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Full text of "Oeuvres choisies de Maurice et Eugénie de Guérin"

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University  of  Ottawa 


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Œuvres  choisies 


de 


MAURICE  ET  EUGÉNIE 
DE  GUÉRIN 


Ouvrages  de  M.  Ernest  GAUBERT 


A  LA  MEME   LIBRAIRIE 


Figures  françaises,  critique  et  documents  (A.  de 
Rivarol,  E.  Fromentin,  E.  Signoret,  Charles  Giiérin, 
F.  Coppée,  M.  Barrés).  Un  vol.  in-18.     .     .     .       3  50 


La  Nouvelle  Littérature  '1895-1905).     .     .      1  vol. 
(En  collaboration  avec  G.  Casella;,  Sansot,  édit. 

Anthologie  de  lAmour  provençal.     .     .      1  vol. 
En  collaboration    avec  J.  Yéran  ,    Mercure  de 
France,  édit. 

Les  Roses  latines,  poèmes.  Sansot,  édit  .     .       1  vol. 

Sylvia  ou  le  roman  du  Werther.  Sansot, 
édit 1  vol. 


A  PARAITRE 


Figures  françaises  (2^  série). 


Tous  droits  réservés. 


Œuvres  choisies 


de 


MAURICE  ET  EUGÉNIE 

DE  GUERIN 


AVEC    U>E    INTRODUCTION   BIOGRAPHIQUE    ET    CRITIQUE 
DES    NOTES    BIBLIOGRAPHIQUES 


PAR 


ERNEST  GAUBERT 


PARIS 
NOUVELLE  LIBRAIRIE  NATIONALE 

85,     RUE    DE    RENNES,    85 

1910 


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WO 


PRÉFACE 


A  ma  mère,  qui  m'apprit  à 
lire,  dans  un  exemplaire  des 
«  lettres  d'Eugénie  de  Guérin.  » 


I 

MAURICE    DE   GUÉRIN. 

Certains  momimcnis  tirent  de  nouveaux  charmes 
des  mutilations  souffertes  ou  même  d'être  demeurés 
inachevés. En  littérature,  cela  est  vrai  surtout  pour  les 
œuvres  de  sensibilité,  pour  celles  qui  mêlent  le  sen- 
timent de  la  poésie  à  toutes  les  inquiétudes  du  cœur. 

Je  ne  crois  point  que  s'il  eût  vécu,  Maurice  de 
Guérin  eût  compté  au  premier  rang  des  poètes  d'un 
siècle  qui  s'enorgueillit  des  meilleurs,  d'autant  que 
l'auteur  du  Centaure  vécut  dans  la  période  la  plus 
féconde  du  XI X"  siècle  poétique.  Mais  d'être  descendu, 
si  jeune,  au  tombeau,  environné  de  tant  d'amour,  il 
a  valu  à  ses  écrits  une  sorte  de  rayonnement  mélan- 
colique et  charmant.  Il  a  réalisé  la  parole  antique  : 
«  Ceux  qui  meurent  jeunes  sont  aimés  des  dieux.  )) 


6  PRÉFACE 

N'ayant  pas  eu  de  déclin,  son  talent  nous  apparaîtra 
toujours  comnw  capable  d'enfanter  des  merveilles. 
D'avoir  été  sitôt  dispersée,  il  ne  nous  appartient  plus 
de  mesurer  sa  force. 

Pareils  à  ces  marbres  d'Hellas  qui  sont  venus  à 
nous  à  demi  rompus  et  disjoints,  son  œuvre ,  faite  de 
fragments,  s'embellit  d'avoir  été  brusquement  arrêtée 
et  brisée.  Sa  vie  passionnée,  son  cœur  inspiré,  tout  ce 
que  nous  connaissons  de  son  âme,  —  et  toute  son  âme 
nous  est  connue  autant  par  les  livres  de  sa  sœur  que 
parles  siens, — nous  prédispose  à  imaginer  que  la  mort, 
qui  l'abattit,  abattit  avec  lui  un  des  plus  grands  es- 
poirs de  notre  littérature. 

De  tous  les  poètes  morts  jeunes,  dans  un  temps  oii 
tant  de  poètes  sont  morts  jeunes,  Maurice  de  Guérin 
semble,  d'ailleurs,  celui  qui  a  le  plus  de  chance  de  sur- 
vivre, grâce  à  sa  prose.  Car  par  elle,  il  atteint  de 
façon  durable  à  la  beauté.  Et  si  la  gerbe  est  menue, 
toutes  les  fleurs  qui  la  composent  sont  irréptrochables . 
Un  chef-d'œuvre,  le  Centaure,  quelques  vers,  des  lettres, 
avec  l'affection  d'une  sœur,  dont  le  cœur  restera  vivant 
par  delà  les  âges,  et  le  souvenir  d'une  fin  prématurée, 
voilà  plus  quil  ne  fallut  jamais  pour  garder  un  nom 
de  périr. 


Celui  quon  a  appelé  c  l André  Chénier  du  Pan- 
théisme >),  Georges -Maurice  de  Guérin,  naquit  au 
Château  du  Cayla,  qui  dépend  de  la  commune  d'An- 
dillac  {Tarn),  le  U  août  1810.  Lamartine  nous  a  décrit 
le  décor  : 

((  Le  château  de  Cayla  se  composait  d^une  cour 
((  autrefois  pavée  et  dont  les  eaux  des  écuries  avaient 


PREFACE 


«  défoncé  les  larges  dalles .  Les  fumiers  des  chevaux, 
«  des  vaches  et  des  moutons,  entassés  immémorlalc- 
((  ment  aux  portes,  tapissaient  les  murailles  de  ces 
«  bâtiments  et  servaient  partout  de  clôture.  Les  cui- 
((  sines  ouvraient  par  un  perron  élevé  de  quelques 
((  marches  sur  ce  vaste  cloaque  ;  quelques  sureaux  et 
((  quelques  houx,  dont  la  forte  racine  ne  craint  pas 
((  le  sol  des  bergeries,  croissaient  dans  les  angles  des 
((  mw^s  ;  les  portes  et  les  barrières  à  claire-voie  étaient 
((  sans  cesse  ouvertes  et  permettaient  nuit  et  jour  aux 
«  passants  de  monter  les  degrés  de  pierre  pour  venir 
({  demander  le  morceau  de  pain,  le  coup  d'eau  à 
((  puiser  au  seau  suspendu  derrière  la  porte,  et  aux 
((  paysans  du  hameau  d'Andillac  de  vivre  pour  ainsi 
((  dit^e  en  commun  avec  les  habitants  de  la  maison.  » 

M.  de  Guérin  avait  trois  autres  enfants,  Eugénie  et 
Marie,  les  deux  filles,  un  autre  fis,  Erembert.  Ils 
vivaient  d'une  vie  patriarcale,  dans  cet  intérieur  rus- 
tique ou  il  y  avait  une  antique  cheminée  : 

((  Deux  bancs  en  pierre,  incrustés  à  demi  dans  la 
((  muraille,  servaient  de  sièges  aux  domestiques  et 
«  aux  hôtes.  Quelques  grosses  chaises  et  fauteuils  de 
«  noyer,  entre  la  table  de  cuisine  et  la  cheminée,  se 
«  prêtaient  aux  maîtres  de  la  maison.  » 

Parmi  ce  paysage  de  chênes  et  de  châtaigniers, 
dans  le  cahne  des  journées  que  troublent  seules  les 
clarines  des  troupeaux,  le  sabot  d\in  métayer  sur  le 
chemin,  le  bâton  ferré  d'un  laboureur  qui  rouie  une 
pierre,  ou  le  grincement  des  roues  portant  une  char- 
rue qui  passe,  t angélus  ricochant  de  combe  en  combe, 
le  chant  d'une  pie-grièche,  d'une  caille  ou  d'un  grillon, 
au  milieu  de  ce  repos  de  la  nature  oit  les  bruits  de- 
viennent si  familiers  qu'ils  ne  rompent  jamais  le   si- 


8  PRÉFACE 

lence  et  quon  sent  le  silence,  Georges-Maurice  de 
Guérin  grandit,  rêveur  et  impressionnable.  Son  père, 
revenu  tout  jeune  de  Féniigraiion,  en  avait,  selon 
Lamartine,  c  rapporté  au  Cayla  cette  foi  robuste 
«  de  caste  et  de  famille  qui  était  plus  enfoncée  dans 
«  son  cœur  que  les  fondements  de  son  ancien  manoir, 
«  dans  le  rocher  d'Andillac  ». 

Il  avait  le  goût  de  la  prière,  et  cest  lui  qui  avait 
façonné  Tâme  d'Eugénie  ;  c'est  de  lui  quelle  tenait  sa 
piété,  son  ardent  amour  de  Dieu,  son  désir  constant 
du  ciel,  et  c'est  Eugénie  qui  devait  veiller  sur  Maurice 
et  qui  I éleva  comme  une  mère,  qui  le  soigna  au  cours 
de  ses  maladies  d'enfant,  qui  ouvrit  son  cœur  à  la 
poésie.  Elle  lui  apprit  \à  aimer,  dans  les  êtres  et  les 
choses,  la  volonté  divine  ;  elle  lui  apprit  à  aimer  et  à 
contempler  les  spectacles  de  la  nature.  L'influence 
d'Eugénie  de  Guérin  sur  les  premières  années  de  son 
frère  a  été  ineffaçable. 

En  1821,  on  les  sépara.  Maurice  fut  envoyé  au 
petit  séminaire  de  Toulouse.  Il  souffrit  beaucoup  cl 
sa  sœur  plus  encore.  Toute  sa  vie,  Eugénie  se  sentira 
déchirée  parVabsence  de  son  frère  ;  lui,  sentira  d'aussi 
vifs  regrets,  mais  la  douleur  ne  sera  pas  continue,  elle 
le  saisira  seulement  par  crises.  Le  temps  n'apaisera 
pas  leurs  regrets. 

Après  avoir  quitté  le  séminaire  de  la  vieille  acro- 
pole albigeoise,  Maurice  de  Guérin  vint  à  Paris,  au 
Collège  Stanislas.  L'éloignement  aggravait  son  exil. 
Sous  le  ciel  maussade  de  la  capitale,  il  regretta  les 
horizons  de  Cayla.  Son  cœur  infiniment  sensible, 
son  esprit  affiné  naturellement,  son  naturel  enthou- 
siaste et  facilement  froissé,  devaient  le  prédisposer  à 
mille  petites  tristesses.  Il  rencontrait,  à  Stanislas,  un 


PREFACE 


autre  poète,  Jules  Barbey  d'Aurevilly,  qui  devait  se 
lier  fortement  avec  lui  et  qui  nous  a  laissé  de  Guérin, 
outre  nulle  traits  épars  dans  ses  Memoranda  et 
ses  lettres,  un  portrait  achevé.  On  le  trouvera  dans 
Amaïdée.  Maurice  de  Guérin  est  un  des  principaux 
personnages  de  ce  roman,  sous  le  nom  de  Somcgod 
le  poète,  ((  ce  farouche  Endymion  qui  chassait  t infini 
«  à  la  suite  de  la  nature,  dans  le  fond  des  bois  comme 
«  au  fond  des  mers  ».  Dans  ces  pages  emportées,  on 
entendra  de  la  voix  de  Guérin  le  plus  saisissant  aveu 
de  lamour  de  la  nature,  une  sorte  d'amour  exclusif, 
absorbant,  qui  se  désespère,  se  ronge,  se  consume 
lui-même. 

«  Dans  les  choses,  y  a-t-il  un  cœur  qui  réponde  au 
((  cœur  que  dessus  on  pourrait  briser  ?  Rochers,  mer 
((  aux  vagues  éternelles,  forêts  oiilesjourss'englou- 
((  tissent  et  dont  ils  irssort iront  demain  en  aurore  ; 
((  deux  étoiles,  torrents,  orages,  cimes  des  monts 
u  éblouissantes  et  mystérieuses,  nai-je  pas  tenté  cent 
((  fois  de  m'unir  à  vous  ?  N'ai-je  pas  désiré  à  mourir 
((  nje  fondre  en  vous,  comme  vous  vous  fondez  dans 
«  l'Immense  dont  vous  semble z  vous  détacher  ?...   » 

C'est  au  collège  Stanislas  que  sa  tristesse  ardente 
et  sa  sensibilité  inquiète,  son  âpre  désir  ((  de  presser 
((  le  monde  sur  son  cœur  »  inclinèrent  ce  poète  vers  une 
sorte  de  panthéisme  lucrécien.  Malgré  les  conseils 
affectueux  de  l'abbé  Baquet,  son  précepteur,  il  se 
sent  entraîné  déplus  en  plus  vers  sa  frénésie  natu- 
riste. La  volupté  des  bois  solitaires  et  leurs  murmures, 
cette  mélancolie  que  la  lune  dispense  aux  forêts  et  au 
rivage  antique  des  mers,  le  transportent.  Comme 
René,  il  souffre  du  mal  du  siècle,  et  c'est  en  lui,  dans 
son  âme  insatiable,  que  se  trouve  son  ennemi. 


10  PRÉFACE 

Son  séjour  à  la  Chênaie,  petit  château  entouré  de 
tilleuls  et  charmant  parmi  un  désert  de  Bretagne  dont 
M.  de  la  Mennais  avait  fait  sa  retraite,  ne  pouvait 
cjue  développer  encore  son  exaltation.  On  était  en 
décembre  183'2.  M.  Edmond  Pilon  a  fort  bien  analysé 
cette  phase  de  la  vie  de  Maurice  de  Guérin  : 

((  M.  Féli  —  nom  de  M.  de  la  Mennais  dans  lin- 
('  iimité  —  le  reçut  c  comme  un  bon  père  qu  il  était  », 
('  l  embrassa  tendrement,  et  se  prit  pour  cette 
{'  âme  blessée,  de  cette  affection  un  peu  rude  mais 
«  cordiale  que  témoignait,  à  tous  ceux  qui  se  réfu- 
(f  giaient  dans  la  lumière  de  son  génie,  cet  ardent 
<■<  solitaire  du  cloître. 

i<  M.  F.  du  Breil  de  Marzan,  lun  des  fidèles  amis 
■■'  de  Maurice  et  l'un  des  disciples  de  M.  de  la  Mennais, 
«  a  retracé,  dans  des  pages  inspirées  de  la  plus  douce 
«  émotion,  la  physionomie  de  cette  maison  bretonne, 
<•'  oii  se  trouvaient  assemblés,  dans  un  même  idéal, 
'  autour  de  F  hôte  illustre,  des  hommes  aussi  divers  que 
»  MM.  de  Montalembcrt  et  de  Cazalès.  Rohrbacher, 
«  Elle  de  Kertanguy,  Frédéric  de  la  Provostaye,  de 
((  Coux,  de  Carné,  les  abbés  Lacordaire  et  Gerbet. 
«  Une  nature  admirable  et  qu  il  pénètre  au  point  de 
«  vouloir  s'identifier  à  elle,  des  sites  aussi  rustiques, 
«  d'une  harmonie  aussi  sauvage  que  ceux  des  bois 
M  de  Coetguen  ^  des  bords  de  la  Rance,  du  val  de 
«  FAr guenon,  où  le  reçoivent  ses  amis  de  la  Morvon- 
((  nais,  enfin  la  vue  de  l'Océan  qu'il  va  contempler 
«  avec  Edmond  de  Cazalès  le  laissent  anéanti, 
«  bouleversé  d'enthousiasme.  La  beauté    des  forêts. 


I.  Cesl  dans  ce  cadre  que  se  déroule  le  meilleur  des  romans  de  Raoul 
de  Navery  :  Pâtira. 


PRÉFACE  11 

«  La    vie  forte  et  muette    qui    règne  sous   Vécovce 

((  des  chênes  »,  le  réveil  de  la  végétation,  lui  donnent 

((  la  conscience  de  son  génie.  Maurice,  couché  sur  la 

((  falaise  ou  penché  sur  un  chêne,  écoute   les    mille 

((  voix  de  la  nature  lui  parler  ;  l antique  Centaure 

«  approche.  Il  en  perçoit  les  pas  et  sa  course  impé- 

«  tueuse    lempêche    longtemps  d'entendre    la  voix 

((  recueillie  du  cloître,  l accent  brûlant  du  prêtre  et 

((  le  son  de  la  petite  cloche  qui  le   soir,  à  la  Chê- 

((  naie,  groupe,  autour  de  la  table,  le  maître  et  ses 

((  disciples  ^.  » 

* 

*  * 

Nous  touchons  ici  à  tout  un  côté  de  la  vie  de  Mau- 
rice dont  on  avait  peu  parlé  jusqu'au  jour  ou 
M.  Abel  Le  franc  y  a  fait  la  lumière.  La  vie  sentimen- 
tale de  Maurice  de  Guérin  a  pesé  de  façon  capitale 
sur  sa  littérature.  Après  un  amour  contrarié  pour 
Louise  de  Bayne,  la  première  jeune  fille  dont  limage 
ait  passé  dans  ses  rêves,  et  pour  laquelle  il  a  écrit  ses 
premiers  vers,  Maurice  de  Guérin  se  prend  d'une 
chaste  et  fraternelle  passion  pour  Marie  de  la  Morvon- 
nais,  la  femme  de  son  ami,  qui  fut,  a-t-on  dit,  son 
Eugénie  bretonne  : 

Elle  aimait  mes  rêves 
Et  j'aimais  les  siens. 

Mélancolique    et    pure  affection,  dont  le  souvenir 

I.  Pour  la  clarté  de  certaines  lettres,  rappelons  que  La  Mennais  fit, 
avec  Lacordaire  et  Montalembert,  le  voyage  de  Rome  en  1832,  que  l'ency- 
clique Mirari  vos  est  du  15  août  1832,  et  la  soumission  de  La  Mennais 
du  30  avril  1832  et  du  11  décembre  1833.  Les  paroles  d'un  croyant 
parurent  en  février  183U  et  l'encyclique  Singulari  vos,  le  lô  juillet  183^. 


12  PRÉFACE 

soutiendra  longtemps  le  cœur  défaillant  du  poète, 
mais  qui  s^ atténuera  devant  une  autre  passion.  d\ine 
intensité  extraordinaire  et  «  qui  exerça  sur  les  der- 
((  nières  années  de  sa  vienne  action  profonde.  Ajou- 
((  tons  tout  de  suite  que  sa  passion  ne  fut  pas  re- 
«  poussée  *.  ))  Il  s  agit  de  lamie  la  plus  intime  d'Eu- 
génie qui  se  brouilla  plus  tard, et  onsait  mal  ou  on  sait 
trop  pourquoi,  avec  celle  dont  l'amour  troubla  forte- 
ment le  jeune  écrivain.  C'est  à  cette  passion  qu'il 
faut  attribuer,  paraît-il,  les  accès  de  fièvre,  et  les 
ravages  rapides  de  sa  maladie  de  poitrine,  aggravée 
par  des  soucis  moraux. 

Pour  arrêter  cet  amour  qui  ne  «  pouvait  avoir 
d'issue  régulière  »,  fut  décidé  le  mariage  (Octobre 
1838)  de  Maurice  avec  une  jeune  et  jolie  créole, 
M^^"  Caroline  de  Gervain  ^.  Elle  devait  environner  de 
bonheur  les  dernières  heures  du  poète. 


Après  son  séjour  à  la  Chênaie,  Maurice  était  re- 
venu à  Paris  en  183^.  L'heure  sonnait  de  la  condam- 
nation du  maître  de  la  Chênaie.  Pour  la  famille  de 
Maurice,  quelle  que  fut  la  force  de  l'affection,  quand 
Rome  élevait  la  voix,  il  n'y  avait  qu'à  obéir.  Il  sem- 
ble, par  contre,  que  Maurice  se   détournait  déjà  de 

1,  Â.  Lefranc. 

2.  Cf.  A,  Lefba.nc.  Maurice  de  Guérin  d'après  des  documents  inédils. 
Paris,  Champion,  1010.  Ce  livre  est  une  étude  définitive  sur  cet  auteur. 
M.  Lefranc,  —  outre  une  admirable  critique,  —  a  éclairci  certaines 
phases  de  la  vie  de  Guérin,  obscures  avant  lui.  Sur  le  mariage  de  Guérin, 
sur  les  malentendus  entre  le  poète  et  la  tante  de  Caroline,  qui  ne  lui  mani- 
festait que  de  médiocres  égards  et  tenait  le  ménage  sous  sa  sujétion  finan- 
cière, sur  l'amitié  de  Barbey  et  de  Maurice,  etc...  nous  voilà  complètement 
renseignés. 


PRÉFACE  13 

l'exemple  d^Eugénie.  Vers  celte  date,  se  place  un 
court  arrêt  à  Caen,  où  il  rencontre  Barbey  d^ Aure- 
villy, Trébutien  et  Edelestand  de  Méril. 

A  Paris,  Maurice  se  considérait  comme  en  exil, 
ce  qui  ne  l'empêcha  point,  malgré  les  inquiétudes,  les 
regrets,  les  lamentations  de  son  journal  et  de  ses 
lettres,  de  se  changer  en  un  dandy  aux  yeux  rêveurs 
u  ([ui  portait  des  habits  d'Hermann  et  ressemblait 
((  aux  plus  sveltes  vignettes  de  Tony  Johannot  » . 

El  M.  Breil  de  Marzan  déplore  ce  changement. 
({  En  1836,  époque  où  je  voyais  Guérin  avec  la  même 
((  intimité  qu'autrefois,  je  m'ajjfligeais  de  voir  je  ne 
((  sais  quel  pli  byronien  creuser  un  pli  fatal  sur  ce 
((  visage  magnifiquement  ombragé  de  son  admirable 
((  chevelure  noire.  » 

En  1835,  il  voyagea  aux  châteaux  de  la  Loire  et 
dans  le  Nivernais.  C'est  l'époque  de  l'épisode  r/'Amaï- 
dée. 

Deux  ans  plus  tard,  usé  par  son  cœur,  brûlé  par 
sa  pensée,  il  reçut  les  premières  atteintes  du  mal  qui 
devait  le  vaincre.  Malgré  l'affection  de  sa  jeune  femme, 
malgré  le  dévouement  d'Eugénie  qui  Vavait  ramené  au 
Cayla,  il  s'éteignait  le  19  juillet  1839.  Avant  de 
mourir,  réalisant  le  vœu  de  sa  sœur  qui  lui  écrivait  le 
mercredi  des  Cendres  1832.  a  0  Maurice,  si  je  pou- 
((  vais  te  voir  chrétien,  je  donnerais  ma  vie  et  tout 
u  pour  cela,  »  //  était  revenu  à  la  foi  de  son  enfance 
et  il  avait  demandé  les  sacrements  de  l'Eglise  ro- 
maine. Sur  sa  tombe  ouverte,  a-t-on  dit,  sa  blonde 
jeune  femme  coupa  son  admirable  chevelure.  Un  mois 
plus  tard,  après  lui  avoir  fait  élever  un  petit  monu- 
ment, elle  quitta  le  Cayla.  Elle  était  jeune.  Barbey 
d' Aurevilly  nous  l'a  montrée  rayonnante  et  «  massa- 


14  PRÉFACE 

craiii  tous  les  cœurs  ».  Elle  retourna  aux  Grandes- 
Indes  et  s  y  remaria  neuf  ans  plus  tard. 


Au  lendemain  de  sa  mort,  son  nom  rayonna.  Vim- 
mense  affection  entêtée  et  pieuse  d'Eugénie  devait 
porter,  aux  quatre  vents  du  monde,  la  gloire  de  son 
freine.  Barbey  d'Aurevilly  et  G.  S.  Tréhutien,  conser- 
vateur adjoint  de  la  bibliothèque  de  Caen,  s  em- 
ployèrent à  répandre  cette  œuvre.  En  iSUO,  George 
Sand  publia  le  Centaure  dans  la  Re^-ue  des  Deux 
Mondes.  Selon  le  niotde  M.  de  Gourmont  :  u  Le  Cen- 
u  taure  est  à  mettre  parmi  les  plus  belles  et  les  plus 
«  précieuses  pages  de  la  langue  française.  C'est  un 
«  poème  et  c'est  un  mystère.  » 

Le  meilleur  de  cette  œuvre,  on  le  trouvera  ici.  Avec 
des  pages  de  son  journal  et  des  lettres,  quelques 
poèmes  où  il  y  a  de  beaux  vei^s,  on  lira  le  Centaure. 
Par  la  pureté  d'un  style  inégalable,  par  l'émotion  de- 
vant la  nature,  par  la  limpidité  et  V ardeur,  c'est  un 
chef-d'œuvre.  Un  court  chef-d'ceuvre,dira-t-on.  Soit, 
mais  s  il  na  pas  l'immensité  de  la  mer,  il  est  sem- 
blable à  ces  coquillages  iranslucides  où,  même  à  des 
milliers  de  lieues  de  F  océan  qui  les  polit  et  les  forma, 
l'oreille  écoute  encore  le  murmure  du  large  et  le 
bruissement  des  vagues  idéales... 


II 


EUGENIE   DE   GUERIN. 


Eugénie  de  Guérin,  dans  la  modestie  de  son  cœur  et 
la  lumière  de  son  esprit  pur,  fut  une  créature  d'élite. 
Née  en  janvier  4805,  au  château  du  Cayla,  elle  y  est 
morte  le  31  mai  i8U8. 

Elle  ne  voulait  être  que  la  cjardienne  de  la  gloire 
et  du  nom  de  sonfrhre.  Il  se  trouve  que  son  œuvre ^ 
sans  arrière-pensée  de  littérature,  dépasse  en  valeur 
littéraire  celle  de  Maurice  de  Guérin  et  que  son 
Journal  et  ses  Lettres  50/1/  une  date  dans  notre  litté- 
rature. En  juillet  186Û,  la  Revue  d'Edimbourg  la 
nommait  /'Antigone  de  la  France  et  disait  :  «  Sonjour- 
((  nal  est  l'effusion  d'une  des  âmes  les  plus  pures  et 
((  les  plus  saintes  qui  aient  jamais  existé  sur  la  terre.  » 
Depuis,  de  Sainte-Beuve  jusqu'à  M.  Edmond  Pilon, 
son  dernier  éditeur,  tous  les  poètes  et  les  critiques 
se  sont  exaltés  devant  les  pages  inaltérables  oii  se 
confesse  un  tel  caractère  de  droiture,  de  force  et 
d'amour. 


*  * 

Eugénie  de  Guérin  est  née  l'année  même  où  parut 
le  René  de  Chateaubriand,  mais  il  n'y  a  aucun  rap- 


16  PRÉFACE 

prochement  à  faire  entre  elle  et  Amélie.  La  solitude 
du  Cayla  ne  connut  point  les  orages  de  Combourg. 
Rien  ne  troubla  la  limpidité  de  cette  passion  frater- 
nelle. Si  elle  a  souffert  atrocement  un  jour  à  cause  de 
Maurice,  c  est  quand  elle  a  connu  qu'il  s  éloignait  du 
Dieu  que  leur  enfance  priait  ensemble.  C  est  T  affec- 
tion d'Augustin  et  de  Monique.  Plus  pi^ès  de  nous, 
elle  fait  songera  Jacqueline  Pascal,  ou  encore  à  celle 
qui  dort  c  près  des  eaux  de  Byblos  où  les  femmes  des 
«  mystères  antiques  venaient  mêler  leurs  larmes  o,  à 
cette  autre  sœur  d\in  frère  célèbre,  qui  assista  à  une 
crise  morale  semblable  et  en  souffrit  aussi,  nous  avons 
nommé  Henriette  Renan. 

A  rencontre  de  cette  dernière,  Eugénie  ne  se  rallia 
point  à  la  croyance  panthéiste  de  son  frère.  Non.  Elle 
demeura  inébranlable  dans  la  foi  de  sa  race.  Si  ja- 
mais elle  n'eut  la  pensée  d'une  .séparation  possible  à 
cause  de  leur  foi,  entre  elle  et  le  poète  du  Centaure, 
c'est  parce  quelle  a  le  ferme  espoir,  la  conviction  en- 
racinée de  le  ramener  un  jour,  u  0  Maurice,  mon  cher 
Maurice,  j'ai  tant  besoin  de  toi  et  de  Dieu  !  »  s'écrie- 
t-elle  !...  Et  devant  la  tombe  ouverte,  un  instant,  elle 
réunira  à  nouveau  ses  deux  amours... 

Et  ce  jour-là,  elle  dira  : 

('  Dieu  soit  béni  qui  dans  sa  miséricorde  a  voulu 
('  sauver  l'âme  et  a  laissé  mourir  le  corps,  cette  ap- 
('  parence  humaine  que  nous  aimons  tant,  qui  nous 
((  semble  Fhomme,  et  ne  fait  que  le  cacher.  L'œil 
«  chrétien  voit  ainsi  ces  choses  et  regarde  vers  l'autre 
{(  vie,  lorsque  celle-ci  nous  désole.  Pour  moi,  c'est 
((  fini  ce  qu'on  appelle  bonheur.  Cette  mort  me  tue, 
((  m'enlève  ce  qui  nt'attachait  avec  quelque  charme  en 
((  ce  monde.  Mon  avenir  était  le   sien,   ses   enfants 


PRÉFACE  17 

((  in  auraient  appelés  leur  mère,  f  avais  tout  mis  en 
((  lui,  trop  peut-être.  Dieu  veut  qu'on  ne  s' appuie  pas 
((  tant  sur  la  créature,  roseau  qui  casse  sous  la  main. 
((  Ma  pauvre  âme  se  doutait  bien  de  cela  ;  mais  nim- 
((  porte,  on  s'attache  plus  fort  à  ce  qui  va  vous  échap- 
«  per. 

((  C'en  est  donc  fait,  le  voilà  au  ciel  et  moi  sur  la 
((  terre  !...  » 

(Lettre  à  Louise  de  Bayne,  22  juillet  iSSg.) 


* 
*  # 

Lamartine  a  jugé  d'Eugénie  de  Guérin.  «  Le  scdnt 
«  Augustin  des  femmes...  un  saint  Augustin  sans 
«  péché...  )) 

Dans  la  vie  d'Eugénie  de  Guérin,  il  n'y  a  pas  de 
péché,  il  n'y  a  pas  d'aventure,  il  n'y  a  rien  que 
l'amour  de  son  frère  et  des  siens,  après  l'amour  de 
Dieu,  pas  d'autres  événements  que  deux  voyages  à 
Paris,  lors  du  mariage  de  Maurice  et  après  sa  mort; 
tout  le  journal,  toutes  les  lettres,  ne  sont  animés  que 
de  la  pensée  de  Dieu,  de  Maurice  et  des  notations  de 
la  vie  quotidienne.  Et  la  sincérité  de  l'écrivain  comme 
sa  tendresse  et  son  art  naturel  suffisent  à  faire  de 
ces  notes  une  lecture  d'un  charme  saisissant  et  inou- 
bliable. 


# 
*  # 


On  n'analyse  pas  l'œuvre  d'Eugénie  de  Guérin.  On 
l'aime,  et  nul  ne  peut  se  défendre  de  l'aimer  et  de 


DE    GUERIN 


18  PRÉFACE 

vivre  dans  son  ombre  pieuse  dès  qu'il  a  connu  les  pre- 
mières de  ses  lettres.  Avec  elle,  on  écoute  les  linots 
et  les  bouvreuils  chanter  le  long  de  la  Moulinasse,  on 
respire  les  aubépines  dcCahuzac,  on  écoute  les  cloches 
d'Itzac  ou  dWndillac... 

Charme  profond,  indéfinissable  d'une  vie  vouée  au 
labeur  et  au  noble  rêve  !  Pour  nous  ravoir  contée, 
simplement,  sans  artifice  de  style,  avec  son  âme, 
Eugénie  de  Guérin  a  pjénétré,  en  tous  pays,  par  delà 
le  temps. 

Ces  deux  volumes  échappent  à  la  critique.  Que  dire 
du  style  ?  Il  coule  comme  coule  cette  âme  et  comme 
coulent  ses  jours,  avec  simplicité  et  harmonie.  Elle 
a  une  bibliothèque  d'auteurs  très  romantiques  où 
Ossian  voisine  auec  Manzoni  et  Walter  Scott.  Pour- 
tant elle  goûte  Sterne  et  cite  Chénier.  Elle  se  plaît 
avec  les  héroïnes  de  Racine.  Elle  est  pure,  elle  nest 
pas  prude  ;  elle  est  confiante,  elle  nest  pas  dupe.  Il  y 
a  beaucoup  plus  de  finesse  quon  ne  croirait  au  pre- 
mier abord  dans  ses  lettres,  et  même  —  (non  un  peu 
de  malice  ou  d'ironie,  ce  serait  de  vilains  mots  pour 
cllej —  un  certain  sourire  que  corrige  la  bonté  fon- 
de J^e  de  ce  cœur. 

Elle  n'a  recours  à  aucun  artifice  littéraire.  Toute- 
fois, elle  a  le  sens  de  la  composition,  soit  que  l'habi- 
tude de  l ordre  dans  sa  vie  domestique  lui  eût  appris 
la  valeur  de  Tordre  dans  une  narration,  soit  que  son 
perpétuel  besoin  de  clarté  et  les  livres  quelle  avait 
lus  —  elle  n  avait  lu  que  de  bons  livres  —  l'eussent 
avertie  en  cette  matière. 

Elle  peint  avec  fidélité  ce  quelle  voit.  Elle  ne  recule 
pas  devant  le  détail  réaliste,  c'est  vrai,  néanmoins 
elle  sait  mettre  de   la  poésie    dans  la  moindre  chose. 


PRÉFACE  19 

Son  idéalisme  respire  dans  une  armature  solide. 
Avec  elle,  on  sent  les  odeurs  des  buissons  et  des 
prairies,  on  voit  les  couleurs  du  crépuscule  sur 
l'horizon,  elle  entend  les  voix  des  oiseaux  et  des 
bois.  El  le  soir,  retirée  «  dans  sa  chambre  pas  plus 
ornée  que  celle  d'une  servante  )>,  lorsqu'elle  rela- 
tera ce  quelle  aura  vu  dans  sa  journée,  avant 
que  de  prier  Dieu,  elle  le  fera  avec  une  précision 
ailée. 


* 
*  ♦ 


Elle  ne  nous  a  pas  parlé  de  ses  traits,  mais  le  poète 
de  Graziella  nous  laisse  ce  portrait  de  l'agreste 
jeune  fille  : 

«  Elle  n'était  pas  jolie  selon  le  vulgaire,  bien  que 
((  5^5  yeux  où  se  reflète  le  génie,  la  bouche  ou  s'épa- 
«  nouit  la  bonté,  le  contour  harmonieux  et  délicat  du 
((  visage  qui  encadre  le  caractère,  les  cheveux,  grâce  de 
«  la  figure,  la  taille  svelte  et  souple  qui  fait  ressortir 
((  les  formes  du  corps,  la  vivacité  de  la  démarche 
((  qui  transporte  la  personne  avec  la  rapidité  de  la 
((  pensée,  fissent  de  cet  ensemble  un  aspect  très 
((   agréable,  n 

Qu'importe  d'ailleurs  le  visage,  puisque  c'est  ici 
l'âme  et  le  cœur  surtout  qui  séduisent  et  éblouis- 
sent !... 

Elle  n'a  parlé  qu'avec  son  âme  seule,  mais  cette 
âme  était  d'une  qualité  si  exceptionnelle,  et  c'est  pour 
cela  que  ses  livres  sont  restés  si  frais,  si  attirants, 
pareils  au  visage  de  ces  vierges  de  la  Légende  dorée, 
qui  lorsqu'on  ouvrait  leur  cercueil,  —  cent  ans  après 


20 


PREFACE 


leur  martyre,  —  apparaissaient  intacts  et  lumineux 
et  répandaient  vers  les  vivants,  penchés  sur  leur  éclat, 
une  bouffée  d'harmonieux  parfums. 

Ernest  Gaubért. 

Paris,  ce  1 1  mai  1910. 


Œuvres  choisies 

de  Maurice  de  Quérîn 


POÉSIES 


GLAUCUS 


FltAGiMEiNT 


Non,  ce  n'est  plus  assez  de  la  roche  lointaine 

Où  mes  jours,  consumés  à  contempler  les  mers, 

Ont  nourri  dans  mon  sein  un  amour  qui  m'entraîne, 

A  suivre  aveuglément  l'attrait  des  flots  amers. 

Il  me  faut  sur  le  bord  une  grotte  profonde, 

Que  l'orage  remplit  d'écume  et  de  clameurs, 

Où,  quand  le  dieu  du  jour  se  lève  sur  le  monde, 

L'œil  régne,  et  se  contente  au  vaste  sein   de  l'onde, 

Ou  suit  à  l'horizon  la  fuite  des  rameurs. 

J'aime  ïéthys  :  ses  bords  ont  des  sables  humides  ; 

La  pente  qui  m'attire  y  conduit  mes  pieds  nus  ; 

Son  haleine  a  gonflé  mes  songes  trop  timides, 

Et  je  vogue  en  dormant  à  des  points  inconnus. 

L'amour  qui,  dans  le  sein    des  roches  les  plus  dures, 

Tire  de  son  sommeil  la  source  des  ruissseaux. 

Du  désir  de  la  mer  émeut  ses  faibles  eaux, 

La  conduit  vers  le  jour  par  des  veines  obscures, 

Et  qui,  précipitant  sa  pente  et  ses  murmures, 

Dans  l'abîme  cherché  termine  ses  travaux  : 

C'est  le  mien.  Mon  destin  s'incline  vers  la  plage. 

Le  secret  de  mon  mal  est  au  sein  de  Téthys. 

J'irai,  je  goûterai  les  plantes  du  rivage, 

Et  peut-être  en  mon  sein  tombera  le  breuvage 


24  MAURICE    DE    GUÉRIX 

Qui  change  en  dieux  des  mers  les  mortels  engloutis. 
Non,  je  transporterai  mon  chaume  des  montagnes 
Sur  la  pente  du  sable,  aux  bords  pleins  de  fraîcheur  ; 
Là,  je  verrai  Tcthj's,  répandant  sa  blancheur, 
A  l'éclat  de  ses  pieds  entraîner  ses  compagnes  ; 
Là,  ma  pensée  aura  ses  humides  campagnes, 
J'aurai  même  une  barque  et  je  serai  pêcheur. 

Nj'mphes,  divinités  dont  le  pouvoir  conduit 

Les  racines  des  bois  et  le  cours  des  fontaines, 

Qui  nourrissez  les  airs  de  fécondes  haleines. 

Et  des  sources  que  Pan  entretient  toujours  pleines 

Aux  champs  menez  la  vie  à  grands  flots  et  sans  bruit, 

Comme  la  nuit  répand  le  sommeil  dans  nos    veines  ; 

Dieux  des  monts  et  des  bois,  dieux  nommés  ou    cachés, 

De  qui  le  charme  vient  à  tous  lieux  solitaires. 

Et  toi,  dieu  des  bergers  à  ces  lieux  attachés, 

Pan,  qui  dans  les  forêts  m'entrouvris  tes  mj'stères  : 

Vous  tous,  dieux  de  ma  vie  et  que  j'ai  tant  aimés, 

De  vos  bienfaits  en  moi  réveillez  la  mémoire, 

Pour  m'ôter  ce  penchant  et  ravir  la  victoire 

Aux  perfides  attraits  dans  la  mer  enfermés. 

Comme  un  fruit  suspendu  dans  l'ombre  du  feuillage, 

Mon  destin  s'est  formé  dans  l'épaisseur  des  bois. 

J'ai  grandi,  recouvert  d'une  chaleur  sauvage, 

Et  le  vent  qui  rompait  le  tissu  de  l'ombrage 

Me  découvrit  le  ciel  pour  la  première  fois. 

Les  faveurs  de  nos  dieux  m'ont  touché  dès  l'enfance  ; 

Mes  plus  jeunes  regards  ont  aimé  les  forêts, 

Et  mes  plus  jeunes  pas  ont  suivi  le  silence 

Qui  m'entraînait  bien  loin   dans  l'ombre  et  les  secrets. 

Mais  le  jour  où,  du  haut  d'une  cime  perdue, 

Je  vis  (ce  fut  pour  moi  comme  un  brillant  réveil  !) 

Le  monde  parcouru  par  les  feux  du  soleil. 

Et  les  champs  et  les    eaux  couchés  dans  l'étendue, 

L'étendue  enivra  mon  esprit  et  mes  j'eux  ; 

Je  voulus  égaler  mes  regards  à  l'espace, 

Et  posséder  sans  borne,  en  égarant  ma  trace, 

L'ouverture  des  champs  avec  celle  des  cieux. 

Aux  Bergers  appartient  l'espace  et  la  lumière. 


POÉSIES  25 

En  parcourant  les  monts  ils  épuisent  le  jour  : 

Ils  sont  chers  à  la  nuit,  qui   s'ouvre  tout  entière 

A  leurs  pas  inconnus,  et  laisse  leur  paupière 

Ouverte  aux  feux  perdus  dans  leur   profond  séjour- 

Je  courus  aux  bergers,  je  reconnus  leurs  fêtes, 

Je  marchai,  je  goûtai  le  charme  des  troupeaux  ; 

Et  sur  le  haut  des  monts  comme  au  sein  des  retraites. 

Les  dieux,  qui  m'attiraient    dans  leurs   faveurs  secrètes. 

Dans  des  pièges  divins  prenaient  mes  sens  nouveaux. 

Dans  les  réduits  secrets  que  le  gazon  recèle. 

Un  ver,  du  jour  éteint  recueillant  les  débris, 

Lorsque  tout  s'obscurcit  devient  une  étincelle. 

Et  plein  des  traits  perdus  de  la  flamme  éternelle, 

Goûte  encor  le  soleil  dans  l'ombre  des    abris. 


PROMENADE  A  TRAVERS  LA  LANDE 


Thou,  Nature,  art  mj-  Goddess. 
Shakespeare. 

Un  de  ces  derniers  soirs,  je  sortis  à  la  brune, 

Pour  réjouir  mon  âme  au  premier  clair  de  lune, 

Courir  parmi  les  champs,  et  chercher  à  travers 

De  ces  rêves  qu'on  trouve  aux  coins  les  plus  déserts. 

Et,  taudis  que  j'allais  cherchant  comme  à  la  piste, 

Je  me  disais  cent  fois  :  Ce  paj-s  est  bien  triste  ! 

Pas  un  bout  d'horizon,  pas  un  tertre  écarté, 

Où  le  pâle  soleil  se  couche  avec  beauté  ; 

Il  tombe  tout  d'un  coup  aux  confins  de  ces  plaines, 

Et  disparaît  derrière  une  touffe  de  chênes. 

Ce  pays  est  bien  triste  !  11  n'étale  aux  regards 

Qu'un  sol  jaune  et  grossier,  coupé  de  toutes  parts 

De  fossés  inondés,  de  hauts  remparts  de  terre 

Dont  le  laboureur  clôt  son  champ  héréditaire  ; 

Planté  de  proche  en  proche,  à  la  façon  des  camps, 

De  vieux  chênes  trapus,  sentinelles  des  champs. 

Ce  pays  est  bien  triste  !  Une  grossière  bourre, 

Qui  se  déchire  à  peine  au  soc  qui  la  laboure, 

Est  le  plus  fin  tapis  qui  se  trouve  en  ses  prés. 

Le  houx  aux  nœuds  de  fer,  aux  feuillages  lustrés, 

L'ajonc  tout  hérissé  d'épines  meurtrières. 

Et  le  grêle  genêt  que  Ion  brûle  aux  chaumières. 

Dans  les  halliers  épais  sont  les  plus  doux  abris 

Où  les  petits  oiseaux  puissent  faire  leurs  nids. 

Ce  pays  est  bien  triste  !  Aucune  perspective, 

Rien  qui  s'ouvre  au  regard,  rien  qui    parle  et   qui   vive. 

Des  plaines  sans  lointain,  des  cieux    sans  profondeur, 

Où  passe  le  soleil  comme  un  pâle   coureur  ; 


POÉSIES  27 

Quelques  clochers  aigus  et  la  blanche  fumée 

Que  souffle  dans  les  airs  l'obscure  cheminée 

D'une  maison  des  bois,  brûlant  son  petit  feu, 

Comme  un  fumeur  oisif  qui  va  songeant  à  peu  : 

Avec  ses  accidents,  voilà  le  paysage. 

Quelquefois  une  lande,  aride  pâturage, 

Déroule  tout  d'un  coup  au  détour  d'un  chemin 

De  ses  mornes  arpents  le  sauvage  lointain. 

Quelques  vaches  au  flanc  maigre,  au.x  cornes  bizarres, 

D'un  air  infortuné  paissent  ses  herbes  rares, 

Et,  si  quelque  passant  longe  ces  tristes  lieux, 

Lèvent  leur  tête  lourde  et  le  suivent  des  j^eux. 

Quelquefois  il  advient  qu'un  étang  dans  sa  digue, 

Au  voyageur,  dont  l'œil  s'ennuie  et  se  fatigue, 

Déploie  à  l'improviste  un  large  et  bleu  contour, 

Entre  deux  bois  épais  qui  viennent  tout  autour 

Se  mirer  et  verdir  à  la  fraîcheur  des  ondes. 

On  regarde  rêvant  choses  douces,  profondes, 

Enchantements  divers,  et  ces  rêves  si  beaux 

Qui  s'élèvent  dans  l'âme  en  contemplant  les  eaux  ; 

Mais  passe,  voyageur,  et  laisse  à  ce  rivage 

Des  rêves  qui  mourraient  dans  la  lande  sauvage. 

Tandis  que  je  marchais,  songeant  comme  j'ai  dit, 

Ce  qui  restait  de  jour  dans  l'ombre  se  perdit, 

Et  la  lune  encor  belle,  en  son  quartier  troisième, 

A  la  voir  blanche  et  claire,  était  la  candeur  même. 

Elle  et  le  crépuscule,  amour  de  l'occident, 

Rayonnaient  à  la  fois  sur  le  bleu  firmament, 

Alliant  à  ravir  leurs  clartés  nuancées, 

Comme  la  perle  et  l'or  ou  deux  belles  pensées. 

Or  donc,  mon  soliloque  achevé,  je  me  pris 

A  contempler  le  ciel  et  son  divin  pourpris  ; 

A  contempler  la  terre  et  ses  horizons  pâles, 

Semblables,  sous  le  feu  des  lueurs  vespérales, 

A  l'aïeul  vénéré  qui  se  laisse  gagner 

A  l'assoupissement  au   coin  de  son  foyer. 

Dans  1  âtre  au  large  sein,  une  flamme  qui  joue 

D'une  vive  rougeur  dore  sa   vieille  joue  ; 

Il  semble  rajeunir,  et  le  cercle  est  ravi 

Des  brillantes  couleurs  du  grand  père  endormi. 


28  MAURICE    DE    GUÉllIX 

Et  j'entendis  alors  comme  une  voix  divine 

Qui  tenait  ce  discours  au  fond  de  ma  poitrine  : 

«  D"où  peuvent  choir  en  toi  la   tristesse  et  l'humeur, 

Jeune  homme  qui  t'en  viens  comme  un  enfant  boudeur 

Accuser  et  gronder  la  sublime  Nature, 

Pour  ne  t'avoir  ici  fait  si  bonne  figure 

Que  par  les  jours  passés,  et  t'avoir  regardé 

Sans  sourire  à  la  bouche  et  le  front  tout  ridé  ? 

O  vain  contemplateur  de  la  forme  idéale, 

Qui,  pourchassant  partout  la  beauté  sans  égale, 

As  le  goût  difficile  et  fais  le  dédaigneux. 

Si  quelquefois,  du  haut  de  son  rêve  pompeux 

Rabattant  ton  regard  sur  le  sol  que  tu  foules, 

Tu  ne  lui  trouves  pas  l'empreinte  de  tes  moules, 

Ne  va  pas,  entends-tu,  ne  va  pas,  beau  rêveur, 

Pliant  les  deax  genoux,  comme  un  adorateur, 

Aux  pieds  resplendissants  de  la  grande  Nature, 

La  prier  de  t'ouvrir  un  nœud  de  sa  ceinture. 

Car  elle  est  inflexible  et  se  croise  les  bras 

Devant  le  suppliant  qui  vient  et  ne  sait  pas 

Qu'il  ne  la  faut  jamais,  quand  elle  se  présente 

Pâle  et  mal  costumée,  ainsi  qu'une  indigente, 

Outrager  en  passant  d'un  regard  de  dédain, 

Elle,  toujours  ayant  des  trésors  dans  le  sein. 

Et  faite  pour  ravir  toute  humaine  paupière. 

Même  avec  l'indigence  et  la  maigreur  austère.  » 

La  voix  ayant  parlé,  ma  main  droite  frappa 
Sur  ma  creuse   poitrine  un  grand  mea  ciilpa  ; 
Et  comme  aj'ant  déjà  par  cette  pénitence 
Expié  le  péché  de  mon  intelligence, 
La  Nature  écarta  les  plis   du  voile  noir 
Qui,  de  la  tête  aux  pieds,  tel  que  l'ombre  du  soir, 
Dérobait  à  mes  j-eux  ses  beautés  souveraines  , 
Et  de  ravissement  j'eus  les  jDaupières  pleines. 
Car  dans  cet  horizon  où  mon  œil  n'avait  vu 
Qu'un  triste  et  plat  pays,  mal  léché,  dépourvu 
De  toute  expression  et  de  sève  féconde. 
Mon  regard,  animé  d'une  vigueur  profonde, 
Reconnut  1" abondance  et  d'admirables  traits 


POÉSIES  29 

De  la  Nature,  belle  et  puissante  à  jamais. 
Pas  un  simple  horizon  fuj^'int  dans  un  nuage, 
Pas  un  arbre  chétif  et  tout  cassé  par  l'âge, 
Pas  un  pauvre  genêt,  pas  de  ronce,  allongeant 
Ses  longs  bras  exposés  au  bâton  du  passant, 
Qui  ne  prît  tout  soudain  à  ma  vue  attentive 
Expression  étrange  ou  grâce  en  perspective. 

Mais  tandis  que  mon  œil  de  l'un  à  l'autre  allait 

Et  qu'au  dedans  de  moi  mon  âme  remuait 

(Tel  qu'un  rude  mineur  dans  le  fond  des  carrières) 

D'innombrables  pensers  et  de  puissants  mystères, 

Je  sentis  sous  mes  pieds  une  douce  chaleur, 

Comme  si  par  amour  un  ange  du  Seigneur 

En  eût  baisé  la  plante  ;  et  le  long  de  mes  veines, 

Molle  et  comme  eussent  fait  d'enivrantes  haleines, 

Elle  allait  s'élevant,  et  plus  elle  avançait, 

Plus  le  sang  orageux  et  le  cours  inquiet 

De  la  vie  à  travers  notre  ardente  nature 

S'apaisaient  et  prenaient  de  calme  en  leur  allure. 

Ils  devinrent  si  doux,  il  se  fit  dans  mon  sein 

Un  repos  inconnu  si  suave  et  si  plein  ; 

Mes  artères  battaient  avec  tant  d'harmonie, 

Et  ma  chair  savourait  une  si  douce  vie, 

Qu'il  semblait  que  ma  veine  eût  dans  ce  corps  mortel 

Le    sang  pur  et  rose  d'un  habitant  du  ciel. 

Mon  regard  devint   fixe  et  mon  âme  fut  prise 

D'un  tremblement  léger  (comme  on  voit  sous  la  brise 

Une  feuille  frémir  dans  le  calme  du  soir)  : 

Car  elle  ne  savait  ce  qui  se  ferait  voir. 

Et  comme  un  homme  assis,  au  faîte  des  montagnes, 

Regarde  le  brouillard  couché  sur  les  campagnes 

Au  souffle  du  matin  filer  en  ondoyant, 

Tel  qu'un  manteau  de  soie  emporté  par  le  vent, 

Je  vis  alors,  je  vis  cette  belle  parure 

D'arbres  majestueux  et  de  fraîche  verdure. 

Voile  mystérieux  dont  la  main  du  Seigneur, 

Au  troisième  soleil  du  travail  créateur, 


30  MAURICE    DE    GUÉRIN 

Couvrit  la  lerrc  ainsi  qu'une  jeune  épousée, 

Je  le  vis  soulevé  par  une  main  cachée 

Et  roulé  sur  lui-même,  et  par  un  vent  soudain 

Dans  l'espace  entraîné  comme   un  bandeau  de  lin  ; 

Et  mon  œil  contempla  la  plaine  immense  et  vide, 

Non  comme  au  jour  où  Dieu  fit  paraître  l'aride, 

Mais  brillante  et  limpide,  et  merveilleuse  à  voir  : 

Car  elle  m'apparut  plus  lisse  qu'un  miroir 

Et  d'un  clair  transparent  comme  une  pierre  fine, 

Et,  plongeant  à  travers   la  clarté  cristalline, 

Mon  regard  découvrit  au  plus  creux  de  son  sein 

Des  choses  à  ravir  les  j^eux  d'un  séraphin. 

Car  je  voyais  là-bas,  aux  entrailles  du  monde, 

La  Nature,  échauffée  à  son  œuvre  profonde, 

De  ses  divines  mains  travailler  et  pétrir 

Les  germes  inconnus  des  êtres  à  venir  ; 

Et  ces  germes  confus  abondaient  autour  d'elle, 

Au  loin,  de  tous  côtés,  comme  une  onde  éternelle 

Dont  chaque  flot,  chantant  un  hj-mne  sans  pareil. 

Demandait  à  grand  bruit  la  forme  et  le  soleil. 


Et  la  grande  ouvrière  ardente,    infatigable, 
Sans  relâche  puisait  à  l'onde  intarissable  ; 
Et  les  êtres  moulés  dans  le  creux  de  sa  main 
Vers  le  jour  s'envolaient  chacun  par  son  chemin. 
Ils  prenaient  leur  essor  parfaites  créatures, 
Avecleur  jeune  vie,  avec  leurs  formes  pures  ; 
Et  de  mille  côtés  s'élançaient  avec  eux 
L'hosanna  de  la  vie  et    le  salut  aux  cieux. 


Cependant,  comme  un  bruit  qui  descend  des  montagnes, 

Une  rumeur  venait  du  fond  de  ces  campagnes. 

C'était  la  grande  voix  du  torrent  éternel 

Qui  s'échappe  à  jamais  des  abîmes  du  ciel, 

Et  va  roulant  des  flots  de  germes  et  de  vie 

A  cette  mer  étrange  où  chaque  flot  s'écrie  : 

<■'  O  Nature,  prends-nous  dans  tes  mains  !  bienheureux 

Qui  jouit  de  sa  forme  et  de  l'éclat  des  cieux  !  » 


POÉSIES  31 

Terre,  terre,  ô  combien  tes  entrailles  sont  belles  ! 

Et  ton  flanc  abondant  !  Heureuses  mes  prunelles, 

A  qui  tu  laisses  voir  en  toute  intimité 

La  source  et  les  secrets  de  ta  fécondité  ! 

Bienheureux  mes  regards,  heureuses  mes  oreilles, 

Que  ravissent  des  voix  en  douceur  non   pareilles, 

Les  merveilleuses  voix  des  êtres  qu'en  ton  sein 

La  Nature  façonne  avec  sa  grande  main, 

Et  qui  chantent  après,  dans  leur  joie  infinie 

Des  actions  de  grâces  et  Ihymne  de  la  vie  ! 

Je  m'écriais  ainsi,  de  bonheur  radieux, 

Et  mes  regards  ardents  attachés  sur  les  cieux. 

Quand  je  les  rabattis,  je  ne  vis  dans  les  plaines 

Que  des  buissons  épars  et  l'ombre  des  grands  chênes  : 

Et  les  calmes  rayons  du  croissant  argentin 

Me  venaient  d'un  limpide  et  sauvage  lointain, 

Et  notre  monde  allait,  dans  sa  couche  moelleuse, 

S'endormant  sous  les  j'eux  de  sa  belle  veilleuse. 

Ploërmel,  novembre  1833. 


PROMENADE  AUX  BORDS  DE  LA  RANGE 


FRAGMENT 


Mordeiix,  4  janvier  183^. 


IV 


Descendu  par  degrés  de  ces  choses  divines, 

Notre  discours  s'emplit  des  bois  et  des  collines 

Qui  se  mirent  en  Rance,  et  du  beau  chêne  vert 

Qui  figure  si  bien  sur  le  vieux  mur  désert. 

Baschamp,  qui  déroulait  ses  plaines  de  verdure 

Qui  seront  plaines  d'or,  les  belles  dentelures 

Des  caps  entre  lesquels  la  Rance  au  flot  serein 

Prenait  si  bien  la  fuite  et  gagnait  le  lointain  ; 

Et  les  hêtres  qui  font  figure  merveilleuse 

Aux  pentes  des  coteaux  ;  et  la  bise  rêveuse 

Qui,  dans  le  premier  arbre  aux  rameaux  allongés, 

Siffle  un  air  de  tristesse  ;  et  les  sables  longés 

Par  les  courlieux  ;  et  puis,   la  traînante  parure 

Que  des  nuages  blancs  la  troupe  vague  et  pure 

Promenait  dans  le  ciel  ;  enfin  la  volupté 

Du  désert  :  tout  cela,  dans  nos  discours  jeté, 

Charmait,  le  long  de  flots,  notre  errante  manie. 

Aux  dunes  arrivée,  la  douce  rêverie 

Nous  posa  son  doigt    blanc  sur  la  bouche,   et  tous  deux, 

Comme  deux  vieux  oiseaux  calmes,  silencieux, 

Nous  portions  l'œil  au  loin,  et,  dans  leur  sanctuaire, 

Nos  deux  âmes  après  se  mirent  en  prière. 


POÉSIES  33 


Vous  savez  qu'au  retour,  au  pied  noir  d'un  rocher 
Sur  le  sable  argenté  nous  vîmes  s'épancher 
Une  source  d'eau  vive,  et  qu'ayant  dans  larùne 
Planté  là  mon  bâton,  une  belle  fontaine, 
Avec  son  doux  murmure  et  son  limpide  flot, 
De  ce  sable  creusé  prit  naissance   aussitôt. 
Mon  ami,  si  demain  l'aimable  poésie. 
Mon  ange,  mon  amour,  ma  plus  chère  folie, 
Fait  descente  en  mon  sein  et,  tout  en  se  jouant, 
Remue  un  peu  le  sable  avec  son  doigt   charmant. 
Mon  âme  répandra,  source  obscure  et  plaintive, 
Son  onde  abandonnée  en  votre  âme  naïve. 
Vous  saurez,  mon  ami,   ce  qu'a  prié  mon  cœur, 
Quelle  plainte  mon  âme  a  livrée  au  Seigneur, 
A  l'heure  où,  nous   versant  une  douceur  commune, 
Les  rêves  nous  tenaient  enchantés  sur  la  dune  ! 


DE    GUERIX 


LA  SAINTE  THERESE 

DE  GÉRARD 

Thérèse  de  Jésus,  ô  ma  sainte  adorée, 

Amante  du  Seigneur,  colombe  consacrée, 

J'ai  votre  image  enfin  I  Du  jour  où  je  connus 

Votre  vie  admirable,  et  du  jour  où  je  lus 

Ces  ouvrages  de  vous  où  votre  amour  suprême 

A  fait  naïvement  un  céleste  poème, 

Je  résolus  d'avoir  en  ma  possession, 

Vieil  ou  neuf,  un  portrait  qui  portât  votre  nom. 

Le  ciel  enfin  ma  fait  trouver  une    gravure 

Comme  je  la  voulais,  d'une  empreinte  fort  pure, 

Et  donnant  un  dessin  assez  digne  de  vous. 

Fût-il  plus  imparfait,  je  l'aimerais  sur  tous  : 

Votre  nom  fait  peinture  assez.  Or,  donc,  ma  sainte, 

En  ce  portrait  voici  comment  vous  êtes  peinte. 

La  scène  est  une  église,  et  c'est  fort  bien  choisi, 
Car  c'était  là  vraiment  votre  asile  chéri. 
Vous  pliez  seulement  un  genou  sur  la  dure, 
L'autre  à  demi  s'incline,  et  la  robe  de  bure, 
Qui  se  déroule  et  dont  nul  pli  n'est  retenu. 
Laisse  divinement  échapper  un  pied  nu. 
Et  ce  pied  gracieux,  qui  porte  une  sandale, 
Pur  et  blanc  comme  neige,  est  posé  sur  la  dalle 
Vous  vous  penchez  un  peu  comme  quand  on  est    las. 
Au  pied  d'une  colonne,  et  sur  la  base  un  bras 
S'accoudant  ;  vos  deux  mains,  l'une  à  l'autre    enlacées, 
Comme  deux  blanches  sœurs  se  tiennent   embrassées. 
De  votre  front  serein  comme  le  plus  beau  jour 
Une  toile  en  bandeau  suit  le  charmant  contour. 


POÉSIE  35 

Et  sur  ce  front  si  pur  reluit  et  se  détache 
Comme  un  nuage  blanc  sur  l'aurore  sans  tache 
Au  cou,  la  mentonnière,  autre  bandeau  de  sœur. 
Dérobe  à  nos   regards  blancheur  par  la  blancheur. 
Un  mantelet  de  lin,  qui  tombe  jusqu'à  terre, 
Roule  en  plis  gracieux  son  étoffe  légère, 
Et  sur  sa  tête,  un  voile,  en  arrière  jeté. 
Fait  l'effet  du  feuillage  à  nos  roses,  l'été. 
Puis  en  l'air,  auprès  de  la  simple  coiffure. 
Brille  un  cercle  argenté  d'une  lumière  pure. 
Couronne  aérienne  en  un  trait  des  plus  fins. 
Dont  on  voit  surmonté  le  chef  de  tous  les  saints. 
Est-ce  tout  ?  J'oubliais  la  croix  de  la  prière, 
Qui  pend  à  la  ceinture  au  bout  du  grand  rosaire. 
Et  je  dois  dire  ici,  tout  en  parlant  de  croix, 
Que  dans  l'Eglise  c'est  la  seule  que  je  vois. 
Pas  un  autel  non  plus.  Votre  sainte  figure 
Est  vivante  de  grâce  et  d'expression  pure  , 
Elle  est  belle  à  passer  devant  vous  tout  un  jour 
Sans  bouger  ;  elle  est  belle  à  donner  de  l'amour  ; 
Mais  l'artiste,  manquant  de  foi,  n'a  pas  pris  garde 
Que  vous  y  regardez  celui  qui  vous  regarde, 
Que  les  chrétiens  priant  tiennent  les  yeux  baissés 
Et  que  des  yeux  ouverts  ne  priaient  pas  assez. 

En  la  chambre  où  je  vis,  cellule  toute  nue, 

Thérèse,  nous  voilà  compagne  devenue 

D'un  chrétien  mal  dépris  de  ce   monde  mortel 

Et  qui  traîne  du  pied  en  marchant  vers  le  ciel. 

Vous  voilà  suspendue,  ô  ma  chère  peinture  ! 

En  un  cadre  où  reluit  encor  quelque  dorure, 

A  la  cloison  de  bois  qui  protège  mon  lit, 

O  ma  sainte,  le  jour  !  ô  mon  rêve,   la  nuit  ! 

Plus  bas,  un  bénitier  dans  sa  coquille  ronde 

Garde  un  peu  de  cette  eau  que  fuit  l'esprit   immonde. 

Et  j'y  viens,  chaque  soir,  tremper  le  bout  du  doigt. 

Dirai-je  mieux,  disant  que  la  prière  y  boit 

Au  moment  de  partir  pour  la  divine  plage, 

Gomme  je  l'ai  vu  faire  aux   oiseaux  de  voyage  ? 

N'importe.  Mais  je  sens,  quand  le  front  lourd  et  chaud 


36  MAURICE    DE   GUÉRIN 

A  porté,  dans  le  jour,  quelque  rêve  trop  haut, 
Que  j'ai  laissé  sur  lui  se  poser  d'aventure, 
De  ces  pensers  au  front  laissant  une  brûlure, 
Je  sens,  dis-je,  le  soir,  qu'en  y  portant  la  main 
Empreinte  de  cette  eau,  le  mal  se  tourne  en  bien. 

Thérèse,  mon  amour,  reine  de  ma  cellule, 

Vous  voyez  bien  souvent  combien  le  front  me  brûle. 

Et.  pécheur  que  je  suis,  quil  m'arrive,  le  soir, 

De  baisser  devant  vous  mes  yeux,  de  peur  de  voir 

Vos  angéliques  traits  qui  font  rougir  ma  face. 

Car  dans  l'âme  souvent  telle  chose  se  passe 

Qui  fait  que  l'on  n'a  pas  assez  de  ses  deux  mains 

Pour  cacher  son  visage,  et    que  des  3'eux  sereins, 

Le  ciel    pur,  la  beauté  de  toute  la  nature, 

Une  simple  colombe  à  la  blanche  parure, 

Tout  cela  nous  tourmente,  et  qu'on  semble  avoir  peur 

De  la  douce  innocence  et  de  toute  blancheur. 

Quand  j'aurai  peur  de  vous,  ma  vierge,  oh  !  je  vous    prie, 

Détournez  vos  regards  de  mon  âme  flétrie  ; 

Ne  nous  regardons  plus  Tun  l'autre,  seulement 

Ménageons  entre  nous  un  accommodement. 

Point  de  regards,  c'est  dit.  En  pareille  occurrence 

Vous  m'aurez  en  pitié  ;  moi,  j'aurai  confiance, 

Et  le  bénitier  blanc  qui  pend  auprès  de  vous 

Nous  fera  seul  alors  correspondre  entre  nous. 

Vous  y  déposerez,  en  matière  d'aumône. 

Un  peu  d'eau  pour  mon  mal,  de  cette  eau  qui  se  donne 

Aux  âmes  en  faiblesse,  et  moi.  nécessiteux. 

Défaillant,  je  prendrai  l'aumône  dans  ce  creux. 


LE  CENTAURE 


J'ai  reçu  la  naissance  dans  les  antres  de  ces  mon- 
tagnes. Comme  le  fleuve  de  cette  vallée  dont  les 
gouttes  primitives  coulent  de  quelque  roche  qui 
pleure  dans  une  grotte  profonde,  le  premier  instant 
de  ma  vie  tomba  dans  les  ténèbres  d'un  séjour  reculé 
et  sans  troubler  son  silence.  Quand  nos  mères  appro- 
chent de  leur  délivrance,  elles  s'écartent  vers  les 
cavernes,  et  dans  le  fond  des  plus  sauvages,  au  plus 
épais  de  l'ombre,  elles  enfantent,  sans  élever  une 
plainte,  des  fruits  silencieux  comme  elles-mêmes. 
Leur  lait  puissant  nous  fait  surmonter  sans  langueur 
ni  lutte  douteuse  les  premières  difficultés  de  la  vie  ; 
cependant  nous  sortons  de  nos  cavernes  plus  tard 
que  vous  de  vos  berceaux.  C'est  qu'il  est  répandu 
parmi  nous  qu'il  faut  soustraire  et  envelopper  les 
premiers  temps  de  l'existence,  comme  des  jours 
remplis  par  les  dieux.  Mon  accroissement  eut  son 
cours  presque  entier  dans  les  ombres  ou  j'étais  né. 
Le  fond  de  mon  séjour  se  trouvait  si  avancé  dans 
l'épaisseur  de  la  montagne,  que  j'eusse  ignoré  le 
côté  de  l'issue,  si,  détournant  quelquefois  dans  cette 
ouverture,  les  vents  n'y  eussent  jeté  des  fraîcheurs 
et  des  troubles  soudains.  Quelquefois  aussi,  ma 
mère  rentrait,  environnée  du  parfum  des  vall'ées  ou 
ruisselante  des  flots  qu'elle  fréquentait.  Or  ces  re- 


38  MAURICE   DE   GUÉRIS' 

tours  qu'elle  faisait,  sans  m'instruire  jamais  des  val- 
lons ni  des  fleuves,  mais  suivie  de  leurs  émanations, 
inquiétaient  mes  esprits,  et  je  rôdais  tout  agité  dans 
mes  ombres.  Quels  sont-ils,  me  disais-je,  cesdehors 
où  ma  mère  s'emporte,  et  qu'y  règne-t-il  de  si  puis- 
sant qui  l'appelle  à  soi  si  fréquemment  ?  Mais  quV 
ressent-on  de  si  opposé  qu'elle  en  revienne  chaque 
jour  diversement  émue  ?  Ma  mère  rentrait,  tantôt 
animée  dune  joie  profonde,  et  tantôt  triste  et  traî- 
nante et  comme  blessée.  La  joie  qu'elle  rapportait  se 
marquait  de  loin  dans  quelques  traits  de  sa  marche 
et  s'épandait  de  ses  regards.  J'en  éprouvais  des 
communications  dans  tout  mon  sein  ;  mais  ses  abat- 
tements me  gagnaient  bien  davantage  et  m'entraî- 
naient bien  plus  avant  dans  les  conjectures  où  mon 
esprit  se  portait.  Dans  ces  moments,  je  m'inquiétais 
de  mes  forces,  j'y  reconnaissais  une  puissance  qui 
ne  pouvait  demeurer  solitaire,  et  me  prenant,  soit  à 
secouer  mes  bras,  soit  à  multiplier  mon  galop 
dans  les  ombres  spacieuses  de  la  caverne,  je 
m'efforçais  de  découvrir  dans  les  coups  que  je 
frappais  au  vide,  et  par  l'emportement  des  pas 
que  j'y  faisais,  vers  quoi  mes  bras  devaient  s'éten- 
dre et  mes  pieds  m'emporter...  Depuis,  j'ai  noué 
mes  bras  autour  du  buste  des  centaures,  et  du  corps 
des  héros,  et  du  tronc  des  chênes  ;  mes  mains  ont 
tenté  les  rochers,  les  eaux,  les  plantes  innombrables 
et  les  plus  subtiles  impressions  de  l'air,  car  je  les 
élève  dans  les  nuits  aveugles  et  calmes  pour  qu'elles 
surprennent  les  souffles  et  en  tirent  des  signes  pour 
augurer  mon  chemin  ;  mes  pieds,  voyez,  ô  Mélampe  ! 
comme  ils  sontusés  !  Et  cependant,  tout  glacé  que  je 
suis  dans  ces  extrémités  de  l'âge,  il  est  des  jours  où, 


LE   CENTAURE  39 

en  pleine  lumière,  sur  les  sommets,  j'agite  de  ces 
courses  de  ma  jeunesse  dans  la  caverne,  et  pour  le 
même  dessein,  brandissant  mes  bras  et  emplo3^ant 
tous  les  restes  de  ma  rapidité. 

Ces  troubles  alternaient  avec  de  longues  absences 
de  tout  mouvement  inquiet.  Dès  lors,  je  ne  possé- 
dais plus  d'autre  sentiment  dans  mon  être  entier  que 
celui  delà  croissance  et  des  degrés  de  vie  qui  mon- 
taient dans  mon  sein.  Ayant  perdu  l'amour  de  l'em- 
portement, et  retiré  dans  un  repos  absolu,  je  goûtais 
sans  altération  le  bienfait  des  dieux  qui  se  répandait 
en  moi.  Le  calme  et  les  ombres  président  au  charme 
secret  du  sentiment  de  la  vie.  Ombres  qui  habitez 
les  cavernes  de  ces  montagnes,  je  dois  à  vos  soins 
silencieux  l'éducation  cachée  qui  m'a  si  fortement 
nourri,  et  d'avoir,  sous  votre  garde,  goûté  la  vie 
toute  pure,  et  telle  qu'elle  me  venait  sortant  du  sein 
des  dieux  !  Quand  je  descendis  de  votre  asile  dans  la 
lumièredu  jour,  je  chancelai  et  ne  la  saluai  pas,  car 
elle  s'empara  de  moi  avec  violence,  m'enivrant 
comme  eût  fait  une  liqueur  funeste  soudainement 
versée  dans  mon  sein,  et  j'éprouvai  que  mon  être, 
jusque-là  si  ferme  et  si  simple,  s'ébranlait  et  perdait 
beaucoup  de  lui-même,  comme  s'il  eût  dû  se  disper- 
ser dans  les  vents. 

O  Mélampe  !  qui  voulez  savoir  la  vie  des  cen- 
taures, par  quelle  volonté  des  dieux  avez-vous  été 
guidé  vers  moi,  le  plus  vieux  et  le  plus  triste  de 
tous  ?  Il  y  a  longtemps  que  je  n'exerce  plus  rien  de 
leur  vie.  Je  ne  quitte  plus  ce  sommet  de  montagne  où 
Tâge  m'a  confiné.  La  pointe  de  mes  flèches  ne  sert 
plus  qu'à  déraciner  les  plantes  tenaces  ;  les  lacs 
tranquilles  me  connaissent  encore,  mais  les  fleuves 


40  MAURICE    DE    GUÉRIN 

m'ont  oublié.  Je  vous  dirai  quelques  points  de  ma 
jeunesse  ;  mais  ces  souvenirs,  issus  d'une  mémoire 
altérée,  se  traînent  comme  les  flots  d'une  libation 
avare  tombant  d'une  urne  endommagée.  Je  vous  ai 
exprimé  aisément  les  premières  années,  parce 
qu'elles  furent  calmes  et  parfaites  ;  c'était  la  vie  seule 
et  simple  qui  m'abreuvait,  cela  se  retient  et  se  récite 
sans  peine.  Un  dieu,  supplié  de  raconter  sa  vie,  la 
mettrait  en  deux  mots,  ô  Mélampe  I 

L'usage  de  ma  jeunesse  fut  rapide  et  rempli  d'agi- 
tation .  Je  vivais  de  mouvement  et  ne  connaissais  pas 
de  borne  à  mes  pas.  Dans  la  fierté  de  mes  forces 
libres,  j'errais,  m'étendant  de  toutes  parts  dans  ces 
déserts.  Un  jour  que  je  suivais  une  vallée  où  s'enga- 
gent peu  les  centaures,  je  découvris  un  homme  qui 
côtoyait  le  fleuve  sur  la  rive  contraire.  C'était  le 
premier  qui  s'ofl'rît  à  ma  vue,  je  le  méprisai.  Voilà 
tout  au  plus,  me  dis-je,  la  moitié  de  mon  être  !  Que 
ses  pas  sont  courts  et  sa  démarche  malaisée  !  Ses 
yeux  semblent  mesurer  l'espace  avec  tristesse.  Sans 
doute  c'est  un  centaure  renversé  par  les  dieux  et 
qu'ils  ont  réduit  à  se  traîner  ainsi. 

Je  me  délassais  souvent  de  mes  journées  dans  le 
lit  des  fleuves.  Une  moitié  de  moi-même,  cachée 
dans  les  eaux,  s'agitait  pour  les  surmonter,  tandis 
que  l'autre  s'élevait  tranquille  et  que  je  portais  mes 
bras  oisifs  bien  au-dessus  des  flots.  Je  m'oubliais 
ainsi  au  milieu  des  ondes,  cédant  aux  entraînements 
de  leur  cours  qui  m'emmenait  au  loin  et  conduisait 
leur  hôte  sauvage  à  tous  les  charmes  des  rivages. 
Combien  de  fois,  surpris  par  la  nuit,  j'ai  suivi  les 
courants  sous  les  ombres  qui  se  répandaient,  dépo- 
sant jusque   dans   le    fond   des    vallées  l'influence 


LE   CENTAURE  41 

nocturne  des  dieux  I  Ma  vie  fougueuse  se  tempérait 
alors  au  point  de  ne  laisser  plus  qu'un  léger  senti- 
ment de  mon  existence  répandu  par  tout  mon  être 
avec  une  égale  mesure,  comme,  dans  les  eaux  où  je 
nageais,  les  lueurs  de  la  déesse  qui  parcourt  les 
nuits.  Mélampe,  ma  vieillesse  regrette  les  fleuves  ; 
paisibles  la  plupart  et  monotones,  ils  suivent  leur 
destinée  avec  plus  de  calme  que  les  centaures,  et 
une  sagesse  plus  bienfaisante  que  celle  des  hommes. 
Quand  je  sortais  de  leur  sein,  j'étais  suivi  de  leurs 
dons  qui  m'accompagnaient  des  jours  entiers  et  ne 
se  retiraient  qu'avec  lenteur,  à  la  manière  des  par- 
fums. 

Une  inconstance  sauvage  et  aveugle  disposait  de 
mes  pas.  Au  milieu  des  courses  les  plus  violentes, 
il  m'arrivait  de  rompre  subitement  mon  galop, 
comme  si  un  abîme  se  fût  rencontré  à  mes  pieds,  ou 
bien  un  dieu  debout  devant  moi.  Ces  immobilités 
soudaines  me  laissaient  ressentir  ma  vie  tout  émue 
par  les  emportements  où  j'étais.  Autrefois  j'ai  coupé 
dans  les  forêts  des  rameaux  qu'en  courant  j'élevais 
par-dessus  ma  tête  ;  la  vitesse  de  la  course  suspen- 
dait la  mobilité  du  feuillage  qui  ne  rendait  plus 
qu'un  frémissement  léger  ;  mais  au  moindre  repos 
le  vent  et  l'agitation  rentraient  dans  le  rameau,  qui 
reprenait  le  cours  de  ses  murmures.  Ainsi  ma  vie, 
à  l'interruption  subite  des  carrières  impétueuses  que 
ie  fournissais  à  travers  ces  vallées,  frémissait  dans 
tout  mon  sein.  Je  l'entendais  courir  en  bouillonnant 
et  rouler  le  feu  qu'elle  avait  pris  dans  l'espace  ardem- 
ment franchi.  Mes  flancs  animés  luttaient  contre 
ses  flots  dont  ils  étaient  pressés  intérieurement,  et 
goûtaient  dans   ces   tempêtes  la  volupté  qui  n'est 


42  MAURICE    DE    GUÉRIN 

connue  que  des  rivages  de  la  mer,  de  renfermer 
sans  aucune  perte  une  vie  montée  à  son  comble  et 
irritée.  Cependant,  la  tête  inclinée  au  vent  qui 
m'apportait  le  frais,  je  considérais  la  cime  des  mon- 
tagnes devenues  lointaines  en  quelques  instants^  les 
arbres  des  rivages  et  les  eaux  des  fleuves,  celles-ci 
portées  d'un  cours  traînant,  ceux-là  attacbés  dans 
le  sein  de  la  terre,  et  mobiles  seulement  par  leurs 
branchages  soumis  aux  souffles  de  l'air  qui  les  font 
gémir.  «  Moi  seul,  me  disais-je,  j'ai  le  mouvement 
libre,  et  j'emporte  à  mon  gré  ma  vie  de  l'un  à  l'autre 
bout  de  ces  vallées.  Je  suis  plus  heureux  que  les  tor- 
rents qui  tombent  des  montagnes  pour  n'3^  plus 
remonter.  Le  roulement  de  mes  pas  est  plus  beau 
que  les  plaintes  des  bois  et  que  les  bruits  de  l'onde  ; 
c'est  le  retentissement  du  centaure  errant  et  qui  se 
guide  lui-même.  »  Ainsi,  tandis  que  mes  flancs 
agités  possédaient  l'ivresse  de  la  course,  plus  haut 
j'en  ressentais  l'orgueil,  et  détournant  la  tête,  je 
m'arrêtais  quelque  temps  à  considérer  ma  croupe 
fumante. 

La  jeunesse  est  semblable  aux  forêts  verdoj^antes 
tourmentées  par  les  vents  :  elle  agite  de  tous  côtés 
les  riches  présents  de  la  vie,  et  toujours  quelque 
profond  murmure  règne  dans  son  feuillage.  Vivant 
avec  l'abandon  des  fleuves,  respirant  sans  cesse 
Cybèle,  soit  dans  le  lit  des  vallées,  soit  à  la  cime 
des  montagnes,  je  bondissais  partout  comme  une  vie 
aveugle  et  déchaînée.  Mais  lorsque  la  nuit,  remplie 
du  calme  des  dieux,  me  trouvait  sur  le  penchant  des 
monts,  elle  me  conduisait  à  l'entrée  des  cavernes  et 
m'3'  apaisait  comme  elle  apaise  les  vagues  de  la 
mer,  laissant  survivre   en   moi  de   légères  ondula- 


LE   CENTAURE  43 

lions  qui  écartaient  le  sommeil  sans  altérer  mon 
repos.  Couché  sur  le  seuil  de  ma  retraite,  les  flancs 
cachés  dans  l'antre  et  la  tête  sous  le  ciel,  je  suivais 
le  spectacle  des  ombres.  Alors  la  vie  étrangère  qui 
m'avait  pénétré  durant  le  jour  se  détachait  de  moi 
goutte  à  goutte,  retournant  au  sein  paisible  de  Cy- 
bèle,  comme  après  Fondée  les  débris  de  la  pluie 
attachée  aux  feuillages  font  leur  chute  et  rejoignent 
les  eaux.  On  dit  que  les  dieux  marins  quittent  durant 
les  ombres  leurs  palais  profonds,  et,  s'asseyant  sur 
les  promontoires,  étendent  leurs  regards  sur  les 
flots.  Ainsi  je  veillais  ayant  à  mes  pieds  une  étendue 
de  vie  semblable  à  la  mer  assoupie.  Rendu  à  l'exis- 
tence distincte  et  pleine,  il  me  paraissait  que  je 
sortais  de  naître,  et  que  des  eaux  profondes  et  qui 
m'avaient  conçu  dans  leur  sein  venaient  de  me  laisser 
sur  le  haut  de  la  montagne,  comme  un  dauphin 
oublié  sur  les  sirtes  par  les  flots  d'Amphitrile. 

Mes  regards  couraient  librement  et  gagnaient  les 
points  les  plus  éloignés.  Comme  des  rivages 
toujours  humides,  le  cours  des  montagnes  du  cou- 
chant demeurait  empreint  de  lueurs  mal  essuyées 
par  les  ombres.  Là,  survivaient,  dans  les  clartés 
pâles,  des  sommets  nus  et  purs.  Là,  je  voyais  des- 
cendre tantôt  le  dieu  Pan,  toujours  solitaire,  tantôt 
le  chœur  des  divinités  secrètes,  ou  passer  quelque 
nymphe  des  montagnes  enivrée  par  la  nuit.  Quel- 
quefois les  aigles  du  mont  Olympe  traversaient  le 
haut  du  ciel  et  s'évanouissaient  dans  les  constel- 
lations reculées  ou  sous  les  bois  inspirés.  L'esprit 
des  dieux,  venant  à  s'agiter,  troublait  soudainement 
le  calme  des  vieux  chênes. 

Vous  poursuivez  la  sagesse,  ô  Mélampe  1    qui  est 


44  MAURICE   DE   GUÉRIX 

la  science  de  la  volonté  des  dieux,  et  vous  errez 
parmi  les  peuples  comme  un  mortel  égaré  par  les 
destinées.  Il  est  dans  ces  lieux  une  pierre  qui,  dès 
qu'on  la  touche,  rend  un  son  semblable  à  celui 
des  cordes  dun  instrument  qui  se  rompent,  et  les 
hommes  racontent  qu'Apollon,  qui  chassait  son 
troupeau  dans  ces  déserts,  aj^ant  rais  sa  Ijtc  sur  cette 
pierre,  y  laissa  cette  mélodie.  O  Mélampe  1  les  dieux 
errants  ont  posé  leur  lyre  sur  les  pierres  ;  mais 
aucun...  aucun  ne  l'y  a  oubliée.  Au  temps  où  je 
veillais  dans  les  cavernes,  j'ai  cru  quelquefois  que 
j'allais  surprendre  les  rêves  de  Cj'bèle  endormie,  et 
que  la  mère  des  dieux,  trahie  par  les  songes,  perdrait 
quelques  secrets  ;  mais  je  n'ai  jamais  reconnu  que 
des  sons  qui  se  dissolvaient  dans  le  souffle  de  la 
nuit,  ou  des  mots  inarticulés  comme  le  bouillon- 
nement des  fleuves. 

«  O  Macarée  !  me  dit  un  jour  le  grand  Chiron 
dont  je  suivais  la  vieillesse,  nous  sommes  tous 
deux  centaures  des  montagnes  ;  mais  que  nos  pra- 
tiques sont  opposées  I  Vous  le  voj-ez,  tous  les 
soins  de  mes  journées  consistent  dans  la  recherche 
des  plantes,  et  vous,  vous  êtes  semblable  à  ces 
mortels  qui  ont  recueilli  sur  les  eaux  ou  dans  les 
bois  et  porté  à  leurs  lèvres  quelques  fragments  du 
chalumeau  rompu  par  le  dieu  Pan.  Dès  lors  ces 
mortels,  ayant  respiré  dans  ces  débris  du  dieu  un 
esprit  sauvage  ou  peut-être  gagné  quelque  fureur 
secrète,  entrent  dans  les  déserts,  se  plongent  aux 
forêts,  côtoient  les  eaux,  se  mêlent  aux  montagnes, 
inquiets  et  portés  d'un  dessein  inconnu.  Les  cavales 
aimées  par  les  vents  dans  la  Scythie  la  plus  lointaine 
ne  sont  ni  plus  farouches  que  vous,  ni  plus  tristes  le 


LE   CENTAURE  45 

soir,  quand  l'Aquilon  s'est  retiré.  Cherchez-vous  les 
dieux,  ô  Macarée  !  et  d'où  sont  issus  les  hommes, 
les  animaux  et  les  principes  du  feu  universel  ?  Mais 
le  vieil  Océan,  père  de  toutes  choses,  retient  en  lui- 
même  ces  secrets,  et  les  nymphes  qui  l'entourent 
décrivent  en  chantant  un  chœur  éternel  devant  lui, 
pour  couvrir  ce  qui  pourrait  s'évader  de  ses  lèvres 
entr'ouvertes  par  le  sommeil.  Les  mortels  qui  tou- 
chèrent les  dieux  par  leur  vertu  ont  reçu  de  leurs 
mains  des  lyres  pour  charmer  les  peuples,  ou  des 
semences  nouvelles  pour  les  enrichir,  mais  rien  de 
leur  bouche  inexorable. 

«  Dans  ma  jeunesse,  Apollon  m'inclina  vers  les 
plantes,  et  m'apprit  à  dépouiller  dans  leurs  veines 
les  sucs  bienfaisants.  Depuis,  j'ai  gardé  fidèlement 
la  grande  demeure  de  ces  montagnes,  inquiet,  mais 
me  détournant  sans  cesse  à  la  quête  des  simples,  et 
communiquant  les  vertus  que  je  découvre.  Voyez- 
vous  d'ici  la  cime  chauve  du  mont  Œta  !  Alcide  l'a 
dépouillée  pour  construire  son  bûcher.  O  Macarée  ! 
les  demi-dieux  enfants  des  dieux  étendent  la 
dépouille  des  lions  sur  les  bûchers,  et  se  consument 
au  sommet  des  montagnes  !  les  poisons  de  la  terre 
infectent  le  sang  reçu  des  immortels  !  Et  nous,  cen- 
taures engendrés  par  un  mortel  audacieux  dans  le 
sein  d'une  vapeur  semblable  à  une  déesse,  qu'at- 
tendrions-nous du  secours  de  Jupiter  qui  a  foudroyé 
le  père  de  notre  race  ?  Le  vautour  des  dieux  déchire 
éternellement  les  entrailles  de  l'ouvrier  qui  forma  le 
premier  homme.  O  Macarée  !  hommes  et  centaures 
reconnaissent  pour  auteurs  de  leur  sang  des  sous- 
tracteurs du  privilège  des  immortels,  et  peut-être 
que  tout  ce  qui  se  meut  hors   d  eux-mêmes  n'est 


46  MAURICE   DE    GUÉRIN 

qu'un  larcin  qu'on  leur  a  fait,  qu'un  léger  débris  de 
leur  nature  emporté  au  loin,  comme  la  semence  qui 
vole,  par  le  souffle  tout-puissant  du  destin.  On 
publie  qu'Egée,  père  de  Thérèse^  cacha  sous  le  poids 
d'une  roche,  au  bord  de  la  mer,  des  souvenirs  et 
des  marques  à  quoi  son  fils  put  un  jour  reconnaître 
sa  naissance.  Les  dieux  jaloux  ont  enfoui  quelque 
part  les  témoignages  de  la  descendance  des  choses  ; 
mais  au  bord  de  quel  océan  ont-ils  roulé  la  pierre 
qui  les  couvre,  ô  Macarée  !  » 

Telle  était  la  sagesse  où  me  portait  le  grand 
Chiron.  Réduit  à  la  dernière  vieillesse,  le  centaure 
nourrissait  dans  son  esprit  les  plus  hauts  discours. 
Son  buste  encore  hardi  s'affaissait  à  peine  sur  ses 
flancs  qu'il  surmontait  en  marquant  une  légère  incli- 
naison comme  un  chêne  attristé  parles  vents,  et  la 
force  de  ses  pas  souffrait  à  peine  de  la  perte  des 
années.  On  eût  dit  qu'il  retenait  des  restes  de  l'im- 
mortalité autrefois  reçue  d'Apollon,  mais  qu'il  avait 
rendue  à  ce  dieu. 

Pour  moi,  ô  Mélampe  !  je  décline  dans  la  vieil- 
lesse, calme  comme  le  coucher  des  constellations. 
Je  garde  encore  assez  de  hardiesse  pour  gagner  le 
haut  des  rochers  où  je  m'attarde,  soit  à  considérer 
les  nuages  sauvages  et  inquiets,  soit  à  voir  venir  de 
Ihorizon  les  hvades  pluvieuses,  les  pléiades  ou  le 
grand  Orion  ;  mais  je  reconnais  que  je  me  réduis 
et  me  perds  rapidement  comme  une  neige  flottant  sur 
les  eaux,  et  que  prochainement  j'irai  me  mêler  aux 
fleuves  qui  coulent  dans  le  vaste  sein  de  la  terre. 


JOURNAL  DE  MAURICE  DE  GUÉRIN 


FRAGMENTS 

(Juillet  1832-niai  1835). 

Au  Cayla,  10  juillet  1832. 

Voicibientôt  trois  mois  et  demi  que  je  suis  à  la  cam- 
pagne, sous  le  toit  paternel,  a/ /lome  (délicieuse  ex- 
pression anglaise  qui  résume  tout  le  chez  soi),  au 
centre  d'un  horizon  chéri.  J'ai  vu  le  printemps,  et 
le  printemps  au  large,  libre,  dégagé  de  toute  con- 
trainte, jetant  fleurs  et  verdure  à  son  caprice,  cou- 
rant comme  un  enfant  folâtre  par  nos  vallons  et  nos 
collines,  étalant  conceptions  sublimes  et  fantaisies 
gracieuses,  rapprochant  les  genres,  harmonisant  les 
contrastes  à  la  manière  ou  plutôt  pour  l'exemple  des 
grands  artistes.  Je  me  suis  assis  au  fond  des  bois, 
au  bord  des  ruisseaux,  sur  la  croupe  des  collines  ; 
j'ai  remis  le  pied  partout  où  je  l'avais  posé,  enfant, 
rapidement  et  avec  toute  Tinsouciance  de  cet  âge. 
Aujourd'hui,  je  l'y  ai  appuyé  fortement  ;  j'ai  insisté 
sur  mes   traces  primitives  ^  ;  j'ai  recommencé  mon 

1.  On  reeonnaît  ici  l'idée  des  pas  dans  les  pas  que  Fro- 
mentin développera  et  à  laquelle  M.  Barrés  a  donné  une  ex- 
pression si  définitive  (N.  de  l'E  ). 


48  MAURICE   DE    GUÉRIN 

pèlerinage  avec  recueillement  et  dévotion,  avec  le 
recueillement  des  souvenirs  et  la  dévotion  de  Tâme  à 
ses  premières  impressions  de  paysage. 

Le  30.  —  Il  y  a  des  livres  qu'il  ne  faut  plus  lire. 
J'ai  choisi  pour  relire  René  un  jour  des  plus  désen- 
chantés de  ma  vie,  où  mon  cœur  me  semblait  mort, 
un  jour  de  la  plus  aride  sécheresse,  pour  essayer  tout 
le  pouvoir  de  ce  livre  sur  une  âme,  et  j'ai  connu  qu'il 
était  grand.  Cette  lecture  a  détrempé  mon  âme  comme 
une  pluie  d'orage. 

Je  prends  un  charme  infini  à  revenir  sur  mes  pre- 
mières lectures,  mes  lectures  passionnées  de  seize  à 
dix-neuf  ans.  J'aime  à  puiser  des  larmes  aux  sources 
presque  taries  de  ma  jeunesse. 

Le  4  août.  —  Aujourd'hui  j'achève  ma  vingt- 
deuxième  année.  J'ai  vu  souvent,  à  Paris,  des  enfants 
s'en  aller  en  terre  dans  de  tout  petits  cercueils,  et 
traverser  ainsi  la  grande  foule.  Oh  !  que  n'ai-je  tra- 
versé le  monde  comme  eux,  enseveli  dans  l'innocence 
de  mon  cercueil  et  dans  l'oubli  d'une  vie  d'un  jour  ! 
Ces  petits  anges  ne  savent  rien  de  la  terre  ;  ils  naissent 
dans  le  ciel .  Mon  père  m'a  dit  que,  dans  mon  enfance, 
il  a  vu  souvent  mon  âme  sur  mes  lèvres,  prête  à  s'en- 
voler. Dieu  et  l'amour  paternel  la  retinrent  dans 
l'épreuve  de  la  vie.  Reconnaissance  et  amour  à  tous 
deux  I  Mais  je  ne  puis  m'empêcher  de  regretter  le 
ciel  où  je  serais,  et  que  je  ne  puis  atteindre  que  par 
la  ligne  oblique  de  la  carrière  humaine. 

Le  13.  —  Je  suis  faible,  bien  faible  1  Combien  de 
fois,  même  depuis  que  la  grâce  marche  avec  moi,  ne 


JOURNAL  49 

suis-je  pas  tombé  comme  un  enfant  sans  lisières  1 
Mon  âme  est  frêle  au  de  là  de  tout  ce  qu'on  peut  ima- 
giner. C'est  le  sentiment  de  ma  faiblesse  qui  me  fait 
chercher  un  abri  et  qui  me  donne  la  force  de  briser 
avec  le  monde  pour  rester  plus  sûrement  avec  Dieu. 
Deux  jours  au  grand  air,  à  Paris,  mettraient  à  bout 
toutes  mes  résolutions.  Il  me  faut  donc  les  cacher, 
les  enfouir,  les  mettre  à  Tombre  de  la  retraite.  Or. 
parmi  les  asiles  ouverts  aux  âmes  qui  ont  besoin 
de  fuir,  nul  ne  m'est  plus  favorable  que  la  mai- 
son de  M.  de  Lamennais,  pleine  de  science  et  de 
piété. 

Quand  j  y  réfléchis,  je  rougis  de  ma  vie  dont  j'ai 
tant  abusé.  J'ai  flétri  mon  humanité.  Heureusement 
j'avais  deux  parts  dans  mon  âme  ;  je  n'ai  plongé  qu'à 
demi  dans  le  mal.  Tandis  qu'une  moitié  de  moi-même 
rampait  à  terre,  l'autre,  inaccessibleà  toute  souillure, 
haute  et  sereine,  amassait  goutte  à  goutte  cette  poé- 
sie qui  jaillira,  si  Dieu  me  laisse  le  temps.  Tout  est 
là  pour  moi.  Je  dois  tout  à  la  poésie,  puisqu'il  n'y  a 
pas  d'autre  mot  pour  exprimer  l'ensemble  de  mes 
pensées  ;  je  lui  dois  tout  ce  que  j'ai  encore  de  pur, 
d'élevé,  de  solide  dans  mon  âme  ;  je  lui  dois  tout  ce 
que  j'ai  eu  de  consolations  ;  je  lui  devrai  peut-être 
mon  avenir. 

Je  sens  que  mon  amitié  pour  L...  est  forte  aujour- 
d'hui, après  avoir  passé  par  les  extravagances  de 
collège  et  le  délire  de  notre  première  sortie  dans  le 
monde.  Elle  se  fait  sérieuse  comme  le  temps  et  douce 
comme  un  fruit  qui  atteint  sa  maturité. 


DE  GUÉRIN 


50  MAURICE    DE    GUÉRIX 

A  la  Chênaie,  6  février  1833. 

J'achève  de  lire  le  premier  volume  des  Mémoires 
de  Gœthe.  Ce  livre  m'a  laissé  des  impressions 
diverses.  Mon  imagination  est  tout  émue  de  Margue- 
rite, de  Lucinde,  de  Frédèrica.  Klopstock,  Herder, 
Wieland  Gellert,  Gleim,  Bûrger,  cet  élan  de  la  poé- 
sie allemande  qui  se  lève  si  belle,  si  nationale,  vers 
le  milieu  du  xviii"^  siècle,  toute  cette  fermentation  de 
la  pensée  dans  les  têtes  germaniques  intéresse  pro- 
fondément, surtout  en  face  de  l'époque  actuelle,  si 
féconde  et  si  glorieuse  pour  l'Allemagne.  Mais  une 
pensée  amère  survient  en  suivant  les  détails  d'éduca- 
tion et  la  marche  du  développement  intellectuel  des 
jeunes  gens,  tel  qu'on  l'entend  dans  ce  pays  ;  et 
l'amertume  naît  de  la  comparaison  avec  l'éducation 
française.  J'ai  consumé  dix  ans  dans  les  collèges,  et 
j'en  suis  sorti  emportant,  avec  quelques  bribes  de 
latin  et  de  grec,  une  masse  énorme  dennui.  Voilà  à 
peu  près  le  résultat  de  toute  éducation  de  collège  en 
France.  On  met  aux  mains  des  jeunes  gens  les  au- 
teurs de  l'antiquité  ;  c'est  bien.  Mais  leur  apprend- 
on  à  connaître,  à  apprécier  l'antiquité  ?  Leur  a  -t-on 
jamais  développé  les  rapports  de  ces  magnifiques 
littératures  avec  la  nature,  avec  les  dogmes  religieux, 
les  systèmes  philosophiques,  les  beaux-arts,  la  civi- 
lisation des  peuples  anciens  ?  A-t-on  jamais  mené 
leur  intelligence  par  ce  bel  enchaînement  qui  lie 
toutes  les  pièces  de  la  civilisation  d'un  peuple^  et  en 
fait  un  superbe  ensemble  dont  tous  les  détails  se  tou- 
chent, se  reflètent,  s'expliquent  mutuellement?  Quel 
professeur,  lisant  à  ses  élèves  Homère  ou  Virgile,  a 
dé  veloppéla  poésie  àeV  Iliade  ou  deV  Enéide  par  la  poé- 


JOURNAL  51 

sie  de  la  nature  sous  le  ciel  de  la  Grèce  ou  de  l'Italie? 
Qui  a  songé  à  commenter  réciproquement  les  poètes 
par  les  philosophes,  les  philosophes  par  les  poètes, 
ceux-ci  parles  artistes,  Platon  par  Homère,  Homère 
par  Phidias  ?  On  isole  ces  grands  génies,  on  dis- 
loque une  littérature  et  l'on  vous  jette  ses  membres 
épars,  sans  prendre  la  peine  de  vous  dire  quelle 
place  ils  occupaient,  quelles  relations  ils  entrete- 
naient dans  la  grande  organisation  d'où  on  les  a 
détachés.  Les  enfants  ont  un  goût  tout  particulier 
pour  découper  les  gravures  qui  tombent  entre  leurs 
mains  :  ils  détachent  avec  beaucoup  d'adresse  les 
personnages  les  uns  des  autres  ;  leurs  ciseaux  en 
suivent  exactement  tous  les  contours,  et  le  groupe 
ainsi  divisé  est  réparti  entre  la  petite  troupe,  parce 
que  chacun  veut  avoir  une  image.  Le  travail  de  nos 
professeurs  ne  ressemble  pas  mal  à  celui  des  enfants, 
et  un  auteur,  ainsi  séparé  de  son  entourage,  est  aussi 
difficile  à  comprendre  que  le  personnage  découpé 
par  les  enfants  et  détaché  de  l'ensemble  et  des  om- 
bres du  tableau.  Après  cela,  faut-il  s'étonner  que  les 
études  soient  si  vides,  si  insuffisantes?  Que  peut-il 
rester  d'un  long  acharnement  à  la  lettre  morte  et 
quasi  dénuée  de  sens,  sinon  le  dégoût  et  presque  la 
haine  de  l'étude?  En  Allemagne,  au  contraire,  une 
large  philosophie  préside  aux  études  littéraires  et 
verse  sur  les  premiers  travaux  de  la  jeunesse  cette 
onction  si  suave  qui  entretient  et  développe  l'amour 
delà  science. 

Allons,  du  courage  I  Je  suis  si  accoutumé  aux 
adieux,  aux  séparations  1  Oh  !  pourtant,  celle-là, 
c'est  trop  fort.  Non,  ce  n'est  pas  trop  fort,  puisqu'il 
n'est  pas  de   mal,    quelque  grand  qu'il  soit,  qui  ne 


52  MAURICE    DE    GUÉRIX 

développe  dans  l'àiiiG  une  égale  faculté  de  souffrance. 
Je  souffrirai,  mais  je  tiendrai  parole. 

Le  15.  —  Nous  vivons  trop  peu  en  dedans,  nous 
n'y  vivons  presque  pas.  Qu'est  devenu  cet  œil  inté- 
rieur que  Dieu  nous  a  donné  pour  veiller  sans  cesse 
sur  notre  âme,  pour  être  le  témoin  des  jeux  mysté- 
rieux de  la  pensée,  du  mouvement  ineffable  de  la  vie 
dans  le  tabernacle  de  l'humanité  ?  11  est  fermé,  il 
dort;  et  nous  ouvrons  largement  nos  j-eux  terrestres, 
et  nous  ne  comprenons  rien  à  la  nature,  ne  nous 
servant  pas  du  sens  qui  nous  la  révélerait,  réfléchie 
dans  le  miroir  divin  de  l'àme.  Il  n'}^  a  pas  de  contact 
entre  la  nature  et  nous  :  nous  n'avons  l'intelligence 
que  des  formes  extérieures,  et  point  du  sens,  du  lan- 
gage intime,  de  la  beauté  en  tant  qu'éternelle  et  par- 
ticipant à  Dieu,  toutes  choses  qui  seraient  limpide- 
ment  retracées  et  mirées  dans  l'àme  douée  d'une 
merveilleuse  faculté  spéculaire.  Oh  !  ce  contact  de 
la  nature  et  de  l'àme  engendrerait  une  ineffable 
volupté,  un  amour  prodigieux  du  ciel  et  de  Dieu. 

Descendre  dans  l'âme  des  hommes  et  faire  des- 
cendre la  nature  dans  son  àme. 

