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Full text of "Oeuvres complètes illustrées de Gustave Flaubert"

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L'ÉDUCATION 
SENTIMENTALE 


ŒUVRES  COMPLETES  ILLUSTREES 

DE 

GUSTAVE    FLAUBERT 

L'ÉDUCATION 
SENTIMENTALE 


ILLUSTRATIONS 

DE 

ANDRÉ  DUNOYER  DE  SEGONZAC 


EDITION  DU  CENTENAIRE 


PARIS 

LIBRAIRIE   DE   FRANCÇ 

F.  SANT* ANDREA  et  L.  MARCEROU 

IIO,    BOULEVARD    SAINT-GERMAIN,     IIO 
1922 


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PREMIERE   PARTIE 


E  15  septembre  1840,  vers  six  heures  du  matin,  la 
Ville-de-MontereaUy  près  de  partir,  fumait  à  gros  tour- 
billons devant  le  quai  Saint-Bernard. 

Des  gens  arrivaient  hors  d'haleine;  des  barriques, 
des  câbles,  des  corbeilles  de  linge  gênaient  la  circu- 
lation ;  les  matelots  ne  répondaient  à  personne  ;  on  se  heurtait  ;  les 
colis  montaient  entre  les  deux  tambours,  et  le  tapage  s'absorbait 
dans  le  bruissement  de  la  vapeur,  qui,  s'échappant  par  des  plaques 
de  tôle,  enveloppait  tout  d'une  nuée  blanchâtre,  tandis  que  la  cloche, 
à  Tavant,  tintait  sans  discontinuer. 

Enfin  le  navire  partit;  et  les  deux  berges,  peuplées  de  magasins, 
de  chantiers  et  d'usines,  filèrent  comme  deux  larges  rubans  que  l'on 
déroule. 

Un  jeune  homme  de  dix-huit  ans,  à  longs  cheveux  et  qui  tenait 
:un  album  sous  son  bras,  restait  auprès  du  gouvernail,  immobile. 
A  travers  le  brouillard,  il  contemplait  des  clochers,  des  édifices  dont 
il  ne  savait  pas  les  noms;  puis  il  embrassa,  dans  un  dernier  coup  d'œil, 
î'île  Saint-Louis,  la  Cité,  Notre-Dame;  et  bientôt,  Paris  disparaissant, 
il  poussa  un  grand  soupir. 


2  l'Éducation  sentimentale 

M.  Frédéric  Moreau,  nouvellement  reçu  bachelier,  s'en  retour- 
nait à  Nogent-sur-Seine,  où  il  devait  languir  pendant  deux  mois, 
avant  d'aller  faire  son  droit.  Sa  mère,  avec  la  somme  indispensable, 
l'avait  envoyé  au  Havre  voir  un  oncle,  dont  elle  espérait,  pour  lui, 
l'héritage;  il  en  était  revenu  la  veille  seulement;  et  il  se  dédommageait 
de  ne  pouvoir  séjourner  dans  la  capitale,  en  regagnant  sa  province 
par  la  route  la  plus  longue. 


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Le  tumulte  s'apaisait;  tous  avaient  pris  leur  place;  quelques-uns, 
debout,  se  chauffaient  autour  de  la  machine,  et  la  cheminée  crachait 
avec  un  râle  lent  et  rythmique  son  panache  de  fumée  noire  ;  des  goutte- 
lettes de  rosée  coulaient  sur  les  cuivres;  le  pont  tremblait  sous  une 
petite  vibration  intérieure,  et  les  deux  roues,  tournant  rapidement, 

battaient  l'eau. 

La  rivière  était  bordée  par  des  grèves  de  sable.  On  rencontrait 
des  trains  de  bois  qui  se  mettaient  à  onduler  sous  le  remous  des 
vagues,  ou  bien,  dans  un  bateau  sans  voiles,  un  homme  assis  péchait; 
puis  les  brumes  errantes  se  fondirent,  le  soleil  parut,  la  colline  qui 


L  EDUCATION    SENTIMENTALE  3 

suivait  à  droite  le  cours  de  la  Seine  peu  à  peu  s'abaissa,  et  il  en  surgit 
une  autre,  plus  proche,  sur  la  rive  opposée. 

Des  arbres  la  couronnaient  parmi  des  maisons  basses  couvertes 
de  toits  à  Titalienne.  Elles  avaient  des  jardins  en  pente  que  divisaient 
des  murs  neufs,  des  grilles  de  fer,  des  gazons,  des  serres  chaudes, 
et  des  vases  de  géraniums,  espacés  régulièrement  sur  des  terrasses 
où  Ton  pouvait  s'accouder.  Plus  d'un,  en  apercevant  ces  coquettes 
résidences,  si  tranquilles,  enviait  d'en  être  le  propriétaire,  pour  vivre 
là  jusqu'à  la  fin  de  ses  jours,  avec  un  bon  billard,  une  chaloupe,  une 
femme  ou  quelque  autre  rêve.  Le  plaisir  tout  nouveau  d'une  excursion 
maritime  facilitait  les  épanchements.  Déjà  les  farceurs  commençaient 
leurs  plaisanteries.  Beaucoup  chantaient.  On  était  gai.  Il  se  versait 
des  petits  verres. 

Frédéric  pensait  à  la  chambre  qu'il  occuperait  là-bas,  au  plan 
d'un  drame,  à  des  sujets  de  tableaux,  à  des  passions  futures.  Il  trouvait 
que  le  bonheur  mérité  par  l'excellence  de  son  âme  tardait  à  venir.  Il 
se  déclama  des  vers  mélancoliques;  il  marchait  sur  le  pont  à  pas 
rapides  ;  il  s'avança  jusqu'au  bout,  du  côté  de  la  cloche  ;  —  et,  dans 
un  cercle  de  passagers  et  de  matelots,  il  vit  un  monsieur  qui  contait 
des  galanteries  à  une  paysanne,  tout  en  lui  maniant  la  croix  d'or 
qu'elle  portait  sur  la  poitrine.  C'était  un  gaillard  d'une  quarantaine 
d'années,  à  cheveux  crépus.  Sa  taille  robuste  emplissait  une  jaquette 
de  velours  noir,  deux  émeraudes  brillaient  à  sa  chemise  de  batiste, 
et  son  large  pantalon  tombait  sur  d'étranges  bottes  rouges,  en  cuir 
de  Russie,  rehaussées  de  dessins  bleus. 

La  présence  de  Frédéric  ne  le  dérangea  pas.  Il  se  tourna  vers 
lui  plusieurs  fois,  en  l'interpellant  par  des  clins  d'œil;  ensuite  il 
offrit  des  cigares  à  tous  ceux  qui  l'entouraient.  Mais,  ennuyé  de  cette 
compagnie,  sans  doute,  il  alla  se  mettre  plus  loin.  Frédéric  le  suivit. 

La  conversation  roula  d'abord  sur  les  différentes  espèces  de 
tabacs,  puis,  tout  naturellement,  sur  les  femmes.  Le  monsieur  en 
bottes  rouges  donna  des  conseils  au  jeune  homme;  il  exposait  des 
théories,  narrait  des  anecdotes,  se  citait  lui-même  en  exemple,  débitant 


4  l'éducation  sentimentale 

tout  cela  d'un  ton  paterne,  avec  une  ingénuité  de  corruption  diver- 
tissante. 

Il  était  républicain;  il  avait  voyagé,  il  connaissait  l'intérieur  des 
théâtres,  des  restaurants,  des  journaux,  et  tous  les  artistes  célèbres, 
qu'il  appelait  familièrement  par  leurs  prénoms;  Frédéric  lui  confia 
bientôt  ses  projets;  il  les  encouragea. 

Mais  il  s'interrompit  pour  observer  le  tuyau  de  la  cheminée, 
puis  il  marmotta  vite  un  long  calcul,  afin  de  savoir  «  combien  chaque 
coup  de  piston,  à  tant  de  fois  par  minute,  devait,  etc.».  —  Et,  la  somme 
trouvée,  il  admira  beaucoup  le  paysage.  Il  se  disait  heureux  d'être 
échappé  aux  affaires. 

Frédéric  éprouvait  un  certain  respect  pour  lui,  et  ne  résista 
pas  à  l'envie  de  savoir  son  nom.  L'inconnu  répondit  tout  d'une 
haleine  : 

—  «  Jacques  Arnoux,  propriétaire  de  VArt  industriely  boulevard 
Montmartre.  » 

Un  domestique  ayant  un  galon  d'or  à  la  casquette  vint  lui 
dire  : 

—  «  Si  Monsieur  voulait  descendre }  Mademoiselle  pleure.  » 
Il  disparut. 

VArt  industriel  était  un  établissement  hybride,  comprenant  un 
journal  de  peinture  et  un  magasin  de  tableaux.  Frédéric  avait  vu  ce 
titre-là,  plusieurs  fois,  à  l'étalage  du  libraire  de  son  pays  natal,  sur 
d'immenses  prospectus,  où  le  nom  de  Jacques  Arnoux  se  développait 
magistralement. 

Le  soleil  dardait  d'aplomb  eu  faisant  reluire  les  gabi Ilots  de  fer 
autour  des  mâts,  les  plaques  du  bastingage  et  la  surface  de  l'eau; 
elle  se  coupait  à  la  proue  en  deux  sillons,  qui  se  déroulaient  jusqu'au 
bord  des  prairies.  A  chaque  détour  de  la  rivière,  on  retrouvait  le 
même  rideau  de  peupliers  pâles.  La  campagne  était  toute  vide.  Il  y 
avait  dans  le  ciel  de  petits  nuages  blancs  arrêtés,  —  et  l'ennui,  vague- 
ment répandu,  semblait  alanguir  la  marche  du  bateau  et  rendre  l'aspect 
des  voyageurs  plus  insignifiant  encore. 


6  L'ÉDUCATION    SENTIMENTALE 

A  part  quelques  bourgeois,  aux  Premières,  c'étaient  des  ouvriers, 
des  gens  de  boutique  avec  leurs  femmes  et  leurs  enfants.  Comme  on 
avait  coutume  alors  de  se  vêtir  sordidement  en  voyage  presque  tous 
portaient  de  vieilles  calottes  grecques  ou  des  chapeaux  déteints,  de 
maigres  habits  noirs,  râpés  par  le  frottement  du  bureau,  ou  des  redin- 
gotes ouvrant  la  capsule  de  leurs  boutons  pour  avoir  trop  servi  au 
magasin  ;  ça  et  là,  quelque  gilet  à  châle  laissait  voir  une  chemise  de 
calicot,  maculée  de  café;  des  épingles  de  chrysocale  piquaient  des 
cravates  en  lambeaux  ;  des  sous-pieds  cousus  retenaient  des  chaussons 
de  lisière;  deux  ou  trois  gredins  qui  tenaient  des  bambous  à  gance 
de  cuir  lançaient  des  regards  obliques,  et  des  pères  de  famille  ouvraient 
de  gros  yeux,  en  faisant  des  questions.  Ils  causaient  debout,  ou  bien 
accroupis  sur  leurs  bagages;  d'autres  dormaient  dans  des  coins; 
plusieurs  mangeaient.  Le  pont  était  sali  par  des  écales  de  noix,  des 
bouts  de  cigares,  des  pelures  de  poires,  des  détritus  de  charcuterie 
apportée  dans  du  papier;  trois  ébénistes,  en  blouse,  stationnaient 
devant  la  cantine  ;  un  joueur  de  harpe  en  haillons  se  reposait,  accoudé 
sur  son  instrument  ;  on  entendait  par  intervalles  le  bruit  du  charbon 
de  terre  dans  le  fourneau,  un  éclat  de  voix,  un  rire;  —  et  le  capitaine, 
sur  la  passerelle,  marchait  d'un  tambour  à  l'autre,  sans  s'arrêter. 
Frédéric,  pour  rejoindre  sa  place,  poussa  la  grille  des  Premières, 
dérangea  deux  chasseurs  avec  leurs  chiens. 

Ce  fut  comme   une   apparition. 

Elle  était  assise,  au  milieu  du  banc,  toute  seule;  ou  du  moins 
il  ne  distingua  personne,  dans  l'éblouissement  que  lui  envoyèrent 
ses  yeux.  En  même  temps  qu'il  passait,  elle  leva  la  tête;  il  fléchit 
involontairement  les  épaules  ;  et,  quand  il  se  fut  mis  plus  loin,  du  même 
côté,  il  la  regarda. 

Elle  avait  un  large  chapeau  de  paille,  avec  des  rubans  roses  qui 
palpitaient  au  vent,  derrière  elle.  Ses  bandeaux  noirs,  contournant 
la  pointe  de  ses  grands  sourcils,  descendaient  très  bas  et  semblaient 
presser  amoureusement  l'ovale  de  sa  figure.  Sa  robe  de  mousseline 
claire,  tachetée  de  petits  pois,. se  répandait  à  plis  nombreux.  Elle  était 


L*ÉDUCATION    SENTIMENTALE  7 

en  train  de  broder  quelque  chose;  et  son  nez  droit,  son  menton, 
toute  sa  personne  se  découpait  sur  le  fond  de  Tair  bleu. 

Comme  elle  gardait  la  même  attitude,  il  fît  plusieurs  tours  de 
droite  et  de  gauche  pour  dissimuler  sa  manœuvre;  puis  il  se  planta 
tout  près  de  son  ombrelle,  posée  contre  le  banc,  et  il  affectait  d'observer 
une  chaloupe  sur  la  rivière. 

Jamais  il  n'avait  vu  cette  splendeur  de  sa  peau  brune,  la  séduction 
de  sa  taille,  ni  cette  finesse  des  doigts  que  la  lumière  traversait.  Il 
considérait  son  panier  à  ouvrage  avec  ébahissement,  comme  une 
chose  extraordinaire.  Quels  étaient  son  nom,  sa  demeure,  sa  vie,  son 
passé  .î^  Il  souhaitait  connaître  les  meubles  de  sa  chambre,  toutes 
les  robes  qu'elle  avait  portées,  les  gens  qu'elle  fréquentait;  f't  le  désir 
de  la  possession  physique  même  disparaissait  sous  une  envie  plus 
profonde,  dans  une  curiosité  douloureuse  qui  n'avait  pas  de  limites. 

Une  négresse,  coiffée  d'un  foulard,  se  présenta,  en  tenant  par 
la  main  une  petite  fille,  déjà  grande.  L'enfant,  dont  les  yeux  roulaient 
des  larmes,  venait  de  s'éveiller;  elle  la  prit  sur  ses  genoux.  «Made- 
moiselle n'était  pas  sage,  quoiqu'elle  eût  sept  ans  bientôt;  sa  mère 
ne  l'aimerait  plus;  on  lui  pardonnait  trop  ses  caprices.  »  Et  Frédéric 
se  réjouissait  d'entendre  ces  choses,  comme  s'il  eût  fait  une  découverte, 
une  acquisition. 

Il  la  supposait  d'origine  andalouse,  créole  peut-être;  elle  avait 
ramené  des  îles  cette  négresse  avec  elle? 

Cependant,  un  long  châle  à  bandes  violettes  était  placé  derrière 
son  dos,  sur  le  bordage  de  cuivre.  Elle  avait  dû,  bien  des  fois,  au 
milieu  de  la  mer,  durant  les  soirs  humides,  en  envelopper  sa  taille, 
s'en  couvrir  les  pieds,  dormir  dedans  !  Mais,  entraîné  par  les  franges, 
il  glissait  peu  à  peu,  il  allait  tomber  dans  l'eau;  Frédéric  fît  un  bond 
et  le  rattrapa.  Elle  lui  dit  : 

—  «  Je  vous  remercie,  monsieur.  » 
Leurs  yeux  se  rencontrèrent. 

—  «  Ma  femme,  es-tu  prête }  »  cria  le  sieur  Arnoux,  apparaissant 
dans  le  capot  de  l'escalier. 


8  l'éducation  sentimentale 

Mlle  Marthe  courut  vers  lui,  et,  cramponnée  à  son  cou,  elle 
tirait  ses  moustaches.  Les  sons  d'une  harpe  retentirent,  elle  voulut 
voir  la  musique;  et  bientôt  le  joueur  d'instrument,  amené  par  la 
négresse,  entra  dans  les  Premières.  Arnoux  le  reconnut  pour  un  ancien 
modèle;  il  le  tutoya,  ce  qui  surprit  les  assistants.  Enfin  le  harpiste 
rejeta  ses  longs  cheveux  derrière  ses  épaules,  étendit  les  bras  et  se 
mit  à  jouer. 

C'était  une  romance  orientale,  où  il  était  question  de  poignards,, 
de  fleurs  et  d'étoiles.  L'homme  en  haillons  chantait  cela  d'une  voix 
mordante  ;  les  battements  de  la  machine  coupaient  la  mélodie  à  fausse 
mesure;  il  pinçait  plus  fort  :  les  cordes  vibraient,  et  leurs  sons  métal- 
liques semblaient  exhaler  des  sanglots,  et  comme  la  plainte  d'un 
amour  orgueilleux  et  vaincu.  Des  deux  côtés  de  la  rivière,  des  bois 
s'incHnaient  jusqu'au  bord  de  l'eau;  un  courant  d'air  frais  passait; 
Mme  Arnoux  regardait  au  loin  d'une  manière  vague.  Quand  la  musique 
s'arrêta,  elle  remua  les  paupières  plusieurs  fois,  comme  si  elle  sortait 
d'un  songe. 

Le  harpiste  s'approcha  d'eux,  humblement.  Pendant  qu'Arnoux. 
cherchait  de  la  monnaie,  Frédéric  allongea  vers  la  casquette  sa  main 
fermée,  et,  l'ouvrant  avec  pudeur,  il  y  déposa  un  louis  d'or.  Ce  n'était 
pas  la  vanité  qui  le  poussait  à  faire  cette  aumône  devant  elle,  mais- 
une  pensée  de  bénédiction  où  il  l'associait,  un  mouvement  de  cœur 
presque  religieux. 

Arnoux,  en  lui  montrant  le  chemin,  l'engagea  cordialement  à 
descendre.  Frédéric  affirma  qu'il  venait  de  déjeuner;  il  se  mourait 
de  faim,  au  contraire;  et  il  ne  possédait  plus  un  centime  au  fond  de 
sa  bourse. 

Ensuite  il  songea  qu'il  avait  bien  le  droit,  comme  un  autre,  de 
se  tenir  dans  la  chambre. 

Autour  des  tables  rondes,  des  bourgeois  mangeaient,  un  garçoa 
de  café  circulait;  M.  et  Mme  Arnoux  étaient  dans  le  fond,  à  droite; 
il  s'assit  sur  la  longue  banquette  de  velours  ayant  ramassé  un  journal 
qui  se  trouvait  là. 


l'éducation  sentimentale  9 

Ils  devaient,  à  Montereau,  prendre  la  diligence  de  Châlon.  Leur 
voyage  en  Suisse  durerait  un  mois.  Mme  Arnoux  blâma  son  mari 
de  sa  faiblesse  pour  son  enfant.  Il  chuchota  dans  son  oreille,  une  gra- 
cieuseté, sans  doute,  car  elle  sourit.  Puis  il  se  dérangea  pour  fermer 
derrière  son  cou  le  rideau  de  la  fenêtre. 

Le  plafond,  bas  et  tout  blanc,  rabattait  une  lumière  crue.  Frédéric, 
en  face,  distinguait  Tombre  de  ses  cils.  Elle  trempait  ses  lèvres  dans 
son  verre,  cassait  un  peu  de  croûte  entre  ses  doigts;  le  médaillon 
de  lapis-lazuli,  attaché  par  une  chaînette  d'or  à  son  poignet, de  temps 
à  autre  sonnait  contre  son  assiette.  Ceux  qui  étaient  là,  pourtant, 
n'avaient  pas  Tair  de  la  remarquer. 

Quelquefois,  par  les  hublots,  on  voyait  glisser  le  flanc  d'une 
barque  qui  accostait  le  navire  pour  prendre  ou  déposer  des  voyageurs. 
Les  gens  attablés  se  penchaient  aux  ouvertures  et  nommaient  les 
pays  riverains. 

Arnoux  se  plaignait  de  la  cuisine  :  il  se  récria  considérablement 
devant  l'addition,  et  il  la  fit  réduire.  Puis  il  emmena  le  jeune  homme 
à  l'avant  du  bateau  pour  boire  des  grogs.  Mais  Frédéric  s'en  retourna 
bientôt  seus  la  tente,  où  Mme  Arnoux  était  revenue.  Elle  lisait  un 
mince  volume  à  couverture  grise.  Les  deux  coins  de  sa  bouche  se 
relevaient  par  moments,  et  un  éclair  de  plaisir  illuminait  son  front.  Il 
jalousa  celui  qui  avait  inventé  ces  choses  dont  elle  paraissait  occupée. 
Plus  il  la  contemplait,  plus  il  sentait  entre  elle  et  lui  se  creuser  des 
abîmes.  Il  songeait  qu'il  faudrait  la  quitter  tout  à  l'heure,  irrévocable- 
ment, sans  en  avoir  arraché  une  parole,  sans  lui  laisser  même  un 
souvenir  ! 

Une  plaine  s'étendait  à  droite  ;  à  gauche  un  herbage  allait  douce- 
ment rejoindre  une  colline,  où  l'on  apercevait  des  vignobles,  des 
noyers,  un  moulin  dans  la  verdure,  et  des  petits  chemins  au  delà, 
formant  des  zigzags  sur  la  roche  blanche  qui  touchait  au  bord  du 
ciel.  Quel  bonheur  de  monter  côte  à  côte,  le  bras  autour  de  sa  taille, 
pendant  que  sa  robe  balayerait  les  feuilles  jaunies,  en  écoutant  sa 
voix,  sous  le  rayonnement  de  ses  yeux  !  Le  bateau  pouvait  s'arrêter, 


10  l'éducation  sentimentale 


ils  n'avaient  qu'à  descendre;  et  cette  chose  bien  simple  n'était  pas 
plus  facile,  cependant,  que  de  remuer  le  soleil  ! 

Un  peu  plus  loin,  on  découvrit  un  château,  à  toit  pointu,  avec 
des  tourelles  carrées.  Un  parterre  de  fleurs  s'étalait  devant  sa  façade 
et  des  avenues  s'enfonçaient,  comme  des  voûtes  noires,  sous  les  hauts 
tilleuls.  Il  se  la  figura  passant  au  bord  des  charmilles.  A  ce  moment, 
une  jeune  dame  et  un  jeune  homme  se  montrèrent  sur  le  perron, 
entre  les  caisses  d'orangers.  Puis  tout  disparut. 

La  petite  fille  jouait  autour  de  lui.  Frédéric  voulut  la  baiser. 
Elle  se  cacha  derrière  sa  bonne;  sa  mère  la  gronda  de  n'être  pas 
aimable  pour  le  monsieur  qui  avait  sauvé  son  châle.  Etait-ce  une  ouver- 
ture indirecte } 

—  ((  Va-t-elle  enfin  me  parler  ?  »  se  demandait-il. 

Le  temps  pressait.  Comment  obtenir  une  invitation  chez  Arnoux  ? 
Et  il  n'imagina  rien  de  mieux  que  de  lui  faire  remarquer  la  couleur 
i'     l'automne,  en  ajoutant  : 

—  «  Voilà  bientôt  l'hiver,  la  saison  des  bals  et  des  dîners  !  » 
Mais  Arnoux  était  tout  occupé  de  ses  bagages.  La  côte  de  Surville 

apparut,  les  deux  ponts  se  rapprochaient,  on  longea  une  corderie, 
ensuite  une  rangée  de  maisons  basses;  il  y  avait,  en  dessous,  des 
marmites  de  goudron,  des  éclats  de  bois;  et  des  gamins  couraient 
sur  le  sable,  en  faisant  la  roue.  Frédéric  reconnut  un  homme  avec 
un  gilet  à  manches,  il  lui  cria  : 

—  «  Dépêche-toi.  » 

On  arrivait.  Il  chercha  péniblement  Arnoux  dans  la  foule  des 
pa  sagers,  et  l'autre  répondit  en  lui  serrant  la  main  : 

—  «  Au  plaisir,  cher  monsieur  !  » 

Quand  il  fut  sur  le  quai,  Frédéric  se  retourna.  Elle  était  près 
du  gouvernail,  debout.  Il  lui  envoya  un  regard  où  il  avait  tâché  de 
mettre  toute  son  âme;  comme  s'il  n'eût  rien  fait,  elle  demeura  immo- 
bile. Puis,  sans  égard  aux  salutations  de  son  domestique  : 

—  «  Pourquoi  n'as-tu  pas  amené  la  voiture  jusqu'ici  ?  » 
Le  bonhomme  s'excusait. 


L  EDUCATION   SENTIMENTALE  II 

—  «  Quel  maladroit  !  Donne-moi  de  l'argent  l  » 
Et  il  alla  manger  dans  une  auberge. 

Un  quart  d'heure  après,  il  eut  envie  d'entrer  comme  par  hasard 
dans  la  cour  des  diligences.  Il  la  verrait  encore,  peut-être? 

—  «  A  quoi  bon  ?  »  se  dit-il. 

Et  l'américaine  l'emporta.  Les  deux  chevaux  n'appartenaient 
pas  à  sa  mère.  Elle  avait  emprunté  celui  de  M.  Chambrion,  le  receveur, 
pour  l'atteler  auprès  du  sien.  Isidore,  parti  la  veille,  s'était  reposé 
à  Bray  jusqu'au  soir  et  avait  couché  à  Montereau,  si  bien  que  les  bêtes 
rafraîchies  trottaient  lestement. 

Des  champs  moissonnés  se  prolongeaient  à  n'en  plus  finir.  Deux 
lignes  d'arbres  bordaient  la  route,  les  tas  de  cailloux  se  succédaient; 
et  peu  à  peu,  Villeneuve-Saint-Georges,  Ablon,  Châtillon,  Corbeil 
et  les  autres  pays,  tout  son  voyage  lui  revint  à  la  mémoire,  d'une 
façon  si  nette  qu'il  distinguait  maintenant  des  détails  nouveaifx,  des 
particularités  plus  intimes;  sous  le  dernier  volant  de  sa  robe,  son 
pied  passait  dans  une  mince  bottine  en  soie,  de  couleur  marron;  la 
tente  de  coutil  formait  un  large  dais  sur  sa  tête,  et  les  petits  glands 
rouges  de  la  bordure  tremblaient  à  la  brise,  perpétuellement. 

Elle  ressemblait  aux  femmes  des  livres  romantiques.  Il  n'aurait 
voulu  rien  ajouter,  rien  retrancher  à  sa  personne.  L'univers  venait 
tout  à  coup  de  s'élargir.  Elle  était  le  point  lumineux  où  l'ensemble 
des  choses  convergeait;  —  et,  bercé  par  le  mouvement  de  la  voiture, 
les  paupières  à  demi  closes,  le  regard  dans  les  nuages,  il  s'abandonnait 
à  une  joie  rêveuse  et  infinie. 

A  Bray,  il  n'attendit  pas  qu'on  eût  donné  l'avoine,  il  alla  devant, 
sur  la  route,  tout  seul.  Arnoux  l'avait  appelée  «Marie!  ».  Il  cria  très 
haut  «  Marie  !  ».  Sa  voix  se  perdit  dans  l'air. 

Une  large  couleur  de  pourpre  enflammait  le  ciel  à  l'occident. 
De  grosses  meules  de  blé,  qui  se  levaient  au  milieu  des  chaumes, 
projetaient  des  ombres  géantes.  Un  chien  se  mit  à  aboyer  dans  uno 
ferme,  au  loin.  Il  frissonna,  pris  d'une  inquiétude  sans  cause. 

Quand  Isidore  l'eut  rejoint,  il  se  plaça  sur  le  siège  pour  condiâra. 


12  l'Éducation  sentimentale 

Sa  défaillance  était  passée.  Il  était  bien  résolu  à  s'introduire,  n'importe 
comment,  chez  les  Arnoux,  et  à  se  lier  avec  eux.  Leur  maison  devait 
être  amusante,  Arnoux  lui  plaisait  d'ailleurs;  puis,  qui  sait?  Alors, 
un  flot  de  sang  lui  monta  au  visage  :  ses  tempes  bourdonnaient;  il 
fit  claquer  son  fouet,  secoua  les  rênes,  et  il  menait  les  chevaux  d'un 
tel  train,  que  le  vieux  cocher  répétait  : 

—  «  Doucement  1  mais  doucement  !  vous  les  rendrez  poussifs.  » 
Peu  à  peu  Frédéric  se  calma,  et  il  écouta  parler  son  domestique. 
On  attendait  Monsieur  avec  grande  impatience.  Mlle  Louise 

avait  pleuré  pour  partir  dans  la  voiture. 

—  «  Qu'est-ce  donc,  Mlle  Louise  ?  » 

—  «  La  petite  à  M.  Roque,  vous  savez?  » 

—  «  Ah  !  j'oubliais  !  »  répliqua  Frédéric,  négligemment. 
Cependant,  les  deux  chevaux  n'en  pouvaient  plus.  Ils  boitaient 

l'un  et  l'autre;  et  neuf  heures  sonnaient  à  Saint-Laurent  lorsqu'il 
arriva  sur  la  place  d'Armes,  devant  la  maison  de  sa  mère.  Cette  maison, 
spacieuse,  avec  un  jardin  donnant  sur  la  campagne,  ajoutait  à  la  con- 
sidération de  Mme  Moreau,  qui  était  la  personne  du  pays  la  plus 
respectée. 

Elle  sortait  d'une  vieille  famille  de  gentilshommes,  éteinte  main- 
tenant. Son  mari,  un  plébéien  que  ses  parents  lui  avaient  fait  épouser, 
était  mort  d'un  coup  d'épée,  pendant  sa  grossesse,  en  lui  laissant 
une  fortune  compromise.  Elle  recevait  trois  fois  la  semaine  et  donnait 
de  temps  à  autre  un  beau  dîner.  Mais  le  nombre  des  bougies  était 
calculé  d'avance,  et  elle  attendait  impatiemment  ses  fermages.  Cette 
gêne,  dissimulée  comme  un  vice,  la  rendait  sérieuse.  Cependant,  sa 
vertu  s'exerçait  sans  étalage  de  pruderie,  sans  aigreur.  Ses  moindres 
charités  semblaient  de  grandes  aumônes.  On  la  consultait  sur  le 
choix  des  domestiques,  l'éducation  des  jeunes  filles,  l'art  des  confitures^ 
et  Monseigneur  descendait  chez  elle  dans  ses  tournées  épiscopales. 

Mme  Moreau  nourrissait  une  haute  ambition  pour  son  fils.  Elle 
n'aimait  pas  à  entendre  blâmer  le  Gouvernement,  par  une  sorte  de 
prudence  anticipée.  Il  aurait  besoin  de   protections  d'abord;   puis. 


l'éducation  sentimentale  13 

grâce  à  ses  moyens,  il  deviendrait  conseiller  d'État,  ambassadeur, 
ministre.  Ses  triomphes  au  collège  de  Sens  légitimaient  cet  orgueil; 
il  avait  remporté  le  prix  d'honneur. 

Quand  il  entra  dans  le  salon,  tous  se  levèrent  à  grand  bruit, 
on  l'embrassa;  et  avec  les  fauteuils  et  les  chaises  on  fit  un  large  demi- 
cercle  autour  de  la  cheminée.  M.  Gamblin  lui  demanda  immédiate- 
ment son  opinion  sur  Mme  Lafarge.  Ce  procès,  la  fureur  de  l'époque, 
ne  manqua  pas  d'amener  une  discussion  violente;  Mme  Moreau 
l'arrêta,  au  regret  toutefois  de  M.  Gamblin;  il  la  jugeait  utile  pour 
le  jeune  homme,  en  sa  qualité  de  futur  jurisconsulte,  et  il  sortit  du 
salon,  piqué. 

Rien  ne  devait  surprendre  dans  un  ami  du  père  Roque  !  A  propos 
du  père  Roque,  on  parla  de  M.  Dambreuse,  qui  venait  d'acquérir 
le  domaine  de  la  Fortelle.  Mais  le  Percepteur  avait  entraîné  Frédéric 
à  l'écart,  pour  savoir  ce  qu'il  pensait  du  dernier  ouvrage  de  M.  Guizot. 
Tous  désiraient  connaître  ses  affaires;  et  Mme  Benoît  s'y  prit  adroite- 
ment en  s'informant  de  son  oncle.  Comment  allait  ce  bon  parent? 
Il  ne  donnait  plus  de  ses  nouvelles.  N'avait-il  pas  un  arrière-cousin 
en  Amérique? 

La  cuisinière  annonça  que  le  potage  de  Monsieur  était  servi. 
On  se  retira,  par  discrétion.  Puis,  dès  qu'ils  furent  seuls,  dans  la  salle, 
sa  mère  lui  dit,  à  voix  basse  : 

—  «  Eh  bien  ?  » 

Le  vieillard  l'avait  reçu  très  cordialement,  mais  sans  montrer 
ses  intentions. 

Mme  Moreau  soupira.  " 

—  «  Où  est-elle,  à  présent  ?  »  songeait-il. 

La  diligence  roulait,  et,  enveloppée  dans  le  châle  sans  doute, 
elle  appuyait  contre  le  drap  du  coupé  sa  belle  tête  endormie. 

Ils  montaient  dans  leurs  chambres  quand  un  garçon  du  Cygne 
de  la  Croix  apporta  un  billet. 

—  «  Qu'est-ce  donc  ?  » 

—  «  C'est  Deslauriers  qui  a  besoin  de  moi,  »  dit-il. 


M 


l'éducation   SENTIMENl'ALE 

«  Ah  !  ton  camarade  !  »  fit  Mme  Moreau  avec  un  ricanement 

de  mépris.  «  L'heure  est  bien  choisie,  vraiment  !  » 

Frédéric  hésitait.  Mais  Tamitié  fut  plus  forte.  Il  prit  son  chapeau. 
—  a  Au  moins,  ne  sois  pas  longtemps  I  »  lui  dit  sa  mère. 


II 


Le  père  de  Charles  Deslauriers,  ancien  capitaine  de  ligne,  démis- 
sionnaire en  1818,  était  revenu  se  marier  à  Nogent,  et,  avec  l'argent 
de  la  dot,  avait  acheté  une  charge  d'huissier,  suffisant  à  peine  pour 
le  faire  vivre.  Aigri  par  de  longues  injustices,  souffrant  de  ses  vieilles 
blessures,  et  toujours  regrettant  TEmpereur,  il  dégorgeait  sur  son 
entourage  les  colères  qui  Tétouffaient.  Peu  d'enfants  furent  plus 
battus  que  son  fils.  Le  gamin  ne  cédait  pas,  malgré  les  coups.  Sa 
mère,  quand  elle  tâchait  de  s'interposer,  était  rudoyée  comme  lui. 
Enfin  le  Capitaine  le  plaça  dans  son  étude,  et,  tout  le  long  du  jour, 
il  le  tenait  courbé  sur  son  pupitre  à  copier  des  actes,  ce  qui  lui  rendit 
l'épaule  droite  visiblement  plus  forte  que  l'autre. 

En  1833,  d'après  l'invitation  de  M.  le  Président,  le  Capitaine 
vendit  son  étude.  Sa  femme  mourut  d'un  cancer.  Il  alla  vivre  à  Dijon; 
ensuite  il  s'établit  marchand  d'hommes  à  Troyes;  et,  ayant  obtenu 
pour  Charles  une  demi-bourse,  le  mit  au  collège  de  Sens,  où  Frédéric 
le  reconnut.  Mais  l'un  avait  douze  ans,  l'autre  quinze;  d'ailleurs, 
mille  différences  de  caractère  et  d'origine  les  séparaient. 

Frédéric  possédait  dans  sa  commode  toutes  sortes  de  provisions, 
des  choses  recherchées,  un  nécessaire  de  toilette,  par  exemple.  Il 
aimait  à  dormir  tard  le  matin,  à  regarder  les  hirondelles,  à  lire  des 
pièces  de  théâtre,  et,  regrettant  les  douceurs  de  la  maison,  il  trouvait 
rude  la  vie  de  collège. 

Elle  semblait  bonne  au  fils  de  l'huissier.  Il  travaillait  si  bien, 
qu'au  bout  de  la  seconde  année,  il  passa  dans  la  classe  de  Troisième. 
Cependant,  à  cause  de  sa  pauvreté,  ou  de  son  humeur  querelleuse, 
une  sourde  malveillance  l'entourait.  Mais  un  domestique,  une  fois, 
l'ayant  appelé  enfant  de  gueux,  en  pleine  cour  des  Moyens,  il  lui  sauta 
à  la  gorge  et  l'aurait  tué,  sans  trois  maîtres  d'études  qui  intervinrent. 


i6  l'éducation  sentimentale 

Frédéric,  emporté  d'admiration,  le  serra  dans  ses  bras.  A  partir  de 
ce  jour,  l'intimité  fut  complète.  L'affection  d'un  grandy  sans  doute, 
flatta  la  vanité  du  petit,  et  l'autre  accepta  comme  un  bonheur  ce 
dévouement  qui  s'offrait. 

Son  père,  pendant  les  vacances,  le  laissait  au  collège.  Une  traduc- 
tion de  Platon  ouverte  par  hasard  l'enthousiasma.  Alors  il  s'éprit 
d'études  métaphysiques;  et  ses  progrès  furent  rapides,  car  il  les 
abordait  avec  des  forces  jeunes  et  dans  l'orgueil  d'une  intelligence 
qui  s'affranchit;  Jouffroy,  Cousin,  Laromiguière,  Malebranche,  les 
Écossais,  tout  ce  que  la  bibliothèque  contenait,  y  passa.  Il  avait  eu 
besoin  d'en  voler  îa  clef,  pour  se  procurer  des  livres. 

Les  distractions  de  Frédéric  étaient  moins  sérieuses.  Il  dessina 
dans  la  rue  des  Trois-Rois  la  généalogie  du  Christ,  sculptée  sur  un 
poteau,  puis  le  portail  de  la  cathédrale.  Après  les  drames  moyen  âge, 
il  entama  les  mémoires  :  Froissart,  Commynes,  Pierre  de  l'Estoile, 
Brantôme. 

Les  images  que  ces  lectures  amenaient  à  son  esprit  l'obsédaient 
si  fort,  qu'il  éprouvait  le  besoin  de  les  reproduire.  Il  ambitionnait 
d'être  un  jour  le  Walter  Scott  de  la  France.  Deslauriers  méditait 
un  vaste  sj^stème  de  philosophie,  qui  aurait  les  applications  les  plus 
lointaines. 

Ils  causaient  de  tout  cela,  pendant  les  récréations,  dans  la  cour, 
en  face  de  l'inscription  morale  peinte  sous  l'horloge;  ils  en  chucho- 
taient dans  la  chapelle,  à  la  barbe  de  saint  Louis  ;  ils  en  rêvaient  dans 
le  dortoir,  d'où  l'on  domine  »m  cimetière.  Les  jours  de  promenade, 
ils  se  rangeaient  derrière  les  autres,  et  ils  parlaient  interminablement. 

Ils  parlaient  de  ce  qu'ils  feraient  plus  tard,  quand  ils  seraient 
sortis  du  collège.  D'abord,  ils  entreprendraient  un  grand  voyage  avec 
l'argent  que  Frédéric  prélèverait  sur  sa  fortune,  à  sa  majorité.  Puis 
ils  reviendraient  à  Paris,  ils  travaille^ient  ensemble,  ne  se  quitteraient 
pas;  —  et,  comme  délassement  à  leurs  travaux,  ils  auraient  des  amours 
de  princesses  dans  des  boudoirs  de  satin,  ou  de  fulgurantes  orgies 
avec  des  courtisanes  illustres.  Des  doutes  succédaient  à  leurs  emporte- 


l'éducation  sentimentale  17 

ments  d'espoir.  Après  des  crises  de  gaieté  verbeuse,  ils  tombaient 
dans  des  silences  profonds. 

Les  soirs  d'été,  quand  ils  avaient  marché  longtemps  par  les 
chemins  pierreux  au  bord  des  vignes,  ou  sur  la  grande  route  en  pleine 
campagne,  et  que  les  blés  ondulaient  au  soleil,  tandis  que  des  senteurs 
d'angélique  passaient  dans  Tair,  une  sorte  d'étouffement  les  prenait, 
et  ils  s'étendaient  sur  le  dos,  étourdis,  enivrés.  Les  autres,  en  manche 
de  chemise,  jouaient  aux  barres  ou  faisaient  partir  des  cerfs-volants. 
Le  pion  les  appelait.  On  s'en  revenait,  en  suivant  les  jardins  que  traver- 
saient de  petits  ruisseaux  ;  puis  les  boulevards  ombragés  par  les  vieux 
murs;  les  rues  désertes  sonnaient  sous  leurs  pas;  la  grille  s'ouvrait, 
on  remontait  l'escalier;  et  ils  étaient  tristes  comme  après  de  grandes 
débauches. 

M.  le  Censeur  prétendait  qu'ils  s'exaltaient  mutuellement. Cepen- 
dant, si  Frédéric  travailla  dans  les  hautes  classes,  ce  fut  par  les  exhor- 
tations de  son  ami;  et,  aux  vacances  de  1837,  il  l'emmena  chez  sa 
mère. 

Le  jeune  homme  déplut  à  Mme  Moreau.  Il  mangea  extraordi- 
nairement,  il  refusa  d'assister  le  dimanche  aux  offices,  il  tenait  des 
discours  républicains;  enfin,  elle  crut  savoir  qu'il  avait  conduit  son 
fils  dans  des  lieux  déshonnêtes.  On  surveilla  leurs  relations.  Ils  ne 
s'en  aimèrent  que  davantage;  et  les  adieux  furent  pénibles,  quand 
Deslauriers,  l'année  suivante,  partit  du  collège,  pour  étudier  le  Droit 
à  Paris. 

Frédéric  comptait  bien  l'y  rejoindre.  Ils  ne  s'étaient  pas  vus 
depuis  deux  ans;  et,  leurs  embrassades  étant  finies,  ils  allèrent  sur 
les  ponts  afin  de  causer  plus  à  l'aise. 

Le  Capitaine,  qui  tenait  maintenant  un  billard  à  Villenauxe, 
s'était  fâché  rouge  lorsque  son  fils  avait  réclamé  ses  comptes  de  tutelle, 
et  même  lui  avait  coupé  les  vivres,  tout  net.  Mais  comme  il  voulait 
concourir  plus  tard  pour  une  chaire  de  professeur  à  l'École  et  qu'il 
n'avait  pas  d'argent,  Deslauriers  acceptait  à  Troyes  une  place  de 
maître  clerc  chez  un  avoué.  A  force  de  privations,  il  économiserait 


i8  l'éducation  sentimentale 

quatre  mille  francs;  et,  s'il  ne  devait  rien  toucher  de  la  succession 
maternelle,  il  aurait  toujours  de  quoi  travailler  librement,  pendant 
trois  années,  en  attendant  une  position.  Il  fallait  donc  abandonner 
leur  vieux  projet  de  vivre  ensemble  dans  la  capitale,  pour  le  présent 
du  moins. 

Frédéric  baissa  la  tête.  C'était  le  premier  de  ses  rêves  qui  s'écrou» 
lait. 

—  «  Console- toi,  »  dit  le  fils  du  Capitaine,  «  la  vie  est  longue; 
nous  sommes  jeunes.  Je  te  rejoindrai  !  N'y  pense  plus  !  » 

Il  le  secouait  par  les  mains,  et,  pour  le  distraire,  lui  fit  des  ques- 
tions sur  son  voyage. 

Frédéric  n'eut  pas  grand'chose  à  narrer.  Mais,  au  souvenir  de 
Mme  Arnoux,  son  chagrin  s'évanouit.  Il  ne  parla  pas  d'elle,  retenu 
par  une  pudeur.  Il  s'étendit  en  revanche  sur  Arnoux,  rapportant  ses 
discours,  ses  manières,  ses  relations;  et  Deslauriers  l'engagea  forte- 
ment à  cultiver  cette  connaissance. 

Frédéric,  dans  ces  derniers  temps,  n'avait  rien  écrit;  ses  opinions 
littéraires  étaient  changées  :  il  estimait  par-dessus  tout  la  passion; 
Werther,  René,  Frank,  Lara,  Lélia  et  d'autres  plus  médiocres  l'en- 
thousiasmaient presque  également.  Quelquefois  la  musique  lui  semblait 
seule  capable  d'exprimer  ses  troubles  intérieurs;  alors,  il  rêvait  des 
symphonies  ;  ou  bien  la  surface  des  choses  l'appréhendait,  et  il  voulait 
peindre.  Il  avait  composé  des  vers,  pourtant;  Deslauriers  les  trouva 
fort  beaux,  mais  sans  demander  une  autre  pièce. 

Quant  à  lui,  il  ne  donnait  plus  dans  la  métaphysique.  L'économie 
sociale  et  la  Révolution  française  le  préoccupaient.  C'était,  à  présent, 
un  grand  diable  de  vingt-deux  ans,  maigre,  avec  une  large  bouche, 
l'air  résolu.  Il  portait,  ce  soir-là,  un  mauvais  paletot  de  lasting;  et 
ses  souliers  étaient  blancs  de  poussière,  car  il  avait  fait  la  route  de 
Villenauxe  à  pied,  exprès  pour  voir  Frédéric. 

Isidore  les  aborda.  Madame  priait  Monsieur  de  revenir,  et, 
craignant  qu'il  n'eût  froid,  elle  lui  envoyait  son  manteau. 

—  «  Reste  donc  !  »  dit  Dcslauriers. 


l'éducation  sentimentale  19 

Et  ils  continuèrent  à  se  promener  d'un  bout  à  l'autre  des  deux 
ponts  qui  s'appuient  sur  l'île  étroite,  formée  par  le  canal  et  la  rivière. 

Quand  ils  allaient  du  côté  de  Nogent,  ils  avaient,  en  face,  un 
pâté  de  maisons  s'inclinant  quelque  peu  ;  à  droite,  l'église  apparaissait 
derrière  les  moulins  de  bois  dont  les  vannes  étaient  fermées;  et,  à 
gauche,  les  haies  d'arbustes,  le  long  de  la  rive,  terminaient  des  jardins, 
que  l'on  distinguait  à  peine.  Mais,  du  côté  de  Paris,  la  grande  route 
descendait  en  ligne  droite,  et  des  prairies  se  perdaient  au  loin,  dans 
les  vapeurs  de  la  nuit.  Elle  était  silencieuse  et  d'une  clarté  blanchâtre. 
Des  odeurs  de  feuillage  humide  montaient  jusqu'à  eux;  la  chute  de 
la  prise  d'eau,  cent  pas  plus  loin,  murmurait,  avec  ce  gros  bruit  doux 
que  font  les  ondes  dans  les  ténèbres. 

Deslauriers  s'arrêta,  et  il  dit  : 

—  «  Ces  bonnes  gens  qui  dorment  tranquilles,  c'est  drôle  ! 
Patience  !  un  nouveau  89  se  prépare  !  On  est  las  de  constitutions, 
de  chartes,  de  subtilités,  de  mensonges  !  Ah  !  si  j'avais  un  journal 
ou  une  tribune,  comme  je  vous  secouerais  tout  cela  !  Mais,  pour 
entreprendre  n'importe  quoi,  il  faut  de  l'argent  !  Quelle  malédiction 
que  d'être  le  fils  d'un  cabaretier  et  de  perdre  sa  jeunesse  à  la  quête 
de  son  pain  !  » 

Il  baissa  la  tête,  se  mordit  les  lèvres,  et  il  grelottait  sous  son 
vêtement  mince. 

Frédéric  lui  jeta  la  moitié  de  son  manteau  sur  les  épaules.  Ils 
s'en  enveloppèrent  tous  deux;  et,  se  tenant  par  la  taille,  ils  marchaient 
dessous,  côte  à  côte. 

—  «  Comment  veux-tu  que  je  vive  là-bas,  sans  toi  ?  »  disait 
Frédéric.  L'amertune  de  son  ami  avait  ramené  sa  tristesse.  «  J'aurais 
fait  quelque  chose  avec  une  femme  qui  m'eût  aimé....  Pourquoi  ris-tu  ? 
L'amour  est  la  pâture  et  comme  l'atmosphère  du  génie.  Les  émotions 
extraordinaires  produisent  les  œuvres  sublimes.  Quant  à  chercher 
celle  qu'il  me  faudrait,  j'y  renonce  !  D'ailleurs,  si  jamais  je  la  trouve, 
elle  me  repoussera.  Je  suis  de  la  race  des  déshérités,  et  je  m'éteindra* 
avec  un  trésor  qui  était  de  strass  ou  de  diamant,  je  n'en  sais  rien.  » 


20 


l'Éducation  sentimentale 
L'ombre  de  quelqu'un  s'allongea  sur  les  pavés,  en  même  temps 


qu'ils  entendirent  ces  mots  : 
—  a  Serviteur,  messieurs  l  » 


Celui  qui  les  prononçait  était  un  petit  homme,  habille^  dW 
ample  redingote  brune,  et  coiffé  d'une  casquette  latssant  parafe 
gous  la  visière  un  nez  pointu. 

—  €  M.  Roque?  »  dit  Frédéric. 


L*feUCATION    SENTIMENTALE  21 

—  «  Lui-même  !  »  reprit  la  voix. 

Le  Nogentais  justifia  sa  présence  en  contant  qu'il  revenait 
d'inspecter  ses  pièges  à  loup,  dans  son  jardin,  au  bord  de  Teau. 

—  «Et  vous  voilà  de  retour  dans  nos  pays?  Très  bien!  j'ai 
appris  cela  par  ma  fillette.  La  santé  est  toujours  bonne,  j'espère? 
Vous  ne  partez  pas  encore  ?  » 

Et  il  s'en  alla,  rebuté,  sans  doute,  par  l'accueil  de  Frédéric. 

Mme  Moreau,  en  effet,  ne  le  fréquentait  pas;  le  père  Roque 
vivait  en  concubinage  avec  sa  bonne,  et  on  le  considérait  fort  peu, 
bien  qu'il  fût  le  croupier  d'élections,  le  régisseur  de  M.  Dam- 
breuse. 

—  «  Le  banquier  qui  demeure  rue  d'Anjou  ?  »  reprit  Deslauriers. 
«  Sais-tu  ce  que  tu  devrais  faire,  mon  brave  ?  » 

Isidore  les  interrompit  encore  une  fois.  Il  avait  ordre  de  ramener 
Frédéric,  définitivement.  Madame  s'inquiétait  de  son  absence. 

—  ((  Bien,  bien  !  on  y  va,  )>  dit  Deslauriers;  «  il  ne  découchera 
pas.  w 

Et,  le  domestique  étant  parti  : 

—  «  Tu  devrais  prier  ce  vieux  de  t 'introduire  chez  les  Dam- 
breuse;  rien  n'est  utile  comme  de  fréquenter  une  maison  riche  ! 
Puisque  tu  as  un  habit  noir  et  des  gants  blancs,  profites-en  !  Il  faut 
que  tu  ailles  dans  ce  monde-là  !  Tu  m'y  mèneras  plus  tard.  Un  homme 
à  millions,  pense  donc  !  Arrange-toi  pour  lui  plaire,  et  à  sa  femme 
aussi.  Deviens  son  amant  !  » 

Frédéric  se  récriait. 

—  «  Mais  je  te  dis  là  des  choses  classiques,  il  me  semble  ? 
Rappelle-toi  Rastignac  dans  la  Comédie  humaine!  Tu  réussiras,  j'en 
suis  sûr  !  » 

Frédéric  avait  tant  de  confiance  en  Deslauriers,  qu'il  se  sentit 
ébranlé,  et  oubliant  Mme  Arnoux,  ou  la  comprenant  dans  la  prédiction 
faite  sur  l'autre,  il  ne  put  s'empêcher  de  sourire. 

Le  clerc  ajouta  : 

—  «  Dernier  conseil  :  passe  tes  examens  !  Un  titre  est  toujours 


22  l'Éducation  sentimentale 

bon;  et  lâche-moi  franchement  tes  poètes  catholiques  et  sataniques, 
aussi  avancés  en  philosophie  qu'on  Tétait  au  XII^  siècle.  Ton  désespoir 
est  bête.  De  très  grands  particuliers  ont  eu  des  commencements  plus 
difficiles,  à  commencer  par  Mirabeau.  D'ailleurs,  notre  séparation 
ne  sera  pas  si  longue.  Je  ferai  rendre  gorge  à  mon  filou  de  père.  Il 
est  temps  que  je  m'en  retourne,  adieu  !  As-tu  cent  sous  pour  que  je 
paye  mon  dîner  ?  » 

Frédéric  lui  donna  dix  francs,  le  reste  de  la  somme  prise  le  matin 
à  Isidore. 

Cependant  à  vingt  toises  des  ponts,  sur  la  rive  gauche,  une  lumière 
brillait  dans  la  lucarne  d'une  maison  basse. 

Deslauriers  l'aperçut.  Alors,  il  dit  emphatiquement,  tout  en 
retirant  son  chapeau  : 

—  «  Vénus,  reine  des  cieux,  serviteur  !  Mais  la  Pénurie  est  la 
mère  de  la  Sagesse.  Nous  a-t-on  assez  calomniés  pour  ça,  miséricorde!» 

Cette  allusion  à  une  aventure  commune  les  mit  en  joie.  Ils  riaient 
très  haut,  dans  les  rues. 

Puis,  ayant  soldé  sa  dépense  à  l'auberge,  Deslauriers  reconduisit 
Frédéric  jusqu'au  carrefour  de  l'Hôtel-Dieu  ;  —  et,  après  une  longue 
étreinte,  les  deux  amis  se  séparèrent. 


m 


Deux  mois  plus  tard,  Frédéric,  débarqué  un  matin  rue  Coq- 
Héron,  songea  immédiatement  à  faire  sa  grande  visite. 

Le  hasard  Tavait  servi.  Le  père  Roque  était  venu  lui  apporter 
un  rouleau  de  papiers,  en  le  priant  de  les  remettre  lui-même  chez 
M.  Dambreuse;  et  il  accompagnait  Tenvoi  d'un  billet  décacheté, 
où  il  présentait  son  jeune  compatriote. 

Mme  Moreau  parut  surprise  de  cette  démarche.  Frédéric  dissi- 
mula le  plaisir  qu'elle  lui  causait. 

M.  Dambreuse  s'appelait  de  son  vrai  nom  le  comte  d'Ambreuse; 
mais,  dès  1825,  abandonnant  peu  à  peu  sa  noblesse  et  son  parti,  il 
s'était  tourné  vers  l'industrie;  et,  Toreille  dans  tous  les  bureaux,  la 
main  dans  toutes  les  entreprises,  à  l'affût  des  bonnes  occasions,  subtil 
comme  un  Grec  et  laborieux  comme  un  Auvergnat,  il  avait  amassé 
une  fortune  que  Ton  disait  considérable;  de  plus,  il  était  ofBcier  de 
la  Légion  d'honneur,  membre  du  conseil  général  de  l'Aube,  député, 
pair  de  France,  un  de  ces  jours;  complaisant  du  reste,  il  fatiguait 
le  ministre  par  ses  demandes  continuelles  de  secours,  de  croix,  de 
bureaux  de  tabac;  et,  dans  ses  bouderies  contre  le  pouvoir,  il  inclinait 
au  centre  gauche.  Sa  femme,  la  joUe  Mme  Dambreuse,  que  citaient 
les  journaux  de  modes,  présidait  les  assemblées  de  charité.  En  cajolant 
les  duchesses,  elle  apaisait  les  rancunes  du  noble  faubourg  et  laissait 
croire  que  M.  Dambreuse  pouvait  encore  se  repentir  et  rendre  des 
services.  \ 

Le  jeune  homme  était  troublé  en  allant  chez  eux. 

—  «  J'aurais  mieux  fait  de  prendre  mon  habit.  On  m'invitera 
sans  doute  au  bal  pour  la  semaine  prochaine  ?  Que  va-t-on  me  dire  ?  » 

L'aplomb   lui  revint  en  songeant   que   M.   Dambreuse  n'était 


24  L'ÉDUCATION    SENTIMENTALE 

qu'un  bourgeois,  et  il  sauta  gaillardement  de  son  cabriolet  sur  le 
trottoir  de  la  rue  d'Anjou. 

Quand  il  eut  poussé  une  des  deux  portes  cochères,  il  traversa 
la  cour,  gravit  le  perron  et  entra  dans  un  vestibule  pavé  en  marbre 
de  couleur. 

Un  double  escalier  droit,  avec  un  tapis  rouge  à  baguettes  de 
cuivre,  s'appuyait  contre  les  hautes  murailles  en  stuc  luisant.  Il  y 
avait,  au  bas  des  marches,  un  bananier  dont  les  feuilles  larges  retom- 
baient sur  le  velours  de  la  rampe.  Deux  candélabres  de  bronze  tenaient 
des  globes  de  porcelaine  suspendus  à  des  chaînettes;  les  soupiraux 
des  calorifères  béants  exhalaient  un  air  lourd  ;  et  Ton  n'entendait 
que  le  tic  tac  d'une  grande  horloge,  dressée  à  l'autre  bout  du  vestibule, 
sous  une  panoplie. 

Un  timbre  sonna;  un  valet  parut,  et  introduisit  Frédéric  dans 
une  petite  pièce,  où  l'on  distinguait  deux  coffres-forts,  avec  des  casiers 
remplis  de  cartons.  M.  Dambreuse  écrivait  au  milieu,  sur  un  bureau 
à  cylindre. 

Il  parcourut  la  lettre  du  père  Roque,  ouvrit  avec  son  canif  la 
toile  qui  enfermait  les  papiers,  et  les  examina. 

De  loin,  à  cause  de  sa  taille  mince,  il  pouvait  sembler  jeune 
encore.  Mais  ses  rares  cheveux  blancs,  ses  membres  débiles  et  surtout 
la  pâleur  extraordinaire  de  son  visage,  accusaient  un  tempérament 
délabré.  Une  énergie  impitoyable  reposait  dans  ses  yeux  glauques, 
plus  froids  que  des  yeux  de  verre.  Il  avait  les  pommettes  saillantes, 
et  des  mains  à  articulations  noueuses. 

Enfin,  s 'étant  levé,  il  adressa  au  jeune  homme  quelques  questions 
:  ir  des  personnes  de  leur  connaissance,  sur  Nogent,  sur  ses  études; 
puis  il  le  congédia  en  s 'inclinant.  Frédéric  sortit  par  un  autre  corridor, 
et  se  trouva  dans  le  bas  de  la  cour,  auprès  des  remises. 

Un  coupé  bleu,  attelé  d'un  cheval  noir,  stationnait  devant  le 
oerron.  La  portière  s'ouvrit,  une  dame  y  monta,  et  la  voiture,  avec 
un  bruit  sourd,  se  mit  à  rouler  sur  le  sable. 

Frédéric,  en  même  temps  qu'elle,  arriva  de  l'autre  côté,  sous  \2k 


26  l'éducation  sentimentale 

porte  cochère.  L'espace  n'étant  pas  assez  large,  il  fut  contraint  d'at- 
tendre. La  jeune  femme,  penchée  en  dehors  du  vasistas,  parlait  tout 
bas  au  concierge.  Il  n'apercevait  que  son  dos,  couvert  d'une  mante 
violette.  Cependant,  il  plongeait  dans  l'intérieur  de  la  voiture,  tendue 
de  reps  bleu,  avec  des  passementeries  et  des  effilés  de  soie.  Les  vête- 
ments de  la  dame  l'empHssaient  ;  il  s'échappait  de  cette  petite  boîte 
capitonnée  un  parfum  d'iris,  et  comme  une  vague  senteur  d'élégances 
féminines.  Le  cocher  lâcha  les  rênes,  le  cheval  frôla  la  borne  brusque- 
ment, et  tout  disparut. 

Frédéric  s'en  revint  à  pied,  en  suivant  les  boulevards. 

Il  regrettait  de  n'avoir  pu  distinguer  Mme  Dambreuse. 

Un  peu  plus  haut  que  la  rue  Montmartre,  un  embarras  de 
voitures  lui  fit  tourner  la  tête;  et,  de  l'autre  côté,  en  face,  il  lut  sur 
une  plaque  de  marbre  : 

Jacques  Arnoux. 

Comment  n'avait-il  pas  songé  à  elle,  plus  tôt?  La  faute  venait 
je  Deslauriers,  et  il  s'avança  vers  la  boutique  ;  il  n'entra  pas, cependant  ; 
il  attendit  qu'Elle  parût. 

Les  hautes  glaces  transparentes  offraient  aux  regards,  dans  une 
disposition  habile,  des  statuettes,  des  dessins,  des  gravures,  des  cata- 
logues, des  numéros  de  VArt  industriel;  et  les  prix  de  l'abonnement 
étaient  répétés  sur  la  porte,  que  décoraient,  à  son  milieu,  les  initiales 
de  l'éditeur.  On  apercevait,  contre  les  murs,  de  grands  tableaux  dont 
le  vernis  brillait,  puis,  dans  le  fond,  deux  bahuts,  chargés  de  porce- 
laines, de  bronzes,  de  curiosités  alléchantes;  un  petit  escalier  les 
séparait,  fermé  dans  le  haut  par  une  portière  de  moquette;  et  un  lustre 
en  vieux  saxe,  un  tapis  vert  sur  le  plancher,  avec  une  table  en  mar- 
queterie, donnaient  à  cet  intérieur  plutôt  l'apparence  d'un  salon  que 
d'une  boutique. 

Frédéric  faisait  semblant  d'examiner  les  dessins.  Après  des 
hésitations  infinies,  il  entra. 


L  EDUCATION    SENTIMENTALE  27 

Un  employé  souleva  la  portière,  et  répondit  que  Monsieur  ne 
serait  pas  «  au  magasin  »  avant  cinq  heures.  Mais  si  la  commission 
pouvait  se  transmettre.... 

—  «  Non  !  je  reviendrai,  »  répliqua  doucement  Frédéric. 

Les  jours  suivants  furent  employés  à  se  chercher  un  logement  ; 
et  il  se  décida  pour  une  chambre  au  second  étage,  dans  un  hôtel 
garni,  rue  Saint-Hyacinthe. 

En  portant  sous  son  bras  un  buvard  tout  neuf,  il  se  rendit  à 
Fouverture  des  cours.  Trois  cents  jeunes  gens,  nu-tête,  emplissaient 
un  amphithéâtre  où  un  vieillard  en  robe  rouge  dissertait  d'une  voix 
monotone;  des  plumes  grinçaient  sur  le  papier.  Il  retrouvait  dans 
cette  salle  Todeur  poussiéreuse  des  classes,  une  chaire  de  forme  pareille, 
le  même  ennui  !  Pendant  quinze  jours,  il  y  retourna.  Mais  on  n'était 
pas  encore  à  l'article  3,  qu'il  avait  lâché  le  Code  civil,  et  il  abandonna 
les  Institutes  à  la  Summa  divisio  persoîiarum. 

Les  joies  qu'il  s'était  promises  n'arrivaient  pas;  et,  quand  il  eut 
épuisé  un  cabinet  de  lecture,  parcouru  les  collections  du  Louvre, 
et  plusieurs  fois  de  suite  été  au  spectacle,  il  tomba  dans  un  désœuvre- 
ment sans  fond. 

Mille  choses  nouvelles  ajoutaient  à  sa  tristesse.  Il  lui  fallait 
compter  son  linge  et  subir  le  concierge,  rustre  à  tournure  d'infirmier, 
qui  venait  le  matin  retaper  son  lit,  en  sentant  l'alcool  et  en  grommelant. 
Son  appartement,  orné  d'une  pendule  d'albâtre,  lui  déplaisait.  Les 
cloisons  étaient  minces;  il  entendait  les  étudiants  faire  du  punch, 
rire,  chanter. 

Las  de  cette  solitude,  il  rechercha  un  de  ses  anciens  camarades 
nommé  Baptiste  Martinon  ;  et  il  le  découvrit  dans  une  pension  bour- 
geoise de  la  rue  Saint- Jacques,  bûchant  sa  procédure,  devant  un  feu 
de  charbon  de  terre. 

En  face  de  lui,  une  femme  en  robe  d'indienne  reprisait  des 
chaussettes. 

Martinon  était  ce  qu'on  appelle  un  fort  bel  homme  :  grand, 
joufflu,  la  physionomie  régulière  et  des  yeux   bleuâtres  à  fleur  de 


28  l'éducation  sentimentale 

tête;  son  père,  un  gros  cultivateur,  le  destinait  à  la  magistrature,  — 
et,  voulant  déjà  paraître  sérieux,  il  portait  sa  barbe  taillée  en  collier. 

Comme  les  ennuis  de  Frédéric  n'avaient  point  de  cause  raison- 
nable et  qu'il  ne  pouvait  arguer  d'aucun  malheur,  Martinon  ne 
comprit  rien  à  ses  lamentations  sur  l'existence.  Lui,  il  allait  tous  les 
matins  à  l'École,  se  promenait  ensuite  dans  le  Luxembourg,  pre- 
nait le  soir  sa  demi-tasse  au  café,  et,  avec  quinze  cents  francs  par 
an  et  l'amour  de  cette  ouvrière,  il  se  trouvait  parfaitement  heureux. 

—  «  Quel  bonheur  !  »  exclama  intérieurement  Frédéric. 

Il  avait  fait  à  l'École  une  autre  connaissance,  celle  de  M.  de  Cisy, 
enfant  de  grande  famille  et  qui  semblait  une  demoiselle,  à  la  gentillesse 
de  ses  manières. 

M.  de  Cisy  s'occupait  de  dessin,  aimait  le  gothique.  Plusieurs 
fois  ils  allèrent  ensemble  admirer  la  Sainte-Chapelle  et  Notre-Dame. 
Mais  la  distinction  du  jeune  patricien  recouvrait  une  intelligence 
des  plus  pauvres.  Tout  le  surprenait;  il  riait  beaucoup  à  la  moindre 
plaisanterie,  et  montrait  une  ingénuité  si  complète,  que  Frédéric  le 
prit  d'abord  pour  un  farceur,  et  finalement  le  considéra  comme  un 
nigaud. 

Les  épanchements  n'étaient  donc  possibles  avec  personne;  et  il 
attendait  toujours  l'invitation  des  Dambreuse. 

Au  jour  de  l'an,  il  leur  envoya  des  cartes  de  visite,  mais  il  n'en 
reçut  aucune. 

Il  était  retourné  à  VAri  industriel. 

Il  y  retourna  une  troisième  fois,  et  il  vit  enfin  Arnoux  qui  se 
disputait  au  milieu  de  cinq  à  six  personnes  et  répondit  à  peine  à  son 
salut;  Frédéric  en  fut  blessé.  Il  n'en  chercha  pas  moins  comment 
parvenir  jusqu'à  Elle. 

Il  eut  d'abord  l'idée  de  se  présenter  souvent,  pour  marchander 
des  tableaux.  Puis  il  songea  à  glisser  dans  la  boîte  du  journal  quelques 
articles  a  très  forts  »,  ce  qui  amènerait  des  relations.  Peut-être  valait-il 
mieux  courir  droit  au  but,  déclarer  son  amour?  Alors,  il  composa 
Ane  lettre  de  douze  pages,  pleine  de  mouvements  lyriques  et  d'apostro- 


L  EDUCATION   SENTIMENTALE  29 

phes;  maïs  il  la  déchira,  et  ne  fit  rien,  ne  tenta  rien,  —  immobilisé 
par  la  peur  de  Tinsuccès. 

Au-dessus  de  la  boutique  d'Arnoux,  il  y  avait  au  premier  étage 
trois  fenêtres,  éclairées  chaque  soir.  Des  ombres  circulaient  par 
derrière,  une  surtout;  c'était  la  sienne;  —  et  il  se  dérangeait  de  très 
loin  pour  regarder  ces  fenêtres  et  contempler  cette  ombre. 

Une  négresse,  qu'il  croisa  un  jour  dans  les  Tuileries  tenant  une 
petite  fille  par  la  main,  lui  rappela  la  négresse  de  Mme  Arnoux.  Elle 
devait  y  venir  comme  les  autres;  toutes  les  fois  qu'il  traversait  les 
Tuileries,  son  cœur  battait,  espérant  la  rencontrer.  Les  jours  de 
soleil,  il  continuait  sa  promenade  jusqu'au  bout  des  Champs- 
Elysées. 

Des  femmes,  nonchalamment  assises  dans  des  calèches,  et  dont 
les  voiles  flottaient  au  vent,  défilaient  près  de  lui,  au  pas  ferme  de 
feurs  chevaux,  avec  un  balancement  insensible  qui  faisait  craquer 
les  cuirs  vernis.  Les  voitures  devenaient  plus  nombreuses,  et,  se 
ralentissant  à  partir  du  Rond-Point,  elles  occupaient  toute  la  voie. 
Les  crinières  étaient  près  des  crinières,  les  lanternes  près  des  lanternes; 
les  étriers  d'acier,  les  gourmettes  d'argent,  les  boucles  de  cuivre, 
jetaient  çà  et  là  des  points  lumineux  entre  les  culottes  courtes,  les 
gants  blancs, et  les  fourrures  qui  retombaient  sur  le  blason  des  portières. 
Il  se  sentait  comme  perdu  dans  un  monde  lointain.  Ses  yeux  erraient 
sur  les  têtes  féminines;  et  de  vagues  ressemblances  amenaient  à  sa 
mémoire  Mme  Arnoux.  Il  se  la  figurait,  au  milieu  des  autres,  dans 
un  de  ces  petits  coupés,  pareils  au  coupé  de  Mme  Dambreuse.  — 
Mais  le  soleil  se  couchait,  et  le  vent  froid  soulevait  des  tourbillons 
de  poussière.  Les  cochers  baissaient  le  menton  dans  leurs  cravates, 
les  roues  se  mettaient  à  tourner  plus  vite,  le  macadam  grinçait;  et 
tous  les  équipages  descendaient  au  grand  trot  la  longue  avenue,  en 
se  frôlant,  se  dépassant,  s'écartant  les  uns  des  autres,  puis,  sur  la 
olace  de  la  Concorde,  se  dispersaient.  Derrière  les  Tuileries,  le  ciel 
orenait  la  teinte  des  ardoises.  Les  arbres  du  jardin  formaient  deux 
masses  énormes,  violacées  par  le  sommet.  Les  becs  de  gaz  s'allumaient  ; 


30  l'éducation  sentimentale 

et  la  Seine,  verdâtre  dans  toute  son  étendue,  se  déchirait  en  moires 
d'argent  contre  les  piles  des  ponts. 

Il  allait  dîner,  moyennant  quarante-trois  sols  le  cachet,  dans  un 
restaurant,  rue  de  La  Harpe. 

Il  regardait  avec  dédain  le  vieux  comptoir  d'acajou,  les  serviettes 
tachées,  l'argenterie  crasseuse  et  les  chapeaux  suspendus  contre  la 
muraille.  Ceux  qui  l'entouraient  étaient  des  étudiants  comme  lui. 
Ils  causaient  de  leurs  professeurs,  de  leurs  maîtresses.  Il  s'inquiétait 
bien  des  professeurs  !  Est-ce  qu'il  avait  une  maîtresse  !  Pour  éviter 
leurs  joies,  il  arrivait  le  plus  tard  possible.  Des  restes  de  nourriture 
couvraient  toutes  les  tables.  Les  deux  garçons  fatigués  dormaient 
dans  des  coins,  et  une  odeur  de  cuisine,  de  quinquet  et  de  tabac, 
emplissait  la  salle  déserte. 

Puis  il  remontait  lentement  les  rues.  Les  réverbères  se  balançaient, 
en  faisant  trembler  sur  la  boue  de  longs  reflets  jaunâtres.  Des  ombres 
glissaient  au  bord  des  trottoirs,  avec  des  parapluies.  Le  pavé  était 
gras,  la  brume  tombait,  et  il  lui  semblait  que  les  ténèbres  humides, 
l'enveloppant,  descendaient  indéfiniment  dans  son  cœur. 

Un  remords  le  prit.  Il  retourna  aux  cours.  Mais  comme  il  ne 
connaissait  rien  aux  matières  élucidées,  des  choses  très  simples 
l 'embarrassèrent . 

