Marie si elle vous
voyait I So^-ez ce qu'elle vous a vu, et, après Dieu,
le plus saint gardien de l'enfant quelle vous a laissé,
de votre chère petite fille pour laquelle seule votre
âme devrait se conserver pure.
Pardon, Monsieur, je vous crois toujours bien
bon ; c'est moi qui vais trop loin, qui nie suis trop
alarmée d'une expression mal comprise ; vous ne
vous gâtez pas, non ; mais vous pleurez trop, mais
vous ne croyez pas assez peut-être. Je vous jette des
idées qui me viennent d'une grande crainte et d'un
grand amour pour votre âme. Que ne ferais-je pas
pour son salut, pour celui de tous les hommes, ces
frères rachetés du sang de Jésus-Christ ! C'est bien
vous parler en sœur ; mais vous m'en avez donné
le titre, et je m'en sers pour m'exprimer librement,
pour vous remercier de tout mon cœur de ce que
vous me dites d'aimable, d'obligeant pour moi et les
miens. Au nom de tous, venez nous voir et amenez-
nous Marie; il nous tarde de la caresser, de la tenir
sur nos genoux. Veuillez bien l'embrasser pour moi,
la chère petite. Chargez-vous aussi de nos souvenirs
pour votre sœur Adèle et de lui dire combien sa peur
de moi me fait rire ; qu'elle se rassure et veuille
bien me voira sa portée pour l'embrasser bien ten-
drement.
Comme vous le dites, Maurice est changé en biea
1
LETTRES 147
et en mal ; en se roidissant, son âme a perdu de sa
tendresse ;ce n'est plus ce frère qui m'aimait comme
un enfant, me contait naïvement toutes choses. Il se
tait à présent ; pourquoi ? Dieu le sait. Cela me
peine, mais je me tais aussi. Ne faut-il pas se rési-
gner à tout ? que ferait la plainte ? j'attends à le
revoir. Au reste, je ne sais si j'ai bien saisi ce que
vous me dites de lui ni bien d'autres choses de votre
lettre, ne pouvant pas trop lire votre écriture.
Pourriez-vous la rendre meilleure ? Je le voudrais
pour le plaisir que j'ai à vous lire.
Adieu ; passez-moi toutes mes franchises, et croyez
toujours, Monsieur, à mes sentiments dévoués.
[P. S.\ Il me tarde que tout obstacle ait cessé pour
la publication de Wordsworth. Mon père et toute la
famille m'ont bien chargée de vous présenter leurs
souvenirs affectueux.
A W' LOUISE DE BAYNE
[AlbiJ, mardi 4 aviil[1837].
Cholet est venu comme j'allais à l'église avec
votre lettre de tristesse que j'ai lue tout près du
portail de Sainte-Cécile. C'est vous dire, chère amie,
que je vous ai menée devant Dieu, que je l'ai prié
de vous faire supporter avec résignation ces cha-
grins de cœur, ces pertes, ces morts qui nous frap-
pent à tout moment. Voilà la vie, pleine de sépara-
tions et de larmes. C'est triste, bien triste pour la
148 EUGÉNIE DE GUÉRIN
nature ; mais la foi console, mais l'àme sait que,
lorsque cette maison de terre où elle habite vient à
se détruire, elle en acquiert une autre dans le ciel
qui dure éternellement. Ce passage de la préface des
morts est sublime et plus consolant que tout ce
qu'on peut dire pour se consoler de la perte de ceux
que l'on aime. Le langage humain est bien froid,
bien impuissant : ce n'est qu'un son lugubre comme
celui de la cloche ; allons devant Dieu, si nous
voulons entendre ce qui console et fortifie. Je l'ai
remarqué, les personnes pieuses les plus simples,
les plus ignorantes, trouvent dans ces occasions
d'admirables choses à dire. Jeanotte, qui se trouva
seule auprès de M"^^ deFaramond mourante, l'exhor-
tait comme un missionnaire. C'est que la piété,
l'amour les inspire. Aimons Dieu, et nous saurons
en parler.
Ce pauvre *** est mort sans autre sacrement que
rextrême-onction, tant la mort est venue vite. Ce
n'est pas qu'il ne fût malade depuis longtemps, mais
on ne s'alarmait pas dun mal au pied, lorsque tout
à coup la douleur est montée à la jambe, de là plus
haut, enfin dans tout le corps. M. le curé, qui dînail
en ville, a été appelé en toute hâte, et n'a eu que le
temps de lui donner rextrême-onction. Je ne sais
s'il a pu se confesser. Mon Dieu, tenons-nous prêts.
C'est de M™"^ de Tonnac que je tiens ces détails. J(
vous les donnais dans ma lettre brûlée^ ainsi qu(
mille choses que je ne vous répéterai pas ; ce son!
des riens, de ces mots qui tombent de la plume sansj
laisser de souvenir.
Nous pourrions rire un peu de ces causeries enj
cendres, mais ce n'est pas le moment ; le cœur est]
LETTRES 149
tout au triste parmi ces morts et ces mourants, moi
surtout, qui regrette tant cette bonne, aimable et
pieuse Laure, dont on m'a appris la mort tout à
coup. Pauvre Antoinette, pauvre mère! comme toute
la famille doit être affligée! ils a'maient tant leur
chère Laure *. C'était leur bonheur, leur trésor,
leur consolation à tous. Esprit, douceur, piété,
affection tendre et prévenante lui attachaient tout le
monde. Encore il n'y a pas un an que je la voyais
chez elle, que j'admirais ses qualités, sa gaieté parmi
les souffrances et une piété angélique. Rien ne lui
coûtait à faire ou à supporter de plus pénible. Tou-
jours la volonté de Dieu et des autres. Tout Lisle
doit la pleurer. C'est la grippe qui l'a emportée en
quelques jours. Ce n'est point surprenant dans l'état
où elle était, que ce frêle corps ait succombé au
moindre ébranlement. Il me faudra écrire à Antoi-
nette, et vous pensez s'il m'en coûte 1 Comme vous
le dites, on craint de renouveler la douleur en y
touchant. Cependant faut-il que l'amitié mette des
larmes sur ces plaies du cœur. On pense à Dieu, au
ciel, et la piété fait que ces larmes sont bien douces.
Cependant cette lettre me coûte à écrire ; si vous
étiez près, je vous dirais : aidez-moi ; je m'adres-
serai à mon bon ange. J'avais toujours eu le pressen-
timent que j'aurais à consoler Antoinette sur la mort
de sa sœur. Bonne amie, que Dieu m'épargne cet
office de consolatrice, si pénible, si déchirant I
Pauvre monde, c'est ainsi qu'on le quitte, que
tantôt d'un côté, tantôt de l'autre, nous voyons s'en
aller ceux que nous connaissons. Bientôt on se
1. M''<^ Laure de Boissct, morte le 30 mars de cetle année.
150 EUGENIE DE GUÉRIN
trouve seul, isolé, parmi ceux qui viennent, comme
ces feuilles d'une autre année qui tiennent encore à
l'arbre quand celles du printemps arrivent. Cela se
voit souvent sur les chênes. C'est triste et m'a fait
réfléchir souvent dans nos bois. Tout sert à l'àme,
tout fait penser en haut : le bon Dieu veut et aime
que tout se rapporte à lui ; ainsi la feuille morte uti-
lise la futilité de la promenade.
Hier, à mon lever, je vis deux hirondelles rasant
le clocher de Saint-Salvj'. Ces petites printanières
font grand plaisir : on pense aux beaux jours, au
fleurs, aux fruits, aux raisins, aux amis qu'on ira
voir, toute une série d'idées riantes volent avec les
hirondelles. Euphrasie riait beaucoup et se moquait
presque de mon éclat de joie lorsque j'ai ouvert la
fenêtre ; l'enfant qu'elle est ne sait pas de quoi elle
rit, ni tout ce que j'ai vu tout à coup: leCa3'la, papa,
Marie, les montagnes, Louise, ma chère amie. Cela
vaut bien un cri de joie.
Oui, je viendrai vour voir, vous embrasser, vous
écouter, faire tout ce que nous avons fait l'an der-
nier. Quel bonheur, chère amie 1 Aussi je ne veux
pas m'en priver, ni vous affliger d'un refus. Pour le
retard, j'y suis forcée, pardonnez-lc ; mon pauvre
père est trop impatient de me voir, Marie est pres-
que pleurante, et me dit: « Tu iras plus tard voir
Louise. » Que voulez-vous que je fasse ? J'irai et je
reviendrai. C'est ainsi que le veut mon père et votre
amie. Surtout gardez-vous de croire que papa s'op-
pose au voj-age ; il a été le premier à me le proposer.
A chaque lettre il m'en parle. Encore hier il me
disait : « Il me tarde bien de te voir, mais pour ta
bonne amie, je consens encore à t'accorder le temps
LETTRES 151
que tu voudras, parce qu'il n y a rien que je ne fasse
pour elle. » Que je suis heureuse 1 il croit faire
beaucoup, le très-cher père, en vous envoyant sa
fille. C'est bien savoir que vous l'aimez.
Vo3^ez-vous, bonnes amies, car je vous aime
toutes, et vous adresse également mes tendresses,
il ne faut pas avoir le cœur partagé pour être bien
quelque part, quand ce serait au ciel. Dans mon pa-
radis de Rayssac, je penserais dans ce moment
beaucoup au Cayla. Ainsi, encore un peu de temps,
je vous en conjure ; ne m'en sachez pas mauvais gré,
si je refuse de vous embrasser à présent, c'est pour
vous tenir plus longtemps. Ainsi, conclu, au conten-
tement mutuel, n'est-ce pas ? Je ne vais m'occuper
que de mes commissions et de mon retour qui sera
lundi prochain. Je m'en vais bien traitée, bien gâtée,
c'est le mot, par les amis et parents. Les bons Ma-
thieu, Emilie, me comblent. Les bons parents, que
j'ai de reconnaissance de leur bon accueil, et puis de
tant de choses qui me sont venues pour l'àme ! Je
pars nourrie de sermons, d'édifications, de toutes
sortes de choses saintes.
Si Cholet ne m'avait dit que les charbonniers
partent à onze heures, je vous parlerais au long de
la cérémonie du Bon-Sauveur, cérémonie belle et
touchante, qui fait admirer, qui fait pleurer. Pas
mo3^en d'y tenir quand, après les vœux, la jeune
professe s'allonge sous ce drap mortuaire aux chants
des morts, des enterrements ; mais comme la reli-
gion est aimable 1 Tandis que tout le monde pleure,
deux enfants couvrent de fleurs ce tombeau céleste,
et après un peu de temps, comme celui que nous
passerons dans la tombe, le drap se replie peu à peu
152 EUGÉNIE DE GUÉRIN
et laisse voir la radieuse sainte qui se lève au chant
du Te Deiim et, conduite parla mère supérieure, va
donner un baiser à chacune des sœurs. Cela abat,
puis électrise. Le monde, rien dans le monde ne
vaut ce qui se passe sous ce drap des morts cou-
vert de fleurs. On dit que tout ce que demande à
Dieu la religieuse lui est accordé en ce moment.
Une demanda de mourir : elle mourut. Savez-vous
ce que je demanderais ? que vous fussiez une sainte.
M. *** l'aumônier a donné un doux et pieux dis-
cours. Mais adieu.
A M'"^ LA BARONNE DE MAISTRE *
Gaillac, le 4 décembre 1837.
Madame,
Votre lettre vient de m'arriver du Cayla. Je me hâte
de vous répondre, et pourtant je vous aurai bien fait
attendre ; cela me peine. Par bonheur, voici de
bonnes nouvelles. Maurice va bien, très bien ; il se
remet à la vie, à tout, et se moque à vue d'œil des
arrêts de la médecine. Cela me rend bien heureuse,
bien reconnaissante aux amis qui ont pris tant d'in-
térêt à lui, à vous, Madame, à Dieu surtout qui m'a
rendu mon frère, qui me le conservera, j'espère. De-
puis cette guérison merveilleuse, j'ai grande foi à la
prière, je l'aime. Oh ! la prière est si bonne, si utile,
1. M'^e (Je Maistre, sœur de M. Adrien de Sainte-Marie, ami de
Maurice de Guérin, avait écrit à M '"^ Eugénie de Guérin pour
lui demander des nouvelles de la santé de son frère.
LETTRES 153
si douce pour ces pauvres cœurs de femme ! je n'avais
que cela quand mon frère était si malade. Il nous
faut une consolation surhumaine quand ce qu'on
aime fait souffrir ; en Dieu seul est l'amour sans lar-
mes et d'une durée éternelle.
Je voudrais que tout le monde sût cela, que les
malades, les affligés, tous les souffrants, allassent
puiser à la grande source des consolations. Ils se-
raient bientôt moins à plaindre. Je le dis à Maurice,
qui aussi a besoin de quelque chose du ciel. Quel
bonheur, Madame, si vous rameniez mon frère à des
principes religieux, si vous faisiez sur le monde la
conquête d'une belle âme pour l'amener à Dieu !
Cette œuvre serait belle et bien digne de vous. Que
cela vous vaudrait de grâces et que je vous bénirais !
Essayez, vos paroles ont sur lui tant de puissance !
Je reconnais comme vous les grandes qualités de mon
frère, et me sens toute sympathie pour qui veut les
apprécier. J'aimerais bien qui lui aiderait à les rendre
utiles pour son bonheur en ce monde et en l'autre.
C'est assez vous parler de lui, je pense, pour cal-
mer vos inquiétudes ; il me reste à vous témoigner,
Madame, toute ma reconnaissance de votre vif inté-
rêt et à vous recommander votre santé au nom de
vos parents, au nom de Dieu, qui vous aime et qui
veut que vous viviez pour l'aimer aussi. Me mettrai-
je pour quelque chose dans cette recommandation ?
Sans doute, puisque vous m'avez dit que vous m'ai-
miez et que je ne vous veux que du bien.
Adieu, Madame ; recevez l'assurance de mes sen-
timents d'affection et de reconnaissance, et permet-
tez que je finisse en embrassant votre charmante
Valcnline.
154 EUGÉNIE DE GUÉRIN
A LA MEME
Albi. le 12 mars [1838].
Comme Tautre fois, j'étais à Gaillac, et votre lettre
au Cayla. Je suis fâchée de ce retard et vous écris
tout de suite ; je vous écrirai tous les jours, puisque
mes lettres vous font du bien ; faire du bien est si
doux ! surtout à une àme comme la vôtre. Dieu sait
tout le bonheur que j'y trouve, combien j'aime votre
correspondance, et que vous m'appeliez votre amie.
Donnez-moi, ce nom, et je ne vous en donne pas
d'autre ; croyez-moi, ma chère Marie, cela vaut mieux
pour le cœur que la cérémonie, laissons-la de côté,
comme vous dites et vous faites.
Oh ! oui, la date de votre lettre m'a fait trembler,
tant je crains, chère amie, que l'air de Paris vous
fasse mal. Il n'est pas bon, en effet, puisque j'en ai
vu revenir tant de personnes malades, et vous allez
rentrer dans le lieu de vos souffrances, retrouver la
cause de vos maux de cœur, de tout ce déplorable
dérangement de santé ! J'aimerais mieuxvous savoir
à la campagne, loin, loin du monde. Mais vous me
promettez de vous bien soigner, d'éviter toute émo-
tion, tout ébranlement, d'écarter ce qui pourrait
vous nuire, de changer vos goûts. Je ne sais comment
le monde se personnifie dans mon esprit comme un
être que vous avez aimé, être aimable, mais dange-
reux, avec lequel on ne peut se trouver sans risques.
Voj^ez le mal qu'il vous a fait, voj-ez l'état de votre
santé, vovez aussi l'état de l'âme, aussi souffrante
LETTRES 155
que le corps. Hélas ! quel dérangement, quel malaise,
quel dégoût de toutes choses !
Oh ! s'écriait un saint dans cet état, quel poids de
tristesse m'a fait le monde! quelle amertume il laisse
en se retirant ! Tous les séduits disent de même, dès
que Dieu les a éclairés.
C'est une grâce, et une grande grâce que cette
lumière ; elle vous vient, chère amie, et vous allez
en profiter ; il faut lui ouvrir cœur et âme, la rece-
voir de tous côtés, comme une maison dont on ouvre
les ouverturespourlaisser entrer le soleil. Que vous
serez bientôt tout autre, plus tranquille et plus heu-
reuse! Il me tarde de vous voir là! Vous y viendrez,
la vie chrétienne n'est pas loin de vous. Ce n'est pas
d'être perdue dans Vamourde Dieu, et de ne vivre que
dans le ciel, comme vous pensez de moi. Ce sublime
de la piété n'est pas mon état, ni ce que Dieu
demande d'une pauvre faible créature à peine s'éle-
vant de terre . Nos devoirs ne sont pas si haut ; Dieu
ne les a pas mis à la portée des anges, mais à la
nôtre. Qui de nous ne peut prier, faire l'aumône,
donner des consolations, soigner ses parents, élever
ses enfants ; qui ne peut combattre ses penchants,
surmonter ses goûts, renoncer au mal et faire le
bien? Y a-t-il rien là qui soit au-dessus des forces
humaines ? Et c'est la vie chrétienne, l'amour de
Dieu, qui n'est autre chose que l'accomplissement de
tous nos devoirs.
Oh I si l'on connaissait la piété, on n'en aurait pas
tant peur, et on n'en dirait pas tant de mal : c'est le
baume de la vie, et peut-être on croit dans le monde
qu'elle consiste en amertume, en rudesse, en sauva-
gerie ; mais, croyez-moi, rien n'est plus doux, plus
156 EUGÉNIE DE GUÉRIX
pliable, plus aimant qu'une àme pieuse. J'en connais
qui souffrent tout, qui pardonnent tout, qui aiment
tout, qui sont capables de tout ce qui est grand, noble,
généreux, l'admiration du monde, si le monde les
connaissait. Voilà ce que bien jeune j'ai remarqué,
et m'a remplie d'amour et de vénération pour cette
religion qui rend les hommes si parfaits, qui fait de
si douces et bonnes créatures. J'ai eu des exemples
sous les veux ; j'ai vu ma mère, et chaque souvenir
d'elle, de sa résignation, de son courage dans ses
malheurs et ses souffrances, grave plus profond
dans mon cœur le sentiment religieux d'où lui venait
son secours.
Vo3'ez, ma chère Marie, si ce n'est pas une grâce
que Dieu m'a faite d'avoir été instruite et préservée
de bonne heure. J'ai peu vu le monde ensuite. Si je
l'avais beaucoup vu, il m'aurait séduite comme une
autre, sans doute ; ainsi mes quatre talents pour-
raient bien se réduire à un : à un état de préserva-
tion, dont je dois pourtant de grandes grâces à Dieu,
car ainsi je ressemble assez à la vigne de l'Evangile
entourée de haies. Que vous êtes bonne de me trou-
ver indulgente et de vous étonner que je descende
dans ma conscience pour excuser des erreurs 1
N'est-ce pas que la charité nous enseigne ce que doi-
vent pratiquer entre eux les chrétiens ? Un solitaire
appelé à juger un de ses frères s'avança portant un
panier de sable sur ses épaules, et comme on lui
demanda ce qu'il prétendait avec ce fardeau : « Ce
sont mes fautes, dit-il, que je porte derrière moi. »
Admirable réponse ! dès qu'il est question des fautes
et des faiblesses d'autrui, chacun doit penser à son
panier de sable.
LETTRES 157
L'état de votre santé me peine fort. Oh ! si j'avais
été une de ces amies qui sont venues vous voir les
jours gras, je ne vous aurais pas quittée pour un bal.
Voilà le monde qui ne sait pas sacrifier un plaisir ;
c'est triste à voir et à éprouver. Il y a un endroit de
votre lettre qui m'a navrée ; c'est quand vous parlez
du bruit, du plaisir et des fêtes avec un cœur mort,
et que vous ajoutez : « Si je dois mourir jeune, si je
ne dois pas vous connaître en ce monde i... » Oh ! ne
parlez pas ainsi ; vous guérirez, j'espère, nous nous
verrons. Il est probable que je viendrai à Paris :
Maurice me veut, et bien des raisons m'y attirent.
Adieu ; je suis bien aise que vous fassiez la prière,
ce fruit si doux. Chaque matin nous sommes en-
semble devant Dieu et devant la sainte Vierge ;
croj^ez qu'il vous en viendra du bien. J'ai chargé
Maurice d'un pieux souvenir pour vous, d'un livre ^
que je vous prie de lire. Vous 3^ trouverez charme et
consolation. Croyez-moi, ma chère Marie, toute à
vous ; ne me laissez pas trop longtemps en peine,
songez que votre santé me tourmente.
A LA MEME '
7 avril [1838].
D'où diriez-vous que je viens, ma chère Marie ?
Oh 1 vous ne devineriez pas. De me chauffer au soleil
1. M*"» de Maistre et M"« de Guérin ne s'étaient pas encore
vues.
2. Le texte original de V Introduction à la Vie dévote, par saint
François de Sales.
3. M"<^ de Guérin a transcrit cette lettre tout entière avec de
158 EUGÉNIE DE GUÉRIN
sur un cimetière. Lugubre foyer, si l'on veut; mais
où l'on se trouve au milieu de sa parenté. Là, j'étais
avec mon grand-père, des oncles, des aïeux, une
foule de morts aimés ; il n'y manquait que ma mère
qui, hélas ! repose un peu loin d'ici. Mais pourquoi
me trouvais-je là? Me croyez-vous amante des tom-
beaux ? Pas plus qu'une autre, ma chère. C'est que
je suis allée me confesser ce matin, et comme il y
avait du monde et que j'avais froid à l'église, je suis
sortie et me suis assise au soleil sur le cimetière, et
là les réflexions sont venues, et les pensées vers
l'autre monde, et le compte qu'on rend à Dieu. Le
bon livre d'examen qu'une tombe ! Comme on y lit
des vérités I comme on y trouve de lumières ! comme
les illusions, les erreurs, les rêves de la vie s'y dis-
sipent, et tous les enchantements. Au sortir de là le
monde est jugé, on }- lient moins.
Le pied sur une tombe ou tient moins à la terre.
Il n'est pas de danseuse qui ne laisse sa robe de bal
et sa guirlande de fleurs, pas déjeune fille qui n'ou-
blie sa beauté, personne enfin qui revienne meilleur
de cette terre des morts. Mais que vais-je dire à une
malade ! pardon, pauvre amie. Je devrais vous
égayer^ vous distraire, vous chanter quelque douce
chose, comme le joyeux bouvreuil ; mais ie suis un
oiseau qui s'abat partout, qui varie fort son ramage,
suivant les lieux et les émotions. A vous, toute
légères variantes dans le YIV- cahier de son Journal et on la
trouve dans lédition que nous avons donnée .'pages 184-189).
Après quelque hésitation, nous nous sommes décidé à la repro-
duire ici, pour ne pas rompre le fil d'une correspondance où
elle tient une place essentielle.
LETTRES 159
bonne, à m'écouter avec bonté, à ne pas trouver
trop étrange ce qui nie partira du cœur, souvent peu
en rapport avec vous. Malgré nos sympathies, nous
avons des différences de nature et d'éducation qui
me feraient craindre pour moi, pour notre amitié, si
je ne pensais que Dieu l'a faite, qu'elle ne repose sur
rien d'humain. Ne s'être jamais vu et s'aimer, n'est-
ce pas presque céleste ? Aussi je vous aime d'une
façon toute sainte, je me sens au cœur quelque
chose qui devient tout tendresse et prières pour
vous.
Que je voudrais vous voir heureuse I Votre bon-
heur... qui le peut faire ? où le croyez-vous ? dites,
que je vous aide à le trouver. Ce n'est que pour cela
que je suis votre amie. Voyons, cherchons ; mais
quelle recherche 1 Avez-vous lu l'histoire de ce roi,
désolé de la mort de sa femme, à qui un philosophe
promit de la ressusciter, pourvu qu'on lui trouvât
trois heureux, pour en graver le nom sur le tombeau
de la reine. Jamais on ne put les trouver. Notre âme
donc resterait morte, s'il lui fallait pour vivre un
bonheur humain ; mais au contraire, il faut sortir de
toute l'enceinte du monde, et chercher au delà, c'est-
à-dire en Dieu, dans la vie chrétienne, ce que le
monde ne possède pas. Il n'a pas de bonheur ; ceux
qui l'ont le plus aimé le disent : il distrait, mais ne
remplit pas le vide du cœur. Oh ! le monde a de belles
fêtes qui attirent ; mais^ sois-en siire^ tu te sentiras seule
et glacée au milieu de cette foule joyeuse. Dans ces
expressions si franches, dans cet aveu d'une amie du
monde, je trouve tout un sermon. Quelle tristesse
dans cet isolement, cette froideur, cette glace où le
cœurse trouve au milieu même des plaisirs et de ceux
160 EUGKXIE DE GUHRIX
qui les partagent ! Cela seul me les ferait délaisser, si
jamais je les rencontrais. Savcz-vous, ma chère
Marie, que vous me faites du bien par vos réflexions,
que vous me faites voir le monde, que vos lettres sont
des tableaux qui me détachent fort de toutes nos illu-
sions, de tout ce qui ne vous rend pas heureuse?
Votre expérience m'instruit, et je bénis Dieu cent
fois, de ma vie retirée et tranquille. Quel danger
autrement I Je me sens dans le cœur tout ce que je
vois dans les autres ; le même levain est dans tous,
mais il fermente ou ne fermente pas, suivant les
circonstances et la volonté, car le vouloir est pour
beaucoup, je pense, dans le développement du
cœur : on lui aide à être bon ou mauvais, presque
comme un enfant qu'on élève. Aussi n'est-ce pas sur
les penchants, mais sur les œuvres, que nous serons
jugés. Oh ! quand on y pense à ce jugement, il y a
bien de quoi faire attention à sa vie, à son cœur,
pour qu'il ne succombe pas. Et tant de dangers au
dedans, au dehors ! mon Dieu, que cela fait craindre
et fait prendre de précautions, et désirer presque de
quitter le monde I
Ah ! mon âme craint tant de se souiller sur terre !
Ah ! comment conserver sa divine blancheur
Au miheu de la fange et parmi la poussière
Qui s'attache ici-bas à tout, même à la fleur.
Voilà pour vos oraisons jaculatoires ; je suis toute
contente de vous en fournir, mais vous en pourriez
faire de plus saintes. Je ne m'attendais pas que
vous les fissiez si haut, en plein salon ; prenez garde
à ma vanité, elle vous entend. Mais voilà une tris-
tesse, un regret : je vois que mon paquet pour Tlle
LETTRES 161
de France sera demeuré chez vous, et que mon
pauvre cousin aura cru que j'oubliais. Je n'ai regret
qu'à cela ; je me félicite, du reste, d'un hasard qui
vous a ouvert cette lettre, et m'a valu votre amitié,
car, de ce jour, vous m'avez aimée, dites-vous. Que
ne le disiez-vous plus tôt ! Il a fallu pour cela bien
des jours, d'événements, de choses, un enchaînement
qui nous lie enfin. Mais quand nous verrons-nous ?
Il ne dépendra pas de vous que ce ne soit bientôt,
et je ne sais comment vous remercier de vos offres si
gracieuses. Que je vous serais obligée! mais je n'ac-
cepte pas encore, n'ayant pas pris époque pour mon
voyage. Je n'irai à Paris que pour le mariage ou
après, ce qui n'est pas fixé. On attend des papiers de
Calcutta, qui décideront l'affaire tout de suite. Oh !
qu'il me tarde, qu'il me tarde de savoir si mon pauvre
frère aura ou non une position sortable ! Je suis
bien en peine sur son avenir, sur sa santé surtout.
Cette chère santé, que de craintes ! le voilà encore
malade ; il a eu trois accès, et sa toux et sa pâleur
revenues I J'ai su tout cela, non pas de lui ; c'est ce
qui me met plus en peine de voir qu'il ne m'écrit
pas. On nous dit qu'il se remet, que la fièvre le
quitte ; mais j'ai peur qu'on nous trompe, et je viens
vous prier de ne pas me tromper, d'avoir la complai-
sance d'envoyer chez lui, et de me dire franchement
ce qui en est. Ce n'était que trop vrai, quand il vous
fit dire que son médecin lui défendait de sortir. Je
lui défendrais bien ce mauvais air de Paris, si j'étais
là, et surtout de s'éviter toute émotion : c'est ce qui le
tue. Qu'on lui évite tout ce qui porte au cœur ! Je
remercie M. de Maistre de la visite qu'il a bien voulu
lui faire, et vous de votre bienveillance, que vous lui
DE GUÉRIN 11
162 EUGÉNIE DE GUÉRIN
conserverez, j'espère, et pour lui et pour moi. Mais
parlons de vous, de votre chère santé, qui m'inté-
resse ainsi que vous savez ; non, vous ne savez pas,
ni tout le plaisir que m'ont fait ces mots : « Je suis
mieux, beaucoup mieux. » Oh ! que ce mieux vous
demeure, qu'il aille croissant, et qu'en vous voj'ant
je vous trouve guérie, chère malade ; entendez-vous?
guérie I Travaillez bien à cela, suivez l'avis de votre
médecin, ne vous occupez que de votre santé, et
pour mon bonheur seulement cultivez un peu l'amitié
qui console de bien des choses : puis. Dieu aidant,
nous verrons que tout ira mieux. N'oublions pas non
plus la prière, remède de l'àme. Si mon livre est de
votre goût, lisez-le, et votre directeur sera content.
Chère Marie, quel nom me donnez-vous là ? Mais
j'accepte tout de vous, et je bénis Dieu de pouvoir
vous être utile de quelque façon que ce soit. Savez-
vousque la fièvre vous inspire joliment, et que votre
hj'mne aux souflVances m'a frappée ? Mais quel sujet !
nen prenez pas de pareils, je vous prie ; que je ne
vous voie pas crucifiée sur ce calvaire, sans espé-
rance, où la douleur vous dit : «Tu m'appartiens et
ne m'échapperas pas ; la fatalité t'a marquée au ber-
ceau. . . » Il est vrai, nous naissons tous comme voués
au malheur, chacun souffre de quelque chose; mais
comme ce mart3T, quand on est chrétien, on souffre,
mais on voit les cieux ouverts... Oh 1 la foi, la foi I
rien que cela ne console et ne fait comprendre la vie.
Je vous parle à cœur ouvert, c'est que je vous aime.
Adieu, je vous rends un baiser aussi tendre que
le vôtre. Avez-vous auprès de vous Valentine ?
Dites-lui qu'une amie de sa maman l'embrasse et
laime bien. J'aime les enfants.
Il
LETTRES 163
A LA MEME
Le 3 août [1838].
Vous m'avez été plus douce que vous-même. Rien
n'est si vrai que cette phrase quand je la tourne vers
vous, quand je sens le bonheur que vous me faites à
présent, depuis deux jours que j'ai votre dernière
lettre, lettre charmante, aimante, consolante, comme
on n'en voit pas ; mon amie, quelle amie Dieu me
donne en vous ! Oh ! comme je dois vous aimer,
vous bien aimer ! Je le fais de toute mon ame comme
un devoir, je veux dire un devoir céleste, doux et
sacré. Je me consacre à votre bonheur, à tout celui
que je puis vous faire ; je ne sais pas trop lequel,
mais quand ce ne serait que d'écarter quelque nuage
de votre ciel orageux !
Un mot, un rien, suffisent quelquefois pour rendre
la sérénité ; le calme, mon amie, est un grand bien,
je voudrais vous y voir, mais c'est difficile avec votre
trempe morale et physique. L'une et l'autre vous
jettent dans un état fiévreux presque permanent par
leur réaction continue. Tantôt Tâme tue le corps,
tantôt le corps fait souffrir l'âme. Etat, hélas ! de
chacun de nous plus ou moins, mais qui, chez vous,
d'une nature extrême, se change en grandes luttes,
en combustion, et fait ce que vous appelez votre ciel
orageux. Voilà ce qui vous rend souvent si malade, si
souffrante de toute façon. Que je vous plains ! mais
que j'espère un état meilleur. Tout fannonce en vous ;
je le vois de mille côtés, je le vois surtout dans la
164 EUGLME DE GUÉRIN
bonne volonté de guérir. Les faits le prouvent ; cou-
rage et confiance, mon amie, l'obéissance au médecin
porte bonheur ; Dieu vous aidera, vous soutiendra
dans Tétat favorable où vous a mise l'heureuse
crise.
Voyez que de grâces reçues de Dieu ! Le lendemain
de cette nuit, je voyais une malade que j'aime comme
vous à la table sainte. Et je l'y voj-ais comme par
miracle, tant ses maux l'avaient perdue, désolée,
éloignée de tout rapport extérieur avec Dieu. Comme
Dieu est la vie de lame 1 Je la vo^-ais languir et
dépérir, tandis qu'à présent on la voit vivante et
forte. Je ne puis exprimer la joie que j'en ressens. Il
est si doux, si consolant de voirceux qu'on aime dans
la voie du ciel ! Mon Dieu, quelle grâce 1 Et si tous
ceux à qui je pense en ce moment y étaient, dans cette
bienheureuse voie ! Ils y viendront peut-être ; Dieu
est si bon, il voit avec tant de peine des créatures
faites pour le ciel se perdre, qu'il met tout en œuvre
pour les ramener ; il les prend par tous les moyens,
même par leurs passions, quand il n'3' a plus de vertu.
Cela se voit dans la conversion des saints, et rien ne
fait tant aimer Dieu que ces traits de miséricorde.
Aussi il me semble que je l'aime mieux depuis le
changement de notre amie, qui au reste n'était pas
une âme perdue, tant s'en faut ; égarée seulement,
séduite, emportée par un tourbillon du monde. De^
tous ces plaisirs passés, elle me dit à présent qu(
Vamitié lui suffit, mots tout de lettres d'or pour moi,J
tant ils me sont précieux pour son bonheur. Puis elle
ajoute que « les consolations de la prière, les larmcî
devant Dieu lui sont refusées ». Pauvre amie, qui n(
sait pas que pleurer ce n'est pas aimer ; Dieu regard(
LETTRES 165
plutôt ce qui sort du cœur que ce qui sort de la pau-
pière.
Je vous ai quittée un moment, mais la charmante
interruption ! Une lettre de la charmante Indienne *,
avec une magnifique nappe d'autel et un tableau de
la Vierge pour notre église d'Andillac. Je vous dis
cela toute joyeuse, parce que j'aime Caroline, tout ce
qui me vient d'elle, et que vous verrez par là qu'elle
va être ma sœur. Oui, elle le sera malgré revers et
fortune, parce que c'est un ange de vertu et de bonté,
qu'elle rendra Maurice heureux. La Providence a été
trop visible en ceci pour ne lui pas fier leur avenir.
Ils ne seront pas riches, mais nous avons bien su
nous passer de fortune, et nous sommes, je vous le
certifie, heureux d'un bonheur d'union, de tendresse
de famille. Maurice sera comme sa vieille race : il
mettra sa confiance en Dieu et son bonheur autre
part que sur la fortune. Cependant je vous avoue que
ce revers nous a fait beaucoup de peine d'abord, crai-
gnant qu'il n'y eut pas de quoi se mettre au-dessus
du besoin ; mais, tout expliqué, il résulte qu'on vit
dans cette famille d'une manière honorable. Le ma-
riage est donc consenti et vase faire bientôt.
Voilà bien des détails pour répondre, mon amie,
à votre tendre intérêt. Ce chère frère me donne bien
des sollicitudes, mais aussi beaucoup d'affection de
son côté, ce qui paye au centuple. Il me veut à son
mariage ; je veux y être et je ne puis partir, m'en
aller d'ici, laisser ma sœur, mon père, pour long-
temps. Cela attriste, attriste, et me fait dire non. On
1. M"« de Gorvain, fiancée de Maurice de Guéiin. Cf. le
Journal, page 233.
166 EUGÉNIE DE GUÉRIX
convient qu'il faut que j'y aille, mais je ne sais qui
pourra m'arracher d'ici. Si c'était Maurice qui vînt
me prendre, j'aurais moins de peine à partir ; alors
aussi je pourrais vous voir, faire halte en passant
aux Coques, vous embrasser, vous connaître, et ce
serait un bonheur pour moi aussi. Vous, ne vous le
faites pas trop beau : n'attendez-vous à voir qu'une
pâle et frêle fille, peu faite au monde, plus réfléchie
que causeuse, toute retirée en son cœur. C'est par là
que je vous aime, que je pense à vous, que je tiens à
vous ; d'où vient enfin ce qui me fait aimer devons.
Le petit envoi va me faire un plaisir extrême. Que
les imprimeurs sont lents ! Ils ne savent pas ce que
c'est que l'attente d'une femme et de musiciens. Ces
musiciens sont sans doute fort empressés de vos
chants pieux. Oh 1 chantez, chantez pour lEglise,
chantez pour Dieu comme un céleste oiseau. Il vous
en reviendra des grâces, de divines émotions qui sur-
monteront vos tristesses. L'àme s'unit au sujet qui
l'occupe, de sorte qu'elle se perd en lui ; se perdre
en Dieu, quel bonheur ! C'est où mène, où doit
mener la musique religieuse. Que l'amour-propre
souffle ensuite quelque bulle de son savon là-dessus,
laissons-le ; ce n'est pas pour la vanité qu'on tra-
vaille, qu'on se mêle à la régénération de la musique
religieuse. Il vient de la gloire, sans doute, de voir
son nom dans les journaux, d'entendre les églises
retentir de ses sons mais bien petite gloire humaine
et bien grande gloire céleste. Choisissons le mieux,
comme Henri IV.
Adieu ; tout vous prouve que je suis à vous de tout
mon cœur. Un baiser, et deux à Valentine. Mes sou-
venirs à M'-^ de Rivières. Oui, parlez-moi de Valcn-
LETTRES 167
tine et de sa sœur jumelle ; ces deux enfants qui
doivent faire votre bonheur, votre bonheur de mère.
Répondez-moi bientôt. Il est possible que je sois
partie dans quinze jours ou trois semaines, si je pars
avec des voyageurs du pays. Je ne sais rien de posi-
tif. Maurice m'écrit et ne me dit pas qu'il doive
venir me prendre.
Adiousias. Adieu dans mon patois. M. de Cha-
teaubriand a passé par ici allant voir notre belle
cathédrale d'Albi. Que j'aurais voulu voir le grand
génie dans la grande église !
A LA MEME
Montais, 30 août 1838.
C'est dans un vieux château, dans les montagnes,
au milieu des ormes et des marronniers, que je date
d'abord ma lettre, car je la finirai demain dans un
autre manoir encore, à Rayssac, chez mon amie
Louise de Bayne. Je suis ici à relais seulement
depuis quelques jours avec de bonnes cousines i.
Maintenant, toute reposée, je vais sauter au cou de
mon amie. Savez-vous, autre amie bien amie, pour-
quoi ce voyage, ce départ de mon désert ? C'est que
je veux venir vous voir, et qu'avant de me mettre en
route, j'ai voulu faire un pèlerinage de cœur, une
visite à Notre-Dame des montagnes, à ma chère et
bien aimable Louise. La pauvre enfant, c'était bien
1. Les dames de Thézac. Cf. Journal, p. 237.
168 EUGÉNIE DE GUÉRIN
juste de la voir, depuis deux ans qu'elle me réclame,
qu'elle me dit si tendrement: « Venez, je vous aime;
je suis triste, orpheline, venez me voir pleurer. »
Elle a perdu son père depuis peu, son père qu'elle
aimait tant ! Tout cela fait que je suis partie du Cayla,
et que votre lettre, très chère, m'est arrivée sur mon
chemin comme tombée du ciel. Oh î bien du ciel
pour le bonheur qui m'en vient, que j'ai au cœur et
que j'emporte avec moi. Vous me suivrez pendant,
toute ma route, et s'il était possible d'écrire eu selle
je vous écrirais, chevauchant, de bien tendres choses.
Ne pouvant mieux, je vous trace ici sur un vieux
secrétaire je ne sais quoi qui voudra dire amitiés,
tendresses, remerciements à être entendus des
Coques, tant grands et hauts ils me sortentdu cœur.
Oh ! si ma plume voulait écrire 1 Mais toujours
quelque chose manque en voyage ; j'ai laissé mon
encrier dans ma chambrette ; je ne trouve ici que
mon cœur pour seule ressource. Avec cela, on aime
bien, mais on ne le fait pas voir, et 1 on veut être vu
et entendu dune amie. Divine chose que d'écrire,
que de se pouvoir parler de loin ! bonheur qui va me
quitter, car je griffonne à vous faire perdre yeux et
patience, cette pazienza amicale que j'ai tant d'inté-
rêt à conserver.
Aussi jugez si je n'irai pas à Paris ! Je vous dois
trop ce voyage pour ne pas le faire ; je le ferai quand
je n'aurais pas d'autres raisons de cœur. Et j'en ai,
le cher Maurice qui me veut, la chère sœurqui m'ap-
pelle, et les motifs de convenances que vous m'avez
exposés, tout cela me pousse, me mène, me porte à
Paris, à Paris, si loin du Cayla î Ne pensons pas aux
distances, aux départs, à ceux qu'on quitte : on ne
LETTRKS 169
partirait jamais. Vous ne sauriez croire combien j'ai
besoin d'être affermie dans cette pensée de départ.
Le peu d'habitude de nous quitter fait que nous ne
savons pas le faire. Mais quand l'arbre ne veut pas
céder, on l'arrache ; ainsi de mon pauvre cœur, qui
ne céderait pas si je l'écoutais.
Mais Dieu le veut ; à cette pensée je prends mon
bourdon et je pars. Pèlerine de l'amitié, je viendrai
tout d'abord frapper à votre porte. Oh ! le bonheur !
le doux accueil ! Je vous vois me sourire, je vous
sens m'embrasser, et votre famille aussi me verra
avec bienveillance. Je suis bienheureuse et je me
dis : D'où me vient ce bonheur ? Je ne le puis com-
prendre ; c'est une chose de Providence. Dieu soit
béni et vous bénisse, bonne, aimable, excellente
amie !
Ne croyez pas que Louise m'empêche de vous
aimer, oh ! que non : il est plus d'une demeure dans
le cœur. Je compare le mien à un rayon d'abeilles,
tout petites logettes pleines de miel. Le miel, c'est
vous, c'est Louise, douces amies que Dieu m'a fait
trouver dans mon chemin de la vie. Vous dites que
je suis poète ; je ne sais trop ce que c'est ni ce que
i'ai dans moi, mais je m'y sens ce je ne sais quoi
pour vous qui ferait des pages d'écriture, des pa-
roles, des tendresses, des baisers sur votre joue, des
prières devant Dieu.
Adieu, pour le moment ; demain matin, Vaiirore
aux pieds de rose me retrouvera avec vous.
Ce soir, je vous aime bien, ma belle matineuse.
A Rayssac. — M'y voilà sur les montagnes aux
Croupes de chameau, au front hérissé de forêls et de
170 FTGÉNIE DE GTÉPJX
rochers, nature agreste et sauvage que j'aime. Par-
tout où l'œil s'étonne, où l'àme admire, on s'j^ plaît.
Je ne serai pourtant pas ici pour longtemps, huit ou
dix jours au plus, malgré le demeurez encore de
Louise. La bonne amie ! Que vous l'aimeriez si vous
pouviez la connaître, entendre sa conversation si
piquante et si spirituelle : voir son cœur si tendre,
si aimant, si dévoué! C'est vous par bien des endroits ;
par le caractère ardent et élevé, par la faculté des
souffrcmces, par je ne sais quels rapports qui font que
je vous aime en elle et que je l'aime en vous. Aux
Coques, je vous conterai cette amitié de Raj'ssac.
Mais, je vous en prie, remettez-vous, tète et cœur;
ne brunissez pas davantage, que je vous trouve belle
de santé, vermeille comme l'aurore, non pour me
plaire davantage, mais pour me faire plus de bon-
heur. Vous trouver malade serait un chagrin pour
votre amie. Vous m'amusez fort avec votre fée Cara-
bosse et rassurez l'amour-propre de ma figure, qui
vous plaira donc, comment qu'elle soit. Charmante
assurance pour ma pâleur, ce qui du reste ne m'a
jamais tourmentée. Quelle que soit la forme, l'image
de Dieu est là-dessous, et nous avons tous une beauté
divine, la seule qui ne passe pas, la seule qu'on
doive aimer, la seule qu'on doive conserver pure,
fraîche pour Dieu qui nous aime. Adieu; je suis sûre
de votre tendresse, comptez également sur lamienne,
ce dire commun est et sera le mien à jamais. Voilà
Louise, je quitte l'amie pour l'amie.
Un mot à vous après des courses, des confidences,
des complaintes sur une chute de cheval. C'est mon
amie et moi qui avons chuté, et un poète qui nous
chante : accidents bien communs, mais pas toujours
LETTRES 171
si heureux, si c'est bonheur d'être chanté. Il y a ici
bonne et spirituelle compagnie qui donne du charme
à tout ce qui se passe ; chacun donne ses idées, son
esprit. Pour ce soir, on propose une visite à des
ruines et à une église cachée dans un vallon i. C'est
dommage que je ne sache pas dessiner et recueillir
tant de vues pittoresques des montagnes, que je vous
ferais voir. Je me figure vos Coques différentes,
toutes gentilles au lieu d'aspérités. A chaque lieu son
charme, chaque ciel ses étoiles : admirable variété
qui en fait admirer l'auteur.
Je vais demander à Maurice ce qu'il désire pour
le voj^age. Le mariage n'est retardé que pour atten-
dre mon frère aîné qui ne peut pas quitter le Cayla
plus tôt ; encore je ne sais s'il pourra partir. Notre
future sœur nous a fait de jolis cadeaux, à l'église, à
nous, et tout cela avec une bonté touchante. Je serai
heureuse le jour où elle sera ma sœur tout de bon.
Vous allez me trouver bien bavarde aujourd'hui.
C'est le défaut des femmes et des amies. Aussi je
serai pardonnée, et vous embrasse en tout cas. Mes
caresses à vos enfants.
1. La pellte église de Saint- Jean de Jannes, Cf. le Journal,
pnge 239.