Le  19.  —  Promenade  dans  la  forêt  de  Goëtquen. 
Rencontre  d'un  site  assez  remarquable  pour  sa  sau- 
vagerie :  le  chemin  descend  par  une  pente  subite 
dans  un  petit  ravin  où  coule  un  petit  ruisseau  sur  un 
fond  d  ardoise,  qui  donne  à  ses  eaux  une  couleur 
noirâtre,  désagréable  d  abord,  mais  qui  cesse  de 
l'être  quand  on  a  observé  son  harmonie  avec  les 
troncs  noirs  des  vieux  chênes,  la  sombre  verdure  des 
lierres,  et  sou  contraste  avec  les  jambes  blanches  et 


JOURNAL  53 

lisses  des  bouleaux.  Un  grand  vent  du  nord  roulait 
sur  la  forêt  et  lui  faisait  pousser  de  profonds  rugis- 
sements. Les  arbres  se  débattaient  sous  les  bouffées 
de  vent  comme  des  furieux.  Nous  voyions  à  travers 
les  branches  les  nuages  qui  volaient  rapidement  par 
masses  noires  et  bizarres,  et  semblaient  effleurer  la 
cime  des  arbres.  Ce  grand  voile  sombre  et  flottant 
laissait  parfois  des  défauts  par  où  se  glissait  un  rayon 
de  soleil  qui  descendait  comme  un  éclair  dans  le  sein 
de  la  forêt.  Ces  passages  subits  de  lumière  donnaient 
à  ces  profondeurs  si  majestueuses  dans  l'ombre  quel- 
que chose  de  hagard  et  d'étrange,  comme  un  rire  sur 
les  lèvres  d'un  mort. 

Le  15.  —  Enfin  j'ai  vu  l'Océan.  C...  ^  et  moi  nous 
sommes  mis  en  route,  jeudi,  à  une  heure,  par  un 
beau  temps  et  un  vent  frais.  Nous  avions  sept  lieues 
à  faire  ;  mais  nous  étions  tellement  ravis  de  nous 
voir  en  marche  vers  la  mer  que  nous  avions  peu  de 
souci  de  la  longueur  du  chemin.  C...,  lui,  a  poussé 
un  cri  de  joie  :  cette  course  à  pied  lui  rappelait  son 
voyage  dans  le  midi  de  l'Allemagne  et  la  Suisse,  qu'il 
a  fait  pédestrement.  Il  goûte  beaucoup  cette  façon 
d'aller  :  «  Dans  cet  humble  équipage,  me  disait-il,  le 
voj'ageur  se  mêle  au  peuple  ;  il  entre  dans  les  hôtel- 
leries pour  se  rafraîchir  ou  se  délasser,  il  couche  dans 
les  chaumières,  il  accoste  les  voyageurs  comme  lui, 
et  ces  rencontres  fortuites  sur  la  poudre  d'un  grand 
chemin,  ces  hommes  qui  s'en  vont  chacun  où  Dieu 
le  mène,  entraînent  quelquefois  des  confidences  tou- 


1.  M.  Edmond  Cazalès,  fils  du  célèbi-e  orateur  de  l'Assemblée 

constituante. 


54  MAURICE    DE    GUÉRIN 

chantes.  »  Puis  il  me  parlait  avec  ravissement  des 
beauxlacs  et  des  grandes  montagnes.  A  Châteauneuf, 
charmant  petit  village,  une  belle  vue  se  déploj-a  : 
d'un  côté,  au  nord-ouest,  c'étaient  des  étages  de 
collines  chargées  de  bois  et  portant  chacune  sa  maison 
blanche,  et,  aux  défauts  des  collines,  la  Rance,  qui 
s'épanchait  largement,  éblouissante,  comme  une 
glace  au  soleil  ;  de  1  autre,  à  Test,  une  plaine  bien 
cultivée  et  assez  découverte  allait  se  perdre  à  l'hori- 
zon. Quelques  points  de  verdure  précoce  reluisaient 
par-ci  par  là,  et,  à  la  couleur  rouge  et  animée  des 
bois,  on  reconnaissait  que  la  vie  et  la  chaleur  mon- 
taient au  front  delà  nature  et  qu'elle  élait  toute  prête 
à  s'épanouir.  Ce  grand  spectacle,  embelli  de  tous  les 
prestiges  du  soleil,  amena  notre  conversation  sur 
l'étude  et  l'adoration  de  la  nature.  Je  fus  ravi  d'en- 
tendre C...  exprimer  précisément  ce  que  j'ai  au  fond 
de  l'àme  sur  ce  sujet.  Il  ajouta  :  «  Ce  grand  mj'stère 
de  la  bonté  de  Dieu  qui  se  manifeste  à  tous,  bons  et 
méchants,  par  ce  déploiement  des  beautés  et  des 
richesses  naturelles,  est,  à  mon  avis,  un  grand  motif 
d'espérance  pour  la  destinée  des  hommes  dans  l'autre 
vie.»  La  pensée  de  la  mort  qui  nous  apparut  à  travers 
ces  réflexions  nous  sembla  si  douce  et  si  consolante 
que  nous  nous  prîmes  à  désirer  de  mourir.  Nous 
avions  ôté  à  la  mort  ce  masque  hideux  que  la  peur 
des  mauvaises  consciences  lui  a  plaqué  sur  le  visage, 
et  elle  nous  souriait.  N'en  serait-il  pas  de  même 
pour  tous,  si  l'on  était  ému  d'un  brin  d'amour  pour 
les  choses  célestes  ou  même  seulement  d'un  peu  de 
curiosité?  Il  me  disait  encore  :  a  J'ai  été  comblé  des 
plus  grandes  grâces,  j'en  ai  abusé  prodigieusement, 
et  j'ai  cependant  une  telle  confiance  en   Dieu  que  je 


JOURNAL  55 

mé  tiens  sûr  de  mon  salut.  »  Nous  poussâmes  notre 
conversation  bien  avant  dans  ce  champ.  Puis  nous 
vînmes  à  nous  conter  notre  vie  intérieure,  nos  luttes, 
notre  manière  de  prendre  la  vie,  etc.  Peu  à  peu  la 
causerie  s'en  alla  vers  les  poètes  et  l'amour.  C...  sait 
bien  des  choses  sur  Lamartine,  il  a  le  bonheur  d'être 
son  ami  ;  il  en  sait  long  sur  l'amour,  il  a  longtemps 
et  beaucoup  aimé,  et  il  aime  encore,  mais  avec  un 
commencement  de  désenchantement.  Lamartine, 
Hugo,  Nodier  et  le  reste  nous  menèrent  aux  portes 
de  Saint-Malo,  endormant  à  moitié  la  cruelle  souf- 
france de  mes  pieds  pressurés  et  déchirés  dans  des 
bottes  trop  étroites .  Un  peu  après  le  coucher  du 
soleil  nous  nous  trouvâmes  en  face  de  la  ville.  Elle 
nous  apparut  tout  à  coup  au  détour  d'une  rue  de 
Saint-Servan.  Ce  qui  me  frappa  d'abord,  ce  fut  une 
rangée  de  vaisseaux  dont  les  corps  énormes  présen- 
taient un  front  noir  et  de  formes  à  peine  saisissables 
dans  l'ombre,  mais  dont  la  mâture  et  les  cordages 
s'élevant  dans  le  ciel  dessinaient  comme  des  brode- 
ries dans  la  lumière  vespérale.  Derrière  ces  vaisseaux, 
nous  apercevions  unemasse  noire  cerclée  de  remparts, 
C'était  Saint-Malo,  vrai  nid  d'oiseaux  de  mer  ;  et 
plus  loin,  sans  que  nous  puissions  rien  découvrir, 
une  grande  voix  monotone  :  c'était  l'Océan.  Nous 
arrivâmes  à  la  ville  par  la  plage,  à  la  faveur  de  la 
maiée  basse  ;  nous  prîmes  notre  logement  à  l'hôtel 
de  France,  d'où  l'on  a  vue  sur  la  mer,  et  pour  la 
première  fois  de  ma  vie,  je  m'endormis  a3^ant  l'Océan 
à  deux  cents  pas  de  mon  lit  et  sous  le  charme  de  la 
grande  merveille.  Le  lendemain,  vite  à  la  mer.  La 
marée  commençait  à  monter,  nous  eûmes  cependant 
le  temps  de  faire  à  pied  le  tour  de  la  roche  qui  porte 


56  MAURICE    DE    GUÉRIX 

Saint- Malo.  Ce  que  j'éprouvai,  en  plongeant  mes 
regards  dans  cet  infini,  serait  assez  difficile  à  formu- 
ler. L'âme  ne  suffit  pas  à  ce  spectacle,  elle  s'eÔare  à 
cette  grande  apparition  et  ne  sait  plus  où  elle  va.  Je 
me  souviens  pourtant  que  j'ai  pensé  d'abord  à  Dieu, 
puis  au  déluge,  à  Colomb,  aux  continents  par  delà 
l'abîme,  aux  naufrages,  aux  combats  de  mer,àB3^ron, 
à  René,  qui  s'embarqua  à  Saint-Malo  et  qui,  emporté 
sur  ces  mêmes  flots  que  je  contemplais,  attachait  ses 
regards  à  la  lucarne  grillée  où  luisait  la  lampe  de  la 
religieuse.  Au  reste,  cette  première  visite  a  été  si 
courte  et  l'impression  si  fougueuse,  si  désordonnée 
qu'il  ne  m'en  est  resté  rien  de  bien  sûr  et  de  bien 
reposé  dans  l'âme.  Après  trois  heures,  qui  s'en 
allèrent  comme  un  instant,  nous  partîmes  par  une 
petite  embarcation  qui  remontait  la  Rance  jusqu'à 
Dinan,  et  achevâmes  d'arriver  à  pied,  le  corps  un 
peu  souffrant,  mais  l'âme  heureuse. 

Le  23.  ~  Nous  sommes  parvenus  à  lancer  sur 
l'étang  une  vieille  chaloupe  que  nous  avons  retirée 
de  la  vase  où  elle  était  ensevelie  depuis  plus  d'un 
an.  Elle  nous  a  bien  coûté  à  réparer,  mais  nous 
sommes  bien  payés  de  nos  peines  par  le  plaisir  que 
nous  prenons  à  nos  petites  navigations.  Cette  cha- 
loupe a  appartenu  à  un  bâtiment  suédois.  Qui  sait 
les  mers  qu'elle  a  courues  ?  Eût-elle  fait  le  tour  du 
monde,  elle  n'en  pourrira  pas  moins  sur  une  petite 
flaque  d'eau. 

Le  1"  août.  —  Depuis  quelque  temps,  comme  un 
pécheur  converti,  je  m'efforce  d'aimer  ce  que  je  haïs- 
sais et  de  haïr  ce  que  j'aimais.  J'ai   fait  abjuration 


JOURNAL  57 

solennelle  de  poésie,  de  contemplation,  de  toute  ma 
vie  idéale.  Je  me  suis  promis  de  vivre  bien  paisible- 
ment dans  un  petit  monde  de  ma  façon,  d'où  j'ai 
banni  tous  les  beaux  fantômes  qui  faisaient  foule 
dans  celui  que  j'habitais  auparavant.  J'ai  pensé 
qu'une  existence  circonscrite  dans  un  cercle  bien 
étroit  de  réalité,  confinée  comme  la  fourmi  dans  un 
petit  trou  creusé  dans  le  sable,  me  vaudrait  mieux 
que  ces  courses  aventureuses  et  stériles  de  ma  pen- 
sée dans  un  monde  dont  je  suis  décidément  repoussé. 
Mais,  hélas  !  il  est  écrit  que  ma  pauvre  imagina- 
tion n'aura  pas  où  se  reposer  ici-bas.  Ce  petit  coin 
que  je  lui  avais  choisi  dans  les  réalités,  afin  qu'elle 
pût  s'y  endormir,  la  rejette  comme  a  fait  la  sphère 
idéale.  Que  devenir  dans  cette  région  où  la  pensée 
ne  se  soutient  que  parce  qu'elle  est  également 
repoussée  par  toutes  les  deux  ? 

Le  P"^  septembre.  —  Mon  Dieu,  voilà  donc  com- 
ment finissent  toutes  les  choses  :  des  regrets,  des 
larmes  !  Voici  une  heure  que  je  suis  de  retour  d'un 
petit  voyage  charmant,  et  je  pleure  comme  un 
enfant,  et  je  me  consume  à  regretter  un  bonheur  que 
j'aurais  dû  prendre  sans  m'y  attacher,  sachant  qu'il 
devait  être  fort  court  ;  mais  c'est  toujours  ainsi. 
Toutes  les  fois  que  je  rencontre  quelque  petit  bon- 
heur, c'est  une  désolation  quand  il  faut  nous  séparer, 
parce  que  je  vais  retomber  dans  moi-même  et  repren- 
dre ma  routine  douloureuse. 

Ploërmel,  l^r  octobre. 

Je  ne  sais  ce  qui  m'arrêta  tout  court  au  beau 
milieu  de  ma  phrase  ;   mais  je  voulais  exprimer  ce 


58  MAURICE    DE    GCÉRIX 

qui  me  venait  à  l'ànie,  à  l'aspect   d'un  brouillard 
épais  qui   pesait  sur  la  campagne.    Quand  le  soleil 
fut  monté  un   peu  haut  sur  l'horizon,  je   vis  toute 
cette  brume  s'éclaircir  insensiblement,    se   pénétrer 
de  lumière  et  commencer  son  mouvement  d'ascen- 
sion vers  le  ciel,  où  elle  finit  bientôt  par  s'évanouir. 
Il  ne  se  passa   pas  un  quart  d'heure  avant  que  la 
plus  belle  sérénité  ne  se  fît  ;   mais    quelque    temps 
après  que  le  centre  de  l'horizon  fut  débarrassé,  je 
voyais  encore  quelques   traînées    de   brume   courir 
sur  les  crêtes  lointaines  comme  les  derniers  fuyards 
d'une  armée  en  déroute,  et  c'était  à  cela  que  se  ratta- 
chaient mon  souvenir  et  ma  phrase  inachevée.  L'an- 
née dernière,  à  pareille  époque,  je  regardais   aussi 
les  brouillards  s'élever  dans  le  ciel   et  décoiffer  les 
montagnes  ;  et  ce  spectacle  prenait  dans  ces  régions 
majestueuses  un  caractère  de  grandeur  infinie.   On 
eût  cru  voir  s'envoler  les  ténèbres   antiques,  Dieu 
enlever  de  sa  main,  comme  un  statuaire,  la  toile  qui 
voilait  son  œuvre,  et  la  terre  exposée  dans  toute  la 
pureté  de  ses  formes  premières  aux  rayons  du  pre- 
mier soleil.  Mais  ce  n'est  pas  encore  là  le  fin  mot  de 
mon  souvenir.  Souvent,  au  moment  où  le  brouillard 
commençait  à  se  détacher  de  la  terre  et  à  devenir 
diaphane,  et  que  moi,  le  front  collé  sur  mes   vitres, 
je  regardais  faire  le  brouillard,  une  robe  bleue...  — 
Mon  Dieu ,  que  le  ciel  est  beau  ce  soir  !  Tout  en  écri- 
vant j  ai  tourné  la  tête  vers  la  fenêtre  et  mon  regard 
a  été  inondé  de  teintes  si  douces,  si  molles,  si  velou- 
tées :  j'ai  vu  tant  de  choses  merveilleuses  à  l'horizon 
que  je  n'ai  pu  m'empêcher  de  jeter  ici  cette  exclama- 
tion de  ravissement.  C'est  le  crépuscule  d'automne 
dans  toute  sa  mélancolie.  Les  touffes  lointaines  des 


JOURNAL  59 

bois  limitent  merveilleusement,  par  leur  panache 
majestueux  et  leurs  ondulations  capricieuses,  la 
portée  de  la  vue.  Les  arbres  qui  s'isolent,  soit  par 
leur  position,  soit  par  la  grandeur  de  leur  taille, 
présentent  des  physionomies,  des  caractères,  je 
dirais  presque  des  visages  qui  semblent  exprimer 
comme  les  passions  muettes  et  les  choses  incon- 
nues qui  se  passent  peut-être  sous  l'écorce  de  ces 
êtres  immobiles.  Ils  semblent,  avec  leurs  attitudes 
et  leurs  airs  de  tête,  jouer  je  ne  sais  quelle  scène 
mystérieuse  aux  lueurs  du  soir.  Chaque  jour,  depuis 
que  je  suis  ici,  le  crépuscule  me  donne  de  ces  repré- 
sentations magnifiques. 

—  Une  robe  bleue,  dis-je,  passait  rapidement  dans 
la  brume  et  disparaissait  dans  ces  ténèbres  blanches, 
comme  Toiseau  azuré  qui  file  si  vite  le  long  des 
étangs  et  des  ruisseaux.  Quelquefois,  cette  appari- 
tion fuj^ait  en  chantant  et  laissait  derrière  elle  comme 
une  traînée  de  notes  argentines  qui  se  déroulaient 
avec  une  rapidité  et  une  mélodie  ineffables.  Un  quart 
d  heure  après,  quand  l'atmosphère  était  nettoyée  et 
que  la  queue  traînante  du  brouillard  rampait  encore 
sur  les  cimes  des  montagnes  les  plus  reculées,  je 
voyais  rentrer  L...  d'un  pas  lent  et  l'air  sérieux 
comme  un  philosophe  qui  revient  de  la  méditation. 

—  J'ai  pleuré  pour  des  départs  Tannée  dernière  et 
cette  année-ci,  presque  date  pour  date.  Il  ne  faut 
point  comparer  ces  regrets,  ils  sont  de  nature  trop 
diverse  :  ils  ne  se  ressemblent  que  par  la  profon- 
deur. Tous  deux  sont  inexprimables.  Si  je  voulais 
à  toute  force  les  mettre  en  parallèle,  je  dirais  que, 
l'an  passé,  au  mois  de  septembre,  à  deux  heures  de 
l'après-midi,  par  un  beau  soleil,  j'ai  dit  adieu   à  ce 


60  MAURICE    DE    GUÉRIN 

bonheur  qui  se  rencontre  à  un  certain  passage  du 
chemin  de  la  vie,  vous  mène  quelques  lieues  vous 
entretenant  de  choses  ravissantes  avec  des  paroles 
dange,  et  puis  tout  d'un  coup,  vienne  un  carrefour, 
prend  la  gauche  s'il  vous  faut  prendre  la  droite, 
disant  avec  une  douceur  railleuse  :  «  Voyageur  ! 
adieu,  voyageur,  fais  bonne  route.  »  Et  j'ajouterais 
que,  cette  année,  au  mois  de  septembre,  à  quatre 
heures  du  soir,  par  un  temps  gris  et  brumeux,  j'ai 
embrassé  pour  le  quitter  un  homme  que  j'aime  de 
cette  affection  ardente  et  qui  ne  ressemble  à  nulle 
autre,  allumée  au  fond  de  1  àme  je  ne  sais  par  quelle 
étrange  puissance  réservée  aux  hommes  de  génie. 
M.  Féli  ^  m'a  mené  dans  la  vie  neuf  mois  durant,  au 
bout  desquels  le  fatal  carrefour  s'est  rencontré.  — 
L'habitude  de  vivre  avec  lui  faisait  que  je  ne  prenais 
pas  garde  à  ce  qui  se  passait  dans  mon  àme  ;  mais 
depuis  que  je  ne  le  vois  plus,  j'y  ai  trouvé  comme 
un  grand  déchirement  qui  s'est  fait  au  moment  de  la 
séparation. 

Au  Val,  20  janvier  1834. 

J'ai  passé  trois  semaines  à  Mordieux  -,  au  sein 
d'une  famille,  la  plus  paisible,  la  plus  unie,  la  plus 
bénie  du  ciel  qui  se  puisse  imaginer.  Et  cependant, 
dans  ce  calme,  dans  cette  douce  monotonie  de  la  vie 
familière,  mes  jours  étaient  animés  intérieurement,  si 
bien  que  je  ne  crois  pas  avoir  jamais  éprouvé  une 


1.  La  Mennais. 

2.  Chez  M.  de  la  Villéon,  beau-père  d'Hippolyte  de  La  Mor- 


JOURNAL  61 

pareille  inquiétude  de  cœur  et  de  tète.  Je  ne  sais 
quel  étrange  attendrissement  s'était  emparé  de  tout 
mon  être  et  me  tirait  les  larmes  des  yeux  pour  un 
rien,  comme  il  arrive  aux  petits  enfants  et  aux  vieil- 
lards. Mon  sein  se  gonflait  à  tout  moment,  et  mon 
âme  s'épanchait  en  elle-même  en  élans  intimes,  en 
effusions  de  larmes  et  de  paroles  intérieures.  Je 
ressentais  comme  une  molle  fatigue  qui  appesantis- 
sait mes  yeux  et  liait  parfois  tous  mes  membres.  Je 
ne  mangeais  plus  qu'à  contre-cœur,  bien  que  l'ap- 
pétit me  pressât  ;  car  je  suivais  des  pensées  qui 
m'enivraient  d'une  telle  douceur,  et  le  bonheur  de 
mon  âme  communiquait  à  mon  corps  je  ne  sais 
quelle  aise  si  sensible,  qu'il  répugnait  à  un  acte  qui 
le  dégradait  d'une  si  noble  volupté.  Je  m'efforçais 
bien  de  résister  à  cette  exaltation  dangereuse,  à  celte 
impétuosité  de  sentiment  dont  je  sentais  le  péril  ; 
mais  j'étais  trop  en  proie  pour  me  sauver,  et,  selon 
toutes  les  apparences,  c'en  était  fait  de  moi,  si  je 
n'eusse  trouvé  une  puissante  diversion  dans  la  con- 
templation de  la  nature.  Je  me  mis  à  la  considérer 
encore  plus  attentivement  que  de  coutume,  et  par 
degrés  la  fermentation  s'adoucit,  car  il  sortait  des 
champs,  des  flots,  des  bois,  une  vertu  suave  et  bien- 
faisante qui  me  pénétrait  et  tournait  tous  mes  trans- 
ports en  rêves  mélancoliques.  Cette  fusion  des 
impressions  calmes  de  la  nature  avec  les  rêveries 
orageuses  du  cœur  engendra  une  disposition  d'âme 
que  je  voudrais  retenir  longtemps,  car  elle  est  des 
plus  désirables  pour  un  rêveur  inquiet  comme  moi. 
C'est  comme  une  extase  tempérée  et  tranquille  qui 
ravit  l'âme  hors  d'elle-même  sans  lui  ôter  la  cons- 
cience dune  tristesse  permanente  et  un  peu  ora- 


62  MAURICE    DE    GUÉRIX 

geuse.  Il  arrive  aussi  que  Tàme  est  pénétrée  insensi- 
blement d'une  langueur  qui  assoupit  toute  la  viva- 
cité des  facultés  intellectuelles  et  l'endort  dans   un 
demi-sommeil    vide   de  toute   pensée,  dans   lequel 
néanmoins  elle  se  sent  la  puissance  de  rêver  les  plus 
belles  choses.  D'autres  fois,  c'est  comme  un  nuage 
aux  teintes  molles  qui  se  répand  sur  l'àme  et  3^  jette 
cette  ombre  douce  qui  invite  au  recueillement  et  au 
repos.  Aussi  les  inquiétudes,   les   ardeurs,   toute  la 
foule  turbulente  qui   bruit  dans   la   cité  intérieure 
fait-elle  silence,  quelquefois  se  prend  à  prier  et  finit 
toujours  par  s'arranger  pour  le  repos.  Rien  ne  peut 
figurer  plus  fidèlement  cet  état  de  l'àme  que  le  soir 
qui  tombe  en   ce  moment.   Des   nuages   gris,  mais 
légèrement  argentés  par  les   bords,  sont  répandus 
également  sur  toute  la  face  du  ciel.   Le  soleil,  qui 
s'est  retiré  il  y  a  peu  d'instants,  a  laissé  derrière  lui 
assez  de  lumière   pour  tempérer   quelque  temps  les 
noires  ombres  et  adoucir  en  quelque  sorte  la  chute 
de  la  nuit.  Les  vents  se  taisent,  et  l'Océan  paisible 
ne  m'envoie,  quand  je  vais  l'écouter  sur  le  seuil  de 
la  porte,  qu'un  murmure  mélodieux    qui  s'épanche 
dans  l'àme  comme  une  belle  vague  sur  la  grève.  Les 
oiseaux,  gagnés    les  premiers   par  l'influence  noc- 
turne, se  dirigent  vers  les  bois  et   font  siffler  leurs 
ailes  dans  les  nuages.  Le  taillis  qui  couvre  toute   la 
pente  de  la  côte  du  Val,  retentissant  tout  le  jour   du 
ramage  du  roitelet,  du  sifflement  gai  du  pivert  et  des 
cris     divers    d'une     multitude    d'oiseaux,    n'a  plus 
aucun  bruit  dans  ses  sentiers  ni  sous  ses  fourrés,   si 
ce  n'est  le  piaulement  aigu  jeté    par  les   merles  qui 
louent  entre  eux  et   se  poursuivent,   tandis  que  les 
autres  oiseaux  ont  déjà  le  cou  sous  l'aile.  Le   bruit 


JOURNAL  63 

des  hommes,  qui  se  taisent  toujours  les  derniers,  va 
s'effaçant  sur  la  face  des  champs.  La  rumeur  géné- 
rale s'éteint,  et  l'on  n'entend  guère  venir  de  cla- 
meurs que  des  bourgs  et  des  hameaux,  où  il  y  a, 
jusque  bien  avant  dans  la  nuit,  des  enfants  qui 
crient  et  des  chiens  qui  aboient.  Le  silence  m'enve- 
loppe, tout  aspire  au  repos,  excepté  ma  plume  qui 
trouble  peut-être  le  sommeil  de  quelque  atome  vi- 
vant, endormi  dans  les  plis  de  mon  cahier,  car  elle 
fait  son  petit  bruit  en  écrivant  ces  vaines  pensées. 
Et  alors,  qu'elle  cesse  :  car  ce  que  j'écris,  ce  que  j'ai 
écrit  et  ce  que  j'écrirai  ne  vaudra  jamais  le  sommeil 
d'un  atome. 

10  heures  du  soir.  —    Dernière  promenade,   der- 
nière visite  à  la  mer,  aux  côtes,  à  tout  ce  magnifique 
paysage  qui  m'enchante  depuis  deux  mois.    L'hiver 
nous  sourit  avec  toute  la  grâce  du   printemps,   et 
nous  donne   des  jours  qui  font  chanter  les   oiseaux 
et  pousser  la  verdure  aux  rosiers  dans  les  jardins, 
aux  églantiers  dans  les  bois  et  aux  chèvrefeuilles  le 
long  des  murs  et  des  rochers  où  ils  grimpent.  Sur 
les  deux  heures,  nous  avons  pris  ce  sentier  qui  cir- 
cule avec  tant  de  grâce  parmi  les  ajoncs  fleuris  et  les 
rudes  gazons  des  falaises,  longe  les  champs  de  blé, 
s'incline  vers  les  ravines,  s'insinue  entre  les  haies  et 
s'élance  hardiment  vers  les  plus  hautaines.  Le  but  de 
la  promenade  était  un   promontoire  qui  domine   la 
baie  de   Quatre- Vaux.  La  mer  brillait  de  tout   son 
éclat  et  brisait   à  cent  pieds   au-dessous  de  nous 
avec  des  bruits  qui  passaient  par  nos  âmes  en  mon- 
tant vers  le  cieL  Vers  l'horizon,   des  barques   de 
pêcheurs  épanouissaient  sur  l'azur  leurs  voiles  d'une 


64  MA.URICE    DE    GUÉKIN 

blancheur  éclatante,  et  nos  regards  allaient  alterna- 
tivement de  cette  petite  flotte  à  une  autre  plus  nom- 
])reuse  qui  se  balançait  avec  des  chants,  plus  près  de 
nous  ;  c'était  une  foule  innombrable  d'oiseaux  de 
marine  qui  faisaient  gaiement  leur  pêche  et  nous 
réjouissaient  la  vue  par  l'éclat  de  leur  plumage  et 
l'élégance  de  leur  port  sur  les  flots.  Ces  oiseaux,  ces 
voiles,  la  beauté  du  jour,  la  sérénité  universelle, 
donnaient  un  air  de  fête  à  TOcéan  et  remplissaient 
mon  âme  d'un  enthousiasme  jo3'eux,  malgré  le  fonds 
d'idées  tristes  que  j'avais  apporté  sur  notre  promon- 
toire. Cependant  je  me  livrais  de  toute  la  force  de 
mon  regard  à  la  contemplation  des  caps,  des  rochers, 
des  îles,  m'eff"orçant  d'en  lever  comme  une  empreinte 
et  de  la  transporter  dans  mon  âme.  Au  retour,  j'ai 
foulé  religieusement,  et  avec  un  regret  à  chaque  pas, 
ce  sentier  qui  m'a  mené  si  souvent  à  de  si  belles 
contemplations  et  en  si  douce  compagnie.  Il  est  si 
plein  de  charmes,  ce  sentier,  quand  il  arrive  dans  le 
taillis  et  qu'il  s'avance  entre  des  coudriers  qui  le 
dominent  et  une  haie  de  buis  qui  croît  librement  en 
broussailles  !  Là,  la  joie  que  m'avait  communiquée 
la  nature  a  expiré,  etj'ai  été  pris  de  la  mélancolie  du 
départ.  Demain  fera  pour  moi  de  cette  mer,  de  ces 
côtes,  de  ces  bois,  de  tant  de  charmes  que  j"}"  ai 
goûtés,  un  songe,  une  pensée  flottante  que  je  contem- 
plerai avec  une  autre  pensée.  Et  pour  prendre  de  ces 
doux  lieux  autant  que  je  pouvais  et  comme  s'il  eût 
été  en  leur  pouvoir  de  se  donner  à  moi,  je  les  sup- 
pliais intérieurement  de  se  graver  en  mon  âme,  d'en- 
voyer en  moi  quelque  chose  d'eux-mêmes  qui  ne 
passât  point.  En  même  temps,  j'écartais  les  branches 
des  buis,  des  buissons,  des  fourrés  épais,  et  j'enfon- 


JOURNAL  65 

çai  ma  tête  dans  l'intérieur  pour  respirer  les  sauvages 
parfums  qu'ils  recèlent,  pénétrer  dans  leur  intimité 
et,  pour  ainsi  dire,  leur  parler  dans  le  cœur. 

La  soirée  s'est  passée  comme  d'habitude  en  cau- 
series, en  lectures.  Nous  sommes  revenus  sur  le 
bonheur  des  jours  passés.  J'en  ai  tracé  une  faible 
image  dans  ce  cahier,  nous  l'avons  contemplée 
mélancoliquement  comme  celle  d'un  trépassé  des 
plus  chers,  des  plus  doux. 

Hippolj^te  est  couché.  J'écris  ceci  dans  la  solitude 
et  le  silence  delà  nuit,  à  côté  d'un  feu  qui  s'éteint. 
J'ai  été  prêter  l'oreille  sur  la  porte  aux  bruits  du 
dehors.  Il  y  en  a  peu  :  l'Océan  s'est  retiré  au  loin,  il 
est  calme,  il  dort,  on  ne  l'entend  pas.  L'Arguenon 
circule  librement  dans  les  grèves,  la  lune  se  pro- 
mène dans  son  courant,  et  ses  gués,  où  les  eaux 
bouillonnent,  nous  envoient  un  léger  murmure.  La 
brise  soupire  à  peine  dans  le  bois  et  tout  le  reste  est 
tranquille. 

Adieu,  adieu,  séjour  bien-aimé  !  Si  tu  m'aimes  et 
que  tu  doutes  de  ma  constance,  écoute  ceci  qui  te 
rassurera  ;  je  perds  la  moitié  de  mon  âme  en  per- 
dant la  solitude.  J'entre  dans  le  monde  avec  une 
secrète  horreur... 


Au  Parc  (Eure-et-Loir),  25  juin. 

Comment  exprimer  ce  que  j'ai  éprouvé  en  m'en- 
fonçant  encore  une  fois  dans  la  solitude,  et  dans  une 
solitude  qui  me  rappelle  le  pays  de  mes  plus  doux 
songes,  la  Bretagne  ?  car  ce  pays-ci  décline  beau- 
coup vers  l'ouest  et  Ton  y  respire  comme  des  éma- 
nations de  la  bonne  contrée.   L'aspect  des  champs 


66  MAURICE    DE   GUÉRIN 

est  à  peu  près  le  même  :  il  y  a  des  chemins  creux  et 
couverts  de  verdure,  des  sentiers  le  long  des  blés, 
des  échaliers,  des  clôtures  dajonc,  de  genêts  et  des 
chênes  rabougris  ;  on  y  pétrit  dexcellent  beurre,  et 
le  cidre  y  coule  assez  abondamment.  Je  jouis  de 
cette  ressemblance,  je  m'applique  à  l'étudier,  je 
ravive  une  multitude  de  charmants  souvenirs,  ce 
qui,  à  mon  gré,  est  un  des  plus  doux  passe-temps  de 
l'âme.  Cependant  la  pensée  inquiète  ne  s'endort  pas  ; 
elle  m'aiguillonne  et  me  tient  sans  cesse  en  haleine, 
mais  ses  tracasseries  sont  moins  vives  et  moins 
tourmentantes.  Allégé  d'un  fardeau  d'inquiétudes 
matérielles  qui  m'étouffait,  je  m'élève  librement 
dans  mes  imaginations  :  mais  qu'importe  ?  Ce  sont 
toujours  des  soucis,  des  doutes,  des  perplexités  ; 
seulement  je  vais  les  chercher  plus  haut  et  dans  un 
ordre  plus  vague  et  moins  essentiel.  Ce  sont  des 
chimères  d'avenir  qui  paraissent  et  s'évanouissent, 
des  recherches  sur  ma  destinée,  de  beaux  espoirs  et 
des  défaillances,  un  enchaînement  étrange  de  toutes 
les  pensées  qui  peuvent  éclore  dans  une  tête  peu 
féconde,  mais  toujours  en  remuement,  dans  une 
imagination  qui  croit  et  ne  croit  pas  en  elle-même, 
qui  se  bat  et  se  caresse,  qui  accueille  tous  les  rêves, 
toutes  les  impressions  sans  s'attacher  à  rien,  et  va 
toujours  demandant  du  nouveau.  Quand  est-ce  donc 
que  je  la  subjuguerai  et  que  je  viendrai  à  la  bonne 
et  simple  raison  ?  Si  je  pouvais  me  rendre  aux  sages 
conseils  qui  me  viennent  de  tous  côtés,  je  plierais 
tout  ce  bagage  de  folles  pensées,  et  je  me  mettrais, 
dépouillé  de  rêves,  mais  tranquille,  à  la  suite  des 
autres  hommes. 


JOURNAL  67 


Paris,  le  20  août. 


Quitter  la  solitude  pour  la  foule,  les  chemins  verts 
et  déserts  pour  les  rues  encombrées  et  criardes  où 
circule  pour  toute  brise  un  courant  d'haleine 
humaine  chaude  et  empestée  ;  passer  du  quiétisme  à 
la  vie  turbulente  et  des  vagues  mystères  de  la  nature 
à  l'âpre  réalité  sociale,  a  toujours  été  pour  moi  un 
échange  terrible,  un  retour  vers  le  mal  et  le  mal- 
heur. A  mesure  que  je  vais  et  que  j'avance  dans  le 
discernement  du  vrai  et  du  faux  dans  la  société,  mon 
inclination  à  vivre,  non  pas  en  sauvage  ni  en  misan- 
thrope, mais  en  homme  de  solitude  sur  les  limites  de 
la  société,  sur  les  lisières  du  monde,  s'est  renforcée 
et  étendue.  Les  oiseaux  voltigent,  picorent,  établis- 
sent leurs  nids  autour  de  nos  habitations,  ils  sont 
comme  concitoyens  des  fermes  et  des  hameaux  ; 
mais  ils  volent  dans  le  ciel  qui  est  immense  ;  mais  la 
main  de  Dieu  seule  leur  distribue  et  leur  mesure  le 
grain  de  la  journée  ;  mais  ils  bâtissent  leurs  nids  au 
cœur  des  buissons  ou  les  suspendent  à  la  cime  des 
arbres.  Ainsi  je  voudrais  vivre,  rôdant  autour  de  la 
société  et  toujours  ayant  derrière  moi  un  champ  de 
liberté  vaste  comme  le  ciel.  Si  mes  facultés  ne  sont 
pas  encore  nouées,  s'il  est  vrai  qu'elles  n'ont  pas 
atteint  toute  leur  croissance,  elles  ne  feront  leur 
développement  qu'en  plein  vent  et  dans  une  exposi- 
tion un  peu  sauvage.  Mon  dernier  séjour  à  la  cam- 
pagne a  redoublé  ma  conviction  sur  ce  point. 1 

J'ai  chômé  dans  l'inaction  la  plus  complète  mes 
six  semaines  de  vacances.  A  peine,  pour  rompre 
l'uniformité  du  farniente,  faisais-je  quelque  lecture 
nonchalante,  étendu  sous  un  arbre,  et  encore  plus  de 


68  MAURICE    DE    GUÉRIK 

la  moitié  de  mon  attention  était-elle  emportée  par 
une  brise  ou  un  oiseau  filant  à  travers  les  bois,  par 
le  chant  d'un  merle  ou  d'une  alouette,  que  sais-je  ? 
par  tout  ce  qui  passe  dans  les  airs  de  vague  et  de 
ravissant  pour  un  homme  couché  sur  l'herbe  fraî- 
che, sous  le  couvert  d'un  arbre,  au  milieu  d'une 
campagne  enivrée  de  vie  et  de  soleil.  Mais  ce  repos, 
cette  accalmie  n'avait  pas  éteint  lejeu  de  mes  facultés 
ni  arrêté  la  circulation  mystérieuse  de  la  pensée  dans 
les  parties  les  plus  vives  de  mon  àme.  J'étais  comme 
un  homme  lié  par  le  sommeil  magnétique  :  ses  yeux 
sont  clos,  ses  membres  détendus,  tous  les  sens  sont 
fermés,  mais  sous  ce  voile  qui  couvre  presque  tous 
les  phénomènes  de  la  viephj'sique,  son  àme  est  bien 
plus  vive  qu'à  l'état  de  veille  et  d'activité  naturelle  : 
elle  perce  dépaisses  ténèbres  au  delà  desquelles  elle 
voit  à  nu  certains  mystères  ou  jouit  des  visions  les 
plus  douces  ;  elle  s'entretient  avec  des  apparitions, 
elle  se  fait  ouvrir  les  portes  d'un  monde  merveil- 
leux. Je  goûtais  simultanément  deux  voluptés  dont 
une  seule  eût  suffi  pour  remplir  tout  mon  être  et  au 
delà,  et  néanmoins  toutes  deux  y  trouvaient  place  et 
s'y  étendaient  librement  sans  se  combattre  ni  se  con- 
fondre. Je  jouissais  de  toutes  deux  à  la  fois  et  de 
chacune  aussi  distinctement  que  si  je  n'en  eusse  pos- 
sédé qu'une  seule  ;  nulle  confusion,  nul  mélange, 
nulle  altération  de  la  vivacité  de  l'une  par  l'activité 
de  l'autre.  La  première  consistait  dans  l'indicible 
sentiment  d'un  repos  accompli,  continu  et  appro- 
chant du  sommeil  ;  la  seconde  me  venait  du  mouve- 
ment progressif,  harmonique,  lentement  cadencé 
des  plus  intimes  facultés  de  mon  àme,  qui  se  dilataient 
:lans  un  monde  de  rêves  et  de  pensées,  qui.  je  crois, 


JOURNAL  69 

était  une  sorte  de  vision  en  ombres  vagues  et  fuyantes 
des  beautés  les  plus  secrètes  de  la  nature  et  de  ses 
forces  divines.  Quand  l'heure  du  départ  a  rompu  le 
charme,  et  que  j'ai  ressaisi  le  sentiment  habituel  de 
mon  être,  je  me  suis  retrouvé  pauvre  et  déplorable 
comme  devant  ;  mais  à  la  marche  plus  vive  de  mes 
pensées,  à  une  délicatesse  plus  subtile  de  sensations, 
à  un  accroissement  marqué  de  mes  forces  morales 
et  intellectuelles,  j'ai  reconnu  que  mes  six  semaines 
d'oisiveté  n'étaientpas  perdues,  que  le  flot  de  rêves 
étranges  qui  avait  inondé  mon  âme  l'avait  soulevée 
et  portée  plus  haut.  Je  suis  rentré  dans  la  société 
avec  cette  joie,  mais  amplement  compensée  et  pres- 
que amortie  par  la  tristesse  de  mon  cœur  qui  s'en 
est  allé  atteint  de  regrets  et  de  langueur.  Je  me  suis 
séparé  de  la  campagne  comme  d'une  amante,  et 
j'avoue  que  je  ne  puis  m'expliquer  l'étonnante  res- 
semblance des  tristesses  qu'elle  m'a  laissées,  avec 
celles  de  Tamour. 

Le  1^  mai  1835,  —  Qui  peut  se  dire  dans  un  asile 
s'il  n'est  sur  quelque  hauteur  et  la  plus  absolue  qu'il 
ait  pu  gravir?  Je  regarde  depuis  quelque  temps  vers 
ces  temples  de  la  sagesse  sereine  que  la  philosophie 
antique  a  dressés  sur  des  cimes  fort  élevées  et  qu'un 
petit  nombre  surmontèrent.  Si  j'emportais  ces  hau- 
teurs I  Quand  serai-je  dans  le  calme  ?  Autrefois,  les 
dieux,  voulant  récompenser  la  vertu  de  quelques 
mortels,  firent  monter  autour  d'eux  une  nature  vé- 
gétale qui  absorbait  dans  son  étreinte,  à  mesure 
qu'elle  s'élevait,  leur  corps  vieilli,  et  substituait  à 
leur  vie,  tout  usée  par  l'âge  extrême,  la  vie  forte  et 
muette  qui  règne  sous  l'écorce  des  chênes.  Ces  mor- 


70  MAURICE    DE    GUÉHIX 

tels,  devenus  immobiles,  ne  s'agitaient  plus  que  dans 
Textrémité  de  leurs  branchages  émus  par  les  vents. 
N'est-ce  pas  le  sage  et  son  calme  ?  Ne  se  revêt-il 
pas  longuement  de  cette  métamorphose  du  peu 
d'hommes  qui  furent  aimés  des  dieux  ?  S'entretenir 
d'une  sève  choisie  par  soi  dans  les  éléments,  s'en- 
velopper, paraître  aux  hommes  puissant  par  les 
racines  et  d'une  grave  indifférence  comme  certains 
grands  pieds  d'arbres  qu'on  admire  dans  les  forêts, 
ne  rendre  à  l'aventure  que  des  sons  vagues  mais 
profonds,  tels  que  ceux  de  quelques  cimes  touffues 
qui  imitent  les  murmures  de  la  mer,  c'est  un  état  de 
vie  qui  me  semble  digne  d'efforts  et  bien  propre 
pour  être  opposé  aux  hommes  et  à  la  fortune  du 
jour. 


QUELQUES  LETTRES 


A  M.   L'ABBE  BUQUET 

PRÉFET  DES  ÉTUDES  AU  COLLÈGE  STANISLAS. 

[Paris,  1828]. 

Monsieur, 

Je  vous  dois  toute  ma  confiance  comme  à  mon 
meilleur  ami,  et  c'est  vers  vous  que  ma  pensée  s'est 
tournée  aussitôt  que  j'ai  cherché  dans  mes  peines 
celui  qui  pourrait  les  adoucir  ;  mais  une  mauvaise 
honte  m'a  saisi.  J'ai  été  peut-être  vingt  fois  sur  le 
point  de  me  lever  et  d'aller  vous  exposer  toutes  mes 
misères,  mais  une  réflexion  soudaine  m'arrêtait  et 
me  faisait  dévorer  mon  mal  en  silence.  Enfin  j'ai 
ouvert  la  bouche,  mais  c'est  tout  ce  que  j'ai  pu  faire  ; 
quelques  paroles  confuses  me  sont  échappées,  ma 
langue  est  demeurée  liée,  et  une  timidité  invincible 
ou  plutôt  une  espèce  de  confusion  m'a  empêché  de 
m'expliquer  davantage.   Mais  votre  bonté  m'encou- 


1.  Ces  Lettres  ont  paru  dans  /a  Qtu'nraine  (1894-95)  et  figurent 
dans  les  Plus  Belles  pages  de  Maurice  de  Guérin  de  M.  Réiny  de 
Gourraont.  Mercure  de  France,  1909. 


72 


MAURICE    DE    GUERIN 


rage  et  me  fait  surmonter  cette  répugnance  que  j'a- 
vais à  vous  faire  l'histoire  de  mes  sentiments.  Je  vais 
donc  la  commencer,  quoique,  dans  le  moment 
même  où  j'écris,  ma  plume  s'arrête  quelquefois,  et 
que  je  doute  encore  si  je  dois  commencer  mon 
récit. 

Vous  connaissez  ma  naissance:  elle  est  honorable, 
et  voilà  tout  ;  car  la  pauvreté  et  le  malheur  sont 
héréditaires  dans  ma  famille,  et  la  plupart  de  mes 
parents  sont  morts  dans  l'infortune.  Je  vous  le  dis, 
parce  que  je  crois  que  cela  peut  avoir  influé  sur 
mon  caractère.  Pourquoi  le  sentiment  du  malheur 
ne  se  communiquerait-il  pas  avec  le  sang,  puisqu'on 
voit  des  pères  transmettre  à  leurs  enfants  des  dif- 
formités naturelles  ?  Mes  premières  années  furent 
extrêmement  tristes.  A  l'âge  de  six  ans,  je  n'avais 
plus  de  mère.  Témoin  des  longs  regrets  de  mon 
père,  souvent  environné  de  scènes  de  deuil,  je  con- 
tractai peut-être  alors  l'habitude  de  la  tristesse.  Retiré 
à  la  campagne  avec  ma  famille,  mon  enfance  fut  so- 
litaire. Je  ne  connus  jamais  ces  jeux  ni  cette  joie 
bruyante  qui  accompagnent  nos  premières  années. 
J'étais  le  seul  enfant  qu'il  y  eût  dans  la  maison,  et 
lorsque  mon  âme  avait  reçu  quelque  impression,  je 
n'allais  pas  la  perdre  et  l'effacer  au  milieu  des  jeux 
et  des  distractions  que  m'eût  procurés  la  société 
d'un  autre  enfant  de  mon  âge.  Mais  je  la  conservais 
tout  entière  ;  elle  se  gravait  profondément  dans  mon 
àme  et  avait  le  temps  de  produire  son  effet. 

Mon  père  jetait  en  même  temps  dans  mon  cœur 
ces  sentiments  de  religion  qui  n'en  ont  jamais  été 
effacés  ;  et  les  scènes  de  la  mort  que  j'aimais  à 
aller  contempler  dans  les  chaumières  à  la  suite  du 


QUELQUES    LETTRES  73 

curé  de  la  paroisse,  qui  était  en  même  temps  mon 
précepteur,  m'instruisaient  de  la  brièveté  et  de  la 
fragilité  de  la  vie  à  Feutrée  même  de  la  carrière. 
Ainsi,  sans  avoir  vécu  dans  le  monde,  j'en  étais 
déjà  désabusé,  tant  par  ce  que  j'entendais  dire  à 
mon  père  que  par  ma  jeune  expérience.  J'abandon- 
nai enfin  ma  solitude  pour  entrer  dans  les  collèges  ; 
c'était  passer  d'un  extrême  à  l'autre.  Mais  je  n'ou- 
bliais pas  dans  la  société  d'une  jeunesse  turbulente 
les  leçons  de  la  solitude  ;  je  les  avais  emportées 
avec  m.oi  pour  ne  jamais  les  perdre.  Dès  lors  com- 
mença pour  moi  cette  vie  pénible,  difficile,  pleine 
de  tristesse  et  d'angoisse,  dans  laquelle  je  me 
trouve  aujourd'hui  engagé.  Habitué  à  réfléchir,  je 
ne  regardais  pas  tout  ce  qui  passait  autour  de  moi 
avec  l'insouciance  de  lajeunesse,  indifférente  à  tout, 
excepté  au  plaisir  ^.. 

J'avais  apporté  de  ma  solitude  une  timidité  dont  je 
n'ai  jamais  pu  me  débarrasser,  et  qui  m'ôte,  au  mi- 
lieu de  mes  camarades,  cette  indépendance  d'une 
âme  qui  se  sent  libre  et  qui  parle  fièrement  sa  pen- 
sée. Je  contractai  aussi  une  inquiétude  minutieuse 
pour  tous  les  devoirs  que  j'avais  à  remplir,  c'est-à- 
dire  que  je  tremblais  dans  la  crainte  qu'ils  ne  fus- 
sent pas  assez  bien  ou  assez  tôt  faits.  Cette  inquié- 
tude, je  la  conserve  encore  ;  elle  me  poursuit  par- 
tout, elle  s'empare  de  toutes  mes  actions  pour  en 
considérer  la  nature  et  en  prévoir  l'issue,  en  sorte 
qu'il  n'est  presque  pas  de  moment  dansla  journée  qui 


1.  Cette  lettre  a  été  publiée  d'après   la    copie    incomplète    de 
Chopin. 


74  MAURICE    DE    GUÉRIN 

ne  m'apporte  une  souffrance  produite  par  l'anxiété 
et  le  tremblement  d'un  esprit  sans  cesse  alarmé. 
Envoyé  enfin  à  Paris,  un  plus  vaste  champ  s'ouvrit 
à  ma  pensée  ;  à  mesure  que  je  fis  plus  de  progrès 
dans  le  monde  intellectuel  et  le  monde  idéal,  je  sen- 
tis croître  mes  tourments,  parce  que  ma  réflexion 
prit  une  nouvelle  activité.  Voilà  comment  j'ai  été 
amené  à  l'époque  actuelle  de  ma  vie.  et,  si  je  me 
connais  un  peu,  je  crois  que  la  cause  de  mes  souf- 
frances se  trouve  dans  lorgueil,  dans  un  profond 
sentiment  de  ma  misère,  dans  ma  réflexion  qui  n'est 
jamais  en  repos,  enfin  dans  mes  passions  et  ma 
conscience. 

Mon  orgueil  n'est  pas  cette  fierté  indomptable  qui 
ne  reconnaît  pas  de  maître,  et  qui  veut  tout  voir  à 
ses  pieds,  sans  plier  jamais  elle-même.  Mon  orgueil 
se  repaît  de  louanges  :  il  est  même  avide  de  célé- 
brité, et  plus  sensible  à  un  mépris  qu'à  toute  autre 
injure.  Mais,  à  côté  de  ce  vice,  la  Providence  a  placé 
un  sentiment  aussi  profond  :  c'est  le  sentiment  de 
ma  misère  et  de  mon  néant.  C'est  du  combat  de  ces 
deux  éléments  contraires  que  naît  une  partie  de  mes 
douleurs.  Lorsque  je  lis  l'histoire  ou  les  ouvrages 
d'un  grand  homme,  mon  imagination  et  mes  désirs 
s'enflamment  :  mais  une  pensée  survient  qui  me  fait 
sentir  amèrement  le  ridicule  de  mes  folles  rêveries  : 
nul  ne  pense  plus  mal  de  moi  que  moi-même... 

Une  autre  source  de  mes  maux,  c'est  ma  pensée  ; 
elle  passe  en  revue  ce  qui  est  sous  mes  yeux  et  ce 
qui  n'y  est  pas,  et,  emportant  toujours  avec  elle 
l'image  de  la  mort,  elle  jette  sur  le  monde  un  voile 
funèbre  et  ne  me  présente  jamais  les  objets  par  leur 
côté  riant.  Elle  ne  voit   partout  que  misère    et  des- 


QUELQUES    LETTRES  75 

triiction,  et  lorsque,  dans  mon  sommeil,  elle  est  li- 
vrée à  elle-même,  elle  va  errer  parmi  les  tombeaux. 
Sans  cesse  l'idée  de  la  fin  des  êtres  m'est  présente  ; 
les  choses  même  les  plus  propres  à  l'éloigner  me  la 
rappellent,  et  elle  ne  s'offre  jamais  à  moi  avec  plus 
de  force  que  dans  les  réjouissances  d'une  fête  et 
dans  les  émotions  d'une  joie  vive. 

Enfin,  ma  conscience  et  mes  passions,  vous  les 
connaissez... 

Voilà  quelle  est  mon  existence  habituelle  ;  voilà 
ce  que  je  souffre,  non  pas  d'intervalle  en  intervalle, 
mais  presque  à  chaque  moment  de  la  journée.  En- 
fin, mon  âme,  travaillée  par  tous  ces  maux  ensemble, 
ne  trouvant  plus  rien  dans  le  monde  où  elle  puisse 
s'attacher,  retombe  sur  elle-même,  et  ne  trouvant 
encore  en  moi  que  misère  et  faiblesse,  elle  se  sent 
saisie  d'un  affreux  dégoût  de  toutes  choses.  Elle 
devient  comme  inanimée,  et  toutes  ses  capacités 
sont  absorbées  par  la  souffrance. 

Me  voilà  tel  que  je  suis. . .  Je  me  remets  entre  vos 
mains,  disposez  de  moi.  Je  ne  me  regarde  pas  encore 
comme  perdu,  puisque  vous  voulez  bien  vous  inté- 
resser à  mes  misères  et  écouter  ce  triste  récit,  et  je 
sens  renaître  en  moi  l'espérance  à  mesure  que  je  me 
confie  davantage  à  votre  bonté. 


76  MAURICE    DE    GUÉRIX 

A  W^  EUGÉNIE  DE   GUÉRIN 

AU  CHATEAU  DU    CAYLA,  PAR  GAILLAC  (tARN). 

Paris,  octobre  1828. 

Ma  chère  Eugénie, 

Certes,  voilà  bien  du  temps  queje  n'ai  reçu  de  tes 
nouvelles  et  que  tu  n'as  reçu  des  miennes  ;  il  faut 
avouer  que  je  suis  bien  coupable  et  que  c'est  sur  moi 
que  retombe  la  faute  de  ce  silence  qui  n'aurait  ja- 
mais dû  exister  entre  nous.  11  est  temps,  enfin,  de  le 
rompre  et  de  réparer  nos  oublis,  ou  plutôt  les  miens, 
par  une  correspondance  assidue  qui  nous  mette 
dans  cette  intimité  qui  doit  toujours  exister  entre 
un  frère  et  une  sœur  ;  qui  nous  rapproche,  pour 
ainsi  dire,  malgré  la  distance  des  lieux  qui  nous  sé- 
pare, et  nous  fasse  jouir  d'un  entretien  d'autant  plus 
doux  que  Téloignement  jette  un  double  intérêt  sur 
ce  qu'on  reçoit  d'un  objet  chéri. 

Ma  chère  Eugénie,  les  lignes  que  je  vais  tracer 
vont  t'étonner,  sans  doute  ;  la  conduite  que  j'ai  te- 
nue envers  toi  jusqu'à  présent  ne  présageait  rien  de 
semblable  à  ce  que  tu  vas  lire,  mais  sois  persua- 
dée que  je  te  parle  sincèrement  ;  ta  surprise  sera,  je 
crois,  agréable.  Jusqu'ici  je  t'ai  témoigné  peu  de  con- 
fiance ;  mais  pourquoi,  diras-tu  ?  La  raison  n'en  est 
pas  dans  mon  cœur  :  malheur  à  moi,  s'il  avait  conçu 
le  moindre  éloignement  pour  toi  1  C'est  la  légèreté 
de  l'âge,  c'est  cette  distraction  continuelle,  partage 
de  l'enfance,  qui  nous  suit  jusqu'à  cet  âge  où  la  ré- 


QUELQUES    LETTRES  77 

flexion  prend  la  piace  des  jeux  et  jette  ses  premiers 
nuages  sur  des  fronts  où  n'avaient  brillé  jusqu'alors 
que  la  candeur  de  l'innocence  et  l'expression  du 
bonheur.  Mais  me  voici  arrivé  à  un  âge  où  l'enfance 
n'est  plus  pour  moi  qu'un  songe  ;  toutes  les  illusions 
de  la  vie  ont  disparu,  et  de  tristes  réalités  ont  pris 
leur  place.  C'est  alors  qu'on  ne  suffit  plus  à  soi- 
même  ;  c'est  alors  que  l'homme  qui  pâlit  d'effroi  et 
qui  sent,  pour  ainsi  dire,  ses  genoux  se  dérober 
sous  lui  à  la  vue  de  la  carrière  de  la  vie,  de  ce  rude 
sentier  où  «  l'on  grimpe  plutôt  qu'on  ne  marche  »  ; 
c'est  alors,  dis-je,  que  l'homme  a  besoin  d'un  appui, 
d'un  bras  secourable  qui  le  soutienne  dans  les  terri- 
bles épreuves  qu'il  va  subir.  Ce  besoin  s'est  mani- 
festé à  moi  aussitôt  que,  jetant  un  regard  sur  l'ave- 
nir, je  me  suis  vu  seul  prêt  à  affronter  tant  de  dan- 
gers. Alors  mon  cœur  t'a  nommée  aussitôt  ;  et 
peut-on,  en  effet,  trouver  un  meilleur  ami  qu'une 
sœur  telle  que  toi  ?  Veuille  donc  bien  désormais  être 
ma  confidente,  et  m'aider  de  tes  conseils  et  de  ton 
amitié. 

Mais,  me  diras-tu,  dois-tu  avoir  un  autre  confi- 
dent qu'un  père  ?  n'est-ce  pas  lui  qui  devrait  être  le 
dépositaire  de  tous  tes  secrets  ?  Tu  penses  bien  que 
j'ai  fait  cette  réflexion  ;  mais  papa  est  si  sensible,  il 
s'affecte  de  si  peu  de  chose,  que  je  n'oserais  jamais 
lui  dire  tout  ce  qui  se  passe  en  moi.  Ensuite,  tu  es 
celle  de  toute  la  famille  dont  le  caractère  est  le  plus 
conforme  au  mien,  autant  que  j'ai  pu  en  juger  par 
tes  pièces  de  vers,  tous  empreints  d'une  douce  rêve- 
rie, d'une  sensibilité,  d'une  teinte  de  mélancolie 
enfin  qui  fait,  je  crois,  le  fond  de    mon  caractère. 

Ce  moi^  autant  que  je  puis  en  jugera    t'aura   causé 


78  MAURICE   DE  GUÉRIN 

quelque  surprise  ;  mais  voici  ce  que  je  veux  dire  i 
je  n'avais  que  quatorze  ans  quand  je  tai  quittée  ;  à; 
cet  âge,  on  ne  se  connaît,  pour  ainsi  dire,  que  de 
vue  ;  ma  raison  n'était  pas  assez  développée,  ni  ca- 
pable d'un  examen  assez  sérieux  pour  saisir  les 
traits  de  ton  caractère.  Je  ne  crois  pas  non  plus  que 
tu  puisses  bien  me  connaître,  parce  que  j'étais  trop 
jeune  pour  avoir  un  caractère  décidé  :  mais  com- 
bien quatre  ans  ont  apporté  de  changements  !  Qu( 
de  révolutions  en  ce  pauvre  cœur  1  On  croit  commu- 
nément que  je  suis  léger,  espiègle,  folâtre,  ou  du 
moins  telle  était  lopinion  qu'on  avait  de  moi  quand 
j'ai  quitté  le  pays  ;  mais  mon  caractère  a  pris 
une  tournure  toute  différente,  je  puis  dire  même 
qu'il  est  complètement  changé  et  qu'il  ne  me  reste 
rien  de  mon  enfance. 

Mais  comme  le  développement  d'un  caractère  de- 
mande des  détails  qui  ne  pourraient  entrer  dans 
cette  lettre,  j'en  ferai  l'objet  de  mes  suivantes.  Jeté 
tracerai  l'histoire  de  mon  cœur  depuis  l'âge  où  l'on 
commence  à  réfléchir  jusqu'à  présent  ;  je  te  ferai 
connaître  mes  sensations,  mes  réflexions,  ce  qui 
occupe  habituellement  mes  pensées.  J'ose  croire 
que  ces  détails  ne  seront  pas  sans  intérêt  pour  toi  : 
je  t'invite  à  me  faire  part  aussi  de  ce  qui  se  passe  et 
toi,  si  cela  ne  t'ennuie  pas.  Pour  moi,  il  me  semble 
que  nous  ne  saurions  avoir  de  correspondance  pluj 
intéressante  ;  car  je  pense  que,  pour  s'aimer,  il  faut" 
se  connaître  parfaitement,  et  je  ne  conçois  pas  de 
plus  grand  charme  dans  la  vie  que  cette  communi- 
cation de  deux  cœurs  qui  versent  mutuellement  l'un 
dans  l'autre  tous  leurs  secrets,  tous  leurs  senti- 
ments. 


QUELQUES   LETTRES  79 

Nous  nous  entretiendrons  aussi  de  littérature,  car 
c'est  la  seule  chose,  après  l'amitié,  qui  puisse  faire 
une  agréable  diversion  aux  tracas  et  aux  ennuis  de 
la  vie  ;  c'est  la  seule  chose  qui  puisse  nous  consoler 
dans  nos  malheurs  et  rendre  la  vigueur  à  notre  âme 
abattue.  Donnez-moi  des  livres  et  plongez-moi  dans 
un  cachot  ;  pourvu  que  j'y  puisse  voir  assez  clair 
pour  les  lire,  je  saurai  me  consoler  de  la  perte  de 
ma  liberté.  Tu  trouveras  peut-être  que  c'est  pousser 
la  chose  un  peu  trop  loin  ;  mais  c'est  pour  te  faire 
sentir  que  les  livres  peuvent  tenir  lieu  de  beaucoup 
de  choses  pour  celui  qui  sait  les  aimer... 


A  LA  MÊME 

Paris,  7  janvir  1829. 

Ma  chère  Eugénie, 

Tu  finis  ta  lettre  en  me  disant  que  tu  voudrais 
avoir  les  bras  assez  longs  pour  m'embrasser  partout 
où  je  suis  ;  et  moi  je  voudrais  avoir  quelque  expres- 
sion pour  rendre  tout  le  plaisir  que  m'ont  fait  tes 
vers  et  ta  lettre.  Oh  I  que  tu  en  sais  bien  plus  avec 
ce  que  t'inspirent  la  nature  et  ton  génie  heureux  et 
facile,  que  moi  avec  tout  mon  grec  et  mon  latin  ! 

Mais  si  le  ciel  m'a  refusé  les  talents  dont  il  t'a 
comblée,  je  crois  qu'il  nous  a  donné  deux  âmes  sem- 
blables. Je  pense  avoir  deviné  la  tienne,  et  voici 
l'idée  que  je  m'en  fais  ;  écoute  :  il  est  un  sentiment 
qu'on  a  tourné  en  ridicule  à  cause   de  l'abus  qu'on 


80  MAURICE    DE    GUÉRIN 

en  a  fait,  et  parce  que  beaucoup  de  personnes  qui 
n'en  étaient  pas  susceptibles  ont  voulu  cependant 
en  faire  montre  pour  se  mettre  à  la  mode  ;  ce  qui  est 
devenu  par  là  minauderie  et  affectation.  Ce  senti- 
ment, c'est  la  mélancolie.  Mais  il  n'en  est  pas  moins 
vrai  que  cette  affection  de  l'àme,  quand  elle  est  na- 
turelle, ennoblit  le  cœur  et  devient  même  sublime. 
Lhomme,  dit  Platon,  plus  rapproché  de  son  Créa- 
teur, guidait  autrefois  dans  leur  cours  les  sphères 
célestes  et  repaissait  son  âme  des  concerts  de  leur 
harmonie  divine  ;  mais,  précipité  sur  la  terre  par  la 
jalousie  des  génies,  il  n'a  plus  qu'un  souvenir 
confus  de  sa  grandeur  et  de  son  bonheur  passés.  En 
admettant  cette  création  brillante  de  l'Homère  des 
philosophes,  qui  dans  cette  fiction  sublime  appro- 
che tant  de  la  vérité,  ne  dirait-on  pas  que  certaines 
âmes  conservent  un  souvenir  plus  vif  de  la  grandeur 
dont  elles  sont  déchues,  et  que  ce  souvenir  apporte 
dans  leur  cœur  une  noble  et  douce  tristesse  nourrie 
par  les  regrets  et  par  les  misères  présentes  de  la  vie? 
A  les  voir  lever  les  yeux  au  ciel  et  prêter  une 
oreille  attentive,  ne  dirait-on  pas  qu'elles  cherchent 
à  saisir  quelques  sons  lointains  de  l'harmonie  di- 
vine ?  Ces  âmes  ne  voient  pas  le  monde  comme  le 
vulgaire  et  puisent  à  une  autre  source  déplaisirs. 
Elles  n'aiment  pas  ces  joies  bruyantes  où  le  corps 
a  beaucoup  plus  de  part  que  l'àme  ;  il  leur  faut  des 
jouissances  toutes  spirituelles,  mêlées  d'un  sentiment 
de  tristesse,  de  même  que  les  anciens  rappelaient 
au  milieu  de  leurs  voluptés  l'idée  de  la  mort  et  de 
la  brièveté  de  la  vie.  La  solitude,  le  murmure  des 
vents,  la  contemplation  du  ciel,  voilà  ce  qui  est  pour 
elles  une  source  de  délices. 


<>LELQUES    LETTRES  81 

Or,  s'il  est  vrai  qu'on  se  peint  ordinairement  dans 
ses  écrits,  tel  est  le  caractère  que  j'ai  cru  remarquer 
dans  tes  lettres  et  tes  poésies,  et  tels  sont  les  senti- 
ments dont  je  m'entretiens  habituellement.  S'il  en 
est  ainsi,  quelle  source  de  bonheur  et  de  jouissances 
pour  nous  deux  !  Que  de  choses  n'aurons-nous  pas 
à  nous  dire  !  Oh  !  qu'ils  seront  doux,  ces  épanche- 
ments  de  nos  cœurs  qui  se  déchargeront  lun  dans 
l'autre  des  ennuis,  des  réflexions,  des  tristesses  qui 
naissent  et  meurent  avec  chaque  jour  1  Ainsi,  dis- 
moi  quel  est  l'état  habituel  de  ton  âme,  c'est-à-dire 
quel  est  l'objet  ordinaire  de  tes  méditations.  Que 
penses-tu  de  la  vie  ?  Où  places-tu  tes  plaisirs  et  tes 
jouissances  ?  Enfin,  si  je  mérite  ta  confiance,  peins- 
moi  ton  cœur  tel  qu'il  est.  Il  me  semble  que,  pour 
peu  qu'on  ait  l'âme  rêveuse  et  sensible,  on  ne  doit 
pas  passer  un  jour  sans  faire  une  infinité  de  réflexions 
qui  naissent  même  à  la  vue  de  certains  objets  que  le 
vulgaire  regarde  d'un  œil  indiff"érent,  mais  devant 
lesquels  la  méditation  s'arrête  et  où  elle  sait  trouver 
un  côté  intéressant. 

Toi  surtout  qui  habites  la  solitude,  quel  vaste 
champ  s'off"re  à  ta  pensée  dans  la  contemplation  de 
la  nature  ! 

Pour  moi,  je  trouve  plus  de  charme  à  errer  dans 
un  bois  qu  a  parcourir  les  rues  tumultueuses  de 
Paris,  et  un  sentiment  bien  plus  doux,  bien  plus  su- 
blime s'empare  de  moi  à  la  vue  des  pompes  de  la  na- 
ture, et  même  de  sa  majestueuse  simplicité,  que  lors- 
que jemesure  des  yeux  ces  trophées  de  l'ambition  ou 
de  la  vanité,  qui  ne  m'apprennent  autre  chose  que 
les  eff'orts  qu'ont  faits  les  hommes  pour  élever  leur 
pauvre  gloire  un  peu  au-dessus  de  la  terre.  Enfant 

DE   QUÉRIN  fi 


82  MAURICE   DE   GUÉRIN 

de  la  nature,  je  suis  étranger  dans  ce  séjour  où  tout 
est  le  produit  de  Tart,  même  les  sentiments,  car  on 
dirait  que  la  perfection  de  la  société  est  la  perfection 
de  l'art  de  se  tromper.  Mais  bientôt  je  reverrai  ma 
solitude  chérie  et  ce  sera,  je  respère,pour  ne  plus  la 
quitter... 


A  LA  MEME 


La  Chênaie,  18  décembre  1832. 


Me  voici  acclimaté  au  désert,  ma  chère  Eugénie. 
Mes  habitudes  se  sont  pliées  à  ma  nouvelle  vie  et 
mes  yeux  se  sont  familiarisés  avec  les  landes  épi- 
neuses et  les  forêts  couleur  de  rouille.  Il  doit  y  avoir 
une  forte  dose  de  sympathie  chez  moi  pour  m'étre 
si  vite  lié  d'amitié  avec  des  steppes  incultes  et  la 
sombre  ceinture  de  bois  qui  nous  environne.  La 
Chênaie  est  vraiment  une  solitude  parmi  les  solitu- 
des, et  l'on  peut  dire  à  la  lettre,  sans  faire  de  phra- 
ses, qu'on  n'y  entend  que  le  sifflement  du  vent  à 
travers  les  bois  et  qu'on  n'y  voit  passer  que  les 
nuages.  Souvent,  malgré  l'habitude,  nous  nous 
étonnons  tous  de  notre  profonde  retraite,  et  nous  ne 
comprenons  pas  qu'on  puisse  trouver  tant  de  silence. 
Aussi  le  travail  y  est-il  un  besoin,  une  nécessité  in- 
dispensable. La  pensée  ne  trouve  guère  à  s'ébattre 
dans  ces  âpres  campagnes  ;  elle  rentre  forcément 
chez  elle  et  se  jette  dans  l'intellectuel,  ne  pouvant 
toucher  au  réel  sans  se  piquer. 

Tout  cela  veut   dire  que  je  me  suis  mis  au  travail 


QUELQUES   LETTRES  83 

et  que  le  travail  est  ici  sérieux  et  sans  distractions. 
M.  Féli  m'a  jeté  dans  les  langues  modernes,  en  com- 
mençant par  l'italien,  et  en  même  temps  dans  la  philo- 
sophie catholique  et  l'histoire  de  la  philosophie.  Je 
suis  enchanté  d'apprendre  les  langues  ;  elles  sont  un 
puissant  instrument  de  science,  et  puis  cette  étude 
ouvre  des  littératures  dont  la  connaissance  décuple  les 
forces  et  le  plaisir  de  la  pensée.  Parmi  les  langues 
mortes,  je  n'apprends  que  le  grec  ;  j'en  ai  une  simple 
teinture  qui  m'aidera  beaucoup  à  dévorer  les  pre- 
mières difficultés.  Me  voilà  en  présence  d'un  grand 
travail,  aux  premiers  abords  de  la  science  qu'il  faut 
emporter  comme  les  travaux  avancés  de  la  citadelle 
d'Anvers  ;  mais  nous  avons  un  si  grand  général  à 
notre  tête  que  je  me  sens  plein  de  confiance,  et  je 
suis  comme  sûr  de  la  victoire. 

Nous  sommes  maintenant  quatre  jeunes  gens. 
Chacun  a  sa  chambre  à  coucher  ;  mais  comme  tou- 
tes n'ont  pas  de  cheminée,  nous  nous  réunissons 
pour  travailler  dans  une  chambre  commune,  autour 
d'un  bon  feu.  Je  me  suis  remis  sans  trop  de  peine 
au  lever  de  cinq  heures  ;  je  trouve  même  que  je 
dors  d'un  sommeil  plus  prompt  et  plus  sûr  que  par 
le  passé.  J'aime  bien  notre  petite  chapelle  au  fond 
du  jardin,  où  nous  allons  chaque  matin  entendre  ou 
servir  la  messe  en  sortant  du  lit.  C'est  s'éveiller 
dans  le  Seigneur.  Puis  vient  le  déjeuner  avec  du 
beurre  et  du  pain,  que  nous  faisons  griller  pour  le 
rendre  plus  appétissant  ;  le  beurre  joue  un  grand 
rôle  dans  nos  repas.  Le  dîner,  très  confortable,  avec 
café  et  liqueurs  quand  il  y  a  des  étrangers,  est  assai- 
sonné d'un  feu  roulant  de  plaisanteries  et  de  mali- 
ces qui  partent  la   plupart  de     M.   Féli.   Il  a  des 


M  MAURICE    DE    GLERIN 

mots  charmants  ;  les  saillies  les  plus  vives,  les  plus 
perçantes,  les  plus  étincclantes,  s'échappent  de  lui 
sans  nombre.  Son  génie  s'en  va  comme  ça,  quand  il 
ne  travaille  pas  ;  de  sublime  il  devient  charmant. 
M.  Gerbet  s'entend  aussi  passablement  à  malignerf 
mais  il  est  en  général  plus  sérieux  que  M.  Féli. 

M.  Lacordaire  nous  a  quittés  deux  jours  après 
mon  arrivée  ;  des  affaires  pressantes  l'ont  appelé  à 
Paris.  M.  Rohrbacher  est  un  homme  à  larges  épau- 
les, à  grosse  tête,  à  gros  traits,  comme  un  bon  Lor- 
rain qu'il  est  ;  mais  cette  enveloppe  cache  une 
grande  science  et  même  assez  d'amabilité.  Il  écrit 
une  histoire  de  lEglise.  M.  Féli  est  en  train  d'é- 
crire un  ouvrage  où  il  résume  toute  sa  philosophie, 
en  lui  donnant  des  développements  nouveaux.  Il 
concentre  là  tous  les  rayons  de  sa  science  et  de  son 
génie  :  il  n'a  rien  fait  jusqu'ici  de  comparable  à 
cela.  Attendez-vous  à  un  grand  étonnement  et  à 
une  grande  admiration  dans  le  monde,  quand  cet 
ouvrage  paraîtra.  M.  Gerbet  en  fait  Tintroduction. 
Jugez  ce  qui  doit  sortir  de  l'association  de  ces  deux 
têtes . 

J'ai  vu  M.  Féli  au  petit  parloir.  Ce  petit  parloir 
est  comme  celui  de  M.  Bories  :  une  chaise  et  une 
commode.  M.  Féli  vous  laisse  défiler  votre  chapelet 
sans  mot  dire  ;  puis  quand  on  a  dit  :  C'est  tout,  il 
prend  la  parole,  une  parole  grave,  profonde,  lumi- 
neuse, pleine  d'onction.  Sa  morale,  comme  ses  livres 
de  piété,  est  pleine  d'Ecriture  sainte,  merveilleuse- 
ment fondue  dans  son  discours.  Elle  lui  donne  une 
grande  douceur.  Il  nous  aime  comme  un  père,  nous 
appelant  toujours  mon  fils.  Hier,  quand  le  dernier 
venu  d'entre  nous  arriva,  il  était  dans  la  joie  de  son 


QUELQUES    LETTRES  bù 

Allie.  «  Notre  petite  famille  augmente,  »  me  dit-il, 
et  il  m'embrassa  de  tendresse  et  de  joie.  On  apprend 
plus  dans  sa  conversation  que  dans  les  livres.  En 
quelques  mots  il  vous  ouvre  des  points  de  vue  im- 
menses dans  la  science.  Ses  paroles  élèvent  et 
échauffent  l'âme  ;  on  sent  la  présence  du  génie. 

Ce  pays-ci  justifie  tout  ce  que  j'en  avais  entendu 
dire  :  c'est  un  peuple  à  part,  une  civilisation  sévère 
et  religieuse  qui  marche  en  dehors  de  nos  idées  mo- 
dernes. Les  plus  pauvres  exercent  l'hospitalité  avec 
la  générosité  la  plus  touchante.  En  arrivant  de  Dinan 
à  la  Chênaie,  nous  nous  égarâmes,  mon  compagnon 
et  moi,  à  la  nuit  tombante.  Après  avoir  erré  quelque 
temps  dans  les  landes  sans  pouvoir  nous  orienter, 
nous  allâmes  frapper  à  la  porte  d'une  ferme.  J'entre 
le  premier,  —  tout  le  monde  se  lève  et  me  souhaite  la 
bienvenue.  La  famille  était  nombreuse  et  assise  sur 
deux  énormes  poutres  gisant  de  chaque  côté,  perpen- 
diculairement au  foyer.  Grands  et  petits  avaient 
l'écuelle  aux  dents  au  moment  de  notre  arrivée,  et  la 
mère  de  famille  pétrissait  sur  la  table  une  galette  de 
blé  noir.  Nous  demandons  le  chemin,  on  nous  l'en- 
seigne ;  mais  on  ne  veut  pas  nous  laisser  sortir  sans 
nous  faire  goûter  à  la  galette  et  boire  du  cidre.  La 
propreté  n'est  pas  la  vertu  dominante  chez  ces  bonnes 
gens  ;  nous  refusâmes  obstinément,  à  leur  grand 
regret.  Ils  nous  donnèrent  un  petit  gars  pour  nous 
guider,  et  nous  arrivâmes  deux  minutes  après.  La 
Chênaie  n'est  qu'à  deux  portées  de  fusil  de  cette 
ferme,  mais  le  pays  est  si  couvert  qu'on  n'aperçoit 
pas  une  maison  à  cent  pas  de  distance.  Telle  a  été 
ma  première  aventure  en  Bretagne.  J'aurais  bien 
d'autres  petites  histoires  à  te  conter   si  j'avais  plus 


86  MAURICE    DE   GUÉRIN 

de  choses  à  te  dire  dans  mon  désert  que  dans  le  tour- 
billon parisien.  Ici,  on  ne  perd  pas  une  pensée  ;  là- 
bas,  tout  se  perdait  en  évaporations.  —  J'ai  fait  faire 
une  redingote  à  la  propriétaire  et  un  gilet  de  même 
étoffe,  le  tout  pour  cinquante  francs,  tout  payé.  La 
vieille  tire  sur  sa  fin,  et  je  la  trouve  d'ailleurs  un 
peu  légère.  Ai-jebien  fait? 

Adieu,  ma  chère  amie,  adieu  Mimin,  adieu  tous,  je 
vous  embrasse. 


A  M.  DE  BAYNE 

AU  CHATEAU  DE  RAYSSAC,  PAR  ALBI. 

La  Chênaie,  16  mai  1833. 

Ma  première  lettre  était  datée,  je  crois,  du  jour 
de  Noël,  belle  et  joj^euse  fête  qui  se  chôme  dans  la 
plus  triste  saison  de  l'année. 

Cette  première  lettre  est  restée  seule  si  longtemps, 
que  vous  pouviez  croire  que  j'attends  la  venue  d'un 
autre  Noël  pour  lui  donner  une  sœur,  et  que  je 
n'écris  que  par  anniversaires.  Je  prie  Dieu  de  me 
garder  d'une  aussi  mauvaise  habitude,  et  vous, 
Monsieur,  de  croire  que  je  ferais  revenir  Noël  cent 
fois  l'an,  si  je  ne  craignais  de  sortir  d'un  sentiment 
que  m'impose  ma  jeunesse  et  le  peu  de  chose  que  je 
suis. 

Il  y  avait  bien  douze  ans  que  je  n'avais  passé 
d'hiver  à  la  campagne.  Cette  épreuve  de  silence  et  de 
réclusion,  surtout  dans  un  pays  pluvieux  et   morne 


QUELQUES   LETTRES  87 

comme  la  Bretagne,  est  assez  rude  pour  un  échappé 
de  Paris  ;  mais  avec  M.  Féli,  des  livres  et  un  petit 
bout  de  patience,  l'hiver  le  plus  détestable  peut  pas- 
ser presque  sans  qu'il  y  paraisse.  Grâce  à  Dieu  et  au 
printemps,  les  jours  tristes  et  mauvais,  parce  qu'ils 
amènent  les  tentations  par  la  tristesse,  s'en  sont 
allés,  et  voici  venir  une  longue  file  de  jours  luisants 
et  gais  qui  font  un  bien  infini. 

Notre  Bretagne  me  fait  l'effet  d'une  vieille  bien 
ridée  et  bien  chenue,  redevenue,  par  la  baguette  des 
fées,  jeune  fille  de  vingt  ans,  et  des  plus  gracieuses  : 
tant  la  belle  saison  a  paré  et  embelli  ce  bon  vieux 
pays  !  Les  chemins,  enfin  pratiquables,  nous  amènent 
de  nombreuses  visites.  Nous  attendons  prochaine- 
ment MM.  de  Montalembert  et  Sainte-Beuve.  11  y  a 
trois  semaines,  nous  avons  eu  Cazalès,  et  sa  venue  a 
été  pour  moi  l'occasion  d'un  petit  voyage  charmant. 
Je  mourais  d'envie  de  voir  la  mer,  dont  je  n'avais 
pu  approcher  jusque-là  à  cause  du  mauvais  temps 
et  des  mauvais  chemins.  Or,  par  un  beau  jour  d'avril, 
nous  avons  fait  tous  deux  à  pied  ce  pèlerinage.  Caza- 
lès, qui,  au  premier  abord,  paraît  froid  et  renfermé, 
se  laisse  aller  à  la  causerie  la  plus  intime,  la  plus 
confiante,  pour  peu  qu'on  pousse  son  âme  vers  cette 
pente.  Son  esprit,  très  étendu  et  très  élevé,  possède 
une  étonnante  variété  de  connaissances,  et  cela  se 
combine  chez  lui  avec  une  religion  profonde,  une 
grande  tendrese  d'âme  et  une  merveilleuse  intelli- 
gence de  la  vie.  C'est  une  félicité  non  pareille  de 
faire  route,  aller  voir  la  mer  avec  un  compagnon 
de  voyage  ainsi  fait.  Notre  conversation  alla,  pour 
ainsi  dire,  tout  d'un  trait  de  la  Chênaie  à  Saint- 
Malo,     et,    nos    six    lieues  faites,    j'aurais   voulu 


88  MAURICE    DE    GUEKIN 

voir  encore  devant  nous  une  longue  ligne  de 
chemin  ;  car  vraiment  la  causerie  est  une  de  ces 
douces  choses  qu'on  voudrait  allonger  toujours.  L'im- 
pression que  cet  entretien  m'a  laissée,  mêlée  à  celle 
de  l'Océan,  qui  parle  aussi  prodigieusement  à  l'àme, 
pour  peu  qu'on  soit  impressionnable,  a  placé  ce 
voyage  à  côté  de  mes  plus  doux  souvenirs  qui  sont, 
hélas  !  en  si  petite  compagnie  dans  le  coin  de  l'âme 
où  ils  se  logent. 

Pardonnez-moi,  Monsieur,  de  vous  entretenir 
ainsi  de  mes  petites  aventures  et  de  ces  menus  dé- 
tails de  vie,  lorsque  j'ai  tout  près  de  moi  un  sujet  de 
discours  tout  autrement  intéressant  :  notre  grand  et 
saint  homme.  Mais  \e  moi,  l'invincible  moi  prend  la 
première  place  partout.  C'est  une  infirmité  à  peu 
près  incurable.  On  a  beau  enfouir  son  moi  au  fond  de 
l'âme,  il  reparaît  malgré  qu'on  en  ait,  comme  un 
bâton  plongé  dans  l'eau  remonte  toujours  à  la  sur- 
face. 

M.  Féli  est  un  homme  admirable  à  étudier  dans 
l'intimité  de  son  caractère  :  bien  différent  de  tant 
d'hommes  à  grand  renom  qui  ne  sont  beaux  à  voir 
que  dans  leurs  livres,  tout  comme  les  araignées  et 
les  vers  à  soie,  qui  filent  des  toiles  merveilleuses 
et  sont  de  vilains  petits  animaux.  Plus  on  pra- 
tique M.  Féli,  plus  on  avance  dans  son  intimité, 
plus  on  rencontre  de  ces  beautés  intérieures, 
de  ces  perfections  de  l'àme  insaisissables  de  loin 
et  qui  ne  se  révèlent  qu  à  l'observation  de  la  vie 
familière.  On  croit  assez  généralement  que  M.  Féli 
est  un  homme  d'orgueil  et  d'un  orgueil  fou- 
gueux. Cette  opinion,  qui  a  détourné  de  lui  bien 
des    catholiques,   est   incroyablement    fausse.   Pas 


QUELQUES    LETTRES  81) 

d'homme  au  monde  plus  enfoncé  dans  l'humilité 
et  le  renoncement  à  soi-même.  S'il  en  était  autre- 
ment, il  ne  comprendrait  pas  le  christianisme,  qui  se 
résume  tout  entier  dans  l'humilité  ;  et  certes  il  le 
comprend  au  delà  de  toute  expression.  Sa  vie  est  une 
vie  de  dévouement  et  de  sacrifice  à  la  mission  qu'il 
a  reçue  de  préparer  Tavenir.  C'est  là  le  mot  de  tout 
ce  qu'il  a  fait  ;  il  ne  faut  pas  y  chercher  autre  chose. 
Ce  que  l'on  a  pris  pour  de  l'orgueil  de  l'homme 
n'est  que  de  Tintrépidité  de  l'apôtre  :  certes,  les  mar- 
tj^'s  et  les  Pères  de  l'Eglise  étaient  des  gens  hien 
orgueilleux.  Tout  ceci  est  d'autant  plus  vrai  que  je 
suis  arrivé  ici  avec  un  peu  de  ce  préjugé  sur  son 
caractère,  qui  court  le  monde,  et  que  je  n'ai  été 
détrompé  que  par  la  claire  vue  du  fond  de  son  âme  et 
de  toute  sa  vie.  Sa  mission  est  si  rude  et  lui  coûte 
tant  qu'il  serait  bien  fou  de  l'embrasser  aussi  forte- 
ment, si  ce  n'était  que  de  la  gloire,  car  c'est  vraiment 
un  fagot  d'épines  qu'il  presse  contre  son  sein. 

Ses  conversations  valent  des  livres,  mieux  que  des 
livres.  Impossible  d'imaginer,  à  moins  de  l'avoir 
entendu,  le  charme  de  ces  causeries  où  il  se  laisse 
aller  à  tout  l'entraînement  de  son  imagination  :  phi- 
losophie, politique,  voyages,  anecdotes,  historiettes, 
plaisanteries,  malices,  tout  cela  sort  de  sa  bouche 
sous  les  formes  les  plus  originales,  les  plus  vives, 
lesplussaillantes,  les  plus  incisives,  avec  les  rappro- 
chements les  plus  neufs,  les  plus  profonds  ;  quelque- 
fois avec  des  paraboles  admirables  de  sens  et  de  poésie, 
car  il  est  grandement  poète.  Dès  l'âge  de  sept  ans,  il 
a  commencé  à  observer  la  nature  dans  ses  moindres 
détails,  et  il  s'est  fait  ainsi  un  prodigieux  trésor  d'ob- 
servations, d'où  il  tire  des  comparaisons  qui  donnent 


90  MAURICE   DE    GUÉRIN 

à  ses  pensées  une  grande  lumière  et  une  grâce  infinie. 
Le  soir  après  souper,  nous  passons  au  salon.  11  se 
jette  dans  un  immense  sopha,  vieux  meuble  en  ve- 
lours cramoisi  râpé,  qui  se  trouve  précisément  placé 
sous  le  portrait  de  sa  grandmère,  où  l'on  remarque 
quelques  traits  du  petit-fils,  et  qui  semble  le  regarder 
avec  complaisance.  C'est  l'heure  de  la  causerie. 
Alors,  si  vous  entriez  dans  le  salon  vous  verriez  là- 
bas,  dans  un  coin,  une  petite  tête,  rien  que  la  tète, 
le  reste  du  corps  étant  absorbé  par  le  sopha,  avec 
des  yeux  luisants  comme  des  escarboucles,  et  pivo- 
tant sans  cesse  sur  son  cou  :  vous  entendriez  une 
voix  tantôt  grave,  tantôt  moqueuse,  et  parfois  de 
longs  éclats  de  rire  aigus  :  c'est  notre  homme.  Un 
peu  plus  loin,  c'est  une  figure  pâle,  à  large  front, 
cheveux  noirs,  beaux  yeux,  portant  une  expression 
de  tristesse  et  de  souffrance  habituelle  et  parlant 
peu  :  c'est  M.  Gerbet,  le  plus  doux  et  le  plus  endo- 
lori de  tous  les  hommes. 

Montalembert  vient  de  publier  la  traduction  des 
Actes  de  la  nation  polonaise  depuis  le  commence- 
ment du  monde  jusqu'à  son  martyre^  par  Adam 
Mickiewicz,  poète  polonais,  le  plus  grand  poète  mo- 
derne, dit  M.  Féli.  Ce  livre  est  admirable  :  c'est 
quelque  chose  qui  tient  du  style  des  prophètes  et  de 
lEvangile.  Je  n'ai  jamais  vu  plus  surprenante 
poésie.  Je  pense  que  tous  les  amis  de  l'Avenir  se- 
ront avides  de  ce  livre. 

Les  rédacteurs  de  l'Avenir,  dispersés  par 
la  cessation  du  journal,  n'en  continuent  pas 
moins  Tœuvre  catholique.  M.  Féli  compose  son 
grand  ouvrage,  qui  ne  paraîtra  malheureusement 
qu'au  bout  de  deux  ans,  au  lieu  de  huit  mois,  comme 


QUELQUES   LETTRES  91 

je  VOUS  Tavais  d'abord  annoncé,  parce  que  le  champ 
s'agrandità  mesure  qu'il  avance.  M.  Gerbet  continue 
ses  conférences  sur  l'introduction  à  la  philosophie 
de  rhistoire  ;  M.  de  Coux,  les  siennes  sur  l'économie 
politique.  Montalembert  donne  des  articles  à  la 
Revue  des  Deux  Mondes  ;  il  en  a  paru  un  fort  remar- 
quable sur  le  Vandalisme  en  France.  M.  Féli  a 
envoyé  ces  jours-ci  à  la  même  Revue  un  article  sur 
une  histoire  d'Italie,  par  Micali.  M.  Rohrbacher  est 
à  Malestroit,  dans  le  Morbihan,  où  se  trouve  une 
maison  semblable  à  celle-ci  ;  il  travaille  à  une  his- 
toire de  l'Eglise.  Bore  étudie  les  langues  orientales 
à  Paris.  M.  Dault-Duménil  fait  un  travail  sur  Cal- 
deron,  admirable  poète  catholique,  qu'il  veut  tirer 
du  fond  de  l'Espagne,  où  il  dort,  pour  le  révéler  à 
notre  siècle.  M.  Combalot  se  livre  à  la  prédication. 
M.  Jean  de  La  Mennais  est  tout  entier  à  sa  fonda- 
tion d'écoles  de  Frères  qui  compte  aujourd'hui  vingt 
mille  élèves.  J'ignore  ce  que  fait  M.  Daguerre.  Et 
moi,  si  f  ose  me  nommer  après  tous  ces  grand  noms^ 
je  ramasse  les  miettes  qui  tombent  de  la  table  où 
sont  assis  tous  ces  hommes  si  riches  en  savoir  ;  car 
si  ma  bouche  est  petite,  grande  est  ma  faim,  comme 
disait  une  petite  fille  en  demandant  l'aumône. 

Veuillez  excuser,  Monsieur,  la  longueur  de  cette 
lettre  :  j'espère  que  vous  pardonnerez  à  celui  qui 
parle,  en  faveur  de  Vhomme  dont  il  parle,  et  que 
votre  indulgence,  grâce  à  ce  considérant,  passera  au 
reclus  de  la  Chênaie  tout  ce  qu'il  dit  de  trop  à  Rays- 
sac.  C'est  qu'aussi,  voyez-vous,  Rayssac  et  la  Chênaie 
sont  étroitement  unis  dans  mon  cœur. 


92  MAURICE    DE    GUÉRIX 

A  M.  H.  DE  LA  MORVONNAIS 

FRAGMENT 

Paris,  février  1834. 

Horace  disait  :  A  Rome,  je  raffole  de  Tibur,  et  à 
Tibur,  je  raffole  de  Rome.  N'allez  pas  me  croire  ce 
goût  changeant  et  léger  comme  les  brises,  et  vous 
expliquer  par  là  mes  longues  tirades  sur  votre  soli- 
tude. Quand  j'habitais  la  Thébaïde,  vous  ai-je  jamais 
parlé  sur  le  ton  du  regret  des  joies  et  des  fêtes  de 
Paris  ?N'allais-jepas,  au  contraire,  vous  disant  sans 
cesse  combien  mon  humeur  répugne  à  la  vie  citadine, 
et  le  peu  d'état  que  je  fais  des  douceurs  qu'on  y 
goûte  ?  Ne  vous  souvenez-vous  point  que  les  buttes 
sauvages  de  vos  douaniers  me  faisaient  envie,  et 
qu'un  jour  je  me  pris  à  discourir  sur  le  charme 
extrême  que  j'aurais  à  me  creuser  une  grotte  fraîche 
et  sombre  au  cœur  d'un  rocher,  dans  une  anse  de 
vos  côtes,  et  d'3'  couler  ma  vie  à  contenîpler  au  loin 
la  vaste  mer,  comme  un  dieu  marin  ?  Si  vous  avez 
qardé  mémoire  de  tout  cela,  vous  vous  expliquerez 
aisément  pourquoi,  étant  à  Paris,  je  vous  parle  de  la 
campagne  et  oublie  Paris.  Bien  mieux,  vous  trouve- 
rez qu'il  ne  peut  en  aller  autrement:  car  aj^ant  dit 
aux  champs,  vous  le  savez  : 

Le  corps  s'en  va,  mais  le  cœur    vous  demeure  % 

mon  entretien  ne  peut  rouler  que  sur  eux.   et  je   ne 

1.  Froissart.    Note  du  manuscrit.) 


QUELQUES    LETTRES  93 

saurais  être  de  ce  monde  parisien,  folâtre  et  tourbil- 
lonnant, que  comme  n'en  étant  pas. 

Si  vous  me  connaissez  bien,  ces  raisons  doivent 
vous  suffire,  et  au  delà,  pour  vous  faire  comprendre 
et  supporter  le  début  de  ma  lettre.  Mais  pourrez- 
vous  résister  à  cet  entraînement  de  1  esprit,  qui  va 
cherchant  des  mj^stères  dans  les  choses  les  plus 
limpides,  tant  il  est  friand  du  plaisir  de  deviner  ?  Je 
suis  sûr  que  vous  soulèverez  le  sens  naturel  de  mon 
discours,  et  que  vous  vous  imaginerez  avoir  surpris 
dessous  un  sens  malin  qui  se  tiendrait  tapi  sous  mes 
phrases,  qui  ne  respirent  que  les  douces  images  du 
printemps,  comme  un  serpent  sous  les  fleurs.  Je  ne 
redoute  pas,  il  est  vrai,  que  vous  y  découvriez  au- 
cune allusion  politique  ;  je  vous  connais  trop  soli- 
taire et  vous  tenant  trop  à  Técart  de  ces  choses-là, 
pour  que  cette  pensée  vous  tombe  dans  l'esprit.  Mais, 
si  vous  détournez  vos  yeux  de  l'arène  politique,  vous 
les  tenez  arrêtés  sur  le  noble  champ  clos  des  doc- 
trines littéraires.  Or,  depuis  peu,  le  combat  s'est 
réchauffé,  le  bruit  de  la  mêlée  a  retenti  au  loin,  et 
vous  pourrez  supposer  que,  spectateur  passionné  de 
la  lutte,  je  m'amuse  à  envelopper  le  parti  auquel  je 
veux  du  mal  de  subtiles  et  moqueuses  allégories. 
Je  dois  vous  prévenir  que  cette  interprétation,  et 
toute  autre  semblable  donnée  àmon  idylle  sur  le  prin- 
temps précoce,  tombe  pleinement  à  faux  ;  que  mon 
idylle  ne  voile  point  une  satire,  et  que,  si  elle  vous 
semble  le  moins  du  monde  rieuse  et  pensant  à  mal,  ce 
sera  vous  qui  aurez  soufflé  votre  malice  à  cette  inno- 
cente. Je  le  répète,  elle  ne  vient  vous  entretenir  que 
des  choses  delanature  :et  quoi  déplus  simple  ?Pen- 
sez  que  jamais  rayon  n'a  pénétré  directement  dans  la 


94  MAURICE   DE    GUÉRIN 

chambre  que  j'habite  ;  je  n'en  reçois  que  par  réper- 
cussion. Vers  midi,  le  soleil  frappe  les   vitres  d'une 
mansarde,  qui  me  renvoient  quelques  pâles  reflets, 
sans  gaieté    et  sans    chaleur,    comme  ceux   d'une 
lampe  ;  et  encore  cette  lueur  languissante  et  vague 
s'évanouit-elle  au  bout  d'un  quart  d'heure.  Voilà  le 
jour  qui  réjouit  mes  j^eux  accoutumés  aux  larges  et 
libérales  effusions  de  lumière  du  ciel  du  Midi.  Une 
cour  étroite  et  sombre,  où  pas  un  brin  d'herbe  crois- 
sant par  les  fentes  du  pavé,  pas  un  pot  de  fleurs  aux 
croisées  n'attire  mes  regards  et  ne  leur  rit,  voilà,  en 
fait  d'horizon,    où  j'en  suis  réduit,  moi  qui  tant  de 
fois  ai  gravi  sur  vos  pas  vos  falaises,  vos  dunes,  vos 
roches  marines,  d'où  nos  j-euxembrassaientla  divine 
étendue  des  mers,  les  merveilleuses   dentelures   de 
vos  côtes  et  vos   campagnes  toutes  verdoyantes  de 
blé  et  de  lin.  Et,  tombé  de  ces  belles  cimes  dans  un 
réduit  qui  donne  à  peine  accès  au  jour,  je  ne  tente- 
rais pas  de  faire  revivre  tant  de  charmes  dans  les 
ardeurs  de  l'imagination,  et  je  vous  entretiendrais 
d'autres  sujets  que  de  vous-même  et  de  votre  désert  ! 
Etvous,  malin  solitaire,  vous  envenimeriez  ces  doux 
et  innocents  souvenirs,  et  trouveriez  je  ne  sais  quel 
apologue  dans  ces  images  de  la  nature  parmi  les- 
quelles je  me  complais  !  Mais,  comme  j'ai  toute  rai- 
son de  croire  que  vous    ne  m'écouterez  pas,   et  que 
vous  n'en  irez  pas  moins  votre   train   vers   le   sens 
figuré,  voyons  si,  à  toute  force,  la  malice  peut  tirer 
quelque  parti  de  mon  printemps  précoce,  et  à  quelle 
allusion  il  peut  être  tourné. 

Epris  que  vous  êtes  des  choses  littéraires  et  tout 
attentif  au  différend  qui  s'est  ému,  il  y  a  peu  de 
jours,  entre  nos  écrivains,  je  gage  que  la  littérature 


QUELQUES   LETTRES  95 

facile  ne  lardera  pas  à  vous  venir  en  pensée,  que 
vous  croirez  alors  tenir  le  fil,  et  qu'avec  ce  fil  vous 
vous  enfoncerez  dans  le  labyrinthe  de  mon  allégorie 
prétendue,  espérant  en  revenir,  votre  malice  satis- 
faite et  triomphante.  Je  conviens  que  l'imagination 
peut  aller,  sans  faire  trop  de  chemin,  des  bourgeons 
qui  s'épanouissent  prématurément,  sur  la  foi  d'un 
soleil  d'hiver  bien  luisant,  à  cette  jeune  littérature 
qui  s'est  couverte  de  fleurs  avant  le  temps  et  s'est 
exposée  si  naïvement  à  ces  retours  de  gelée  que  je 
prédis  à  vos  vergers  et  à  vos  bois.  Mais,  mon  ami, 
vous  que  la  vue  d'un  amandier  fleuri  réjouit  tant, 
vous  piqueriez-vous  de  sévérité  envers  ces  âmes  qui 
se  sont  ouvertes  au  grand  jour  et  ont  déploj^é  leurs 
trésors  avec  une  foi  si  touchante  aux  faveurs  du  ciel? 
Prenez-vous-en  plutôt  au  soleil  du  siècle,  qui  était 
ardent,  à  cette  atmosphère  chargée  d'une  chaleur 
funeste  qui  a  précipité  tous  les  développements  et 
réduira  peut-être  à  quelques  épis  la  moisson  de 
notre  âge. 

Et  les  arbres  dont  les  fleurs  ne  font  que  naître  et 
mourir,  et  ceux  qui  portent  des  fruits  arides  qu'on 
ne  cueille  pas  ou  qu'on  rejette  après  avoir  cueillis, 
oh!  sans  peine  encore  vous  y  verrez  les  emblèmes 
de  tant  d'auteurs  dont  le  nom  a  paru  une  fois  et  a 
disparu  pour  toujours  ;  de  tant  d'auteurs  dont  les 
livres  mal  venus  auprès  des  uns,  les  hommes  graves, 
bien  venus  auprès  des  autres,  les  chercheurs  de 
nouveauté  et  les  grands  liseurs  de  romans,  comblent 
de  choses  vaines  ces  âmes  vaines,  et  puis,  souvent, 
de  leurs  mains  relâchées  par  ce  sommeil  qui  vient 
de  la  lourde  satiété,  tombent  dans  le  puits  de  l'oubli. 

Voulez-vous  que  les  arbres   dont  s'éloignent  les 


96  MAURICE    DE    GUÊRIN 

vo\'ageurs,  les  jeunes  filles  et  les  oiseaux  figurent 
ces  livres  renommés  et  si  dignes  de  l'être  comme 
œuvres  d'art,  mais  qui  ne  renferment  pas  un  grain  de 
cette  manne  cachée,  par  une  de  ces  douces  et  bien- 
faisantes pensées  qui  nourrissent  les  âmes  et  les 
remettent  de  leurs  fatigues  ;  ces  livres  que  des 
mains  virginales  n'oseraient  feuilleter,  et  qui  met- 
tent en  fuite  tout  ce  qu'il  y  a  de  jeune  et  d'inno- 
cent, chose  à  mourir  de  honte  et  de  douleur  1 
voulez-vous  tout  cela  •  Je  m'y  prête  de  bonne  grâce, 
d'autant  plus  qu'en  vérité  mes  paroles  rendent  ce 
sens  comme  si  je  l'y  avais  réellement  caché  ?  Aussi 
ne  vous  suivrai-je  pas  plus  loin  dans  la  marche  de 
vos  malicieuses  recherches,  assuré  que  je  suis  que 
mon  texte  ne  souffrira  pas  trop  de  violence  de  votre 
part,  et  que  vous  pousuivrez,  et  jusqu'à  la  fin,  sans 
vous  fourvoyer. 

Quelles  conclusions  tirerez-vous  de  tout  ceci  ? 
D'abord  que  je  veux  décidément  entrer  en  lice,  et 
que  je  prépare  en  secret  mon  char,  ma  lanae  et  mon 
courroux.  Mais,  mon  ami,  mes  inclinationspaisibles 
vous  sont  donc  inconnues,  et  encore  plus  sans  doute 
la  faiblesse  de  mon  bras  et  la  mollesse  de  mon  cou- 
rage? Moi,  combattre!  mais  songez  donc  que  le 
moindre  tumulte  m'effarouche  et  me  met  en  déroute, 
comme  la  fuyante  proie,  et  que  mes  forces  suffisent 
à  peine  à  me  tirer  du  danger  ;  comment  pourraient- 
elles  m'3'  porter  ? 