Il  se  mit  à  écrire  un  roman  intitulé  :  Sylvio,  le  fils  du  pêcheur. 
La  chose  se  passait  à  Venise.  Le  héros,  c'était  lui-même;  l'héroïne, 
Mme  Arnoux.  Elle  s'appelait  Antonia;  —  et,  pour  l'avoir,  il  assassinait 
plusieurs  gentilshommes,  brûlait  une  partie  de  la  ville  et  chantait 
sous  son  balcon,  où  palpitaient  à  la  brise  les  rideaux  en  damas  rouge 
du  boulevard  Montmartre.  Les  réminiscences  trop  nombreuses  dont 
il  s'aperçut  le  découragèrent;  il  n'alla  pas  plus  loin,  et  son  désœuvre- 
ment redoubla. 

Alors,  il  supplia  Deslauriers  de  venir  partager  sa  chambre.  Ils 
s'arrangeraient  pour  vivre  avec  ses  deux  mille  francs  de  pension  ;  tout 
valait  mieux  que  cette  existence  intolérable.  Deslauriers  ne  pouvait  en- 
core quitter  Troyes.  Il  l'engageait  à  se  distraire,  et  à  fréquenter  Sénécal. 


l'éducation  sentimentale  31 

Sénécal  était  un  répétiteur  de  mathématiques,  homme  de  forte 
tête  et  de  convictions  républicaines,  un  futur  Saint- Just,  disait  le 
clerc.  Frédéric  avait  monté  trois  fois  ses  cinq  étages,  sans  en  recevoir 
aucune  visite.  Il  n'y  retourna  plus. 

Il  voulut  s'amuser.  Il  se  rendit  aux  bals  de  l'Opéra.  Ces  gaietés 
tumultueuses  le  glaçaient  dès  la  porte.  D'ailleurs,  il  était  retenu 
par  la  crainte  d'un  affront  pécuniaire,  s'imaginant  qu'un  souper  avec 
un  domino  entraînait  à  des  frais  considérables,  était  une  grosse  aven- 
ture. 

Il  lui  semblait,  cependant,  qu'on  devait  l'aimer!  Quelquefois,  il 
se  réveillait  le  cœur  plein  d'espérance,  s'habillait  soigneusement 
comme  pour  un  rendez-vous,  et  il  faisait  dans  Paris  des  courses  inter- 
minables. A  chaque  femme  qui  marchait  devant  lui,  ou  qui  s'avançait 
à  sa  rencontre,  il  se  disait  :  «  La  voilà  !  »  C'était,  chaque  fois,  une 
déception  nouvelle.  L'idée  de  Mme  Arnoux  fortifiait  ces  convoitises. 
Il  la  trouverait  peut-être  sur  son  chemin;  et  il  imaginait,  pour  l'abor- 
der, des  complications  du  hasard,  des  périls  extraordinaires  dont 
il  la  sauverait. 

Ainsi  les  jours  s'écoulaient,  dans  la  répétition  des  mêmes  ennuis 
et  des  habitudes  contractées.  Il  feuilletait  des  brochures  sous  les 
arcades  de  l'Odéon,  allait  lire  la  Revue  des  Deux  Mondes  au  café, 
entrait  dans  une  salle  du  Collège  de  France,  écoutait  pendant  une 
heure  une  leçon  de  chinois  ou  d'économie  politique.  Toutes  les 
semaines,  il  écrivait  longuement  à  Deslauriers,  dînait  de  temps  en 
temps  avec  Martinon,  voyait  quelquefois  M.  de  Cisy. 

Il  loua  un  piano,  et  composa  des  valses  allemandes. 

Un  soir,  au  théâtre  du  Palais-Royal,  il  aperçut,  dans  une  loge 
d*avant-scène,  Arnoux  près  d'une  femme.  Était-ce  elle }  L'écran  de 
taffetas  vert,  tiré  au  bord  de  la  loge,  masquait  son  visage.  Enfin  la 
toile  se  leva;  l'écran  s'abattit.  C'était  une  longue  personne,  de  trente 
ans  environ,  fanée,  et  dont  les  grosses  lèvres  découvraient,  en  riant, 
des  dents  splendides.  Elle  causait  familièrement  avec  Arnoux,  et  lui 
donnait  des  coups  d'éventail  sur  les  doigts.  Puis  une  jeune  fille  blonde. 


22  l'éducation  sentimentale 

les  paupières  un  peu  rouges  comme  si  elle  venait  de  pleurer,  s'assit 
entre  eux.  Arnoux  resta  dès  lors  à  demi  penché  sur  son  épaule,  en 
lui  tenant  des  discours  qu'elle  écoutait  sans  répondre.  Frédéric 
s'ingéniait  à  découvrir  la  condition  de  ces  femmes,  modestement 
habillées  de  robes  sombres,  à  cols  plats  rabattus. 

A  la  fin  du  spectacle,  il  se  précipita  dans  les  couloirs.  La  foule 
les  remplissait.  Arnoux,  devant  lui,  descendait  l'escalier,  marche  à 
marche,  donnant  le  bras  aux  deux  femmes. 

Tout  à  coup,  un  bec  de  gaz  l'éclaira.  Il  avait  un  crêpe  à  son 
chapeau.  Elle  était  morte,  peut-être  ?  Cette  idée  tourmenta  Frédéric 
si  fortement,  qu'il  courut  le  lendemain  à  VArt  industriel,  et,  payant 
vite  une  des  gravures  étalées  devant  la  montre,  il  demanda  au  garçon 
de  boutique  comment  se  portait  M.  Arnoux. 

Le  garçon  répondit  : 

—  «  Mais,  très  bien  !  » 
Frédéric  ajouta  en  pâlissant  : 

—  «  Et  Madame  ?  » 

—  «  Madame,  aussi  !  » 

Frédéric  oublia  d'emporter  sa  gravure. 

L'hiver  se  termina.  Il  fut  moins  triste  au  printemps,  se  mit  à 
préparer  son  examen,  et,  l'ayant  subi  d'une  façon  médiocre,  partit 
ensuite  pour  Nogent. 

Il  n'alla  point  à  Troyes  voir  son  ami,  afin  d'éviter  les  observations 
r^'î  sa  mère.  Puis,  à  la  rentrée,  il  abandonna  son  logement  et  prit,  sur 
le  quai  Napoléon,  deux  pièces,  qu'il  meubla.  L'espoir  d'une  invitation 
chez  les  Dambreuse  l'avait  quitté;  sa  grande  passion  pour  Mme  Ar- 
noux commençait  à  s^éteindre. 


IV 


Un  matin  du  moîs  de  décembre,  en  se  rendant  au  cours  de 
procédure,  il  crut  remarquer  dans  la  rue  Saint- Jacques  plus  d'anima- 
tion qu'à  l'ordinaire.  Les  étudiants  sortaient  précipitanoment  des 
cafés,  ou,  par  les  fenêtres  ouvertes,  ils  s'appelaient  d'une  maison  à 
Tautre;  les  boutiquiers,  au  milieu  du  trottoir,  regardaient  d'un  air 
inquiet  ;  les  volets  se  fermaient  ;  et,  quand  il  arriva  dans  la  rue  Soufflot^ 
il  aperçut  un  grand  rassemblement  autour  du  Panthéon. 

Des  jeunes  gens,  par  bandes  inégales  de  cinq  à  douze,  se  prome- 
naient en  se  donnant  le  bras  et  abordaient  les  groupes  plus  considé- 
rables qui  stationnaient  ça  et  là;  au  fond  de  la  place,  contre  les  grilles, 
des  hommes  en  blouse  péroraient,  tandis  que,  le  tricorne  sur  l'oreille 
et  les  mains  derrière  le  dos,  des  sergents  de  ville  erraient  le  long  des 
murs,  en  faisant  sonner  les  dalles  sous  leurs  fortes  bottes.  Tous 
avaient  un  air  mystérieux,  ébahi  ;  on  attendait  quelque  chose  évidem- 
ment; chacun  retenait  au  bord  des  lèvres  une  interrogation. 

Frédéric  se  trouvait  auprès  d'un  jeune  homme  blond,  à  figure 
avenante,  et  portant  moustache  et  barbiche  comme,  un  raffiné  du 
temps  de  Louis  XIIL  II  lui  demanda  la  cause  du  désordre. 

—  «  Je  n'en  sais  rien,  »  reprit  l'autre,  «  ni  eux  non  plus  !  C'est 
leur  mode  à  présent  !  quelle  bonne  farce  !  » 

Et  il  éclata  de  rire. 

Les  pétitions  pour  la  Réforme,  que  Ton  faisait  signer  dans  la 
garde  nationale,  jointes  au  recensement  Humann,  d'autres  événements 
encore,  amenaient  depuis  six  mois,  dans  Paris,  d'inexplicables  attrou- 
pements; et  même  ils  se  renouvelaient  si  souvent,  que  les  journaux 
n'en  parlaient  plus. 


34 


l'éducation  sentimentale 


—  «  Cela  manque  de  galbe  et  de  couleur,  »  —  continua  le  voisin 
de  Frédéric.  —  «  le  cuyde,  messire,  que  nous  avons  dégénéré  !  A  la 
bonne  époque  de  Loys  onzième,  voire  de  Benjamin  Constant,  il  y 


avait  plus  de  mutinerie  parmi  les  escholiers.  le  les  treuve  pacifiques 
comme  moutons,  bêtes  comme  cornichons,  et  idoines  à  estre  épi- 
ciers, Pasque-Dieu  !  Et  voilà  ce  qu'on  appelle  la  Jeunesse  des 
écoles  !  » 


l'éducation  sentimentale 


35 

Il  écarta  les  bras,  largement,  comme  Frederick   Lemaître   dans 
Robert  Macaire. 

—  «  Jeunesse  des  écoles,  je  te  bénis  !  » 

Ensuite,  apostrophant  un  chiffonnier,  qui  remuait  des  écailles 
d'huîtres  contre  la  borne  d'un  marchand  de  vin  : 

—  «  En  fais-tu  partie,  toi,  de  la  Jeunesse  des  écoles  ?  » 

Le  vieillard  releva  une  face  hideuse  où  Ton  distinguait,  au  milieu 
d'une  barbe  grise,  un  nez  rouge,  et  deux  yeux  avinés,  stupides. 

—  «  Non  !  tu  me  parais  plutôt  un  de  ces  hommes  à  figure  pati- 
bulaire que  Von  voit,  dans  divers  groupes ,  semant  Vor  à  pleines  mains., ^. 
Oh  !  sème,  mon  patriarche,  sème  !  Corromps-moi  avec  les  trésors 
d'Albion  !  Are  y  ou  English?  Je  ne  repousse  pas  les  présents  d'Arta- 
xercès  !  Causons  un  peu  de  l'union  douanière.  » 

Frédéric  sentit  quelqu'un  lui  toucher  à  l'épaule;  il  se  retourna. 
C'était  Martinon,  prodigieusement  pâle. 

—  «  Eh  bien  !  »  fit-il  en  poussant  un  gros  soupir,  «  encore  une 
émeute  !  » 

Il  avait  peur  d'être  compromis,  se  lamentait.  Des  hommes  en 
blouse,  surtout,  l'inquiétaient,  comme  appartenant  à  des  sociétés 
secrètes. 

—  «  Est-ce  qu'il  y  a  des  sociétés  secrètes  !  »  dit  le  jeune  homme 
à  moustaches.  «  C'est  une  vieille  blague  du  Gouvernement,  pour 
épouvanter  les  bourgeois  !  » 

Martinon  l'engagea  à  parler  plus  bas,  dans  la  crainte  de  la  police. 

—  «  Vous  croyez  encore  à  la  police,  vous  ?  Au  fait,  que  savez- 
vous,  monsieur,  si  je  ne  suis  pas  moi-même  un  mouchard }  » 

Et  il  le  regarda  d'une  telle  manière,  que  Martinon,  fort  ému,  ne 
comprit  point  d'abord  la  plaisanterie.  La  foule  les  poussait,  et  ils 
avaient  été  forcés,  tous  les  trois,  de  se  mettre  sur  le  petit  escalier 
conduisant,  par  un  couloir,  dans  le  nouvel  amphithéâtre. 

Bientôt  la  multitude  se  fendit  d'elle-même;  plusieurs  têtes  se 
découvrirent;  on  saluait  l'illustre  professeur  Samuel  Rondelot,  qui, 
enveloppé  de  sa  grosse  redingote,  levant  en  l'air  ses  lunettes  d'argent 


26  l'éducation  sentimentale 

et  soufflant  de  son  asthme,  s'avançait  à  pas  tranquilles,  pour  faire 
son  cours.  Cet  homme  était  une  des  gloires  judiciaires  du  XIX*  siècle, 
le  rival  des  Zachariae,  des  Ruhdorff.  Sa  dignité  nouvelle  de  pair  de 
France  n'avait  modifié  en  rien  ses  allures.  On  le  savait  pauvre,  et 
un  grand  respect  l'entourait. 

Cependant,  du  fond  de  la  place,  quelques-uns  crièrent  : 

—  «  A  bas   Guizot  !  » 

—  «  A  bas  Pritchard  !  » 

—  «  A  bas  les  vendus  !  » 

—  «  A  bas  Louis-Philippe  !  » 

La  foule  oscilla,  et,  se  pressant  contre  la  porte  de  la  cour  qui 
était  fermée,  elle  empêchait  le  professeur  d'aller  plus  loin.  Il  s'arrêta 
devant  l'escalier.  On  l'aperçut  bientôt  sur  la  dernière  des  trois  marches. 
Il  parla;  un  bourdonnement  couvrit  sa  voix.  Bien  qu'on  l'aimât  tout 
à  l'heure,  on  le  haïssait  maintenant,  car  il  représentait  l'Autorité. 
Chaque  fois  qu'il  essayait  de  se  faire  entendre,  les  cris  recommençaient. 
Il  fit  un  grand  geste  pour  engager  les  étudiants  à  le  suivre.  Une  voci- 
fération universelle  lui  répondit.  Il  haussa  les  épaules  dédaigneusement 
et  s'enfonça  dans  le  couloir.  Martinon  avait  profité  de  sa  place  pour 
disparaître   en  même  temps. 

—  ((  Quel  lâche  !  »  dit  Frédéric. 

—  «  Il  est  prudent  !  »  reprit  l'autre. 

La  foule  éclata  en  applaudissements.  Cette  retraite  du  professeur 
devenait  une  victoire  pour  elle.  A  toutes  les  fenêtres,  des  curieux 
regardaient.  Quelques-uns  entonnaient  la  Marseillaise;  d'autres  propo- 
saient d'aller  chez  Béranger. 

—  «  Chez  Laffîtte  !  » 

—  «  Chez  Chateaubriand  !  » 

—  «  Chez  Voltaire  !  »  hurla  le  jeune  homme  à  moustaches 
blondes. 

Les  sergents  de  ville  tâchaient  de  circuler,  en  disant  le  plus 
doucement  qu'ils  pouvaient  : 

—  «  Partez,  messieurs,  partez,  retirez-vous  !  » 


L  EDUCATION    SENTIMENTALE  37 

Quelqu'un  cria  : 

—  «  A  bas  les  assommeurs  !  » 

C'était  une  injure  usuelle  depuis  les  troubles  du  mois  de  sep- 
tembre. Tous  la  répétèrent.  On  huait,  on  sifflait  les  gardiens  de  Tordre 
public;  ils  commençaient  à  pâlir;  un  d'eux  n'y  résista  plus,  et,  a\isant 
un  petit  jeune  homme  qui  s'approchait  de  trop  près,  en  lui  riant  au 
nez,  il  le  repoussa  si  rudement,  qu'il  le  fit  tomber  cinq  pas  plus  loin, 
sur  le  dos,  devant  la  boutique  du  marchand  de  vin.  Tous  s'écartèrent; 
mais  presque  aussitôt  il  roula  lui-même,  terrassé  par  une  sorte  d'Her- 
cule dont  la  chevelure,  telle  qu'un  paquet  d'étoupes,  débordait  sous 
une  casquette  en  toile  cirée. 

Arrêté  depuis  quelques  minutes  au  coin  de  la  rue  Saint- Jacques, 
il  avait  lâché  bien  vite  un  large  carton  qu'il  portait  pour  bondir  vers 
le  sergent  de  ville  et,  le  tenant  renversé  sous  lui,  il  labourait  sa  face 
à  grands  coups  de  poing.  Les  autres  sergents  accoururent.  Le  terrible 
garçon  était  si  fort,  qu'il  en  fallut  quatre,  au  moins,  pour  le  dompter. 
Deux  le  secouaient  par  le  collet,  deux  autres  le  tiraient  par  les  bras, 
un  cinquième  lui  donnait,  avec  le  genou,  des  bourrades  dans  les 
reins,  et  tous  l'appelaient  brigand,  assassin,  émeutier.  La  poitrine 
nue  et  les  vêtements  en  lambeaux,  il  protestait  de  son  innocence; 
il  n'avait  pu,  de  sang-froid,  voir  battre  un  enfant. 

—  «  Je  m'appelle  Dussardier  !  chez  MM.  Valinçart  frères, 
dentelles  et  nouveautés,  rue  de  Cléry.  Où  est  mon  carton  ?  Je  veux 
mon  carton  !  »  Il  répétait  :  «  Dussardier  !...  rue  de  Cléry.  Mon 
carton  !  » 

Il  s'apaisa  pourtant,  et,  d'un  air  stoïque,  se  laissa  conduire  vers 
le  poste  de  la  rue  Descartes.  Un  flot  de  monde  le  suivit.  Frédéric  et 
le  jeune  homme  à  moustaches  marchaient  immédiatement  par  derrière, 
pleins  d'admiration  pour  le  commis  et  révoltés  contre  la  violence  du 
Pouvoir. 

A  mesure  que  l'on  avançait,  la  foule  devenait  moins  grosse. 

Les  sergents  de  ville,  de  temps  à  autre,  se  retournaient  d'un  air 
féroce;  et  les  tapageurs  n'ayant  plus  rien  à  faire,  les  curieux  rien  à 


38  l'éducation  sentimentale 

voir,  tous  s'en  allaient  peu  à  peu.  Des  passants,  que  Ton  croisait, 
considéraient  Dussardier  et  se  livraient  tout  haut  à  des  commentaires 
outrageants.    Une    vieille  femme,  sur  sa  porte,  s'écria  même  qu'il 


avait  volé  un  pain;  cette  injustice  augmenta  l'irritation  des  deux  amis. 
Enfin  on  arriva  devant  le  corps  de  garde.  Il  ne  restait  qu'une  vingtaine 
de  personnes.  La  vue  des  soldats  suffit  pour  les  disperser. 

Frédéric  et  son  camarade  réclame ;ent,  hardiment,  celui  qu'on 


l'éducation  sentimentale 


3^ 

venait  de  mettre  en  prison.  Le  factionnaire  les  menaça,  s'ils  insistaient, 
de  les  y  fourrer  eux-mêmes.  Ils  demandèrent  le  chef  du  poste,  et 
déclinèrent  leur  nom  avec  leur  qualité  d'élèves  en  Droit,  affirmant 
que  le  prisonnier  était  leur  condisciple. 

On  les  fit  entrer  dans  une  pièce  toute  nue,  où  quatre  bancs 
s'allongeaient  contre  les  murs  de  plâtre,  enfumés.  Au  fond,  un  guichet 
s'ouvrit.  Alors  parut  le  robuste  visage  de  Dussardier,  qui,  dans  le 
désordre  de  sa  chevelure,  avec  ses  petits  yeux  francs  et  son  nez 
carré  du  bout,  rappelait  confusément  la  physionomie  d'un  bon  chien. 

—  «  Tu  ne  nous  reconnais  pas }  »  dit  Hussonnet.  j 
C'était  le  nom  du  jeune  homme  à  moustaches. 

—  «  Mais...,  ))  balbutia  Dussardier. 

—  «  Ne  fais  donc  plus  l'imbécile,  »  reprit  l'autre  ;  «  on  sait  que 
tu  es,  comme  nous,  élève  en  Droit.  » 

Malgré  leurs  clignements  de  paupières,  Dussardier  ne  devinait 
rien.  Il  parut  se  recueillir,  puis  tout  à  coup  : 

—  «  A-t-on  trouvé  mon  carton  ?  » 

Frédéric  leva  les  yeux,  découragé.  Hussonnet  répliqua  : 

—  «  Ah  !  ton  carton,  oii  tu  mets  tes  notes  de  cours  ?  Oui,  oui  ! 
rassure-toi  !  » 

Ils  redoublaient  leur  pantomime.  Dussardier  comprit  enfin  qu'ils 
venaient  pour  le  servir;  et  il  se  tut,  craignant  de  les  compromettre. 
D'ailleurs,  il  éprouvait  une  sorte  de  honte  en  se  voyant  haussé  au 
rang  social  d'étudiant  et  le  pareil  de  ces  jeunes  hommes  qui  avaient 
des  mains  si  blanches. 

—  «  Veux-tu  faire  dire  quelque  chose  à  quelqu'un  ?  »  demanda 
Frédéric. 

—  «  Non,  merci,  à  personne  !  » 

—  <(  Mais  ta  famille }  » 

Il  baissa  la  tête  sans  répondre;  le  pauvre  garçon  était  bâtard.  Les 
deux  amis  restaient  étonnés  de  son  silence. 

—  «  As-tu  de  quoi  fumer  ?  »  reprit  Frédéric. 

Il  se  palpa,  puis  retira  du  fond  de  sa  poche  les  débris  d'une  pipe, 


l'éducation  sentimentale 


40 

—  une  belle  pipe  en  écume  de  mer,  avec  un  tuyau  en  bois  noir,  un 
couvercle  d'argent  et  un  bout  d'ambre. 

Depuis  trois  ans,  il  travaillait  à  en  faire  un  chef-d'œuvre.  Il 
avait  eu  soin  d'en  tenir  le  fourneau  constamment  serré  dans  une 
gaîne  de  chamois,  de  la  fumer  le  plus  lentement  possible,  sans  jamais 
la  poser  sur  du  marbre,  et,  chaque  soir,  de  la  suspendre  au  chevet 
de  son  lit.  A  présent,  il  en  secouait  les  morceaux  dans  sa  main  dont 
les  ongles  saignaient;  et,  le  menton  sur  la  poitrine,  les  prunelles 
fixes,  béant,  il  contemplait  ces  ruines  de  sa  joie  avec  un  regard  d'une 
ineffable  tristesse. 

—  «  Si  nous  lui  donnions  des  cigares,  hein  ?  »  dit  tout  bas  Hus- 
sonnet,  en  faisant  le  geste  d'en  atteindre. 

Frédéric  avait  déjà  posé,  au  bord  du  guichet,  un  porte-cigare 
rempli. 

—  «  Prends  donc  !  Adieu,  bon  courage  !  » 

Dussardier  se  jeta  sur  les  deux  mains  qui  s'avançaient.  Il  les 
serrait  frénétiquement,  la  voix  entrecoupée  par  des  sanglots. 

—  «  Comment?...  à  moi  !...  à  moi  !...  » 

Les  deux  amis  se  dérobèrent  à  sa  reconnaissance,  sortirent,  et 
allèrent  déjeuner  ensemble  au  café  Tabourey,  devant  le  Luxem- 
bourg. 

Tout  en  séparant  le  beefsteak,  Hussonnet  apprit  à  son  compagnon 
qu'il  travaillait  dans  des  journaux  de  modes  et  fabriquait  des  réclames 
pour  VArt  industriel. 

—  «  Chez  Jacques  Arnoux,  »  dit  Frédéric. 

—  «  Vous  'e  connaissez }  » 

—  «  Oui  !  non  !...  C'est-à-dire  je  l'ai  vu,  je  l'ai  rencontré.  » 

Il  demanda  négligemment  à  Hussonnet  s'il  voyait  quelquefois 
sa  femnïe. 

—  «  De  temps  à  autre,  »  reprit  le  bohème. 

Frédéric  n'osa  poursuivre  ses  questions;  cet  homme  venait  de 
prendre  une  place  démesurée  dans  sa  vie  ;  il  paya  la  note  du  déjeuner, 
sans  qu'il  y  eût  de  la  part  de  l'autre  aucune  protestation. 


l'éducation  sentimentale  41 

La  sympathie  était  mutuelle;  ils  échangèrent  leurs  adresses,  et 
Hussonnet  l'invita  cordialement  à  l'accompagner  jusqu'à  la  rue  de 
Fleurus. 

Ils  étaient  au  milieu  du  jardin  quand  l'employé  d'Arnoux, 
retenant  son  haleine,  contourna  son  visage  dans  une  grimace  abo- 
minable et  se  mit  à  faire  le  coq.  Alors  tous  les  coqs  qu'il  y  avait  aux 
environs  lui  répondirent  par  des  cocoricos  prolongés. 

—  ((  C'est  un  signal,  »  dit  Hussonnet. 

Ils  s'arrêtèrent  près  du  théâtre  Bobino,  devant  une  maison  où 
Ton  pénétrait  par  une  allée.  Dans  la  lucarne  d'un  grenier,  entre  des 
capucines  et  des  pois  de  senteur,  une  jeune  femme  se  montra,  nu-tête, 
en  corset,  et  appuyant  ses  deux  bras  contre  le  bord  de  la  gouttière. 

—  «  Bonjour,  mon  ange,  bonjour,  bibiche,  »  fit  Hussonnet,  en 
lui   envoyant  des  baisers. 

Il  ouvrit  la  barrière  d'un  coup  de  pied,  et  disparut. 

Frédéric  l'attendit  toute  la  semaine.  Il  n'osait  aller  chez  lui, 
pour  n'avoir  point  l'air  impatient  de  se  faire  rendre  à  déjeuner;  mais 
il  le  chercha  par  tout  le  quartier  latin.  Il  le  recontra  un  soir,  et  l'emmena 
dans  sa  chambre  sur  le  quai  Napoléon. 

La  causerie  fut  longue;  ils  s'épanchèrent.  Hussonnet  ambitionnait 
la  gloire  et  les  profits  du  théâtre.  Il  collaborait  à  des  vaudevilles  non 
reçus,  «  avait  des  masses  de  plans  »,  tournait  le  couplet  ;  il  en  chanta 
quelques-uns.  Puis,  remarquant  dans  l'étagère  un  volume  de  Hugo 
et  un  autre  de  Lamartine,  il  se  répandit  en  sarcasmes  sur  l'école 
romantique.  Ces  poètes-là  n'avaient  ni  bon  sens  ni  correction,  et 
n'étaient  pas  Français,  surtout  !  Il  se  vantait  de  savoir  sa  langue  et 
épluchait  les  phrases  les  plus  belles  avec  cette  sévérité  hargneuse,  ce 
goût  académique  qui  distinguent  les  personnes  d'humeur  folâtre 
quand  elles  abordent  l'art  sérieux. 

F.idéric  fut  blessé  dans  ses  prédilections;  il  avait  envie  de 
rompre.  Pourquoi  ne  pas  hasarder,  tout  de  suite,  le  mot  d'où  son 
bonheur  dépendait  ?  Il  demanda  au  garçon  de  lettres  s'il  pouvait  le 
présenter  chez  Arnoux. 


42  l'éducation  sentimentale 


La  chose  était  facile,  et  ils  convinrent  du  jour  suivant. 

Hussonnet  manqua  le  rendez-vous;  il  en  manqua  trois  autres. 
Un  samedi,  vers  quatre  heures,  il  apparut.  Mais,  profitant  de  la  voiture, 
il  s'arrêta  d'abord  au  Théâtre-Français  pour  avoir  un  coupon  de  loge; 
il  se  fit  descendre  chez  un  tailleur,  chez  une  couturière;  il  écrivait 
des  billets  chez  les  concierges.  Enfin  ils  arrivèrent  boulevard  Mont- 
martre. Frédéric  traversa  la  boutique,  monta  Tescalier.  Arnoux  le 
reconnut  dans  la  glace  placée  devant  son  bureau  ;  et,  tout  en  continuant 
à  écrire,  lui  tendit  la  main  par-dessus  Tépaule. 

Cinq  ou  six  personnes,  debout,  emplissaient  Tappartement  étroit, 
qu'éclairait  une  seule  fenêtre  donnant  sur  la  cour;  un  canapé  en  damas 
de  laine  brune  occupait  au  fond  l'intérieur  d'une  alcôve,  entre  deux 
portières  d'étoflFe  semblable.  Sur  la  cheminée  couverte  de  paperasses, 
il  y  avait  une  Vénus  en  bronze;  deux  candélabres,  garnis  de  bougies 
roses,  la  flanquaient  parallèlement.  A  droite,  près  d'un  cartonnier, 
un  homme  dans  un  fauteuil  lisait  le  journal,  en  gardant  son  chapeau 
sur  sa  tête;  les  murailles  disparaissaient  sous  des  estampes  et  des 
tableaux,  gravures  précieuses  ou  esquisses  de  maîtres  contemporains, 
ornées  de  dédicaces,  qui  témoignaient  pour  Jacques  Arnoux  de  l'aflFec- 
tion  la  plus  sincère. 

—  «  Cela  va  toujours  bien  ?  »  fit-il  en  se  tournant  vers  Frédéric. 
Et,  sans  attendre  sa  réponse,  il  demanda  bas  à  Hussonnet  : 

—  «  Comment  l'appelez- vous,  votre  ami }  » 
Puis  tout  haut  : 

—  «  Prenez  donc  un  cigare,  sur  le  cartonnier,  dans  la  boîte.  » 
UArt  industriel,  posé  au  point  central  de  Paris,  était  un  lieu  de 

rendez-vous  commode,  un  terrain  neutre  où  les  rivalités  se  coudoyaient 
familièrement.  On  y  voyait,  ce  jour-là,  Anténor  Braive,  le  portraitiste 
des  rois;  Jules  Burrieu,  qui  commençait  à  populariser  par  ses  dessins 
les  guerres  d'x\lgérie;  le  caricaturiste  Sombaz,  le  sculpteur  Vourdat, 
d'autres  encore,  et  aucun  ne  répondait  aux  préjugés  de  l'étudiant. 
Leurs  manières  étaient  simples,  leurs  propos  libres.  Le  mystique 
Lovarias  débita  un  conte  obscène  ;  et  l'inventeur  du  paysage  oriental, 


l'éducation  sentimentale 


43 

le  fameux  Dittmer,  portait  une  camisole  de  tricot  sous  son  gilet,  et 
prit  Tomnibus  pour  s'en  retourner. 

Il  fut  d'abord  question  d'une  nommée  Apollonîe,  un  ancien 
modèle,  que  Burrieu  prétendait  avoir  reconnue  sur  le  boulevard, 
dans  une  daumont.  Hussonnet  expliqua  cette  métamorphose  par  la 
série  de  ses  entreteneurs. 

—  «  Comme  ce  gaillard-là  connaît  les  filles  de  Paris  !  »  dit  Arnoux. 

—  ((  Après  vous,  s'il  en  reste,  sire,  »  répliqua  le  bohème,  avec 
un  salut  militaire,  pour  imiter  le  grenadier  offrant  sa  gourde  à  Napo- 
léon. 

Puis  on  discuta  quelques  toiles,  où  la  tête  d 'Apollonîe  avait 
servi.  Les  confrères  absents  furent  critiqués.  On  s'étonnait  du  prix 
de  leurs  œuvres;  et  tous  se  plaignaient  de  ne  point  gagner  suffisam- 
ment, lorsque  entra  un  homme  de  taille  moyenne,  l'habit  fermé  par 
un  seul  bouton,  les  yeux  vifs,  l'air  un  peu  fou. 

—  «  Quel  tas  de  bourgeois  vous  êtes  !  »  dit-il.  «  Qu'est-ce  que 
cela  fait,  miséricorde  !  Les  vieux  qui  confectionnaient  des  chefs- 
d'œuvre  ne  s'inquiétaient  pas  du  million.  Corrège,  Murillo....  » 

—  «  Ajoutez  Pellerin,  »  dit  Sombaz. 

Mais  sans  relever  l'épigramme,  il  continua  de  discourir  avec  tant 
véhémence,  qu'Arnoux  fut  contraint  de  lui  répéter  deux  fois  : 

—  «  Ma  femme  a  besoin  de  vous,  jeudi.  N'oubliez  pas  !  » 
Cette  parole  ramena  la  pensée  de  Frédéric  sur  Mme  Arnoux  , 

Sans  doute,  on  pénétrait  chez  elle  par  le  cabinet  près  du  divan? 
Arnoux,  pour  prendre  un  mouchoir,  venait  de  l'ouvrir;  Frédéric 
avait  aperçu,  dans  le  fond,  un  lavabo.  Mais  une  sorte  de  grommellement 
sortit  du  coin  de  la  cheminée;  c'était  le  personnage  qui  lisait  son  jour- 
nal, dans  le  fauteuil.  Il  avait  cinq  pieds  neuf  pouces,  les  paupières  un 
peu  tombantes,  la  chevelure  grise,  l'air  majestueux  —  et  s'appelait 
Regimbart.  \ 

—  «  Qu'est-ce  donc.  Citoyen  ?  »  dit  Arnoux. 

—  «  Encore  une  nouvelle  canaillerie  du  Gouvernement  !  » 

lî  s'agissait  de  la  destitution  d'un  maître  d'école;  Pellerin  reprît 


^.^  L  EDUCATION    SENTIMENTALE 

son  parallèle  entre  Michel-Ange  et  Shakespeare.  Dittmer  s'en  allait. 
Arnoux  le  rattrapa  pour  lui  mettre  dans  la  main  deux  billets  de  banque. 
Alors,  Hussonnet,  croyant  le  moment  favorable  : 

—  «  Vous  ne  pourriez  pas  m'avancer,  mon  cher  patron?...» 
Mais  Arnoux  s'était  rassis  et  gourmandait  un  vieillard  d'aspect 

sordide,  en  lunettes  bleues. 

—  «Ah  !  vous  êtes  joli,  père  Isaac  !  Voilà  trois  œuvres  décriées, 
perdues  !  Tout  le  monde  se  fiche  de  moi  !  On  les  connaît  maintenant  ! 
Que  voulez-vous  que  j'en  fasse?  Il  faudra  que  je  les  envoie  en  Cali- 
fornie !...  au  diable  !  Taisez-vous  !  » 

La  spécialité  de  ce  bonhomme  consistait  à  mettre  au  bas  de  ces 
tableaux  des  signatures  de  maîtres  anciens.  Arnoux  refusait  de  le 
payer;  il  le  congédia  brutalement.  Puis,  changeant  de  manières,  il 
salua  un  monsieur  décoré,  gourmé,  avec  favoris  et  cravate  blanche. 

Le  coude  sur  l'espagnolette  de  la  fenêtre,  il  lui  parla  pendant 
longtemps,  d'un  air  mielleux.  Enfin  il  éclata  : 

—  «  Eh  !  je  ne  suis  pas  embarrassé  d'avoir  des  courtiers,  monsieur 
le  comte  !  » 

Le  gentilhomme  s 'étant  résigné,  Arnoux  lui  solda  vingt-cinq 
louis,  et,  dès  qu'il  fut  dehors  : 

—  «  Sont-ils  assommants,  ces  grands  seigneurs  !  » 

—  a  Tous  des  misérables  !  »  murmura   Regimbart. 

A  mesure  que  l'heure  avançait,  les  occupations  d'Arnoux  redou- 
blaient; il  classait  des  articles,  décachetait  des  lettres,  alignait  des 
comptes;  au  bruit  du  marteau  dans  le  magasin,  sortait  pour  surveiller 
les  emballages,  puis  reprenait  sa  besogne;  et,  tout  en  faisant  courir 
sa  plume  de  fer  sur  le  papier,  il  ripostait  aux  plaisanteries.  Il  devait 
dîner  le  soir  chez  son  avocat,  et  partait  le  lendemain  pour  la  Bel- 
gique. 

Les  autres  causaient  des  choses  du  jour  :  le  portrait  de  Chérubini, 
l'hémicycle  des  Beaux  Arts,  l'Exposition  prochaine.  Pellerin  débla- 
térait contre  l'Institut.  Les  cancans,  les  discussions  s'entre-croisaient. 
L'appartement,  bas  de  plafond,  était  si  rempli,  qu'on  ne  pouvait 


L  EDUCATION    SENTIMENTALE  45 

remuer;  et  la  lumière  des  bougies  roses  passait  dans  la  tumée  des 
cigares  comme  des  rayons  de  soleil  dans  la  brume. 

La  porte,  près  du  divan,  s'ouvrit,  et  une  grande  femme  mince 
entra,  —  avec  des  gestes  brusques  qui  faisaient  sonner  sur  sa  robe 
en  taffetas  noir  toutes  les  breloques  de  sa  montre. 

C'était  la  femme  entrevue, Tété  dernier,  au  Palais- Royal. Quelques- 
uns,  l'appelant  par  son  nom,  échangèrent  avec  elle  des  poignées  de 
main.  Hussonnet  avait  enfin  arraché  une  cinquantaine  de  francs;  la 
pendule  sonna  sept  heures;  tous  se  retirèrent. 

Arnoux  dit  à  Pellerin  de  rester,  et  conduisit  Mlle  Vatnaz  dans 
le  cabinet. 

Frédéric  n'entendait  pas  leurs  paroles;  ils  chuchotaient.  Cepen- 
dant, la  voix  féminine  s'éleva  : 

-^  ((  Depuis  six  mois  que  l'affaire  est  faite,  j'attends  toujours  1  » 

Il  y  eut  un  long  silence,  Mlle  Vatnaz  reparut.  Arnoux  lui  avait 
encore  promis  quelque  chose. 

—  <(  Oh  !  oh  !  plus  tard,  nous  verrons  !  » 

—  «  Adieu,  homme  heureux  !  »  dit-elle,  en  s'en  allant. 
Arnoux  rentra  vivement  dans  le  cabinet,  écrasa  du  cosmétique 

sur  ses  moustaches,  haussa  ses  bretelles  pour  tendre  ses  sous-pieds; 
et,  tout  en  se  lavant  les  mains  : 

—  «  Il  me  faudrait  deux  dessus  de  porte,  à  deux  cent  cinquante 
la  pièce,  genre  Boucher,  est-ce  convenu }  » 

—  «  Soit,  ))  dit  l'artiste,  devenu  rouge. 

—  «  Bon  !  et  n'oubliez  pas  ma  femme  !  » 

Frédéric  accompagna  Pellerin  jusqu'au  haut  du  faubourg  Pois- 
sonnière, et  lui  demanda  la  permission  de  venir  le  voir  quelquefois, 
faveur  qui  fut  accordée  gracieusement. 

Pellerin  Hsait  tous  les  ouvrages  d'esthétique  pour  découvrir  la 
véritable  théorie  du  Beau,  convaincu,  quand  il  l'aurait  trouvée,  de 
faire  des  chefs-d'œuvre.  Il  s'entourait  de  tous  les  auxiliaires  imagi- 
nables, dessins,  plâtres,  modèles,  gravures;  et  il  cherchait,  se  rongeait; 
il  accusait  le  temps,  ses  nerfs,  son  atelier,  sortait  dans  la  rue  pour 


46  l'éducation  sentimentale 

rencontrer  Tinspiration,  tressaillait  de  Tavoir  saisie,  puis  abandonnait 
son  œuvre  et  en  rêvait  une  autre  qui  devait  être  plus  belle.  Ainsi 
tourmenté  par  des  convoitises  de  gloire  et  perdant  ses  jours  en  dis- 
cussions, croyant  à  mille  niaiseries,  aux  systèmes,  aux  critiques,  à 
l'importance  d'un  règlement  ou  d'une  réforme  en  matière  d'art,  il 
n'avait,  à  cinquante  ans,  encore  produit  que  des  ébauches.  Son  orgueil 
robuste  l'empêchait  de  subir  aucun  découragement,  mais  il  était 
toujours  irrité,  et  dans  cette  exaltation  à  la  fois  factice  et  naturelle 
qui  constitue  les  comédiens. 

On  remarquait  en  entrant  chez  lui  deux  grands  tableaux,  où  les 
premiers  tons,  posés  çà  et  là,  faisaient  sur  la  toile  blanche  des  taches 
de  brun,  de  rouge  et  de  bleu.  Un  réseau  de  lignes  à  la  craie  s'étendait 
par-dessus,  comme  les  mailles  vingt  fois  reprises  d'un  filet;  il  était 
même  impossible  d'y  rien  comprendre.  Pellerin  expliqua  le  sujet  de 
ces  deux  compositions  en  indiquant  avec  le  pouce  les  parties  qui 
manquaient.  L'une  devait  représenter  la  Démence  de  Nabuchodonosoty 
l'autre  V Incendie  de  Rome  par  Néron.  Frédéric  les  admira. 

Il  admira  des  académies  de  femmes  échevelées,  des  paysages  où 
les  troncs  d'arbre  tordus  par  la  tempête  foisonnaient,  et  surtout  des 
caprices  à  la  plume,  souvenirs  de  Callot,  de  Rembrandt  ou  de  Goya, 
dont  il  ne  connaissait  pas  les  modèles.  Pellerin  n'estimait  plus  ces 
travaux  de  sa  jeunesse;  maintenant,  il  était  pour  le  grand  style;  il 
dogmatisa  sur  Phidias  et  Winckelmann,  éloquemment.  Les  choses 
autour  de  lui  renforçaient  la  puissance  de  sa  parole  :  on  voyait  une 
tête  de  mort  sur  un  prie-Dieu,  des  yatagans,  une  robe  de  moine; 
Frédéric  l'endossa. 

Quand  il  arrivait  de  bonne  heure,  il  le  surprenait  dans  son 
mauvais  lit  de  sangle,  que  cachait  un  lambeau  de  tapisserie;  car 
Pellerin  se  couchait  tard,  fréquentant  les  théâtres  avec  assiduité.  Il 
était  servi  par  une  vieille  femme  en  haillons,  dînait  à  la  gargote  et 
vivait  sans  maîtresse.  Ses  connaissances,  ramassées  pêle-mêle,  ren- 
daient ses  paradoxes  amusants.  Sa  haine  contre  le  commun  et  le 
bourgeois  débordait  en  sarcasmes  d'un  lyrisme  superbe,  et  il  avait  pour 


L  EDUCATION    SENTIMENTALE  47 

les  maîtres  une  telle  religion,  qu'elle  le  montait  presque  jusqu'à  eux. 

Mais  pourquoi  ne  parlait-il  jamais  de  Mme  Arnoux  ?  Quant  à 
son  mari,  tantôt  il  l'appelait  un  bon  garçon,  d'autres  fois  un  charlatan. 
Frédéric  attendait  ses  confidences. 

Un  jour  en  feuilletant  un  de  ses  cartons,  il  trouva  dans  le  portrait 
d'une  bohémienne  quelque  chose  de  Mlle  Vatnaz,  et,  comme  cette 
personne  l'intéressait,  il  voulut  savoir  sa  position. 

Elle  avait  été,  croyait  Pellerin,  d'abord  institutrice  en  province; 
maintenant,  elle  donnait  des  leçons  et  tâchait  d'écrire  dans  les  petites 
feuilles. 

D'après  ses  manières  avec  Arnoux,  on  pouvait,  selon  Frédéric, 
la  supposer  sa  maîtresse. 

—  «  Ah  !  bah  !  il  en  a  d'autres  !  » 

Alors,  le  jeune  homme,  en  détournant  son  visage  qui  rougissait 
de  honte  sous  l'infamie  de  sa  pensée,  ajouta  d'un  air  crâne  : 

—  «  Sa  femme  le  lui  rend,  sans  doute  ?  » 

—  «  Pas  du  tout  !  elle  est  honnête  !  » 

Frédéric  eut  un  remords,  et  se  montra  plus  assidu  au  journal. 

Les  grandes  lettres  composant  le  nom  d 'Arnoux  sur  la  plaque 
de  marbre,  au  haut  de  la  boutique,  lui  semblaient  toutes  particulières 
et  grosses  de  Significations,  comme  une  écriture  sacrée.  Le  large  trottoir, 
descendant,  facilitait  sa  marche,  la  porte  tournait  presque  d'elle-même  ; 
et  la  poignée,  lisse  au  toucher,  avait  la  douceur  et  comme  l'intelligence 
d'une  main  dans  la  sienne.  Insensiblement,  il  devint  aussi  ponctuel 
que  Regimbart. 

Tous  les  jours,  Regimbart  s'asseyait  au  coin  du  feu,  dans  son 
fauteuil,  s'emparait  du  National,  ne  le  quittait  plus,  et  exprimait  sa 
pensée  par  des  exclamations  ou  de  simf)les  haussements  d'épaules. 
De  temps  à  autre,  il  s'essuyait  le  front  avec  son  mouchoir  de  poche 
roulé  en  boudin,  et  qu'il  portait  sur  sa  poitrine,  entre  deux  boutons 
de  sa  redingote  verte.  Il  avait  un  pantalon  à  plis,  des  souliers-bottes, 
une  cravate  longue;  et  son  chapeau  abords  retroussés  le  faisait  recon- 
naître, de  loin,  dans  les  foules. 


^8  l'éducation  sentimentale 

A  huit  heures  du  matin,  il  descendait  des  hauteurs  de  Mont- 
martre, pour  prendre  le  vin  blanc  dans  la  rue  Notre-Dame-des- 
Victoires.  Son  déjeuner,  que  suivaient  plusieurs  parties  de  billard, 
le  conduisait  jusqu'à  trois  heures.  Il  se  dirigeait  alors  vers  le  passage 
des  Panoramas,  pour  prendre  Tabsinthe.  Après  la  séance  chez  Arnoux, 
il  entrait  à  Testaminet  Bordelais,  pour  prendre  le  vermout;  puis,  au 
lieu  de  rejoindre  sa  femme,  souvent  il  préférait  dîner  seul,  dans  un 
petit  café  de  la  place  Gaillon,  où  il  voulait  qu'on  lui  servît  «  des  plats 
de  ménage,  des  choses  naturelles  !  »  Enfin  il  se  transportait  dans  un 
autre  billard,  et  y  restait  jusqu'à  minuit,  jusqu'à  une  heure  du  matin, 
jusqu'au  moment  où  le  gaz  éteint  et  les  volets  fermés,  le  maître  de 
rétablissement,  exténué,  le  suppliait  de  sortir. 

Et  ce  n'était  pas  l'amour  des  boissons  qui  attirait  dans  ces  endroits 
le  citoyen  Regimbart,  mais  l'habitude  ancienne  d'y  causer  politique; 
avec  l'âge,  sa  verve  était  tombée,  il  n'avait  plus  qu'une  morosité 
silencieuse.  On  aurait  dit,  à  voir  le  sérieux  de  son  visage,  qu'il  roulait 
le  monde  dans  sa  tête.  Rien  n'en  sortait;  et  personne,  même  de  ses 
amis,  ne  lui  connaissait  d'occupations,  bien  qu'il  se  donnât  pour  tenir 
un  cabinet  d'afFaires. 

Arnoux  paraissait  l'estimer  infiniment.  Il  dit  un  jour  à  Frédéric  : 

—  «  Celui-là  en  sait  long,  allez  !  C'est  un  homme  fort  !  » 

Une  autre  fois,  Regimbart  étala  sur  son  pupitre  des  papiers 
concernant  des  mines  de  kaolin  en  Bretagne;  Arnoux  s'en  rapportait 
à  son  expérience. 

Frédéric  se  montra  plus  cérémonieux  pour  Regimbart,  — jusqu'à 
lui  oftrir  l'absinthe  de  temps  à  autre;  et  quoiqu'il  le  jugeât  stupide, 
souvent  il  demeurait  dans  sa  compagnie  pendant  une  grande  heure, 
uniquement  parce  que  c'était  l'ami  de  Jacques  Arnoux. 

Après  avoir  poussé  dans  leurs  débuts  des  maîtres  contemporains, 
le  marchand  de  tableaux,  homme  de  progrès,  avait  tâché,  tout  en  con- 
servant des  allures  artistiques,  d'étendre  ses  profits  pécuniaires.  Il 
recherchait  l'émancipation  des  arts,  le  sublime  à  bon  marché.  Toutes 
les  industries  du  luxe  parisien  subirent  son  influence,  qui  fut  bonne 


>^, 


L  EDUCATION    SENTIMENTALE  49 

pour  les  petites  choses,  et  funeste  pour  les  grandes.  Avec  sa  rage  de 
flatter  l'opinion ,  il  détourna  de  leur  voie  les  artistes  habiles,  corrompit 
les  forts,  épuisa  les  faibles  et  illustra  les  médiocres;  il  en  disposait 
par  ses  relations  et  par  sa  revue.  Les  rapins  ambitionnaient  de  voir 
leurs  œuvres  à  sa  vitrine  et  les  tapissiers  prenaient  chez  lui  des  modèles 
d'ameublement.  Frédéric  le  considérait  à  la  fois  comme  million- 
naire, comme  dilettante,  comme  homme  d'action.  Bien  des  choses, 
pourtant,  l'étonnaient,  car  le  sieur  Arnoux  était  malicieux  dans  son 
commerce. 

Il  recevait  du  fond  de  l'Allemagne  ou  de  l'Italie  une  toile  achetée 
à  Paris  quinze  cents  francs,  et,  exhibant  une  facture  qui  la  portait 
à  quatre  mille,  la  revendait  trois  mille  cinq  cents,  par  complaisance. 
Un  de  ses  tours  ordinaires  avec  les  peintres  était  d'exiger  comme 
pot-de-vin  une  réduction  de  leur  tableau,  sous  prétexte  d'en  pubHer 
la  gravure;  il  vendait  toujours  la  réduction  et  jamais  la  gravure  ne 
paraissait.  A  ceux  qui  se  plaignaient  d'être  exploités,  il  répondait 
par  une  tape  sur  le  ventre.  Excellent  d'ailleurs,  il  prodiguait  les 
cigares,  tutoyait  les  inconnus,  s'enthousiasmait  pour  une  œuvre  ou 
pour  un  homme,  et,  s'obstinant  alors,  ne  regardant  à  rien,  multipliait 
les  courses,  les  correspondances,  les  réclames.  Il  se  croyait  fort  hon- 
nête, et,  dans  son  besoin  d'expansion,  racontait  naïvement  ses  indé- 
licatesses. 

Une  fois,  pour  vexer  un  confrère  qui  inaugurait  un  autre  journal 
de  peinture  par  un  grand  festin,  il  pria  Frédéric  d'écrire  sous  ses  yeux, 
un  peu  avant  l'heure  du  rendez-vous,  des  billets  où  l'on  désinvitait 
les  convives. 

—  «  Cela  n'attaque  pas  l'honneur,  vous  comprenez  ?  » 
Et  le  jeune  homme  n'osa  lui  refuser  ce  service. 

Le  lendemain,  en  entrant  avec  Hussonnet  dans  son  bureau, 
Frédéric  vit  par  la  porte  (celle  qui  s'ouvrait  sur  l'escalier)  le  bas  d'une 
robe  disparaître. 

—  «  Mille  excuses  !  »  dit  Hussonnet.  «  Si  j'avais  cru  qu'il  y  eût 
des  femmes....  » 


yj^. 


50  L  EDUCATION    SENTIMENTALE 

—  «  Oh  !  pour  celle-là,  c'est  la  mienne,  »  reprit  Arnoux.  «  Elle 
montait  me  faire  une  petite  visite,  en  passant.  » 

—  «  Comment  ?  »  dit  Frédéric. 

—  «  Mais  oui  !  elle  s'en  retourne  chez  elle,  à  la  maison.  » 

Le  charme  des  choses  ambiantes  se  retira  tout  à  coup.  Ce  qu^il 
y  sentait  confusément  épandu  venait  de  s'évanouir,  ou  plutôt  n'y 
avait  jamais  été.  Il  éprouvait  une  surprise  infinie  et  comme  la  douleur 
d'une  trahison. 

Arnoux,  en  fouillant  dans  son  tiroir,  souriait.  Se  moquait-il  de 
lui }  Le  commis  déposa  sur  la  table  une  liasse  de  papiers  humides. 

—  «  Ah  !  les  affiches  !  »  s'écria  le  marchand.  «  Je  ne  suis  pas 
près  de  dîner  ce  soir  !» 

Regimbart  prenait  son  chapeau. 
• —  «  Comment,  vous  me  quittez  ?  » 

—  «  Sept  heures  !  »  dit  Regimbart. 
Frédéric  le  suivit. 

Au  coin  de  la  rue  Montmartre,  il  se  retourna;  il  regarda  les 
fenêtres  du  premier  étage;  et  il  rit  intérieurement  de  pitié  sur  lui- 
même,  en  se  rappelant  avec  quel  amour  il  les  avait  si  souvent  contem- 
plées !  Où  donc  vivait-elle }  Comment  la  rencontrer  maintenant  ? 
La  solitude  se  rouvrait  autour  de  son  désir,  plus  immense  que 
jamais  ! 

—  ((  Venez-vous  la  prendre }  »  dit  Regimbart. 

—  «  Prendre  qui  }  » 

—  «  I/absinthe  !  » 

Et,  cédant  à  ses  obsessions,  Frédéric  se  laissa  conduire  à  Testa* 
minet  Bordelais.  Tandis  que  son  compagnon,  posé  sur  le  coude, 
considérait  la  carafe,  il  jetait  les  yeux  de  droite  et  de  gauche.  Mais 
il  aperçut  le  profil  de  Pellerin  sur  le  trottoir  ;  il  cogna  vivement  contre 
le  carreau,  et  le  peintre  n'était  pas  assis  que  Regimbart  lui  demanda 
pourquoi  on  ne  le  voyait  plus  à  VArt  industrieL 

—  «  Que  je  crève,  si  j'y  retourne  !  C'est  une  brute,  un  bourgeois, 
un  misérable,  un  drôle  !  » 


L^ÉDUCATION    SENTIMENTALE  5I 

Ces  injures  flattaient  la  colère  de  Frédéric.  Il  en  était  blessé 
cependant,  car  il  lui  semblait  qu'elles  atteignaient  un  peu  Mme  Arnoux. 

—  «  Qu'est-ce  donc  qu'il  vous  a  fait  !  »  dit  Regimbart. 
Pellerin  battit  le  sol  avec  son  pied,  et  souffla  fortement,  au  lieu 

de  répondre. 

Il  se  livrait  à  des  travaux  clandestins,  tels  que  portraits  aux 
deux  crayons  ou  pastiches  de  grands  maîtres  pour  les  amateurs  peu 
éclairés;  et,  comme  ces  travaux  l'humiliaient,  il  préférait  se  taire, 
généralement.  Mais  «  la  crasse  d' Arnoux  »  l'exaspérait  trop.  Il  se 
soulagea. 

D'après  une  commande,  dont  Frédéric  avait  été  le  témoin,  il 
lui  avait  apporté  deux  tableaux.  Le  marchand,  al  )rs,  s'était  permis 
des  critiques  !  Il  avait  blâmé  la  composition,  la  couleur  et  le  dessin, 
le  dessin  surtout,  bref,  à  aucun  prix  n'en  avait  voulu.  Mais,  forcé 
par  l'échéance  d'un  billet,  Pellerin  les  avait  cédés  au  juif  Isaac;  et, 
quinze  jours  plus  tard,  Arnoux,  lui-même,  les  vendait  à  un  Espagnol, 
pour  deux  mille  francs. 

—  «  Pas  un  sou  de  moins  !  Quelle  gredinerie  !  et  il  en  fait  bien 
d'autres,  parbleu!  Nous  le  verrons,  un  de  ces  matins,  en  cour 
d'assises.» 

—  «  Comme  vous  exagérez  !  »  dit  Frédéric  d'une  voLx  timide. 

—  «Allons  !  bon  !  j'exagère  !  »  s'écria  l'artiste,  en  donnant  sur 
la  table  un  grand  coup  de  poing. 

Cette  violence  rendit  au  jeune  homme  tout  son  aplomb.  Sans 
doute,  on  pouvait  se  conduire  plus  gentiment;  cependant,  si  Arnoux 
trouvait  ces  deux  toiles...  ^ 

—  «  Mauvaises  !  lâchez  le  mot  !  Les  connaissez-vous  ?  Est-ce 
votre  métier }  Or,  vous  savez,  mon  petit,  moi,  je  n'admets  pas  cela, 
les  amateurs  !  » 

—  «  Eh  !  ce  ne  sont  pas  mes  affaires  !  »  dit  Frédéric. 

—  «  Quel  intérêt  avez-vous  donc  à  le  défendre }  »  reprit  froide- 
ment Pellerin. 

Le  jeune  homme  balbutia  : 


^2  L  EDUCATION    SENTIMENTALE 

—  «  Mais...  parce  que  je  suis  son  ami.  » 

—  «  Embrassez-le  de  ma  part  !  bonsoir  !  » 

Et  le  peintre  sortit  furieux,  sans  parler,  bien  entendu,  de  sa 
consommation. 

Frédéric  s'était  convaincu  lui-même,  en  défendant  Arnoux.  Dans 
réchauffement  de  son  éloquence,  il  fut  pris  de  tendresse  pour  cet 
homme  intelligent  et  bon,  que  ses  amis  calomniaient  et  qui  maintenant 
travaillait  tout  seul,  abandonné.  Il  ne  résista  pas  au  singulier  besoin 
de  le  revoir  immédiatement.  Dix  minutes  après,  il  poussait  la  porte 
du  magasin, 

Arnoux  élaborait,  avec  son  commis,  des  affiches  monstres  pour 
une  exposition  de  tableaux. 

—  ((  Tiens  !  qui  vous  ramène  ?  » 

Cette  question  bien  simple  embarrassa  Frédéric;  et,  ne  sachant 
que  répondre,  il  demanda  si  Ton  n'avait  point  trouvé  par  hasard 
son  calepin,  un  petit  calepin  en  cuir  bleu. 

—  «  Celui  où  vous  mettez  vos  lettres  de  femmes  ?  »  dit  Arnoux. 
Frédéric,  en  rougissant  comme  une  vierge,  se    défendit  d'une 

telle  supposition. 

—  «Vos  poésies,  alors?»  répliqua  le  marchand. 

Il  maniait  les  spécimens  étalés,  en  discutait  la  forme,  la  couleur, 
la  bordure;  et  Frédéric  se  sentait  de  plus  en  plus  irrité  par  son  air 
de  méditation,  et  surtout  par  ses  mains  qui  se  promenaient  sur  les 
affiches,  —  de  grosses  mains,  un  peu  molles,  à  ongles  plats.  Enfin 
Arnoux  se  leva  ;  et,  en  disant  :  «  C'est  fait  !  »,  il  lui  passa  la  main  sous 
le  menton,  familièrement.  Cette  privante  déplut  à  Frédéric,  il  se  recula; 
puis  il  franchit  le  seuil  du  bureau,  pour  la  dernière  fois  de  son  existence, 
croyait-il.  Mme  Arnoux,  elle-même,  se  trouvait  comme  diminuée  par 
la  vulgarité  de  son  mari. 

Il  reçut,  dans  la  même  semaine,  une  lettre  où  Deslauriers  annon- 
çait qu'il  arriverait  à  Paris  jeudi  prochain.  Alors, il  se  rejeta  violemment 
sur  cette  affection  plus  solide  et  plus  haute.  Un  pareil  homme  valait 
ît^utes  les  femmes.  Il  n'aurait  plus  besoin  de  Regimbart,  de  Pellerin. 


L  EDUCATION    SENTIMENTALE  53 

d'Hussonnet,  de  personne  !  Afin  de  mieux  loger  son  ami,  il  acheta 
Hne  couchette  de  fer,  un  second  fauteuil,  dédoubla  sa  literie;  et,  le 
jeudi  matin,  il  s'habillait  pour  aller  au-devant  de  Deslauriers  quand 
un  coup  de  sonnette  retentit  à  sa  porte.  Arnoux  entra. 

—  «  Un  mot,  seulement  !  Hier,  on  m'a  envoyé  de  Genève  une 
belle  truite;  nous  comptons  sur  vous,  tantôt,  à  sept  heures  juste.... 
C'est  rue  de  Choiseul,  24  bis.  N'oubliez  pas!» 

Frédéric  fut  obligé  de  s'asseoir.  Ses  genoux  chancelaient.  Il  se 
répétait  :  «  Enfin  !  enfin  !  »  Puis  il  écrivit  à  son  tailleur,  à  son  chapelier, 
à  son  bottier  ;  et  il  fit  porter  ces  trois  billets  par  trois  commissionnaires 
différents.  La  clef  tourna  dans  la  serrure  et  le  concierge  parut,  avec 
une  malle  sur  l'épaule. 

Frédéric,  en  apercevant  Deslauriers,  se  mit  à  trembler  comme 
une  femme  adultère  sous  le  regard  de  son  époux. 

—  «  Qu'est-ce  donc  qui  te  prend }  »  dit  Deslauriers  ;  «  tu  dois 
cependant  avoir  reçu  de  moi  une  lettre  ?  » 

Frédéric  n'eut  pas  la  force  de  mentir. 

Il  ouvrit  les  bras  et  se  jeta  sur  sa  poitrine. 

Ensuite,  le  clerc  conta  son  histoire.  Son  père  n'avait  pas  voulu 
rendre  ses  comptes  de  tutelle,  s'imaginant  que  ces  comptes-là  se 
prescrivaient  par  dix  ans.  Mais,  fort  en  procédure.  Deslauriers  avait 
enfin  arraché  tout  l'héritage  de  sa  mère,  sept  mille  francs  nets,  qu'il 
tenait  là,  sur  lui,  dans  un  vieux  portefeuille. 

—  «  C'est  une  réserve,  en  cas  de  malheur.  Il  faut  que  j'avise  à 
les  placer  et  à  me  caser  moi-même,  dès  demain  matin.  Pour  aujour* 
d'hui,  vacance  complète,  et  tout  à  toi,  mon  vieux  !  » 

—  «  Oh  !  ne  te  gêne  pas  !  »  dit  Frédéric.  «  Si  tu  avais  ce  soir 
quelque  chose  d'important....  » 

—  «  Allons  donc  !  Je  serais  un  fier  misérable....  » 

Cette  épithète,  lancée  au  hasard,  toucha  Frédéric  en  plein  cœur, 
comme  une  allusion  outrageante. 

Le  concierge  avait  disposé  sur  la  table,  auprès  du  feu,  des 
côtelettes,    de    la    galantine,  une    langouste,    un    dessert,   et    deux 


54  L  EDUCATION    SENTIMENTALE 

bouteillvôs    de    vin    de    Bordeaux.  Une    réception    si    bonne    émut 
Deslauriers. 

—  «  Tu  me  traites  comme  un  roi,  ma  parole  !  » 

Ils  causèrent  de  leur  passé,  de  l'avenir  ;  et,  de  temps  à  autre, 
ils  se  prenaient  les  mains  par-dessus  la  table,  en  se  regardant  une 
minute  avec  attendrissement.  Mais  un  commissionnaire  apporta  un 
chapeau  neuf.  Deslauriers  remarqua,  tout  haut,  combien  la  coiffe 
était  brillante. 

Puis  le  tailleur,  lui-même,  vint  remettre  Thabit  auquel  il  avait 
donné  un  coup  de  fer. 

—  «  On  croirait  que  tu  vas  te  marier,  »  dit  Deslauriers. 

Une  heure  après,  un  troisième  individu  survint  et  retira  d'un 
grand  sac  noir  une  paire  de  bottes  vernies,  splendides.  Pendant  que 
Frédéric  les  essayait,  le  bottier  observait  narquoisement  la  chaussure 
du  provincial. 

—  «  Monsieur  n'a  besoin  de  rien }  » 

—  «  Merci,»  répliqua  le  clerc, en  rentrant  sous  sa  chaise  ses  vieux 
souliers  à  cordons. 

Cette  humiliation  gêna  Frédéric.  Il  reculait  à  faire  son  aveu.  Enfin, 
il  s'écria,  comme  saisi  par  une  idée  : 

—  «Ah  !  saprelotte,  j'oubliais  !» 

—  «  Quoi  donc }  » 

—  «  Ce  soir,  je  dîne  en  ville  !  » 

—  «  Chez  les  Dambreuse  ?  Pourquoi  ne  m'en  parles-tu  jamais 
dans  tes  lettres  ?  » 

Ce  n'était  pas  chez  les  Dambreuse,  mais  chez  les  Arnoux. 

—  «  Tu  aurais  dû  m 'avertir  !  »  dit  Deslauriers.  «  Je  serais  venu 
un  jour  plus  tard.  » 

—  «  Impossible  !  »  répliqua  brusquement  Frédéric.  «  On  ne  m'a 
invité  que  ce  matin,  tout  à  l'heure.  » 

Et,  pour  racheter  sa  faute  et  en  distraire  son  ami,  il  dénoua  les 
cordes  emmêlées  de  sa  malle,  il  arrangea  dans  la  commode  toutes  ses 
affaires,  il  voulait  lui  donner  son  propre  lit,  coucher  dans  le  cabinet 


L  EDUCATION    SENTIMENTALE  55 

au  bois.  Puis,  dès  quatre  heures,  il  commença  les  préparatifs  de  sa 
toilette. 

-  -  «  Tu  as  bien  le  temps  !  »  dit  l'autre. 
Enfin,  il  s'habilla,  il  partit. 

—  «  Voilà  les  riches  !  »  pensa  Deslauriers. 

Et  il  alla  dîner  rue  Saint- Jacques,  chez  un  petit  restaurateur 
qu'il  connaissait. 

Frédéric  s'arrêta  plusieurs  fois  dans  l'escalier,  tant  son  cœur 
battait  fort.  Un  de  ses  gants  trop  juste  éclata;  et,  tandis  qu'il  enfonçait 
la  déchirure  sous  la  manchette  de  sa  chemise,  Arnoux,  qui  montait 
par  derrière,  le  saisit  au  bras  et  le  fit  entrer. 

L'antichambre,  décorée  à  la  chinoise,  avait  une  lanterne  peinte, 
au  plafond,  et  des  bambous  dans  les  coins.  En  traversant  le  salon, 
Frédéric  trébucha  contre  une  peau  de  tigre.  On  n'avait  point  allumé 
les  flambeaux,  mais  deux  lampes  brûlaient  dans  le  boudoir,  tout  au  fond. 

Mlle  Marthe  vint  dire  que  sa  maman  s'habillait.  Arnoux  l'enleva 
jusqu'à  la  hauteur  de  sa  bouche  pour  la  baiser;  puis,  voulant  choisir 
lui-même  dans  la  cave  certaines  bouteilles  de  vin,  il  laissa  Frédéric 
avec  l'enfant. 

Elle  avait  grandi  beaucoup  depuis  le  voyage  de  Montereau.  Ses 
cheveux  bruns  descendaient  en  longs  anneaux  frisés  sur  ses  bras  nus. 
Sa  robe,  plus  boufi^ante  que  le  jupon  d'une  danseuse,  laissait  voir 
ses  mollets  roses,  et  toute  sa  gentille  personne  sentait  frais  comme 
un  bouquet.  Elle  reçut  les  compliments  du  monsieur  avec  des  airs 
de  coquette,  fixa  sur  lui  ses  yeux  profonds,  puis,  se  coulant  parmi  les 
meubles,  disparut  comme  un  chat.  ^ 

Il  n'éprouvait  plus  aucun  trouble.  Les  globes  des  lampes,  recou- 
verts d'une  dentelle  en  papier,  envoyaient  un  jour  laiteux  et  qui 
attendrissait  la  couleur  des  murailles,  tendues  de  satin  mauve.  A 
travers  les  lames  du  garde-feu,  pareil  à  un  gros  éventail,  on  apercevait 
les  charbons  dans  la  cheminée;  il  y  avait,  contre  la  pendule,  un  coffret 
à  fermoirs  d'argent.  Çà  et  là,  des  choses  intimes  traînaient  :  une  poupée 
au  milieu  de  la  causeuse,  un  fichu  contre  le  dossier  d'une  chaise,  et. 


55  L  EDUCATION    SENTIMENTALE 

sur  la  table  à  ouvrage,  un  tricot  de  laine  d'où  pendaient  en  dehors 
deux  aiguilles  d'ivoire,  la  pointe  en  bas.  C'était  un  endroit  paisible, 
honnête  et  familier  tout  ensemble. 

Arnoux  rentra;  et,  par  Tautre  portière,  Mme  Arnoux  parut. 
Comme  elle  se  trouvait  enveloppée  d'ombre,  il  ne  distingua  d'abord 
que  sa  tête.  Elle  avait  une  robe  de  velours  noir  et,  dans  les  cheveux, 
une  longue  bourse  algérienne  en  filet  de  soie  rouge  qui,  s 'entortillant 
à  son  peigne,  lui  tombait  sur  l'épaule  gauche. 

Arnoux  présenta  Frédéric. 

—  «  Oh  !  je  reconnais   Monsieur  parfaitement,  »  répondit-elle. 

Puis  les  convives  arrivèrent  tous,  presque  en  même  temps  : 
Dittmer,  Lovarias,Burrieu,le  compositeur  Rosenwald,  le  poète  Théo- 
phile Lorris,  deux  critiques  d'art  collègues  d'Hussonnet,  un  fabricant 
de  papier,  et  enfin  l'illustre  Pierre-Paul  Meinsius,  le  dernier  représen- 
tant de  la  grande  peinture,  qui  portait  gaillardement  avec  sa  gloire 
ses  quatre-vingts  années  et  son  gros  ventre. 

Lorsqu'on  passa  dans  la  salle  à  manger,  Mme  Arnoux  prit  son 
bras.  Une  chaise  était  restée  vide  pour  Pellerin.  Arnoux  l'aimait,  tout 
eii  l'exploitant.  D'ailleurs,  il  redoutait  sa  terrible  langue  —  si  bien 
que,  pour  l'attendrir,  il  avait  publié  dans  VArt  industriel  son  portrait, 
accompagné  d'éloges  hyperboliques;  et  Pellerin,  plus  sensible  à  la 
gloire  qu'à  l'argent,  apparut  vers  huit  heures,  tout  essoufflé.  Frédéric 
s'imagina  qu'ils  étaient  réconciliés  depuis  longtemps. 

La  compagnie,  les  mets,  tout  lui  plaisait.  La  salle,  telle  qu'un 
parloir  moyen  âge,  était  tendue  de  cuir  battu;  une  étagère  hollandaise 
se  dressait  devant  un  râtelier  de  chibouques;  et,  autour  de  la  table,, 
les  verres  de  Bohême,  diversement  colorés,  faisaient  au  milieu  des 
fleurs  et  des  fruits  comme  une  illumination  dans  un  jardin. 

Il  eut  à  choisir  entre  dix  espèces  de  moutarde.  Il  mangea  du 
daspachio,  du  cari,  du  gingembre,  des  merles  de  Corse,  des  lasagnes 
romcines;  il  but  des  vins  extraordinaires,  du  lip-fraoli  et  du  tokay. 
Arnoux  se  piquait  eflPectivement  de  bien  recevoir.  Il  courtisait  en  vue 
des  comestibles  tous  les  conducteurs  de  malle-poste,  et  il  était  lié 


l'éducation  sentimentale  57 

avec  des  cuisiniers  de  grandes  maisons  qui  lui  communiquaient  des 
sauces. 

Mais  la  causerie  surtout  amusait  Frédéric.  Son  goût  pour  les, 
voyages  fut  caressé  par  Dittmer,  qui  parla  de  l'Orient;  il  assouvit 
sa  curiosité  des  choses  du  théâtre  en  écoutant  Rosenwald  causer  de 
rOpéra;  et  Texistence  atroce  de  la  bohème  lui  parut  drôle,  à  travers 
la  gaieté  d'Hussonnet,  lequel  narra,  d'une  manière  pittoresque, 
comment  il  avait  passé  tout  un  hiver,  n'ayant  pour  nourriture  que 
du  fromage  de  Hollande.  Puis,  une  discussion  entre  Lovarias  et 
Burrieu,  sur  l'école  florentine,  lui  révéla  des  chefs-d'œuvre,  lui  ouvrit 
des  horizons,  et  il  eut  mal  à  contenir  son  enthousiasme  quand  Pellerin 


s'écria 


—  «  Laissez-moi  tranquille  avec  votre  hideuse  réalité  !  Qu'est-ce 
que  cela  veut  dire,  la  réalité.?  Les  uns  voient  noir,  d'autres  bleu,  la 
multitude  voit  bête.  Rien  de  moins  naturel  que  Michel-Ange,  rien 
de  plus  fort  !  Le  souci  de  la  vérité  extérieure  dénote  la  bassesse  con- 
temporaine; et  l'art  deviendra,  si  l'on  continue,  je  ne  sais  quelle 
rocambolle  au-dessous  de  la  religion  comme  poésie,  et  de  la  politique 
comme  intérêt.  Vous  n'arriverez  pas  à  son  but,  —  oui,  son  but  !  — > 
qui  est  de  nous  causer  une  exaltation  impersonnelle,  avec  de  petites 
œuvres,  malgré  toutes  vos  finasseries  d'exécution.  Voilà  les  tableaux 
de  Bassolier,  par  exemple  :  c'est  joli,  coquet,  propret,  et  pas  lourd  ! 
Ça  peut  se  mettre  dans  la  poche,  se  prendre  en  voyage  !  Les  notaires 
achètent  ça  vingt  mille  francs;  il  y  a  pour  trois  sous  d'idées;  mais, 
sans  l'idée,  rien  de  grand  !  sans  grandeur,  pas  de  beau  !  L'Olympe 
est  une  montagne  !  Le  plus  crâne  monument,  ce  sera  toujours  les 
Pyramides.  Mieux  vaut  l'exubérance  que  le  goût,  le  désert  qu'un 
trottoir,  et  un  sauvage  qu'un  coiffeur  !  » 

Frédéric,  en  écoutant  ces  choses,  regardait  Mme  Arnoux.  Elles 
tombaient  dans  son  esprit  comme  des  métaux  dans  une  fournaise, 
s'ajoutaient  à  sa  passion  et  faisaient  de  l'amour. 