172 EUGÉNIE DE GUÉRIN
A M. DE GUÉRIN
AU CHATEAU DU CAYLA.
Paris, le 8 octobre [1838].
Oh ! comme j'ai bien dormi dans le joli petit lit
rose à côté de Caroline ! Cher papa, je voulais vous
écrire avant de dormir, mais on n'a pas voulu, puis
la poste ne partait d'ailleurs que ce matin et vous
n'auriez pas eu plus tôt de mes nouvelles. Il me tar-
dait tant de vous en donner que je vous aurais écrit
à chaque relais s'il eut été possible. Je pensais :
c( Papa est en peine. Mimi, Euphrasie *, Eran, pen-
sent à la voj'ageuse. » Comme je m'occupais de vous
tous ! Vous me suiviez pendant toute la route. Enfin,
me voici hors de la poussière, des diligences, des
ennuis du voyage et accueillie, aimée, traitée de
façon à compenser mille fois ce que j'ai eu de fati-
gues pendant ces quatre grands jours. Je voudrais
tout dire, mais tant de choses, tant de choses, cher
papa, quand on s'en va, quand on vous quitte, quand
on roule vers Paris, quand on s'y voit, quand on y
tombe dans une douzaine de bras ! Ah 1 que nétiez-
vous là, sur la place Notre-Dame des Victoires, au
moment où, m"en allant dans un fiacre avec Charles,
j'ai vu Maurice et Caro et tante mappelant, courant
à moi, m'cmbrassant tous, l'un par une portière,
l'autre par l'autre. O bonheur I
1. M"^ Euphrasie Mathieu, cousiue de M"« de Guérin, qui
était alors au Cavla.
LETTRES 1 73
Jamais plus douce entrée dans Paris. Nous avons
couru vite rue du Cherche-Midi, causant, riant,
disant je ne sais quoi avec Maurice et Caro et tante.
Cent raille choses et questions du Cayla. « Comment
va papa? sa jambe? Est-il frais comme l'an dernier?»
Ce pauvre Maurice, il pleurait en me parlant, en me
voyant, en me demandant tout cela. Et Mimi, et
Eran. tous, tous, on vous aime, on a demandé de vos
nouvelles. En descendant j'ai remis vos lettres; puis
le déjeuner dont j'avais besoin. A moitié déjeuner,
voilà Auguste un peu surpris de me voir si tôt arri-
vée, et tout plein d'amitiés pour moi et vous tous. Sa
femme va très bien, les enfants à peine remis d'une
fluxion de poitrine qui a suivi la coqueluche. Ce bon
Auguste venait pour demander en grâce à ces dames
de me laisser toute cette semaine chez Félicité. .Te
n'ai pu refuser, d'autant qu'ensuite viendra la nais-
sance et que je ne pourrai plus alors voir Félicité
librement. Je suis bien aise de me trouver avec elle
pendant quelques jours...
Je croyais arriver moulue, et me voilà comme
sortant d'une boîte à coton. Nous avions pourtant de
la poussière à étouffer dans cette ennuyeuse Sologne
qui dure trente lieues, et un bruit de tonnerre sur la
route d'Orléans à Paris toute pavée. Impossible de
dormir de cette nuit; les autres, j'avais sommeillé et
même dormi quelques heures. Celle-ci tout entière,
et quelle différence du sommeil du lit rose au som-
meil de la diligence! On est ballotté, saccadé, em-
porté, et encore tant mieux quand on va vite. Quelle
mort dans les sables delà Sologne où l'on ne va qu'à
pas de tortue ! Par bonheur encore il n'a pas plu. Alors
il faut parfois que les voyageurs poussent les roues.
174 EUGÉNIE DE GUÉRIX
Après le déjeuner, j'ai pu encore aller à la messe à
Saint-Sulpiceet ensuite aux Tuileries, que nousavons
visitées en l'absence du roi. Ohl que c'est beau, que
c'est royal ! Le trône est splendide ; j'y voyais en
esprit Louis XIV etNapoléon. Nous étions beaucoup
de visiteurs, des Anglais, des Frères des écoles chré-
tiennes. Un ami de Maurice lui avait fait obtenir des
billets d'entrée précisément pour hier, et comme je
n'ai pas souvent l'occasion de voir des palais, j'ai
suivi avec plaisir nos dames.
Adieu, cher papa ; je ne vous dis aujourd'hui que
ces deux mots d'arrivée... Maurice vous embrasse
tous comme il m'a embrassée hier, tante et Caro de
même. Ceci pourMimi et Eran. J'ajoute cent mille
tendresses à Euphrasie de ma part et de celle de
Maurice, qui est enchanté de la savoir au Gayla.Tout
plein de choses au presbytère, et en particulier à la
faiseuse de gimblettes ', qui ont été trouvées aussi
bonnes que bien reçues. Cette attention a fait grand
plaisir à ces dames. Elles m'ont demandé si Augus-
tine était espiègle et grandie. J'ai répondu oui et
non, oui pour la taille, s'entend, mais non depuis la
première communion ; il n'y a plus que sagesse.
^L Augier est là qui me souhaite le bonjour. Nous
sommes déjà en connaissance. C'est un bon jeune
homme de mine et défait. ^L d'Aurevilh' vient ce
soir. Il me faut de force vous quitter, cher papa.
Portez-vous bien, soignez-vous, ne soyez pas en
peine sur l'absente qui ne souffre de rien que de ne
pas vous voir, de penser que deux cents lieues nous
1. Gàteaus secs eu forme de couronne, qu'où fait particulière-
Tueni à Albi.
LETTRES 175
séparent. Oh I deux cents lieues! mais ma pensée les
fait vite et retourne à chaque minule au Cayla.Nous
sommes dans un quartier si paisible que je me crois
à la campagne, et que j'ai dormi sans me réveiller
du tout qu'à six heures ce matin. Dites à Jeanne-
Marie et à Miou qu'on m'a demandé de leurs nou-
Ycllcs. Mes compliments à toute la maison et à ceux
et celles qui demanderont de nos nouvelles.
A M"^« LA BARONNE DE MAISTRE
Paris, 23 et 24 octobre [1838].
Oui, sans doute, mon amie, j'ai toujours, dans
mes fêles, le loisir de penser à vous, mais pas celui
d'écrire quand je veux. C'est ce qui vous expliquera
mon retard, mon silence même, je ne sais quoi qui
m'aura bien mal servie auprès de vous. Mais non,
vous êtes trop bonne, aimable amie, pour vous
arrêter à des jugements téméraires. Voici ce que
c'est. J'ai d'abord reçu vos deux lettres, la première
chez ma cousine du baptême, dans des jours de
course, de continuelles sorties. Je ne m'asseyais
guère qu'à table ; impossible d'écrire, à moins d'é-
crire en courant. A peine en repos chez notre chère
Indienne, un curé des environs de Paris engage ces
dames à passer chez lui un dimanche promis depuis
longtemps, et j'avais reçu votre dernière lettre, et,
dans la matinée, plaisirs et regrets ; car il me fallait
176 EUGÉNIE DE GL-ÉRIN
renoncer à votre SalueK Ce n'est pas que nous aj^ons
manqué de musique aux vêpres de Bagnolet, orgue
et basses et chantres allaient grand train: mais votre
Salve, votre musique que j'aurais pu entendre, me
revenait toujours au cœur. Je me trouvais à Saint-
Eustache d'esprit et de désir. Vraiment cette course
à la campagne m'aurait bien fait plus de plaisir un
autre jour que je n'aurais pas eu d'autre plaisir en
pensée. L'un gâte l'autre.
Bel endroit au demeurant, belle église, bon curé,
bien dîné, charmant jardin tout plein de fleurs et de
verdure encore, et un temps, un ciel doux, brillant,
riant comme celui du Midi. Quand je levais les yeux
je me croj-ais au Caj'la. Ce bel air nous a fait du bien
à tous, à Maurice qui a besoin de tant de soins pour
sa poitrine. Vous me parlez de son rhume, ce rhume
identifié avec lui qui m'a fait tant de peine en le
revoj-ant à Paris. Mais à présent, je me calme, je
n'entends presque plus de toux; je vois que ce n'était
qu'une irritation passagère , renouvelée par des
imprudences, des soirées. S'il veut se bien porter, il
doit se faire ermite, dire adieu au monde, ce mé-
chant monde qui le tuerait. N'est-ce pas que j'ai
raison, mon amie ?
J'aime fort à être approuvée de vous, mais je n'ai
pas à me plaindre, après tout, de preuves d'assenti-
ment. Nous nous entendrons toujours, j'espère, de
près, de loin, surtout de près nous allons nous
entendre ! Ah ! quel bonheur ! L'envie m'en vient
plus d'une fois, et tout ce que vous me dites d'aimable
1. Salut exécuté à Saiat-Eustacbe, première œuvre de 'Sl^- de
Maistre exécutée en public.
LETTRES 177
à ce sujet me ferait prendre des ailes pour arriver
plus tôt. Mais enfin nous arriverons. Mon frère aîné,
que nous attendons pour la noce, pourra bien en s'en
retournant m'accompagner chez vous. Il ne dira pas
non, je suis sûre. Mais le mariage est retardé à la
mi-novembre ; ce qui nous mènera un peu plus loin,
jsous plus d'un rapport. Les choses vont si lentement
dans ce grand Paris ! jamais prêts à rien ; les papiers
ont fait force difficultés. Mais les vôtres, les vôtres,
j allions-nous les oublier ? Ne faut-il pas vous dire
que votre graveur n'a rien fait parce que M. Dietsch
ne lui a rien remis ? Gela me paraît étrange, d'après
ce que vous me dites. Vous avez fait vos conventions,
et ces messieurs les imprimeurs n'ont pas l'air de
savoir de quoi on leur parle. Seulement ils assurent
se mettre à l'œuvre dès que la chose leur sera re-
mise. Si nous avions l'adresse de ce M. Dietsch, nous
aurions eu une explication avec lui. Je suis bien
fâchée pour vous et pour Nevers de ce malencontre.
Par bonheur, il y a du temps d'ici à la Sainte-Cécile,
et en m'écrivant tout de suite, nous pourrons récla-
mer votre musique ; ce sera une distraction d'artiste,
mais celle-ci est un peu forte.
j J'ai déjà vu bien des églises, anciennes et nou-
velles. Je suis pour les vieilles. Notre-Dame, Saint-
Eustache, Saint-Roch, d'autres dont j'ai oublié le
inom me plaisent mieux que la Madeleine avec ses
formes païennes, église sans clocher, sans confes-
sionnaux, expression d'un siècle sans foi ; et Notre-
Dame de Lorelte, coquette comme un boudoir. J'aime
les églises qui font penser à Dieu, dont les voûtes
élevées portent au recueillement, où l'on ne voit ni
lentend le monde. Je me trouve à mes goûts à l'Ab-
! DE GUÉRIN 12
i
178 EUGÉNIE DE GUÉRlK
baye-aux-Bois; simple et petite église me rappelant
presque celle d'Andillac. C'est notre paroisse, voilà
pourquoi je l'ai choisie, et puis j'y ai rencontré un
prêtre comme il me faut, doux, pieux, éclairé, dis-
ciple de M. Dupanloup *. J'aurais bien voulu
m'adresser à lui-même ; mais on m'a dit qu'il était
loin, et il me faut tout à portée, car je suis encore
comme un oiseau sortant de cage, n'osant mettre le
pied dehors ; je me perdrais cent fois dans mon quar-
tier si je n'avais toujours quelqu'un. J'ai pourtani
joliment couru et traversé Paris en tous sens. Uni
ascension d'abord à Notre-Dame sur les tours d'oî
l'œil s'étend sur l'immense ville et vous en donne 1<
plan. De là on m'a menée aux Invalides, au Louvre,
au bois de Boulogne. Le dôme des Invalides, Notre-
Dame et les galeries de peinture m'ont le plus vive-
ment frappée. Vous me demandez mes impressionî
dans Paris. On admire, mais rien n'étonne. A chaque
pas, l'œil et l'esprit sont arrêtés; mais dans ma cani
pagne je m'arrêtais aussi sur les fleurs, sur des brina
d herbe, sur d'étonnantes petites bêtes. A chaque
endroit ses merveilles ; ici, celles des hommes et h
celles de Dieu. Oh ! celles-ci sont bien belles et n(
passeront pas. Les rois peuvent voir tomber leurs
palais, les fourmis auront toujours leurdemeure. Sui
ces réflexions, je vous quitte pour aller coudre une
robe. Je ne veux pas oublier que Maurice met à vo!
pieds tous ses hommages ; moi, je me jette à votre
cou, vous chargeant de mes respects pour le reste d<
votre famille. On m'a demandé des nouvelles di
Monsieur votre frère ; voudriez-vous me dire où i
1. M. l'abbé Legrand.
LETTRES 1^9
est et si vous espérez bientôt le revoir. J'irai diman-
che à Saint-Eustache. Comment vous portez-vous ?
On peut vous dire cela comme un bonjour, avec la
différence que ce n'est pas une formule de civilité
seulement.
A Mi'« LOUISE DE BAYNE
Paris, le jour de la Toussaint [1838].
Louise, ma chère amie, ne m'entendez-vous pas
du milieu de Paris vous appeler, vous dire : « Ecri-
vez-moi ? » J'attends de vos nouvelles, je pense à
vous tous les jours, je me demande pourquoi je ne
sais rien de vous, et plus d'un mois se passe en
silence. Cela me fait de la peine ; ne savez-vous pas
que j'ai le cœur soucieux à Paris comme au Cayla ?
Je n'y tiens plus, et quoiqu'il soit la Toussaint, je
commence à vous écrire et vous écrirai tout le temps
d'ici aux vêpres.
Mais avant tout, mais entre tout, mais surtout je
veux savoir, mon amie, pourquoi mon amie ne
m'écrit pas. Voyons, êtes-vous malade, prise de
migraine, ou de maux de dents, ou de quelque tor-
peur digitale ? Je laisse le cœur de côté, le bon petit
cœur de Louise, incapable d'être mort et froid tout à
coup. Je ne l'accuse pas, je ne lui en veux pas. Seu-
lement je lui demande pourquoi ne pas me dire mot ?
Moi qui me faisais une fête de vos lettres, qui la pro-
mettais à d'autres, car je parle de vous ici, je dis à
180 EUGÉNIE DE GUÉRIX
ma sœur de l'Inde que mon amie des montagnes est
bien aimante et bien aimée. L'on me répond :
« Quand aurons-nous de ses lettres ? » Mon amie,
écrivez-moi donc, vos lettres me sont nécessaires,
me manquent dans Paris où j'ai tant de choses. Rien
ne remplace les vieilles habitudes du cœur ; depuis
huit ans notre amitié a fait coutume, il nous faut nos
souvenirs, nos causeries, nos lettres tous les jours,
ce sont nos tasses de café, café spirituel. Vous sou-
venez-vous d'avoir ri de ce mot dans un des grands
corridors où je le dis en passant, parlant de je ne sais
quoi maintenant ? Je suis charmée de le retrouver
en mémoire à propos de vous, très chère, et de vos
très chères lettres que je savoure en espérance. Ne
m'en sevrez pas. je vous prie ; souvenez-vous de
mon adresse, rue Cherche-Midi, 36.
Tout me fait espérer que Maurice sera heureux
avec la charmante petite femme que Dieu lui a ame-
née de si loin. Ceci est une affaire de Providence,
nous disait un de nos amis, et on ne peut le voir
autrement Je n'aime pas trop de voir ces choses
d'un œil humain qui s'arrête toujours en bas. Je vais
vous quitter au premier coup de cloche de l'Abbaj^e-
aux-Bois, mon église. C'est là qu'est ma chapelle, où
je vais tous les jours à la messe et à vêpres à pré-
sent. Nous aurons un sermon et de la musique, de la
musique d église que j'aime tant. C'est une de mes
jouissances de Paris et qu'on peut se donner souvent.
Tous les offices se font avec solennité. Demain,
l'abbé Deguerry va nous prêcher sur les morts. J'irai
l'entendre, et voyons de quelle façon nouvelle il
traitera ce vieux sujet. Ma mémoire voudrait bien en
garder quelque chose pour vous ; je voudrais, bonne
LETTRES 181
amie, vous faire entendre ce que j'entends, vous faire
voir ce que je vois, et partager tout mon Paris avec
vous.
Ce que je vous envoie n'est pas grand'chose ;
il faudrait écrire à mesure ce qui se passe au dehors
et au dedans de moi pour vous faire connaître ma
vie ; ce serait charmant à écrire pour vous ; mais le
temps me manque, ce temps qui passe au vol d'oi-
seau et nous emporte à son aile. Le matin à l'église,
le déjeuner, un peu d'ouvrage ; l'après-midi quelques
courses, le dîner à cinq heures, un peu de causerie,
le piano qu'on écoute, plus de jour; neuf heures, dix
heures vous surprennent sans qu'on ait vu le jour
s'en aller. Nous nous couchons à dix heures comme
dans la honne province ; en cela et bien d'autres
choses je retrouve les habitudes de ma vie, ce qui
fait que je suis à Paris comme n'y étant pas. Adieu,
la cloche sonne.
A 7 heures. Me voici la plume en main, le feu à
côté, du monde qui lit, le piano qui chante, Pitt
(notre Criquet) qui se touche et votre souvenir parmi
tant de choses dans ce salon de Paris ; mais que vous
dire d'aimable à présent ? Je n'en sais trop rien,
c'est toujours et en tout lieu la chose la plus rare.
Parlons du sermon, si vous voulez, qui n'était pas
une rareté non plus ; je l'ai trouvé long, d'autant
plus long que je craignais de faire retarder, pour en
voir la fin, Theure du dîner chez nos dames. Ces
offices sont d'une longueur éternelle, de trois heures
jusqu'à six ou cinq et demie. Ce serait bon si j'étais
seule, mais je crains de déranger ces dames, et cela
m'ôte le plaisir d'être à l'église. A présent, si j'étais
182 EUGÉNIE DE GUÉRIN
libre comme à Raj'ssac, j'irais à l'office des morts,
qu'on fait avec pompe et qui doit être beau la nuit.
Il paraît bien que j'ai daté d'une fête, car je ne
parle qu'église. J'ajouterai mon feuilleton et vous
dirai que, depuis ma dernière lettre, il m'est venu
une filleule qu'on veut appeler Berthe-Marie. Vous
savez bien que M™^ Raynaud devait me faire mar-
raine. Le baptême ne se fera que dimanche. Que
n'êtes-vous plus près ! je vous enverrais des bon-
bons. J'aime à vous partager mes douceurs. Vous
souvenez-vous du papillon ? Oh ! je n'oublierai pas
l'époque où je vous l'envojai. C'était un jour d'au-
tomne où vous m'occupiez beaucoup ; mais de quoi
vais-je me souvenir 1 Vous ne le reçûtes peut-être
pas ou vous lavez oublié. Un papillon passe si vite,
un papillon de sucre surtout.
Ceci n'est pas à propos, mais je prends mes sou-
venirs quand ils viennent et je ne veux pas manquer
de vous dire le plaisir, le doux plaisir que vous
m'avez fait hier au musée espagnol de peinture, où
je vous ai retrouvée. C'était vous, Louise : une tête
vive, un visage ovale, un air malin, vos yeux qui me
regardaient, vos joues que j'allais baiser sans une
barre en travers. J'ai été frappée de la ressemblance
et si charmée que j'ai repassé exprès pour revoir ma
chère Espagnole. Décidément, vous avez quelque
chose d'espagnol, puisque je vous trouve dans sainte
Thérèse et dans cette autre femme, je ne sais laquelle.
Elle est de belle et noble mise.
Ce musée m'a fort amusée, ou plutôt intéressée,
car on ne s'amuse pas devant les belles choses,
parmi des moines admirables, des figures les plus
ascétiques, qui composent ce musée de peinture. Et
LETTRES 183
que dirons-nous des momies, de ces mille dieux
égyptiens à formes bizarres, grotesques, chats et
crocodiles, tout ce paradis d'idolâtrie qui ne donne
nulle envie d'y entrer? J'ai longtemps regardé de la
toile de quatre ou cinq mille ans de date, delà mous-
seline et un tout petit peloton de fil, le tout encadré
sous verre. Que de siècles là-dessus! Je ne finirais
pas si j'étais plus savante et pouvais vous décrire
mille et mille curiosités et choses antiques, vases
étrusques d'une forme, d'une peinture charmantes.
On dirait que c'est fait d'hier. Les anciens avaient le
secret des œuvres éternelles.
Voilà ma vie, de voir, d'admirer, de rentrer
ensuite en moi et d'y chercher ceux que j'aime pour
leur dire ce que j'ai vu, ce que je sens. Si je pouvais,
je vous écrirais toujours, ce qui signifie bien souvent.
Qui sait ce que je vous gribouillerais ? qui sait ce que
je gribouille ? Songez que je vous écris parmi des
musiciens, sous l'œil de Maurice, qui rit de mon
Journal, et ajoute pour l'embellir le souvenir de ses
hommages pour toutes les dames de Rayssac. C'est
lui qui m'a fait remarquer le tableau qu'il avait re-
marqué le premier. Il sait ce qui peut me faire plai-
sir, et m'y mène.
Nous sortons toujours ensemble dès qu'il fait
beau, tantôt aux Tuileries, tantôt au Luxembourg ;
mais je vais de préférence aux Tuileries, où l'on voit
tant de jolies choses, des sculptures, des fleurs, des
enfants qui jouent et des cygnes dans un bassin ; et
cela, dominé par le château des rois et illuminé par
le soleil couchant, est d'un bel effet vers le soir. Je
commence à me connaître un peu aux rues, aux jar-
dins ; je regarde comme un triomphe de savoir aller
184 EUGÉNIE DE GUÉRIX
toute seule à l'Abbaye-aux-Bois ; ce qui est bien
commode pour la messe de la semaine, où je vais à
présent sans prendre personne, ce qui me gênait. On
peut, comme à Albi et Gaillac, sortir et sans risques.
On m'avait effra^-ée sur les dangers de Paris. Il n'y
en a que pour les imprudents ou les fous. Personne
ne dit rien à qui suit tout droit son chemin. Le soir,
c'est différent ; pour tout au monde je ne sortirais
seule, surtout sur les boulevards, où Ton dit que le
diable mène ses gens. Nous y passons quelquefoisle
soir en revenant de chez M'"^ Raynaud. Rien ne m'a
frappée, que l'éclairage au gaz des cafés, des rues
qui vous font des enfilades de feux bien beaux à
l'œil ; mais j'ai piqué un Parisien en disant que nos
vers luisants produisaient un aussi bel effet dans les
haies. « Vous dites là, Mademoiselle, une imperti-
nence à Paris. » Cela nous a fait rire, car on rit de
rien quelquefois. Il me reste à voir le concert. J'y
puis aller, et j'irai ; je veux savoir ce que c'est que la
musique et vous le dirai.
Nous sommes allés en corps, toute la maison
indienne, voir la sœur d'Yversen, qui est charmée
de notre fiancée. « C'est que je vous aime déjà beau-
coup, Mademoiselle : » et notre Caroline toute con-
tente de cette déclaration religieuse. Nous espérons
que la bonne sœur voudra bien assister à la messe
de mariage. Il est fixé au 15. Nous attendons Erem-
bert. Ce n'est pas très sûr, mais probable. Voilà le
cher papa et Marie bien seuls. Vous devriez leur
écrire ; écrivez-leur, cest œuvre de charité et d'ami-
tié. Je vais vous dire bonsoir en vous assurant que
je vous aime et que je n'oublie ni la comtesse, ni
Léontine, ni votre sœur Marie, ni aucun habitant
LETTRES 185
des montagnes. Dites-le à M. Charles et même à
M. le curé. Marionette et Marie la nonnette me
reviennent aussi en souvenir.
Cette lettre est de vieille date ; je ne veux l'ache-
ver qu'après la noce, pour vous donner des détails.
J'ai reçu la vôtre que j'ai tant attendue et pris tant
de plaisir à lire sur un banc dans le jardin des Tui-
leries. C'était Rayssac à Paris, Louise avec moi
A M. DE GUERIN
AU CAYLA
Le 7 novembre [1838].
Je veux vous écrire tous les jours jusqu'à ce que
j'aie de vos lettres et vous faire voir que je ne vous
oublie pas, chers habitants du Cayla. Le tourbillon
de Paris ne m'emportera pas encore. Ce mot de papa
m'a fait rire et fait voir qu'il ne me connaît pas en-
core. Je suis bien sûre que toi, Mimin,tu n'aspas eu
cette idée. Je vous l'ai dit, je mène ici la vie du
Cayla et encore mieux, n'ayant nul casse-tête, léglise
à portée et liberté entière. Nous sommes tous dans
les affaires spirituelles en ce moment, ces dames de
leur côté, moi du mien. Maurice est consigné au di-
manche, seul jour libre de M. Buquet. Tout va bien
de ce côté ; Caroline est édifiante, de peu s'en faut
qu'elle ne soit sur les traces de Mimin. En ceci en-
core, j'admire la Providence qui fait de ce ^mariage
une occasion de salut.
Il fait beau aujourd'hui, de ces beaux jours rares
à Paris, où le ciel est presque toujours terne et bas.
186 EUGÉNIE DE GUÉRIN
Cela m'a frappée d'abord ; à présent, y-y suis faite
eorame au reste de ce que je vois. Je me suis faite
aussi aux voitures, et n'ai plus peur d'être écrasée,
pas plus que de la charrette de Gilles. Nous irons
voir parce soleil M'"'' de Lamarlière, Auguste et je
ne sais qui ; quand on est en train, on ne manque
pas de but de visites. En allant voiries cousins, chez
M. Laville, Erembert et Maurice ont rencontré
M. de Lastic, qui est en famille à Paris. C'est éton-
nant les connaissances qu'on rencontre dans ce
grand monde où l'on se croit inconnu,
Il vient ici des Indiens, toujours des Indiens. Un
des amis de Maurice, M. Le Fèvre, est venu passer
la soirée. C'est un gentil petit jeune homme à l'air
doux et fin. Il m'a demandé quand est-ce que j'allais
voir ma bonne amie de Maistre ; c'est que lui est un
ami de M. Adrien qui, au reste, se promène dans les
glaces delà Norwége. Il ne pourra pas être à la noce.
Nous serons en assez joli nombre, quoiqu'il n'y ait
que les indispensables
Le 8. Nous venons, tante, Maurice et moi, de
chez M. Legrand lui porter les bans d'Andillac et
régler les cérémonies du mariage. Nous aurons
orgue et grande pompe, toute celle qu'on peut avoir
dans la simple Abbaye-aux-Bois. Un mot que j'ai
dit à ^L Legrand lui a fait pousser un cri d'exclama-
tion. « Vous connaissez l'abbé de Rivières ?» —
« Eh î oui, Monsieur, beaucoup, nous l'avons dans
le voisinage. » Et nous voilà sur l'abbé de Rivières,
sur son zèle, sur Cordes, et comme on aurait voulu
le gardera Paris. J'ai pensé que ce titre d'amis de
l'ami ne nous serait pas inutile, et cela relevait un
peu la conversation entre des inconnus.
LETTRES 187
Aussi nous sommes-nous alors étendus sur les
églises et la musique. Nous avons parlé de Saint-
Roch où l'on chante à la messe des chœurs d'opéra,
ce qui est très beau, mais bien mondain. Ce mon-
sieur a voyagé dans la Suisse, l'Allemagne, en Bel-
gique ; il avait le projet d'aller voir son ami à Cor-
des, mais le temps lui a manqué. Je le crois fort
instruit, à grandes idées et capable de grandes
choses sous sa mine presque enfantine. Il me re-
présente saint Louis de Gonzague. Raynaud m'a dit
qu'il a fait des choses incroyables dans la paroisse
qu'il vient de quitter. En général, le clergé de Paris
est fort zélé et actif pour le bien. C'est par les prêtres
plus qu'ailleurs encore que la foi et la piété se sou-
tiennent.
Une lettre de Louise enfin I Je quille tout.
C'est dans le jardin des Tuileries, sur un banc,
quej'ailula gazette de la montagne. D'autres li-
saient celles de la politique, bien moins jolies sans
doute que ia mienne, toute de cœur et d'esprit. Je
ne vous en dis pas autre chose, Nous ne manquons
pas de lettres, il en pleut à cause du mariage et il en
est quelqu'une pour moi dans le nombre.
10. Sainte journée du dimanche, passée presque
tout entière à l'église. Le matin, à Saint-Thomas
d'Aquin, où Caroline se confesse et a fait ses dévo-
tions, et, le soir, aux vêpres et au sermon de
Mgr d'Alger ^ Nous sommes rentrées bien contentes
des ojDRces et du prédicateur, qui prêche avec un en-
thousiasme enlevant. C'est le missionnaire le plus
1. Mg. Dupuch.
188 EUGÉNIE DE GUÉRIN
missionnaire que j'aie entendu, le prêtre oriental,
plein de feu et de poésie. II est possible que nous
l'entendions encore. Il a le projet de donner une re-
traite à Stanislas, dont il est élève. M. Buquet nous
fît dire cela par Maurice. On s'occupe de nos âmes,
vous voyez. Les prédicateurs abondent. J'attends
ce soir pour ajouter d'autres choses ; peut-être sor-
tirons-nous, si le temps, qui est bien mauvais, s'ar-
range. Eran court Paris plus que nous.
[Le 13.] Nous sortons du Panthéon, cette église
passée de Dieu au diable, de sainte Geneviève aux
héros de Juillet, à Voltaire, à Rousseau. C'est tou-
jours une œuvre admirable ; l'intérieur, le dôme, les
caveaux, ces caveaux sombres, reculés, enfoncés
sous des voûtes, éclairés çà et là par des lampes,
produisent quelque effet sur l'âme. L'imagination
s'effrayerait aisément dans ces ténèbres de la mort
ou delà gloire, si l'on veut, car il n'3^ a là que des
morts illustres, comme dans l'Elysée, dont Voltaire
et Rousseau sont les dieux. On voit dans le fond du
caveau la statue de Voltaire, qui semble sourire à
la gloire de son cercueil tout décoré d'emblèmes
magnifiques. Celui de Rousseau est plus sévère. On
voit une main sortant du sarcophage avec un flam-
beau qui éclaire et éclairera toujours le monde^ au
dire de notre conducteur, cicérone aussi lumineux
que la lanterne qu'il portait. Le sommet du dôme est
dune élévation prodigieuse, deux fois plus haut que
le clocher de Sainte-Cécile. Paris est bien beau vu
de là ; mais le tableau a besoin de soleil, et nous n'en
avions pas. Adieu ; demain, à pareille heure, Mau-
rice sera marié à la mairie. Après-demain à l'église.
LETTRES 189
Le 16. Ce fut hier le grand jour, le jour solennel,
le beau jour pour Maurice et Caro, pour tous. Il ne
manquait que vous, cher papa, et Mimin, pour com-
pléter le bonheur. Nous l'avons tous dit et pensé
avec un regret infini. Vous eussiez été enchanté de
cette fête de famille, la plus belle que j'aie vue. Tout
s'est passé parfaitement : le temps doux et joli ; le
bon Dieu semble bien vouloir ce mariage, tant il
s'est fait chrétiennement et convenablement. Que
Caro était charmante avec sa robe de fiancée, sa
couronne de fleurs d'oranger, sous son voile à la
bengali I Et Maurice aussi était très bien. M. Au-
gier voulait les peindre à Téglise, agenouillés sur
leur prie-Dieu cramoisi, tant il était charmé. L'é-
glise a déployé toutes ses pompes, l'orgue pendant
la messe faisait très bien. C'est M. Buquet qui a
béni le mariage et dit la messe, assisté de l'abbé
Legrand. Nous avions beaucoup de monde et du
beau monde, une douzaine de voitures environ-
naient l'église ; la sœur d'Yversen devait y être.
M. Laurichais, le confesseur de ces dames, enfin,
tous les amis et parents ont réuni leurs vœux et
leurs prières dans cette cérémonie. Je vous envoie
le discours de M. Buquet, qui est parfait, de l'avis
de tout le monde. Que ne puis-je y joindre son
accent de cœur, son air de joie et d'attendrisse-
ment en parlant à Maurice, qu'il aime véritable-
ment I
Vous serez content, cher papa, de savoir tout ce
qui s'est passé dans cette journée si mémorable et
que j'ai tant de plaisir à vous dire ; il me semble
que vous y prendrez part et que vous verrez vos
enfants à l'église, à table, à la soirée. Le dîner était
190 EUGÉNIE DE GUÉRIN
joli comme tout le reste, servi d'une façon distin-
guée, en viandes, poissons, gâteaux, vins. Le
dindon garni de nos truffes dominait comme le roi
de la table. Nous y avons bu du vin de Madère et
de Constance amplement et joyeusement, et tout
s'est passé aussi bien qu'aux noces de Cana. J'étais
à côté d'Auguste et de M. d'Aurevilly, deux voisins
de choix ; aussi avons-nous causé et ri. Auguste m'a
grondée sur le manque de poésie, qu'il était disposé
à lire ; mais nous n'en avions pas ni même pensé à
en faire. Il y a quelque chose de mieux pour Caro :
c'est ce qui vient du cœur, et de cela elle en aura
tous les jours. Qu'elle était modeste à l'église et jolie
à la soirée I C'était bien la reine de toutes. Nous
avions une douzaine de dames, toutes élégantes, des
hommes je ne sais combien, beaucoup d'amis de
Maurice. Ils ont été fort gracieux avec moi et m'ont
tous fait danser. Oui, danser ! Que Monsieur le curé
prenne son aspersoir et m'exorcise. J'ai dansé avec
Charles, mon chevalier d'honneur. C'est de rigueur,
et je n'aurais pu refuser sans me faire remarquer et
sans mennuyer seule sur une banquette. Auguste a
rempli parfaitement ses fonctions paternelles. Il
m'a bien recommandé de vous dire une phrase de sa
part. J'en dirais cent sur son amitié et son dévoue-
ment pour nous. Nous causons beaucoup raison
quand nous sommes seuls. Nos chers époux se sont
retirés à deux heures dans leur chambre, un peu
fatigués des fatigues de la journée. Ce matin, Caro
a fait la lecture d'un chapitre de l'Imitation sur son
chevet, et s'est levée ensuite et est venue nous em-
brasser. Cela vaut mieux que la soupe. Votre nou-
velle fille veut vous écrire, ce sera dans le même
LETTRES 191
paquet. Je m'arrête pour ne pas faire un volume.
Encore un mot. Je ne sais pas m'arrêter, je vou-
drais vous dire, vous faire voir, vous envoyer notre
bonheur d'hier, lesvisagesd'amis, les fleurs que nous
portions. C'est pour le revoir, pour le Gayla, les
détails de sable, les mille petites choses qui se di-
sent quand on se parle après une noce de fils et de
frère et six mois d'absence I En voilà un et demi de
passé. Dans quinze jours, je partirai pour le Niver-
nais, autre absence dans l'absence ; car, en quittant
Paris à présent, il me semblera partir du Cayla, tant
je m'y trouve en famille entre une sœur et deux
frères. Eran a remporté le prix de la valse. Il n'y a
que deux dames qui aient mis son talent en évidence.
Je n'avais pas l'idée d'un bal, c'est un joli enfantil-
lage.
Je voudrais que M. Bories fût venu ; vous auriez
eu tant de plaisir à le voir, ce bon ami, et à lui par-
ler de Maurice. Ce cher Maurice, vous en serez con-
tent de lui et de son ange de femme. Hier soir je les
contemplais tous deux à genoux dans leur oratoire.
Vous ai-je dit que le matin de ses noces Caro lut
sur son chevet un chapitre de Ylmifation à son mari ?
Je répète, peut-être, mais ce sont choses qu'on aime
à redire. Adieu, bénissons Dieu. Sa bonté se montre
évidemment dans cette circonstance. Ma plume n'en
peut plus. Nos souvenirs à Monsieur le curé et à
Cahuzac.
192 EUGÉNIE DE GUÉRIN
A M"^ LOUISE DE BAYNE
[Paris], l^r décembre 1838.
M, de Frégeville est le plus gracieux, le plus ai-
mable, le plus obligeant homme du monde. Enfin je
l'ai découvert, j'ai retrouvé son adresse et lui ai
laissé mon paquet avec une petite lettre pour lui.
Aussitôt il m'a répondu, et m'est venu voirie lende-
main. Le brave homme s'est donné des peines infi-
nies pour découvrir mon adresse, jusqu'à s'adresser
à la police. Cette idée nous a fait rire. Enfin nous
voilà en relation, mais sans pouvoir en profiter, ni
de ses offres de service, pour tout ce qui est en son
pouvoir, ce sont ses expressions à nos dames, car
j'étais sortie quand il est venu. Le sort m'en veut.
M'^* Laforêt ^ l'a trouvé fort aimable, d'une politesse
exquise. Je veux lui laisser ce petit souvenir pour
vous, chère amie, et profiter jusqu'au dernier mo-
ment du moyen de vous écrire.
Je vais partir et revoir les champs, un autre Rays-
sac. Les Coques sont sur des montagnes. Y aurai-
je une autre Louise ? Elle a, je crois, quelque chose
devons ; mais, mon amie, vous serez toujours mon
amie. Je vous écrirai de là si vous voulez. Qui sait
ce que je vais voir, ceux qui m'attendent? Tout s'an-
nonce sous des rapports bien aimables, et cependant
je les aborde, ces inconnus, connus, avec timidité.
1. M'"î Marlin-Laforêt, tanle de la femme de Maurice de
Guérin.
LETTRES 193
Plaignez ma vie errante, entraînée de lieux en lieux.
Non, ne me plaignez pas, la Providence le veut ; il
n'y a qu'à la laisser faire, et suivre la main qui nous
mène, sans raisonner : cela seul soutient, console
et fait tirer parti de tout pour le ciel. Je me sens
plus déprise, plus dégoûtée du monde que jamais.
Oh! qu'il y a plus de calme, plus de bonheur der-
rière la porte de la sœur Clémentine que dans tous
les lieux du monde ! J'allai la voir hier ; elle est en
retraite jusqu'à lundi. Regret pour moi, qui me plais
a voir, à entendre ces bonnes religieuses, ces âmes
à part du monde.
Est-il vrai que M. et M™® de Bayne sont partis
pour Goritz ? Je vous plains de votre solitude, vous
du moins qui ne l'aimez pas comme votre sœur. Je
ne suis surprise ni de son goût ni du vôtre. Chères
amies, qui vient vous distraire à présent ? Avez-
vous du moins Léontine ? Au moins les trois sœurs
ensemble. Si elle est près de vous, dites-lui que je
l'aime ; si elle est loin, dites-le-lui aussi.
Je voudrais vous mander quelque chose d'aima-
ble, digne de Paris ; mais l'aimable est rare en tout
lieu ; si rare que je n'en ai pas aujourd'hui. J'ai
cependant vu Versailles, les dehors seulement. Le
roi étant attendu, on nous a fermé les portes. Vous
Tai-je dit, et nos fureurs royales ? Peut-être oui,
dans ma dernière lettre.
Je vous aurais parlé du concert ce matin, si Mau-
rice, qui devait m'y conduire, n'eût été pris d'un
accès au moment de sortir. Peine au lieu de plaisir :
changement si subit et si ordinaire en la vie. Sa
petite femme, toute rouge d'émotion, s'est mise à le
soigner, le sucrer, l'adoucir, et tout s'est calmé sous
DE GUÉRÎN 13
194 EUGÉNIE DE GUÉRIN
cette douce influence. Maurice sera, j'espère, heu-
reux avec elle. Je ne connais pas de femme de ce
caractère, de ce cœur, de cette figure. C'est une
étrangère, je Tétudie, je la cherche afin de me l'as-
socier, d'entrer en elle, si elle ne peut entrer en moi.
Nous nous devons des concessions de goût et d'i-
dées entre tous, pour l'afi'ection et la paix de famille.
Cela se voit partout. Nous le ferons aisément vis-à-
vis tant de bonté, de générosité. Pas de jour où je
ne reçoive des marques de cœur de cette charmante
sœur étrangère. On nous l'appelle l'Indienne tou-
jours. M™* de Lamarlière l'a trouvée fort de son
goût : jolie et bien mise. Le jour même, bulletin de
cette visite, de cette toilette à Gaillac. Je suis sûre
quelle court la ville, que tout le monde sait que
l'Indienne portait une robe de soie antique, unchàle
de satin noir, garni de blonde, doublé de bleu, un
col de dentelle, et un chapeau de velours noir, avec
une plume d'autruche, foiidroijant le ciel et la terre^
expression de M"^^ de Lamarlière.
Adieu, mon amie; je vous embrasse et vous dis :
aimez-moi, pensez à moi, croj^ez-moi, écrivez-moi,
parlez de moi. Toute à vous toutes.
Encore un mot ; c'est avec vous que j'aime le
plus de causer, parce que nous nous comprenons, ce
me semble. Je vais vite vous dire adieu ; deux heures
sonnent, et j'ai un rendez-vous à ma chapelle de
l'Abbaye-aux-Bois. Je voudrais mettre ma cons-
cience en ordre avant de m'éloigner. Hélas ! je ne
sais à qui j'aurai recours dans ma campagne, éloi-
gnée de l'église. Par bonheur, nous irons passer les
fêtes de Noël à Nevers, et je tâcherai de me mettre
au calme, car je n'y suis pas aujourd'hui. Je^vous
1
LETTRES 195
dis cela, pensant que vous êtes seule avec Pulché-
rie, que rien n'étonne. Priez dans la chapelle de
Rayssac pour votre petite amie la Parisienne, qui
vous le rendra de son mieux. Adieu, adieu ; jusques
à quand ?
Je ne puis m'empêcher des post-scriptum avec
vous, chères amies. J'ai à vous dire à toutes que le
général est bien de vos amis. Il est encore venu me
voir, ne m'ayant pas trouvée mardi. Il m'a tirée de
la chapelle au moment où j'allais passer à la grille,
ce qui nous a bien fait rire ensuite, en disant que
j'avais quitté l'église pour un protestant. Il est bien
dommage de voir une si bonne âme dans l'erreur.
Ça ne fait pas qu'il n'aime les curés des montagnes,
ceux de son temps, qui, nous dit-il, étaient aimables.
Et les châtelains, ses voisins, oh 1 de ceux-là il n'en
finit point d'éloges et d'amabilités. Cent questions
m'ont été faites sur chacune de vous. Mesdames, sur
la petite Henriette, que nous appelons Louise, et la
comtesse qui monte bien à cheval, et puis, et puis,
je ne puis vous dire ce que nous avons dit pendant
une heure et demie qu'il est demeuré à causer. Il a
trouvé notre Indienne gentille, et m'a parlé de mon
voyage en Nivernais, chez cette M'"^ de Maistre,
qui est dévote ^. Le général connaît cette famille ;
qui ne connaît-il pas ? Il m'a offert son bras pour
m'accompagner dans l'intérieur des châteaux. Nous
verrons au retour. Je regrette de n'avoir pu profiter
1. C'est de M™<^ Armand de Maistre que voulait parler le gé-
néral et non de M^ifi Almaury de Maistre, à laquelle sont
adressées les lettres contenues dans ce volume ; elle ne con-
naissait pas M. de Frégeville.
196 EUGÉNIE DE GCÉRIN
plus tôt de tant d'oè/z^eonce, grâce à la recomman-
dation de Pulchérie. Je vois qu'elle a dû lui dire
bien du mal de moi.
De force, je vous quitte.
A M. DE GUERIN
AU CAYLA.
Paris, 20 janvier 1839.
Je vous ai écrit presque tous les jours un mot,
mon cher papa. Aujourd'hui je veux vous écrire
plus au long. Le bon général -m'est venu voir dès
qu'il m'a sue de retour de Nevers. Ce n'est pas, à
vrai dire; tout à fait pour moi ces visites. Caroline
lui convient tant, il la trouve si bien, il aime tant à
le dire que je ne doute pas que notre Indienne n'ait
sa bonne part dans l'amilié de laimable vieux. Un
de ces jours il s'est trouvé ici comme Caro faisait
une poupée à l'indienne pour les petites de Maistre.
Il a été enchanté au point de travailler lui-même à
la poupée et de vouloir demeurer jusqu'à la fin de la
toilette qui, par malencontre, a été interrompue par
des visites. Le marquis nous a quittés et le lende-
main Caro lui a écrit que la dame indienne était
achevée et serait charmée de lui être présentée, et
voilà le bonhomme qui revient, passe avec nous
l'après-midi et nous offre pour aujourd'hui de nous
accompagner au Musée de peinture de M. Aguado.
Nous allons donc y aller. On dit que c'est très
â
LETTRES 197
beau. De là, nous irons visiter Tintérieur du Palais-
Royal. Il n'y a rien que nous ne puissions attendre
du bon marquis. C'est une excellente faveur que
nous a procurée Pulchérie : je l'en ai remerciée. Un
paquet pour Rayssac va suivre avec ceci.
Mon cher papa, nous ne manquons pas d'amis à
Paris. Que vous dirai-je de cette bonne et parfaite
famille que je viens de quitter ? Toujours nouvelles
bontés et amitiés de leur part. Demain, samedi,
grande et belle soirée chez M. de Neuville où j'étais
engagée. Je céderai ma place à Eran qui accompa-
gnera M"^^ de Maistre. Il y a une espèce de réunion
des beautés de tous les pays, Anglaises, Allemandes,
Espagnoles, et la belle ambassadrice des Etats-Unis.
C'est joli à voir pour qui aime le monde. Je refuse
tant que possible de sortir. Je ne pourrai pourtant
pas me dispenser d'aller chez M. de Neuville, qui
s'est montré si gracieux pour Erembert. J'ai vu la
baronne de Vaux, la Jeanne d'Arc de Henri V, qui,
en 1830, ne demandait que cinquante hommes à un
officier de la garde royale pour se défaire de Philippe,
elle en tête avec son épée. C'est une femme homme
d'énergie et de taille. La voilà toute à Dieu, visitant
les prisons et exhortant les condamnés à la mort.