En  second  lieu,  vous  jugerez  que  je  nourris  de 
l'aversion  pour  la  jeune  Ecole  et  que  j'appelle  du 
fond  du  cœur  une  restauration  classique.  M.  Nisard, 
sans  doute,  ne  veut  pas  que  la  jeune  Ecole  périsse, 
mais  qu'elle    corrige    ses   voies  ;   c'est   dans  cette 


QUELQUES    LETTRES  97 

croyance,  et,  j'oserai  le  dire,  à  celle  condition,  que 
je  forme  des  vœux  ardents  pour  le  succès  de  la 
campagne  qu'il  vient  d'ouvrir.  La  foi  catholique  ne 
souffrirait  pas  qu'il  y  eût  dans  mon  cœur  une  sym- 
pathie entière  pour  une  littérature  sceptique  ou  fata- 
liste qui  tient  si  peu  de  compte  de  la  morale.  Mais 
cette  même  foi  m'3^  rallie  par  certains  points  ; 
car  cette  jeune  Ecole,  si  folle  et  si  désordonnée, 
n'est-elle  pas  une  échappée  de  notre  bercail  ? 

Non,  mon  ami, je  ne  suis  épris  d'aucun  courroux; 
je  gémis  seulement  à  l'écart  des  égarements  de  cette 
littérature  qui  a  oublié  la  maison  et  les  enseigne- 
ments de  son  père  et  s'est  perdue  si  tristement  que 
le  dernier  et  le  plus  terrible  roman  à  faire,  dans  le 
goût  des  siens,  serait  celui  qui  raconterait  son 
histoire.  Parmi  ces  gémissements,  il  m'est  venu 
quelques  réflexions  sur  la  cause  du  mal  et  les 
moyens  d'y  remédier  ;  c'est  ce  que  je  voulais  vous 
annoncer  dans  cette  lettre  toute  décousue,  dans 
laquelle  je  vous  prie  de  ne  voir  qu'un  prélude  assez 
bizarre  de  mon  imagination  qui  va  toujours  errant 
de  vos  côtés. 


A  JULES  BARBEY  D'AUREVILLY 

Vendredi,  5  heures,  5  octobre  [1836]. 

Je  suis  arrivé  paisiblement,  paisiblement  j'ai 
dormi,  et  pas  le  plus  petit  malaise  n'est  venu  rompre 
le  bien-être  que  j'avais  gagné  à  notre  souper.    C'est 

DE   GUÉRIN  7 


98  MAURICE    DE    GLÉRIN 

ainsi  que  tout  ce  que  je  goûte  avec  vous  est  sans 
mélange  et  que  la  vie  ne  m'est  bonne  qu'avec  vous. 
Le  reste  des  jours  se  passe  misérablement  ;  de  sin 
gulières  souffrances  s'en  emparent,  et  le  plus  acre 
dégoût  est  la  seule  saveur  que  je  tire  de  la  plupart 
des  choses.  Mon  imagination  ne  mord  plus  à  aucun 
appât  :  il  lui  faudrait  quelque  reste  d'illusion,  et 
tout  ce  qu'elle  en  avait  s'est  dissipé  jusqu'au  plus 
faible  atome.  Je  ne  suis  plus  en  peine  que  d'une 
chose,  c'est  de  vivre  sans  être  cruellement  affecté 
par  les  plus  petites  portions  du  temps.  Mais  quelle 
matière  peut  entretenir  une  préoccupation  capable 
de  lier  mes  esprits  inquiets  et  de  ra'affranchir  du 
sentiment  de  la  durée  comme  fait  le  sommeil  ?  Il 
faudrait  aimer  une  chose  pour  elle-même  ou  pour 
ce  que  l'esprit  peut  y  ajouter  ;  mais  quel  sujet  pos 
sède  assez  de  charme  qui  ne  soit  pas  desséché  après 
quelques  jours,  et  qui  est  assez  épris  de  son  imagi 
nation  pour  ne  pas  découvrir  en  elle  mille  ridicules 
d'où  part  le  désenchantement  ?  Hélas  1  rien  n'est 
beau  comme  l'idéal,  mais  aussi  quoi  de  plus  délicat 
et  de  plus  dangereux  à  toucher  ?  Ce  rêve  si  léger  se 
change  en  plomb  souventes  fois,  dont  on  est  rude- 
ment froissé.  Que  ne  suis-je  né  propre  à  traiter  la 
réalité  sérieuse,  ou  plaisante  ?  L'esprit  doit  être 
content  d'une  façon  égale  et  sûre,  s'exerçant  sur  des 
sujets  solides  et  positifs  comme  un  champ  à  labourer. 
Ou  bien  encore  quelle  belle  carrière,  ferme  et  sans 
horizons  trompeurs,  que  celle  où  l'on  va  ramassant 
les  ridicules  et  tirant  quelque  parti  des  sottises  qui 
nous  font  souffrir,  au  lieu  qu'il  faut  pâtir  et  se  taire 
quand  on  a  reçu  ce  genre  d'esprit  malencontreux 
qui  absorbe  et  ne  rend  pas. 


QUELQUES   LETTRES  99 

Adieu,  mon  ami.  Je  finirai  ma  complainte  par   un 
vers  du  Juif  errant  : 

Hélas  !  mon  Dieu  ! 

Je  VOUS  laisse  sur  cettejolie  chute. 

G.  G. 


A  JULES  BARBEY  D'AUREVILLY 

Dimanche,  11   heures,  14  avril. 

Enfin,  après  huit  jours  du  plus  profond  anéantis- 
sement, je  me  reprends  à  la  vie  par  l'acte  le  plus 
doux  qui  puisse  m'y  rattacher,  vous  écrire,  mon 
ami,  comme  au  temps  de  ma  plus  belle  santé.  Il  y 
a  bien  un  mois  que  je  ne  vous  ai  envoyé  le  moindre 
petit  billet  :  je  ne  sais  ;  les  dates  sont  un  peu 
brouillées  dans  ma  tête,  mais  je  m'en  rapporte  à 
vos  plaintes  et  à  la  longue  interruption  qu'ont  souf- 
fertes toutes  mes  habitudes.  Vous  aussi  vous  avez 
souffert  et  beaucoup,  mais  dans  la  vie  ;  moi,  j'étais 
gisant  dans  cet  état  sans  nom  où  l'homme  n'est  plus 
rien  que  la  matière  et  la  douleur  physique.  Ah  I 
corps  de  mort,  que  tu  es  détestable  I  Et  nous 
revenons  à  la  santé,  à  la  vie,  comme  les  lapins  de 
La  Fontaine  au  thym  et  au  serpolet,  avec  une  mer- 
veilleuse confiance.  Déjà  les  projets  me  reviennent 
entête,  et  j'en  ai  un  pour  aujourd'hui  qui  me  rend 
aussi  préoccupé  et  aussi  joyeux  que  le  marmot  qui 
s'apprête  à  lancer  son  premier  cerf-volant  :  si  l'après- 


100 


MAURICE    DE    GUERIN 


midi  répond  à  la  matinée,  Caro  et  moi,  nous  devons 
monter  dans  une  voiture  découverte,  mylord  ou 
autre,  pauvrement,  et  nous  glisser  jusqu'à  l'air  pur 
de  la  campagne.  Mais  avant  de  sortir  de  la  ville,  un 
petit  détour  nous  mènera  à  votre  porte  politique  et 
vous  verrez  devant  vous  votre  ami  ressuscité, 
devenu  barbu  et  plus  maigre  que  Don  Quichotte. 


AU  MEME 


Mercredi,  20  juin. 

Si  vous  voulez  entendre  parler  d'un  homme  sans] 
force,  pris  de  langueur  et  de  sommeil,  informez- 
vous  de  moi.  Aurais-je  avalé  quelque  narcotique,] 
ou  serait-ce  le  commencement  d'une  certaini 
léthargie  où  je  voudrais  tomber  enfin  pour  avoir  li 
paix  ?  Mon  ami,  je  suis  l'incorrigible,  celui  qui  vouî 
chargera  éternellement  du  mécontentement  qu'il 
de  lui-même,  de  toutes  choses  et  qiiibusdam  aUis.\ 
N'êtes-vous  point  excédé  de  ces  ravauderies  d'un< 
humeur  que  rien  n'apaise  ?  Nul  ne  sait  ce  qui  s( 
passe  en  moi  ;  j'ai  avec  tout  le  monde  le  bon  sen; 
du  silence.  Je  ne  sais  qu'une  personne  au  monde 
qui  je  voudrais,  comme  à  vous,  découvrir  le  dessous 
de  ma  taciturnité.  Je  vous  dis  tout  ;  mais  peut-oi 
tout  dire  et  ne  sauter  aucun  détail  des  misères  inté- 
rieures ?  Je  ne  vous  épargne  guère  et  pourtant  d( 
combien  de  points  je  vous  fais  grâce  !  Vous  savea 
que  tel  jour  j'étais  triste  ou  gai,  abattu  ou  plein  d< 
courage  ;    mais  les   causes  de  tout  cela,    vous   les] 


QUELQUES   LETTRES  101 

ignorez.  Là  surtout  est  la  misère  et  ce  qu'il  y  a  de 
plus  digne  de  pitié.  Des  hommes  sont  morts  pour 
avoir  flairé  un  billet  parfumé  :  ce  qui  me  pénètre  et 
porte  la  souffrance  dans  mon  sein  n'est  pas  moins 
subtil  que  ces  poisons  invisibles.  Joignez  à  cela 
des  souffrances  de  cœur  aussi  bizarres  que  tout  le 
reste,  des  mélanges  incompréhensibles  de  passions 
sans  enthousiasme.  Ah  !  c'est  là  mon  grand  mal,  ce 
qui  rend  mes  affections  semblables  à  des  maladies 
chroniques  pour  le  degré  de  douleur  et  les  singu- 
larités. Un  homme  enfin  fait  de  telle  sorte  que  s'il 
était  en  peinture  il  passerait  pour  l'ébauche  d'un 
artiste  plein  de  passion  et  d'idéal  mais  tout  cassé  par 
Tâge  et  pleurant  son  antique  ardeur. 

Encore  de  la  folle  mélancolie. 

Adieu. 

G.  G. 


Œuvres  choisies 

d'Eugénie  de  Guérin 


LETTRES  D'EUGÉNIE  DE  GUÉRIN 


A  Mi>«  LOUISE  DE  BAYNE 

AU    CHATEAU    DE     RAYSSAC    (tARN). 

[AuCayla],  12  juillet  1831. 

Vous  me  croyez  bien  loin  de  vous  maintenant, 
ma  chère  amie,  et  cependant  je  ne  vous  ai  pas  quit- 
tée. Je  suis  encore  dans  votre  chambre,  à  l'escar- 
polette, à  Téglise  ;  enfin  vous  me  verriez  sans  cesse, 
si  on  pouvait  voir  la  pensée.  La  mienne  voyage 
bien  lestement  ;  en  moins  d'un  rien,  elle  est  sur  vos 
montagnes,  et  elle  s'y  plaît  tant  qu'elle  y  prendra 
racine.  Vraiment  vous  me  rencontrerez  quelque 
jour  toute  plantée  parmi  vos  bois.  En  attendant, 
me  voici  dans  ceux  du  Cayla,  qui  ne  me  déplaisent 
pas  non  plus.  Mes  voyages  sont  terminés,  hormis 
ceux  de  Cahuzac.  Je  n'en  ferais  pas  qui  ne  m'en- 
nuient après  celui  qui  m'a  tant  amusée.  Pourquoi 
Rayssac  est-il  si  loin  ?  pourquoi  êtes-vous  à  douze 
lieues  de  moi  ?  Pourquoi  ce  qu'on  aime  est-il  si  loin, 
et  ce  qu'on  n'aime  pas,  toujours  trop  près  ?  C'est  que 


106  EUGÉNIE    DE    GUERIN 

rien  au  monde  ne  va  à  notre  fantaisie  :  bonheur  et 
malheur,  plaisir  et  peine  marchent  de  compagnie  ; 
après  le  bonjour  vient  l'adieu.  Ce  triste  adieu,  il 
faut  le  dire  à  tout  :  d'abord  à  sa  poupée,  puis  à  ses 
dix-huit  ans,  puis  à  ceci,  puis  à  cela  ;  mais  le  plus 
triste  est  Tadieu  du  départ,  surtout  à  une  bonne 
et  tendre  amie  comme  vous.  Ma  chère  Louise,  il 
m'en  a  tant  coûté  de  vous  quitter,  que  j'aurais  pres- 
que envie  de  ne  pas  vous  revoir. 

Je  m'en  allai  bien  tristement  après  votre  dernière 
poignée  de  main,  tournant  de  temps  en  temps  ma 
tète  de  votre  côté,  mais  je  ne  voyais  rien  que  les 
blanches  murailles  du  château,  qui  bientôt  ont  dis- 
paru, puis  les  arbres,  puis  les  montagnes,  et  puis 
tout...  Me  voilà  à  Villefranche,  où  me  restaient  en- 
core Fingal  et  Criquet  *  ;  celui-ci  fut  fort  aimable, 
il  vint  s'asseoir  sur  mes  genoux,  je  le  caressai,  je  le 
fis  souper,  et,  après  le  baiser  d'adieu,  il  partit  avec 
mon  souvenir  sur  le  cou  et  dans  le  cœur,  je  pense... 

Je  ne  sais  pourquoi  je  ne  vous  ai  pas  dit  plus  tôt 
que  Maurice  était  ici.  Je  suis  la  plus  heureuse  per- 
sonne du  monde  à  présent.  Il  est  arrivé  lundi  der- 
nier, huit  jours  juste  après  mon  départ  de  Rayssac. 
Nous  avions  déjà  quelque  inquiétude  sur  son  compte, 
mais  à  présent  nous  l'avons  près  de  nous  et  toujours 
avec  nous.  Cependant  il  veut  nous  quitter,  et  c'est 
pour  venir  vous  voir.  Je  lui  dis  oui  et  non,  quand 
il  m'en  parle  ;  mais  enfin  il  aura  le  oui^  car  je  dois 
préférer  son  plaisir  au  mien.  Comme  il  ne  fait  que 
d'arriver,  il  ne  partira  pas  encore  ;  il  faut  d'ailleurs 
voir  avant  la  grand'maman,   les    grand'tantes,   les 

1.  Cheval  et  petit  chien  de  Rayssac. 


LETTRES  107 

grands-oncles  et  les  petits-cousins.  Demain,  arrivée 
de  la  malle,  personnage  bien  venu  après  le  voyageur, 
magasin  de  livres,  de  prose,  de  vers,  qu'on  fouille 
comme  un  voleur  fouille  un  coffre-fort.  Je  sais  qu'il 
y  a  ma  part  de  trésor^  et  Marie  aussi.  Maintenant  le 
Gayla  est  dans  la  joie,  tout  rit,  tout  chante,  même 
certains  poulets  qui,  sans  le  savoir,  chantent  leur 
chant  de  mort  :  à  la  broche,  à  la  broche  ! 

J'ai  trouvé  Albi  en  combustion  pour  le  choix  d'un 
député  ;  on  ne  parlait  d'autre  chose,  même  M'"^  ***, 
qui  aime  mieux  parler  de  toilettes  que  de  politique  ; 
mais  vraiment  ceci  touche  au  cœur  bien  plus  qu'un 
chapeau.  A  Paris  on  se  moque,  on  rit  de  Philippe, 
mais  on  a  peur  de  tout  le  reste.  Aussi  le  député 
de  ***ne  va  pas  à  la  Chambre  de  peur  des  fenêtres. 
Il  veut  attendre  pour  partir  la  saison  où  on  les  tient 
fermées,  le  mois  de  novembre... 

Il  y  a  six  jours  que  je  suis  arrivée,  sans  voir  ar- 
river quelque  courrier  pour  Gaillac.  Enfin  le  bon 
mulet  de  l'an  dernier  me  fait  savoir  qu'il  part  de- 
main, et  vite  je  prends  mon  taille-plume  et  le  grand 
papier  que  vous  m'aviez  dit  de  prendre.  Me  voilà 
dans  ma  chambrette,  tête  à  tête  avec  une  plume  ou 
plutôt  avec  vous,  car  une  lettre  n'est  autre  chose 
qu'une  conversation.  Me  répondrez-vous  bientôt  ? 
Après  le  plaisir  de  vous  voir,  j'aime  bien  celui  de 
vous  lire,  parce  qu'on  se  revoit  encore.  Faites-vous 
souvent  petit  papier  en  attendant  une  meilleure 
façon  de  venir  me  voir  au  Cayla.  J'ai  annoncé  à 
Marie  que  nous  vous  verrions  cet  été  ;  jugez  de  son 
bonheur,  elle  qui  ne  vous  a  pas  vue  depuis  plus 
d'un  an.  Elle  vous  crie  :  venez,  venez,  de  toutes  ses 
forces,  et  elle  n'est  pas  la   seule.  Papa  n'est  pas   le 


108  EUGÉNIE   DE    GUÉRIN 

dernier  qui  se  félicite  du  plaisir  de  vous  voir.  Rece- 
vez pour  vous  et  les  vôtres  ses  hommages  et  ses 
souvenirs,  qu'il  compte  venir  bientôt  vous  offrir  en 
personne,  accompagné  de  Maurice.  Pour  Marie,  je 
ne  sais  si  elle  sera  encore  du  voyage,  malgré  la 
bonne  envie  qu'elle  a  de  venir  faire  un  tour  sur  vos 
montagnes.  Au  reste,  ce  n'est  pas  qu'elle  ait  peur 
des  chemins  ;  je  leur  ai  donné  l'éloge  qu'ils  méri- 
tent, je  les  défends  et  les  défendrai  envers  et  contre 
tous.  Enfin  je  les  vanterai  si  bien,  que  tout  le  Cayla 
viendra  à  Rayssac  avec  plus  de  plaisir  qu'à  Paris. 

Je  me  levai  avant-hier  avant  six  heures  pour  faire 
une  course  qui  ne  m'amusait  pas  autant  que  de  ve- 
nir vous  voir  ;  j'allai  trouver  M.  Bories  ^,  il  en  était 
bien  temps,  depuis  deux  mois  que  je  courais  le 
monde.  x\ussi  mon  âme  n'était  pas  aussi  contente 
que  mon  cœur  que  vous  avez  si  bien  traité  ;  mais 
maintenant  elle  va  bien,  car  elle  a  ce  qu'il  lui  faut. 
On  a  beau  dire  que  j'aime  le  monde  ;  on  se  trompe, 
ce  n'est  pas  là  que  je  trouve  le  bonheur.  Je  vous  l'ai 
dit,  il  me  faut  autre  chose  que  des  distractions,  des 
amusements,  même  qu'une  amie  :  il  me  faut  le  bon 
Dieu,  et  comme  on  ne  le  trouve  pas  dans  le  monde, 
je  ne  m'y  plairais  pas  longtemps.  Adieu,  chère 
Louise  ;  passez-moi  mes  réflexions,  je  sais  qu'elles 
ne  vous  déplaisent  pas. 

1.  Alors  curé  de  Cahuzac 


LETTRES  109 


A  M.  MAURICE   DE  GUERIN 


A  PARIS 


Au  Cayla,  9  novembre  1831. 

Que  le  temps  est  long  quand  on  s'ennuie  I  Y  a-t-il 
trois  ans  ou  trois  jours  que  tu  es  parti,  mon  cher 
Maurice  ?  Pour  moi,  je  n'en  sais  rien,  car  tout  ce 
que  je  sais,  c'est  que  je  m'ennuie  à  mourir.  Fran- 
chement voici  le  seul  instant  que  j'aime  depuis  que 
vous  êtes  partis,  encore  sera-t-il  bien  court.  Jules 
est  pressé  de  nous  quitter  pour  se  mettre  en  route 
pour  Paris.  Ainsi,  mon  cher,  ces  deux  mots  te  sui- 
vront sans  que  tu  t'en  doutes,  comme  je  t'ai  suivi 
quelquefois  tout  doucement  pour  te  faire  une 
attrape.  Mais,  mon  Dieu,  que  tu  es  loin  d'ici  main- 
tenant !  Tu  roules,  roules  toujours  plus  loin,  et  je 
te  suis  sans  savoir  trop  par  où  je  passe.  J'ai  peur 
que  tu  verses,  et  je  te  recommande  à  \a  petite  croix. 
J'ai  grande  confiance  qu'elle  te  préservera  de  toute 
mauvaise  rencontre.  Sois-lui  dévot  comme  tu  me 
Tas  promis,  et  je  serai  tranquille.  J'ai  des  affaires 
de  ménage  par-dessus  la  tête  ;  mais  j'ai  tout  planté 
là  pour  venir  te  dire  un  mot  dans  ta  petite  chambre, 
où  je  retrouve  force  choses  de  toi,  sans  compter  ta 
veste  et  tes  souliers.  Si  tu  étais  mort,  ce  serait  pour 
moi  des  reliques,  mais  Dieu  me  préserve  d'une 
pareille  dévotion. 

1.  Rue  d'Anjou,  45. 


110  EUGÉNIE    DE    GVÉKIX 

J  irai  à  Cahuzac  lundi  pour  voir  la  foire  et  quel- 
que autre  chose  ;  l'autre  lundi,  je  compte  avoir  de 
tes  nouvelles,  si  tu  es  parti  de  Toulouse  avant-hier. 
Rien  ne  s'est  passé  depuis  dimanche  qui  mérite 
qu'on  s'en  souvienne.  La  pluie,  la  boue,  le  vent,  et 
aujourd'hui  le  soleil,  voilà  tout.  J'oubliais  un  chapon 
que  Wolt  a  assassiné,  ce  qui  lui  a  valu  quelques 
coups  de  fouet  qui  lui  ont  fait  crier  miséricorde  :  je 
crois  qu'il  t'appelait.  La  pauvre  béte  avait  raison 
d'appeler  son  chevalier  errant,  car  personne  n'a  pris 
sa  défense.  Trilbj'  ^  te  baise  et  te  lèche  les  mains. 
Moi,  je  te  croque,  adieu. 

Ma  grippe  veut  me  quitter,  mais  elle  ne  quitte  pas 
la  maison  ;  le  pâtre  la  tient  ainsi  qi  e  Maritorne.  On 
en  meurt  àFrauseilles;  c'est  bien  avoir  la  mort  aux 
talons.  Mais  ne  l'avons-nous  pas  toujours  devant, 
derrière  et  partout?  Hier,  à  Andillac,  un  petit  enfant 
alla  au  ciel.  Si  j'étais  petite  enfant,  je  voudrais  le 
suivre  ;  mais  quand  on  est  vieux,  on  ne  voudrait  ja- 
mais mourir.  C'est  qu'alors  tous  les  petits  fils  qui 
nous  attachaient  à  la  terre  sont  des  câbles. 

Papa  t'envoie  10  fr.  pour  l'abonner  à  la  Revue 
européenne.  Moi,  je  ne  t'envoie  rien  qu'une  paire 
d'embrassades.  Je  n'ai  pas  le  temps  de  répondre 
aujourd'hui  à  ma  cousine.  Fais-lui  mes  amitiés. 
Adieu. 

1.  Petit  chien  favori  du  Cavla. 


LETTRES  ni 


AU  MEME 


Au  Cayla,  24  novembre  1831. 


Nous  voici  donc  de  nouveau  dans  les  lettres,  mon 
cher  Maurice.  Ce  n'est  pas  du  tout  ce  que  je  vou- 
drais, mais  je  m'en  contente  puisque  je  ne  puis  pas 
t'avoir.  Une  charmante  prophétesse  vient  de  me  pré- 
dire que  je  serai  dans  peu  de  temps  consolée  de  ton 
absence.  Si  elle  croit  que  je  t'oublierai,  elle  est  faux 
prophète.  Que  veut-elle  donc  dire  ?  que  tu  revien- 
dras ?  mais  c'est  si  loin,  ce  retour  1  que  tu  m'écriras  ? 
cela  console  bien,  mais  pas  tout  à  fait.  Voici,  voici  : 
oui,  tu  m'écriras,  mais  ce  sera  imprimé,  doré,  relié. 
Te  voilà  auteur,  te  voilà  riche  de  gloire,  et  me  voilà 
à  Paris.  C'est  là  aussi  ce  qu'elle  a  voulu  dire  ;  elle 
sait  ce  que  je  veux,  cette  vénérable  petite  sorcière, 
et  elle  ne  voudrait  pas  m'annoncer  des  malheurs. 
J'accepte  l'augure,  que  ta  lettre  d'ailleurs  vient  me 
confirmer.  Tu  es  enfin  lancé  dans  la  carrière,  loin, 
bien  loin  de  ce  code  qui  te  pesait  comme  le  mont 
Atlas.  Papa  est  content  de  ta  détermination. 

Nous  avons  vu  aujourd'hui  M.  Bories,  qui  va  s'a- 
bonner avec  papa  au  Courrier  de  VEiirope.  Il  me 
tarde  bien  de  t'y  voir.  Cela  nous  dédommagera  de 
V Avenir,  mais  nous  y  reviendrons  vite,  dès  qu'il  re- 
paraîtra, car  on  ne  doute  pas  que  nos  pèlerins  ne 
reviennent  bientôt  bénis  et  triomphants.  C'est  une 
démarche  d'aillcuis  qui  ne  peut  9voir  que  d'heureux 
résultats,  quels  qu'ils  soient.  Si  le  pape  approuve, 
voilà  l'Ayenfr  au  pinacle  ;  s'il  condamue,  ehose  im- 


112  EUGÉNIE    DE    GUÉRIN 

possible  (dit-on),  la  défaite  de  Lamennais  sera  pour 
lui  un  triomphe  comme   celle  de   Fénelon,   car  qui 
doute  quil  ne  se  soumette  ?   Les  abbés  de  Gaillac, 
qui  t'avaient  donné  des  abonnements,   sont  tout  dé- 
sorientés ;  je  pense  qu'ils    t'auront    écrit.  Envoie- 
leur  le   Courrier  de  l'Europe.  Si  tes  articles  te  don- 
naient le   droit  de   nous  Tenvoj'er,  tu  ne   ferais  pas 
mal  de  le  faire.  Maintenant  c'est  moi  qui  suis  le  lec- 
teur ;  tous  les  soirs  nous  lisons  ;  je  travaille,  je  lis, 
j'écris  à  quelqu'un  et  le  jour  file.  J'ai   été  bien  seule 
la  semaine  dernière.  Érembert  *  était   à  Lacaze,  et 
papa  par-ci  par-là  comme  tu  sais  qu'il   fait  avec   le 
beau  temps.  Nous  avons  eu  un    printemps  de  quatre 
jours.   Les   soirées  étaient   délicieuses,   mais  je  ne 
sortais  pas  pour  en  jouir   toute  seule.  J'étais  alors 
dans  ma  chambre,   les  coudes  sur    la  fenêtre  et  le 
menton  sur  mes  mains,  et  je  regardais,  et  je  pensais 
et  je  regrettais.  Pense   que  je  me  voyais  seule  avec 
Trilby,  le    seul   être  qui    me  vînt  sourire.  Aussi  la 
petite   chienne  a-t-elle  attrapé  force  caresses.    Ga- 
zelle a  bien   envie   aussi  de    m'aimer,  mais  ça  va  et 
vient  comme   un   caprice.   Je  l'aime  pourtant   plus 
qu'elle  ne  croit,  pour  le  bon  lait  quelle  nous  donne. 
Ma  pensée  fait  souvent   le  tour  du  monde  en  un 
clin  d'œil.  Si  les  jambes  pouvaient  la  suivre^  tu  sais 
bien  où  je  serais.  Vraiment  je    suis  souvent  au  coin 
de  votre  feu,  soufflant  et  tisonnant,  et  t'envoyant  une 
bluette  quand  tu  serais  trop  sérieux.  J'imagine  tou- 
jours que  vos  coins  de  feu  ressemblent  un  peu  aux 
nôtres  et  que  tu  retrouves  ton    chez-toi  chez   mon 


1.  Érembert  de  Guérin,  frère  aîné  d'Eugénie    et  de  Maurice- 


LETTRES  113 

cousin  ^.  Du  moins,  ce  que  tu  me  dis  de  sa  femme 
me  le  fait  croire.  Je  suis  enchantée  que  nous  ayons 
si  bien  deviné.  Dis-moi  si  cette  douce  figure  n'a  pas 
cet  air  calme  que  je  crois  qu'elle  a,  un  peu  dans  le 
genre  de  Léontine  2. 

J'ai  eu  une  charmante  lettre  de  ***  ;  elle  me  parle 
de  Lucrétia.  Ce  nom-là,  dit-elle,  ne  sortira  pas  de 
sa  pensée.  «  Lorsque  nous  avons  quelque  envie  de 
nous  ennuyer,  Lucrétia  est  là  pour  ramener  la  gaieté. 
J'avoue  qu'à  la  place  de  M.  M.,  j'aimerais  mieux 
m'entlîousiasmer  d'une  vivante  que  d'une  morte  ; 
mais  cela  fait  voir  qu'il  n'oublie  pas  le  mérite.  » 
Puis  elle  parle  de  ton  avenir,  et  ce,  après  des  éloges 
que  tu  ne  traiterais  pas  mieux  que  ceux  de  l'abbé  ; 
voilà  pourquoi  je  ne  te  les  dis  pas.  Elle  ajoute  : 
«Usera  heureux.  »  Prends  ce  mot  comme  tu  le 
voudras  ;  je  te  le  laisse  à  commenter  et  surtout  à 
accomplir,  car  cela  dépend  en  partie  de  toi,  d'être 
heureux.  Non  pas  de  ce  bonheur  qui  ne  touche  pas 
du  pied  la  terre,  comme  tu  le  voudrais,  je  crois  ; 
mais  de  ce  bonheur  à  la  façon  de  l'homme,  cette 
petite  portion  de  félicité  que  Dieu  lui  donne  ici-bas. 

Il  y  a  un  endroit  de  ta  lettre  qui  m'a  bien  édifiée. 
C'est  bien  de  nous  dire:  prions,  prions  Oui,  j'ai 
prié,  toute  petite  fourmi  que  je  suis.  J'ai  prié  de 
bien  bon  cœur  pour  l'heureux  voyage  de  nos  pèle- 
rins. Dieu  veuille  qu'ils  reviennent  contents. 

Je  n'ai  aucune  anecdote  à  te  conter  ;  seulement  la 
politique   va  toujours   comme  les  fuseaux  dans  les 


1.  M.  Auguste  Raj'^naud,  professeur  au  collège  Bourbon,  plus 
tard  recteur,  dont  il  est  souvent  question  dans  la  correspon- 
dance de  Maurice  de  Guérin. 

2.  M^ie  Léontine  de  Bayne,  sœur  de  Louise. 

£>£  GUÉRIIf  S 


114  EUGÉNIE   DE   GUÉRIN 

veillées  du  hameau,  ces  femmes  filent  de  la  poli- 
tique à  ravir  î  Le  pauvre  Romiguières  est  pour  dix 
francs  décote  personnelle,  lui  ou  ses  ânes.  Si  tous 
ceux  de  France  en  paient  autant,  cela  consolerait 
ce  pauvre  homme.  Nous  attendons  Charles  la  se- 
maine prochaine  avec  Armand.  Que  veux-tu  que  je 
mande  à  Bayssac?  Mais  tu  dois  écrire  à  M.  de  Baj^ne. 
Console  le  pauvre  homme  :  cette  nouvelle  doit  l'avoir 
affligé.  Mimi  m'a  écrit,  elle  demeure  jusqu'au  pre- 
mier de  l'an  à  Toulouse.  Je  pense  que  Jobs  est 
arrivé  à  bon  port.  Il  doit  ouvrir  de  grands  yeux  dans 
ce  grand  Paris.  Ma  grippe  m'a  quittée  :  cette  im- 
mense lettre  te  le  dit.  Un  de  ces  jours  j'écrirai  à  ma 
cousine.  Je  serais  bien  fâchée  que  cette  correspon- 
dance s'endormît.  On  dit  que  le  choléra  est  en  An- 
gleterre. Je  le  voudrais  presque  à  Paris  pour  vous 
voir  tous  trois  arriver  ici.  Partez  vite,  s'il  approche, 
dis-le  à  mon  cousin  de  ma  part  ;  mais  j'espère  vous 
voir  ici  sous  de  meilleurs  auspices. 


AU  MÊME 


22  janvier  1832. 

Il  est  dimanche  aujourd'hui,  c'est  le  jour  du  re- 
pos ;  aussi  je  n'entends  d'autre  bruit  que  celui  que 
fait  ma  plume  sur  le  papier.  Je  pense  à  toi  :  tu  n'es 
pas  aussi  tranquille  dans  ton  grand  Paris,  excepté 
dans  ta  petite  chambre  où  tu  retrouves  le  Cayla  en 
beau.  Quand  j'ai  vu  hier  le  grand  chêne  du  Téoulet^ 
couvert  de  givre,  j'ai  pensé  au  grand  sapin  de  Mau- 

1.  Fontaine  au  pied  du  château  du   Cayla. 


LETTRES  115 

rice.  Rien  n'est  plus  gentil  [que  ces  arbres  en  toi- 
lette d'hiver,  mais  vive  celle  d'été  I  Quand  on  ne  doit 
voir  que  des  arbres,  on  les  aime  mieux  verts  que 
blancs.  Pour  toi  qui  vois  tant  de  choses,  un  peu  de 
neige  n'est  rien,  et  c'est  pour  ici  un  grand  événe- 
ment, surtout  quand  j'en  faisais  des  boules  ;  mais 
c'est  depuis  longtemps  un  plaisir  perdu.  L'hiver  ne 
I  m'en  donne  d'autre  que  la  douce  chaleur  du  coin  du 
■'  feu  ;  c'est  le  plaisir  des  vieux.  Quelle  distance  de  la 
poupée  aux  tisons  !  Et  m'y  voilà.  Et  puis  viendront 
les  lunettes,  la  canne  et  la  tombée  des  dents,  tristes 
étrennes  du  premier  de  l'an,  car  enfin  les  années 
nous  font  tous  ces  cadeaux.  Aussi  depuis  que  le 
temps  ne  m'apporte  rien  de  doux,  je  renverrais  vo- 
lontiers ce  premier  de  l'an  comme  un  ennuyeux  qui 
revient  trop  souvent.  Comme  tu  dis,  il  est  étrange 
qu'on  soit  si  gai  à  cette  époque.  Que  les  enfants  le 
soient,  à  la  bonne  heure,  ils  attrapent  des  bonbons, 
mais  nous...  Encore  si  je  pouvais  étrenner  quelque- 
fois à  ma  fantaisie... 

J'ai  eu  une  jolie  étrenne  pourtant,  c'est  ta  lettre. 
Aucune  ne  m'a  fait  le  plaisir  de  [celle-là.  Quand  je 
te  voyais  plus  que  jamais  errant  et  vagabond  dans  le 
pays  du  vide^  c'est  alors  que  tu  m'apprends  qu'en- 
fermé dans  ta  chambre  tu  t'es  astreint  à  un  travail 
régulier  :  quel  progrès  tu  as  fait  là,  mon  cher  ami  I 
Franchement  je  ne  m'attendais  pas  à  une  conversion 
aussi  prompte.  Que  Dieu  la  maintienne  I  Je  te  di- 
sais bien  que  vouloir  c'est  pouvoir.  Tu  as  voulu  et 
tu  as  pu,  tu  as  pu  même  reprendre  le  code.  Je  suis 
bien  contente  de  toi  et  de  ton  courage.  N'es-tu  pas 
bien  payé  de  ton  premier  effort  en  voyant  ce  qu'il  a 
produit  ?   «  J'aborde  maintenant   intrépidement  la 


116  EUGÉNIE   DE   GUÉRIN 

journée.  »  C'est  là  le  mot  que  tu  m'as  fait  tant  at- 
tendre, qui  m'a  fait  tant  prêcher.  Rien  ne  me  faisait 
plus  de  peine  que  de  te  voir  si  mal  avec  la  vie.  Tu 
vois  comme  elle  est  plus  douce  quand  on  sait  la 
mener.  C'est  pour  toi  un  commencement  de  bonheur 
que  l'ordre  dans  tes  pensées  ;  peu  à  peu  tout  s'ar- 
rangera, tout  s'encadrera,  tout  s'harmonisera  dans 
ton  existence,  tu  feras  comme  notre  pendule  qui 
sonne  très  bien  quand  le  temps  est  beau.  Fais  qu'il 
dure,  ce  beau  temps  qui  te  luit  maintenant,  et  quand 
le  glacial  découragement  viendra  tomber  sur  toi, 
retombe  sur  lui  comme  tu  l'as  fait  une  fois.  Qui 
donne  un  coup  de  pied  peut  en  donner  deux,  peut 
en  donner  mille.  Je  crois  aisément  que  ce  soient 
des  combats  terribles  que  ces  accès  d'abattement 
qui  te  prennent  parfois.  Si  je  pouvais  te  guérir  ou 
t'aider...  L'Imitation  dit  quelque  chose  de  bien  vrai: 
Souvent  le  feu  brûle,  mais  sa  flamme  ne  s  élève  pas 
sans  fumée.  C'est  bien  vrai,  il  ne  s'élève  pas  en  nous 
une  bonne  pensée,  une  bonne  intention,  qui  ne  soit 
bientôt  mêlée  d'un  peu  de  fumée,  d'un  peu  de  fai- 
blesse humaine.  Mais  le  bon  Dieu  souffle  là-dessus, 
et  tout  s'en  va. 

Nous  avons  eu  quelques  jours  d'un  froid  qui  fai- 
sait crier  les  petits  oiseaux.  C'est  moins  triste  que 
d'entendre  crier  les  pauvres  ;  je  crois  bien  qu'ils 
te  gâtent  le  plaisir  du  coin  du  feu,  mais  j'ai  plaisir 
de  voir  qu'ils  te  fassent  peine.  Si  jamais  je  venais 
frapper  à  ta  porte,  je  vois  que  tu  ne  me  la  fermerais 
pas.  Tu  entendrais  bien  souvent /a/i  tan  à  ta  porte  si 
elle  n'était  pas  si  loin.  Par  exemple,  je  serais  venue 
vite  t'embrasser  quand  je  t'ai  vu  si  sage,  si  studieux, 
si  retiré  du  monde.  Tu  me  fais  l'effet  d'un  Père  de 


LETTRES  117 

l'Église  méditant  la  Bible  et  la  philosophie  religieuse 
dans  ta  tranquille  cellule.  Je  ne  crois  pas  qu'aucun 
d'eux  pourtant  fût  aussi  bien  logé  que  toi.  Mais  c'est 
une  demeure  charmante  !  je  comprends  bien  que  tu 
fasses  de  jolis  vers  là  dedans,  tout  en  tisonnant.  Je 
suis  sûre  qu'il  y  en  a  partout  dans  ta  chambre,  sur 
les  tables,  les  chaises,  au  coin  de  feu  ;  et  moi  je  n'ai 
rien  !  Dis-moi  au  moins  ce  que  tu  fais.  Où  en  est 
ton  drame  ?  J'aimerais  beaucoup  ce  Pierre  Ihermite, 
Tu  voulais,  ce  me  semble,  présenter  quelque  chose  à 
Lamartine.  Fais-le,  si  tu  m'en  crois.  Il  t'accueillera, 
j'en  suis  sûre,  comme  t'accueillerait  un  ange  à  qui  tu 
demanderais  encouragement  et  bienveillance. 

J'ai  mandé  à  Rayssac  ce  que  tu  m'as  dit  ;  nul 
doute  que  le  bienheureux  Nicolas  ^  ne  soit  bien 
venu.  Qui  n'aime  la  vie  des  saints  ?  Je  ne  puis  te 
donner  les  éclaircissements  que  tu  me  demandes  ; 
comment  veux-tu  que  je  m'y  prenne  ?  Ce  ne  peut 
être  que  dans  un  tête-à-tête  que  je  pourrais  lui  de- 
mander quelque  chose,  dans  une  lettre  jamais  ;  la 
demande  et  la  réponse  seraient  trop  indiscrètes.  En 
attendant  contente-toi,  mon  cher,  du  clair  obscur. 
Au  reste,  Louise  ne  m'a  pas  écrit  depuis  la  grande 
lettre  ;  je  t'ai  envoyé  dans  ma  dernière  quelques  li- 
gnes dont  tu  dois  être  content.  Charles  a  fait  grand 
bruit  dans  le  pays,  surtout  dans  la  cité  des  cancans  ; 
c'était  pour  ceci,  c'était  pour  cela  qu'il  était  venu  au 
Cayla.  On  me  demanda  quel  était  son  âge,  sa  fortune, 
et  j'entendis  dire  en  messe  basse  :  «  C'est  trop  jeune 
pour    elle  ;  »  et  elle  pensait  :  «  De  quoi  vous  mêlez- 


l.  Article  sur  le  bienheureux  Nicolas  de  Flûe,  publié  par  Mau- 
rice de  Guérin  dans  la    Revue  européenne. 


118  EUGÉNIE   DE    GUÉRIN 

VOUS?  »  maison  se  mêle  bien  d'autre  chose  en- 
core, depuis  nos  sabots  jusqu'à  notre  conscience, 
sur  le  docte  tribunal  ;  on  sait  tout,  pensées,  pa- 
roles;  actions,  omissions,  tout  excepté  combien  la 
curiosité  est  ennuj^euse.  Je  suis  pour  la  liberté 
de  la  presse,  mais  non  pas  pour  celle  des  langues. 
On  devrait  bien  en  faire  quelque  saisie  par  ici. 

Vraiment  tu  mènes  la  plus  belle  vie  du  monde. 
Nos  passe-temps  ne  ressemblent  guère  aux  tiens. 
Un  de  ces  jours  qu'il  faisait  grand  froid,  nous  som- 
mes allées,  Mimi  et  moi,  nous  promener  dans  les 
bois  et  faire  une  visite  aux  corbeaux  ;  mais,  quoique 
bien  emmantelées,  bien  capuchonnées,  le  froid  nous 
saisit,  et,  par  bonheur,  nous  avons  rencontré  un 
feu  de  bergers  qui  nous  ont  très  gracieusement  cédé 
la  place  d'honneur,  une  pierre  vis-à-vis  le  feu  plus 
grande  que  les  autres.  Ces  enfants  nous  ont  conté 
tout  ce  qu'ils  savaient  ;  l'un  venait  de  manger  des 
fritons,  l'autre  avait  chez  lui  des  œufs  frais  que  fait 
une  poule  rousse  ;  et  de  temps  en  temps  ils  jetaient 
au  feu  quelques  poignées  de  brouquilhs  ^  d'un  air  si 
content  qu'il  n'y  a  pas  de  roi  qui  neût  dit  :  «  Que 
ne  suis-je  un  de  vous  !  »  Si  je  savais  faire  des  vers, 
je  chanterais  le  Feu  des  bergers. 

Tu  ne  devinerais  pas  quel  ouvrage  j'ai  eu  pour  mes 
étrennes  ;  c'est  un  auteur  qui  n'a  pas  écrit  pour  être 
lu  des  femmes,  je  crois.  Aussi  je  ne  le  lirai  pas,  c'est 
Montaigne.  Dis-moi  si  l'on  vend  bien  cher  l'Amour 
de  Dieu  du  comte  de  Stolberg.  Je  voudrais  l'avoir. 


1.  Brindilles,  petites  branches  qu'on  trouve  à    terre    dans  les 
bois. 


I 


LETTRES  119 


A  M"^  LOUISE  DE  BAYNE  i 

Le  jour  de  Saint-Louis,  25  août  1833. 

Le  saint  roi  m'a  fait  penser  à  vous  de  grand  matin, 
chère  Louise,  et  après  l'avoir  prié  pour  vous,  je 
viens  vous  souhaiter  bonne  fête.  Que  je  serais  heu- 
reuse si  vous  pouviez  m'entendre  et  recevoir  mon 
bouquet,  accompagné  d'un  baiser  sur  chaque  joue  ! 
Au  lieu  de  ce  morceau  de  papier  que  je  vous  envoie, 
j'aurais  cueilli  les  plus  jolies  fleurs  de  vos  monta- 
gnes, et  serais  venue  au  point  du  jour  vous  donner 
le  réveil  au  milieu  des  parfums  et  des  tendresses.  Je 
me  figure  cela,  et  me  plains  dans  mon  cœur  d'être 
aujourd'hui  si  loin  de  vous.  Le  beau  jour  que  ce 
serait  et  qu'il  doit  faire  bon  ce  matin  à  Rayssac  ! 
Chères  montagnes,  quand  vous  reverrai-je  ?  Chère 
amie,  quand  serai-je  auprès  de  vous  ?  Ne  me  le 
demandez  pas,  je  n'en  sais  rien  moi-même  ;  on  ne 
peut  pas  tout  ce  qu'on  veut,  vous  le  savez  bien. 

J'entends  la  cloche,  voilà  ma  pensée  tout  attristée 
par  le  glas  d'une  jeune  fille  que  toute  la  paroisse 
pleure.  Cette  pauvre  Angélique  n'avait  que  dix-huit 
ans,  et  la  voilà  morte  avec  sa  jeunesse,  sa  fraîcheur 
et  sa  santé.  On  lui  aurait  donné  cent  ans  de  vie  il  y 
a  quinze  jours.  Comme  la  mort  vient  vite  !  Il  y  a  de 

1.  Mii«  Louise  de  Baj-^ne,  d'après  des  notes  que  veut  bien 
nous  communiquer  M.Henry  de  Bruchard,  épous  a  M.  de  Tonnac 
et  mourut  huit  mois  plus  tard.  Dans  cette  correspondance  on 
rencontrera  ce  nom  de  Tonnac,  ainsi  que  celui  de  M.  de  Vialar, 
ce  sont  deux  noms  de  héros  de  la  colonisation  algérienne  ;  M^i«  de 
Vialar,  qui  fut  Tamie  d'Eugénie,  fonda  à  Blidah  un  hôpital 
pour  les  fiévreux  et  la  première  école  française.  (N.  de  VEd.) 


120  EUGÉNIE   DE   GUÉRIN 

quoi  méditer  sur  notre  frêle  existence.  Mon  Dieu, 
qu'elle  tient  à  peu  de  chose,  et  que  nous  y  tenons  ! 
A  nous  voir  faire  et  penser,  on  dirait  que  nous  nous 
croyons  plantés  en  vie  comme  les  chênes  pour  des 
siècles.  Cette  pauvre  enfant  n'a  pu  se  confesser,  ne 
pouvant  ni  parler  ni  entendre.  On  lui  a  seulement 
donné  l'extrême-onction,  quelle  a  reçue  avec  grande 
connaissance,  mais  avec  un  grand  chagrin  de 
mourir.  Quand  elle  a  vu  les  apprêts  de  ses  derniers 
moments,  elle  s'est  mise  à  pleurer  et  à  se  désoler  si 
grandement,  que  M.  le  curé  lui-même  sanglotait.  Ce 
pauvre  homme  était  navré  surtout  de  ne  pouvoir  lui 
faire  entendre  aucun  mot  de  consolation.  C'était  au 
reste  une  bonne  âme.  Pauvre  jeune  fille  !  j'en  ai  le 
cœur  tout  plein.  Je  la  vis  dimanche,  et  ne  croyais 
pas  que  ce  fût  pour  la  dernière  fois.  Qui  sait  où  son 
àme  est  allée  ?  Il  faut  être  si  pur  pour  aller  au  ciel  ! 
Mais  le  bon  Dieu  est  plein  de  miséricorde,  surtout 
pour  les  âmes  simples  et  ignorantes  qui  le  servent 
comme  elles  savent.  C'est  pour  ceux  qui  ont  reçu 
instruction,  grâce,  secours,  qu'il  doit  être  sévère. 
Nous  voyons  ce  qu'il  faut  faire,  et  nous  ne  le  faisons 
pas  ;  sans  reculer  tout  à  fait  devant  le  devoir,  nous 
nous  laissons  aller  à  mille  soins,  mille  pensées  qui 
préoccupent  l'esprit,  le  détournent  de  Dieu  et  de  la 
grande  pensée  du  salut.  Comme  le  dit  Lamennais,  il 
y  a  toujours  quelque  chose  qui  presse  qu'on  ne  peut 
laisser  en  retard,  et  sous  ce  prétexte,  sans  dessein 
formé,  par  le  seul  entraînement  des  occupations 
qu'on  s'est  faites,  on  néglige  la  piété,  les  lectures 
saintes,  la  prière,  les  devoirs  indispensables  de  la  reli- 
gion,et  ainsila  vies'écoulepleinedeprojets, desoins, 
de  soucis,  dans  l'oubli  de  la  seule  chose  nécessaire. 


LETTRES  121 

Vous  dites  une  grande  vérité  quand  vous  trouvez 
qu'outre  les  affections  de  ce  monde  le  cœur  a  besoin 
de  quelque  chose  déplus  spirituel.  Je  sens  pourquoi, 
sans  pouvoir  trop  le  dire  ;  il  y  a  de  ces  choses  qui 
sont  si  intimes  qu'on  ne  peut  pas  les  produire  au 
dehors,  mais  chacun  les  sent.  La  mère  abbesse  qui 
vous  est  venue  voir  vous  aurait  pu  dire  mieux  qu'une 
autre  quel  est  cet  amour  spirituel  dont  le  cœur  a 
besoin,  et  pourquoi  elle  avait  quitté  le  monde.  Que 
j'aurais  voulu  la  voir  et  l'entendre  !  Je  n'aime  rien 
tant  que  ces  figures  voilées,  ces  âmes  toutes  mysti- 
ques, toutes  pétries  de  dévotion  et  d'amourde  Dieu  ; 
n'aviez-vous  pas  envie  de  la  suivre  au  couvent  ?  Ces 
robes  noires  ont  quelque  chose  d'aimanté  qui  vous 
attire,  ce  me  semble.  J'aimerais  fort  de  voir  ce  cou- 
vent des  montagnes.  On  nous  avait  dit  que  la  supé- 
rieure était  une  femme  remarquable  par  son  esprit 
et  sa  figure.  Croit-on  qu'il  n'y  ait  rien  d'aimable  der- 
rière les  grilles  V  Vous  me  l'assurez  trop  pour  en 
douter,  mais  je  n'en  doutais  pas.  J'ai  dîné  avec 
M'"^  DuterraiP,  qui  me  donna  fort  jeune  la  plus 
haute  idée  de  l'esprit  de  couvent. 

Je  ne  sais  rien  de  Gabriclle  depuis  plus  de  quinze 
jours  que  je  lui  ai  écrit,  Marie  ira  probablement  la 
voir  dans  peu.  Je  serai  seule  alors  et  viendrai  vous 
trouver  dans  la  chambrette,  ne  pouvant  autrement. 
Je  n'ai  pas  dit  à  Henriette  que  je  ne  viendrais  pas 
vous  voir,  seulement  que  ce  n'était  pas  possible 
encore,  tant  qu'on  dépiquait,  parce   qu'on   ne  peut 

1,  Connue  dans  le  Midi  pour  avoir  rassemblé,  à  Toulouse, 
sous  la  règle  de  la  Bienheureuse  Jeanne  de  Lestonnac,  les  reli- 
gieuses dispersées  par  la  première  Révolution,  et  morte  après 
avoir  fondé  plusieurs  couvents  de  femmes. 


122  EUGÉNIE    DE   GUÉRIN 

prendre  aucun  domestique.  Ce  n'est  qu'avant-hier 
que  nous  avons  fini  de  battre  le  blé.  Maintenant  on 
bat  Tanis,  et  toujours  mille  choses  occupent  nos 
gens.  Bientôt  tout  sera  fini.  Ce  n'est  pas  faute  d'envie 
que  je  ne  suis  pas  en  chemin.  Si  vous  saviez,  ma 
chère,  le  plaisir,  le  bonheur  que  j'ai  d'être  avec  vous, 
vous  me  plaindriez  au  lieu  de  vous  fâcher. 

Nous  attendons  des  nouvelles  de  Bretagne  avec 
grande  impatience,  je  vous  dirai  pourquoi  quelque 
jour.  Nous  sommes  sans  journaux,  sans  nouvelle 
aucune,  et  le  monde  marche  sans  nous  en  douter. 
Avez-vous  su  quelque  chose  de  la  Duchesse  ?  Il  est 
étrange  que  depuis  son  arrivée  on  en  soit  au  même 
point  sur  son  compte.  Quand  cela  sera-t-il  éclairci  ? 
Nous  vivons  dans  un  temps  d'étranges  choses. 

Adieu,  chère  amie  ;  je  ne  croyais  pas  m'arrêter 
sitôt,  mais  Erembert  part  pour  Cordes,  où  il  trou- 
vera une  occasion  pour  Albi.  Je  ne  veux  pas  la  man- 
quer, j'en  trouve  si  peu  1  Adieu,  très  chère  et  très 
aimée  ;  que  saint  Louis  vous  protège  et  vous  prenne 
avec  lui  au  ciel.  Je  lai  bien  prié  pour  vous  et  la 
France,  qui  a  tant  de  besoin  des  saints  !  —  Je  n'ou- 
blie pas  vos  sœurs,  assurez-les  de  nos  souvenirs. 


A  M.  MAURICE    DE  GUERIN 

CHEZ    M.    VACHER,    AU    PARC    (eURE-ET-LOIR). 

[Au  Cayla,  15  juillet  1834.] 

Voilà  deux  bonnes  lettres  qui  nous  sont  arrivées, 
la  tienne,  mon  cher  Maurice,  et  une  de  Félicité  qui 


LETTRES  123 

nous  parle  de  la  place  qu'on  t'offre  à  Juilly.  Tu 
n'auras  pas  dit  non,  j'espère,  à  moins  de  raisons  à 
nous  inconnues.  Que  peut-il  se  présenter  de  mieux 
dans  ta  position  qu'une  place  où  tu  pourras  voir 
venir,  sans  autre  dépense  qu'un  peu  de  vouloir  et  de 
caractère  ?  car  il  faut  de  la  volonté,  je  pense,  pour 
faire  le  maître  où  que  ce  soit.  Ainsi  l'une  après 
l'autre  se  mettront  en  jeu  toutes  tes  facultés,  et, 
l'occasion  venue,  chacune  sera  prête  à  l'œuvre  et 
répondra  :  me  voici. 

J'aime   ce  que  tu  dis  de  la  vie  de  famille  et  de 
campagne  que  tu  mènes  chez  ton  ami.  Je  me  rappelle 
qu'il  t'écrivait  du  temps  que  nous  t'avions,  et  qu'il 
semblait  t'être  tout  dévoué.  Il  nous  prouve  à  présent 
combien  c'était  vrai.  Dis-lui  de   ma  part   le  plaisir 
que  me  fait  le  service  signalé  qu'il  te  rend  et  la  re- 
connaissance que  je  rends  à  son  affection  cordiale. 
A-t-ilsa  mère?a-t-il  des  sœurs  ?  Comme  je  sais  que 
tu  as  plaisir  de  nous  retrouver  quelque   part,  je  te 
demande  si  M.  Vacher  a  des  sœurs  qui  le  dorlotent, 
qui  mignardent  frères  et  poulets  comme  au  Cayla. 
Hier,  je  vis  mourir  une  de  mes  joies,  un  de  ces 
petits  choyés,  dévoré  par  une  marâtre.  Je  le  couvris 
de  sucre  et  de  vin,  mais  il  n'en  est  pas  moins  mort 
et  le  pauvre  pe/zV  est  à  présent  dans  le  puits  profond, 
le  grand  ossuaire  des  poules  et  bêtes  mortes.  A  part 
la  basse-cour,  je  n'ai  pas  d'autre  bétail,  cette  année  ; 
point  de  nids  ni  aucun  passeréoii.  Ces  petits  oiseaux 
se  font  aimer  en  les  soignant,  puis  ils  meurent  et  on 
les  plaint.  On  a  bien  assez  de  peines.  Puis,  c'est 
encore  une  perte  de  temps.  On  le  trouve  si  précieux 
que  j'en  deviens  toujours  plus  avare  et   n'en  donne 
qu'à  regret  quelques  minutes  à  l'agrément  ;  je  ne  sais 


124  EUGÉNIE    DE    GUÉRIX 

lequel  encore,  car  tout  se  change  en  utile  pour  moi, 
même  le  plaisir  de  t'écrire. 

Mes  correspondances  vont  toujours  leur  train. 
Grandes  lettres  à  la  montagne,  petites  à  Gaillac,  mais 
souvent  à  Liste  aussi.  Ma  belle  Antoinette  ne  peut 
m'oublier,  et  m'envoie  assez  souvent  de  gracieuses 
jolies  lettres,  charmants  bijoux  de  cœur.  Je  lui  dois 
une  réponse  ainsi  qu'à  d'autres.  Hier,  j'avais  sept 
lettres  à  écrire.  C'est  un  vrai  bureau  de  poste  que  ma 
tranquille  chambrette.  Tu  sais  comme  il  y  fait  bon. 
A  présent  j'entends  chanter  les  cigales,  et,  de  temps 
en  temps,  un  rossignol  qui  a  son  nid  là-bas  dans  les 
genévriers.  Ce  côté  du  Cayla  est  un  peu  gâté  par  la 
chute  du  grand  chêne  et  du  grand  cerisier  que  le 
vent  a  fait  tomber  cet  hiver  ;  mais  ce  n'est  rien  quand 
on  voit  la  garenne  de  Sept-Fonts  toute  à  terre,  notre 
chère  allée  sans  ombre,  nos  bancs  renversés,  moitié 
brisés  ;  cela  me  fait  mal  à  voir  et  je  n'y  vais  pas  ou 
n'y  vais  que  pour  réfléchir.  Où  serai-je  ?  où  serons- 
nous  quand  ces  arbres  seront  redevenus  grands? 
D'autres  iront  se  promener  sous  leurs  ombres  et  ver- 
ront passer  comme  nous  des  vents  qui  les  abattront. 
En  tout  temps,  il  3^  aura  des  orages  sur  la  terre. 

Je  lis  maintenant  les  Etudes  de  Chateaubriand. 
Après  Lamartine,  c'est  le  poète  que  j'aime  le  mieux. 
Il  me  vient  même  parfois  la  fantaisie  de  le  lui  dire 
Peut-être  le  ferai-je  et  je  te  l'enverrai.  Je  travaille 
pour  mon  amie  de  là-haut  *,  et  pour  lui  causer  une 
agréable  surprise,  je  voudrais  lui  faire  tomber, 
comme  par  hasard,  ma  pièce  sous  les  yeux  dans  la 
Revue  européenne.   Son   père   reçoit   ce  journal,  et 

1.  De  là-haut f  c'est-à-dire  de  la  montagne  de  Rnyssac. 


LETTRES  125 

Louise  me  disait  dernièrement  qu'elle  m'y  cherchait 
toujours.  Je  serais  bien  contente  si  la  pièce  que  je 
t'envoie  pouvait  y  trouver  place.  M.  Cazalès  ne  te 
refusera  pas,  si  la  poésie  des  feuilles  est  accueillie 
dans  son  journal.  On  me  l'a  dit,  et  je  viens  offrir  ma 
fleur.  Mais  que  ce  soit  sans  nom  :  je  ne  veux  être 
connue  que  de  Louise,  qui  n'a  pas  besoin  que  je  me 
nomme.  Oh  I  que  cela  me  ferait  plaisir  !  Je  vais  y 
travailler,  car  ce  n'est  pas  fini  ;  puis  je  reviendrai  te 
dire  tout  ce  que  papa  veut  que  tu  saches. 

Voilà  qui  est  fait,  ma  pièce  est  finie i,  mais  pas 
comme  je  la  voudrais  ;  il  manque  quelque  chose  à 
la  fin,  mais  je  laisse  un  blanc  pour  ne  pas  retarder 
l'envoi.  Tu  pourrais  nous  trouver  en  retard  et  je  ne 
voudrais  pas  te  faire  dire  ce  que  nous  disons  quand 
tu  lambines.  Auguste  doil  être  heureux  de  ce  petit 
garçon  qui  lui  est  né  2.  Nous  avions  pensé  que  tu 
serais  parrain.  Voici  papa  qui  parle  ou  qui  me  fait 
parler...  Adieu,  mon  cher  ami,  je  te  recommande 
ma  poésie.  Si  tu  ne  peux  pas  la  faire  insérer,  dis-le- 
moi  ;  je  l'enverrai  en  manuscrit.  Eran  3  est  à  Albi, 
papa  et  Mimi  t'embrassent  comme  moi  de  tout  leur 
cœur. 

Au  sujet  de  poésie,  j'ai  depuis  longtemps  une 
pensée  dont  je  veux  te  faire  part.  N'as-tu  pas  re- 
marqué que  lorsque  tant  de  poésie  nous  inonde  il  ne 


1.  Sa  pièce  sur  l'Amitié,  à  Louise  de  Bayne.  Voyez  la  lettre  de 
Maurice,  du  13  août  1834. 

2.  Ce  petit  garçon,  digne  filleul  de  Maurice  de  Guérin,  est 
aujourd'hui  le  docteur  Maurice  Raj^naud,  interne  lauréat  des 
hôpitaux  de  Paris,  auteur  d'un  savant  et  très  agréable  ouvrage 
sur  les  Médecins  au  temps  de  Molière.  Paris,  Didier,  1862. 

3.  Éran,  diminutif  familier  d'Erembert,  comme  Mimi  d§ 
AJarij. 


126  EUGÉNIE   DE   GUÉRIN 

vient  rien  pour  les  enfants  ?  Leur  petite  intelligence 
a  pourtant  aussi  ses  besoins  et  leur  petit  cœur  ses 
jouissances.  Que  de  jolies  choses  à  leur  dire  I  II  me 
semble  donc  qu'une  poésie  enfantine  nous  manque 
et  serait  bien  venue.  J'ai  inspiration  :  que  penses-tu 
décela?  Faut-il  enfin  me  débarrasser  de  mes  idées 
en  les  étouffant  ou  les  laissant  aller?  Je  ne  sais  pour- 
quoi je  les  ai  ;  que  Dieu  m'éclaire.  Réponds-moi  là- 
dessus  et  dis-moi  si  je  n'ai  pas  à  craindre  la  perte  de 
temps,  si  mes  Enfantines  réussiraient  ^  Alors  plus 
d'indécisions,  je  suis  à  Toeuvre  ;  autrement  j'aime 
mieux  toute  ma  vie  faire  des  bas  que  des  vers  inu- 
tiles. Quand  on  pense  au  compte  que  nous  aurons  à 
rendre  à  Dieu  de  toutes  nos  actions,  de  tous  nos 
moments,  il  y  a  de  quoi  pensera  l'emploi  qu'on  en 
fait.  La  vie  est  si  courte  pour  gagner  le  ciel,  que 
chaque  moment  perdu  vaut  des  larmes. 

J'ai  une  peine  de  conscience  ou  de  cœur.  Il  quitte 
le  diocèse,  ce  saint  prêtre-  dont  je  t'ai  parlé  dans 
mon  voj-age  jubilaire.  Je  le  regrette  d'autant  qu'il 
m'avait  permis  de  lui  écrire  et  que  j'espérais  beau- 
coup de  cette  correspondance  spirituelle.  N'en  par- 
lons pas.  Te  souviens-tu  de  moi  dans  tes  prières? 
On  doit  prier  autant  qu'aimer.  Tu  as  de  moi  l'un  et 
l'autre.  Adieu. 


1.  Voyez  le  2«  fragment  inséré  à  la  suite  du  Journal  de 
M"*^  de  Guérin. 

2.  M.  Périaux,  grand  vicaire  d'Albi.  Il  revint  dans  le  diocèse 
de  Baveux,  après  la  mort  de  Mgr  Brault,  et  est  mort  lui-même 
curé  de  Sainle-Trinité  de  Falaise,  en  1863.  M.  Périaux  est  le 
bon  curé  de  Xormandie  dont  M"^  de  Guérin  parle  plusieurs  fois 
dans  son  Journal  et  dans  ses  lettres. 


LETTRES  127 


AU  MÊME 


13  septembre  1834. 

Raj'mond  part  dans  un  mois  et  doit  venir  prendre 
nos  paquets  pour  toi,  mon  cher  Maurice.  Je  ne  lui  en 
donnerai  guère  d'autres  que  ce  petit  cahier,  où  je 
veux  t'écrire  tous  les  jours  jusqu'au  départ  de  ton 
ami.  Ce  ne  sera  qu'une  lettre  en  trente  pages,  plus 
ou  moins,  suivant  les  événements  et  le  cours  des 
idées,  car  il  vient  parfois  bien  des  choses  dans  l'âme 
et  dans  la  maison  et  d'autres  fois  rien  du  tout  *  ! 

Cette  semaine,  par  exemple,  le  Cayla  est  sorti  de 
son  calme  habituel  par  l'arrivée  de  nos  cousins  de 
Thézac  et  de  Bellerive  qui  sont  venus  en  train  de 
chasse  se  divertir  et  faire  peur  au  gibier.  Ce  sont 
tous  de  grands  jeunes  gens  maintenant,  ce  qui  me 
fait pe/îse;-,  moi  qui  les  ai  vus  naître.  Mon  Dieu,  que 
nous  croissons  vite  ! 

Ils  sont  partis  hier,  nos  chasseurs,  après  tant  de 
brillants  exploits  et  avoir  tant  tué  et  tué  que  le  pays 
sent  la  poudre  comme  un  champ  de  bataille.  Nous 
voilà  redevenus  tranquilles  :  rien  ne  bruite  en  ce 
moment  que  ma  plume  sur  le  papier,  et  une  mouche 
qui  bourdonne  dans  ma  chambre.  Ce  calme  a  quelque 
chose  de  si  doucement  agréable  que  j'en  voudrais 
jouir  san  fin  et  m'y  endors  comme  sur  un  lit  de 
repos.  Vraiment  il  faut  me  secouer  pour  me  tirer  de 


1,  Ce  petit  cahier  ne  s'est  malheureusement  pas  retrouvé.  Le 
premier  des  cahiers  que  nous  avons  publiés  (Paris,  Didier,  1862), 
a  été  commencé  deux  mois  plus  tard,  le  15  norerobre  1832,, (S.  I.) 


128  EUGÉNIE   DE   GUÉRIN 

là.  Je  suis  trop  bien  dans  macliambrette,  je  m'en  vais. 
Le  14.  Il  est  dimanche,  jour  de  courses  pour  le 
Ca3'la.  Aussi,  au  soleil  levé,  étions-nous,  Mimietmoi, 
sur  les  hauteurs  de  Saint-Pierre,  allant  à  la  première 
messe  à  Cahuzac.  Me  voici  de  retour  pensant  au 
grand  sermon  du  père  Bories.  C'est  toujours  notre 
Massillon.  parlant  mieux  qu'aucun  autre  et  morali- 
sant à  merveille.  Ce  n'est  pas  sa  faute  si  ceux  qui 
l'entendent  ne  sont  déjà  bien  haut  dans  le  ciel. 
Lumières,  exhortations,  conseils  fortifiants,  rien  ne 
me  manque,  et  cependant  je  suis  encore  ici  atterrée 
sans  mouvement,  n'ayant  pas  même  la  force  de  chan- 
ger de  place.  Je  ne  sais  pourquoi  mon  âme  est  ainsi 
ni  d'où  lui  peut  venir  un  tel  affaissement,  elle  qui 
devrait  être  si  légère,  qui  devrait  aller  à  Dieu  aussi 
facilement  que  l'oiseau  sur  la  branche,  car  je  ne 
sais  rien  qui  me  retienne  et  m'attache  au  monde  Le 
passé  non  plus  ne  devrait  pas  m'attacher.  C'est  à 
peine  s'il  me  laisse  un  souvenir  de  trop  sur  la  cons- 
cience, à  part  lequel  ma  vie  ressemble  assez  à  celle 
d'un  enfant.  Tu  me  connais,  mon  cher  Maurice  ; 
mais  tu  ne  savais  pas  cela,  tu  ne  te  doutais  pas  que 
j'étais  parfois  malheureuse  aux  larmes  de  mes  peines 
de  conscience,  sans  les  connaître  et  sans  pouvoir 
m'en  guérir.  Aujourd'hui,  je  suis  bien  parce  que  j'ai 
communié.  Je  remarque  avec  admiration  le  grand 
remède  que  j'y  trouve  et  que,  suivant  l'expression  de 
saint  François  de  Sales,  je  sens  que  j'ai  Jésus-Christ 
au  cœur,  à  la  tête,  à  l'esprit,  en  tout  mon  être.  Puisse 
ce  calme  me  durer  !  Alors  tout  est  en  santé,  l'âme  et 
le  corps,  et  la  poésie  aussi  me  revient.  Ce  n'est 
qu'en  temps  de  paix  que  je  chante.  Comprends-tu 
cela,  mon  cher  ami  ? 


LETTRES  129 

A  M"'^    ANTOINETTE  DE  BOISSET 

A  lisle-d'albi. 


[Novembre  1834.] 

Votre  arrêt  est  prononcé,  ma  chère  Antoinette, 
mais  ne  tremblez  pas,  ce  n'est  rien  de  bien  rigou- 
reux. Le  moyen  de  l'être  avec  vous,  ma  belle  sup- 
pliante, quand  je  vous  vois  me  dire  cent  choses 
tendres  et  puis  vous  jeter  à  mon  cou  comme  pour 
vous  remettre  à  la  discrétion  de  mon  amitié  ?  Avec 
une  telle  accusée,  la  justice  s'en  va  et  laisse  faire  le 
cœur.  Le  voilà  juge,  et  votre  affaire  est  gagnée. 
Silence  de  deux  mois,  oubli  apparent,  indifférence, 
tout  ce  qui  criait  contre  vous  se  tait.  Je  n'entends 
rien  que  ce  que  vous  venez  me  dire  à  présent.  Merci, 
ma  chère  amie,  merci  mille  fois  de  ce  charmant 
ressouvenir,  de  ce  joli  réveil  d'amitié  qui  m'a  fait 
tant  de  plaisir  dans  ma  solitude.  Ne  saviez-vous  pas 
que  je  suis  seule  et  que  rien  ne  passe  par  ici  que 
quelques  corbeaux  pour  toute  distraction  ?  Heureu- 
sement enfin  vous  m'êtes  arrivée,  et  je  mets  bien 
sur  votre  conscience  les  distractions  plus  aimables 
que  vous  m'avez  données  dans  la  prière,  car  j'allais 
dans  ma  chapelle  lorsqu'on  m'a  remis  votre  lettre,  et 
vous  m'y  avez  bien  suivie. 

Je  vous  plains  de  tout  mon  cœur  de  la  perte  de 
votre  Elix;  je  comprends  combien  cette  séparation 
a  dû  vous  être  pénible  et  tout  ce  qu'un  enfant  si 
aimable  doit  vous  laisser  de  regrets  à  tous,  mais 
surtout  à  vous  qui  me  sembliez  sa  sœur  favorite. 

DE  GUÉRIN  9 


130  EUGÉNIE    DE    GUÉRIX 

Avez-vous  de  ses  nouvelles,  et  comment  s'accom- 
mode-t-il  de  son  nouveau  maître  et  de  sa  vie  de  sémi- 
naire ?  Pauvre  petit  !  Est-il  en  soutane?  Je  le  vou- 
drais voir  ;  lEglise  n'eut  jamais  de  plus  jolie  ligure. 
Vous  serez  bien  impatients  de  le  revoir.  J'admire  le 
courage  de  M"^^  de  Boisset  d'avoir  pu  sitôt  faire  ce 
sacrifice  ;  mais  Dieu,  qui  fait  le  cœur  des  mères  si 
tendre,  le  fait  bien  fort  aussi.  Celui  des  sœurs  lui 
ressemble,  n'est-ce  pas  ? 

Je  l'ai  senti  souvent  et  j'espère  bien  me  remettre 
en  l'épreuve,  si  je  vis  encore  un  an,  car  Maurice 
vient  de  m'écrire  qu'il  viendra  au  mois  d'août.  Je 
compte  déjà,  et  les  mois  me  semblent  longs  ;  mais 
les  jours  s'en  vont  en  attendant  et  celui-là  enfin 
viendra.  Après  tant  d'événements  vous  comprenez  si 
je  dois  avoir  du  plaisir  à  revoir  ce  pauvre  exilé.  N'est- 
ce  pas  vraiment  un  exil  pour  les  jeunes  gens,  cet 
éloignement  de  la  famille  et  de  la  maison  où  l'on  est 
si  bien  ?  Quel  lieu  dans  le  monde  peut  remplacer  le 
chez  soi  ?  Je  n'en  connais  pas  ;  il  est  vrai  que  je  ne 
me  suis  guère  étendue  au  dehors,  et  qu'une  taupinée 
me  semble  une  montagne  ;  mais  c'est  égal,  le  petit 
fait  sentir  le  grand.  Je  m'en  tiens  au  bonheur  du 
chez  soi.  J'en  jouis  à  plein  cœur  depuis  un  an  que 
je  n'ai  guère  bougé  d'ici,  mais  Marie  me  manque  à 
présent.  Quel  vide  elle  me  laisse  !  Dieu  me  préserve 
que  ce  fut  pour  toujours.  A  table,  au  salon,  à  la  cui- 
sine, dans  ma  chambre,  dans  le  chemin  de  Cahuzac, 
partout  elle  me  manque.  Elle  est  à  Gaillac,  chez  nos 
cousines,  où  on  la  traite  de  manière  à  la  faire  rester 
longtemps. 

Vous  me  parlez  de  mes  poulets  ;  je  les  aime  tou- 
jours, je   Yous    le   prouve  en  vous  quittant  un  peu 


LETTRES  131 

pour  les  aller  faire  souper.  —  Ils  sont  tous  de  bon 
appétit,  mes  chers  petits  poulets,  mais  un  m'est  venu 
avec  la  patte  cassée.  Le  pauvre  m'a  fait  pitié,  le 
voilà  à  l'infirmerie  jusqu'à  guérison,  c'est-à-dire  à  la 
cuisine,  où  je  lui  ferai  autant  de  visites  qu'un  méde- 
cin. Vous  rirez  de  moi,  mais  j'aime  les  bêtes  :  chiens, 
poulets,  pigeons,  tous  les  animaux,  excepté  ceux  qui 
sont  gros  et  gras,  et  qui  n'ont  rien  pour  le  cœur. 

Vous  voulez  savoir  ma  vie,  ma  chère  Antoinette  ; 
c'est  toujours  la  même,  fort  occupée  à  mille  riens  de 
ménage,  à  faire  la  soupe  parfois.  Nous  sommes  avec 
une  cuisinière  de  seize  ans,  l'ancienne  nous  a  quittés 
et  va  prendre  un  maître  à  bâton,  je  le  crains  pour 
elle  ;  mais  c'est  son  affaire  ;  la  nôtre,  c'est  de  faire 
notre  dîner.  Je  l'aime  assez  ;  le  coin  du  feu  de  la 
cuisine  et  le  parfum  des  fourneaux  ont  bien  leur 
charme.  Quoi  qu'il  en  soit,  je  m'y  plais,  surtout 
quand  j'ai  Pierril  pour  marmiton  '.  C'est  un  enfant 
assez  gentil,  qui  m'amuse  par  ses  questions.  Un  soir, 
comme  je  lui  faisais  le  catéchisme,  il  m'arrêta  tout 
court  pour  me  demander  si  l'âme  était  immortelle  ; 
peu  après,  ce  que  c'était  qu'un  philosophe,  et  sur  ma 
réponse  que  c'était  quelqu'un  de  sage  et  de  savant  : 
«  Donc,  mademoiselle,  vous  êtes  philosophe.  »  Ce 
fut  dit  avec  un  air  de  bonhomie  si  naïve,  si  drôle, 
que  mon  sérieux  de  catéchiste  en  fut  déconcerté  pour 
la  soirée,  je  crus  m.ourir  de  rire.  Ce  qui  lui  donnait 
cette  idée  philosophique  sur  mon  compte,  c'est  qu'il 
m'avait  vu  ouvrir  un  gros  livre,  et  que  je  sais  le  caté- 
chisme sans  le  voir. 

1.  Cf.  le  Journal  à  la  date  du  18  novembre  1834.  Piervil  ve- 
nait de  quitter  le  Ca3'Ia.  (*  Il  était  à  terme  le  jour  de  la  Saint- 
Brice.  »  (13  novembre.) 


132  EUGÉNIE   DE    GUÉRIN 

Voilà  mes  soirées  d'hiver  et  leurs  amusements, 
fort  innocents  sans  doute,  et  qui  ont  bien  leur  joli 
côté.  x\près  dîner,  ordinairement,  je  fais  visite  à  des 
agneaux  qui  viennent  de  naître;  je  leur  dis  qu'ils 
sont  jolis  et  de  grossir  vite  ;  mais  tout  cela  je  le  vois 
seule,  et  cela  n'a  pas  de  moitié  son  prix,  tout  plaisir 
doit  être  partagé.  Je  mets  en  tète  ceux  que  me  don- 
nent mes  lettres  d'amies,  je  le  préfère  même  aux 
agneaux,  mais  j'en  jouis  plus  rarement.  On  dirait 
surtout  qu'Antoinette  veut  m'habituer  à  l'attente, 
mais  j'ai  le  cœur  trop  impatient.  Ce  n'est  pas  une 
fâcherie,  c'est  une  plainte  que  je  fais  en  vous  quittant, 
afin  que  par  pitié  vous  me  reveniez  plus  tôt. 


A  M.  MAURICE  DE  GUERIN 

A    PARIS. 

[1834  ?] 

Un  courrier  impromptu  passant  à  la  Croix  pour 
Albi  me  fait  penser  à  notre  député  qui,  nous  as-tu 
dit,  se  chargera  volontiers  de  nos  lettres.  Celle-ci 
sera  courte,  un  abrégé,  un  rien  que  je  trace  au  galop 
en  attendant  Délern,  notre  messager.  Cest  papa  qui 
est  venu  tout  essoufflé  du  Pausadou  *  pour  nous  an- 
noncer ce  départ,  et  voilà  plumes  en  train,  Mimi  d'un 
côté  et  moi  de  l'autre.  Elle  répond  à  ta  lettre  venue 
avant-hier,  etje  viens  seulement  ajouter  un  souvenir 

1.  Petit  hameau  voisin  du  Cavla. 


LETTRES  133 

à  mon  courrier  de  vendredi.  Le  temps  est  court,  je 
voudrais  écrire  à  Louise  par  la  même  occasion,  ce 
qui  me  fera  te  voler  quelques  minutes.  Tu  n'en  seras 
pas  fâché,  et  d'ailleurs  que  te  dirais-je  aujourd'hui 
que  je  ne  t'aie  dit  cent  fois  ?  Je  rabâche,  je  répète,  je 
suis  comme  les  vieux,  redisant  le  soir  ce  que  j'ai  dit 
le  matin. 

Mais  voici  du  neuf,  un  reproche  :  ne  tremble  pas, 
c'est  une  plainte.  Je  voulais  te  dire  que  ta  lettre  à 
Mimi  lui  eût  fait  bien  plus  de  plaisir  si  le  format  en 
était  plus  grand  et  s'il  n'y  fallait  ajouter  mille  choses 
qui  manquent  toujours  à  tes  lettres.  Est-ce  ta  faute 
ou  celle  de  ton  cœur  d'homme  ?  Le  nôtre,  ce  me 
semble,  s'entend  mieux  en  amitié,  et  n'attend  pas 
qu'on  lui  demande  des  tendresses  et  tout  ce  qu'on 
aime  à  voir  dans  une  correspondance  amicale.  Ces 
pauvres  frères,  nous  les  gâtons,  nous  les  aimons  trop, 
nous  les  aimons  tant  que  le  faire  ainsi  leur  semble 
impossible.  Mais  je  veux  me  corriger  et,  au  lieu  de 
mes  longues  épîtres  que  je  t'écrivais,  tu  n'auras  que 
des  abrégés.  C'est  une  résolution  prise  jusqu'à  ce 
que  tu  m'écrives  à  ma  fantaisie.  Adieu  donc  le  petit 
Journal  :  que  me  sert? Tu  ne  m'en  écris  pas  plus  au 
long.  Rien  pour  rien.  Je  ne  saurai  jamais  un  mot  de 
ta  vie  parce  que,  dis-tu,  tu  t'étendrais  si  loin  que  je 
me  lasserais  à  te  suivre.  Où  irais-tu  donc,  quand  ce 
serait  au  bout  du  monde,  que  je  n'y  arrive  avec  toi  ? 
ce  n'est  qu'une  défaite,  une  excuse  de  paresseux  ou 
d'un  petit  cœur  à  la  glace. 

Tu  vas  te  fâcher,  te  plaindre  ;  mais  pourquoi 
écris-tu  si  court  ?  Sans  cette  lettre  à  Mimi,  je  te  di- 
rais de  plus  jolies  choses,  ou  de  plus  douces  du 
moins,  car  je   n'ai  pas  beaucoup   d'amertume  dans 


134  EUGÉNIE    DE    GUÉRIX 

l'àme,  et  déjà  le  doux  me  revient.  Ce  pauvre  Mau- 
rice, qui  nous  aime  sans  doute,  que  lui  veux-tu,  que 
lui  demandes-tu?  Au  lieu  de  lui  dire  merci  pour  tout 
ce  qu'il  fait  maintenant,  je  lui  adresse  des  grondades. 
Ce  n'est  pas  bien.  Alors  je  me  tais,  embrassons-nous 
et  tout  est  fini. 

Comme  te  revoilà  riche,  mon  ami,  avec  tes  dix- 
huit  cents  francs  I  Dieu  soit  loué  et  tes  amis  bénis  et 
ce  bon  M.  Buquet  !  Sois  bien  assuré  que  papa  ne 
fait  plus  de  jugements  téméraires  à  leur  sujet,  et  que 
nous  leur  portons  toute  la  reconnaissance  du  monde 
pour  ce  qu'ils  ont  fait  pour  toi.  Ton  cher  Lefebvre 
serait-il  pour  quelque  chose  dans  ta  bonne  fortune? 
Je  voudrais  savoir  ce  qu'il  fait.  Tu  sais  comme  je 
l'aimais,  cet  ami.  Et  ceux  de  Bretagne,  n'en  saurons- 
nous  plus  rien?  Réponds-moi  un  mot  sur  leur  compte 
et  n'oublie  pas  La  Chênaie  si  tu  en  sais  quelque 
chose.  Crois-tu  que  je  l'ai  en  oubli?  Oh  !  non,  mais 
je  ne  pense  jamais  à  l'ange  déchu  qu'avec  un  quel- 
que chose  au  cœur  que  je  ne  puis  exprimer.  Dis- 
nous  ce  qu'il  fait.  Par  ici  on  dit  qu'il  grogne  contre 
Rome  dans  sa  solitude  et  qu'il  vient  de  publier  sa 
Philosophie.  Nos  journaux  pourtant  n'en  ont  rien 
dit.  Il  est  vrai  que  ce  n'est  pas  la  pauvre  petite 
Gazette  du  Langiiedoe  qui  ne  dit  que  du  cancanage. 
Voilà  Délern.  Adieu,  mon  cher  ami  ;  je  t'aime  tou- 
jours. Je  n'ai  que  le  temps  d'assurer  Félicité  et  sa 
famille  de  toutes  mes  affections. 


i 


LETTRES  135 


A  M.  H.  DE  LA  MORVONNAIS 

AU    VAL    DE    l'ARGUENON,  PAR  PLANCOET 

(cotes-du-nord). 

Au  Cayla,  28  juillet  1835. 

Avez-voiis  pensé,  Monsieur,  que  je  ne  voulais 
plus  vous  écrire?  Oh  !  vous  vous  seriez  bien  trompé. 
C'est  votre  voj^age  à  Paris  et  d'autres  choses  ensuite 
qui  m'ont  empêchée  devons  parler  plus  tôt  de  Marie, 
Mais  parlons-en  aujourd'hui.  Oui,  parlons  d'elle, 
toujours  d'elle,  qu'elle  soit  toujours  entre  vous  et 
moi.  C'est  pour  elle  que  je  vous  écris,  d'abord  parce 
que  je  l'aime  et  que  son  souvenir  m'est  doux  à  rap- 
peler, et  puis,  parce  qu'elle  me  paraît  aise  que  vous 
entendiez  quelquefois  ces  tours  de  langage  qui  vous 
le  rappellent  an  vif.  Je  viens  donc  vous  la  rappeler, 
Monsieur,  cette  sainte  ressemblance,  si  douce  pour 
moi  quand  vous  l'apercevez.  Que  je  bénis  Dieu  de 
me  l'avoir  donnée  et  de  pouvoir  ainsi  vous  faire  du 
bien  !  Ce  sera  ma  mission  auprès  de  vous,  et  que  je 
la  vais  remplir  avec  bonheur  1 

Ne  dites  pas  qu'il  y  ait  en  cette  acceptation  du 
mérite  ni  acte  profond  de  charité.  Mon  cœur  va  tout 
naturellement  vers  ceux  qui  pleurent,  et  je  suis  con- 
tente comme  un  ange  lorsque  je  puis  les  consoler. 
Vous  me  dites  que  votre  vie  n'aura  plus  de  côté  riant, 
que  je  n'en  puis  tirer  que  tristesses.  Je  le  sais  bien, 
monsieur,  mais  cela  m'éloignerait-il,  moi  qui  aimais 
Marie,  votre  pleurée?  Ah!  pleurons-la,  pleurez  sur 
moi  si  vous  voulez  ;  il  ne  m'est  pas  pénible  de  rece- 


136  EUGÉNIE    DE    GLÉRIN 

voir  des  pleurs.  Ce  n'est  pas  que  mon  cœur  soit  fort, 
comme  vous  le  croyez  ;  seulement  il  est  chrétien,  et 
trouve  au  pied  de  la  croix  de  quoi  supporter  ses 
douleurs  et  celles  de  ses  frères.  Marie  le  faisait 
ainsi...  Tâchons  d'imiter  les  saints.  Vous  l'enseigne- 
rez à  sa  fille  près  de  cette  croix,  sur  cette  tomhe  où 
vous  la  menez  souvent.  Pauvre  petite  I  que  je  vou- 
drais la  voir,  l'accompagner  dans  ce  pèlerinage  au 
cercueil  près  de  la  mer,  sous  les  sapins,  y  prier,  y 
pleurer,  la  prendre  sur  mes  genoux  et  lui  parler  du 
ciel  et  de  sa  mère  î  Ce  me  serait.  Monsieur,  une  féli- 
cite :  il  en  est,  vous  savez,  de  tristes. 

M'amènerez-vous  votre  fille  ?  Oh!  amenez-la-moi, 
puisque  je  ne  puis  pas  venir  en  Bretagne  ;  je  veux  la 
voir,  je  veuxjouir  de  son  intelligence,  de  ses  caresses, 
de  tous  ses  charmes  enfantins  ;  amenez-la-moi,  je 
veuxjouir  de  cette  belle  petite  créature  qui  m'appar- 
tient par  le  cœur  et  par  Dieu  qui  m'avait  donné  sa 
mère.  Consentez-vous  à  l'adoption,  Monsieur,  etque 
je  donne  à  votre  enfant  comme  une  affection  mater- 
nelle ?  Sa  mère  l'aimait,  je  l'aime,  cet  amour  n'aura 
fait  que  changer  de  cœur.  Apprenez-moi  ses  progrès 
en  tout  genre  et  si  elle  parle  encore  d'aller  joindre 
sa  mère.  Pauvre  petite,  c'est  quand  elle  sera  plus 
grande  que  ce  désir  surtout  lui  viendra.  Revoir  sa 
mère  est  la  douce  pensée  qui  reste  à  une  orpheline 
jusqu'à  ce  que  le  ciel  s'ouvre  enfin.  Mais  1  heure  en 
est  loin  pour  votre  Marie  peut-être,  et  jusque-là,  qui 
sait?...  Jésus  lui-même  n'entra  au  repos  qu'après 
avoir  suivi  le  long  chemin  du  Calvaire.  Tous,  chré- 
tiens grands  et  petits,  nous  marchons  à  sa  suite, 
portant  chacun  notre  croix.  La  vôtre  est  bien  pesante, 
Monsieur,  je  n'y  puis  penser  qu'en  priant  aussitôt 


LETTRES  137 

pour  VOUS  ;  il  me  semble  que  ma  prière  vous  aide. 
Ce  n'est  pas  avoir  trop  de  foi,  puisque  Dieu  nous 
apprend  que  la  prière  est  si  puissante.  Et,  d'ailleurs, 
je  ne  conçois  rien  tant  que  la  prière.  Prier,  pour  moi, 
c'est  aimer,  c'est  croire,  c'est  espérer.  Je  prie  donc 
pour  vous,  pour  votre  fille  et  pour  Marie  à  l'Angelus 
de  chaque  soir.  C'est  l'heure  où  je  pense  aux  morts, 
toujours  plus  nombreux. 

Je  ne  vous  ai  pas  écrit  que  je  portais  un  autre 
deuil,  que  j'avais  perdu  ma  grand'mère.  Depuis  dix 
jours  elle  nous  a  quittés  et  s'en  est  allée  joindre  pres- 
que toute  sa  famille.  Mon  père  restait  seul  de  tous  ses 
enfants.  La  voilà  maintenant  heureuse  avec  les  autres 
au  ciel.  Que  nous  sommes  heureux,  les  chrétiens, 
nous  ne  pouvons  pas  nous  perdre  1  On  pleure  du 
départ,  mais  on  espère  ;  on  pleure,  mais  on  voit  le 
ciel.  Toute  ma  famille,  Monsieur,  se  remet  sur  moi 
de  vous  faire  part  du  triste  événement  ainsi  que  de 
ses  vœux  pour  votre  voyage  au  Cayla.  Venez-y  conso- 
ler les  affligés,  venez -y  pour  y  prier  avec  nous.  Oui, 
prions  tous,  parents  et  amis,  prions  pour  notre  mère. 
Prions,  c'est  notre  meilleure  tendresse,  à  présent, 
la  vraie  tendresse  des  chrétiens. 

Comment  avez-vous  retrouvé  le  Val?  Comme  un 
tombeau  sans  doute.  Vous  y  voilà  pour  jamais.  Et 
vos  frères  vous  viennent  visiter  dans  la  Thébaïde  en 
deuil  !  Maurice  vous  écrit  toujours.  Que  vous  sem- 
ble-t-il  de  son  âme  ?  Je  la  trouve  triste  sans  avoir  de 
malheur.  C'est  la  vague  de  la  tristesse,  état  maladif 
qui  affaisse  l'âme,  l'affaiblit  et  la  tue  à  la  fin,  si  elle 
ne  lutte  pas  contre  son  mal  ;  mais  elle  a  besoin  d'aide 
en  ceci,  et  je  dis  à  Maurice  de  s'adresser  à  Dieu 
comme  un  bon  et  pieux  chrétien.  Il  est  religieux  et 


N. 


138  EUGÉNIE   DE    GUÉRIN 

se  plaint!  Oh  I  s'il  pouvait  prier,  si  je  savais  qu'il  le 
fit  !  Dites-lui  qu'on  n'est  pas  religieux  sans  prière, 
qu'on  n'est  pas  heureux  non  plus  ;  dites-le-lui,  Mon- 
sieur, vous  qu'il  écoute  si  bien  ;  dites-lui  ce  que  vous 
faites  ;  dites-lui  ce  qui  console,  vous  qui  avez  tant 
pleuré.  Qu'il  se  joigne  à  vous.  Regardons  en  haut, 
nous  tous  qui  éprouvons  les  angoisses  de  la  vie  et 
l'amertume  des  larmes.  Vo^-ez,  les  cieux  sont  si  près 
de  nous  que  nous  n'avons  qu'à  lever  les  j-eux  pour 
les  voir.  Béni  soit  Dieu  c[ui  nous  a  ainsi  environnés 
d'espérance  et  mis  à  notre  portée  la  vue  de  notre 
bonheur  ! 

Adieu,  Monsieur  :  j'embrasse  votre  fille  et  vous 
prie  de  me  croire  toujours  la  tendre  et  fidèle  amie  de 
sa  mère. 


A  M.   MAURICE   DE  GUERIN 


A  PARIS. 


G  septembre  1836,  jour  de  Saint-Eugène. 

Il  y  a  huit  jours  que  je  descendais  des  montagnes 
tout  tristement,  pensant  à  Louise,  le  cœur  plein  de 
son  amitié  et  des  regrets  de  notre  séparation.  Qu'il 
en  coûte  de  s'éloigner  d'une  amie,  quand  on  a  trouvé 
tant  de  bonheur  à  être  ensemble  1  Dire  adieu  est  un 
mot  qui  fait  pleurer,  qui  tue.  Fénelon  a  bien  raison 
de  dire  que  l'amitié,  qui  fait  le  grand  bonheur  de  la 
vie,  donne  aussi  d'inexprimables  peines.  Nous  les 
avons  senties,  Louise    et   moi.  C'est  qu'au  fond  les 


LETTRES  139 

plus  douces  choses  de  la  vie  ont  leur  amertume.  Je 
l'apprends^  je  le  sens  toujours  plus  :  qu'y  faire  ?  Se 
résigner,  s'habituer  tout  doucement  au  courant  du 
monde  qui  passe  si  diversement. 

Mon  ami,  j'ai  pensé  à  toi  partout  aux  montagnes, 
sous  les  tilleuls,  dans  le  petit  salon,  dans  la  galerie 
où  l'on  m'a  fait  lire  de  tes  lettres,  ces  chères  lettres 
que  M.  de  Bayne  conserve  avec  d'autres  papiers  pré- 
cieux. Je  crois  que  tu  lui  ferais  bien  plaisir  de  lui  en 
envoyer  quelque  autre  de  temps  en  temps,  de  lui 
parler  un  peu  de  ce  qui  se  passe  dans  le  monde  litté- 
raire. Ce  brave  homme  t'aime  particulièrement.  Le 
nom  de  «  M.  Maurice  »  lui  doit  être  au  cœur,  car  il 
l'a  souvent  sur  les  lèvres.  Cette  affection  doit  te 
plaire  ;  j'y  prends  plaisir,  d'autant  qu'il  m'en  revient 
quelque  chose  comme  ta  sœur  apparemment.  Enfin, 
je  ne  sais  pourquoi  M.  de  Bayne  me  traite  d'une 
manière  si  distinguée.  Il  venait,  causait,  me  parlait 
de  ses  grands  auteurs,  de  ses  grandes  pensées  ;  nous 
ouvrions  tous  les  livres,  histoire,  philosophie, 
légendes,  poésie.  C'était  un  cours  de  littérature  que 
ses  conversations  du  soir,  car  c'est  le  soir  que  nous 
causions,  lui  sur  son  fauteuil,  le  dos  tourné  à  la  fe- 
nêtre, moi  sur  le  grand  sofa,  à  la  place  marquée  de 
la  comtessse  ;  Léontine  au  bout,  Louise  sur  une 
chaise,  le  plus  près  de  moi,  et  Criquet  à  ses  pieds 
ou  sur  ses  genoux.  Tu  aurais  vu  aussi  la  table  ronde 
avec  des  livres,  des  brochures,  des  journaux,  des 
bas  entassés  autour  d'un  chandelier,  et  dessous 
l'ombre  où  venait  le  grillon.  C'était  comme  il  y  a 
quatre  ans,  toi  de  moins.  Louise  n'est  pas  du  tout 
changée.  C'est  même  air  de  jeunesse,  même  gaieté, 
même  œil  de  feu.  Quel  regard  !  Je  voudrais  qu'il  fût 


140  EUGÉNIE   DE    GUÉRIN 

tombé  sur  Raphaël,  que  serait-ce?  Moi,  j'en  ai  dans 
Tâme  un  tableau  charmant  :  il  est  vrai. 

Je  fus  coupée  là  tout  court  par  l'arrivée  de  Miou, 
mon  écolière,  petite  fille,  douce,  jolie,  jolie  et  bête, 
selon  papa,  qui  n'aime  pas  sa  lenteur,  ce  qui  lui  fait 
juger  aigrement  ma  pauvre  protégée.  Une  grêle  est 
venue  avant-hier  enlever  nos  raisins.  C'est  pitié  de 
voir  ces  pauvres  vignes  brisées  qui  promettaient 
une  abondante  récolte.  On  ne  comptait  pas  sur 
moins  de  soixante-dix  barriques  :  comptez  sur  quel- 
que chose  en  ce  monde  ! 

C'est  demain  que  nous  attendons  les  Raynaud, 
grands  et  petits.  Il  tarde  inhniment  à  papa  d'em- 
brasser Auguste,  sa  femme  et  les  enfants.  J'ai  eu  ce 
plaisir  la  première,  à  mon  passage  à  Albi.  Juge  du 
bonheur  et  comme  la  connaissance  fut  bientôt  faite 
avec  Félicité.  Cet  air  d'amis  que  nous  eûmes  d'abord 
surprit  tout  le  monde,  ceux  qui  ne  savaient  pas  que 
nous  nous  connaissions  déjà  de  cœur.  Je  trouve 
notre  cousine  bonne,  simple,  amicale,  t'aimant  beau- 
coup, ce  qui  fait  que  je  ne  l'aime  pas  peu.  Nous 
avons  causé  de  toi  :  «  Parlez-moi  de  Maurice  ;  que 
fait-il  ?  pense-t-il  à  nous  ?  viendra-t-il  enfin  ?  »  et 
autres  questions  que  j'ai  faites,  que  je  ferai  encore 
ces  jours-ci  plus  à  loisir.  Il  pleut,  par  malheur,  ce 
qui  nous  empêchera  de  sortir,  de  nous  asseoir  sous 
quelque  chêne  où  il  fait  bon  dire  ses  secrets. 

Si  nous  t'avions  aussi,  quel  bonheur  !  N'y  pensons! 
pas,  puisque  }'  penser  ne  fait  rien  que  donner  pluj 
de  regrets.  Mais  pourtant  souviens-toi  que  je  t( 
veux,  que  nous  te  voulons  l'an  prochain.  Arrange^ 
toi  en  conséquence,  ou  dis-nous  que  tu  neveux  pa! 
venir.  Je  ne  vois  rien  que  l'agrégation  qui  puisse  t( 


LHTTIŒS  141 

retenir  ;  mais  d'ici  à  un  an  tu  as  tout  le  temps  de  te 
préparer.  Prépare-toi  au  plus  tôt,  présente-toi  sans 
hésiter.  Un  peu  de  courage,  allons  ;  les  courageux 
l'emportent.  Pense  au  plaisir  que  tu  nous  feras,  à 
celui  qu'aura  papa,  le  cher  père  qui  t'aime  tant  que 
nous  serions  jaloux,  si  nous  n'avions  malgré  cela 
notre  part  de  tendresse.  Le  cœur  d'un  père  est 
infini. 


A  M»«  ANTOINETTE  DE  BOISSET 


[Le  29  septembre  1836]. 

Que  je  vous  plains,  ma  pauvre  Antoinette  !  que  je 
trouve  accablant  le  coup  qui  vient  de  vous  frapper 
et  toute  votre  famille  !  Je  vous  vois  désolée,  pleu- 
rante, ayant  besoin  de  consolations,  et  moi  qui  vou- 
drais vous  en  offrir,  je  ne  puis  rien,  non,  rien  que 
m'associer  à  votre  affliction  en  la  partageant  vive- 
ment. Je  sens  mon  insuffisance  et  celle  de  toute 
compassion  humaine  dans  une  pareille  douleur. 
Notre  soutien  nous  vient  déplus  haut,  comme  vous 
me  l'avez  dit  naguère  dans  une  semblable  occasion. 
J'aime  à  me  rappeler  ces  paroles  et  la  tendre  amitié 
dont  elles  étaient  l'expression.  Ce  fut  pour  moi  quel- 
que chose  de  céleste  et  qui  me  fait  demander  aujour- 
d'hui à  Dieu  la  grâce  de  vous  rendre  le  bien  que 
vous  me  fîtes  alors.  Mais  que  puis-je,  encore  une 
fois,  ma  chère  amie,  que  m'affliger  avec  vous  et  prier 
Dieu  de  vous  donner  la  résignation  et  la  force  dont 


142  EUGÉNIE    DE    GUÉRIN 

VOUS  avez  tant  de  besoin  dans  le  chagrin  qu'il  vous 
envoie  maintenant  ?chagrin  bien  amer,  bien  profond 
pour  vous,  je  le  comprends  et  le  partage  comme  amie  . 
et  comme  sœur.  Il  est  si  triste    de  perdre  un  frère  !  j 

Mais  Dieu  veut  que  nous  soyons  tôt  ou  tard  sé- 
parés Tun  de  l'autre,  et  que,  dans  ces  séparations, 
notre  cœur  s'attache  plus  fortement  à  lui  et  se  tourne 
entièrement  vers  le  lieu  où  s'en  vont  tous  ceux  qui 
nous  manquent.  La  mort  de  ceux  qu'on  aime  nous 
enseigne  à  nous  détacher  de  la  vie  et  de  tout  ce  qui 
passe  sur  cette  pauvre  terre  d'exil,  et  à  n'avoir  que 
des  espérances  célestes.  C'est  quand  on  est  triste 
qu'on  sent  qu'on  a  besoin  du  ciel  ;  aussi  Dieu  le  pro- 
met-il à  ceux  qui  pleurent  et  les  appelle-t-il  bien- 
heureux parce  qu'ils  seront  consolés.  Oh  !  forti- 
fiante promesse,  et  qu'elle  nous  aide  puissamment  à 
porter  notre  croix,  toute  pesante  qu'elle  est  1  Le  ciel 
est  promis,  mais  il  le  faut  gagner  par  la  souffrance  et, 
comme  Jésus-Christ,  arriver  à  la  gloire  par  le  long 
chemin  du  Calvaire.  Vous,  ma  chère  amie,  qui  avez 
fait  si  souvent  et  si  pieusement  le  chemin  de  la  croix, 
vous  avez  appris  là  la  résignation,  la  force  dans  les 
afflictions  de  la  vie. 

Dans  celle  que  Dieu  vous  envoie  maintenant,  je 
compte  beaucoup  sur  votre  courage  et  vos  senti- 
ments religieux  ;  mais  je  suis  en  peine  pour  votre 
sanlé,  pour  celle  de  votre  chère  Laure,  si  délicate  et 
si  ébranlée  par  un  coup  pareil.  Aussi  j'aurais  grand 
besoin  d'un  mot  qui  me  rassure  sur  votre  compte, 
sur  celui  de  M"^  Laure,  et  je  l'attends  de  votre 
amitié. 


LETTRES  143 


A  M.  HIPPOLYTE  DE  LA  MORVONNAIS 


Au  Cayla,  2  féviier  1837. 