Il  était  assis  trois  places  au-dessous  d'elle,  sur  le  même  côté.  De 
temps  à  autre,  elle  se  penchait  un  peu,  en  tournant  la  tête  pour  adresser 


5 8  L*ÉDUCATION    SENTIMENTALE 

quelques  mots  à  sa  petite  fille;  et,  comme  elle  souriait  alors,  une 
fossette  se  creusait  dans  sa  joue,  ce  qui  donnait  à  son  visage  un  air 
de  bonté  plus  délicate. 

Au  moment  des  liqueurs,  elle  disparut.  La  conversation  devint 
très  libre;  M.  Arnoux  y  brilla,  et  Frédéric  fut  étonné  du  cynisme 
de  ces  hommes.  Cependant,  leur  préoccupation  de  la  femme  établissait 
entre  eux  et  lui  comme  une  égalité,  qui  le  haussait  dans  sa  propre 
estime. 

Rentré  au  salon,  i!  prit,  par  contenance,  un  des  albums  traînant 
sur  la  table.  Les  grands  artistes  de  Tépoque  Pavaient  illustré  de 
dessins,  y  avaient  mis  de  la  prose,  des  vers,  ou  simplement  leurs 
signatures;  parmi  les  noms  fameux,  il  s'en  trouvait  beaucoup  d'in- 
connus, et  les  pensées  curieuses  n'apparaissaient  que  sous  un  déborde- 
ment de  sottises.  Toutes  contenaient  un  hommage  plus  ou  moins 
direct  à  Mme  Arnoux.  Frédéric  aurait  eu  peur  d'écrire  une  ligne  à 
côté. 

Elle  alla  chercher  dans  son  boudoir  le  coffret  à  fermoirs  d'argent 
qu'il  avait  remarqué  sur  la  cheminée.  C'était  un  cadeau  de  son  mari, 
un  ouvrage  de  la  Renaissance.  Les  amis  d 'Arnoux  le  complimentèrent, 
sa  femme  le  remerciait;  il  fut  pris  d'attendrissement,  et  lui  donna 
devant  le  monde  un  baiser. 

Ensuite,  tous  causèrent  çà  et  là,  par  groupes,  le  bonhomme 
Meinsius  était  avec  Mme  Arnoux,  sur  une  bergère,  près  du  feu; 
elle  se  penchait  vers  son  oreille,  leurs  têtes  se  touchaient  ;  —  et  Frédéric 
aurait  accepté  d'être  sourd,  infirme  et  laid  pour  un  nom  illustre  et 
des  cheveux  blancs,  enfin  pour  avoir  quelque  chose  qui  l'intronisât 
dans  une  intimité  pareille.  Il  se  rongeait  le  cœur,  furieux  contre  sa 
jeunesse. 

Mais  elle  vint  dans  l'angle  du  salon  où  il  se  tenait,  lui  demanda 
s'il  connaissait  quelques-uns  des  convives,  s'il  aimait  la  peinture, 
depuis  combien  de  temps  il  étudiait  à  Paris.  Chaque  mot  qui  sortait 
de  sa  bouche  semblait  à  Frédéric  être  une  chose  nouvelle,  une  dépen- 
dance exclusive  de  sa  personne.  Il  regardait  attentivement  les  effilés 


l'éducation  sentimentale 


59 

de  sa  coiffure,  caressant  par  le  bout  son  épaule  nue;  et  il  n'en  détachait 
pas  ses  yeux,  il  enfonçait  son  âme  dans  la  blancheur  de  cette  chair 
féminine;  cependant,  il  n'osait  lever  ses  paupières,  pour  la  voir  plus 
haut,  face  à  face. 

Rosenwald  les  interrompit,  en  priant  Mme  Arnoux  de  chanter 
quelque  chose.  Il  préluda,  elle  attendait;  ses  lèvres  s'entr'ouvrirent, 
et  un  son  pur,  long,  filé,  monta  dans  l'air. 

Frédéric  ne  comprit  rien  aux  paroles  italiennes. 

Cela  commençait  sur  un  rythme  grave,  tel  qu'un  chant  d'église, 
puis,  s'animant  crescendo,  multipliait  les  éclats  sonores,  s'apaisait 
tout  à  coup  ;  et  la  mélodie  revenait  amoureusement,  avec  une  oscillation 
large  et  paresseuse. 

Elle  se  tenait  debout,  près  du  clavier,  les  bras  tombants,  le  regard 
perdu.  Quelquefois,  pour  lire  la  musique,  elle  clignait  ses  paupières 
en  avançant  le  front,  un  instant.  Sa  voix  de  contralto  prenait  dans  les 
cordes  basses  une  intonation  lugubre  qui  glaçait,  et  alors  sa  belle 
tête,  aux  grands  sourcils,  s'inclinait  sur  son  épaule;  sa  poitrine  se 
gonflait,  ses  bras  s'écartaient,  son  cou  d'où  s'échappaient  des  roulades 
se  renversait  mollement  comme  sous  des  baisers  aériens;  elle  lança 
trois  notes  aiguës,  redescendit,  en  jeta  une  plus  haute  encore,  et, 
après  un  silence,  termina  par  un  point  d'orgue. 

Rosenwald  n'abandonna  pas  le  piano.  Il  continua  de  jouer,  pour 
lui-même.  De  temps  à  autre,  un  des  convives  disparaissait.  A  onze 
heures,  comme  les  derniers  s'en  allaient,  Arnoux  sortit  avec  Pellerin, 
sous  prétexte  de  le  reconduire.  Il  était  de  ces  gens  qui  se  disent 
malades  quand  ils  n'ont  pas  fait  leur  tour  après  dîner. 

Mme  Arnoux  s'était  avancée  dans  l'antichambre,  Dittmer  et 
Hussonnet  la  saluaient,  elle  leur  tendit  la  main  ;  elle  la  tendit  également 
à  Frédéric;  et  il  éprouva  comme  une  pénétration  à  tous  les  atomes 
de  sa  peau.  \ 

Il  quitta  ses  amis;  il  avait  besoin  d'être  seul.  Son  cœur  débordait. 
Pourquoi  cette  main  offerte }  Etait-ce  un  geste  irréfléchi,  ou  un  en- 
couragement "^  «  Allons  donc  !  je  suis  fou  !  «  Qu'importait  d'ailleurs 


6o  l'éducation  sentimentale 

puisqu'il  pouvait  maintenant  la  fréquenter  tout  à  son  aise,  vivre  dans 
son  atmosphère. 

Les  rues  étaient  désertes.  Quelquefois  une  charrette  lourde 
passait,  en  ébranlant  les  pavés.  Les  maisons  se  succédaient  avec  leurs 
façades  grises,  leurs  fenêtres  closes;  et  il  songeait  dédaigneusement 
à  tous  ces  êtres  humains  couchés  derrière  ces  murs,  qui  existaient 
sans  la  voir,  et  dont  pas  un  même  ne  se  doutait  qu'elle  vécût  !  Il 
n'avait  plus  conscience  du  milieu,  de  l'espace,  de  rien;  et,  battant 
le  sol  du  talon,  en  frappant  avec  sa  canne  les  volets  des  boutiques, 
il  allait  toujours  devant  lui,  au  hasard,  éperdu,  entraîné.  Un  air 
humide  l'enveloppa  ;  il  se  reconnut  au  bord  des  quais. 

Les  réverbères  brillaient  en  deux  lignes  droites,  indéfiniment, 
et  de  longues  flammes  rouges  vacillaient  dans  la  profondeur  de  l'eau. 
Elle  était  de  couleur  ardoise,  tandis  que  le  ciel,  plus  clair,  semblait 
soutenu  par  les  grandes  masses  d'ombre  qui  se  levaient  de  chaque 
côté  du  fleuve.  Des  édifices,  que  l'on  n'apercevait  pas,  faisaient  des 
redoublements  d'obscurité.  Un  brouillard  lumineux  flottait  au  delà, 
sur  les  toits  ;  tous  les  bruits  se  fondaient  en  un  seul  bourdonnement  ; 
un  vent  léger  soufflait. 

Il  s'était  arrêté  au  milieu  du  Pont-Neuf,  et,  tête  nue,  poitrine 
ouverte,  il  aspirait  l'air.  Cependant,  il  sentait  monter  du  fond  de 
lui-même  quelque  chose  d'intarissable,  un  afflux  de  tendresse  qui 
l'énervait,  comme  le  mouvement  des  ondes  sous  ses  yeux.  A  l'horloge 
d'une  église,  une  heure  sonna,  lentement,  pareille  à  une  voix  qui 
l'eût  appelé. 

Alors,  il  fut  saisi  par  un  de  ces  frissons  de  l'âme  où  il  vous  semble 
qu'on  est  transporté  dans  un  monde  supérieur.  Une  faculté  extra- 
ordinaire, dont  il  ne  savait  pas  l'objet,  lui  était  venue.  Il  se  demanda, 
sérieusement,  s'il  serait  un  grand  peintre  ou  un  grand  poète;  —  et 
il  se  décida  pour  la  peinture,  car  les  exigences  de  ce  métier  le  rappro- 
cheraient de  Mme  Arnoux.  Il  avait  donc  trouvé  sa  vocation  !  Le  but 
de  son  existence  était  clair  maintenant,  et  l'avenir  infaillible. 

Quand  il  eut  refermé  sa  porte,  il  entendit  quelqu'un  qui  ronflait, 


L  EDUCATION   SENTIMENTALE 


6l 


dans  le  cabinet  noir,  près  de  la  chambre.  C'était  l'autre.  Il  n'y  pensait 
plus. 

Son  visage  s'offrait  à  lui  dans  la  glace.  Il  se  trouva  beau,  —  et 
resta  une  minute  à  se  regarder. 


Le  lendemain,  avant  midi,  il  s'était  acheté  une  boîte  de  couleurs, 
des  pinceaux,  un  chevalet.  Pellerin  consentit  à  lui  donner  des  leçons, 
et  Frédéric  Temmena  dans  son  logement  pour  voir  si  rien  ne  manquait 
parmi  ses  ustensiles  de  peinture. 

Deslauriers  était  rentré.  Un  jeune  homme  occupait  le  second 
fauteuil.  Le  clerc  dit  en  le  montrant  : 

—  «  C'est  lui  !  le  voilà  !  Sénécal  !  » 

Ce  garçon  déplut  à  Frédéric.  Son  front  était  rehaussé  par  la 
coupe  de  ses  cheveux  taillés  en  brosse.  Quelque  chose  de  dur  et  de 
froid  perçait  dans  ses  yeux  gris;  et  sa  longue  redingote  noire,  tout 
son  costume  sentait  le  pédagogue  et  Tecclésiastique. 

D'abord,  on  causa  des  choses  du  jour,  entre  autres  du  Stabat 
de  Rossini  ;  Sénécal,  interrogé,  déclara  qu'il  n'allait  jamais  au  théâtre. 
Pellerin  ouvrit  la  boîte  de  couleurs. 

■ —  «  Est-ce  pour  toi,  tout  cela  ?  »  dit  le  clerc. 

—  «  Mais  sans  doute  !  r> 

—  «  Tiens  !  quelle  idée  !  » 

Et  il  se  pencha  sur  la  table,  où  le  répétiteur  de  mathématiques 
feuilletait  un  volume  de  Louis  Blanc.  Il  l'avait  apporté  lui-même,  et 
lisait  à  voix  basse  des  passages,  tandis  que  Pellerin  et  Frédéric  exami- 
naient ensemble  la  palette,  le  couteau,  les  vessies;  puis  ils  vinrent  à 
s'entretenir  du  dîner  chez  Ainoux. 

—  «  Le  marchand  de  tableaux  ?  »  demanda  Sénécal.  «  Joh  mon- 
sieur, vraiment  !  » 

—  «  Pourquoi  donc  ?  »  dit  Pellerin. 
Sénécal  répliqua  : 

—  «  Un  homme  qui  bat  monnaie  avec  des  turpitudes  politiques  !  » 


l'éducation  sentimentale  63 

Et  il  se  mit  à  parler  d'une  lithographie  célèbre,  représentant  toute 
la  famille  royale  livrée  à  des  occupations  édifiantes  :  Louis-Philippe 
tenait  un  code,  la  reine  un  paroissien,  les  princesses  brodaient,  le 
duc  de  Nemours  ceignait  un  sabre,  M.  de  Joinville  montrait  une 
carte  géographique  à  ses  jeunes  frères;  on  apercevait,  dans  le  fond, 
un  lit  à  deux  compartiments.  Cette  image,  intitulée  Une  bonne  famille ^ 
avait  fait  les  délices  des  bourgeois,  mais  l'affliction  des  patriotes. 
Pellerin,  d'un  ton  vexé  comme  s'il  en  était  l'auteur,  répondit  que  toutes 
les  opinions  se  valaient;  Sénécal  protesta.  L'Art  devait  exclusivement 
viser  à  la  moralisation  des  masses  !  Il  ne  fallait  reproduire  que 
des  sujets  poussant  aux  actions  vertueuses;  les  autres  étaient 
nuisibles. 

—  «Mais  ça  dépend  de  l'exécution?»  cria  Pellerin.  «Je  peux 
faire  des  chefs-d'œuvre  !  » 

—  «  Tant  pis  pour  vous,  alors  1  on  n'a  pas  le  droit....  » 

—  «  Comment  ?  » 

—  «  Non  !  monsieur,  vous  n'avez  pas  le  droit  de  m 'intéresser 
à  des  choses  que  je  réprouve  !  Qu'avons-nous  besoin  de  laborieuses 
bagatelles,  dont  il  est  impossible  de  tirer  aucun  profit,  de  ces  Vénus, 
par  exemple,  avec  tous  vos  paysages  ?  Je  ne  vois  pas  là  d'enseignement 
pour  le  peuple  !  Montrez-nous  ses  misères,  plutôt  !  enthousiasmez- 
nous  pour  ses  sacrifices  !  Eh  !  bon  Dieu,  les  sujets  ne  manquent  pas  : 
la  ferme,  l'atelier....  » 

Pellerin  en  balbutiait  d'indignation,  et,  croyant  avoir  trouvé  un 
argument  : 

—  «  Molière,  l'acceptez- vous  ?  » 

—  «  Soit  !  »  dit  Sénécal.  «  Je  l'admire  comme  précurseur  de  la 
Révolution  française.  » 

—  «  Ah  !  la  Révolution  !  Quel  art  !  Jamais  il  n'y  a  eu  d'époque 
plus  pitoyable  !  »  \ 

—  «  Pas  de  plus  grande,  monsieur  !» 

Pellerin  se  croisa  les  bras,  et,  le  regardant  en  face  : 

—  «  Vous  m'avez  l'air  d'un  fameux  garde  national  !  » 


L  EDUCATION    SENTIMENTALE 

Son  antagoniste,  habitué  aux  discussions,  répondit  : 

—  «  Je  n'en  suis  pas  !  et  je  la  déteste  autant  que  vous.  Mais, 
avec  des  principes  pareils,  on  corrompt  les  foules  !  Ça  fait  le  compte 
du  Gouvernement,  du  reste,  il  ne  serait  pas  si  fort  sans  la  complicité 
d'un  tas  de  farceurs  comme  celui-là  » 

Le  peintre  prit  la  défense  du  marchand,  car  les  opinions  de 
Sénécal  Texaspéraient.  Il  osa  même  soutenir  que  Jacques  Arnoux 
était  un  véritable  cœur  d'or,  dévoué  à  ses  amis,  chérissant  sa  femme. 

—  ((  Oh  !  oh  !  si  on  lui  offrait  une  bonne  somme,  il  ne  la  refuserait 
pas  pour  servir  de  modèle.  » 

Frédéric  devint  blême. 

—  «  Il  vous  a  donc  fait  bien  du  tort,  monsieur }  » 

—  «  A  moi  ?  non  !  Je  Tai  vu,  une  fois,  au  café,  avec  un  ami. 
Voilà  tout.  » 

Sénécal  disait  vrai.  Mais  il  se  trouvait  agacé,  quotidiennement, 
par  les  réclames  de  VArt  industriel,  Arnoux  était,  pour  lui,  le  représen- 
tant d'un  monde  qu'il  jugeait  funeste  à  la  démocratie.  Républicain 
austère,  il  suspectait  de  corruption  toutes  les  élégances,  n'ayant 
d'ailleurs  aucun  besoin,  et  étant  d'une  probité  inflexible. 

La  conversation  eut  peine  à  reprendre.  Le  peintre  se  rappela 
bientôt  son  rendez-vous,  le  répétiteur  ses  élèves;  et,  quand  ils  furent 
sortis,  après  un  long  silence,  Deslauriers  fit  diflerentes  questions 
sur  Arnoux. 

—  «Tu  m'y  présenteras  plus  tard,  n'est-ce  pas,  mon  vieux?» 

—  «  Certainement,  »    dit    Frédéric. 

Puis  ils  avisèrent  à  leur  installation.  Deslauriers  avait  obtenu, 
ôans  peine,  une  place  de  second  clerc  chez  un  avoué,  pris  à  l'Ecole 
de  droit  son  inscription,  acheté  les  livres  indispensables,  —  et  la  vie 
qu'ils  avaient  tant  rêvée  commença. 

Elle  fut  charmante,  grâce  à  la  beauté  de  leur  jeunesse.  Deslauriers 
n'ayant  parlé  d'aucune  convention  pécuniaire,  Frédéric  n'en  parla 
pas.  Il  subvenait  à  toutes  les  dépenses,  rangeait  l'armoire,  s'occupait 
du  ménage;  mais,  s'il  fallait  donner    une    mercuriale  au  concierge, 


66  l'éducation  sentimentale 

le  clerc  s'en  chargeait,  continuant,  comme  au  collège,  son  rôle  de 
protecteur  et  d'aîné. 

Séparés  tout  le  long  du  jour,  ils  se  retrouvaient  le  soir.  Chacun 
prenait  sa  place  au  coin  du  feu  et  se  mettait  à  la  besogne.  Ils  ne  tardaient 
pas  à  l'interrompre.  C'étaient  des  épanchements  sans  lin,  des  gaietés 
sans  cause,  et  des  disputes  quelquefois,  à  propos  de  la  lampe  qui 
filait  ou  d'un  livre  égaré,  colères  d'une  minute,  que  des  rires  apai- 
saient. 

La  porte  du  cabinet  au  bois  restant  ouverte,  ils  bavardaient  de 
loin,  dans  leur  lit. 

Le  matin,  ils  se  promenaient  en  manches  de  chemise  sur  leur 
terrasse;  le  soleil  se  levait,  des  brumes  légères  passaient  sur  le  fleuve, 
on  entendait  un  glapissement  dans  le  marché  aux  fleurs  à  côté;  —  et 
les  fumées  de  leurs  pipes  tourbillonnaient  dans  l'air  pur,  qui  rafraîchis- 
sait leurs  yeux  encore  bouffis;  ils  sentaient,  en  l'aspirant,  im  vaste 
espoir  épandu. 

Quand  il  ne  pleuvait  pas,  le  dimanche,  ils  sortaient  ensemble; 
et,  bras  dessus  bras  dessous,  ils  s'en  allaient  par  les  rues.  Presque 
toujours  la  même  réflexion  leur  survenait  à  la  fois,  ou  bien  ils  causaient, 
sans  rien  voir  autour  d'eux.  Deslauriers  ambitionnait  la  richesse, 
comme  moyen  de  puissance  sur  les  hommes.  Il  aurait  voulu 
remuer  beaucoup  de  monde,  faire  beaucoup  de  bruit,  avoir  trois 
secrétaires  sous  ses  ordres,  et  un  grand  dîner  politique  une  fois  par 
semaine.  Frédéric  se  meublait  un  palais  à  la  moresque,  pour  vivre 
couché  sur  des  divans  de  cachemire,  au  murmure  d'un  jet  d'eau, 
servi  par  des  pages  nègres;  —et  ces  choses  rêvées  devenaient  à  la 
fin  tellement  précises,  qu'elles  le  désolaient  comme  s'il  les  avait 
perdues. 

—  «  A  quoi    bon  causer    de    tout  cela,  »    disait-il,    «  puisque 
jamais  nous  ne  l'aurons  !  )> 

—  «  Qui   sait }  »   reprenait   Deslauriers. 

Malgré  ses  opinions  démocratiques,  il  l'engageait  à  s'introduire, 
chez  les  Dambreuse.  L'autre  objectait  ses  tentatives. 


L  EDUCATION    SENTIMENTALE  67 

—  «  Bah  !  retournes-y  !  On  t'invitera  !  » 

Ils  reçurent,  vers  le  milieu  du  mois  de  mars,  parmi  des  notes 
assez  lourdes,  celle  du  restaurateur  qui  leur  apportait  à  dîner.  Fré- 
déric, n'ayant  point  la  somme  suffisante,  emprunta  cent  écus  à  Des- 
lauriers; quinze  jours  plus  tard,  il  réitéra  la  même  demande,  et  le 
clerc  le  gronda  pour  les  dépenses  auxquelles  il  se  livrait  chez  Arnoux. 

Effectivement,  il  n'y  mettait  point  de  modération.  Une  vue  de 
Venise,  une  vue  de  Naples  et  une  autre  de  Constantinople  occupant 
le  milieu  des  trois  murailles,  des  sujets  équestres  d'Alfred  de  Dreux 
ça  et  là,  un  groupe  de  Pradier  sur  la  cheminée,  des  numéros  de  VArt 
industriel  sur  le  piano,  et  des  cartonnages  par  terre  dans  les  angles, 
encombraient  le  logis  d'une  telle  façon,  qu'on  avait  peine  à  poser 
un  livre,  à  remuer  les  coudes.  Frédéric  prétendait  qu'il  lui  fallait  tout 
cela  pour  sa   peinture. 

Il  travaillait  chez  Pellerin.  Mais  souvent  Pellerin  était  en  courses, 
—  ayant  coutume  d'assister  à  tous  les  enterrements  et  événements 
dont  les  journaux  devaient  rendre  compte;  —  et  Frédéric  passait 
des  heures  entièrement  seul  dans  l'atelier.  Le  calme  de  cette  grande 
pièce,  où  l'on  n'entendait  que  le  trottinement  des  souris,  la  lumière  qui 
tombait  du  plafond,  et  jusqu'au  ronflement  du  poêle,  tout  le  plongeait 
d'abord  dans  une  sorte  de  bien-être  intellectuel.  Puis  ses  yeux,  aban- 
donnant son  ouvrage,  se  portaient  sur  les  écaillures  de  la  muraille, 
parmi  les  bibelots  de  l'étagère,  le  long  des  torses  où  la  poussière 
amassée  faisait  comme  des  lambeaux  de  velours  ;  et,  tel  qu'un  voyageur 
perdu  au  milieu  d'un  bois  et  que  tous  les  chemins  ramènent  à  la  même 
place,  continuellement,  il  retrouvait  au  fond  de  chaque  idée  le  souvenir 
de  Mme  Arnoux. 

Il  se  fixait  des  jours  pour  aller  chez  elle  ;  arrivé  au  second  étage, 
devant  sa  porte,  il  hésitait  à  sonner.  Des  pas  se  rapprochaient;  on 
ouvrait,  et,  à  ces  mots  :  «  Madame  est  sortie,  »  c'était  \me  délivrance, 
et  comme  un  fardeau  de  moins  sur  son  cœur. 

Il  la  rencontra,  pourtant.  La  première  fois,  il  y  avait  trois  dames 
avec  elle;  une  autre  après-midi,  le  maître  d'écriture  de  Mlle  Marthe 


68  l'éducation  sentimentale 

survînt.  D'ailleurs,  les  hommes  que  recevait  Mme  Arnoux  ne  lui 
faisaient  point  de  visites.  Il  n'y  retourna  plus,  par  discrétion. 

Mais  il  ne  manquait  pas,  pour  qu'on  l'invitât  aux  dîners  du 
jeudi,  de  se  présenter  à  VArt  industriel,  chaque  mercredi,  régulière- 
ment; et  il  y  restait  après  tous  les  autres,  plus  longtemps  que  Regim- 
bart,  jusqu'à  la  dernière  minute,  en  feignant  de  regarder  une  gravure, 
de  parcourir  un  journal.  Enfin  Arnoux  lui  disait  :  «  —  Etes-vous 
libre,  demain  soir  ?  »  Il  acceptait  avant  que  la  phrase  fût  achevée. 
Arnoux  semblait  le  prendre  en  affection.  Il  lui  montra  l'art  de 
reconnaître  les  yins,  à  brûler  3e  punch,  à  faire  des  salmis  de  bécas- 
ses; Frédéric  suivait  docilement  ses  conseils,  —  aimant  tout  ce  qui 
dépendait  de  Mme  Arnoux,  ses  meubles,  ses  domestiques,  sa  maison, 
sa  rue. 

Il  ne  parlait  guère  pendant  ces  dîners;  il  la  contemplait.  Elle 
avait  à  droite,  contre  la  tempe,  un  petit  grain  de  beauté;  ses  bandeaux 
étaient  plus  noirs  que  le  reste  de  sa  chevelure  et  toujours  comme 
un  peu  humides  sur  les  bords  ;  elle  les  flattait  de  temps  à  autre,  avec 
deux  doigts  seulement.  Il  connaissait  la  forme  de  chacun  de  ses  ongles, 
il  se  délectait  à  écouter  le  sifilement  de  sa  robe  de  soie  quand  elle 
passait  auprès  des  portes,  il  humait  en  cachette  la  senteur  de  son 
mouchoir;  son  peigne,  ses  gants,  ses  bagues  étaient  pour  lui  des  choses 
particulières,  importantes  comme  des  œuvres  d'art,  presque  animées 
comme  des  personnes;  toutes  lui  prenaient  le  cœur  et  augmentaient 
sa  passion. 

Il  n'avait  pas  eu  la  force  de  la  cacher  à  Deslauriers.  Quand  il 
revenait  de  chez  Mme  Arnoux,  il  le  réveillait  comme  par  mégarde, 
^fin  de  pouvoir  causer  d'elle. 

Deslauriers,  qui  couchait  dans  le  cabinet  au  bois,  près  de  la  fon- 
taine, poussait  un  long  bâillem.ent.  Frédéric  s'asseyait  au  pied  de  son 
lit.  D'abord  il  parlait  du  dîner,  puis  il  racontait  mille  détails  insigni- 
fiants, où  il  voyait  des  marques  de  mépris  ou  d'aflFection.  Une  fois, 
par  exemple,  elle  avait  refusé  son  bras,  pour  prendre  celui  de  Dittmer 
et  Frédéric  se  désolait. 


l'éducation  sentimentale  69 

—  «  Ah  !  quelle  bêtise  !  » 

Ou  bien  elle  Tavait  appelé  son  «  ami  ». 

—  «  Vas-y  gaiement,  alors  !  » 

—  «  Mais  je  n'ose  pas,  »  disait  Frédéric. 

—  «  Eh  bien,  n'y  pense  plus  !  Bonsoir.  » 

Deslauriers  se  retournait  vers  la  ruelle  et  s'endormait.  Il  ne 
comprenait  rien  à  cet  amour,  qu'il  regardait  comme  une  dernière 
faiblesse  d'adolescence;  et,  son  intimité  ne  lui  suffisant  plus,  sans 
doute,  il  imagina  de  réunir  leurs  amis  communs  une  fois  la  semaine. 

Ils  arrivaient  le  samedi,  vers  neuf  heures.  Les  trois  rideaux 
d'algérienne  étaient  soigneusement  tirés;  la  lampe  et  quatre  bougies 
brûlaient;  au  milieu  de  la  table,  le  pot  à  tabac,  tout  plein  de  pipes, 
s'étalait  entre  les  bouteilles  de  bière,  la  théière,  un  flacon  de  rhum 
et  des  petits  fours.  On  discutait  sur  l'immortalité  de  l'âme,  on  faisait 
des  parallèles  entre  les  professeurs. 

Hussonnet,  un  soir,  introduisit  un  grand  jeune  homme  habillé 
d'une  redingote  trop  courte  des  poignets,  et  la  contenance  embarrassée. 
C'était  le  garçon  qu'ils  avaient  réclamé  au  poste,  l'année  dernière. 

N'ayant  pu  rendre  à  son  maître  le  carton  de  dentelles  perdu 
dans  la  bagarre,  celui-ci  l'avait  accusé  de  vol,  menacé  des  tribunaux; 
maintenant,  il  était  commis  dans  une  maison  de  roulage.  Hussonnet, 
le  matin,  l'avait  rencontré  au  coin  d'une  rue;  et  il  l'amenait,  car  Dus- 
sardier,  par  reconnaissance,  voulait  voir  «  l'autre  ». 

Il  tendit  à  Frédéric  le  porte-cigares  encore  plein,  et  qu'il  avait 
gardé  religieusement  avec  l'espoir  de  le  rendre.  Les  jeunes  gens 
l'invitèrent  à  revenir.  Il  n'y  manqua  pas. 

Tous  sympathisaient.  D'abord,  leur  haine  du  Gouvernement 
avait  la  hauteur  d'un  dogme  indiscutable.  Martinon  seul  tâchait  de 
défendre  Louis-Philippe.  On  l'accablait  sous  les  lieux  communs 
traînant  dans  les  journaux  .  l'embastillement  de  Paris,  les  lois  de 
septembre,  Pritchard,  lord  Guizot,  —  si  bien  que  Martinon  se  taisait, 
craignant  d'offenser  quelqu'un.  En  sept  ans  de  collège,  il  n'avait 
pas  mérité  de  pensum,  et,  à  l'École  de  Droit,  il  savait  plaire  aux  pro- 


70  l'éducation  sentimentale 

fesseurs.  Il  portait  ordinairement  une  grosse  redingote  couleur  mastic 
avec  des  claques  en  caoutchouc  ;  mais  il  apparut  un  soir  dans  une 
toilette  de  marié  :  gilet  de  velours  à  châle,  cravate  blanche,  chaîne 
d'or. 

L'étonnement  redoubla  quand  on  sut  qu'il  sortait  de  chez 
M.  Dambreuse.  En  effet,  le  banquier  Dambreuse  venait  d'acheter 
au  père  Martinon  une  partie  de  bois  considérable;  le  bonhomme  lui 
ayant  présenté  son  fils,  il  les  avait  invités  à  dîner  tous  les  deux. 

—  «  Y  avait-il  beaucoup  de  truffes,  »  demanda  Deslauriers,  «  et 
as-tu  pris  la  taille  à  son  épouse,  entre  deux  portes,  sicut  decet  ?  » 

Alors,  la  conversation  s'engagea  sur  les  femmes.  Pellerin  n'ad- 
mettait pas  qu'il  y  eût  de  belles  femmes  (il  préférait  les  tigres);  d'ail- 
leurs, la  femelle  de  l'homme  était  une  créature  inférieure  dans  la 
hiérarchie  esthétique  : 

—  «  Ce  qui  vous  séduit  est  particulièrement  ce  qui  la  dégrade 
comme  idée;  je  veux  dire  les  seins,  les  cheveux....  » 

—  «  Cependant,  »  objecta  Frédéric,  «  de  longs  cheveux  noirs, 
avec  de  grands  yeux  noirs....  » 

—  «  Oh  !  connu  !  »  s'écria  Hussonnet.  «  Assez  d'Andalouses  sur 
la  pelouse  !  des  choses  antiques  ?  serviteur  !  Car  enfin,  voyons,  pas  de 
blagues  !  une  lorette  est  plus  amusante  que  la  Vénus  de  Milo  !  Soyons 
Gaulois,  nom  d'un  petit  bonhomme  !  et  Régence  si  nous  pouvons  ! 

Coulez,  bons  vins;  femmes,  daignez  sourire  ! 

Il  faut  passer  de  la  brune  à  la  blonde  !  —  Est-ce  votre  avis,  père 

Dussardier  ?  » 

Dussardier  ne  répondit  pas.  Tous  le  pressèrent  pour  connaître 
ses  goûts. 

—  «  Eh  bien,  »  fit-il  en  rougissant,  «  moi,  je  voudrais  aimer  la 
même,  toujours  !  » 

Cela  fut  dit  d'une  telle  façon,  qu'il  y  eut  un  moment  de  silence, 
les  uns  étant  surpris  de  cette  candeur,  et  les  autres  y  découvrant, 
peut-être,  la  secrète  convoitise  de  leur  âme. 


\  l'éducation  sentimentale  yi 

Sénécal  posa  sur  le  chambranle  sa  chope  de  bière,  et  déclara 
dogmatiquement  que,  la  prostitution  étant  une  tyrannie  et  le  mariage 
une  immoralité,  il  valait  mieux  s'abstenir.  Deslauriers  prenait  les 
femmes  comme  une  distraction,  rien  de  plus.  M.  de  Cisy  avait  à  leur 
endroit  toute  espèce  de  crainte. 

Élevé  sous  les  yeux  d'une  grand'mère  dévote,  il  trouvait  la  com- 
pajçnie  de  ces  jeunes  gens  alléchante  comme  un  mauvais  lieu  et  ins- 
tructive comme  une  Sorbonne.  On  ne  lui  ménageait  pas  les  leçons; 
et  il  se  montrait  plein  de  zèle,  jusqu'à  vouloir  fumer,  en  dépit  des 
maux  de  cœur  qui  le  tourmentaient  chaque  fois,  régulièrement. 
Frédéric  l'entourait  de  soins.  Il  admirait  la  nuance  de  ses  cravates, 
la  fourrure  de  son  paletot  et  surtout  ses  bottes,  minces  comme  des 
gants  et  qui  semblaient  insolentes  de  netteté  et  de  délicatesse;  sa 
voiture  l'attendait  en  bas  dans  la  rue. 

Un  soir  qu'il  venait  de  partir,  et  que  la  neige  tombait,  Sénécal 
se  mit  à  plaindre  son  cocher.  Puis  il  déclama  contre  les  gants  jaunes, 
le  Jockey-Club.  Il  faisait  plus  de  cas  d'un  ouvrier  que  de  ces  mes- 
sieurs. 

—  ((  Moi,  je  travaille,  au  moins  !  je  suis  pauvre  !  » 

—  «  Cela  se  voit,  »  dit  à  la  fin  Frédéric,  impatienté. 
Le  répétiteur  lui  garda  rancune  pour  cette  parole. 

Mais,  Regimbart  ayant  dit  qu'il  connaissait  un  peu  Sénécal, 
Frédéric,  voulant  faire  une  politesse  à  l'ami  d'Arnoux,  le  pria  de 
venir  aux  réunions  du  samedi,  et  la  rencontre  fut  agréable  aux  deux 
patriotes. 

Ils  différaient  cependant.  ^ 

Sénécaf —  qui  avait  un  crâne  en  pointe  —  ne  considérait  que 
les  systèmes.  Regimbart,  au  contraire,  ne  voyait  dans  les  faits  que 
les  faits.  Ce  qui  l'inquiétait  principalement,  c'était  la  frontière  du 
Rhin.  Il  prétendait  se  connaître  en  artillerie,  et  se  faisait  habiller 
par  le  tailleur  de  l'Ecole  polytechnique. 

Le  premier  jour,  quand  on  lui  offrit  des  gâteaux,  il  leva  les 
épaules  dédaigneusement,  en  disant  que  cela  convenait  aux  femmes; 


72  l'éducation  sentimentale 

et  il  ne  parut  guère  plus  gracieux  les  fois  suivantes.  Du  moment 
que  les  idées  atteignaient  une  certaine  hauteur,  il  murmurait  :  «  Oh  ! 
pas  d'utopies,  pas  de  rêves  !  »  En  fait  d'art  (bien  qu'il  fréquentât  les 
ateHers,  où  quelquefois  il  donnait,  par  complaisance,  une  leçon 
d'escrime),  ses  opinions  n'étaient  point  transcendantes.  Il  comparaît 
le  style  de  M.  Marrast  à  celui  de  Voltaire  et  Mlle  Vatnaz  à  Mme  de 
Staël,  à  cause  d'une  Ode  sur  la  Pologne ^  «  où  il  y  avait  du  cœur  ». 
Enfin,  Regimbart  assommait  tout  le  monde  et  particulièrement 
Deslauriers,  car  le  Citoyen  était  un  familier  d'Arnoux.  Cr,  le  clerc 
ambitionnait  de  fréquenter  cette  maison,  espérant  y  faire  des  connais- 
sances profitables.  «  Quand  donc  m'y  mèneras-tu }  »  disait-il.  Arnoux 
se  trouvait  surchargé  de  besogne,  ou  bien  il  partait  en  voyage  ; 
puis,  ce  n'était  pas  la  peine,  les  dîners  allaient  finir. 

S'il  avait  fallu  risquer  sa  vie  pour  son  ami,  Frédéric  l'eût  fait. 
Mais  comme  il  tenait  à  se  montrer  le  plus  avantageusement  possible^ 
comme  il  surveillait  son  langage,  ses  manières  et  son  costume,  jusqu'à 
venir  au  bureau  de  VArt  industriel  toujours  irréprochablement  ganté, 
il  avait  peur  que  Deslauriers,  avec  son  vieil  habit  noir,  sa  tournure 
de  procureur  et  ses  discours  outrecuidants,  ne  déplût  à  Mme  Arnoux^ 
ce  qui  pouvait  le  compromettre,  le  rabaisser  lui-même  auprès  d'elle. 
Il  admettait  bien  les  autres,  mais  celui-là,  précisément,  l'aurait  gêné 
mille  fois  plus.  Le  clerc  s'apercevait  qu'il  ne  voulait  pas  tenir  sa 
promesse,  et  le  silence  de  Frédéric  lui  semblait  une  aggravation 
d'injure. 

Il  aurait  voulu  le  conduire  absolument,  le  voir  se  développer 
d'après  l'idéal  de  leur  jeunesse;  et  sa  fainéantise  le  révoltait,  comme 
une  désobéissance  et  comme  une  trahison.  D'ailleurs  Frédéric,  plein 
de  l'idée  de  Mme  Arnoux,  parlait  de  son  mari  souvent;  et  Deslauriers 
comm.ença  une  intolérable  scie^  consistant  à  répéter  son  nom  cent 
fois  par  jour,  à  la  fin  de  chaque  phrase,  comme  un  tic  d'idiot.  Quand 
on  frappait  à  sa  porte,  il  répondait:  «  Entrez,  Arnoux!  »  Au  restaurant, 
il  demandait  un  fromage  de  Brie  «à  l'instar  d'Arnoux»;  et,  la  nuit, 
feignant  d'avoir  un  cauchemar^  il  réveillait  son  compagnon  en  hurlant  : 


l'éducation  sentimentale  73 

«  Arnoux  !  Arnoux  !  »  Enfin,  un  jour,  Frédéric,  excédé,  lui  dit  d'une 
voix  lamentable  : 

—  ((  Mais  laisse-moi  tranquille  avec  Arnoux  !  » 

—  ((  Jamais  !  »  répondit  le  clerc. 

Toujours  lui  !  lui  partout  !  ou   brûlante  ou   glacée, 
L'imoge  de  l'Arnoux..  . 

—  «  Tais-toi  donc  !  »  s'écria  Frédéric  en  levant  le  poing 
Il  reprit  doucement  : 

—  «  C'est  un  sujet  qui  m'est  pénible,  tu  sais  bien.  » 

—  «  Oh  !  pardon,  mon  bonhomme,  »  répliqua  Deslauriers  en 
s'inclinant  très  bas,  «  on  respectera  désormais  les  nerfs  de  Mademoi- 
selle !  Pardon  encore  une  fois.  Mille  excuses  !  » 

Ainsi  fut  terminée  la  plaisanterie. 

Mais,  trois  semaines  après,  un  soir,  il  lui  dit  : 

—  «  Eh  bien,  je  l'ai  vue  tantôt,  Mme  Arnoux  !  » 

—  «  Où  donc  ?  » 

—  «  Au  Palais,  avec  Balandard,  avoué;  une  femme  brune,  n'est-ce 
pas,  de  taille  moyenne  ?  » 

Frédéric  fit  un  signe  d'assentiment.  Il  attendait  que  Deslauriers 
parlât.  Au  moindre  mot  d'admiration,  il  se  serait  épanché  largement, 
était  tout  prêt  à  le  chérir;  l'autre  se  taisait  toujours;  enfin,  n'y  tenant 
plus,  il  lui  demanda  d'un  air  indifférent  ce  qu'il  pensait  d'elle. 

Deslauriers  la  trouvait  «  pas  mal,  sans  avoir  pourtant  rien  d'extra- 
ordinaire ». 

—  «  Ah  !  tu  trouves,  »  dit  Frédéric.  ^ 

Arriva  le  mois  d'août,  époque  de  son  deuxième  examen.  D'après 
l'opinion  courante,  quinze  jours  devaient  suffire  pour  en  préparer 
les  matières.  Frédéric,  ne  doutant  pas  de  ses  forces,  avala  d'emblée 
les  quatre  premiers  livres  du  Code  de  procédure,  les  trois  premiers 
du  Code  pénal,  plusieurs  morceaux  d'Instruction  criminelle  et  une 
partie  du  Code  civil,  avec  les  annotations  de  M.  Poncelet.  La  veille, 
Deslauriers  lui  fit  faire  une  récapitulation  qui  se  prolongea  jusqu'au 


JJ^,  L  EDUCATION    SENTIMENTALE 

matin;  et,  pour  mettre  à  profit  le  dernier  quart  d'heure,  il  continua 
à  rinterroger  sur  le  trottoir,  tout  en  marchant. 

Comme  plusieurs  examens  se  passaient  simultanément,  il  y  avait 
beaucoup  de  monde  dans  la  cour,  entre  autres  Hussonnet  et  Cisy;  on 
ne  manquait  pas  de  venir  à  ces  épreuves  quand  il  s'agissait  des  cama- 
rades. Frédéric  endossa  la  robe  noire  traditionnelle;  puis  il  entra 
suivi  de  la  foule,  avec  trois  autres  étudiants,  dans  une  grande  pièce, 
éclairée  par  des  fenêtres  sans  rideaux  et  garnie  de  banquettes,  le  long 
des  murs.  Au  miheu,  des  chaises  de  cuir  entouraient  une  table,  décorée 
d'un  tapis  vert.  Elle  séparait  les  candidats  de  MM.  les  examinateurs 
en  robe  rouge,  tous  portant  des  chausses  d'hermine  sur  l'épaule,  avec 
des  toques  à  galons  d'or  sur  le  chef. 

Frédéric  se  trouvait  l'avant-dernier  dans  la  série,  position  mau- 
vaise. A  la  première  question  sur  la  différence  entre  une  convention 
et  un  contrat,  il  définit  l'une  pour  l'autre;  et  le  professeur,  un  brave 
homme,  lui  dit  :  —  «  Ne  vous  troublez  pas,  monsieur,  remettez-vous  !  » 
puis,  ayant  fait  deux  demandes  faciles,  suivies  de  réponses  obscures, 
il  passa  enfin  au  quatrième.  Frédéric  fut  démoralisé  par  ce  piètre 
commencement.  Deslauriers,  en  face,  dans  le  public,  lui  faisait  signe 
que  tout  n'était  pas  encore  perdu;  et  à  la  deuxième  interrogation  sur 
le  droit  criminel,  il  se  montra  passable.  Mais,  après  la  troisième, 
relative  au  testament  mystique,  Texaminateur  étant  resté  impassible 
tout  le  temps,  son  angoisse  redoubla;  car  Hussonnet  joignait  les  mains 
comme  pour  applaudir,  tandis  que  Deslauriers  prodiguait  les  hausse- 
ments d'épaules.  Enfin,  le  moment  arriva  où  il  fallut  répondre  sur 
la  Procédure  !  Il  s'agissait  de  la  tierce  opposition.  Le  professeur, 
choqué  d'avoir  entendu  des  théories  contraires  aux  siennes,  lui 
demanda  d'un  ton  brutal  : 

—  «  Et  vous,  monsieur,  est-ce  votre  avis  ?  Comment  conciliez- 
vous  le  principe  de  l'article  1 351  du  Code  civil  avec  cette  voie  d'attaque 
extraordinaire  }  » 

Frédéric  se  sentait  un  grand  mal  de  tête,  pour  avoir  passé  la 
nuit  sans  dormir.  Un  rayon  de  soleil,  entrant  par  l'intervalle  d'une 


l'éducation  sentimentale  75 

jalousie,  le  frappait  au  visage.  Debout  derrière  la  chaise,  il  se  dandinait 
et  tirait  sa  moustache. 

—  ((  J'attends  toujours  votre  réponse  !  »  reprit  Thomme  à  la 
toque  d*or. 

Et,  comme  le  geste  de  Frédéric  l'agaçait  sans  doute  : 

—  «  Ce  n'est  pas  dans  votre  barbe  que  vous  la  trouverez  !  » 
Ce  sarcasme  causa  un  rire  dans  l'auditoire;  le  professeur,  flatté, 

s'amadoua.  Il  lui  fit  deux  questions  encore  sur  l'ajournement  et  sur 
l'affaire  sommaire,  puis  baissa  la  tête  en  signe  d'approbation;  l'acte 
public  était  fini.  Frédéric  rentra  dans  le  vestibule. 

Pendant  que  l'huissier  le  dépouillait  de  sa  robe,  pour  la  repasser 
à  un  autre  immédiatement,  ses  amis  l'entourèrent,  en  achevant  de 
l'ahurir  avec  leurs  opinions  contradictoires  sur  le  résultat  de  l'examen. 
On  le  proclama  bientôt  d'une  voix  sonore,  à  l'entrée  de  la  salle  :  «  Le 
troisième  était...  ajourné  !  » 

—  «  Emballé  !  »  dit  Hussonnet,  «  allons-nous-en  !  » 

Devant  la  loge  du  concierge,  ils  recontrèrent  Martinon,  rouge, 
ému,  avec  un  sourire  dans  les  yeux  et  l'auréole  du  triomphe  sur  le 
front.  Il  venait  de  subir  sans  encombre  son  dernier  examen.  Restait 
seulement  la  thèse.  Avant  quinze  jours,  il  serait  licencié.  Sa  famille 
connaissait  un  ministre,  «  une  belle  carrière  »  s'ouvrait  devant  lui. 

—  «  Celui-là  t'enfonce  tout  de  même  »,  dit  Deslauriers. 

Rien  n'est  humiliant  comme  de  voir  les  sots  réussir  dans  les 
entreprises  où  l'on  échoue.  Frédéric,  vexé,  répondit  qu'il  s'en  moquait. 
Ses  prétentions  étaient  plus  hautes;  et,  comme  Hussonnet  faisait 
mine  de  s'en  aller,  il  le  prit  à  l'écart  pour  lui  dire  : 

—  «  Pas  un  mot  de  tout  cela,  chez  eux,  bien  entendu  !  » 

Le  secret  était  facile,  puisque  Arnoux,  le  lendemain,  partait  en 
voyage  pour  l'Allemagne. 

Le  soir,  en  rentrant,  le  clerc  trouva  son  ami  singulièrement 
changé  :  il  pirouettait,  sifflait;  et,  l'autre  s'étonnant  de  cette  humeur, 
Frédéric  déclara  qu'il  n'irait  pas  chez  sa  mère;  il  emploierait  ses 
vacances  à  travailler. 


76  l'éducation  sentimentale 

A  la  nouvelle  du  départ  d'Arnoux,  une  joie  l'avait  saisi.  11  pouvait 
se  présenter  là-bas,  tout  à  son  aise,  sans  crainte  d'être  interrompu 
dans  ses  visites.  La  conviction  d'une  sécurité  absolue  lui  donnerait 
du  courage.  Enfin  il  ne  serait  pas  éloigné,  ne  serait  pas  séparé  d'Elle  î 
Quelque  chose  de  plus  fort  qu'une  chaîne  de  fer  l'attachait  à  Paris, 
une  voix  intérieure  lui  criait  de  rester. 

Des  obstacles  s'y  opposaient.  Il  les  franchit  en  écrivant  à  sa 
mère  ;  il  confessait  d'abord  son  échec,  occassionné  par  des  changements 
faits  dans  le  programme,  —  un  hasard,  une  injustice;  —  d'ailleurs, 
tous  les  grands  avocats  (il  citait  leurs  noms)  avaient  été  refusés  à 
leurs  examens.  Mais  il  comptait  se  présenter  de  nouveau  au  mois 
de  novembre.  Or,  n'ayant  pas  de  temps  à  perdre,  il  n'irait  point  à 
la  maison  cette  année;  et  il  demandait,  outre  l'argent  d'un  trimestre, 
deux  cent  cinquante  francs,  pour  des  répétitions  de  droit,  fort  utiles; 
—  le  tout  enguirlandé  de  regrets,  condoléances,  chatteries  et  protes- 
tations d'amour  filial. 

Mme  Moreau,  qui  l'attendait  le  lendemain,  fut  chagrinée  double- 
ment. Elle  cacha  la  mésaventure  de  son  fils,  et  lui  répondit  «  de  venir 
tout  de  même  ».  Frédéric  ne  céda  pas.  Une  brouille  s'ensuivit.  A  la 
fin  de  la  semaine,  néanmoins,  il  reçut  l'argent  du  trimestre  avec  la 
somme  destinée  aux  répétitions,  et  qui  servit  à  payer  un  pantalon 
gris  perle,  un  chapeau  de  feutre  blanc  et  une  badine  à  pomme  d'or. 

Quand  tout  cela  fut  en  sa  possession  : 

—  «  C'est  peut-être  une  idée  de  coiflFeur  que  j'ai  eue  ?  »  songea-t-il. 

Et  une  grande  hésitation  le  prit. 

Pour  savoir  s'il  irait  chez  Mme  Arnoux,  il  jeta  par  trois  fois, 
dans  l'air,  des  pièces  de  monnaie.  Toutes  les  fois,  le  présage  fut  heu- 
reux. Donc,  la  fatalité  l'ordonnait.  Il  se  fit  conduire  en  fiacre  rue  de 
Choiseul. 

Il  monta  vivement  l'escalier,  tira  le  cordon  de  la  sonnette;  elle 
ne  sonna  pas  ;  il  se  sentait  près  de  défaillir. 

Puis  il  ébranla,  d'un  coup  furieux,  le  lourd  gland  de  soie 
rouge. 


L*ÉDUCATION    SENTIMENTALE 


77 

Un  carillon  retentit,  s*apaisa  par  degrés,  et    l'on    n'entendait    plu? 
rien.  Frédéric  eut  peur. 

Il  colla  son  oreille  contre  la  porte;  pas  un  souffle  !  Il  mit  son  œil 
au  trou  de  la  serrure,  et  il  n'apercevait  dans  l'antichambre  que  deux 
pointes  de  roseau,  sur  la  muraille,  parmi  les  fleurs  du  papier.  Enfin, 
il  tournait  les  talons  quand  il  se  ravisa.  Cette  fois,  il  donna  un  petit 
coup,  léger.  La  porte  s'ouvrit;  et,  sur  le  seuil,  les  cheveux  ébouriffés, 
la  face  cramoisie  et  Tair  maussade,  Arnoux  lui-même  parut. 

—  «  Tiens  !  Qui  diable  vous  amène  ?  Entrez  !  » 

Il  l'introduisit,  non  dans  le  boudoir  ou  dans  sa  chambre,  mais 
dans  la  salle  à  manger,  où  l'on  voyait  sur  la  table  une  bouteille  de  vin 
de  Champagne  avec  deux  verres  ;  et,  d'un  ton  brusque  : 

—  «  Vous  avez  quelque  chose  à  me  demander,  cher  ami  ?  » 

—  «  Non  !  rien  !  rien  !  »  balbutia  le  jeune  homme,  cherchant  un 
prétexte  à  sa  visite. 

Enfin,  il  dit  qu'il  était  venu  savoir  de  ses  nouvelles,  car  il  le 
croyait  en  Allemagne,  sur  le  rapport  d'Hussonnet. 

—  a  Nullement  !  »  reprit  Arnoux.  «  Quelle  linotte  que  ce  garçon- 
là,  pour  entendre  tout  de  travers  !  » 

Afin  de  dissimuler  son  trouble,  Frédéric  marchait  de  droite  et 
de  gauche,  dans  la  salle.  En  heurtant  le  pied  d'une  chaise,  il  fit  tomber 
une  ombrelle  posée  dessus;  le  manche  d'ivoire  se  brisa. 

—  «  Mon  Dieu  !  »  s'écria-t-il,  «  comme  je  suis  chagrin  d'avoir 
brisé  l'ombrelle  de  Mme  Arnoux.  » 

A  ce  mot,  le  marchand  releva  la  tête,  et  eut  un  singuHer  sourire. 
Frédéric,  prenant  l'occasion  qui  s'oftrait  de  parler  d'elle,  ajouta 
timidement  : 

—  «  Est-ce  que  je  ne  pourrai  pas  la  voir  ?  » 

Elle  était  dans  son  pays,  près  de  sa  mère  malade. 
Il  n'osa  faire  de  questions  sur  la  durée  de  cette  absence.  Il  demanda 
seulement  quel  était  le  pays  de  Mme  Arnoux. 

—  «  Chartres  I   Cela  vous  étonne  ?  » 

—  «  Moi  ?  non  !  pourquoi  ?  Pas  le  moins  du  monde  !  » 


78  L  EDUCATION    SENTIMENTALE 

Ils  ne  trouvèrent,  ensuite,  absolument  rien  à  se  dire.  Arnoux, 
qui  s'était  fait  une  cigarette,  tournait  autour  de  la  table,  en  soufflant. 
Frédéric,  debout  contre  le  poêle,  contemplait  les  murs,  Tétagère,  le 
parquet  :  et  des  images  charmantes  défilaient  dans  sa  mémoire,  devant 
ses  yeux  plutôt.  Enfin  il  se  retira. 

Un  morceau  de  journal,  roulé  en  boule,  traînait  par  terre,  dans 
Tantichambre  ;  Arnoux  le  prit,  et,  se  haussant  sur  la  pointe  des  pieds, 
il  l'enfonça  dans  la  sonnette,  pour  continuer,  dit-il,  sa  sieste  interrom- 
pue. Puis,  en  lui  donnant  une  poignée  de  main  : 

«  Avertissez  le  concierge,  s'il  vous  plaît,  que  je  n'y  suis  pas  !  » 

Et  il  referma  la  porte  sur  son  dos,  violemment. 

Frédéric  descendit  l'escalier  marche  à  marche.  L'insuccès  de 
cette  première  tentative  le  décourageait  sur  le  hasard  des  autres. 
Alors  commencèrent  trois  mois  d'ennui.  Comme  il  n'avait  aucun 
travail,  son  désœuvrement  renforçait  sa  tristesse. 

Il  passait  des  heures  à  regarder,  du  haut  de  son  balcon,  la  rivière 
qui  coulait  entre  les  quais  grisâtres,  noircis,  de  place  en  place,  par  la 
bavure  des  égouts,  avec  un  ponton  de  blanchisseuses  amarré  contre 
le  bord,  où  des  gamins  quelquefois  s'amusaient,  dans  la  vase,  à  faire 
baigner  un  caniche.  Ses  yeux  délaissant  à  gauche  le  pont  de  pierre 
de  Notre-Dame  et  trois  ponts  suspendus,  se  dirigeaient  toujours  vers 
le  quai  aux  Ormes,  sur  un  massif  de  vieux  arbres,  pareils  aux  tilleuls 
du  port  de  Montereau.  La  tour  Saint- Jacques,  l'Hôtel  de  Ville,  Saint- 
Gervais,  Saint-Louis,  Saint -Paul  se  levaient  en  face,  parmi  les  toits 
confondus,  —  et  le  génie  de  la  colonne  de  Juillet  resplendissait  à 
l'orient  comme  une  large  étoile  d'or,  tandis  qu'à  l'autre  extrémité  le 
dôme  des  Tuileries  arrondissait,  sur  le  ciel,  sa  lourde  masse  bleue. 
C'était  par  derrière,  de  ce  côté-là,  que  devait  être  la  maison  de  Mme 
Arnoux. 

Il  rentrait  dans  sa  chambre;  puis,  couché  sur  son  divan,  s'aban- 
donnait à  une  méditation  désordonnée  :  plans  d'ouvrage,  projets  de 
conduite,  élancements  vers  l'avenir.  Enfin,  pour  se  débarrasser  de 
lui-même,  il  sortait 


l'éducation    sentimentale  -79 

11  remontait,  au  hasard,  le  quartier  latin,  si  tumultueux  d'habi- 
uide,  mais  désert  à  cette  époque,  car  les  étudiants  étaient  partis  dans 
leurs  familles.  Les  grands  murs  des  collèges,  comme  allongés  par  le 
silence,  avaient  un  aspect  plus  morne  encore;  on  entendait  toutes 
sortes  de  bruits  paisibles,  des  battements  d'ailes  dans  des  cages,  le 
ronflement  d'un  tour,  le  marteau  d'un  savetier;  et  les  marchands 
d'habits,  au  milieu  des  rues,  interrogeaient  de  l'œil  chaque  fenêtre, 
inutilement.  Au  fond  des  cafés  solitaires,  la  dame  du  comptoir  bâillait 
entre  ses  carafons  remplis;  les  journaux  demeuraient  en  ordre  sur 
la  table  des  cabinets  de  lecture;  dans  l'atelier  des  repasseuses,  des 
linges  frissonnaient  sous  les  bouffées  du  vent  tiède.  De  temps  à 
autre,  il  s'arrêtait  à  l'étalage  d'un  bouquiniste;  un  omnibus,  qui  des- 
cendait en  frôlant  le  trottoir,  le  faisait  se  retourner;  et,  parvenu  devant 
le  Luxembourg,  il  n'allait  pas  plus  loin. 

Quelquefois,  l'espoir  d'une  distraction  l'attirait  vers  les  boule- 
vards. Après  de  sombres  ruelles  exhalant  des  fraîcheurs  humides, 
il  arrivait  sur  de  grandes  places  désertes,  éblouissantes  de  lumière, 
et  où  les  monuments  dessinaient  au  bord  du  pavé  des  dentelures 
d'ombre  noire.  Mais  les  charrettes,  les  boutiques  recomm^ençaient, 
et  la  foule  l'étourdissait,  —  le  dimanche  surtout,  —  quand,  depuis 
la  Bastille  jusqu'à  la  Madeleine,  c'était  un  immense  flot  ondulant 
sur  l'asphalte,  au  milieu  de  la  poussière,  dans  une  rumeur  continue; 
il  se  sentait  tout  écœuré  par  la  bassesse  des  figures,  la  niaiserie  des 
propos,  la  satisfaction  imbécile  transpirant  sur  les  fronts  en  sueur  ! 
Cependant,  la  conscience  de  mieux  valoir  que  ces  hommes  atténuait 
la  fatigue  de  les  regarder. 

Il  allait  tous  les  jours  à  VArt  industriel;  —  et  pour  savoir  quand 
reviendrait  Mme  Arnoux,  il  s'informait  de  sa  mère  très  longuement. 
La  réponse  d 'Arnoux  ne  variait  pas;  «le  mieux  se  continuait,»  sa 
femme,  avec  la  petite,  serait  de  retour  la  semaine  prochaine.  Plus 
elle  tardait  à  revenir,  plus  Frédéric  témoignait  d'inquiétude,  —  si 
bien  qu'Arnoux,  attendri  par  tant  d'affection,  l'emmena  cinq  ou  six 
fois  dîner  au   restaurant. 


8o  l'éducation  sentimentale 

Frédéric,  dans  ces  longs  tête-à-tête,  reconnut  que  le  marchand 
de  peinture  n'était  pas  fort  spirituel.  Arnoux  pouvait  s'apercevoir 
de  ce  refroidissement;  et  puis  c'était  l'occasion  de  lui  rendre,  un  peu, 
ses  politesses. 

Voulant  donc  faire  les  choses  très  bien,  il  vendit  à  un  brocanteur 
tous  ses  habits  neufs,  moyennant  la  somme  de  quatre-vingts  francs; 
et,  l'ayant  grossie  de  cent  autres  qui  lui  restaient,  il  vint  chez  Arnoux 
le  prendre  pour  dîner.  Regimbart  s'y  trouvait.  Ils  s'en  allèrent  aux 
Trois- Frères-Provençaux. 

Le  Citoyen  commença  par  retirer  sa  redingote,  et,  sûr  de  la  défé- 
rence des  deux  autres,  écrivit  la  carte.  Mais  il  eut  beau  se  transporter 
dans  la  cuisine  pour  parler  lui-même  au  chef,  descendre  à  la  cave 
dont  il  connaissait  tous  les  coins,  et  faire  monter  le  maître  de  l'éta- 
blissement, auquel  il  «  donna  un  savon  »,  il  ne  fut  content  ni  des 
mets,  ni  des  vins,  ni  du  service  !  A  chaque  plat  nouveau,  à  chaque 
bouteille  différente,  dès  la  première  bouchée,  la  première  gorgée,  il 
laissait  tomber  sa  fourchette,  ou  repoussait  au  loin  son  verre;  puis, 
s'accoudant  sur  la  nappe  de  toute  la  longueur  de  son  bras,  il  s*écriait 
qu'on  ne  pouvait  plus  dîner  à  Paris  !  Enfin,  ne  sachant  qu'imaginer 
pour  sa  bouche,  Regimbart  se  commanda  des  haricots  à  l'huile,  «  tout 
bonnement  »,  lesquels,  bien  qu'à  moitié  réussis,  l'apaisèrent  un  peu. 
Puis  il  eut,  avec  le  garçon,  un  dialogue,  roulant  sur  les  anciens  garçons 
des  Provençaux  :  «  Qu'était  devenu  Antoine }  Et  un  nommé  Eugène  ? 
Et  Théodore,  le  petit,  qui  servait  toujours  en  bas  ?  Il  y  avait  dans  ce 
temps-là  une  chère  autrement  distinguée,  et  des  têtes  de  Bourgogne 
comme  on  n'en  re verra  plus  !  » 

Ensuite,  il  fut  question  de  la  valeur  des  terrains  dans  la  banlieue, 
une  spéculation  d'Arnoux,  infaillible.  En  attendant,  il  perdait  ses 
intérêts,  puisqu'il  ne  voulait  vendre  à  aucun  prix.  Regimbart  lui 
découvrirait  quelqu'un  ;  et  ces  deux  messieurs  firent,  avec  un  crayon, 
des  calculs  jusqu'à  la  fin  du  dessert. 

On  s'en  alla  prendre  le  café,  passage  du  Saumon,  dans  un  esta- 
minet, à  l'entre-sol.  Frédéric  assista,  sur  ses  jambes,  à  d'interminables 


>^, 


L  EDUCATION   SENTIMENTALE  8l 

parties  de  billard,  abreuvées  d'innombrables  chopes;  —  et  il  resta  là, 
jusqu'à  minuit,  sans  savoir  pourquoi,  par  lâcheté,  par  bêtise,  dans 
Tespérance  confuse  d'un  événement  quelconque  favorable  à  son 
jîmour. 

Quand  donc  la  reverrait-il  ?  Frédéric  se  désespérait.  Mais,  un 
.soir,  vers  la  fin  de  novembre,  Arnoux  lui  dit  : 
—  «  Ma  femme  est  revenue  hier,  vous  savez  !  » 

Le  lendemain,  à  cinq  heures,  il  entrait  chez  elle. 

Il  débuta  par  des  félicitations,  à  propos  de  sa  mère,  dont  la 
maladie  avait  été  si  grave. 

—  «  Mais  non  !  Qui  vous  Ta  dit  ?  » 

—  «  Arnoux  !  » 

Elle  fit  un  «  ah  »  léger,  puis  ajouta  qu'elle  avait  eu,  d'abord,  aes 
craintes    sérieuses,    maintenant    disparues. 

Elle  se  tenait  près  du  feu,  dans  la  bergère  de  tapisserie.  Il  était 
«ur  le  canapé,  avec  son  chapeau  entre  ses  genoux;  et  l'entretien  fut 
pénible,  elle  l'abandonnait  à  chaque  minute;  il  ne  trouvait  pas  de 
joint  pour  y  introduire  ses  sentiments.  Mais,  comme  il  se  plaignait 
d'étudier  la  chicane,  elle  répliqua  :  —  «  Oui...,  je  conçois...,  les  affaires!» 
en  baissant  la  figure,  absorbée  tout  à  coup  par  des  réflexions. 

Il  avait  soif  de  les  connaître,  et  même  ne  songeait  pas  à  autre 
chose.  Le  crépuscule  amassait  de  l'ombre  autour  d'eux. 

Elle  se  leva,  ayant  une  course  à  faire,  puis  reparut  avec  une 
capote  de  velours  et  une  mante  noire,  bordée  de  petit-gris.  11  osa 
offrir  de  l'accompagner. 

On  n'y  voyait  plus;  le  temps  était  froid,  et  un  lourd  brouillard, 
estompant  la  façade  des  maisons,  puait  dans  l'air.  Frédéric  le  humait 
avec  délices  ;  car  il  sentait  à  travers  la  ouate  du  vêtement  la  forme  de 
son  bras;  et  sa  main,  prise  dans  un  gant  chamois  à  deux  boutons, 
sa  petite  main  qu'il  aurait  voulu  couvrir  de  baisers,  s'appuyait  sur 
sa  manche.  A  cause  du  pavé  glissant,  ils  oscillaient  un  peu;  il  lui 
semblait  qu'ils  étaient  tous  les  deux  comme  bercés  par  le  vent,  au 
milieu  d'un  nuage. 


SZ  L  EDUCATION   SENTIMENTALE 

L*éclat  des  lumières,  sur  le  boulevard,  le  remit  dans  la  réalité. 
L'occasion  était  bonne,  le  temps  pressait.  Il  se  donna  jusqu'à  la  rue 
de  Richelieu  pour  déclarer  son  amour.  Mais,  presque  aussitôt,  devant 
un  magasin  de  porcelaines,  elle  s'arrêta  net,  en  lui  disant  : 

—  «  Nous  y  sommes,  je  vous  remercie  !  A  jeudi,  n'est-ce  pas^ 
comme   d'habitude  ?  » 

Les  dîners  recommencèrent;  et  plus  il  fréquentait  Mme  Arnoux, 
plus  ses  langueurs  augmentaient. 

La  contemplation  de  cette  femme  l 'énervait,  comme  l'usage  d'un 
parfum  trop  fort.  Cela  descendit  dans  les  profondeurs  de  son  tempé- 
rament, et  devenait  presque  une  manière  générale  de  sentir,  un  mode 
nouveau  d'exister. 

Les  prostituées  qu'il  rencontrait  aux  feux  du  gaz,  les  cantatrices 
poussant  leurs  roulades,  les  écuyères  sur  leurs  chevaux  au  galop, 
les  bourgeoises  à  pied,  les  grisettes  à  leur  fenêtre,  toutes  les  femmes 
lui  rappelaient  celle-là,  par  des  similitudes  ou  par  des  contrastes 
violents.  Il  regardait,  le  long  des  boutiques,  les  cachemires,  les  den- 
telles et  les  pendeloques  de  pierreries,  en  les  imaginant  drapés  autour 
de  ses  reins,  cousues  à  son  corsage,  faisant  des  feux  dans  sa  chevelure 
noire.  A  l'éventaire  des  marchandes,  les  fleurs  s'épanouissaient  pour 
qu'elle  les  choisît  en  passant;  dans  la  montre  des  cordonniers,  les 
petites  pantoufles  de  satin  à  bordure  de  cygne  semblaient  attendre 
son  pied  ;  toutes  les  rues  conduisaient  vers  sa  maison  :  les  voitures 
ne  stationnaient  sur  les  places  que  pour  y  mener  plus  vite;  Paris  se 
rapportait  à  sa  personne,  et  la  grande  ville,  avec  toutes  ses  voix,  bruis- 
sait,  comme  un  immense  orchestre,  autour  d'elle. 

Quand  il  allait  au  Jardin  des  Plantes,  la  vue  d'un  palmier  l'en- 
traînait vers  des  pays  lointains.  Ils  voyageaient  ensemble,  au  dos  des 
dromadaires,  sous  le  tendelet  des  éléphants,  dans  la  cabine  d'un 
yacht  parmi  des  archipels  bleus,  ou  côte  à  côte  sur  deux  mulets  à 
clochettes,  qui  trébuchent  dans  les  herbes  contre  des  colonnes  brisées. 
Quelquefois,  il  s'arrêtait  au  Louvre  devant  de  vieux  tableaux;  et  son 
amour  l'embrassant  jusque  dans  les  siècles  disparus,  il  la  substituait 


l'éducation  sentimentale  85 

aux  personnages  des  peintures.  Coiffée  d'un  hennin,  elle  priait  à 
deux  genoux  derrière  un  vitrage  de  plomb.  Seigneuresse  des  Castilles 
ou  des  Flandres,  elle  se  tenait  assise,  avec  une  fraise  empesée  et  un 
corps  de  baleines  à  gros  bouillons.  Puis  elle  descendait  quelque  grand 
escalier  de  porphyre,  au  milieu  des  sénateurs,  sous  un  dais  de  plumes 
d'autruche,  dans  une  robe  de  brocart.  D'autrefois,  il  la  rêvait  en 
pantalon  de  soie  jaune,  sur  les  coussins  d'un  harem;  —  et  tout  ce 
qui  était  beau,  le  scintillement  des  étoiles,  certains  airs  de  musique, 
l'allure  d'une  phrase,  un  contour,  l'amenaient  à  sa  pensée  d'une  façon 
brusque  et  insensible. 

Quant  à  essayer  d'en  faire  sa  maîtresse,  il  était  sûr  que  toute 
tentative  serait  vaine. 

Un  soir,  Dittmer,  qui  arrivait,  la  baisa  sur  le  front;  Lovarias 
fit  de  même,  en  disant  : 

—  «  Vous  permettez,  n'est-ce  pas,  selon  le  privilège  des  amis  ?  » 
Frédéric  balbutia  : 

—  «  Il  me  semble  que  nous  sommes  tous  des  amis  ?  » 

—  «Pas  tous  des  vieux    1»  reprit-elle. 
C'était  le  repousser  d'avance,  indirectement. 

Que  faire,  d'ailleurs?  Lui  dire  qu'il  l'aimait?  Elle  réconduirait 
sans  doute;  ou  bien,  s'indignant,  le  chasserait  de  sa  maison  !  Or,  il 
préférait  toutes  les  douleurs  à  l'horrible  chance  de  ne  plus  la  voir. 

Il  enviait  le  talent  des  pianistes,  les  balafres  des  soldats.  Il  sou- 
haitait une  maladie  dangereuse,  espérant  de  cette  façon  l'intéresser. 

Une  chose  l'étonnait,  c'est  qu'il  n'était  pas  jaloux  d'Arnoux; 
et  il  ne  pouvait  se  la  figurer  autrement  que  vêtue,  —  tant  sa  pudeur 
semblait  naturelle,  et  reculait  son  sexe  dans  une  ombre  mystérieuse. 

Cependant,  il  songeait  au  bonheur  de  vivre  avec  elle,  de  la 
tutoyer,  de  lui  passer  la  main  sur  les  bandeaux  longuement,  ou  de 
se  tenir  par  terre,  à  genoux,  les  deux  bras  autour  de  sa  taille,  à  boire 
son  âme  dans  ses  yeux  !  Il  aurait  fallu,  pour  cela,  subvertir  la  destinée; 
et,  incapable  d'action,  maudissant  Dieu  et  s'accusant  d'être  lâche, 
il  tournait  dans  son  désir,  comme  un    prisonnier   dans   son   cachot. 