Avec cela d'une simplicité charmante. On me fera
faire encore d'autres connaissances dont je vous
parlerai. Tout cela ne fait pas que je ne pense beau-
coup et beaucoup au Cayla et que le mois de mai
ne soit attendu avec impatience. Je partirai même
avec Erembert, si je le puis, au commencement du
Carême.
^m«s (jg Maistre et de Sainte-Marie vous envoient
mille souvenirs. Elles ont trouvé Caro charmante ;
198 EUGÉNIE DE GUÉRIN
tout ce qu'on peut voir de plus ravissant, m'a dit
Henriette. Le soir qu'elle les a vues elle était vrai-
ment radieuse, — elle est mieux qu'avant son ma-
riage. C'est une excellente petite femme, aux petits
soins pour Maurice, comme Maurice pour elle. Ils
sont heureux. Maurice se conduit parfaitement. Il
vaut cent fois mieux que l'an dernier, comme il m'a
dit lui-même. C'est toujours même confiance en moi.
Nous causons souvent intimement. Il tarde à ce cher
Maurice devons voir. Le Mimiii lui revient souvent.
Nous serons tous heureux de nous revoir au Ca3ia.
Samedi, je penserai à toi, Mimin, à Saint-Thomas
d'Aquin où nous allons entendre Tabbé Dupanloup
qui doit, au reste, y prêcher le carême. L'on ne
manque pas d'instruction en Dieu à Paris, mais les
instruits sont bien rares. Plus on voit le monde,
plus on est frappé de son ignorance des choses
essentielles. — La sœur d'Yversen nous vient voir
de temps en temps. Elle me parla de M'"^ L*** qui
voudrait nous voir ; mais nous avons déjà tant et
tant de monde à voir que je perds l'envie de connais-
sances nouvelles. Tout le temps se passe en toilette,
en visites à faire ou à recevoir, presque rien pour
lire ou travailler. Les Lastic sont venus, M™^ de La
Renaudière S les Barr}', famille anglaise qui aime
beaucoup Maurice, une infinité d'autres dont je ne
sais pas même le nom. Puis les Maistre et les
connaissances qu'ils me font faire, en voilà plus qu'il
ne m'en faut.
Oh ! que je vais me reposer au Cayla ! Le con-
traste sera d'autant plus senti qu'il sera plus frap-
1. Femme du géographe de ce nom.
LETTRES 199
pant, du tourbillon de Paris au calme des champs,
du roulement des voitures au petit bruit des char-
rettes, des bruits de Paris au concoiironcoii de nos
poules. Je vois dans cela un grand charme, mon
cher papa, sans parler de vous et de Mimin ; qu'il
me tarde de vous embrasser ! L'on me traite tou-
lours bien ici et je suis partout l'enfant gâtée. Ma
santé est bonne, ne so3^ez en peine pour rien sur moi.
Comment vous traite l'hiver dans le nouveau salon ?
sans doute mieux que dans la salle. Wolff est-il
banni du parquet ? Maurice voudrait le savoir.
Passant du salon à la cuisine, dites-moi si nos gens
vont bien. Je regrette la perdrix.
Merci à M. le curé de la santé qu'il a bue pour
moi, c'est preuve de souvenir. Qu'il me tarde de le
lui rendre avec le vin du Cayla ! Nous buvons ici
du vin de Bordeaux. Comment que soit le vin, vous
ferez bien d'en envoyer une barrique. Me voilà loin
de M. le curé, et je voulais avant de le quitter me
recommander à ses prières et lui demander pour-
quoi la chapelle est encore ouverte. Adieu ; le déjeu-
ner est servi, puis voilà qu'il faut partir. Toutes mes
amitiés à ma tante, à Gaillac, partout où sont nos
amis. Je vais écrire à Antoinette. Louise me mande
que vous devez aller à Rayssac. Je vous conseille
d'attendre son retour de Castres. Puis il fait bien
froid en ce moment aux montagnes. Que savez-vous
d'Euphrasie et de la pauvre Pulchérie ? Je suppose
queM*"^ Facieu va bien et tout le monde d'Andillac.
Impossible d'écrire davantage. Caro et tous vous
embrassons.
200 EUGÉNIE DE GUÉRIN
A M"^ LOUISE DE BAYNE
Nevers, 13 avril 1839.
Encore à Nevers, ma chère Louise, encore un
souvenir de vous dans mes campements et voj^ages.
Pas de vie d'Arabe plus errante : lundi à Paris, au-
jourd'hui ici, dans quelques jours autre part. Mais
ce sera aux Coques, à la campagne, au repos, à la
station de mon goût. Rien ne me manquera là,
qu'une église, qui est trop éloignée pour des visites
quotidiennes. Toujours quelque chose manque aux
voj-ageurs ; mais Dieu supplée à tout, comme me
disait mon saint curé de Saint-Cyr, le vieillard des
bateaux de Nantes, dont je crois vous avoir parlé
aux fêtes de Noël. Qui m'aurait dit que je le rever-
rais, que je l'entendrais encore ? Je croyais bien lui
avoir dit adieu jusqu'au ciel, et ne plus me retrou-
ver à Nevers. Je ne pensais pas alors que mon cher
Maurice serait encore malade à l'époque de mon
départ, qu'il ne pourrait pas partir avec nous. Erem-
bert s'est en allé seul au Ca\'la, et j'attends ici que
Maurice et sa femme me viennent prendre au pas-
sage. M"^^ de Maistre et sa famille ont tout arrangé,
et j'ai laissé faire, }' trouvant le plaisir de leur faire
plaisir, et de me trouver près de Maurice encore, à
portée d'avoir de ses nouvelles souvent, et de l'aller
voir s'il le fallait, s'il devenait plus malade. Qui sait,
mon Dieu I les médecins ont déclaré qu'il était dans
un état fort grave : deux cautères et Tair du Midi,
c'est tout ce qu'on nous donne pour chance de salut.
LETTRES 201
Je ne parle pas des soins de toute sorte qui lui sont
prodigués, du parfait dévouement de sa femme.
Hélas ! si cela pouvait guérir, si le cœur donnait la
vie, nous ne serions pas en peine. N'est-ce pas
trop triste de le voir ainsi depuis son mariage ?
Ma chère amie, plaignez-moi ; faites mieux, priez
pour moi et pour lui. Notre meilleure espérance est
en Dieu. Je le crois, je le sens par expérience, et que
tout est illusion dans la vie, et cependant je ne sens
pas cette consolation de la piété ; mon cœur, qui est
dépris du monde, ne peut s'attacher au ciel. Je ne
sens plus rien, comme quelqu'un de tout meurtri.
Ma chère amie, écrivez-moi, vos paroles me feront
du bien. Croyez-vous que je perde aussi l'amitié ?
C'est chose qui ne s'en va pas, je veux bien vous le
faire croire. Voyez comme je vous aime et vous dis
tout ce qui me peine et se passe en moi. Ma dernière
lettre était bien franche, bien désolée, un peu trop,
je me suis reproché de vous l'avoir écrite. Que sert
de communiquer des souffrances qui peuvent faire
mal ? Dites-moi l'effet : que je vous ai fait peine? je
le crois ; je connais votre cœur pour moi ; comme je
le connais encore, j'ai pu vous faire un autre mal :
vous jeter dans la tristesse et l'exaltation où j'étais.
On doit se préserver de cela ; quoi qu'il arrive, notre
âme doit si bien s'appuyei sur Dieu, qu'elle ne se
trouble ni ne s'abatte.
J'ai laissé mon cher malade entouré d'amis, par-
mi lesquels je compte la sœur d'Yversen, qui nous
a donné des marques d'un véritable intérêt, la
baronne de Vaux, dont je vous ai parlé, cette femme
énergique, pleine de dévouement et de sentiments
religieux. Elle va dans les prisons exhorter les
202 EUGÉNIE DE GUÉRIN
condamnés ; chemin faisant, elle visitera le malade
et lui parlera du bon Dieu. J'ai eu des nouvelles ici
assez bonnes ; mais ce sont des alternatives de bien
ou de mal depuis si longtemps, qu'on ne se fie à
rien. Erembert doit être arrivé au Ca^'la. Je vois les
embrassades et le bonheur des deux solitaires. Ils
comptaient me voir ; j'ai écrit que j'arriverais avec
Maurice, qui avait eu plaisir de me garder, que je
passais quelques jours à la campagne de M"^* de
Maistre, en attendant le départ. Il ne faut pas tout
leur dire. Que sert de tout savoir quand on n'y peut
rien?
J'écris bien en égoïste ; rien de vous, rien pour
vous, comme si je vous oubliais. Il s'en faut cepen-
dant, car nous pensons à vous, nous en parlons avec
Henriette, une amie mène à l'autre ; parfois même
il lui vient des airs de ressemblance qui me char-
ment, car j'en vois deux en une. Je lui en ai fait la
remarque, et elle s'en est fait compliment, sachant
combien Louise est aimable pour moi ; on pourrait
aller plus loin, mais la conscience m'arrête le cœur :
il n'est pas permis d'exposer à la vanité. Vous m'avez
dit que je vous l'avais dit, et je tiens à mes prin-
cipes. Ma chère Louise, un mot. deux mots, mille
mots de vous, de votre vie à Lastours ou à Castres ;
comment s'est passé votre temps, votre vie de Ca-
rême ? La mienne a été des plus agitées, des plus
mortifiantes, mortifiante au sens spirituel, car nous
mangions gras la moitié de la semaine ; mais Dieu
m'a donné mon pain sec, mes aliments de pénitence
dans les peines. Ma pauvre amie, comme j'ai éprouvé
ce que dit Vlmitaiion : « la croix vous suivra par-
tout. » Paris devait être mon Calvaire, Paris où
LETTRES 203
j'attendais tant de bonheur. Vous n'avez pas écrit à
la rue de l'Arcade, sans doute ?Faites-le aux Coques,
par la Charité (Nièvre). Il me prend envie de vos
nouvelles, de celles de vos sœurs, de M. Charles,
et de Marie. Où en est leur voyage de Goritz? Pré-
scnteriez-vous mes souvenirs à M'"'^ de Gélis et à la
famille qui vous aime?...
M. Louis de M*** serait-il à Paris ? J'ai cru le voir
à Saint-Sulpice. L'ombre d'une connaissance se fait
remarquer dans ce monde étrange. Pauvre Paris,
ma terre promise, comme tu m'as trompée 1 Ne
comptons sûr que sur le Paradis. Souvenons-nous-
en, ma chère amie.
Souvent bonheur varie,
Bien fol est qui s'y fie.
Variante d'un mot de François I^*". Que rien ne vous
empêche de vous fier à l'amitié et à l'amie qui ne
variera pas.
AU COMTE XAVIER DE MAISTRE
[Aux Coques, avril 1839.
Mon
sieur,
Une feuille de rose jamais n'embarrasse, disait,
je crois, un poète persan. Aimable idée, qui semble-
rait de vous, et dont s'enveloppe cette feuille de
papier, pour se joindre au bouquet de jolies choses
204 EUGÉNIE DE GUÉRIN
que vous adresse mon amie. Daignerez-vous agréer
cela, Monsieur, et mes hommages de remerciements
pour ce cahier de poésies que vous avez eu l'indul-
gence de lire ? Rien de plus heureux ne leur pouvait
arriver, et votre opinion surtout, si flatteuse, sera à
jamais ma plus belle couronne poétique. Je n'en
espérais pas tant, et n'en ambitionnerais pas davan-
tage. Je n'ai nul désir de gloire, et les conseils que
vous voulez bien me donner sur ce sujet sont tout
l'accord de mes idées. Renommée ne fait pas bon-
heur, plus d'un grand homme peut le dire ; à nous
autres femmes surtout, les grandes sphères ne con-
viennent pas : Dieu nous les a faites petites, comme
aux fleurs. Oh ! je ne voudrais pas en sortir, mais
on m'a dit que Dieu ne faisait rien en vain, et que le
don d'intelligence devait servir à sa gloire où qu'il
se trouvât départi.
Oh ! chantez, chantez donc, vous qu'il fît pour chanter.
Ainsi m'est venue la pensée de mes Enfantines^
petites poésies à la portée des enfants, but utile à
mes inspirations ; avec une espérance, l'espérance
du pauvre Homère : (.< Donnez quelque chose pour
mes chants. » Ressource utile à mon père, idée
que j'ai au cœur, comme Prascovie celle d'aller à
Moscou.
Voilà, Monsieur, mon petit rêve, que vous avez
flatté de votre belle opinion, au point d'en faire une
réalité. Vous donnez vie au talent que vous avez
trouvé, qui s'entend dire par vous qu'il peut faire ce
qu'il voudra : il en est tout fier, et bien fort de votre
approbation conquise.
LETTRES 205
Veuillez agréer l'hommage de tous mes lauriers
en espérance, et, ce qui est plus certain, les senti-
ments de profond respect avec lesquels j'ai l'honneur
d'être. Monsieur, votre très humble servante.
A M^^ DE SAINTE-MARIE
[Aux Coques, mai 1839.]
La feuille de rose sera cette fois pour notre chère
maman, puisqu'elle les aime, qu'elle en demande,
qu'elle les accueille si joliment, et dit de si jolies
choses. C'est à faire faire un gros bouquet de papier,
et ce sera bien facile, si je ramasse tout ce que j'ai
au cœur pour vous, tout ce que je sens, pense et dis
de votre tout aimable et grande bonté. Oh I merci
donc, merci du billet, des tendresses et reproches,
et du petit bonnet à ruban couleur d'espérance (celle
que j'ai prise depuis que je suis chez vous), que
vous m'avez donné avec tant d autres choses ! Ce
bonnet m'a fait bien plaisir ; je l'ai reçu comme de
la main d'une mère qui prend soin de ma tête aussi
bien que de mon cœur, que vous ne coiffez pas mal
aussi de toute votre affection.
Je me trouve en plein bonheur à présent, grâce à
vous, ma mère de cœur, à votre aimante Henriette,
et aux bonnes nouvelles qui me sont venues de par-
tout. Je veux vous les dire : Maurice est beaucoup
mieux ; il me le dit lui-même, et m'écrit une lettre
de convalescence, de printemps, de vie, après une
promenade au bois de Boulogne. Voilà de l'espé-
206 EUGÉNIE DE GUÉRIN
rance ! voilà de quoi bénir Dieu et sainte Philomène ;
alléluia ! alléluia I... C'est une résurrection ; et puis
encore son beau-frère de l'Inde. M. Dulac, est en
route pour l'Europe, et vient pour arrangement d'af-
faires. Tout se tourne en mieux que nous n'avions
cru. pour notre cher Maurice ; il me tardait de vous
en faire part. Heur et malheur se disent aux amis,
et personne mieux que vous ne mérite ce titre.
Un mot de notre vie. notre belle vie des Coques,
en plein air, parmi les fleurs et la verdure, comme le
Jean Lapin de La Fontaine. Grand charme pour
tous et pour moi de m'y voir, d'en jouir auprès de
la reine de ces lieux et de mon cœur, comme dit
quelque tendre auteur, qui ne dit pas plus vrai que
ce que je vous dis. En vérité, j'aime toujours plus
votre aimable et aimante fille, et je ne comprends
pas plus que nos deux vies puissent se séparer que
de séparer mes deux yeux. Ne pensons pas à cela
que je vois loin, loin, que je renverrais jusqu'à la
fin du monde. Il fait si bon être ensemble, avec elle
si remplie de cœur, d'esprit, de toutes sortes de
charmes I
Le croiriez-vous qu'avec cela elle ait encore à se
plaindre à me trouver trop raisonnable 7 Qui l'aurait
dit ? Et sur cela nous disputons comme des folles,
et sur les boutons de rose, et sur Andryane, l'Adonis
républicain, dont je ne trouve encore rien de beau
que la figure. Je lis ses Mémoires tant vantés ; je les
lis sans enthousiasme, attendant toujours qu'il arrive,
et sous la prévention républicaine, qui l'éloigné peut-
être ; c'est si puissant les préventions ! Notre Hen-
riette s'indigne de ce sang-froid, et surtout quand je
dis que je filerais volontiers la corde pour pendre
LETTRES 207
les républicains et la république. Oh ! alors, il faut
l'entendre, il faut la voir couvrir de son indulgence
La potence
Et les pendus.
Ainsi guerroj^ant, disputant, le temps passe le
plus vite du monde dans le castel ; au petit salon,
assises sur le canapé, devant une table couverte de
livres, bas, tapisseries, musique, un pêle-mêle à
tout instant mêlé. Nous passons de Tun à l'autre.
L'homme dans le changement aime à passer sa vie,
et les femmes aussi, du bout des doigts. Voilà qui
me fait penser à Saint-Martin, que je veux bien voir,
non pas pour changer, mais pour vous trouver et
jouir avec vous de ces beaux jardins et belles fleurs
dont on me parle. M. de Sainte-Marie vous dira si
c'est vrai, et s'il nous tarde de vous embrasser. Nous
trouvons qu'il nous quitte bien tôt ; c'est ce que je
dirai toujours en le voj^ant partir.
Adieu ; ce que je n'aime pas à vous dire, bonne
et chère maman. Ne m'en voulez plus, je vous prie,
de ne vous avoir pas écrit ; c'est trop aimable de
s'en plaindre, puis je savais ce qui est pour Riri et
pour vous. La chère enfant, que je l'embrasse. Son
papa vous a dit combien elle était gentille et heu-
reuse à Saint-Martin. Titine ne l'est pas mal non
plus, toujours trottant, et puis bien sage et bien
portante. Il n'y a que les pauvres mamans qui souf-
frent. J'ai bien pris part à toutes vos souffrances
d'anniversaire.
Pouvez-vous m'aimer? Aimez-moi pour mon bon-
heur, et veuillez recevoir respects et hommages.
208 EUGÉNIE DE GUÉRIN
A M»« LOUISE DE BAYNE
[Aux Coques], le 2-i mai [1839].
Enfin de vos nouvelles, chère Louise I Vrai bon-
heur pour moi, qui vous aime en tout temps, en tout
lieu, de me voir aussi aimée de vous. Je ne savais
plus que penser de ce long, si long silence à deux
si grandes lettres, à tout ce que je vous y confiais de
Paris et de moi. Mon amie d'ici me demandait si
vous étiez morte, et je l'assurais qu'il ne fallait pas
le craindre, que vous ne quitteriez pas ce monde
sans en avertir votre amie. J'avais compris un peu
ce qui vous empêchait d'écrire dans votre vie de
Castres : visites, causeries, quelques courses; je sais
comme les moments s'en vont dans le monde. 11
était des jours à Paris où j'avais à peine le temps de
voir dans ma chambre.
Agitation finie, vie de calme complet au dehors,
carie dedans est à peu près le même : inquiétudes,
craintes croissantes sur notre pauvre malade ; sans
cela, je serais heureuse ici, où tout abonde d'affec-
tions, de soins, d'attentions les plus aimables. Ajou-
tez à cela les charmes de l'esprit, des livres tant
qu'on veut, une campagne ravissante, la vue de la
Loire et d'un ciel immense, une chambre à lit de
blanche mousseline, un secrétaire pour écrire, et
vous croirez que je suis bien ici. Cette montagne est
pour moi un Thabor, un lieu de vision, où une voix
me dit : « Vous êtes bien-aimée. » Rien n'est com-
parable à cette tendre amie, à toute son excellente
LETTRES 209
famille. M. de Maistre est le modèle de la bonté, le
t3^pe du dévouement : sa femme ou ses enfants ne
sont pas malades qu'il ne passe la nuit à leur chevet,
chauffant du linge, donnant des tisanes. Je l'admire,
et lui demande s'il était infirmier de son régiment.
C'est là le cas où le cœur enseigne.
Ceci me ramène à ma pensée d'habitude, à ce
malade que je voudrais bien soigner, que je voudrais
voir. Une autre le fait, le fait parfaitement, avec tout
le dévouement de la tendresse conjugale. Pauvre
chère sœur, je crains qu'elle ne prenne fatigue et
mal, et ne le sauve pas. Elle m'écrivait dernière-
ment : « Toute mon espérance est en Dieu. Il aura
pitié de moi, j'espère ; au demeurant, je suis sou-
mise à tout. »
C'est admirable, la piété de cette jeune femme,
élevée presque parmi des païens, non pas de sa
famille, très catholique, mais son pays. Si vous l'en-
tendiez parler du mois de Marie, quel charme elle
trouve à ces exercices, à ces instructions, qui, au
reste, se font si bien à Paris ! C'est une des choses
que je regrette ; mais on m'a donné ici une chambre,
que les petites remplissent de fleurs, où maîtres et
serviteurs viennent tous les soirs prier la sainte
Vierge 1. A la campagne, on fait ce qu'on peut. Nous
avons l'église bien loin. M™^ de Maistre n'y peut
jamais aller ; à cause des chemins, on ne peut aller
là en voiture. Aussi est-elle prisonnière dans son
joli castel et son beau désert. Tout ce qu'elle a fait,
c'est d'en sortir une fois sur un fauteuil à brancard.
C'est tant de train, tant d'hommes à sa suite, qu'elle
y perd le goût des promenades. A nous deux seule-
ment, appuyée sur mon bras, nous faisons quelques
DE GUÉRIN 14
210 EUGÉNIE DE GUKPJX
pas dans le bois, où nous nous asseyons à l'ombre.
Cela me fait souvenir d'avec vous sous les tilleuls.
Ma chère Louise, nous parlons souvent de Raj^s-
sac, de vous et de vos sœurs. Quand on est éloigné,
le souvenir de ceux qu'on aime vous revient, et on
s'en entretient tout haut. Il n'3^ a pas de plus douce
jouissance, surtout quand elle est partagée. Vous
ai-je dit combien Henriette vous aime ? autant qu'on
puisse aimer une aimable inconnue. Et moi, qui
vous connais bien, je ne vous aime ni plus ni moins
qu'autrefois. Il est des choses qui n'ont plus de pro-
grès : qu'ajouter à ce qui est plein?
Vous voilà, ma chère brebis, rentrée au bercail,
à la bergerie des montagnes, sous le pasteur Amal-
ric, qui sera charmé de vous retrouver si blanche.
Vous avez fait merveille dans votre chapelle de la
Platée S et votre àme me paraît dans un état qui me
plait fort : jamais si calme, si désabusée. O mer-
veille ! Courage, amie, persévérance, persévérance,
comme disait le pèreGuyon. comme vous a dit celui
de Castres, Calme au dedans, amitiés au dehors,
revoir de famille, toujours si doux; je vous vois heu-
reuse à présent, près de vos bonnes sœurs^ de cette
chère Marie, qu'il vous tardait d'embrasser. Vous
voilà contente, et en peine sur son état ; c'est ainsi
de tout ; mais espérons que ce petit ange vous arri-
vera sans vous causer trop de larmes. Je vous pro-
mets de prier pour cette chère sœur. Cet enfant va
faire votre bonheur. J'en espérais autant, je le dési-
rais pour Caroline et pour tous ; mais on n'en parle
pas, et dans le triste état de mon frère, je n'ose plus
1. Une des principaleî églises de Castres.
LETTRES 211
y penser. Que deviendrait cette pauvre petite femme,
si délicate, quoique forte par son courage, si affli-
gée ? Ce poids de ses peines est presque au delà de
ses forces.
Hélas I vous le voyez, chère amie, je ne vous dis
pas qu'il est mieux, comme vous désiriez de l'en-
tendre. Bien loin de là, le mal va toujours crois-
sant, et je reçois des nouvelles de plus en plus
alarmantes. Après un moment de mieux, le voilà
retombé : rechutes effrayantes qui me désolent. Je
ne sais ce qui est survenu. On me cache son état, ou
on croit le faire sous des expressions vagues, où je
ne me méprends pas ; puis d'autres lettres ne confir-
ment que trop mes craintes. Hier encore, le bon
général de Frégeville m'écrivait qu'il avait vu mon
frère la veille, et Tavait trouvé bien malade ou à peu
près. On parle des Eaux-Bonnes ; mais le moj^en
d'y arriver, de se mettre en route, quand on ne quitte
pas son lit ? Si c'est possible, s'il peut se mettre en
voiture, j irai le joindre à Orléans. Triste retour I
Dans quelques jours je saurai ce qu'on peut espérer.
Il meurt d'envie de partir, de se revoir au Gayla, en
famille, près de son père et de nous tous. Paris n'est
plus rien pour lui, comme vous dites ; c'est le lieu
des plaisirs et des bien portants. Mon pauvre Mau-
rice, faudra-t-il le ramener mourant à notre pauvre
père ? Vous pouvez leur parler de sa maladie ; il
n'y a plus moyen de la cacher plus longtemps. Oh !
faites prier pour lui, chère Louise. Soulevez encore
quelque voile de sainte fille, pour lui recommander
le jeune malade, le frère de votre meilleure amie.
Je vous suis on ne peut plus reconnaissante de tant
d'intérêt témoigné et senti, et de m'avoir fait penser
212 EUGÉNIE DE GUÉRIN
au prince de Hohenlohe. Je vais écrire pour cela à
Paris, à un prêtre qui pourra peut-être indiquer les
mo^'ens de nous adresser au prince. Déjà nous avons
fait une neuvaine, à Nevers, aux reliques de sainte
Philomène, qu'on vient d'envoj^er de Rome. Je crois
au pouvoir des saints; je compte sur les secours des
amis du ciel et de la terre, et sur Dieu tout bon. Il
sait ce qu'il nous faut de la vie ou de la mort : que
sa volonté soit faite 1 Je ne sais si je fais bien cet
acte de soumission. Adieu. Tous mes souvenirs à
vos trois sœurs, dont je réclame aussi les prières :
on n'en a jamais trop de bonnes. Toute à vous.
(P. -S.) En lisant les gazettes, j'ai rencontré l'ar-
ticle d'Alger, et la mort delà pauvre Zoé Marvéjouls,
écrasée par une poutre. La mort nous frappe de
toutes les façons, mais celle-ci n'était pas inatten-
due. Trente ans de préparation ont mené cette âme
au ciel. J'espère beaucoup des sentiments cbrétiens
de mon cber malade. Respects au pasteur.
A M-^ LA BARONNE DE MAISTRE
AU CHATEAU DES COQUES.
[Tours, 22 juin 1839.]
A Tours enGn, chère amie, et le cher malade pas
si mal que je croyais. Dieu soit béni ! C'est une
grâce, les moindres peines sur les grandes. Il est
LETTRES 213
cependant bien pâle, bien maigre, bien changé :
grosse toux profonde, point de voix du tout, et dé-
laissé de M. Pétros. Il n'a pas voulu s'en charger.
Vous me disiez bien qu'il était alarmiste. Mais
M. Buquet et la Providence ont amené une res-
source inattendue : un médecin qui, ayant entendu
parler de ce jeune malade, a demandé à le voir
comme ami de M. Buquet. Changement complet de
régime : éther jeté à la rue, des bains, qu'il a eu la
bonté, le bon docteur, de mettre lui-même au degré
d'ordonnance, presque froid, essuyant de ses mains
le malade, et lui faisant six visites en un jour, afin de
voir la maladie dans toutes ses périodes quoti-
diennes. N'est-ce pas, mon amie, que c'est un
envoyé du ciel ? La preuve, c'est que le malade est
sensiblement mieux. Il est venu à moi, dans le
salon, et il y a sept à huit jours, m'a-t-il dit, il ne
pouvait se tenir sur ses jambes ; puis le voyage,
qui le distrait sans trop le fatiguer.
Nous passerons par Bordeaux avec des chevaux
de poste ; ainsi je ne sais quand nous nous reverrons
aux Coques. Je vous écrirai de Bordeaux plus de
long ; ceci n'est que le mot d'arrivée, tracé à la hâte
dans une chambre d'hôtel où je suis seule, bien seule,
je vous jure, après vous avoir quittée. Mon frère,
sa femme et Charles sont chez M"^^^ Mansell, belles,
élégantes et gracieuses Anglaises, qui m'ont aussi
bien accueillie, mais n'ont pas de lit à me donner. Si
j'avais su qu'on dût passer ici trois ou quatre jours,
je ne serais pas partie des Coques, mon paradis.
Adieu, mon ange. Je n'ai jamais quitté personne
si vite, ni plus tendrement. Toutes sortes d'amitiés à
tout Saint-Martin.
214 EUGÉNIE DE GUÉRIN
[P. -S. Le malade se souvient de vous tous, et
vous offre ses hommages. Il a vu souvent votre frère.
Oh ! quelle chaleur ! Je fais bien des vœux aux
nuages. A jamais à vous. Le rosier se porte bien.
A W LOUISE DE BAYNE
Angoulême, samedi 29 juin [1839].
Votre lettre m'est arrivée juste au moment de
mon départ des Coques, chère amie, comme pour me
consoler d'une amie. Vous venez toujours à propos,
mais jamais plus qu'au moment où je suis triste et
où j'ai besoin de consolation. Vous me parlez si dou-
cement, si tendrement, si pieusement, qu'il y a
charme et bien à vous entendre, et suspension de
peines. Tout le temps que je vous ai lue, je me suis
crue à Raj'ssac, près de vous, dans nos intimes cau-
series, ce que vous savez que j'aime ; puis j'ai plié
vos tendresses dans mon cœur et dans ma poche, et
me suis mise en chemin, en diligence vers Tours,
où j ai rejoint mon pauvre frère.
Le triste \oyage 1 à commencer par le départ des
Coques, l'adieu à la plus aimable amie, à ma res-
source de cœur, de toutes choses, à ma consolatrice
depuis six mois de chagrin, enfin à celle à qui je
dois tout, après Dieu. Ce n'est qu'ensemble, près de
vous, que je puis vous dire ce que j'ai reçu en bien-
veillance et intérêt de cette amie et de sa famille.
Sa mère veut absolument que je revienne l'an pro-
chain. Le cœur dit oui, mais que puis-je promettre ?
LETTRES
215
Toute ma vie dépend de mon pauvre Maurice, tant
nous sommes liés l'un à l'autre en famille. Mon Dieu,
s'il nous était enlevé ! Je ne puis pas m'arrêter à
cette pensée, qui me vient aussi souvent que le bat-
tement du cœur. Sans être désespéré, son état donne
tout à craindre. Il souffre de la faim, et ne peut pas
manger. Je crains que cette gorge ne finisse par se
boucher tout à fait. Voilà, mon amie, le pauvre
voyageur que nous menons à petites journées vers
l'air du pays, ce cher Gayla, après lequel il soupire.
Depuis Tours, où nous avons stationné huit jours,
nous ne faisons que coucher le soir dans un hôtel.
Nous avons passé par Châtellerault, renommé par
ses couteaux, par Poitiers, dont vous savez les ba-
tailles ; ce soir à Angoulême, où vous avez un abbé,
qui n'en fera pas, je crois, la célébrité, mais que
j'irais voir si j'avais le temps. Je vous écris au che-
vet du lit, prête à me coucher, pour me lever demain
à cinq heures. Nous voyageons le matin, pour éviter
la chaleur, dans une voiture de poste, façon la plus
commode pour transporter un malade, mais chère à
ruiner. Il ne faut rien moins que la bourse indienne
pour fournir à ces dépenses.
La pauvre tendre femme donnerait tout l'or du
Bengale pour la santé de son mari. Son dévouement
est sans bornes ; toujours là, de nuit et de jour, se
levant du lit plusieurs fois. Chaque jour elle écrit à
Paris l'état du malade au médecin qui le traite. Ce
nouveau docteur, consulté depuis peu, a changé tout
le régime, supprimé les vésicatoires, tout ce qui
épuisait, et substitué les bains, les bons bouillons,
défendu les saignées, qu'on prodiguait. De tout ceJa,
il en résulte un peu de mieux, un peu plus de forces ;
216 EUGÉNIE DE GUÉRIN
mais la poitrine s'emplit, la gorge s'enflamme. Mon
Dieu, venez à notre aide ! Quelles frajeurs quand
nous lui avons vu cracher le sang, dans une bicoque
où nous n'avons eu pour toute ressource que de
l'eau et un œuf frais ! Cette petite femme est un
ange de piété et de résignation. Vous Taimeriez
bien. Nous comptons arriver après-demain à
Bordeaux, et quand nous pourrons au Cayla, der-
nière station de notre voie douloureuse.
Priez, ma chère amie, et faites-moi l'amitié de
m écrire le plus tôt possible, au Cayla, par quel
mo^en on peut s'adresser au prince de Hohenlohe.
Le prêtre à qui j'ai écrit pour cela est à Rome. Je
n'ai donc pu adresser ma demande de prières, ne
sachant comment m'y prendre. Soj^ez assez bonne
pour me l'indiquer, et assez tôt, afin que je puisse le
faire en arrivant au Cayla. Il n 3' a pas temps à
perdre pour demander miracle et guérison.
Adieu, ma bien chère Louise. Je suis on ne peut
plus touchée de votre lettre, de ce qu'elle me dit de
vous, quoique tout ne me convienne pas. Oh î que
je suis difficile ! car vous êtes fort en train de per-
fection, et vous m'édifiez comme un prédicateur ;
mais jaime le calme, même avec Dieu. Ce n'est pas
aussi aisé qu'on pense. Mes amitiés à vos chères
sœurs ; je n'oublie pas leur affection pour moi.
Jamais je n'eus plus besoin des marques de l'intérêt
que je leur demande, surtout à l'église. Je vous y
joins, chère amie, et vous quitte en vous embrassant
tristement.
Nous serons dans une huitaine de jours au Caj'la.
Quel retour de noces, hélas ! Pauvre vie, si Dieu ne
soutenait. Ecrivez-moi, s'il vous plaît, tout de suite.
LETTRES 217
Cherchons tous les moyens de sauver ce pauvre
frère. Je sais que ce serait bonheur pour vous d'j^
contribuer. Cette pauvre Elisa Lafont est à plaindre.
.Je viens aussi d'apprendre la mort d'une jeune
femme de dix-neuf ans, qui était à la noce de Mau-
rice, bien fraîche et bien jolie. Qu'est-ce que cela
fait? La mort ne regarde à rien. Tenons-nous prêts ;
le malheur n'est que pour ceux qui ne sont pas pré-
parés. Maurice me demande chaque jour de
lectures pieuses. Rien que ces sentiments
consolent.
A 10 heures du soir, et toujours à vous.
s
me
A M™^ LA BARONNE DE MAISTRE
[Bordeaux], Hôtel de Nantes, mardi 2 juillet.
Enfin à Bordeaux, chère amie, bien loin de vous
et encore loin du Cayla, station de repos seulement
et d'agrément pour les yeux. Pays charmant, jolie
ville, grande, peuplée, animée, Paris du Midi, avec
un ciel plus beau. Nous allons voir tout cela au
dehors, et nous promener un peu ; mais le cœur
avant tout. J'ai pensé à vous plutôt qu'aux monu-
ments et curiosités. Vous ne m'avez pas quittée pen-
dant toute la route, ma chère amie ; je vous voyais
en cinquième dans notre calèche, ou bien nous étions
aux Coques, sur le canapé, ou dans le bois, ou dans
la laiterie, enfin ensemble, vous en moi et moi en
vous. Les distances ne séparent que le corps, et
c'est, hélas ! bien assez.
218 EUGÉNIE DE GUÉRIN
Que n'est-il un télégraphe au service de l'amitié !
vous auriez su à chaque instant ce qui se passait en
voyage, nos transes ou notre calme, suivant l'état
du malade. Il a très bien supporté le voyage ; je crois
même que le mouvement de la voiture lui est bon,
puisqu'il se trouve moins bien dès qu'il en descend.
Nous n'avons eu d'inquiétude vive qu'une fois, qu'il
a craché du sang, dans un état d'accablement im-
mense, et la gorge irritée à ne pouvoir supporter
une goutte d'eau. C'était dans une bicoque de vil-
lage, où nous n'avons trouvé pour toute ressource
qu'un œuf frais et de l'eau. Il a avalé l'œuf, et s'est
trouvé mieux. Les plus simples remèdes sont sou-
vent les meilleurs ; c'est, je crois, le secret de l'ho-
mœopathie. Mon pauvre Maurice ne serait pas si
mal, s'il eût commencé par là. On l'a épuisé de sai-
gnées, de cautères. Le régime d'à présent vaut bien
mieux : ne rien faire, que du repos ; ne rien prendre,
que du bouillon et des choses nourrissantes, bœuf,
mouton et vieilles poules. N'est-ce pas que c'est
excellent, et tout à fait de votre système ? Vous ne
faitesquedubien.il est certain que le malade se
trouve mieux de ce nouveau régime. Dieu veuille
nous le sauver! Je ne sais s'il ira aux eaux; on attend
pour cela l'ordonnance du médecin, qui n'avait
voulu rien décider au départ. M. Pétros n'a pas
voulu se charger, pour si peu de temps, d'une cure
qu'il eût peut-être entreprise et achevée heureu-
sement il y a six mois. Pourquoi n'y pas penser plus
tôt ? Mal sans remède ! Espérons de ce qui reste
encore, d'un peu de vie, de l'air du pays, du repos
de l'âme.
...Oh ! mon amie, que je reviens souvent aux
LETTRES 219
Coques, et près de vous I que j'y vis depuis que je
les ai quittées ! Le Jourdain ne remonta pas plus
rapidement vers sa source que le cœur aux endroits
qu'il aime ; ce qui veut dire pour moi, près de vous,
où nous avons été, où vous êtes. Vous voilà àSaint-
Martin^ où je suppose que vous êtes arrivée de
Nevers, votre ville, après avoir embrassé votre tante
et l'intéressante M™^ de R***. Leur aurez -vous laissé
mes souvenirs à ces dames, dont je me souviens ?
J'en ai beaucoup rencontré de par le monde où je
voyage, mais pas de semblables, pas de votre fa-
mille.
J'ai pourtant trouvé fort de mon goût M"'^ Man-
sell, à Tours, et miss Mélina, sa sœur, deux jolies et
gracieuses Anglaises, aux manières distinguées, chez
qui nous avons reçu l'hospitalité la plus aimable. Ce
sont des Indiennes, encore, mais qui rappellent ces
nobles et intéressantes femmes des romans de Scott ;
au reste, amies de lady Bentinck, la femme du gou-
verneur général des Indes. Nous étions, vous voyez,
bien adressées. Ces dames aiment beaucoup Caroline
et sa tante. Rien n'est plus séduisant aussi que notre
Indienne : elle est belle comme une rose de mai,
avec ses fraîches joues et ses fraîches toilettes. C'est
bonheur d'être jeune, on glisse sur les peines où les
âgés s'enfoncent. Caroline, toujours près de son
mari, le voyant souffrir sans cesse, se levant plusieurs
fois la nuit, du dévouement le plus actif, se porte
bien ; c'est qu'elle ne le voit pas non plus si malade.
Elle espère, et fait bien : l'espérance est si bonne !
Toute la mienne est en Dieu ; quand je le vois si
faible, si pâle, si maigre, il ne me reste guère de
confiance humaine. Il est là, à côté de moi, dans
220 EUGÉNIE DE GUÉRIN
son lit, qui tantôt dort et tantôt me dit un mot. J<
suis seule ; Caro m'a laissée pour quelques heures
garde-malade, ce que j'aime autant que de voir h
ville de Bordeaux. Cela se fera plus tard. Nouî
devons aller voirie navire où s'embarque M. Dula(
le beau-frère. Cela me fait plaisir ; je parlerai d^
voiles et cordages : j'aurai vu un peu de tout ei
retournant au Ca^'la. Et voilà comment on s'instriii
en voyageant ; le reste du couplet ne me regarda
pas.
Aurai-je bientôt de vos nouvelles ? Oh ! voilà c«
qui me regarde intimement. Parlez-moi de vouj
bien au long, de votre santé, de votre je puis aire
notre) chère maman, qui doit être heureuse de voii
ses deux enfants auprès d'elle. Vous ne tarderez pa?
de voir M. Adrien. S'il est avec vous, faites-lui biei
les amitiés de Maurice, après avoir reçu pour M^^^ d<
Sainte-Marie et pour vous ses affectueux hommageî
Adieu. Ce mot est triste, après ceux qu^on a ditî
ensemble. Tous mes respects à Monsieur votre pèrej
et tous mes souvenirs à votre parfait mari. Est-il
toujours solitaire? Que je caresse les petites, et vous
embrasse, avec votre maman.
[P. -S. 'Nous sommes ici jusqu'à vendredi, trop
et trop peu. puisque je n'aurai pas le temps d'avoir
de vos nouvelles. Il y a un an, je vous écrivais à
pareil jour, 2 juillet. Qui m'eût dit que la même
date se retrouverait d'ici ? Il va de l'imprévu dans
la vie.
LETTRES 221
A LA MÊME
9 juillet [1839].
Que pensez-vous, que craignez-vmis, chère amie,
de la rareté de mes lettres ? Des malheurs peut-être,
et vous avez raison. Nous avons eu papa fort
malade ; ce chagrin, et d'autres, qui nous désolent,
pour ce pauvre Maurice, et les occupations qui
s'ensuivent, ont ralenti ma correspondance avec
vous, avec vous que j'aime tant, à qui j'ai besoin de
tout dire.
Ma bonne amie, que je parle souvent de vous en
famille, de votre tendre mère, de tous ces chers
amis lointains que Dieu nous a donnés 1 J'admire
comme vous nous êtes venus à une époque de peines,
en des jours d'affliction, comme pour nous consoler,
comme un baume au pied de la croix. Je la sens déjà
bien pesante ; mais courage ! Dieu aidant, on arrive
enfin au Calvaire, et de là au ciel. Oui, le ciel, ma
bien chère amie ; ne regardons plus que là ; c'est la
seule vue qui console, qui soutienne dans les dé-
faillances du cœur.
Le vôtre souffre, soutfre beaucoup des mêmes
douleurs que moi, j'en suis sûre, je vous connais,
je sais que vous m'aimez si bien ! O mon amie ! quel
bonheur et quel malheur cela me cause ! Pour rien,
je ne voudrais augmenter vos souffrances, hélas 1
assez grandes, et cependant je le fais chaque fois
que je vous parle, chaque fois que je m'épanche.
Que voulez-vous sortir de moi, que des larmes ?
909
EUGENIE DE GUERIN
C'est cause que j'hésite à vous écrire, que je vous
écris peu aujourd'hui.
Écrivez-moi, vous. Oh ! vous ne me ferez pas de
mal, vous savez, ma santé est bonne et forte ; je
puis souffrir sans mourir. Dites-moi donc ce que
vous faites à Saint-Martin, si beau, si plein pour
vous de souvenirs d'enfance, ce qui plaît tant,
ce qui console un moment du présent triste et
amer.
Pour moi, le Cayla me charme : pas un arbre, ua
sentier, un petit trou de muraille où je ne loge moa
cœur. Je suis peu sortie encore ; je n'ai fait visite
qu'aux alentours du château ; toujours garde-malade ;1
et, mon Dieu, qu'on voudrait lêtre longtemps ! m
Il y a des peines qui se font aimer. Hélas 1 on jouit
tant à soigner ceux qu'on aime I Mon pauvre père
est hors de danger, mais faible, d'une faiblesse à
durer longtemps. La fièvre dure encore ; depuis
deux jours il prend un peu de bouillon de jeune
poulet ; le régime rafraîchissant, et beaucoup de
ménagements, nous le sauveront, j'espère. Que n'en
puis-je dire autant d'un autre malade ! mais nous ne
pouvons avoir pour lui qu'une espérance céleste.
M. Adrien a dû vous dire ce que pensaient les mé-
decins. Je ne puis vous parler plus longtemps de
cela. Que Dieu nous soutienne, ma chère amie ;
Dieu nous aime, et nous afflige en ce monde pour
nous rendre heureux dans l'autre. C'est ce que la
foi nous enseigne, c'est mon appui, ma consola-
tion la plus puissante. Partageons-la, mon amie,
comme nous partageons nos peines ; unissons nos
âmes, comme nous unissons nos vies. Ce n'est
pas pour rien qu'on est chrétien. Le père Qua-
LETTRES 223
drupani * nous a été bien doux pendant la route,
cette longue voie douloureuse. Adieu. J'embrasse
vous et ce qui vous aime. Des nouvelles bientôt.
A MONSEIGNEUR LE PRINCE DE
HOHENLOHE
EN ALLEMAGNE.
Monseigneur,
Les miracles de guérison opérés par les saints
me font tout espérer de votre intercession. Permettez
qu'avec tant d'autres je l'implore, que je recom-
mande à votre crédit auprès de Dieu un frère bien-
aimé et mourant, pour lequel il ne nous reste que
peu de ressources humaines ; celles de la foi sont les
meilleures, et seront, je crois, grandes pour le ma-
lade, aidé de votre charité. Comme pour le chrétien
l'âme est plus précieuse que le corps, je vous recom-
mande celle de notre cher Maurice. Ce n'est pas que
le malade ne vive en chrétien ; mais a-t-on jamais
assez de foi et d'amour ? Je vous conjure d'inter-
céder pour tous ses besoins. Que votre charité, Mon-
seigneur, veuille accueillir ma prière, et m'indiquer
aussi le jour où nous pourrions nous unir à vous
pour obtenir de Dieu la grâce que nous souhaitons.
Mais, quoi qu'il arrive, nous acceptons d'avance la
1 . Instructions pour éclairer les âmes pieuses dans leurs doutes,
par le P. Quadrupani. Ouvrage traduit de l'italien.
224 EUGÉNIE DE GUÉRIN
volonté de Dieu, et dans le même sens, je vous prie,
Monseigneur, d'agréer l'hommage de ma reconnais-
sance et l'assurance des sentiments les plus profonds
de respect et de vénération de, etc.
A M»« LOUISE DE BAYNE
10 juillet [1839].
Chère Louise, chère amie, j'arrivai hier, et je
reçois à l'instant votre lettre, deux bonheurs dont je
veux vous parler de suite . J'ai tout plein de choses à
dire du voyage, des peines, fatigues, craintes, et du
repos d'à présent, repos de terre promise. Oh ! que
c'était loin, ce Cayla, ce bon père, cette chère Marie,
Érembert, et vous aussi, ma bien chère amie. Au
moins, ne pas se voir au bout du monde, quoique
cène soit qu'en esprit dès qu'on est séparé. Il y a
dans ce si loin quelque chose de triste pour le cœur
qui n'aime pas les distances. Mon Dieu, que doit-il
en être des séparations de la mort, quand on ne
trouve plus en aucun lieu du monde ceux qu'on
aime ? Alors on se porte au ciel, et tout l'espoir du
paradis ne console pas de ces chers disparus ; on
les pleure, ce que Dieu ne défend pas.