Il  y  a  aujourd'hui  deux  ans  qu'une  lettre  de  Mau- 
rice m'apprit  la  mort  de  votre  chère  Marie,  mort  à 
laquelle  je  pensais  en  me  réveillant  et  dont  je  viens 
célébrer  Fanniversaire  en  vous  écrivant,  Monsieur. 
Je  ne  crois  pouvoir  mieux  passer  cette  journée 
qu'en  vous  parlant  d'elle,  de  vous,  de  sa  fille,  du  ciel 
où  elle  est,  d'où  elle  veille  sur  tout  ce  qu'elle  aimait. 
Marie  prie  pour  nous,  elle  s'occupe  de  notre  bon- 
heur, du  vôtre  surtout,  comme  si  elle  était  sur  la 
terre  et  mieux  encore,  car  elle  nous  aime  bien  autre- 
ment au  ciel.  Aussi  j'espère  beaucoup  pour  votre 
âme;  il  lui  viendra  de  ces  grâces  que  nous  obtien- 
nent les  saints,  les  amis  que  nous  avons  auprès  de 
Dieu,  je  veux  dire  ces  secours  intérieurs  qui  conso- 
lent, qui  soutiennent  l'âme  dans  ses  défaillances,  qui 
vous  sont  si  nécessaires,  Monsieur.  Je  remarque 
cela  dans  vos  lettres,  et  ce  n'est  pas  sans  peine  que 
je  vous  vois  toujours  dans  une  inconsolable  tris- 
tesse. Vous  le  savez,  cependant,  la  foi  nous  donne 
l'espérance,  et  il  n'est  pas  permis  au  chrélien  de 
s'afïliger  comme  ceux  qui  ne  connaissent  pas  Dieu  ; 
car,  pour  vos  fidèles,  Seigneur,  mourir  n'est  pas 
perdre  la  vie,  mais  passer  à  une  vie  meilleure. 
Consolons- nous  donc  en  pensant  que  ceux  qui  nous 
quittent  sont  plus  heureux  qu'avec  nous.  Les  morts 
bienheureux  nous  disent  :  Ne  pleurez  pas,  suivez 
plutôt  la  voie  qui  peut  vous  mener  où  nous  sommes  ; 


144  EUGÉNIE    DE    GUÉRIN 

on  y  vient  en  aimant  Dieu,  en  le  servant  de  tout  son 
cœur,  dans  le  deuil,  dans  les  séparations,  dans  les 
douleurs,  les  tristesses,  les  larmes  qui  remplissent 
toute  la  vie.  Le  ciel  est  au  bout  ;  il  faut  passer  par 
ces  épreuves  comme  le  soldat  marche  à  la  gloire,  à 
travers  les  champs  de  bataille,  sans  faiblir  et  sans 
s'étonner. 

Que  je  voudrais  voir  passer  en  vous,  Monsieur, 
cette  force  qui  vient  de  Dieu,  que  nous  trouvons 
dans  la  prière,  dans  les  pieuses  lectures,  dans  les 
pratiques  de  la  religion,  si  consolantes  et  si  douces! 
Pourquoi  tous  les  affligés  ne  connaissent-ils  pas 
cela  ?  Que  ne  peuvent-ils  découvrir  ce  trésor  d'où 
sortent  si  abondants  tous  les  biens  qu'il  faut  à 
l'àme  !  Mon  Dieu,  que  nous  savons  peu  profiter  de 
vos  dons  !  Je  connais  plus  d'un  affligé  qui  se  perd, 
faute  de  chercher  la  consolation  où  il  faut.  Ce  n'est 
ni  dans  l'étude,  ni  dans  la  contemplation  de  la 
nature,  ni  dans  les  hommes,  ni  dans  rien  de  créé 
que  ràrae  trouve  à  se  consoler  ;  mais  en  Dieu,  en 
Dieu  seul,  dans  sa  parole,  dans  les  divines  écritures, 
dans  la  vie  croyante  et  pieuse.  Ah  !  Monsieur,  qui, 
se  mettant  à  genoux  avec  le  cœur  plein  de  larmes,  ne 
s'est  relevé  consolé  ? 

Vous  lavez  éprouvé,  sans  doute  ;  ce  n'est  pas  à 
moi  à  vous  apprendre  ces  choses,  mais  j'aime  d'en 
parler,  parce  qu'il  y  a  un  charme  infini  dans  ces  en- 
tretiens célestes,  parce  que  cela  me  sort  du  cœur 
pour  vous,  en  pensant  que  Dieu  me  charge  de  vous 
consoler.  Que  vous  dirais-je  ?  Je  ne  sais  autre  chose, 
je  n'ai  rien  appris  du  monde,  il  m'est  étranger  ainsi 
que  son  langage.  Je  ne  sais  que  la  parole  pieuse  ; 
vous  me   trouverez   muette,  si  vous  ne  l'entendez 


LETTRES  145 

pas  ;  vous  l'entendrez,  je  le  vois,  puisque  vous  par- 
lez de  prières  ;  mais  dites-moi,  Monsieur,  pourquoi 
ajoutez-vous  que  votre  âme  se  gâte  de  plus  en  plus  ? 
Ce  mal  me  fait  de  la  peine  ;  c'est  l'expression  d'une 
foi  malade,  d'un  cœur  éloigné  de  Dieu.  Ce  serait 
triste  de  vous  voir  ainsi  décliner,  vous  que  vos 
épreuves  ont  placé  si  haut  près  de  Jésus  sur  le  Cal- 
vaire. Là  sont  ceux  qui  souffrent  pour  de  là  monter 
aux  cieux.  Aussi  je  vous  voj'ais  comme  un  prédes- 
tiné, comme  un  de  ceux  dont  Jésus-Christ  a  dit  : 
«  Bienheureux  ceux  qui  souffrent.  »  Vous  souffrez 
tant  :  ne  perdez  pas  le  fruit  du  martyre.  Voyez  le 
ciel  ouvert  comme  Etienne,  foi,  espérance  1  que 
votre  âme  s'élève  en  haut,  et  elle  ne  se  gâtera  pas  ; 
quittons  la  terre  qui  nous  souille,  qui  nous  ternit, 
pauvres  c^'gnes. 

Car  comment  conserver  sa  divine  blancheur 

Au  milieu  de  la  fange  et  jiarmi  la  poussière 

Qui  s'atlachc  ici-bas  atout,  même  à  la  fleur  ? 

Oh  !  craignez,  craignez  donc  de  vous  souiller  sur  terre, 

Vierges,  colombes  du  Seigneur, 

Petits  enfants,  flocons  de  neige, 

Prêtres,  poètes,  pur  cortège  ; 

Parmi  ce  monde  corrupteur, 
Passez  comme  un  rayon  à  travers  la  vapeur  î 
Ne  nous  arrêtons  pas  sur  ce  globe  de  fange. 
Oh  î  qui  que  nous  soyons,  regardons  les  hauts  lieux  : 

Du  soleil  de  l'homme  et  de  l'ange, 

La  belle  demeure  est  aux  cieux. 
Qu'offre  le  monde,  hélas  !  pour  que  notre  œil  y  tombe  ? 
Qu'est  la  terre,  mon  Dieu  ?  Rien  qu'une  immense  tombe 
Où  sont  ensevelis  siècles,  rois,  nations, 
Et  tant  d'objets  d'amour  qu'en  nos  bras  nous  pressions. 
Oh  1  passons,  passons  donc,  comme  en  un  cimetière, 
Passons  en  répandant  les  pleurs  et  la  prière  ! 

Oui,  prions,  Monsieur  ;  je  vous  le  dirai   de  mille 

DE    GtÉRIN  ÎO 


146  EUGÉNIE    DE    GUÉKIX 

façons,  parce  que  la  prière  est  ce  qu'il  vous  faut, 
parce  qu'aussi  bien  que  la  poésie  elle  console  les 
pauvres  poètes  dans  leur  deuil.  Essayez  de  Dieu 
après  la  poésie,  et  vous  vous  trouverez  mieux,  et 
votre  âme  ne  se  gâtera  pas  davantage.  Votre  âme 
se  gâter,  quel  malheur  !  Je  prie  bien  Dieu  de  vous 
en  préserver  ;  quel  chagrin  pour  Marie  si  elle  vous 
voyait  I  So^-ez  ce  qu'elle  vous  a  vu,  et,  après  Dieu, 
le  plus  saint  gardien  de  l'enfant  quelle  vous  a  laissé, 
de  votre  chère  petite  fille  pour  laquelle  seule  votre 
âme  devrait  se  conserver  pure. 

Pardon,  Monsieur,  je  vous  crois  toujours  bien 
bon  ;  c'est  moi  qui  vais  trop  loin,  qui  nie  suis  trop 
alarmée  d'une  expression  mal  comprise  ;  vous  ne 
vous  gâtez  pas,  non  ;  mais  vous  pleurez  trop,  mais 
vous  ne  croyez  pas  assez  peut-être.  Je  vous  jette  des 
idées  qui  me  viennent  d'une  grande  crainte  et  d'un 
grand  amour  pour  votre  âme.  Que  ne  ferais-je  pas 
pour  son  salut,  pour  celui  de  tous  les  hommes,  ces 
frères  rachetés  du  sang  de  Jésus-Christ  !  C'est  bien 
vous  parler  en  sœur  ;  mais  vous  m'en  avez  donné 
le  titre,  et  je  m'en  sers  pour  m'exprimer  librement, 
pour  vous  remercier  de  tout  mon  cœur  de  ce  que 
vous  me  dites  d'aimable,  d'obligeant  pour  moi  et  les 
miens.  Au  nom  de  tous,  venez  nous  voir  et  amenez- 
nous  Marie;  il  nous  tarde  de  la  caresser,  de  la  tenir 
sur  nos  genoux.  Veuillez  bien  l'embrasser  pour  moi, 
la  chère  petite.  Chargez-vous  aussi  de  nos  souvenirs 
pour  votre  sœur  Adèle  et  de  lui  dire  combien  sa  peur 
de  moi  me  fait  rire  ;  qu'elle  se  rassure  et  veuille 
bien  me  voira  sa  portée  pour  l'embrasser  bien  ten- 
drement. 

Comme  vous  le  dites,  Maurice  est  changé  en  biea 


1 


LETTRES  147 

et  en  mal  ;  en  se  roidissant,  son  âme  a  perdu  de  sa 
tendresse  ;ce  n'est  plus  ce  frère  qui  m'aimait  comme 
un  enfant,  me  contait  naïvement  toutes  choses.  Il  se 
tait  à  présent  ;  pourquoi  ?  Dieu  le  sait.  Cela  me 
peine,  mais  je  me  tais  aussi.  Ne  faut-il  pas  se  rési- 
gner à  tout  ?  que  ferait  la  plainte  ?  j'attends  à  le 
revoir.  Au  reste,  je  ne  sais  si  j'ai  bien  saisi  ce  que 
vous  me  dites  de  lui  ni  bien  d'autres  choses  de  votre 
lettre,  ne  pouvant  pas  trop  lire  votre  écriture. 
Pourriez-vous  la  rendre  meilleure  ?  Je  le  voudrais 
pour  le  plaisir  que  j'ai  à  vous  lire. 

Adieu  ;  passez-moi  toutes  mes  franchises,  et  croyez 
toujours,  Monsieur,  à  mes  sentiments  dévoués. 

[P.  S.\  Il  me  tarde  que  tout  obstacle  ait  cessé  pour 
la  publication  de  Wordsworth.  Mon  père  et  toute  la 
famille  m'ont  bien  chargée  de  vous  présenter  leurs 
souvenirs  affectueux. 


A  W'  LOUISE  DE  BAYNE 

[AlbiJ,  mardi  4  aviil[1837]. 

Cholet  est  venu  comme  j'allais  à  l'église  avec 
votre  lettre  de  tristesse  que  j'ai  lue  tout  près  du 
portail  de  Sainte-Cécile.  C'est  vous  dire,  chère  amie, 
que  je  vous  ai  menée  devant  Dieu,  que  je  l'ai  prié 
de  vous  faire  supporter  avec  résignation  ces  cha- 
grins de  cœur,  ces  pertes,  ces  morts  qui  nous  frap- 
pent à  tout  moment.  Voilà  la  vie,  pleine  de  sépara- 
tions et  de  larmes.  C'est  triste,  bien    triste   pour  la 


148  EUGÉNIE    DE   GUÉRIN 

nature  ;  mais  la  foi  console,  mais  l'àme  sait  que, 
lorsque  cette  maison  de  terre  où  elle  habite  vient  à 
se  détruire,  elle  en  acquiert  une  autre  dans  le  ciel 
qui  dure  éternellement.  Ce  passage  de  la  préface  des 
morts  est  sublime  et  plus  consolant  que  tout  ce 
qu'on  peut  dire  pour  se  consoler  de  la  perte  de  ceux 
que  l'on  aime.  Le  langage  humain  est  bien  froid, 
bien  impuissant  :  ce  n'est  qu'un  son  lugubre  comme 
celui  de  la  cloche  ;  allons  devant  Dieu,  si  nous 
voulons  entendre  ce  qui  console  et  fortifie.  Je  l'ai 
remarqué,  les  personnes  pieuses  les  plus  simples, 
les  plus  ignorantes,  trouvent  dans  ces  occasions 
d'admirables  choses  à  dire.  Jeanotte,  qui  se  trouva 
seule  auprès  de  M"^^  deFaramond  mourante, l'exhor- 
tait comme  un  missionnaire.  C'est  que  la  piété, 
l'amour  les  inspire.  Aimons  Dieu,  et  nous  saurons 
en  parler. 

Ce  pauvre  ***  est  mort  sans  autre  sacrement  que 
rextrême-onction,  tant  la  mort  est  venue  vite.  Ce 
n'est  pas  qu'il  ne  fût  malade  depuis  longtemps,  mais 
on  ne  s'alarmait  pas  dun  mal  au  pied,  lorsque  tout 
à  coup  la  douleur  est  montée  à  la  jambe,  de  là  plus 
haut,  enfin  dans  tout  le  corps.  M.  le  curé,  qui  dînail 
en  ville,  a  été  appelé  en  toute  hâte,  et  n'a  eu  que  le 
temps  de  lui  donner  rextrême-onction.  Je  ne  sais 
s'il  a  pu  se  confesser.  Mon  Dieu,  tenons-nous  prêts. 
C'est  de  M™"^  de  Tonnac  que  je  tiens  ces  détails.  J( 
vous  les  donnais  dans  ma  lettre  brûlée^  ainsi  qu( 
mille  choses  que  je  ne  vous  répéterai  pas  ;  ce  son! 
des  riens,  de  ces  mots  qui  tombent  de  la  plume  sansj 
laisser  de  souvenir. 

Nous  pourrions  rire  un  peu   de  ces   causeries  enj 
cendres,  mais  ce  n'est  pas  le  moment  ;  le  cœur  est] 


LETTRES  149 

tout  au  triste  parmi  ces  morts  et  ces  mourants,  moi 
surtout,  qui  regrette  tant  cette  bonne,  aimable  et 
pieuse  Laure,  dont  on  m'a  appris  la  mort  tout  à 
coup.  Pauvre  Antoinette,  pauvre  mère!  comme  toute 
la  famille  doit  être  affligée!  ils  a'maient  tant  leur 
chère  Laure  *.  C'était  leur  bonheur,  leur  trésor, 
leur  consolation  à  tous.  Esprit,  douceur,  piété, 
affection  tendre  et  prévenante  lui  attachaient  tout  le 
monde.  Encore  il  n'y  a  pas  un  an  que  je  la  voyais 
chez  elle,  que  j'admirais  ses  qualités,  sa  gaieté  parmi 
les  souffrances  et  une  piété  angélique.  Rien  ne  lui 
coûtait  à  faire  ou  à  supporter  de  plus  pénible.  Tou- 
jours la  volonté  de  Dieu  et  des  autres.  Tout  Lisle 
doit  la  pleurer.  C'est  la  grippe  qui  l'a  emportée  en 
quelques  jours.  Ce  n'est  point  surprenant  dans  l'état 
où  elle  était,  que  ce  frêle  corps  ait  succombé  au 
moindre  ébranlement.  Il  me  faudra  écrire  à  Antoi- 
nette, et  vous  pensez  s'il  m'en  coûte  1  Comme  vous 
le  dites,  on  craint  de  renouveler  la  douleur  en  y 
touchant.  Cependant  faut-il  que  l'amitié  mette  des 
larmes  sur  ces  plaies  du  cœur.  On  pense  à  Dieu,  au 
ciel,  et  la  piété  fait  que  ces  larmes  sont  bien  douces. 
Cependant  cette  lettre  me  coûte  à  écrire  ;  si  vous 
étiez  près,  je  vous  dirais  :  aidez-moi  ;  je  m'adres- 
serai à  mon  bon  ange.  J'avais  toujours  eu  le  pressen- 
timent que  j'aurais  à  consoler  Antoinette  sur  la  mort 
de  sa  sœur.  Bonne  amie,  que  Dieu  m'épargne  cet 
office  de  consolatrice,  si  pénible,  si  déchirant  I 

Pauvre  monde,  c'est  ainsi  qu'on  le  quitte,  que 
tantôt  d'un  côté,  tantôt  de  l'autre,  nous  voyons  s'en 
aller  ceux  que   nous  connaissons.   Bientôt   on    se 

1.  M''<^  Laure  de  Boissct,  morte  le  30  mars  de  cetle  année. 


150  EUGENIE    DE    GUÉRIN 

trouve  seul,  isolé,  parmi  ceux  qui  viennent,  comme 
ces  feuilles  d'une  autre  année  qui  tiennent  encore  à 
l'arbre  quand  celles  du  printemps  arrivent.  Cela  se 
voit  souvent  sur  les  chênes.  C'est  triste  et  m'a  fait 
réfléchir  souvent  dans  nos  bois.  Tout  sert  à  l'àme, 
tout  fait  penser  en  haut  :  le  bon  Dieu  veut  et  aime 
que  tout  se  rapporte  à  lui  ;  ainsi  la  feuille  morte  uti- 
lise la  futilité  de  la  promenade. 

Hier,  à  mon  lever,  je  vis  deux  hirondelles  rasant 
le  clocher  de  Saint-Salvj'.  Ces  petites  printanières 
font  grand  plaisir  :  on  pense  aux  beaux  jours,  au 
fleurs,  aux  fruits,  aux  raisins,  aux  amis  qu'on  ira 
voir,  toute  une  série  d'idées  riantes  volent  avec  les 
hirondelles.  Euphrasie  riait  beaucoup  et  se  moquait 
presque  de  mon  éclat  de  joie  lorsque  j'ai  ouvert  la 
fenêtre  ;  l'enfant  qu'elle  est  ne  sait  pas  de  quoi  elle 
rit,  ni  tout  ce  que  j'ai  vu  tout  à  coup:  leCa3'la,  papa, 
Marie,  les  montagnes,  Louise,  ma  chère  amie.  Cela 
vaut  bien  un  cri  de  joie. 

Oui,  je  viendrai  vour  voir,  vous  embrasser,  vous 
écouter,  faire  tout  ce  que  nous  avons  fait  l'an  der- 
nier. Quel  bonheur,  chère  amie  1  Aussi  je  ne  veux 
pas  m'en  priver,  ni  vous  affliger  d'un  refus.  Pour  le 
retard,  j'y  suis  forcée,  pardonnez-lc  ;  mon  pauvre 
père  est  trop  impatient  de  me  voir,  Marie  est  pres- 
que pleurante,  et  me  dit:  «  Tu  iras  plus  tard  voir 
Louise.  »  Que  voulez-vous  que  je  fasse  ?  J'irai  et  je 
reviendrai.  C'est  ainsi  que  le  veut  mon  père  et  votre 
amie.  Surtout  gardez-vous  de  croire  que  papa  s'op- 
pose au  voj-age  ;  il  a  été  le  premier  à  me  le  proposer. 
A  chaque  lettre  il  m'en  parle.  Encore  hier  il  me 
disait  :  «  Il  me  tarde  bien  de  te  voir,  mais  pour  ta 
bonne  amie,  je  consens  encore  à  t'accorder  le  temps 


LETTRES  151 

que  tu  voudras,  parce  qu'il  n  y  a  rien  que  je  ne  fasse 
pour  elle.  »  Que  je  suis  heureuse  1  il  croit  faire 
beaucoup,  le  très-cher  père,  en  vous  envoyant  sa 
fille.  C'est  bien  savoir  que  vous  l'aimez. 

Vo3^ez-vous,  bonnes  amies,  car  je  vous  aime 
toutes,  et  vous  adresse  également  mes  tendresses, 
il  ne  faut  pas  avoir  le  cœur  partagé  pour  être  bien 
quelque  part,  quand  ce  serait  au  ciel.  Dans  mon  pa- 
radis de  Rayssac,  je  penserais  dans  ce  moment 
beaucoup  au  Cayla.  Ainsi,  encore  un  peu  de  temps, 
je  vous  en  conjure  ;  ne  m'en  sachez  pas  mauvais  gré, 
si  je  refuse  de  vous  embrasser  à  présent,  c'est  pour 
vous  tenir  plus  longtemps.  Ainsi,  conclu,  au  conten- 
tement mutuel,  n'est-ce  pas  ?  Je  ne  vais  m'occuper 
que  de  mes  commissions  et  de  mon  retour  qui  sera 
lundi  prochain.  Je  m'en  vais  bien  traitée,  bien  gâtée, 
c'est  le  mot,  par  les  amis  et  parents.  Les  bons  Ma- 
thieu, Emilie,  me  comblent.  Les  bons  parents,  que 
j'ai  de  reconnaissance  de  leur  bon  accueil,  et  puis  de 
tant  de  choses  qui  me  sont  venues  pour  l'àme  !  Je 
pars  nourrie  de  sermons,  d'édifications,  de  toutes 
sortes  de  choses  saintes. 

Si  Cholet  ne  m'avait  dit  que  les  charbonniers 
partent  à  onze  heures,  je  vous  parlerais  au  long  de 
la  cérémonie  du  Bon-Sauveur,  cérémonie  belle  et 
touchante,  qui  fait  admirer,  qui  fait  pleurer.  Pas 
mo3^en  d'y  tenir  quand,  après  les  vœux,  la  jeune 
professe  s'allonge  sous  ce  drap  mortuaire  aux  chants 
des  morts,  des  enterrements  ;  mais  comme  la  reli- 
gion est  aimable  1  Tandis  que  tout  le  monde  pleure, 
deux  enfants  couvrent  de  fleurs  ce  tombeau  céleste, 
et  après  un  peu  de  temps,  comme  celui  que  nous 
passerons  dans  la  tombe,  le  drap  se  replie  peu  à  peu 


152  EUGÉNIE    DE    GUÉRIN 

et  laisse  voir  la  radieuse  sainte  qui  se  lève  au  chant 
du  Te  Deiim  et,  conduite  parla  mère  supérieure,  va 
donner  un  baiser  à  chacune  des  sœurs.  Cela  abat, 
puis  électrise.  Le  monde,  rien  dans  le  monde  ne 
vaut  ce  qui  se  passe  sous  ce  drap  des  morts  cou- 
vert de  fleurs.  On  dit  que  tout  ce  que  demande  à 
Dieu  la  religieuse  lui  est  accordé  en  ce  moment. 
Une  demanda  de  mourir  :  elle  mourut.  Savez-vous 
ce  que  je  demanderais  ?  que  vous  fussiez  une  sainte. 
M.  ***  l'aumônier  a  donné  un  doux  et  pieux  dis- 
cours. Mais  adieu. 


A  M'"^  LA  BARONNE  DE  MAISTRE  * 

Gaillac,  le  4  décembre  1837. 
Madame, 

Votre  lettre  vient  de  m'arriver  du  Cayla.  Je  me  hâte 
de  vous  répondre,  et  pourtant  je  vous  aurai  bien  fait 
attendre  ;  cela  me  peine.  Par  bonheur,  voici  de 
bonnes  nouvelles.  Maurice  va  bien,  très  bien  ;  il  se 
remet  à  la  vie,  à  tout,  et  se  moque  à  vue  d'œil  des 
arrêts  de  la  médecine.  Cela  me  rend  bien  heureuse, 
bien  reconnaissante  aux  amis  qui  ont  pris  tant  d'in- 
térêt à  lui,  à  vous,  Madame,  à  Dieu  surtout  qui  m'a 
rendu  mon  frère,  qui  me  le  conservera,  j'espère.  De- 
puis cette  guérison  merveilleuse,  j'ai  grande  foi  à  la 
prière,  je  l'aime.  Oh  !  la  prière  est  si  bonne,  si  utile, 

1.  M'^e  (Je  Maistre,  sœur  de  M.  Adrien  de  Sainte-Marie,  ami  de 
Maurice  de  Guérin,  avait  écrit  à  M  '"^  Eugénie  de  Guérin  pour 
lui  demander  des  nouvelles  de  la  santé  de  son  frère. 


LETTRES  153 

si  douce  pour  ces  pauvres  cœurs  de  femme  !  je  n'avais 
que  cela  quand  mon  frère  était  si  malade.  Il  nous 
faut  une  consolation  surhumaine  quand  ce  qu'on 
aime  fait  souffrir  ;  en  Dieu  seul  est  l'amour  sans  lar- 
mes et  d'une  durée  éternelle. 

Je  voudrais  que  tout  le  monde  sût  cela,  que  les 
malades,  les  affligés,  tous  les  souffrants,  allassent 
puiser  à  la  grande  source  des  consolations.  Ils  se- 
raient bientôt  moins  à  plaindre.  Je  le  dis  à  Maurice, 
qui  aussi  a  besoin  de  quelque  chose  du  ciel.  Quel 
bonheur,  Madame,  si  vous  rameniez  mon  frère  à  des 
principes  religieux,  si  vous  faisiez  sur  le  monde  la 
conquête  d'une  belle  âme  pour  l'amener  à  Dieu  ! 
Cette  œuvre  serait  belle  et  bien  digne  de  vous.  Que 
cela  vous  vaudrait  de  grâces  et  que  je  vous  bénirais  ! 
Essayez,  vos  paroles  ont  sur  lui  tant  de  puissance  ! 
Je  reconnais  comme  vous  les  grandes  qualités  de  mon 
frère,  et  me  sens  toute  sympathie  pour  qui  veut  les 
apprécier.  J'aimerais  bien  qui  lui  aiderait  à  les  rendre 
utiles  pour  son  bonheur  en  ce  monde  et  en  l'autre. 

C'est  assez  vous  parler  de  lui,  je  pense,  pour  cal- 
mer vos  inquiétudes  ;  il  me  reste  à  vous  témoigner, 
Madame,  toute  ma  reconnaissance  de  votre  vif  inté- 
rêt et  à  vous  recommander  votre  santé  au  nom  de 
vos  parents,  au  nom  de  Dieu,  qui  vous  aime  et  qui 
veut  que  vous  viviez  pour  l'aimer  aussi.  Me  mettrai- 
je  pour  quelque  chose  dans  cette  recommandation  ? 
Sans  doute,  puisque  vous  m'avez  dit  que  vous  m'ai- 
miez et  que  je  ne  vous  veux  que  du  bien. 

Adieu,  Madame  ;  recevez  l'assurance  de  mes  sen- 
timents d'affection  et  de  reconnaissance,  et  permet- 
tez que  je  finisse  en  embrassant  votre  charmante 
Valcnline. 


154  EUGÉNIE   DE    GUÉRIN 


A    LA    MEME 


Albi.  le  12  mars  [1838]. 

Comme  Tautre  fois,  j'étais  à  Gaillac,  et  votre  lettre 
au  Cayla.  Je  suis  fâchée  de  ce  retard  et  vous  écris 
tout  de  suite  ;  je  vous  écrirai  tous  les  jours,  puisque 
mes  lettres  vous  font  du  bien  ;  faire  du  bien  est  si 
doux  !  surtout  à  une  àme  comme  la  vôtre.  Dieu  sait 
tout  le  bonheur  que  j'y  trouve,  combien  j'aime  votre 
correspondance,  et  que  vous  m'appeliez  votre  amie. 
Donnez-moi,  ce  nom,  et  je  ne  vous  en  donne  pas 
d'autre  ;  croyez-moi,  ma  chère  Marie,  cela  vaut  mieux 
pour  le  cœur  que  la  cérémonie,  laissons-la  de  côté, 
comme  vous  dites  et  vous  faites. 

Oh  !  oui,  la  date  de  votre  lettre  m'a  fait  trembler, 
tant  je  crains,  chère  amie,  que  l'air  de  Paris  vous 
fasse  mal.  Il  n'est  pas  bon,  en  effet,  puisque  j'en  ai 
vu  revenir  tant  de  personnes  malades,  et  vous  allez 
rentrer  dans  le  lieu  de  vos  souffrances,  retrouver  la 
cause  de  vos  maux  de  cœur,  de  tout  ce  déplorable 
dérangement  de  santé  !  J'aimerais  mieuxvous  savoir 
à  la  campagne,  loin,  loin  du  monde.  Mais  vous  me 
promettez  de  vous  bien  soigner,  d'éviter  toute  émo- 
tion, tout  ébranlement,  d'écarter  ce  qui  pourrait 
vous  nuire,  de  changer  vos  goûts.  Je  ne  sais  comment 
le  monde  se  personnifie  dans  mon  esprit  comme  un 
être  que  vous  avez  aimé,  être  aimable,  mais  dange- 
reux, avec  lequel  on  ne  peut  se  trouver  sans  risques. 
Voj^ez  le  mal  qu'il  vous  a  fait,  voj-ez  l'état  de  votre 
santé,  vovez  aussi  l'état  de  l'âme,  aussi  souffrante 


LETTRES  155 

que  le  corps.  Hélas  !  quel  dérangement,  quel  malaise, 
quel  dégoût  de  toutes  choses  ! 

Oh  !  s'écriait  un  saint  dans  cet  état,  quel  poids  de 
tristesse  m'a  fait  le  monde!  quelle  amertume  il  laisse 
en  se  retirant  !  Tous  les  séduits  disent  de  même,  dès 
que  Dieu  les  a  éclairés. 

C'est  une  grâce,  et  une  grande  grâce  que  cette 
lumière  ;  elle  vous  vient,  chère  amie,  et  vous  allez 
en  profiter  ;  il  faut  lui  ouvrir  cœur  et  âme,  la  rece- 
voir de  tous  côtés,  comme  une  maison  dont  on  ouvre 
les  ouverturespourlaisser  entrer  le  soleil.  Que  vous 
serez  bientôt  tout  autre,  plus  tranquille  et  plus  heu- 
reuse! Il  me  tarde  de  vous  voir  là!  Vous  y  viendrez, 
la  vie  chrétienne  n'est  pas  loin  de  vous.  Ce  n'est  pas 
d'être  perdue  dans  Vamourde  Dieu,  et  de  ne  vivre  que 
dans  le  ciel,  comme  vous  pensez  de  moi.  Ce  sublime 
de  la  piété  n'est  pas  mon  état,  ni  ce  que  Dieu 
demande  d'une  pauvre  faible  créature  à  peine  s'éle- 
vant  de  terre .  Nos  devoirs  ne  sont  pas  si  haut  ;  Dieu 
ne  les  a  pas  mis  à  la  portée  des  anges,  mais  à  la 
nôtre.  Qui  de  nous  ne  peut  prier,  faire  l'aumône, 
donner  des  consolations,  soigner  ses  parents,  élever 
ses  enfants  ;  qui  ne  peut  combattre  ses  penchants, 
surmonter  ses  goûts,  renoncer  au  mal  et  faire  le 
bien?  Y  a-t-il  rien  là  qui  soit  au-dessus  des  forces 
humaines  ?  Et  c'est  la  vie  chrétienne,  l'amour  de 
Dieu,  qui  n'est  autre  chose  que  l'accomplissement  de 
tous  nos  devoirs. 

Oh  I  si  l'on  connaissait  la  piété,  on  n'en  aurait  pas 
tant  peur,  et  on  n'en  dirait  pas  tant  de  mal  :  c'est  le 
baume  de  la  vie,  et  peut-être  on  croit  dans  le  monde 
qu'elle  consiste  en  amertume,  en  rudesse,  en  sauva- 
gerie ;  mais,  croyez-moi,  rien  n'est  plus  doux,  plus 


156  EUGÉNIE    DE    GUÉRIX 

pliable,  plus  aimant  qu'une  àme  pieuse.  J'en  connais 
qui  souffrent  tout,  qui  pardonnent  tout,  qui  aiment 
tout,  qui  sont  capables  de  tout  ce  qui  est  grand,  noble, 
généreux,  l'admiration  du  monde,  si  le  monde  les 
connaissait.  Voilà  ce  que  bien  jeune  j'ai  remarqué, 
et  m'a  remplie  d'amour  et  de  vénération  pour  cette 
religion  qui  rend  les  hommes  si  parfaits,  qui  fait  de 
si  douces  et  bonnes  créatures.  J'ai  eu  des  exemples 
sous  les  veux  ;  j'ai  vu  ma  mère,  et  chaque  souvenir 
d'elle,  de  sa  résignation,  de  son  courage  dans  ses 
malheurs  et  ses  souffrances,  grave  plus  profond 
dans  mon  cœur  le  sentiment  religieux  d'où  lui  venait 
son  secours. 

Vo3'ez,  ma  chère  Marie,  si  ce  n'est  pas  une  grâce 
que  Dieu  m'a  faite  d'avoir  été  instruite  et  préservée 
de  bonne  heure.  J'ai  peu  vu  le  monde  ensuite.  Si  je 
l'avais  beaucoup  vu,  il  m'aurait  séduite  comme  une 
autre,  sans  doute  ;  ainsi  mes  quatre  talents  pour- 
raient bien  se  réduire  à  un  :  à  un  état  de  préserva- 
tion, dont  je  dois  pourtant  de  grandes  grâces  à  Dieu, 
car  ainsi  je  ressemble  assez  à  la  vigne  de  l'Evangile 
entourée  de  haies.  Que  vous  êtes  bonne  de  me  trou- 
ver indulgente  et  de  vous  étonner  que  je  descende 
dans  ma  conscience  pour  excuser  des  erreurs  1 
N'est-ce  pas  que  la  charité  nous  enseigne  ce  que  doi- 
vent pratiquer  entre  eux  les  chrétiens  ?  Un  solitaire 
appelé  à  juger  un  de  ses  frères  s'avança  portant  un 
panier  de  sable  sur  ses  épaules,  et  comme  on  lui 
demanda  ce  qu'il  prétendait  avec  ce  fardeau  :  «  Ce 
sont  mes  fautes,  dit-il,  que  je  porte  derrière  moi.  » 
Admirable  réponse  !  dès  qu'il  est  question  des  fautes 
et  des  faiblesses  d'autrui,  chacun  doit  penser  à  son 
panier  de  sable. 


LETTRES  157 

L'état  de  votre  santé  me  peine  fort.  Oh  !  si  j'avais 
été  une  de  ces  amies  qui  sont  venues  vous  voir  les 
jours  gras,  je  ne  vous  aurais  pas  quittée  pour  un  bal. 
Voilà  le  monde  qui  ne  sait  pas  sacrifier  un  plaisir  ; 
c'est  triste  à  voir  et  à  éprouver.  Il  y  a  un  endroit  de 
votre  lettre  qui  m'a  navrée  ;  c'est  quand  vous  parlez 
du  bruit,  du  plaisir  et  des  fêtes  avec  un  cœur  mort, 
et  que  vous  ajoutez  :  «  Si  je  dois  mourir  jeune,  si  je 
ne  dois  pas  vous  connaître  en  ce  monde i...  »  Oh  !  ne 
parlez  pas  ainsi  ;  vous  guérirez,  j'espère,  nous  nous 
verrons.  Il  est  probable  que  je  viendrai  à  Paris  : 
Maurice  me  veut,  et  bien  des  raisons  m'y  attirent. 

Adieu  ;  je  suis  bien  aise  que  vous  fassiez  la  prière, 
ce  fruit  si  doux.  Chaque  matin  nous  sommes  en- 
semble devant  Dieu  et  devant  la  sainte  Vierge  ; 
croj^ez  qu'il  vous  en  viendra  du  bien.  J'ai  chargé 
Maurice  d'un  pieux  souvenir  pour  vous,  d'un  livre  ^ 
que  je  vous  prie  de  lire.  Vous  3^  trouverez  charme  et 
consolation.  Croyez-moi,  ma  chère  Marie,  toute  à 
vous  ;  ne  me  laissez  pas  trop  longtemps  en  peine, 
songez  que  votre  santé  me  tourmente. 


A  LA  MEME  ' 

7  avril  [1838]. 

D'où  diriez-vous  que  je  viens,  ma  chère  Marie  ? 
Oh  1  vous  ne  devineriez  pas.  De  me  chauffer  au  soleil 


1.  M*"»  de    Maistre  et  M"«  de  Guérin  ne  s'étaient  pas  encore 
vues. 

2.  Le  texte  original  de  V Introduction  à  la  Vie  dévote,  par  saint 
François  de  Sales. 

3.  M"<^  de  Guérin  a  transcrit   cette    lettre  tout  entière  avec  de 


158  EUGÉNIE    DE    GUÉRIN 

sur  un  cimetière.  Lugubre  foyer,  si  l'on  veut;  mais 
où  l'on  se  trouve  au  milieu  de  sa  parenté.  Là,  j'étais 
avec  mon  grand-père,  des  oncles,  des  aïeux,  une 
foule  de  morts  aimés  ;  il  n'y  manquait  que  ma  mère 
qui,  hélas  !  repose  un  peu  loin  d'ici.  Mais  pourquoi 
me  trouvais-je  là?  Me  croyez-vous  amante  des  tom- 
beaux ?  Pas  plus  qu'une  autre,  ma  chère.  C'est  que 
je  suis  allée  me  confesser  ce  matin,  et  comme  il  y 
avait  du  monde  et  que  j'avais  froid  à  l'église,  je  suis 
sortie  et  me  suis  assise  au  soleil  sur  le  cimetière,  et 
là  les  réflexions  sont  venues,  et  les  pensées  vers 
l'autre  monde,  et  le  compte  qu'on  rend  à  Dieu.  Le 
bon  livre  d'examen  qu'une  tombe  !  Comme  on  y  lit 
des  vérités  I  comme  on  y  trouve  de  lumières  !  comme 
les  illusions,  les  erreurs,  les  rêves  de  la  vie  s'y  dis- 
sipent, et  tous  les  enchantements.  Au  sortir  de  là  le 
monde  est  jugé,  on  }-  lient  moins. 

Le  pied  sur  une  tombe  ou  tient  moins  à  la  terre. 

Il  n'est  pas  de  danseuse  qui  ne  laisse  sa  robe  de  bal 
et  sa  guirlande  de  fleurs,  pas  déjeune  fille  qui  n'ou- 
blie sa  beauté,  personne  enfin  qui  revienne  meilleur 
de  cette  terre  des  morts.  Mais  que  vais-je  dire  à  une 
malade  !  pardon,  pauvre  amie.  Je  devrais  vous 
égayer^  vous  distraire,  vous  chanter  quelque  douce 
chose,  comme  le  joyeux  bouvreuil  ;  mais  ie  suis  un 
oiseau  qui  s'abat  partout,  qui  varie  fort  son  ramage, 
suivant  les  lieux  et  les   émotions.    A  vous,  toute 


légères  variantes  dans  le  YIV-  cahier  de  son  Journal  et  on  la 
trouve  dans  lédition  que  nous  avons  donnée  .'pages  184-189). 
Après  quelque  hésitation,  nous  nous  sommes  décidé  à  la  repro- 
duire ici,  pour  ne  pas  rompre  le  fil  d'une  correspondance  où 
elle  tient  une  place  essentielle. 


LETTRES  159 

bonne,  à  m'écouter  avec  bonté,  à  ne  pas  trouver 
trop  étrange  ce  qui  nie  partira  du  cœur,  souvent  peu 
en  rapport  avec  vous.  Malgré  nos  sympathies,  nous 
avons  des  différences  de  nature  et  d'éducation  qui 
me  feraient  craindre  pour  moi,  pour  notre  amitié,  si 
je  ne  pensais  que  Dieu  l'a  faite,  qu'elle  ne  repose  sur 
rien  d'humain.  Ne  s'être  jamais  vu  et  s'aimer,  n'est- 
ce  pas  presque  céleste  ?  Aussi  je  vous  aime  d'une 
façon  toute  sainte,  je  me  sens  au  cœur  quelque 
chose  qui  devient  tout  tendresse  et  prières  pour 
vous. 

Que  je  voudrais  vous  voir  heureuse  I  Votre  bon- 
heur... qui  le  peut  faire  ?  où  le  croyez-vous  ?  dites, 
que  je  vous  aide  à  le  trouver.  Ce  n'est  que  pour  cela 
que  je  suis  votre  amie.  Voyons,  cherchons  ;  mais 
quelle  recherche  1  Avez-vous  lu  l'histoire  de  ce  roi, 
désolé  de  la  mort  de  sa  femme,  à  qui  un  philosophe 
promit  de  la  ressusciter,  pourvu  qu'on  lui  trouvât 
trois  heureux,  pour  en  graver  le  nom  sur  le  tombeau 
de  la  reine.  Jamais  on  ne  put  les  trouver.  Notre  âme 
donc  resterait  morte,  s'il  lui  fallait  pour  vivre  un 
bonheur  humain  ;  mais  au  contraire,  il  faut  sortir  de 
toute  l'enceinte  du  monde,  et  chercher  au  delà,  c'est- 
à-dire  en  Dieu,  dans  la  vie  chrétienne,  ce  que  le 
monde  ne  possède  pas.  Il  n'a  pas  de  bonheur  ;  ceux 
qui  l'ont  le  plus  aimé  le  disent  :  il  distrait,  mais  ne 
remplit  pas  le  vide  du  cœur.  Oh  !  le  monde  a  de  belles 
fêtes  qui  attirent  ;  mais^  sois-en  siire^  tu  te  sentiras  seule 
et  glacée  au  milieu  de  cette  foule  joyeuse.  Dans  ces 
expressions  si  franches,  dans  cet  aveu  d'une  amie  du 
monde,  je  trouve  tout  un  sermon.  Quelle  tristesse 
dans  cet  isolement,  cette  froideur,  cette  glace  où  le 
cœurse  trouve  au  milieu  même  des  plaisirs  et  de  ceux 


160  EUGKXIE    DE    GUHRIX 

qui  les  partagent  !  Cela  seul  me  les  ferait  délaisser,  si 
jamais  je  les  rencontrais.  Savcz-vous,  ma  chère 
Marie,  que  vous  me  faites  du  bien  par  vos  réflexions, 
que  vous  me  faites  voir  le  monde,  que  vos  lettres  sont 
des  tableaux  qui  me  détachent  fort  de  toutes  nos  illu- 
sions, de  tout  ce  qui  ne  vous  rend  pas  heureuse? 
Votre  expérience  m'instruit,  et  je  bénis  Dieu  cent 
fois,  de  ma  vie  retirée  et  tranquille.  Quel  danger 
autrement  I  Je  me  sens  dans  le  cœur  tout  ce  que  je 
vois  dans  les  autres  ;  le  même  levain  est  dans  tous, 
mais  il  fermente  ou  ne  fermente  pas,  suivant  les 
circonstances  et  la  volonté,  car  le  vouloir  est  pour 
beaucoup,  je  pense,  dans  le  développement  du 
cœur  :  on  lui  aide  à  être  bon  ou  mauvais,  presque 
comme  un  enfant  qu'on  élève.  Aussi  n'est-ce  pas  sur 
les  penchants,  mais  sur  les  œuvres,  que  nous  serons 
jugés.  Oh  !  quand  on  y  pense  à  ce  jugement,  il  y  a 
bien  de  quoi  faire  attention  à  sa  vie,  à  son  cœur, 
pour  qu'il  ne  succombe  pas.  Et  tant  de  dangers  au 
dedans,  au  dehors  !  mon  Dieu,  que  cela  fait  craindre 
et  fait  prendre  de  précautions,  et  désirer  presque  de 
quitter  le  monde  I 

Ah  !  mon  âme  craint  tant   de  se   souiller  sur  terre  ! 
Ah  !  comment  conserver  sa  divine  blancheur 
Au  miheu  de  la  fange  et  parmi  la  poussière 
Qui  s'attache  ici-bas  à  tout,  même  à  la  fleur. 

Voilà  pour  vos  oraisons  jaculatoires  ;  je  suis  toute 
contente  de  vous  en  fournir,  mais  vous  en  pourriez 
faire  de  plus  saintes.  Je  ne  m'attendais  pas  que 
vous  les  fissiez  si  haut,  en  plein  salon  ;  prenez  garde 
à  ma  vanité,  elle  vous  entend.  Mais  voilà  une  tris- 
tesse,  un  regret  :  je  vois  que  mon  paquet  pour  Tlle 


LETTRES  161 

de  France  sera  demeuré  chez  vous,  et  que  mon 
pauvre  cousin  aura  cru  que  j'oubliais.  Je  n'ai  regret 
qu'à  cela  ;  je  me  félicite,  du  reste,  d'un  hasard  qui 
vous  a  ouvert  cette  lettre,  et  m'a  valu  votre  amitié, 
car,  de  ce  jour,  vous  m'avez  aimée,  dites-vous.  Que 
ne  le  disiez-vous  plus  tôt  !  Il  a  fallu  pour  cela  bien 
des  jours,  d'événements,  de  choses,  un  enchaînement 
qui  nous  lie  enfin.  Mais  quand  nous  verrons-nous  ? 
Il  ne  dépendra  pas  de  vous  que  ce  ne  soit  bientôt, 
et  je  ne  sais  comment  vous  remercier  de  vos  offres  si 
gracieuses.  Que  je  vous  serais  obligée!  mais  je  n'ac- 
cepte pas  encore,  n'ayant  pas  pris  époque  pour  mon 
voyage.  Je  n'irai  à  Paris  que  pour  le  mariage  ou 
après,  ce  qui  n'est  pas  fixé.  On  attend  des  papiers  de 
Calcutta,  qui  décideront  l'affaire  tout  de  suite.  Oh  ! 
qu'il  me  tarde,  qu'il  me  tarde  de  savoir  si  mon  pauvre 
frère  aura  ou  non  une  position  sortable  !  Je  suis 
bien  en  peine  sur  son  avenir,  sur  sa  santé  surtout. 
Cette  chère  santé,  que  de  craintes  !  le  voilà  encore 
malade  ;  il  a  eu  trois  accès,  et  sa  toux  et  sa  pâleur 
revenues  I  J'ai  su  tout  cela,  non  pas  de  lui  ;  c'est  ce 
qui  me  met  plus  en  peine  de  voir  qu'il  ne  m'écrit 
pas.  On  nous  dit  qu'il  se  remet,  que  la  fièvre  le 
quitte  ;  mais  j'ai  peur  qu'on  nous  trompe,  et  je  viens 
vous  prier  de  ne  pas  me  tromper,  d'avoir  la  complai- 
sance d'envoyer  chez  lui,  et  de  me  dire  franchement 
ce  qui  en  est.  Ce  n'était  que  trop  vrai,  quand  il  vous 
fit  dire  que  son  médecin  lui  défendait  de  sortir.  Je 
lui  défendrais  bien  ce  mauvais  air  de  Paris,  si  j'étais 
là,  et  surtout  de  s'éviter  toute  émotion  :  c'est  ce  qui  le 
tue.  Qu'on  lui  évite  tout  ce  qui  porte  au  cœur  !  Je 
remercie  M.  de  Maistre  de  la  visite  qu'il  a  bien  voulu 
lui  faire,  et  vous  de  votre  bienveillance,  que  vous  lui 

DE    GUÉRIN  11 


162  EUGÉNIE    DE    GUÉRIN 

conserverez,  j'espère,  et  pour  lui  et  pour  moi.  Mais 
parlons  de  vous,  de  votre  chère  santé,  qui  m'inté- 
resse ainsi  que  vous  savez  ;  non,  vous  ne  savez  pas, 
ni  tout  le  plaisir  que  m'ont  fait  ces  mots  :  «  Je  suis 
mieux,  beaucoup  mieux.  »  Oh  !  que  ce  mieux  vous 
demeure,  qu'il  aille  croissant,  et  qu'en  vous  voj'ant 
je  vous  trouve  guérie,  chère  malade  ;  entendez-vous? 
guérie  I  Travaillez  bien  à  cela,  suivez  l'avis  de  votre 
médecin,  ne  vous  occupez  que  de  votre  santé,  et 
pour  mon  bonheur  seulement  cultivez  un  peu  l'amitié 
qui  console  de  bien  des  choses  :  puis.  Dieu  aidant, 
nous  verrons  que  tout  ira  mieux.  N'oublions  pas  non 
plus  la  prière,  remède  de  l'àme.  Si  mon  livre  est  de 
votre  goût,  lisez-le,  et  votre  directeur  sera  content. 
Chère  Marie,  quel  nom  me  donnez-vous  là  ?  Mais 
j'accepte  tout  de  vous,  et  je  bénis  Dieu  de  pouvoir 
vous  être  utile  de  quelque  façon  que  ce  soit.  Savez- 
vousque  la  fièvre  vous  inspire  joliment,  et  que  votre 
hj'mne  aux  souflVances  m'a  frappée  ?  Mais  quel  sujet  ! 
nen  prenez  pas  de  pareils,  je  vous  prie  ;  que  je  ne 
vous  voie  pas  crucifiée  sur  ce  calvaire,  sans  espé- 
rance, où  la  douleur  vous  dit  :  «Tu  m'appartiens  et 
ne  m'échapperas  pas  ;  la  fatalité  t'a  marquée  au  ber- 
ceau. . .  »  Il  est  vrai,  nous  naissons  tous  comme  voués 
au  malheur,  chacun  souffre  de  quelque  chose;  mais 
comme  ce  mart3T,  quand  on  est  chrétien,  on  souffre, 
mais  on  voit  les  cieux  ouverts...  Oh  1  la  foi,  la  foi  I 
rien  que  cela  ne  console  et  ne  fait  comprendre  la  vie. 
Je  vous  parle  à  cœur  ouvert,  c'est  que  je  vous  aime. 
Adieu,  je  vous  rends  un  baiser  aussi  tendre  que 
le  vôtre.  Avez-vous  auprès  de  vous  Valentine  ? 
Dites-lui  qu'une  amie  de  sa  maman  l'embrasse  et 
laime  bien.  J'aime  les  enfants. 


Il 


LETTRES  163 


A  LA  MEME 


Le  3  août  [1838]. 

Vous  m'avez  été  plus  douce  que  vous-même.  Rien 
n'est  si  vrai  que  cette  phrase  quand  je  la  tourne  vers 
vous,  quand  je  sens  le  bonheur  que  vous  me  faites  à 
présent,  depuis  deux  jours  que  j'ai  votre  dernière 
lettre,  lettre  charmante,  aimante,  consolante,  comme 
on  n'en  voit  pas  ;  mon  amie,  quelle  amie  Dieu  me 
donne  en  vous  !  Oh  !  comme  je  dois  vous  aimer, 
vous  bien  aimer  !  Je  le  fais  de  toute  mon  ame  comme 
un  devoir,  je  veux  dire  un  devoir  céleste,  doux  et 
sacré.  Je  me  consacre  à  votre  bonheur,  à  tout  celui 
que  je  puis  vous  faire  ;  je  ne  sais  pas  trop  lequel, 
mais  quand  ce  ne  serait  que  d'écarter  quelque  nuage 
de  votre  ciel  orageux  ! 

Un  mot,  un  rien,  suffisent  quelquefois  pour  rendre 
la  sérénité  ;  le  calme,  mon  amie,  est  un  grand  bien, 
je  voudrais  vous  y  voir,  mais  c'est  difficile  avec  votre 
trempe  morale  et  physique.  L'une  et  l'autre  vous 
jettent  dans  un  état  fiévreux  presque  permanent  par 
leur  réaction  continue.  Tantôt  Tâme  tue  le  corps, 
tantôt  le  corps  fait  souffrir  l'âme.  Etat,  hélas  !  de 
chacun  de  nous  plus  ou  moins,  mais  qui,  chez  vous, 
d'une  nature  extrême,  se  change  en  grandes  luttes, 
en  combustion,  et  fait  ce  que  vous  appelez  votre  ciel 
orageux.  Voilà  ce  qui  vous  rend  souvent  si  malade,  si 
souffrante  de  toute  façon.  Que  je  vous  plains  !  mais 
que  j'espère  un  état  meilleur.  Tout  fannonce  en  vous  ; 
je  le  vois  de  mille  côtés,  je   le  vois  surtout  dans  la 


164  EUGLME    DE    GUÉRIN 

bonne  volonté  de  guérir.  Les  faits  le  prouvent  ;  cou- 
rage et  confiance,  mon  amie,  l'obéissance  au  médecin 
porte  bonheur  ;  Dieu  vous  aidera,  vous  soutiendra 
dans  Tétat  favorable  où  vous  a  mise  l'heureuse 
crise. 

Voyez  que  de  grâces  reçues  de  Dieu  !  Le  lendemain 
de  cette  nuit,  je  voyais  une  malade  que  j'aime  comme 
vous  à  la  table  sainte.  Et  je  l'y  voj-ais  comme  par 
miracle,  tant  ses  maux  l'avaient  perdue,  désolée, 
éloignée  de  tout  rapport  extérieur  avec  Dieu.  Comme 
Dieu  est  la  vie  de  lame  1  Je  la  vo^-ais  languir  et 
dépérir,  tandis  qu'à  présent  on  la  voit  vivante  et 
forte.  Je  ne  puis  exprimer  la  joie  que  j'en  ressens.  Il 
est  si  doux,  si  consolant  de  voirceux  qu'on  aime  dans 
la  voie  du  ciel  !  Mon  Dieu,  quelle  grâce  1  Et  si  tous 
ceux  à  qui  je  pense  en  ce  moment  y  étaient,  dans  cette 
bienheureuse  voie  !  Ils  y  viendront  peut-être  ;  Dieu 
est  si  bon,  il  voit  avec  tant  de  peine  des  créatures 
faites  pour  le  ciel  se  perdre,  qu'il  met  tout  en  œuvre 
pour  les  ramener  ;  il  les  prend  par  tous  les  moyens, 
même  par  leurs  passions,  quand  il  n'3'  a  plus  de  vertu. 
Cela  se  voit  dans  la  conversion  des  saints,  et  rien  ne 
fait  tant  aimer  Dieu  que  ces  traits  de  miséricorde. 
Aussi  il  me  semble  que  je  l'aime  mieux  depuis  le 
changement  de  notre  amie,  qui  au  reste  n'était  pas 
une  âme  perdue,  tant  s'en  faut  ;  égarée  seulement, 
séduite,  emportée  par  un  tourbillon  du  monde.  De^ 
tous  ces  plaisirs  passés,  elle  me  dit  à  présent  qu( 
Vamitié  lui  suffit,  mots  tout  de  lettres  d'or  pour  moi,J 
tant  ils  me  sont  précieux  pour  son  bonheur.  Puis  elle 
ajoute  que  «  les  consolations  de  la  prière,  les  larmcî 
devant  Dieu  lui  sont  refusées  ».  Pauvre  amie,  qui  n( 
sait  pas  que  pleurer  ce  n'est  pas  aimer  ;  Dieu  regard( 


LETTRES  165 

plutôt  ce  qui  sort  du  cœur  que  ce  qui  sort  de  la  pau- 
pière. 

Je  vous  ai  quittée  un  moment,  mais  la  charmante 
interruption  !  Une  lettre  de  la  charmante  Indienne  *, 
avec  une  magnifique  nappe  d'autel  et  un  tableau  de 
la  Vierge  pour  notre  église  d'Andillac.  Je  vous  dis 
cela  toute  joyeuse,  parce  que  j'aime  Caroline,  tout  ce 
qui  me  vient  d'elle,  et  que  vous  verrez  par  là  qu'elle 
va  être  ma  sœur.  Oui,  elle  le  sera  malgré  revers  et 
fortune,  parce  que  c'est  un  ange  de  vertu  et  de  bonté, 
qu'elle  rendra  Maurice  heureux.  La  Providence  a  été 
trop  visible  en  ceci  pour  ne  lui  pas  fier  leur  avenir. 
Ils  ne  seront  pas  riches,  mais  nous  avons  bien  su 
nous  passer  de  fortune,  et  nous  sommes,  je  vous  le 
certifie,  heureux  d'un  bonheur  d'union,  de  tendresse 
de  famille.  Maurice  sera  comme  sa  vieille  race  :  il 
mettra  sa  confiance  en  Dieu  et  son  bonheur  autre 
part  que  sur  la  fortune.  Cependant  je  vous  avoue  que 
ce  revers  nous  a  fait  beaucoup  de  peine  d'abord,  crai- 
gnant qu'il  n'y  eut  pas  de  quoi  se  mettre  au-dessus 
du  besoin  ;  mais,  tout  expliqué,  il  résulte  qu'on  vit 
dans  cette  famille  d'une  manière  honorable.  Le  ma- 
riage est  donc  consenti  et  vase  faire  bientôt. 

Voilà  bien  des  détails  pour  répondre,  mon  amie, 
à  votre  tendre  intérêt.  Ce  chère  frère  me  donne  bien 
des  sollicitudes,  mais  aussi  beaucoup  d'affection  de 
son  côté,  ce  qui  paye  au  centuple.  Il  me  veut  à  son 
mariage  ;  je  veux  y  être  et  je  ne  puis  partir,  m'en 
aller  d'ici,  laisser  ma  sœur,  mon  père,  pour  long- 
temps. Cela  attriste,  attriste,  et  me  fait  dire  non.  On 


1.  M"«    de    Gorvain,   fiancée   de   Maurice   de    Guéiin.    Cf.  le 
Journal,  page  233. 


166  EUGÉNIE    DE    GUÉRIX 

convient  qu'il  faut  que  j'y  aille,  mais  je  ne  sais  qui 
pourra  m'arracher  d'ici.  Si  c'était  Maurice  qui  vînt 
me  prendre,  j'aurais  moins  de  peine  à  partir  ;  alors 
aussi  je  pourrais  vous  voir,  faire  halte  en  passant 
aux  Coques,  vous  embrasser,  vous  connaître,  et  ce 
serait  un  bonheur  pour  moi  aussi.  Vous,  ne  vous  le 
faites  pas  trop  beau  :  n'attendez-vous  à  voir  qu'une 
pâle  et  frêle  fille,  peu  faite  au  monde,  plus  réfléchie 
que  causeuse,  toute  retirée  en  son  cœur.  C'est  par  là 
que  je  vous  aime,  que  je  pense  à  vous,  que  je  tiens  à 
vous  ;  d'où  vient  enfin  ce  qui  me  fait  aimer  devons. 

Le  petit  envoi  va  me  faire  un  plaisir  extrême.  Que 
les  imprimeurs  sont  lents  !  Ils  ne  savent  pas  ce  que 
c'est  que  l'attente  d'une  femme  et  de  musiciens.  Ces 
musiciens  sont  sans  doute  fort  empressés  de  vos 
chants  pieux.  Oh  1  chantez,  chantez  pour  lEglise, 
chantez  pour  Dieu  comme  un  céleste  oiseau.  Il  vous 
en  reviendra  des  grâces,  de  divines  émotions  qui  sur- 
monteront vos  tristesses.  L'àme  s'unit  au  sujet  qui 
l'occupe,  de  sorte  qu'elle  se  perd  en  lui  ;  se  perdre 
en  Dieu,  quel  bonheur  !  C'est  où  mène,  où  doit 
mener  la  musique  religieuse.  Que  l'amour-propre 
souffle  ensuite  quelque  bulle  de  son  savon  là-dessus, 
laissons-le  ;  ce  n'est  pas  pour  la  vanité  qu'on  tra- 
vaille, qu'on  se  mêle  à  la  régénération  de  la  musique 
religieuse.  Il  vient  de  la  gloire,  sans  doute,  de  voir 
son  nom  dans  les  journaux,  d'entendre  les  églises 
retentir  de  ses  sons  mais  bien  petite  gloire  humaine 
et  bien  grande  gloire  céleste.  Choisissons  le  mieux, 
comme  Henri  IV. 

Adieu  ;  tout  vous  prouve  que  je  suis  à  vous  de  tout 
mon  cœur.  Un  baiser,  et  deux  à  Valentine.  Mes  sou- 
venirs à  M'-^  de  Rivières.  Oui,  parlez-moi  de  Valcn- 


LETTRES  167 

tine  et  de  sa  sœur  jumelle  ;  ces  deux  enfants  qui 
doivent  faire  votre  bonheur,  votre  bonheur  de  mère. 

Répondez-moi  bientôt.  Il  est  possible  que  je  sois 
partie  dans  quinze  jours  ou  trois  semaines,  si  je  pars 
avec  des  voyageurs  du  pays.  Je  ne  sais  rien  de  posi- 
tif. Maurice  m'écrit  et  ne  me  dit  pas  qu'il  doive 
venir  me  prendre. 

Adiousias.  Adieu  dans  mon  patois.  M.  de  Cha- 
teaubriand a  passé  par  ici  allant  voir  notre  belle 
cathédrale  d'Albi.  Que  j'aurais  voulu  voir  le  grand 
génie  dans  la  grande  église  ! 


A  LA  MEME 


Montais,  30  août  1838. 

C'est  dans  un  vieux  château,  dans  les  montagnes, 
au  milieu  des  ormes  et  des  marronniers,  que  je  date 
d'abord  ma  lettre,  car  je  la  finirai  demain  dans  un 
autre  manoir  encore,  à  Rayssac,  chez  mon  amie 
Louise  de  Bayne.  Je  suis  ici  à  relais  seulement 
depuis  quelques  jours  avec  de  bonnes  cousines  i. 
Maintenant,  toute  reposée,  je  vais  sauter  au  cou  de 
mon  amie.  Savez-vous,  autre  amie  bien  amie,  pour- 
quoi ce  voyage,  ce  départ  de  mon  désert  ?  C'est  que 
je  veux  venir  vous  voir,  et  qu'avant  de  me  mettre  en 
route,  j'ai  voulu  faire  un  pèlerinage  de  cœur,  une 
visite  à  Notre-Dame  des  montagnes,  à  ma  chère  et 
bien  aimable  Louise.  La  pauvre  enfant,  c'était  bien 

1.  Les  dames  de  Thézac.  Cf.  Journal,  p.  237. 


168  EUGÉNIE    DE    GUÉRIN 

juste  de  la  voir,  depuis  deux  ans  qu'elle  me  réclame, 
qu'elle  me  dit  si  tendrement:  «  Venez, je  vous  aime; 
je  suis  triste,  orpheline,  venez  me  voir  pleurer.  » 
Elle  a  perdu  son  père  depuis  peu,  son  père  qu'elle 
aimait  tant  !  Tout  cela  fait  que  je  suis  partie  du  Cayla, 
et  que  votre  lettre,  très  chère,  m'est  arrivée  sur  mon 
chemin  comme  tombée  du  ciel.  Oh  î  bien  du  ciel 
pour  le  bonheur  qui  m'en  vient,  que  j'ai  au  cœur  et 
que  j'emporte  avec  moi.  Vous  me  suivrez  pendant, 
toute  ma  route,  et  s'il  était  possible  d'écrire  eu  selle 
je  vous  écrirais,  chevauchant,  de  bien  tendres  choses. 
Ne  pouvant  mieux,  je  vous  trace  ici  sur  un  vieux 
secrétaire  je  ne  sais  quoi  qui  voudra  dire  amitiés, 
tendresses,  remerciements  à  être  entendus  des 
Coques,  tant  grands  et  hauts  ils  me  sortentdu  cœur. 

Oh  !  si  ma  plume  voulait  écrire  1  Mais  toujours 
quelque  chose  manque  en  voyage  ;  j'ai  laissé  mon 
encrier  dans  ma  chambrette  ;  je  ne  trouve  ici  que 
mon  cœur  pour  seule  ressource.  Avec  cela,  on  aime 
bien,  mais  on  ne  le  fait  pas  voir,  et  1  on  veut  être  vu 
et  entendu  dune  amie.  Divine  chose  que  d'écrire, 
que  de  se  pouvoir  parler  de  loin  !  bonheur  qui  va  me 
quitter,  car  je  griffonne  à  vous  faire  perdre  yeux  et 
patience,  cette  pazienza  amicale  que  j'ai  tant  d'inté- 
rêt à  conserver. 

Aussi  jugez  si  je  n'irai  pas  à  Paris  !  Je  vous  dois 
trop  ce  voyage  pour  ne  pas  le  faire  ;  je  le  ferai  quand 
je  n'aurais  pas  d'autres  raisons  de  cœur.  Et  j'en  ai, 
le  cher  Maurice  qui  me  veut,  la  chère  sœurqui  m'ap- 
pelle, et  les  motifs  de  convenances  que  vous  m'avez 
exposés,  tout  cela  me  pousse,  me  mène,  me  porte  à 
Paris,  à  Paris,  si  loin  du  Cayla  î  Ne  pensons  pas  aux 
distances,  aux  départs,  à  ceux   qu'on  quitte  :  on  ne 


LETTRKS  169 

partirait  jamais.  Vous  ne  sauriez  croire  combien  j'ai 
besoin  d'être  affermie  dans  cette  pensée  de  départ. 
Le  peu  d'habitude  de  nous  quitter  fait  que  nous  ne 
savons  pas  le  faire.  Mais  quand  l'arbre  ne  veut  pas 
céder,  on  l'arrache  ;  ainsi  de  mon  pauvre  cœur,  qui 
ne  céderait  pas  si  je  l'écoutais. 

Mais  Dieu  le  veut  ;  à  cette  pensée  je  prends  mon 
bourdon  et  je  pars.  Pèlerine  de  l'amitié,  je  viendrai 
tout  d'abord  frapper  à  votre  porte.  Oh  !  le  bonheur  ! 
le  doux  accueil  !  Je  vous  vois  me  sourire,  je  vous 
sens  m'embrasser,  et  votre  famille  aussi  me  verra 
avec  bienveillance.  Je  suis  bienheureuse  et  je  me 
dis  :  D'où  me  vient  ce  bonheur  ?  Je  ne  le  puis  com- 
prendre ;  c'est  une  chose  de  Providence.  Dieu  soit 
béni  et  vous  bénisse,  bonne,  aimable,  excellente 
amie  ! 

Ne  croyez  pas  que  Louise  m'empêche  de  vous 
aimer,  oh  !  que  non  :  il  est  plus  d'une  demeure  dans 
le  cœur.  Je  compare  le  mien  à  un  rayon  d'abeilles, 
tout  petites  logettes  pleines  de  miel.  Le  miel,  c'est 
vous,  c'est  Louise,  douces  amies  que  Dieu  m'a  fait 
trouver  dans  mon  chemin  de  la  vie.  Vous  dites  que 
je  suis  poète  ;  je  ne  sais  trop  ce  que  c'est  ni  ce  que 
i'ai  dans  moi,  mais  je  m'y  sens  ce  je  ne  sais  quoi 
pour  vous  qui  ferait  des  pages  d'écriture,  des  pa- 
roles, des  tendresses,  des  baisers  sur  votre  joue,  des 
prières  devant  Dieu. 

Adieu,  pour  le  moment  ;  demain  matin,  Vaiirore 
aux  pieds  de  rose  me  retrouvera  avec  vous. 

Ce  soir,  je  vous  aime  bien,  ma  belle  matineuse. 

A  Rayssac.  —  M'y  voilà  sur  les  montagnes  aux 
Croupes  de  chameau,  au  front  hérissé  de  forêls  et  de 


170  FTGÉNIE    DE    GTÉPJX 

rochers,  nature  agreste  et  sauvage  que  j'aime.  Par- 
tout où  l'œil  s'étonne,  où  l'àme  admire,  on  s'j^  plaît. 
Je  ne  serai  pourtant  pas  ici  pour  longtemps,  huit  ou 
dix  jours  au  plus,  malgré  le  demeurez  encore  de 
Louise.  La  bonne  amie  !  Que  vous  l'aimeriez  si  vous 
pouviez  la  connaître,  entendre  sa  conversation  si 
piquante  et  si  spirituelle  :  voir  son  cœur  si  tendre, 
si  aimant,  si  dévoué!  C'est  vous  par  bien  des  endroits  ; 
par  le  caractère  ardent  et  élevé,  par  la  faculté  des 
souffrcmces,  par  je  ne  sais  quels  rapports  qui  font  que 
je  vous  aime  en  elle  et  que  je  l'aime  en  vous.  Aux 
Coques,  je  vous  conterai  cette  amitié  de  Raj'ssac. 

Mais,  je  vous  en  prie,  remettez-vous,  tète  et  cœur; 
ne  brunissez  pas  davantage,  que  je  vous  trouve  belle 
de  santé,  vermeille  comme  l'aurore,  non  pour  me 
plaire  davantage,  mais  pour  me  faire  plus  de  bon- 
heur. Vous  trouver  malade  serait  un  chagrin  pour 
votre  amie.  Vous  m'amusez  fort  avec  votre  fée  Cara- 
bosse  et  rassurez  l'amour-propre  de  ma  figure,  qui 
vous  plaira  donc,  comment  qu'elle  soit.  Charmante 
assurance  pour  ma  pâleur,  ce  qui  du  reste  ne  m'a 
jamais  tourmentée.  Quelle  que  soit  la  forme,  l'image 
de  Dieu  est  là-dessous,  et  nous  avons  tous  une  beauté 
divine,  la  seule  qui  ne  passe  pas,  la  seule  qu'on 
doive  aimer,  la  seule  qu'on  doive  conserver  pure, 
fraîche  pour  Dieu  qui  nous  aime.  Adieu;  je  suis  sûre 
de  votre  tendresse,  comptez  également  sur  lamienne, 
ce  dire  commun  est  et  sera  le  mien  à  jamais.  Voilà 
Louise,  je  quitte  l'amie  pour  l'amie. 

Un  mot  à  vous  après  des  courses,  des  confidences, 
des  complaintes  sur  une  chute  de  cheval.  C'est  mon 
amie  et  moi  qui  avons  chuté,  et  un  poète  qui  nous 
chante  :  accidents  bien  communs,  mais  pas  toujours 


LETTRES  171 

si  heureux,  si  c'est  bonheur  d'être  chanté.  Il  y  a  ici 
bonne  et  spirituelle  compagnie  qui  donne  du  charme 
à  tout  ce  qui  se  passe  ;  chacun  donne  ses  idées,  son 
esprit.  Pour  ce  soir,  on  propose  une  visite  à  des 
ruines  et  à  une  église  cachée  dans  un  vallon  i.  C'est 
dommage  que  je  ne  sache  pas  dessiner  et  recueillir 
tant  de  vues  pittoresques  des  montagnes,  que  je  vous 
ferais  voir.  Je  me  figure  vos  Coques  différentes, 
toutes  gentilles  au  lieu  d'aspérités.  A  chaque  lieu  son 
charme,  chaque  ciel  ses  étoiles  :  admirable  variété 
qui  en  fait  admirer  l'auteur. 

Je  vais  demander  à  Maurice  ce  qu'il  désire  pour 
le  voj^age.  Le  mariage  n'est  retardé  que  pour  atten- 
dre mon  frère  aîné  qui  ne  peut  pas  quitter  le  Cayla 
plus  tôt  ;  encore  je  ne  sais  s'il  pourra  partir.  Notre 
future  sœur  nous  a  fait  de  jolis  cadeaux,  à  l'église,  à 
nous,  et  tout  cela  avec  une  bonté  touchante.  Je  serai 
heureuse  le  jour  où  elle  sera  ma  sœur  tout  de  bon. 
Vous  allez  me  trouver  bien  bavarde  aujourd'hui. 
C'est  le  défaut  des  femmes  et  des  amies.  Aussi  je 
serai  pardonnée,  et  vous  embrasse  en  tout  cas.  Mes 
caresses  à  vos  enfants. 


1.  La  pellte    église  de  Saint- Jean  de  Jannes,    Cf.  le  Journal, 
pnge  239. 


172  EUGÉNIE    DE    GUÉRIN 

A  M.  DE  GUÉRIN 

AU  CHATEAU  DU  CAYLA. 

Paris,  le  8  octobre  [1838]. 

Oh  !  comme  j'ai  bien  dormi  dans  le  joli  petit  lit 
rose  à  côté  de  Caroline  !  Cher  papa,  je  voulais  vous 
écrire  avant  de  dormir,  mais  on  n'a  pas  voulu,  puis 
la  poste  ne  partait  d'ailleurs  que  ce  matin  et  vous 
n'auriez  pas  eu  plus  tôt  de  mes  nouvelles.  Il  me  tar- 
dait tant  de  vous  en  donner  que  je  vous  aurais  écrit 
à  chaque  relais  s'il  eut  été  possible.  Je  pensais  : 
c(  Papa  est  en  peine.  Mimi,  Euphrasie  *,  Eran,  pen- 
sent à  la  voj'ageuse.  »  Comme  je  m'occupais  de  vous 
tous  !  Vous  me  suiviez  pendant  toute  la  route.  Enfin, 
me  voici  hors  de  la  poussière,  des  diligences,  des 
ennuis  du  voyage  et  accueillie,  aimée,  traitée  de 
façon  à  compenser  mille  fois  ce  que  j'ai  eu  de  fati- 
gues pendant  ces  quatre  grands  jours.  Je  voudrais 
tout  dire,  mais  tant  de  choses,  tant  de  choses,  cher 
papa,  quand  on  s'en  va,  quand  on  vous  quitte,  quand 
on  roule  vers  Paris,  quand  on  s'y  voit,  quand  on  y 
tombe  dans  une  douzaine  de  bras  !  Ah  1  que  nétiez- 
vous  là,  sur  la  place  Notre-Dame  des  Victoires,  au 
moment  où,  m"en  allant  dans  un  fiacre  avec  Charles, 
j'ai  vu  Maurice  et  Caro  et  tante  mappelant,  courant 
à  moi,  m'cmbrassant  tous,  l'un  par  une  portière, 
l'autre  par  l'autre.  O  bonheur  I 


1.  M"^    Euphrasie  Mathieu,  cousiue  de    M"«  de  Guérin,   qui 
était  alors  au  Cavla. 


LETTRES  1 73 

Jamais  plus  douce  entrée  dans  Paris.  Nous  avons 
couru  vite  rue  du  Cherche-Midi,  causant,  riant, 
disant  je  ne  sais  quoi  avec  Maurice  et  Caro  et  tante. 
Cent  raille  choses  et  questions  du  Cayla.  «  Comment 
va  papa?  sa  jambe?  Est-il  frais  comme  l'an  dernier?» 
Ce  pauvre  Maurice,  il  pleurait  en  me  parlant,  en  me 
voyant,  en  me  demandant  tout  cela.  Et  Mimi,  et 
Eran.  tous,  tous,  on  vous  aime,  on  a  demandé  de  vos 
nouvelles.  En  descendant  j'ai  remis  vos  lettres;  puis 
le  déjeuner  dont  j'avais  besoin.  A  moitié  déjeuner, 
voilà  Auguste  un  peu  surpris  de  me  voir  si  tôt  arri- 
vée, et  tout  plein  d'amitiés  pour  moi  et  vous  tous.  Sa 
femme  va  très  bien,  les  enfants  à  peine  remis  d'une 
fluxion  de  poitrine  qui  a  suivi  la  coqueluche.  Ce  bon 
Auguste  venait  pour  demander  en  grâce  à  ces  dames 
de  me  laisser  toute  cette  semaine  chez  Félicité.  .Te 
n'ai  pu  refuser,  d'autant  qu'ensuite  viendra  la  nais- 
sance et  que  je  ne  pourrai  plus  alors  voir  Félicité 
librement.  Je  suis  bien  aise  de  me  trouver  avec  elle 
pendant  quelques  jours... 

Je  croyais  arriver  moulue,  et  me  voilà  comme 
sortant  d'une  boîte  à  coton.  Nous  avions  pourtant  de 
la  poussière  à  étouffer  dans  cette  ennuyeuse  Sologne 
qui  dure  trente  lieues,  et  un  bruit  de  tonnerre  sur  la 
route  d'Orléans  à  Paris  toute  pavée.  Impossible  de 
dormir  de  cette  nuit;  les  autres,  j'avais  sommeillé  et 
même  dormi  quelques  heures.  Celle-ci  tout  entière, 
et  quelle  différence  du  sommeil  du  lit  rose  au  som- 
meil de  la  diligence!  On  est  ballotté,  saccadé,  em- 
porté, et  encore  tant  mieux  quand  on  va  vite.  Quelle 
mort  dans  les  sables  delà  Sologne  où  l'on  ne  va  qu'à 
pas  de  tortue  !  Par  bonheur  encore  il  n'a  pas  plu.  Alors 
il  faut  parfois  que  les  voyageurs  poussent  les  roues. 


174  EUGÉNIE    DE    GUÉRIX 

Après  le  déjeuner,  j'ai  pu  encore  aller  à  la  messe  à 
Saint-Sulpiceet  ensuite  aux  Tuileries,  que  nousavons 
visitées  en  l'absence  du  roi.  Ohl  que  c'est  beau,  que 
c'est  royal  !  Le  trône  est  splendide  ;  j'y  voyais  en 
esprit  Louis  XIV  etNapoléon.  Nous  étions  beaucoup 
de  visiteurs,  des  Anglais,  des  Frères  des  écoles  chré- 
tiennes. Un  ami  de  Maurice  lui  avait  fait  obtenir  des 
billets  d'entrée  précisément  pour  hier,  et  comme  je 
n'ai  pas  souvent  l'occasion  de  voir  des  palais,  j'ai 
suivi  avec  plaisir  nos  dames. 

Adieu,  cher  papa  ;  je  ne  vous  dis  aujourd'hui  que 
ces  deux  mots  d'arrivée...  Maurice  vous  embrasse 
tous  comme  il  m'a  embrassée  hier,  tante  et  Caro  de 
même.  Ceci  pourMimi  et  Eran.  J'ajoute  cent  mille 
tendresses  à  Euphrasie  de  ma  part  et  de  celle  de 
Maurice,  qui  est  enchanté  de  la  savoir  au  Gayla.Tout 
plein  de  choses  au  presbytère,  et  en  particulier  à  la 
faiseuse  de  gimblettes  ',  qui  ont  été  trouvées  aussi 
bonnes  que  bien  reçues.  Cette  attention  a  fait  grand 
plaisir  à  ces  dames.  Elles  m'ont  demandé  si  Augus- 
tine  était  espiègle  et  grandie.  J'ai  répondu  oui  et 
non,  oui  pour  la  taille,  s'entend,  mais  non  depuis  la 
première  communion  ;  il  n'y  a  plus  que  sagesse. 

^L  Augier  est  là  qui  me  souhaite  le  bonjour.  Nous 
sommes  déjà  en  connaissance.  C'est  un  bon  jeune 
homme  de  mine  et  défait.  ^L  d'Aurevilh'  vient  ce 
soir.  Il  me  faut  de  force  vous  quitter,  cher  papa. 
Portez-vous  bien,  soignez-vous,  ne  soyez  pas  en 
peine  sur  l'absente  qui  ne  souffre  de  rien  que  de  ne 
pas  vous  voir,  de  penser  que  deux  cents  lieues  nous 


1.  Gàteaus  secs  eu  forme  de  couronne,  qu'où  fait  particulière- 
Tueni  à  Albi. 


LETTRES  175 

séparent.  Oh  I  deux  cents  lieues!  mais  ma  pensée  les 
fait  vite  et  retourne  à  chaque  minule  au  Cayla.Nous 
sommes  dans  un  quartier  si  paisible  que  je  me  crois 
à  la  campagne,  et  que  j'ai  dormi  sans  me  réveiller 
du  tout  qu'à  six  heures  ce  matin.  Dites  à  Jeanne- 
Marie  et  à  Miou  qu'on  m'a  demandé  de  leurs  nou- 
Ycllcs.  Mes  compliments  à  toute  la  maison  et  à  ceux 
et  celles  qui  demanderont  de  nos  nouvelles. 


A  M"^«  LA  BARONNE  DE  MAISTRE 


Paris,  23  et  24  octobre  [1838]. 

Oui,  sans  doute,  mon  amie,  j'ai  toujours,  dans 
mes  fêles,  le  loisir  de  penser  à  vous,  mais  pas  celui 
d'écrire  quand  je  veux.  C'est  ce  qui  vous  expliquera 
mon  retard,  mon  silence  même,  je  ne  sais  quoi  qui 
m'aura  bien  mal  servie  auprès  de  vous.  Mais  non, 
vous  êtes  trop  bonne,  aimable  amie,  pour  vous 
arrêter  à  des  jugements  téméraires.  Voici  ce  que 
c'est.  J'ai  d'abord  reçu  vos  deux  lettres,  la  première 
chez  ma  cousine  du  baptême,  dans  des  jours  de 
course,  de  continuelles  sorties.  Je  ne  m'asseyais 
guère  qu'à  table  ;  impossible  d'écrire,  à  moins  d'é- 
crire en  courant.  A  peine  en  repos  chez  notre  chère 
Indienne,  un  curé  des  environs  de  Paris  engage  ces 
dames  à  passer  chez  lui  un  dimanche  promis  depuis 
longtemps,  et  j'avais  reçu  votre  dernière  lettre,  et, 
dans  la  matinée,  plaisirs  et  regrets  ;  car  il  me  fallait 


176  EUGÉNIE    DE    GL-ÉRIN 

renoncer  à  votre  SalueK  Ce  n'est  pas  que  nous  aj^ons 
manqué  de  musique  aux  vêpres  de  Bagnolet,  orgue 
et  basses  et  chantres  allaient  grand  train:  mais  votre 
Salve,  votre  musique  que  j'aurais  pu  entendre,  me 
revenait  toujours  au  cœur.  Je  me  trouvais  à  Saint- 
Eustache  d'esprit  et  de  désir.  Vraiment  cette  course 
à  la  campagne  m'aurait  bien  fait  plus  de  plaisir  un 
autre  jour  que  je  n'aurais  pas  eu  d'autre  plaisir  en 
pensée.  L'un  gâte  l'autre. 

Bel  endroit  au  demeurant,  belle  église,  bon  curé, 
bien  dîné,  charmant  jardin  tout  plein  de  fleurs  et  de 
verdure  encore,  et  un  temps,  un  ciel  doux,  brillant, 
riant  comme  celui  du  Midi.  Quand  je  levais  les  yeux 
je  me  croj-ais  au  Caj'la.  Ce  bel  air  nous  a  fait  du  bien 
à  tous,  à  Maurice  qui  a  besoin  de  tant  de  soins  pour 
sa  poitrine.  Vous  me  parlez  de  son  rhume,  ce  rhume 
identifié  avec  lui  qui  m'a  fait  tant  de  peine  en  le 
revoj-ant  à  Paris.  Mais  à  présent,  je  me  calme,  je 
n'entends  presque  plus  de  toux;  je  vois  que  ce  n'était 
qu'une  irritation  passagère ,  renouvelée  par  des 
imprudences,  des  soirées.  S'il  veut  se  bien  porter,  il 
doit  se  faire  ermite,  dire  adieu  au  monde,  ce  mé- 
chant monde  qui  le  tuerait.  N'est-ce  pas  que  j'ai 
raison,  mon  amie  ? 

J'aime  fort  à  être  approuvée  de  vous,  mais  je  n'ai 
pas  à  me  plaindre,  après  tout,  de  preuves  d'assenti- 
ment. Nous  nous  entendrons  toujours,  j'espère,  de 
près,  de  loin,  surtout  de  près  nous  allons  nous 
entendre  !  Ah  !  quel  bonheur  !  L'envie  m'en  vient 
plus  d'une  fois,  et  tout  ce  que  vous  me  dites  d'aimable 


1.  Salut  exécuté  à  Saiat-Eustacbe,  première  œuvre  de  'Sl^-  de 
Maistre  exécutée  en  public. 


LETTRES  177 

à  ce  sujet  me  ferait  prendre  des  ailes  pour  arriver 
plus  tôt.  Mais  enfin  nous  arriverons.  Mon  frère  aîné, 
que  nous  attendons  pour  la  noce,  pourra  bien  en  s'en 
retournant  m'accompagner  chez  vous.  Il  ne  dira  pas 
non,  je  suis  sûre.  Mais  le  mariage  est  retardé  à  la 
mi-novembre  ;  ce  qui  nous  mènera  un  peu  plus  loin, 
jsous  plus  d'un  rapport.  Les  choses  vont  si  lentement 
dans  ce  grand  Paris  !  jamais  prêts  à  rien  ;  les  papiers 
ont  fait  force  difficultés.  Mais  les  vôtres,  les  vôtres, 
j  allions-nous  les  oublier  ?  Ne  faut-il  pas  vous  dire 
que  votre  graveur  n'a  rien  fait  parce  que  M.  Dietsch 
ne  lui  a  rien  remis  ?  Gela  me  paraît  étrange,  d'après 
ce  que  vous  me  dites.  Vous  avez  fait  vos  conventions, 
et  ces  messieurs  les  imprimeurs  n'ont  pas  l'air  de 
savoir  de  quoi  on  leur  parle.  Seulement  ils  assurent 
se  mettre  à  l'œuvre  dès  que  la  chose  leur  sera  re- 
mise. Si  nous  avions  l'adresse  de  ce  M.  Dietsch,  nous 
aurions  eu  une  explication  avec  lui.  Je  suis  bien 
fâchée  pour  vous  et  pour  Nevers  de  ce  malencontre. 
Par  bonheur,  il  y  a  du  temps  d'ici  à  la  Sainte-Cécile, 
et  en  m'écrivant  tout  de  suite,  nous  pourrons  récla- 
mer votre  musique  ;  ce  sera  une  distraction  d'artiste, 
mais  celle-ci  est  un  peu  forte. 

j  J'ai  déjà  vu  bien  des  églises,  anciennes  et  nou- 
velles. Je  suis  pour  les  vieilles.  Notre-Dame,  Saint- 
Eustache,  Saint-Roch,  d'autres  dont  j'ai  oublié  le 
inom  me  plaisent  mieux  que  la  Madeleine  avec  ses 
formes  païennes,  église  sans  clocher,  sans  confes- 
sionnaux, expression  d'un  siècle  sans  foi  ;  et  Notre- 
Dame  de  Lorelte,  coquette  comme  un  boudoir.  J'aime 
les  églises  qui  font  penser  à  Dieu,  dont  les  voûtes 
élevées  portent  au  recueillement,  où  l'on  ne  voit  ni 
lentend  le  monde.  Je  me  trouve  à  mes  goûts  à  l'Ab- 

!  DE    GUÉRIN  12 

i 


178  EUGÉNIE   DE    GUÉRlK 

baye-aux-Bois;  simple  et  petite  église  me  rappelant 
presque  celle  d'Andillac.  C'est  notre  paroisse,  voilà 
pourquoi  je  l'ai  choisie,  et  puis  j'y  ai  rencontré  un 
prêtre  comme  il  me  faut,  doux,  pieux,  éclairé,  dis- 
ciple de  M.  Dupanloup  *.  J'aurais  bien  voulu 
m'adresser  à  lui-même  ;  mais  on  m'a  dit  qu'il  était 
loin,  et  il  me  faut  tout  à  portée,  car  je  suis  encore 
comme  un  oiseau  sortant  de  cage,  n'osant  mettre  le 
pied  dehors  ;  je  me  perdrais  cent  fois  dans  mon  quar- 
tier si  je  n'avais  toujours  quelqu'un.  J'ai  pourtani 
joliment  couru  et  traversé  Paris  en  tous  sens.  Uni 
ascension  d'abord  à  Notre-Dame  sur  les  tours  d'oî 
l'œil  s'étend  sur  l'immense  ville  et  vous  en  donne  1< 
plan.  De  là  on  m'a  menée  aux  Invalides,  au  Louvre, 
au  bois  de  Boulogne.  Le  dôme  des  Invalides,  Notre- 
Dame  et  les  galeries  de  peinture  m'ont  le  plus  vive- 
ment frappée.  Vous  me  demandez  mes  impressionî 
dans  Paris.  On  admire,  mais  rien  n'étonne.  A  chaque 
pas,  l'œil  et  l'esprit  sont  arrêtés;  mais  dans  ma  cani 
pagne  je  m'arrêtais  aussi  sur  les  fleurs,  sur  des  brina 
d  herbe,  sur  d'étonnantes  petites  bêtes.  A  chaque 
endroit  ses  merveilles  ;  ici,  celles  des  hommes  et  h 
celles  de  Dieu.  Oh  !  celles-ci  sont  bien  belles  et  n( 
passeront  pas.  Les  rois  peuvent  voir  tomber  leurs 
palais,  les  fourmis  auront  toujours  leurdemeure.  Sui 
ces  réflexions,  je  vous  quitte  pour  aller  coudre  une 
robe.  Je  ne  veux  pas  oublier  que  Maurice  met  à  vo! 
pieds  tous  ses  hommages  ;  moi,  je  me  jette  à  votre 
cou,  vous  chargeant  de  mes  respects  pour  le  reste  d< 
votre  famille.  On  m'a  demandé  des  nouvelles  di 
Monsieur  votre  frère  ;  voudriez-vous  me  dire  où  i 

1.  M.  l'abbé  Legrand. 


LETTRES  1^9 

est  et  si  vous  espérez  bientôt  le  revoir.  J'irai  diman- 
che à  Saint-Eustache.  Comment  vous  portez-vous  ? 
On  peut  vous  dire  cela  comme  un  bonjour,  avec  la 
différence  que  ce  n'est  pas  une  formule  de  civilité 
seulement. 


A  Mi'«  LOUISE  DE  BAYNE 


Paris,  le  jour  de  la  Toussaint  [1838]. 

Louise,  ma  chère  amie,  ne  m'entendez-vous  pas 
du  milieu  de  Paris  vous  appeler,  vous  dire  :  «  Ecri- 
vez-moi ?  »  J'attends  de  vos  nouvelles,  je  pense  à 
vous  tous  les  jours,  je  me  demande  pourquoi  je  ne 
sais  rien  de  vous,  et  plus  d'un  mois  se  passe  en 
silence.  Cela  me  fait  de  la  peine  ;  ne  savez-vous  pas 
que  j'ai  le  cœur  soucieux  à  Paris  comme  au  Cayla  ? 
Je  n'y  tiens  plus,  et  quoiqu'il  soit  la  Toussaint,  je 
commence  à  vous  écrire  et  vous  écrirai  tout  le  temps 
d'ici  aux  vêpres. 

Mais  avant  tout,  mais  entre  tout,  mais  surtout  je 
veux  savoir,  mon  amie,  pourquoi  mon  amie  ne 
m'écrit  pas.  Voyons,  êtes-vous  malade,  prise  de 
migraine,  ou  de  maux  de  dents,  ou  de  quelque  tor- 
peur digitale  ?  Je  laisse  le  cœur  de  côté,  le  bon  petit 
cœur  de  Louise,  incapable  d'être  mort  et  froid  tout  à 
coup.  Je  ne  l'accuse  pas,  je  ne  lui  en  veux  pas.  Seu- 
lement je  lui  demande  pourquoi  ne  pas  me  dire  mot  ? 
Moi  qui  me  faisais  une  fête  de  vos  lettres,  qui  la  pro- 
mettais à  d'autres,  car  je  parle  de  vous  ici,  je  dis  à 


180  EUGÉNIE    DE    GUÉRIX 

ma  sœur  de  l'Inde  que  mon  amie  des  montagnes  est 
bien  aimante  et  bien  aimée.  L'on  me  répond  : 
«  Quand  aurons-nous  de  ses  lettres  ?  »  Mon  amie, 
écrivez-moi  donc,  vos  lettres  me  sont  nécessaires, 
me  manquent  dans  Paris  où  j'ai  tant  de  choses.  Rien 
ne  remplace  les  vieilles  habitudes  du  cœur  ;  depuis 
huit  ans  notre  amitié  a  fait  coutume,  il  nous  faut  nos 
souvenirs,  nos  causeries,  nos  lettres  tous  les  jours, 
ce  sont  nos  tasses  de  café,  café  spirituel.  Vous  sou- 
venez-vous d'avoir  ri  de  ce  mot  dans  un  des  grands 
corridors  où  je  le  dis  en  passant,  parlant  de  je  ne  sais 
quoi  maintenant  ?  Je  suis  charmée  de  le  retrouver 
en  mémoire  à  propos  de  vous,  très  chère,  et  de  vos 
très  chères  lettres  que  je  savoure  en  espérance.  Ne 
m'en  sevrez  pas.  je  vous  prie  ;  souvenez-vous  de 
mon  adresse,  rue  Cherche-Midi,  36. 

Tout  me  fait  espérer  que  Maurice  sera  heureux 
avec  la  charmante  petite  femme  que  Dieu  lui  a  ame- 
née de  si  loin.  Ceci  est  une  affaire  de  Providence, 
nous  disait  un  de  nos  amis,  et  on  ne  peut  le  voir 
autrement  Je  n'aime  pas  trop  de  voir  ces  choses 
d'un  œil  humain  qui  s'arrête  toujours  en  bas.  Je  vais 
vous  quitter  au  premier  coup  de  cloche  de  l'Abbaj^e- 
aux-Bois,  mon  église.  C'est  là  qu'est  ma  chapelle,  où 
je  vais  tous  les  jours  à  la  messe  et  à  vêpres  à  pré- 
sent. Nous  aurons  un  sermon  et  de  la  musique,  de  la 
musique  d  église  que  j'aime  tant.  C'est  une  de  mes 
jouissances  de  Paris  et  qu'on  peut  se  donner  souvent. 
Tous  les  offices  se  font  avec  solennité.  Demain, 
l'abbé  Deguerry  va  nous  prêcher  sur  les  morts.  J'irai 
l'entendre,  et  voyons  de  quelle  façon  nouvelle  il 
traitera  ce  vieux  sujet.  Ma  mémoire  voudrait  bien  en 
garder  quelque  chose  pour  vous  ;  je  voudrais,  bonne 


LETTRES  181 

amie,  vous  faire  entendre  ce  que  j'entends,  vous  faire 
voir  ce  que  je  vois,  et  partager  tout  mon  Paris  avec 
vous. 

Ce  que  je  vous  envoie  n'est  pas  grand'chose  ; 
il  faudrait  écrire  à  mesure  ce  qui  se  passe  au  dehors 
et  au  dedans  de  moi  pour  vous  faire  connaître  ma 
vie  ;  ce  serait  charmant  à  écrire  pour  vous  ;  mais  le 
temps  me  manque,  ce  temps  qui  passe  au  vol  d'oi- 
seau et  nous  emporte  à  son  aile.  Le  matin  à  l'église, 
le  déjeuner,  un  peu  d'ouvrage  ;  l'après-midi  quelques 
courses,  le  dîner  à  cinq  heures,  un  peu  de  causerie, 
le  piano  qu'on  écoute,  plus  de  jour;  neuf  heures,  dix 
heures  vous  surprennent  sans  qu'on  ait  vu  le  jour 
s'en  aller.  Nous  nous  couchons  à  dix  heures  comme 
dans  la  honne  province  ;  en  cela  et  bien  d'autres 
choses  je  retrouve  les  habitudes  de  ma  vie,  ce  qui 
fait  que  je  suis  à  Paris  comme  n'y  étant  pas.  Adieu, 
la  cloche  sonne. 

A  7  heures.  Me  voici  la  plume  en  main,  le  feu  à 
côté,  du  monde  qui  lit,  le  piano  qui  chante,  Pitt 
(notre  Criquet)  qui  se  touche  et  votre  souvenir  parmi 
tant  de  choses  dans  ce  salon  de  Paris  ;  mais  que  vous 
dire  d'aimable  à  présent  ?  Je  n'en  sais  trop  rien, 
c'est  toujours  et  en  tout  lieu  la  chose  la  plus  rare. 

Parlons  du  sermon,  si  vous  voulez,  qui  n'était  pas 
une  rareté  non  plus  ;  je  l'ai  trouvé  long,  d'autant 
plus  long  que  je  craignais  de  faire  retarder,  pour  en 
voir  la  fin,  Theure  du  dîner  chez  nos  dames.  Ces 
offices  sont  d'une  longueur  éternelle,  de  trois  heures 
jusqu'à  six  ou  cinq  et  demie.  Ce  serait  bon  si  j'étais 
seule,  mais  je  crains  de  déranger  ces  dames,  et  cela 
m'ôte  le  plaisir  d'être  à  l'église.  A  présent,  si  j'étais 


182  EUGÉNIE   DE    GUÉRIN 

libre  comme  à  Raj'ssac,  j'irais  à  l'office  des  morts, 
qu'on  fait  avec  pompe  et  qui  doit  être  beau  la  nuit. 

Il  paraît  bien  que  j'ai  daté  d'une  fête,  car  je  ne 
parle  qu'église.  J'ajouterai  mon  feuilleton  et  vous 
dirai  que,  depuis  ma  dernière  lettre,  il  m'est  venu 
une  filleule  qu'on  veut  appeler  Berthe-Marie.  Vous 
savez  bien  que  M™^  Raynaud  devait  me  faire  mar- 
raine. Le  baptême  ne  se  fera  que  dimanche.  Que 
n'êtes-vous  plus  près  !  je  vous  enverrais  des  bon- 
bons. J'aime  à  vous  partager  mes  douceurs.  Vous 
souvenez-vous  du  papillon  ?  Oh  !  je  n'oublierai  pas 
l'époque  où  je  vous  l'envojai.  C'était  un  jour  d'au- 
tomne où  vous  m'occupiez  beaucoup  ;  mais  de  quoi 
vais-je  me  souvenir  1  Vous  ne  le  reçûtes  peut-être 
pas  ou  vous  lavez  oublié.  Un  papillon  passe  si  vite, 
un  papillon  de  sucre  surtout. 

Ceci  n'est  pas  à  propos,  mais  je  prends  mes  sou- 
venirs quand  ils  viennent  et  je  ne  veux  pas  manquer 
de  vous  dire  le  plaisir,  le  doux  plaisir  que  vous 
m'avez  fait  hier  au  musée  espagnol  de  peinture,  où 
je  vous  ai  retrouvée.  C'était  vous,  Louise  :  une  tête 
vive,  un  visage  ovale,  un  air  malin,  vos  yeux  qui  me 
regardaient,  vos  joues  que  j'allais  baiser  sans  une 
barre  en  travers.  J'ai  été  frappée  de  la  ressemblance 
et  si  charmée  que  j'ai  repassé  exprès  pour  revoir  ma 
chère  Espagnole.  Décidément,  vous  avez  quelque 
chose  d'espagnol,  puisque  je  vous  trouve  dans  sainte 
Thérèse  et  dans  cette  autre  femme,  je  ne  sais  laquelle. 
Elle  est  de  belle  et  noble  mise. 

Ce  musée  m'a  fort  amusée,  ou  plutôt  intéressée, 
car  on  ne  s'amuse  pas  devant  les  belles  choses, 
parmi  des  moines  admirables,  des  figures  les  plus 
ascétiques,  qui  composent  ce  musée  de  peinture.  Et 


LETTRES  183 

que  dirons-nous  des  momies,  de  ces  mille  dieux 
égyptiens  à  formes  bizarres,  grotesques,  chats  et 
crocodiles,  tout  ce  paradis  d'idolâtrie  qui  ne  donne 
nulle  envie  d'y  entrer?  J'ai  longtemps  regardé  de  la 
toile  de  quatre  ou  cinq  mille  ans  de  date,  delà  mous- 
seline et  un  tout  petit  peloton  de  fil,  le  tout  encadré 
sous  verre.  Que  de  siècles  là-dessus!  Je  ne  finirais 
pas  si  j'étais  plus  savante  et  pouvais  vous  décrire 
mille  et  mille  curiosités  et  choses  antiques,  vases 
étrusques  d'une  forme,  d'une  peinture  charmantes. 
On  dirait  que  c'est  fait  d'hier.  Les  anciens  avaient  le 
secret  des  œuvres  éternelles. 

Voilà  ma  vie,  de  voir,  d'admirer,  de  rentrer 
ensuite  en  moi  et  d'y  chercher  ceux  que  j'aime  pour 
leur  dire  ce  que  j'ai  vu,  ce  que  je  sens.  Si  je  pouvais, 
je  vous  écrirais  toujours,  ce  qui  signifie  bien  souvent. 
Qui  sait  ce  que  je  vous  gribouillerais  ?  qui  sait  ce  que 
je  gribouille  ?  Songez  que  je  vous  écris  parmi  des 
musiciens,  sous  l'œil  de  Maurice,  qui  rit  de  mon 
Journal,  et  ajoute  pour  l'embellir  le  souvenir  de  ses 
hommages  pour  toutes  les  dames  de  Rayssac.  C'est 
lui  qui  m'a  fait  remarquer  le  tableau  qu'il  avait  re- 
marqué le  premier.  Il  sait  ce  qui  peut  me  faire  plai- 
sir, et  m'y  mène. 

Nous  sortons  toujours  ensemble  dès  qu'il  fait 
beau,  tantôt  aux  Tuileries,  tantôt  au  Luxembourg  ; 
mais  je  vais  de  préférence  aux  Tuileries,  où  l'on  voit 
tant  de  jolies  choses,  des  sculptures,  des  fleurs,  des 
enfants  qui  jouent  et  des  cygnes  dans  un  bassin  ;  et 
cela,  dominé  par  le  château  des  rois  et  illuminé  par 
le  soleil  couchant,  est  d'un  bel  effet  vers  le  soir.  Je 
commence  à  me  connaître  un  peu  aux  rues,  aux  jar- 
dins ;  je  regarde  comme  un  triomphe  de  savoir  aller 


184  EUGÉNIE    DE    GUÉRIX 

toute  seule  à  l'Abbaye-aux-Bois  ;  ce  qui  est  bien 
commode  pour  la  messe  de  la  semaine,  où  je  vais  à 
présent  sans  prendre  personne,  ce  qui  me  gênait.  On 
peut,  comme  à  Albi  et  Gaillac,  sortir  et  sans  risques. 
On  m'avait  effra^-ée  sur  les  dangers  de  Paris.  Il  n'y 
en  a  que  pour  les  imprudents  ou  les  fous.  Personne 
ne  dit  rien  à  qui  suit  tout  droit  son  chemin.  Le  soir, 
c'est  différent  ;  pour  tout  au  monde  je  ne  sortirais 
seule,  surtout  sur  les  boulevards,  où  Ton  dit  que  le 
diable  mène  ses  gens.  Nous  y  passons  quelquefoisle 
soir  en  revenant  de  chez  M'"^  Raynaud.  Rien  ne  m'a 
frappée,  que  l'éclairage  au  gaz  des  cafés,  des  rues 
qui  vous  font  des  enfilades  de  feux  bien  beaux  à 
l'œil  ;  mais  j'ai  piqué  un  Parisien  en  disant  que  nos 
vers  luisants  produisaient  un  aussi  bel  effet  dans  les 
haies.  «  Vous  dites  là,  Mademoiselle,  une  imperti- 
nence à  Paris.  »  Cela  nous  a  fait  rire,  car  on  rit  de 
rien  quelquefois.  Il  me  reste  à  voir  le  concert.  J'y 
puis  aller,  et  j'irai  ;  je  veux  savoir  ce  que  c'est  que  la 
musique  et  vous  le  dirai. 

Nous  sommes  allés  en  corps,  toute  la  maison 
indienne,  voir  la  sœur  d'Yversen,  qui  est  charmée 
de  notre  fiancée.  «  C'est  que  je  vous  aime  déjà  beau- 
coup, Mademoiselle  :  »  et  notre  Caroline  toute  con- 
tente de  cette  déclaration  religieuse.  Nous  espérons 
que  la  bonne  sœur  voudra  bien  assister  à  la  messe 
de  mariage.  Il  est  fixé  au  15.  Nous  attendons  Erem- 
bert.  Ce  n'est  pas  très  sûr,  mais  probable.  Voilà  le 
cher  papa  et  Marie  bien  seuls.  Vous  devriez  leur 
écrire  ;  écrivez-leur,  cest  œuvre  de  charité  et  d'ami- 
tié. Je  vais  vous  dire  bonsoir  en  vous  assurant  que 
je  vous  aime  et  que  je  n'oublie  ni  la  comtesse,  ni 
Léontine,  ni  votre  sœur  Marie,   ni   aucun   habitant 


LETTRES  185 

des  montagnes.  Dites-le  à  M.  Charles  et  même  à 
M.  le  curé.  Marionette  et  Marie  la  nonnette  me 
reviennent  aussi  en  souvenir. 