84  l'éducation  sentimentale 

Une  angoisse  permanente  Tétouffait.  Il  restait  pendant  des  heures 
immobile,  ou  bien,  il  éclatait  en  larmes;  et,  un  jour  qu'il  n'avait  pas 
eu  la  force  de  se  contenir,  Deslauriers  lui  dit  : 

—  «  Mais,  saprelotte  !  qu'est-ce  que  tu  as  ?  » 

Frédéric  souffrait  des  nerfs.  Deslauriers  n'en  crut  rien.  Devant 
une  pareille  douleur,  il  avait  senti  se  réveiller  sa  tendresse,  et  il  le 
réconforta.  Un  hom.me  comme  lui  se  laisser  abattre,  quelle  sottise  ! 
Passe  encore  dans  la  jeunesse,  mais  plus  tard,  c'est  perdre  son  temps. 

—  «  Tu  me  gâtes  mon  Frédéric  !  Je  redemande  l'ancien.  Garçon, 
toujours  du  même  !  Il  me  plaisait  !  Voyons,  fume  une  pipe,  animal  ! 
Secoue-toî  un  peu,  tu  me  désoles  !  » 

—  «  C'est  vrai,  »  dit  Frédéric,  «je  suis  fou  !» 
.2^     Le  fclerc  reprit  : 

—  «  Ah  !  vieux  troubadour,  je  sais  bien  ce  qui  t'afflige  !  Le  petit 
cœur  ?  Avoue-le  !  Bah  !  une  de  perdue,  quatre  de  trouvées  !  On  se 
console  des  femmes  vertueuses  avec  les  autres.  Veux-tu  que  je  t'en 
fasse  connaître,  des  femmes?  Tu  n'as  qu'à  venir  à  l'Alhambra.  » 
(C'était  un  bal  public  ouvert  récemment  au  haut  des  Champs-Elysées, 
et  qui  se  ruina  dès  la  seconde  saison,  par  un  luxe  prématuré  dans  ce 
genre  d'établissements.)  «  On  s'y  amuse,  à  ce  qu'il  paraît.  Allons-y  ! 
Tu  prendras  tes  amis  si  tu  veux  :  je  te  passe  même  Regimbart  !  » 

Frédéric  n'invita  pas  le  Citoyen.  Deslauriers  se  priva  de  Sénécal. 
Ils  emmenèrent  seulement  Hussonnet  et  Cisy  avec  Dussardier;  et 
le  même  fiacre  les  descendit  tous  les  cinq  à  la  porte  de  l'Alhambra. 

Deux  galeries  moresques  s'étendaient  à  droite  et  à  gauche, 
parallèlement.  Le  mur  d'une  maison,  en  face,  occupait  tout  le  fond, 
et  le  quatrième  côté  (celui  du  restaurant)  figurait  un  cloître  gothique 
à  vitraux  de  couleurs.  Une  sorte  de  toiture  chinoise  abritait  l'estrade 
où  jouaient  les  musiciens;  le  sol  autour  était  couvert  d'asphalte,  et 
des  lanternes  vénitiennes  accrochées  à  des  poteaux  formaient,  de 
loin,  sur  les  quadrilles,  une  couronne  de  feux  multicolores.  Un  pié- 
destal, çà  et  là,  supportait  une  cuvette  de  pierre,  d'où  s'élevait  un 
mince  filet  d'eau.  On  apercevait  dans  les  feuillages  des  statues  en 


l'éducation  sentimentale  85 

plâtre,  Hébés  ou  Cupidons,  tout  gluants  de  peinture  à  Thuile;  et  les 
allées  nombreuses,  garnies  d'un  sable  très  jaune  soigneusement  ratissé, 
faisaient  paraître  le  jardin  beaucoup  plus  vaste  qu'il  ne  l'était. 

Des   étudiants   promenaient   leurs   maîtresses;   des   commis    en 
nouveautés  se  pavanaient  une  canne  entre  les  doigts;  des  collégiens 


fumaient  des  régalias  ;  de  vieux  célibataires  caressaient  avec  un  peigne 
leur  barbe  teinte;  il  y  avait  des  Anglais,  des  Russes,  des  gens  de 
l'Amérique  du  Sud,  trois  Orientaux  en  tarbouch.  Des  lorettes,  des 
grisettes  et  des  filles  étaient  venues  là,  espérant  trouver  un  protecteur, 
un  amoureux,  une  pièce  d'or,  ou  simplement  pour  le  plaisir  de  la 
danse;  et  leurs  robes  à  tunique  vert  d'eau,  bleue-cerise,  ou  violette, 
passaient,  s'agitaient  entre  les  ébéniers  et  les  lilas.  Presque  tous  les 


86  l'éducation  sentimentale 

hommes  portaient  des  étoffes  à  carreaux,  quelques-uns  des  pantalons 
blancs,  malgré  la  fraîcheur  du  soir.  On  allumait  les  becs  de  gaz. 

Hussonnet,  par  ses  relations  avec  les  journaux  de  modes  et  les  k 
petits  théâtres,  connaissait  beaucoup  de  femmes;    il  leur    envoyait 
des  baisers  par  le  bout  des  doigts,  et  de  temps  à  autre,  quittant  ses 
amis,  allait  causer  avec  elles. 

Deslauriers  fut  jaloux  de  ces  allures.  Il  aborda  cyniquement 
une  grande  blonde,  vêtue  de  nankin.  Après  Tavoir  considéré  d'un 
air  maussade,  elle  dit  :  «  Non  !  pas  de  confiance,  mon  bonhomme  !  » 
—  et  tourna  les  talons. 

Il  recommença  près  d'une  grosse  brune,  qui  était  folle  sans 
doute,  car  elle  bondit  dès  le  premier  mot,  en  le  menaçant,  s'il  con- 
tinuait, d'appeler  les  sergents  de  ville.  Deslauriers  s'efforça  de  rire; 
puis,  découvrant  une  petite  femme  assise  à  l'écart  sous  un  réverbère, 
il  lui  proposa  une  contredanse. 

Les  musiciens,  juchés  sur  l'estrade,  dans  des  postures  de  singes, 
raclaient  et  soufflaient,  impétueusement.  Le  chef  d'orchestre,  debout, 
battait  la  mesure  d'une  façon  automatique.  On  était  tassé,  on  s'amusait  ; 
les  brides  dénouées  des  chapeaux  effleuraient  les  cravates,  les  bottes 
s'enfonçaient  sous  les  jupons;  tout  cela  sautait  en  cadence;  Deslauriers 
pressait  contre  lui  la  petite  femme,  et,  gagné  par  le  délire  du  cancan, 
se  démenait  au  milieu  des  quadrilles  comme  une  grande  marionnette. 
Cisy  et  Dussardier  continuaient  leur  promenade  ;  le  jeune  aristocrate 
lorgnait  les  filles,  et,  malgré  les  exhortations  du  commis,  n'osait  leur 
parler,  s 'imaginant  qu'il  y  avait  toujours  chez  ces  femmes-là  «  un 
homme  caché  dans  l'armoire  avec  un  pistolet,  et  qui  en  sort  pour 
vous  faire  souscrire  des  lettres  de  change  ». 

Ils  revinrent  près  de  Frédéric.  Deslauriers  ne  dansait  plus;  et 
tous  se  demandaient  comment  finir  la  soirée,  quand  Hussonnet 
s'écria  : 

—  «  Tiens  !  la  marquise  d'Amaëgui  !  » 

C'était  une  femme  pâle,  à  nez  retroussé,  avec  des  mitaines 
jusqu'aux  coudes  et  de  grandes  boucles  noires  qui  pendaient  le  long 


L'ÉDUCATION    SENTIMENTALE  87 

de  ses  joues,  comme  deux  oreilles  de  chien.  Hussonnet  lui  dit  : 

—  «  Nous  devrions  organiser  une  petite  fête  chez  toi,  un  raout 
oriental  ?  Tâche  d'herboriser  quelques-unes  de  tes  amies  pour  ces 
chevaliers  français  ?  Eh  bien,  qu'est-ce  qui  te  gêne  ?  Attendrais-tu  ton 
hidalgo  ?  » 

L*Andalouse  baissait  la  tête  ;  sachant  les  habitudes  peu  luxueuses 
de  son  ami,  elle  avait  peur  d'en  être  pour  ses  rafraîchissements.  Enfin, 
au  mot  d'argent  lâché  par  elle,  Cisy  proposa  cinq  napoléons,  toute 
sa  bourse;  ^a  chose  fut  décidée.  Mais  Frédéric  n'était  plus  là. 

Il  avait  cru  reconnaître  la  voix  d'Arnoux,  avait  aperçu  un  chapeau 
de  femme,  et  il  s'était  enfoncé  bien  vite  dans  le  bosquet  à  côté. 

Mlle  Vatnaz  se  trouvait  seule  avec  Arnoux. 

—  «  Excusez-moi  !  je  vous  dérange }  » 

—  «  Pas  le  moins  du  monde  !  »  reprit  le  marchand. 
Frédéric,  aux  derniers  mots  de  leur  conversation,  comprit  qu'il 

était  accouru  à  l'Alhambra  pour  entretenir  Mlle  Vatnaz  d'une  affaire 
urgente;  et  sans  doute  Arnoux  n'était  pas  complètement  rassuré,  car 
il  lui  dit  d'un  air  inquiet  : 

—  «  Vous  êtes  bien  sûre  }  » 

—  «  Très  sûre  !  on  vous  aime  !  Ah  !  quel  homme  !  » 

Et  elle  lui  faisait  la  moue,  en  avançant  ses  grosses  lèvres,  presque 
sanguinolentes  à  force  d'être  rouges.  Mais  elle  avait  d'admirables 
yeux,  fauves  avec  des  points  d'or  dans  les  prunelles,  tout  pleins 
d'esprit,  d'amour  et  de  sensualité.  Ils  éclairaient,  comme  des  lampes, 
le  teint  un  peu  jaune  de  sa  figure  maigre.  Arnoux  semblait  jouir  de 
ses  rebuffades.  Il  se  pencha  de  son  côté  en  lui  disant  : 

—  «  Vous  êtes  gentille,  embrassez-moi  !  » 

Elle  le  prit  par  les  deux  oreilles,  et  le  baisa  sur  le  front. 

A  ce  moment,  les  danses  s'arrêtèrent;  et,  à  la  place  du  chef 
d'orchestre,  parut  un  beau  jeune  homme,  trop  gras  et  d'une  blancheur 
de  cire.  Il  avait  de  longs  cheveux  noirs  disposés  à  la  manière  du 
Christ,  un  gilet  de  velours  azur  à  grandes  palmes  d'or,  l'air  orgueilleux 
comme  un  paon,  bête  comme  un  dindon;  et  quand  il  eut  salué  le 


83  l'éducation  sentimentale 

public,  il  entama  une  chansonnette.  C'était  un  villageois  narrant  lui- 
même  son  voyage  dans  la  capitale;  l'artiste  parlait  bas-normand, 
faisait  l'homme  saoul  ;  le  refrain  : 

Ah!  j'ai  t'y  ri,  j'ai  t'y  ri, 
Dans  ce  gueusard  de  Paris! 

soulevait  des  trépignements  d'enthousiasme.  Delmas,  «  chanteur 
expressif  »,  était  trop  malin  pour  le  laisser  refroidir.  On  lui  passa  vive-- 
ment  une  guitare,  et  il  gémit  une  romance  intitulée  le  Frère  de  V Alba- 
naise, 

Les  paroles  rappelèrent  à  Frédéric  celles  que  chantait  l'homme 
en  haillons,  entre  les  tambours  du  bateau.  Ses  yeux  s'attachaient 
involontairement  sur  le  bas  de  la  robe  étalée  devant  lui.  Après  chaque 
couplet,  il  y  avait  une  longue  pause,  —  et  le  souffle  du  vent  dans  leSs 
arbres  ressemblait  au  bruit  des  ondes. 

Mlle  Vatnaz,  en  écartant  d'une  main  les  branches  d'un  troène 
qui  lui  masquait  la  vue  de  l'estrade,  contemplait  le  chanteur,  fixement, 
les  narines  ouvertes,  les  cils  rapprochés,  et  comme  perdue  dans  une 
joie  sérieuse. 

—  «Très  bien!»  dit  Arnoux.  «Je  comprends  pourquoi  vous 
êtes  ce  soir  à  l'Alhambra  !  Delmas  vous  plaît,  ma  chère.  » 

Elle  ne  voulut  rien  avouer. 

—  «  Ah  !  quelle  pudeur  !» 
Et,  montrant  Frédéric  : 

—  «  Est-ce  à  cause  de  lui  ?  Vous  auriez  tort.  Pas  de  garçon 
plus  discret  !  » 

Les  autres,  qui  cherchaient  leur  ami,  entrèrent  dans  la  salle  de 
verdure.  Hussonnet  les  présenta.  Arnoux  fit  une  distribution  de 
cigares  et  régala  de  sorbets  la  compagnie. 

Mlle  Vatnaz  avait  rougi  en  apercevant  Dussardier.  Elle  se  leva^ 
bientôt,  et,  lui  tendant  la  main  : 

—  «  Vous  ne  me  remettez  pas,  monsieur  Auguste  ?  » 


l'éducation  sentimentale 


90 

—  «  Comment  la  connaissez- vous  ?  »  demanda  Frédéric. 

—  «  Nous  avons  été  dans  la  même  maison  !  »  reprit-il. 

Cisy  le  tirait  par  la  manche,  ils  sortirent;  et,  à  peine  disparu, 
Mlle  Vatnaz  commença  Téloge  de  son  caractère.  Elle  ajouta  même 
qu'il  avait  le  génie  du  cœur. 

Puis  on  causa  de  Delmas,  qui  pourrait,  comme  mime,  avoir  des 
succès  au  théâtre;  et  il  s'ensuivit  une  discussion,  où  l'on  mêla  Shakes- 
peare, la  censure,  le  style,  le  peuple,  les  recettes  de  la  Porte-Saint- 
Martin,  Alexandre  Dumas,  Victor  Hugo  et  Dumersan.  Arnoux  avait 
connu  plusieurs  actrices  célèbres;  les  jeunes  gens  se  penchaient  pour 
l'écouter.  Mais  ses  paroles  étaient  couvertes  par  le  tapage  de  la  musi- 
que; et,  sitôt  le  quadrille  ou  la  polka  terminés,  tous  s'abattaient  sur 
les  tables,  appelaient  le  garçon,  riaient;  les  bouteilles  de  bière  et  de 
limonade  gazeuse  détonaient  dans  les  feuillages,  des  femmes  criaient 
comme  des  poules;  quelquefois,  deux  messieurs  voulaient  se  battre; 
un  voleur  fut  arrêté. 

Au  galop,  les  danseurs  envahirent  les  allées.  Haletant,  souriant, 
et  la  face  rouge,  ils  défilaient  dans  un  tourbillon  qui  soulevait  les  robes 
avec  les  basques  des  habits;  les  trombones  rugissaient  plus  fort;  le 
rythme  s'accélérait;  derrière  le  cloître  moyen  âge,  on  entendit  des 
crépitations,  des  pétards  éclatèrent;  des  soleils  se  mirent  à  tourner; 
la  lueur  des  feux  de  Bengale,  couleur  d'émeraude,  éclaira  pendant 
une  minute  tout  le  jardin;  —  et,  à  la  dernière  fusée,  la  multitude 
exhala  un  grand  soupir. 

Elle  s'écoula  lentement.  Un  nuage  de  poudre  à  canon  flottait 
dans  l'air.  Frédéric  et  Deslauriers  marchaient  au  milieu  de  la  foule, 
pas  à  pas,  quand  un  spectacle  les  arrêta  :  Martinon  se  faisait  rendre 
de  la  monnaie  au  dépôt  des  parapluies  ;  et  il  accompagnait  une  femme 
d'une  cinquantaine  d'années,  laide,  magnifiquement  vêtue,  et  d'un 
rang  social  problématique. 

—  «  Ce  gaillard-là,  »  dit  Deslauriers,  «  est  moins  simple  qu'on 
ne  suppose.  Mais  où  est  donc  Cisy  ?  » 

Dussardier  leur  montra  l'estaminet,  où  ils  aperçurent  le  fils  des 


L  EDUCATION   SENTIMENTALE  9I 

preux,  devant  un  bol  de  punch,  en  compagnie  d*un  chapeau  rose. 

Hussonnet,  qui  s'était  absenté  depuis  cinq  minutes,  reparut  au 
même  moment. 

Une  jeune  fille  s'appuyait  sur  son  bras,  en  l'appelant  tout  haut 
«  mon  petit  chat  ». 

—  «  Mais  non  !  »  lui  disait -il.  «  Non  !  pas  en  public  !  Appelle- 
moi  Vicomte,  plutôt  !  Ça  vous  donne  un  genre  cavalier,  Louis  XIII  et 
bottes  molles,  qui  me  plaît  !  Oui,  mes  bons,  une  ancienne  !  N'est-ce 
pas  qu'elle  est  gentille  ?»  —  Il  lui  prenait  le  menton.  —  «  Salue  ces 
messieurs  !  ce  sont  des  fils  de  pairs  de  France  !  je  les  fréquente  pour 
qu'ils  me  nomment  ambassadeur  ! 

—  «  Comme  vous  êtes  fou  !  »  soupira  Mlle  Vatnaz. 
Elle  pria  Dussardier  de  la  reconduire  jusqu'à  sa  porte. 
Arnoux  les  regarda  s'éloigner,  puis,  se  tournant  vers  Frédéric  : 

—  «  Vous  plairait-elle,  la  Vatnaz }  Au  reste,  vous  n'êtes  pas 
franc  là-dessus  ?  Je  crois  que  vous  cachez  vos  amours  ?  » 

Frédéric,  devenu  blême,  jura  qu'il  ne  cachait  rien. 

—  <(  C'est  qu'on  ne  vous  connaît  pas  de  maîtresse,  »  reprit 
Arnoux. 

Frédéric  eut  envie  de  citer  un  nom,  au  hasard.  Mais  l'histoire 
pouvait  lui  être  racontée.  Il  répondit  qu'effectivement,  il  n'avait  pas 
de  maîtresse. 

Le  marchand  l'en  blâma. 

—  «  Ce  soir,  l'occasion  était  bonne  !  Pourquoi  n'avez-vous  pas 
fait  comme  les  autres,  qui  s'en  vont  tous  avec  une  femme  ?  » 

—  «  Eh  bien,  et  vous  ?  »  dit  Frédéric,  impatienté  d'une  telle 
persistance. 

—  «  Ah  !  moi  !  mon  petit  !  c'est  différent  !  Je  m'en  retourne 
auprès  de  la  mienne  !  » 

Il  appela  un  cabriolet,  et  disparut.  ^ 

Les  deux  amis  s'en  allèrent  à  pied.  Un  vent  d'est  soufflait.  Ils 
ne  parlaient  ni  l'un  ni  l'autre.  Deslauriers  regrettait  de  n'avoir  pas 
brillé  devant  le  directeur  d'un  journal,  et  Frédéric  s'enfonçait  dans 


gz  l'Éducation  sentimentale 

sa  tristesse.  Enfin,  il  dit  que   le  bastringue   lui  avait    paru    stupide. 

—  «  A  qui  la  faute  ?  Si  tu  ne  nous  avais  pas  lâchés  pour  ton 

Arnoux  !  » 

—  ((  Bah  !  tout  ce  que  j'aurais  pu  faire  eût  été  complètement 

inutile  !  » 

Mais  le  clerc  avait  des  théories.  Il  suffisait  pour  obtenir  les 
choses,  de  les  désirer  fortement. 

—  «Cependant,  toi-même,  tout  à  Theure....  » 

—  «  Je  m'en  moquais  bien  !  »  fit  Deslauriers,  arrêtant  net  Tallu- 
sion.  «  Est-ce  que  je  vais  m 'empêtrer  de  femmes  !  » 

Et  il  déclama  contre  leurs  mièvreries,  leurs  sottises  ;  bref ,  elles 
lui  déplaisaient. 

—  ((  Ne  pose  donc  pas  !  »  dit  Frédéric. 
Deslauriers  se  tut.  Puis,  tout  à  coup  : 

—  «  Veux-tu  parier  cent  francs  que  }q  fais  la  première  qui  passe  ?  » 

—  «  Oui  !  accepté  !  » 

La  première  qui  passa  était  une  mendiante  hideuse;  et  ils  dés- 
espéraient du  hasard,  lorsqu'au  milieu  de  la  rue  de  Rivoli,  ils  aper- 
çurent une  grande  fille,  portant  à  la  main  un  petit  carton. 

Deslauriers  l'accosta  sous  les  arcades.  Elle  inclina  brusquement 
du  côté  des  Tuileries,  et  elle  prit  bientôt  par  la  place  du  Carrousel; 
elle  jetait  des  regards  de  droite  et  de  gauche.  Elle  courut  après  un 
fiacre;  Deslauriers  la  rattrapa.  11  marchait  près  d'elle,  en  lui  parlant 
avec  des  gestes  expressifs.  Enfin  elle  accepta  son  bras,  et  ils  conti- 
nuèrent le  long  des  quais.  Puis,  à  la  hauteur  du  Châtelet,  pendant 
vingt  minutes  au  moins,  ils  se  promenèrent  sur  le  trottoir,  comme 
deux  marins  faisant  leur  quart.  Mais,  tout  à  coup,  îls  traversèrent 
le  pont  au  Change,  le  marché  aux  Fleurs,  le  quai  Napoléon.  Frédéric 
entra  derrière  eux.  Deslauriers  lui  fit  comprendre  qu'il  les  gênerait, 
et  n'avait  qu'à  suivre  son  exemple. 

—  ((  Combien  as-tu  encore  ?  » 

—  «  Deux  pièces  de  cent  sous  !  » 

—  «  C'est  assez  !  bonsoir  !  » 


L  EDUCATION    SENTIMENTALE  93 

Frédéric  fut  saisi  par  rétonnemcnt  que  Ton  éprouve  à  voir  une 
farce  réussir  :  «Il  se  moque  de  moi,  »  pensa-t-il.  «  Si  je  remontais?  » 
Deslauriers  croirait,  peut-être,  qu'il  lui  enviait  cet  amour?  «Comme 
si  je  n'en  avais  pas  un,  et  cent  fois  plus  rare,  plus  noble,  plus  fort  !  » 
Une  espèce  de  colère  le  poussait.  Il  arriva  devant  la  porte  de  Mme 
Arnoux. 

Aucune  des  fenêtres  extérieures  ne  dépendait  de  son  logement. 
Cependant,  il  restait  les  yeux  collés  sur  la  façade,  —  comme  s'il  avait 
cru,  par  cette  contemplation,  pouvoir  fendre  les  murs.  Maintenant, 
sans  doute,  elle  reposait,  tranquille  comme  une  fleur  endormie,  avec 
ses  beaux  cheveux  noirs  parmi  les  dentelles  de  l'oreiller,  les  lèvres 
entre-closes,  la  tête  sur  un  bras. 

Celle  d'Arnoux  lui  apparut.  Il  s'éloigna,  pour  fuir  cette  vision. 

Le  conseil  de  Deslauriers  vint  à  sa  mémoire:  il  en  eut  horreur. 
Alors,  il  vagabonda  dans  les  rues. 

Quand  un  piéton  s'avançait,  il  tâchait  de  distinguer  son  visage. 
De  temps  à  autre,  un  rayon  de  lumière  lui  passait  entre  les  jambes, 
décrivait  au  ras  du  pavé  un  immense  quart  de  cercle;  et  un  homme 
surgissait,  dans  l'ombre,  avec  sa  hotte  et  sa  lanterne.  Le  vent,  en  de 
certains  endroits,  secouait  le  tuyau  de  tôle  d'une  cheminée;  des  sons 
lointains  s'élevaient,  se  mêlant  au  bourdonnement  de  sa  tête;  et  il 
croyait  entendre,  dans  les  airs,  la  vague  ritournelle  des  contredanses. 
Le  mouvement  de  sa  marche  entretenait  cette  ivresse;  il  se  trouva 
sur  le  pont  de  la  Concorde. 

Alors,  il  se  ressouvint  de  ce  soir  de  Tautre  hiver,  —  où,  sortant 
de  chez  Elle,  pour  la  première  fois,  il  lui  avait  fallu  s'arrêter,  tant  son 
cœur  battait  vite  sous  l'étreinte  de  ses  espérances.  Toutes  étaient 
mortes,  maintenant  ! 

Des  nues  sombres  couraient  sur  la  face  de  la  lune.  Il  la  contempla, 
en  rêvant  à  la  grandeur  des  espaces,  à  la  misère  de  la  vie,  au  néant 
de  tout.  Le  jour  parut;  ses  dents  claquaient;  et,  à  moitié  endormi, 
mouillé  par  le  brouillard  et  tout  plein  de  larmes,  il  se  demanda  pour- 
quoi n'en  pas  finir  ?  Rien  qu'un  mouvement  à  faire  !  Le  poids  de  son 


Ç4  l'éducation  sentimentale 

front  Tentraînait,  il  voyait  son  cadavre  flottant  sur  Teaii;  Frédéric 
se  pencha.  Le  parapet  était  un  peu  large,  et  ce  fut  par  lassitude  qu'il 
n'essaya  pas  de  le  franchir. 

Une  épouvante  le  saisit.  Il  regagna  les  boulevards  et  s 'affaissa  sur 
un  banc.  Des  agents  de  police  le  réveillèrent,  convaincus  qu'il  «  avait 
fait  la  noce  ». 

Il  se  remit  à  marcher.  Mais  comme  il  se  sentait  grand 'faim,  et 
que  tous  les  restaurants  étaient  fermés,  il  alla  souper  dans  un  cabaret 
des  Halles.  Après  quoi,  jugeant  qu'il  était  encore  trop  tôt,  il  flâna 
aux  alentours  de  l'Hôtel  de  Ville,  jusqu'à  huit  heures  et  un  quart. 

Deslauriers  avait  depuis  longtemps  congédié  sa  donzelle;  et  il 
écrivait  sur  la  table,  au  milieu  de  la  chambre.  Vers  quatre  heures, 
M.  de  Cisy  entra. 

Grâce  à  Dussardier,  la  veille  au  soir,  il  s'était  abouché  avec  une 
dame  ;  et  même  il  l'avait  reconduite  en  voiture,  avec  son  mari,  jusqu'au 
seuil  de  sa  maison,  où  elle  lui  avait  donné  rendez-vous.  Il  en  sortait. 
On  ne  connaissait  pas  ce  nom-là  ! 

—  «Que  voulez-vous  que  j'y  fasse .^^  »  dit  Frédéric. 

Alors  le  gentilhomme  battit  la  campagne;  il  parla  de  Mlle  Vatnaz, 
de  l'Andalouse,  et  de  toutes  les  autres.  Enfin,  avec  beaucoup  de  péri- 
phrases, il  exposa  le  but  de  sa  visite  :  se  fiant  à  la  discrétion  de  son 
ami,  il  venait  pour  qu'il  l'assistât  dans  une  démarche,  après  laquelle 
il  se  regarderait  définitivement  comme  un  homme;  et  Frédéric  ne 
le  refusa  pas.  Il  conta  l'histoire  à  Deslauriers,  sans  dire  la  vérité  sur 
ce  qui  le  concernait  personnellement. 

Le  clerc  trouva  qu'  «  il  allait  maintenant  très  bien  ».  Cette  défé- 
rence à  ses  conseils  augmenta  sa  bonne  humeur. 

C'était  par  elle  qu'il  avait  séduit,  dès  le  premier  jour,  Mlle 
Clémence  Daviou,  brodeuse  en  or  pour  équipements  militaires,  la 
plus  douce  personne  qui  fût,  et  svelte  comme  un  roseau,  avec  de 
grands  yeux  bleus,  continuellement  ébahis.  Le  clerc  abusait  de  sa 
candeur,  jusqu'à  lui  faire  croire  qu'il  était  décoré  ;  il  ornait  sa  redingote 
d'un  ruban  rouge,  dans  leurs  tête-à-tête,  mais  s'en  privait  en  public, 


l'éducation  sentimentale  95 

pour  ne  point  humilier  son  patron,  disait-il.  Du  reste,  il  la  tenrit  à 
distance,  se  laissait  caresser  comme  un  pacha,  et  l'appelait  «  fille  du 
peuple  »  par  manièire  de  rire.  Elle  lui  apportait  chaque  fois  de  petits 
bouquets  de  violettes.  Frédéric  n'aurait  pas  voulu  d'un  tel  amour. 

Cependant,  lorsqu'ils  sortaient,  bras  dessus  bras  dessous,  pour 
se  rendre  dans  un  cabinet  chez  Pinson  ou  chez  Barillot,  il  éprouvait 
une  singulière  tristesse.  Frédéric  ne  savait  pas  combien,  depuis  un 
an,  chaque  jeudi,  il  avait  fait  souffrir  Deslauriers,  quand  il  se  brcssait 
les  ongles,  avant  d'aller  dîner  rue  de  Choiseul  ! 

Un  soir  que,  du  haut  de  son  balcon,  il  venait  de  les  regaider 
partir,  il  vit  de  loin  Hussonnet  sur  le  pont  d'Arcole.  Le  bohème  se 
mit  à  l'appeler  par  des  signaux,  et,  Frédéric  ayant  descendu  ses  cinq 
étages  : 

—  «  Voici  la  chose  :  c'est  samedi  prochain,  24,  la  fête  de  Mme 
Arnoux.  » 

—  «  Comment,  puisqu'elle  s'appelle  Marie  ?  » 

—  «  Angèle  aussi,  n'importe  !  On  festoiera  dans  leur  maison  de 
campagne  à  Saint-Cloud;  je  suis  chargé  de  vous  en  prévenir.  Vous 
trouverez  un  véhicule  à  trois  heures,  au  journal  !  Ainsi  convenu  1 
Pardon  de  vous  avoir  dérangé.  Mais  j'ai  tant  de  courses  !  » 

Frédéric  n'avait  pas  tourné  les  talons  que  son  portier  lui  remit 
une  lettre  : 

((  Monsieur  et  Madame  Dambreuse  prient  Monsieur  F.  Moreau 
de  leur  faire  l'honneur  de  venir  dîner  chez  eux  samedi,  24  courant. 
—  R.  S.  V.  P.  » 

—  «  Trop  tard,  »  pensa-t-il.  ^ 
Néanmoins,  il  montra  la  lettre  à  Deslauriers,  lequel  s'écria  : 

—  «  Ah  !  enfin  !  Mais  tu  n'as  pas  l'air  content.  Pourquoi }  » 
Frédéric,  ayant  hésité  quelque  peu,  dit  qu'il  avait  le  même  jour 

une  autre  invitation.  \ 

—  «  Fais-moi  le  plaisir  d'envoyer  bouler  la  rue  de  Choiseul. 
Pas  de  bêtises  !  Je  vais  répondre  pour  toi,  si  ça  te  gêne.  » 

Et  le  clerc  écrivit  une  acceptation,  à  la  troisième  personne. 


<^6  L  EDUCATION    SENTIMENTALE 

N'ayant  jamais  vu  le  monde  qu'à  travers  la  fièvre  de  ses  convoi- 
tises, il  se  l'imaginait  comme  une  création  artificielle,  fonctionnant 
en  vertu  de  lois  mathématiques.  Un  dîner  en  ville,  la  rencontre  d'un 
homme  en  place,  le  sourire  d'une  jolie  femme  pouvaient,  par  une 
série  d'actions  se  déduisant  les  unes  des  autres,  avoir  de  gigantesques 
résultats.  Certains  salons  parisiens  étaient  comme  ces  machines  qui 
prennent  la  matière  à  l'état  brut  et  la  rendent  centuplée  de  valeur. 
Il  croyait  aux  courtisanes  conseillant  les  diplomates,  aux  riches  mariages 
obtenus  par  les  intrigues,  au  génie  des  galériens,  aux  docilités  du  hasard 
sous  la  main  des  forts.  Enfin  il  estimait  la  fréquentation  des  Dambreuse 
tellement  utile,  et  il  parla  si  bien,  que  Frédéric  ne  savait  plus  à  quoi 
se  résoudre. 

Il  n'en  devait  pas  moins,  puisque  c'était  la  fête  de  Mme  Arnoux, 
lui  oftrir  un  cadeau;  il  songea,  naturellement,  à  une  ombrelle,  afin 
de  réparer  sa  maladresse.  Or,  il  découvrit  une  marquise  en  soie 
gorge-pigeon,  à  petit  manche  d'ivoire  ciselé,  et  qui  arrivait  de  la 
Chine.  Mais  cela  coûtait  cent  soixante-quinze  francs  et  il  n'avait  pas 
lin  sou,  vivant  même  à  crédit  sur  le  trimestre  prochain.  Cependant, 
il  la  voulait,  il  y  tenait,  et,  malgré  sa  répugnance,  il  eut  recours  à 
Deslauriers. 

Deslauriers  lui  répondit  qu'il  n'avait  pas  d'argent 

—  ((  J'en  ai  besoin,  »  dit  Frédéric,  «  grand  besoin  !  » 
Et,  l'autre  ayant  répété  la  même  excuse,  il  s'emporta 

—  «Tu  pourrais  bien,  quelquefois....» 

—  «  Quoi  donc  ?» 

—  «  Rien  !  » 

Le  clerc  avait  compris.  Il  leva  sur  sa  réserve  la  somme  en  question, 
et,  quand  il  l'eut  versée  pièce  à  pièce  : 

—  «  Je  ne  te  réclame  pas  de  quittance,  puisque  je  vis  à  tes 
crochets  !  » 

Frédéric  lui  sauta  au  cou,  avec  mille  protestations  affectueuses. 
Deslauriers  resta  froid.  Puis,  le  lendemain,  apercevant  l'ombrelle 
sur  le  piano  : 


l'éducation  sentimentale  97 

—  «  Ah  !  c'était  pour  cela  !  « 

—  «  Je  l'enverrai  peut-être,  ^)  dit  lâchement  Frédéric. 

Le  hasard  le  ser\ât,  car  il  reçut,  dans  la  soirée,  un  billet  bordé 
de  noir,  et  où  Mme  Dambreuse,  lui  annonçant  la  perte  d'un  oncle, 
s'excusait  de  remettre  à  plus  tard  le  plaisir  de  faire  sa  connaissance. 

Il  arriva  dès  deux  heures  au  bureau  du  journal.  Au  lieu  de 
l'attendre  pour  le  mener  dans  sa  voiture,  Arnoux  était  parti  la  veille, 
ne  résistant  plus  à  son  besoin  de  grand  air. 

Chaque  année,  aux  premières  feuilles,  durant  plusieurs  jours  de 
suite,  il  décampait  le  matin,  faisait  de  longues  courses  à  travers  champs, 
buvait  du  lait  dans  les  fermes,  batifolait  avec  les  villageoises,  s'informait 
des  récoltes,  et  rapportait  des  pieds  de  salade  dans  son  mouchoir. 
Enfin,  réalisant  un  vieux  rêve,  il  s'était  acheté  une  maison  de  cam- 
pagne. 

Pendant  que  Frédéric  parlait  au  commis,  Mlle  Vatnaz  survint, 
et  fut  désappointée  de  ne  pas  voir  Arnoux.  11  resterait  là-bas  encore 
deux  jours,  peut-être.  Le  commis  lui  conseilla  «d'y  aller»;  elle  ne 
pouvait  y  aller;  d'écrire  une  lettre; elle  avait  peur  que  la  lettre  ne  fût 
perdue.  Frédéric  s'offrit  à  la  porter  lui-même.  Elle  en  fit  une  rapide- 
ment, et  le  conjura  de  la  remettre  sans  témoins. 

Quarante  minutes  après,  il  débarquait  à  Saint-Cloud. 

La  maison,  cent  pas  plus  loin  que  le  pont,  se  trouvait  à  mi-hauteur 
de  la  colline.  Les  murs  du  jardin  étaient  cachés  par  deux  rangs  de 
tilleuls,  et  une  large  pelouse  descendait  jusqu'au  bord  de  la  rivière. 
La  porte  de  la  grille  étant  ouverte,  Frédéric  entra. 

Arnoux,  étendu  sur  l'herbe,  jouait  avec  une  portée  de  petits 
chats.  Cette  distraction  paraissait  l'absorber  infiniment.  La  lettre  de 
Mlle  Vatnaz  le  tira  de  sa  torpeur. 

—  «  Diable,  diable  !  c'est  ennuyeux  !  elle  a  raison  !  il  faut  que 
je  parte.  »  \ 

Puis,  ayant  fourré  la  missive  dans  sa  poche,  il  prit  plaisir  à  montrer 
son  domaine.  Il  montra  tout,  l'écurie,  le  hangar,  la  cuisine.  I^e  salon 
était  à  droite,  et,  du  côté  de  Paris,  donnait  sur  une  varangue  en  treil- 


9?  l'éducation  sentimentale 

lage,  chargée  d'une  clématite.  Mais,  au-dessus  de  leur  tête,  une  roulade 
éclata;  Mme  Arnoux,  se  croyant  seule,  s'amusait  à  chanter.  Elle  faisait 
des  gammes,  des  trilles,  des  arpèges.  Il  y  avait  de  longues  notes  qui 
semblaient  se  tenir  suspendues;  d'autres  tombaient  pécipitées,  comme 
les  gouttelettes  d'une  cascade;  et  sa  voix,  passant  par  la  jalousie, 
coupait  le  grand  silence,  et  montait  vers  le  ciel  bleu. 

Elle  cessa  tout  à  coup,  quand  M.  et  Mme  Oudry,  deux  voisins^ 
se  présentèrent. 

Puis  elle  parut  elle-même  au  haut  du  perron;  et,  comme  elle 
descendait  les  marches,  il  aperçut  son  pied.  Elle  avait  de  petites 
chaussures  découvertes,  en  peau  mordorée,  avec  trois  pattes  trans- 
versales, ce  qui  dessinait  sur  ses  bas  un  grillage  d'or. 

Les  invités  arrivèrent.  Sauf  M®  Lefaucheur,  avocat,  c'étaient  les 
convives  du  jeudi.  Chacun  avait  apporté  quelque  cadeau  :  Dittmer 
une  écharpe  syrienne,  Rosenwald  un  album  de  romances,  Burrieu 
une  aquarelle,  Sombaz  sa  propre  caricature,  et  Pellerin  un  fusain,, 
représentant  une  espèce  de  danse  macabre,  hideuse  fantaisie  d'une 
exécution  médiocre.  Hussonnet  s'était  dispensé  de  tout  présent. 

Frédéric  attendit  après  les  autres,  pour  offrir  le  sien. 

Elle  l'en  remercia  beaucoup.  Alors,  il  dit  : 

—  ((  Mais...  c'est  presque  une  dette  !  J'ai  été  si  fâché.  » 

—  «  De  quoi  donc.'*  »  reprit-elle.  «  Je  ne  comprends  pas  !  » 

—  «  A  table  !  »  fit  Arnoux,  en  le  saisissant  par  le  bras;  puis,  dans 
l'oreille  :  «  Vous  n'êtes  guère  malin,  vous  !  » 

Rien  n'était  plaisant  comme  la  salle  à  manger,  peinte  d'une 
couleui-  vert  d'eau.  A  l'un  des  bouts,  une  nymphe  de  pierre  trempait 
son  orteil  dans  un  bassin  en  forme  de  coquille.  Par  les  fenêtres  ouvertes^ 
on  apercevait  tout  le  jardin  avec  la  longue  pelouse  que  flanquait  un 
vieux  pin  d'Ecosse,  aux  trois  quarts  dépouillé;  des  massifs  de  fleurs  la 
bombaient  inégalement;  et,  au  delà  du  fleuve,  se  développaient,  en 
large  demi-cercle,  le  bois  de  Boulogne,  Neuilly,  Sèvres,  Meudon. 
Pevant  la  grille,  en  face,  un  canot  à  la  voile  prenait  des  bordées. 

On  causa  d'abord  de  cette  \ue  que  l'on  avait,  puis  du  paysage 


l'éducation  sentimentale 


99 

en  général;  et  les  discussions  commençaient  quand  Arnoux  donna 
Tordre  à  son  domestique  d'atteler  Taméricaine  vers  les  neuf  heures 
et  demie.  Une  lettre  de  son  caissier  le  rappelait. 

—  «  Veux-tu  que  je  m'en  retourne  avec  toi  ?  )>  dit  Mme  Arnoux. 

—  ♦  Mais  certainement  !  »  Et,  en  lui  faisant  un  beau  salut  :  «  Vous 
savez  bien.  Madame,  qu'on  ne  peut  vivre  sans  vous  !  » 

Tous  la  complimentèrent  d'avoir  un  si  bon  mari. 

—  «  Ah  !  c'est  que  je  ne  suis  pas  seule  !  >  répliqua-t-elle  douce- 
ment, en  montrant  sa  petite  fille. 

Puis,  la  conversation  ayant  repris  sur  la  peinture,  on  parla  d'un 
Ruysdaël,  dont  Arnoux  espérait  des  sommes  considérables,  et  Pellerin 
hii  demanda  s'il  était  vrai  que  le  fameux  Saûl  Mathias,  de  Londres, 
fût  venu,  le  mois  passé,  lui  en  offrir  vingt-trois  mille  francs. 

—  «  Rien  de  plus  vrai  !»  et,  se  tournant  vers  Frédéric  :  «  C'est 
même  le  monsieur  que  je  promenais  l'autre  jour  à  l'Alhambra,  bien 
malgré  moi,  je  vous  assure,  car  ces  Anglais  ne  sont  pas  drôles  !  » 

Frédéric,  soupçonnant  dans  la  lettre  de  Mlle  Vatnaz  quelque 
histoire  de  femme,  avait  admiré  l'aisance  du  sieur  Arnoux  à  trouver 
un  moyen  honnête  de  déguerpir;  mais  son  nouveau  mensonge,  abso- 
lument inutile,  lui  fit  écarquiller  les  yeux. 

Le  marchand  ajouta,  d'un  air  simple  : 

—  a  Comment  l'appelez-vous  donc,  ce  grand  jeune  homme,  votre 
ami }  » 

—  «  Deslauriers,  »  dit  vivement  Frédéric. 

Et.  pour  réparer  les  torts  qu'il  se  sentait  à  son  endroit,  il  le  vanta 
comme  une  intelligence  supérieure. 

—  ((  Ah  !  vraiment  ?  Mais  il  n'a  pas  l'air  si  brave  garçon  que 
l'autre,  le  commis  de  roulage.  » 

Frédéric  maudit  Dussardier.  Elle  allait  croire  qu'il  frayait  avec 
les  gens  du  commun  \ 

Ensuite,  il  fut  question  des  embellissements  de  la  canitale,  des 
quartiers  nouveaux,  et  le  bonhomme  Oudry  vint  à  citer,  parmi  les 
grands  spéculateurs,  M.  Dambreuse. 


BIBLIOTHECA 


iOO  L  EDUCATION   SENTIMENTALE 

Frédéric,  saisissant  Toccasion  de  se  faire  valoir,  dit  qu  il  le  con- 
naissait. Mais  Pellerin  se  lança  dans  une  catilinaire  contre  les  épiciers; 
vendeurs  de  chandelles  ou  d'argent,  il  n'y  voyait  pas  de  différence. 
Puis,  Rosenwald  et  Burrieu  devisèrent  porcelaines;  Arnoux  causait 
jardinage  avec  Mme  Oudry  ;  Sombaz,  loustic  de  la  vieille  école,  s'amu- 
sait à  blaguer  son  époux;  il  l'appelait  Odry,  comme  l'acteur,  déclara 
qu'il  devait  descendre  d'Oudry,  le  peintre  des  chiens,  car  la  bosse 
des  animaux  était  visible  sur  son  front.  II  voulut  même  lui  tâter  le 
crâne,  l'autre  s'en  défendait  à  cause  de  sa  perruque;  et  le  dessert 
finit  avec  des  éclats  de  rire. 

Quand  on  eut  pris  le  café,  sous  les  tilleuls,  en  fumant,  et  fait 
plusieurs  tours  dans  le  jardin,  on  alla  se  promener  le  long  de  la  rivière. 

La  compagnie  s'arrêta  devant  un  pêcheur,  qui  nettoyait  des  an- 
guilles, dans  une  boutique  à  poisson.  Mlle  Marthe  voulut  les  voir. 
Il  vida  sa  boîte  sur  l'herbe  ;  et  la  petite  fille  se  jetait  à  genoux  pour  les 
rattraper,  riait  de  plaisir,  criait  d'effroi.  Toutes  furent  perdues.  Arnoux 
les  paya. 

Il  eut,  ensuite,  l'idée  de  faire  une  promenade  en  canot. 

Un  côté  de  l'horizon  commençait  à  pâlir,  tandis  que,  de  l'autre, 
une  large  couleur  orange  s'étalait  dans  le  ciel  et  était  plus  empourprée 
au  faîte  des  collines,  devenues  complètement  noires.  Mme  Arnoux 
se  tenait  assise  sur  une  grosse  pierre,  ayant  cette  lueur  d'incendie 
derrière  elle.  Les  autres  personnes  flânaient,  çà  et  là;  Hussonnet, 
au  bas  de  la  berge,  faisait  des  ricochets  sur  l'eau. 

Arnoux  revint,  suivi  par  une  vieille  chaloupe,  où  malgré  les 
représentations  les  plus  sages  il  empila  ses  convives.  Elle  sombrait; 
il  fallut  débarquer. 

Déjà  des  bougies  brûlaient  dans  le  salon,  tout  tendu  de  perse, 
avec  des  girandoles  en  cristal  contre  les  murs.  La  mère  Oudry  s'endor- 
mait doucement  dans  un  fauteuil,  et  les  autres  écoutaient  M®  Lefau^ 
cheux,  dissertant  sur  les  gloires  du  barreau.  Mme  Arnoux  était  seule 
près  de  la  croisée,  Frédéric  l'aborda. 

Ils  causèrent  de  ce  que  Ton  disait.  Elle  admirait  les  orateurs; 


l'éducation    sentimentale  10 1 

lui,  il  préférait  la  gloire  des  écrivains.  Mais  on  devait  sentir,  reprit-elle, 
une  plus  forte  jouissance  à  remuer  les  foules  directement,  soi-même, 
à  voir  que  l'on  fait  passer  dans  leur  âme  tous  les  sentiments  de  la 
sienne.  Ces  triomphes  ne  tentaient  guère  Frédéric,  qui  n'avait  point 
d'ambition. 

—  «  Ah  !  pourquoi  ?  »  dit-elle.  «  Il  faut  en  avoir  un  peu  !  » 

Ils  étaient  l'un  près  de  l'autre,  debout,  dans  l'embrasure  de  la 
croisée.  La  nuit,  devant  eux,  s'étendait  comme  un  immense  voile 
sombre,  piqué  d'argent.  C'était  la  première  fois  qu'ils  ne  parlaient 
pas  de  choses  insignifiantes.  Il  vint  même  à  savoir  ses  antipathies  et 
ses  goûts  :  certains  parfums  lui  faisaient  mal,  les  livres  d'histoire 
l'intéressaient,  elle  croyait  aux  songes. 

Il  entama  le  chapitre  des  aventures  sentimentales.  Elle  plaignait 
les  désastres  de  la  passion,  mais  était  révoltée  par  les  turpitudes 
hypocrites;  et  cette  droiture  d'esprit  se  rapportait  si  bien  à  la  beauté 
régulière  de  son  visage,  qu'elle  semblait  en  dépendre. 

Elle  souriait  quelquefois,  arrêtant  sur  lui  ses  yeux,  une  minute. 
Alors,  il  sentait  ses  regards  pénétrer  son  âme,  comme  ces  grands  rayons 
de  soleil  qui  descendent  jusqu'au  fond  de  l'eau.  Il  l'aimait  sans  arrière- 
pensée,  sans  espoir  de  retour,  absolument;  et,  dans  ces  muets  trans- 
ports, pareils  à  de»  élans  de  reconnaissance,  il  aurait  voulu  couvrir 
son  front  d'une  pluie  de  baisers.  Cependant,  un  souffle  intérieur 
l'enlevait  comme  hors  de  lui;  c'était  une  envie  de  se  sacrifier,  un 
besoin  de  dévouement  immédiat,  et  d'autant  plus  fort  qu'il  ne  pouvait 
l'assouvir. 

Il  ne  partit  pas  avec  les  autres,  Hussonnet  non  plus.  Ils  devaient 
8'en  retourner  dans  la  voiture;  et  l'américaine  attendait  au  bas  du 
perron,  quand  Arnoux  descendit  dans  le  jardin,  pour  cueillir  des 
roses.  Puis,  le  bouquet  étant  lié  avec  un  fil,  comme  les  tiges  dépassaient 
inégalement,  il  fouilla  dans  sa  poche,  pleine  de  papiers,  en  prit  un 
au  hasard,  les  enveloppa,  consolida  son  œuvre  avec  une  forte  épingle 
et  il  l'offrit  à  sa  femme,  avec  une  certaine  émotion. 

—  «  Tiens,  ma  chérie,  excuse-moi  de  t'avoir  oubliée  !  » 


102  l'Éducation  sentimentale 

Mais  elle  poussa  un  petit  cri;  Tépingle,  sottement  mise,  Tavait 
blessée,  et  elle  remonta  dans  sa  chambre.  On  l'attendit  près  d'un  quart 
d'heure.  Enfin  elle  reparut,  enleva  Marthe,  se  jeta  dans  la  voiture. 

—  «  Et  ton  bouquet  ?  »  dit  Arnoux. 

!        —  «  Non  !  non  !  ce  n'est  pas  la  peine  !  » 

Frédéric  courait  pour  l'aller  prendre  ;  elle  lui  cria  : 

—  «  Je  n'en  veux  pas  !  » 

Mais  il  l'apporta  bientôt,  disant  qu'il  venait  de  le  remettre  dans 
l'enveloppe,  car  il  avait  trouvé  les  fleurs  à  terre.  Elle  les  enfonça 
dans  le  tablier  de  cuir,  contre  le  siège,  et  l'on  partit. 

Frédéric,  assis  près  d'elle,  remarqua  qu'elle  tremblait  horrible- 
ment. Puis,  quand  on  eut  passé  le  pont,  comme  Arnoux  tournait  à 
gauche  : 

—  «  Mais  non  !  tu  te  trompes  !  par  là,  à  droite  !  » 

Elle  semblait  irritée;  tout  la  gênait.  Enfin,  Marthe  ayant  fermé 
les  yeux,  elle  tira  le  bouquet  et  le  lança  par  la  portière,  puis  saisit 
au  bras  Frédéric,  en  lui  faisant  signe,  avec  l'autre  main,  de  n'en  jamais 
parler. 

Ensuite,  elle  appliqua  son  mouchoir  contre  ses  lèvres,  et  ne 
bougea  plus. 

Les  deux  autres,  sur  le  siège,  causaient  imprimerie,  abonnés. 
Arnoux,  qui  conduisait  sans  attention,  se  perdit  au  milieu  du  bois 
de  Boulogne.  Alors,  on  s'enfonça  dans  de  petits  chemins.  Le  cheval 
marchait  au  pas;  les  branches  des  arbres  frôlaient  la  capote.  Frédéric 
n'apercevait  de  Mme  Arnoux  que  ses  deux  yeux,  dans  l'ombre; 
Marthe  s'était  allongée  sur  elle,  et  il  lui  soutenait  la  tête. 

—  «  Elle  vous  fatigue  !  »  dit  sa  mère. 
Il  répondit  : 

—  «  Non  !  oh  non  !  » 

De  lents  tourbillons  de  poussière  se  levaient  ;  on  traversait  Auteuil  ; 
toutes  les  maisons  étaient  closes  ;  un  réverbère,  çà  et  là,  éclairait  l'angle 
d'un  mur,  puis  on  rentrait  dans  les  ténèbres;  une  fois,  il  s'aperçut 
qu'elle  pleurait. 


l/ÉDUCATION    SENTIMENTALE  IO3 

Était-ce  un  remords?  un  désir?  quoi  donc?  Ce  chagrin,  qu'il 
ne  savait  pas,  l'intéressait  comme  une  chose  personnelle;  maintenant, 
il  y  avait  entre  eux  un  lien  nouveau,  une  espèce  de  complicité;  et  il 
lui  dit,  de  la  voix  la  plus  caressante  qu'il  put  : 

—  u  Vous  souffrez  ?  » 

—  i(  Oui,   un   peu,  »  reprit-elle. 

La  voiture  roulait,  et  les  chèvrefeuilles  et  les  seringats  débordaient 
les  clôtures  des  jardins,  envoyaient  dans  la  nuit  des  bouffées  d'odeurs 
amollissantes.  Les  plis  nombreux  de  sa  robe  couvraient  ses  pieds.  Il 
lui  semblait  communiquer  avec  toute  sa  personne  par  ce  corps  d'enfant 
étendu  entre  eux.  Il  se  pencha  vers  la  petite  fille,  et,  écartant  ses  jolis 
cheveux  bruns,  la  baisa  au  front,  doucement. 

—  «(  Vous  êtes  bon  !  »  dit  Mme  Arnoux. 

—  0  Pourquoi  ?  » 

—  ^  Parce  que  vous  aimez  les  enfants». 

—  «  Pas   tous  î  )) 

Il  n'ajouta  rien,  mais  il  étendit  la  main  gauche  de  son  côté  et 
la  laissa  toute  grande  ouverte,  —  s'imaginant  qu'elle  allait  faire  comme 
lui,  peut-être,  et  qu'il  rencontrerait  la  sienne.  Puis  il  eut  honte,  et 
la  retira. 

On  arriva  bientôt  sur  le  pavé.  La  voiture  allait  plus  vite,  les 
becs  de  gaz  se  multiplièrent,  c'était  Paris.  Hussonnet,  devant  le  Garde- 
Meuble,  sauta  du  siège.  Frédéric  attendit  pour  descendre  que  l'on 
fût  arrivé  dans  la  cour;  puis  il  s'embusqua  au  coin  de  la  rue  de  Choi- 
seul,  et  aperçut  Arnoux  qui  remontait  lentement  vers  les  boulevards. 

Dès  le  lendemain,  il  se  mit  à  travailler  de  toutes  ses  forces. 

Il  se  voyait  dans  une  cour  d'assises,  par  un  soir  d'hiver,  à  la  fin 
des  plaidoiries,  quand  les  jurés  sont  pâles  et  que  la  foule  haletante 
fait  craquer  les  cloisons  du  prétoire,  parlant  depuis  quatre  heures 
déjà,  résumant  toutes  ses  preuves,  en  découvrant  de  nouvelles,  et 
sentant  à  chaque  phrase,  à  chaque  mot,  à  chaque  geste,  le  couperet 
de  la  guillotine,  suspendu  derrière  lui,  se  relever;  puis,  à  la  tribune 
de  la  Chambre,  orateur  qui  porte  sur  ses  lèvree  le  salut  de  tout  un 


K>4  l'éducation  sentimentale 

peuple,  noyant  ses  adversaires  sous  ses  prosopopées,  les  écrasant 
d'une  riposte,  avec  des  foudres  et  des  intonations  musicales  dans  la 
voix,  ironique,  pathétique,  emporté,  sublime.  Elle  serait  là,  quelque 
part,  au  milieu  des  autres,  cachant  sous  son  voile  ses  pleurs  d'enthou- 
siasme; ils  se  retrouveraient  ensuite  ;  —  et  les  découragements,  les 
calomnies  et  les  injures  ne  l'atteindraient  pas,  si  elle  disait  :  «  Ah  I 
cela  est  beau  !»  —  en  lui  passant  sur  le  front  ses  mains  légères. 

Ces  images  fulguraient,  comme  des  phares,  à  l'horizon  de  sa 
vie.  Son  esprit,  excité,  devint  plus  leste  et  plus  fort.  Jusqu'au  mois 
d'août,  il  s'enferma,  et  fut  reçu  à  son  dernier  examen. 

Deslauriers,  qui  avait  eu  tant  de  mal  à  lui  seriner  encore  une 
fois  le  deuxième  à  la  fin  de  décembre  et  le  troisième  en  février,  s'éton- 
nait de  son  ardeur.  Alors,  les  vieux  espoirs  revinrent.  Dans  dix  ans, 
il  fallait  que  Frédéric  fût  député;  dans  quinze,  ministre;  pourquoi 
pas?  Avec  son  patrimoine  qu'il  allait  toucher  bientôt,  il  pouvait, 
d'abord,  fonder  un  journal;  ce  serait  le  début;  ensuite,  on  verrait. 
Quant  à  lui,  il  ambitionnait  toujours  une  chaire  à  l'École  de  Droit; 
et  il  soutint  sa  thèse  pour  le  doctorat  d'une  façon  si  remarquable, 
qu'elle  lui  valut  les  compliments  des  professeurs. 

Frédéric  passa  la  sienne  trois  jours  après.  Avant  de  partir  en 
vacances,  il  eut  l'idée  d'un  pique-nique,  pour  clore  les  réunions  du 
samedi. 

Il  s'y  montra  gai.  Mme  Arnoux  était  maintenant  près  de  sa  mère, 
à  Chartres.  Mais  il  la  retrouverait  bientôt,  et  finirait  par  être  son 
amant. 

Deslauriers,  admis  le  jour  même  à  la  parlotte  d'Orsay,  avait  fait 
un  discours  fort  applaudi.  Quoiqu'il  fût  sobre,  il  se  grisa,  et  dit  au 
deoeert  à  Dussardier  : 

—  «  Tu  es  honnête,  toi  !  Quand  je  serai  riche,  je  t'instituerai 
mon  régisseur.  » 

Tous  étaient  heureux;  Cisy  ne  finirait  pas  son  Droit;  Martinon 
allait  continuer  son  stage  en  province,  où  il  serait  nommé  substitut  ; 
Pellerin  se  disposait  à  un  grand  tableau  figurant  le  Génie  de  la  Révolu- 


L'ÉDUCATION   SENTIMENTALE  IO5 

tion  ;  Hussonnet,  la  semaine  prochaine,  devait  lire  au  directeur  des 
Délassements  le  plan  d^une  pièce,  et  ne  doutait  pas  du  succès  : 

—  «  Car  la  charpente  du  drame,  on  me  Taccorde  !  Les  passions, 
j'ai  assez  roulé  ma  bosse  pour  m'y  connaître;  quant  aux  traits  d'esprit, 
c'est  mon  métier  !  » 

Il  fit  un  saut,  retomba  sur  les  deux  mains,  et  marcha  quelque 
temps  autour  de  la  table,  les  jambes  en  l'air. 

Cette  gaminerie  ne  dérida  pas  Sénécal.  Il  venait  d'être  chassé 
de  sa  pension,  pour  avoir  battu  un  fils  d'aristocrate.  Sa  misère  augmen- 
tant, il  s'en  prenait  à  l'ordre  social,  maudissait  les  riches  ;  et  il  s'épancha 
dans  le  sein  de  Regimbart,  lequel  était  de  plus  en  plus  désillusionné, 
attristé,  dégoûté.  Le  Citoyen  se  tournait,  maintenant,  vers  les  questions 
budgétaires,  et  accusait  la  Camarilla  de  perdre  des  millions  en 
Algérie. 

Comme  il  ne  pouvait  dormir  sans  avoir  stationné  à  l'estaminet 
Alexandre,  il  disparut  dès  onze  heures.  Les  autres  se  retirèrent  plus  , 
tard;  et  Frédéric,  en  faisant  ses  adieux  à   Hussonnet,    apprit    que 
Mme  Arnoux  avait  dû  revenir  la  veille. 

Il  alla  donc  aux  Messageries  changer  sa  place  pour  le  lendemain, 
et,  vers  six  heures  du  soir,  se  présenta  chez  elle.  Son  retour,  lui  dit 
le  concierge,  était  différé  d'une  semaine.  Frédéric  dîna  seul,  puis 
flâna  sur  les  boulevards. 

Des  nuages  roses,  en  forme  d'écharpe,  s'allongeaient  au  delà 
des  toits;  on  commençait  à  relever  les  tentes  des  boutiques;  des 
tombereaux  d'arrosage  versaient  une  pluie  sur  la  poussière,  et  une 
fraîcheur  inattendue  se  mêlait  aux  émanations  des  cafés, laissant  voir  par 
leurs  portes  ouvertes,  entre  des  argenteries  et  des  dorures,  des  fleurs 
en  gerbes  qui  se  miraient  dans  les  hautes  glaces.  La  foule  marchait 
lentement.  Il  y  avait  des  groupes  d'hommes  causant  au  milieu  du 
trottoir;  et  des  femmes  passaient,  avec  une  mollesse  dans  les  yeux  et 
ce  teint  de  camélia  que  donne  aux  chairs  féminines  la  lassitude  des 
grandes  chaleurs.  Quelque  chose  d'énorme  s'épanchait,  enveloppait 
les  maisons.  Jamais  Paris  ne  lui  avait  semblé  si  beau.  Il  n'apercevait, 


io6  l'éducation  sentimentale 

dans    Tavenir,    qu'une    interminable   série    d'années    toutes    pleines 

d'amour. 

Il  s'arrêta  devant  le  théâtre  de  la  Porte-Saint-Martin  à  regarder 
Paffiche;  et,  par  désœuvrement,  prit  un  billet. 

On  jouait  une  vieille  féerie.  Les  spectateurs  étaient  rares;  et, 
dans  les  lucarnes  du  paradis,  le  jour  se  découpait  en  petits  carrés 
bleus,  tandis  que  les  quinquets  de  la  rampe  formaient  une  seule  ligne 
de  lumières  jaunes.  La  scène  représentait  un  marché  d'esclaves  à 
Pékin,  avec  clochettes,  tamtams,  sultanes,  bonnets  pointus  et  calem- 
bours. Puis,  la  toile  baissée,  il  erra  dans  le  foyer,  solitairement,  et 
admira  sur  le  boulevard,  au  bas  du  perron,  un  grand  landau  vert, 
attelé  de  deux  chevaux  blancs,  tenus  par  un  cocher  en  culotte  courte. 

Il  regagnait  sa  place,  quand,  au  balcon,  dans  la  première  loge 
d'avant-scène,  entrèrent  une  dame  et  un  monsieur.  Le  mari  avait 
un  visage  pâle,  bordé  d'un  filet  de  barbe  grise,  la  rosette  d'officier, 
et  cet  aspect  glacial  qu'on  attribue  aux  diplomates. 

Sa  femme,  de  vingt  ans  plus  jeune  pour  le  moins,  ni  grande  ni 
petite,  ni  laide  ni  jolie,  portait  ses  cheveux  blonds  tirebouchonnés  à 
l'anglaise,  une  robe  à  corsage  plat,  et  un  large  éventail  de  dentelle  noire. 
Pour  que  des  gens  d'un  pareil  monde  fussent  venus  au  spectacle  dans 
cette  saison,  il  fallait  supposer  un  hasard,  ou  l'ennui  de  passer  leur 
soirée  en  tête-à-tête.  La  dame  mordillait  son  éventail,  et  le  monsieur 
bâillait.  Frédéric  ne  pouvait  se  rappeler  où  il  avait  vu  cette 
figure. 

A  l'entr'acte  suivant,  comme  il  traversait  un  couloir,  il  les  ren- 
contra tous  les  deux;  sur  le  vague  salut  qu'il  fit,  M.  Dambreuse,  le 
reconnaissant,  l'aborda  et  s'excusa,  tout  de  suite,  de  négligences 
impardonnables.  C'était  une  allusion  aux  cartes  de  visite  nombreuses, 
envoyées  d'après  les  conseils  du  clerc.  Toutefois  il  confondait  les 
époques,  croyant  que  Frédéric  était  à  sa  seconde  année  de  Droit. 
Puis  il  l'envia  de  partir  pour  la  campagne.  Il  aurait  eu  besoin  de  se 
reposer,  mais  les  affaires  le  retenaient  à  Paris. 

Mme  Dambreuse,  appuyée  sur  son  bras,  inclinait  la  tête,  légère- 


l/ÉDUCATION   SENTIMENTALE 


107 

ment;  et  raménité  spirituelle  de  son  visage  contrastait  avec  son  expres- 
sion chagrine  de  tout  à  l'heure. 

—  «  On  y  trouve  pourtant  de  belles  distractions  !  »  dit-elle,  aux 
derniers  mots  de  son  mari.  «  Comme  ce  spectacle  est  bête  !  n'est-ce 
pas,  monsieur  ?  »  Et  tous  trois  restèrent  debout,  à  causer  théâtres  et 
pièces  nouvelles. 

Frédéric,  habitué  aux  grimaces  des  bourgeoises  provinciales, 
n'avait  vu  chez  aucune  femme  une  pareille  aisance  de  manières, 
cette  simplicité,  qui  est  un  raffinement,  et  où  les  naïfs  aperçoivent 
l'expression  d'une  sympathie  instantanée. 

On  comptait  sur  lui,  dès  son  retour;  M.  Dambreuse  le  chargea 
de  ses  souvenirs  pour  le  père  Roque. 

Frédéric  ne  manqua  pas,  en  rentrant,  de  conter  cet  accueil  à 
Deslauriers. 

—  «  Fameux  !  »  reprit  le  clerc,  «  et  ne  te  laisse  pas  entortiller 
par  ta  maman  !  Reviens  tout  de  suite  !  » 

Le  lendemain  de  son  arrivée,  après  leur  déjeuner,  Mme  Moreau 
emmena  son  fils  dans  le  jardin. 

Elle  se  dit  heureuse  de  lui  voir  un  état,  car  ils  n'étaient  pas  aussi 
riches  que  l'on  croyait;  la  terre  rapportait  peu;  les  fermiers  payaient 
mal;  elle  avait  même  été  contrainte  de  vendre  sa  voiture.  Enfin,  elle 
lui  exposa  leur  situation. 

Dans  les  premiers  embarras  de  son  veuvage,  un  homme  astucieux, 
M. Roque,  lui  avait  fait  des  prêts  d'argent,  renouvelés, prolongés, malgré 
elle.  Il  était  venu  les  réclamer  tout  à  coup  ;  et  elle  avait  passé  par  ses 
conditions,  en  lui  cédant  à  un  prix  dérisoire  la  ferme  de  Presles. 
Dix  ans  plus  tard,  son  capital  disparaissait  dans  la  faillite  d'un  banquier, 
à  Melun.  Par  horreur  des  hypothèques  et  pour  conserver  des  apparences 
utiles  à  l'avenir  de  son  fils,  comme  le  père  Roque  se  présentait  de 
nouveau,  elle  l'avait  écouté,  encore  une  fois.  Mais  elle  était  quitte, 
maintenant.  Bref,  il  leur  restait  environ  dix  mille  francs  de  rente,  dont 
deux  mille  trois  cents  à  lui,  tout  son  patrimoine  ! 

—  «  Ce  n'est  pas  possible  !  '>  s'écria  Frédéric. 


io8  l'éducation  sentimentale 

Elle  eut  un  mouvement  de  tête  signifiant  que  cela  était  très 
poesible.  —  Mais  son  oncle  lui  laisserait  quelque  chose? 


m' 


\*r:<t- 


^   il    vi 


K 


Rien  n'était  moins  sûr  !  ^     ^ 

Et  ils  firent  un  tour  de  jardin,  sans  parler.  Enfin  elle  Tattira 
contre  son  cœur,  et,  d'une  voix  que  les  larmes  étouffaient  : 


l'éducation  sentimentale 


109 


—  t  Ah  !  mon  pauvre  garçon  !  Il  m*a  fallu  abandonner  bien  des 
rêves  I  » 

Il  s'assit  sur  le  banc,  à  Tombre  du  grand  acacia. 

Ce  qu*elle  lui  conseillait,  c'était  de  se  mettre  clerc  chez  M.  Prou- 
haram,  avoué,  lequel  lui  céderait  son  étude;  s'il  la  faisait  bien  valoir, 
il  pourrait  la  revendre,  et  trouver  un  bon  parti. 

Frédéric  n'entendait  plus.  Il  regardait  machinalement,  par-dessus 
la  haie,  dans  l'autre  jardin,  en  face. 

Une  petite  fille  d'environ  douze  ans,  et  qui  avait  les  cheveux 
rouges,  se  trouvait  là,  toute  seule.  Elle  s'était  fait  des  boucles  d'oreilles 
avec  des  baies  de  sorbier  :  son  corset  de  toile  grise  laissait  à  découvert 
ses  épaules,  un  peu  dorées  par  le  soleil;  des  taches  de  confitures 
maculaient  son  jupon  blanc  ;  —  et  il  y  avait  comme  une  grâce  de  jeune 
bête  sauvage  dans  toute  sa  personne,  à  la  fois  nerveuse  et  fluette. 
La  présence  d'un  inconnu  l'étonnait,  sans  doute,  car  elle  s'était  brus- 
quement arrêtée,  avec  son  arrosoir  à  la  main,  en  dardant  sur  lui  ses 
prunelles,  d'un  vert-bleu  limpide. 

—  «C'est  la  fille  de  M.  Roque,»  dit  Mme  Moreau.  «Il  vient 
d'épouser  sa  servante  et  de  légitimer  son  enfant»  » 


VI 


Ruiné,  dépouillé,  perdu  ! 

11  était  resté  sur  le  banc,  comme  étourdi  par  une  commotion.  Il 
maudissait  le  sort,  il  aurait  voulu  battre  quelqu'un;  et,  pour  renforcer 
son  désespoir,  il  sentait  peser  sur  lui  une  sorte  d'outrage,  un  dés- 
honneur; —  car  Frédéric  s'était  imaginé  que  sa  fortune  paternelle 
monterait  un  jour  à  quinze  mille  livres  de  rente,  et  il  l'avait  fait  savoir, 
d'une  façon  indirecte,  aux  Arnoux.  11  allait  donc  passer  pour  un 
hâbleur,  un  drôle,  un  obscur  polisson,  qui  s'était  introduit  chez  eux 
dans  l'espérance  d'un  profit  quelconque  !  Et  elle,  Mme  Arnoux, 
comment  la  revoir,  maintenant  ? 

Cela,  d'ailleurs,  était  complètement  impossible,  n'ayant  que  trois 
mille  francs  de  rente  !  11  ne  pouvait  loger  toujours  au  quatrième, 
avoir  pour  domestique  le  portier,  et  se  présenter  avec  de  pauvres 
gants  noirs  bleuis  du  bout,  un  chapeau  gras,  la  même  redingote 
pendant  un  an.  Non,  non  !  jamais  !  Cependant,  l'existence  était  in- 
tolérable sans  elle.  Beaucoup  vivaient  bien  qui  n'avaient  pas  de  fortune, 
Deslauriers  entre  autres;  —  et  il  se  trouva  lâche  d'attacher  une  pareille 
importance  à  des  choses  médiocres.  La  misère,  peut-être,  centuplerait 
ses  facultés.  11  s'exalta,  en  pensant  aux  grands  hommes  qui  travaillent 
dans  les  mansardes.  Une  âme  comme  celle  de  Mme  Arnoux  devait 
s'émouvoir  à  ce  spectacle,  et  elle  s'attendrirait.  Ainsi,  cette  catastrophe 
était  un  bonheur,  après  tout;  comme  ces  tremblements  de  terre  qui 
découvrent  des  trésors,  elle  lui  avait  révélé  les  secrètes  opulences 


112  l'Éducation  sentimentale 

de  sa  nature.  Mais  il  n'existait  au  monde  qu'un  seul  endroit  pour  les 
faire  valoir  :  Paris  !  car,  dans  ses  idées,  Tart,  la  science  et  Tamour 
(ces  trois  faces  de  Dieu,  comme  eût  dit  Pellerin)  dépendaient  exclu- 
sivement de  la  capitale. 

Il  déclara  le  soir,  à  sa  mère,  qu'il  y  retournerait.  Mme  Moreau 
fut  surprise  et  indignée.  C'était  une  folie,  une  absurdité.  Il  ferait 
mieux  de  suivre  ses  conseils,  c'est-à-dire  de  rester  près  d'elle,  dans 
une  étude.  Frédéric  haussa  les  épaules  :  «  Allons  donc  !»  —  se  trouvant 
insulté  par  cette  proposition. 

Alors,  la  bonne  dame  employa  une  autre  méthode.  D'une  voix 
tendre  et  avec  de  petits  sanglots,  elle  se  mit  à  lui  parler  de  sa  solitude, 
de  sa  vieillesse,  des  sacrifices  qu'elle  avait  faits.  Maintenant  qu'elle 
était  plus  malheureuse,  il  l'abandonnait.  Puis,  faisant  allusion  à  sa 
fin  prochaine  : 

—  «  Un  peu  de  patience,  mon  Dieu  !  bientôt  tu  seras  libre  !  » 
Ces  lamentations  se  répétèrent  vingt  fois  par  jour,  durant  trois 

mois;  et,  en  même  temps,  les  déHcatesses  du  foyer  le  corrompaient; 
il  jouissait  d'avoir  un  lit  plus  mou,  des  serviettes  sans  déchirures;  si 
bien  que,  lassé,  énervé,  vaincu  enfin  par  la  terrible  force  de  la  douceur, 
Frédéric  se  laissa  conduire  chez  maître  Prouharam. 