Qui sait s'il me faudra passer par cette épreuve ?
Tantôt espoir, tantôt désespérance ; nous sommes
depuis trois mois entre la vie et la mort ; ce pauvre
frère ! Je vous parle toujours de lui, je ne sais parler
d'autre chose ; avec vous c'est sans gêne, comme
LETTRES 225
avec une sœur qui partage les chagrins de famille.
C'est ce que vous me faites voir dans votre affec-
tueuse lettre. Dieu nous console au moins par l'inté-
rêt qu'on nous porte. Que dire à cette bonne Pul-
chérie, qui s'est empressée d'écrire à M™^ de Gazes,
au sujet du prince de Hohenlohe? Cela nous a bien
touchés, ainsi que les détails que M™^ de Cazes a eu
la bonté de me transmettre de suite avec des atten-
tions de cœur bien touchantes. Cette lettre, que j'ai
trouvée au Cayla, était arrivée par un exprès de
Cordes, de chez mon oncle Fontenilles, ce que je ne
comprends pas trop. La providence du ciel et celle
de votre amie s'en sont mêlées : que je les bénis !
que je suis obligée à ma chère Pulchérie de la preuve
d'amitié qu'elle me donne en cette occasion.
Si je n'étais pas affligée, j'aurais de quoi être
heureuse dans tout ce qui m'entoure. Vous compre-
nez la jubilation paternelle en nous revoyant, et le
bonheur de Marie ; mais ce pauvre Maurice les a
frappés de douleur. On ne le croyait pas si mal,
quoique je les eusse préparés à cette mourante
figure. Enfin le voilà arrivé, et sauvé de tant de dan-
gers du voyage. Je craignais toujours de le voir
s'éteindre en chemin ; mais au contraire, le mouve-
ment, le grand air, lui ont fait du bien. Ce n'est qu'à
présent qu'il redevient faible, sans sommeil, avec un
dérangement d'estomac qui, joint à des maux de
gorge, l'empêche de manger. Pauvre martyr ! Mais
il est bien calme, bien résigné. Avant de partir, il a
reçu la sainte communion dans son lit. Cela console ;
au moins, ne pas trembler pour l'âme. Je viens
d'écrire au prince, et j'adresse le tout sous enveloppe
à M"^^de Cazes, qui m'offre de faire l'envoi. Quand
DE GUÉRIN 15
226 EUGÉNIE DE GUÉRIN
VOUS lui écrirez, parlez-lui bien de ma reconaais-
sance, du bonheur qu'elle m'a fait en me racontant
les deux guérisons opérées dans sa famille par les
prières du saint. C'était, je pense, pour son frère.
Vous me le dites, je crois.
Je suis si affairée, si encombrée de déballements,
de quelques visites, de tant de lettres reçues, queje
vous parle à la hâte. Faut-il vous dire que le bon
général m'a chargée dernièrement de le mettre à vos
pieds ; qu'il est on ne peut plus notre ami, et qu'en
preuve, il m'a obtenu cent francs de la reine, pour
notre église ? C'est le dernier courrier qui m'a porté
l'ordonnance du secrétaire des commandements de
la reine, payable à Gaillac, chez le receveur, argent
comptant qui fait tressaillir de joie notre chapelle
neuve. L'idée me vint d'écrire à la reine, qu'on dit
bonne et pieuse. Je ne me suis pas trompée ; grâce
pourtant à l'obligeante recommandation du marquis,
qui est bien en cour. Que Dieu soit béni, le bien
vient de partout. Après cela, lettre de mon aimante
et aimable de Maistre, et puis la vôtre, chère Louise,
c'est de quoi occuper plume et cœur.
Nous avons passé un jour à Gaillac, et dans ce
peu de temps notre Indienne a conquis la ville. Tous
ceux qui l'ont vue sont pris, éblouis sous ses beaux
veux. Le fait est qu'elle est charmante. Nos cousines
en sont enchantées ; M"'^ de Paulo lui a fait le plus
gracieux visage. Que j'ai de regret de vous savoir si
loin ! C'est à vous autres, à mes meilleures amies,
queje voudrais faire voir notre chère merveille. Elle
m'étonne en tout ; je ne comprends pas qu'elle sou-
tienne si bien le chagrin et la fatigue. C'est elle seule
qui veille son mari, qui ne la laisse pas trop dor-
LETTRES 227
mir ; cette nuit, je l'ai entendue trois ou quatre fois
se lever. Dieu lui donne des forces ; elle est si
pieuse !
Nous avons demeuré six jours, je crois, à Bor-
deaux, une demi-journée à Toulouse, en tout vingt
jours de \oyage, temps infini pour un malade, et
pournous, àcausedelui. Sans cela, ceshaltes eussent
été agréables ; on se délasse et on voit ; mais je n'ai
guère vu qu'en passant. Tout le temps à Bordeaux
s'est passé dans la chambre de Maurice. Quand l'air
était assez doux pour ouvrir la fenêtre, je regardais
le port, les passants et les omnibus. Le soir, nous
avions la salle de spectacle en face, et nous nous
amusions, Caroline et moi, à voir s'habiller les
acteurs, les actrices, se faisant rois et reines en se
donnant des coups de pied. Pauvre canaille I Un peu
plus loin, par contraste, une charmante église où
nous allions, l'une après l'autre, à la messe : c'est
tout ce que j'ai vu.
A présent le cher Cayla, qui m'aura pour long-
temps. J'ai besoin de repos, de retraite, de rentrer
dans ma vie primitive. Ces huit mois me semblent
un rêve. Je me demande s'il est bien vrai que j'arrive
de Paris. Hélas ! oui, Maurice me le fait voir. Un
seul désir, celui de vous voir ; cœur mort à tout,
hormis à l'amitié. J'embrasse vos trois sœurs,
^jme ^Q Bayne voudra bien me le permettre. Priez
pour moi et pour lui. Tout entière à vous.
228 EUGÉNIE DE GUÉRIN
A M-^ LA BARONxXE DE MAISTRE
19 juillet [1839].
J'adore, mon Dieu, vos décrets éternels et impé-
nétrables, je m'}^ soumets de tout mon cœur pour
l'amour de vous ! Il y a trois ans, chère amie, que
je fais cette prière, qu'elle m'a soutenue et préparée
au plus cruel sacrifice. Le moment est venu, plus
d'espoir ; le médecin a prononcé le terrible : « C'est
sans remède, » et nous a parlé des derniers sacre-
ments. Bien facilement nous y avons fait consentir
le malade. Je lui en ai parlé à propos des prières du
prince de Hohenlohe, et comme il a fait ses pâques,
sa conscience ne l'a pas effra3'é. Le voilà confessé.
Je vous écris dans les apprêts du saint viatique et de
l'extrêrae-onction. Je ne sais pourquoi je ne suis
pas mortellement désolée. J'espère encore sans
doute. Oh ! mon amie, ma pauvre amie, prions bien
Dieu pour cette chère âme. Parmi tous, je pense à
vous : je n'ai pu m'empêcher de vous écrire, de vous
unir à mon cœur, à mes larmes, à toute une famille
affligée. Pensons au ciel ; je ne veux plus rien que
de l'autre monde. Mon Dieu, que votre volonté soit
faite I Je le dis dans les larmes, mais les larmes sont
des prières.
Combien je sens en ce moment le besoin de la foi,
le secours de la piété. Oh 1 que devenir? Votre lettre
m'est venue hier ; je ne cro3'ais pas }- répondre si
tristement, La faiblesse, l'affaissement de la vie s'est
fait tout à coup. Peut-être est-ce une crise, peut-être
le sauverons-nous. Toujours qu'il soit prêt, qu'il se
LETTRES 229
prépare en chrétien pour le passage, à quelle heure
qu'il se fasse. Mettons-nous ensemble au pied de la
croix, c'est là que je vous laisse, amie si chère et
affligée comme moi.
Je vous serre sur mon cœur avec votre tendre
mère. Adieu. Soyons prêts à tout. Je vous écrirai,
quoiqu'il arrive.
A M"^ LOUISE DE BAYNE
AU CHATEAU DE RAYSSAC, PAR VABRE (tARN).
22 juillet [1839].
Vous devez savoir, chère amie, la perte que nous
avons faite ; mais je veux aussi vous en parler, j'ai
à vous dire mon chagrin, mon affliction de sœur,
d'amie intime de ce pauvre Maurice. Cher frère, le
voilà mort, mort ! Vous dire ce que ce mot fait sur
moi, ce qu'il a d'incompréhensiblement douloureux î
Non, je ne puis me faire à cette pensée de séparation
éternelle, ne plus le trouver nulle part sur la terre !
Oh ! comme nos affections disparaissent ! Dieu veut
que nous les portions plus haut que terre, et il
prend au ciel ceux que nous aimons. Il est là mon
frère, au ciel, parmi les bienheureux, je l'espère,
car il a fait la mort d'un prédestiné. Dieu soit béni,
qui, dans sa miséricorde, a voulu sauver l'âme et
laisser mourir le corps, cette apparence humaine
que nous aimons tant, qui semble Fhomme, et ne
fait que le cacher. L'œil chrétien voit ainsi ces choses
230 EUGÉNIE DE GUÉRIN
et regarde vers l'autre vie, lorsque celle-ci nous
désole. Pour moi, c'est fini de tout ce qu'on appelle
bonheur. Cette mort me tue, m'enlève ce qui m'at-
tachait avec quelque charme en ce monde. Mon ave-
nir était dans le sien, ses enfants m'auraient appelée
leur mère, j'avais tout mis en lui, trop peut-être.
Dieu veut qu'on ne s'appuie pas tant sur la créature,
roseau qui casse sous la main. Ma pauvre âme se
doutait bien de cela ; mais n'importe, on s'attache
plus fort à ce qui va nous échapper.
C'en est donc fait, le voilà au ciel et moi sur la
terre. Oh ! prompte disparition ! n'était-ce pas hier
son jour de noce ? Hélas ! tout de ce passé me semble
un songe, comme dit notre pauvre Caroline : « Il
me semble que mon mariage est un rêve. » Un rêve
bien douloureux. Un mois après ont commencé les
alarmes, les dépérissements et toutes ces souffrances
qui nous l'ont conduit au tombeau. Pauvre Maurice !
Je ne sais dire que ce nom. Il avait pour moi tant
de bonheur, quelque chose d'électrique pour le
cœur, et ce n'était pas pour moi seule. Toute la
famille était sous cette influence, c'était notre charme
à tous. Mon père disait que cet enfant faisait sa
gloire. Tout le monde se louait de lui, ce n'était que
larmes et louanges sur son cercueil. Ce fut avant-
hier la triste, lugubre, déchirante et dernière sépa-
ration au cimetière. Nous l'y avons tous accompa-
gné, ce cher Maurice, avec lui tant que possible en
ce monde. Oh 1 quelle descente que celle du cercueil
dans la fosse I Je l'ai suivi des j'eux, en priant Dieu
pour la chère âme de mon frère. Je ne sais plus rien
voir, plus rien aimer que ce monceau de terre où
nous allons nous agenouiller tous les jours avec sa
LETTRES
231
pauvre veuve. Comme elle nous est chère, celte jeune
femme, cette moitié de notre Maurice ! l'âme éton-
nante de force et d'énergie ! toujours près de lui,
dévouée au mort comme au vivant. Pauvre jeune
femme ! Un ange en prière, en larmes pendant
deux jours près de ce lit, tantôt tenant la main,
tantôt baisant ces joues, cette bouche... Hélas!
hélas ! quelle triste jouissance 1 Mon pauvre Maurice,
comme nous ne pouvions pas le quitter ! O mon
Dieu ! là tout froid, les yeux ternes, ces yeux si
brillants, si beaux ! comme la mort nous met 1 tous
nous en viendrons là. Ma pauvre amie, que ferions-
nous de l'éternité sur la terre ? Se bien préparer et
partir quand Dieu voudra. Ce sont des coups qui
atterrent, qui ne laissent debout que la foi. Priez
Dieu de m'en donner beaucoup, jamais je n'en eus
plus de besoin.
Si vous veniez me voir, Louise ! Pour moi, ne
m'attendez pas ; je ne supporterais pas d'être ailleurs
qu'ici, dans ces chambres où il a passé, dans cette
maison où tout le rappelle, où tout le pleure, et
d'ailleurs nous ne sommes pas trop en famille. Il
n'a plus que trois enfants, mon pauvre père. Comme
il est affligé de ne plus revoir son cher fils, son Ben-
jamin î Son sacrifice est bien grand. Que Dieu l'ac-
cepte ! Nous nous mettons au pied de la croix. Quand
le prince fera des prières, il ne le guérira pas. C'est
trop tard. Pourquoi n'y pas penser plus tôt ? J'aurai
toujours ce regret. Mais qui aurait cru la mort si
prompte ? J'espérais jusqu'en automne, sans savoir
pourquoi, car je le trouvais bien mal. Jamais, jamais
je n'aurais cru le voir sitôt finir. Il s'est éteint tout
doucement en cinq minutes d'agonie, dès avoir reçu
232
EUGENIE DE GCEHIN
le saint viatique. Jusque-là plein de connaissance ;
ce qui le prouve, c'est qu'après sa confession il
rappela Monsieur le curé pour lui parler en forme de
rétractation de ses rapports avec M. de Lamennais.
Oh ! quel malheur s'il était mort à cette époque ! On
trouve en tout à bénir Dieu ; cette croix, cette mort
porte un signe de salut évident. Voilà qui nous
console du côté de la foi, et ne faut-il pas tout voir
en chrétiens ?
Adieu, chère amie. Je demande souvenirs et
prières à vos trois sœurs, en leur faisant part de
notre malheur. On devait vous écrire avant-hier.
Mais ceci c'est plus du cœur, c'est de moi à vous.
Marie se joint mot à mot à ma lettre, et cœur à cœur
à vous. Elle est d'une maigreur, d'un changé qui
m'afflige. Cest le temps des peines. Comment va
M"^^ de Bayne ?
A W ANTOINETTE DE BOISSET
A lisle-d'albi.
23 juillet 1839.
Priez pour lui, ma chère Antoinette, priez pour
ce frère, cet ami de votre amie. Nous voilà séparés,
lui au ciel et moi sur la terre, où je ne vois plus rien
de lui que sa tombe. O douloureuse disparition ! Je
ne puis me faire à cela, je ne puis croire que Mau-
rice ne soit plus de ce monde, qu'il ne revienne plus
en famille, à cette place, à ce fauteuil, à celte
LETTRES 233
chambre, à ce lit. Dieu, mon Dieu ! C'est vrai cepen-
dant, et vous l'avez voulu, vous nous avez ôté ce
cher enfant dans quelque dessein de miséricorde;,
sans doute. Comment en douter sur tant de signes
de salut d'après cette mort bienheureuse et sainte ?
Oui, ma chère amie, il a fait la fin la plus douce, la
plus consolante ; le prêtre qui l'a assisté, tout le
monde nous dit qu'il est au ciel. Oh ! que cela con-
sole I Mais ne laissons pas de prier pour cette chère
âme. Qui sait ? il faut être si pur pour voir Dieu.
C'est donc autant pour le recommander à votre pieux
intérêt que pour vous faire part de mon chagrin que
je vous adresse ces lignes.
Hélas ! je vous écrivais il y a si peu de temps une
lettre si différente, lettre de noce... Que les choses
du monde changent vite ! Dieu ne veut pas que nous
nous attachions à la terre, et n'y fait passer que d^s
semblants de bonheur. Vous l'avez éprouvé aussi
bien que moi, chère amie. Vous pleurez une sœur,
je pleure un frère, tous deux si aimables et si aimés,
le bonheur de leur famille. Maurice, c'était pour
nous tous un charme, rien qu'à penser à lui, rien
qu'à dire son nom. Tout cela mort ! Pauvre chère
sœur 1 je veux parler de sa femme, la plus intéres-
sante créature pour nous et qu'il soit possible de
voir. Nous l'admirons. Tant de courage, d'énergie,
de soutien dans une si jeune femme ! Jamais si bel
exemple de la puissance de la foi, de la piété. Oh !
quel ange Dieu avait donné à mon frère ! Le coup
qui les sépare est affreux. Veuve et orpheline à
vingt ans ! « Si je perds ma tante, qui sera mon appui
en ce monde ?» Et puis elle se confie à Dieu, sa
grande ressource. Je ne serais pas étonnée qu'elle
234 EUGÉNIE DE GUÉRIN
entrât dans un couvent, tant elle a de piété et de déta-
chement de la vie. Ce mariage, ce séjour à Paris,
cette mort, tout me semble un rêve. Je me perds
dans ces événements, dans ces souvenirs, dans ces
réalités. La Providence a sur nous d'inexplicables
desseins. Des croix au bout de tout. Signes de salut
que j'adore. Adieu, chère amie ; priez Dieu pour le
frère et la sœur qui ne feront qu'un jamais.
Veuillez faire part de notre malheur à tous ceux
de votre famille, à nos amies de Gélis et à Irène. Je
ne puis pas leur écrire aujourd'hui.
Votre amie désolée.
A xM-^ LA BARONNE DE MAISTRE
AU CHATEAU DE SAINT-MARTIN (niÈVRe).
Vendredi, 26 juillet.
Depuis huit jours qu'il nous a quittés, qu'il est au
ciel et moi sur la terre, je n'ai pu vous parler de lui,
me trouver avec vous, me joindre à vous, ma tendre
amie, tant aimée, aussi. Ne serons-nous jamais désa-
busés d'affections ? Ni chagrins, ni brisement, ni
mort, ni rien ne nous change. Aimer, toujours
aimer, aimer jusque dans la tombe, aimer des restes,
s'attacher à ce corps qui a porté l'âme, mais l'âme,
on la sait au ciel. Oh 1 oui, là-haut où je te vois,
mon cher Maurice, où tu m'attends, où tu me dis :
« Eugénie, viens ici, avec Dieu, où l'on est heu-
reux. » Ma chère amie, tout est fini du bonheur sur
LETTRES 235
la terre ; je vous l'ai dit, j'ai enterré ma vie de cœur,
j'ai perdu le charme de mon existence. Je ne sais
tout ce que je trouvais en ce frère, ni quel bonheur
j'avais mis en lui. Un avenir, des espérances, ma
vieille vie auprès de la sienne, et puis une âme qui
me comprenait I Lui et moi, c'étaient deux yeux du
même front. Nous voilà séparés. Dieu s'est mis entre
nous. Que sa volonté soit faite ! Dieu se mit au Cal-
vaire par amour pour nous ; par amour pour lui,
tenons-nous au pied de sa croix. Je trouve celle-ci
pesante, toute garnie d'épines, mais ainsi celle de
Jésus. Qu'il m'aide à porter la mienne ! Enfin nous
arriverons au sommet. Et du Calvaire au ciel le che-
min n'est pas long. La vie est courte ; et que ferions-
nous de l'éternité sur la terre ? Mon Dieu ! pourvu
que nous soyons saints, que nous profitions des
grâces qui nous viennent des épreuves, des larmes,
des tribulations et angoisses, trésors du chrétien. O
mon amie 1 il n'y a qu'à regarder ces choses, ce
monde, de l'œil de la foi, et tout change. Heureux
père Imbert, qui le voit ainsi si éminemment I Que je
voudrais avoir un peu de son âme si pleine de foi,
si radieuse d'amour ! J'ai besoin de soutien, et je
désire souvent le saint homme qui rendrait enthou-
siaste de martyre et de croix. Hélas 1 il a été prophé-
tique, il m'a dit : « Vous êtes l'enfant de la douleur,
attendez-vous à beaucoup d'épreuves. » Moi qui, ce
me semble, ne lui parlais en ce moment de rien de
douloureux, je fus frappée de ces paroles que Dieu
vient d'accomplir.
Mon amie, j'ai beaucoup pensé à vous en ceci.
La part que vous prenez à tout ce qui me touche,
cet un que nous faisons à l'endroit du cœur m'a fait
236 EUGÉNIE DE GUÉRIN
sentir que VOUS souffriez, que VOUS étiez brisée, dé-
chirée avec moi. J'ai prié Dieu pour vous. Je suis
calme, je vous écris sans larmes. Je me jette à votre
cou. Mille visites nous viennent, et aucune comme
la vôtre. Cependant ce sont des amis, des parents
des voisins bien franchement affligés. Mais s'occuper
de dîners, de détails de ménage et de vie, voir autour
de soi le cours ordinaire des paroles et des choses,
quand au dedans tout est changé, quand on est dans
un si grand vide, voilà qui est accablant. Puis le
déchirant contraste, l'amère pensée de se dire :
« Toutes ces personnes seraient venues pour le voir,
en visage de noce et de félicitation. )) Six jeunes
filles, hier, de nos cousines, gracieuses et gaies de
caractère, avec lesquelles il aurait ri. Comme les
choses changent 1 Changeons aussi, mon amie, désa-
busons-nous du monde, des créatures, de tout. Moi,
je demande l'indifférence complète.
Il s'est éteint sans agonie, tout doucement,"*
comme dans un sommeil, des avoir reçu le saint via-
tique. M. le curé nous assure qu'il est au ciel.
Mais prions pour cette chère àme. Nous ne pouvons!
plus rien pour lui. C'est consolant de prier, n'est-ce]
pas ? de pouvoir ainsi soulager ceux qu'on aime, d(
les suivre d'amour jusque dans l'autre vie. Je plains'
ceux qui n'ont à donner aux morts que des larmes.
C'est bien bon de pleurer, mais non pas sans la
prière. La prière, c'est la rosée du purgatoire. Ré-
pandons-en à flots, nous ferons tant de bien 1 Que
j'aime cela à présent ! que la foi m'est bonne ! Chère
amie, je vous souhaite sa douce, sa divine influence.
Ecrivez-moi, je suis en peine, je ne suis pas
morte à vous, vous m'occupez, Dieu sait 1 Que votre
LETTRES 237
bonté soit bonne, ne soit pas trop délabrée. Parlez-
moi de tous, de votre chère maman qui, elle aussi,
m'est bien chère. Je recommande mon Maurice, mon
Alphonse \ à son pieux cœur de mère. Chère maman,
je suis bien affligée, et mon père, et nous tous.
C'était le plus afl'ectionné de tous. Vous me compre-
nez et vous prenez part, je suis sûre, à notre deuil.
Pourquoi sommes-nous si éloignés ? Je serais en ce
moment dans vos bras. Adieu, bien chère maman,
parlez de mon frère à votre fils qu'il aimait. Je prie
M. de Sainte-Marie de se souvenir de ce cher enfant
devant Dieu.
Adieu, ma chère Henriette. Je reviens à vous,
pour vous quitter encore. On ne fait que cela dans
la vie. Amitiés à M. de Maistre.
De cœur et d'âme et de pensée à vous, éternel-
lement à vous.
Parlez-moi du frère de Sophie, et un souvenir de
moi à elle.
Je ne puis m'empêcher de vous parler de notre
admirable Caroline, ange de dévouement, de cou-
rage, de piété. Près de lui, avec lui, en lui jusqu'à la
tombe. Oh I que cela nous l'attache !
1. Nom du fils qu'avait perdu M»i« de Sainte-Marie.
238 EUGÉNIE DE GUÉRIN
A LA MEME
De ma chambrette, 27 janvier [1840].
O femme de douleurs ! Pauvre malade, pauvre
mère 1 Je ne me doutais pas de ce martyre où vous
avez été pendant huit jours auprès de Valentine
mourante. Que le mal vient vite, mon Dieu ! Mais
Dieu aussi le guérit promptement. Vous n'aurez eu
qu'une rude alarme, une terrible angoisse. Ce n'est
pas pour la petite que je crains à présent, c'est pour
vous, que ce choc aura tant ébranlée. Dites-moij
bientôt et bien long ce qui s'est suivi pour vous de
cette pénible épreuve. Peut-être n'aurez-vous pas
quitté Nevers, peut-être êtes-vous au lit, peut-être
le cœur a-t-il repris son mauvais train, comme il lui
arrive aux secousses? Enfin dites, mon amie, à votre
amie, tout ce que fait votre santé.
Il est vrai que la seconde page de votre lettre me
rassure en me rassurant sur Valentine. Une mère et
son enfant se tiennent si bien que tout de l'une passe
à l'autre, mal et bien. Ainsi le mieux de cette chère
petite fait le vôtre, ce me semble. Comment donc
avait-elle pris mal ? Ne la laissez pas courir à volonté,
quelque tempsjju'il fasse, comme je l'ai vue faire aux
Coques. Il est vrai qu'on a peine à tenir un enfant
dedans tout le jour ; que c'est même trop les ménager
de les tenir en serre chaude, mais Valentine est si
frêle, si délicate, que ce qui serait trop pour une
autre enfant ne l'est pas pour elle. J'espère que le
bon Dieu vous la conservera, puisqu'elle est si pa-
tiente, si pieuse. Ce sera un petit modèle de sainteté
LETTRES 239
à votre maison. La chère enfant, que je l'embrasse
d'être si sage en souffrant, de prier comme elle fait
pour sa mère et les amis de sa mère. C'est vraiment
charmant, ce que vous me dites à ce propos. Ne vous
inquiétez pas, laissez votre enfer du Dante auquel
vous comparez votre vie. Je ne sais ce que c'est que
cet enfer ; quel qu'il soit, ce n'est pas pour vous, les
chrétiens ne doivent pas en avoir. Au fond de la vie
on doit voir le ciel.
Ma pauvre amie, je vous renverse, toujours con-
traire à vos idées et sensations, presque à vos larmes.
La méchante amie que je dois être ? Pouvez-vous
m'aimer ? Non, je ne comprends pas ce que vous
trouvez en moi, ma raison s'y perd. Mais le cœur a
ses raisons que la raison ne comprend pas, suivant
encore votre ami Pascal.
Que vous me le faites aimer, ce Pascal I Je viens
de m'en séparer à regret ; je vois partir un livre avec
peine, comme à peu près une visite agréable. Mot
d'autant plus vrai que nous n'avons de livres qu'en
visite et rarement, tant nous sommes loin des biblio-
thèques. Quand ce manque de lecture se fait sentir,
je prends la quenouille, je viens écrire, je fais ce que
je peux pour ne pas laisser prendre place à l'ennui
dans ce vide : l'ennui, le plus terrible ennemi de
Tâme, le démon des solitaires. Oh ! tâchez bien de
vous en préserver, vous, ma compagne en solitude.
Je voudrais vous aider de près, hélas ! si loin ! Tout
ce que je puis, c'est de penser pour vous au piano,
de vous accompagner en musique, de vous faire de
quoi chanter. Cette pensée de travailler pour vous
me semble venue du ciel, m'encourage, et je m'en
sers comme d'ambrtion ; mais, hélas ! celle-là même
240 ECGÉNIE DE GUÉRIX
me quitte parfois ; je me dis : Bah ! qu'en fera-
t-elle, de cette poésie? Cela pourra-t-il s'accommoder
au piano ? Mes inspirations avec les siennes ? Nous
sommes sœurs par le cœur bien plus que par l'es-
prit. Me voilà ! quand je doute, je meurs, plus de
soutien, il me faut avoir espérance en vous, entre-
voir votre clavier sur mes hj'mnes, figure poétique,
j'espère ! je connais les mots du métier.
Franchement, mon amie, j'ai la rage de vouloir
être utile, de me dévouer à quelqu'un ou à quelque
chose. Si ce n'est à vous, je m'en vais chez les
Arabes plutôt que de demeurer bonne à rien. Je me
vois comme un être inutile, et cette pensée me fait
souffrir. Peut-être est-ce vanité de vouloir être quel-
que chose. Si c'en est une, qu'elle s'en aille alors I
Je me contente d'être néant. N'est-ce pas assez
d'avoir à faire son salut, la longue affaire de la vie ?
Qui réduirait ses désirs à cela serait bien sage et
bien heureux. Faisons que nos désirs rentrent dans
ce désir.
Celui de vous voir y touche un peu, ce me semble ;
c'est quelque chose du ciel qui nous a unies et nous
rapprochera, toujours pour notre bien. Oh ! que je
serais fâchée de vous faire du mal ! Dieu sait comme
votre âme m'est chère. Si vous veniez, nous cause-
rions beaucoup. Ce que nous ferions ne peut se dire.
J'attends cela comme un des premiers bonheurs qui
me restent dans la vie ; mais, comme vous, je n'y
compte pas. Vous avez toujours tant d'entraves !
Cependant espérons, et croyons, malgré les obsta-
cles. Ceux qui croient l'impossible sont les plus
heureux.
Donc soignez-vous pour ce voyage, inutile à dire,
LETTRES 241
je sais, mais on aime à dire des inutilités. Quelle
importance elles prennent quand je les attache à
vous I Eh ! vous faites bien, très bien, fort bien de
commencer vos lettres par vous-même. Servez d'a-
bord le bon vin comme aux noces de Cana, abreu-
vez-moi de vous, mon amie, qu'est-ce qui peut m'in-
téresser davantage ? Vous vous excusez là d'une
faute qui me plaît tant que je la voudrais au com-
mencement, au milieu, à la fin de vos lettres. Oui,
parlez de vous, de vos peines, de vos affaires tou-
jours. Ne suis-je pas votre épanchoir ? Oh ! je ne
dis plus que je sois inutile, si vous pouvez vous
reposer en moi, si Dieu veut que je vous sois bonne
un instant. Ecrivez-moi de longues lettres quand
cela ne vous fatiguera pas. Songez un peu au plaisir
de celle qui les lira et qui trouve toujours que c'est
trop tôt fini.
La dernière m'est venue avant-hier au point du
jour sur mon chevet. La jolie surprise et que j'ai
trouvé que mon réveil était doux I Le postier avait
couché en route et m'est venu avec l'aurore comme
un messager de bonheur, pressé et rare. Rarement
si bonne chose à si bonne heure. Vous m'avez adouci
tout un jour ; je l'ai passé, tout ce jour, mieux qu'au-
cun depuis longtemps. C'est qu'il n'y a rien comme
des paroles d'amitié pour mettre le cœur en bon
état. Après Dieu rien n'est plus puissant.
[PS.] Mon père, mon bon père m'a fait la recom-
mandation expresse de vous dire de sa part quelque
chose de bien tendre et affectueux. J'y joins pour
Valentine un petit chant que vous lui chanterez sur
le piano, la pauvre malade.
DE aUÉRIN 16
242 EUGÉNIE DE GUÉHIN
A LA PETITE VALENTINE
MALADE
Oh ! quand je vois ta belle enfance
Dans la souffrance,
Quand je te vois au lieu de fleurs
Cueillir des pleurs.
Pensée amère
Me vient saisir.
Enfant trop chère,
Comme ta mère
Dois-tu souffrir !
Quand de langueur ta tète penche
Comme une branche
De jeune saule ou de roseau ;
Sur un berceau
Quand je vois faire
Lit de martyr,
Enfant trop chère.
Comme ta mère
Dois-tu souffrir !
Quand tu parais comme une sainte.
Sans cris ni plainte.
Dans tes douleurs chercher les cieux
Oh '. quand tes yeux
Vont au Calvaire
Voir Dieu mourir,
Enfant trop chère,
Comme ta mère
Dois-tu souffrir î
A M-^ LA BARONNE DE MAISTRE
Le 17 février [1840].
Votre lettre m'est arrivée pendant les vêpres, à
l'église ; et comme je l'avais là sans la lire, j'ai eu
LETTRES 243
ridée un peu de l'attente en purgatoire. Oh ! qu'on
doit souffrir près d'un bonheur qu'on ne peut pos-
séder, près du ciel ! Voilà, mon amie, ce que le petit
paradis de votre lettre que je ne voulais pas ouvrir
m'a fait penser et sentir pendant deux heures, heures
de sacrifice ; mais n'en faut-il pas faire à Dieu !
J'étais contente d'avoir cela à lui offrir, et précisé-
ment je lisais dans Vlmitation ces paroles au cha-
pitre de la patience : « Dieu ne laissera sans récom-
pense aucune peine, même la plus légère, qu'on aura
soufferte pour lui. » Courage I ai-je dit devant cette
lettre. Si un jour il me fallait faire de plus grands
sacrifices, j'en aurais plus de force. On s'exerce au
vouloir. S'il me fallait vous quitter î II y a cent
façons de se séparer sur la terre : non que j'en aie
aucune en vue ; mais tôt ou tard ne faut-il pas tout
quitter? se séparer les uns des autres ? Nous som-
mes ici-bas dans une hôtellerie pour passer. Ayons
donc des sentiments de passagers. Nous trouverions
assez singulier celui qui se lierait à l'auberge. Le
sage chrétien ne le fait pas.
Ne me trouvez-vous pas avoir bien profité de la
mission des montagnes, et que sainte Louise ne par-
lerait pas autrement ? C'est que vraiment j'apprends
d'elle et du temps bien des choses, et surtout qu'il
faut penser au ciel : mais y penser comme on pense
à faire fortune, en y travaillant. Hélas 1 mon
Dieu I c'est le seul bien pour lequel on ne veuille
rien faire, qu'on attend par miracle, ce semble. Le
plus grand de tous serait d'arriver où l'on ne tend
pas, tomber au midi du côté du nord. Rien n'est
inconséquent comme cette conduite, comme la foi
sans pratique, comme un baptisé païen.
244 EUGÉNIE DE GUÉRIN
Passez, mon amie, cette singulière page à une
peine que j'ai dans l'âme ; comme je vous passe vos
idées, vos rêveries, vos douleurs, passez-moi aussi
les miennes et le naturel de mes expressions quand
je vous parle. Ce n'est pas avec vous d'ailleurs que
je me gênerais. Avec personne quand j'écris. Sans
en mesurer trop la portée, il faut que ma convic-
tion éclate. Je suis sûre qu'elle ne vous blessera pas.
Ma pauvre amie, je serais si fâchée de vous faire du
mal ! Je vous le répète encore, ce mot qui vous a
frappée, qui sera toujours le mien en amitié, dont
les relations doivent toutes tourner au bien. Pour
moi, je n'ai pas de remords à cet égard. Dieu me
préserve des vôtres, de ceux que vous auriez si vous
veniez à me nuire. Quel double malheur ! et que
nous remplirions mal les voies de la Providence qui
nous a mises en contact ; car, mon amie, ce n'est
pas pur hasard qui nous a fait rencontrer. J'}^ vois
quelque divine intention de celui qui dirige jusqu'au
vol des oiseaux, et qui, ce me semble, nous a me-
nées par la main l'une à l'autre. Faisons-nous donc
une amitié selon Dieu, comme deux sœurs de cha-
rité. Soignons-nous, touchons nos plaies et rejetons
ce qui découle, le corrompu du cœur humain.
C'est ce que je tâche de faire avec ma chère ma-
lade. Ainsi je ne crois pas que vous deviez vous
attribuer par contagion cet air d'ennui que vous
avez cru voir dernièrement. Hélas ! vous le savez,
Veiinui est le fond de la vie humaine ; c'est le mien
quelquefois, mais rarement, par état de santé, par le
corps plus que par l'âme. J'ai quelquefois besoin
du soleil ; fait-il beau jour, je me ravive, je rede-
viens, non pas gaie, mais sereine. Belle créature
LETTRES 245
pourtant, qu'une goutte de pluie fait abattre 1 Que
nous ne sommes rien ! Je l'apprends toujours davan-
tage et du besoin qu'on a de la force d'en haut.
Ne pensez pas à m'envoyer des livres, très bonne ;
le port les rendrait trop chers. Et puis je sais m'en
passer, rien ne m'est de besoin ; et vraiment rien ne
me manque à mon cher et tranquille et bien-aimé
Cayla. Quelques voisins obligeants nous ouvrent
leur bibliothèque d'où je tire quelque rare chose à
mon choix. Je suis ou je resuisy l'ayant déjà lu, sur
les œuvres de Bernardin de Saint-Pierre, aimable et
simple auteur, qu'il fait bon lire à la campagne.
J'aurais fantaisie ensuite de Notre-Dame de Paris,
mais je n'ose pas. Ces romans sont si ravageurs que
j'en redoute le passage ; rien qu'à en voir l'effet sur
certains cœurs m'épouvante. Le mien si calme vou-
drait rester comme il est. Si ce mot calme vous
étonne dans vos pensées, songez, mon amie, que
Dieu apaise. Je ne mens point.
A M. HIPPOLYTE DE LA MORVONNAIS
AU VAL DE l'aRGUENON
19 juillet, jour de sa mort ! [1840].
Dieu soit béni, Monsieur ! Vous n'êtes donc pas
perdu pour nous de mort ou d'oubli, car votre
silence m'avait fait craindre et croire l'un et l'autre.
Sans cela, pensez-vous que je ne vous aurais pas
écrit notre malheur ? que j'eusse laissé à un journal
246 EUGÉNIE DE GUÉRIN
de vous apprendre la perte d'un ami ? Hélas ! non,
Monsieur, et j'ai plus d'une fois pensé à vous dans
mes larmes, car je savais que vous l'aviez aimé, ce
pauvre Maurice ; mais n'ayant plus de vos lettres ni
de réponse en aucune occasion, j'ai dû penser que
vous n'étiez plus de ce monde. Etant à Paris, je vis
Maurice vous annoncer son mariage, et ni même
alors, ni jamais rien de vous. A qui, au Val, aurais-
je annoncé sa mort ? Votre petite fille est trop jeune
pour lui adresser autre chose que des baisers, pour
lui demander : où est votre père ?
Donc, Monsieur, vous êtes là toujours veuf, et
seul, et triste. Dieu sait comme je vous ai souhaité
des consolations, de ces consolations du ciel si
douces et puissantes, car il n'y a que cela de bon, de
soutenant à hauteur d'âme. Oh ! je le sens, je le
vois, je le sais de moi-même, sous l'accablante dou-
leur, sous cette mort de Maurice, frère bien-aimé, si
intime à mon cœur. Sa perte est irréparable ; il s'est
fait en moi comme un vide que Dieu seul peut rem-
plir. Autrefois vous me parliez de prière, et je priais
pour vous. Oh ! priez pour moi maintenant, priez
pour Maurice comme je priais pour Marie, et comme
je prie encore, car je n'ai rien oublié.
Ma plus grande consolation, je la trouve dans sa
mort pieuse, dans ses sentiments primitifs de foi
exprimés en prières et dans la réception des derniers
sacrements, dans cet ardent et dernier baiser au
crucifix. Je révèle cela, monsieur, à votre amitié, à
cet intérêt chrétien qui suit l'àme dans l'autre vie.
Espérons, espérons qu'elle est bien heureuse pour
notre Maurice. C'était une si belle âme ! Oh 1 Dieu
lui aura ouvert son paradis ; Dieu, qui n'est f|u'a-
LETTRLS
247
mour, aura eu en amour cette âme de Maurice. Si
vous lui élevez un monument, Monsieur, ce dont je
suis fort touchée, marquez-le bien de signes de foi,
de cette foi pure et catholique dans laquelle il est
mcrt ; ce qui manque à la Notice de M™^ Sand et
m'a fait bien du chagrin. Il est vrai qu'elle n'a pas
connu mon frère et ne l'a tracé que sur des traits
épars ; mais vous tous, ses amis, qui l'avez connu,
faites mieux, et écartez, s'il vous plaît, de cette figure
chrétienne, tout nuage philosophique et irréligieux.
Sera-ce, Monsieur, dans V Université catholique^ dont
on m'a dit que vous étiez un des rédacteurs, que
paraîtra cet hommage funéraire ? Nous serions bien
touchés de le voir, et vous offrons en famille l'ex-
pression d'une gratitude profonde.
Je vous remercie également des deux publications
que vous avez la bonté de m'envoyer et que je n'ai
pas reçues.
^Ime ^Q Guérin sera, j'en suis sûre, bien touchée
de cet hommage. Envoyez-lui^ Monsieur, la Thé-
baïcle des Grèves, toute remplie de Maurice qu'elle
pleure toujours. Vous avez raison de penser que la
femme qu'il avait choisie doit être une femme dis-
tinguée. C'est, en effet, une ravissante créature en
beauté, en qualités et vertu ; Eve charmante, venue
d'Orient pour un paradis de quelques jours. La mort
les a séparés après huit mois. Il ne reste pas d'en-
fant. Cette jeune femme est Indienne, élevée à Cal-
cutta et venue à Paris il y a trois ans. Elle y est
encore, dans la même maison où je Tai vue heu-
reuse ; car je vous l'ai dit, j'étais à ce mariage. J'ai
demeuré huit mois à Paris, et nous sommes revenus
ici au mois de juillet dernier, avec Maurice mourant.
248 EUGÉNIE DE GUÉRIN
Sa pauvre veuve nous a quittés bientôt après, mais
elle nous écrit. Je ne doute pas, Monsieur, que votre
livre et votre visite ne lui soient très agréables.
Vous trouverez cette chère sœur rue du Cherche-
Midi. 36.
Et maintenant que j'embrasse votre chère petite
Marie, cette enfant que Maurice a baisée et caressée
au berceau et sur les genoux de sa mère. Hélas !
hélas ! que de deuil survenu I Le fond de la vie est
tout en noir et bien triste, mais Dieu le veut ainsi,
afin que nous regardions vers le ciel.
Adieu, Monsieur ; recevez de nouveau 1 assurance
de sentiments qui ont dû se taire, mais qui n'ont pas
changé.
AU MEME
;Au Cayla], 6 août ;i840].
Je viens. Monsieur, de recevoir vos deux envois
poétiques, et depuis que je les ai vus et un peu
lus, je sens mille reconnaissances, mille gratitudes
qui se voudraient exprimer ; mais quelle parole peut
dire le parler du cœur ! Aussi, Monsieur, je vous
bénis seulement , je bénis Dieu de vos inspira-
tions, et vous encore de me les avoir fait goûter.
C'est être bon et aimable de faire passer aux autres
ce qu'on a de doux en soi, et qui peut aussi adoucir
quelque amertume, et je vous dois plaisir et bien. Je
vous lirai aux heures de tristesse, comme un livre de
prières, car vos chants sont pleins de Dieu. Avec
LETTRES 249
quel charme douloureux je vois cette Théhaïde pleine
de célestes objets, de tant de souvenirs de Marie la
mère, de Marie l'enfant, et de mon bien-aimé Mau-
rice, hélas ! presque toutes choses au ciel et qui
étaient là naguère 1 Ainsi tout passe, ainsi s'éva-
nouissent en ce monde ces existences qui en fai-
saient le bonheur. Aussi ne peut-on plus regarder
qu'au ciel où on les retrouve, où on les sait avec
Dieu.
La mort des amis détache le cœur d'ici-bas, et
fait comprendre le besoin des affections immortelles,
le besoin d'aimer Dieu, l'ami qui ne meurt pas. Je
suis bien sûre, Monsieur, que votre âme se fait de
plus en plus religieuse, depuis que vous êtes de plus
en plus seul et veuf et affligé. Le temps ne fait que
creuser les douleurs, je pense, au Val comme en
d'autres lieux de deuil. Mais courage, ainsi que nous
le disions autrefois, courage et foi, ces deux forts
appuis de l'homme. Avec cela, on ne souffre pas
moins, mais on souffre en chrétien, en union avec
Jésus agonisant de tristesse, qui est entré au ciel par
le Calvaire. Je ne connais rien de plus soutenant que
la croix. On la voit avec consolation plantée dans
votre Théhaïde et arrosée de pleurs et de prières. La
petite Marie est l'ange de cette chapelle, pieuse
enfant, pleine d'amour de Dieu et de sa mère. Vous
relevez ainsi, sans doute, et votre fille sera votre
plus céleste et pure poésie, et votre couronne de
gloire devant Dieu. Par malheur, nous n'avons
pas d'enfant au Cayla, et en cela notre désert est
encore plus triste que le vôtre. Mon frère aîné n'est
pas encore marié, et l'autre est mort tout entier.
Ainsi Ta voulu la sainte Providence. C'est affligeant,
250
EUGENIE DE GUERIN
mais le bon côté des choses est celui que nous ne
voyons pas en ce monde, et il existe pourtant.
Adieu, Monsieur, et encore une fois recevez l'ex-
pression de ma gratitude moins exprimée que sentie.
Que vous donner pour votre don touchant ? Agrée-
rez-vous une mèche des cheveux de Maurice ? La
sœur de votre ami n'a rien de plus précieux.
AU MEME
Paris, rue du Dauphin, hôtel Sullj'
20 février 1841.
Me voici à Paris, ce Paris où je n'ai plus Maurice,
mais où je m'occupe toujours de lui. En arrivant, je
me suis informée de la publication et j'en ramasse
les matériaux. C'est le moment, Monsieur, de nous
envoj-er les précieux manuscrits et le livre vert
arrivé d'Amérique. M. d'Aurevilh* n'a rien reçu, ce
qui me met en peine sur le sort de ces envois que je
vous avais prié de faire à son adresse, lors de mon
départ de Nevers. N'auriez-vous pas reçu ma lettre
ou seriez-vous malade ? Hélas I on craint le
malheur, quand il frappe de tous côtés. Mon amie
est de plus en plus souffrante ; je n'ai que de tristes
pressentiments où vous êtes compris parfois, et
que l'état de votre santé passée justifie. Si donc
vous être souffrant, veuillez me le dire, afin que
le doute s'en aille, le doute pire souvent que la
réalité.
LETTRES 251
J'ai vu ma belle-sœur, mais pas assez pour tout ce
que j'aurai à lui dire, pour savoir si elle a reçu vos
poésies. Au reste, elle était absente depuis six mois
de Paris, ce qui explique son silence à un hommage
qui n'a pu que la toucher sensiblement. Mais peut-
être à présent avez-vous reçu sa réponse et ses re-
merciements. Combien n en ai-je pas pour vous
dans mon cœur au sujet de ce que vous avez fait
pour Maurice I Mais, Monsieur, quand me sera-t-ii
donné d'en jouir "^ délire V Université catholique ei
de posséder ces copies que vous vous donnez la
peine de faire ? C'est vraiment beaucoup de travail,
beaucoup trop, et si cela vous fatigue, vous feriez
mieux de m'envoyer les originaux, qu'une fois trans-
crits je vous renverrais fidèlement. C'est une idée
qui m'est venue dans votre état de souffrance et
pour vous abréger le travail.
