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Full text of "Oeuvres choisies de J.Racine : avec la vie de l'auteur et des notes extraites de tous les commentateurs"

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!     FABRE  &  GRAVEL, 

I  Libraires, 

MONTREAL. 


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BIBLIOTHÈQUE 


JEUNESSE   CHRÉTIENNE 


APPROUVEE 


l'AH  M'"  L'ARCHEVÊQUE  DE  TUUHS 


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PROPRIETE    DES    EDITEURS 


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BRITANTîICVS. 


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P.  m. 


Gai^des,  qu'on  obéisse   aux  ordres   de  ma  mère. 


^  ma 


P  =97 


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J'ose  voas   tmplom'.  rt  pour  ma  propri*  \^^'. 
Et  ponr  1rs  trtstp»  jcmr»   à  un  prupif  lotùfrunn 
Qu'à  périr  attc  moi  -vmi»  a^-pz  t-iin(Limnr . 


_2^ 


F.niTEt'RS 


ŒUVRES    CHOISIES 


J.  RACINE 


LA  VIE  DE  L'AUTEUR 

ET  DES  NOTES  EXTRAITES  DE  TODS  LES  COMMENTATEURS 

P  A  II 

M.   D.   SAUCIÉ 

ACRRr.K    DE   I.'IINIVKRSITÉ,   PROFF.SSKl'H   DK    BMKTORIOl'E 

NOUVRLLE    ÉDITION 


TOURS 


ALFRED   MAME   ET   FILS.  ÉDITEURS 


M    DCCC    LXX 


VIE  DE  RACINE 


Jean-Racine  naquit  à  la  Ferté-Milon,  le  21  décembre 
1639,  de  Jean  Racine,  contrôleur  du  grenier  à  sel  de  cette 
ville ,  et  de  Jeanne  Sconin ,  fille  du  procureur  du  roi  aux 
eaux  et  forêts  de  Yillers-Cotterets.  Orphelin  de  père  et  de 
mère  avant  d'avoir  atteint  sa  cinquième  année,  il  fut 
d'abord  élevé ,  ainsi  qu'une  sœur  à  peu  près  du  même  âge 
que  lui,  sous  la  tutelle  de  son  aïeul  paternel.  Il  fut  mis 
ensuite  au  collège  de  la  ville  de  Beauvais  pour  y  faire  ses 
humanités.  On  était  alors  en  pleine  guerre  civile  ;  on  se 
battait  à  Paris  et  dans  les  provinces.  Les  écoliers  eux- 
mêmes  s'en  mêlèrent ,  et  prirent  parti  chacun  selon  son 
inclination.  Racine  fut  obligé  de  se  battre  comme  les 
autres,  et  reçut  au  front  un  coup  de  pierre  dont  il  porta 
toujours  la  cicatrice.  Aussi  son  principal  le  montrait-il 
à  tout  le  monde  comme  un  brave.  Il  paraît  que  cette 
bravoure  lui  passa  avec  Tàge,  si  Ton  en  juge  par  la 
lettre  qu'il  écrivit  à  Roileau,  du  camp  devant  Mons ,  le 
3  avril  1091. 

Ainsi  que  l'État ,  l'Église  avait  à  cette  époque  ses  guerres 
intestines.  Par  suite  de  ces  troubles,  plusieurs  solitaires 
de  Port -Royal  s'étaient  retirés  dans  la  chartreuse  de 
Bourg-Fontaine,  près  de  la  Ferté-Milon    Ils  engagèrent 


()  ME    DK    RACINE 

Marie  Desmoiilins ,  aïeule  paternelle  de  Racine,  et  deve- 
nue sa  tutrice  en  1650,  à  le  faire  entrer  à  la  maison  des 
Granges ,  voisine  de  Port-Royal-des  Champs ,  et  regardée 
alors  comme  la  meilleure  école  pour  la  jeunesse.  C'est  là 
que  s'étaient  retirés ,  pour  se  dévouer  au  service  de  Dieu 
et  à  l'instruction  des  jeunes  gens,  l'avocat  Lemaistre ,  le 
docteur  Hamon ,  Nicole ,  Sacy ,  Lancelot.  Racine  trouva 
dans  ces  hommes  d'un  savoir  éminent  et  d'une  piété  exem- 
plaire de  précieux  instituteurs,  qui  surent  à  la  fois  cultiver 
en  lui  le  goût  des  lettres  et  lui  inspirer  cet  esprit  de  reli- 
gion qui  l'éloigna  depuis  de  la  scène  française.  Grâce  au 
savant  et  modeste  Lancelot ,  qui  se  chargea  de  lui  ensei- 
gner le  grec ,  il  fut  bientôt  en  état  de  comprendre  dans 
leur  langue  les  chefs-d'œuvre  de  l'antiquité  classique. 
Pour  les  lire  avec  fruit ,  il  en  faisait  des  extraits  et  des  tra- 
ductions ,  il  y  ajoutait  des  remarques  sur  les  pensées  et 
sur  le  style.  Philosophes,  orateurs,  historiens,  poètes, 
romanciers ,  tous  les  grands  écrivains  furent  chargés  tour 
à  tour  de  fournir  aux  besoins  de  cet  esprit  avide  ;  le  beau, 
sous  toutes  les  formes ,  l'attirait  par  un  charme  invin- 
cible. «  Son  génie  néanmoins  l'entraînait  de  préférence 
vers  la  poésie ,  et  son  plus  grand  plaisir  était  de  s'aller 
enfermer  dans  l'abbaye  avec  Sophocle  et  Euripide ,  qu'il 
savait  presque  par  cœur  ;  il  avait  une  mémoire  prodi- 
gieuse. Il  trouva  par  hasard  le  roman  grec  de  Théagène  el 
Charidée .  Il  le  dévorait ,  lorsque  le  sacristain  Claude  Lan- 
celot ,  qui  le  surprit  dans  cette  lecture ,  lui  arracha  le  livre 
et  le  jeta  au  feu.  Il  trouva  le  moyen  d'en  avoir  un  autre 
exemplaire,  qui  eut  le  même  sort ,  ce  qui  l'engagea  à  en 
acheter  un  troisième;  et,  pour  n'en  plus  craindre  la  pro- 
scription, il  l'apprit  par  cœur,  et  le  porta  au  sacristain  en 
lui  disant  :  «  Vous  pouvez  encore  brûler  celui-ci  comme 


VIK    DK    HACJNE  7 

les  autres  ' .  »  Une  telle  ardeur  pour  la  poésie  ne  se  pouvait 
longtemps  contenir.  Le  jeune  élève  de  Port-Royal  se  mit  à 
chanter  les  beautés  champêtres  de  sa  solitude,  les  bâti- 
ments du  monastère,  le  paysage ,  les  prairies,  le  bois, 
l'étang,  etc.  Il  nous  reste  de  ces  premiers  essais  de  sa 
muse  sept  odes,  qui  n'ont  d'ailleurs  rien  de  remarquable. 
La  traduction  des  hymnes  du  bréviaire  romain  est  proba- 
blement d'une  date  postérieure,  ou  du  moins  il  l'aura 
retouchée  ;  car  elle  porte  l'empreinte  d'un  talent  déjà  mûr, 
qu'on  ne  trouve  point  dans  les  odes  dont  nous  venons  de 
parler.  Du  reste,  il  réussissait  mieux,  à  cette  époque, 
dans  la  versification  latine  que  dans  la  française. 

Après  trois  ans  passés  dans  cet  asile  de  l'étude  et  de 
la  piété.  Racine  alla  à  Paris,  au  mois  d'octobre  1658, 
pour  faire  sa  philosophie  au  collège  d'ilarcourt.  Malgré 
son  désir  de  savoir  et  son  aptitude  pour  apprendre ,  le 
syllogisme  lui  souriait  peu ,  et  il  se  plaint  quelque  part 
à  un  de  ses  amis , 

De  110  respirer  ([u'ai-^'iimeiits, 

et  d'avoir 

Lu  tè(e  pleine,  à  tous  luuineiils. 
De  majeures  et  de  mineures,  etc. 

Le  mariage  du  roi  en  1660  vint  heureusement  lui  of- 
frir l'occasion  de  renouer  avec  la  poésie ,  dont  la  logique 
l'avait  violemment  séparé.  Il  composa  son  ode  intitulée 
la  Nymphe  de  la  Seine,  et  la  fit  porter  à  Chapelain ,  qui 
régnait  encore  au  Parnasse.  Chapelain  augura  bien  de  ce 
début;  il  donna  au  poète  naissant  beaucoup  d'éloges,  lui 
offrit  ses  services,  et  parla  de  lui  si  avantageusement  à 
Colbert ,  que  ce  ministre  lui  envoya  cent  louis  de  la  part 

I  Mémoires  de  L.  Racine. 


«  VIE    DE   BACINE 

du  roi ,  et  peu  après  le  fît  mettre  sur  l'état  pour  une  pen- 
sion de  six  cents  livres,  en  qualité  d'homme  de  lettres. 

La  Nymphe  de  la  Seine  fut  suivie  de  près  par  un  sonnet 
sur  la  naissance  d'un  enfant  de  M'""  Vitart ,  tante  de 
Racine.  Une  ode ,  un  sonnet ,  tout  cela  sans  doute  était  fort 
innocent;  mais  tout  cela  se  faisait  sans  l'aveu  de  ses  aus- 
tères instituteurs  de  Port-Royal ,  qui  ne  craignaient  rien 
tant  pour  lui  que  son  excessive  passion  des  vers.  On 
lui  adresîa  des  réprimandes  ;  il  les  écouta ,  et  n'en  tint 
compte.  A  la  fin  il  fut  obligé  d'aller  passer  quelque 
temps  à  Chevreuse ,  oii  M.  Vitart ,  intendant  du  château , 
le  chargea  de  surveiller  les  réparations.  Ce  séjour  lui  parut 
une  captivité  ;  et  ses  lettres  de  Chevreuse  sont  datées  de 
Uainjlone,  Il  n'y  resta  que  peu  de  temps,  assez  pour  s'en- 
nuyer beaucoup ,  mais  pas  assez  pour  se  corriger  de  son 
goût  pour  la  poésie. 

Au  sortir  de  BabyJone,  il  se  résolut  à  a'icr  en  Langue- 
doc ,  dans  l'espoir  d'obtenir  un  bénéfice.  Il  avait  dans 
cette  province  un  oncle  maternel  nommé  le  père  Sconin , 
chanoine  régulier  de  la  congrégation  de  Sainte-Gene- 
viève ,  dont  il  avait  été  général ,  homme  fort  estimé  et  de 
beaucoup  d'esprit,  mais  inquiet  et  remuant ,  qu'on  avait 
envoyé  à  Uzès  pour  s'en  défaire.  Le  père  Sconin  était  tout 
disposé  à  résigner  son  bénéfice  à  son  neveu,  et  celui-ci 
tout  prêt  à  l'accepter;  mais  il  fallait  être  régulier,  et 
Racine  ne  se  sentait  guère  de  vocation  pour  l'état  ec- 
clésiastique. «  Je  passe  mon  temps,  écrit -il  à  M.  Vitart 
(17  janvier  1G62),  avec  mon  oncle,  saint  Thomas  et 
Virgile,  Je  fais  force  extraits  de  théologie ,  et  quelques- 
uns  de  poésie.  Mon  oncle  a  de  bons  desseins  pour  moi, 
il  m'a  fait  habiller  de  noir  depuis  les  pieds  jusqu'à  la 
tête;  il  espère  me  procurer  quelque  chose ,  etc.  »  C'est- 


VIE   1)K    HACINE  9 

à-dire  que ,  poui'  l'amour  du  bénéfice.  Racine  se  soumet- 
tait à  tout  ce  que  voulait  son  oncle  ;  mais  il  n'avait  du 
théologien  que  l'habit  noir,  qui  cachait  mal  le  poète, 
comme  le  prouvent  les  lettres  qu'il  écrivait  en  toute  liberté 
à  l'abbé  Levasseur.  Aussi  ne  tarda-t-il  pas  à  s'en  dé- 
pouiller pour  marcher  plus  librement  dans  la  carrière 
où  le  poussait  son  génie.  Depuis  qu'il  avait  mis  dans  sa 
mémoire  tout  le  roman  grec  de  Thcagène  et  Chariclée ,  il 
n'aNait  pas  cessé  d'aimer  Iléliodore  ;  il  admirait  son  style 
et  l'artifice  merveilleux  avec  lequel  sa  fable  est  conduite. 
Il  commença  une  tragédie  sur  le  môme  sujet,  et  lorsque, 
las  des  incertitudes  de  son  oncle  et  rebuté  par  les  obs- 
tacles ,  il  eut  renoncé  au  bénéfice  et  fut  revenu  à  Paris, 
il  alla  montrer  sa  pièce  à  Molière ,  alors  directeur  du 
théâtre  du  Palais-Royal ,  et  qui  avait  la  réputation  de  bien 
accueillir  les  jeunes  auteurs. 

Molière ,  tout  en  trouvant  cette  production  faible ,  y 
entrevit  sans  doute  le  germe  d'un  grand  talent;  il  en- 
couragea le  jeune  homme ,  le  secourut  de  sa  bourse,  et 
lui  conseilla  d'abandonner  les  aventures  romanesques 
de  Théagène  et  Chariclée,  pour  le  sujet  plus  tragique 
de  la  Theba'ide 

La  Théhaidc  lut  jouée  en  1064.  Racine,  pressé,  dit-on, 
par  le  peu  de  temps  que  lui  avait  donné  Molière  pour  la 
composer,  y  avait  fait  entrer  deux  récits  de  VÀntùjone 
de  Rotrou,  qui  passaient  alors  pour  inimitables.  Ces  deux 
morceaux  disparurent  à  l'impression,  et  la  ThébaUle  telle 
que  nous  l'avons  n'en  a  pas  conservé  de  traces. 

Quelque  temps  auparavant  il  avait  donné  son  ode  in- 
titulée la  Renommée  aux  31  uses  ;  elle  lui  valut ,  de  la  part 
du  roi,  une  gratification  de  six  cents  livres,  pour  lui 
donner  le  moyen  de  continuer  son  application  aux  belles- 


10  VIE   DE   RACINE 

lettres  ,  comme  il  est  dit  dans  l'ordre  signé  par  Colbert  le 
26  août  1664.  Mais,  ce  qui  était  plus  précieux  encore  , 
elle  lui  procura  l'amitié  de  Boileau.  L'abbé  Levasseur  lui 
avait  communiqué  la  pièce  de  son  ami  ;  Boileau  y  fît 
des  remarques,  qu'il  mit  par  écrit,  et  que  l'auteur  cri- 
tiqué trouva  très-judicieuses.  Ils  se  virent  par  l'entremise 
de  leur  ami  commun  Levasseur,  et  formèrent  dès  lors  les 
premiers  nœuds  de  cette  union  si  étroite  qui  ne  devait 
finir  qu'avec  la  vie. 

La  Thébaide  fut  suivie  d'Alexandre ,  en  1665.  Racine 
alla  présenter  sa  pièce  à  Corneille,  qui  en  était  à  Olhon, 
et  déclinait  rapidement.  Celui-ci  lui  dit  qu'il  avait  un 
grand  talent  pour  la  poésie,  mais  qu'il  n'en  avait  point 
pour  la  tragédie ,  et  il  lui  conseilla  de  s'appliquer  à  un 
autre  genre.  Il  ne  faut  pas  s'en  étonner  :  sauf  la  pureté 
des  vers,  rien  ici  n'annonçait  encore  Racine;  d'ailleurs 
celui  qui  avait  peint  sous  des  traits  si  fiers  les  Vieux  il- 
hislres ,  comme  il  appelait  ses  personnages ,  ne  jugeait  pas 
que  les  Doucereux  fussent  capables  de  se  maintenir  à  côté 
d'eux  sur  la  scène.  Mais  le  goût  du  public  avait  changé 
depuis  Horace  et  Cinna;  loin  de  trouver  Alexandre  trop 
doucereux,  plus  d'un  spectateur  était  tenté  de  lui  faire 
le  reproche  contraire,  et  de  s'écrier  comme  dans  Boileau  : 

Je  ne  sais  pas  pourquoi  ron  vante  l'Alexandre  ; 
Ce  n'est  qu'un  glorieux  qui  ne  dit  rien  de  tendre. 

Alexandre  fut  donc  applaudi ,  grâce  à  ses  défauts 
mêmes  ,  et  ce  qui  dut  donner  à  Racine  une  bonne  opinion 
de  son  génie,  Saint-Évremond,  qui  l'avait  critiqué,  et 
dont  les  jugements  faisaient  alors  autorité ,  ne  craignit 
pas  d'écrire,  après  avoir  lu  la  nouvelle  pièce,  que  la  vieil- 
lesse de  Corneille  ne  l'alarmait  plus,  et  qu'il  n'avait  plus 


VIE   DE   RACINE  M 

peur  de  voir  finir  avec  lui  la  tragédie.  Corneille  ,  chez  qui 
l'amour  d'auteur  devenait  d'autant  plus  vif  que  ses  der- 
nières pièces  en  étaient  moins  dignes,  fut  sans  doute  peu 
iiatté  qu'on  lui  nommât  un  successeur  avant  sa  mort , 
et  l'on  ne  voit  pas,  depuis  sa  malencontreuse  prophétie, 
qu'il  soit  jamais  revenu  de  ses  préventions.  11  y  eut  tou- 
jours entre  les  deux  rivaux  plus  que  de  la  froideur. 
L'un  était  mordant,  l'autre  susceptible;  c'était  plus  qu'il 
n'en  fallait  pour  les  brouiller  ensemble.  L'Alexandre 
eut  de  plus  le  malheur  de  faire  perdre  à  son  auteur  l'af- 
fçction  de  Molière,  quoiqu'il  ait  toujours  conservé  son 
estime.  Racine,  pour  obtenir  à  la  fois  un  double  triomphe, 
ou  peut-être ,  en  effet ,  par  défiance  du  talent  de  la  troupe 
de  Molière  ,  avait  fait  représenter  sa  pièce  en  même  temps 
sur  les  deux  théâtres,  celui  de  l'hùtel  de  Bourgogne  et 
celui  du  Palais-Royal.  Molière  s'ufl'ensa  de  ce  procédé ,  et 
cessa  de  voir  Racine ,  qui  se  repentit  sans  doute  d'avoir 
acheté  à  ce  prix  le  succès  de  sa  tragédie. 

Ici  se  placent  deux  ouvrages  que  le  public  n'attendait 
guère  d'un  jeune  auteur  tragique,  ni  suitout  d'un  élève 
de  Port-Royal  :  ce  sont  les  deux  Lettres  à  l'auteur  des  hé- 
résies imaginaires.  Voici  quelle  en  lut  l'occasion.  Desma- 
rets  de  Saint-Sorlin ,  rebuté  du  mauvais  succès  de  son 
Clovis,  avait  renoncé  au  métier  de  poète  pour  se  faire  pro- 
phète. Il  se  vantait  d'avoir  trouvé  la  clef  de  l'Apocalypse, 
et  annonçait  une  armée  de  cent  quarante -quatre  mille 
victimes ,  qui  rétablirait,  sous  la  conduite  du  roi ,  la  vraie 
religion.  Nicole,  dans  des  lettres  qu'il  intitula  Vision- 
naires, foudroya  ce  prétendu  illuminé,  qui  ne  s'était 
d'abord  fait  connaître  dans  le  monde  que  par  des  romans 
et  des  comédies.  «  Ces  qualités,  ajoutait  Nicole,  qui  ne 
sont  pas  fort  honorables  au  jugement  des  honnêtes  gens , 


12  VIE   DE   RACINE 

sont  horribles,  considérées  suivant  les  principes  de  la  reli- 
gion chrétienne.  Un  faiseur  de  romans  et  un  poëte  de 
théâtre  est  un  empoisonneur  public ,  non  des  corps , 
mais  des  âmes  ;  il  se  doit  regarder  comme  coupable 
d'une  infinité  d'homicides  spirituels,  ou  qu'il  a  causés  en 
effet ,  ou  qu'il  a  pu  causer.  »  Racine,  qui  venait  de  rece- 
voir de  sa  tante  une  de  ces  lettres ,  qu'il  appelait  des 
excommunications ,  par  laquelle  il  se  voyait  exclu  de  Port- 
Royal  à  cause  de  sa  liaison  avec  des  comédiens,  ne  douta 
pas  que  ce  ne  fût  lui  qu'on  voulût  désigner  sous  le  nom 
à^ empoisonneur  public.  Rlessé  dans  sa  gloire  la  plus  chère, 
il  prit  la  plume  contre  Nicole  et  Port-Royal  tout  entier, 
il  fit  une  lettre  pleine  de  traits  piquants  que  n'eût  pas 
désavoués  l'auteur  des  Provinciales.  Les  solitaires  gar- 
dèrent le  silence  :  puis  tout  à  coup  il  parut  deux  ré- 
ponses, dont  11  première  était  fort  solide.  Racine,  qui 
s'aperçut  bien,  au  style,  qu'elles  ne  venaient  pas  de  ses 
anciens  maîtres,  les  méprisa.  Mais  voilà  que  dans  une  édi- 
tion des  Visionnaires ,  faite  en  Hollande ,  on  imprima  ces 
deux    réponses   précédées  d'un  avertissement  laudatif. 
Racine,  piqué  cette  fois,  moins  des  réponses  elles-mêmes 
que  du  soin  de  MM.. de  Port-Royal  de  les  faire  impri- 
mer dans  leurs  ouvrages ,  fit  contre  eux  la  seconde  lettre 
avec  une  préface,  et  alla  montrer  le  tout  à  Boileau. 
«  Cela  ,  lui  dit  Boileau  ,  fera  honneur  à  votre  esprit ,  mais 
n'en  fera  point  à  votre  cœur.  —  Eh  bien  !  reprit  Racine  , 
pénétré  de  ce  reproche ,  le  public  ne  verra  jamais  cette 
seconde  lettre.  «  Il  retira  en  même  temps  tous  les  exem- 
plaires de  la  première  ;  mais  ce  fut  en  vain  :  elle  parut 
bientôt  après  dans  les  journaux.  Quant  à  la  seconde , 
elle  se  trouva  par  hasard  dans  les  papiers  de  l'abbé  Dupin, 
et  ceux  qui  en   furent  les  maîtres  après  sa   mort  la 


VIE   DE   RACINE  d3 

firent  imprimer.  Racine  se  repentit  toujours  de  ce  démêlé, 
et  un  jour  que  quelqu'un  le  raillait  sur  ce  sujet  :  «  Oui , 
Monsieur,  répondit-il  avec  une  noble  humilité  ,  vous 
avez  raison ,  c'est  l'endroit  le  plus  honteux  de  ma  vie ,  et 
je  donnerais  tout  mon  sang  pour  l'efFacer.  »  Personne 
n'osa  plus  lui  en  reparler. 

En  1 007,  Racine ,  engagé  jusque-là  dans  une  mauvaise 
route ,  en  prit  tout  à  coup  une  différente ,  inconnue  peut- 
être  à  Corneille 'lui-même.  Celui-ci  avait  étonné,  enlevé 
le  spectateur  ;  son  jeune  rival  chercha  à  l'émouvoir  et  à 
l'attendrir.  La  pitié  lui  parut  un  ressort  tragique  plus 
actif,  plus  étendu,  d'un  effet  plus  pénétrant  et  moins 
passager  que  l'admiration.  11  étudia  le  cœur  humain ,  ses 
passions,  ses  faiblesses,  ses  replis  lés  plus  secrets.  C'est 
là  q"a'il  découvrit  un  genre  de  tragédie  tout  nouveau, 
dont  il  offrit  le  premier  et  probablement  l'inimitable 
modèle  dans  son  Àndromaque ,  celle  de  toutes  ses  tragé- 
dies qui ,  «  sans  être  la  plus  parfaite,  produit  le  plus  d'effet 
au  théâtre  par  l'expression  énergique  et  vraie  des  senti- 
ments et  des  caractères,  et  par  l'heureuse  alternative  de 
crainte  et  d'espérance,  de  terreur  et  de  pitié,  dont  le  poète 
sait  agiter  nos  âmes'.  »  Le  succès  d' Àndromaque  ne  se 
peut  comparer  qu'à  celui  qu'avait  eu  le  Cid  dans  les  pre- 
mières représentations.  Mais  comme  le  Cid  aussi,  elle  eut 
trop  d'admirateurs  pour  n'avoir  pas  d'envieux.  Un  cer- 
tain Subligny,  qui  se  vantait  d'avoii-  trouvé  dans  la  nou- 
velle pièce  plus  de  trois  cents  fautes  de  sens,  entreprit 
d'en  faire  la  critique  en  forme  de  comédie,  sous  le  titre 
de  :  la  FoUe  Querelle,  ou  la  Critique  d' Andromaque.  L'au- 
teur en  profita  pour  corriger  quelques  négligences  de 
style  ;  mais  il  laissa  subsister  certains  tours  nouveaux 

'  Roger,  de  rAcadémie  française. 


U  VIE   DE   RACINE 

que  Subligny  regardait  comme  des  fautes ,  et  qui  depuis 
ont  été  ti*ouvés  heureux  et  sont  devenus  familiers  à 
notre  langue.  Quant  au  reproche  qu'on  fît  à  Pyrrhus  d'être 
trop  violent  et  trop  emporté,  ou  encore  d'être  un  malhon- 
nête homme  parce  qu'il  manque  de  parole  à  Hermione ,  il 
n'y  répondit  qu'en  faisant  dans  sa  tragédie  suivante  le 
portrait  d'un  parfait  honnête  homme,  ce  qui  fit  dire  à 
Boileau  dans  sa  septième  J^lpître  : 

Au  Cid  [«'isécuté  Cinnadoit  sa  naissance, 

Et  ta  itliimc  peut-être  aux  renseurs  de  Pyiilius 

Doit  les  |»lus  nobles  traits  dont  tu  pei^^uis  Burrhus. 

Mais,  avant  de  peindre  Burrhus,  Racine  voulut  crayon- 
ner des  personnages  moins  sévères ,  et  prouver  qu'il  n'a- 
vait pas  moins  que  Corneille  le  double  talent  de  la  tra- 
gédie et  de  la  comédie.  On  se  rappelle  qu'il  rêvait  depuis 
longtemps  un  bénéfice  ;  il  en  avait  enfin  obtenu  un ,  lors- 
qu'un réguUer  vint  le  lui  disputer.  Il  fallut  plaider, 
voir  des  avocats,  solliciter  des  juges.  A  la  fin,  las  d'un 
procès  «  que  ni  lui  ni  ses  juges  n'entendirent  »,  il  aban- 
donna le  bénéfice,  et  se  consola  de  cette  perle  par  une 
comédie  contre  les  juges  et  les  avocats  intitulée  les  Plai- 
deurs. On  a  prétendu  à  tort  que  cette  pièce  est  de  plu- 
sieurs mains.  L'auteur  reçut  seulement  de  ses  amis  le 
motif  de  quelques  scènes,  et  emprunta  à  des  hommes  de 
palais  quelques  formules,  quelques  expressions  étran- 
gères à  ses  études  habituelles.  Soit  que  le  parterre  ne  fût 
pas  d'abord  sensible  au  sel  attique  de  cette  comédie,  soit 
plutôt  que  cette  copie  trop  fidèle  eût  attiré  des  ennemis 
à  l'auteur,  les  Plaideurs  furent  mal  accueillis  à  Paris ,  et 
les  comédiens  n'osèrent  la  jouer  que  deux  fois.  Molière, 
qui  assistait  à  la  seconde  représentation,  quoique  brouillé 


VIE   DE    RACINE  15 

avec  Racine ,  ne  jugea  pas  comme  le  public  ;  il  dit  tout 
haut ,  en  sortant ,  que  cette  comédie  était  excellente ,  et 
que  ceux  qui  s'en  moquaient  méritaient  qu'on  se  mo- 
quât d'eux.  Un  mois  après,  la  pièce  fut  représentée  à 
Versailles,  devant  la  cour;  Louis  XIV  applaudit ,  et  bientôt 
tout  Paris  fit  de  même  (IG68).  L'année  suivante,  l'auteur 
reçut  une  gratification  de  douze  cents  livres  sur  un  ordre 
particulier  de  Colbert. 

En  16G9  parut  Brilannicus.  11  fut  reçu  froidement, 
et  l'auteur  avoue  dans  sa  préface  qu'il  craignit  quelque 
temps  que  cette  tragédie  n'eût  une  destinée  malheu- 
reuse. Britannicus  pouvait  n'être  pas  compris  de  tous: 
c'est,  comme  on  sait,  la  pièce  des  connaisseurs.  Andro- 
maque  d'ailleurs  avait  rendu  le  public  plus  difficile;  mais 
il  faut  bien  dire  aussi  que  l'envie  s'en  mêlait.  11  y  avait  à 
l'hôtel  de  Bourgogne  un  banc  où  les  auteurs  avaient 
coutume  de  se  réunir  pour  juger  les  pièces  nouvelles , 
et  qu'on  appelait  le  banc  formidable.  Le  jour  de  la  pre- 
mière représentation  de  Brilannicus ,  ils  se  dispersèrent 
afin  de  ne  donner  aucun  soupçon  de  leur  projet,  qui  était 
de  faire  tomber  cette  tragédie.  Seul  contre  tous,  Boileau 
eut  le  courage  de  ne  point  se  mêler  à  cette  cabale  ;  et  à 
la  fin  de  la  pièce,  transporté  d'admiration  ,  il  courut  em- 
brasser Racine  en  s' écriant  :  «  Voilà  ce  que  vous  avez 
fait  de  mieux.  » 

Une  princesse  fameuse  par  son  esprit  et  par  son  amour 
pour  la  poésie ,  Henriette-Anne  d'Angleterre ,  avait  fait 
commander  à  la  fois  à  Cornedle  et  à  Racine  une  tragédie 
sur  le  sujet  de  Bérénice.  Trois  mots  de  Suétone  :  Invilus 
invitam  dimisit ,  voilà  tout  le  fonds  de  la  pièce,  fonds 
bien  léger,  que  Boileau,  s'il  n'eût  été  absent,  n'aurait 
pas  laissé  exploiter  par  son  ami  ;  mais  surtout  le  sujet 


16  VIE   DE   HACIiNE 

allait  peu  au  génie  de  Corneille,  et  puis  il  en  était  déjà  à 
Âgésilas.  Quoi  qu'il  en  soit ,  les  deux  rivaux  se  mirent  à 
l'œuvre  à  l'insu  l'un  de  l'autre,  et  les  deux  Bérénice  paru- 
rent en  même  temps  ,  en  1G70.  Celle  de  Racine  triompha 
sans  peine.  C'est  un  miracle  de  l'art,  et  il  n'y  a  jamais 
eu  ,  dans  aucune  pièce,  un  plus  grand  mérite  de  difficulté 
vaincue.  Yoilà  sans  doute,  dit  Voltaire,  la  plus  faible 
des  tragédies  de  Racine  qui  sont  restées  au  théâtre  :  ce 
n'est  pas  une  tragédie  ;  mais  que  de  beautés  de  détail  ! 
et  quel  charme  inexprimable  règne  presque  toujours 
dans  la  diction  !  Pardonnons  à  Corneille  de  n'avoir  jamais 
counu  ni  cette  pureté,  ni  cette  élégance;  mais  comment 
se  peut-il  faire  que  personne,  depuis  Racine,  n'ait  appro- 
ché de  ce  style  enchanteur  ?  w  Bérénice  eut  trente  repré- 
sentations de  suite  honorées  des  larmes  de  la  ville  et  de  la 
cour,  et  le  grand  Condé  répondait  à  ceux  qui  la  criti- 
quaient devant  lui  : 

Depuis  cinq  ans  entiers  chaque  jour  je  la  vois, 
Et  crois  toujours  la  voir  pour  la  première  fois. 

Mais  elle  fut  peu  respectée  au  Théâtre -Italien.  L'auteur 
assistait  à  cette  parodie  bouffonne ,  et  parut  rire  comme 
les  autres  de  la  rime  indécente  qu'Arlequin  mettait  à  la 
suite  de  la  reine  Bérénice;  au  fond,  il  fut  très-alïligé ,  et 
il  avouait  lui-même  qu'il  n'avait  ri  qu'extérieurement. 
«  C'était  dans  de  pareils  moments  qu'il  était  dégoiîté  du 
métier  de  poëte ,  et  qu'il  faisait  résolution  d'y  renoncer  ; 
il  reconnaissait  la  faiblesse  de  l'homme  et  la  vanité  de 
notre  amour-propre ,  que  si  peu  de  chose  humilie  '  !  » 

Les  spectateurs  étai-ent  habitués  à  ne  voir  presque  tou- 
jour  sur  la  scène  que  des  Grecs  et  des  Romains  ;  leur 

1  Mémoires  de  L.  Racine. 


VIE   DE   RACINE  17 

curiosité  dut  être  vivement  piquée  lorsque  Racine  leur  mit 
sous  les  yeux,  dans  la  tragédie  de  Bojazet  (1672),  des 
mœui's  et  des  costumes  tout  nouveaux.  Pour  les  connais- 
seurs ,  ils  virent  dans  Bajazet  quelque  chose  de  plus  que 
de  la  nouveauté  ;  ils  admirèrent  le  rôle  de  Roxane  et  celui 
d'Acomat ,  deux  créations  qui  feront  vivre  à  jamais  cette 
tragédie,  malgré  ses  défauts. 

Segrais  raconte  que  Corneille ,  placé  près  de  lui  à  la 
première  représentation ,  lui  dit  tout  bas  :  «  Les  habits 
sont  à  la  turque ,  mais  les  caractères  sont  à  la  française; 
je  ne  le  dis  qu'à  vous  ,  pour  qu'on  n'aille  pas  croire 
que  j'en  parle  par  jalousie.  »  Cela  est  vrai  de  Bajazet  et 
d'Alalide  ;  mais  Corneille  était  trop  juste  pour  adresser  ce 
reproche  aux  autres  personnages.  L'année  suivante,  1  G?  3, 
«  Racine  entreprit  de  lutter  de  plus  près  contre  Corneille, 
en  mettant  comme  lui  sur  la  scène  un  de  ces  grands  carac- 
tères de  l'antiquité  d'autant  plus  difficiles  à  bien  peindre 
que  l'histoire  en  a  donné  une  plus  haute  idée.  Il  avait 
fait  voir  dans  Acomat  ce  qu'il  pouvait  mettre  de  force 
dans  un  personnage  d'imagination  ;  il  fit  voir  dans 
Alilhridale  avec  quelle  énergie  et  quelle  fidélité  il  savait 
saisir  tous  les  traits  de  ressemblance  d'un  modèle  his- 
torique. On  trouve  chez  lui  Milhndale  tout  entier,  son 
implacable  haine  pour  les  Romains ,  sa  fermeté  et  ses 
ressources  dans  le  malheur,  son  audace  infatigable, 
sa  dissimulation  profonde  et  cruelle ,  ses  soupçons ,  ses 
jalousies ,  ses  défiances ,  etc.  '  »  Voltaire  a  dit  que  l'in- 
trigue de  Mithridale  n'est  autre  chose  que  l'intrigue 
de  VAvare;  mais  qu'importe,  si  des  moyens  de  comédie 
y  sont  traités  noblement ,  tragiquement ,  et  de  manière 

1  La  Harpe. 


18  VIE   DE   RACINE 

à  exciter  l'intérêt  et  la  terreur?  Cette  tragédie  essuya 
du  reste  peu  de  contradictions,  et  M""*  de  Coulanges 
écrivit  à  M™*  de  Sévigné  elle-même  :  «  Miihridale  est 
une  pièce  charmante  ;  on  y  pleure ,  on  y  est  dans  une 
continuelle  admiration.  On  la  voit  trente  fois,  on  la  trouve 
plus  belle  à  la  trentième  qu'à  la  première.  »  Il  est  bon  de 
savoir  que  la  première  représentation  avait  eu  lieu  depuis 
un  mois  seulement. 

L'année  où  Racine  donna  Mithridate,  il  fut  reçu  à 
l'Académie.  «  Son  remercîment  fut  fort  court  et  fort 
simple ,  et  il  le  prononça  d'une  voix  si  basse,  que  Colbert, 
qui  était  venu  pour  l'entendre ,  n'entendit  rien ,  et  que 
ses  voisins  mêmes  en  entendirent  à  peine  quelques  mots. 
Il  n'a  jamais  paru  dans  les  recueils  de  l'Académie,  et  ne 
s'est  point  trouvé  dans  ses  papiers  après  sa  mort.  L'au- 
teur apparemment  n'en  fut  pas  content,  quoique,  sui- 
vant quelques  personnes  éclairées ,  il  fût  né  autant  ora- 
teur que  poète  ^  » 

Pendant  que  Corneille  terminait  par  la  tragédie  plus 
que  médiocre  de  Surèna  sa  carrière  dramatique,  qui 
avait  été  si  brillante ,  Racine  donnait  à  la  scène  un  nou- 
veau chef-d'œuvre  sous  le  titre  d'Iphigénie  (1764).  Vol- 
taire regarde  cette  pièce  comme  le  modèle  des  tragédies. 
«  Veut-on  de  la  grandeur  ?  on  la  trouve  dans  Achille , 
mais  telle  qu'il  la  faut  au  théâtre ,  nécessaire ,  passion- 
née ,  sans  enflure ,  sans  déclamation.  Veut -on  de  la  vraie 
politique?  tout  le  rôle  d'Ulysse  en  est  plein  ,  et  c'est  une 
pohtique  parfaite,  uniquement  fondée  sur  l'amour  du 
bien  public  j  elle  est  adroite ,  elle  est  noble  ,  elle  ne  dis- 
cute point ,  elle  augmente  la  terreur.  Clyternnestre  est  le 
modèle  du  grand  pathétique  ;  Iphigénie,  celui  de  la  sim- 

1  Mémoires  de  L.  Racine. 


VIE   DE   RACINE  19 

plicité  noble  et  intéressante  ;  Agamemnon  est  tel  qu'il 
doit  être  :  et  quel  style  !  c'est  là  le  vrai  sublime.  —  0 
tragédie  des  tragédies,  s'écrie-t-il  ailleurs,  beauté  de  tous 
les  temps  et  de  tous  les  pays  !  malheur  au  barbare  qui  ne 
sent  pas  ton  prodigieux  mérite  !  »  11  se  trouva  pourtant 
un  assez  grand  nombre  de  ces  barbares.  Non  contents  de 
ne  pas  sentir  les  beautés  de  VIphigénie  et  de  la  critiquer 
amèrement,  ils  lui  opposèrent  une  autre  Iphigénie,  donnée 
d'abord  sous  le  nom  de  Coras ,  et  revendiquée  par  Lerlerc, 
que  l'Académie  avait  le  malheur  de  compter  parmi  ses 
membres.  Coras,  Leclerc  et  leur  Iphigénie  ne  sont  plus 
connus  que  par  l'épigramme  de  Racine  : 

Ëntro  Leclerc  et  son  ami  Coras,  etc. 

tandis  que  la  véritable  Iphigénie,  célébrée  par  Roileau,  a 
vu  sa  gloire  grandir  chaque  jour,  pour  enfln 

Devenir 
L'éternel  entretien  des  siècles  à  venir. 

Les  attaques  dirigées  contre  Iphigénie  n'étaient  qu'un 
faible  prélude  des  persécutions  que  devait  essuyer  Phèdre 
trois  ans  après  (1077),  On  ne  lit  plus  que  par  curiosité 
la  Phèdre  de  Pradon.  Elle  balança  pourtant  pendant  un 
an  celle  de  Racine.  C'était  l'effet  d'une  cabale  odieuse,  à 
la  tête  de  laquelle  figuraient  le  duc  de  Nevers  et  la  du- 
chesse de  Bouillon  ,  neveu  et  nièce  du  cardinal  Mazarin. 
Toutes  les  premières  loges  des  deux  théâtres  avaient  été 
louées  pour  Pradon  ,  et  laissées  vides  pour  Racine;  cette 
manœuvre  coûta  environ  vingt-huit  mille  francs  de  notre 
monnaie  actuelle.  Ce  qu'il  y  a  de  plus  incroyable ,  c'est 
qu'elle  réussit  assez,  pendant  quelque  temps,  pour  trom- 
per le  pubhc.  Enfin  la  reprise  de  Phèdre  mit  les  deux 
pièces  à  leur  place  ;  et  Boileau ,  pour  relever  le  courage  de 


20  VIE   DE   RACINE 

son  ami ,  lui  adressa  sa  septième  Épître,  sur  l'utilité  qu'on 
retire  de  la  jalousie  des  envieux. 

Après  Phèdre,  Racine  avait  encore  formé  quelques  pro- 
jets de  tragédies  ;  «  il  avait  dessein  de  ramener  la  tragé- 
die des  anciens ,  et  de  faire  voir  qu'elle  pouvait  être  parmi 
nous,  comme  chez  les  Grecs,  exempte  d'amour.  Il  vou- 
lait purifier  entièrement  notre  théâtre.  Mais,  ayant  fait 
réflexion  qui'l  avait  un  meilleur  parti  à  prendre,  il  prit  le 
parti  d'y  renoncer  pour  toujours,  quoiqu'il  fût  encore 
dans  toute  sa  force,  n'ayant  environ  que  trente-huit  ans  , 
et  quoique  Boileau  le  félicitât  de  ce  qu'il  était  le  seul 
capable  de  consoler  Paris  de  la  vieillesse  de  Corneille. 
Beaucoup  plus  sensilîle,  comme  il  l'avouait  lui-même, 
aux  mauvaises  critiques  qu'essuyaient  ses  ouvrages  qu'aux 
luuanges  qu'il  en  recevait ,  ces  amertumes  salutaires  que 
Dieu  répandait  sur  son  travail  le  dégoûtèrent  peu  à  peu  du 
métier  de  poète.  Par  sa  retraite  ,  Pradon  resta  maître  du 
champ  de  bataille  ;  ce  qui  fit  dire  à  Boileau  : 

Et  la  scène  française  est  en  proie  à  Pradon  ', 

On  n'a  pas  manqué ,  au  xvni*  siècle ,  de  dénaturer  les 
motifs  de  la  conversion  de  Racine.  On  a  dit  :  «  C'est  l'or- 
gueil, c'est  le  dépit ,  c'est  la  colère  qui  ont  arrêté  l'auteur 
de  Phèdre  dans  sa  brillante  carrière  ;  il  a  voulu  punir 
l'injustice  de  son  siècle  ;  il  s'est  retiré  du  théâtre  comme 
Achille  du  camp  des  Grecs,  pour  se  venger  de  l'affront 
fait  à  son  chef-d'œuvre,  etc.  Mais  comment  admettre  une 
telle  supposition ,  quand  on  sait  que  Racine  est  resté  vingt 
ans  ferme  et  inflexible  dans  son  aversion  pour  tout  ce 
qui  pouvait  rappeler  ses  productions  dramatiques ,  qu'il 

1  Mémoires  de  L.  Racine. 


VIK   DK    RACINE  21 

témoigne  toujours  pour  ses  chefs-d'œuvre  la  plus  pro- 
foode  indifférence ,  et  qu'il  fît  sucer  à  ses  enfants ,  avec 
le  lait ,  le  mépris  des  romans  et  des  pièces  de  théâtre? 
Concluons  donc  que  ce  fut  l'esprit  religieux,  une  pro- 
fonde et  solide  piété ,  et  non  pas  l'orgueil ,  le  dépit  et 
la  colère,  qui  l'arrachèrent  à  des  occupations  qu'il  n'a  cessé 
de  regarder,  pendant  tout  le  reste  de  sa  vie ,  comme  cri- 
minelles devant  Dieu...  Il  sentit  qu'il  lui  était  impossible 
de  concilier  l'esprit  de  l'Évangile  avec  l'esprit  de  la  co- 
médie,  et  quand  il  voulut  être  chrétien,  il  cessa  d'être 
poète  de  théâtre  ' .  » 

En  se  retirant  du  théâtre.  Racine  avait  eu  l'intention 
de  se  séparer  aussi  complètement  du  monde.  Ce  fut  avec 
peine  qu'on  le  détourna  de  ce  projet  et  qu'on  le  décida  à 
se  marier  ;  et ,  lorsque  dans  la  suite  de  sa  vie  il  était 
agité  d'inquiétudes  domestiques,  il  s'écriait  quelquefois  : 
«  Pourquoi  m'y  suis-je  exposé?  pourquoi  m'a-t-on  dé- 
tourné de  me  faire  chartreux?  je  serais  bien  plus  tran- 
quille. »  Il  eut  du  moins  la  consolation  de  trouver  dans 
Catherine  de  Romanet,  qu'il  épousa  le  1"  juin  1677,  une 
compagne  capable  de  lui  rendre  moins  amer  le  reste  de 
ses  jours,  par  ton  attachement  à  tous  ses  devoirs  d'é- 
pouse et  de  mère ,  et  surtout  par  son  admirable  piété  ;  elle 
sut  le  captiver  entièrement ,  et  lui  tenir  lieu  de  toutes 
les  sociétés  auxquelles  il  venait  de  renoncer.  Indiffé- 
rente à  la  poésie ,  qu'elle  ne  connaissait  pas ,  puis- 
qu'elle ignorait  même  ce  que  c'était  qu'un  vers,  elle  ne 
vit  jamais  représenter,  elle  ne  lut  jamais  les  tragédies 
de  son  mari,  et  en  apprit  seulement  les  titres  par  la 
conversation.  La  femme  de  Racine  ne  savait  pas  ce  que 

1  GeoflVov. 


22  VIE   DK    RACINE 

c'est  que  Phèdre!  précieuse  ignorance  qu'on  se  prend 
volontiers  à  regretter  de  nos  jours  î 

Un  des  premiers  soins  de  Racine  après  son  mariage 
fut  de  se  réconcilier  avec  messieurs  de  Port-Royal.  Quoi- 
qu'il fût  l'agresseur,  il  fît  sans  hériter  les  premières  dé- 
marches, toujours  plus  difficiles  à  celui  qui  a  tort.  Boileau 
fut  le  médiateur.  11  s'avisa  de  porter  à  Arnauld  un  exem- 
plaire de  Phèdre,  et  quand  il  l'eut  obligé  de  convenir 
devant  un  nombreux  auditoire  composé  de  jeunes  théolo- 
gien?, que  la  tragédie  est  innocente,  il  lui  demanda  la  per- 
mission de  lui  amener  le  lendemain  l'auteur  de  Phèdre. 
Le  jour  suivant ,  quoique  Arnauld  fût  encore  en  nom- 
breuse compagnie ,  le  coupable ,  entrant  avec  l'humilité  et 
la  confusion  peintes  sur  le  visage,  se  jeta  à  ses  pieds;  Ar- 
nauld se  jeta  aux  siens,  et  tous  deux  s'embrassèrent. 
«  Tout  cela  sans  doute,  dit  la  Harpe,  est  bien  loin  de  nous; 
maisc' était  Arnauld,  c'était  Racine,  c'étaient  des  chrétiens 
du  siècle  de  Louis  XIV,  et  non  des  sophistes  du  nôtre.  » 

Quoique  Boileau  et  Racine  n'eussent  encore  aucun  titre 
qui  les  appelât  à  la  cour,  ils  y  étaient  fort  bien  reçus  l'un 
et  l'autre  ;  et  lorsqu'on  forma  le  projet  d'une  histoire  sui- 
vie du  règne  de  Louis  XIV,  ce  fut  à  eux  que  M""®  de  Main- 
tenon  proposa  d'en  confîer  l'exécution.  Le  roi  y  consentit 
et  les  nomma  ses  historiographes  en  1 677.  Dès  ce  moment 
les  deux  poètes ,  résolus  de  ne  plus  l'être,  ne  songèrent 
qu'à  remphr  dignement  leur  rôle  d'historiens.  Au  retour 
de  la  campagne  qui  fut  si  courte  et  si  glorieuse ,  le  roi 
leur  dit  :  a  Je  suis  fâché  que  vous  ne  soyez  pas  venus  avec 
moi  ;  vous  auriez  vu  la  guerre,  et  votre  voyage  n'eût  pas 
été  long.  —  Votre  Majesté,  lui  répondit  Racine,  ne  nous  a 
pas  donné  le  temps  de  faire  nos  habits.  «  L'année  suivante, 
ils  accompagnèrent  l'armée  pour  être  témoins  des  sièges 


VIK   DK   RACINK  2;i 

et  des  combats.  On  conte ,  de  leur  simplicité  et  de  leur 
ignorance  des  choses  militaires ,  plusieurs  anecdotes  pi- 
quantes, mais  probablement  peu  authentiques,  et  qu'il 
est  d'ailleurs  inutile  de  rapporter  ici.  Quoi  qu'il  en  soit, 
Racine  s'occupait  de  son  œuvre  historique,  et  il  ne  regar- 
dait pas  ce  travail,  quoi  qu'en  ait  dit  Valincour,  comme 
opposé  à  son  génie.  Nous  ne  pouvons  sans  doute  juger  de 
cette  composition ,  que  l'incendie  a  dévorée.  Mais  «  avec 
son  jugement  exquis ,  son  imagination  brillante,  son  goût 
délicat ,  cette  élégance  ,  cette  harmonie  qu'on  remarque 
dans  sa  prose,  la  profondeur  et  l'énergique  précision  qu'on 
admire  dans  les  imitations  de  Tacite ,  dont  il  enrichit  sa 
tragédie  de  Brilannicus ,  Racine  promettait  un  historien 
tel  que  nous  n'en  aurons  peut-être  jamais?  il  paraît  même 
que  c'était  l'attente  du  public ,  et  que  l'on  se  consolait, 
dans  cet  espoir,  de  la  perte  du  poëte'.  »  (Iràce  à  son  titre 
d'historiographe ,  Racine  avait  souvent  accès  auprès  du 
roi  ;  lorsqu'il  avait  écrit  quelque  morceau  intéressant,  il 
allait  le  lui  Ure,  et  l'on  sait  que  Louis  XIV  prenait  à  ces 
lectures  un  plaisir  extrême.  Cependant  on  ne  peut  dire  que 
jamais  il  ait  abusé  de  ces  occasions  pour  faire  bassement 
sa  cour  ;  il  cherchait  à  mériter  l'estime  de  son  souve- 
rain, et  il  se  féhcitait  de  se  voir  aussi  avant  dans  ses 
bonnes  grâces  :  voilà  tout  son  crime  en  fait  de  flatterie. 
Du  reste,  son  plus  grand  bonheur  était  de  partager  son 
temps  entre  ses  livres  et  ses  amis ,  et  de  se  retrouver  au 
sein  de  sa  famille.  Un  jour  qu'il  revenait  de  Versailles  pour 
goûter  ce  plaisir,  un  écuyer  vint  lui  dire  qu'on  l'attendait 
à  dîoer  à  l'hôtel  de  Condé.  «  Je  n'aurai  pas  l'honneur  d'y 
aller,  lui  répondit-il  ;  il  y  a  plus  de  huit  jours  que  je  nai 

'  Geoffroy. 


21  VI K   DE   RACINE 

VU  ma  femme  et  mes  enfants ,  qui  se  font  une  fête  de 
manger  aujourd'hui  avec  moi  une  très-belle  carpe  ;  je 
ne  puis  me  dispenser  de  dîner  avec  eux.  ■»>  Sa  vie  intérieure 
était  édifiante.  Il  n'allait  jamais  aux  spectacles,  et  ne  par- 
lait, devant  ses  enfants,  ni  de  comédie,  ni  de  tragédie  pro- 
fane. Il  faisait  tous  les  jours  sa  prière  en  commun  avec 
sa  femme  ,  ses  enfants  et  ses  domestiques  ,  et  leur  expli- 
quait l'Évangile.  Quelquefois  il  jouait  avec  les  siens  à  la 
procession ,  pendant  que  ses  filles  faisaient  le  clergé,  et  un 
de  ses  fils  le  curé.  Cela  rappelle  Agésilas  allant  à  cheval 
sur  un  bâton  pour  amuser  ses  enfants. 

Depuis  Phèdre,  Racine  s'était  fait  un  devoir  de  religion 
de  ne  plus  penser  à  la  poésie ,  et  n'avait  accordé  qu'à  la 
sollicitation  de  M.  de  Seignelay  son  Idylle  sur  la  paix.  11 
s'y  vit  cependant  rappelé  par  un  devoir  de  religion  auquel 
il  ne  s'attendait  pas.  M"*  de  Main  tenon  ,  voulant  divertir 
les  demoiselles  de  Saint-Cyr  en  les  instruisant ,  le  pria  de 
lui  faire,  dans  ses  moments  de  loisir,  quelque  espèce  de 
poëme  moral  ou  historique  dont  l'amour  fût  entièrement 
banni.  Après  quelque  hésitation,  Racine  accepta  cette 
tâche  délicate,  et  choisit  le  sujet  à'Esther  (1682).  Il  ne 
tarda  pas  à  porter  à  M""^  de  Maintenon  non -seulement  le 
plan  de  sa  pièce ,  mais  le  premier  acte  tout  fait.  «  Elle  en 
fut  charmée,  et  sa  modestie  ne  put  l'empêcher  de  trouver 
dans  le  caractère  d'Esther  et  dans  quelques  circonstances 
de  ce  sujet  des  choses  flatteuses  pour  elle.  La  Vasthy  avait 
ses  applications,  Aman  des  traits  de  ressemblance  ;  et  in- 
dépendamment de  ces  idées ,  l'histoire  d'Esther  convenait 
parfaitement  à  Saint-Cyr.  Les  chœurs  que  Racine,  à  l'imi- 
tation des  Grecs ,  avait  toujours  eu  en  vue  de  remettre  sur 
la  scène,  se  trouvaient  placés  naturellement  dans  Esther: 
et  il  était  ravi  d'avoir  eu  cette  occasion  de  les  faire  con- 


VIE   DE   RACINK  To 

naître  et  d'en  donner  le  goût  ' .  w  La  pièce  eut  un  grand 
succès  ;  mais  elle  n'empêcha  pas  Racine  de  reconnaître 
qu'elle  n'était  pas  dans  toute  la  grandeur  du  poëme  dra- 
matique. L'unité  de  lieu  n'y  était  pas  observée,  et  elle 
n'était  qu'en  trois  actes.  11  entreprit  de  traiter  un  autre 
sujet  de  l'Écriture  sainte  et  de  faire  une  tragédie  plus 
parfaite.  Il  aura  de  la  peine  à  faire  mieux  quEsther, 
disait  M"^  de  Sévigné;  il  n'y  a  plus  d'histoire  comme 
celle-là.  C'était  un  hasard  et  un  assortiment  de  toutes 
choses  ;  car  Judith,  Booz  et  Ruth  ne  sauraient  rien  faire  de 
beau  :  Racine  a  pourtant  bien  de  l'esprit,  il  faut  espérer.  » 
Racine,  en  effet,  eut  assez  d'esprit  pour  faire  Alhalie 
(1691).  Ce  fut  dans  un  chapitre  du  quatrième  livre  des 
Rois  qu'il  trouva  le  plus  grand  sujet  qu'un  pciëte  eût 
encore  traité;  et  il  sut  en  faire  une  tragédie  qui,  sans 
amour,  sans  épisodes  ,  sans  confidents,  intéresserait  tou- 
jours ;  dans  laquelle  le  trouble  irait  croissant  de  scène  en 
scène  jusqu'au  dernier  moment,  et  qui  serait  dans  toute 
l'exactitude  de?  règles.  Alhalie  cependant  fut  d'abord  à 
peine  lue.  On  avait  entendu  dire  qu'elle  était  faite  pour 
Saint-Cyr,  et  qu'un  des  principaux  personnages  était  un 
enfant;  on  ne  jugea  pas  qu'elle  valût  la  peine  d'être  exa- 
minée sérieusement. Ceux  mêmes  qui  daignèrent  la  lire  de- 
meurèrent froids;  et  Arnauld,  tout  en  h  trouvant  belle, 
la  mit  au-dessous  d'Esther.  Racine  crut  s'être  trompé,  et 
il  en  fit  le  sincère  aveu  à  Boileau.  «  C'estvotre  chef-d'œuvre, 
reprit  celui-ci ,  je  m'y  connais,  le  public  y  reviendra.  »  La 
prédiction  de  Boileau  s'est  glorieusement  accomplie  ;  mais 
Racine  n'eut  pas  le  temps  de  jouir  de  son  triomphe.  Il  ne 
retira  d'Athalie  qu'un  dégoû'  plus  profond  et  plus  amer 

I  Souvenirs  de  M"*  de  CavluS. 


26  MK    l>K   H.VCINK 

pour  cette  poésie  qu'il  avait  tant  aimée.  Une  malheureuse 
circonstance  vint  encore  lui  causer  de  nouveaux  chagrins. 
Un  jour  qu'il  s'entretenait  avec  M*""  de  Maintenon  de  la 
misère  du  peuple,  elle  le  pria  de  mettre  par  écrit  ses  obser- 
vations. Il  le  fit  et  lui  porta  bientôt  un  mémoire  solide- 
ment raisonné.  Louis  XIV  le  surprit  entre  les  mains  de 
M"°*  de  Maintenon ,  et  parut  choqué  qu'un  homme  de 
lettres  se  mêlât  de  choses  qui  ne  le  regardaient  pas.  «  Parce 
qu'il  sait  faire  parfaitement  les  vers,  dit-il  avec  méconten- 
tement ,  croit-il  tout  savoir?  et  parce  qu'il  est  grand  poète, 
veut-il  être  ministre?  »  M™^  de  Maintenon  fît  instruire 
l'auteur  du  mémoire  de  tout  ce  qui  s'était  passé,  et  lui  fît 
dire  en  même  temps  de  ne  pas  la  venir  voir  jusqu'à  nou- 
vel ordre.  Quelque  temps  après,  désirant  être  dispensé 
d'une  taxe ,  il  fît  présenter  un  placet  au  roi  par  des  amis 
puissants.  Cela  ne  se  peut,  répondit  d'abord  le  roi,  qui 
ajouta  un  moment  après  :  «  S'il  se  trouve  dans  la  suite 
quelque  occasion  de  le  dédommager,  j'en  serai  fort  aise.  » 
Racine  ne  fit  attention  qu'aux  premières  paroles  ;  il  s'ima- 
gina qu'il  était  perdu  d  ius  l'esprit  du  roi ,  et  comme  il 
n'en  voyait  pas  le  motif ,  il  crut  qu'on  avait  rendu  sus- 
pecte sa  liaison,  bien  naturelle  pourtant,  avec  Port-Uoycil. 
Il  en  écrivit  à  M"*  de  Maintenon.  «  Je  vous  avoue,  lui 
disait- il,  que  lorsque  je  faisais  tant  chanter  dans  Esther  : 
Rois,  chassez  la  calomnie,  je  ne  m'attendais  pas  que  je 
serais  moi-même  un  jour  attaqué  par  la  calomnie.  »  Ses 
amis  lui  représentèrent  qu'il  se  justifiait  lorsqu'il  n'était 
pas  même  soupçonné.  11  n'écouta  rien.  L'idée  surtout  de  ne 
plus  voir  M""'  de  Maintenon  entretenait  ses  terreurs  chimé- 
riques. De  son  côté,  M"®  de  Maintenon  désirait  vivement  le 
revoir  ;  mais  il  ne  lui  était  pas  permis  de  le  revoir  chez  elle. 
L'ayant  aperçu  par  hasard  dans  le  jardin  de  Versailles,  elle 


VIE   DK    RACINE  27 

s'écarta  dans  une  allée  pour  qu'il  pût  l'y  joindre.  Une  fois 
ensemble  :  a  Que  craignez-  vous?  lui  dit-elle  ;  c'est  moi  qui 
suis  cause  de  votre  malheur,  il  est  de  mon  intérêt  et  de  mon 
honneur  de  réparer  ce  que  j'ai  fait  :  votre  fortune  devient 
la  mienne.  Laissez  passer  ce  nuage,  je  ramènerai  le  beau 
temps. —  Non,  non,  lui  répondit-il,  vous  ne  le  ramènerez 
jamais  pour  moi.  —  Et  pourquoi ,  reprit-elle,  avez- vous  une 
pareille  pensée ?doutez-vous  de  mon  cœur  ou  démon  cré- 
dit ?  »  Il  lui  répondit  :  «  Je  sais ,  Madame ,  quel  est  votre 
crédit ,  et  je  sais  quelles  bontés  vous  avez  pour  moi  ;  mais 
j'ai  une  tante  qui  m'aime  d'une  façon  bien  différente  ;  cette 
sainte  fille  demande  tous  les  jours  à  Dieu  pour  moi  des 
disgrâces,  des  humiliations,  des  sujets  de  pénitence;  et 
elle  aura  plus  de  crédit  que  vous.  »  En  ce  moment ,  on 
entendit  le  bruit  d'une  calèche.  «  C'est  le  roi  qui  se  pro- 
mène, s'écria  M"""  de  Mainienon,  cachez -vous.  »  11  se 
sauva  dans  un  bosquet.  11  prit  trop  à  cœur  ces  afflictions  ; 
la  fièvre  s'ensuivit;  il  se  croyait  guéri ,  quand  il  lui  perça 
de  la  région  du  foie  une  espèce  d'abcès.  Cependant ,  les 
médecins  lui  ayant  dit  que  ce  n'était  rien ,  il  n'y  songeait 
pas  trop,  et  continuait  d'aller  à  Versailles,  non  pour  le 
plaisir  qu'il  y  trouvait ,  mais  pour  cultiver  les  protections 
qu'il  avait  à  la  cour  et  qu'il  désirait  assurer  à  sa  famille , 
lorsqu'un  matin,  étant  à  travailler  dans  son  cabinet,  il 
se  sentit  accablé  d'un  grand  mal  de  tête.  Il  s'était  aperçu 
aussi  que  depuis  quelques  jours  son  abcès  était  refermé  ;  il 
craignit  des  suites  fâcheuses  :  il  se  mit  au  lit ,  et  n'en  sortit 
plus.  Il  supporta  ses  douleurs  av(  c  une  résignation  toute 
chrétienne.  On  devait  lui  faire  l'opération;  l'un  de  ses  fils 
lui  dit  qu'il  espérait  que  cek  lui  rendrait  la  vie.  «  Et  vous 
aussi,  mon  fils  ,  lui  répondit-il ,  voulez-vous  faire  comme 
les  médecins,  et  m'amuser?  Dieu  est  le  maître  de  me 


28  V!E   DE   RACINE 

rendre  la  vie  ;  mais  les  frais  de  la  mort  sont  faits.  »  Il  en 
avait  toujours  eu  d'extrêmes  frayeurs ,  que  la  religion 
dissipa  entièrement  dans  sa  dernière  maladie  ;  il  s'occupa 
toujours  de  son  dernier  moment,  qu'il  vit  arriver  avec 
une  tranquillité  qui  surprit  et  édiBa  tous  ceux  qui  savaient 
combien  il  l'avait  appréhendé. 

L'opération  fut  faite  trop  tard ,  et  trois  jours  après  il 
mourut,  le  21  avril  1699,  âgé  de  cinquante -neuf  ans, 
après  avoir  reçu  les  sacrements  avec  de  grands  sentiments 
de  piété,  et  avoir  recommandé  à  ses  enfants  beaucoup 
d'union  entre  eux  et  de  respect  pour  leur  mère  '.  Yoici  le 
testament  que  l'on  trouva  dans  ses  papiers  : 

«  Au  nom  du  Père,  et  du  Fils,  et  du  Saint-Esprit.  Je 
désire  qu'après  ma  mort  mon  corps  soit  porté  à  Port- 
Royal-des -Champs  ,  et  qu'il  soit  inhumé  dans  le  cime- 
tière, au  pied  de  la  fosse  de  M.  Ramon.  Je  supplie  très- 
humblement  la  mère  cibbesse  et  les  religieuses  de  vou- 
loir bien  m'accorder  cet  honneur,  quoique  je  m'en 
reconnaisse  très-indigne,  et  par  les  scandales  de  ma  vie 
passée,  et  par  le  peu  d'usage  que  j'ai  fait  de  l'excellente 
éducation  que  j'ai  reçue  autrefois  dans  cette  maison, 
et  des  grands  exemples  de  piété  et  de  pénitence  que  j'y 
ai  vus,  et  dont  je  n'ai  été  qu'un  stérile  admirateur.  Mais 
plus  j'ai  offensé  Dieu,  plus  j'ai  besoin  des  prières  d'une 
si  sainte  communauté  pour  attirer  sa  miséricorde  sur 
moi.  Je  prie  aussi  la  mère  abbesse  et  les  religieuses  de 
vouloir  accepter  une  somme  de  huit  cents  livres.  Fait 
à  Paris ,  dans  mon  cabinet,  le  10  octobre  1698. 

«  Racine.  » 

1  Mémoires  de  L.  Racine. 


BRITANNICUS 


r  HA  G  E  U  1  K 


iGcy 


PREFACE 

DE  LA  PREMIÈRE  ÉDITION  DE  BRITANNICUS 


Do  Ions  les  ouvruKOs  qvw  j'ai  doiiiiés  au  public,  il  n'y  en  a 
poinl  qui  m'ait  attiré  plus  d'applaudissements  ni  |ilus  de  cen- 
seurs que  celui-ci.  Quehjue  soin  que  j'aie  pris  pour  travailler 
cette  tragédie  ^  il  sendjle  qu'autant  je  me  suis  efforcé  de  la 
rendre  bonne  ^  autant  de  certaines  gens  se  sont  efforcés  de  la 
décrier.  Il  n'y  a  point  de  cabale  qu'ils  n'aient  faite,  point  de 
critique  dont  ils  ne  se  soient  avisés.  Il  y  en  a  qui  ont  pris  même 
le  parti  de  Néron  contre  moi  :  ils  ont  dit  que  je  le  Taisais  trop 
cruel.  Pour  moi,  je  croyais  (|ue  le  nom  seul  de  Néron  f'ais;iit  en- 
tendre quelque  chose  de  plus  que  cruel.  Mais  |>eut-êtn'  qu'ils 
rafiinent  sur  son  histoire,  et  veulent  dire  qu'il  était  hoimête 
'homme  dans  ses  premières  années.  Il  ne  faut  qu'avoir  lu  Tacite 
|>our  savoir  (pie,  s'il  a  ét»^  quehpie  temps  un  bon  enqiereur,  il  a 
toujours  été  un  très-méchant  homme.  Il  ne  s'agit  [toinf  dans  ma 
tragédie  des  affaires  du  dehors  ;  Néron  est  ici  dans  son  particu- 
lier et  dans  sa  famille  :  et  ils  me  dispenseront  de  leur  rapporter 
tous  les  passages  ipii  pourraient  aisément  leur  prouver  (pie  je 
n'ai  point  de  réparation  à  lui  faire. 

D'autres  ont  dit,  au  contraire,  que  je  l'avais  lait  trop  boa. 
J'avoue  que  je  ne  m'étais  pas  formé  l'idée  d'un  bon  homme  en  la 
personne  de  Néron  :  je  l'ai  toujouis  regardé  comme  un  monstre. 
Mais  c'est  ici  un  monstre  naissant  :  il  n'a  pas  encore  mis  le  feu 


32  PKEMIÈRE    PRÉFACE    DE    IJKITANNK'.US 

à  Rome  :  il  n'a  pas  encore  lue  sa' mère,  sa  femme,  ses  gouver- 
neurs :  à  cela  près,  il  me  semble  qu'il  lui  échappe  assez  de 
cruautés  pour  empêcher  que  jjersonne  ne  le  méconnaisse. 

Quelques-uns  ont  pris  l'intérêt  de  Narcisse,  et  se  sont  plaints 
(p»e  j'en  eusse  lait  un  très-méchant  homme  et  le  conlident  de 
Nvron.  Il  sullit  d'un  passage  pour  leur  répondre.  Néron,  dit 
Tacite,  porta  impatiemment  la  mort  de  Narcisse,  parce  que  cet 
aiïranchi  avait  une  conformité  merveilleuse  avec  les  vices  du 
prince  encore  cachés  :  Cujus  ubditin  adhuc  vitiis  mire  con- 
yruebdf. 

Les  autres  se  sont  scandalisés  (pie  j'eusse  choisi  un  homme 
aussi  jeune  que  Britannicus  pour  le  héros  d'une  tragédie  le  leur 
ai  déclaré  dans  la  préface  iVAndroiiuKiue  le  sentiment  d'Aristole 
sur  le  héros  de  la  Iragt'die;  et  que,  bien  loin  d'être  parfait,  il 
faut  toujours  qu'il  ail  quelque  imperfection.  Mais  je  leur  dirai 
encore  ici  qu'un  jeune  prince  de  dix-sept  ans,  qui  a  beaucoup 
de  cœur,  beaucoup  d'amour,  beaucoup  de  franchise,  et  beau- 
coup de  crédulité,  qualités  ordinaires  d'un  jeune  homme,  m'a 
semblé  très-cajiable  d'exciter  la  tonq)assion.  Je  n'en  veux  pas 
davantage. 

Mais,  disent-ils,  ce  prince  n'entrait  que  dans  sa  quinzième 
armée  lorsqu'il  mourut:  on  le  fait  vivre,  lui  et  Narcisse,  deux 
ans  plus  qu'ils  n'ont  vécu.  Je  n'aurais  point  parlé  de  cette  objec- 
tion, si  elle  n'avait  été  faite  avec  chaleur  par  un  homme  qui 
s'est  donné  la  liberté  de  faire  régner  vingt  ans  un  empereur  qui 
n'en  a  régné  que  huit,  quoique  ce  changement  soit  bien  plus 
considérable  dans  la  chronologie,  oii  l'on  suppute  les  temps  par 
les  années  des  empereurs. 

Junie  ne  manque  pas  non  plus  de  censeurs.  Ils  disent  que 
d'une  vieille  coquette  nommée  Junia  Silana ,  j'en  ai  fait  une 
jeune  fille  très-sage.  Qu'auraient-ils  à  me  répondre,  si  je  leur 
disais  que  cette  Junie  est  un  personnage  inventé ,  comme  l'Emilie 
de  Cinna ,  comme  la  Sabine  d'Horace?  Mais  j'ai  à  leur  dire  que, 
s'ils  avaient  bien  lu  l'histoire,  ils  y  auraient  trouvé  une  Junia 
Calvina,  de  la  famille  d'Auguste,  sœur  de  Silanus,  à  qui  Claudius 
avait  promis  Octavie.  Cette  Junie  était  jeune,  belle,  et,  comme 
dit  Sénèque,  festwissima  omnium  puellarum.  Elle  aimait  tendre- 
ment son  frère ,  et  leurs  ennemis ,  dit  Tacite ,  les  accusèrent  tous 


PREMIÈRE  PRÉFACE  DE  BRITANNICUS  33 

deux  d'inceste^  quoiqu'ils  ne  fussent  coupables  que  d'un  peu  d'in- 
discrétion. Si  je  la  présente  plus  retenue  qu'elle  n'était^  je  n'ai 
pas  ouï  dire  qu'il  nous  fût  défendu  de  rectifier  les  mœurs  d'un 
personnage,  surtout  lorsqu'il  n'est  pas  connu. 

L'on  trouve  étrange  qu'elle  paraisse  sur  le  théâtre  après  la 
mort  de  Britanuicus.  Certainement  la  délicatesse  est  grande  de 
ne  pas  vouloir  qu'elle  dise  en  quatre  vers  assez  touchants  qu'elle 
passe  chez  Octavie.  Mais,  disent-ils,  cela  ne  valait  pas  la  peine 
de  la  faire  revenir;  uu  autre  l'aurait  pu  raconter  pour  elle.  Ils 
ne  savent  pas  qu'une  des  règles  du  théâtre  est  de  ne  mettre  en 
récit  que  les  choses  qui  ne  peuvent  se  passer  en  action  :  et  que 
tous  les  anciens  font  venir  souvent  sur  la  scène  des  acteurs  qui 
n'ont  autre  chose  à  dire ,  sinon  qu'ils  viennent  d'un  endroit  et 
qu'ils  s'en  retournent  en  un  autre. 

Tout  cela  est  inutile ,  disent  mes  censeurs.  La  pièce  est  finie 
au  récit  de  la  mort  de  Britannicus,  et  l'on  ne  devrait  point  écou- 
ter le  reste.  On  l'écoute  pourtant,  et  même  avec  autant  d'atten- 
tion qu'aucune  fin  de  tragédie.  Pour  moi,  j'ai  toujours  compris 
que  la  tragédie  étant  l'imitation  d'une  action  complète ,  où  plu- 
sieurs personnes  concourent ,  cette  action  n'est  point  finie  que 
l'on  ne  sache  en  quelle  situation  elle  laisse  ces  mêmes  personnes. 
C'est  ainsi  que  Sophocle  en  use  presque  partout  :  c'est  ainsi  que 
dans  I'Amigone  il  emploie  autant  de  vers  à  représenter  la  fureur 
d'Hémon  et  la  punition  de  Créon  ai>rès  la  mort  de  cette  prin- 
cesse, que  j'en  ai  employé  aux  imprécations  d'Agri|»|)ine,  à  la 
retraite  de  Junie,  à  la  punition  de  Narcisse,  et  au  désespoir  de 
Néron,  après  la  mort  de  Britanuicus. 

Que  faudrait-il  faire  pour  contenter  des  juges  si  difiiciles?  la 
chose  serait  aisée,  pour  peu  qu'on  voulût  trahir  le  bon  sens.  Il 
ne  faudrait  que  s'écarter  du  naturel ,  pour  se  jeter  dans  l'extraor- 
dinaire. Au  lieu  d'une  action  simple,  chargée  de  peu  de  matière , 
telle  que  doit  être  une  action  qui  se  passe  en  un  seul  jour,  et 
qui,  s'avançant  par  degrés  vers  sa  fin,  n'est  soutenue  que  par  les 
intérêts,  les  sentiments  et  les  passions  des  personnages,  il  fau- 
drait remplir  cette  même  action  de  quantité  d'incidents  qui  ne 
se  pourraient  passer  qu'en  un  mois ,  dun  grand  nombre  de  jeux 
de  théâtre  d'autant  plus  surprenants  qu'ils  seraient  moins  vrai- 
semblables, dune  infinité  de  déclamations  où  l'on  ferait  dire  aux 

3 


:n  PREMIÈRE  fréfa<;e  de  britanmcus 

acteurs  tout  le  contraire  de  ce  qu'ils  de\Taient  dire.  Il  faudrait, 
par  exemple,  représenter  quelque  héros  ivre  qui  se  voudrait  l'aire 
haïr  de  sa  maîtresse  de  gaieté  de  cœur,  un  Lacédémonicn  grand 
l)arleurt,  un  conquérant  qui  ne  débiterait  que  des  maximes 
d'amour  2,  une  femme  qui  donnerait  des  leçons  de  lierté  à  des 
conquérants  3.  Voilà  sans  doute  de  quoi  faire  récrier  tous  ces 
messieurs.  Mais  que  dirait  cependant  le  petit  nombre  de  gens 
sages  auxquels  je  m'efforce  de  plaire?  De  quel  front  oserais-je 
me  montrer,  pour  ainsi  dire,  aux  yeux  de  ces  grands  homme» 
de  l'antiquité  que  j'ai  choisis  pour  modèles?  Car,  pour  me  servir 
de  la  pensée  d'un  ancien ,  voilà  les  véritables  spectateurs  que 
nous  devons  nous  proposer,  et  nous  devons  sans  cesse  nous  de- 
mander :  Que  diraient  Homère  et  Virgile,  s'ils  lisaient  ces  vers? 
Que  dirait  Sophocle ,  s'il  voyait  représenter  cette  scène  ?  Quoi 
qu'il  en  soit,  je  n'ai  point  prétendu  empêcher  qu'on  ne  parlât 
contre  mes  ouvrages  :  je  l'aurais  prétendu  inutilement.  Quid  de 
te  alii  loquantur  ipsi  videant ,  dit  Cicéron,  sed  loquentur  tamen. 

Je  prie  seulement  le  lecteur  de  me  pardonner  cette  petite  pré- 
face ,  que  j'ai  faite  pour  lui  rendre  raison  de  ma  tragédie.  Il 
n'y  a  rien  de  plus  naturel  que  de  se  défendre  quand  on  se  croit 
injustement  attaqué.  Je  vois  que  Térence  même  semble  n'avoir 
fait  de  prologues  que  pour  se  justifier  contre  les  critiques  d'un 
vieux  poëte  mal  intentionné,  malevoli  veteris  poetœ,  et  qui  ve- 
nait briguer  des  voix  contre  lui  jusqu'aux  heures  où  l'on  repré- 
sentait ses  comédies. 

Occepta  est  agi  : 
Exclamât ,  etc. 

On  pouvait  me  faire  une  difficulté  qu'on  ne  m'a  point  faite  : 
mais  ce  qui  est  échappé  aux  spectateurs  pourra  être  remarqué 
par  les  lecteurs.  C'est  que  je  fais  entrer  Junie  dans  les  vestales, 
où,  selon  Aulu-Gelle,  on  ne  recevait  personne  au-dessous  de  six 
ans,  m  au-dessus  de  dix.  Vais  le  peuple  prend  ici  Junie  sous 
sa  protection;  et  j'ai  cru  qu'en  considération  de  sa  naissance, 
de  sa  vertu  et  de  son  malheur,  il  pouvait  la  dispenser  de  l'âge 

1  Lysander,  dans  lAgésilas  de  Corneille,  et  Agésilas  lui-même. 
*  César,  dans  la  Mort  de  Pompée;  et  Pompée,  dans  Sertoriua. 
3  Viriathe,  dans  Strlorxut  ;  et  Ck)rneille  ,  dans  la  Mort  de  Pompée. 


PREMIÈRE   PRÉFACE   DE   BRITANNICUS  3;> 

prescrit  par  les  lois,  comme  il  a  dispensé  de  l'dge  pour  le  con- 
sulat tant  de  grands  hommes  qui  avaient  mérité  ce  privilège. 

Enfin  je  suis  très-persuadé  qu'on  me  peut  faire  bien  d'autres 
critiques,  sur  lesquelles  je  n'aurais  d'autre  parti  à  prendre  que 
celui  d'en  proliter  à  l'avenir.  Mais  je  plains  fort  le  malheur  d'un 
homme  qui  travaille  pour  le  public.  Ceux  qui  voient  le  mieux 
nos  défauts  sont  ceux  qui  les  dissimulent  le  plus  volontiers  ;  ils 
nous  pardonnent  les  endroits  qui  leur  ont  déplu,  en  faveur  de 
ceux  qui  leur  ont  donné  du  plaisir.  Il  n'y  a  rien ,  au  contraire , 
de  plus  injuste  qu'un  ignorant  :  il  croit  toujours  que  l'admira- 
tion est  le  partage  des  gens  qui  ne  savent  rien  :  il  condamne 
toute  une  pièce  pour  une  scène  qu'il  n'approuve  pas  :  il  s'attaque 
même  aux  endroits  les  plus  éclatants,  pour  faire  croire  qu'il  a 
de  l'esprit;  et  pour  peu  que  nous  résistions  à  ses  sentiments, 
il  nous  traite  de  présomptueux,  qui  ne  veulent  croire  personne, 
et  ne  songe  pas  qu'il  tire  quelquefois  plus  de  vanité  d'une  cri- 
tique fort  mauvaise  que  nous  n'en  tirons  d'une  assez  bonne  pièce 
de  théâtre. 

tlomine  iinpeiito  niinquam  quidquani  iiijiistius. 


DEUXIEME  PREFACE 


Voici  celle  de  mes  tragédies  que  je  puis  dire  que  j'ai  le  plus 
Iravaillée.  Cependant  j'avoue  que  le  succès  ne  répondit  pas 
d'abord  à  mes  espérances  ;  à  peine  elle  parut  sur  le  théâtre, 
qu'il  s'éleva  quantité  de  critiques  qui  semblaient  la  devoir  dé- 
truire. Je  crus  moi-même  que  sa  destinée  serait  à  l'avenir  moins 
heureuse  que  celle  de  mes  autres  tragédies.  Mais  enfin  il  est 
arrivé  de  cette  pièce  ce  qui  arrivera  toujours  des  ouvrages  qui 
auront  quelque  bonté  :  les  critiques  se  sont  évanouies;  la  pièce 
est  demeurée.  C'est  maintenant  celle  des  miennes  que  la  cour 
et  le  public  revoient  le  plus  volontiers.  Et  si  j'ai  fait  quelque 
chose  de  solide  et  qui  mérite  quelque  louange ,  la  plupart  des 
connaisseurs  demeureront  d'accord  que  c'est  ce  même  Britan- 
nicus. 

A  la  vérité  j'avais  travaillé  sur  des  modèles  qui  m'avaient  ex- 
trêmement soutenu  dans  la  peinture  que  je  voulais  faire  de  la  cour 
d'Agrippine  et  de  Néron.  J'avais  copié  mes  personnages  d'après 
le  plus  grand  peintre  de  l'antiquité,  je  veux  dire  d'après  Tacite  ; 
et  j'étais  alors  si  rempli  de  la  lecture  de  cet  excellent  historien, 
qu'il  n'y  a  presque  pas  un  trait  éclatant  dans  ma  tragédie  dont 
il  ne  m'ait  donné  l'idée.  J'avais  voulu  mettre  dans  ce  recueil  un 


DEUXIÈME   PRÉFACE  DE  BRITANNICUS  37 

extrait  des  plus  beaux  endroits  que  j'ai  tâché  d'imiter  :  mais  j'ai 
Irouvé  que  cet  extrait  tiendrait  presque  autant  de  place  que  la 
tragédie.  Ainsi  le  lecteur  trouvera  bon  que  je  le  renvoie  à  cet  au- 
teur, qui  aussi  bien  est  entre  les  mains  de  tout  le  monde  ;  et  je 
me  contenterai  de  rapporter  ici  quelques-uns  de  ces  passages  sur 
chacun  des  personnages  que  j'introduis  sur  la  scène. 

Pour  commencer  par  Néron ,  il  faut  se  souvenir  qu'il  est  ici 
dans  les  premières  années  de  son  règne,  qui  ont  été  heureuses, 
comme  l'on  sait.  Ainsi  il  ne  m'a  pas  été  permis  de  le  représenter 
aussi  méchant  qu'il  a  été  depuis.  Je  ne  le  représente  pas  non 
plus  comme  un  homme  vertueux  ;  car  il  ne  l'a  jamais  été.  Il  n'a 
pas  encore  tué  sa  mère,  sa  femme,  ses  gouverneurs;  mais  il  a 
en  lui  les  semences  de  tous  ces  crimes  ;  il  commence  à  vouloir 
secouer  le  joug.  Il  les  hait  les  uns  et  les  autres  :  il  leur  cache 
sa  haine  sous  de  fausses  caresses,  factus  natura  velare  odium 
fallacibus  blanditiis.  En  un  mot,  c'est  ici  un  monstre  naissant, 
mais  qui  n'ose  encore  se  déclarer ,  et  qui  cherche  des  couleurs 
à  ses  méchantes  actions;  hactruus  Nero  fla(jHiis  et  scriorihus  ve- 
lamenta  quœsivit.  il  no  pouvait  souffrir  Octavie,  princesse  d'une 
bonté  et  d'une  vertu  exemplaires  ;  /a<o  quodam,  an  quia  prœvalenf 
illicita;  metuebaturque  ne  in  stupra  feminarum  illustrium  prn 
rumperet. 

Je  lui  donne  Narcisse  pour  confident.  J'ai  suivi  en  cela  Tacite, 
qui  dit  que  Néron  porte  impatiemment  la  mort  do  Narcisse , 
parce  que  cet  affranchi  avait  uno  oonlurmito  niorvoillouso  avec 
les  vices  du  prince  encore  cachés  :  cujus  abditis  adhuc  vitiis  mire 
congruebat.  Ce  passage  prouve  deux  choses  :  il  prouve,  et  que 
Néron  était  déjà  vicieux,  mais  qu'il  dissimulait  ses  vices;  et  que 
Narcisse  l'entretonait  dans  ses  mauvaises  inclinations. 

J'ai  choisi  Burrhus  pour  opposer  un  honnête  homme  à  cette 
peste  de  cour,  et  je  l'ai  choisi  plutôt  que  Sénèque  :  en  voici  la 
raison.  Ils  étaient  tous  deux  gouverneurs  de  la  jeunesse  de  Né- 
ron, l'un  pour  les  armes,  l'autre  pour  les  lettres;  et  ils  étaient 
fameux,  Burrhus  pour  son  expérience  dans  les  armes  et  pour  la 
sévérité  de  ses  mœurs,  militaribtis  curis  et  severitate  morum; 
Sénèque  pour  son  éloquence  et  le  tour  agréable  de  son  esprit, 
Seneca  prœceptis  eloquentiœ  et  comitate  honesta.  Burrhus,  après  sa 


38  DEUXIÈME   PRÉFACE   DE   BRITANNICUS 

iiîoii,  fut  extrêmement  regretté,  à  cause  de  sa  vertu  :  civitati 
(jrande  desiderium  ejus  mansit  per  memoriam  virtutis. 

Toute  leur  peine  était  de  résister  à  l'orgueil  et  à  la  lerocité 
d'Agrippine ,  quœ,  cunclis  malœ  doniinationis  cupidinibus  fla- 
grans ,  habebat  in  partibits  Pallanteni.  Je  ne  dit  que  ce  mot 
d'Aprippine;  car  il  y  aurait  trop  de  choses  à  en  dire.  C'est  elle  que 
je  me  suis  surtout  eiïorcé  de  bien  exprimer;  et  ma  tragédie  n'est 
pas  moins  la  disgrâce  d'Agrippine  que  la  mort  de  Britannicus. 
«  Cette  mort  lut  un  coup  de  foudre  pour  elle;  et  il  parut,  dit 
«  Tacite,  par  sa  frayeur  et  par  sa  consternation,  qu'elle  était 
«  aussi  innocente  de  cette  mort  qu'Octavie.  Agrippine  perdait  en 
«  lui  sa  dernière  espérance,  et  ce  crime  lui  en  faisait  craindre 
«  un  plus  grand  :  Sibi  supremum  auxilium  ereptum,  et  parricidii 
«  exemplumintelligebat.y) 

L'âge  de  Britannicus  était  si  connu,  qu'il  ne  m'a  pas  été  per- 
mis de  le  représenter  autrement  que  comme  un  jeune  prince  qui 
avait  beaucoup  de  cœur,  beaucoup  d'amour  et  beaucoup  de  fran- 
chise, qualités  ordinaires  d'un  jeune  homme.  Il  avait  quinze  ans; 
et  on  dit  qu'il  avait  beaucoup  d'esprit,  soif  qu'on  dise  vrai,  ou 
que  ses  malheurs  aient  fait  croire  cela  de  lui ,  sans  qu'il  ait  pu 
en  donner  des  marques  :  Neque  segnem  et  fuisse  indolem  ferunt, 
sive  verum,  seu  periculis  commendatus  retinuit  famam  sine  expé- 
rimenta. 

Il  ne  faut  pas  s'étonner  s'il  n'a  auprès  de  lui  qu'un  aussi  mé- 
chant homme  que  Narcisse;  car  il  y  avait  longtemps  qu'on  avait 
donné  ordre  qu'il  n'y  eût  auprès  de  Britannicus  que  des  gens  qui 
n'eussent  ni  foi  ni  honneur  :  Nain  ut  proximus  quisque  Britan- 
nico  neque  fas  neque  fidempensi  haberet,  olim  provisum  erat. 

Il  me  reste  à  parler  de  Junie.  Il  ne  la  faut  pas  confondre  avec 
une  vieille  coquette  qui  s'appelait  Junia  Sjlana.  C'est  ici  une 
autre  Junie,  que  Tacite  appelle  Jijnia  Calvina,  de  la  famille 
d'Auguste,  siTur  de  Silanus  à  qui  Claudius  avait  promis  Octavie. 
Cette  Junie  était  jeune,  belle,  et,  comme  dit  Sénèque,  festivissima 
omnium  puellarum.  Son  frère  et  elle  s'aimaient  tendrement;  et 
leurs  ennemis ,  dit  Tacite,  les  accusèrent  tous  deux  d'inceste, 
quoiqu'ils  ne  fussent  coupables  que  d'un  peu  d'indiscrétion.  Elle 
vécut  jusqu'au  règne  de  Vespasien. 


DEUXIÈME   PRÉFACE   DE   BRITÂNNICUS  39 

Je  la  fais  entrer  dans  les  vestales,  quoique,  selon  Aulu-Gelle, 
on  n'y  reçût  jamais  personne  au-dessous  de  six  ans,  ni  au-dessus 
de  dix.  Mais  le  peuple  prend  ici  Junie  sous  sa  protection  ;  et  j'ai 
•  ru  qu'en  considération  de  sa  naissance,  de  sa  vertu  et  de  son 
malheur,  il  pouvait  la  dispenser  de  l'àge  prescrit  par  les  lois, 
comme  il  a  dispensé  de  l'âge  pour  le  consulat  tant  de  grands 
hommes  qui  avaient  mérité  ce  privilège. 


ACTEURS 


Néron,  empereur,  fils  d'Agrippine. 

Britannicus,  fils  de  Messalineet  de  l'empereur  Claudius. 

Agrippine,  veuve  de  Domitius  ^Enobarbus,  père  de  Néron,  et 

en  secondes  noces  veuve  de  l'empereur  Claudius. 
JuNiE,  amante  de  Britannicus. 
BuRRHus,  gouverneur  de  Néron. 
Narcisse,  gouverneur  de  Britannicus. 
Albine,  confidente  d'Agrippine. 
Gardes. 

La  scène  est  à  Rome ,  dans  wie  chambre  du  palais  de  Néron. 


BRITANNICUS 


ACTE    PREMIER 


SCENE    I 
AGRIPPINE,  ALBINE 

ALBINE. 

Quoi  1  tandis  que  Néron  s'abandonne  au  sommeil , 
Faut-il  que  vous  veniez  attendre  son  réveil  ! 
Qu'errant  dans  le  palais  sans  suite  et  sans  escorte , 
La  mère  de  César  veille  seule  à  sa  porte  ? 
Madame,  retournez  dans  votre  appartement  '. 

AGRIPPINE. 

Albine,  il  ne  faut  pas  s'éloigner  un  moment. 
Je  veux  l'attendre  ici  :  les  chagrins  qu'il  me  cause 
M'occuperont  assez  tout  le  temps  qu'il  repose. 
Tout  ce  que  j'ai  prédit  n'est  que  trop  assuré  ; 
Contre  Britannicus  Néron  s'est  déclaré. 


J  Ce  vers,  qui  est  la  conversation  ordiuaire,  serait  au-dessous  du  style  ordi- 
naire ,  s'il  n'était  également  relevé  et  par  ce  qui  précède  et  par  ce  qui  suit.  Deux 
vers  du  ton  le  plus  noble  peignent  d'abord  l'humiliation  d'Agrippine  : 

Errant  dans  le  palais,  saas  suite  et  sans  escorte, 
La  mère  de  César  veille  seule  à  la  porte. 

Ces  mots  si  simples ,  retournez  dans  voire  appartement ,  acquièrent  alors  de  la 
dignité  et  en  rendent  à  Agrippine;  et  quand  elle  répond  : 

Albine,  il  ne  faut  pas  s'éloigner  an  moment. 
Je  veux  l'attendre  ici, 

1  on  comprend  pourquoi  la  mère  de  César  est  loin  de  ton  appartement  à  l'heure  oii 
elle  devrait  y  être.  :Laharpe.; 


42  BRITANNICUS 

L'impatient  Néron  cesse  de  se  contraindre  '  ; 
Las  de  se  faire  aimer,  il  veut  se  faire  craindre  ^ 
Britannicus  le  gêne,  Albine;  et  chaque  jour 
Je  sens  que  je  deviens  importune  à  mon  tour  ». 

ALBINE. 

Quoi  1  vous  à  qui  Néron  doit  le  jour  qu'il  respire, 
Qui  l'avez  appelé  de  si  loiu  à  l'empire? 
Vous  qui,  déshéritant  le  fils  de  Claudius, 
Avez  nommé  César  l'heureux  Domitius*? 
Tout  lui  parle,  Madame,  en  faveur  d'Agrippine  : 
11  vous  doit  son  amour. 

AGRIPPINE. 

Il  me  le  doit,  Albine  : 
Tout,  s'il  est  généreux ,  lui  prescrit  cette  loi  ; 
Mais  tout,  s'il  est  ingrat,  lui  parle  contre  moi. 

ALBINE. 

s'il  est  ingrat.  Madame?  Ah  !  toute  sa  conduite 
Marque  dans  son  devoir  une  âme  trop  instruite  *. 
Depuis  trois  ans  entiers  qu'a-t-il  dit,  qu'a-t-il  fait 
Qui  ne  promette  à  Rome  un  empereur  parfait  ? 
Rome,  depuis  trois  ans  par  ses  soins  gouvernée, 
Au  temps  de  ses  consuls  croit  être  retournée  ®  : 


'  Nero  flagitiis  et  sceleribus  velamenta  quaesivit.  (Tac.  Ann.  XIII,  xlvii.) 

-  On  connaît  la  maxime  des  tyrans  :  Oderini,  dum  metuant. 

3  Ces  deux  vers  font  entendre  d'avance  tout  ce  qui  sera  détaillé  dans  la  suite. 
Néron  que  jene  Britannicus ,  Agrippine  qui  devient  importune,  et  une  foule  d'ex- 
pressions du  même  genre  que  nous  verrons  dans  cette  pièce,  sont  du  bon  style 
de  l'histoire,  qui  devrait  ici  faire  partie  du  style  tragique.  Mais  que  dégoût  et 
d'art  il  fallait  pour  les  réunir  1  (L.) 

*  Le  père  de  Néron  se  nommait  Domitius  ^Enobarbus.  Ne'ron  était  un  surnom 
que  Tibère  et  Claude  portèrent,  et  qui,  en  langue  sabine,  signifiait  fort,  coura- 
geux. 

■5  En  prose  il  faudrait  dire  instruite  de  son  devoir.  On  ne  dit  proprement 
instruit  dans  que  lorsqu'il  s'agit  d'un  art  ou  d'une  science  :  instruit  dans  lu 
peinture,  instruit  dans  les  mathématiques.  Instruit  est  là  immédiatement  au- 
dessous  de  savant.  Dans  la  poésie  instruit  dans  a  plus  d'élégance  qu'instruit 
de.  (L.) 

*■  La  première  fois  que  Néron  parla  au  sénat,  il  lui  promit  de  lui  laisser  re- 
prendre son  ancienne  autorité,  et  il  tint  parole  quelque  temps.  (Tac.  Atm.  XIII . 


ACTE   I,  SCÈNE   I  43 

Il  la  gouverne  en  père.  Enfin  Néron  naissant 
A  toutes  les  vertus  d'Auguste  vieillissant'. 

AGRirPINE. 

Non,  non,  mon  intérêt  ne  me  rend  point  injuste. 
Il  commence,  il  est  vrai,  par  où  finit  Auguste; 
Mais  crains  que,  l'avenir  détruisant  le  passé. 
Il  ne  finisse  ainsi  qu'Auguste  a  commencé. 
Il  se  déguise  en  vain  :  je  lis  sur  son  visage 
Des  fiers  Domitius  l'humeur  triste  et  sauvage  *  : 
Il  mêle  avec  l'orgueil  qu'il  a  pris  dans  leur  sang 
La  fierté  des  Néron  qu'il  puisa  dans  mon  flanc  '. 
Toujours  la  tyrannie  a  d'heureuses  prémices  *  : 
De  Rome,  pour  un  temps,  Caïus  fut  les  délices  '; 
Mais,  sa  feinte  bonté  se  tournant  en  fureur, 
Les  délices  de  Rome  en  devinrent  l'horreur. 
Que  m'importe,  après  tout,  que  Néron  plus  fidèle 
D'une  longue  vertu  laisse  un  jour  le  modèle? 
Ai-je  mis  dans  sa  main  le  timon  de  l'État 
Pour  le  conduire  au  gré  du  peuple  et  du  sénat? 
Ah  1  que  de  la  patrie  il  soit,  s'il  veut,  le  père  '  : 

IV,  V.)  Quoi  qu'il  en  soit,  c'est  une  indiscrétion  d'Albiiie  :  elle  doit  ne  point  vanter 
devant  Agrippine  le  temps  des  consuls  comme  un  temps  de  prospérité.  Cela  n'était 
point  bon  à  dire  aux  empereurs,  qui  avaient  substitué  à  l'autorité  consulaire  un 
pouvoir  monarchique,  cela  même  n'était  pas  vrai  :  Rome  avait  été  très-malheu- 
reuse sous  ses  consuls,  dans  le  dernier  siècle  de  la  république.  (Geoffroy.) 

I  Séneque  dit  à  Néron  :  «  Comparare  nemo  mansuetudini  tuae  audebit  divum 
Augustuin,  etiamsi  in  certamen  juvenilium  annorum  deduxerit  senectutem  plus 
quam  maturam.  ••   De  Clément,  lib.  I,  c.  xi.) 

*  Ces  deux  vers  sont  en  substance  dans  le^  cinq  premiers  chapitres  de  la  vie 
de  Néron  par  Suétone,  qui,  en  parlant  de  Domitius,  dit  qu'il  était  arrogan» . 
immiti». 

'  Agrippine  était  petite-fille  de  Claudius  Drusus  Néron,  filsde  TiberiusClaudius 
Néron  et  de  Line.  La  famille  Claudia  était  une  des  plus  anciennes  et  des  plus 
illustres  de  Rome. 

*  Au  figuré,  on  dit  avoir  des  prémica,  pour  avoir  des  commencements. 

'  Agrippine  appelle  ici  Caligula  par  le  prénom  de  r^ïus.  suivant  l'usage  des 
Romains  dans  le  discours  familier.  (L.» 

*  Allusion  au  titre  de  père  de  la  paine,  que  Néron  re<;ut  la  première  année  df 


44  BRITANNICUS 

Mais  qu'il  songe  un  peu  plus  qu'Agrippine  est  sa  mère  ' 

De  quel  nom  cependant  pouvons-nous  appeler 

L'attentat  que  le  jour  vient  de  nous  révéler? 

Il  sait,  car  leur  amour  ne  peut  être  ignorée. 

Que  de  Britannicus  Junie  est  adorée  : 

Et  ce  même  Néron ,  que  la  vertu  conduit. 

Fait  enlever  Junie  au  milieu  de  la  nuit  *  1 

Que  veut-il?  Est-ce  haine,  est-ce  amour  qui  l'inspire? 

Cherche-t-il  seulement  le  plaisir  de  leur  nuire  ? 

Ou  plutôt  n'est-ce  point  que  sa  malignité 

Punit  sur  eux  l'appui  que  je  leur  ai  prêté? 

ALBINE. 

Vous  leur  appui.  Madame? 

AGRIPPINE. 

Arrête ,  chère  Albine. 
Je  sais  que  j'ai  moi  seule  avancé  leur  ruine; 
Que  du  trône  où  le  sang  l'a  dû  faire  monter  », 
Britannicus  par  moi  s'est  vu  précipiter. 
Par  moi  seule  éloigné  de  l'hymen  d'Octavie, 
Le  frère  de  Junie  abandonna  la  vie  *, 
Silanus,  sur  qui  Claude  avait  jeté  les  yeux, 
Et  qui  comptait  Auguste  au  rang  de  ses  aïeux  ^. 
Néron  jouit  de  tout  :  et  moi,  pour  récompense , 


J  Ces  vers  et  ceux  qui  précèdent  montrent  Agrippine  tout  entière,  une  femme 
avide  de  régner  à  tout  prix,  celle  qui ,  lorsqu'on  lui  disait  que  son  fils ,  devenu 
empereur,  la  ferait  périr,  répondit  :  Occidat.  dum  operei;  ce  qui  parait  vouloir 
dire  :  Qu'il  me  tue,  pourvu  qu'il  règne;  mais  ce  qui  voulait  dire,  en  effet  :  Que 
je  périsse,  pourvu  que  je  règne.  Mais  remarquez  qu'ici  le  caractère  perce  à  tout 
moment,  sans  y  penser  et  comme  malgré  lui,  et  ne  songe  jamais  à  s'annoncer. 
Tout  est  ambition  et  politique ,  et  jamais  on  ne  parle  ni  de  politique  ni  d'ambi- 
tion. (L.) 

-  Yoilâ  le  premier  trait  de  la  tyrannie  de  Néron.  L'amour  de  Britannicus  et  de 
Junie,  et  la  jalousie  de  Néron,  sont  presque  le  seul  incident  que  Racine  ait  ajouté 
à  l'histoire,  qui  est  parfaitement  analogue  au  sujet. 

3  Faute  contre  les  mœurs.  C'était  le  sénat  qui  donnait  l'empire. 

4  Die  nuptiarum  (Agrippinae)  Silanus  sibi  mortem  conscivit.  (Tac.  Ann.  XII,viii.) 
•^  La  construction  de  cette  phrase  n'est  pas  claire.  Il  fallait  dire  :  Silanus,  le 

frère  de  Junie ,  etc. 


ACTE  I,  SCÈNE   I  45 

Il  faut  qu'entre  eux  et  lui  je  tienne  la  balance  ', 
Afin  que,  quelque  jour,  par  une  même  loi, 
Britannicus  la  tienne  entre  mon  fils  et  moi  *. 

ÂLBIiSÈ. 

Quel  dessein  1 

AGRIPPINE. 

Je  m'assure  un  port  dans  la  tempête. 
Néron  m'échappera,  si  ce  frein  ne  l'arrête. 

ALBINE. 

Mais  prendre  contre  un  fils  tant  de  soins  superflus? 

AGRIPPINE. 

Je  le  craindrais  bientôt  s'il  ne  me  craignait  plus. 

ALBINE. 

Une  juste  frayeur  vous  alarme  peut-être. 

Mais  si  Néron  pour  vous  n'est  plus  ce  qu'il  doit  être , 

Du  moins  son  changement  ne  vient  pas  jusqu'à  nous; 

Et  ce  sont  des  secrets  entre  César  et  vous. 

Quelques  titres  nouveaux  que  Rome  lui  défère, 

Néron  n'en  reçoit  point  qu'il  ne  donne  à  sa  mère. 

Sa  prodigue  amitié  ne  se  réserve  rien  : 

Votre  nom  est  dans  Rome  aussi  saint  que  le  sien  '  ; 

A  peine  parle-t-on  de  la  triste  Oclavie. 


1  Agrippine  veut  dominer,  il  faut  qu'elle  Jivise  :  elle  a  couronné  un  méchant 
et  un  ingrat,  elle  est  réduite  a  le  redouter  ou  à  l'intimider  sans  cesse ,  et  l'on 
pressent  aisément  quel  doit  être  le  résultat  de  cette  conduite  avec  un  homme  lel 
que  Néron.  (L.) 

2  Le  sens  de  ces  deux  vers  n'est  pas  bien  net  :  on  entend  parfaitement  com- 
ment Agrippine  tient  la  balance  entre  Néron  et  Britannicus  ;  mais  on  n'entend 
pas  si  bien  comment  Britannicus ,  quelque  jour,  tiendra  la  balance  entre  Néron 
et  sa  mère.  Néron,  couronné  par  sa  mère,  peut  craindre  qu'elle  ne  fasse  un  jour 
pour  Britannicus  ce  qu'elle  a  fait  pour  son  fils;  mais  Agrippine  doit  savoir  que 
si  Britannicus  reprenait  jamais  la  puissance,  ce  ne  pourrait  être  que  pour  se 
venger.  (G.) 

'  Ce  mot  »aini  est  très-juste.  Il  n'est  point  dans  le  sens  qu'il  a  dans  ce  vers  de 
Virgile  o  sanciimiiina  conjut,  mais  dans  le  sens  que  lui  donne  le  verbe  «ancto.  11 
veut  dire  auguste,  vénérable  ;  et  c'est  dans  ce  sens  qu'Ovide  a  dit  : 

lUud  amicitis  sanctum  ac  venerabile  donum.  Trist.  I,  cap.  viii. 

(L.   RiCINE.) 


46  BRITANNICUS 

Auguste  voire  aïeul  honora  moins  Li\ie'  : 
Néron  devant  sa  mère  a  permis  le  premier 
Qu'on  portât  des  faisceaux  couronnés  de  laurier. 
Quels  effets  voulez-vous  de  sa  reconnaissance? 

AGRIPPINE. 

Un  peu  moins  de  respect,  et  plus  de  confiance. 

Tous  ces  présents ,  Albine ,  irritent  mon  dépit  : 

Je  vois  mes  honneurs  croître,  et  tomber  mon  crédit. 

Non,  non,  le  temps  n'est  plus  que  Néron  jeune  encore 

Me  renvoyait  les  vœux  d'une  cour  qui  l'adore; 

Lorsqu'il  se  reposait  sur  moi  de  tout  l'État; 

Que  mon  ordre  au  palais  assemblait  le  sénat; 

Et  que,  derrière  un  voile,  invisible  et  présente, 

J'étais  de  ce  grand  corps  Uâme  toute-puissante*, 

Des  volontés  de  Rome  alors  mal  assuré, 

Néron  de, sa  grandeur  n'était  point  enivré. 

Ce  jour,  ce  trisie  jour,  frappe  encor  ma  mémoire, 
Où  Néron  fut  lui-même  ébloui  de  sa  gloire. 
Quand  les  ambassadeurs  de  tant  de  rois  divers 
Vinrent  le  reconnaître  au  nom  de  l'univers. 
Sur  son  trône  avec  lui  j'allais  prendre  ma  place  : 
J'ignore  quel  conseil  prépara  ma  disgrâce  ; 
Quoi  qu'il  en  soit,  Néron,  d'aussi  loin  qu'il  me  vit, 
Laissa  sur  son  visage  éclater  son  dépit. 
Mon  cœur  même  en  conçut  un  malheureux  augure. 
L'ingrat,  d'un  faux  respect  colorant  son  injure, 
Se  leva  par  avance ,  et ,  courant  m'embrasser, 
II  m'écarta  du  trône  où  j'allais  me  placer  '. 


1  Auguste  ne  fit  donner  à  Livie  aucuns  honneurs  particuliers,  et  quand  après 
la  mort  de  cet  empereur  le  sénat  voulut  décerner  divers  honneurs  à  sa  veuve . 
Tibère  s'opposa  à  ce  qu'on  lui  accordât  même  un  licteur  :  «  Ne  lictorem  quidem 
ei  decemi  passus  est.  »  (Tac.  Ann.  1,  xiv.) 

^  In  palatium  ob  id  vocabantur  (Patres),  ut  adstaret  abditis  a  tergo  foribus,  vélo 
discreta,  quod  visum  arceret,  auditum  nonadimeret.  {.Id.,  ibid.,  XHI,  v.) 

s  Quin  et  legatis  Armeniorum,  causam  gentis  apud  Neronem  orantibus,  ascen- 
dere  suggestum  imperatoris  etpraesidere  simul  parabat  (Agrippinai  ;  nisi,  caeteris 


ACTE    I.   SCÈNE    (  i7 

Depuis  ce  coup  fatal  le  pouvoir  d'Agrippine 
Vers  sa  chute  à  grands  pas  chaque  jour  s'achemine  ' . 
L'ombre  seule  m'en  reste,  et  l'on  n'implore  plus 
Que  le  nom  de  Sénèque  et  l'appui  de  Burrhus. 

ALBINE. 

Ah  !  si  de  ce  soupçon  votre  âme  est  prévenue , 
Pourquoi  noûrrissez-vous  le  venin  qui  vous  tue  ? 
Daignez  avec  César  vous  éclaircir  du  moins. 

AGRIPPINE. 

César  ne  me  voit  plus,  Albiue,  sans  témoins'  : 
En  public,  à  mon  heure,  on  me  donne  audience. 
Sa  réponse  est  dictée,  et  même  son  silence  '. 
Je  vois  deux' surveillants,  ses  maîtres  et  les  miens. 
Présider  l'un  ou  l'autre  à  tous  nos  entretiens. 
Mais  je  le  poursuivrai  d'autant  plus  qu'il  m'évite  ; 
De  son  désordre,  Albine,  il  faut  que  je  profite. 
J'entends  du  bruit;  on  ouvre.  Allons  subitement 
Lui  demander  raison  de  cet  enlèvement  • 
Surprenons,  s'il  se  peut,  les  secrets  de  son  âme. 
Mais  quoi  !  déjà  Burrhus  sort  de  chez  lui  *  ! 

pavore  de6xis,  Seneca  admoiiuisset  veuienti  matri  occurrere.  lUi  specie  pietatis 
obviam  itum  dedecori.  (T\c.  .4 un.  XIII,  v.) 

•  Ce  vers  est  une  imitation  d'un  fort  beau  vers  de  Corneille,  qui,  dans  Ntcodimf , 
dit  en  parltnt  de  Rome 

Sa  sagesse  profonde 
S'achemine  à  grands  pas  vers  l'empire  du  monde. 

Mais  t'achemine  seul  et  à  la  fin  du  vers  ne  nie  paraît  pas  d'un  aussi  bon  efl'et 
qu'au  commencement  et  avec  à  giandjs  pat.  Dans  Corneille ,  le  vers  marche 
avec  Rome  .  le  but  oii  l'on  marche  n'est  qu'à  la  fin  du  vers  ;  ce  doit  être  l'effet 
de  la  phrase ,  et  ici  l'inversion  le  détruit.  Le  vers  de  Racine  dit  bien  ce  qu'il  doit 
dire  ;  celui  de  Corneille  rend  sensible  une  grande  idée  par  la  figure  et  par  le 
nombre.  (L.) 

-  Mdtremque  transfert  (  Nero)  in  eam  domum  quae  Antoniae  fuerat  ;  quoliesque 
ipse  illuc  vent  ijret,  sepius  lurba  centunonum,  et  post  brève  osculum  digrediens. 
(Tac.  Ann.  XIII,  xviii.) 

'  Uicier  un  nileHce!  ici  Racine  ne  prend  rien  a  personne ,  pas  même  à  Tacite  ; 
il  peint,  comme  lui ,  par  des  expressions  que  le  génie  seul  sait  rapprocher.  (L.> 

Cela  rappelle  le  vers  de  Delille  : 

Il  ne  voit  que  la  nuit,  n'entend  que  le  silence. 

*  C«tte  expression  est  réguhëre  et  satisfaisante  :  elle  instruit  parfaitement  le 


48  BRITANNICUS 

SCÈNE   II 

AGRIPPINE,  BURRHUS,  ALBINE 

BURRHUS. 

Madame, 
Au  nom  de  Tempereur  j'allais  vous  informer  • 
D'un  ordre  qui  d'abord  a  pu  vous  alarmer. 
Mais  qui  n'est  que  l'effet  d'une  sage  conduite , 
Dont  César  a  voulu  que  vous  soyez  instruite  *. 

AGRIPPINE. 

Puisqu'il  le  veut,  entrons;  il  m'en  instruira  mieux. 

BURRHUS. 

César  pour  quelque  temps  s'est  soustrait  à  nos  yeux. 
Déjà  par  une  porte  au  public  moins  connue 
L'un  et  l'autre  consul  vous  avaient  prévenue , 
Madame.  Mais  souffrez  que  je  retourne  exprès... 

AGRIPPINE. 

Non,  je  ne  trouble  point  ses  augustes  secrets. 
Cependant  voulez-vous  qu'avec  moins  de  contrainte 
L'un  et  l'autre  une  fois  nous  nous  parlions  sans  feinte? 

BURRHUS. 

Burrhus  pour  le  mensonge  eut  toujours  trop  d'horreur  *. 


lecteur  de  la  situation  de  la  cour  de  Néron  :  tous  les  principaux  personnages  sont 
déjà  bien  connus  ;  et  cette  ouverture  serait  digne  de  figurer  à  côté  de  celles  do 
Bajazet  et  d' Iphigénie ,  qui  sont  des  chefs-d'œuvre,  si  l'on  pouvait  raisonnable- 
ment supposer  que  la  confidente  ignore  absolument  tout  ce  qui  se  passe ,  et 
qu'Agrippme  n'a  point  encore  pu  l'entretenir  de  ses  chagrins.  C'est  ce  léger  défaut 
de  vraisemblance  qui  fait  que  l'exposition  n'est  que  bonne ,  et  ne  peut  être  citée 
comme  un  efTort  de  l'art.  On  voit  et  on  sent  qu'Agrippine  ne  parle  pas  pour  in- 
struire Albine ,  mais  pour  instruire  le  spectateur.  (G.) 

1  A  voulu  que  vous  soyez  n'est  point  une  dérogation  à  la  loi  générale  qui  veut 
qu'après  le  que  conjonctif  précédé  d'un  prétérit,  le  verbe  régi  par  que  soit  aussi 
en  un  temps  prétérit.  L  exception  est  régulière  dans  le  cas  où  il  s'agit  d'une  action 
présente  :  alors  le  présent  est  admis  comme  le  prétérit,  et  quelquefois  même  est 
préférable.  Le  sens  est  donc  :  César  a  voulu  que  vans  soyez  instruite  au  moment 
où  je  vous  parle.  (L.) 

*  Si  la  phrase  était  absolue,  l'expression  ne  serait  pas  juste;  car  on  ne  peut 
jamais  avoir  trop  d'horreur  pour  le  mensonge.  La  phrase  est  elliptique,  et  l'ellipse 


ACTE   I,   SCÈNE   II  i9 

AGRIPPINE. 

Prétendez-vous  longtemps  me  cacher  l'empereur  ? 
Ne  le  verrai -je  plus  qu'à  litre  d'importune? 
Ai-je  donc  élevé  si  haut  votre  fortune 
Pour  mettre  une  barrière  entre  mon  fils  et  moi  ? 
Ne  l'osez-vous  laisser  un  moment  sur  sa  foi? 
Entre  Sénèque  et  vous  disputez-vous  la  gloire 
A  qui  m'effacera  plutôt  de  sa  mémoire  '  ? 
Vous  l'ai- je  confié  pour  en  faire  un  ingrat, 
Pour  être,  sous  sou  nom,  les  maîtres  de  l'État  *? 
Certes,  plus  je  médite,  et  moins  je  me  figure 
Que  vous  m'osiez  compter  pour  votre  créature , 
Vous,  dont  j'ai  pu  laisser  vieillir  l'ambition 
Dans  les  honneurs  obscurs  de  quelque  légion  '; 
Et  moi,  qui  sur  le  trône  ai  suivi  mes  ancêtres, 
Moi  fille,  femme,  sœur  et  mère  de  vos  maîtres  *; 
Que  prétendez- vous  donc  ?  Pensez-vous  que  ma  voix 


se  rapporte  à  ce  qui  précède.  Voulez-vnus  que  nout  parlions  tans  feinte?  —  Je 
hai»  trop  le  mensonge  pour  rien  feindre.  (L.) 

1  Cette  construction  est  remarquable.  La  grammaire  demanderait,  disputez- 
vous  à  qui  m'effacera...  La  gloire  est  de  trop  pour  la  rèL^le,  ou  bien  il  faudrait  la 
gloire  de  m'effacer.  .Mais  comme  la  phrase  est  suspendue  par  l'intervalle  d'un 
vers  à  l'autre ,  le  poète  a  trouvé  moyen  de  mettre  une  idée  de  plus  a  la  faveur 
d'une  espèce  d'ellipse  qu'.l  laisse  remplir  à  l'imagination,  dùpuiez-cous  la  gloire, 
en  disputant  à  qui...,  et  la  clarté  et  la  plénitude  du  sens  font  oublier  l'irrégu- 
larité. (L.) 

î  Pour  être  :  la  clarté  exigerait  que  l'on  dit  en  prose  pour  que  vous  soyez,  et 
non  pour  être.  On  dirait  bien  :  Vous  ai-je  confie'  mon  fils  pour  être  votre  es- 
clave? mais  on  ne  pourrait  pas  dire  :  Vous  ai-je  confie'  mon  fils  pour  être  son 
tyran?  (G.) 

3  Burrhus  n'était  que  tribun  des  soldats,  grade  qui  répond  à  celui  de  colonel 
dans  nos  armées  modernes,  quand  Agrippine  le  choisit  pour  être  gouverneur  de 
Néron.  (Voy.  Tac.  .Ann  XU ,  xm.) 

*  Veneraiionem  augebat  feminae ,  quam  imperatore  genitam ,  sororem  ejus 
qui  rerum  pot  tus  sit,  et  conjugem  fuisse!  (Id.,  ibtd.) 

'  Agnppine,  tille  de  Germaincus  frère  de  Claude,  s<i-ur  de  Caius  Caligula,  femme 
de  Claude  et  mère  de  Néron,  était  lille,  sœur,  n.éce,  femme  et  mère  de  Césars , 
(L.  R.\oisE.) 

Ce  mouvement  parait  imité  de  ce  passage  de  Virgile  : 

Ast  ego,  qnx  divam  iocedo  regina,  Jovisqae 
Et  soror  et  conjui. 


50  BRITANMcrS 

Ait  fait  un  empereur  pour  m'en  imposer  trois? 

Néron  n'est  plus  enfant  :  n'est-il  pas  temps  qu'il  règne  '? 

Jusqu'à  quand  voulez- vous  que  l'empereur  vous  craigne? 

Ne  saurait-il  rien  voir  qu'il  n'emprunte  vos  yeux  ? 

Pour  se  conduire  enfin  n'a-t-il  pas  ses  aïeux  *? 

Qu'il  choisisse,  s'il  veut,  d'Auguste  ou  de  Tibère; 

Qu'il  imite,  s'il  peut,  Germanicus  mon  père. 

Parmi  tant  de  héros  je  n'ose  me  placer; 

Mais  il  est  des  vertus  que  je  lui  puis  tracer  : 

Je  puis  l'instruire  au  moins  combien  sa  confidence 

Entre  un  sujet  et  lui  doit  laisser  de  distance. 

BURRHUS. 

Je  ne  m'étais  chargé  dans  cette  occasion 
Que  d'excuser  César  d'une  seule  action  : 
Mais  puisque,  sans  vouloir  que  je  le  justifie, 
Vous  me  rendez  garant  du  reste  de  sa  vie , 
Je  répondrai,  Mjidame,  avec  la  liberté 
D'un  soldat  qui  sait  mal  farder  la  vérité. 

Vous  m'avez  de  César  confié  la  jeunesse; 
Je  l'avoue ,  et  je  dois  m'en  souvenir  sans  cesse. 
Mais  vous  avais-je  fait  serment  de  le  trahir, 
D'en  faire  un  empereur  qui  ne  sût  qu'obéir? 
Non.  Ce  n'est  plus  à  vous  qu'il  faut  que  j'en  réponde  : 
Ce  n'est  plus  votre  fils,  c'est  le  maître  du  monde  '. 
J'en  dois  compte,  Madame,  à  l'empire  romain, 
Qui  croit  voir  son  salut  ou  sa  perte  en  ma  main. 
Ah  1  si  dans  l'ignorance  il  le  fallait  instruire  *, 


1  Certe  finitam  Neronis  infaiitiam,  et  roburjuventaeadesse.  (Tac.  Ann.  XIV,  lu.; 

2  Exuere  magistrum,  salis  ampl  s  doctoribus  instructus  majoribus  suis.  ^Ibid  ) 

3  Une  des  grandes  beautés  de  cette  scène  consiste  dans  le  contraste  de  la  fougue 
insolente  et  des  om|jortements  d'Agrippine  avec  la  gravité,  la  sage  retenue  et 
la  fermeté  noble  de  Burrhus,  qui  se  respecte  toujours  lui-même  en  respectant 
Agrippine.  Son  discours  est  un  modèle  de  raison  et  de  décence.  (G.) 

4  Instruire  dans  l'ignorance  est  ici  parfaitement  juste,  parce  que,  lorsqu'on 
n'élève  un  prince  que  pour  régner  sous  son  nom,  on  lui  apprend  surtout  à  ignorer 
tout  ce  qu'il  doit  savoir,  à  négliger  tout  ce  qu  il  doit  faire;  on  lui  donne  vérita- 


ACTE   I,   SCÈNE   11  M 

N'avait-on  que  Sénèqiie  et  moi  pour  le  séduire  ? 

Pourquoi  de  sa  conduite  éloigner  les  flatteurs  •? 

Fallait-il  dans  l'exil  chercher  des  corrupteurs'? 

La  cour  de  Claudius,  en  esclaves  fertile, 

Pour  deux  que  l'on  cherchait  en  eût  présenté  mille. 

Qui  tous  auraient  brigué  l'honneur  de  l'avilir  : 

Dans  une  longue  enfance  ils  l'auraient  fait  vieillir. 

De  quoi  vous  plaignez-vous,  Madame?  On  vous  révère  : 

Ainsi  que  par  César,  on  jure  par  sa  mère  ^ 

L'empereur,  il  est  vrai,  ne  vient  plus  chaque  jour 

Mettre  à  vos  pieds  l'empire,  et  grossir  votre  cour  : 

Mais  le  doit-il.  Madame?  et  sa  reconnaissance 

Ne  peut-elle  éclater  que  dans  sa  dépendance? 

Toujours  humble,  toujours  le  timide  Néion 

N'ose-t-il  être  Auguste  et  César  que  de  nom  ^? 

Vous  le  dirai-je  enfin?  Rome  le  justifie. 

Rome,  à  trois  affranchis  si  longtemps  asservie  *, 

A  peine  respirant  du  joug  qu'elle  a  porté, 

Du  règne  de  Néron  compte  sa  liberté. 

Que  dis-je?  la  vertu  semble  même  renaître. 

Tout  l'empire  n'est  plus  la  dépouille  d'un  maître  *  : 


blement  des  leçons  d'ignorance.  Plus  bas,  une  cour  en  esclaves  fertile,  vieillir 
darti  une  longue  enfance,  l'honneur  de  l'avilir,  présentent  le  même  genre  de 
beautés.  (L.) 

1  De  sa  conduite  pour  de  sa  personne,  figure  énergique  et  fort  juste  :  c'est 
comme  si  Racine  avait  dit  :  éloigner  de  sa  conduite  l'influence  des  flatteurs.  (G.) 