Il  n'y  montra  ni  science  ni  aptitude.  On  l'avait  considéré  jus- 
qu'alors comme  un  jeune  homme  de  grands  moyens,  qui  devait  être 
la  gloire  du  département.  Ce  fut  une  déception  pubUque. 

D'abord  il  s'était  dit  :  —  «  Il  faut  avertir  Mme  Arnoux,  »  et, 
pendant  une  semaine,  il  avait  médité  des  lettres  dithyrambiques,  et 
de  courts  billets,  en  style  lapidaire  et  sublime.  La  crainte  d'avouer 
sa  situation  le  retenait.  Puis  il  songea  qu'il  valait  mieux  écrire  au 
mari.  Arnoux  connaissait  la  vie  et  saurait  le  comprendre.  Enfin,  après 
quinze  jours  d'hésitation  : 

—  «  Bah  !  je  ne  dois  plus  les  revoir;  qu'ils  m'oublient  !  Au  moins, 
je  n'aurai  pas  déchu  dans  son  souvenir  !  Elle  me  croira  mort,  et  me 
regrettera...  peut-être.  » 

Comme  les  résolutions  excessives  lui  coûtaient  peu,  il  s'était 


ij,. 


L  EDUCATION    SENTIMENTALE  II3 

juré  ne  jamais  revenir  à  Paris,  et  même  de  ne  point  s'informer  de 
Mme  Arnoux. 

Cependant,  il  regrettait  jusqu'à  la  senteur  du  gaz  et  au  tapage 
des  omnibus.  Il  rêvait  à  toutes  les  paroles  qu'on  lui  avait  dites,  au 
timbre  de  sa  voix,  à  la  lumière  de  ses  yeux,  —  et,  se  considérant 
comme  un  homme  mort,  il  ne  faisait  plus  rien,  absolument. 

Il  se  levait  très  tard,  et  regardait  par  sa  fenêtre  les  attehges  de 
rouliers  qui  passaient.  Les  six  premiers  mois,  surtout,  furent  abo- 
minables. 

En  de  certains  jours,  pourtant,  une  indignation  le  prenait  contre 
lui-même.  Alors,  il  sortait.  Il  s'en  allait  dans  les  prairies,  à  moitié 
couvertes  durant  l'hiver  par  les  débordements  de  la  Seine.  Des  lignes 
de  peupliers  les  divisent.  Çà  et  là,  un  petit  pont  s'élève.  Il  vagabondait 
jusqu'au  soir,  roulant  les  feuilles  jaunes  sous  ses  pas,  aspirant  la  brume, 
sautant  les  fossés;  à  mesure  que  ses  artères  battaient  plus  fort,  des 
désirs  d'action  furieuse  l'emportaient;  il  voulait  se  faire  trappeur 
en  Amérique,  servir  un  pacha  en  Orient,  s'embarquer  comme 
matelot;  et  il  exhalait  sa  mélancolie  dans  de  longues  lettres  à  Des- 
lauriers. 

Celui-là  se  démenait  pour  percer.  La  conduite  lâche  de  son  ami 
et  ses  éternelles  jérémiades  lui  semblaient  stupides.  Bientôt,  leur 
correspondance  devint  presque  nulle.  Frédéric  avait  donné  tous  ses 
meubles  à  Deslauriers,  qui  gardait  son  logement.  Sa  mère  lui  en 
parlait  de  temps  à  autre;  un  jour  enfin,  il  déclara  son  cadeau,  et  elle 
le  grondait,  quand  il  reçut  une  lettre. 

—  «Qu'est-ce  donc?»  dit-elle,  «tu  trembles.?» 

—  «  Je  n'ai  rien  !  »  répliqua  Frédéric. 

Deslauriers  lui  apprenait  qu'il  avait  recueilli  Sénécal;  et,  depuis 
quinze  jours,  ils  vivaient  ensemble.  Donc  Sénécal  s'étalait,  maintenant, 
au  milieu  des  choses  qui  provenaient  de  chez  Arnoux  !  Il  pouvait  les 
vendre,  faire  des  remarques  dessus,  des  plaisanteries.  Frédéric  se 
sentit  blessé,  jusqu'au  fond  de  l'âme  II  monta  dans  sa  chambre.  Il 
avait  envie  de  mourir. 


114  L'ÉDUCATION    SENTIMENTALE 

Sa  mère  l'appela.  C'était  pour  le  consulter,  à  propos  d'une 
plant aticn  dans  le  jardin. 

Ce  jardin,  en  manière  de  parc  anglais,  était  coupé  à  son  milieu 
par  une  clôture  de  bâtons,  et  la  moitié  appartenait  au  père  Roque, 
qui  en  possédait  un  autre,  pour  les  légumes,  sur  le  bord  de  la  rivière. 
Les  deux  voisins,  brouillés,  s'abstenaient  d'y  paraître  aux  mêmes 
heures.  Mais,  depuis  que  Frédéric  était  revenu,  le  bonhomme  s'y 
promenait  plus  souvent  et  n'épargnait  pas  les  politesses  au  fils  dt 
Mme  Moreau.  Il  le  plaignait  d'habiter  une  petite  ville.  Un  jour,  il 
raconta  que  M.  Dambreuse  avait  demandé  de  ses  nouvelles.  Une 
autre  fois,  il  s'étendit  sur  la  coutume  de  Champagne,  où  le  ventre 
anoblissait. 

—  «  Dans  ce  temps-là,  vous  auriez  été  un  seigneur,  puisque 
votre  mère  s'appelait  de  Fouvens.  Et  on  a  beau  dire,  allez  !  c'est 
quelque  chose,  un  nom  !  Après  tout,  »  — ajouta-t-il,  en  le  regardant 
d'un  air  malin,  —  «  cela  dépend  du  garde  des  sceaux.  » 

Cette  prétention  d'aristocratie  jurait  singulièrement  avec  sa 
personne.  Comme  il  était  petit,  sa  grande  redingote  marron  exagérait 
la  longueur  de  son  buste.  Quand  il  ôtait  sa  casquette,  on  apercevait 
un  visage  presque  féminin  avec  un  nez  extrêmement  pointu;  ses 
cheveux  de  couleur  jaune  ressemblaient  à  une  perruque;  il  saluait  le 
monde  très  bas,  en  frisant  les  murs. 

Jusqu'à  cinquante  ans,  il  s'était  contenté  des  services  de  Cathe- 
rine, une  Lorraine  du  même  âge  que  lui,  et  fortement  marquée  de 
petite  vérole.  Mais,  vers  1834,  il  ramena  de  Paris  une  belle  blonde, 
à  figure  moutonnière,  à  «  port  de  reine  ».  On  la  vit  bientôt  se  pavaner 
avec  de  grandes  boucles  d'oreilles,  et  tout  fut  expliqué,  par  la  naissance 
d'une  fille,  déclarée  sous  les  noms  d'Elisabeth-Olympe-Louise  Roque. 

Catherine,  dans  sa  jalousie,  s'attendait  à  exécrer  cette  enfant.  Au 
contraire, elle  l'aima.  Elle  l'entoura  de  soins,  d'attentions  et  de  caresses, 
pour  supplanter  sa  mère  et  la  rendre  odieuse,  entreprise  fac'le,  car 
Mme  Éléonore  négligeait  complètement  la  petite,  préférant  bavarder 
chez  les  fournisseurs.   Dès  le  lendemain  de  son  mariage,  elle  alla 


L  ÉDUCATION    SENTIMENTALE  II5 

faire  une  visite  à  la  sous-préfevtvire,  ne  tutoya  plus  les  servantes,  et 
crut  devoir,  par  bon  ton,  se  montrer  sévère  pour  son  enfant,  l^lle 
assistait  à  ses  leçons;  le  professeur,  un  vieux  bureaucrate  de  la  mairie, 
ne  savait  pas  s'y  prendre.  I/élève  s'insurgeait,  recevait  des  giffles, 
et  allait  pleurer  sur  les  genoux  de  Catherine,  qui  lui  donnait  invariable- 
ment raison.  Alors,  les  deux  femmes  se  querellaient;  M.  Roque  les 
faisait  taire.  Il  s'était  marié  par  (;endresse  pour  sa  fille,  et  ne  voulait 
pas  qu'on  la  tourmentât. 

Souvent  elle  portait  une  robe  blanche  en  lambeaux  avec  un 
pantalon  garni  de  dentelles;  et,  iUix  grandes  fêtes,  sortait  vêtue  comme 
une  princesse,  afin  de  mortifier  un  peu  les  bourgeois,  qui  empêchaient 
leurs  marmots  de  la  fréquenter,  vu  sa  naissance  illégitime. 

Klle  vivait  seule,  dans  son  jardin,  se  balançait  à  l'escarpolette, 
courait  après  les  papillon?,  poî^  tout  à  coup  s'arrêtait  à  contempler 
•es  cétoines  s'abattant  sur  les  rosiers.  C'étaient  ces  habitudes,  sans 
doute,  qui  donnaient  à  sa  figure  vme  expression  à  la  fois  de  hardiesse 
et  de  rêverie.  Elle  avait  la  taille  de  Marthe,  d'ailleurs,  si  bien  que 
Frédéric  lui  dit,  dès  leur  seconde  entrevue  : 

—  «  Voulez-vous  me  permettre  de  vous  embrasser,  mademoi- 
selle ?  » 

La  petite  personne  leva  l\  'œte,  et  répondit  : 

—  «  Je  veux  bien  !  » 

Mais  la  haie  de  bâtons  les  séparait  l'un  de  l'autre. 

—  «11  faut  monter  dessus,  >  dit  Frédéric, 

—  «  Non,  enlève-moi  !  » 

Il  se  pencha  par-dessus  h  haie  et  la  saisit  au  bout  de  ses  bras, 
en  la  baisant  sur  les  deux  joues  ;  puis  il  la  remit  chez  elle,  par  le  même 
procédé,  qui  se  renouvela  les  fois  suivantes. 

Sans  plus  de  réserve  qu'une  enfant  de  quatre  ans,  sitôt  qu'elle 
entendait  venir  son  ami,  elle  s'élançait  à  sa  rencontre,  ou  bien,  se 
cachant  derrière  un  arbre,  elle  poussait  un  jappement  de  chien, 
pour  l'effrayer. 

Un  jour  que  Mme  Moreau  était  sortie,  il  la  fit  monter  dans  sa 


ii6  l'éducation  sentimentale 

chambre.  Elle  ouvrit  tous  les  flacons  d*odeur  et  se  pommada  les 
cheveux  abondamment;  puis,  sans  la  moindre  gêne,  elle  se  coucha 
sur  le  lit  où  elle  restait  tout  de  son  long,  éveillée. 

—  «  Je  m'imagine  que  je  suis  ta  femme,  »  disait-elle. 

Le  lendemain,  il  l'aperçut  tout  en  larmes.  Elle  avoua  «  qu'elle 
pleurait  ses  péchés  »,  et,  comme  il  cherchait  à  les  connaître,  elle  répon- 
dit en  baissant  les  yeux  : 

—  «  Ne  m'interroge  pas  davantage  !» 

La  première  communion  approchait  ;  on  l'avait  conduite  le  matin 
à  confesse. 

Le  sacrement  ne  la  rendit  guère  plus  sage.  Elle  entrait  parfois 
dans  de  véritables  colères;  on  avait  recours  à  M.  Frédéric  pour  la 
calmer. 

Souvent  il  l'emmenait  avec  lui  dans  ses  promenades.  Tandis 
qu'il  rêvassait  en  marchant,  elle  cueillait  des  coquelicots  au  bord  des 
blés,  et,  quand  elle  le  voyait  plus  triste  qu'à  l'ordinaire,  elle  tâchait 
de  le  consoler  par  de  gentilles  paroles.  Son  cœur,  privé  d'amour,  se 
rejeta  sur  cette  amitié  d'enfant;  il  lui  dessinait  des  bonshommes,  lui 
contait  des  histoires  et  il  se  mit  à  lui  faire  des  lectures. 

Il  commença  par  les  Annales  romantiques^  un  recueil  de  vers  et 
de  prose,  alors  célèbre.  Puis,  oubliant  son  âge,  tant  son  intelligence 
le  charmait,  il  lut  successivement  Atala,  Cinq-Mars^  les  Feuilles 
d'automne.  Mais,  une  nuit  (le  soir  même,  elle  avait  entendu  Macbeth, 
dans  la  simple  traduction  de  Letourneur),  elle  se  réveilla  en  criant  : 
«  La  tache  !  la  tache  !  »  Ses  dents  claquaient,  elle  tremblait,  et,  fixant 
des  yeux  épouvantés  sur  sa  main  droite,  elle  la  frottait  en  disant  : 
«  Toujours  une  tache  !  »  Enfin  arriva  le  médecin,  qui  prescrivit  d'éviter 
les  émotions. 

Les  bourgeois  ne  virent  là-dedans  qu'un  pronostic  défavorable 
pour  ses  mœurs.  On  disait  que  «  le  fils  Moreau  »  voulait  en  faire  plus 
tard  une  actrice. 

Bientôt  il  fut  question  d'un  autre  événement,  à  savoir  l'arrivée 
de  l'oncle  Barthélémy.  Mme  Moreau  lui  donna  sa  chambre  à  coucher, 


l'éducation  sentimentale  117 

et  poussa  la  condescendance  jusqu'à  servir  du  gras  les  jours  maigres. 
Le  vieillard  fut  médiocrement  aimable.  C'étaient  de  perpétuelles 
comparaisons  entre  le  Havre  et  Nogent,  dont  il  trouvait  l'air  lourd, 
le  pain  mauvais,  les  rues  mal  pavées,  la  nourriture  médiocre  et  les 
habitants  des  paresseux.  —  «  Quel  pauvre  commerce  chez  vous  1  » 
Il  blâma  les  extravagances  de  défunt  son  frère,  tandis  que,  lui,  il 
avait  amassé  vingt-sept  mille  livres  de  rente  !  Enfin,  il  partit  au  bout 
de  la  semaine,  et  sur  le  marchepied  de  la  voiture,  lâcha  ces  mots 
peu  rassurants  : 

—  «  Je  suis  toujours  bien  aise  de  vous  savoir  dans  une  bonne 
position.  » 

—  «  Tu  n'auras  rien  !  »  dit  Mme  Moreau  en  rentrant  dans  la  salle. 
Il  n'était  venu  que  sur  ses  instances;  et,  huit  jours  durant,  elle 

avait  sollicité  de  sa  part  une  ouverture,  trop  clairement  peut-être. 
Elle  se  repentait  d'avoir  agi,  et  restait  dans  son  fauteuil,  la  tête  basse, 
les  lèvres  serrées.  Frédéric,  en  face  d'elle,  l'observait;  et  ils  se  taisaient 
tous  les  deux,  comme  il  y  avait  cinq  ans,  au  retour  de  Montereau. 
Cette  coïncidence,  s'ofïrant  même  à  sa  pensée,  lui  rappela  Mme 
Arnoux. 

A  ce  moment,  des  coups  de  fouet  retentirent  sous  la  fenêtre,  en 
même  temps  qu'une  voix  l'appelait. 

C'était  le  père  Roque,  seul  dans  sa  tapissière.  Il  allait  passer 
toute  la  journée  à  la  Fortelle,  chez  M.  Dambreuse,  et  proposa  cor- 
dialement à  Frédéric  de  l'y  conduire. 

—  a  Vous  n'avez  pas  besoin  d'invitation  avec  moi;  soyez  sans 
crainte  !  » 

Frédéric  eut  envie  d'accepter.  Mais  comment  expliquerait-il  son 
séjour  définitif  à  Nogent  r  II  n'avait  pas  un  costume  d'été  convenable; 
enfin  que  dirait  sa  mère }  Il  refusa. 

Dès  lors,  le  voisin  se  montra  moins  amical.  Louise  grandissait; 
Mme  Eléonore  tomba  malade  dangereusement  ;  et  la  liaison  se  dénoua 
au  grand  plaisir  de  Mme  Moreau,  qui  redoutait  pour  l'établissement 
de  son  fils  la  fréquentation  de  pareilles  gens. 


ii8  l'éducation  sentimentale 

Elle  rêvait  de  lui  acheter  le  greffe  du  tribunal  ;  Frédéric  ne  repous- 
sait pas  trop  cette  idée.  Maintenant,  il  l'accompagnait  à  la  messe, 
il  faisait  le  soir  sa  partie  d'impériale,  il  s'accoutumait  à  la  province, 
s'y  enfonçait;  —  et  même  son  amour  avait  pris  comme  une  douceur 
funèbre,  un  charme  assoupissant.  A  force  d'avoir  versé  sa  douleur 
dans  ses  lettres,  de  l'avoir  mêlée  à  ses  lectures,  promenée  dans  la 
campagne  et  partout  épandue,  il  l'avait  presque  tarie,  si  bien  que 
Mme  Arnoux  était  pour  lui  comme  une  morte  dont  il  s'étonnait  de 
ne  pas  connaître  le  tombeau,  tant  cette  affection  était  devenue  tran- 
quille et  résignée. 

Un  jour,  le  12  décembre  1845,  vers  neuf  heures  du  matin,  la 
cuisinière  monta  une  lettre  dans  sa  chambre.  L'adresse,  en  gros 
caractères,  était  d'une  écriture  incoiinue;  et  Frédéric,  sommeillant, 
ne  se  pressa  pas  de  la  décacheter.  Enfin  il  lut  : 

('  Justice  dt  |>eix  du  Havre.  III     arrondissement. 

«  Monsieur, 

«  M.  Moreau,  votre  oncle,  étant  mort  ab  intestat.. 

Il  héritait  ! 

Comme  si  un  incendie  eût  éclaté  derrière  le  mur,  il  sauta  hors 
de  son  lit,  pieds  nus,  en  chemise  :  il  se  passa  la  main  sur  le  visage, 
doutant  de  ses  yeux,  croyant  qu'il  rêvait  encore,  et,  pour  se  raffermir 
dans  la  réalité,  il  ouvrit  la  fenêtre  toute  grande. 

Il  était  tombé  de  la  neige;  ks  toits  étaient  blancs;  —  et  même 
il  reconnut  dans  la  cour  un  baquet  à  lessive,  qui  l'avait  fait  trébucher 
la  veille  au  soir. 

Il  relut  la  lettre  trois  fois  de  suite;  rien  de  plus  vrai?  toute  la 
fortune  de  l'oncle  !  vingt-sept  mille  livres  de  rente  !  —  et  une  joie 
frénétique  le  bouleversa,  à  l'idée  de  revoir  Mme  Arnoux.  Avec  la 
Detteté  d'une  hallucination,  il  s'aperçut  auprès  d'elle,  chez  elle,  lui 


L  EDUCATION    SENTIMENTALE  1 1  9 

apportant  quelque  cadeau  dans  du  papier  de  soie,  tandis  qu'à  la  porte 
stationnerait  son  tilbury,  non,  un  coupé  plutôt  !  un  coupé  noir,  avec 
un  domestique  en  livrée  brune;  il  entendait  piaffer  son  cheval  et  le 
bruit  de  la  gourmette  se  confondant  avec  le  murmure  de  leurs  baisers. 
Cela  se  renouvellerait  tous  les  jours,  indéfiniment.  11  les  recevrait 
chez  lui,  dans  sa  maison;  la  salle  à  manger  serait  en  cuir  rouge,  le 
boudoir  en  soie  jaune,  des  divans  partout  !  et  quelles  étage  es  !  quels 
vases  de  Chine  !  quels  tapis  !  Ces  images  arrivaient  si  tumultueusement, 
qu'il  sentait  la  tête  lui  tourner.  Alors,  il  se  rappela  sa  mère;  et  il  des- 
cendit, tenant  toujours  la  lettre  à  sa  main. 

Mme  Moreau  tâcha  de  contenir  son  émotion  et  eut  une  défaillance. 
Frédéric  la  prit  dans  ses  bras  et  la  baisa  au  front. 

—  «Bonne  mère,  tu  peux  racheter  ta  voiture  maintenant;  ris 
donc,  ne  pleure  plus,  sois  heureuse  !  » 

Dix  minutes  après,  la  nouvelle  circulait  jusqu'aux  faubourgs. 
Alors,  M^  Benoist,  M.  Gamblin,  M.  Chambion,  tous  les  amis,  accou- 
rurent. Frédéric  s'échappa  une  minute  pour  écrire  à  Deslauriers. 
D'autres  visites  survinrent.  L'après-midi  se  passa  en  félicitations. 
On  en  oubliait  la  femme  Roque,  qui  était  cependant  «  très  bas  ». 

Le  soir,  quand  ils  furent  seuls,  tous  les  deux,  Mme  Moreau  dit 
à  son  fils  qu'elle  lui  conseillait  de  s'établir  à  Troyes,  avocat.  Étant 
{)lus  connu  dans  son  pays  que  dans  un  autre,  il  pourrait  plus  facile- 
ment y  trouver  des  partis  avantageux. 

—  «  Ah  !  c'est  trop  fort  !  »  s'écria  Frédéric. 

A  peine  avait-il  son  bonheur  entre  les  mains  qu'on  voulait  le 
lui  prendre.  Il  signifia  sa  résolution  formelle  d'habiter  Paris. 

—  i(  Pour  quoi  y  faire  ?  » 

—  «  Rien  !  » 

Mme  Moreau,  surprise  de  ses  façons,  lui  demanda  ce  qu'il  voulait 
devenir.  \ 

—  «  Ministre  !  »  répliqua  Frédéric. 

Et  il  affirma  qu'il  ne  plaisantait  nullement,  qu'il  prétendait  se 
lancer  dans  la  diplomatie,  que  ses  études  et  ses  instincts  l'y  poussaient 


120  l'Éducation  sentimentale 

Il  entrerait  d'abord  au  Conseil  d'État,  avec  la  protection  de  M.  Dam* 
breuse. 

—  «  Tu  le  connais  donc  ?  » 

—  «  Mais  oui  !  par  M.  Roque  !  » 

—  «  Cela  est  singulier,  »  dit  Mme  Moreau. 

Il  avait  réveillé  dans  son  cœur  ses  vieux  rêves  d'ambition.  Elle 
s*y  abandonna  intérieurement,  et  ne  reparla  plus  des  autres. 

S'il  eût  écouté  son  impatience,  Frédéric  fût  parti  à  l'instant  même. 
Le  lendemain,  toutes  les  places  dans  les  diligences  étaient  retenues; 
il  se  rongea  jusqu'au  lendemain,  à  sept  heures  du  soir. 

Ils  s'asseyaient  pour  dîner,  quand  tintèrent  à  l'église  trois  longs 
coups  de  cloche  ;  et  la  domestique,  entrant,  annonça  que  Mme  Eléonore 
venait  de  mourir. 

Cette  mort,  après  tout,  n'était  un  malheur  pour  personne,  pas 
même  pour  son  enfant.  La  jeune  fille  ne  s'en  trouverait  que  mieux, 
plus  tard. 

Comme  les  deux  maisons  se  touchaient,  on  entendait  un  grand 
va-et-vient,  un  bruit  de  paroles;  et  l'idée  de  ce  cadavre  près  d'eux 
jetait  quelque  chose  de  funèbre  sur  leur  séparation.  Mme  Moreau, 
deux  ou  trois  fois,  s'essuya  les  yeux.  Frédéric  avait  le  cœur 
serré. 

Le  repas  fini,  Catherine  l'arrêta  entre  deux  portes.  Mademoiselle 
voulait,  absolument,  le  voir.  Elle  l'attendait  dans  le  jardin.  Il  sortit, 
enjamba  la  haie,  et,  tout  en  se  cognant  aux  arbres  quelque  peu,  se 
dirigea  vers  la  maison  de  M.  Roque.  Des  lumières  brillaient  à  une 
fenêtre  au  second  étage;  puis  une  forme  apparut  dans  les  ténèbres 
et  une  voix  chuchota  : 

—  «  C'est  moi.  » 

Elle  lui  sembla  plus  grande  qu'à  l'ordinaire,  à  cause  de  sa  robe 
noire,  sans  doute.  Ne  sachant  par  quelle  phrase  l'aborder,  il  se  contenta 
de  lui  prendre  les  mains,  en  soupirant  : 

—  «  Ah  !  ma  pauvre  Louise  !  i) 

Elle  ne  répondit  pasc  Elle  le   regarda    profondément,   pendant 


l'éducation    sentimentale  121 

Ion-temps.   Frédéric  avait  peur  de   manquer  la  voiture;   il   croyart 
étendre  un  roulement  tout  au  loin,  et,  pour  en  finir  : 

—  «  Catherine  m'a  prévenu  que  tu  avais  quelque  chose....  » 

—  ((  Oui,  c'est  vrai  !  je  voulais  vous  dire....  » 

Ce  vous  r étonna;  et,  comme  elle  se  taisait  encore  : 

—  «Eh  bien,  quoi?  » 

—  «  Je  ne  sais  plus.  J'ai  oublié  !  Est-ce  vrai  que  vous  partez?  » 

—  «  Oui,  tout  à  l'heure.  » 
Elle  répéta  : 

—  u  Ah  !  tout  à  l'heure?...  tout  à  fait?...  nous  ne  nous  reverrons 

plus  ?  » 

Des   sanglots   l'étouffaient. 

—  ((  Adieu  1  adieu  !  embrasse-moi  donc  !  » 

Et  elle  le  serra  dans  ses  bras  avec  emportement. 


DEUXIÈME   PARTIE 


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Quand  il  fut  à  sa  place,  dans  le  coupé,  au  fond,  et  que  la  diligence 
s'ébranla,  emportée  par  les  cinq  chevaux  détalant  à  la  fois,  il  sentit 
une  ivresse  le  submerger.  Comme  un  architecte  qui  fait  le  plan  d'un 
palais,  il  arrangea,  d'avance,  sa  vie.  Il  l'emplit  de  délicatesses  et  de 
splendeurs;  elle  montait  jusqu'au  ciel;  une  prodigalité  de  choses  y 
apparaissait;  et  cette  contemplation  était  si  profonde,  que  les  objets 
extérieurs  avaient   disparu. 

Au  bas  de  la  côte  de  Sourdun,  il  s'aperçut  de  l'endroit  où  l'on  était. 
On  n'avait  fait  que  cinq  kilomètres,  tout  au  plus  !  Il  fut  indigné.  Il 
abattit  le  vasistas  pour  voir  la  route.  Il  demanda  plusieurs  fois  au 
conducteur  dans  combien  de  temps,  au  juste,  on  arriverait.  Il  se 
calma  cependant,  et  il  restait  dans  son  coin,  les  yeux  ouverts. 

La  lanterne,  suspendue  au  siège  du  postillon,  éclairait  les  croupes 


126  l'éducation  sentimentale 

des  limoniers.  Il  n'apercevait  au  delà  que  les  crinières  des  autres 
chevaux  qui  ondulaient  comme  des  vagues  blanches;  leurs  haleines 
formaient  un  brouillard  de  chaque  côté  de  l'attelage;  les  chaînettes 
de  fer  sonnaient,  les  glaces  tremblaient  dans  leurs  châssis  ;  et  la  lourde 
voiture,  d'un  train  égal,  roulait  sur  le  pavé.  Çà  et  là,  on  distinguait 
le  mur  d'une  grange,  ou  bien  une  auberge,  toute  seule.  Parfois,  en 
passant  dans  les  villages,  le  four  d'un  boulanger  projetait  des  lueurs 
d'incendie,  et  la  silhouette  monstrueuse  des  chevaux  courait  sur 
l'autre  maison  en  face.  Aux  relais,  quand  on  avait  dételé,  il  se  faisait 
un  grand  silence,  pendant  une  minute.  Quelqu'un  piétinait  en  haut, 
sous  la  bâche,  tandis  qu'au  seuil  d'une  porte,  une  femme,  debout, 
abritait  sa  chandelle  avec  sa  main.  Puis,  le  conducteur  sautant  sur  le 
marchepied,  la  diligence  repartait. 

A  Mormans,  on  entendit  songer  une  heure  et  un  quart. 

—  «  C'est  donc  aujourd'hui,  »  pensa-t-il,  «  aujourd'hui  même, 
tantôt  î  )) 

Mais,  peu  à  peu,  ses  espérances  et  ses  souvenirs,  Nogent,  la  rue 
de  Choiseul,  Mme  Arnoux,  sa  mère,  tout  se  confondait. 

Un  bruit  sourd  de  planches  le  réveilla,  on  traversait  le  pour  de 
Charenton,  c'était  Paris.  Alors  ses  deux  compagnons,  ôtant  l'un  sa 
casquette,  l'autre  son  foulard,  se  couvrirent  de  leur  chapeau  et  cau- 
sèrent. Le  premier,  un  gros  homme  rouge,  en  redingote  de  velours, 
était  un  négociant;  le  second  venait  dans  la  capitale  pour  consulter 
un  médecin;  —  et,  craignant  de  l'avoir  incommodé  pendant  la  nuit, 
Frédéric  lui  fit  spontanément  des  excuses,  tant  il  avait  l'âme  attendrie 
par  le  bonheur. 

Le  quai  de  la  gare  se  trouvant  inondé,  sans  doute,  on  continua 
tout  droit,  et  la  campagne  recommença.  Au  loin,  de  hautes  cheminées 
d'usines  fumaient.  Puis  on  tourna  dans  Ivry.  On  monta  une  rue;  tout 
à  coup,  il  aperçut  le  dôme  du  Panthéon, 

La  plaine,  bouleversée,  semblait  de  vagues  ruines.  L'enceinte 
des  fortifications  y  faisait  un  renflement  horizontal  ;  et,  sur  les  trottoirs 
en  terre  qui  bordaient  la  route,  de  petits  arbres  sans  branches  étaient 


\ 


L  EDUCATION    SENTIMENTALE  127 

ucfendus  par  des  lattes  hérissées  de  clous.  Des  établissements  de  pro- 
duits chimiques  alternaient  avec  des  chantiers  de  marchands  de  bois 
De  hautes  portes,  comme  il  y  en  a  dans  les  fermes,  laissaient  voir, 
par  leurs  battants  entr'ouverts,  l'intérieur  d^ignobles  cours  pleines 
d'immondices,  avec  des  flaques  d'eau  sale  au  milieu.  De  longs  cabarets, 
couleur  sang  de  bœuf,  portaient  à  leur  premier  étage,  entre  les  fenêtres, 
deux  queues  de  billard  en  sautoir  dans  une  couronne  de  fleurs  peintes; 
çd  et  là,  une  bicoque  de  plâtre  à  moitié  construite  était  abandonnée. 
Puis,  la  double  ligne  de  maisons  ne  discontinua  plus;  et,  sur  la  nudité 
de  leurs  façades,  se  détachait,  de  loin  en  loin,  un  gigantesque  cigare 
de  fer-blanc,  pour  indiquer  un  débit  de  tabac.  Des  enseignes  de 
sage-femme  représentaient  une  matrone  en  bonnet,  dodelinant  un 
poupon  dans  une  courte-pointe  garnie  de  dentelles.  Des  afliches 
couvraient  l'angle  des  murs,  et,  aux  trois  quarts  déchirées,  tremblaient 
au  vent  comme  des  guenilles.  Des  ouvriers  en  blouse  passaient,  et  des 
baquets  de  brasseurs,  des  fourgons  de  blanchisseuses,  des  carrioles 
de  bouchers;  une  pluie  fine  tombait,  il  faisait  froid,  le  ciel  était  pâle, 
—  mais  deux  yeux  qui  valaient  pour  lui  le  soleil  resplendissaient 
derrière  la  brume. 

On  s'arrêta  longtemps  à  la  barrière,  car  des  coquetiers,  des 
rouliers  et  un  troupeau  de  moutons  y  faisaient  de  l'encombrement, 
le  factionnaire,  la  capote  rabattue,  allait  et  venait  devant  sa  guérite 
pour  se  réchauflfer.  Le  commis  de  l'octroi  grimpa  sur  l'impériale,  et 
une  fanfare  de  cornet  à  piston  éclata.  On  descendit  le  boulevard,  au 
^rand  trot,  les  palonniers  battants,  les  traits  flottants.  La  mèche  du 
long  fouet  claquait  dans  l'air  humide.  Le  conducteur  lançait  son  cri 
sonore  :  «  Allume,  allume  !  ohé  !  »  et  les  balayeurs  se  rangeaient,  les 
piétons  sautaient  en  arrière,  la  boue  jaillissait  contre  les  vasistas,  on 
croisait  des  tombereaux,  des  cabriolets,  des  omnibus.  Enfin  la  grille 
du  Jardin  des  Plantes  se  déploya.  x  (^ 

La  Seine,  jaunâtre,  touchait  presque  au  tablier  des  ponts.  Une 
fraîcheur  s'en  exhalait.  Frédéric  l'aspira  de  toutes  ses  forces,  savourant 
ce  bon  air  de  Paris  qui  semble    contenir    des  effluves  amoureux    et 


128  L  EDUCATION   SENTIMENTALE 

des  émanations  intellectuelles  ;  il  eut  un  attendrissement  en  apercevant 
le  premier  fiacre.  Et  il  aimait  jusqu'au  seuil  des  marchands  de  vin 
garni  de  paille,  jusqu'aux  décrotteurs  avec  leurs  boîtes,  jusqu'aux 
garçons  épiciers  secouant  leur  brûloir  à  café.  Des  femmes  trottinaient 
sous  des  parapluies;  il  se  penchait  pour  distinguer  leur  figure;  un 
hasard  pouvait  avoir  fait  sortir  Mme  Arnoux. 

Les  boutiques  défilaient,  la  foule  augmentait,  le  bruit  devenait 
plus  fort.  Après  le  quai  Saint-Bernard,  le  quai  de  la  Tournelle  et 
le  quai  Montebello,  on  prit  le  quai  Napoléon  ;  il  voulut  voir  ses  fenêtres, 
elles  étaient  loin.  Puis  on  repassa  la  Seine  sur  le  Pont-Neuf,  on  des- 
cendit jusqu'au  Louvre;  et,  par  les  rues  Saint-Honoré,  Croix-des- 
Petits-Champs  et  du  Bouloi,  on  atteignit  la  rue  Coq-Héron,  et  l'on 
entra  dans  la  cour  de  l'hôtel. 

Pour  faire  durer  son  plaisir,  Frédéric  s'habilla  le  plus  lentement 
possible,  et  même  il  se  rendit  à  pied  au  boulevard  Montmartre;  il 
souriait  à  l'idée  de  revoir,  tout  à  l'heure,  sur  la  plaque  de  marbre,  le 
nom  chéri;  —  il  leva  les  yeux.  Plus  de  vitrines,  plus  de  tableaux,  rien  ! 

Il  courut  à  la  rue  de  Choiseul.  M.  et  Mme  Arnoux  n'y  habitaient 
pas,  et  une  voisine  gardait  la  loge  du  portier;  Frédéric  l'attendit; 
enfin,  il  parut,  ce  n'était  plus  le  même.  Il  ne  savait  point  leur  adresse. 

Frédéric  entra  dans  un  café,  et,  tout  en  déjeunant,  consulta 
l'Almanach  du  Commerce.  Il  y  avait  trois  cents  Arnoux,  mais  pas  de 
Jacques  Arnoux  !  Où  donc  logeaient-ils }  Pellerin  devait  le  savoir. 

Il  se  transporta  tout  en  haut  du  faubourg  Poissonnière,  à  son 
atelier.  La  porte  n'ayant  ni  sonnette  ni  marteau,  il  donna  de  grands 
coups  de  poing,  et  il  appela,  cria.  Le  vide  seul  lui  répondit. 

Il  songea  ensuite  à  Hussonnet.  Mais  où  découvrir  un  pareil 
homme  .'^  Une  fois,  il  Pavait  accompagné  jusqu'à  la  maison  de  sa 
maîtresse,  rue  de  Fleurus.  Parvenu  dans  la  rue  de  Fleurus,  Frédéric 
s'aperçut  qu'il  ignorait  le  nom  de  la  demoiselle. 

Il  eut  recours  à  la  Préfecture  de  police.  Il  erra  d'escalier  en  esca- 
lier, de  bureau  en  bureau.  Celui  des  renseignements  se  fermait.  On 
lui  dit  de  repasser  le  lendemain 


L*ÉDUCATION    SENTIMENTALE  I2g 

Puis  il  entra  chez  tous  les  marchands  de  tableaux  qu'il  put  décou- 
vrir, pour  savoir  si  Ton  ne  connaissait  point  M.  Arnoux.  M.  Arnoux 
ne  faisait  plus  le  commerce. 

Enfin,  découragé,  harassé,  malade,  il  s'en  revint  à  son  hôtel  et 
se  coucha.  Au  moment  où  il  s'allongeait  entre  ses  draps,  une  idée  le 
fit  bondir  de  joie  : 

—  u  Regimbart  !  quel  imbécile  je  suis  de  n*y  avoir  pas  songé  !  » 
Le  lendemain,  dès  sept  heures,  il  arriva  rue  Notre-Dame-des- 

Victoires  devant  la  boutique  d'un  rogomiste,  où  Regimbart  avait 
coutume  de  prendre  le  vin  blanc.  Elle  n'était  pas  encore  ouverte; 
il  fit  un  tour  de  promenade  aux  environs,  et,  au  bout  d'une  demi- 
heure,  s'y  présenta  de  nouveau.  Regimbart  en  sortait.  Frédéric  s'élança 
dans  la  rue.  Il  crut  même  apercevoir  au  loin  son  chapeau  ;  un  corbillard 
et  des  voitures  de  deuil  s'interposèrent.  L'embarras  passé,  la  vision 
avait  disparu. 

Heureusement,  il  se  rappela  que  le  Citoyen  déjeunait  tous  les 
jours  à  onze  heures  précises  chez  un  petit  restaurateur  de  la  place 
Gaillon.  Il  s'agissait  de  patienter;  et,  après  une  interminable  flânerie 
de  la  Bourse  à  la  Madeleine,  et  de  la  Madeleine  au  Gymnase,  Frédéric, 
à  onze  heures  précises  entra  dans  le  restaurant  de  la  place  Gaillon, 
sûr  d'y  trouver  son  Regimbart. 

—  «  Connais  pas  !  »  dit  le  gargotier  d'un  ton  rogue. 
Frédéric  insistait;  il  reprit  : 

—  «  Je  ne  le  connais  plus,  monsieur  !  »  avec  un  haussement  de 
sourcils  majestueux  et  des  oscillations  de  la  tête,  qui  décelaient  un 
mystère. 

Mais,  dans  leur  dernière  entrevue,  le  Citoyen  avait  parlé  de 
l'estaminet  Alexandre.  Frédéric  avala  une  brioche,  et,  sautant  dans 
un  cabriolet,  s'enquit  près  du  cocher  s'il  n'y  avait  point  quelque  part, 
sur  les  hauteurs  de  Sainte-Geneviève,  un  certain  café  Alexandre. 
Le  cocher  le  conduisit  rue  des  Francs-Bourgeois-Saint-Michel  dans 
un  établissement  de  ce  nom-là,  et  à  sa  question  :  —  «  M.  Regimbart, 
s'il  vous  plaît }  »  le  cafetier  lui  répondit,  avec  un  sourire  extra-gracieux  : 


130  l'éducation  sentimentale 

—  «  Nous  ne  Tavons  pas  encore  vu,  monsieur,  »  tandis  qu'il 
jetait  à  son  épouse,  assise  dans  le  comptoir,  un  regard  d'intelligence. 

Et  aussitôt  se  tournant  vers  l'horloge  : 

—  «Mais  nous  l'aurons,  j'espère,  d'ici  à  dix  minutes,  un  quart 
d'heure  tout  au  plus.  —  Célestin,  vite  les  feuilles  !  —  Qu'est-ce  que 
monsieur  désire  prendre  ?  » 

Quoique  n'ayant  besoin  de  rien  prendre,  Frédéric  avala  un  verre 
de  rhum,  puis  un  verre  de  kirsch,  puis  un  verre  de  curaçao,  puis 
différents  grogs,  tant  froids  que  chauds.  Il  lut  tout  le  Siècle  du  jour, 
et  le  relut  ;  il  examina,  jusque  dans  les  grains  du  papier,  la  caricature 
du  Charivari;  à  la  fin,  il  savait  par  cœur  les  annonces.  De  temps  à 
autre,  des  bottes  résonnaient  sur  le  trottoir,  c'était  lui  !  et  la  forme 
de  quelqu'un  se  profilait  sur  les  carreaux;  mais  cela  passait  toujours  ! 

Afin  de  se  désennuyer,  Frédéric  changeait  de  place;  il  alla  se 
mettre  dans  le  fond,  puis  à  droite,  ensuite  à  gauche;  et  il  restait  au 
milieu  de  la  banquette,  les  deux  bras  étendus.  Mais  un  chat,  foulant 
délicatement  le  velours  du  dossier,  lui  faisait  des  peurs  en  bondissant 
tout  à  coup,  pour  lécher  les  taches  de  sirop  sur  le  plateau;  et  l'enfant 
de  la  maison,  un  intolérable  mioche  de  quatre  ans,  jouait  avec  une 
crécelle  sur  les  marches  du  comptoir.  Sa  maman,  petite  femme  pâlotte, 
à  dents  gâtées,  souriait  d'un  air  stupide.Que  pouvait  donc  faire  Regim- 
bart?  Frédéric  l'attendait,  perdu  dans  une  détresse  illimitée. 

La  pluie  sonnait  comme  grêle  sur  la  capote  du  cabriolet.  Par 
l'écartement  du  rideau  de  mousseline,  il  apercevait  dans  la  rue  le 
pauvre  cheval,  plus  immobile  qu'un  cheval  de  bois.  Le  ruisseau, 
devenu  énorme,  coulait  entre  deux  rayons  des  roues,  et  le  cocher 
s'abritant  de  la  couverture  sommeillait;  mais,  craignant  que  son 
bourgeois  ne  s'esquivât,  de  temps  à  autre  il  entr'ouvrait  la  porte,  tout 
ruisselant  comme  un  fleuve;  —  et  si  les  regards  pouvaient  user  les 
choses^  Frédéric  aurait  dissous  l'horloge  à  force  d'attacher  dessus 
les  yeux.  Elle  marchait,  cependant.  Le  sieur  Alexandre  se  promenait 
de  long  en  large,  en  répétant  :  «  Il  va  venir,  allez  !  il  va  venir  !  » 
et,  pour  le  distraire,  lui  tenait  des  discours,  parlait  politique.  Il  poussa 


l'éducation  sentimentale  131 

même  la  complaisance  jusqu'à  lui  proposer  une  partie  de  dominos. 
Enfin,  à  quatre  heures  et  demie,  Frédéric,  qui  était  là  depuis 
midi,  se  leva  d'un  bond,  déclarant  qu'il  n'attendait  plus. 

—  «  Je  n'y  comprends  rien  moi-même,  »  répondit  le  cafetier 
d'un  air  candide,  «  c'est  la  première  fois  que  manque  M.  Ledoux  !  » 

—  «Comment,    M.    Ledoux?» 

—  a  Mais  oui,  monsieur  !  » 

—  «  J'ai  dit   Regimbart  !  »  s'écria  Frédéric  exaspéré. 

—  «  Ah  !  mille  excuses  !  vous  faites  erreur  I  —  N'est-ce  pas, 
madame  Alexandre,  monsieur  a  dit  :  M.  Ledoux?» 

Et,  interpellant  le  garçon  : 

—  «Vous  l'avez  entendu,  vous-même,  comme  moi?» 

Pour  se  venger  de  son  maître,  sans  doute,  le  garçon  se  contenta 
ûe  sourire. 

Frédéric  se  fit  ramener  vers  les  boulevards,  indigné  du  temps 
perdu,  furieux  contre  le  Citoyen,  implorant  sa  présence  comme  celle 
d'un  dieu,  et  bien  résolu  à  l'extraire  du  fond  des  caves  les  plus  loin- 
taines. Sa  voiture  l'agaçait,  il  la  renvoya;  ses  idées  se  brouillaient; 
puis  tous  les  noms  des  cafés  qu'il  avait  entendu  prononcer  par  cet 
imbécile  jaillirent  de  sa  mémoire,  à  la  fois,  comme  les  mille  pièces 
d'un  feu  d'artifice  :  café  Gascard,  café  Grimbert,  café  Halbout, 
estaminet  Bordelais,  Havanais,  Havrais,  Bœuf-à-la-mode,  brasserie 
Allemande,  Mère  Morel  ;  et  il  se  transporta  dans  tous  successivement. 
Mais,  dans  l'un,  Regimbart  venait  de  sortir;  dans  un  autre,  il  viendrait 
peut-être;  dans  un  troisième,  on  ne  l'avait  pas  vu  depuis  six  mois; 
ailleurs,  il  avait  commandé,  hier,  un  gigot  pour  samedi.  Enfin,  chez 
Vautier,  limonadier,  Frédéric,  ouvrant  la  porte,  se  heurta  contre  le 
garçon. 

—  •  Connaissez-vous  M.   Regimbart?» 

—  «  Comment,  monsieur,  si  je  le  connais  ?  C'est  moi  qui  ai 
l'honneur  de  le  servir.  Il  est  en  haut;  il  achève  de  dîner  !  » 

Et,  la  serviette  sous  le  bras,  le  maître  de  l'établissement,  lui-même, 
Taborda : 


132  l'éducation  sentimentale 

«Vous   demandez  M.   Regimbart,  monsieur?   il  était   ici    à 

l'instant.  » 

Frédéric  poussa  un  juron,  mais  le  limonadier  affirma  qu'il  le 
trouverait  chez  Bouttevilain,  infailliblement. 

—  «  Je  vous  en  donne  ma  parole  d'honneur  !  il  est  parti  un  peu 
plus  tôt  que  de  coutume,  car  il  a  un  rendez-vous  d'affaires  avec  des 
messieurs.  Mais  vous  le  trouverez,  je  vous  le  répète,  chez  Bouttevilain, 
rue  Saint-Martin,  92,  deuxième  perron,  à  gauche,  au  fond  de  la  cour, 
entre-sol,  porte  à  droite  I  » 

Enfin,  il  l'aperçut  à  travers  la  fumée  des  pipes,  seul,  au  fond  de 
l 'arrière-buvette  après  le  billard,  une  chope  devant  lui,  le  menton 
baissé  et  dans  une  attitude  méditative. 

—  «  Ah  !  il  y  a  longtemps  que  je  vous  cherchais,  vous  !  » 

Sans  s'émouvoir,  Regimbart  lui  tendit  deux  doigts  seulement, 
et  comme  s'il  l'avait  vu  la  veille,  il  débita  plusieurs  phrases  insigni- 
fiantes sur  l'ouverture  de  la  session. 

Frédéric  l'interrompit,  en  lui  disant,  de  l'air  le  plus  naturel  qu'il 
put  : 

—  «  Arnoux  va  bien  ?  » 

La  réponse  fut  longue  à  v?nir,  Regimbart  se  gargarisait  avec  son 
liquide. 

—  «  Oui,  pas  mal  !  » 

—  «  Où  demeure-t-il  donc,  maintenant  ?  » 

—  «  Mais...  rue  Paradis-Poissonnière,  »  répondit  le  Citoyen 
étonné. 

—  «  Quel  numéro  }  » 

—  «  Trente-sept,  parbleu,  vous  êtes  drôle  !  » 
Frédéric  se  leva  : 

—  «  Comment,  vous  partez  ?  » 

—  «  Oui,  oui,  j'ai  une  course,  une  affaire  que  j 'oubliais  !  Adieu  !  » 
Frédéric  alla  de  l'estaminet  chez  Arnoux,  comme  soulevé  par 

un  vent  tiède  et  avec  l'aisance  extraordinaire  que  l'on  énrouve  dans 
les  songes. 


l'éducation  sentimentale  133 

Il  se  trouva  bientôt  à  un  second  étage,  devant  une  porte  dont 
la  sonnette  retentissait  ;  une  servante  parut  ;  une  seconde  porte  s^ouvrit  ; 
Mme  Arnoux  était  assise  près  du  feu.  Arnoux  fit  un  bond  et  l'embrassa. 
Elle  avait  sur  ses  genoux  un  petit  garçon  de  trois  ans,  à  peu  près; 
sa  fille,  grande  comme  elle  maintenant,  se  tenait  debout,  de  l'autre 
côté  de  la  cheminée. 

—  «  Permettez-moi  de  vous  présenter  ce  monsieur-là,  »  dit 
Arnoux,  en  prenant  son  fils  par  les  aisselles. 

Et  il  s'amusa  quelques  minutes  à  le  faire  sauter  en  l'air,  très 
haut,  pour  le  recevoir  au  bout  de  ses  bras. 

—  «  Tu  vas  le  tuer  !  ah  !  mon  Dieu  !  finis  donc  !  »  s'écriait 
Mme  Arnoux. 

Mais  Arnoux,  jurant  qu'il  n'y  avait  pas  de  danger,  continuait^ 
et  même  zézéyait  des  caresses  en  patois  marseillais,  son  langage  natal. 
—  «  Ah  !  brave  pichoûn,  mon  poulit  rossignolet  !  !  »  Puis  il  demanda 
à  Frédéric  pourquoi  il  avait  été  si  longtemps  sans  leur  écrire,  ce  qu'il 
avait  pu  faire  là-bas,  ce  qui  le  ramenait. 

—  «  Moi,  à  présent,  cher  ami,  je  suis  marchand  de  faïences. 
Mais  causons  de  vous  !  » 

Frédéric  allégua  un  long  procès,  la  santé  de  sa  mère;  il  insista 
beaucoup  là-dessus,  afin  de  se  rendre  intéressant.  Bref,  il  se  fixait 
à  Paris,  définitivement  cette  fois;  et  il  ne  dit  rien  de  l'héritage,  —  dans 
la  peur  de  nuire  à  son  passé. 

Les  rideaux,  comme  les  meubles,  étaient  en  damas  de  laine 
marron  ;  deux  oreillers  se  touchaient  contre  le  traversin  ;  une  bouillotte 
chauffait  dans  les  charbons;  et  l'abat-jour  de  la  lampe,  posée  au  bord 
de  la  commode,  assombrissait  l'appartement.  Mme  Arnoux  avait  une 
robe  de  chambre  en  mérinos  gros  bleu.  Le  regard  tourné  vers  les 
cendres  et  une  main  sur  l'épaule  du  petit  garçon,  elle  défaisait,  de 
l'autre,  le  lacet  de  la  brassière;  le  mioche  en  chemise  pleurait  tout  en 
se  grattant  la  tête,  comme  M.  Alexandre  fils. 

Frédéric  s'était  attendu  à  des  spasmes  de  joie;  —  mais  les  passions 
s'étiolent  quand  on  les  dépayse,  et,  ne  retrouvant  plus  Mme  Arnoux 


134  l'éducation  sentimentale 

dans  le  milieu  où  il  Tavait  connue,  elle  lui  semblait  avoir  perdu  quelque 
chose,  porter  confusément  comme  une  dégradation,  enfin  n'être  pas 
la  même.  Le  calme  de  son  cœur  le  stupéfiait.  Il  s'informa  des  anciens 
amis,  de  Pellerin,  entre  autres. 

—  «  Je  ne  le  vois  pas  souvent,  »  dit  Arnoux. 
Elle  ajouta  : 

—  «  Nous  ne  recevons  plus,  comme  autrefois  !  » 

Etait-ce  pour  l'avertir  qu'on  ne  lui  ferait  aucune  invitation? 
Mais  Arnoux,  poursuivant  ses  cordialités,  lui  reprocha  de  n'être  pas 
venu  dîner  avec  eux,  à  l 'improviste  ;  et  il  expliqua  pourquoi  il  avait 
changé  d'industrie. 

—  «  Que  voulez-vous  faire  dans  une  époque  de  décadence  comme 
la  nôtre?  La  grande  peinture  est  passée  de  mode!  D'ailleurs,  on 
peut  mettre  de  l'art  partout.  Vous  savez,  moi,  j'aime  le  Beau  !  il  faudra 
un  de  ces  jours  que  je  vous  mène  à  ma  fabrique.  » 

Et  il  voulut  lui  montrer,  immédiatement,  quelques-uns  de  ses 
produits  dans  son  magasin  à  l'entre-sol. 

Les  plats,  les  soupières,  les  assiettes  et  les  cuvettes  encombraient 
le  plancher. Contre  les  murs  étaient  dressés  de  larges  carreaux  de  pavage 
pour  salles  de  bain  et  cabinets  de  toilette,  avec  sujets  mythologiques 
dans  le  style  de  la  Renaissance,  tandis  qu'au  milieu  une  double  étagère, 
montant  jusqu'au  plafond,  supportait  des  vases  à  contenir  la  glace, 
des  pots  à  fleurs,  des  candélabres,  de  petites  jardinières  et  de  grandes 
statuettes  polychromes  figurant  un  nègre  ou  une  bergère  pompadour. 
Les  démonstrations  d 'Arnoux  ennuyaient  Frédéric,  qui  avait  froid 
et  faim. 

Il  courut  au  café  Anglais,  y  soupa  splendidement,  et,  tout  en 
mangeant,  il  se  disait  : 

—  «  J'étais  bien  bon  là-bas  avec  mes  douleurs  !  A  peine  si  elle 
m'a  reconnu  !  quelle  bourgeoise  !  » 

Et,  dans  un  brusque  épanouissement  de  santé,  il  se  fit  des  résolu- 
tions d'égoïsme.  Il  se  sentait  le  cœur  dur  comme  la  table  où  ses  coudes 
posaient.  Donc,  il  pouvait,  maintenant,  se  jeter  au  milieu  du  monde, 


l'éducation  sentimentale  135 

sans  peur.  L*idée  des  Dambreuse  lui  vint  ;  il  les  utiliserait  ;  puis  il  se 
rappela  Deslauriers.  «  Ah  !  ma  foi,  tant  pis  !  »  Cependant,  il  lui  envoya, 
par  un  commissionnaire,  un  billet  lui  donnant  rendez-vous  le  lende- 
main au  Palais-Royal,  afin  de  déjeuner  ensemble. 

La  fortune  n'était  pas  si  douce  pour  celui-là. 

11  s'était  présenté  au  concours  d'agrégation  avec  une  thèse  Sur 
le  droit  de  tester ,  où  il  soutenait  qu'on  devait  le  restreindre  autant 
que  possible  ;  —  et,  son  adversaire  l'excitant  à  lui  faire  dire  des  sottises, 
il  en  avait  dit  beaucoup,  sans  que  les  examinateurs  bronchassent. 
Puis  le  hasard  avait  voulu  qu'il  tirât  au  sort,  pour  sujet  de  leçon,  la 
Prescription.  Alors,  Deslauriers  s'était  livré  à  des  théories  déplorables; 
les  vieilles  contestations  devaient  se  produire  comme  les  nouvelles; 
pourquoi  le  propriétaire  serait-il  privé  de  son  bien  parce  qu'il  n'en 
peut  fournir  les  titres  qu'après  trente  et  un  ans  révolus  ?  C'était  donner 
la  sécurité  de  l'honnête  homme  à  l'héritier  du  voleur  enrichi.  Toutes 
les  injustices  étaient  consacrées  par  une  extension  de  ce  droit,  qui 
était  la  tyrannie,  l'abus  de  la  force  !  Il  s'était  même  écrié  : 

—  «  Abolissons-le  ;  et  les  Franks  ne  pèseront  plus  sur  les  Gaulois, 
les  Anglais  sur  les  Irlandais,  les  Yankees  sur  les  Peaux-Rouges,  les 
Turcs  sur  les  Arabes,  les  blancs  sur  les  nègres,  la  Pologne....  » 

Le  président  l'avait  interrompu  : 

—  «  Bien  !  bien  !  monsieur  !  nous  n'avons  que  faire  de  vos 
opinions  politiques  ;  vous  vous  représenterez  plus  tard  !  » 

Deslauriers  n'avait  pas  voulu  se  représenter.  Mais  ce  malheureux 
titre  XX  du  Iir  livre  du  Code  civil  était  devenu  pour  lui  une  montagne 
d'achoppement.  11  élaborait  un  grand  ouvrage  sur  la  Prescription ^ 
considérée  comme  base  du  droit  civil  et  du  droit  naturel  des  peuples  ;  et 
il  était  perdu  dans  Dunod,  Rogérius,  Balbus,  Merlin,  Vazeille,  Savigny, 
Troplong,  et  autres  lectures  considérables.  Afin  de  s'y  livrer  plus  à 
l'aise,  il  s'était  démis  de  sa  place  de  maître-clerc.  Il  vivait  en  donnant 
des  répétitions,  en  fabriquant  des  thèses;  et,  aux  séances  de  la  Parlotte, 
il  effrayait  par  sa  virulence  le  parti  conservateur,  tous  les  jeunes 
doctrinaires  issus  de  M.  Guizot,  —  m  bien  qu'il  avait,  dans  un  certain 


136  l'éducation  sentimentale 

monde,  une  espèce  de  célébrité,  quelque  peu  mêlée  de  défiance  pour 
sa  personne. 

Il  arriva  au  rendez-vous,  portant  un  gros  paletot  doublé  de 
flanelle  rouge,  comme  celui  de  Sénécal  autrefois. 

Le  respect  humain,  à  cause  du  publi"  qui  passait,  les  empêcha 
de  s'étreindre  longuement,  et  ils  allèrent  jusque  chez  Véfour,  bras 
dessus  bras  dessous,  en  ricanant  de  plaisir,  avec  une  larme  au  fond 
des  yeux.  Puis,  dès  qu'ils  furent  seuls.  Deslauriers  s'écria  : 

—  «  Ah  !  saprelotte,  nous  allons  nous  la  repasser  douce,  main- 
tenant !  » 

Frédéric  n'aima  point  cette  manière  de  s'associer,  tout  de  suite, 
à  sa  fortune.  Son  ami  témoignait  trop  de  joie  pour  eux  deux,  et  pas 
assez  pour  lui  seul. 

Ensuite,  Deslauriers  conta  son  échec,  et  peu  à  peu  ses  travaux, 
son  existence,  parlant  de  lui-même  stoïquement  et  des  autres  avec 
aigreur.  Tout  lui  déplaisait.  Pas  un  homme  en  place  qui  ne  fût  un 
crétin  ou  une  canaille.  Pour  un  verre  mal  rincé,  il  s'emporta  contre 
le  garçon,  et,  sur  le  reproche  anodin  de  Frédéric  : 

—  «  Comme  si  j'allais  me  gêner  pour  de  pareils  cocos,  qui  vous 
gagnent  jusqu'à  des  six  et  huit  mille  francs  par  an,  qui  sont  électeurs, 
éligibles  peut-être  !  Ah  non,  non  !  » 

Puis,  d'un  air  enjoué  : 

—  «  Mais  j'oubHe  que  je  parle  à  un  capitaliste,  à  un  Mondor, 
car  tu  es  un  Mondor,  maintenant  !  » 

Et,  revenant  sur  l'héritage,  il  exprima  cette  idée  que  les  succes- 
sions collatérales  (chose  injuste  en  soi,  bien  qu'il  se  réjouît  de  celle-là) 
seraient  abolies,  un  de  ces  jours,  à  la  prochaine  révolution. 

—  «  Tu  crois  ?  »  dit  Frédéric. 

—  «  Compte  dessus  !  »  répondit-il.  «  Ça  ne  peut  pas  durer  1  on 
souffre  trop  !  Quand  je  vois  dans  la  misère  des  gens  comme  Sénécal....  » 

—  «  Toujours  le  Sénécal  !  »  pensa  Frédéric. 

—  «  Quoi  de  neuf,  du  reste }  Es-tu  encore  amoureux  de 
Mme  Arnoux  !  C'est  passé,  hein?  » 


l'éducation  sentimentale  13- 

Frédéric,  ne  sachant  que  répondre,  ferma  les  yeux  en  baissant  la 
tête. 

A  propos  d'Arnoux,  Deslauriers  lui  apprit  que  son  journal  appar- 
tenait maintenant  à  Hussonnet,  lequel  l'avait  transformé.  Cela  s'appe- 
lait UArt,  ((  institut  littéraire,  société  par  actions  de  cent  francs  chacune, 
capital  social  :  quarante  mille  francs  »,  avec  la  faculté  pour  chaque 
actionnaire  de  pousser  là  sa  copie  ;  car  «  la  société  a  pour  but  de 
publier  les  œuvres  des  débutants,  d'épargner  au  talent,  au  génie  peut- 
être,  les  crises  douloureuses  qui  abreuvent,  etc.,  tu  vois  la  blague  !  » 
Il  y  avait  cependant  quelque  chose  à  faire,  c'était  de  hausser  le  ton 
de  ladite  feuille,  puis  tout  à  coup,  gardant  les  mêmes  rédacteurs  et 
promettant  la  suite  du  feuilleton,  de  servir  aux  abonnés  un  journa! 
politique;  les  avances  ne  seraient  pas  énormes. 

—  «  Qu'en  penses-tu,  voyons  !  veux-tu  t'y  mettre.?» 
Frédéric  ne  repoussa  pas  la  proposition.  Mais  il  fallait  attendre 

le  règlement  de  ses  affaires. 

—  «  Alors,  si  tu  as  besoin  de  quelque  chose....  » 

—  «  Merci,  mon  petit  !  »  dit  Deslauriers. 

Ensuite,  ils  fumèrent  des  puros,  accoudés  sur  la  planche  de 
velours,  au  bord  de  la  fenêtre.  Le  soleil  brillait,  l'air  était  doux,  des 
troupes  d'oiseaux  voletant  s'abattaient  dans  le  jardin;  les  statues  de 
bronze  et  de  marbre,  lavées  par  la  pluie,  miroitaient;  des  bonnes  en 
tablier  causaient  assises  sur  des  chaises;  et  l'on  entendait  les  rires  des 
enfants,  avec  le  murmure  continu  que  faisait  la  gerbe  du  jet  d'eau. 

Frédéric  s'était  senti  troublé  par  l'amertume  de  Deslauriers; 
mais,  sous  l'influence  du  vin  qui  circulait  dans  ses  veines,  à  moitié 
endormi,  engourdi,  et  recevant  la  lumière  en  plein  visage,  il  n'éprouvait 
plus  qu'un  immense  bien-être,  voluptueusement  stupide,  —  comme 
une  plante  saturée  de  chaleur  et  d'humidité.  Deslauriers,  les  paupières 
entre-closes,  regardait  au  loin,  vaguement.  Sa  poitrine  se  gonflait, 
et  il  se  mit  à  dire  : 

—  «  Ah  !  c'était  plus  beau,  quand  Camille  Desmoulins,  debout 
là-bas  sur  une  table,  poussait  le  peuple  à  la  Bastille  !  On  vivait  dans 


138  L  EDUCATION   SENTIMENTALE 

ce  temps-là,  on  pouvait  s'affirmer,  prouver  sa  force  !   De  simples 
avocats  commandaient  à  des  généraux,  des  va-nu-pieds  battaient  les 
rois,  tandis  qu'à  présent....  » 
Il  se  tut,  puis  tout  à  coup  : 

—  «  Bah  !  l'avenir  est  gros  !  » 

Et,  tambourinant  la  charge  sur  les  vitres,  il  déclama  ces  vers  de 
Barthélémy  : 

Elle  reparaîtra,  la  terrible  Assemblée 

Dont,  après  quarante  ans,  votre  tête  est  troublée, 

Colosse  qui  sans  peur  marche  d'un  pas  puissant. 

—  «  Je  ne  sais  plus  le  reste  !  Mais  il  est  tard,  si  nous  partions  ?  » 
Et  il  continua,  dans  la  rue,  à  exposer  ses  théories. 

Frédéric,  sans  l'écouter,  observait  à  la  devanture  des  marchands 
les  étoffes  et  les  meubles  convenables  pour  son  installation  ;  et  ce  fut 
peut-être  la  pensée  de  Mme  Arnoux  qui  le  fit  s'arrêter  à  l'étalage 
d'un  brocanteur,  devant  trois  assiettes  de  faïence.  Elles  étaient  décorées 
d'arabesques  jaunes,  à  reflets  métalliques,  et  valaient  cent  écus  la 
pièce.  Il  les  fit  mettre  de  côté. 

—  «Moi,  à  ta  place,»  dit  Deslauriers,  «je  m'achèterais  plutôt 
de  l'argenterie,  »  —  décelant,  par  cet  amour  du  cossu,  l'homme  de 
mince  origine. 

Dès  qu'il  fut  seul,  Frédéric  se  rendit  chez  le  célèbre  Pomadère, 
où  il  se  commanda  trois  pantalons,  deux  habits,  une  pelisse  de  fourrure 
et  cinq  gilets;  puis  chez  un  bottier,  chez  un  chemisier,  et  chez  un 
chapelier,  ordonnant  partout  qu'on  se  hâtât  le  plus  possible. 

Trois  jours  après,  le  soir,  à  son  retour  du  Havre,  il  trouva  chez 
lui  sa  garde-robe  complète;  et,  impatient  de  s'en  servir,  il  résolut  de 
faire  à  l'instant  même  une  visite  aux  Dambreuse.  Mais  il  était  trop 
tôt,  huit  heures  à  peine. 

—  «Si  j'allais  chez  les  autres?»  se  dit-il. 

Arnoux,  seul,  devant  sa  glace,  était  en  train  de  se  raser.  Il  lui 


L  EDUCATION    SENTIMENTALE  139 

proposa  de  le  conduire  dans  un  endroit  où  il  s'amuserait,  et,  au  nom 
de  M.  Dambreuse  : 

—  «  Ah  !  ça  se  trouve  bien  !  Vous  verrez  là  de  ses  amis  ;  venez 
donc  !  ce  sera  drôle  !  » 

Frédéric  s'excusait,  Mme  Arnoux  reconnut  sa  voix  et  lui  souhaita 
le  bonjour  à  travers  la  cloison,  car  sa  fille  était  indisposée,  elle-même 
souffrante;  et  Ton  entendait  le  bruit  d'une  cuiller  contre  un  verre, 
et  tout  ce  frémissement  de  choses  délicatement  remuées  qui  se  fait 
dans  la  chambre  d'un  malade.  Puis  Arnoux  disparut  pour  dire  adieu 
à  sa  femme.  Il  entassait  les  raisons  : 

—  «Tu  sais  bien  que  c'est  sérieux  !  Il  faut  que  j'y  aille,  j'y  ai 
besoin,  on  m'attend.  » 

—  ((  Va,  va,  mon  ami.  Amuse-toi  !  » 
Arnoux  héla  un  fiacre. 

—  «  Palais-Royal  !  galerie  Montpensier,  7.  » 
Et,  se  laissant  tomber  sur  les  coussins  : 

—  «  Ah  1  comme  je  suis  las,  mon  cher  !  j'en  crèverai.  Du  reste, 
je  peux  bien  vous  le  dire,  à  vous.  » 

Il  se  pencha  vers  son  oreille,  mystérieusement  : 

—  «  Je  cherche  à  retrouver  le  rouge  de  cuivre  des  Chinois.  » 
Et  il  expliqua  ce  qu'étaient  la  couverte  et  le  petit  feu. 

Arrivé  chez  Chevet,  on  lui  remit  une  grande  corbeille,  qu'il  fit 
porter  sur  le  fiacre.  Puis  il  choisit  pour  «  sa  pauvre  femme  »  du  raisin, 
des  ananas,  différentes  curiosités  de  bouche,  et  recommanda  qu'elles 
fussent  envoyées  de  bonne  heure,  le  lendemain. 

Ils  allèrent  ensuite  chez  un  costumier;  c'était  d'un  bal  qu'il  s'agis- 
sait. Arnoux  prit  une  culotte  de  velours  bleu,  une  veste  pareille,  une 
perruque  rouge;  Frédéric  un  domino;  et  ils  descendirent  rue  de  Laval, 
devant  une  maison  illuminée  au  second  étage  par  des  lanternes  de 
couleur. 

Dès  le  bas  de  l'escalier,  on  entendait  le  bruit  des  violons. 

—  «  Où  diable  me  menez-vous  }  »  dit  Frédéric. 

—  «  Chez  une  bonne  fille  !  n'avez  pas  peur  !  » 


:^o  <  l'éducation  sentimentale 

Un  groom  leur  ouvrit  la  porte,  et  ils  entrèrent  dans  Tantichambre, 
où  des  paletots,  des  manteaux  et  des  châles  étaient  jetés  en  pile  sur 
des  chaises.  Une  jeune  femme,  en  costume  de  dragon  Louis  XV,  la 
traversait  en  ce  moment-là.  C'était  Mlle  Rose-Annette  Bron,  la  maî- 
tresse du  lieu.         , 

—  «  Eh  bien  ?  »  dit  Arnoux. 

—  ((  C'est  fait  1  »  répondit-elle. 

—  «  Ah  !  merci,  mon  ange  !» 
Et  il  voulut  l'embrasser. 

—  «  Prends  donc  garde,  imbécile  !  tu  vas  gâter  mon  maquillage  !  » 
Arnoux  présenta  Frédéric. 

—  «  Tapez  là  dedans,  monsieur,  soyez  le  bienvenu  !  » 

Elle  écarta  une  portière  derrière  elle,  et  se  mit  à  crier  emphati- 
quement : 

—  «  Le  sieur  Arnoux,  marmiton,  et  un  prince  de  ses  amis  !  » 
Frédéric  fut  d'abord  ébloui  par  les  lumières;  il  n'aperçut  que  de 

la  soie,  du  velours,  des  épaules  nues,  une  masse  de  couleurs  qui  se 
balançait  aux  sons  d'un  orchestre  caché  par  des  verdures,  entre  des 
jiurailles  tendues  de  soie  jaune,  avec  des  portraits  au  pastel,  çà  et  là, 
et  des  torchères  de  cristal  en  style  Louis  XVL  De  hautes  lampes, 
dont  les  globes  dépolis  ressemblaient  à  des  boules  de  neige,  dominaient 
des  corbeilles  de  fleurs,  posées  sur  des  consoles,  dans  les  coins;  —  et, 
en  face,  après  une  seconde  pièce  plus  petite,  on  distinguait,  dans 
une  troisième,  un  lit  à  colonnes  torses,  ayant  une  glace  de  Venise  à 
son  chevet. 

Les  danses  s'arrêtèrent,  et  il  y  eut  des  applaudissements,  un 
vacarme  de  joie,  à  la  vue  d 'Arnoux  s 'avançant  avec  son  panier  sur  la 
tête;  les  victuailles  faisaient  bosse  au  miheu.  —  «  Gare  au  lustre  !  » 
Frédéric  leva  les  yeux  :  c'était  le  lustre  en  vieux  saxe  qui  ornait  la 
boutique  de  VArt  industriel;  le  souvenir  des  anciens  jours  passa  dans 
sa  mémoire;  mais  un  fantassin  de  la  ligne  en  petite  tenue,  avec  cet 
air  nigaud  que  la  tradition  donne  aux  conscrits,  se  planta  devant  lui, 
en  écartant  les  deux  bras  pour  marquer  l'étonnement  ;  et  il  reconnut. 


L  EDUCATION    SENTIMENTALE  I4I 

m:ilgré  les  effroyables  moustaches  noires  extra-pointues  qui  le  défigu- 
raient, son  ancien  ami  Hussonnet.  Dans  un  charabia  moitié  alsacien, 
moitié  nègre,  le  bohème  l'accablait  de  félicitations,  l'appelant  son 
colonel.  Frédéric,  décontenancé  par  toutes  ces  personnes,  ne  savait 
que  répondre.  Un  archet  ayant  frappé  sur  un  pupitre,  danseurs  et 
danseuses  se  mirent  en  place. 

Ils  étaient  une  soixantaine  environ,  les  femmes  pour  la  plupart 
en  villageoises  ou  en  marquises,  et  les  hommes,  presque  tous  d'âge 
mûr,  en  costumes  de  roulier,  de  débardeur  ou  de  matelot. 

Frédéric,  s'étant  rangé  contre  le  mur,  regarda  le  quadrille  devant 
lui. 