Vous dire ce que je fais à Paris ? hélas ! rien que
rester dans la chambre de ma pauvre malade, triste
et douce vie qui laisse tant à penser et à souffrir.
Je ne sais quand je regagnerai mon Cayla si pais-
sible, ce cloître au désert où l'âme est mieux, je
crois, que cloîtrée dans le monde, à cause du bruit.
Mais tout lieu où Dieu nous mène est bon ; de tout
lieu on va au ciel. Cette pensée est ma douce, ma
consolante compagne sur cette pauvre terre ; je
voudrais la donner à tous les affligés. Comme je
pense, c'est la vôtre dans votre Thébaïde. Vous y
continuez aussi vos poétiques études, ces enchan-
teresses de l'âme, et la petite Marie est là qui vous
sourit toujours. Vous avez bien souffert ; mais Dieu
encore vous a laissé quelque bonheur, assez pour le
bénir comme nous faisons tous.
252 EUGÉNIE DE GUÉRIX
Oui, dans la coupe amère où nous buvons la vie.
Il se mêle toujours quelque goutte de miel,
comme a chanté notre Lamartine.
j^jme '"' n'a pas l'air d'avoir reçu vos papiers, ou
bien elle les garde. Ayez la bonté de me dire ce qui
en est, afin que je recueille ces chères reliques par-
tout où elles seront. Caressez pour moi l'enfant
blanche et rose, et recevez, Monsieur, la nouvelle
assurance de mes sentiments.
A M. DE GUERIN
AU CAYLA.
[ParisJ, Jeudi saint [8 avril 1841].
Je sors de Saint-Roch, du milieu de la foule, des
sermons et de la musique, et des prières aussi, car
dans ces flots il s'en trouve quelques-uns qui vont à
Dieu. En général, il y a pourtant peu de recueille-
ment dans ces allées et venues. Pour me sauver de
la dissipation, je me suis réfugiée au fond du Cal-
vaire, sombre et silencieux. C'était doux comme le
paradis, et j'y pensais à la chapelle d'Andillac où vous
étiez sans doute, mes chers éloignés, pensant à
Paris, je crois. Il est de ces lieux et de ces occasions
où les cœurs se rencontrent. Aujourd'hui, nous au-
rons prié les uns pour les autres, bien sûr. Sainte
journée du Jeudi saint, que depuis quelques années
je passe si rarement au Caj'la ! Il y a trois ans.
LETTRES 253
j'étais à Alby auprès de cette pauvre Lili ; l'année
d'après j'étais ici, et cette année encore ici. Singu-
lière destinée que la mienne, liée à tant de choses
inattendues, dans des desseins de Providence, sans
doute ! Nous avons tous une mission en ce monde ;
la mienne est d'aller loin voir souffrir.
Vendredi saint. — Je ne dirai pas long ce soir,
étant fatiguée de ma journée d'église. Une fois dans
Saint-Roch on n'en sort plus, tant les sermons et
les offices se succèdent. Ce matin, méditations à six
heures, puis la Passion par M. le curé qui a parlé
divinement ; à neuf heures, l'office, l'adoration de
la croix par deux à trois mille âmes ; à midi, les pa-
roles de l'Agonie jusqu'à trois heures, alternative-
ment avec la musique, fort analogue cette fois ;
enfin, les ténèbres et le Stabat à sept heures. Voilà-
t-il une journée à la Rousou * ? Oh ! qu'elle y serait
radieuse 1 J'ai vu sa représentation, au Calvaire,
dans une fille coiffée comme elle, recueillie comme
elle, à genoux, toujours comme elle. S'il eût été per-
mis, je lui aurais demandé d'où elle était : du Midi,
bien sûr, d'après son costume. Dites cela à notre
marguillière, et comme il m'est venu à son occasion
distraction et édification. Bonsoir sur celte sainte
journée. N'allez pas croire que je l'ai passée tout
entière à l'église : je suis sortie pour déjeuner et
dîner ; mais les prêtres, je pense, se sont nourris
d'eau bénite.
Depuis cette pause d'il y a quelques jours, votre
1. Rousou, Rose-la- Marguillière, dont il est plusieurs fois parlé
dans le Journal,
254 EUGÉNIE DE GUÉRIN
lettre m'est venue et l'affreux malheur des Thézac.
Quel coup de foudre ! je n'en reviens pas. Cet Hip-
polyte si jeune, si bien portant ! Qu'est-ce que la
vie la plus forte ? J'ai passé une partie de la journée
d'hier avec Charles, après lui avoir annoncé la ter-
rible nouvelle. M. Cadars est venu me prendre pour
cela, chargé qu'il en était de la part de la famille.
Le brave homme et sa femme étaient aussi affligés '
que delà perte d'un parent. Gabrielle de Paulo m'a
écrit tout atterrée et consternée ; elle me dit qu il
est mort du croup, singulière maladie à cet â£;e !
Enfin, il est mort, ce puissant Hippolyte ! Il n'y a que
Dieu qui puisse consoler sa mère, et les sentiments
pieux qu'il a témoignés. Il est mort avec la résignn-
tion d'un ange, me mande Gabrielle. Dieu soit béui
que, dans de si courts moments, ce pauvre jeune
homme ait pu penser à son âme !
Passons à autre chose : de la mort à la vie. La
grande nouvelle d'une promenade hier en voiture au
bois de Boulogne avec notre malade, promenadequi
sera menée jusqu'à la mer, si le mieux se soutient.
Notre prince vous paraît donc fort suspect, et
vous ne voudriez pas me savoir avec lui dehors ni
dedans, et cependant nous nous touchons la main
comme de bons amis. Il a l'air si franc, si loyal, si
bon, qu'on le croit tout ce qu'il veut, quoique ce ne
soit pas tout ce qu'il est peut-être. Quoi qu'il en soit,
il ne demande rien ; il est reçu d'ailleurs chez les
sommités royalistes, entre autres MM. de N*** et de
la Rochejacquelein. M. de Sainte M*** le trouve
extrêmement remarquable, d'une politique haute et
habile.
Le cahier ne s'est pas trouvé comme l'avait dit la
LETTRES 255
sibylle ; je me défie un peu de l'oracle. Cependant je
suis sûre autant que d'avoir deux mains que ce
manuscrit existe ; mais où est-il ? M. Quemper m'en
a remis un qui a traversé l'Amérique du nord au
sud 1. Je ne vous puis rien dire de plus que ce que
vous savez de cette publication. Il y a quelque temps
d'ailleurs que je n'ai vu M. d'Aurevilly.
L'autre jour je fus pour entendre Lablache dans
une soirée. Lablachene vint pas, et je m'ennuyaifort
pendant trois heures à entendre d'autres chanteurs.
Auguste était avec moi. A peu près tous les di-
manches de CarêmC; il m'a menée entendre M. de
Ravignan à Notre-Dame. Les sermons ont été ma
grande jouissance, Dieu veuille qu'ils aient été mon
salut. Adieu, cher papa ; malgré moi il faut que je
vous quitte.
[P. -S.] Encore une connaissance ! celle du copiste
de Maurice^, ce jeune homme si dévoué qui, depuis
six mois, consacre tout son temps à cette écriture.
Je lui ai remis une remarquable expansion d'âme à
M. Buquet que M. Buquet m'a remise.
1. Le cahier vert sur lequel Maurice de Guérin avait écrit son
Journal,
2. Charles-Auguste Chopin, très dévoué à Maurice de Guérin
et à sa mémoire, sur les copies duquel nous avons publié quel-
ques-unes des Poésies et des Lettres qui composent le second
volume de notre première édition [Reliqiiiœ, Caen, 2 vol. in-16,
1860). Le soin pieux qu'il avait pris de les recueillir en a pro-
bablement sauvé une partie. Il a donc des titres, lui aussi, à la
reconnaissance de ceux qui apprécient le talent cl c l'auteur du
Centaure. Nous sommes heureux de lui rendre encore une fois
cette justice. (JVofe de Trébuden).
256 EUGÉNIE DE GUÉRIN
AU MÊME
AU CAYLA.
[Paris, 29 avril 1841.)
La belle chose que le Palais-Royal, à neuf heures
du soir, avec son éclairage, ses promenades, sa ver-
dure 1 Oh 1 si des journées pareilles à celle-ci se con-
tinuaient, les morts sortiraient des tombeaux ; c'est
un air de résurrection. Tous les oiseaux de Paris,
ceux des cages et ceux qui volent, chantent à se faire
entendre. Les Tuileries resplendissent de verdure
et nous envoient des bouffées de parfums, des sen-
teurs mêlées de lilas, d'œillets, de jonquilles et de je
ne sais combien de fleurs épanouies dans ce grand
parterre royal. En suivant la procession de Saint-
Marc, à Saint-Roch, je pensais qu'elle eût été belle
dans ces magnifiques allées. Toi, Mimi, tu suivais
les sentiers d'Andillac, et tu te demandais peut-être
où j'étais. Que je vous conte ma journée, dans la
retraite de ma cellule.
Le sommeil m"a laissée là avant-hier. Depuis
voilà votre lettre, et cette terrible nouvelle et affliction
de Caylux. Est-il bien vrai ? Je crois être sous l'in-
fluence d'un cauchemar et rêver morts. Ce pauvre
Adolphe, cette pauvre Misy i, que je les regrette !
Voilà les pressentiments accomplis. Elle me disait,
la dernière fois que je l'ai vue : « Je suis trop heu-
1. },{^^ de Cahuzac, née de la Gardelle.
LETTRES 257
reuse, je tremble qu'il ne m'arrive quelque chose. »
Pauvre jeune femme qui aimait tant son Adolphe,
que va-t-elle devenir ? Je vais prier Dieu de la sou-
tenir, et même je lui écrirai. On se doit cela,
quelque douloureuses que soient ces lettres à écrire.
Tu as bien fait, Mimi, d'aller voir ces chers affligés.
Ainsi tu ne fais donc que des visites mortuaires ?
Moi, je demeure auprès d'une malade, ce qui se
ressemble un peu, et nous restons sœurs dans nos
affaires d'amitié et de charité chrétienne.
Vingt-huit degrés de chaleur, c'est extravagant
pour Paris, au l*^"" mai ; mais tout touche à l'extrême
dans ce Paris. Ce soir, peut-être, aurons-nous la
pluie avec le feu d'artifice pour la fête du roi. En
passant par les Tuileries, j'ai vu les préparatifs,
probablement tout ce que je verrai de la Saint-Phi-
lippe. Je n'aime pas ces foules, et puis je ne suis
pas en gaies dispositions, pensant à ces pauvres amis
disparus. Adolphe avait toujours eu le sang porté à
la tête, et un coup de soleil à la chasse aura peut-
être déterminé une fièvre cérébrale.
Cette rencontre des Rivières nous a fait rire et me
donne à regretter de ne pouvoir pas jouir des deux.
Le duc de Normandie est au salon, ce qui vous fera
rire, surtout si j'ajoute que nous l'aimons comme on
aimait Cagliostro, le plus spirituel des jongleurs.
Quel homme intéressant et incompréhensible 1
Adieu, maintenant. J'écrirais toujours, mais le pa-
quet vous viendra par la poste d'Alby ou de Gaillac.
Je ne sais si j'ai fait réponse à tout -, du moins ce ne
sera pas la lettre courte comme s'en plaint papa,
quoique à tort, ce me semble, reproche qui me fait
l'effet d'un compliment. Chère Mimi et cher Éran,
DE GUÉRIN 17
258 EUGÉNIE DE GUÉRIN
prenez votre part. Je vous écris en bloc ; mais je
fais mes félicitations à part à Mimi sur ses poulets
et sur Piiiiit \ dont la florissante santé m'assure des
soins qu'il reçoit. Je vous embrasse tous. Adieu.
A M^i^ ANTOINETTE DE BOISSET
18 août [1843].
C'est à côté d'un berceau où dort un ange aux
3'eux bleus que je vous écris, ma chère Antoinette :
c'est vous dire que je suis tante. Ce bonheur que
vous connaissez, je ne me serais pas doutée qu'il
fût si doux, et qu'il 3^ eût tant de joie au cœur pour
un si petit être naissant. Celui-ci^ il est vrai, était
bien vivement désiré de toute la famille, et nous ne
cessons de bénir Dieu de cette grâce l'un pour l'au-
tre. Puisse notre chère enfant vivre et grandir et res-
sembler à sa mère dans ses qualités charmantes !
Depuis quelques jours, je ne vis que dans l'avenir et
dans ma petite Marie. Nous l'avons appelée de ce
nom de céleste augure, et j'en espère infiniment.
Déjà la petite promet, d'abord de vouloir rester en
ce monde, puis de se bien porter. Je ne sais pas le
reste de ce que renferme cette petite vie, mais j'en
présume beaucoup de bonnes choses.
Je présume aussi et avec pleine certitude que vous
prendrez part à mon bonheur, ma chère Antoinette.
Je vous associe à tous mes sentiments, et toujours
1. Son chardonneret.
LETTRES 259
votre amitié les partage. Je vous trouve toujours
près de moi. Plût à Dieu que ce fût en personne aussi
bien que de cœur 1 La présence redouble le plaisir
des relations, et vous voir serait pour moi un doux
avantage, ma céleste amie. C'est toujours mon cher
projet de vous rencontrer ; mais je sors peu et rentre
vite. En voici jusqu'à l'hiver d'une visite à Gaillac,
quoique à écouter mes cousines et le désir de les
voir, ce ne dût pas être si tard. Mille raisons enchaî-
nent au chez-soi et retiennent quand on veut s'en
aller. C'est ceci, cela ; c'est souvent pour moi mon
père souffrant. Puissiez-vous sur l'endroit des santés
n'avoir plus de craintes, ma chère Antoinette ! Je
désire bien que cette charmante époque des vacances
se passe chez vous sans amertume autre que le
départ, qui est toujours amer.
Et à propos de départ, je viens d'en voir un qui
m'a été bien pénible. C'est celui de ma bien-aimée
sœur de Paris pour les Indes. Elle a regagné son
pays, où l'appelaient sa tante et un frère qu'elle ché-
rit. Ses adieux sont pleins d'affection et de regrets,
et nous font espérer que nous la reverrons. Mais
sera-ce jamais ? Dieu veuille nous exaucer et con-
server cet ange.
Adieu, ma chère Antoinette ; priez pour elle et
pour moi.
260 EUGÉNIE DE GUÉRIN
A LA MEME
Au Cayla, le 17 septembre 1846.
Je me souviens, ma chère Antoinette, et j'aime à
me souvenir que vous m'avez témoigné fort affec-
tueusement le désir d'avoir de mes nouvelles lorsque
je vous ai dit adieu à Cauterets. Me voici donc vous
écrivant pour contenter votre amitié et la mienne,
car je me plais à donner autant que vous à recevoir.
Mais qu'allez-vous recevoir, ma chère ? Rien de joli,
ni d'intéressant, ni de bon, si ce n'est que je me
crois en paradis depuis que je me retrouve au milieu
des miens.
Les Pyrénées sont bien la plus magnifique Bas-
tille où l'on puisse être enfermée, mais où Ton s'en-
nuie très grandement aussi, selon moi. Avec quelles
délices je m'en suis vue dehors ! Et cependant je
n'ai que du bien à dire de ces contrées, sauf de l'air
froid et des brouillards qui m'ont si richement
enrhumée. Encore de ce rhume n'en dirais-je pas
trop de mal pour bien des raisons, et surtout parce
qu'il s'en va. Grâce à Dieu et aux soins inexprima-
bles de mon incomparable sœur, de ma tendre et
bonne Marie, me voici à peu près en convalescence,
sans aucun reste de mes tribulations, que la fai-
blesse. Je commence à espérer que nous nous rever-
rons encore en ce monde, ma chère Antoinette ; je
ne sais en quel endroit, peut-être au plus inattendu,
comme cette fois aux Pj^rénées.
En attendant, je commence par vous écrire, et
aussi par vous dire adieu. Je n'ai pas la tête encore
LETTRES 261
bien forte, quoique le cœur veuille lui aider ; elle
chancelle dessus. Je ne vous quitte pas cependant
sans vous demander si votre santé se maintient dans
l'état florissant où je l'ai laissée. C'est le désir le plus
vrai de mon cœur, car j'éprouve combien il y a de
jouissance dans une bonne santé.
Je vous embrasse aussi tendrement que de cou-
tume. Bien des hommages à vos chers parents qui
ont été aussi heureux de votre retour que vous l'avez
été de les rejoindre et de les embrasser. Il faut en
convenir, ces séparations amères sont bien douces
à la fin. Je suis à l'amer puisque je vous quitte.
Amitiés sans fin à Irène, à votre chère Augustine.
Donnez-moi de vos nouvelles, s'il vous plaît, et de
vos prières.
JOURNAL
A MON BIEN-AIME FRERE MAURICE.
Je me dépose dans votre âme.
(HiLDEGARDE, à Saint-Bernard.)
Le 15 novembre 183A. — Puisque tu le veux, mon
cher Maurice, je vais donc continuer ce petit journal
que tu aimes tant*. Mais comme le papier me
manque, je me sers d'un cahier cousu, destiné à la
poésie, dont je n'ôte rien que le titre- ; fil et feuilles,
tout y demeure, et tu l'auras, tout gros qu'il est, à la
première occasion.
Le 17. — La cloche d'x\ndillac n'a sonné que des
glas ces jours-ci. C'est la fièvre maligne qui fait ses
ravages comme tous les ans. Nous pleurons tous
une jeune femme de ton âge, la plus belle, la plus
1. On voit, par le début du cahier suivant, que celui-ci
n'était que le second. Le premier ne s'est point retrouvé.
2. Le mot Poésies se lit encore, à demi effacé, au haut de la
page.
JOURNAL 263
vertueuse de la paroisse, enlevée en quelques jours.
Elle laisse un tout petit enfant qui tétait. Pauvre
petit î C'était Marianne de Gaillard. Dimanche der-
nier, j'allai encore serrer la main d'une agonisante de
dix-huit ans. Elle me reconnut, la pauvre jeune fille,
me dit un mot et se remit à prier Dieu. Je voulais lui
parler, je ne sus que lui dire ; les mourants parlent
mieux que nous. On l'enterrait lundi. Que de
réflexions à faire sur ces tombes fraîches ! O mon
Dieu, que Ton s'en va vite de ce monde I Le soir,
quand je suis seule, toutes ces figures de morts me
reviennent. Je n'ai pas peur, mais mes pensées pren-
nent toutes le deuil ; et le monde me paraît aussi
triste qu'un tombeau. Je t'ai dit cependant que ces
lettres m'avaient fait plaisir. Oh ! c'est bien vrai ;
mon cœur n'est pas muet au milieu de ces agonies,
et ne sent que plus vivement tout ce qui lui porte
vie. Ta lettre donc m'a donné une lueur de joie, je
me trompe, un véritable bonheur, par les bonnes
choses dont elle est remplie. Enfin ton avenir com-
mence à poindre ; je te vois un état, une position
sociale, un point d'appui à la vie matérielle. Dieu
soit loué ! c'est ce que je désirais le plus en ce
monde et pour toi et pour moi, car mon avenir s'at-
tache au tien, ils sont frères. J'ai fait de beaux rêves
à ce sujet, je te les dirai peut-être. Pour le moment,
adieu ; il faut que j'écrive à Mimi *,
Le 18. — Je suis furieuse contre la chatte grise.
Cette méchante bête vient de m'enlever un petit
pigeon que je réchaufî"ais au coin du feu. Il com-
1. Mimiy Mimin ou Marie, la seconde fille de M. de Guérin,
26-i EUGÉNIE DE GUÉRIN
mençait à revivre, le pauvre animal ; je voulais le
priver ; il m'aurait aimée, et voilà tout cela croqué
par un chat ! Que de mécomptes dans la vie ! Cet
événement et tous ceux du jour se sont passés à la
cuisine , c'est là que je fais demeure toute la matinée
et une partie du soir depuis que je suis sans Mimi.
Il faut surveiller la cuisinière ; papa quelquefois
descend et je lui lis près du fourneau ou au coin du
feu quelques morceaux des antiquités de l'Eglise
anglo-saxonne. Ce gros livre étonnait Pierril. Que
de monts aqui dedins^? Cet enfant est tout à fait drôle.
Un soir, il me demanda si l'âme était immortelle ;
puis, après, ce que c'était qu'un philosophe. Nous
étions aux grandes questions, comme tu vois. Sur
ma réponse que c'était quelqu'un de sage et de
savant : « Donc, mademoiselle, vous êtes philo-
sophe. » Ce fut dit avec un air de naïveté et de fran-
chise qui aurait pu flatter Socrate, mais qui me fit
tant rire que mon sérieux de catéchiste s'en alla
pour la soirée. Cet enfant nous a quittés, un de ces
jours, à son grand regret ; il était à terme le jour de
la Sainte-Brice. Le voilà avec son petit cochon cher-
chant des truffes. S'il vient par ici, j'irai le joindre
pour lui demander s'il me trouve toujours l'air phi-
losophe.
Avec qui croirais-tu que j'étais ce matin au coin
du feu de la cuisine ? Avec Platon : je n'osais pas le
dire, mais il m'est tombé sous les yeux, et j'ai voulu
faire sa connaissance. Je n'en suis qu'aux premières
pages. Il me semble admirable, ce Platon ; mais je
lui trouve une singulière idée, c'est de placer la
1, En patois du pays : que de mots là-dedans !
JOURNAL 265
santé avant la beauté dans la nomenclature des biens
que Dieu nous fait. S'il eût consulté une femme,
Platon n'aurait pas écrit cela : tu le penses bien ? Je
le pense aussi, et cependant, me souvenant que 7e
suis philosophe^ je suis un peu de son avis. Quand on
est au lit bien malade, on ferait volontiers le sacri-
fice de son teint ou de ses beaux yeux pour rattraper
la santé et jouir du soleil. Il suffit d'ailleurs d'un peu
de piété dans le cœur, d'un peu d'amour de Dieu
pour renoncer bien vite à ces idolâtries, car une
jolie femme s'adore. Quand j'étais enfant, j'aurais
voulu être belle ; je ne rêvais que beauté, parce que,
me disais-je, maman m'aurait aimée davantage. Grâce
à Dieu, cet enfantillage a passé, et je n'envie d'autre
beauté que celle de l'âme. Peut-être même en cela
suis-je enfant comme autrefois : je voudrais ressem-
bler aux anges. Gela peut déplaire à Dieu : c'est
aussi pour en être aimée davantage. Que de choses
me viennent, s'il ne fallait pas se quitter ! Mais mon
chapelet, il faut que je le dise, la nuit est là : j'aime
de finir le jour en prières.
Le 20. — J'aime la neige ; cette blanche vue a
quelque chose de céleste. La boue, la terre nue, me
déplaisent, m'attristent ; aujourd'hui je n'aperçois
que la trace des chemins et les pieds des petits
oiseaux. Tout légèrement qu'ils se posent, ils lais-
sent leurs petites traces qui font mille figures sur la
neige. G'est joli à voir, ces petites pattes rouges
comme des rayons de corail qui les dessinent.
L'hiver a donc aussi ses jolies choses, ses agréments.
On en trouve partout quand on y sait voir. Dieu
répandit partout la grâce et la beauté. Il faut que
266 EUGÉNIE DE GUÉRIN
j'aille voir ce qu'il 3^ a d'aimable au coin du feu de la
cuisine, des bluettes si je veux.
Le 24. — Volontiers, je ferais vœu de clôture au
Cayla. Nul lieu au monde ne me plaît comme le chez
moi. Oh ! le délicieux chez moi .' Que je te plains,
pauvre exilé, d'en être si loin, de ne voir les tiens
qu'en pensée, de ne pouvoir nous dire ni bonjour ni
bonsoir, de vivre étranger, sans demeure à toi dans
ce monde, ayant père, frère, sœurs, en un endroit I
Tout cela est triste, et cependant je ne puis pas dési-
rer autre chose pour toi. Nous ne pouvons pas
favoir ; mais j'espère te revoir, et cela me console.
Mille fois je pense à cette arrivée, et je prévois
d'avance combien nous serons heureux.
Le 6. — C'est la Ratière, ton ancienne amie, qui
nous a apporté ta lettre, ne manquant pas de deman-
der si c'était de M. Maurice, puis comment il se
portait et s'il était toujours loin, et tout cela avec un
air d'intérêt qui faisait plaisir. Je crois bien que si
tu avais été là, elle aurait eu des noisettes dans sa
poche. Pour nous, c'est différent : ce n'est qu'aux
amis qu'on en donne. Ta lettre m'a fait plaisir par
l'air de contentement que j'y trouve; c'est que te
voilà hors des tempêtes, des secousses qui t'ont bal-
lotté si longtemps. Que Dieu en soit béni et te tienne
à l'ancre I J'avais toujours espéré que quelque bien
t'arriverait.
Le 7. — La petite Morvonnais m'envoie un baiser,
me dit sa mère. Que lui donnerai-je en retour d'aussi
JOURNAL 267
pur, d'aussi doux que son baiser d'enfant ? Il me
semble qu'un lis m'a touché la joue.
Le 7 mars. — Aujourd'hui, on a placé un âtre nou-
veau à la cuisine. Je viens d'y poser les pieds, et je
marque ici cette sorte de consécration du foyer dont
la pierre ne gardera point de trace. C'est un événe-
ment ici que ce foyer, comme à peu près un nouvel
autel dans une église. Chacun va le voir et se promet
de passer de douces heures et une longue vie devant
ce foyer de la maison (car il est à tous, maîtres et
valets), mais qui sait ?... Moi peut-être je le quitterai
la première ; ma mère s'en alla bien tôt. On dit que
je lui ressemble.
Le M. — C'est un de mes beaux jours, de ces jours
qui commencent doux et finissent doux comme une
coupe de lait. Dieu soit béni de ce jour passé sans
tristesse I Ils sont si rares dans la vie 1 et mon âme
plus qu'une autre s'afflige de la moindre chose. Un
mot, un souvenir, un son de voix, un visage triste,
un rien, je ne sais quoi, souvent troublent la sérénité
démon âme, petit ciel que les plus légers nuages ter-
nissent. Ce matin, j'ai reçu une lettre de Gabrielle,
de cette cousine que j'aime à cause de sa douceur et
de sa belle âme. J'étais en peine sur sa santé si frêle,
ne sachant rien d'elle depuis plus d'un mois. Sa
lettre aussi m'a fait tant de plaisir que je l'ai lue
avant la prière, tant j'étais pressée de la lire. Voir
une lettre, et ne pas l'ouvrir, chose impossible ! Je
l'ai lue. Entre autres choses, j'ai vu que Gabrielle
n'approuve pas mes goûts de retraite et de renonce-
ment au monde. C'est qu'elle ne me connaît pas,
268 EUGÉNIE DE GUÉRIN
qu'elle est plus jeune et qu'elle ne sait pas qu'il est
un âge où le cœur se déprend de tout ce qui ne le
fait pas vivre. Le monde l'enchante, l'enivre, mais
ce n'est pas la vie. On ne la trouve qu'en Dieu et en
soi. Etre seul avec Dieu seul, ô bonheur suprême !
Le 1.5. — J'étais à Lentin, où j'ai entendu bien
mal prêcher, ce me semble. Cette parole de Dieu, si
belle, comme elle se défigure en passant par cer-
taines bouches ! On a besoin de savoir qu'elle vient
du ciel. Je vais à vêpres malgré le temps. J'ai rap-
porté d'Andillac une fleur, la première que j'aie vue
cette année. Les pareilles étaient sur l'autel de la
Vierge, dont elles embaumaient les pieds. C'est la
coutume de nos paysannes de lui offrir les premières
fleurs de leur jardin : coutume pieuse et charmante;
rien ne pare mieux un autel de campagne. Je laisse
ici ma fleur comme un souvenir du dimanche le plus
voisin du printemps.
Le 26. — C'est une jolie chose qu'une cloche
entourée de cierges, habillée de blanc comme un
enfant qu'on va baptiser. On lui fait des onctions,
on chante, on l'interroge, et elle répond par un petit
tintement qu'elle est chrétienne et veut sonner pour
Dieu. Pour qui encore? car elle répond deux fois.
Pour toutes les choses saintes de la terre, pour la
naissance, pour la mort, pour la prière, pour le
sacrifice, pour les justes, pour les pécheurs. Le
matin, j'annoncerai l'aurore ; le soir, le déclin du
jour. Céleste horloge, je sonnerai l'Angelus et les
heures saintes où Dieu veut être loué. A mes tinte-
ments, les âmes pieuses prononceront le nom de
JOURNAL 269
Jésus, de Marie ou de quelque saint bien-aimé ;
leurs regards monteront au ciel, ou, dans une église,
leur cœur se distillera en amour.
Je pensais cela et d'autres choses devant cette
petite cloche d'Itzac.
Le 28. — Un bouvier qui passe au chemin de
Cordes chante aussi menant sa charrette, mais un
air si insouciant, si mou, que j'aime mieux le
gazouillement du linot. Quand je suis seule ici, je
me plais à écouter ce qui remue au dehors, j'ouvre
l'oreille à tout bruit : un chant de poule, les bran-
ches tombant, un bourdonnement de mouche, quoi
que ce soit m'intéresse et me donne à penser. Que
de fois je me prends à considérer, à suivre des yeux
de tout petits insectes que j'aperçois dans les feuil-
lets d'un livre ou sur les briques ou sur la table 1
Le 30. — Deux lettres nous sont venues : Tune de
joie, pour annoncer le mariage de Sophie Decazes,
l'autre de deuil, pour nous parler de mort. C'est ce
pauvre M. de La Morvonnais qui m'écrit tout pleu-
rant, tout plein de sa chère Marie. Comme il l'aimait
et comme il l'aime encore ! C'étaient deux âmes qui
ne pouvaient se quitter : aussi demeureront-elles
unies malgré la mort, et à part le corps où n'est pas
la vie. C'est là l'union chrétienne, union spirituelle,
immortelle, nœud divin formant l'amour, la charité
qui jamais ne meurt. Dans son veuvage, Hippolyte
n'est pas seul : il voit Marie, partout Marie, toujours
Marie. « Parlez-moi d'elle, toujours d'elle, » me dit-
il. Puis : « Ecrivez-moi souvent, vous avez des tours
de langage qui me la rappellent au vif. » Je ne m'en
270 EUGÉNIE DE GUÉRIN
dmitais pas ; c'est Dieu qui le fait et m'a mis dans
1 ame quelques traits de ressemblance avec cette
âme. Voilà pourquoi elle m'aimait et je l'aimais : la
sympathie naît des rapports de l'àme.
Dernier décembre. — Voici quinze jours que je n'ai
rien mis ici. Ne me demande pas pourquoi. Il y a de
ces temps où l'on ne veut point parler, de ces choses
dont on ne veut rien dire. La Noël est venue ; belle
fête, celle que j'aime le plus, qui me porte autant de
joie qu'aux bergers de Bethléem. Vraiment, toute
l'àme chante à la belle venue de Dieu, qui s'annonce
de tous côtés par des cantiques etparle joli nadabt *.
Rien à Paris ne donne l'idée de ce que c'est que Noël.
Vous n'avez même pas la messe de minuit. Nous y
allâmes tous, papa en tête, par une nuit ravissante.
Jamais plus beau ciel que celui de minuit, si bien
que papa sortait de temps en temps la tète de sous
son manteau pour regarder en haut. La terre était
blanche de givre, mais nous n'avions pas froid ; l'air
d'ailleurs était réchauffé devant nous par des fagots
d'allumettes que nos domestiques portaient pour
nous éclairer. C'était charmant, je t'assure, et je
t'aurais voulu voir là cheminant comme nous vers
l'église, dans ces chemins bordés de petits buissons
blancs comme s'ils étaient fleuris. Le givre fait de
belles fleurs. Nous en vîmes un brin si joli que nous
en voulions faire un bouquet au Saint-Sacrement,
mais il fondit dans nos mains ; toute fleur dure peu.
Je regrettai fort mon bouquet ; c'était triste de le
1. Nom d'une façon particulière de onner les cloches pendant
les. qiûnze jours qui précèdent la fête de Noël, appelée en patois
languedocien iiadal.
JOURNAL 21 \
voir se fondre et diminuer goutte à goutte. Je cou-
chai au presbytère ; la bonne sœur du curé me
retint, me prépara un excellent réveillon de lait
chaud. Papa et Mimi vinrent se chauffer ici, au
grand feu du som de Nadal K Depuis, il est venu du
froid, du brouillard, toutes choses qui assombrissent
le ciel et l'âme. Aujourd'hui que voilà le soleil, je
reprends vie et m'épanouis comme la pimprenelle,
cette jolie petite fleur qui ne s'ouvre qu'au soleil.
Voilà donc mes dernières pensées, car je n'écrirai
plus rien de cette année ; dans quelques heures, c'en
sera fait, nous commencerons l'an prochain. Oh !
que le temps passe vite 1 Hélas ! hélas! ne dirait-on
pas que je le regrette? Mon Dieu, non, je ne regrette
pas le temps, ni rien de ce qu'il nous emporte; ce
n'est pas la peine de jeter ses affections au torrent.
Mais les jours vides, inutiles, perdus pour le ciel,
voilà ce qui fait regretter et retourner l'œil sur la
vie. Mon cher ami, où serai-je à pareil jour, à
pareille heure, à pareil instant, Tan prochain? Sera-
ce ici, ailleurs, là-bas ou là-haut ? Dieu le sait, et je
suis là à la porte de l'avenir, me résignant à tout ce
qui peut en sortir. Demain, je prierai pour que tu
sois heureux, pour papa, pour Mimi, pour Eran,
pour tous ceux que j'aime. C'est lejourdesétrennes,
je vais prendre les miennes au ciel. Je tire tout de
là, car vraiment, sur la terre, je trouve bien peu de
choses à mon goût. Plus j'y demeure, moins je m'y
plais; aussi je vois sans peine venir les ans, qui sont
autant de pas vers l'autre monde. Ce n'est aucune
peine ni chagrin qui me fait penser de la sorte, ne le
1. La bûche de Nadal.
272 EUGÉNIE DE GUÉRIN
crois pas, je te le dirais; c'est le mal du pa3^s qui
prend toute àme qui se met à penser au ciel. L'heure
sonne, c'est la dernière que j'entendrai en t'écrivant;
je la voudrais sans fin, comme ce qui fait plaisir.
Que d'heures sont sorties de cette vieille pendule, ce
cher meuble qui a vu passer tant de nous sans s'en
aller jamais, comme une sorte d'éternité 1 Je l'aime,
parce qu'elle a sonné toutes les heures de ma vie, les
plus belles quand je ne Técoutais pas. Je me rappelle
quand j'avais mon berceau à ses pieds, et que je
m'amusais à voir courir cette aiguille. Le temps
amuse alors, j'avais quatre ans. On lit de jolies
choses à la chambre ; ma lampe s'éteint ; je te quitte.
Ainsi finit mon année, auprès d'une lampe mourante.
II
Le 31. — Ce cahier que je laisse et que je reprends,
à quoi servira-t-il, si je le continue ? Une pensée me
vient. Si je meurs avant toi, je te le lègue. Ce sera à
peu près tout mon héritage ; mais ce legs de cœur
aura bien quelque prix pour toi. Je le veux donc
enrichir, afin que tu dises : « Ma sœur m'a laissé
tout ce qu'elle a pu. » La belle fortune que quelques
idées, des larmes, des tristesses dont se compose
presque la viel S'il y vient du meilleur, c'est rare, si
rare qu'on s'en enivre, comme je le fais, quand il me
vient quelque chose du ciel ou de ceux que j'aime.
Le veux-tu, mon ami, ce cahier écrit depuis deux
ans? Il est vieux, mais les choses du cœur sont éter-
nelles. Le temps n'y fait rien, ce me semble. Je te
livre donc celles-ci, après quelques traits déplume,
JOURNAL 273
quelques lignes effacées. Quand on revient sur le
passé, on efface. On y trouve tant d'erreurs ! Nous
disions même des folies, avec toi, un jour en nous
promenant.
III
Le 12 mars. — Il n'est que neuf heures et j'ai déjà
passé par Iheureux et par le triste. Comme il faut peu
de temps pour cela !
L'heureux, c'est le soleil, l'air doux, le chant des
oiseaux, bonheurs à moi ; puis une lettre de Mimi,
qui est à Gaillac, où elle me parle de M^^^ Viallar,
qui t'a vu, et d'autres choses riantes. Mais voilà que
j'apprends parmi tout cela le départ de M. Bories,
de ce bon et excellent père de mon âme. Oh ! que je
regrette ! quelle perte je vais perdre en perdant ce
bon guide de ma conscience, de mon cœur, de mon
esprit, de tout moi-même que Dieu lui a confié et que
je lui laissais avec tant d'abandon ! Je suis triste
d'une tristesse intérieure qui fait pleurer l'âme. Mon
Dieu, dans mon désert, à qui avoir recours ? qui me
soutiendra dans mes défaillances spirituelles ? qui me
mènera au grand sacrifice ? C'est en ceci surtout que
jeregrette M. Bories. Il connaît ce que Dieu m'a mis
au cœur, j'avais besoin de sa force pour le suivre.
Notre nouveau curé ne peut le remplacer : il est si
jeune ! puis il paraît si inexpérimenté, si indécis ! Il
faut être ferme pour tirer une âme du milieu du
monde et le soutenir contre les assauts de la chair et
du sang ! Il est samedi, c'est un jour de pèlerinage à
Cahuzac ; je vais y aller ; peut-être en reviendrai-je
plus tranquille. Dieu m'a toujours donné quelque
DE GUÉRIN 18
274 EUGÉNIE DE GL'ÉRIN
chose de bon là, dans cette chapelle, où j'ai laissé
tant de misères.
Le i^. — Une visite d'enfant me vint couper mon
histoire d'hier. Je la quittai sans regret. J'aime autant
les enfants que les pauvres vieux. Un de ces enfants
est fort gentil, vif. éveillé, questionneur ; il voulait
tout voir, tout savoir. Il me regardait écrire et a pris
le pulvérier pour du poivre dont j'apprêtais le papier.
Puis il m'a fait descendre ma guitare qui pend à
la muraille pour voir ce que c'était : il a mis sa petite
main sur les cordes et il a été transporté de les en-
tendre chanter. Qiiès aco qui canto aqui^? Le vent qui
soufflait fort à la fenêtre l'étonnait aussi ; ma cham-
brette était pour lui un lieu enchanté, une chose dont
il se souviendra longtemps, comme moi si j'avais vu
le palais d'Armide. Mon Christ, ma sainte Thérèse,
les autres dessins que j'ai dans ma chambre, lui plai-
saient beaucoup ; il voulait les avoir et les voir tous
à la fois, et sa petite tête tournait comme un mouli-
net. Je le regardais faire avec un plaisir infini, toute
ravie à mon tour de ces charmes de l'enfance. Que
doit sentir une mère pour ces gracieuses créatures !
x\près avoir donné au petit Antoine tout ce qu'il a
voulu, je lui ai demandé une boucle de ses cheveux,
lui offrant une des miennes. Il m'a regardée, un peu
surpris : « Non, m'a-t-il dit, les miennes sont plus
jolies. » Il avait raison ; des cheveux de trente ans
sont bien laids auprès de ses boucles blondes. Je
n'ai donc rien obtenu qu'un baiser. Ils sont doux, les
baisers d'enfant : il me semble qu'un lis s'est posé sur
ma joue.
1. Qu'esl-ce que t'est donc qui chante par ici ?
JOURNAL 275
Le li avril. — Veux-tu que je te dise pourquoi je
mets si peu de suite à mon Journal ? C'est que je
suis à mille choses qui remplissent tous mes mo-
ments de devoirs ou d'occupations. Ceci n'est qu'un
délassement, un temps de reste que je te donne quand
je puis, la nuit, le matin, à toute heure, car à toute
heure on peut causer quand c'est avec le cœur que
l'on parle. Une mouche, un bruit de porte, une
pensée qui vient, que sais-je ? tant de choses
qu'on voit, qu'on touche, qu'on sent, feraient écrire
des volumes. Je lisais hier au soir Bernardin, au
premier volume des Eludes, qu'il commence par
un fraisier, ce fraisier qu'il décrit avec tant de
charme, tant d'esprit, tant de cœur, qui ferait,
dit-il, écrire des volumes sans fin, dont l'étude
suffirait pour remplir la vie du plus savant natu-
raliste par les rapports de cette plante avec tous
les règnes de la nature. Mon ami, je suis se fraisier
en rapport avec la terre, avec Tair, avec le ciel,
avec les oiseaux, avec tant de choses visibles
et invisibles que je n'aurais jamais fini si je mettais
à me décrire, sans compter ce qui vit aux replis du
cœur, comme ces insectes qui logent dans l'épaisseur
d'une feuille. De tout cela, mon ami, quel volume !...
Tous les soirs je lis quelque Harmonie de Lamar-
tine ; j'en apprends des morceaux par cœur et cette
étude me charme et fait jaillir je ne sais quoi de mon
âme, qui me transporte loin du livre qui tombe, loin
de ceux qui parlent auprès de moi ; je me trouve où
sont ces esprits qui balancent les astres sur nos têtes,
et qui vivent de feu comme nous vivons d'air...
J'aurai toujours regret de n'avoir pas fait mes
Enfantines ; mais pour cela il m'aurait fallu être tran-
276 EUGÉNIE DE GUÉRIN
quille dans ma chambre comme une abeille dans sa
ruche. Quelquefois il m'est arrivé de désirer d'être
en prison pour me livrer à l'étude et à la poésie. Oh !
quelle jouissance d être, sans distractions, avec
Dieu et avec soi-même, avec ce qu'il y a en nous
qui pense, qui sent, qui aime, qui souffre 1
Le 15 mai. — Nous avons M. Bories aujourd'hui,
notre curé, les Facieu et quelques autres personnes.
Je les laisse au jeu et viens à l'écart déparier un
instant de ma journée. C'est de celles que je remar-
que, qui me charment par un beau ciel et par de doux
événements. D'abord, en me levant, j'ai reçu une
lettre de notre ami de Bretagne que je croj^ais mort.
Quel plaisir m'ont fait cette écriture, ces expressions
de pur attachement, ces expansions d'une âme triste
et pieuse ! Pauvre ami, dans quel abattement je le
vois ! Je voudrais le consoler, lui faire du bien. Il me
parle de poésie comme d'un baume ; il faut que je
lui en envoie. Je suis bien occupée, mais le soin des
malades passe avant tout. Le bon Dieu bénit cette
bonne œuvre. Voyons donc ce qui reste de poésie
dans mon âme. Je crains qu'elle ne soit éteinte depuis
le temps que je la laisse mourir. Rien que ce pauvre
affligé n'était capable de la rallumer. Je sens déjà
quelque chose en moi qui renaît, qui va jaillir de mon
î";me. J'ai pris cette lettre des mains de Pouffé qui
m'a paru un de ces nains chargés pour les châteaux
de mystérieux messages. Grand merci au bossu, et
me voilà dans la côte de Sept-Fonts., lisant ma belle
lettre. Puis j'ai fait réflexion sur ces paroles venues
des bords de l'Océan dans les bois du Cayla, sur
cette âme inconnue parlant à la mienne comme une
JOURNAL 277
sœur à une sœur ; sur ce qui a amené notre corres-
pondance, sur la Bretagne, sur La Chênaie et son
grand solitaire, sur toi, sur la pauvre Marie, sur son
tombeau. Là, je me suis arrêtée dans une pieuse
pensée : qu'il fallait prier pour elle ; et j'ai pris quel-
ques fleurs pour notre autel à la Vierge et écouté le
rossignol, toute pénétrée de ces tristesses et de cette
riante nature, contraste, hélas ! des choses humaines.
IV
Le P^' mai 1837. — C'est ici, mon ami, que je veux
reprendre cette correspondance intime qui nous plaît
et qui nous est nécessaire, à toi dans le monde, à
moi dans ma solitude. J'ai regret de ne l'avoir pas
continuée, à présent que j'ai lu ta lettre où tu me dis
pourquoi tu ne m'avais pas répondu. Je craignais de
t'ennuyer par les détails de ma vie, et je vois que
c'est le contraire. Plus de souci donc là-dessus, plus
de doute sur ton amitié ni sur rien de ton cœur si
fraternel. J'avais tort ; tant mieux, je craignais que
ce ne fût toi. En toute joie et liberté reprenons notre
causerie, cette causerie secrète, intime, dérobée, qui
s'arrête au moindre bruit, au moindre regard. Le
cœur n'aime pas d'être entendu dans ses confidences.
Le 9. -— Une journée passée à étendre une lessive
laisse peu à dire. C'est cependant assez joli que
d'étendre du linge blanc sur l'herbe ou de le voir
flotter sur des cordes. On est, si l'on veut, la Nausi-
caa d'Homère ou une de ces princesses de la Bible
qui lavaient les tuniques de leurs frères. Nous avons
278 EUGÉNIE DE GUÉRIN
un lavoir, que tu n'as pas vu, à la Moulinasse, assez
grand et plein d'eau, qui embellit cet enfoncement
et attire les oiseaux qui aiment le frais pour chanter.
Notre CaylsL est bien changé et change tous les
jours. Tu ne verras plus le blanc pigeonnier de la
côte, ni la petite porte de la terrasse, ni le corridor
et le fenestroun ^ où nous mesurions notre taille quand
nous étions petits. Tout cela est disparu et fait place
à de grandes croisées, à de grands salons. C'est plus
joli, ces choses nouvelles, mais pourquoi est-ce que
je regrette les vieilles et replace de cœur les portes
ôtées, les pierres tombées ? Mes pieds même ne se
font pas à ces marches neuves ; ils vont suivant leur
coutume et font des faux pas où ils n'ont pas passé
tout petits. Quel sera le premier cercueil qui sortira
par ces portes neuves ? Soit nouvelles ou anciennes,
toutes ont leurs dimensions pour cela, comme tout
nid a son ouverture. Voilà qui désenchante cette
demeure d'un jour et fait lever les yeux vers cette
habitation qui n'est pas bâtie de main d'homme.