*  Parce  qu'Agrippine  fit  rappeler  Sénèque  de  l'exil  où  il  avait  été  envoyé  sous 
Claudius.  (Tac  Ann.  \\\ ,  viii.)  L.  Racine. 

s  L'expression  de  ce  vers,  comme  le  remarque  la  Harpe,  est  parfaitement 
conforme  au.x  mœurs.  On  jurait  par  la  tète,  par  le  salut  de  César,  et  jurer  ainsi 
par  tout  autre  eut  été  un  crime  de  lèse-majesté.  Racine  s  est  écarté  de  la  vérité 
historique  en  supposant  qu'un  pareil  honneur  était  rendu  à  Agrippine,  puisque , 
selon  Tacite,  ce  fut  un  des  moyens  que  Néron  employa  pour  justilier  la  mort  de 
sa  mère.  (Voy.  Tac.  Ann.  XIV,  xi.) 

*  On  donnait  aux  empereurs,  sitôt  qu  ils  étaient  élus,  les  titres  d'Auguste  et  de 
César.  (L.  Racine.) 

5  Pallas,  Calliste  et  Narcisse,  qui,  sous  Claude,  furent  réellement  les  maîtres  de 
1  empire  romain.  Voy.  Tac  Ann.  Xll,  i  et  seqq.) 

«  loul  l'empire  n'est  plus  la  dépouille  enlevée  par  un  maître,  voilà  ce  que  le 


52  BRITANNICUS 

Le  peuple  au  champ  de  Mars  nomme  ses  magistrats; 
César  nomme  les  chefs  sur  la  foi  des  soldats  : 
Thraséas  au  sénat,  Gorbulon  daus  l'armée, 
Sont  encore  imiocents,  malgré  leur  renommée  '  : 
Les  déserts,  autrefois  peuplés  de  sénateurs, 
Ne  sont  plus  habités  que  par  leurs  délateurs  *. 
Qu'importe  que  César  continue  à  nous  croire. 
Pourvu  que  nos  conseils  ne  tendent  qu'à  sa  gloire  ; 
Pourvu  que  dans  le  cours  d'un  règne  florissant 
Rome  soit  toujours  libre,  et  César  tout-puissant  '? 
Mais,  Madame,  Néron  suffit  pour  se  conduire. 
J'obéis,  sans  prétendre  à  l'honneur  de  l'instruire. 
Sur  ses  aïeux,  sans  doute,  il  n'a  qu'à  se  régler; 
Pour  bien  faire,  Néron  n'a  qu'à  se  ressembler. 
Heureux  si  ses  vertus  l'une  à  l'autre  enchaînées 
Ramènent  tous  les  ans  ses  premières  années  ! 

AGRTPPINE. 

Ainsi  sur  l'avenir  n'osant  vous  assurer. 
Vous  croyez  que  sans  vous  Néron  va  s'égarer. 
Mais  vous  qui,  jusqu'ici  content  de  votre  ouvrage. 
Venez  de  ses  vertus  nous  rendre  témoignage. 
Expliquez-nous  pourquoi,  devenu  ravisseur. 


poète  veut  dire  :  le  dit-il  ?  La  proie  d'un  maître  serait  claire  et  juste  ;  j'oserais 
affirmer  que  la  dépouille  n'est  ici  ni  l'un  ni  l'autre.  La  dépouille  de...  n'a  jamais 
signifié  que  la  dépouille  prise  â  quelqu'un,  pnse  sur  quelque  chose.  (L.) 

1  Thraséas,  céiebre  par  l'austérité  de  sa  vertu,  ne  resta  pas  toujours  innocent 
aux  yeux  de  Néron,  qui,  devenu  tyran,  se  débarr.issa  d'un  censeur  incommode. 
Corbulon,  général  distini;ué,  après  avoir  longtemps  échappé,  par  sa  modération 
et  sa  prudence,  au  danger  de  sa  gloire  périt  enfin  victime  de  la  haine  naturelle 
de  Néron  contre  les  grands  hommes  et  pour  les  honnêtes  gens. 

Sont  encore  innocents,  malgré  leur  renommée. 

Ce  vers  réunit  l'énergie  de  Tacite  à  l'élégance,  à  l'harmonie  de  Racine.  (G.) 

2  Cumque  insulas  omnes ,  quas  modo  senatorum ,  jam  delatorum  tui  ba  com- 
pleret.  (PlIN.  Jdn   Panegyr.,  c.  XXXV.) 

3  Racine  semble  avoir  eu  en  vue  ce  beau  passage  de  la  vie  d'Agricola  où  Tacite 
félicite  Ner va  d'avoir  réuni  deux  choses  autrefois  mcompatibles,  la  liberté  et 
la  monarchie.  «  Res  olim  dissociabiles  miscuer  t ,  prinripatum  ac  libertatem.  » 
C.  m.  (G.) 


ACTE   I,   SCfcNE   II  S3 

Néron  âe  Silaniis  fait  enlever  la  sœur  ? 
Ne  tient-il  qu'à  marquer  de  cette  ignominie 
Le  sang  de  mes  aïeux  qui  brille  dans  Junie  ! 
De  quoi  l'accuse-t-il?  et  par  quel  attentat 
Devient-elle  en  un  jour  criminelle  d'État, 
Elle  qui,  sans  orgueil  jusqu'alors  élevée. 
N'aurait  point  vu  Néron ,  s'il  ne  l'eût  enlevée , 
Et  qui  même  aurait  mis  au  rang  de  ses  bienfaits 
L'heureuse  liberté  de  ne  le  voir  jamais? 

BCRRHUS. 

Je  sais  que  d'aucun  crime  elle  n'est  soupçonnée. 
Mais  jusqu'ici  César  ne  l'a  point  couciamnée , 
Madame  :  aucun  objet  ne  blesse  ici  ses  yeux; 
Elle  est  dans  un  palais  tout  plein  de  ses  aïeux. 
Vous  savez  que  les  droits  qu'elle  porte  avec  elle 
Peuvent  de  son  époux  faire  un  prince  rebelle  ; 
Que  le  sang  de  César  ne  se  doit  allier 
Qu'à  ceux  à  qui  César  le  veut  bien  confier  '  : 
Et  vous-même  avouerez  qu'il  ne  serait  pas  juste 
Qu'on  disposât  sans  lui  de  la  nièce  d'Auguste*. 

AGRIPPINE. 

Je  vous  entends  :  Néron  m'apprend  par  votre  voix 
Qu'en  vain  Biitannicus  s'assure  sur  mou  choix. 
En  vain,  pour  détourner  ses  yeux  de  sa  misère. 
J'ai  ilatté  son  amour  d'un  hymen  qu'il  espère  : 
A  ma  confusion,  Néron  veut  faire  voir 
Qu'Agrippine  promet  par  delà  son  pouvoir  *. 


i  Pour  justifier  Néron  de  l'enlèvement  de  Junie ,  il  se  sert  adroitement  de  la 
même  ra;son  dont  on  se  servit  pour  engager  Claude  à  épouser  Ajirippine  :  "  Ne 
claritatem  Ca-sarum  aliam  m  domum  feret.  •>  (Tac.  Ann.  Xll,  m.)  (L.  Uai;im-:.; 

t  S'èce  est  ici  poétiquement  pour  arrière-petite  fille:  car  Junie  était  sœur  de 
L.  Silanus,  qui  était  arrière-pelit-tils  d'Auguste.  «  Quippe  et  Silanus  divi  Augiisti 
abneposerat.  »  (Tac.  Ann.  Xin,i.) 

3  Ce  vers  seul  pe.nt  le  caractère  d'AuTippine.  Peu  lui  importe  que  son  (ils  soit 
criminel  ou  vertueux.  Elle  ne  voit  pas  dans  lenlèveraent  de  Junie  une  violence 
coupable  ;  elle  ne  voit  que  le  coup  porté  à  son  crédit,  {(i.) 


oi  BRITANNICUS 

Rome  de  ma  faveur  est  trop  préoccupée, 

Il  veut  par  cet  affront  qu'elle  soit  détrompée , 

Et  que  tout  l'univers  apprenne  avec  terreur 

A  ne  confondre  plus  mon  fils  et  l'empereur. 

11  le  peut.  Toutefois  j'ose  encore  lui  dire 

Qu'il  doit  avant  ce  coup  affermir  son  empire  ; 

Et  qu'en  me  réduisant  à  la  nécessité 

D'éprouver  contre  lui  ma  faible  autorité, 

Il  expose  la  sienne  ;  et  que  dans  la  balance 

xMon  nom  peut-être  aura  plus  de  poids  qu'il  ne  pense. 

BDRRIIUS. 

Quoi!  Madame,  toujours  soupçonner  son  respect  ! 
Ne  peut-il  faire  un  pas  qu'il  ne  vous  soit  suspect? 
L'empereur  vous  croit-il  du  parti  de  Junie? 
Avec  Britannicus  vous  croit-il  réunie  ? 
Quoi  1  de  vos  ennemis  devenez-vous  l'appui, 
Pour  trouver  un  prétexte  à  vohs  plaindre  de  lui? 
Sur  le  moindre  discours  qu'on  pourra  vous  reiire, 
Serez-vous  toujours  prête  à  partager  l'empire? 
Vous  craindrez-vous  sans  cesse,  et  vos  embrassements 
Ne  se  passeront-ils  qu'en  éclaircissements? 
Ah  1  quittez  d'un  censeur  la  triste  diligence  '  : 
D'une  mère  facile  affectez  l'indulgence  -  ; 
Souffrez  quelques  froideurs  sans  les  faire  éclater  ; 
Et  n'avertissez  point  la  cour  de  vous  quitter  ^ 


'  Cette  expression  est  plus  latine  que  française.  Diligence  en  français  signifie 
promptitude,  activité  :  en  latin  il  signifie  exactitude  d'attention  et  de  soin.  La 
diligence  d'un  cemeur  est  donc  ici  pour  l'attention  à  reprendre.  (L.) 

2  Affectez  est  pris  comme  diligence,  dans  l'acception  latine. 

3  Ce  vers  énergique  et  profond  a  été  inspiré  par  Tacite.  Néron  ayant  renvoyé 
sa  mère  du  palais  impérial ,  et  lui  ayant  ôté  sa  garde,  le  crédit  d'Agrippine  fut 
ruiné,  et  Tacite  ajoute  :  «  Nihil  rerum  mortalium  tara  instabile  ac  fluxura  est , 
quam  fama  potentiae  non  sua  nixae  :  statim  relictum  Agrippinae  limen  ;  nemo 
solari,  nemo  adiré,  praeter  paucas  feminas,  amore  an  odio  incertum.  «  (Ann. 

xin,  XIX.) 


ACTE   I,   SCÈNE   III  53 

AGRIPPINE. 

Et  qui  s'honorerait  de  l'appui  d'Agrippine  '. 
Lorsque  Néron  lui-même  annonce  ma  ruine. 
Lorsque  de  sa  présence  il  semble  me  bannir. 
Quand  Burrhus  à  sa  porte  ose  me  retenir? 

BURRHUS. 

Madame,  je  vois  bien  qu'il  est  temps  de  me  taire. 
Et  que  ma  liberté  commence  à  vous  déplaire. 
La  douleur  est  injuste,  et  toutes  les  raisons 
Qui  ne  la  flattent  point  aigrissent  ses  soupçons. 
Voici  Britannicus.  Je  lui  cède  ma  place. 
Je  vous  laisse  écouter  et  plaindre  sa  disgrâce , 
Et  peut-être,  Madame,  en  accuser  les  soins 
De  ceux  que  l'empereur  a  consultés  le  moins  *. 


SCENE   ni 

AGRIPPIiNE,  BRITANNICUS,  NARCISSE. 
ALBINE. 

AGRIPPIXE. 

Ah  !  prince,  où  courez-vous?  Quelle  ardeur  inquiète 
Parmi  vos  ennemis  en  aveugle  vous  jette? 
Que  venez-vous  chercher  ? 

BRITANNICUS. 

Ce  que  je  cherche?  Ah!  dieux 
Tout  ce  que  j'ai  perdu,  Madame,  est  en  ces  lieux. 
De  raille  afifreux  soldats  Junie  environnée 


>  —  Et  quisqaam  nnmeD  Jononis  adoret 

'    Praterea,  aot  sapplex  aris  imponat  honorem? 
/Eneid.  1, 53. 

'  Par  ces  deux  derniers  vers,  il  fait  assez  entendre  que  ses  avis  ne  sont  pas 
suivis,  et  que  si,  dans  toute  la  scène,  il  a  justifié  son  élevé,  dans  son  rœur  il  ne 
le  justifie  pas:  et  voilà  Burrhus  :  l.audan*  ic  mreren»   (L.Racine.i 


56  BRITANNICUS 

S'est  vue  en  ce  palais  indignement  traînée. 

Hélas  1  de  quelle  horreur  ses  timides  esprits 

A  ce  nouveau  spectacle  auront  été  surpris  1 

Enfin  on  me  l'enlève.  Une  loi  trop  sévère 

Va  séparer  deux  cœurs  qu'assemblait  leur  misère  : 

Sans  doute  on  ne  veut  pas  que,  mêlant  nos  douleurs. 

Nous  nous  aidions  l'un  l'autre  à  porter  nos  malheurs 

AGRIPPINE. 

11  suffit.  Comme  vous  je  ressens  vos  injures  2; 
Mes  plaintes  ont  déjà  précédé  vos  murmures. 
Mais  je  ne  prétends  pas  qu'un  impuissant  courroux 
Dégage  ma  parole,  et  m'acquitte  envers  vous. 
Je  ne  m'explique  point.  Si  vous  voulez  m'entendre, 
Suivez-moi  chez  Pallas,  où  je  vais  vous  attendre. 


SCENE    IV 

BRITANMGUS,  NARCISSE. 

BRITANNICUS. 

La  croirai-je,  Narcisse,  et  dois-je  sur  sa  foi 
La  prendre  pour  arbitre  entre  son  fils  et  moi  ? 
Qu'en  dis-tu?  N'est-ce  pas  cette  même  Agrippine 
Que  mon  père  épousa  jadis  pour  ma  ruine , 
Et  qui,  si  je  t'en  crois,  a  de  ses  derniers  jours, 
Trop  lents  pour  ses  desseins,  précipité  le  cours? 


'  Bajazet,  Xiphares,  Britannicus,  caractères  si  critiqués,  ont  la  douceur  et  la 
délicatesse  de  nos  mœurs,  qualités  qui  ont  pu  se  rencontrerchez  d'autres  hommes, 
et  n'en  ont  pas  le  ridicule  comme  on  l'insinue.  Mais  je  veux  qu'ils  soient  plus 
faibles  qu  ils  ne  me  paraissent,  quelle  tragédie  a-t-on  vu  où  tous  les  personnages 
fussent  de  la  même  force?  (Vauvenargues.) 

'  Injure  est  ici  dans  le  sens  de  ion  fail  ou  reçu,  d'outrage  en  action;  et  alors 
mon  injure,  son  injure,  ton  injure,  etc.,  ne  s'entendent  jamais  que  passivement 
pour  l'injure  que  l'un  ma  faite,  qu'on  lui  a  faite ,  qu'on  t'a  faite;  c  est  l'injuria  des 
Latins,  qui  n'a  d'autre  acception  chez  eux  que  celle  d'injuilice,  de  violation  de 
droits ,  du  mot  jus.  (L.) 


ACTE   I,   SCÈNE  IV  57 

NARCISSE. 

N'importe  :  elle  se  sent  comme  vous  outragée; 

A  vous  donner  Junie  elle  s'est  engagée  : 

Unissez  vos  chagrins;  liez  vos  intérêts. 

Ce  palais  retentit  en  vain  de  vos  regrets  : 

Tandis  qu'on  vous  verra  d'une  voix  suppliante 

Semer  ici  la  plainte  et  non  pas  l'épouvante. 

Que  vos  ressentimeuts  se  perdront  en  discours. 

Il  n'en  faut  point  douter,  vous  vous  plaindrez  toujours. 

BRITANNICUS. 

Ah  !  Narcisse  !  tu  sais  si  de  la  servitude 

Je  prétends  faire  encore  une  longue  habitude; 

Tu  sais  si  pour  jamais,  de  ma  chute  étonné. 

Je  renonce  à  l'empire,  où  j'étais  destiné'. 

Mais  je  suis  seul  encor  :  les  aaiis  de  mon  père 

Sont  autant  d'inconnus  que  glace  ma  misère; 

Et  ma  jeunesse  même  écarte  loin  de  moi- 

Tous  ceux  qui  dans  le  cœur  me  réservent  leur  foi. 

Pour  moi,  depuis  un  an  qu'un  peu  d'expérience 

M'a  donné  de  mon  sort  la  triste  connaissance. 

Que  vois-je  autour  de  moi,  que  des  amis  vendus. 

Qui  sont  de  tous  mes  pas  les  témoins  assidus, 

Qui ,  choisis  par  Néron  pour  ce  commerce  infâme , 

Trafiquent  avec  lui  des  secrets  de  mon  âme  ? 

Quoi  qu'il  en  soit,  Narcisse,  on  me  vend  tous  les  jours  : 

11  prévoit  mes  desseins,  il  entend  mes  discours  ; 

Comme  toi,  dans  mon  cœur  il  sait  ce  qui  se  passe. 

Que  t'en  semble ,  Narcisse  ? 

1  Racine  relève  ici  avec  beaucoup  d'art  le  caractère  de  Britanniciis  :  il  lui  donne 
des  sentiments  élevés,  un  noble  courage,  qui  conviennent  a  son  rang  et  à  sa  nais- 
sance, sans  lui  donner  un  plan  et  des  projets  qui  ne  conviendraient  ni  à  son  âge 
ni  à  sa  situation.  iG.i 

*  Dés  que  Néron  fut  adopté  par  Claude  ,  on  eut  soin  d'écarter  de  Britannicus 
tout  serviteur  qui  eut  pu  lui  être  fidèle  :  «  Desolatus  etiam  paulalim  servilibus 
minislenis.  (Tac.  ^nn.  XII.  xxvi.i  Etiam  libertorum  .si  quis  incorruota  tide,  de- 
pellitur.(/W<J.,  .vli.  Lt  proximus  quisque  Britannico  neque  fas  neque  fidem  pensi 
haberet,  olim  provisum  erat.  ><  {Ibid  ,  .Mil,  xv.) 


58  imiTANN[(,US 

NARCISSE. 

Ah  1  quelle  âme  assez  basse. 
C'est  à  vous  de  choisir  des  confidents  discrets , 
Seigneur,  et  de  ne  pas  prodiguer  vos  secrets. 

BRITANNICUS. 

Narcisse,  tu  dis  vrai  ;  mais  cette  défiance  • 
Est  toujours  d'un  grand  cœur  la  dernière  science; 
On  le  trompe  longtemps.  Mais  enfin  je  te  croi  *, 
Ou  plutôt  je  fais  vœu  de  ne  croire  que  toi. 
Mon  père ,  il  m'en  souvient,  m'assura  de  ton  zèle  : 
Seul  de  ses  affranchis  tu  m'es  toujours  fidèle; 
Tes  yeux,  sur  ma  conduite  incessamment  ouverts, 
M'ont  sauvé  jusqu'ici  de  mille  écueils  couverts. 
Va  donc  voir  si  le  bruit  de  ce  nouvel  orage 
Aura  de  nos  amis  excité  le  courage. 
Examine  leurs  yeux ,  observe  leurs  discours  ; 
Vois  si  j'en  puis  attendre  un  fidèle  secours. 
Surtout  dans  ce  palais  remarque  avec  adresse 
Avec  quel  soin  Néron  fait  garder  la  princesse  ». 
Sache  si  du  péril  ses  beaux  yeux  sont  remis  *, 
Et  si  son  entretien  m'est  encore  permis. 
Cependant  de  Néron  je  vais  trouver  la  mère 


1  Cette  maxime,  qui  est  ici  un  sentiment,  parce  quelle  est  l'expression  simple 
et  naïve  du  cœur  de  Britannicus,  répand  de  l'intérêt  sur  le  caractère  qu'il  a  dans 
la  pièce,  qui  est  celui  de  son  âge.  (L.) 

2  Autrefois  les  premières  personnes  des  verbes,  au  singulier,  ne  prenaient 
point  d's  à  la  tin.  On  réservait  cette  lettre  pour  les  secondes  personnes,  et  on  met- 
tait (  aux  troisièmes.  Ce  retranchement  de  1'*  à  la  première  personne  est  aujour- 
d'hui une  licence  poétique. 

3  Petite  faute  contre  les  mœurs.  On  ne  donnait  le  nom  de  princesse  qu'à  la 
femme  de  l'empereur,  seul  prince  dans  cet  empire  romain,  qui  s'appelait  toujours 
la  république.  Le  prince  était  le  sénateur  inscrit  le  premier  sur  la  liste  du  sénat . 
et  cet  honneur  appartenait  de  droit  à  l'empereur. 

<»  Les  yeux  et  les  beaux  yeux  revenaient  beaucoup  trop  souvent  dans  Andro- 
maque  :  c'étaient  de  ces  expressions  parasites  que  ne  permet  pas  le  style  soutenu 
et  soigné...  C'est  un  mot  que  la  galanterie  a  rendu  trivial...  On  peut  le  passer 
a  l'extrême  jeunesse  de  Britannicus,  et  désormais  on  le  verra  très  rarement  dan> 
les  pièces  de  Racine.  (L.) 


ACTE   1,  SCÈNE   IV  59 

Chez  Pallas ,  comme  toi  raffranchi  de  mon  père  : 
Je  vais  la  voir,  l'aigrir,  la  suivre,  et,  s'il  se  peut, 
iM'engager  sous  son  nom  plus  loin  qu'elle  ne  veut  * . 


1  Quelques  commentateurs  ont  trouvé  dans  ce  vers  un  raffinement  de  politique 
trop  profond  pour  l'âge  de  Britannicus.  Mais  ce  prince  a  déjà  fait  voir  qu'il  en  sait 
assez  pour  ne  pas  croire  qu'Agrippine  le  serve  par  intérêt  pour  lui.  D'ailleurs  il 
ne  convenait  pas  qu'il  parût  dénué  de  tous  moyens  personnels,  et  l'on  verra  au 
troisième  acte  qu'il  les  a  employés  de  manière  à  pouvoir  alarmer  Agrippine  elle- 
même.  C'est  ce  que  le  poète  a  su  préparer  comme  il  le  devait,  par  ces  vers,  (lui 
terminent  le  premier  acte  assez  heureusement,  puisqu'il  ajoute  à  l'attente  du 
spectateur.  (L.) 


FIN   DU   PREMIER   ACTE. 


60  BRITANINICUS 


ACTE    DEUXIEME 


SCENE    I 
NÉRON,  BUHRHUS,  NARCISSE,  GARDES. 

NÉRON. 

N'en  doutez  point,  Burrhus;  malgré  ses  injustices, 
C'est  ma  mère,  et  je  veux  ignorer  ses  caprices. 
Mais  je  ne  prétends  plus  ignorer  ni  souflTrir 
Le  ministre  insolent  qui  les  ose  nourrir. 
Pallas  de  ses  conseils  empoisonne  ma  mère; 
Il  séduit  chaque  jour  Britannicus  mon  frère  : 
Ils  l'écoutent  tout  seul;  et  qui  suivrait  leurs  pas 
Les  trouverait  peut-être  assemblés  chez  Pallas  '. 
C'en  est  trop.  De  tous  deux  il  faut  que  je  l'écarté. 
Pour  la  dernière  fois,  qu'il  s'éloigne,  qu'il  parte, 
Je  le  veux,  je  l'ordonne  :  et  que  la  fin  du  jour  * 
Ne  le  retrouve  pas  dans  Rome  ou  dans  ma  cour. 
Allez  :  cet  ordre  importe  au  salut  de  l'empire. 

Aux  gardes. 

Vous,  Narcisse,  approchez.  Et  vous,  qu'on  se  retire. 

SCÈNE  II 
NÉRON,  NARCISSE. 

NARCISSE. 

Grâces  aux  dieux,  seigneur,  Junie  entre  vos  mains 

1  Tacite  liit  :  «  Et  Nero  infensus  iisquibus  superbia  muliebris  innitebatur,  de- 
movet  Pdllantem  cura  reruiii,  queis  a  Claudio  impositus,  velut  arbitrium  regni 
agebat.  Ferebaturque  ,  degredienle  eo ,  magna  prosequentium  multitudine ,  non 
absurde  dixisse,  ire  Pallantem  ut  ejuraret.  »  (Ann.,  XIII,  xiv.) 
2  Sic  volo ,  sic  jnbeo  ;  sit  pro  ratione  voluntas. 


ACTE   II,   SCÈNE   II  61 

Vous  assure  aujourd'hui  du  reste  des  Romains. 
Vos  ennemis,  déchus  de  leur  vaine  espérance, 
Sont  allés  chez  Pallas  pleurer  leur  impuissance. 
Mais  que\ois-je?  vous-même  inquiet,  étonné, 
Plus  que  Britannicus  paraissez  consterné. 
Que  présage  à  mes  yeux  cette  tristesse  obscure  ^ 
Et  ces  sombres  regards  errants  à  l'aventure  ? 
Tout  vous  rit  :  la  fortune  obéit  à  vos  vœux. 

NÉRON. 

Narcisse,  c'en  est  fait,  Néron  est  amoureux. 

NARCISSE. 

Vous? 

NÉRON. 

Depuis  un  moment,  mais  pour  toute  ma  vie  -. 
J'aime,  que  dis-je,  aimer?  j'idolâtre  Junie. 

NARCISSE. 

Vous  l'aimez  ? 

NÉRON. 

Excité  d'un  désir  curieux, 
Cette  nuit  je  l'ai  vue  arriver  en  ces  lieux, 
Triste,  levant  au  ciel  ses  yeux  mouillés  de  larmes  % 
Qui  brillaient  au  travers  des  flambeaux  et  des  armes  : 
Belle  sans  ornement,  dans  le  simple  appareil 
D'une  beauté  qu'on  vient  d'arracher  au  sommeil. 
Que  veux  -tu?  Je  ne  sais  si  cette  négligence. 


•  Tristesse  obscure,  expression  figurée,  parce  que  la  tristesse  obscurcit  le 
front.  (Laiiahpe.)  On  dit  bien  une  sombre  tristesse,  l'analogie  veut  qu'on  dise 
également  une  tristesse  obscure. 

*  Caractère  emporté,  il  s'imagine  que  cette  passion,  qui  ne  fait  que  commencer, 
durera  toute  sa  vie.  (L.  Racine.) 

3  Tous  les  connaisseurs  ont  vu  dans  ces  huit  vers.  Triste ,  levant  au  ciel,  etc., 
un  tableau  original  et  parfait.  Le  mérite  de  la  diction  est  dans  la  difficulté  vaincue, 
puisqu'il  s'agissait  d  ennoblir  la  petitesse  des  détails  par  le  choix  des  mots... 
Enfin  l'elfet  des  couleurs  poétiques  naît  surtout  du  contraste  de  la  frayeur,  de  la 
douceur  et  des  larmes  de  Juuie,  avec  l'appareil  de  son  enlèvement  et  la  ligure  de 
ses  ravisseurs,  c  est  ce  qui  a  fourni  au  poète  des  vers  qui  sont  au  nombre  des 
plus  beaux  de  notre  langue.  (L.) 


(52  BRITÂNNICUS 

Les  ombres,  les  flambeaux,  les  cris  et  le  silence, 
Et  le  farouche  aspect  de  ses  fiers  ravisseurs , 
Relevaient  de  ses  yeux  les  timides  douceurs  : 
Quoi  qu'il  en  soit,  ravi  d'une  si  belle  vue, 
J'ai  voulu  lui  parler,  et  ma  voix  s'est  perdue  : 
Immobile,  saisi  d'un  long  étonnement, 
Je  l'ai  laissé  passer  dans  son  appartement  ' , 
J'ai  passé  dans  le  mien.  C'est  là  que  solitaire. 
De  son  image  en  vain  j'ai  voulu  me  distraire. 
Trop  présente  à  mes  yeux,  je  croyais  lui  parler  : 
J'aimais  jusqu'à  ses  pleurs  que  je  faisais  couler. 
Quelquefois,  mais  trop  tard ,  je  lui  demandais  grâce; 
J'employais  les  soupirs,  et  même  la  menace. 
Voilà  comme  occupé  de  mon  nouvel  amour. 
Mes  yeux  sans  se  fermer  ont  attendu  le.jour, 
Mais  je  m'en  fais  peut-être  une  trop  belle  image; 
Elle  m'est  apparue  avec  trop  d'avantage  : 
Narcisse ,  qu'en  dis-tu  ? 

NARCISSE. 

Quoi ,  seigneur  1  croira-t-on 
Qu'elle  ait  pu  si  longtemps  se  cacher  à  Néron  ? 

NÉRON. 

Tu  le  sais  bien,  Narcisse.  Et,  soit  que  sa  colère 
M'imputât  le  malheur  qui  lui  ravit  son  frère  ; 
Soit  que  son  cœur,  jaloux  d'une  austère  fierté , 
Enviât  à  nos  yeux  sa  naissante  beauté  *; 

1  La  grammaire  veut  que  le  participe  s'accorde  avec  le  régime  qui  le  précède, 
lorsqu'il  est  suivi  d'un  verbe  neutre  ;  mais  cette  règle  n'était  pas  encore  bien  éta- 
blie du  temps  de  Rac.ne,  il  fait  laissé  invariable,  et,  dans  ce  cas.  la  n'est  pas  ré- 
gime de  hissé,  mais  de  laissé  passer,  qui  ne  présente  qu'une  seule  idée,  comme 
si  ce  n'était  qu'un  seul  verbe. 

2  Envier  est  ici  dans  le  sens  de  priver.  C'est  un  latinisme  dont  Racine  a  enrichi 
la  langue.  (Ai.mé  Martin.) 

Liber  p.împiDeas  invidit  colUbus  umbras.  (Virgile.; 

Et  encore  : 

Te  ne...  miserande  puer... 
Invidit  fortuna  mihi... 


ACTE    11.    sr,È.\E    U  63 

Fidèle  à  sa  douleur,  et  dans  l'ombre  enfermée, 
Elle  se  dérobait  même  à  sa  renommée. 
Et  c'est  cette  vertu,  si  nouvelle  à  la  cour. 
Dont  la  persévérance  irrite  mon  amour. 
Quoi,  Narcisse  !  tandis  qu'il  n'est  point  de  Romaine 
Que  mon  amour  n'honore  et  ne  rende  plus  vaine, 
Qui,  dès  qu'à  ses  regards  elle  ose  se  fier, 
Sur  le  cœur  de  César  ne  les  vienne  essayer, 
Seule,  dans  son  palais,  la  modeste  Junie 
Regarde  leurs  honneurs  comme  une  ignominie , 
Fuit,  et  ne  daigne  pas  peut-être  s'informer 
Si  César  est  aimable,  ou  bien  s'il  sait  aimer  '  1 
Dis-moi,  Britannicus  l'aime-t-il? 

NARCISSE. 

Quoi  !  s'il  l'aime, 
Seigneur? 

NÉRON. 

Si  jeune  encor,  seconnait-il  lui-même? 
D'un  regai'd  enchanteur  connaît-il  le  poison? 

NARCISSE. 

Seigneur,  l'amour  toujours  n'attend  pas  la  raison. 

N'en  doutez  point,  il  l'aime.  Instruit  partant  de  charmes, 

Ses  yeux  sont  déjà  faits  à  l'usage  des  larmes; 

A  ses  moindres  désirs  il  sait  s'accommoder; 

Et  peut-être  déjà  sait-il  persuader. 

NÉRON. 

Que  dis-tu?  Sur  son  cœur  il  aurait  quelque  empire? 

NARCISSE. 

Je  ne  sais.  Mais,  seigneur,  ce  que  je  puis  vous  dire , 

Je  l'ai  vu  quelquefois  s'arracher  de  ces  lieux 

Le  cœur  plein  dun  courroux  qu'il  cachait  à  vos  yeux  ; 

D'une  cour  qui  le  fuit  pleurant  l'ingratitude , 

Las  de  votre  grandeur  et  de  sa  servitude, 

'  Voilà  des  sentiments  clignes  de  Néron...  Le  poète  n'annonce  point  qu'il  va 
peindre  un  tyran  et  sa  cour  :  mais  comme  il  peint  l'un  et  l'autre  1  (La  Harpe.,' 


Gl  BRITÂNNICUS 

Entre  l'impatience  et  la  crainte  flottant , 
Il  allait  voir  Junie,  et  revenait  content. 

NÉRON. 

D'autant  plus  malheureux  qu'il  aura  su  lui  plaire, 
Narcisse,  il  doit  plutôt  souhaiter  sa  colère  : 
Néron  impunément  ne  sera  pas  jaloux. 

NARCISSE. 

Vous?  et  de  quoi,  seigneur,  vous  inquiétez-vous? 
Junie  a  pu  le  plaindre  et  partager  ses  peines; 
Elle  n'a  vu  couler  de  larmes  que  les  siennes  : 
Mais  aujourd'hui ,  seigneur,  que  ses  yeux  dessillés, 
Regardant  de  plus  près  l'éclat  dont  vous  brillez, 
Verront  autour  de  vous  les  rois  sans  diadème , 
Inconnus  dans  la  foule,  et  son  amant  lui-même. 
Attachés  sur  vos  yeux,  s'honorer  d'un  regard 
Que  vous  aurez  sur  eux  fait  tomber  au  hasard  '; 
Quand  elle  vous  verra ,  de  ce  degré  de  gloire. 
Venir  en  soupirant  avouer  sa  victoire  : 
Maître,  n'en  doutez  point,  d'un  cœur  déjà  charmé 
Commandez  qu'on  vous  aime,  et  vous  serez  aimé*. 

NÉRON. 

A  combien  de  chagrins  il  faut  que  je  m'apprête  ! 
Que  d'importunités  1 

NARCISSE. 

Quoi  donc  !  qui  vous  arrête , 
Seigneur  ? 

NÉRON. 

Tout  :  Octavie,  Agrippine,  Burrhus, 
Sénèque,  Rome  entière  et  trois  ans  de  vertus  ^ 

1  Quelle  maiziiiSque  peinture  de  la  grandeur  impériale,  et  quel  contraste  avec 
l'abandon  et  le  dénùment  qui  font  le  partage  de  Bntannicus!  (La  Harpe.) 

2  C'est  le  mot  d'un  tlatteur  qui  sait  tort  bien  que  lamour  ne  se  commande  pas , 
mais  qui  sait  aussi  que  plus  Néron  se  croira  sûr  d'être  aimé,  plus  il  s'mdigiiera 
de  ne  pas  l'être.  {Id.) 

3  II  suffit  de  ce  mot  pour  faire  sentir  que  ces  trois  ans  de  vertus  n'étaient  que 
trois  ans  de  contrainte  et  d'hypocrisie,  dont  le  terme  sera  le  premier  instant  uù 
les  passions  de  Néron  trouveront  un  obstacle.  Quelle  force  de  pinceau  ne  fallait- 


ACTE   II,   SCÈNE   II  63 

Non  que  pour  Octavie  un  reste  de  tendresse 
M'attache  à  son  hymen  et  plaigne  sa  jeunesse  : 
Mes  yeux,  depuis  longtemps  fatigués  de  ses  soins, 
Rarement  de  ses  pleurs  daignent  être  témoins. 
Trop  heureux  si  bientôt  la  faveur  d'un  divorce 
Me  soulageait  d'un  joug  qu'on  m'imposa  par  force  1 
Le  ciel  même  en  secret  semble  la  condamner  : 
Ses  vœux  depuis  quatre  ans  ont  beau  l'importuner, 
Les  dieux  ne  montrent  point  que  sa  vertu  les  touche; 
D'aucun  gage,  Narcisse,  ils  n'honorent  sa  couche  ^; 
L'empire  vainement  demande  un  héritier. 

NARCISSE. 

Que  tardez-vous,  seigneur,  à  la  répudier? 
L'empire,  votre  cœur,  tout  condamne  Octavie. 
Auguste  votre  aïeul  soupirait  pour  Livie  • 
Par  un  double  divorce  ils  s'unirent  tous  deux  -; 
Et  vous  devez  l'empire  à  ce  divorce  heureux. 
Tibère,  que  l'hymen  plaça  dans  sa  famille, 
Osa  bien  à  ses  yeux  répudier  sa  iille. 
Vous  seul,  jusques  ici  contraire  à  vos  désirs, 
N'osez  par  un  divorce  assurer  vos  plaisirs  ^  ! 


il  pas  pour  peindre  Néron,  et  quelle  délicatesse  de  nuance  pour  le  peindre  nais- 
sant ;  Prendre  pour  sujet  d'une  pièce  ce  passage  si  diflicile  à  marquer,  était  par 
soi-même  un  Irait  de  génie.  iLa  H.vkpe.) 

1  11  serait  trop  long  de  remarquer  les  beautés  de  diction ,  les  expressions 
neuves  ;  fidèle  a  sa  douleur,  se  fier  a  ses  regards ,  les  essayer  sur  le  cœur  de  César , 
tant  d'autres  non  moins  heureuses ,  et  ici  en  particulier  la  stérilité  si  noblement 
et  si  poétiquement  exprimée,  une  cuuche  qui  n'est  honorée  d'aucun  gaye  ;  c  est 
la  langue  de  Racine.  Mais  observez  que  cette  scène  met  le  spectateur  au  fait  de 
tout  ce  qu'il  doit  savoir,  du  dégoût  de  Néron  pour  Octavie  et  pour  ses  vertus,  du 
désir  qu'il  a  de  la  répudier,  et  de  ce  projet  de  divorce  fait  pour  fonder  la  scène 
suivante,  qui  va  rouler  tout  entière  sur  1  oflre  que  Néron  doit  faire  à  Junie  de 
l'empire  et  de  sa  main.  (Id.) 

*  Auguste,  pour  épouser  Livie,  répudia  Scribonie,  et  Livie  se  sépara  de  Claude 
Tibère  Néron,  dont  elle  avait  déjà  un  (ils  :  elle  lit  entrer  par  ce  mariage  la  pos- 
térité des  Nérons  dans  la  famille  des  Octaviens. 

3  Dans  la  tragédie  de  Séneque  intitulée  Odavie,  Néron,  qui  veut  répudier  sa 
femme  Octavie  pour  épouser  Poppée,  s'écrie  en  s'adressant  a  Sénèque  : 

Frohibebor  udqs  faceie  quod  cunclis  licet.  (Act.  Il,  se.  ii,  v.  138.) 

5 


66  BRITANNICUS 

NÉRON. 

Et  ne  connais-tu  pas  l'implacable  Agrippine? 

Mon  amour  inquiet  déjà  se  l'imagine 

Qui  m'amène  Octavie,  et  d'un  œil  enflammé 

Atteste  les  saints  droits  d'un  nœud  qu'elle  a  formé , 

Et,  portant  à  mon  cœur  des  atteintes  plus  rudes, 

Me  fait  un  long  récit  de  mes  ingratitudes. 

De  quel  front  soutenir  ce  fâcheux  entretien? 

NARCISSE. 

N'ètes-vous  pas,  seigneur,  votre  maître  et  le  sien? 
Vous  verrons -nous  toujours  trembler  sous  sa  tutelle? 
Vivez,  régnez  pour  vous;  c'est  trop  régner  pour  elle. 
Craignez-vous?  Mais,  seigneur,  vous  ne  la  craignez  pas 
Vous  venez  de  bannir  le  superbe  Pallas , 
Pallas  dont  vous  savez  qu'elle  soutient  l'audace. 

NÉRON. 

Éloigné  de  ses  yeux ,  j'ordonne ,  je  menace. 
J'écoute  vos  conseils,  j'ose  les  approuver. 
Je  m'excite  contre  elle  et  tâche  à  la  braver  : 
Mais,  je  t'expose  ici  mon  âme  toute  nue, 
Sitôt  que  mon  malheur  me  ramène  à  sa  vue. 
Soit  que  je  n'ose  encor  démentir  le  pouvoir 
De  ses  yeux  où  j'ai  lu  si  longtemps  mon  devoir. 
Soit  qu'à  tant  de  bienfaits  ma  mémoire  fidèle 
Lui  soumette  en  secret  tout  ce  que  je  tiens  d'elle , 
Mais  enfin  mes  efibrts  ne  me  servent  de  rien  •  : 
Mon  génie  étonné  tremble  devant  le  sien  -. 
Et  c'est  pour  m'aflfranchir  de  cette  dépendance 
Que  je  la  fuis  partout,  que  même  je  l'ofiense, 


*  Mais  enfin,  expressions  inutiles,  qui  jettent  de  l'embarras  dans  la  construc- 
tion et  qui  nuisent  beaucoup  à  l'effet  de  la  période,  d'ailleurs  si  belle.  (G.) 

2  Expression  antique,  fondée  sur  T opinion  des  temps  anciens,  qui  attriouait 
à  chacun  son  génie,  bon  ou  mauvais.  (  La  Harpe.) 

C'est  Plutarque  qui  a  fourni  à  Racine  cette  idée  poétique  du  génie.  L'historien 
rapporte  qu'Antoine,  perdant  toujours  au  jeu  contre  Octave,  consulta  un  devin, 


ACTE   II,   SCÈNE   II  67 

Et  que  de  temps  en  temps  j'irrite  ses  ennuis, 
Afin  qu'elle  m'évite  autant  que  je  la  fuis. 
Mais  je  t'arrête  trop;  retire-toi,  Narcisse; 
Britannicus  pourrait  t'accuser  d'artifice. 

NARCISSE. 

Non,  non;  Britannicus  s'abandonne  à  ma  foi. 
Par  son  ordre ,  seigneur,  il  croit  que  je  vous  vol , 
Que  je  m'informe  ici  de  tout  ce  qui  le  touche. 
Et  veut  de  vos  secrets  être  instruit  par  ma  bouche  : 
Impatient  surtout  de  revoir  ses  amours  ', 
11  attend  de  mes  soins  ce  fidèle  secours. 

NÉRON. 

J'y  consens;  porte-lui  cette  douce  nouvelle; 
Il  la  verra. 

NARCISSE. 

Seigneur,  bannissez-le  loin  d'elle  -. 

NÉRON. 

J'ai  mes  raisous,  Narcisse  ;  et  tu  peux  concevoir 
Que  je  lui  vendrai  cher  le  plaisir  de  la  voir. 
Cependant  vante-lui  ton  heureux  stratagème; 
Dis-lui  qu'en  sa  faveur  on  me  trompe  moi-même. 
Qu'il  la  voit  sans  mon  ordre.  On  ouvre;  la  voici. 
Va  retrouver  ton  raaitre  et  l'amener  ici  '. 


qui  lui  conseilla  de  s  éloigner  le  plus  qu'il  pourrait  de  ce  jeune  homme;  "  car, 
lui  dit-il,  votre  génie  redoute  le  sien;  il  est  fier  et  hardi  quand  il  est  seul  ;  mais, 
à  l'approche  de  l'autre,  il  perd  toute  sa  force  et  sa  hardiesse,  et  devient  bas  et 
timide.  »  (l'ie  d'Aniuine.)  Qclave,  en  eiïet,  avait  du  caractère,  et  Antoine  n'en 
avait  point.  (Geoffroy.) 

1  Ses  atnourt .  pris  j)our  la  personne  qu  on  aime,  est  un  terme  familier  qui  ne 
convient  pas  au  style  soutenu ,  à  moins  qu'il  ne  soit  relevé  par  ce  qui  l'entoure. 
(La  H.\rpe.) 

s  Le  loin,  cacophonie.  fL.) 

3  Va  l'amener,  expression  vicieuse.  Il  y  a  opposition  entre  l'idée  que  présente 
l'infinilif  amener  et  celle  que  renferme  l'impératif  va,  qui  le  gouverne.  I.un 
exprime  l'action  de  s'éloigner  d'un  lieu ,  l'autre  de  s'en  approcher.  Si  le  vers  l'eût 
permis,  il  aurait  fallu  dire  amène-le  ici.  (A.  Martin.) 


68  BRITANNICUS 

SCÈNE    III 
NÉRON,  JUNIE. 

NÉRON. 

Vous  VOUS  troublez.  Madame,  et  changez  de  visage  : 
Lisez- vous  dans  mes  yeux  quelque  triste  présage  ? 

JUNIE. 

Seigneur,  je  ne  vous  puis  déguiser  mon  erreur  ; 
J'allais  voir  Octavie,  et  non  pas  l'empereur  i. 

NÉRON. 

Je  le  sais  bien,  Madame,  et  n'ai  pu  sans  envie 
Apprendre  vos  bontés  pour  l'heureuse  Octavie. 

JUNIE. 

Vous,  seigneur? 

NÉRON. 

Pensez-vous,  Madame,  qu'en  ces  lieux 
Seule  pour  vous  connaître  Octavie  ait  des  yeux  ? 

JUNIE. 

Et  quel  autre,  seigneur,  voulez-vous  que  j'implore  '^? 
A  qui  demanderai-je  un  crime  que  j'ignore? 
Vous  qui  le  punissez ,  vous  ne  l'ignorez  pas  : 
De  grâce,  apprenez-moi,  seigneur,  mes  attentats  ^ 

NÉRON. 

Quoi  !  Madame,  est-ce  donc  une  légère  offense 
De  m'avoir  si  longtemps  caché  votre  présence  ? 
Ces  trésors  dont  le  Ciel  voulut  vous  embellir, 
Les  avez-vous  reçus  pour  les  ensevelir? 
L'heureux  Britannicus  verra-t-il  sans  alarmes 

1  11  n'était  pas  naturel  que  Junie  vint  d'elle-même  trouver  Néron,  et  il  l'était , 
au  contraire,  qu'elle  se  rendit  auprès  d'Octavie.  La  manière  dont  elle  rencontre 
Néron  est  fort  bien  imaginée.  (La  Harpe.) 

2  Comme  il  n'a  été  parlé  que  d'Octavie,  il  semble  qu'il  faudrait  et  quelle  autre; 
on  sous-entend  quel  autre  appui  :  ainsi  quel  est  plus  élégant  que  quelle.  (L.  Ra- 
cine.) 

3  Ce  mot  renferme  une  ironie  qui  n'y  serait  plus  si  Junie  disait  mes  crimes. 
(L.  Racine.) 


ACTE   II,   SCÈNE    III  09 

Croître  loin  de  nos  yeux  son  amour  et  vos  charmes? 
Pourquoi,  de  cette  gloire  exclu  jusqu'à  ce  jour, 
M'avez-vous  sans  pitié  relégué  dans  ma  conr  '  ? 
On  dit  plus  :  vous  souffrez,  sans  en  être  offensée , 
Qu'il  vous  ose,  Madame,  expliquer  sa  pensée  : 
Car  je  ne  croirai  point  que,  sans  me  consulter, 
La  sévère  Junie  ait  voulu  le  llatter, 
Ni  qu'elle  ait  consenti  d'aimer  et  d'être  aimée. 
Sans  que  j'en  sois  instruit  que  par  la  renommée. 

JUNIE. 

Je  ne  vous  nierai  point ,  seigneur,  que  ses  soupirs 

M'ont  daigné  quelquefois  expliquer  ses  désirs. 

Il  n'a  point  détourné  ses  regards  d'une  fille 

Seul  reste  du  débris  d'une  illustre  famille  : 

Peut-être  il  se  souvient  qu'en  un  temps  plus  heureux 

Son  père  me  nomma  pour  l'objet  de  ses  vœux. 

Il  m'aime;  il  obéit  à  l'empereur  son  père. 

Et  j'ose  dire  encore,  à  vous,  à  votre  mère  ; 

Vos  désirs  sont  toujours  si  conformes  aux  siens.  . 

NÉROX. 

Ma  mère  a  ses  desseins.  Madame,  et  j'ai  les  miens. 
Ne  parlons  plus  ici  de  Claude  et  d'Agrippine  ; 
Ce  n'est  point  par  leur  choix  que  je  me  détermine. 
C'est  à  moi,  seul.  Madame,  à  répondre  de  vous; 
Et  je  veux  de  ma  main  vous  choisir  un  époux. 

JUNIE. 

Ah  !  seigneur,  songez-vons  que  toute  autre  alliance 
Fera  honte  aux  Césars,  auteurs  de  ma  naissance? 

NÉRON. 

Non,  Madame;  l'époux  dont  je  vous  entretiens 
Peut  sans  honte  assembler  vos  aïeux  et  les  siens; 
Vous  pouvez  sans  rougir  consentir  à  sa  flamme. 

>  Ces  traits  d'une  galanterie  un  peu  romanesque  font  frémir  lorsqu  on  songe  que 
c'est  Néron  qui  parle.  Il  y  a  un  art  prodigieux  dans  cette  scène,  où  Néron  cher 
rhant  à  plaire  laisse  cependant  percer  la  férocité  de  son  caractère.  (A.  Martin.) 


70  BRITANNICUS 

JUNIE. 

Et  quel  est  donc ,  seigneur,  cet  époux  ? 

NÉRON. 

Moi,  Madame. 

JDNIE. 

Vous  ! 

NÉRON. 

Je  vous  nommerais ,  Madame,  un  autre  nom, 
Si  j'en  savais  quelque  autre  au-dessus  de  Néron  '. 
Oui,  pour  vous  faire  un  choix  où  vous  puissiez  souscrire, 
J'ai  parcouru  des  yeux  la  cour,  Rome  et  l'empire. 
Plus  j'ai  cherché,  Madame,  et  plus  je  cherche  encor 
En  quelles  mains  je  dois  conGer  ce  trésor. 
Plus  je  vois  que  César,  digne  seul  de  vous  plaire, 
En  doit  être  lui  seul  l'heureux  dépositaire, 
Et  ne  peut  dignement  vous  confier  qu'aux  mains 
A  qui  Rome  a  commis  l'empire  des  humains. 
Vous-même,  consultez  vos  premières  années  : 
Claudius  à  son  fils  les  avait  destinées  ; 
Mais  c'était  en  un  temps  où  de  l'empire  entier 
Il  croyait  quelque  jour  le  nommer  héritier. 
Les  dieux  ont  prononcé.  Loin  de  leur  contredire  -, 
C'est  à  vous  de  passer  du  côté  de  l'empire. 
En  vain  de  ce  présent  ils  m'auraient  honoré, 

1  Cette  réponse  a  de  la  grandeur;  mais  observez  que  cette  galanterie  tient  au 
rang  et  non  à  la  personne,  et  Xéron  n'en  devait  point  avoir  d'autre.  Elle  devait 
servir  à  donner  au  langage  une  sorte  de  galanterie  noble ,  que  le  seul  Racine  a 
connue  dans  ce  siècle,  et  que  sa  diction  a  su  élever  au  ton  de  la  tragédie. 

(l-AHARPE.) 

2  Contredire,  dans  notre  langue,  a  le  régime  direct,  soit  avec  les  choses,  soit 
avec  les  personnes.  On  coniredii  un  auteur,  on  conlredil  les  paroles,  on  conlre- 
dil  l'expérience,  etc.;  le  régime  indirec  est  latin,  conlradiccre  alicui.  Il  est  clair 
que  Racine  l'a  choisi  de  préférence,  puisque  l'autre  ne  le  gênait  en  rien.  Ce  n'est 
pas  la  seule  fois  qu'il  ait  fait  usage  des  latinismes  comme  d'un  moyen  de  plus  pour 
diflérencier  la  poé.=ie  et  la  prose,  et  j'avoue  que  leur  contredire  ne  me  blesse  nul- 
lement, sans  doute  à  cause  du  rapport  étymologique,  comme  dans  ce  beau  vers 
de  la  Fontaine  : 

Celui  de  qui  la  tète  au  ciel  était  voisine. 

On  oublie  qu'en  français  on  est  voisin  du  ciel,  parce  qu'on  dirait  en  latin  vicinum 
cœlo  capul.  (Laharpe.) 


ACTE   II,   SCÈNE    III  71 

Si  votre  cœur  devait  en  être  séparé; 
Si  tant  de  soins  ne  sont  adoucis  par  vos  charmes; 
Si,  tandis  que  je  donne  aux  veilles,  aux  alarmes, 
Des  jours  toujours  à  plaindre  et  toujours  enviés, 
Je  ne  vais  quelquefois  respirer  à  vos  pieds. 
Qu'Octavie  à  vos  yeux  ne  fasse  point  d'ombrage  ; 
Rome,  aussi  bien  que  moi,  vous  donne  son  suffrage, 
Répudie  Octavie,  et  me  fait  dénouer 
Un  hymen  que  le  Ciel  ne  veut  point  avouer. 
Songez -y  donc.  Madame,  et  pesez  en  vous-même 
Ce  choix  digne  des  soins  d'un  prince  qui  vous  aime, 
Digne  de  vos  beaux  yeux  trop  longtemps  captivés  •. 
Digne  de  l'univers,  à  qui  vous  vous  devez. 

JUXIE. 

Seigneur,  avec  raison  je  demeure  étonnée. 

Je  me  vois,  dans  le  cours  d'une  même  journée. 

Comme  une  criminelle  amenée  en  ces  lieux; 

Et  lorsque  avec  frayeur  je  parais  à  vos  yeux. 

Que  sur  mon  innocence  à  peine  je  me  lie, 

Vous  m'offrez  tout  d'un  coup  la  place  d'Octavie. 

J'ose  dire  pourtant  que  je  n'ai  mérité 

Ni  cet  excès  d'honneur,  ni  cette  indignité. 

Et  pouvez-vous,  seigneur,  souhaiter  qu'une  fille 

Qui  vit  presque  en  naissant  étointlre  sa  famille, 

Qui,  dans  l'obscurité  nourrissant  sa  douleur, 

S'est  fait  une  vertu  conforme  à  son  malheur  -, 

Passe  subitement  de  cette  nuit  profonde 

Dans  un  rang  qui  lexpose  aux  yeux  de  tout  le  monde, 

Dont  je  n"ai  pu  de  loin  soutenir  la  clarté  ', 

'  Cette  phrase  manque  de  clarté. 

i  C'est  le  privilé.îçe  de  la  poéiie  d'ennoblir  les  choses  les  plus  communes.  Cette 
idée  si  vulgaire,  faire  de  nécestiié  viriu,  est  ici  exprimée  avec  une  élégance  parti- 
culière. (G.) 

3  On  dit  à  un  roi  la  majeilé,  la  splendeur  de  votre  rang,  et  non  pas  la  clarté.  Ici , 
ce  mot,  qui  répand  à  cette  nuit  profonde ,  est  amené  si  naturellement,  qu'il  parait 
nécessaire.  (  L.  Racine.) 


72  BRITANNIGUS 

Et  dont  une  autre  enfin  remplit  la  majesté? 

NÉRON. 

Je  vous  ai  déjà  dit  que  je  la  répudie  i  : 
Ayez  moins  de  frayeur,  ou  moins  de  modestie. 
N'accusez  point  ici  mon  choix  d'aveuglement  : 
Je  vous  réponds  de  vous;  consentez  seulement. 
Du  sang  dont  vous  sortez  rappelez  la  mémoire; 
Et  ne  préférez  point  à  la  solide  gloire 
Des  honneurs  dont  César  prétend  vous  revêtir, 
La  gloire  d'un  refus  sujet  au  repentira 

JUNIE. 

Le  Ciel  connaît,  Seigneur,  le  fond  de  ma  pensée. 
Je  ne  me  flatte  point  d'une  gloire  insensée  : 
Je  sais  de  vos  présents  mesurer  la  grandeur; 
Mais  plus  ce  rang  sur  moi  répandrait  de  splendeur. 
Plus  il  me  ferait  honte  et  mettrait  en  lumière 
Le  crime  d'en  avoir  dépouillé  l'héritière. 

NÉRON. 

C'est  de  ses  intérêts  prendre  beaucoup  de  soin, 
Madame,  et  l'amitié  ne  peut  aller  plus  loin. 
I\lais  ne  nous  flattons  point,  et  laissons  le  mystère. 
La  sœur  vous  touche  ici  beaucoup  moins  que  le  frère  ; 
Et  pour  Britannicus..: 

JUNIE. 

Il  a  su  me  touchei". 
Seigneur;  et  je  n'ai  point  prétendu  m'en  cacher. 
Cette  sincérité  sans  doute  est  peu  discrète; 
Mais  toujours  de  mon  cœur  ma  bouche  est  l'interprète. 
Absente  de  la  cour,  je  n'ai  pas  dû  penser. 
Seigneur,  qu'en  l'art  de  feindre  il  fallût  m'exercer. 


1  Brusquerie  de  Néron,  tjui  passe  brus(|uementde  la  galanterie  à  l'incivilité  dès 
(|u'il  éprouve  une  légère  contradiction.  (G.) 

2  Le  dernier  hémistiche  est  une  menace;  et  toute  la  tirade  de  Néron,  sous  le 
voile  d'une  politesse  alTectée,  a  quelque  chose  de  fier  et  de  dur,  très  convenable 
au  caractère  de  cet  empereur.  (G.) 


ACTE    II.    SCÈNE   III  73 

J'aime  Britannicus.  Je  lui  lus  destinée 

Quand  l'empire  devait  suivie  son  hyménée  : 

Mais  ces  mêmes  malheurs  qui  l'en  ont  écarté , 

Ses  honneurs  abolis,  son  palais  déserté, 

La  fuite  d'une  cour  que  sa  chute  a  bannie, 

Sont  autant  de  liens  qui  retiennent  Junie. 

Tout  ce  que  vous  voyez  conspire  à  vos  désirs; 

Vos  jours  toujours  sereins  coulent  dans  les  plaisirs; 

L'empire  en  est  pour  vous  l'inépuisable  source  ; 

Ou,  si  quelque  chagrin  en  interrompt  la  course  ', 

Tout  l'univers ,  soigueux  de  les  entretenir. 

S'empresse  à  l'eflacer  de  votre  souvenir. 

Britannicus  est  seul  :  quelque  ennui  qui  le  presse, 

Il  ne  voit,  dans  son  sort,  que  moi  qui  s'intéresse  % 

Et  n'a  pour  tous  plaisirs,  seigneur,  que  quelques  pleurs 

Qui  lui  font  quelquefois  oublier  ses  malheurs. 

NÉRON. 

Et  ce  sont  ces  plaisirs  et  ces  pleurs  que  j'envie. 
Que  tout  autre  que  lui  me  paierait  de  sa  vie. 
JNIais  je  garde  à  ce  prince  un  traitement  plus  doux  : 
Madame,  il  va  bientôt  paraître  devant  vous. 

JU.NIE. 

Ah  !  seigneur,  vos  vertus  m'ont  toujours  rassurée. 

NÉRON. 

Je  pouvais  de  ces  lieux  lui  défendre  l'entrée; 
Mais,  Madame,  je  veux  prévenir  le  danger 

1  La  course,  pour  ie  tours,  parait  un  mot  commandé  par  la  rime,  et  de  plus 
présente  un  sens  faux.  Ln  courue  des  plaisirs  exprime  leur  fuite  rapide;  le  cours . 
au  contraire,  signifie  leur  durée. 

î  On  no  dirait  pas  aujourd'hui  s'intéresser  dans  snn  sort,  comme  on  le  disait 
certainement  du  temps  de  Racine,  puis()u'il  ne  tenait  qu'à  lui  de  dire  comme  on 
dirait  à  présent  : 

Il  m?  voit ,  à  son  sort ,  qne  moi  qui  s'intéresse. 

L'usage  a  décidé  qu'on  s'intéresse  dans  une  affaire  d'argent,  dans  un  contir.erce,  dans 
une  entreprise,  etc.,  pour  dire  (ju'on  y  a  un  intérêt  pécuniaire;  et  ([u'on  s'intéresse 
à  quelqu'un  ou  a  quelque  chose,  pour  dire  qu'on  y  prend  un  intérêt  d'affection  ;  et 
il  est  bon  que  lusageait tixé cette  différence.  ( Lx  Harpe.) 


74  BRITA>Nir,US 

OÙ  son  ressentiment  le  pourrait  engager. 

Je  ne  veux  point  le  perdre;  il  vaut  mieux  que  lui-même 

Entende  son  arrêt  de  la  bouche  qu'il  aime. 

Si  ses  jours  vous  sont  chers,  éloignez-le  de  vous, 

Sans  qu'il  ait  aucun  lieu  de  me  croire  jaloux. 

De  son  bannissement  prenez  sur  vous  l'offense; 

Et,  soit  par  vos  discours,  soit  par  votre  silence, 

Du  moins  par  vos  froideurs,  faites-lui  concevoir 

Qu'il  doit  porter  ailleurs  ses  vœux  et  son  espoir. 

JDiME. 

Moi  !  que  je  lui  prononce  un  arrêt  si  sévère  I 
Ma  bouche  mille  fois  lui  jura  le  contraire. 
Quand  même  jusque-là  je  pourrais  me  trahir, 
Mes  yeux  lui  défendront,  seigneur,  de  m'obéir. 

:SÉRON. 

Caché  près  de  ces  lieux,  je  vous  verrai.  Madame. 
Renfermez  votre  amour  dans  le  fond  de  votre  âme; 
Vous  n'aurez  point  pour  moi  de  langages  secrets; 
J'entendrai  des  regards  que  vous  croirez  muets  : 
Et  sa  perte  sera  l'infaillible  salaire 
D'un  geste  ou  d'un  soupir  échappé  pour  lui  plaire. 

JUNIE. 

Hélas  !  si  j'ose  encor  former  quelques  souhaits, 
Seigneur,  permettez- moi  de  ne  le  voir  jamais. 


SCENE    IV 
NÉRON,  JUNIE,  NARCISSE. 

NARCISSE. 

Britannicus,  seigneur,  demande  la  princesse; 
Il  approche. 

NÉRON. 

Qu'il  vienne. 


ACTE   II.   SCÈ^E   M  75 

JUNIE. 

Ah  !  seigneur. 

NKRON. 

Je  VOUS  laisse. 
Sa  fortune  dépend  de  vous  plus  que  de  moi  : 
Madame .  en  le  voyant  songez  que  je  vous  voi. 


SCENE   V 

JUNIE,  NARCISSE. 

JUNIE. 

Ah  !  cher  Narcisse,  cours  au-devant  de  ton  maître! 
Dis-lui Je  suis  perdue  !  et  je  le  vois  paraître. 

SCÈNE   VI 
JUNIE,  BRITANNICUS,  NARCISSE. 

BRITANNICUS. 

Madame,  quel  bonheur  me  rapproche  de  vous'? 
Quoi  !  je  puis  donc  jouir  d'un  entretien  si  doux? 
Mais  parmi  ce  plaisir  quel  chagrin  me  dévore  -? 
Hélas  !  puis-je  espérer  de  vous  revoir  encore? 
Faut-il  que  je  dérobe  avec  mille  délours 
Un  bonheur  que  vos  yeux  m'accordaient  tous  les  jours? 


•  Ceux  qui  désa|)prouvcnt  ceUe  srène,  parce  que,  disent-ils  s'aller  cacher 
pour  entendre  une  conversation  est  un  jeu  puéril  qui  ne  convient  pas  au  sérieux 
de  la  tragédie,  ne  font  pas  attention  que  ce  n'est  pas  ici  un  jeu,  mais  une  cruauté 
dont  Néron  seul  est  capable.  Il  veut  (juc  Junie  prononce  elle-même  à  son  amant 
1  arrêt  de  son  bannisr-ement  ;  elle  sera  la  cause  de  sa  mort,  s'il  lui  échappe  un 
.ceste,  un  soupir  ou  un  regard.  Quelle  situation  que  celle  de  Junie  ,  qui  .^aitque 
Néron  l'entend  et  la  voill  Qu'une  pareille  scène  doit  exciter  l'atteniion  des  spec- 
tateurs'. (L.  Racine.) 

2  Parmi  semble  ne  pouvoir  se  placer  que  devant  un  pluriel  ou  un  nom  col- 
lectif :  mais  quand  il  signifie  au  milieu  de,  il  s'emploie  heureusement  devant  un 
singulier.  On  trouve  de  cet  emploi  plusieurs  exemples  en  vers  et  en  prose. 


7fi  liRITAiNMCUS 

Quelle  nuit  !  quel  réveil  !  vos  pleurs,  votre  présence, 
N'ont  point  de  ces  cruels  désarmé  l'insolence? 
Que  faisait  votre  amant?  Quel  démon  envieux 
iM'a  refusé  l'honneur  de  mourir  à  vos  yeux? 
Hélas  !  dans  la  frayeur  dont  vous  étiez  atteinte , 
M'avez-vous  en  secret  adressé  quelque  plainte? 
Ma  princesse,  avez-vous  daigné  me  souhaiter? 
Songiez-Yous  aux  douleurs  que  vous  m'alliez  coûter?.. 
Vous  ne  me  dites  rien  !  quel  accueil  !  quelle  glace  1 
Est-ce  ainsi  que  vos  yeux  consolent  ma  disgrâce? 
Parlez  :  nous  sommes  seuls.  Notre  ennemi  trompé , 
Tandis  que  je  vous  parle  est  ailleurs  occupé; 
Ménageons  les  moments  de  cette  heureuse  absence. 

.TUNIE. 

Vous  êtes  en  des  lieux  tout  pleins  de  sa  puissance  : 
Ces  murs  mêmes,  seigneur,  peuvent  avoir  des  yeux  ': 
Et  jamais  l'empereur  n'est  absent  de  ces  lieux. 

BRITAXNIGUS. 

Et  depuis  quand,  Madame,  êtes-vous  si  craintive? 
Quoi  !  déjà  votre  amour  souffre  qu'on  le  captive? 
Qu'est  devenu  ce  cœur  qui  me  jurait  toujours 
De  faire  à  Néron  même  envier  nos  amours  -  ? 
Mais  bannissez,  Madame,  une  inutile  crainte; 
La  foi  dans  tous  les  cœurs  n'est  pas  encore  éteinte; 
Chacun  semble  des  yeux  approuver  mon  courroux  ; 
La  mère  de  Néron  se  déclare  pour  nous. 
Rome  de  sa  conduite,  elle-même  offensée... 

JUNIE. 

Ah  !  seigneur,  vous  parlez  contre  votre  pensée. 
Vous-même ,  vous  m'avez  avoué  mille  fois 
Que  Rome  le  louait  d'une  commune  voix  : 


1  Etiam  muta  atque  inanima.  lectuni  et  parietes,  circumspectabantur.  (Tac. 
Ann.  IV,  LXix.) 

2  Celte  scène  a  un  double  efl'et;  car,  si  l'on  y  prend  garde  ,  Ncroii  ne  soulîre 
jias  moins  (|ue  les  deux  amants  qu'il  met  à  la  gène.  (La  Harpe.) 


ACTE   II,   SCÈNE   VI  77 

Toujours  à  sa  vertu  vous  rendiez  quelque  hommage. 
Sans  doute  la  douleur  vous  dicte  ce  langage. 

BlUTAxNNICUS. 

Ce  discours  me  surprend ,  il  le  faut  avouer  : 

Je  ne  vous  cherchais  pas  pour  l'entendre  louer. 

Quoi  !  pour  vous  confier  la  douleur  qui  m'accable , 

A  peine  je  dérobe  un  moment  favorable; 

Et  ce  moment  si  cher,  Madame,  est  consumé 

A  louer  l'ennemi  dont  je  suis  opprimé  ! 

Qui  vous  rend  à  vous-même,  en  un  jour,  si  contraire? 

Quoi  !  même  vos  regards  ont  appris  à  se  taire  i  ! 

Que  vois-je?  vous  craignez  de  rencontrer  mes  yeux  ! 

Néron  vous  plairait-il?  Vous  serais-je  odieux? 

Ah  !  si  je  le  croyais  !...  Au  nom  des  dieux.  Madame, 

Éclaircissez  le  trouble  où  vous  jetez  mon  âme. 

Parlez.  Ne  suis-je  plus  dans  votre  souvenir? 

JUNIE. 

Retirez-vous,  seigneur;  l'empereur  va  venir-. 

BRITANNICUS. 

Après  ce  coup,  Narcisse,  à  qui  dois-je  m'altendre'? 


*  Ce  vers  rappelle  celui  qu'on  a  vu  un  peu  plus  haul  : 

J'entendrai  des  regards  qne  vous  croirez  muets. 

C'est  un  nouvel  emploi  de  la  même  figure,  également  admirable  dans  les  deux 
vers.  On  trouve  dans  Ovide  : 

Credidimus  lacrymis  :  an  et  hx  simulare  doci'ntur? 
J'ai  cru  vos  pleurs  :  les  pleurs  ont-ils  appris  à  feindre? 

Simulare  docentur,  qui  est  ici  littéralement  traduit,  est  aussi  poétique  que  l'iié- 
misliche  de  Racine,  ont  appris  a  se  laire,  et  lui  en  a  |)eul-étre  fourni  l'idée.  On 
sait  qu'il  marquait  avec  un  crayon,  dans  les  classiques  anciens,  toutes  les  expres- 
sions figurées  dont  il  croyait  pouvoir  enrichir  notre  langue.    La  Harpe.) 

*  L'auteur  connaissait  trop  bien  son  art  pour  prolonger  une  situation  si  pé- 
nible :  la  contrainte  de  Junie  et  les  angoisses  de  Brilannicus  ne  vont  que  jusqu  au 
point  où  elles  sont  supportables  pour  eux  et  pour  le  spectateur.  Le  poète  a  gardé 
la  mesure  en  tout,  et  lelFetde  la  scène  en  dépendait.  (Le  même.) 

*  A  qui  dois-je  m'allenire '.  La  grammaire  veut  a  quoi  doii-je  m'atleiidre!  Racine 
a  préféré  ici  l'exactitude  du  sens  à  celle  de  la  grammaire  :  il  veut  dire  :  lur  qui 
dois-je  compter?  «  Cette  raison,  en  y  ajoutant  môme  celle  de  1  euphonie,  ne  nous 
parait  cependant  pas  suftisante  pour  justilierun  solécisme.  >■  (G.; 


78  BRITAPJNICUS 

SCÈNE     VII 

NÉRON,  JUNIE,  NARCISSE 

NÉRON. 

Madame... 

JUNŒ. 

Non,  seigneur;  je  ne  puis  rien  entendre. 
"Vous  êtes  obéi.  Laissez  couler  du  moins 
Des  larmes  dont  ses  yeux  ne  seront  pas  témoins. 


SCÈNE   VIII 
NÉRON,   NARCISSE. 

NÉRON. 

Eh  bien  !  de  leur  amour  tu  vois  la  violence, 

Narcisse  ;  elle  a  paru  jusque  dans  son  silence. 

Elle  aime  mon  rival,  je  ne  puis  l'ignorer, 

Mais  je  mettrai  ma  joie  à  le  désespérer. 

Je  me  fais  de  sa  peine  une  image  charmante  '; 

Et  je  l'ai  vu  douter  du  cœur  de  son  amante. 

Je  la  suis.  Mon  rival  t'attend  pour  éclater; 

Par  de  nouveaux  soupçons  va,  cours  le  tourmenter; 

Et  tandis  qu'à  mes  yeux  on  le  pleure,  on  l'adore, 

Fais -lui  payer  bien  cher  un  bonbeur  qu'il  ignore-. 


1  Une  imcKje  charmante  de  sa  peine  est  atroce  de  pensée  et  d'expression.  Néron 
devait  parler  ainsi.  (  L.\  Harpe.) 

2  On  peut  être  étonné  que  Néron,  tout  occupé  du  plaisir  d'enfoncer  le  poignard 
dans  le  cœur  d'un  rival,  ne  dise  rien  des  secrets  que  Britannicus  vient  de  révéler, 
de  la  conspiration  d'Agrippine ,  du  mécontentement  de  Rome ,  etc.  Néron  n'en 
parle  pas  ;  mais  il  s'en  souvient,  et  bientôt  il  prouvera  qu'il  n'a  rien  perdu  de  cette 
conversation.  (G). 


ACTE   II.   SCÈNE   VIII  79 

NARCISSE,  seul. 

La  fortune  l'appelle  une  seconde  fois, 

Narcisse  :  voudrais-tu  résister  à  sa  voix  ? 

Suivons  jusques  au  bout  ses  ordres  favorables. 

Et,  pour  nous  rendre  heureux,  perdons  les  misérables  '. 


1  Si  ce  vers  excite  ordinairement  des  murmures,  c'est  parce  qu'il  exprime 
crûment  une  idée  odieuse  et  basse  :  parce  que  le  personnage  énonce  à  froid , 
seul  avec  lui-même ,  ce  qu'on  pourrait  supporter  tout  au  plus  dans  un  mouve- 
ment de  passion  et  dans  la  chaleur  du  dialogue;  enlin  c'est  parce  qu'il  est  mal- 
heureux de  terminer  un  acte  par  un  petit  monologue  si  désagréable  à  entendre. 
Boileau,  qui  engagea  son  ami  h  sacrifier  une  scène  très-bien  écrite,  mais  inutile, 
aurait  pu  lui  demander  la  suppression  de  ces  quatre  vers,  qui  n'était  pas  un  sa- 
crifice. [Lx  Hai\pe.) 


FIN   DU    DEUXIEME   ACTE. 


80  BRITANNICUS 


ACTE    TROISIEME^ 


SCENE   I 
NÉRON,  BURRHUS. 

BURRHDS. 

Pallas  obéira,  seigneur. 

NÉRON. 

Et  de  quel  œil 
Ma  mère  a-t-elle  vu  confondre  son  orgueil? 

BURRHUS. 

Ne  doutez  point,  seigneur,  que  ce  coup  ne  la  frappe, 
Qu'en  reproches  bientôt  sa  douleur  ne  s'échappe. 
Ses  transports  dès  longtemps  commencent  d'éciater  : 
A  d'inutiles  cris  puissent-ils  s'arrêter  ! 

NÉRON. 

Quoi  !  de  quelque  dessein  la  croyez-vous  capable  ? 

BURRHUS. 

Agrippine,  seigneur,  est  toujours  redoutable. 
Rome  et  tous  vos  soldats  révèrent  ses  aïeux; 
Germanicus  son  père  est  présent  à  leurs  yeux. 
Elle  sait  son  pouvoir;  vous  savez  son  courage  : 
Et  ce  qui  me  la  fait  redouter  davantage , 
C'est  que  vous  appuyez  vous-même  son  courroux , 
Et  que  vous  lui  donnez  des  armes  contre  vous. 

NÉRON. 

Moi,  Burrhus? 

BURRHUS. 

Cet  amour,  seigneur,  qui  vous  possède... 

1  Racine  a  supprimé  ici,  par  le  conseil  de  Boileau,  une  scène  entre  Burrhus  et 
Narcisse.  «  Vous  indisposerez  les  spectateurs,  dit  le  critique  à  son  ami ,  en  leur 


ACTE  III,  SCÈNE   I  .81 

NÉRON. 

Je  VOUS  entends,  Burrhus.  Le  mal  est  sans  remède  : 
Mon  cœur  s'en  est  plus  dit  que  vous  ne  m'en  direz; 
ïl  faut  que  j'aime  enfin. 

BURRHUS. 

Vous  vous  le  figurez, 
Seigneur;  et,  satisfait  de  quelque  résistance, 
Vous  redoutez  un  mal  faible  dans  sa  naissance. 
Mais  si  dans  son  devoir  votre  cœur  aflermi 
Voulait  ne  point  s'entendre  avec  son  ennemi  ; 
Si  de  vos  premiers  ans  vous  consultiez  la  gloire; 
Si  vous  daigniez ,  seigneur,  rappeler  la  mémoire 
Des  vertus  d'Octavie,  indignes  de  ce  prix  ', 
Et  de  son  chaste  amour  vainqueur  de  vos  mépris  ; 
Surtout  si,  de  Junie  évitant  la  présence. 
Vous  condamniez  vos  yeux  à  quelques  jours  d'absence  ; 
Croyez-moi,  quelque  amour  qui  semble  vous  charmer, 
On  n'aime  point,  seigneur,  si  l'on  ne  veut  aimer. 

NÉRON. 

Je  vous  croirai ,  Burrhus,  lorsque  dans  les  alarmes  ' 

Il  faudra  soutenir  la  gloire  de  nos  armes. 

Ou  lorsque,  plus  tranquille,  assis  dans  le  sénat. 

Il  faudra  décider  du  destin  de  l'État  : 

Je  m'en  reposerai  sur  votre  expérience. 


montrant  ces  deux  hommes  ensemble.  Pleins  d'admiration  pour  l'un  et  d'horreur 
pour  l'autre,  ils  souffriront  pendant  cet  entretien.  » 

1  indigne  est  un  latinisme  :  en  français,  indigne  se  prend  toujours  en  mauvaise 
part.  Les  Latins,  au  contraire,  lui  donnent  un  autre  sens.  (G.; 

î  Donnez  relte  scène  à  traiter  à  un  homme  médiocre,  Burrhus  s'étendra  sur  la 
censure  de  lamour,  et  Néron  sur  ses  louan;_'es  ;  et  de  là  quelle  suite  de  lieux  com- 
muns! Le  poète  a  tranché  court,  parce  que  .Néron  n'est  pas  un  amant,  ni  Bur- 
rhus un  rhéteur.  Celui-ci  n'a  dit  qu'un  mot,  et  n'a  insisté  que  sur  les  considéra- 
tions politiques;  il  a  parlé  en  ministre  et  en  homme  sage.  Et  quel  art  dans  la 
réponse  de  Néron'.  Quelle  déférence  apparente  pour  la  capacité  de  Burrhus!  et 
quel  air  de  respect  dans  cette  crainte  affectée  de  compromettre  la  sévérité  d'un 
homme  d'État  dans  des  intérêts  d amour!  Observez  que  Néron  parle  toujours 
dans  cette  pièce  avec  noblesse  et  avec  dignité  ;  il  devait  être  odieux ,  et  non  pa? 
vil  et  petit.  (L.) 

6 


82  BRITANNICUS 

Mais,  croyez-moi,  l'amour  est  une  autre  science, 
Burrhus  ;  et  je  ferais  quelque  difiBculté 
D'abaisser  jusque-là  votre  sévérité. 
Adieu.  Je  souffre  trop,  éloigné  de  Junie. 

SCÈNE    II 

BURRHUS. 

Enfin,  Burrhus,  Néron  découvre  son  génie  : 

Cette  férocité  que  tu  croyais  fléchir. 

De  tes  faibles  liens  est  prête  à  s'affranchir. 

En  quel  excès  peut-être  elle  va  se  répandre  1 

0  dieux  !  en  ce  malheur  quel  conseil  dois-je  prendre  ? 

Sénèque,  dont  les  soins  me  devraient  soulager  \ 

Occupé  loin  de  Rome,  ignore  ce  danger. 

Mais  quoi  !  si  d'Agrippine  excitant  la  tendresse , 

Je  pouvais...  La  voici  :  mon  bonheur  me  l'adresse. 

SCÈNE    III 
AGRIPPINE,  BURRHUS,  ALBINE. 

AGRIPPINE. 

Eh  bien!  je  me  trompais,  Burrhus,  dans  mes  soupçons? 

Et  vous  vous  signalez  par  d'illustres  leçons  ! 

On  exile  Pallas,  dont  le  crime  peut-être 

Est  d'avoir  à  l'empire  élevé  votre  maître. 

Vous  le  savez  trop  bien  :  jamais,  sans  ses  avis, 

Claude,  qu'il  gouvernait,  n'eût  adopté  mon  fils. 

Que  dis-je?  à  son  épouse  on  donne  une  rivale; 

On  affranchit  Néron  de  la  foi  conjugale  : 

Digne  emploi  d'un  ministre  ennemi  des  flatteurs. 

Choisi  pour  mettre  un  frein  à  ses  jeunes  ardeurs , 

1  Ce  vers  et  le  suivant  ont  été  conservés  de  la  grande  scène  supprimée  entre 
Burrhus  et  Narcisse.  (G.) 


ACTE  III,   SCÈNE  III  83 

De  les  flatter  lui-même ,  et  nourrir  dans  son  âme  i 
Le  mépris  de  sa  mère  et  l'oubli  de  sa  femme  ! 

BURRHUS. 

Madame,  jusqu'ici  c'est  trop  tôt  m'accuser. 

L'empereur  n'a  rien  fait  qu'on  ne  puisse  excuser. 

N'imputez  qu'à  Pallas  un  exil  nécessaire  : 

Son  orgueil  dès  longtemps  exigeait  ce  salaire  ; 

Et  l'empereur  ne  fait  qu'accomplir  à  regret 

Ce  que  toute  la  cour  demandait  en  secret. 

Le  reste  est  un  malheur  qui  n'est  point  sans  ressource. 

Des  larmes  d'Octavie  on  peut  tarir  la  source. 

Mais  calmez  vos  transports.  Par  un  chemin  plus  doux 

Vous  lui  pourrez  plutôt  ramener  son  époux  ; 

Les  menaces,  les  cris  le  rendront  plus  farouche. 

AGRIPFINE. 

Ah  1  l'on  s'efforce  en  vain  de  me  fermer  la  bouche. 
Je  vois  que  mon  silence  irrite  vos  dédains  ; 
Et  c'est  trop  respecter  l'ouvrage  de  mes  mains. 
Pallas  n'emporte  pas  tout  l'appui  d'Agrippine  : 
Le  Ciel  m'en  laisse  assez  pour  venger  ma  ruine. 
Le  fils  de  Claudius  commence  à  ressentir 
Des  crimes  dont  je  n'ai  que  le  seul  repentir  -. 
J'irai,  n'en  doutez  point,  le  montrer  à  l'armée, 
Plaindre  aux  yeux  des  soldats  son  enfance  opprimée, 
Leur  faire, à  mon  exemple,  expier  leur  erreur. 
On  verra  d'un  côté  le  fils  d'un  empereur 
Redemandant  la  foi  jurée  à  sa  famille, 
Et  de  Germanicus  on  entendra  la  tille  ^ 


1  La  correction  grammaticale  exigerait  et  de  nuurrir  ;  la  préposition  doit  se 
répéter  avant  chaque  infinitif.  Mais  on  ose  à  peine  faire  remarquer  cette  négligence 
dans  une  tirade  si  éloquente.  (G.) 

2  Elle  en  veut  avoir  le  fruit  ;  et  elle  ne  l'a  point  quand  elle  ne  gouverne  pas. 
(L.  Racine.) 

3  Praeceps  post  hœc  Agrippina  ruere  ad  terrorem  et  minas,  neque  principis 
auribus  abstinere  quominus  testaretur  c  adullumjam  esse  Britannicum,  veram 
'<  dignamque  stirpem  suscipiendo  patris  imperio,  quod  insitus  et  adoptivus ,  per 


Si  BRITANNICUS 

De  l'autre,  l'on  verra  le  fils  d'^Enobarbus  i. 

Appuyé  de  Sénèque  et  du  tribun  Burrhus, 

Qui ,  tous  deux,  de  l'exil  rappelés  par  moi-même , 

Partagent  à  mes  yeux  l'autorité  suprême. 

De  nos  crimes  communs  je  veux  qu'on  soit  instruit  ; 

On  saura  les  chemins  par  où  je  l'ai  conduit. 

Pour  rendre  sa  puissance  et  la  vôtre  odieuses, 

J'avouerai  les  rumeurs  les  plus  injurieuses; 

Je  confesserai  tout,  exils,  assassinats , 

Poison  même.. . 

BURRHUS. 

Madame,  ils  ne  vous  croiront  pas'; 
Ils  sauront  récuser  l'injuste  stratagème 
D'un  témoin  irrité  qui  s'accuse  lui-même. 
Pour  moi ,  qui  le  premier  secondai  vos  desseins , 
Qui  fis  même  jurer  l'armée  entre  ses  mains, 
Je  ne  me  repens  point  de  ce  zèle  sincère. 
Madame ,  c'est  un  fils  qui  succède  à  son  père. 
En  adoptant  Néron,  Glaudius  par  son  choix 
De  son  fils  et  du  vôtre  a  confondu  les  droits. 
Rome  l'a  pu  choisir.  Ainsi ,  sans  être  injuste  ', 
Elle  choisit  Tibère,  adopté  par  Auguste  *; 


«  injurias  matris  exerceret.  Non  abnuere  se  quin  cuncta  infelicis  domus  maia  pa- 
"  tefierent,  suae  in  primis  nuptiae,  suum  veneficium...  Ituram  cum  illo  in  castra  ; 
<■  audiretur  hinc  Germanici  filia,  inde  debilis  rursus  Burrhus  et  exul  Seneca.... 
I'  generis  humani  regimen  expostulantes.  »  (Tac.  Ann.  XUI,  xiv.) 

1  Quand  Agrippine  est  irritée,  elle  ne  dit  ni  César,  ni  Néron,  ni  l'empereur,  ni 
mon  fils  :  c'est  le  fils  d'JLnobarbus.  Le  père  de  Néron  se  nommait  Domitius 
yEnobarbus.  (  L.  Racine.) 

8  Madame ,  ils  ne  vous  croiront  pas,  est,  en  fait  de  dialogue,  un  coup  de  l'art.  On 
peut  juger  à  quel  point  Agrippine  allait  s'avilir  quand  Burrhus  l'arrête  au  poison, 
et  lui  fait  entendre  qu'elle  ne  doit  pas  dire  ce  qu'on  ne  doit  pas  croire;  c'est  la 
relever  à  temps,  et  comme  il  convenait  à  Burrhus.  (L.) 

3  Rome  ne  choisit  pas  Néron.  On  peut  voir  comment  Tacite  s'exprime  suri  élé- 
vation de  prince.  (Ann.  XU,  lxviu  et  lxix.) 

*  Rome  ne  choisit  pas  plus  Tibère  que  Néron.  Livie  avait  employé  en  faveur  de 
son  fils  Tibère  les  mêmes  manœuvres  qu' Agrippine,  et  Tacite  les  rapporte  avec 
la  même  fidélité.  (G.) 


ACTE   III,  SCÈNE  IV  85 

Et  le  jeune  Agrippa,  de  son  sang  descendu  i, 

Se  vit  exclu  du  rang  yainement  prétendu. 

Sur  tant  de  fondements  sa  puissance  établie 

Par  vous-même  aujourd'hui  ne  peut  être  affaiblie  : 

Et,  s'il  m'écoute  encor,  Madame,  sa  bonté 

Vous  en  fera  bientôt  perdre  la  volonté. 

J'ai  commencé ,  je  vais  poursuivre  mon  ouvrage. 

SCÈNE  IV 
AGRÏPPINE,  ALBINE. 

ALBINE. 

Dans  quel  emportement  la  douleur  vous  engage^ 
Madame  !  l'empereur  puisse-t-il  l'ignorer  ! 

AGRÏPPINE. 

Ah  !  lui-même  à  mes  yeux  puisse-t-il  se  montrer  ! 

ALBINE. 

Madame ,  au  nom  des  dieux,  cachez  votre  colère. 
Quoi  !  pour  les  intérêts  de  la  sœur  ou  du  frère 
Faut-il  sacrifier  le  repos  de  vos  jours? 
Gontraindrez-vous  César  jusque  dans  ses  amours? 

AGRÏPPINE. 

(^►uoi  !  tu  ne  vois  donc  pas  jusqu'où  l'on  me  ravale  -, 
Albine  !  c'est  à  moi  qu'on  donne  une  rivale  ^ 
Bientôt,  si  je  ne  romps  ce  funeste  lien, 
Ma  place  est  occupée,  et  je  ne  suis  plus  rien. 

1  Julius  Agrippa,  fils  posthume  de  l'illustre  Agrippa,  ministre  d'Auguste,  et 
de  Julie ,  fille  de  ce  prince.  Son  caractère  féroce  l'avait  fait  reléguer  par  Auguste 
dans  l'Ile  de  Planasie.  Tibère,  en  arrivant  à  1  empire,  le  fit  tuer.  (  F.  Tac. 
Ann.  1 ,  iii-vi.) 

î  Ravale  est  une  expression  énergique  qu'il  est  dommage  de  laisser  vieillir,  et 
qui  aura  toujours  son  effet  quand  elle  sera  bien  placée.  Le  mot  créance,  placé  un 
peu  plus  loin,  devrait  être  également  conservé.  (L.) 

3  Voilà  le  secret  des  fureurs  d'Agrippine.  Elle  s'embarrasse  peu  de  Britannicus, 
de  Junie,  d'Octavie,  des  débauches  et  des  crimes  de  Néron;  elle  veut  dominer, 
elle  veut  régner.  Tacite  l'a  parfaitement  caractérisée  en  deux  mots  :  «  Filio  dare 
«  imperium,  tolerare  imperitantem  nequibat  :  Elle  pouvait  faire  son  fils  empe- 
«  reur,  mais  non  supporter  son  empire.  •>  {Ann.  XI!,  lxiv.)  (G.) 


86  BRIïANNICUS 

Jusqu'ici  d'un  vain  titre  Octavie  honorée, 
Inutile  à  la  cour,  en  était  ignorée  : 
Les  grâces,  les  honneurs  par  moi  seule  versés , 
M'attiraient  des  mortels  les  vœux  intéressés. 
Une  autre  de  César  a  surpris  la  tendresse; 
Elle  aura  le  pouvoir  d'épouse  et  de  maîtresse; 
Le  fruit  de  tant  de  soins ,  la  pompe  des  Césars , 
Tout  deviendra  le  prix  d'un  seul  de  ses  regards. 
Que  dis-je?  l'on  m'évite,  et,  déjà  délaissée... 
Ah  !  je  ne  puis,  Albine,  en  souffrir  la  pensée. 
Quand  je  devrais  du  ciel  hâter  l'arrêt  fatal  *, 
Néron,  l'ingrat  Néron...  Mais  voici  son  rival. 

SCÈNE  V 
BRITANNICUS,  AGRIPPINE,  NARCISSE,  ALBINE. 

BniTANNICUS. 

Nos  ennemis  communs  ne  sont  pas  invincibles, 
Madame;  nos  malheurs  trouvent  des  cœurs  sensibles-  : 
Vos  amis  et  les  miens,  jusqu'alors  si  secrets. 
Tandis  que  nous  perdions  le  temps  en  vains  regrets, 
Animés  du  courroux  qu'allume  l'injustice. 
Viennent  de  confier  leur  douleur  à  Narcisse. 
Néron  n'est  pas  encor  tranquille  possesseur 
De  l'ingrate  qu'il  aime  au  mépris  de  ma  sœur. 
Si  vous  êtes  toujours  sensible  à  son  injure, 
On  peut  dans  son  devoir  ramener  le  parjure. 
La  moitié  du  sénat  s'intéresse  pour  nous; 
Sylla,  Pison,  Plautus... 

AGRIPPINE. 

Prince,  que  dites-vous? 

1  Un  astrologue  consulté  par  Agrippine  avait  prédit  que  Néron  serait  empe- 
reur, mais  qu'il  tuerait  sa  mère.  Agrippine  avait  répondu  :  ■<  Occidat,  dum  impe- 
«  ret  :  Qu'il  me  tue;  mais  qu'il  règne.  »  (Tac.  Ayin.  XII,  xxvi.) 

2  Nemo  adeo  expers  misericordiae  fuit ,  quem  non  Britannici  fortunae  moeror 
afficeret.  (Id.,  ibid.) 


ACTE   III,   SCENE  VI  $7 

Sylla,  Pison ,  Plautus ,  les  chefs  de  la  noblesse  ! 

BRITANNICUS. 

Madame,  je  vois  bien  que  ce  discours  vous  blesse, 
Et  que  votre  courroux,  tremblant,  irrésolu, 
Craint  déjà  d'obtenir  tout  ce  qu'il  a  voulu. 
Non ,  vous  avez  trop  bien  établi  ma  disgrâce  ; 
D'aucun  ami  pour  moi  ne  redoutez  l'audace  : 
Il  ne  m'en  reste  plus  ;  et  vos  soins  trop  prudents 
Les  ont  tous  écartés  ou  séduits  dès  longtemps. 

aguippine. 
Seigneur,  à  vos  soupçons  donnez  moins  de  créance  ; 
Notre  salut  dépend  de  notre  intelligence. 
J'ai  promis,  il  suffit  :  malgré  vos  ennemis, 
Je  ne  révoque  rien  de  ce  que  j'ai  promis. 
Le  coupable  Néron  fuit  en  vain, ma  colère; 
Tôt  ou  tard  il  faudra  qu'il  entende  sa  mère. 
J'essaierai  tour  à  tour  la  force  et  la  douceur; 
Ou  moi-même,  avec  moi  conduisant  votre  sœur. 
J'irai  semer  partout  ma  crainte  et  ses  alarmes, 
Et  ranger  tous  les  cœurs  du  parti  de  ses  larmes. 
Adieu.  J'assiégerai  Néron  de  toutes  parts. 
Vous,  si  vous  m'en  croyez,  évitez  ses  regards. 


SCENE   VI 
BRITANNICUS,  NARCISSE. 

BRITANNICUS. 

Ne  m'as-tu  point  flatté  d'une  fausse  espérance? 
Puis-je  sur  ton  récit  fonder  quelque  assurance, 
Narcisse  ? 

NARCISSE. 

Oui.  Mais,  seigneur,  ce  n'est  pas  en  ces  lieux 
Qu'il  faut  développer  ce  mystère  à  vos  yeux. 


88  BRITANNICUS 

Sortons.  Qu'attendez-vous? 

BRITANNICUS. 

Ce  que  j'attends,  Narcisse, 
Hélas  ! 

NARCISSE. 

Expliquez-vous. 

BRITANNICUS. 

Si  par  ton  artifice 
Je  pouvais  revoir... 

NARCISSE. 

Qui? 

BRITANNICUS. 

J'en  rougis.  Mais  enfin, 
D'un  cœur  moins  agité  j'attendrais  mon  destin. 

NARCISSE. 

Après  tous  mes  discours  vous  la  croyez  fidèle 

BRITANNICUS. 

Non,  je  la  crois,  Narcisse,  ingrate,  criminelle, 

Digne  de  mon  courroux  :  mais  je  sens ,  malgré  moi. 

Que  je  ne  le  crois  pas  autant  que  je  le  doi. 

Dans  ses  égarements  mon  cœur  opiniâtre 

Lui  prête  des  raisons,  l'excuse,  l'idolâtre. 

Je  voudrais  vaincre  enfin  mon  incrédulité, 

Je  la  voudrais  haïr  avec  tranquillité. 

Et  qui  croira  qu'un  cœur  si  grand  en  apparence, 

D'une  infidèle  cour  ennemi  dès  l'enfance. 

Renonce  à  tant  de  gloire,  et  dès  le  premier  jour 

Trame  une  perfidie  inouïe  à  la  cour  ? 

NARCISSE. 

Et  qui  sait  si  l'ingrate,  en  sa  longue  retraite. 
N'a  point  de  l'empereur  médité  la  défaite? 
Trop  sûre  que  ses  yeux  ne  pouvaient  se  cacher. 
Peut-être  elle  fuyait  pour  se  faire  chercher  i, 

1  Et  fiigit  ad  salices,  et  se  cupit  ante  videri.  (Virgile.) 


ACTE  m,  SCÈNE  VII  89 

Pour  exciter  Néron  par  la  gloire  pénible 

De  vaincre  une  fierté  jusqu'alors  invincible  i . 

BRITANNICUS. 

Je  ne  la  puis  donc  voir  ? 

NARCISSE. 

Seigneur,  en  ce  moment 
Elle  reçoit  les  vœux  de  son  nouvel  amant. 

BRITANNICUS. 

Eh  bien  !  Narcisse,  allons.  Mais  que  vois-je?  C'est  elle  ! 

NARCISSE,   à  part. 

Ah  !  dieux  !  à  l'empereur  portons  cette  nouvelle. 

SCÈNE   VII 
JUNIE,  BRITANNICUS. 

JUNIE. 

Retirez-vous,  seigneur,  et  fuyez  un  courroux 
Que  ma  persévérance  allume  contre  vous. 
Néron  est  irrité.  Je  me  suis  échappée, 
Tandis  qu'à  l'arrêter  sa  mère  est  occupée. 
Adieu;  réservez-vous,  sans  blesser  mon  amour, 
Au  plaisir  de  me  voir  justifier  un  jour. 
Voire  image  sans  cesse  est  présente  à  mon  âme, 
Rien  ne  peut  l'en  bannir. 

BRITANNICUS. 

Je  vous  entends.  Madame*; 
Vous  voulez  que  ma  fuite  assure  vos  désirs, 
()\ie  je  laisse  un  champ  libre  à  vos  nouveaux  soupirs. 

i  Voilà  le  texte  que  Racine  lui-même  commenta  depuis  avec  tant  d'éloquence 
dans  la  scène  d'Aricie  avec  sa  confidente,  au  second  acte  de  Phèdre.  (G.) 

*  Britannicus ,  même  en  croyant  un  moment  aux  apparences  de  l'infidélité, 
n'éclate  pas  contre  Junie.  Sa  douleur  est  douce  et  tendre,  et  s'exprime  par  des 
plaintes  plutôt  que  par  des  reproches.  Cette  modération  et  cette  réserve  sont  une 
des  nuances  de  son  caractère,  comme  celui  de  Junie,  et  font  partie  de  l'intérêt 
et  de  la  dignité  que  comportaient  ces  deux  rôles.  (L.) 


90  BRITANNICUS 

Sans  doute,  en  me  voyant,  une  pudeur  secrète 
Ne  vous  laisse  goûter  qu'une  joie  inquiète. 
Eh  bien,  il  faut  partir  ! 

JCNIE. 

Seigneur,  sans  ra'imputer... 

BRITANNICUS. 

Ah  !  vous  deviez  du  moins  plus  longtemps  disputer. 

Je  ne  murmure  point  qu'une  amitié  commune 

Se  range  du  parti  que  flatte  la  fortune; 

Que  l'éclat  d'un  empire  ait  pu  vous  éblouir; 

Qu'aux  dépens  de  ma  sœur  vous  en  vouliez  jouir  : 

Mais  que ,  de  ces  grandeurs  comme  une  autre  occupée , 

Vous  m'en  ayez  paru  si  longtemps  détrompée; 

Non,  je  l'avoue  encor,  mon  cœur  désespéré 

Contre  ce  seul  malheur  n'était  point  préparé. 

J'ai  vu  sur  ma  ruine  élever  l'injustice  ; 

De  mes  persécuteurs  j'ai  vu  le  ciel  complice  ; 

Tant  d'horreurs  n'avaient  point  épuisé  son  courroux, 

Madame  :  il  me  restait  d'être  oublié  de  vous. 

JUNIE. 

Dans  un  temps  plus  heureux,  ma  juste  impatience 
Vous  ferait  repentir  de  votre  défiance  : 
Mais  Néron  vous  menace  ;  en  ce  pressant  danger, 
Seigneur,  j'ai  d'autres  soins  que  de  vous  affliger. 
Allez,  rassurez-vous,  et  cessez  de  vous  plaindre; 
Néron  nous  écoutait,  et  m'ordonnait  de  feindre. 

BRITANNICUS. 

Quoi  !  le  cruel... 

JUNIE. 

Témoin  de  tout  notre  entretien , 
D'un  visage  sévère  examinait  le  mien, 
Prêt  à  faire  sur  vous  éclater  la  vengeance 
D'un  geste  confident  de  notre  intelligence. 

BRITANNICUS. 

Néron  nous  écoutait,  Madame  !  Mais,  hélas  ! 


ACTE   m,   SCÈNE  Vil  91 

Vos  yeux  auraient  pu  feindre  et  ne  m'abuser  pas; 
Ils  pouvaient  me  nommer  l'auteur  de  cet  outrage. 
L'amour  est-il  muet,  ou  n'a-t-il  qu'un  langage? 
De  quel  trouble  un  regard  pouvait  me  préserver  ! 
Il  fallait... 

JUNIE. 

11  fallait  me  taire  et  vous  sauver. 
Combien  de  fois,  hélas  !  puisqu'il  faut  vous  le  dire, 
Mou  cœur  de  son  désordre  allait-il  vous  instruire  1 
De  combien  de  soupirs  interrompant  le  cours, 
Ai-je  évité  vos  yeux,  que  je  cherchais  toujours  1 
Quel  tourment  de  se  taire  en  voyant  ce  qu'on  aime, 
De  l'entendre  gémir,  de  raffliger  soi-même. 
Lorsque  par  un  regard  on  peut  le  consoler  ! 
Mais  quels  pleurs  ce  regard  aurait-il  fait  couler  ! 
Ah  !  dans  ce  souvenir,  inquiète,  troublée, 
Je  ne  me  sentais  pas  assez  dissimulée. 
De  mou  front  effrayé  je  craignais  la  pâleur; 
Je  trouvais  mes  regards  trop  pleins  de  ma  douleur  : 
Sans  cesse  il  me  semblait  'que  Néron  en  colère 
Me  venait  reprocher  trop  de  soin  de  vous  plaire  : 
Je  craignais  mon  amour  vainement  renfermé; 
Enfin  j'aurais  voulu  n'avoir  jamais  aimé  '. 
Hélas  !  pour  son  bonheur,  seigneur,  et  pour  le  nôtre, 
U  n'est  que  trop  instruit  de  mon  cœur  et  du  vôtre  -  ! 
Allez,  encore  un  coup,  cachez -vous  à  ses  yeux; 
Mon  cœur  plus  à  loisir  vous  éclaircira  mieux. 
De  mille  autres  secrets  j'aurais  compte  à  vous  rendre. 

BRITA.NNICUS. 

Ah  !  n'en  voilà  que  trop  :  c'est  trop  me  faire  entendre, 
Madame,  mon  bonheur,  mon  crime,  vos  bontés. 

>  Que  de  grâce ,  que  de  richesse  poétique,  et  quelle  douceur  de  sentiment  dans 
ce  morceau  de  Junie  1  (G.) 

s  Instruit  de  mon  cœur,  pour  inttruit  del'e'lal  de  mon  cœur,  est  une  ellipse  très- 
heureuse  et  tres-poétique.  (G.) 


92  BRITANMCUS 

Et  savez- VOUS  pour  moi  tout  ce  que  vous  quittez? 

(  Se  jetant  aux  pieds  de  Junie.) 

Quand  pourrai-je  à  vos  pieds  expier  ce  reproche? 

JUNIE. 

Que  faites-vous  ?  Hélas  !  votre  rival  s'approche  ! 

SCÈNE   VIII 
NÉRON,  BRITANNICUS,  JUNIE. 

NÉRON. 

Prince,  continuez  des  transports  si  charmants  t. 
Je  conçois  vos  bontés  par  ses  remerciments, 
Madame;  à  vos  genoux  je  viens  de  le  surprendre. 
Mais  il  aurait  aussi  quelque  grâce  à  me  rendre; 
Ce  heu  le  favorise,  et  je  vous  y  retiens 
Pour  lui  faciliter  de  si  doux  entretiens. 

BRITANNICUS. 

Je  puis  mettre  à  ses  pieds  ma  douleur  ou  ma  joie 
Partout  où  sa  bonté  consent  que  je  la  voie  ; 
Et  l'aspect  de  ces  heux  où  vous  la  retenez 
N'a  rien  dont  mes  regards  doivent  être  étonnés. 

NÉRON. 

Et  que  vous  montrent-ils  qui  ne  vous  avertisse 
Qu'il  faut  qu'on  me  respecte  et  que  l'on  ra'obéisse  ? 

BRITANNICUS. 

Ils  ne  nous  ont  pas  vu  l'un  et  l'autie  élever, 
Moi  pour  vous  obéir,  et  vous  pour  me  braver, 
Et  ne  s'attendaient  pas ,  lorsqu'ils  nous  virent  naître , 
Qu'un  jour  Domitius  me  dût  parler  en  maître  ^. 

1  Transports  si  charmants ,  expression  romanesque ,  mais  relevée  ici  par  une 
ironie  amère  et  un  persiflage  cruel.  (G.) 

2  Obvii  inter  se,  Nero  Britannicum  nomine,  ille  Domitium,  salutavere.  Quod, 
ut  discordiae  initium,  Agrippina  multo  questu  ad  maritum  defert  :  «  Sperni  quippe 
adoptionem,  quaeque  censuerint  patres,  jusseritpopulus,  intra  pénates  abrogari; 
ac ,  nisi  pravitas  tam  infensa  docentium  arceatur,  eruptura  in  publicam  perni- 
ciem,  »  (Tac.  Ann.  XII,  XLi.) 


ACTE   III,   SCÈNE  VIH  93 

NÉRON. 

Ainsi  par  le  destin  nos  vœux  sont  traversés  ; 
J'obéissais  alors,  et  vous  obéissez. 
Si  vous  n'avez  appris  à  vous  laisser  conduire. 
Vous  êtes  jeune  encore,  et  Ton  peut  vous  instruire. 

BRITANNICUS. 

Et  qui  m'en  instruira? 

NÉRON. 

Tout  l'empire  à  la  fois, 
Rome. 

BRITANNICUS. 

Rome  met-elle  au  nombre  de  vos  droits 
Tout  ce  qu'a  de  cruel  l'injustice  et  la  force, 
Les  emprisonnements ,  le  rapt  et  le  divorce  ? 

NÉRON. 

Rome  ne  porte  point  ses  regards  curieux 
Jusque  dans  des  secrets  que  je  cache  à  ses  yeux. 
Imitez  son  respect. 

BRITANNICUS. 

On  sait  ce  qu'elle  en  pense. 

NÉRON. 

Elle  se  tait  du  moins  :  imitez  son  silence. 

BRITANNICUS. 

Ainsi  Néron  commence  à  ne  se  plus  forcer. 

NÉRON. 

Néron  de  vos  discours  commence  à  se  lasser. 

BRITANNICUS. 

Chacun  devait  bénir  le  bonheur  de  son  règne. 

NÉRON. 

Heureux  ou  malheureux,  il  suffit  qu'on  me  craigne  '. 

BRITANNICUS. 

Je  connais  mal  Junie,  ou  de  tels  sentiments 

•  Ennius,  dans  une  de  ses  tragédies,  fait  dire  à  un  tyran  :  "  Oderint,  dum 
metUHnt  :  Qu'on  me  baisse,  pourvu  qu'on  nne  craigne.  »  C'était  aussi  la  maxime 
de  Caligula  :  «  Tragicum  illud  subinde  jactabat  :  Oderint ,  dum  metuant.  »  (Scet. 
Calig.,  30.) 


94  BRITANNICUS 

Ne  mériteront  pas  ses  applaudissements. 

NÉRON. 

Du  moins,  si  je  ne  sais  le  secret  de  lui  plaire, 
Je  sais  l'art  de  punir  un  rival  téméraire. 

BRITANNICUS. 

Pour  moi,  quelque  péril  qui  me  puisse  accabler. 
Sa  seule  inimitié  peut  me  faire  trembler. 

NÉRON. 

Souhailez-la;  c'est  tout  ce  que  je  puis  vous  dire. 

BRITANNICUS. 

Le  bonbeur  de  lui  plaire  est  le  seul  où  j'aspire.  • 

NÉRON. 

Elle  vous  l'a  promis,  vous  lui  plairez  toujours. 

BRITANNICUS. 

Je  ne  sais  pas  du  moins  épier  ses  discours  : 

Je  la  laisse  expliquer  sur  tout  ce  qui  me  touche  *, 

Et  ne  me  cache  point  pour  lui  fermer  la  bouche  -. 

NÉRON. 

Je  vous  entends.  Eh  bien,  gardes! 

JUNIE. 

Que  faites- vous? 
C'est  votre  frère.  Hélas  1  c'est  un  amant  jaloux  1 
Seigneur,  mille  malheurs  persécutent  sa  vie  : 
Ah  !  son  bonheur  peut-il  exciter  votre  envie  ? 
Souffrez  que,  de  vos  cœurs  rapprochant  les  liens, 
Je  me  cache  à  vos  yeux  et  me  dérobe  aux  siens. 
Ma  fuite  arrêtera  vos  discordes  fatales; 
Seigneur,  j'irai  remplir  le  nombre  des  vestales. 
Ne  lui  disputez  plus  mes  vœux  infortunés  ; 
Souffrez  que  les  dieux  seuls  en  soient  importunés. 


1  C'est  une  faute  de  langage.  Il  faut  absolument,  pour  le  sens  et  pour  la  gram- 
maire ,  je  la  laisse  s'expliquer.  (L.) 

-  L'effet  théâtral  de  cette  scène  tient  au  plaisir  que  ressent  toujours  le  specta- 
teur de  voir  la  puissance  injuste  abaissée  et  confondue  par  celui  qui  n'a  d'autres 
armes  que  l'innocence  et  la  vérité.  (L.) 


ACTE  III,  SCÈNE  IX  95 

NÉRON. 

L'entreprise,  Madame,  est  étrange  et  soudaine. 
Dans  son  appartement,  gardes,  qu'on  la  ramène. 
Gardez  Britannicus  dans  celui  de  sa  sœur. 

BRITANNIGUS. 

C'est  ainsi  que  Néron  sait  disputer  un  cœur  ! 

JUNIE. 

Prince,  sans  Tirriter,  cédons  à  cet  orage. 

NÉRON. 

Gardes,  obéissez  sans  tarder  davantage. 

SCÈNE   IX 
NÉRON,  BURRHUS. 

BURRIIUS. 

Que  vois-je  !  ô  ciel  ! 

NÉRON,  sans  voir  Burrhus. 

Ainsi  leurs  feux  sont  redoublés  : 
Je  reconnais  la  main  qui  les  a  rassemblés. 
Agrippine  ne  s'est  présentée  à  ma  vue , 
Ne  s'est  dans  ses  discours  si  longtemps  étendue. 
Que  pour  faire  jouer  ce  ressort  odieux. 

(  Apercevant  Burrhus.) 

Qu'on  sache  si  ma  mère  est  encore  en  ces  lieux. 
Burrhus ,  dans  ce  palais  je  veux  qu'on  la  retienne , 
Et  qu'au  lieu  de  sa  garde  on  lui  donne  la  mienne. 

BURRHUS. 

Quoi,  seigneur  !  sans  l'ouïr?  une  mère? . 

NÉRON. 

Arrêtez  : 
J'ignore  quel  projet ,  Burrhus ,  vous  méditez  '  ; 


1  Néron  ne  pouvait  souffrir  aucun  obstacle  à  ses  volontés,  et  il  était  dangereux 
de  désapprouver  sa  conduite  :  «  Ut  faciendis  sceleribus  promptus ,  ita  audieiidi 
quae  faceret  insolens  erat.  «  (Tac.  Ann.  XV,  lxvii.)  Cependant,  un  jour  qu'il  était 
irrité  contre  sa  mère,  Burrhus  osa  lui  représenter  qu'il  fallait  donner  à  tout  le 


96  BRITANNICUS 

Mais  depuis  quelques  jours  tout  ce  que  je  désire 
Trouve  en  vous  un  censeur  prêt  à  me  contredire. 
Répondez-m'en,  vous  dis-je ;  ou_,  sur  votre  refus, 
D'autres  me  répondront  et  d'elle  et  de  Burrhus  i. 

monde  le  temps  de  se  défendre,  et  surtout  à  une  mère  :  «  Sed  cuicumque,  nedum 
parenti,  defensionem  tribuendam.  »  (Tac.  Ann.  XIII,  xx.)  C'est  la  remontrance 
qu'il  fait  ici  : 

Quoi ,  seigneur,  sans  l'ouïr?  une  mère? 

(L.  Racine.) 

1  La  progression  est  ici  également  marquée  et  dans  l'intrigue  et  dans  le  carac- 
tère du  tyran.  Son  frère  est  arrêté  parce  qu'il  est  aimé  de  Junie;  sa  mère  est 
arrêtée  en  même  temps,  parce  qu'elle  favorise  leurs  amours;  et  son  gouverneur 
est  menacé  des  fers,  parce  qu'il  dit  un  mot  en  leur  faveur.  L'intrigue  se  noue 
comme  il  doit  arriver  dans  un  troisième  acte,  et  Néron  et  la  pièce  marchent  du 
même  pas.  (L.) 


FIN   DU   TROISIEME  ACTE. 


ACTE    IV.    SCKNE    I  97 


ACTE    QUATRIEME 


^Hi— 


AGRIPPINE,  BlUllHUS. 

BURRIIUS. 

Uni,  Madame,  à  loisir  vous  pourrez  vous  déieudre  : 
César  lui-même  ici  conseut  de  vous  entendre. 
Si  son  ordre  au  palais  vous  a  fait  retenir. 
C'est  peut-être  à  dessein  de  vous  enireteuir. 
<Juoi  qu'il  en  soit,  si  j'ose  expliquer  ma  pensée, 
Ne  vous  souvenez  plus  qu'il  vous  ait  offensée , 
Pi'éparez-vous  plutôt  à  lui  tendre  les  bras  : 
Défendez-vous,  Madame,  et  ne  l'accusez  pas. 
Vous  voyez,  c'est  lui  seul  que  la  cour  envisage  '. 
Quoiqu'il  soit  votre  fils,  et  même  votre  ouvrage , 
Il  est  voire  empereur  :  vous  êtes  comme  nous 
Sujette  à  ce  pouvoir  qu'il  a  reçu  de  vous. 
Selon  qu'il  tous  menace  ou  bien  qu'il  vous  caresse, 
La  cour  autour  de  vous  ou  s'écarte  ou  s'empresse. 
C'est  son  appui  qu'on  cherche  en  cherchant  votre  appui. 
Mais  voici  l'empereur. 

AGRIPPINE. 

Qu'on  me  laisse  avec  lui. 

'  Nil  rerum  morlalium  tam  instabile  ac  tluxum  est,  ijuam  lama  ijoieniia.'  non 
âua  vi  nixa.  Statira  relictum  .Agrippin*  limen ,  nemo  solari ,  nenio  adiré.  (Tac. 
.lnn.  XIII,  XIX 


98  l'.HITANMC.lîS 

SCÈNE   II 
NÉRON,  AGRIPPINE. 

AGRIPPINE,  s'asseyant. 

Approchez-vous,  Néron,  et  prenez  votre  place  '. 
On  veut  sur  vos  soupçons  que  je  vous  satisfasse. 
J'ignore  de  quel  crime  on  a  pu  me  noircir  : 
De  tons  ceux  que  j'ai  faits  je  vais  vous  éclaircir. 

Vous  régnez  :  vous  savez  combien  votre  naissance 
Entre  l'empire  et  vous  avait  mis  de  dislance. 
Les  droits  de  mes  aïeux ,  que  Rome  a  consacrés , 
Étaient  même  sans  moi  d'inutiles  degrés. 
Quand  de  Britannicus  la  mère  condamnée 
Laissa  de  Claudius  disputer  l'hyménée, 
Parmi  tant  de  beautés  qui  briguèrent  son  choix, 
Qui  de  ses  affrancbis  mendièrent  les  voix, 
Je  souhaitai  son  lit,  dans  la  seule  pensée 
De  vous  laisser  au  Irône  où  je  serais  placée. 
Je  fléchis  mon  orgueil,  j'allai  prier  Pallas. 
Son  maître,  chaque  jour  caressé  dans  mes  bras, 
Prit  insensiblement  dans  les  yeux  de  sa  nièce 
L'amour  où  je  voulais  amener  sa  tendresse. 
Mais  ce  lien  du  sang  qui  nous  joignait  tous  deux 
Écartait  Claudius  d'un  lit  incestueux  : 
Il  n'osait  épouser  la  fille  de  son  frère. 
Le  sénat  fut  séduit  :  une  loi  moins  sévère 


'  Otte  scène  est  une  des  plus  belles  qu'il  y  ait  au  théâtre  :  les  littérateurs  la 
placent  au  même  rang  que  celle  d'Auguste  et  de  Cinna,  de  Cléopâtre  et  de  ses 
deux  fils  ,  de  Mithridate  avec  ses  enfanis.  (G.) 

Ce  ton  de  supériorité  est  remarquable  dans  la  situation  d'Agrippine.  Elle  ne 
voit  jamais  dans  Néron  que  son  fils,  et  dans  l'empereur  que  son  ouvrage;  mais 
sa  hauleur  est  naturelle  et  jamais  afl'ectée.  Chez  elle  tout  est  lier,  et  rien  n'étale 
la  fierté.  (L.) 

Obligée  à  venir  se  justifier  devant  son  maître,  c'est  elle  qui  va  l'accuser.  Elle 
parle  d'abord  comme  si  elle  lui  commandait  :  Approchez -vous.  Elle  ne  l'appelle 
ni  mon  fils,  ni  César,  et  elle  semble  lui  permettre  de  s'asseoir  près  délie. 
(L.  Racine. 


\t.TK    IV.    SCENE    II  00 

Mit  Claude  dans  mou  lit,  et  Rouie  à  mes  genoux  ». 
C  était  beaucoup  pour  moi  :  ce  n'était  rien  pour  vous. 

Je  vous  fis  sur  mes  pas  entrer  dans  sa  famille. 
Je  vous  nommai  son  gendre,  et  vous  donnai  sa  fille  : 
Silanus,  qui  l'aimait,  s'en  vit  abandonné, 
Et  marqua  de  son  sang  ce  jour  infortuné. 
Ce  n'était  rien  encore.  Eussiez-vous  pu  prétendre 
nu' un  jour  Claude  à  son  fils  dût  préférer  son  gendre? 
De  ce  même  Pallas  j'iniplorai  le  secours  : 
Claude  vous  adopta,  vaincu  par  ses  discours. 
Vous  appela  Néron,  et  du  pouvoir  suprême 
Voulut  avant  le  temps  vous  faire  part  lui-même. 
C'est  alors  que  chacun,  rappelant  le  passé, 
Découvrit  mon  dessein  déjà  trop  avancé; 
«Jae  de  Britannicus  la  disgrâce  future 
Des  amis  de  son  père  excita  le  murmure*. 
Mes  promesses  aux  uns  éblouirent  les  yeux  ! 
L'exil  me  délivra  des  plus  séditieux; 
Claude  même,  lassé  de  ma  plainte  éternelle, 
Éloigua  de  son  fils  tous  ceux  de  qui  le  zèle, 
Engagé  dès  longtemps  à  suivre  son  destin^ 
Pouvait  du  trône  encor  lui  rouvrir  le  chemin. 
Je  fis  plus  :  je  choisis  moi-même  dans  ma  suite 
Ceux  à  qui  je  voulais  qu'on  livrât  sa  conduite  '. 
J'eus  soin  de  vous  nommer,  par  un  contraire  choiv , 
Des  gouverneurs  que  Rome  honorait  de  sa  voix  : 
Je  fus  sourde  à  la  brigue,  et  crus  la  renommée  ; 
J'appelai  de  l'exil,  je  tirai  de  l'armée  ', 

•  Cuncla  feminae  obediebant.  (Tac.  Ann.  \ll,  vu.) 

î  V.  Act.  111,  se.  V,  note  1. 

s  Lirrer  sa  conduite  est  une  expression  de  génie,  et  qui  appartient  à  Racine. 
Cette  fois  le  poète  surpasse  son  modèle.  Tacifo  dit  seulement  :  «  Commotus  his, 
(juasi  criminibus,  Claudius  optimum  qucmque  educatorem  filii  exsilio  ac  morte 
afficit,  datosque  anoverca  custodiae  ejus  imponit.  •■  (  l;i».  Mil,  xli.)  A.  Martin. 

'•  At  Agrif'pina  ,  ne  malis  tantum  facinoribus  notesceret,  veniam  exsilii  pro 
Annaeo  Seneca,  simul  prjeturam  impetrat,  hi'tum  in  publicum  rata ,  ob  claritu- 
dinem  studiorum  ejus.  utfjue  Domitii  pueritia  tali  magistro  adolesceret,  et  consiliis 


100  HHITANMCrS 

Et  ce  même  Sénèque,  et  ce  même  Burrhus, 
Qui  depuis...  Rome  alors  estimait  leurs  vertus. 
De  Claude  en  même  temps  épuisant  les  richesses, 
Ma  main  sous  votre  nom  répandait  ses  largesses. 
Les  spectacles,  les  dons,  invincibles  appas, 
Vous  attiraient  les  cœurs  du  peuple  et  des  soldats , 
(jui  d'ailleurs,  réveillant  leur  tendresse  première, 
Favorisaient  en  vous  Germanicus  mon  père. 

Cependant  Claudius  penchait  vers  son  déclin. 
Ses  yeux  longtemps  fermés  s'ouvrirent  à  la  fin. 
Il  connut  son  erreur.  Occupé  de  sa  crainte. 
Il  laissa  pour  son  fils  échapper  quelque  plainte  ', 
Et  voulut,  mais  trop  tard ,  assembler  ses  amis  : 
Ses  gardes,  son  palais,  son  lit,  m'étaient  soumis». 
Je  lui  laissai  sans  fruit  consmner  sa  tendresse; 
De  ses  derniers  soupirs  je  me  rendis  maîtresse  ; 
Mes  soins,  en  apparence  épargnant  ses  douleurs. 
De  son  fils,  en  mourant,  lui  cachèrent  les  pleurs». 
Il  mourut.  Mille  bruits  en  courent  à  ma  honte  *. 
J'arrêtai  de  sa  mort  la  nouvelle  trop  prompte; 
Et  tandis  que  Burrhus  allait  secrètement 


cjuscleui  ad  speni  dominationis  ulereiitur  :  (]uia  Seneca  lidus  in  Atçrippinam  nie- 
moria  beneficii  ,  et  infensus  Claudio  doloro  injuria'  credebatur.  (Tac.  .4;iii.  XII, 

Mil.) 

1  Sub  exitu  vittp,  siiina  queedam  nec  ob.'»f;<ira  pœnitentis  de  matrimonio  Agrip- 
pinsp,  deque  Neronis  adoptione  dederat.  ^Scet.,  Claud.,  43.) 

i  Autre  exem[)le  de  ces  expressions  trouvées  qui  étonnent  par  leur  force  et 
leur  précision  au  point  de  se  f;iire  remarquer ,  rriême  dans  la  perfection  de  ce 
grand  morceau,  qui  dans  son  genre  est  tinique  au  théâtre.  (L.) 

3  Si  nous  mettons  cette  phrase  dans  lordie  naturel,  en  mourant  se  rajiportera 
nécessairement  a  soins.  (DOlivet.j  Grammaticalement,  cela  est  vrai;  mais  il 
ne  viendra  à  personne  l'idée  de  comprendre  :  mes  soins,  en  mourant,  lui  cachèrent 
les  pleurs  de  son  fils. 