Cette  lettre  est  de  vieille  date  ;  je  ne  veux  l'ache- 
ver qu'après  la  noce,  pour  vous  donner  des  détails. 
J'ai  reçu  la  vôtre  que  j'ai  tant  attendue  et  pris  tant 
de  plaisir  à  lire  sur  un  banc  dans  le  jardin  des  Tui- 
leries. C'était  Rayssac  à  Paris,  Louise  avec  moi 


A  M.  DE  GUERIN 

AU    CAYLA 

Le  7  novembre  [1838]. 

Je  veux  vous  écrire  tous  les  jours  jusqu'à  ce  que 
j'aie  de  vos  lettres  et  vous  faire  voir  que  je  ne  vous 
oublie  pas,  chers  habitants  du  Cayla.  Le  tourbillon 
de  Paris  ne  m'emportera  pas  encore.  Ce  mot  de  papa 
m'a  fait  rire  et  fait  voir  qu'il  ne  me  connaît  pas  en- 
core. Je  suis  bien  sûre  que  toi,  Mimin,tu  n'aspas  eu 
cette  idée.  Je  vous  l'ai  dit,  je  mène  ici  la  vie  du 
Cayla  et  encore  mieux,  n'ayant  nul  casse-tête,  léglise 
à  portée  et  liberté  entière.  Nous  sommes  tous  dans 
les  affaires  spirituelles  en  ce  moment,  ces  dames  de 
leur  côté,  moi  du  mien.  Maurice  est  consigné  au  di- 
manche, seul  jour  libre  de  M.  Buquet.  Tout  va  bien 
de  ce  côté  ;  Caroline  est  édifiante,  de  peu  s'en  faut 
qu'elle  ne  soit  sur  les  traces  de  Mimin.  En  ceci  en- 
core, j'admire  la  Providence  qui  fait  de  ce  ^mariage 
une   occasion  de  salut. 

Il  fait  beau  aujourd'hui,  de  ces  beaux  jours  rares 
à  Paris,  où  le  ciel  est  presque  toujours  terne  et  bas. 


186  EUGÉNIE   DE   GUÉRIN 

Cela  m'a  frappée  d'abord  ;  à  présent,  y-y  suis  faite 
eorame  au  reste  de  ce  que  je  vois.  Je  me  suis  faite 
aussi  aux  voitures,  et  n'ai  plus  peur  d'être  écrasée, 
pas  plus  que  de  la  charrette  de  Gilles.  Nous  irons 
voir  parce  soleil  M'"''  de  Lamarlière,  Auguste  et  je 
ne  sais  qui  ;  quand  on  est  en  train,  on  ne  manque 
pas  de  but  de  visites.  En  allant  voiries  cousins,  chez 
M.  Laville,  Erembert  et  Maurice  ont  rencontré 
M.  de  Lastic,  qui  est  en  famille  à  Paris.  C'est  éton- 
nant les  connaissances  qu'on  rencontre  dans  ce 
grand  monde  où  l'on  se  croit  inconnu, 

Il  vient  ici  des  Indiens,  toujours  des  Indiens.  Un 
des  amis  de  Maurice,  M.  Le  Fèvre,  est  venu  passer 
la  soirée.  C'est  un  gentil  petit  jeune  homme  à  l'air 
doux  et  fin.  Il  m'a  demandé  quand  est-ce  que  j'allais 
voir  ma  bonne  amie  de  Maistre  ;  c'est  que  lui  est  un 
ami  de  M.  Adrien  qui,  au  reste,  se  promène  dans  les 
glaces  delà  Norwége.  Il  ne  pourra  pas  être  à  la  noce. 
Nous  serons  en  assez  joli  nombre,  quoiqu'il  n'y  ait 
que  les  indispensables 

Le  8.  Nous  venons,  tante,  Maurice  et  moi,  de 
chez  M.  Legrand  lui  porter  les  bans  d'Andillac  et 
régler  les  cérémonies  du  mariage.  Nous  aurons 
orgue  et  grande  pompe,  toute  celle  qu'on  peut  avoir 
dans  la  simple  Abbaye-aux-Bois.  Un  mot  que  j'ai 
dit  à  ^L  Legrand  lui  a  fait  pousser  un  cri  d'exclama- 
tion. «  Vous  connaissez  l'abbé  de  Rivières  ?» — 
«  Eh  î  oui,  Monsieur,  beaucoup,  nous  l'avons  dans 
le  voisinage.  »  Et  nous  voilà  sur  l'abbé  de  Rivières, 
sur  son  zèle,  sur  Cordes,  et  comme  on  aurait  voulu 
le  gardera  Paris.  J'ai  pensé  que  ce  titre  d'amis  de 
l'ami  ne  nous  serait  pas  inutile,  et  cela  relevait  un 
peu  la  conversation  entre  des  inconnus. 


LETTRES  187 

Aussi  nous  sommes-nous  alors  étendus  sur  les 
églises  et  la  musique.  Nous  avons  parlé  de  Saint- 
Roch  où  l'on  chante  à  la  messe  des  chœurs  d'opéra, 
ce  qui  est  très  beau,  mais  bien  mondain.  Ce  mon- 
sieur a  voyagé  dans  la  Suisse,  l'Allemagne,  en  Bel- 
gique ;  il  avait  le  projet  d'aller  voir  son  ami  à  Cor- 
des, mais  le  temps  lui  a  manqué.  Je  le  crois  fort 
instruit,  à  grandes  idées  et  capable  de  grandes 
choses  sous  sa  mine  presque  enfantine.  Il  me  re- 
présente saint  Louis  de  Gonzague.  Raynaud  m'a  dit 
qu'il  a  fait  des  choses  incroyables  dans  la  paroisse 
qu'il  vient  de  quitter.  En  général,  le  clergé  de  Paris 
est  fort  zélé  et  actif  pour  le  bien.  C'est  par  les  prêtres 
plus  qu'ailleurs  encore  que  la  foi  et  la  piété  se  sou- 
tiennent. 

Une  lettre  de  Louise  enfin  I  Je   quille  tout. 

C'est  dans  le  jardin  des  Tuileries,  sur  un  banc, 
quej'ailula  gazette  de  la  montagne.  D'autres  li- 
saient celles  de  la  politique,  bien  moins  jolies  sans 
doute  que  ia  mienne,  toute  de  cœur  et  d'esprit.  Je 
ne  vous  en  dis  pas  autre  chose,  Nous  ne  manquons 
pas  de  lettres,  il  en  pleut  à  cause  du  mariage  et  il  en 
est  quelqu'une  pour  moi  dans  le  nombre. 

10.  Sainte  journée  du  dimanche,  passée  presque 
tout  entière  à  l'église.  Le  matin,  à  Saint-Thomas 
d'Aquin,  où  Caroline  se  confesse  et  a  fait  ses  dévo- 
tions, et,  le  soir,  aux  vêpres  et  au  sermon  de 
Mgr  d'Alger  ^  Nous  sommes  rentrées  bien  contentes 
des  ojDRces  et  du  prédicateur,  qui  prêche  avec  un  en- 
thousiasme enlevant.  C'est  le  missionnaire   le   plus 

1.  Mg.  Dupuch. 


188  EUGÉNIE    DE    GUÉRIN 

missionnaire  que  j'aie  entendu,  le  prêtre  oriental, 
plein  de  feu  et  de  poésie.  II  est  possible  que  nous 
l'entendions  encore.  Il  a  le  projet  de  donner  une  re- 
traite à  Stanislas,  dont  il  est  élève.  M.  Buquet  nous 
fît  dire  cela  par  Maurice.  On  s'occupe  de  nos  âmes, 
vous  voyez.  Les  prédicateurs  abondent.  J'attends 
ce  soir  pour  ajouter  d'autres  choses  ;  peut-être  sor- 
tirons-nous, si  le  temps,  qui  est  bien  mauvais,  s'ar- 
range. Eran  court  Paris  plus  que  nous. 

[Le  13.]  Nous  sortons  du  Panthéon,  cette  église 
passée  de  Dieu  au  diable,  de  sainte  Geneviève  aux 
héros  de  Juillet,  à  Voltaire,  à  Rousseau.  C'est  tou- 
jours une  œuvre  admirable  ;  l'intérieur,  le  dôme,  les 
caveaux,  ces  caveaux  sombres,  reculés,  enfoncés 
sous  des  voûtes,  éclairés  çà  et  là  par  des  lampes, 
produisent  quelque  effet  sur  l'âme.  L'imagination 
s'effrayerait  aisément  dans  ces  ténèbres  de  la  mort 
ou  delà  gloire,  si  l'on  veut,  car  il  n'3^  a  là  que  des 
morts  illustres,  comme  dans  l'Elysée,  dont  Voltaire 
et  Rousseau  sont  les  dieux.  On  voit  dans  le  fond  du 
caveau  la  statue  de  Voltaire,  qui  semble  sourire  à 
la  gloire  de  son  cercueil  tout  décoré  d'emblèmes 
magnifiques.  Celui  de  Rousseau  est  plus  sévère.  On 
voit  une  main  sortant  du  sarcophage  avec  un  flam- 
beau qui  éclaire  et  éclairera  toujours  le  monde^  au 
dire  de  notre  conducteur,  cicérone  aussi  lumineux 
que  la  lanterne  qu'il  portait.  Le  sommet  du  dôme  est 
dune  élévation  prodigieuse,  deux  fois  plus  haut  que 
le  clocher  de  Sainte-Cécile.  Paris  est  bien  beau  vu 
de  là  ;  mais  le  tableau  a  besoin  de  soleil,  et  nous  n'en 
avions  pas.  Adieu  ;  demain,  à  pareille  heure,  Mau- 
rice sera  marié  à  la  mairie.  Après-demain  à  l'église. 


LETTRES  189 

Le  16.  Ce  fut  hier  le  grand  jour,  le  jour  solennel, 
le  beau  jour  pour  Maurice  et  Caro,  pour  tous.  Il  ne 
manquait  que  vous,  cher  papa,  et  Mimin,  pour  com- 
pléter le  bonheur.  Nous  l'avons  tous  dit  et  pensé 
avec  un  regret  infini.  Vous  eussiez  été  enchanté  de 
cette  fête  de  famille,  la  plus  belle  que  j'aie  vue.  Tout 
s'est  passé  parfaitement  :  le  temps  doux  et  joli  ;  le 
bon  Dieu  semble  bien  vouloir  ce  mariage,  tant  il 
s'est  fait  chrétiennement  et  convenablement.  Que 
Caro  était  charmante  avec  sa  robe  de  fiancée,  sa 
couronne  de  fleurs  d'oranger,  sous  son  voile  à  la 
bengali  I  Et  Maurice  aussi  était  très  bien.  M.  Au- 
gier  voulait  les  peindre  à  Téglise,  agenouillés  sur 
leur  prie-Dieu  cramoisi,  tant  il  était  charmé.  L'é- 
glise a  déployé  toutes  ses  pompes,  l'orgue  pendant 
la  messe  faisait  très  bien.  C'est  M.  Buquet  qui  a 
béni  le  mariage  et  dit  la  messe,  assisté  de  l'abbé 
Legrand.  Nous  avions  beaucoup  de  monde  et  du 
beau  monde,  une  douzaine  de  voitures  environ- 
naient l'église  ;  la  sœur  d'Yversen  devait  y  être. 
M.  Laurichais,  le  confesseur  de  ces  dames,  enfin, 
tous  les  amis  et  parents  ont  réuni  leurs  vœux  et 
leurs  prières  dans  cette  cérémonie.  Je  vous  envoie 
le  discours  de  M.  Buquet,  qui  est  parfait,  de  l'avis 
de  tout  le  monde.  Que  ne  puis-je  y  joindre  son 
accent  de  cœur,  son  air  de  joie  et  d'attendrisse- 
ment en  parlant  à  Maurice,  qu'il  aime  véritable- 
ment I 

Vous  serez  content,  cher  papa,  de  savoir  tout  ce 
qui  s'est  passé  dans  cette  journée  si  mémorable  et 
que  j'ai  tant  de  plaisir  à  vous  dire  ;  il  me  semble 
que  vous  y  prendrez  part  et  que  vous  verrez  vos 
enfants  à  l'église,  à  table,  à  la  soirée.  Le  dîner  était 


190  EUGÉNIE   DE    GUÉRIN 

joli  comme  tout  le  reste,  servi  d'une  façon  distin- 
guée, en  viandes,  poissons,  gâteaux,  vins.  Le 
dindon  garni  de  nos  truffes  dominait  comme  le  roi 
de  la  table.  Nous  y  avons  bu  du  vin  de  Madère  et 
de  Constance  amplement  et  joyeusement,  et  tout 
s'est  passé  aussi  bien  qu'aux  noces  de  Cana.  J'étais 
à  côté  d'Auguste  et  de  M.  d'Aurevilly,  deux  voisins 
de  choix  ;  aussi  avons-nous  causé  et  ri.  Auguste  m'a 
grondée  sur  le  manque  de  poésie,  qu'il  était  disposé 
à  lire  ;  mais  nous  n'en  avions  pas  ni  même  pensé  à 
en  faire.  Il  y  a  quelque  chose  de  mieux  pour  Caro  : 
c'est  ce  qui  vient  du  cœur,  et  de  cela  elle  en  aura 
tous  les  jours.  Qu'elle  était  modeste  à  l'église  et  jolie 
à  la  soirée  I  C'était  bien  la  reine  de  toutes.  Nous 
avions  une  douzaine  de  dames,  toutes  élégantes,  des 
hommes  je  ne  sais  combien,  beaucoup  d'amis  de 
Maurice.  Ils  ont  été  fort  gracieux  avec  moi  et  m'ont 
tous  fait  danser.  Oui,  danser  !  Que  Monsieur  le  curé 
prenne  son  aspersoir  et  m'exorcise.  J'ai  dansé  avec 
Charles,  mon  chevalier  d'honneur.  C'est  de  rigueur, 
et  je  n'aurais  pu  refuser  sans  me  faire  remarquer  et 
sans  mennuyer  seule  sur  une  banquette.  Auguste  a 
rempli  parfaitement  ses  fonctions  paternelles.  Il 
m'a  bien  recommandé  de  vous  dire  une  phrase  de  sa 
part.  J'en  dirais  cent  sur  son  amitié  et  son  dévoue- 
ment pour  nous.  Nous  causons  beaucoup  raison 
quand  nous  sommes  seuls.  Nos  chers  époux  se  sont 
retirés  à  deux  heures  dans  leur  chambre,  un  peu 
fatigués  des  fatigues  de  la  journée.  Ce  matin,  Caro 
a  fait  la  lecture  d'un  chapitre  de  l'Imitation  sur  son 
chevet,  et  s'est  levée  ensuite  et  est  venue  nous  em- 
brasser. Cela  vaut  mieux  que  la  soupe.  Votre  nou- 
velle  fille   veut  vous  écrire,  ce  sera  dans  le  même 


LETTRES  191 

paquet.  Je  m'arrête  pour  ne  pas  faire  un  volume. 

Encore  un  mot.  Je  ne  sais  pas  m'arrêter,  je  vou- 
drais vous  dire,  vous  faire  voir,  vous  envoyer  notre 
bonheur  d'hier,  lesvisagesd'amis,  les  fleurs  que  nous 
portions.  C'est  pour  le  revoir,  pour  le  Gayla,  les 
détails  de  sable,  les  mille  petites  choses  qui  se  di- 
sent quand  on  se  parle  après  une  noce  de  fils  et  de 
frère  et  six  mois  d'absence  I  En  voilà  un  et  demi  de 
passé.  Dans  quinze  jours,  je  partirai  pour  le  Niver- 
nais, autre  absence  dans  l'absence  ;  car,  en  quittant 
Paris  à  présent,  il  me  semblera  partir  du  Cayla,  tant 
je  m'y  trouve  en  famille  entre  une  sœur  et  deux 
frères.  Eran  a  remporté  le  prix  de  la  valse.  Il  n'y  a 
que  deux  dames  qui  aient  mis  son  talent  en  évidence. 
Je  n'avais  pas  l'idée  d'un  bal,  c'est  un  joli  enfantil- 
lage. 

Je  voudrais  que  M.  Bories  fût  venu  ;  vous  auriez 
eu  tant  de  plaisir  à  le  voir,  ce  bon  ami,  et  à  lui  par- 
ler de  Maurice.  Ce  cher  Maurice,  vous  en  serez  con- 
tent de  lui  et  de  son  ange  de  femme.  Hier  soir  je  les 
contemplais  tous  deux  à  genoux  dans  leur  oratoire. 
Vous  ai-je  dit  que  le  matin  de  ses  noces  Caro  lut 
sur  son  chevet  un  chapitre  de  Ylmifation  à  son  mari  ? 
Je  répète,  peut-être,  mais  ce  sont  choses  qu'on  aime 
à  redire.  Adieu,  bénissons  Dieu.  Sa  bonté  se  montre 
évidemment  dans  cette  circonstance.  Ma  plume  n'en 
peut  plus.  Nos  souvenirs  à  Monsieur  le  curé  et  à 
Cahuzac. 


192  EUGÉNIE    DE    GUÉRIN 


A  M"^  LOUISE  DE  BAYNE 


[Paris],  l^r  décembre  1838. 

M,  de  Frégeville  est  le  plus  gracieux,  le  plus  ai- 
mable, le  plus  obligeant  homme  du  monde.  Enfin  je 
l'ai  découvert,  j'ai  retrouvé  son  adresse  et  lui  ai 
laissé  mon  paquet  avec  une  petite  lettre  pour  lui. 
Aussitôt  il  m'a  répondu,  et  m'est  venu  voirie  lende- 
main. Le  brave  homme  s'est  donné  des  peines  infi- 
nies pour  découvrir  mon  adresse,  jusqu'à  s'adresser 
à  la  police.  Cette  idée  nous  a  fait  rire.  Enfin  nous 
voilà  en  relation,  mais  sans  pouvoir  en  profiter,  ni 
de  ses  offres  de  service,  pour  tout  ce  qui  est  en  son 
pouvoir,  ce  sont  ses  expressions  à  nos  dames,  car 
j'étais  sortie  quand  il  est  venu.  Le  sort  m'en  veut. 
M'^*  Laforêt  ^  l'a  trouvé  fort  aimable,  d'une  politesse 
exquise.  Je  veux  lui  laisser  ce  petit  souvenir  pour 
vous,  chère  amie,  et  profiter  jusqu'au  dernier  mo- 
ment du  moyen  de  vous  écrire. 

Je  vais  partir  et  revoir  les  champs,  un  autre  Rays- 
sac.  Les  Coques  sont  sur  des  montagnes.  Y  aurai- 
je  une  autre  Louise  ?  Elle  a,  je  crois,  quelque  chose 
devons  ;  mais,  mon  amie,  vous  serez  toujours  mon 
amie.  Je  vous  écrirai  de  là  si  vous  voulez.  Qui  sait 
ce  que  je  vais  voir,  ceux  qui  m'attendent?  Tout  s'an- 
nonce sous  des  rapports  bien  aimables,  et  cependant 
je  les  aborde,  ces  inconnus,  connus,   avec  timidité. 


1.  M'"î    Marlin-Laforêt,  tanle    de  la    femme    de  Maurice    de 
Guérin. 


LETTRES  193 

Plaignez  ma  vie  errante,  entraînée  de  lieux  en  lieux. 
Non,  ne  me  plaignez  pas,  la  Providence  le  veut  ;  il 
n'y  a  qu'à  la  laisser  faire,  et  suivre  la  main  qui  nous 
mène,  sans  raisonner  :  cela  seul  soutient,  console 
et  fait  tirer  parti  de  tout  pour  le  ciel.  Je  me  sens 
plus  déprise,  plus  dégoûtée  du  monde  que  jamais. 
Oh!  qu'il  y  a  plus  de  calme,  plus  de  bonheur  der- 
rière la  porte  de  la  sœur  Clémentine  que  dans  tous 
les  lieux  du  monde  !  J'allai  la  voir  hier  ;  elle  est  en 
retraite  jusqu'à  lundi.  Regret  pour  moi,  qui  me  plais 
a  voir,  à  entendre  ces  bonnes  religieuses,  ces  âmes 
à  part  du  monde. 

Est-il  vrai  que  M.  et  M™®  de  Bayne  sont  partis 
pour  Goritz  ?  Je  vous  plains  de  votre  solitude,  vous 
du  moins  qui  ne  l'aimez  pas  comme  votre  sœur.  Je 
ne  suis  surprise  ni  de  son  goût  ni  du  vôtre.  Chères 
amies,  qui  vient  vous  distraire  à  présent  ?  Avez- 
vous  du  moins  Léontine  ?  Au  moins  les  trois  sœurs 
ensemble.  Si  elle  est  près  de  vous,  dites-lui  que  je 
l'aime  ;  si  elle  est  loin,  dites-le-lui  aussi. 

Je  voudrais  vous  mander  quelque  chose  d'aima- 
ble, digne  de  Paris  ;  mais  l'aimable  est  rare  en  tout 
lieu  ;  si  rare  que  je  n'en  ai  pas  aujourd'hui.  J'ai 
cependant  vu  Versailles,  les  dehors  seulement.  Le 
roi  étant  attendu,  on  nous  a  fermé  les  portes.  Vous 
Tai-je  dit,  et  nos  fureurs  royales  ?  Peut-être  oui, 
dans  ma  dernière  lettre. 

Je  vous  aurais  parlé  du  concert  ce  matin,  si  Mau- 
rice, qui  devait  m'y  conduire,  n'eût  été  pris  d'un 
accès  au  moment  de  sortir.  Peine  au  lieu  de  plaisir  : 
changement  si  subit  et  si  ordinaire  en  la  vie.  Sa 
petite  femme,  toute  rouge  d'émotion,  s'est  mise  à  le 
soigner,  le  sucrer,  l'adoucir,  et  tout  s'est  calmé  sous 

DE   GUÉRÎN  13 


194  EUGÉNIE    DE    GUÉRIN 

cette  douce  influence.  Maurice  sera,  j'espère,  heu- 
reux avec  elle.  Je  ne  connais  pas  de  femme  de  ce 
caractère,  de  ce  cœur,  de  cette  figure.  C'est  une 
étrangère,  je  Tétudie,  je  la  cherche  afin  de  me  l'as- 
socier, d'entrer  en  elle,  si  elle  ne  peut  entrer  en  moi. 
Nous  nous  devons  des  concessions  de  goût  et  d'i- 
dées entre  tous,  pour  l'afi'ection  et  la  paix  de  famille. 
Cela  se  voit  partout.  Nous  le  ferons  aisément  vis-à- 
vis  tant  de  bonté,  de  générosité.  Pas  de  jour  où  je 
ne  reçoive  des  marques  de  cœur  de  cette  charmante 
sœur  étrangère.  On  nous  l'appelle  l'Indienne  tou- 
jours. M™*  de  Lamarlière  l'a  trouvée  fort  de  son 
goût  :  jolie  et  bien  mise.  Le  jour  même,  bulletin  de 
cette  visite,  de  cette  toilette  à  Gaillac.  Je  suis  sûre 
quelle  court  la  ville,  que  tout  le  monde  sait  que 
l'Indienne  portait  une  robe  de  soie  antique,  unchàle 
de  satin  noir,  garni  de  blonde,  doublé  de  bleu,  un 
col  de  dentelle,  et  un  chapeau  de  velours  noir,  avec 
une  plume  d'autruche,  foiidroijant  le  ciel  et  la  terre^ 
expression  de  M"^^  de  Lamarlière. 

Adieu,  mon  amie;  je  vous  embrasse  et  vous  dis  : 
aimez-moi,  pensez  à  moi,  croj^ez-moi,  écrivez-moi, 
parlez  de  moi.  Toute  à  vous  toutes. 

Encore  un  mot  ;  c'est  avec  vous  que  j'aime  le 
plus  de  causer,  parce  que  nous  nous  comprenons,  ce 
me  semble.  Je  vais  vite  vous  dire  adieu  ;  deux  heures 
sonnent,  et  j'ai  un  rendez-vous  à  ma  chapelle  de 
l'Abbaye-aux-Bois.  Je  voudrais  mettre  ma  cons- 
cience en  ordre  avant  de  m'éloigner.  Hélas  !  je  ne 
sais  à  qui  j'aurai  recours  dans  ma  campagne,  éloi- 
gnée de  l'église.  Par  bonheur,  nous  irons  passer  les 
fêtes  de  Noël  à  Nevers,  et  je  tâcherai  de  me  mettre 
au  calme,  car  je  n'y  suis  pas  aujourd'hui.   Je^vous 


1 


LETTRES  195 

dis  cela,  pensant  que  vous  êtes  seule  avec  Pulché- 
rie,  que  rien  n'étonne.  Priez  dans  la  chapelle  de 
Rayssac  pour  votre  petite  amie  la  Parisienne,  qui 
vous  le  rendra  de  son  mieux.  Adieu,  adieu  ;  jusques 
à  quand  ? 

Je  ne  puis  m'empêcher  des  post-scriptum  avec 
vous,  chères  amies.  J'ai  à  vous  dire  à  toutes  que  le 
général  est  bien  de  vos  amis.  Il  est  encore  venu  me 
voir,  ne  m'ayant  pas  trouvée  mardi.  Il  m'a  tirée  de 
la  chapelle  au  moment  où  j'allais  passer  à  la  grille, 
ce  qui  nous  a  bien  fait  rire  ensuite,  en  disant  que 
j'avais  quitté  l'église  pour  un  protestant.  Il  est  bien 
dommage  de  voir  une  si  bonne  âme  dans  l'erreur. 
Ça  ne  fait  pas  qu'il  n'aime  les  curés  des  montagnes, 
ceux  de  son  temps,  qui,  nous  dit-il,  étaient  aimables. 
Et  les  châtelains,  ses  voisins,  oh  1  de  ceux-là  il  n'en 
finit  point  d'éloges  et  d'amabilités.  Cent  questions 
m'ont  été  faites  sur  chacune  de  vous.  Mesdames,  sur 
la  petite  Henriette,  que  nous  appelons  Louise,  et  la 
comtesse  qui  monte  bien  à  cheval,  et  puis,  et  puis, 
je  ne  puis  vous  dire  ce  que  nous  avons  dit  pendant 
une  heure  et  demie  qu'il  est  demeuré  à  causer.  Il  a 
trouvé  notre  Indienne  gentille,  et  m'a  parlé  de  mon 
voyage  en  Nivernais,  chez  cette  M'"^  de  Maistre, 
qui  est  dévote  ^.  Le  général  connaît  cette  famille  ; 
qui  ne  connaît-il  pas  ?  Il  m'a  offert  son  bras  pour 
m'accompagner  dans  l'intérieur  des  châteaux.  Nous 
verrons  au  retour.  Je  regrette  de  n'avoir  pu  profiter 


1.  C'est  de  M™<^  Armand  de  Maistre  que  voulait  parler  le  gé- 
néral et  non  de  M^ifi  Almaury  de  Maistre,  à  laquelle  sont 
adressées  les  lettres  contenues  dans  ce  volume  ;  elle  ne  con- 
naissait pas  M.  de  Frégeville. 


196  EUGÉNIE   DE   GCÉRIN 

plus  tôt  de  tant  d'oè/z^eonce,  grâce  à  la  recomman- 
dation de  Pulchérie.  Je   vois  qu'elle  a  dû  lui  dire 
bien  du  mal  de  moi. 
De  force,  je  vous  quitte. 


A    M.    DE    GUERIN 

AU  CAYLA. 

Paris,  20  janvier  1839. 

Je  vous  ai  écrit  presque  tous  les  jours  un  mot, 
mon  cher  papa.  Aujourd'hui  je  veux  vous  écrire 
plus  au  long.  Le  bon  général  -m'est  venu  voir  dès 
qu'il  m'a  sue  de  retour  de  Nevers.  Ce  n'est  pas,  à 
vrai  dire;  tout  à  fait  pour  moi  ces  visites.  Caroline 
lui  convient  tant,  il  la  trouve  si  bien,  il  aime  tant  à 
le  dire  que  je  ne  doute  pas  que  notre  Indienne  n'ait 
sa  bonne  part  dans  l'amilié  de  laimable  vieux.  Un 
de  ces  jours  il  s'est  trouvé  ici  comme  Caro  faisait 
une  poupée  à  l'indienne  pour  les  petites  de  Maistre. 
Il  a  été  enchanté  au  point  de  travailler  lui-même  à 
la  poupée  et  de  vouloir  demeurer  jusqu'à  la  fin  de  la 
toilette  qui,  par  malencontre,  a  été  interrompue  par 
des  visites.  Le  marquis  nous  a  quittés  et  le  lende- 
main Caro  lui  a  écrit  que  la  dame  indienne  était 
achevée  et  serait  charmée  de  lui  être  présentée,  et 
voilà  le  bonhomme  qui  revient,  passe  avec  nous 
l'après-midi  et  nous  offre  pour  aujourd'hui  de  nous 
accompagner  au  Musée  de  peinture  de  M.  Aguado. 
Nous    allons  donc    y    aller.    On   dit   que  c'est  très 


â 


LETTRES  197 

beau.  De  là,  nous  irons  visiter  Tintérieur  du  Palais- 
Royal.  Il  n'y  a  rien  que  nous  ne  puissions  attendre 
du  bon  marquis.  C'est  une  excellente  faveur  que 
nous  a  procurée  Pulchérie  :  je  l'en  ai  remerciée.  Un 
paquet  pour  Rayssac  va  suivre  avec  ceci. 

Mon  cher  papa,  nous  ne  manquons  pas  d'amis  à 
Paris.  Que  vous  dirai-je  de  cette  bonne  et  parfaite 
famille  que  je  viens  de  quitter  ?  Toujours  nouvelles 
bontés  et  amitiés  de  leur  part.  Demain,  samedi, 
grande  et  belle  soirée  chez  M.  de  Neuville  où  j'étais 
engagée.  Je  céderai  ma  place  à  Eran  qui  accompa- 
gnera M"^^  de  Maistre.  Il  y  a  une  espèce  de  réunion 
des  beautés  de  tous  les  pays,  Anglaises,  Allemandes, 
Espagnoles,  et  la  belle  ambassadrice  des  Etats-Unis. 
C'est  joli  à  voir  pour  qui  aime  le  monde.  Je  refuse 
tant  que  possible  de  sortir.  Je  ne  pourrai  pourtant 
pas  me  dispenser  d'aller  chez  M.  de  Neuville,  qui 
s'est  montré  si  gracieux  pour  Erembert.  J'ai  vu  la 
baronne  de  Vaux,  la  Jeanne  d'Arc  de  Henri  V,  qui, 
en  1830,  ne  demandait  que  cinquante  hommes  à  un 
officier  de  la  garde  royale  pour  se  défaire  de  Philippe, 
elle  en  tête  avec  son  épée.  C'est  une  femme  homme 
d'énergie  et  de  taille.  La  voilà  toute  à  Dieu,  visitant 
les  prisons  et  exhortant  les  condamnés  à  la  mort. 
Avec  cela  d'une  simplicité  charmante.  On  me  fera 
faire  encore  d'autres  connaissances  dont  je  vous 
parlerai.  Tout  cela  ne  fait  pas  que  je  ne  pense  beau- 
coup et  beaucoup  au  Cayla  et  que  le  mois  de  mai 
ne  soit  attendu  avec  impatience.  Je  partirai  même 
avec  Erembert,  si  je  le  puis,  au  commencement  du 
Carême. 

^m«s  (jg  Maistre  et  de  Sainte-Marie  vous  envoient 
mille  souvenirs.  Elles  ont  trouvé  Caro  charmante  ; 


198  EUGÉNIE   DE   GUÉRIN 

tout  ce  qu'on  peut  voir  de  plus  ravissant,  m'a  dit 
Henriette.  Le  soir  qu'elle  les  a  vues  elle  était  vrai- 
ment radieuse,  —  elle  est  mieux  qu'avant  son  ma- 
riage. C'est  une  excellente  petite  femme,  aux  petits 
soins  pour  Maurice,  comme  Maurice  pour  elle.  Ils 
sont  heureux.  Maurice  se  conduit  parfaitement.  Il 
vaut  cent  fois  mieux  que  l'an  dernier,  comme  il  m'a 
dit  lui-même.  C'est  toujours  même  confiance  en  moi. 
Nous  causons  souvent  intimement.  Il  tarde  à  ce  cher 
Maurice  devons  voir.  Le  Mimiii  lui  revient  souvent. 
Nous  serons  tous  heureux  de  nous  revoir  au  Ca3ia. 
Samedi,  je  penserai  à  toi,  Mimin,  à  Saint-Thomas 
d'Aquin  où  nous  allons  entendre  Tabbé  Dupanloup 
qui  doit,  au  reste,  y  prêcher  le  carême.  L'on  ne 
manque  pas  d'instruction  en  Dieu  à  Paris,  mais  les 
instruits  sont  bien  rares.  Plus  on  voit  le  monde, 
plus  on  est  frappé  de  son  ignorance  des  choses 
essentielles.  —  La  sœur  d'Yversen  nous  vient  voir 
de  temps  en  temps.  Elle  me  parla  de  M'"^  L***  qui 
voudrait  nous  voir  ;  mais  nous  avons  déjà  tant  et 
tant  de  monde  à  voir  que  je  perds  l'envie  de  connais- 
sances nouvelles.  Tout  le  temps  se  passe  en  toilette, 
en  visites  à  faire  ou  à  recevoir,  presque  rien  pour 
lire  ou  travailler.  Les  Lastic  sont  venus,  M™^  de  La 
Renaudière  S  les  Barr}',  famille  anglaise  qui  aime 
beaucoup  Maurice,  une  infinité  d'autres  dont  je  ne 
sais  pas  même  le  nom.  Puis  les  Maistre  et  les 
connaissances  qu'ils  me  font  faire,  en  voilà  plus  qu'il 
ne  m'en  faut. 

Oh  !  que  je  vais   me  reposer  au  Cayla  !  Le  con- 
traste sera  d'autant  plus   senti  qu'il   sera  plus  frap- 

1.  Femme  du  géographe  de  ce  nom. 


LETTRES  199 

pant,  du  tourbillon  de  Paris  au  calme  des  champs, 
du  roulement  des  voitures  au  petit  bruit  des  char- 
rettes, des  bruits  de  Paris  au  concoiironcoii  de  nos 
poules.  Je  vois  dans  cela  un  grand  charme,  mon 
cher  papa,  sans  parler  de  vous  et  de  Mimin  ;  qu'il 
me  tarde  de  vous  embrasser  !  L'on  me  traite  tou- 
lours  bien  ici  et  je  suis  partout  l'enfant  gâtée.  Ma 
santé  est  bonne,  ne  so3^ez  en  peine  pour  rien  sur  moi. 
Comment  vous  traite  l'hiver  dans  le  nouveau  salon  ? 
sans  doute  mieux  que  dans  la  salle.  Wolff  est-il 
banni  du  parquet  ?  Maurice  voudrait  le  savoir. 
Passant  du  salon  à  la  cuisine,  dites-moi  si  nos  gens 
vont  bien.  Je  regrette  la  perdrix. 

Merci  à  M.  le  curé  de  la  santé  qu'il  a  bue  pour 
moi,  c'est  preuve  de  souvenir.  Qu'il  me  tarde  de  le 
lui  rendre  avec  le  vin  du  Cayla  !  Nous  buvons  ici 
du  vin  de  Bordeaux.  Comment  que  soit  le  vin,  vous 
ferez  bien  d'en  envoyer  une  barrique.  Me  voilà  loin 
de  M.  le  curé,  et  je  voulais  avant  de  le  quitter  me 
recommander  à  ses  prières  et  lui  demander  pour- 
quoi la  chapelle  est  encore  ouverte.  Adieu  ;  le  déjeu- 
ner est  servi,  puis  voilà  qu'il  faut  partir.  Toutes  mes 
amitiés  à  ma  tante,  à  Gaillac,  partout  où  sont  nos 
amis.  Je  vais  écrire  à  Antoinette.  Louise  me  mande 
que  vous  devez  aller  à  Rayssac.  Je  vous  conseille 
d'attendre  son  retour  de  Castres.  Puis  il  fait  bien 
froid  en  ce  moment  aux  montagnes.  Que  savez-vous 
d'Euphrasie  et  de  la  pauvre  Pulchérie  ?  Je  suppose 
queM*"^  Facieu  va  bien  et  tout  le  monde  d'Andillac. 
Impossible  d'écrire  davantage.  Caro  et  tous  vous 
embrassons. 


200  EUGÉNIE   DE   GUÉRIN 


A  M"^  LOUISE  DE  BAYNE 


Nevers,  13  avril  1839. 

Encore  à  Nevers,  ma  chère  Louise,  encore  un 
souvenir  de  vous  dans  mes  campements  et  voj^ages. 
Pas  de  vie  d'Arabe  plus  errante  :  lundi  à  Paris,  au- 
jourd'hui ici,  dans  quelques  jours  autre  part.  Mais 
ce  sera  aux  Coques,  à  la  campagne,  au  repos,  à  la 
station  de  mon  goût.  Rien  ne  me  manquera  là, 
qu'une  église,  qui  est  trop  éloignée  pour  des  visites 
quotidiennes.  Toujours  quelque  chose  manque  aux 
voj-ageurs  ;  mais  Dieu  supplée  à  tout,  comme  me 
disait  mon  saint  curé  de  Saint-Cyr,  le  vieillard  des 
bateaux  de  Nantes,  dont  je  crois  vous  avoir  parlé 
aux  fêtes  de  Noël.  Qui  m'aurait  dit  que  je  le  rever- 
rais, que  je  l'entendrais  encore  ?  Je  croyais  bien  lui 
avoir  dit  adieu  jusqu'au  ciel,  et  ne  plus  me  retrou- 
ver à  Nevers.  Je  ne  pensais  pas  alors  que  mon  cher 
Maurice  serait  encore  malade  à  l'époque  de  mon 
départ,  qu'il  ne  pourrait  pas  partir  avec  nous.  Erem- 
bert  s'est  en  allé  seul  au  Ca\'la,  et  j'attends  ici  que 
Maurice  et  sa  femme  me  viennent  prendre  au  pas- 
sage. M"^^  de  Maistre  et  sa  famille  ont  tout  arrangé, 
et  j'ai  laissé  faire,  }'  trouvant  le  plaisir  de  leur  faire 
plaisir,  et  de  me  trouver  près  de  Maurice  encore,  à 
portée  d'avoir  de  ses  nouvelles  souvent,  et  de  l'aller 
voir  s'il  le  fallait,  s'il  devenait  plus  malade.  Qui  sait, 
mon  Dieu  I  les  médecins  ont  déclaré  qu'il  était  dans 
un  état  fort  grave  :  deux  cautères  et  Tair  du  Midi, 
c'est  tout  ce  qu'on  nous  donne  pour  chance  de  salut. 


LETTRES  201 

Je  ne  parle  pas  des  soins  de  toute  sorte  qui  lui  sont 
prodigués,  du  parfait  dévouement  de  sa  femme. 
Hélas  !  si  cela  pouvait  guérir,  si  le  cœur  donnait  la 
vie,  nous  ne  serions  pas  en  peine.  N'est-ce  pas 
trop  triste  de  le  voir  ainsi  depuis  son  mariage  ? 

Ma  chère  amie,  plaignez-moi  ;  faites  mieux,  priez 
pour  moi  et  pour  lui.  Notre  meilleure  espérance  est 
en  Dieu.  Je  le  crois,  je  le  sens  par  expérience,  et  que 
tout  est  illusion  dans  la  vie,  et  cependant  je  ne  sens 
pas  cette  consolation  de  la  piété  ;  mon  cœur,  qui  est 
dépris  du  monde,  ne  peut  s'attacher  au  ciel.  Je  ne 
sens  plus  rien,  comme  quelqu'un  de  tout  meurtri. 
Ma  chère  amie,  écrivez-moi,  vos  paroles  me  feront 
du  bien.  Croyez-vous  que  je  perde  aussi  l'amitié  ? 
C'est  chose  qui  ne  s'en  va  pas,  je  veux  bien  vous  le 
faire  croire.  Voyez  comme  je  vous  aime  et  vous  dis 
tout  ce  qui  me  peine  et  se  passe  en  moi.  Ma  dernière 
lettre  était  bien  franche,  bien  désolée,  un  peu  trop, 
je  me  suis  reproché  de  vous  l'avoir  écrite.  Que  sert 
de  communiquer  des  souffrances  qui  peuvent  faire 
mal  ?  Dites-moi  l'effet  :  que  je  vous  ai  fait  peine?  je 
le  crois  ;  je  connais  votre  cœur  pour  moi  ;  comme  je 
le  connais  encore,  j'ai  pu  vous  faire  un  autre  mal  : 
vous  jeter  dans  la  tristesse  et  l'exaltation  où  j'étais. 
On  doit  se  préserver  de  cela  ;  quoi  qu'il  arrive,  notre 
âme  doit  si  bien  s'appuyei  sur  Dieu,  qu'elle  ne  se 
trouble  ni  ne  s'abatte. 

J'ai  laissé  mon  cher  malade  entouré  d'amis,  par- 
mi lesquels  je  compte  la  sœur  d'Yversen,  qui  nous 
a  donné  des  marques  d'un  véritable  intérêt,  la 
baronne  de  Vaux,  dont  je  vous  ai  parlé,  cette  femme 
énergique,  pleine  de  dévouement  et  de  sentiments 
religieux.    Elle    va   dans  les  prisons    exhorter  les 


202  EUGÉNIE   DE    GUÉRIN 

condamnés  ;  chemin  faisant,  elle  visitera  le  malade 
et  lui  parlera  du  bon  Dieu.  J'ai  eu  des  nouvelles  ici 
assez  bonnes  ;  mais  ce  sont  des  alternatives  de  bien 
ou  de  mal  depuis  si  longtemps,  qu'on  ne  se  fie  à 
rien.  Erembert  doit  être  arrivé  au  Ca^'la.  Je  vois  les 
embrassades  et  le  bonheur  des  deux  solitaires.  Ils 
comptaient  me  voir  ;  j'ai  écrit  que  j'arriverais  avec 
Maurice,  qui  avait  eu  plaisir  de  me  garder,  que  je 
passais  quelques  jours  à  la  campagne  de  M"^*  de 
Maistre,  en  attendant  le  départ.  Il  ne  faut  pas  tout 
leur  dire.  Que  sert  de  tout  savoir  quand  on  n'y  peut 
rien? 

J'écris  bien  en  égoïste  ;  rien  de  vous,  rien  pour 
vous,  comme  si  je  vous  oubliais.  Il  s'en  faut  cepen- 
dant, car  nous  pensons  à  vous,  nous  en  parlons  avec 
Henriette,  une  amie  mène  à  l'autre  ;  parfois  même 
il  lui  vient  des  airs  de  ressemblance  qui  me  char- 
ment, car  j'en  vois  deux  en  une.  Je  lui  en  ai  fait  la 
remarque,  et  elle  s'en  est  fait  compliment,  sachant 
combien  Louise  est  aimable  pour  moi  ;  on  pourrait 
aller  plus  loin,  mais  la  conscience  m'arrête  le  cœur  : 
il  n'est  pas  permis  d'exposer  à  la  vanité.  Vous  m'avez 
dit  que  je  vous  l'avais  dit,  et  je  tiens  à  mes  prin- 
cipes. Ma  chère  Louise,  un  mot.  deux  mots,  mille 
mots  de  vous,  de  votre  vie  à  Lastours  ou  à  Castres  ; 
comment  s'est  passé  votre  temps,  votre  vie  de  Ca- 
rême ?  La  mienne  a  été  des  plus  agitées,  des  plus 
mortifiantes,  mortifiante  au  sens  spirituel,  car  nous 
mangions  gras  la  moitié  de  la  semaine  ;  mais  Dieu 
m'a  donné  mon  pain  sec,  mes  aliments  de  pénitence 
dans  les  peines.  Ma  pauvre  amie,  comme  j'ai  éprouvé 
ce  que  dit  Vlmitaiion  :  «  la  croix  vous  suivra  par- 
tout.   »  Paris  devait  être  mon   Calvaire,   Paris  où 


LETTRES  203 

j'attendais  tant  de  bonheur.  Vous  n'avez  pas  écrit  à 
la  rue  de  l'Arcade,  sans  doute  ?Faites-le  aux  Coques, 
par  la  Charité  (Nièvre).  Il  me  prend  envie  de  vos 
nouvelles,  de  celles  de  vos  sœurs,  de  M.  Charles, 
et  de  Marie.  Où  en  est  leur  voyage  de  Goritz?  Pré- 
scnteriez-vous  mes  souvenirs  à  M'"'^  de  Gélis  et  à  la 
famille  qui  vous  aime?... 

M.  Louis  de  M***  serait-il  à  Paris  ?  J'ai  cru  le  voir 
à  Saint-Sulpice.  L'ombre  d'une  connaissance  se  fait 
remarquer  dans  ce  monde  étrange.  Pauvre  Paris, 
ma  terre  promise,  comme  tu  m'as  trompée  1  Ne 
comptons  sûr  que  sur  le  Paradis.  Souvenons-nous- 
en,  ma  chère  amie. 

Souvent  bonheur  varie, 
Bien  fol  est  qui  s'y  fie. 

Variante  d'un  mot  de  François  I^*".  Que  rien  ne  vous 
empêche  de  vous  fier  à  l'amitié  et  à  l'amie  qui  ne 
variera  pas. 


AU  COMTE  XAVIER  DE  MAISTRE 

[Aux  Coques,  avril  1839. 


Mon 


sieur, 


Une  feuille  de  rose  jamais  n'embarrasse,  disait, 
je  crois,  un  poète  persan.  Aimable  idée,  qui  semble- 
rait de  vous,  et  dont  s'enveloppe  cette  feuille  de 
papier,  pour  se  joindre  au  bouquet  de  jolies  choses 


204  EUGÉNIE    DE    GUÉRIN 

que  vous  adresse  mon  amie.  Daignerez-vous  agréer 
cela,  Monsieur,  et  mes  hommages  de  remerciements 
pour  ce  cahier  de  poésies  que  vous  avez  eu  l'indul- 
gence de  lire  ?  Rien  de  plus  heureux  ne  leur  pouvait 
arriver,  et  votre  opinion  surtout,  si  flatteuse,  sera  à 
jamais  ma  plus  belle  couronne  poétique.  Je  n'en 
espérais  pas  tant,  et  n'en  ambitionnerais  pas  davan- 
tage. Je  n'ai  nul  désir  de  gloire,  et  les  conseils  que 
vous  voulez  bien  me  donner  sur  ce  sujet  sont  tout 
l'accord  de  mes  idées.  Renommée  ne  fait  pas  bon- 
heur, plus  d'un  grand  homme  peut  le  dire  ;  à  nous 
autres  femmes  surtout,  les  grandes  sphères  ne  con- 
viennent pas  :  Dieu  nous  les  a  faites  petites,  comme 
aux  fleurs.  Oh  !  je  ne  voudrais  pas  en  sortir,  mais 
on  m'a  dit  que  Dieu  ne  faisait  rien  en  vain,  et  que  le 
don  d'intelligence  devait  servir  à  sa  gloire  où  qu'il 
se  trouvât  départi. 

Oh  !  chantez,  chantez  donc,  vous  qu'il  fît  pour  chanter. 

Ainsi  m'est  venue  la  pensée  de  mes  Enfantines^ 
petites  poésies  à  la  portée  des  enfants,  but  utile  à 
mes  inspirations  ;  avec  une  espérance,  l'espérance 
du  pauvre  Homère  :  (.<  Donnez  quelque  chose  pour 
mes  chants.  »  Ressource  utile  à  mon  père,  idée 
que  j'ai  au  cœur,  comme  Prascovie  celle  d'aller  à 
Moscou. 

Voilà,  Monsieur,  mon  petit  rêve,  que  vous  avez 
flatté  de  votre  belle  opinion,  au  point  d'en  faire  une 
réalité.  Vous  donnez  vie  au  talent  que  vous  avez 
trouvé,  qui  s'entend  dire  par  vous  qu'il  peut  faire  ce 
qu'il  voudra  :  il  en  est  tout  fier,  et  bien  fort  de  votre 
approbation  conquise. 


LETTRES  205 

Veuillez  agréer  l'hommage  de  tous  mes  lauriers 
en  espérance,  et,  ce  qui  est  plus  certain,  les  senti- 
ments de  profond  respect  avec  lesquels  j'ai  l'honneur 
d'être.  Monsieur,  votre  très  humble  servante. 


A  M^^  DE  SAINTE-MARIE 

[Aux  Coques,  mai  1839.] 

La  feuille  de  rose  sera  cette  fois  pour  notre  chère 
maman,  puisqu'elle  les  aime,  qu'elle  en  demande, 
qu'elle  les  accueille  si  joliment,  et  dit  de  si  jolies 
choses.  C'est  à  faire  faire  un  gros  bouquet  de  papier, 
et  ce  sera  bien  facile,  si  je  ramasse  tout  ce  que  j'ai 
au  cœur  pour  vous,  tout  ce  que  je  sens,  pense  et  dis 
de  votre  tout  aimable  et  grande  bonté.  Oh  I  merci 
donc,  merci  du  billet,  des  tendresses  et  reproches, 
et  du  petit  bonnet  à  ruban  couleur  d'espérance  (celle 
que  j'ai  prise  depuis  que  je  suis  chez  vous),  que 
vous  m'avez  donné  avec  tant  d  autres  choses  !  Ce 
bonnet  m'a  fait  bien  plaisir  ;  je  l'ai  reçu  comme  de 
la  main  d'une  mère  qui  prend  soin  de  ma  tête  aussi 
bien  que  de  mon  cœur,  que  vous  ne  coiffez  pas  mal 
aussi  de  toute  votre  affection. 

Je  me  trouve  en  plein  bonheur  à  présent,  grâce  à 
vous,  ma  mère  de  cœur,  à  votre  aimante  Henriette, 
et  aux  bonnes  nouvelles  qui  me  sont  venues  de  par- 
tout. Je  veux  vous  les  dire  :  Maurice  est  beaucoup 
mieux  ;  il  me  le  dit  lui-même,  et  m'écrit  une  lettre 
de  convalescence,  de  printemps,  de  vie,  après  une 
promenade   au  bois  de  Boulogne.  Voilà   de  l'espé- 


206  EUGÉNIE   DE    GUÉRIN 

rance  !  voilà  de  quoi  bénir  Dieu  et  sainte  Philomène  ; 
alléluia  !  alléluia  I...  C'est  une  résurrection  ;  et  puis 
encore  son  beau-frère  de  l'Inde.  M.  Dulac,  est  en 
route  pour  l'Europe,  et  vient  pour  arrangement  d'af- 
faires. Tout  se  tourne  en  mieux  que  nous  n'avions 
cru.  pour  notre  cher  Maurice  ;  il  me  tardait  de  vous 
en  faire  part.  Heur  et  malheur  se  disent  aux  amis, 
et  personne  mieux  que  vous  ne  mérite  ce  titre. 

Un  mot  de  notre  vie.  notre  belle  vie  des  Coques, 
en  plein  air,  parmi  les  fleurs  et  la  verdure,  comme  le 
Jean  Lapin  de  La  Fontaine.  Grand  charme  pour 
tous  et  pour  moi  de  m'y  voir,  d'en  jouir  auprès  de 
la  reine  de  ces  lieux  et  de  mon  cœur,  comme  dit 
quelque  tendre  auteur,  qui  ne  dit  pas  plus  vrai  que 
ce  que  je  vous  dis.  En  vérité,  j'aime  toujours  plus 
votre  aimable  et  aimante  fille,  et  je  ne  comprends 
pas  plus  que  nos  deux  vies  puissent  se  séparer  que 
de  séparer  mes  deux  yeux.  Ne  pensons  pas  à  cela 
que  je  vois  loin,  loin,  que  je  renverrais  jusqu'à  la 
fin  du  monde.  Il  fait  si  bon  être  ensemble,  avec  elle 
si  remplie  de  cœur,  d'esprit,  de  toutes  sortes  de 
charmes  I 

Le  croiriez-vous  qu'avec  cela  elle  ait  encore  à  se 
plaindre  à  me  trouver  trop  raisonnable  7  Qui  l'aurait 
dit  ?  Et  sur  cela  nous  disputons  comme  des  folles, 
et  sur  les  boutons  de  rose,  et  sur  Andryane,  l'Adonis 
républicain,  dont  je  ne  trouve  encore  rien  de  beau 
que  la  figure.  Je  lis  ses  Mémoires  tant  vantés  ;  je  les 
lis  sans  enthousiasme,  attendant  toujours  qu'il  arrive, 
et  sous  la  prévention  républicaine,  qui  l'éloigné  peut- 
être  ;  c'est  si  puissant  les  préventions  !  Notre  Hen- 
riette s'indigne  de  ce  sang-froid,  et  surtout  quand  je 
dis  que  je  filerais    volontiers  la  corde  pour  pendre 


LETTRES  207 

les   républicains  et  la  république.  Oh  !  alors,  il  faut 
l'entendre,  il  faut  la  voir  couvrir  de   son  indulgence 

La  potence 
Et  les  pendus. 

Ainsi  guerroj^ant,  disputant,  le  temps  passe  le 
plus  vite  du  monde  dans  le  castel  ;  au  petit  salon, 
assises  sur  le  canapé,  devant  une  table  couverte  de 
livres,  bas,  tapisseries,  musique,  un  pêle-mêle  à 
tout  instant  mêlé.  Nous  passons  de  Tun  à  l'autre. 
L'homme  dans  le  changement  aime  à  passer  sa  vie, 
et  les  femmes  aussi,  du  bout  des  doigts.  Voilà  qui 
me  fait  penser  à  Saint-Martin,  que  je  veux  bien  voir, 
non  pas  pour  changer,  mais  pour  vous  trouver  et 
jouir  avec  vous  de  ces  beaux  jardins  et  belles  fleurs 
dont  on  me  parle.  M.  de  Sainte-Marie  vous  dira  si 
c'est  vrai,  et  s'il  nous  tarde  de  vous  embrasser.  Nous 
trouvons  qu'il  nous  quitte  bien  tôt  ;  c'est  ce  que  je 
dirai  toujours  en  le  voj^ant  partir. 

Adieu  ;  ce  que  je  n'aime  pas  à  vous  dire,  bonne 
et  chère  maman.  Ne  m'en  voulez  plus,  je  vous  prie, 
de  ne  vous  avoir  pas  écrit  ;  c'est  trop  aimable  de 
s'en  plaindre,  puis  je  savais  ce  qui  est  pour  Riri  et 
pour  vous.  La  chère  enfant,  que  je  l'embrasse.  Son 
papa  vous  a  dit  combien  elle  était  gentille  et  heu- 
reuse à  Saint-Martin.  Titine  ne  l'est  pas  mal  non 
plus,  toujours  trottant,  et  puis  bien  sage  et  bien 
portante.  Il  n'y  a  que  les  pauvres  mamans  qui  souf- 
frent. J'ai  bien  pris  part  à  toutes  vos  souffrances 
d'anniversaire. 

Pouvez-vous  m'aimer?  Aimez-moi  pour  mon  bon- 
heur, et  veuillez  recevoir  respects  et  hommages. 


208  EUGÉNIE   DE    GUÉRIN 


A  M»«  LOUISE  DE  BAYNE 


[Aux  Coques],  le  2-i  mai  [1839]. 

Enfin  de  vos  nouvelles,  chère  Louise  I  Vrai  bon- 
heur pour  moi,  qui  vous  aime  en  tout  temps,  en  tout 
lieu,  de  me  voir  aussi  aimée  de  vous.  Je  ne  savais 
plus  que  penser  de  ce  long,  si  long  silence  à  deux 
si  grandes  lettres,  à  tout  ce  que  je  vous  y  confiais  de 
Paris  et  de  moi.  Mon  amie  d'ici  me  demandait  si 
vous  étiez  morte,  et  je  l'assurais  qu'il  ne  fallait  pas 
le  craindre,  que  vous  ne  quitteriez  pas  ce  monde 
sans  en  avertir  votre  amie.  J'avais  compris  un  peu 
ce  qui  vous  empêchait  d'écrire  dans  votre  vie  de 
Castres  :  visites,  causeries,  quelques  courses; je  sais 
comme  les  moments  s'en  vont  dans  le  monde.  11 
était  des  jours  à  Paris  où  j'avais  à  peine  le  temps  de 
voir  dans  ma  chambre. 

Agitation  finie,  vie  de  calme  complet  au  dehors, 
carie  dedans  est  à  peu  près  le  même  :  inquiétudes, 
craintes  croissantes  sur  notre  pauvre  malade  ;  sans 
cela,  je  serais  heureuse  ici,  où  tout  abonde  d'affec- 
tions, de  soins,  d'attentions  les  plus  aimables.  Ajou- 
tez à  cela  les  charmes  de  l'esprit,  des  livres  tant 
qu'on  veut,  une  campagne  ravissante,  la  vue  de  la 
Loire  et  d'un  ciel  immense,  une  chambre  à  lit  de 
blanche  mousseline,  un  secrétaire  pour  écrire,  et 
vous  croirez  que  je  suis  bien  ici.  Cette  montagne  est 
pour  moi  un  Thabor,  un  lieu  de  vision,  où  une  voix 
me  dit  :  «  Vous  êtes  bien-aimée.  »  Rien  n'est  com- 
parable  à  cette  tendre  amie,  à  toute  son  excellente 


LETTRES  209 

famille.  M.  de  Maistre  est  le  modèle  de  la  bonté,  le 
t3^pe  du  dévouement  :  sa  femme  ou  ses  enfants  ne 
sont  pas  malades  qu'il  ne  passe  la  nuit  à  leur  chevet, 
chauffant  du  linge,  donnant  des  tisanes.  Je  l'admire, 
et  lui  demande  s'il  était  infirmier  de  son  régiment. 
C'est  là  le  cas  où  le  cœur  enseigne. 

Ceci  me  ramène  à  ma  pensée  d'habitude,  à  ce 
malade  que  je  voudrais  bien  soigner,  que  je  voudrais 
voir.  Une  autre  le  fait,  le  fait  parfaitement,  avec  tout 
le  dévouement  de  la  tendresse  conjugale.  Pauvre 
chère  sœur,  je  crains  qu'elle  ne  prenne  fatigue  et 
mal,  et  ne  le  sauve  pas.  Elle  m'écrivait  dernière- 
ment :  «  Toute  mon  espérance  est  en  Dieu.  Il  aura 
pitié  de  moi,  j'espère  ;  au  demeurant,  je  suis  sou- 
mise à  tout.  » 

C'est  admirable,  la  piété  de  cette  jeune  femme, 
élevée  presque  parmi  des  païens,  non  pas  de  sa 
famille,  très  catholique,  mais  son  pays.  Si  vous  l'en- 
tendiez parler  du  mois  de  Marie,  quel  charme  elle 
trouve  à  ces  exercices,  à  ces  instructions,  qui,  au 
reste,  se  font  si  bien  à  Paris  !  C'est  une  des  choses 
que  je  regrette  ;  mais  on  m'a  donné  ici  une  chambre, 
que  les  petites  remplissent  de  fleurs,  où  maîtres  et 
serviteurs  viennent  tous  les  soirs  prier  la  sainte 
Vierge  1.  A  la  campagne,  on  fait  ce  qu'on  peut.  Nous 
avons  l'église  bien  loin.  M™^  de  Maistre  n'y  peut 
jamais  aller  ;  à  cause  des  chemins,  on  ne  peut  aller 
là  en  voiture.  Aussi  est-elle  prisonnière  dans  son 
joli  castel  et  son  beau  désert.  Tout  ce  qu'elle  a  fait, 
c'est  d'en  sortir  une  fois  sur  un  fauteuil  à  brancard. 
C'est  tant  de  train,  tant  d'hommes  à  sa  suite,  qu'elle 
y  perd  le  goût  des  promenades.  A  nous  deux  seule- 
ment, appuyée  sur  mon  bras,  nous  faisons  quelques 

DE    GUÉRIN  14 


210  EUGÉNIE    DE    GUKPJX 

pas  dans  le  bois,  où  nous  nous  asseyons  à  l'ombre. 
Cela  me  fait  souvenir  d'avec  vous   sous  les   tilleuls. 

Ma  chère  Louise,  nous  parlons  souvent  de  Raj^s- 
sac,  de  vous  et  de  vos  sœurs.  Quand  on  est  éloigné, 
le  souvenir  de  ceux  qu'on  aime  vous  revient,  et  on 
s'en  entretient  tout  haut.  Il  n'3^  a  pas  de  plus  douce 
jouissance,  surtout  quand  elle  est  partagée.  Vous 
ai-je  dit  combien  Henriette  vous  aime  ?  autant  qu'on 
puisse  aimer  une  aimable  inconnue.  Et  moi,  qui 
vous  connais  bien,  je  ne  vous  aime  ni  plus  ni  moins 
qu'autrefois.  Il  est  des  choses  qui  n'ont  plus  de  pro- 
grès :  qu'ajouter  à  ce  qui  est  plein? 

Vous  voilà,  ma  chère  brebis,  rentrée  au  bercail, 
à  la  bergerie  des  montagnes,  sous  le  pasteur  Amal- 
ric,  qui  sera  charmé  de  vous  retrouver  si  blanche. 
Vous  avez  fait  merveille  dans  votre  chapelle  de  la 
Platée  S  et  votre  àme  me  paraît  dans  un  état  qui  me 
plait  fort  :  jamais  si  calme,  si  désabusée.  O  mer- 
veille !  Courage,  amie,  persévérance,  persévérance, 
comme  disait  le  pèreGuyon.  comme  vous  a  dit  celui 
de  Castres,  Calme  au  dedans,  amitiés  au  dehors, 
revoir  de  famille,  toujours  si  doux;  je  vous  vois  heu- 
reuse à  présent,  près  de  vos  bonnes  sœurs^  de  cette 
chère  Marie,  qu'il  vous  tardait  d'embrasser.  Vous 
voilà  contente,  et  en  peine  sur  son  état  ;  c'est  ainsi 
de  tout  ;  mais  espérons  que  ce  petit  ange  vous  arri- 
vera sans  vous  causer  trop  de  larmes.  Je  vous  pro- 
mets de  prier  pour  cette  chère  sœur.  Cet  enfant  va 
faire  votre  bonheur.  J'en  espérais  autant,  je  le  dési- 
rais pour  Caroline  et  pour  tous  ;  mais  on  n'en  parle 
pas,  et  dans  le  triste  état  de  mon  frère,  je  n'ose  plus 

1.  Une  des  principaleî  églises  de  Castres. 


LETTRES  211 

y  penser.  Que  deviendrait  cette  pauvre  petite  femme, 
si  délicate,  quoique  forte  par  son  courage,  si  affli- 
gée ?  Ce  poids  de  ses  peines  est  presque  au  delà  de 
ses  forces. 

Hélas  I  vous  le  voyez,  chère  amie,  je  ne  vous  dis 
pas  qu'il  est  mieux,  comme  vous  désiriez  de  l'en- 
tendre. Bien  loin  de  là,  le  mal  va  toujours  crois- 
sant, et  je  reçois  des  nouvelles  de  plus  en  plus 
alarmantes.  Après  un  moment  de  mieux,  le  voilà 
retombé  :  rechutes  effrayantes  qui  me  désolent.  Je 
ne  sais  ce  qui  est  survenu.  On  me  cache  son  état,  ou 
on  croit  le  faire  sous  des  expressions  vagues,  où  je 
ne  me  méprends  pas  ;  puis  d'autres  lettres  ne  confir- 
ment que  trop  mes  craintes.  Hier  encore,  le  bon 
général  de  Frégeville  m'écrivait  qu'il  avait  vu  mon 
frère  la  veille,  et  Tavait  trouvé  bien  malade  ou  à  peu 
près.  On  parle  des  Eaux-Bonnes  ;  mais  le  moj^en 
d'y  arriver,  de  se  mettre  en  route,  quand  on  ne  quitte 
pas  son  lit  ?  Si  c'est  possible,  s'il  peut  se  mettre  en 
voiture,  j  irai  le  joindre  à  Orléans.  Triste  retour  I 
Dans  quelques  jours  je  saurai  ce  qu'on  peut  espérer. 
Il  meurt  d'envie  de  partir,  de  se  revoir  au  Gayla,  en 
famille,  près  de  son  père  et  de  nous  tous.  Paris  n'est 
plus  rien  pour  lui,  comme  vous  dites  ;  c'est  le  lieu 
des  plaisirs  et  des  bien  portants.  Mon  pauvre  Mau- 
rice, faudra-t-il  le  ramener  mourant  à  notre  pauvre 
père  ?  Vous  pouvez  leur  parler  de  sa  maladie  ;  il 
n'y  a  plus  moyen  de  la  cacher  plus  longtemps.  Oh  ! 
faites  prier  pour  lui,  chère  Louise.  Soulevez  encore 
quelque  voile  de  sainte  fille,  pour  lui  recommander 
le  jeune  malade,  le  frère  de  votre  meilleure  amie. 
Je  vous  suis  on  ne  peut  plus  reconnaissante  de  tant 
d'intérêt  témoigné  et  senti,  et  de  m'avoir  fait  penser 


212  EUGÉNIE   DE    GUÉRIN 

au  prince  de  Hohenlohe.  Je  vais  écrire  pour  cela  à 
Paris,  à  un  prêtre  qui  pourra  peut-être  indiquer  les 
mo^'ens  de  nous  adresser  au  prince.  Déjà  nous  avons 
fait  une  neuvaine,  à  Nevers,  aux  reliques  de  sainte 
Philomène,  qu'on  vient  d'envoj^er  de  Rome.  Je  crois 
au  pouvoir  des  saints;  je  compte  sur  les  secours  des 
amis  du  ciel  et  de  la  terre,  et  sur  Dieu  tout  bon.  Il 
sait  ce  qu'il  nous  faut  de  la  vie  ou  de  la  mort  :  que 
sa  volonté  soit  faite  1  Je  ne  sais  si  je  fais  bien  cet 
acte  de  soumission.  Adieu.  Tous  mes  souvenirs  à 
vos  trois  sœurs,  dont  je  réclame  aussi  les  prières  : 
on  n'en  a  jamais  trop  de  bonnes.  Toute  à  vous. 

(P. -S.)  En  lisant  les  gazettes,  j'ai  rencontré  l'ar- 
ticle d'Alger,  et  la  mort  delà  pauvre  Zoé  Marvéjouls, 
écrasée  par  une  poutre.  La  mort  nous  frappe  de 
toutes  les  façons,  mais  celle-ci  n'était  pas  inatten- 
due. Trente  ans  de  préparation  ont  mené  cette  âme 
au  ciel.  J'espère  beaucoup  des  sentiments  cbrétiens 
de  mon  cber  malade.  Respects  au  pasteur. 


A  M-^  LA   BARONNE  DE  MAISTRE 

AU  CHATEAU  DES  COQUES. 

[Tours,  22  juin  1839.] 

A  Tours  enGn,  chère  amie,  et  le  cher  malade  pas 
si  mal  que  je  croyais.  Dieu  soit  béni  !  C'est  une 
grâce,  les  moindres  peines  sur  les  grandes.   Il  est 


LETTRES  213 

cependant  bien  pâle,  bien  maigre,  bien  changé  : 
grosse  toux  profonde,  point  de  voix  du  tout,  et  dé- 
laissé de  M.  Pétros.  Il  n'a  pas  voulu  s'en  charger. 
Vous  me  disiez  bien  qu'il  était  alarmiste.  Mais 
M.  Buquet  et  la  Providence  ont  amené  une  res- 
source inattendue  :  un  médecin  qui,  ayant  entendu 
parler  de  ce  jeune  malade,  a  demandé  à  le  voir 
comme  ami  de  M.  Buquet.  Changement  complet  de 
régime  :  éther  jeté  à  la  rue,  des  bains,  qu'il  a  eu  la 
bonté,  le  bon  docteur,  de  mettre  lui-même  au  degré 
d'ordonnance,  presque  froid,  essuyant  de  ses  mains 
le  malade,  et  lui  faisant  six  visites  en  un  jour,  afin  de 
voir  la  maladie  dans  toutes  ses  périodes  quoti- 
diennes. N'est-ce  pas,  mon  amie,  que  c'est  un 
envoyé  du  ciel  ?  La  preuve,  c'est  que  le  malade  est 
sensiblement  mieux.  Il  est  venu  à  moi,  dans  le 
salon,  et  il  y  a  sept  à  huit  jours,  m'a-t-il  dit,  il  ne 
pouvait  se  tenir  sur  ses  jambes  ;  puis  le  voyage, 
qui  le  distrait  sans  trop  le  fatiguer. 

Nous  passerons  par  Bordeaux  avec  des  chevaux 
de  poste  ;  ainsi  je  ne  sais  quand  nous  nous  reverrons 
aux  Coques.  Je  vous  écrirai  de  Bordeaux  plus  de 
long  ;  ceci  n'est  que  le  mot  d'arrivée,  tracé  à  la  hâte 
dans  une  chambre  d'hôtel  où  je  suis  seule,  bien  seule, 
je  vous  jure,  après  vous  avoir  quittée.  Mon  frère, 
sa  femme  et  Charles  sont  chez  M"^^^  Mansell,  belles, 
élégantes  et  gracieuses  Anglaises,  qui  m'ont  aussi 
bien  accueillie,  mais  n'ont  pas  de  lit  à  me  donner.  Si 
j'avais  su  qu'on  dût  passer  ici  trois  ou  quatre  jours, 
je  ne   serais  pas   partie  des  Coques,  mon  paradis. 

Adieu,  mon  ange.  Je  n'ai  jamais  quitté  personne 
si  vite,  ni  plus  tendrement.  Toutes  sortes  d'amitiés  à 
tout  Saint-Martin. 


214  EUGÉNIE   DE    GUÉRIN 

[P. -S.  Le  malade  se  souvient  de  vous  tous,  et 
vous  offre  ses  hommages.  Il  a  vu  souvent  votre  frère. 
Oh  !  quelle  chaleur  !  Je  fais  bien  des  vœux  aux 
nuages.  A  jamais  à  vous.  Le  rosier  se  porte  bien. 


A  W  LOUISE  DE  BAYNE 

Angoulême,  samedi  29  juin  [1839]. 

Votre  lettre  m'est  arrivée  juste  au  moment  de 
mon  départ  des  Coques,  chère  amie,  comme  pour  me 
consoler  d'une  amie.  Vous  venez  toujours  à  propos, 
mais  jamais  plus  qu'au  moment  où  je  suis  triste  et 
où  j'ai  besoin  de  consolation.  Vous  me  parlez  si  dou- 
cement, si  tendrement,  si  pieusement,  qu'il  y  a 
charme  et  bien  à  vous  entendre,  et  suspension  de 
peines.  Tout  le  temps  que  je  vous  ai  lue,  je  me  suis 
crue  à  Raj'ssac,  près  de  vous,  dans  nos  intimes  cau- 
series, ce  que  vous  savez  que  j'aime  ;  puis  j'ai  plié 
vos  tendresses  dans  mon  cœur  et  dans  ma  poche,  et 
me  suis  mise  en  chemin,  en  diligence  vers  Tours, 
où  j  ai  rejoint  mon  pauvre  frère. 

Le  triste  \oyage  1  à  commencer  par  le  départ  des 
Coques,  l'adieu  à  la  plus  aimable  amie,  à  ma  res- 
source de  cœur,  de  toutes  choses,  à  ma  consolatrice 
depuis  six  mois  de  chagrin,  enfin  à  celle  à  qui  je 
dois  tout,  après  Dieu.  Ce  n'est  qu'ensemble,  près  de 
vous,  que  je  puis  vous  dire  ce  que  j'ai  reçu  en  bien- 
veillance et  intérêt  de  cette  amie  et  de  sa  famille. 
Sa  mère  veut  absolument  que  je  revienne  l'an  pro- 
chain. Le  cœur  dit  oui,  mais  que  puis-je  promettre  ? 


LETTRES 


215 


Toute  ma  vie  dépend  de  mon  pauvre  Maurice,  tant 
nous  sommes  liés  l'un  à  l'autre  en  famille.  Mon  Dieu, 
s'il  nous  était  enlevé  !  Je  ne  puis  pas  m'arrêter  à 
cette  pensée,  qui  me  vient  aussi  souvent  que  le  bat- 
tement du  cœur.  Sans  être  désespéré,  son  état  donne 
tout  à  craindre.  Il  souffre  de  la  faim,  et  ne  peut  pas 
manger.  Je  crains  que  cette  gorge  ne  finisse  par  se 
boucher  tout  à  fait.  Voilà,  mon  amie,  le  pauvre 
voyageur  que  nous  menons  à  petites  journées  vers 
l'air  du  pays,  ce  cher  Gayla,  après  lequel  il  soupire. 

Depuis  Tours,  où  nous  avons  stationné  huit  jours, 
nous  ne  faisons  que  coucher  le  soir  dans  un  hôtel. 
Nous  avons  passé  par  Châtellerault,  renommé  par 
ses  couteaux,  par  Poitiers,  dont  vous  savez  les  ba- 
tailles ;  ce  soir  à  Angoulême,  où  vous  avez  un  abbé, 
qui  n'en  fera  pas,  je  crois,  la  célébrité,  mais  que 
j'irais  voir  si  j'avais  le  temps.  Je  vous  écris  au  che- 
vet du  lit,  prête  à  me  coucher,  pour  me  lever  demain 
à  cinq  heures.  Nous  voyageons  le  matin,  pour  éviter 
la  chaleur,  dans  une  voiture  de  poste,  façon  la  plus 
commode  pour  transporter  un  malade,  mais  chère  à 
ruiner.  Il  ne  faut  rien  moins  que  la  bourse  indienne 
pour  fournir  à  ces  dépenses. 

La  pauvre  tendre  femme  donnerait  tout  l'or  du 
Bengale  pour  la  santé  de  son  mari.  Son  dévouement 
est  sans  bornes  ;  toujours  là,  de  nuit  et  de  jour,  se 
levant  du  lit  plusieurs  fois.  Chaque  jour  elle  écrit  à 
Paris  l'état  du  malade  au  médecin  qui  le  traite.  Ce 
nouveau  docteur,  consulté  depuis  peu,  a  changé  tout 
le  régime,  supprimé  les  vésicatoires,  tout  ce  qui 
épuisait,  et  substitué  les  bains,  les  bons  bouillons, 
défendu  les  saignées,  qu'on  prodiguait.  De  tout  ceJa, 
il  en  résulte  un  peu  de  mieux,  un  peu  plus  de  forces  ; 


216  EUGÉNIE   DE   GUÉRIN 

mais  la  poitrine  s'emplit,  la  gorge  s'enflamme.  Mon 
Dieu,  venez  à  notre  aide  !  Quelles  frajeurs  quand 
nous  lui  avons  vu  cracher  le  sang,  dans  une  bicoque 
où  nous  n'avons  eu  pour  toute  ressource  que  de 
l'eau  et  un  œuf  frais  !  Cette  petite  femme  est  un 
ange  de  piété  et  de  résignation.  Vous  Taimeriez 
bien.  Nous  comptons  arriver  après-demain  à 
Bordeaux,  et  quand  nous  pourrons  au  Cayla,  der- 
nière station  de  notre  voie  douloureuse. 

Priez,  ma  chère  amie,  et  faites-moi  l'amitié  de 
m  écrire  le  plus  tôt  possible,  au  Cayla,  par  quel 
mo^en  on  peut  s'adresser  au  prince  de  Hohenlohe. 
Le  prêtre  à  qui  j'ai  écrit  pour  cela  est  à  Rome.  Je 
n'ai  donc  pu  adresser  ma  demande  de  prières,  ne 
sachant  comment  m'y  prendre.  Soj^ez  assez  bonne 
pour  me  l'indiquer,  et  assez  tôt,  afin  que  je  puisse  le 
faire  en  arrivant  au  Cayla.  Il  n  3'  a  pas  temps  à 
perdre  pour  demander  miracle  et  guérison. 

Adieu,  ma  bien  chère  Louise.  Je  suis  on  ne  peut 
plus  touchée  de  votre  lettre,  de  ce  qu'elle  me  dit  de 
vous,  quoique  tout  ne  me  convienne  pas.  Oh  î  que 
je  suis  difficile  !  car  vous  êtes  fort  en  train  de  per- 
fection, et  vous  m'édifiez  comme  un  prédicateur  ; 
mais  jaime  le  calme,  même  avec  Dieu.  Ce  n'est  pas 
aussi  aisé  qu'on  pense.  Mes  amitiés  à  vos  chères 
sœurs  ;  je  n'oublie  pas  leur  affection  pour  moi. 
Jamais  je  n'eus  plus  besoin  des  marques  de  l'intérêt 
que  je  leur  demande,  surtout  à  l'église.  Je  vous  y 
joins,  chère  amie,  et  vous  quitte  en  vous  embrassant 
tristement. 

Nous  serons  dans  une  huitaine  de  jours  au  Caj'la. 
Quel  retour  de  noces,  hélas  !  Pauvre  vie,  si  Dieu  ne 
soutenait.  Ecrivez-moi,  s'il  vous  plaît,  tout  de  suite. 


LETTRES  217 

Cherchons  tous  les  moyens  de  sauver  ce  pauvre 
frère.  Je  sais  que  ce  serait  bonheur  pour  vous  d'j^ 
contribuer.  Cette  pauvre  Elisa  Lafont  est  à  plaindre. 
.Je  viens  aussi  d'apprendre  la  mort  d'une  jeune 
femme  de  dix-neuf  ans,  qui  était  à  la  noce  de  Mau- 
rice, bien  fraîche  et  bien  jolie.  Qu'est-ce  que  cela 
fait?  La  mort  ne  regarde  à  rien.  Tenons-nous  prêts  ; 
le  malheur  n'est  que  pour  ceux  qui  ne  sont  pas  pré- 
parés. Maurice  me  demande  chaque  jour  de 
lectures  pieuses.  Rien  que  ces  sentiments 
consolent. 

A  10  heures  du  soir,  et  toujours  à  vous. 


s 
me 


A  M™^  LA  BARONNE  DE  MAISTRE 

[Bordeaux],  Hôtel  de  Nantes,  mardi  2  juillet. 

Enfin  à  Bordeaux,  chère  amie,  bien  loin  de  vous 
et  encore  loin  du  Cayla,  station  de  repos  seulement 
et  d'agrément  pour  les  yeux.  Pays  charmant,  jolie 
ville,  grande,  peuplée,  animée,  Paris  du  Midi,  avec 
un  ciel  plus  beau.  Nous  allons  voir  tout  cela  au 
dehors,  et  nous  promener  un  peu  ;  mais  le  cœur 
avant  tout.  J'ai  pensé  à  vous  plutôt  qu'aux  monu- 
ments et  curiosités.  Vous  ne  m'avez  pas  quittée  pen- 
dant toute  la  route,  ma  chère  amie  ;  je  vous  voyais 
en  cinquième  dans  notre  calèche,  ou  bien  nous  étions 
aux  Coques,  sur  le  canapé,  ou  dans  le  bois,  ou  dans 
la  laiterie,  enfin  ensemble,  vous  en  moi  et  moi  en 
vous.  Les  distances  ne  séparent  que  le  corps,  et 
c'est,  hélas  !  bien  assez. 


218  EUGÉNIE   DE   GUÉRIN 

Que  n'est-il  un  télégraphe  au  service  de  l'amitié  ! 
vous  auriez  su  à  chaque  instant  ce  qui  se  passait  en 
voyage,  nos  transes  ou  notre  calme,  suivant  l'état 
du  malade.  Il  a  très  bien  supporté  le  voyage  ;  je  crois 
même  que  le  mouvement  de  la  voiture  lui  est  bon, 
puisqu'il  se  trouve  moins  bien  dès  qu'il  en  descend. 
Nous  n'avons  eu  d'inquiétude  vive  qu'une  fois,  qu'il 
a  craché  du  sang,  dans  un  état  d'accablement  im- 
mense, et  la  gorge  irritée  à  ne  pouvoir  supporter 
une  goutte  d'eau.  C'était  dans  une  bicoque  de  vil- 
lage, où  nous  n'avons  trouvé  pour  toute  ressource 
qu'un  œuf  frais  et  de  l'eau.  Il  a  avalé  l'œuf,  et  s'est 
trouvé  mieux.  Les  plus  simples  remèdes  sont  sou- 
vent les  meilleurs  ;  c'est,  je  crois,  le  secret  de  l'ho- 
mœopathie.  Mon  pauvre  Maurice  ne  serait  pas  si 
mal,  s'il  eût  commencé  par  là.  On  l'a  épuisé  de  sai- 
gnées, de  cautères.  Le  régime  d'à  présent  vaut  bien 
mieux  :  ne  rien  faire,  que  du  repos  ;  ne  rien  prendre, 
que  du  bouillon  et  des  choses  nourrissantes,  bœuf, 
mouton  et  vieilles  poules.  N'est-ce  pas  que  c'est 
excellent,  et  tout  à  fait  de  votre  système  ?  Vous  ne 
faitesquedubien.il  est  certain  que  le  malade  se 
trouve  mieux  de  ce  nouveau  régime.  Dieu  veuille 
nous  le  sauver!  Je  ne  sais  s'il  ira  aux  eaux;  on  attend 
pour  cela  l'ordonnance  du  médecin,  qui  n'avait 
voulu  rien  décider  au  départ.  M.  Pétros  n'a  pas 
voulu  se  charger,  pour  si  peu  de  temps,  d'une  cure 
qu'il  eût  peut-être  entreprise  et  achevée  heureu- 
sement il  y  a  six  mois.  Pourquoi  n'y  pas  penser  plus 
tôt  ?  Mal  sans  remède  !  Espérons  de  ce  qui  reste 
encore,  d'un  peu  de  vie,  de  l'air  du  pays,  du  repos 
de  l'âme. 

...Oh  !  mon  amie,  que  je   reviens  souvent   aux 


LETTRES  219 

Coques,  et  près  de  vous  I  que  j'y  vis  depuis  que  je 
les  ai  quittées  !  Le  Jourdain  ne  remonta  pas  plus 
rapidement  vers  sa  source  que  le  cœur  aux  endroits 
qu'il  aime  ;  ce  qui  veut  dire  pour  moi,  près  de  vous, 
où  nous  avons  été,  où  vous  êtes.  Vous  voilà  àSaint- 
Martin^  où  je  suppose  que  vous  êtes  arrivée  de 
Nevers,  votre  ville,  après  avoir  embrassé  votre  tante 
et  l'intéressante  M™^  de  R***.  Leur  aurez -vous  laissé 
mes  souvenirs  à  ces  dames,  dont  je  me  souviens  ? 
J'en  ai  beaucoup  rencontré  de  par  le  monde  où  je 
voyage,  mais  pas  de  semblables,  pas  de  votre  fa- 
mille. 

J'ai  pourtant  trouvé  fort  de  mon  goût  M"'^  Man- 
sell,  à  Tours,  et  miss  Mélina,  sa  sœur,  deux  jolies  et 
gracieuses  Anglaises,  aux  manières  distinguées,  chez 
qui  nous  avons  reçu  l'hospitalité  la  plus  aimable.  Ce 
sont  des  Indiennes,  encore,  mais  qui  rappellent  ces 
nobles  et  intéressantes  femmes  des  romans  de  Scott  ; 
au  reste,  amies  de  lady  Bentinck,  la  femme  du  gou- 
verneur général  des  Indes.  Nous  étions,  vous  voyez, 
bien  adressées.  Ces  dames  aiment  beaucoup  Caroline 
et  sa  tante.  Rien  n'est  plus  séduisant  aussi  que  notre 
Indienne  :  elle  est  belle  comme  une  rose  de  mai, 
avec  ses  fraîches  joues  et  ses  fraîches  toilettes.  C'est 
bonheur  d'être  jeune,  on  glisse  sur  les  peines  où  les 
âgés  s'enfoncent.  Caroline,  toujours  près  de  son 
mari,  le  voyant  souffrir  sans  cesse,  se  levant  plusieurs 
fois  la  nuit,  du  dévouement  le  plus  actif,  se  porte 
bien  ;  c'est  qu'elle  ne  le  voit  pas  non  plus  si  malade. 
Elle  espère,  et  fait  bien  :  l'espérance  est  si  bonne  ! 
Toute  la  mienne  est  en  Dieu  ;  quand  je  le  vois  si 
faible,  si  pâle,  si  maigre,  il  ne  me  reste  guère  de 
confiance  humaine.  Il  est  là,   à  côté  de   moi,    dans 


220  EUGÉNIE    DE    GUÉRIN 

son  lit,  qui  tantôt  dort  et  tantôt  me  dit  un  mot.  J< 
suis  seule  ;  Caro  m'a  laissée  pour  quelques  heures 
garde-malade,  ce  que  j'aime  autant  que  de  voir  h 
ville  de  Bordeaux.  Cela  se  fera  plus  tard.  Nouî 
devons  aller  voirie  navire  où  s'embarque  M.  Dula( 
le  beau-frère.  Cela  me  fait  plaisir  ;  je  parlerai  d^ 
voiles  et  cordages  :  j'aurai  vu  un  peu  de  tout  ei 
retournant  au  Ca^'la.  Et  voilà  comment  on  s'instriii 
en  voyageant  ;  le  reste  du  couplet  ne  me  regarda 
pas. 

Aurai-je  bientôt  de  vos   nouvelles  ?  Oh  !   voilà  c« 
qui   me   regarde  intimement.    Parlez-moi    de  vouj 
bien  au  long,  de  votre  santé,  de  votre   je  puis  aire 
notre)  chère  maman,  qui  doit  être  heureuse  de  voii 
ses  deux  enfants  auprès  d'elle.  Vous  ne  tarderez  pa? 
de  voir  M.  Adrien.  S'il  est  avec  vous,  faites-lui  biei 
les  amitiés  de  Maurice,  après  avoir  reçu  pour  M^^^  d< 
Sainte-Marie  et  pour  vous  ses  affectueux  hommageî 
Adieu.  Ce  mot  est  triste,  après    ceux  qu^on  a   ditî 
ensemble.  Tous  mes  respects  à  Monsieur  votre  pèrej 
et  tous  mes  souvenirs   à  votre  parfait  mari.   Est-il 
toujours  solitaire?  Que  je  caresse  les  petites,  et  vous 
embrasse,  avec  votre  maman. 

[P. -S. 'Nous  sommes  ici  jusqu'à  vendredi,  trop 
et  trop  peu.  puisque  je  n'aurai  pas  le  temps  d'avoir 
de  vos  nouvelles.  Il  y  a  un  an,  je  vous  écrivais  à 
pareil  jour,  2  juillet.  Qui  m'eût  dit  que  la  même 
date  se  retrouverait  d'ici  ?  Il  va  de  l'imprévu  dans 
la  vie. 


LETTRES  221 


A  LA  MÊME 


9  juillet  [1839]. 

Que  pensez-vous,  que  craignez-vmis,  chère  amie, 
de  la  rareté  de  mes  lettres  ?  Des  malheurs  peut-être, 
et  vous  avez  raison.  Nous  avons  eu  papa  fort 
malade  ;  ce  chagrin,  et  d'autres,  qui  nous  désolent, 
pour  ce  pauvre  Maurice,  et  les  occupations  qui 
s'ensuivent,  ont  ralenti  ma  correspondance  avec 
vous,  avec  vous  que  j'aime  tant,  à  qui  j'ai  besoin  de 
tout  dire. 

Ma  bonne  amie,  que  je  parle  souvent  de  vous  en 
famille,  de  votre  tendre  mère,  de  tous  ces  chers 
amis  lointains  que  Dieu  nous  a  donnés  1  J'admire 
comme  vous  nous  êtes  venus  à  une  époque  de  peines, 
en  des  jours  d'affliction,  comme  pour  nous  consoler, 
comme  un  baume  au  pied  de  la  croix.  Je  la  sens  déjà 
bien  pesante  ;  mais  courage  !  Dieu  aidant,  on  arrive 
enfin  au  Calvaire,  et  de  là  au  ciel.  Oui,  le  ciel,  ma 
bien  chère  amie  ;  ne  regardons  plus  que  là  ;  c'est  la 
seule  vue  qui  console,  qui  soutienne  dans  les  dé- 
faillances du  cœur. 

Le  vôtre  souffre,  soutfre  beaucoup  des  mêmes 
douleurs  que  moi,  j'en  suis  sûre,  je  vous  connais, 
je  sais  que  vous  m'aimez  si  bien  !  O  mon  amie  !  quel 
bonheur  et  quel  malheur  cela  me  cause  !  Pour  rien, 
je  ne  voudrais  augmenter  vos  souffrances,  hélas  1 
assez  grandes,  et  cependant  je  le  fais  chaque  fois 
que  je  vous  parle,  chaque  fois  que  je  m'épanche. 
Que  voulez-vous  sortir  de  moi,  que  des   larmes  ? 


909 


EUGENIE    DE    GUERIN 


C'est  cause  que  j'hésite  à  vous  écrire,  que  je  vous 
écris  peu  aujourd'hui. 

Écrivez-moi,  vous.  Oh  !  vous  ne  me  ferez  pas  de 
mal,  vous  savez,  ma  santé  est  bonne  et  forte  ;  je 
puis  souffrir  sans  mourir.  Dites-moi  donc  ce  que 
vous  faites  à  Saint-Martin,  si  beau,  si  plein  pour 
vous  de  souvenirs  d'enfance,  ce  qui  plaît  tant, 
ce  qui  console  un  moment  du  présent  triste  et 
amer. 

Pour  moi,  le  Cayla  me  charme  :  pas  un  arbre,  ua 
sentier,  un  petit  trou  de  muraille  où  je  ne  loge  moa 
cœur.  Je  suis  peu  sortie  encore  ;  je  n'ai  fait  visite 
qu'aux  alentours  du  château  ;  toujours  garde-malade  ;1 
et,  mon  Dieu,  qu'on  voudrait  lêtre  longtemps  !  m 
Il  y  a  des  peines  qui  se  font  aimer.  Hélas  1  on  jouit 
tant  à  soigner  ceux  qu'on  aime  I  Mon  pauvre  père 
est  hors  de  danger,  mais  faible,  d'une  faiblesse  à 
durer  longtemps.  La  fièvre  dure  encore  ;  depuis 
deux  jours  il  prend  un  peu  de  bouillon  de  jeune 
poulet  ;  le  régime  rafraîchissant,  et  beaucoup  de 
ménagements,  nous  le  sauveront,  j'espère.  Que  n'en 
puis-je  dire  autant  d'un  autre  malade  !  mais  nous  ne 
pouvons  avoir  pour  lui  qu'une  espérance  céleste. 
M.  Adrien  a  dû  vous  dire  ce  que  pensaient  les  mé- 
decins. Je  ne  puis  vous  parler  plus  longtemps  de 
cela.  Que  Dieu  nous  soutienne,  ma  chère  amie  ; 
Dieu  nous  aime,  et  nous  afflige  en  ce  monde  pour 
nous  rendre  heureux  dans  l'autre.  C'est  ce  que  la 
foi  nous  enseigne,  c'est  mon  appui,  ma  consola- 
tion la  plus  puissante.  Partageons-la,  mon  amie, 
comme  nous  partageons  nos  peines  ;  unissons  nos 
âmes,  comme  nous  unissons  nos  vies.  Ce  n'est 
pas  pour   rien  qu'on  est   chrétien.    Le   père   Qua- 


LETTRES  223 

drupani  *  nous  a  été  bien  doux  pendant  la  route, 
cette  longue  voie  douloureuse.  Adieu.  J'embrasse 
vous  et  ce  qui  vous  aime.  Des  nouvelles  bientôt. 


A  MONSEIGNEUR  LE  PRINCE  DE 
HOHENLOHE 

EN    ALLEMAGNE. 


Monseigneur, 

Les  miracles  de  guérison  opérés  par  les  saints 
me  font  tout  espérer  de  votre  intercession.  Permettez 
qu'avec  tant  d'autres  je  l'implore,  que  je  recom- 
mande à  votre  crédit  auprès  de  Dieu  un  frère  bien- 
aimé  et  mourant,  pour  lequel  il  ne  nous  reste  que 
peu  de  ressources  humaines  ;  celles  de  la  foi  sont  les 
meilleures,  et  seront,  je  crois,  grandes  pour  le  ma- 
lade, aidé  de  votre  charité.  Comme  pour  le  chrétien 
l'âme  est  plus  précieuse  que  le  corps,  je  vous  recom- 
mande celle  de  notre  cher  Maurice.  Ce  n'est  pas  que 
le  malade  ne  vive  en  chrétien  ;  mais  a-t-on  jamais 
assez  de  foi  et  d'amour  ?  Je  vous  conjure  d'inter- 
céder pour  tous  ses  besoins.  Que  votre  charité,  Mon- 
seigneur, veuille  accueillir  ma  prière,  et  m'indiquer 
aussi  le  jour  où  nous  pourrions  nous  unir  à  vous 
pour  obtenir  de  Dieu  la  grâce  que  nous  souhaitons. 
Mais,  quoi  qu'il  arrive,  nous  acceptons  d'avance  la 

1 .  Instructions  pour  éclairer  les  âmes  pieuses  dans  leurs  doutes, 
par  le  P.  Quadrupani.  Ouvrage  traduit  de  l'italien. 


224  EUGÉNIE    DE    GUÉRIN 

volonté  de  Dieu,  et  dans  le  même  sens,  je  vous  prie, 
Monseigneur,  d'agréer  l'hommage  de  ma  reconnais- 
sance et  l'assurance  des  sentiments  les  plus  profonds 
de  respect  et  de  vénération  de,  etc. 


A  M»«  LOUISE  DE  BAYNE 


10  juillet  [1839]. 

Chère  Louise,  chère  amie,  j'arrivai  hier,  et  je 
reçois  à  l'instant  votre  lettre,  deux  bonheurs  dont  je 
veux  vous  parler  de  suite .  J'ai  tout  plein  de  choses  à 
dire  du  voyage,  des  peines,  fatigues,  craintes,  et  du 
repos  d'à  présent,  repos  de  terre  promise.  Oh  !  que 
c'était  loin,  ce  Cayla,  ce  bon  père,  cette  chère  Marie, 
Érembert,  et  vous  aussi,  ma  bien  chère  amie.  Au 
moins,  ne  pas  se  voir  au  bout  du  monde,  quoique 
cène  soit  qu'en  esprit  dès  qu'on  est  séparé.  Il  y  a 
dans  ce  si  loin  quelque  chose  de  triste  pour  le  cœur 
qui  n'aime  pas  les  distances.  Mon  Dieu,  que  doit-il 
en  être  des  séparations  de  la  mort,  quand  on  ne 
trouve  plus  en  aucun  lieu  du  monde  ceux  qu'on 
aime  ?  Alors  on  se  porte  au  ciel,  et  tout  l'espoir  du 
paradis  ne  console  pas  de  ces  chers  disparus  ;  on 
les  pleure,  ce  que  Dieu  ne  défend  pas. 

Qui  sait  s'il  me  faudra  passer  par  cette  épreuve  ? 
Tantôt  espoir,  tantôt  désespérance  ;  nous  sommes 
depuis  trois  mois  entre  la  vie  et  la  mort  ;  ce  pauvre 
frère  !  Je  vous  parle  toujours  de  lui,  je  ne  sais  parler 
d'autre  chose  ;  avec  vous    c'est  sans  gêne,   comme 


LETTRES  225 

avec  une  sœur  qui  partage  les  chagrins  de  famille. 
C'est  ce  que  vous  me  faites  voir  dans  votre  affec- 
tueuse lettre.  Dieu  nous  console  au  moins  par  l'inté- 
rêt qu'on  nous  porte.  Que  dire  à  cette  bonne  Pul- 
chérie,  qui  s'est  empressée  d'écrire  à  M™^  de  Gazes, 
au  sujet  du  prince  de  Hohenlohe?  Cela  nous  a  bien 
touchés,  ainsi  que  les  détails  que  M™^  de  Cazes  a  eu 
la  bonté  de  me  transmettre  de  suite  avec  des  atten- 
tions de  cœur  bien  touchantes.  Cette  lettre,  que  j'ai 
trouvée  au  Cayla,  était  arrivée  par  un  exprès  de 
Cordes,  de  chez  mon  oncle  Fontenilles,  ce  que  je  ne 
comprends  pas  trop.  La  providence  du  ciel  et  celle 
de  votre  amie  s'en  sont  mêlées  :  que  je  les  bénis  ! 
que  je  suis  obligée  à  ma  chère  Pulchérie  de  la  preuve 
d'amitié  qu'elle  me  donne  en  cette  occasion. 

Si  je  n'étais  pas  affligée,  j'aurais  de  quoi  être 
heureuse  dans  tout  ce  qui  m'entoure.  Vous  compre- 
nez la  jubilation  paternelle  en  nous  revoyant,  et  le 
bonheur  de  Marie  ;  mais  ce  pauvre  Maurice  les  a 
frappés  de  douleur.  On  ne  le  croyait  pas  si  mal, 
quoique  je  les  eusse  préparés  à  cette  mourante 
figure.  Enfin  le  voilà  arrivé,  et  sauvé  de  tant  de  dan- 
gers du  voyage.  Je  craignais  toujours  de  le  voir 
s'éteindre  en  chemin  ;  mais  au  contraire,  le  mouve- 
ment, le  grand  air,  lui  ont  fait  du  bien.  Ce  n'est  qu'à 
présent  qu'il  redevient  faible,  sans  sommeil,  avec  un 
dérangement  d'estomac  qui,  joint  à  des  maux  de 
gorge,  l'empêche  de  manger.  Pauvre  martyr  !  Mais 
il  est  bien  calme,  bien  résigné.  Avant  de  partir,  il  a 
reçu  la  sainte  communion  dans  son  lit.  Cela  console  ; 
au  moins,  ne  pas  trembler  pour  l'âme.  Je  viens 
d'écrire  au  prince,  et  j'adresse  le  tout  sous  enveloppe 
à  M"^^de  Cazes,  qui  m'offre  de  faire  l'envoi.  Quand 

DE   GUÉRIN  15 


226  EUGÉNIE    DE    GUÉRIN 

VOUS  lui  écrirez,  parlez-lui  bien  de  ma  reconaais- 
sance,  du  bonheur  qu'elle  m'a  fait  en  me  racontant 
les  deux  guérisons  opérées  dans  sa  famille  par  les 
prières  du  saint.  C'était,  je  pense,  pour  son  frère. 
Vous  me  le  dites,  je  crois. 

Je  suis  si  affairée,  si  encombrée  de  déballements, 
de  quelques  visites,  de  tant  de  lettres  reçues,  queje 
vous  parle  à  la  hâte.  Faut-il  vous  dire  que  le  bon 
général  m'a  chargée  dernièrement  de  le  mettre  à  vos 
pieds  ;  qu'il  est  on  ne  peut  plus  notre  ami,  et  qu'en 
preuve,  il  m'a  obtenu  cent  francs  de  la  reine,  pour 
notre  église  ?  C'est  le  dernier  courrier  qui  m'a  porté 
l'ordonnance  du  secrétaire  des  commandements  de 
la  reine,  payable  à  Gaillac,  chez  le  receveur,  argent 
comptant  qui  fait  tressaillir  de  joie  notre  chapelle 
neuve.  L'idée  me  vint  d'écrire  à  la  reine,  qu'on  dit 
bonne  et  pieuse.  Je  ne  me  suis  pas  trompée  ;  grâce 
pourtant  à  l'obligeante  recommandation  du  marquis, 
qui  est  bien  en  cour.  Que  Dieu  soit  béni,  le  bien 
vient  de  partout.  Après  cela,  lettre  de  mon  aimante 
et  aimable  de  Maistre,  et  puis  la  vôtre,  chère  Louise, 
c'est  de  quoi  occuper  plume  et  cœur. 

Nous  avons  passé  un  jour  à  Gaillac,  et  dans  ce 
peu  de  temps  notre  Indienne  a  conquis  la  ville.  Tous 
ceux  qui  l'ont  vue  sont  pris,  éblouis  sous  ses  beaux 
veux.  Le  fait  est  qu'elle  est  charmante.  Nos  cousines 
en  sont  enchantées  ;  M"'^  de  Paulo  lui  a  fait  le  plus 
gracieux  visage.  Que  j'ai  de  regret  de  vous  savoir  si 
loin  !  C'est  à  vous  autres,  à  mes  meilleures  amies, 
queje  voudrais  faire  voir  notre  chère  merveille.  Elle 
m'étonne  en  tout  ;  je  ne  comprends  pas  qu'elle  sou- 
tienne si  bien  le  chagrin  et  la  fatigue.  C'est  elle  seule 
qui  veille  son  mari,   qui  ne  la  laisse  pas   trop  dor- 


LETTRES  227 

mir  ;  cette  nuit,  je  l'ai  entendue  trois  ou  quatre  fois 
se  lever.  Dieu  lui  donne  des  forces  ;  elle  est  si 
pieuse  ! 

Nous  avons  demeuré  six  jours,  je  crois,  à  Bor- 
deaux, une  demi-journée  à  Toulouse,  en  tout  vingt 
jours  de  \oyage,  temps  infini  pour  un  malade,  et 
pournous,  àcausedelui.  Sans  cela,  ceshaltes  eussent 
été  agréables  ;  on  se  délasse  et  on  voit  ;  mais  je  n'ai 
guère  vu  qu'en  passant.  Tout  le  temps  à  Bordeaux 
s'est  passé  dans  la  chambre  de  Maurice.  Quand  l'air 
était  assez  doux  pour  ouvrir  la  fenêtre,  je  regardais 
le  port,  les  passants  et  les  omnibus.  Le  soir,  nous 
avions  la  salle  de  spectacle  en  face,  et  nous  nous 
amusions,  Caroline  et  moi,  à  voir  s'habiller  les 
acteurs,  les  actrices,  se  faisant  rois  et  reines  en  se 
donnant  des  coups  de  pied.  Pauvre  canaille  I  Un  peu 
plus  loin,  par  contraste,  une  charmante  église  où 
nous  allions,  l'une  après  l'autre,  à  la  messe  :  c'est 
tout  ce  que  j'ai  vu. 

A  présent  le  cher  Cayla,  qui  m'aura  pour  long- 
temps. J'ai  besoin  de  repos,  de  retraite,  de  rentrer 
dans  ma  vie  primitive.  Ces  huit  mois  me  semblent 
un  rêve.  Je  me  demande  s'il  est  bien  vrai  que  j'arrive 
de  Paris.  Hélas  !  oui,  Maurice  me  le  fait  voir.  Un 
seul  désir,  celui  de  vous  voir  ;  cœur  mort  à  tout, 
hormis  à  l'amitié.  J'embrasse  vos  trois  sœurs, 
^jme  ^Q  Bayne  voudra  bien  me  le  permettre.  Priez 
pour  moi  et  pour  lui.  Tout  entière  à  vous. 