Le 20. — Trois lettres nous sont venues : une
d'Euphrasie, une d'Antoinette et une de Félicité, bien
triste. Te voilà malade, pauvre Maurice, voilà pour-
quoi tu ne nous écrivais pas. Mon Dieu ! que je vou-
drais être là tout près, te voir, te toucher, te soigner!
Tu es bien soigné, sans doute ; mais tu as besoin
d une sœur. Je le sais, je le sens. Si jamais j'ai désiré
te voir, c'est bien l'heure. Faut-il que toujours le
malheur t'amène ! tantôt la révolution, tantôt le cho-
léra, à présent ton mal. Le plaisir de nous voir
1. Petite fenêtre.
JOURNAL 279
serait-il trop doux ? Dieu ne veut pas de parfait bon-
heur en ce monde. Tous ces jours-ci je pensais : si
Maurice arrivait aux vacances, quelle joie I que papa
serait heureux ! Et voilà que tout ce bonheur s'en
va dans une maladie. Mais arrive, viens ; l'air du
Cayla, le lait d'ânesse, le repos, vont te guérir. J'ai
regret de ne t'avoir répondu ; je serai peut-être cause
de quelque pensée triste, de quelque doute qui t'aura
fait mal. Tu auras cru que je ne voulais plus t'écrire,
que je ne voulais plus de ton amitié. Je t'écrivais ici
tous les jours, mais je voulais te donner le temps de
désirer une lettre : ce délai t'aurait fait répondre plus
vite une autre fois. Laissons tout cela maintenant,
ne parlons plus du passé. Nous allons nous voir,
nous entendre, et nous expliquer.
Le 29. — Depuis deux jours je ne t'ai rien dit, cher
Maurice ; je n'ai pu mettre ici rien de ce qui m'est
venu en idées, en événements, en craintes, en espé-
rances, en tristesses, en bonheur. Quel livre de tout
cela ! Deux jours de vie sont longs et pleins quelque-
fois, et même tous, si l'on veut s'arrêter à tout ce
qui se présente. La vie est comme un chemin bordé
de fleurs, d'arbres, de buissons, d'herbes, de mille
choses qui fixeraient sans fin l'œil du voyageur ;
mais il passe. Oh ! oui, passons sans trop nous
arrêter à ce qu'on voit sur terre, où tout se flétrit et
meurt. Regardons enhaut,fixonslescieux,lesétoiles;
passons de là aux cieux qui ne passeront pas. La con-
templation de la nature mène là ; des objets sensibles,
l'âme monte aux régions de la foi et voit la création
d'en haut, et le monde alors paraît tout différent.
280 EUGÉNIE DE GUÊRIX
Sans date. — Enfin une de tes lettres î Tu es
mieux, presque guéri, tu vas arriver. Je suis contente,
heureuse ; je bénis Dieu cent fois de ces bonnes nou-
velles, et je reprends mon écriture demeurée là depuis
plusieurs jours. Je souffrais, je souffre encore, mais
ce n'est qu'un reste, un malaise qui va finir ; même
je ne sais pas ce que c'est, ni ce que j'ai de malade :
ce n'est ni tête, ni estomac, ni poitrine, rien du corps;
c'est donc l'àme, pauvre âme infirme I
Le 26 janvier 1838. — Je rentre pour la première
fois dans cette chambrette où tu étais encore ce
matin. Que la chambre d'un absent est triste ! On le
voit partout sans le trouver nulle part. Voilà tes sou-
liers sous le lit, ta table toute garnie, le miroir sus-
pendu au clou, les livres que tu lisais hier au soir
avant de t'endormir, et moi qui t'embrassais, te tou-
chais, te voyais. Qu'est-ce que ce monde où tout
disparaît ? Maurice, oh ! que j'ai besoin de toi et de
Dieu ' Aussi en te quittant suis-je allé à l'église où
l'on peut prier et pleurer à son aise. Comment fais-
tu, toi qui ne pries pas, quand tu es triste, quand tu
as le cœur brisé ? Pour moi, je sens que j'ai besoin
d'une consolation surhumaine, qu'il faut Dieu pour
ami quand ce qu'on aime fait souffrir.
Que s'est-il passé aujourd'hui pour l'écrire? Rien
que ton départ, je n'ai vu que toi s'en allant, que
cette croix où nous nous sommes quittés. Quand le
roi serait venu, je ne m'en soucierais pas ; mais je
n'ai vu personne que Jeannot ramenant vos chevaux.
JOURNAL 281
J'étais à la fenêtre et suis rentrée ; il me semblait
voir le retour d'un convoi.
Voilà le soir, la fin d'une journée bien longue, bien
triste. Bonsoir ; tu peux presque m'entendre encore,
tu n'es pas trop loin ; mais demain, après-demain,
toujours plus loin, plus loin I
Le 27. — Où es-tu ce matin ? Après cet appel, je
m'en vais d'ici, comme pour te chercher par-ci par-
là, où nous étioub ensemble.
Je n'ai fait que coudre et repasser ; peu lu, seule-
ment le bon vieux saint François de Sales, au chapitre
des amitiés. C'était bien le mien, le cœur cherche
toujours sa pâture. Moi, je vivrais d'aimer : soit
père, frères, sœur, il me faut quelque chose.
Le dimanche, que dire quand le pasteur ne prêche
pas ? C'est la manne de notre désert que cette parole
du ciel, qui tombe douce et blanche, d'un goût simple
et pur que j'aime. Je suis revenue à jeun dAndillac,
mais j'ai lu Bossuet, ces beaux sermons tout signetés
de ta main. J'ai laissé ces papiers, souvent avec ma
marque par-dessus. Ainsi, nous nous rencontrons
partout comme les deux yeux ; ce que tu vois beau,
je le vois beau ; le bon Dieu nous a fait une partie
d'âme bien ressemblante à nous deux I
Le 3 février. — J'ai commencé ma journée par une
quenouille bien ronde, bien bombée, bien coquette
avec son nœud de ruban. Là, je vais filer avec un
petit fuseau. Il faut varier travail et distractions ;
lasse du bas, je prends l'aiguille, puis la quenouille,
puis un livre. Ainsi le temps passe et nous emporte
sur sa croupe.
282 EUGÉNIE DE GUÉRIN
Eran vient d'arriver. Il me tardait de le voir, de
savoir quel jour tu étais parti de Gaillac. C'est donc
vendredi, le même jour que d'ici. Ce fut un vendredi
aussi que tu partis pour la Bretagne. Ce jour n'est
pas heureux, maman mourut un vendredi, et d'autres
événements tristes que j'ai remarqués. Je ne sais si
Ton doit croire à cette fatalité des jours.
Le 8. — Oh î des lettres, des lettres de Paris, une
des tiennes ! Tu es arrivé bien portant, bien con-
tent, bien venu 1 Dieu soit béni 1 Je n'ai que cela au
cœur, je dis à tout le monde : « Maurice nous a écrit,
il a bien fait son voyage, a eu beau temps », et cent
choses qui se présentent.
Le beau jour, le beau temps, Tair doux, le ciel pur,
il ne manque que de voir des feuilles pour se croire
au mois de mai. Cette riante nature adoucit l'âme, la
dispose à quelque bonheur. « Impossible, ai-je pensé
en me promenant ce matin, qu'il n'arrive pas quel-
que chose de bon », et j'ai ta lettre. Je ne me suis pas
trompée.
Le 10. — Une lettre de Marie, une autre d'Hippo-
lyte, en style laconique : « Viens un tel jour, tu me
feras plaisir. » Ceci n'est pas pour moi, tu penses,
mais s'adresse à Eran pour un déjeuner et un bal.
Tout s'agite en ce moment ; le plaisir a battu l'appel,
et peu manquent au rendez-vous. Ici, nous écoutons
seulement, nous causons, nous filons, nous lisons,
nous écrivons aux amis : vie de Cayla, si paisible,
que j'aime, que je regretterais s'il me fallait la quit-
ter. J'y suis attachée comme l'oiseau à sa cage. Mon
chardonneret y revenait toujours quand je le laissais
JOURNAL 283
aller dehors et savait peu voler. Ainsi serais-je ; mes
ailes n'iraient pas loin dans le monde ; un coin de
chambre où tu serais avec Caroline, ta femme,
c'est tout. Voilà mon Paris, mon monde.
Le il . — Romiguières est venu passer la soirée,
se chauffer à notre feu, parler ânes et moutons, et,
ce qui m'a le plus amusée, taire voir ses papiers
pour savoir son âge ; il se trompait de sept ans.
Heureux homme, ignorant sa vie î Ces vies de
paysans s'en vont comme des ruisseaux, sans savoir
depuis quel temps ils coulent. Ils ont bien pourtant
leurs époques, mais ils ne datent pas comme nous.
Ils vous disent : « Je naquis que ce champ était en
blé; je me mariai quand on planta cet arbre, qu'on
bâtissait cette maison ; » grands et beaux registres.
Bernardin, je crois, fait parler ainsi Virginie; moi,
j'ai entendu cent fois cela à Andillac ou ici. La
simple nature est partout la même.
VI
Le 24 février 1838^ à dix heures du soir. — Ce
jour était destiné aux jolies choses, aux arrivées : La
boîte, la boîte attendue est là. Manchettes, jabot,
peigne, brosse, épingles, poudre embaumée, circu-
lent de main en main. C'est la petite Mariette de
M"^^ de Thézac qui nous apporte cela de Gaillac.
Bonsoir, je vais bien penser à toi et à Caro (1), je
vais bien dormir.
1. Caroline, fiancée puis femme de Maurice.
284 EUGÉNIE DE GUÉRIN
Le 28, jour des Cendres. — Me voici avec des
cendres sur le front et de sérieuses pensées. Ce
mémento pulvis es est terrible ; tout aujourd'hui je
l'entends ; je ne puis me distraire de la pensée de
la mort, surtout dans cette chambre où je ne te vois
plus, où je t'ai vu mourant, où ta présence et ton
absence me font de tristes images.
Une seule chose est riante, c'est la petite médaille
de la Vierge suspendue au chevet de ton lit. Elle est
brillante encore et au même endroit où je la mis pour
te servir de sauvegarde. Si tu savais, mon ami,
comme j'ai plaisir à la voir, les souvenirs, les espé-
rances, les choses intimes qui se rattachent en moi
à cette sainte image 1 Je la garderai comme une
relique ; et si jamais tu reviens dormir dans ce petit
lit, tu dormiras encore auprès de la médaille de la
Vierge. Passe-moi cette confiance, cet amour, non
pas à un morceau de métal, mais à l'image de la
Mère de Dieu. Je voudrais bien savoir si, dans ta
nouvelle cellule, on voit la sainte Thérèse qui pendait
dans l'autre prés du bénitier,
...où toi, nécessiteux,
Défaillant, tu prenais l'aumône dans ce creux (1).
Tu ne la prends plus là, je le crains bien, ton
aumône ; où la prends-tu ? Qui sait ? Le monde où
tu vis maintenant est-il assez riche pour tes néces-
sités ? Maurice, si je pouvais te faire passer quel-
qu'une de mes pensées là-dessus, t'insinuer ce que
je crois et ce que j'apprends dans les livres de piété,
ces beaux reflets de l'Evangile ! Si je pouvais te voir
chrétien... je donnerais vie et tout pour cela.
1. Vers de la Sainte Thérèse de son frère.
JOURNAL 285
Le U mars. — Une lacune, un silence de douze
jours. Un voyage à Gaillac où je n'ai pas pris mon
cahier. Je comptais revenir le soir même ; mais
Louise S que j'allais voir, fut à Saint-Géry et j'at-
tendis la chère amie, ce qui m'a tenu dehors plus que
je ne voulais. Je n'aime pas de sortir d'ici ; rien ne
me plaît comme mon désert ; aujourd'hui qu'il est
resplendissant de soleil et de douce lumière, je ne le
changerais pas avec la plus magnifique cité. Je
n aime pas un toit pour horizon, ni de marcher dans
les chemins des rues quand les nôtres se bordent de
fleurs. A présent c'est un charme d'être en plein air,
d errer comme les perdrix. Papa a pu aller avec nous
jusqu'au bout de la vigne longue. Nous nous sommes
assis un peu dans le bois, près de l'endroit où roula
Caroline. Nous avons parlé d'elle et de sa chute ;
j'ai revu le groupe que nous formions au milieu des
chênes, groupe, hélas! si fort dispersé I et, réflexions
faites, j'ai couru chercher des violettes sur un tertre
donnant au soleil. Ce sont les premières que nous
ayons vues. J'en mets une ici, que je t'offre comme
les prémices du printemps du Cayla.
10. —La Vialarette ne te portera plus des marrons
et des échaudés de Cordes ; la pauvre fille ! elle est
morte la nuit dernière. Je la regrettepour ses qualités,
sa fidélité, son attachement pour nous. Etions-nous
malades ? elle était là ; fallait-il un service ? elle
était prête, et puis d'une discrétion, d'une sûreté I
du petit nombre de personnes à qui l'on peut confier
un secret. C'était le sublime de sa condition, ce me
1. Louise de Bayne, la même que Maurice aima chastement.
286 EUGÉNIE DE GUÉRIN
semble, que cette religion du secret que l'éducation
ne lui avait pas apprise.
Le 20. — Pas de lettre.
Le 21. — J'attends. Demain, peut-être demain !
Le 24. — Enfin quelque chose ! Ce n'est pas de
toi, mais qu'importe ? Je sais que tu vis, cela me
sulTit. J'avais tant de craintes I Mon Dieu, que ton
silence m'a fait souffrir ! que de tourments, que
d'imaginations, de suppositions, de tristesses ! Quel
effroi en voyant cette lettre à cachet noir ! Ah !
M. d'Aurevilh' ne se doute pas du coup qu'il m'a
porté. Jai laissé tomber sa lettre ; Erembert l'a
prise, l'a ouverte et me l'a rendue. J'ai compris, j'ai
lu, j'ai vu ; plus de fraj^eur. La pauvre poire est
cause de tout cela. Les beaux remerciements et
hommages ! mais mal venus sous ce cachet noir ;
aussi l'effet n'a été que triste, je ne sais quoi de
lugubre m'est resté dans l'àme, comme une teinte
noire sur laquelle nulle autre couleur ne peut pren-
dre. Je me dis cent fois : tu le croyais mort, il est
vivant, il se porte bien, sa santé, me dit-on, sera
bientôt au niveau de son bonheur; mais ni cela, ni
rien ne peut m'ôter de peine sur ton compte. J'ai
repris cette lettre et j'3^ vois la certitude que tu as
été malade. Ton ami me dirait-il que, quand j'arri-
verai à Paris, je te trouverai tout à fait bien, si tu
n'avais pas été souffrant ? Oh ! oui, tu es malade,
j'en ai l'idée depuis quelque temps. Pauvre chère
santé, que je ne puis ni voir ni soigner. . .
Il ne me reste que de la recommanderau bon Dieu,
ma sainte ressource.
JOURNAL 287
Le 27 . — C'était bien vrai, mes pressentiments, tu
es malade, tu as eu trois accès, tu tousses. Quelle
peine 1 Mon pauvre Maurice, faut-il être aussi loin
de toi, ne pouvoir plus ni te voir, ni t'entendre, ni
te donner des soins ! C'est à présent que je voudrais
être à Paris, avoir une chambre à côté de la tienne
comme ici, pour t entendre respirer, dormir, tousser.
Oh 1 tout cela, je l'entends à travers deux cents lieues !
Oh I distances ! distances ! Je souffre bien, mais
Dieu le veut et me fait ainsi payer mon affection
fraternelle. Nul bonheur sans amertume, ni même
sans sacriGce. Si j étais près de toi, il me semble que
tu te porterais mieux, que je veillerais sur ton man-
ger, sur ton boire, sur l'air que tu respires. La Pro-
vidence le fasse et te conserve comme la prunelle
de l'œil ! Et puis cette bonne et tendre enfant qui te
sert de sœur me console. C'est elle qui vient d'écrire
à Eran, lui dit que tu as été malade et de ne pas le
dire aux sœurs. Chère Caro, elle sait combien les
sœurs se troublent vite. Que je l'aime, que je suis
aise de te savoir auprès d'elle, que j'en bénis Dieu !
Que deviendrais-tu dans ton hôtel de Port-Mahon,
seul avec des hommes ? Ton ami serait bien là ;
mais quoi qu'il fasse, quoi qu'il dise, un homme ne
peut remplacer une femme pour un malade, c'est
comme pour un enfant. La faiblesse et la souffrance
ont besoin de ces soins, de ces soulagements, de ces
douceurs que nous inventons.
Le 31. — Que ne puis-je donner à chacun quelque
chose ! Une marque d'affection à frères et sœur, à
tous ceux que j'aime. Voyons que je fasse mon testa-
ment. A ioï, mon Journal y mon canif, les Confessions
288 EUGÉNIE DE GUÉRIN
de saint Augustin. A papa, mes poésies ; à Erembert,
Lamartine ; à Mimi, mon chapelet, mon petit cou-
teau, mon Chemin de la croix, mes Méditations du
père Judde. A Louise, le Combat spirituel; à Mimi
encore, mon Imitation; à Antoinette, V Ame embrasée.
A toi encore, mon petit coffre-fort pour tes secrets,
à condition que tu brûleras tous les miens, s'il s'y
en trouve. Eh qu'en ferais-tu? Ce sont des choses de
conscience, de ces choses entre l'âme et Dieu,
quelques lettres de direction de M. Bories et de ce
bon curé de Normandie dont je t'ai parlé. Je les
garde par souvenir et par besoin ; ce sont mes papiers,
mais qui ne doivent pas voir le jour. Si donc ce que
j'écris ici comme en m'amusant s'accomplit, si tu
deviens mon légataire, souviens-toi de brûler tout
ce que contient cette boite.
Le 4 avril. — 11 fait froid, il pleut, il neige. Un
vent langoureux chante à ma fenêtre et me donne
envie de lui répondre ; mais que dire au vent, à un
peu d'air agité ? Hélas ! que nous ne sommes sou-
vent pas autre chose ! J'ai fait cette nuit un grand
songe J'étais avec ]\L de Lamennais, je lui parlais
de toi, de ses ouvrages anciens et nouveaux ; nous
causions vivement et n'étions pas d'accord, car il
ne Tétait pas avec lui-même. Il contredisait tout ce
qu il a dit autrefois. Et je le plaignais, le pauvre
égaré I — « Oh ! vous détestez l'hérétique. — Non,
Monsieur, non ; vous me causez une douleur pro-
fonde, vous me semblez une étoile égarée, mais qui
ne peut manquer de reparaître au ciel. » Et sur ce,
lui. rhôtel où nous étions et moi, nous sommes
confondus dans le chaos du sommeil ; mais cela
JOURNAL 289
m'est resté, et j'ai tout aujourd'hui ce génie dans la
tète. Quand je pense que tu as vécu chez lui, avec
lui, reçu ses leçons, l'intérêt que je lui porte devient
intime. Oh I que cet homme m'occupe, que je pense
à son salut, que je le demande à Dieu, que je regrette
sa gloire, sa gloire sainte. Il me vient souvent de lui
écrire sans me nommer, de lui faire entendre une
mystérieuse voix de supplications et de larmes.
Folie, audace de ma part ; mais une femme s'est
rencontrée avec lui pour l'enfer, pour compléter la
réprobation de ce prêtre : une autre ne pourra-t-elle
pas s'en approcher pour le ciel ?
Le 6. — Il 3^ a aujourd'hui dix-neuf ans que
naquit, sur les bords du Gange, une frêle petite enfant
qui fut appelée Caroline. Elie vient, grandit, s embel-
lit, et, charmante jeune fille, elle est ta fiancée à
présent. J'admire ton bonheur, mon ami, et comme
Dieu en a pris soin dans la compagne qu'il te donne^
dans cette Eve sortie de l'Orient avec tant de grâces
et de charmes 1 Puis je lui vois tant de qualités de
cœur, tant de douceur, de bonté, de dévouement,
de candeur, tout en elle est si beau et bon que je la
regarde pour toi comme un trésor du ciel. Puissiez-
vous être unis, être heureux ! Nous venons d'en-
tendre la messe à votre intention, et, suivant
l'expression de M'i® Martin, pour demander à Dieu
le bonheur de Caroline et les grâces nécessaires à la
nouvelle vie qui va s'ouvrir devant elle. Oh 1 de
grand cœur nous entrons dans ces vues. Mettons,
mettons le ciel de notre côté, demandons à Dieu ce
qu'il nous faut, pauvres et impuissantes créatures
Le bon pasteur demain dira une autre messe pour
DEGUÉRIN 19
290 EUGÉNIE DE GUÉRIN
toi ; c'est lui-même qui Ta offert : « Il faut prier
aussi pourM. Maurice... » Suite de l'idée du bou-
quet, pressentiment de votre union.
Le 9. — Une lettre de Caroline, enfin ! Je sais,
j'entends, je lis que tu vas tout à fait bien. Quel
plaisir ! Faut-il que je lise aussi : « Maurice est
triste, il a un fond de tristesse que je cherche à dis-
siper ; je la lis dans ses yeux... » Mon pauvre ami,
qu'as-tu donc, si ce n'est pas la fièvre qui t'accable?
N'es-tu pas content de ta vie, jamais si douce ?
n'es-tu pas heureux auprès de cette belle et bonne
enfant qui t'aime, de votre union qui s'approche,
d'un avenir ?... Oh ! je crois que rien ne te plaît : un
charme goûté, c'est fini, c'est épuisé. Peut-être que
je me trompe, mais il me semble voir en toi je ne
sais quoi qui t'empoisonne, te maigrit, te tuera, si
Dieu ne t'en délivre. Que tu me fais de peine, que
tu m'en fais î Si je|'pouvais quelque chose à cela !
mais nous sommes séparés ! Tu me dirais ce que tu
as, ce que c'est que cette tristesse que tu as emportée
d'ici. Le regret de nous quitter ? C'est une peine,
mais pas dévorante ; et puis quitter des sœurs pour
sa fiancée, du doux au plus doux, on se console. Je
ne veux pas tant chercher ni tant dire. Nous verrons,
hélas ! nous verrons. J'ai de tristes pressentiments.
VII
Le 3 mai au soir [1838). — Depuis ce matin, rien
de joli que la naissance d'un agneau et ce cahier qui
commence au chant du rossignol, devant deux vases
JOURNAL 291
de fleurs qui embaument ma chambrette. C'est un
charme d'écrire dans ces parfums, d'y prier, d'y
penser, d'y laisser aller l'âme. Ce matin j'ai apporté
ces fleurs pour donner à ma table une façon d'autel
avec une croix au milieu, et y faire le mois de Marie.
Cette dévotion me plaît.
Le il . — Que n'es-tu là ? nous partagerions deux
pommes que me donna Julie de Gaillard que j'allai
voir comme payse. Cette bonne femme ne savait
comment me traiter, m'exprimer le plaisir que lui
faisait ma visite Je n'ai pas perdu mes pas à Frau-
seilles, j'ai fait plaisir, j'ai caressé un petit enfant
dans son berceau, j'ai vu en passant près du cime-
tière les tombes de nos vieux amis de Clairac, indi-
quées par une croix de fer. Rien ne paraît que cela,
le niveau se fait vite sur la terre des morts ! Qu'im-
portent les apparences ? L'âme, la vie n'est pas là.
O mon Dieu ! cela serait trop désolant. J'ai beaucoup
pensé à toi dans tout ça, parce qu'il y avait une
troupe de curés qui m'ont demandé de tes nouvelles,
ce qui m'a fait bien plaisir de voir que l'Eglise
t'aime. Adieu ; tu vois bien que je n'ai rien dit.
Ce &oir à dix heures. — Il est nuit sombre, mais
c'est à écouter toujours les grillons, le ruisseau et
un rossignol, rien qu'un, qui chante, chante, chante
dans cette obscurité. Comme cette musique accom-
pagne bien la prière du soir !
Le 18. — J'aimerais bien de connaître un peu la
botanique ; c'est une étude charmante à la campagne,
toute pleine de jouissances. On se lie avec la nature,
avec les herbes, les fleurs, les mousses qu'on peut
292 EUGÉNIE DE GUÉRIN
appeler par leur nom. Etudie la botanique, Maurice,
tu me l'apprendras. Ce serait bien facile avec une
Flore. Mais quand seras-tu ici au printemps ? Tu
n'3^ viens que tard ; ce n'est pas lorsque l'hiver a
fauché toute la beauté de la nature (suivant l'expres-
sion de notre ami, saint François de Sales) qu'on
peut se mettre à botaniser : plus de fleurs alors, et
ce sont les fleurs qui m'intéressent parce qu'elles
sont si jolies sur ces tapis verts. J'aimerais de con-
naître leur famille, leurs goûts, quels papillons elles
aiment, les gouttes de rosée qu'il leur faut, leurs
propriétés pour m'en servir au besoin. Les fleurs
servent aux malades. Dieu fait ses dons à tant de
fins 1 Tout est plein pour nous d'une merveilleuse
])onté ; vois la rose qui, après avoir donné du miel à
l'abeille, un baume à Tair, nous offre encore une
eau si douce pour lesj^eux malades. Je me souviens
de t'en avoir mis des compresses quand tu étais
petit. Nous faisons tous les ans des fioles de cette
eau qu'on vient nous demander.
Le 4- juin. — Flageolet, hautbois, grosse caisse,
rossignols, tourterelles, loriots, merles, pinsons,
belle et grotesque symphonie du moment. C'est, en
l'honneur de la fête votive, la bruyante musique
d'Andillac qui retentit jusqu'ici et se mêle à celle
des oiseaux. Au moins ne manquons-nous pas de
concerts dans nos champs ; tu aimes ceux de Paris
sans pouvoir y aller toujours, et moi, sans y aller,
je m'y trouve. C'est de tous côtés, de tous les arbres,
des voix d'oiseaux, et mon charmant musicien, le
rossignol de l'autre soir, chantant encore près du
noyer du jardin. Ce sont pour moi des charmes, des
JOURNAL 293
plaisirs que je ne puis dire. Aussi quelqu'un me
disait : « Vous êtes heureusement née pour habiter
la campagne. » C'est vrai, je le sens, et que mon
être s'harmonise avec les fleurs, les oiseaux, les bois,
Tair, le ciel, tout ce qui vit dehors, grandes ou gra-
cieuses œuvres de Dieu.
Le 9. — Premier jour des moissons. Rien n'est
joli à la campagne comme ces champs de blé mûr,
d'une dorure admirable. Pour peu que le vent
souffle, ces épis coulant l'un sur l'autre font de loin
Feffet des vagues ; le grand champ du nord est une
mer jaune. A tout moment tu verrais papa à la fenêtre
de la salle, contemplant sa belle récolte. Douce jouis-
sance du cultivateur I
Le 22. — O bonheur, bonheur ! une lettre de
Raynaud qui décide ton mariage, qui demande à
papa de me laisser venir à ta noce. Je ne pourrai pas,
je crains bien, jouir de ce beau jour ; mais pourvu
qu'il vienne, que je sache ta félicité, quoique de
loin, je suis contente, je bénis Dieu de toute mon
âme. Je n'oublierai pas que c'est le jour de sainte
Madeleine que cette espérance est venue ; comme
elle est douce après les amertumes passées 1 Maurice,
cher frère, que je sens que je suis sœur dans ce
moment et toujours î Ceci écrit, mon petit cahier
s'en va dans le bureau sous ma table et moi à***,
demain matin. Je voudrais bien le prendre, mais où
le tenir là-bas ? — Je prendrai note au cœur, et puis
nous mettrons ici : Adieu, au revoir, Maurice et
papier. Vous quitter, quel dommage I
294 EUGÉNIE DE GUÉRIN
Le 8 août. — En entrant dans raa chambrette ce
soir, à dix heures, je suis frappée de la blanche
lumière de la lune qui se lève ronde derrière un
groupe de chênes aux Mèrix, la voilà plus haut, plus
haut, toujours plus haut, chaque fois que je regarde.
Elle va plus vite dans le ciel que raa plume sur ce
papier, mais je puis la suivre des yeux ; merveilleuse
faculté de voir, si élevée, si étendue, si jouissante !
On joi>it du ciel quand on veut ; la nuit même, de
sur mon chevet, j'aperçois, par la fente d'un contre-
vent, une petite étoile qui s'encadre là vers les
onze heures et me rayonne assez longtemps pour
que je m'endorme avant qu'elle soit passée ; je
l'appelle aussi létoile du sommeil, et je l'aime. La
pourrai-je voir à Paris ? Je pense que mes nuits et
mes jours seront changés, et je n'}' puis penser sans
peine. Me tirer d'ici, c'est tirer Paule de sa grotte ;
il faut bien que ce soit pour toi que je quitte mon
désert, toi pour qui Dieu sait cftte j'irais au bout du
monde. Adieu au clair de lune, au chant des grillons,
:\n glouglou du ruisseau ; j'avais de plus le rossignol
naguère ; mais toujours quelque charme manque à
nos charmes. A présent, plus rien qu'à Dieu, ma
prière et le sommeil.
Le 9. — Dirais-tu ce qui me fait souffrira présent en
moi? C'est cette petite reine Jeanne Gray, décapitée
si jeune, si douce, si charmante, à qui je pense.
Le 20, à dix heures du soir. — C'est trop joli ce
que je vois pour ne pas te le dire : nos demoiselles,
là-bas, le long du ruisseau, chantant, riant, se mon-
trant çà et là sous des touffes d'arbres comme des
JOURNAL 295
nymphes de nuit, à la clarté d'un feu d'allumettes
que fait Jcannot, leur fanal courant : c'est la pèche
aux écrevisses, plaisir qu'Erembert a voulu donner
à ces jeunes filles que tout amuse. J'ai mieux aimé
être ici à les voir faire et te le dire. Je les entends
rire et toujours rire ; cet âge estune joie permanente.
Pour moi, j'ai besoin de repos, de me coucher au
lieu d'errer sur le frais gazon d'un ruisseau. Adieu,
Maurice ; nous avons bien parlé de toi en montrant
les cadeaux de noce.
Le 19 septembre. — La Providence vient au secours
de chacun. Oh ! j'en suis bien la preuve encore, moi
qui vais pouvoir faire ce voyage, ce beau voyage de
Paris. Je t'ai dit comment. Aurions-nous cru, l'an
dernier, en venir là ? Dieu soit béni ! bien béni !
Papa vient d'aller à Andillac faire viser mon passe-
port au maire. Signe que nous allons nous voir.
Ecrire à Marie de Gaillac, à Marie des Coques, ici
un peu causer et nous promener avec Félicie, c'est
ma journée. Adieu; il y en a eu de plus malheureuses.
A pareille époque, l'an dernier, nous t'avions si
malade.
Le 29. — Adieu, ma chambrette, adieu, mon Cayla,
adieu mon cahier, quoique je le prenne avec moi,
mais il voyagera dans ma malle.
Je reviens d'une messe de bon voyage que le bon
pasteur m'a dite. J'ai reçu tous les adieux et serre-
ments de mains d'Andillac ^
1. Ce septième cahier s'arrête le 29 septembre 1838, au moment
où M"® E, de Guéria quittait le Cajola pour aller assister au
mariage de son frère Maurice. Le huitième, imprimé déjà par
296 EUGÉNIE DE GUÉRIN
VIII
Vous m'êtes lémoin. Seigneur,
que je ne trouve nulle part de
consolation, de repos en nulle
créature.
L'Imitation.
Le i^ avril 1839 ^ aux Coques, près Nevers. —
Désert, calme, solitude, vie de mon goût qui recom-
mence. Nevers m'ennuyait avec son petit monde, ses
petites femmes, ses grands dîners, toilettes, visites
et autres ennuis sans compensation. Après Paris où
plaisir et peine au moins se rencontrent, terre et
ciel, le reste est vide. La campagne, rien que la
campagne ne peut me convenir.
Notre caravane est partie de Nevers lundi à midi,
l'heure où il fait bon marcher au soleil d'avril, le
plus doux, le plus resplendissant. Je regardais avec
charme la verdure des blés, les arbres qui bourgeon-
nent, le long des fossés qui se tapissent d'herbes et
de fleurettes comme ceux du Cajola. Puis des violettes
dans un tertre, et une alouette qui chantait en mon-
tant et s'en allant comme le musicien de la troupe.
Le 23. — Oh ! si j'étais plus près je saurais bien
pourquoi je n'ai pas de nouvelles. Jirais, je mon-
nous Reliquiœ, Caen, 1855), fut commencé à Nevers le 10 avril
1839. On verra plus loin que, dans l'intervalle, pour complaire
à Maurice. M"' E. de Guérin avait tenu aussi le journal des
cinq mois qu'ils passèrent ensemble à Paris ; mais ce cahier,
ainsi que le premier de la série, a échappé à nos recherches.
(Note de Trébutien.)
JOURNAL 297
terais à la maison indienne, j'entrerais dans ta
chambre, j'ouvrirais tes rideaux et je verrais dans
cette alcôve. . Que verrais-je ? Ah ! Dieu le sait.
Pâle, sans sommeil, sans voix, sans vie presque.
Ainsi je te fais, ainsi je te vois, ainsi tu me suis,
ainsi je te trouve dans ma chambre où je suis seule.
Maurice, mon ami Caro, ma petite sœur, et vous
tous qui deviez m'écrire, pourquoi ne m'écrire pas ?
Peut-être es-tu trop souffrant, Caro trop occupée ;
mais ton ami, ton frère d'Aurevilly, qu'est-ce qui
lui fait garder silence ? Vous entendez-vous pour me
désoler ? Oh ! non ; plutôt on ne veut pas me dire,
on attend pour me dire mieux, ou ton ami est malade,
et toi paresseux, tu ne penses à rien. En effet, il
souffrait de violents maux de têle, me disait-il der-
nièrement, et cela pourrait bien s'être changé en
maladie. Je crains, j'ai plus que crainte qu'il soit
malade. Double peine à présent. Pauvre cœur,
n'auras-tu pas trop de poids ? Oh 1 le mot, encore un
mot de sainte Thérèse : « Ou souffrir ou mourir ! »
Le 27. — Un grand homme ressemble tant aux
autres hommes I Aurais-je cru cela, et qu'un Lamar-
tine, un de Maistre, n'eussent pas quelque chose de
plus qu'humain ! J'avais cru ainsi dans ma naïveté
au Cayla, mais Paris m'a ôté cette illusion et bien
d'autres. Voilà le mal de voir et de vivre : c'est de
laisser toutes les plus jolies choses derrière. On
se prendrait aux regrets sans un peu de raison chré-
tienne qui console de tout ; raison chrétienne, entends
bien, car la raison seule est trop sotte et n'est pas
ma philosophie.
Lettre de toi, lettre de convalescence, de prin-
298 EUGÉNIE DE GUÉRIN
temps, d'espérance, de quelque chose qui me fait
bonheur, d'une vie qui reverdoie. O mon ami, que
je te remercie !
Le 16 mai. — Emeute, sang, bruit de canons,
bruit de mort. Nouvelle venue comme un coup de
foudre dans notre désert et calme journée ; Maurice,
Caro, amis de Paris, je suis en peine, je vous vois
sur le volcan. Mon Dieu î Je viens d'écrire à Caro et
commence un mot à M. d'Aurevilly, mon second
frère en intérêt.
Le 25. — Courrier passé sans me rien laisser.
Mêmes doutes et incertitudes, mêmes craintes
envahissantes. Savoir et ne pas savoir ! Etat d'indi-
cibles angoisses. Et voilà la fin de ce cahier : mon
Dieu ! qui le lira ' ?
IX
ENXORE A LUI
A MAURICE MORT, A MAURICE AU CIEL
7/ était la gloire et la joie de mon cœur.
Oh I que cest un doux nom et
plein de dilection que le nom de
frère !
VENDREDI 19 JUILLET, A 11 HEURES 1/2
DATE ÉTERNELLE !
Le 21 juillet 1839]. — Non, mon ami, la mort
ne nous séparera pas, ne tôtera pas de ma pensée :
1. Qui devait le lire? Ainsi qu'Eugénie de Guéria le pressen-
tait, ce ne fut pas Maurice qui, ramené par elle, et non sans
peine, au Cayla. s'y éteignit moins de deux mois après la date
JOURNAL 299
la mort ne sépare que le corps ; rame, au lieu d'être
là, est au ciel, et ce changement dedemeuren'ôte rien
à ses affections. Bien loin de là, j'espère ; on aime
mieux au ciel où tout se divinise. O mon ami,
Maurice, Maurice, es-tu loin de moi, m'entends-tu?
Qu'est-ce que les lieux où tu es maintenant ? Qu'est-ce
que Dieu si beau, si puissant, si bon, qui te rend
heureux par sa vue ineffable en te dévoilant 1 éter-
nité ? Tu vois ce que j'attends, tu possèdes ce que
j'espère, tu sais ce que je crois, mystères de l'autre
vie, que vous êtes profonds, que vous êtes terribles,
que quelquefois vous êtes doux ! oui bien doux,
quand je pense que le ciel est le lieu du bonheur.
Pauvre ami, tu n'en as eu guère, ici-bas, de bonheur;
ta vie si courte n'a pas eu le temps du repos. O Dieu !
soutenez-moi, établissez mon cœur dans la foi.
Hélas ! je n'ai pas assez de cet appui. Que nous
t'avons gardé et caressé et baisé, ta femme et nous
tes sœurs, mort dans ton lit, la tête appuyée sur un
oreiller comme si tu dormais ! Puis nous t'avons
suivi dans le cimetière, dans la tombe, ton dernier
lit, prié et pleuré, et nous voici, moi t'écrivant comme
dans une absence, comme quand tu étais à Paris.
Mon ami, est-il vrai, ne te reverrons-nous plus nulle
part sur la terre ? Oh ! moi, je ne veux pas te quitter ;
quelque chose de doux de toi me fait présence, me
calme, fait que je ne pleure pas. Quelquefois larmes
à torrents, puis l'âme sèche. Est-ce que je ne- le
regretterais pas ? Toute ma vie sera de deuil, le
cœur veuf, sans intime union. J'aime beaucoup
de ceUepage, le 19 juillet 1839. On trouvera dans un des cahiers
qui suivent le touchant récit des derniers instants d'un frère si
tendrement aimé. (Note de Trébutien.)
300 EUGÉNIE DE GUÉRTX
Marie et le frère qui me reste, mais ce n'est pas avec
notre sj'mpathie. Reçu une lettre de ton ami d'Aure-
Yill3"pour toi. Déchirante lettre arrivée sur ton cer-
cueil. Que cela m'a fait sentir ton absence ! Il faut
que je quitte ceci, ma tête n'3^ tient pas, parfois je me
sens des ébranlements de cerveau. Que n'ai-je des
larmes ! J'y noierai tout.
Sans date. — Je ne sais ce que j'allais dire hier à
cet endroit interrompu. Toujours larmes et regrets.
Cela ne passe pas, au contraire ; les douleurs pro-
fondes sont comme la mer, avancent, creusent
toujours davantage. Huit soirs ce soir que tureposes
là-bas, à Andillac, dans ton lit de terre. O Dieu, mon
Dieu ! consolez-moi ! Faites-moi voir et espérer au
delà de la tombe, plus haut que n'est tombé ce corps.
Le ciel, le ciel 1 oh 1 que mon âme monte au ciel !
Aujourd'hui grande venue de lettres que je n'ai
pas lues. Que lire là dedans ? Des mots qui ne disent
rien. Toute consolation humaine est vide. Que
j'éprouve cruellement la vérité de ces paroles de
Vlmitation ! Ta berceuse est venue, la pauvre femme,
toute en larmes, et portant gâteaux et figues que tu
aurais mangés. Quel chagrin m'ont donné ces figues 1
Le plus petit plaisir que je te vois venir me semble
immense. Et le ciel si beau, et les cigales, le bruit
des champs, la cadence des fléaux sur l'aire, tout
cela qui te charmerait me désole. Dans tout je vois
la mort. Cette femme, cette berceuse qui t'a veillé et
tenu un an malade sur ses genoux, m'a porté plus
de douleur que n'eût fait un drap mortuaire. Déchi-
rante apparition du passé : berceau et tombe. Je pas-
serais la nuit ici avec toi sur ce papier; mais l'àme
JOURNAL 301
veut prier, Tâme te fera plus de bien que le cœur.
Chaque fois que je pose la plume ici, une lame
me passe au cœur. Je ne sais si je ne continuerai
d'écrire. A quoi sert ce Journal ? Pour qui ? hélas
Et cependant je l'aime, comme on aime une boîte
funèbre, un reliquaire où se trouve un cœur mort,
tout embaumé de sainteté et d'amour. Ainsi ce
papier où je te conserve, ami tant aimé, où je te
garde un parlant souvenir, où je te retrouverai dans
ma vieillesse... si je vieillis. Oh oui ! viendront les
jours où je n'aurai de vie que dans le passé, le passé
avec toi, près de toi jeune, intelligent, aimable, sen-
sibilisant tout ce qui t'approchait, tel que je te vois,
tel que tu nous as quittés. Maintenant je ne sais ce
qu'est ma vie, si je vis. Tout est changé au dedans,
au dehors. O mon Dieu ! que ces lettres sont déchi-
rantes, ces lettres du bon marquis et de ton ami sur-
tout. Oh 1 celles-ci. qu'elles m'ont fait pleurer ! Il y
a là dedans tant de larmes pour mes larmes ! Cet
intime ami me touche comme ferait te voir. Mon
cher Maurice, tout ce que tu as aimé m'est cher, me
semble une portion de toi-même. Frère et sœur nous
serons avec M. d'Aurevilly; il se dit mon frère.
Le 27. — Je ne sais, sans mon père, j'irais peut-
être joindre les Sœurs de Saint-Joseph, à Alger. Au
moins ma vie serait utile. Qu'en faire à présent ? Je
l'avais mise en toi, pauvre frère ! Tu me disais de ne
pas te quitter. En effet, je suis bien demeurée près
de toi pour te voir mourir. Un ecce homo^ l'homme
de douleur, tous les autres derrière celui-là. Souf-
frances de Jésus, saints désirs de la mort, uniques
pensées et méditations.
302 EUGÉNIE DE GUÉRIN
Le 30. — Qu'il faisait bon ce matin dans la vigne,
cette vigne aux raisins-chasselas que tu aimais ! En
m'y Yoj-ant, en mettant le pied où tu l'avais mis, la
tristesse m'a rempli lame. Je me suis assise à l'ombre
d'un cerisier, et là, pensant au passé, j'ai pleuré.
Tout était vert, frais, doré de soleil, admirable à
voir. Ces approches d'automne sont belles, la tempé-
rature adoucie, le ciel plus nuage, des teintes de
deuil qui commencent. Tout cela, je l'aime, je m'en
savoure l'œil, m'en pénètrejusqu'aucœur, qui tourne
aux larmes. Va seule, c'est si triste ! Toi, tu vois le
ciel ! Oh ! je ne te plains pas.
Le 4 octobre. — Je voulais envo^'er à son ami
deux grenades du grenadier dont il a travaillé le
pied quelques jours avant sa mort. Ce fut son dernier
mouvement sur la terre.
Le 19. — Trois mois aujourd'hui de cette mort,
de cette séparation. Oh ! la douloureuse date, que
néanmoins je veux écrire chaque fois qu'elle revien-
dra. Il y a pour moi une si attachante tristesse dans
ce retour du 19, que je ne puis le voir sans le mar-
quer dans ma vie. Eh ! qu'y mettrais-je maintenant,
si je n'y mettais mes larmes, mes souvenirs, mes
regrets de ce que j'ai le plus aimé? C'est tout ce qui
vous viendra, ô vous qui voulez que je continue ces
cahiers, mo/ï /ous /es joizrs au Cay la. J'allais cesser
de le faire, il y avait trop d'amertume à lui parler
dans la tombe ; mais puisque vous êtes là, frère
vivant, et avez plaisir de m'entendre, je continue ma
causerie intime ; je rattache à vous ce qui restait là,
tombé brisé parla mort. J'écrirai pour vous comme
JOURNAL 303
j'écrivais pour lai. Vous êtes mon frère d'adoption,
mon frère de cœur. Il y a là dedans illusion et réalité,
consolation et tristesse : Maurice partout.
Le iO novembre. — Caroline nous a écrit après un
assez long silence, assez long pour me donner le
temps de croire à un oubli. J'en avais de la peine ;
je voudrais un avenir sinon d'amitié, du moins de
bienveillance avec cette jeune femme, cette femme
de mon frère. Ce titre l'attache tant à mon cœur 1 Je
serais sensiblement affectée si je la voyais se déta-
cher entièrement. Sa lettre est bonne, marquée
d'intérêt; j'en suis contente. Pauvre chère veuve,
que je voudrais pouvoir l'embrasser en ce moment I
Je la regarde comme une sœur, comme une sœur
qui se trompe. Il ne faut pas lui en vouloir, elle ne
croit pas se tromper.
Le 2 janvier 184-0. — Je disais à Maurice, quand
il me parlait de Paris, que je n'en comprendrais pas
la langue. Et cependant il y en a que j'ai entendus.
Certaines âmes de tous les lieux se comprennent.
Cela me fait croire ce qu'on dit des saints, qui com-
muniquent avec les anges, quoique de nature diffé-
rente. L une monte, l'autre s'incline^ et ainsi se fait
la rencontre, ainsi le Fils de Dieu est descendu parmi
nous. Voilà qui me rappelle ce passage de l'abbé
Gerbet dans un de ses livres que j'aime : On dirait
que la création repose sur un plan incliné, de telle
sorte que tous les êtres se penchent vers ceux qui sont
au-dessous d'eux pour les aimer et en être aimés.
Maurice m'avait fait remarquer cette pensée que
nous trouvions charmante.
304 EUGÉNIE DE GUÉRIN
Le 3 février 1840. — On me presse d'aller à Gaillac.
Non, je ne puis m'ôter d'ici ; ma vie se plaît toute
petite au plus petit endroit possible, là où j'ai mes
chers vivants et mes morts.