4  11  est  inutile  de  faire  remarquer  la  profondeur  de  ce  vers,  où  Agrippine  n'a- 
voue le  plus  grand  des  crimes  que  pour  le  rejeter  sur  Néron...  Agrippine  ne  doit 
pas  s'expliquer  davantage  :  c'est  une  bienséance  oratoire  et  poétique;  mais  ce 
n'étaient  pas  seulement  des  bruits  qui  couraient.  Rome  entière  ne  doutait  point 
qu' Agrippine  n'eût  accéléré  la  mort  de  son  mari.  Tacite  (Ann.  XII,  Lxvet  lxviii 
entre  dans  tous  Irs  détails  de  cet  assassinat.  (A.  M,\rtin.i 


\r.jK  IV.  scfiNE  II  ini 

De  l'armée  en  vos  mains  exiger  le  serment, 

Que  vous  marchiez  au  camp,  conduit  sous  mes  auspices, 

Dans  Rome  les  autels  fumaient  de  sacrifices  : 

Par  mes  ordres  trompeurs  tout  le  peuple  excité 

Du  prince  déjà  mort  demandait  la  santé  ' . 

Enfin  des  légions  l'entière  obéissance 

Ayant  de  votre  empire  aflermi  la  puissance , 

On  vit  Claude;  et  le  peuple ,  étonné  de  son  sort  '. 

Apprit  en  même  temps  votre  règne  et  sa  mort. 

C'est  le  sincère  aveu  que  je  voulais  vous  faire  : 
Voilà  tous  mes  forfaits.  En  voici  le  salaire  '  : 
Du  fruit  de  tant  de  soins  à  peine  jouissant, 
En  avez-vous  six  mois  paru  reconnaissant , 
Que,  lassé  d'un  respect  qui  vous  gênait  peut-être, 
Vous  avez  aflecté  de  ne  me  plus  connaître. 
.J'ai  vu  BuTrhus,  Sénèque,  aigrissant  vos  soupçons. 
De  l'infidélité  vous  tracer  des  leçons, 
Ravis  d'être  vaincus  dans  leur  propre  science. 
J'ai  vu  favorisés  de  votre  confiance 
othon,  Sénéciou,  jeunes  voluptueux*, 
Et  de  tous  vos  plaisirs  flatteurs  respectueux. 
Et  lorsque,  vos  mépris  excitant  mes  murmures, 
Je  vous  ai  demandé  raison  de  tant  d'injures 
(Seul  recours  d'un  ingrat  qui  se  voit  confondu), 
Par  de  nouveaux  alTronts  vous  m'avez  répondu. 
Aujourd'hui  je  promets  Junie  à  votre  frère; 
Ils  se  flattent  tous  deux  du  choix  de  votre  mère  : 
Que  faites-vous?  Junie  enlevée  à  la  cour  ' 

'  tt  cuiiclos  adilus  custodiis  clauseral  (Agriiipinu).  creliroque  vulgabat  ir»'  m 
melius  valeludinem principis.quo  miles  bona  inspe  aieret.  (Tac. .Inn.  Xll,  lxvhi.i 

*  Quand  les  empereurs  étaient  morts,  on  les  exposait  tout  habillés  et  la  figure 
découverte  dans  une  salle  de  leur  palais.  Le  peuple  était  admis  à  cette  exposition. 
Voilà  pourquoi  Racine  dit  :  On  vil  Claude.  f^Edil.  Dézuhry.) 

'  Le  premier  hémistiche  de  ce  virj  icsume  toute  la  première  moitié  ,  et  le  se- 
cond hémistiche  toute  la  seconde  moitié  du  discours. 

■'  y.  Ixc  Xnn.  Xin,  XII.  —  Othon  est  le  méûie  qui  fut  depuis  empereur 

J'  Enlei-f  'I  la  cour,  expression  impropre,  et  mi^me  employée  à  Pontre-«en'-". 


10^  M m TAN  M Cl s 

Devient  en  une  nuit  l'objet  de  votre  amour  :       .  :,:.... 

Je  yets  de:  votre  .-cœur  Octavie  effacée,  ;-,  -r  .. 

Prête  à  sortir  du  lit  où  je  l'avais  placée  : 

Je  vois  Pallas  banni ,  votre  frère  arrêté  : 

Vous  attentez  enfin  jusqu'à  ma  liberté; 

Burrhus  ose  sur  mol  porter  ses  nuins  hardies. 

Et  lorsque,  cniivaiHCu  de  tant  de  perfidies, 

Vous  deviez  ne  me  voir  que  pour  les  expier, 

C'est  vous  qui  m'ordonnez  de  me  justifier  ! 

NÉRON. 

Je  me  souviens  toujours  que  je  vous  dois  l'empire  ; 

Et,  sans  vous  fatiguer  du  soin  de  le  redire, 

Votre  bonté,  Madame,  avec  tranquillité 

Pouvait  se  reposer  sur  niH  fidélité. 

Aussi  bien  ces  soupçons,  ces  plaintes  assidues, 

Ont  fait  croireà  tous  ceux  qui  les  ont  entendues 

(Jue  jadis  (j'ose  ici  vous  le  dire  entre  nous) 

Vous  n'aviez  sous  mon  nom  travaillé  que  pour  vous. 

«  Tant  d'honneurs,  disaient-ils,  et  tant  de  déférences, 

«  Sont-ce  de  ses  bienfaits  de  fjibles  récompenses? 

«  Quel  crime  a  donc  commis  ce  fils  tant  condamné? 

«  Est-ce  pour  obéijf.qu'elle  l'a  couronné? 

«  N'est-il  de  son  pouvoir  que  le  dépositaire?» 

Non  que,  si  jusque-là  j'avais  pu  vous  complaire , 

Je  n'eusse  pris  plaisir,  Madame,  à  vous  céder 

Ce  pouvoir  que  vos  cris  semblaient  redemander  : 

Mais  Rome  veut  un  maître,  et  non  une  maîtresse. 

Vous  entendiez  les  bruits  qu'excitait  ma  faiblesse; 

Le  sénat  chaque  jour  et  le  peuple,  irrités 

De  s'ouïr  par  ma  voix  dicter  vos  volontés. 

Publiaient  qu'en  mourant  Claude  avec  sa  puissance 

M'avait  encor  laissé  sa  simple  obéissance. 


Enlevée  à  la  cour  signifie  éloignée  p.ir  forrr  de  la  rour.  Pt  l'auteur  veut  dire  enlevé 
lie  rhe~  elle  el  Irnnspnriée  n  Ifi  rour.  iT,  i 


ACTE    IV.   SCENE   II  103 

Vous  avez  vu  cent  lois  nos  soldats  en  courroux  ' 

Porter  en  munnurant  leurs  aigles  devant  vous  ; 

Honteux  de  rabaisser  par  cet  indigne  usage 

Les  héros  dont  encore  elles  portent  l'image  ^ 

Toute  autre  se  serait  rendue  à  leurs  discours  : 

Mais,  si  vous  ne  régnez,  vous  vous  plaignez  toujours*. 

Avec  Britannicus  contre  moi  réunie, 

Vous  le  fortifiez  du  parti  de  Junie  ; 

Et  la  main  de  Pallas  trame  tous  ces  complots. 

Et,  lorsque  malgré  moi  j'assure  mon  repos , 

On  vous  voit  de  colère  et  de  haine  animée  : 

Vous  voulez  présenter  mon  rival  à  l'armée  ; 

néjàjusquesau  camp  le  bruit  en  a  couru. 

AGIIIFPINE. 

Moi  !  le  faire  empereur!  Ingrat  !  l'avez-vous  cru  ? 
Quel  serait  mon  dessein?  qu'aurais-je  pu  prétendre? 
Quels  honneurs  dans  sa  cour,  quel  rang  ponrrais-je  attendre? 
Ah  !  si  sous  votre  empire  on  ne  m'épargne  pas, 
Si  mes  accusateurs  observent  tous  mes  pas, 
Si  de  leur  empereur  ils  poursuivent  la  mère, 
Que  ferai s-je  au  milieu  d'ime  cour  étrangère  *  ? 
Ils  me  reprocheraient  non  des  cris  impuissants, 
Des  desseins  étouffés  aussitôt  que  naissants, 
Mais  des  crimes  pour  vous  commis  à  votre  vue , 
Rt  dont  je  ne  serais  que  trop  tôt  convaincue*. 

1  Novuiii  sane  «H  moribus  veterum  insolitum,  feminam  siiçnis  romains  praesi- 
dere.  (Tac.  .\nn.  Xll,  xxxvii.) 

*  Les  Romains  attachaient  à  leurs  enseignes  les  imaL'es  de  leurs  Césars.  Ces 
enseignes  étaient  sacrées,  et  ces  Césars  avaient  été  mis  au  nombre  des  dieux. 
Suétone  dit  d  un  roi  des  Parthes  (Ca/iy..  14)  :  ><  Aquilas  et  si^na  roraana,  Caesa- 
rumque  imagines  adoravit.  "  (I--  Racine.) 

'  C'est  le  mot  de  Tibère  a  la  mère  d  Agrippine  :  «  Non  ideo  laedi  quia  non  rei<iia- 
rel.  »  (Tac.  .tnn.  IV,  lu  ) 

*  Encore  une  inspiration  de  Tacite  :  <•  Vivere  ego,  Britannico  patiente  rerum , 
poteram?  »  dit  Agrippine.  accusée  d'avoir  conspiré  contre  Néron,  (.tnn.  Xlll, 
xxi.) 

*  Qui  non  verba,  impatientia  caritatis  aliquando  incauta,  sed  e.i  <  rimina  obji 
r  ant.  qiiibus  nisi  a  filio,  absolvi  non  fiossim.  IT  \r..  Ann.  XMI.  \xi 


lOi  HHITA.NMCrS 

Vous  ne  me  trompez  point,  je  vois  tous  vos  détours  ; 

Vous  êtes  un  ingrat,  vous  le  fûtes  toujours  '  : 

Dès  vos  plus  jeunes  ans  mes  soins  et  mes  tendresses 

N'ont  arraché  de  vous  que  de  feintes  caresses. 

Rien  ne  vous  a  pu  vaincre;  et  votre  dureté 

Aurait  dû  dans  son  cours  arrêter  ma  bonté. 

Que  je  suis  malheureuse  !  et  par  quelle  infortune 

Faut-il  que  tons  mes  soins  me  rendent  importune  ! 

Je  n'ai  qu'un  ûis  :  ô  ciel,  qui  m'entends  aujourd'hui, 

T'ai-je  fait  quelques  vœux  qui  ne  fussent  pour  hii  ? 

Remords ,  crainte ,  périls ,  rien  ne  m'a  retenue. 

J'ai  vaincu  ses  mépris;  j'ai  détourné  ma  vue 

Des  malheurs  qui  dès  lors  me  furent  annoncés  ; 

J'ai  fait  ce  que  j'ai  pu  :  vous  régnez,  c'est  assez. 

Avec  ma  liberté,  que  vous  m'avez  ravie. 

Si  vous  le  souhaitez,  prenez  enror  ma  vie. 

Pourvu  que  par  ma  mort  tout  le  peuple  irrité 

Ne  vous  ravisse  pas  ce  qui  m'a  tant  coûté. 

NÉRON. 

VA  bien  donc,  prononcez.  Que  voulez- vous  qu'on  fasse? 

AGRirriNE. 

De  mes  accusateurs  qu'on  punisse  laudace  ^; 
Que  deBritannicuson  calme  le  courroux; 
Que  Junie  à  son  choix  puisse  prendre  un  époux  ; 
Qu'ils  soient  libres  tous  deux,  et  que  Pallas  demeure  '; 


1  Agrippine,  a|)ies  avoir  accablé  Néron  du  reproche  d'ingratitude,  se  bâte  de 
tempérer  l'aigreur  de  ses  discours  par  une  effusion  d'amour  maternel,  qui  semble 
n'être  qu'un  mouvement  de  la  nature,  mais  qui,  dans  une  femme  de  son  carac- 
tère, n'est,  en  elfef,  qu'une  arme  de  jjIus  contre  son  lils.  et  un  moyen  de  domi- 
nation. (L.) 

2  Néron  n'a  dit  cfu'un  mot  :  mais  par  ce  mot  il  a  paru  se  rendre.  Agrippine ,  qui 
pleurait  tout  à  l'heure,  commande  aussitôt,  et.  du  ton  le  plus  absolu,  dicte  sans 
hésiter  ses  ordres  et  ses  vengeances.  Elle  ordonne  tout,  et  n'oublie  rien.  On  ne 
siurdit  mieux  peindre  la  force  du  caractère  et  de  l'hiibilude.  (G.) 

3  Colloiiuium  filii  exposcit,  ubi  nihil  pro  innocentia,  quasi  difliderel,  nec  bene- 
ficiis,  quasi  exprobraret,  disseruit:  sed  ultionem  in  delatores,  et  praemia  amicis 
obtinuit.  {Tac.  Ann.  XIII.  xxi  i 


ACTK    IV.    Sr.FNK   IFl  jOS 

Que  vous  me  permettiez  de  vous  voir  à  toute  heure  ; 

(Apercevant  Burrhus  dans  le  fond  du  théâtre.' 

Que  ce  même  Burrhus,  qui  nous  vient  écouter  ' , 
A  votre  porte  enfin  no^e  phis  m'arrêter. 

NÉRON. 

Oui,  Madame,  je  veux  que  ma  reconnaissance 

Désormais  dans  les  cœurs  grave  votre  puissance, 

Et  je  bénis  déjà  cette  heureuse  froideur 

Qui  de  notre  amitié  va  ranimer  l'ardeur. 

Quoi  que  Pallas  ait  fait,  il  suffit,  je  l'oublie  : 

Avec  Britannicus  je  me  réconcilie; 

Et  quant  à  cet  amour  qui  nous  a  séparés. 

Je  vous  fais  notre  arbitre,  et  vous  nous  jugerez. 

Allez  donc,  et  portez  cette  joie  à  mon  frère. 

dardes,  qu'on  obéisse  aux  ordres  de  ma  mère  ! 

SCÈNE    III 
NÉRON,  BURRHl  S. 

nURRHUS. 

Que  cette  paix,  seigneur,  et  ces  embrassements 
Vont  offrir  à  mes  yeux  de  spectacles  charmant^  ! 
Vous  savez  si  jamais  ma  voix  lui  fut  contraire. 
Si  de  son  amitié  j'ai  voulu  vous  distraire, 
Et  si  j'ai  mérité  cet  injuste  courroux. 

I  Iturrlius  ne  manque  do  respect  ni  ù  elle  ni  a  Néron.  Il  est  resté  dehors  pendant 
leur  entretien,  il  entend  que  l'entretien  tinit ,  parce  que  Néron,  toujours  assis, 
s  est  levé  brusriuement  en  pronon(,ant  a  haute  voix  : 

Eh  biendoDc,  prononcez  Que  vonlez-vo'Js  qu'on  fasse? 
Hurrhus  entre  pour  recevoir  les  ordres  de  Néron;  et  comme  il  est  entré  sans 
avoir  été  appelé,  Agrippine  l'accuse  d'être  venu  le»  écouler;  ce  qui  donne  lieu  à 
la  magnifique  scène  qui  va  suivre,  et  à  laifuelle  on  ne  devait  pas  s'attendre,  Néron 
ayant  menacé  Rurrhus  de  le  faire  arrêter  :  mais  Néron  vient  d'être  convaincu 
qu' .Agrippine  est  son  ennemie.  Sans  ce  mot  d'Agrippine,  Néron  n'eut  pas  confie 
sou  secret  à  Burrhus,  qu'il  regardait  comme  un  censeur  prêt  n  le  loniredire.  Aussi 
va  t-il  lui  dire  : 

.Mais  son  inimitié  vous  r^nd  nu  lOnfianc-'. 

OupI  art  d'amerer  les  scènes'  iL.  Racine 


106  liUlTA.NMrA'S 

NÉRON. 

.le  ne  vous  flatte  point,  je  me  plaignais  de  vous , 
Burrhus;  je  vous  ai  cru  tous  deux  d'intelligence  : 
Mais  son  inimitié  vous  rend  ma  confiance. 
Elle  se  hâte  trop,  Burrhus,  de  triompher  : 
J'embrasse  mon  rival ,  mais  c'est  pour  l'étouffer. 

BURRHUS. 

Quoi,  seigneur! 

NÉRON. 

C'en  est  trop  ;  il  faut  que  sa  rume 
Me  délivre  à  jamais  des  fureurs  d'Agrippine  '  : 
Tant  qu'elle  respirera ,  je  ne  vis  qu'à  demi. 
Elle  m'a  fatigue  de  ce  nom  ennemi; 
Et  je  ne  prétends  pas  que  sa  coupable  audace 
Une  seconde  fois  lui  promette  ma  place. 

RURKHUS. 

Elle  va  donc  bientôt  pleurer  Britannicus? 

NÉRON . 

Avant  la  fin  du  jour  je  ne  le  craindrai  plus. 

BURRHUS. 

r.t  qui  de  ce  dessein  vous  inspire  l'envie  -  ? 

NÉRON. 

Ma  gloire,  mon  amour,  ma  sûreté,  ma  vip  '. 

BURRHUS. 

Non,  quoi  que  vous  disiez,  cet  horrible  dessein 
Ne  fut  jamais,  seigneur,  conçu  dans  votre  sein. 

NÉRON. 

Burrhus  ! 


1  Urgentibusque  Agrippinae  rninis...  |)arari  venenum  jiibef  îNero).  (Tac 
.lri»i.  Xni,  XV.) 
-  On  ne  |ieii(  dire  l'envie  d'un  dessein.  Le  ternie  est  absolument  impropre.  (L.' 
•*  Comment  Néron  peut-il  contier  le  projet  d'an  as>assinat  à  un  homme  qu  il 
croit  vertueux?  Encore  peu  habitué  au  crime,  il  semble  qu'il  ne  devrait  se  dévoi- 
ler qua  des  complices,  tandis  (piil  en  imposerait  par  son  hypocrisie  à  ceux  dont 
le  caractère  pourrait  le  faire  rougir.  Qu'on  oublie  cette  première  invraisemblance, 
et  cette  scène  est  sublime.  (A.  Martin. i 


ACTK    IV.   SCKNK    m  .  lOTW 

BURRHIS. 

De  votre  bouche,  ô  Ciel  !  puis-je  l'apprendre? 
Vous-même  sans  frémir  avez-vous  pu  l'entendre? 
Songez-vous  dans  quel  sang  vous  allez  vous  baigner? 
Néron  dans  tous  les  cœurs  est-il  las  de  régner? 
Que  dira-t-on  de  vous?  quelle  est  votre  pensée? 

NÉRON. 

Quoi  !  toujours  encliainé  de  ma  gloire  passée  ', 
.l'aurai  devant  les  yeux  je  ne  sais  quel  amour 
Que  le  hasard  nous  donne  et  nous  ôte  en  un  jour  ! 
Soumis  à  tous  leurs  vœu.x,  à  mes  désirs  contraire, 
Suis-je  leur  empereur  seulement  pour  leur  plaire  ? 

BURRIIUS. 

Et  ne  suffit- il  pas,  seigneur,  à  vos  souhails 
Que  le  bonheur  public  soit  un  de  vos  bienfaits? 
C'est  à  vous  à  choisir,  vous  êtes  encor  maître. 
Vertueux  jusqu'ici,  vous  pouvez  toujours  l'ètie*  : 
Le  chemin  est  tracé,  rien  ne  vous  retient  plus; 
Vous  n'avez  qu'à  marcher  de  vertus  en  vertus. 
Mais  si  de  vos  llatteurs  vous  suivez  la  maxime, 
Il  vous  faudra,  seigneur,  courir  de  crime  en  criiup, 
Soutenir  vos  rigueurs  par  d'autres  cruautés. 
Et  laver  dans  le  sang  vos  bras  ensanglantés  ^; 

'  En  prose,  il  faudrait  enchniné  fi  ir.  L'exeMiple  de  tous  nos  bons  portes,  depuis 
Malherbe,  a  prouvé  que  le  de  ablatif  a  plus  de  grâce  en  poésie  que  le  par,  toutes 
les  fois  qu'il  n'est  pas  contraire  à  la  syntaxe  et  au  génie  de  la  langue.  (L.) 

-  Louis  Racine  remarque  avec  raison  ((ue  Hurrhus  ne  pense  sûrement  pasijue 
NiTon  ait  jamais  été  vertueux;  il  est  même  tres-persuadé  du  contraire;  et  le 
■spectateur  est  dans  la  confidence  de  ses  senlimenis  la-dessus  ,  depuis  qu'il  a  en- 
tendu dans  sa  bouche  ces  vers  du  troisième  acte  : 

Enfin,  Bnrrhas.  Néron  découvre  son  génie. 
Mais  ce  n  est  ici  qu'une  lec^on,  et  nullement  une  flatterie;  et  puis<|ue  Néron  a 
Voulu  jusque  la  paraître  ce  qu'il  n  était  jjas,  Burrhus  ne  peut  faire  mieux  que  de 
lui  persuader,  s'il  est  (jcssiblo,  qu'il  est  ce  qii  il  a  voulu  paraître.  Il  est  permis  de 
se  servir  de  l'amour  propre  du  méchant  pour  le  rendre  meilleur;  c'est  loflice  d'un 
honnête  homme.  Narcisse,  au  contraire,  se  servira  tout  à  I  heure  de  I  amour- 
propre  de  Néron  pour  le  porter  au  crime;  c'est  l'office  d'un  scélérat ,  et  Burrhus 
•^'f  Narcisse  soutiennent  le  rôle  qui  leur  est  propre.  [L., 

'  [.^s  principales  idées  de  re»-  ver<;  et  de  plus'enrs  autres  de  la  même  tiradf 


\t)H  .  niUIANMC.rs 

Brilannicus  mourant  excitera  le  zèle 
De  ses  amis,  tout  prêts  à  prendre  sa  querelle. 
Ces  vengeurs  trouveront  de  nouveaux  défenseurs . 
Qui,  même  après  leur  mort,  auront  des  successeurs  : 
Vous  allumez  un  feu  qui  ne  pourra  s'éteindre. 
Craint  de  tout  l'univers,  il  vous  faudra  tout  craindre  ', 
Toujours  punir,  toujours  trembler  dans  vos  projets, 
Et  pour  vos  ennemis  compter  tous  vos  sujets. 

Ah  !  de  vos  premiers  ans  l'heureuse  expérience 
Vous  fait-elle,  seigneur,  haïr  votre  innocence? 
Songez  vous  au  bonheur  qui  les  a  signalés? 
Dans  quel  repos,  ô  Ciel  !  les  avez-vous  coulés  ! 
•Juel  plaisir  de  penser  et  de  dire  en  vous-même  : 
«  Partout  en  ce  moment  on  me  bénit,  on  m'aime  ; 
«  On  ne  voit  point  le  peuple  à  mon  nom  s'alarmer; 
"  Le  Ciel  dans  tous  leurs  pleurs  ne  m'entend  point  nommer; 
«  Leur  sombre  inimitié  ne  fuit  point  mon  visage; 
'(  Je  vois  voler  partout  les  cœurs  à  mon  passage  !  » 
Tels  étaient  vos  plaisirs.  Quel  changement,  ô  dieux  1 
Le  sang  le  plus  abject  vous  était  précieux. 
Un  jour,  il  m'en  souvient,  le  sénat  équitdble 
Vous  pressait  de  souscrire  à  la  mort  d'un  coupable; 
Vous  résistiez,  seigneur,  à  leur  sévérité, 
Votre  cœur  s'accusait  de  trop  de  cruauté, 
Et,  plaignant  les  malheurs  attachés  à  l'empire, 
•le  voudrais,  disiez-vous,  ne  savoir  pas  écrire. 
.Non,  ou  vous  me  croirez,  ou  bien  de  ce  malheur 
•Ma  mort  m'épargnera  la  vue  et  la  douleur  : 
On  ne  me  verra  point  survivre  à  votre  gloire. 
Si  vous  allez  commettre  une  action  si  noire. 

'Se  jetant  aux  pieds  de  Néron.  ) 

Me  voilà  prêt,  seigneur;  avant  que  de  partir, 

soiit  empruntéesà  Sénetjue  dans  son  TriHé  sm-  h  clem-nr',  IV.  llv,  I,  xin:  i'>î<i  , 
VIIT:  ibid.,  I,  U,  etc.) 
'  Npcesse  est  multos  timeat ,  qnem  nmUi  timpnt.   (L^berits,  in  Macroh. 

S-ihn-n.   II.  vu.) 


ACTE    IV.   SCKISE    IV  lOlt 

Faites  percer  ce  cœur,  qui  n'y  peut  consentir  ; 
Appelez  les  cruels  qui  vous  l'ont  inspirée; 
Qu'ils  viennent  essayer  leur  main  mal  assurée... 
iMais  je  vois  que  mes  pleurs  touchent  mon  empereur  : 
Je  vois  que  sa  vertu  frémit  de  leur  fureur. 
Ne  perdez  point  de  temps,  nommez-moi  les  perfides 
Qui  vous  osent  donner  ces  conseils  parricides; 
Appelez  votre  frère,  oubliez  dans  ses  bras... 

^■ÉR0N. 

Ah  !  que  dem;uldez-^ous? 

DURHHUS. 

Non ,  il  ne  vous  hait  pas , 
Seigneur;  on  le  trahit  :  je  sais  son  innocence; 
Je  vous  réponds  pour  lui  de  son  obéissance. 
J'y  cours.  Je  vais  presser  un  entretien  si  doux. 

NÉRON. 

Dans  mon  appartement  qu'il  m'attende  avec  vous  '. 


SCENE    IV 
NÉRON.  NARCISSE. 

NARCISSE. 

Seigneur,  j'ai  tout  prévu  pour  une  mort  si  juste; 

Le  poison  est  tout  prêt.  La  fameuse  Locuste  * 

A  redoublé  pour  moi  ses  soins  officieux  : 

Elle  a  fait  expirer  un  esclave  à  mes  yeux  ; 

Et  le  fer  est  moins  prompt  pour  trancher  une  vie  ', 

Que  le  nouveau  poison  que  sa  main  me  confie. 

'  Le  plus  grand  éloge  du  discours  de  Uurrlius.  (  esl  qu'il  parvienne  à  toucher 
Néron  même,  et  <|U  on  n'en  soit  |ias  surpris;  comme  le  |)lus  grand  éloge  de  la 
scène  suivante,  c  est  qu'on  la  supporte  après  celle-ci ,  car  c  est  le  comble  de  l'art 
que  de  faire  supporter  Narcisse.  (L.) 

-  Damna  ta    veiieficii    nomine    Locusta,    mulla  scelerum   lama.    (Tac.    -Ahh. 

xm,  XV.) 

■*  Promittentibus  dein  tam  prœcipiteni  neceni.  quaiu  si  ferro  urgerelut.  'Iac. 
.liin.  XIII.  w.j 


JIO  HUITANMCL'S 

NÉRON. 

Narcisse,  c'est  assez  :  je  reconnais  ce  soin, 
Et  ne  souhaite  pas  que  vous  alliez  plus  loin. 

NARCISSE. 

Quoi  !  pour  Britannicus  votre  haine  affaiblie 
iMe  défend... 

NÉRON. 

Oui ,  Narcisse;  on  nous  réconcilie. 

NARCISSE. 

Je  me  garderai  bien  de  vous  en  détourner  ', 
Seigneur.  Mais  il  s'est  vu  tantôt  emprisonner  : 
Cette  offense  en  son  cœiu'  sera  longtemps  nouvelle. 
Il  n'est  point  de  secrets  que  le  temps  ne  révèle  : 
Il  saura  que  ma  main  lui  devait  présenter 
Un  poison  que  votre  ordre  avait  fait  apprêter. 
Les  dieux  de  ce  dessein  puissent- ils  le  distraire  ! 
Mais  peut-être  il  fera  ce  que  vous  n'osez  faire. 

NÉRON. 

Ou  répond  de  son  cœur;  et  je  vaincrai  le  mien. 

NARCISSE. 

Et  l'hymen  de  Junie  en  est-il  le  lien? 
Seigneur,  lui  faites-vous  encor  ce  sacrifice  ? 

NÉRON. 

C'est  prendre  trop  de  soin.  Quoi  qu'il  en  soit,  Narcis.se, 
Je  ne  le  compte  plus  parmi  mes  ennemis. 

NARCISSE. 

Agrippine,  seigneur,  se  l'était  bien  promis  : 
Elle  a  repris  sur  vous  son  souverain  empire. 

NÉRON. 

Quoi  donc?  Qu'a-t-elle  dit?  Et  que  voulez-vous  dire-? 

I  II  reconnaît  donc  que  c'est  un  crime  :  il  a  cependant  apiielé  cette  mort  une 
mon  si  juste.  Quand  il  voit  son  maître  changé ,  il  change  de  langage,  et,  en  l'assu- 
rant qu'il  ne  veut  pas  le  détourner  de  la  réconciliation,  il  va  le  pousser  au  crime: 
il  commence  par  ins])irer  à  Néron  des  craintes,  et  il  l'irrite  ensuite  contre  Agrip- 
pine ,  Burrhus  et  Sénèque,  sans  j^araltre  en  avoir  le  dessein.  (L.  Racine.) 

'■i  Pourquoi  le  poète  n'a-t-il  pas  mis  :  El  que  veux-lu  me  dire?  Jamais  Néron  n'a 


ACTE    IV.   SCENE    IS'  III 

NARCISSE. 

Elle  s'en  est  vantée  assez  publiquement . 

NÉRO.X. 

De  quoi? 

NARCISSE. 

Qu'elle  n'avait  qu'à  vous  voir  un  moment  ; 
Qu'à  tout  ce  grand  éclat,  à  ce  courroux  funeste, 
On  verrait  succéder  un  silence  modeste; 
Que  vous-même  à  la  paix  souscririez  le  premier  : 
Heureux  que  sa  bonté  daigncât  tout  oublier. 

NÉnON. 

iMais,  Narcisse,  dis-moi,  que  veux-tu  que  je  fasse? 
Je  n'ai  que  trop  de  pente  à  punir  son  audace  : 
Et,  si  je  m'en  croyais,  ce  triomphe  indiscret 
Serait  bientôt  suivi  d'un  éternel  regret. 
Mais  de  tout  l'univers  quel  sera  le  langage? 
Sur  les  pas  des  tyrans  veux-tu  que  je  m'engage. 
Et  que  Rome,  effaçant  tant  de  titres  d'honneur, 
Me  laisse  pour  tous  noms  celui  d'empoisonneur'? 
Ils  mettront  ma  vengeance  au  rang  des  parricides. 

NARCISSE. 

Et  prenez-vous,  seigneur,  leurs  caprices  pour  guides? 
Avez-vous  prétendu  qu'ils  se  tairaient  toujours? 
Est-ce  à  vous  de  prêter  l'oreille  à  leurs  discours? 
De  vos  propres  désirs  perdrez -vous  la  mémoire? 
Et  serez-vous  le  seul  que  vous  n'oserez  croire? 
Mais ,  seigneur,  les  Romains  ne  vous  sont  pas  connus; 
Non,  non  :  dans  leurs  discours  ils  sont  plus  retenus. 
Tant  de  précaution  affaiblit  votre  règne  : 
Ils  croiront,  en  effet,  mériter  qu'on  les  craigne- 

dit  vou$  à  Narcisse.  .Néron  est  si  troublé  dece(|u'il  vient  d'entendre,  qii  il  ne  sait 
il  qui  il  répond.  (L.  Racine.) 

'  Il  est  remarquable  ((ue  ce  discours  de  Néron  est  comme  un  rellet  de  celui  que 
vient  de  lui  tenir  Burrhiis  pour  le  détourner  du  crhne.  L'impression  qu'il  areçiie 
dure  encore  ;  mais  on  sent  qu'elle  va  s'effacer,  car  les  raisonnements  s'affaiblissent 
d  mesure  que  la  scène  se  prolonge.    A.  Martin.) 


112  lUilTA.NMCLS 

Au  joug,  depuis  longtemps,  ils  se  sont  façonnés; 
Ils  adorent  la  main  qui  les  tient  enchaînés. 
Vous  les  verrez  toujours  ardents  à  vous  complaire  : 
Leur  prompte  servitude  a  fatigué  Tibère  '. 
iMoi-même,  revêtu  d'un  pouvoir  emprunté 
Que  je  reçus  de  Claude  avec  la  liberté, 
J'ai  cent  fois,  dans  le  cours  de  ma  gloire  passée, 
Tenté  leur  patience,  et  ne  l'ai  point  lassée. 
D'un  empoisonnement  vous  craignez  la  noirceur? 
Faites  périr  le  frère,  abandonnez  la  sœur; 
Rome  sur  les  autels  prodiguant  les  victimes, 
Fussent-ils  innocents,  leur  trouvera  des  crimes; 
Vous  verrez  mettre  au  rang  des  jours  infortunés 
Ceux  où  jadis  la  sœur  et  le  frère  sont  nés  *, 

NÉRON. 

Narcisse,  encore  un  coup,  je  ne  puis  l'entreprendre. 

J'ai  promis  à  Burrhus.  il  a  fallu  me  rendre. 

Je  ne  veux  point  encore,  en  lui  manquant  de  foi, 

Donner  à  sa  vertu  des  armes  contre  moi  : 

J'oppose  à  ses  raisons  un  courage  inutile; 

Je  ne  l'écoute  point  avec  un  cœur  tranquille. 

NARCISSE. 

Burrhus  ne  pense  pas,  seigneur,  tout  ce  qu'il  dit  : 
Son  adroite  vertu  ménage  son  crédit. 
Ou  plutùl  ils  n'ont  tous  qu'une  même  pensée  : 
Ils  verraient  par  ce  coup  leur  puissance  abaissée; 


'  Admirable  expre>sion  d  une  pensée  profonde.  Tacite  peint  Tiijere  comme  un 
despote  ombrageux,  ennemi  de  la  liberté  par  caractère,  mais  dégoûté  des  flat- 
teries grossièreo,  dont  il  sentait  la  bassesse  mieux  que  personne.  Tacite  rapporte 
que ,  sortant  un  jour  du  sénat,  il  s'écria  :  «  0  homines  ad  scrviiutem  paratos  1 
O  hommes  nés  pour  la  servitude  1  »  Mot  qui  a  fourni  à  Racine  l'idée  de  ce  vers 
énergique.  iG.) 

I .  aussi  Montesquieu,  Grandeur  et  Décadence  des  Romains,  c.  XIV. 

^  Tout  cela  est  historiquement  vrai.  Après  le  meurtre  d'Agrippine,  le  sénat 
décréta  :  <•  Ut  dies  natalis  Agrippinse  inter  néfastes  esset.  (Tac.  Ànn.  XIV,  xn, 
XIII. /  Après  le  meurtre  d  Oclavie  :  «  Dona  ob  hœc  templis  décréta  ..  Quoties  fugas 
(■  et  csedes  jussit  primeps,  toties  grates  diis  actas.  »  (lOid.,  r,xiv.  i 


ACTE   IV.   SCÈNE    IV  113 

Vous  seriez  libre  alors,  seigaeur;  et,  devant  \ous , 

Ces  maîtres  orgueilleux  fléchiraient  comme  nous. 

(juoi  doue  !  ignorez -vous  tout  ce  qu'ils  osent  dire? 

a  Néron,  s'ils  en  sont  crus,  n'est  point  né  pour  l'empire. 

«  11  ne  dit  et  ne  fait  que  ce  qu'on  lui  prescrit  : 

«  Burrhus  conduit  son  cœur,  Sénèque  son  esprit. 

«  Pour  toute  ambition,  pour  vertu  singulière, 

((  Il  excelle  à  conduire  un  char  dans  la  carrière  '; 

a  A  disputer  des  prix  indignes  de  ses  mains  ; 

«  A  se  donner  lui-même  en  spectacle  aux  Romains; 

«  A  venir  prodiguer  sa  voix  sur  un  théâtre  ; 

«  A  réciter  des  chants  qu'il  veut  qu'on  idolâtre  *; 

«  Tandis  que  des  soldats,  de  moments  en  moments, 

«  Vont  arracher  pour  lui  les  applaudissements.  » 

Ah  !  ne  voulez-vous  pas  les  forcer  à  se  taire? 

NÉRON. 

Viens,  Narcisse  :  allons  voir  ce  que.  nous  devons  faire  ^ 


I  i;e  ne  fut  nue  plusieurs  années  après  la  mort  de  Uritannicus  que  Néron  se  lit 
cocher  du  cirque  ft  chanteur  de  théâtre.  Mais  ce  petit  anachronisme  est  en  hii- 
méme  assez  indifTérent,  et  d'ailleurs  il  en  résulte  de  si  grandes  beautés,  qu'on 
l'oublie  sans  peine. 

*  Suétone  nous  apprend  {.Ver.,  ïi)  qu'une  des  raisons  les  plus  décisives  de  sa 
haine  pour  Britannicus  et  de  la  mort  de  ce  jeune  homme,  fut  la  jalousie  que  Néron 
avait  conçue  de  la  beauté  de  sa  voix  Quel  parti  Racine  a  tiré  de  toutes  ces  tradi- 
tions historiques,  qui  conduisent  à  la  connaissance  des  hommes!  (I..) 

s  Si  Néron  sortait  déterminé,  l'action  serait  finie  :  il  sort  pour  aller  délibé- 
rer. Le  spectateur  prévoit  quelle  sera  la  décision  d'un  conseil  tenu  avec  Narcisse  : 
cependant  il  reste  dans  l'incertitude  jusqu  à  la  quatrième  scène  de  l'acte  suivant 
;L.  Racine.;; 


FIN    DU   ijl  ATRIEME  ACTE. 


lit  lîHlTAN.MCrs 


ACTE   CINQUIEME 

SCÈNE    l 
BRITANNICUS,  JUNIE. 

I5RÎTANNICUS. 

Oui,  Madame,  Néron  (qui  l'aurait  pu  penser!) 

Dans  son  appartement  m'attend  pour  m'embrasser. 

Il  y  fait  de  sa  cour  inviter  la  jeunesse  : 

Il  veut  que  d'un  festin  la  pompe  et  l'allégresse 

Confirment  à  leurs  yeux  la  foi  de  nos  serments, 

Et  réchauffent  l'ardeur  de  nos  embrassements. 

Il  éteint  cet  amour,  source  de  toute  haine  ; 

Il  vous  fait  de  mon  sort  arbitre  souveraine. 

Pour  moi ,  quoique  banni  du  rang  de  mes  aïeux , 

Quoique  de  leur  dépouille  il  se  pare  à  mes  yeux: 

Depuis  qu'à  mon  amour  cessant  d'être  contraire 

Il  semble  me  céder  la  gloire  de  vous  plaire, 

Mon  cœur,  je  l'avouerai,  lui  pardonne  en  secret. 

Et  lui  laisse  le  reste  avec  moins  de  regret. 

Quoi  I  je  ne  serais  plus  séparé  de  vos  charmes  ! 

Quoi  !  même  en  ce  moment  je  puis  voir  sans  alarmes 

Ces  yeux  que  n'ont  émus  ni  soupirs  ni  terreur, 

Qui  m'ont  sacrifié  l'empire  et  l'empereur! 

Ah!  Madame...  Mais  quoi!  quelle  nouvelle  crainte 

Tient  parmi  mes  transports  votre  joie  en  contrainte  '  ? 

D'où  vient  qu'en  m'écoutant  vos  yeux ,  vos  tristes  yeux , 

1   La  crainte  qui /"Jrmi  des  Iranuporls  tifntl'tjoieen  conlrainte ,  n  est  pas  un  tour 
heureux.  (G.) 


Acii-:  V.  scKXh:  i  H  ri 

Avec  de  longs  regards  se  tournent  vers  les  cieax  ? 
Qu'est-ce  que  vous  craignez  ? 

JUNIE. 

Je  l'ignore  moi-même  : 
Mais  je  crains. 

BRITANNICL'S. 

Vous  m'aimez? 

JUNIE. 

Hélas  !  si  je  vous  aime! 

BRITANiNICUS. 

Néron  ne  trouble  plus  notre  félicité. 

JDNIE. 

Mais  me  répondez-vous  de  sa  sincérité? 

BRITANiNICUS. 

Quoi  !  vous  le  soupçonnez  d'uue  haine  couverte? 

JUNIE. 

Néron  m'aimait  tantôt,  il  jurait  votre  perte  ; 

Il  me  fuit,  il  vous  cherche  :  un  si  grand  changement 

Peut-il  être,  seigneur,  l'ouvrage  d'un  moment? 

DRITANNICUS. 

Cet  ouvrage.  Madame,  est  un  coup  d'Agrippine  : 
Elle  a  cru  que  ma  perte  entraînait  sa  ruine. 
Grâce  aux  préventions  de  son  esprit  jaloux, 
Nos  plus  grands  ennemis  ont  combattu  pour  nous. 
Je  m'en  fie  aux  transports  qu'elle  m'a  fait  paraître; 
Je  m'en  fie  à  Burrhus  :  j'en  crois  même  son  maître; 
Je  crois  qu'à  mon  exemple,  impuissant  à  trahir  ', 
Il  hait  à  cœur  ouvert,  ou  cesse  de  haïr. 

JUNIE. 

Seigneur,  ne  jugez  pas  de  son  cœur  par  le  vôtre, 
Sur  des  pas  différents  vous  marchez  l'un  et  l'autre. 
Je  ne  connais  Néron  et  la  cour  que  d'un  jour  : 
Mais,  si  j'ose  le  dire,  hélas  !  dans  cette  cour 

I  lmpui»»anl  n  trahir  pour  ne  pouvant  avoir  la  volonté  de  irnlur,  est  une  expres- 
sion heureuse  qui  enrichit  la  poésie.  'G.; 


il6  P.RITANMCUS 

Combien  tout  ce  qu'on  dit  est  loin  de  ce  qu'on  pense  ! 
Que  la  bouche  el  le  cœur  sont  peu  d'intelligence  ! 
Avec  combien  de  joie  on  y  trahit  sa  foi  ! 
Quel  séjour  étranger  et  pour  vous  et  pour  moi  ! 

BRITANXICUS. 

Mais  que  son  amitié  soit  véritable  ou  feinte , 

Si  vous  craignez  Néron,  lui-même  est-il  sans  crainte? 

Non,  non,  il  n'ira  point,  par  un  lâche  attentat, 

Soulever  contre  lui  le  peuple  et  le  sénat. 

Que  dis-je?-  il  reconnaît  sa  dernière  injustice; 

Ses  r.?mords  ont  paru.  niTme  aux  yeux  de  Narcisje. 

Ah  !  s'il  vou.s  avait  dit,  ma  princesse,  à  quel  point... 

JUNIB. 

Mais  Narcisse,  seigneur,  ne  vous  trahit-il  point? 

BRITANNICrS. 

Et  pourquoi  voulez- vous  que  mon  cœur  s'en  défie? 

JUNIE. 

Et  que  sais-je?  il  y  va,  seigneur,  de  votre  vie  : 
Tout  m'est  suspect  :  je  crains  que  tout  ne  soit  séduit; 
Je  crains  Néron,  je  crains  le  malheur  qui  me  suit. 
D'un  noir  pressentiment  malgré  moi  prévenue. 
Je  vous  laisse  à  regret  éloigner  de  ma  vue. 
Hélas  !  si  cette  paix  dont  vous  vous  repaissez 
Couvrait  contre  vos  jours  quelques  pièges  dre.«sés  ; 
Si  Néron,  irrité  de  notre  intelligence, 
Avait  choisi  la  nuit  pour  cacher  sa  vengeance  ; 
S'il  préparait  ses  coups  tandis  que  je  vous  vois , 
Et  si  je  vous  parlais  pour  la  dernière  fois  ! 
Ah!  prince... 

BRITAXNICUS. 

Vous  pleurez  1  ah  !  ma  chère  princesse  ! 
Et  pour  moi  jusque-là  votre  cœur  s'intéresse  ! 
Muoi  !  Madame,  en  un  jour  où,  plein  de  sa  grandeur, 
Néron  croit  éblouir  vos  yeux  de  sa  splendeur 
Dans  des  lieux  où  chacun  me  fuit  et  le  révère. 


AC.TK   V.   SCENE   II  117 

Aux  pompes  de  sa  cour  préférer  ma  misère  ! 
Quoi  I  dans  ce  même  jour  et  dans  ces  mêmes  lieux 
Refuser  un  empire,  et  pleurera  mes  yeux! 
Mais,  Madame,  arrêtez  ces  précieuses  larmes; 
Mon  retour  va  bientôt  dissiper  vos  alarmes. 
Je  me  rendrais  suspect  par  un  plus  long  séjour  '  : 
Adieu.  Je  vais,  le  cœur  tout  plein  de  mon  amour, 
Au  milieu  des  transports  d'une  aveugle  jeunesse, 
Ne  voir,  n'entretenir  que  ma  belle  princesse. 
Adieu. 

JUNIE. 

Prince... 

BlUTANNICUS. 

On  m'attend,  Madame,  il  faut  partir. 

JUNIE. 

Mais  du  moins  attendez  qu'on  vous  vienne  avertir. 

SCÈNE    II 
AGHIFPINE,  BRITANNICUS,  JUNIE. 

AGRIPFINE. 

Prince,  que  tardez-vous?  Partez  en  diligence. 
Néron  impatient  se  plaint  de  votre  absence. 
La  joie  et  le  plaisir  de  tous  les  conviés 
Attend,  pour  éclater,  que  vous  vous  embrassiez. 
Ne  faites  point  languir  une  si  juste  envie; 
Allez.  Et  nous,  Madame,  allons  chez  Octavie. 

BRITANNICUS. 

Allez,  belle  Junie,  et  d'un  esprit  content 
Hâtez-vous  d'embrasser  ma  sœur  qui  vous  attend. 
Dès  que  je  le  pourrai,  je  reviens  sur  vos  traces. 
Madame,  et  de  vos  soins  j'irai  vous  rendre  grâces. 

'  Séjour  ne  p.^ut  se  dire  du  court  es|iac.>  de  temps  qui  s'écuuie  pend;int  rentre- 
tien  de  deux  personnes;  C€  n'est  point  faire  un  séjou'  chez  un  ami  que  de  lui  rendre 
nne  visite  d'un  Instant  :  il  semble  que  le  mot  propre  ici  -oit  abience.  'A.  Martin.) 


118  BRITÂNMCUS 

SCÈNE   III 
AGRIPPINE,  JUNIE. 

AGRirPINE. 

iMadame,  ou  je  me  trompe,  ou  durant  vos  adieux 
Quolques  pleurs  répandus  ont  obscurci  vos  yeux 
Puis-je  savoir  quel  trouble  a  formé  ce  nuage? 
Uoutez-vous  d'une  paix  dont  je  fais  mon  ouvrage? 

JUNIE. 

Après  tous  les  ennuis  que  ce  jour  m'a  coûtés, 

Ai -je  pu  rassurer  mes  esprits  agités? 

Hélas  !  à  peine  encor  Je  conçois  ce  miracle. 

Quand  môme  à  vos  bontés  je  craindrais  quelque  obstacle, 

Le  changement ,  Madame,  est  commun  à  la  cour. 

Et  toujours  quelque  crainte  accompagne  l'amour. 

AGRIPPINE. 

11  suffit,  j'ai  parlé,  tout  a  changé  de  face  '  : 
Mes  soins  à  vos  soupçons  ne  laissent  point  de  place. 
Je  réponds  d'une  paix  jurée  entre  mes  mains; 
Néron  m'en  a  donné  des  gages  trop  certains. 
Ah  !  si  vous  aviez  vu  par  combien  de  caresses 
Il  m'a  renouvelé  la  foi  de  ses  promesses  ! 
Par  quels  embrassements  il  vient  de  m'arrêter  -  ! 
Ses  bras  dans  nos  adieux  ne  pouvaient  me  quitter. 
Sa  facile  bonté,  sur  son  front  répandue. 
Jusqu'aux  moindres  secrets  est  d'abord  descendue. 
11  s'épanchait  en  fils  qui  vient  en  liberté 
Dans  le  sein  de  sa  mère  oublier  sa  fierté. 

1  C'est  bien  là  l'orgueil  d'un  pouvoir  précaire  et  emprunté  :  un  des  moyens  de 
crédit,  c'est  d'y  f.iire  croire,  et  l'on  en  ressaisit  d'autant  plus  l'apparence  qu'on  a 
été  plus  près  d'en  perdre  la  réalité.  (L.) 

?  On  peut  mettre  au  rang  des  vers  les  plus  parfaits  de  notre  langue  ces  dix  vers 
qui  commencent  par  ces  mots  .  Par  quels  embrassements,  etc.,  et  les  derniers  sont 
du  style  sublime.  Tout  y  est  également  imposant,  la  pensée,  les  images  et  l'har 
monie.  ^L.) 


ACTE   V,   SCÉiNt;   IV  110 

Mais  bientôt  reprenant  un  visage  sévère  -, 
Tel  que  d'un  empereur  qui  consulte  sa  mère . 
Sa  confidence  auguste  a  mis  entre  mes  mains 
Des  secrets  d'où  dépend  le  destin  des  humains. 
Non,  il  le  faut  ici  confesser  à  sa  gloire, 
Son  cœur  n'enferme  point  une  malice  noire  ; 
Et  nos  seuls  ennemis,  altérant  sa  bonté, 
Abusaient  contre  nous  de  sa  facilité. 
Mais  enfin  à  son  tour  leur  puissance  décline; 
Rome  encore  une  fois  va  connaître  Agrippine; 
Déjà  de  ma  faveur  on  adore  le  bruit'. 
Cependant  en  ces  lieux  n'attendons  pas  la  nuit  : 
Passons  chez  Octavie,  et  donnons-lui  le  reste 
D'un  jour  autant  heureux  que  je  l'ai  cru  funeste. 
Mais  qu'est-ce  que  j'entends?  quel  tumulte  confus? 
Que  peut- on  faire? 

JUNIE. 

0  Ciel,  sauvez  Britanoicus! 

SCÈNE    IV 
AGRIPPINE,  JUNIE,  BLRRHLS. 

AGRIPPINE. 

Burrhus,  où  courez-vous?  arrêtez.  Que  veut  dire... 

BURRHUS. 

Madame,  c'en  est  fait,  Britannicus  expire. 

JUNIE. 

Ah!  mon  prince' 

AGRIPPINE. 

Il  expire? 

BLRRHLS. 

Ou  plutôt  il  est  mort, 
Madame. 

'  On  adore  tout  de  la  faveur,  même  le  bruit:  mais  qui,  excepte  Racine,  aurait 
osé  le  dire?  (L.) 


1-20  BRITAiNNICLS 

JUNIE. 

Pardonnez,  Madame,  à  ce  transport. 
Je  vais  le  secourir,  si  je  puis,  ou  le  suivre. 

SCÈNE   V 
AGRIPPINE,  BURRHUS. 

AORIPPINE. 

Quel  attentat,  Burrhus  ! 

BURRHUS. 

Je  n'y  pourrai  survivre, 
Madame,  il  faut  quitter  la  cour  et  l'empereur. 

AGBIPPINE. 

Quoi  !  du  sang  de  son  frère  il  n'a  point  eu  d'horreur  ! 

BURRHUS. 

Ce  dessein  s'est  conduit  avec  plus  de  mystère. 
A  peine  l'empereur  a  vu  venir  son  frère , 
11  se  lève,  il  l'embrasse,  on  se  tait,  et  soudain 
César  prend  le  premier  une  coupe  à  la  main  : 
0  Pour  achever  ce  jour  sous  de  meilleurs  auspices, 
c<  Ma  main  de  cette  coupe  épanche  les  prémires, 
«  Dit-il  :  dieux  que  j'appelle  à  cette  effusion, 
«  Venez  favoriser  notre  réunion.  » 
Parles  mêmes  serments  Britannicus  se  lie. 
La  coupe  dans  ses  maius  par  Narcisse  est  remplie  : 
Mais  ses  lèvres  à  peine  en  ont  touché  les  bords , 
Le  fer  ne  produit  point  de  si  puissants  efforts; 
Madame,  la  lumière  à  ses  yeux  est  ravie, 
11  tombe  sur  son  lit  sans  chaleur  et  sans  vie. 
Jugez  combien  ce  coup  frappe  tous  les  esprits  : 
La  moitié  s'épouvante  et  sort  avec  des  cris; 
Mais  ceux  qui  de  la  cour  ont  un  plus  long  usage 
Sur  les  yeux  de  César  composent  leur  visage. 
Cependant  sur  son  lit  il  demeure  penché. 


ACTK  V.  S  ci;  M-:  VI  121 

D'aucun  étonnement  il  ne  paraît  touché  : 
«  Ce  mal  dont  vous  craignez,  dit-il,  la  violence 
«  A  souvent  sans  péril  attaqué  son  enfance.  » 
Narcisse  veut  en  vain  atfecter  quelque  ennui , 
Et  sa  perQde  joie  éclate  malgré  lui. 
Pour  moi,  dût  l'empereur  punir  ma  hardiesse, 
D'une  odieuse  cour  j'ai  traversé  la  presse  ; 
Et  j'allais,  accablé  de  cet  assassinat, 
Pleurer  Britannicus,  César,  et  tout  l'Étal  '. 

AGRIFPINE. 

Le  voici.  Vous  verrez  si  c'est  moi  qui  l'inspire. 

SCÈNE  VI 
AGRIPPINE,  NÉRON,  BCRRHUS,  NARCISSE. 

NÉRON ,   voyant  Agripi)ine. 

Dieux  *  ! 

AGRIPPINE. 

Arrêtez,  Néron;  j'ai  deux  mots  à  vous  dire. 
Britannicus  est  mort  :  je  reconnais  les  coups, 
.le  connais  l'assassin. 

NÉRON. 

Et  qui ,  Madame  ? 

AGRIPPINE. 

Vous. 

NÉRON. 

Moi!  voilà  les  soupçons  dont  vous  êtes  capable. 
Il  n'est  point  de  malheur  dont  je  ne  sois  coupable  ; 
Et  si  l'on  veut.  Madame,  écouter  vos  discours, 
Ma  main  de  Claude  même  aura  tranché  les  jours  ^ 

1  Dansce  récit,  qu'il  emprunte  encore  à  Tacite  (Ann.  XII.  xvi;.  Racine  lutte  avec 
avantage  contre  son  modèle. 

-  Ici  Néron  ne  parait  plus  tel  qu  il  était  dans  les  scènes  précédentes;  ce  n'est 
pas  qu'il  soit  changé,  mais  il  cesse  de  se  déi-uiser.  L.  Racine  y 

3  Personne  ne  sait  mieux  que  lui  que  c'est  Agrippine  qui  a  fait  périr  Claude; 
et  c'est  Néron  qui  reproche  a  sa  mère  un  crime  con  mis  pour  luil  (L." 


1-22  I5HITA.NMCUS 

Son  fils  VOUS  était  cher,  sa  mort  peut  vous  confondre  : 
Mais  des  coups  du  destin  je  ne  puis  pas  répondre. 

AGRIPPINE. 

Non,  non  :  Britannicus  est  mort  empoisonné  : 
Narcisse  a  fait  le  coup;  vous  l'avez  ordonné. 

NÉRON. 

Madame!...  Mais  qui  peut  vous  tenir  ce  langage? 

NARCISSE. 

Hél  seigneur,  ce  soupçon  vous  fait-il  tant  d'outrage'  ? 

Britannicus,  Madame,  eut  des  desseins  secrets 

Qui  vous  auraient  coûté  de  plus  justes  regrets  : 

Il  aspirait  plus  loin  qu'à  l'hymen  de  Junie; 

De  vos  propres  bontés  il  vous  aurait  punie. 

Il  vous  trompait  vous-même,  et  son  cœur  offensé 

Prétendait  tôt  ou  tard  rappeler  le  passé. 

Soit  donc  que  malgré  vous  le  sort  vous  ait  servie  ; 

Soit  qu'instruit  des  complots  qui  menaçaient  sa  vie, 

Sur  ma  fidélité  César  s'en  soit  remis, 

Laissez  les  pleurs,  Madame,  à  vos  seuls  ennemis; 

Qu'ils  mettent  ce  malheur  au  rang  des  plus  sinistres  : 

Mais  vous... 

AGRIPPINE. 

Poursuis,  Néron;  avec  de  tels  ministres. 
Par  des  faits  glorieux  tu  vas  te  signaler  : 
Poursuis.  Tu  n'as  pas  fait  ce  pas  pour  reculer  ; 
Ta  main  a  commencé  par  le  sang  de  ton  frère; 
Je  prévois  que  tes  coups  viendront  jusqu'à  ta  mère  : 
Dans  le  fond  de  ton  cœur  je  sais  que  tu  me  hais; 
Tu  voudrais  t'afiranchir  du  joug  de  mes  bienfaits. 

1  C'est  un  des  traits  les  plus  ]jrolonds  et  les  plus  admirables  de  la  pièce,  mais 
c'e^t  un  des  moins  sentis.  Néron,  toujours  faible,  se  défend  et  nie  le  crime.  Nar- 
cisse, avec  une  impudence  digne  des  scélérats  consommés,  encourage,  enhardit 
son  maître  ;  il  lève  le  mastiue,  il  avoue  tout,  et  soutient  que  tout  est  bien  fait.  C'est 
le  discours  d'un  scélérat  qui  compte  sur  le  crédit  que  lui  donne  le  crime  sur  un 
maître  tel  que  Néron.  Agrippine  elle-même  est  confonduede  cet  excès  d'eiïron- 
terie;  et,  n'espérant  plus  rien  de  son  fils,  c'est  alors  qu'elle  laisse  un  libre  cours 
à  sa  fureur,  et  qu'elle  accable  Néron  des  imprécations  les  plus  terribles.  (G.) 


A<:TE   V.   SCENE  Ml  123 

Mais  je  veux  que  ma  mort  te  soit  même  inutile  : 
Ne  crois  pas  qu'en  mourant  je  te  laisse  tranquille; 
Rome,  ce  ciel,  ce  jour  que  tu  reçus  de  moi , 
Partout,  à  tout  moment,  m'oftriront  devant  toi  '. 
Tes  remords  te  suivront  comme  autant  de  furies  : 
Tu  croiras  les  calmer  par  d'autres  barbaries; 
Ta  fureur,  s'irritant  soi-même  dans  son  cours, 
D'un  sang  toujours  nouveau  marquera  tous  tes  jours. 
Mais  j'espère  qu'enfin  le  Ciel,  las-de  tes  crimes, 
Ajoutera  ta  perte  à  tant  d'autres  victimes  ; 
Qu'après  l'être  couvert  de  leur  sang  et  du  mien , 
Tu  te  verras  forcé  de  répandre  le  tien; 
Et  ton  nom  paraîtra,  dans  la  race  future, 
Aux  plus  cruels  tyrans  une  cruelle  injure  *. 
Voilà  ce  que  mon  cœur  se  présage  de  toi. 
Adieu  :  tu  peux  sortir  '. 

NÉRON. 

Narcisse,  suivez-moi  *. 
SCÈNE   VII 

agrippinl:,  buruhus. 

AORIPPINE. 

Ah  !  Ciel,  de  mes  soupçons  quelle  était  l'injustice  ! 
Je  condamnais  Burrhus  pour  écouter  Narcisse  I 

1   y.  Tac.  Ann.  XIV,  x. 

i  Voilà  un  exemple  <le  cet  art  si  fréquent  dans  Racine,  de  donner  aux  idées  les 
plus  fortes  l'expression  la  plus  simple.  Dire  à  un  homme  que  son  nom  sera  une 
injure  pour  les  tyrans  est  déjà  terrible ,  mais  pour  les  plu»  cruels  tyrans  une 
cruelle  injure  l  je  ne  crois  pas  ([ue  l'invective  puisse  imaginer  rien  au  delà  .  et 
pourtant  il  n'y  a  rien  de  trop  pour  Néron.  (L.) 

3  Agrippine,  selon  Ihistoire,  ne  fut  pas,  à  beaucoup  près,  si  hardie  qu'elle  lest 
ici:  elle  fut  consternée  de  l.i  mort  de  Britannicus,  ([ui  lui  présageait  la  sienne,  et 
ne  \H  dans  ce  premier  attentat  qu  un  essai  du  parricide  :  «  Parricidii  (  xemplum 
inteiligebat,  ■>  dit  Tacite.  (.Un.  XII.  xvi.)  (L.) 

•  La  froideur  avec  laquelle  Néron  entend  les  imprécations  d'Agrippine,  son 
silence,  cet  ordre  sec  et  laconique,  Narcisse ,  suivez-moi ,  sont  le  dernier  trait  du 
caractère  <le  cet  empereur:  on  voit  déjà  un  scélérat  endurci,  déterminé  à  se  livrer 


12t  liHITANNICUS 

Hurrhus,  avez-vons  vu  quels  regards  furieux 
Néron  en  me  quittant  m'a  laissés  pour  adieux  ? 
C'en  est  fait,  le  cruel  n'a  plus  rien  qui  l'arrête  ; 
Le  coup  qu'on  m'a  prédit  va  tomber  sur  ma  tète. 
Il  vous  accablera  vous-même  à  votre  tour. 

BDRRIIUS. 

Ab  !  Madame,  pour  moi  j'ai  vécu  trop  d'un  jour. 

Plût  au  Ciel  que  sa  main,  heureusement  cruelle. 

Eût  fait  sur  moi  l'essai  de  sa  fureur  nouvelle  ! 

Qu'il  ne  m'eût  pas  donné  par  ce  triste  attentat 

Un  gage  trop  certain  des  malheurs  de  l'État  : 

Son  crime  seul  n'est  pas  ce  qui  me  désespère; 

Sa  jalousie  a  pu  l'armer  contre  son  frère  : 

Mais,  s'il  vous  faut,  Madame,  expliquer  ma  douleur. 

Néron  l'a  vu  mourir  sans  changer  de  couleur. 

Ses  yeux  indifTérents  ont  déjà  la  constance 

D'un  tyran  dans  le  crime  endurci  dès  l'enfance. 

Qu'il  achève,  Madame,  et  qu'il  fasse  périr 

Un  ministre  importun  qui  ne  le  peut  souffrir. 

Hélas  !  loin  de  vouloir  éviter  sa  colère, 

La  plus  soudaine  mort  me  sera  la  plus  chère. 

SCÈNE    Vlli 
AGRIPPINE,  BURRHUS,  ALBfNE 

ALBLXE. 

Ah  1  Madame,  ah  !  seigneur,  courez  vers  l'empereur, 
Venez  sauver  César  de  sa  propre  fureur; 
Il  se  voit  pour  jamais  séparé  de  Junie. 

A(;rippine. 
Quoi  !  Junie  elle-même  a  terminé  sa  vieï 

à  ses  llatteurs  et  à  ses  passions,  etc|ui  va  liàter  1  acromplissemeiit  des  imprécations 
de  sa  mère.  Jusque-là,  le  dém  ûment  est  terrible,  il  y  a  une  sorte  de  consterna- 
tion répandue  sur  la  scène  :  on  frémit  et  du  crime  qui  vient  de  se  commettre ,  et 
de  tous  ceux  que  ce  premier  crime  annonce.  Mais  cet  eflèt  commencée  s'aflaiblir 
après  la  sortie  de  Néron.  (G.  i 


\C.TK   V.   SCliNK   VIII  ^à;i 

ALBINE. 

Pour  accabler  César  d'un  éternel  ennui , 
Madame,  sans  mourir  elle  est  morte  pour  lui. 
Vous  savez  de  ces  lieux  comme  elle  s'est  ravie  '  : 
Elle  a  feint  de  passer  chez  la  triste  Octavie  ; 
Mais  bientôt  elle  a  pris  des  chemins  écartés, 
Où  mes  yeux  ont  suivi  ses  pas  précipités. 
Des  portes  du  palais  elle  sort  éperdue. 
D'abord  elle  a  d'Auguste  aperçu  la  statue  ; 
Et  mouillant  de  ses  pleurs  le  marbre  de  ses  pie.ls, 
Que  de  ses  bras  pressants  elle  tenait  liés  : 
«  Prince,  par  ces  genoux,  dit-elle,  que  j'embrasse, 
«  Protège  en  ce  moment  le  reste  de  ta  race  : 
«  Rome ,  dans  ton  palais,  vient  de  voir  immoler 
«  Le  seul  de  tes  neveux  qui  te  pût  ressembler. 
«  On  veut  après  sa  mort  que  je  lui  sois  parjure. 
«  Mais,  pour  lui  conserver  une  foi  toujours  pure, 
«  Prince ,  je  me  dévoue  à  ces  dieux  immortels 
«  Dont  ta  vertu  t'a  fait  partager  les  autels.  » 
Le  peuple  cependant,  que  ce  spectacle  étonne. 
Vole  de  toutes  parts,  se  presse,  l'environne, 
S'attendrit  à  ses  pleurs,  et,  plaignant  son  ennui  *. 
D'une  commune  voix  la  prend  sous  son  appui. 
Ils  la  mènent  au  temple  où  depuis  tant  d'années  ' 
Au  culte  des  autels  no?  vierges  destinées 
Gardent  fidèlement  le  dépôt  précieux 
Du  feu  toujours  ardent  qui  brûle  pournos  dieux. 
César  les  voit  partir  sans  oser  les  distraire. 
Narcisse,  plus  hardi,  s'empresse  pour  lui  plaire  • 

I  On  $e  dérobe .  on  t'échappe  de  quelque  endroit  ;  mais  on  ne  i>eut  te  ravir  d'un 
lieu.  C'est  le  huitième  et  le  dernier  des  vers  que  la  criiique  la  plus  sévère  puisse 
être  autorisée  à  rayer  de  cet  ouvrige.  (L., 
*  Ce  mot  ennui  est  ici  trop  au-dessous  de  ce  qu'il  doit  exprimer.  (G./ 
'  On  ne  recevait  pas  parmi  les  vestales  une  fille  au-dfssus  de  dix  ans  ;  mais . 
devant  des  spectateurs  à  qui  cette  règle  est  \>eu  connue,  le  poète  peut  supposer  une 
exctj>tion  faite  par  leppu))le  en  faveur  de  la  vertueuse  et  mallieureuse  lunie.  (L. 


\m  i!HiTANM<;rs 

11  vole  vers  Junie,  ef,  sans  s'épouvanter, 
])'une  profane  main  commence  à  l'arrêter. 
De  mille  coups  mortels  son  audace  est  punie; 
Son  infidèle  sang  rejaillit  sur  Junie. 
César,  de  tant  d'objets  en  même  temps  frappé. 
Le  laisse  entre  les  mains  qui  l'ont  enveloppé. 
Il  rentre.  Chacun  fuit  son  silence  farouche  '  : 
Le  seul  nom  de  Junie  échappe  de  sa  bouche. 
11  marche  sans  dessein  :  ses  yeux  mal  assurés 
N'osent  lever  au  ciel  leurs  regards  égarés  : 
Et  l'on  craint,  si  la  nuit  jointe  à  la  solitude 
Vient  de  son  désespoir  aigrir  l'inquiétude. 
Si  vous  l'abandonnez  plus  longtemps  sans  secours , 
Que  sa  douleur  bientôt  n'attente  sur  ses  jours. 
Le  temps  presse  :  courez.  Il  ne  faut  qu'un  caprice; 
Il  se  perdrait,  Madame. 

AGRU'PINE. 

Il  se  ferait  justice  *. 
Mais,  Burrhus,  allons  voir  jusqu'où  vont  ses  transports 
Voyons  quel  changement  produiront  ses  remords; 
S'il  voudra  désormais  suivre  d'autres  maximes. 

BURRHUS. 

Plût  aux  dieux  que  ce  fût  le  dernier  de  ses  crimes  ! 


1  fuir  un  silence.  Quand  on  voudrait  exiiminer  a  la  rigueur  cette  expression , 
on  la  trouverait  juste.  Peut  on  faire  entendre  en  moins  de  mots  que,  le  silence  de 
Néron  étant  la  |)reuve  de  sa  fureur,  chacun  s'enfuit?  (L.  Racine.) 

^  Cette  réponse ,  dictée  par  la  passion  du  moment,  quoique  dure  et  cruelle  pour 
une  mère,  est  admirable  dans  la  bouche  d'Agrippiiie.  On  pressent  avec  efTroi  que 
sa  violence  et  ses  emportements  hâteront  le  moment  du  parricide.  Les  trois  vers 
qui  suivent  achèvent  d'élever  au  dernier  degré  de  la  ressemblance  ce  sublime 
portrait  d'une  femme  ambitieuse.  (G.) 


FIN 


IPHIGÉME 


TRAGEDIK 


1674 


PREFACE   D'ÏPHIGENIE 


Il  n'y  a  rien  de  plus  célèbre  dans  les  poëtes  que  le  sacrifice 
d'Iphigénie  ;  mais  ils  ne  s'accordent  pas  tous  ensemble  sur  les 
plus  iniiiortantcs  parlicuiarilés  de  ce  sacrilice.  Les  uns,  comme 
Eschyle  dans  Agamemnon  ,  Soplioele  dans  Klectre,  et ,  après  eux, 
Lucrèce,  Horace,  et  beaucoup  d'autres,  veulent  qu'on  ait,  en 
effet,  répandu  le  sangd'lpliigénie,  tille  d'Agamemnon,  et  qu'elle 
soit  morte  en  Aulidf.  Il  ne  faut  que  lire  Lucrèce  au  commence- 
ment de  son  premier  livre. 

Aiilide  quo  pacto  Trivial  virginis  aram 
Iphianassai  tuiparunt  sanguine  fœde 
Ductovfs  Danaum,  etc. 

Et  Cljtemnestre  dit  dans  Eschyle  qu'Agamemnon  son  mari ,  qui 
\ient  d'expirer,  rencontrera  dans  les  enfers  Iphigénie  sa  (ille, 
qu'il  a  autrefois  innnob'e. 

D'autres  ont  feint  que  Diane  ayant  eu  pitié  de  cette  jeune  prin- 
cesse, l'avait  enlevée  «'t  portée  dans  la  Tauride  au  moment  qu'on 
l'allait  sacrifier,  et  que  la  déesse  avait  fait  trou\er  en  sa  place  ou 
une  biche,  ou  une  autre  victime  de  cette  nature.  Euripide  a  suivi 
cette  fable,  et  Ovide  l'a  mise  au  nombre  des  Métamorphoses. 


130  PRÉFACE  D'IPHIGÉNIE 

il  y  a  une  troisième  o|)inion,  qui  n'est  pas  moins  ancienne 
que  les  deux  autres,  sur  Iphigénie.  Plusieurs  auteurs,  et  entre 
autres  Stesichorus,  l'un  des  plus  fameux  et  des  plus  anciens  poëtes 
lyriques,  ont  écrit  qu'il  était  bien  vrai  ([u'une  princesse  de  ce 
nom  avait  été  sacritiée,  mais  que  celte  jjiliigénie  était  une  fille 
(ju'llélène  avait  eue  de  Thésée.  Hélène,  disent  ces  auteurs,  ne 
l'avait  osé  avouer  pour  sa  lille,  parce  qu'elle  n'osait  déclarer  à 
Ménélas  qu'elle  eût  été  mariée  en  secret  avec  Thésée.  Pausanias 
{Corinth.,  pag.  -125)  rapporte  et  le  témoignage  et  les  noms  des 
poëtes  qui  ont  été  de  ce  sentiment;  et  il  ajoute  que  c'était  la 
créance  commune  de.tout  le  jiaysd'Argos. 

Homère  enlin,  le  père  des  poètes,  a  si  peu  prétendu  cpi  Iphi- 
génie, (ille  d'Agaraemnon,  eût  été  ou  sacrifiée  en  Aulide,  ou 
transportée  dans  la  Scytliie,  que,  dans  le  neuvième  livre  de 
V Iliade ,  c'est-à-dire  près  de  dix  ans  depuis  l'arrivée  des  Grecs 
devant  Troie,  Agamemnon  lait  offrir  en  mariage  à  Achille  sa  lille 
Iphigénie,  qu'il  a,  dit-il,  laissée  à  Mycènes,  dans  sa  maison. 

J'ai  rapporté  tous  ces  avis  si  différents,  et  surtout  le  passage 
(le  Pausanias,  parce  que  c'est  à  cet  auteur  que  je  dois  l'heureux 
personnage  d'Ériphile,  sans  lequel  je  n'aurais  jamais  osé  entre- 
prendre cette  tragédie.  Quelle  api)arence  que  j'eusse  souillé  la 
scène  par  le  meurtre  horrible  d'une  personne  aussi  vertueuse  et 
aussi  aimable  (ju'il  fallait  représenter  Iphigénie?  Et  quelle  appa- 
rence encore  de  dénouer  ma  tragédie  i)ar  le  secours  d'une  déesse 
(^t  d'une  machine,  et  par  une  métamorphose  qui  pouvait  bien 
trouver  quelque  créance  du  temps  d'Euripide,  mais  qui  serait 
trop  absurde  et  trop  incroyable  parmi  nous? 

Je  puis  dire  donc  que  j'ai  été  très-heureux  de  trouver  dans  les 
anciens  cette  autre  Iphigénie,  que  j'ai  pu  représenter  telle  qu'il 
ma  plu,  et  qui ,  tombant  dans  le  malheur  où  cette  amante  jalouse 
voulait  précipiter  sa  rivale,  mérite  en  quelque  façon  d'être  punie, 
sans  être  pourtant  tout  à  fait  indigne  de  compassion.  Ainsi  le 
dénoûment  de  la  pièce  est  tiré  du  fond  même  de  la  pièce.  Et  il 
ne  faut  pas  I  avoir  vu  représenter  pour  comprendre  quel  plaisir 
j'ai  fait  au  spectateur,  en  sauvant  à  la  f,n  une  [U'incesse  ver- 
tueuse pour  qui  il  s'est  si  fort  intéressé  dans  le  cours  de  la  tra- 
gédie ,  et  en  la  sauvant  par  une  autre  voie  que  par  un  miracle . 
qu'il  n'aurait  pu  souffrir,  parce  qu'il  ne  le  saurait  jamais  croire. 


PRÉFACE   D'IPHIGÉNIE  131 

Le  voyage  d'Achille  à  Lesbos,  dont  ce  héros  se  rend  maître, 
et  d'où  il  enlève  Ériphile  avant  que  de  venir  en  Aulide,  n'est 
pas  non  pins  sans  fonileinent.  Enphorien  de  Chalcide ,  poëte  très- 
connu  parmi  les  anciens,  et  dont  Virgile  [Eglog.  x)  et  Quintilien 
{Instit.,  1.  X)  font  une  mention  honorable,  parlait  de  ce  voyage  de 
Lesbos.  Il  disait  dans  un  de  ses  poëmes,  au  rapport  de  Parthenius, 
qu'Achille  avait  lait  la  conquête  de  cette  île  avant  que  de  joindre 
l'armée  des  Grecs,  et  qu'il  y  avait  môme  trouvé  une  princesse 
(pii  s'était  éprise  d'amour  pour  lui. 

Voilà  les  printipales  choses  en  quoi  je  me  suis  un  peu  éloigné 
de  l'économie  et  de  la  fable  d'Euripide.  Pour  ce  qui  regaide  les 
passions,  je  me  suis  attaché  à  le  suivre  plus  exactement,  .l'avoue 
que  je  lui  dois  un  bon  nombre  des  endroits  qui  ont  été  le  plus 
approuvés  dans  ma  tragédie;  et  je  l'avoue  d'autant  plus  volon- 
tiers, que  ces  approbations  m'ont  confirmé  dans  l'estime  et  dans 
la  vénération  que  j'ai  toujours  eues  pour  les  ouviages  qui  nous 
restent  de  l'antiquité.  J'ai  reconnu  avec  plaisir,  jtar  Pcffet  qu'a 
produit  sur  notre  théâtre  tout  ce  que  j'ai  imité  ou  d'Homère  ou 
d'turipide ,  que  le  bon  sens  et  la  raison  étaient  les  mêmes  dans 
tous  les  siècles.  Le  goût  de  Paris  s'est  trouvé  conforme  à  celui 
d'Athènes;  mes  s|)ectateurs  ont  été  émus  des  mêmes  choses  qui 
ont  mis  autrefois  en  larmes  le  jtlus  savani  |ieuple  de  la  Grèce, 
et  qui  ont  lait  dire  qu'entre  les  poètes  Euripide  était  extrême- 
ment tragique,  tragicôtatos,  c'est-à-dire  qu'il  savait  merveilleu- 
sement exciter  la  compassion  et  la  terreur,  qui  sont  les  véritables 
effets  de  l;i  tragédie. 

Je  m'étonne  après  cela  que  les  modernes  aient  témoigné  de- 
puis peu  tant  de  dégoût  pour  ce  grand  poëte  ,  dans  le  jugement 
«pi'ils  ont  fait  de  son  Alceste.  Il  ne  s'agit  point  ici  de  I'Alcf.ste; 
mais  en  vérité  j'ai  Irop  d'obligation  à  Euripide  pour  ne  pas 
'  |>rendre  quelque  soin  de  sa  mémoire ,  et  pour  laisser  échapper 
roccasion  de  le  réconcilier  avec  ces  messieurs.  Je  m'assure  qu'il 
n'est  si  mal  dans  leur  esprit  que  parce  qu'ils  n'ont  f>as  bien  lu 
l'ouvrage  sur  letpiel  ils  l'ont  <ondamné.  J'ai  choisi  la  plus  im- 
portante de  leurs  objections  pour  leur  montrer  que  j'ai  raison 
de  parler  ainsi  :  je  dis  la  [)lus  importante  de  leurs  objections; 
car  ils  la  répètent  à  chaque  page,  et  ils  ne  soupçonnent  pas 
seulement  rpie  l'on  y  puisse  répliquer. 


132  PRÉFACE  D'IPHIGÉME 

Il  y  a  dans  I'Alceste  d'Euripide  une  scène  merveilleuse,  où 
Alceste  qui  se  meurt,  et  qui  ne  peut  plus  se  soutenir,  dit  à  son 
mari  les  derniers  adieux.  Admète,  tout  en  larmes,  la  prie  de 
reprendre  ses  forces,  et  de  ne  se  point  abandonner  elle-même. 
Alceste,  qui  a  l'image  de  la  mort  devant  les  yeux,  lui  parle  ainsi  : 

Je  vois  déjà  la  rame  et  la  barque  fatale; 
J'entends  le  vieux  nocher  sur  la  rive  infernale  : 
Impatient,  il  crie  :  On  t'attend  ici -bas. 
Tout  est  prêt,  descend?,  viens,  ne  me  retarde  pas. 

J'aurais  souhaité  de  pouvoir  exprimer  dans  ces  vers  les  grâces 
qu'ils  ont  dans  l'original  :  mais  au  moins  en  voilà  le  sens.  Voici 
comme  ces  messieurs  les  ont  entendus.  Il  leur  est  tombé  entre 
les  mains  une  malheureuse  édition  d'Euripide  où  l'imprimeur  a 
oublié  de  mettre  dans  le  latin,  à  côté  de  ces  vers,  un  Al.,  qui 
signifie  que  c'est  Alceste  qui  parle;  et  à  côté  des  vers  suivants, 
un  Ad.,  qui  signifie  que  c'est  Admète  qui  répond.  Là-dessus  il 
leur  est  venu  dans  l'esprit  la  plus  étrange  pensée  du  monde  :  ils 
ont  mis  dans  la  bouche  d'Admète  les  paroles  qu'Alceste  dit  à 
Admète  et  celles  qu'elle  se  fait  dire  par  Caron.  Ainsi  ils  supposent 
quAdmète,  quoiqu'il  soit  en  parfaite  santé,  pense  voir  déjà  Caron 
(jui  le  vient  prendre  :  et,  au  lieu  que,  dans  te  |)assage  d'Euripide, 
Caron  impatient  presse  Alceste  de  le  venir  trouver,  selon  ces 
messieurs,  c'est  Admète  effrayé  qui  est  l'impatient,  et  qui  presse 
Alceste  d'expirer,  de  peur  que  Caron  ne  le  prenne.  «  Il  l'exhorte 
«  (ce  sont  leurs  termes)  à  avoir  courage,  à  ne  pas  l'aire  une 
«  lâcheté  ,et  à  mourir  de  bonne  grâce  ;  il  interrompt  les  adieux 
«  d'Alceste  pour  lui  dire  de  se  dépêcher  de  mourir.  »  Peu  s'en 
faut,  à  les  entendre,  qu'il  ne  la  fasse  mourir  lui-même. 

Ce  sentiment  leur  a  paru  fort  vilain.  Et  ils  ont  raison  :  il  n'v 
a  personne  qui  n'en  fût  très- scandalisé.  Mais  comment  l'ont-ils 
pu  attribuer  à  Euripide?  En  vérité,  quand  toutes  les  autres  édi- 
tions où  cet  Al.  n"a  point  été  oublié  ne  donneraient  pas  un  dé- 
menti au  malheureux  imprimeur  qui  les  a  trompés,  la  suite  de 
ces  quatre  vers,  et  tous  les  discours  qu'Admète  tient  dans  la 
même  scène,  étaient  plus  que  suffisants  pour  les  empêcher  de 
tomber  dans  une  erreur  si  déraisonnable.  Car  Admète ,  bien 


PRÉFACE  D'IPHIGÉNIE  133 

éloigné  de  presser  Alceste  de  mourir,  s'écrie  «  que  toutes  les  morts 
«  ensemble  lui  seraient  moins  cruelles  que  de  la  voir  dans  l'état 
«  où  il  la  voit  :  il  la  conjure  de  l'entraîner  avec  elle  ;  il  ne  peut 
«  plus  vivre  si  elle  meurt  ;  il  vit  en  elle  ;  il  ne  respire  que  pour 
«  elle.  » 

Ils  ne  sont  pas  plus  heureux  dans  les  autres  objections.  Ils 
disent,  par  exemple,  qu'Euripide  a  fait  deux  époux  surannés 
d'Admète  et  d'Alceste;  que  l'un  est  un  vieux  mari,  et  l'autre 
une  princesse  déjà  sur  l'âge.  Euripide  a  pris  soin  de  leur  ré- 
pondre en  un  seul  vers ,  où  il  fait  dire  par  le  chœur  qu'Alceste 
toute  jeune ,  et  dans  la  première  fleur  de  son  âge ,  expire  pour 
son  jeune  époux. 

Ils  reprochent  encore  à  Alceste  qu'elle  a  deux  grands  entants 
à  marier.  Comment  n'ont-ils  point  lu  le  contraire  en  cent  autres 
endroits,  et  surtout  dans  ce  beau  récit  où  l'on  dépeint  Alceste 
mourante  au  milieu  de  ses  deux  petits  enfants  qui  la  tirent,  en 
pleurant,  par  la  robe,  et  qu'elle  prend  sur  ses  bras  lun  après 
l'autre  pour  les  baiser? 

Tout  le  reste  de  leurs  critiques  est  à  peu  près  de  la  force  de 
celle-ci.  Mais  je  crois  qu'en  voilà  assez  |)oiu'  la  défense  de  mon 
auteur.  Je  conseille  à  ces  messieurs  de  ne  plus  décider  si  léj^ère- 
ment  sur  les  ouvrages  des  anciens.  Un  homme  tel  qu'Euri[»ide 
méritait  au  moins  (pi'ils  rexaminasseni ,  puisqu'ils  avaient  envie 
de  le  condamner.  Ils  devaient  se  souvenir  de  ces  sages  paroles 
de  Quintilien.  «  Il  faut  être  exlrêmeraent  circonspect  et  très- 
ce  retenu  à  prononcer  sur  les  ouvrages  de  ces  grands  hommes , 
(i  de  peur  (pi'il  ne  nous  arrive,  comme  à  plusieurs,  de  condam- 
«  ner  ce  que  nous  n'entendons  pas.  Et,  s'il  faut  tomber  dans 
«  quelque  excès,  encore  laut-il  mieux  pécher  en  admirant  tout 
«  dans  leurs  écrits  qu'en  y  blâmant  beaucoup  de  choses  '.  » 


•  Modeste  tamen  et  circumspecto  judicio  de  tantis  viris  pronuntiandum  est . 
ne,  quod  plerisque  accidit ,  damnent  quae  non  intelligunl.  Ar  si  necesse  est  in 
alteram  errare  partem,  omnia  eorum  lesientibus  placere ,  quam  multa  displicere, 
maluerim. 


ACTEURS 


Agamemnon. 

Achille. 

Ulysse. 

Clttemnbstre  ,  femme  d'Agamemnon. 

Iphigénie,  fille  d'Agamemnon. 

ÉRiPHiLE^  fille  d'Hélène  et  de  Thésée. 

Arcàs,  1 

domestiques  d'Agamemnon. 

EURYBATE,        \ 

tEgine,  femme  de  la  suite  de  Clytemnestre. 

DoRis,  confidente  d'Éripliilc. 

Gardes. 

La  scène  est  en  AuUde ,  dans  la  tente  d'Agamemnon. 


IPHIGÉNIE 


ACTE    PREMIER 
SCÈNE    I 

AGAMEMNON,  ARCAS 

AGAMEMNON. 

Oui,  c'est  Agamenmon,  c'est  ton  roi  qui  t'éveill(\ 
Viens,  reconnais  la  voix  qui  frappe  ton  oreille  '. 

ARGAS. 

C'est  vous-même,  seigneur!  Quel  important  besoin 
Vous  a  fait  devancer  l'aurore  de  si  loin? 
A  peine  un  faible  jour  vous  éclaire  et  me  guide  -, 
Vos  yeux  seuls  et  les  miens  sont  ouverts  dans  l'Aulide 
Avez-vous  dans  les  airs  entendu  quelque  bruit? 
Les  vents  nous  auraient-ils  exaucés  cette  nuit? 
Mais  tout  dort,  et  l'armée,  et  les  vents,  et  Neptune  '. 


I  Cette  exposition  et  le  plao  général  de  la  scène  sont  empruntes  d  Euripide; 
mais,  selon  la  Harpe,  l'auteur  français  y  a  tant  mis  du  sien ,  qu  on  peut  dire  que 
le  fond  n  était  qu  un  canevas  grossier  qu  il  a  brodé  d  or  et  de  perles.  C'est  aller 
im  peu  loin.  La  pièce  grecque  n'est  point  un  canevan  yrotnier.  mais  un  chef- 
d'œuvre:  on  peut  l'avouer  sans  faire  tort  à  la  gloire  de  Racine,  car  il  est  supérieur 
à  son  modèle. 

*  Des  le  début  je  me  sens  intéressé  et  attendri .  ma  curiosité  est  excitée  par 
les  seuls  vers  que  prononce  un  simple  ofFiiier  d'.\gamemnon  .  vers  harmonieux, 
vers  charoiants.  tels  qu  aucun  poète  n'en  faisait  alors.   Voltaibe.; 

3  Autide.  dont  Racine  a  fait  une  province,  n'était,  suivant  Slrabon,  qu'une 

Iwurgado  dépendante  de  Tanagre;  son  véritable  nom  et  lit  .\ulis.  elle  s'élevait  sur 

la  partie  la  plus  resserrée  du  détroit  d'Eunpe.  aujourd'hui  de  Négreponf.  Son 

port  était  très-vaste.  (L.i 

*  Quels  sentiments!  quels  vers  heureux!  quelle  voix  de  la  nature!  s'écrie  Vol- 


136  IPHIGÉNIE 

AGAMEMNON. 

Heureux  qui,  satisfait  de  son  humble  fortune  % 

Libre  du  joug  superbe  où  je  suis  attaché, 

Vit  dans  l'état  obscur  où  les  dieux  l'ont  caché  ! 

ARCAS. 

Et  depuis  quand ,  seigneur,  tenez- vous  ce  langage? 
Comblé  de  tant  d'honneurs^  par  quel  secret  outrage 
Les  dieux,  à  vos  désirs  toujours  si  complaisants, 
Vous  font-ils  méconnaître  et  haïr  leurs  présents? 
Roi,  père,  époux  heureux,  fils  du  puissant  Atrée, 
Vous  possédez  des  Grecs  la  plus  riche  contrée  : 
Du  sang  de  Jupiter  issu  de  tous  côtés, 
L'hymen  vous  lie  encore  aux  dieux  d'où  vous  sortez; 
Le  jeune  Achille  enfin,  vanté  par  tant  d'oracles, 
Achille ,  à  qui  le  Ciel  promet  tant  de  miracles , 
Recherche  votre  fille,  et  d'un  hymen  si  beau 
Veut  dans  Troie  embrasée  allumer  le  flambeau. 
Quelle  gloire,  seigneur^  quels  triomphes  égalent 
Le  spectacle  pompeux  que  ces  bords  vous  étalent  ; 
Tous  ces  mille  vaisseaux  qui ,  chargés  de  vingt  rois  -, 
N'attendent  que  les  vents  pour  partir  sous  vos  lois? 
Ce  long  calme,  il  est  vrai,  retarde  vos  conquêtes  '; 
Ces  vents,  depuis  trois  mois  enchaînés  sur  nos  têtes. 


taire.  Quel  vers,  continue  la  Harpe ,  que  celui  qui  réuTiit  le  silence  de  l'armée, 
des  vents  et  de  Neptune  '.  Quelle  élégance  dans  tout  ce  qui  précède'. 

1  Robert-Garnier  avait  dit  avant  Racine  : 

Oh  !  qn'heureuï  est  celui  qui  vit  tranquillement 
Dans  son  petit  ménage  avec  contentement  ! 

Ils  empruntent  l'un  et  l'autre  la  pensée  d'Euripide;  mais  quelle  ditrérence  dans 
ces  deux  imitations  '. 

2  C'est,  je  crois,  la  seule  fois  qu'on  a  mis  le  mot  lom  avec  un  nombre  déter- 
miné. Je  ne  connais  point  de  construction  plus  originale  et  plus  heureusement 
créée  ;  et  celte  vérité  dans  le  langage  se  dérobe  sous  l'extrême  vérité  du  sentiment 
qui  a  suggéré  l'expression.  Quelle  place  tiennent  dans  ce  vers,  comme  dans 
l'imagination ,  ces  mille  vaisseauxl  Grâce  au  mot  tous ,  il  y  en  a  bien  plus  de 
mille.  (L.) 

3  Homère  ne  fait  aucune  mention  de  ce  calme,  ni  même  du  sacrifice  d'Iphigénie. 


ACTE   I,   SCÈNE   1  137 

D'ilion  trop  longtemps  vous  ferment  le  chemin  : 
Mais,  parmi  tant  d'honneurs,  vous  êtes  homme  enfin  '; 
Tandis  que  vous  vivrez,  le  sort,  qui  toujours  change, 
Ne  vous  a  point  promis  un  honheur  sans  mélanj-'e. 
Bientôt...  Mais  quels  malheurs  dans  ce  billet  tracés 
Vous  arrachent,  seigneur,  les  pleurs  que  vous  versez  ? 
Votre  Oreste  au  berceau  va-t-il  finir  sa  vie? 
Pleurez-vous  Clytemnestre,  ou  bien  Iphigénie  ? 
Qu'est-ce  qu'on  vous  écrit?  daignez  m'en  avertir*. 

AGAMEMNOxV. 

Non,  tu  ne  mourras  point,  je  n'y  puis  consentir. 

ARCAS. 

Seigneur... 

AGA.VIEMNON. 

Tu  vois  mon  trouble;  apprends  ce  qui  le  cau^e; 
Et  juge  s'il  est  temps,  ami,  que  je  repose. 

Tu  te  souviens  du  jour  qu'en  Aulide  assemblés 
Nos  vaisseaux  par  les  vents  semblaient  être  appelés. 
Nous  partions;  et  déjà,  par  mille  cris  de  joie, 
Nous  menacions  de  loin  les  rivages  de  Troie. 
Un  prodige  étonnant  fit  taire  ce  transport  : 
Le  vent  qui  nous  flattait  nous  laissa  dans  le  port. 
Il  fallut  s'arrêter;  et  la  rame  inutile 
Fatigua  vainement  une  mer  immobile  '. 

Ovide  parle  de  cet  obstacle  qui  retient  b  Hotte  des  Grecs  ;  il  l'attribue  à  Neptune, 
protecteur  d'une  ville  dont  il  avait  bâti  les  remparts.  G.) 

Permanet  Aoniis  Nereus  violenlus  in  nndis, 
liellaqiie  non  transfert  :  et  siint  qui  parcere  Trojae 
Neptauum  credeut,  qui  uia-nia  fecerat  urbis. 

Melam.  XII,  25. 

>  Le  vieillard,  dans  Euripide,  tient  le  même  langage  à  Agamemnon 
?  M'en  instruire  était  le  mot  convenable. 

3  Quelle  harmonie  '.  quelle  richesse  poétique  '.  Racine  lutte  ici  sans  désavantage 
conlr  '  le  plus  parf  iit  des  poètes  latins. 

Olli  remigio  noctemque  diemqne  fatigant. 

.En.  VIII ,  9V. 
...  Et  in  lento  lactantur  marmore  tonsx. 

.€n.  vu,  2<. 


138  IPHIGEiNlE 

Ce  miracle  inoUï  me  tit  tourner  les  yeux 
Vers  la  divinité  qu'on  adore  eu  ces  lieux  : 
Suivi  de  Ménélas ,  de  Nestor  et  d'Ulysse , 
J'offris  sur  ses  autels  un  secret  sacrifice. 
Quelle  fut  sa  réponse  !  et  quel  devins-je,  Arcas  ', 
Quand  j'entendis  ces  mots  prononcés  par  Galchas  ! 

Vous  armez  contre  Troie  une  puissance  vaine  : 

Si ,  dans  un  sacrifice  auguste  et  solennel . 
Une  fille  du  sang  d'Hélène 

De  Diane  en  ces  lieux  n'ensanglante  Tantel. 

Pour  obtenir  les  vents  que  le  Ciel  vous  dédie , 
Sacrifiez  Iphigénie. 

ARCAS. 

Votre  fille  1 

AGAMÉJJNON. 

Surpris,  comme  tu  peux  penser, 
Je  sentis  dans  mon  corps  tout  mon  sang  se  glacer. 
Je  demeurai  sans  voix,  et  n'en  repris  l'usage 
Que  par  mille  sanglots  qui  se  firent  passage. 
Je  condamnai  les  dieux,  et,  sans  plus  rien  ouïr, 
Fis  vœu  sur  leurs  autels  de  leur  désobéir. 
Que  n'en  croyais-je  alors  ma  tendresse  alarmée! 
Je  voulais  sur-le-champ  congédier  l'armée  ^  ! 
Ulysse ,  en  apparence  approuvant  mes  discours , 
De  ce  premier  torrent  laissa  passer  le  cours; 
Mais  bientôt,  rappelant  sa  cruelle  industrie, 
Il  me  représenta  l'honneur  et  la  patrie  % 

'  On  dirait  aujourd  liui  que  devins-je. 

2  Euripide  fait  dire  à  Agamemnon  :  «  A  peine  ai-je  entendu  cet  oracle  cruel  • 
"  (juej  ordonne  à  Tlialtibius  de  proclamer  iiautement  que  je  congédie  l'armée,  ne 
•(  pouvant  consentir  à  égorger  ma  fille.  »  (G.) 

3  II  m",  représenta  l'honneir  et  la  patrie...  de  quel  front...  j'irais ,  etc.,  anaco- 
luthe, ou  changement  de  construction  que  se  permettent  les  grands  écrivains 
pour  varier  la  marche  d'une  période,  et  qui  donne  au  style  de  la  liberté  et  de 
la  grâce  .\insi.  dans  Massillon  :  ■•  C'est  une  vaine  curiosité  qu'il  veut  satisfaire  . 
et  faire  servir  Jésus-Christ  de  spectacle  à  son  loisir  et  à  son  oisiveté  ;  »  et  encore  : 
'  Ils  exigent  de  nous  une  nouriiture  solide,  et  que  nous  parlions  le  langage  de  la 
sagesse.  » 


ACTt   I.   SCÈNE    I  i;i9 

Tout  ce  peuple,  ces  rois,  à  mes  ordres  soumis, 
Et  l'empire  d'Asie  à  la  Grèce  promis; 
De  quel  front,  immolant  tout  l'État  à  ma  fille , 
Roi  sans  gloire^  j'irais  vieillir  dans  ma  famille  '  ? 
Moi-même,  je  l'avoue  avec  quelque  pudeur, 
Charmé  de  mou  pouvoir,  et  plein  de  ma  grandeur, 
Ces  noms  de  roi  des  rois  et  de  chef  de  la  Grèce 
Chatouillaient  de  mon  cœur  l'orgueilleuse  faiblesse  -. 
Pour  comble  de  malheur,  les  dieux,  toutes  les  nui's, 
Dès  qu'un  léger  sommeil  suspendait  mes  ennuis. 
Vengeant  de  leurs  autels  le  sanglant  privilège, 

Me  venaient  reprocher  ma  pitié  sacrilège; 

Et,  présentant  la  foudre  à  mon  esprit  confus. 

Le  bras  déjà  levé,  menaçaient  mes  refus. 

Je  me  rendis,  Arcas;  et,  vaincu  par  Ulysse. 

De  ma  fille .  en  pleurant,  j'ordonnai  le  supplice. 

Mais  des  bras  d'une  mère  il  fallait  l'arracher. 

Quel  funeste  artifice  il  me  fallut  chercher  ! 

D'Achille,  qui  l'aimait,  j'empruntai  le  langage; 

J'écrivis  en  Argos,  pour  hâter  ce  voyage, 

Que  ce  guerrier,  pressé  de  partir  avec  nous, 

Voulait  revoir  ma  fille,  et  partir  son  épou\. 

ARCAS. 

Et  ne  craignez-vous  point  l'impatient  Achille  '? 

I  Voilà  le  caractère  d'Ulysse  établi.  Tout  ce  morceau  i)répare  la  grande  scène 
d  Agamemtion  et  d'L'lysse,  dans  laquelle  le  roi  d'Itaque  développe  toutes  les 
idées  qu'Agamemnon  lui  prête  ici.  (G.^ 

î  Chatouiller  est  du  style  familier;  mais,  dit  la  Harpe,  chnlouilUr  l'orgueilleuse 
faiblesse  forme  une  suite  d'expressions  neuves  et  embellies  par  leur  a.^scmblagr. 
t'omeille  avait  dit  moins  heureusement  qu'à  la  vue  de  la  tète  de  Pompée  pré- 
sentée à  César,  un  plaisir  secret 

Chatouillait  malsré  lui  son  âme  avec  surprise. 
Du  reste,  les  deux  poètes  empruntent  celte  expressionau  vers  suivant  de  Virgile  : 
Latonï  taritom  pertentant  gaudia  pectiis. 

S  L'impatient  Achille  veut  dire  le  bouill'int,  l'impf'tiieux  Achille  ;  Uacine  a  pris  ce 
mot  dans  le  sens  des  Latins.  (G.) 


140  IPHIGÉNIE 

Avez-vous  prétendu  que,  muet  et  tranquille, 
Ce  héros,  qu'armera  l'amour  et  la  raison  ', 
Vous  laisse  pour  ce  meurtre  abuser  de  son  nom  ? 
Verra- t-il  à  ses  yeux  son  amante  immolée? 

AGAMEMNON. 

Achille  était  absent,  et  son  père,  Pelée, 

D'un  voisin  ennemi  redoutant  les  efforts. 

L'avait,  tu  t'en  souviens,  rappelé  de  ces  bords  ; 

Et  cette  guerre,  Arcas,  selon  toute  apparence, 

Aurait  dû  plus  longtemps  prolonger  son  absence. 

Mais  qui  peut  dans  sa  course  arrêter  ce  torrent  ? 

Achille  va  combattre,  et  triomphe  en  courant; 

Et  ce  vainqueur,  suivant  de  près  sa  renommée. 

Hier  avec  la  nuit  arriva  dans  l'armée. 

Mais  des  nœuds  plus  puissants  me  retiennent  le  bras 

Ma  fille,  qui  s'approche,  et  court  à  son  trépas, 

Qui,  loin  de  soupçonner  un  arrêt  si  sévère, 

Peut-être  s'applaudit  des  bontés  de  son  père, 

Ma  fille...  Ce  nom  seul,  dont  les  droits  sont  si  siints, 

Sa  jeunesse ,  son  sang ,  n'est  pas  ce  que  je  plains  : 

Je  j)lains  mille  vertus,  une  amour  mutuelle. 

Sa  piété  pour  moi,  ma  tendresse  pour  elle, 

Un  respect  qu'en  son  cœur  rien  ne  peut  balancer, 

Et  que  j'avais  promis  de  mieux  récompenser. 

Non,  je  ne  croirai  point,  ô  Ciel,  que  ta  justice 

Approuve  la  fureur  de  ce  noir  sacrifice  : 

Tes  oracles,  sans  doute,  ont  voulu  m'éprouver; 

Et  tu  me  punirais  si  j'osais  l'achever. 


1  Quand  le  verbe  précède,  on  peut  le  mettre  au  singulier;  s'il  suivait,  il 
faudrait  le  mettre  au  pluriel  :  Ce  héros  que  l'amour  et  la  r'tison  armeront 
(L.  Racine.) 

On  peut  mettre  le  singulier  sans  que  le  verbe  précède ,  comme  le  prouve  un 
peu  plus  bas  ce  vers  : 

Sa  jeuiiesse,  mon  sang,  n'est  pas  ce  que  je  plains. 

On  fait  accorder  le  verbe  avec  le  sujet  le  plus  proche. 


ACTE   1,   SCÈNE    I  141 

Arcas,  je  t'ai  choisi  pour  cette  confidence; 
11  faut  montrer  ici  ton  zèle  et  ta  prudence  : 
La  reine,  qui  dans  Sparte  avait  connu  ta  foi. 
T'a  placé  dans  le  rang  que  tu  tiens  près  de  moi. 
Prends  cette  lettre,  cours  au-devant  de  la  reine, 
Et  suis  sans  t'arrêter  le  chemin  de  Mycène. 
Dès  que  tu  la  verras,  défends-lui  d'avancer, 
Et  rends-lui  ce  billet  que  je  viens  de  tracer. 
iMais  ne  t'écarte  point;  prends  un  fidèle  guide  '. 
Si  ma  fille  une  fois  met  le  pied  dans  l'Aulide , 
Elle  est  morte  :  Calchas,  qui  l'attend  en  ces  lieux. 
Fera  taire  nos  pleurs,  fera  parler  les  dieux  : 
Et  la  religion,  contre  nous  irritée, 
Par  les  timides  Grecs  sera  seule  écoutée; 
Ceux  mêmes  dont  la  gloire  aigrit  l'ambition 
Réveilleront  leur  brigue  et  leur  prétention. 
M'arracheront  peut-être  un  pouvoir  qui  les  blesse... 
Va,  dis-je,  sauve-la  de  ma  propre  faiblesse. 
Mais  surtout  ne  va  point,  par  un  zèle  indiscret, 
Découvrir  à  ses  yeux  mon  funeste  secret. 
Que,  s'il  se  peut,  ma  fille  à  jamais  abusée 
Ignore  à  quel  péril  je  l'avais  exposée  : 
D'une  mère  en  fureur  épargne-moi  les  cris. 
Et  que  ta  voix  s'accorde  avec  ce  que  j'écris. 
Pour  renvoyer  la  fille,  et  la  mère  ofl'ensée*, 
Je  leur  écris  qu'Achille  a  changé  de  pensée; 
Et  qu'il  veut  désormais  jusques  à  son  retour 
Dififérer  cet  hymen  que  pressait  son  amour. 
Ajoute,  tu  le  peux,  que  des  froideurs  d'Achille 
On  accuse  en  secret  cette  jeune  Ériphile 


•  La  reine  qui...  court  au-devant  de  la  reine...  prends  celle  lettre...  prends  un 
fidèle  guide...  et  plus  bas  encore  :  Va,  Jis-je...  ne  va  point  ..  sont  (Je  petites  né!;li- 
gences  qu'on  remarque  dans  Racine,  parce  qu'elles  >  sont  rares. 

i  Offensée,  au  singulier,  est  une  licence  commandée  par  la  rime;  la  grammaire 
veut  qu'offensée  se  rapporte  à  la  mère  et  à  la  fille.  (G.) 


142  IPHIGÉNIE 

Que  lui-même  captive  amena  de  Lesbos, 

Et  qu'auprès  de  ma  fille  on  garde  dans  Argos  ' . 

C'est  leur  en  dire  assez  :  le  reste,  il  faut  le  tairt^. 
Déjà  le  jour  plus  grand  nous  frappe  et  nous  éclaire: 
Déjà  même  l'on  entre,  et  j'entends  quelque  bruit. 
C'est  Achille.  Va,  pars.  Dieux!  Ulysse  le  suit*! 


SCENE  II 
AGAMEMNON,  ACHILLE,  ULYSSE. 

AfiAMEMNON. 

Quoi  !  seigneur,  se  peut-il  que  d'un  cours  si  rapide 
La  victoire  vous  ait  ramené  dans  l'Aulide? 
D'un  courage  naissant  sont-ce  là  les  essais? 
Quels  triomphes  suivront  de  si  nobles  succès  ! 
La  Thessalie  entière,  ou  vaincue  ou  calmée, 
Lesbos  même  conquise  en  attendant  l'armée. 
De  toute  autre  valeur  éternels  monuments, 
Ne  sont  d'Achille  oisif  que  les  amusements. 

ACHILLE. 

Seigneur,  honorez  moins  une  faible  conquête  : 
Et  que  puisse  bientôt  le  Ciel  qui  nous  arrête 
Ouvrir  un  champ  plus  noble  à  ce  cœur  excité 
Par  le  prix  glorieux  dont  vous  l'avez  flatté  ! 
Mais  cependant,  seigneur,  que  faut-il  que  je  croie 
D'un  bruit  qui  me  surprend  et  me  comble  de  joie? 
Daignez-vous  avancer  le  succès  de  mes  vœux  ? 
Et  bientôt  des  mortels  suis-je  le  plus  heureux? 


1  Ce  détail  un  peu  froid  élait  nécessaire  pour  fonder  l'épisode  d'Eriphile,  sans 
lequel  Racine  convient  lui-même  qu'il  n'aurait  pu  faire  sa  tragédie.  (G.) 

-  Exclamation  pleine  de  goût  et  d'art  :  elle  confirme  ce  qu'Agamemnon  a  déjà 
dit  du  caractère  d  Ulysse,  et  prépare  la  situation  embarrassante  où  lepèred'lphi- 
ijénie  va  se  trouver  entre  les  deux  hommes  que  dans  ce  moment  il  doit  redouter 
le  plus. 


VCTK   I,  SCKXE    [1  143 

Ou  dit  qu'Ipbigénie,  en  ces  lieux  amenée, 
Doit  bientôt  à  son  sort  unir  ma  destinée. 

AGAMEMXON. 

Ma  fille?  Qui  vous  dit  qu'on  la  doit  amener? 

ACHILLE. 

Seigneur,  qu'a  donc  ce  bruit  qui  vous  doive  étonner  ? 

AGAMEMNON,  à  Ulysse. 

Juste  Ciel,  saurait-il  mou  iuneste  artifice? 

CLTSSE. 

Seigneur,  Agamemnon  s'étonne  avec  justice  : 
Songez -vous  aux  malheurs  qui  nous  menacent  tous? 
0  ciel  !  pour  un  hymen  quel  temps  choisissez-vous? 
Tandis  qu'à  nos  vaisseaux  la  mer  toujours  fermée 
Trouble  toute  la  Grèce  et  consume  l'armée  ; 
Tandis  que  pour  fléchir  l'inclémence  des  dieux  ', 
Il  faut  du  sang  peut-èîre,  et  du  plus  précieux, 
Achille  seul ,  Achille  à  son  amour  s'applique  ! 
Voudrait-il  insulter  à  la  crainte  publique. 
Et  que  le  chef  des  Grecs,  irritant  les  destins, 
Préparât  d'un  hymen  la  pompe  et  les  festins? 
Ah  !  seigneur,  est-ce  ainsi  que  votre  âme  attendrie 
Plaint  le  malheur  des  Grecs,  et  chérit  la  patrie? 

Af.niLLE. 

Dans  les  champs  phrygiens  les  effets  feront  foi 
Qui  la  chérit  le  plus  ou  d'Ulysse  ou  de  moi  : 
Jusque-là  je  vous  laisse  étaler  votre  zèle; 
Vous  pouvez  à  loisir  faire  des  vœux  pour  elle. 
Hem  plissez  les  autels  d'offrandes  et  de  sang. 
Des  victimes  vous-mi'me  interrogez  le  flanc, 
Uu  silence  des  vents  demandez-leur  la  cause  : 
Mais  moi,  qui  de  ce  soin  sur  Calchas  me  repose. 
Souffrez,  seigneur,  souffrez  que  je  coure  hâter 


1  L'inctemeiice  dei  dieuj-.  Coat  \  inctemnilia  dinim  de  Virgile,  que  Kii'iiiC  ■!  luit 
iwsspr  ilans  notre  iansiie. 


141  IPHIGENIE 

Un  hymen  dont  les  dieux  ne  sauraient  s'irriter. 
Transporté  d'une  ardeur  qui  ne  peut  être  oisive, 
Je  rejoindrai  bientôt  les  Grecs  sur  cette  rive  : 
J'aurais  trop  de  regret  si  quelque  autre  guerrier 
Au  rivage  troyen  descendait  le  premier. 

AGAMEMNON. 

0  Ciel  !  pourquoi  faut-il  que  ta  secrète  envie 
Ferme  à  de  tels  héros  le  chemin  de  l'Asie  ? 
N'aurais-je  vu  briller  cette  noble  chaleur 
Mue  pour  m'en  retourner  avec  plus  de  douleur? 

ULYSSE. 

Dieux  !  qu'est-ce  que  j'entends  ! 

ACHILLE. 

Seigneur,  qu'osez-vous  dire? 

AGAMEM.NON. 

Qu'il  faut,  princes,  qu'il  faut  que  chacun  se  retire; 
Que,  d'un  crédule  espoir  trop  longtemps  abusés. 
Nous  attendons  les  vents  qui  nous  sont  refusés. 
Le  Ciel  protège  Troie,  et  par  trop  de  présages 
Son  courroux  nous  défend  d'en  chercher  les  passages. 

ACHILLE. 

Quels  présages  affreux  nous  marquent  son  courroux  ? 

AGAMEMNOX. 

Vous-même  consultez  ce  qu'il  prédit  de  vous. 
Que  sert  de  se  flatter?  On  sait  qu'à  votre  tête 
Les  dieux  ont  d'ilion  attaché  la  conquête; 
Mais  on  sait  que  pour  prix  d'un  triomphe  si  beau , 
Ils  ont  aux  champs  troyens  marqué  votre  tombeau  : 
Que  votre  vie,  ailleurs  et  longue  et  fortunée, 
Devant  Troie  en  sa  fleur  doit  être  moissonnée. 

ACHILLE. 

Ainsi  pour  vous  venger  tant  de  rois  assemblés 
D'un  opprobre  éternel  retourneront  comblés  ! 
Et  Paris,  couronnant  son  insolente  flamme, 


ACTE   I,   SCÈNE   II  115 

Retiendra  sans  péril  la  sœur  de  voire  femme  »  ! 

AGAMEMNON. 

Eh  quoi  !  votre  valeur,  qui  nous  a  devancés, 
N'a-t-elle  pas  pris  soin  de  nous  venger  assez? 
Les  malheurs  de  Lesbos  par  vos  mains  ravagée 
Épouvantent  encor  toute  la  mer  Egée  : 
Troie  en  a  vu  la  flamme;  et  jusque  dans  ses  ports 
Les  flots  en  ont  poussé  les  débris  et  les  morts. 
Que  dis-je?  les  Troyens  pleurent  une  autre  Hélène 
Que  vous  avez  captive  envoyée  à  Mycène  : 
Car,  je  n'en  doute  point,  cette  jeune  beauté 
Garde  en  vain  un  secret  que  trahit  sa  fierté; 
Et  son  silence  même,  accusant  sa  noblesse. 
Nous  dit  qu'elle  nous  cache  une  illustre  princesse. 

ACHILLE. 

Non,  non ,  tous  ces  détours  sont  trop  iogénieux  : 
Vous  lisez  de  trop  loin  dans  les  secrets  des  dieux. 
Moi,  je  m'arrêterais  à  de  vaines  menaces  ! 
Et  je  fuirais  l'honneur  qui  m'attend  sur  vos  traces  ! 
Les  Parques  à  ma  mère,  il  est  vrai,  l'ont  prédit  *, 
Lorsqu'un  époux  mortel  fut  reçu  dans  son  lit  : 
Je  puis  choisir,  dit-on,  on  beaucoup  d'ans  sans  gloire. 
Ou  peu  de  jours  suivis  d'une  longue  mémoire. 
Mais,  puisqu'il  faut  enfin  que  j'arrive  au  tombeau, 
Voudrais-je,  de  la  terre  inutile  fardeau. 
Trop  avare  d'un  sang  reçu  d'une  déesse, 
Atlendre  chez  mon  père  une  obscure  vieillesse  ; 
Et,  toujours  de  la  gloire  évitant  le  sentier, 


•  C'est  ici  qu'Achille  devait  répondre  à  l'objection  tirée  du  danger  qui  le  me- 
nace dans  les  champs  troyens  ;  mais  Racine  avait  encore  besoin  de  parler  de  Les- 
bos, d'Eriphile,  de  l'obscurité  qui  enveloppait  la  naissance  de  celte  jeune  captive  : 
le  poète  songe  a  bien  établir  son  épisode.  {G.j 

*  Ce  morceau  est  d'un  véritable  héros,  et  d  une  éloquence  antique.  Racine  n  a 
pris  dans  Homère  que  I  idée  de  la  prédiction  des  Parques  et  du  choix  qu'Achille 
peut  faire  d'une  grande  gloire  ou  d'une  longue  vie  ;  mais  il  doit  à  Quinte-Curce 
(IX,  6)  l'héroïsme  des  sentiments  qui  respire  dans  cette  tirade.  (G.) 

\0 


1^6  IPHIGÉNIE 

Ne  laisser  aucun  nom,  et  mourir  tout  entier  '  ? 

Ah  !  ne  nous  formons  point  ces  indignes  obstacles  : 

L'honneur  parle,  il  suffit  ;  ce  sont  là  nos  oracles  *. 

Les  dieux  sont  de  nos  jours  les  maîtres  souverains; 

Mais,  seigneur,  notre  gloire  est  dans  nos  propres  mains. 

Pourquoi  nous  tourmenter  de  leurs  ordres  suprêmes  ? 

Ne  songeons  qu'à  nous  rendre  immortels  comme  eux-mêmes; 

Et ,  laissant  faire  au  sort,  courons  où  la  valeur  * 

Nous  promet  un  destin  aussi  grand  que  le  leur. 

C'est  à  Troie,  et  j'y  cours  ;  et,  quoi  qu'on  me  prédise , 

Je  ne  demande  aux  dieux  qu'un  vent  qui  m'y  conduise  : 

Et  quand  moi  seul  enfin  il  faudrait  l'assiéger, 

Patrocle  et  moi,  seigneur,  nous  irons  vous  venger. 

Mais  non,  c'est  en  vos  mains  que  le  destin  la  livre; 

Je  n'aspire,  en  effet,  qu'à  l'honneur  de  vous  suivre. 

Je  ne  vous  presse  plus  d'approuver  les  transports 

D'un  amour  qui  m'allait  éloigner  de  ces  bords; 

Ce  même  amour,  soigneux  de  votre  renommée, 

Veut  qu'ici  mon  exemple  encourage  l'armée. 

Et  me  défend  surtout  de  vous  abandonner 

Aux  timides  conseils  qu'on  ose  vous  donner  *. 

'  Cette  belle  expression  aijpartientà  Horace  :  Non  omnis  moriar  :  «  Je  ne  mour- 
rai pas  tout  entier.  »  Corneille  s'en  est  d'abord  empuré  : 

Sont-ils  morts  tout  entiers  avec  leurs  grands  desseins  ? 
Cinna,  act.  I,  SC.  1. 

La  coutume  de  Racine  étant  d'embellir  et  de  perfectionner  tout  ce  qu'il  imite,  cette 
expression ,  placée  à  la  fin  du  vers ,  a  bien  plus  d'énergie,  et  pioduit  bien  plus 
d'efTet  que  dans  Corneille,  qui  la  place  au  premier  hémistiche,  et  l'affaiblit  dans 
le  second,  avec  leurs  grands  desseins.  (G.) 

2  Ce  vers  est  imité  d  Homère,  qui  fait  dire  à  Hector  :  «  Combattre  pour  la  patrie, 
voilà  le  meilleur  et  le  plus  sur  des  oracles.  " 

3  Laissant  faire  au  sort,  expression  d'une  simplicité  noble  et  qui  semble  em- 
pruntée de  ce  beau  vers  de  Corneille  : 

Faites  votre  devoir,  et  laissez  faire  aus  dieux. 

Horace,  act.  H,  se.  viii. 

*  Dans  Euripide,  Iphigénie  n'est  pas  promise  à  Achille,  il  ne  vient  pas  non  plus 
dans  la  tente  d'Agamemnon  pour  presser  son  hymen,  mais  pour  s'informer  des 
raisons  qui  suspendent  le  départ  des  Grecs.  L'invention  de  Racine  donne  plus  de 
mouvement  et  d'intérêt  à  la  pièce.  (L.  B.) 


ACTE  I,   SCÈNE  IH  H7 

SCÈNE  m 

AGAMEMNON,  ULYSSE. 

ULYSSE. 

Seigneur,  vous  entendez.  Quelque  prix  qu'il  en  coûte, 
11  veut  voler  à  Troie  et  poursuivre  sa  route. 
Nous  craignions  son  amour  :  et  lui-même  aujourd'hui 
Par  une  heureuse  erreur  nous  arme  contre  lui. 

AGAMEMNON. 

Hélas  ! 

ULYSSE. 

De  ce  soupir  que  faut-il  que  j'augure? 
Du  sang  qui  se  révolte  est-ce  quelque  murmure? 
Croirais-je  qu'une  nuit  ait  pu  vous  ébranler? 
Est-ce  donc  votre  cœur  qni  vient  de  nous  parler? 
Songez-y;  vous  devez  votre  fille  à  la  Grèce  : 
Vous  nous  l'avez  promise;  et,  sur  cette  promesse, 
Calchas,  par  tous  les  Grecs  consulté  chaque  jour, 
Leur  a  prédit  des  vents  l'infaillible  retour. 
A  ses  prédictions  si  l'effet  est  contraire, 
Pensez-vous  que  Calchas  continue  à  se  laire  ; 
Que  ses  plaintes,  qu'en  vain  vous  voudrez  apaiser, 
Laissent  mentir  les  dieux  sans  vous  en  accuser; 
Et  qui  sait  ce  qu'aux  Grecs,  frustrés  de  leur  victime, 
Peut  permettre  un  courroux  qu'ils  croiront  légitime? 
Gardez- vous  de  réduire  un  peuple  furieux , 
Seigneur,  à  prononcer  entre  vous  et  les  dieux. 
N'est  ce  pas  vous  enfin  de  qui  la  voix  pressante 
Nous  a  tous  appelés  aux  campagnes  du  Xanthe; 
Et  qui  de  ville  en  ville  attestiez  les  serments 
Que  d'Hélène  autrefois  firent  tous  les  amants, 
Quand  presque  tous  les  Grecs,  rivaux  de  votre  frère, 
La  demandaient  en  foule  à  Tyndare  son  père? 
Ue  quelque  heureux  époux  que  l'on  dût  faire  choix, 


148  IPHIGÉNIE 

Nous  jurâmes  dès  lors  de  défendre  ses  droits; 
Et,  si  quelque  insolent  lui  volait  sa  conquête, 
Nos  mains  du  ravisseur  lui  promirent  la  tête. 
Mais  sans  vous,  ce  serment  que  l'amour  a  dicté, 
Libres  de  cet  amour,  l'aurions-nous  respecté  '  ? 
Vous  seul ,  nous  arrachant  à  de  nouvelles  flammes. 
Nous  avez  l'ait  laisser  nos  enfants  et  nos  femmes. 
Et  quand ,  de  toutes  parts  assemblés  en  ces  lieux , 
L'honneur  de  vous  venger  brille  seul  à  nos  yeux. 
Quand  la  Grèce,  déjà  vous  donnant  son  suffrage, 
Vous  reconnaît  l'auteur  de  ce  fameux  ouvrage. 
Que  ses  rois,  qui  pouvaient  vous  disputer  ce  rang, 
Sont  prêts  pour  vous  servir  de  verser  tout  leur  sang  : 
Le  seul  Agamemnon,  refusant  la  victoire, 
N'ose  d'un  peu  de  sang  acheter  tant  de  gloire; 
Et,  dès  le  premier  pas  se  laissant  effrayer. 
Ne  commande  les  Grecs  que  pour  les  renvoyer  -  ! 

AGAMEMNON. 

Ah  !  seigneur,  qu'éloigné  du  malheur  qui  m'opprime 
Votre  cœur  aisément  se  montre  magnanime  ! 
Mais  que,  si  vous  voyiez  ceint  du  bandeau  mortel 
Votre  fils  Télémaque  approcher  de  l'autel, 
Nous  vous  verrions,  troublé  de  cette  affreuse  image, 
Changer  bientôt  en  pleurs  ce  superbe  langage. 
Éprouver  la  douleur  que  j'éprouve  aujourd'hui. 
Et  courir  vous  jeter  entre  Calchas  et  lui  ! 
Seigneur,  vous  le  savez,  j'ai  donné  ma  parole , 
Et  si  ma  fille  vient,  je  consens  qu'on  l'immole  : 
Mais,  malgré  tous  mes  soins,  si  son  heureux  destin 


1  Tout  ce  morceau  est  emprunté  à  la  première  scène  d'Euripide;  mais  il  fait 
bien  plus  d'effet  ici,  parce  qu'Euripide  ne  l'a  mis  qu'en  récit,  et  que  Racine  en  a 
fait  une  raison  puissante  dans  la  bouche  d'Ulysse.  (L.  B.) 

-  Vers  heureux,  qui  devait  piquer  vivement  l'ambition  d'Agamemnon.  En  gé- 
néral, Ulysse,  aussi  grand  orateur  que  politique  habile,  profite  de  la  faiblesse  du 
roi  d'Argos,  et  oppose  son  ambition  à  sa  tendresse  paternelle.  (G.) 