Un  vieux  beau,  vêtu,  comme  un  doge  vénitien,  d'une  longue 
simarre  de  soie  pourpre,  dansait  avec  Mme  Rosanette,  qui  portait 
un  habit  vert,  une  culotte  de  tricot  et  des  bottes  molles  à  éperons 
d'or.  Le  couple  en  face  se  composait  d'un  Arnaute  chargé  de  yatagans 
et  d'une  Suissesse  aux  yeux  bleus,  blanche  comme  du  lait,  potelée 
comme  une  caille,  en  manches  de  chemise  et  corset  rouge.  Pour  faire 
valoir  sa  chevelure  qui  lui  descendait  jusqu'aux  jarrets,  une  grande 
blonde,  marcheuse  à  l'Opéra,  s'était  mise  en  femme  sauvage;  et, 
par-dessus  son  maillot  de  couleur  brune,  n'avait  qu'un  pagne  de  cuir, 
des  bracelets  de  verroterie,  et  un  diadème  de  clinquant,  d'où  s'élevait 
une  haute  gerbe  en  plumes  de  paon.  Devant  elle,  un  Pritchard,  affublé 
d'un  habit  noir  grotesquement  large,  battait  la  mesure  avec  son  coude 
sur  sa  tabatière.  Un  petit  berger  Watteau,  azur  et  argent  comme  un 
clair  de  lune,  choquait  sa  houlette  contre  le  thyrse  d'une  Bacchante, 
couronnée  de  raisins,  une  peau  de  léopard  sur  le  flanc  gauche  et  des 
cothurnes  à  rubans  d'or.  De  l'autre  côté  une  Polonaise,  en  spencer 
de  velours  nacarat,  balançait  son  jupon  de  gaze  sur  ses  bas  de  soie  gris- 
perle,  pris  dans  des  bottines  roses  cerclées  de  fourrure  blanche.  Elle 
souriait  à  un  quadragénaire  ventru,  déguisé  en  enfant  de  chœur,  et 
qui  gambadait  très  haut,  levant  d'une  main  son  surplis  et  retenant 
de  l'autre  sa  calotte  rouge.  Mais  la  reine,  l'étoile,  c'était  mademoiselle 
Loulou    célèbre  danseuse  des  bals  publics.  Comme  elle  se  trouvait 


14-2  l'éducation  sentimentale 

riche  maintenant,  elle  portait  une  large  collerette  de  dentelle  sur  sa 
veste  de  velours  noir  uni;  et  son  large  pantalon  de  soie  ponceau, 
collant  sur  la  croupe  et  serré  à  la  taille  par  une  écharpe  de  cachemire 
avait,  tout  le  long  de  la  couture,  des  petits  camélias  blancs  naturels 
Sa  mine  pâle,  un  peu  boufîîe  et  à  nez  retroussé,  semblait  plus  insolente 
encore  par  TébourifFure  de  sa  perruque  où  tenait  un  chapeau  d'homme, 
en  feutre  gris,  plié  d'un  coup  de  poing  sur  l'oreille  droite;  et,  dans  les 
bonds  qu'elle  faisait,  ses  escarpins  à  boucles  de  diamants  atteignaient 
presque  au  nez  de  son  voisin,  un  grand  Baron  moyen  âge  tout  empêtré 
dans  une  armure  de  fer.  Il  y  avait  aussi  un  Ange,  un  glaive  d'or  à  la 
main,  deux  ailes  de  cygne  dans  le  dos,  et  qui,  allant,  venant,  perdant 
à  toute  minute  son  cavalier,  un  Louis  XIV,  ne  comprenait  rien  aux 
figures  et  embarrassait  la  contre-danse. 

Frédéric,  en  regardant  ces  personnes,  éprouvait  un  sentiment 
d'abandon,  un  malaise.  Il  songeait  encore  à  Mme  Arnoux  et  il  lui 
semblait  participer  à  quelque  chose  d'hostile  se  tramant  contre  elle. 

Quand  le  quadrille  fut  achevé,  Mme  Rosanette  l'aborda.  Elle 
haletait  un  peu,  et  son  hausse-col,  poli  comme  un  miroir,  se  soulevait 
doucement  sous  son  menton. 

—  «  Et  vous,  monsieur,  »  dit-elle,  «  vous  ne  dansez  pas  ?  » 
Frédéric  s'excusa,  il  ne  savait  pas  danser. 

—  «  Vraiment  !  mais  avec  moi }  bien  sûr  ?  » 

Et,  posée  sur  une  seule  hanche,  l'autre  genou  un  peu  rentré, 
en  caressant  de  la  main  gauche  le  pommeau  de  nacre  de  son  épée, 
elle  le  considéra  pendant  une  minute,  d'un  air  moitié  suppliant, 
moitié  gouailleur.  Enfin  elle  dit  «  Bonsoir  !  »  fit  une  pirouette,  et  dis- 
parut. 

Frédéric,  mécontent  de  lui-même,  et  ne  sachant  que  faire,  se 
mit  à  errer  dans  le  bal. 

Il  entra  dans  le  boudoir,  capitonné  de  soie  bleu-pâle  avec  des 
bouquets  de  fleurs  des  champs,  tandis  qu'au  plafond,  dans  un  cercle 
de  bois  doré,  des  Amours,  émergeant  d'un  ciel  d'azur,  batifolaient 
sur  des  nuages  en  forme  d'édredon.  Ces  élégances,  qui  seraient  au- 


l'éducation  sentimentale  143 

jourd'hui  des  misères  pour  les  pareilles  de  Rosanette,  Téblouirent; 
et  il  admira  tout  :  les  volubilis  artificiels  ornant  le  contour  de  la  glace, 
les  rideaux  de  la  cheminée,  le  divan  turc,  et,  dans  un  renfoncement 
de  la  muraille,  une  manière  de  tente  tapissée  de  soie  rose,  avec  de  la 
mousseline  blanche  par-dessus.  Des  meubles  noirs  à  marqueterie 
de  cuivre  garnissaient  la  chambre  à  coucher,  où  se  dressait,  sur  une 
estrade  couverte  d'une  peau  de  cygne,  le  grand  lit  à  baldaquin  et  à 
plumes  d'autruche.  Des  épingles  à  tête  de  pierreries  fichées  dans  des 
pelotes,  des  bagues  traînant  sur  des  plateaux,  des  médaillons  à  cercle 
d'or  et  des  coflFrets  d'argent  se  distinguaient  dans  l'ombre,  sous  la 
lueur  qu'épanchait  une  urne  de  Bohème,  suspendue  à  trois  chaînettes. 
Par  une  petite  porte  entrebâillée,  on  apercevait  une  serre  chaude 
occupant  toute  la  largeur  d'une  terrasse,  et  que  terminait  une  volière 
à  l'autre  bout. 

C'était  bien  là  un  milieu  fait  pour  lui  plaire.  Dans  une  brusque 
révolte  de  sa  jeunesse,  il  se  jura  d'en  jouir,  s'enhardit;  puis,  revenu 
à  l'entrée  du  salon,  où  il  y  avait  plus  de  monae  maintenant  (tout 
s'agitait  dans  une  sorte  de  pulvérulence  lumineuse),  il  resta  debout 
à  contempler  les  quadrilles,  clignant  les  yeux  pour  mieux  voir,  —  et 
humant  les  molles  senteurs  de  femmes,  qui  circulaient  comme  un 
immense  baiser  épandu. 

Mais  il  y  avait  près  de  lui,  de  l'autre  côté  de  la  porte,  Pellerin, 
—  Pellerin  en  grande  toilette,  le  bras  gauche  dans  la  poitrine  et  tenant 
de  la  droite,  avec  son  chapeau,  un  gant  blanc,  déchiré. 

—  «  Tiens,  il  y  a  longtemps  qu'on  ne  vous  a  vu  !  Où  diable 
étiez-vous  donc.^  parti  en  voyage,  en  Italie?  Poncif,  hein,  l'Italie?   ^ 
pas  si  raide  qu'on  dit?  N'importe!  apportez-moi  vos  esquisses,  un 
de  ces  jours  ?  » 

Et,  sans  attendre  sa  réponse,  l'artiste  se  mit  à  parler  de  lui-même. 

Il  avait  fait  beaucoup  de  progrès,  ayant  reconnu  définitivement  la 
bêtise  de  la  ligne.  On  ne  devait  pas  tant  s'enquérir  de  la  Beauté  et 
de  l'Unité,  dans  une  œuvre,  que  du  caractère  et  de  la  diversité  des 
choses. 


144  L  EDUCATION    SENTIMENTALE 

—  «  Car  tout  existe  dans  la  nature,  donc  tout  est  légitime,  tout 
est  plastique.  Il  s'agit  seulement  d'attraper  la  note,  voilà.  J'ai  découvert 
le  secret  !  »  Et  lui  donnant  un /coup  de  coude,  il  répéta  plusieurs  fois  : 
—  «  J'ai  découvert  le  secret,  vous  voyez  !  Ainsi  regardez-moi  cette 
petite  femme  à  coiffure  de  sphinx  qui  danse  avec  un  postillon  russe, 
c'est  net,  sec,  arrêté,  tout  en  méplats  et  en  tons  crus  :  de  l'indigo  sous 
les  yeux,  une  plaque  de  cinabre  à  la  joue,  du  bistre  sur  les  tempes; 
pif  !  paf  !  »  Et  il  jetait,  avec  le  pouce,  comme  des  coups  de  pinceau 
dans  l'air.  —  «  Tandis  que  la  grosse,  là-bas,  »  continua-t-il  en  montrant 
une  Poissarde,  en  robe  cerise  avec  une  croix  d'or  au  cou  et  un  fichu 
de  linon  noué  dans  le  dos,  —  «rien  que  des  rondeurs;  les  narines 
s'épatent  comme  les  ailes  de  son  bonnet,  les  coins  de  la  bouche  se 
relèvent,  le  menton  s'abaisse,  tout  est  gras,  fondu,  copieux,  tranquille 
et  soleillant,  un  vrai  Rubens  !  Elles  sont  parfaites  cependant.  !  Où 
est  le  type  alors?»  Il  s'échauffait.  «Qu'est-ce  qu'une  belle  femme? 
Qu'est-ce  que  le  Beau?  Ah!  le  Beau!  me  direz-vous....  »  Frédéric 
l'interrompit  pour  savoir  ce  qu'était  un  Pierrot  à  profil  de  bouc,  en 
train  de  bénir  tous  les  danseurs  au  milieu  d'une  pastourelle. 

—  «  Rien  du  tout  !  un  veuf,  père  de  trois  garçons.  Il  les  laisse 
sans  culottes,  passe  sa  vie  au  club,  et  couche  avec  la  bonne.  » 

—  «Et  celui-là,  costumé  en  bailli,  qui  parle  dans  l'embrasure 
de  la  fenêtre  à  une  marquise  Pompadour  ?  » 

—  «La  marquise,  c'est  Mme  Vandaël,  l'ancienne  actrice  du 
Gymnase,  la  maîtresse  du  Doge,  le  comte  de  Palazot.  Voilà  vingt  ans 
qu'ils  sont  ensemble;  on  ne  sait  pourquoi.  Avait-elle  de  beaux  yeux 
autrefois,  cette  femme-là  !  Quant  au  citoyen  près  d'elle,  on  le  nomme 
le  capitaine  d'Herbigny,  un  vieux  de  la  vieille,  qui  n'a  pour  toute 
fortune  que  sa  croix  d'honneur  et  sa  pension,  sert  d'oncle  aux  grisettes 
dans  les  solennités,  arrange  les  duels  et  dîne  en  ville.  » 

—  «  Une  canaille  ?  »  dit  Frédéric. 

—  «  Non  !  un  honnête  homme  !  » 

—  «  Ah  !  » 

L'artiste  lui  en  nomma  d'autres  encore,  quand,  apercevant  un 


l'éducation  sentimentale  145 

monsieur  qui  portait  comme  les  médecins  de  Molière  une  grande 
robe  de  serge  noire,  mais  bien  ouverte  de  haut  en  bas,  afin  de  montrer 
toutes  ses  breloques  : 

—  «  Ceci  vous  représente  le  docteui  Des  Rogis,  enragé  de  n'être 
pas  célèbre,  a  écrit  un  livre  de  pornographie  médicale,  cire  volontiers 
les  bottes  dans  le  grand  monde,  est  discret;  ces  dames  l'adorent. 
Lui  et  son  épouse  (cette  maigre  châtelaine  en  robe  grise)  se  trimbalent 
ensemble  dans  tous  les  endroits  publics,  et  autres.  Malgré  la  gêne 
du  ménage,  on  a  un  jour,  —  thés  artistiques  où  il  se  dit  des  vers.  — 
Attention  !  » 

En  effet,  le  Docteur  les  aborda;  et  bientôt  ils  formèrent  tous  les 
trois,  à  l'entrée  du  salon,  un  groupe  de  causeurs,  où  vint  s'adjoindre 
Hussonnet,  puis  l'amant  de  la  Femme-Sauvage,  un  jeune  poète, 
exhibant,  sous  un  court  mantel  à  la  François  I^^,  la  plus  piètre  des 
anatomies,  et  enfin  un  garçon  d'esprit,  déguisé  en  Turc  de  barrière. 
Mais  sa  veste  à  galons  jaunes  avait  si  bien  voyagé  sur  le  dos  des  den- 
tistes ambulants,  son  large  pantalon  à  plis  était  d'un  rouge  si  déteint, 
son  turban  roulé  comme  une  anguille  à  la  tartare  d'un  aspect  si  pauvre, 
tout  son  costume  enfin  tellement  déplorable  et  réussi,  que  les  femmes 
ne  dissimulaient  pas  leur  dégoût.  Le  Docteur  l'en  consola  par  de 
grands  éloges  sur  la  Débardeuse  sa  maîtresse.  Ce  Turc  était  fils  d'un 
banquier. 

Entre  deux  quadrilles,  Rosanette  se  dirigea  vers  la  cheminée, 
où  était  installé,  dans  un  fauteuil,  un  petit  vieillard  replet,  en  habit 
marron,  à  boutons  d'or.  Malgré  ses  joues  flétries  qui  tombaient  sur 
sa  haute  cravate  blanche,  ses  cheveux  encore  blonds,  et  frisés  naturelle- 
ment comme  les  poils  d'un  caniche,  lui  donnaient  quelque  chose 
de  folâtre. 

Elle  l 'écouta,  penchée  vers  son  visage.  Ensuite,  elle  lui  accommoda 
un  verre  de  sirop;  et  rien  n'était  mignon  comme  ses  mains  sous  leurs 
manches  de  dentelles  qui  dépassaient  les  parements  de  l'habit  vert. 
Quand  le  bonhomme  eut  bu,  il  les  baisa. 

—  «  Mais  c'est  M.  Oudry,  le  voisin  d'Arnoux  !  » 


146 


L  ÉDUCATION    SENTIMENTALE 


;-— r-.^ 


— ^  ((  Il  Ta  perdu  !  »  dit  en  riant  Pellerin. 

—  ((  Comment  ?  » 

Un  Postillon  de  Longjumeau  la  saisit  par  la  taille,  une  valse 
commençait.  Alors,  toutes  les  femmes,  assises  autour  du  salon  sur 
des  banquettes,  se  levèrent  à  la  file,  prestement;  et  leurs  jupes,  leurs 
écharpes,  leurs  coiffures  se  mirent  à  tourner. 


l'éducation  sentimentale  147 

Elles  tournaient  si  près  de  lui,  que  Frédéric  distinguait  les 
gouttelettes  de  leur  front;  —  et  ce  mouvement  giratoire  de  plus  en 
plus  vif  et  régulier,  vertigineux,  communiquant  à  sa  pensée  une  sorte 
d'ivresse,  y  faisait  surgir  d'autres  images,  tandis  que  toutes  passaient 
dans  le  même  éblouissement,  et  chacune  avec  une  excitation  parti- 
culière selon  le  genre  de  sa  beauté.  La  Polonaise,  qui  s'abandonnait 
d'une  façon  langoureuse,  lui  inspirait  l'envie  de  la  tenir  contre  son 
cœur,  en  filant  tous  les  deux  dans  un  traîneau  sur  une  plaine  couverte 
de  neige.  Des  horizons  de  volupté  tranquille,  au  bord  d'un  lac,  dans 
un  chalet,  se  déroulaient  sous  les  pas  de  la  Suissesse,  qui  valsait  le 
torse  droit  et  les  paupières  baissées.  Puis,  tout  à  coup,  la  Bacchante, 
penchant  en  arrière  sa  tête  brune,  le  faisait  rêver  à  des  caresses  dévo- 
ratrices,  dans  des  bois  de  lauriers-roses,  par  un  temps  d'orage,  au 
bruit  confus  des  tambourins.  La  Poissarde,  que  la  mesure  trop  rapide 
essoufflait,  poussait  des  rires;  et  il  aurait  voulu,  buvant  avec  elle 
aux  Porcherons,  chiffonner  à  pleines  mains  son  fichu,  comme  au  bon 
vieux  temps.  Mais  la  Débardeuse,  dont  les  orteils  légers  effleuraient 
à  peine  le  parquet,  semblait  receler  dans  la  souplesse  de  ses  membres 
et  le  sérieux  de  son  visage  tous  les  raffinements  de  l'amour  moderne, 
qui  a  la  justesse  d'une  science  et  la  mobilité  d'un  oiseau.  Rosanette 
tournait,  le  poing  sur  la  hanche;  sa  perruque  à  marteau,  sautillant 
sur  son  collet,  envoyait  de  la  poudre  d'iris  autour  d'elle;  et,  à  chaque 
tour,  du  bout  de  ses  éperons  d'or,  elle  manquait  d'attraper  Frédéric. 

Au  dernier  accord  de  la  valse,  Mlle  Vatnaz  parut.  Elle  avait  un 
mouchoir  algérien  sur  la  tête,  beaucoup  de  piastres  sur  le  front,  de 
l'antimoine  au  bord  des  yeux,  avec  une  espèce  de  paletot  en  cachemire 
noir  tombant  sur  un  jupon  clair,  lamé  d'argent,  et  elle  tenait  un  tam- 
bour de  basque  à  la  main. 

Derrière  son  dos  marchait  un  grand  garçon,  dans  le  costume 
classique  du  Dante,  et  qui  était  (elle  ne  s'en  cachait  plus,  maintenant) 
l'ancien  chanteur  de  l'Alhambra,  —  lequel,  s'appelant  Auguste  Dela- 
mare,  s'était  fait  appeler  primitivement  Anténor  Dellamarre,  puis 
Delmas,  puis  Belmar,   et  enfin  Delmar,  modifiant  ainsi  et  perfection- 


14»  L  EDUCATION    SENTIMENTALE 

nant  son  nom,  d'après  sa  gloire  croissante  ;  car  il  avait  quitté  le  bastrin- 
gue pour  le  théâtre,  et  venait  même  de  débuter  bruyamment  à  T Ambigu 
dans  Gaspardo  le  Pêcheur. 

Hussonnet,  en  Tapercevant,  se  renfrogna.  Depuis  qu'on  avait 
refusé  sa  pièce,  il  exécrait  les  comédiens.  On  n'imaginait  pas  la  vanité 
de  ces  Messieurs,  de  celui-là,  surtout  !  —  «  Quel  poseur,  voyez  donc  !  ^ 

Après  un  léger  salut  à  Rosanette,  Delmar  s'était  adossé  à  la 
cheminée;  et  il  restait  immobile,  une  main  sur  le  cœur,  le  pied  gauche 
en  avant,  les  yeux  au  ciel,  avec  sa  couronne  de  lauriers  dorés  par-dessus 
son  capuchon,  tout  en  s 'efforçant  de  mettre  dans  son  regard  beaucoup 
de  poésie,  pour  fasciner  les  dames.  On  faisait,  de  loin,  un  grand 
cercle  autour  de  lui. 

Mais  la  Vatnaz,  quand  elle  eut  embrassé  longuement  Rosanette, 
s'en  vint  prier  Hussonnet  de  revoir,  sous  le  point  de  vue  du  style, 
un  ouvrage  d'éducation  qu'elle  voulait  publier  :  la  Guirlande  des 
jeunes  personnes,  recueil  de  littérature  et  de  morale.  L'homme  de 
lettres  promit  son  concours.  Alors,  elle  lui  demanda  s'il  ne  pourrait 
pas,  dans  une  des  feuilles  où  il  avait  accès,  faire  mousser  quelque  peu 
son  ami,  et  même  lui  confier  plus  tard  un  rôle.  Hussonnet  en  oublia 
de  prendre  un  verre  de  punch. 

C'était  Arnoux  qui  l'avait  fabriqué;  et,  suivi  par  le  groom  du 
Comte  portant  un  plateau  vide,  il  l'offrait  aux  personnes  avec  satis- 
faction. 

Quand  il  vint  à  passer  devant  M.  Oudry,  Rosanette  l'arrêta. 

—  «  Et  bien,  et  cette  affaire }  » 

Il  rougit  quelque  peu  ;  enfin,  s'adressant  au  bonhomme  : 

—  «  Notre  amie  m'a  dit  que  vous  auriez  l'obligeance....  » 

—  «  Comment  donc,  mon  voisin  !  tout  à  vous.  » 

Et  le  nom  de  M.  Dambreuse  fut  prononcé;  comme  ils  s'entre- 
tenaient à  demi-voix,  Frédéric  les  entendait  confusément;  il  se  porta 
vers  l'autre  coin  de  la  cheminée,  où  Rosanette  et  Delmar  causaient 
ensemble. 

Le  cabotin  avait  une  mine  vulgaire,  faite  comme  les  décors  de 


l'éducation  sentimentale  149 

théâtre  pour  être  contemplée  à  distance,  des  mains  épaisses,  de  grands 
pieds,  une  mâchoire  lourde;  et  il  dénigrait  les  acteurs  les  plus  illustres, 
traitait  de  haut  les  poètes,  disait  :  «  mon  organe,  mon  physique,  mes 
moyens  »,  en  émaillant  son  discours  de  mots  peu  intelligibles  pour 
lui-même,  et  qu'il  affectionnait,  tels  que  «  morbidezza,  analogue  et 
homogénéité  ». 

Rosanette  l'écoutait  avec  de  petits  mouvements  de  tête  approbatifs. 
On  voyait  l'admiration  s'épanouir  sous  le  fard  de  ses  joues,  et  quelque 
chose  d'humide  passait  comme  un  voile  sur  ses  yeux  clairs,  d'une 
indéfinissable  couleur.  Comment  un  pareil  homme  pouvait-il  la 
charmer  ?  Frédéric  s'excitait  intérieurement  à  le  mépriser  encore 
plus,  pour  bannir,  peut-être,  l'espèce  d'envie  qu'il  lui  portait. 

Mlle  Vatnaz  était  maintenant  avec  Arnoux;  et,  tout  en  riant 
très  haut,  de  temps  à  autre,  elle  jetait  un  coup  d'œil  sur  son  amie, 
que  M.  Oudry  ne  perdait  pas  de  vue. 

Puis  Arnoux  et  la  Vatnaz  disparurent;  le  bonhomme  vint  parler 
bas  à  Rosanette. 

—  «  Eh  bien,  oui,  c'est  convenu  !  Laissez-moi  tranquille.  » 

Et  elle  pria  Frédéric  d'aller  voir  dans  la  cuisine  si  M.  Arnoux 
n'y  était  pas. 

Un  bataillon  de  verres  à  moitié  pleins  couvrait  le  plancher;  et 
les  casseroles,  les  marmites,  la  turbotière,  la  poêle  à  frire  sautaient. 
Arnoux  commandait  aux  domestiques  en  les  tutoyant,  battait  la 
rémolade,  goûtait  les  sauces,  rigolait  avec  la  bonne. 

—  a  Bien,  »  dit-il,  «  avertissez-la  !  Je  fais  servir.  » 

On  ne  dansait  plus,  les  femmes  venaient  de  se  rasseoir,  les  hommes 
se  promenaient.  Au  milieu  du  salon,  un  des  rideaux  tendus  sur  une 
fenêtre  se  bombait  au  vent;  et  la  Sphinx,  malgré  les  observations  de 
tout  le  monde,  exposait  au  courant  d'air  ses  bras  en  sueur.  Où  donc 
était  Rosanette  }  Frédéric  la  chercha  plus  loin,  jusque  dans  le  boudoir 
et  dans  la  chambre.  Quelques-uns,  pour  être  seuls,  ou  deux  à  deux, 
s'y  étaient  réfugiés.  L'ombre  et  les  chuchotements  se  mêlaient.  Il 
y  avait  de  petits  rires  sous  des  mouchoirs,  et  l'on  entrevoyait  au  bord 


150  l'éducation  sentimentale 

des  corsages  des  frémissements  d'éventails,  lents  et  doux  comme  des 
battements  d'aile  d'oiseau  blessé. 

En  entrant  dans  la  serre,  il  vit,  sous  les  larges  feuilles  d'un  cala- 
dium,  près  le  jet  d'eau,  Delmar,  couché  à  plat  ventre  sur  le  canapé 
de  toile;  Rosanette,  assise  près  de  lui,  avait  la  main  passée  dans  ses 
cheveux;  et  ils  se  regardaient.  Au  même  moment,  Arnoux  entra  par 
l'autre  côté,  celui  de  la  voHère.  Delmar  se  leva  d'un  bond,  puis  il  sortit 
à  pas  tranquilles  sans  se  retourner;  et  même,  s'arrêta  près  de  la  porte, 
pour  cueiUir  une  fleur  d'hibiscus  dont  il  garnit  sa  boutonnière.  Rosa- 
nette pencha  le  visage;  Frédéric,  qui  la  voyait  de  profil,  s'aperçut 
qu'elle  pleurait. 

—  «  Tiens  !  qu'as-tu  donc  ?  »  dit  Arnoux. 
Elle  haussa  les  épaules  sans  répondre. 

—  «  Est-ce  à  cause  de  lui  ?  »  reprit-ii. 

Elle  étendit  les  bras  autour  de  son  cou,  et,  le  baisant  au  front, 
lentement  : 

—  «  Tu  sais  bien  que  je  t'aimerai  toujours,  mon  gros.  N'y 
pensons  plus  !  Allons  souper  !  » 

Un  lustre  de  cuivre  à  quarante  bougies  éclairait  la  salle,  dont 
les  murailles  disparaissaient  sous  de  vieilles  faïences  accrochées;  et 
cette  lumière  crue,  tombant  d'aplomb,  rendait  plus  blanc  encore, 
parmi  les  hors  d'oeuvre  et  les  fruits,  un  gigantesque  turbot  occupant 
le  milieu  de  la  nappe,  bordée  par  des  assiettes  pleines  de  potage  à 
la  bisque.  Avec  un  froufrou  d'étoffes,  les  femmes,  tassant  leurs  jupes, 
leurs  manches  et  leurs  écharpes,  s'assirent  les  unes  près  des  autres; 
les  hommes,  debout,  s'établirent  dans  les  angles.  Pellerin  et  M.  Oudry 
furent  placés  près  de  Rosanette;  Arnoux  était  en  face.  Palazot  et  son 
amie  venaient  de  partir. 

—  «  Bon  voyage  !  »  dit-elle,  «  attaquons  !  » 

Et  l'Enfant  de  chœur,  homme  facétieux,  en  faisant  un  grand  signe 
de  croix,  commença  le  Benedicite. 

Les  dames  furent  scandalisées,  et  principalement  la  Poissarde, 
mère  d'une  fille  dont  elle  voulait  faire  une  femme  honnête.  Arnoux, 


L  EDUCATION    SENTIMENTALE  15I 

non  plus,  «  n'aimait  pas  ça,  »  trouvant  qu'on  devait  respecter  la  religion,; 
Une  horloge  allemande,  munie  d'un  coq,  carillonnant  deux  heures, 
provoqua  sur  le  coucou  force  plaisanteries.  Toute  sorte  de  propos 
s'ensuivirent  :  calembours,  anecdotes,  vantardises,  gageures,  men- 
songes tenus  pour  vrais,  assertions  improbables,  un  tumulte  de 
paroles  qui  bientôt  s'éparpilla  en  conversations  particulières.  Les  vins 
circulaient,  les  plats  se  succédaient,  le  Docteur  découpait.  On  se 
lançait  de  loin  une  orange,  un  bouchon;  on  quittait  sa  place  pour 
causer  avec  quelqu'un.  Souvent  Rosanette  se  tournait  vers  Delmar, 
immobile  derrière  elle;  Pellerin  bavardait,  M.  Oudry  souriait.  Mlle 
Vatnaz  mangea  presque  à  elle  seule  le  buisson  d'écrevisses,  et  les 
carapaces  sonnaient  sous  ses  longues  dents.  L'Ange,  posée  sur  le 
tabouret  du  pipno  (seul  endroit  où  ses  ailes  lui  permissent  de  s'asseoira 
mastiquait  placidement,  sans  discontinuer. 

—  «  Quelle    fourchette  !  »    répétait    l'Enfant    de    chœur    ébah* 
«  quelle  fourchette  !  » 

Et  la  Sphinx  buvait  de  l'eau-de-vie,  criait  à  plein  gosier,  se  déme- 
nait comme  un  démon.  Tout  à  coup  ses  joues  s'enflèrent,  et,  ne  résis- 
tant plus  au  sang  qui  l 'étouffait,  elle  porta  sa  serviette  contre  ses 
lèvres,  puis  la  jeta  sous  la  table. 

Frédéric  l'avait  vue. 

—  «  Ce  n'est  rien  !  » 

Et,  à  ses  instances  pour  partir  et  se  soigner,  elle  répondit  lente- 
ment : 

—  «  Bah  !  à  quoi  bon  ?  autant  ça  qu'autre  chose  !  la  vie  n'est 
pas  si  drôle  !  » 

Alors,  il  frissonna,  pris  d'une  tristesse  glaciale,  comme  s'il  avait 
aperçu  des  mondes  entiers  de  misère  et  de  désespoir,  un  réchaud  de 
charbon  près  d'un  lit  de  sangle,  et  les  cadavres  de  la  Morgue  en  tablier 
de  cuir,  avec  le  robinet  d'eau  froide  qui  coule  sur  leurs  cheveux. 

Cependant  Hussonnet,  accroupi  aux  pieds  de  la  Femme-Sauvage, 
braillait  d'une  voix  enrouée,  pour  imiter  l'acteur  Grassot  : 

—  «  Ne  sois  pas  cruelle,  ô  Celuta  !  cette  petite  fête  de  famille 


l'éducation  sentimentale 


152 

est  charmante  !  Enivrez-moi  de  voluptés,  mes  amours  !  Folîthonnons  ! 
folichonnons  !  » 

Et  il  se  mit  à  baiser  les  femmes  sur  Tépaule.  Elles  tressaillaient, 
piquées  par  ses  moustaches;  puis  il  imagina  de  casser  contre  sa  tête 
une  assiette,  en  la  heurtant  d'un  petit  coup.  D'autres  l'imitèrent;  les 
morceaux  de  faïence  volaient  comme  des  ardoises  par  un  grand  vent, 
et  la  Débardeuse  s'écria  : 

—  «  Ne  vous  gênez  pas  !  ça  ne  coûte  rien  !  Le  bourgeois  qui  en 
fabrique  nous  en  cadote  !  » 

Tous  les  yeux  se  portèrent  sur  Arnoux.  Il  répliqua  : 

—  «  Ah  !  sur  facture,  permettez  !  »  —  tenant,  sans  doute,  à 
passer  pour  n'être  pas,  ou  n'être  plus  l'amant  de  Rosanette. 

Mais  deux  voix  furieuses  s'élevèrent  : 

—  «  Imbécile  !  » 

—  «  Polisson  !» 

—  «  A  vos  ordres  !  » 

—  «  Aux  vôtres  !  « 

C'était  le  Chevalier  moyen  âge  et  le  Postillon  russe  qui  se  dis- 
putaient; celui-ci  ayant  soutenu  que  des  armures  dispensaient  d'être 
brave,  l'autre  avait  pris  cela  pour  une  injure.  Il  voulait  se  battre, 
tous  s'interposaient,  et  le  Capitaine,  au  milieu  du  tumulte,  tâchait 
de  se  faire  entendre. 

—  «  Messieurs,  écoutez-moi  !  un  mot  !  J'ai  de  l'expérience, 
messieurs  !  » 

Rosanette,  ayant  frappé  avec  son  couteau  sur  un  verre,  finit 
par  obtenir  du  silence;  et,  s 'adressant  au  Chevalier  qui  gardait  son 
casque,  puis  au  Postillon  coiffé  d'un  bonnet  à  longs  poils  : 

—  «  Retirez  d'abord  votre  casserole  !  ça  m'échauffe  !  —  et  vous, 
là-bas,  votre  tête  de  loup.  —  Voulez-vous  bien  m 'obéir,  saprelotte  ! 
Regardez  donc  mes  épaulettes  !  Je  suis  votre  maréchale  î  » 

Ils  s'exécutèrent,  et  tous  applaudirent  en  criant  : 
i  :       —  «  Vive  la  Maréchale  !  vive  la  Maréchale  »  ! 

Alors,  elle  prit  sur  le  poêle  une  bouteille  de  vin  de  Champagne, 


L  EDUCATION    SENTIMENTALE  153 

et  elle  le  versa  de  haut,  dans  les  coupes  qu'on  lui  tendait.  Comme  la 
table  était  trop  large,  les  convives,  les  femmes  surtout,  se  portèrent 
de  son  côté,  en  se  dressant  sur  la  pointe  des  pieds,  sur  les  barreaux 
des  chaises,  ce  qui  forma  pendant  une  minute  un  groupe  pyramidal 
de  coiffures,  d'épaules  nues,  de  bras  tendus,  de  corps  penchés;  — 
et  de  longs  jets  de  vin  rayonnaient  dans  tout  cela,  car  le  Pierrot  et 
Arnoux,  aux  deux  angles  de  la  salle,  lâchant  chacun  une  bouteille, 
éclaboussaient  les  visages.  Les  petits  oiseaux  de  la  voHère,  dont  on 
avait  laissé  la  porte  ouverte,  envahirent  la  salle,  tout  effarouchés, 
voletant  autour  du  lustre,  se  cognant  contre  les  carreaux,  contre  les 
meubles;  et  quelques-uns,  posés  sur  les  têtes,  faisaient  au  milieu  des 
chevelures  comme  de  larges  fleurs. 

Les  musiciens  étaient  partis.  On  tira  le  piano  de  Tantichambre 
dans  le  salon.  La  Vatnaz  s'y  mit,  et,  accompagnée  de  l'Enfant  de  chœur 
qui  battait  du  tambour  de  basque,  elle  entama  une  contredanse  avec 
furie,  tapant  les  touches  comme  un  cheval  qui  piaffe,  et  se  dandinant 
de  la  taille,  pour  mieux  marquer  la  mesure. 

La  Maréchale  entraîna  Frédéric,  Hussonnet  faisait  la  roue,  la 
Débardeuse  se  disloquait  comme  un  clow^n,  le  Pierrot  avait  des 
façons  d'orang-outang,  la  Sauvagesse,  les  bras  écartés,  imitait  l'oscil- 
lation d'une  chaloupe.  Enfin  tous,  n'en  pouvant  plus,  s'arrêtèrent;  et 
on  ouvrit  une  fenêtre. 

Le  grand  jour  entra,  avec  la  fraîcheur  du  matin.  Il  y  eut  une  excla- 
mation d'étonnement,  puis  un  silence.  Les  flammes  jaunes  vacillaient, 
en  faisant  de  temps  à  autre  éclater  leurs  bobèches;  des  rubans,  des 
fleurs  et  des  perles  jonchaient  le  parquet  ;  des  taches  de  punch  et  de 
sirop  poissaient  les  consoles;  les  tentures  étaient  salies,  les  costumes 
fripés,  poudreux  ;  les  nattes  pendaient  sur  les  épaules  ;  et  le  maquillage, 
coulant  avec  la  sueur,  découvrait  des  faces  blêmes,  dont  les  paupières 
rouges  clignotaient. 

La  Maréchale,  fraîche  comme  au  sortir  d'un  bain,  avait  les  joues 
roses,  les  yeux  brillants.  Elle  jeta  au  loin  sa  perruque;  et  ses  cheveux 
tombèrent  autour  d'elle  comme  une  toison,  ne  laissant  voir  de  tout 


j-i  l'éducation  sentimentale 

son  vêtement  que  sa  culotte,  ce  qui  produisit  un  effet  à  la.  fois  comique 

et  gentil. 

La  Sphinx,  dont  les  dents  claquaient  de  fièvre,  eut  besoin  d'uQ 

châle. 

Rosanette  courut  dans  sa  chambre  pour  le  chercher,  et,  comme 
l'autre  la  suivait,  elle  lui  ferma  la  porte  au  nez,  vivement. 

Le  Turc  observa,  tout  haut,  qu'on  n'avait  pas  vu  sortir  M.  Oudry. 
Aucun  ne  releva  cette  malice,  tant  on  était  fatigué. 

Puis,  en  attendant  les  voitures,  on  s'embobelina  dans  les  capelines 
et  les  manteaux.  Sept  heures  sonnèrent.  L'Ange  était  toujours  dans 
la  salle,  attablée  devant  une  compote  de  beurre  et  de  sardines;  et  la 
Poissarde,  près  d'elle,  fumait  des  cigarettes,  tout  en  lui  donnant  des 
conseils  sur  l'existence. 

Enfin,  les  fiacres  étant  survenus,  les  invités  s'en  allèrent.  Husson- 
net,  employé  dans  une  correspondance  pour  la  province,  devait  lire 
avant  son  déjeuner  cinquante-trois  journaux;  la  Sauvagesse  avait 
une  répétition  à  son  théâtre,  Pellerin  un  modèle,  l'Enfant  de  chœur 
trois  rendez-vous.  Mais  l'Ange,  envahie  par  les  premiers  symptômes 
d'une  indigestion,  ne  put  se  lever.  Le  Baron  moyen  âge  la  porta 
jusqu'au  fiacre. 

—  «Prends  garde  à  ses  ailes  !  »  cria  par  la  fenêtre  la  Débardeuss. 
On  était  sur  le  palier  quand  Mlle  Vatnaz  dit  à  Rosanette  : 

—  «Adieu,  chère!  C'était  très  bien,  ta  soirée.» 
Puis  se  penchant  à  son  oreille  : 

—  «  Garde-le  !  » 

—  «  Jusqu'à  des  temps  meilleurs,  »  reprit  la  Maréchale  en  tour- 
nant le  dos,  lentement. 

Arnoux  et  Frédéric  s'en  revinrent  ensemble,  comme  ils  étaifi^it 
venus.  Le  marchand  de  faïence  avait  un  air  tellement  sombre,  que 
son  compagnon  le  crut  indisposé. 

—  «  Moi }  pas  du  tout  !  » 

Il  se  mordait  la  moustache,  fronçait  les  sourcils,  et  Frédéric  lui 
demanda  si  ce  n'était  pas  ses  affaires  qui  le  tourmentaient. 


L  ÉDUCATION    SENTIMENTALE  I55 

—  «  Nullement  !  » 
Puis  tout  à  coup  : 

—  «Vous  le  connaissiez,  n'est-ce  pas,  le  père  Oudry?» 
Et,  avec  une  expression  de  rancune  : 

—  «  Il  est  riche,  le  vieux  gredin  !  » 

Ensuite,  Arnoux  parla  d'une  cuisson  importante  que  Ton  devait 
finir  aujourd'hui,  à  sa  fabrique.  Il  voulait  la  voir.  Le  train  partait  dans 
une  heure.  —  «  Il  faut  cependant  que  j'ailleembrasser  ma  femme.  » 

—  «  Ah  !  sa  femme  !  »  pensa  Frédéric. 

Puis  il  se  coucha,  avec  une  douleur  intolérable  à  l'occiput;  et  il 
but  une  carafe  d'eau,  pour  calmer  sa  soif. 

Une  autre  soif  lui  était  venue,  celle  des  femmes,  du  luxe  et  de 
tout  ce  que  comporte  l'existence  parisienne.  Il  se  sentait  quelque  peu 
étourdi,  comme  un  homme  qui  descend  d'un  vaisseau  ;  et,  dans  l'hallu- 
cination du  premier  sommeil,  il  voyait  passer  et  repasser  continuelle- 
ment les  épaules  de  la  Poissarde,  les  reins  de  la  Débardeuse,  les  mollets 
de  la  Polonaise,  la  chevelure  de  la  Sauvagesse.  Puis  deux  grands  yeux 
noirs,  qui  n'étaient  pas  dans  le  bal,  parurent;  et  légers  comme  des 
papillons,  ardents  comme  des  torches,  ils  allaient,  venaient,  vibraient, 
montaient  dans  la  corniche,  descendaient  jusqu'à  sa  bouche.  Frédéric 
s'acharnait  à  reconnaître  ces  yeux  sans  y  parvenir.  Mais  déjà  le  rêve 
l'avait  pris;  il  lui  semblait  qu'il  était  attelé  près  d'Arnoux,  au  timon 
d'un  fiacre,  et  que  la  Maréchale,  à  califourchon  sur  lui,  l'éventrait 
avec  ses  éperons  d'or. 


¥ 


II 


Frédéric  trouva,  au  coin  de  la  rue  Rumfort,  un  petit  hôtel  et  il 
s'acheta,  tout  à  la  fois,  le  coupé,  le  cheval,  les  meubles  et  deux  jardi- 
nières prises  chez  Arnoux,  pour  mettre  aux  deux  coins  de  la  porte, 
dans  son  salon.  Derrière  cet  appartement,  étaient  une  chambre  et 
un  cabinet.  L'idée  lui  vint  d'y  loger  Deslauriers.  Mais,  comment  la 
recevrait-il,  elle,  sa  maîtresse  future?  La  présence  d'un  ami  serait 
une  gêne.  Il  abattit  le  refend  pour  agrandir  le  salon,  et  fit  du  cabinet 
un  fumoir 

11  acheta  les  poètes  qu'il  aimait,  des  voyages,  des  atlas,  des 
dictionnaires,  car  il  avait  des  plans  de  travail  sans  nombre;  il  pressaiji 
les  ouvriers,  courait  les  magasins,  et,  dans  son  impatience  de  jouir, 
emportait  tout  sans  marchander. 

D'après  les  notes  des  fournisseurs,  Frédéric  s'aperçut  qu'il  aurait 
à  débourser  prochainement  une  quarantaine  de  mille  francs,  non 
compris  les  droits  de  succession,  lesquels  dépasseraient  trente-sept 
mille  ;  comme  sa  fortune  était  en  biens  territoriaux,  il  écrivit  au  notaire 
du  Havre  d'en  vendre  une  partie,  pour  se  libérer  de  ses  dettes  et 
avoir  quelque  argent  à  sa  disposition.  Puis,  voulant  connaître  enfin 
cette  chose  vague,  miroitante  et  indéfinissable  qu'on  appelle  le  monde ^ 
il  demanda  par  un  billet  aux  Dambreuse  s'ils  pouvaient  le  recevoir. 
Madame  répondit  qu'elle  espérait  sa  visite  pour  le  lendemain. 

C'était  jour  de  réception.  Des  voitures  stationnaient  dans  la 
cour.  Deux  valets  se  précipitèrent  sous  la  marquise,  et  un  troisième, 
au  haut  de  l'escalier,  se  mit  à  marcher  devant  lui. 


irg  l'Éducation  sentimentale 

Il  traversa  une  antichambre,  une  seconde  pièce,  puis  un  grand 
salon  à  hautes  fenêtres,  et  dont  la  cheminée  monumentale  supportait 
une  pendule  en  forme  de  sphère,  avec  deux  vases  de  porcelaine 
monstrueux  où  se  hérissaient,  comme  deux  buissons  d'or,  deux  fais- 
ceaux de  bobèches.  Des  tableaux  dans  la  manière  de  l'Espagnolet 
étaient  appendus  au  mur;  les  lourdes  portières  en  tapisserie  tombaient 
majestueusement;  et  les  fauteuils,  les  consoles,  les  tables,  tout  le 
mobilier,  qui  était  de  style  Empire,  avait  quelque  chose  d'imposant 
et  de  diplomatique.  Frédéric  souriait  de  plaisir,  malgré  lui.. 

Enfin  il  arriva  dans  un  appartement  ovale,  lambrissé  de  bois  de 
rose,  bourré  de  meubles  mignons  et  qu'éclairait  une  seule  glace  donnant 
sur  un  jardin.  Mme  Dambreuse  était  auprès  du  feu,  une  douzaine 
de  personnes  formant  cercle  autour  d'elle.  Avec  un  mot  aimable, 
elle  lui  fit  signe  de  s'asseoir,  mais  sans  paraître  surprise  de  ne  l'avoir 
pas  vu  depuis  longtemps. 

On  vantait,  quand  il  entra,  l'éloquence  de  l'abbé  Cœur.  Puis  on 
déplora  l'immoralité  des  domestiques,  à  propos  d'un  vol  commis 
par  un  valet  de  chambre;  et  les  cancans  se  déroulèrent.  La  vieille 
dame  de  Sommery  avait  un  rhume,  Mlle  de  Turvisot  se  mariait, 
les  Montcharron  ne  reviendraient  pas  avant  la  fin  de  janvier,  les 
Bretancourt  non  plus,  maintenant  on  restait  tard  à  la  campagne;  et 
la  misère  des  propos  se  trouvait  comme  renforcée  par  le  luxe  des 
choses  ambiantes;  mais  ce  qu'on  disait  était  moins  stupide  que  la 
manière  de  causer,  sans  but,  sans  suite  et  sans  animation.  Il  y  avait 
là,  cependant,  des  hommes  versés  dans  la  vie,  un  ancien  ministre, 
le  curé  d'une  grande  paroisse,  deux  ou  trois  hauts  fonctionnaires  du 
gouvernement;  ils  s'en  tenaient  aux  lieux  communs  les  plus  rebattus. 
Quelques-uns  ressemblaient  à  des  douairières  fatiguées,  d'autres 
avaient  des  tournures  de  maquignon  ;  et  des  v- ieillards  accompagnaient 
leurs  femmes,  dont  ils  auraient  pu  se  faire  passer  pour  les  grands- 
pères. 

Mme  Dambreuse  les  recevait  tous  avec  grâce.  Dès  qu'on  parlait 
d'un  malade,  elle   fronçait  les  sourcils  douloureusement,  et  prenait 


L  EDUCATION    SENTIMENTALE  159 

un  air  joyeux  s'il  était  question  de  bals  ou  de  soirées.  Elle  serait  bientôt 
contrainte  de  s'en  priver,  car  elle  allait  faire  sortir  de  pension  une 
nièce  de  son  mari,  une  orpheline.  On  exalta  son  dévouement;  c'était 
se  conduire  en  véritable  mère  de  famille. 

Frédéric  l'observait.  La  peau  mate  de  son  visage  paraissait 
tendue,  et  d'une  fraîcheur  sans  éclat,  comme  celle  d'un  fruit  conservé. 
Mais  ses  cheveux,  tirebouchonnés  à  l'anglaise,  étaient  plus  fins  que 
de  la  soie,  ses  yeux  d'un  azur  brillant,  tous  ses  gestes  délicats.  Assise 
au  fond,  sur  la  causeuse,  elle  caressait  les  floches  rouges  d'un  écran 
japonais,  pour  faire  valoir  ses  mains,  sans  doute,  de  longues  mains 
étroites,  un  peu  maigres,  avec  des  doigts  retroussés  par  le  bout.  Elle 
portait  une  robe  de  moire  grise,  à  corsage  montant,  comme  une  puri- 
taine. 

Frédéric  lui  demanda  si  elle  ne  viendrait  pas  cette  année  à  la 
Fortelle.  Mme  Dambreuse  n'en  savait  rien.  Il  concevait  cela,  du  reste  : 
Nogent  devait  l'ennuyer.  Les  visites  augmentaient.  C'était  un  bruisse- 
ment continu  de  robes  sur  les  tapis  ;  les  dames,  posées  au  bord  des 
chaises,  poussaient  de  petits  ricanements,  articulaient  deux  ou  trois 
mots,  et,  au  bout  de  cinq  minutes,  partaient  avec  leurs  jeunes  filles. 
Bientôt,  la  conversation  fut  impossible  à  suivre,  et  Frédéric  se  retirait 
quand  Mme  Dambreuse  lui  dit  : 

—  «Tous  les  mercredis,  n'est-ce  pas,  monsieur  Moreau?» 
rachetant  par  cette  seule  phrase  ce  qu'elle  avait  montré  d'indiflPérence. 

Il  était  content.  Néanmoins,  il  huma  dans  la  rue  une  large  bouffée 
d'air;  et,  par  besoin  d'un  milieu  moins  artificiel,  Frédéric  se  ressouvint 
qu'il  devait  une  visite  à  la  Maréchale. 

La  porte  de  l'antichambre  était  ouverte.  Deux  bichons  havanais 
accoururent.  Une  voix  cria  : 

—  «  Delphine  !  Delphine  !  —  Est-ce  vous,  Félix }  » 

Il  se  tenait  sans  avancer  ;  les  deux  petits  chiens  jappaient  toujours. 
Enfin  Rosanette  parut,  enveloppée  dans  une  sorte  de  peignoir  en 
mousseline  blanche  garnie  de  dentelles,  pieds  nus  dans  des  babou- 
ches. 


i6o  l'éducation  sentimentale 

—  «  Ah  !  pardon,  monsieur  !  Je  vous  prenais  pour  le  coiffeur. 
Une  minute  !  je  reviens  !» 

Et  il  resta  seul  dans  la  salle  à  manger. 

Les  persiennes  en  étaient  closes.  Frédéric  la  parcourait  des  yeux, 
en  se  rappelant  le  tapage  de  Tautre  nuit,  lorsqu'il  remarqua  au  milieu, 
sur  la  table,  un  chapeau  d'homme,  un  vieux  feutre  bossue,  gras, 
immonde.  A  qui  donc  ce  chapeau  ?  Montrant  impudemment  sa  coiffe 
décousue,  il  semblait  dire  :  «  Je  m'en  moque  après  tout  !  Je  suis  le 
îjaaitre  !  » 

La  Maréchale  survint.  Elle  le  prit,  ouvrit  la  serre,  Ty  jeta,  referma 
la  porte  (d'autres  portes,  en  même  temps,  s'ouvraient  et  se  refermaient), 
et,  ayant  fait  passer  Frédéric  par  la  cuisine,  elle  l'introduisit  dans  son 
cabinet  de  toilette. 

On  voyait  tout  de  suite,  que  c'était  l'endroit  de  la  maison  le  plus 
hanté,  et  comme  son  vrai  centre  moral.  Une  perse  à  grands  feuillages 
tapissait  les  murs,  les  fauteuils  et  un  vaste  divan  élastique;  sur  une 
table  de  marbre  blanc  s'espaçaient  deux  larges  cuvettes  en  faïence 
bleue;  des  planches  de  cristal  formant  étagère  au-dessus  étaient 
encombrées  par  des  fioles,  des  brosses,  des  peignes,  des  bâtons  de 
cosmétique,  des  boîtes  à  poudre;  le  feu  se  mirait  dans  une  haute 
psyché;  un  drap  pendait  en  dehors  d'une  baignoire,  et  des  senteurs 
de  pâte  d'amandes  et  de  benjoin  s'exhalaient. 

—  «  Vous  excuserez  le  désordre  !  Ce  soir,  je  dîne  en  ville.  » 
Et,  comme  elle  tournait  sur  ses  talons,  elle  faillit  écraser  un  des 

petits  chiens.  Frédéric  les  déclara  charmants.  Elle  les  souleva  tous  les 
deux,  et,  haussant  jusqu'à  lui  leur  museau  noir  : 

—  «  Voyons,  faites  une  risette,  baisez  le  monsieur.  » 

Un  homme,  habillé  d'une  sale  redingote  à  collet  de  fourrure, 
entra  brusquement. 

«  Félix,    mon    brave,  »    dit-elle,    «  vous    aurez    votre    affaire 

dimanche  prochain,  sans  faute.  » 

L'homme  se  mit  à  la  coiffer.  Il  lui  apprenait  des  nouvelles  de 
ses  amies  :  Mme  de  Rochegune,  Mme  de  Saint-Florentin,  Mme  Lom- 


l'éducation  sentimentale  i6i 

bard,  toutes  étant  nobles,  comme  à  l'hôtel  Dambreuse.  Puis  iï  causa 
théâtres;  on  donnait  le  soir  à  l'Ambigu  une  représentation  extra- 

ordinaire. 

—  «  Irez-vous  ?  » 

—  «  Ma  foi,  non  !  Je  reste  chez  moi.  » 

Delphine  parut.  Elle  la  gronda  pour  être  sortie  sans  sa  permission. 
L'autre  jura  qu'elle  «  rentrait  du  marché  ». 

—  «  Eh   bien,  apportez-moi  votre   livre  !   —  Vous   permettez, 

n'est-ce  pas  ?  » 

Et,  lisant  à  demi-voix  le  cahier,  Rosanette  faisait  des  observations 
sur  chaque  article.  L'addition  était  fausse. 

—  «  Rendez-moi  quatre  sous  !  » 

Delphine  les  rendit,  et,  quand  elle  l'eut  congédiée  : 

—  ((  Ah  !  Sainte- Vierge  !  est-on  assez  malheureux  avec  ces  gens-là!  a 
Frédéric  fut  choqué  de  cette  récrimination.  Elle  lui  rappelait 

trop  les  autres,  et  établissait  entre  les  deux  maisons  une  sorte  d'égalité 
fâcheuse. 

Delphine,  étant  revenue,  s'approcha  de  la  Maréchale  pour  chu- 
choter un  mot  à  son  oreille. 

—  «  Eh  non  !  je  n'en  veux  pas  !  » 
Delphine  se  présenta  de  nou\  eau  : 

—  a  Madame,  elle  insiste.  » 

—  a  Ah  !  quel  embêtement  !  Flanque-la  dehors  !  » 

Au  même  instant,  une  vieille  dame  habillée  de  noir  poussa  la 
porte.  Frédéric  n'entendit  rien,  ne  vit  rien;  Rosanette  s'était  précipitée 
dans  la  chambre,  à  sa  rencontre. 

Quand  elle  reparut,  elle  avait  les  pommettes  rouges  et  elle  s'assit 
dans  un  des  fauteuils,  sans  parler.  Une  larme  tomba  sur  sa  joue; 
puis  se  tournant  vers  le  jeune  homme,  doucement  ; 

—  «  Quel  est  votre  petit  nom  ?  » 

—  «  Frédéric.  »  \ 

—  «  Ah  !  Federico  !  Ça  ne  vous  gêne  pas  que  je  vous  appelle 
comme  ça  ?  » 


j52  l'éducation  sentimentale 

Et  elle  le  regardait  d'une  façon  câline,  presque  amoureuse.  Tout 
à  coup,  elle  poussa  un  cri  de  joie  à  la  vue  de  Mlle  Vatnaz. 

La  femme  artiste  n'avait  pas  de  temps  à  perdre,  devant,  à  six 
heures  juste,  présider  sa  table  d'hôte;  et  elle  haletait,  n'en  pouvant 
plus.  D'abord,  elle  retira  de  son  cabas  une  chaîne  de  montre  avec  un 
papier,  puis  différents  objets,  des  acquisitions. 

«Tu  sauras  qu'il  y  a,  rue  Joubert,  des  gants  de  Suède  à 

trente-six  sous  magnifiques  !  Ton  teinturier  demande  encore  huit 
jours.  Pour  la  guipure,  j'ai  dit  qu'on  repasserait.  Bugneaux  a  reçu 
l'acompte.  Voilà  tout,  il  me  semble?  C'est  cent  quatre-vingt-cinq 
francs  que  tu  me  dois  !  » 

Rosanette  alla  prendre  dans  un  tiroir  dix  napoléons.  Aucune  des 
deux  n'avait  de  monnaie,  Frédéric  en  offrit. 

—  «  Je  vous  les  rendrai,  »  dit  la  Vatnaz,  en  fourrant  les  quinze 
francs  dans  son  sac.  «  Mais  vous  êtes  un  vilain.  Je  ne  vous  aime  plus, 
vous  ne  m'avez  pas  fait  danser  une  seule  fois,  l'autre  jour  !  —  Ah  f 
ma  chère,  j'ai  découvert,  quai  Voltaire,  à  une  boutique,  un  cadre 
d'oiseaux-mouches  empaillés  qui  sont  des  amours.  A  ta  place,  je  me 
les  donnerais.  Tiens  !  Comment  trouves-tu?  » 

Et  elle  exhiba  un  vieux  coupon  de  soie  rose  qu'elle  avait  acheté 
au  Temple  pour  faire  un  pourpoint  moyen  âge  à  Delmar. 

—  «  Il  est  venu  aujourd'hui,  n'est-ce  pas  ?  » 

—  «  Non  !  » 

—  ((  C'est  singulier  !  » 
Et,  une  minute  après  : 

—  «  Où  vas-tu  ce  soir  ?  » 

—  «  Chez  Alphonsine,  »  dit  Rosanette;  ce  qui  était  la  troisième 
version  sur  la  manière  dont  elle  devait  passer  la  soirée. 

Mlle   Vatnaz   reprit: 

—  «  Et  le  Vieux  de  la  montagne,  quoi  de  neuf?  » 

Mais,  d'un  brusque  clin  d'oeil,  la  Maréchale  lui  commanda  de  se 
taire;  et  elle  reconduisit  Frédéric  jusque  dans  l'antichambre,  pour 
savoir  s'il  verrait  bientôt  Arnoux. 


L  EDUCATION    SENTIMENTALE  163 

—  «  Priez-le  donc  de  venir  ;  pas  devant  son  épouse,  bien  entendu  !  » 
Au  haut  des  marches,  un  parapluie  était  posé  contre  le  mur, 

près  d'une  paire  de  socques. 

—  u  Les  caoutchoucs  de  la  Vatnaz,  »  dit  Rosanette.  «  Quel  pied, 
hein  ?  Elle  est  forte,  ma  petite  amie  !  » 

Et  d'un  ton  mélodramatique,  en  faisant  rouler  la  dernière  lettre 
du  mot  : 

—  «  Ne  pas  s'y  fierrr  I  » 

Frédéric,  enhardi  par  cette  espèce  de  confidence,  voulut  la  baiser 
sur  le  col.  Elle  dit  froidement  : 

—  «  Oh  !  faites  !  Ça  ne  coûte  rien  !  » 

Il  était  léger  en  sortant  de  là,  ne  doutant  pas  que  la  Maréchale 
ne  devint  bientôt  sa  maîtresse.  Ce  désir  en  éveilla  un  autre;  et,  malgré 
l'espèce  de  rancune  qu'il  lui  gardait,  il  eut  envie  de  voir  Mme  Ar- 
noux. 

D'ailleurs,  il  devait  y  aller  pour  la  commission  de  Rosanette. 

—  «  Mais,  à  présent,  »  songea-t-il  (six  heures  sonnaient),  «  Arnoux 
est  chez  lui,  sans  doute.  » 

Il  ajourna  sa  visite  au  lendemain. 

Elle  se  tenait  dans  la  même  attitude  que  le  premier  jour,  et 
cousait  une  chemise  d'enfant.  Le  petit  garçon,  à  ses  pieds,  jouait 
avec  une  ménagerie  de  bois;  Marthe,  un  peu  plus  loin,  écrivait. 

Il  commença  par  la  complimenter  de  ses  enfants.  Elle  répondit 
sans  aucune  exagération  de  bêtise  maternelle. 

La  chambre  avait  un  aspect  tranquille.  Un  beau  soleil  passait 
par  les  carreaux,  les  angles  des  meubles  reluisaient,  et,  comme  Mme 
Arnoux  était  assise  auprès  de  la  fenêtre,  un  grand  rayon,  frappant 
les  accroche-cœurs  de  sa  nuque,  pénétrait  d'un  fluide  d'or  sa  peau 
ambrée.  Alors,  il  dit  : 

— -  «  Voilà  une  jeune  personne  qui  est  devenue  bien  grande  depuis 
trois  ans  !  —  Vous  rappelez-vous,  Mademoiselle,  quand  vous  dormiez 
sur  mes  genoux,  dans  la  voiture  ?  »  Marthe  ne  se  rappelait  pas.  a  Un 
soir,  en  revenant  de  Saint-Cloud  ?  » 


j64  l'éducation  sentimentale 

Mme  Arnoux  eut  un  regard  singulièrement  triste.  Etait-ce  pour 
lui  défendre  toute  allusion  à  leur  souvenir  commun  ? 

Ses  beaux  yeux  noirs,  dont  la  sclérotique  brillait,  se  mouvaient 
doucement  sous  leurs  paupières  un  peu  lourdes,  et  il  y  avait  dans  la 
profondeur  de  ses  prunelles  une  bonté  infinie.  Il  fut  ressaisi  par  un 
amour  plus  fort  que  jamais,  immense  :  c'était  une  contemplation 
qui  Tengourdissait,  il  la  secoua  pourtant.  Comment  se  faire  valoir.? 
par  quels  moyens  ?  et,  ayant  bien  cherché,  Frédéric  ne  trouva  rien 
de  mieux  que  Targent.  Il  se  mit  à  parler  du  temps,  lequel  était  moins 
froid  qu'au  Havre. 

—  «  Vous  y  avez  été  ?  » 

—  «  Oui,  pour  une  affaire...  de  famille...  un  héritage.  » 

—  «Ah!  j'en  suis  bien  contente,»  reprit-elle  avec  un  air  de 
plaisir  tellement  vrai,  qu'il  en  fut  touché  comme  d'un  grand  service. 

Puis  elle  lui  demanda  ce  qu'il  voulait  faire,  un  homme  devant 
s'employer  à  quelque  chose.  Il  se  rappela  son  mensonge  et  dit  qu'il 
espérait  parvenir  au  Conseil  d'État,  grâce  à  M.  Dambreuse,  le  député, 

—  «  Vous  le  connaissez  peut-être  ?  » 

—  «  De  nom,  seulement.  » 
Puis,  d'une  voix  basse  : 

—  «  //  vous  a  mené  au  bal,  l'autre  jour,  n'est-ce  pas } 
Frédéric  se  taisait. 

—  «  C'est  ce  que  je  voulais  savoir,  merci.  » 

Ensuite,  elle  lui  fit  deux  ou  trois  questions  discrètes  sur  sa  famille 
et  sa  province.  C'était  bien  aimable,  d'être  resté  là-bas  si  longtemps, 
sans  les  oublier. 

—  «Mais...  le  pouvais-je  ?  »  reprit-il.  «En  doutiez-vous  ?  » 
Mme  Arnoux  se  leva. 

—  «  Je  crois  que  vous  nous  portez  une  bonne  et  solide  affec- 
tion. —  Adieu...  au  revoir  !  » 

Et  elle  tendit  sa  main  d'une  manière  franche  et  virile.  N'était-ce 
pas  un  engagement,  une  promesse }  Frédéric  se  sentait  tout  joyeux 
de  vivre  ;  il  se  retenait  pour  ne  pas  chanter,  il  avait  besoin  de  se  répan- 


L  EDUCATION    SENTIMENTALE  165 

drcv,  de  faire  des  générosités  et  des  aumônes.  Il  regarda  autour  de  lui 
s'il  n*y  avait  personne  à  secourir.  Aucun  misérable  ne  passait;  et  sa 
velléité  de  dévouement  s'évanouit,  car  il  n'était  pas  homme  à  en  cher- 
cher au  loin  les  occasions. 

Puis  il  se  ressouvint  de  ses  amis.  Le  premier  auquel  il  songea 
fut  Hussonnet,  le  second  Pellerin.  La  position  infime  de  Dussardier 
commandait  naturellement  des  égards;  quant  à  Cisy,  il  se  réjouissait 
de  lui  faire  voir  un  peu  sa  fortune.  Il  écrivit  donc  à  tous  les  quatre 
de  venir  pendre  la  crémaillère  le  dimanche  suivant,  à  onze  heures 
juste,  et  il  chargea  Deslauriers  d'amener  Sénécal. 

Le  répétiteur  avait  été  congédié  de  son  troisième  pensionnat 
pour  n'avoir  point  voulu  de  distribution  de  prix,  usage  qu'il  regardait 
comme  funeste  à  l'égalité.  Il  était  maintenant  chez  un  constructeur 
de  machines,  et  n'habitait  plus  avec  Deslauriers  depuis  six  mois. 

Leur  séparation  n'avait  eu  rien  de  pénible.  Sénécal,  dans  les 
derniers  temps,  recevait  des  hommes  en  blouse,  tous  patriotes,  tous 
H'availleurs,  tous  braves  gens,  mais  dont  la  compagnie  semblait  fasti- 
dieuse à  l'avocat.  D'ailleurs,  certaines  idées  de  son  ami,  excellentes 
comme  armes  de  guerre,  lui  déplaisaient.  Il  s'en  taisait  par  ambition, 
tenant  à  le  ménager  pour  le  conduire,  car  il  attendait  avec  impatience 
un  grand  bouleversement  011  il  comptait  bien  faire  son  trou,  avoir 
sa  place. 

Les  convictions  de  Sénécal  étaient  plus  désintéressées.  Chaque 
soir,  quand  sa  besogne  était  finie,  il  regagnait  sa  mansarde,  et  il  cher- 
chait dans  les  livres  de  quoi  justifier  ses  rêves.  Il  avait  annoté  le  Contrat 
social.  Il  se  bourrait  de  la  Revue  indépendante.  Il  connaissait  Mably, 
Morelly,  Fourier,  Saint-Simon,  Comte,  Cabet,  Louis  Blanc,  la  lourde 
charretée  des  écrivains  socialistes,  ceux  qui  réclament  pour  l'humanité 
le  niveau  des  casernes,  ceux  qui  voudraient  la  divertir  dans  un  lupanar 
ou  la  plier  sur  un  comptoir;  et,  du  mélange  de  tout  cela,  il  s'était 
fait  un  idéal  de  démocratie  vertueuse,  ayant  le  double  aspect  d'une 
métairie  et  d'une  filature,  une  sorte  de  Lacédémone  américaine  où 
l'individu  n'existerait  que  pour  servir  la  Société,  plus  omnipotente, 


l66  L'EDUCATION    SENTIMENTALE 

absolue,  infaillible  et  divine  que  les  Grands  Lamas  et  les  Nabucho- 
donosors.  Il  n'avait  pas  de  doute  sur  Téventualité  prochaine  de  cette 
conception;  et  tout  ce  qu'il  jugeait  lui  être  hostile,  Sénécal  s'acharnait 
dessus,  avec  des  raisonnements  de  géomètre  et  une  bonne  foi  d'inqui- 
siteur. Les  titres  nobiliaires,  les  croix,  les  panaches,  les  livrées  surtout, 
et  même  les  réputations  trop  sonores,  le  scandalisaient,  —  ses  études 
comme  ses  souffrances  avivant  chaque  jour  sa  haine  essentielle  de 
toute  distinction  ou  supériorité  quelconque. 

—  ((  Qu'est-ce  que  je  dois  à  ce  monsieur  pour  lui  faire  des  poli- 
tesses ?  S'il  voulait  de  moi,  il  pouvait  venir  !  » 

Deslauriers  l'entraîna. 

Ils  trouvèrent  leur  ami  dans  sa  chambre  à  coucher.  Stores  et 
doubles  rideaux,  glace  de  Venise,  rien  n'y  manquait;  Frédéric,  en 
veste  de  velours,  était  renversé  dans  une  bergère,  où  il  fumait  des 
cigarettes  de  tabac  turc. 

Sénécal  se  rembrunit,  comme  les  cagots  amenés  dans  les  réunions 
de  plaisir.  Deslauriers  embrassa  tout  d'un  seul  coup  d'œil;  puis,  le 
saluant  très  bas  : 

—  «  Monseigneur  !  je  vous  présente  mes  respects  !  » 
Dussardier  lui  sauta  au  cou. 

—  «  Vous  êtes  donc  riche,  maintenant  ?  Ah  !  tant  mieux,  nom 
d'un  chien,  tant  mieux  !  » 

Cisy  parut,  avec  un  crêpe  à  son  chapeau.  Depuis  la  mort  de  sa 
grand 'mère,  il  jouissait  d'une  fortune  considérable,  et  tenait  moins 
à  s'amuser  qu'à  se  distinguer  des  autres,  à  n'être  pas  comme  tout  le 
monde,  enfin  à  «  avoir  du  cachet  ».  C'était  son  mot. 

Il  était  midi  cependant,  et  tous  bâillaient;  Frédéric  attendait 
quelqu'un.  Au  nom  d'Arnoux,  Pellerin  fit  la  grimace.  Il  le  considérait 
comme  un  renégat  depuis  qu'il  avait  abandonné  les  arts. 

—  «  Si  l'on  se  passait  de  lui  ?  qu'en  dites- vous  ?  » 
Tous  approuvèrent. 

Un  domestique  en  longues  guêtres  ouvrit  la  porte,  et  Ton 
aperçut  la  salle  à  manger  avec  sa  haute  plinthe  en  chêne  relevé  d'or 


l'éducation  sentimentale  167 

et  SCS  deux  dressoirs  chargés  de  vaisselle.  Les  bouteilles  de  vin  chauf- 
faient sur  le  poêle  ;  les  lames  des  couteaux  neufs  miroitaient  près  des 
huîtres;  il  y  avait  dans  le  ton  laiteux  des  verres-mousseline  comme 
une  douceur  engageante,  et  la  table  disparaissait  sous  du  gibier,  des 
fruits,  des  choses  extraordinaires.  Ces  attentions  furent  perdues  pour 
Sénécal. 

Il  commença  par  demander  du  pain  de  ménage  (le  plus  ferme 
possible),  et,  à  ce  propos,  parla  des  meurtres  de  Buzançais  et  de  la 
crise  des  subsistances. 

Rien  de  tout  cela  ne  serait  survenu  si  on  protégeait  mieux  Tagrî- 
culture,  si  tout  n'était  pas  livré  à  la  concurrence,  à  Tanarchie,  à  la 
déplorable  maxime  du  «  laissez-faire,  laissez-passer  »  !  Voilà  comment 
se  constituait  la  féodalité  de  l'argent,  pire  que  l'autre  !  Mais  qu'on 
y  prenne  garde  !  le  peuple,  à  la  fin,  se  lassera,  et  pourrait  faire  payer 
ses  souffrances  aux  détenteurs  du  capital,  soit  par  de  sanglantes 
proscriptions,  ou  par  le  pillage  de  leurs  hôtels. 

Frédéric  entrevit,  dans  un  éclair,  un  flot  d'hommes  aux  bras  nus 
envahissant  le  grand  salon  de  Mme  Dambreuse,  cassant  les  glaces 
à  coups  de  pique. 

Sénécal  continuait  :  l'ouvrier,  vu  l'insuffisance  des  salaires,  était 
plus  malheureux  que  l'ilote,  le  nègre  et  le  paria,  s'il  a  des  enfants 
surtout. 

—  «  Doit-il  s'en  débarrasser  par  l'asphyxie,  comme  le  lui  con- 
seille je  ne  sais  plus  quel  docteur  anglais,  issu  de  Malthus  ?  » 

Et  se  tournant  vers  Cisy  : 

—  «  En  serons-nous  réduits  aux  conseils  de  l'infâme  Malthus  ?  » 
Cisy,  qui  ignorait  l'infamie  et  même  l'existence  de   Malthus, 

répondit  qu'on  secourait  pourtant  beaucoup  de  misères,  et  que  les 
classes  élevées... 

—  «  Ah  !  les  classes  élevées  !  »  dit,  en  ricanant,  le  socialiste. 
«  D'abord,  il  n'y  a  pas  de  classes  élevées;  on  n'est  élevé  que  par  le 
cœur  !  Nous  ne  voulons  pas  d'aumônes,  entendez-vous  !  mais  l'égalité, 
la  juste  répartition  des  produits.  » 


i68  l'éducation  sentimentale 

Ce  qu'il  demandait,  c'est  que  l'ouvrier  pût  devenir  capitaliste, 
comme  le  soldat  colonel.  Les  jurandes,  au  moins,  en  limitant  le  nombre 
des  apprentis,  empêchaient  l'encombrement  des  travailleurs,  et  le  sen- 
timent de  la  fraternité  se  trouvait  entretenu  par  les  fêtes,  les  bannières. 

Hussonnet,  comme  poète,  regrettait  les  bannières;  Pellerin  aussi, 
prédilection  qui  lui  était  venue  au  café  Dagneaux,  en  écoutant  causer 
des  phalanstériens.  Il  déclara  Fourier  un  grand  homme. 

—  «  Allons  donc  !  »  dit  Deslauriers.  «  Une  vieille  bête  !  qui  voit 
dans  les  bouleversements  d'empires  des  effets  de  la  vengeance  divine  ! 
C'est  comme  le  sieur  Saint-Simon  et  son  église,  avec  sa  haine  de  la 
Révolution  française  :  un  tas  de  farceurs  qui  voudraient  nous  refaire 
le  catholicisme  ! 