Le 5. — Quelle lecture, quelle amitié, quelle
mort, quel rapprochement ! quelle impression j'en
ai dans l'âme I Je veux parler des derniers moments
d'Etienne de La Boétie que j'ai rencontrés au fond
d'un livre de Montaigne. Sachant que ces deux
hommes s'aimaient beaucoup, j'ai été touchée de
savoir comment s'était faite leur séparation, et j'en
ai le cœur dans les larmes. G est si douloureux de
voir mourir, surtout quand cette mort vous en rap-
pelle une autre ! Que de traits saillants m'ont frappée
dans cette vie sitôt faite, dans cette âme s'en allant
jeune de ce monde, et si belle, si élevée, si chrétienne,
si exquise de douceur et d'amitié ! Oh ! vraiment,
j'ai trouvé Maurice aux beaux endroits, et vous et
lui dans l'étroite union et si profonde de ces deux
amis. Mais vous manquiez aux derniers moments
du vôtre. Que j'ai eu regret à cela, et que la distance
vous eût séparés à ces derniers jours ! Je veux vous
dire comme ils se sont passés, car cela manque aux
détails que je vous ai donnés de sa mort, tout comme
l'intérêt que vous portez à cette fin dévie.
Le 11. — Ce fut le 8 juillet, vingt jours après le
départ de Paris, vers six heures du soir, que nous
JOURNAL
305
fumes en vue du Cayla, terre d'attente, lieu de repos
de notre pauvre malade. Sa pensée n'allait que là
sur la terre, depuis longtemps. Je ne lui ai jamais vu
de plus ardent désir, et toujours plus vif à mesure
que nous approchions. On aurait dit qu'il avait hâte
d'arriver pour être à temps d'y mourir. Avait-il pres-
senti sa fin ? Dans les premiers transports de sa joie,
à la vue du Cayla, il serra la main d'Erembert qui
se trouvait près de lui, il nous fit signe à tous comme
d'une découverte, à moi qui n'eus jamais moins
d'émotion, de plaisir 1 Je voyais tout tristement dans
ce triste retour, jusqu'à ma sœur, jusqu'à mon père,
qui nous vinrent joindre à quelque peu de distance.
Affligeante rencontre I Mon père fut consterné ;
Marie pleura en voyant Maurice. Il était si changé,
si défait, si pâle, si branlant sur ce cheval assis à
l'anglaise, qu'il ne semblait pas animé. C'était
effra^^ant. Le voyage l'avait tué. Sans la pensée d'arri-
ver qui le soutenait, je doute qu'il l'eût achevé. Vous
en savez quelque chose, et ce qu'il a du souffrir,
pauvre cher martyr ! Mais je ne veux parler que
d'ici. Lui embrassa son père et sa sœur sans se mon-
trer trop ému. Il semblait dans une sorte d'extase
dès la première vue du château ; l'ébranlement qu'il
en eut fut unique, et dut épuiser toute sa faculté de
sensation ; je ne lui ai plus vu l'air vivement touché
de rien depuis cela. Cependant il salua affectueuse-
ment les moissonneurs qui coupaient nos blés, tendit
la main à quelques-uns, et à tous les domestiques qui
nous vinrent entourer...
Nous le trouvions bien faible ; cependant j'espérais
toujours. J'avais écrit au prince de Hohenlohe. J'at-
tendais un miracle. La toux s'était apaisée, l'appétit
DE GUÉRIN 20
306 EUGÉNIE DE GUÉRIN
se soutenait : la veille fatale, il dîna encore avec
nous ; hélas î dernier dîner de famille ! On servit
des figues dont il eut envie, et que sur sa consulta-
tion, j'eus la cruauté de lui interdire , mais d'au-
tres ayant approuvé, il en mangea une qui ne lui fit
ni bien ni mal, et je fus sauvée sans préjudice de
Tamertume de l'avoir privé de quelque chose. Je
veux tout dire, tout conserver de ses derniers
moments, bien fâchée de ne pas me souvenir davan-
tage. Un mot qu'il dit à mon père m'est resté. Ce
pauvre père revenait de Gaillac avec l'ardente cha-
leur, lui rapportant des remèdes. Dès que Maurice
le vit : « // faut convenir, dit-il en lui tendant la
main, que vous aimez bien vos enfants. » Oh 1 en
effet, mon père l'aimait bien ! Peu après, le pauvre
malade se levant avec peine de son fauteuil pour
passer dans la chambre à côté : « Je suis bien bas, »
parlant comme à lui-même. Je l'entendis, cet arrêt
de mort, de sa bouche, sans lui rien répondre, sans
trop y croire peut-être ; mais j'en fus frappée. Le
soir, on le porta avec son fauteuil dans sa chambre.
Du temps qu'il se mettait au lit, je disais avec Erem-
bert : « Il est bien faible, ce soir ; mai:; la poitrine
est plus libre, la toux disparaît. Si nous pouvons
aller au mois d octobre, il sera sauvé. » C'était le
18 juillet, à dix heures du soir I
Quand le saint viatique arriva, le malade se trou-
vait mieux, ce me semblait ; ses yeux, rouverts,
n'avaient pas cette fixité effrayante du matin, ni
ses sens le même affaissement ; il parut moralement
ravivé et en pleine jouissance de ses facultés tout le
temps des saintes cérémonies. Il suivait tout de
cœur, bien pieusement. Quand ce fut à lextréme-
JOURNAL 307
onction, comme il ne sortait qu'une main, le prêtre
ayant dit : «L'autre», il la présenta vivement. Il
écouta de bien simples et touchantes paroles, et re-
çut le saint viatique avec toute Fexpression de la foi.
Il vivait encore, il nous entendait, il choisit entre de
l'eau et de la tisane qu'on lui offrait à boire, serra la
main à M. le curé, qui toujours lui parlait du ciel,
colla ses lèvres à une croix que lui présentait sa
femme, puis il s'affaiblit ; nous nous mîmes tous à
le baiser, et lui à mourir.
Vendredi matin, 19 juillet 1839, à onze heures et
demie. Onze jours après notre arrivée au Cayla. Huit
mois après son mariage.
La voilà cette fin de vie, si liée à la vôtre, telle que
j'ai pu la retrouver pour vous dans mes larmes. Que
n'étiez-vous là ? Que n'avez-vous assisté à la mort
chrétienne de votre ami ?
De Montels, vieux château dans les montagnes.
Le 14- mars. — Je me plais à Montels : on y vit
comme on veut, sans visites ni ennuis du monde...
Si je devais quitter le Cayla, c'est ici que je voudrais
demeurer. Pour faire de ce château une demeure
agréable, il n'y aurait qu'à relever quelques ruines
qui, même telles quelles, sont toutes remplies d'inté-
rêt. Quel charme n'a pas ce vieux salon tout
tapissé de vieux portraits de militaires, d'hommes
de robe et d'église, de belles dames, comme on n'en
voit plus, de mise et 4e beauté.
Il y a encore ici, dans un vieux tiroir, une curieuse
correspondance sentimentale du fameux La Peyrouse
avec M"® de Vézian, sa fiancée, devenue ensuite
308 EUGÉNIE DE GUÉKIN
marquise de Sénégas, pendant sans doute que le
marin courait les mers. Il faut que je demande, pour
les voir, ces lettres à ma cousine. Précieuse décou-
verte, débris du cœur de La PejTouse, aussi curieuse
que celle de son vaisseau. Mais qui songe à cela ?
Qui songe à chercher un grand .homme dans son
intime?
Sans date. — Que dire ? que répondre ? Que
mannoncez-YOUs qui se prépare pour Maurice I
Pauvre ra3'on de gloire qui va venir sur sa tombe I
Que je l'aurais aimé sur son front, de son vivant,
quand nous l'aurions vu sans larmes ! C'est trop
tard maintenant pour que la joie soit complète, et
néanmoins j'éprouve je ne sais quel triste bonheur à
ce bruit funèbre de renommée qui va s'attacher au
nom que j'ai le plus aimé, à me dire que cette chère
mémoire ne mourra pas.
Je ne vous dis plus rien sur ce sujet infini, vous
aj-ant écrit et dit mes sentiments et remerciements
profonds, à vous, à M. Sainte-Beuve, à M'"^ Sand,
pour la part que vous aurez chacun à cette publica-
tion du Centaure, cette belle œuvre inconnue de
mon frère, à la mise en lumière de sa vie et de son
talent ^'
Le 23 mai. — Enfin, je sais que cette chère publi-
cation du Centaure a paru. Des jeunes gens venus de
Gaillac me l'ont appris. Depuis, je ne pense qu'à cela,
1. Ce passage et les précédents s'adressent à J.-B. d'Aure-
villy qui se fît, avec Trébulieu, le premier éditeur de Maurice.
J.-B. d'Aurevilly avait nommé M"« de Guérin le <( cj'gne du
Cayla ».
JOURNAL 309
et au passé, hélas ! où moindre chose me ramène.
Me Tenverrez-vous ? Qui sait ? Je suis injuste peut-
être, mais votre silence est si durable et le cœur
humain si changeant I Et qu'y aurait-il d'étonnant
que quelqu'un du monde vînt à oublier une pauvre
amitié d'anachorète qui ne peut pas lui offrir beau-
cqup d'agrément ? Je n'ai d'autre titre que d'être la
sœur de Maurice, et cela se peut effacer : le temps
efface tout.
Le 9 juin. — ... Je goûte une jouissance trempée
de larmes, un bonheur à deux goûts, une possession
plus pleine, mieux estimée, et par cela plus triste que
jamais de Maurice, dans ce beau Centaure et ces
fragments intimes. Qu'il est pénétrant dans ces dires
du cœur 1 dans cette douce, délicate et si fine façon
de parler douleur que je n'ai connue qu'à lui !
Oh ! M"^® Sand a raison de dire que ce sont des
mots à enchâsser comme de gros diamants au
faîte du diadème. Ou plutôt, il était tout diamant,
Maurice.
Le P"" juillet, — L'inattendu et charmant billet de
M. Sainte-Beuve, cet auteur exquis dont je reçois
l'écriture vivante. C'eût été bonheur autrefois, mais
à présent tout porte amertume et tourne aux larmes.
Il en est ainsi de ce billet et de tant d'autres choses
que je dois à la mort de Maurice. Toutes mes rela-
tions, tout ma vie presque, se rattachent à un cer-
cueil.
Le 18. — Dernier jour qu'il a passé sur la terre.
310 EUGÉNIE DE GUEKIX
Le 19, ('i onze heures du matin. — Douloureux
coups de cloche que je viens d'entendre, au même
instant, à la même heure où sonàme quitta ce monde,
au même son lugubre et tout comme si cette cloche
eût sonné pour lui à présent. C'était pour une autre
mort ce glas, de retour au même jour, au même
instant, que j'entends dans mon àme tout ce matin.
Mon Dieu, quel anniversaire ! quel souvenir vif et
présent de cette mort, de cette chambre, chapelle
ardente et lugubre, de ce lit entouré de larmes et de
prières, de cette figure pâle, de cet in manus tiias^
Domine, dit et redit si haut I Maurice ! Dieu aura
entendu et reçu au ciel ton àme qui demandait le
ciel.
XI
Le 5 août (ISW). — Que n'est-il venu plus tôt,
le poète de la Bretagne, le chantre delà Thébaïde des
Grèves, le solitaire ami de Maurice * ! Que n'est-il
venu du temps que Maurice vivait, alors que je sen-
tais avec bonheur ! Ses poésies me sont néanmoins
agréables en ce quelles viennent du Val de TArgue-
non, qu'elles sont religieuses, que Dieu et Maurice
s'3^ trouvent. Il y a deux ans seulement, tout cela
m'eût bien fait plaisir. Que les temps sont changés !
ou plutôtque notre âmechange sous les événements!
Ainsi, la vie se fait différente de jour en jour, toute
tranchée de diverses choses et de divers sentiments,
si bien qu'un certain espace ne ressemble plus à
l'autre, qu'on ne se reconnaît pas d'ici là, qu'on a
peine à se suivre, variable et transitoire nature que
1. Hippolyle de la Morvonnais.
JOURNAL 311
nous sommes. Mais la transition finira, et nous
mènera là où nous ne changerons plus. O perma-
nente vie du ciel 1
Le 19. — Que de fois je renonce à rien écrire ici,
que de fois j'y reviens écrire ! Attrait et délaisse-
ment, ô ma vie !
Le 29. — Il y a aujourd'hui de profonds regrets
pour moi dans la perte d'une paysanne, la vieille
Rose Durel, qui vient de mourir. Véritable sainte
femme chrétienne dans toute la simplicité évangé-
lique. Sa vie était dans la foi, sa foi était l'humble
cro^^ance, sans livres, sans rien, cette croj^ance anti-
que, primitive, et que loue ainsi l'auteur de Ylmita-
tion : « Un humble paysan qui sert Dieu est certai-
nement fort au-dessus du philosophe superbe qui, se
négligeant lui-même, considère le cours des astres. »
En effet, on trouvait dans Rose une singulière dis-
tinction de vertus et de sentiments, quelque chose
au-dessus de l'éducation la plus haute ; et quand on
considérait la portée d'une telle âme et le peu d'im-
pulsion reçue, pouvait-on s'empêcher de dire que
Dieu seul élevait ainsi ? C'est ainsi qu'en jugeait
Maurice, l'appréciateur des choses rares, le juge des
âmes, l'amant du beau : il aimait Rose, la vénérait
comme une femme patriarcale. Jamais il n'est venu
dans le pays et ne s'en est allé sans la voir, sans
s'asseoir à sa table ; car ici on ne se visite pas sans
manger, sans goûter le pain et le vin. Mais, dans
cette occasion. Rose ajoutait au service et relevait
par quelque chose de choix l'hospitalité d'habitude.
C'était quelque beau fruit réservé pour Monsieur
312 EUGÉNIE DE GUÉRIN
Maurice, des mets de son goût. Il y avait en cela
expression touchante du cœur, expression bien déli-
cate et naïve aussi, et dont je suis plus touchée
encore, dans la conservation d'un nid d'hirondelle
que Maurice enfant avait recommandé à son premier
départ du paj-s. « Que je trouve ce nid au retour. »
Et il l'y retrouva, et on l'y retrouve encore religieu-
sement conservé au vieux plancher de la vieille
chambre de Rose. O monument !
XII
Le jour de la Toussaint 1840. — Il y a deux ans, ce
même jour, à la même heure, dans le salon indien à
Paris, le frère que j'aime tant causait intimement
avec moi de sa vie, de son avenir, de son mariage
qui s'allait faire, de tant de choses venant de son
cœur et qu'il reversait dans le mien. Quel souvenir,
mon Dieu ! et comme il se lie à la triste et religieuse
solennité de ce jour, la fête des saints, la mémoire
des morts et des amis disparus ! C'est pour tout cela
et pour je ne sais quoi encore que j'écris, que je
reprends ce Journal délaissé, ce mémorandum qu'il
aimait, qu'il m'avait dit de lui faire, que je veux faire
en effet pour Maurice au ciel.
Dernier décembre. — Mon Dieu, que le temps est
quelque chose de triste, soit qu'il s'en aille ou qu'il
vienne î et que le saint a raison qui a dit : « Jetons
nos cœurs en l'éternité ! »
FRAGMENTS
L'admirable pays que la Bretagne, par sa foi et
ses beaux génies 1 Que tes lettres datées de là me font
plaisir ! Que j'ai de joie, Maurice, de te savoir sur
cette terre forte, de te voir vivre du même air qu'ont
respiré Du Guesclin, Chateaubriand, Lamennais I
L'âme doit grandir dans une telle atmosphère. Que
ne deviendra pas la tienne si naturellement belle I
Que ne recevra-t-elle pas en intelligence des intel-
ligences qui t'entourent ! Quels torrents de foi et de
lumière t'inondent dans ta solitude de la Chênaie !
Tu me représentes un religieux à Clairvaux du temps
de saint Bernard. Seulement M. de Lamennais me
semble un peu moins doux que cet admirable saint ;
mais M. Gerbet a la suavité d'un ange. Je te préfé-
rerais sous sa direction toute d'amour et d'humilité.
Recueille bien soigneusement les conférences reli-
gieuses qu'il vous fait et que tu destines à tes sœurs,
les anachorètes du Cayla. Je suis au reste fort
satisfaite de sa décision. Veuille bien lui en témoi-
gner tous mes remerciements et combien je serais
charmée de l'avoir toujours pour mon casuiste, mais
ce ne sera jamais que de loin. Oh 1 si, au lieu d'être
ta sœur, j'étais ton frère, tu me verrais bientôt où tu
es, supposé le talent avec la vocation. La vocation
serait certaine. Il y a longtemps que je dis comme
314 EUGÉNIE DE GUÉRIN
saint Bernard : 0 beata solitudo, o sola beatitudo !
Mais tu sais ce qui me retient toujours, mon père et
toi, toi, mon ami, qui dit de rester encore pour toi
dans le monde. Mais tu as déjà pris ton parti, tu as
pris le ciel et tu me laisses la terre. O mon bien-aimé
frère ! si par incroyable tu la quittais avant moi
cette vallée de larmes, qu'y deviendrais-je ?
MA BIBLIOTHÈQUE
Les Méditations poétiques de Lamartine.
Les Harmonies.
Elégies de Millevoye.
Ossian.
L'Imagination, par Delille.
U Enéide y traduction de Delille.
Racine.
Les Géorgiques.
Corneille.
Théâtre de Shakespeare.
Le Mérite des femmes, poème par Legouvé.
L'Espérance, par Saint-Victor.
Œuvres du comte Xavier de Maistre
Le Ministre de Wakefîeld. par GoJdsmith.
Le Voyage sentimental de Sterne ; perdu.
Les Puritains, Walter Scott.
Redgauntled, du même.
Poésies de Chénier (André).
Morceaux choisis de Buffon ; prêté.
Lettres péruviennes de M^^^^ de Graffigny, ouvrage
qu'on ne lit pas deux fois.
FRAGMENTS 315
Les fiancés de Milan^ par Manzoni.
De r Allemagne, par M'"^ de Slaël.
LIVRES DE PIÉTÉ
limitation de Jésus-Christ.
Ulntroduction à la vie dévole, de saint François de
Sales.
Le Combat spirituel.
Les Méditations de Bossuet.
Méditations de Médaille.
Lettres spirituelles de Bossuet.
Heures de Fénelon.
Journée du chrétien.
Les Sages entretiens.
L'Ame élevée à Dieu,
L'Ame embrasée de V amour divin.
Le Mois de Marie.
La Vie des Saints.
Entretiens d'un missionnaire et d'un berger.
Le dogme générateur de la piété chrétienne, par
M. Gerbet.
Le Froment des élus.
Elévations sur les mystères de Bossuet.
Le guide du jeune âge, de M. Lamennais^ livre que
je relis souvent.
... Voilà la ressemblance ^ ; tu es en autre lieu,
Yoilà la différence. Je te dirai ce que je fais ici ;
1. Nous n'avons pas été assez heureux pour retrouver le
commencement de ce touchant entretien de l'âme de la sœur
avec l'âme de son frère. (Note de Trébutieii.)
316 EUGÉNIE DE GUÉRIN
ce n'est qu'à toi que je le puis dire, mon âme ne
coule de pente que dans ton âme, âme de mon frère !
Peux-tu m'entendre ? il me semble. Le ciel n'est
pas si loin d'ici. Quelquefois je lève le bras comme
pour y atteindre, ma main s'étend pour saisir la
tienne; mille fois j'aurais voulu la serrer, invisible?
froide ? n'importe, je l'aurais voulu ; mais chercher
une main morte ! Toute forme t'a abandonné ; de ce
qui était toi à mes yeux, il ne reste que l'intelligence,
cette intelligence enlevée, envolée et dégagée de sa
vêture, comme Elie de son manteau. Maurice î habi-
tant du ciel, mes rapports avec toi seront comme
avec un ange ; frère céleste, je te regarde comme
mon ange gardien.
Oh î j'ai besoin que de l'autre vie on m'entende,
on me réponde, car dans celle-ci personne ne me
répond ; depuis que ta voix est éteinte, le parler de
l'âme est fini pour moi. Silence et solitude comme
dans une île déserte ; et cela fait souffrir, oh !
souffrir 1 J'aimais tant, il m'était si doux de t'en-
tendre,de jouir de cette parole haute et profonde ou
de ce langage fin, délicat et charmant que je n'en-
tendais que de toi ! Tout enfant, j'aimais à t'entendre ;
avec ton parler commença notre causerie. Courant
les bois, nous discourions sur les oiseaux, les nids,
les fleurs, sur les glands. Nous trouvions tout joli,
tout incompréhensible, et nous nous questionnions
l'un l'autre. Jeté trouvais plus savant que moi,
surtout lorsqu'un peu plus tard tu me citais Virgile,
ces églogues que j'aimais tant et qui semblaient
faites pour tout ce qui était sous nos yeux. Que de
fois, voj^ant les abeilles et les entendant sur les buis
fleuris, j'ai récité :
FRAGMENTS 317
Aristée avait vu ce peuple infortuné
Par la contagion, par la faim moissonné.
De la musique I C'est la première fois que j'entends
de la musique, un piano depuis plus d'un an. L'effet
m'en a été indicible en émotion et souvenirs, des
larmes et le passé. Tu aimais tant la musique ! Je
t'en ai entendu faire pour la dernière fois au Cayla.
On chantait le Filde la Vierge, ce doux morceau que
chantait Caroline, ton Eve charmante, venue d'O-
rient pour un paradis de quelques jours.
Le 29 août (1841^ à Paris) *. — Vous voulez que
j'écrive mes impressions, que je revienne à l'habi-
tude de retracer mes journées : pensée tardive, mon
ami, et néanmoins écoutée. Le voilà ce mémoran-
dum désiré, ce moi à vous dans le monde, comme
vous l'avez eu au Cayla : charmante ligne d'intimité,
sentier des bois, mené jusque dans Paris. Mais je
n'irai pas loin dans le peu de jours qui me restent :
rien que huit jours et le départ au bout. Ce point de
vue final m'attriste immensément, et je ne sais voir
autre chose. Comme le navigateur au terme de la
mer vermeille, je ne puis m'ôter de là. O ma tra-
versée de six mois, si étrange, si diverse, si belle et
triste, si dans l'inconnu, qui m'a tant accrue d'idées,
de vues, de choses nouvelles qui ont laissé tant à
dire et à décrire ! Mais je n'ai pas tenu de journal.
Qui devait le lire ? Que penser à faire si quelqu'un
ne se plaît à ce que l'on fait ? Sans cet intérêt ma
pensée n'est qu'une glace sans tain. Du temps de
Maurice, je réfléchissais toutes choses ; c'était par lui,
1. Cahier déjà imprimé dans les Reliqnice, 1855.
318 EUGÉNIE DE GUÉRIN
associé à mon intelligence, frère et ami de toutes
mes pensées. Un signe de désir, un mot de dilection,
suffisaient pour me faire écrire à torrents. Qu'il était
influent sur moi et que l'influence était belle ! Je ne
sais à quoi la comparer : au vin de Xérès, qui vivifie,
exalte, sans enivrer.
Ce soir, je me retrouve un peu sous ses impres-
sions que je croyais perdues ; mais je vous l'ai dit,
je ne saurais parler que du malade, pauvre jeune
homme qui ne se doute pas de l'intérêt qu'il m'inspire
et du mal qu'il me fait en toussant. O vision si
triste et si chère 1 Doù vient cela, d'où vient qu'il
est des souffrances qu'on aime ? dites, Jules \
vous qui expliquez tant de choses à mon gré.
{18^2, à Rivières.) Ouvert par hasard un album
où j'ai trouvé la mort de Maurice, mort répandue
partout. J ai été bien touchée de la trouver là, sur
ces pages secrètes, dans un journal de jeune fille,
dans un fond de cœur : hommage inconnu et le plus
délicat qui soit oflert à Maurice. Que cette parole est
vraie : il était leur vie ! Tous ceux qui nous ont
compris la diront. Il est de ces existences, de ces
natures de cœur qui fournissent tant à d'autres qu'il
semble que ces autres en viennent. Maurice était ma
source; de lui me coulait amitié, sj'mpathie, conseil,
douceur de vivre par son commerce intellectuel si
doux, par ce de lui en moi qui était comme le fer-
ment de mes pensées, enfin l'alimentation de mon
âme. Ce grand ami perdu, il ne me faut rien moins
que Dieu pour le remplacer.
1. D Aurevilly.
FRAGMENTS 319
Espérer ou craindre pour un autre est la seule
chose qui donne à Thommele sentiment complet de
sa propre existence.
(31 décembre, au Cayla.) — C'était ma coutume
autrefois de finir l'année mentalement avec quel-
qu'un, avec Maurice. A présent qu'il est mort, ma
pensée reste solitaire. Je garde en moi ce qui s'élève
par cette chute du temps dans l'éternité. Un dernier
four, que c'est solennellement triste I
NOTES
SUR LA FAMILLE ET SUR LES PREMIÈRES ANNÉES
DE MAURICE DE GUÉRIN
La maison de Guérin du Cayla porte pour armes :
de gueules à six besans d'argent, trois, deux et un,
au chef d"azur. Devise : Omni exceplioiie majores.
Noblesse d'origine inconnue.
Les chroniques de notre famille la disent de race
vénitienne. On la trouve établie en France au
commencement du ix^ siècle, où Guérin ou plutôt
Guarini (ce nom ainsi écrit jusqu'à 1553) était comte
d'Auvergne. D'après Moréri, Dictionnaire généalo-
gique, ce fut la souche des Guérin de Montaigu qui
ont été longtemps comtes de Salisbury. Par suite des
temps et des divisions de branches, ces Guérin sont
devenus seigneurs d Ois en Quercy, de Rinhodes en
Rouergue, d'Apchier dans le Gévaudan,de Laval, de
Saignes et du Cayla dans le Languedoc. La descen-
dance et les titres de noblesse de cette dernière bran-
che ont été confirmés par jugement souverain, pro-
noncé à Montpellier par M. de Bezons, intendant de
la province de Languedoc, le 26 novembre 1668.
NOTES SUR LA FAMILLE DE GUÉRIN 321
De cette même origine sont sortis plusieurs
hommes marquants. L'histoire cite un chancelier de
France, Guérin, évêque de Sentis, que la reine
Blanche mit à la tête de son conseil, vieillard d ame
fière et rude, dit un chroniqueur, qui ne pouvait
inspirer que la confiance, mais jamais l'amour, pas
même l'amitié. 11 donna, en plusieurs occasions, des
marques de son courage, et surtout à la bataille de
Bouvines où il rangea les troupes et les anima à bien
faire. Voir Moréri, Rigord, Guillaume le Breton,
historien de Philippe-Auguste.
Il relevai éclat de la charge de chancelier, en fai-
sant ordonner qu'il aurait rang parmi les pairs du
royaume. Depuis, il se retira à l'abbaye de Chalais
ou Chalis,oùil prit l'habit de religieux, et y mou-
rut en 1230.
Vertot cite dans son Histoire de Malte deux grands
maîtres du nom de Guérin. On possède au Cayla le
portrait de l'un de ces grands maîtres, Guérin de
Montaigu, élu en 1206. Nous avons eu un cardinal,
un troubadour, Guarini, seigneur d'Apchier, qui
tlorissaità la cour d'Adélaïde de Toulouse, nièce de
Louis le Jeune, duquel troubadour les mémoires
littéraires de l'époque font mention. Cette famille a
donné de tout temps des officiers distingués, dont
les services sont attestés des signatures de nos rois.
Un de ces derniers, le chevalier Guérin de Bonnac,
est mort à Tours, commandant des milices de la Tou-
raine, en 1793. Il avait épousé une de Longchamp,
Barbe Simone.
Quant aux alliances anciennes, on voit dans les
généalogistes, dit le père Courtade, jésuite généalo-
giste, dans une lettre à mon grand-père, on voit que
DE GUÉRIN 21
322 NOTES SUR LA FAMILLE DE GUÉRIN
les Guérin sont entrés dans les plus grandes maisons
de France. Les titres de famille font mention des
Séguier, des Dulac, des Bernis, des La Tour d'Au-
vergne. Il est de tradition que la tour qui est dans
nos armes vient de cette alliance contractée par un
Sylvestre de Guérin. J'ai trouvé note de ce mariage,
mais non de l'époque. Une fille des Guérin est entrée
dans la maison de La Rochefoucauld, marquis de
Langeac, en 1720.
Voici maintenant Maurice *. Dès son jeune âge, il
annonça une remarquable intelligence. Un de ses pre-
miers maîtres, interrogé par mon père sur les dispo-
sitions de son élève : « Ah ! Monsieur, lui dit-il, vous
avez là un enfant transcendant. » Cet enfant, à neuf
ans, se passionnait pour 1 histoire. Il passait avec
Rollin toutes ses récréations, quand on ne l'en
détournait pas. Il pleura de joie à la première leçon
d'écriture.
Maurice était un enfant imaginatif et rêveur. Il
passait de longs temps à considérer l'horizon, à se
tenir sous les arbres. Il affectionnait singulièrement
un amandier sous lequel il se réfugiait aux moindres
émotions. Je l'ai vu rester là, debout, des heures
entières.
Il est, à la campagne, aux beaux jours d'été, des
bruits dans les airs que Maurice appelait les bruits de
la nature. Il les écoutait longuement, et voici de ses
impressions :
« Oh ! qu'ils sont beaux, ces bruits de la nature, ces
bruits répandus dans les airs, qui se lèvent avecle soleil et
1. Né au château du Cayla, le 5 août 1810. Le Gayla est dans
la commune d'Andillac, arrondissement de Gaillac (Tarn).
NOTES SUR LA FAMILLE DE GUÉRIN 323
le suivent, qui suivent le soleil comme un grand concert
suit un roi.
<( Ces bruits des eaux, des vents, des bois, des monts et
des vallées, les roulements des tonnerres et des globes
dans l'espace, bruits magnifiques auxquels se mêlent les
fines voix des oiseaux et des milliers d'êtres chantants ; à
chaque pas, sous chaque feuille, est un petit violon,
« Oh ! qu'ils sont beaux, ces bruits de la nature, ces
bruits répandus dans les airs !
« Comme les jours d'été en sont pleins ! Quels retentis-
sements lorsque les campagnes éclatent de vie et de joie
comme les grandes jeunes filles ; lorsque, de tous côtés,
s'élèvent rires et chansons, cadence de fléaux sur l'aire,
avec accompagnement, de cigales, et, le soir, les tinte-
ments des cloches, l'Angélus qui annonce Dieu parmi
nous !
« Oh ! qu'ils sont beaux, ces bruits de la nature, ces
bruits répandus dans les airs !
« Entendez-vous ces battements de feuilles qui s'agitent
comme de petits éventails, ces sifflements des roseaux, ces
balancements des lianes, escarpolettes des papillons, et ces
souffles harmonieux et inexprimables que font sans doute
les anges gardiens des champs, ces anges qui ont pour
chevelure des rayons de soleil ?
« Oh ! qu'ils sont beaux, ces bruits de la nature, ces
bruits répandus dans les airs !
« Je vais toujours les écoutant. Quand on me voit rêveur,
c'est que je pense à ces harmonies. Je tends l'oreille à leurs
mille voix, je les suis le long des ruisseaux, j'écoute dans
le grand gosier des abîmes, je monte au sommet des
arbres, les cimes des peupliers me balancent par-dessus le
nid des oiseaux.
« Oh I qu'ils sont beaux ces bruits de la nature, ces
bruits répandus dans les airs !
« Bientôt je ne les entendrai plus ! bientôt je n'entendrai
que ce je ne sais quoi des villes. 0 Toulouse ! on dit de
324 NOTES SUR LA FAMILLE DE GUÉRIN
toi de bien belles choses. Mais auras-tu rien qui me plaise
comme ce qui me plaît au Cayla ?
'■'■ Oh 1 qu'ils sont beaux, ces bruits de la nature, ces
bruits répandus dans les airs I
« Quand je ne pourrai plus les entendre, ô ma sœur, que
ta IjTe m'en fasse encore jouir. Oh ! viens me les chanter,
ces bruits de la nature, viens chanter pour ton frère au
collège, comme la calandre de dehors chante à ta calandre
en cage.
« Oh '. qu'ils sont heureux, ces bruits de la nature, ces
bruits répandus dans les airs ! »
Une de ses jouissances, c'était encore d'improvi-
ser en plein air, et, comme il avait du penchant pour
l'état ecclésiastique, c'était des discours religieux
qu'il faisait. Il y a dans les bois du Cayla, sous un
enfoncement, une grotte taillée en forme de chaire,
où il montait, et qui fut appelée pour cela la chaire
de Chrysostome. Maurice avait toujours ses sœurs
pour auditoire.
A onze ans, il fut mis, à son grand bonheur, au
petit séminaire de Toulouse. Alors commença entre
nous cette correspondance intime qui n'a fini qu'à sa
mort. J'ai bien peu retrouvé de sespremières lettres,
en voici deux fragments ".
« Chère Eugénie, je suis bien touché des regrets que tu
as de mon absence. Moi aussi, je te regrette, et je voudrais
bien quil fût possible d'avoir une sœur au séminaire. Mais
ne t'inquiète pas, j'y suis très content. Mes maîtres
m'aiment, mes camarades sont excellents. Je me suis lié
plus particulièrement avec un dont je te parlerai. Il com-
mence à parler ma langue 'une sorte de langue de mon
invention), et par ce moj-en nous nous communiquons l'un
à l'autre, et nous jouons à la pensée sans qu'on s'en doute.
NOTES SUR LA FAMILLE DE GUÉRIN 325
J'avance à pleines voiles dans le pays latin. Tu auras un
meilleur maître aux vacances . Soigne à ton tour mes tour-
terelles. Je chante à la chapelle.
« Adieu. Je t'embrasse et te prie d'embrasser Pépone
(mon père) et toute la famille. Dis-leur que je suis bien
content d'être ici.
Hélas ! le monde entier sans toi
N'a rien qui m'attache à la vie.
« Chère Eugénie, tu seras peut-être étonnée de voir ces
deux vers au commencement de ma lettre. C'est que c'est,
pour ainsi dire, le texte dont je veux la tirer, et pour mieux
exprimer le tendre amour que je te porte. Le sentiment
qui inspirait à Paul ces paroles pour Virginie n'était pas
plus sincère que le mien.
« C'est particulièrement à toi que je donne la Vie de
Voltaire. Tu y verras le génie et la perversité de cet
homme, ce coryphée de l'impiété qui mettait au fond de
chaque lettre : Ecrasons l'infâme, c'est-à-dire la religion
catholique. Pour moi, je ne cesserai d'y mettre : Je t'aime,
je t'aime.
« Je ne puis pas te dire les places que j'ai, n'ayant pas
encore composé. Adieu, je n'en puis plus, je souffre trop
pour pouvoir continuer. ))
Maurice se fit bientôt remarquer au séminaire par
ses moyens et sa bonne conduite. Sur ce qui fut dit
de lui à l'archevêque de Toulouse, Mgr de Clermont-
Tonnerre, ce prélat voulut se charger de son éduca-
tion. Il en fit l'offre pressante à mon père qui reçut
la même faveur de M- de Bernis, archevêque de
Rouen. Néanmoins, Maurice demeura sous la direc-
tion paternelle. A treize ans, il fut envoyé à Paris,
au collège Stanislas, oi!i il obtint les plus brillants
succès, et des affections distinguées et profondes
326 NOTES SUR LA FAMILLE DE GUÉRIN
qui se lémoigaent encore après sa mort. Il demeura
cinq ans sans retourner au Cayla. J'eus pendant ce
temps communication des développements et impres-
sions de son âme, et de cette mélancolie profonde
que semblait lui donner le sentiment confus des
choses à venir. Quand il revint, àla fin de ses classes,
je le trouvai tout empreint de cette tristesse.
Rien ne lui plaisait, que les promenades quil rem-
plissait d'épanchements de cœur et d'observations
sur la nature. Il y a tel site au Cayla, tel arbre, tel
point à l'horizon qu'il m'a rendus chers par l'atten-
tion qu'il leur adonnée. Ce fut dans une de ces pro-
menades qu'arriva l'aventure du coup de fusil expri-
mée dans ces lignes :
« O ma sœur, que je te suis donc fatal ! Ce n'est pas
assez de faire si souvent couler tes larmes, jai manqué te
donner la mort, j'ai manqué t'immoler dans ces bois comme
la colombe, maudit chasseur ! Maudite soit l'arme perfide et
meurtrière î Je l'ai jetée pour jamais loin de moi. Jamais
la main de ton frère ne touchera un fusil. Comment le
plomb mortel est il parti ? et comment n"a-t-il fait que
déchirer ta robe sans t'atteindre ? Dieu t'a préservée. Sans
ce prodige, il y aurait eu deux tombes^ chère sœur : je ne
t'aurais pas survécu. »
Il avait renoncé à l'état ecclésiastique, sans perdre
néanmoins ses tendances religieuses. Il était même
si pieux qu'on l'appelait dans le paj's le jeune saint *.
Il n'avait de goût que pour la retraite et l'étude, et
lorsque La Chênaie s'ouvrit, il sollicita vivement de
1. Cela dura peu. Elle dit, dans le journal quelle écrivait
pour son frère, au 26 janvier 1838 : <« Comment fais-tu, toi qui
ne pries pas, quand tu es triste, quand tu as le cœur brisé ? »
NOTES SUR LA FAMILLE DE GUÉRIN 327
mon père d'y rentrer. Ses lettres et memoranda
d'alors sont pleins de ses impressions. On y voit ce
qu'il avait trouvé dans cette solitude^ où il y avait,
dit une de ces lettres, un charme si étrange et si puis-
sant à travailler sous les vieilles forêts bretonnes.
Après la dispersion de l'école et quelques mois de
séjour chez M. de la Morvonnais, au Val de l' Argue-
non, noble et gracieuse demeure, Maurice retourna à
Paris. A une vie toute faite en solitude succéda une
vie à faire dans le monde. Il s'y fatigua pendant trois
ans, et n'eut de repos que dans cette maison indienne ^
auprès d'une compagne faite pour son bonheur,
ange d'amour et de soins, donnée de Dieu aux der-
niers jours de Maurice. Voici ce qu'il écrivait d'elle,
six mois après son mariage : « Caroline est douce,
bonne et pleine d'excellentes qualités. Elle mérite
toute mon affection, elle la possède. »
1. Créole.
Appendice
OPINIONS LITTÉRAIRES
... Maurice de Guérin ne fut ni ambitieux, ni cupide, ni
vain. Ses lettres confidentielles, intimes et sublimes révé-
lations à son ami le plus cher, montrent une résignation
portée jusqu'à l'indifférence en tout ce qui touche à la
gloire éphémère des lettres. (( Il portait dans le monde
(c'est ce même ami qui parle) une élégance parfaite, des
manières pleines de noblesse et un langage exquis, ne jetait
pas d'éclat, n'avait pas de trait, mais quelque chose de
doux, de fin et de charmant que je n'ai vu qu'en lui, et
dont l'effet était irrésistible. Il aimait extrêmement la con-
versation, et, quand il rencontrait par hasard des gens qui
savaient causer, il s'animait et jouissait de ce qu'ils disaient
comme il jouissait de la musique, des parfums et de la
lumière. » Il était malade et sa paresse à produire, sa pa-
resse à vivre, s'il est permis de dire ainsi, sans hâter sa
mort, empêchèrent peut-être l'effort intérieur qui pouvait
en conjurer l'arrêt...
C'était une de ces âmes froissées parla réalité commune,
tendrement éprises du beau et du vrai, douloureusement
indignées contre leur propre insuffisance à le découvrir,
vouées en un mot à ces mystérieuses souffrances dont
René, Obermann et Werther offrent sous des faces diffé-
rentes le résumé poétique. Les quinze lettres de Maurice
332 APPENDICE
de Guérin que nous avons entre les mains sont une mono-
die non moins touchante et non moins belle que les plus
beaux poèmes psychologiques destinés et livrés à la publi-
cité. Pour nous, elles ont un caractère plus sacré encore,
car c'est le secret d'une tristesse naïve, sans draperies,
sans spectateurs et sans art; il \- a là une poésie naturelle,
une grandeur instinctive, une élévation de style et d'idées,
auxquelles n'arrivent par les œuvres écrites en vue du pu-
blic et retouchées sur les épreuves d'imprimerie...
George Sand.
[Revue des Deux Mondes, 15 mai 1840.)
II
Il 3- avait une véritable contradiction en lui : par tout un
côté de lui-même, il sentait la nature extérieure passion-
nément, éperdument ; il était capable de sV plonger avec
hardiesse, avec une frénésie superbe, d'y réaliser par l'ima-
gination l'existence fabuleuse des antiques demi-dieux ;
par tout un autre côté, il se repliait sur lui, il s'anal^'sait,
il se rapetissait et se diminuait à plaisir ; il se dérobait
avec une humilité désespérante ; il était de ces âmes, pour
ainsi dire nées chrétiennes, qui ont besoin de s'accuser, de
se repentir, de trouver hors d'elles un amour de pitié, de
compassion ; qui se sont confessées de bonne heure, et qui
auront besoin de se confesser toujours. J'ai connu de ces
âmes-là, et il m'est arrivé à moi-même d'en décrire une,
autrefois, dansun roman que cette affinité secrète avait fait
agréer de Guérin avec indulgence. Lui aussi il était, mais
il nétait qu'à demi de la race de René, en ce sens qu'il ne
se croyait pas une nature supérieure ; bien loin de là, il
crov'ait se sentir pau\Te, infirme, piiogable, et, dans ses
meilleurs jours,, une nature plutôt écartée que supérieure :
« Pour être aimé tel que je suis, se murmurait-il à lui-même,
APPENDICE 333
il faudrait qu'il se rencontrât une âme qui voulût bien s'incli-
ner vers son inférieure, une âme forte qui pliât le genou devant
la plus faible, non pour l'adorer, mais pour la servir, la conso-
ler, la garder, comme on fait pour un malade ; une âme enfin
douée d'une sensibilité humble autant que profonde, qui se dé-
pouillât assez de l'orgueil, si naturel même à l'amour, pour
ensevelir son cœur dans une affection obscure, à laquelle le
monde ne comprendrait rien, pour consacrer sa vie à un être
débile, languissant et tout intérieur, pour se résoudre à con-
centrer tous ses raj^ons sur une fleur sans éclat, chétive et tou-
jours tremblante, qui lui rendrait bien de ces parfums dont la
douceur charme et pénètre, mais jamais de ceux qui enivrent
et exaltent jusqu'à l'heureuse folie du ravissement. ))
Ses amis luttaient le plus qu'ils pouvaient contre cette
disposition découragée, dont il leur exprimait parfois les
accès, les flux et reflux intérieurs, avec une délicatesse
exquise, avec une lucidité eff"rayante ; ils le pressaient, à
cette entrée dans la vie pratique, de se faire un plan
d'études, de vouloir avec suite, d'appliquer et déconcentrer
ses forces intellectuelles selon une méthode et sur des
sujets déterminés. On espéra un moment lui avoir une
chaire de littérature comparée qu'il était question de fonder
au collège de Juillj^ alors dirigé par MM. de Scorbiac et de
Salinis ; mais cette idée n'eut pas de suite, et Guérin dut
se contenter d'une classe provisoire au collège Stanislas et
de quelques leçons qu'il donnait çà et là. Un cordial ami
breton, qui se trouvait à Paris (M. Paul Quemper), avait
pris à tâche de lui applanir les premières difîîcultés, et il
y réussit. Cette part faite aux nécessités matérielles, Gué-
rin se réfugia d'autant plus, aux heures réservées, dans la
vie du cœur et de la fantaisie ; il abonda dans sa propre na-
ture; retiré comme dans son terrier, dans un petit jardin de
la rue d'Anjou, proche de la rue de la Pépinière, il se repor-
tait en idée aux grands et doux spectacles qu'il avait rap-
portés de la terre de l'Ouest ; il embrassait dans son ennui
la tige de son lilas, <( comme le seul être au monde contre
qui il pût appuj^er sa chancelante nature, comme le seul
334 APPENDICE
capable de supporter son embrassement ». Mais bientôt
l'air de ce Paris qu'il fallait traverser chaque jour agit sur
ce désolé de vingt-quatre ans ; l'attrait du monde le gagna
peu à peu ; de nouvelles amitiés se firent qui, sans efifacer
les anciennes, les rejetèrent insensiblement dans le loin-
tain. Qui leût rencontré deux ans après, mondain, élégant,
fashionable même, causeur à tenir tête aux brillants cau-
seurs, n'aurait jamais dit, à le voir, que ce fût un actif
malgré lui. Il n'est rien de tel que ces poltrons échappés,
dés qu'ils ont senti laiguillon. Et, en même temps, ce
talent dont il s'obstinait à douter toujours se développait,
s'enhardissait ; il l'appliquait enfin à des sujets composés,
à des créations extérieures ; l'artiste proprement dit se
manifestait en lui.
Et ici que la piété d'une sœur qui a présidé à ce monu-
ment dressé à un tendre génie nous permette une réflexion.
Dans le juste tribut que l'on paj'e à la mémoire d'un mort
chéri, il ne doit se glisser rien d'injuste envers les vivants,
et l'omission peut être une injustice. Les trois ou quatre
années que Guérin vécut à Paris, et il vécut de cette vie de
privations et de lutte, d'études et de monde, des relations
diverses, ne sont nullement des années à mépriser ni à
voiler. Cette vie est celle que beaucoup d'entre nous ont
connue, et qu'ils mènent encore. Il perdit d'un côté sans
doute, il gagna de l'autre. Il fut en partie infidèle à la
fraîcheur de ses impressions adolescentes ; mais comme
tous les infidèles qui ne le sont pas trop, il ne s'en épa-
nouit que mieux. Le talent est une tige qui s'implante
volontiers dans la vertu, mais qui souvent aussi s'élance
au delà et la dépasse : il est même rare qu'il lui appar-
tienne en entier au moment où il éclate ; ce n'est qu'au
souffle delà passion qu'il livre tous ses parfums.