ACTE    I.   SCENE   IV  \iS) 

La  retient  dans  Argos,  ou  l'arrête  en  chemin, 

Souffrez  que,  sans  presser  ce  barbare  spectacle, 

En  faveur  de  mon  sang  j'explique  cet  obstacle, 

Que  j'ose  pour  ma  fille  accepter  le  secours 

De  quelque  dieu  plus  doux  qui  veille  sur  ses  jours. 

Vos  conseils  sur  mon  cœur  n'ont  eu  que  trop  d'empire, 

El  je  rougis... 

SCÈNE    IV 
AGAiMEMNON,  ULYSSE,  EURYBATE. 

EURYBATE. 

Seigneur... 

AGAMEMNON. 

Ah  !  que  vient-on  me  dire  ? 

EURYBATE. 

La  reine,  dont  ma  course  a  devancé  les  pas  i, 
Va  remettre  bientôt  sa  fille  entre  vos  bras  ; 
Elle  approche.  Elle  s'est  quelque  temps  égarée 
Dans  ces  bois  qui  du  camp  semblent  cacher  l'entrée; 
A  peine  nous  avons,  dans  leur  obscurité. 
Retrouvé  le  chemin  que  nous  avions  quitté. 

AUAMEMNON. 

Ciel! 

EURYBATE. 

Elle  amène  aussi  cette  jeune  Ériphile 
Que  Lesbos  a  livrée  entre  les  mains  d'Achille, 
Et  qui  de  son  destin,  qu'elle  ne  connaît  pas , 
Vient,  dit-elle,  en  Aulide  interroger  Galchas. 
Déjà  de  leur  abord  la  nouvelle  est  semée*; 
Et  déjà  de  soldats  une  l'ouïe  charmée, 
Surtout  d'Iphigénie  admirant  la  beauté, 

1  Ce  message  est  un  coup  de  théâtre  bien  préparé;  myis  il  est  plus  intéressant 
dans  Euripide,  parce  qu'il  vient  au  fort  de  la  querelle  des  deux  frères,  dont  il 
amené  la  réconciliation.  (G.) 

î  .{bord  pour  arrivée  est  une  expression  impropre. 


i50  IPHIGKiVIE 

Pousse  au  ciel  mille  vœux  pour  sa  félicité  ^ 
Les  uns  avec  respect  environnaient  la  reine  ; 
D'autres  me  demandaient  le  sujet  qui  l'amène  : 
Mais  tous  ils  confessaient  que  si  jamais  les  dieux 
Ne  mirent  sur  le  trône  un  roi  plus  glorieux , 
Également  comblé  de  leurs  faveurs  secrètes , 
Jamais  père  ne  fut  plus  heureux  que  vous  l'êtes  *. 

AGAMEMNON. 

Ktirybate,  il  suffit;  vous  pouvez  nous  laisser  : 
Le  reste  me  regarde,  et  je  vais  y  penser. 

SCÈNE  V 
AGAMEMNON,  ULYSSE 

AGAMEMNON. 

Juste  Ciel,  c'est  ainsi  qu'assurant  ta  vengeance 
Tn  romps  tous  les  ressorts  de  ma  vaine  prudence  1 
Encor  si  je  pouvais,  libre  dans  mon  malheur, 
Par  des  larmes  au  moins  soulager  ma  douleur  ! 
Triste  destin  des  rois  !  Esclaves  que  nous  sommes  ! 
El  des  rigueurs  du  sort  et  des  discours  des  hommes, 
Nous  nous  voyons  sans  cesse  assiégés  de  témoins  ; 
Et  les  plus  malheureux  osent  pleurer  le  moins  '. 

ULYSSE. 

e  suis  père,  seigneur,  et  faible  comme  un  autre''  : 

1  Poimer  des  vœux  au  ciel  n'a  rien  d'agréable  ni  d'élégant.  (G.)  Corneille  a 
plusieurs  phrases  analogues,  entre  autres  celle-ci  : 

Toujours  vers  quelque  objet  pousse  quelque  désir.  (Cinna.) 

2  Vers  plein  d'art,  parce  qu'il  augmente  le  trouble  et  la  douleur  d'Agamemnon. 
On  peut  remarquer  le  môme  genre  de  beauté  dans  ce  vers  de  la  première  scène  : 

Roi ,  père,  époiii  heureux,  fils  du  puissant  Atrée.  (G.) 

3  Euripide  est  peut-être  plus  touchant  que  Racine  ;  mais  les  traits  les  plus 
pithétiques  de  ce  raorcenu  se  retrouvent  dans  la  suite  de  la  pièce.  Racine  n'a 
rien  perdu  de  ce  qu'il  pouvait  emprunter;  mais  il  a  pris  garde  à  la  progression 
et  à  la  convenance.  Ce  n'est  pas  devant  Ulysse  qu'Agamemnon  doit  se  livrera 
toute  sa  sensibilité,  et  lepoëte  en  ménage  les  expressions,  parce  qu'il  n'est  qu'au 
premier  acte.  (G.) 

4  Rien  n'égale  l'éloquence  de  ce  discours  d'Clysse  ;  c'est  un  des  plus  beaux 


ACTP:    I,   SCÈNE   V  131 

Mon  cœur  se  met  sans  peine  à  la  place  du  vôtre  ; 
Et,  frémissant  du  coup  qui  vous  fait  soupirer. 
Loin  de  blâmer  vos  pleurs,  je  suis  prêt  de  pleurer. 
Mais  votre  amour  n'a  plus  d'excuse  légitime  ; 
Les  dieux  ont  à  Calchas  amené  leur  victime  : 
Il  le  sait,  il  l'attend  :  et  s'il  la  voit  tarder. 
Lui-même  à  haute  voix  viendra  la  demander. 
Nous  sommes  seuls  encor  :  hâtez-vous  de  répandre 
Des  pleurs  que  vous  arrache  un  intérêt  si  tendre  ; 
Pleurez  ce  sang,  pleurez  :  ou  plutôt  sans  pâlir, 
Considérez  l'honneur  qui  doit  en  rejaillir. 
Voyez  tout  l'Hellespont  blanchissant  sous  nos  rames. 
Et  la  perfide  Troie  abandonnée  aux  flammes , 
Ses  peuples  dans  vos  fers,  Priamà  vos  genoux, 
Hélène  par  vos  mains  rendue  à  son  époux. 
Voyez  de  vos  vaisseaux  les  poupes  couronnées 
Dans  cette  même  Auli<ie  avec  vous  retournées  ; 
Et  ce  triomphe  heureux,  qui  s'en  va  devenir 
L'éteroel  entretien  des  siècles  a  venir. 

AGAMEMNON. 

Seigneur,  de  mes  efforts  je  connais  Fimpuissance  : 
Je  cède,  et  laisse  aux  dieux  opprimer  l'innocence. 
La  victime  bientôt  marchera  sur  vos  pas , 
Allez.  iMais  cependant  faites  taire  Calchas; 
Et ,  m'aidant  à  cacher  ce  funeste  mystère, 
Laissez-moi  de  l'autel  écarter  une  mère. 


morceaux  d'une  tragédie  où  les  beautés  fourmillent.  Le  caractère  d'L'lysse  s  en- 
noblit ici  et  devient  prescinc  intéressant.  Ce  rôle,  quoique  fort  court ,  est  un  de 
ceux  qui  font  le  plus  admirer  l'art  et  le  .soiit  de  Racine.  11  n'était  pas  possible  au 
|)Oëte  d'introduire  Ménélas...  Ulysse  est  mieux  lié  à  l'action  que  Ménélas,  ([uoiqu'il 
n'y  prenne  pas  autant  d'intérêt;  après  avoir  paru  dans  les  premières  scènes,  il  est 
censé  agir  dans  tout  le  cours  de  la  pièce,  et  revient  au  dernier  acte  faire  le  récit 
du  sacrifice.  (G.) 

FIN   DU   PREMIER   ACTE. 


152  IPHIGÉNIE 


ACTE    DEUXIEME 


SCÈNE    I 
ÉRIPHILR,  DORIS. 

ÉRIPUILE. 

Ne  les  contraignons  point,  Doris,  retirons-nous, 
Laissons-les  dans  les  bras  d'un  père  et  d'un  époux  ; 
Et,  tandis  qu'à  l'envi  leur  amour  se  déploie. 
Mettons  en  liberté  ma  tristesse  et  leur  joie. 

UORIS. 

Quoi  !  Madame,  toujours  irritant  vos  douleurs, 
Croyez- vous  ne  plus  voir  que  des  sujets  de  pleurs? 
Je  sais  que  tout  déplaît  aux  yeux  d'une  captive; 
Qu'il  n'est  point  dans  les  fers  de  plaisir  qui  la  suive  : 
xMais  dans  le  temps  fatal  que,  repassant  les  flots, 
Nous  suivions  malgré  nous  le  vainqueur  de  Lesbos; 
Lorsque  dans  son  vaisseau,  prisonnière  timide, 
Vous  voyiez  devant  vous  ce  vainqueur  homicide, 
Le  dirai-je?  vos  yeux  de  larmes  moins  trempés, 
A  pleurer  vos  malheurs  étaient  moins  occupés. 
Maintenant  tout  vous  rit  :  l'aimable  Iphigéuie 
D'une  amitié  sincère  avec  vous  est  unie. 
Elle  vous  plaint,  vous  voit  avec  des  yeux  de  sœur; 
Et  vous  seriez  dans  Troie  avec  moins  de  douceur  : 
Vous  vouliez  voir  l'Aulide ,  où  son  père  l'appelle. 
Et  l'Aulide  vous  voit  arriver  avec  elle  : 
Cependant,  par  un  sort  que  je  ne  conçois  pas. 
Votre  douleur  redouble  et  croît  à  chaque  pas. 


ACTE    II.   SCÈNE    I  153 

ÉRIPHILE. 

Ëh  quoi  !  te  semble -t-il  que  la  triste  Ériphile 

Doive  être  de  leur  joie  un  témoin  si  tranquille? 

Crois -tu  que  mes  chagrins  doivent  s'évanouir 

A  l'aspect  d'un  bonheur  dont  je  ne  puis  jouir? 

Je  vois  Iphigénie  entre  les  bras  d'un  père  ; 

Elle  fait  tout  l'orgueil  d'une  superbe  mère  : 

Et  moi ,  toujours  en  butte  à  de  nouveaux  dangers. 

Remise  dès  l'enfance  en  des  bras  étrangers , 

Je  reçus  et  je  vois  le  jour  que  je  respire 

Sans  que  mère  ni  père  ait  daigné  me  sourire. 

J'ignore  qui  je  suis,  et,  pour  comble  d'horreur. 

Un  oracle  effrayant  m'attache  à  mon  erreur, 

lit,  quand  je  veux  chercher  le  sang  qui  m'a  fait  naître. 

Me  dit  que  sans  périr  je  ne  me  puis  connaître. 

DORIS. 

Non,  non;  jusques  au  bout  vous  devez  le  chercher. 
Un  oracle  toujours  se  plaît  à  se  cacher; 
Toujours  avec  un  sens  il  en  présente  un  autre  : 
Ru  perdant  un  faux  nom  vous  reprendrez  le  vôtre. 
C'est  là  tout  le  danger  que  vous  pouvez  courir, 
Et  c'est  peut-être  ainsi  que  vous  devez  périr. 
Songez  que  votre  nom  fut  changé  dès  l'enfance. 

ÉRirniLE. 
Je  n'ai  de  tout  mon  sort  que  cette  connaissance; 
Et  ton  père,  du  reste  infortuné  témoin, 
Ne  me  permit  jamais  de  pénétrer  plus  loin. 
Hélas  !  dans  cette  Troie  où  j'étais  attendue, 
Ma  gloire,  disait-il,  m" allait  être  rendue  : 
J'allais,  en  reprenant  et  mon  nom  et  mon  rang. 
Des  plus  grands  rois  en  moi  reconnaître  le  sang. 
Déjà  je  découvrais  cette  fameuse  ville; 
Le  Ciel  mène  à  Lesbos  l'impitoyable  Achille  : 
Tout  cède,  tout  ressent  ses  funestes  efforts; 


I5i  FPHIGÉNIE 

Ton  père,  enseveli  dans  la  foule  des  morts , 
Me  laisse  dans  les  fers  à  moi-même  inconnue; 
Et,  de  tant  de  gr.indeurs  dont  j'étais  prévenue. 
Vile  esclave  des  Grecs,  je  n'ai  pu  conserver 
Que  la  fierté  d'un  sang  que  je  n'ai  pu  prouver. 

DORIS. 

Ah  1  que  perdant,  Madame,  un  témoin  si  fidèle, 

La  main  qui  vous  l'ôta  doit  vous  sembler  cruelle  ! 

Mais  Calchas  est  ici,  Calcbas  si  renommé, 

Qui  des  secrets  des  dieux  fut  toujours  informé. 

Le  ciel  souvent  lui  pnrle  :  instruit  par  un  tel  maître . 

Il  sait  tout  ce  qui  fut  et  tout  ce  qui  doit  être  i . 

Pourrait-il  de  vos  jours  ignorer  les  auteurs? 

Ce  camp  même  est  pour  vous  tout  plein  de  protecteurs  ; 

Bientôt  Iphigénie,  en  épousant  Achille, 

Vous  va  sous  son  appui  présenter  un  asile  ; 

Elle  vous  l'a  promis  et  juré  devant  moi. 

Ce  gage  est  le  premier  qu'elle  attend  de  sa  foi. 

ÉRIPHILE. 

Que  dirais-tu,  Doris,  si,  passant  tout  le  reste, 
Cet  hymen  de  mes  maux  était  le  plus  funeste? 

DORTS. 

Quoi,  Madame! 

ÉRIPHILE. 

Tu  vois  avec  étonnement 
Que  ma  douleur  ne  souff're  aucun  soulagement. 
Écoute,  et  tu  te  vas  étonner  que  je  vive. 

C'est  peu  d'être  étrangère,  inconnue  et  captive  ; 
Ce  destructeur  faial  des  tristes  Lesbiens, 
Cet  Achille,  l'auteur  de  tes  maux  et  des  miens, 
Dont  la  sanglante  main  m'enleva  prisonnière, 

1  C'est  la  traduction  aussi  élégante  que  fidèle  d'un  vers  d'Homère  où  Calchas 
est  peint  sous  les  mêmes  traits  :  «  Calchas  se  levé,  Calchas,  fils  de  Thestor,  est  le 
plus  habile  des  augures  ;  le  présent ,  le  passé  ,  l'avenir  lui  sont  également  con- 
nus. »  Iliade,  liv.  1.  (G.) 


ACTE    II.    SCKNE   I  loS 

Qui  m'arracha  d'un  coup  ma  naissance  et  ton  père  i, 
De  qui  jusques  au  nom  tout  doit  m'être  odieux, 
Kst  de  tous  les  mortels  le  plus  cher  à  mes  yeux  ^. 

DOKIS. 

Ah  !  que  me  dites-vous  ! 

ÉRIPHILE. 

Je  me  flattais  sans  cesse 
Qu'un  silence  éternel  cacherait  ma  faiblesse  : 
Mais  mon  cœur  trop  pressé  m'arrache  ce  discours, 
Et  te  parle  une  fois  pour  se  taire  toujours. 
Ne  me  demande  point  sur  quel  espoir  fondée 
De  ce  fatal  amour  je  me  vis  possédée. 
Je  n'en  accuse  point  quelques  feintes  douleurs 
Dont  je  crus  voir  Achille  honorer  mes  malheurs  : 
Le  Ciel  s'est  fait,  sans  doute,  une  joie  inhumaine 
A  rassembler  sur  moi  tous  les  traits  de  sa  haine. 
Happellerai-je  encor  le  souvenir  affreux 
Du  jour  qui  dans  les  fers  nous  jeta  toutes  deux; 
Dans  les  cruelles  mains  par  qui  je  lus  ravie 
Je  demeurai  longtemps  sans  lumière  et  sans  vie  ; 
Enfin  mes  tristes  yeux  cherchèrent  la  clarté  ; 
Et,  me  voyant  presser  d'un  bras  ensanglanté, 
Je  frémissais,  Doris,  et  d'un  vainqueur  sauvage 
Craignais  de  rencontrer  l'effroyable  visage. 
J  entrai  dans  son  vaisseau,  détestant  sa  fureur. 
Et  toujours  détournant  ma  vue  avec  horreur. 
Je  le  vis  :  son  aspect  n'avait  rien  de  farouche^; 
Je  sentis  le  reproche  expirer  dans  ma  bouche; 


'  Arracher  la  naissance  est  là  [X)ur  oier  les  moyens  de  faire  connaître  le  secret 
(le  la  naissance;  cela  est  si  clair  après  tout  ce  qui  précède ,  qu'il  ne  reste  à  re- 
marquer d  ins  ce  vers  que  la  force  et  la  précision.  (L.) 

-  Remarquez  ici  la  beauté  progressive  de  cette  période  de  six  vers,  depuis  c$ 
destructeur  fatal ,  etc.,  jus(|u'à  ce  derniers  vers,  qui  partout  ailleurs  serait  fort 
commun,  et  que  les  cinq  vers  qui  l'.imonent  rendent  si  frappant.  Voilà  ce  qui  fait 
le  tissu  de  la  diction,  et  ce  que  c'est  que  l'art  d'écrire.  (L.) 

»  Ule  faut  avouer,  on  ne  faisait  pas  de  tels  vers  avant  Racine;  non-seulement 


lo6  inHI(;fiiNIK 

Je  sentis  contre  moi  mon  cœur  se  déclarer; 

J'oubliai  ma  colère,  et  ne  sus  que  pleurer  : 

Je  me  laissai  conduire  à  cet  aimable  guide  ', 

Je  l'aimais  à  Leshos,  et  je  l'aime  en  Aulide. 

Iphigénie  en  vain  s'offre  à  me  protéger. 

Et  me  tend  une  main  prompte  à  me  soulager  : 

Triste  effet  des  fureurs  dont  je  suis  tourmentée, 

Je  n'accepte  la  main  qu'elle  m'a  présentée, 

Que  pour  m'armer  contre  elle,  et,  sans  me  découvrir, 

Traverser  son  bonheur,  que  je  ne  puis  souffrir  *. 

BORIS. 

Et  que  pourrait  contre  elle  une  impuissante  haine  ! 
Ne  valait-il  pas  mieux ,  renfermée  à  Mycène , 
Éviter  les  tourments  que  vous  venez  chercher, 
Et  combattre  des  feux  contraints  de  se  cacher? 

ÉRIPHILE. 

Je  le  voulais,  Doris.  Mais, quelque  triste  image 

Que  sa  gloire  à  mes  yeux  montrât  sur  ce  rivage. 

Au  sort  qui  me  traînait  il  fallut  consentir  : 

Une  secrète  voix  m'ordonna  de  partir, 

Me  dit  qu'offrant  ici  ma  présence  importune 

Peut-être  j'y  pourrais  porter  mon  infortune; 

Que  peut-être  approchant  ces  amants  trop  heureux    • 

Quelqu'un  de  mes  malheurs  se  répandrait  sur  eux  ^ 

Voilà  ce  qui  m'amène,  et  non  l'impatience 

personne  ne  savait  la  route  du  cœur ,  mais  presque  personne  ne  savait  les  fintsses 
de  la  versification,  cet  art  de  rompre  la  mesure. 

Je  le  vis,  son  aspect  n'avait  rien  de  farouche. 

Personne  ne  connaissait  cet  heureux  mélange  de  syllabes  longues  et  brèves,  et 
lie  COI. sonnes  suivies  de  voyelles,  qui  font  couler  un  vers  avec  tant  de  mollesse , 
et  qui  le  font  entrer  dans  une  oreille  sensible  et  juste  avec  tant  de  plaisir.  (Volt.] 

1  Construction  latine. 

2  Quel  tableau  que  celui  qu'Ériphile  vient  de  tracer  1  quelle  poésie  et  de  senti- 
ment et  de  style  !  Le  rôle  d'Ériphile  est  une  des  choses  que  Racine  a  le  plus  for- 
t'-ment  écrites.  (L.) 

s  Idée  et  tournure  antiques.  Racine  est  plein  de  ces  traits  qui  ajoutent  à  l'illu- 
sion dramatique  par  la  vérité  locale  des  idées  et  du  langage.  (L.) 


ACTE   II,   SCÈNE    H  l.i" 

D'apprendre  à  qui  je  dois  une  triste  naissance. 
Ou  plutôt  leur  hymen  me  servira  de  loi  : 
S'il  s'achève,  il  suffit;  tout  est  fini  pour  moi  : 
Je  périrai,  Doris;  et,  par  une  mort  prompte, 
Dans  la  nuit  du  tombeau  j'enfermerai  ma  honte , 
Sans  chercher  des  parents  si  longtemps  ignorés, 
Et  que  ma  folle  amour  a  trop  déshonorés. 

DORlS. 

Que  je  vous  plains,  Madame!  et  que  pour  votre  vie... 

ÉRIPHILE. 

Tu  vois  Agamemnon  avec  Iphigénie. 

SCÈNE    II 
AGAMEiMNOiN,  [PHIGÉME,  ÉRIPHILE,  DORIS. 

IPHIGÉNIE. 

Seigneur,  où  courez-vous  ?  et  quels  empressements 

Vous  dérobent  sitôt  à  nos  embrassemenis? 

A  qui  dois-je  imputer  cette  fuite  soudaine? 

Mon  respect  a  fait  place  aux  transports  de  la  reine  : 

Un  moment  à  mon  tour  ne  vous  puis-je  arrêter? 

Et  ma  joie  à  vos  yeux  n'ose-t-elle  éclater  i  ? 

Ne  puis-je... 

AGAMEMNON. 

Eh  bien  !  ma  fille ,  embrassez  votre  père  ; 
11  vous  aime  toujours. 

IPHIGÉNIE. 

Que  cette  amour  m'est  chère  ! 
Quel  plaisir  de  vous  voir  et  de  vous  contempler 
Dans  ce  nouvel  éclat  dont  je  vous  vois  briller  ! 
Quels  honneurs  !  quel  pouvoir  1  Déjà  la  renommée 
Par  d'étonnants  récits  m'en  avait  informée  ; 

•  (".ette  scène  appartient  en  partie  à  Euripide. 


138  IPHIGÉNIE 

Mais  que ,  voyant  de  près  ce  spectacle  charmant. 
Je  sens  croître  ma  joie  et  mon  étonnementl 
Dieux!  avec  quel  amour  la  Grèce  vous  révère  ! 
Quel  bonheur  de  me  voir  la  fille  d'un  tel  père  ! 

AGAMEMNON. 

Vous  méritiez,  ma  fille,  un  père  plus  heureux. 

IPHIGÉNIE. 

Quelle  félicité  peut  manquer  à  vos  vœux? 

A  de  plus  grands  honneurs  un  roi  peut-il  prétendre? 

J'ai  cru  n'avoir  au  Ciel  que  des  grâces  à  rendre. 

AGAMEMNON ,  à  part. 

Grands  dieux  !  à  son  malheur  dois-je  la  préparer? 

IPHIGÉNIE. 

Vous  vous  cachez,  seigneur,  et  semblez  soupirer; 
Tous  vos  regards  sur  moi  ne  tombent  qu'avec  peine  : 
Avons-nous  sans  votre  ordre  abandonné  Mycène  ? 

AGAMEMNON. 

Ma  fille,  je  vous  vois  toujours  des  mêmes  yeux; 
Mais  les  temps  sont  changés  aussi  bien  que  les  lieux 
D'un  soin  cruel  ma  joie  est  ici  combattue. 

IPHIGÉNIE. 

Eh  !  mon  père,  oubliez  votre  rang  à  ma  vue. 
Je  prévois  la  rigueur  d'un  long  éloignement  : 
N'osez-vous  sans  rougir  être  père  un  moment  '! 
Vous  n'avez  devant  vous  qu'une  jeune  princesse 
A  qui  j'avais  pour  moi  vanté  votre  tendresse; 
Cent  fois ,  lui  promettant  mes  soins,  votre  bonté, 
J'ai  fait  gloire  à  ses  yeux  de  ma  félicité  •. 
Que  va-t-elle  penser  de  votre  indifi'érence  ? 
Ai-je  tlatté  ses  vœux  d'une  fausse  espérance? 
N'éclaircirez-vous  point  ce  front  chargé  d'ennuis? 

AGAMEMNON. 

Ah  !  ma  fille  ! 

IPHIGÉNIE. 

Seigneur,  poursuivez. 


ACTE    II,   SCÈNE   II  159 

AGAMEMNON. 

Je  ne  puis. 

IPHI  GÉNIE. 

Périsse  le  Troyen  auteur  de  nos  alarmes  ! 

AGAMEMNON. 

Sa  perte  à  ses  vainqueurs  coûtera  bien  des  larmes. 

IPHIGÉNIE. 

Les  dieux  daignent  surtout  prendre  soin  de  vos  jours  ! 

AGAMEMNON. 

Les  dieux  depuis  un  temps  me  sont  cruels  et  sourds. 

IPHIGÉNIE. 

Galchas,  dit-on,  prépare  un  poaipeux  sacrifice. 

AGAMEMNON. 

Puissé-je  auparavant  fléchir  leur  injusiice  ! 

IPHIGÉNIE. 

L'offrira-t-on  bientôt? 

AGAMEMNON. 

Plus  tôt  (jue  je  ne  veux. 

IPHIGÉNIE. 

Me  sera-t-il  permis  de  me  joindre  à  vos  vœux  ? 
Verra-t-on  à  l'autel  votre  heureuse  famille? 

AGAMEMNON. 

Hélas  ! 

IPHIGÉNIE. 

Vous  vous  taisez. 

AGAMEMNON. 

Vous  y  serez ,  ma  fille  ' . 
Adieu. 

>  Quel  tendre  et  prodis^ieux  ellet  produit  l'arrivée  d'Iphigénie  1  Elle  vole  auprès 
de  son  père,  aux  yeux  d'Eriphile  même,  de  son  père  qui  a  pris  mfin  la  résolution 
de  la  sacrifier.  Chaque  mot  de  celte  scène  tourne  le  poignard  dans  le  cœur... 
La  scène  linitpar  ces  mois  terribles  :  Vous  y  ttrez,  ma  filU ,  sentence  de  morl, 
après  laquelle  il  ne  faut  plus  rien  dire...  Mais  comment  se  peut-il  faire  qu'après 
cet  arrêt  de  mort,  (ju  Iphigéniene  comprend  |X)int,  mais  que  le  spectateur  entend 
avec  tant  d'émotion,  il  y  ait  encoie  des  scènes  touchantes  dans  le  même  acte,  et 
même  des  coups  de  théâtre  frappants  I  C'est  là,  S(  Ion  moi,  qu'est  le  comble  de  lu 
perfection.  (Volt.) 


160  IPHKJENIE 

SCÈNE    III 
IPHIGÉNIE,  ÉRIPHILE,  DORIS. 

IPHIGÉNIE. 

De  cet  accueil  que  dois-je  soupçonner? 
D'une  secrète  horreur  je  me  sens  frissonner. 
Je  crains ,  malgré  moi-même ,  un  malheur  que  j'ignore. 
Justes  dieux,  vous  savez  pour  qui  je  vous  implore  1 

ÉRIPHILE. 

Quoi  !  parmi  tous  les  soins  qui  doivent  l'accabler, 
Quelque  froideur  suffit  pour  vous  faire  trembler  ! 
Hélas!  à  quels  soupirs  suis-je  donc  condamnée. 
Moi  qui,  de  mes  parents  toujours  abandonnée, 
Étrangère  partout,  n'ai  pas,  même  en  naissant, 
Peut-être  reçu  d'eux  un  regard  caressant  ! 
Du  moins,  si  vos  respects  sont  rejetés  d'un  père, 
Vous  en  pouvez  gémir  dans  le  sein  d'une  mère; 
Et,  de  quelque  disgrâce  enfin  que  vous  pleuriez, 
Quels  pleurs  par  un  amant  ne  sont  point  essuyés  ! 

IPHIGÉNIE. 

Je  ne  m'en  défends  point  :  mes  pleurs,  belle  Ériphile, 

Ne  tiendront  pas  longtemps  contre  les  soins  d'Achille; 

Sa  gloire,  son  amour,  mon  père,  mon  devoir, 

Lui  donnent  sur  mon  âme  un  trop  juste  pouvoir. 

Mais  de  lui-même  ici  que  faut-il  que  je  pense? 

Cet  amant,  pour  me  voir  brûlant  d'impatience, 

Que  les  Grecs  de  ces  bords  ne  pouvaient  arracher, 

Qu'un  père  de  si  loin  m'ordonne  de  chercher, 

S'empresse-t-il  assez  pour  jouir  d'une  vue 

Qu'avec  tant  de  transports  je  croyais  attendue? 

Pour  moi,  depuis  deux  jours  qu'approchant  de  ces  lieux 

Leur  aspect  souhaité  se  découvre  à  nos  yeux. 

Je  l'attendais  partout;  et  d'un  regard  timide 

Sans  cesse  parcourant  les  chemins  de  l'Aulide, 


ACTK   n.   S(,1^NK    FV  161 

Mon  cœur  pour  le  chercher  volait  loin  devant  moi  : 
Et  je  demande  Achille  à  tout  ce  que  je  voi. 
Je  viens,  j'arrive  enfin  sans  qu'il  m'ait  prévenue. 
Je  n'ai  percé  qu'à  peine  une  foule  inconnue; 
Lui  seul  ne  parait  point  :  le  triste  Agamemnon 
Semble  craindre  à  mes  yeux  de  prononcer  son  nom. 
Que  fait-il?  qui  pourra  m'expliqiier  ce  mystère? 
Trouverai -je  l'amant  glacé  comme  le  père? 
Et  les  soins  de  la  guerre  auraient-ils  en  un  jour 
Éteint  dans  tous  les  cœurs  la  tendresse  et  l'amour? 
Mais  non,  c'est  l'offenser  par  d'injustes  alarmes  : 
C'est  à  moi  que  l'on  doit  le  secours  de  ses  armes. 
Il  n'était  point  à  Sparte  entre  tous  ces  amants 
Dont  le  père  d'Hélène  a  reçu  les  serments  : 
Lui  seul  de  tous  les  Grecs  maître  de  sa  parole , 
S'il  part  contre  Ilion,  c'est  pour  moi  qu'il  y  vole; 
Et,  satisfait  d'un  prix  qui  lui  semble  si  doux, 
11  veut  même  y  porter  le  nom  de  mon  époux  ' . 

SCÈNE   IV 
CLYTEALNESTRE,  IPHIGÉNIE,  ÉRIPHILE,  DOKIS. 

CLYTEMNESTRE. 

Ma  fille,  il  faut  partir  sans  que  rien  nous  retienne, 

Et  sauver  e:.i  fuyant  votre  gloire  et  la  mienne. 

Je  ne  m'étonne  plus  qu'interdit  et  distrait, 

Votre  père  ait  paru  nous  revoir  à  regret  : 

Aux  aflronts  d'un  refus  craignant  de  vous  commettre*, 

•  Tous  les  détails  de  cette  scène  sont  précieux  ;  tous  ont  un  dessein  et  un  effet. 
Quel  parti  le  poète  a  tiré  de  cet  épisode  d'Eriphile,  pour  fortifier  les  autres  rôles  : 
Combien  il  est  naturel  que  le  sombre  accueil  d  Agamemnon  et  l'absence  d'Achille 
alarment  Iphigénie  et  troublent  les  premiers  instants  de  bonheur  qu'elle  croit 
trouver!  Combien  celi  prépare  ce  qu'im  va  lui  dire,  et  dispose  d'avance  tout  ce 
qui  peut  justifier  ses  soufjçons  sur  Eriphile.  (L.) 

i  Cummetire  pour  expoier  ne  s'emploie  qu'absolument,  c'est-à-dire  qu'il  ne 
prend  pas  le  régime  indirect. 

11 


16-2  IPHIGÉNIE 

Il  m'avait  par  Arcas  envoyé  cette  lettre. 
Arcas  s'est  vu  trompé  par  notre  égarement  ', 
\li  vient  de  me  la  rendre  en  ce  même  moment. 
Sauvons,  encore  un  coup,  notre  gloire  offensée  : 
Pour  votre  hymen  Achille  a  changé  de  pensée; 
Et,  refusant  l'honneur  qu'on  lui  veut  accorder, 
Jusques  à  son  retour  il  veut  le  retarder. 

ÉRIPHILE. 

Qu'entends-je  1 

GLYTEMNESTRE. 

Je  vous  vois  rougir  de  cet  outrage. 
Il  faut  d'un  noble  orgueil  armer  votre  courage. 
Moi-même  de  l'ingrat  approuvant  le  dessein. 
Je  vous  l'ai  dans  Argos  présenté  de  ma  main; 
Et  mon  choix,  que  flattait  le  bruit  de  sa  noblesse, 
Vous  donnait  avec  joie  au  fils  d'une  déesse. 
Mais  puisque  désormais  son  lâche  repentir 
Dément  le  sang  des  dieux  dont  ou  le  fait  sortir, 
Ma  fille,  c'est  à  nous  de  montrer  qui  nous  sommes . 
Et  de  ne  voir  en  lui  que  le  dernier  des  hommes. 
Lui  ferons-nous  penser,  par  un  plus  long  séjour, 
Que  vos  vœux  de  son  cœur  attendent  le  retour? 
Rompons  avec  plaisir  un  hymen  qu'il  diffère. 
J'ai  fait  de  mou  dessein  avertir  votre  père; 
Je  ne  l'attends  ici  que  pour  m'en  séparer; 
Et  pour  ce  prompt  départ  je  vais  tout  préparer. 

A  Éi'iphile. 

Je  ne  vous  presse  point,  Madame,  de  nous  suivre  ; 
En  de  plus  chères  mains  ma  retraite  vous  livre. 


1  Égarement  ne  se  prend  qu'au  figuré,  pour  désigner  les  désordres  de  l'esprit 
et  du  cœur.  Il  n'est  pas  -en  usage  pour  signifier  l'erreur  qui  fait  qu'on  s'égare  en 
route.  (G.) 

Le  Dictionnaire  de  l'Académie  autorise  l'emploi  du  mot  égarement  dans  le 
sens  propre;  mais  les  lexicographes  modernes  disent  avec  raison  qu'il  a  vieilli. 
'A.  Martin.) 


ACTE  II,  SCÈNE  V  163 


De  vos  desseins  secrets  on  est  trop  éclairci; 
Et  ce  n'est  pas  Calchas  que  vous  cherchez  ici  ', 


SCÈNE   V 
IPHIGÉNIE,  ÈFilPHILE,  DORIS. 

IPIIIGÉNIE. 

En  quel  funeste  état  ces  mots  m'ont-ils  laissée  ! 
Pour  mon  hymen  Achille  a  changé  de  pensée  1 
Il  me  faut  sans  homieur  retourner  sur  mes  pas  ! 
Et  vous  cherchez  ici  quelque  autre  que  Calchas. 

ÉRirniLE. 
Madame,  à  ces  discours  je  ne  puis  rien  comprendre. 

IPIIIGÉNIE. 

Vous  m'entendez  assez,  si  vous  voulez  m'entendre. 
Le  sort  injurieux  me  ravit  un  époux; 
Madame,  à  mon  malheur  m'abaudonnerez-vous? 
Vous  ne  pouviez  sans  moi  demeurer  à  Mycène; 
Me  verra-t-on  sans  vous  partir  avec  la  reine? 

ÉRIPIIILE. 

Je  voulais  voir  Calchas  avaut  que  de  partir. 

IPHIOÉNIE. 

Que  tardez-vous,  Madame,  à  le  faire  avertir? 

ERIPIIILE. 

D'Argos,  dans  un  moment,  vous  reprenez  la  route. 

IPHIGÉNIE. 

Uu  moment  quelquefois  éclaircit  plus  d'un  doute. 
Mais,  Madame,  je  vois  que  c'est  trop  vous  presser; 
Je  vois  ce  que  jamais  je  n'ai  voulu  penser  : 


•  Ce  mot  est  terrible  pour  Iphigénie,  qui  vient  de  confier  à  Eriphile  ses  inquié- 
tudes sur  le  peu  d'empressement  d'Achille.  Cette  scène  n'est  point  dans  la  |)ièce 
grecque;  Racine  n'a  du  qu'a  lui-même  les  sentiments  pleins  d  une  fierté  noble  et 
d'un  juste  orgueil  que  fait  éclater  Clytemnestre;  aussi  ce  personnage  est-il  bien 
autrement  caractérisé  chez  Racine  que  chez  Euripide.  (L.  B.) 


164  IPHIGÉNIK 

Achille...  Vous  brûlez  que  je  ne  sois  partie. 

ÉRIPBILE. 

Moi  1  vous  me  soupçonnez  de  cette  perfidie  ! 
Moi  1  j'aimerais,  Madame,  un  vainqueur  furieux , 
Qui  toujours  tout  sanglant  se  présente  à  mes  yeux  ; 
Qui,  la  flamme  à  la  main ,  et  de  meurtres  avide. 
Mit  en  cendres  Lesbos... 

IPHIGÉNIE. 

Oui,  vous  l'aimez,  perfide'  ! 
Et  ces  mêmes  fureurs  que  vous  me  dépeignez. 
Ces  bras  que  dans  le  sang  vous  avez  vus  baignés, 
Ces  murs,  cette  Lesbos ,  ces  cendres ,  cette  flamme , 
Sont  les  traits  dont  l'amour  l'a  gravé  dans  votre  âme-; 
Et,  loin  d'en  détester  le  cruel  souvenir, 
Vous  vous  plaisez  encore  à  m'en  entretenir. 
Déjà  plus  d'une  fois  dans  vos  plaintes  forcées 
J'ai  dû  voir  et  j'ai  vu  le  fond  de  vos  pensées  : 
Mais  toujours  sur  mes  yeux  ma  facile  bonté 
A  remis  le  bandeau  que  j'avais  écarté. 
Vous  l'aimez.  Que  faisais-je?  et  quelle  erreur  fatale 
M'a  fait  entre  mes  bras  recevoir  ma  rivale  ? 
Crédule,  je  l'aimais  :  mon  cœur  même  aujourd'hui 
De  son  parjure  amant  lui  promettait  l'appui. 
Voilà  donc  le  triomphe  où  j'étais  amenée  ! 
Moi-même  à  votre  char  je  me  suis  enchaînée. 
Je  vous  pardonne,  hélas  !  des  vœux  intéressés. 
Et  la  perte  d'un  cœur  que  vous  me  ravissez  : 
Mais  que,  sans  m'avertirdu  piège  qu'on  me  dresse, 
Vous  me  laissiez  chercher  jusqu'au  fond  de  la  Grèce 
L'ingrat  qui  ne  m'attend  que  pour  m'abandonner. 
Perfide,  cet  afTront  se  peut-il  pardonner? 


1  C'est  le  seul  emportement  que  le  poète  ait  donné  à  la  douce  et  timide  Iphi- 
génie.  (G.) 

2  Quelle  profondeur  de  vérité  dans  ces  vers,  sans  parler  de  tous  les  autres 
mérites  1  Quelle  connaissance  du  cœur  humain  !  (L.) 


ACTE   l[,   SCÈNE   VI  Ifi'i 

ERIPHILE. 

Vous  me  donnez  des  noms  qui  doivent  me  surprendre, 
Madame  :  on  ne  m'a  pas  instruite  à  les  entendre  ; 
Et  les  dieux,  contre  moi  dès  longtemps  indignés, 
A  mon  oreille  encor  les  avaient  épargnés. 
Mais  il  faut  des  amants  excuser  l'injustice. 
Et  de  quoi  vouliez-vous  que  je  vous  avertisse? 
Avez- vous  pu  penser  qu'au  sang  d'Agamemnon 
Achille  préférât  une  fille  sans  nom, 
Qui  de  tout  son  destin  ce  qu'elle  a  pu  comprendre, 
C'est  qu'elle  sort  d'un  sang  qu'il  brûle  de  répandre  ? 

IPUIGÉNIE. 

Vous  trioiupliez,  cruelle,  et  bravez  ma  douleur. 

Je  n'avais  pas  encor  senti  tout  mon  malheur  : 

Et  vous  ne  comparez  votre  exil  et  ma  gloire 

Que  pour  mieux  relever  votre  injuste  victoire. 

Toutefois  vos  transports  sont  trop  précipités  : 

Ce  même  Agamemnon  à  qui  vous  insultez, 

Il  commande  à  la  Grèce,  il  est  mon  père,  il  m'aime. 

Il  ressent  mes  douleurs  beaucoup  mieux  que  moi-même. 

Mes  larmes  par  avance  avaient  su  le  toucher; 

J'ai  surpris  ces  soupirs  qu'il  me  voulait  cacher. 

Hélas!  de  son  accueil  condamnant  la  tristesse. 

J'osais  me  plaindre  à  lui  de  son  peu  de  tendresse  ! 


SCENE  VI 
ACHILLE,  IPHIGÉME,  ÉRlPHILE,  DORIS. 

ACHILLE. 

Il  est  donc  vTai,  Madame,  et  c'est  vous  que  je  vois  ! 
Je  soupçonnais  d'erreur  tout  le  camp  à  la  fois. 
Vous  en  Âulide!  Vous  !  Hé  !  qu'y  venez-vous  faire? 
D'où  vient  qu'Agamemnon  m'assurait  le  contraire  ? 


16G  IPHIGÉNIE 

IPHIGÉNIE. 

Seigneur,  rassurez-vous  :  vos  vœux  seront  contents; 
Iphigénie  encor  n'y  sera  pas  longtemps. 

SCÈNE    VII 
ACH[LLE,  ÉRTPHILE,  DORTS 

ACHILLE. 

Elle  me  fuit  !  Veillé-je?  ou  n'est-ce  point  un  songe? 
Dans  quel  trouble  nouveau  cette  fuite  me  plonge  ! 

Madame,  je  ne  sais  si  sans  vous  irriter 
Achille  devant  vous  pourra  se  présenter  : 
Mais,  si  d'un  ennemi  vous  souffrez  la  prière. 
Si  lui-même  souvent  a  plaint  sa  prisonnière , 
Vous  savez  quel  sujet  conduit  ici  leurs  pas; 
Vous  savez... 

ÉRIPHILE. 

Quoi  !  seigneur,  ne  le  savez-vouspas, 
Vous  qui  depuis  un  mois ,  brûlant  sur  ce  rivage, 
Avez  conclu  vous-même  et  hâté  leur  voyage  ? 

ACHILLE. 

De  ce  même  rivage  absent  depuis  un  mois, 
Je  le  revis  hier  pour  la  première  fois. 

ÉRIPHILE. 

Quoi  1  lorsque  Agamemnon  écrivait  à  Mycène, 
Votre  amour,  votre  main  n'a  pas  conduit  la  sienne? 
Quoi  !  vous ,  qui  de  sa  fille  adoriez  les  attraits. . . 

ACHILLE. 

Vous  m'en  voyez  encor  épris  plus  que  jamais , 
Madame  :  et,  si  l'effet  eût  suivi  ma  pensée. 
Moi-même  dans  Argos  je  l'aurais  devancée. 
Cependant  on  me  fuit.  Quel  crime  ai -je  commis? 
Mais  je  ne  vois  partout  que  des  yeux  ennemis  : 
Que  dis-je?  en  ce  moment  Calchas ,  Nestor,  Ulysse 
De  leur  vaine  éloquence  employant  l'artifice. 


ACTE    11.   SCÈNK   VI IF  16/ 

Combattaient  mon  amour,  et  semblaient  m'annoncer 
Que,  si  j'en  crois  ma  gloire,  il  y  faut  renoncer. 
Quelle  entreprise  ici  pourrait  être  formée? 
Suis-je  sans  le  savoir  la  fable  de  l'armée  '? 
Entrons  :  c'est  un  secret  qu'il  leur  faut  arracher, 

SCÈNE   VIII 
ÉRIPHILE,   DORIS. 

ÉRIPHILE. 

Dieux,  qui  voyez  ma  honte,  où  dois-je  me  cacher? 

Orgueilleuse  rivale,  on  t'aime,  et  tu  murmures  ! 

Souffrirai-je  à  la  fois  ta  gloire  et  tes  injures-? 

Ah  !  plutôt...  Mais,  Doris,  ou  j'aime  à  me  flatter, 

Ou  sur  eux  quelque  orage  est  tout  prêt  d'éclater. 

J'ai  des  yeux.  Leur  bonheur  n'est  pas  encor  tranquille. 

On  trompe  Iphigénie;  on  se  cache  d'Achille  : 

Agamemnon  gémit.  Ne  désespérons  point; 

Et,  si  le  sort  contre  elle  à  ma  haine  se  joint, 

Je  saurai  profiter  de  celte  intelligence 

Pour  ne  pas  pleurer  seule  et  mourir  sans  vengeance  '. 


1  Ce  vers  a  quelque  chose  de  familier  ;  cependant  il  fait  trembler  dans  la 
bouche  d'Achille,  et  l'annonce  tel  qu'il  va  se  montrer  bientôt,  c'est-à-dire  celui 
lie  tous  les  hommes  le  moins  fait  pour  supporter  une  injure.  L.) 

2  Racine  a  trouvé  moyen  d'employer  très-heureusement  lemotin/urM  dans  le 
sens  ù'invectives.  quoique  dans  cette  acception  injure  en  poésie  ne  soit  pas  noble. 
Cette  expression,  qui  s'emploie  très-bien  lorsqu'elle  signifie  injure  faite  ou  reçue  , 
devient  basse  et  triviale  lorsqu'elle  signifie  paroles  injurieuses.  11  faut  beaucoup 
d'art  pour  l'employer  en  ce  sens.  On  en  trouve  encore  un  autre  exemple  dans  la 
tragédie  d'Andromaque.  (L.  B.) 

3  Le  sens  et  la  construction  exigeraient  en  prose  que  l'on  répétât  la  négation. 
On  ne  peut  pardonner  cette  licence  à  la  poésie  que  parce  que  le  sens  est  si  clair 
qu'il  n  y  a  pas  lieu  à  se  méprendre.  Mais  la  licence  est  forte,  et  il  ne  faudrait  pas 
I  imiter.  (L.) 

FIN   DU    DEUXIÈME  ACTE. 


168  IPHIGÉNIE 


ACTE    TROISIEME 


SCENE   1 
AGAMEMNON ,  CLYTEMNESTRE. 

CLYTEMNESTRE. 

Oui,  seigneur,  nous  partions;  et  mon  juste  courroux 
Laissait  bientôt  Achille  et  le  camp  loin  de  nous  : 
Ma  fille  dans  Argos  courait  pleurer  sa  honte. 
Mais  lui-même,  étonné  d'une  fuite  si  prompte, 
Par  combien  de  serments,  dont  je  n'ai  pu  douter, 
Vient-il  de  nous  convaincre  et  de  nous  arrêter  ! 
Il  presse  cet  hymen  qu'on  prétend  qu'il  diffère. 
Et  vous  cherche,  brûlant  d'amour  et  de  colère  : 
Prêt  d'imposer  silence  à  ce  bruit  imposteur, 
Achille  en  veut  connaître  et  confondre  l'auteur. 
Bannissez  ces  soupçons  qui  troublent  notre  joie. 

AGAMEMNON. 

Madame,  c'est  assez  :  je  consens  qu'on  le  croie. 
Je  rei^onn^is  l'erreur  qui  nous  avait  séduits, 
Et  ressens  votre  joie  autant  que  je  le  puis. 
Vous  voulez  que  Calchas  l'unisse  à  ma  famille  : 
Vous  pouvez  à  l'autel  envoyer  votre  fille  : 
Je  l'attends  '.  Mais,  avant  que  de  passer  plus  loin. 
J'ai  voulu  vous  parler  un  moment  sans  témoin. 

1  J-^  l'attends  a  quelque  chose  de  cruel  dans  la  bouche  d'Agamemnon.  On  l'at 
tend  serait  plus  générique  et  formerait  un  sens  moins  dur  et  moins  révoltant. 
(L.  B.)  —  Je  l'attends  n'est  pas,  de  la  part  d'Agamemnon,  de  la  cruauté',  mais 
l'expression  d'une  douleur  profonde  qu'il  cherche  à  cacher.  On  l'attend  est  vague 
et  ne  dit  rien  :  je  l'attends  deviendra  un  coup  de  foudre  quand  il  sera  rappelé  dans 
ce  vers  : 

Il  l'attend  à  l'autel,  pour  la  sacrifier. 


\CTK    III.    SCKNK    I  16!) 

Vous  voyez  en  quels  lieux  vous  l'avez  amenée  : 
Tout  y  ressent  la  guerre,  et  non  point  l'hyménée. 
Le  tumulte  d'un  camp,  soldats  et  matelots, 
Un  autel  hérissé  de  dards,  de  javelots. 
Tout  ce  spectacle  enfin,  pompe  digne  d'Achille, 
Pour  attirer  vos  yeux  n'est  point  assez  tranquille  ; 
Et  les  Grecs  y  verraient  l'épouse  de  leur  roi 
Dans  un  état  indigne  et  de  vous  et  de  moi. 
M'en  croirez-vous,  laissez,  de  vos  femmes  suivie, 
A  cet  hymen,  sans  vous,  marcher  Iphigénie  '. 

CLYTEMNESTRE. 

Qui?  moi  !  que,  remettant  ma  fille  en  d'autres  bras, 

Ce  que  j'ai  commencé  je  ne  l'achève  pas! 

Qu'après  l'avoir  d'Argos  amenée  en  Aulide, 

Je  refuse  à  l'autel  de  lui  servir  de  guide  1 

l)ois-je  donc  de  Galchas  être  moins  près  que  vous? 

Et  qui  présentera  ma  fille  à  son  époux? 

Quelle  autre  ordonnera  cette  pompe  sacrée? 

AGAMEMNON. 

Vous  n'êtes  point  ici  dans  le  palais  d'Atrée  : 
Vous  êtes  dans  un  camp... 

CLYTEMNESTRE. 

OÙ  tout  vous  est  soumis. 
Où  le  sort  de  l'Asie  en  vos  mains  est  remis, 
Où  je  vois  sous  vos  lois  marcher  la  Grèce  entière, 
où  le  fils  de  Thétis  va  m'appeler  sa  mère  -. 


>  Le  fond  de  cette  scène  est  emprunté  d'Euripide,  c'est-à-dire  seulement  l'idée 
d'écarter  Clytt  mnestre  ;  Racine  s'est  bien  gardé  d'emprionter  les  moyens  employés 
par  le  poète  grec,  lima  trouvé  un  qui  est  excellent,  et  qui  est  pris  dans  les  mœurs 
antiques,  tiés- sévères,  comme  on  sait,  sur  tout  ce  qui  rx)ncernail  la  décence  et 
la  dignité  du  sexe  :  et  quels  détails  ce  mo>en  lui  a  fournis',  quels  vers!  quelle 
sublime  poésie! 

Un  autel  hérissé  de  dards,  de  javelots , 

Tout  ce  ipectacle  eufin,  pompe  digue  d'Achille,  etc. 

Pompe  digne  dWchilte  est  admirable,  et  ici  Racine  est  au-dessus  d'Euripide  par 
le  génie  autant  que  par  l'art.  (L.) 

i  Clytemnestre,  qui  parle  ainsi,  est  la  même  femme  qui  dit  au  second  acte  qu'il 


170  IPHIGÉNIE 

Dans  quel  palais  superbe  et  plein  de  ma  grandeur 
Puis-je  jamais  paraître  avec  plus  de  splendeur? 

AGAMEMNON. 

Madame,  au  nom  des  dieux  auteurs  de  notre  race, 
Daignez  à  mon  amour  accorder  cette  grâce. 
J'ai  mes  raisons. 

CLYTEMNESTRE. 

Seigneur,  au  nom  des  mêmes  dieux. 
D'un  spectacle  si  doux  ne  privez  point  mes  yeux. 
Daignez  ne  point  ici  rougir  de  ma  présence. 

AGAMEMNON. 

J'avais  plus  espéré  de  votre  complaisance. 
Mais  puisque  la  raison  ne  vous  peut  émouvoir, 
Puisque  enfin  ma  prière  a  si  peu  de  pouvoir. 
Vous  avez  entendu  ce  que  je  vous  demande, 
jMadame,  je  le  veux,  et  je  vous  le  commande. 
Obéissez. 

SCÈNE    II 

CLYTEMNESTRE. 

D'où  vient  que  d'un  soin  si  cruel  ' 
L'injuste  Agamemnon  m'écarte  de  l'autel  ? 
Fier  de  son  nouveau  rang,  m'ose-t-il  méconnaître? 
Me  croit-il  à  sa  suite  indigne  de  paraître  ? 
Ou,  de  l'empire  encor  timide  possesseur, 
N'oserait-il  d'Hélène  ici  montrer  la  sœur; 
Et  pourquoi  me  cacber,  et  par  quelle  injustice 
Faut-il  que  sur  mon  front  sa  honte  rejaillisse? 
Mais  n'importe;  il  le  veut,  et  mon  cœur  s'y  résout. 
Ma  fille,  ton  bonheur  me  console  de  tout  *  : 

ne  faut  vcrir  dans  Achille  que  le  dernier  des  hommes.  C'est  là  connaître  le  cœur 
humain  et  peindre  les  passions  avec  vérité.  (G.) 

1  D'un  soin  au  lieu  de  par  un  soin,  est  une  licence  poétique. 

2  II  y  a  de  l'adresse  à  couvrir  cette  petite  mortification,  qui  se  perd,  pour 


XC.TK    m.   SCftNK    ri[  171 

T^e  Ciel  te  donne  Achille;  et  ma  joie  est  extrême 
De  t'entendre  nommer..  Mais  le  voici  lui-même. 


SCENE    III 
ACHILLE,  CLYTEMNESTRE. 

ACHILLE. 

Tout  succède.  Madame,  à  mon  empressement; 

Le  roi  n'a  point  voulu  d'autre  éclaircissement  : 

Il  en  croit  mes  transports  ;  et,  sans  presque  m'entendre  ', 

ll\ient  en  m'embrassant  de  m'accepter  pour  gendre  -; 

Il  ne  m'a  dit  qu'un  mot.  Mais  vous  a-t-il  conté 

Quel  bonheur  dans  le  camp  vous  avez  apporté? 

Les  dieux  vont  s'apaiser  :  du  moins  Calchas  publie 

Qu'avec  eux  dans  une  heure  il  nous  réconcilie; 

Que  Neptune  et  les  vents,  prêts  à  nous  exaucer. 

N'attendent  que  le  sang  que  sa  main  va  verser; 

Déjà  dans  les  vaisseaux  la  voile  se  déploie; 

Déjà  sur  sa  parole  ils  se  tournent  vers  Troie. 

Pour  moi,  quoique  le  Ciel,  au  gré  de  mon  amour, 

Dût  encore  des  vents  retarder  le  retour, 

Que  je  quitte  à  regret  la  rive  fortunée 

Où  je  vais  allumer  les  flambeaux  d'hyménée; 

Puis-je  ne  point  chérir  l'heureuse  occasion 

D'aller  du  sang  troyen  sceller  notre  union, 

Et  de  laisser  bientôt,  sous  Troie  ensevelie, 

Le  déshonneur  d'un  nom  à  qui  le  mien  s'allie  ? 

ainsi  dire,  dans  les  jouissances  de  lamour  maternel.  L'observation  de  toutes  ces 
liienséances  est  un  des  avantages  du  théâtre  français  sur  celui  de  toutes  les  autres 
nations.  (L.) 

•  Ces  vers  sont  pleins  d'adresse;  ils  vont  au-devant  du  reproche  qu'on  pourrait 
faire  à  Racine  d'avoir  laissé  trop  peu  de  temps  à  l'entrevue  d'Agamemnon  et  d'A- 
chille :  Clytemnestre  n'a  que  le  temps  de  dire  douze  vers,  et  l'explication  est  finie, 
tdutest  arrangé  et  conclu:  mais  on  conçoit  aisément  qu'Agamemnon  devait  être 
trop  confus  et  trop  embarrassé  pour  soutenir  un  long  entretien  avec  Achille.  (G.) 

*  Cette  fausseté  d'Agamemnon,  qui  partout  ailleurs  serait  odieuse,  n'est  ici  que 
la  preuve  du  malheur  de  sa  situation,  qui  le  réduit  à  cet  excès  de  faiblesse.  (G.) 


J72  ll'HIGÉNIE 


SCENE   IV 


ACHILLE,  GLYTEMNESTRE.  IPHIGÉNIE,  ÉRIPHILE, 
DORIS,  yEGLNE. 

ACHILLE. 

Princesse,  mon  bonheur  ne  dépend  que  de  vous  : 
Votre  père  à  l'autel  vous  destine  un  époux; 
Venez  y  recevoir  un  cœur  qui  vous  adore. 

IPHIGÉNIE. 

Seigneur,  il  n'est  pas  temps  que  nous  partions  encore. 
La  reine  permettra  que  j'ose  demander 
Un  gage  à  votre  amour,  qu'il  me  doit  accorder. 
Je  viens  vous  présenter  nue  jeune  princesse  : 
Le  Ciel  a  sur  son  front  imprimé  sa  noblesse. 
De  larmes  tous  les  jours  ses  yeux  sont  arrosés  ; 
Vous  savez  ses  malheurs,  vous  les  avez  causés. 
Moi-même  (où  m'emportait  une  aveugle  colère  !) 
J'ai  tantôt,  sans  respect,  affligé  sa  misère. 
Que  ne  puis -je  aussi  bien,  par  d'utiles  secours  ^ 
Réparer  promptement  mes  injustes  discours? 
Je  lui  prête  ma  voix,  je  ne  puis  davantage. 
Vous  seul  pouvez,  seigneur,  détruire  votre  ouvrage  : 
Elle  est  votre  captive;  et  ses  fers,  que  je  plains, 
Quand  vous  l'ordonnerez,  tomberont  de  ses  mains. 
Commencez  donc  par  là  cette  heureuse  journée. 
Qu'elle  puisse  à  ndus  voir  n'être  plus  condamnée. 
Montrez  que  je  vais  suivre  au  pied  de  nos  autels 
Un  roi  qui ,  non  content  d'effrayer  les  mortels , 
A  des  embrasements  ne  borne  point  sa  gloire. 


1  Le  ])Oëte  n'a  pas  manqué  un  seul  trait  pour  rendre  Iphigénie  intéressante. 
Lorsqu'on  présume  qu'Iphigénie  n'est  cccupée  que  de  son  bonheur,  son  premier 
soin  e'^t  de  réparer  l'injure  qu'elle  croit  avoir  faite  à  Ériphile.  (L.  B.) 


A(-TE   m,   SCENE   IV  173 

Laisse  aux  pleurs  d'une  épouse  attendrir  sa  victoire  ', 
Et,  par  les  malheureux  quelquefois  désarmé, 
Sait  imiter  eu  tout  les  dieux  qui  l'ont  formé. 

ÉRIPHILE. 

Oui ,  seigneur,  des  douleurs  soulagez  la  plus  vive. 
La  guerre  dans  Lesbos  me  fit  votre  captive  : 
Mais  c'est  pousser  trop  loin  ses  droits  injurieux, 
Qu'y  joindre  le  tourment  que  je  souffre  en  ces  lieux. 

ACHILLE. 

Vous,  Madame? 

ÉRIPHILi:. 

Oui,  seigneur;  et,  sans  compter  le  reste, 
Pouvez-vous  m'imposer  une  loi  plus  funeste 
Que  de  rendre  mes  yeux  les  tristes  spectateurs 
De  la  félicité  de  mes  persécuteurs  ? 
J'entends  de  toutes  parts  menacer  ma  patrie; 
Je  vois  marcher  contre  elle  une  armée  en  furie  ; 
Je  vois  déjà  l'tiymen,  pour  mieux  me  déchirer. 
Mettre  en  vos  mains  le  feu  qui  doit  la  dévorer. 
Souffrez  que  loin  du  camp  et  loin  de  votre  vue, 
Toujours  infortunée  et  toujours  inconnue , 
J'aille  cacher  un  sort  si  digne  de  pitié. 
Et  dont  mes  pleurs  encor  vous  taisent  la  moitié*. 

ACHILLE. 

C'est  trop,  belle  princesse  :  il  ne  faut  que  nous  suivre. 
Venez;  qu'aux  yeux  des  Grecs  Achille  vous  délivre; 
Et  que  le  doux  momeut  de  ma  félicité 
Soit  le  moment  heureux  de  votre  liberté. 

•  Attendrir  sa  victoire,  expression  neuve  et  poétique ,  pour  dire  se  laisser 
attendrir  dans  sa  victoire.  Tout  le  monde,  dit  la  Harpe,  entend  ce  que  c'est  qu'at- 
(cndrir  la  vic(oire,  qui  est  par  elle-même,  comme  dit  Cicéron,  insolente  et  cruelle. 
(A   Martin  )  * 

*  «  Je  vous  tais  la  moitié  de  mes  malheurs  »  serait  de  la  prose.  Ues  pleurs 
vous  en  taisent  ta  muilié;  voilà  de  la  poésie.  Ce  ne  sont  pas  les  figures  qui  font 
le  sublime,  ce  sont  celles  qui  font  l'élégance  continuR  du  style,  et  l' élèvent 
au-dessus  de  la  simple  pureté;  personne  n'en  a  un  aussi  grand  nombre  que 
Racine.  (L  ) 


171  IPHIGÉNIE 

SCÈNE   V 

CLYTEMNESTRE,  ACHILLE,  IPHIGÉNIE,  ÉRIPHILE, 
ARGAS,  yEGINE,  DORIS. 

ARGAS. 

iMadame ,  tout  est  prêt  pour  la  cérémonie. 

Le  roi  près  de  l'autel  attend  Iphigénie  ; 

Je  viens  la  demander  :  ou  plutôt  contre  lui, 

Seigneur,  je  viens  pour  elle  implorer  votre  appui  ' . 

ACHILLE. 

Arcas,  que  dites-vous  ? 

CLYTEMiNESTRE. 

Dieu!  que  vient-il  m'apprendre ? 

ARGAS,  à  Achille. 

Je  ne  vois  plus  que  vous  qui  puissiez  la  défendre. 

ACHILLE. 

Contre  qui? 

ARCAS. 

Je  le  nomme  et  l'accuse  à  regret  ; 

Autant  que  je  l'ai  pu  j'ai  gardé  son  secret  : 

Mais  le  fer,  le  bandeau,  la  flamme  est  toute  prête. 

Dût  tout  cet  appareil  retomber  sur  ma  tête, 

Il  faut  parler. 

OLYTEMNESTRE. 

Je  tremble.  Expliquez- vous,  Arcas. 

ACHILLE. 

Qui  que  ce  soit,  parlez;  et  ne  le  craignez  pas. 

1  Quelle  scène  1  quel  coup  de  théâtre!  La  fille  et  lu  mère  sont  au  comble  de 
leurs  vœux,  Achille  se  félicite  avec  elles  de  son  bonheur;  et  d'un  seul  mot  Arcas 
détruit  leur  illusion.  Observez  que  la  révélation  du  secret  dAgamemnon  fait  bien 
plus  d'effet  dans  Racine  que  chez  le  poète  grec.  En  effet ,  chez  le  der.  ier,  l'esclave 
ne  le  révèle  que  devant  Achille  et  la  reine;  icic'est  devant  Achille,  devant  Clytem- 
nestre,  devant  Iphigénie  et  devant  Ériphile;  d'un  seul  mot.  Racine  a  mis  en  mou- 
vement la  tendresse  de  la  mère,  l'amour  de  la  fille,  le  caractère  bouillant  de  l'amant 
et  la  jalousie  de  la  rivale.  iL.  B.) 


ACTE  HT,  SCÈNE  V.  175 

ARGAS. 

Vous  êtes  son  amant  ;  et  vous  êtes  sa  mère  : 
Gardez-vous  d'envoyer  la  princesse  à  son  père. 

CLYTEMNESTRE. 

Pourquoi  le  craindrons-nous? 

ACHILLE. 

Pourquoi  m'en  défier? 

ARCAS. 

Il  l'attend  à  l'autel  pour  la  sacrifier  '. 

ACHILLE. 

Lui  ! 

CLYTEMNESTRE. 

Sa  fille  ! 

IPHIGÉXIE. 

Mon  père  ! 

ÉRIPHILE. 

0  Ciel  !  quelle  nouvelle! 

ACHILLE. 

Quelle  aveugle  fureur  pourrait  Tarmer  contre  elle  ? 
Ce  discours,  sans  horreur  se  peut-il  écouter? 

ARCAS. 

Ah  !  Seigneur,  plût  au  Ciel  que  je  pusse  douter? 
Par  la  voix  de  Calchas  l'oracle  la  demande  ; 
De  toute  autre  victime  il  refuse  roflfrande; 
Et  les  dieux,  jusque-là  protecteurs  de  Paris, 
Ne  nous  promettent  Troie  et  les  vents  qu'à  ce  prix. 

CLYTEMNESTRE. 

Les  dieux  ordonneraient  uu  meurtre  abominable  ! 

•  Quel  changement  dans  la  situation  des  personnages!  quel  tableau  présentent 
au  spectateur  la  douleur  et  l'indignation  de  Clylemnestre,  la  douleur  et  la  con- 
sternation d'Iphigénie,  la  surprise  et  la  fureur  d'Achille,  la  joie  cruelle  et  les  espé- 
rances d'Ériphile  !  et  c'est  un  vers  tres-o;  dinaire  qui  produit  toutes  ces  beautés  I 
Voilà  le  grand  art  de  la  tragédie,  le  grand  secret  de  plaire  et  de  toucher.  Le  mou- 
vement n'est  pas,  à  beaucoup  près ,  si  vif  et  si  théâtral  dans  Euripide.  (G.)  On 
peut  comparer  ce  coup  de  théâtre  à  celui  que  produit  dans  Corneille  larrivéc  du 
mess;iger  d  Albe  venant  annoncer  à  Curiace  qu'il  doit  combattre  avec  ses  deux 
frères  contre  les  trois  Uoraces.  C'est  la  même  simplicité  de  moyens  pour  produire 
un  srand  effet. 


ne  IPHIGÉME 

IPIIIGÉNÏE. 

Ciel  !  pour  tant  de  rigueur,  de  quoi  suis-je  coupable? 

CLTTEMNESTRE. 

Je  ne  m'étonne  plus  de  cet  ordre  cruel 
Qui  m'avait  interdit  l'approche  de  l'autel. 

IPIilCxÉNIE,  à  Achille. 

Et  voilà  donc  l'hymen  où  j'étais  destinée  ! 

ARC  AS. 

Le  roi,  pour  vous  tromper,  feignait  cette  hyménée  : 
Tout  le  camp  même  encore  est  trompé  comme  vous. 

CLYTEMiNESTRE. 

Seigneur,  c'est  donc  à  moi  d'embrasser  vos  genoux. 

ACHILLE,  la  relevant. 

Ah  !  Madame. 

CLYTEMNESTRE. 

Oubliez  une  gloire  importune  '; 
Ce  triste  abaissement  convient  à  ma  fortune  ; 
Heureuse  si  mes  pleurs  vous  peuvent  attendrir  ! 
Une  mère  à  vos  pieds  peut  tomber  sans  rougir. 
C'est  votre  épouse,  hélas  !  qui  vous  est  enlevée; 
Dans  cet  heureux  espoir  je  l'avais  élevée. 
C'est  vous  que  nous  cherchions  sur  ce  funeste  bord  ; 
Et  votre  nom,  seigneur,  la  conduit  à  la  mort. 
Ira-t-elle,  des  dieux  implorant  la  justice, 
Embrasser  leurs  autels  parés  pour  son  supplice  ? 
Elle  n'a  que  vous  seul  :  vous  êtes  en  ces  lieux 
Son  père,  son  époux,  son  asile,  ses  dieux. 
Je  lis  dans  vos  regards  la  douleur  qui  vous  presse. 
Auprès  de  votre  époux,  ma  fille,  je  vous  laisse. 
Seigneur,  daignez  m'atteudre,  et  ne  la  point  quitter. 
A  mou  perfide  époux  je  cours  me  présenter  : 

1  La  fiére  Clytemnestre  tombant  aux  genoux  d'Achille  pour  lui  demander  la  vie 
de  sa  fille  offre  une  situation  bien  touchante,  (jue  Racine  doit  à  Euripide.  Dans 
l'un  et  dans  lautre  poète,  le  discours  est  digne  de  la  situation  ;  mais  le  poète  grec 
n'a  rien  qui  approche  de  cette  élégance,  de  cette  énergique  précision.  (G.) 


ACTE   MI,   SCÈNE   VI  177 

Il  ne  soutiendra  point  la  fureur  qui  m'anime. 
il  faudra  que  Calchas  cherche  une  autre  victime  : 
Ou,  si  je  ne  vous  puis  dérober  à  leurs  coups. 
Ma  fille,  ils  pourront  bien  m'immoler  avant  vous. 

SCÈNE   VI 
ACHILLE,  IPHIGÉNIE'. 

ACHILLE. 

Madame,  je  me  tais  et  demeure  immobile. 
Est-ce  à  moi  que  l'on  parle?  et  connait-on  Achille? 
Une  mère  pour  vous  croit  devoir  me  prier  ! 
Une  reine  à  mes  pieds  se  vient  humilier  ! 
Et,  me  déshonorant  par  d'injustes  alarmes, 
Pour  attendrir  mon  cœur  ou  a  recours  aux  larmes  ! 
Qui  doit  prendre  à  vos  jours  plus  d'intérêt  que  moi? 
Ah  !  sans  doute,  on  s'en  peut  reposer  sur  ma  foi. 
L'outrage  me  regarde;  et,  quoi  qu'on  entrepreuue, 
Je  réponds  d'une  vie  où  j'attache  la  mienne. 
Mais  ma  juste  douleur  va  plus  loin  m'engager  : 
C'est  peu  de  vous  défendre,  et  je  cours  vous  venger, 
Et  punir  à  la  fois  le  cruel  stratagème 
Qui  s'ose  de  mon  nom  armer  contre  vous-même. 

IPUIGÉiNIE. 

Ah  !  demeurez,  seigneur,  et  daignez  m'écouter. 

ACHILLE. 

Quoi  !  Madame,  un  barbare  osera  m'insulter  ! 
Il  voit  que  de  sa  sœur  je  couis  venger  l'outrage  ; 
11  sait  que,  le  premier  lui  donnant  mon  suffrage. 
Je  le  fis  nommer  chef  de  vingt  rois  ses  rivaux, 

1  Suivant  nos  mœurs,  la  bienséance  ne  défend  pas  à  une  princesse  de  s'entre- 
tenir seule  avec  un  homme  :  mais  II  n  en  était  pas  ainsi  chez  les  anciens,  et  c'est 
par  l'ignurance  de  leurs  usages  que  nous  ne  sommes  p<jint  choqués  de  voir  Achille 
seul  avec  Iphigénie.  Dans  Euripide,  sitôt  qu'il  voit  Clytemnestre  s'éloigner  ,  il 
s'écrie  :  «  0  lois  de  la  pudeur  !  »  et  veut  se  retirer.  (L.  Racine.) 

1-2 


178  IPHIGÉNIE 

Et,  pour  fruit  de  mes  soins,  pour  fruit  de  mes  travaux, 

Pour  tout  le  prix  enfin  d'une  illustre  victoire 

Qui  le  doit  enrichir,  venger,  combler  de  gloire. 

Content  et  glorieux  du  nom  de  votre  époux. 

Je  ne  lui  demandais  que  l'honneur  d'être  à  vous  '  : 

Cependant  aujourd'hui,  sanguinaire  parjure, 

C'est  peu  de  violer  l'amitié ,  la  nature , 

C'est  peu  que  de  vouloir,  sous  un  couteau  mortel. 

Me  montrer  votre  cœur  fumant  sur  un  autel  ; 

D'un  appareil  d'hymen  couvrant  ce  sacrifice. 

Il  veut  que  ce  soit  moi  qui  vous  mène  au  supplice , 

Que  ma  crédule  main  conduise  le  couteau. 

Qu'au  lieu  de  votre  époux  je  sois  votre  bourreau  ! 

Et  quel  était  pour  vous  ce  sanglant  hyménée, 

Si  je  fusse  arrivé  plus  tard  d'une  journée? 

Quoi  donc  !  à  leur  fureur  hvrée  en  ce  moment , 

Vous  iriez  à  l'autel  me  chercher  vainement  ; 

Et  d'un  fer  imprévu  vous  tomberiez  frappée, 

En  accusant  mon  nom  qui  vous  aurait  trompée  ! 

Il  faut  de  ce  péril ,  de  cette  trahison. 

Aux  yeux  de  tous  les  Grecs  lui  demander  raison. 

A  l'honneur  d'un  époux  vous-même  intéressée , 

Madame,  vous  devez  approuver  ma  pensée. 

Il  faut  que  le  cruel  qui  m'a  pu  mépriser 

Apprenne  de  quel  nom  il  osait  abuser..-. 

IPHIGÉNIE. 

Hélas  1  si  vous  m'aimez  ;  si,  pour  grâce  dernière, 

Vous  daignez  d'une  amante  écouter  la  prière. 

C'est  maintenant,  seigneur,  qu'il  faut  me  le  prouver  : 

Car  enfin  ce  cruel  que  vous  allez  braver, 

Cet  ennemi  barbare,  injuste,  sanguinaire, 

Songez,  quoi  qu'il  ait  fait,  songez  qu'il  est  mon  père. 

1  Ce  vers  est  peut-être  celui  de  la  pièce  où  Racine  s'est  le  plus  écarté  des  mœurs 
antiques.  Ce  n'est  plus  ici  l'Achille  d'Homère,  c'est  un  courtisan  de  la  cour  de 
Louis  XIV.  (A.  Martin.) 


ACTE  III,   SCÈNE  VI  179 

ACHILLE. 

Lui,  votre  père  !  après  cet  horrible  dessein, 
Je  ne  le  connais  plus  que  pour  voire  assassin. 

IPIIIGÉNIE. 

C'est  mon  père,  seigneur,  je  vous  le  dis  encore, 
Mais  un  père  que  j'aime,  un  père  que  j'adore, 
Qui  me  chérit  lui-même,  etdont  jusqu'à  ce  jour 
Je  n'ai  jamais  reçu  que  des  marques  d'amour. 
Mon  cœur,  dans  ce  respect  élevé  dès  l'enfance, 
Ne  peut  que  s'alfliger  de  tout  ce  qui  l'oflense; 
Et  loin  d'oser  ici,  par  un  prompt  changement, 
Approuver  la  fureur  de  votre  emportement, 
Loin  que  par  mes  discours  je  l'attise  moi-même. 
Croyez  qu'il  faut  aimer  autant  que  je  vous  aime 
Pour  avoir  pu  souffrir  tous  les  noms  odieux 
Dont  votre  amour  le  vient  outrager  à  mes  yeux. 
Et  pourquoi  voulez-vous  qu'inhumain  et  barbare 
Il  ne  gémisse  pas  du  coup  qu'on  me  prépare? 
Quel  père  de  son  sang  se  plaît  à  se  priver? 
Pourquoi  me  perdrait-il,  s'il  pouvait  me  sauver? 
J'ai  vu,  n'en  doutez  point,  ses  larmes  se  répandre. 
Faut-il  le  condamner  avant  que  de  l'entendre? 
Hélas  !  de  tant  d'horreurs  son  cœur  déjà  troublé 
Doit-il  de  votre  haine  être  encore  accablé  ? 

ACHILLE. 

Quoi,  Madame  !  parmi  tant  de  sujets  de  crainte, 

Ce  sont  là  les  frayeurs  dont  vous  êtes  atteinte  ! 

Un  cruel  (comment  puis-je  autrement  l'appeler?) 

Par  les  mains  de  Calchas  s'en  va  vous  immoler; 

Et  lorsqu'à  sa  fureur  j'oppose  ma  tendresse, 

Le  soin  de  son  repos  est  le  seul  qui  vous  presse  ! 

On  me  ferme  la  bouche  !  on  l'excuse  !  on  le  plaint  ! 

C'est  pour  lui  que  l'on  tremble,  et  c'est  moi  que  l'on  craint  ! 

Triste  eff'et  de  mes  soins  1  est-ce  donc  là.  Madame, 

Tout  le  progrès  qu'Achille  avait  fait  dans  votre  âme? 


i80  iPHIGÉNIE 

IPHIGÉNIE. 

Ah  !  cruel,  cet  amour,  dont  vous  voulez  douter, 

Ai-je  attendu  si  tard  pour  le  faire  éclater? 

Vous  voyez  de  quel  œil  et  comme  indififérente 

J'ai  reçu  de  ma  mort  la  nouvelle  sanglante  : 

Je  n'en  ai  point  pâli.  Que  n'avez- vous  pu  voir 

A  quel  excès  tantôt  allait  mon  désespoir, 

nuand,  presque  en  arrivant,  un  récit  peu  fidèle 

M'a  de  votre  inconstance  annoncé  la  nouvelle! 

Ouel  trouble,  quel  torreul  de  mots  injurieux 

Accusait  à  la  fois  les  hommes  et  les  dieux  ! 

Ah  !  que  vous  auriez  vu,  sans  que  je  vous  le  die. 

De  combien  votre  amour  m'est  plus  cher  que  ma  vie  ! 

nui  sait  même ,  qui  sait  si  le  Ciel  irrité 

A  pu  souffrir  l'excès  de  ma  félicité? 

Hélas  I  il  me  semblait  qu'une  flamme  si  belle 

IM'élevait  au-dessus  du  sort  d'une  mortelle  ! 

ACHILLE. 

Ah  !  si  je  vous  suis  cher,  ma  princesse,  vivez. 

SCÈNE    VII 

CLYTEMNESÏRE,  IPHIGÉNIE,  ACHILLE, 
^GL\E. 

CLYTEMNESTRE. 

Tout  est  perdu,  seigneur,  si  vous  ne  nous  sauvez  '. 
Agamemnon  m'évite,  et,  craignant  mon  visage, 
11  me  fait  de  l'autel  refuser  le  passage  : 
Des  gardes,  que  lui-même  a  pris  soin  de  placer. 
Nous  ont  de  toutes  parts  défendu  de  passer. 
11  me  fuit.  Ma  douleur  étomie  son  audace. 


1  Voyez  comme  le  poète  fait  avancer  le  péril  à  chaque  scène.  Clytem.'iestre 
espérait  fléchir  ou  intimider  Agamemnon,  il  a  refusé  de  la  voir  :  des  gardes  lonl 
repoussée.  Comme  toute  cette  scène  qui  termine  l'acte  est  animée  et  menaçante! 
Ni  cette  marche ,  ni  cette  scène  ne  sont  d'Euripide.  (L.) 


I 


ACTE   m,   SCÈNE  Vil  181 

ACHILLE. 

Kh  bien  !  c'est  donc  à  moi  de  prendre  votre  place. 
Il  me  verra,  Madame;  et  je  vais  lui  parler  '. 

IPHIGÉNIB. 

Ah  !  Madame  !...  ah  !  seigneur,  où  voulez-vous  aller? 

ACHILLE. 

Et  que  prétend  de  moi  votre  injuste  prière? 
Vous  faudra-t-il  toujours  combattre  la  première? 

CLYTEMNESTRE. 

Quel  est  votre  dessein,  ma  fille? 

IPHIGÉNIE. 

Au  nom  des  dieux, 
Madame,  retenez  un  amant  furieux  : 
De  ce  triste  entretien  détournons  les  approches. 
Seigneur,  trop  d'amertume  aigrirait  vos  reproches. 
Je  sais  jusqu'où  s'emporte  un  amant  irrité  ; 
Et  mon  père  est  jaloux  de  son  autorité  : 
On  ne  connaît  que  trop  la  fierté  des  Atrides. 
Laissez  parler,  seigneur,  des  bouches  plus  timides. 
Surpris,  n'en  doutez  point,  de  mon  retardement . 
Lui-même  il  me  viendra  chercher  dans  un  moment  : 
Il  entendra  gémir  une  mère  oppressée  : 
Et  que  ne  pourra  point  m'inspirer  la  pensée 
Ue  prévenir  les  pleurs  que  vous  verseriez  tous. 
D'arrêter  vos  transports,  et  de  vivre  pour  vous  ! 

ACHILLE. 

EnOn,  vous  le  voulez  :  il  faut  donc  vous  complaire. 
Donnez-lui  l'une  et  l'autre  un  conseil  salutaire; 
Kappelez  sa  raison ,  persuadez-le  bien. 
Pour  vous,  pour  mon  repos,  et  surtout  pour  le  sien, 
.le  perds  trop  de  moments  en  des  discours  frivoles  : 


1  Dans  la  situation  où  l'on  est,  c'est  Achille  qui  dit  d'Agamemniin  :  Il  me  verra! 
c'est  là  de  la  terreur;  et  combien  celle  que  va  témoigner  Iphigénie  ajoute  à  celle 
du  spectateur  1  (L.) 


182  IPHIGENIE 

11  faut  des  actions,  et  non  pas  des  paroles  ' . 

(A  Clytemneslre.) 

Madame,  à  vous  servir  je  vais  tout  disposer  : 
Dans  votre  appartement  allez  vous  reposer. 
Votre  fille  vivra,  je  puis  vous  le  prédire. 
Croyez  du  moins,  croyez  que,  tant  que  je  respire, 
Les  dieux  auront  en  vain  ordonné  son  trépas  : 
Cet  oracle  est  plus  sûr  que  celui  de  Calchas  *. 

'  Ce  vers  condamne  l'Achille  d'Euripide,  qui  perd  un  temps  très-long  à  assurer 
Clytemneslre  qu'il  sera  son  dieu  tutélaire ,  que  sa  fille  ne  mourra  point ,  et  que 
son  honneur  l'oblige  à  la  défendre.  (L.  Racine.) 

2  Voilà  l'Achille  de  la  tragédie  et  de  l'épopée.  (L.) 


PIN    DU  TROISIEME  ACTE. 


ACTE   IV,  SCÈNE   1  18H 


ACTE   QUATRIÈME 

SCÈNE   I 
ÉRIPHILE,  DORIS. 

DORIS. 

Ah  !  que  me  dites-vous  !  Quelle  étrange  manie 
Vous  peut  faire  envier  le  sort  d'Iphigénie? 
Dans  une  heure  elle  expire.  Et  jamais,  dites-vous, 
Vos  yeux  de  son  bonheur  ne  furent  plus  jaloux. 
Qui  le  croira,  Madame  ?  Et  quel  cœur  si  farouche. . . 

ÉRIPHILE. 

Jamais  rien  de  plus  vrai  n'est  sorti  de  ma  bouche; 

Jamais  de  tant  de  soins  mon  esprit  agité 

Ne  porta  plus  d'envie  à  sa  félicité. 

Favorables  périls  !  espérance  inutile  1 

N'as-tu  pas  vu  sa  gloire  et  le  trouble  d'Achille? 

J'en  ai  vu,  j'en  ai  fui  les  signes  trop  certains. 

Ce  héros,  si  terrible  au  reste  des  humains, 

Qui  ne  connaît  de  pleurs  que  ceux  qu'il  fait  répandre , 

Qui  s'endurcit  contre  eux  dès  l'âge  le  plus  tendre  i, 

Et  qui,  si  l'on  nous  fait  un  fidèle  discours, 

Suça  même  le  sang  des  lions  et  des  ours  -, 

1  Ce  pronom  eux,  qui  se  rapiwrte  a  pleurs,  ne  produit  pas  ici  un  bon  elK't.  On 
lit,  dans  le  vers  suivant ,  faire  un  dùcuurs  ,  [Xiur  faire  un  récit,  un  rapport;  il  faut 
laisser  cette  liberté  aux  poètes.  (G.) 

2  Le  poëte,  selon  la  remarque  de  L.  Kaciiie,  a  su  embellir  les  détails  qu'il  a 
empruntés  à  Stace  : 

Non  uilas  ex.  more  dapes  habnisse;  nec  illis 
Uberibus  satiasse  famem,  sed  scissa  leonum 
Viscera,  semianimesqiie  libens  traiisse  meduUas. 

Achill.  lib.  II. 


I8i  IPHIGÉNIE 

Pour  elle  de  la  crainte  a  fait  l'apprentissage  : 

Elle  Ta  vu  pleurer  et  changer  de  visage. 

Et  tu  la  plains,  Doris  !  Par  combien  de  malheurs 

Ne  lui  voudrais-je  point  disputer  de  tels  pleurs? 

Quand  je  devrais  comme  elle  expirer  dans  une  heure... 

Mais  que  dis-je  ?  expirer  1  ne  crois  pas  qu'elle  meure. 

Dans  un  lâche  sommeil  crois-tu  qu'enseveli 

Achille  aura  pour  elle  impunément  pâli  ^  ? 

Achille  à  son  malheur  saura  bien  mettre  obstacle. 

Tu  verras  que  les  dieux  n'ont  dicté  cet  oracle 

Que  pour  croître  à  la  fois  sa  gloire  et  mon  tourment  -, 

J'^t  la  rendre  pins  belle  aux  yeux  de  son  amant. 

Hé  quoi  !  ne  vois-tu  pas  tont  ce  qu'on  fait  pour  elle? 

On  supprime  des  dieux  U  sentence  morielle; 

Et,  quoique  le  bûcher  soit  déjà  préparé, 

Le  nom  de  la  victime  estencor  ignoré, 

Tout  le  camp  n'en  sait  rien.  Doris,  à  ce  silence, 

Ne  reconnais-tu  pas  un  pèr»^  qui  balance  ? 

Et  que  fera-t-il  donc?  Quel  courage  endurci 

Soutiendrait  les  assauts  qu'on  lui  prépare  ici  : 

Une  mère  en  fureur,  les  larmes  d'une  fille, 

Les  cris,  le  désespoir  de  tonte  une  famille, 

Le  sang  à  ces  objets  facile  à  s'ébranler, 

>  Impunément  pâ/i/ quelle  énergie  et  quelle  originalité  d'expression',  et  tout 
ce  rôle  d'Ériphile  est  écrit  avec  la  même  force,  et  rempli  de  traits  semblables, 
lîacine  n'a  rien  écrit  de  plus  parfait  dans  l'expression  des  sentiments  amers  et 
violents.  (L.) 

2  Racine  a  déjà  dit  dans  Bajazel  : 

Je  ne  prends  point  plaisir  à  croître  ma  misère  , 

Et  nous  verrons  dans  Eslher  : 

Qiie  ce  nouvel  honneur  va  croître  .sou  audace  ! 

Voltaire,  dans  ses  remarques  sur  Corneille,  s'exprime  ainsi  :  <•  Croître,  au- 
jourd'hui n'est  plus  actif  :  on  dit  accroître  ;  mais  il  me  semble  qu'il  est  permis 
<le  dire  croître  mes  tourments,  mes  ennuis,  mes  douleurs,  mes  peines.  »  On 
peut  ajouter  à  cette  observation  que  croître,  selon  l'Académie,  peut  s'employer 
diins  le  sens  actif  en  poésie;  alors  i  signifie,  comme  ici,  augmenter.  Nous 
pensons  que  l'exemple  de  Racine  et  l'autorilé  d»  l'Académie  doivent  faire  loi. 
(A.  Martin.) 


ACTE   IV.   SCK>E   1  183 

Achille  menaçant,  tout  prêt  à  Taccabler  i? 
Non,  te  dis-je,  les  dieux  l'ont  en  vain  condamnée  : 
Je  suis  et  je  serai  la  seule  infortunée. 
Ah  1  si  je  m'en  croyais  1 . . . 

DORIS. 

Quoi?  que  méditez-vous? 

ÉRIPHII.E. 

Je  ne  sais  qui  m'airête  et  retient  mon  courroux, 
Que,  par  un  prompt  avis  de  tout  ce  qui  se  passe  -, 
Je  ne  coure  des  dieux  divulguer  la  menace, 
l*>t  publier  partout  les  complots  criminels 
Qu'on  fait  ici  contre  eux  et  contre  leurs  autels. 

DORlS. 

Ah!  quel  dessein.  Madame! 

ÉRIPHILE. 

Ah  !  Doris ,  quelle  joie  '  ! 
Que  d'encens  brûlerait  dans  les  temples  de  Troie, 
Si,  troublant  tous  les  (Irecs,  et  vengeant  ma  prison, 
Je  pouvais  contre  Achille  armer  Agamemnon  ; 
Si  leur  haine,  de  Troie  oubliant  la  querelle, 
Tournait  contre  eux  le  fer  qu'ils  aiguisent  contre  elle. 
Et  si  de  tout  le  camp  mes  avis  dangereux 
Faisaient  à  ma  patrie  un  sacriflce  heureux  ! 

DORIS. 

J'entends  du  bruit.  On  vient:  Clytemnestre  s'avance. 
Uemettez-vous,  Madame,  ou  fuyez  sa  présence. 


1  L'accabler  se  rapporte  à  Agamemnon  :  la  grammaire  veut  (iii'il  se  rapporte 
.lU  sang.  Le  pronom  est  trop  éloigné  du  nom.  fG.) 

'  C  est  la  phrase  si  commune ,  je  ne  sais  ce  qui  me  tient  que  je  famie  telle  chose, 
phrase  elliptique,  où  l'on  sous-entend  e/ «mpf  i7if  ^we ,  etc.  C'est  un  gallicisme  tres- 
favorable  à  la  rapidité  du  style.  (L.) 

3  Dans  cette  scène  entre  Eriphile  et  sa  confidente,  ce  qui  lie  au  sujet  le  person- 
nage épisodique,c  est  la  crainte  que  cette  rivale  jalouse  ne  révèle  à  l'armée  l'oracle 
de  Calchas  :  ell  ■  devient  util"  à  laction,  en  augmentant  le  danger  d'iphigénie. 
Tout  le  rôle  d'Ériphile  est  en  général  véhément,  passionné,  théâtral  ;  il  fait  mieux 
re.ssortir  la  douceur,  la  tendresse  délicate  d'iphigénie.  (G.) 


186  IPHIGENIE 

ÉRIPHILE. 

Rentrons,  et,  pour  troubler  un  hymen  odieux, 
Consultons  des  fureurs  qu'autorisent  les  dieux  i. 

SCÈNE   II 
CLYTEMNESTRE,  iEGINE. 

CLYTEMNESTRE. 

.Egine,  tu  le  vois,  il  faut  que  je  la  fuie. 

Loin  que  ma  fille  pleure  et  tremble  pour  sa  vie. 

Elle  excuse  son  père,  et  veut  que  ma  douleur 

Respecte  encorla  main  qui  lui  perce  le  cœur. 

0  constance  !  ô  respect  1  Pour  prix  de  sa  tendresse, 

Le  barbare  à  l'autel  se  plaint  de  sa  paresse-. 

Je  l'attends  :  il  viendra  m'en  demander  raison, 

Et  croit  pouvoir  encor  cacher  sa  trahison. 

Il  vient.  Sans  éclater  contre  son  injustice, 

Voyons  s'il  soutiendra  son  indigne  artifice. 

SCÈNE   III 
AGAMEMNON,  GLYTEMiNESTRE,  ^GINE. 

AGAMEMNON. 

Que  faites-vous.  Madame?  et  d'où  vient  que  ces  lieux 
N'offrent  point  avec  vous  votre  fille  âmes  yeux'? 

1  Ici  la  scène  reste  vide  :  Ériphile  et  sa  confidente  s'en  vont  d'un  côté,  Clytem- 
nestre  avec  la  sienne  entre  de  l'autre,  défaut  bien  remarquable  dans  une  tragédie 
dont  la  conduite  est  si  justement  admirée;  mais  Racine  a  mieux  aimé  laisser  la 
scène  vide  que  de  ne  pas  préparer  l'atroce  perfidie  d'Ériphile.  (G.) 

2  Observez  ce  que  c'est  que  d'adapter  lexjiression  à  la  situation  et  aux  person- 
nages :  si  ce  mot  paresse  n'était  pas  ici  en  dénigrement,  ou  si  c'était  Agamemnon 
qui  s'en  servit ,  il  ne  serait  pas  supponable.  Il  est  ici  pour  knieur,  et  vaut  beau- 
coup mieux.  (.L.) 

3  C'est  une  idée  très-heureuse  dans  le  plan  de  Racine,  et  une  idée  qui  lui  ap- 
partient, d'avoir  arrangé  tout  de  manière  qu  Agamemnon  soit  obligé  de  venir 
chercher  Iphigénie.  C'est  ainsi  qu'on  produit  cette  suspension  qui  tient  le  spec- 
tateur en  transe.  Le  specUiteur  dit  comme  Clytemnestre  : 

Voyons  s'il  soutiendra  son  indigne  artifice. 
(L.) 


ACTE   IV,   SCÈNE    IV  187 

Mes  ordres  par  Arcas  vous  l'avaient  demandée  : 
Qu'attend-elle?  Est-ce  vous  qui  Tavez retardée? 
A  mes  justes  désirs  ne  vous  rendez-vous  pas? 
Ne  peut-elle  à  Tautel  marcher  que  sur  vos  pas  ? 
Parlez. 

CLYTESINESTRE. 

S'il  faut  partir,  ma  tille  est  toute  prête. 
Mais  vous,  n'avez-vous  rien,  seigneur,  qui  vous  arrête? 

AGAMEMNON. 

Moi,  Madame? 

GLYTEMNESTRE. 

Vos  soins  ont-ils  tout  préparé? 

AGAMEMNON.  ' 

Oalchas  est  prêt,  Madame,  et  l'autel  est  paré. 
J'ai  fait  ce  que  m'ordonne  un  devoir  légitime. 

CLYTEMNESTRE. 

Vous  ne  me  parlez  point,  seigneur,  de  la  victime  ' . 

AGAMEMNON. 

Que  me  voulez -vous  dire?  et  de  quel  soin  jaloux... 

SCÈNE   IV 

AGAMEMNON,  CLYTEMNESTRE,  IPHIGÉNTE, 
.EGINE. 

CLYTEMNESTRE. 

Venez,  venez,  ma  fille,  on  n'attend  plus  que  vous; 

Venez  remercier  un  père  qui  vous  aime , 

Et  qui  veut  à  l'autel  vous  conduire  lui-même  ^ 


1  Comme  dans  cette  tragédie  l'intérêt  séchauHe  toujours  de  scène  en  scène, 
que  tout  marche  de  perfections  en  perfections,  la  grande  scène  entre  Agamem- 
non,  Clytemnestre  et  Iphigén  e,  est  encore  supérieure  â  tout  ce  que  nous  avons 
vu.  Rien  ne  fait  jamais  au  théâtre  un  plus  grand  ellèt  que  des  personnages  qui 
renferment  d'abord  leur  douleur  dans  le  fond  de  leur  âme,  et  qui  laissent  ensuite 
éclater  tous  les  sentiments  qui  les  déchirent.  (Volt.) 

-  Ironie  amère  extrêmement  théâtrale ,  parce  qu'elle  porte  le  trouble  dans  le 
cœur  d'Agamemnon  et  lui  apprend  que  ses  desseins  sont  découverts.  Ce  malheu- 


188  IPHIGÉNIE 

AGAMEMNON. 

Que  vois-jel  quel  discours!  Ma  fille,  vous  pleurez, 
Et  baissez  devant  moi  vos  yeux  mal  assurés  : 
Quel  trouble  !  Mais  tout  pleure,  et  la  fille,  et  la  mère. 
Ah  1  malheureux  Arcas,  tu  m'as  trahi  ! 

IPHIGÉNIE. 

Mon  père. 
Cessez  de  vous  troubler,  vous  n'êtes  point  trahi  : 
Quand  vous  commanderez,  vous  serez  obéi. 
Ma  vie  est  votre  bien  ;  vous  voulez  le  reprendre  : 
Vos  ordres  sans  détour  pouvaient  se  faire  entendre. 
D'un  œil  aussi  content,  d'un  cœur  aussi  soumis 
Que  j'acceptais  l'époux  que  vous  m'aviez  promis. 
Je  saurai,  s'il  le  faut,  victime  obéissante, 
Tendre  au  ferdeCalchas  une  tête  innocente; 
Et,  respectant  le  coup  par  vous-même  ordonné, 
Vous  rendre  tout  le  sang  que  vous  m'avez  donné  '. 
Si  pourtant  ce  respect,  si  cette  obéissance 
Paraît  digne  à  vos  yeux  d'une  autre  récompense; 
Si  d'une  mère  en  pleurs  vous  plaignez  les  ennuis, 
J'ose  vous  dire  ici  qu'en  l'état  où  je  suis, 
Peut-être  assez  d'honneurs  environnaient  ma  vie 
Pour  ne  pas  souhaiter  qu'elle  me  fût  ravie, 
Ni  qu'en  me  l'arrachant  un  sévère  destin 
Si  près  de  ma  naissance  en  eijt  marqué  la  fin. 


reux  roi,  surpris  comme  dims  un  piège  entre  sa  femme  et  sa  fille,  se  trouve  dans 
la  situation  la  plus  tragique.  (C.) 

1  Le  père  Brunoy  a  remarqué  qu'Euripide,  en  donnant  à  Iphigénie  la  frayeur 
de  la  mort  et  le  désir  de  se  sauver,  a  mieux  parlé  selon  la  nature  que  Racine . 
dont  Iphigénie  semble  trop  résignée.  L'observation  est  bonne  en  soi  ;  mais  ce 
que  le  père  Brunoy  n'a  pas  vu ,  c'est  que  l'Iphigénie  moderne  est  la  fiUe  chré- 
tienne. Son  père  et  le  Ciel  ont  parlé,  et  il  ne  reste  plus  qu'à  obéir.  Racine  n'a 
donné  ce  courage  à  son  héroïne  que  par  l'impulsion  secrète  d'une  institution 
religieuse  qui  a  changé  le  fond  des  idées  et  de  la  morale.  Ici  le  christianisme  va 
plus  loin  que  la  nature ,  et  par  conséquent  est  plus  d'accord  avec  la  belle  poésie, 
qui  agrandit  les  objets  et  aime  un  peu  l'exagération.  La  fille  d'Agamemnon,  étouf- 
fant sa  passion  et  l'amour  de  la  vie,  intéresse  bien  davantage  qu'Iphigénie  pleu- 
rant son  trépas.  (Chate.^ubrund.) 


] 


ACTK   IV,   SCÈNE  IV  18!) 

Fille  d'Agamemuou ,  c'est  moi  qui  la  première, 
Seigneur,  vous  appelai  de  ce  doux  nom  de  père  ' . 
C'est  moi  qui ,  si  longtemps  le  plaisir  de  vos  yeux , 
Vous  ai  fait  de  ce  nom  remercier  les  dieux, 
Et  pour  qui ,  taut  de  fois  prodiguaut  vos  caresses , 
Vous  n'avez  point  du  sang  dédaigné  les  faiblesses. 
•Hélas  1  avec  plaisir  je  me  faisais  compter 
Tous  les  noms  des  pays  que  vous  allez  dompter, 
Et  déjà  d'Uion  présageant  la  conquête. 
D'un  triomphe  si  beau  je  préparais  la  fête. 
Je  ne  m'attendais  pas  que,  pour  le  commencer, 
Mon  sang  fût  le  premier  que  vous  dussiez  verser. 
JNon  que  la  peur  du  coup  dont  je  suis  menacée 
Me  fasse  rappeler  votre  bonté  passée  : 
Ne  craignez  rien,  mon  cœur,  de  votre  honneur  jaloux , 
Ne  fera  point  rougir  un  père  tel  que  vous  ; 
Et,  si  je  n'avais  eu  que  ma  vie  à  défendre , 
J'aurais  su  renfermer  un  souvenir  si  tendre. 
Mais  à  mon  triste  soit,  vous  le  savez,  seigneur, 
Une  mère,  un  amant,  attacliaient  leur  bonheur. 
Un  roi  digne  de  vous  a  cru  voir  la  journée 
Qui  devait  éclairer  notre  illustre  hyménée  : 
Déjà,  sûr  de  mon  cœur  à  sa  flamme  promis, 
11  s'estimait  heureux  :  vous  me  l'aviez  permis. 
11  sait  votre  dessein;  jugez  de  ses  alarmes. 
Ma  mère  est  devant  vous,  et  vous  voyez  ses  larmes. 
Pardonnez  aux  efforts  que  je  viens  de  tenter 
Pour  prévenir  les  pleurs  que  je  leur  vais  coûter  *. 

1  Cette  idée  !>i  touchante  a  pu  être  inspirée  à  Racine  par  le  passage  suivant  du 
Lucrèce  : 

Mutametu,  terrain  genibas  summi&sa  petebat; 
Nec  miseras  prodesse  iu  tali  tempore  quibat , 
Quod  palrio  priuceps  donarat  nomine  regem. 

(A.  Martin.) 
î  11  y  a  dans  cette  scène  plusieurs  imitations  d'Euripide;  mais  Racine  conserve 
a  Iphigénie  l'espèce  de  naïveté  qui  sied  à  une  jeune  lille,  en  y  joignant  toujours  la 
dignité  d'une  princesse ,  et  tout  le  sérieux  inséparable  d'une  grande  douleur.  (L.) 


190  IPHIGENIE 

AGAMEMNON. 

Ma  fille,  il  est  trop  vrai.  J'ignore  pour  quel  crime 

La  colère  des  dieux  demande  une  victime; 

Mais  ils  vous  ont  nommée  :  un  oracle  cruel 

Veut  qu'ici  votre  sang  coule  sur  un  autel. 

Pour  défendre  vos  jours  de  leurs  lois  meurtrières 

Mon  amour  n'avait  pas  attendu  vos  prières. 

Je  ne  vous  dirai  point  combien  j'ai  résisté  : 

Croyez-en  cet  amour  par  vous-même  attesté. 

Cette  nuit  même  encore,  on  a  pu  vous  le  dire, 

J'avais  révoqué  l'ordre  où  l'on  me  lit  souscrire. 

Sur  l'intérêt  des  Grecs  vous  l'aviez  emporté; 

Je  vous  sacrifiais  mon  rang,  ma  sûreté. 

Arcas  allait  du  camp  vous  détendre  l'entrée  r 

Les  dieux  n'ont  pas  voulu  qu'il  vous  ait  rencontrée; 

Ils  ont  trompé  les  soins  d'un  père  infortuné 

Qui  protégeait  en  vain  ce  qu'ils  ont  condanmé. 

Ne  vous  assurez  point  sur  ma  faible  puissance  : 

Quel  frein  pourrait  d'un  peuple  arrêter  la  licence. 

Quand  les  dieux,  nous  livrant  à  son  zèle  indiscret , 

L'affranchissent  d'un  joug  qu'il  portait  à  regret? 

Ma  fille,  il  faut  céder  :  votre  heure  est  arrivée, 

Songez  bien  dans  quel  rang  vous  êtes  élevée  : 

Je  vous  donne  un  conseil  qu'à  peine  je  reçoi  ; 

Du  coup  qui  vous  attend  vous  mourrez  moins  que  moi  *  : 

Montrez,  en  expirant,  de  qui  vous  êtes  née  : 

Faites  rougir  ces  dieux  qui  vous  ont  condamnée. 

Allez  ;  et  que  les  Grecs,  qui  vont  vous  immoler. 

Reconnaissent  mon  sang  en  le  voyant  couler. 

CLYTEMNESTRE. 

Vous  ne  démentez  point  votre  race  funeste  ; 

1  Voilà  parler  en  père  ;  ce  qui  n'empêche  p:is  qu'il  n'ait  parlé  aussi  en  roi.  Ce 
qu'il  dit  dans  le  grec  est  fort  bien  raisonné,  et  n'est  pas  assez  senti.  Les  anciens 
tragiques  ne  savent  peindre,  le  plus  souvent,  qu'un  sentiment  à  la  fois;  l'art  de 
réunir  et  de  tempérer  l'un  par  l'autre  des  sentiments  opposés  est  proprement 
des  modernes.  (L.) 


ACTE  IV,  SCÈNE  IV  191 

Oui ,  vous  êtes  le  sang  d'Atrée  et  de  Thyeste  : 

Bourreau  de  votre  fille,  il  ne  vous  reste  enfin 

Que  d'en  faire  à  sa  mère  un  horrible  festin. 

Barbare  !  c'est  donc  là  cet  heureux  sacrifice 

Que  vos  soins  préparaient  avec  tant  d'artifice  ! 

Quoi  !  l'horreur  de  souscrire  à  cet  ordre  inhumain 

N'a  pas,  en  le  traçant,  arrêté  votre  main  ! 

Pourquoi  feindre  à  nos  yeux  une  fausse  tristesse? 

Pensez-vous  par  des  pleurs  prouver  votre  tendresse  ? 

Où  sont-ils  ces  combats  que  vous  avez  rendus? 

Quels  flots  de  sang  pour  elle  avez  -vous  répandus  ? 

Quel  débris  parle  ici  de  votre  résistance  ? 

Quel  champ  couvert  de  morts  me  condamne  au  silence? 

Voilà  par  quels  témoins  il  fallait  me  prouver, 

Cruel,  que  votre  amour  a  voulu  la  sauver. 

Un  oracle  fatal  ordonne  qu'elle  expire  ! 

Un  oracle  dit-il  tout  ce  qu'il  semble  dire? 

Le  Ciel,  le  juste  Ciel,  parle  meurtre  honoré. 

Du  sang  de  l'innocence  est-il  donc  altéré? 

Si  du  crime  d'Hélène  on  punit  sa  famille , 

Faites  chercher  à  Sparte  Hermione  sa  fille  '  : 

Laissez  à  iMéuélas  racheter  d'un  tel  prix 

Sa  coupable  moitié,  dont  il  est  trop  épris. 

Mais  vous,  quelles  fureurs  vous  rendent  sa  victime? 

Pourquoi  vous  imposer  la  peine  de  son  crime  ? 

Pourquoi  moi-même  enfin,  me  déchirant  le  flanc , 

Payer  sa  folle  amour  du  plus  pur  de  mon  sang  ? 

Que  dis-je?  cet  objet  de  tant  de  jalousie. 
Cette  Hélène,  qui  trouble  et  l'Europe  et  l'Asie , 
Vous  semble-t-elle  un  prix  digne  de  vos  exploits? 

>  Voltaire  blâme  cette  idée  de  Ciytemnestre,  quoique  ce  soit  une  des  plus  rai- 
sonnables de  tout  son  discours;  il  blàrae  la  férocité  de  la  reine  d'Argos,  qui  selon 
lui  demande  le  sang  de  sa  nièce.  Ciytemnestre  ne  demande  pas  la  mort  d'Her- 
raione  :  elle  dit  seulement  que,  si  le  crime  d'Hélène  doit  être  expié  par  sa  fa- 
mille, c'est  sa  fille  Hermione  (lu'il  faut  prendre  pour  victime,  et  non  passa  nièce 
Iphigénie.  (G.) 


192  IPHIGÉME 

Combien  nos  fronts  pour  elle  ont-ils  rougi  de  fois  ! 

Avant  qu'un  nœud  fatal  l'unit  à  votre  frère,    ■ 

Thésée  avait  osé  l'enlever  à  son  père  : 

Vous  savez,  et  Galchas  mille  fois  vous  l'a  dit  ', 

Qu'un  hymen  clandestin  mit  ce  prince  eu  son  lit, 

Et  qu'il  en  eut  pour  gage  une  jeune  princesse 

Que  sa  mère  a  cachée  au  reste  de  la  Grèce. 

Mais  non,  l'amour  d'un  frère  et  son  honneur  blessé 

Sont  les  moindres  des  soins  dont  vous  êtes  pressé  : 

Cette  soif  de  régner,  que  rien  ne  peut  éteindre. 

L'orgueil  de  voir  vingt  rois  vous  servir  et  vous  craindre , 

Tous  les  droits  de  l'empire  en  vos  mains  confiés , 

Cruel  !  c'est  à  ces  dieux  que  vous  sacrifiez; 

Et,  loin  de  repousser  le  coup  qu'on  vous  prépare , 

Vous  voulez  vous  en  faire  un  méiite  barbare  ; 

Trop  jaloux  d'un  pouvoir  qu'on  peut  vous  envier, 

De  votre  propre  sang  vous  courez  le  payer. 

Et  voulez  par  ce  prix  épouvanter  l'audace 

De  quiconque  vous  peut  disputer  votre  place. 

Est-ce  donc  être  père?  Ah  !  toute  ma  raison 

Cède  à  la  cruauté  de  cette  trahison. 

Un  prêtre,  environné  d'une  foule  cruelle, 

Portera  sur  ma  fille  une  main  criminelle, 

Déchirera  son  sein,  et  d'un  œil  curieux 

Dans  son  cœur  palpitant  consultera  les  dieux  ! 

Et  rnoi ,  qui  l'amenai  triomphante,  adorée. 

Je  m'en  retournerai  seule  et  désespérée  ! 

Je  verrai  les  chemins  encor  tout  parfumés 

Des  fleurs  dont  sous  ses  pas  on  les  avait  semés  ! 

Non,  je  ne  l'aurai  point  amenée  au  supplice, 


1  L'épisode  de  l'enlèvement  d'Hélène ,  dit  la  Harpe  ,  au  milieu  d'une  tirade  si 
véhémente,  est  la  seule  imperfection  de  ce  morceau,  partout  ailleurs  si  pathé- 
tique. Malgré  l'autorité  d'un  si  grand  critique,  nous  ne  pouvons  adopter  cette 
opinion.  Ce  récit,  qui  n'a  que  six  vers,  est  bien  placé,  puisque  c'est  un  moyen  de 
sauver  Iphigénie.  et  que  laniour  maternel  ne  peut  en  oublier  aucun.  (A.  Maktin.  , 


CLYTEMNESTRE. 


Aussi  "barlsare   époux,  qu'impitoyable  père, 
Venez,  si  vous  l'osez,  la  ravir  à  sa  mère. 


ACTE  IV,  SCÈNE  VI  193 

Ou  VOUS  ferez  aux  Grecs  un  double  sacrifice. 
Ni  crainte  ni  respect  ne  m'en  peut  détacher  : 
De  mes  bras  tout  sanglants  il  fandra  l'arracher. 
Aussi  barbare  époux  qu'impitoyable  père, 
Venez,  si  vous  l'osez,  la  ravir  à  sa  mère. 
Et  vous,  rentrez,  ma  fille;  et  du  moins  à  mes  lois 
Obéissez  encor  pour  la  dernière  fois  '. 

SCÈNE  V 

AGAMEMNON 

A  de  moindres  fureurs  je  n'ai  pas  dû  m'attendre. 

Voilà,  voilà  les  cris  que  je  craignais  d'entendre. 

Heureux  si,  dans  le  trouble  où  flottent  mes  esprits. 

Je  n'avais  toutefois  à  craindre  que  ces  cris! 

Hélas  !  en  m'imposant  une  loi  si  sévère, 

Grands  dieux,  me  deviez-vous  laisser  un  cœur  de  père  -  ! 

SCÈNE    VI 
AGMIEMNON,  ACHILLE. 

ACHILLE. 

Un  bruit  assez  étrange  est  venu  jusqu'à  moi  ', 
Seigneur;  je  l'ai  jugé  trop  peu  digne  de  foi. 

1  Racine  le  fils  a  remarqué  avec  raison  que  la  déclamation  de  tout  ce  morceau 
est  recueil  des  plus  habiles.  (A.  M.) 

2  Vers  heureux  et  touchant,  absolument  dans  la  manière  et  dans  le  goût  parti- 
culier à  Racine;  il  justifie  Agamemnon  et  met  à  la  place  d'un  roi  barbare  à  qui 
l'ambition  fait  oublier  la  nature,  un  père  malheureux  et  digne  de  pitié  {G.} 

s  C'est  là  une  scène  immortelle,  l'une  des  plus  imposantes  et  des  plus  vigou- 
reuses que  l'on  connaisse  sur  aucun  théâtre,  et  l'un  des  chefs-d'œuvre  du  genre 
héroïque  ;  et  cet  héroïsme  est  animé  de  l'esprit  de  la  tragédie,  |)arce  que  la  ter- 
reur est  ici  avec  1  admiration  ;  elle  y  est  au  point  qu^,  sans  le  nom  diphigénie, 
qui  est  ici  pour  Achille  ce  qu'est  pour  lui  Minerve  dans  Hliade,  le  glaive  d'Achille 
serait  tiré  contre  le  diadème  du  roi  des  rois.  C'est  un  coup  de  génie  d'avoir  su 
transporter  sur  notre  théâtre  cette  grande  scène  de  l'Iliade,  et  d'avoir  su  la  placer 
si  heureusement.  Racine  est  le  seul  des  modernes  qui  nous  ait  rendu  le  sublime 
d'Homère  dans  le  dramatique,  et  nous  retrouvons  encore  le  sublime  de  l'épopée 
dans  les  tableaux  du  cinquième  acte.  (L.) 

13 


194  IPIIIGEINIE 

On  dit,  et  sans  horreur  je  ne  puis  le  redire , 

Qu'aujourd'hui  par  votre  ordre  Iphigénie  expire; 

Que  vous-même,  étouffant  tout  sentiment  humain, 

Vous  l'allez  à  Calchas  livrer  de  votre  main  : 

On  dit  que  sous  mon  nom  à  l'autel  appelée 

Je  ne  l'y  conduisais  que  pour  être  immolée; 

Et  que,  d'un  faux  hymen  nous  abusant  tous  deux. 

Vous  vouliez  me  charger  d'un  emploi  si  honteux. 

Qu'en  dites-vous,  seigneur?  Que  faut-il  que  j'en  pense'? 

Ne  ferez- vous  point  taire  un  bruit  qui  vous  offense? 

AGAMEMNON. 

Seigneur,  je  ne  rends  point  compte  de  mes  desseins. 
Ma  fille  ignore  encor  mes  ordres  souverains; 
Et,  quand  il  sera  temps  qu'elle  en  soit  informée, 
Vous  apprendrez  son  sort,  j'en  instruirai  l'armée*. 

ACHILLE. 

Ah  î  je  sais  trop  le  sort  que  vous  lui  réservez. 

AGAMEMNON. 

Pourquoi  le  demander,  puisque  vous  le  savez  ? 

AGUILLE. 

Pourquoi  je  le  demande?  ô  Ciel  !  le  puis-je  croire 
Qu'on  ose  des  fureurs  avouer  la  plus  noire  1 
Vous  pensez  qu'approuvant  vos  desseins  odieux 
Je  vous  laisse  immoler  votre  fille  à  mes  yeux? 
Que  ma  foi,  mon  amour,  mon  honneur  y  consente? 

AGAMEMNON. 

Mais  vous,  qui  me  parlez  d'une  voix  menaçante, 
Oubliez-vous  ici  qui  vous  interrogez? 

ACHILLE. 

Oubliez-vous  qui  j'aime  et  qui  vous  outragez? 

1  Ce  premier  effort  que  se  fait  Achille  pour  ne  pas  éclater  d'abord  devant  le 
père  d'iphigénie  est  supérieurement  conçu,  et  ne  fait  que  rendre  la  terreur  plus 
grande.  (L.) 

2  Ce  n'était  pas  une  médiocre  difficulté  de  soutenir  la  dignité  d'Agamemnon 
Rêvant  Achille,  qui,  d'après  la  Fable  et  notre  imagination  ,  est  pour  nous  d'une 
grandeur  presque  surnaturelle.  Racine  en  est  venu  à  bout.  (L.) 


ACTE   IV,  SCÈNE  VI  195 

AGAMEMNON. 

Et  qui  VOUS  a  chargé  du  soin  de  ma  famille? 
Ne  pourrai-je  sans  vous  disposer  de  ma  fille? 
Ne  suis-je  plus  son  père?  Êtes-vous  son  époux? 
Et  ne  peut-elle... 

ACHILLE. 

Non ,  elle  n'est  plus  à  vous  ; 
On  ne  m'abuse  point  par  des  promesses  vaines , 
Tant  qu'un  reste  de  sang  coulera  dans  mes  veines. 
Vous  deviez  à  mou  sort  unir  tous  ses  moments; 
Je  défendrai  mes  droits  fondés  sur  vos  serments. 
Et  n'est-ce  pas  pour  moi  que  vous  l'avez  mandée? 

AGAMEMNON. 

Plaignez-vous  donc  aux  dieux,  qui  me  l'ont  demandée  : 
Accusez  et  Galchas  et  le  camp  tout  entier, 
Ulysse,  Méuélas,  et  vous  tout  le  premier. 

ACHILLE. 

Moi  ! 

AGAMEMNON. 

Vous  qui ,  de  l'Asie  embrassant  la  conquête, 
Querellez  tous  les  jours  le  Ciel  qui  vous  arrête; 
Vous  qui,  vous  offensaut  de  mes  justes  terreurs, 
Avez  dans  tout  le  camp  répandu  vos  fureurs. 
Mon  cœur  pour  la  sauver  vous  ouvrait  une  voie; 
Mais  vous  ne  demandez,  vous  ne  cherchez  que  Troie. 
Je  vous  fermais  le  champ  où  vous  voulez  courir  : 
Vous  le  voulez;  partez,  sa  mort  va  vous  l'ouvrir. 

ACHILLE. 

Juste  Ciel  !  puis-je  entendre  et  souffrir  ce  langage? 
Est-ce  ainsi  qu'au  parjure  on  ajoute  l'outrage  ? 
Moi ,  je  voulais  partir  aux  dépens  de  ses  jours  ? 
Et  que  m'a  fait  à  moi  cette  Troie  où  je  cours  •  ? 
Au  pied  de  ses  remparts  quel  intérêt  m'appelle? 

1  Ce  morceau  est  iniilé  d  Homère  au  livre  1"  de  l'Iliade. 


196.  IPHIGEME 

Pour  qui,  sourd  à  la  voix  d'une  mère  immortelle. 

Et  d'uu  père  éperdu  négligeant  les  avis, 

Vais- je  y  chercher  la  mort  tant  prédite  à  leur  fils? 

Jamais  vaisseaux  partis  des  rives  du  Scamandre 

Aux  champs  thessaliens  osèrent-ils  descendre? 

Kt  jamais  dans  Larisse  un  lâche  ravisseur 

Me  vint-il  enlever  ou  ma  femme  ou  ma  sœur  ? 

Qu'ai-je  à  me  plaindre  1  où  sont  les  pertes  que  j'ai  faites? 

Je  n'y  vais  que  pour  vous,  barbare  que  vous  êtes; 

Pour  vous ,  à  qui  des  Grecs  moi  seul  je  ne  dois  rien  ; 

Vous,  que  j'ai  fait  nommer  el  leur  chef  et  le  mien; 

Vous,  que  mon  bras  vengeait  dans  Lesbos  enflammée, 

Avant  que  vous  eussiez  assemblé  votre  armée. 

Et  quel  fut  le  dessein  qui  nous  assembla  tous  ? 

Ne  courons-nous  pas  rendre  Hélène  à  son  époux  '  ? 

Depuis  quand  pense-t-on  qu'inulile  à  moi-même 

Je  me  laisse  ravir  une  épouse  que  j'aime? 

Seul  d'un  honteux  affront  votre  fière  blessé 

A-t-il  droit  de  venger  son  amour  offensé  ? 

Votre  fille  me  plut;  je  prétendis  lui  plaire; 

Elle  est  de  mes  serments  seule  dépositaire  ; 

Content  de  son  bymen,  vaisseaux,  armes,  soldats. 

Ma  foi  lui  promit  tout,  et  rien  à  Ménélas. 

Qu'il  poursuive,  s'il  veut,  son  épouse  enlevée. 

Qu'il  cherche  une  victoire  à  mon  sang  réservée  : 

Je  ne  connais  Priam,  Hélène,  ni  Paris  ; 

Je  voulais  votre  fille,  et  ne  pars  qu'à  ce  prix. 

AtAMEM.NON. 

Fuyez  donc;  retournez  dans  votre  Thessalie  -. 
Moi-même  je  vous  rends  le  serment  qui  vous  lie. 

1  Achille  parle  de  même,  au  neuvième  livre  de  Vlliade.  Virgile ,  au  neuvième 
livre  de  V Enéide,  fait  aussi  direà  Turnus,  au  sujet  de  Lavinie,  qu'Énée  lui  enlève  : 

Nec  folos  tangit...  Atridas 
Isle  dolor. 

2  Nouvelle  imitation  d'Homère. 


ACTK   IV.   snÈNK   VII  197 

As^ez  d'autres  viendront,  à  mes  ordres  soumis. 
Se  couvrir  des  lauriers  qui  vous  furent  promis; 
Et,  par  d'heureux  exploits  forçant  la  destinée, 
Trouveront  d'Ilion  la  fatale  journée. 
J'enirevois  vos  mépris,  et  juge  à  vos  discours 
Combien  j'achèterais  vos  superbes  secours. 
De  la  Grèce  déjà  vous  vous  rendez  l'arbitre; 
Ses  rois,  à  vous  ouïr,  m'ont  paré  d'un  vain  titre. 
Fier  de  votre  valeur,  tout,  si  je  vous  en  crois,. 
Doit  n^archer,  doit  fléchir,  doit  trembler  sous  vos  lois. 
Un  bienfait  reproché  tient  toujours  lieu  d'offense  : 
Je  veux  moins  de  valeur  et  plus  d'obéissance. 
Fuyez.  Je  ne  crains  point  votre  impuissant  courroux; 
Et  je  romps  tous  les  nœuds  qui  m'attachent  à  vous. 

ACHILLE. 

Rendez  grâce  au  seul  nœud  qui  retient  ma  colère  : 
D'Iphigénie  encor  je  respecte  le  père. 
Peut-être  sans  ce  nom  le  chef  de  tant  de  rois 
M'aurait  osé  braver  pour  la  dernière  fois. 
Je  ne  dis  plus  qu'un  mot;  c'est  à  vous  de  m'entendre. 
J'ai  votre  fille  ensemble  et  ma  gloire  à  défendre  : 
Pour  aller  jusqu'au  cœur  que  vous  voulez  percer, 
Voilà  par  quels  chemins  vos  coups  doivent  passer. 


SCENE  VII 

AGAiMEMNON. 