M.  de  Cisy,  pour  s'éclairer,  sans  doute,  ou  donner  de  lui  une 
bonne  opinion,  se  mit  à  dire  doucement  : 

—  «  Ces  deux  savants  ne  sont  donc  pas  de  l'avis  de  Voltaire  ?  » 

—  ((  Celui-là,  je  vous  l'abandonne  !  »  reprit  Sénécal. 

—  «  Comment  ?  moi,  je  croyais...  » 

- —  «  Eh  non  !  il  n'aimait  pas  le  peuple  !  » 

Puis  la  conversation  descendit  aux  événements  contemporains  : 
les  mariages  espagnols,  les  dilapidations  de  Rochefort,  le  nouveau 
chapitre  de  Saint-Denis,  ce  qui  amènerait  un  redoublement  d'impôts. 
Selon  Sénécal,  on  en  payait  assez,  cependant  ! 

—  «  Et  pourquoi,  mon  Dieu  ?  pour  élever  des  palais  aux  singes 
du  Muséum,  faire  parader  sur  nos  places  de  brillants  états-majors, 
ou  soutenir,  parmi  les  valets  du  Château,  une  étiquette  gothique  !  » 

—  ((  J'ai  lu  dans  la  Mode  »,  dit  Cisy,  «  qu'à  la  Saint-Ferdinand, 
au  bal  des  Tuileries,  tout  le  monde  était  déguisé  en  chicards.  » 

—  <(  Si  ce  n'est  pas  pitoyable  !  »  fit  le  socialiste,  en  haussant  de 
dégoût  les  épaules. 

—  «Et  le  musée  de  Versailles  !»  s'écria  Pellerin.  «Parlons-en  ! 
Ces  imbéciles-là  ont  raccourci  un  Delacroix  et  rallongé  un  Gros  !  Au 
Louvre,  on  a  si  bien  restauré,  gratté  et  tripoté  toutes  les  toiles,  que, 
dans  dix  ans,  peut-être  pas  une  ne  restera.  Quant  aux  erreurs  du 


l'éducation  sentimentale  169 

catalogue,  un  Allemand  a  écrit  dessus  tout  un  livre.  Les  étrangers, 
ma  parole,  se  fichent  de  nous  !  » 

—  «  Oui,  nous  sommes  la  risée  de  l'Europe,  »  dit  Sénécal. 

—  «  C'est  parce  que  l'Art  est  inféodé  à  la  Couronne.  » 

—  «  Tant  que  vous  n'aurez  pas  le  suffrage  universel....  » 

—  «  Permettez  !  »  car  l'artiste,  refusé  depuis  vingt  ans  à  tous  les 
Salons,  était  furieux  contre  le  Pouvoir.  «  Eh  !  qu'on  nous  laisse  tran- 
quilles. Moi,  je  ne  demande  rien  !  seulement  les  Chambres  devraient 
statuer  sur  les  intérêts  de  l'Art.  Il  faudrait  établir  une  chaire  d'esthé- 
tique, et  dont  le  professeur,  un  homme  à  la  fois  praticien  et  philosophe, 
pa^^'iendrait,  j'espère,  à  grouper  la  multitude.  —  Vous  feriez  bien, 
Hussonnet,  de  toucher  un  mot  de  çà  dans  votre  journal  ?  » 

—  «  Est-ce  que  les  journaux  sont  libres }  est-ce  que  nous  le 
sommes  ?  »  dit  Deslauriers  avec  emportement.  «  Quand  on  pense  qu'il 
peut  y  avoir  jusqu'à  vingt-huit  formalités  pour  établir  un  batelet  sur 
une  rivière,  ça  me  donne  envie  d'aller  vivre  chez  les  anthropophages  ! 
Le  Gouvernement  nous  dévore  !  Tout  est  à  lui,  la  philosophie,  le 
droit,  les  arts,  l'air  du  ciel;  et  la  France  râle,  énervée,  sous  la  botte 
du  gendarme  et  la  soutane  du  calotin  !  » 

Le  futur  Mirabeau  épanchait  ainsi  sa  bile,  largement.  Enfin,  il 
prit  son  verre,  se  leva,  et,  le  poing  sur  la  hanche,  l'œil  allumé  : 

—  «  Je  bois  à  la  destruction  complète  de  l'ordre  actuel,  c'est-à-dire 
de  tout  ce  qu'on  nomme  Privilège,  Monopole,  Direction,  Hiérarchie, 
Autorité,  Etat  !  »  et,  d'une  voix  plus  haute  :  «  que  je  voudrais  briser 
comme  ceci  !  »  en  lançant  sur  la  table  le  beau  verre  à  patte,  qui  se 
fracassa  en  mille  morceaux. 

Tous  applaudirent,  et  Dussardier  principalement. 

Le  spectacle  des  injustices  lui  faisait  bondir  le  cœur.  Il  s'inquiétait 
de  Barbes;  il  était  de  ceux  qui  se  jettent  sous  les  voitures  pour 
porter  secours  aux  chevaux  tombés.  Son  érudition  se  bornait  à  deux 
ouvrages,  Vun  intitulé  Crimes  des  rois,  l'autre  Mystères  du  Vatican.  Il 
avait  écouté  l'avocat  bouche  béante,  avec  délices.  Enfin,  n'y  tenant 
plus  : 


lyo  l'éducation  sentimentale 

—  «  Moi,  ce  que  je  reproche  à  Louis-Philippe,  c'est  d'abandonnei 

les  Polonais  !  » 

«  Un  moment  !  »  dit  Hussonnet.  «  D'abord,  la  Pologne  n'existe 

pas;  c'est  une  invention  de  Lafayette  !  Les  Polonais,  règle  générale, 
sont  tous  du  faubourg  Saint-Marceau,  les  véritables  s 'étant  noyés 
avec  Poniatowski.  »  Bref,  «  il  ne  donnait  plus  là-dedans  »,  il  était 
i(  revenu  de  tout  çà  )).  C'était  comme  le  serpent  de  mer,  la  révocation 
de  redit  de  Nantes  et  «  cette  vieille  blague  de  la  Saint-Barthé- 
lémy ». 

Sénécal,  sans  défendre  les  Polonais,  releva  les  derniers  mots  de 
l'homme  de  lettres.  On  avait  calomnié  les  papes,  qui,  après  tout, 
défendaient  le  peuple,  et  il  appelait  la  Ligue  «  l'aurore  de  la  Démo- 
cratie, un  grand  mouvement  égalitaire  contre  l'individualisme  des 
protestants  ». 

Frédéric  était  un  peu  surpris  par  ces  idées.  Elles  ennuyaient 
Cisy  probablement,  car  il  mit  la  conversation  sur  les  tableaux  vivants 
du  Gymnase,  qui  attiraient  alors  beaucoup  de  monde. 

Sénécal  s'en  affligea.  De  tels  spectacles  corrompaient  les  filles 
du  prolétaire;  puis  on  les  voyait  étaler  un  luxe  insolent.  Aussi  approu- 
vait-il les  étudiants  bavarois  qui  avaient  outragé  Lola  Montés.  A 
l'instar  de  Rousseau,  il  faisait  plus  de  cas  de  la  femme  d'un  char- 
bonnier que  de  la  maîtresse  d'un  roi. 

—  «  Vous  blaguez  les  truffes  !  »  répliqua  majestueusement  Hus- 
sonnet. Et  il  prit  la  défense  des  ces  dames,  en  faveur  de  Rosanette. 
Puis,  comme  il  parlait  de  son  bal  et  du  costume  d'Arnoux  : 

—  «  On  prétend  qu'il  branle  dans  le  manche }  »  dit  Pellerin. 

Le  marchand  de  tableaux  venait  d'avoir  un  procès  pour  ses 
terrains  de  Belleville,  et  il  était  actuellement  dans  une  compagnie 
de  kaolin  bas-breton  avec  d'autres  farceurs  de  son  espèce. 

Dussardier  en  savait  davantage;  car  son  patron  à  lui,  M.  Mous- 
sînot,  ayant  été  aux  informations  sur  Arnoux  près  du  banquier  Oscar 
Lefebvre,  celui-ci  avait  répondu  qu'il  le  jugeait  peu  solide,  connaissant 
quelques-uns  de  ses  renouvellements. 


L  EDUCATION    SENTIMENTALE  171 

Le  dessert  était  fini;  on  passa  dans  le  salon,  tendu,  comme  celui 
de  la  Maréchale,  en  damas  jaune,  et  de  style  Louis  XVL 

Pellerin  blâma  Frédéric  de  n'avoir  pas  choisi,  plutôt,  le  style 
néo-grec  ;  Sénécal  frotta  des  allumettes  contre  les  tentures  ;  Deslauriers 
ne  fit  aucune  observation.  Il  en  fit  dans  la  bibliothèque,  qu'il  appela 
une  bibliothèque  de  petite  fille.  La  plupart  des  littérateurs  contem- 
porains s'y  trouvaient.  Il  fut  impossible  de  parler  de  leurs  ouvrages, 
car  Hussonnet,  immédiatement,  contait  des  anecdotes  sur  leurs  per- 
sonnes, critiquait  leurs  figures,  leurs  mœurs,  leur  costume,  exaltant 
les  esprits  de  quinzième  ordre,  dénigrant  ceux  du  premier,  et  déplo- 
rant, bien  entendu,  la  décadence  moderne.  Telle  chansonnette  de 
villageois  contenait,  à  elle  seule,  plus  de  poésie  que  tous  les  lyriques 
du  XIX^  siècle;  Balzac  était  surfait,  Byron  démoli,  Hugo  n'entendait 
rien  au  théâtre,  etc. 

—  ((  Pourquoi  donc,  »  dit  Sénécal,  «  n'avez-vous  pas  les  volumes 
de  nos  poètes-ouvriers  ?  » 

Et  M.  de  Cisy,  qui  s'occupait  de  littérature,  s'étonna  de  ne  pas 
voir  sur  la  table  de  Frédéric  «  quelques-unes  de  ces  physiologies 
nouvelles,  physiologie  du  fumeur,  du  pêcheur  à  la  ligne,  de  l'employé 
de  barrière  ». 

Ils  arrivèrent  à  l'agacer  tellement,  qu'il  eut  envie  de  les  pousser 
dehors  par  les  épaules.  «  Mais  je  deviens  bête  !  »  Et,  prenant  Dussardier 
à  l'écart,  il  lui  demanda  s'il  pouvait  le  servir  en  quelque  chose. 

Le  brave  garçon  fut  attendri.  Avec  sa  place  de  caissier,  il  n'avait 
besoin  de  rien. 

Ensuite,  Frédéric  emmena  Deslauriers  dans  sa  chambre,  et, 
tirant  de  son  secrétaire  deux  mille  francs  :  ^ 

—  «  Tiens,  mon  brave,  empoche  !  C'est  le  reliquat  de  mes  vieilles 
dettes.  » 

—  «  Mais...  et  le  Journal  ?  »  dit  l'avocat.  «  J'en  ai  parlé  à  Husson- 
net, tu  sais  bien.  »  ^ 

Et,  Frédéric  ayant  répondu  qu'il  se  trouvait  «  un  peu  gêné, 
maintenant  »,  l'autre  eut  un  mauvais  sourire. 


172  L  EDUCATION    SENTIMENTALE 

Après  les  liqueurs,  on  but  de  la  bière;  après  la  bière,  des  grogs; 
on  refuma  des  pipes.  Enfin,  à  cinq  heures  du  soir,  tous  s'en  allèrent; 
et  ils  marchaient  les  uns  près  des  autres,  sans  parler,  quand  Dussardier 
se  mit  à  dire  que  Frédéric  les  avait  reçus  parfaitement.  Tous  en  con- 
vinrent. 

Hussonnet  déclara  son  déjeuner  un  peu  trop  lourd.  Sénécal 
critiqua  la  futilité  de  son  intérieur.  Cisy  pensait  de  même.  Cela 
manquait  de  «  cachet  »,  absolument. 

—  «  Moi,  je  trouve,  »  dit  Pellerin,  «  qu'il  aurait  bien  pu  me  com- 
mander un  tableau.  » 

Deslauriers  se  taisait,  en  tenant  dans  la  poche  de  son  pantalon 
ses  billets  de  banque. 

Frédéric  était  resté  seul.  Il  pensait  à  ses  amis,  et  sentait  entre 
eux  et  lui  comme  un  grand  fossé  plein  d'ombre  qui  les  séparait.  Il 
leur  avait  tendu  la  main  cependant,  et  ils  n'avaient  pas  répondu  à  la 
franchise  de  son  cœur. 

Il  se  rappela  les  mots  de  Pellerin  et  de  Dussardier  sur  Arnoux. 
C'était  une  invention,  une  calomnie  sans  doute  ?  Mais  pourquoi  ?  Et 
il  aperçut  Mme  Arnoux,  ruinée,  pleurant,  vendant  ses  meubles.  Cette 
idée  le  tourmenta  toute  la  nuit;  le  lendemain,  il  se  présenta  chez  elle. 

Ne  sachant  comment  s'y  prendre  pour  communiquer  ce  qu'il 
savait,  il  lui  demanda  en  manière  de  conversation  si  Arnoux  avait 
toujours  ses  terrains  de  Belle  ville. 

—  «  Oui,   toujours.  » 

—  «  Il  est  maintenant  dans  une  compagnie  pour  du  kaolin  de 
Bretagne,  je  crois  ?  » 

—  «  C'est  vrai.  » 

—  «  Sa  fabrique  marche  très  bien,  n'est-ce  pas  ?  » 

—  «  Mais...  je  le  suppose.  » 
Et,  comme  il  hésitait  : 

—  «  Qu'avez-vous  donc  ?  vous  me  faites  peur  !  » 

Il  lui  apprit  l'histoire  des  renouvellements.  Elle  baissa  la  tête, 
et  dit  : 


l'éducation  sentimentale  173 

—  ((  Je  m'en  doutais  !  » 

En  effet,  Arnoux,  pour  faire  une  bonne  spéculation,  s'était  refusé 
à  vendre  ses  terrains,  avait  emprunté  dessus  largement,  et,  ne  trouvant 
point  d'acquéreurs,  avait  cru  se  rattraper  par  l'établissement  d'une 
manufacture.  Les  frais  avaient  dépassé  les  devis.  Elle  n'en  savait  pas 
davantage;  il  éludait  toute  question  et  affirmait  continuellement  que 
«  ça  allait  très  bien  ». 

Frédéric  tâcha  de  la  rassurer.  C'étaient  peut-être  des  embarras 
momentanés.  Du  reste,  s'il  apprenait  quelque  chose,  il  lui  en  ferait 
part. 

—  «  Oh  !  oui,  n'est-ce  pas  ?  »  dit-elle,  en  joignant  ses  deux  mains, 
avec  un  air  de  supplication  charmant. 

Il  pouvait  donc  lui  être  utile.  Le  voilà  qui  entrait  dans  son  exis- 
tence, dans  son  cœur  ! 
Arnoux  parut. 

—  «  Ah  !  comme  c'est  gentil,  de  venir  me  prendre  pour  dîner  !  » 
Frédéric  en  resta  muet. 

Arnoux  parla  de  choses  indifférentes,  puis  avertit  sa  femme  qu'il 
rentrerait    ort  tard,  ayant  un  rendez-vous  avec  M.  Oudry. 

—  «  Chez  lui  ?  » 

—  «  Mais  certainement,  chez  lui.  » 

Il  avoua,  tout  en  descendant  l'escalier,  que,  la  Maréchale  se  trou- 
vant libre,  ils  allaient  faire  ensemble  une  partie  fine  au  Moulin-Rouge; 
et,  comme  il  lui  fallait  toujours  quelqu'un  pour  recevoir  ses  épanche- 
ments,  il  se  fit  conduire  par  Frédéric  jusqu'à  la  porte. 

Au  lieu  d'entrer,  il  se  promena  sur  le  trottoir,  en  observant  les 
fenêtres  du  second  étage.  Tout  à  coup,  les  rideaux  s'écartèrent. 

—  «  Ah  !  bravo  !  le  père  Oudry  n'y  est  plus.  Bonsoir  1  » 
C'était  donc  le  père  Oudry  qui  l'entretenait  ?  Frédéric  ne  savait 

que  penser  maintenant. 

A  partir  de  ce  jour-là,  Arnoux  fut  encore  plus  cordial  qu'aupara- 
vant; il  l'invitait  à  dîner  chez  sa  maîtresse,  et  bientôt  Frédéric  hanta 
tout  à  la  fois  les  deux  maisons. 


174  \  L  EDUCATION    SENTIMENTALE 

Celle  de  Rosanette  Tamusait.  On  venait  là  le  soir,  en  sortant  du 
club  ou  du  spectacle;  on  prenait  une  tasse  de  thé,  on  faisait  une  partie 
de  loto  ;  le  dimanche,  on  jouait  des  charades  ;  Rosanette,  plus  turbulente 
que  les  autres,  se  distinguait  par  des  inventions  drolatiques,  comme 
de  courir  à  quatre  pattes  ou  de  s'affubler  d'un  bonnet  de  coton.  Pour 
regarder  les  passants  par  la  croisée,  elle  avait  un  chapeau  de  cuir 
bouilli;  elle  fumait  des  chibouques,  elle  chantait  des  tyroliennes. 
L'après-midi,  par  désœuvrement,  elle  découpait  des  fleurs  dans  un 
morceau  de  toile  perse,  les  collait  elle-même  sur  ses  carreaux,  barbouil- 
lait de  fard  ses  deux  petits  chiens,  faisait  brûler  des  pastilles,  ou  se 
tirait  la  bonne  aventure.  Incapable  de  résister  à  une  envie,  elle  s'en- 
gouait d'un  bibelot  qu'elle  avait  vu,  n'en  dormait  pas,  courait  l'acheter, 
le  troquait  contre  un  autre,  et  gâchait  les  étoffes,  perdait  ses  bijoux, 
gaspillait  l'argent,  aurait  vendu  sa  chemise  pour  une  loge  d'avant- 
scène.  Souvent,  elle  demandait  à  Frédéric  l'explication  d'un  mot 
qu'elle  avait  lu,  mais  n'écoutait  pas  sa  réponse,  car  elle  sautait  vite  à 
une  autre  idée,  en  multipliant  les  questions.  Après  des  spasmes  de 
gaieté,  c'étaient  des  colères  enfantines;  ou  bien  elle  rêvait,  assise  par 
terre,  devant  le  feu,  la  tête  basse  et  le  genou  dans  ses  deux  mains, 
plus  inerte  qu'une  couleuvre  engourdie.  Sans  y  prendre  garde,  elle 
s'habillait  devant  lui,  tirait  avec  lenteur  ses  bas  de  soie,  puis  se  lavait 
à  grande  eau  le  visage,  en  se  renversant  la  taille  comme  une  naïade 
qui  frissonne;  et  le  rire  de  ses  dents  blanches,  les  étincelles  de  ses 
yeux,  sa  beauté,  sa  gaieté  éblouissaient  Frédéric,  et  lui  fouettaient 
les  nerfs. 

Presque  toujours,  il  trouvait  Mme  Arnoux  montrant  à  lire  à  son 
bambin,  ou  derrière  la  chaise  de  Marthe  qui  faisait  des  gammes  sur 
son  piano;  quand  elle  travaillait  à  un  ouvrage  de  couture,  c'était 
pour  lui  un  grand  bonheur  que  de  ramasser,  quelquefois,  ses  ciseaux. 
Tous  ses  mouvements  étaient  d'une  majesté  tranquille;  ses  petites 
mains  semblaient  faites  pour  épandre  des  aumônes,  pour  essuyer  ses 
pleurs  ;  et  sa  voix,  un  peu  sourde  naturellement,  avait  des  intonations 
caressantes  et  comme  des  légèretés  de  brise. 


l'éducation  sentimentale  175 

Elle  ne  s'exaltait  point  pour  la  littérature,  mais  son  esprit  charmait 
par  des  mots  simples  et  pénétrants.  Elle  aimait  les  voyages,  le  bruit 
du  vent  dans  les  bois,  et  à  se  promener  tête  nue  sous  la  pluie.  Frédéric 
écoutait  ces  choses  délicieusement,  croyant  voir  un  abandon  d'elle- 
même    qui   commençait. 

La  fréquentation  de  ces  deux  femmes  faisait  dans  sa  vie  comme 
deux  musiques  :  Tune  folâtre,  emportée,  divertissante,  l'autre  grave 
et  presque  religieuse;  et,  vibrant  à  la  fois,  elles  augmentaient  toujours, 
et  peu  à  peu  se  mêlaient;  —  car,  si  Mme  Arnoux  venait  à  l'effleurer 
du  doigt  seulement,  l'image  de  l'autre,  tout  de  suite,  se  présentait  à 
son  désir,  parce  qu'il  avait,  de  ce  côté-là,  une  chance  moins  lointaine; 
—  et,  dans  la  compagnie  de  Rosanette,  quand  il  lui  arrivait  d'avoir 
le  cœur  ému,  il  se  rappelait  immédiatement  son  grand  amour. 

Cette  confusion  était  provoquée  par  des  similitudes  entre  les 
deux  logements.  Un  des  bahuts  que  l'on  voyait  autrefois  boulevard 
Montmartre  ornait  à  présent  la  salle  à  manger  de  Rosanette,  l'autre, 
le  salon  de  Mme  Arnoux,  Dans  les  deux  maisons,  les  services  de 
table  étaient  pareils,  et  l'on  retrouvait  jusqu'à  la  même  calotte  de 
velours  traînant  sur  les  bergères;  puis  une  foule  de  petits  cadeaux, 
des  écrans,  des  boîtes,  des  éventails,  allaient  et  venaient  de  chez  la 
maîtresse  chez  l'épouse,  car,  sans  la  moindre  gêne,  Arnoux,  souvent, 
reprenait  à  l'une  ce  qu'il  lui  avait  donné,  pour  l'offrir  à  l'autre. 

La  Maréchale  riait  avec  Frédéric  de  ses  mauvaises  façons.  Un 
dimanche,  après  dîner,  elle  l'emmena  derrière  la  porte,  et  lui  fit  voir 
dans  son  paletot  un  sac  de  gâteaux,  qu'il  venait  d'escamoter  sur  la 
table,  afin  d'en  régaler,  sans  doute,  sa  petite  famille.  M.  Arnoux  se 
livrait  à  des  espiègleries  côtoyant  la  turpitude.  C'était  pour  lui  un 
devoir  que  de  frauder  l'octroi;  il  n'allait  jamais  au  spectacle  en  payant, 
avec  un  billet  de  secondes  prétendait  toujours  se  pousser  aux  premières, 
et  racontait  comme  une  farce  excellente  qu'il  avait  coutume,  aux 
bains  froids,  de  mettre  dans  le  tronc  du  garçon  un  bouton  de  culotte 
pour  une  pièce  de  d^x  sous,  ce  qui  n'empêchait  point  la  Maréchale 
de  l'aimer. 


176  L'ÉDUCATION    SENTIMENTALE 

Un  jour,  cependant,  elle  dit,  en  parlant  de  lui  : 

—  «  Ah  !  il  m'embête,  à  la  fin  !  J'en  ai  assez  !  Ma  foi,  tant  pis, 
j'en  trouverai  un  autre  !  » 

Frédéric  croyait  «  Tautre  »  déjà  trouvé  et  qu'il  s'appelait  M.  Oudry. 

—  «  Eh  bien,  »  dit  Rosanette,  «  qu'est-ce  que  cela  fait  ?  » 
Puis,  avec  des  larmes  dans  la  voix  : 

—  «  Je  lui  demande  bien  peu  de  chose,  pourtant,  et  il  ne  veut 
pas,  l'animal  !  Il  ne  veut  pas  !  Quant  à  ses  promesses,  oh  !  c'est  diffé- 
rent. » 

Il  lui  avait  même  promis  un  quart  de  ses  bénéfices  dans  les  fameu- 
ses mines  de  kaolin;  aucun  bénéfice  ne  se  montrait,  pas  plus  que  le 
cachemire  dont  il  la  leurrait  depuis  six  mois. 

Frédéric  pensa,  immédiatement,  à  lui  en  faire  cadeau.  Arnoux 
pouvait  prendre  cela  pour  une  leçon  et  se  fâcher. 

Il  était  bon  cependant,  sa  femme  elle-même  le  disait.  Mais  si 
fou  !  Au  lieu  d'amener  tous  les  jours  du  monde  à  dîner  chez  lui,  à 
présent  il  traitait  ses  connaissances  chez  le  restaurateur.  Il  achetait 
des  choses  complètement  inutiles,  telles  que  des  chaînes  d'or,  des 
pendules,  des  articles  de  ménage.  Mme  Arnoux  montra  même  à 
Frédéric,  dans  le  couloir,  une  énorme  provision  de  bouillottes,  chauf- 
ferettes et  samovars.  Enfin,  un  jour,  elle  avoua  ses  inquiétudes  :  Arnoux 
lui  avait  fait  signer  un  billet,  souscrit  à  l'ordre  de  M.  Damtreuse. 

Cependant,  Frédéric  conservait  ses  projets  littéraires,  par  une 
sorte  de  point  d'honneur  vis-à-vis  de  lui-même.  Il  voulut  écrire  une 
histoire  de  l'esthétique,  résultat  de  ses  conversations  avec  Pellerin, 
puis  mettre  en  drames  différentes  époques  de  la  Révolution  française 
et  composer  une  grande  comédie,  par  l'influence  indirecte  de  Des- 
iauriers  et  d'Hussonnet.  Au  milieu  de  son  travail,  souvent  le  visage 
de  l'une  ou  de  l'autre  passait  devant  lui;  il  luttait  contre  l'envie  de 
la  voir,  ne  tardait  pas  à  y  céder;  et  il  était  plus  triste  en  revenant  de 
chez  Mme  Arnoux. 

Un  matin  qu'il  ruminait  sa  mélancolie  au  coin  de  son  feu,  Des- 
lauriers entra.  Les  discours  incendiaires  de  Sénécal  avaient  inquiété 


L'ÉDUCATION   SKNTIMEN^TALE  177 

son    patron,    et,   une  fois  de   plus,   il   se  trouvait   sans   ressources. 

—  «  Que  veux-tu  que  j'y  fasse?  »  dit  Frédéric. 

—  «  Rien  !  tu  n'as  pas  d'argent,  je  le  sais.  Mais  ça  ne  te  gênerait 
guère  de  lui  découvrir  une  place,  soit  par  M.  Dambreuse  ou  bien 
Arnoux  ?  » 

Celui-ci  devait  avoir  besoin  d'ingénieurs  dans  son  établissement. 
Frédéric  eut  une  inspiration  :  Sénécal  pourrait  l'avertir  des  absences 
du  mari,  porter  des  lettres,  l'aider  dans  mille  occasions  qui  se 
présenteraient.  D'homme  à  homme,  on  se  rend  toujours  ces  services-là. 
D'ailleurs,  il  trouverait  moyen  de  l'employer  sans  qu'il  s'en  doutât. 
Le  hasard  lui  offrait  un  auxiliaire,  c'était  de  bon  augure,  il  fallait  le 
saisir;  et,  affectant  de  l'indifférence,  il  répondit  que  la  chose  peut-être 
était  faisable  et  qu'il  s'en  occuperait. 

Il  s'en  occupa  tout  de  suite.  Arnoux  se  donnait  beaucoup  de 
peine  dans  sa  fabrique.  Il  cherchait  le  rouge  de  cuivre  des  Chinois; 
mais  ses  couleurs  se  volatilisaient  par  la  cuisson.  Afin  d'éviter  les 
gerçures  de  ses  faïences,  il  mêlait  de  la  chaux  à  son  argile;  mais  les 
pièces  se  brisaient  pour  la  plupart,  l'émail  de  ses  peintures  sur  cru 
bouillonnait,  ses  grandes  plaques  gondolaient;  et,  attribuant  ces 
mécomptes  au  mauvais  outillage  de  sa  fabrique,  il  voulait  se  faire  faire 
d'autres  moulins  à  broyer,  d'autres  séchoirs.  Frédéric  se  rappela 
quelques-unes  de  ces  choses;  et  il  l'aborda  en  annonçant  qu'il  avait 
découvert  un  homme  très  fort,  capable  de  trouver  son  fameux  rouge, 
Arnoux  en  fit  un  bond,  puis,  l'ayant  écouté,  répondit  qu'il  n'avait 
iesoin  de  personne. 

Frédéric  exalta  les  connaissances  prodigieuses  de  Sénécal,  tout 
à  la  fois  ingénieur,  chimiste  et  comptable,  étant  un  mathématicien 
de  première  force. 

Le  faïencier  consentit  à  le  voir. 

Tous  deux  se  chamaillèrent  sur  les  émoluments.  Frédéric  s'inter- 
posa et  parvint,  au  bout  de  la  semaine,  à  leur  faire  conclure  un  arrange- 
inent. 

Maïs,  l'usine  étant  située  à  Creil,  Sénécal  ne  pouvait  en  rien 


1-78  L  ÉDUCATION    SENTIMENTALE 

l'aider.  Cette  réflexion,  très  simple,  abattit  son  courage  comme  une 
mésaventure. 

Il  songea  que  plus  Arnoux  serait  détaché  de  sa  femme,  plus 
il  aurait  de  chance  auprès  d'elle.  Alors,  il  se  mit  à  faire  Tapologie  de 
Rosanette,  continuellement  ;  il  lui  représenta  tous  ses  torts  à  son  eiv- 
droit,  conta  les  vagues  menaces  de  l'autre  jour,  et  même  parla  du 
cachemire,  sans  taire  qu'elle  l'accusait  d'avarice. 

Arnoux,  piqué  du  mot  (et,  d'ailleurs,  concevant  des  inquiétudes), 
apporta  le  cachemire  à  Rosanette,  mais  la  gronda  de  s'être  plainte  à 
Frédéric;  comme  elle  disait  lui  avoir  cent  fois  rappelé  sa  promesse, 
il  prétendit  qu'il  ne  s'en  était  pas  souvenu,  ayant  trop  d'occupa- 
tions. 

Le  lendemain,  Frédéric  se  présenta  chez  elle.  Bien  qu'il  fût  deux 
heures,  la  Maréchale  était  encore  couchée;  et,  à  son  chevet,  Delmar, 
installé  devant  un  guéridon,  finissait  une  tranche  de  foie  gras.  Elle 
cria  de  loin  :  «  Je  l'ai,  je  l'ai;  »  puis,  le  prenant  par  les  oreilles,  elle 
l'embrassa  au  front,  le  remercia  beaucoup,  le  tutoya,  voulut  même 
le  faire  asseoir  sur  son  lit.  Ses  jolis  yeux  tendres  pétillaient,  sa  bouche 
humide  souriait,  ses  deux  bras  ronds  sortaient  de  sa  chemise  qui  n'avait 
pas  de  manches;  et,  de  temps  à  autre,  il  sentait,  à  travers  la  batiste, 
les  fermes  contours  de  son  corps.  Delmar,  pendant  ce  temps-là,  roulait 
ses  prunelles  : 

—  «  Mais,  véritablement,  mon  amie,  ma  chère  amie  !...  » 

Il  en  fut  de  même  les  fois  suivantes.  Dès  que  Frédéric  entrait, 
elle  montait  debout  sur  un  coussin,  pour  qu'il  l'embrassât  mieux, 
l'appelait  un  mignon,  un  chéri,  mettait  une  fleur  à  sa  boutonnière, 
arrangeait  sa  cravate;  ces  gentillesses  redoublaient  toujours  lorsque 
Delmar  se  trouvait  là. 

Etaient-ce  des  avances?  Frédéric  le  crut.  Quant  à  tromper  un 
ami,  Arnoux,  à  sa  place,  ne  s'en  gênerait  guère  !  et  il  avait  bien  le  droit 
de  n'être  pas  vertueux  avec  sa  maîtresse,  l'ayant  toujours  été  avec  sa 
femme;  car  il  croyait  l'avoir  été,  ou  plutôt  il  aurait  voulu  se  le  faire 
accroire,  pour  la  justification  de  sa  prodigieuse  couardise.  Il  se  trouvait 


l'éducation  sentimentale  179 

stupide  cependant,  et  résolut  de  s*y  prendre  avec  la  Maréchale  carré- 
ment. 

Donc  une  après-midi,  comme  elle  se  baissait  devant  sa  commode, 
il  s'approcha  d'elle  et  eut  un  geste  d'une  éloquence  si  peu  ambiguë, 
qu'elle  se  redressa  touteempourpree.il  recommença  de  suite;  alors, 
elle  fondit  en  larmes,  disant  qu'elle  était  bien  malheureuse  et  que  ce 
n'était  pas  une  raison  pour  qu'on  la  méprisât. 

Il  réitéra  ses  tentatives.  Elle  prit  un  autre  genre,  qui  fut  de  rire 
toujours.  Il  crut  malin  de  riposter  par  le  même  ton,  et  en  l'exagérant. 
Mais  il  se  montrait  trop  gai  pour  qu'elle  le  crût  sincère;  et  leur  cama- 
raderie faisait  obstacle  à  l'épanchement  de  toute  émotion  sérieuse. 
Enfin,  un  jour,  elle  répondit  qu'elle  n'acceptait  pas  les  restes  d'une 
autre. 

—  «  Quelle  autre  ?  » 

—  «  Eh  oui  !  va  retrouver  Madame  Arnoux  !  » 

Car  Frédéric  en  parlait  souvent;  Arnoux,  de  son  côté,  avait  la 
même  manie;  elle  s'impatientait,  à  la  fin,  d'entendre  toujours  vanter 
cette  femme;  et  son  imputation  était  une  espèce  de  vengeance. 

Frédéric  lui  en  garda  rancune. 

Elle  commençait,  du  reste,  à  l'agacer  fortement.  Quelquefois,  se 
posant  comme  expérimentée,  elle  disait  du  mal  de  l'amour  avec  un 
rire  sceptique  qui  donnait  des  démangeaisons  de  la  gifler.  Un  quart 
d'heure  après,  c'était  la  seule  chose  qu'il  y  eût  au  monde,  et,  croisant 
ses  bras  sur  sa  poitrine,  comme  pour  serrer  quelqu'un,  elle  murmurait  : 
(f  Oh  !  oui,  c'est  bon  !  c'est  si  bon  !  »  les  paupières  entre-closes  et  à 
demi  pâmée  d'ivresse.  Il  était  impossible  de  la  connaître,  de  savoir, 
par  exemple,  si  elle  aimait  Arnoux,  car  elle  se  moquait  de  lui  et  en 
paraissait  jalouse.  De  même  pour  la  Vatnaz,  qu'elle  appelait  une 
misérable,  d'autres  fois  sa  meilleure  amie.  Elle  avait,  enfin,  sur  toute 
sa  personne  et  jusque  dans  le  retroussement  de  son  chignon,  quelque 
chose  d'inexprimable  qui  ressemblait  à  un  défi;  —  et  il  la  désirait, 
pour  le  plaisir  surtout  de  la  vaincre  et  de  la  dominer. 

Comment  faire  ?  car  souvent  elle  le  renvoyait  sans  nulle  cérémonie, 


8o  l'éducation  sentimentale 

apparaissant  une  minute  entre  deux  portes  pour  chuchoter  :  «  Je  suis 
occupée  ;  à  ce  soir  !  »  ou  bien  il  la  trouvait  au  milieu  de  douze  per- 
sonnes; et  quand  ils  étaient  seuls,  on  aurait  juré  une  gageure,  tant  les 
empêchements  se  succédaient.  Il  l'invitait  à  dîner,  elle  refusait  toujours  ; 
une  fois,  elle  accepta,  mais  ne  vint  pas. 

Une  idée  machiavélique  surgit  dans  sa  cervelle. 

Connaissant  par  Dussardier  les  récriminations  de  Pellerin  sur 
son  compte,  il  imagina  de  lui  commander  le  portrait  de  la  Maréchale, 
un  portrait  grandeur  nature,  qui  exigerait  beaucoup  de  séantes;  il 
n'en  manquerait  pas  une  seule;  l'inexactitude  habituelle  de  l'artiste 
faciliterait  les  tête-à-tête.  Il  engagea  donc  Rosanette  à  se  faire  peindre, 
pour  offrir  son  visage  à  son  cher  Arnoux.  Elle  accepta,  car  elle  se  voyait 
au  milieu  du  grand  Salon,  à  la  place  d'honneur,  avec  une  foule  devant 
elle,  et  les  journaux  en  parleraient,  ce  qui  «  la  lancerait  »  tout  à  coup. 

Quant  à  Pellerin,  il  saisit  la  proposition  avidement.  Ce  portrait 
devait  le  poser  en  grand  homme,  être  un  chef-d'œuvre. 

Il  passa  en  revue  dans  sa  mémoire  tous  les  portraits  de  maître 
qu'il  connaissait,  et  se  décida  finalement  pour  un  Titien,  lequel  serait 
rehaussé  d'ornements  à  la  Véronèse.  Donc  il  exécuterait  son  projet 
sans  ombres  factices,  dans  une  lumière  franche  éclairant  les  chairs 
d'un  seul  ton,  et  faisant  étinceler  les  accessoires. 

—  «  Si  je  lui  mettais,  »  pensa-t-il,  «  une  robe  de  soie  rose,  avec 
un  burnous  oriental }  Oh  non  !  canaille,  le  burnous  !  Ou  plutôt  si  je 
l'habillais  de  velours  bleu,  sur  un  fond  gris,  très  coloré  ?  On  pourrait 
lui  donner  également  une  collerette  de  guipure  blanche,  avec  un 
éventail  noir  et  un  rideau  d'écarlate  par  derrière  .^  » 

Et,  cherchant  ainsi,  il  élargissait  chaque  jour  sa  conception  et 
s'en  émerveillait. 

Il  eut  un  battement  de  cœur  quand  Rosanette,  accompagnée  de 
Frédéric,  arriva  chez  lui  pour  la  première  séance.  Il  la  plaça  debout, 
sur  une  manière  d'estrade,  au  miheu  de  l'appartement;  et,  en  se 
plaignant  du  jour  et  regrettant  son  ancien  atelier,  il  la  fit  d'abord 
s'accouder  contre  un  piédestal,  puis  asseoir  dans  un  fauteuil,  et  tour 


i82  l'éducation  sentimentale 

à  tour  s'éloignant  d'elle  et  s'en  rapprochant  pour  corriger  d'une  chique- 
naude les  plis  de  sa  robe,  il  la  regardait  les  paupières  entre-closes,  et 
consultait  d'un  mot  Frédéric. 

—  «  Eh  bien,  non  !  »  s'écria-t-il.  «  J'en  reviens  à  mon  idée  !  Je 
vous  flanque  en  Vénitienne  !  » 

Elle  aurait  une  robe  de  velours  ponceau  avec  une  ceinture  d'or- 
fèvrerie, et  sa  large  manche  doublée  d'hermine  laisserait  voir  son  bras 
nu  qui  toucherait  à  la  balustrade  d'un  escalier  montant  derrière  elle. 
A  sa  gauche,  une  grande  colonne  irait  jusqu'au  haut  de  la  toile  rejoindre 
des  architectures,  décrivant  un  arc.  On  apercevrait  en  dessous,  vague- 
ment, des  massifs  d'orangers  presque  noirs,  où  se  découperait  un 
ciel  bleu,  rayé  de  nuages  blancs.  Sur  le  balustre  couvert  d'un  tapis, 
il  y  aurait,  dans  un  plat  d'argent,  un  bouquet  de  fleurs,  un  chapelet 
d'ambre,  un  poignard  et  un  coffret  de  vieil  ivoire  un  peu  jaune  dégor- 
geant des  sequins  d'or;  quelques-uns  même,  tombés  par  terre  çà  et 
là,  formeraient  une  suite  d'éclaboussures  brillantes,  de  manière  à 
conduire  l'œil  vers  la  pointe  de  son  pied,  car  elle  serait  posée  sur  l'avant- 
dernière  marche,  dans  un  mouvement  naturel  et  en  pleine  lu- 
mière. 

Il  alla  chercher  une  caisse  à  tableaux,  qu'il  mit  sur  l'estrade  pour 
figurer  la  marche;  puis  il  disposa  comme  accessoires,  sur  un  tabouret 
en  guise  de  balustrade,  sa  vareuse,  un  bouclier,  une  boîte  de  sardines, 
un  paquet  de  plumes,  un  couteau,  et,  quand  il  eut  jeté  devant  Rosanette 
une  douzaine  de  gros  sous,  il  lui  fit  prendre  sa  pose. 

—  «  Imaginez-vous  que  ces  choses-là  sont  des  richesses,  des 
présents  splendides.  La  tête  un  peu  à  droite  !  Parfait  !  et  ne  bougez 
plus  !  Cette  attitude  majestueuse  va  bien  à  votre  genre  de  beauté }  » 

Elle  avait  une  robe  écossaise  avec  un  gros  manchon  et  se  retenait 
pour  ne  pas  rire. 

—  «  Quant  à  la  coiffure,  nous  la  mêlerons  à  un  tortis  de  perles  : 
cela  fait  toujours  bon  effet  dans  les  cheveux  rouges.  » 

La  Maréchale  se  récria,  disant  qu'elle  n'avait  pas  les  cheveux 
rouges. 


l'éducation  sentimentale  183 

—  u  Laissez  donc  !  Le  rouge  des  peintres  n'est  pas  celui  des 
bourgeois  !  ^) 

Il  commença  à  esquisser  la  position  des  masses;  et  il  était  si 
préoccupé  des  grands  artistes  de  la  Renaissance,  qu'il  en  parlait. 
Pendant  une  heure,  il  rêva  tout  haut  à  ces  existences  magnifiques, 
pleines  de  génie,  de  gloire  et  de  somptuosités,  avec  des  entrées  triom- 
phales dans  les  villes,  et  des  galas  à  la  lueur  des  flambeaux,  entre  des 
femmes  à  moitié  nues,  belles  comme  des  déesses. 

—  ((  Vous  étiez  faite  pour  vivre  dans  ce  temps-là.  Une  créature 
de  votre  calibre  aurait  mérité  un  monseigneur  !  » 

Rosanette  trouvait  ses  compliments  fort  gentils.  On  fixa  le  jour 
de  la  séance  prochaine  ;  Frédéric  se  chargeait  d'apporter  les  accessoires. 

Comme  la  chaleur  du  poêle  l'avait  étourdie  quelque  peu,  ils  s'en 
retournèrent  à  pied  par  la  rue  du  Bac  et  arrivèrent  sur  le  pont  Royal. 

Il  faisait  un  beau  temps,  âpre  et  splendide.  Le  soleil  s'abaissait; 
quelques  vitres  de  maison,  dans  la  Cité,  brillaient  au  loin  comme  des 
plaques  d'or,  tandis  que,  par  derrière,  à  droite,  les  tours  de  Notre- 
Dame  se  profilaient  en  noir  sur  le  ciel  bleu, mollement  baigné  à  l'horizon 
dans  des  vapeurs  grises.  Le  vent  souffla;  et  Rosanette,  ayant  déclaré 
qu'elle  avait  faim,  ils  entrèrent  à  la  Pâtisserie  anglaise. 

Des  jeunes  femmes,  avec  leurs  enfants,  mangeaient  debout  contre 
le  buffet  de  marbre,  où  se  pressaient,  sous  des  cloches  de  verre,  les 
assiettes  de  petits  gâteaux.  Rosanette  avala  deux  tartes  à  la  crème.  Le 
sucre  en  poudre  faisait  des  moustaches  au  coin  de  sa  bouche.  De 
temps  à  autre,  pour  l'essuyer,  elle  tirait  son  mouchoir  de  son  manchon  ; 
et  sa  figure  ressemblait,  sous  sa  capote  de  soie  verte,  à  une  rose  épanouie 
entre  ses  feuilles. 

Ils  se  remirent  en  marche;  dans  la  rue  de  la  Paix,  elle  s'arrêta, 
devant  la  boutique  d'un  orfèvre,  à  considérer  un  bracelet;  Frédéric 
voulut  lui  en  faire  cadeau. 

—  «  Non,  »  dit-elle,  «  garde  ton  argent.  » 

Il  fut  blessé  de  cette  parole.  ^ 

—  «  Qu'a  donc  le  mimi  ?  On  est  triste  ?  » 


t84 


L  EDUCATION   SENTIMENTALE 


Et,  la  conversation  s 'étant 
renouée,  il  en  vint,  comme 
d'habitude,  à  des  protestations 
d'amour. 

—  ((  Tu  sais  bien  que  c'est 
impossible  !  » 

—  «  Pourquoi  ?  » 

—  «  Ah  !  parce  que....  » 
Ils    allaient   côte   à   côte, 

elle  appuyée  sur  son  bras,  et 
les  volants  de  sa  robe  lui  bat- 
taient contre  les  jambes.  Alors, 
il  se  rappela  un  crépuscule 
d'hiver,  où,  sur  le  même  trot- 
toir, Mme  Arnoux  marchait 
ainsi  à  son  côté  ;  et  ce  souvenir 
l'absorba  tellement,  qu'il  ne 
s'apercevait  plus  deRosanette 
et  n'y  songeait  pas. 

Elle  regardait,  au  hasard, 
devant  elle,  tout  en  se  laissant 
un  peu  traîner,  comme  un  en- 
fant paresseux.  C'était  l'heure 
où  l'on  rentrait  de  la  prome- 
nade, et  des  équipages  défi- 
laient au  grand  trot  sur  le  pavé 
sec.  Les  flatteries  de  Pellerin 
lui  revenant  sans  doute  à  la 
mémoire,  elle  poussa  un  soupir: 

—  «  Ah  !  il  y  en  a  qui 
sont  heureuses  !  Je  suis  faite 
pour  un  homme  riche,  décidé- 
ment. » 


l'éducation  sentimentale  185 

Il  répliqua  d'un  ton  brutal  : 

—  «  Vous  en  avez  un,  cependant  !  »  —  car  M.  Oudry  passait  pour 
trois  fois  millionnaire. 

Elle  ne  demandait  pas  mieux  que  de  s'en  débarrasser. 

—  «  Qui  vous  en  empêche  ?  » 

Et  il  exhala  d'amères  plaisanteries  sur  ce  vieux  bourgeois  à  per- 
ruque, lui  montrant  qu'une  pareille  liaison  était  indigne,  et  qu'elle 
devait  la  rompre  ! 

—  «  Oui,  ))  répondit  la  Maréchale,  comme  se  parlant  à  elle-même. 
«  C'est  ce  que  je  finirai  par  faire,  sans  doute  !  » 

Frédéric  fut  charmé  de  ce  désintéressement.  Elle  se  ralentissait, 
il  la  crut  fatiguée.  Elle  s'obstina  à  ne  pas  vouloir  de  voiture  et  elle  le 
congédia  devant  sa  porte,  en  lui  envoyant  un  baiser  du  bout  des 
doigts. 

—  «  Ah  !  quel  dommage  !  et  songer  que  des  imbéciles  me  trouvent 
riche  !  » 

Il  était  sombre  en  arrivant  chez  lui. 
Hussonnet  et  Deslauriers  l'attendaient. 

Le  bohème,  assis  devant  sa  table,  dessinait  des  têtes  de  Turcs, 
et  l'avocat,  en  bottes  crottées,  sommeillait  sur  le  divan. 

—  «  Ah  !  enfin  !  »  s'écria-t-il.  «  Mais  quel  air  farouche  !  Peux-tu 
m 'écouter  ?  » 

Sa  vogue  comme  répétiteur  diminuait,  car  il  bourrait  ses  élèves 
de  théories  défavorables  pour  leurs  examens.  Il  avait  plaidé  deux  ou 
trois  fois,  avait  perdu,  et  chaque  déception  nouvelle  le  rejetait  plus 
fortement  vers  son  vieux  rêve  :  un  journal  où  il  pourrait  s'étaler,  se 
venger,  cracher  sa  bile  et  ses  idées.  Fortune  et  réputation,  d'ailleurs, 
s'ensuivraient.  C'était  dans  cet  espoir  qu'il  avait  circonvenu  le  bohème, 
Hussonnet  possédant  une  feuille. 

A  présent,  il  la  tirait  sur  papier  rose;  il  inventait  des  canards, 
composait  des  rébus,  tâchait  d'engager  des  polémiques,  et  même  (en 
dépit  du  local)  voulait  monter  des  concerts  !  L'abonnement  d'un  an 
«  donnait  droit  à  une  place  d'orchestre  dans  un  des  principaux  théâtres 


i86  l'éducation  sentimentale 

de  Paris;  de  plus,  radministration  se  chargeait  de  fournir  à  MM.  les 
étrangers  tous  les  renseignements  désirables,  artistiques,  et  autres.  » 
Mais  rimprimeur  faisait  des  menaces,  on  devait  trois  termes  au  proprié- 
taire, toutes  sortes  d'embarras  surgissaient;  et  Hussonnet  aurait  laissé 
périr  VArt,  sans  les  exhortations  de  l'avocat,  qui  lui  chauffait  le  moral 
quotidiennement.  Il  l'avait  pris,  afin  de  donner  plus  de  poids  à  sa 
démarche. 

—  ((  Nous  venons  pour  le  Journal,  »  dit-il. 

—  «  Tiens,  tu  y  penses  encore  !  )>  répondit  Frédéric,  d'un  ton 
distrait. 

—  «  Certainement,  j'y  pense  !  » 

Et  il  exposa  de  nouveau  son  plan.  Par  des  comptes-rendus  de 
la  Bourse,  ils  se  mettraient  en  relations  avec  des  financiers,  et  obtien- 
draient ainsi  les  cent  mille  francs  de  cautionnement  indispensables. 
Mais,  pour  que  la  feuille  pût  être  transformée  en  journal  politique, 
il  fallait  auparavant  une  large  clientèle,  et,  pour  cela,  se  résoudre  à 
quelques  dépenses,  tant  pour  les  frais  de  papeterie,  d'imprimerie, 
de  bureau,  bref  une  somme  de  quinze  mille  francs. 

—  «  Je  n'ai  pas  de  fonds,  »  dit  Frédéric. 

—  «  Et  nous  donc  !  »  fit  Deslauriers  en  croisant  ses  deux  bras. 
Frédéric,  blessé  du  geste,  répliqua  : 

—  «  Est-ce  ma  faute?...  » 

—  «  Ah  !  très  bien  !  Ils  ont  du  bois  dans  leur  cheminée,  des 
truffes  sur  leur  table,  un  bon  lit,  une  bibliothèque,  une  voiture,  toutes 
les  douceurs  !  Mais  qu'un  autre  grelotte  sous  les  ardoises,  dîne  à 
vingt  sous,  travaille  comme  un  forçat  et  patauge  dans  la  misère  ! 
est-ce  leur  faute  ?  » 

Et  il  répétait  :  «  Est-ce  leur  faute  ?  »  avec  une  ironie  cicéronienne 
qui  sentait  le  Palais.  Frédéric  voulait  parler. 

—  «  Du  reste,  je  comprends,  on  a  des  besoins...  aristocratiques; 
car  sans  doute...  quelque  femme...  » 

—  «  Eh  bien,  quand  cela  serait }  Ne  suis-je  pas  libre  ?...  )> 

—  ((  Oh  !  très  libre  1  » 


l'éducation  sentimentale  187 

Et,  après  une  minute  de  silence  : 

—  «  C'est  si  commode,   les   promesses  !  » 

—  «  Mon  Dieu  !  je  ne  les  nie  pas  !  »  dit  Frédéric. 
L'avocat  continuait  : 

—  «  Au  collège,  on  fait  des  serments,  on  constituera  une  phalange, 
on  imitera  les  Treize  de  Balzac  !  Puis,  quand  on  se  retrouve  :  Bonsoir, 
mon  vieux,  va  te  promener  !  Car  celui  qui  pourrait  servir  l'autre 
retient  précieusement  tout,  pour  lui  seul.  » 

—  «  Comment  ?  • 

—  a  Oui,  tu  ne  nous  as  pas  même  présenté  chez  les  Dambreuse  !  » 
Frédéric  le  regarda;  avec  sa  pauvre  redingote,  ses  lunettes  dépolies 

et  sa  figure  blême,  l'avocat  lai  parut  un  tel  cuistre,  qu'il  ne  put  em- 
pêcher sur  ses  lèvres  un  sourire  dédaigneux.  Deslauriers  l'aperçut,  et 

rougit. 

Il  avait  déjà  son  chapeau  pour  s'en  aller.  Hussonnet,  plein  d'in- 
quiétude, tâchait  de  l'adoucir  par  des  regards  suppliants,  et,  comme 
Frédéric  lui  tournait  le  dos  : 

—  «  Voyons,    mon    petit  1    Soyez    mon    Mécène  1    Protégez    les 

arts  !  » 

Frédéric,  dans  un  brusque  mouvement  de  résignation,  prit  une 
feuille  de  papier,  et,  ayant  griffonné  dessus  quelques  lignes,  la  lui 
tendit.  Le  \isage  du  bohème  s'illumina.  Puis,  repassant  la  lettre  à 
Daslauriers  : 

—  «  Faites  des  excuses.  Seigneur  1  » 

Leur  ami  conjurait  son  notaire  de  lui  envoyer,  au  plus  vite,  quinze 

mille  francs. 

—  «  Ah  !  je  te  reconnais  là  !  »  dit  Deslauriers. 

((  Foi   de   gentilhomme  »  !   ajouta   le   bohème,  «  vous  êtes  un 

brave,  on  vous  mettra  dans  la  galerie  des  hommes  utiles  1  » 

L'avocat  reprit  : 

«  Tu  n'y  perdras  rien,  la  spéculation  est  excellente.  » 

«  Parbleu  !•  s'écria  Hussonnet,  a  j'en  fourrerais  ma  tête  sur 

l'échafaud.  » 


i88  l'éducation  SENTI]\1ENTALE 

Et  il  débita  tant  de  sottises  et  promit  tant  de  merveilles  (auxquelles 
il  croyait  peut-être),  que  Frédéric  ne  savait  pas  si  c'était  pour  se  moquer 
des  autres  ou  de  lui-même. 

Ce  soir-là,  il  reçut  une  lettre  de  sa  mère. 

Elle  s'étonnait  de  ne  pas  le  voir  encore  ministre,  tout  en  le  plaisan- 
tant quelque  peu.  Puis  elle  parlait  de  sa  santé,  et  lui  apprenait  que 
M.  Roque  venait  maintenant  chez  elle.  «  Depuis  qu'il  est  veuf,  j'ai  cru 
sans  inconvénient  de  le  recevoir.  Louise  est  très  changée  à  son  avan- 
tage. »  Et  en  post-scriptum:  «  Tu  ne  me  dis  rien  de  ta  belle  connais- 
sance, M.  Dambreuse;  à  ta  place,  je  l'utiliserais)). 

Pourquoi  pas?  Ses  ambitions  intellectuelles  l'avaient  quitté,  et 
sa  fortune  (il  s'en  apercevait)  était  insuffisante;  car,  ses  dettes  payées 
et  la  somme  convenue  remise  aux  autres,  son  revenu  serait  diminué 
de  quatre  mille  francs,  pour  le  moins  !  D'ailleurs,  il  sentait  le  besoin 
de  sortir  de  cette  existence,  de  se  raccrocher  à  quelque  chose.  Aussi, 
le  lendemain,  en  dînant  chez  Mme  Arnoux,  il  dit  que  sa  mère  le  tour- 
mentait pour  qu'il  embrassât  une  profession. 

—  «  Mais  je  croyais,  ))  reprit-elle,  «  que  M.  Dambreuse  devait 
vous  faire  entrer  au  Conseil  d'État  ?  Cela  vous  irait  très  bien.  » 

Elle  le  voulait  donc.  Il  obéit. 

Le  banquier,  comme  la  première  fois,  était  assis  à  son  bureau, 
et  d'un  geste  le  pria  d'attendre  quelques  minutes,  car  un  monsieur 
tournant  le  dos  à  la  porte,  l'entretenait  de  matières  graves.  Il  s'agissait 
de  charbons  de  terre  et  d'une  fusion  à  opérer  entre  diverses  compagnies. 

Les  portraits  du  général  Foy  et  de  Louis-Philippe  se  faisaient 
pendant  de  chaque  côté  de  la  glace  ;  des  cartonniers  montaient  contre 
le  lambris  jusqu'au  plafond,  et  il  y  avait  six  chaises  de  paille,  M.  Dam- 
breuse n'ayant  pas  besoin  pour  ses  affaires  d'un  appartement  plus 
beau;  c'était  comme  ces  sombres  cuisines  où  s'élaborent  de  grands 
festins.  Frédéric  observa  surtout  deux  coffres  monstrueux,  dressés 
dans  les  encoignures.  Il  se  demandait  combien  de  millions  y  pouvaient 
tenir.  Le  banquier  en  ouvrit  un,  et  la  planche  de  fer  tourna,  ne  laissant 
voir  à  l'intérieur  que  des  cahiers  de  papier  bleu. 


L*ÉDUCATION    SENTIMENTALE  189 

Enfin  rindividu  passa  devant  Frédéric.  C'était  le  père  Oudry. 
Tous  deux  se  saluèrent  en  rougissant,  ce  qui  parut  é  onner  M.  Dam- 
breuse.  Du  reste,  il  se  montra  fort  aimable.  Rien  n'était  plus  facile 
que  de  recommander  son  jeune  ami  au  garde  des  sceaux.  On  serait 
trop  heureux  de  l'avoir;  et  il  termina  ses  politesses  en  l'invitant  à 
une  soirée  qu'il  donnait  dans  quelques  jours. 

Frédéric  montait  en  coupé  pour  s'y  rendre  quand  arriva  un 
billet  de  la  Maréchale.  A  la  lueur  des  lanternes,  il  lut  : 

«  Cher,  j'ai  suivi  vos  conseils.  Je  viens  d'expulser  mon  Osage. 
A  partir  de  demain  soir,  liberté  !  Dites  que  je  ne  suis  pas  brave.  » 

Rien  de  plus  !  Mais  c'était  le  convier  à  la  place  vacante.  Il  pousea 
une  exclamation,  serra  le  billet  dans  sa  poche  et  partit. 

Deux  municipaux  à  cheval  stationnaient  dans  la  rue.  Une  file 
de  lampions  brûlaient  sur  les  deux  portes  cochères  ;  et  des  domestiques, 
dans  la  cour,  criaient,  pour  faire  avancer  les  voitures  jusqu'au  bas 
du  perron,  sous  la  marquise.  Puis,  tout  à  coup,  le  bruit  cessait  dans  le 
vestibule. 

De  grands  arbres  emplissaient  la  cage  de  l'escalier;  les  globes 
de  porcelaine  versaient  une  lumière  qui  ondulait  comme  des  moires 
de  satin  blanc  sur  les  murailles.  Frédéric  monta  les  marches  allègre- 
ment. Un  huissier  lança  son  nom  :  M.  Dambreuse  lui  tendit  la  main; 
presque  aussitôt,  Mme  Dambreuse  parut. 

Elle  avait  une  robe  mauve  garnie  de  dentelles,  les  boucles  de  sa 
coiffure  plus  abondantes  qu'à  l'ordinaire,  et  pas  un  seul  bijou. 

Elle  se  plaignit  de  ses  rares  visites,  trouva  moyen  de  dire  quelque 
chose.  Les  invités  arrivaient;  en  manière  de  salut,  ils  jetaient  leur 
torse  de  côté,  ou  se  courbaient  en  deux,  ou  baissaient  la  figure  seule- 
ment; puis  un  couple  conjugal,  une  famille  passait,  et  tous  se  dis- 
persaient dans  le  salon  déjà  plein. 

Sous  le  lustre,  au  milieu,  un  pouf  énorme  supportait  une  jardi- 
nière, dont  les  fleurs,  s'inclinant  comme  des  panaches,  surplombaient 
la  tête  des  femmes  assises  en  rond,  tout  autour,  tandis  que  d'autres 
occupaient   les   bergères  formant   deux   lignes  droites,  interrompues 


iço  l'éducation  sentimentale 

symétriquement  par  les  grands  rideaux  des  fenêtres  en  velours  nacarat 
et  les  hautes  baies  des  portes  à  linteau  doré. 

La  foule  des  hommes  qui  se  tenaient  debout  sur  le  parquet,  avec 
leur  chapeau  à  la  main,  faisait  de  loin  une  seule  masse  noire,  où  les 
rubans  des  boutonnières  mettaient  des  points  rouges  çà  et  là,  et  que 
rendait  plus  sombre  la  monotone  blancheur  des  cravates.  Sauf  de 
petits  jeunes  gens  à  barbe  naissante,  tous  paraissaient  s'ennuyer; 
quelques  dandies,  d'un  air  maussade,  se  balançaient  sur  leurs  talons. 
Les  têtes  grises,  les  perruques  étaient  nombreuses;  de  place  en  place, 
un  crâne  chauve  luisait;  et  les  visages,  ou  empourprés  ou  très  blêmes, 
laissaient  voir  dans  leur  flétrissure  la  trace  d'immenses  fatigues,  —  les 
gens  qu'il  y  avait  là  appartenant  à  la  politique  ou  aux  aflPaires.  M.  Dam- 
breuse  avait  aussi  invité  plusieurs  savants,  des  magistrats,  deux  ou 
trois  médecins  illustres,  et  il  repoussait  avec  d'humbles  attitudes 
les  éloges  qu'on  lui  faisait  sur  sa  soirée  et  les  allusions  à  sa  richesse. 

Partout,  une  valetaille  à  larges  galons  d'or  circulait.  Les  grandes 
torchères,  comme  des  bouquets  de  feu,  s'épanouissaient  sur  les  ten- 
tures ;  elles  se  répétaient  dans  les  glaces  ;  et,  au  fond  de  la  salle  à  manger, 
que  tapissait  un  treillage  de  jasmin,  le  buffet  ressemblait  à  un  maître- 
autel  de  cathédrale  ou  à  une  exposition  d'orfèvrerie,  —  tant  il  y  avait 
de  plats,  de  cloches,  de  couverts  et  de  cuillers  en  argent  et  en  vermeil, 
au  milieu  des  cristaux  à  facettes  qui  entre-croisaient,  par-dessus  les 
viandes,  des  lueurs  irisées.  Les  trois  autres  salons  regorgeaient  d'objets 
d'art  :  paysages  de  maîtres  contre  les  murs,  ivoires  et  porcelaines  au 
bord  des  tables,  chinoiseries  sur  les  consoles;  des  paravents  de  laque 
se  développaient  devant  les  fenêtres,  des  touffes  de  camélias  montaient 
dans  les  cheminées;  et  une  musique  légère  vibrait,  au  loin,  comme  un 
bourdonnement  d'abeilles. 

Les  quadrilles  n'étaient  pas  nombreux,  et  les  danseurs,  à  la  ma- 
nière nonchalante  dont  ils  traînaient  leurs  escarpins,  semblaient  s'ac- 
quitter d'un  devoir.  Frédéric  entendait  des  phrases  comme  celles-ci  : 

—  «  Avez-vous  été  à  la  dernière  fête  de  charité  de  l'hôtel  Lam- 
bert,  Mademoiselle?» 


L  EDUCATION    SENTIMENTALE  19I 

—  «  Non,  Monsieur  !  » 

—  t(  Il  va  faire,  tout  à  l'heure,  une  chaleur  !  » 

—  «  Oh  !  c'est  vrai,  étouffante  !  » 

—  ((  De  qui  donc  cette  polka  ?  » 

—  ((  Mon  Dieu  !  je  ne  sais  pas,  Madame  !  » 

Et,  derrière  lui,  trois  roquentins,  postés  dans  une  embrasure, 
chuchotaient  des  remarques  obscènes;  d'autres  causaient  chemins  de 
fer,  libre-échange;  un  sportsman  contait  une  histoire  de  chasse;  un 
légitimiste  et  un  orléaniste  discutaient. 

En  errant  de  groupe  en  groupe,  il  arriva  dans  le  salon  des  joueurs, 
où,  dans  un  cercle  de  gens  graves,  il  reconnut  Martinon,  «  attaché 
maintenant  au  parquet  de  la  capitale  ». 

Sa  grosse  face  couleur  de  cire  emplissait  convenablement  son 
collier,  lequel  était  une  merveille,  tant  les  poils  noirs  se  trouvaient 
bien  égaUsés;  et,  gardant  un  juste  milieu  entre  l'élégance  voulue  par 
son  âge  et  la  dignité  que  réclamait  sa  profession,  il  accrochait  son 
pouce  dans  son  aisselle  suivant  l'usage  des  beaux,  puis  mettait  son 
bras  dans  son  gilet  à  la  façon  des  doctrinaires.  Bien  qu'il  eût  des  bottes 
extra-vernies,  il  portait  les  tempes  rasées,  pour  se  faire  un  front  de 
penseur. 

Après  quelques  mots  débités  froidement,  il  se  retourna  vers  son 
conciliabule.  Un  propriétaire  disait  : 

—  «  C'est  une  classe  d'hommes  qui  rêvent  le  bouleversement 
de  la  société  !  » 

—  «  Ils  demandent  l'organisation  du  travail  !  »  reprit  un  autre. 
((  Conçoit-on  cela  ?  » 

—  «  Que  voulez-vous  !  »  fit  un  troisième,  «  quand  on  voit  M.  de 
Genoude  donner  la  main  au  Siècle  !  » 

—  «  Et  des  conservateurs,  eux-mêmes,  s'intituler  progressifs  ! 
Pour  nous  amener,  quoi }  L  République  !  comme  si  elle  était  possible 
en  France  !  » 

Tous  déclarèrent  que  la  République  était  impossible  en  France. 

—  «  N'importe,  »  remarqua  tout  haut  un  monsieur.  «  On  s'occupe 


JQ2  l'éducation  sentimentale 

trop  de  la  Révolution;  on  publie  là-dessus  un  tas  d'histoires,  de 

livres  !...  » 

((  Sans  compter,  »  dit  Martinon,  «  qu'il  y  a,  peut-être,  des  sujets 

d'étude  plus  sérieux  !  » 

Un  ministériel  s'en  prit  aux  scandales  du  théâtre  : 

—  ((  Ainsi,  par  exemple,  ce  nouveau  drame  la  Reine  Margot 
dépasse  véritablement  les  bornes  !  Où  était  le  besoin  qu'on  nous  parlât 
des  Valois  ?  Tout  cela  montre  la  royauté  sous  un  jour  défavorable  ! 
C'est  comme  votre  Presse  !  Les  lois  de  septembre,  on  a  beau  dire, 
sont  infiniment  trop  douces  !  Moi,  je  voudrais  des  cours  martiales 
pour  bâillonner  les  journalistes  !  A  la  moindre  insolence,  traînés 
devant  un  conseil  de  guerre  !  et  allez  donc  !  » 

—  «  Oh  !  prenez  garde,  Monsieur,  prenez  garde  !  »  dit  un  profes- 
seur, «n'attaquez  pas  nos  précieuses  conquêtes  de  1830  !  respectons 
nos  libertés.  »  Il  fallait  décentraliser  plutôt,  répartir  l'excédant  des 
villes  dans  les  campagnes. 

—  «  Mais  elles  sont  gangrenées  !  »  s'écria  un  catholique.  «  Faites 
qu'on  raffermisse  la  Religion  !» 

Martinon  s'empressa  de  dire  : 

—  «  Effectivement,  c'est  un  frein  !  » 

Tout  le  mal  gisait  dans  cette  envie  moderne  de  s'élever  au-dessus 
de  sa  classe,  d'avoir  du  luxe. 

—  ((  Cependant,  »  objecta  un  industriel,  «  le  luxe  favorise  le 
commerce.  Aussi  j'approuve  le  duc  de  Nemours  d'exiger  la  culotte 
courte  à  ses  soirées.  » 

—  «  M.  Thiers  y  est  venu  en  pantalon.  Vous  connaissez  son 
mot  ?  » 

—  «  Oui,  charmant  !  Mais  il  tourne  au  démagogue,  et  son  dis- 
cours dans  la  question  des  incompatibilités  n'a  pas  été  sans  influence 
sur  l'attentat  du  12  mai.  » 

—  «  Ah  !   bah  !  » 

—  «Eh  !  eh  !  » 

Le  cercle  fut  contraint  de  s'entr'ouvrir  pour  livrer  passage  à  un 


L  EDUCATION    SENTIMENTALE  I93 

domestique  portant  un  plateau,  et  qui  tâchait  d'entrer  dans  le  salon 
des  joueurs. 

Sous  Tabat-jour  vert  des  bougies,  des  rangées  de  cartes  et  de 
pièces  d*or  couvraient  la  table.  Frédéric  s'arrêta  devant  une  d'elles, 
perdit  les  quinze  napoléons  qu'il  avait  dans  sa  poche,  fît  une  pirouette, 
et  se  trouva  au  seuil  du  boudoir  où  était  alors  Mme  Dambreuse. 

Des  femmes  le  remplissaient,  les  unes  près  des  autres,  sur  des 
sièges  sans  dossier.  Leurs  longues  jupes,  bouffant  autour  d'elles, 
semblaient  des  flots  d'où  leur  taille  émergeait,  et  les  seins  s'offraient 
aux  regards  dans  l'échancrure  des  corsages.  Presque  toutes  portaient 
un  bouquet  de  violettes  à  la  main.  Le  ton  mat  de  leurs  gants  faisait 
ressortir  la  blancheur  humaine  de  leurs  bras;  des  efiilés,  des  herbes, 
leur  pendaient  sur  les  épaules,  et  on  croyait  quelquefois,  à  certains 
frissonnements,  que  la  robe  allait  tomber.  Mais  la  décence  des  figures 
tempérait  les  provocations  du  costume;  plusieurs  même  avaient  une 
placidité  presque  bestiale,  et  ce  rassemblement  de  femmes  demi-nues 
faisait  songer  à  un  intérieur  de  harem  ;  il  vint  à  l'esprit  du  jeune  homme 
une  comparaison  plus  grossière.  En  effet,  toutes  sortes  de  beautés 
se  trouvaient  là  :  des  Anglaises  à  profil  de  keepsake,  une  Italienne 
dont  les  yeux  noirs  fulguraient  comme  un  Vésuve,  trois  sœurs  habillées 
de  bleu,  trois  Normandes,  fraîches  comme  des  pommiers  d'avril,  une 
grande  rousse  avec  une  parure  d'améthystes;  —  et  les  blanches  scin- 
tillations des  diamants  qui  tremblaient  en  aigrettes  dans  les  chevelures, 
les  taches  lumineuses  des  pierreries  étalées  sur  les  poitrines,  et  l'éclat 
doux  des  perles  accompagnant  les  visages  se  mêlaient  au  miroitement 
des  anneaux  d'or,  aux  dentelles,  à  la  poudre,  aux  plumes,  au  vermillon 
des  petites  bouches,  à  la  nacre  des  dents.  Le  plafond,  arrondi  en  cou- 
pole, donnait  au  boudoir  la  forme  d'une  corbeille;  et  un  courant  d'air 
parfumé  circulait  sous  le  battement  des  éventails. 

Frédéric,  campé  derrière  elles  avec  son  lorgnon  dans  l'œil,  ne 
jugeait  pas  toutes  les  épaules  irréprochables;  il  songeait  à  la  Maréchale, 
ce  qui  refoulait  ses  tentations,  ou  l'en  consolait. 

Il  regardait  cependant  Mme  Dambreuse,  et  il  la  trouvait    char- 


194  l'éducation  sentimentale 

mante,  malgré  sa  bouche  un  peu  longue  et  ses  narines  trop  ouvertes. 
Mais  sa  grâce  était  particulière.  Les  boucles  de  sa  chevelure  avaient 
comme  une  langueur  passionnée,  et  son  front  couleur  d'agate  semblait 
contenir  beaucoup  de  choses  et  dénotait  un  maître. 

Elle  avait  mis  près  d'elle  la  nièce  de  son  mari,  jeune  personne 
assez  laide.  De  temps  à  autre,  elle  se  dérangeait  pour  recevoir  celles 
qui  entraient;  et  le  murmure  des  voix  féminines,  augmentant,  faisait 
comme  un  caquetage  d'oiseaux. 

Il  était  question  des  ambassadeurs  tunisiens  et  de  leurs  costumes. 
Une  dame  avait  assisté  à  la  dernière  réception  de  l'Académie;  une 
autre  parla  du  Don  Juan  de  Molière,  représenté  nouvellement  aux 
Français.  Mais,  désignant  sa  nièce  d'un  coup  d'œil,  Mme  Dambreuse 
posa  un  doigt  contre  sa  bouche,  et  un  sourire  qui  lui  échappa  démentait 
cette  austérité. 