228  EUGÉNIE    DE   GUÉRIN 


A  M-^  LA  BARONxXE  DE  MAISTRE 

19  juillet  [1839]. 

J'adore,  mon  Dieu,  vos  décrets  éternels  et  impé- 
nétrables, je  m'}^  soumets  de  tout  mon  cœur  pour 
l'amour  de  vous  !  Il  y  a  trois  ans,  chère  amie,  que 
je  fais  cette  prière,  qu'elle  m'a  soutenue  et  préparée 
au  plus  cruel  sacrifice.  Le  moment  est  venu,  plus 
d'espoir  ;  le  médecin  a  prononcé  le  terrible  :  «  C'est 
sans  remède,  »  et  nous  a  parlé  des  derniers  sacre- 
ments. Bien  facilement  nous  y  avons  fait  consentir 
le  malade.  Je  lui  en  ai  parlé  à  propos  des  prières  du 
prince  de  Hohenlohe,  et  comme  il  a  fait  ses  pâques, 
sa  conscience  ne  l'a  pas  effra3'é.  Le  voilà  confessé. 
Je  vous  écris  dans  les  apprêts  du  saint  viatique  et  de 
l'extrêrae-onction.  Je  ne  sais  pourquoi  je  ne  suis 
pas  mortellement  désolée.  J'espère  encore  sans 
doute.  Oh  !  mon  amie,  ma  pauvre  amie,  prions  bien 
Dieu  pour  cette  chère  âme.  Parmi  tous,  je  pense  à 
vous  :  je  n'ai  pu  m'empêcher  de  vous  écrire,  de  vous 
unir  à  mon  cœur,  à  mes  larmes,  à  toute  une  famille 
affligée.  Pensons  au  ciel  ;  je  ne  veux  plus  rien  que 
de  l'autre  monde.  Mon  Dieu,  que  votre  volonté  soit 
faite  I  Je  le  dis  dans  les  larmes,  mais  les  larmes  sont 
des  prières. 

Combien  je  sens  en  ce  moment  le  besoin  de  la  foi, 
le  secours  de  la  piété.  Oh  1  que  devenir?  Votre  lettre 
m'est  venue  hier  ;  je  ne  cro3'ais  pas  }-  répondre  si 
tristement,  La  faiblesse,  l'affaissement  de  la  vie  s'est 
fait  tout  à  coup.  Peut-être  est-ce  une  crise,  peut-être 
le  sauverons-nous.  Toujours  qu'il  soit  prêt,  qu'il  se 


LETTRES  229 

prépare  en  chrétien  pour  le  passage,  à  quelle  heure 
qu'il  se  fasse.  Mettons-nous  ensemble  au  pied  de  la 
croix,  c'est  là  que  je  vous  laisse,  amie  si  chère  et 
affligée  comme  moi. 

Je  vous  serre  sur  mon  cœur  avec  votre  tendre 
mère.  Adieu.  Soyons  prêts  à  tout.  Je  vous  écrirai, 
quoiqu'il  arrive. 


A  M"^  LOUISE  DE  BAYNE 

AU  CHATEAU  DE  RAYSSAC,  PAR  VABRE  (tARN). 

22  juillet  [1839]. 

Vous  devez  savoir,  chère  amie,  la  perte  que  nous 
avons  faite  ;  mais  je  veux  aussi  vous  en  parler,  j'ai 
à  vous  dire  mon  chagrin,  mon  affliction  de  sœur, 
d'amie  intime  de  ce  pauvre  Maurice.  Cher  frère,  le 
voilà  mort,  mort  !  Vous  dire  ce  que  ce  mot  fait  sur 
moi,  ce  qu'il  a  d'incompréhensiblement  douloureux  î 
Non,  je  ne  puis  me  faire  à  cette  pensée  de  séparation 
éternelle,  ne  plus  le  trouver  nulle  part  sur  la  terre  ! 
Oh  !  comme  nos  affections  disparaissent  !  Dieu  veut 
que  nous  les  portions  plus  haut  que  terre,  et  il 
prend  au  ciel  ceux  que  nous  aimons.  Il  est  là  mon 
frère,  au  ciel,  parmi  les  bienheureux,  je  l'espère, 
car  il  a  fait  la  mort  d'un  prédestiné.  Dieu  soit  béni, 
qui,  dans  sa  miséricorde,  a  voulu  sauver  l'âme  et 
laisser  mourir  le  corps,  cette  apparence  humaine 
que  nous  aimons  tant,  qui  semble  Fhomme,  et  ne 
fait  que  le  cacher.  L'œil  chrétien  voit  ainsi  ces  choses 


230  EUGÉNIE   DE   GUÉRIN 

et  regarde  vers  l'autre  vie,  lorsque  celle-ci  nous 
désole.  Pour  moi,  c'est  fini  de  tout  ce  qu'on  appelle 
bonheur.  Cette  mort  me  tue,  m'enlève  ce  qui  m'at- 
tachait avec  quelque  charme  en  ce  monde.  Mon  ave- 
nir était  dans  le  sien,  ses  enfants  m'auraient  appelée 
leur  mère,  j'avais  tout  mis  en  lui,  trop  peut-être. 
Dieu  veut  qu'on  ne  s'appuie  pas  tant  sur  la  créature, 
roseau  qui  casse  sous  la  main.  Ma  pauvre  âme  se 
doutait  bien  de  cela  ;  mais  n'importe,  on  s'attache 
plus  fort  à  ce  qui  va  nous  échapper. 

C'en  est  donc  fait,  le  voilà  au  ciel  et  moi  sur  la 
terre.  Oh  !  prompte  disparition  !  n'était-ce  pas  hier 
son  jour  de  noce  ?  Hélas  !  tout  de  ce  passé  me  semble 
un  songe,  comme  dit  notre  pauvre  Caroline  :  «  Il 
me  semble  que  mon  mariage  est  un  rêve.  »  Un  rêve 
bien  douloureux.  Un  mois  après  ont  commencé  les 
alarmes,  les  dépérissements  et  toutes  ces  souffrances 
qui  nous  l'ont  conduit  au  tombeau.  Pauvre  Maurice  ! 
Je  ne  sais  dire  que  ce  nom.  Il  avait  pour  moi  tant 
de  bonheur,  quelque  chose  d'électrique  pour  le 
cœur,  et  ce  n'était  pas  pour  moi  seule.  Toute  la 
famille  était  sous  cette  influence,  c'était  notre  charme 
à  tous.  Mon  père  disait  que  cet  enfant  faisait  sa 
gloire.  Tout  le  monde  se  louait  de  lui,  ce  n'était  que 
larmes  et  louanges  sur  son  cercueil.  Ce  fut  avant- 
hier  la  triste,  lugubre,  déchirante  et  dernière  sépa- 
ration au  cimetière.  Nous  l'y  avons  tous  accompa- 
gné, ce  cher  Maurice,  avec  lui  tant  que  possible  en 
ce  monde.  Oh  1  quelle  descente  que  celle  du  cercueil 
dans  la  fosse  I  Je  l'ai  suivi  des  j'eux,  en  priant  Dieu 
pour  la  chère  âme  de  mon  frère.  Je  ne  sais  plus  rien 
voir,  plus  rien  aimer  que  ce  monceau  de  terre  où 
nous  allons  nous  agenouiller  tous  les  jours  avec  sa 


LETTRES 


231 


pauvre  veuve.  Comme  elle  nous  est  chère,  celte  jeune 
femme,  cette  moitié  de  notre  Maurice  !  l'âme  éton- 
nante de  force  et  d'énergie  !  toujours  près  de  lui, 
dévouée  au  mort  comme  au  vivant.  Pauvre  jeune 
femme  !  Un  ange  en  prière,  en  larmes  pendant 
deux  jours  près  de  ce  lit,  tantôt  tenant  la  main, 
tantôt  baisant  ces  joues,  cette  bouche...  Hélas! 
hélas  !  quelle  triste  jouissance  1  Mon  pauvre  Maurice, 
comme  nous  ne  pouvions  pas  le  quitter  !  O  mon 
Dieu  !  là  tout  froid,  les  yeux  ternes,  ces  yeux  si 
brillants,  si  beaux  !  comme  la  mort  nous  met  1  tous 
nous  en  viendrons  là.  Ma  pauvre  amie,  que  ferions- 
nous  de  l'éternité  sur  la  terre  ?  Se  bien  préparer  et 
partir  quand  Dieu  voudra.  Ce  sont  des  coups  qui 
atterrent,  qui  ne  laissent  debout  que  la  foi.  Priez 
Dieu  de  m'en  donner  beaucoup,  jamais  je  n'en  eus 
plus  de  besoin. 

Si  vous  veniez  me  voir,  Louise  !  Pour  moi,  ne 
m'attendez  pas  ;  je  ne  supporterais  pas  d'être  ailleurs 
qu'ici,  dans  ces  chambres  où  il  a  passé,  dans  cette 
maison  où  tout  le  rappelle,  où  tout  le  pleure,  et 
d'ailleurs  nous  ne  sommes  pas  trop  en  famille.  Il 
n'a  plus  que  trois  enfants,  mon  pauvre  père.  Comme 
il  est  affligé  de  ne  plus  revoir  son  cher  fils,  son  Ben- 
jamin î  Son  sacrifice  est  bien  grand.  Que  Dieu  l'ac- 
cepte !  Nous  nous  mettons  au  pied  de  la  croix.  Quand 
le  prince  fera  des  prières,  il  ne  le  guérira  pas.  C'est 
trop  tard.  Pourquoi  n'y  pas  penser  plus  tôt  ?  J'aurai 
toujours  ce  regret.  Mais  qui  aurait  cru  la  mort  si 
prompte  ?  J'espérais  jusqu'en  automne,  sans  savoir 
pourquoi,  car  je  le  trouvais  bien  mal.  Jamais, jamais 
je  n'aurais  cru  le  voir  sitôt  finir.  Il  s'est  éteint  tout 
doucement  en  cinq  minutes  d'agonie,  dès  avoir  reçu 


232 


EUGENIE    DE    GCEHIN 


le  saint  viatique.  Jusque-là  plein  de  connaissance  ; 
ce  qui  le  prouve,  c'est  qu'après  sa  confession  il 
rappela  Monsieur  le  curé  pour  lui  parler  en  forme  de 
rétractation  de  ses  rapports  avec  M.  de  Lamennais. 
Oh  !  quel  malheur  s'il  était  mort  à  cette  époque  !  On 
trouve  en  tout  à  bénir  Dieu  ;  cette  croix,  cette  mort 
porte  un  signe  de  salut  évident.  Voilà  qui  nous 
console  du  côté  de  la  foi,  et  ne  faut-il  pas  tout  voir 
en  chrétiens  ? 

Adieu,  chère  amie.  Je  demande  souvenirs  et 
prières  à  vos  trois  sœurs,  en  leur  faisant  part  de 
notre  malheur.  On  devait  vous  écrire  avant-hier. 
Mais  ceci  c'est  plus  du  cœur,  c'est  de  moi  à  vous. 
Marie  se  joint  mot  à  mot  à  ma  lettre,  et  cœur  à  cœur 
à  vous.  Elle  est  d'une  maigreur,  d'un  changé  qui 
m'afflige.  Cest  le  temps  des  peines.  Comment  va 
M"^^  de  Bayne  ? 


A  W  ANTOINETTE  DE  BOISSET 

A  lisle-d'albi. 


23  juillet  1839. 

Priez  pour  lui,  ma  chère  Antoinette,  priez  pour 
ce  frère,  cet  ami  de  votre  amie.  Nous  voilà  séparés, 
lui  au  ciel  et  moi  sur  la  terre,  où  je  ne  vois  plus  rien 
de  lui  que  sa  tombe.  O  douloureuse  disparition  !  Je 
ne  puis  me  faire  à  cela,  je  ne  puis  croire  que  Mau- 
rice ne  soit  plus  de  ce  monde,  qu'il  ne  revienne  plus 
en  famille,    à  cette  place,   à   ce    fauteuil,     à    celte 


LETTRES  233 

chambre,  à  ce  lit.  Dieu,  mon  Dieu  !  C'est  vrai  cepen- 
dant, et  vous  l'avez  voulu,  vous  nous  avez  ôté  ce 
cher  enfant  dans  quelque  dessein  de  miséricorde;, 
sans  doute.  Comment  en  douter  sur  tant  de  signes 
de  salut  d'après  cette  mort  bienheureuse  et  sainte  ? 
Oui,  ma  chère  amie,  il  a  fait  la  fin  la  plus  douce,  la 
plus  consolante  ;  le  prêtre  qui  l'a  assisté,  tout  le 
monde  nous  dit  qu'il  est  au  ciel.  Oh  !  que  cela  con- 
sole I  Mais  ne  laissons  pas  de  prier  pour  cette  chère 
âme.  Qui  sait  ?  il  faut  être  si  pur  pour  voir  Dieu. 
C'est  donc  autant  pour  le  recommander  à  votre  pieux 
intérêt  que  pour  vous  faire  part  de  mon  chagrin  que 
je  vous  adresse  ces  lignes. 

Hélas  !  je  vous  écrivais  il  y  a  si  peu  de  temps  une 
lettre  si  différente,  lettre  de  noce...  Que  les  choses 
du  monde  changent  vite  !  Dieu  ne  veut  pas  que  nous 
nous  attachions  à  la  terre,  et  n'y  fait  passer  que  d^s 
semblants  de  bonheur.  Vous  l'avez  éprouvé  aussi 
bien  que  moi,  chère  amie.  Vous  pleurez  une  sœur, 
je  pleure  un  frère,  tous  deux  si  aimables  et  si  aimés, 
le  bonheur  de  leur  famille.  Maurice,  c'était  pour 
nous  tous  un  charme,  rien  qu'à  penser  à  lui,  rien 
qu'à  dire  son  nom.  Tout  cela  mort  !  Pauvre  chère 
sœur  1  je  veux  parler  de  sa  femme,  la  plus  intéres- 
sante créature  pour  nous  et  qu'il  soit  possible  de 
voir.  Nous  l'admirons.  Tant  de  courage,  d'énergie, 
de  soutien  dans  une  si  jeune  femme  !  Jamais  si  bel 
exemple  de  la  puissance  de  la  foi,  de  la  piété.  Oh  ! 
quel  ange  Dieu  avait  donné  à  mon  frère  !  Le  coup 
qui  les  sépare  est  affreux.  Veuve  et  orpheline  à 
vingt  ans  !  «  Si  je  perds  ma  tante,  qui  sera  mon  appui 
en  ce  monde  ?»  Et  puis  elle  se  confie  à  Dieu,  sa 
grande  ressource.  Je  ne   serais  pas  étonnée   qu'elle 


234  EUGÉNIE   DE    GUÉRIN 

entrât  dans  un  couvent,  tant  elle  a  de  piété  et  de  déta- 
chement de  la  vie.  Ce  mariage,  ce  séjour  à  Paris, 
cette  mort,  tout  me  semble  un  rêve.  Je  me  perds 
dans  ces  événements,  dans  ces  souvenirs,  dans  ces 
réalités.  La  Providence  a  sur  nous  d'inexplicables 
desseins.  Des  croix  au  bout  de  tout.  Signes  de  salut 
que  j'adore.  Adieu,  chère  amie  ;  priez  Dieu  pour  le 
frère  et  la  sœur  qui  ne  feront  qu'un  jamais. 

Veuillez  faire  part  de  notre  malheur  à  tous  ceux 
de  votre  famille,  à  nos  amies  de  Gélis  et  à  Irène.  Je 
ne  puis  pas  leur  écrire  aujourd'hui. 

Votre  amie  désolée. 


A  xM-^  LA  BARONNE  DE  MAISTRE 

AU    CHATEAU    DE    SAINT-MARTIN    (niÈVRe). 

Vendredi,  26  juillet. 

Depuis  huit  jours  qu'il  nous  a  quittés,  qu'il  est  au 
ciel  et  moi  sur  la  terre,  je  n'ai  pu  vous  parler  de  lui, 
me  trouver  avec  vous,  me  joindre  à  vous,  ma  tendre 
amie,  tant  aimée,  aussi.  Ne  serons-nous  jamais  désa- 
busés d'affections  ?  Ni  chagrins,  ni  brisement,  ni 
mort,  ni  rien  ne  nous  change.  Aimer,  toujours 
aimer,  aimer  jusque  dans  la  tombe,  aimer  des  restes, 
s'attacher  à  ce  corps  qui  a  porté  l'âme,  mais  l'âme, 
on  la  sait  au  ciel.  Oh  1  oui,  là-haut  où  je  te  vois, 
mon  cher  Maurice,  où  tu  m'attends,  où  tu  me  dis  : 
«  Eugénie,  viens  ici,  avec  Dieu,  où  l'on  est  heu- 
reux. »  Ma  chère  amie,  tout  est  fini  du  bonheur  sur 


LETTRES  235 

la  terre  ;  je  vous  l'ai  dit,  j'ai  enterré  ma  vie  de  cœur, 
j'ai  perdu  le  charme  de  mon  existence.  Je  ne  sais 
tout  ce  que  je  trouvais  en  ce  frère,  ni  quel  bonheur 
j'avais  mis  en  lui.  Un  avenir,  des  espérances,  ma 
vieille  vie  auprès  de  la  sienne,  et  puis  une  âme  qui 
me  comprenait  I  Lui  et  moi,  c'étaient  deux  yeux  du 
même  front.  Nous  voilà  séparés.  Dieu  s'est  mis  entre 
nous.  Que  sa  volonté  soit  faite  !  Dieu  se  mit  au  Cal- 
vaire par  amour  pour  nous  ;  par  amour  pour  lui, 
tenons-nous  au  pied  de  sa  croix.  Je  trouve  celle-ci 
pesante,  toute  garnie  d'épines,  mais  ainsi  celle  de 
Jésus.  Qu'il  m'aide  à  porter  la  mienne  !  Enfin  nous 
arriverons  au  sommet.  Et  du  Calvaire  au  ciel  le  che- 
min n'est  pas  long.  La  vie  est  courte  ;  et  que  ferions- 
nous  de  l'éternité  sur  la  terre  ?  Mon  Dieu  !  pourvu 
que  nous  soyons  saints,  que  nous  profitions  des 
grâces  qui  nous  viennent  des  épreuves,  des  larmes, 
des  tribulations  et  angoisses,  trésors  du  chrétien.  O 
mon  amie  1  il  n'y  a  qu'à  regarder  ces  choses,  ce 
monde,  de  l'œil  de  la  foi,  et  tout  change.  Heureux 
père  Imbert,  qui  le  voit  ainsi  si  éminemment  I  Que  je 
voudrais  avoir  un  peu  de  son  âme  si  pleine  de  foi, 
si  radieuse  d'amour  !  J'ai  besoin  de  soutien,  et  je 
désire  souvent  le  saint  homme  qui  rendrait  enthou- 
siaste de  martyre  et  de  croix.  Hélas  1  il  a  été  prophé- 
tique, il  m'a  dit  :  «  Vous  êtes  l'enfant  de  la  douleur, 
attendez-vous  à  beaucoup  d'épreuves.  »  Moi  qui,  ce 
me  semble,  ne  lui  parlais  en  ce  moment  de  rien  de 
douloureux,  je  fus  frappée  de  ces  paroles  que  Dieu 
vient  d'accomplir. 

Mon  amie,  j'ai  beaucoup  pensé  à  vous  en  ceci. 
La  part  que  vous  prenez  à  tout  ce  qui  me  touche, 
cet  un  que  nous  faisons  à  l'endroit  du  cœur  m'a  fait 


236  EUGÉNIE    DE    GUÉRIN 

sentir  que  VOUS  souffriez,  que  VOUS  étiez  brisée,  dé- 
chirée avec  moi.  J'ai  prié  Dieu  pour  vous.  Je  suis 
calme,  je  vous  écris  sans  larmes.  Je  me  jette  à  votre 
cou.  Mille  visites  nous  viennent,  et  aucune  comme 
la  vôtre.  Cependant  ce  sont  des  amis,  des  parents 
des  voisins  bien  franchement  affligés.  Mais  s'occuper 
de  dîners,  de  détails  de  ménage  et  de  vie,  voir  autour 
de  soi  le  cours  ordinaire  des  paroles  et  des  choses, 
quand  au  dedans  tout  est  changé,  quand  on  est  dans 
un  si  grand  vide,  voilà  qui  est  accablant.  Puis  le 
déchirant  contraste,  l'amère  pensée  de  se  dire  : 
«  Toutes  ces  personnes  seraient  venues  pour  le  voir, 
en  visage  de  noce  et  de  félicitation.  ))  Six  jeunes 
filles,  hier,  de  nos  cousines,  gracieuses  et  gaies  de 
caractère,  avec  lesquelles  il  aurait  ri.  Comme  les 
choses  changent  1  Changeons  aussi,  mon  amie,  désa- 
busons-nous du  monde,  des  créatures,  de  tout.  Moi, 
je  demande  l'indifférence  complète. 

Il   s'est    éteint    sans     agonie,   tout    doucement,"* 
comme  dans  un  sommeil,  des  avoir  reçu  le  saint  via- 
tique.  M.    le   curé    nous    assure   qu'il  est  au  ciel. 
Mais  prions  pour  cette  chère  àme.  Nous  ne  pouvons! 
plus  rien  pour  lui.  C'est  consolant  de  prier,  n'est-ce] 
pas  ?  de  pouvoir  ainsi  soulager  ceux  qu'on  aime,  d( 
les  suivre  d'amour  jusque  dans  l'autre  vie.  Je  plains' 
ceux  qui  n'ont  à  donner  aux   morts  que  des  larmes. 
C'est  bien   bon   de    pleurer,   mais  non    pas   sans  la 
prière.  La  prière,  c'est  la  rosée  du   purgatoire.  Ré- 
pandons-en à  flots,  nous  ferons  tant  de  bien  1  Que 
j'aime  cela  à  présent  !  que  la  foi  m'est  bonne  !  Chère 
amie,  je  vous  souhaite  sa  douce,  sa  divine  influence. 

Ecrivez-moi,  je  suis    en   peine,  je  ne   suis  pas 
morte  à  vous,  vous  m'occupez,  Dieu  sait  1  Que  votre 


LETTRES  237 

bonté  soit  bonne,  ne  soit  pas  trop  délabrée.  Parlez- 
moi  de  tous,  de  votre  chère  maman  qui,  elle  aussi, 
m'est  bien  chère.  Je  recommande  mon  Maurice,  mon 
Alphonse  \  à  son  pieux  cœur  de  mère.  Chère  maman, 
je  suis  bien  affligée,  et  mon  père,  et  nous  tous. 
C'était  le  plus  afl'ectionné  de  tous.  Vous  me  compre- 
nez et  vous  prenez  part,  je  suis  sûre,  à  notre  deuil. 
Pourquoi  sommes-nous  si  éloignés  ?  Je  serais  en  ce 
moment  dans  vos  bras.  Adieu,  bien  chère  maman, 
parlez  de  mon  frère  à  votre  fils  qu'il  aimait.  Je  prie 
M.  de  Sainte-Marie  de  se  souvenir  de  ce  cher  enfant 
devant  Dieu. 

Adieu,  ma  chère  Henriette.  Je  reviens  à  vous, 
pour  vous  quitter  encore.  On  ne  fait  que  cela  dans 
la  vie.  Amitiés  à  M.  de  Maistre. 

De  cœur  et  d'âme  et  de  pensée  à  vous,  éternel- 
lement à  vous. 

Parlez-moi  du  frère  de  Sophie,  et  un  souvenir  de 
moi  à  elle. 

Je  ne  puis  m'empêcher  de  vous  parler  de  notre 
admirable  Caroline,  ange  de  dévouement,  de  cou- 
rage, de  piété.  Près  de  lui,  avec  lui,  en  lui  jusqu'à  la 
tombe.  Oh  I  que  cela  nous  l'attache  ! 

1.  Nom  du  fils  qu'avait  perdu  M»i«  de  Sainte-Marie. 


238  EUGÉNIE    DE    GUÉRIN 


A  LA  MEME 


De  ma  chambrette,  27  janvier  [1840]. 

O  femme  de  douleurs  !  Pauvre  malade,  pauvre 
mère  1  Je  ne  me  doutais  pas  de  ce  martyre  où  vous 
avez  été  pendant  huit  jours  auprès  de  Valentine 
mourante.  Que  le  mal  vient  vite,  mon  Dieu  !  Mais 
Dieu  aussi  le  guérit  promptement.  Vous  n'aurez  eu 
qu'une  rude  alarme,  une  terrible  angoisse.  Ce  n'est 
pas  pour  la  petite  que  je  crains  à  présent,  c'est  pour 
vous,  que  ce  choc  aura  tant  ébranlée.  Dites-moij 
bientôt  et  bien  long  ce  qui  s'est  suivi  pour  vous  de 
cette  pénible  épreuve.  Peut-être  n'aurez-vous  pas 
quitté  Nevers,  peut-être  êtes-vous  au  lit,  peut-être 
le  cœur  a-t-il  repris  son  mauvais  train,  comme  il  lui 
arrive  aux  secousses?  Enfin  dites,  mon  amie,  à  votre 
amie,  tout  ce  que  fait  votre  santé. 

Il  est  vrai  que  la  seconde  page  de  votre  lettre  me 
rassure  en  me  rassurant  sur  Valentine.  Une  mère  et 
son  enfant  se  tiennent  si  bien  que  tout  de  l'une  passe 
à  l'autre,  mal  et  bien.  Ainsi  le  mieux  de  cette  chère 
petite  fait  le  vôtre,  ce  me  semble.  Comment  donc 
avait-elle  pris  mal  ?  Ne  la  laissez  pas  courir  à  volonté, 
quelque  tempsjju'il  fasse,  comme  je  l'ai  vue  faire  aux 
Coques.  Il  est  vrai  qu'on  a  peine  à  tenir  un  enfant 
dedans  tout  le  jour  ;  que  c'est  même  trop  les  ménager 
de  les  tenir  en  serre  chaude,  mais  Valentine  est  si 
frêle,  si  délicate,  que  ce  qui  serait  trop  pour  une 
autre  enfant  ne  l'est  pas  pour  elle.  J'espère  que  le 
bon  Dieu  vous  la  conservera,  puisqu'elle  est  si  pa- 
tiente, si  pieuse.  Ce  sera  un  petit  modèle  de  sainteté 


LETTRES  239 

à  votre  maison.  La  chère  enfant,  que  je  l'embrasse 
d'être  si  sage  en  souffrant,  de  prier  comme  elle  fait 
pour  sa  mère  et  les  amis  de  sa  mère.  C'est  vraiment 
charmant,  ce  que  vous  me  dites  à  ce  propos.  Ne  vous 
inquiétez  pas,  laissez  votre  enfer  du  Dante  auquel 
vous  comparez  votre  vie.  Je  ne  sais  ce  que  c'est  que 
cet  enfer  ;  quel  qu'il  soit,  ce  n'est  pas  pour  vous,  les 
chrétiens  ne  doivent  pas  en  avoir.  Au  fond  de  la  vie 
on  doit  voir  le  ciel. 

Ma  pauvre  amie,  je  vous  renverse,  toujours  con- 
traire à  vos  idées  et  sensations,  presque  à  vos  larmes. 
La  méchante  amie  que  je  dois  être  ?  Pouvez-vous 
m'aimer  ?  Non,  je  ne  comprends  pas  ce  que  vous 
trouvez  en  moi,  ma  raison  s'y  perd.  Mais  le  cœur  a 
ses  raisons  que  la  raison  ne  comprend  pas,  suivant 
encore  votre  ami  Pascal. 

Que  vous  me  le  faites  aimer,  ce  Pascal  I  Je  viens 
de  m'en  séparer  à  regret  ;  je  vois  partir  un  livre  avec 
peine,  comme  à  peu  près  une  visite  agréable.  Mot 
d'autant  plus  vrai  que  nous  n'avons  de  livres  qu'en 
visite  et  rarement,  tant  nous  sommes  loin  des  biblio- 
thèques. Quand  ce  manque  de  lecture  se  fait  sentir, 
je  prends  la  quenouille,  je  viens  écrire,  je  fais  ce  que 
je  peux  pour  ne  pas  laisser  prendre  place  à  l'ennui 
dans  ce  vide  :  l'ennui,  le  plus  terrible  ennemi  de 
Tâme,  le  démon  des  solitaires.  Oh  !  tâchez  bien  de 
vous  en  préserver,  vous,  ma  compagne  en  solitude. 
Je  voudrais  vous  aider  de  près,  hélas  !  si  loin  !  Tout 
ce  que  je  puis,  c'est  de  penser  pour  vous  au  piano, 
de  vous  accompagner  en  musique,  de  vous  faire  de 
quoi  chanter.  Cette  pensée  de  travailler  pour  vous 
me  semble  venue  du  ciel,  m'encourage,  et  je  m'en 
sers  comme  d'ambrtion  ;  mais,  hélas  !  celle-là  même 


240  ECGÉNIE   DE    GUÉRIX 

me  quitte  parfois  ;  je  me  dis  :  Bah  !  qu'en  fera- 
t-elle,  de  cette  poésie? Cela  pourra-t-il  s'accommoder 
au  piano  ?  Mes  inspirations  avec  les  siennes  ?  Nous 
sommes  sœurs  par  le  cœur  bien  plus  que  par  l'es- 
prit. Me  voilà  !  quand  je  doute,  je  meurs,  plus  de 
soutien,  il  me  faut  avoir  espérance  en  vous,  entre- 
voir votre  clavier  sur  mes  hj'mnes,  figure  poétique, 
j'espère  !  je  connais  les  mots  du  métier. 

Franchement,  mon  amie,  j'ai  la  rage  de  vouloir 
être  utile,  de  me  dévouer  à  quelqu'un  ou  à  quelque 
chose.  Si  ce  n'est  à  vous,  je  m'en  vais  chez  les 
Arabes  plutôt  que  de  demeurer  bonne  à  rien.  Je  me 
vois  comme  un  être  inutile,  et  cette  pensée  me  fait 
souffrir.  Peut-être  est-ce  vanité  de  vouloir  être  quel- 
que chose.  Si  c'en  est  une,  qu'elle  s'en  aille  alors  I 
Je  me  contente  d'être  néant.  N'est-ce  pas  assez 
d'avoir  à  faire  son  salut,  la  longue  affaire  de  la  vie  ? 
Qui  réduirait  ses  désirs  à  cela  serait  bien  sage  et 
bien  heureux.  Faisons  que  nos  désirs  rentrent  dans 
ce  désir. 

Celui  de  vous  voir  y  touche  un  peu,  ce  me  semble  ; 
c'est  quelque  chose  du  ciel  qui  nous  a  unies  et  nous 
rapprochera,  toujours  pour  notre  bien.  Oh  !  que  je 
serais  fâchée  de  vous  faire  du  mal  !  Dieu  sait  comme 
votre  âme  m'est  chère.  Si  vous  veniez,  nous  cause- 
rions beaucoup.  Ce  que  nous  ferions  ne  peut  se  dire. 
J'attends  cela  comme  un  des  premiers  bonheurs  qui 
me  restent  dans  la  vie  ;  mais,  comme  vous,  je  n'y 
compte  pas.  Vous  avez  toujours  tant  d'entraves  ! 
Cependant  espérons,  et  croyons,  malgré  les  obsta- 
cles. Ceux  qui  croient  l'impossible  sont  les  plus 
heureux. 

Donc  soignez-vous  pour  ce  voyage,  inutile  à  dire, 


LETTRES  241 

je  sais,  mais  on  aime  à  dire  des  inutilités.  Quelle 
importance  elles  prennent  quand  je  les  attache  à 
vous  I  Eh  !  vous  faites  bien,  très  bien,  fort  bien  de 
commencer  vos  lettres  par  vous-même.  Servez  d'a- 
bord le  bon  vin  comme  aux  noces  de  Cana,  abreu- 
vez-moi de  vous,  mon  amie,  qu'est-ce  qui  peut  m'in- 
téresser  davantage  ?  Vous  vous  excusez  là  d'une 
faute  qui  me  plaît  tant  que  je  la  voudrais  au  com- 
mencement, au  milieu,  à  la  fin  de  vos  lettres.  Oui, 
parlez  de  vous,  de  vos  peines,  de  vos  affaires  tou- 
jours. Ne  suis-je  pas  votre  épanchoir  ?  Oh  !  je  ne 
dis  plus  que  je  sois  inutile,  si  vous  pouvez  vous 
reposer  en  moi,  si  Dieu  veut  que  je  vous  sois  bonne 
un  instant.  Ecrivez-moi  de  longues  lettres  quand 
cela  ne  vous  fatiguera  pas.  Songez  un  peu  au  plaisir 
de  celle  qui  les  lira  et  qui  trouve  toujours  que  c'est 
trop  tôt  fini. 

La  dernière  m'est  venue  avant-hier  au  point  du 
jour  sur  mon  chevet.  La  jolie  surprise  et  que  j'ai 
trouvé  que  mon  réveil  était  doux  I  Le  postier  avait 
couché  en  route  et  m'est  venu  avec  l'aurore  comme 
un  messager  de  bonheur,  pressé  et  rare.  Rarement 
si  bonne  chose  à  si  bonne  heure. Vous  m'avez  adouci 
tout  un  jour  ;  je  l'ai  passé,  tout  ce  jour,  mieux  qu'au- 
cun depuis  longtemps.  C'est  qu'il  n'y  a  rien  comme 
des  paroles  d'amitié  pour  mettre  le  cœur  en  bon 
état.  Après  Dieu  rien  n'est  plus  puissant. 

[PS.]  Mon  père,  mon  bon  père  m'a  fait  la  recom- 
mandation expresse  de  vous  dire  de  sa  part  quelque 
chose  de  bien  tendre  et  affectueux.  J'y  joins  pour 
Valentine  un  petit  chant  que  vous  lui  chanterez  sur 
le  piano,  la  pauvre  malade. 

DE  aUÉRIN  16 


242  EUGÉNIE    DE    GUÉHIN 


A  LA  PETITE  VALENTINE 

MALADE 

Oh  !  quand  je  vois  ta  belle  enfance 

Dans  la  souffrance, 
Quand  je  te  vois  au  lieu  de  fleurs 

Cueillir  des  pleurs. 

Pensée  amère 

Me  vient  saisir. 

Enfant  trop  chère, 

Comme  ta  mère 

Dois-tu  souffrir  ! 

Quand  de  langueur  ta  tète  penche 

Comme  une  branche 
De  jeune  saule  ou  de  roseau  ; 

Sur  un  berceau 

Quand  je  vois  faire 

Lit  de  martyr, 

Enfant  trop  chère. 

Comme  ta  mère 

Dois-tu  souffrir   ! 

Quand  tu  parais  comme  une  sainte. 

Sans  cris  ni  plainte. 
Dans  tes  douleurs  chercher  les  cieux 

Oh  '.  quand  tes  yeux 

Vont  au  Calvaire 

Voir  Dieu  mourir, 

Enfant  trop  chère, 

Comme  ta  mère 

Dois-tu  souffrir  î 


A  M-^  LA  BARONNE  DE  MAISTRE 

Le  17  février  [1840]. 

Votre  lettre  m'est  arrivée  pendant  les  vêpres,  à 
l'église  ;   et  comme  je  l'avais  là  sans  la  lire,  j'ai  eu 


LETTRES  243 

ridée  un  peu  de  l'attente  en  purgatoire.  Oh  !  qu'on 
doit  souffrir  près  d'un  bonheur  qu'on  ne  peut  pos- 
séder, près  du  ciel  !  Voilà,  mon  amie,  ce  que  le  petit 
paradis  de  votre  lettre  que  je  ne  voulais  pas  ouvrir 
m'a  fait  penser  et  sentir  pendant  deux  heures,  heures 
de  sacrifice  ;  mais  n'en  faut-il  pas  faire  à  Dieu  ! 
J'étais  contente  d'avoir  cela  à  lui  offrir,  et  précisé- 
ment je  lisais  dans  Vlmitation  ces  paroles  au  cha- 
pitre de  la  patience  :  «  Dieu  ne  laissera  sans  récom- 
pense aucune  peine,  même  la  plus  légère,  qu'on  aura 
soufferte  pour  lui.  »  Courage  I  ai-je  dit  devant  cette 
lettre.  Si  un  jour  il  me  fallait  faire  de  plus  grands 
sacrifices,  j'en  aurais  plus  de  force.  On  s'exerce  au 
vouloir.  S'il  me  fallait  vous  quitter  î  II  y  a  cent 
façons  de  se  séparer  sur  la  terre  :  non  que  j'en  aie 
aucune  en  vue  ;  mais  tôt  ou  tard  ne  faut-il  pas  tout 
quitter?  se  séparer  les  uns  des  autres  ?  Nous  som- 
mes ici-bas  dans  une  hôtellerie  pour  passer.  Ayons 
donc  des  sentiments  de  passagers.  Nous  trouverions 
assez  singulier  celui  qui  se  lierait  à  l'auberge.  Le 
sage  chrétien  ne  le  fait  pas. 

Ne  me  trouvez-vous  pas  avoir  bien  profité  de  la 
mission  des  montagnes,  et  que  sainte  Louise  ne  par- 
lerait pas  autrement  ?  C'est  que  vraiment  j'apprends 
d'elle  et  du  temps  bien  des  choses,  et  surtout  qu'il 
faut  penser  au  ciel  :  mais  y  penser  comme  on  pense 
à  faire  fortune,  en  y  travaillant.  Hélas  1  mon 
Dieu  I  c'est  le  seul  bien  pour  lequel  on  ne  veuille 
rien  faire,  qu'on  attend  par  miracle,  ce  semble.  Le 
plus  grand  de  tous  serait  d'arriver  où  l'on  ne  tend 
pas,  tomber  au  midi  du  côté  du  nord.  Rien  n'est 
inconséquent  comme  cette  conduite,  comme  la  foi 
sans  pratique,  comme  un  baptisé  païen. 


244  EUGÉNIE    DE    GUÉRIN 

Passez,  mon  amie,  cette  singulière  page  à  une 
peine  que  j'ai  dans  l'âme  ;  comme  je  vous  passe  vos 
idées,  vos  rêveries,  vos  douleurs,  passez-moi  aussi 
les  miennes  et  le  naturel  de  mes  expressions  quand 
je  vous  parle.  Ce  n'est  pas  avec  vous  d'ailleurs  que 
je  me  gênerais.  Avec  personne  quand  j'écris.  Sans 
en  mesurer  trop  la  portée,  il  faut  que  ma  convic- 
tion éclate.  Je  suis  sûre  qu'elle  ne  vous  blessera  pas. 
Ma  pauvre  amie,  je  serais  si  fâchée  de  vous  faire  du 
mal  !  Je  vous  le  répète  encore,  ce  mot  qui  vous  a 
frappée,  qui  sera  toujours  le  mien  en  amitié,  dont 
les  relations  doivent  toutes  tourner  au  bien.  Pour 
moi,  je  n'ai  pas  de  remords  à  cet  égard.  Dieu  me 
préserve  des  vôtres,  de  ceux  que  vous  auriez  si  vous 
veniez  à  me  nuire.  Quel  double  malheur  !  et  que 
nous  remplirions  mal  les  voies  de  la  Providence  qui 
nous  a  mises  en  contact  ;  car,  mon  amie,  ce  n'est 
pas  pur  hasard  qui  nous  a  fait  rencontrer.  J'}^  vois 
quelque  divine  intention  de  celui  qui  dirige  jusqu'au 
vol  des  oiseaux,  et  qui,  ce  me  semble,  nous  a  me- 
nées par  la  main  l'une  à  l'autre.  Faisons-nous  donc 
une  amitié  selon  Dieu,  comme  deux  sœurs  de  cha- 
rité. Soignons-nous,  touchons  nos  plaies  et  rejetons 
ce  qui  découle,  le  corrompu  du  cœur  humain. 

C'est  ce  que  je  tâche  de  faire  avec  ma  chère  ma- 
lade. Ainsi  je  ne  crois  pas  que  vous  deviez  vous 
attribuer  par  contagion  cet  air  d'ennui  que  vous 
avez  cru  voir  dernièrement.  Hélas  !  vous  le  savez, 
Veiinui  est  le  fond  de  la  vie  humaine  ;  c'est  le  mien 
quelquefois,  mais  rarement,  par  état  de  santé,  par  le 
corps  plus  que  par  l'âme.  J'ai  quelquefois  besoin 
du  soleil  ;  fait-il  beau  jour,  je  me  ravive,  je  rede- 
viens, non  pas  gaie,  mais   sereine.    Belle   créature 


LETTRES  245 

pourtant,  qu'une  goutte  de  pluie  fait  abattre  1  Que 
nous  ne  sommes  rien  !  Je  l'apprends  toujours  davan- 
tage et  du  besoin  qu'on  a  de  la  force  d'en  haut. 

Ne  pensez  pas  à  m'envoyer  des  livres,  très  bonne  ; 
le  port  les  rendrait  trop  chers.  Et  puis  je  sais  m'en 
passer,  rien  ne  m'est  de  besoin  ;  et  vraiment  rien  ne 
me  manque  à  mon  cher  et  tranquille  et  bien-aimé 
Cayla.  Quelques  voisins  obligeants  nous  ouvrent 
leur  bibliothèque  d'où  je  tire  quelque  rare  chose  à 
mon  choix.  Je  suis  ou  je  resuisy  l'ayant  déjà  lu,  sur 
les  œuvres  de  Bernardin  de  Saint-Pierre,  aimable  et 
simple  auteur,  qu'il  fait  bon  lire  à  la  campagne. 
J'aurais  fantaisie  ensuite  de  Notre-Dame  de  Paris, 
mais  je  n'ose  pas.  Ces  romans  sont  si  ravageurs  que 
j'en  redoute  le  passage  ;  rien  qu'à  en  voir  l'effet  sur 
certains  cœurs  m'épouvante.  Le  mien  si  calme  vou- 
drait rester  comme  il  est.  Si  ce  mot  calme  vous 
étonne  dans  vos  pensées,  songez,  mon  amie,  que 
Dieu  apaise.  Je  ne  mens  point. 


A  M.  HIPPOLYTE  DE  LA  MORVONNAIS 

AU    VAL    DE   l'aRGUENON 

19  juillet,  jour  de  sa  mort  !  [1840]. 

Dieu  soit  béni,  Monsieur  !  Vous  n'êtes  donc  pas 
perdu  pour  nous  de  mort  ou  d'oubli,  car  votre 
silence  m'avait  fait  craindre  et  croire  l'un  et  l'autre. 
Sans  cela,  pensez-vous  que  je  ne  vous  aurais  pas 
écrit  notre  malheur  ?  que  j'eusse  laissé  à  un  journal 


246  EUGÉNIE    DE    GUÉRIN 

de  vous  apprendre  la  perte  d'un  ami  ?  Hélas  !  non, 
Monsieur,  et  j'ai  plus  d'une  fois  pensé  à  vous  dans 
mes  larmes,  car  je  savais  que  vous  l'aviez  aimé,  ce 
pauvre  Maurice  ;  mais  n'ayant  plus  de  vos  lettres  ni 
de  réponse  en  aucune  occasion,  j'ai  dû  penser  que 
vous  n'étiez  plus  de  ce  monde.  Etant  à  Paris,  je  vis 
Maurice  vous  annoncer  son  mariage,  et  ni  même 
alors,  ni  jamais  rien  de  vous.  A  qui,  au  Val,  aurais- 
je  annoncé  sa  mort  ?  Votre  petite  fille  est  trop  jeune 
pour  lui  adresser  autre  chose  que  des  baisers,  pour 
lui  demander  :  où  est  votre  père  ? 

Donc,  Monsieur,  vous  êtes  là  toujours  veuf,  et 
seul,  et  triste.  Dieu  sait  comme  je  vous  ai  souhaité 
des  consolations,  de  ces  consolations  du  ciel  si 
douces  et  puissantes,  car  il  n'y  a  que  cela  de  bon,  de 
soutenant  à  hauteur  d'âme.  Oh  !  je  le  sens,  je  le 
vois,  je  le  sais  de  moi-même,  sous  l'accablante  dou- 
leur, sous  cette  mort  de  Maurice,  frère bien-aimé,  si 
intime  à  mon  cœur.  Sa  perte  est  irréparable  ;  il  s'est 
fait  en  moi  comme  un  vide  que  Dieu  seul  peut  rem- 
plir. Autrefois  vous  me  parliez  de  prière,  et  je  priais 
pour  vous.  Oh  !  priez  pour  moi  maintenant,  priez 
pour  Maurice  comme  je  priais  pour  Marie, et  comme 
je  prie  encore,  car  je  n'ai  rien  oublié. 

Ma  plus  grande  consolation,  je  la  trouve  dans  sa 
mort  pieuse,  dans  ses  sentiments  primitifs  de  foi 
exprimés  en  prières  et  dans  la  réception  des  derniers 
sacrements,  dans  cet  ardent  et  dernier  baiser  au 
crucifix.  Je  révèle  cela,  monsieur,  à  votre  amitié,  à 
cet  intérêt  chrétien  qui  suit  l'àme  dans  l'autre  vie. 
Espérons,  espérons  qu'elle  est  bien  heureuse  pour 
notre  Maurice.  C'était  une  si  belle  âme  !  Oh  1  Dieu 
lui  aura  ouvert  son  paradis  ;  Dieu,  qui  n'est  f|u'a- 


LETTRLS 


247 


mour,  aura  eu  en  amour  cette  âme  de  Maurice.  Si 
vous  lui  élevez  un  monument,  Monsieur,  ce  dont  je 
suis  fort  touchée,  marquez-le  bien  de  signes  de  foi, 
de  cette  foi  pure  et  catholique  dans  laquelle  il  est 
mcrt  ;  ce  qui  manque  à  la  Notice  de  M™^  Sand  et 
m'a  fait  bien  du  chagrin.  Il  est  vrai  qu'elle  n'a  pas 
connu  mon  frère  et  ne  l'a  tracé  que  sur  des  traits 
épars  ;  mais  vous  tous,  ses  amis,  qui  l'avez  connu, 
faites  mieux,  et  écartez,  s'il  vous  plaît,  de  cette  figure 
chrétienne,  tout  nuage  philosophique  et  irréligieux. 
Sera-ce,  Monsieur,  dans  V Université  catholique^  dont 
on  m'a  dit  que  vous  étiez  un  des  rédacteurs,  que 
paraîtra  cet  hommage  funéraire  ?  Nous  serions  bien 
touchés  de  le  voir,  et  vous  offrons  en  famille  l'ex- 
pression d'une  gratitude  profonde. 

Je  vous  remercie  également  des  deux  publications 
que  vous  avez  la  bonté  de  m'envoyer  et  que  je  n'ai 
pas  reçues. 

^Ime  ^Q  Guérin  sera,  j'en  suis  sûre,  bien  touchée 
de  cet  hommage.  Envoyez-lui^  Monsieur,  la  Thé- 
baïcle  des  Grèves,  toute  remplie  de  Maurice  qu'elle 
pleure  toujours.  Vous  avez  raison  de  penser  que  la 
femme  qu'il  avait  choisie  doit  être  une  femme  dis- 
tinguée. C'est,  en  effet,  une  ravissante  créature  en 
beauté,  en  qualités  et  vertu  ;  Eve  charmante,  venue 
d'Orient  pour  un  paradis  de  quelques  jours.  La  mort 
les  a  séparés  après  huit  mois.  Il  ne  reste  pas  d'en- 
fant. Cette  jeune  femme  est  Indienne,  élevée  à  Cal- 
cutta et  venue  à  Paris  il  y  a  trois  ans.  Elle  y  est 
encore,  dans  la  même  maison  où  je  Tai  vue  heu- 
reuse ;  car  je  vous  l'ai  dit,  j'étais  à  ce  mariage.  J'ai 
demeuré  huit  mois  à  Paris,  et  nous  sommes  revenus 
ici  au  mois  de  juillet  dernier,  avec  Maurice  mourant. 


248  EUGÉNIE    DE    GUÉRIN 

Sa  pauvre  veuve  nous  a  quittés  bientôt  après,  mais 
elle  nous  écrit.  Je  ne  doute  pas,  Monsieur,  que  votre 
livre  et  votre  visite  ne  lui  soient  très  agréables. 
Vous  trouverez  cette  chère  sœur  rue  du  Cherche- 
Midi.  36. 

Et  maintenant  que  j'embrasse  votre  chère  petite 
Marie,  cette  enfant  que  Maurice  a  baisée  et  caressée 
au  berceau  et  sur  les  genoux  de  sa  mère.  Hélas  ! 
hélas  !  que  de  deuil  survenu  I  Le  fond  de  la  vie  est 
tout  en  noir  et  bien  triste,  mais  Dieu  le  veut  ainsi, 
afin  que  nous  regardions  vers  le  ciel. 

Adieu,  Monsieur  ;  recevez  de  nouveau  1  assurance 
de  sentiments  qui  ont  dû  se  taire,  mais  qui  n'ont  pas 
changé. 


AU  MEME 


;Au  Cayla],  6  août  ;i840]. 

Je  viens.  Monsieur,  de  recevoir  vos  deux  envois 
poétiques,  et  depuis  que  je  les  ai  vus  et  un  peu 
lus,  je  sens  mille  reconnaissances,  mille  gratitudes 
qui  se  voudraient  exprimer  ;  mais  quelle  parole  peut 
dire  le  parler  du  cœur  !  Aussi,  Monsieur,  je  vous 
bénis  seulement  ,  je  bénis  Dieu  de  vos  inspira- 
tions, et  vous  encore  de  me  les  avoir  fait  goûter. 
C'est  être  bon  et  aimable  de  faire  passer  aux  autres 
ce  qu'on  a  de  doux  en  soi,  et  qui  peut  aussi  adoucir 
quelque  amertume,  et  je  vous  dois  plaisir  et  bien.  Je 
vous  lirai  aux  heures  de  tristesse,  comme  un  livre  de 
prières,    car  vos   chants  sont  pleins  de  Dieu.  Avec 


LETTRES  249 

quel  charme  douloureux  je  vois  cette  Théhaïde  pleine 
de  célestes  objets,  de  tant  de  souvenirs  de  Marie  la 
mère,  de  Marie  l'enfant,  et  de  mon  bien-aimé  Mau- 
rice, hélas  !  presque  toutes  choses  au  ciel  et  qui 
étaient  là  naguère  1  Ainsi  tout  passe,  ainsi  s'éva- 
nouissent en  ce  monde  ces  existences  qui  en  fai- 
saient le  bonheur.  Aussi  ne  peut-on  plus  regarder 
qu'au  ciel  où  on  les  retrouve,  où  on  les  sait  avec 
Dieu. 

La  mort  des  amis  détache  le  cœur  d'ici-bas,  et 
fait  comprendre  le  besoin  des  affections  immortelles, 
le  besoin  d'aimer  Dieu,  l'ami  qui  ne  meurt  pas.  Je 
suis  bien  sûre,  Monsieur,  que  votre  âme  se  fait  de 
plus  en  plus  religieuse,  depuis  que  vous  êtes  de  plus 
en  plus  seul  et  veuf  et  affligé.  Le  temps  ne  fait  que 
creuser  les  douleurs,  je  pense,  au  Val  comme  en 
d'autres  lieux  de  deuil.  Mais  courage,  ainsi  que  nous 
le  disions  autrefois,  courage  et  foi,  ces  deux  forts 
appuis  de  l'homme.  Avec  cela,  on  ne  souffre  pas 
moins,  mais  on  souffre  en  chrétien,  en  union  avec 
Jésus  agonisant  de  tristesse,  qui  est  entré  au  ciel  par 
le  Calvaire.  Je  ne  connais  rien  de  plus  soutenant  que 
la  croix.  On  la  voit  avec  consolation  plantée  dans 
votre  Théhaïde  et  arrosée  de  pleurs  et  de  prières.  La 
petite  Marie  est  l'ange  de  cette  chapelle,  pieuse 
enfant,  pleine  d'amour  de  Dieu  et  de  sa  mère.  Vous 
relevez  ainsi,  sans  doute,  et  votre  fille  sera  votre 
plus  céleste  et  pure  poésie,  et  votre  couronne  de 
gloire  devant  Dieu.  Par  malheur,  nous  n'avons 
pas  d'enfant  au  Cayla,  et  en  cela  notre  désert  est 
encore  plus  triste  que  le  vôtre.  Mon  frère  aîné  n'est 
pas  encore  marié,  et  l'autre  est  mort  tout  entier. 
Ainsi  Ta  voulu  la  sainte  Providence.  C'est  affligeant, 


250 


EUGENIE    DE    GUERIN 


mais  le  bon   côté   des  choses   est  celui  que  nous  ne 
voyons  pas  en  ce  monde,  et  il  existe  pourtant. 

Adieu,  Monsieur,  et  encore  une  fois  recevez  l'ex- 
pression de  ma  gratitude  moins  exprimée  que  sentie. 
Que  vous  donner  pour  votre  don  touchant  ?  Agrée- 
rez-vous  une  mèche  des  cheveux  de  Maurice  ?  La 
sœur  de  votre  ami  n'a  rien  de  plus  précieux. 


AU  MEME 


Paris,  rue  du  Dauphin,  hôtel  Sullj' 
20  février  1841. 


Me  voici  à  Paris,  ce  Paris  où  je  n'ai  plus  Maurice, 
mais  où  je  m'occupe  toujours  de  lui.  En  arrivant,  je 
me  suis  informée  de  la  publication  et  j'en  ramasse 
les  matériaux.  C'est  le  moment,  Monsieur,  de  nous 
envoj-er  les  précieux  manuscrits  et  le  livre  vert 
arrivé  d'Amérique.  M.  d'Aurevilh*  n'a  rien  reçu,  ce 
qui  me  met  en  peine  sur  le  sort  de  ces  envois  que  je 
vous  avais  prié  de  faire  à  son  adresse,  lors  de  mon 
départ  de  Nevers.  N'auriez-vous  pas  reçu  ma  lettre 
ou  seriez-vous  malade  ?  Hélas  I  on  craint  le 
malheur,  quand  il  frappe  de  tous  côtés.  Mon  amie 
est  de  plus  en  plus  souffrante  ;  je  n'ai  que  de  tristes 
pressentiments  où  vous  êtes  compris  parfois,  et 
que  l'état  de  votre  santé  passée  justifie.  Si  donc 
vous  être  souffrant,  veuillez  me  le  dire,  afin  que 
le  doute  s'en  aille,  le  doute  pire  souvent  que  la 
réalité. 


LETTRES  251 

J'ai  vu  ma  belle-sœur,  mais  pas  assez  pour  tout  ce 
que  j'aurai  à  lui  dire,  pour  savoir  si  elle  a  reçu  vos 
poésies.  Au  reste,  elle  était  absente  depuis  six  mois 
de  Paris,  ce  qui  explique  son  silence  à  un  hommage 
qui  n'a  pu  que  la  toucher  sensiblement.  Mais  peut- 
être  à  présent  avez-vous  reçu  sa  réponse  et  ses  re- 
merciements. Combien  n  en  ai-je  pas  pour  vous 
dans  mon  cœur  au  sujet  de  ce  que  vous  avez  fait 
pour  Maurice  I  Mais,  Monsieur,  quand  me  sera-t-ii 
donné  d'en  jouir  "^  délire  V  Université  catholique  ei 
de  posséder  ces  copies  que  vous  vous  donnez  la 
peine  de  faire  ?  C'est  vraiment  beaucoup  de  travail, 
beaucoup  trop,  et  si  cela  vous  fatigue,  vous  feriez 
mieux  de  m'envoyer  les  originaux,  qu'une  fois  trans- 
crits je  vous  renverrais  fidèlement.  C'est  une  idée 
qui  m'est  venue  dans  votre  état  de  souffrance  et 
pour  vous  abréger  le  travail. 

Vous  dire  ce  que  je  fais  à  Paris  ?  hélas  !  rien  que 
rester  dans  la  chambre  de  ma  pauvre  malade,  triste 
et  douce  vie  qui  laisse  tant  à  penser  et  à  souffrir. 
Je  ne  sais  quand  je  regagnerai  mon  Cayla  si  pais- 
sible,  ce  cloître  au  désert  où  l'âme  est  mieux,  je 
crois,  que  cloîtrée  dans  le  monde,  à  cause  du  bruit. 
Mais  tout  lieu  où  Dieu  nous  mène  est  bon  ;  de  tout 
lieu  on  va  au  ciel.  Cette  pensée  est  ma  douce,  ma 
consolante  compagne  sur  cette  pauvre  terre  ;  je 
voudrais  la  donner  à  tous  les  affligés.  Comme  je 
pense,  c'est  la  vôtre  dans  votre  Thébaïde.  Vous  y 
continuez  aussi  vos  poétiques  études,  ces  enchan- 
teresses de  l'âme,  et  la  petite  Marie  est  là  qui  vous 
sourit  toujours.  Vous  avez  bien  souffert  ;  mais  Dieu 
encore  vous  a  laissé  quelque  bonheur,  assez  pour  le 
bénir  comme  nous  faisons  tous. 


252  EUGÉNIE    DE    GUÉRIX 

Oui,  dans  la  coupe  amère  où  nous  buvons  la  vie. 
Il  se  mêle  toujours  quelque  goutte  de  miel, 

comme  a  chanté  notre  Lamartine. 

j^jme  '"'  n'a  pas  l'air  d'avoir  reçu  vos  papiers,  ou 
bien  elle  les  garde.  Ayez  la  bonté  de  me  dire  ce  qui 
en  est,  afin  que  je  recueille  ces  chères  reliques  par- 
tout où  elles  seront.  Caressez  pour  moi  l'enfant 
blanche  et  rose,  et  recevez,  Monsieur,  la  nouvelle 
assurance  de  mes  sentiments. 


A  M.  DE  GUERIN 

AU    CAYLA. 
[ParisJ,    Jeudi  saint  [8  avril  1841]. 

Je  sors  de  Saint-Roch,  du  milieu  de  la  foule,  des 
sermons  et  de  la  musique,  et  des  prières  aussi,  car 
dans  ces  flots  il  s'en  trouve  quelques-uns  qui  vont  à 
Dieu.  En  général,  il  y  a  pourtant  peu  de  recueille- 
ment dans  ces  allées  et  venues.  Pour  me  sauver  de 
la  dissipation,  je  me  suis  réfugiée  au  fond  du  Cal- 
vaire, sombre  et  silencieux.  C'était  doux  comme  le 
paradis, et  j'y  pensais  à  la  chapelle  d'Andillac  où  vous 
étiez  sans  doute,  mes  chers  éloignés,  pensant  à 
Paris,  je  crois.  Il  est  de  ces  lieux  et  de  ces  occasions 
où  les  cœurs  se  rencontrent.  Aujourd'hui,  nous  au- 
rons prié  les  uns  pour  les  autres,  bien  sûr.  Sainte 
journée  du  Jeudi  saint,  que  depuis  quelques  années 
je  passe  si  rarement  au    Caj'la  !  Il  y   a    trois   ans. 


LETTRES  253 

j'étais  à  Alby  auprès  de  cette  pauvre  Lili  ;  l'année 
d'après  j'étais  ici,  et  cette  année  encore  ici.  Singu- 
lière destinée  que  la  mienne,  liée  à  tant  de  choses 
inattendues,  dans  des  desseins  de  Providence,  sans 
doute  !  Nous  avons  tous  une  mission  en  ce  monde  ; 
la  mienne  est  d'aller  loin  voir  souffrir. 

Vendredi  saint.  —  Je  ne  dirai  pas  long  ce  soir, 
étant  fatiguée  de  ma  journée  d'église.  Une  fois  dans 
Saint-Roch  on  n'en  sort  plus,  tant  les  sermons  et 
les  offices  se  succèdent.  Ce  matin,  méditations  à  six 
heures,  puis  la  Passion  par  M.  le  curé  qui  a  parlé 
divinement  ;  à  neuf  heures,  l'office,  l'adoration  de 
la  croix  par  deux  à  trois  mille  âmes  ;  à  midi,  les  pa- 
roles de  l'Agonie  jusqu'à  trois  heures,  alternative- 
ment avec  la  musique,  fort  analogue  cette  fois  ; 
enfin,  les  ténèbres  et  le  Stabat  à  sept  heures.  Voilà- 
t-il  une  journée  à  la  Rousou  *  ?  Oh  !  qu'elle  y  serait 
radieuse  1  J'ai  vu  sa  représentation,  au  Calvaire, 
dans  une  fille  coiffée  comme  elle,  recueillie  comme 
elle,  à  genoux,  toujours  comme  elle.  S'il  eût  été  per- 
mis, je  lui  aurais  demandé  d'où  elle  était  :  du  Midi, 
bien  sûr,  d'après  son  costume.  Dites  cela  à  notre 
marguillière,  et  comme  il  m'est  venu  à  son  occasion 
distraction  et  édification.  Bonsoir  sur  celte  sainte 
journée.  N'allez  pas  croire  que  je  l'ai  passée  tout 
entière  à  l'église  :  je  suis  sortie  pour  déjeuner  et 
dîner  ;  mais  les  prêtres,  je  pense,  se  sont  nourris 
d'eau  bénite. 

Depuis  cette  pause  d'il  y  a  quelques  jours,   votre 

1.  Rousou,  Rose-la- Marguillière,  dont  il  est  plusieurs  fois  parlé 
dans  le  Journal, 


254  EUGÉNIE    DE    GUÉRIN 

lettre  m'est  venue  et  l'affreux  malheur  des  Thézac. 
Quel  coup  de  foudre  !  je  n'en  reviens  pas.  Cet  Hip- 
polyte  si  jeune,  si  bien  portant  !  Qu'est-ce  que  la 
vie  la  plus  forte  ?  J'ai  passé  une  partie  de  la  journée 
d'hier  avec  Charles,  après  lui  avoir  annoncé  la  ter- 
rible nouvelle.  M.  Cadars  est  venu  me  prendre  pour 
cela,  chargé  qu'il  en  était  de  la  part  de  la  famille. 
Le  brave  homme  et  sa  femme  étaient  aussi  affligés  ' 
que  delà  perte  d'un  parent.  Gabrielle  de  Paulo  m'a 
écrit  tout  atterrée  et  consternée  ;  elle  me  dit  qu  il 
est  mort  du  croup,  singulière  maladie  à  cet  â£;e  ! 
Enfin,  il  est  mort,  ce  puissant  Hippolyte  !  Il  n'y  a  que 
Dieu  qui  puisse  consoler  sa  mère,  et  les  sentiments 
pieux  qu'il  a  témoignés.  Il  est  mort  avec  la  résignn- 
tion  d'un  ange,  me  mande  Gabrielle.  Dieu  soit  béui 
que,  dans  de  si  courts  moments,  ce  pauvre  jeune 
homme  ait  pu  penser  à  son  âme  ! 

Passons  à  autre  chose  :  de  la  mort  à  la  vie.  La 
grande  nouvelle  d'une  promenade  hier  en  voiture  au 
bois  de  Boulogne  avec  notre  malade,  promenadequi 
sera  menée  jusqu'à  la  mer,  si  le   mieux  se  soutient. 

Notre  prince  vous  paraît  donc  fort  suspect,  et 
vous  ne  voudriez  pas  me  savoir  avec  lui  dehors  ni 
dedans,  et  cependant  nous  nous  touchons  la  main 
comme  de  bons  amis.  Il  a  l'air  si  franc,  si  loyal,  si 
bon,  qu'on  le  croit  tout  ce  qu'il  veut,  quoique  ce  ne 
soit  pas  tout  ce  qu'il  est  peut-être.  Quoi  qu'il  en  soit, 
il  ne  demande  rien  ;  il  est  reçu  d'ailleurs  chez  les 
sommités  royalistes,  entre  autres  MM.  de  N***  et  de 
la  Rochejacquelein.  M.  de  Sainte  M***  le  trouve 
extrêmement  remarquable,  d'une  politique  haute  et 
habile. 

Le  cahier  ne  s'est  pas  trouvé  comme  l'avait  dit  la 


LETTRES  255 

sibylle  ;  je  me  défie  un  peu  de  l'oracle.  Cependant  je 
suis  sûre  autant  que  d'avoir  deux  mains  que  ce 
manuscrit  existe  ;  mais  où  est-il  ?  M.  Quemper  m'en 
a  remis  un  qui  a  traversé  l'Amérique  du  nord  au 
sud  1.  Je  ne  vous  puis  rien  dire  de  plus  que  ce  que 
vous  savez  de  cette  publication.  Il  y  a  quelque  temps 
d'ailleurs  que  je  n'ai  vu  M.  d'Aurevilly. 

L'autre  jour  je  fus  pour  entendre  Lablache  dans 
une  soirée.  Lablachene  vint  pas, et  je  m'ennuyaifort 
pendant  trois  heures  à  entendre  d'autres  chanteurs. 
Auguste  était  avec  moi.  A  peu  près  tous  les  di- 
manches de  CarêmC;  il  m'a  menée  entendre  M.  de 
Ravignan  à  Notre-Dame.  Les  sermons  ont  été  ma 
grande  jouissance,  Dieu  veuille  qu'ils  aient  été  mon 
salut.  Adieu,  cher  papa  ;  malgré  moi  il  faut  que  je 
vous  quitte. 


[P. -S.]  Encore  une  connaissance  !  celle  du  copiste 
de  Maurice^,  ce  jeune  homme  si  dévoué  qui,  depuis 
six  mois,  consacre  tout  son  temps  à  cette  écriture. 
Je  lui  ai  remis  une  remarquable  expansion  d'âme  à 
M.  Buquet  que  M.  Buquet  m'a  remise. 


1.  Le  cahier  vert  sur  lequel  Maurice  de  Guérin  avait  écrit  son 
Journal, 

2.  Charles-Auguste  Chopin,  très  dévoué  à  Maurice  de  Guérin 
et  à  sa  mémoire,  sur  les  copies  duquel  nous  avons  publié  quel- 
ques-unes des  Poésies  et  des  Lettres  qui  composent  le  second 
volume  de  notre  première  édition  [Reliqiiiœ,  Caen,  2  vol.  in-16, 
1860).  Le  soin  pieux  qu'il  avait  pris  de  les  recueillir  en  a  pro- 
bablement sauvé  une  partie.  Il  a  donc  des  titres,  lui  aussi,  à  la 
reconnaissance  de  ceux  qui  apprécient  le  talent  cl c  l'auteur  du 
Centaure.  Nous  sommes  heureux  de  lui  rendre  encore  une  fois 
cette  justice.  (JVofe  de  Trébuden). 


256  EUGÉNIE   DE   GUÉRIN 

AU   MÊME 

AU    CAYLA. 

[Paris,  29  avril  1841.) 

La  belle  chose  que  le  Palais-Royal,  à  neuf  heures 
du  soir,  avec  son  éclairage,  ses  promenades,  sa  ver- 
dure 1  Oh  1  si  des  journées  pareilles  à  celle-ci  se  con- 
tinuaient, les  morts  sortiraient  des  tombeaux  ;  c'est 
un  air  de  résurrection.  Tous  les  oiseaux  de  Paris, 
ceux  des  cages  et  ceux  qui  volent,  chantent  à  se  faire 
entendre.  Les  Tuileries  resplendissent  de  verdure 
et  nous  envoient  des  bouffées  de  parfums,  des  sen- 
teurs mêlées  de  lilas,  d'œillets,  de  jonquilles  et  de  je 
ne  sais  combien  de  fleurs  épanouies  dans  ce  grand 
parterre  royal.  En  suivant  la  procession  de  Saint- 
Marc,  à  Saint-Roch,  je  pensais  qu'elle  eût  été  belle 
dans  ces  magnifiques  allées.  Toi,  Mimi,  tu  suivais 
les  sentiers  d'Andillac,  et  tu  te  demandais  peut-être 
où  j'étais.  Que  je  vous  conte  ma  journée,  dans  la 
retraite  de  ma  cellule. 

Le  sommeil  m"a  laissée  là  avant-hier.  Depuis 
voilà  votre  lettre,  et  cette  terrible  nouvelle  et  affliction 
de  Caylux.  Est-il  bien  vrai  ?  Je  crois  être  sous  l'in- 
fluence d'un  cauchemar  et  rêver  morts.  Ce  pauvre 
Adolphe,  cette  pauvre  Misy  i,  que  je  les  regrette  ! 
Voilà  les  pressentiments  accomplis.  Elle  me  disait, 
la  dernière  fois  que  je  l'ai  vue  :  «  Je  suis   trop  heu- 

1.  },{^^  de  Cahuzac,  née  de  la  Gardelle. 


LETTRES  257 

reuse,  je  tremble  qu'il  ne  m'arrive  quelque  chose.  » 
Pauvre  jeune  femme  qui  aimait  tant  son  Adolphe, 
que  va-t-elle  devenir  ?  Je  vais  prier  Dieu  de  la  sou- 
tenir, et  même  je  lui  écrirai.  On  se  doit  cela, 
quelque  douloureuses  que  soient  ces  lettres  à  écrire. 
Tu  as  bien  fait,  Mimi,  d'aller  voir  ces  chers  affligés. 
Ainsi  tu  ne  fais  donc  que  des  visites  mortuaires  ? 
Moi,  je  demeure  auprès  d'une  malade,  ce  qui  se 
ressemble  un  peu,  et  nous  restons  sœurs  dans  nos 
affaires  d'amitié  et  de  charité  chrétienne. 

Vingt-huit  degrés  de  chaleur,  c'est  extravagant 
pour  Paris,  au  l*^""  mai  ;  mais  tout  touche  à  l'extrême 
dans  ce  Paris.  Ce  soir,  peut-être,  aurons-nous  la 
pluie  avec  le  feu  d'artifice  pour  la  fête  du  roi.  En 
passant  par  les  Tuileries,  j'ai  vu  les  préparatifs, 
probablement  tout  ce  que  je  verrai  de  la  Saint-Phi- 
lippe. Je  n'aime  pas  ces  foules,  et  puis  je  ne  suis 
pas  en  gaies  dispositions,  pensant  à  ces  pauvres  amis 
disparus.  Adolphe  avait  toujours  eu  le  sang  porté  à 
la  tête,  et  un  coup  de  soleil  à  la  chasse  aura  peut- 
être  déterminé  une  fièvre  cérébrale. 

Cette  rencontre  des  Rivières  nous  a  fait  rire  et  me 
donne  à  regretter  de  ne  pouvoir  pas  jouir  des  deux. 
Le  duc  de  Normandie  est  au  salon,  ce  qui  vous  fera 
rire,  surtout  si  j'ajoute  que  nous  l'aimons  comme  on 
aimait  Cagliostro,  le  plus  spirituel  des  jongleurs. 
Quel  homme  intéressant  et  incompréhensible  1 
Adieu,  maintenant.  J'écrirais  toujours,  mais  le  pa- 
quet vous  viendra  par  la  poste  d'Alby  ou  de  Gaillac. 
Je  ne  sais  si  j'ai  fait  réponse  à  tout  -,  du  moins  ce  ne 
sera  pas  la  lettre  courte  comme  s'en  plaint  papa, 
quoique  à  tort,  ce  me  semble,  reproche  qui  me  fait 
l'effet  d'un  compliment.  Chère  Mimi  et  cher  Éran, 

DE   GUÉRIN  17 


258  EUGÉNIE   DE    GUÉRIN 

prenez  votre  part.  Je  vous  écris  en  bloc  ;  mais  je 
fais  mes  félicitations  à  part  à  Mimi  sur  ses  poulets 
et  sur  Piiiiit  \  dont  la  florissante  santé  m'assure  des 
soins  qu'il  reçoit.  Je  vous  embrasse  tous.  Adieu. 


A  M^i^  ANTOINETTE  DE  BOISSET 

18  août  [1843]. 

C'est  à  côté  d'un  berceau  où  dort  un  ange  aux 
3'eux  bleus  que  je  vous  écris,  ma  chère  Antoinette  : 
c'est  vous  dire  que  je  suis  tante.  Ce  bonheur  que 
vous  connaissez,  je  ne  me  serais  pas  doutée  qu'il 
fût  si  doux,  et  qu'il  3^  eût  tant  de  joie  au  cœur  pour 
un  si  petit  être  naissant.  Celui-ci^  il  est  vrai,  était 
bien  vivement  désiré  de  toute  la  famille,  et  nous  ne 
cessons  de  bénir  Dieu  de  cette  grâce  l'un  pour  l'au- 
tre. Puisse  notre  chère  enfant  vivre  et  grandir  et  res- 
sembler à  sa  mère  dans  ses  qualités  charmantes  ! 
Depuis  quelques  jours,  je  ne  vis  que  dans  l'avenir  et 
dans  ma  petite  Marie.  Nous  l'avons  appelée  de  ce 
nom  de  céleste  augure,  et  j'en  espère  infiniment. 
Déjà  la  petite  promet,  d'abord  de  vouloir  rester  en 
ce  monde,  puis  de  se  bien  porter.  Je  ne  sais  pas  le 
reste  de  ce  que  renferme  cette  petite  vie,  mais  j'en 
présume  beaucoup  de  bonnes  choses. 

Je  présume  aussi  et  avec  pleine  certitude  que  vous 
prendrez  part  à  mon  bonheur,  ma  chère  Antoinette. 
Je  vous  associe  à  tous  mes  sentiments,   et  toujours 

1.  Son  chardonneret. 


LETTRES  259 

votre  amitié  les  partage.  Je  vous  trouve  toujours 
près  de  moi.  Plût  à  Dieu  que  ce  fût  en  personne  aussi 
bien  que  de  cœur  1  La  présence  redouble  le  plaisir 
des  relations,  et  vous  voir  serait  pour  moi  un  doux 
avantage,  ma  céleste  amie.  C'est  toujours  mon  cher 
projet  de  vous  rencontrer  ;  mais  je  sors  peu  et  rentre 
vite.  En  voici  jusqu'à  l'hiver  d'une  visite  à  Gaillac, 
quoique  à  écouter  mes  cousines  et  le  désir  de  les 
voir,  ce  ne  dût  pas  être  si  tard.  Mille  raisons  enchaî- 
nent au  chez-soi  et  retiennent  quand  on  veut  s'en 
aller.  C'est  ceci,  cela  ;  c'est  souvent  pour  moi  mon 
père  souffrant.  Puissiez-vous  sur  l'endroit  des  santés 
n'avoir  plus  de  craintes,  ma  chère  Antoinette  !  Je 
désire  bien  que  cette  charmante  époque  des  vacances 
se  passe  chez  vous  sans  amertume  autre  que  le 
départ,  qui  est  toujours  amer. 

Et  à  propos  de  départ,  je  viens  d'en  voir  un  qui 
m'a  été  bien  pénible.  C'est  celui  de  ma  bien-aimée 
sœur  de  Paris  pour  les  Indes.  Elle  a  regagné  son 
pays,  où  l'appelaient  sa  tante  et  un  frère  qu'elle  ché- 
rit. Ses  adieux  sont  pleins  d'affection  et  de  regrets, 
et  nous  font  espérer  que  nous  la  reverrons.  Mais 
sera-ce  jamais  ?  Dieu  veuille  nous  exaucer  et  con- 
server cet  ange. 

Adieu,  ma  chère  Antoinette  ;  priez  pour  elle  et 
pour  moi. 


260  EUGÉNIE   DE    GUÉRIN 


A  LA   MEME 

Au  Cayla,  le  17  septembre  1846. 

Je  me  souviens,  ma  chère  Antoinette,  et  j'aime  à 
me  souvenir  que  vous  m'avez  témoigné  fort  affec- 
tueusement le  désir  d'avoir  de  mes  nouvelles  lorsque 
je  vous  ai  dit  adieu  à  Cauterets.  Me  voici  donc  vous 
écrivant  pour  contenter  votre  amitié  et  la  mienne, 
car  je  me  plais  à  donner  autant  que  vous  à  recevoir. 
Mais  qu'allez-vous  recevoir,  ma  chère  ?  Rien  de  joli, 
ni  d'intéressant,  ni  de  bon,  si  ce  n'est  que  je  me 
crois  en  paradis  depuis  que  je  me  retrouve  au  milieu 
des  miens. 

Les  Pyrénées  sont  bien  la  plus  magnifique  Bas- 
tille où  l'on  puisse  être  enfermée,  mais  où  Ton  s'en- 
nuie très  grandement  aussi,  selon  moi.  Avec  quelles 
délices  je  m'en  suis  vue  dehors  !  Et  cependant  je 
n'ai  que  du  bien  à  dire  de  ces  contrées,  sauf  de  l'air 
froid  et  des  brouillards  qui  m'ont  si  richement 
enrhumée.  Encore  de  ce  rhume  n'en  dirais-je  pas 
trop  de  mal  pour  bien  des  raisons,  et  surtout  parce 
qu'il  s'en  va.  Grâce  à  Dieu  et  aux  soins  inexprima- 
bles de  mon  incomparable  sœur,  de  ma  tendre  et 
bonne  Marie,  me  voici  à  peu  près  en  convalescence, 
sans  aucun  reste  de  mes  tribulations,  que  la  fai- 
blesse. Je  commence  à  espérer  que  nous  nous  rever- 
rons encore  en  ce  monde,  ma  chère  Antoinette  ;  je 
ne  sais  en  quel  endroit,  peut-être  au  plus  inattendu, 
comme  cette  fois  aux  Pj^rénées. 

En  attendant,  je  commence  par  vous  écrire,  et 
aussi  par  vous  dire  adieu.  Je  n'ai  pas  la  tête  encore 


LETTRES  261 

bien  forte,  quoique  le  cœur  veuille  lui  aider  ;  elle 
chancelle  dessus.  Je  ne  vous  quitte  pas  cependant 
sans  vous  demander  si  votre  santé  se  maintient  dans 
l'état  florissant  où  je  l'ai  laissée.  C'est  le  désir  le  plus 
vrai  de  mon  cœur,  car  j'éprouve  combien  il  y  a  de 
jouissance  dans  une  bonne  santé. 

Je  vous  embrasse  aussi  tendrement  que  de  cou- 
tume. Bien  des  hommages  à  vos  chers  parents  qui 
ont  été  aussi  heureux  de  votre  retour  que  vous  l'avez 
été  de  les  rejoindre  et  de  les  embrasser.  Il  faut  en 
convenir,  ces  séparations  amères  sont  bien  douces 
à  la  fin.  Je  suis  à  l'amer  puisque  je  vous  quitte. 

Amitiés  sans  fin  à  Irène,  à  votre  chère  Augustine. 

Donnez-moi  de  vos  nouvelles,  s'il  vous  plaît,  et  de 
vos  prières. 


JOURNAL 


A   MON    BIEN-AIME    FRERE     MAURICE. 

Je  me  dépose    dans  votre  âme. 
(HiLDEGARDE,  à  Saint-Bernard.) 

Le  15  novembre  183A.  —  Puisque  tu  le  veux,  mon 
cher  Maurice,  je  vais  donc  continuer  ce  petit  journal 
que  tu  aimes  tant*.  Mais  comme  le  papier  me 
manque,  je  me  sers  d'un  cahier  cousu,  destiné  à  la 
poésie,  dont  je  n'ôte  rien  que  le  titre-  ;  fil  et  feuilles, 
tout  y  demeure,  et  tu  l'auras,  tout  gros  qu'il  est,  à  la 
première  occasion. 

Le  17.  —  La  cloche  d'x\ndillac  n'a  sonné  que  des 
glas  ces  jours-ci.  C'est  la  fièvre  maligne  qui  fait  ses 
ravages  comme  tous  les  ans.  Nous  pleurons  tous 
une  jeune  femme  de  ton  âge,  la  plus  belle,  la  plus 

1.  On  voit,  par  le  début  du  cahier  suivant,  que  celui-ci 
n'était  que  le  second.  Le  premier  ne  s'est  point  retrouvé. 

2.  Le  mot  Poésies  se  lit  encore,  à  demi  effacé,  au  haut  de  la 
page. 


JOURNAL  263 

vertueuse  de  la  paroisse,  enlevée  en  quelques  jours. 
Elle  laisse  un  tout  petit  enfant  qui  tétait.  Pauvre 
petit  î  C'était  Marianne  de  Gaillard.  Dimanche  der- 
nier, j'allai  encore  serrer  la  main  d'une  agonisante  de 
dix-huit  ans.  Elle  me  reconnut,  la  pauvre  jeune  fille, 
me  dit  un  mot  et  se  remit  à  prier  Dieu.  Je  voulais  lui 
parler,  je  ne  sus  que  lui  dire  ;  les  mourants  parlent 
mieux  que  nous.  On  l'enterrait  lundi.  Que  de 
réflexions  à  faire  sur  ces  tombes  fraîches  !  O  mon 
Dieu,  que  Ton  s'en  va  vite  de  ce  monde  I  Le  soir, 
quand  je  suis  seule,  toutes  ces  figures  de  morts  me 
reviennent.  Je  n'ai  pas  peur,  mais  mes  pensées  pren- 
nent toutes  le  deuil  ;  et  le  monde  me  paraît  aussi 
triste  qu'un  tombeau.  Je  t'ai  dit  cependant  que  ces 
lettres  m'avaient  fait  plaisir.  Oh  !  c'est  bien  vrai  ; 
mon  cœur  n'est  pas  muet  au  milieu  de  ces  agonies, 
et  ne  sent  que  plus  vivement  tout  ce  qui  lui  porte 
vie.  Ta  lettre  donc  m'a  donné  une  lueur  de  joie,  je 
me  trompe,  un  véritable  bonheur,  par  les  bonnes 
choses  dont  elle  est  remplie.  Enfin  ton  avenir  com- 
mence à  poindre  ;  je  te  vois  un  état,  une  position 
sociale,  un  point  d'appui  à  la  vie  matérielle.  Dieu 
soit  loué  !  c'est  ce  que  je  désirais  le  plus  en  ce 
monde  et  pour  toi  et  pour  moi,  car  mon  avenir  s'at- 
tache au  tien,  ils  sont  frères.  J'ai  fait  de  beaux  rêves 
à  ce  sujet,  je  te  les  dirai  peut-être.  Pour  le  moment, 
adieu  ;  il  faut  que  j'écrive  à  Mimi  *, 

Le  18.  —  Je  suis  furieuse  contre  la  chatte  grise. 
Cette  méchante  bête  vient  de  m'enlever  un  petit 
pigeon   que  je  réchaufî"ais  au  coin  du  feu.  Il  com- 

1.  Mimiy  Mimin  ou  Marie,  la  seconde  fille  de  M.   de  Guérin, 


26-i  EUGÉNIE    DE    GUÉRIN 

mençait  à  revivre,  le  pauvre  animal  ;  je  voulais  le 
priver  ;  il  m'aurait  aimée,  et   voilà  tout  cela  croqué 
par  un  chat  !  Que  de  mécomptes  dans  la  vie  !   Cet 
événement  et  tous  ceux  du  jour  se  sont  passés  à  la 
cuisine  ,  c'est  là  que  je  fais  demeure  toute  la  matinée 
et  une  partie  du  soir  depuis  que  je  suis  sans  Mimi. 
Il  faut  surveiller   la   cuisinière  ;   papa  quelquefois 
descend  et  je  lui  lis  près  du  fourneau  ou  au  coin  du 
feu  quelques   morceaux  des   antiquités    de  l'Eglise 
anglo-saxonne.  Ce  gros  livre  étonnait  Pierril.    Que 
de  monts  aqui  dedins^?  Cet  enfant  est  tout  à  fait  drôle. 
Un  soir,  il  me  demanda  si  l'âme  était  immortelle  ; 
puis,  après,  ce  que  c'était  qu'un    philosophe.  Nous 
étions  aux   grandes  questions,  comme  tu  vois.  Sur 
ma   réponse   que  c'était  quelqu'un   de  sage  et    de 
savant  :    «  Donc,   mademoiselle,    vous   êtes  philo- 
sophe. »  Ce  fut  dit  avec  un  air  de  naïveté  et  de  fran- 
chise qui  aurait  pu  flatter  Socrate,  mais  qui   me  fit 
tant  rire  que   mon  sérieux   de  catéchiste   s'en    alla 
pour  la  soirée.  Cet  enfant  nous  a  quittés,  un  de  ces 
jours,  à  son  grand  regret  ;  il  était  à  terme  le  jour  de 
la  Sainte-Brice.  Le  voilà  avec  son  petit  cochon  cher- 
chant des  truffes.  S'il  vient  par  ici,  j'irai  le  joindre 
pour  lui  demander  s'il  me  trouve  toujours  l'air  phi- 
losophe. 

Avec  qui  croirais-tu  que  j'étais  ce  matin  au  coin 
du  feu  de  la  cuisine  ?  Avec  Platon  :  je  n'osais  pas  le 
dire,  mais  il  m'est  tombé  sous  les  yeux,  et  j'ai  voulu 
faire  sa  connaissance.  Je  n'en  suis  qu'aux  premières 
pages.  Il  me  semble  admirable,  ce  Platon  ;  mais  je 
lui   trouve  une   singulière   idée,   c'est  de  placer  la 

1,  En  patois  du  pays  :  que  de  mots  là-dedans  ! 


JOURNAL  265 

santé  avant  la  beauté  dans  la  nomenclature  des  biens 
que  Dieu  nous  fait.  S'il  eût  consulté  une  femme, 
Platon  n'aurait  pas  écrit  cela  :  tu  le  penses  bien  ?  Je 
le  pense  aussi,  et  cependant,  me  souvenant  que 7e 
suis  philosophe^  je  suis  un  peu  de  son  avis.  Quand  on 
est  au  lit  bien  malade,  on  ferait  volontiers  le  sacri- 
fice de  son  teint  ou  de  ses  beaux  yeux  pour  rattraper 
la  santé  et  jouir  du  soleil.  Il  suffit  d'ailleurs  d'un  peu 
de  piété  dans  le  cœur,  d'un  peu  d'amour  de  Dieu 
pour  renoncer  bien  vite  à  ces  idolâtries,  car  une 
jolie  femme  s'adore.  Quand  j'étais  enfant,  j'aurais 
voulu  être  belle  ;  je  ne  rêvais  que  beauté,  parce  que, 
me  disais-je,  maman  m'aurait  aimée  davantage.  Grâce 
à  Dieu,  cet  enfantillage  a  passé,  et  je  n'envie  d'autre 
beauté  que  celle  de  l'âme.  Peut-être  même  en  cela 
suis-je  enfant  comme  autrefois  :  je  voudrais  ressem- 
bler aux  anges.  Gela  peut  déplaire  à  Dieu  :  c'est 
aussi  pour  en  être  aimée  davantage.  Que  de  choses 
me  viennent,  s'il  ne  fallait  pas  se  quitter  !  Mais  mon 
chapelet,  il  faut  que  je  le  dise,  la  nuit  est  là  :  j'aime 
de  finir  le  jour  en  prières. 

Le  20.  —  J'aime  la  neige  ;  cette  blanche  vue  a 
quelque  chose  de  céleste.  La  boue,  la  terre  nue,  me 
déplaisent,  m'attristent  ;  aujourd'hui  je  n'aperçois 
que  la  trace  des  chemins  et  les  pieds  des  petits 
oiseaux.  Tout  légèrement  qu'ils  se  posent,  ils  lais- 
sent leurs  petites  traces  qui  font  mille  figures  sur  la 
neige.  G'est  joli  à  voir,  ces  petites  pattes  rouges 
comme  des  rayons  de  corail  qui  les  dessinent. 
L'hiver  a  donc  aussi  ses  jolies  choses,  ses  agréments. 
On  en  trouve  partout  quand  on  y  sait  voir.  Dieu 
répandit  partout  la  grâce  et   la   beauté.   Il  faut  que 


266  EUGÉNIE    DE    GUÉRIN 

j'aille  voir  ce  qu'il  3^  a  d'aimable  au  coin  du  feu  de  la 
cuisine,  des  bluettes  si  je  veux. 


Le  24.  —  Volontiers,  je  ferais  vœu  de  clôture  au 
Cayla.  Nul  lieu  au  monde  ne  me  plaît  comme  le  chez 
moi.  Oh  !  le  délicieux  chez  moi  .'  Que  je  te  plains, 
pauvre  exilé,  d'en  être  si  loin,  de  ne  voir  les  tiens 
qu'en  pensée,  de  ne  pouvoir  nous  dire  ni  bonjour  ni 
bonsoir,  de  vivre  étranger,  sans  demeure  à  toi  dans 
ce  monde,  ayant  père,  frère,  sœurs,  en  un  endroit  I 
Tout  cela  est  triste,  et  cependant  je  ne  puis  pas  dési- 
rer autre  chose  pour  toi.  Nous  ne  pouvons  pas 
favoir  ;  mais  j'espère  te  revoir,  et  cela  me  console. 
Mille  fois  je  pense  à  cette  arrivée,  et  je  prévois 
d'avance  combien  nous  serons  heureux. 

Le  6.  —  C'est  la  Ratière,  ton  ancienne  amie,  qui 
nous  a  apporté  ta  lettre,  ne  manquant  pas  de  deman- 
der si  c'était  de  M.  Maurice,  puis  comment  il  se 
portait  et  s'il  était  toujours  loin,  et  tout  cela  avec  un 
air  d'intérêt  qui  faisait  plaisir.  Je  crois  bien  que  si 
tu  avais  été  là,  elle  aurait  eu  des  noisettes  dans  sa 
poche.  Pour  nous,  c'est  différent  :  ce  n'est  qu'aux 
amis  qu'on  en  donne.  Ta  lettre  m'a  fait  plaisir  par 
l'air  de  contentement  que  j'y  trouve;  c'est  que  te 
voilà  hors  des  tempêtes,  des  secousses  qui  t'ont  bal- 
lotté si  longtemps.  Que  Dieu  en  soit  béni  et  te  tienne 
à  l'ancre  I  J'avais  toujours  espéré  que  quelque  bien 
t'arriverait. 


Le  7.  —  La  petite  Morvonnais  m'envoie  un  baiser, 
me  dit  sa  mère.  Que  lui  donnerai-je  en  retour  d'aussi 


JOURNAL  267 

pur,   d'aussi   doux  que  son  baiser  d'enfant  ?  Il  me 
semble  qu'un  lis  m'a  touché  la  joue. 

Le  7  mars.  —  Aujourd'hui,  on  a  placé  un  âtre  nou- 
veau à  la  cuisine.  Je  viens  d'y  poser  les  pieds,  et  je 
marque  ici  cette  sorte  de  consécration  du  foyer  dont 
la  pierre  ne  gardera  point  de  trace.  C'est  un  événe- 
ment ici  que  ce  foyer,  comme  à  peu  près  un  nouvel 
autel  dans  une  église.  Chacun  va  le  voir  et  se  promet 
de  passer  de  douces  heures  et  une  longue  vie  devant 
ce  foyer  de  la  maison  (car  il  est  à  tous,  maîtres  et 
valets),  mais  qui  sait  ?...  Moi  peut-être  je  le  quitterai 
la  première  ;  ma  mère  s'en  alla  bien  tôt.  On  dit  que 
je  lui  ressemble. 

Le  M.  —  C'est  un  de  mes  beaux  jours,  de  ces  jours 
qui  commencent  doux  et  finissent  doux  comme  une 
coupe  de  lait.  Dieu  soit  béni  de  ce  jour  passé  sans 
tristesse  I  Ils  sont  si  rares  dans  la  vie  1  et  mon  âme 
plus  qu'une  autre  s'afflige  de  la  moindre  chose.  Un 
mot,  un  souvenir,  un  son  de  voix,  un  visage  triste, 
un  rien,  je  ne  sais  quoi,  souvent  troublent  la  sérénité 
démon  âme,  petit  ciel  que  les  plus  légers  nuages  ter- 
nissent. Ce  matin,  j'ai  reçu  une  lettre  de  Gabrielle, 
de  cette  cousine  que  j'aime  à  cause  de  sa  douceur  et 
de  sa  belle  âme.  J'étais  en  peine  sur  sa  santé  si  frêle, 
ne  sachant  rien  d'elle  depuis  plus  d'un  mois.  Sa 
lettre  aussi  m'a  fait  tant  de  plaisir  que  je  l'ai  lue 
avant  la  prière,  tant  j'étais  pressée  de  la  lire.  Voir 
une  lettre,  et  ne  pas  l'ouvrir,  chose  impossible  !  Je 
l'ai  lue.  Entre  autres  choses,  j'ai  vu  que  Gabrielle 
n'approuve  pas  mes  goûts  de  retraite  et  de  renonce- 
ment au  monde.  C'est  qu'elle  ne   me  connaît  pas, 


268  EUGÉNIE   DE    GUÉRIN 

qu'elle  est  plus  jeune  et  qu'elle  ne  sait  pas  qu'il  est 
un  âge  où  le  cœur  se  déprend  de  tout  ce  qui  ne  le 
fait  pas  vivre.  Le  monde  l'enchante,  l'enivre,  mais 
ce  n'est  pas  la  vie.  On  ne  la  trouve  qu'en  Dieu  et  en 
soi.  Etre  seul  avec  Dieu   seul,  ô  bonheur  suprême  ! 

Le  1.5.  —  J'étais  à  Lentin,  où  j'ai  entendu  bien 
mal  prêcher,  ce  me  semble.  Cette  parole  de  Dieu,  si 
belle,  comme  elle  se  défigure  en  passant  par  cer- 
taines bouches  !  On  a  besoin  de  savoir  qu'elle  vient 
du  ciel.  Je  vais  à  vêpres  malgré  le  temps.  J'ai  rap- 
porté d'Andillac  une  fleur,  la  première  que  j'aie  vue 
cette  année.  Les  pareilles  étaient  sur  l'autel  de  la 
Vierge,  dont  elles  embaumaient  les  pieds.  C'est  la 
coutume  de  nos  paysannes  de  lui  offrir  les  premières 
fleurs  de  leur  jardin  :  coutume  pieuse  et  charmante; 
rien  ne  pare  mieux  un  autel  de  campagne.  Je  laisse 
ici  ma  fleur  comme  un  souvenir  du  dimanche  le  plus 
voisin  du  printemps. 

Le  26.  —  C'est  une  jolie  chose  qu'une  cloche 
entourée  de  cierges,  habillée  de  blanc  comme  un 
enfant  qu'on  va  baptiser.  On  lui  fait  des  onctions, 
on  chante,  on  l'interroge,  et  elle  répond  par  un  petit 
tintement  qu'elle  est  chrétienne  et  veut  sonner  pour 
Dieu.  Pour  qui  encore?  car  elle  répond  deux  fois. 
Pour  toutes  les  choses  saintes  de  la  terre,  pour  la 
naissance,  pour  la  mort,  pour  la  prière,  pour  le 
sacrifice,  pour  les  justes,  pour  les  pécheurs.  Le 
matin,  j'annoncerai  l'aurore  ;  le  soir,  le  déclin  du 
jour.  Céleste  horloge,  je  sonnerai  l'Angelus  et  les 
heures  saintes  où  Dieu  veut  être  loué.  A  mes  tinte- 
ments,   les   âmes   pieuses   prononceront  le  nom  de 


JOURNAL  269 

Jésus,  de  Marie  ou  de  quelque  saint  bien-aimé  ; 
leurs  regards  monteront  au  ciel,  ou,  dans  une  église, 
leur  cœur  se  distillera  en  amour. 

Je  pensais  cela  et  d'autres  choses  devant  cette 
petite  cloche  d'Itzac. 

Le  28.  —  Un  bouvier  qui  passe  au  chemin  de 
Cordes  chante  aussi  menant  sa  charrette,  mais  un 
air  si  insouciant,  si  mou,  que  j'aime  mieux  le 
gazouillement  du  linot.  Quand  je  suis  seule  ici,  je 
me  plais  à  écouter  ce  qui  remue  au  dehors,  j'ouvre 
l'oreille  à  tout  bruit  :  un  chant  de  poule,  les  bran- 
ches tombant,  un  bourdonnement  de  mouche,  quoi 
que  ce  soit  m'intéresse  et  me  donne  à  penser.  Que 
de  fois  je  me  prends  à  considérer,  à  suivre  des  yeux 
de  tout  petits  insectes  que  j'aperçois  dans  les  feuil- 
lets d'un  livre  ou  sur  les  briques  ou  sur  la  table  1 

Le  30.  —  Deux  lettres  nous  sont  venues  :  Tune  de 
joie,  pour  annoncer  le  mariage  de  Sophie  Decazes, 
l'autre  de  deuil,  pour  nous  parler  de  mort.  C'est  ce 
pauvre  M.  de  La  Morvonnais  qui  m'écrit  tout  pleu- 
rant, tout  plein  de  sa  chère  Marie.  Comme  il  l'aimait 
et  comme  il  l'aime  encore  !  C'étaient  deux  âmes  qui 
ne  pouvaient  se  quitter  :  aussi  demeureront-elles 
unies  malgré  la  mort,  et  à  part  le  corps  où  n'est  pas 
la  vie.  C'est  là  l'union  chrétienne,  union  spirituelle, 
immortelle,  nœud  divin  formant  l'amour,  la  charité 
qui  jamais  ne  meurt.  Dans  son  veuvage,  Hippolyte 
n'est  pas  seul  :  il  voit  Marie,  partout  Marie,  toujours 
Marie.  «  Parlez-moi  d'elle,  toujours  d'elle,  »  me  dit- 
il.  Puis  :  «  Ecrivez-moi  souvent,  vous  avez  des  tours 
de  langage  qui  me  la  rappellent  au  vif.  »  Je  ne  m'en 


270  EUGÉNIE   DE    GUÉRIN 

dmitais  pas  ;  c'est  Dieu  qui  le  fait  et  m'a  mis  dans 
1  ame  quelques  traits  de  ressemblance  avec  cette 
âme.  Voilà  pourquoi  elle  m'aimait  et  je  l'aimais  :  la 
sympathie  naît  des  rapports  de  l'àme. 

Dernier  décembre.  — Voici  quinze  jours  que  je  n'ai 
rien  mis  ici.  Ne  me  demande  pas  pourquoi.  Il  y  a  de 
ces  temps  où  l'on  ne  veut  point  parler,  de  ces  choses 
dont  on  ne  veut  rien  dire.  La  Noël  est  venue  ;  belle 
fête,  celle  que  j'aime  le  plus,  qui  me  porte  autant  de 
joie  qu'aux  bergers  de  Bethléem.  Vraiment,  toute 
l'àme  chante  à  la  belle  venue  de  Dieu,  qui  s'annonce 
de  tous  côtés  par  des  cantiques etparle  joli  nadabt  *. 
Rien  à  Paris  ne  donne  l'idée  de  ce  que  c'est  que  Noël. 
Vous  n'avez  même  pas  la  messe  de  minuit.  Nous  y 
allâmes  tous,  papa  en  tête,  par  une  nuit  ravissante. 
Jamais  plus  beau  ciel  que  celui  de  minuit,  si  bien 
que  papa  sortait  de  temps  en  temps  la  tète  de  sous 
son  manteau  pour  regarder  en  haut.  La  terre  était 
blanche  de  givre,  mais  nous  n'avions  pas  froid  ;  l'air 
d'ailleurs  était  réchauffé  devant  nous  par  des  fagots 
d'allumettes  que  nos  domestiques  portaient  pour 
nous  éclairer.  C'était  charmant,  je  t'assure,  et  je 
t'aurais  voulu  voir  là  cheminant  comme  nous  vers 
l'église,  dans  ces  chemins  bordés  de  petits  buissons 
blancs  comme  s'ils  étaient  fleuris.  Le  givre  fait  de 
belles  fleurs.  Nous  en  vîmes  un  brin  si  joli  que  nous 
en  voulions  faire  un  bouquet  au  Saint-Sacrement, 
mais  il  fondit  dans  nos  mains  ;  toute  fleur  dure  peu. 
Je  regrettai  fort  mon  bouquet  ;  c'était  triste  de  le 

1.  Nom  d'une  façon  particulière  de  onner  les  cloches  pendant 
les.  qiûnze  jours  qui  précèdent  la  fête  de  Noël,  appelée  en  patois 
languedocien  iiadal. 


JOURNAL  21 \ 

voir  se  fondre  et  diminuer  goutte  à  goutte.  Je  cou- 
chai au  presbytère  ;  la  bonne  sœur  du  curé  me 
retint,  me  prépara  un  excellent  réveillon  de  lait 
chaud.  Papa  et  Mimi  vinrent  se  chauffer  ici,  au 
grand  feu  du  som  de  Nadal  K  Depuis,  il  est  venu  du 
froid,  du  brouillard,  toutes  choses  qui  assombrissent 
le  ciel  et  l'âme.  Aujourd'hui  que  voilà  le  soleil,  je 
reprends  vie  et  m'épanouis  comme  la  pimprenelle, 
cette  jolie  petite  fleur  qui  ne  s'ouvre  qu'au  soleil. 

Voilà  donc  mes  dernières  pensées,  car  je  n'écrirai 
plus  rien  de  cette  année  ;  dans  quelques  heures,  c'en 
sera  fait,  nous  commencerons  l'an  prochain.  Oh  ! 
que  le  temps  passe  vite  1  Hélas  !  hélas!  ne  dirait-on 
pas  que  je  le  regrette?  Mon  Dieu,  non,  je  ne  regrette 
pas  le  temps,  ni  rien  de  ce  qu'il  nous  emporte;  ce 
n'est  pas  la  peine  de  jeter  ses  affections  au  torrent. 
Mais  les  jours  vides,  inutiles,  perdus  pour  le  ciel, 
voilà  ce  qui  fait  regretter  et  retourner  l'œil  sur  la 
vie.  Mon  cher  ami,  où  serai-je  à  pareil  jour,  à 
pareille  heure,  à  pareil  instant,  Tan  prochain?  Sera- 
ce  ici,  ailleurs,  là-bas  ou  là-haut  ?  Dieu  le  sait,  et  je 
suis  là  à  la  porte  de  l'avenir,  me  résignant  à  tout  ce 
qui  peut  en  sortir.  Demain,  je  prierai  pour  que  tu 
sois  heureux,  pour  papa,  pour  Mimi,  pour  Eran, 
pour  tous  ceux  que  j'aime.  C'est  lejourdesétrennes, 
je  vais  prendre  les  miennes  au  ciel.  Je  tire  tout  de 
là,  car  vraiment,  sur  la  terre,  je  trouve  bien  peu  de 
choses  à  mon  goût.  Plus  j'y  demeure,  moins  je  m'y 
plais;  aussi  je  vois  sans  peine  venir  les  ans,  qui  sont 
autant  de  pas  vers  l'autre  monde.  Ce  n'est  aucune 
peine  ni  chagrin  qui  me  fait  penser  de  la  sorte,  ne  le 

1.  La  bûche  de  Nadal. 


272  EUGÉNIE    DE    GUÉRIN 

crois  pas,  je  te  le  dirais;  c'est  le  mal  du  pa3^s  qui 
prend  toute  àme  qui  se  met  à  penser  au  ciel.  L'heure 
sonne,  c'est  la  dernière  que  j'entendrai  en  t'écrivant; 
je  la  voudrais  sans  fin,  comme  ce  qui  fait  plaisir. 
Que  d'heures  sont  sorties  de  cette  vieille  pendule,  ce 
cher  meuble  qui  a  vu  passer  tant  de  nous  sans  s'en 
aller  jamais,  comme  une  sorte  d'éternité  1  Je  l'aime, 
parce  qu'elle  a  sonné  toutes  les  heures  de  ma  vie,  les 
plus  belles  quand  je  ne  Técoutais  pas.  Je  me  rappelle 
quand  j'avais  mon  berceau  à  ses  pieds,  et  que  je 
m'amusais  à  voir  courir  cette  aiguille.  Le  temps 
amuse  alors,  j'avais  quatre  ans.  On  lit  de  jolies 
choses  à  la  chambre  ;  ma  lampe  s'éteint  ;  je  te  quitte. 
Ainsi  finit  mon  année,  auprès  d'une  lampe  mourante. 