Et  voilà  ce  qui  rend  ta  perte  inévitable. 
Ma  fille  toute  seule  était  plus  redoutable. 
Ton  insolent  amour,  qui  croit  m'épouvanter. 
Vient  de  hâter  le  coup  que  tu  veux  arrêter. 
Ne  délibérons  plus.  Bravons  sa  violence  : 
Ma  gloire  intéressée  emporte  la  balance. 


198  IPHIGÉNIE 

Achille  menaçant  détermine  mon  cœnr  : 
Ma  pitié  semblerait  un  effet  de  ma  peur. 
Holàl  gardes,  à  moi  ! 

SCÈNE   VIII 
AGAMEMNON,  EURYBAÏE,  GARDES. 

EURTBATE. 

Seigneur  ' . 

AGAMEMNON. 

Que  vais-je  faire'? 
Puis-je  leur  prononcer  cet  ordre  sanguinaire? 
Cruel  !  à  quel  combat  faut-il  te  préparer  1 
Quel  est  cet  ennemi  que  tu  leur  vas  livrer? 
Une  mère  m'attend  :  une  mère  intrépide. 
Qui  défendra  son  sang  contiv  un  père  homicide  : 
Je  verrai  mes  soldats,  moins  barbares  que  moi, 
Respecter  dans  ses  bras  la  fille  de  leur  roi. 
Achille  nous  menace,  Achille  nous  méprise  : 
Mais  ma  fille  en  est-elle  à  mes  lois  moins  soumise? 
Ma  fille,  de  l'autel  chercbant  à  s'échapper, 
Gémit -elle  du  coup  dont  je  la  veux  frapper? 
Que  dis-je?  Que  prétend  mon  sacrilège  zèle? 
Quels  vœux,  en  l'immolant,  formerai-je sur  elle? 
Quelques  prix  glorieux  qui  me  soient  proposés, 
Quels  lauriers  me  plairont  de  son  sang  arrosés? 
Je  veux  fléchir  des  dieux  la  puissance  suprême  : 
Ah  !  quels  dieux  me  seraient  plus  cruels  que  moi-même? 

1  II  est  inutile  de  remarquer  combien  Racine  est  fidèle  ;iux convenances,  jusque 
dans  les  choses  les  plus  importantes.  Ici  ce  n'est  plus  Arcas,  mais  un  nouveau 
[)ersonnage,  qui  se  présente  a  Agamemnoii.  Arcas  ne  réparait  plus  devant  le  roi 
des  rois  du  moment  où  il  a  trahi  le  secret  qui  lui  avait  été  confié.  (A.  M.) 

2  Ce  beau  mouvement  de  la  nature  agit  sur  Agamemnoii  à  l'instant  même  où  il 
V  ient  d'être  outragé  et  menacé,  et  cela  n'est  pas  non  plus  dans  Euripide.  Comment 
Hrunoy  a-t-il  pu  dire  ([u'Agamemnon  était  plus  roi  dans  Racii.e  et  plus  père  dans 
Euripide?  (L.) 


ACTE   IV,   SCÈNE   X  199 

Non,  je  ne  puis.  Cédons  au  sang,  à  l'amitié. 
Et  ne  rougissons  plus  d'une  juste  pitié  : 
Qu'elle  vive...  Mais  quoi  !  peu  jaloux  de  ma  gloire. 
Dois  je  au  superbe  Achille  accorder  la  victoire? 
Son  téméraire  orgueil,  que  je  vais  redoubler, 
Croira  que  je  lui  cède,  et  qu'il  m'a  fait  trembler... 
De  quel  frivole  soin  mon  esprit  s'embarrasse? 
Ne  puis-je  pas  d'Achille  humilier  l'audace? 
Que  ma  fille  à  ses  yeux  soit  un  sujet  d'ennui  : 
11  l'aime,  elle  vivra  pour  un  autre  que  lui. 
Eurybate,  appelez  la  princesse,  la  reine. 
Qu'elles  ne  craignent  point. 

SCÈNE    IX 
AGAMEMNON,  GARDES 

AGAMEMNON. 

Grands  dieux,  si  votre  haine 
Persévère  à  vouloir  l'arracher  de  mes  mains, 
Que  peuvent  devant  vous  tous  les  faibles  humains? 
Loin  de  la  secourir,  mou  amitié  l'opprime; 
Je  le  sais  :  mais,  grands  dieux,  une  telle  victime 
Vaut  bien  que,  confirmant  vos  rigoureuses  lois, 
Vous  me  la  demandiez  une  seconde  ibis  •. 

SCÈNE   X 

AGAMEMNON,  CLYTEMNESTRE,  IPHIGÉNIE,  ÉRIPHILE, 
EURYBATE,  DORIS,  GARDES. 

AGAMEMNON. 

Allez,  Madame,  allez;  prenez  soin  de  sa  vie  : 

I  Les  scènes  vu,  viii  et  ix  ne  forment  qu'une  scène ,  et  même  un  monologue; 
car  qu' Eurybate  entre  quand  l'appelle  Agamemnoii,  ou  sorte  quand  il  le  renvoie, 
c'est  toujours  à  soi-même  que  parle  Agamemnon.  Ce  monologue  est  la  peinture 
du  plus  violent  combat  entre  l'amour  paternel  et  la  fierté.  (L.  Racine.) 


-200  IPHIGKME 

Je  VOUS  rends  votre  fille,  et  je  vous  la  confie. 
Loin  de  ces  lieux  cruels  précipitez  ses  pas  : 
Mes  gardes  vous  suivront,  commandés  par  Arcas  ; 
Je  veux  bien  excuser  son  heureuse  imprudence. 
Tout  dépend  du  secret  et  de  la  diligence  : 
Ulysse  ni  Calchas  n'ont  point  encor  parlé  ; 
Gardez  que  ce  départ  ne  leur  soit  révélé  '. 
Cachez  bien  votre  fille;  et  que  tout  le  camp  croie 
Que  je  la  retiens  seule,  et  que  je  vous  renvoie, 
{-"uyez.  Puissent  les  dieux,  de  mes  larmes  contents, 
A  mes  tristes  regards  ne  l'offrir  de  longtemps  ! 
(jardes,  suivez  la  reine. 

CLYTEMNESTRE. 

Ah  !  seigneur  ! 

IPHIGÉNIE. 

Ah!  mon  père! 

AC.AMEMN0i\. 

Prévenez  de  Calchas  l'empressement  sévère  ; 
Fuyez,  vous  dis-je.  Et  moi,  pour  vous  favoriser, 
Par  de  feintes  raisons  je  m'en  vais  l'abuser. 
Je  vais  faire  suspendre  une  pompe  funeste, 
Et  de  ce  jour  au  moins  lui  demander  le  reste. 

SCÈNE   XI 

ÉRIPHILE,  DORIS. 

ÉRIPHILE. 

Suis-moi  :  ce  n^est  pas  là ,  Doris ,  notre  chemi  n . 

DORIS. 

Vous  ne  les  suivez  pas? 

1  Gardez  que,  pour  prenez  garde  que,  est  un  gallicisme  qui  répond  au  vave  des 
Latins,  et  qui  est  favorable  à  la  précision  poétique.  (L) 

Gardez  qu'une  voyella,  à  courir  trop  hâtée, 

Ne  soit  d'une  voyelle  en  son  chemin  heurtée.  (Boileau.) 


ACTE   IV,   SCÈNE   XI  201 

ÉRIPHILE. 

Ah  !  je  succombe  enfin. 
Je  reconnais  l'effet  des  tendresses  d'Achille. 
Je  n'emporterai  point  une  rage  inutile  : 
Plus  de  raisons;  il  faut  ou  la  perdre  ou  périr. 
Viens,  te  dis-je.  A  Calchas  je  vais  tout  découvrir  •. 


1  Ce  dernier  vers  fait  trembler  pour  Iphigénie,  et  termine  de  la  manière  la  plus 
intéressante  ce  quatrième  acte,  le  meilleur  de  la  pièce,  le  plus  riche  en  grandes 
situations,  en  magnitiques  scènes  et  en  beautés  de  détail.  (G.) 


FIN    DU   QUATRIEME  ACTE. 


202  IPHIGÉNIE 


ACTE  CINQUIÈME 

SCÈNE   I 
IPHIGÉNIE,  7ËGINE. 

IPHTGÉNIE. 

Cesse  de  m'arrêter.  Va ,  retourne  à  ma  mère, 

yEgine  :  il  faut  des  dieux  apaiser  la  colère. 

Pour  ce  sang  malheureux  qu'on  veut  leur  dérober, 

Regarde  quel  orage  est  tout  prêt  à  tomber  ; 

Considère  l'état  oii  la  reine  est  réduite  ; 

Vois  comme  tout  le  camp  s'oppose  à  notre  fuite, 

Avec  quelle  insolence  ils  ont  de  toutes  parts 

Fait  briller  à  nos  yeux  la  pointe  de  leurs  dards. 

Nos  gardes  repoussés,  la  reine  évanouie... 

Ah  !  c'est  trop  l'exposer  :  souffre  que  je  la  fuie  ; 

Et,  sans  attendre  ici  ses  secours  impuissants. 

Laisse-moi  profiter  du  trouble  de  ses  sens. 

Mon  père  même,  hélas  !  puisqu'il  faut  te  le  dire, 

Mon  père,  en  me  sauvant,  ordonne  que  j'expire. 

iEGINE. 

Lui,  Madame  1  Quoi  donc!  qu'est-ce  qui  s'est  passé? 

IPHIGÉNIE. 

Achille,  trop  ardent,  l'a  peut-être  offensé  : 
Mais  le  roi,  qui  le  hait,  veut  que  je  le  haïsse; 
Il  ordonne  à  mon  cœur  cet  afireux  sacrifice  : 
Il  m'a  fait  par  Arcas  expliquer  ses  souhaits  ; 
^gine,  il  me  défend  de  lui  parler  jamais. 

^GINE. 

Ah  !  Madame  ! 


ACTE  V,  SCÈNE   II  203 

IPHIGÉNIE. 

Ah  !  sentence  !  ah  î  rigueur  inouïe  ! 
Dieux  plus  doux ,  vous  n'avez  demandé  que  ma  vie. 
Mourons,  obéissons.  Mais  qu'est-ce  que  jevoi'-' 
Dieux  !  Achille  ! 

SCÈNE   II 
ACHILLE,  IPHIGÉNIE. 

ACHILLE. 

Venez,  Madame,  suivez-moi  : 
Ne  craignez  ni  les  cris  ni  la  foule  impuissante 
D'un  peuple  qui  se  presse  autour  de  cette  tente. 
Paraissez;  et  bientôt,  sans  attendre  mes  coups, 
Ces  flots  tumultueux  s'ouvriront  devant  vous. 
Patrocle,  et  quelques  chefs  qui  marchent  à  ma  suite, 
De  mes  Thessalieus  vous  amènent  l'élite  : 
Tout  le  reste,  assemblé  près  de  mon  étendard. 
Vous  offre  de  ses  rangs  l'invincible  rempart. 
A  vos  persécuteurs  opposons  cet  asile. 
Qu'ils  viennent  vous  chercher  sous  les  tentes  d'Achille'. 
Quoi  !  Madame,  est-ce  ainsi  que  vous  me  secondez? 
Ce  n'est  que  par  des  pleurs  que  vous  me  répondez  ! 
Vous  fiez-vous  encore  à  de  si  faibles  armes? 
Hâtons-nous  :  votre  père  a  déjà  vu  vos  larmes. 

IPHIGÉNIE. 

Je  le  sais  bien,  seigneur  :  aussi  tout  mon  espoir 
N'est  plus  qu'au  coup  mortel  que  je  vais  recevoir  ^. 

t  Cette  scène,  pleine  d'intérêt  et  de  chaleur,  est  entièrement  de  Racine ,  qui, 
heureusement  pour  nous,  a  conçu  son  Achille  comme  Homère,  et  son  rôle  finira 
dans  cette  scène  par  un  orage  de  fureur  épouvantable,  comme  celui  de  Clytem- 
nestredans  la  grande  scène  de  l'acte  précédent.  (L.) 

î  Au  coup,  pour  dam  le  coup;  il  faut  accorder  aux  poètes  ces  libertés  favo- 
rables à  la  précision  et  à  la  rapidité  du  style.  (G.)  Il  faut  bien  les  accorder  aussi 
aux  orateurs,  car  Bossueta  dit  :  «  N'espérez  plus  ou  néant,  non,  non,  n'y  espérez 
plus.  >  / 


204  IPHIGÉME 

ACHILLE. 

Vous,  mourir  !  Ah  !  cessez  de  tenir  ce  langage. 
Songez-vous  quel  serment  vous  et  moi  nous  engage? 
Songez-vous,  pour  trancher  d'inutiles  discours, 
Que  le  bonheur  d'Achille  est  fondé  sur  vos  jours? 

IPHIGÉME. 

Le  Ciel  n'a  point  aux  jours  de  «ette  infortunée  ' 
Attaché  le  bonheur  de  votre  destinée. 
Notre  amour  nous  trompait;  et  les  arrêts  du  sort 
Veulent  que  ce  bonheur  soit  im  fruit  de  ma  mort. 
Songez,  seigneur,  songez  à  ces  moissons  de  gloire 
Qu'à  vos  vaillantes  mains  présente  la  victoire  : 
Ce  champ  si  glorieux  où  vous  aspirez  tous, 
Si  mon  sang  ne  l'arrose  est  stérile  pour  vous. 
Telle  est  la  loi  des  dieux  à  mon  père  dictée  : 
En  vain,  sourd  à  Galchas,  il  l'avait  rejetée  : 
Par  la  bouche  des  Grecs  contre  moi  conjurés 
Leurs  ordres  éternels  se  sont  trop  déclarés. 
Partez;  à  vos  honneurs  j'apporte  trop  d'obstacles  : 
Vous-même  dégagez  la  foi  de  vos  oracles; 
Signalez  ce  héros  à  la  Grèce  promis  ; 
Tournez  votre  douleur  contre  ses  ennemis. 
Déjà  Priam  pâUt;  déjà  Troie  en  alarmes 
Redoute  mon  bûcher,  et  frémit  de  vos  larmes. 
Allez ,  et  dans  ces  murs  vides  de  citoyens 
Faites  pleurer  ma  mort  aux  veuves  des  Troyens  ; 
Je  meurs  dans  cet  espoir  satisfaite  et  tranquille  : 
Si  je  n'ai  pas  vécu  la  compagne  d'Achille, 
J'espère  que  du  moins  un  heureux  avenir 
A  vos  faits  immortels  joindra  mon  souvenir, 


1  Les  scènes  d'Achille  avec  Iphigénie  ottrent  d'un  côté  les  transports  de  l'en- 
thousiasme et  d'une  aveugle  fureur,  de  l'autre  la  vertu  héroïque  d'une  jeune 
lille  de  quinze  ans;  tout  son  discours  est  un  modèle  d'élégance  et  de  sensibilité; 
notre  langue  et  notre  poésie  n'ont  rien  de  plus  enchanteur  dans  le  pathétique 
doux  et  tendre.  (G.) 


ACTE   V,   SCÈNE   11  âO.') 

Et  qu'un  jour  mon  trépas,  source  de  votre  gloire, 
Ouvrira  le  récit  d'uue  si  belle  histoire. 
Adieu,  prince;  vivez,  digne  race  des  dieux. 

ACHILLE. 

Non,  je  ne  reçois  point  vos  funestes  adieux. 

En  vain  par  ces  discours  votre  cruelle  adresse 

Veut  servir  votre  père ,  et  tromper  ma  tendresse  ; 

En  vain  vous  prétendez,  obstinée  à  mourir. 

Intéresser  ma  gloire  à  vous  laisser  périr  : 

Ces  moissons  de  lauriers,  ces  honneurs,  ces  conquêtes. 

Ma  main  en  vous  servant  les  trouve  toutes  prêtes. 

Et  qui  de  ma  faveur  se  voudrait  honorer, 

Si  mon  hymen  prochain  ne  peut  vous  assurer  '  ? 

Ma  gloire,  mon  amour,  vous  ordonnent  de  vivre  : 

Venez,  Madame  ;  il  faut  les  en  croire ,  et  me  suivre. 

IPUIGÉNIfi. 

Qui?  moi?  que,  contre  un  père  osant  me  révolter, 

Je  mérite  la  mort  que  j'irais  éviter? 

Où  seraient  le  respect  et  ce  devoir  suprême... 

ACHILLE. 

Vous  suivrez  un  époux  avoué  par  lui-même. 
C'est  un  titre  qu'en  vain  il  prétend  me  voler*. 
Ne  fait-il  des  serments  que  pour  les  violer? 
Vous-même,  que  retient  un  devoir  si  sévère. 
Quand  il  vous  donne  à  moi,  n'est-il  point  votre  père? 
Suivez-vous  seulement  ses  ordres  absolus 
Quand  il  cesse  de  l'être  et  ue  vous  connaît  plus? 
Enfin,  c'est  trop  tarder,  ma  princesse;  et  ma  crainte... 

IPHIGÉNIE. 

Quoi,  seigneur!  vous  iriez  jusques  à  la  contrainte? 

>  Le  mot  a»»urer  ne  signifie  mettre  en  sûreté  (|ue  dans  un  sens,  assurer  une 
place,  un  pny»  ,  une  province.  Du  tenipsde  Racine,  son  acception  était  beaucoup 
plus  étendue.  (A.  M.) 

2  Ce  mot  a  ici  uiie  énergie  et  une  insolence  qui  ne  se  seraient  rencontrés  dans 
aucun  autre  mot  de  la  langue.  C'est  Achille  qui  parle  ;  le  mot  le  plus  bas  produit 
leffet  le  plus  terrible.  [A.  .M., 


206  IPHIGÉNIE 

D'un  coupable  transport  écoutant  la  chaleur, 
Vous  pourriez  ajouter  ce  comble  à  mon  malheur? 
Ma  gloire  vous  serait  moins  chère  que  ma  vie? 
Ah  !  seigneur,  épargnez  la  triste  Iphigénie. 
Asservie  à  des  lois  que  j'ai  dû  respecter. 
C'est  déjà  trop  pour  moi  que  de  vous  écouter  : 
Ne  portez  pas  plus  loin  votre  injuste  victoire; 
Ou,  par  mes  propres  mains  immolée  à  ma  gloire. 
Je  saurais  m'affranchir,  dans  ces  extrémités, 
Du  secours  dangereux  que  vous  me  présentez, 

ACHILLE.  ■» 

Eh  bien,  n'en  parlons  plus.  Obéissez,  cruelle, 
Et  cherchez  une  mort  qui  vous  semble  si  belle  : 
Portez  à  votre  père  un  cœur  où  j'entrevoi 
Moins  de  respect  pour  lui  que  de  haine  pour  moi. 
Une  juste  fureur  s'empare  de  mon  âme  : 
Vous  allez  à  l'autel;  et  moi,  j'y  cours,  Madame. 
Si  de  sang  et  de  morts  le  Ciel  est  affamé, 
Jamais  de  plus  de  sang  ses  autels  n'ont  fumé. 
A  mon  aveugle  amour  tout  sera  légitime  : 
Le  prêtre  deviendra  la  première  victime , 
Le  bûcher,  par  mes  maius  détruit  et  renversé, 
Dans  le  sang  des  bourreaux  nagera  dispersé  ; 
Et  si,  dans  les  horreurs  de  ce  désordre  extrême. 
Votre  père  frappé  tombe  et  périt  lui-même, 
Alors,  de  vos  respects  voyant  les  tristes  fruits , 
Reconnaissez  les  coups  que  vous  aurez  conduits. 

IPHIGÉJSIfi. 

Ah  !  seigneur  !  Ah  !  cruel  !...  Mais  il  fuit,  il  m'échappe. 
0  toi  qui  veux  ma  mort,  me  voilà  seule,  frappe. 
Termine,  juste  Ciel,  ma  vie  et  mon  effroi. 
Et  lance  ici  des  traits  qui  n'accablent  que  moi  ! 


ACTE  V,  SCÈNE  III  207 

SCÈNE   III 

CLYTEMNESTRE,  IPHIGÉNIE,  iEGINE, 
EURYBATE,  GARDES. 

CLYTEMNESTRE. 

Oui,  je  la  défendrai  contre  toute  l'armée  •. 
Lâches,  vous  trahissez  votre  reine  opprimée  ! 

EURÏBATE. 

Non ,  Madame  :  il  suffit  que  vous  me  commandiez  ; 

Vous  nous  verrez  combattre  et  mourir  à  vos  pieds. 

iMais  de  nos  faibles  mains  que  pouvez-vous  attendre? 

Contre  tant  d'ennemis  qui  vous  pourra  défendre  ? 

Ce  n'est  plus  un  \  ain  peuple  en  désordre  assemblé  ; 

C'est  d'un  zèle  fatal  tout  le  camp  aveuglé. 

Plus  de  pitié.  Calchas  seul  règne,  seul  conmiande  : 

La  Piété  sévère  exige  son  offrande  -. 

Le  roi  de  son  pouvoir  se  voit  déposséder. 

Et  lui-même  au  torrent  nous  contraint  de  céder. 

Achille,  à  qui  tout  cède,  Achille  à  cet  orage 

Voudrait  lui-même  en  vain  opposer  son  courage  : 

Que  fera-t-il,  Madame?  et  qui  peut  dissiper 

Tous  les  flots  d'ennemis  prêts  à  l'envelopper? 

CLYTEMNESTRE. 

Qu'ils  viennent  donc  sur  moi  prouver  leur  zèle  impie, 

Et  m'arrachent  ce  peu  qui  me  reste  de  vie  ! 

La  mort  seule,  la  mort  pourra  rompre  les  nœuds 

Dont  mes  bras  nous  vont  joindre  et  lier  toutes  deux  : 

Mon  corps  sera  plutôt  séparé  de  mon  âme, 

Que  je  souffre  jamais...  Ah  !  ma  fille  '  ! 

1  Le  trouble  croît  à  chaque  minute,  et  cependant  l'espérance  n'est  point  encore 
tout  à  fait  perdue.  Le  spectateur,  toujours  agité  et  toujours  incertain,  attend  le 
dénoûment  avec  impatience.  (L.  Racine.) 

2  La  Religion  est  ici  personnifiée  sous  le  nom  de  Piété.  (G.) 

8  La  désolation  est  sur  la  scène  jusqu'au  dénoûment ,  qu'il  n'est  pas  possible 
de  prévoir,  et  qui,  par  l'oracle  de  Cahhaset  la  mort  d'Eriphile,  est  à  la  fois  vrai- 


208  IPHIGÉNIE 

IPHIGÉNIE. 

Ah  !  Madarae  '  1 
Sous  quel  astre  cruel  avez- vous  mis  au  jour 
Le  malheureux  objet  d'une  si  tendre  amour  ! 
Mais  que  pouvez-vous  faire  en  l'état  où  nous  sommes? 
Vous  avez  à  combatireet  les  dieux  et  les  hommes. 
Contre  un  peuple  en  Inreur  vous  exposerez- vous  ? 
N'allez  point  dans  un  camp,  rebelle  à  votre  époux, 
Seule  à  me  retenir  vainement  obstinée , 
Par  des  soldats  peut-être  indignement  tramée, 
Présenter  pour  tout  fruit  d'un  déplorable  effort 
Un  spectacle  à  mes  yeux  plus  cruel  que  la  mort. 
Allez;  laissez  aux  Grecs  achever  leur  ouvrage. 
Et  quittez  pour  jamais  ce  malheureux  rivage; 
Du  bûcher  qui  m'attend,  trop  voisin  de  ces  lieux , 
La  flamme  de  trop  près  viendrait  frapper  vos  yeux. 
Surtout,  si  vous  m'aimez  par  cet  amour  de  mère, 
Ne  reprochez  jamais  mon  trépas  à  mon  père-. 

CLYTEMNESTRE. 

Lui,  par  qui  votre  cœur  àCalchas  présenté... 

IPHIGÉNIE. 

Pour  me  rendre  à  vos  pleurs  que  n'a-t-il  point  tenté? 

CLYTEMNESTRE. 

Par  quelle  trahison  le  cruel  m'a  déçue  1 

IPHIGÉNIE. 

Il  me  cédait  aux  dieux  dont  il  m'avait  reçue. 


semblable  et  satisfaisant.  Cette  marche,  on  ne  saurait  trop  le  redire,  est  un  mo- 
dèle de  perfection.  (L.) 

1  II  semble  qu'Iphigénie  devrait  répondre  :  Ah  !  ma  mère!  pourquoi  le  poète  lui 
fait-il  dire,  madame...?  Pour  que  sa  mère  et  elle  s'attendrissent  moins,  et  que, 
dans  ce  cruel  moment,  Clytemnestre  oublie  qu'elle  est  mère.  (L.  Racine.) 

2  Dans  Euripide,  Clytemnestre,  d'abord  si  furieuse,  finit  par  .se  montrer  rési- 
gnée ;  elle  tient  des  discours  et  fait  des  questions  qui  sont  d'une  douleur  tranquille  ; 
chez  Racine,  au  contraire  ,  elle  est  dans  un  désespoir  dont  les  accès  deviennent 
plus  violents  jusqu'à  la  catastrophe.  Repoussée  par  les  soldats,  elle  vomit  des 
imprécatiotis ,  et  tombe  dans  une  espèce  de  délire.  C'est  là  de  la  force  tragique, 
et  c'est  ce  qui  fait  que  le  spectateur  ne  respire  pas  un  moment.  (L.) 


ACTE  V,   SCÈNE   IV  509 

Ma  mort  n'emporte  pas  tout  le  fruit  de  vos  feux  : 
De  l'amour  qui  vous  joint  vous  avez  d'autres  nœuds; 
Vos  yeux  me  re verront  dans  Oreste  mon  frère. 
Puisse-t-il  être,  hélas  î  moins  funeste  à  ma  mère  1 

D'un  peuple  impatient  vous  entendez  la  voix. 
Daignez  m'ouvrir  vos  bras  pour  la  dernière  fois , 
Madame  :  et,  rappelant  votre  vertu  sublime... 
Eurybate,  à  l'autel  coaduisez  la  victime. 

SCÈNE    IV 
CLYTEMNESTRE,  REGINE,  GARDES. 

CLYTÉMNESTRE. 

Ab  !  vous  n'irez  pas  seule ,  et  je  ne  prétends  pas. .. 
Mais  on  se  jette  en  foule  au-devant  de  mes  pas. 
Perfides,  coutentez  votre  soif  sanguinaire. 

JEGINE. 

Où  courez- vous,  Madame?  Et  que  voulez- vous  faire? 

CLYTEMNESTRE. 

Hélas  I  je  me  consume  en  impuissants  efiTorts, 
Et  rentre  au  trouble  affreux  dont  à  peine  je  sors  '. 
Mourrai -je  tant  de  fois  sans  sortir  de  la  vie  *  1 

^GINE. 

Ah  1  savez- vous  le  crime,  et  qui  vous  a  trahie, 
Madame?  Savez-vous  quel  serpent  inhumain 
Iphigénie  avait  retiré  dans  son  sein? 
Ériphile,  en  ces  lieux  par  vous-même  conduite, 
A  seule  à  tous  les  Grecs  révélé  votre  fuite. 

CLYTEMNESTRE. 

0  monstre  que  Mégère  en  ses  flancs  a  porté  *  ! 

1  Rentrer  au  trouble  pour  retomber  dans  le  trouble,  est  une  expression  peu  cor- 
recte. (A.  M.) 

2  On  peut  reprocher  à  ce  vers  quelque  recherche  dans  la  pensée.  Il  est  plus 
dans  le  goût  de  Sénèque  que  dans  celui  de  Racine.  (A.  M.} 

3  Toutes  ces  imprécations  de  Ciytemnestre  contre  Ériphile  et  les  Grecs,  cette 

11 


210  IPHIGÉNIE 

Monstre  que  dans  nos  bras  les  enfers  ont  jeté  ! 

Quoi  1  tu  ne  mourras  point  1  Quoi  !  pour  punir  ton  crime... 

Mais  où  va  ma  douleur  chercher  une  victime  ? 

Quoi  !  pour  noyer  les  Grecs  et  leurs  mille  vaisseaux. 

Mer,  tu  n'ouvriras  pas  des  abîmes  nouveaux  ! 

Quoi  !  lorsque  les  chassant  du  port  qui  les  recèle 

L'Aulide  aura  vomi  leur  flotte  criminelle, 

Les  vents,  les  mêmes  vents  si  longtemps  accusés. 

Ne  te  couvriront  pas  de  ses  vaisseaux  brisés  ! 

Et  toi,  Soleil,  et  toi,  qui  dans  cette  contrée 

Reconnais  l'héritier  et  le  vrai  fils  d'Atrée, 

Toi,  qui  n'osas  du  père  éclairer  le  festin, 

Recule,  ils  t'ont  appris  ce  funeste  chemin  1 

Mais  cependant,  ô  Ciel,  ô  mère  infortunée! 
De  festons  odieux  ma  fille  couronnée 
Tend  la  gorge  aux  couteaux  par  son  père  apprêtés. 
Calchas  va  dans  son  sang...  Barbares!  arrêtez! 
C'est  le  pur  sang  du  dieu  qui  lance  le  tonnerre... 
J'entends  gronder  la  foudre,  et  sens  trembler  la  terre; 
Un  dieu  vengeur,  un  dieu  fait  retentir  ses  coups  ' . 

SCÈNE  V 
CLYTEMNESTRE,  ^EGINE,  ARCAS,  GARDES. 

ARC  AS. 

N'en  doutez  point,  Madame,  un  dieu  combat  pour  vous. 
Achille  en  ce  moment  exauce  vos  prières  ; 
11  a  brisé  des  Grecs  les  trop  faibles  barrières  : 
Achille  est  à  l'autel.  Calchas  est  éperdu, 

apostrophe  au  soleil,  sont  dune  admirable  éloquence.  Chez  Euripide,  Clytem- 
nestre  se  retire  lorsqu'on  enlève  Iphigénie.  Les  poètes  grecs  désespéraient  de 
peindre  cette  douleur  extrême,  que  les  paroles  semblent  devoir  affaiblir.  (G.) 

1  Dans  ce  morceau  de  poésie,  quelle  variété  de  sentiment,  quelle  force  d'ex- 
])ressions,  que  d'images  et  que  de  figures  !  Toutes  les  beautés  de  la  poésie  la  plus 
grande  sont  rassemblées  dans  ces  vingt  vers,  parce  qu'ils  contiennent  une  pein- 
ture des  plus  violents  mouvements  de  la  nature.  [L.  R.) 


ACTE  V,  SCÈNE  M  211 

Le  fatal  sacrifice  est  encor  suspendu  * . 

On  se  menace,  on  court,  l'air  gémit,  le  fer  brille. 

Achille  fait  ranger  autour  de  votre  fille 

Tous  ses  amis,  pour  lui  prêts  à  se  dévouer. 

Le  triste  Agamemnon,  qui  n'ose  l'avouer. 

Pour  détourner  les  yeux  des  meurtres  qu'il  présage, 

Ou  pour  cacher  ses  pleurs,  s'est  voilé  le  visage  *. 

Venez,  puisqu'il  se  tait,  venez  par  vos  discours 

De  votre  défenseur  appuyer  le  secours. 

Lui-même  de  sa  main,  de  sang  toute  fumante, 

Il  veut  entre  vos  bras  remettre  son  amante; 

Lui-même  il  m'a  chargé  de  conduire  vos  pas. 

Ne  craignez  rien. 

CLYTEMNESTRE. 

iMoi,  craindre  1  Ah  !  courons,  cher  Arcas! 
Le  plus  aflVeux  péril  n'a  rien  dont  je  pâlisse. 
J'irai  partout...  Mais,  dieux  î  ne  vois-je  pas  Ulysse? 
C'est  lui.  Ma  fille  est  morte  1  Arcas,  il  n'est  plus  temps  I 

SCÈNE    VI 

ULYSSE,  CLYTEMNESTRE,  ARCAS,  ^GINE, 
GARDES. 

ULYSSE. 

Non.  votre  fille  vit,  et  les  dieux  sont  contents. 
Rassurez-vous  :  le  Ciel  a  voulu  vous  la  rendre. 

CLYTEMNESTRE. 

Elle  vit  !  et  c'est  vous  qui  venez  me  l'apprendre  ! 

ULYSSE. 

Oui,  c'est  moi,  qui  longtemps  contre  elle  et  contre  vous 


1  Et  l'événement  l'est  aussi  jusqu'à  la  dernière  extrémité.  Jamais  on  n'a  porté 
plus  loin  ces  alternatives  de  crainte  et  d'espérance  qui  soutiennent  la  machine 
du  drame  et  l'attention  du  spectateur.  (L.) 

î  C'est  Euripide  quia  fourni  à  Racine  ce  beau  trait  d'Agamemnon,  qui  se  voile 
le  visage.  i.K.  M.) 


212  IPHIGÉNIE 

Ai  cru  devoir,  Madame,  affermir  voire  époux; 
Moi  qui,  jaloux  tantôt  de  l'honneur  de  nos  armes, 
Par  d'austères  conseils  ai  fait  couler  vos  larmes; 
lit  qui  viens,  puisqu'enfin  le  Ciel  est  apaisé, 
Réparer  tout  l'ennui  que  je  vous  ai  causé. 

CLVTJiMNESTRE. 

Ma  fille  !  Ah  !  prince  !  0  Ciel  1  Je  demeure  éperdue. 
Quel  miracle,  seigneur,  quel  dieu  me  l'a  rendue? 

ULYSSE. 

Vous  m'en  voyez  vous-même,  eu  cet  heureux  moment , 
Saisi  d'horreur,  de  joie  et  de  ravissement. 

Jamais  jour  n'a  paru  si  mortel  à  la  Grèce. 
Déjà  de  tout  le  camp  la  discorde  maîtresse 
Avait  sur  tous  les  yeux  mis  son  handeau  fatal. 
Et  donné  du  combat  le  funeste  signal. 
De  ce  spectacle  affreux  votre  fille  alarmée 
Voyait  pour  elle  Achille,  et  contre  elle  l'armée  : 
Mais,  quoique  seul  pour  elle,  Achille  furieux 
Épouvantait  l'armée  et  partageait  les  dieux  '. 
Déjà  de  traits  en  l'air  s'élevait  un  nuage  ; 
Déjà  coulait  le  sang,  prémices  du  carnage  : 
Entre  les  deux  partis  Calchas  s'est  avancé. 
L'œil  farouche,  l'air  sombre,  et  le  poil  hérissé  % 
Terrible,  et  plein  du  dieu  qui  l'agitait  sans  doute  : 
«  Vous,  Achille,  a-t-il  dit,  et  vous,  Grecs,  qu'on  m'écoute. 
«  Le  dieu  qui  maintenant  vous  parle  par  ma  voix 
«  M'explique  son  oracle ,  et  m'instruit  de  son  choix. 
«  Un  autre  sang  d'Hélène,  une  autre  ïphigénie 
«  Sur  ce  bord  immolée  y  doit  laisser  sa  vie. 
«  Thésée  avec  Hélène  uni  secrètement 

1  Voilà  le  dernier  coup  de  pinceau  qui  achève  ce  beau  tableau  de  l'Achille  frun- 
çais,  modelé  sur  l'Achille  grec.  Homère  et  Corneille  n'ont  rien  de  plus  grand  que 
ces  trois  vers  pour  la  pensée  et  l'expression.  (L.) 

2  Sans  la  réunion  de  ces  traits,  l'œil  farouche,  l'œil  sombre,  et  ce  mot  pittoresque, 
hérisse',  qui  finit  le  vers,  le  mot  poU,  désagréable  en  vers,  n'aurait  pu  passer; 
il  passe  ici  comme  faisant  partie  d'un  tableau  d'effroi.  (L.) 


ACTE  V,  SCÈNE   VI  213 

«  Fit  succéder  l'hymen  à  son  enlèvement  : 

«  Une  fille  en  sortit,  que  sa  mère  a  celée  ; 

M  Du  nom  d'Iphigéuie  elle  fut  appelée, 

«  Je  vis  moi-même  alors  ce  fruit  de  leurs  amours  : 

«  D'un  sinistre  avenir  je  menaçai  ses  jours. 

«  Sous  un  nom  emprunté  sa  noire  destinée 

«  Et  ses  propres  fureurs  l'ont  ici  amenée. 

«  Elle  me  voit,  m'entend, elle  est  devant  vos  yeux. 

«  Et  c'est  elle,  en  un  mot,  que  demandent  les  dieux.  » 

Ainsi  parle  Calchas.  Tout  le  camp  immobile 

L'écoute  avec  frayeur,  et  regarde  Ériphile. 

Elle  était  à  l'autel;  et  peut-rtre  en  son  cœur 

Du  fatal  sacrifice  accusait  la  lenteur. 

Elle-même  tantôt,  d'une  course  subite. 

Était  venue  aux  Grecs  annoncer  votre  fuite. 

On  admire  en  secret  sa  naissance  et  son  sort. 

Mais  puisque  Troie  enfin  est  le  prix  de  sa  mort, 

L'armée  à  haute  voix  se  déclare  contre  elle. 

Et  prononce  à  Calchas  sa  sentence  mortelle. 

Déjà  pour  la  saisir  Calchas  lève  le  bras. 

a  Arrête,  a-t-elle  dit,  et  ne  m'approche  pas  '. 

«  Le  sang  de  ce  héros  dont  lu  me  fais  descendre 

«  Sans  tes  profanes  mains  siura  bien  se  répandre.  » 

Furieuse  elle  vole,  et  sur  l'autel  prochain 

Prend  le  sacré  couteau .  le  plonge  dans  son  sein. 

A  peine  son  sang  coule  et  fait  rougir  la  terre, 

Les  dieux  font  sur  l'autel  entendre  le  tonnerre. 

Les  vents  agitent  l'air dheureux  frémissements-. 


'  Le  caractère  fier,  énergiqun  d'Ériphile  se  soutient  jiisf|u'à  la  fin.  Ce  trait  est 
imité  (lu  récit  et  de  la  mort  de  Polyxène  dans!  //ec«6e  d'Euripide. 

*  Racine  prodigue  dans  ce  récit  les  trésors  de  la  poésie  épique  ;  il  faut  remar- 
quer surtout  : 

Les  vents  agitent  l'air  d'hearetu  frémissein''nts... 
La  rive  au  loin  gémit,  blanchissante  d'écume; 

vers  très -harmonieux,  très-pittoresques  et  d'une  facture  antique.  (G.) 


214  IPHITtÉME 

Et  la  mer  leur  répon'l  par  ses  mugissements  ; 
La  rive  au  loin  gémit,  blanchissante  d'écume; 
La  flamme  du  bûcher  d'elle-même  s'allume; 
Le  ciel  brille  d'éclairs,  s'entr'ouvre,  et  parmi  nous 
Jette  une  sainte  horreur  qui  nous  rassure  tous  •. 
Le  soldat  étonné  dit  que  dans  une  nue 
Jusque  sur  le  bûcher  Diane  est  descendue, 
Et  croit  que,  s'élevant  au  travers  de  ses  feux. 
Elle  portait  au  Ciel  notre  encens  et  nos  vœux. 
Tout  s'empresse,  tout  part.  La  seule  Iphigénie 
Dans  ce  commun  bonheur  pleure  son  ennemie  *. 
Des  mains  d'Agamemnon  venez  la  recevoir  : 
Venez.  Achille  et  lui  brûlent  de  vous  revoir. 
Madame,  et  désormais,  tous  deux  d'in'elligence. 
Sont  prêts  à  confirmer  leur  illustre  alliance. 

CLYTEMNESTRE. 

Par  quel  prix,  quel  encens,  ô  Ciel,  puis-je  jamais 
Récompenser  Achille,  et  payer  tes  bienfaits ^  ! 


1  Cette  sainte  horreur  qui  rassure  est  l'expression  singulièrement  heureuse  d'un 
sentiment  religieux,  et  semble  n'avoir  pu  être  trouvée  ciue  par  un  poète  aussi 
chrétien  que  Racine.  (L.) 

2  Dernier  trait  du  plus  aimable  et  du  plus  intéressant  caractère  déjeune  prin- 
cesse qu'on  ait  jamais  mis  au  théâtre,  sans  en  excepter  Zaïre  ,  tracée  sur  son 
modèle,  mais  qui  lui  est  bien  inférieure.  Ce  récit  d'Ulysse  est  d'autant  plus 
beau,  qu'il  fait  un  acte  plein  d'art  et  d'intérêt,  et  forme  le  plus  heureux  dénoù- 
ment.  (G.) 

3  Voltaire  a  écrit  que,  s  il  fallait  donner  le  prix  de  la  tragédie,  il  serait  difticile 
de  le  refuser  à  Iphigénie  en  Aulide.  Il  y  trouve  tous  les  genres  de  beautés,  l'in- 
térêt du  sujet,  la  force  des  situations ,  la  variété  et  la  vérité  des  caractères  ;  le 
pat' é tique  violent  dans  Clytemnestre,  le  pathétique  doux  dans  Iphigénie;  les 
combats  de  la  nature  et  du  rang  su])rème  dans  Agamemnon,  et  enfin  le  plan  le 
plus  irréprochable  et  la  contextuie  dramatique  la  plus  parfaite;  lincertitude,  la 
crainte .  l'espérance,  la  pitié ,  la  terreur,  étant  soutenues,  graduées  et  variées, 
sans  un  seul  moment  de  relâche,  depuis  le  premier  vers  jusqu'à  la  dernière 
scène.  Il  ne  dit  rien  du  style  :  c'est  celui  de  Racine  dans  toute  sa  perfection.  Il  ne 
mêle  aucun  reproche  à  ses  louanges.  S'il  eut  trouvé  l'épisode  d'Ériphile  répréhen- 
sible,  sans  doute  il  en  aurait  fait  mention.  Son  silence  sur  cet  objet  important 
doit  faire  penser  qu'il  n'était  pas  de  l'avis  des  censeurs  de  ce  rôle,  et  qu'il  n'a  pas 
même  cru  leur  opinion  assez  appuyée  pour  y  faire  attention.  Racine  s'estimait 
très- heureux  d'avoir  trouvé  cette  fable  d'Ériphile,  d'une  autre  Iphigénie,  dans 


ACTE  V,   SCÈNE  VI  215 

des  traditions  anciennes  :  il  a  su  la  lier  à  son  sujet  si  essentiellement,  que  l'unité 
n'en  parait  jamais  rompue;  en  un  mot,  elle  est  parfaite  et  conforme  aux  principes 
de  l'art.  L'invention  de  ce  rôle  me  parait,  ainsi  que  l'exécution,  un  trait  de  génie  . 
puisque  cet  épisode  nécessaire  non-seulement  ne  distrait  pus  un  moment  du  dan- 
:j;er  d'Iphigénie,  mais  en  fait  même  une  partie  essentielle,  et  fournit  d  ailleurs  à 
un  chef-d'œuvre  un  dénoùment  aussi  heureux  dans  toutes  ses  parties  que  le  rest  c 
de  la  pièce.  (L.) 


FIN 


ESTHER 


TRAGEDIE   TIREE   DE    L'ECRITURE   SAINTE 


4  689 


PREFACE  D'ESTIIER 


La  célèbre  maison  de  Saint-Cyr  ayant  été  principalement  éta- 
l»lie  jtour  élever  dans  la  piété  un  fort  firand  nombre  de  jeunes 
demoiselles  rassemblées  de  tous  les  endroits  du  royaume,  on 
'l'y  a  rien  oublit^  de  ce  qui  pouvait  contribuer  à  les  rendre  ca- 
pables de  servir  Dieu  dans  les  diflerents  états  où  il  lui  ]>laira  de 
les  appeler.  Mais,  en  leur  montrant  les  clioses  essentielles  et  né- 
cessaires, on  ne  néglige  pas  de  leur  apprendre  celles  (pii  peuvent 
servir  à  leur  polir  l'esprit,  et  à  leur  lormer  le  ju;;enient.  On  a 
imaginé  pour  cela  plusieurs  moyens,  (pii,  sans  les  détouiiier  de 
leur  travail  et  de  leurs  exercices  ordinaires,  les  inslriiisent  en 
les  divertissant  :  on  leur  met,  pour  ainsi  dire,  à  prolil  leurs 
heures  de  récréation.  On  leur  fait  l'aire  entre  elles,  sur  leurs 
principaux  devoirs,  des  conversations  ingénieuses  (pi'on  leur  a 
(  omposées  exprès,  ou  qu'elles-mêmes  com[)Osenl  sur-le-champ. 
On  les  fait  parler  sur  les  histoires  qu'on  leur  a  lues ,  ou  sur  les 
importantes  vérités  qu'on  leur  a  enseignées.  On  leur  fait  réciter 
par  cœur  et  déclamer  les  plus  beaux  endroits  des  meilleurs 
poètes;  et  cela  leur  sert  surtout  à  les  défnire  de  rpiantilé  de 
mauvaises  prononciations  qu'elles  pourraient  avoir  apportées  de 
leurs  i»rovinces.  On  a  soin  aussi  de  faire  a|i|)rendre  à  chanter  ;'i 
celles  qui  ont  de  la  voix,  et  on  ne  leur  laisse  j  as  peidre  un  la- 
lent  qui  les  peut  amuser  innocemment,  et  qu'elles  |»eiiveut  em- 
ployer un  jour  à  chanter  les  louanges  de  Dieu. 

Mais  la  plupart  des  plus  excellents  vers  de  notre  langue  ayant 
été  composés  sur  des  matières  fort  profanes,  et  nos  plus  beaux 
airs  étant  sur  des  paroles  extrêmement  molles  et  efleminées, 
capables  de  faire  des  impressions  dangereuses  sur  de  jeunes 
esprits,  les  personnes  illustres  qui  ont  bien  voulu  prendre  la 
jM'incipale  direction  de  cette  maison,  ont  souhaité  qu'il  y  eût 
quelque  ouvrage  qui,  sans  avoir  tous  ces  délauls,  [lût  produire 


-220  PRÉFACE   D'ESTHER 

une  partie  de  ces  bons  effets.  Elles  me  firent  l'honneur  rie  me 
communiquer  leur  dessein ,  et  même  de  me  demander  si  je  ne 
pourrais  pas  faire  sur  quelque  sujet  de  piété  et  de  morale  une 
espèce  de  poëme  où  le  chant  fût  mêlé  avec  le  récit,  le  tout  lié 
par  une  action  qui  rendît  la  chose  plus  vive ,  et  moins  capable 
d'ennuyer. 

Je  leur  proposai  le  sujet  d'Esther,  qui  les  frappa  d'abord,  cette 
histoire  leur  paraissant  ])leinc  de  grandes  leçons  d'amour  de 
Dieu,  et  de  détachement  du  monde  au  milieu  du  monde  même. 
Et  je  crus  de  mon  côté  que  je  trouverais  assez  de  facilité  à  traiter 
ce  sujet;  d'autant  plus  qu'il  me  sembla  que,  sans  altérer  aucune 
des  circonstances  tant  soit  peut  considérables  de  l'Écriture  sainte, 
ce  qui  serait,  à  mon  avis,  une  es|»rce  de  sacrilège,  je  pourrais 
rempli!'  toute  mon  action  avec  les  seules  scènes  que  Dieu  lui- 
même,  pour  ainsi  dire  ,  a  préparées. 

J'entrepris  donc  la  chose;  et  je  m'aperçus  qu'en  travaillant 
sur  le  plan  qu'on  m'avait  donné  j'exécutais  en  (|uel(pie  sorte 
un  dessein  «jui  m'avait  souvent  passé  dans  l'esprit,  (pii  était  de 
lier,  comme  dans  les  anciennes  tragédies  grecques,  le  ch(eur  et 
léchant  avec  l'action,  et  d'employer  à  chanter  les  louanges  du 
vrai  Dieu  cette  parti<'  du  chœur  que  les  païens  employaient  à 
chanter  les  louanges  de  leurs  fausses  divinités. 

A  dire  vrai,  je  ne  pensais  guère  cpie  la  chose  dût  être  ausni 
publique  qu'elle  l'îi  été.  Mais  les  grandes  vérités  de  l'Écriture, 
et  la  manière  sublime  dont  elles  y  sont  énoncées,  pour  peu  qu'on 
les  présente,  même  imparfaitement,  aux  yeux  des  hommes,  sont 
si  propres  à  les  frapper,  et  d'ailleurs  ces  jeunes  demoiselles  ont 
déclamé  et  chanté  cet  ouvrage  avec  tant  de  grâce ,  tant  de  mo- 
destie et  tant  de  piété,  qu'il  n'a  pas  été  possible  qu'il  demeurât 
renfermé  dans  le  secret  de  leur  maison  :  de  sorte  qu'un  diver- 
tissement d'enfants  est  devenu  le  sujet  de  l'emjM'essement  de 
toute  la  cour,  le  roi  lui-même,  qui  avait  été  touché,  n'ayant 
pu  refuser  à  tout  ce  (ju  il  y  a  de  plus  grands  seigneurs  de  les  y 
mener,  et  ayant  eu  la  satisfaction  de  voir,  par  le  plaisir  qu'ils  y 
ont  pris,  qu'on  se  peut  aussi  bien  divertir  aux  choses  de  piété 
qu'à  tous  les  spectacles  profanes. 

Au  reste,  quoique  j'aie  évité  soigneusement  de  mêler  le  pro- 
fane avec  le  sacré,  j'ai  cru  néanmoins  que  je  pouvais  emprunter 
deux  ou  trois  traits  d'Hérodote,  pour  mieux  peindre  A ssuérus; 
car  j'ai  suivi  le  sentiment  de  plusieurs  savants  interprètes  de 
l'Écriture ,  qui  tiennent  que  ce  roi  est  le  même  que  le  fameux 
Darius  fils  d'Hystaspe,  dont  parle  cet  historien.  En  efl'et,  ils  en 
rapportent  quantité  de  preuves,  dont  quelques-unes  me  parais- 


PRÉFACE  D'ESTHER  221 

sent  des  démonstrations.  Mais  je  n'ai  pas  jugé  à  propos  de  croire 
ce  même  Hérodote  sur  sa  parole,  lorsqu'il  dit  que  les  Perses 
n'élevaient  ni  temples,  ni  autels,  ni  statues  à  leurs  dieux,  et  qu'ils 
ne  se  servaient  point  de  libations  dans  leurs  sacrifices.  Son  té- 
moignage est  expressément  détruit  par  l'Écriture,  aussi  bien 
que  par  Xénophon,  beaucoup  mieux  instruit  que  lui  des  mœurs 
et  desatVaires  de  la  Perse,  et  enfin  par  Quinte-Curce. 

On  peut  dire  que  l'unité  de  lieu  est  observée  dans  cette  pièce, 
en  ce  que  toute  l'action  se  passe  dans  le  palais  d'Assuérus.  Ce- 
pendant, comme  on  voulait  rendre  ce  divertissement  plus  agréable 
à  des  enfants  en  jetant  quelque  variété  dans  les  décorations,  cela 
a  été  cause  que  je  n'ai  pas  gardé  cette  unité  avec  la  uième  ri- 
gueur que  j'ai  fait  autrefois  dans  mes  tragédies. 

Je  crois  qu'il  est  bon  d'avertir  ici  que,  bien  qu'il  y  ait  dans 
Esther  des  personnages  d'hommes,  ces  persoimages  n'ont  pas 
laissé  d'être  représentés  par  des  filles  avec  toute  la  bienséance 
de  leur  sexe.  La  chose  leur  a  été  d'autant  plus  aisée,  (pi'aucien- 
nement  les  habits  des  Persans  et  des  Juifs  étaient  de  lougiu'S 
robes  ([ui  tombaient  jusqu'à  terre. 

Je  ne  puis  me  résoudre  à  finir  cette  préface  sans  rendre  à  celui 
qui  a  fait  la  musique  la  justice  qui  lui  est  due  ,  et  sans  confesser 
franchement  que  ses  chants  ont  fait  uu  des  plus  grauds  agré- 
ments de  la  pièce.  Tous  les  connaisseurs  demeurent  d'accord 
que  depuis  longtemps  on  n'a  |>oint  entendu  d'airs  plus  touchanls 
ni  plus  convenables  aux  paroles.  Quehjues  personnes  ont  trou\é 
la  niusi([ue  du  dernier  chœur  un  peu  longui',  tpioitiue  très-belle. 
Mais  »iu"aurait-on  dit  de  ces  jeunes  Israélites  cpii  avaient  tant 
tait  de  vœux  à  Dieu  pour  être  délivrées  de  l'horrible  [>éril  où 
elles  étaient,  si,  ce  péril  étant  passé,  elles  lui  en  avaient  rendu 
de  médiocres  actions  de  grâces?  Elles  auraient  directement  péché 
contre  la  louable  coutume  de  leur  nation,  oij  l'on  ne  recevait 
de  Dieu  aucun  bienfait  signalé  qu'on  ne  l'en  remerciât  sur-le- 
champ  par  de  fort  longs  cantiques  :  témoin  ceux  de  Marie  sœur 
de  .Moïse,  de  Débora  et  de  Judith,  et  de  tant  d'autres  dont  l'Écri- 
ture est  pleine.  On  dit  même  que  les  Juifs,  encore  aujourd'hui , 
célèbrent  par  de  grandes  actions  de  grâces  le  jour  où  leurs  an- 
cêtres furent  délivrés  parEstber  de  la  cruauté  d'Aman. 


PROLOGUE 

La  Piété. 

ACTEURS 


ÂssuÉRUS,  roi  de  Perse. 

EsTHER ,  reine  de  Perse. 

Mardochée,  oncle  d'Esther. 

Aman,  favori  d'Assuérus. 

Zarès,  femme  d'Aman. 

Hydaspe  ,  officier  du  palais  intérieur  d'Assuérus. 

AsAPH,  autre  officier  d'Assuérus. 

Élise,  confidente  d'Esther. 

Thamar,  Israélite  de  la  suite  d'Esther. 

Gardes  du  roi  Assuérus. 

Cboeur  de  jeunes  filles  israélites. 

La  scène  est  à  Suse ,  dans  le  palais  d'Assnvrus. 


PROLOGUE' 


LA  PIÉTÉ 

Du  séjour  bienheureux  de  la  Divinité 
Je  descends  dans  ce  lieu  *  par  la  grâce  habité  : 
L'innocence  s'y  plaît,  ma  compagne  étemelle, 
Et  n'a  point  sons  les  cieux  d'asile  plus  fidèle. 
Ici,  loin  du  tumulte, aux  devoirs  les  plus  saints 
Tout  un  peuple  naissant  est  formé  par  mes  mains 
Je  nourris  dans  son  cœur  la  semence  féconde 
Des  vertus  dont  il  doit  sanctifier  le  monde  ^ 


1  Tous  les  rôles  de  cette  pièce  étaient  distribués  aux  demoiselles  de  Saint-Cyr, 
lorsque  la  jeune  M"«  de  Caylus,  qui  avait  été  élevée  dans  cette  maison  et  n'en 
était  sortie  que  depuis  peu  de  temps,  témoigna  une  grande  envie  de  faire  quelque 
personnage,  ce  qui  engagea  l'auteur  à  faire  pour  elle  ce  prologue,  tres-heureu- 
sement  imaginé.  Il  ne  ressemble  point  à  ces  prologues  d'Euripide  où  tout  ce  qui 
doit  arriver  dans  la  pièce  est  froidement  annoncé  :  c'est  un  cadre  où  Kacine  a  su 
renfermer  les  plus  magnifiques  éloges  du  roi,  de  M™'  de  M;iinienoii  et  de  la 
communauté  de  Saint-Cyr.  (L.  Racine.) 

-  La  maison  de  Saint-Cyr. 

s  On  sanctifie  par  et  non  pas  de  ou  avec  quelque  chose;  l'usage  le  veut  ainsi. 
Cependant  Vaugelas  remarque  que  le  mot  dont  a  une  extension  si  arbitraire, 
qu'il  pourrait  bien,  dans  ces  vers,  signifier  par  lesquelles  ,  aussi  bien  qu'avec  les- 
quelles. (G.; 


-22i  PROLOGUE 

Un  roi  qui  me  protège,  un  roi  victorieux, 
A  commis  à  mes  soins  un  dépôt  précieux. 
C'est  lui  qui  rassembla  ces  colombes  timides, 
Éparses  en  cent  lieux ,  sans  secours  et  sans  guides  : 
Pour  elles,  à  sa  porte,  élevant  ce  palais. 
Il  leur  y  fit  trouver  l'abondance  et  la  paix. 

Grand  Dieu,  que  cet  ouvrage  ait  place  en  la  mémoire  ! 
Que  tous  les  soins  qu'il  prend  pour  soutenir  ta  gloire 
Soient  gravés  de  ta  main  au  livre  où  sont  écrits 
Les  noms  prédestinés  des  rois  que  tu  chéris  î 
Tu  m'écoutes  :  ma  voix  ne  t'est  point  étrangère; 
Je  suis  la  Piété,  cette  fille  si  chère, 
Qui  t'offre  de  ce  roi  les  plus  tendres  soupirs  : 
Du  fèu  de  ton  amour  j'allume  ses  désirs. 
Du  zèle  qui  pour  toi  l'enflamme  et  le  dévore 
La  chaleur  se  répand  du  couchant  à  l'aurore  '  : 
Tu  le  vois  tous  les  jours  devant  toi  prosterné, 
Humilier :ce  front  de  splendeur  couronné. 
Et ,  confondant  l'orgueil  par  d'augustes  exemples , 
Baiser  avec  respect  le  pavé  de  tes  temples. 
De  ta  gloire  animé,  lui  seul  de  tant  de  rois 
S'arme  pour  ta  querelle,  et  combat  pour  tes  droits. 
Le  perfide  intérêt,  l'aveugle  jalousie , 
S'unissent  contre  toi  pour  l'affreuse  hérésie; 
La  discorde  en  fureur  frémit  de  toutes  parts; 
Tout  semble  abandonner  tes  sacrés  étendards; 


1  II  s'agit  ici  des  missions  étrangères  et  des  travaux  apostoliques  dans  l'Orient 
et  dans  le  nouveau  monde,  que  Louis  XIV  encourageait  par  ses  bienfaits.  (G.) 


PROLOGUE  i2o 

Et  l'enfer,  couvrant  tout  de  ses  vapeurs  funèbres  ', 
Sur  les  yeux  les  plus  saints  a  jeté  ses  ténèbres. 
Lui  seul  invariable,  et  fondé  sur  la  foi , 
Ne  cherche ,  ne  regarde,  et  n'écoute  que  toi, 
Et,  bravant  du  démon  l'impuissant  artifice. 
De  la  religion  soutient  tout  l'édifice. 
Grand  Dieu,  juge  ta  cause,  et  déploie  aujourd'hui 
Ce  bras,  ce  même  bras  qui  combattait  pour  lui, 
Lorsque  des  nations  à  sa  perte  animées 
Le  Rhin  vit  tant  de  fois  disperser  les  armées. 
Des  mêmes  ennemis  je  reconnais  l'orgueil; 
Ils  viennent  se  briser  contre  le  même  écueil  : 
Déjà,  rompant  partout  leurs  plus  fermes  barrières, 
Du  débris  de  leurs  forts  il  couvre  ses  frontières. 

Tu  lui  donnes  un  fils  prompt  à  le  seconder. 
Qui  sait  combattre,  plaire,  obéir,  commander; 
Un  fils  qui,  comme  lui  suivi  de  la  victoire. 
Semble  à  gagner  son  cœur  borner  toute  sa  gloire  : 
Un  fils  à  tous  ses  vœux  avec  amour  soumis. 
L'éternel  désespoir  de  tous  ses  ennemis. 
Pareil  à  ces  esprits  que  ta  justice  envoie, 
Quand  son  roi  lui  dit  :  Pars,  il  s'élance  avec  joie. 
Du  tonnerre  vengeur  s'en  va  tout  embraser, 
Et,  tranquille,  à  ses  pieds  revient  le  déposer  *. 

Mais,  tandis  qu'un  grand  roi  venge  ainsi  mes  injures, 


•  Allusion  aux  troubles  de  l'Angleterre  et  de  la  France. 

*  Allusion  à  la  campagne  de  1683,  dans  laquelle  le  grand  Dauphin  prit  Philis- 
bourg.  Heildelberg,  Manheira,  et  conquit  le  Palalinat.  (G.) 

1.^ 


226  PROLOGUE 

Vous  qui  goûtez  ici  des  délices  si  pures, 
S'il  permet  à  son  cœur  un  moment  de  repos, 
A  vos  jeux  innocents  appelez  ce  héros; 
Retracez- lui  d'Esther  1  histoire  glorieuse. 
Et  sur  l'impiété  la  foi  victorieuse. 

Et  vous,  qui  vous  plaisez  aux  folles  passions 
Qu'allument  dans  vos  cœurs  les  vaines  fictions. 
Profanes  amateurs  de  spectacles  frivoles, 
Dont  l'oreille  s'ennuie  au  son  de  mes  paroles, 
Fuyez  de  mes  plaisirs  la  sainte  austérité  : 
Tout  respire  ici  Dieu,  la  paix,  la  vérité. 


ESTHER 


ACTE    PREMIER 

Le  théâtre  représente  l'appartement  d'Esther. 


SCÈNE   I 
ESTHER,  ÉLISE. 

ESTHER. 

Est-ce  toi,  chère  Élise?  0  jour  trois  fois  heureux  ! 
Que  béni  soit  le  Ciel  qui  te  rend  à  mes  vœux  ! 
Toi  qui,  de  Benjamiu  comme  moi  descendue, 
Fus  de  mes  preniiers  ans  la  compigne  assidue, 
Et  qui,  d'un  même  joug  souffrant  1  oppression, 
M'aidais  à  soupirer  les  malheurs  de  Sion  ! 
Combien  ce  temps  encor  est  cher  à  ma  nipmoire  ! 
iMais  toi,  de  ion  Esiher  ignorais-tu  la  glo  re? 
D<  puis  plus  de  six  mois  que  je  te  lais  chercher. 
Quel  climat,  quel  désert  a  donc  pu  te  cacher? 

ÉLISE. 

Au  bruit  de  votre  mort  justement  eplorée. 

Du  reste  des  humains  je  vivjis  séparée. 

Et  de  mes  tristes  jours  n'attendais  que  la  fin,     ' 

Quand  tuut  à  coup,  Madame,  un  prophète  divin: 

«  C'est  pleurer  trop  longtemps  une  mort  qui  t'abuse; 

a  Lève-toi,  m'a-t-il  dit,  prends  ton  chemin  vers  Suse  '. 

1  Les  roi»  Je  Perse  successeurs  du  grand  Cyrus  avaient  choisi  trois  villes  priri- 


-2-28  ESTHKR 

«  Là  tu  verras  d'Esther  la  pompe  et  les  honneurs, 
«  Et  sur  le  trône  assis  le  sujet  de  tes  pleurs  *. 
((  Rassure,  ajouta-t-il,  tes  Iribus  alarmées, 
«  Si  on  :  le  jour  approche  où  le  Dieu  des  armées 
«  Va  de  son  bras  puissant  faire  éclater  Tappui; 
((  Et  le  cri  de  son  peuple  a  monté  jusqu'à  lui  *.  » 
Il  dit  ;  et  moi,  de  joie  et  d'horreur  pénétrée  % 
Je  cours.  De  ce  palais  j'ai  su  trouver  l'entrée. 
(  )  spectacle  !  ô  triomphe  admirable  à  mes  yeux, 
Digne,  en  effet,  du  bras  qui  sauva  nos  aïeux  ! 
Le  fier  Assuérus  couronne  sa  captive, 
Et  le  Persan  superbe  est  aux  pieds  d'une  Juive  *  ! 
Par  quels  secrets  ressorts,  par  quel  enchaînement 
Le  Ciel  a-t-il  conduit  ce  grand  événement  ? 

ESTIIER. 

Peut-être  on  fa  conté  la  fameuse  disgrâce 
De  l'altière  Vasthi,  dont  j'occupe  la  place  ^ 
Lorsque  le  roi,  contre  elle  enflammé  de  dépit, 
La  chassa  de  son  trône  ainsi  que  de  son  lit. 
Mais  il  ne  put  sitôt  en  bannir  la  pensée  : 
Vjsthi  régna  longtemps  dans  son  âme  offensée. 
Dans  ses  nombreux  États  il  fallut  donc  chercher  ^ 


cipales  pour  y  séjourner  alternativement,  Suse,  Ecbatane  et  Babylone.  Susc 
capitale  de  la  Susiane,  aujourcl  Inii  le  Kourdistan ,  province  du  royaume  de  Perse, 
vers  le  Tigre.  (G.; 

1  Le  sujet  de  tes  pleurs  assis  sur  le  irône,  n'est  pas  le  terme  propre.  Le  sujet  se 
dit  des  choses;  [objet  se  dit  des  choses  et  des  personnes.  (L.) 

2  Métajihore  sublime  et  touchante,  dont  les  auteurs  sacrés  font  un  fréquent 
usage.  On  lit  dans  VExode,  ii ,  23  :  «  Et  le  cri  que  tirait  d'eux  l'excès  de  leurs 
travaux  est  monté  jusqu'à  Dieu.  »  (G.) 

3  Horreur  est  ici  un  terme  très-énergique  qui  signifie  un  effroi  religieux  mêlé 
de  crainte  et  de  respect.  (G.)  V.  Iphigénie,  acte  V,  scène  vi. 

*  En  prose,  on  doit  appeler  Perses  les  anciens  habitants  de  cet  empire,  et 
I  ersans  ceux  d'aujourd'hui.  (L.  Racine.) 

i>  Racine,  qui  n'avait  garde  de  rendre  Assuérus  odieux  et  Vasthi  intéressante, 
u  supprimé  sagement  la  cause  de  cette  disgrâce,  laissant  entendre  seulement 
iiu'elle  était  la  suite  de  1  orgueil  insensé  de  Valtièrc  Vasihi. 

!'■  Vovez  le  livre  &Esther,  ch.  u,  v.  2,  3  et  i. 


ACTE   I,   SOKXK   1  220 

Quelque  nouvel  objet  qui  l'en  pût  détacher. 
De  l'Inde  à  l'Hellespont  ses  esclaves  coururent  : 
Les  filles  de  l'Egypte  à  Suse  comparurent; 
Celles  même  du  Partheetdu  Scythe  indompté' 
Y  briguèrent  le  sceptre  offert  à  la  beauté. 
On  m'élevait  alors,  solitaire  et  cachée, 
Sous  les  yeux  vigilants  du  sage  Mardochée*  : 
Tu  sais  combien  je  dois  à  ses  heureux  secours. 
La  mort  m'avait  ravi  les  auteurs  de  mes  jours; 
Mais  lui,  voyant  en  moi  la  fille  de  son  frère . 
Me  tint  lieu,  chère  Élise,  et  de  père  et  de  mère. 
Du  triste  état  des  Juifs  jour  et  nuit  agité, 
Il  me  tira  du  sein  de  mon  obscurité; 
Et,  sur  mes  faibles  mains  fondant  leur  délivrance. 
Il  me  fit  d'un  empire  accepter  l'espérance  '. 
A  ses  desseins  secrets,  tremblante,  j'obéis; 
Je  vins  :  mais  je  cachai  ma  race  et  mon  pays  *. 
Qui  pourrait  cependant  t'exprimer  les  cabales 
Que  formait  en  ces  lieux  ce  peuple  de  rivales. 
Qui  toutes,  disputant  un  si  grand  intérêt, 
Des  yeux  d'Assuérus  attendaient  leur  arrêt  ? 
Chacune  avait  sa  brigue  et  de  puissants  suffragi^s  »  : 
L'une  d'un  sang  fameux  vantait  les  avantages  ; 
L'autre,  pour  se  parer  de  superbes  atours, 
Des  plus  adroites  mains  empruntait  le  secours  '  : 


1  Les  Parihei  étaient  une  colonie  de  Scythes  qui  s'étaient  séparés  du  reste  de 
la  nation ,  et  c'est  pour  cela  qu'on  leur  donne  le  nom  de  Parihe»  ,  (jui  signifie 
hnnnit.  (G.) 

î  Voyez  le  livre  d'Eslher,  ch.  ii.  v.  o  et  7. 

»  Ibid.,  ch.  II,  V.  8. 

*  Ibid  ,  ch   11.  V.  10. 

s  Idée  empruntée  de  Tacite.  (Ann.  XII.)  Racine  en  a  déjà  fait  usage  dans  Bri- 
tfinnicii»,  acte  IV,  se.  11.  [L.  B.) 

«  Quel  coloris  et  quel  intérêt  dans  le  tableau  que  trace  Esther,  d  après  l'Écri- 
ture, de  ce  concours  des  plus  belles  femmes  de  r.\sie ,  parmi  lesquelles  Assuérus 
devait  choisir  une  épouse  :  (L.'; 


23n  ESTHKR 

Et  moi.  pour  toute  brigue  et  pour  tout  artifice, 
De  mes  larmes  au  Ciel  j'offrais  le  sacrifice. 
Enfin  on  m'annonça  l'ordre  d'Assuérus  '. 
Devant  ce  fier  monarque,  Élise,  je  parus. 
Dieu  tient  le  cœur  des  rois  entre  ses  mains  puissantes  '; 
11  fait  que  tout  prospère  aux  âmes  innocentes, 
Tandis  qu'en  ses  projets  l'orgueilleux  est  trompé. 
De  mes  faibles  attraits  le  roi  parut  frappé  '  : 
H  m'observa  longtemps  dans  un  sombre  silence  : 
Et  le  Ciel,  qui  pour  moi  fit  pencher  la  balance, 
Dans  ce  temps-là  sans  doute  agissait  sur  son  cœur. 
Enfin,  avec  des  yeux  où  régnait  la  douceur  : 
Soyez,  reine,  dit-il;  et  dès  ce  moment  même 
De  sa  ma'n  sur  mon  front  posa  son  diadème  *. 
Pour  mieux  faire  éclater  sa  joie  et  son  amour, 
11  combla  de  présents  tous  les  grands  de  sa  cour  ; 
Et  même  ses  bienfaits,  dans  toutes  ses  provinces, 
Invitèrent  le  peuple  aux  noces  de  leurs  princes  '. 
Hélas  !  durant  ces  jours  de  joie  et  de  festins. 
Quelle  était  en  secret  ma  honte  et  mes  chagrin->«  ! 
Esther,  disais-je,  Esther  dans  la  pourpre  est  assise , 
La  moitié  de  la  terre  à  son  sceptre  est  soumise, 
Et  de  Jérusalem  l'herbe  cache  les  murs  ! 
Sion,  repaire  aff'reux  de  reptiles  impurs. 
Voit  de  son  temple  saint  les  pierres  dispersées, 
Et  du  Dieu  d'Israël  les  fêtes  sont  cessées  ! 


1  Voyez  le  livre  d'Esther,  ch.  ii,  v.  15. 

ï  (1  Le  cœur  du  roi  est  dans  la  main  du  SeiKneur,  comme  une  eau  courante  ;  il 
le  fait  tourner  de  quelque  côté  qu'il  veut.  »(/'rou.,  ch.  xxi,  v.  1.) 

3  Cette  p;été  qui  rapporte  toutà  la  protection  divine  est  conforme  aux  mœurs , 
et  cette  modestie  d  Esther  contraste  bien  avec  l'ambition  de  ses  rivales.  (L.} 

*  Il  faudrait  pour  l'exaftitude,  il  pimi.  (G.)  —  Voyez  Esther.  ch.  ii,  v.  17. 

3  l'ei/p'e  étant  im  nom  collectif,  on  peut  dire  leum  princes.  Il  paraît  cependant 
tiu'il  sera;t  plus  naturel  de  dire  letn  prime.  'L.  Racine.)  —  Voyez  Enihfr.  ch.  ii, 
V.  13. 

*  Tout  le  monde  supplée  l'ellipse  ;  et  quels  éiaitnt  mt»  chngTim.  Ce  tour  plus  vil 
\aut  mieux  en  poésie  que  l'affectation  d'une  régularité  très-inutile.  (L.) 


ACTE   1,   SCÈNE   1  231 

ÉLISE. 

N'avez-vous  point  au  roi  confié  vos  ennuis? 

ESTUER. 

Le  roi  jusqu'à  ce  jour  ignore  qui  je  suis  ' . 

Celui  par  qui  le  Ciel  règle  ma  destinée 

Sur  ce  secret  encor  lient  ma  langue  enchaînée  '. 

ÉLISE. 

Wardochée  ?  Hé  !  peut-il  approcher  de  ces  lieux  ? 

ESTllER. 

Son  amitié  pour  moi  le  rend  ingénieux. 

Absent,  je  le  consulte;  et  ses  réponses  sages 

Pour  venir  jusqu'à  moi  trouvent  mille  passages. 

Un  père  a  moins  de  soin  du  salut  de  son  fils. 

Déjà  même,  déjà,  par  ses  secrets  avis, 

J'ai  découvert  au  roi  les  sanglantes  pratiques 

Que  formaient  contre  lui  deux  ingrats  domestiques  ». 

Cependant  mon  amour  pour  notre  nation 
A  rempli  ce  palais  de  filles  de  Sion, 
Jeunes  et  tendres  tleurs,  par  le  sort  agitées, 
Sous  un  ciel  étranger  comme  moi  transplantées. 
Dans  un  lieu  séparé  de  profanes  témoins*, 
Je  mets  à  les  former  mon  étude  et  mes  soins; 
Et  c'est  là  que,  fuyant  l'orgueil  du  diadème, 
Lasse  de  vains  honneurs  et  me  cherchant  moi-même, 
.\ux  pieds  de  l'Éternel  je  viens  m'humilier, 
Et  goûter  le  plaisir  de  me  faire  oublier  «. 


<  C'était  par  une  inspiration  divine  (|ue  Mardochée  lui  avait  défendu  de  sr 
faire  connaUre.  (G.) 

»  Voyez  Eathfr,  ch.  ii,  v.  20. 

3  Ibid.,  ch.  Il,  V.  21  et  22.  —  Le  mot  domuiique  a  changé  de  sens  :  du  temps 
de  Racine,  il  pouvait  s'appliquer  même  aux  grands.  On  comprenait  sous  le  nom 
de  iometiiq'tes .  le  secrétaire  d'un  grand  seigneur,  son  intendant ,  et  même  l'au- 
mônier de  sa  maison.  (\.  Martin.) 

^  On  ne  dit  orduiairement  séparé  de  ..  (|ue  •^les  personnes;  c'est  une  élégance 
poétique  de  le  dire  d'un  lieu.  (L.) 

s  Ce  trait  admirable  de  la  modestie  d  Esther  s'appliquait  a  M""  de  Maintenon , 
qui  venait  >  Saint-Cyr  oublier  \  pr\:\x  et  le?  pr.indeurs  de  la  mur  T<.) 


i>32  ESTHER 

Mais  à  tous  les  Persans  je  cache  leurs  familles. 
Il  faut  les  appeler.  Venez,  venez,  mes  filles, 
Compagnes  autrefois  de  ma  captivité, 
De  l'antique  Jacob  jeune  postérité  ^ 

SCÈNE    II 
ESTHER,  ÉLISE,  LE  CHŒUR. 

UNE   ISRAÉLITE ,   chantant  derrière  le  théâtre. 

Ma  sœur,  quelle  voix  nous  appelle? 

UNE    AUTRE. 

J'en  reconnais  les  agréables  sons  : 
C'est  la  reine. 

TOUTES  DEUX. 

Gourons,  mes  sœurs,  obéissons. 
La  reine  nous  appelle  : 
Allons,  rangeons-nous  auprès  d'elle! 

TOUT   LE  CHCEUR,    entrant  sur  la  scène  par  plusieurs  endroits  différents. 

La  reine  nous  appelle  : 
Allons,  rangeons-nous  auprès  d'elle  ! 

ÉLISE. 

Ciel  !  quel  nombreux  essaim  d'innocentes  beautés 
S'offre  à  mes  yeux  en  foule,  et  sort  de  tous  côtés  ! 
Quelle  aimable  pudeur  sur  leur  visage  est  peinte  1 
Prospérez,  cher  espoir  d'une  nation  sainte. 
Puissent  jusques  au  ciel  vos  soupirs  innocents 
Monter  comme  l'odeur  d'un  agréable  encens*! 
Que  Dieu  jette  sur  vous  des  regards  pacifiques. 

ESTHER. 

Mes  ûlles,  chantez -nous  quelqu'un  de  ces  cantiques' 


1  Traduction  littérale  du  premier  vers  de  VŒdipe-roi,  de  Sophocle  :  •<  0  mes 
enfants,  jeune  postérité  du  vieux  Cadmus.  » 

2  «  La  fumée  de  l'encens,  composée  des  prières  des  saints ,  s'élève  de  la  main 
de  l'ange  devant  Dieu.  »  {Apocalypse ,  ch.  viu,  v.  4.) 

"  Ce  sont  les  paroles  qu'adressaient  aux  Juifs  ceux  qui  les  avaient  conduits 


ACTE   I,   SCENE   II  233 

OÙ  vos  voi\  si  souvent;,  se  mêlant  à  mes  pleurs, 
De  la  triste  Sion  célèbrent  les  malheurs. 

UNE   ISRAÉLITE   chante  seule. 

Déplorable  Sion,  qu'as-tu  fait  de  ta  gloire  •  ? 

Tout  Funivers  admirait  ta  splendeur  : 
Tu  n'es  plus  que  poussière  ;  et  de  cette  grandeur 
Il  ne  nous  reste  plus  que  la  triste  mémoire. 
Sion,  jusques  au  ciel  élevée  autrefois, 

Jusqu'aux  enfers  maintenant  abaissée, 
Puissé-je  demeurer  sans  voix, 

Si  dans  mes  chants  ta  douleur  retracée 
Jusqu'au  dernier  soupir  n'occupe  ma  pensée  *  ! 

TOUT   LE   CHŒUR. 

0  rives  du  Jourdain  !  ô  champs  aimés  des  cieux  ! 
Sacrés  monts,  fertiles  vallées 
Par  cent  miracles  signalées  ! 
Du  doux  pays  de  nos  aïeux 
Serons-nous  toujours  exilées? 

UNE  ISRAÉLITE,   seule 

Quand  verrai-je,  ô  Sion  !  relever  tes  remparts, 
Et  de  tes  tours  les  magnifiques  faîtes? 
Quand  verrai-je  de  toutes  parts 
Tes  peuples  en  chantant  accourir  à  tes  fêtes? 


captifs  à  Babylone  :  «  Ceux  qui  nous  avaient  enlevés  nous  disaient .  «  Chantez- 
"  nous  quelqu'un  des  cantiques  de  Sion.  »  {Ps.  xlvi,  v.  4.) 

1  Dans  Eiiher  et  dans  .1  ihalif.  Racine  a  voulu  nous  donner  une  idée  des  chœurs 
des  iinciennes  tragédies  grecques  ;  mais  il  n'a  pas  poussé  l'imitation  jusqu'à  rendre 
le  chœur  permanent  sur  la  scène.  Les  chœurs  ii'Esiher  nesontquelecorté.^epar 
ticulier  de  la  reine,  et  ne  sont  pas  toujours  intimement  lés  à  l'action.  Cet  essai 
a  donné  lieu  à  Racine  de  faire  briller  un  nouveau  genre  de  talent,  et  de  montrer 
qu'il  était  aussi  habile  à  manier  la  lyre  qu'à  chausser  le  cothurne.  Rien  n'égale 
lu  sublimité,  le  sentiment  et  la  grâce  touchante  répandus  dans  les  chœurs  de  Ra- 
cine: notre  lit'érature  n'a  point  de  plus  belles  odes  ;  c'est  le  langage  des  pro- 
phètes; c'est  la  poésie  des  écrivains  sacrés  dans  tout  ?on  éclat.  (G.) 

2  «  Que  ma  langue  soit  attachée  à  mon  gosier,  si  je  ne  me  souviens  pas  de  toi. 
si  je  ne  me  propose  pas  Jérusalem  comme  le  principal  objet  de  ma  joie.  (P*.cxxxvt. 
V.  7  et  8.1 


-23 1  ESTHEH 

TOUT   LE   CHŒUR. 

0  rives  du  Jourdain  !  ô  champs  aimés  des  cieux  ! 
Sacrés  monts,  fertiles  vallées 
Par  cent  miracles  signalées  ! 
Du  doux  pays  de  nos  aïeux 
Serons-nous  toujours  exilées? 

SCÈNE    III 
ESTHER,  iVlARDOCHÉE,  ÉLISE,  LE  CHŒUR. 

ESTIIER. 

Quel  profane  en  ce  lieu  s'ose  avancer  vers  nous  ? 
•i}\ie  vois-je  1  Mardochée  !  0  mon  père ,  est-ce  vous  '  ? 
Un  ange  du  Seigneur  sous  son  aile  sacrée 
A  donc  conduit  vos  pas  et  caché  votre  entrée  ? 
Mais  d'où  vient  cet  air  sombre,  et  ce  cilice  affreux, 
Et  cette  cendre  enfin  qui  couvre  vos  cheveux  -? 
Que  nous  annoncez- vous? 

MARDOCHÉE. 

0  reine  infortunée  ! 
U  d'un  peuple  innocent  barbare  destinée! 
Lisez,  lisez  l'arrêt  détestable,  cruel... 
Nous  sommes  tous  perdus,  et  c'est  fait  d'Israël  ! 

ESTHER. 

Juste  Ciel  î  tout  mon  sang  dans  mes  veines  se  glace*. 

MARDOCHÉE. 

On  doit  de  tous  les  Juifs  exterminer  la  race. 
Au  sanguinaire  Aman  nous  sommes  tous  livrés; 


1  Quoi  de  plus  frappant  et  de  plus  théâtral  que  cette  entrée  de  Mardochée,  qui 
\ient.  sous  le  sac.  couvert  de  cendre  et  dans  le  deuil  le  plus  aiïreux,  apportera 
Esther  la  nouvelle  delà  proscription  des  Juifs?  (G.) 

2  ((  Mardochée,  ayant  appris  cela,  d  chira  ses  vêtements,  se  revêtit  d'un  sao, 
et  se  couvrit  la  tête  de  cendre.  »  {Esth  .  ch.  iv,  v.  1.) 

3  Racine  avait  oublié  qu'il  avait  déjà  mis  ce  vers,  mot  pour  mnt,  dans  la  bourhp 
d  OEnone.  [Phèdre,  acte  V,  se.  m.)  fG.' 


ACTE   I,   SCÈNE   III  23o 

Lps  glaives,  les  couteaux  sont  déjà  préparés  : 
Toute  la  nation  à  la  fois  est  prosi^rite. 
Aman,  l'impie  Aman,  race  d'Amalécite , 
A  pour  ce  coup  funeste  armé  tout  son  crédit; 
El  le  roi .  trop  crédule,  a  signé  cet  édit. 
Prévenu  contre  nous  par  cette  bouche  impure , 
Il  nous  croit  en  horreur  à  toute  la  nature  : 
Ses  ordres  sont  donnés,  et  dans  tous  ses  États 
Le  jour  fatal  est  pris  pour  tant  d'assassinats. 
Cieux,  éclairerez-vous  cet  horrible  carnage? 
Le  fer  ne  connaîtra  ni  le  sexe  ni  l'âge  '; 
Tout  doit  servir  de  proie  aux  tigres,  aux  vautours  : 
Et  ce  jour  effroyable  arrive  dans  dix  jours  *. 

ESTHER. 

0  Dieu,  qui  vois  former  des  desseins  si  funestes. 
As-tu  donc  de  Jacob  abandonné  les  restes? 

UNE  DES   PLUS   JEUNES   ISRAÉLITES. 

Ciel!  qui  nous  défendra,  si  tu  ne  nous  défends? 

MARDOCnÉE. 

Laissez  les  pleurs,  Esther,  à  ces  jeunes  enfants. 
En  vous  est  tout  l'espoir  de  vos  malheureux  frères  ; 
Il  faut  les  secourir  :  mais  les  heures  sont  chères; 
Le  temps  vole,  et  bientôt  amènera  le  jour 
Où  le  nom  des  Hébreux  doit  périr  sans  retour. 
Toute  pleine  du  feu  de  tant  de  saints  prophètes. 
Allez,  osez  au  roi  déclarer  qni  vous  êtes. 

ESTHER. 

Hélas  !  ignorez- vous  quelles  sévères  lois 
Aux  timides  mortels  cachent  ici  les  rois? 
Au  fond  de  leur  palais  leur  majesté  terrible 


1  f.omme  toute  cette  poésie  est  hardiment  et  nalurellemenl  figurée  !  On  avait 
«■xprimé  celte  idée;  mais  qui  avait  dit  que  le  ler  <ie  conna'iraii  ni  sexe,  ni  âge?  (L.) 
Homère  a  été  encore  plus  hard  :  il  prétp  au  fer  du  euerrior  le  désir  de  percer  le 
corps  de  l'ennemi.  (G.) 

î   Etihrr,  ch.  TIII.  V.  fi. 


-23')  ESTHKK 

Affecte  à  leurs  sujets  de  se  rendre  invisible; 

Et  la  mort  est  le  prix  de  tout  audacieux  ' 

Qui  sans  être  appelé  se  présente  à  leurs  yeux, 

Si  le  roi  dans  l'instant,  pour  sauver  le  coupable, 

Ne  lui  donne  à  baiser  son  sceptre  redoutable. 

Rien  ne  met  à  l'abri  de  cet  ordre  fatal. 

Ni  le  rang,  ni  le  sexe  ;  et  le  crime  est  égal. 

Moi-même  sur  son  trône,  à  ses  côtés  assise, 

Je  suis  à  cette  loi  comme  une  autre  soumise  : 

Et,  sans  le  prévenir,  il  faut  pour  lui  parler 

Qu'il  me  cherche ,  ou  du  moins  qu'il  me  fasse  appeler. 

MARDOCHÉE. 

Quoi  !  lorsque  vous  voyez  périr  votre  patrie, 
Pour  quelque  chose,  Esther,  vous  comptez  voire  vie  ! 
Dieu  parle  :  et  d'un  mortel  vous  craignez  le  courroux  ! 
Que  dis-je?  votre  vie,  Esther,  est-elle  à  vous? 
N'est-elle  pas  au  sang  dont  vous  êtes  issue? 
N'est-elle  pas  à  Dieu,  dont  vous  l'avez  reçue? 
Et  qui  sait,  lorsqu'au  trône  il  conduisit  vos  pas*. 
Si  pour  sauver  son  peuple  il  ne  vous  gardait  pas? 
Songez-y  bien;  ce  Dieu  ne  vous  a  pas  choisie 
Pour  être  un  vain  spectacle  aux  peuples  de  l'Asie, 
Ni  pour  charmer  les  yeux  des  profanes  humains  : 
Pour  un  plus  noble  usage  il  réserve  ses  saints. 
S'immoler  pour  son  nom  et  pour  son  héritage. 
D'un  enfant  d'Israël  voilà  le  vrai  partage  : 
Trop  heureuse  pour  lui  de  hasarder  vos  jours! 
Et  quel  besoin  son  bras  a-t-il  de  nos  secours? 
Que  peuvent  contre  lui  tous  les  rois  de  la  terre? 
En  vain  ils  s'uniraient  pour  lui  faire  la  guerre  : 
Pour  dissiper  leur  hgue  il  n'a  qu'à  se  montrer; 

'  Esther  devait  d  autant  plus  craindre  pour  sa  vie  en  paraissant  devant  Assué- 
rus  sans  son  ordre,  qu'il  y  avait  trente  jours,  dit  l'Écriture,  que  le  roi  ne  l'avait 
appelée.  (G.)  Voyez  Esth..ch.  iv,  \.  10  et  II. 

s  Etih..  ch.  IV,  V.  H. 


ACTE   1,   SCÈNE   111  ÛM 

II  parle ,  et  dans  la  poudre  il  les  fait  tous  rentrer  ^. 
Au  seul  son  de  sa  voix  la  mer  fuit,  le  ciel  tremble  -; 
Il  voit  comme  un  néant  tout  l'univers  ensemble  ; 
VA  les  faibles  mortels ,  vains  jouets  du  trépas, 
Sont  tous  devant  ses  yeux  comme  s'ils  n'étaient  pas*. 

S'il  a  permis  d'Aman  l'audace  criminelle, 
Sans  doute  qu'il  voulait  éprouver  votre  zèle. 
C  est  lui  qui,  m'excitant  à  vous  oser  chercher, 
Devant  moi,  chère  Esther,  a  bien  voulu  marcher  : 
lit  s'il  faut  que  sa  voix  frappe  en  vain  vos  oreilles. 
Nous  n'en  verrons  pas  moins  éclater  ses  merveilles. 
Il  peut  confondre  Aman,  il  peut  briser  nos  fers 
l'aria  plus  faible  main  qui  soit  dans  l'univers; 
Kt  vous,  (jui  n'aurez  point  accepté  cette  grâce, 
Vous  périrez  peut-être,  et  toute  votre  race*. 

ESTHER. 

Allez  ;  que  tous  les  Juifs  dans  Suse  répandus, 

A  prier  avec  vous  jour  et  nuit  assidus . 

Me  prêtent  de  leurs  vœux  le  secours  salutaire , 

Et  pendant  ces  trois  jours  gardent  un  jeûne  austère  ». 

Déjà  la  sombre  nuit  a  commencé  son  tour  : 

Demain,  quand  le  soleil  rallumera  le  jour. 


1  Voilà  du  sublime  tel  qu'on  n'en  trouve  point  dans  les  tragédies  profanes  de 
Racine,  ni  naéme  dans  Corneille.  Le  vers  de  J.-B.  Rousseau. 

11  parle,  et  nous  voyons  leurï  trônes  mis  en  poudre. 

(Gant,  tiré  du  Ps.  xlvii.; 

est  une  imitation  bien  languissante  de  celui  de  Racine.  (G.) 

*  La  mer  fuit  est  une  image  empruntée  du  Ps.  cxiii,  v.  3,  Marevidit,  et  fugit. 
Le  ciel  irembte  est  une  idée  d'Homère,  que  Virgile  et  Ovide  ont  imitée.  Remar- 
(juons  que  ce  vers,  dont  l'harmonie  est  si  forte,  est  composé  tout  entier  de  mo- 
nosyllabes, à  l'exception  du  mol  tremble,  dont  la  deuxième  est  étouffée  par  \'e 
muet.  (G.) 

'  Omnes  génies  quasi  non  sinl,  sic  sunl  coram  eo  {hàîe ,  ch.  xl,  v.  17.) 

*  Tout  ce  discours  de  Mardochée  est  d'une  force  et  d'une  éloquence  vraiment 
divines.  L'effet  qu'il  produit  sur  Esther  est  frappant  et  vraiment  théâtral  :  elle 
n'oppose  plui  rien  aux  ordres  de  Dieu,  qui  lui  parle  par  la  bouche  du  prophète- 
elle  ne  raisonne  plus,  elle  obéil.   G." 

-■  £w/...ch.iv.  V.  16. 


238  ESTHEK 

Contente  de  périr,  s'il  faut  que  je  périsse , 
J'iriii  pour  mon  pays  m'offrir  en  sacrifice. 
Qu'on  s'éloigne  un  moment. 

(  Le  chœur  se  retire  vers  le  fond  du  théâtre.) 


SCÈNE   IV 
ESTHER,  ÉLISE,  LE  CHOEUR. 

ESTHER. 

0  mon  souverain  Roi  • 
Me  voici  donc  tremblante  et  seule  devant  toi  ! 
Mon  père  mille  fois  m'a  dit  dans  mon  enfance 
Qu'avec  nous  tu  juras  une  sainte  alliance, 
Quand  pour  te  faire  un  peuple  agréable  à  tes  yeux, 
Il  plut  à  ton  amour  de  choisir  nos  aïeux  : 
Même  tu  leur  promis  de  ta  bouche  sacrée 
Uue  postérité  d'éternelle  durée. 
Hélas!  ce  peuple  ingrat  a  méprisé  ta  loi. 
La  nation  chérie  a  violé  sa  foi  ; 
Elle  a  répudié  son  époux  et  son  père  ^, 
Pour  rendre  à  d'autres  dieux  un  honneur  adultère  : 
Maintenant  elle  sert  sous  un  maitre  étranger. 
Mais  c'est  peu  d'être  esclave,  on  la  veut  égorger  : 
Nos  superbes  vainqueurs,  insultant  à  nos  larmes, 
Imputent  à  leurs  dieux  le  bonheur  de  leurs  armes, 
Et  veulent  aujourd'hui  qu'un  même  coup  mortel 
Abolisse  ton  nom,  ton  peuple  et  ton  autel. 
Ainsi  donc  un  peifide,  après  tant  de  miracles. 


1  Eslh.,cli.  XIV,  V.  à. 

2  Répudier  son  époux  et  son  père ,  manière  énergique  d'exprimer  que  la  nation 
juive  a  renoncé  à  son  Dieu.  Cette  hardiesse  est  d  autant  plus  heureuse,  que  Sioii 
est  toujours  présentée,  dans  l'Ecriture,  conime  1  épouse  que  Dieu  avait  choisie. 
Toute  autre  expression  eût  aflaibli  l'idée  du  poète.  C'est  un  crime  de  renier  son 
Dieu  :  alors  on  ne  croit  plus  ;  mais  le  répudier,  c'est  y  croire,  et  y  renoncer.  11  y  a 
u  la  fois  mépris  et  ingratitude.  (G. y 


ACTE   1,   SCENE   IV  r.VA 

Pourrait  anéantir  la  foi  de  tes  oracles, 

Ravirait  aux  mortels  le  plus  cher  de  tes  dons, 

Le  Saint  que  tu  promets,  et  que  nous  attendons? 

Non,  non,  ne  souffre  pas  que  ces  peujiles  larouches. 

Ivres  de  notre  sang,  ferment  les  seules  bouches 

Qui  dans  tout  l'univers  célèbrent  tes  bienfaits; 

Et  confonds  tous  ces  dieux,  qui  ne  furent  jamais. 

Pour  moi,  que  tu  reliens  parmi  ces  infidèles, 

Tu  sais  combien  je  hais  leurs  fêtes  criminelles, 

Et  que  je  mets  au  rang  des  profanations 

Leur  table,  leurs  festins  et  leurs  libations  : 

Que  même  cette  pompe  où  je  suis  condamnée, 

Ce  bandeau  dont  il  faut  que  je  paraisse  ornée 

Dans  ces  jours  solennels  à  l'orgueil  dédiés. 

Seule  et  dans  le  secret  je  le  foule  à  mes  pieds; 

(Ju'à  ces  vains  ornements  je  préfère  la  cendre , 

Et  n'ai  de  goût  qu'aux  pleurs  que  tu  me  vois  répandre. 

J'attendais  le  moment  marqué  dans  ton  arrêt, 

Pour  oser  de  ton  peuple  embrasser  l'intérêt  : 

Ce  moment  est  venu,  ma  prompte  obéissance 

Va  d'un  roi  redoutable  affronter  la  présence. 

C'est  pour  toi  que  je  marche,  accompagne  mes  pas 

Devant  ce  fier  lion  qui  ne  te  connaît  pas  ; 

Commande  en  me  voyant  que  son  courroux  s'apaise , 

Et  prête  à  mes  discours  un  charme  qui  lui  plaise. 

Les  orages,  les  vents,  les  cieux  te  sont  soumis  : 

Tourne  entin  sa  fureur  contre  nos  ennenûs  '. 


1  Cette  prière  est  d'une  éloquence  touchante,  animée  de  l'enthousiasme  des 
fcrivains  sacrés;  et  l'auteur  a  su  y  placer  en  im^iges  et  en  mouvements  les  faits 
principaux  qui  peuvent  intéresser  an  sort  des  Juifs,  ce  qui  est  un  mérite  dans  son 
plan.  (L.) 


240  ESTHER 

SCÈNE  V 

(Toute  cette  scène  est  chantée.) 

LE  CHŒUR.  . 

UNE   ISRAÉLITE,    seule. 

Pleurons  et  gémissons,  mes  fidèles  compagnes; 
A  nos  sanglots  donnons  un  libre  cours  : 
Levons  les  yeux  vers  les  saintes  montagnes  ' 
D'où  l'innocence  attend  tout  son  secours. 
0  mortelles  alarmes  ! 
Tout  Israël  périt.  Pleurez,  mes  tristes  yeux  : 
11  ne  fut  jamais  sous  les  cieux 
Un  si  juste  sujet  de  larmes. 

TOUT   LE   CHCEUR. 

0  mortelles  alarmes  ! 

UNE   AUTRE   ISRAÉLITE. 

N'était-ce  pas  assez  qu'un  vainqueur  odieux 
De  l'auguste  Sion  eût  détruit  tous  les  charmes , 
Et  traîné  ses  enfants  captifs  en  mille  lieux? 

TOUT   LE   CHŒUR. 

0  mortelles  alarmes  ! 

LA   MÊME   ISRAÉLITE. 

Faibles  agneaux  livrés  à  des  loups  furieux. 
Nos  soupirs  sont  nos  seules  armes. 

TOUT   LE   CHŒUR. 

0  mortelles  alarmes  ! 

UxNE   ISRAÉLITE. 

Arrachons,  déchirons  tous  ces  vains  ornements 
Qui  parent  notre  tête. 

UNE  AUTRE. 

Revêtons-nous  d'habillements 
Conformes  à  l'horrible  fête 

1  Levavi  oculos  meos  in  montes,  inide  veniet  auxiliuni  niihi.  [Ps.  cxx,  v.  1.) 


ACTE  I,  SCÈNE  V  2il 

Que  l'impie  Aman  nous  apprête. 

TOUT   LE   CIICEUR. 

Arrachons ,  déchirons  tous  ces  vains  ornements 
Qui  parent  notre  tête. 

UNE    ISRAÉLITE. 

Quel  carnage  de  toutes  parts  ! 
On  égorge  à  la  fois  les  enfants,  les  vieillards; 
Et  la  sœur  et  le  frère , 
Et  la  fille  et  la  mère. 
Le  fils  dans  les  bras  de  son  père  ! 
Que  de  corps  entassés,  que  de  membres  épars. 
Privés  de  sépulture  ! 
Grand  Dieu  !  tes  saints  sont  la  pâture 
Des  tigres  et  des  léopards  ! 

UNE   DES   PLUS  JEUNES   ISRAÉLITES. 

Hélas!  si  jeune  encore. 
Par  quel  crime  ai-je  pu  mériter  mon  malbeur  ? 
Ma  vie  à  peine  a  commencé  d'éclore  : 
Je  tomberai  comme  une  fleur 
Qui  n'a  AU  qu'une  aurore. 
Hélas  !  si  jeune  encore , 
Par  quel  crime  ai-je  pu  mériter  mon  malheur  '  ? 

UNE   AUTRE. 

Des  offenses  d'aulrui  malheureuses  victimes. 
Que  nous  servent,  hélas  1  ces  regrets  superflus? 
Nos  pères  ont  péché,  nos  pères  ne  sont  plus. 
Et  nous  portons  la  peine  de  leurs  crimes. 

TOUT   LE   CUCEUR. 

Le  Dieu  que  nous  servons  est  le  Dieu  des  combats  : 
Non,  non,  il  ne  soufirira  pas 
Qu'on  égorge  ainsi  l'innocence. 

I  La  répétition  de  (es  deux  vers  est  touchante.  Racine  ne  se  contente  pas  de 
varier  la  mesure  de  ses  vers,  il  varie  aussi  le  ton.  Apres  la  peinture  horrible  du 
carnage,  il  peint  un  enfant  qui  se  plaint.  Ces  différents  contrastes  servent  beau- 
coup a  animer  le  style.  IL.  B.) 

16 


âi2  ESTHER 

UNE   ISRAÉLITE,   seule. 

Hé  quoi  !  dirait  l'impiété. 
Où  donc  est-il  ce  Dieu  si  redouté 
Dont  Israël  nous  vantait  la  puissance  ? 

UNE   AUTRE. 

Ce  Dieu  jaloux,  ce  Dieu  victorieux, 

Frémissez,  peuples  de  la  terre. 
Ce  Dieu  jaloux,  ce  Dieu  victorieux , 

Est  le  seul  qui  commande  aux  cieux  : 

Ni  les  éclairs  ni  le  tonnerre 

N'obéissent  point  à  vos  dieux. 

UiNE  AUTRE. 

Il  renverse  l'audacieux. 

UNE   AUTRE. 

Il  prend  l'humble  sous  sa  défense. 

TOUT   LE   CHOEUR. 

Le  Dieu  que  nous  servons  est  le  Dieu  des  combats  : 
Non,  non,  il  ne  souifiira  pas 
Qu'on  égorge  ainsi  l'innocence. 

DEUX  ISRAÉLITES. 

0  Dieu ,  que  la  gloire  couronne , 
Dieu,  que  la  lumière  environne  ', 
Qui  voles  sur  l'aile  des  vents, 
Et  dont  le  trône  est  porté  par  les  anges; 

DEUX  AUTRES  DES  PLUS  JEUNES. 

Dieu,  qui  veux  bien  que  de  simples  enfants 

Avec  eux  cbantent  tes  louanges; 

TOUT   LE   CHŒUR. 

Tu  vois  nos  pressants  dangers  ; 
Donne  à  ton  nom  la  victoire  ; 
Ne  souffre  point  que  ta  gloire 
Passe  à  des  dieux  étrangers. 

1  Amictus  lumine  sicut  vestimento...  qui  ambulas  super  peiinas  ventorum. 
[l's.  cm,  V.  4  et  .ï.)— Et  ascendit  super  Cherubira,  et  vol.ivit,  et  lapsus  est  super 
pennas  venti.  {I  Rois.  ch.  xii,  v.  12  ) 


ACTE   I,   SCÈNE  V  243 

UNE  ISRAÉLITE,   seule. 

Arme-toi,  viens  nous  défendre  : 
Descends,  tel  qu'autrefois  la  mer  te  vit  descendre. 
Que  les  méchauts  apprennent  aujourd'hui 
A  craindre  ta  colère. 
Qu'ils  soient  comme  la  poudre  et  la  paille  légère 
Que  le  vent  chasse  devant  lui  '. 

TOUT   LE   CHCEUR. 

Tu  vois  nos  pressants  dangers; 
Donne  à  ton  nom  la  victoire  ; 
Ne  souffre  pas  que  ta  gloire 
Passe  à  des  dieux  étrangers. 


'  Siiit  tanquani  pulvis  aille  fac  em  venti.  {Pu.  xxiv,  v.  5.)  —  Et  sicut  stipulam 
ante  faciem  venti.  [Ps.  lxxxii,  v.  12.)  —  Il  est  curieux  et  instructif  d'observer 
avec  quel  art  deux  grands  poètes,  ayant  à  rendre  la  même  idée  dans  des  sujets 
différents,  ont  su  choisir  la  couleur  la  plus  convenable ,  et  l'harmonie  propre  au 
sujet.  Les  vers  de  Kacine,  qu\  sont  une  Imprécation  contre  les  méchants,  res- 
pirent un  ton  plus  véhément,  une  harmonie  plus  vigoureuse  et  plus  tière  que 
ceux  de  Jean-Baptiste  Kousseau,  qui  n'expriment  quune  plainte  touchante,  et 
dont  la  teinte  doit  être  douce  et  mélancolique  ; 

Et  votre  souffle  m'enlève 
De  la  terre  des  viv.ints, 
Goiuiue  la  feuille  séchée , 
Qui,  de  sa  tige  arrachée, 
Devient  le  jouet  des  vents. 

Cani.  d'Ézéchus  (G.) 


FIN   DU   PREMIER  ACTE. 


24i  ESTHER 


ACTE    DEUXIEME 

Le  théâtre  représente  la  chambre  où  est  le  trône  d'Assuérus. 


SCENE   I 
AMAN,  HYDASPE. 

AMAN. 

Hé  quoi  1  lorsque  le  jour  ne  commence  qu'à  luire, 
Dans  ce  lieu  redoutable  oses-tu  m'introduire  '  ? 

UYDASPE. 

Vous  savez  qu'on  s'en  peut  reposer  sur  ma  foi; 
Que  ces  portes,  seigneur,  n'obéissent  qu'à  moi  ^. 
Venez.  Partout  ailleurs  on  pourrait  nous  entendre. 

AMAN. 

Quel  est  donc  le  secret  que  tu  me  veux  apprendre? 

UYDASPE. 

Seigneur,  de  vos  bienfaits  mille  fois  bonoré, 
Je  me  souviens  toujours  que  je  vous  ai  juré 
D'exposer  à  vos  yeux,  par  des  avis  sincères, 
Tout  ce  que  ce  palais  renferme  de  mystères. 
Le  roi  d'un  noir  cbagrin  paraît  enveloppé; 
Quelque  songe  effrayant  cette  nuit  l'a  frappé. 
Pendant  que  tout  gardait  un  silence  paisible. 
Sa  voix  s'est  fait  entendre  avec  un  cri  terrible. 


1  Ce  lieu  est  la  chombre  même  cm  est  le  trône  d'Assuérus.  Le  sujet  ne  per- 
mettait pas  au  poëte  une  observation  plus  exacte  de  l'unité  de  lieu.  La  scène  se 
passe  dans  l'enceinte  du  palais  d  Assuérus,  mais  dans  divers  appartements  de  ce 
palais.  (G.) 

2  Ce  vers  est  admirable  et  parfaitement  dai.s  le  style  oriental.  Ces  portes  jouent 
un  grand  rùle  dans  l'Orient,  où  il  est  diflicile  d'approcher  de  celles  qui  renferment 
les  rois  et  les  grands.  (L.) 


ACTE  H,  SCÈNE  245 

J'ai  couru.  Le  désordre  était  dans  ses  discours  : 
Il  s'est  plaint  d'un  péril  qui  menaçait  ses  jours; 
Il  parlait  d'ennemi,  de  ravisseur  farouche; 
Même  le  nom  d'Esther  est  sorti  de  sa  bouche. 
Il  a  dans  ces  horreurs  passé  toute  la  nuit. 
Enfin,  las  d'appeler  un  sommeil  qui  le  fuit, 
Pour  écarter  de  lui  ces  images  funèbres, 
Il  s'est  fait  apporter  ces  annales  célèbres  • 
Où  les  faiis  de  son  règne,  avec  soin  amassés. 
Par  de  fidèles  mains  chaque  jour  sont  tracés; 
On  y  conserve  écrits  le  service  et  l'oflense  : 
Monuments  éternels  d'amour  et  de  vengeance. 
Le  roi,  que  j'ai  laissé  plus  calme  dans  son  lit. 
D'une  oreille  attentive  écoute  ce  récit. 

AMAN. 

De  quel  temps  de  sa  vie  a-t-il  choisi  l'histoire? 

UYDASPE. 

Il  revoit  tous  ces  temps  si  remplis  de  sa  gloire, 
Depuis  le  fameux  jour  qu'au  trône  de  Cyrus 
Le  choix  du  sort  plaça  l'heureux  Assuérus  -. 

AMAN. 

Ce  songe,  Hydaspe,  est  donc  sorti  de  son  idée? 

UYDASPE. 

Entre  tous  les  devins  fameux  dans  la  Ghaklée, 
Il  a  fait  assembler  ceux  qui  savaient  le  mieux 
Lire  en  un  songe  obscur  les  volontés  des  Gieux. . . 
Mais  quel  trouble  vous-même  aujourd'hui  vous  agite? 
Votre  âme  en  m'écoutant  parait  tout  interdite  '  : 


•  Cet  usage  des  rois  de  Perse ,  qui  prenaient  soin  de  conserver  la  mémoire  de 
ce  qui  se  passait  de  plus  mémorable  sous  leur  règne,  est  attesté  par  Hérodote, 
liv.  Vin,  it  par  Thucydide,  liv.  I.  (G.) 

?  On  a  déjà  vu ,  dans  la  préface  d'£«//ier,  que  Racine  avait  adopté  l'opinion  de 
dom  Calmet  et  de  quelques  autres  savants  interprètes  qui  pensent  qu' Assuérus 
est  le  même  que  Darius  fils  d'Hystaspe.  (G.) 

8  Imité  de  Sophocle  :  «  Je  ne  sais  quel  trouble  soudain  rend,  pendant  que  je 
vous  écoute ,  mon  àme  interdite  et  tremblante.  »  (Œdipe-roi.) 


246  ESTHER 

L'heureux  Aman  a-t-il  quelques  secrets  ennuis? 

AMAN. 

Peux-tu  le  demander  dans  la  place  où  je  suis? 

Haï,  craint,  envié,  souvent  plus  misérable 

Que  tous  les  malheureux  que  mon  pouvoir  accable  I 

IlYDASPE. 

Hé  !  qui  jamais  du  Ciel  eut  des  regards  plus  doux? 
Vous  voyez  l'univers  prosterné  devant  vous. 

A3IAN. 

L'univers  !  Tous  les  jours  un  homme...,  un  vil  esclave, 
D'un  front  audacieux  me  dédaigne  et  me  brave. 

HYDASPE. 

Quel  est  cet  ennemi  de  l'État  et  du  roi  ? 

AMAN. 

Le  nom  de  Mardochée  est-il  connu  de  toi  ? 

HYDASPE. 

Qui?  ce  chef  d'une  race  abominable,  impie? 

AMAN. 

Oui,  lui-même. 

HYDASPE. 

Hé ,  seigneur  !  d'une  si  belle  vie 
Un  si  faible  ennemi  peut- il  Iroubler  la  paix? 

AMAN. 

L'insolent  devant  moi  ne  se  courba  jamais  '. 
En  vain  de  la  faveur  du  plus  grand  des  monarques 
Tout  révère  à  genoux  les  glorieuses  marques; 
Lorsque  d'un  saint  respect  tous  les  Persans  toucbés 
N'osent  lever  leurs  fronts  à  la  terre  attachés  ^, 

1  Voyez  Esth.,  ch.  m,  v.  2.  —  Ce  n'était  point  par  insolence  ni  par  orgueil  que 
Mardochée  refusait  cet  hommage  au  favori  d'Assuérus  ;  c'était  par  principe  de  re- 
ligion -.  et  ce  noble  motif,  qui  relève  encore  le  caractère  de  ce  vertueux  Israélite, 
est  clairement  énoncé  dans  l'éloquente  prière  que  l'histoire  sacrée  met  dans  sa 
bouche.  {Esih  ,  ch.  xiii,  v.  12,  13, 14.) 

'  Voltaire  affaiblit  ce  tour,  en  ôtant  l'inversion ,  lorsqu'il  fait  dire  à  son  Ma- 
homet ,  act.  II ,  se.  V  : 

Et  ie  verrais  leurs  fronts  .ittachés  à  la  terre. 

(G.) 


ACTE   II,   SCÈNE  I  247 

Lui ,  fièrement  assis  et  la  tête  immobile, 

Traite  tous  ces  honneurs  d'impiété  servile . 

Présente  à  mes  regards  un  front  séditieux. 

Et  ne  daignerait  pas  au  moins  baisser  les  yeux. 

Du  palais  cependant  il  assiège  la  porte  : 

A  quelque  heure  que  j'entre,  Hydaspe,  ou  que  je  sorte, 

Son  visage  odieux  m'afflige  et  me  poursuit  ; 

Et  mon  esprit  troublé  le  voit  encor  la  nuit. 

Ce  matin  j'ai  voulu  devancer  la  lumière  : 

Je  l'ai  trouvé  couvert  d'une  affreuse  poussière,  ^ 

Revêtu  de  lambeaux,  tout  pâle  •  ;  mais  son  œil 

Conservait  sous  la  cendre  encor  le  même  orgueil. 

n'où  lui  vient,  cher  ami,  cette  impudente  audace  ? 

Toi  qui  dans  ce  palais  vois  tout  ce  qui  s'y  passe, 

Crois-tu  que  quelque  voix  ose  parler  pour  lui? 

Sur  quel  roseau  fragile a-t-il  mis  son  appui? 

HTDASPE. 

Seigneur,  vous  le  savez,  son  avis  salutaire 
Découvrit  de  Tharès  le  complot  sanguinaire. 
Le  roi  promit  alors  de  le  récompenser  : 
Le  roi  depuis  ce  temps  paraît  n'y  plus  penser. 

AMAN. 

Non,  il  faut  à  tes  yeux  dépouiller  l'artifice  *  : 
J'ai  su  de  mon  destin  corriger  l'injustice  : 
Dans  les  mains  des  Persans  jeune  enfant  apporté . 
Je  gouverne  l'empire  où  je  fus  acheté  ^; 
Mes  richesses  des  rois  égalent  l'opulence; 
Environné  d'enfants,  soutiens  de  ma  puissance, 


•  Comme  ce  vers  est  coupé  par  ces  mots  tout  pâte .  dont  l'eflet  est  pittoresque 
;i  l'imagination  et  à  l'oreille  /  (L.) 

*  Aman,  troublé  par  sa  haine,  n'est  occupé  que  de  l'insolence  de  Mardochée  > 
et,  tout  entier  au  dépit  et  à  la  vengeance,  il  répond  à  sa  passion  plus  qu'aux  dis- 
cours d'Hydaspe.  (G.) 

ï  Opposition  hardie  qui  nouis  fait  voir  dans  celui  qui  gouverne  l'empire  le  même 
homme  qui  y  fut  vendu  comme  esclave.  Ce  n'est  pas  là  une  antithèse  puérile,  mais 
un  contraste  frappant.  On  ne  peut  dire  plus  en  moins  de  mots.  (G.) 


2i8  ESTHEK 

Il  ne  manque  à  mon  front  que  le  bandeau  royal  : 
Cependant  (des  mortels  aveuglement  fatal  !  ) 
De  cet  amas  d'honneur  la  douceur  passagère 
Fait  sur  mon  cœur  à  peine  une  atteinte  légère; 
Mais  Mardochée,  assis  aux  portes  du  palais  ', 
Dans  ce  cœur  malheureux  enfonce  mille  traits  ; 
Et  toute  ma  grandeur  me  devient  insipide 
Tandis  que  le  soleil  éclaire  ce  perfide  -. 

HYDASPE. 

Vous  serez  de  sa  vue  aflPranchi  dans  dix  jours  : 
La  nation  entière  est  promise  aux  vautours  ^ 

AMAN. 

Ah  !  que  ce  temps  est  long  à  mon  impatience  ! 
C'est  lui  (je  te  veux  bien  confier  ma  vengeance  *), 
C'est  lui  qui,  devant  moi  refusant  de  ployer  ^, 
Les  a  livrés  au  bras  qui  doit  les  foudroyer. 
C'était  trop  peu  pour  moi  d'une  seule  victime  ^  : 
La  vengeance  trop  faible  attire  un  second  crime. 
Un  homme  tel  qu'Aman  lorsqu'on  l'ose  irriter, 
Dans  sa  juste  fureur  ne  peut  trop  éclater. 
Il  faut  des  châtiments  dont  l'univers  frémisse  : 
Qu'on  tremble  en  comparant  l'offense  et  le  supphce; 
Que  les  peuples  entiers  dans  le  sang  soient  noyés. 
Je  veux  qu'on  dise  un  jour  aux  siècles  effrayés  : 
Il  fut  des  Juifs;  il  fut  une  insolente  race  ; 
Répandus  sur  la  terre,  ils  en  couvjaient  la  face  : 


1  Esth.,  ch.  VI,  V.  9  et  13. 

-  Tandis  que  pour  tant  que,  lout  le  temps  que,  sens  fort  usité  au  xvii«  siècle. 
Mais  aujourd'hui  tandis  que  et  lani  que  ne  sont  pas  sjTionymes.  a  Tandis  que 
s'gnifîe  un  temps  indéterminé  :  lanl  que  signifie  tout  le  temps  déterminé  par  la 
phrase.  (G.) 

3  Promise  aux  vautours,  expression  de  la  plus  singulière  énergie ,  et  que  Racine 
ne  doit  qu'à  lui  seul  (G.) 

4  Ellipse,  pour  le  motif  de  mn  vengeance.  (G.) 

^  Dans  le  style  noble,  et  surtout  en  vers,  on  dit  ployer,  et  non  pas  plier.  «  Tout 
ploie  quand  Dieu  le  commande.  »  Bossuet.  (L.  Racine.) 
«  Esth.,  ch.  III,  V.  6. 


ACTE  H,  SCÈNE   I  249 

Un  seul  osa  d'Aman  attirer  le  courroux  ; 
Aussitôt  de  la  terre  ils  disparurent  tous. 

IIYDASPE. 

Ce  n'est  donc  pas,  seigneur,  le  sang  amalécite 
Dont  la  voix  à  les  perdre  en  secret  vous  excite? 

AMAN. 

Je  sais  que,  descendu  de  ce  sang  malheureux, 
Une  éternelle  haine  a  dû  m'armer  contre  eux  ; 
Qu'ils  firent  d'Amalec  un  indigne  carnage  '; 
Que,  jusqu'aux  \ils  troupeaux,  tout  éprouva  leur  rage; 
Qu'un  déplorable  reste  à  peine  fut  sauvé  : 
iMais,  crois-moi ,  dans  le  rang  où  je  suis  élevé. 
Mon  âme,  à  ma  grandeur  tout  entière  attachée, 
Des  intérêts  du  sang  est  faiblement  touchée. 
Mardochée  est  coupable  :  et  que  faut-il  de  plus? 
Je  prévins  donc  contre  eux  l'esprit  d'Assuérus  : 
J'inventai  des  couleurs  ;  j'armai  la  calomnie  ; 
J'intéressai  sa  gloire;  il  trembla  pour  sa  vie; 
Je  les  peignis  puissants,  riches,  séditieux*; 
Leur  Dieu  même  ennemi  de  tous  les  autres  dieux. 
Jusqu'à  quand  souflfre-t-on  que  ce  peuple  respire  ^ 
Et  d'un  culte  profane  infecte  votre  empire? 
Étrangers  dans  la  Perse,  à  nos  lois  opposés, 
Du  reste  des  humains  ils  semblent  divisés, 
N'aspirent  qu'à  troubler  le  repos  où  nous  sommes, 
Et,  détestés  partout,  détestent  tous  les  hommes  '. 
Prévenez,  punissez  leurs  insolents  efforts; 

>  Aman  descendait  du  roi  Agag,  qui  fut  pris  et  épargné  par  Saul.  /  Roi»,  ch.  i, 
V.  15.  (L.  R.) 

s  Ealh,  ch.  iii.v.  8. 

8  Transition  sublime  !  Aman,  qui  raconte  à  son  confident  ce  qu'il  a  fait,  adresse 
tout  à  coup  la  parole  au  roi,  comme  s'il  était  présent.  Tacite,  trompé  par  de 
faux  mémoires,  trace  à  peu  près  le  même  portrait  des  Juifs,  dans  ses  llinioires, 
liv.  V.  (G.) 

*  Aman  trouve  la  puissance  et  la  religion  des  Juifs  dangereuses  à  l'empire;  mais 
ce  n'est  pas  l'État  qu'il  a  dessein  de  sauver,  c'est  Mardochée  qu'il  veut  perdre. 
(Massillon,  Petit  Carême.) 


âoO  ESTHER 

De  leur  dépouille  enfin  grossissez  vos  trésors  '. 

Je  dis;  et  l'on  me  crut.  Le  roi,  dès  l'heure  même, 

Mit  dans  ma  main  le  sceau  de  son  pouvoir  suprôme 

Assure,  me  dit-il,  le  repos  de  ton  roi; 

Va,  perds  ces  malheureux  :  leur  dépouille  est  à  toi  '. 

Toute  la  nation  fut  ainsi  condamnée. 

Du  carnage  avec  lui  je  réglai  la  journée. 

Mais  de  ce  traître  enfin  le  trépas  différé 

Fait  trop  souffrir  mon  cœur  de  son  sang  altéré. 

Un  je  ne  sais  quel  trouble  empoisonne  ma  joie. 

Pourquoi  dix  jours  encor  faut-il  que  je  le  voie? 

HYDASPE. 

Et  ne  pouvez-vous  pas  d'un  mot  l'exterminer? 
Dites  au  roi,  seigneur,  de  vous  l'abandonner. 

AMAN. 

Je  viens  pour  épier  le  moment  favorable. 
Tu  connais  comme  moi  ce  prince  inexorable  : 
Tu  sais  (combien  terrible  en  ses  soudains  transports 
De  nos  desseins  souvent  il  rompt  tous  les  ressorts. 
Mais  à  me  tourmenter  ma  crainte  est  trop  subtile  : 
Mardochée  à  ses  yeux  est  une  âme  trop  vile. 

HYDASPE. 

Que  tardez-vous?  Allez,  et  faites  promptement 
Élever  de  sa  mort  le  honteux  instrument*. 

AMAN. 

J'entends  du  bruit  ;  je  sors.  Toi,  si  le  roi  m'appelle... 

HYDASPE. 

Il  suffit. 


1  Es:h.,  ch.  m,  v.  9. 

î  Ibid.,ch.  m,  V.  lOet  11. 

5  Ibid  ,  ch.  V,  V.  14. 


ACTE   II,   SCÈNE   III  -251 

SCÈNE    II 

ASSUÉRUS,  HYDASPE,  ASAPH, 
SUITE  D'ASSUÉRUS. 

ASSUÉRUS. 

Ainsi  donc^  sans  cet  ami  fidèle, 
Deux  traîtri^s  dans  son  lit  assassinaient  leur  roi? 
Qu'on  me  laisse;  et  qu'Asaph  seul  demeure  avec  moi. 

SCÈNE    III 
ASSUÉRUS,  ASAPH. 

ASSUÉRUS ,   assis  sur  son  trône. 

Je  veux  bien  l'avouer,  de  ce  couple  pertide 
J'avais  presque  oublié  l'attentat  parricide; 
Et  j'ai  pâli  deux  fois  au  terrible  récit 
Qui  vient  d'en  retracer  l'image  à  mon  esprit. 
Je  vois  de  quel  succès  leur  fureur  fut  suivie, 
Et  que  dans  les  tourments  ils  laissèrent  la  vie. 
Mais  ce  sujet  zélé  qui,  d'un  œil  si  subtil, 
Sut  de  leur  noir  complot  développer  le  fil. 
Qui  me  montra  sur  moi  leur  main  déjà  levée, 
Enfin  par  qui  la  Perse  avec  moi  fut  sauvée. 
Quel  honneur  pour  sa  foi ,  quel  prix  a-t-il  reçu  '? 

ASAPn. 

On  lui  promit  beaucoup  :  c'est  tout  ce  que  j'ai  su. 