Gardant toutes ses délicatesses de cœur, ses empreintes
de nature champêtre et de paysage qu'il ravivait de temps
en temps par des voyages rapides, Guérin, partagé désor-
mais entre deux cultes, le Dieu des cités et celui des déserts.
APPENDICE 335
était le mieux préparé à aborder l'art, à combiner et à oser
une œuvre. Il continuait, il est vrai, d'écrire dans un jour-
nal qu'il ne se croj'^ait pas de talent ; il se démontrait de
son mieux dans des pages subtiles et charmantes et qui
prouvaient ce talent même. Mais quand il se risquait à
dire ces choses à ses amis, gens d'esprit, gens du métier,
de spirituel entrain et de verve, à d'Aurevilly, Scudo, à
Amédée Renée * et quelques autres, il était impitoyable-
ment raillé et tancé, et, ce qui vaut mieux, il était rassuré
contre lui-même ; il leur empruntait, à son insu, de leur
mouvement et de leur intrépidité. Et c'est ainsi qu'il entra
un jour dans toute sa puissance. L'idée du Centaure lui
vint à la suite de plusieurs visites qu'il avait faites avec
M. Trébutien au Musée des Antiques. Il lisait alors Pau-
sanias, et s'émerveillait de la multitude d'objets décrits
par l'antiquaire grec : o La Grèce, disait-il, était comme
un grand Musée. »
Nous assistons aux deux ordres, aux deux suites d'idées
qui se rencontrèrent et se rejoignirent en lui dans une
alliance féconde.
Le Centaure n'est nullement un pastiche de Ballanche ;
c'est une conception originale et propre à Guérin. On a vu
comment il aimait à se répandre et presque à se ramifier
dans la nature ; il était, à de certains moments, comme
ces plantes voyageuses dont les racines flottent à la surface
des eaux, au gré des mers.
Il a exprimé en mainte occasion cette sensation diffuse,
errante ; il y avait des jours où, dans son amour du
calme, il enviait « la vie forte et muette qui règne sous
l'écorce des chênes »; il rêvait à je ne sais quelle métamor-
phose en arbre ; mais cette destinée de vieillard, cette fin
1. Dans le recueil de vers publié par M. Amédée Renée
en 1841, sous le titre d'Heures de Poésie, il y a une belle pièce
consacrée à la Mémoire de Maurice de Guérin ; sa nature de
poète y est très bien caractérisée ; il y est appelé malade d'in-
fini.
336 APPENDICE
digne de Philémon et de Baucis et bonne tout au plus
pour la sagesse d'un Laprade, jurait avec la sève ardente,
impétueuse d'un jeune cœur. Guérin donc avait cherché
jusqu'alors sa forme et ne l'avait pas trouvée : elle se révéla
tout d'un coup à lui et se personnifia sous la figure du
Centaure. Ces grandes organisations primitives auxquelles
ne croyait pas Lucrèce et auxquelles Guérin nous fait
presque croire ; en qui le génie de l'homme s'alliait à la
puissance animale encore indomptée et ne faisait qu'un
avec elle ; par qui la nature, à peine émergée des eaux,
était parcourue, possédée ou du moins embrassée dans des
courses effrénées, interminables, lui parurent mériter un
sculpteur, et aussi un auditeur capable d"en redire le mys-
tère. Il supposa le dernier des Centaures interrogé au haut
d'un mont, au bord de son antre, et racontant dans sa mé-
lancolique vieillesse les plaisirs de ses jeunes ans à un
mortel curieux, à ce diminutif de Centaure qu'on appelle
homme ; car l'homme, à le prendre dans cette perspective
fabuleuse grandiose, ne serait qu'un Centaure dégradé et
mis à pied. Rien n'est puissant comme ce rêve de quelques
pages ; rien n'est plus accompli et plus classique d'exécu-
tion.
Guérin rêvait plus : ce n'était là qu'un début ; il avait
aussi fait une 5acc/ian?e qui ne s'est point retrouvée ^
fragment antique de je ne sais quel poème en prose dont
le sujet était Bacchus dans l'Inde . il méditait un Herma-
phrodite. La Galerie des Antiques lui offrait ainsi des
moules où il allait verser désormais et fixer sous des
formes sévères ou attendries toutes ses sensations rassem-
blées des bruyères et des grèves. Une première phase s'ou-
vrait pour son talent. Mais l'artiste, en présence de son
temple idéal, ne fit que la statue du seuil ; il devait tom-
ber dès les premiers pas. Heureux d'un mariage tout ré-
cent avec une jeune et jolie créole, assuré désormais du
1. Mais qui devait se retrouver.
APPENDICE 337
foyer et du loisir, il fut pris d'un mal réel qui n'éclaira
que trop les sources de ses habituelles faiblesses. On com-
prit alors cette plainte obstinée d'une si riche nature ; les
germes d'extinction et de mort précoce qui étaient déposés
au fond de ses organes, dans les racines de la vie, se tra-
duisaient fréquemment au moral par ce sentiment inexpri-
mable de découragement et de défaillance. Ce beau jeune
homme, emporté mourant dans le Midi, expira dans l'été
de 1839, au moment où il revoyait le ciel natal, et où il
retrouvait toute la fraîcheur des tendresses et des piétés
premières. Les Anges de la famille veillaient en prière à
son chevet, et ils consolèrent son dernier regard. Il n'avait
que vingt-neuf ans. Ces deux volumes qu'on donne aujour-
d'hui le feront vivre; et, par une juste compensation d'une
destinée si cruellement tranchée, ce qui est épars, ce qui
n'était écrit et noté que pour lui seul, ce qu'il n'a pas eu
le temps de transformer selon l'art, devient sa plus belle
couronne, et qui ne se flétrira point, si je ne m'abuse.
Sainte-Beuve.
(Notice, en tête des Reliqiiiœ, 1861.)
ÏII
Paris, le 2 avril 1855.
... Hélas, non ! pas un seul portrait, très cher ! Par ce
côté, la gloire de notre ami (Maurice de Guérin) sera
incomplète, car les portraits entrent dans la gloire. La gloire
n'a toute sa vanité ou sa réalité que quand elle est une
souvenance bien nette de ce qui fait ou fut un homme,
c'est-à-dire de son âme et de son corps. La gloire est
femme. Elle veut le corps aussi. Et d'ailleurs le corps
éclaire l'âme, comme l'âme fait rayonner le corps. Il y a là
une double lumière, utile même aux jugeurs les plus forts
et les plus profonds. Ah ! c'est dommage et grand dom-
DE GUÉRIX 22
338 APPENDICE
mage — même pour l'estime future de son génie — qu»
nous n'avons pas le moindre croquis de Guérin ! en le
vo3'ant, on l'aurait mieux compris. Mais il n'aimait pas
assez les femmes pour se Mreportraiter pour elles et il ne
s'aimait pas assez lui-même pour trouver du plaisir à se
voir. Il était anti-fat. Je n'ai jamais connu personne plus
inconscient de ses qualités, lui qui voj^ait si bien les qua-
lités des autres et qui en jouissait sybaritiquement. C'est
moi qui lui avais appris qu'il était beau, comme je lui
avais appris qu'il avait du talent. Et à peine s'il me
croj'ait !... Dans l'impossibilité de donner son portrait
plastique, il faudra donner son portrait littéraire, et je
vous jure que je le soignerai. Si j'ai eu jamais du pinceau
et de la palette dans le coup de plume, je vous assure que
ce ne sera rien en comparaison de ce que je montrerai
pour lui...
Barbey d'Aurevilly.
(Lettre à Trébutien.)
IV
LA VIE SENTIMENTALE DE MAURICE DE GUÉRIN.
Quelle fut la vie extérieure de Guérin pendant ces années
qui ont dû être si remplies pour lui au point de vue de la
production littéraire ? A cette question, restée longtemps
sans réponse, — puisque le Journal s'arrête dans l'édition
de Trébutien et que la correspondance publiée de Maurice
est représentée pour cette période par un très petit nombre
de lettres, — les Memorandade Barbej'd'Aurevillj', rédigés
pour Guérin lui-même, répondent depuis peu avec une
variété et une précision incomparables, en attendant que
les lettres à Trébutien viennent les compléter ^ Il suffira
1. II serait à souhaiter queles initiales des Memoranda, sauf
APPENDICE 339
d'extraire de ces précieuses publications les allusions si
nombreuses relatives à notre auteur pour faire revivre cer-
tains des aspects les plus curieux de son existence. Maurice
mène la vie mondaine; il est dandy, ou presque. A en croire
encore Barbey, il se transforma complètement :
M J'ai vu Guérin gâtant son profil de dernier des Abencérages
avec une cravate et des favoris ridicules, arrivant de chez
M. de Lamennais avec la tournure d'un couvreur en ardoises,
et peu de temps après, quand j'eus été son Ubalde et quand je
lui eus montré le Bouclier qui avait fait rougir Renaud de ses
aiguillettes, il était transformé, élégant, poétique, ayant l'ins-
tinct de sa beauté mauresque, et il aurait donné des leçons de
toilette et de manières à Lord Byron. Ainsi Eugénie, la campa-
gnarde, Eugénie qui n'avait rien vu du monde que dans les
lettres de son frère, la rêveuse de la Terrasse, avec sa coiffure
de vendangeuse et ses mains hâlées, je l'ai vue aussi, en un
battir d'occhio, devenir une fille du monde, au lent aplomb, au
calme net et sans rêverie, traversant un salon comme si elle
n'eût fait que cela toute sa vie et portant admirablement sa
robe rose sur ses grêles membres de sauterelle... Singulière fille I
avec laquelle j'ai eu bien des torts... J'avais des lettres, j'avais
d'autres cahiers... mais la fougue de ma vie a tout égaré et a
tout détruit. J'ai bu des perles comme Cléopâtre I »
Nous avons dit qu'il voyagea dans l'été de 1835, et qu'il
parcourut les bords de la Loire et le Nivernais. Un peu
plus tard se place l'épisode « romancé » par Barbey d'Au-
revilly dans son poème en prose, Amaïdée. Il s'agit d'une
femme que, dans ses Memoranda, l'ami de Maurice appelle
Cecilia Metella, la. a convertie inconvertie ». Altaï n'est
autre que Barbey lui-même et Somegod (quelque dieu !),
Guérin. Prés de ving ans plus tard, d'Aurevilly, critiquant
cette œuvre de jeunesse, reconnaissait que « le profil
fuyant de son ami, dans sa nuée céruléenne, ce farouche
quelques exceptions nécessaires, fussent complétées ; Guérin est
le plus souvent désigné par son nom, mais il y a des G... énig-
matiques, par suite de ce fait que Barbey eut un autre ami du
nom de Gaudin.
840 APPENDICE
Endymion qui chassait l'infini à la suite de la nature,
dans le fond des bois comme au fond des mers, le quelque
dieu, car il en avait un en lui, était dessiné avec assez de
crânerie, dans cet amphigouri de morale stoïcienne et
d'orgueil 1 » En effet, on y rencontre l'expression la plus
complète de ce « panthéisme » de Guérin dont nous avons
tenté de mettre en lumière le caractère sans précédent.
« Parce que, ma pauvre Lesbienne, tune v03-ais sur les
rivages que les voyageurs entraînés par toi au fond des bois.
parce que, dans tes nuits ardentes et vagabondes, tu ne relevas
jamais ton voile pour admirer l'éclat du ciel, est-ce à dire, ô
Amaïdée ! qu'il n'y avait à aimer que ce que tu aimais ? Est-ce
qu'auprès de l'homme il n'}- avait pas la Nature ? Est-ce à dire
que toutes les adorations de l'âme finissaient toutes à l'amour
comme tu le concevais ? Eh bien, moi, j'aimai la Nature, et
toute ma vie fut dévorée par cette passion ! Je l'aimai avec
toutes les phases de vos affections inconnues et que j'entendais
raconter... Ce ne fut d'abord qu'une douce rêverie au sein des
campagnes... Je la revis avec des larmes, avec des bonheurs
sanglotants et convulsifs... C'est qu'une passion tenait ma vie
dans ses serres d'autour, et que les hommes les plus éloquents,
dans leur culte de la Nature, n'en ont parlé que comme on
parlerait de beaux-arts. — Ils l'ont admirée, la grande Déesse,
la Galatée immortelle, sur son piédestal gigantesque, mais ils
n'ont jamais désiré l'en faire tomber pour la voir de plus près !
Us n'ont jamais désiré clore avec la lave de leurs lèvres
la bouche de marbre dédaigneusement entr'ouverte !... Ah I
exprimer l'Amour, cela vous est possible, mais moi, Amaïdée,
je ne puis ! Et tu me demandes où est ma poésie ? Elle est
toute dans cet inexprimable amour, qui l'a clouée, comme la
foudre, au fond de mon âme, où elle se débat et ne peut mou-
rir... Vous, du moins, vous pouvez vous saisir, vous rapprocher,
mêler vos souffles et féconder vos longues étreintes ; mais moi..
Posséder 1 crie du fond ténébreux de nous-mêmes une grande
voix désolée et implacable. Posséder ! dût-on tout briser de
l'idole, tout flétrir, et d'elle et de soi I Mais comment posséder
la nature 1 A-t-elle des flancs pour qu'on la saisisse ? Dans les
choses, y a-t-il un cœur qui réponde au cœur que dessus l'on
pourrait briser ? Rochers, mer aux vagues éternelles, forêts où
les jours s'engloutissent et dont ils ressortiront demain en au-
rore : cieux étoiles, torrents, orages, cimes des monts éblouis-
santes et mystérieuses, n'ai-je pas tenté cent fois de m'unir à
APPENDICE 341
vous 7 N'ai-je pas désiré à mourir me fondre en vous, comme
vous vous fondez dans l'Immense dont vous semblez vous
détacher ?... Souvent je me plongeais dans la mer avec furie,
cherchant sous les eaux cette Nature, ce tout adoré. Je mordais
le sable des grèves, comme j'avais mordu le flot des mers. La
terre ne se révoltait pas plus de ma fureur que n'avait fait
rOcéan. Autour de moi tout était beau, serein, splendide, im-
muable ! tout ce que j'aimais, tout ce qui ne serait jamais à
moi I »
Et cependant, un tel état de sensibilité ne pouvait se
prolonger. Quelques mois après que Guérin eût poussé aux
cieux impassibles ces plaintes superbes, son cœur se laissa
prendre de nouveau aux tendresses humaines. On devine à
quelle grandeur, à quelle poésie, dut atteindre l'amour
dans celte âme aux ardeurs inconnues. Nous abordons ici
l'un des chapitres demeurés secrets de son histoire : celui
de sa vie sentimentale. Après son premier amour contra-
rié pour Louise de Bayne, après son culte silencieux et
plein de réserve pour celle que Barbey appelle « la femme
à Tenfant dans les bras », M'^e de la Morvonnais, Maurice
connut une passion d'une intensité extraordinaire. Ce
sentiment, qu'il éprouva pour une femme à certains égards
supérieure et, d'autre part, malheureuse, exerça sur les
dernières années de sa vie une action profonde. Ajoutons
tout de suite que sa passion ne fut point repoussée. On
peut dire que cette circonstance, restée cachée jusqu'à
présent, constitue la grande énigme de son existence.
L'histoire en question que nous ne pouvons raconter ici,
encore que nous en ayons reconstitué toute la trame avec
certitude, prendra sans doute quelque jour une place à
part, dans les grandes passions de l'époque romantique. II
s'agit, en effet, d'une sorte de drame dont les conséquences
se prolongèrent bien après la mort de Maurice, puisque la
douce Eugénie, qui ne connut peut-être pas tous les détails
de l'aventure, se brouilla par la suite avec celle qu'avait
aimée son frère après avoir été pendant longtemps son
342 APPENDICE
amie la plus intime. Cette rupture fut certainement une
des épreuves les plus pénibles des dernières années de la
sœur de Guérin, Toute une série d'événements se rapporte
à cette passion, et lorsqu'une fois on a saisi le lien, bien
des obscurités s'évanouissent. Quand on pourra parler en
toute liberté de ce mystère, un chapitre dun singulier inté-
rêt pourra être ajouté à la vie du frère comme à celle de la
sœur. Nous avons acquis, en particulier, la conviction que
le mariage de Guérin avec M^e Caroline de Gervain a été
décidé en grande partie pour arrêter, d'accord avec l'inté-
ressé lui-même, une passion qui ne pouvait avoir d'issue
régulière. De grandes vraisemblances nous font croire,
d'autre part, que cet amour, en troublant fortement l'exis-
tence du jeune écrivain, en ébranlant tout son être moral,
a contribué, avec les rudes labeurs auxquels il dut se plier
vers le même moment, à ébranler définitivement sa santé.
Un séjour qu'il fit au foyer de celle qu'il aimait le laissa
sous l'empire d'un accès de fièvre qui. après quelques
mois, dégénéra en consomption. Sa maladie de poitrine se
doubla ainsi d'autres souffrances qui l'aggravèrent sérieu-
sement. Il est même probable que, chez une nature aussi
impressionnable, aussi vibrante, la passion dont nous par-
lons fut la première cause des ravages qui se traduisirent
par sa grande maladie de 1837. M^ie *** avait conservé les
lettres de Maurice ; après des hésitations que l'on com-
prend, elle finit par les confier à Barbej' d'Aurevilly et à
Trébutien. Ceux-ci devaient même les publier, sans donner
le nom bien entendu, mais ce projet n'eut pas de suite
par le fait même de leur rupture. Toutefois, Trébutien en
garda la copie, dont il rédigea un double pour M. de la
Sicotière, double qui est aujourd hui en ma possession.
Ces lettres datent du mois de juin 1837, du moins beau-
coup de rapprochement tendent à le faire croire Vingt-
trois ans plus tard, M'°e ***^ en recevant les Reliquiœ de
Maurice, écrivait ceci avec une émotion indulgente et dis-
crète :
APPENDICE 343
a II m'est souvent impossible d'écrire. C'est la désolante rai-
son qui m'a privée de vous remercier plus tôt de vos délicieux
volumes. Combien j'ai revu avec plaisir ce charmant esprit si
plein de douceur mélancolique, de rêveuse poésie, de naturelle
élégance ! Il m'a semblé revivre mes vingt-cinq ans, déjà si
attristés. Nous étions deux jeunes mourants levant souvent les
yeux au ciel avec efîroi et curiosité, attirés par l'idée de l'infini
qui faisait le fond de nos conversations, mais plus éblouis qu'é-
clairés encore par la vraie lumière du catholicisme. »
Les lettres d'amour de Guérin renferment, est-il besoin
de le dire ? des pages d'une grande beauté ; elles ajoutent
à ses œuvres déjà connues une note nouvelle.
Abel Lefranc.
Maurice de Guérin. (Champion, édit. Paris, 1910,
pages 162 et sq.)
S'il eût vécu, Maurice de Guérin n'aurait pas tardé à se
dégager entièrement des impressions premières; son esprit
se libérait : au Centaure il voulait ajouter la Bacchante
(dont un admirable fragment s'est retrouvé), V Hermaphro-
dite, et, plus long poème, Bacchus dans Vlnde. Depuis
quatre ans il s'était éloigné de Lamennais, de quelques
autres amis trop zélés, pour se rapprocher d'un autre
groupe, d'Aurevilly, Trébutien, Amédée Renée, que les
questions d'art passionnaient plus que les querelles reli-
gieuses.
Dans le volume qui contient la majeure partie des reli-
ques littéraires de Maurice de Guérin, le Centaure est
comme un diamant taillé au milieu de diamants bruts ou
à demi encore en leur gangue. Mais si rien n'égale le petit
poème que, pour cela, on offre tout d'abord à ceux qui goû-
tent la plus haute poésie dans la langue la plus stricte et
la plus neuve, l'œuvre éparse est très loin d'être sans
344 APPENDICE
valeur ou sans intérêt. La Bacchante est du même ton que
le Centaure, du même métal, et il y a des pages du Jour-
nal, des fragments de Lettres surtout, d'une époque plus
mûrie, devant lesquels on ressent l'amer regret d'une belle
jeune vie interrompue . Guérin restera lauteur du Cen-
taure, parce qu'il est mort avant davoir pu achever ou
même indiquer ses œuvres entrevues, mais les éclairs
aperçus dans ses pensées de chaque jour et la sûreté de la
langue par quoi il les exprimait nous assurent que Thomme
se surpassait déjà lui-même et qu'il allait monter très
haut. Sainte-Beuve a \ti dans telles de ses lettres des
poèmes en prose qu'il égale aux plus nobles rêveries des
lakistes et George Sand en a cité d'autres que nul, en ce
genre, n'a sans doute égalés.
Il reste de Maurice de Guérin beaucoup de pages, plutôt
sans doute que d'œuvres, inédites, principalement les Mis-
ceZZanées. contenant des Paysages admirés de Barbej' d"Au-
revilK', des lettres d'amitié, des lettres d'amour, enfin des
projets, des esquisses. Mais qu"a-t-on détruit ? On ne le
saura jamais. M. AbelLefranc, à qui on doit c'est d'hier) une
belle et solide notice sur Guérin, s'occupe de ces inédits.
Si tout cela ne fait qu'une poignée de grain, il est d'une
belle qualité.
Remy de Gourmont.
Les Plus belles pages de Maurice de Guérin .
(Mercure de France, 1908.)
VI
Ce sont des jours amers, ce sont des jours fanés
Doux comme le journal d'Eugénie de Guérin.
Fr.vn-cis Jammes.
Elle aimait le goût des roses mouillées et celui des
prunes bleues ; cette chrétienne avait le sentiment de la
APPENDICE 345
nature ; son cœur vibrait d'amour pour toutes les douces
choses du monde animé : les arbres, les fleurs et les
oiseaux. Les aspects du sol natal lui étaient familiers ; elle
portait de chacun d'eux l'image en elle-même ; aussi n'a-
vait-elle qu'à se recueillir un peu pour trouver dans son
cœur la vision de son pays. Cette vision reste douce et
tremblante comme toutes celles qu'en ce temps-là les
demoiselles se faisaient de l'univers. On y voit Dieu comme
dans les images et le ton de la dévotion mêlée à l'ombre de
la terre une saveur de chapelle naïve et parfumée. On
pense, en lisant les pages de ce Journal charmant dont le
temps n'a pas fané la fraîcheur, aux sites bleutés des monts
que François de Sales a peints dans ses gentils écrits, à ce
qu'il y a de plus gracieux dans Fénelon, au VP livre des
Confessions, aux Confidences de Lamartine. Le Journal de
Mli« Eugénie de Guérin est de l'ordre de ces beaux livres ;
il bruit comme eux du chant des abeilles, l'eau des rivières
y répand son murmure, les saisons y apportent leurs chan-
geantes diversions, et les coups du bûcheron comme ceux
du moissonneur y marquent le passage de l'hiver à l'été.
J'aime à me figurer W^^ Eugénie de Guérin comme une
ombre virgilienne que le destin plaça dans le cortège ro-
mantique. Lamartine, qui l'a vue et qui l'aima si fort pour
son talent agreste, a dit de sa figure qu' « elle n'était pas
jolie selon le vulgaire, bien que ses jxux où se reflète le
génie, la bouche où s'épanouit la bonté, le contour harmo-
nieux et délicat du visage, qui encadre le caractère, les
cheveux grâce de la figure, la taille svelte et souple, qui
fait ressortir les formes du corps, la vivacité de la démar-
che qui transporte la personne avec la rapidité de la pen-
sée, fissent de cet ensemble un aspect très agréable )). Ses
robes n'étaient pas somptueuses ; elle n'avait pas de
bijoux, sauf une petite croix d'or ; on ne la vit jamais,
comme M^'e Mercœur, poser devant Devéria, les bras et
l'épaule nus, ni, comme M'^es Waldor, Ségalas et Puget, se
hâter d'acquérir une gloire poétique qu'elle voulait tout
346 APPENDICE
entière reportée sur son frère adoré, sur ce Maurice débile,
maladif et plaintif dont elle ne cessa d'être le bon ange et
la muse. Ainsi c'était une modeste jeune fille provinciale ;
elle aimait l'ombre discrète de son clocher, se tenait loin
du monde et, pareille à ces dames de onze heures, violettes
et parfumées, qui ne s'offrent dans les bois qu'aux pro-
meneurs solitaires, elle ne montrait de son cœur et de son
intelligence qu'aux seuls très rares êtres qui savaient l'ap-
procher.
Quand elle mourut, on laissa à son cou sa petite croix
d'or ; on l'habilla dans sa robe chaste, et, comme c'était en
mai, on plaça sur sa tombe toutes les fleurs de Marie. Pour
elle chantèrent les linots dans les bois, le torrent dans la
forêt, le grillon sous les pierres ; le chemin de Cahuzac
lui donna ses aubépines, le jardin de Cajla ses primevères ;
on lui porta de grandes marguerites des prés, et, dans
le ciel azuré, monta avec son âme le chant d'argent des
cloches de ses villages amis...
Edmond Pilon.
Reliquiœ d'Eugénie de Guérin. — Sansot, édit., Paris, 1905.
VII
AVERTISSEMENT DE L'ÉDITEUR
A LA PREMIÈRE ÉDITION DU JOURNAL d'eUGÊNIE DE GUERIN.
Nous ne raconterons pas sa vie. Ce qui en fait l'intérêt,
ce sont ses pensées et la façon dont elle les exprime. Du
reste, cette vie est si simple qu'un voj-age à Albi ou à
Toulouse, deux courts séjours dans le Nivernais et à Paris,
y font époque. Un départ ou un retour, les maladies de
APPENDICE 347
ceux qui lui sont chers, le mariage et la mort de son plus
jeune frère en ont été les véritables événements. Sur tout
ce qui la touche et les émotions qu'elle a ressenties, son
Journal et ses lettres ne nous ont rien laissé à dire qui
vaille la peine d'être dit.
Il est vrai que le seul projet de livrer à tout le monde
ces lettres, ce Journal surtout, a dû éveiller chez une sœur,
pieuse dépositaire de ce mystique héritage, des scrupules
auxquels nous avons eu nous-mêmes quelque peine à nous
soustraire. Com.bien de fois notre attention ne s'est-elle
pas fixée avec une sorte d'anxiété sur ces paroles adressées
par MU® de Guérin à son cahier qu'elle dérobait avec tant
de soins à tous les regards : « Ceci n'est pas pour le public ;
c'est de l'intime de l'âme, c'est pour Dieu. »
Il ne faudrait pas croire cependant que Mlle de Guérin
ait ignoré complètement, ni même qu'elle fut irrévoca-
blement résolue à ensevelir dans une obscurité volontaire
les dons de l'esprit que Dieu lui avait prodigués. Plus
d'une fois, cédant aux exhortations pressantes de son
frère, au vœu d'un père qui avait deviné son génie, et sans
doute aussi à une vocation irrésistible, elle a songé à
écrire pour être lue ; et, sous la condition expresse de
taire son nom, elle eût consenti à livrer ses pensées si,
en retour de ce sacrifice, elle avait espéré faire un peu de
bien à quelques âmes ; si, par l'exemple de sa foi ou par
l'expression de sa tendresse fraternelle, elle avait pu
inspirer à d'autres son espoir en Dieu, son admiration
pour Maurice : double amour qui se partageait et qui rem-
plissait son âme.
Or, de tous les ouvrages qu'elle eût entrepris de dessein
prémédité, aucun n'aurait mieux rempli l'un et l'autre de
ces objets, que le Journal où elle a noté pendant huit ans
tous les élans spontanés de son esprit, tous les battements
involontaires de son cœur.
Nous nous trompons fort, ou peu de livres publiés de
notre temps auront exercé sur les âmes une influence plus
348 APPENDICE
douce et plus pure. En parlant ainsi, nous pensons aux
plus délicates, à celles qui souffrent, à celles qui songent,
à celles qui s'agitent et se consument dans une lutte pé-
nible et stérile entre leurs rêves et les vulgaires réalités
dune existence commune.
Les femmes surtout, qu'une imagination trop mobile
désenchante facilement de leur destinée, trouveront dans
le livre de M^^ de Guérin plus qu'une froide leçon : elles
y trouveront une consolation et un exemple.
On verra, pour ainsi dire, d'heure en heure, combien
cette existence était obscure, modeste, isolée et, pourrait-
on croire, en désaccord par sa monotone simplicité avec
l'activité d'une intelligence prompte et ardente. M^® de
Guérin n'en a pas souffert ; à peine surprendrait-on dans
la longue suite de ses épanchements intimes un m.ot amer.
Chaque fois qu'elle a entrevu le monde, elle la observé
d'un œil curieux, s'est prêtée à lui sans trop d'efforts,
mais elle rentrait avec joie dans sa retraite, heureuse de
reprendre ses doux entretiens de tous les instants avec sa
propre pensée et avec les voix mystérieuses de la nature.
La mort, qui lui était apparue de bonne heure, était
presque toujours présente à ses j-eux ; elle ne craignait
point de telles images. Ce n'est pas sans quelque joie
qu'elle voj'ait s'entr'ouvrir la tombe, et^ au delà de ses
ténèbres, le ciel avec les divines lumières et la pure féli-
cité du jour sans fin ; mais elle demeurait attachée à la
vie par des affections, par des devoirs. Dans les jours les
plus pénibles de défaillance phj-sique, de souffrance
morale, il lui restait auprès d'elle quelqu'un à aimer, quel-
qu'un à servir ; et lorsque son père lui baisait le front :
<( Hélas I disait-elle, comment quitter ces tendres pères ! »
C'est ainsi quelle appréhendait de quitter son Cayla ou
pour la ville, ou pour le cloître, et même pour le ciel.
L'horizon de ce petit monde ne lui semblait pas trop
étroit. Elle ne s'y sentait pas abandonnée. Son secret,
c'était de trouver la poésie en elle-même et Dieu en toutes
APPENDICE 349
choses. Tel est l'enseignement de cette vie, et l'ineffable
charme du livre qu'on va lire.
Peut-être a-t-elle quitté le monde avec le regret de
n'avoir pas accompli sa tâche ; tous ceux qui liront ce livre
diront avec nous qu'elle l'avait remplie. Les dernières
lettres, son Journal interrompu, suffisent pour honorer à
jamais le frère qu'elle a tant aimé. Après l'éclatant témoi-
gnage de George Sand, de M. de Sainte-Beuve, il ne
manquait plus à Maurice de Guérin que l'expression si
touchante de la tendresse et des regrets d'une telle sœur
pour attacher à son nom et à sa personne des sympathies
plus profondes et plus durables encore que l'admiration
excitée par quelques pages de ses écrits; et s'il arrivait un
jour que l'auteur du Centaure retombât dans l'oubli, nous
oserions promettre au frère d'Eugénie l'immortalité .
Lui assurer cette gloire était son vœu. Jamais M^^ de
Guérin n'avait prétendu la partager. Il en sera pourtant
ainsi. Et Maurice aurait été le premier à trouver que cela
était juste. En vain sa sœur essaye-t-elle de lutter contre
l'inspiration qui la sollicite et de s'effacer devant lui : il
envie à ce poète qui veut se taire, à ce poète malgré lui, la
fécondité de sa pensée, l'originalité de son langage : « Oh î
lui dit-il, si j'étais toi ! » En effet, c'est elle qui avait le
plus reçu de la nature. A peine a-t-elle connu les langueurs
de l'épuisement qui arrachent à Maurice des plaintes si
pénétrantes ; dans ce qu'elle écrit, jamais d'effort. « Je
ne sais, avoue -t-elle quelque part, pourquoi il est en moi
d'écrire comme à la fontaine de couler. » Facilité qui semble
excessive lorsqu'on lit ses vers ; dans cette langue, il lui
a manqué, comme à son frère et plus encore, de savoir se
borner et revenir sur les négligences de l'improvisation.
Mais ce libre jet donne à sa prose, précise et nerveuse, un
relief et une ingénuité dont on est saisi. Elle a l'énergie
350 APPENDICE
et la grâce, le don de dire simplement toutes choses, et
de s'élever des plus petites, par un mouvement naturel,
aux plus hautes ; elle est tour à tour et tout à la fois fami-
lière, enjouée, naïve, profonde et sublime. L'étude et l'aii:
n'ont guère passé par là ; on le sent même à quelques
termes singuliers, à quelques expressions étranges, qui
seraient ailleurs autant de taches, qui sont ici comme un
reste d'accent, le goût du terroir, le parfum de la solitude.
Aussi n'avons-nous point songé à les effacer.
G. -S. Trébutien.
VIII
AU CHATEAU DEUGÉXIE DE GUÉRIN
Toulouse n'est pas éloignée de la ville de Gaillac ; à
peine deux hem-es de chemin de fer me mirent aux portes
de cette vieille cité, si souvent nommée dans le Journal et
avec laquelle la famille de Guérin était eu relations cons-
tantes.
Le trajet de Gaillac à Cahuzac-sur-Vère, station de la
ligne du chemin de fer la plus rapprochée de la commune
d'Andillac, d'où dépend le manoir de Caj-la, fut bientôt
franchi .
Un omnibus fait un service régulier de la station de
Cahuzac à la petite ville de ce nom^ distante de deux kilo-
mètres environ. Le château du Caj-la est situé à cinq
kilomètres environ de la ville de Cahuzac, et le visiteur
peut se faire conduire, moj'ennant quelques francs.
Pour moi, je préférai faire le trajet à pied, et je pris
joyeusement la jolie route qui va de Cahuzac à Andillac.
Ces noms, que je connaissais si bien, sonnaient délicieu-
sement à mon oreille, dans cette ravissante promenade.
Mon cœur battait à coups pressés lorsque j'aperçus juché
APPENDICE 351
sur une colline le modeste bourg d'Andillac J'entrai avec
une émotion presque religieuse dans ces murs qu'Eugénie
m'avait appris à aimer. Ce petit village s'élève sur un sol
pierreux ; des fermes s'ouvrent par de grands portails, sur
une seule rue fort ancienne, qui aboutit aune place.
On était en octobre. Les paysans se trouvaient dans les
champs pour les semailles ; j'errai longtemps dans le
pauvre bourg, avant de rencontrer âme vivante. Enfin,
une fermière se montra dans une cour, et, sur ma demande,
m'indiqua obligeamment le cimetière de campagne où dort
Eugénie de Guérin, entourée de toute sa famille. Ce cime-
tière de quelques arpents s'étend à droite de la petite
église, reconstruite depuis la mort d'Eugénie. Cette recons-
truction a eu lieu, il y a quinze ans environ, par les soins
de M. Mazuc de Guérin, neveu par alliance de notre
héroïne, alors maire de la commune d'Andillac.
La sépulture de la famille est comme adossée aux flancs
du modeste édifice religieux. Une petite colonne tronquée
en marbre blanc avait été placée par Mlle de Guérin elle-
même sur le caveau familial, et c'est à son ombre que sont
venus successivement prendre leur place tous ses parents.
Après un instant de méditation, je me dirigeai vers le
Cayla. En sortant du bourg d'Andillac, on suit un étroit
chemin ouvert sur une langue de terre surélevée comme
un promontoire entre deux pentes assez profondes ; après
une marche de cinq cents mètres environ, on aperçoit, sur
une haute colline, le manoir qui offre aux yeux du tou-
riste une silhouette gracieuse, avec son unique tourelle.
Je tournai à gauche du promontoire, et j'entrai dans
l'étroite vallée, véritable nid de verdure, où coule un
petit ruisseau ombragé de saules, d'aubiers et de peupliers
d'Italie. Une route blanche, très étroite, serpente dans
cette vallée et, après un kilomètre de marche, aboutit au
château qui domine tous les alentours. Mes yeux recon-
nurent le moulin, le lavoir ou Eugénie ne dédaignait pas
de se transformer parfois en lavandière. Je cherchai en
352 APPENDICE
vain l'ombrage du superbe marronnier sous lequel le
frère et la sœur allaient souvent s'asseoir pour échanger
leurs impressions poétiques, en des causeries pleines de
charme et d'abandon. J'ai appris plus tard que ce bel
arbre a été détruit par un violent orage.
Encore quelques pas, et j aperçus la fameuse terrasse,
qui règne au milieu du château. C'est laque Maurice avait
planté ce petit grenadier, dont sa sœur parlait avec tant
d'amour. C'est là quil passa les derniers jours de sa vie
à contempler l'horizon magique qui fut sa consolation
suprême, après ce tragique voj-age où il revint de Paris
à son berceau, pour y fermer ses yeux mourants.
Un spectacle bien simple vint me donner une joie d'en-
fant : un troupeau de dindons picorait gravement sur la
pelouse en pente douce qui s'étend en bas de la terrasse
du château, comme du temps d'Eugénie. Il me sembla,
en cette minute, que rien n'était changé, et que les habi-
tants de la vieille demeure avaient conservé les mœurs
et les usages d'autrefois. Je ne saurais dire à quel point
je fus ému par ce détail en apparence insignifiant.
Mais l'entrée du château n'est pas de ce côté ; j'errai un
moment au hasard, puis j'arrivai à une grande ferme qui
presse, dans cette direction, les murs du manoir.
Une porte basse donne accès à un terrain sablé, et j'aper-
çus la porte de la vieille cuisine si souvent nommée dans
le Journal.
A cette porte parut, à mon coup de sonnette, une sou-
brette avenante qui me dit d'une voix douce : « Sans doute,
vous venez visiter la chambre de M'I*" Eugénie. » Je la sui-
vis et, montant quelques marches d'un escalier étroit, je
me trouvai dans l'appartement qu'Eugénie appelle le salon.
Ce salon, assez grand, est simple, mais d'un bon goût
achevé ; des fauteuils sont ornés de broderies faites, me
dit la suivante, de la main des châtelaines.
J'admirai surtout une belle glace vénitienne, restée sans
nul doute dans l'héritage des Guérin, qui, on le sait,
APPENDICE 353
étaient originaires de Venise, et venus s'établir, depuis
plusieurs siècles, dans le Languedoc.
Je découvris, sur une table, une gravure du temps de
la Restauration, qui représente Eugénie de Guérin encore
jeune fille, avec deux bandeaux plats appliqués très bas
sur les tempes, ainsi que la mode en est revenue il y a
quelques années.
Mon guide me montra une vaste cheminée moderne, où
le frère et la sœur sont représentés se tenant la main, sous
le marronnier dont j'ai déjà parlé.
Sur les pas de la soubrette, je traversai lentement une
grande chambre fort simple, éclairée par une grande fe-
nêtre : <i C'est ici la chambre de M. Maurice, » médit elle-
Je jetai un long regard tout autour de moi, et j'aperçus
une petite étagère, où étaient rangés un petit nombre de
livres ayant appartenu à l'hôte de cette chambre ; enfin
le lit où le malade était venu mourir.
On sent, même dans les plus minces détails, que la
gloire de la sœur a éclipsé la juste réputation du frère, et
que les visiteurs s'attachent, par-dessus tout, à retrouver
les reliques d'Eugénie de Guérin,
Je franchis une porte étroite et je me trouvai enfin dans
le sanctuaire, dans la « fameuse chambre » .
C'est, en effet, une pièce très petite, avec une étroite
fenêtre, dont la vue s'étend obliquement sur les hauts pla-
teaux qui dominent le nid de verdure de la petite vallée.
Ces plateaux ont un aspect d'une solennelle tristesse, et
Ton comprend mieux, en les voyant, le tour d'esprit d'Eu-
génie et la nature profonde de son génie.
En face de la porte est placé un lit étroit en simple bois
de noyer. Au chevet du lit, et adossée au mur voisin, se
trouve la petite table surmontée du pupitre en bois de
rose sur lequel Eugénie écrivait. Cet objet est le seul
luxe du lieu, ainsi qu'elle ledit elle-même. Assise à ce
pupitre, elle pouvait contempler l'image de sainte Thérèse ;
on la trouve à la même place.
DE GUÉRIN 23
354 APPENDICE
Au^mur, setrouve aussi suspendue la guitare. Je n'ai pas
su voir la fameuse quenouille et le fuseau que faisait tour-
ner Eugénie dans ses mains vaillantes, sans interrompre
ses rêveries.
En sortant du château, j'errai longtemps encore dans
les alentours. Je cherchai « la garenne de buis » qui do-
mine d'assez haut le nid de verdure de la vallée. Je gagnai
le « bois de Sept-Fonts », où Eugénie lisait souvent ses
lettres, et particulièrement celles de son frère bien-aimé et
de son autre frère d'adoption, Barbey d'x\urevill3\
Je regardai ce hameau « des iNIérix » où elle contemplait
la blanche lumière de la lune se levant derrière un groupe
de chênes.
En ce beau jour d'automne, c'était bien réellement le
doux Cayla, le tranquille Ca^la ! L'air avait une suavité
infinie. Le ciel, dune courbure élégante, était d'un bleu
inexprimable : de petits nuages blancs couraient çà et là,
et nuançaient l'azur lumineux du firmament. L'ensemble
me rappelait ces draperies anciennes de soie bleue aux
tons éteints et si doux. Le tableau était d'une exquise
sérénité.
Cependant, j'en vins à regretter ces printemps qu'Eu-
génie a décrits avec tant de verve et qui lui donnaient une
vie si douce, après les tristesses de l'hiver si dur pour sa
santé délicate. A plus de vingt endroits elle parle du
rossignol, cet artiste inspiré de la solitude et de la saison
printanière. G est pour elle comme une obsession, et j'au-
rais voulu écouter, d'une oreille chaj'mée, les accents du
chantre des belles nuits.
Je quittai avec peine ces paj-sages qui m'avaient donné
des émotions bien vives, et je regagnai, au coucher du
soleil, la petite ville de Cahuzac
Un dernier mot : La gloire d'Eugénie de Guérin ne fait
que grandir sans cesse ; le nombre des pèlerins augmente
chaque année. Son Journal traduit en anglais a porté sa
renommée au Royaume-Uni et dans le Nouveau-Monde.
APPENDICE 355
Si je m'en rapporte aux renseignements que j'ai recueillis
dans la région, les Anglais et les Américains viennent, en
groupes nombreux, visiter le château du Cayla et le tom-
beau d'Eugénie et de Maurice.
Gabriel Grange.
(Le Penseur, mars 1910.)
Bibliographie
MAURICE DE GUÉRIN.
Reliquiae, publié par G.-S. Trébutien, notice de Sainte-
Beuve Didier, 1861, 2 vol. in-16
Journal, Lettres et Fragments, suivis de poèmes. Didier,
Paris, 1862, 1 vol. in-8°.
Le Centaure, notice de Rémy de Gourmont et dessin de
G. d'Espagnat. 1900.
Le Centaure, suivi de la Bacchante et précédé d'une
notice par Edmond Pilon. Sansot et Cie, Paris, 1905,
1 vol. in-12.
Maurice de Guérin (Collection des Plus Belles Pages), avec
un portrait et une notice par Rémy de Gourmont.
Mercure de France, Paris, 1909, 1 vol. in-16.
(On trouve des pages inédites dans l'ouvrage de M. Abel
Lefranc : Maurice de Guérin, Paris, Champion, 1910.)
EUGÉNIE DE GUÉRIN.
Reliquias, publié par G.-S. Trébutien. Caen, 1855.
Journal et lettres, publiés avec l'assentiment de la fa-
mille par G.-S. Trébutien. Lib. Didier et Cie, Paris,
1862.
Lettres d'Eugénie de Guérin, publiées par G.-S. Trébutien.
Didier, Paris, 1864.
Reliquiœ, fragments choisis et précédés d'une notice par
Edmond Pilon. Sansot et Cie, Paris, 1905.
358 BIBLIOGRAPHIE
A CONSCLTER.
Sainte-Beuve : Premiers Lundis, tome III.
— Causeries du lundi, tome XV.
— Nouveaux Lundis, tome III.
George Sand : Revue des Deux Mondes, 15 mai 1840.
A. DE PoxTMARTiN '. Dernières semaines littéraires, 1864.
G. Merlet : Portraits d'hier et d'aujourd'hui, tome II,
1865.
ScHÉRER : Etudes critiques de la littérature contempo-
raine, tome II, 1865.
Charles Mazelle : Eugénie et Maurice de Guérin, Berlin,
1869.
MoNTÉGUT : Nos morts contemporaines, tome II, 1884.
Léon Gautier : Portraits du XIX~ siècle, tome III, 1894.
Barbey d Aurevilly : Memoranda et lettres à Trébutien,
1909.
O.-M. Barbanc : Leopardi et Maurice de Guérin, Turino,
1905.
A. Claveau : Maurice de Guérin, Revue contemporaine,
1863.
Abel Lefranc : Maurice de Guérin, Revue Bleue, 22 août,
5. 19. 26 sept.. 21 et 28 nov., 5 et 12 déc. 1908. (Ces
articles remaniés et augmentés ont paru en vol. Maurice
de Guérin d'après des documents inédits. Honoré Cham-
pion, 1910. Livre capital.
Rémy^ DE GouRMONT : Les plus belles pages de Maurice de
Guérin, 1909.
Henri Clouard : Maurice de Guérin et le sentiment de la
nature. Mercure de France, 1" janvier 1909.)
BIBUOTHECA
TABLE DES MATIERES
Pages.
Préface : Maurice et Eugénie de Guérin, par Ernest
Gaubert 5
ŒUVRES DE MAURICE DE GUERIN.
Glaucus 23
Promenade à travers la lande 26
Promenade aux bords de la Rance 32
La Sainte Thérèse 34
Le Centaure 37
Journal (fragments) 47
Quelques Lettres 71
ŒUVRES D'EUGÉNIE DE GUERIN.
Lettres 105
Journal 262
Fragments 317
Notes sur les origines de la famille et les premières
années de Maurice de Guérin 324
APPENDICE.
Opinions de George Sand 331
— de Sainte-Beuve 332
— de Barbey d'Aurevilly 337
— d Abel Lefranc 338
— de Rémy de Gourmont 343
Notice de G. S. Trébutieu 346
Au château d'Eugénie de Guérin, par M. G. Grange . . 350
Bibliographie 357
^oiuers. - Moiiiiie tran^aise u'imprimena
La Bibliothèque
Université d'Ottawa
Échéance
The Library
University of Ottawa
Date due
18
M
IR.1989
±21003 0026'r^'^'"!;"^'gl
CE PQ 2270
.632A6 1910
CCO GUERIN,
ACCn 1223271
MAUP CEUVRES CHCI