II 

Le  31.  —  Ce  cahier  que  je  laisse  et  que  je  reprends, 
à  quoi  servira-t-il,  si  je  le  continue  ?  Une  pensée  me 
vient.  Si  je  meurs  avant  toi,  je  te  le  lègue.  Ce  sera  à 
peu  près  tout  mon  héritage  ;  mais  ce  legs  de  cœur 
aura  bien  quelque  prix  pour  toi.  Je  le  veux  donc 
enrichir,  afin  que  tu  dises  :  «  Ma  sœur  m'a  laissé 
tout  ce  qu'elle  a  pu.  »  La  belle  fortune  que  quelques 
idées,  des  larmes,  des  tristesses  dont  se  compose 
presque  la  viel  S'il  y  vient  du  meilleur,  c'est  rare,  si 
rare  qu'on  s'en  enivre,  comme  je  le  fais,  quand  il  me 
vient  quelque  chose  du  ciel  ou  de  ceux  que  j'aime. 

Le  veux-tu,  mon  ami,  ce  cahier  écrit  depuis  deux 
ans? Il  est  vieux,  mais  les  choses  du  cœur  sont  éter- 
nelles. Le  temps  n'y  fait  rien,  ce  me  semble.  Je  te 
livre  donc  celles-ci,  après  quelques  traits  déplume, 


JOURNAL  273 

quelques  lignes  effacées.  Quand  on  revient  sur  le 
passé,  on  efface.  On  y  trouve  tant  d'erreurs  !  Nous 
disions  même  des  folies,  avec  toi,  un  jour  en  nous 
promenant. 

III 

Le  12  mars.  —  Il  n'est  que  neuf  heures  et  j'ai  déjà 
passé  par  Iheureux  et  par  le  triste.  Comme  il  faut  peu 
de  temps  pour  cela  ! 

L'heureux,  c'est  le  soleil,  l'air  doux,  le  chant  des 
oiseaux,  bonheurs  à  moi  ;  puis  une  lettre  de  Mimi, 
qui  est  à  Gaillac,  où  elle  me  parle  de  M^^^  Viallar, 
qui  t'a  vu,  et  d'autres  choses  riantes.  Mais  voilà  que 
j'apprends  parmi  tout  cela  le  départ  de  M.  Bories, 
de  ce  bon  et  excellent  père  de  mon  âme.  Oh  !  que  je 
regrette  !  quelle  perte  je  vais  perdre  en  perdant  ce 
bon  guide  de  ma  conscience,  de  mon  cœur,  de  mon 
esprit,  de  tout  moi-même  que  Dieu  lui  a  confié  et  que 
je  lui  laissais  avec  tant  d'abandon  !  Je  suis  triste 
d'une  tristesse  intérieure  qui  fait  pleurer  l'âme.  Mon 
Dieu,  dans  mon  désert,  à  qui  avoir  recours  ?  qui  me 
soutiendra  dans  mes  défaillances  spirituelles  ?  qui  me 
mènera  au  grand  sacrifice  ?  C'est  en  ceci  surtout  que 
jeregrette  M.  Bories.  Il  connaît  ce  que  Dieu  m'a  mis 
au  cœur,  j'avais  besoin  de  sa  force  pour  le  suivre. 
Notre  nouveau  curé  ne  peut  le  remplacer  :  il  est  si 
jeune  !  puis  il  paraît  si  inexpérimenté,  si  indécis  !  Il 
faut  être  ferme  pour  tirer  une  âme  du  milieu  du 
monde  et  le  soutenir  contre  les  assauts  de  la  chair  et 
du  sang  !  Il  est  samedi,  c'est  un  jour  de  pèlerinage  à 
Cahuzac  ;  je  vais  y  aller  ;  peut-être  en  reviendrai-je 
plus   tranquille.    Dieu  m'a  toujours  donné  quelque 

DE    GUÉRIN  18 


274  EUGÉNIE    DE    GL'ÉRIN 

chose  de  bon  là,  dans  cette  chapelle,   où  j'ai  laissé 
tant  de  misères. 

Le  i^.  —  Une  visite  d'enfant  me  vint  couper  mon 
histoire  d'hier.  Je  la  quittai  sans  regret.  J'aime  autant 
les  enfants  que  les  pauvres  vieux.  Un  de  ces  enfants 
est  fort  gentil,  vif.  éveillé,  questionneur  ;  il  voulait 
tout  voir,  tout  savoir.  Il  me  regardait  écrire  et  a  pris 
le  pulvérier  pour  du  poivre  dont  j'apprêtais  le  papier. 
Puis  il  m'a  fait  descendre  ma  guitare  qui  pend  à 
la  muraille  pour  voir  ce  que  c'était  :  il  a  mis  sa  petite 
main  sur  les  cordes  et  il  a  été  transporté  de  les  en- 
tendre chanter.  Qiiès  aco  qui  canto  aqui^?  Le  vent  qui 
soufflait  fort  à  la  fenêtre  l'étonnait  aussi  ;  ma  cham- 
brette  était  pour  lui  un  lieu  enchanté,  une  chose  dont 
il  se  souviendra  longtemps,  comme  moi  si  j'avais  vu 
le  palais  d'Armide.  Mon  Christ,  ma  sainte  Thérèse, 
les  autres  dessins  que  j'ai  dans  ma  chambre,  lui  plai- 
saient beaucoup  ;  il  voulait  les  avoir  et  les  voir  tous 
à  la  fois,  et  sa  petite  tête  tournait  comme  un  mouli- 
net. Je  le  regardais  faire  avec  un  plaisir  infini,  toute 
ravie  à  mon  tour  de  ces  charmes  de  l'enfance.  Que 
doit  sentir  une  mère  pour  ces  gracieuses  créatures  ! 

x\près  avoir  donné  au  petit  Antoine  tout  ce  qu'il  a 
voulu,  je  lui  ai  demandé  une  boucle  de  ses  cheveux, 
lui  offrant  une  des  miennes.  Il  m'a  regardée,  un  peu 
surpris  :  «  Non,  m'a-t-il  dit,  les  miennes  sont  plus 
jolies.  »  Il  avait  raison  ;  des  cheveux  de  trente  ans 
sont  bien  laids  auprès  de  ses  boucles  blondes.  Je 
n'ai  donc  rien  obtenu  qu'un  baiser.  Ils  sont  doux,  les 
baisers  d'enfant  :  il  me  semble  qu'un  lis  s'est  posé  sur 
ma  joue. 

1.  Qu'esl-ce  que  t'est  donc  qui  chante  par  ici  ? 


JOURNAL  275 

Le  li  avril.  —  Veux-tu  que  je  te  dise  pourquoi  je 
mets  si  peu  de  suite  à  mon  Journal  ?  C'est  que  je 
suis  à  mille  choses  qui  remplissent  tous  mes  mo- 
ments de  devoirs  ou  d'occupations.  Ceci  n'est  qu'un 
délassement,  un  temps  de  reste  que  je  te  donne  quand 
je  puis,  la  nuit,  le  matin,  à  toute  heure,  car  à  toute 
heure  on  peut  causer  quand  c'est  avec  le  cœur  que 
l'on  parle.  Une  mouche,  un  bruit  de  porte,  une 
pensée  qui  vient,  que  sais-je  ?  tant  de  choses 
qu'on  voit,  qu'on  touche,  qu'on  sent,  feraient  écrire 
des  volumes.  Je  lisais  hier  au  soir  Bernardin,  au 
premier  volume  des  Eludes,  qu'il  commence  par 
un  fraisier,  ce  fraisier  qu'il  décrit  avec  tant  de 
charme,  tant  d'esprit,  tant  de  cœur,  qui  ferait, 
dit-il,  écrire  des  volumes  sans  fin,  dont  l'étude 
suffirait  pour  remplir  la  vie  du  plus  savant  natu- 
raliste par  les  rapports  de  cette  plante  avec  tous 
les  règnes  de  la  nature.  Mon  ami,  je  suis  se  fraisier 
en  rapport  avec  la  terre,  avec  Tair,  avec  le  ciel, 
avec  les  oiseaux,  avec  tant  de  choses  visibles 
et  invisibles  que  je  n'aurais  jamais  fini  si  je  mettais 
à  me  décrire,  sans  compter  ce  qui  vit  aux  replis  du 
cœur,  comme  ces  insectes  qui  logent  dans  l'épaisseur 
d'une  feuille.  De  tout  cela,  mon  ami,  quel  volume  !... 

Tous  les  soirs  je  lis  quelque  Harmonie  de  Lamar- 
tine ;  j'en  apprends  des  morceaux  par  cœur  et  cette 
étude  me  charme  et  fait  jaillir  je  ne  sais  quoi  de  mon 
âme,  qui  me  transporte  loin  du  livre  qui  tombe,  loin 
de  ceux  qui  parlent  auprès  de  moi  ;  je  me  trouve  où 
sont  ces  esprits  qui  balancent  les  astres  sur  nos  têtes, 
et  qui  vivent  de  feu  comme  nous  vivons  d'air... 

J'aurai  toujours  regret  de  n'avoir  pas  fait  mes 
Enfantines  ;  mais  pour  cela  il  m'aurait  fallu  être  tran- 


276  EUGÉNIE    DE    GUÉRIN 

quille  dans  ma  chambre  comme  une  abeille  dans  sa 
ruche.  Quelquefois  il  m'est  arrivé  de  désirer  d'être 
en  prison  pour  me  livrer  à  l'étude  et  à  la  poésie.  Oh  ! 
quelle  jouissance  d  être,  sans  distractions,  avec 
Dieu  et  avec  soi-même,  avec  ce  qu'il  y  a  en  nous 
qui  pense,  qui  sent,  qui  aime,  qui  souffre  1 

Le  15  mai.  —  Nous  avons  M.  Bories  aujourd'hui, 
notre  curé,  les  Facieu  et  quelques  autres  personnes. 
Je  les  laisse  au  jeu  et  viens  à  l'écart  déparier  un 
instant  de  ma  journée.  C'est  de  celles  que  je  remar- 
que, qui  me  charment  par  un  beau  ciel  et  par  de  doux 
événements.  D'abord,  en  me  levant,  j'ai  reçu  une 
lettre  de  notre  ami  de  Bretagne  que  je  croj^ais  mort. 
Quel  plaisir  m'ont  fait  cette  écriture,  ces  expressions 
de  pur  attachement,  ces  expansions  d'une  âme  triste 
et  pieuse  !  Pauvre  ami,  dans  quel  abattement  je  le 
vois  !  Je  voudrais  le  consoler,  lui  faire  du  bien.  Il  me 
parle  de  poésie  comme  d'un  baume  ;  il  faut  que  je 
lui  en  envoie.  Je  suis  bien  occupée,  mais  le  soin  des 
malades  passe  avant  tout.  Le  bon  Dieu  bénit  cette 
bonne  œuvre.  Voyons  donc  ce  qui  reste  de  poésie 
dans  mon  âme.  Je  crains  qu'elle  ne  soit  éteinte  depuis 
le  temps  que  je  la  laisse  mourir.  Rien  que  ce  pauvre 
affligé  n'était  capable  de  la  rallumer.  Je  sens  déjà 
quelque  chose  en  moi  qui  renaît,  qui  va  jaillir  de  mon 
î";me.  J'ai  pris  cette  lettre  des  mains  de  Pouffé  qui 
m'a  paru  un  de  ces  nains  chargés  pour  les  châteaux 
de  mystérieux  messages.  Grand  merci  au  bossu,  et 
me  voilà  dans  la  côte  de  Sept-Fonts.,  lisant  ma  belle 
lettre.  Puis  j'ai  fait  réflexion  sur  ces  paroles  venues 
des  bords  de  l'Océan  dans  les  bois  du  Cayla,  sur 
cette  âme  inconnue  parlant  à  la  mienne  comme  une 


JOURNAL  277 

sœur  à  une  sœur  ;  sur  ce  qui  a  amené  notre  corres- 
pondance, sur  la  Bretagne,  sur  La  Chênaie  et  son 
grand  solitaire,  sur  toi,  sur  la  pauvre  Marie,  sur  son 
tombeau.  Là,  je  me  suis  arrêtée  dans  une  pieuse 
pensée  :  qu'il  fallait  prier  pour  elle  ;  et  j'ai  pris  quel- 
ques fleurs  pour  notre  autel  à  la  Vierge  et  écouté  le 
rossignol,  toute  pénétrée  de  ces  tristesses  et  de  cette 
riante  nature,  contraste,  hélas  !  des  choses  humaines. 


IV 


Le  P^'  mai  1837.  —  C'est  ici,  mon  ami,  que  je  veux 
reprendre  cette  correspondance  intime  qui  nous  plaît 
et  qui  nous  est  nécessaire,  à  toi  dans  le  monde,  à 
moi  dans  ma  solitude.  J'ai  regret  de  ne  l'avoir  pas 
continuée,  à  présent  que  j'ai  lu  ta  lettre  où  tu  me  dis 
pourquoi  tu  ne  m'avais  pas  répondu.  Je  craignais  de 
t'ennuyer  par  les  détails  de  ma  vie,  et  je  vois  que 
c'est  le  contraire.  Plus  de  souci  donc  là-dessus,  plus 
de  doute  sur  ton  amitié  ni  sur  rien  de  ton  cœur  si 
fraternel.  J'avais  tort  ;  tant  mieux,  je  craignais  que 
ce  ne  fût  toi.  En  toute  joie  et  liberté  reprenons  notre 
causerie,  cette  causerie  secrète,  intime,  dérobée,  qui 
s'arrête  au  moindre  bruit,  au  moindre  regard.  Le 
cœur  n'aime  pas  d'être  entendu  dans  ses  confidences. 

Le  9.  -—  Une  journée  passée  à  étendre  une  lessive 
laisse  peu  à  dire.  C'est  cependant  assez  joli  que 
d'étendre  du  linge  blanc  sur  l'herbe  ou  de  le  voir 
flotter  sur  des  cordes.  On  est,  si  l'on  veut,  la  Nausi- 
caa  d'Homère  ou  une  de  ces  princesses  de  la  Bible 
qui  lavaient  les  tuniques  de  leurs  frères.  Nous  avons 


278  EUGÉNIE    DE    GUÉRIN 

un  lavoir,  que  tu  n'as  pas  vu,  à  la  Moulinasse,  assez 
grand  et  plein  d'eau,  qui  embellit  cet  enfoncement 
et  attire  les  oiseaux  qui  aiment  le  frais  pour  chanter. 
Notre  CaylsL  est  bien  changé  et  change  tous  les 
jours.  Tu  ne  verras  plus  le  blanc  pigeonnier  de  la 
côte,  ni  la  petite  porte  de  la  terrasse,  ni  le  corridor 
et  le  fenestroun  ^  où  nous  mesurions  notre  taille  quand 
nous  étions  petits.  Tout  cela  est  disparu  et  fait  place 
à  de  grandes  croisées,  à  de  grands  salons.  C'est  plus 
joli,  ces  choses  nouvelles,  mais  pourquoi  est-ce  que 
je  regrette  les  vieilles  et  replace  de  cœur  les  portes 
ôtées,  les  pierres  tombées  ?  Mes  pieds  même  ne  se 
font  pas  à  ces  marches  neuves  ;  ils  vont  suivant  leur 
coutume  et  font  des  faux  pas  où  ils  n'ont  pas  passé 
tout  petits.  Quel  sera  le  premier  cercueil  qui  sortira 
par  ces  portes  neuves  ?  Soit  nouvelles  ou  anciennes, 
toutes  ont  leurs  dimensions  pour  cela,  comme  tout 
nid  a  son  ouverture.  Voilà  qui  désenchante  cette 
demeure  d'un  jour  et  fait  lever  les  yeux  vers  cette 
habitation  qui  n'est  pas  bâtie  de  main  d'homme. 

Le  20.  —  Trois  lettres  nous  sont  venues  :  une 
d'Euphrasie,  une  d'Antoinette  et  une  de  Félicité,  bien 
triste.  Te  voilà  malade,  pauvre  Maurice,  voilà  pour- 
quoi tu  ne  nous  écrivais  pas.  Mon  Dieu  !  que  je  vou- 
drais être  là  tout  près,  te  voir,  te  toucher,  te  soigner! 
Tu  es  bien  soigné,  sans  doute  ;  mais  tu  as  besoin 
d  une  sœur.  Je  le  sais,  je  le  sens.  Si  jamais  j'ai  désiré 
te  voir,  c'est  bien  l'heure.  Faut-il  que  toujours  le 
malheur  t'amène  !  tantôt  la  révolution,  tantôt  le  cho- 
léra, à  présent  ton  mal.   Le  plaisir   de    nous  voir 

1.  Petite  fenêtre. 


JOURNAL  279 

serait-il  trop  doux  ?  Dieu  ne  veut  pas  de  parfait  bon- 
heur en  ce  monde.  Tous  ces  jours-ci  je  pensais  :  si 
Maurice  arrivait  aux  vacances,  quelle  joie  I  que  papa 
serait  heureux  !  Et  voilà  que  tout  ce  bonheur  s'en 
va  dans  une  maladie.  Mais  arrive,  viens  ;  l'air  du 
Cayla,  le  lait  d'ânesse,  le  repos,  vont  te  guérir.  J'ai 
regret  de  ne  t'avoir  répondu  ;  je  serai  peut-être  cause 
de  quelque  pensée  triste,  de  quelque  doute  qui  t'aura 
fait  mal.  Tu  auras  cru  que  je  ne  voulais  plus  t'écrire, 
que  je  ne  voulais  plus  de  ton  amitié.  Je  t'écrivais  ici 
tous  les  jours,  mais  je  voulais  te  donner  le  temps  de 
désirer  une  lettre  :  ce  délai  t'aurait  fait  répondre  plus 
vite  une  autre  fois.  Laissons  tout  cela  maintenant, 
ne  parlons  plus  du  passé.  Nous  allons  nous  voir, 
nous  entendre,  et  nous  expliquer. 

Le  29.  —  Depuis  deux  jours  je  ne  t'ai  rien  dit,  cher 
Maurice  ;  je  n'ai  pu  mettre  ici  rien  de  ce  qui  m'est 
venu  en  idées,  en  événements,  en  craintes,  en  espé- 
rances, en  tristesses,  en  bonheur.  Quel  livre  de  tout 
cela  !  Deux  jours  de  vie  sont  longs  et  pleins  quelque- 
fois, et  même  tous,  si  l'on  veut  s'arrêter  à  tout  ce 
qui  se  présente.  La  vie  est  comme  un  chemin  bordé 
de  fleurs,  d'arbres,  de  buissons,  d'herbes,  de  mille 
choses  qui  fixeraient  sans  fin  l'œil  du  voyageur  ; 
mais  il  passe.  Oh  !  oui,  passons  sans  trop  nous 
arrêter  à  ce  qu'on  voit  sur  terre,  où  tout  se  flétrit  et 
meurt.  Regardons  enhaut,fixonslescieux,lesétoiles; 
passons  de  là  aux  cieux  qui  ne  passeront  pas.  La  con- 
templation de  la  nature  mène  là  ;  des  objets  sensibles, 
l'âme  monte  aux  régions  de  la  foi  et  voit  la  création 
d'en  haut,  et  le  monde  alors  paraît  tout  différent. 


280  EUGÉNIE    DE    GUÊRIX 

Sans  date.  —  Enfin  une  de  tes  lettres  î  Tu  es 
mieux,  presque  guéri,  tu  vas  arriver.  Je  suis  contente, 
heureuse  ;  je  bénis  Dieu  cent  fois  de  ces  bonnes  nou- 
velles, et  je  reprends  mon  écriture  demeurée  là  depuis 
plusieurs  jours.  Je  souffrais,  je  souffre  encore,  mais 
ce  n'est  qu'un  reste,  un  malaise  qui  va  finir  ;  même 
je  ne  sais  pas  ce  que  c'est,  ni  ce  que  j'ai  de  malade  : 
ce  n'est  ni  tête,  ni  estomac,  ni  poitrine,  rien  du  corps; 
c'est  donc  l'àme,  pauvre  âme  infirme  I 


Le  26  janvier  1838.  —  Je  rentre  pour  la  première 
fois  dans  cette  chambrette  où  tu  étais  encore  ce 
matin.  Que  la  chambre  d'un  absent  est  triste  !  On  le 
voit  partout  sans  le  trouver  nulle  part.  Voilà  tes  sou- 
liers sous  le  lit,  ta  table  toute  garnie,  le  miroir  sus- 
pendu au  clou,  les  livres  que  tu  lisais  hier  au  soir 
avant  de  t'endormir,  et  moi  qui  t'embrassais,  te  tou- 
chais, te  voyais.  Qu'est-ce  que  ce  monde  où  tout 
disparaît  ?  Maurice,  oh  !  que  j'ai  besoin  de  toi  et  de 
Dieu  '  Aussi  en  te  quittant  suis-je  allé  à  l'église  où 
l'on  peut  prier  et  pleurer  à  son  aise.  Comment  fais- 
tu,  toi  qui  ne  pries  pas,  quand  tu  es  triste,  quand  tu 
as  le  cœur  brisé  ?  Pour  moi,  je  sens  que  j'ai  besoin 
d'une  consolation  surhumaine,  qu'il  faut  Dieu  pour 
ami  quand  ce  qu'on  aime  fait  souffrir. 

Que  s'est-il  passé  aujourd'hui  pour  l'écrire?  Rien 
que  ton  départ,  je  n'ai  vu  que  toi  s'en  allant,  que 
cette  croix  où  nous  nous  sommes  quittés.  Quand  le 
roi  serait  venu,  je  ne  m'en  soucierais  pas  ;  mais  je 
n'ai  vu  personne  que  Jeannot  ramenant  vos  chevaux. 


JOURNAL  281 

J'étais  à  la  fenêtre   et   suis  rentrée  ;  il  me  semblait 
voir  le  retour  d'un  convoi. 

Voilà  le  soir,  la  fin  d'une  journée  bien  longue,  bien 
triste.  Bonsoir  ;  tu  peux  presque  m'entendre  encore, 
tu  n'es  pas  trop  loin  ;  mais  demain,  après-demain, 
toujours  plus  loin,  plus  loin  I 

Le  27.  —  Où  es-tu  ce  matin  ?  Après  cet  appel,  je 
m'en  vais  d'ici,  comme  pour  te  chercher  par-ci  par- 
là,  où  nous  étioub  ensemble. 

Je  n'ai  fait  que  coudre  et  repasser  ;  peu  lu,  seule- 
ment le  bon  vieux  saint  François  de  Sales,  au  chapitre 
des  amitiés.  C'était  bien  le  mien,  le  cœur  cherche 
toujours  sa  pâture.  Moi,  je  vivrais  d'aimer  :  soit 
père,  frères,  sœur,  il  me  faut  quelque  chose. 

Le  dimanche,  que  dire  quand  le  pasteur  ne  prêche 
pas  ?  C'est  la  manne  de  notre  désert  que  cette  parole 
du  ciel,  qui  tombe  douce  et  blanche,  d'un  goût  simple 
et  pur  que  j'aime.  Je  suis  revenue  à  jeun  dAndillac, 
mais  j'ai  lu  Bossuet,  ces  beaux  sermons  tout  signetés 
de  ta  main.  J'ai  laissé  ces  papiers,  souvent  avec  ma 
marque  par-dessus.  Ainsi,  nous  nous  rencontrons 
partout  comme  les  deux  yeux  ;  ce  que  tu  vois  beau, 
je  le  vois  beau  ;  le  bon  Dieu  nous  a  fait  une  partie 
d'âme  bien  ressemblante  à  nous  deux  I 

Le  3  février.  —  J'ai  commencé  ma  journée  par  une 
quenouille  bien  ronde,  bien  bombée,  bien  coquette 
avec  son  nœud  de  ruban.  Là,  je  vais  filer  avec  un 
petit  fuseau.  Il  faut  varier  travail  et  distractions  ; 
lasse  du  bas,  je  prends  l'aiguille,  puis  la  quenouille, 
puis  un  livre.  Ainsi  le  temps  passe  et  nous  emporte 
sur  sa  croupe. 


282  EUGÉNIE    DE    GUÉRIN 

Eran  vient  d'arriver.  Il  me  tardait  de  le  voir,  de 
savoir  quel  jour  tu  étais  parti  de  Gaillac.  C'est  donc 
vendredi,  le  même  jour  que  d'ici.  Ce  fut  un  vendredi 
aussi  que  tu  partis  pour  la  Bretagne.  Ce  jour  n'est 
pas  heureux,  maman  mourut  un  vendredi,  et  d'autres 
événements  tristes  que  j'ai  remarqués.  Je  ne  sais  si 
Ton  doit  croire  à  cette  fatalité  des  jours. 

Le  8.  —  Oh  î  des  lettres,  des  lettres  de  Paris,  une 
des  tiennes  !  Tu  es  arrivé  bien  portant,  bien  con- 
tent, bien  venu  1  Dieu  soit  béni  1  Je  n'ai  que  cela  au 
cœur,  je  dis  à  tout  le  monde  :  «  Maurice  nous  a  écrit, 
il  a  bien  fait  son  voyage,  a  eu  beau  temps  »,  et  cent 
choses  qui  se  présentent. 

Le  beau  jour,  le  beau  temps,  Tair  doux,  le  ciel  pur, 
il  ne  manque  que  de  voir  des  feuilles  pour  se  croire 
au  mois  de  mai.  Cette  riante  nature  adoucit  l'âme,  la 
dispose  à  quelque  bonheur.  «  Impossible,  ai-je  pensé 
en  me  promenant  ce  matin,  qu'il  n'arrive  pas  quel- 
que chose  de  bon  »,  et  j'ai  ta  lettre.  Je  ne  me  suis  pas 
trompée. 

Le  10.  —  Une  lettre  de  Marie,  une  autre  d'Hippo- 
lyte,  en  style  laconique  :  «  Viens  un  tel  jour,  tu  me 
feras  plaisir.  »  Ceci  n'est  pas  pour  moi,  tu  penses, 
mais  s'adresse  à  Eran  pour  un  déjeuner  et  un  bal. 
Tout  s'agite  en  ce  moment  ;  le  plaisir  a  battu  l'appel, 
et  peu  manquent  au  rendez-vous.  Ici,  nous  écoutons 
seulement,  nous  causons,  nous  filons,  nous  lisons, 
nous  écrivons  aux  amis  :  vie  de  Cayla,  si  paisible, 
que  j'aime,  que  je  regretterais  s'il  me  fallait  la  quit- 
ter. J'y  suis  attachée  comme  l'oiseau  à  sa  cage.  Mon 
chardonneret  y  revenait  toujours  quand  je  le  laissais 


JOURNAL  283 

aller  dehors  et  savait  peu  voler.  Ainsi  serais-je  ;  mes 
ailes  n'iraient  pas  loin  dans  le  monde  ;  un  coin  de 
chambre  où  tu  serais  avec  Caroline,  ta  femme, 
c'est  tout.  Voilà  mon  Paris,  mon  monde. 

Le  il .  —  Romiguières  est  venu  passer  la  soirée, 
se  chauffer  à  notre  feu,  parler  ânes  et  moutons,  et, 
ce  qui  m'a  le  plus  amusée,  taire  voir  ses  papiers 
pour  savoir  son  âge  ;  il  se  trompait  de  sept  ans. 
Heureux  homme,  ignorant  sa  vie  î  Ces  vies  de 
paysans  s'en  vont  comme  des  ruisseaux,  sans  savoir 
depuis  quel  temps  ils  coulent.  Ils  ont  bien  pourtant 
leurs  époques,  mais  ils  ne  datent  pas  comme  nous. 
Ils  vous  disent  :  «  Je  naquis  que  ce  champ  était  en 
blé;  je  me  mariai  quand  on  planta  cet  arbre,  qu'on 
bâtissait  cette  maison  ;  »  grands  et  beaux  registres. 
Bernardin,  je  crois,  fait  parler  ainsi  Virginie;  moi, 
j'ai  entendu  cent  fois  cela  à  Andillac  ou  ici.  La 
simple  nature  est  partout  la  même. 


VI 


Le  24  février  1838^  à  dix  heures  du  soir.  —  Ce 
jour  était  destiné  aux  jolies  choses,  aux  arrivées  :  La 
boîte,  la  boîte  attendue  est  là.  Manchettes,  jabot, 
peigne,  brosse,  épingles,  poudre  embaumée,  circu- 
lent de  main  en  main.  C'est  la  petite  Mariette  de 
M"^^  de  Thézac  qui  nous  apporte  cela  de  Gaillac. 
Bonsoir,  je  vais  bien  penser  à  toi  et  à  Caro  (1),  je 
vais  bien  dormir. 

1.  Caroline,  fiancée  puis  femme  de  Maurice. 


284  EUGÉNIE    DE    GUÉRIN 

Le  28,  jour  des  Cendres.  —  Me  voici  avec  des 
cendres  sur  le  front  et  de  sérieuses  pensées.  Ce 
mémento  pulvis  es  est  terrible  ;  tout  aujourd'hui  je 
l'entends  ;  je  ne  puis  me  distraire  de  la  pensée  de 
la  mort,  surtout  dans  cette  chambre  où  je  ne  te  vois 
plus,  où  je  t'ai  vu  mourant,  où  ta  présence  et  ton 
absence  me  font  de  tristes  images. 

Une  seule  chose  est  riante,  c'est  la  petite  médaille 
de  la  Vierge  suspendue  au  chevet  de  ton  lit.  Elle  est 
brillante  encore  et  au  même  endroit  où  je  la  mis  pour 
te  servir  de  sauvegarde.  Si  tu  savais,  mon  ami, 
comme  j'ai  plaisir  à  la  voir,  les  souvenirs,  les  espé- 
rances, les  choses  intimes  qui  se  rattachent  en  moi 
à  cette  sainte  image  1  Je  la  garderai  comme  une 
relique  ;  et  si  jamais  tu  reviens  dormir  dans  ce  petit 
lit,  tu  dormiras  encore  auprès  de  la  médaille  de  la 
Vierge.  Passe-moi  cette  confiance,  cet  amour,  non 
pas  à  un  morceau  de  métal,  mais  à  l'image  de  la 
Mère  de  Dieu.  Je  voudrais  bien  savoir  si,  dans  ta 
nouvelle  cellule,  on  voit  la  sainte  Thérèse  qui  pendait 
dans  l'autre  prés  du  bénitier, 

...où  toi,  nécessiteux, 
Défaillant,  tu  prenais  l'aumône  dans  ce  creux  (1). 

Tu  ne  la  prends  plus  là,  je  le  crains  bien,  ton 
aumône  ;  où  la  prends-tu  ?  Qui  sait  ?  Le  monde  où 
tu  vis  maintenant  est-il  assez  riche  pour  tes  néces- 
sités ?  Maurice,  si  je  pouvais  te  faire  passer  quel- 
qu'une de  mes  pensées  là-dessus,  t'insinuer  ce  que 
je  crois  et  ce  que  j'apprends  dans  les  livres  de  piété, 
ces  beaux  reflets  de  l'Evangile  !  Si  je  pouvais  te  voir 
chrétien...  je  donnerais  vie  et  tout  pour  cela. 

1.  Vers  de  la  Sainte  Thérèse  de  son  frère. 


JOURNAL  285 

Le  U  mars.   —  Une  lacune,  un  silence  de  douze 
jours.  Un  voyage  à  Gaillac  où  je  n'ai  pas  pris  mon 
cahier.   Je   comptais    revenir  le    soir  même  ;  mais 
Louise  S   que  j'allais  voir,  fut  à  Saint-Géry  et  j'at- 
tendis la  chère  amie,  ce  qui  m'a  tenu  dehors  plus  que 
je  ne  voulais.  Je  n'aime  pas  de  sortir  d'ici  ;   rien  ne 
me  plaît  comme  mon   désert  ;  aujourd'hui  qu'il  est 
resplendissant  de  soleil  et  de  douce  lumière,  je  ne  le 
changerais  pas   avec  la  plus   magnifique    cité.    Je 
n  aime  pas  un  toit  pour  horizon,  ni  de  marcher  dans 
les  chemins  des  rues  quand  les  nôtres  se  bordent  de 
fleurs.  A  présent  c'est  un  charme  d'être  en  plein  air, 
d  errer  comme  les  perdrix.  Papa  a  pu  aller  avec  nous 
jusqu'au  bout  de  la  vigne  longue.  Nous  nous  sommes 
assis  un  peu  dans  le  bois,  près  de  l'endroit  où  roula 
Caroline.  Nous   avons  parlé  d'elle  et   de  sa    chute  ; 
j'ai  revu  le  groupe  que  nous  formions  au  milieu  des 
chênes,  groupe,  hélas!  si  fort  dispersé I  et,  réflexions 
faites,  j'ai  couru  chercher  des  violettes  sur  un  tertre 
donnant  au  soleil.  Ce   sont  les  premières  que  nous 
ayons  vues.  J'en  mets  une  ici,  que  je  t'offre   comme 
les  prémices  du  printemps  du  Cayla. 

10. —La  Vialarette  ne  te  portera  plus  des  marrons 
et  des  échaudés  de  Cordes  ;  la  pauvre  fille  !  elle  est 
morte  la  nuit  dernière.  Je  la  regrettepour  ses  qualités, 
sa  fidélité,  son  attachement  pour  nous.  Etions-nous 
malades  ?  elle  était  là  ;  fallait-il  un  service  ?  elle 
était  prête,  et  puis  d'une  discrétion,  d'une  sûreté  I 
du  petit  nombre  de  personnes  à  qui  l'on  peut  confier 
un  secret.  C'était  le  sublime   de  sa  condition,  ce  me 

1.  Louise  de  Bayne,  la  même  que  Maurice  aima  chastement. 


286  EUGÉNIE    DE    GUÉRIN 

semble,  que  cette  religion    du  secret  que  l'éducation 
ne  lui  avait  pas  apprise. 

Le  20.  —  Pas  de  lettre. 

Le  21.  —  J'attends.  Demain,  peut-être  demain  ! 

Le  24.  —  Enfin  quelque  chose  !  Ce  n'est  pas  de 
toi,  mais  qu'importe  ?  Je  sais  que  tu  vis,  cela  me 
sulTit.  J'avais  tant  de  craintes  I  Mon  Dieu,  que  ton 
silence  m'a  fait  souffrir  !  que  de  tourments,  que 
d'imaginations,  de  suppositions,  de  tristesses  !  Quel 
effroi  en  voyant  cette  lettre  à  cachet  noir  !  Ah  ! 
M.  d'Aurevilh'  ne  se  doute  pas  du  coup  qu'il  m'a 
porté.  Jai  laissé  tomber  sa  lettre  ;  Erembert  l'a 
prise,  l'a  ouverte  et  me  l'a  rendue.  J'ai  compris,  j'ai 
lu,  j'ai  vu  ;  plus  de  fraj^eur.  La  pauvre  poire  est 
cause  de  tout  cela.  Les  beaux  remerciements  et 
hommages  !  mais  mal  venus  sous  ce  cachet  noir  ; 
aussi  l'effet  n'a  été  que  triste,  je  ne  sais  quoi  de 
lugubre  m'est  resté  dans  l'àme,  comme  une  teinte 
noire  sur  laquelle  nulle  autre  couleur  ne  peut  pren- 
dre. Je  me  dis  cent  fois  :  tu  le  croyais  mort,  il  est 
vivant,  il  se  porte  bien,  sa  santé,  me  dit-on,  sera 
bientôt  au  niveau  de  son  bonheur;  mais  ni  cela,  ni 
rien  ne  peut  m'ôter  de  peine  sur  ton  compte.  J'ai 
repris  cette  lettre  et  j'3^  vois  la  certitude  que  tu  as 
été  malade.  Ton  ami  me  dirait-il  que,  quand  j'arri- 
verai à  Paris,  je  te  trouverai  tout  à  fait  bien,  si  tu 
n'avais  pas  été  souffrant  ?  Oh  !  oui,  tu  es  malade, 
j'en  ai  l'idée  depuis  quelque  temps.  Pauvre  chère 
santé,  que  je  ne  puis  ni  voir  ni  soigner. . . 

Il  ne  me  reste  que  de  la  recommanderau  bon  Dieu, 
ma  sainte  ressource. 


JOURNAL  287 

Le  27 .  —  C'était  bien  vrai,  mes  pressentiments,  tu 
es  malade,  tu  as  eu  trois  accès,  tu  tousses.  Quelle 
peine  1  Mon  pauvre  Maurice,  faut-il  être  aussi  loin 
de  toi,  ne  pouvoir  plus  ni  te  voir,  ni  t'entendre,  ni 
te  donner  des  soins  !  C'est  à  présent  que  je  voudrais 
être  à  Paris,  avoir  une  chambre  à  côté  de  la  tienne 
comme  ici,  pour  t  entendre  respirer,  dormir,  tousser. 
Oh  1  tout  cela,  je  l'entends  à  travers  deux  cents  lieues  ! 
Oh  I  distances  !  distances  !  Je  souffre  bien,  mais 
Dieu  le  veut  et  me  fait  ainsi  payer  mon  affection 
fraternelle.  Nul  bonheur  sans  amertume,  ni  même 
sans  sacriGce.  Si  j  étais  près  de  toi,  il  me  semble  que 
tu  te  porterais  mieux,  que  je  veillerais  sur  ton  man- 
ger, sur  ton  boire,  sur  l'air  que  tu  respires.  La  Pro- 
vidence le  fasse  et  te  conserve  comme  la  prunelle 
de  l'œil  !  Et  puis  cette  bonne  et  tendre  enfant  qui  te 
sert  de  sœur  me  console.  C'est  elle  qui  vient  d'écrire 
à  Eran,  lui  dit  que  tu  as  été  malade  et  de  ne  pas  le 
dire  aux  sœurs.  Chère  Caro,  elle  sait  combien  les 
sœurs  se  troublent  vite.  Que  je  l'aime,  que  je  suis 
aise  de  te  savoir  auprès  d'elle,  que  j'en  bénis  Dieu  ! 
Que  deviendrais-tu  dans  ton  hôtel  de  Port-Mahon, 
seul  avec  des  hommes  ?  Ton  ami  serait  bien  là  ; 
mais  quoi  qu'il  fasse,  quoi  qu'il  dise,  un  homme  ne 
peut  remplacer  une  femme  pour  un  malade,  c'est 
comme  pour  un  enfant.  La  faiblesse  et  la  souffrance 
ont  besoin  de  ces  soins,  de  ces  soulagements,  de  ces 
douceurs  que  nous  inventons. 

Le  31.  —  Que  ne  puis-je  donner  à  chacun  quelque 
chose  !  Une  marque  d'affection  à  frères  et  sœur,  à 
tous  ceux  que  j'aime.  Voyons  que  je  fasse  mon  testa- 
ment. A  ioï,  mon  Journal  y  mon  canif,  les  Confessions 


288  EUGÉNIE    DE    GUÉRIN 

de  saint  Augustin.  A  papa,  mes  poésies  ;  à  Erembert, 
Lamartine  ;  à  Mimi,  mon  chapelet,  mon  petit  cou- 
teau, mon  Chemin  de  la  croix,  mes  Méditations  du 
père  Judde.  A  Louise,  le  Combat  spirituel;  à  Mimi 
encore,  mon  Imitation;  à  Antoinette,  V  Ame  embrasée. 
A  toi  encore,  mon  petit  coffre-fort  pour  tes  secrets, 
à  condition  que  tu  brûleras  tous  les  miens,  s'il  s'y 
en  trouve.  Eh  qu'en  ferais-tu?  Ce  sont  des  choses  de 
conscience,  de  ces  choses  entre  l'âme  et  Dieu, 
quelques  lettres  de  direction  de  M.  Bories  et  de  ce 
bon  curé  de  Normandie  dont  je  t'ai  parlé.  Je  les 
garde  par  souvenir  et  par  besoin  ;  ce  sont  mes  papiers, 
mais  qui  ne  doivent  pas  voir  le  jour.  Si  donc  ce  que 
j'écris  ici  comme  en  m'amusant  s'accomplit,  si  tu 
deviens  mon  légataire,  souviens-toi  de  brûler  tout 
ce  que  contient  cette  boite. 

Le  4  avril.  —  11  fait  froid,  il  pleut,  il  neige.  Un 
vent  langoureux  chante  à  ma  fenêtre  et  me  donne 
envie  de  lui  répondre  ;  mais  que  dire  au  vent,  à  un 
peu  d'air  agité  ?  Hélas  !  que  nous  ne  sommes  sou- 
vent pas  autre  chose  !  J'ai  fait  cette  nuit  un  grand 
songe  J'étais  avec  ]\L  de  Lamennais,  je  lui  parlais 
de  toi,  de  ses  ouvrages  anciens  et  nouveaux  ;  nous 
causions  vivement  et  n'étions  pas  d'accord,  car  il 
ne  Tétait  pas  avec  lui-même.  Il  contredisait  tout  ce 
qu  il  a  dit  autrefois.  Et  je  le  plaignais,  le  pauvre 
égaré  I  —  «  Oh  !  vous  détestez  l'hérétique.  —  Non, 
Monsieur,  non  ;  vous  me  causez  une  douleur  pro- 
fonde, vous  me  semblez  une  étoile  égarée,  mais  qui 
ne  peut  manquer  de  reparaître  au  ciel.  »  Et  sur  ce, 
lui.  rhôtel  où  nous  étions  et  moi,  nous  sommes 
confondus  dans   le   chaos   du    sommeil  ;    mais  cela 


JOURNAL  289 

m'est  resté,  et  j'ai  tout  aujourd'hui  ce  génie  dans  la 
tète.  Quand  je  pense  que  tu  as  vécu  chez  lui,  avec 
lui,  reçu  ses  leçons,  l'intérêt  que  je  lui  porte  devient 
intime.  Oh  I  que  cet  homme  m'occupe,  que  je  pense 
à  son  salut,  que  je  le  demande  à  Dieu,  que  je  regrette 
sa  gloire,  sa  gloire  sainte.  Il  me  vient  souvent  de  lui 
écrire  sans  me  nommer,  de  lui  faire  entendre  une 
mystérieuse  voix  de  supplications  et  de  larmes. 
Folie,  audace  de  ma  part  ;  mais  une  femme  s'est 
rencontrée  avec  lui  pour  l'enfer,  pour  compléter  la 
réprobation  de  ce  prêtre  :  une  autre  ne  pourra-t-elle 
pas  s'en  approcher  pour  le  ciel  ? 

Le  6.  —  Il  3^  a  aujourd'hui  dix-neuf  ans  que 
naquit,  sur  les  bords  du  Gange,  une  frêle  petite  enfant 
qui  fut  appelée  Caroline.  Elie  vient,  grandit,  s  embel- 
lit, et,  charmante  jeune  fille,  elle  est  ta  fiancée  à 
présent.  J'admire  ton  bonheur,  mon  ami,  et  comme 
Dieu  en  a  pris  soin  dans  la  compagne  qu'il  te  donne^ 
dans  cette  Eve  sortie  de  l'Orient  avec  tant  de  grâces 
et  de  charmes  1  Puis  je  lui  vois  tant  de  qualités  de 
cœur,  tant  de  douceur,  de  bonté,  de  dévouement, 
de  candeur,  tout  en  elle  est  si  beau  et  bon  que  je  la 
regarde  pour  toi  comme  un  trésor  du  ciel.  Puissiez- 
vous  être  unis,  être  heureux  !  Nous  venons  d'en- 
tendre la  messe  à  votre  intention,  et,  suivant 
l'expression  de  M'i®  Martin,  pour  demander  à  Dieu 
le  bonheur  de  Caroline  et  les  grâces  nécessaires  à  la 
nouvelle  vie  qui  va  s'ouvrir  devant  elle.  Oh  1  de 
grand  cœur  nous  entrons  dans  ces  vues.  Mettons, 
mettons  le  ciel  de  notre  côté,  demandons  à  Dieu  ce 
qu'il  nous  faut,  pauvres  et  impuissantes  créatures 
Le  bon  pasteur  demain  dira  une  autre  messe  pour 

DEGUÉRIN  19 


290  EUGÉNIE    DE    GUÉRIN 

toi  ;  c'est  lui-même  qui  Ta  offert  :  «  Il  faut  prier 
aussi  pourM.  Maurice...  »  Suite  de  l'idée  du  bou- 
quet, pressentiment  de  votre  union. 

Le  9.  —  Une  lettre  de  Caroline,  enfin  !  Je  sais, 
j'entends,  je  lis  que  tu  vas  tout  à  fait  bien.  Quel 
plaisir  !  Faut-il  que  je  lise  aussi  :  «  Maurice  est 
triste,  il  a  un  fond  de  tristesse  que  je  cherche  à  dis- 
siper ;  je  la  lis  dans  ses  yeux...  »  Mon  pauvre  ami, 
qu'as-tu  donc,  si  ce  n'est  pas  la  fièvre  qui  t'accable? 
N'es-tu  pas  content  de  ta  vie,  jamais  si  douce  ? 
n'es-tu  pas  heureux  auprès  de  cette  belle  et  bonne 
enfant  qui  t'aime,  de  votre  union  qui  s'approche, 
d'un  avenir  ?...  Oh  !  je  crois  que  rien  ne  te  plaît  :  un 
charme  goûté,  c'est  fini,  c'est  épuisé.  Peut-être  que 
je  me  trompe,  mais  il  me  semble  voir  en  toi  je  ne 
sais  quoi  qui  t'empoisonne,  te  maigrit,  te  tuera,  si 
Dieu  ne  t'en  délivre.  Que  tu  me  fais  de  peine,  que 
tu  m'en  fais  î  Si  je|'pouvais  quelque  chose  à  cela  ! 
mais  nous  sommes  séparés  !  Tu  me  dirais  ce  que  tu 
as,  ce  que  c'est  que  cette  tristesse  que  tu  as  emportée 
d'ici.  Le  regret  de  nous  quitter  ?  C'est  une  peine, 
mais  pas  dévorante  ;  et  puis  quitter  des  sœurs  pour 
sa  fiancée,  du  doux  au  plus  doux,  on  se  console.  Je 
ne  veux  pas  tant  chercher  ni  tant  dire.  Nous  verrons, 
hélas  !  nous  verrons.  J'ai  de  tristes  pressentiments. 


VII 


Le  3  mai  au  soir  [1838).  —  Depuis  ce  matin,  rien 
de  joli  que  la  naissance  d'un  agneau  et  ce  cahier  qui 
commence  au  chant  du  rossignol,  devant  deux  vases 


JOURNAL  291 

de  fleurs  qui  embaument  ma  chambrette.  C'est  un 
charme  d'écrire  dans  ces  parfums,  d'y  prier,  d'y 
penser,  d'y  laisser  aller  l'âme.  Ce  matin  j'ai  apporté 
ces  fleurs  pour  donner  à  ma  table  une  façon  d'autel 
avec  une  croix  au  milieu,  et  y  faire  le  mois  de  Marie. 
Cette  dévotion  me  plaît. 

Le  il .  —  Que  n'es-tu  là  ?  nous  partagerions  deux 
pommes  que  me  donna  Julie  de  Gaillard  que  j'allai 
voir  comme  payse.  Cette  bonne  femme  ne  savait 
comment  me  traiter,  m'exprimer  le  plaisir  que  lui 
faisait  ma  visite  Je  n'ai  pas  perdu  mes  pas  à  Frau- 
seilles,  j'ai  fait  plaisir,  j'ai  caressé  un  petit  enfant 
dans  son  berceau,  j'ai  vu  en  passant  près  du  cime- 
tière les  tombes  de  nos  vieux  amis  de  Clairac,  indi- 
quées par  une  croix  de  fer.  Rien  ne  paraît  que  cela, 
le  niveau  se  fait  vite  sur  la  terre  des  morts  !  Qu'im- 
portent les  apparences  ?  L'âme,  la  vie  n'est  pas  là. 
O  mon  Dieu  !  cela  serait  trop  désolant.  J'ai  beaucoup 
pensé  à  toi  dans  tout  ça,  parce  qu'il  y  avait  une 
troupe  de  curés  qui  m'ont  demandé  de  tes  nouvelles, 
ce  qui  m'a  fait  bien  plaisir  de  voir  que  l'Eglise 
t'aime.  Adieu  ;  tu  vois  bien  que  je  n'ai  rien  dit. 

Ce  &oir  à  dix  heures.  —  Il  est  nuit  sombre,  mais 
c'est  à  écouter  toujours  les  grillons,  le  ruisseau  et 
un  rossignol,  rien  qu'un,  qui  chante,  chante,  chante 
dans  cette  obscurité.  Comme  cette  musique  accom- 
pagne bien  la  prière  du  soir  ! 

Le  18.  —  J'aimerais  bien  de  connaître  un  peu  la 
botanique  ;  c'est  une  étude  charmante  à  la  campagne, 
toute  pleine  de  jouissances.  On  se  lie  avec  la  nature, 
avec  les  herbes,  les  fleurs,  les  mousses  qu'on  peut 


292  EUGÉNIE    DE    GUÉRIN 

appeler  par  leur  nom.  Etudie  la  botanique, Maurice, 
tu  me  l'apprendras.  Ce  serait  bien  facile  avec  une 
Flore.  Mais  quand  seras-tu  ici  au  printemps  ?  Tu 
n'3^  viens  que  tard  ;  ce  n'est  pas  lorsque  l'hiver  a 
fauché  toute  la  beauté  de  la  nature  (suivant  l'expres- 
sion de  notre  ami,  saint  François  de  Sales)  qu'on 
peut  se  mettre  à  botaniser  :  plus  de  fleurs  alors,  et 
ce  sont  les  fleurs  qui  m'intéressent  parce  qu'elles 
sont  si  jolies  sur  ces  tapis  verts.  J'aimerais  de  con- 
naître leur  famille,  leurs  goûts,  quels  papillons  elles 
aiment,  les  gouttes  de  rosée  qu'il  leur  faut,  leurs 
propriétés  pour  m'en  servir  au  besoin.  Les  fleurs 
servent  aux  malades.  Dieu  fait  ses  dons  à  tant  de 
fins  1  Tout  est  plein  pour  nous  d'une  merveilleuse 
])onté  ;  vois  la  rose  qui,  après  avoir  donné  du  miel  à 
l'abeille,  un  baume  à  Tair,  nous  offre  encore  une 
eau  si  douce  pour  lesj^eux  malades.  Je  me  souviens 
de  t'en  avoir  mis  des  compresses  quand  tu  étais 
petit.  Nous  faisons  tous  les  ans  des  fioles  de  cette 
eau  qu'on  vient  nous  demander. 

Le  4- juin.  —  Flageolet,  hautbois,  grosse  caisse, 
rossignols,  tourterelles,  loriots,  merles,  pinsons, 
belle  et  grotesque  symphonie  du  moment.  C'est,  en 
l'honneur  de  la  fête  votive,  la  bruyante  musique 
d'Andillac  qui  retentit  jusqu'ici  et  se  mêle  à  celle 
des  oiseaux.  Au  moins  ne  manquons-nous  pas  de 
concerts  dans  nos  champs  ;  tu  aimes  ceux  de  Paris 
sans  pouvoir  y  aller  toujours,  et  moi,  sans  y  aller, 
je  m'y  trouve.  C'est  de  tous  côtés,  de  tous  les  arbres, 
des  voix  d'oiseaux,  et  mon  charmant  musicien,  le 
rossignol  de  l'autre  soir,  chantant  encore  près  du 
noyer  du  jardin.  Ce  sont  pour  moi  des  charmes,  des 


JOURNAL  293 

plaisirs  que  je  ne  puis  dire.  Aussi  quelqu'un  me 
disait  :  «  Vous  êtes  heureusement  née  pour  habiter 
la  campagne.  »  C'est  vrai,  je  le  sens,  et  que  mon 
être  s'harmonise  avec  les  fleurs,  les  oiseaux,  les  bois, 
Tair,  le  ciel,  tout  ce  qui  vit  dehors,  grandes  ou  gra- 
cieuses œuvres  de  Dieu. 

Le  9.  —  Premier  jour  des  moissons.  Rien  n'est 
joli  à  la  campagne  comme  ces  champs  de  blé  mûr, 
d'une  dorure  admirable.  Pour  peu  que  le  vent 
souffle,  ces  épis  coulant  l'un  sur  l'autre  font  de  loin 
Feffet  des  vagues  ;  le  grand  champ  du  nord  est  une 
mer  jaune.  A  tout  moment  tu  verrais  papa  à  la  fenêtre 
de  la  salle,  contemplant  sa  belle  récolte.  Douce  jouis- 
sance du  cultivateur  I 

Le  22.  —  O  bonheur,  bonheur  !  une  lettre  de 
Raynaud  qui  décide  ton  mariage,  qui  demande  à 
papa  de  me  laisser  venir  à  ta  noce.  Je  ne  pourrai  pas, 
je  crains  bien,  jouir  de  ce  beau  jour  ;  mais  pourvu 
qu'il  vienne,  que  je  sache  ta  félicité,  quoique  de 
loin,  je  suis  contente,  je  bénis  Dieu  de  toute  mon 
âme.  Je  n'oublierai  pas  que  c'est  le  jour  de  sainte 
Madeleine  que  cette  espérance  est  venue  ;  comme 
elle  est  douce  après  les  amertumes  passées  1  Maurice, 
cher  frère,  que  je  sens  que  je  suis  sœur  dans  ce 
moment  et  toujours  î  Ceci  écrit,  mon  petit  cahier 
s'en  va  dans  le  bureau  sous  ma  table  et  moi  à***, 
demain  matin.  Je  voudrais  bien  le  prendre,  mais  où 
le  tenir  là-bas  ?  —  Je  prendrai  note  au  cœur,  et  puis 
nous  mettrons  ici  :  Adieu,  au  revoir,  Maurice  et 
papier.  Vous  quitter,  quel  dommage  I 


294  EUGÉNIE    DE    GUÉRIN 

Le  8  août.  —  En  entrant  dans  raa  chambrette  ce 
soir,  à  dix  heures,  je  suis  frappée  de  la  blanche 
lumière  de  la  lune  qui  se  lève  ronde  derrière  un 
groupe  de  chênes  aux  Mèrix,  la  voilà  plus  haut,  plus 
haut,  toujours  plus  haut,  chaque  fois  que  je  regarde. 
Elle  va  plus  vite  dans  le  ciel  que  raa  plume  sur  ce 
papier,  mais  je  puis  la  suivre  des  yeux  ;  merveilleuse 
faculté  de  voir,  si  élevée,  si  étendue,  si  jouissante  ! 
On  joi>it  du  ciel  quand  on  veut  ;  la  nuit  même,  de 
sur  mon  chevet,  j'aperçois,  par  la  fente  d'un  contre- 
vent, une  petite  étoile  qui  s'encadre  là  vers  les 
onze  heures  et  me  rayonne  assez  longtemps  pour 
que  je  m'endorme  avant  qu'elle  soit  passée  ;  je 
l'appelle  aussi  létoile  du  sommeil,  et  je  l'aime.  La 
pourrai-je  voir  à  Paris  ?  Je  pense  que  mes  nuits  et 
mes  jours  seront  changés,  et  je  n'}'  puis  penser  sans 
peine.  Me  tirer  d'ici,  c'est  tirer  Paule  de  sa  grotte  ; 
il  faut  bien  que  ce  soit  pour  toi  que  je  quitte  mon 
désert,  toi  pour  qui  Dieu  sait  cftte  j'irais  au  bout  du 
monde.  Adieu  au  clair  de  lune,  au  chant  des  grillons, 
:\n  glouglou  du  ruisseau  ;  j'avais  de  plus  le  rossignol 
naguère  ;  mais  toujours  quelque  charme  manque  à 
nos  charmes.  A  présent,  plus  rien  qu'à  Dieu,  ma 
prière  et  le  sommeil. 

Le  9.  — Dirais-tu  ce  qui  me  fait  souffrira  présent  en 
moi?  C'est  cette  petite  reine  Jeanne  Gray,  décapitée 
si  jeune,  si  douce,  si  charmante,  à  qui  je  pense. 

Le  20,  à  dix  heures  du  soir.  —  C'est  trop  joli  ce 
que  je  vois  pour  ne  pas  te  le  dire  :  nos  demoiselles, 
là-bas,  le  long  du  ruisseau,  chantant,  riant,  se  mon- 
trant çà  et  là  sous  des  touffes    d'arbres   comme  des 


JOURNAL  295 

nymphes  de  nuit,  à  la  clarté  d'un  feu  d'allumettes 
que  fait  Jcannot,  leur  fanal  courant  :  c'est  la  pèche 
aux  écrevisses,  plaisir  qu'Erembert  a  voulu  donner 
à  ces  jeunes  filles  que  tout  amuse.  J'ai  mieux  aimé 
être  ici  à  les  voir  faire  et  te  le  dire.  Je  les  entends 
rire  et  toujours  rire  ;  cet  âge  estune  joie  permanente. 
Pour  moi,  j'ai  besoin  de  repos,  de  me  coucher  au 
lieu  d'errer  sur  le  frais  gazon  d'un  ruisseau.  Adieu, 
Maurice  ;  nous  avons  bien  parlé  de  toi  en  montrant 
les  cadeaux  de  noce. 

Le  19  septembre.  —  La  Providence  vient  au  secours 
de  chacun.  Oh  !  j'en  suis  bien  la  preuve  encore,  moi 
qui  vais  pouvoir  faire  ce  voyage,  ce  beau  voyage  de 
Paris.  Je  t'ai  dit  comment.  Aurions-nous  cru,  l'an 
dernier,  en  venir  là  ?  Dieu  soit  béni  !  bien  béni  ! 
Papa  vient  d'aller  à  Andillac  faire  viser  mon  passe- 
port au  maire.  Signe  que  nous  allons  nous  voir. 
Ecrire  à  Marie  de  Gaillac,  à  Marie  des  Coques,  ici 
un  peu  causer  et  nous  promener  avec  Félicie,  c'est 
ma  journée.  Adieu;  il  y  en  a  eu  de  plus  malheureuses. 
A  pareille  époque,  l'an  dernier,  nous  t'avions  si 
malade. 

Le  29.  —  Adieu,  ma  chambrette,  adieu,  mon  Cayla, 
adieu  mon  cahier,  quoique  je  le  prenne  avec  moi, 
mais  il  voyagera  dans  ma  malle. 

Je  reviens  d'une  messe  de  bon  voyage  que  le  bon 
pasteur  m'a  dite.  J'ai  reçu  tous  les  adieux  et  serre- 
ments de  mains  d'Andillac  ^ 


1.  Ce  septième  cahier  s'arrête  le  29  septembre  1838,  au  moment 
où  M"®  E,  de  Guéria  quittait  le  Cajola  pour  aller  assister  au 
mariage  de  son  frère  Maurice.  Le   huitième,  imprimé   déjà  par 


296  EUGÉNIE   DE    GUÉRIN 


VIII 


Vous  m'êtes  lémoin.  Seigneur, 
que  je  ne  trouve  nulle  part  de 
consolation,  de  repos  en  nulle 
créature. 

L'Imitation. 


Le  i^  avril  1839 ^  aux  Coques,  près  Nevers.  — 
Désert,  calme,  solitude,  vie  de  mon  goût  qui  recom- 
mence. Nevers  m'ennuyait  avec  son  petit  monde,  ses 
petites  femmes,  ses  grands  dîners,  toilettes,  visites 
et  autres  ennuis  sans  compensation.  Après  Paris  où 
plaisir  et  peine  au  moins  se  rencontrent,  terre  et 
ciel,  le  reste  est  vide.  La  campagne,  rien  que  la 
campagne  ne  peut  me  convenir. 

Notre  caravane  est  partie  de  Nevers  lundi  à  midi, 
l'heure  où  il  fait  bon  marcher  au  soleil  d'avril,  le 
plus  doux,  le  plus  resplendissant.  Je  regardais  avec 
charme  la  verdure  des  blés,  les  arbres  qui  bourgeon- 
nent, le  long  des  fossés  qui  se  tapissent  d'herbes  et 
de  fleurettes  comme  ceux  du  Cajola.  Puis  des  violettes 
dans  un  tertre,  et  une  alouette  qui  chantait  en  mon- 
tant et  s'en  allant  comme  le  musicien    de  la  troupe. 

Le  23.  —  Oh  !  si  j'étais  plus  près  je  saurais  bien 
pourquoi  je  n'ai  pas  de  nouvelles.    Jirais,  je  mon- 

nous  Reliquiœ,  Caen,  1855),  fut  commencé  à  Nevers  le  10  avril 
1839.  On  verra  plus  loin  que,  dans  l'intervalle,  pour  complaire 
à  Maurice.  M"'  E.  de  Guérin  avait  tenu  aussi  le  journal  des 
cinq  mois  qu'ils  passèrent  ensemble  à  Paris  ;  mais  ce  cahier, 
ainsi  que  le  premier  de  la  série,  a  échappé  à  nos  recherches. 

(Note  de  Trébutien.) 


JOURNAL  297 

terais  à  la  maison  indienne,  j'entrerais  dans  ta 
chambre,  j'ouvrirais  tes  rideaux  et  je  verrais  dans 
cette  alcôve.  .  Que  verrais-je  ?  Ah  !  Dieu  le  sait. 
Pâle,  sans  sommeil,  sans  voix,  sans  vie  presque. 
Ainsi  je  te  fais,  ainsi  je  te  vois,  ainsi  tu  me  suis, 
ainsi  je  te  trouve  dans  ma  chambre  où  je  suis  seule. 
Maurice,  mon  ami  Caro,  ma  petite  sœur,  et  vous 
tous  qui  deviez  m'écrire,  pourquoi  ne  m'écrire  pas  ? 
Peut-être  es-tu  trop  souffrant,  Caro  trop  occupée  ; 
mais  ton  ami,  ton  frère  d'Aurevilly,  qu'est-ce  qui 
lui  fait  garder  silence  ?  Vous  entendez-vous  pour  me 
désoler  ?  Oh  !  non  ;  plutôt  on  ne  veut  pas  me  dire, 
on  attend  pour  me  dire  mieux,  ou  ton  ami  est  malade, 
et  toi  paresseux,  tu  ne  penses  à  rien.  En  effet,  il 
souffrait  de  violents  maux  de  têle,  me  disait-il  der- 
nièrement, et  cela  pourrait  bien  s'être  changé  en 
maladie.  Je  crains,  j'ai  plus  que  crainte  qu'il  soit 
malade.  Double  peine  à  présent.  Pauvre  cœur, 
n'auras-tu  pas  trop  de  poids  ?  Oh  1  le  mot,  encore  un 
mot  de  sainte  Thérèse  :  «  Ou  souffrir  ou  mourir  !  » 

Le  27.  — Un  grand  homme  ressemble  tant  aux 
autres  hommes  I  Aurais-je  cru  cela,  et  qu'un  Lamar- 
tine, un  de  Maistre,  n'eussent  pas  quelque  chose  de 
plus  qu'humain  !  J'avais  cru  ainsi  dans  ma  naïveté 
au  Cayla,  mais  Paris  m'a  ôté  cette  illusion  et  bien 
d'autres.  Voilà  le  mal  de  voir  et  de  vivre  :  c'est  de 
laisser  toutes  les  plus  jolies  choses  derrière.  On 
se  prendrait  aux  regrets  sans  un  peu  de  raison  chré- 
tienne qui  console  de  tout  ;  raison  chrétienne,  entends 
bien,  car  la  raison  seule  est  trop  sotte  et  n'est  pas 
ma  philosophie. 

Lettre  de  toi,  lettre  de   convalescence,  de  prin- 


298  EUGÉNIE    DE    GUÉRIN 

temps,  d'espérance,  de  quelque  chose  qui  me  fait 
bonheur,  d'une  vie  qui  reverdoie.  O  mon  ami,  que 
je  te  remercie  ! 

Le  16  mai.  —  Emeute,  sang,  bruit  de  canons, 
bruit  de  mort.  Nouvelle  venue  comme  un  coup  de 
foudre  dans  notre  désert  et  calme  journée  ;  Maurice, 
Caro,  amis  de  Paris,  je  suis  en  peine,  je  vous  vois 
sur  le  volcan.  Mon  Dieu  î  Je  viens  d'écrire  à  Caro  et 
commence  un  mot  à  M.  d'Aurevilly,  mon  second 
frère  en  intérêt. 

Le  25.  —  Courrier  passé  sans  me  rien  laisser. 
Mêmes  doutes  et  incertitudes,  mêmes  craintes 
envahissantes.  Savoir  et  ne  pas  savoir  !  Etat  d'indi- 
cibles angoisses.  Et  voilà  la  fin  de  ce  cahier  :  mon 
Dieu  !  qui  le  lira  '  ? 

IX 

ENXORE  A  LUI 

A  MAURICE  MORT,  A  MAURICE  AU  CIEL 

7/  était  la  gloire  et  la  joie  de  mon   cœur. 

Oh  I  que  cest  un  doux  nom  et 
plein  de  dilection  que  le  nom  de 
frère  ! 

VENDREDI    19    JUILLET,    A    11    HEURES    1/2 
DATE    ÉTERNELLE  ! 

Le  21  juillet  1839].  —  Non,  mon  ami,  la  mort 
ne  nous  séparera  pas,  ne  tôtera  pas  de  ma  pensée  : 

1.  Qui  devait  le  lire?  Ainsi  qu'Eugénie  de  Guéria  le  pressen- 
tait, ce  ne  fut  pas  Maurice  qui,  ramené  par  elle,  et  non  sans 
peine,  au  Cayla.  s'y  éteignit  moins  de  deux  mois  après  la  date 


JOURNAL  299 

la  mort  ne  sépare  que  le  corps  ;  rame,  au  lieu  d'être 
là,  est  au  ciel,  et  ce  changement  dedemeuren'ôte rien 
à  ses  affections.  Bien  loin  de  là,  j'espère  ;  on  aime 
mieux  au  ciel  où  tout  se  divinise.  O  mon  ami, 
Maurice,  Maurice,  es-tu  loin  de  moi,  m'entends-tu? 
Qu'est-ce  que  les  lieux  où  tu  es  maintenant  ?  Qu'est-ce 
que  Dieu  si  beau,  si  puissant,  si  bon,  qui  te  rend 
heureux  par  sa  vue  ineffable  en  te  dévoilant  1  éter- 
nité ?  Tu  vois  ce  que  j'attends,  tu  possèdes  ce  que 
j'espère,  tu  sais  ce  que  je  crois,  mystères  de  l'autre 
vie,  que  vous  êtes  profonds,  que  vous  êtes  terribles, 
que  quelquefois  vous  êtes  doux  !  oui  bien  doux, 
quand  je  pense  que  le  ciel  est  le  lieu  du  bonheur. 
Pauvre  ami, tu  n'en  as  eu  guère,  ici-bas,  de  bonheur; 
ta  vie  si  courte  n'a  pas  eu  le  temps  du  repos.  O  Dieu  ! 
soutenez-moi,  établissez  mon  cœur  dans  la  foi. 
Hélas  !  je  n'ai  pas  assez  de  cet  appui.  Que  nous 
t'avons  gardé  et  caressé  et  baisé,  ta  femme  et  nous 
tes  sœurs,  mort  dans  ton  lit,  la  tête  appuyée  sur  un 
oreiller  comme  si  tu  dormais  !  Puis  nous  t'avons 
suivi  dans  le  cimetière,  dans  la  tombe,  ton  dernier 
lit,  prié  et  pleuré,  et  nous  voici,  moi  t'écrivant  comme 
dans  une  absence,  comme  quand  tu  étais  à  Paris. 
Mon  ami,  est-il  vrai,  ne  te  reverrons-nous  plus  nulle 
part  sur  la  terre  ?  Oh  !  moi,  je  ne  veux  pas  te  quitter  ; 
quelque  chose  de  doux  de  toi  me  fait  présence,  me 
calme,  fait  que  je  ne  pleure  pas.  Quelquefois  larmes 
à  torrents,  puis  l'âme  sèche.  Est-ce  que  je  ne-  le 
regretterais  pas  ?  Toute  ma  vie  sera  de  deuil,  le 
cœur  veuf,  sans  intime    union.    J'aime  beaucoup 

de  ceUepage,  le  19  juillet  1839.  On  trouvera  dans  un  des  cahiers 
qui  suivent  le  touchant  récit  des  derniers  instants  d'un  frère  si 
tendrement  aimé.  (Note  de  Trébutien.) 


300  EUGÉNIE    DE    GUÉRTX 

Marie  et  le  frère  qui  me  reste,  mais  ce  n'est  pas  avec 
notre  sj'mpathie.  Reçu  une  lettre  de  ton  ami  d'Aure- 
Yill3"pour  toi.  Déchirante  lettre  arrivée  sur  ton  cer- 
cueil. Que  cela  m'a  fait  sentir  ton  absence  !  Il  faut 
que  je  quitte  ceci,  ma  tête  n'3^  tient  pas,  parfois  je  me 
sens  des  ébranlements  de  cerveau.  Que  n'ai-je  des 
larmes  !  J'y  noierai  tout. 

Sans  date.  —  Je  ne  sais  ce  que  j'allais  dire  hier  à 
cet  endroit  interrompu.  Toujours  larmes  et  regrets. 
Cela  ne  passe  pas,  au  contraire  ;  les  douleurs  pro- 
fondes sont  comme  la  mer,  avancent,  creusent 
toujours  davantage.  Huit  soirs  ce  soir  que  tureposes 
là-bas,  à  Andillac,  dans  ton  lit  de  terre.  O  Dieu,  mon 
Dieu  !  consolez-moi  !  Faites-moi  voir  et  espérer  au 
delà  de  la  tombe,  plus  haut  que  n'est  tombé  ce  corps. 
Le  ciel,  le  ciel  1  oh  1  que  mon  âme  monte  au  ciel  ! 

Aujourd'hui  grande  venue  de  lettres  que  je  n'ai 
pas  lues.  Que  lire  là  dedans  ?  Des  mots  qui  ne  disent 
rien.  Toute  consolation  humaine  est  vide.  Que 
j'éprouve  cruellement  la  vérité  de  ces  paroles  de 
Vlmitation  !  Ta  berceuse  est  venue,  la  pauvre  femme, 
toute  en  larmes,  et  portant  gâteaux  et  figues  que  tu 
aurais  mangés.  Quel  chagrin  m'ont  donné  ces  figues  1 
Le  plus  petit  plaisir  que  je  te  vois  venir  me  semble 
immense.  Et  le  ciel  si  beau,  et  les  cigales,  le  bruit 
des  champs,  la  cadence  des  fléaux  sur  l'aire,  tout 
cela  qui  te  charmerait  me  désole.  Dans  tout  je  vois 
la  mort.  Cette  femme,  cette  berceuse  qui  t'a  veillé  et 
tenu  un  an  malade  sur  ses  genoux,  m'a  porté  plus 
de  douleur  que  n'eût  fait  un  drap  mortuaire.  Déchi- 
rante apparition  du  passé  :  berceau  et  tombe.  Je  pas- 
serais la  nuit  ici  avec  toi  sur  ce  papier;   mais  l'àme 


JOURNAL  301 

veut  prier,  Tâme  te  fera  plus  de  bien  que  le  cœur. 
Chaque  fois  que  je  pose  la  plume  ici,  une  lame 
me  passe  au  cœur.  Je  ne  sais  si  je  ne  continuerai 
d'écrire.  A  quoi  sert  ce  Journal  ?  Pour  qui  ?  hélas 
Et  cependant  je  l'aime,  comme  on  aime  une  boîte 
funèbre,  un  reliquaire  où  se  trouve  un  cœur  mort, 
tout  embaumé  de  sainteté  et  d'amour.  Ainsi  ce 
papier  où  je  te  conserve,  ami  tant  aimé,  où  je  te 
garde  un  parlant  souvenir,  où  je  te  retrouverai  dans 
ma  vieillesse...  si  je  vieillis.  Oh  oui  !  viendront  les 
jours  où  je  n'aurai  de  vie  que  dans  le  passé,  le  passé 
avec  toi,  près  de  toi  jeune,  intelligent,  aimable,  sen- 
sibilisant tout  ce  qui  t'approchait,  tel  que  je  te  vois, 
tel  que  tu  nous  as  quittés.  Maintenant  je  ne  sais  ce 
qu'est  ma  vie,  si  je  vis.  Tout  est  changé  au  dedans, 
au  dehors.  O  mon  Dieu  !  que  ces  lettres  sont  déchi- 
rantes, ces  lettres  du  bon  marquis  et  de  ton  ami  sur- 
tout. Oh  1  celles-ci.  qu'elles  m'ont  fait  pleurer  !  Il  y 
a  là  dedans  tant  de  larmes  pour  mes  larmes  !  Cet 
intime  ami  me  touche  comme  ferait  te  voir.  Mon 
cher  Maurice,  tout  ce  que  tu  as  aimé  m'est  cher,  me 
semble  une  portion  de  toi-même.  Frère  et  sœur  nous 
serons  avec  M.  d'Aurevilly;  il  se  dit  mon  frère. 

Le  27.  —  Je  ne  sais,  sans  mon  père,  j'irais  peut- 
être  joindre  les  Sœurs  de  Saint-Joseph,  à  Alger.  Au 
moins  ma  vie  serait  utile.  Qu'en  faire  à  présent  ?  Je 
l'avais  mise  en  toi,  pauvre  frère  !  Tu  me  disais  de  ne 
pas  te  quitter.  En  effet,  je  suis  bien  demeurée  près 
de  toi  pour  te  voir  mourir.  Un  ecce  homo^  l'homme 
de  douleur,  tous  les  autres  derrière  celui-là.  Souf- 
frances de  Jésus,  saints  désirs  de  la  mort,  uniques 
pensées  et  méditations. 


302  EUGÉNIE    DE    GUÉRIN 

Le  30.  —  Qu'il  faisait  bon  ce  matin  dans  la  vigne, 
cette  vigne  aux  raisins-chasselas  que  tu  aimais  !  En 
m'y  Yoj-ant,  en  mettant  le  pied  où  tu  l'avais  mis,  la 
tristesse  m'a  rempli  lame.  Je  me  suis  assise  à  l'ombre 
d'un  cerisier,  et  là,  pensant  au  passé,  j'ai  pleuré. 
Tout  était  vert,  frais,  doré  de  soleil,  admirable  à 
voir.  Ces  approches  d'automne  sont  belles,  la  tempé- 
rature adoucie,  le  ciel  plus  nuage,  des  teintes  de 
deuil  qui  commencent.  Tout  cela,  je  l'aime,  je  m'en 
savoure  l'œil,  m'en  pénètrejusqu'aucœur,  qui  tourne 
aux  larmes.  Va  seule,  c'est  si  triste  !  Toi,  tu  vois  le 
ciel  !  Oh  !  je  ne  te  plains  pas. 

Le  4  octobre.  —  Je  voulais  envo^'er  à  son  ami 
deux  grenades  du  grenadier  dont  il  a  travaillé  le 
pied  quelques  jours  avant  sa  mort.  Ce  fut  son  dernier 
mouvement  sur  la  terre. 

Le  19.  —  Trois  mois  aujourd'hui  de  cette  mort, 
de  cette  séparation.  Oh  !  la  douloureuse  date,  que 
néanmoins  je  veux  écrire  chaque  fois  qu'elle  revien- 
dra. Il  y  a  pour  moi  une  si  attachante  tristesse  dans 
ce  retour  du  19,  que  je  ne  puis  le  voir  sans  le  mar- 
quer dans  ma  vie.  Eh  !  qu'y  mettrais-je  maintenant, 
si  je  n'y  mettais  mes  larmes,  mes  souvenirs,  mes 
regrets  de  ce  que  j'ai  le  plus  aimé?  C'est  tout  ce  qui 
vous  viendra,  ô  vous  qui  voulez  que  je  continue  ces 
cahiers,  mo/ï /ous /es  joizrs  au  Cay la.  J'allais  cesser 
de  le  faire,  il  y  avait  trop  d'amertume  à  lui  parler 
dans  la  tombe  ;  mais  puisque  vous  êtes  là,  frère 
vivant,  et  avez  plaisir  de  m'entendre,  je  continue  ma 
causerie  intime  ;  je  rattache  à  vous  ce  qui  restait  là, 
tombé  brisé  parla  mort.  J'écrirai  pour  vous  comme 


JOURNAL  303 

j'écrivais  pour  lai.  Vous  êtes  mon  frère  d'adoption, 
mon  frère  de  cœur.  Il  y  a  là  dedans  illusion  et  réalité, 
consolation  et  tristesse  :  Maurice  partout. 

Le  iO  novembre.  —  Caroline  nous  a  écrit  après  un 
assez  long  silence,  assez  long  pour  me  donner  le 
temps  de  croire  à  un  oubli.  J'en  avais  de  la  peine  ; 
je  voudrais  un  avenir  sinon  d'amitié,  du  moins  de 
bienveillance  avec  cette  jeune  femme,  cette  femme 
de  mon  frère.  Ce  titre  l'attache  tant  à  mon  cœur  1  Je 
serais  sensiblement  affectée  si  je  la  voyais  se  déta- 
cher entièrement.  Sa  lettre  est  bonne,  marquée 
d'intérêt;  j'en  suis  contente.  Pauvre  chère  veuve, 
que  je  voudrais  pouvoir  l'embrasser  en  ce  moment  I 
Je  la  regarde  comme  une  sœur,  comme  une  sœur 
qui  se  trompe.  Il  ne  faut  pas  lui  en  vouloir,  elle  ne 
croit  pas  se  tromper. 

Le  2  janvier  184-0.  —  Je  disais  à  Maurice,  quand 
il  me  parlait  de  Paris,  que  je  n'en  comprendrais  pas 
la  langue.  Et  cependant  il  y  en  a  que  j'ai  entendus. 
Certaines  âmes  de  tous  les  lieux  se  comprennent. 
Cela  me  fait  croire  ce  qu'on  dit  des  saints,  qui  com- 
muniquent avec  les  anges,  quoique  de  nature  diffé- 
rente. L  une  monte,  l'autre  s'incline^  et  ainsi  se  fait 
la  rencontre,  ainsi  le  Fils  de  Dieu  est  descendu  parmi 
nous.  Voilà  qui  me  rappelle  ce  passage  de  l'abbé 
Gerbet  dans  un  de  ses  livres  que  j'aime  :  On  dirait 
que  la  création  repose  sur  un  plan  incliné,  de  telle 
sorte  que  tous  les  êtres  se  penchent  vers  ceux  qui  sont 
au-dessous  d'eux  pour  les  aimer  et  en  être  aimés. 
Maurice  m'avait  fait  remarquer  cette  pensée  que 
nous  trouvions  charmante. 


304  EUGÉNIE    DE    GUÉRIN 


Le  3  février  1840.  —  On  me  presse  d'aller  à  Gaillac. 
Non,  je  ne  puis  m'ôter  d'ici  ;  ma  vie  se  plaît  toute 
petite  au  plus  petit  endroit  possible,  là  où  j'ai  mes 
chers  vivants  et  mes  morts. 

Le  5.  —  Quelle  lecture,  quelle  amitié,  quelle 
mort,  quel  rapprochement  !  quelle  impression  j'en 
ai  dans  l'âme  I  Je  veux  parler  des  derniers  moments 
d'Etienne  de  La  Boétie  que  j'ai  rencontrés  au  fond 
d'un  livre  de  Montaigne.  Sachant  que  ces  deux 
hommes  s'aimaient  beaucoup,  j'ai  été  touchée  de 
savoir  comment  s'était  faite  leur  séparation,  et  j'en 
ai  le  cœur  dans  les  larmes.  G  est  si  douloureux  de 
voir  mourir,  surtout  quand  cette  mort  vous  en  rap- 
pelle une  autre  !  Que  de  traits  saillants  m'ont  frappée 
dans  cette  vie  sitôt  faite,  dans  cette  âme  s'en  allant 
jeune  de  ce  monde,  et  si  belle,  si  élevée,  si  chrétienne, 
si  exquise  de  douceur  et  d'amitié  !  Oh  !  vraiment, 
j'ai  trouvé  Maurice  aux  beaux  endroits,  et  vous  et 
lui  dans  l'étroite  union  et  si  profonde  de  ces  deux 
amis.  Mais  vous  manquiez  aux  derniers  moments 
du  vôtre.  Que  j'ai  eu  regret  à  cela,  et  que  la  distance 
vous  eût  séparés  à  ces  derniers  jours  !  Je  veux  vous 
dire  comme  ils  se  sont  passés,  car  cela  manque  aux 
détails  que  je  vous  ai  donnés  de  sa  mort,  tout  comme 
l'intérêt  que  vous  portez  à  cette  fin  dévie. 

Le  11.  —  Ce  fut  le  8  juillet,  vingt  jours  après  le 
départ  de  Paris,  vers  six  heures  du  soir,    que    nous 


JOURNAL 


305 


fumes  en  vue  du  Cayla,  terre  d'attente,  lieu  de  repos 
de  notre  pauvre  malade.   Sa  pensée  n'allait   que  là 
sur  la  terre,  depuis  longtemps.  Je  ne  lui  ai  jamais  vu 
de  plus  ardent  désir,  et  toujours  plus  vif  à   mesure 
que  nous  approchions.  On  aurait  dit  qu'il  avait  hâte 
d'arriver  pour  être  à  temps  d'y  mourir.  Avait-il  pres- 
senti sa  fin  ?  Dans  les  premiers  transports  de  sa  joie, 
à  la  vue  du  Cayla,   il  serra  la  main  d'Erembert  qui 
se  trouvait  près  de  lui,  il  nous  fit  signe  à  tous  comme 
d'une   découverte,    à  moi   qui   n'eus  jamais  moins 
d'émotion,  de  plaisir  1  Je  voyais  tout  tristement  dans 
ce  triste  retour,  jusqu'à  ma  sœur,  jusqu'à  mon  père, 
qui  nous  vinrent  joindre  à  quelque   peu  de  distance. 
Affligeante  rencontre  I    Mon   père   fut  consterné  ; 
Marie  pleura  en  voyant  Maurice.  Il   était  si  changé, 
si  défait,  si  pâle,  si  branlant  sur   ce  cheval  assis  à 
l'anglaise,    qu'il   ne    semblait    pas     animé.    C'était 
effra^^ant.  Le  voyage  l'avait  tué.  Sans  la  pensée  d'arri- 
ver qui  le  soutenait,  je  doute  qu'il  l'eût  achevé.  Vous 
en  savez  quelque  chose,  et  ce    qu'il   a  du    souffrir, 
pauvre  cher  martyr  !  Mais  je  ne  veux  parler  que 
d'ici.  Lui  embrassa  son  père  et  sa  sœur  sans  se  mon- 
trer trop  ému.  Il  semblait  dans   une    sorte   d'extase 
dès  la  première  vue  du  château  ;  l'ébranlement  qu'il 
en  eut  fut  unique,  et  dut  épuiser  toute  sa  faculté  de 
sensation  ;  je  ne  lui  ai  plus  vu  l'air  vivement  touché 
de  rien  depuis  cela.  Cependant  il  salua  affectueuse- 
ment les  moissonneurs  qui  coupaient  nos  blés,  tendit 
la  main  à  quelques-uns,  et  à  tous  les  domestiques  qui 
nous  vinrent  entourer... 

Nous  le  trouvions  bien  faible  ;  cependant  j'espérais 
toujours.  J'avais  écrit  au  prince  de  Hohenlohe.  J'at- 
tendais un  miracle.  La  toux  s'était  apaisée,  l'appétit 

DE    GUÉRIN  20 


306  EUGÉNIE    DE    GUÉRIN 

se  soutenait  :  la  veille  fatale,  il  dîna  encore  avec 
nous  ;  hélas  î  dernier  dîner  de  famille  !  On  servit 
des  figues  dont  il  eut  envie,  et  que  sur  sa  consulta- 
tion, j'eus  la  cruauté  de  lui  interdire  ,  mais  d'au- 
tres ayant  approuvé,  il  en  mangea  une  qui  ne  lui  fit 
ni  bien  ni  mal,  et  je  fus  sauvée  sans  préjudice  de 
Tamertume  de  l'avoir  privé  de  quelque  chose.  Je 
veux  tout  dire,  tout  conserver  de  ses  derniers 
moments,  bien  fâchée  de  ne  pas  me  souvenir  davan- 
tage. Un  mot  qu'il  dit  à  mon  père  m'est  resté.  Ce 
pauvre  père  revenait  de  Gaillac  avec  l'ardente  cha- 
leur, lui  rapportant  des  remèdes.  Dès  que  Maurice 
le  vit  :  «  //  faut  convenir,  dit-il  en  lui  tendant  la 
main,  que  vous  aimez  bien  vos  enfants.  »  Oh  1  en 
effet,  mon  père  l'aimait  bien  !  Peu  après,  le  pauvre 
malade  se  levant  avec  peine  de  son  fauteuil  pour 
passer  dans  la  chambre  à  côté  :  «  Je  suis  bien  bas,  » 
parlant  comme  à  lui-même.  Je  l'entendis,  cet  arrêt 
de  mort,  de  sa  bouche,  sans  lui  rien  répondre,  sans 
trop  y  croire  peut-être  ;  mais  j'en  fus  frappée.  Le 
soir,  on  le  porta  avec  son  fauteuil  dans  sa  chambre. 
Du  temps  qu'il  se  mettait  au  lit,  je  disais  avec  Erem- 
bert  :  «  Il  est  bien  faible,  ce  soir  ;  mai:;  la  poitrine 
est  plus  libre,  la  toux  disparaît.  Si  nous  pouvons 
aller  au  mois  d  octobre,  il  sera  sauvé.  »  C'était  le 
18  juillet,  à  dix  heures  du  soir  I 

Quand  le  saint  viatique  arriva,  le  malade  se  trou- 
vait mieux,  ce  me  semblait  ;  ses  yeux,  rouverts, 
n'avaient  pas  cette  fixité  effrayante  du  matin,  ni 
ses  sens  le  même  affaissement  ;  il  parut  moralement 
ravivé  et  en  pleine  jouissance  de  ses  facultés  tout  le 
temps  des  saintes  cérémonies.  Il  suivait  tout  de 
cœur,  bien  pieusement.   Quand  ce  fut  à  lextréme- 


JOURNAL  307 

onction,  comme  il  ne  sortait  qu'une  main,  le  prêtre 
ayant  dit  :  «L'autre»,  il  la  présenta  vivement.  Il 
écouta  de  bien  simples  et  touchantes  paroles,  et  re- 
çut le  saint  viatique  avec  toute  Fexpression  de  la  foi. 
Il  vivait  encore,  il  nous  entendait,  il  choisit  entre  de 
l'eau  et  de  la  tisane  qu'on  lui  offrait  à  boire,  serra  la 
main  à  M.  le  curé,  qui  toujours  lui  parlait  du  ciel, 
colla  ses  lèvres  à  une  croix  que  lui  présentait  sa 
femme,  puis  il  s'affaiblit  ;  nous  nous  mîmes  tous  à 
le  baiser,  et  lui  à  mourir. 

Vendredi  matin,  19  juillet  1839,  à  onze  heures  et 
demie.  Onze  jours  après  notre  arrivée  au  Cayla.  Huit 
mois  après  son  mariage. 

La  voilà  cette  fin  de  vie,  si  liée  à  la  vôtre,  telle  que 
j'ai  pu  la  retrouver  pour  vous  dans  mes  larmes.  Que 
n'étiez-vous  là  ?  Que  n'avez-vous  assisté  à  la  mort 
chrétienne  de  votre  ami  ? 


De  Montels,  vieux  château  dans  les  montagnes. 

Le  14-  mars.  —  Je  me  plais  à  Montels  :  on  y  vit 
comme  on  veut,  sans  visites  ni  ennuis  du  monde... 
Si  je  devais  quitter  le  Cayla,  c'est  ici  que  je  voudrais 
demeurer.  Pour  faire  de  ce  château  une  demeure 
agréable,  il  n'y  aurait  qu'à  relever  quelques  ruines 
qui,  même  telles  quelles,  sont  toutes  remplies  d'inté- 
rêt. Quel  charme  n'a  pas  ce  vieux  salon  tout 
tapissé  de  vieux  portraits  de  militaires,  d'hommes 
de  robe  et  d'église,  de  belles  dames,  comme  on  n'en 
voit  plus,  de  mise  et  4e  beauté. 

Il  y  a  encore  ici,  dans  un  vieux  tiroir,  une  curieuse 
correspondance  sentimentale  du  fameux  La  Peyrouse 
avec  M"®  de   Vézian,  sa  fiancée,   devenue   ensuite 


308  EUGÉNIE    DE    GUÉKIN 

marquise  de  Sénégas,  pendant  sans  doute  que  le 
marin  courait  les  mers.  Il  faut  que  je  demande,  pour 
les  voir,  ces  lettres  à  ma  cousine.  Précieuse  décou- 
verte, débris  du  cœur  de  La  PejTouse,  aussi  curieuse 
que  celle  de  son  vaisseau.  Mais  qui  songe  à  cela  ? 
Qui  songe  à  chercher  un  grand  .homme  dans  son 
intime? 

Sans  date.  —  Que  dire  ?  que  répondre  ?  Que 
mannoncez-YOUs  qui  se  prépare  pour  Maurice  I 
Pauvre  ra3'on  de  gloire  qui  va  venir  sur  sa  tombe  I 
Que  je  l'aurais  aimé  sur  son  front,  de  son  vivant, 
quand  nous  l'aurions  vu  sans  larmes  !  C'est  trop 
tard  maintenant  pour  que  la  joie  soit  complète,  et 
néanmoins  j'éprouve  je  ne  sais  quel  triste  bonheur  à 
ce  bruit  funèbre  de  renommée  qui  va  s'attacher  au 
nom  que  j'ai  le  plus  aimé,  à  me  dire  que  cette  chère 
mémoire  ne  mourra  pas. 

Je  ne  vous  dis  plus  rien  sur  ce  sujet  infini,  vous 
aj-ant  écrit  et  dit  mes  sentiments  et  remerciements 
profonds,  à  vous,  à  M.  Sainte-Beuve,  à  M'"^  Sand, 
pour  la  part  que  vous  aurez  chacun  à  cette  publica- 
tion du  Centaure,  cette  belle  œuvre  inconnue  de 
mon  frère,  à  la  mise  en  lumière  de  sa  vie  et  de  son 
talent  ^' 

Le  23 mai.  —  Enfin,  je  sais  que  cette  chère  publi- 
cation du  Centaure  a  paru.  Des  jeunes  gens  venus  de 
Gaillac  me  l'ont  appris.  Depuis,  je  ne  pense  qu'à  cela, 


1.  Ce  passage  et  les  précédents  s'adressent  à  J.-B.  d'Aure- 
villy qui  se  fît,  avec  Trébulieu,  le  premier  éditeur  de  Maurice. 
J.-B.  d'Aurevilly  avait  nommé  M"«  de  Guérin  le  <(  cj'gne  du 
Cayla  ». 


JOURNAL  309 

et  au  passé,  hélas  !  où  moindre  chose  me  ramène. 
Me  Tenverrez-vous  ?  Qui  sait  ?  Je  suis  injuste  peut- 
être,  mais  votre  silence  est  si  durable  et  le  cœur 
humain  si  changeant  I  Et  qu'y  aurait-il  d'étonnant 
que  quelqu'un  du  monde  vînt  à  oublier  une  pauvre 
amitié  d'anachorète  qui  ne  peut  pas  lui  offrir  beau- 
cqup  d'agrément  ?  Je  n'ai  d'autre  titre  que  d'être  la 
sœur  de  Maurice,  et  cela  se  peut  effacer  :  le  temps 
efface  tout. 

Le  9  juin.  —  ...  Je  goûte  une  jouissance  trempée 
de  larmes,  un  bonheur  à  deux  goûts,  une  possession 
plus  pleine,  mieux  estimée,  et  par  cela  plus  triste  que 
jamais  de  Maurice,  dans  ce  beau  Centaure  et  ces 
fragments  intimes.  Qu'il  est  pénétrant  dans  ces  dires 
du  cœur  1  dans  cette  douce,  délicate  et  si  fine  façon 
de  parler  douleur  que  je  n'ai  connue  qu'à  lui  ! 
Oh  !  M"^®  Sand  a  raison  de  dire  que  ce  sont  des 
mots  à  enchâsser  comme  de  gros  diamants  au 
faîte  du  diadème.  Ou  plutôt,  il  était  tout  diamant, 
Maurice. 

Le  P""  juillet,  —  L'inattendu  et  charmant  billet  de 
M.  Sainte-Beuve,  cet  auteur  exquis  dont  je  reçois 
l'écriture  vivante.  C'eût  été  bonheur  autrefois,  mais 
à  présent  tout  porte  amertume  et  tourne  aux  larmes. 
Il  en  est  ainsi  de  ce  billet  et  de  tant  d'autres  choses 
que  je  dois  à  la  mort  de  Maurice.  Toutes  mes  rela- 
tions, tout  ma  vie  presque,  se  rattachent  à  un  cer- 
cueil. 

Le  18.  — Dernier  jour  qu'il  a  passé  sur  la  terre. 


310  EUGÉNIE    DE    GUEKIX 

Le  19,  ('i  onze  heures  du  matin.  —  Douloureux 
coups  de  cloche  que  je  viens  d'entendre,  au  même 
instant,  à  la  même  heure  où  sonàme  quitta  ce  monde, 
au  même  son  lugubre  et  tout  comme  si  cette  cloche 
eût  sonné  pour  lui  à  présent.  C'était  pour  une  autre 
mort  ce  glas,  de  retour  au  même  jour,  au  même 
instant,  que  j'entends  dans  mon  àme  tout  ce  matin. 
Mon  Dieu,  quel  anniversaire  !  quel  souvenir  vif  et 
présent  de  cette  mort,  de  cette  chambre,  chapelle 
ardente  et  lugubre,  de  ce  lit  entouré  de  larmes  et  de 
prières,  de  cette  figure  pâle,  de  cet  in  manus  tiias^ 
Domine,  dit  et  redit  si  haut  I  Maurice  !  Dieu  aura 
entendu  et  reçu  au  ciel  ton  àme  qui  demandait  le 
ciel. 


XI 


Le  5  août  (ISW).  —  Que  n'est-il  venu  plus  tôt, 
le  poète  de  la  Bretagne,  le  chantre  delà  Thébaïde  des 
Grèves,  le  solitaire  ami  de  Maurice  *  !  Que  n'est-il 
venu  du  temps  que  Maurice  vivait,  alors  que  je  sen- 
tais avec  bonheur  !  Ses  poésies  me  sont  néanmoins 
agréables  en  ce  quelles  viennent  du  Val  de  TArgue- 
non,  qu'elles  sont  religieuses,  que  Dieu  et  Maurice 
s'3^  trouvent.  Il  y  a  deux  ans  seulement,  tout  cela 
m'eût  bien  fait  plaisir.  Que  les  temps  sont  changés  ! 
ou  plutôtque  notre  âmechange  sous  les  événements! 
Ainsi,  la  vie  se  fait  différente  de  jour  en  jour,  toute 
tranchée  de  diverses  choses  et  de  divers  sentiments, 
si  bien  qu'un  certain  espace  ne  ressemble  plus  à 
l'autre,  qu'on  ne  se  reconnaît  pas  d'ici  là,  qu'on  a 
peine  à  se  suivre,  variable  et  transitoire   nature  que 

1.  Hippolyle  de  la  Morvonnais. 


JOURNAL  311 

nous  sommes.  Mais  la  transition  finira,  et  nous 
mènera  là  où  nous  ne  changerons  plus.  O  perma- 
nente vie  du  ciel  1 

Le  19.  —  Que  de  fois  je  renonce  à  rien  écrire  ici, 
que  de  fois  j'y  reviens  écrire  !  Attrait  et  délaisse- 
ment, ô  ma  vie  ! 

Le  29.  —  Il  y  a  aujourd'hui  de  profonds  regrets 
pour  moi  dans  la  perte  d'une  paysanne,  la  vieille 
Rose  Durel,  qui  vient  de  mourir.  Véritable  sainte 
femme  chrétienne  dans  toute  la  simplicité  évangé- 
lique.  Sa  vie  était  dans  la  foi,  sa  foi  était  l'humble 
cro^^ance,  sans  livres,  sans  rien,  cette  croj^ance  anti- 
que, primitive,  et  que  loue  ainsi  l'auteur  de  Ylmita- 
tion  :  «  Un  humble  paysan  qui  sert  Dieu  est  certai- 
nement fort  au-dessus  du  philosophe  superbe  qui,  se 
négligeant  lui-même,  considère  le  cours  des  astres.  » 
En  effet,  on  trouvait  dans  Rose  une  singulière  dis- 
tinction de  vertus  et  de  sentiments,  quelque  chose 
au-dessus  de  l'éducation  la  plus  haute  ;  et  quand  on 
considérait  la  portée  d'une  telle  âme  et  le  peu  d'im- 
pulsion reçue,  pouvait-on  s'empêcher  de  dire  que 
Dieu  seul  élevait  ainsi  ?  C'est  ainsi  qu'en  jugeait 
Maurice,  l'appréciateur  des  choses  rares,  le  juge  des 
âmes,  l'amant  du  beau  :  il  aimait  Rose,  la  vénérait 
comme  une  femme  patriarcale.  Jamais  il  n'est  venu 
dans  le  pays  et  ne  s'en  est  allé  sans  la  voir,  sans 
s'asseoir  à  sa  table  ;  car  ici  on  ne  se  visite  pas  sans 
manger,  sans  goûter  le  pain  et  le  vin.  Mais,  dans 
cette  occasion.  Rose  ajoutait  au  service  et  relevait 
par  quelque  chose  de  choix  l'hospitalité  d'habitude. 
C'était   quelque   beau   fruit  réservé  pour  Monsieur 


312  EUGÉNIE    DE    GUÉRIN 

Maurice,  des  mets  de  son  goût.  Il  y  avait  en  cela 
expression  touchante  du  cœur,  expression  bien  déli- 
cate et  naïve  aussi,  et  dont  je  suis  plus  touchée 
encore,  dans  la  conservation  d'un  nid  d'hirondelle 
que  Maurice  enfant  avait  recommandé  à  son  premier 
départ  du  paj-s.  «  Que  je  trouve  ce  nid  au  retour.  » 
Et  il  l'y  retrouva,  et  on  l'y  retrouve  encore  religieu- 
sement conservé  au  vieux  plancher  de  la  vieille 
chambre  de  Rose.  O  monument  ! 


XII 


Le  jour  de  la  Toussaint  1840.  — Il  y  a  deux  ans,  ce 
même  jour,  à  la  même  heure,  dans  le  salon  indien  à 
Paris,  le  frère  que  j'aime  tant  causait  intimement 
avec  moi  de  sa  vie,  de  son  avenir,  de  son  mariage 
qui  s'allait  faire,  de  tant  de  choses  venant  de  son 
cœur  et  qu'il  reversait  dans  le  mien.  Quel  souvenir, 
mon  Dieu  !  et  comme  il  se  lie  à  la  triste  et  religieuse 
solennité  de  ce  jour,  la  fête  des  saints,  la  mémoire 
des  morts  et  des  amis  disparus  !  C'est  pour  tout  cela 
et  pour  je  ne  sais  quoi  encore  que  j'écris,  que  je 
reprends  ce  Journal  délaissé,  ce  mémorandum  qu'il 
aimait,  qu'il  m'avait  dit  de  lui  faire,  que  je  veux  faire 
en  effet  pour  Maurice  au  ciel. 

Dernier  décembre.  —  Mon  Dieu,  que  le  temps  est 

quelque  chose  de  triste,  soit  qu'il  s'en  aille  ou  qu'il 
vienne  î  et  que  le  saint  a  raison  qui  a  dit  :  «  Jetons 
nos  cœurs  en  l'éternité  !  » 


FRAGMENTS 


L'admirable  pays  que  la  Bretagne,  par  sa  foi  et 
ses  beaux  génies  1  Que  tes  lettres  datées  de  là  me  font 
plaisir  !  Que  j'ai  de  joie,  Maurice,  de  te  savoir  sur 
cette  terre  forte,  de  te  voir  vivre  du  même  air  qu'ont 
respiré  Du  Guesclin,  Chateaubriand,  Lamennais  I 
L'âme  doit  grandir  dans  une  telle  atmosphère.  Que 
ne  deviendra  pas  la  tienne  si  naturellement  belle  I 
Que  ne  recevra-t-elle  pas  en  intelligence  des  intel- 
ligences qui  t'entourent  !  Quels  torrents  de  foi  et  de 
lumière  t'inondent  dans  ta  solitude  de  la  Chênaie  ! 
Tu  me  représentes  un  religieux  à  Clairvaux  du  temps 
de  saint  Bernard.  Seulement  M.  de  Lamennais  me 
semble  un  peu  moins  doux  que  cet  admirable  saint  ; 
mais  M.  Gerbet  a  la  suavité  d'un  ange.  Je  te  préfé- 
rerais sous  sa  direction  toute  d'amour  et  d'humilité. 
Recueille  bien  soigneusement  les  conférences  reli- 
gieuses qu'il  vous  fait  et  que  tu  destines  à  tes  sœurs, 
les  anachorètes  du  Cayla.  Je  suis  au  reste  fort 
satisfaite  de  sa  décision.  Veuille  bien  lui  en  témoi- 
gner tous  mes  remerciements  et  combien  je  serais 
charmée  de  l'avoir  toujours  pour  mon  casuiste,  mais 
ce  ne  sera  jamais  que  de  loin.  Oh  1  si,  au  lieu  d'être 
ta  sœur,  j'étais  ton  frère,  tu  me  verrais  bientôt  où  tu 
es,  supposé  le  talent  avec  la  vocation.  La  vocation 
serait  certaine.  Il  y  a  longtemps  que  je   dis  comme 


314  EUGÉNIE    DE    GUÉRIN 

saint  Bernard  :  0  beata  solitudo,  o  sola  beatitudo  ! 
Mais  tu  sais  ce  qui  me  retient  toujours,  mon  père  et 
toi,  toi,  mon  ami,  qui  dit  de  rester  encore  pour  toi 
dans  le  monde.  Mais  tu  as  déjà  pris  ton  parti,  tu  as 
pris  le  ciel  et  tu  me  laisses  la  terre.  O  mon  bien-aimé 
frère  !  si  par  incroyable  tu  la  quittais  avant  moi 
cette  vallée  de  larmes,  qu'y  deviendrais-je  ? 