ASSUÉRUS. 

<  )  d'un  si  grand  service  oubli  trop  condamnable  ! 


•  E»(h.,  ch.  VI,  V.  3.  —  Josephe  [Ant.  Jud.  lib.  XI,  c.  VI)  rapporte  ainsi  ce 
fait  :  •  Assuérus,  se  faisant  iire  les  annales  de  son  règne ,  entendit  :  "  Une  pièce  de 
terre  a  été  donnée  à  celui-ci  pour  piix  d'une  belle  action;  celui-ci  a  reçu  des  pré- 
sents pour  sa  fidélité.  Mais  à  la  conspiration  découverte  par  Mardochée,  il  remar- 
qua que  ce  service  était  resté  sans  récompense:  aussitôt  il  lit  cesser  la  li  cturo. 
pour  s'occuper  de  répare   l'oubli  d'un  si  p-and  bienfait.  > 


252  ESTHER 

Des  embarras  du  trône  effet  inévitable  ! 

Des  soins  tumultueux  un  prince  environné  i 

Vers  de  nouveaux  objets  est  sans  cesse  entraîné; 

L'avenir  l'inquiète,  et  le  présent  le  frappe  : 

Mais  plus  prompt  qitô  l'éclair  le  passé  nous  échappe; 

Et,  de  tant  de  mortels  à  toute  heure  empressés 

A  nous  faire  valoir  leurs  soins  intéressés, 

Il  ne  s'en  trouve  point  qui,  touchés  d'un  vrai  zèle. 

Prennent  à  notre  gloire  un  intérêt  Adèle, 

Du  mérite  oublié  nous  fassent  souvenir, 

Trop  prompts  à  nous  parler  de  ce  qu'il  faut  punir. 

Ah  !  que  plutôt  l'injure  échappe  à  ma  vengeance, 

Qu'un  si  rare  bienfait  à  ma  reconnaissance  ! 

Et  qui  voudrait  jamais  s'exposer  pour  son  roi*? 

Ce  mortel  qui  montra  tant  de  zèle  pour  moi 

Vit -il  encore? 

ASAPU. 

11  voit  l'astre  qui  vous  éclaire. 

ASSUÉRUS. 

Et  que  n'a-t-il  plus  tôt  demandé  son  salaire? 
Quel  pays  reculé  le  cache  à  mes  bienfaits? 

ASAPH. 

Assis  le  plus  souvent  aux  portes  du  palais, 
Sans  se  plaindre  de  vous  ni  de  sa  destinée, 
11  y  trame,  seigneur,  sa  vie  infortunée. 

ASSUÉRUS. 

Et  je  dois  d'autant  moins  oublier  sa  vertu. 
Qu'elle-même  s'oublie.  Il  se  nomme,  dis-tu?... 


1  Ce  discours  d'Assuérus  ne  peut  être  regardé  comme  un  lieu  commun  :  il  est 
si  vrai,  si  naturel,  si  plein  de  sentiment!  Il  n'est  point  inutile  à  l'action,  puisqu'il 
se:  t  à  excuser  l'erreur  et  la  crédulité  du  roi,  complice  sans  le  savoir  de  la  cruauté 
d'Aman.  On  le  plaint,  parce  qu'on  voit  qu'il  est,  de  sa  nature,  juste  et  bienfaisant, 
et  qu'il  ne  fait  que  le  mal  qu'on  lui  cache  sous  l'apparence  du  bien.  (G.) 

2  Ce  mouvement  rappelle  celui  de  Jimon  dans  le  premier  livre  de  Y  Enéide: 

Et  quisquam  niimen  .lunonis  adoret?  * 


ACTE   II,   SCÈNE   IV  253 

ASAPH. 

Mardochée  est  le  nom  que  je  viens  de  vous  lire. 

ASSUÉRUS. 

Et  son  pays? 

ASAPH. 

Seigneur,  puisqu'il  faut  vous  le  dire. 
C'est  un  de  ces  captifs  à  périr  destinés. 
Des  rives  du  Jourdain  surl'Euphrate  amenés. 

ASSUÉRUS. 

11  est  donc  Juif?  0  ciel  !  sur  le  point  que  la  vie  ' 

Par  mes  propres  sujets  m'allait  être  ravie. 

Un  Juif  rend  par  ses  soins  leurs  efforts  impuissants  ! 

Un  Juif  m'a  préservé  du  glaive  des  Persans  ! 

Mais,  puisqu'il  m'a  sauvé,  quel  qu'il  soit,  il  n'importe. 

Holà  1  quelqu'un. 

SCÈNE   IV 
ASSUÉRUS,  HYDASPE,  ASAPH. 

HYDASPE. 

Seigneur? 

ASSDÉRUS. 

Regarde  à  cette  porte; 
Vois  s'il  s'offre  à  tes  yeux  quelque  grand  de  ma  cour. 

HYDASPE. 

Aman  à  votre  porte  a  devancé  le  jour  2. 

ASSUÉRUS. 

Qu'il  entre.  Ses  avis  m'éclairerout  peut-être. 


J  Sur  le  point  que  se  disait  encore  du  temps  de  Racine;  aujourd'hui  on  ne  dit 
plus  que  sur  le  point  de.  (L.) 

2  E»(li ,  ch.  VI,  V.  i  et  G.  —  L'usage  des  grands,  dans  tout  l'Orient,  était 
de  se  tenir  à  la  perle  de  lapparlemeut  du  roi,  en  attendant  quils  lussent  ap- 
pelés (G.) 


254  ESTHER 

SCÈNE   V 
ASSUÉRUS,  AMAN,  HYDASPE,  ASAPH. 

ASSUÉRUS. 

Approche,  heureux  appui  du  trône  de  tou  maître, 

Ame  de  mes  conseils,  et  qui  seul  tant  de  fois 

Du  sceptre  dans  ma  main  as  soulagé  le  poids. 

Un  reproche  secret  embarrasse  mon  âme. 

Je  sais  combien  est  pur  le  zèle  qui  t'enflamme; 

Le  mensonge  jamais  n'entra  dans  tes  discours, 

Et  mon  intérêt  seul  est  le  but  où  tu  cours. 

Dis-moi  donc  :  que  doit  faire  un  prince  magnanime 

Qui  veut  combler  d'honneurs  un  sujet  qu'il  estime  '  ? 

Par  quel  gage  éclatant,  et  digne  d'un  grand  roi, 

Puis-je  récompenser  le  mérite  et  la  foi? 

Ne  donne  point  de  borne  à  ma  reconnaissance; 

Mesure  tes  conseils  sur  ma  vaste  puissance. 

AMAN,   à  part. 

C'est  pour  toi-même,  Aman,  que  tu  vas  prononcer  ". 
Et  quel  autre  que  toi  peut-on  récompenser? 

ASSUÉRUS. 

gue  penses-tu  ? 

AMAN. 

Seigneur,  je  cherche,  j'envisage 
Des  monarques  persans  la  conduite  et  l'usage; 
Mais  à  mes  yeux  en  vain  je  les  rappelle  tous; 
Pour  vous  régler  sur  eux,  que  sont-ils  prè§  de  vous? 
Votre  règne  aux  neveux  doit  servir  de  modèle  *. 
Vous  voulez  d'un  sujet  reconnaître  le  zèle  : 
L'honneur  seul  peut  flatter  un  esprit  généreux  : 

1  Eilh.,  ch.  vi,v.  6. 

2  Ibid. 

3  Aux  neveux,  nepolibus ,  pour  a  nus  neveux  :  tour  latin,  dont  je  crois  qu'il 
n'existe  point  d'autre  exemple.  (G.) 


ACTE   II,   SCÈNE  V 

Je  voudrais  donc,  seigneur,  que  ce  mortel  heureux  ' 
De  la  pourpre  aujourd'hui  paré  comme  vous-même. 
Et  portant  sur  le  front  le  sacré  diadème. 
Sur  un  de  vos  coursiers  pompeusement  orné, 
Aux  yeux  de  vos  sujets  dans  Suse  fût  mené; 
Que ,  pour  comble  de  gloire  et  de  magnificence. 
Un  seigneur  éminent  en  richesse,  en  puissance*'? 
Enfin  de  votre  empire  après  vous  le  premier, 
Par  la  bride  guidât  sou  superbe  coursier  *  : 
Et  lui-même,  marchant  en  habits  magnifiques, 
Criât  à  haute  voix  daus  les  places  publiques  : 
«  Mortels,  prosternez- vous  1  c'est  ainsi  que  le  roi 
«  Honore  le  mérite,  et  couronne  la  foi.  » 

ASSUÉRUS. 

Je  vois  que  la  sagesse  elle-même  t'inspire  : 
Avec  mes' volontés  Ion  sentiment  conspire. 
Va,  ne  perds  point  de  temps;  ce  que  tu  m'as  dicté, 
Je  veux  de  point  en  point  qu'il  soit  exécuté  '*  : 
La  vertu  dans  l'oubli  ne  sera  plus  cachée. 
Aux  portes  du  palais  prends  le  Juif  Mardochée, 
C'est  lui  que  je  prétends  honorer  aujourd'hui  : 
Ordonne  son  triomphe  et  marche  devant  lui  ; 
ue  Suse  par  ta  voix  de  son  nom  retentisse, 
Et  fais  à  son  aspect  que  tout  genou  fléchisse». 
Sortez  tous. 

AMAN ,   à  part. 

Dieux  ! 


1  Eftk.,  ch.  VI,  V.  Set  9. 

«  Cette  qualification  de  seigneur  est  moderne.  G  est  cependant  un  titre  que 
tous  les  poètes  tragiques  donnent  aux  rois  et  aux  grands.  (A.  M.) 

s  Cette  expression ,  par  la  bride,  placée  au  commencement  du  vers,  se  trouve 
relevée  et  ennoblie  par  le  reste  de  la  phrase,  dont  le  style  est  pompeux.  Ainsj 
Racine  a  su  placer  heureusement,  dans  la  poésie  la  plus  noble,  les  mots  de  pavé . 
de  chienu,  deboucM,  de  chevaux,  etc.  (G.) 

*  Eilh.,  ch.  VI,  V.  16. 

5  11  n  y  a  point  d'exemples,  dans  aucune  histoire,  d'un  orgueil  aussi  profondé- 


256  ESTHER 

SCÈNE   VI 

ASSUÉRUS. 

Le  prix  est  sans  doute  inouï , 
Jamais  d'un  tel  honneur  un  sujet  n'a  joui  : 
iMais  plus  la  récompense  est  grande  et  glorieuse, 
Plus  même  de  ce  Juif  la  race  est  odieuse, 
Plus  j'assure  ma  vie  et  montre  avec  éclat 
Combien  Assuérus  redoute  d'être  ingrat. 
On  verra  l'innocent  discerné  du  coupable  : 
Je  n'en  perdrai  pas  moins  ce  peuple  abominable; 
Leurs  crimes... 

SCÈNE    VII 

ASSUÉRUS,  ESTHER,  ÉLISE,  THAMAR, 
UiNE  PARTIE  DU  CHŒUR. 

(Esther  entre  s'àppuyant  sur  Élise  :  quatre  Israélites  soutiennent  sa  robe.) 

ASSUÉRUS. 

Sans  mon  ordre  on  porte  ici  ses  pas  ! 
Quel  mortel  insolent  vient  chercher  le  trépas? 
Gardes...  C'est  vous,  Esther?  quoi!  sans  être  attendue? 

ESTHER. 

Mes  611es,  soutenez  votre  reine  éperdue. 

Je  me  meurs.  (EUe  tombe  évanouie.) 

ASSUÉRUS. 

Dieux  puissants  !  quelle  étrange  pâleur 


ment  humilié,  ni  d'une  punition  appliquée  plus  juste  à  la  faute.  (L.)  —  Ceux  qui 
disent  qu'il  n'y  a  rien  de  théâtral  dans  la  tragédie  d'Esthe7-  pourraient-ils  montrer, 
dans  les  tragédies  qu'ils  vantent  le  plus,  quelque  coup  de  théâtre  plus  frappant 
que  celui  de  la  surprise  d'Aman,  ou  plutôt  du  coup  de  foudre  qui  tombe  sur  lui 
au  moment  où  il  s'y  attend  le  moins?  Quel  tableau  du  méchant  ])ris  dans  le  piège 
que  son  orgueil  vient  de  tendre  à  son  roi  I  comme  tous  les  spectateurs  jouissent 
de  la  confusion  et  du  désespoir  de  ce  misérable  !  Cette  situation  réunit  te  double 
intérêt  qu'inspirent  la  vertu  récompensée  et  le  crime  puni.  (  G.) 


ACTE   II,   SCÈNE  VII  257 

De  son  teint  tout  à  coup  efface  la  couleur  1 
Esther,  que  craignez-vous?  suis-je  pas  votre  frère  '? 
Est-ce  pour  vous  qu'est  fait  un  ordre  si  sévère? 
Vivez  :  le  sceptre  d'or  que  vous  tend  cette  main 
Pour  vous  de  ma  clémence  est  un  gage  certain. 

ESTHER. 

Quelle  voix  salutaire  ordonne  que  je  vive, 
Et  rappelle  en  mon  sein  mon  âme  fugitive? 

ASSUÉRUS. 

Ne  connaissez-vous  pas  la  voix  de  votre  époux? 
Encore  un  coup,  vivez,  et  revenez  à  vous. 

ESTHER. 

Seigneur,  je  n'ai  jamais  contemplé  qu'avec  crainte  ' 
L'auguste  majesté  sur  votre  front  empreinte; 
Jugez  combien  ce  front  irrité  contre  moi 
Dans  mou  âme  troublée  a  dû  jeter  d'effroi  : 
Sur  ce  trône  sacré  qu'environne  la  foudre 
J'ai  cru  vous  voir  tout  prêt  à  me  réduire  en  poudre. 
Hélas  !  sans  frissonner  quel  cœur  audacieux 
Soutiendrait  les  éclairs  qui  partaient  de  vos  yeux? 
Ainsi  du  Dieu  vivant  la  colère  étincelle  ^.. 

ASSliÉRDS. 

U  soleil  !  ô  flambeaux  de  lumière  immortelle  ! 
Je  me  trouble  moi-même;  et  sans  frémissement 
Je  ne  puis  voir  sa  peine  et  son  saisissement. 
Calmez,  reine,  calmez  la  frayeur  qui  vous  presse. 
Du  cœur  d'Assuérus  souveraine  maîtresse, 
Éprouvez  seulement  son  ardente  amitié. 


1  Etih.,  ch.  XV,  V.  12  et  14.  —  Suis-je  pas  pour  ne  tuix-je  pat .  licence  dont  les 
auteurs  du  xvii*  siècle  usent  assez  fréquemment. 

ï  E$ih.,  ch.xv,v.  10. 

3  La  colère  éiincelle .  expression  hardie  et  poétique,  dont  Racine  a  pu  trouver 
1  idi'-e  dans  Viriiile  ;  Jgnescuni  irœ  (.Eneid.,ix,t)6),  mais  qui,  bien  des  siècles  avant 
Virgile ,  avait  été  consacrée  par  l'usage  qu'en  fait  l'Ecriture  :  Exardetcet  ticui 
ignis  ira  tua.  (Ps.  LX.xxvitl.  43.)  (.G.). 

17 


2o8  ESTHER 

Faut -il  de  mes  États  vous  donner  la  moitié  '? 

ESTIIER. 

Ah!  se  peut-il  qu'un  roi  craint  de  la  terre  entière, 
Devant  qui  tout  fléchit  et  baise  la  poussière , 
Jette  sur  son  esclave  un  regard  si  serein, 
Et  m'offre  sur  son  cœur  un  pouvoir  souverain? 

ASSUÉRUS. 

Croyez-moi, chère  Esther,  ce  sceptre,  cet  empire  ', 

Et  ces  profonds  respects  que  la  terreur  inspire, 

A  leur  pompeux  éclat  mêlent  peu  de  douceur, 

Et  fatiguent  souvent  leur  triste  possesseur. 

Je  ne  trouve  qu'en  vous  je  ne  sais  quelle  grâce 

nui  me  charme  toujours,  et  jamais  ne  me  lasse. 

De  l'aimable  vertu  doux  et  puissants  attraits  1 

Tout  respire  en  Esther  l'innocence  et  la  paix  : 

Uu  chagrin  le  plus  noir  elle  écarte  les  ombres. 

Et  fait  des  jours  sereins  de  mes  jours  les  plus  sombres; 

nue  dis-je? sur  ce  trône  assis  auprès  de  vous, 

Des  astres  ennemis  je  crains  moins  le  courroux  % 

Et  crois  que  votre  front  porte  à  mon  diadème 

Un  éclat  qui  le  rend  respectable  aux  dieux  même. 

Osez  donc  me  répondre,  et  ne  me  cachez  pas 

nael  sujet  important  conduit  ici  vos  pas. 

Quel  intérêt,  quels  soins  vous  agitent,  vous  pressent*? 

Je  vois  qu'en  m'écoutant  vos  yeux  au  Ciel  s'adressent. 

Parlez  :  de  vos  désirs  le  succès  est  certain, 

Si  ce  succès  dépend  d'une  mortelle  main. 


1  £»</i..ch.  V,  V.  3. 

2  Tout  ce  morceau  est  d  un  charme  de  diction  pour  l'oreille ,  et  encore  plus 
pour  l'âme ,  au-dessus  duquel  on  n'imagine  rien.  (  L.) 

3  Cette  expression  d'astret  ennemit,  si  belle,  si  poétique  par  elle-même,  a  de 
plus  le  mérite  de  la  convenance  dans  la  bouche  d'un  prince  qui  adorait  le  soleil 
et  les  astres,  et  qui  croyait  à  l'astrologie.  (L.  B.) 

*  Soins  est  plus  faible  quin(érei;  mais  en  poésie,  aoim  dit  plus  qu'en  prose, 
et  même  équivaut  à  inquiétudee.  (G.) 


ACTE   II,   SCÈNE   VII  259 

ESTHER. 

0  bonté  qui  m'assure  autant  qu'elle  m'honore  '  ! 

Un  intérêt  pressant  veut  que  je  vous  implore  : 

J'attends  ou  mon  malheur  ou  ma  félicité; 

Et  tout  dépend,  seigneur,  de  votre  volonté. 

Un  mot  de  votre  bouche,  en  terminant  mes  peines, 

Peut  rendre  Esther  heureuse  entre  toutes  les  reines. 

ASSUÉRUS. 

Ah  !  que  vous  enflammez  mon  désir  curieux  ! 

ESTHER. 

Seigneur,  si  j'ai  trouvé  grâce  devant  vos  yeux. 
Si  jamais  à  mes  vœux  vous  fûtes  favorable, 
Permettez,  avant  tout,  qu'Esther  puisse  à  sa  table 
Recevoir  aujourd'hui  son  souverain  seigneur, 
Et  qu'Aman  soit  admis  à  cet  excès  d'honneur*. 
J'oserai  devant  lui  rompre  ce  grand  silence; 
Et  j'ai  pour  m'expliquer  besoin  de  sa  présence. 

ASSUÉRUS. 

Dans  quelle  inquiétude,  Esther,  vous  me  jetez  ! 
Toutefois  qu'il  soit  fait  comme  vous  souhaitez. 

(A  ceux  de  sa  suite.) 

Vous,  que  l'on  cherche  Aman;  et  qu'on  lui  fasse  entendre 
Qu'invité  chez  la  reine,  il  ait  soin  de  s'y  rendre  ^. 


1  M'assure  ne  signifie  pas  me  rassure;  et  c'est  me  rassure  que  l'auteur  entend 
(  Volt.) 

2  Esth.,  cil.  V,  V.8. 

s  «  Qu'on  appelle  Aman ,  dit  le  roi  aussitôt ,  afin  ijuil  obéisse  à  la  volonté  de  la 
reine.  »  Esth  ,  ch.  v,  v.  5.)  —  C'était  la  plus  grande  faveur  à  laquelle  on  pouvait 
prétendre  dans  la  Perse.  Rarement  les  rois  admettaient  a  leur  table  leur  mère, 
jamais  leur  épouse.  (L.  R.) 


-260  ESTHER    . 

SCÈNE   VIII 

ASSUÉRUS,  ESTHER,  ÉLISE,  THAMAR, 
HYDASPE,  UNE  PARTIE  DU  CHŒUR. 

HYDASPE. 

Les  savants  Chaldéens,  par  vos  ordres  appelés, 
Dans  cet  appartement,  seigneur,  sont  assemblés. 

ASSUÉRUS.  ^ 

Princesse,  un  songe  étrange  occupe  ma  pensée  : 

Vous-même  en  leur  réponse  êtes  intéressée. 

Venez,  derrière  un  voile  écoutant  leurs  discours, 

De  vos  propres  clartés  me  prêter  le  secours  '. 

Je  crains  pour  vous,  pour  moi,  quelque  ennemi  perfide. 

ESTHER. 

Suis-moi ,  Thamar.  Et  vous ,  troupe  jeune  et  timide. 
Sans  craindre  ici  les  yeux  d'une  profane  cour, 
A  l'abri  de  ce  trône  attendez  mon  retour. 

SCÈNE    IX 

Cette  scène  est  partie  déclamée  et  partie  chantée. 

ÉLISE,  UiNE  PARTIE  DU  CHCEUR. 

ÉLISE. 

Que  vous  semble,  mes  sœurs,  de  l'état  où  nous  sommes  ? 
D'Esther,  d'Aman,  qui  le  doit  emporter? 
Est-ce  Dieu,  sont-ce  les  hommes. 
Dont  les  œuvres  vont  éclater? 
Vous  avez  vu  quelle  ardente  colère 
Allumait  de  ce  roi  le  visage  sévère. 

UNE   ISRAÉLITE. 

Des  éclairs  de  ses  yeux  l'œil  était  ébloui, 

1  Clartés  est  ici  pour  lumieren. 


ACTE  II,  SCÈNE  I\  201 

UNE   AUTRE. 

Et  sa  voix  m'a  paru  comine  un  tonnerre  horrible. 

ÉLISE. 

Comment  ce  courroux  si  terrible 
En  un  moment  s'est-il  évanoui  ? 

UNE   ISRAÉLITE  chante. 

Un  moment  a  changé  ce  courage  inflexible  : 
Le  lion  rugissant  est  un  agneau  paisible. 
Dieu,  notre  Dieu  sans  doute  a  versé  dans  son  cœur 
Cet  esprit  de  douceur  ». 

LE  CnOEUR  chante. 

Dieu,  notre  Dieu  sans  doute  a  versé  dans  son  cœur 
Cet  esprit  de  douceur. 

LA  MÊME   ISRAÉLITE  chante. 

Tel  qu'un  ruisseau  docile  - 
Obéit  à  la  main  qui  détourne  son  cours , 
Et,  laissant  de  ses  eaux  partager  le  secours, 
Va  rendre  tout  un  champ  fertile  : 
Dieu,  de  nos  volontés  arbitre  souverain, 
Le  cœur  des  rois  est  ainsi  dans  ta  main. 

ÉLISE. 

Ah  !  que  je  crains,  mes  sœurs,  les  funestes  nuages 

Qui  de  ce  prince  obscurcissent  les  yeux  ! 
Comme  il  est  aveuglé  du  cuite  de  ses  dieux  ! 

UNE   1SR.\ÉL1TE. 

11  n'atteste  jamais  que  leurs  noms  odieux. 

UNE   AUTRE. 

Aux  feux  inanimés  dont  se  parent  les  cieux  ' 

1  Eslh.,  ch.  V,  V.  2. 

*  Ce  vers  est  une  imitation  d  un  verset  du  livre  des  Proverbe$  déjà  cité,  acte  I". 
scène  1". 
s  Louis  Racine  s'est  approprié  cette  belle  expression  : 

Aux  feiii  inanimés  qui  roulent  sur  leurs  têtes.  {La  Religion,  ch.  m.) 

C'est  un  fils  qui  hérite  de  son  père;  mais,  en  passant  entre  ses  mains,  le  bien  a 
perdu  quelque  chose  de  sa  valeur  :  dont  se  pareni  let  deux  ^  a  plus  de  grâce-  que 
i/ui  roulent  sur  leurs  lélef.  f^G.) 


26^  ESTHER 

Il  rend  de  profanes  hommages. 

UNE   AUTRE. 

Tout  son  palais  est  plein  de  leurs  images. 

LE  CHŒUR  chante 

Malheureux,  VOUS  quittez  le  maître  des  humains 
Pour  adorer  l'ouvrage  de  vos  mains  '  ! 

UNE   ISRAÉLITE   chante. 

Dieu  d'Israi'l.  dissipe  enfin  cette  ombre  : 
Des  larmes  de  tes  saints  quand  seras-tu  touché? 

Quand  sera  le  voile  arraché 
Qui  sur  tout  l'univers  jette  une  nuit  si  sombre? 
Dieu  d'Israël,  dissipe  enfio  cette  ombre  : 
Jusqu'à  quand  seras-tu  caché? 

UNE  DES   PLUS  JEUNES   ISRAÉLITES. 

Parlons  plus  bas,  mes  sœurs.  Ciel!  si  quelque  infidèle, 
Écoutant  nos  discours,  nous  allait  déceler  ! 

ÉLISE. 

Quoi  !  fille  d'Abraham,  une  crainte  mortelle 

Semble  déjà  vous  faire  chanceler  ! 
Hé  !  si  l'impie  Aman,  dans  sa  main  homicide, 
Faisant  luire  à  vos  yeux  un  glaive  menaçant, 

A  blasphémer  le  nom  du  Tout-Puissant 

Voulait  forcer  votre  bouche  timide  ! 

UNE   AUTRE   ISRAÉLITE. 

Peut-être  Assuérus,  frémissant  de  courroux, 
Si  nous  ne  courbons  les  genoux 
Devant  une  muette  idole, 
Commandera  qu'on  nous  immole. 
Cbère  sœur,  que  choisirez-vous  ? 

LA  JEUNE   ISRAÉLITE. 

Moi  je'pourrais  trahir  le  Dieu  que  j'aime  ! 
J'adorerais  un  Dieu  sans  force  et  sans  vertu. 


1  Confundantur  omnes  qui  adorant  sculptilia.  et  qui  gloriantur  in  simulacris 
suis.  (Ps.xcvi,  V. 7.) 


ACTE   11,   SCENE   l\  ^  263 

Reste  d'un  tronc  par  les  vents  abattu, 
Qui  ne  peut  se  sauver  lui-même  ! 

LE  CHCEUR  chante. 

Dieux  impuissants,  dieux  sourds,  tous  ceux  qui  vous  implorent 
Ne  seront  jamais  entendus  : 
Que  les  démons  et  ceux  qui  les  adorent 
Soient  à  jamais  détruits  et  confondus! 

UNE  ISRAÉLITE  chante. 

Que  ma  bouche  et  mon  cœur,  et  tout  ce  que  je  suis  '. 
Rendent  honneur  au  Dieu  qui  m'a  donné  la  vie. 
Dans  les  craintes,  dans  les  ennuis, 
En  ses  bontés  mon  âme  se  confie. 
Veut-il  par  mon  trépas  que  je  le  glorifie? 
Que  ma  bouche  et  mon  cœur,  et  tout  ce  que  je  suis. 
Rendent  honneur  au  Dieu  qui  m'a  donné  la  vie. 

ÉLISE. 

Je  n'admirai  jamais  la  gloire  de  l'impie. 

UNE   AUTRE   ISRAÉLITE. 

Au  bonheur  du  méchant  qu'une  autre  porte  envie. 

ÉLISE. 

Tous  ses  jours  paraissent  charmants  *; 

L'or  éclate  en  ses  vêtements  : 
Son  orgueil  est  sans  borne  ainsi  que  sa  richesse; 
Jamais  l'air  n'est  troublé  de  ses  gémissements  ; 
Il  s'endort,  il  s'éveille  au  son  des  instruments; 

Son  cœur  nage  dans  la  mollesse. 

UXE   AUTRE   ISRAÉLITE. 

Pour  comble  de  prospérité, 
H  espère  revivre  en  sa  postérité  ; 


1  Cette  strophe  est  la  seule  qui  paraisse  faible  et  au-dessous  du  génie  lyrique 
de  l'auteur. (G.) 

5  Vae  qui  consurgitis  mane  ad  ebrietatern  sectandam  et  potandum  usque  ad 
vesperam.  ut  vino  aesluetisl  Cilhara,  et  iyra,  et  tympanum ,  et  tibia,  et  vinum.  in 
conviviis  vestris;  etopus  Domini  non  respicitis,  ner  opéra  uianuum  cius  consi 
deratis.  (/»ii>,  ch.  v,  v.  H  et  t2.) 


2iii  ESTHER 

Et  d'enfants  à  sa  table  une  riante  troupe 
Semble  boire  avec  lui  la  joie  à  pleine  coupe  ' 

(  Tout  le  reste  est  chanté.) 
LE  CHŒUR. 

Heureux,  dit-on,  le  peuple  florissant 
Sur  qui  ces  biens  coulent  en  abondance  ! 
Plus  heureux  le  peuple  innocent 
Qui  dans  le  Dieu  du  ciel  a  mis  sa  confiance  -  ! 

UNE  ISRAÉLITE  seule. 

Pour  contenter  ses  frivoles  désirs 
L'homme  insensé  vainement  se  consume; 

Il  trouve  l'amertume 

Au  milieu  des  plaisirs. 

UNE  AUTRE,   seule. 

Le  bonheur  de  l'impie  est  toujours  agité  : 
Il  erre  à  la  merci  de  sa  propre  inconstance. 

Ne  cherchons  la  félicité 

Que  dans  la  paix  et  l'innocence. 

LA  MÊME,   avec  une  autre 

0  douce  paix  I 
0  lumière  éternelle  ! 
Beauté  toujours  nouvelle  ! 
Heureux  le  cœur  épris  de  tes  attraits  ! 
0  douce  paix  ! 
0  lumière  éternelle  ! 
Heureux  le  cœur  qui  ne  te  perd  jamais  ! 

1  Boire  la  joie,  expression  énergique  et  audacieuse,  empruntée  de  Virgile,  qui 
dit  en  parlant  de  Didon  :  Lonrjumque  bibebal  amorem.  Mais  Virgile  est  beaucoup 
plus  hardi.  Racine  emploie  un  correctif;  il  se  sert  du  mot  coupe ,  qui  adoucit  la 
métaphore.  J.-B.  Rousseau,  dans  sa  cantate  de  Bacchus,  a  plus  imité  Racine 
que  Racine  n'a  imité  Virgile  ; 

La  céleste  troope, 
Dans  ce  jus  vante', 
Boit  à  pleine  coupe 
L'immortalité. 

(G.) 

2  Beatum  dixerunt  populum  cui  haec  sunt:  beatus  populus  cujus  Dominus  Deu* 
ejus.  (Ps.  cxLiii ,  V.  13.) 


ACTE   H,  SCÈNE   IX  -26c 

LE   CHOEUR. 

0  douce  paix  ! 
0  lumière  éternelle  ! 
Beauté  toujours  nouvelle  ! 
0  douce  paix  ! 
Heureux  le  coeur  qui  ne  te  perd  jamais  ! 

LA  MÊME,    seule. 

Nulle  paix  pour  l'impie.  11  la  cherche,  elle  fuit  i  ; 
Et  le  calme  en  son  cœur  ne  trouve  point  de  place  ; 

Le  glaive  au  dehors  le  poursuit, 

Le  remords  au  dedans  le  glace*. 

UNE   AUTllE. 

La  gloire  des  méchants  en  un  moment  s'éteint  : 
L'affreux  tombeau  pour  jamais  les  dévore. 
Il  n'en  est  pas  ainsi  de  celui  qui  te  craint; 
Il  renaîtra,  mon  Dieu,  plus  brillant  que  l'aurore. 

LE   CHCEUIl. 

0  douce  paix  ! 
Heureux  le  cœur  qui  ne  te  perd  jamais  ! 

ÉLISE ,    sans  chanter. 

Mes  sœurs,  j'entends  du  bruit  dans  la  chambre  prochaine. 
On  nous  appelle,  allons  rejoiildre  notre  reine. 


1  Impii  autem  quasi  mare  fervens  quod  quiescere  non  (wtest...  Non  est  pax 
impiis.  (haie,  ch.  LVii,  v.  20  et  21,  et  ch.  xlviii,  v.  22.) 
*  Foris  gladius,  etintus  pavor.  (Deulér..  xxxii.  v.  32.) 


FIN   DU    DEUXIEME   ACTE. 


266  ESTHER 


ACTE    TROISIEME 

Le  théâtre  représente  les  jardins  d'Esther,  et  un  des  côtés 
du  salon  où  se  fait  le  festin. 


SCÈNE   I 
AMAN,  ZARÉS. 

ZARÈ6. 

C'est  donc  ici  d'Esther  le  superbe  jardin  S 
Et  ce  palais  pompeux  est  le  lieu  du  festin? 
Mais,  tandis  que  la  porte  eu  est  encor  fermée , 
Écoutez  les  conseils  d'une  épouse  alarmée. 
Au  nom  du  sacré  nœud  qui  me  lie  avec  vous  *, 
Dissimulez,  seigneur, cet  aveugle  courroux; 
Éclaircissez  ce  front  où  la  tristesse  est  peinte  '; 
Les  rois  craignent  surtout  le  reproche  et  la  plainte. 
Seul  entre  tous  les  grands  par  la  reine  invité, 
Ressentez  donc  aussi  cette  félicité. 
Si  le  mal  vous  aigrit,  que  le  bienfait  vous  touche. 
Je  l'ai  cent  fois  appris  de  votre  propre  bouche  : 


1  Le  scrupule  sur  lunite  du  lieu  jusqu  au  point  de  la  renfermer  dans  un  même 
appartement ,  comme  Racine  l'a  pratiqué  d'ordinaire ,  est  une  perfection  ,  mais 
non  pas  une  règle.  Il  e§t  d'autant  plus  raisonnable  de  ne  pas  s  y  astreindre  rigou- 
reusement, qu'on  se  priverait  par  là  de  bien  des  sujets,  et  de  nombre  de  beautés 
tout  autrement  essentielles.  L'esprit  du  précepte  est  rempli  quand  la  vraisem- 
blance n'est  pas  violée.  (L.) 

2  Du  temps  de  Racine ,  le  mot  sacre ,  placé  devant  le  substantif,  ne  produisait 
point  encore  un  effet  désagréable  :  aujourd'hui  l'usage  veut  qu'on  mette  sacre 
après  son  substantif.  (  G.) 

"  N'éclaircirez-vous  point  ce  front  chargé  d'ennuis?  "    (Boileai'.) 


ACTE   III,   SCÈiNE   l  267 

Quiconque  ne  sait  pas  dévorer  un  affront , 
Ni  de  fausses  couleurs  se  déguiser  le  front , 
Loin  de  l'aspect  des  rois  qu'il  s'écarte ,  qu'il  fuie  ! 
Il  est  des  contre-temps  qu'il  faut  qu'un  sage  essuie  : 
Souvent  avec  prudence  un  outrage  enduré 
Aux  honneurs  les  plus  hauts  a  servi  de  degré. 

AMAN. 

0  douleur!  ô  supplice  affreux  à  la  pensée  ! 

0  honte  qui  jamais  ne  peut  être  effacée  ! 

Un  exécrable  Juif,  l'opprobre  des  humains, 

S'est  donc  vu  de  la  pourpre  habillé  par  mes  mains  1 

C'est  peu  qu'il  ait  sur  moi  remporté  la  victoire; 

Malheureux,  j'ai  servi  de  héraut  à  sa  gloire  ! 

Le  traître,  il  insultait  à  ma  confusion  ; 

Et  tout  le  peuple  même,  avec  dérision 

Observant  la  rougeur  qui  couvrait  mon  visage, 

De  ma  chute  certaine  en  tirait  le  présage. 

Roi  cruel,  ce  sont  là  les  jeux  où  tu  te  plais  ! 

Tu  ne  m'as  prodigué  tes  perfides  bienfaits 

Que  pour  me  faire  mieux  sentir  ta  tyrannie, 

Et  m'accabler  enfin  de  plus  d'ignominie  ' 

ZARÈS. 

Pourquoi  juger  si  mal  de  son  intention  ? 
Il  croit  récompenser  une  bonne  action. 
Ne  faut-il  pas.  seigneur,  s'étonner,  au  contraire, 
Qu'il  en  ait  si  longtemps  différé  le  salaire? 
Du  reste,  il  n'a  rien  fait  que  par  votre  conseil; 
Vous-même  avez  dicté  tout  ce  triste  appareil  : 
Vous  êtes  après  lui  le  premier  de  l'empire. 
Sait-il  toute  l'horreur  que  ce  Juif  vous  inspire? 

AMAN. 

Il  sait  qu'il  me  doit  tout,  et  que,  pour  sa  grandeur  ', 

1  On  assure  qu'un  ministre  qui  était  encore  en  place  alors  (M.  de  Louvois  ) 
avait  donné  lieu  à  ce  vers .  parce  que ,  dans  un  mouvement  de  colère .  il  avait  dit 
luelque  chose  de  semblable.  ;L.  R.j 


268  ESTHER 

J'ai  foulé  sous  mes  pieds  remords,  crainte,  pudeur; 
Qu'avec  un  cœur  d'airain  exerçant  sa  puissance. 
J'ai  fait  taire  les  lois,  et  gémir  Tinnocence; 
Que  pour  lui  des  Persans  bravant  l'aversion . 
J'ai  chéri,  j'ai  cherché  la  malédiction  : 
Et,  pour  prix  de  ma  vie  à  leur  haine  exposée , 
Le  barbare  aujourd'hui  m'expose  à  leur  risée  ! 

ZARÈS. 

Seigneur,  nous  sommes  seuls.  Que  sert  de  se  flatter? 

Ce  zèle  que  pour  lui  vous  fîtes  éclater, 

Ce  soin  d'immoler  tout  à  son  pouvoir  suprême, 

Entre  nous,  avait-il  d'autre  objet  que  vous-même  '? 

Et,  sans  chercher  plus  loin,  tous  ces  Juifs  désolés. 

N'est-ce  pas  à  vous  seul  que  vous  les  immolez? 

Et  ne  craignez-vous  point  que  quelque  avis  funeste... 

Enfin  la  cour  nous  hait,  le  peuple  nous  déteste. 

Ce  Juif  même,  il  le  faut  confesser  malgré  moi, 

Ce  Juif,  comblé  d'honneurs,  me  cause  quelque  effroi  ' 

Les  malheurs  sont  souvent  enchaînés  l'un  à  l'autre  ; 

Et  sa  race  toujours  fut  fatale  à  la  vôtre. 

De  ce  léger  affront  songez  à  profiter. 

Peut-être  la  fortune  est  prête  à  vous  quitter; 

Aux  plus  affreux  excès  son  inconstance  passe  : 

Prévenez  son  caprice  avant  qu'elle  se  lasse. 

Où  tendez-vous  plus  haut?  Je  frémis  quand  je  voi 

Les  abîmes  profonds  qui  s'offrent  devant  moi  ; 

La  chute  désormais  ne  peut  être  qu'horrible. 

Osez  chercher  ailleurs  un  destin  plus  paisible  : 

Regagnez  l'Hellespont  et  ces  bords  écartés 


1  C'est  dans  l'esprit  seul  des  spectateurs  que  ces  idées  doivent  naître.  Instruits 
du  caractère  d  Aman ,  ils  savent  bien  que  tout  ce  que  ce  favori  se  vante  d'avoir  fait 
pour  le  roi,  il  ne  l'a  fait  que  pour  lui-même  ;  mais  est-il  dans  les  convenances  que 
la  femme  d'Aman  parle  ainsi?  Ne  devrait-elle  pas  plutôt  se  plaindre  de  l'injustice 
du  roi?  Ce  qu'Aman  n'ose  s'avouer  à  lui-même ,  est-ce  à  Zarès  à  le  lui  dire  aussi 
froidement?  (A.  Martin.) 

2  Esih.,  ch.  VI,  V.  13. 


ACTE  III,   SCÈNE  II  269 

OÙ  "VOS  aïeux  errants  jadis  furent  jetés , 

Lorsque  des  Juifs  contre  eux  la  vengeance  allumée 

Chassa  tout  Amalec  de  la  triste  Idumée  '. 

Aux  malices  du  sort  enfin  dérobez-vous; 

Nos  plus  riches  trésors  marcheront  devant  nous 

Vous  pouvez  du  départ  me  laisser  la  conduite; 

Surtout  de  vos  enfants  j'assurerai  la  fuite. 

N'ayez  soin  cependant  que  de  dissimuler. 

Contente,  sur  vos  pas  vous  me  verrez  voler  : 

La  mer  la  plus  terrible  et  la  plus  orageuse 

Est  plus  sûre  pour  nous  que  cette  cour  trompeuse. 

Mais  à  grands  pas  vers  vous  je  vois  quelqu'un  marcher; 

C'est  Hydaspe. 

SCÈNE   II 
AMAN,  ZARÈS,  HYDASPE. 

HYDASPE. 

Seigneur,  je  courais  vous  chercher  *. 
Votre  absence  en  ces  lieux  suspend  toute  la  joie  ; 
Et  pour  vous  y  conduire  Assuérus  m'envoie. 

AMAN. 

Et  Mardochée  est-il  aussi  de  ce  festin'? 

HYDASPE. 

A  la  table  d'Esther  portez-vous  ce  chagrin  ? 
Quoi!  toujours  de  ce  Juif  l'image  vous  désole? 
Laissez-le  s'applaudir  d'un  triomphe  frivole. 
Croit-il  d' Assuérus  éviter  la  rigueur? 


>  On  ne  dirait  point  tout  Hercule  pour  les  HéracUits ,  tout  Pailante  pour  les 
Pallantiies.  Mais  comme,  dans  le  style  de  lÉcriture  Siiinte,  on  dit  tout  Israël  pour 
le  peuple  d  Israël,  on  peut  dire  tout  Amalec  pour  \ts  AmaléciUii ,  dont  il  fut  le 
père.  (L.  R.) 

*  Esih.,  ch.  VI,  V.  li. 

3  Question  amere  et  ironique,  qui  peint  les  tourments  secrets  auxquels  le  cœur 
d  Aman  est  en  jjroie  (G.) 


270  ESTHER 

Ne  possédez -vous  pas  son  oreille  et  son  cœur? 
On  a  payé  le  zèle,  od  punira  le  crime  ; 
Et  l'on  vous  a,  seigneur,  orné  votre  victime. 
Je  me  trompe,  ou  vos  vœux  par  Esther  secondés 
Obtiendront  plus  encorque  vous  ne  demandez. 

AMAN. 

Croirai-je  le  bonheur  que  ta  bouche  m'annonce? 

HYPASPE. 

J'ai  des  savants  devins  entendu  la  réponse  : 
Ils  disent  que  la  main  d'un  perfide  étranger 
Dans  le  sein  de  la  reine  est  prête  à  se  plonger. 
Et  le  roi,  qui  ne  sait  où  trouver  le  coupable , 
N'impute  qu'aux  seuls  Juifs  ce  projet  détestable, 

AMAN. 

Oui,  ce  sont,  cher  ami,  des  monstres  furieux  : 
Il  faut  craindre  surtout  leur  chef  audacieux. 
La  terre  avec  horreur  dès  longtemps  les  endure, 
Et  l'on  n'en  peut  trop  tôt  délivrer  la  nature. 
Ah  !  je  respire  entin.  Chère  Zarès,  adieu. 

HYDASPE. 

Les  compagnes  d'Esther  s'avancent  vers  ce  lieu  : 
Sans  doute  leur  concert  va  commencer  la  fête. 
Entrez,  et  recevez  l'honneur  qu'on  vous  apprête. 


SCENE    III 
ÉLISE,   LE  CHCEUR. 

Ceci  se  récite  sans  chant. 
UNE    DES   ISRAÉLITES. 

C'est  Aman. 

UNE  AUTRE. 

C'est  lui-même;  et  j'en  frémis,  ma  sœur. 


ACTE   m.   SCÈNE   III  271 

LA   PREMIÈRE. 

Mon  cœur  de  crainte  et  d'horreur  se  resserre. 

l'autre 
C'est  d'Israël  le  superbe  oppresseur. 
LA  première. 
C'est  celui  qui  trouble  la  terre. 

ÉLISE. 

Peut-on,  en  le  voyant,  ne  le  connaître  pas  ! 
L'orgueil  et  le  dédain  sont  peints  sur  son  visage. 

UNE   ISRAÉLITE. 

On  lit  dans  ses  regards  sa  fureur  et  sa  rage. 

UNE  AUTRE. 

Je  croyais  voir  marcher  la  mort  devant  ses  pas.  ' 

UiNE  DES   PLUS  JEUNES. 

Je  ne  sais  si  ce  tigre  a  reconnu  sa  proie  : 
Mais,  en  nous  regardant,  mes  sœurs,  il  m'a  semblé 
Qu'il  avait  dans  les  yeux  une  barbare  joie 
Dont  tout  mon  sang  est  encore  troublé. 

ÉLISE. 

Que  ce  nouvel  honneur  va  croître  son  audace  '  ! 

Je  le  vois,  mes  sœurs,  je  le  voi  : 
A  la  table  d'Esther  l'insolent  près  du  roi 
A  déjà  pris  sa  place. 

UNE   DES   ISRAÉLITES. 

Ministre  du  festin ,  de  grâce ,  dites- nous , 
nuels  mets  à  ce  cruel,  quel  vin  préparez-vous? 

UNE  AUTRE. 

Le  sang  de  l'orphelin, 

UNE  TROISIÈME. 

Les  pleurs  des  misérables , 

LA  SECONDE. 

Sont  ses  mets  les  plus  agréables. 

1  Nouvel  exemple  du  verbe  croUre  pris  activement.  (G.) 


272  ESTHER 

LA.   TROISIÈME. 

C'est  son  breuvag:e  le  plus  doux. 

ÉLISE. 

Chères  sœurs ,  suspendez  la  douleur  qui  vous  presse. 
Chantons,  on  nous  l'ordonne;  et  que  puissent  nos  chants 
Du  cœur  d'Assuérus  adoucir  la  rudesse. 
Comme  autrefois  David,  par  ses  accords  touchants, 
Calmait  d'un  roi  jaloux  la  sauvage  tristesse  •  ! 

Tout  le  reste  de  cette  scène  est  chanté. 
UNE   ISRAÉLITE. 

Que  le  peuple  est  heureux, 
Lorsqu'un  roi  généreux. 
Craint  dans  tout  l'univers,  veut  encore  qu'on  l'aime  ! 
Heureux  le  peuple  !  heureux  le  roi  lui-même  ! 

TOUT   LE   CHCEUR. 

0  repos  !  ô  tranquillité  ! 
0  d'un  parfait  bonheur  assurance  éternelle  ! 
Quand  la  suprême  autorité 
Dans  ses  conseils  a  toujours  auprès  d'elle 
La  justice  et  la  vérité  ! 

Les  quatre  stances  suivantes  sont  chantées  alternativement  par  une  voix  seule 
et  par  le  chœur. 

UNE   ISRAÉLITE. 

Rois,  chassez  la  calomnie*  : 
Ses  criminels  attentats 
Des  plus  paisibles  États 
Troublent  l'heureuse  harmonie. 


1  Saiil.  —  Quandocumque  spiritus  malus  arripiebat  Saul ,  David  toUebat  citha- 
ramet  percutiebat  manu  sua;  et  refocillabatur  Saul,  et  levius  habebat;  recedebat 
enim  ab  eo  spiritus  malus.  (/  RoU.  xvi,  23.) 

2  Ces  strophes  sont  remarquables  par  l'élégance  et  la  grâce ,  par  une  heureuse 
facilité  de  style.  On  leur  a  souvent  comparé  la  paraphrase  du  psaume  cxix,  contre 
les  calomniateurs;  mais  les  vers  de  J.-B.  Rousseau  n'ont  rien  de  commun  avec 
ceux  de  Racine,  qui  s'adressent  aux  rois,  et  n'ont  pour  objet  que  la  calomnie 
politique.  Louis  Racine  disait  que  son  pare  se  félicitait  de  ces  quatre  statues,  qui 
contiennent  des  vérités  utiles  aux  rois.  (G.) 


ACTE    ni,   SCÈNE   III  273 

Sa  fureur,  de  sang  avide, 
Poursuit  partout  l'innocent. 
Rois,  prenez  soin  de  l'absent 
Contre  sa  langue  homicide. 

De  ce  monstre  si  farouche 
Craignez  la  feinte  douceur  : 
La  vengeance  est  dans  son  cœur  ', 
Et  la  pitié  dans  sa  bouche. 

La  fraude  adroite  et  subtile 
Sème  de  fleurs  son  chemin  : 
Mais  sur  ses  pas  vient  enfin 
Le  repentir  inutile. 

ONE   ISRAÉLITE   seule. 

D'un  souffle  l'aquilon  écarte  les  nuages , 

Et  chasse  au  loin  la  foudre  et  les  orages  : 
Un  roi  sage ,  ennemi  du  langage  menteur, 
Écarte  d'un  regard  le  perfide  imposteur 

UNE   AUTRE. 

J'admire  un  roi  victorieux, 
gue  sa  valeur  conduit  triomphant  en  tous  lieux. 
Mais  un  roi  sage  et  qui  hait  l'injustice*, 
(jui  sous  la  loi  du  riche  impérieux 
Ne  souflre  point  que  le  pauM-e  gémisse , 

Est  le  plus  beau  présent  des  cieux. 

UNE  AUTRE. 

La  veuve  en  sa  défense  espère; 

UNE  AUTRE. 

De  l'orphelin  il  est  le  père; 

«  Voltaire  se  souvenait  sans  doute  de  ces  vers  lorsqu'il  a  dit',  en  parlant  de 
I  hypocrisie  : 

Le  ciel  est  dans  ses  yeui ,  l'enfer  est  dans  son  cœur. 
*  Il  y  avait  sans  doute  quelque  courage  à  faire  chanter  de  pareils  vers  devant 
Louis  XIV;  mais  le  prince  qui  s'accusa  si  noblement  lui-même  d'avoir  aimé  la 
ijuerre  était  digne  d'entendre  ces  sublimes  leçons.  (  G.) 

18 


-27  i  ESTHER 

TOUTES   ENSEMBLE. 

Et  les  larmes  du  juste  implorant  son  appui 
Sont  précieuses  devant  lui  ' . 

UNE  ISRAÉLITE  seule. 

Détourne,  roi  puissant,  détourne  tes  oreilles 
De  tout  conseil  barbare  et  mensonger. 
Il  est  temps  que  tu  t'éveilles  : 
Dans  le  sang  innocent  ta  main  va  se  plonger 

Pendant  que  tu  sommeilles. 
Détourne,  roi  puissant,  détourne  tes  oreilles 
De  tout  conseil  barbare  et  mensonger. 

UNE   AUTRE. 

Ainsi  puisse  sous  toi  trembler  la  terre  entière  ! 

Ainsi  puisse  à  jamais  contre  tes  ennemis 

Le  bruit  de  ta  valeur  te  servir  de  barrière  ! 

S'ils  t'attaquent,  qu'ils  soient  en  un  moment  soumis. 

Que  de  ton  bras  la  force  les  renverse  ; 

Que  de  ton  nom  la  terreur  les  disperse  : 
Que  tout  leur  camp  nombreux  soit  devant  tes  soldats 

Gomme  d'enfants  une  iroupe  inutile; 
Et  si  par  un  chemin  il  entre  en  tes  États, 
Qu'il  en  sorte  par  plus  de  mille  -. 

SCÈNE    IV 
ASSUÉRUS,  ESTHER,  AMAN,  ÉLISE,  LE  CHCEUR. 

ASSUÉRUS  à  Esther. 

Oui,  vos  moindres  discours  ont  des  grâces  secrètes  : 

1  Rousseau  a  presque  copié  ces  vers  (  liv.  1 ,  o(U  v.) 

Et  les  larmes  de  l'innocence 
Sont  précieuses  devant  lui, 

2  L'arrangement  de  cette  phrase  a  quel(|ue  chose  de  pénible  qui  nuit  à  la  rapidité 
et  à  l'élégance  du  style.  Racine  dit  :  Que  la  terreur  de  ton  nom  disperse  les  ennemis .■ 
si  tout  leur  camp  nombreux  entre  en  tes  Etals,  qu'il  en  sorte.  Peut-on  dire  d'un  camp 
<iu'il  entre  et  qu'il  sort  ?  Sans  doute  le  mot  est  employé  pour  troupe  et  pour 
armée;  il  donne  même  une  idée  de  l'immensité  des  ennemis;  mais  il  nous  semble 
manquer  de  correction.  (A.  M.) 


ACTE   m,   SCÈNE   IV 

Une  noble  pudeur  à  tout  ce  que  vous  faites 
Donne  un  prix  que  n'ont  point  ni  la  pourpre  ni  l'or. 
Quel  climat  renfermait  un  si  rare  trésor? 
Dans  quel  sein  vertueux  avez- vous  pris  naissance? 
Et  quelle  main  si  sage  éleva  votre  enfance? 
Mais  dites  promptement  ce  que  vous  demandez  : 
Tous  vos  désirs,  Esther,  vous  seront  accordés', 
Dussiez-vous,  je  l'ai  dit,  et  veux  bien  le  redire, 
Demander  la  moitié  de  ce  puissant  empire  -. 

ESTHER. 

Je  ne  m'égare  point  dans  ces  vastes  désirs. 
Mais  puisqu'il  faut  enfin  expliquer  mes  soupirs, 
Puisque  mon  roi  lui-même  à  parler  me  convie, 

(Elle  se  jeUe  aux  pieds  du  roi.) 

J'ose  VOUS  implorer,  et  pour  ma  propre  vie'. 
Et  pour  les  tristes  jours  d'un  peuple  infortuné 
Qu'à  périr  avec  moi  vous  avez  condamné. 

ASSUÉRUS ,    la  relevant. 

A  périr  !  Vous  !  Quel  peuple?  et  quel  est  ce  mystère  *? 

AMAN,   à  part. 

Je  tremble. 

ESTllEB. 

Esther,  seigneur,  eut  un  Juif  pour  son  père; 
De  vos  ordres  sanglants  vous  savez  la  rigueur. 

AMAîî ,    à  part. 

Ah  1  dieux  ! 

ASSUÉRUS. 

Ah  !  de  quel  coup  me  percez  vous  le  cœur  ! 
Vous  la  fille  d'un  Juif  !  Hé  quoi  !  tout  ce  que  j'aime, 


1  Détirt  pour  deniande$esl  une  hardiesse  permise  aux  poètes.  On  dit  fn  prose 
HuHifaire,  combler  le»  désirs,  accorder  le»  demandti.  Racine  emploie  le  dMir  pour  la 
chose  désirée  (G.) 

»  Emh.,  ch.  V,  v.  6. 

s  Ibid.,  ch.  VII,  V.  3  et  4. 

»  lb\i.,  ch.  VII,  V.  5. 


-276  ESTHER 

Cette  Esther,  l'innocence  et  la  sagesse  même, 
Que  je  croyais  du  Ciel  les  plus  chères  amours, 
Dans  cette  source  impure  aurait  puisé  ses  jours  1 
Malheureux  ! 

ESTHER. 

Vous  pourrez  rejeter  ma  prière  : 
Mais  je  demande  au  moins  que,  pour  grâce  dernière, 
Jusqu'à  la  tin,  seigneur,  vous  m'entendiez  parler. 
Et  que  surtout  Aman  n'ose  point  me  troubler. 

ASSUÉRUS. 

Parlez. 

ESTHER. 

0  Dieu,  confonds  l'audace  et  l'imposture  ! 
Ces  Juifs,  dont  vous  voulez  délivrer  la  nature. 
Que  vous  croyez,  seigneur,  le  rebut  des  humains. 
D'une  riche  contrée  autrefois  souverains. 
Pendant  qu'ils  n'adoraient  que  le  Dieu  de  leurs  pères, 
Ont  vu  bénir  le  cours  de  leurs  destins  prospères. 
Ce  Dieu,  maître  absolu  de  la  terre  et  des  cieux, 
N'est  point  tel  que  l'erreur  le  figure  à  vos  yeux. 
L'Éternel  est  son  nom;  le  monde  est  son  ouvrage  : 
Il  entend  les  soupirs  de  l'humble  qu'on  outrage, 
Juge  tous  les  mortels  avec  d'égales  lois, 
Et  du  haut  de  son  trône  interroge  les  rois  '  : 
Des  plus  fermes  États  la  chute  épouvantable. 
Quand  il  veut,  n'est  qu'un  jeu  de  sa  main  redoutable 
Les  Juifs  à  d'autres  dieux  osèrent  s'adresser  : 
Rois,  peuples,  eu  un  jour  tout  se  vit  disperser; 
Sous  les  Assyriens  leur  triste  servitude 
Devint  le  juste  prix  de  leur  ingratitude. 

Mais,  pour  punir  enfin  nos  maîtres  à  leur  tour. 

1  Jamais  on  ne  fit  un  si  noble  usage  de  la  poésie;  jamais  on  ne  porta  si  haut 
1  art  des  vers.  C'est  à  la  lecture  de  ces  vers  sublimes  que  Voltaire,  dans  toute  la 
naïveté  du  sentiment  dont  il  était  pénétré ,  s'écriait  n  On  a  honte  de  faire  des 
vers  quand  on  en  lit  de  pareils.  «  (L.  et  G.;^ 


ACTE   m,   SCÈNE   IV  277 

Dieu  fit  choix  de  Cyms  avant  qu'il  vît  le  jour  ' , 
L'appela  par  son  nom,  le  promit  à  la  terre , 
Le  fit  naître,  et  soudain  l'arma  de  son  tonnerre. 
Brisa  les  fiers  remparts  et  les  portes  d'airain. 
Mit  des  superbes  rois  la  dépouille  en  sa  main, 
De  son  temple  détruit  vengea  sur  eux  l'injure  : 
Babylone  paya  nos  pleurs  avec  usure. 
Cyrus,  par  lui  vainqueur,  publia  ses  bienfaits . 
Regarda  notre  peuple  avec  des  yeux  de  paix . 
Nous  rendit  et  nos  lois  et  nos  fêtes  divines; 
Et  le  temple  déjà  sortait  de  ses  ruines. 
Mais ,  de  ce  roi  si  sage  héritier  insensé  ', 
Son  fils  interrompit  l'ouvrage  commencé. 
Fut  sourd  à  nos  douleurs.  Dieu  rejeta  sa  race, 
Le  retrancha  lui-même,  et  vous  mit  en  sa  place. 
Que  n'espérions-nous  point  d'un  roi  si  généreux  '  ! 
Dieu  regarde  en  pitié  son  peuple  malheureux. 
Disions-nous;  un  roi  règne,  ami  de  l'innocence. 
Partout  du  nouveau  prince  on  vantait  la  clémence  : 
Les  Juifs  partout  de  joie  en  poussèrent  des  cris. 
Ciel  !  verra-t-on  toujours  par  de  cruels  esprits 
Des  princes  les  plus  doux  l'oreille  environnée, 
Et  du  bonheur  public  la  source  empoisonnée  ! 
Dans  le  fond  de  la  Thrace  un  barbare  enfanté 
Est  venu  dans  ces  lieux  soufller  la  cruauté  : 


J  Ce  vers  et  les  suivants  sont  la  traduction  poétique  des  quatre  premiers  versets 
du  quarante-cinquième  chapitre  d'Isaïe.  Bossuet,  dans  un  style  digne  du  pro- 
phète, avait  déjà  traduit  ou  plutôt  paraphrasé  ce  passage  disaïe:  «  Quel  autre 
a  fait  un  Cyrus,  si  ce  n  est  Dieu,  qui  l'avait  nommé  deux  cents  ans  avant  sa  nais 
sance  dans  les  oracles  d'Isaïe  1  —  Tu  nés  pas  encore,  lui  disait-il;  mais  je  te 
vois,  et  je  t  ai  nommé  par  ton  nom  :  tu  t'appelleras  Cyrus.  Je  marcherai  devant 
loi  dans  les  combats;  à  ton  approche,  je  mettrai  les  rois  en  fuile,  je  briserai  les 
portes  d'airain.  C'fst  moi  qui  étends  les  cieux,  qui  soutiens  la  terre,  qui  nomme 
''e  qui  est  comme  ce  qui  n'est  pas.  »  Oraiton  funèbre  du  yrand  Condé.  (G.) 

î  Cambyse. 

3  Ce  morceau  est  d'autant  plus  adroit,  qu'Esthermet  rl;ms  la  bouche  des  Jui^» 
les  louanges  d'Assuérus.  (L.  B.) 


278  ESÏHEK 

Un  ministre  ennemi  de  votre  propre  gloire... 

AMAN. 

De  votre  gloire  !  moil  Ciel  1  le  pourriez-vous  croire? 
Moi  qui  n'ai  d'autre  objet  ni  d'autre  dieu... 

ASSUÉRUS. 

Tais -toi'. 
Oses -tu  donc  parler  sans  l'ordre  de  ton  roi  ! 

ESTHER. 

Notre  ennemi  cruel  devant  vous  se  déclare  *. 

C'est  lui;  c'est  ce  ministre  in6dèle  et  barbare 

Qui ,  d'un  zèle  trompeur  à  vos  yeux  revêtu, 

Contre  notre  innocence  arma  votre  vertu. 

Et  quel  autre,  grand  Dieu!  qu'un  Scythe  impitoyable 

Aurait  de  tant  d'horreurs  dicté  l'ordre  effroyable? 

Partout  l'affreux  signal  en  même  temps  donué 

De  meurtres  remplira  l'univers  étonné  : 

On  verra,  sous  le  nom  du  plus  juste  des  princes, 

Un  perfide  étranger  désoler  vos  provinces, 

Et  dans  ce  palais  même,  en  proie  à  son  courroux, 

Le  sang  de  vos  sujets  regorger  jusqu'à  vous. 

Et  que  reproche  aux  Juifs  sa  haine  envenimée? 
Quelle  guerre  intestine  avons-nous  allumée? 
Les  a-t-on  vus  marcher  parmi  vos  ennemis  ? 
Fut- il  jamais  au  joug  esclaves  plus  soumis  ? 
Adorant  dans  leurs  fers  le  Dieu  qui  les  châtie, 
Pendant  que  votre  main  sur  eux  appesantie 
A  leurs  persécuteurs  les  livrait  sans  secours, 
Ils  conjuraient  ce  Dieu  de  veiller  sur  vos  jours, 
De  rompre  des  méchants  les  trames  criminelles, 


1  La  dureté  de  cet  ordre  est  une  image  fidèle  du  mépris  qu'avaient  les  des])otes 
de  l'Asie  pour  ces  premiers  esclaves  de  leurs  caprices.  Auguste,  dans  une  mo- 
narchie naissante  et  beaucoup  plus  polie  que  celle  de  Perse,  parle  autrement 
à  Cinna;  il  lui  dit  du  ton  le  plus  modéré  :  Tu  tiens  mal  ta  promesse;  acte  V, 
scène  I.  (G.) 

î  Eslh..  ch.  vu .  V.  6. 


ACTE   111,   SCÈNE    IV  279 

De  mettre  votre  trône  à  l'abri  de  ses  ailes  •. 
N'en  doutez  point,  seigneur,  il  fut  votre  soutien  : 
Lui  seul  mit  à  vos  pieds  le  Parthe  et  l'Indien  ^, 
Dissipa  devant  vous  les  innombrables  Scythes, 
Et  renferma  les  mers  dans  vos  vastes  limites  : 
Lui  seul  aux  yeux  d'un  Juif  découvrit  le  dessein 
De  deux  traîtres  tout  prêts  à  vous  percer  le  sein. 
Hélas  !  ce  Juif  jadis  m'adopta  pour  sa  lille. 

ASSUÉRUS. 

Mardochée? 

ESTU£R. 

Il  restait  seul  de  notre  famille. 
Mon  père  était  son  frère.  Il  descend  comme  moi 
Du  sang  infortuné  de  notre  premier  roi  '. 
Plein  d'une  juste  horreur  pour  un  Amalécite, 
Race  que  notre  Dieu  de  sa  bouche  a  maudite, 
Il  n'a  devant  Aman  pu  fléchir  le  genou , 
Ni  lui  rendre  un  honneur  qu'il  ne  croit  dû  qu'à  vous. 
De  là  contre  les  Juifs  et  contre  Mardochée 
Cette  haine,  seigneur,  sous  d'autres  noms  cachée. 
En  vain  de  vos  bienfaits  Mardochée  est  paré  : 
A  la  porte  d'Aman  est  déjà  préparé 
D'un  infâme  trépas  l'instrumeul  exécrable; 
Dans  une  heure  au  plus  tard  ce  vieillard  vénérable, 

1  Corneille,  dans  Polyeucte , acte  IV,  sr.  vi.  dit  ; 

Ils  font  des  vœux  pour  nous  qui  les  persécutons. 

Voltaire  fait  reinar(]uer  que  Racine  a  exprimé  la  même  chose  dans  les  cinq  vers 
qui  précèdent,  puis  ajoute  -  "  Sévère,  qui  parle  en  homme  d'État,  ne  dit  qu'un  mot. 
et  ce  mot  est  plein  d'énergie.  Esther,  qui  veut  toucher  Assuérus,  étend  davantage 
cette  idée;  Sévère  ne  fait  qu'une  rétlexion,  tsther  fait  une  prière:  ainsi,  1  un  doit 
être  concis,  et  l'autre  déployer  une  élo<|ueiice  attendrissante.  Ce  sont  des  beautés 
différentes  et  toutes  deux  à  leur  place.  On  peut  souvent  faire  de  ces  compa- 
raisons :  rien  ne  contribue  davantage  à  épurer  le  goût.  " 

ï  Quel  tableau,  quelle  situation  que  celle  de  l'innocence  plaidant  elle-même  sa 
cause  en  présence  du  calomniateur,  au  tribunal  d'un  souverain  trompé  par  la 
calomnie'.  Qu'y  a-t  il  de  plus  intéressant,  de  plus  théâtral?  (G.) 

s  Gis ,  de  la  tribu  de  Benjamin ,  était  père  de  Satil ,  et  l'un  des  aïeux  de  Mar- 
dochée. (L.  B.) 


280  ESTHEH 

Des  portes  du  palais  par  son  ordre  arraché, 
Couvert  de  votre  pourpre  y  doit  être  attaché. 

ASSUÉRUS. 

Quel  jour  mêlé  d'horreur  vient  effrayer  mon  âme  î 
Tout  mon  sang  de  colère  et  de  honte  s'enflamme. 
J'étais  donc  le  jouet...  Ciel,  daignez  m'éclairer  ! 
Un  moment  sans  témoins  cherchons  à  respirer  '. 
Appelez  Mardochée,  il  faut  aussi  l'entendre  ^ 

(Assuérus  s'éloigne.) 
UNE  ISRAÉLITE. 

Vérité  que  j'implore,  achève  de  descendre! 

SCÈNE   V 
ESTHER,  AMAN,  ÉLISE,  LE  CHŒUR. 

AMAN ,    à  Esther. 

D'un  juste  étonnement  je  demeure  frappé  '. 

Les  ennemis  des  Juifs  m'ont  trahi,  m'ont  trompé  : 

J'en  atteste  du  Ciel  la  puissance  suprême, 

En  les  perdant  j'ai  cru  vous  assurer  vous-même  ^ 

Princesse,  en  leur  faveur  employez  mon  crédit  : 

Le  roi,  vous  le  voyez,  flotte  encore  interdit  s. 

Je  sais  par  quels  ressorts  on  le  pousse,  on  l'arrête; 

El  fais,  comme  il  me  plaît,  le  calme  et  la  tempête. 

Les  intérêls  des  Juifs  déjà  me  sont  sacrés. 

Parlez  :  vos  ennemis,  aussitôt  massacrés. 

Victimes  de  la  foi  que  ma  bouche  vous  jure. 

De  ma  fatale  erreur  répareront  l'injure. 

Quel  sang  demandez-vous  ? 


1  Eslh.,  ch.  VII,  V.  7. 

2  Cette  sortie  d'Assuérus ,  quoique  conforme  à  l'histoire ,  a  été  l'objet  d'une 
juste  critique.  11  est  évident  qu'elle  n'est  pas  assez  motivée.  (A.  M.) 

3  Esth.,  cb.  VII,  V.  6. 

*  Vous  assurer,  c'est-à-dire  assurer  voire  fortune  et  votre  vie. 
•'  C'est-k-dire  doute  encore  s'il  prendra  les  inte'réts  des  Juifs. 


ACTE  III,   SCÈNE  VI  281 

ESTHER. 

Va,  traître,  laisse-moi: 
Les  Juifs  n'attendent  rien  d'un  méchant  tel  que  toi. 
Misérable!  le  Dieu  vengeur  de  l'innocence, 
Tout  prêt  à  te  juger  tient  déjà  sa  balance  : 
Bientôt  ton  juste  arrêt  te  sera  prononcé. 
Tremble  :  son  jour  approche,  et  ton  règne  est  passé  '. 

AMAN. 

Oui,  ce  Dieu,  je  l'avoue,  est  un  Dieu  redoutable. 
iMais  veut-il  que  l'on  garde  une  haine  implacable? 
C'en  est  fait  :  mon  orgueil  est  forcé  de  plier. 
L'inexorable  Aman  est  réduit  à  prier  *. 

(Il  se  jette  aux  pieds  d'Esther.) 

Par  le  salut  des  Juifs,  par  ces  pieds  que  j'embrasse, 
Par  ce  sage  vieillard,  l'honneur  de  votre  race. 
Daignez  d'un  roi  terrible  apaiser  le  courroux  : 
Sauvez  Aman,  qui  tremble  à  vos  sacrés  genoux. 


SCENE    VI 

ASSUÉRUS,  ESTHER,  AMAN,  ÉLISE, 
LE  CHŒUR,  GARDES. 

ASSUÉRUS. 

Quoi!  le  traître  sur  vous  porte  ses  mains  hardies  ' ! 
Ah  !  dans  ses  yeux  confus  je  lis  ses  perfidies; 
Et  son  trouble,  appuyant  la  foi  de  vos  discours,    . 
De  tous  ses  attentats  me  rappelle  le  cours. 


<  Corneille  n';t  rien  de  plus  m;"ile,  de  plus  fier,  de  plus  terrible.  Jamais  on  n'a 
mis  dans  un  plus  grand  jour  In  supériorité  naturelle  do  la  vertu  sur  le  vice.  (G.) 
—  Casimir  Delavigne  a  imité  ce  vers  dans  son  ode  à  Napoléon  : 
Adien,  ton  règne  eipire,  et  ta  gloire  est  passée. 

î  £»</(., ch.  vil,  V.  7. 

3  ibid..  ch.  VII,  V.  9. 


282  ESTHER 

Qu'à  ce  monstre  à  l'instant  l'âme  soit  arrachée; 
Et  que  devant  sa  porte,  au  lieu  de  Mardochée  *, 
Apaisant  par  sa  mort  et  la  terre  et  les  cieux. 
De  mes  peuples  vengés  il  repaisse  les  yeux. 

(  Aman  est  emmené  par  les  gardes. 


SCENE   VII 

ASSUÉRUS,  ESTHER,  MARDOCHÉE,  ÉLESE, 
LE  CHfJEUR. 

ASSUÉRUS  à  Mardochée. 

Mortel  chéri  du  Ciel,  mon  salut  et  ma  joie, 

Aux  conseils  des  méchants  Ion  roi  n'est  plus  en  proie; 

Mes  yeux  sont  dessillés,  le  crime  est  confondu  : 

Viens  briller  près  de  moi  dans  le  rang  qui  t'est  dû  *. 

Je  te  donne  d'Aman  les  biens  et  la  puissance  : 

Possède  justement  son  injuste  opulence. 

Je  romps  le  joug  funeste  où  les  Juifs  sont  soumis  ', 

Je  leur  livre  le  sang  de  tous  leurs  ennemis  : 

A  l'égal  des  Persans  je  veux  qu'on  les  honore, 

Et  que  tout  tremble  au  nom  du  Dieu  qu'Esther  adore. 

Rebâtissez  son  temple ,  et  peuplez  vos  cités  ; 

Que  vos  heureux  enfants  dans  leurs  solennités 

Consacrent  de  ce  jour  le  triomphe  et  la  gloire*. 

Et  qu'à  jamais  mon  nom  vive  dans  leur  mémoire. 


1  Eilh.,  ch.  VII,  V.  9. 

2  Ibid.,  ch.  viii,  V.  I. 

5  Où  pour  auquel;  négligence  grammaticale.  (G.) 

4  Cette  fête,  appelée  le  Phur  ou  le  Sort .  est  encore  aujourd'hui  célébrée  par  les 
Juifs  le  quatorzième  jour  d'Adar,  dernier  mois  de  l'année  hébraïque,  et  qui  répond 
aux  mois  de  février  et  de  mars.  On  l'appelait  la  fête  du  Sort .  parce  que  le  sort  fut 
jeté  dans  l'urne  devant  Aman  pour  savoir  en  quel  mois  et  quel  jour  on  devait 
exterminer  tous  les  Juifs.  (G.) 


ACTE   111,  SCÈiNE  Mil  283 


SCENE  Vin 

ASSUÉRUS,  ESTHER,  MARDOCHÉE,  ASAPH. 
ÉLISE,  LE  CHŒUR. 

ASSUÉRUS. 

Que  veut  AsapB  ? 

ASAPH . 

Seigneur,  le  traître  est  expiré, 
Par  le  peuple  en  fureur  à  moitié  déchiré. 
On  traîne,  on  va  donner  en  spectacle  funeste  ' 
De  son  corps  tout  sanglant  le  misérable  reste. 

MARDOGHÉE. 

Roi,  qu'à  jamais  le  Ciel  prenne  soin  de  vos  ours  ! 
Le  péril  des  Juifs  presse,  et  veut  un  pionipt  secours. 

ASSUÉRUS. 

Oui,  je  t'entends.  Allons  par  des  ordres  contraires 
Révoquer  d'un  méchant  les  ordres  sanguinaires-. 

ESTHER. 

0  Dieu,  par  quelle  route  inconnue  aux  mortels 
Ta  sagesse  conduit  ses  desseins  éternels  '  ! 


1  On  dit  très-bien  donner  en  spettade.  mais  non  donner  en  ipeclaele  funeste. 
parce  que  ces  mots  donner  en  spectacle  ne  forment,  pour  ainsi  dire,  qu'un  seul 
verbe  composé.  (D'Olivet." 

i  Esth..  ch.  VIII,  V.  S. 

3  Ce  denoûment  laisse  les  esprits  frappés  d'étonnemenl  et  iladmiration.  La  chute 
épouvantable  et  soudaine  d'un  ministre  injuste  et  barbare,  le  retour  d'un  grand 
monarque  vers  la  justice  et  la  vérité,  une  nation  innocente  dérobée  aux  massacres 
préparés  par  la  haine  et  par  la  vengeance ,  la  vertu  et  la  piété  arrachées  aux  em- 
bûches des  méchants,  et  récompensées  dans  cette  même  cour  où  régnait  l'esprit 
de  vertige  et  d'erreur  :  tous  ces  grands  événements  ont  (iuel(|ue  chose  de  plus 
tragique  et  de  plus  théâtral,  de  plus  digne  de  la  poésie  et  de  la  scène,  que  la 
peinture  des  folles  passions.  (G.) 


â8i  ESTHER 

SCÈNE  IX 
LE  CHOEUR. 

TOUT    LE    CHOEUR. 

Dieu  fait  triompher  l'innocence, 
Chantons,  célébrons  sa  puissance. 

UNE   ISRAÉLITE. 

Il  a  vu  contre  nous  les  méchants  s'assembler, 
Et  notre  sang  prêt  à  couler; 

Gomme  l'eau  sur  la  terre  ils  allaient  le  répandre  ' 
Du  haut  du  Ciel  sa  voix  s'est  fait  entendre; 
L'homme  superbe  est  renversé, 
Ses  propres  flèches  l'ont  percé. 

UNE   AUTRE. 

J'ai  VQ  l'impie  adoré  sur  la  terre  '  ; 

Pareil  au  cèdre,  il  cachait  dans  les  cieux 
Son  front  audacieux  ; 
Il  semblait  à  son  gré  gouverner  le  tonnerre, 

Foulait  aux  pieds  ses.ennemis  vaincus; 
Je  n'ai  fait  que  passer,  il  n'était  déjà  plus. 


1  EfTuderunt  sanguinem  eorum  tanquum  aquam.  (P».  lxxviii  ,  3.) 

2  Boileau  disait  que  la  sublimité  des  psaumes  était  l'écueil  de  tous  les  traducteurs  ; 
que  leur  majestueuse  tranquillité  ne  pouvait  être  rendue  que  bien  difficilement  par 
la  plume  des  plus  grands  maîtres;  qu'elle  avait  souvent  désespéré  M.  Racine; 
qu'il  était  pourtant  venu  à  bout  de  traduire  admirablement  cet  endroit  du  Psal 
miste  :  «  Vidi  impium  superexalta tum  .  et  elevatum  sicut  cedros  Libaiii  ;  et  trans- 
ivi ,  et  ecce  non  erat.  »  Ps.  xxxvr,  3o  et  3ti.  (L.  R.) 

Bossuet  a  dit  :  «  Alors  l'homme  puissant  tombera  d'une  grande  chute,  comme 
le  cèdre  du  Liban.  Tous  ceux  qui  se  reposaient  sous  son  ombre  se  retireront  de 
lui,  de  peur  d  être  accablés  sous  sa  ruine;  et  l'on  dira  en  levant  les  épaules  : 
Est-ce  là  ce  grand  arbre  dont  l'ombre  couvrait  toute  la  terre  ?  Il  n'en  reste 
plus  qu'un  tronc  inutile.  » 

Massillon  a  paraphrasé  ainsi  le  même  passage  dans  son  Pelii  Carême  :  «  Je  sais 
que  l'impie  prospère  quelquefois  ;  qu'il  parait  élevé  comme  le  cèdre  du  Liban,  et 
qu'il  semble  insulter  le  Ciel  par  une  gloire  orgue. lieuse  qu'il  ne  croit  tenir  que 
de  lui  même.  Mais  attendez,  son  élévation  va  lui  creuser  son  précipice  :  la  main 
4u  Seigneur  l'arrachera  bientôt  de  dessus  la  terre.  ■ 


ACTE   III,  SCÈNE   IX  285 

UNE   AUTRE. 

On  peut  des  plus  grands  rois  surprendre  la  justice  : 

Incapables  de  tromper, 

Ils  ont  peine  à  s'échapper 

Des  pièges  de  l'artifice. 
Un  cœur  noble  ne  peut  soupçonner  en  autrui 

La  bassesse  et  la  malice 
Qu'il  ne  sent  point  en  lui. 

UNE  AUTRE. 

Comment  s'est  calmé  l'orage? 

UNE   AUTRE. 

Quelle  main  salutaire  a  chassé  le  nuage? 

TOUT   LE    CUCEUR. 

L'aimable  Esthera  fait  ce  grand  ouvrage. 

UNE   ISRAÉLITE  seule. 

be  l'amour  de  son  Dieu  son  cœur  s'est  embrasé; 
Au  péril  d'une  mort  funeste 
Son  zèle  ardent  s'est  exposé; 
Elle  a  parlé  :  le  Ciel  a  fait  le  reste. 

DEUX    ISRAÉLITES. 

Esther  a  triomphé  des  filles  des  Persans  : 
La  nature  et  le  Ciel  à  l'envi  l'ont  ornée. 
l'une  des  deux. 
Tout  ressent  de  ses  yeux  les  charmes  innocents. 
Jamais  tant  de  beauté  fut-elle  couronnée? 

l'autre. 
Les  charmes  de  son  cœur  sont  encor  plus  puissants. 
Jamais  tant  de  vertu  fut-elle  couronnée? 

toutes  deux  ensemble. 

Eslher  a  triomphé  des  filles  des  Persans  : 
La  nature  et  le  Ciel  à  l'envi  l'ont  ornée. 

une   ISRAÉLITE   seule 

Ton  Dieu  n'est  plus  irrité  '; 

'  CûUsurge,  consurge;  induere  fortitudine  tua,  Sion;  in  Juere  vestimentii  glo- 


286  ESTHER 

Réjouis-toi,  Sion,  et  sors  de  la  poussière; 
Quitte  les  vêtements  de  ta  captivité, 

Et  reprends  ta  splendeur  première. 
Les  chemins  de  Sion  à  la  fin  sont  ouverts. 
Rompez  vos  fers. 
Tribus  captives; 
Troupes  fugitives, 
Repassez  les  monts  et  les  mers; 
Rasseniblez-vous  des  bouts  de  l'univers. 

TOUT    LE   CHOEUR. 

Rompez  vos  fers, 
Tribus  captives; 
Troupes  fugitives , 
Repassez  les  monts  et  les  mers; 
Rassemblez-vous  des  bouts  de  l'univers. 

UNE  ISRAÉLITE  seule. 

Je  reverrai  ces  campagnes  si  chères. 

UNE  AUTRE. 

J'irai  pleurer  au  tombeau  de  mes  pères. 

TOUT   LE   CHŒUR. 

Repassez  les  monts  et  les  mers; 
Rassemblez-vous  des  bouts  de  l'univers. 

UNE   ISRAÉLITE  seule. 

Relevez,  relevez  les  superbes  portiques 
Du  temple  où  notre  Dieu  se  plait  d'être  adoré  : 
Que  de  l'or  le  plus  pur  son  autel  soit  paré. 
Et  que  du  sein  des  monts  le  marbre  soit  tiré. 
Liban,  dépouille-toi  de  tes  cèdres  antiques  : 
Prêtres  sacrés,  préparez  vos  cantiques. 

UNE   AUTRE. 

Dieu  descend  et  revient  habiter  parmi  nous  : 
Terre,  frémis  d'allégresse  et  de  crainte; 


riae  tuae...  excutere  de  pulvere,  consurge;  sede,  Jérusalem  :  solve  vincula  colli 
lui,  captiva  filia  Sion,  {haie,  ch.  m,  v.  I  et  2.) 


ACTE   III,   SCÈNE   IX  287 

Et  vous,  sous  sa  majesté  sainte, 
Gieux ,  abaissez- vous  •. 

UNE   AUTRE. 

Que  le  Seigneur  est  bon  !  que  son  joug  est  aimable  1 
Heureux  qui  dès  Tenfance  eu  connaît  la  douceur  ! 
Jeune  peuple,  courez  à  ce  maître  adorable  : 
Les  biens  les  plus  charmants  n'ont  rien  de  comparable 
Aux  torrents  de  plaisirs  qu'il  répand  dans  un  cœur. 
Que  le  Seigneur  est  bon  !  que  son  joug  est  aimable  ! 
Heureux  qui  dès  l'enfance  en  connaît  la  douceur  ! 

UNE   AUTRE. 

Il  s'apaise,  il  pardonne  ; 
Du  cœur  ingrat  qui  l'abandonne 

Il  attend  le  retour; 
11  excuse  notre  faiblesse  ; 
A  nous  chercher  même  il  s'empresse  : 
Pour  l'enfant  qu'elle  a  mis  au  jour 
Une  mère  a  moins  de  tendresse. 
Ah  1  qui  peut  avec  lui  partager  notre  amour? 

TROIS   ISRAÉLITES. 

Il  nous  fait  remporter  une  illustre  victoire. 

UNE   DES    TROIS. 

Il  nous  a  révélé  sa  gloire. 

TOUTES  TROIS  ensemble. 

Ah  Uqui  peut  avec  lui  partager  notre  amour? 

TOUT   LE   CHŒUR. 

Que  son  nom  soit  béni  ;  que  son  nom  soit  chanté  ; 

i  Cette  image  sublime  des  deux  qui  su  baissent  est  empruntée  du  deuxième 
livre  des  fiow.  ch.  xxii,  v.  10,  et  du  Psaume  xvii,  v.  10  :  incUnavit  calot,  etc. 
Apres  Racine,  Voltaire  et  J.-B.  Rousseau  s'en  sont  emparés,  le  premier  a  dit 
dans  la  Henriadf,  cil.  V  : 

Viens  ;  des  cieni  eoflammés  abaisse  la  hauteur. 

Et  lautre  s'exprime  ainsi  dans  sa  huitième  Ode  gacrée  : 

Lève  ton  bras ,  lance  ta  flamme , 
Abaisse  la  hauteur  des  cienx. 

(G.) 


288  ESTHER 

Que  l'on  célèbre  ses  ouvrages 
Au  delà  des  temps  et  des  âges, 
Au  delà  de  l'éternité'. 

1  Au  delà  de  l'élerniié!  On  ne  passerait  pas  une  pareille  idée ,  si  elle  n'était  pas 
de  lÉcriture  et  inspirée  par  l'enthousiasme  prophétique  :  Dominus  reynabit  in 
œternum  et  ultra.  Exod.,  ch.  xv,  v.  18.  (L.) 


FIN 


ATHALIE 


TRAGEDIE   TIREE   DE   L'ECRITLRE   SAINTE 


1690 


19 


PRÉFACE  D'ATIIALIE' 


Tout  le  monde  sait  que  le  royaume  île  Juda  était  composé  des 
deux  tribus  de  Juda  et  de  Benjauiiii ,  et  que  les  dix  autres  tri- 
bus qui  se  révoltèrent  contre  lloboam  composaient  le  royaume 
(risraël.  Comme  les  rois  de  Juda  étaient  de  la  maison  de  David, 
et  qu'ils  avaient  dans  leur  partage  la  ville  et  le  temple  de  Jéru- 
salem, tout  ce  qu'il  y  avait  de  prêtres  et  de  lévites  se  retirèrent 
auprès  d'eux,  et  leur  demeurèrent  toujours  attachés  :  car,  de- 
puis que  le  temple  de  Salomon  fut  bâti,  il  n'était  plus  permis  de 
sacrifier  ailleurs;  et  tous  ces  autres  autels  qu'on  élevait  à  Dieu 
sur  des  montagnes,  appelés  par  cette  raison  dans  l'Écriture  les 
hauts  lieux,  ne  lui  étaient  point  agéables.  Ainsi  le  culte  légi- 
time ne  subsistait  plus  que  dans  Juda.  Les  dix  tribus,  excepté 
un  très-petit  nombre  de  personnes,  étaient  ou  idolâtres,  ou 
schismatiques. 


1  Tous  ceux  qui  veulent  bien  entrer  dans  l'esprit  de  la  tragédie  doivent  lire 
avec  attention  cette  préface;  c'est  un  chef-d  œuvre  de  clarté,  de  simplicité  et 
d'ordre;  on  n'y  a  oublié  aucun  des  points  de  i  histoire  juive  qui  servent  a  fonder 
I  intérêt  de  la  pièce.  (G.) 


292  PHÉFACE   D'ATIIALIK 

Au  reste,  ces  prêtres  et  ces  lévites  taisaient  eux-mêmes  une 
tribu  fort  nombreuse.  Ils  furent  partagés  en  diverses  classes  pour 
servir  tour  à  tour  dans  le  temple  ;,  d'un  jour  de  sabbat  à  l'autre. 
Les  prêtres  étaient  de  la  famille  d'Aaron  ;  et  il  n'y  avait  que 
ceux  de  cette  famille  lesquels  pussent  exercer  la  sacrificature. 
Les  lévites  leur  étaient  subordonnés,  et  avaient  soin,  entre  autres 
choses,  du  chant,  de  la  préparation  des  victimes,  et  de  la  garde 
du  temple.  Ce  nom  de  lévite  ne  laisse  pas  d'être  donné  quelque- 
lois  indifféremment  cà  tous  ceux  de  la  tribu.  Ceux  qui- étaient  en 
semaine  avaient,  ainsi  que  le  grand  prêtre,  leur  logement  dans 
les  portiques  ou  galeries  dont  le  temple  était  environné,  et  qui 
taisaient  partie  du  temple  même.  Tout  l'édifice  s'appelait  en 
général  le  lieu  saint  :  mais  on  appelait  plus  particulièrement 
de  ce  nom  cette  partie  du  temple  intprieur  où  étaient  le  chan- 
delier d'or,  l'autel  des  parfums,  et  les  tables  des  pains  de  pro- 
l)Osition  ;  et  cette  partie  était  encore  distinguée  du  saint  des 
saints,  où  était  l'arche,  et  où  le  grand  prêtre  seul  avait  droit 
d'entrer  une  fois  l'année.  C'était  une  tradition  assez  constante, 
que  la  montagne  sur  laquelle  le  temple  était  bàfi  était  la  même 
montagne  où  Abraham  avait  autrefois  ofTert  en  sacrilice  son 
fils  Isaac. 

J'ai  cru  devoir  expliquer  ici  ces  particularités,  afin  que  ceux 
à  qui  l'histoire  de  l'Ancien  Testament  ne  sera  pas  assez  présente 
n'en  soient  point  arrêtés  en  lisant  cette  tragédie.  Elle  a  pour 
sujet  Joas  reconnu  et  mis  sur  le  trône  :  et  j'aurais  dû,  dans  les 
règles,  l'intituler  Joas;  mais  la  plupart  du  monde  n'en  ayant 
entendu  parler  que  sous  le  nom  d'AiHALiE,  je  n'ai  pas  jugé  à 
propos  de  la  leur  présenter  sous  un  auire  titre,  puisque  d'ailleurs 
Athalie  y  joue  un  personnage  si  considérable,  et  que  c'est  sa 
mort  qui  termine  la  pièce. 

Voici  une  partie  des  principaux  événements  qui  devancèrent 
cette  grande  action. 

Joram,  roi  de  Juda,  (ils  de  Josaphat,  et  le  septième  roi  de  la 
race  de  David,  épousa  Athalie,  fille  d'Achab  et  de  Jézabel,  qui 
régnaient  en  Israël,  lameux  l'un  et  l'autre,  mais  principalement 


I»REFA0E   D'ATHALIK  -i93 

Jézabel,  par  leurs  sanglantes  porsécutions  contre  les  prophètes  '. 
Athalie,  non  moins  impie  que  sa  mère,  entraîna  bientôt  le  roi 
son  mari  dans  l'idolâtrie,  et  fit  même  construire  dans  Jérusalem 
un  temple  à  Baal,  qui  était  le  dieu  du  pays  de  Tyr  et  de  Sidon  , 
où  Jézabel  avait  pris  naissance.  Joram,  après  avoir  vu  périr  par 
les  mains  des  Arabes  et  des  Philistins  tous  les  princes  ses  en- 
fants, à  la  réserve  d'Oehozias,  mourut  lui-même  misérablement 
d'une  longue  maladie  qui  lui  consuma  les  entrailles.  Sa  mort 
funeste  n'empêcha  pas  Ochozias  d'imiter  son  impiété  et  celle 
d'Athalie  sa  mère.  Mais  ce  prince,  après  avoir  régné  seulement 
un  an,  étant  allé  rendre  visite  au  roi  d'Israël,  frère  d'Athalie, 
fut  enveloppé  dans  la  ruine  de  la  maison  d'Achab,  et  tué  par 
l'ordre  de  Jéhu,  que  Dieu  avait  fait  sacrer  par  ses  prophètes, 
pour  régner  sur  Israël,  et  pour  être  le  ministre  de  ses  ven- 
geances. Jéhu  extermina  toute  la  postérité  d'Achab,  et  fit  jeter 
par  les  fenêtres  Jézabel,  qui,  selon  la  prédiction  d'Klie,  lut 
mangée  des  chiens  dans  la  vigne  de  ce  même  Nabot  h  qu'elle 
avait  l'ai  mourir  autrefois  pour  s'emparer  de  sou  héritage.  Alha- 
lie,  ayant  appris  à  Jérusalem  tous  ces  massacres,  entre|»rii  île 
son  côté  d'éteindre  entièrement  la  race  royale  de  David ,  en 
faisant  mourir  tous  les  eulants  d'Oehozias,  ses  petits- fils.  Mais 
heureusement  Josabet,  sœur  d'Oehozias,  et  fille  de  Joram ,  mais 
d'une  autre  mère  qu'Athalie ,  étant  arrivée  lorsqu'on  égorgeait 
les  princesses  neveux,  trouva  moyen  de  dérober  du  milieu  des 
morts  le  petit  Joas,  encore  à  la  mamelle,  et  le  confia  avec  sa 
nourrice  au  grand  prêtre,  son  mari,  qui  les  cacha  tous  deux 
dans  le  temple,  où  l'entant  fut  élevé  secrètement  jusqu'au  jour 
qu'il  fut  proclamé  roi  de  Juda.  I/histoire  des  Kois  dit  que  ce 
fut  la  septième  année  d'après.  Mais  le  texte  grec  des  Paralipo- 
mènes,  que  Sévère-Sulpice  ■'  a  suivi,  dit  que  ce  fut  la  huitième. 


<  II  n'est  point  indifférent  d'observer  ici  que  le  père  d'Athalie  n'était  point  de  la 
race  de  David;  car  il  s'ensuit  i|u'Athalip.  sn  fille,  ne  pouvait  être  regardée  parles 
Juifs  que  comme  une  personne  fort  étrangère  à  la  succession  de  leurs  rois.  (L.  R.i 

*  J  ignore  pourquoi  Racine  a  transposé  les  noms  de  cet  historien  ecclésiastique  ; 
on  le  nomme  ordinairement  Hulpicr-Sérère.  (G.) 


-29 i  PRÉFACE   DATHALIE 

C'est  ce  qui  m'a  autorisé  à  donner  à  ce  prince  neuf  à  dix  ans , 
pour  le  mettre  déjà  en  état  de  répondre  aux  questions  qu'on 
lui  tait. 

Je  crois  ne  lui  avoir  rien  fait  dire  qui  soit  au-dessus  de  la 
portée  d'un  enlanl  de  cet  âge  qui  a  de  l'esprit  et  de  la  mémoire. 
Mais,  quand  j'aurais  été  un  peu  au  delà,  il  faut  considérer  que 
c'est  ici  un  enfant  tout  extraordinaire,  élevé  dans  le  temple  [»ar 
un  grand  prêtre  qui,  le  regardant  comme  l'unique  espérance  de 
sa  nation  ,  l'avait  instruit  de  bonne  heure  dans  tous  les  devoirs 
de  la  religion  et  de  la  royauté.  11  n'en  était  pas  de  même  des 
enfants  des  Juifs  que  de  la  plupart  des  nôtres  :  on  leur  appre- 
nait les  saintes  lettres  non-seulemont  dès  qu'ils  avaient  atteint 
l'usage  de  la  raison,  mais,  pour  me  servir  de  l'expression  de 
saint  Paul,  dès  la  mamelle.  Chaque  Juif  était  obligé  d'écrire 
une  fois  en  sa  vie  de  sa  propre  main  le  volume  de  la  loi  tout 
entier  • .  Les  rois  étaient  même  obligés  de  l'écrire  deux  fois  :  il 
leur  était  enjoint  de  l'avoir  continuellement  devant  les  yeux. 
Je  puis  dire  ici  que  la  France  voit  en  la  personne  d'un  prince 
de  huit  ans  et  demi  2,  qui  fait  aujourd'hui  ses  plus  chères  dé- 
lices ,  un  exemple  illustre  de  ce  que  peut  dans  un  enfant  un 
excellent  naturel  aidé  d'une  excellente  éducation  ;  et  que  si  j'avais 
donné  au  petit  Joas  la  même  vivacité  et  le  même  discernement 
qui  brillent  dans  les  reparties  de  ce  jeune  prince,  on  m'aurait 
accusé  avec  raison  d'avoir  péché  contre  les  règles  de  la  vrai- 
semblance. 

L'âge  de  Zacharie,  fils  du  grand  prêtre,  n'étant  point  marqué, 
on  peut  lui  supposer,  si  l'on  veut,  deux  à  trois  ans  de  plus  qu'à 
Joas. 


1  Ce  que  Racine  avance  ici  n'est  nullement  exact.  1"  Chaque  Juif  n'était  point 
obligé  d'écrire  le  volume  de  la  loi  :  cela  n'eût  été  possible  chez  aucun  peuple.  Le 
commun  des  Juifs  était  si  peu  instruit ,  qu'il  fallait  tous  les  sept  ans,  dans  l'année 
sabbatique  ,  lire  la  loi  au  peuple  assemblé ,  de  peur  qu'il  ne  l'oubliât.  2°  Les  rois 
n'étaient  obligés  d'écrire ,  et ,  suivant  plusieurs  interprètes,  de  faire  écrire  qu'une 
copie  de  la  loi.  Le  passage  de  l'Ecriture  qui  prescrit  cette  obligution  le  restreint 
même  au  Deutéronome.  (Acad.) 

*  Louis  de  France,  duc  de  Bourgogne,  fils  du  Dauphin,  élève  de  Fénelon. 


PRÉFACE   D'ATHALIE  293 

J'ai  suivi  l'explication  de  plusieurs  commentateurs  fort  ha- 
biles, qui  prouvent,  par  le  texte  même  de  l'Écriture,  que  tous 
ces  soldats  à  qui  Joïada,  ou  Joad,  comme  il  est  appelé  dans  Jo- 
sèphe,  fit  prendre  les  armes  consacrées  à  Dieu  par  David,  étaient 
autant  de  prêtres  et  de  lévites,  aussi  bien  que  les  cinq  centeniers 
qui  les  commandaient.  En  effet,  disent  ces  interprèles ,  tout  de- 
vait être  saint  dans  une  si  sainte  action,  et  aucun  profane  n'y 
devait  être  employé.  Il  s'y  agissait  non-seulement  de  conserver 
le  sceptre  de  la  maison  de  David ,  mais  encore  de  conserver  à 
ce  grand  roi  cette  suite  de  descendants  dont  devait  naître  le 
Messie.  «  Car  ce  Messie ,  tant  de  fois  promis  comme  (ils  d'Abra- 
«  liam ,  devait  être  aussi  fils  de  David  et  de  tous  les  rois  de  Juda.» 
De  là  vient  que  l'illustre  et  savant  prélat  i  de  qui  j'ai  emprunté 
ces  paroles  appelle  Joas  le  précieux  reste  de  la  maison  de  David. 
Josèphe  en  parle  dans  les  mêmes  termes  ;  et  l'Écriture  dit  expres- 
sément que  Dieu  n'extermina  [tas  toute  la  famille  de  Joram , 
voulant  conserver  à  David  la  lampe  qu'il  lui  avait  promise.  Or 
cette  lampe,  qu'était-ce  autre  chose  que  la  lumière  qui  devait 
être  un  jour  révélée  aux  nations  ? 

L'histoire  ne  spécifie  point  le  jour  où  Joas  fut  proclamé.  Quel- 
ques interprètes  veulent  que  ce  fût  un  jour  de  fête.  J'ai  choisi 
(elle  de  la  Pentecôte,  qui  était  l'une  des  trois  grandes  fêtes  des 
Juifs.  On  y  célébrait  la  mémoire  de  la  publication  de  la  loi  sur 
le  mont  de  Sinaï,  et  on  y  offrait  aussi  à  Dieu  les  premiers  pains 
de  la  nouvelle  moisson,  ce  qui  faisait  (ju'on  la  nommait  encore 
la  fête  des  Prémices.  J'ai  songé  que  ces  circonstances  m©  fourni- 
raient quelque  variété  pour  les  chants  du  chœur. 

Ce  chœur  est  composé  de  jeunes  filles  de  la  tribu  de  Lévi,  et 
je  mets  à  leur  tête  une  fille  que  je  donne  pour  sœur  à  Zacharie. 
C'est  elle(|ui  introduit  le  chœur  cheî  sa  mère.  Elle  chante  avec 
lui,  porte  la  parole  pour  lui,  et  fait  enfin  les  fonctions  de  ce 
personnage  des  anciens  chœurs  qu'on  appelait  le  Coryphée.  J'ai 


•  M  de  Meaux.  (Sole  de  Racine.)  Les  paroles  que  Racine  vient  de  citer  sont 
tirées  du  Diteountur  l'hUtnire  univenette.  de  Bossuet,  11*  part.,  sect.  iv. 


296  PRÉFACE   D'ÂTHALIK 

aussi  essayé  d'imiter  des  anciens  cette  continuité  d'action  qui 
fait  que  leur  théâtre  ne  demeure  jamais  vide ,  les  intervalles  des 
actes  n'étant  marques  que  par  des  hymnes  et  par  des  moralités 
du  chœur  qui  ont  rapport  à  ce  qui  se  passe. 

On  me  trouvera  peut-être  un  peu  hardi  d'avoir  osé  mettre  sur 
la  scène  un  prophète  inspiré  de  Dieu,  et  qui  prédit  l'avenir.  Mais 
j'ai  eu  la  précaution  de  ne  mettre  dans  sa  bouche  que  des  expres- 
sions tirées  des  prophètes  mf-mes.  Quoique  l'Écriture  ne  dise  pas 
en  termes  exprès  que  Joïadaaitcu  l'esprit  de  prophétie,  comme 
elle  le  dit  de  son  (ils,  elle  le  représente  comme  un  homme  tout 
plein  de  l'esprit  de  Dieu.  Et  d'ailleurs  ne  paraît-il  pas  par  TÉvan- 
gile  qu'il  a  pu  prophétiser  en  qualité  de  souverain  pontife?  Je 
suppose  donc  qu'il  voit  en  esprit  le  funeste  changement  de  Joas , 
qui,  après  trente  années  d'un  règne  fort  pieux,  s'abandonna  aux 
mauvais  conseils  de  ses  flatteurs,  et  se  souilla  du  meurtre  de 
Zacharie,  lils  et  successeur  de  ce  grand  prêtre.  Ce  meurtre,  com- 
mis dans  le  temple ,  fut  une  des  principales  causes  de  la  colère 
de  Dieu  contre  les  Juifs,  et  de  tous  les  malheurs  qui  leur  arri- 
vèrent dans  la  suite.  On  prétend  même  que  depuis  ce  jour-là 
les  rqionses  de  Dieu  cessèrent  enfièrement  dans  le  sanctuaire. 
C'est  ce  qui  m'a  donné  lieu  de  faire  prédire  tout  de  suite  à  Joad 
et  la  destruction  du  temple  et  la  ruine  de  Jérusalem.  Mais  comme 
les  prophètes  joignent  d'ord'maire  les  consolations  aux  menaces , 
et  que  d'ailleurs  il  s'agit  de  mettre  sur  le  trône  un  des  ancêtres 
du  Messie,  j'ai  pris  occasion  de  faire  entrevoir  la  venue  de  ce 
consolateur,  après  lequel  tous  les  anciens  justes  soupiraient. 
Cette  scène,  qui  est  une  espèce  d'épisode,  amène  très-naturel- 
lement la  musique,  par  la  coutume  qu'avaient  plusieurs  pro- 
phètes d'entrer  dans  leurs  saints  transports  au  son  des  instru- 
ments :  témoin  cette  troupe  de  prophètes  qui  vinrent  au-devant 
de  Saïil  avec  des  harpes  et  des  lyres  qu'on  portail  devant  eux  ; 
et  témoin  Elysée  lui-même,  qui,  étant  consulté  sur  l'avenir  par 
e  roi  de  Juda  et  par  le  roi  d'Israël,  dit,  comme  fait  ici  Joad, 
Adducite  mihi  psalten  i .  Ajoutez  à  cela  que  cette  prophétie  sert 

1  '•  Faites-moi  venir  un  joueur  de  harpe.  »  (Roi.i .  liv.  IV,  ch.  m.  v.  \l\.) 


imu;fa('.k  d'athalik  -297 

heaucoup  à  augmenter  le  trouble  dans  la  pièce ,  par  la  nonster- 
nation  et  par  les  dillérents  mouvements  où  elle  jette  le  chœur 
et  les  principaux  acteurs  '. 


1  Le  silence  que  l'auteur  garJe  sur  la  conduite  de  sa  pièce ,  dansja  préface,  est 
remarquable.  Dans  les  au'res  préfaces,  il  a  coutume  de  parler  de  l'économie  de  sa 
tragédie,  du  succès  qu'elle  a  eu  ou  des  ciitiques qu'elle  a  essuyées  ;  il  se  contente 
dans  celle-ci  d'instruire  le  lecteur  du  sujet ,  et  i.e  dit  rien  de  la  manière  dont  il  l'ii 
traité,  ni  de  ce  qu'il  pense  de  son  ouvrage.  Comme  cette  tragédie  n'avait  point  été 
représentée,  il  ignorait  l'impression  qu'elle  pouvait  faire  sur  les  spectateurs: 
ainsi,  il  n'ose  en  rien  dire  :  il  est  incertain  si  elle  plaira  aux  lecteurs;  il  attend 
le  jugement  du  public.  Il  ne  soupgonn  it  pas  alors  que  dans  la  suite  il  lui  serait 
si  favorable.  (L.  R.) 


ACTEURS 


.lOAS,  roi  de  Juda,  (ils  d'Ochozias. 

Athalie,  veuve  de  Joram ,  annile  dp  Joas. 

JoAi),  autrement  Joïada,  grand  prêtre. 

JosABET,  tante  de  Joas,  femme  du  grand  prêtre. 

Zacharie,  fils  de  Joad  et  de  Josabet. 

Salomitb,  sœur  de  Zacharie. 

Abner,  l'im  des  principaux  officiers  des  rois  de  Juda. 

AzARiAS,  IsMAEL,  et  lep  TROIS  AUTRES  CHEFS  des  prêtres  et  des 
lévites. 

Mathan,  prêtre  apostat,  sacrificateur  de  Baal. 

Nabal.  ronfideni  de  Mathan. 

Ar.AR,  femme  de  la  suite  d'Athalie. 

Troupe  de  prêtres  et  de  lévites. 

Suite  d'Athalie. 

La  NOURRICE  de  Joas. 

Cboeur  de  jeunes  filles  de  la  tribu  de  Lévi. 

La  scène  est  dans  le  temple  de  Jérusalem,  dans  un  vestibule 
de  l'appartement  du  rjrand  prêtre. 


ATHALIE 


ACTE    PREMIER 


SCENE   I 
JOAD,   ABNER 

ABNER. 

Oui,  je  viens  dans  son  temple  adorer  rKternel  '; 

Je  viens,  selon  l'usage  antique  et  solennel, 

Célébrer  avec  vous  la  fameuse  journée 

Où  sur  le  mont  Sina  la  Loi  nous  fut  donnée  '-. 

Que  les  temps  sont  changés  !  Sitôt  que  de  ce  jour 

La  trompette  sacrée  annonçait  le  retour  ', 

Du  temple,  orné  partout  de  festons  magnifiques, 


I  Les  Juifs  n'avaient  qu'un  seul  temple  et  qu'un  seul  autel  où  il  Ait  permis 
d'offrir  des  sacrifices.  C'était  une  marque  sensible  de  l'unité  de  Dieu...  Tous  les 
hommes  étaient  obligés  de  se  trouver  à  Jérusalem  aux  trois  grandes  solennités, 
et  il  état  permis  aux  femmes  d'y  venir.  (Fleiry,  J/o-ur*  dfs  Israélites.) 

*  Ce  vers  indique  le  jour  où  l'action  se  [lasse  :  c'est  unjour  illustre  et  solennel, 
c'est  la  fête  de  la  Pentecôte.  (G.) 

u  Les  trois  fêtes  solennelles  des  Juifs  étaient  la  Pàque,  la  Pentecôte  et  la  fête 
des  Tabernacles,  instituées  en  mémoire  des  trois  plus  grandes  grâces  qu'ils 
avaient  remues  de  Dieu  :  la  sortie  d'Egypte,  la  publication  de  la  loi,  l'établis.'e- 
nrent  dans  la  terre  promise.  "  (Flecry,  iffurs  des  hraéliies.)  La  Pentecôte  s'ap- 
pelait aussi  la /■»■■(?  (/«*  Prémices,  parce  (pi'on  >  offrait  à  Dieu  les  premiers  pains 
de  la  nouvelle  moisson.  (L.)  Voy.  le  livre  de  YExude ,  ch.  xxiii. 

3  Les  fêtes  des  Juifs  étatent  toujours  accompagnées  de  musique.  »  Dieu  dit  à 
Moïse  :  Parlez  aux  enfants  d'Israël  :  Le  premier  jour  du  septième  mois  sera  pour 
\ous  un  jour  de  fête  et  de  repos,  un  jour  remarquable  par  le  son  des  trom- 
I  ettes,  un  jour  d'assemblée  sainte.  «  {Lévitique.  ch.  xxiii,  v.  23  et  24.) 


300  ATHALIK   ' 

Le  peuple  saint  en  foule  inondait  les  portiques  '. 

Et  tous,  devant  l'autel  avec  ordre  introduits, 

De  leurs  champs  dans  leurs  mains  portant  les  nouveaux  fruits, 

Au  Dieu  de  l'univers  consacraient  ces  prémices-  : 

Les  prêtres  ne  pouvaient  sutlire  aux  sacrifices. 

L'audace  d'une  femme,  arrêtant  ce  concours, 

En  des  jours  ténébreux  a  changé  ces  beaux  jours  *. 

D'à  lorateurs  zélés  à  peine  un  petit  nombre 

Ose  des  premiers  temps  nous  retracer  quelque  ombre  : 

Le  reste  pour  son  Dieu  montre  un  oubli  fatal  *; 

Ou  même,  s'era pressant  aux  autels  de  Baal  *, 

Se  fait  initier  à  ses  honteux  mystères, 

VA  blasphème  le  nom  qu'ont  invoqué  leurs  pères  *. 

Je  tremble  qu'Athalie ,  à  ne  vous  rien  cacher, 

Vous-même  de  l'autel  vous  faisant  arracher, 

N'achève  enfin  sur  vous  ses  vengeances  funestes. 

Et  d'un  respect  forcé  ne  dépouille  les  restes  '. 

JOAD. 

D'où  vous  vient  aujourd'hui  ce  noir  pressentiment? 

•  Racine  doit  cette  belle  expression  à  Virgile,: 

Mane  salutantum  totis  vomit  xdibus  nodain.  {Georgiques.) 

5  "  Vous  apporterez  en  la  maison  du  Seigneur  votre  Dieu  les  prémices  des 
fruits  de  votre  terre.  «  {Exode  .  ch.  xxiii ,  v.  19.) 
3  Voltaire  a  dit  dans  Merope,  en  se  servant  d'une  image  analogus  : 
Goûtez  des  jours  sereins  nés  du  sein  des  orages. 

1  Fatal,  parce  que  c'est  Dieu  qui  frappe  d'aveuglement  ceux  qui  ne  l'écoutent 
point;  "  Aveuglez  le  cœur  de  ce  peuple;  rendez  ses  oreilles  sourdes  et  fermez- 
lui  les  yeux,  de  peur  que  ses  yeux  ne  voient,  que  ses  oreilles  n'entendent,  que 
son  cœur  ne  comprenne  ,  qu'il  ne  se  convertisse  à  moi ,  et  qu'il  ne  soit  guéri.  « 
^ISAIE,  ch.  VI,  V.  10.) 

5  Baal,  idole  des  Phéniciens ,  adoptée  parles  habitants  du  royaume  d'Israël, 
qui  mêlaient  au  culte  de  celle  fausse  divinité  des  cérémonies  infâmes.  (G.) 

6  Leurs  pères.  Le  reste  est  un  nom  collectif  qui  s'accorde  très-Lien  avec  le  plu- 
riel. 

"^  Dans  ce  peu  de  vers,  Racine  a  fait  connaître  le  caractère  d'Athalie,  celui  de 
Joad ,  le  jour  de  l'action ,  et  le  lieu  de  la  scène ,  qui  est  le  vestibule  du  temple.  (L  ) 
"  Le  peuple  n'entrait  point  dans  le  temple  II  n'y  avait  que  les  sacrificateurs,  et 
encore  ceux  qui  étaient  de  service ,  aux  heures  réglées  le  soir  et  le  matin,  pour 
?llumer  les  lampes,  offrir  les  pains  et  les  parfums.  »  (Fleurv.) 


ACTt    I,   SCENE    I  301 

ABNER. 

Pensez -VOUS  être  saint  et  juste  impunément  ? 
Dès  longtemps  elle  hait  cette  fermeté  rare 
Qui  rehausse  en  Joad  l'éclat  de  k  tiare'  : 
Dès  longtemps  votre  amour  pour  la  religion 
Est  traité  de  révolte  et  de  sédition. 
Du  mérite  éclatant  cette  reine  jalouse 
Hait  surtout  Josabet,  votre  fidèle  épouse  : 
Si  du  grand  prêtre  Aaron  Joad  est  successeur, 
De  notre  dernier  roi  Josabet  est  la  sœur  *. 
Mathan,  d'ailleurs,  Matban,  ce  prêtre  sacrilège, 
F*lus  méchant  qu'Athalie,  à  toute  heure  l'assiège  *; 
nMathan,  de  nos  autels  infâme  déserteur. 
Et  de  toute  vertu  zélé  persécuteur*. 
C'est  peu  que,  le  front  ceint  d'une  mitre  étrangère , 
Ce  ministre  à  Baal  prête  son  ministère; 
Ce  temple  l'importune,  et  son  impiété 
Voudrait  anéantir  le  Dieu  qu'il  a  quitté. 
Pour  vous  perdre  il  n'est  point  de  ressort  qu'il  n'invente  : 
Quelquefois  il  vous  plaint,  souvent  même  il  vous  vante  '; 
Il  affecte  pour  vous  une  fausse  douceur"; 


I  Tous  les  Juifs  avaient  la  tête  couverte  de  quelque  espèce  de  tiare,  comme 
(elle  des  Perses  et  des  Chaldéens.  (Flelby.)  La  tiare  du  ^rand  prêtre  était  de  lin 
lin.  On  y  attachait  sur  le  devant ,  avec  un  ruban  de  couleur  d  hyacinthe .  une  lame 
d'or  sur  laquelle  étaient  gravés  ces  mots:  La  sainieié eai  nu  Seigneur.  (Exode, 
ch.  xxvm,  v.  26,  37,38.) 

i  Josabet  était  tille  de  Joram  et  sœur  d'Ochozias.  V.  Il  Paralip.,  ch.  xxii, 
v.  II.  — Joad  savait  bien,  dit-on,  que  s;i  femme  était  tille  de  Joram  et  sœur 
dOchozias.  Oui,  mais  Abner  insiste  sur  la  noblesse  de  cette  orgine  pour  faire 
sentir  qu'elle  est  pour  Athalie  un  nouveau  motif  de  hair  dans  lépouse  de  Joad 
une  princesse  du  sang  royal.  (G.) 

s  Méchant  n'est  pas  pris  ici  dans  son  acception  vulgaire.  Il  signifie  impie.  C'est  le 
>ens  biblique. 

*  Zélé  persécuteur  de  toute  l'cr/i/ /  Quelle  alliance  de  mots!  cela  rappelle  pour  la 
hardiesse  ■<  le  juste,  persécuteur  irréconciliable  de  ses  propres  passions  •■.  (Bos- 
sues, Oraiton  funèbre  de  Henriette  de  France.) 

5  Peatimum  inimicorum  genus  laudantet ,  dit  Tacite. 

6  ine  douceur  affectée  est  toujours  faune.  Ainsi  on  n'affecte  jamais  une  fausse 
douceur,  parce  qu'on  ne  peut  vouloir  affecter  l'hypocriMP.  (A.  M.) 


302  ATHALIE 

Et,  par  là  de  son  fiel  colorant  la  noirceur, 

Tantôt  à  cette  reine  il  vous  peint  redoutable  ; 

Tantôt,  voyant  pour  l'or  sa  soif  insatiable, 

11  lui  feinl  qu'en  un  lieu  que  vous  seul  connaissez  ', 

Vous  cachez  des  trésors  par  David  amassés. 

Enfin  depuis  deux  jours  la  superbe  Athalie 

Dans  un  sombre  chagrin  parait  ensevelie. 

Je  l'observais  hier,  et  je  voyais  ses  yeux 

Lancer  sur  le  lieu  saint  des  regards  furieux  ; 

Comme  si  dans  le  fond  de  ce  vaste  édifice 

Dieu  cachait  un  vengeur  armé  pour  son  supplice  '. 

Croyez-moi,  plus  j'y  pense,  et  moins  je  puis  douter 

Que  sur  vous  son  courroux  ne  soit  près  d'éclater, 

Et  que  de  Jézabel  la  fille  sanguinaire 

Ne  vienne  attaquer  Dieu  jusqu'en  son  sanctuaire  ». 

JOAD. 

Celui  qui  met  un  frein  à  la  fureur  des  flots  ^ 

Sait  aussi  des  méchants  arrêter  les  complots. 

Soumis  avec  respect  à  sa  volonté  sainte, 

Je  crains  Dieu,  cher  Abner,  et  n'ai  point  d'autre  crainte 

Cependant  je  rends  grâce  au  zèle  ofiicieux 

Qui  sur  tous  mes  périls  vous  fait  ouvrir  les  yeux. 

Je  vois  que  l'injustice  en  secret  vous  irrite , 

Que  vous  avez  encor  le  cœur  Israélite. 


1  //  lui  feint,  latinism'.  Finxil  illi,  illi  mentibus  esl.  Remarquez  l'admirable  vé- 
rité de  ce  portrait  de  Mathan ,  et  la  ijeinture  aussi  énergique  que  fidèle  des  ruses 
employées  par  les  courtisans  pour  tromper  les  princes.  (G.) 

2  Ce  supçon  d' Abner  est  une  préparation  très-adroite  du  dénoùment.  (G.) 

3  Jusqu'en  son  sanctuaire ,  met  le  comble  à  l'audace  et  à  l'impiété.  11  n'y  avait 
ciue  le  pont  Te  qui  entrât  dans  le  sanctuaire,  où  reposait  l'arche  d'aUiance;  en- 
core n'y  entrait-il  qu'une  fois  l'année. 

*  Voyez  le  livre  de  Job .  eh.  xxvi ,  v.  10,  et  ch.  xxxviii,  v.  1 1 . 

■5  Tout  ce  qu'il  peut  y  avoir  de  sublime  paraît  rassemblé  dans  ces  quatre  vers. 
La  grandeur  de  la  pensée,  la  noblesse  du  sentiment,  la  magnificence  des  paroles 
et  1  harmonie  de  l'expression  si  heureusement  terminée  par  le  dernier  vers. 

'BOILEAU.) 

Racine  s'est  rencontré  avec  R-l.  Nérée,  qu'il  ne  connaissait  sans  doute  pas. 


ACTE   1,   SCÈNE   I  303 

Le  Ciel  en  soit  béni  !  Mais  ce  secret  courroux. 
Cette  oisive  vertu,  vous  en  contentez- vous? 
La  foi  qui  n'agit  point ,  est-ce  une  foi  sincère  '  ? 
Huit  ans  déjà  passés,  une  impie  étrangère  - 
Du  sceptre  de  David  usurpe  tous  les  droits  % 
Se  baigne  impunément  dans  le  sang  de  nos  rois , 
Des  enfants  de  son  fils  détestable  homicide, 
Et  même  contre  Dieu  lève  son  bras  perfide  : 
Et  vous,  l'un  des  soutiens  de  ce  tremblant  État  % 
Vous,  nourri  dans  les  camps  du  saint  roi  Josapbat, 
Qui  sous  son  fils  Joram  commandiez  nos  armées. 
Qui  rassurâtes  seul  nos  villes  alarmées. 
Lorsque  d'Ochozias  le  trépas  imprévu 
Dispersa  tout  son  camp  à  l'aspect  de  Jéhu; 


Voici  les  vers  de  ce  dernier,  dans  la  pièce  intitulée  :  Le  Triomphe  de  la  Ligue.  On 
pourra  ;^cm|  urtr  ; 

Je  ne  crains  qne  mon  Dieu ,  lui  loul  seul  je  redoute... 

Celui  n'est  délaissé  qui  a  Dieu  pour  son  l'ère. 

Il  ouvre  à  tous  la  main;  il  nourrit  les  corbeaux  : 

Il  donne  la  viande  au  petits  passereaux , 

Aux  bêtes  des  forêts ,  des  prés  et  des  montagnes. 

Tout  vit  de  sa  bonté.  (Act.  II,  se.  i.) 

'  Cette  forme  de  phrase  interrompue  est  tres-beile  ;  elle  relève  le  discours 
par  une  interrogation  inattendue.  (A.  M.) 

*  Il  ne  faut  pas  consulter  la  grammaire,  mais  la  poésie,  sur  le  mérite  de  ce  tour 
heureux  et  rapide.  La  grammaire  voulait  Imit  an$  sont  déjà  pa»»ét  depui»  que... 
L  Académie,  qui  a  fait  cette  observation,  ajoute  que  Malherbe  a  la  gloire d  avoir 
créé  cette  façon  de  parler  dans  sa  pro»opopée  d'Ot(ende.  (G.) 

Voici  la  strophe  de  Malherbe  : 

Trois  ans  déjà  passés  ,  Ihéâlre  de  la  guerre. 
J'exerce  des  deux  chefs  les  funestes  combats. 
Et  fais  émerveiller  tous  les  yeux  de  la  tfrre. 
De  voir  que  le  malheur  ne  m'ose  mettre  à  bas. 

3  Cela  justilie  complètement  Joad  contre  ceux  qui  l'accusent  d'être  un  fanatique 
et  un  séditieux,  qui  fait  égorger  sa  souveraine,  a  qui  il  a  fait  serment  de  fidélité. 
.Aihalie  nest  point  la  souveraine  de  Joad ,  puisqu'elle  est  uturpairice  ei  étrangère. 
Il  ne  lui  a  fait  aucun  serment ,  et  jamais,  dans  la  pièce,  elle  ne  lui  parle  comme 
à  son  sujet,  comme  jamais  il  ne  lui  parle  comme  à  sa  souveraine.  Joad  est  le  sujet 
de  Joas  seulement.  (A.  M.) 

*  Racine  donne  ici  la  plus  haute  idée  d'Abner,  personnage  qu  il  a  créé  et  dont 
il  n'est  fait  aucune  mention  dans  Joseplie  ni  dans  l'Écriture.  (G.) 


304  ATHALIE 

Je  crains  Dieu,  dites-vous ,  sa  vérité  me  touche  ! 
Voici  comme  ce  Dieu  vous  répond  par  ma  bouche  : 
«  Du  zèle  de  ma  Loi  que  sert  de  vous  parer? 
«  Par  de  stériles  vœux  pensez-vous  m'honorer? 
«  Quel  fruit  me  revient-il  de  tous  vos  sacrifices? 
«  Ai-je  besoin  du  sang  des  boucs  et  des  génisses? 
«  Le  sang  de  vos  rois  crie,  et  n'est  point  écouté. 
«  Rompez,  rompez  tout  pacte  avec  l'impiété; 
«  Du  milieu  de  mon  peuple  exterminez  les  crimes; 
«  Et  vous  viendrez  alors  m'immoler  vos  victimes  '.  » 

ABNEU. 

Hé  !  que  puis-je  au  milieu  de  ce  peuple  abattu? 
Benjamin  est  sans  force,  et  Juda sans  vertu  : 
Le  jour  qui  de  leurs  rois  vit  éteindre  la  race 
Éteignit  tout  le  feu  de  leur  antique  audace*. 
Dieu  même,  disent-ils,  s'est  retiré  de  nous  : 
De  l'honneur  des  Hébreux  autrefois  si  jaloux, 
11  voit  sans  intérêt  leur  grandeur  terrassée; 
Et  sa  miséricorde  à  la  fin  s'est  lasssé  : 
On  ne  voit  plus  pour  nous  ses  redoutables  mains 
De  merveilles  sans  nombre  effrayer  les  humains, 

1  Quelle  vivacité ,  quel  mouvement  dans  ce  discours  de  Joad ,  qui  joint  la 
réponse  à  l'objection;  qui,  dans  la  même  phrase,  fait  parler  Abner  et  fait  parler 
Uieul  (G.)  »  Qu'ai-jeà  faire  de  cette  multitude  de  victimes  que  vous  m'offrez? 
dit  le  Seigneur;  tout  cela  m'est  à  dégoût.  Je  n'aime  point  les  holocaustes  de  vos 
béliers,  ni  la  graisse  de  vos  troupeaux,  ni  le  sang  des  veaux,  des  agneaux  et  des 
boucs.  "  (IsAïE,  ch.  I,  V.  Il  et12.)  J.-B.  Rousseau  ( liv.  I ,  Ode  xi )  a  traduit  aussi 
le  verset  13  du  Psaume  xlix  ;  «  Numquid  manducabo  carnes  taurorum,  aut  san- 
guinera  hircorum  potabo  "?  Mangerai-je  la  chair  des  taureaux,  ou  boirai-je  le  sang 
(les  boucs?  » 

Que  m'importent  vos  sacrifices, 

Vos  offrandes  et  vos  troupeiui? 

Dieu  boit-il  le  sang  des  génisses? 

Mange-t-il  la  chair  des  taureaux? 
mais  il  a  évité  le  mot  bouc,  qui  est  un  des  plus  ignobles  de  notre  langue.  Racine 
l'ennoblit  par  la  manière  dont  il  l'a  placé ,  et  par  une  sorte  d'opposition  avec  roi». 
Qa'ai-je  besoin  du  mng  des  boucs  ?  Le  sang  de  vos  rois  crie.  La  bassesse  même  du 
mot  fait  ressortir  le  coiitraste.  (G.) 

2  Un  jour  qui  éteignit  n'est  pas  une  image  juste.  Le  jour  voit  éteindre,  et 
n'éteint  pas.  [k.  M.) 


ÂCTK   I,   SCÈNE   I  3()o 

L'arche  sainte  est  muette,  et  ne  rend  plus  d'oracles  '. 

JOAD. 

Et  quel  temps  fat  jamais  si  fertile  en  miracles? 
Quand  Dieu  par  plus  d'effets  montra-t-il  son  pouvoir? 
Auras-tu  donc  toujours  des  yeux  pour  ne  point  voir  ^, 
Peuple  ingrat?  quoi  !  toujours  les  plus  grandes  merveilles 
Sans  ébranler  ton  cœur  frapperont  tes  oreilles! 
?aut-il,  Abner,  laut-il  vous  rappeler  le  cours 
Des  prodiges  fameux,  accomplis  en  nos  jours  : 
Des  tyrans  d'Israël  les  célèbres  disgrâces  \ 
Et  Dieu  trouvé  fidèle  en  toutes  ses  menaces; 
L'impie  Achab  détruit,  et  de  son  sang  trempé 
Le  champ  que  par  le  meurtre  il  avait  usurpé  *; 
Près  de  ce  champ  fatal  Jézabel  immolée  ; 
Sous  les  pieds  des  chevaux  cette  reine  foulée  *; 


1  «  Nous  ne  voyons  plus  les  signes  éclatants  de  notre  Dieu  ,  il  n'y  a  pins  de 
prophète ,  et  nul  de  nous  ne  nous  connaîtra  plus.  »  (/'«.  lx.xui  ,  v.  9.) 

*  «  Vous  qui  voyez  tant  de  choses,  n'observi  z-vous  pas  ce  que  vous  voyez? 
—  Vous  qui  avez  les  oreilles  ouvertes,  n'entendez-vous  point?  »  {In'ie,  ch.  xlii, 
V.  20.) 

»  C'est  à  ce  vers  que  commence  la  plus  belle,  la  plus  éloquente  énumération 
((ui  jamais  ait  signalé  la  verve  d'un  poète  français.  C'est  une  suite  de  quatorze 
vers,  dont  chacun  retrace,  du  style  If  iilus  précis  et  le  plus  énergique,  un  miracle 
fameux  et  un  mémorable  trait  d'histoire.  (  Voyez  les  ch.  ix,  x,  xiv,  xx  et  xxiii  du 
livre  111  des  Rois .  et  le  ch.  ix  du  liv.  IV.)  Quelle  hardiesse  dans  ces  expressions  : 
Dieu  fidèle  en  ses  menaces ,  Achab  delriiil ,  etc.l  (G.) 

Racine  avait  déjà  dit  : 

Vous-même  n'allez  point  de  Ci  ntrée  en  contrée 
Montrer  aui  nations  MilhriJale  détruit. 

MilhriJijIe  .  act.  Ul ,  SC.  I. 

*  Inversion  hardie,  qui  fait  voir  qu'entre  les  mair)s  <run  véritable  poCte  notre 
langue  est  moins  faible  el  moins  timide  qu'on  ne  le  croit.  Le  champ  dont  il  s'agit 
est  la  vigne  de  Naboth,  iiue  Jézabel ,  fimme  d'Achab,  usurpa  par  le  meurtre  du 
propriétaire;  et  ce  fut  dans  ce  champ  qu'elle  fut  dévorée  par  les  chie.  s.  (G.) 

5  «  Jéhu  leur  dit  :  Jetez- la  du  haut  en  bas.  Aussitôt  ils  la  jetèrent  par  la 
fenêtre ,  et  la  muraille  fut  teii.te  de  son  sang,  et  elle  fut  foulée  aux  pieds  des  che- 
vaux. •  (  IV  Huin  ,  cil.  IX  ,  V.  3.{.'/  Plus  il  y  a  de  familiarité  dans  celte  façon  de 
parler,  foulée sou^  les  pieds  des  chevaux,  ei,  plus  elle  devient  en  rgique  quand  c'est 
a  ui!e  reine  que  ce  malheur  arrive.  Essayez  de  mettre  coursiers  ii  la  place  de  che- 
vaur,  vous  détru sez  limage.  (G.) 

20 


306  ATHALIE 

Dans  son  sang  inhumain  les  chiens  désaltérés  ', 

Et  de  son  corps  hideux  les  membres  déchirés  ; 

Des  prophètes  menteurs  la  troupe  confondue, 

Et  la  flamme  du  ciel  sur  l'autel  descendue  2; 

Élie  aux  éléments  parlant  en  souverain , 

Les  cieux  par  lui  fermés  et  devenus  d'airain  % 

Et  la  terre  trois  ans  sans  pluie  et  sans  rosée  *; 

Les  morts  se  ranimant  à  la  voix  d'Elisée? 

Reconnaissez,  Abner,  à  ces  traits  éclatants, 

Un  Dieu  tel  aujourd'hui  qu'il  fut  dans  tous  les  temps. 

Il  sait  quand  il  lui  plait  faire  éclater  sa  gloire; 

Et  son  peuple  est  toujours  présent  à  sa  mémoire. 

ABNER. 

Mais  où  sont  ces  honneurs  à  David  tant  promis  ^, 
Et  prédits  même  encore  à  Salomon  son  fils? 
Hélas  !  nous  espérions  que  de  leur  race  heureuse 
Devait  sortir  de  rois  une  suite  nombreuse  ; 
Que  sur  toute  tribu,  sur  toute  nation. 
L'un  d'eux  établirait  sa  domination, 
Ferait  cesser  partout  la  discorde  et  la  guerre, 
Et  verrait  à  ses  pieds  tous  les  rois  de  la  terre  ^. 


'  «  Les  chiens  mangeront  la  chair  dp  Jézabei  dans  le  camp  de  Jezrael.  » 
[IV  Rois,  ch.  IX,  V.  36.) 

2  Les  prophètes  de  Baal  s'étaient  tlattés  de  faire  descendre  le  feu  du  ciel  sur 
la  victime ,  ils  ne  purent  y  réussir  ;  mais,  à  la  voix  du  prophète  du  Seigneur,  la 
tlamme  descendit  sur  l'autel,  et  dévora  la  victime  et  les  faux  prophètes.  (G.) 

3  Les  cieux  fermés,  expression  empruntée  de  l'Ecriture  :  Dominus  daudal  cœ- 
lum.  [Deul.,  ch.  XI,  v.  17.)  Si  clausum  fiierit  ccelum.  {111  Roin ,  ch.  VIII,  v.  3o.) 
Clauso  cœlo.  {II  Paralip.,  ch.  vi ,  v.  '20,  etc.  etc.)  Les  cieux  d'airain,  métaphore 
créée  par  Racine.  (G.) 

*  La /erre  (roi»  ans  son*  p/wie  est  de  la  prose.  Celte  addition  ,  e/  sans  ro.ste,  donne 
à  tout  le  vers  une  couleur  poétique.  11  faut  surtout  remarquer  dans  ce  morceau 
l'art  prodigieux  avec  lequel  Racine  a  fait  entrer  dans  la  poésie  des  termes  aussi 
communs  que  ceux  de  chiens  ,  chevaux  e{  pluie,  (G.) 

8  «  Où  sont.  Seigneur,  vos  anciennes  miséricordes ,  que  vous  avez  promises  à 
David  avec  serment,  et  en  prenant  votre  vérité  à  témoin?»  (P«.  lxxxviii,  v.  50.) 

6  «  Et  tous  les  peuples  de  la  terre  serontbénis  en  lui  ;  toutes  les  nations  rendront 
gloire  à  sa  grandeur.  >>  (P«.  lxxi,  v.  7.) 


ACTE   I,   SCÈNE   I  307 

JOAD. 

Aux  promesses  du  Ciel  pourquoi  renoncez-vous? 

ABNER. 

Ce  roi  fils  de  David,  où  le  chercherons-nous? 

Le  Ciel  même  peut  -il  réparer  les  ruines 

De  cet  arbre  séché  jusque  dans  ses  racines  '? 

Athalie  étouffa  l'enfant  même  au  berceau. 

Les  morts,  après  huit  ans,  sortent-ils  du  tombeau? 

Ah  !  si  dans  sa  fureur  elle  s'était  trompée  ; 

Si  du  sang  de  nos  rois  quelque  goutte  échappée... 

JOAD. 

Eh  bien!  que  feiiez-vous? 

ABNER. 

0  jour  heureux  pour  moi  !... 
De  quelle  ardeur  j'irais  reconnaître  mon  roi! 
Doutez-voub  qu'à  ses  pieds  nos  tribus  empressées... 
Mais  pourquoi  me  flatter  de  ces  vaines  pensées? 
Déplorable  héritier  de  ces  rois  triomphants, 
Ochozias  restait  seul  avec  ses  enfants  : 
Par  les  traits  de  Jéhu  je  vis  percer  le  père; 
Vous  avez  vu  les  fils  massacrés  par  la  mère. 

JOAD. 

Je  ne  m'explique  point  ;  mais  quand  l'astre  du  jour  * 
Aura  sur  l'horizon  fait  le  tiers  de  son  tour, 
Lorsque  la  troisième  heure  aux  prières  rappelle  % 

1  Massilluii  dit  quelque  part ,  d.ms  son  Petit  Carême  :  «  Le  Seigneur  a  toujours 
soutUé  sur  les  races  orgueilleuses ,  et  en  a  fait  sécher  l,i  racine.  »  Et  encore  :  "  Sa 
justice...  renverse  vos  fortunes,  éteint  vos  familles,  fuit  sécher  la  racine  de  votre 
prospérité.  »  C'est  un  pareil  style  qui  l'a  fait  appeler  a  juste  titre  le  Racine  de  lu 
chaire.  Voltaire,  imitant  Aihalie,  dit  en  parlant  de  Louis  XV  dans /a  Henriade, 
chant  XII'  : 

Un  faible  rejeton  sort  entre  les  raines 
De  cet  arbre  fécond  coupé  dans  ses  racines. 

2  Je  ne  m'explique  point.  Ces  mots  mystérieux  éveillent  la  curiosité,  promettent 
un  grai.d  événement,  une  preuve  éclatante  de  la  puissance  de  ce  Dieu  qui  ne 
trompe  jamais.  En  ne  s  expliquant  pas  Joad  en  dit  assez.  (G.) 

3  La  troisième  heure  répond ,  suivant  notre  manière  de  distribuer  le  temps,  à 
neuf  heures  du  matin.  (G.) 


308  ÂTHALIE 

Retrouvez-vous  au  temple  avec  ce  même  zèle. 
Dieu  pourra  vous  montrer  par  d'importants  bienfaits 
Que  sa  parole  est  stable,  et  ne  trompe  jamais. 
Allez:  pour  ce  grand  jour  il  faut  que  je  m'apprête, 
Et  du  temple  déjà  l'aube  blanchit  le  faîte  '. 

ABN£R. 

Qael  sera  ce  bienfait  que  je  ne  comprends  pas? 
L'illustre  Josabeth  porte  vers  vous  ses  pas  : 
Je  sors  et  vais  me  joindre  à  la  troupe  iidèle 
Qu'attire  de  ce  jour  la  pompe  solennelle. 

SCÈNE    II 
JOAD,  JOSABETH. 

JOAD. 

Les  temps  sont  accomplis,  princesse  :  il  faut  parler; 
Et  votre  heureux  larcin  ne  se  peut  plus  celer. 
Des  ennemis  de  Dieu  la  coupable  insolence. 
Abusant  contre  lui  de  ce  profond  silence, 
Accuse  trop  longtemps  ses  promesses  d'erreur*. 
Que  dis-je?  le  succès  animant  leiir  fureur, 
Jusque  sur  notre  autel  votre  injuste  marâtre^ 
Veut  offrir  à  Baal  un  encens  idolâtre. 


1  Si  j'avais  a  décider  entre  les  trois  expositions  fameuses  de  Bajnzei,  A'Iphi- 
yénie  et  <ÏAihaiie,]e  donnerais  la  préférence  à  cette  dernière.  Au  mérite  de  bien 
instruire  le  spectateur  de  tout  ce  qu'il  doit  savoir,  elle  joint  l'avantage  d'être  une 
scène  d'action ,  dans  laquelle  le  souverain  pontife ,  (  n  homme  qui  médite  un  grand 
dessein,  cherche  à  s'assurer  des  dispositions  du  généial  de  l'armée  d'Athalie.  Il 
n'existe  point  d'autre  exemple  d'une  aussi  grande  perfection.  (G.) 

2  Erreur  pour  fausseté  ne  paraît  pas  exact.  Il  ne  peut  y  avoir  d'erreur  dans  les 
promesses  ;  l'erreur  ne  peut  être  que  dans  C(  lui  qui  promet  au  delà  de  ses  moyens. 
Cependant  ce  mot  peut  passer  dans  un  vers  à  la  faveur  d'une  ellipse  :  accuser 
les  promesses  d'erreur,  c'est  les  accuser  de  nous  induire  en  erreur,  de  nous  trom- 
per (G.),  d'être  pour  nous  un  sujet  d'erreur,  error.  Mais  n'y  a-t-il  pas  plus  que 
cela  dans  le  vers  de  Racine?  Les  ennemis  de  Dieu  ne  laccusent-ils  pas  de  ne  pas 
pouvoir  plus  encore  que  de  ne  pas  vouloir  tenir  ses  promesses?  Leur  insolence 
en  est  d'autant  plus  grande;  alors  erreur  est  exact. 

3  Atliale  était  belle-mère  de  Josabeth,  fille  de  Joram.  (G.) 


Ar,TE   I,   Sr-ÈNF   H  309 

Montrons  ce  jeune  roi  que  vos  mains  ont  sauvé, 
Sous  l'aile  du  Seigneur  dans  le  temple  élevé. 
De  nos  princes  hébreux  il  aura  le  courage, 
Et  déjà  son  esprit  a  devancé  son  âge*. 
Avant  que  son  destin  s'explique  par  ma  voix , 
Je  vais  l'oflVir  au  Dieu  par  qui  régnent  les  rois^  : 
Aussitôt  assemblant  nos  lévites,  nos  prêtres. 
Je  leur  déclarerai  Tliéritier  de  leurs  maîtres'. 

JOSABETU. 

Sait-il  déjà  son  nom  et  son  noble  destin? 

JOAD. 

Il  ne  répond  encor  qu'au  nom  d'Éliacin  ^ 
Il  se  croit  quelque  enfant  rejeté  par  sa  mère, 
A  qui  j'ai  par  pitié  daigné  servir  de  père, 

JOSABETH. 

Hélas  !  de  quel  péril  je  l'avais  su  tirer  ! 
Dans  quel  péril  encor  est-il  près  de  rentrer  ! 

JOAD. 

Quoi  !  déjà  votre  loi  s'aflaiblit  et  s'étonne  ! 


'  Ce  vers  prévient  l'objection  que  les  discours  de  Joas  sont  au  dessus  de  son 
âge.  (G.) 

Je  suis  jeuue,  il  est  vrai  ;  mais  ani  âoies  birm  nées 
La  valeur  n'attend  pas  le  nombre  des  années. 

(Corneille,  l»  Cid,  acte  II,  se.  ii.) 

Et  dans  le  livre  de  la  Sagesie  :  «  J'étais  un  enfant  bien  né,  et  j'avais  reçu  de 
Dieu  une  âme  d  un  bon  naturel.  •>  (Ch.  viii,  v.  19.)  Voyez  dans  Massillon,  Peiil 
Carême,  deuxième  dimanche  de  Carême,  le  développement  de  celte  idée. 

2  C'est  la  pensée  de  l'Écriture  sainte  : 

«  Le  trône  royal  appartient  à  Dieu,  et  les  rois  ne  le  remplissent  qu  en  son  nom 
C'est  une  chose  bien  magnifique  pour  les  rois,  et  qui  nous  oblige  à  les  révérer 
avec  une  espèce  de  religion  ;  mais  pour  laquelle  aussi  Dieu  les  avertit  d'exercer 
saintement  et  divinement  une  autorité  divine  et  sacrée.  «  (Bossuet.) 

«  Les  rois  régnent  par  moi ,  •■  est- il  dit  au  livre  de  la  Sayesne. 

'  Quelle  rapidité  dans  la  marche  de  l'action  1  dés  la  seconde  scène,  au  moment 
où  l'on  apprend  i)0urla  première  fois  que  Joas,  héritier  du  trône,  existe  dans  le 
temple,  on  voit  le  grand  prêtre  prêt  a  déclarer  sa  naissance.  (G.) 

'  ■  Il  n'a  encore  d  autre  nom  que  celui  d'Eliacin.  ■>  C'était  une  petite  chose  a 
bien  dire.  Le  poète  a  trouvé  moyen  d'en  faire  un  vers  élégant  :  c'est  en  ne  négli- 
geant rien  r|u'on  embellit  tout.   L. 


310  ATHALIE 

JOSABETH. 

A  VOS  sages  conseils,  seigneur,  je  m'abandonne. 
Du  jour  que  j'arrachai  cet  enfant  à  la  mort, 
Je  remis  en  vos  mains  tout  le  soin  de  son  sort  ; 
Même,  de  mon  amour  craignant  la  violence . 
Autant  que  je  le  puis  j'évite  sa  présence, 
De  peur  qu'en  le  voyant  quelque  trouble  indiscret 
Ne  fasse  avec  mes  pleurs  échapper  mon  secret  '. 
Surtout  j'ai  cru  devoir  aux  larmes,  aux  prières, 
Consacrer  ces  trois  jours  et  ces  trois  nuits  entières. 
Cependant  aujourd'hui  puis -je  vous  demander 
Quels  amis  vous  avez  prêts  à  vous  seconder? 
Abner,  le  brave  Abner  viemlra-t-il  nous  défendre? 
A-t-il  près  de  son  roi  fait  serment  de  se  rendre? 

JOAT). 

Abner,  quoiqu'on  se  pût  assurer  sur  sa  foi, 
Ne  sait  pas  même  encor  si  nous  avons  un  roi. 

JOSABETII. 

Mais  à  qui  de  Joas  confiez-vous  la  garde? 

Est-ce  Obed,  est-ce  Ammon  (juc  cet  honneur  regarde ^î 

De  mon  père  sur  eux  les  bien  fai  ts  répandus. . . 

JOAD. 

A  l'injuste  Athalie  ils  se  sont  tous  vendus  ^ 

JOSABETII. 

Qui  donc  opposoz-vous  contre  ses  satellites^? 


1  Quelle  délicatesse  dans  les  sentiments  de  Josabeth!  que  d'élégance  dans  les 
vers  qui  les  expriment  ! 

2  Cette  locution  manque  à  la  fois  d'élégance  et  de  correction  ,  on  ne  peut  pas 
dire  :  un  honneur  qui  regarde  quelqu'un.  (A.  M.)  Ce  soin  honorable  vous  regarde  , 
est  l'expression  commune;  cei  honneur  vous  regarde,  dit  la  même  chose  d'une 
manière  neuve.  Le  vers  de  Racine  nous  semble  correct  et  élégant. 

3  Injuste  a  beaucoup  de  force  dans  la  langue  du  xvii«  siècle.  L'unique  usage , 
dit  Massillon ,  que  les  grands  font  de  leur  autorité ,  c'est  de  la  faire  servir  à  leurs 
plaisirs  injustes.  » 

4  Opposer  contre,  espèce  de  pléonasme;  car  opposer  vient  d'opponere ,  obpmiere , 
mellre  devant  ou  contre.  On  dit  opposer  à. 


ACTE  I,  SCÈNE   II  311 

JOAD. 

Ne  VOUS  l'ai-je  pas  dit?  nos  prêtres,  nos  lévites. 

JOSABETH. 

Je  sais  que,  près  de  vous  en  secret  assemblé  ', 

Par  vos  soins  prévoyants  leur  nombre  est  redoublé  ; 

Que,  pleins  d'amour  pour  vous,  d'horreur  pour  Athalie, 

Un  serment  solennel  par  avance  les  lie  - 

A  ce  fils  de  David  qu'on  leur  doit  révéler. 

Mais  quelque  noble  ardeur  dont  ils  puissent  brûler', 

Peuvent-ils  de  leur  roi  venger  seuls  la  querelle  ? 

Pour  un  si  grand  ouvrage  est-ce  assez  de  leur  zèle  ? 

Doutez-vous  qu'Athalie,  au  premier  bruit  semé 

Qu'un  lîls  d'Ochozias  est  ici  renfermé . 

De  ses  fiers  étrangers  assemblant  les  cohortes , 

N'environne  le  temple,  et  n'en  brise  les  portes? 

Suffira-t-il  contre  eux  de  vos  ministres  saints, 

Qui,  levant  au  Seigneur  leurs  innocentes  mains. 

Ne  savent  que  gémir  et  prier  pour  nos  crimes , 

Et  n'ont  jamais  versé  que  le  sang  des  victimes  ? 

Peut-être  dans  leurs  bras  Joas  percé  de  coups... 

JOAD. 

Et  comptez-vous  pour  rien  Dieu,  qui  combat  pour  nous; 
Dieu,  qui  de  l'orphelin  protège  l'innocence. 
Et  fait  dans  la  faiblesse  éclater  sa  puissance; 


•  On  ne  dit  pas  en  prose  ««  nombre  ansemble ;  mais  le  sens  est  si  clair,  qu'on 
excuse  cette  licence  poétique  en  faveur  de  la  précision.  (G.) 

i  Quoique  l'esprit  et  le  caractère  essentiel  de  toute  la  pièce  siient  de  présen- 
ter toujours  Dieu  dans  tous  les  événements,  cependant  le  grand  prêtre  n'a  négligé 
aucune  des  précautions  qu'exige  la  prudence  humaine.  Celte  sage  prévoyance  est 
\\n  devoir  :  il  faut  commercer  par  faire  tout  ce  que  peut  un  mortel,  et  attendre 
ensuite  le  secours  divm  avec  une  confiance  inaltérable.  Tel  est  le  personnage  de 
Joad.  le  plus  étonnant,  le  plus  sublime  qu'il  y  ait  au  théâtre.  (G.) 

3  Geoffroy  a  observé  que  la  régularité  de  la  construction  demanderait  :  Hi 
quelque  noble  ardeur  qu'ili  puistent  brûler.  Il  est  cependant  remarquable  que 
Boileau  a  usé  de  la  mi^me  licence  dans  sa  satire  xi ,  et  dans  sa  première  épUre 
au  roi.  (A.  M.l 


312  ATHÂLIE 

Dieu,  qui  hait  les  tyrans,  et  qui  dans  Jezraël  i 

Jura  d'exterminer  Achab  et  Jézabel  ; 

Dieu,  qui,  frappant  Joram,  le  mari  de  leur  tille, 

A  jusque  sur  sou  fils  poursuivi  leur  famille  -; 

Dieu,  dont  le  bras  vengeur,  pour  un  temps  suspendu  ', 

Sur  cette  race  impie  est  toujours  étendu? 

JOSABETH. 

Et  c'est  sur  tous  ces  rois  sa  justice  sévère 
Que  je  crains  pour  le  fils  de  mon  malheureux  frère. 
Qui  sait  si  cet  enfant,  par  leur  crime  entraîné, 
Avec  eux  en  naissant  ne  fut  pas  condamné? 
Si  Dieu,  le  séparant  d'une  odieuse  race  % 
En  faveur  de  David  voudra  lui  faire  grâce? 
Hélas  !  l'état  horrible  où  le  Ciel  me  l'offrit 
Revient  à  tout  moment  effrayer  mon  esprit. 
De  princes  égorgés  la  chambre  était  remplie  : 
Un  poignard  à  la  main  l'implacable  Athalie 
Au  carnage  animait  ses  barbares  soldats, 
Et  poursuivait  le  cours  de  ses  assassinats. 
Joas,  laissé  pour  mort,  frappa  soudain  ma  vue  ; 
Je  me  figure  eocor  sa  nourrice  éperdue, 
Qui  devant  les  bourreaux  s'était  jetée  eu  vain  % 
Et,  faible,  le  tenait  renversé  sur  son  seia  «. 


1  Jezraël,  ville  de  la  tribu  de  Juda. 

3  Son nest  pas  clair.  11  s'agit  d'Ochozias,  fils  de  Joram  et  d' Athalie. 

3  Le  mot  Dieu ,  répété  quatre  fois  à  la  tète  de  (juatre  distiques  de  suite,  donne 
à  cette  phrase  une  singulière  di;:nité.  (L.) 

4  «  Vos  descendants  expieront  peut-être  dans  la  peine  et  dans  la  calamité  le 
crime  de  votre  ingratitude.  ><  '.Massillon.) 

5  Ce  morceau  est  un  modèle  de  peinture  touchante  ;  tous  les  traits  en  sont  finis. 
Je  ne  remarquerai  que  cet  hémistiche,  s'était  jetée  en  vain,  où  le  vers  semble 
tomber  à  chaque  mot;  il  est  impossible  de  mieux  rendre  l'efTort  impuissant  de  la 
faiblesse.  (L.) 

"  Quelques  grammairiens  ont  aperçu  une  équivoque  dans  ces  mots  et  faible.  Ils 
ne  savent  si  faible  se  rapporte  à  Joas  ou  à  la  nourrice ,  quoiqu'il  suit  évident  par 
le  sens  même  de  la  phrase  que  c'est  a  la  nourrice:  et  faible,  c'est-à-dire  et  qui 
étant  faible.  (G.) 


ACTE   I,   SCÈNE   II  31,5 

Je  le  pris  tout  sanglant.  Et  baignant  son  visage , 

Mes  pleurs  du  sentiment  lui  rendirent  l'usage  ; 

Et,  soit  frayeur  encor,  ou  pour  me  caresser, 

De  ses  bras  innocents  je  nie  sentis  presser. 

<"ïrand  Dieu,  que  mon  amour  ne  lui  soit  point  funeste  ! 

Du  ûdèle  David  c'est  le  précieux  reste  : 

Nourri  dans  ta  maison  en  l'amour  de  ta  Loi, 

Il  ne  connaît  encor  d'autre  père  que  toi. 

Sur  le  point  d'atta]uer  une  reine  homicide, 

A  Taspect  du  péril  si  ma  foi  s'intimide, 

Si  la  chair  et  le  sang,  se  troublant  aujourd'hui. 

Ont  trop  de  part  aux  pleurs  que  je  répands  pour  lui, 

Conserve  l'héritier  de  tes  saintes  promesses  ', 

Et  ne  punis  que  moi  de  toutes  mes  faiblesses  ! 

JOAD. 

Vos  larmes.  Josabeth,  n'ont  rien  de  criminel  : 

Mais  Dieu  veut  qu'on  espère  en  son  soin  paternel. 

Il  ne  recherche  point,  aveugle  en  sa  colère, 

Sur  le  ûls  qui  le  craint  l'impiété  du  père  *. 

Tout  ce  qui  reste  encor  des  fidèles  Hébreux 

Lui  viendront  aujourd'hui  renouveler  leurs  vœux. 

Autant  que  de  David  la  race  est  respectée. 

Autant  de  Jézabel  la  fille  est  détestée. 

Joas  les  touchera  par  sa  noble  pudeur. 

Où  semble  de  son  sang  reluire  la  splendeur  ; 

Et  Dieu,  par  sa  voix  même  appuyant  notre  exemple, 

De  plus  près  à  leur  cœur  parlera  dans  son  temple  : 

Deux  infidèles  rois  tour  à  tour  l'ont  bravé  '  : 

Il  faut  que  sur  leur  trône  un  roi  soit  élevé. 


1  On  peut  rapprocher  de  cette  admirable  prière  de  Josabeth  celle  que  Massillon . 

d.ins  son  sermon  du  vendredi  saint  {Peiit  Carime),  adresse  à  Dieu  jtour  le  jeune 

Louis  XV,  qu'il  appelle  aussi  \'enfant  précieux. 
î  '•  Le  fils  ne  portera  pas  l'iniquité  du  père."  (  Kséch.ch.  .wiii,  v.  20.) 
3  Période  de  six  vers  pleins  de  majesté  et  d'harmonie.  Tour  a  tour,  pour  -vu»  - 

r'»»ivement,  l'un  après  l'autre.  Ce  serait  en  prose  une  petite  faute.  (G.) 


;)li  ATHALIE 

Qui  se  souvienne  un  jour  qu'au  rang  de  ses  ancêtres 
Dieu  l'a  fait  remonter  par  la  main  de  ses  prêtres, 
L'a  tiré  par  leurs  mains  de  l'oubli  du  tombeau , 
Et  de  David  éteint  rallumé  le  flambeau'. 

Grand  Dieii^,  si  tu  prévois  qu'indigne  de  sa  race  * 
Il  doive  de  David  abandonner  la  trace, 
Qu'il  soit  comme  le  fruit  en  naissant  arracbé, 
Ou  qu'un  souffle  ennemi  dans  sa  fleur  a  séché  '  î 
Mais  si  ce  même  enfant,  à  tes  ordres  docile, 
Doit  être  à  tes  desseins  un  instrument  utile, 
Fais  qu'au  juste  héritier  le  sceptre  soit  remis  ; 
Livre  en  mes  faibles  mains  ses  puissants  ennemis; 
Confonds  dans  ses  conseils  une  reine  cruelle  '  ! 
Daigne,  daigne,  mon  Dieu,  sur  Mathan  et  sur  elle 
Répandre  cet  esprit  d'imprudence  et  d'erreur, 
De  la  chute  des  rois  funeste  avant-coureur  ^  ! 

L'heure  me  presse  :  adieu.  Des  plus  saintes  familles 
Votre  fils  et  sa  sœur  vous  amènent  les  filles. 


1  L'exactitude  demand;iit  a  rallume.  (AcadJ  —  Massillon  a  été  presque  aussi 
iiardi  quelîacine.  "  Vous,  dit-il  au  jeune  Louis  XV,  vous  qu'il  a  rallumé  comrr.e 
une  étincelle  précieuse  dans  le  sein  même  des  ombres  de  la  mort,  où  il  venait 
d'éteindre  votre  auguste  race,  et  où  vous  étiez  sur  le  point  de  vous  éteindre 
vous-même.  >>  {Petil  Carême,  sermon  pour  la  fête  de  la  Purification.) 

î  Nous  avons  vu  la  prière  de  Josabeth ,  douce  et  touchante ,  pleine  du  senti- 
ment le  plus  tendre,  et  terminée  i)ar  un  trait  de  dévouement  héroïque;  celle  du 
grand  prêtre  est  mâle,  ferme,  courageuse,  pleine  de  grandeur  et  d'énergie.  Cette 
prière  de  douze  vers  semble  ne  former  qu'une  seule  période ,  dont  les  divers 
membres ,  dépendant  l'un  de  l'autre ,  s'attirent ,  s'enchaînent ,  se  succèdent  avec 
rapidité,  et  forment  l'ensemble  le  plus  harmonieux.  (G.) 

3  (.  Le  Seigneur  a  toujours  soufflé  sur  les  races  orgueilleuses,  et  en  a  fait  sé- 
cher la  racine.  «  (Massillon,  Petil  Carême.) 

i  "  Seigneur,  confondez,  je  vous  prie,  Achitophel  d-ms  ses  conseils.  »  (II  RoU . 
ch.  XV,  v.  31.' 

•''  Il  n'y  a  point  d'expression  pour  louer  un  pareil  style .  ([ue  le  transport  et  le 
cri  de  l'admiration.  Ce  langage,  celte  harmonie,  ont  quelque  chose  au-dessus  de 
l'humain;  tout  est  céleste,  tout  est  inspiration.  (L.) 


ACTE    I.   SCKNE   IV  31  o 


SCENE   II 


JOSABKTH.  ZACHARIE,  SALOMITH, 
LE  CHŒUR. 

JOSABETH. 

Cher  Zacharie,  allez,  ne  vous  arrêtez  pas  : 
De  votre  auguste  père  accompagnez  les  pas. 

0  filles  de  Lévi,  troupe  jeune  et  fidèle, 
Que  déjà  le  Seigneur  embrase  de  son  zèle, 
Qui  venez  si  souvent  partager  mes  soupirs. 
Enfants,  ma  seule  joie  en  mes  longs  déplaisirs. 
Ces  festons  dans  vos  mains  et  ces  fleurs  sur  vos  têtes 
Autrefois  convenaient  à  nos  pompeuses  fêtes  : 
Mais,  hélas  î  en  ce  temps  d'opprobre  et  de  douleurs. 
Quelle  offrande  sied  mieux  que  celle  de  nos  pleurs  ! 
J'entends  déjà,  j'entends  la  trompette  sacrée. 
Et  du  temple  bientôt  on  permettra  l'entrée. 
Tandis  que  je  me  vais  préparer  à  marcher. 
Chantez,  louez  le  Dieu  que  vous  venez  chercher. 


SCENE    IV 

LE  CHŒUR. 

TOUT   LE   CflCElR  cliante. 

Tout  l'univers  est  plein  de  sa  magnificence; 
Qu'on  l'adore  ce  Dieu;  qu'on  l'invoque  à  jamais 
Son  empire  a  des  temps  précédé  la  naissance  ; 
Chantons,  publions  ses  bienfaits. 

UNE  VOIX  seule. 

En  vain  l'injuste  violence 
Au  peuple  qui  le  loue  imposerait  silence; 
Son  nom  ne  périra  jamais. 


316  ATHÂLIE 

Le  jour  annonce  au  jour  sa  gloire  et  sa  puissance  ' 
Tout  l'univers  est  plein  de  sa  magnificence  ; 
Chantons,  publions  ses  bienfaits. 

TOUT    LE    CHOEUR   répète. 

Tout  l'univers  est  plein  de  sa  magnificence  : 
Chantons,  publions  ses  bienfaits. 

UNE  VOIX  seule. 

Il  donne  aux  Heurs  leur  aimable  peinture; 

Il  fait  naître  et  mûrir  les  fruits; 

Il  leur  dispense  avec  mesure 
Et  la  chaleur  des  jours  et  la  fraîcheur  des  nuits. 
Le  champ  qui  les  reçut  les  rend  avec  usure. 

UNE   AUTRE. 

Il  commande  au  soleil  d'animer  la  nature , 
Et  la  lumière  est  un  don  de  ses  mains  : 
Mais  sa  loi  sainte,  sa  loi  pure 
Est  le  plus  riche  don  qu'il  ait  fait  aux  humains. 

UNE    AUTRE. 

0  mont  de  Sinaï ,  conserve  la  mémoire  ^ 
De  ce  jour  à  jamais  auguste  et  renommé, 

Quand ,  sur  ton  sommet  enflammé , 
Dans  un  nuage  épais  le  Seigneur  enfermé 
Fit  luire  aux  yeux  mortels  un  rayon  de  sa  gloire. 

Dis-nous  pourquoi  ces  feux  et  ces  éclairs, 
Ces  torrents  de  fumée  et  ce  bruit  dans  les  airs, 

Ces  trompettes  et  ce  tonnerre  : 
Venait-il  renverser  l'ordre  et  les  éléments? 


1  «  Dies  diei  éructât  verbum.  »  (Ps.  xvui,  2.)  Rousseau,  traduisant  le  mémo 
passage  du  Psaume  xviii,  a  dit  (liv.  1,  ode  u)  : 

Le  jour  au  jour  la  révèle, 
La  nuit  l'auEonce  à  la  nuit. 

-  11  y  a  dans  ce  chœur,  qui  partout  est  beau,  un  couplet  égal  à  tout  pour  le  su- 
blime ;  0  mont  Sinat ,  etc.  Mais  J'avoue  que  les  chœurs  à'Esiher  ,  où  il  n'y  a  pas 
moins  de  sublime,  mais  où  il  y  a  plus  de  sentimpiit ,  me  paraissent  encore  au- 
dessus.  (L.) 


ACTE   l,   SCÈNE   IV  31- 

Sur  ses  antiques  fondements 
Venait- il  ébranler  la  terre? 

UNE   AUTRE. 

Il  venait  révéler  aux  enfants  des  Hébreux 
De  ses  préceptes  saints  la  lumière  immortelle  ; 

Il  venait  à  ce  peuple  lieureiix 
Ordonner  de  l'aimer  d'une  amour  éternelle. 

TOUT   LE  CHŒUR. 

0  divine,  ô  charmante  loi  ! 
0  justice,  ô  bonté  suprême  ! 
Que  de  raisons,  quelle  douceur  extrême 
D'engager  à  ce  Dieu  son  amour  et  sa  foi  ! 

UNE  VOIX  seule. 

D'un  joug  cruel  il  sauva  nos  aïeux , 
Les  nourrit  au  désert  d'un  pain  délicieux; 
11  nous  donne  ses  lois,  il  se  donne  lui-même  : 

Pour  tant  de  biens,  il  commande  qu'on  l'aime. 

LE   CHOEUR. 

0  justice,  ô  bonté  suprême  ! 

LA   MÊME   VOIX. 

Des  mers  pour  eux  il  entr'ouvrit  les  eaux  ; 
D'un  aride  rocber  fit  sorlir  des  ruisseaux  ', 
Il  nous  donne  ses  lois,  il  se  donne  lui-mrme*  : 

Pour  tant  de  biens,  il  commande  qu'on  l'aime. 

LE   CHOEUR. 

0  divine ,  ù  charmante  loi  ! 
Que  de  raisons,  quelle  douceur  extrême 
D'engager  à  ce  Dieu  son  amour  et  sa  foi  ! 


1  11  faut  observer  la  grâce  et  l'élégante  brièveté  de  cette  énumération  des  mi- 
racles opérés  dans  le  désert  en  faveur  des  Israélites.  (G.) 

*  //  ie  donne  lui-même  ne  se  peut  dire  (jue  sous  la  loi  nouve'le.  Cette  proposition 
est  trop  étrangère  à  l'ancienne  loi.  ;.\cad.)  —  //  «e  donne  lui-même  peut  imssi  si- 
gnifier il  donne  son  amour,  sa  protection,  il  se  donne  a  son  jjeuple  comme  un  père 
se  donne  à  ses  enfants.  (A.  il.^ 


318  ATHALIE 

UNE  AUTRE   VOIX   seule. 

Vous  qui  ne  connaissez  qu'une  crainte  servile. 
Ingrats,  un  Dieu  si  bon  ne  peut-il  vous  charmer? 
Est-il  donc  à  vos  cœurs ,  est-il  si  difficile 
Et  si  pénible  de  l'aimer? 
L'esclave  craint  le  tyran  qui  l'outrage; 
Mais  des  enfants  l'amour  est  le  partage  : 
Vous  voulez  que  ce  Dieu  vous  comble  de  bienfaits, 
Et  ne  l'aimer  jamais  ! 

TOUT   LE  CHCEUR. 

0  divine ,  ô  charmante  loi  ! 
0  justice,  ô  bonté  suprême  ! 
Que  de  raisons,  quelle  douceur  extrême 
D'engager  à  ce  Dieu  son  amour  et  sa  foi  ! 


FIN   DU   PREMIER  ACTE. 


At.TK    11,  SCÈNE    11  319 


ACTE    DEUXIEME 
SCÈNE   I 

JOSABETH,  SALOMITH,  LE  CHOEUR. 

JOSABETH. 

Mes  filles,  c'est  assez  :  suspendez  vos  cantiques; 
Il  est  temps  de  nous  joindre  aux  prières  publiques. 
Voici  notre  heure  ;  allons  célébrer  ce  grand  jour, 
Et  devant  le  Seigneur  paraître  à  notre  tour. 

SCÈNE    II 
ZAGHARIE,  JOSABETH,  SALOMITII.  LE  CHlJEUR. 

JOSABETH. 

Mais  que  vois-je  !  Mon  fils,  quel  sujet  vous  ramène  '? 
Où  courez -vous  ainsi  tout  pâle  et  hors  d'haleine? 

ZACHARIE. 

0  ma  mère  ! 

JOSABETH. 

Eh  bien  !  quoi  ? 

ZACHAIIIE. 

Le  temple  est  profané  *  ! 


'  G?  commencement  du  second  acte,  plein  de  vivacité  et  de  trouble,  est  d'un 
effet  théâtral  après  le  calme  majestueux  du  premier  acte.  (L.) 

-  Admirons  comment,  des  les  premiers  vers  du  second  acte,  la  scène  est  déjà 
tout  en  mouvement  par  celte  irruption  soudaine  et  imprévue  d'Athalie  dans  le 
temple.  On  va  bientôt  savoir  les  raisons  de  celte  démarche  si  étrange.  Dans  celte 
pièce,  dont  l'action  est  de  la  plus  grande  simplicité,  rien  ne  languit;  tout  murche 
sans  remplissage  et  sans  épisode,  (ti.. 


HiO  ATHALIE 

JOSABETH. 

Comment  ? 

ZACHARIE. 

Et  du  Seigneur  l'autel  abandonné. 

JOSABETH. 

Je  tremble.  Hâ'ez-vous  d'éclairoir  votre  mère. 

ZACHARIE . 

Déjà,  selon  la  loi,  le  grand  i)rètre  mon  père, 
Après  avoir  au  Dieu  qui  nourrit  les  humains     • 
De  la  moisson  nouvelle  offert  les  premiers  pains, 
Lui  présentait  encore  entre  ses  mains  sanglantes 
Des  victimes  de  paix  les  entrailles  fumantes; 
Debout  à  ses  côtés,  le  jeune  Éliacin 
Comme  moi  le  servait  en  long  habit  de  lin  ; 
Et  cependant  du  sang  de  la  chair  immolée 
Les  prêtres  arrosaient  l'autel  et  l'assemblée  '  : 
Un  bruit  confus  s'élève,  et  du  peuple  surpris 
Détourne  tout  à  coup  les  yeux  et  les  e«iprits. 
Une  femme...  Peut-on  la  nommer  sans  blasphème  ! 
Une  femme...  C'était  Athalie  elle-même. 

JOSABETH. 

Ciel! 

ZACHARIE. 

Dans  un  des  parvis  aux  hommes  réservé, 
(^ette  femme  superbe  entre  le  front  levé , 
Et  se  préparait  même  à  passer  les  limites 
De  l'enceinte  sacrée  ouverte  aux  seuls  lévites*. 


1  Racine  s'est  trompé  ici  sur  les  rites.  On  n'arrosait  point  l'assemblée  du  sang 
(le  la  victime.  Le  prêtre  trempait  simplement  un  doisït  dans  le  sang  et  en  faisait 
f  cpt  aspersions  devant  le  voile  du  sanctuaire  ;  il  en  frottait  les  cornes  de  l'autel , 
et  répandait  le  reste  au  pied  du  même  autel.  L'auteur  a  confondu  avec  le  rite 
judaïque  ce  qu'il  avait  lu  dans  le  cli.  x.xiv  de  VExode,  où  il  est  dit  que  Moïse  fit 
l'aspersion  du  sang  de  la  victime  sur  le  peuple  assemblé;  mais  il  n'y  avait  point 
encore  de  rites  ni  de  cérémonies  légales.  (Acad.) —  Voyez  sur  les  sacrifices  des 
Juifs  les  sept  premiers  chapitres  du  Lévitique ,  et  en  particulier  le  ch.  iv,  v.  5,  6 
et  7.  — Voyez  aussi  Fleury,  Mœurs  des  Israélites,  ch.  xx. 

^  Il  ne  s'agit  pas  du  sanctuaire;  on  a  déjà  vu  que  le'grand  prêtre  seul  pouvait 


ACTE   11,  SCÈNE  11  321 

Le  peuple  s'épouvante,  et  fuit  de  toutes  parts. 

Mon  père...  ah  !  quel  courroux  animait  ses  regards! 

Moïse  à  Pharaon  parut  moins  formidable  : 

«  Reine,  sors,  a-t-il  dit,  de  ce  lieu  redoutable, 

«  D'où  te  bannit  ton  sexe  et  ton  impiété. 

«  Viens-tu  du  Dieu  vivant  braver  la  majesté?  » 

La  reine  alors,  sur  lui  jetant  un  œil  farouche, 

Pour  blasphémer  sans  doute  ouvrait  déjà  la  bouche  : 

J'ignore  si  de  Dieu  l'ange  se  dévoilant 

Est  venu  lui  montrer  un  glaive  étincelant; 

Mais  sa  langue  en  sa  bouche  à  l'instant  s'est  glacée. 

Et  toute  son  audace  a  paru  terrassée; 

Ses  yeux,  comme  effrayés,  n'osaient  se  détourner  : 

Surtout  Éliacin  paraissait  l'étonner  '. 

JOSABETH. 

Quoi  donc  !  Éliacin  a  paru  devant  elle  ? 

ZACIIARIE. 

Nous  regardions  tous  deux  cette  reine  cruelle, 


y  entrer,  'i  Devant  le  tenif.le ,  dans  une  grande  cour,  était  l'autel  des  holocaustes... 
Cette  cour  était  la  place  des  sacrificateurs,  particulerement  l'espace  entre  l'autel 
et  le  vestibule;  car  les  laïiiues  pouvaient  s'avancer  jusqu'à  l'autel  quand  ils  ofTraient 
des  sacrifices,  pour  présenter  leurs  victimes  et  les  immoler.  Sur  les  degrés  du 
vestibule  qui  faisaient  face  au  devant  du  temple ,  étaient  les  lévites  qui  chantaient 
et  jouaient  des  instruments.  La  cour  des  prêtres  était  renfermée  do  galeries  et 
environnée  d'une  première  cour  beaucoup  plus  grande,  qui  était  la  place  ordi- 
naire du  peuple.  Les  femmes  y  étaient  séparées  des  hommes.  •<  (Fleurv.) 

1  C'est  cet  étonnenient,  cet  effroi  si  naturel  dont  elle  doit  être  frappée  à  la  vue 
de  Joas,  qui  explique  parfaitement  pourquoi  elle  ne  songe  même  pas  à  se  venger 
de  l'injure  qu'elle  vient  de  recevoir.  Cette  ressemblance  si  forte  entre  Joas  et  l'en- 
fant qu'elle  a  vu  en  songe  est  un  des  ressorts  les  mieux  conçus  qu'on  ait  jamais 
employés,  et  il  parait  certain  qu'elle  a  été  suggérée  par  1  histoire  de  Jaddus,  racon- 
tée dans  Josephe.  Racine,  dans  cet  ouvrage,  a  tiré  tout  des  mêmes  sources.  (L.) 
Voici  cette  histoire  de  Jaddus,  le  s  xième  grai.il  prêtre  des  Juifs  depuis  le  retour 
de  la  captivité.  Alexandre,  irrité  de  ce  ([uil  avait  o>é lui  refuser  les  secours  qu'il 
lui  demandait,  marcha  conlre  Jérusalem,  dans  l'intention  de  la  détruire.  Jaddus 
alla  au-devant  de  lui ,  suivi  des  prêtres  et  des  lévites.  A  cette  vue,  le  prince,  su- 
bitement changé,  se  prosterna  à  ses  pieds  pour  adorer  le  nom  de  Dieu.  Parmé- 
nion,  étonné,  lui  en  demanda  la  raison.  Le  prince  lui  avoua  que  cet  homme,  revelu 
des  mêmes  ornements,  lui  avait  apparu  en  songe,  et  lui  avait  promis  la  conquête 
de  l'Asie.  Du  reste,  il  n'est  fait  mention  de  cette  histoire  ni  dans  la  Bible  ni  dans 
aucun  autre  historien  que  Josèphe  ;  ce  qui  la  rend  au  moins  suspecte. 

21 


322  ATHÂLIE 

Et  d'une  égale  horreur  nos  cœurs  étaient  frappés  : 
Mais  les  prêtres  bientôt  nous  ont  enveloppés; 
On  nous  a  fait  sortir.  J'ignore  tout  le  reste, 
Et  venais  vous  conter  ce  désordre  funeste. 

JOSABETH. 

Ah  !  de  nos  bras  sans  doute  elle  vient  l'arracher; 
Et  c'est  lui  qu'à  l'autel  sa  fureur  vient  chercher. 
Peut-être  en  ce  moment  l'objet  de  tant  de  larmes., . 
Souviens-toi  de  David,  Dieu,  qui  vois  mes  alarmes  ! 

SALOMITH. 

Quel  est-il,  cet  objet  des  pleurs  que  vous  versez? 

ZACHARIE. 

Les  jours  d'Éliacin  seraient-ils  menacés? 

SALOMITU. 

Aurait-il  de  la  reine  attiré  la  colère  ? 

ZACHARIE. 

Que  craint-on  d'un  enfant  sans  support  et  sans  père? 

JOSABETH. 

Ah  !  la  voici.  Sortons  :  il  la  faut  éviter. 

SCÈNE   III 
ATHALIE,  AGAR,  ABNER,  SUITE  D'ATHALIE. 

AGAR. 

Madame,  daus  ces  lieux  pourquoi  vous  arrêter? 
Ici  tous  les  objets  vous  blessent,  vous  irritent. 
Abandonnez  ce  temple  aux  prêtres  qui  Thahilent  : 
Fuyez  tout  ce  tumulte,  et  dans  votre  palais 
A  vos  sens  agités  venez  rendre  la  paix. 

ATHALIE. 

Non,  je  ne  puis  :  tu  vois  mon  trouble  et  ma  faiblesse. 
Va,  fais  dire  à  Mathan  qu'il  vienne,  qu'il  se  presse. 


ACTE   II,   SCÈNE   IV  323 

Heureuse  si  je  puis  trouver  par  son  secours 

Cette  paix  que  je  cherche,  et  qui  me  fuit  toujours. 

(Elle  s'assied.) 

SCÈNE   IV 
ATHALIE,  ABNER,  SUITE  D'ATHALIE. 

ABNER. 

Madame,  pardonnez  si  j'ose  le  défendre  : 
Le  zèle  de  Joad  n'a  point  dû  vous  surprendre. 
Du  Dieu  que  nous  servons  tel  est  l'ordre  éternel; 
Lui-même  il  nous  traça  son  temple  et  son  autel, 
Aux  seuls  enfants  d'Aaron  commit  ses  sacrifices, 
Aux  lévites  marqua  leur  place  et  leurs  offices. 
Et  surtout  défendit  à  leur  postérité 
Avec  tout  autre  dieu  toute  société. 
Hé  quoi  !  vous  de  nos  rois  et  la  femme  et  la  mère, 
Ètes-vous  à  ce  point  parmi  nous  étrangère? 
Ignorez-vous  nos  lois?  et  faut-il  qu'aujourd'hui... 
Voici  votre  Mathan;  je  vous  laisse  avec  lui  '. 

ATHALIE. 

Votre  présence^  Abner,  est  ici  nécessaire-. 


>  On  a  critiqué  cette  expression  votre,  comme  peu  respectueuse.  Il  est  certain 
que  le  pronom  votre,  ainsi  placé,  n'est  jamais  insignifiant  ;  il  exprime  toujours 
quelque  sentiment  particulier  d'afTection ,  de  haine  ou  de  mépris.  Nous  trouve- 
rons dans  Aihalie  même  des  exemples  de  ces  trois  acceptions.  Ici,  votre  Mathan 
marque  du  mépris,  non  pas  pour  la  reine,  mais  pour  cet  indigne  prêtre,  et  ren- 
ferme un  secret  reproche  de  la  confiance  qu'Athalie  lui  accorde.  Abner  dans  toute 
la  sincérité  de  son  zèle,  ne  croit  pas  devoir  déguise"  à  la  reine  l'horreur  que  lui 
inspire  cet  apostat.  (G.) 

î  Abner  a  suivi  la  reine  pour  prendre  auprès  d'elle  la  défense  de  Joad  ;  elle  le 
retient  parce  qu  elle  veut  se  servir  de  lui  pour  satisfaire  1  impatience  qu'elle  a  de 
voir  sur-le-champ  Eliacin.  Personne  n'est  plus  propre  qu' Abner  à  obtenir  de  Joad 
cette  complaisance ,  qu'il  pourrait  bien  ne  pas  avoir,  si  le  brave  Abner  ne  la  de- 
mandait lui-même  et  ne  lui  répondait  de  l'enfant,  qu'if  pr^nd  soussa  garde.  Athalie 
na  pas  encore  autour  d  elle  ses  moyens  de  force,  et  c'est  pour  cela  qu'elle  ne  parle 
pas  encore  en  souve:aine.  0;i  sait  que  le  temple  était  une  espèce  de  forteresse 
susceptible  de  défense.  Tel  est  le  motif  tres-pluusible  de  l'espèce  de  confiance 
qu'elle  témoigne  un  moment  à  ce  même  Abner,  que  d  ailleurs  elle  estime  trop  pour 


32i  ATHALIE 

Laissons  là  de  Joad  l'audace  téméraire, 
Et  tout  ce  vain  amas  de  superstitions 
Qui  ferme  votre  temple  aux  autres  nations  : 
Un  sujet  plus  pressant  excite  mes  alarmes. 
Je  sais  que  dès  l'enfance  élevé  dans  les  armes, 
Abner  a  le  cœur  noble,  et  qu'il  rend  à  la  fois 
Ce  qu'il  doit  à  son  Dieu,  ce  qu'il  doit  à  ses  rois  : 
Demeurez. 

SCÈNE  V 
ATHALIE,  MATH  AN,  ABNER,  SUITE  D'ATHALIE. 

MATH AN. 

Grande  reine,  est-ce  ici  votre  place? 
Quel  trouble  vous  agite,  et  quel  effroi  vous  glace  ? 
Parmi  vos  ennemis  que  venez-vous  cbercher? 
De  ce  temple  profane  osez-vous  approcher? 
Avez-vous  dépouillé  cette  haine  si  vive?... 

ATHALIE. 

Prêtez-moi  l'un  et  l'autre  une  oreille  attentive. 

Je  ne  veux  point  ici  rappeler  le  passé. 
Ni  vous  rendre  raison  du  sang  que  j'ai  versé  : 
Ce  que  j'ai  fait,  Abner,  j'ai  cru  le  devoir  faire  *. 
Je  ne  prends  point  pour  juge  un  peuple  téméraire  : 
Quoi  que  son  insolence  ait  osé  publier, 
Le  Ciel  même  a  pris  soin  de  me  justifier. 
Sur  d'éclatants  succès  ma  puissance  établie 
A  fait  jusqu'aux  deux  mers  respecter  Athalie  ; 


l'aimer.  Les  méchants  ne  peuvent  aimer  que  leurs  complices;  aussi  Abner  a-t  il 
la  discrétion  de  vouloir  se  retirer  des  qu'il  voit  paraître  le  digne  confident  d"A- 
thalie;et  les  raisons  qu'elle  a  de  retenir  Abner  étaient  le  seul  moyendelemetlrc 
en  scène  avec  Mathan,  qu'il  doit  mépriser  et  détester.  On  verra  dans  la  scène 
suivante  les  beautés  qui  en  résultent.  (L.) 

1  Elle  s'adresse  uniquement  ici  à  Abner.  Quant  à  Mathan ,  elle  n'a  pas  même 
besoin  auprès  de  lui  de  cette  justification  telle  quelle. 


ACTE  II,  SCÈNE  V  32o 

Par  moi  Jérusalem  goiile  un  calme  profond  ; 

Le  Jourdain  ne  voit  plus  l'Arabe  vagabond, 

Ni  l'altier  Philistin,  par  d'éternels  ravages, 

Comme  au  temps  de  vos  i  ois,  désoler  ses  rivages, 

Le  Syrien  me  traite  et  de  reine  et  de  sœur  '; 

Enfin  de  ma  maison  le  perfide  oppresseur. 

Qui  devait  jusqu'à  moi  pousser  sa  barbarie, 

Jéhu,  le  fier  Jéhu,  tremble  dans  Samarie; 

De  toutes  parts  pressé  par  un  puissant  voisin, 

Que  j'ai  su  soulever  contre  cet  assassin, 

11  me  laisse  en  ces  lieux  souveraine  maîtresse. 

Je  jouissais  en  paix  du  fruit  de  ma  sagesse; 

Mais  un  trouble  importun  vient,  depuis  quelques  jours, 

De  mes  prospérités  interrompre  le  cours. 

Un  songe  (me  devrais-je  inquiéter  d'un  songe?) 

Entretient  dans  mon  cœur  un,  chagrin  qui  le  ronge  : 

Je  l'évite  partout,  partout  il  me  poursuit. 

C'était  pendant  l'horreur  d'une  profonde  nuit-; 
Ma  mère  Jézabel  devant  moi  s'est  montrée. 
Comme  au  jour  de  sa  mort  pompeusement  parée  : 
Ses  malheurs  n'avaient  point  abattu  sa  fierté. 
Même  elle  avait  encorcet  éclat  emprunté 
Dont  elle  eut  soin  de  peindre  et  d'orner  son  visage  ' 
Pour  réparer  des  ans  l'irréparable  outrage  : 


i  Le  Syrien  pour  le  roi  de  Surie.  Le  l'ère  liAthalie  avait  été  tue  dans  un  combat 
contre  ce  prince.  (G.) 

2  Ce  songe  est  un  morceau  achevé;  jamais  on  n'a  su  narrer  et  peindre  une 
foule  d'objets  différents  avec  de>  traits  plus  vrais ,  plus  variés,  plus  énergiques  ; 
et  ces  traits  expriment  non-seulement  les  choses,  mais  les  caractères  des  person- 
nages... Ce  songe  a  d'ailleurs  un  mérite  unique ,  il  e-t  le  principal  mobile  de  l'ac- 
tion ;  il  motive  la  venue  d'Alhalie  dans  le  temple,  le  désir  qu'elle  a  de  voir  Joas , 
elles  frayeurs  qui  l'engagent  ensuite  à  demander  cet  enfant.  Il  amène  celte  dis- 
cussion où  la  bassesse  féroce  de  Mathan  est  mise  en  opposition  avec  la  bonté 
courageuse  et  compatissante  d'Abncr;  enfin  il  donne  lieu  à  cette  scène  aussi 
neuve  que  touchante  où  Athalie  interroge  Joas.  (L.) 

s  >■  Jéhu  vint  ensuite  à  Jezrael;  et  Jézabel,  ayant  appris  son  arrivée,  se 
peignit  les  yeux  avec  du  noir,  mit  des  ornements  sur  sa  tête,  etc.  «  (IV  Bois, 
ch.  IX,  V.  30.) 


326  ATHALIE 

«  Tremble,  m'a-t-elle  dit,  fille  cligne  de  moi; 
«  Le  cruel  Dieu  des  Juifs  l'emporte  aussi  sur  toi. 
«  Je  te  plains  de  tomber  dans  ses  mains  redoutables, 
«  INIa  fille  !  »  En  achevant  ces  mots  épouvantables, 
Son  ombre  vers  mon  lit  a  paru  se  baisser  : 
Et  moi,  je  lui  tendais  les  mains  pour  l'embrasser  ; 
Mais  je  n'ai  plus  trouvé  qu'un  horrible  mélange 
D'os  et  de  chair  meurtris  et  traînés  dans  la  fange  ', 
Des  lambeaux  pleins  de  sang  et  des  membres  affreux 
Que  des  chiens  dévorants  se  disputaient  entre  eux-. 

ABNER. 

Grand  Dieu  ! 

ATCALIE. 

Dans  ce  désordre  à  mes  yeux  se  présente 
Un  jeune  enfant  couvert  d'une  robe  éclatante, 
Tel  qu'on  voit  des  Hébreux  les  prêtres  revêtus. 
Sa  vue  a  ranimé  mes  esprits  abattus; 
Mais  lorsque,  revenant  de  mon  trouble  funeste, 
J'admirais  sa  douceur,  son  air  noble  et  modeste, 
J'ai  senti  tout  à  coup  un  homicide  acier 
Que  le  traître  en  mon  sein  a  plongé  tout  entier. 
De  tant  d'objets  divers  le  bizarre  assemblage 
Peut-être  du  hasard  vous  paraît  un  ouvrage  : 
Moi-même  quelque  temps,  honteuse  de  ma  peur, 
Je  l'ai  pris  pour  l'effet  d'une  sombre  vapeur. 
Mais  de  ce  souvenir  mon  âme  possédée 
A  deux  fois  en  dormant  revu  la  même  idée  '  ! 


1  Si  l'épithète  meurtris  se  rapportait  à  chair,  elle  ne  serait  ni  au  masculin ,  ni 
au  pluriel ,  elle  ne  peut  se  rapporter  seulement  à  os;  on  ne  dit  point  des  os  mcur- 
Iris  :  il  la  faut  rapporter  aux  deux  mots  à  la  fois.  (L.  R.) 

2  i(  Et  étant  allés  pour  l'ensevelir,  ils  n'en  trouvèrent  que  le  crâne,  les  pieds, 
l'extrémité  des  mains...  Les  chiens  mangeront  la  chair  de  Jézabel  dans  le  cliamp 
de  Jezraël.  "  (/!'  Rois ,  ch.  ix,  v.  3.'i  et  36.) 

3  Le  mot  idée  signilie  quelquefois  la  trace  que  laisse  un  objet.  Ici  il  signifie 
l'image  elle-même,  c'est-à-dire  qu'il  est  pris  dans  le  sens  étymologique;  car  le 
mot  grec  d'où  il  vient  veut  dire  image,  forme  visible.  Massillon  commence  ainsi  son 


ACTE  H,  SCÈNE  V  327 

Deux  fois  mes  tristes  yeux  se  sont  vu  retracer 
Ce  même  enfant  toujours  tout  prêt  à  me  percer. 
Lasse  enfin  des  horreurs  dont  j'étais  poursuivie^ 
J'allais  prier  Baal  de  veiller  sur  ma  vie. 
Et  chercher  du  repos  au  pied  de  ses  autels. 
Que  ne  peut  la  frayeur  sur  l'esprit  des  mortels  i  ! 
Dans  le  temple  des  Juifs  un  instinct  m'a  poussée, 
Et  d'apaiser  leur  Dieu  j'ai  conçu  la  pensée  ; 
J'ai  cru  que  des  présents  calmeraient  son  courroux, 
Que  ce  Dieu,  quel  qu'il  soit,  en  deviendrait  plus  doux. 
Pontife  de  Baal,  excusez  ma  faiblesse. 
J'entre  :  le  peuple  fuit,  le  sacrifice  cesse; 
Le  grand  prêtre  vers  moi  s'avance  avec  fureur  : 
Pendant  qu'il  me  parlait,  ô  surprise  !  ô  terreur! 
J'ai  vu  ce  même  enfant  dont  je  suis  menacée, 
Tel  qu'un  songe  effrayant  l'a  peint  à  ma  pensée. 
Je  l'ai  vu  :  son  même  air,  son  même  habit  de  lin. 
Sa  démarche,  ses  yeux,  et  tous  ses  traits  enfin  *. 
C'est  lui-même.  Il  marchait  à  côté  du  grand  prêtre  : 
Mais  bientôt  à  ma  vue  on  l'a  fait  disparaître. 
Voilà  quel  trouble  ici  m'oblige  à  m'arrêter, 
Et  sur  quoi  j'ai  voulu  tous  deux  vous  consultera 
Que  présage,  Mathan,  ce  prodige  incroyable? 

MATHAN. 

Ce  songe  et  ce  rapport,  tout  me  semble  effroyable... 


sermon  pour  la  benédiciion  des  drapeaux  de  l'armée  de  Câlinai  :  «  Ce  n'est  pas  pour 
vous  rappeler  ici  des  idées  de  feu  et  de  sang,  etc.  " 
'  Ce  mouvement  rappelle  celui  de  Virgile  : 

...  Qiiid  non  mortalia  pectora  cogis, 
Auri  facra  famés! 

s  Sicocalos,  sic  lUe  manns,  sic  ora  ferebat.    (Virgile,  Enéide,  liv.  lU.) 

3  Nous  ne  connaissons  rien  dans  notre  lan.çue  de  plus  beau ,  de  plus  poétique 
et  de  plus  élégant  que  ce  songe.  L'idée  vive  et  rapide  qu'Athalie  donne  de  sa  puis- 
sance ,  la  peinture  aiïreuse  qu'elle  fait  de  l'ombre  de  Jézabel ,  le  portrait  plein  de 
douceur  de  Joas ,  et  la  manière  dont  elle  décrit  ensuite  le  trouble  qui  régnait  dans 
le  temple  des  Juifs  lorsqu'elle  y  est  entrée ,  forment  autant  de  tableaux  qui  font 
passer  dans  l'àme  du  spectateur  le  trouble  et  la  terreur  d  Athidie.  (L.  P..) 


328  ATHALIE 

ATIIALIE. 

Mais  cet,  enfant  fatal,  Abner,  vous  l'avez  vu  : 
Quel  est-il?  de  quel  sang,  et  de  quelle  tribu? 

ABNER. 

Deux  enfants  à  l'aulel  prêtaient  leur  ministère  : 
L'un  est  flls  de  Joa'3,  Josabelb  est  sa  mère  : 
L'autre  m'est  inconnu  '. 

MATHAN. 

Pourquoi  délibérer? 
De  tous  les  deux,  Madame,  il  se  faut  assurer. 
Vous  savez  pour  Joad  mes  égards,  mes  mesures  2; 
Que  je  ne  cherche  point  à  venger  mes  injures; 
Que  la  seule  équité  règne  en  tous  mes  avis  : 
Mais  lui-même,  après  tout,  fût-ce  son  propre  fils, 
Youdrait-il  un  moment  laisser  vivre  un  coupable? 

ABNER. 

De  quel  crime  un  enfant  peut-il  être  capable  ? 

MATHAN. 

Le  Ciel  nous  l'a  fait  voir  un  poignard  à  la  main  : 
Le  Ciel  est  juste  et  sage,  et  ne  fait  rien  en  vain. 
Que  cherchez-vons  de  plus? 

ABNER. 

Mais,  sur  la  foi  d'un  songe , 
Dans  le  sang  d'un  enfant  voulez-vous  qu'on  se  plonge? 
Vous  ne  savez  encor  de  quel  père  il  est  né, 
Quel  il  est. 

MATHAN. 

On  le  craint;  tout  est  examiné. 

1  Abner  ignore  la  naissance  d'Élincin.  Joad,  dans  la  première  scène,  n'a  pas 
laissé  échapper  son  secret.  Cette  circonstance  est  remarquable  ;  car,  en  supposant 
Abner  instruit  du  sort  d'Eliacin,  il  eût  été  forcé  de  recourir  au  mensonge  pour 
le  sauver,  ce  qui  aurait  nui  à  la  noblesse  de  son  caractère.  C'est  une  de  ces  con- 
venances délicates  dont  les  ouvrages  de  Racine  offrent  une  multitude  d'exemples. 

•:a.  m.) 

2  On  dit  bien  les  égards,  mais  non  les  mesures  de  quelqu'un  pour  une  personne. 
(AciD.)  Le  second  mot  ne  passe-t-il  pas  à  la  faveur  du  premier  ? 


ACTE   M  ,   SCÈNE  V  329 

A  d'illustres  parents  s'il  doit  son  origine, 
La  splendeur  de  son  sort  doit  hâter  sa  ruine  : 
Dans  le  vulgaire  obscur  si  le  sort  l'a  placé  ^ 
Qu'importe  qu'au  hasard  un  sang  vil  soit  versé? 
Est-ce  aux  rois  à  garder  cette  lente  justice? 
Leur  sûreté  souvent  dépend  d'un  prompt  supplice. 
N'allons  point  les  gêner  d'un  soin  embarrassant  : 
Dès  qu'on  leur  est  suspect,  on  n'est  plus  innocent  -, 

AB.NER. 

Hé  quoi ,  Mathan  !  d'un  prêtre  est-ce  là  le  langage  ? 
Moi,  nourri  dans  la  guerre,  aux  horreurs  du  carnage  % 
Des  vengeances  des  rois  ministre  rigoureux, 
C'est  moi  qui  prête  ici  ma  voix  au  malheureux  ! 
Et  vous,  qui  lui  devez  des  entrailles  de  père. 
Vous,  ministre  de  paix  dans  les  temps  de  colère. 
Couvrant  d'un  zèle  faux  votre  ressentiment, 
Le  sang  à  votre  gré  coule  trop  lentement  '^  ! 

Vous  m'avez  commandé  de  vous  parler  sans  feinte. 
Madame  :  quel  est  donc  ce  grand  sujet  de  crainte? 
Un  songe,  un  f  lible  enfant,  que  votre  œil  prévenu 
Peut-être  sans  raison  croit  avoir  reconnu. 

ATIIALIE. 

Je  le  veux  croire,  Abner,  je  puis  m'être  trompée  : 
Peut-être  un  songe  vain  m'a  trop  préoccupée, 
Eh  bien  !  il  faut  revoir  cet  eufant  de  plus  près  : 
Il  en  faut  à  loisir  examiner  les  traits. 


1  Dans  ces  deux  vers,  d'ailleurs  très-beaux,  «on  tort  et  le  ton,  ont  paru  trop 
près  l'un  de  l'autre,  le  premier  étant  pris  pour  l'état,  et  le  second  pour  la  des- 
tinée. (ACAD.) 

ï  Ce  vers  résume  toute  la  politique  des  tyrans. 

s  Suurri,  pour  accoutumé  aux  horreurt  du  carnage  ,  est  une  expression  neuve. 
Il  est  douteux  qu'on  dit  nourri  au  carnage;  nourri  aux  horreurs  du  carnage  n'a 
rien  de  choquant.  C'est  ainsi  que  les  grands  écrivains  savent  faire  entrer  dans  la 
langue  une  foule  de  constructions. 

*  Et  vaut...  te  sang,  etc.,  espèce  d'anacoluthe,  ou  changement  de  construction, 
qui  donne  plus  de  mouvement  et  de  force  à  la  phrase. 


330  ATHALIE 

Qu'on  les  fasse  tous  deux  paraître  en  ma  présence  ' . 

ABNER. 

Je  crains... 

ATIIALIE. 

Manquerait-on  pour  moi  de  complaisance  ? 
De  ce  refus  bizarre  où  seraient  les  raisons? 
Il  pourrait  me  jeter  en  d'étranges  soupçons. 
Que  Josabeth,  vous  dis-je,  ou  Joad  les  amène. 
Je  puis,  quand  je  voudrai,  parler  en  souveraine. 
Vos  prêtres,  je  veux  bien,  Abner,  vous  l'avouer, 
Des  bontés  d'Athalie  ont  lieu  de  se  louer. 
Je  sais  sur  ma  conduite  et  contre  ma  puissance 
Jusqu'où  de  leurs  discours  ils  portent  la  licence  : 
Ils  vivent  cependant,  et  leur  temple  est  debout. 
Mais  je  sens  que  bientôt  ma  douceur  est  à  bout'. 
Que  Joad  mette  un  frein  à  son  zèle  sauvage, 
Et  ne  m'irrite  point  par  un  second  outrage. 
Allez. 

SCÈNE    VI 
ATHALIE,  MATHAN,  SUITE  D'ATHALIE. 

MAT  H  AN. 

Enfin  je  puis  parler  en  liberté; 
Je  puis  dans  tout  son  jour  mettre  la  vérité. 
Quelque  monstre  naissant  dans  ce  temple  s'élève. 
Reine,  n'attendez  pas  que  le  nuage  crève  ^ 
Abner  chez  le  grand  prêtre  a  devancé  le  jour; 

1  Les  se  rapporte  à  ce  vers  éloigné  : 

Deux  enfants  à  l'autel  prêtaient  leur  ministère  ; 
cependant  un  tel  éloignement  ne  donne  lieu  à  aucune  équivoque. 

2  On  tremble,  quand  on  entend  Athalie  parler  de  sesbonlés  et  de  «a  douceur. 

3  Le  premier  vers  est  très-beau  :  l'image  est-elle  soutenue  dans  le  second?  Le 
nuage  crève,  se  peut-il  lier  assez  au  monstre  naissant  qui  s'élève?  et  cette  expres- 
sion le  nuage  crève,  est- elle  assez  noble  pour  lui  sacrifier  le  rapport  nécessaire 
entre  les  figures  ?  Je  ne  le  crois  pas  ;  cependant  il  y  a  dans  cette  phrase  :  n'atten- 
dez pas  que  le  nuage  crèue,  une  vérité  qui  fait  tout  passer.  11  est  si  difficile  dédire 
mieux  que  Racine ,  même  quand  il  y  a  quelque  chose  à  reprendre  1  (L.) 


ACTE   M,   SCKNE  VII  331 

Pour  le  sang  de  ses  rois  vous  savez  son  amour. 
Et  qui  sait  si  Joad  ne  veut  point  en  leur  place 
Substituer  l'enfant  dont  le  Ciel  vous  menace. 
Soit  son  fils,  soit  quelque  autre? 

ATIIALIE. 

Oui,  vous  m'ouvrez  les  yeux; 
Je  commence  à  voir  clair  dans  cet  avis  des  cieux. 
Mais  je  veux  de  mon  doute  être  débarrassée  : 
Un  enfant  est  peu  propre  à  trahir  sa  pensée  ; 
Souvent  d'un  grand  dessein  un  mot  nous  fait  juger. 
Laissez-moi,  cher  Mathan,  le  voir,  l'interroger. 
Vous  cependant,  allez;  et,  sans  jeter  d'alarmes, 
A  tous  mes  ïyriens  faites  prendre  les  armes. 

SCÈNE    VII 

JOAS,  ATHALIE,  JOSABETH,  ZACHARIE, 

SALOMITH,  ABNEU,  DEUX  LÉVITES,  LE  CHOEUR, 

SUITE  D'ATHALIE. 

JOSABETH  aux  deux  lévites. 

0  vous,  sur  ces  enfants  si  chers,  si  précieux, 
^Iinist^es  du  Seigneur,  ayez  toujours  les  yeux. 

ABNER  àJosabeth. 

Princesse,  assurez-vous,  je  les  prends  sous  ma  garde'. 

ATHALIE. 

0  Ciel  !  plus  j'examine,  et  plus  je  le  regarde... 
C'est  lui  !  D'horreur  encor  tous  mes  sens  sont  saisis. 

(Montrant  Joas.) 

Épouse  de  Joad,  est-ce  là  votre  fils? 

JOSABETH. 

Qui?  lui,  Madame? 

ATHALIE. 

Lui. 

•  Asaurir  pour  rassurer.  Du  temps  de  Racine,  ce  mot  s'employait  encore  en  ce 
sens. 


332  ATHALIE 

JOSABETH. 

Je  ne  snis  point  sa  mère. 

(  Montrant  Zacharie.) 

Voilà  mon  fils. 

ATHALIE ,   à  Joas. 

Et  VOUS ,  quel  est  donc  votre  père? 
Jeune  enfant,  répondez  ' . 

JOSABETH. 

Le  Ciel  jusque  aujourd'hui... 

ATHALIE,    à  Josabeth. 

Pourquoi  vous  pressez- vous  de  répondre  pour  lui? 
C'est  à  lui  de  parler. 

JOSABETH. 

Dans  un  âge  si  tendre 
Quel  éclaircissement  en  pouvez-vous  attendre? 

ATHALIE. 

Cet  âge  est  innocent  :  son  ingénuité 
N'altère  point  encor  la  simple  vérité. 
Laissez-le  s'expliquer  sur  tout  ce  qui  le  touche. 

JOSABETH,    à  part. 

Daigne  mettre,  grand  Dieu,  ta  sagesse  en  sa  bouche  -  ! 

ATHALIE. 

Comment  vous  nommez -vous? 

JOAS. 

J'ai  nom  Éliacin. 

ATHALIE. 

Votre  père? 

JOAS. 

Je  suis,  dit-on,  un  orphelin 


1  Cette  expression  jeune  enfant,  paniit  convenir  à  cet  âge  où  l'on  n'est  plus 
précisément  un  enfant,  et  où  l'on  n'est  pas  encore  un  jeune  homme.  Cet  âge  est 
celui  de  Joas,  à  qui  le  poète  donne  neuf  à  dix  ans.  Le  mot  adolescent  n'était  pas 
du  style  tragique ,  et  n'eut  pas  fait  connaître  1  âge  véritable  de  Joas.  (L.) 

•2  Ce  vers  prépare  et  justifie  tout  ce  qu'il  y  aura  d'étonnant  dans  les  réponses 
de  Joas ,  suivant  ce  mot  de  l'Écriture  :  «  Ex  ore  infantium  et  lactentium  pei  fecisti 
laudem  tuam.  »  [Ps.  viii ,  v.  8.)  (L.) 


ACTE    II,   SCENE   VII  333 

Entre  les  bras  de  Dieu  jeté  dès  ma  naissance. 
Et  qui  de  mes  parents  n'eus  jamais  connaissance. 

ATHALIE. 

Vous  êtes  sans  parents  ? 

JOAS. 

Ils  m'ont  abandonné  ' . 

ATHALIE. 

Gomment?  et  depuis  quand? 

JOAS. 

Depuis  que  je  suis  né. 

ATHALIE. 

Ne  sait  on  pas  du  moins  quel  pays  est  le  vôtre? 

JOAS. 

Ce  temple  est  mon  pays  :  je  n'en  connais  point  d'autre. 

ATHALIE. 

Où  dit- on  que  le  sort  vous  a  fait  rencontrer-? 

JOAS. 

Parmi  des  loups  cruels  prêts  à  me  dévorer. 

ATHALIE. 

(Jui  vous  mit  dans  ce  temple  ? 

JOAS. 

Une  femme  inconnue, 
Qui  ne  dit  point  son  nom,  et  qu'on  n'a  point  revue. 

ATHALIE. 

Mais  de  vos  premiers  ans  quelles  mains  ont  pris  soin  ? 


1  "  Mon  père  et  ma  mère  m'ont  abandonné.  »  (P«.  xxvi,  v.  10.) 

2  Athalie  épuise  toutes  les  questions  de  lo  curiosité  et  de  la  défiance ,  et  ne 
peut  parvenir  à  surprendre  un  mot  qui  l'éclairc  sur  ce  qu'elle  cherche.  Plus  les 
interrogations  sont  pressantes,  plus  on  est  charmé  de  la  voir  toujours  confondue 
par  la  simplicité  des  réponses  de  l'enfant.  Quel  art  dans  ce  vers  : 

Parmi  des  loups  cruels  prêts  à  me  dévorer! 
On  présume  naturellement  i\\xe  c'est  la  tout  ce  qu'ont  dit  à  Joas  ceux  qui  l'ont 
élevé-,  et  cela  se  confirme  dans  la  suite  lorsqu'il  dit  au  grand  prêtre  : 

Un  malheurcui  enfant  aiii  ours  abandonné ,  etc. 
On  ne  l'a  point  trompé ,  et  il  ne  trompe  point  ;  mais  à  combien  de  choses  il  fallait 
penser  pour  que  cela  fût  ainsi  !  (L.) 


33i  ATHALIE 

JOAS. 

Dieu  laissa-t-il  jamais  ses  enfants  au  besoin? 
Aux  petits  des  oiseaux  il  donne  leur  pâture  ', 
Et  sa  bonté  s'étend  sur  toute  la  nature. 
Tous  les  jours  je  l'invoque;  et  d'un  soin  paternel 
Il  me  nourrit  des  dous  offerts  sur  son  autel. 

ATHALIE. 

Quel  prodige  nouveau  me  trouble  et  m'embarrasse  ! 
La  douceur  de  sa  voix,  son  enfance,  sa  grâce  -, 
Font  insensiblement  à  mon  inimitié 
Succéder...  Je  serais  sensible  à  la  pitié  ! 

ABNER. 

Madame,  voilà  donc  cet  ennemi  terrible? 
De  vos  songes  menteurs  l'imposture  est  visible, 
A  moins  que  la  pitié  qui  semble  vous  troubler  ' 
Ne  soit  ce  coup  fatal  qui  vous  faisait  trembler. 

ATHALIE ,   à  Joas  et  à  Josabeth. 

Vous  sortez''? 


1  Traduction  du  verset  9  du  Psaume  cxLvi  :  «  Qui  dat  escam  pullis  corvorum 
invocantibus  eum.  »  (V.  act.  I,  se.  i.) 

s  Rien  n'est  plus  adroit  ni  mieux  placé  que  ce  mouvement  de  pitié  que  l'auteur 
donne  à  Athalie.  11  est  si  naturel ,  si  involontaire  et  si  rapide,  qu'Athalie  peut 
l'éprouver  sans  sortir  de  son  caractère;  et  d'ailleurs  le  reproche  qu'elle  s'en  fait 
la  rend  sur-le-champ  à  elle-même  ;  mais  ce  qu'il  y  a  de  plus  heureux,  c'est  que 
l'impression  qu'elle  manifeste  confirme  celle  du  spectateur,  en  la  justiliaiit.  Bien 
des  gens  seraient  peut-être  tentés  de  se  reprocher  l'efTet  que  produit  sur  eux  la 
naïveté  du  langage  d'un  enfant  ;  mais  lorsque  Athalie  elle-même  n'y  résiste  (las , 
qui  pourrait  avoir  honte  d'y  céder?  (G.) 

3  Cette  interprétation  est  forcée  sans  doute,  et  n'en  marque  que  mieux  l'empres- 
sement d'Abner  pour  écarter  Athalie.  Louis  Racine,  trop  prompt  à  condamner  son 
père,  n'approuve  pas  qu'Abner  emploie  l'ironie  en  parlant  à  la  reine;  mais  il  n'y  a 
point  d'ironie,  il  y  a  de  la  fermeté  et  une  noble  hardiesse  dans  le  langage  d'Abner  ; 
il  parle  de  la  manière  la  plus  propre  à  dissiper  les  frayeurs  de  la  reine,  en  lui 
présentant  le  songe  qui  l'inqu  été  comme  une  illusion  méprisable,  comme  une 
bagatelle  indigne  d'occuper  une  grande  âme.  (G.) 

*  Avec  quelle  adresse  Racine  coupe  ici  une  scène  extrêmement  longue,  et  par 
là  renouvelle  l'intérêt  '.  En  voyant  sortir  Josabeth  avec  l'enfant,  le  spectateur  res- 
pire et  croit  le  danger  passé,  lorsque  tout  à  coup  Athalie,  faisant  revenir  l'enfant, 
excite  de  nouvelles  alarmes.  (G.) 


]8A£IKE. 


.    P.  359. 


Dieu  laissait -il   jamais  ses  enfants  au  besoin? 
Aux  petits   des  oiseaux  û  donne  leur  pâture. 
Et  sa  bonté  s'étend   sur  toute  la  nature. 


ACTE   II,   SCÈNE  VII  33îi 

JOSABETH. 

Vous  avez  entendu  sa  fortune  '  : 
Sa  présence  à  la  fin  pourrait  être  importune. 

ATHALIE. 

(A  Joas.) 

Non  :  revenez.  Quel  est  tous  les  jours  votre  emploi  ? 

JOAS. 

J'adore  le  Seigneur;  on  m'explique  sa  loi; 
Dans  son  livre  divin  on  m'apprend  à  la  lire; 
Et  déjà  de  ma  main  je  commence  à  l'écrire-. 

ATIIALIE. 

Que  vous  dit  cette  loi  ? 

JOAS. 

Que  Dieu  veut  être  aimé; 
Qu'il  venge  tôt  ou  tard  son  saint  nom  blasphémé; 
Qu'il  est  le  défenseur  de  l'orphelin  timide; 
Qu'il  résiste  au  superbe,  et  punit  l'homicide  ^ 

ATIIALIE. 

J'entends.  Mais  tout  ce  peuple  enfermé  dans  ce  lieu, 
A  quoi  s'occupe-t-il  ? 

JOAS. 

Il  loue,  il  bénit  Dieu. 

ATIIALIE. 

Dieu  veut-il  qu'à  toute  heure  on  prie,  on  le  contemple? 

1  II  est  impossible  de  dire  avec  plus  de  précision ,  et  en  même  temps  plus  poé- 
tiquement :  Vont  avez  eniendu  le  récil  de  tout  ce  qui  lui  e$l  arrivé.  (G.) 

ï  Quelle  sagesse  dans  toutes  ces  réponses  I  et  cejiendant  il  n'y  en  a  pas  une  qui 
soit  au-dessus  de  la  portée  d'un  enfant ,  mais  d'un  enfant  nourri  de  la  lecture  des 
livres  saints...  Il  faut  remarquer,  avec  Geoffroy,  que,  dans  ce  second  interroga- 
toire, les  réponses  de  l'enfant  deviennent  plus  fortes  et  prennent  un  plus  grand 
caractère;  elles  sont  pour  Athalie  autant  de  reproches  sanglants  qui  l'offensent 
et  qui  l'irritent.  (A.  M.)  V.  la  préface. 

3  La  réponse  en  elle-n-.éme  est  parfaite,  car  il  n'y  a  pas  là  un  mot  qui  ne  soit 
dans  les  livres  saints  ;  mais  ces  quatre  vers ,  comme  presque  tous  ceux  que  l'au- 
teur met  dans  la  bouche  de  Joas ,  ont  un  mérite  théâtral ,  celui  dolltir  un  rapport 
sensible,  ou  avec  lui-même,  ou  avec  Athalie.  Ici  le  premier  vers,  que  Dieu  veut 
être  aimé ,  est  pour  tout  le  monde;  le  second  et  le  quatrième  sont  pour  Athalie, 
et  l'application  ne  lui  échappe  pas,  car  elle  répond  par  ce  premier  mot  trés-re- 
niarquable , /^nJencI*.  Le  trois  eme  vers  est  pour  Joas.  ',L.} 


336  ATHALIE 

JOAS. 

Tout  profane  exercice  est  banni  de  son  tenaple. 

ATIIALIE. 

Quels  sont  donc  vos  plaisirs? 

JOAS. 

Quelquefois  à  l'autel 
Je  présente  au  grand  prêtre  ou  Tencens  ou  le  sel  '  ; 
J'entend  chanter  de  Dieu  les  grandeurs  infinies; 
Je  vois  l'ordre  pompeux  de  ces  cérémonies. 

ATHALIE. 

Hé  quoi  1  vous  n'avez  point  de  passe-temps  plus  doux? 
Je  plains  le  triste  sort  d'un  enfant  tel  que  vous. 
Venez  dans  mon  palais ,  vous  y  verrez  ma  gloire. 

JOAS. 

Moi  1  des  bienfaits  de  Dieu  je  perdrais  la  mémoire  1 

ATHALIE. 

Nonjenevous  veux  pas  contraindre  à  l'oublier. 

JOAS. 

Vous  ne  le  priez  point. 

ATHALIE. 

Vous  pourrez  le  prier. 

JOAS. 

Je  verrais  cependant  en  invoquer  un  autre. 

ATHALIE. 

J'ai  mon  Dieu,  que  je  sers;  vous  servirez  le  votre  : 
Ce  sont  deux  puissants  Dieux  ^. 


1  u  Vous  assaisonnerez  avec  le  sel  tous  les  gâteaux  que  vous  offrirez,  et  vous 
ne  manquerez  point  de  mêler  à  ces  oblations  que  vous  offrirez  le  sel,  qui  marque 
la  perpétuité  de  l'alliance  de  votre  Dieu  :  dans  toutes  ces  oblations,  vous  offrirez  du 
sel...  Vous  répandrez  de  l'huile  et  vous  mettrez  de  l'encens  sur  cette  oblation, 
parce  que  vous  l'offrez  en  sacrifice  au  Seigneur.  »  (  Léviii que  ,ch.  ii,  v.  13  et  15.) 

^  Absurdité  qui  était  celle  du  paganisme.  Il  n'y  avait ,  avant  la  révélation,  qu'un 
peuple  au  monde  qui  ne  connût  qu'un  seul  Dieu.  Aussi  l'enfant  répond-il  comme 
pourraient  répondre  les  plus  grands  philosophes  de  tous  les  siècles,  qui  ont  conçu 
l'unité  nécessaire  de  l'Être  suprême.  Mais  ce  qu'il  y  a  ici  déplus  admirable,  c'est 
le  courage  naïf  de  cet  enfant  qui  ne  veut  pas  suivre  une  reine  dans  son  palais, 
parce  qn'elle  ne  prie  pas  Dieu.(,L.) 


ACTE   IF,   SCÈNE  Vil  33' 

JOAS. 

Il  faut  craindre  le  mien  : 
Lui  seul  est  Dieu,  Madame,  et  le  vôtre  n'est  rien. 

ATHALTE. 

Les  plaisirs  près  de  moi  vous  chercheront  en  foule. 

JOAS. 

Le  honheur  des  ipéchants  comme  un  torrent  s'écoule. 

ATUALIE. 

Ces  méchants ,  qui  sont-ils  '  ? 

JOSABETH, 

Hé,  Madame!  excusez 
Un  enfant... 

ATHALTE,   à  Josabeth. 

J'aime  à  voir  comme  vous  l'instruisez. 
Entin,  Éliacin,  vous  avez  su  me  plaire  ; 
Vous  n'êtes  point  sans  doute  un  enfant  ordinaire. 
Vous  voyez,  je  suis  reine,  et  n'ai  point  d'héritier; 
Laissez  là  cet  habit,  quittez  ce  vil  métier  -  : 
Je  veux  vous  faire  part  de  toutes  mes  richesses. 
Essayez  dès  ce  jour  l'effet  de  mes  promesses  : 
A  ma  table,  partout,  à  mes  côtés  assis, 
Je  prétends  vous  traiter  comme  mon  propre  fils'. 


>  AthaliC,  qui  dans  sa  conscience  se  fuit  l'application  de  ce  mot  méchant ,  prend 
un  ton  plus  sévère.  Josabeth,  qui  voit  sa  colère  sur  le  point  d'éclater,  se  hàie 
d'excuser  l'enfant  ;  mais  Atbalie,  à  qui  cette  interruption  adonné  un  moment  pour 
réfléchir,  revient  à  son  système  de  perfidie  et  de  séduction.  (G.) 

2  Le  mot  métier  ne  peut  être  admis  qu'avec  une  expression  qui  le  fortifie,  comme 
le  métier  de»  armes.  Il  est  heureusement  employé  ici  par  Racine  dans  le  sens  le 
plus  bas.  (Volt.) 

3  Voltaire  prétend  que  Joad  et  Josabeth  «  n'ont  autre  chose  à  faire  qu'à  prendre 
Athalie  au  mot  ;  qu'il  est  naturel  qu'une  vieille  femme  aime  son  petit-fils  quand 
elle  n'a  point  d  autre  héritier;  qu'il  est  naturel  qu' Athalie  s'attache  à  Joas  et  lui 
laisse  son  petit  royaume,  etc..  »  Mais  qui  jamais,  à  moins  de  vouloir  qu'il  n'y 
ait  point  de  pièce,  aurait  imaginé  qu'Eliacin  et  Joas  sont  la  même  chose  pour 
Athalie?  Qui  jamais  se  persuadera  que,  parce  qu'un  enfant  inconnu  et  orphelin 
lui  a  plu  un  moment  par  la  grâce  et  la  naïveté  de  son  esprit,  elle  va  tout  de  suite 
en  faire  son  héritier?  Ne  dit-elle  pas(act.  II,  se.  vu)  : 

Enfin  de  votre  Dieu  l'implacable  vengeance 

Entre  nos  dent  maisons  rompit  toute  alliance,  etc.?    (LaH.) 

22 


338 


ATHALIE 

JOAS. 


Comme  votre  fils  ! 

ATHALIE. 

Oui...  Vous  vous  taisez? 

JOAS. 

Quel  père 
Je  quitterais  !  et  pour... 

ATHALIE. 

Eh  bien? 

.IDA?. 

Pour  quelle  mère  '  ! 

ATHALIE,   à  Josabeth. 

Sa  mémoire  est  fidèle;  et,  dans  tout  ce  qu'il  dit. 


1  Dans  le  Mystère  de  la  Pastion ,  joué  à  Paris  en  1402,  on  trouve  le  dialogue 
suivant  entre  la  Vierge  Marie  encore  enfant  et  des  parents  éloignés  qui  arrivent 
et  la  questionnent  sans  bienveillance  : 

Est-ce  pas  icy  votre  fille 
Marie,  que  je  vois  si  habille, 
Si  gracieuse  et  si  doulcette? 
Ouy  certes... 

Saige,  courtoise  et  amyable, 
A  tous  vos  amis  acceptable... 

(  A  Marie.) 
Que  dites-vous? 

Rien  que  tout  bien. 
Avez  nécessité  ? 

De  rien. 
Que  voulez-vous? 

Vivre  en  simplesse. 
Et  l'état  mondain  ? 

Je  le  laisse. 
Que  sonhaitez-vous? 

Dieu  servir. 
Après  ? 

Sa  grâce  desservir. 
Voulez-vous  pompeux  habits? 

Non. 
De  quoi  parée? 

De  bon  renom. 

M.  Onésime  Leroy,  qui  cite  ce  dialogue,  l'appelle  ['éclair  précurseur  d'Athalie. 
C'est  lui  fdire ,  ce  nous  semble,  un  peu  trop  d'honneur;  mais  ce  morceau  a  du 
charme. 


ARBAPAMES. 


JOACHIM. 
ARBAPANTKS. 


MARIE. 

ABTAS. 

MARIE. 

ARBAPANTES, 

5IAR1E. 

ARBAPANTES. 

MARIE. 

ABIAS. 

MARIE. 

ARBAPANTES. 

MARIE. 

ARBAPANTES. 

MARIE. 

ABIAS. 

MARIE. 


ACTE  II,   SCÈNE  Vil  339 

De  vous  et  de  Joad  je  reconnais  l'esprit'. 
Voilà  comme,  infectant  cette  simple  jennesse, 
Vous  employez  tous  deux  le  calme  où  je  vous  laisse. 
Vous  cultivez  déjà  leur  haine  et  leur  fureur  ^  : 
Vous  ne  leur  prononcez  mon  nom  qu'avec  horreur. 

JOSABETH. 

Pont  on  de  nos  malheurs  leur  dérober  l'histoire? 
Tout  l'univers  les  sait;  vous-même  en  faites  gloire. 

ATHALIE. 

Oui,  ma  juste  fureur,  et  j'en  fais  vanité, 

A  vengé  mes  parents  sur  ma  postérité'. 

J'aurais  vu  massacrer  et  mon  père  et  mon  frère, 

Du  haut  de  son  palais  précipiter  ma  mère, 

Et  dans  un  même  jour  égorger  à  la  fois 

(Quel  spectacle  d'horreur  1)  quatre-vingts  fils  de  rois  *  1 

Et  pourquoi?  pour  venger  je  ne  sais  quels  prophètes 

Dont  elle  avait  puni  les  fureurs  indiscrètes  : 

Et  moi,  reine  sans  cœur,  fille  sans  amitié, 

Esclave  d'une  lâche  et  frivole  pitié. 

Je  n'aurais  pas  du  moins  à  cette  aveugle  rage 

Rendu  meurtre  pour  meurtre,  outrage  pour  outrage. 


*  C'est  la  première  et  la  seule  fois  qu'on  ait  imaginé  de  tirer  du  charme  de  l'en- 
fance tout  lintérét  d'une  scène  tragique.  Il  n'y  en  a  pas  de  plus  touchant.  (L.) 

*  Cultiver  la  haine ,  que  cette  ligure  est  hardie!  mais  quelle  est  juste!  ;L.) 

s  «  Athalie ,  mère  d'Ochosias ,  voyant  son  iih  mort ,  s'éleva  contre  les  princes 
de  la  race  royale  et  les  fit  tous  tuer.  »  (/!'  Bois,  ch.  .\i,  v.  I.)  Athalie  avait 
dit  à  Abner  et  à  Mathan  (  act.  Il,  se.  v)  : 

Je  ue  veux  point  ici  rappeler  le  passé, 

Ni  vous  rendre  raison  du  sang  que  j'ai  versé  : 

mais,  irritée  des  réponses  de  l'enfant  et  du  dernier  reproche  que  vient  de  lui 
adresser  Josabeth,  elle  s'engage  dans  l'apologie  du  plus  horrible  forfait  que  le  cœur 
dune  mère  ait  jamais  osé  concevoir  :  elle  exhale  sans  réserve  et  sans  dissimu- 
lation toute  son  impiété  et  toute  sa  rage ,  dans  cette  tirade  d'une  éloquence  et 
d'une  énergie  extraordinaires;  c'est  l'expression  la  plus  vive  et  la  plus  naturelle 
d'un  emportement  qui  fait  fiémir.  (G.) 

*  «  (1r  le  roi  Achab  avait  soixante-dix  fils,  qui  étaient  nourris  chez  les  premières 
liersonnes  de  la  ville  (  Samarie).  Lorsque  ces  personnes  eurent  reçu  les  lettres  de 
Jéhu,  elles  prirent  les  soixante-dix  fils  du  roi,  et  les  tuèrent.  •>  (IV  Rois, 
ch.  xviii,  V.  i.) 


310  ATHAIJE 

Et  de  votre  David  traité  tous  les  neveux 

Comme  on  traitait  d'Acliab  les  restes  malheureux  ! 

Où  serais-je  aujourd'hui,  si,  domptant  ma  faiblesse, 

Je  n'eusse  d'une  mère  étouffé  la  tendresse; 

Si  de  mou  propre  sang  ma  main  versant  des  flots 

N'eût  par  ce  coup  hardi  réprimé  vos  complots? 

Enfin  de  votre  Dieu  l'implacable  vengeance 

Entre  nos  deux  maisons  rompit  toute  alliance  : 

David  m'est  en  horreur;  et  les  fils  de  ce  roi, 

Quoique  nés  de  mon  sang,  sont  étrangers  pour  moi. 

JOSABETH. 

Tout  vous  a  réussi.  Que  Dieu  voie,  et  nous  juge. 

ATHALIE. 

Ce  Dieu,  depuis  longtemps  votre  unique  refuge, 
Que  deviendra  l'effet  de  ses  prédictions  '  ? 
Quïl  vous  donne  ce  roi  promis  aux  nations, 
Cet  enfant  de  David,  votre  espoir,  votre  attente... 
Mais  nous  nous  reverrons.  Adieu.  Je  sors  contente. 
J'ai  voulu  voir;  j'ai  vu  -. 

ABNER ,  à  Josabeth. 

Je  vous  l'avais  promis; 
Je  vous  rends  le  dépôt  que  vous  m'avez  commis. 


1  La  construction  est  renversée,  et  ce  désordre  est  un  effet  de  l'art;  miis  ies 
grands  poètes  sont  seuls  capables  d'éviter  1  abus  toujours  voisin  de  pareilles  li- 
cences. (G.)  —  Que  deviendra  l'effet  n'est  pas  exact;  il  fallait  simplement  :  que  de- 
viendront ses  prédictions?  Racine  n'a  pas  voulu  dire  que  les  prédictions  n'auraiei.t 
point  d'effet  si  elles  étaient  accomplies,  mais  quelles  ne  seraient  point  accom- 
plies s'il  ne  restait  aucun  enfant  du  sang  royal.  (A.  M.)  —  La  critique  nous  paniil 
sévère.  Pour  se  rendre  compte  des  vers  de  Racine ,  il  suffit  de  remplacer  gue  de- 
viendra par  qiielsera...,  ce  qui  signifie  évidemment  :  quel  effet  auront,  à  quoi  abou- 
tiront ses  prédictions? 

2  Trait  frappant  de  tierté,  d'insolence  et  de  laconisme.  Les  termes  manquent 
pour  exprimer  l'admiration  qu'inspire  une  scène  qui  réunit  au  plus  haut  degré  le 
goût ,  l'élégance  et  la  grâce  à  l'intérêt  le  plus  vif.  (G.) 


ACTE   II,   SCÈNE  VIII  ^41 


SCENE  VIII 

JOAD,  JOSABETH,  JOAS,  ZACHARIE,  ABNER, 
SALOMITH,  LÉVITES,  LE  CHŒUR. 

JOSABETH,   a  Joad. 

Avez-vous  entendu  cette  superbe  reine. 
Seigneur  ? 

JOAD. 

J'entendais  tout,  et  plaignais  votre  peine. 
Ces  lévites  et  moi,  prêts  à  vous  secourir  ', 
Nous  étions  avec  vous  résolus  de  périr. 

(A  Joas ,  en  l'embrassant.) 

Que  Dieu  veille  sur  vous,  enfant  dont  le  courage. 
Vient  de  rendre  à  son  nom  ce  noble  témoignage  ! 
Je  reconnais,  Abner,  ce  service  important  : 
Souvenez-vous  de  l'heure  où  Joad  vous  attend. 
Et  nous,  dont  cette  femme  impie  et  meurtrière 
A  souillé  les  regards  et  troublé  la  prière. 
Rentrons;  et  qu'un  sang  pur,  par  mes  mains  épanché, 
Lave  jusques  au  marbre  où  ses  pas  ont  touché  -. 


'  Joad  ne  parait  avec  ses  lévites  (lu'après  la  retraite  d' Athalie.  Cette  adresse  du 
poète  est  remarquable.  Si  l'on  ava  t  été  prévenu  plus  lût  que  le  grand  prêtre  se 
tenait  prêt  à  secourir  Joas  ,  le  spectateur  aurait  pu  être  moins  alarmé  des  dan- 
gers aux(iuels  ce  jeune  prince  était  exposé.  (L.  R.) 

î  Peut-on  exprimer  avec  plus  d  harmonie,  d'élégance  et  de  pompe,  une  action 
aussi  commune  que  celle  de  laver  le  pavé  du  temple  1  Quel  éclat  et  quelle  gran- 
deur le  sentiment  religieux  répand  sur  les  idées  les  plusordmaires!  Ces  beaux 
vers  ont  encore  le  mérite  de  peindre  exactement  les  mœurs  des  Juifs,  qui  con- 
tractaient des  souillures  par  l'attouchement ,  l'approche  ou  même  la  seule  vue 
d'objets  immondes,  et  qui  se  purifiaient  par  des  ablutions...  L'acte,  en  finissant, 
liisse  le  trouble  et  la  consternation  dans  les  esprits.  Quel  parti  va  prendre 
Athalie?  quel  sera  le  sort  de  Joas  ?  (G.) 


3i2  ATHALIE 

SCÈNE    IX 
LE  CHOEUR. 

UNE   DES   FILLES   DU   CHŒUR. 

Quel  astre  à  nos  yeux  vient  de  luire? 
Quel  sera  quelque  jour  cet  enfant  merveilleux? 
Il  brave  le  faste  orgueilleux, 
Et  ne  se  laisse  point  séduire 
A  tous  ses  attraits  périlleux. 

UNE  AUTRE. 

Pendant  que  du  dieu  d'Atlialie 
Chacun  court  encenser  l'autel, 
Un  enfant  courageux  publie 
Que  Dieu  lui  seul  est  éternel , 
Et  parle  comme  un  autre  Élie 
Devant  cette  autre  Jézabel. 

UNE   AUTRE. 

Qui  nous  révélera  ta  naissance  secrète, 

Cher  enfant?  Es-tu  fils  de  quelque  saint  prophète  '  ? 

UNE  AUTRE. 

Ainsi  l'on  vit  l'aimable  Samuel 

Croître  à  l'ombre  du  tabernacle  -  : 
Il  de^^nt  des  Hébreux  l'espérance  et  l'oracle. 
Puisses-tu,  comme  lui,  consoler  Israël  ! 

UNE  AUTRE  chante. 

0  bienheureux  mille  fois 
L'enfant  que  le  Seigneur  aime, 
Qui  de  bonne  heure  entend  sa  voix. 


>  Racine  imite  ici  Sophocle ,  qui ,  dans  YŒdipe-roi ,  v-  1080,  fait  dire  au  chœur  : 
<•  0  mon  filsl  quelle  fille  des  immortels  t'a  donné  le  jour?  etc.  » 

2  (1  Or  l'enfant  Samuel  s'avançait  et  croissait,  et  il  était  agréable  à  Dieu  et  aux 
hommes.  »  (/  Rois,   ch.  ii ,  v.  26.) 


ACTE  II,  SCÈNE   IX  3i3 

Et  que  ce  Dieu  daigne  instruire  lui-même  '  ! 
Loin  du  monde  élevé,  de  tous  les  dons  des  deux 

Il  est  orné  dès  sa  naissance, 
Et  du  méchant  l'abord  contagieux 

N'altère  point  son  innocence. 

TOUT   LE   CHŒUR. 

Heureuse,  heureuse  l'enfance 
Que  le  Seigneur  instruit  et  prend  sous  sa  défense  ! 

LA   MÊME  VOIX,   seule. 

Tel  en  un  secret  vallon, 
Sur  le  bord  d'une  onde  pure, 
Croît  à  l'abri  de  l'aquilon. 
Un  jeune  lis ,  l'amour  de  la  nature. 
Loin  du  monde  élevé,  de  tous  les  dons  des  cieux 
Il  est  orné  dès  sa  naissance; 
Et  du  méchant  l'abord  contagieux 
N'altère  point  son  innocence. 

TOUT   LE   CHCEUR. 

Heureux,  heureux  mille  fois 
L'enfant  que  le  Seigneur  rend  docile  à  ses  lois  î 

UNE  voix,    seule. 

Mon  Dieu,  qu'une  vertu  naissante 
Parmi  tant  de  périls  marche  à  pas  incertains  ! 
Qu'une  âme  qui  te  cherche  et  veut  être  innocente 

Trouve  d'obstacle  à  se;  desseins  ! 

Que  d'ennemis  lui  font  la  guerre  ! 

Où  se  peuvent  cacher  tes  saints? 
Les  pécheurs  couvrent  la  terre. 

UNE  AUTRE. 

0  palais  de  David ,  et  sa  chère  cité , 

Mont  fameux,  que  Dieu  même  a  longtemps  habité, 

Comment  as-tu  du  Ciel  attiré  la  colère? 


I  «  Heureux,  Seigneur,  celui  que  vous  instruisez ,  et  à  qui  vous  enseignez  votre 
loi.  "  (P*.  xciii,  V.  12.) 


3U  ATHALIE 

Sion ,  chère  Sion ,  que  dis-tu  quand  tu  vois  ' 
Une  impie  étrangère 
Assise,  hélas  !  au  trône  de  tes  rois? 

TOOT   LE   CHŒUR. 

Sion,  chère  Sion,  que  dis- tu  quand  tu  vois 
Une  impie  étrangère 
Assise,  hélas!  au  trône  de  tes  rois? 

LA   MÊME  VOIX  continue. 

Au  lieu  des  cantiques  charmants 
Où  David  t'exprimait  ses  saints  ravissements, 
Et  bénissait  son  Dieu,  son  Seigneur  et  son  père; 
Sion,  chère  Sion,  que  dis-tu  quand  tu  vois 

Louer  le  dieu  de  l'impie  étrangère, 
Et  blasphémer  le  nom  qu'ont  adoré  tes  rois? 

UNE  VOIX,  seule. 

Combien  de  temps,  Seigneur,  combien  de  temps  encore 
Verrons -nous  contre  toi  les  méchants  s'élever? 
Jusque  dans  ton  saint  temple  ils  viennent  te  braver  : 
Ils  traitent  d'insensé  le  peuple  qui  t'adore. 
Combien  de  temps.  Seigneur,  combien  de  temps  encore 
Verrons-nous  contre  toi  les  méchants  s'élever-? 

UNE  AUTRE. 

Que  vous  sert,  disent-ils,  cette  vertu  sauvage? 
De  tant  de  plaisirs  si  doux 
Pourquoi  fuyez-vous  l'usage? 
Votre  Dieu  ne  fait  rien  pour  vous. 

UNE  AUTRE. 

Rions,  chantons,  dit  cette  troupe  impie; 
De  fleurs  en  fleurs,  de  plaisirs  en  plaisirs 

Promenons  nos  désirs. 
Sur  l'avenir  insensé  qui  se  fie  ! 


1  Sion  était  une  des  quatre  montagnes  sur  lesquelles  était  bâtie  Jérusalem. 

2  u  Jusqu'à  quand  les  pécheurs,  Seigneur,  jusqu'à  quand  les  pécheurs  triom- 
pheront-ils? jusqu'à  quand  proféreront-ils  des  paroles  impies?  »  (P«.  xciii,  v.  3.) 


ACTE   11,   SCÈNE   IX  315 

De  nos  ans  passagers  le  nombre  est  incertain  : 
Hâtons-nous  aujourd'hui  de  jouir  de  la  vie; 
Qui  sait  si  nous  serons  demain'? 

TOUT   LE   CHŒUR. 

Qu'ils  pleurent ,  ô  mon  Dieu  !  qu'ils  frémissent  de  crainte 

Ces  malheureux ,  qui  de  ta  cité  sainte 

Ne  verront  point  l'éternelle  splendeur-. 
C'est  à  nous  de  chanter,  nous  à  qui  tu  révèles 

Tes  clartés  immortelles, 
C'est  à  nous  de  chanter  tes  dons  et  ta  grandeur  '. 

UNE  voix,  seule. 

De  tous  ces  vains  plaisirs  où  leur  âme  se  plonge, 
Que  leur  reslera-t-il?  Ce  qui  reste  d'un  songe 


1  «  Mangeons  et  buvons  ,  car  nous  mourrons  demain.  »  {haie,  ch.  xxii ,  v.  13.) 
Massillon  dit  aux  riches  :  «  Si  c'est  pour  vous  seuls  que  Dieu  vous  a  fuit  naître 
dans  la  prospérité  et  dans  l'opulence,  jouissez-en,  à  la  bonne  heure.  Faites- vous, 
si  vous  le  pouvez,  une  injuste  félicité  sur  la  terre  :  vivez  comme  si  tout  était  fait 
pour  vous,  multipliez  vos  plaisirs.  Hùtezvous  de  jouir,  le  temps  est  court.  ■ 
C'est  la  philosophie  épicurienne  qu'Horace  a  célébrée  dans  ces  vers  ; 

Vitaï  summa  brevis  spem  nos  vetat  iuchoare  longam. 

(Liv.  l,Odei.) 

Quis  scit  an  adjiciant  hodiernœ  crastina  siimma; 

Tempora  Di  snperi?  (Liv.  IV,  Odeb.] 

Quid  sit  futiirum  cras,  fiige  qiiœrerc  ;  et 
Quem  fors  dierom  cumqae  dabit,  locro 

Appone.  (Liv.  I,  Ode  8.) 

Et  encore  : 

nie  potens  sui, 

Lxtasque  dcget,  oui  licet  in  diem 
Diiisse ,  Viii  !  Cras  vel  atra 
Niibe  polum  Pater  occupato , 
Vel  sole  piiro,  non  tamen  irritum 
Qiiodcumque  rétro  est  effleiet  ;  neqne 
Diffiuget,  infectumqiie  reddet 
Qaod  fugiens  semel  hora  veiit. 

(Liv.  m,  Ode  23.) 

i  «  Je  serai  heureux  s'il  reste  des  hommes  de  mu  race  pour  voir  la  lumière  et 
la  .'plendeur  de  Jérusalem.  »  (  Tubie,  ch.  m,  v.  20.) 

3  ..  Qu'ils  pleurent,  ceux  qui  n'ont  pas  l'espérance  dune  vie  nouvelle...  Nous, 
[>our  qui  la  mort  n'est  pas  l'anéantissement  de  la  nature,  mais  le  terme  de  la  vie , 
nous  devons  sécher  nos  larmes.  »  (S.  Ambroi.'^e,  Oraitun  funèbre  de  ton  frère 
Salyrui.) 


•346  ATHALIE 

Dont  on  a  reconnu  l'erreur  '. 
A  leur  réveil  (ô  réveil  plein  d'horreur  !  ), 

Pendant  que  le  pauvre  à  ta  table 
Goûtera  de  ta  paix  la  douceur  ineffable , 
Tls  boiront  dans  la  coupe  affreuse,  inépuisable', 
Que  tu  présenteras,  au  jour  de  ta  fureur, 

A  toute  la  race  coupable. 

TOUT   LE   CHCEUR. 

0  réveil  plein  d'horreur  ! 
0  songe  peu  durable  ! 
0  dangereuse  erreur  ! 


1  "  Ils  se  sont  endormis  du  sommeil  de  la  mort  ;  et  tous  ces  hommes  qui  se  glo- 
rifiaient de  leurs  richesses  n'ont  rien  trouvé  dans  leurs  mains  lorsqu'ils  se  sont 
éveillés.  ^  (t's.  lxxv,  v.  (i.) 

2  «  Le  Seigneur  tient  dans  sa  main  une  coupe  de  vin  pur,  pleine  d'amertume  .. 
La  lie  n'en  est  pourtant  pas  encore  épuisée  ;  tous  les  pécheurs  de  la  terre  en  boi- 
ront. '1  (Ps.  Lxxiv,  V.  9  et  10.) 


FIN    DU    DEUXIÈME   ACTE. 


ACTE   III,   SGÈME   II  347 


ACTE    TROISIEME 

SCÈNE   I 
MÂTHAN,  NABAL,  LE  CHOEUR. 

MATHAN. 

Jeunes  filles ,  allez.  Qu'on  dise  à  Josabeth 
One  Mathan  veut  ici  lui  parler  en  secret. 

UNE   DES    FILLES   DU   CIKCUR. 

Mathan  !  0  Dieu  du  Ciel ,  puisses-tu  le  confondre  ! 

NABAL. 

Hé  quoi  !  tout  se  disperse,  et  fuit  sans  vous  répondre. 

MATHAN. 

Approchons. 

SCÈNE   II 
ZACHAHIE,  iMATHAN,  NABAL. 

ZACHARIE. 

Téméraire^  où  voulez- vous  passer? 
Au  delà  de  ce  lieu  gardez-vous  d'avancer  : 
C'est  des  ministres  saints  la  demeure  sacrée  ; 
Les  lois  à  tout  profane  en  défendent  l'entrée. 
Qui  cherchez-vous?  Mon  père,  en  ce  jour  solennel. 
De  l'idolâtre  impur  fuit  l'aspect  criminel  '  ; 
Et  devant  le  Seigneur  maintenant  prosternée, 
Ma  mère  en  ce  devoir  craint  d'être  détournée, 

I  Voyez  acte  1! ,  scène  viii ,  note  > 


318  ATHALIE 

MATHAN. 

Mon  fils,  nous  attendrons;  cessez  de  vous  troubler 
C'est  votre  illustre  mère  à  qui  je  veux  parler  : 
Je  viens  ici  chargé  d'un  ordre  de  la  reine. 


SCENE   III 
MATH  AN,  iNABAL. 

NABAL. 

Leurs  enfants  ont  déjà  leur  audace  hautaine. 
Mais  que  veut  Athalie  en  cette  occasion? 
D'où  naît  dans  ses  conseils  cette  confusion? 
Par  l'insolent  Joad  ce  matin  offensée, 
Et  d'un  enfant  fatal  en  songe  menacée, 
Elle  allait  immoler  Joad  à  son  courroux, 
Et  dans  ce  temple  enûn  placer  Baal  et  vous. 
Vous  m'en  aviez  déjà  confié  votre  joie, 
Et  j'espérais  ma  part  d'une  si  riche  proie. 
Qui  fait  changer  ainsi  ses  vœux  irrésolus  ? 

MATHAN. 

Ami ,  depuis  deux  jours  je  ne  la  connais  plus. 

Ce  n'est  plus  cette  reine  éclairée,  intrépide, 

Élevée  au-dessus  de  son  sexe  timide , 

Qui  d'abord  accablait  ses  ennemis  surpris. 

Et  d'un  instant  perdu  connaissait  tout  le  prix. 

La  peur  d'un  vain  remords  trouble  cette  grande  âme 

Elle  llotte,  elle  hésite  :  en  un  mot,  elle  est  femme  -. 


1  Mon  fils...!  cotre  illtisire  mère!  et  il  brûle  de  les  égorger  1  L'hypocrisie  devait 
ctre  un  dès  caractères  d'un  scélérat  de  la  trempe  de  Mathan ,  et  Racine  ne  pou- 
vait mieux  la  marquer.  (L.) 

2  Voilà  encore  une  expression  familière  et  méprisante ,  qui  pourrait  déplaire 
dans  un  autre  personnage  et  dans  d'autres  circonstances.  Je  n'ai  jamais  observé 
que  ce  trait  de  satire  ,  qui  parait  fait  pour  la  comédie,  fit  rire  au  théâtre.  C'est 
qu'il  ne  signifie  rien  autre  chose,  si  ce  n'est  qu'Athalie  n'est  pas  aussi  méchante 
que  Mathan  le  voudrait.  C'est  toujours  la  situation  qui  détermine  le  caractère  et 
l'effet  des  expressions.  Mais  ce  n'est  pas  seulement  pour  mettre  dans  tout  soo 


ACTE   ni.   SCÈNE   III  3i9 

J'avais  tantôt  rempli  d'amertume  et  de  fiel 
Son  cœur  déjà  saisi  des  menaces  du  Ciel; 
Elle-même,  à  mes  soins  confiant  sa  vengeance, 
M'avait  dit  d'assembler  sa  garde  en  diligence  : 
Mais,  soit  que  cet  enfant  devant  elle  amené , 
De  ses  parents,  dit-on,  rebut  infortuné , 
Eût  d'un  songe  effrayant  diminué  l'alarme. 
Soit  qu'elle  eût  même  en  lui  vu  je  ne  sais  quel  charme, 
J'ai  trouvé  son  courroux  chancelant,  incertain, 
Et  déjà  remettant  sa  vengeance  à  demain. 
Tous  ses  projets  semblaient  l'un  l'autre  se  détruire  '. 
«  Du  sort  de  cet  enfant  je  me  suis  fait  instruire, 
«  Ai-je  dit;  on  commence  à  vanter  ses  aïeux  : 
«  Joad  de  temps  en  temps  le  montre  aux  factieux, 
«  Le  fait  attendre  aux  Juifs  comme  un  autre  Moïse, 
«  Et  d'oracles  menteurs  s'appuie  et  s'autorise.  » 
Ces  mots  ont  fait  monter  la  rougeur  sur  son  front. 
Jamais  mensonge  heureux  n'eut  un  effet  si  prompt  -. 
(1  Est-ce  à  moi  de  languir  dans  cette  incertitudti? 
«  Sortons,  a-t-elle  dit,  sortons  d'inquiétude. 
«  Vous-même  à  Josabeth  prononcez  cet  arrêt, 
«  Les  feux  vont  s'allumer,  et  le  fer  est  tout  prêt; 
«  Rien  ne  peut  de  leur  temple  empêcher  le  ravage, 
«  Si  je  n'ai  de  leur  foi  cet  enfant  pour  otage.  » 

NAEAL. 

Eh  bien,  pour  un  enfant  qu'ils  ne  connaissent  pas , 


jour  la  perversité  de  Mathan  (jue  le  poète  le  f^it  parler  iiinsi.  Cette  peinture  du 
changement  (|ui  s'est  fait  dans  Athniie  rappelle  la  prière  de  Joad,  qui  demandait 
à  Dieu  de  rép;indre  sur  cette  reine  \'e»prii  d'imprudence  ei  d'erreuY.  Cette  prière 
n'était  pas  une  vaine  déclamation.  Tout  est  moyen,  tout  est  ressort  dans  la  ma- 
chine du  drame,  quand  elle  est  construite  par  un  véritable  artiste.  (L.) 
'  Ce  vers  rappelle  un  vers  du  premier  acte  de  l'hedre,  scène  ui  : 

Comme  on  voit  tous  ses  vœux  run  l'antre  se  détruire  ! 

î  Ce  mensonge  est  une  vérité,  et  Mathan  a  deviné  sans  le  savoir.  L'impression 
qu'il  fait  sur  Athalie  va  remplacer  la  découverte  du  secret  que  le  poëte  devait 
cacher.  (L.) 