MA  BIBLIOTHÈQUE 

Les  Méditations  poétiques  de  Lamartine. 
Les  Harmonies. 
Elégies  de  Millevoye. 
Ossian. 

L'Imagination,  par  Delille. 
U  Enéide  y  traduction  de  Delille. 
Racine. 

Les  Géorgiques. 
Corneille. 

Théâtre  de  Shakespeare. 
Le  Mérite  des  femmes,  poème  par  Legouvé. 
L'Espérance,  par  Saint-Victor. 
Œuvres  du  comte  Xavier  de  Maistre 
Le  Ministre  de  Wakefîeld.  par  GoJdsmith. 
Le  Voyage  sentimental  de  Sterne  ;  perdu. 
Les  Puritains,  Walter  Scott. 
Redgauntled,  du  même. 
Poésies  de  Chénier  (André). 
Morceaux  choisis  de  Buffon  ;  prêté. 
Lettres  péruviennes  de  M^^^^  de    Graffigny,   ouvrage 
qu'on  ne  lit  pas  deux  fois. 


FRAGMENTS  315 

Les  fiancés  de  Milan^  par  Manzoni. 
De  r Allemagne,  par  M'"^  de  Slaël. 

LIVRES  DE    PIÉTÉ 

limitation  de  Jésus-Christ. 

Ulntroduction  à  la  vie  dévole,  de  saint  François  de 
Sales. 

Le  Combat  spirituel. 

Les  Méditations  de  Bossuet. 

Méditations  de  Médaille. 

Lettres  spirituelles  de  Bossuet. 

Heures  de  Fénelon. 

Journée  du  chrétien. 

Les  Sages  entretiens. 

L'Ame  élevée  à  Dieu, 

L'Ame  embrasée  de  V amour  divin. 

Le  Mois  de  Marie. 

La  Vie  des  Saints. 

Entretiens  d'un  missionnaire  et  d'un  berger. 

Le  dogme  générateur  de  la  piété  chrétienne,  par 
M.  Gerbet. 

Le  Froment  des  élus. 

Elévations  sur  les  mystères  de  Bossuet. 

Le  guide  du  jeune  âge,  de  M.  Lamennais^  livre  que 
je  relis  souvent. 


...  Voilà  la  ressemblance  ^  ;  tu  es  en  autre  lieu, 
Yoilà  la  différence.  Je  te   dirai   ce  que  je  fais  ici  ; 

1.  Nous  n'avons  pas  été  assez  heureux  pour  retrouver  le 
commencement  de  ce  touchant  entretien  de  l'âme  de  la  sœur 
avec  l'âme  de  son  frère.  (Note  de  Trébutieii.) 


316  EUGÉNIE   DE    GUÉRIN 

ce  n'est  qu'à  toi  que  je  le  puis  dire,  mon  âme  ne 
coule  de  pente  que  dans  ton  âme,  âme  de  mon  frère  ! 

Peux-tu  m'entendre  ?  il  me  semble.  Le  ciel  n'est 
pas  si  loin  d'ici.  Quelquefois  je  lève  le  bras  comme 
pour  y  atteindre,  ma  main  s'étend  pour  saisir  la 
tienne;  mille  fois  j'aurais  voulu  la  serrer,  invisible? 
froide  ?  n'importe,  je  l'aurais  voulu  ;  mais  chercher 
une  main  morte  !  Toute  forme  t'a  abandonné  ;  de  ce 
qui  était  toi  à  mes  yeux,  il  ne  reste  que  l'intelligence, 
cette  intelligence  enlevée,  envolée  et  dégagée  de  sa 
vêture,  comme  Elie  de  son  manteau.  Maurice  î  habi- 
tant du  ciel,  mes  rapports  avec  toi  seront  comme 
avec  un  ange  ;  frère  céleste,  je  te  regarde  comme 
mon  ange  gardien. 

Oh  î  j'ai  besoin  que  de  l'autre  vie  on  m'entende, 
on  me  réponde,  car  dans  celle-ci  personne  ne  me 
répond  ;  depuis  que  ta  voix  est  éteinte,  le  parler  de 
l'âme  est  fini  pour  moi.  Silence  et  solitude  comme 
dans  une  île  déserte  ;  et  cela  fait  souffrir,  oh  ! 
souffrir  1  J'aimais  tant,  il  m'était  si  doux  de  t'en- 
tendre,de  jouir  de  cette  parole  haute  et  profonde  ou 
de  ce  langage  fin,  délicat  et  charmant  que  je  n'en- 
tendais que  de  toi  !  Tout  enfant,  j'aimais  à  t'entendre  ; 
avec  ton  parler  commença  notre  causerie.  Courant 
les  bois,  nous  discourions  sur  les  oiseaux,  les  nids, 
les  fleurs,  sur  les  glands.  Nous  trouvions  tout  joli, 
tout  incompréhensible,  et  nous  nous  questionnions 
l'un  l'autre.  Jeté  trouvais  plus  savant  que  moi, 
surtout  lorsqu'un  peu  plus  tard  tu  me  citais  Virgile, 
ces  églogues  que  j'aimais  tant  et  qui  semblaient 
faites  pour  tout  ce  qui  était  sous  nos  yeux.  Que  de 
fois,  voj^ant  les  abeilles  et  les  entendant  sur  les  buis 
fleuris,  j'ai  récité  : 


FRAGMENTS  317 


Aristée  avait  vu  ce  peuple  infortuné 

Par  la  contagion,  par  la  faim   moissonné. 


De  la  musique  I  C'est  la  première  fois  que  j'entends 
de  la  musique,  un  piano  depuis  plus  d'un  an.  L'effet 
m'en  a  été  indicible  en  émotion  et  souvenirs,  des 
larmes  et  le  passé.  Tu  aimais  tant  la  musique  !  Je 
t'en  ai  entendu  faire  pour  la  dernière  fois  au  Cayla. 
On  chantait  le  Filde  la  Vierge,  ce  doux  morceau  que 
chantait  Caroline,  ton  Eve  charmante,  venue  d'O- 
rient pour  un  paradis  de  quelques  jours. 

Le  29  août  (1841^  à  Paris)  *.  —  Vous  voulez  que 
j'écrive  mes  impressions,  que  je  revienne  à  l'habi- 
tude de  retracer  mes  journées  :  pensée  tardive,  mon 
ami,  et  néanmoins  écoutée.  Le  voilà  ce  mémoran- 
dum désiré,  ce  moi  à  vous  dans  le  monde,  comme 
vous  l'avez  eu  au  Cayla  :  charmante  ligne  d'intimité, 
sentier  des  bois,  mené  jusque  dans  Paris.  Mais  je 
n'irai  pas  loin  dans  le  peu  de  jours  qui  me  restent  : 
rien  que  huit  jours  et  le  départ  au  bout.  Ce  point  de 
vue  final  m'attriste  immensément,  et  je  ne  sais  voir 
autre  chose.  Comme  le  navigateur  au  terme  de  la 
mer  vermeille,  je  ne  puis  m'ôter  de  là.  O  ma  tra- 
versée de  six  mois,  si  étrange,  si  diverse,  si  belle  et 
triste,  si  dans  l'inconnu,  qui  m'a  tant  accrue  d'idées, 
de  vues,  de  choses  nouvelles  qui  ont  laissé  tant  à 
dire  et  à  décrire  !  Mais  je  n'ai  pas  tenu  de  journal. 
Qui  devait  le  lire  ?  Que  penser  à  faire  si  quelqu'un 
ne  se  plaît  à  ce  que  l'on  fait  ?  Sans  cet  intérêt  ma 
pensée  n'est  qu'une  glace  sans  tain.  Du  temps  de 
Maurice,  je  réfléchissais  toutes  choses  ;  c'était  par  lui, 

1.  Cahier  déjà  imprimé  dans  les  Reliqnice,  1855. 


318  EUGÉNIE    DE    GUÉRIN 

associé  à  mon  intelligence,  frère  et  ami  de  toutes 
mes  pensées.  Un  signe  de  désir,  un  mot  de  dilection, 
suffisaient  pour  me  faire  écrire  à  torrents.  Qu'il  était 
influent  sur  moi  et  que  l'influence  était  belle  !  Je  ne 
sais  à  quoi  la  comparer  :  au  vin  de  Xérès,  qui  vivifie, 
exalte,   sans  enivrer. 

Ce  soir,  je  me  retrouve  un  peu  sous  ses  impres- 
sions que  je  croyais  perdues  ;  mais  je  vous  l'ai  dit, 
je  ne  saurais  parler  que  du  malade,  pauvre  jeune 
homme  qui  ne  se  doute  pas  de  l'intérêt  qu'il  m'inspire 
et  du  mal  qu'il  me  fait  en  toussant.  O  vision  si 
triste  et  si  chère  1  Doù  vient  cela,  d'où  vient  qu'il 
est  des  souffrances  qu'on  aime  ?  dites,  Jules  \ 
vous  qui  expliquez  tant  de  choses  à  mon  gré. 

{18^2,  à  Rivières.)  Ouvert  par  hasard  un  album 
où  j'ai  trouvé  la  mort  de  Maurice,  mort  répandue 
partout.  J  ai  été  bien  touchée  de  la  trouver  là,  sur 
ces  pages  secrètes,  dans  un  journal  de  jeune  fille, 
dans  un  fond  de  cœur  :  hommage  inconnu  et  le  plus 
délicat  qui  soit  oflert  à  Maurice.  Que  cette  parole  est 
vraie  :  il  était  leur  vie  !  Tous  ceux  qui  nous  ont 
compris  la  diront.  Il  est  de  ces  existences,  de  ces 
natures  de  cœur  qui  fournissent  tant  à  d'autres  qu'il 
semble  que  ces  autres  en  viennent.  Maurice  était  ma 
source;  de  lui  me  coulait  amitié,  sj'mpathie,  conseil, 
douceur  de  vivre  par  son  commerce  intellectuel  si 
doux,  par  ce  de  lui  en  moi  qui  était  comme  le  fer- 
ment de  mes  pensées,  enfin  l'alimentation  de  mon 
âme.  Ce  grand  ami  perdu,  il  ne  me  faut  rien  moins 
que  Dieu  pour  le  remplacer. 

1.  D  Aurevilly. 


FRAGMENTS  319 

Espérer  ou  craindre  pour  un  autre  est  la  seule 
chose  qui  donne  à  Thommele  sentiment  complet  de 
sa  propre  existence. 

(31  décembre,  au  Cayla.)  —  C'était  ma  coutume 
autrefois  de  finir  l'année  mentalement  avec  quel- 
qu'un, avec  Maurice.  A  présent  qu'il  est  mort,  ma 
pensée  reste  solitaire.  Je  garde  en  moi  ce  qui  s'élève 
par  cette  chute  du  temps  dans  l'éternité.  Un  dernier 
four,  que  c'est  solennellement  triste  I 


NOTES 

SUR    LA    FAMILLE    ET    SUR   LES    PREMIÈRES   ANNÉES 
DE  MAURICE  DE  GUÉRIN 


La  maison  de  Guérin  du  Cayla  porte  pour  armes  : 
de  gueules  à  six  besans  d'argent,  trois,  deux  et  un, 
au  chef  d"azur.  Devise  :  Omni  exceplioiie  majores. 
Noblesse  d'origine  inconnue. 

Les  chroniques  de  notre  famille  la  disent  de  race 
vénitienne.  On  la  trouve  établie  en  France  au 
commencement  du  ix^  siècle,  où  Guérin  ou  plutôt 
Guarini  (ce  nom  ainsi  écrit  jusqu'à  1553)  était  comte 
d'Auvergne.  D'après  Moréri,  Dictionnaire  généalo- 
gique, ce  fut  la  souche  des  Guérin  de  Montaigu  qui 
ont  été  longtemps  comtes  de  Salisbury.  Par  suite  des 
temps  et  des  divisions  de  branches,  ces  Guérin  sont 
devenus  seigneurs  d  Ois  en  Quercy,  de  Rinhodes  en 
Rouergue,  d'Apchier  dans  le  Gévaudan,de  Laval,  de 
Saignes  et  du  Cayla  dans  le  Languedoc.  La  descen- 
dance et  les  titres  de  noblesse  de  cette  dernière  bran- 
che ont  été  confirmés  par  jugement  souverain,  pro- 
noncé à  Montpellier  par  M.  de  Bezons,  intendant  de 
la  province  de  Languedoc,  le  26  novembre  1668. 


NOTES  SUR  LA  FAMILLE  DE  GUÉRIN      321 

De  cette  même  origine  sont  sortis  plusieurs 
hommes  marquants.  L'histoire  cite  un  chancelier  de 
France,  Guérin,  évêque  de  Sentis,  que  la  reine 
Blanche  mit  à  la  tête  de  son  conseil,  vieillard  d  ame 
fière  et  rude,  dit  un  chroniqueur,  qui  ne  pouvait 
inspirer  que  la  confiance,  mais  jamais  l'amour,  pas 
même  l'amitié.  11  donna,  en  plusieurs  occasions,  des 
marques  de  son  courage,  et  surtout  à  la  bataille  de 
Bouvines  où  il  rangea  les  troupes  et  les  anima  à  bien 
faire.  Voir  Moréri,  Rigord,  Guillaume  le  Breton, 
historien  de  Philippe-Auguste. 

Il  relevai  éclat  de  la  charge  de  chancelier,  en  fai- 
sant ordonner  qu'il  aurait  rang  parmi  les  pairs  du 
royaume.  Depuis,  il  se  retira  à  l'abbaye  de  Chalais 
ou  Chalis,oùil  prit  l'habit  de  religieux,  et  y  mou- 
rut en  1230. 

Vertot  cite  dans  son  Histoire  de  Malte  deux  grands 
maîtres  du  nom  de  Guérin.  On  possède  au  Cayla  le 
portrait  de  l'un  de  ces  grands  maîtres,  Guérin  de 
Montaigu,  élu  en  1206.  Nous  avons  eu  un  cardinal, 
un  troubadour,  Guarini,  seigneur  d'Apchier,  qui 
tlorissaità  la  cour  d'Adélaïde  de  Toulouse,  nièce  de 
Louis  le  Jeune,  duquel  troubadour  les  mémoires 
littéraires  de  l'époque  font  mention.  Cette  famille  a 
donné  de  tout  temps  des  officiers  distingués,  dont 
les  services  sont  attestés  des  signatures  de  nos  rois. 
Un  de  ces  derniers,  le  chevalier  Guérin  de  Bonnac, 
est  mort  à  Tours,  commandant  des  milices  de  la  Tou- 
raine,  en  1793.  Il  avait  épousé  une  de  Longchamp, 
Barbe  Simone. 

Quant  aux  alliances  anciennes,  on  voit  dans  les 
généalogistes,  dit  le  père  Courtade,  jésuite  généalo- 
giste, dans  une  lettre  à  mon  grand-père,  on  voit  que 

DE   GUÉRIN  21 


322      NOTES  SUR  LA  FAMILLE  DE  GUÉRIN 

les  Guérin  sont  entrés  dans  les  plus  grandes  maisons 
de  France.  Les  titres  de  famille  font  mention  des 
Séguier,  des  Dulac,  des  Bernis,  des  La  Tour  d'Au- 
vergne. Il  est  de  tradition  que  la  tour  qui  est  dans 
nos  armes  vient  de  cette  alliance  contractée  par  un 
Sylvestre  de  Guérin.  J'ai  trouvé  note  de  ce  mariage, 
mais  non  de  l'époque.  Une  fille  des  Guérin  est  entrée 
dans  la  maison  de  La  Rochefoucauld,  marquis  de 
Langeac,  en  1720. 

Voici  maintenant  Maurice  *.  Dès  son  jeune  âge,  il 
annonça  une  remarquable  intelligence.  Un  de  ses  pre- 
miers maîtres,  interrogé  par  mon  père  sur  les  dispo- 
sitions de  son  élève  :  «  Ah  !  Monsieur,  lui  dit-il,  vous 
avez  là  un  enfant  transcendant.  »  Cet  enfant,  à  neuf 
ans,  se  passionnait  pour  1  histoire.  Il  passait  avec 
Rollin  toutes  ses  récréations,  quand  on  ne  l'en 
détournait  pas.  Il  pleura  de  joie  à  la  première  leçon 
d'écriture. 

Maurice  était  un  enfant  imaginatif  et  rêveur.  Il 
passait  de  longs  temps  à  considérer  l'horizon,  à  se 
tenir  sous  les  arbres.  Il  affectionnait  singulièrement 
un  amandier  sous  lequel  il  se  réfugiait  aux  moindres 
émotions.  Je  l'ai  vu  rester  là,  debout,  des  heures 
entières. 

Il  est,  à  la  campagne,  aux  beaux  jours  d'été,  des 
bruits  dans  les  airs  que  Maurice  appelait  les  bruits  de 
la  nature.  Il  les  écoutait  longuement,  et  voici  de  ses 
impressions  : 

«  Oh  !  qu'ils  sont  beaux,  ces  bruits  de  la  nature,  ces 
bruits  répandus  dans  les  airs,  qui  se  lèvent  avecle soleil  et 


1.  Né  au  château  du  Cayla,  le  5  août  1810.  Le  Gayla  est  dans 
la  commune  d'Andillac,  arrondissement  de  Gaillac  (Tarn). 


NOTES    SUR    LA    FAMILLE    DE    GUÉRIN  323 

le  suivent,  qui  suivent  le  soleil  comme  un  grand  concert 
suit  un  roi. 

<(  Ces  bruits  des  eaux,  des  vents,  des  bois,  des  monts  et 
des  vallées,  les  roulements  des  tonnerres  et  des  globes 
dans  l'espace,  bruits  magnifiques  auxquels  se  mêlent  les 
fines  voix  des  oiseaux  et  des  milliers  d'êtres  chantants  ;  à 
chaque  pas,  sous  chaque  feuille,  est  un  petit  violon, 

«  Oh  !  qu'ils  sont  beaux,  ces  bruits  de  la  nature,  ces 
bruits  répandus  dans  les  airs  ! 

«  Comme  les  jours  d'été  en  sont  pleins  !  Quels  retentis- 
sements lorsque  les  campagnes  éclatent  de  vie  et  de  joie 
comme  les  grandes  jeunes  filles  ;  lorsque,  de  tous  côtés, 
s'élèvent  rires  et  chansons,  cadence  de  fléaux  sur  l'aire, 
avec  accompagnement,  de  cigales,  et,  le  soir,  les  tinte- 
ments des  cloches,  l'Angélus  qui  annonce  Dieu  parmi 
nous  ! 

«  Oh  !  qu'ils  sont  beaux,  ces  bruits  de  la  nature,  ces 
bruits  répandus  dans  les  airs  ! 

«  Entendez-vous  ces  battements  de  feuilles  qui  s'agitent 
comme  de  petits  éventails,  ces  sifflements  des  roseaux,  ces 
balancements  des  lianes,  escarpolettes  des  papillons,  et  ces 
souffles  harmonieux  et  inexprimables  que  font  sans  doute 
les  anges  gardiens  des  champs,  ces  anges  qui  ont  pour 
chevelure  des  rayons  de  soleil  ? 

«  Oh  !  qu'ils  sont  beaux,  ces  bruits  de  la  nature,  ces 
bruits  répandus  dans  les  airs  ! 

«  Je  vais  toujours  les  écoutant.  Quand  on  me  voit  rêveur, 
c'est  que  je  pense  à  ces  harmonies.  Je  tends  l'oreille  à  leurs 
mille  voix,  je  les  suis  le  long  des  ruisseaux,  j'écoute  dans 
le  grand  gosier  des  abîmes,  je  monte  au  sommet  des 
arbres,  les  cimes  des  peupliers  me  balancent  par-dessus  le 
nid  des  oiseaux. 

«  Oh  I  qu'ils  sont  beaux  ces  bruits  de  la  nature,  ces 
bruits  répandus  dans  les  airs  ! 

«  Bientôt  je  ne  les  entendrai  plus  !  bientôt  je  n'entendrai 
que  ce  je  ne  sais  quoi  des  villes.  0  Toulouse  !  on  dit  de 


324      NOTES  SUR  LA  FAMILLE  DE  GUÉRIN 

toi  de  bien  belles  choses.  Mais  auras-tu  rien  qui  me  plaise 
comme  ce  qui  me  plaît  au  Cayla  ? 

'■'■  Oh  1  qu'ils  sont  beaux,  ces  bruits  de  la  nature,  ces 
bruits  répandus  dans  les  airs  I 

«  Quand  je  ne  pourrai  plus  les  entendre,  ô  ma  sœur,  que 
ta  IjTe  m'en  fasse  encore  jouir.  Oh  !  viens  me  les  chanter, 
ces  bruits  de  la  nature,  viens  chanter  pour  ton  frère  au 
collège,  comme  la  calandre  de  dehors  chante  à  ta  calandre 
en  cage. 

«  Oh  '.  qu'ils  sont  heureux,  ces  bruits  de  la  nature,  ces 
bruits  répandus  dans  les  airs  !  » 

Une  de  ses  jouissances,  c'était  encore  d'improvi- 
ser en  plein  air,  et,  comme  il  avait  du  penchant  pour 
l'état  ecclésiastique,  c'était  des  discours  religieux 
qu'il  faisait.  Il  y  a  dans  les  bois  du  Cayla,  sous  un 
enfoncement,  une  grotte  taillée  en  forme  de  chaire, 
où  il  montait,  et  qui  fut  appelée  pour  cela  la  chaire 
de  Chrysostome.  Maurice  avait  toujours  ses  sœurs 
pour  auditoire. 

A  onze  ans,  il  fut  mis,  à  son  grand  bonheur,  au 
petit  séminaire  de  Toulouse.  Alors  commença  entre 
nous  cette  correspondance  intime  qui  n'a  fini  qu'à  sa 
mort.  J'ai  bien  peu  retrouvé  de  sespremières  lettres, 
en  voici  deux  fragments  ". 

«  Chère  Eugénie,  je  suis  bien  touché  des  regrets  que  tu 
as  de  mon  absence.  Moi  aussi,  je  te  regrette,  et  je  voudrais 
bien  quil  fût  possible  d'avoir  une  sœur  au  séminaire. Mais 
ne  t'inquiète  pas,  j'y  suis  très  content.  Mes  maîtres 
m'aiment,  mes  camarades  sont  excellents.  Je  me  suis  lié 
plus  particulièrement  avec  un  dont  je  te  parlerai.  Il  com- 
mence à  parler  ma  langue  'une  sorte  de  langue  de  mon 
invention),  et  par  ce  moj-en  nous  nous  communiquons  l'un 
à  l'autre,  et  nous  jouons  à  la  pensée  sans  qu'on  s'en  doute. 


NOTES  SUR  LA  FAMILLE  DE  GUÉRIN      325 

J'avance  à  pleines  voiles  dans  le  pays  latin.  Tu  auras  un 
meilleur  maître  aux  vacances .  Soigne  à  ton  tour  mes  tour- 
terelles. Je  chante  à  la  chapelle. 

«  Adieu.  Je  t'embrasse  et  te  prie  d'embrasser  Pépone 
(mon  père)  et  toute  la  famille.  Dis-leur  que  je  suis  bien 
content  d'être  ici. 

Hélas  !  le  monde  entier  sans  toi 
N'a  rien  qui  m'attache  à  la  vie. 

«  Chère  Eugénie,  tu  seras  peut-être  étonnée  de  voir  ces 
deux  vers  au  commencement  de  ma  lettre.  C'est  que  c'est, 
pour  ainsi  dire,  le  texte  dont  je  veux  la  tirer,  et  pour  mieux 
exprimer  le  tendre  amour  que  je  te  porte.  Le  sentiment 
qui  inspirait  à  Paul  ces  paroles  pour  Virginie  n'était  pas 
plus  sincère  que  le  mien. 

«  C'est  particulièrement  à  toi  que  je  donne  la  Vie  de 
Voltaire.  Tu  y  verras  le  génie  et  la  perversité  de  cet 
homme,  ce  coryphée  de  l'impiété  qui  mettait  au  fond  de 
chaque  lettre  :  Ecrasons  l'infâme,  c'est-à-dire  la  religion 
catholique.  Pour  moi,  je  ne  cesserai  d'y  mettre  :  Je  t'aime, 
je  t'aime. 

«  Je  ne  puis  pas  te  dire  les  places  que  j'ai,  n'ayant  pas 
encore  composé.  Adieu,  je  n'en  puis  plus,  je  souffre  trop 
pour  pouvoir  continuer.  )) 

Maurice  se  fit  bientôt  remarquer  au  séminaire  par 
ses  moyens  et  sa  bonne  conduite.  Sur  ce  qui  fut  dit 
de  lui  à  l'archevêque  de  Toulouse,  Mgr  de  Clermont- 
Tonnerre,  ce  prélat  voulut  se  charger  de  son  éduca- 
tion. Il  en  fit  l'offre  pressante  à  mon  père  qui  reçut 
la  même  faveur  de  M-  de  Bernis,  archevêque  de 
Rouen.  Néanmoins,  Maurice  demeura  sous  la  direc- 
tion paternelle.  A  treize  ans,  il  fut  envoyé  à  Paris, 
au  collège  Stanislas,  oi!i  il  obtint  les  plus  brillants 
succès,  et   des   affections  distinguées  et  profondes 


326      NOTES  SUR  LA  FAMILLE  DE  GUÉRIN 

qui  se  lémoigaent  encore  après  sa  mort.  Il  demeura 
cinq  ans  sans  retourner  au  Cayla.  J'eus  pendant  ce 
temps  communication  des  développements  et  impres- 
sions de  son  âme,  et  de  cette  mélancolie  profonde 
que  semblait  lui  donner  le  sentiment  confus  des 
choses  à  venir.  Quand  il  revint,  àla  fin  de  ses  classes, 
je  le  trouvai  tout  empreint  de  cette  tristesse. 
Rien  ne  lui  plaisait,  que  les  promenades  quil  rem- 
plissait d'épanchements  de  cœur  et  d'observations 
sur  la  nature.  Il  y  a  tel  site  au  Cayla,  tel  arbre,  tel 
point  à  l'horizon  qu'il  m'a  rendus  chers  par  l'atten- 
tion qu'il  leur  adonnée.  Ce  fut  dans  une  de  ces  pro- 
menades qu'arriva  l'aventure  du  coup  de  fusil  expri- 
mée dans  ces  lignes  : 

«  O  ma  sœur,  que  je  te  suis  donc  fatal  !  Ce  n'est  pas 
assez  de  faire  si  souvent  couler  tes  larmes,  jai  manqué  te 
donner  la  mort,  j'ai  manqué  t'immoler  dans  ces  bois  comme 
la  colombe,  maudit  chasseur  !  Maudite  soit  l'arme  perfide  et 
meurtrière  î  Je  l'ai  jetée  pour  jamais  loin  de  moi.  Jamais 
la  main  de  ton  frère  ne  touchera  un  fusil.  Comment  le 
plomb  mortel  est  il  parti  ?  et  comment  n"a-t-il  fait  que 
déchirer  ta  robe  sans  t'atteindre  ?  Dieu  t'a  préservée.  Sans 
ce  prodige,  il  y  aurait  eu  deux  tombes^  chère  sœur  :  je  ne 
t'aurais  pas  survécu.  » 

Il  avait  renoncé  à  l'état  ecclésiastique,  sans  perdre 
néanmoins  ses  tendances  religieuses.  Il  était  même 
si  pieux  qu'on  l'appelait  dans  le  paj's  le  jeune  saint  *. 
Il  n'avait  de  goût  que  pour  la  retraite  et  l'étude,  et 
lorsque  La  Chênaie  s'ouvrit,  il  sollicita  vivement  de 

1.  Cela  dura  peu.  Elle  dit,  dans  le  journal  quelle  écrivait 
pour  son  frère,  au  26  janvier  1838  :  <«  Comment  fais-tu,  toi  qui 
ne  pries  pas,    quand  tu  es  triste,  quand  tu  as  le  cœur  brisé  ?  » 


NOTES  SUR  LA  FAMILLE  DE  GUÉRIN      327 

mon  père  d'y  rentrer.  Ses  lettres  et  memoranda 
d'alors  sont  pleins  de  ses  impressions.  On  y  voit  ce 
qu'il  avait  trouvé  dans  cette  solitude^  où  il  y  avait, 
dit  une  de  ces  lettres,  un  charme  si  étrange  et  si  puis- 
sant à  travailler  sous  les  vieilles  forêts  bretonnes. 

Après  la  dispersion  de  l'école  et  quelques  mois  de 
séjour  chez  M.  de  la  Morvonnais,  au  Val  de  l' Argue- 
non,  noble  et  gracieuse  demeure,  Maurice  retourna  à 
Paris.  A  une  vie  toute  faite  en  solitude  succéda  une 
vie  à  faire  dans  le  monde.  Il  s'y  fatigua  pendant  trois 
ans,  et  n'eut  de  repos  que  dans  cette  maison  indienne  ^ 
auprès  d'une  compagne  faite  pour  son  bonheur, 
ange  d'amour  et  de  soins,  donnée  de  Dieu  aux  der- 
niers jours  de  Maurice.  Voici  ce  qu'il  écrivait  d'elle, 
six  mois  après  son  mariage  :  «  Caroline  est  douce, 
bonne  et  pleine  d'excellentes  qualités.  Elle  mérite 
toute  mon  affection,  elle  la  possède.  » 

1.  Créole. 


Appendice 


OPINIONS  LITTÉRAIRES 


...  Maurice  de  Guérin  ne  fut  ni  ambitieux,  ni  cupide,  ni 
vain.  Ses  lettres  confidentielles,  intimes  et  sublimes  révé- 
lations à  son  ami  le  plus  cher,  montrent  une  résignation 
portée  jusqu'à  l'indifférence  en  tout  ce  qui  touche  à  la 
gloire  éphémère  des  lettres.  ((  Il  portait  dans  le  monde 
(c'est  ce  même  ami  qui  parle)  une  élégance  parfaite,  des 
manières  pleines  de  noblesse  et  un  langage  exquis,  ne  jetait 
pas  d'éclat,  n'avait  pas  de  trait,  mais  quelque  chose  de 
doux,  de  fin  et  de  charmant  que  je  n'ai  vu  qu'en  lui,  et 
dont  l'effet  était  irrésistible.  Il  aimait  extrêmement  la  con- 
versation, et,  quand  il  rencontrait  par  hasard  des  gens  qui 
savaient  causer,  il  s'animait  et  jouissait  de  ce  qu'ils  disaient 
comme  il  jouissait  de  la  musique,  des  parfums  et  de  la 
lumière.  »  Il  était  malade  et  sa  paresse  à  produire,  sa  pa- 
resse à  vivre,  s'il  est  permis  de  dire  ainsi,  sans  hâter  sa 
mort,  empêchèrent  peut-être  l'effort  intérieur  qui  pouvait 
en  conjurer  l'arrêt... 

C'était  une  de  ces  âmes  froissées  parla  réalité  commune, 
tendrement  éprises  du  beau  et  du  vrai,  douloureusement 
indignées  contre  leur  propre  insuffisance  à  le  découvrir, 
vouées  en  un  mot  à  ces  mystérieuses  souffrances  dont 
René,  Obermann  et  Werther  offrent  sous  des  faces  diffé- 
rentes le  résumé  poétique.  Les  quinze  lettres  de  Maurice 


332  APPENDICE 

de  Guérin  que  nous  avons  entre  les  mains  sont  une  mono- 
die  non  moins  touchante  et  non  moins  belle  que  les  plus 
beaux  poèmes  psychologiques  destinés  et  livrés  à  la  publi- 
cité. Pour  nous,  elles  ont  un  caractère  plus  sacré  encore, 
car  c'est  le  secret  d'une  tristesse  naïve,  sans  draperies, 
sans  spectateurs  et  sans  art;  il  \-  a  là  une  poésie  naturelle, 
une  grandeur  instinctive,  une  élévation  de  style  et  d'idées, 
auxquelles  n'arrivent  par  les  œuvres  écrites  en  vue  du  pu- 
blic et  retouchées  sur  les  épreuves  d'imprimerie... 

George    Sand. 
[Revue  des  Deux  Mondes,  15  mai  1840.) 


II 


Il  3-  avait  une  véritable  contradiction  en  lui  :  par  tout  un 
côté  de  lui-même,  il  sentait  la  nature  extérieure  passion- 
nément, éperdument  ;  il  était  capable  de  sV  plonger  avec 
hardiesse,  avec  une  frénésie  superbe,  d'y  réaliser  par  l'ima- 
gination l'existence  fabuleuse  des  antiques  demi-dieux  ; 
par  tout  un  autre  côté,  il  se  repliait  sur  lui,  il  s'anal^'sait, 
il  se  rapetissait  et  se  diminuait  à  plaisir  ;  il  se  dérobait 
avec  une  humilité  désespérante  ;  il  était  de  ces  âmes,  pour 
ainsi  dire  nées  chrétiennes,  qui  ont  besoin  de  s'accuser,  de 
se  repentir,  de  trouver  hors  d'elles  un  amour  de  pitié,  de 
compassion  ;  qui  se  sont  confessées  de  bonne  heure,  et  qui 
auront  besoin  de  se  confesser  toujours.  J'ai  connu  de  ces 
âmes-là,  et  il  m'est  arrivé  à  moi-même  d'en  décrire  une, 
autrefois,  dansun  roman  que  cette  affinité  secrète  avait  fait 
agréer  de  Guérin  avec  indulgence.  Lui  aussi  il  était,  mais 
il  nétait  qu'à  demi  de  la  race  de  René,  en  ce  sens  qu'il  ne 
se  croyait  pas  une  nature  supérieure  ;  bien  loin  de  là,  il 
crov'ait  se  sentir  pau\Te,  infirme,  piiogable,  et,  dans  ses 
meilleurs  jours,, une  nature  plutôt  écartée  que  supérieure  : 

«  Pour  être  aimé  tel  que  je  suis,  se  murmurait-il  à  lui-même, 


APPENDICE  333 

il  faudrait  qu'il  se  rencontrât  une  âme  qui  voulût  bien  s'incli- 
ner vers  son  inférieure,  une  âme  forte  qui  pliât  le  genou  devant 
la  plus  faible,  non  pour  l'adorer,  mais  pour  la  servir,  la  conso- 
ler, la  garder,  comme  on  fait  pour  un  malade  ;  une  âme  enfin 
douée  d'une  sensibilité  humble  autant  que  profonde,  qui  se  dé- 
pouillât assez  de  l'orgueil,  si  naturel  même  à  l'amour,  pour 
ensevelir  son  cœur  dans  une  affection  obscure,  à  laquelle  le 
monde  ne  comprendrait  rien,  pour  consacrer  sa  vie  à  un  être 
débile,  languissant  et  tout  intérieur,  pour  se  résoudre  à  con- 
centrer tous  ses  raj^ons  sur  une  fleur  sans  éclat,  chétive  et  tou- 
jours tremblante,  qui  lui  rendrait  bien  de  ces  parfums  dont  la 
douceur  charme  et  pénètre,  mais  jamais  de  ceux  qui  enivrent 
et  exaltent  jusqu'à  l'heureuse  folie  du    ravissement.  )) 


Ses  amis  luttaient  le  plus  qu'ils  pouvaient  contre  cette 
disposition  découragée,  dont  il  leur  exprimait  parfois  les 
accès,  les  flux  et  reflux  intérieurs,  avec  une  délicatesse 
exquise,  avec  une  lucidité  eff"rayante  ;  ils  le  pressaient,  à 
cette  entrée  dans  la  vie  pratique,  de  se  faire  un  plan 
d'études,  de  vouloir  avec  suite,  d'appliquer  et  déconcentrer 
ses  forces  intellectuelles  selon  une  méthode  et  sur  des 
sujets  déterminés.  On  espéra  un  moment  lui  avoir  une 
chaire  de  littérature  comparée  qu'il  était  question  de  fonder 
au  collège  de  Juillj^  alors  dirigé  par  MM.  de  Scorbiac  et  de 
Salinis  ;  mais  cette  idée  n'eut  pas  de  suite,  et  Guérin  dut 
se  contenter  d'une  classe  provisoire  au  collège  Stanislas  et 
de  quelques  leçons  qu'il  donnait  çà  et  là.  Un  cordial  ami 
breton,  qui  se  trouvait  à  Paris  (M.  Paul  Quemper),  avait 
pris  à  tâche  de  lui  applanir  les  premières  difîîcultés,  et  il 
y  réussit.  Cette  part  faite  aux  nécessités  matérielles,  Gué- 
rin se  réfugia  d'autant  plus,  aux  heures  réservées,  dans  la 
vie  du  cœur  et  de  la  fantaisie  ;  il  abonda  dans  sa  propre  na- 
ture; retiré  comme  dans  son  terrier,  dans  un  petit  jardin  de 
la  rue  d'Anjou,  proche  de  la  rue  de  la  Pépinière,  il  se  repor- 
tait en  idée  aux  grands  et  doux  spectacles  qu'il  avait  rap- 
portés de  la  terre  de  l'Ouest  ;  il  embrassait  dans  son  ennui 
la  tige  de  son  lilas,  <(  comme  le  seul  être  au  monde  contre 
qui  il  pût  appuj^er  sa  chancelante  nature,   comme  le  seul 


334  APPENDICE 

capable  de  supporter  son  embrassement  ».  Mais  bientôt 
l'air  de  ce  Paris  qu'il  fallait  traverser  chaque  jour  agit  sur 
ce  désolé  de  vingt-quatre  ans  ;  l'attrait  du  monde  le  gagna 
peu  à  peu  ;  de  nouvelles  amitiés  se  firent  qui,  sans  efifacer 
les  anciennes,  les  rejetèrent  insensiblement  dans  le  loin- 
tain. Qui  leût  rencontré  deux  ans  après,  mondain,  élégant, 
fashionable  même,  causeur  à  tenir  tête  aux  brillants  cau- 
seurs, n'aurait  jamais  dit,  à  le  voir,  que  ce  fût  un  actif 
malgré  lui.  Il  n'est  rien  de  tel  que  ces  poltrons  échappés, 
dés  qu'ils  ont  senti  laiguillon.  Et,  en  même  temps,  ce 
talent  dont  il  s'obstinait  à  douter  toujours  se  développait, 
s'enhardissait  ;  il  l'appliquait  enfin  à  des  sujets  composés, 
à  des  créations  extérieures  ;  l'artiste  proprement  dit  se 
manifestait  en  lui. 

Et  ici  que  la  piété  d'une  sœur  qui  a  présidé  à  ce  monu- 
ment dressé  à  un  tendre  génie  nous  permette  une  réflexion. 
Dans  le  juste  tribut  que  l'on  paj'e  à  la  mémoire  d'un  mort 
chéri,  il  ne  doit  se  glisser  rien  d'injuste  envers  les  vivants, 
et  l'omission  peut  être  une  injustice.  Les  trois  ou  quatre 
années  que  Guérin  vécut  à  Paris,  et  il  vécut  de  cette  vie  de 
privations  et  de  lutte,  d'études  et  de  monde,  des  relations 
diverses,  ne  sont  nullement  des  années  à  mépriser  ni  à 
voiler.  Cette  vie  est  celle  que  beaucoup  d'entre  nous  ont 
connue,  et  qu'ils  mènent  encore.  Il  perdit  d'un  côté  sans 
doute,  il  gagna  de  l'autre.  Il  fut  en  partie  infidèle  à  la 
fraîcheur  de  ses  impressions  adolescentes  ;  mais  comme 
tous  les  infidèles  qui  ne  le  sont  pas  trop,  il  ne  s'en  épa- 
nouit que  mieux.  Le  talent  est  une  tige  qui  s'implante 
volontiers  dans  la  vertu,  mais  qui  souvent  aussi  s'élance 
au  delà  et  la  dépasse  :  il  est  même  rare  qu'il  lui  appar- 
tienne en  entier  au  moment  où  il  éclate  ;  ce  n'est  qu'au 
souffle  delà  passion  qu'il  livre  tous  ses  parfums. 

Gardant  toutes  ses  délicatesses  de  cœur,  ses  empreintes 
de  nature  champêtre  et  de  paysage  qu'il  ravivait  de  temps 
en  temps  par  des  voyages  rapides,  Guérin,  partagé  désor- 
mais entre  deux  cultes,  le  Dieu  des  cités  et  celui  des  déserts. 


APPENDICE  335 

était  le  mieux  préparé  à  aborder  l'art,  à  combiner  et  à  oser 
une  œuvre.  Il  continuait,  il  est  vrai,  d'écrire  dans  un  jour- 
nal qu'il  ne  se  croj'^ait  pas  de  talent  ;  il  se  démontrait  de 
son  mieux  dans  des  pages  subtiles  et  charmantes  et  qui 
prouvaient  ce  talent  même.  Mais  quand  il  se  risquait  à 
dire  ces  choses  à  ses  amis,  gens  d'esprit,  gens  du  métier, 
de  spirituel  entrain  et  de  verve,  à  d'Aurevilly,  Scudo,  à 
Amédée  Renée  *  et  quelques  autres,  il  était  impitoyable- 
ment raillé  et  tancé,  et,  ce  qui  vaut  mieux,  il  était  rassuré 
contre  lui-même  ;  il  leur  empruntait,  à  son  insu,  de  leur 
mouvement  et  de  leur  intrépidité.  Et  c'est  ainsi  qu'il  entra 
un  jour  dans  toute  sa  puissance.  L'idée  du  Centaure  lui 
vint  à  la  suite  de  plusieurs  visites  qu'il  avait  faites  avec 
M.  Trébutien  au  Musée  des  Antiques.  Il  lisait  alors  Pau- 
sanias,  et  s'émerveillait  de  la  multitude  d'objets  décrits 
par  l'antiquaire  grec  :  o  La  Grèce,  disait-il,  était  comme 
un  grand  Musée.  » 

Nous  assistons  aux  deux  ordres,  aux  deux  suites  d'idées 
qui  se  rencontrèrent  et  se  rejoignirent  en  lui  dans  une 
alliance  féconde. 

Le  Centaure  n'est  nullement  un  pastiche  de  Ballanche  ; 
c'est  une  conception  originale  et  propre  à  Guérin.  On  a  vu 
comment  il  aimait  à  se  répandre  et  presque  à  se  ramifier 
dans  la  nature  ;  il  était,  à  de  certains  moments,  comme 
ces  plantes  voyageuses  dont  les  racines  flottent  à  la  surface 
des  eaux,  au  gré  des  mers. 

Il  a  exprimé  en  mainte  occasion  cette  sensation  diffuse, 
errante  ;  il  y  avait  des  jours  où,  dans  son  amour  du 
calme,  il  enviait  «  la  vie  forte  et  muette  qui  règne  sous 
l'écorce  des  chênes  »;  il  rêvait  à  je  ne  sais  quelle  métamor- 
phose en  arbre  ;  mais  cette  destinée  de  vieillard,  cette  fin 

1.  Dans  le  recueil  de  vers  publié  par  M.  Amédée  Renée 
en  1841,  sous  le  titre  d'Heures  de  Poésie,  il  y  a  une  belle  pièce 
consacrée  à  la  Mémoire  de  Maurice  de  Guérin  ;  sa  nature  de 
poète  y  est  très  bien  caractérisée  ;  il  y  est  appelé  malade  d'in- 
fini. 


336  APPENDICE 

digne  de  Philémon  et  de  Baucis  et  bonne  tout  au  plus 
pour  la  sagesse  d'un  Laprade,  jurait  avec  la  sève  ardente, 
impétueuse  d'un  jeune  cœur.  Guérin  donc  avait  cherché 
jusqu'alors  sa  forme  et  ne  l'avait  pas  trouvée  :  elle  se  révéla 
tout  d'un  coup  à  lui  et  se  personnifia  sous  la  figure  du 
Centaure.  Ces  grandes  organisations  primitives  auxquelles 
ne  croyait  pas  Lucrèce  et  auxquelles  Guérin  nous  fait 
presque  croire  ;  en  qui  le  génie  de  l'homme  s'alliait  à  la 
puissance  animale  encore  indomptée  et  ne  faisait  qu'un 
avec  elle  ;  par  qui  la  nature,  à  peine  émergée  des  eaux, 
était  parcourue,  possédée  ou  du  moins  embrassée  dans  des 
courses  effrénées,  interminables,  lui  parurent  mériter  un 
sculpteur,  et  aussi  un  auditeur  capable  d"en  redire  le  mys- 
tère. Il  supposa  le  dernier  des  Centaures  interrogé  au  haut 
d'un  mont,  au  bord  de  son  antre,  et  racontant  dans  sa  mé- 
lancolique vieillesse  les  plaisirs  de  ses  jeunes  ans  à  un 
mortel  curieux,  à  ce  diminutif  de  Centaure  qu'on  appelle 
homme  ;  car  l'homme,  à  le  prendre  dans  cette  perspective 
fabuleuse  grandiose,  ne  serait  qu'un  Centaure  dégradé  et 
mis  à  pied.  Rien  n'est  puissant  comme  ce  rêve  de  quelques 
pages  ;  rien  n'est  plus  accompli  et  plus  classique  d'exécu- 
tion. 

Guérin  rêvait  plus  :  ce  n'était  là  qu'un  début  ;  il  avait 
aussi  fait  une  5acc/ian?e  qui  ne  s'est  point  retrouvée  ^ 
fragment  antique  de  je  ne  sais  quel  poème  en  prose  dont 
le  sujet  était  Bacchus  dans  l'Inde  .  il  méditait  un  Herma- 
phrodite. La  Galerie  des  Antiques  lui  offrait  ainsi  des 
moules  où  il  allait  verser  désormais  et  fixer  sous  des 
formes  sévères  ou  attendries  toutes  ses  sensations  rassem- 
blées des  bruyères  et  des  grèves.  Une  première  phase  s'ou- 
vrait pour  son  talent.  Mais  l'artiste,  en  présence  de  son 
temple  idéal,  ne  fit  que  la  statue  du  seuil  ;  il  devait  tom- 
ber dès  les  premiers  pas.  Heureux  d'un  mariage  tout  ré- 
cent avec  une  jeune  et  jolie  créole,  assuré    désormais  du 

1.  Mais  qui  devait  se  retrouver. 


APPENDICE  337 

foyer  et  du  loisir,  il  fut  pris  d'un  mal  réel  qui  n'éclaira 
que  trop  les  sources  de  ses  habituelles  faiblesses.  On  com- 
prit alors  cette  plainte  obstinée  d'une  si  riche  nature  ;  les 
germes  d'extinction  et  de  mort  précoce  qui  étaient  déposés 
au  fond  de  ses  organes,  dans  les  racines  de  la  vie,  se  tra- 
duisaient fréquemment  au  moral  par  ce  sentiment  inexpri- 
mable de  découragement  et  de  défaillance.  Ce  beau  jeune 
homme,  emporté  mourant  dans  le  Midi,  expira  dans  l'été 
de  1839,  au  moment  où  il  revoyait  le  ciel  natal,  et  où  il 
retrouvait  toute  la  fraîcheur  des  tendresses  et  des  piétés 
premières.  Les  Anges  de  la  famille  veillaient  en  prière  à 
son  chevet,  et  ils  consolèrent  son  dernier  regard.  Il  n'avait 
que  vingt-neuf  ans.  Ces  deux  volumes  qu'on  donne  aujour- 
d'hui le  feront  vivre;  et,  par  une  juste  compensation  d'une 
destinée  si  cruellement  tranchée,  ce  qui  est  épars,  ce  qui 
n'était  écrit  et  noté  que  pour  lui  seul,  ce  qu'il  n'a  pas  eu 
le  temps  de  transformer  selon  l'art,  devient  sa  plus  belle 
couronne,  et  qui  ne  se  flétrira  point,  si  je  ne  m'abuse. 

Sainte-Beuve. 
(Notice,  en  tête  des  Reliqiiiœ,  1861.) 


ÏII 


Paris,  le  2  avril  1855. 


...  Hélas,  non  !  pas  un  seul  portrait,  très  cher  !  Par  ce 
côté,  la  gloire  de  notre  ami  (Maurice  de  Guérin)  sera 
incomplète,  car  les  portraits  entrent  dans  la  gloire.  La  gloire 
n'a  toute  sa  vanité  ou  sa  réalité  que  quand  elle  est  une 
souvenance  bien  nette  de  ce  qui  fait  ou  fut  un  homme, 
c'est-à-dire  de  son  âme  et  de  son  corps.  La  gloire  est 
femme.  Elle  veut  le  corps  aussi.  Et  d'ailleurs  le  corps 
éclaire  l'âme,  comme  l'âme  fait  rayonner  le  corps.  Il  y  a  là 
une  double  lumière,  utile  même  aux  jugeurs  les  plus  forts 
et  les  plus  profonds.  Ah  !  c'est   dommage  et  grand   dom- 

DE   GUÉRIX  22 


338  APPENDICE 

mage  —  même  pour  l'estime  future  de  son  génie  —  qu» 
nous  n'avons  pas  le  moindre  croquis  de  Guérin  !  en  le 
vo3'ant,  on  l'aurait  mieux  compris.  Mais  il  n'aimait  pas 
assez  les  femmes  pour  se  Mreportraiter  pour  elles  et  il  ne 
s'aimait  pas  assez  lui-même  pour  trouver  du  plaisir  à  se 
voir.  Il  était  anti-fat.  Je  n'ai  jamais  connu  personne  plus 
inconscient  de  ses  qualités,  lui  qui  voj^ait  si  bien  les  qua- 
lités des  autres  et  qui  en  jouissait  sybaritiquement.  C'est 
moi  qui  lui  avais  appris  qu'il  était  beau,  comme  je  lui 
avais  appris  qu'il  avait  du  talent.  Et  à  peine  s'il  me 
croj'ait  !...  Dans  l'impossibilité  de  donner  son  portrait 
plastique,  il  faudra  donner  son  portrait  littéraire,  et  je 
vous  jure  que  je  le  soignerai.  Si  j'ai  eu  jamais  du  pinceau 
et  de  la  palette  dans  le  coup  de  plume,  je  vous  assure  que 
ce  ne  sera  rien  en  comparaison  de  ce  que  je  montrerai 
pour  lui... 

Barbey  d'Aurevilly. 
(Lettre  à  Trébutien.) 


IV 

LA    VIE    SENTIMENTALE    DE    MAURICE    DE  GUÉRIN. 

Quelle  fut  la  vie  extérieure  de  Guérin  pendant  ces  années 
qui  ont  dû  être  si  remplies  pour  lui  au  point  de  vue  de  la 
production  littéraire  ?  A  cette  question,  restée  longtemps 
sans  réponse,  —  puisque  le  Journal  s'arrête  dans  l'édition 
de  Trébutien  et  que  la  correspondance  publiée  de  Maurice 
est  représentée  pour  cette  période  par  un  très  petit  nombre 
de  lettres,  —  les  Memorandade  Barbej'd'Aurevillj',  rédigés 
pour  Guérin  lui-même,  répondent  depuis  peu  avec  une 
variété  et  une  précision  incomparables,  en  attendant  que 
les  lettres  à  Trébutien  viennent  les   compléter  ^  Il  suffira 

1.  II  serait  à  souhaiter  queles  initiales  des  Memoranda,    sauf 


APPENDICE  339 

d'extraire  de  ces  précieuses  publications  les  allusions  si 
nombreuses  relatives  à  notre  auteur  pour  faire  revivre  cer- 
tains des  aspects  les  plus  curieux  de  son  existence.  Maurice 
mène  la  vie  mondaine;  il  est  dandy,  ou  presque.  A  en  croire 
encore  Barbey,  il  se  transforma  complètement  : 

M  J'ai  vu  Guérin  gâtant  son  profil  de  dernier  des  Abencérages 
avec  une  cravate  et  des  favoris  ridicules,  arrivant  de  chez 
M.  de  Lamennais  avec  la  tournure  d'un  couvreur  en  ardoises, 
et  peu  de  temps  après,  quand  j'eus  été  son  Ubalde  et  quand  je 
lui  eus  montré  le  Bouclier  qui  avait  fait  rougir  Renaud  de  ses 
aiguillettes,  il  était  transformé,  élégant,  poétique,  ayant  l'ins- 
tinct de  sa  beauté  mauresque,  et  il  aurait  donné  des  leçons  de 
toilette  et  de  manières  à  Lord  Byron.  Ainsi  Eugénie,  la  campa- 
gnarde, Eugénie  qui  n'avait  rien  vu  du  monde  que  dans  les 
lettres  de  son  frère,  la  rêveuse  de  la  Terrasse,  avec  sa  coiffure 
de  vendangeuse  et  ses  mains  hâlées,  je  l'ai  vue  aussi,  en  un 
battir  d'occhio,  devenir  une  fille  du  monde,  au  lent  aplomb,  au 
calme  net  et  sans  rêverie,  traversant  un  salon  comme  si  elle 
n'eût  fait  que  cela  toute  sa  vie  et  portant  admirablement  sa 
robe  rose  sur  ses  grêles  membres  de  sauterelle...  Singulière  fille  I 
avec  laquelle  j'ai  eu  bien  des  torts...  J'avais  des  lettres,  j'avais 
d'autres  cahiers...  mais  la  fougue  de  ma  vie  a  tout  égaré  et  a 
tout  détruit.  J'ai  bu  des  perles  comme  Cléopâtre  I  » 

Nous  avons  dit  qu'il  voyagea  dans  l'été  de  1835,  et  qu'il 
parcourut  les  bords  de  la  Loire  et  le  Nivernais.  Un  peu 
plus  tard  se  place  l'épisode  «  romancé  »  par  Barbey  d'Au- 
revilly dans  son  poème  en  prose,  Amaïdée.  Il  s'agit  d'une 
femme  que,  dans  ses  Memoranda,  l'ami  de  Maurice  appelle 
Cecilia  Metella,  la.  a  convertie  inconvertie  ».  Altaï  n'est 
autre  que  Barbey  lui-même  et  Somegod  (quelque  dieu  !), 
Guérin.  Prés  de  ving  ans  plus  tard,  d'Aurevilly,  critiquant 
cette  œuvre  de  jeunesse,  reconnaissait  que  «  le  profil 
fuyant  de  son  ami,  dans  sa  nuée  céruléenne,   ce  farouche 

quelques  exceptions  nécessaires,  fussent  complétées  ;  Guérin  est 
le  plus  souvent  désigné  par  son  nom,  mais  il  y  a  des  G...  énig- 
matiques,  par  suite  de  ce  fait  que  Barbey  eut  un  autre  ami  du 
nom  de  Gaudin. 


840  APPENDICE 

Endymion  qui  chassait  l'infini  à  la  suite  de  la  nature, 
dans  le  fond  des  bois  comme  au  fond  des  mers,  le  quelque 
dieu,  car  il  en  avait  un  en  lui,  était  dessiné  avec  assez  de 
crânerie,  dans  cet  amphigouri  de  morale  stoïcienne  et 
d'orgueil  1  »  En  effet,  on  y  rencontre  l'expression  la  plus 
complète  de  ce  «  panthéisme  »  de  Guérin  dont  nous  avons 
tenté  de  mettre  en  lumière  le  caractère  sans  précédent. 

«  Parce  que,  ma  pauvre  Lesbienne,  tune  v03-ais  sur   les 

rivages  que  les  voyageurs  entraînés  par  toi  au  fond  des  bois. 
parce  que,  dans  tes  nuits  ardentes  et  vagabondes,  tu  ne  relevas 
jamais  ton  voile  pour  admirer  l'éclat  du  ciel,  est-ce  à  dire,  ô 
Amaïdée  !  qu'il  n'y  avait  à  aimer  que  ce  que  tu  aimais  ?  Est-ce 
qu'auprès  de  l'homme  il  n'}-  avait  pas  la  Nature  ?  Est-ce  à  dire 
que  toutes  les  adorations  de  l'âme  finissaient  toutes  à  l'amour 
comme  tu  le  concevais  ?  Eh  bien,  moi,  j'aimai  la  Nature,  et 
toute  ma  vie  fut  dévorée  par  cette  passion  !  Je  l'aimai  avec 
toutes  les  phases  de  vos  affections  inconnues  et  que  j'entendais 
raconter...  Ce  ne  fut  d'abord  qu'une  douce  rêverie  au  sein  des 
campagnes...  Je  la  revis  avec  des  larmes,  avec  des  bonheurs 
sanglotants  et  convulsifs...  C'est  qu'une  passion  tenait  ma  vie 
dans  ses  serres  d'autour,  et  que  les  hommes  les  plus  éloquents, 
dans  leur  culte  de  la  Nature,  n'en  ont  parlé  que  comme  on 
parlerait  de  beaux-arts.  —  Ils  l'ont  admirée,  la  grande  Déesse, 
la  Galatée  immortelle,  sur  son  piédestal  gigantesque,  mais  ils 
n'ont  jamais  désiré  l'en  faire  tomber  pour  la  voir  de  plus  près  ! 
Us  n'ont  jamais  désiré  clore  avec  la  lave  de  leurs  lèvres 
la  bouche  de  marbre  dédaigneusement  entr'ouverte  !...  Ah  I 
exprimer  l'Amour,  cela  vous  est  possible,  mais  moi,  Amaïdée, 
je  ne  puis  !  Et  tu  me  demandes  où  est  ma  poésie  ?  Elle  est 
toute  dans  cet  inexprimable  amour,  qui  l'a  clouée,  comme  la 
foudre,  au  fond  de  mon  âme,  où  elle  se  débat  et  ne  peut  mou- 
rir... Vous,  du  moins,  vous  pouvez  vous  saisir,  vous  rapprocher, 
mêler  vos  souffles  et  féconder  vos  longues  étreintes  ;  mais  moi.. 
Posséder  1  crie  du  fond  ténébreux  de  nous-mêmes  une  grande 
voix  désolée  et  implacable.  Posséder  !  dût-on  tout  briser  de 
l'idole,  tout  flétrir,  et  d'elle  et  de  soi  I  Mais  comment  posséder 
la  nature  1  A-t-elle  des  flancs  pour  qu'on  la  saisisse  ?  Dans  les 
choses,  y  a-t-il  un  cœur  qui  réponde  au  cœur  que  dessus  l'on 
pourrait  briser  ?  Rochers,  mer  aux  vagues  éternelles,  forêts  où 
les  jours  s'engloutissent  et  dont  ils  ressortiront  demain  en  au- 
rore :  cieux  étoiles,  torrents,  orages,  cimes  des  monts  éblouis- 
santes et  mystérieuses,  n'ai-je  pas  tenté   cent  fois    de   m'unir  à 


APPENDICE  341 

vous  7  N'ai-je  pas  désiré  à  mourir  me  fondre  en  vous,  comme 
vous  vous  fondez  dans  l'Immense  dont  vous  semblez  vous 
détacher  ?...  Souvent  je  me  plongeais  dans  la  mer  avec  furie, 
cherchant  sous  les  eaux  cette  Nature,  ce  tout  adoré.  Je  mordais 
le  sable  des  grèves,  comme  j'avais  mordu  le  flot  des  mers.  La 
terre  ne  se  révoltait  pas  plus  de  ma  fureur  que  n'avait  fait 
rOcéan.  Autour  de  moi  tout  était  beau,  serein,  splendide,  im- 
muable !  tout  ce  que  j'aimais,  tout  ce  qui  ne  serait  jamais  à 
moi  I  » 


Et  cependant,  un  tel  état  de  sensibilité  ne  pouvait  se 
prolonger.  Quelques  mois  après  que  Guérin  eût  poussé  aux 
cieux  impassibles  ces  plaintes  superbes,  son  cœur  se  laissa 
prendre  de  nouveau  aux  tendresses  humaines.  On  devine  à 
quelle  grandeur,  à  quelle  poésie,  dut  atteindre  l'amour 
dans  celte  âme  aux  ardeurs  inconnues.  Nous  abordons  ici 
l'un  des  chapitres  demeurés  secrets  de  son  histoire  :  celui 
de  sa  vie  sentimentale.  Après  son  premier  amour  contra- 
rié pour  Louise  de  Bayne,  après  son  culte  silencieux  et 
plein  de  réserve  pour  celle  que  Barbey  appelle  «  la  femme 
à  Tenfant  dans  les  bras  »,  M'^e  de  la  Morvonnais,  Maurice 
connut  une  passion  d'une  intensité  extraordinaire.  Ce 
sentiment,  qu'il  éprouva  pour  une  femme  à  certains  égards 
supérieure  et,  d'autre  part,  malheureuse,  exerça  sur  les 
dernières  années  de  sa  vie  une  action  profonde.  Ajoutons 
tout  de  suite  que  sa  passion  ne  fut  point  repoussée.  On 
peut  dire  que  cette  circonstance,  restée  cachée  jusqu'à 
présent,  constitue  la  grande  énigme  de  son  existence. 
L'histoire  en  question  que  nous  ne  pouvons  raconter  ici, 
encore  que  nous  en  ayons  reconstitué  toute  la  trame  avec 
certitude,  prendra  sans  doute  quelque  jour  une  place  à 
part,  dans  les  grandes  passions  de  l'époque  romantique.  II 
s'agit,  en  effet,  d'une  sorte  de  drame  dont  les  conséquences 
se  prolongèrent  bien  après  la  mort  de  Maurice,  puisque  la 
douce  Eugénie,  qui  ne  connut  peut-être  pas  tous  les  détails 
de  l'aventure,  se  brouilla  par  la  suite  avec  celle  qu'avait 
aimée  son  frère  après  avoir   été    pendant    longtemps    son 


342  APPENDICE 

amie  la  plus  intime.  Cette  rupture  fut  certainement  une 
des  épreuves  les  plus  pénibles  des  dernières  années  de  la 
sœur  de  Guérin,  Toute  une  série  d'événements  se  rapporte 
à  cette  passion,  et  lorsqu'une  fois  on  a  saisi  le  lien,  bien 
des  obscurités  s'évanouissent.  Quand  on  pourra  parler  en 
toute  liberté  de  ce  mystère,  un  chapitre  dun  singulier  inté- 
rêt pourra  être  ajouté  à  la  vie  du  frère  comme  à  celle  de  la 
sœur.  Nous  avons  acquis,  en  particulier,  la  conviction  que 
le  mariage  de  Guérin  avec  M^e  Caroline  de  Gervain  a  été 
décidé  en  grande  partie  pour  arrêter,  d'accord  avec  l'inté- 
ressé lui-même,  une  passion  qui  ne  pouvait  avoir  d'issue 
régulière.  De  grandes  vraisemblances  nous  font  croire, 
d'autre  part,  que  cet  amour,  en  troublant  fortement  l'exis- 
tence du  jeune  écrivain,  en  ébranlant  tout  son  être  moral, 
a  contribué,  avec  les  rudes  labeurs  auxquels  il  dut  se  plier 
vers  le  même  moment,  à  ébranler  définitivement  sa  santé. 
Un  séjour  qu'il  fit  au  foyer  de  celle  qu'il  aimait  le  laissa 
sous  l'empire  d'un  accès  de  fièvre  qui.  après  quelques 
mois,  dégénéra  en  consomption.  Sa  maladie  de  poitrine  se 
doubla  ainsi  d'autres  souffrances  qui  l'aggravèrent  sérieu- 
sement. Il  est  même  probable  que,  chez  une  nature  aussi 
impressionnable,  aussi  vibrante,  la  passion  dont  nous  par- 
lons fut  la  première  cause  des  ravages  qui  se  traduisirent 
par  sa  grande  maladie  de  1837.  M^ie  ***  avait  conservé  les 
lettres  de  Maurice  ;  après  des  hésitations  que  l'on  com- 
prend, elle  finit  par  les  confier  à  Barbej'  d'Aurevilly  et  à 
Trébutien.  Ceux-ci  devaient  même  les  publier,  sans  donner 
le  nom  bien  entendu,  mais  ce  projet  n'eut  pas  de  suite 
par  le  fait  même  de  leur  rupture.  Toutefois,  Trébutien  en 
garda  la  copie,  dont  il  rédigea  un  double  pour  M.  de  la 
Sicotière,  double  qui  est  aujourd  hui  en  ma  possession. 
Ces  lettres  datent  du  mois  de  juin  1837,  du  moins  beau- 
coup de  rapprochement  tendent  à  le  faire  croire  Vingt- 
trois  ans  plus  tard,  M'°e  ***^  en  recevant  les  Reliquiœ  de 
Maurice,  écrivait  ceci  avec  une  émotion  indulgente  et  dis- 
crète : 


APPENDICE  343 

a  II  m'est  souvent  impossible  d'écrire.  C'est  la  désolante  rai- 
son qui  m'a  privée  de  vous  remercier  plus  tôt  de  vos  délicieux 
volumes.  Combien  j'ai  revu  avec  plaisir  ce  charmant  esprit  si 
plein  de  douceur  mélancolique,  de  rêveuse  poésie,  de  naturelle 
élégance  !  Il  m'a  semblé  revivre  mes  vingt-cinq  ans,  déjà  si 
attristés.  Nous  étions  deux  jeunes  mourants  levant  souvent  les 
yeux  au  ciel  avec  efîroi  et  curiosité,  attirés  par  l'idée  de  l'infini 
qui  faisait  le  fond  de  nos  conversations,  mais  plus  éblouis  qu'é- 
clairés encore  par  la  vraie  lumière  du  catholicisme.  » 

Les  lettres  d'amour  de  Guérin  renferment,  est-il  besoin 
de  le  dire  ?  des  pages  d'une  grande  beauté  ;  elles  ajoutent 
à  ses  œuvres  déjà  connues  une  note  nouvelle. 

Abel  Lefranc. 
Maurice  de  Guérin.  (Champion,  édit.  Paris,  1910, 
pages  162  et  sq.) 


S'il  eût  vécu,  Maurice  de  Guérin  n'aurait  pas  tardé  à  se 
dégager  entièrement  des  impressions  premières;  son  esprit 
se  libérait  :  au  Centaure  il  voulait  ajouter  la  Bacchante 
(dont  un  admirable  fragment  s'est  retrouvé),  V Hermaphro- 
dite,  et,  plus  long  poème,  Bacchus  dans  Vlnde.  Depuis 
quatre  ans  il  s'était  éloigné  de  Lamennais,  de  quelques 
autres  amis  trop  zélés,  pour  se  rapprocher  d'un  autre 
groupe,  d'Aurevilly,  Trébutien,  Amédée  Renée,  que  les 
questions  d'art  passionnaient  plus  que  les  querelles  reli- 
gieuses. 

Dans  le  volume  qui  contient  la  majeure  partie  des  reli- 
ques littéraires  de  Maurice  de  Guérin,  le  Centaure  est 
comme  un  diamant  taillé  au  milieu  de  diamants  bruts  ou 
à  demi  encore  en  leur  gangue.  Mais  si  rien  n'égale  le  petit 
poème  que,  pour  cela,  on  offre  tout  d'abord  à  ceux  qui  goû- 
tent la  plus  haute  poésie  dans  la  langue  la  plus  stricte  et 
la  plus  neuve,   l'œuvre  éparse  est    très   loin  d'être    sans 


344  APPENDICE 

valeur  ou  sans  intérêt.  La  Bacchante  est  du  même  ton  que 
le  Centaure,  du  même  métal,  et  il  y  a  des  pages  du  Jour- 
nal, des  fragments  de  Lettres  surtout,  d'une  époque  plus 
mûrie,  devant  lesquels  on  ressent  l'amer  regret  d'une  belle 
jeune  vie  interrompue .  Guérin  restera  lauteur  du  Cen- 
taure, parce  qu'il  est  mort  avant  davoir  pu  achever  ou 
même  indiquer  ses  œuvres  entrevues,  mais  les  éclairs 
aperçus  dans  ses  pensées  de  chaque  jour  et  la  sûreté  de  la 
langue  par  quoi  il  les  exprimait  nous  assurent  que  Thomme 
se  surpassait  déjà  lui-même  et  qu'il  allait  monter  très 
haut.  Sainte-Beuve  a  \ti  dans  telles  de  ses  lettres  des 
poèmes  en  prose  qu'il  égale  aux  plus  nobles  rêveries  des 
lakistes  et  George  Sand  en  a  cité  d'autres  que  nul,  en  ce 
genre,  n'a  sans  doute  égalés. 

Il  reste  de  Maurice  de  Guérin  beaucoup  de  pages,  plutôt 
sans  doute  que  d'œuvres,  inédites,  principalement  les  Mis- 
ceZZanées.  contenant  des  Paysages  admirés  de  Barbej'  d"Au- 
revilK',  des  lettres  d'amitié,  des  lettres  d'amour,  enfin  des 
projets,  des  esquisses.  Mais  qu"a-t-on  détruit  ?  On  ne  le 
saura  jamais.  M.  AbelLefranc,  à  qui  on  doit  c'est  d'hier)  une 
belle  et  solide  notice  sur  Guérin,  s'occupe  de  ces    inédits. 

Si  tout  cela  ne  fait  qu'une  poignée  de  grain,  il  est  d'une 
belle  qualité. 

Remy  de  Gourmont. 
Les  Plus  belles  pages  de  Maurice  de  Guérin . 
(Mercure  de  France,  1908.) 


VI 


Ce  sont  des  jours  amers,  ce  sont  des  jours  fanés 
Doux  comme  le  journal  d'Eugénie  de  Guérin. 
Fr.vn-cis  Jammes. 

Elle    aimait    le  goût  des    roses    mouillées  et    celui  des 
prunes  bleues  ;  cette  chrétienne  avait  le    sentiment   de  la 


APPENDICE  345 

nature  ;  son  cœur  vibrait  d'amour  pour  toutes  les  douces 
choses  du  monde  animé  :  les  arbres,  les  fleurs  et  les 
oiseaux.  Les  aspects  du  sol  natal  lui  étaient  familiers  ;  elle 
portait  de  chacun  d'eux  l'image  en  elle-même  ;  aussi  n'a- 
vait-elle qu'à  se  recueillir  un  peu  pour  trouver  dans  son 
cœur  la  vision  de  son  pays.  Cette  vision  reste  douce  et 
tremblante  comme  toutes  celles  qu'en  ce  temps-là  les 
demoiselles  se  faisaient  de  l'univers.  On  y  voit  Dieu  comme 
dans  les  images  et  le  ton  de  la  dévotion  mêlée  à  l'ombre  de 
la  terre  une  saveur  de  chapelle  naïve  et  parfumée.  On 
pense,  en  lisant  les  pages  de  ce  Journal  charmant  dont  le 
temps  n'a  pas  fané  la  fraîcheur,  aux  sites  bleutés  des  monts 
que  François  de  Sales  a  peints  dans  ses  gentils  écrits,  à  ce 
qu'il  y  a  de  plus  gracieux  dans  Fénelon,  au  VP  livre  des 
Confessions,  aux  Confidences  de  Lamartine.  Le  Journal  de 
Mli«  Eugénie  de  Guérin  est  de  l'ordre  de  ces  beaux  livres  ; 
il  bruit  comme  eux  du  chant  des  abeilles,  l'eau  des  rivières 
y  répand  son  murmure,  les  saisons  y  apportent  leurs  chan- 
geantes diversions,  et  les  coups  du  bûcheron  comme  ceux 
du  moissonneur  y  marquent  le  passage  de  l'hiver  à  l'été. 
J'aime  à  me  figurer  W^^  Eugénie  de  Guérin  comme  une 
ombre  virgilienne  que  le  destin  plaça  dans  le  cortège  ro- 
mantique. Lamartine,  qui  l'a  vue  et  qui  l'aima  si  fort  pour 
son  talent  agreste,  a  dit  de  sa  figure  qu'  «  elle  n'était  pas 
jolie  selon  le  vulgaire,  bien  que  ses  jxux  où  se  reflète  le 
génie,  la  bouche  où  s'épanouit  la  bonté,  le  contour  harmo- 
nieux et  délicat  du  visage,  qui  encadre  le  caractère,  les 
cheveux  grâce  de  la  figure,  la  taille  svelte  et  souple,  qui 
fait  ressortir  les  formes  du  corps,  la  vivacité  de  la  démar- 
che qui  transporte  la  personne  avec  la  rapidité  de  la  pen- 
sée, fissent  de  cet  ensemble  un  aspect  très  agréable  )).  Ses 
robes  n'étaient  pas  somptueuses  ;  elle  n'avait  pas  de 
bijoux,  sauf  une  petite  croix  d'or  ;  on  ne  la  vit  jamais, 
comme  M^'e  Mercœur,  poser  devant  Devéria,  les  bras  et 
l'épaule  nus,  ni,  comme  M'^es  Waldor,  Ségalas  et  Puget,  se 
hâter  d'acquérir  une  gloire  poétique    qu'elle    voulait  tout 


346  APPENDICE 

entière  reportée  sur  son  frère  adoré,  sur  ce  Maurice  débile, 
maladif  et  plaintif  dont  elle  ne  cessa  d'être  le  bon  ange  et 
la  muse.  Ainsi  c'était  une  modeste  jeune  fille  provinciale  ; 
elle  aimait  l'ombre  discrète  de  son  clocher,  se  tenait  loin 
du  monde  et,  pareille  à  ces  dames  de  onze  heures,  violettes 
et  parfumées,  qui  ne  s'offrent  dans  les  bois  qu'aux  pro- 
meneurs solitaires,  elle  ne  montrait  de  son  cœur  et  de  son 
intelligence  qu'aux  seuls  très  rares  êtres  qui  savaient  l'ap- 
procher. 


Quand  elle  mourut,  on  laissa  à  son  cou  sa  petite  croix 
d'or  ;  on  l'habilla  dans  sa  robe  chaste,  et,  comme  c'était  en 
mai,  on  plaça  sur  sa  tombe  toutes  les  fleurs  de  Marie.  Pour 
elle  chantèrent  les  linots  dans  les  bois,  le  torrent  dans  la 
forêt,  le  grillon  sous  les  pierres  ;  le  chemin  de  Cahuzac 
lui  donna  ses  aubépines,  le  jardin  de  Cajla  ses  primevères  ; 
on  lui  porta  de  grandes  marguerites  des  prés,  et,  dans 
le  ciel  azuré,  monta  avec  son  âme  le  chant  d'argent  des 
cloches  de  ses  villages  amis... 

Edmond  Pilon. 
Reliquiœ  d'Eugénie  de  Guérin. —  Sansot,  édit.,  Paris,  1905. 


VII 

AVERTISSEMENT  DE  L'ÉDITEUR 

A  LA  PREMIÈRE    ÉDITION     DU    JOURNAL    d'eUGÊNIE    DE    GUERIN. 

Nous  ne  raconterons  pas  sa  vie.  Ce  qui  en  fait  l'intérêt, 
ce  sont  ses  pensées  et  la  façon  dont  elle  les  exprime.  Du 
reste,  cette  vie  est  si  simple  qu'un  voj-age  à  Albi  ou  à 
Toulouse,  deux  courts  séjours  dans  le  Nivernais  et  à  Paris, 
y  font  époque.  Un  départ  ou  un  retour,  les   maladies    de 


APPENDICE  347 

ceux  qui  lui  sont  chers,  le  mariage  et  la  mort  de  son  plus 
jeune  frère  en  ont  été  les  véritables  événements.  Sur  tout 
ce  qui  la  touche  et  les  émotions  qu'elle  a  ressenties,  son 
Journal  et  ses  lettres  ne  nous  ont  rien  laissé  à  dire  qui 
vaille  la  peine  d'être  dit. 

Il  est  vrai  que  le  seul  projet  de  livrer  à  tout  le  monde 
ces  lettres,  ce  Journal  surtout,  a  dû  éveiller  chez  une  sœur, 
pieuse  dépositaire  de  ce  mystique  héritage,  des  scrupules 
auxquels  nous  avons  eu  nous-mêmes  quelque  peine  à  nous 
soustraire.  Com.bien  de  fois  notre  attention  ne  s'est-elle 
pas  fixée  avec  une  sorte  d'anxiété  sur  ces  paroles  adressées 
par  MU®  de  Guérin  à  son  cahier  qu'elle  dérobait  avec  tant 
de  soins  à  tous  les  regards  :  «  Ceci  n'est  pas  pour  le  public  ; 
c'est  de  l'intime  de   l'âme,  c'est  pour  Dieu.  » 

Il  ne  faudrait  pas  croire  cependant  que  Mlle  de  Guérin 
ait  ignoré  complètement,  ni  même  qu'elle  fut  irrévoca- 
blement résolue  à  ensevelir  dans  une  obscurité  volontaire 
les  dons  de  l'esprit  que  Dieu  lui  avait  prodigués.  Plus 
d'une  fois,  cédant  aux  exhortations  pressantes  de  son 
frère,  au  vœu  d'un  père  qui  avait  deviné  son  génie,  et  sans 
doute  aussi  à  une  vocation  irrésistible,  elle  a  songé  à 
écrire  pour  être  lue  ;  et,  sous  la  condition  expresse  de 
taire  son  nom,  elle  eût  consenti  à  livrer  ses  pensées  si, 
en  retour  de  ce  sacrifice,  elle  avait  espéré  faire  un  peu  de 
bien  à  quelques  âmes  ;  si,  par  l'exemple  de  sa  foi  ou  par 
l'expression  de  sa  tendresse  fraternelle,  elle  avait  pu 
inspirer  à  d'autres  son  espoir  en  Dieu,  son  admiration 
pour  Maurice  :  double  amour  qui  se  partageait  et  qui  rem- 
plissait son  âme. 

Or,  de  tous  les  ouvrages  qu'elle  eût  entrepris  de  dessein 
prémédité,  aucun  n'aurait  mieux  rempli  l'un  et  l'autre  de 
ces  objets,  que  le  Journal  où  elle  a  noté  pendant  huit  ans 
tous  les  élans  spontanés  de  son  esprit,  tous  les  battements 
involontaires  de  son  cœur. 

Nous  nous  trompons  fort,  ou  peu  de  livres  publiés  de 
notre  temps  auront  exercé  sur  les  âmes  une  influence  plus 


348  APPENDICE 

douce  et  plus  pure.  En  parlant  ainsi,  nous  pensons  aux 
plus  délicates,  à  celles  qui  souffrent,  à  celles  qui  songent, 
à  celles  qui  s'agitent  et  se  consument  dans  une  lutte  pé- 
nible et  stérile  entre  leurs  rêves  et  les  vulgaires  réalités 
dune  existence  commune. 

Les  femmes  surtout,  qu'une  imagination  trop  mobile 
désenchante  facilement  de  leur  destinée,  trouveront  dans 
le  livre  de  M^^  de  Guérin  plus  qu'une  froide  leçon  :  elles 
y  trouveront  une  consolation  et  un  exemple. 

On  verra,  pour  ainsi  dire,  d'heure  en  heure,  combien 
cette  existence  était  obscure,  modeste,  isolée  et,  pourrait- 
on  croire,  en  désaccord  par  sa  monotone  simplicité  avec 
l'activité  d'une  intelligence  prompte  et  ardente.  M^®  de 
Guérin  n'en  a  pas  souffert  ;  à  peine  surprendrait-on  dans 
la  longue  suite  de  ses  épanchements  intimes  un  m.ot  amer. 
Chaque  fois  qu'elle  a  entrevu  le  monde,  elle  la  observé 
d'un  œil  curieux,  s'est  prêtée  à  lui  sans  trop  d'efforts, 
mais  elle  rentrait  avec  joie  dans  sa  retraite,  heureuse  de 
reprendre  ses  doux  entretiens  de  tous  les  instants  avec  sa 
propre  pensée  et  avec  les  voix  mystérieuses  de  la  nature. 
La  mort,  qui  lui  était  apparue  de  bonne  heure,  était 
presque  toujours  présente  à  ses  j-eux  ;  elle  ne  craignait 
point  de  telles  images.  Ce  n'est  pas  sans  quelque  joie 
qu'elle  voj'ait  s'entr'ouvrir  la  tombe,  et^  au  delà  de  ses 
ténèbres,  le  ciel  avec  les  divines  lumières  et  la  pure  féli- 
cité du  jour  sans  fin  ;  mais  elle  demeurait  attachée  à  la 
vie  par  des  affections,  par  des  devoirs.  Dans  les  jours  les 
plus  pénibles  de  défaillance  phj-sique,  de  souffrance 
morale,  il  lui  restait  auprès  d'elle  quelqu'un  à  aimer,  quel- 
qu'un à  servir  ;  et  lorsque  son  père  lui  baisait  le  front  : 
<(  Hélas  I  disait-elle,  comment  quitter  ces  tendres  pères  !  » 
C'est  ainsi  quelle  appréhendait  de  quitter  son  Cayla  ou 
pour  la  ville,  ou  pour  le  cloître,  et  même  pour  le  ciel. 
L'horizon  de  ce  petit  monde  ne  lui  semblait  pas  trop 
étroit.  Elle  ne  s'y  sentait  pas  abandonnée.  Son  secret, 
c'était  de  trouver  la  poésie  en  elle-même  et  Dieu  en  toutes 


APPENDICE  349 

choses.  Tel  est  l'enseignement  de  cette  vie,    et   l'ineffable 
charme  du  livre  qu'on  va  lire. 


Peut-être  a-t-elle  quitté  le  monde  avec  le  regret  de 
n'avoir  pas  accompli  sa  tâche  ;  tous  ceux  qui  liront  ce  livre 
diront  avec  nous  qu'elle  l'avait  remplie.  Les  dernières 
lettres,  son  Journal  interrompu,  suffisent  pour  honorer  à 
jamais  le  frère  qu'elle  a  tant  aimé.  Après  l'éclatant  témoi- 
gnage de  George  Sand,  de  M.  de  Sainte-Beuve,  il  ne 
manquait  plus  à  Maurice  de  Guérin  que  l'expression  si 
touchante  de  la  tendresse  et  des  regrets  d'une  telle  sœur 
pour  attacher  à  son  nom  et  à  sa  personne  des  sympathies 
plus  profondes  et  plus  durables  encore  que  l'admiration 
excitée  par  quelques  pages  de  ses  écrits;  et  s'il  arrivait  un 
jour  que  l'auteur  du  Centaure  retombât  dans  l'oubli,  nous 
oserions  promettre  au  frère   d'Eugénie  l'immortalité . 

Lui  assurer  cette  gloire  était  son  vœu.  Jamais  M^^  de 
Guérin  n'avait  prétendu  la  partager.  Il  en  sera  pourtant 
ainsi.  Et  Maurice  aurait  été  le  premier  à  trouver  que  cela 
était  juste.  En  vain  sa  sœur  essaye-t-elle  de  lutter  contre 
l'inspiration  qui  la  sollicite  et  de  s'effacer  devant  lui  :  il 
envie  à  ce  poète  qui  veut  se  taire,  à  ce  poète  malgré  lui,  la 
fécondité  de  sa  pensée,  l'originalité  de  son  langage  :  «  Oh  î 
lui  dit-il,  si  j'étais  toi  !  »  En  effet,  c'est  elle  qui  avait  le 
plus  reçu  de  la  nature.  A  peine  a-t-elle  connu  les  langueurs 
de  l'épuisement  qui  arrachent  à  Maurice  des  plaintes  si 
pénétrantes  ;  dans  ce  qu'elle  écrit,  jamais  d'effort.  «  Je 
ne  sais,  avoue -t-elle  quelque  part,  pourquoi  il  est  en  moi 
d'écrire  comme  à  la  fontaine  de  couler.  »  Facilité  qui  semble 
excessive  lorsqu'on  lit  ses  vers  ;  dans  cette  langue,  il  lui 
a  manqué,  comme  à  son  frère  et  plus  encore,  de  savoir  se 
borner  et  revenir  sur  les  négligences  de  l'improvisation. 
Mais  ce  libre  jet  donne  à  sa  prose,  précise  et  nerveuse,  un 
relief  et  une  ingénuité  dont  on  est  saisi.  Elle  a   l'énergie 


350  APPENDICE 

et  la  grâce,  le  don  de  dire  simplement  toutes  choses,  et 
de  s'élever  des  plus  petites,  par  un  mouvement  naturel, 
aux  plus  hautes  ;  elle  est  tour  à  tour  et  tout  à  la  fois  fami- 
lière, enjouée,  naïve,  profonde  et  sublime.  L'étude  et  l'aii: 
n'ont  guère  passé  par  là  ;  on  le  sent  même  à  quelques 
termes  singuliers,  à  quelques  expressions  étranges,  qui 
seraient  ailleurs  autant  de  taches,  qui  sont  ici  comme  un 
reste  d'accent,  le  goût  du  terroir,  le  parfum  de  la  solitude. 
Aussi  n'avons-nous  point  songé  à  les  effacer. 

G. -S.   Trébutien. 


VIII 

AU  CHATEAU  DEUGÉXIE  DE  GUÉRIN 

Toulouse  n'est  pas  éloignée  de  la  ville  de  Gaillac  ;  à 
peine  deux  hem-es  de  chemin  de  fer  me  mirent  aux  portes 
de  cette  vieille  cité,  si  souvent  nommée  dans  le  Journal  et 
avec  laquelle  la  famille  de  Guérin  était  eu  relations  cons- 
tantes. 

Le  trajet  de  Gaillac  à  Cahuzac-sur-Vère,  station  de  la 
ligne  du  chemin  de  fer  la  plus  rapprochée  de  la  commune 
d'Andillac,  d'où  dépend  le  manoir  de  Caj-la,  fut  bientôt 
franchi . 

Un  omnibus  fait  un  service  régulier  de  la  station  de 
Cahuzac  à  la  petite  ville  de  ce  nom^  distante  de  deux  kilo- 
mètres environ.  Le  château  du  Caj-la  est  situé  à  cinq 
kilomètres  environ  de  la  ville  de  Cahuzac,  et  le  visiteur 
peut  se  faire  conduire,  moj'ennant  quelques  francs. 

Pour  moi,  je  préférai  faire  le  trajet  à  pied,  et  je  pris 
joyeusement  la  jolie  route  qui  va  de  Cahuzac  à  Andillac. 
Ces  noms,  que  je  connaissais  si  bien,  sonnaient  délicieu- 
sement à  mon  oreille,  dans  cette  ravissante  promenade. 
Mon  cœur  battait  à  coups  pressés  lorsque   j'aperçus  juché 


APPENDICE  351 

sur  une  colline  le  modeste  bourg  d'Andillac  J'entrai  avec 
une  émotion  presque  religieuse  dans  ces  murs  qu'Eugénie 
m'avait  appris  à  aimer.  Ce  petit  village  s'élève  sur  un  sol 
pierreux  ;  des  fermes  s'ouvrent  par  de  grands  portails,  sur 
une  seule  rue  fort  ancienne,  qui  aboutit  aune  place. 

On  était  en  octobre.  Les  paysans  se  trouvaient  dans  les 
champs  pour  les  semailles  ;  j'errai  longtemps  dans  le 
pauvre  bourg,  avant  de  rencontrer  âme  vivante.  Enfin, 
une  fermière  se  montra  dans  une  cour,  et,  sur  ma  demande, 
m'indiqua  obligeamment  le  cimetière  de  campagne  où  dort 
Eugénie  de  Guérin,  entourée  de  toute  sa  famille.  Ce  cime- 
tière de  quelques  arpents  s'étend  à  droite  de  la  petite 
église,  reconstruite  depuis  la  mort  d'Eugénie.  Cette  recons- 
truction a  eu  lieu,  il  y  a  quinze  ans  environ,  par  les  soins 
de  M.  Mazuc  de  Guérin,  neveu  par  alliance  de  notre 
héroïne,  alors  maire  de  la  commune  d'Andillac. 

La  sépulture  de  la  famille  est  comme  adossée  aux  flancs 
du  modeste  édifice  religieux.  Une  petite  colonne  tronquée 
en  marbre  blanc  avait  été  placée  par  Mlle  de  Guérin  elle- 
même  sur  le  caveau  familial,  et  c'est  à  son  ombre  que  sont 
venus  successivement  prendre  leur  place  tous  ses  parents. 

Après  un  instant  de  méditation,  je  me  dirigeai  vers  le 
Cayla.  En  sortant  du  bourg  d'Andillac,  on  suit  un  étroit 
chemin  ouvert  sur  une  langue  de  terre  surélevée  comme 
un  promontoire  entre  deux  pentes  assez  profondes  ;  après 
une  marche  de  cinq  cents  mètres  environ,  on  aperçoit,  sur 
une  haute  colline,  le  manoir  qui  offre  aux  yeux  du  tou- 
riste une  silhouette  gracieuse,  avec  son  unique  tourelle. 

Je  tournai  à  gauche  du  promontoire,  et  j'entrai  dans 
l'étroite  vallée,  véritable  nid  de  verdure,  où  coule  un 
petit  ruisseau  ombragé  de  saules,  d'aubiers  et  de  peupliers 
d'Italie.  Une  route  blanche,  très  étroite,  serpente  dans 
cette  vallée  et,  après  un  kilomètre  de  marche,  aboutit  au 
château  qui  domine  tous  les  alentours.  Mes  yeux  recon- 
nurent le  moulin,  le  lavoir  ou  Eugénie  ne  dédaignait  pas 
de  se  transformer    parfois  en  lavandière.  Je  cherchai  en 


352  APPENDICE 

vain  l'ombrage  du  superbe  marronnier  sous  lequel  le 
frère  et  la  sœur  allaient  souvent  s'asseoir  pour  échanger 
leurs  impressions  poétiques,  en  des  causeries  pleines  de 
charme  et  d'abandon.  J'ai  appris  plus  tard  que  ce  bel 
arbre  a  été  détruit  par  un  violent  orage. 

Encore  quelques  pas,  et  j  aperçus  la  fameuse  terrasse, 
qui  règne  au  milieu  du  château.  C'est  laque  Maurice  avait 
planté  ce  petit  grenadier,  dont  sa  sœur  parlait  avec  tant 
d'amour.  C'est  là  quil  passa  les  derniers  jours  de  sa  vie 
à  contempler  l'horizon  magique  qui  fut  sa  consolation 
suprême,  après  ce  tragique  voj-age  où  il  revint  de  Paris 
à  son  berceau,  pour  y  fermer  ses  yeux  mourants. 

Un  spectacle  bien  simple  vint  me  donner  une  joie  d'en- 
fant :  un  troupeau  de  dindons  picorait  gravement  sur  la 
pelouse  en  pente  douce  qui  s'étend  en  bas  de  la  terrasse 
du  château,  comme  du  temps  d'Eugénie.  Il  me  sembla, 
en  cette  minute,  que  rien  n'était  changé,  et  que  les  habi- 
tants de  la  vieille  demeure  avaient  conservé  les  mœurs 
et  les  usages  d'autrefois.  Je  ne  saurais  dire  à  quel  point 
je  fus  ému  par   ce   détail  en  apparence  insignifiant. 

Mais  l'entrée  du  château  n'est  pas  de  ce  côté  ;  j'errai  un 
moment  au  hasard,  puis  j'arrivai  à  une  grande  ferme  qui 
presse,  dans  cette  direction,  les  murs  du  manoir. 

Une  porte  basse  donne  accès  à  un  terrain  sablé,  et  j'aper- 
çus la  porte  de  la  vieille  cuisine  si  souvent  nommée  dans 
le  Journal. 

A  cette  porte  parut,  à  mon  coup  de  sonnette,  une  sou- 
brette avenante  qui  me  dit  d'une  voix  douce  :  «  Sans  doute, 
vous  venez  visiter  la  chambre  de  M'I*"  Eugénie.  »  Je  la  sui- 
vis et,  montant  quelques  marches  d'un  escalier  étroit,  je 
me  trouvai  dans  l'appartement  qu'Eugénie  appelle  le  salon. 
Ce  salon,  assez  grand,  est  simple,  mais  d'un  bon  goût 
achevé  ;  des  fauteuils  sont  ornés  de  broderies  faites,  me 
dit  la  suivante,  de  la  main  des  châtelaines. 

J'admirai  surtout  une  belle  glace  vénitienne,  restée  sans 
nul  doute  dans   l'héritage    des   Guérin,    qui,    on  le    sait, 


APPENDICE  353 

étaient  originaires  de  Venise,  et  venus  s'établir,  depuis 
plusieurs  siècles,  dans  le  Languedoc. 

Je  découvris,  sur  une  table,  une  gravure  du  temps  de 
la  Restauration,  qui  représente  Eugénie  de  Guérin  encore 
jeune  fille,  avec  deux  bandeaux  plats  appliqués  très  bas 
sur  les  tempes,  ainsi  que  la  mode  en  est  revenue  il  y  a 
quelques  années. 

Mon  guide  me  montra  une  vaste  cheminée  moderne,  où 
le  frère  et  la  sœur  sont  représentés  se  tenant  la  main,  sous 
le  marronnier  dont  j'ai  déjà  parlé. 

Sur  les  pas  de  la  soubrette,  je  traversai  lentement  une 
grande  chambre  fort  simple,  éclairée  par  une  grande  fe- 
nêtre :  <i  C'est  ici  la  chambre  de  M.  Maurice,  »  médit  elle- 
Je  jetai  un  long  regard  tout  autour  de  moi,  et  j'aperçus 
une  petite  étagère,  où  étaient  rangés  un  petit  nombre  de 
livres  ayant  appartenu  à  l'hôte  de  cette  chambre  ;  enfin 
le  lit  où  le  malade  était  venu  mourir. 

On  sent,  même  dans  les  plus  minces  détails,  que  la 
gloire  de  la  sœur  a  éclipsé  la  juste  réputation  du  frère,  et 
que  les  visiteurs  s'attachent,  par-dessus  tout,  à  retrouver 
les  reliques  d'Eugénie  de  Guérin, 

Je  franchis  une  porte  étroite  et  je  me  trouvai  enfin  dans 
le  sanctuaire,  dans  la  «  fameuse  chambre    »  . 

C'est,  en  effet,  une  pièce  très  petite,  avec  une  étroite 
fenêtre,  dont  la  vue  s'étend  obliquement  sur  les  hauts  pla- 
teaux qui  dominent  le  nid  de  verdure  de  la  petite  vallée. 
Ces  plateaux  ont  un  aspect  d'une  solennelle  tristesse,  et 
Ton  comprend  mieux,  en  les  voyant,  le  tour  d'esprit  d'Eu- 
génie et  la  nature  profonde  de  son  génie. 

En  face  de  la  porte  est  placé  un  lit  étroit  en  simple  bois 
de  noyer.  Au  chevet  du  lit,  et  adossée  au  mur  voisin,  se 
trouve  la  petite  table  surmontée  du  pupitre  en  bois  de 
rose  sur  lequel  Eugénie  écrivait.  Cet  objet  est  le  seul 
luxe  du  lieu,  ainsi  qu'elle  ledit  elle-même.  Assise  à  ce 
pupitre,  elle  pouvait  contempler  l'image  de  sainte  Thérèse  ; 
on  la  trouve  à  la  même  place. 

DE  GUÉRIN  23 


354  APPENDICE 

Au^mur,  setrouve  aussi  suspendue  la  guitare.  Je  n'ai  pas 
su  voir  la  fameuse  quenouille  et  le  fuseau  que  faisait  tour- 
ner Eugénie  dans  ses  mains  vaillantes,  sans  interrompre 
ses  rêveries. 

En  sortant  du  château,  j'errai  longtemps  encore  dans 
les  alentours.  Je  cherchai  «  la  garenne  de  buis  »  qui  do- 
mine d'assez  haut  le  nid  de  verdure  de  la  vallée.  Je  gagnai 
le  «  bois  de  Sept-Fonts  »,  où  Eugénie  lisait  souvent  ses 
lettres,  et  particulièrement  celles  de  son  frère  bien-aimé  et 
de  son  autre  frère  d'adoption,  Barbey  d'x\urevill3\ 

Je  regardai  ce  hameau  «  des  iNIérix  »  où  elle  contemplait 
la  blanche  lumière  de  la  lune  se  levant  derrière  un  groupe 
de  chênes. 

En  ce  beau  jour  d'automne,  c'était  bien  réellement  le 
doux  Cayla,  le  tranquille  Ca^la  !  L'air  avait  une  suavité 
infinie.  Le  ciel,  dune  courbure  élégante,  était  d'un  bleu 
inexprimable  :  de  petits  nuages  blancs  couraient  çà  et  là, 
et  nuançaient  l'azur  lumineux  du  firmament.  L'ensemble 
me  rappelait  ces  draperies  anciennes  de  soie  bleue  aux 
tons  éteints  et  si  doux.  Le  tableau  était  d'une  exquise 
sérénité. 

Cependant,  j'en  vins  à  regretter  ces  printemps  qu'Eu- 
génie a  décrits  avec  tant  de  verve  et  qui  lui  donnaient  une 
vie  si  douce,  après  les  tristesses  de  l'hiver  si  dur  pour  sa 
santé  délicate.  A  plus  de  vingt  endroits  elle  parle  du 
rossignol,  cet  artiste  inspiré  de  la  solitude  et  de  la  saison 
printanière.  G  est  pour  elle  comme  une  obsession,  et  j'au- 
rais voulu  écouter,  d'une  oreille  chaj'mée,  les  accents  du 
chantre  des  belles  nuits. 

Je  quittai  avec  peine  ces  paj-sages  qui  m'avaient  donné 
des  émotions  bien  vives,  et  je  regagnai,  au  coucher  du 
soleil,  la  petite  ville  de  Cahuzac 

Un  dernier  mot  :  La  gloire  d'Eugénie  de  Guérin  ne  fait 
que  grandir  sans  cesse  ;  le  nombre  des  pèlerins  augmente 
chaque  année.  Son  Journal  traduit  en  anglais  a  porté  sa 
renommée  au  Royaume-Uni  et  dans    le   Nouveau-Monde. 


APPENDICE  355 

Si  je  m'en  rapporte  aux  renseignements  que  j'ai  recueillis 
dans  la  région,  les  Anglais  et  les  Américains  viennent,  en 
groupes  nombreux,  visiter  le  château  du  Cayla  et  le  tom- 
beau d'Eugénie  et  de  Maurice. 

Gabriel  Grange. 
(Le  Penseur,  mars  1910.) 


Bibliographie 


MAURICE  DE  GUÉRIN. 

Reliquiae,  publié  par  G.-S.    Trébutien,  notice    de  Sainte- 
Beuve    Didier,  1861,  2  vol.  in-16 
Journal,  Lettres  et  Fragments,  suivis  de  poèmes.  Didier, 

Paris,  1862,  1  vol.  in-8°. 
Le  Centaure,  notice  de  Rémy  de   Gourmont  et  dessin  de 

G.  d'Espagnat.  1900. 
Le  Centaure,    suivi   de   la  Bacchante   et    précédé    d'une 

notice  par  Edmond  Pilon.    Sansot   et  Cie,  Paris,  1905, 

1  vol.  in-12. 
Maurice  de  Guérin  (Collection  des  Plus  Belles  Pages),  avec 

un  portrait    et    une   notice    par   Rémy   de   Gourmont. 

Mercure  de  France,  Paris,  1909,  1  vol.  in-16. 

(On  trouve  des  pages  inédites  dans  l'ouvrage  de  M.  Abel 
Lefranc  :  Maurice  de  Guérin,  Paris,  Champion,  1910.) 

EUGÉNIE  DE  GUÉRIN. 

Reliquias,  publié  par  G.-S.  Trébutien.  Caen,  1855. 

Journal  et  lettres,  publiés  avec  l'assentiment  de  la  fa- 
mille par  G.-S.  Trébutien.  Lib.  Didier  et  Cie,  Paris, 
1862. 

Lettres  d'Eugénie  de  Guérin,  publiées  par  G.-S.  Trébutien. 
Didier,  Paris,  1864. 

Reliquiœ,  fragments  choisis  et  précédés  d'une  notice  par 
Edmond  Pilon.  Sansot  et  Cie,  Paris,  1905. 


358  BIBLIOGRAPHIE 

A    CONSCLTER. 

Sainte-Beuve  :  Premiers  Lundis,  tome  III. 

—  Causeries  du  lundi,  tome  XV. 

—  Nouveaux  Lundis,  tome  III. 
George  Sand  :  Revue  des  Deux  Mondes,  15  mai  1840. 
A.  DE  PoxTMARTiN  '.  Dernières  semaines  littéraires,  1864. 
G.  Merlet  :  Portraits  d'hier   et    d'aujourd'hui,  tome  II, 

1865. 

ScHÉRER  :  Etudes  critiques  de  la  littérature  contempo- 
raine, tome  II,  1865. 

Charles  Mazelle  :  Eugénie  et  Maurice  de  Guérin,  Berlin, 
1869. 

MoNTÉGUT  :  Nos  morts  contemporaines,  tome  II,  1884. 

Léon  Gautier  :  Portraits  du  XIX~  siècle,  tome  III,  1894. 

Barbey  d  Aurevilly  :  Memoranda  et  lettres  à  Trébutien, 
1909. 

O.-M.  Barbanc  :  Leopardi  et  Maurice  de  Guérin,  Turino, 
1905. 

A.  Claveau  :  Maurice  de  Guérin,  Revue  contemporaine, 
1863. 

Abel  Lefranc  :  Maurice  de  Guérin,  Revue  Bleue,  22  août, 
5.  19.  26  sept..  21  et  28  nov.,  5  et  12  déc.  1908.  (Ces 
articles  remaniés  et  augmentés  ont  paru  en  vol.  Maurice 
de  Guérin  d'après  des  documents  inédits.  Honoré  Cham- 
pion, 1910.  Livre  capital. 

Rémy^  DE  GouRMONT  :  Les  plus  belles  pages  de  Maurice  de 
Guérin,  1909. 

Henri  Clouard  :  Maurice  de  Guérin  et  le  sentiment  de  la 
nature.    Mercure  de  France,  1"  janvier  1909.) 


BIBUOTHECA 


TABLE  DES  MATIERES 


Pages. 
Préface  :  Maurice    et   Eugénie   de    Guérin,   par    Ernest 
Gaubert 5 


ŒUVRES  DE  MAURICE  DE  GUERIN. 

Glaucus 23 

Promenade  à  travers  la  lande 26 

Promenade  aux  bords  de  la  Rance 32 

La  Sainte  Thérèse 34 

Le  Centaure 37 

Journal  (fragments) 47 

Quelques  Lettres 71 


ŒUVRES  D'EUGÉNIE  DE  GUERIN. 

Lettres 105 

Journal 262 

Fragments 317 

Notes  sur  les  origines    de    la    famille   et   les    premières 

années  de  Maurice  de  Guérin 324 


APPENDICE. 

Opinions   de  George  Sand 331 

—  de  Sainte-Beuve 332 

—  de  Barbey  d'Aurevilly 337 

—  d  Abel  Lefranc 338 

—  de  Rémy  de  Gourmont 343 

Notice  de  G.  S.  Trébutieu 346 

Au  château  d'Eugénie  de  Guérin,  par  M.  G.  Grange    .     .  350 

Bibliographie 357 


^oiuers.  -  Moiiiiie  tran^aise  u'imprimena 


La  Bibliothèque 

Université  d'Ottawa 

Échéance 


The  Library 

University  of  Ottawa 

Date   due 


18 


M 


IR.1989 


±21003    0026'r^'^'"!;"^'gl 


CE  PQ       2270 
.632A6  1910 
CCO   GUERIN, 
ACCn    1223271 


MAUP  CEUVRES  CHCI