3S0  ATHALIE 

Que  le  hasard  peut-être  a  jeté  dans  leurs  bras, 
Voudront-ils  que  leur  temple,  enseveli  sous  l'herbe. 

MATHAN. 

Ah  !  de  tous  les  mortels  connais  le  plus  superbe. 
Plutôt  que  dans  mes  mains  par  Joad  soit  livré  ■ 
Un  enfant  qu'à  son  Dieu  Joad  a  consacré. 
Tu  lui  verras  subir  la  mort  la  plus  terrible  ' . 
D'ailleurs  pour  cet  enfant  leur  attache  est  visible  *. 
Si  j'ai  bien  de  la  reine  entendu  le  récit, 
Joad  sur  sa  naissance  en  sait  plus  qu'il  ne  dit. 
Quel  qu'il  soit,  je  prévois  qu'il  leur  sera  funeste  : 
Ils  le  refuseront.  Je  prends  sur  moi  le  reste  ; 
Et  j'espère  qu'enfin  de  ce  temple  odieux 
Et  la  flamme  et  le  fer  vont  délivrer  mes  yeux. 

NABAL. 

Qui  peut  vous  inspirer  une  haine  si  forte? 
Est-ce  que  de  Baal  le  zèle  vous  transporte? 
Pour  moi,  vous  le  savez,  descendu  d'ismaël  % 
Je  ne  sers  ni  Baal,  ni  le  Dieu  d'Israël. 

MATIIAN. 

Ami,  peux-tu  penser  que  d'un  zèle  frivole    . 
Je  me  laisse  aveugler  pour  une  vaine  idole , 
Pour  un  fragile  bois,  que  malgré  mon  secours 
Les  vers  sur  son  autel  consument  tous  les  jours  *? 


1  Mathan  fait .  sans  le  vouloir,  le  plus  bel  éloge  de  Joad.  Supprimez  le  mot  su- 
perbe, et  ce  que  dit  Mathan  peut  être  dit  par  Abner.  Que  d'art ,  et  pourtant  que 
de  naturel'.  Remarquons  de  plus  dans  ce  vers  une  inversion  pleine  de  hardiesse. 

2  Attache  pour  attachement  est  une  hardiesse  d  un  autre  genre  que  se  permet-" 
talent  quelques  écrivains  du  xvii'  siècle,  et  qu'il  serait  bon  d'imiter. 

3  hma'él ,  fils  d'Abraham  et  d'Agar,  qui  fut  chassé  avec  sa  mère  de  la  maison 
paternelle. 

*  Cela  rappelle  quelques  vers  de  Polyeucte  : 

Allons  fouler  aux  pieds  ce  foudre  ridicule 

l)0Dt  arme  un  bois  pourri  ce  peuple  trop  crédule. 

(Act.  11,  se.  VI.) 

En  bonne  morale ,  rien  n'e?t  plus  méprisable  que  l'hypocrisie  d'un  prêtre  qui 
professe  un  culte  auquel  il  ne  croit  pas.  Mais  l'orgueil  et  l'ambition  qui  dominent 


ACTE   III,   SCÈNE   III  Mii 

Né  ministre  du  Dieu  qu'en  son  temple  on  adore, 
Peut-être  que  Mathan  le  servirait  encore. 
Si  l'amour  des  grandeurs,  la  soif  de  commander, 
Avec  son  joug  étroit  pouvait  s'accommoder  ^ . 

Qu'est-il  besoin,  Nabal,  qu'à  tes  yeux  je  rappelle 
De  Joad  et  de  moi  la  fameuse  querelle, 
Quand  j'osai  contre  lui  disputer  l'encensoir; 
Mes  brigues,  mes  combats,  mes  pleurs,  mon  désespoir? 
Vaincu  par  lui,  j'entrai  dans  une  autre  carrière , 
Et  mon  âme  à  la  cour  s'attacha  tout  entière. 
J'approchai  par  degrés  de  l'oreille  des  rois  ; 
Et  bientôt  en  oracle  on  érigea  ma  voix. 
J'étudiai  leur  cœur,  je  flattai  leurs  capricgs , 
Je  leur  semai  de  fleurs  le  bord  des  précipices. 
Près  de  leurs  passions  rien  ne  me  fut  sacré; 
De  mesure  et  de  poids  je  changeais  à  leur  gré. 
Autant  que  de  Joad  l'inflexible  rudesse 
De  leur  superbe  oreille  offensait  la  mollesse, 
Autant  je  les  charmais  par  ma  dextérité. 
Dérobant  à  leurs  yeux  la  triste  vérité. 
Prêtant  à  leurs  fureurs  des  couleurs  favorables. 
Et  prodigue  surtout  du  sang  des  misérables. 

Enfin, au  dieu  nouveau  qu'elle  avait  introduit. 
Par  les  mains  d'Athalie  un  temple  fut  construit. 
Jérusalem  pleura  de  se  voir  profanée; 


Muthan  lui  font  voir  les  choses  bien  difieremment.  Il  se  croirait  olfensé,  au  con- 
traire, si  son  ami  le  jugeait  capable  d'une  crédulité  imbécile.  Il  met  son  amour- 
propre  à  lui  paraître  ce  qu'il  est,  c'est-à-dire  un  homme  uniciuement  occupé  de 
son  élévation,  et  fort  au-dessus  des  préjugés  de  son  sacerdoce.  G  est  son  intéri-t 
qui  l'a  fait  apostat:  c'est  s.n  intérêt  ((ui  la  fait  pontife  de  BaaI.  Ce  caractère, 
l'opposé  de  celui  de  Joad ,  est  très-bien  adapté  au  plan  de  I  auteur.  Il  convenait 
que  Joad  fût  rempli  de  la  crainte  de  Dieu,  et  que  Mathan  méprisât  le  sien.  C  est 
mettre  d'un  coté  la  vérité,  et  de  lautre  le  mensonge;  et  c'est  par  conséquent 
un  moyen  de  plus  de  décider  les  adéctions  du  spectateur.  (L.) 

>  Quel  éloge  de  la  loi  du  vrai  Dieu  dans  la  bouche  d'un  prêtre  des  idoles!  et 
cet  aveu  n'a  rien  que  de  vraisemblable.  Il  est  très-naturel  qu'un  homme  aveugle 
par  les  passions  ne  veuille  pas  d  un  Dieu  qui  les  condamne.  Ce  sont  les  passions 
qui  ont  toujours  fait  les  impies.  (L.) 


3o2  ATHALIE 

Des  enfants  de  Lévi  la  troupe  consternée 
En  poussa  vers  le  ciel  des  hurlements  affreux  ', 
Moi  seul,  donnant  l'exemple  aux  timides  Hébreux, 
Déserteur  de  leur  loi,  j'approuvai  l'entreprise, 
Et  par  là  de  Baal  méritai  la  prêtrise; 
Par  là  je  me  rendis  terrible  à  mon  rival , 
Je  ceignis  la  tiare  et  marchai  son  égal  *. 
Toutefois,  je  l'avoue,  en  ce  comble  de  gloire  % 
Du  Dieu  que  j'ai  quitté  l'importune  mémoire 
Jette  encore  en  mon  âme  un  reste  de  terreur; 
Et  c'est  ce  qui  redouble  et  nourrit  ma  fureur. 
Heureux  si,  sur  son  temple  achevant  ma  vengeance, 
Je  puis  convaincre  enfln  sa  haine  d'impuissance, 
Et  parmi  les  débris,  le  ravage  et  les  morts, 
A  force  d'attentats  perdre  tous  mes  remords  *  ! 
Mais  voici  Josabeth. 


1  Ce  mot  hurlement  est  du  style  de  l'Écriture  sainte.  Les  prophètes ,  pour  dire 
gémissez,  disent  souvent  ulidaie,  et  les  historiens  profanes  expriment  par  le  même 
mot  le  deuil  des  Orientaux  :  l.uguhris  damor.  harharo  uluiilu.  (Quinte-Ciirce, 
liv.  UI.)(L.R.) 

Virgile  : 

Femineo  ululatu. 

2  belle  expression  imitée  de  Virgile  : 

Ast  ego  qiiae  dirum  innedo  regina  {jEn.,  lib.  I,  v.  46.) 

9  Ce  vers ,  qui  indique  si  clairement  dans  quel  sens  Mathan  a  parlé,  est  la 
meilleure  réponse  à  ceux  qui  lui  ont  reproché  de  s'avilir  devant  Nabal.  (L.) 

^  On  a  blâmé  cette  scène  de  Mathan  avec  Nabal ,  comme  peu  nécessaire.  Il  est 
certain  cependant  que  cet  entretien  est  nécessaire  pour  bien  développer  le  ca- 
ractère et  le  système  de  Mathan,  qui  est  l'àme  d'Athalie,  et  qui  influe  tant  sur 
l'action.  Bien  loin  de  retarder  la  marche  de  la  pièce ,  ce  développement  motive , 
prépare  les  événements  ;  il  nous  apprend  que  Joad  s'obstinera  dans  ses  refus,  que 
la  reine  emploiera  toutes  ses  forces  pour  vaincre  cette  résistance.  Ainsi ,  loin  de 
nuire  à  la  marche  de  la  pièce ,  il  la  favorise  et  même  l'accélère,  en  augmentant  le 
trouble,  en  remplissant  d'avance  les  esprits  d'inquiétude  et  de  terreur.  A  tous 
ces  avantages  joignez  celui  de  l'éloquence  et  de  la  poésie  du  style,  toujours  si 
précieux,  et  qui  même  supplée  quelquefois  à  tous  les  autres.  (G.) 


ACTK    III,   S(,ÈNR    IV  333 

SCÈNE   IV 
JOSABETH,  MATHAN,  NABAL. 

MATHAN. 

Envoyé  par  la  reine 
Pour  rétablir  le  calme  et  dissiper  la  haine, 
Princesse,  en  qui  le  Ciel  mit  un  esprit  si  doux  '_, 
Ne  vous  étonnez  pas  si  je  m'adresse  à  vous. 
Un  bruit  que  j'ai  pourtant  soupçonné  de  mensonge, 
Appuyant  les  avis  qu'elle  a  reçus  en  songe, 
Sur  Joad,  accusé  de  daugereux  complots, 
Allait  de  sa  colère  attirer  tous  les  flots. 
Je  ne  veux  point  ici  vous  vanter  mes  services  : 
De  Joad  contre  moi  je  sais  les  injustices  ; 
Mais  il  faut  à  l'offense  opposer  les  bienfaits. 
Enfin  je  viens  chargé  de  paroles  de  paix*. 
Vivez,  solennisez  vos  fêtes  sans  ombrage  '. 
De  votre  obéissance  elle  ne  veut  qu'un  gage  : 
C'est  (pour  l'en  détourner  j'ai  fait  ce  que  j'ai  pu) 
Cet  enfant  sans  parents,  qu'elle  dit  qu'elle  a  vu. 

JOSADETH. 

Éliacin? 

-MATHAN. 

J'en  ai  pour  elle  quelque  honte  : 
D'un  vain  sopge  peut-être  elle  fait  trop  de  compte. 
Mais  vous  vous  déclarez  ses  mortels  ennemis, 
Si  cet  enfant  sur  l'heure  en  mes  mains  n'est  remis. 
La  reine  impatiente  attend  votre  réponse. 

'  On  reconnaît  encore  dan^  ces  vers  le  ton  doucereux  et  perfide  de  l'hypocrite 
Malhan   ;G.) 

i  Ceci  rappelle  les  paroles  du  psaume  xxvii,  v.  V  :  «  Qui  locjuunlur  pacem  cum 
proximo  suo,  mala  autem  in  cordibus  eorum.  " 

9  Ombrage  sisaiifie  fréquemment  défiance ,  soupçnu  ;  il  est  pris  ici  pour  crainte,  ce 
qui  est  une  acception  nouvelle.  A.  M. 

-2} 


33i  ATHALIE 

J03ABETII. 

Et  voilà  de  sa  part  la  paix  qu'on  nous  annonce  ! 

MATHAN. 

Pourriez-vous  un  moment  douter  de  l'accepter  '? 
D'un  peu  de  complaisance  est-ce  trop  l'acheter? 

JOSABETH. 

J'admirais  si  Mathan,  dépouillant  l'artifice  % 
Avait  pu  de  son  cœur  surmonter  l'injustice, 
Et  si  de  tant  de  maux  le  funeste  inventeur  ^ 
De  quelque  ombre  de  bien  pouvait  être  l'auteur. 

MAT  H  AN. 

De  quoi  vous  plaignez-vous?  Vient-on  avec  furie 
Arracher  de  vos  bras  votre  fils  Zacharie  ? 
Quel  est  cet  autre  enfant  si  cher  à  voire  amour? 
Ce  grand  attachement  me  surprend  à  mon  tour. 
Est-ce  un  trésor  pour  vous  si  précieux,  si  rare? 
Est-ce  un  libérateur  que  le  Ciel  vous  prépare? 
Songez-y,  vos  refus  pourraient  me  confirmer 
Un  bruit  sourd  que  déjà  l'on  commence  à  semer. 

.lOSABETH. 

Quel  bruit? 

MATHAN. 

Que  cet  enfant  vient  d'illustre  origine; 
Qu'à  quelque  grand  projet  votre  époux  le  destine. 

JOSABETH. 

Et  iMathan,  par  ce'bruit,  qui  flatte  sa  fureur... 

MATHAN. 

Princesse,  c'est  à  vous  à  me  tirer  d'erreur. 
Je  sais  que,  du  mensonge  implacable  ennemie, 


1  Douter  est  pris  ici  dans  le  sens  A'hésUer,  dubitare. 

2  J'admirais,  c'est-à-dire  ;'«  m'étonnais  .  je  me  demandnis  avec  étonnemenl.  C'est 
le  sens  latin  : 

Mirabar  qiiid  niœsta  Jeos,  Ainarylli,  vocares.     (Virg.  ItucoL,  1.) 

3  L'inveuttiir  de  tant  de  maux,  est  très-hardi  :  c'est  ]e  scelerum  inventer  Ulysses 
de  Virgile. 


ACTE    m,   SCENE   V  ;3o3 

Josabeth  livrerait  même  sa  propre  vie, 

S'il  fallait  que  sa  vie  à  sa  sincérité 

Coulât  le  moindre  mot  contre  la  vérité. 

Du  sort  de  cet  enfant  on  n'a  donc  nulle  trace? 

Une  profonde  nuit  enveloppe  sa  race? 

Et  vous-même  ignorez  de  quels  parents  issu. 

De  quelles  mains  Joad  en  ses  bras  l'a  reçu  ? 

Parlez,  je  vous  écoute,  et  suis  prêt  à  vous  croire. 

Au  Dieu  que  vous  servez,  princesse,  rendez  gloire  '. 

JOSABETH. 

Méchant,  c'est  bien  à  vous  d'oser  ainsi  nommer 
Un  Dieu  que  voire  bouche  enseigne  à  blasphémer! 
Sa  vérité  par  vous  peut-elle  êlre  attestée. 
Vous,  malheureux,  assis  dans  la  chaire  empestée - 
Où  le  mensonge  règne  et  répand  son  poison  ; 
Vous,  nourri  dans  la  fourbe  et  dans  la  trahison? 

SCÈNE  V 
JOAD,  JOSABETH,  MATH  AN,  NABAL. 

JOAD. 

OÙ  suis-je?  De  Baal  ne  vois-je  pas  le  prêtre? 
Quoi  î  fllle  de  David,  vous  parlez  à  ce  traître? 
Vous  souffrez  qu'il  vous  parle?  et  vous  ne  craignez  pas 
Que  du  fond  de  l'abime  enir'ouvert  sous  ses  pas, 
II  ne  sorte  à  l'inslant  des  feux  qui  vous  embrasent, 
Ou  qu'en  tombant  sur  lui  ces  murs  ne  vous  écrasent? 
Que  veut-il?  de  quel  front  cet  ennemi  de  Dieu 
Vient-il  infecter  l'air  qu'on  respire  en  ce  lieu  ^? 


•  Dans  l'Écriture ,  rendre  gloire  à  Dieu  se  dit  souvent  pour  atlesler  son  nom. 

î  Assis  dans  la  chaire  empestée .  expression  tirée  du  psaume  i  :  «  Et  in  cathedra 
pestiientiap  non  sedit.  » 

s  Cet  enthousiasme  de  Joad ,  qui  est  si  bien  soutenu  dans  tout  son  rôle,  est  ce 
qui  en  fait  la  prinripale  jjeauté  :  il  est  1  àme  de  la  pièce ,  l'espèce  de  passion  qui 
seule  y  tient  lieu  de  toutes  les  autrc'^,  et  sans  laquelle  tout  serait  froid.  (L.)  — 


3S6  ATHALfE 

MATH AN. 

On  reconnaît  Joad  à  cette  violence. 
Toutefois  il  devrait  montrer  plus  de  prudence, 
Respecter  une  reine,  et  ne  pas  outrager 
Celui  que  de  son  ordre  elle  a  daigné  charger. 

JOAD. 

Eh  bien  !  que  nous  fait-elle  annoncer  de  sinistre? 
Quel  sera  l'ordre  affreux  qu'apporte  un  tel  ministre? 

MATH AN. 

J'ai  fait  à  Josabeth  savoir  sa  volonté. 

JOAD. 

Sors  donc  de  devant  moi,  monstre  d'impiété. 
De  toutes  les  horreurs ,  va,  comble  la  mesure. 
Dieu  s'apprête  à  te  joindre  à  la  race  parjure, 
Abiron  et  Dathan,  Doëg,  Achitophel'; 
Les  chiens  à  qui  son  bras  a  livré  Jézabel, 
Attendant  que  sur  toi  sa  fureur  se  déploie, 
Déjà  sont  à  ta  porte  et  demandent  leur  proie. 

MATHAN,    troublé. 

Avant  la  fin  du  jour...  on  verra  qui  de  nous... 
Doit...  Mais  sortons,  Nabal. 

NABAL. 

Où  vous  égarez-vous  ? 

De  vos  sens  étonnés  quel  désordre  s'empare? 

Voilà  votre  chemin. 


J.'énergie  du  pontife  produit  ici  l'efTet  le  plus  théâtral.  Voltaire,  dans  ses  dernières 
années,  a  eu  le  malheur  de  ne  voir  que  du  fanatisme  dans  cet  enthousiasme  de 
la  vertu ,  dans  cette  horreur  si  naturelle  d'un  saint  prophète  contre  un  lâche  apo- 
stat, contre  le  ministre  d'une  usurpation  sanguinaire  et  sacrilège.  Voltaire,  ad- 
mirateur à'Alhalie  tant  qu'il  conserva  du  goût,  semblait  n'avoir  plus  dans  sa 
vieillesse  que  sa  haine  pour  la  religion.  (G.) 

1  II  Abiron  et  Dathan  se  soulevèrent  contre  Moïse  et  Aaron.  La  terre  sentr'ouvr  it 
sous  leurs  pas,  et  les  dévora.»  {Xumbr.,  ch.  xvi.)  »  Doèg  accusa,  auprès  de  Saiïl, 
Abimélech  d'avoir  secouru  David;  chargé  de  la  vengeance  de  Saul ,  il  massacra 
Aliimélech  et  quatre-vingt-cinq  prêtres  de  la  ville  de  Nobé,  tous  revêtus  de  leurs 
ornements  pontificaux.  »  (/  Rois,  ch.  xxii.)  «  Achitophel  prit  le  parti  d'Ab- 
salon  contre  son  père ,  et  se  pendit  de  désespoir  de  ce  que  ce  jeune  prince  ne 
suivait  pas  ses  conseils.  >>  (Il  Rois,  ch.  xvn.)  (G.) 


ACTK    m,   SCKNE   VI  Sol 

SCÈNE  VI 
JOAD,  JOSABETH. 

JOSABETH. 

L'orage  se  déclare; 
Athalie  en  fureur  demande  Éliacin. 
Déjà  de  sa  naissance  et  de  votre  dessein 
On  commence,  seigneur,  apercer  le  mystère  : 
Peu  s'en  faut  que  Mathan  ne  m'ait  nommé  son  père. 

JOAD. 

Au  perfide  Mathan  qui  l'aurait  révélé  ? 

Votre  trouble  à  Matban  n'a-t-il  point  trop  parlé? 

JOSABETH. 

J'ai  fait  ce  que  j'ai  pu  pour  m'en  rendre  maîtresse. 

Cependant  croyez-moi,  seigneur,  le  péril  presse. 

Réservons  cet  enfant  pour  un  temps  plus  heureux. 

Tandis  que  les  méchants  délibèrent  entre  eux, 

Avant  qu'on  l'environne,  avant  qu'on  nous  l'arrache, 

Une  seconde  fois  souffrez  que  je  le  cache  : 

Les  portes ,  les  chemins  lui  sont  encore  ouvert?. 

Faut-il  le  transporter  aux  plus  affreux  déserts? 

Je  suis  prête;  je  sais  une  secrète  issue 

Par  où ,  sans  qu'on  le  voie  et  sans  être  aperçue^ 

De  Cédron  avec  lui  traversant  le  torrent, 

J'irai  dans  le  désert  où  jadis,  en  pleurant. 

Et  cherchant  comme  nous  son  salut  dans  la  fuite, 

David  d'un  fils  rebelle  évita  la  poursuite. 

Je  craindrai  moins  pour  lui  les  lions  et  les  ours... 

Mais  pourquoi  de  Jéhu  refuser  le  secours? 

Je  vous  ouvre  peut-être  un  avis  salutaire. 

F"aisonsde  ce  trésor  Jéhu  dépositaire  : 

On  peut  dans  ses  États  le  conduire  aujourd'hui, 

Et  le  chemin  est  court  qui  mène  jusqu'à  lui. 


338  ATHALIK 

Jéhu  n'a  point  un  cœur  farouche,  inexorable; 
De  David  à  ses  yeux  le  nom  est  favorable. 
Hélas  !  est-il  un  roi  si  dur  et  si  cruel, 
A  moins  qu'il  n'eût  pour  mère  une  autre  Jézabel . 
Qui  d'un  tel  suppliant  ne  plaignît  l'infortune? 
Sa  cause  à  tous  les  rois  n'est-elle  pas  commune? 

JOAD. 

Quels  timides  conseils  m'osez-vous  suggérer  ! 
En  l'appui  de  Jéhu  pourriez-vous  espérer? 

JOS.VBETU. 

Dieu  défend-il  tout  soin  et  toute  prévoyance? 
Ne  l'offense-t-on  point  par  trop  de  conflance? 
A  ses  desseins  sacrés  employant  les  humains, 
N'a-t-il  pas  de  Jéhu  lui-même  armé  les  mains? 

JOAD. 

Jéhu,  qu'avait  choisi  sa  sagesse  profonde; 

Jéhu,  sur  qui  je  vois  que  votre  espoir  se  fonde, 

Dun  oubli  trop  ingrat  a  payé  ses  bienfaits  : 

Jéhu  laisse  d'Achab  l'affreuse  fille  en  paix. 

Suit  des  rois  d'Israël  les  profanes  exemples. 

Du  vil  dieu  de  l'Egypte  a  conservé  les  temples; 

Jéhu,  sur  les  hauts  lieux  enfin  osant  offrir 

Uû' téméraire  encens  que  Dieu  ne  peut  souffrir  ' . 

N'a  pour  servir  sa  cause  et  venger  ses  injures 

Ni  le  cœur  assez  droit,  ni  les  mains  assez  pures. 

Non,  non  ;  c'est  à  Dieu  seul  qu'il  faut  nous  attacher. 

Montrons  Éliacin  ;  et,  loin  de  le  cacher, 

Que  du  bandeau  royal  sa  tête  soit  ornée  : 

Je  veux  même  avancer  l'heure  déterminée , 

Avant  que  de  Mathan  le  complot  soit  formé. 


1  Depuis  la  construction  du  temple,  il  était  expressément  défendu  par  Dieu 
même  de  sacrifier  sur  les  hauts  lieux,  et  même  de  célébrer  aucune  des  cérémo- 
nies de  la  religion  ailleurs  que  dans  cette  enceinte  sacrée.  (G.l 


ACTE   III,   SCÈNE  Vil  359 


SCENE    VU 

JOAD,  JOSABETH,    AZARIAS,   suivi  du  chœur  et  de  plusieurs 
lévites. 

JOAD. 

Eh  bien,  Azarias,  le  temple  est-il  fermé? 

A  Z  ARIAS, 

■l'en  ai  fait  devant  moi  fermer  toutes  les  portes. 

JOAD. 

N'y  reste-t-il  que  vous  et  vos  saintes  cohortes? 

AZARIAS. 

De  ses  parvis  sacrés  j'ai  deux  fois  fait  le  tour. 
Tout  a  fui;  tous  se  sont  séparés  sans  retour, 
Misérable  troupeau  qu'a  dispersé  la  crainte; 
Et  Dieu  n'est  plus  servi  que  dans  la  tribu  sainte. 
Depuis  qu'à  Pharaon  ce  peuple  est  échappé . 
Une  égale  frjyeurne  l'avait  point  frappé  '. 

JOAD. 

Peuple  lâche,  en  eflet .  et  né  pour  l'esclavage; 
Hardi  contre  Dieu  seul  !  Poursuivons  notre  ouvrago. 
Mais  qui  retient  encor  ces  enfants  parmi  nous? 

U.NE   DES   FILLES   DU   CUŒUR. 

Hé  !  pourrions-nous,  seigneur,  nous  séparer  de  vous? 
Dans  le  temple  de  Dieu  sommes-nous  étrangères? 
Vous  avez  près  de  vous  nos  pères  et  nos  frères. 

UNE  AUTRE. 

Hélas  î  si,  pour  venger  l'opprobre  d'Israël, 

Nos  mains  ne  peuvent  pas,  comme  autrefois  Jahel  -, 


I  Plus  cette  terreur  est  géiiérdle .  plus  celle  de  la  tragédie  s'accroît  ici.  Tout 
a  fui;  il  ne  reste  plus  pour  Joas  que  Dieu  et  ses  prêtres.  C'est  ce  qu'il  faut,  c'est 
I  essence  du  sujet ,  autrement  il  n'y  en  avait  pas.  X.) 

s  "  Sisara,  général  dps  Chananéens.  avant  été  défait  par  Barac,  chef  des  Juifs. 


360  ATHALlt; 

Des  ennemis  de  Dieu  percer  la  tète  impie, 
Nous  lui  pouvons  du  moins  immoler  notre  vie. 
Quand  vos  bras  combattront  pour  son  temple  attaqué, 
Par  nos  larmes  du  moins  il  peut  être  invoqué. 

JOAD. 

Voilà  donc  quels  vengeurs  s'arment  pour  ta  querelle, 

Des  prêtres,  des  enfants,  ô  Sagesse  éternelle  ! 

Mais,  si  tu  les  soutiens,  qui  peut  les  ébranler  '  ? 

Du  tombeau,  quand  tu  veux,  tu  sais  nous  rappeler  : 

Tu  frappes  et  guéris,  tu  perds  et  ressuscites-. 

Ils  ne  s'assurent  point  en  leurs  propres  mérites. 

Mais  en  ton  nom  sur  eux  invoqué  tant  de  fois, 

En  tes  serments  jurés  au  plus  saint  de  leurs  ro:s% 

En  ce  temple  où  tu  fais  ta  demeure  sacrée. 

Et  qui  doit  du  soleil  égaler  la  durée. 

Mais  d'où  vient  que  mon  cœur  frémit  d'un  saint  cilroi  ? 

Est-ce  l'Esprit  divin  qui  s'empare  de  moi  ? 

C'est  lui-même  :  il  m'échauffe  ;  il  parle;  mes  yeux  s'ouvrent, 

Et  les  siècles  obscurs  devant  moi  se  découvrent. 

Lévites,  de  vos  sons  prêtez-moi  les  accords, 

Et  de  ses  mouvements  secondez  les  transports. 

LE  CHOEUR  chante  au  son  de  toute  la  symphonie  des  iiitiuments. 

Que  du  Seigneur  la  voix  se  fasse  entendre . 
Et  qu'à  nos  cœurs  son  oracle  divin 
Soit  ce  qu'à  Therbe  tendre 


se  retira  dans  la  tente  de  Jahel ,  femme  d'Haber;  celle-ci,  pendant  son  sommeil, 
le  fit  périr  en  lui  enfonçant  un  clou  dans  la  tète.  {Juges .  ch.  iv.) 

1  Voilà  tout  le  fond  de  la  pièce,  le  faible  armé  de  la  confiance  en  Dieu  et  lut- 
tant contre  le  fort.  Ce  genre  de  sublime  s'élève  au  dessus  de  celui  des  plus  grands 
écrivains  profanes:  c'est  le  plus  simple  et  le  plus  vrai  de  tous,  et  il  semble  que 
Dieu  seul  pouvait  l'inspirer  aux  hommes.  (G.) 

2  «  Tu  frappes,  et  tu  guéris;  tu  conduis  aux  fers,  et  tu  en  ramènes,  i  (  Tvhie. 
ch.  XIII,  V.  2.) 

3  Jurer  un  serment,  un  serment  jure' .  sont  absolument  contraires  à  l'usage  de  la 
prose  ;  mais  en  poésie,  ce  sont  des  expressions  hardies ,  énergiques.  Ces  sortes 
de  redoublements  de  mots  ne  sont  étrangers  à  aucune  langue.  Les  Grecs  et  les 
Latins  en  olirent  de  nombreux  exemples.  (L.l 


ACPK    m,   SCENE   VII  361 

Est,  au  printemps  la  fraîcheur  du  matin  '. 

JOAD. 

Cieux,  écoutez  ma  voix  ;  terre,  prête  l'oreille  -. 
Ne  dis  plus,  ô  Jacob,  que  ton  Seigneur  sommeille. 
Pécheurs,  disparaissez;  le  Seigneur  se  réveille  ^ 

Ici  recommence  la  symphonie ,  et  Joad  aussitôt  reprend  la  parole 

Comment  en  un  plomb  vil  l'or  pur  s'est-il  changé  ^  ?... 
Quel  est  dans  le  lieu  saint  ce  pontife  égorgé  ■^?... 
Pleure,  Jérusalem,  pleure,  cité  perfide, 
Des  prophètes  divins  malheureuse  homicide  ''  : 
De  son  amour  pour  toi  ton  Dieu  s'est  dépouillé; 
Ton  encens  à  ses  yeux  est  un  encens  souillé  "... 

Où  menez-vous  ces  entants  et  ces  femmes  ^  ? 
Le  Seigneur  a  détruit  la  reine  des  cités  ^  : 
Ses  prêtres  sont  captifs,  ses  rois  sont  rejetés. 
Dieu  ne  veut  plus  qu'on  vienne  à  ses  solennités  *°. 
Temple,  renverse -toi;  cèdres,  jetez  des  flimmes. 

Jérusalem,  objet  de  ma  douleur, 
Quelle  main  en  un  jour  t'a  ravi  tous  tes  charmes  ? 


1  "  Que  mes  paroles  se  répandent  comme  la  rosée  et  comme  les  gouttes  de 
leau  du  ciel  qui  tombent  sur  l'herbe.  «  (Deut&.,  ch,  xxxii ,  v.  2.) 

î  (I  Audite,  cœli,  qua'  loquor;  audiat  terra  verba  oris  mei.  »  {heuiéronome , 
ch.  xxxii,  V.  I.) 

3  Racine  a  cru  pouvoir  s  aliranchir  ici  de  la  régie,  en  mettant  trois  rimes  fémi- 
nines de  suite.  Huit  vers  plus  bas,  on  trouve  encore  trois  rimes  masculines: 
peut-être  a-til  cru  ce  système  plus  propre  à  peindre  le  désordre  des  idées  dans 
un  moment  d  inspiration.  (A.  M.) 

*  Joas.  (  Mote  de  Racine.)  —  «  Comment  l'or  s'est-il  obscurci?  comment  a-t-il 
changé  sa  couleur,  qui  était  si  belle?  »  (Jérémie,  Lameniaiions ,  ch.  iv,  v.  I.) 

5  Zacharie.  (  .Vo(e  de  Racine.  )  —  Joas  le  lit  lapider  dans  le  vestibule  du  temple. 

6  «  Jérusalem!  Jérusalem',  qui  tues  les  prophètes!  '  (S.  Matthieu,  ch.  xxiii, 
v.  37.) 

■"  Dieu  lui-même  dit  dans  Isaïe,  ch.  i,  v.  13  :  «  L'encens  m'est  en  abomination.» 

*  Captivité  de  Bab\  lone.  (  Sote  de  Racine.] 

9  "  La  maîtresse  des  nations  est  devenue  comme  veuve ,  la  reine  des  [provinces 
a  été  assujettie  au  tribut.  »  {Jérémie,  ch.  i,  v.  I.) 

>o  «Je  hais  vos  solennités  des  premiers  jours  des  mois  et  toutes  les  autres  ;  elles 
me  sont  devenues  à  charge:  je  suis  las  de  les  souffrir.  •>  {haie,  ch.  ii .  v.  IV.) 


36-2  ATHALIE 

Qui  changera  mes  yeux  en  deux  sources  de  larmes' 
Pour  pleurer  ton  malheur  ? 

AZARIAS. 

0  saint  temple  ! 

JOSABLTH. 

0  David  ! 

LE   CHOEUR. 

Dieu  de  Sion,  rappelle, 
Rappelle  en  sa  faveur  tes  antiques  bontés. 

La  symphonie  recommencf  encore,  et  Joaii  un  moment  après  l'interrompt. 
.TOAD. 

Quelle  Jérusalem  nouvelle* 
Sort  du  fond  du  désert  brillante  de  clarté, 
Et  porte  sur  le  front  une  marque  immortelle? 

Peuples  de  la  terre,  chantez. 
Jérusalem  renaît  plus  brillante  et  plus  belle  : 

D'où  lui  viennent  de  tous  côtés 
Ces  enfants  qu'en  son  sein  elle  n'a  point  portés  ^? 
Lève,  Jérusalem,  lève  ta  tête  altière; 
Regarde  tous  ces  rois  de  ta  gloire  étonnés; 
Les  rois  des  nations,  devant  toi  prosternés, 

De  tes  pieds  baisent  la  poussière; 
Les  peuples  à  l'envi  marchent  à  ta  lumière. 
Heureux  qui  pour  Sion  d'une  sainte  ferveur 

Sentira  son  âme  embrasée  ! 

Gieux ,  répandez  votre  rosée, 
Et  que  la  terre  enfante  son  Sauveur  '  ! 


1  I.  Qui  donnera  de  I  eau  à  ma  tète,  et  à  mes  yeux  une  fontaine  de  larmes?  " 
[Jérémie .  ch.  ix,  v.  I.) 

2  L'Église.  (  Soie  de  Racine.  —  »  Qai  est  celle-ci  qui  s'élève  du  désert  comme 
une  fumée  qui  monte  des  parfums  de  myrrhe ,  d'encens  et  de  toutes  sortes  de 
poudres  de  senteur?  »  (Cantique  des  cani.,  ch.  m.  v.  6.) 

3  Les  Gentils.  (.Vo/e  de  Racine.) 

i  "  Gieux  ,  envoyez  d'en  haut  votre  rosée,  et  que  les  nuées  fassent  descendre 
le  Juste  comme  une  pluie  ;  que  la  terre  s'ouvre  et  qu'elle  germe  le  Sauveur.  " 
'  haie .  ch,  XI, V,  v.  8.)  —  Cette  prophétie,  composée  de  passages  de  l'Écriture 


ACTE   III,   SCÈNE   Ml  363 

JÛSABETII. 

Hélas!  d'où  nous  viendra  cette  insigne  faveur, 
Si  les  rois  de  qui  doit  descendre  ce  Sauveur... 

JOAD. 

Préparez,  Josabeth,  le  riche  diadème 

Que  sur  son  front  sacré  David  porta  lui-même. 

(Aux  lévites.) 

Et  vous^pour  vous  armer,  suivez-moi  dans  ces  lieux 
Où  se  garde  caché,  loin  des  profanes  yeux, 
Ce  formidable  amas  de  lances  et  d'épées  ' 
Qui  du  sang  philistin  jadis  furent  trempées. 
Et  que  David  vainqueur,  d'ans  et  d'honneurs  chargé, 
Fit  consacrer  au  Dieu  qui  l'avait  protégé. 
Peut-on  les  employer  pour  un  plus  noble  usige? 
Venez,  je  veux  moi-même  en  faire  le  partage. 


1res  bien  liés  ensemble  ,  est  peut-être  le  plus  beau  morceau  de  poésie  hruiue 
qu'il  y  ait  en  nolro  langue.  Il  a  de  plus  l'avantage  d'èire  dramatique  et  Ires-uiile 
à  l'action  :  il  sert  à  remplir  les  lévites  d'un  enthousiasme  divin  ;  il  en  fait  des 
soldats  invincibles,  prêts  à  braver  tous  les  dangers  pour  la  défense  de  Joas  et  du 
temple.  (G.)  M.  de  Chateaubriand ,  après  avoir  cité  cette  prophétie  de  Joad ,  se 
contente  d'ajouter  :  «  Il  n'est  pas  besoin  de  commentaire.  » 

1  Le  grand  prêtre  Joïada  donna  aux  centeniers  les  lances ,  les  boucliers  et  les 
écussons  du  roi  David ,  qu'd  avait  consacres  dans  la  maison  du  Seigneur.  » 
(//  Paralip.,  ch.  xxiii,  v.  !i.)  —  Cette  dernière  circonstance  d'un  dépôt  d'armes 
consacrées  par  David  dans  le  temiile  répand  sur  la  fin  de  cet  acte  une  ardeur 
guerrière  qui  l'anime  et  l'échautre.  Joad  ne  quitte  la  scène  que  pour  armer 
ses  prêtres.  La  Harpe  pense  qu'il  y  a  ])eu  d'action  dans  le  troisième  acte.  Cepen- 
dant le  second  acte  s'est  terminé  à  l'interrogatoire  d'Athalie;  et  à  la  lin  du  troi- 
sième, on  s'arme  pour  défendre  l'enfant  qu'a  réclamé  Athalie  par  l'organe  de 
Mathan.  Le  spectateur  s'attend  à  voir  fondre  sur  le  temple  les  cohortes  lyricnnes. 
L'arrivée  de  Mathan,  le  développement  de  son  caractère  et  de  ses  projets ,  l'expo- 
sition de  son  message  ,  la  manière  dont  il  est  rei.u  ,  l'expulsion  ignominieuse  de 
cet  apostat ,  le  conseil  que  tient  Joad  avec  Josabeth  sur  l'ordre  de  la  reine;  sa  ré- 
solution héroïque,  ses  ins[)irations  prophét:(|ues,  ses  mesures  pour  le  couronne- 
ment de  Joas .  ses  préparatifs  de  défense  :  il  semble  que,  dans  tout  cela,  il  y  a 
de  quoi  renrplir  suffisanment  un  acte  d'une  pièce  dont  l'action  ne  demai  de  pas 
plus  de  trois  à  quatre  heures;  et  Racine  lui-même,  le  plus  régulier  des  poètes, 
n'a  point  de  tragédie  dont  la  marche  soit  plus  rapide.  (G.) 


364  ATHALIt: 

SCÈNE   VIII 
SALOMITH,  LE  CHŒUR. 

SALOMITH. 

Que  de  craintes,  mes  sœurs,  que  de  troubles  mortels! 
Dieu  tout-puissant,  sont-ce  là  les  prémices, 
Les  parfums  et  les  sacrifices 
Qu'on  devait  en  ce  jour  ofTrir  sur  tes  autels? 

UNE   DES    FILLES   DU   CHCEUR. 

Quel  spectacle  à  nos  yeux  timides? 
Qui  l'eût  cru,  qu'on  dût  voir  jamais 
Les  glaives  meurtriers,  les  lances  homicides 
Briller  dans  la  maison  de  paix  ? 

UNE   AUTRE. 

U'où  vient  que,  pour  son  Dieu  pleine  d'indifTérence. 
Jérusalem  se  tait  en  ce  pressant  danger? 

D'où  vient,  mes  sœurs,  que,  pour  nous  proléger. 
Le  brave  Abner  au  moins  ne  rompt  pas  le  silence? 

SALOMITH. 

Hélas  !  daus  une  cour  où  l'on  n'a  d'autres  lois 

Que  la  force  et  la  violence, 

Où  les  honneurs  et  les  emplois 
Sont  le  prix  d'une  aveugle  et  basse  obéissance, 

Ma  sœur,  pour  la  triste  innocence 

Qui  voudrait  élever  sa  voix? 

UNE   AUTRE. 

Dans  ce  péril,  dans  ce  désordre  extrême, 
Pour  qui  prépare-t-on  le  sacré  diadème? 

SALOMITU. 

Le  Seigneur  a  daigné  parler; 
Mais  ce  qu'à  son  prophète  il  vient  de  révéler, 
Qui  pourra  nous  le  faire  entendre? 
S'arme-t-il  pour  nous  défendre? 


ACTE    III,   SCENE   Mil  ^QH 

S'arme-t-il  pour  nous  accabler? 

TOUT  LE   CHŒUR  chante. 

0  promesse  !  ô  menace  !  ô  ténébreux  mystère  ! 
Que  de  maux,  que  de  biens  sont  promis  tour  à  tour  ! 
Comment  peut-on  avec  tant  de  colère 
Accorder  tant  d'amour? 

UNE  VOIX,   seule. 

Sion  ne  sera  plus;  une  flamme  cruelle  « 

Détruira  tous  ses  ornements. 

UNE   AUTRE   VOIX. 

Dieu  protège  Sion;  elle  a  pour  fondements 
Sa  parole  éternelle. 

LA    PREMIÈRE. 

Je  vois  tout  son  éclat  disparaître  à  mes  yeux. 

LA   SECONDE. 

Je  vois  de  toutes  parts  sa  clarté  répandue. 

LA    PREMIÈRE. 

Dans  un  gouflïe  profond  Sion  est  descendue. 

LA   SECONDE. 

Sion  a  son  front  dans  les  cieux. 

LA   PREMIERE. 

Quel  triste  abaissement  ! 

LA   SECONDE. 

Quelle  immortelle  gloire 

LA   PREMIÈRE. 

Que  de  cris  de  douleur  ! 

LA   SECONDE. 

Que  de  chants  de  victoire  '  ! 

UNE   TROISIÈME. 

Cessons  de  nous  troubler;  notre  Dieu,  quelque  jour, 
Dévoilera  ce  grand  mystère. 

'  N'est  il  pis  admirable  que  Racine  ait  trouvé  le  secret  de  reproduire ,  dans 
un  plus  simple  chœur,  les  grandes  beautés  du  dialogue  de  Pulyeucie  et  de  Pau- 
line? ;g.) 


■Miii  ATHALIE 

TOUTES   TROIS. 

Révérons  sa  colère  ; 
Espérons  en  son  amour. 

UNE  AUTRE. 

D'un  cœur  qui  t'aime, 
Mon  Dieu,  qui  peut  troubler  la  paix  ? 
Il  cherche  en  tout  ta  volonté  suprême , 
Et  ne  se  cherche  jamais. 
Sur  la  terre,  dans  le  ciel  même, 
Est-il  d'autre  bonheur  que  la  tranquille  paix 
D'un  cœur  qui  t'aime? 


FIN    DU   TROISIEME   ACTE. 


ACïK   IV,   SCKNK   I  SCù 


ACTE   QUATRIÈME 

SCÈNE    I 

JOAS,  JOSABETH,  ZAGHARIE,  SALOMfTH, 
UN  LÉVITE,  LE  CHCF.UU. 

SAI.OMITII. 

D'un  pas  majestueux^  à  côté  de  ma  mère, 

Le  jeune  Éliacin  s'avance  avec  mon  frère. 

Dansées  voiles,  mes  sœurs,  que  portent-ils  tous  deux? 

Quel  est  ce  glaive  enfin  qui  marche  devant  eux  '  ? 

JOSABETH  ,    à  Zacharie. 

Mon  fils,  avec  respect  posez  sur  cette  table 
De  notre  sainte  loi  le  livre  redoutable. 
Et  vous  aussi,  posez,  aimable  Éliacin, 
Cet  auguste  bandeau  près  du  livre  divin. 
Lévite,  il  faut  placer  (Joad  ainsi  l'ordonne) 
Le  glaive  de  David  auprès  de  sa  couronne. 

JOAS. 

Princesse,  quel  est  donc  ce  spectacle  nouveau? 
Pourquoi  ce  livre  saint ,  ce  glaive,  ce  bandeau  ? 
Depuis  que  le  Seigneur  m'a  reçu  dans  son  temple, 


•  Comme  le  glaive  était  porté  en  cérémonie ,  l'expression  qui  marche  est  aussi 
juste  que  poétinue.  ;L.  R.)  —  L'ouverture  du  quatrième  acte  est  de  la  dignité  la 
plus  auguste.  Toute  cette  pompe  sacrée  n'est  po'nt  une  vaine  décoration,  elle 
tient  à  1  action;  c'est  le  couronnement  de  Joas,  qui  se  prépare  au  moment  où  ses 
ennemis  conspirent  sa  perte  Ce  bandeau,  c'est  celui  de  David  que  Josabeth  essaie, 
tn  pleurant,  sur  le  front  de  son  jeune  héritier.  C'est  à  cet  enfant  destiné  à  la 
mort  que  la  couronne  et  l'épée  de  David  sont  destinées.  Ce  livre  est  celui  de  la 
loi  de  Dieu,  sur  lequel  on  va  jurer  de  défendre  le  dernier  rejeton  de  Juda ,  et  sur 
lequel  il  va  jurer  lui-même  d  être  fidèle  à  cette  loi.  (L.,. 


368  ATHALIE 

D'un  semblable  appareil  je  n'ai  point  vu  d'exemple. 

JOSABETH. 

Tous  vos  doutes,  mon  fils,  bientôt  s'éclairciront. 

JOAS. 

Vous  voulez  essayer  ce  bandeau  sur  mon  front? 
Ah  1  princesse,  gardez  d'en  profaner  la  gloire  : 
Du  roi  qui  l'a  porlé  respectez  la  mémoire. 
Un  malheureux  enfant  aux  ours  abandonné... 

JOSABETH,  lui  ess.iyanl  le  diadème. 

Laissez,  mon  fils  ;  je  fais  ce  qui  m'est  ordonné. 

JOAS. 

Mais  j'entends  les  sanglots  sortir  de  votre  bouche  ! 
Princesse, vous  pleurez!  quelle  pitié  vous  toucbe? 
Est-ce  qu'en  holocauste  aujourd'hui  présenté 
Je  dois,  comme  autrefois  la  fille  de  Jephté, 
Du  Seigneur  par  ma  mort  apaiser  la  colère? 
Hélas  !  un  fils  n'a  rien  qui  ne  soit  à  son  père. 

JOSABETH. 

Voici  qui  vous  dira  les  volontés  des  cieux  '. 

Ne  craignez  rien.  Et  nous,  sortons  tous  de  ces  lieux  *. 


SCENE  II 
JOAD,  JOAS. 

JOAS,    courant  dans  les  l)ras  du  grand  prêtre. 

Mon  père  ! 

JOAD. 

Hé  bien,  mon  fils? 


1  Voici  qui  vous  dira  pour  voici  celui  qui  cous  dira,  licence  poétique  qui 
donne  au  vers  plus  de  vivacité ,  mais  dont  on  ne  doit  user  qu'avec  beaucoup  de 
réserve.  (G.) 

2  Ici  le  chœur,  témoin  des  préparatifs  du  couronnement,  sort  avec  Josabetli 
pour  laisser  Joad  seul  avec  Joas ,  parce  qu'il  est  contre  la  vraisemblance  que 
Ce  chœur  reste  sur  la  scène  dès  qu'on  y  dit  quelque  chose  qu'il  ne  doit  point 
entendre.  (L.  R.) 


ACTE  IV,  SCÈNE   [l  369 

JOAS. 

Qa'est-ce  donc  qu'on  prépare? 

JOAD. 

11  est  juste,  mon  fils,  que  je  vous  le  déclare. 

Il  faut  que  vous  soyez  instruit ,  même  avant  tous, 

Des  grands  desseins  de  Dieu  sur  son  peuple  et  sur  vous. 

Armez-vous  d'un  courage  et  d'une  foi  nouvelle  : 

Il  est  temps  de  montrer  cette  ardeur  et  ce  zèle 

Qu'au  fond  de  votre  cœur  mes  soins  ont  cultivés, 

Et  de  payer  à  Dieu  ce  que  vous  lui  devez. 

Sentez- vous  cette  noble  et  généreuse  envie  ? 

JOAS. 

Je  me  sens  prêt,  s'il  veut,  de  lui  donner  ma  vie. 

JOAD. 

On  vous  a  lu  souvent  l'histoire  de  nos  rois  : 
Vous  souvient-il,  mon  fils,  quelles  étroites  lois 
Doit  s'imposer  un  roi  digne  du  diadème? 

JOAS, 

Un  roi  sage  (ainsi  Dieu  l'a  prononcé  lui-même  '  ) 
Sur  la  richesse  et  l'or  ne  met  point  son  appui; 
Craint  le  Seigneur  son  Dieu;  sans  cesse  a  devant  lui 
Ses  préceptes,  ses  lois,  ses  jugements  sévèrts, 
Et  d'injustes  fardeaux  n'accable  point  ses  frères. 

JOAD. 

Mais  sur  l'un  de  ces  rois  s'il  fallait  vous  régler, 
A  qui  choisiriez-vous,  mon  fils,  de  ressembler? 

JOAS. 

David ,  pour  le  Seigneur  plein  d'un  amour  fidèle, 
Me  paraît  des  grands  rois  le  plus  parfait  modèle. 

>  Deuteronome ,  ch.  xvii.  [Sole  de  Racine.)  —  «  Et  lorsqu'il  seia  établi  roi, 
il  n'amassera  point  un  grand  nombre  de  chevaux;  il  n'aura  point  une  quantité 
immense  d'or  et  d'argent.  Après  qu'il  sera  assis  sur  son  Irùne,  il  fera  transcrire 
pour  soi ,  dans  un  livre .  ce  Deuiéronome  et  cette  loi  du  Seigneur  :  il  l'aura  avec 
soi ,  et  il  la  lira  tous  les  jours  de  sa  vie,  afin  (ju'il  apprenne  à  craindre  le  Seigneur 
son  Dieu,  et  à  garder  ses  paroles  et  ses  cérémonies  qui  sont  prescrites  dans  la 
loi  ;  que  son  cœur  ne  s'élève  point  d'orgueil  au-dessus  de  ses  frères.  » 

ii 


370  ATHAIJE 

JOAD. 

Ainsi  dans  leurs  excès  vous  n'imiteriez  pas 
L'infidèle  Joram,  l'impie  Ochozias  '  ? 

JOAS. 

0  mon  père! 

JOAD. 

Achevez,  dites  :  que  vous  en  semble? 

JOAS. 

Puisse  périr  comme  eux  quiconque  leur  ressemble  ! 

(  Joad  se  prosterne  à  ses  pieds.) 

Mon  père,  en  quel  état  vous  vois-je  devant  moi  ! 

JOAD. 

Je  vous  rends  le  respect  que  je  dois  à  mon  roi. 
J)e  votre  aïeul  David,  Joas,  rendez- vous  digne. 

JOAS. 

Joas!  moi? 

JOAD ,   se  relevant. 

Vous  saurez  par  quelle  grâce  insigne 
D'une  mère  en  fureur  Dieu ,  trompant  le  dessein. 
Quand  déjà  son  poignard  était  dans  votre  sein, 
Vous  choisit,  vous  sauva  du  milieu  du  carnage. 
Vous  n'êtes  pas  encore  échappé  de  sa  rage  ^  : 
Avec  la  même  ardeur  qu'elle  voulut  jadis 
Perdre  en  vous  le  dernier  des  enfants  de  son  fils, 
A  vous  faire  périr  sa  cruauté  s'attache, 
Et  vous  poursuit  encor  sous  le  nom  qui  vous  cache. 
Mais  sous  vos  étendards  j'ai  déjà  su  ranger 
Un  peuple  obéissant  et  prompt  à  vous  venger. 


1  Quelle  grandeur  1  quel  pathétique  dans  cet  examen  que  le  grand  prêtre  fuit 
subir  à  Joas  !  On  est  saisi  d'admiration  en  songeant  aux  ciéations  extraordinaires 
de  Racine,  dont  le  génie  a  tiré  d'un  fonds  si  simple  des  beautés  si  neuves,  si 
extraordinaires,  des  beautés  à  part,  qui  ne  ressemblent  à  rien  de  ce  que  nous 
avions  dans  le  genre  tragique,  et  qui  est  au-dessus  de  tout.  (G.) 

2  La  grammaire  exigeait e('/iap/)f«  sarage.  Échappera,  c'est  sortir  d'un  danger, 
c'est  éviter  l'action  d'une  cause  qui  tend  à  nuire.  Échapper  de,  c'est  sortir  d'un 
lieu  ou  d'une  circonstance  où  l'on  était  retenu  malgré  soi.  (A.  M.) 


ACTE   IV,   SCÈNE   III  IJTl 

Entrez,  généreux  chefs  des  familles  sacrées 
Du  ministère  saint  tour  à  tour  honorées. 


SCÈNE    III 

JOAS,  JOAD,  AZARIAS,  ISMAEL,  TROIS  AUTRES 
CHEFS  DES  LÉVITES. 

JOAD. 

Roi,  voilà  vos  vengeurs  contre  vos  ennemis  '. 
Prêtres,  voilà  le  roi  que  je  vous  ai  promis-. 

AZARIAS. 

Quoi!  c'est  Éliacin? 

ISMAEL. 

Quoi  !  cet  entant  aimable... 

JOAD. 

Est  des  rois  de  Juda  l'héritier  véritable, 
Dernier-né  des  enfants  du  triste  Ochozias, 
Noiuri,  vous  le  savez ,  sous  le  nom  de  Joas. 
De  cette  fleur  si  tendre  et  sitôt  moissonnée 
Tout  Juda,  comme  vous,  plaignant  la  destinée, 
Avec  SCS  frères  morts  le  crut  enveloppé. 
Du  perfide  couteau  comme  eux  il  fut  frappé  : 
Mais  Dieu  du  coup  mortel  sut  détourner  l'atteinte, 
Conserva  dans  son  cœur  la  chaleur  presque  éteinte, 
Permit  que,  des  bourreaux  trompant  l'œil  vigilant, 
Josabeth  dans  son  sein  l'emportât  tout  sanglant. 
Et,  n'ayant  de  son  vol  que  moi  seul  pour  complice. 
Dans  le  temple  cachât  l'enfant  et  la  nourrice. 


I  «  La  septième  année,  Joïada  envoya  quérir  les  centeniers  et  les  soldats;  il  les 
lit  e:itrer  dans  le  temple  du  Seijfneur,  et  lit  un  traité  avec  eux,  et  leur  lit  [irêter 
1^ serment  dans  la  maison  du  Seigneur  en  leur  montrant  le  lils  du  roi.  "  [IV  hoh. 
(h.  XI,  V.  V.) 

-  <•  Voilà  le  fds  du  roi  ;  c'est  lui  qui  doit  régner,  selon  ce  que  le  Seigneur 
a  prononcé  en  faveur  de  tous  les  descendants  de  David.  ■>  (Il  Paralip.,  ch.  xxiii, 
V.  3.} 


372  ATHÂLIE 

JOAS. 

Hélas  1  de  tant  d'amour  et  de  tant  de  bienfaits, 
xMon  père,  quel  moyen  de  m'acquitter  jamais? 

JOAD. 

Gardez  pour  d'autres  temps  cette  reconnaissance. 

Voilà  donc  votre  roi ,  votre  unique  espérance  : 

J'ai  pris  soin  jusqu'ici  de  vous  le  conserver; 

Ministres  du  Seigneur,  c'est  à  vous  d'achever. 

Bientôt  de  Jézabel  la  fille  meurtrière, 

Instruite  que  Joas  voit  encor  la  lumière , 

Dans  l'horreur  du  tombeau  viendra  le  replonger  : 

Déjà,  sans  le  connaître,  elle  veut  l'égorger. 

Prêtres  saints,  c'est  à  vous  de  prévenir  sa  rage  : 

Il  faut  finir  des  Juifs  le  honteux  esclavage, 

Venger  vos  princes  morts,  relever  votre  loi. 

Et  faire  aux  deux  tribus  reconnaître  leur  roi. 

L'entreprise,  sans  doute,  est  grande  et  périlleuse; 

J'attaque  sur  son  trône  une  reine  orgueilleuse. 

Qui  voit  sous  ses  drapeaux  marcher  un  camp  nombreux 

De  hardis  étrangers,  d'infidèles  Hébreux  : 

Mais  ma  force  est  au  Dieu  dont  l'intérêt  me  guide  •. 

Songez  qu'en  cet  enfant  tout  Israël  réside. 

Déjà  ce  Dieu  vengeur  commence  à  la  troubler; 

Déjà,  trompant  ses  soins,  j'ai  su  vous  rassembler: 

Elle  nous  croit  ici  sans  armes,  sans  défense. 


1  Sans  la  foi  de  Joad  et  la  puissance  divine,  son  entreprise  ne  serait  jjas  grande 
ei  périlleuse;  elle  serait  téméraire,  insensée;  et  l'extrême  disproportion  des 
moyens  avec  la  fin.  dépouillerait  l'action  de  tout  intérêt.  D'un  autre  côté ,  si  l'on 
était  sûr  d'un  miracle  ,  il  n'y  aurait  ni  terreur ,  ni  pitié  ;  mais  1  espérance  et  l.i 
crainte  se  balancent  :  on  admire  l'intrépidité  du  grand  prêtre,  parce  que  sa  con- 
fiance en  Dieu  est  fondée,  sans  qu'il  ait  cependant  aucune  certitude  du  succès , 
puisque  les  desseins  de  Dieu  sont  impénétrables,  et  qu'il  permet  souvent  le  triomphe 
de  l'impie  par  des  raisons  inconnues  aux  mortels.  Toute  l'action  est  donc  au  plus 
haut  degré  intéressante  et  théâtrale.—  Le  poète,  dit  Louis  Racine,  pouvait  mettre 
ma  forte  est  dans  te  Dieu  ;  il  a  cru  pouvoir  dire  ma  force  est  au  Dieu.  Non-seule- 
ment Racine  a  eu  raison  de  le  croire,  mais  il  a  bien  fait  de  préférer  ce  dernier 
tour,  plus  vif,  plus  poétique  et  plus  dans  le  génie  de  l'Écriture.  (G.) 


ACTE   IV,   SCÈNE   III 

Couronnons ,  proclamons  Joas  en  diligence  : 
De  là,  du  nouveau  prince  intrépides  soldats, 
Marchons,  en  invoquant  l'arbitre  des  combats; 
Et,  réveillant  la  foi  dans  les  cœurs  endormie, 
Jusque  dans  son  palais  cherchons  notre  ennemie. 

Et  quels  cœurs  si  plongés  dans  un  lâche  sommeil. 
Nous  voyant  avancer  d^ns  ce  saint  appareil. 
Ne  s'empresseront  pas  à  suivre  notre  exeniple  ? 
Un  roi  que  Dieu  lui  même  a  nourri  dans  son  temple. 
Le  successeur  d'Aaron,  de  ses  prêtres  suivi. 
Conduisant  au  combat  les  enfants  de  Lévi; 
Et,  dans  ces  mêmes  mains  des  peuples  révérées. 
Les  armes  au  Seigneur  par  David  consacrées  ! 
Dieu  sur  ses  ennemis  répandra  sa  terreur. 
Dans  l'infidèle  sang  baignez-vous  sans  horreur  : 
Frappez  et  Tyriens  et  même  Israélites  '. 
Ne  descendez-vous  pas  de  ces  fameux  lévites 
Qui ,  lorstju'au  dieu  du  Nil  le  volage  Israël 
Rendit  dans  le  désert  un  culte  criminel, 
De  leurs  plus  chers  parents  saintement  homicides, 
Consacrèrent  leurs  mains  dans  le  sang  des  perfides  -, 
Et  par  ce  noble  exploit  vous  acquirent  l'honneur 
D'être  seuls  employés  aux  autels  du  Seigneur? 


1  Ce  vers  ,  mal  interprété ,  a  fourni  des  armes  aux  ennemis  de  la  religion  ;  ils 
ont  dit  que  Joad  parlait  en  fanatique  sanguinaire,  qui  excite  ses  prêtres  au  mas- 
sacre des  Israélites;  ils  n'ont  pas  vu  que  Joad  parle  ici  en  héros  prêt  à  verser 
son  sang  pour  son  Dieu  et  pour  son  roi ,  et  que  les  Israélites  qu  il  veut  ([ue  l'on 
frappe  ne  sont  plus  des  Israélites,  mais  des  infidèles ,  des  traîtres  et  des  rebelles, 
des  ennemis  de  leur  roi  et  de  leur  Dieu.  Nulle  part  le  pontife  ne  dé|iloie  un  en- 
thousiasme aussi  belliqueux  :  car  il  ne  veut  pas  attendre  son  ennemie  dans  le 
temple;  il  veut  l'aller  chercher  dans  son  palais.  Les  historiens  latins  sont  rem- 
plis de  belles  harangues  de  généraux  à  leur  armée;  aucune  n'est  plus  vive,  plus 
éloquente  que  ce  discours  de  Joad.  (G.) 
*  «  Et  les  enfants  de  Lévi  s'étant  tous  assemblés  autour  de  lui ,  il  leur  dit  : 
Voici  ce  que  dit  le  Seigneur  Dieu  d'Israël  :  Que  chaque  homme  mette  son  épéc 
'<  à  son  côté...  et  que  chacun  tue  son  frère,  son  ami  et  celui  qui  lui  est  proche. 
"  Les  enfants  de  Lévi  firent  ce  que  Moïse  leur  avait  ordonné.  •>  [Exode,  c\\.  xxxii. 
V.  -2»).  27  et  SS.) 


37  i  ATHALIE 

Mais  je  vois  que  déjà  vous  brûlez  de  me  suivre. 
Jurez  donc  avant  lout  sur  cet  auguste  livre  ', 
A  ce  roi  que  le  Ciel  vous  redonne  aujourd'hui. 
De  vivre,  de  combattre,  et  de  mourir  pour  lui. 

AZA.RIAS,   ;iu  bout  de  li  table,  a\iint  la  main  sur  le  livre  suint. 

Oui,  nous  jurons  ici  pour  nous ,  pour  tous  nos  frères, 
De  rétablir  .loas  au  trône  de  ses  pères. 
De  ne  poser  le  fer  entre  nos  mains  remis, 
Qu'après  l'avoir  vengé  de  tous  ses  ennemis. 
Si  quelque  transgresseur enfreint  cette  promesse, 
Qu'il  éprouve,  grand  Dieu,  ta  fureur  vengeresse; 
Qu'avec  lui  ses  enfants,  de  ton  partage  exclus, 
Soient  au  rang  de  ces  morts  que  tu  ne  connais  plus  -. 

JOAD. 

Et  vous,  à  cette  loi,  votre  règle  éternelle, 
Roi,  ne  jurez-vous  pas  d'être  toujours  fidèle? 

JOAS. 

Pourrais-je  à  cette  loi  ne  me  pas  conformer? 

JOAD. 

0  mon  fils  !  de  ce  nom  j'ose  encor  vous  nommer  % 
Souffrez  cette  tendresse,  et  pardonnez  aux  larmes 
Que  m'arrachent  pour  vous  de  trop  justes  alarmes; 
Loin  du  trône  nourri,  de  ce  fatal  honneur. 
Hélas  !  vous  ignorez  le  charme  empoisonneur; 
De  l'absolu  pouvoir  vous  ignorez  l'ivresse, 
Et  des  lâches  flatteurs  la  voix  enchanteresse. 


1  II  Ensuite  ils  amenèrent  le  fils  du  roi  et  lui  mirent  la  couronne  sur  la  tète;  ils 
le  revêtirent  des  ornements  de  sa  dignité,  lui  mirent  dans  la  main  le  livre  de  l.i 
loi  et  le  déclarèrent  roi.  Le  grand  prêtre  Joïada  l'oignit  et  le  sacra.  »  (//  l'aral., 
ch.  xxni,  V.  II.) 

*  Il  Comme  ceux  (|ui,  ayant  été  blessés  à  mort,  dorment  dans  les  sépulcres  , 
dont  vous  ne  vous  souvenez  plus.  »  (  Ps.  lxxxvii  ,  v.  6.) 

s  On  peut  rapprocher  de  ce  passage  les  vœux  que  fait  Massillon  pour  le  jeune 
Louis  XV,  à  la  tin  de  son  sermon  pour  le  premier  dimanche  de  Carême,  {l'eiii 
Carême  ) 


ACTE   IV,  SCÈNE   III  375 

Bientôt  ils  vous  diront  que  les  plus  saintes  lois  ', 
Maîtresses  du  vil  peuple,  obéissent  aux  rois; 
Qu'un  roi  n'a  d'autre  frein  que  sa  volonté  même; 
Qu'il  doit  immoler  tout  à  sa  grandeur  suprême; 
Qu'aux  larmes,  au  travail,  le  peuple  est  condamné , 
Et  d'un  sceplre  de  fer  veut  être  gouverné  ; 
Que,  s'il  n'est  opprimé,  tôt  ou  tard  il  opprime. 
Ainsi  de  piège  en  piège ,  et  d'abime  en  abîme , 
Corrompant  de  vos  mœurs  l'aimable  pureté, 
Ils  vous  feront  enfin  haïr  la  vérité. 
Vous  peindront  la  vertu  sous  une  affreuse  image. 
Hélas  !  ils  ont  des  rois  égaré  le  plus  sage  *. 
Promettez  sur  ce  livre,  et  devant  ces  témoins. 
Que  Dieu  fera  toujours  le  premier  de  vos  soins  ; 
Que,  sévère  aux  méchants  et  des  bons  le  refuge. 
Entre  le  pauvre  et  vous  vous  prendrez  Dieu  pour  juge  ; 
Vous  souvenant,  mon  flls,  que,  caché  sous  ce  lin  ', 
Comme  eux  vous  fûtes  pauvre,  et  comme  eux  orphelin  ^ 

JOAS,   nu  milieu  Je  la  table,  ayant  la  main  sur  le  livre  faint. 

Je  promets  d'observer  ce  que  la  Loi  m'ordonne, 
Mon  Dieu,  punissez-moi  si  je  vous  abandonne  •"'  ! 

'  Massillon,  s' adressant  à  Louis  XV,  lui  dit  comme  Joad  à  Joas  :  »  Les  flatteurs. 
Sire,  rediront  sans  cesse  que  vous  êtes  le  maître,  et  que  vous  n'êtes  comp- 
table à  personne  de  vos  actions.  ■.  Et  ailleurs  :  «  Si  le  souverain ,  oubliant  qu'il 
est  le  protecteur  de  sa  tranquillité  publique,  préfère  sa  propre  gloire  à  l'a- 
mour et  au  salut  de  ses  peuples...  grand  Dieu!  quel  fléau  pour  la  terre!  »  {Peiii 
Carême.) 

*  Salomon. 

'  Fénelon  semble  s'être  rappelé  ces  deux  vers,  lorsque,  dans  le  livre  H  do 
Te'lémaque,  il  dit:  «  Quand  tu  seras  le  maitre  des  autres  hommes,  souviens-toi 
que  tu  as  été  faible,  pauvre  et  souffrant  comme  eux.  ■• 

*  C'est  ici  une  figure  de  .crammairc  qu'on  appelle  syllepse,  par  laquelle  l'accord 
se  fait  avec  le  sens  plutôt  qu'avec  les  mots. 

s  Le  charme  du  style  et  l'intérêt  de  la  scène  ne  sauraient  aller  plus  loin.  C'est 
partout  un  genre  d'émotion  qui  était  inconnu  au  théâtre ,  et  qu'on  n'y  a  pas  re- 
trouvé depuis.  'G.) 

A-t-on  présenté  aux  hommes  rassemblés  un  spectacle  plus  auguste ,  plus  in- 
structif et  plus  touchant  ?  Joad  est  sublime,  et  il  n'est  pas  au-dessus  d'un  enfant  I 
•  -'est  à  un  enfant  qu'il  parle ,  et  il  instruit  tous  les  rois  '.  Ce  prodige  n'a  été  réservé 


376  ATHALIE 

JOAD. 

Venez;  de  l'huile  sainte  il  faut  vous  consacrer. 
Paraissez,  Josabeth  ;  vous  pouvez  vous  montrer. 


SCENE   IV 

JOAS,  JOAD,  JOSABETH,  ZACHARFE, 

SALOMITH,  AZAHIAS,  ISMAEL,  TROIS  AUTRES 

CHEFS  DES  LÉVITES,  LE  CHOEUR. 

JOSABETH ,   embrassant  Joas. 

0  roi  !  fils  de  Da\id  ! 

JOAS. 

0  mon  unique  mère  ! 
Venez,  cher  Zacharie,  embrasser  votre  frère, 

JOSABETH,   à  Zacharie. 

Aux  pieds  de  votre  roi  prosternez-vous,  mon  fils. 

(  Zacharie  se  jette  aux  pieds  de  Joas.) 
JOAD,   pendant  qu'ils  s'embrassent. 

Enfants,  ainsi  toujours puissiez-vous  être  unis'  ! 

JOSABETH. 

Vous  savez  donc  quel  sang  vous  a  donné  la  vie  ? 

JOAS. 

Et  je  sais  quelle  main  sans  vous  me  l'eût  ravie. 

JOSABETH. 

De  votre  nom,  Joas,  je  puis  donc  vous  nommer? 

JOAS. 

Joas  ne  cessera  jamais  de  vous  aimer. 


qu'à  Racine,  et  je  ne  pense  pas  que  jamais  rien  de  plus  beau  soit  sorti  de  la  main 
des  hommes.  (L.) 

1  Joas,  dans  la  suite,  ingrat  et  rebelle  envers  Dieu  ,  fît  périr  Zacharie,  fils  et 
successeur  de  celui  qui  lui  avait  servi  de  père.  Si  le  vers  de  Joad  était  une  pro- 
phétie, elle  refroidirait  l'intérêt  que  Joas  insp  re;  mais  ce  n'est  qu'un  souhait;  les 
personnages  ignorent,  et  les  spectateurs  sont  supposés  ignorer  en  ce  moment  ce 
qui  se  passe  trente  ans  après.  (L.) 


ACTE  IV,   SCÈNE  V 
LE   CHOEUR. 

Quoi!  c'est  là... 

JOSACETH. 

C'est  Joas. 

JOAD. 

Écoutons  ce  lévite. 


SCENE   V 

JOAS,  JOAD,  JOSABETH,  ZACHARIE, 

SALOMITH,  AZARIAS,  ISMAEL,  TROIS  AUTRES  CHEFS 

DES  LÉVITES,  UN  LÉVITE,  LE  CHŒUR. 

UN   LÉVITE. 

J'ignore  contre  Dieu  quel  projet  on  médite  ', 

Mais  l'airain  menaçant  frémit  de  toutes  parts j 

On  voit  luire  des  feux  parmi  des  étendards^ 

Et  sans  doute  Alhalie  assemble  son  armée  : 

Déjà  même  au  secours  toute  voie  est  fermée; 

Déjà  le  sacré  mont  où  le  temple  est  bâti , 

D'insolents  Tyriens  est  partout  investi; 

L'un  d'eux,  en  blasphémant,  vient  de  nous  faire  enlen  ire 

Qu'Abner  est  dans  les  fers,  et  ne  peut  nous  défendre. 

JOSABETH,    à  Joas. 

Cher  enfant,  que  le  Ciel  en  vain  m'avait  rendu. 
Hélas  !  pour  vous  sauver  j'ai  fait  ce  que  j'ai  pu  : 
Dieu  ne  se  souvient  plus  de  David  votre  père. 

JOAD,   à  Josabeth. 

Quoi  !  VOUS  ne  craignez  pas  d'attirer  sa  colère 
Sur  vous  et  sur  ce  roi  si  cher  à  votre  amour? 
Et  quand  Dieu ,  de  vos  bras  l'arrachant  sans  retour, 
Voudrait  que  de  David  la  maison  fût  éteinte. 

1  A  peine  Joas  est-il  couronné,  à  peine  le  spectateur  a-t-il  eu  le  temps  de  se 
livrer  à  des  impressions  si  douces,  que  le  poète  vient  jeter  la  terreur  tout  au 
travers  de  cette  pompe  et  de  cette  allésrresse.  Celte  marche  e^t  parfaite.  (G.; 


378  ATHALIE 

N'êtes-vous  pas  ici  sur  la  montagne  sainte  ' 
Où  le  père  des  Juifs  -  sur  son  fils  innocent 
Leva  sans  murmurer  son  bras  obéissant, 
Et  mit  sur  un  bûcher  ce  fruit  de  sa  vieillesse, 
Laissant  à  Dieu  le  soin  d'accomplir  sa  promesse, 
Et  lui  sacrifiant,  avec  ce  fils  aimé, 
Tout  l'espoir  de  sa  race  en  lui  seul  renfermé  ? 

Amis,  partageons-nous  :  quTsmaël  en  sa  garJe  * 
Prenne  tout  le  côté  que  l'orient  regarde; 
Vous,  le  côté  de  l'Ourse;  et  vous,  de  l'occident; 
Vous,  le  midi.  Qu'aucun,  par  un  zèle  imprudent, 
Découvrant  mes  desseins,  soit  prêtre,  soit  lévite. 
Ne  sorte  avant  le  temps  et  ne  se  précipite  ; 
Et  que  chacun  enfin,  d'un  même  esprit  poussé, 
Garde  en  mourant  le  poste  où  je  l'aurai  placé. 
L'ennemi  nous  regarde,  en  son  aveugle  rage. 
Gomme  de  vils  troupeaux  réservés  au  carnage, 
Et  croit  ne  rencontrer  que  désordre  et  qu'effroi. 
Qu'Azarias  partout  accompagne  le  roi. 

(A  Joas.) 

Venez,  cher  rejeton  d'une  vaillante  race, 
Remplir  vos  défenseurs  d'une  nouvelle  audace; 
Venez  du  diadème  à  leurs  yeux  vous  couvrir, 
Et  périssez  du  moins  en  roi ,  s'il  faut  périr. 

(A  un  lévite.) 

Suivez-le,  Josabeth.  Vous,  donnez-moi  ces  armes. 

(  Au  chœur.) 

Enfants,  offrez  à  Dieu  vos  innocentes  larmes. 


1  Voltaire  semble  s'être  souvenu  de  ce  mouvement  dans  le  discours  de  Lusi- 
gnan  à  sa  fille.  [Zaïre ,  acte  H  ,  se.  viii  )     . 

2  Abraham.  (iVo(e  de  Racine.) 

3  ((  La  troisième  partie  de  vous  tous,  prêtres,  lévites  et  portiers,  qui  venez 
pour  faire  votre  semaine  dans  le  temple,  gardera  les  portes;  l'autre  troisième 
l^artie  se  placera  vers  le  palais  du  roi  ;  et  la  troisième,  à  la  porte  que  l'on  nomme 
du  Fondement;  le  reste  du  peuple  se  tiendra  dans  le  parvis  de  la  maison  du  Sei- 
gneur. »  (//  f'aralip..  rh.  xxill.  v.  lî.) 


ACTE  IV,  SCÈNE  Vi  379 

SCÈNE   VI 
SALOMITH,  LE  CHOEUn. 

LE  CUŒUR  cliaiile. 

Partez,  enfants  d'Aaron,  partez  : 
Jamais  plus  illustre  querelle 
Ce  vos  aïeux  n'arma  le  zèle. 
Parlez,  enfants. d'Aaron,  partez  : 
C'est  votre  roi,  c'est  Dieu  pour  qui  vous  couibaltiz. 

UNE  VOIX,   seule. 

Où  sont  les  traits  que  tu  lances . 
Cirand  Dieu,  dans  ton  juste  courroux? 

N'es-tu  plus  le  Dieu  jaloux? 
N'es-tu  pins  le  Dieu  des  vengeances  '  ? 

UNE   ATTRE. 

Où  sont,  Dieu  de  Jacob,  tes  antiques  bontés? 

Dans  l'horreur  qui  nous  environne , 
N'entends-tu  que  la  voix  de  nos  iniquités? 

N'es- tu  plus  le  Dieu  qui  pardonne? 

LE   CHŒUR. 

Où  sont,  Dieu  de  Jacob,  tes  antiques  boutés? 

UXE  VOIX,    seule. 

C'est  à  toi  que  dans  cette  guerre 
Les  flèches  des  méchants  prétendent  s'adresser. 
Faisons,  disent-ils,  cesser 

Les  fêtes  de  Dieu  sur  la  terre  *; 
De  son  joug  importun  délivrons  les  mortels! 


1  E£;o  sum  Dominus  tuus,  fortis,  zelotes.  (Etude,  rh.  xxv,  v.  3.)  —  Doniinus 
zclotes  nomen  ejus,  Dcus  est  aemulator.  [Ibid.,  ch.  xxxiv,  v.  IV  l  —  Deus  ultio- 
iium  Dominus.  (  Ps.  xciir ,  v.  I .) 

-  Ouiesrere  fariamus  nmnes  dies  festos  De'  a  terrn.  (/'.s.  lxxii.  v.  8.) 


3«0  ATHALIE 

Massacrons  tous  ses  saints;  renversons  ses  autels; 

Que  de  son  nom ,  que  de  sa  gloire 

Tl  ne  reste  plus  de  mémoire  '  ; 
Que  ni  lui,  ni  son  Christ  ne  régnent  plus  sur  nous. 

LE   CHOEUR. 

Où  sont  les  traits  que  tu  lances, 
Grand  Dieu  ,  dans  ton  juste  courroux? 

N'es-tu  plus  le  Dieu  jaloux? 
N'es-tu  plus  le  Dieu  des  vengeances? 

UNE  VOIX,    seule. 

Triste  reste  de  nos  rois. 
Chère  et  dernière  fleur  d'une  tige  si  belle, 
Hélas  !  sous  le  couteau  d'une  mère  cruelle 
Te  verrons-nous  tomber  une  seconde  fois  ! 
Prince  aimable,  dis-nous  si  quelque  ange,  au  beiceau 
Contre  tes  assassins  prit  soin  de  te  défendre , 

Ou  si  dans  la  nuit  du  tombeau 
La  voix  du  Dieu  vivant  a  ranimé  ta  cendre? 

UNE  AUTRE. 

D'un  père  et  d'un  aïeul  contre  toi  révoltés, 
Grand  Dieu,  les  attentats  lui  sont-ils  imputés? 
Est-ce  que  sans  retour  ta  pitié  l'abandonne? 

LE   CHOEUR. 

Où  sont,  Dieu  de  Jacob,  tes  antiques  bontés? 
N'es-tu  plus  le  Dieu  qui  pardonne? 

UNE   DES   FILLES   DU   CHŒUR,    sans  chanter. 

Chères  sœurs,  n'entendez-vous  pas 
Des  cruels  Tyriens  la  trompette  qui  sonne? 

SALOMITH. 

J'entends  même  les  cris  des  barbares  soldats. 
Et  d'horreur  j'en  frissonne. 


1  Disperdamus  eos  de  gente,  et  non  memoretur  nomen  Israël  ullra.  [l'i 
LXXXIl,  V.  i-  ) 


ACTE   IV.   SCÈNE   VI  381 


Courons,  fuyons,  retirons-nous 

A  l'ombre  salutaira 
Du  redoutable  sancluaire  '. 


1  Celte  retraite  précipitée  quand  le  chœur  entend  les  cris  des  baibmes  soldais  tl 
la  trompette  qui  sonne ,  sert  à  entretenir  la  terreur  et  à  lier  le  (luatriome  acte  au 
dernier.  (L.) 


FIN   DU   QUATRIEME  ACTE. 


382  ATHALIE 


ACTE  CINQUIÈME 

SCÈNE   I 
ZÂCHARIE,  SALOMITH,  LE  CHŒUR. 

SALOMITH. 

Cher  Zacharie,  eh  bien,  que  nous  apprenez-vous'? 

ZACHARIE. 

•Redoublez  au  Seigneur  votre  ardente  prière  : 
Peut-être  nous  touchons  à  notre  heure  dernière; 
Pour  l'horrible  combat,  ma  sœur,  l'ordre  est  donné. 

SALOMITH. 

Que  fait  Joas? 

ZACHARIE. 

Joas  vient  d'être  couronné  : 
Le  grand  prêtre  a  sur  lui  répandu  l'huile  sainte. 
0  Ciel  !  dans  tous  les  yeux  quelle  joie  était  peinte 
A  l'aspect  de  ce  roi  racheté  du  tombeau  ! 
Ma  sœur,  on  voit  encor  la  marque  du  couteau  ! 
On  voit  paraître  aussi  sa  fidèle  nourrice, 
Qui,  cachée  en  un  coin  de  ce  vaste  édifice, 
Gardait  ce  cher  dépôt,  et  n'avait  de  ses  soins 
Que  les  yeux  de  ma  mère  et  que  Dieu  pour  témoins. 
Nos  lévites  pleuraient  de  joie  et  de  tendresse, 
Et  mêlaient  leurs  sanglots  à  leurs  cris  d'allégresse. 


1  Ce  premier  vers  du  cinquième  acte  rime  avec  un  des  derniers  vers  du  chœur 
qui  termine  le  quatrième.  Les  choeurs  d'Athalie  lient  parfaitement  tous  les  acles, 
et  sont  tellement  incorporés  à  l'action,  quil  n'y  a  véritablement  aucun  repos, 
aucune  interruption  duns  la  pièce.  ^G.) 


ACTE  V,  SCENE   I  383 

Lui,  parmi  ces  transports,  affable  et  sans  orgueil  ', 
A  l'un  tendait  la  main,  flattait  l'autre  de  l'œil , 
Jurait  de  se  régler  parleurs  a\is  sincères, 
Et  les  appelait  tous  ses  pères  ou  ses  frères. 

SALOMITH. 

Ce  secret  au  dehors  est-il  aussi  semé? 

ZACHARIE. 

Ce  secret  dans  le  temple  est  encor  renfermé. 
Des  enfants  de  Lévi  la  troupe  partagée 
Dans  un  profond  silence  aux  portes  s'est  rangée. 
Tous  doivent  à  la  fois  précipiter  leurs  pas, 
Et  crier  pour  signal  :  Vive  le  roi  Joas  ! 
Mais  mon  père  défend  que  le  roi  se  hasarde, 
Et  veut  qu'Azarias  demeure  pour  sa  garde. 
Cependant  Athalie,  un  poignard  à  la  maio, 
Rit  des  faibles  remparts  de  nos  portes  d'airain. 
Pour  les  rompre,  elle  attend  les  fatales  machines, 
Et  ne  respire  enfin  que  sang  et  que  ruines. 
Quelques  prêtres,  ma  sœur,  ont  d'abord  proposé 
Qu'en  un  lieu  souterrain ,  p:ir  nos  pères  creusé, 
Du  renfermât  du  moins  notre  arche  précieuse. 
0  crainte,  a  dit  mon  père ,  indigne ,  injurieuse  ! 
L'arche  qui  fit  tomber  tant  de  superbes  tours, 
Et  força  le  JourJain  de  rebrousser  son  cours. 
Des  dieux  des  nations  tant  de  fois  triomphante, 
Fuirait  donc  à  l'aspect  d'une  femme  insolente  ! 
Ml  mère,  auprès  du  roi,  dans  un  trouble  mortel. 
L'œil  tantôt  sur  ce  prince,  et  tantôt  vers  l'autel  ^ 
Muette,  et  succombant  sous  le  poids  des  alarmes. 
Aux  yeux  les  plus  cruels  arracherait  des  larmes. 

1  Le  mot  affable  était  alors  nouveau  :  il  fut  condamné  par  Patru  ;  mais  Racine  le 
consacra  par  l'heureux  emploi  qu  il  en  lit.  (A.  M.) 

2  11  est  à  remaniuer  que ,  dans  ce  sujet  si  simple ,  tout  est  tableau.  Quand  le 
tableau  n'est  pas  sur  la  siciie,  il  est  dans  les  vers  du  poète.  Joad,Josabeth,.loas, 
ne  sont  pas  là ,  et  on  les  voit  comme  s'ils  y  étaient ,  charun  d'eux  avec  les  traits 
qui  leur  conviennent.  (L.) 


384  ATHALIE 

Le  roi  de  temps  en  temps  la  presse  entre  ses  bras , 
La  flatte.. .  Chères  sœurs,  suivez  toutes  ses  pas; 
Et,  s'il  faut  aujourd'hui  que  notre  roi  périsse, 
Allons,  qu'un  même  sort  avec  lui  nous  unisse. 

SALOMITU. 

Quelle  insolente  main  frappe  à  coups  redoublés  ? 
Qui  fait  courir  ainsi  ces  lévites  troublés? 
Quelle  précaution  leur  fait  cacher  leurs  armes? 
Le  temple  est-il  forcé  ? 

ZACHARIE. 

Dissipez  vos  alarmes; 
Dieu  nous  envoie  Abner. 


SCENE    II 

ABNER,  JOAD,  JOSABETH,  ZACHARIE,  SALOiMlTH, 
ISMAEL,  DEUX  LÉVITES,  LE  CHOEUR. 

JOAl). 

En  croirai-je  mes  yeux. 
Cher  Abner?  Quel  chemin  a  pu  jusqu'en  ces  lieux 
Vous  conduire  au  travers  d'un  camp  qui  nous  assiège? 
On  disait  qne  d'Achab  la  fille  sacrilège 
Avait,  pour  assurer  ses  projets  inhumains, 
Chargé  d'indignes  fers  vos  généreuses  mains. 

ABNER. 

Oui ,  seigneur,  elle  a  craint  mon  zèle  et  mou  courage  : 
Mais  c'est  le  moindre  prix  que  me  gardait  sa  rage. 
Dans  l'horreur  d'un  cachot  par  son  ordre  enfermé, 
J'attendais  que,  le  temple  en  cendres  consumé, 
De  tant  de  flots  de  sang  non  encore  assouvie. 
Elle  vint  m'aflranchir  d'une  importune  vie, 
Et  retrancher  des  jours  qu'aurait  dû  mille  fois 
Terminer  la  douleur  de  survivre  à  mes  rois. 


ACTE   V,   SCÈNE   II  885 

JOAD. 

Par  quel  miracle  a-t- on  obtenu  votre  grâce? 

ABNER. 

Dieu  dans  ce  cœur  cruel  sait  seul  ce  qui  se  passe. 

Elle  m'a  fait  venir;  et  d'un  air  égaré  : 

«  Tu  vois  de  mes  soldats  tout  ce  temple  entouré, 

«  Dit-elle;  un  feu  vengeur  va  le  réduire  en  cendre , 

«  Et  ton  Dieu  contre  moi  ne  le  saurait  défendre. 

«  Ses  prêtres  toutefois  (mais  il  faut  se  hâter) 

«  A  deux  conditions  peuvent  se  racheter  : 

«  Qu'avec  Éliacin  on  mette  en  ma  puissance 

0  Un  trésor  dont  je  sais  qu'ils  ont  la  connaissance  , 

«  Par  votre  roi  David  autrefois  amassé , 

a  Sous  le  sceau  du  secret  au  grand  prêtre  laissé. 

«  Va,  dis-leur  qu'à  ce  prix  je  leur  permets  de  vivre  i. 

JOAD. 

Quel  conseil,  cher  Abner,  croyez -vous  qu'on  doit  suivre? 

ABNER. 

Et  tout  l'or  de  David,  s'il  est  vrai  qu'en  effet  - 
Vous  gardiez  de  David  quelque  trésor  secret , 
Et  tout  ce  que  des  mains  de  cette  reine  avare 
Vous  avez  pu  sauver  et  de  riche  et  de  rare, 
Donnez-le.  Voulez-vous  que  d'impurs  assassins  * 


1  On  a  blâmé  le  choix  qu'Athalie  fait  d'Ahner  pour  porter  au  grand  prêtre  ses 
dernières  propositions;  elle  ne  pouvait  pas  en  faire  un  meilleur,  car  elle  a  craint 
de  perdre  le  trésor  dans  le  pillage  du  temple,  comme  elle  l'avoue  ici;  et  si  quel- 
nu'un  pouvait  engager  l'inflexible  Joad  à  des  mesures  de  conciliation  ,  c'était  cer- 
tainement Abner.  Elle  ne  doit  d ailleurs  rien  craindre  de  lui  ni  de  personne;  elle 
doit  croire  ses  ennemis  dans  l'épouvante  et  dans  I  abandon.  On  a  dit,  dès  le  troi- 
sième acte ,  que  tout  avait  déserté  le  temple,  excepté  les  lévites  ;  tout  a  fui,  etc. 
Tel  est  lavantage  d'un  plan  bien  congu,  que  chaque  objection  y  fait  découvrir  un 
mérite.  (L.) 

2  Cette  invention  d  "«  trésor  caché,  qui  est  de  l'auteur,  est  très-ingén  euse.  Il 
s  ensuit  qu'Athalie,  trompée  par  son  avarice,  a  l'air  de  se  précipiter  elle-même 
dans  le  piège  au  lieu  d'y  éire  attirée  par  Joad.  (L.) 

3  D'impuri  anassins ,  les  Tvnens  qui  composaient  l'armée  d'Alhalie.  Tous  le» 
incirconcis  étaient  impurs.  (G.; 


386  ATHALIE 

Viennent  briser  l'autel ,  brûler  les  chérubins  ' , 
Et,  portant  sur  notre  arche  une  main  téméraire, 
De  votre  propre  sang  souiller  le  sanctuaire? 

JOAU. 

Mais  siérait-il,  Abner,  à  des  cœurs  généreux 
De  livrer  au  supplice  un  enfant  malheureux , 
Un  enfant  que  Dieu  même  à  ma  garde  confie, 
Et  de  nous  racheter  aux  dépens  de  sa  vie? 

ABNER. 

Hélas  !  Dieu  voit  mon  cœur.  Plût  à  ce  Dieu  puissant 

Qu'Athalie  oubliât  un  enfant  innocent, 

Et  que  du  sang  d' Abner  sa  cruauté  contente 

Crût  calmer  par  ma  mort  le  Ciel  qui  la  tourmente  î 

Mais  que  peuvent  pour  lui  vos  inutiles  soins? 

Quand  vous  périrez  tous,  en  périra-t-il  moins? 

Dieu  vous  ordonne-t-il  de  tenter  l'impossible  ? 

Pour  obéir  aux  lois  d'un  tyran  inflexible, 

Moïse,  par  sa  mère  au  Nil  abandonné , 

Se  vit,  presque  en  naissant,  à  périr  condamné; 

Mais  Dieu,  le  conservant  contre  toute  espérance, 

Fit  par  le  tyran  même  élever  son  enfance. 

Qui  sait  ce  qu'il  réserve  à  votre  Éliacin, 

Et  si,  lui  préparant  un  semblable  destin, 

11  n'a  point  de  pitié  déjà  rendu  capable 

De  nos  malheureux  rois  l'homicide  implacable? 

Du  moins,  et  Josabeth  comme  moi  l'a  pu  voir. 

Tantôt  à  son  aspect  je  l'ai  vu  s'émouvoir-; 

J'ai  vu  de  son  courroux  tomber  la  violence  ^ 


1  I'  11  (Salomon)  lit  dans  l'oracle  (le  sanctuaire)  deux  chérubins  âe  bois  d'oli- 
vier, qui  avaient  dix  coudées  de  haut.  (///  Rois ,  ch.  vi,  v.  23.)  Ces  deux  ché- 
rubins couvraient  l'arche  de  leurs  ailes,  et  enfermeiient  l'arche  et  les  deux  autres 
chérubins  d'or  que  Moïse  avait  placés  au-dessus.  (G.) 

2  La  grammaire  exigerait  aujourd'hui  je  l'ai  vue. 

*  C'est  le  Ti/midn  extra  tum  corda  residunt  de  Virgile.  {/Eneid.  lib.  VI.) 


XCTK  V,   SCÈNE   II  387 

(A  Josabeth.) 

Princesse,  en  ce  péril  vous  gardez  le  silence? 
Hé  quoi  !  pour.uD  enfant  qui  vous  est  étranger 
Souffrez-vous  que  sans  fruit  Joad  laisse  égorger 
Vous,  son  fils,  tout  ce  peuple,  et  que  le  feu  dévore 
Le  seul  lieu  sur  la  terre  où  Dieu  veut  qu'on  l'adore  '  ? 
Que  feriez-vous  de  plus  si  des  rois  vos  aïeux 
Ce  jeune  enfant  était  un  reste  précieux? 

JOSABETH ,  bas  à  Joad. 

Pour  le  sang  de  ses  rois  vous  voyez  sa  tendresse  : 
Que  ne  lui  parlez-vous  ? 

JOAD. 

[1  n'est  pas  temps, princesse-. 

ABNER. 

Le  temps  est  cher,  seigneur,  plus  que  vous  ne  pensez. 

Tandis  qu'à  me  répondre  ici  vous  balancez, 

Mathan,  près  d'Athalie,  étincelant  de  rage, 

Demande  le  signal  et  presse  le  carnage. 

Faut-il  que  je  me  jette  à  vos  sacrés  genoux? 

Au  nom  du  lieu  si  saint  qui  n'est  ouvert  qu'à  vous, 

Lieu  terrible,  où  de  Dieu  la  majesté  repose, 

Quelque  dure  que  soit  la  loi  qu'on  vous  impose, 

De  ce  coup  imprévu  songeons  à  nous  parer. 

Donnez-moi  seulement  le  temps  de  respirer  : 

Demain,  dès  cette  nuit,  je  prendrai  des  mesures 

Pour  assurer  le  temple  et  venger  ses  injures. 

Mais  je  vois  que  mes  pleurs  et  que  mes  vains  discours 

Pour  vous  persuader  sont  un  faible  secours  ; 

Votre  austère  vertu  n'en  peut  être  frappée  : 

Eh  bien,  trouvez-moi  donc  quelque  arme,  quelque épée; 

Et  qu'aux  portes,  du  temple ,  où  l'ennemi  m'attend, 

i  V.  p.  «69,  note  I. 

î  Quelle  fidélité  dans  la  peinture  des  mœurs  '.  Josabelh,  vive  et  sensible,  veut 
que  le  grand  prêtre  mette  Abner  dans  la  confidence;  le  grand  prêtre,  impassible, 
oppose  a  l'impatience  le  adme  d'une  ))rudence  consommée.  (G.; 


388  ATHALIE 

Abner  puisse  du  moins  mourir  en  combattant  ! 

JOAD. 

Je  me  rends.  Vous  m'ouvrez  un  avis  que  j'embrasse  : 

De  tant  de  maux,  Abner,  détournons  la  menace. 

11  est  vrai ,  de  David  un  trésor  est  resté  ', 

La  garde  en  fut  commise  à  ma  fidélité  ; 

C'était  des  tristes  Juifs  l'espérance  dernière, 

Que  mes  soins  vigilants  cachaient  à  la  lumière  : 

Mais  puisqu'à  votre  reine  il  faut  le  découvrir, 

Je  vais  la  contenter,  nos  portes  vont  s'ouvrir. 

De  ses  plus  braves  chefs  qu'elle  entre  accompagnée  ; , 

Mais  de  nos  saints  autels  qu'elle  tienne  éloignée 

D'un  ramas  d'étrangers  l'indiscrète  fureur  : 

Du  pillage  du  temple  épargnez-moi  l'horreur. 

Des  prêtres,  des  enfants  lui  feraient-ils  quelque  ombre? 

De  sa  suite  avec  vous  qu'elle  règle  le  nombre  *. 

Et  quant  à  cet  enfant ,  si  craint,  si  redouté , 

De  votre  cœur,  Abner,  je  connais  l'équité. 

Je  vous  veux  devant  elle  expliquer  sa  naissance  : 

Vous  verrez  s'il  le  faut  remettre  en  sa  puissance; 


1  Nul  cloute  que  la  conduite  du  gr;ind  prêtre  en  cette  occasion  ne  soit  drama- 
tique et  conforme  à  la  prudence  humaine.  Mais  le  poète  avait  à  se  justifier  d'avoir 
prêté  à  un  pontife  inspiré  un  moyen  qui  parait  contraire  à  l'esprit  de  Dieu.  Racine, 
qui  prévoyait  l'objection,  avait  préparé  d'avance  la  réponse.  Parmi  ses  manu- 
scrits conservés  à  !a  Bibliothèque  royale,  on  trouve  le  recueil  des  matériaux  qu'il 
avait  amassés  pour  construire  le  plan  et  motiver  les  incidents  de  cette  tragédie. 
Voici  la  note  relative  au  iréaor  de  David  : 

«  Pour  justifier  l'équivoque  du  grand  prétte  si  on  l'attaque  :  !<>  <■  Solvite  tem- 
plum  hoc,  et  in  tribus  diebus  excitabo  illud.  >■  (S.  Joan.  cap.  ii ,  v.  12.)  2° Martyre 
de  saint  Laurent,  à  qui  le  juge  demande  les  trésors  de  l'Église  :  "  A  quo  cum 
quaererentur  thesauri  Ecclesia>,  |)roniisit  demonstraturum  se.  Sequenti  die,  pau- 
p)eres  duxit.  Interrogatus  ubi  essent  thesauri  quos  promiserat,  ostendit  paupe- 
res,  dicens  :  Hisunt  thesauri  Ecclesiae,  etc.  »  (G.) 

2  Athalie  entrant  accompagnée  de  ses  plus  braves  chefs,  soutenue  d  une  escorie 
de  ses  plus  fidèles  guerriers ,  n'a  point  l'air  d'une  femme  surprise  sans  défense  et 
massacrée  par  trahison.  Il  semble  qu'elle  pouvait  avec  sa  suite  se  défendre  contre 
des  prêtres  et  des  enfants;  mais,  à  l'aspect  de  leur  véritable  roi ,  ses  partisans 
l'abandonnent,  et  la  seule  nouvelle  du  couronnement  de  .loas  disperse  cette  ar- 
mée composée  d'étrangers  et  d'infidèles  Hébreux.  (G.; 


ACTE  V,  SCÈNE  III  389 

Et  je  VOUS  ferai  juge  entre  Athalie  et  lui. 

ABNER. 

Ah  !  je  le  prends  déjà,  seigneur,  sous  mon  appui  : 
Ne  craignez  rien.  Je  cours  vers  celle  qui  m'envoie. 


SCENE   III 

JOAD,  JOSABETH,  ZACHARIE,  SALOMITH,  ISMAEL. 
DEUX  LÉVITES,  LE  CHŒUR. 

JOAD. 

Grand  Dieu,  voici  ton  heure,  on  t'amène  ta  proie  '  ! 

ÏSmaël ,  écoutez.  (U  lui  parie  à  l'oreille.' 

JOSABETII. 

Puissant  maître  des  cieux, 
Remets-lui  le  bandeau  dont  tu  couvris  ses  yeux 
Lorsque,  lui  dérobant  tout  le  fruit  de  son  crime, 
Tu  cachas  dans  mon  sein  cette  tendre  victime  ! 

JOAD. 

Allez,  sage  Ismaol ,  ne  perdez  point  de  temps; 
Suivez  de  point  en  point  ces  ordres  importants  ; 
Surtout  qu'à  son  entrée  et  que  sur  son  passage 
Tout  d'un  calme  profond  lui  présente  l'image. 
Vous,  enfants,  préparez  un  trône  pour  Joas  ; 
Ou'il  s'avance  suivi  de  nos  sacrés  soldats. 


1  Quelle  énergie  dans  cette  expression  ta  proie!  elle  paraîtrait  même  trop 
hardie  si  les  livres  saints  n'étaient  pas  remplis  de  figures  non  moins  extraordi  ■ 
naires  pour  exprimer  les  terribles  vengeances  du  Seigneur.  Quel  moment  que 
celui  où  le  spectateur  attend  Athalie  dans  le  temple!  Quelle  terreur  et  quelle 
émotion  ne  font  pas  éprouver  les  préparatifs  que  l'on  fiùt  pour  recevoir  l'impla- 
cable ennemie  de  David  et  de  son  héritier!  Avec  quel  intérêt  on  écoute  les  ordres 
que  le  grand  prêtre  donne  i-ux  lévites!  Enfin  quel  spectacle  que  celui  du  jeune 
roi,  qui  monte  sur  le  trône  à  1  instant  même  où  Athalie  arrive  pour  loi  ôter  la 
vie!  Dans  une  pièce  aussi  excellente,  le  commentaire  ne  peut  être  souvent 
qu'une  suite  de  formules  d  admiration  :  le  critique  qui  essaie  d'entrer  dans  l'ex- 
plication de  ces  beautés  toujours  nouvelles  se  transforme  insensiblement  en  pa- 
négyriste. [G.) 


390  ATHALIE 

Faites  venir  aussi  sa  fidèle  nourrice, 
Princesse,  et  de  vos  pleurs  que  la  source  tarisse. 

(A  un  lévite.) 

Vous,  dès  que  cette  reine,  ivre  d'un  fol  orgueil, 
De  la  porte  du  temple  aura  passé  le  seuil , 
Qu'elle  ne  pourra  plus  retourner  en  arrière , 
Prenez  soin  qu'à  l'instant  la  trompette  guerrière 
Dans  le  camp  ennemi  jette  un  subit  effroi  : 
Appelez  tout  le  peuple  au  secours  de  son  roi  ; 
Et  faites  retentir  jusques  à  son  oreille 
De  Joas  conservé  l'étonnante  merveille. 
11  vient. 

SCÈNE    IV 

JOAS,  JOAD,  JOSABEÏH,  ZACHARIË,  SALOMITH, 

AZARIAS,  TROUPES  DE  PRÊTRES  ET  DE  LÉVITES, 

LE  CHCEUR. 

JOAD,   continue. 

Lévites  saints,  prêtres  de  notre  Dieu  ', 
Partout  sans  vous  montrer  environnez  ce  lieu; 
Et,  laissant  à  mes  soins  gouverner  votre  zèle , 
Pour  paraître  attendez  que  ma  voix  vous  appelle. 

(Ils  se  cachent  tous.) 

Roi,  je  crois  qu'à  vos  vœux  cet  espoir  est  permis. 
Venez  voir  à  vos  pieds  tomber  vos  ennemis. 
Celle  dont  la  fureur  poursuivit  votre  enfance 
Vers  ces  lieux  à  grands  pas  pour  vous  perdre  s'avance. 
Mais  ne  la  craignez  point;  songez  qu'autour  de  vous 


1  «  Que  les  lévites  demeurent  toujours  près  de  la  personne  du  roi  avec  leurs 
armes.  »  (Il  Paralip.,  ch.  xxiii,  v.  7.)  Que  d'ordres  différents  le  grand  prêtre 
a  donnés  dans  le  même  instant ,  sans  paraître  ému  !  Il  a  envoyé  Ismaël , 
il  a  fait  préparer  le  trône  de  Joas  et  appeler  sa  nourrice,  il  a  ordonné  la  pro- 
clamation quand  il  en  sera  tenr.ps ,  maintenant  il  range  les  lévites  qui  doivent  at- 
tendre Athalie ,  il  rassure  la  timide  Josabeth ,  il  promet  la  victoire  à  Joas  ;  il  a  dit 
à  Dieu  :  On  l'amène  la  proie;  il  n'en  doute  point.  (L.  K.) 


ACTE  V,  SCÈNE  V  391 

L'ange  exterminateur  est  debout  avec  nous. 
Montez  sur  votre  trône,  et...  Mais  la  porte  s'ouvre  : 
Permettez  un  moment  que  ce  voile  vous  couvre. 

(Il  tire  un  rideau.) 

Vous  changez  de  couleur,  princesse  ! 

JOSABETH. 

Ah  !  sans  pâlir 
Puis-je  voir  d'assassins  le  temple  se  remplir? 
Quoi  !  ne  voyez -vous  pas  quelle  nombreuse  escorte... 

JOAD. 

Je  vois  que  du  saint  temple  on  referme  la  porte. 
Tout  est  en  sûreté. 

SCÈNE   V 

ATHALIE,  JOAS,  JOAD,  JOSABETH,  AHNER, 
SUITE  D'ATHALIE. 

(Joas  est  caché  derrière  le  rideau.' 
ATOALIE,   àJoad. 

Te  voilà,  séducteur, 
De  ligues,  de  complots  pernicieux  auteur, 
Qui  dans  le  trouble  seul  as  mis  tes  espérances, 
Éternel  ennemi  des  suprêmes  puissances! 
En  l'appui  de  ton  Dieu  tu  t'étais  reposé  : 
De  ton  espoir  frivole  es-tu  désabusé  ? 
Il  laisse  en  mon  pouvoir  et  son  temple  et  ta  vie. 
Je  devrais  sur  l'autel  où  ta  main  sacrifie 
Te...  Mais  du  prix  qu'on  m'offre  il  faut  mécontenter  '. 
Ce  que  tu  m'as  promis,  songe  à  l'exécuter  : 
Cet  enfant,  ce  trésor,  qu'il  faut  qu'on  me  remette, 
Où  sont-ils  ? 

.lOAD. 

Sur-le-champ  tu  seras  satisfaite; 

<  Il  était  impossible  d  imiter  d  une  manière  plus  heureuse  et  plus  naturelle  le 
Quoi  ego  de  Virgile.  (G.) 


392  ATHÂLIE 

Je  te  les  vais  montrer  l'un  et  l'autre  à  la  fois. 

(Le  rideau  se  tire.  On  voit  Joas  sur  son  trône;  sa  nourrice  est  a  genoux  à  sa 
droite;  Azarias,  l'épée  à  la  main  ,  est  debout  à  sa  gauche;  et  près  de  lui  Za- 
charie  et  Salomith  sont  à  genoux  sur  les  degrés  du  trône;  plusieurs  lévites, 
l'épée  à  la  main ,  sont  rangés  sur  les  côtés.) 

Paraissez,  cher  enfant,  digne  sang  de  nos  rois  '  : 
Connais-tu  l'héritier  du  plus  saint  des  monarques, 
Reine?  De  ton  poignard  connais  du  moins  ces  marques. 
Voilà  ton  roi,  ton  fils,  le  fils  d'Ochozias. 
Peuples,  et  vous,  Abner,  reconnaissez  Joas. 

ABNER. 

Ciel  ! 

ATHALIE,   à  Joad. 

Perfide  ! 

JOAD. 

VoiS'tu  cette  Juive  fidèle 
Dont  tu  sais  bien  qu'alors  il  suçait  la  mamelle  ? 
11  fut  par  Josabeth  à  ta  rage  enlevé  : 
Ce  temple  le  reçut,  et  Dieu  l'a  conservé. 
Des  trésors  de  David  voilà  ce  qui  me  reste. 

ATHALIE. 

Ta  fourbe  à  cet  enfant,  traître,  sera  funeste. 
D'un  fantôme  odieux ,  soldats ,  délivrez-moi  ! 

JOAD. 

Soldats  du  Dieu  vivant,  défendez  votre  roi*  ! 

(Ici  le  fond  du  théâtre  s'ouvre.  On  voit  le  dedans  du  temple ,  et  les  lévites  armés 
entrent  de  tous  les  côtés  sur  la  scène.) 

ATHALIE. 

OÙ  suis-je  ?  0  trahison  !  ô  reine  infortunée  '  ! 


1  Je  ne  connais  point  de  plus  grand  coup  de  théâtre.  Voltaire  a  dit  que  le  der- 
nier tableau  de  Rodogune  était  plus  fort.  Oui ,  de  terreur  et  d'horreur  ;  mais  celui- 
ci  réunit  la  terreur,  l'attendrissement,  la  pompe  et  la  majesté.  Cette  pièce  me 
semble,  sous  tousles  rapports,  le  chef-d'œuvre  de  l'esprit  humain.  (L.) 

2  Ce  vers  embrase  le  théâtre,  électrise  le  spectateur.  Pourquoi!  parce  que  ce 
roi  est  un  enfant,  et  que  cet  enfant  est  devenu  le  nôtre  pendant  toute  la  pièce. 
Voilà  ce  que  personne  n'avait  même  imaginé  possible.  (L.] 

3  •<  Alhalie  entendit  le  bruit  du  peuple  qui  accourait;  entrant  parmi  la  foule 
dans  le  temple  du  Seigneur,  elle  vit  le  roi  assis  sur  son  trône,  suivant  la  coutume. 


ACTE  V,   SCÈNE  VI  393 

D'armes  et  d'ennemis  je  suis  environnée  ! 

JOAD. 

Tes  yeux  cherchent  en  vain,  tu  ne  peux  échapper, 
Et  Dieu  de  toutes  parts  a  su  t'envelopper. 
Ce  Dieu  que  tu  bravais  en  nos  mains  t'a  livrée  : 
Rends-lui  compte  du  sang  dout  tu  t'es  enivrée. 

ATHALIE. 

Quoi  1  la  peur  a  glacé  mes  indignes  soldats  ! 

Lâche  Abner,  dans  quel  piège  as-tu  conduit  mes  pas  •  ? 

ABNER. 

Reine,  Dieu  m'est  témoin... 

ATHALIE. 

Laisse-là  ton  Dieu,  traître, 
Et  venge- moi. 

ABNER,  se  jptant  aux  pieds  de  Joas. 

Sur  qui  ?  Sur  Joas  1  sur  mon  maître  ? 

ATHALIE. 

Lui  Joas  1  lui  ton  roi!  Songez,  méchants,  songez 
Que  mes  armes  encor  vous  tiennent  assiégés. 
J'entends  à  haute  voix  tout  mon  camp  qui  m'appelle. 
On  vient  à  mon  secours  :  tremblez,  troupe  rebelle  ! 

SCÈNE   YI 
ISiMAEL,  JOAS,  JOAD,  ATHALIE, 

ET  TOUS   LES   ACTEURS  DE  LA    SCÈNE  PRÉCÉDENTE. 
ISMAEL  ,    à  Joas. 

Seigneur,  le  temple  est  libre  et  n'a  plus  d'ennemis  : 
L'étranger  est  en  fuite,  et  le  Juif  est  soumis. 

et  les  chantres  et  les  tromiettes  auprès  de  lui,  et  tout  le  peuple  dans  la  réjouis- 
sance et  sonnant  de  la  trompette.  Alors  elle  déchira  ses  véiemei;ts  et  elle  s'écria  ; 
"  Trahison',  trahison!  »  (IV  Roi»,  ch.  xi.  v.  13  et  \\.) 

1  Le  spectateur  sent  combien  ce  reproche  est  injuste,  puisque  Abner  ne  savait 
rien  ;  et  c'est  encore  une  des  raisons  qui  font  voir  combien  le  silence  (jue  .load  a 
gardé  avec  lui  était  habilement  ménagé  par  le  poêle.  Si  Abner  eût  été  instruit. 


394  ATHAIJE 

Comme  le  vent  dans  Tair  dissipe  la  fumée , 

La  voix  du  Tout-Puissant  a  chassé  cette  armée. 

Nos  lévites,  du  haut  de  nos  sacrés  parvis, 

D'Ochozias  au  peuple  ont  annoncé  le  fils, 

Ont  conté  son  enfance  au  glaive  dérobée  i. 

Et  la  fille  d'Achab  dans  le  piège  tombée. 

Partout  en  même  temps  la  trompette  a  sonné  : 

Et  ses  sons  et  leurs  cris  dans  son  camp  étonné 

Ont  répandu  le  trouble  et  la  terreur  subite 

Dont  Gédéon  frappa  le  fier  Madianite. 

Les  Tyriens ,  jetant  armes  et  boucliers, 

Ont  par  divers  chemins  disparu  les  premiers  : 

Quelques  Juifs  éperdus  ont  pris  aussi  la  fuite  '; 

Mais,  de  Dieu  sur  Joas  admirant  la  conduite, 

Le  reste  à  haute  voix  s'est  pour  lui  déclaré. 

Enfin,  d'un  même  esprit  tout  le  peuple  inspiré. 

Femmes,  vieillards,  enfants,  s'embrassant  avec  joie  ■ 

Bénissent  le  Seigneur  et  celui  qu'il  envoie  : 

Tous  chantent  de  David  le  fils  ressuscité. 

Bail  est  en  horreur  dans  la  sainte  cité  ; 

De  son  temple  profane  on  a  brisé  les  portes  ; 

Mathanest  égorgé'*. 


c'est  alors  qu'il  aurait  joué  un  rôle  peu  digne  d'un  guerrier,  comme  un  critique  le 
dit  très-justement,  puis(;ue  Abner  ne  fait  que  ce  que  doit  faire  un  guerrier  fidèle 
et  brave,  qui  se  range  auprès  de  son  roi.  Et  remarquez  qu'au  moment  où  il  tire 
l'épée ,  l'événement  est  encore  incertain,  comme  Athalie  le  dit  elle-même,  et  que 
le  temple  peut  être  forcé.  (L.) 

1  S'il  éiait  possible  de  s'arrêter  aux  détails  dans  un  tableau  qui  réunit  tant 
d'effets,  on  pourrait  faire  remarquer  toute  l'élégance  de  cette  langue  poétique  : 
Ont  conle'son  enfance,  etc.  (L  ) 

2  Dans  celte  belle  peinture  de  la  joie  publique,  le  poète  n'oublie  pas  de  faire 
remarquer  que  quelques  Juifs  e'perdus  ont  pris  la  fuite.  11  a  été  dit,  au  commence- 
ment de  la  pièce,  que  plusieurs  étaient  du  parti  d'Athalie,  et  adoraient  Baal.  Plus 
on  examine  cette  pièce,  plus  on  remarque  l'ordre  dans  lequel  tout  se  suit.  (L.  R.i 

3  «  Tout  le  peuple  fit  une  grande  réjouissance,  et  la  ville  demeura  en  paix.  » 
(IV  Rois,  ch.  XI,  V.  20.) 

4  11  Et  tout  le  peuple  étant  entré  dans  le  temple  de  Baal ,  ils  renversèrent  ses 
autels,  brisèrent  ses  images  en  cent  pièces,  et  tuèrent  Mathan ,  prêtre  de  Baal . 
devant  l'autel.  »  {IV Rois.  ch.  xi,  v.  IS.) 


ACTE  V,   SCftNE  VI  393 

ATHALIE. 

Dieu  des  Juifs ,  tu  l'emportes  '  ! 
Oui,  c'est  Joas  :  je  cherche  eu  vain  à  me  tromper^ 
Je  reconnais  l'endroit  où  je  le  fis  frapper  : 
Je  vois  d'Ochozias  et  le  port  et  le  geste  ; 
Tout  me  retrace  enfin  nu  sang  que  je  déteste. 
David,  David  triomphe;  Achab  seul  est  détruit. 
Impitoyable  Dieu,  toi  seul  as  tout  conduit  ! 
C'est  toi  qui,  me  flattant  d'une  vengeance  aisée. 
M'as  vingt  fois  en  un  jour  à  moi-même  opposée  ; 
Tantôt  pour  un  enfant  excitant  mes  remords . 
Tantôt  m'éblouissant  de  tes  riches  trésors 
Que  j'ai  craint  de  livrer  aux  flammes,  au  pillage. 
Qu'il  règne  donc  ce  fils,  ton  soin -et  ton  ouvrage  ! 
Et  que,  pour  signaler  son  empire  nouveau , 
On  lui  fasse  en  mon  sein  enfoncer  le  couteau  ! 
Voici  ce  qu'en  mourant  lui  souhaite  sa  mère  '  : 
Que  dis-je?  souhaiter  !  je  me  flatte,  j'espère 
Qu'indocile  à  ton  joug ,  fatigué  de  ta  loi , 
Fidèle  au  sang  d'Achab,  qu'il  a  reçu  de  moi , 
Conforme  à  son  aïeul,  à  son  père  semblable, 
On  verra  de  David  l'héritier  détestable 
Abolir  tes  honneurs,  profaner  ton  autel, 
Et  venger  Athalie,  Achab  et  Jézabel. 

(Athalie  sort,  les  lévites  la  suivent.) 
.lOAD. 

Qu'à  l'instant  hors  du  temple  elle  soit  emmenée  *, 

1  Cette  exclamation  est  sublime,  cest  le  Christe  vicUli,  de  Julien  l'Apostat. 
(L.  R.)  —  La  tragédie  tout  entière  n'est  que  le  tableau  du  combat  de  Dieu  contre 
Athalie ,  combat  dans  lequel  Dieu  daigne  s'engager  pour  instruire  les  rois,  conso- 
ler les  opprimés  ,  et  fiiire  tremb'er  les  oppresseurs.  (G.) 

î  Latinisme. 

•■'  L'atrocité  des  crimes  d'Athalie,  le  sang  de  ses  enfants,  dans  lequel  elle  s'est 
baignée  sans  pitié,  la  volonté  de  Dieu,  dont  le  grand  prêtre  est  rinterj)rete,  sau- 
vent tout  lodieux  qui  pourrait  résulter  pour  Joas  de  commencer  son  régne  par 
le  meurtre  de  son  aïeule.  Quelle  tierté,  quelle  énergie  dans  ces  imprécations'. 
Cène  sont  pas  de  vaines  déclamation';  :  Ihisioire  nous  apprend  qu'elles  ne  furent 
que  trop  accomplies.  (G.) 

»  /r  fio-«,ch.  XI,  V.  15  et  Iti. 


396  ÂTHALIE 

Et  que  la  sainteté  n'en  soit  pas  profanée. 
Allez,  sacrés  vengeurs  de  vos  princes  meurtris  ', 
De  leur  sang  par  sa  mort  faire  cesser  les  cris. 
Si  quelque  audacieux  embrasse  sa  querelle , 
Qu'à  la  fureur  du  glaive  on  le  livre  avec  elle. 

SCÈNE  VII 

JOAS,  JOAD,  JOSABETH,  ABNER, 

ET  TOUS   LES   ACTEURS   DE   LA   SCÈNE   PRÉCÉDENTE. 
JOAS ,  descendu  de  son  trône. 

Dieu,  qui  voyez  mon  trouble  et  mon  affliction, 
Détournez  loin  de  moi  sa  malédiction  , 
Et  ne  souffrez  jamais  qu'elle  soit  accomplie  : 
Faites  que  Joas  meure  avant  qu'il  vous  oublie. 

JOAD,   aux  lévites. 

Appelez  tout  le  peuple,  et  montrons-lui  son  roi. 

Qu'il  lui  \ienne  en  ses  mains  renouveler  sa  foi. 

Roi,  prêtres,  peuple,  allons,  pleins  de  reconnaissance. 

De  Jacob  avec  Dieu  confirmer  l'alliance, 

Et,  saintement  confus  de  nos  égarements , 

Nous  rengager  à  lui  par  de  nouveaux  serments. 

Abner,  auprès  du  roi  reprenez  votre  place, 

SCÈNE    VIII 
UN  LÉVITE,  JOAS,  JOAD, 

ET   TOUS   LES   ACTEURS   DE   LA   SCÈNE   rRÉCÉDENTE. 
JOAD,    au  lévite. 

Eh  bien ,  de  cette  impie  a-t-on  puni  l'audace  ? 

1  Comme  de  meurtre  on  a  fait  meurtri,  il  était  naturel  que  l'on  conservât  le 
sens  de  l'autre,  et  c'est  ce  qui  a  eu  lieu  d'abord.  Mais  l'usage,  ([u'on  ne  peut  pas 
toujours  expliquer,  en  a  décidé  autrement ,  et  depuis  longtemps  meurtrir  ne 
signifie  plus  que  faire  des  meurtrissures ,  des  contusions  :  «  Ils  l'ont  meurtri  de 
coups.  I)  Les  Anglais,  plus  conséquents,  disent  dans  un  même  sens  les  deux  mots 
murder  et  tnurdered.  (L.) 


ACTE   V,   SCÈNE   VIII  397 

LE  LÉVITE. 

Le  fer  a  de  sa  vie  expié  les  horreurs. 
Jérusalem,  longtemps  en  proie  à  ses  fureurs, 
De  son  joug  odieux  à  la  fin  soulagée , 
Avec  joie  en  son  sang  la  regarde  plongée. 

JOAD. 

Par  cette  fin  terrible,  et  due  à  ses  forfaits, 
Apprenez,  roi  des  Juifs,  et  n'oubliez  jamais, 
Que  les  rois  dans  le  ciel  ont  un  juge  sévère. 
L'innocence  un  vengeur,  et  l'orphelin  un  père-'. 


'  Cette  pièce  est  regardée  avec  raison  comme  le  modèle  le  plus  parfait  de  la 
tragédie.  On  est  étonné  de  ce  que  son  mérite  a  été  reconnu  si  tard.  On  peut  s'e- 
tonner  aussi  de  ce  qui  a  été  enfin  si  généralement  reconnu,  (|uc,  (|Uitnd  nous 
parlons  des  défauts  communs  aux  tragédies,  nous  exceptons  toujours  .li/iaAe,  et 
que  les  étrangers  en  parlent  comme  nous.  Par  où  une  pièce  sans  amour,  sans  in- 
trigue, sans  aucun  de  ces  événements  extraordinaires  qu'un  poète  invente  pour 
jeter  du  merveilleux,  intéresse-t-elle  ignorants  et  connaisseurs,  spectateurs  de 
tout  âge,  si  ce  n'est  par  le  vrai  de  l'imitation  où  se  trouvent  réunies  toutes  les 
perfections,  celle  du  style,  celle  de  la  versification,  celle  des  caractères,  celle  de 
la  conduite? Cette  conduite  est  si  simple,  que  cette  pièce  est  en  poésie  ce  qu'est 
en  peinture  ce  tableau  de  Raphaël  qui  n'oflre  ([ue  deux  ligures  :  un  ange  qui,  sans 
colère  et  sans  émotion ,  écrase  le  démon.  (L.  R.) 


FIN 


TABLE 


Vie  (le  Racine 5 

Première  Préface  de  Brilannicus 'M 

Deuxième  Préface 36 

Britannicl's 41 

Préliue  tllpiiigénie I21> 

Iphigëisie 13S 

Préface  d'Esther :219 

Prologue 223 

ESTBEH 227 

Préface  d'Athalie 291 

Athalie 299 


Tours.  —  Iinpr.  Mame. 


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