Tout  à  coup,  Martinon  apparut,  en  face,  sous  l'autre  porte.  Elle 
se  leva.  Il  lui  offrit  son  bras.  Frédéric,  pour  le  voir  continuer  ses 
galanteries,  traversa  les  tables  de  jeu  et  les  rejoignit  dans  le  grand 
salon;  Mme  Dambreuse  quitta  aussitôt  son  cavalier,  et  l'entretint 
familièrement. 

Elle  comprenait  qu'il  ne  jouât  pas,  ne  dansât  pas. 

—  «  Dans  la  jeunesse,  on  est  triste  1  »  —  Puis,  enveloppant  le 
bal  d'un  seul  regard  : 

—  «  D'ailleurs,  tout  cela  n'est  pas  drôle  !  pour  certaines  natures 
du  moins  !  » 

Et  elle  s'arrêtait  devant  la  rangée  des  fauteuils,  distribuant  çà 
et  là  des  mots  aimables,  tandis  que  des  vieux,  qui  avaient  des  binocles 
à  deux  branches,  venaient  lui  faire  la  cour»  Elle  présenta  Frédéric  à 
quelques-uns.  M.  Dambreuse  le  toucha  au  coude  légèrement,  et 
l'emmena  dehors  sur  la  terrasse. 

Il  avait  vu  le  Ministre.  La  chose  n'était  pas  facile.  Avant  d'être 
présenté  comme  auditeur  au  Conseil  d'Etat,  on  devait  subir  un  examen. 
Frédéric,  pris  d'une  confiance  inexplicable,  répondit  qu'il  en  savait 
les  matières. 


l'éducation  sentimentale  195 

Le  financier  n'en  était  pas  surpris,  d'après  tous  les  éloges  que 
faisait  de  lui  M.  Roque. 

A  ce  nom,  Frédéric  revit  la  petite  Louise,  sa  maison,  sa  chambre; 
et  il  se  rappela  des  nuits  pareilles,  où  il  restait  à  sa  fenêtre,  écoutant 
les  rouliers  qui  passaient.  Ce  souvenir  de  ses  tristesses  amena  la  pensée 
de  Mme  Arnoux;  et  il  se  taisait,  tout  en  continuant  à  marcher  sur  la 
terrasse.  Les  croisées  dressaient  au  milieu  des  ténèbres  de  longues 
plaques  rouges;  le  bruit  du  bal  s'affaiblissait;  les  voitures  commen- 
çaient à  s'en  aller. 

—  «Pourquoi  donc,»  reprit  M.  Dambreuse,  ((tenez-vous  au 
Conseil  d'Etat }  » 

Et  il  affirma,  d'un  ton  de  libéral,  que  les  fonctions  pubHques  ne 
menaient  à  rien,  il  en  savait  quelque  chose;  les  affaires  valaient  mieux, 
Frédéric  objecta  la  difficulté  de  les  apprendre. 

—  «  Ah  !  bah  !  en  peu  de  temps,  je  vous  y  mettrais.  » 
Voulait-il  l'associer  à  ses  entreprises  ? 

Le  jeune  homme  aperçut,  comme  dans  un  éclair,  une  immense 
fortune  qui  allait  venir. 

—  ((  Rentrons,  »  dit  le  banquier.  «  Vous  soupez  avec  nous,  n'est-ce 
pas }  » 

Il  était  trois  heures,  on  partait.  Dans  la  salle  à  manger,  une  table 
servie  attendait  les  intimes. 

M.  Dambreuse  aperçut  Martinon,  et,  s'approchant  de  sa  femme, 
d'une  voix  basse  : 

—  «  C'est  vous  qui  l'avez  invité  ?  » 
Elle  répliqua  sèchement  : 

—  «  Mais  oui  !  »  ^ 

La  nièce  n'était  pas  là.  On  but  très  bien,  on  rit  très  haut;  et  des 
plaisanteries  hasardeuses  ne  choquèrent  point,  tous  éprouvant  cet 
allégement  qui  suit  les  contraintes  un  peu  longues.  Seul,  Martinon 
se  montra  sérieux;  il  refusa  de  boire  du  vin  de  Champagne  par  bon 
genre,  souple  d'ailleurs  et  fort  poli,  car  M.  Dambreuse,  qui  avait  la 
poitrine  étroite,  se  plaignant  d'oppression,  il  s'informa  de  sa  santé 


IÇO  L  EDUCATION    SENTIMENTALE 

à  plusieurs  reprises;  puis  il  dirigeait  ses  yeux  bleuâtres  du  côté  de 
Mme  Dambreuse. 

Elle  interpella  Frédéric,  pour  savoir  quelles  jeunes  personnes  lui 
avaient  plu.  Il  n'en  avait  remarqué  aucune,  et  préférait,  d^ailleurs, 
les  femmes  de  trente  ans. 

—  ((  Ce  n'est  peut-être  pas  bête  !  »  répondit-elle. 

Puis,  comme  on  mettait  les  pelisses  et  les  paletots,  M.  Dambreuse 
lui  dit  : 

—  «  Venez  me  voir  un  de  ces  matins,  nous  causerons  !  » 
Martinon,  au  bas  de  l'escalier,  alluma  un  cigare;  et  il  offrait,  en 

le  suçant,  un  profil  tellement  lourd,  que  son  compagnon  lâcha  cette 
phrase  : 

—  <(  Tu  as  une  bonne  tête,  ma  parole  !  » 

—  «  Elle  en  a  fait  tourner  quelques-unes  !  »  reprit  le  jeune  magis- 
trat, d'un  air  à  la  fois  convaincu  et  vexé. 

Frédéric,  en  se  couchant,  résuma  la  soirée.  D'abord,  sa  toilette 
(il  s'était  observé  dans  les  glaces  plusieurs  fois),  depuis  la  coupe  de 
l'habit  jusqu'au  nœud  des  escarpins,  ne  laissait  rien  à  reprendre;  il 
avait  parlé  à  des  hommes  considérables,  avait  vu  de  près  des  femmes 
riches,  M.  Dambreuse  s'était  montré  excellent  et  Mme  Dambreuse 
presque  engageante.  Il  pesa  un  à  un  ses  moindres  mots,  ses  regards, 
mille  choses  inanalysables  et  cependant  expressives.  Ce  serait  crâne- 
ment beau  d'avoir  une  pareille  maîtresse  !  Pourquoi  non,  après  tout? 
Il  en  valait  bien  un  autre  !  Peut-être  qu'elle  n'était  pas  si  difficile? 
Martinon  ensuite  revint  à  sa  mémoire;  et,  en  s'endormant,  il  souriait 
de  pitié  sur  ce  brave  garçon. 

L'idée  de  la  Maréchale  le  réveilla;  ces  mots  de  son  billet  :  a  A 
partir  de  demain  soir,  »  étaient  bien  un  rendez-vous  pour  le  jour  même. 
Il  attendit  jusqu'à  neuf  heures,  et  courut  chez  elle. 

Quelqu'un,  devant  lui,  qui  montait  l'escalier,  ferma  la  porte. 
Il  tira  la  sonnette;  Delphine  vint  ouvrir,  et  affirma  que  Madame  n'y 
était  pas. 

Frédéric  insista,  pria.  Il  avait  à  lui  communiquer  quelque  chose 


igS  l'Éducation  sentimentale 

de  très  grave,  un  simple  mot.  Enfin  l'argument  de  la  pièce  de  cent 
sous  réussit,  et  la  bonne  le  laissa  seul  dans  Tantichambre. 

Rosanette  parut.  Elle  était  en  chemise,  les  cheveux  dénoués;  et, 
tout  en  hochant  la  tête,  elle  fit  de  loin  avec  les  deux  bras,  un  grand 
geste  exprimant  qu'elle  ne  pouvait  le  recevoir. 

Frédéric  descendit  TescaHer,  lentement.  Ce  caprice-là  dépassait 
tous  les  autres.  Il  n'y  comprenait  rien. 

Devant  la  loge  du  portier,  Mlle  Vatnaz  l'arrêta. 

—  ((  Elle  vous  a  reçu  ?  » 

—  «  Non  !  » 

—  «  On  vous  a  mis  à  la  porte  ?  » 

—  «  Comment  le  savez-vous  ?  » 

—  «  Ça  se  voit  !  Mais  venez  !  sortons  !  j'étouffe  !  » 

Elle  l'emmena  dans  la  rue.  Elle  haletait.  Il  sentait  son  bras  maigre 
trembler  sur  le  sien.  Tout  à  coup  elle  éclata  : 

—  «  Ah  !  le  misérable  !  » 

—  ((  Qui  donc  ?  » 

^  ((  Mais  c'est  lui  !  lui  !  Delmar  !  » 

Cette  révélation  humilia  Frédéric;  il  reprit  : 

—  «  En  êtes-vous  bien  sûre  ?  » 

—  «  Mais  quand  je  vous  dis  que  je  lai  suivi  !  »  s'écria  la  Vatnaz; 
«je  l'ai  vu  entrer  !  Comprenez- vous,  maintenant  ?  Je  devais  m'y  atten- 
dre,  d'ailleurs;  c'est  moi,  dans  ma  bêtise,  qui  l'ai  mené  chez  elle.  Et 
si  vous  saviez,  mon  Dieu  !  Je  l'ai  recueilli,  je  l'ai  nourri,  je  l'ai  habillé; 
et  toutes  mes  démarches  dans  les  journaux  !  Je  l'aimais  comme  une 
mère  !  »  Puis,  avec  un  ricanement  :  «  Ah  !  c'est  qu'il  faut  à  Monsieur 
des  robes  de  velours  !  une  spéculation  de  sa  part,  vous  pensez  bien  ! 
Et  elle  !  Dire  que  je  l'ai  connue  confectionneuse  de  lingerie  !  Sans 
moi,  plus  de  vingt  fois,  elle  serait  tombée  dans  la  crotte.  Mais  je  l'y 
plongerai  !  oh  oui  !  Je  veux  qu'elle  crève  à  l'hôpital  !  On  saura  tout  !  » 

Et,  comme  un  torrent  d'eau  de  vaisselle  qui  charrie  des  ordures, 
sa  colère  fit  passer  tumultueusement  sous  Frédéric  les  hontes  de  sa 
rivale. 


l'éducation  sentimentale  199 

—  «  Elle  a  couché  avec  Jumillac,  avec  Flacourt,  avec  le  petit 
Allard,  avec  Bertinaux,  avec  Saint- Valéry,  le  grêlé.  Non  !  Tautre  !  Ils 
sont  deux  frères,  n'importe  !  Et  quand  elle  avait  des  embarras,  j'arran- 
geais tout.  Qu'est-ce  que  j'y  gagnais  ?  Elle  est  si  avare  !  Et  puis,  vous 
en  conviendrez,  c'était  une  jolie  complaisance  que  de  la  voir,  car  enfin, 
nous  ne  sommes  pas  du  même  monde  !  Est-ce  que  je  suis  une  fille, 
moi  !  Est-ce  que  je  me  vends  !  Sans  compter  qu'elle  est  bête  comme 
un  chou  !  Elle  écrit  catégorie  par  un  th.  Au  reste,  ils  vont  bien  ensemble, 
ça  fait  la  paire,  quoiqu'il  s'intitule  artiste  et  se  croie  du  génie  !  Mais, 
mon  Dieu  !  s'il  avait  seulement  de  l'intelligence,  il  n'aurait  pas 
commis  une  infamie  pareille  !  On  ne  quitte  pas  une  femme  supé- 
rieure pour  une  coquine  !  Je  m'en  moque,  après  tout.  Il  devient  laid. 
Je  l'exècre  !  Si  je  le  rencontrais,  tenez,  je  lui  cracherais  à  la  figure.  » 
Elle  cracha.  «  Oui,  voilà  le  cas  que  j'en  fais  maintenant  !  Et  Arnoux, 
hein  ?  N'est-ce  pas  abominable  !  Il  lui  a  tant  de  fois  pardonné  ! 
On  n'imagine  pas  ses  sacrifices  !  Elle  devrait  baiser  ses  pieds  !  IJ 
est  si  généreux,  si  bon  !  » 

Frédéric  jouissait  à  entendre  dénigrer  Delmar.  Il  avait  accepté 
Amoux.  Cette  perfidie  de  Rosanette  lui  semblait  une  chose  anormale, 
injuste;  et,  gagné  par  l'émotion  de  la  vieille  fille,  il  arrivait  à  sentir 
pour  lui  comme  de  l'attendrissement.  Tout  à  coup,  il  se  trouva  devant 
sa  porte;  Mlle  Vatnaz,  sans  qu'il  s'en  aperçut,  lui  avait  fait  descendre 
le  faubourg  Poissonnière. 

—  «  Nous  y  voilà,  »  dit-elle.  «  Moi,  je  ne  peux  pas  monter.  Mais 
vous,  rien  ne  vous  empêche }  » 

—  «  Pour  quoi  faire  }  » 

—  «  Pour  lui  dire  tout,  parbleu  !  » 

Frédéric,  comme  se  réveillant  en  sursaut,  comprit  l'infamie  où 
on  le  poussait. 

—  «  Eh  bien  ?  »  reprit-elle. 

Il  leva  les  yeux  vers  le  second  étage.  La  lampe  de  Mme  Arnoux 
brûlait.  Rien  eff'ectivement  ne  l'empêchait  de  monter. 

—  «  Je  vous  attends  ici.  Allez  donc  !  »    - 


200  l'Éducation  sentimentale 


Ce  commandement  acheva  de  le  refroidir,  et  il  dit  : 
~  «  Je  serai  là-haut  longtemps.  Vous  feriez  mieux  de  vous  en 
retourner.  J'irai  demain  chez  vous.  » 

—  «  Non,  non  !  »  répliqua  la  Vatnaz.  en  tapant  du  pied.  «  Prenez- 
le  !  emmenez-le  ?  faites  qu'il  les  surprenne  !  » 

—  «  Mais  Delmar  n'y  sera  plus  !  » 
Elle  baissa  la  tête. 

—  «  Oui,  c'est  peut-être  vrai  ?  » 

Et  elle  resta  sans  parler,  au  milieu  de  la  rue,  entre  les  voitures; 
puis,  fixant  sur  lui  ses  yeux  de  chatte  sauvage  : 

—  «  Je  peux  compter  sur  vous,  n'est-ce  pas  ?  Entre  nous  deux 
maintenant,  c'est  sacré  !  Faites  donc.  A  demain  !  » 

Frédéric,  en  traversant  le  corridor,  entendit  deux  voix  qui  se 
répondaient.  Celle  de  Mme  Arnoux  disait  : 

—  «  Ne  mens  pas  !  ne  mens  donc  pas  !  » 
Il  entra.  On  se  tut. 

Arnoux  marchait  de  long  en  large,  et  Madame  était  assise  sur  la 
petite  chaise  près  du  feu,  extrêmement  pâle,  l'œil  fixe.  Frédéric  fit 
un  mouvement  pour  se  retirer.  Arnoux  lui  saisit  la  main,  heureux  du 
secours  qui  lui  arrivait. 

—  «  Mais  je  crains...,  »  dit  Frédéric. 

—  «  Restez  donc  !  »  souffla  Arnoux  dans  son  oreille. 
Madame  reprit  : 

—  «  Il  faut  être  indulgent,  monsieur  Moreau  !  Ce  sont  de  ces 
choses  que  l'on  rencontre  parfois  dans  les  ménages.  » 

—  «  C'est  qu'on  les  y  met,  »  dit  gaillardement  Arnoux.  a  Les 
femmes  vous  ont  des  lubies  !  Ainsi,  celle-là,  par  exemple,  n'est  pas 
mauvaise.  Non,  au  contraire  !  Eh  bien,  elle  s'amuse  depuis  une  heure 
à  me  taquiner  avec  un  tas  d'histoires.  » 

—  «  Elles  sont  vraies  !  »  répliqua  Mme  Arnoux  impatientée. 
«  Car,  enfin,  tu  l'as  acheté.  » 

—  «  Moi  ?  » 

—  «  Oui,  toi-même  !  au  Persan  !  « 


l'éducation    sentimentale  201 

—  «  Le  cachemire  !  »  pensa  Frédéric. 
Il  se  sentait  coupable  et  avait  peur. 
Elle  ajouta,  de  suite  : 

—  (c  C'était  l'autre  mois,  un  samedi,  le  14.  » 

—  «  Ah  !  ce  jour-là,  précisément,  j'étais  à  Creil  !  Ainsi,  tu  vois.  » 

—  «  Pas  du  tout  !  Car  nous  avons  dîné  chez  les  Bertin,  le  14.  » 

—  «  Le  14...  ?»  fit  Arnoux,  en  levant  les  yeux  comme  pour  cher- 
cher une  date. 

—  «  Et  même,  le  commis  qui  t'a  vendu  était  un  blond  !  » 

—  «  Est-ce  que  je  peux  me  rappeler  le  commis  1  » 

—  «  Il  a  cependant  écrit,  sous  ta  dictée,  l'adresse  :  18,  rue  de 
Laval.  ); 

—  «  Comment  sais-tu  ?  »  dit  Arnoux  stupéfait. 
Elle  leva  les  épaules. 

—  «  Oh  !  c'est  bien  simple  :  j'ai  été  pour  faire  réparer  mon 
cachemire,  et  un  chef  de  rayon  m'a  appris  qu'on  venait  d'en  expédier 
un  autre  pareil  chez  Mme  Arnoux.  » 

—  «  Est-ce  ma  faute,  à  moi,  s'il  y  a  dans  la  même  rue  une  dame 
Arnoux }  » 

—  «  Oui,  mais  pas  Jacques  Arnoux,  »  reprit-elle. 

Alors,  il  se  mit  à  divaguer,  protestant  de  son  innocence.  C'était 
une  méprise,  un  hasard,  une  de  ces  choses  inexplicables  comme  il  en 
arrive.  On  ne  devait  pas  condamner  les  gens  sur  de  simples  soupçons, 
des  indices  vagues;  et  il  cita  l'exemple  de  l'infortuné  Lesurques. 

—  ((  Enfin,  j'affirme  que  tu  te  trompes  !  Veux- tu  que  je  t'en  jure 
ma  parole }  » 

—  «  Ce  n'est  point  la  peine  !  »  ^ 

—  «  Pourquoi }  »  -- 

Elle  le  regarda  en  face,  sans  rien  dire;  puis  allongea  la  main, 
prit  le  coffret  d'argent  sur  la  cheminée,  et  lui  tendit  une  facture  grande 
ouverte.  x 

Arnoux  rougit  jusqu'aux  oreilles  et  ses  traits  décomposés  s'en- 
flèrent. 


202  l'Éducation  sentimentale 

—  «  Eh  bien  ?  » 

—  «  Mais...  »  répondit-il,  lentement,  «  qu'est-ce  que  ça  prouve  ?  • 

—  «  Ah  !  »  fit-elle,  avec  une  intonation  de  voix  singulière,  où  il 
y  a\ait  de  la  douleur  et  de  Tironie.  «  Ah  !  » 

Arnoux  gardait  la  note  entre  ses  mains,  et  la  retournait,  n'en 
détachant  pas  les  yeux  comme  s'il  avait  dû  y  découvrir  la  solution 
d'un  grand  problème. 

—  «  Oh  !  oui,  oui,  je  me  rappelle,  »  dit-il  enfin,  a  C'est  une  com- 
mission. —  Vous  devez  savoir  cela,  vous,  Frédéric }  »  Frédéric  se  tai- 
sait. «  Une  commission  dont  j'étais  chargé...  par...  par  le  père  Oudry.  » 

—  «  Et  pour  qui  ?  » 

—  «  Pour  sa  maîtresse  !  » 

—  «  Pour  la  vôtre  !  »  s'écria  Mme  Arnoux,  se  levant  toute  droite. 

—  «  Je  te  jure....  » 

—  «  Ne  recommencez  pas  !  Je  sais  tout  !  » 

—  «  Ah  !  très  bien  !  Ainsi,  on  m'espionne  !  » 
Elle  répliqua  froidement  : 

—  «  Cela  blesse,  peut-être,  votre  délicatesse  ?  » 

—  «  Du  moment  qu'on  s'emporte,  »  reprit  Arnoux,  en  cherchant 
son  chapeau,  «  et  qu'il  n'y  a  pas  moyen  de  raisonner  !  » 

Puis,  avec  un  grand  soupir  : 

—  «  Ne  vous  mariez  pas,  mon  pauvre  ami,  non,  croyez-moi  !  » 
Et  il  décampa,  ayant  besoin  de  prendre  l'air. 

Alors,  il  se  fit  un  grand  silence;  et  tout,  dans  l'appartement, 
sembla  plus  immobile.  Un  cercle  lumineux,  au-dessus  de  la  carcel, 
blanchissait  le  plafond,  tandis  que,  dans  les  coins,  l'ombre  s'étendait 
comme  des  gazes  noires  superposées;  on  entendait  le  tic-tac  de  la 
pendule  avec  la  crépitation  du  feu. 

Mme  Arnoux  venait  de  se  rasseoir,  à  l'autre  angle  de  la  cheminée, 
dans  le  fauteuil;  elle  mordait  ses  lèvres  en  grelottant;  ses  deux  mains 
se  levèrent,  un  sanglot  lui  échappa,  elle  pleurait. 

Il  se  mit  sur  la  petite  chaise;  et,  d'une  voix  caressante,  comme 
on  fait  à  une  personne  malade  : 


>^, 


L  EDUCATION    SENTIMENTALE  203 

—  w  Vous  ne  doutez  pas  que  je  ne  partage...  ?  » 

Elle  ne  répondit  rien.  Mais,  continuant  tout  haut  ses  réflexions  : 

—  «  Je  le  laisse  bien  libre  !  Il  n'avait  pas  besoin  de  mentir  !  » 

—  «  Certainement,  »  dit  Frédéric. 

C'était  la  conséquence  de  ses  habitudes  sans  doute,  il  n'y  avait 
pas  songé,  et  peut-être  que,  dans  des  choses  plus  graves.... 

—  «  Que  voyez-vous  donc  de  plus  grave  ?  » 

—  «  Oh  !  rien  !  » 

Frédéric  s'inclina,  avec  un  sourire  d'obéissance.  Arnoux  néan- 
moins possédait  certaines  qualités;  il  aimait  ses  enfants. 

—  «  Ah  !  et  il  fait  tout  pour  les  ruiner  !  » 

Cela  venait  de  son  humeur  trop  facile;  car,  enfin,  c'était  un  bon 
garçon. 

Elle  s'écria  : 

—  «  Mais  qu'est-ce  que  cela  veut  dire,  un  bon  garçon  !  » 

Il  le  défendait  ainsi,  de  la  manière  la  plus  vague  qu'il  pouvait 
trouver,  et,  tout  en  la  plaignant,  il  se  réjouissait,  se  délectait  au  fond 
de  l'âme.  Par  vengeance  ou  besoin  d'affection,  elle  se  réfugierait  vers 
lui.  Son  espoir,  démesurément  accru,  renforçait  son  amour. 

Jamais  elle  ne  lui  avait  paru  si  captivante,  si  profondément  belle. 
De  temps  à  autre,  une  aspiration  soulevait  sa  poitrine;  ses  deux  yeux 
fixes  semblaient  dilatés  par  une  vision  intérieure,  et  sa  bouche  demeu- 
rait entre-close  comme  pour  donner  son  âme.  Quelquefois,  elle  appuyait 
dessus  fortement  son  mouchoir  ;  il  aurait  voulu  être  ce  petit  morceau  de 
batiste  tout  trempé  de  larmes.  Malgré  lui,  il  regardait  la  couche,  au 
fond  de  l'alcôve,  en  imaginant  sa  tête  sur  l'oreiller;  et  il  voyait  cela 
si  bien,  qu'il  se  retenait  pour  ne  pas  la  saisir  dans  ses  bras.  Elle  ferma 
les  paupières,  apaisée,  inerte.  Alors,  il  s'approcha  de  plus  près,  et, 
penché  sur  elle,  il  examinait  avidement  sa  figure.  Un  bruit  de  bottes 
résonna  dans  le  couloir,  c'était  l'autre.  Ils  l'entendirent  fermer  la 
porte  de  sa  chambre.  Frédéric  demanda,  d'un  signe,  à  Mme  Arnoux, 
s'il  devait  y  aller. 

Elle  répliqua  «  oui  »  de  la  même  façon  ;  et  ce  muet  échange  de 


204  l'éducation  sentimentale 

leurs  pensées  était  comme  un   consentement,   un    début   d'adultère. 
Arnoux,  près  de  se  coucher,  défaisait  sa  redingote. 

—  «  Eh  bien,  comment  va-t-elle  ?  » 

—  «  Oh  !  mieux  !  »  dit  Frédéric.  «  Cela  se  passera  !  » 
Mais  Arnoux  était  peiné. 

«Vous  ne  la  connaissez  pas  !  Elle  a  maintenant  des  nerfs...! 

Imbécile  de  commis  !  Voilà  ce  que  c'est  que  d'être  trop  bon  !  Si  je 
n'avais  pas  donné  ce  maudit  châle  à  Rosanette  !  » 

«  Ne  regrettez  rien  !  Elle  vous  est  on  ne  peut  plus  reconnais- 
sante !  » 

—  «  Vous  croyez  ?  » 

Frédéric  n'en  doutait  pas.  La  preuve,  c'est  qu'elle  venait  de 
congédier  le  père  Oudry. 

—  «  Ah  !  pauvre  biche  !  » 

Et,  dans  l'excès  de  son  émotion,  Arnoux  voulait  courir  chez  elle. 

—  a  Ce  n'est  pas  la  peine  !  j'en  viens.  Elle  est  malade  !  » 

—  «  Raison  de  plus  !  » 

Il  repassa  vivement  sa  redingote  et  avait  pris  son  bougeoir. 
Frédéric  se  maudit  pour  sa  sottise,  et  lui  représenta  qu'il  devait, 
par  décence,  rester  ce  soir  auprès  de  sa  femme.  Il  ne  pouvait  l'aban- 
donner, ce  serait  très  mal. 

—  «  Franchement,  vous  auriez  tort  !  Rien  ne  presse,  là-bas  ! 
Vous  irez  demain  !  Voyons  !  faites  cela  pour  moi.  » 

Arnoux  déposa  son  bougeoir,  et  lui  dit,  en  l'embrassant  : 

—  «  Vous  êtes  bon,  vous  !  » 


m 


Alors  commença  pour  Frédéric  une  existence  misérable.  Il  fut 
le  parasite  de  la  maison. 

Si  quelqu'un  était  indisposé,  il  venait  trois  fois  par  jour  savoir  de 
ses  nouvelles,  allait  chez  l'accordeur  de  piano,  inventait  mille  préve- 
nances; et  il  endurait  d'un  air  content  les  bouderies  de  Mlle  Marthe 
et  les  caresses  du  jeune  Eugène,  qui  lui  passait  toujours  ses  mains 
sales  sur  la  figure.  Il  assistait  aux  dîners  où  Monsieur  et  Madame, 
en  face  l'un  de  l'autre,  n'échangeaient  pas  un  mot  :  ou  bien,  Arnoux 
agaçait  sa  femme  par  des  remarques  saugrenues.  Le  repas  terminé,  il 
jouait  dans  la  chambre  avec  son  fils,  se  cachait  derrière  les  meubles, 
ou  le  portait  sur  son  dos,  en  marchant  à  quatre  pattes,  comme  le 
Béarnais.  Il  s'en  allait  enfin;  et  elle  abordait  immédiatement  l'éternel 
sujet  de  plainte  :  Arnoux. 

Ce  n'était  pas  son  inconduite  qui  l'indignait.  Mais  elle  paraissait 
souffrir  dans  son  orgueil,  et  laissait  voir  sa  répugnance  pour  cet  homme 
sans  délicatesse,  sans  dignité,  sans  honneur. 

—  «  Ou  plutôt  il  est  fou  !  »  disait-elle. 

Frédéric  sollicitait  adroitement  ses  confidences.  Bientôt,  il  connut 
toute  sa  vie. 

Ses  parents  étaient  de  petits  bourgeois  de  Chartres.  Un  jour, 
Arnoux,  dessinant  au  bord  de  la  rivière  (il  se  croyait  peintre  dans  ce 
temps-là),  l'avait  aperçue  comme  elle  sortait  de  l'église  et  demandée 
en  mariage;  à  cause  de  sa  fortune,  on  n'avait  pas  hésité.  D'ailleurs, 
il  l'aimait  éperdument.  Elle  ajouta  : 


Z06  L  EDUCATION    SENTIMENTALE 

—  «  Mon  Dieu,  il  m'aime  encore  !  à  sa  manière  !  » 

Ils  avaient,  les  premiers  mois,  voyagé  en  Italie. 

Arnoux,  malgré  son  enthousiasme  devant  les  paysages  et  les 
chefs-d'œuvre,  n'avait  fait  que  gémir  sur  le  vin,  et  organisait  des 
pique-nique  avec  des  Anglais,  pour  se  distraire.  Quelques  tableaux 
bien  revendus  l'avaient  poussé  au  commerce  des  arts.  Puis  il  s'était 
engoué  d'une  manufacture  de  faïence.  D'autres  spéculations,  à  présent, 
le  tentaient;  et,  se  vulgarisant  de  plus  en  plus,  il  prenait  des  habitudes 
grossières  et  dispendieuses.  Elle  avait  moins  à  lui  reprocher  ses  vices 
que  toutes  ses  actions.  Aucun  changement  ne  pouvait  survenir,  et 
son  malheur,  à  elle,  était  irréparable. 

Frédéric  affirmait  que  son  existence,  de  même,  se  trouvait  manquée. 

Il  était  bien  jeune  cependant.  Pourquoi  désespérer }  Et  elle  lui 
donnait  de  bons  conseils  :  «  Travaillez  !  mariez-vous  !  »  Il  répondait 
par  des  sourires  amers;  car,  au  lieu  d'exprimer  le  véritable  motif  de 
son  chagrin,  il  en  feignait  un  autre,  sublime,  faisant  un  peu  l'Antony, 
le  maudit,  —  langage,  du  reste,  qui  ne  dénaturait  pas  complètement 
sa  pensée. 

L'action,  pour  certains  hommes,  est  d'autant  plus  impraticable 
que  le  désir  est  plus  fort.  La  méfiance  d'eux-mêmes  les  embarrasse, 
la  crainte  de  déplaire  les  épouvante  ;  d'ailleurs,  les  affections  profondes 
ressemblent  aux  honnêtes  femmes  ;  elles  ont  peur  d'être  découvertes, 
et  passent  dans  la  vie  les  yeux  baissés. 

Bien  qu'il  connût  Mme  Arnoux  davantage  (à  cause  de  cela, 
peut-être),  il  était  encore  plus  lâche  qu'autrefois.  Chaque  matin,  il  se 
jurait  d'être  hardi.  Une  invincible  pudeur  l'en  empêchait;  et  il  ne 
pouvait  se  guider  d'après  aucun  exemple  puisque  celle-là  différait 
des  autres.  Par  la  force  de  ses  rêves,  il  l'avait  posée  en  dehors  des 
conditions  humaines.  Il  se  sentait,  à  côté  d'elle,  moins  important  sur 
la  terre  que  les  brindilles  de  soie  s'échappant  de  ses  ciseaux. 

Puis  il  pensait  à  des  choses  monstrueuses,  absurdes,  telles  que 
des  surprises,  la  nuit,  avec  des  narcotiques  et  des  fausses  clefs,  — 
tout  lui  paraissant  plus  facile  que  d'affronter  son  dédain. 


^J^, 


L  EDUCATION   SENTIMENTALE  207 

D'ailleurs,  les  enfants,  les  deux  bonnes,  la  disposition  des  pièces 
faisaient  d'insurmontables  obstacles.  Donc,  il  résolut  de  la  posséder 
à  lui  seul,  et  d'aller  vivre  ensemble  bien  loin,  au  fond  d'une  solitude; 
il  cherchait  même  sur  quel  lac  assez  bleu,  au  bord  de  quelle  plage 
assez  douce,  si  ce  serait  l'Espagne,  la  Suisse  ou  l'Orient;  et,  choisissant 
exprès  les  jours  où  elle  semblait  plus  irritée,  il  lui  disait  qu'il  faudrait 
sortir  de  là,  imaginer  un  moyen,  et  qu'il  n'en  voyait  pas  d'autre 
qu'une  séparation.  Mais,  pour  l'amour  de  ses  enfants,  jamais  elle 
n'en  viendrait  à  une  telle  extrémité.  Tant  de  vertu  augmenta  son 
respect. 

Ses  après-midi  se  passaient  à  se  rappeler  la  visite  de  la  veille, 
à  désirer  celle  du  soir.  Quand  il  ne  dînait  pas  chez  eux,  vers  neuf 
heures,  il  se  postait  au  coin  de  la  rue;  et,  dès  qu'Arnoux  avait  tiré 
la  grande  porte,  Frédéric  montait  vivement  les  deux  étages  et  deman- 
dait à  la  bonne  d'un  air  ingénu  : 

—  «  Monsieur  est  là  ?  » 

Puis  il  faisait  l'homme  surpris  de  ne  pas  le  trouver. 

Arnoux,  souvent,  rentrait  à  l 'improviste.  Alors,  il  fallait  le  suivre 
dans  un  petit  café  de  la  rue  Sainte-Anne,  que  fréquentait  maintenant 
Regimbart. 

Le  Citoyen  commençait  par  articuler  contre  la  Couronne  quelque 
nouveau  grief.  Puis  ils  causaient,  en  se  disant  amicalement  des  injures; 
car  le  fabricant  tenait  Regimbart  pour  un  penseur  de  haute  volée,  et, 
chagriné  de  voir  tant  de  moyens  perdus,  il  le  taquinait  sur  sa  paresse. 
Le  Citoyen  jugeait  Arnoux  plein  de  cœur  et  d'imagination,  mais 
décidément  trop  immoral;  aussi  le  traitait-il  sans  la  moindre  indul- 
gence et  refusait  même  de  dîner  chez  lui,  parce  que  «  la  cérémonie 
l'embêtait  ». 

Quelquefois,  au  moment  des  adieux,  Arnoux  était  pris  de  frin- 
gale. Il  «  avait  besoin  »  de  manger  une  omelette  ou  des  pommes  cuites  ; 
et,  les  comestibles  ne  se  trouvant  jamais  dans  l'établissement,  il  les 
envoyait  chercher.  On  attendait.  Regimbart  ne  s'en  allait  pas,  et 
finissait,  en  grommelant,  par  accepter  quelque  chose. 


208  L  EDUCATION    SENTIMENTALE 

Il  était  sombre  néanmoins,  car  il  restait  pendant  des  heures,  en 
face  du  même  verre  à  moitié  plein.  La  Providence  ne  gouvernant  ■ 
point  les  choses  selon  ses  idées,  il  tournait  à  Thypocondriaque,  ne 
voulait  même  plus  lire  les  journaux,  et  poussait  des  rugissements  au 
seul  nom  de  TAngleterre.  Il  s'écria  une  fois,  à  propos  d'un  garçon 
qui  le  servait  mal  : 

—  «  Est-ce  que  nous  n'avons  pas  assez  des  affronts  de  l'Etranger  !  » 
En  dehors  de  ces  crises,  il  se  tenait  taciturne,  méditant  «  un  coup 

infaillible  pour  faire  péter  toute  la  boutique  ». 

Tandis  qu'il  était  perdu  dans  ses  réflexions,  Arnoux,  d'une  voix 
monotone  et  avec  un  regard  un  peu  ivre,  contait  d'incroyables 
anecdotes  où  il  avait  toujours  brillé,  grâce  à  son  aplomb;  et  Frédéric 
(cela  tenait  sans  doute  à  des  ressemblances  profondes),  éprouvait  un 
certain  entraînement  pour  sa  personne.  Il  se  reprochait  cette  faiblesse, 
trouvant  qu'il  aurait  dû  le  haïr,  au  contraire. 

Arnoux  se  lamentait  devant  lui  sur  l'humeur  de  sa  femme,  son 
entêtement,  ses  préventions  injustes.  Elle  n'était  pas  comme  cela 
autrefois . 

—  «A  votre  place,  »  disait  Frédéric,  «je  lui  ferais  une  pension, 
et  je  vivrais  seul.  » 

Arnoux  ne  répondait  rien;  et,  un  moment  après,  entamait  son 
éloge.  Elle  était  bonne,  dévouée,  intelligente,  vertueuse;  et,  passant 
à  ses  qualités  corporelles,  il  prodiguait  les  révélations,  avec  l'étourderie 
de  ces  gens  qui  étalent  leurs  trésors  dans  les  auberges. 

Une  catastrophe  dérangea  son  équilibre. 

Il  était  entré,  comme  membre  du  Conseil  de  surveillance,  dans 
une  compagnie  de  kaolin.  Mais,  se  fiant  à  tout  ce  qu'on  lui  disait, 
il  avait  signé  des  rapports  inexacts  et  approuvé,  saris  vérification, 
les  inventaires  annuels  frauduleusement  dressés  par  le  gérant.  Or, 
la  compagnie  avait  croulé,  et  Arnoux,  civilement  responsable,  venait 
d'être  condamné,  avec  les  autres,  à  la  garantie  des  dommages -intérêts, 
ce  qui  lui  faisait  une  perte  d'environ  trente  mille  francs,  aggravée 
par  les  motifs  du  jugement. 


l'éducation  sentimentale  209 

Frédéric  apprit  cela  dans  un  journal,  et  se  précipita  vers  la  rue 
de  Paradis. 

On  le  reçut  dans  la  chambre  de  Madame.  C'était  Theure  du  pre- 
mier déjeuner.  Des  bols  de  café  au  lait  encombraient  un  guéridon 
auprès  du  feu.  Des  savates  traînaient  sur  le  tapis,  des  vêtements  sur 
les  fauteuils.  Arnoux,  en  caleçon  et  en  veste  de  tricot,  avait  les  yeux 
rouges  et  la  chevelure  ébouriffée;  le  petit  Eugène,  à  cause  de  ses 
oreillons,  pleurait,  tout  en  grignotant  sa  tartine;  sa  sœur  mangeait 
tranquillement;  Mme  Arnoux,  un  peu  plus  pâle  que  d'habitude, 
les  servait  tous  les  trois. 

—  «  Eh  bien,  »  dit  Arnoux,  en  poussant  un  gros  soupir,  «  vous 
savez  !  »  Et  Frédéric  ayant  fait  un  geste  de  compassion  :  «  Voilà  I 
J'ai  été  victime  de  ma  confiance  !  » 

Puis  il  se  tut;  et  son  abattement  était  si  fort,  qu'il  repoussa  le 
déjeuner.  Mme  Arnoux  leva  les  yeux,  avec  un  haussement  d'épaules. 
Il  se  passa  les  mains  sur  le  front. 

—  ((  Après  tout,  je  ne  suis  pas  coupable.  Je  n'ai  rien  à  me  re- 
procher. C'est  un  malheur  !  On  s'en  tirera  !  Ah  !   ma  foi,  tant  pis  !  » 

Et  il  entama  une  brioche,  obéissant,  du  reste,  aux  sollicitations 
de  sa  femme. 

Le  soir,  il  voulut  dîner  seul,  avec  elle,  dans  un  cabinet  particulier, 
à  la  Maison  d'or.  Mme  Arnoux  ne  comprit  rien  à  ce  mouvement  de 
cœur,  s'offensant  même  d'être  traitée  en  lorette;  —  ce  qui,  de  la  part 
d 'Arnoux,  au  contraire,  était  une  preuve  d'affection.  Puis,  comme 
il  s'ennuyait,  il  alla  se  distraire  chez  la  Maréchale. 

Jusqu'à  présent,  on  lui  avait  passé  beaucoup  de  choses,  grâce 
à  son  caractère  bonhomme.  Son  procès  le  classa  parmi  les  gens  tarés. 
Une  solitude  se  fit  autour  de  sa  maison. 

Frédéric,  par  point  d'honneur,  crut  devoir  les  fréquenter  plus 
que  jamais.  Il  loua  une  baignoire  aux  Italiens  et  les  y  conduisit  chaque 
semaine.  Cependant,  ils  en  étaient  à  cette  période  où,  dans  les  unions 
disparates,  une  invincible  lassitude  ressort  des  concessions  que  l'on 
s'est  faites  et  rend  l'existence  intolérable.  Mme  Arnoux  se  retenait 


210  l'Éducation  sentimentale 


pour  ne  pas  éclater,  Arnoux  s'assombrissait;  et  le  spectacle  de  ces 
deux  êtres  malheureux  attristait  Frédéric. 

Elle  Tavait  chargé,  puisqu'il  possédait  sa  confiance,  de  s'enquérir 
de  ses  affaires.  Mais  il  avait  honte,  il  souffrait  de  prendre  ses  dîners 
en  ambitionnant  sa  femme.  Il  continuait  néanmoins,  se  donnant 
pour  excuse  qu'il  devait  la  défendre,  et  qu'une  occasion  pouvait  se 
présenter  de  lui  être  utile. 

Huit  jours  après  le  bal,  il  avait  fait  une  visite  à  M.  Dambreuse. 
Le  financier  lui  avait  offert  une  vingtaine  d'actions  dans  son  entre- 
prise de  houilles;  Frédéric  n'y  était  pas  retourné.  Deslauriers  lui 
écrivait  des  lettres;  il  les  laissait  sans  réponse.  Pellerin  l'avait  engagé 
à  venir  voir  le  portrait;  il  réconduisait  toujours.  Il  céda  cependant  à 
Cisy,  qui  l'obsédait  pour  faire  la  connaissance  de  Rosanette. 

Elle  le  reçut  fort  gentiment,  mais  sans  lui  sauter  au  cou,  comme 
autrefois.  Son  compagnon  fut  heureux  d'être  admis  chez  une  impure 
et  surtout  de  causer  avec  un  acteur;  Delmar  se  trouvait  là. 

Un  drame,  où  il  avait  représenté  un  manant  qui  fait  la  leçon  à 
Louis  XIV  et  prophétise  89,  l'avait  mis  en  telle  évidence,  qu'on  lui 
fabriquait  sans  cesse  le  même  rôle  ;  et  sa  fonction,  maintenant,  consis- 
tait à  bafouer  les  monarques  de  tous  les  pays.  Brasseur  anglais,  il 
invectivait  Charles  I®^;  étudiant  de  Salamanque,  maudissait  Philippe  II  ; 
ou,  père  sensible,  s'indignait  contre  la  Pompadour,  c'était  le  plus  beau  ! 
Les  gamins,  pour  le  voir,  l'attendaient  à  la  porte  des  coulisses;  et  sa 
biographie,  vendue  dans  les  entr 'actes,  le  dépeignait  comme  soignant 
sa  vieille  mère,  lisant  l'Evangile,  assistant  les  pauvres,  enfin  sous  les 
couleurs  d'un  saint  Vincent  de  Paul  mélangé  de  Brutus  et  de  Mirabeau. 
On  disait  :  «  Notre  Delmar.  »  Il  avait  une  mission,  il  devenait  Christ. 

Tout  cela  avait  fasciné  Rosanette;  et  elle  s'était  débarrassée  du 
père  Oudry,  sans  se  soucier  de  rien,  n'étant  pas  cupide. 

Arnoux,  qui  la  connaissait,  en  avait  profité  pendant  longtemps 
pour  l'entretenir  à  peu  de  frais;  le  bonhomme  était  venu,  et  ils  avaient 
eu  soin,  tous  les  trois,  de  ne  point  s'expliquer  franchement.  Puis, 
s 'imaginant  qu'elle  congédiait  l'autre  pour  lui  seul,  Arnoux  avait 


l'éducation   sentimentale  211 

augmenté  sa  pension.  Mais  ses  demandes  se  renouvelaient  avec  une 
fréquence  inexplicable,  car  elle  menait  un  train  moins  dispendieux; 
elle  avait  même  vendu  jusqu'au  cachemire,  tenant  à  s'acquitter  de 
ses  vieilles  dettes,  disait-elle;  et  il  donnait  toujours,  elle  l'ensorcelait, 
elle  abusait  de  lui,  sans  pitié.  Aussi  les  factures,  les  papiers  timbrés 
pleuvaient  dans  la  maison.  Frédéric  sentait  une  crise  prochaine. 

Un  jour,  il  se  présenta  pour  voir  Mme  Arnoux.  Elle  était  sortie. 
Monsieur  travaillait  en  bas  dans  le  magasin. 

En  effet,  Arnoux,  au  milieu  de  ses  potiches,  tâchait  à" enfoncer 
de  jeunes  mariés,  des  bourgeois  de  la  province.  Il  parlait  du  tournage 
et  du  tournassage,  du  truite  et  du  glacé;  les  autres,  ne  voulant  pas 
avoir  Tair  de  n'y  rien  comprendre,  faisaient  des  signes  d'approbation 
et  achetaient. 

Quand  les  chalands  furent  dehors,  il  conta  qu'il  avait  eu,  le  matin, 
avec  sa  femme,  une  petite  altercation.  Pour  prévenir  les  observations 
sur  la  dépense,  il  avait  affirmé  que  la  Maréchale  n'était  plus  sa 
maîtresse. 

—  «  Je  lui  ai  même  dit  que  c'était  la  vôtre.  » 

Frédéric  fut  indigné;  mais  des  reproches  pouvaient  le  trahir;  il 
balbutia  : 

—  «  Ah  !  vous  avez  eu  tort,  grand  tort  !  » 

—  «  Qu'est-ce  que  ça  fait }  »  dit  Arnoux.  «  Où  est  le  déshonneur 
de  passer  pour  son  amant  ?  Je  le  suis  bien,  moi  !  Ne  seriez-vous  pas 
flatté  de  l'être  ?  » 

Avait-elle  parlé .^  Etait-ce  une  allusion?  Frédéric  se  hâta  de  ré- 
pondre : 

—  «  Non  !  pas  du  tout  !  au  contraire  !  »  — 

—  «  Eh  bien,  alors  ?  » 

—  «  Oui,  c'est  vrai  !  cela  n'y  fait  rien  ». 
Arnoux  reprit  : 

—  «  Pourquoi  ne  venez-vous  plus  là-bas  ?»         '     \ 
Frédéric  promit  d'y  retourner. 

—  «Ah  !  j'oubliais  !  vous  devriez...,  en  causant  de  Rosanette  .. 


212  l'Éducation  sentimentale 

lâcher  à  ma  femme  quelque  chose...  je  ne  sais  quoi,  mais  vous  trouve- 
rez... quelque  chose  qui  la  persuade  que  vous  êtes  son  amant.  Je  vous 
demande  cela  comme  un  service,  hein  ?  » 

Le  jeune  homme,  pour  toute  réponse,  fit  une  grimace  ambiguë. 
Cette  calomnie  le  perdait.  Il  alla  le  soir  même  chez  elle,  et  jura  que 
l'allégation  d'Arnoux  était  fausse. 

—  «  Bien  vrai  .^  » 

Il  paraissait  sincère;  et,  quand  elle  eut  respiré  largement,  elle 
lui  dit  :  «  Je  vous  crois,»  avec  un  beau  sourire;  puis  elle  baissa  la 
tête,  et,  sans  le  regarder  : 

—  «  Au  reste,  personne  n'a  de  droit  sur  vous  !  » 

Elle  ne  devinait  donc  rien,  et  elle  le  méprisait,  puisqu'elle  ne 
pensait  pas  qu'il  pût  assez  l'aimer  pour  lui  être  fidèle  !  Frédéric, 
oubliant  ses  tentatives  près  de  l'autre,  trouvait  la  permission  outra- 
geante. 

Ensuite,  elle  le  pria  d'aller  quelquefois  «chez  cette  femme»,  pour 
voir  un  peu  ce  qui  en  était. 

Arnoux  survint,  et,  cinq  minutes  après,  voulut  l'entraîner  chez 
Rosanette. 

La  situation  devenait  intolérable. 

Il  en  fut  distrait  par  une  lettre  du  notaire  qui  devait  lui  envoyer 
le  lendemain  quinze  mille  francs  ;  et,  pour  réparer  sa  négligence  envers 
Deslauriers,  il  alla  lui  apprendre  tout  de  suite  cette  bonne  nouvelle. 

L'avocat  logeait  rue  des  Trois-Maries,  au  cinquième  étage,  sur 
une  cour.  Son  cabinet,  petite  pièce  carrelée,  froide,  et  tendue  d'un 
papier  grisâtre,  avait  pour  principale  décoration  une  médaille  en  or, 
son  prix  de  doctorat,  insérée  dans  un  cadre  d'ébène  contre  la  glace. 
Une  bibliothèque  d'acajou  enfermait  sous  vitres  cent  volumes,  à  peu 
près.  Le  bureau,  couvert  de  basane,  tenait  le  milieu  de  l'appartement. 
Quatre  vieux  fauteuils  de  velours  vert  en  occupaient  les  coins  ;  et  des 
copeaux  flambaient  dans  la  cheminée,  où  il  y  avait  toujours  un  fagot 
prêt  à  allumer  au  coup  de  sonnette.  C'était  l'heure  de  ses  consultations; 
l'avocat  portait  une  cravate  blanche. 


4 


L  EDUCATION    SENTIMENTALE  21 3 

L'annonce  des  quinze  mille  francs  (il  n'y  comptait  plus,  sans 
doute)  lui  causa  un  ricanement  de  plaisir. 

—  a  C'est  bien  mon  brave,  c'est  bien,  c'est  très  bien  !  » 

Il  jeta  du  bois  dans  le  feu,  se  rassit,  et  parla  immédiatement  du 
Journal.  La  première  chose  à  faire  était  de  se  débarrasser  d'Hussonnet. 

—  «  Ce  crétin-là  me  fatigue  !  Quant  à  desservir  une  opinion,  le 
plus  équitable,  se^on  moi,  et  le  plus  fort,  c'est  de  n'en  avoir  aucune.  »  * 

Frédéric  parut   étonné.  , 

—  u  Mais  sans  doute  !  Il  serait  temps  de  traiter  la  politique  scien- 
tifiquement. Les  vieux  du  XVIII^siècle  commençaient,  quand  Rousseau, 
les  littérateurs,  y  ont  introduit  la  philanthropie,  la  poésie,  et  autres 
blagues,  pour  la  plus  grande  joie  des  catholiques;  alliance  naturelle, 
du  reste,  puisque  les  réformateurs  modernes  (je  peux  le  prouver) 
croient  tous  à  la  Révolution.  Mais,  si  vous  chantez  des  messes  pour 
la  Pologne,  si  à  la  place  du  Dieu  des  dominicains,  qui  était  un  bourreau, 
vous  prenez  le  Dieu  des  romantiques,  qui  est  un  tapissier;  si,  enfin, 
vous  n'avez  pas  de  l'Absolu  une  conception  plus  large  que  vos  aïeux, 
la  monarchie  percera  sous  vos  formes  républicaines,  et  votre  bonnet 
rouge  ne  sera  jamais  qu'une  calotte  sacerdotale  !  Seulement,  le  régime 
cellulaire  aura  remplacé  la* torture,  l'outrage  à  la  Religion  le  sacrilège, 
le  concert  européen  la  Sainte- Alliance  ;  et,  dans  ce  bel  ordre  qu'on 
admire,  fait  de  débris  louis-quatorziens,  de  ruines  voltairiennes,  avec 
du  badigeon  impérial  par-dessus  et  des  fragments  de  constitution 
anglaise,  on  verra  les  conseils  municipaux  tâchant  de  vexer  le  maire, 
les  conseils  généraux  leur  préfet,  les  chambres  le  roi,  la  presse  le 
pouvoir,  l'administration  tout  le  monde  1  Mais  les  bonnes  âmes 
s'extasient  sur  le  Code  civil,  œuvre  fabriquée,  quoi  qu'on  dise,  dans 
un  esprit  mesquin,  tyrannique;  car  le  législateur,  au  lieu  de  faire  son 
état,  qui  est  de  régulariser  la  coutume,  a  prétendu  modeler  la  société 
comme  un  Lycurgue  !  Pourquoi  la  loi  gêne-t-elle  le  père  de  famille 
en  matière  de  testament  ?  Pourquoi  entrave-t-elle  la  vente  forcée  des 
immeubles }  Pourquoi  punit-elle  comme  délit  le  vagabondage,  lequel 
ne  devrait  pas  être  même  une  contravention  1  Et  il  y  en  a  d'autres  ! 


214  L  EDUCATION   SENTIMENTALE 

Je  les  connais  !  aussi  je  vais  écrire  un  petit  roman  intitulé  Histoire  de 
Vidée  de  justice,  qui  sera  drôle  !  Mais  j'ai  une  soif  abominable  !  et  toi  ?  » 
Il  se  pencha  par  la  fenêtre,  et  cria  au  portier  d'aller  chercher  des 
grogs  au  cabaret. 

—  «En  résumé,  je  vois  trois  partis...  non  !  trois  groupes,  —  et 
dont  aucun  ne  m'intéresse  :  ceux  qui  ont,  ceux  qui  n'ont  plus,  et 
ceux  qui  tâchent  d'avoir.  Mais  tous  s'accordent  dans  Tidolâtrie  imbé- 
cile de  l'Autorité  !  Exemples  :  Mably  recommande  qu'on  empêche 
les  philosophes  de  publier  leurs  doctrines;  M.  Wronski,  géomètre, 
appelle  en  son  langage  la  censure  «  répression  critique  de  la  spontanéité 
spéculative»;  le  père  Enfantin  bénit  les  Hapsbourg  «d'avoir  passé 
par-dessus  les  Alpes  une  main  pesante  pour  comprimer  l'Italie»; 
Pierre  Leroux  veut  qu'on  vous  force  à  entendre  un  orateur,  et  Louis 
Blanc  incline  à  une  religion  d'État,  tant  ce  peuple  de  vassaux  a  la 
rage  du  gouvernement  !  Pas  un  cependant  n'est  légitime,  malgré  leurs 
sempiternels  principes.  Mais,  principe  signifiant  origine ^  il  faut  se 
reporter  toujours  à  une  révolution,  à  un  acte  de  violence,  à  un  fait 
transitoire.  Ainsi,  le  principe  du  nôtre  est  la  souveraineté  nationale, 
comprise  dans  la  forme  parlementaire,  quoique  le  parlement  n'en 
convienne  pas  !  Mais  en  quoi  la  souveraineté  du  peuple  serait-elle 
plus  sacrée  que  le  droit  divin }  L'un  et  l'autre  sont  deux  fictions  ! 
Assez  de  métaphysique,  plus  de  fantômes  !  Pas  n'est  besoin  de  dogmes 
pour  faire  balayer  les  rues  !  On  dira  que  je  renverse  la  société  !  Eh 
bien,  après  ?  où  serait  le  mal }  Elle  est  propre,  en  effet,  ta  société.  » 

Frédéric  aurait  eu  beaucoup  de  choses  à  lui  répondre.  Mais,  le 
voyant  loin  des  théories  de  Sénécal,  il  était  plein  d'indulgence.  Il  se 
contenta  d'objecter  qu'un  pareil  système  les  ferait  haïr  généralement. 

—  «  Au  contraire,  comme  nous  aurons  donné  à  chaque  parti 
un  gage  de  haine  contre  son  voisin,  tous  compteront  sur  nous.  Tu 
vas  t'y  mettre  aussi,  toi,  et  nous  faire  de  la  critique  transcendante  !  • 

Il  fallait  attaquer  les  idées  reçues,  l'Académie,  l'Ecole  normale, 
le  Conservatoire,  la  Comédie-Française,  tout  ce  qui  ressemblait  à 
une  institution.  C'est  par  là  qu'ils  donneraient  un  ensemble  de  doctrine 


»  ' 


L  EDUCATION   SENTIMENTALE 


215 


à  leur  Re\n.ie.  Puis,  quand  elle  serait  bien  posée,  le  journal  tout  à  coup 
deviendrait  quotidien;  alors,  ils  s'en  prendraient  aux  personnes. 

—  «  Et  on  nous  respectera, 
sois-en  sûr  !  » 

Deslauriers  touchait  à  son 
vieux  rêve  :  une  rédaction  en 
chef,  c'est-à-dire  au  bonheur  in- 
exprimable de  diriger  les  autres, 
de  tailler  en  plein  dans  leurs 
articles,  d'en  commander,  d'en 
refuser.  Ses  yeux  pétillaient  sous 
ses  lunettes,  il  s'exaltait  et  bu- 
vait des  petits  verres,  coup  sur 
coup,  machinalement. 

—  «  Il  faudra  que  tu  donnes 
un  dîner  une  fois  la  semaine. 
C'est  indispensable,  quand  même 
la  moitié  de  ton  revenu  y  passe- 
rait !  On  voudra  y  venir,  ce  sera 
un  centre  pour  les  autres,  un 
levier  pour  toi  ;  et,  maniant  l'opi- 
nion par  les  deux  bouts,  littéra- 
ture et  politique,  avant  six  mois, 
tu  verras,  nous  tiendrons  le  haut 
du  pavé  dans  Paris.  r> 

Frédéric,  en  l'écoutant, 
éprouvait  une  sensation  de  ra- 
jeunissement, comme  un  homme 
qui,  après  un  long  séjour  dans 
une  chambre,  est  transporté  au  grand  air.  Cet  enthousiasme  le  gagnait. 

—  «  Oui,  j'ai  été  un  paresseux,  un  imbécile,  tu  as  raison  1  » 

—  «  A  la  bonne  heure  !  »  s'écria  Deslauriers;  «je  retrouve  mon 
Frédéric  !  » 


2i6  l'éducation  sentimentale 

Et,  lui  mettant  le  poing  sous  la  mâchoire  ; 

—  <(  Ah  !  tu  m'as  fait  souffrir.  N'importe  !  je  t'aime  tout  de 
même.  » 

Ils  étaient  debout  et  se  regardaient,  attendris  l'un  et  l'autre,  et 
près  de  s'embrasser. 

Un  bonnet  de  femme  parut  au  seuil  de  l'antichambre. 

—  «  Qui  t 'amène  .f*  »  dit  Deslauriers. 
C'était  Mlle  Clémence,  sa  maîtresse. 

Elle  répondit  que,  passant  devant  sa  maison  par  hasard,  elle 
n'avait  pu  résister  au  désir  de  le  voir;  et,  pour  faire  une  petite  collation 
ensemble,  elle  lui  apportait  des  gâteaux,  qu'elle  déposa  sur  la  table. 

—  «  Prends  garde  à  mes  papiers  !  »  reprit  aigrement  l'avocat. 
«  D'ailleurs,  c'est  la  troisième  fois  que  je  te  défends  de  venir  pendant 
mes  consultations.  » 

Elle  voulut  l'embrasser. 

—  «  Bien  !  va-t'en  !  file  ton  nœud  !  » 

Il  la  repoussait,  elle  eut  un  grand  sanglot. 

—  «  Ah  !  tu  m'ennuies,  à  la  fin  !  » 

—  «  C'est  que  je  t'aime  !  » 

—  «  Je  ne  demande  pas  qu'on  m'aime,  mais  qu'on  m'oblige  !  » 
Ce  mot,  si  dur,    arrêta  les  larmes  de  Clémence.  Elle  se  planta 

devant  la  fenêtre,  et  y  restait  immobile,  le  front  posé  contre  le  carreau. 
Son  attitude  et  son  mutisme  agaçaient  Deslauriers. 

—  «  Quand  tu  auras  fini,  tu  commanderas  ton  carrosse,  n'est-ce 
pas  !  » 

Elle  se  retourna  en  sursaut  : 

—  «  Tu  me  renvoies  !  » 

—  ((  Parfaitement  !  » 

Elle  fixa  sur  lui  ses  grands  yeux  bleus,  pour  une  dernière  prière 
sans  doute,  puis  croisa  les  deux  bouts  de  son  tartan,  attendit  une 
minute  encore  et  s'en  alla. 

—  «  Tu  devrais  la  rappeler,  »  dit  Frédéric. 

—  «  Allons  donc  !  » 


l'éducation  sentimentale  217 

Et,  comme  il  avait  besoin  de  sortir,  Deslauriers  passa  dans  sa 
cuisine,  qui  était  son  cabinet  de  toilette.  Il  y  avait  sur  la  dalle,  près 
d'une  paire  de  bottes,  les  débris  d'un  maigre  déjeuner,  et  un  matelas 
avec  une  couverture  était  roulé  par  terre,  dans  un  coin. 

—  «  Ceci  te  démontre,  »  dit-il,  «  que  je  reçois  peu  de  marquises  ! 
On  s'en  passe  aisément,  va  !  et  des  autres  aussi.  Celles  qui  ne  coûtent 
rien  prennent  votre  temps;  c'est  de  l'argent  sous  une  autre  forme; 
or,  je  ne  suis  pas  riche  !  Et  puis  elles  sont  toutes  si  bêtes  !  si  bêtes  ! 
Est-ce  que  tu  peux  causer  avec  une  femme,  tel  ?  » 

Ils  se  séparèrent  à  l'angle  du  Pont-Neuf. 

—  «  Ainsi,  c'est  convenu  !  tu  m'apporteras  la  chose  demain,  dès 
que  tu  l'auras.  » 

—  «  Convenu  !  »  dit  Frédéric. 

Le  lendemain,  à  son  réveil,  il  reçut  par  la  poste  un  bon  de  quinze 
mille  francs  sur  la  Banque. 

Ce  chiffon  de  papier  lui  représenta  quinze  gros  sacs  d'argent; 
et  il  se  dit  qu'avec  une  somme  pareille,  il  pourrait,  d'abord,  garder 
sa  voiture  pendant  trois  ans,  au  lieu  de  la  vendre  comme  il  y  serait 
forcé  prochainement,  ou  s'acheter  deux  belles  armures  damasquinées 
qu'il  avait  vues  sur  le  quai  Voltaire,  puis  quantité  de  choses  encore, 
des  peintures,  des  livres  et  combien  de  bouquets  de  fleurs,  de  cadeaux 
pour  Mme  Arnoux  !  Tout,  enfin,  aurait  mieux  valu  que  de  risquer, 
que  de  perdre  tant  d'argent  dans  ce  journal  !  Deslauriers  lui  semblait 
présomptueux,  son  insensibilité  de  la  veille  le  refroidissant  à  son 
endroit,  et  Frédéric  s'abandonnait  à  ces  regrets  quand  il  fut  tout  surpris 
de  voir  entrer  Arnoux,  —  lequel  s'assit  sur  le  bord  de  sa  couche, 
pesamment,  comme  un  homme  accablé. 

—  a  Qu'y  a-t-il  donc }  » 

—  «  Je  suis  perdu  !  » 

Il  avait  à  verser,  le  jour  même,  en  l'étude  de  M®  Beauminet, 
notaire  rue  Sainte-Anne,  dix-huit  mille  francs,  prêtés  par  un  certain 
Vanneroy. 

—  «  C'est  un  désastre  inexplicable  !  Je  lui  ai  donné  une  hypo- 


2i8  l'éducation  sentimentale 

rhèque  qui  devait  le  tranquilliser,  pourtant  !  Mais  il  me  menace  d'un 
commandement,  s'il  n'est  pas  payé  cette  après-midi,  tantôt  !  » 

—  i(  Et  alors  ?  » 

—  ((  Alors,  c'est  bien  simple  !  Il  va  faire  exproprier  mon  immeuble. 
La  première  affiche  me  ruine,  voilà  tout  !  Ah  !  si  je  trouvais  quelqu'un 
pour  m'avancer  cette  maudite  somme-là,  il  prendrait  la  place  de 
Vanneroy  et  je  serais  sauvé  !  Vous  ne  l'auriez  pas,  par  hasard  ?  » 

Le  mandat  était  resté  sur  la  table  de  nuit,  près  d'un  livre.  Frédéric 
«ouleva  le  volume  et  le  posa  par-dessus,  en  répondant  : 

—  ((  Mon  Dieu,  non,  cher  ami  !  » 
Mais  il  lui  coûtait  de  refuser  à  Arnoux. 

—  «  Comment,  vous  ne  trouvez  personne  qui  veuille...  ?  i» 

—  ((Personne!  et  songer  que,  d'ici  à  huit  jours,  j'aurai  des  rentrées! 
On  me  doit  peut-être...  cinquante  mille  francs  pour  la  fin  du  mois  !  » 

—  «  Est-ce  que  vous  ne  pourriez  pas  prier  les  individus  qui  vous 
doivent  d'avancer...  ?  » 

—  ((  Ah  bien,  oui  !  » 

• —  ((  Mais  vous  avez  des  valeurs  quelconques,  des  billets }  » 
• —  «  Rien  !  » 

—  «  Que  faire  ?  »  dit  Frédéric. 

—  «  C'est  ce  que  je  me  demande,  »  reprit  Arnoux. 

Il  se  tut,  et  il  marchait  dans  la  chambre  de  long  en  large. 

—  «  Ce  n'est  pas  pour  moi,  mon  Dieu  1  mais  pour  mes  enfants, 
pour  ma  pauvre  femme  !  » 

Puis,  en  détachant  chaque  mot  : 

—  «Enfin...  je  serai  fort...  j'emballerai  tout  cela...  et  j'irai 
chercher  fortune...  je  ne  sais  où  !  » 

—  «  Impossible  !  »  s'écria  Frédéric. 
Arnoux  répHqua  d'un  air  calme  : 

—  «  Comment  voulez- vous  que  je  vive  à  Paris,  maintenant  ?  » 
Il  y  eut  un  long  silence. 

Frédéric  se  mit  à  dire  : 

—  «  Quand  le  rendriez-vous,  cet  argent  ?  » 


L  EDUCATION    SENTIMENTALE  219 

Non  pas  qu'il  Teût;  au  contraire!  Mais  rien  ne  Tempêchait 
de  voir  des  amis,  de  faire  des  démarches.  Et  il  sonna  son  domestique 
pour  s'habiller.  Arnoux  le  remerciait. 

—  «  C'est  dix-huit  mille  francs  qu'il  vous  faut,  n'est-ce  pas  ?  » 

—  c  Oh  !  je  me  contenterais  bien  de  seize  mille  !  Car  j'en  ferai 
bien  deux  mille  cinq  cents,  trois  mille  avec  mon  argenterie,  si  Vanneroy, 
toutefois,  m'accorde  jusqu'à  demain  ;  et,  je  vous  le  répète,  vous  pouvez 
affirmer,  jurer  au  prêteur  que,  dans  huit  jours,  peut-être  même  dans 
cinq  ou  six,  l'argent  sera  remboursé.  D'ailleurs,  l'hypothèque  en 
répond.  Ainsi,  pas  de  danger,  vous  comprenez?» 

Frédéric  assura  qu'il  comprenait  et  qu'il  allait  sortir  immédiate- 
ment. 

Il  resta  chez  lui,  maudissant  Deslauriers,  car  il  voulait  tenir  sa 
parole,  et  cependant  obliger  Arnoux. 

—  «Si  je  m'adressais  à  M.  Dambreuse?  Mais  sous  quel  prétexte 
demander  de  l'argent  ?  C'est  à  moi,  au  contraire,  d'en  porter  chez  lui 
pour  ses  actions  de  houilles  !  Ah  !  qu'il  aille  se  promener  avec  ses 
actions  !  Je  ne  les  dois  pas  !  » 

Et  Frédéric  s'applaudissait  de  son  indépendance,  comme  s'il 
eût  refusé  un  service  à  M.  Dambreuse. 

—  «  Eh  bien,  »  se  dit-il  ensuite,  «  puisque  je  fais  une  perte  de 
ce  côté-là,  car  je  pourrais,  avec  quinze  mille  francs,  en  gagner  cent 
mille  !  à  la  Bourse,  ça  se  voit  quelquefois....  Donc,  puisque  je  manque 
à  l'un,  ne  suis-je  libre  .\..  D'ailleurs,  quand  Deslauriers  attendrait  !  — 
Non,  non,  c'est  mal,  allons-y  !  » 

Il  regarda  sa  pendule. 

—  «  Ah  !  rien  ne  presse  !  la  Banque  ne  ferme  qu'à  cinq  heures.  » 
Et,  à  quatre  heures  et  demie,  quand  il  eut  touché  son  argent  : 

—  «  C'est  inutile,  maintenant  !  Je  ne  le  trouverais  pas  ;  j'irai 
ce  soir  !»  —  se  donnant  ainsi  le  moyen  de  revenir  sur  sa  décision,  car 
il  reste  toujours  dans  la  conscience  quelque  chose  des  sophismes  qu'on 
y  a  versés  ;  elle  en  garde  l 'arrière-goût,  comme  d'une  liqueur  mauvaise. 

Il  se  promena  sur  les  boulevards,  et  dîna  seul  au  restaurant. 


22p  l'Éducation  sentimentale 

Puis  il  entendit  un  acte  au  Vaudeville,  pour  se  distraire.  Mais  ses 
billets  de  banque  le  gênaient,  comme  s'il  les  eût  volés.  Il  n'aurait  pas 
été  chagrin  de  les  perdre. 

En  rentrant  chez  lui,  il  trouva  une  lettre  contenant  ces  mots  : 

«  Quoi  de  neuf } 

»  Ma  femme  se  joint  à  moi,  cher  ami,  dans  l'espérance,  etc. 

«  A  vous.  » 

Et  un  parafe. 

—  «  Sa  femme  !  elle  me  prie  !  » 

Au  même  moment,  parut  Arnoux,  pour  savoir  s'il  avait  trouvé 
la  somme  urgente. 

—  «  Tenez,  la  voilà  !  »  dit  Frédéric. 

Et,  vingt-quatre  heures  après,  il  répondit  à  Deslauriers  : 

—  ((  Je  n'ai  rien  reçu.  » 

L'Avocat  revint  trois  jours  de  suite.  Il  le  pressait  d'écrire  au 
notaire.  Il  offrit  même  de  faire  le  voyage  du  Havre. 

—  «  Non  !  c'est  inutile  !  je  vais  y  aller  !  » 

La  semaine  finie,  Frédéric  demanda  timidement  au  sieur  Arnoux 
ses  quinze  mille  francs. 

Arnoux  le  remit  au  lendemain,  puis  au  surlendemain.  Frédéric 
se  risquait  dehors  à  la  nuit  close,  craignant  d'être  surpris  par  Des- 
lauriers. 

Un  soir,  quelqu'un  le  heurta  au  coin  de  la  Madeleine.  C'était  lui. 

—  «  Je  vais  les  chercher,  »  dit-il. 

Et  Deslauriers  l'accompagna  jusqu'à  la  porte  d'une  maison,  dans 
le  faubourg  Poissonnière. 

—  «  Attends-moi  !  » 

Il  attendit.  Enfin,  après  quarante-trois  minutes,  Frédéric  sortit 
avec  Arnoux,  et  lui  fit  signe  de  patienter  encore  un  peu.  Le  marchand 
de  faïences  et  son  compagnon  montèrent,  bras  dessus,  bras  dessous, 
la  rue  Hauteville,  prirent  ensuite  la  rue  de  Chabrol. 


L  EDUCATION    SENTIMENTALE  221 

La  nuit  était  sombre,  avec  des  rafales  de  vent  tiède.  Arnoux 
marchait  doucement,  tout  en  parlant  des  Galeries  du  Commerce  : 
une  suite  de  passages  couverts  qui  auraient  mené  du  boulevard 
Saint-Denis  au  Châtelet,  spéculation  merveilleuse,  où  il  avait  grande 
envie  d*entrer  ;  et  il  s'arrêtait  de  temps  à  autre,  pour  voir  aux  carreaux 
des   boutiques    la    figure  des  grisettes,  puis  reprenait  son  discours. 

Frédéric  entendait  les  pas  de  Deslauriers  derrière  lui,  comme 
des  reproches,  comme  des  coups  frappant  sur  sa  conscience.  Mais  il 
n*osait  faire  sa  réclamation,  par  mauvaise  honte,  et  dans  la  crainte 
qu'elle  ne  fût  inutile.  L'autre  se  rapprochait.  Il  se  décida. 

Arnoux,  d'un  ton  fort  dégagé,  dit  que,  ses  recouvrements  n'ayant 
pas  eu  lieu,  il  ne  pouvait  rendre  actuellement  les  quinze  mille  francs. 

—  «Vous  n'en  avez  pas  besoin,  j 'imagine  .î*  » 

A  ce  moment.  Deslauriers  accosta  Frédéric,  et,  le  tirant  à  l'écart  r 

—  «  Sois  franc,  les  as-tu,  oui  ou  non }  » 

—  «  Eh  bien,  non  !  »  dit  Frédéric,  «je  les  ai  perdus  !  » 

—  «  Ah  !  et  à  quoi  ?  » 

—  «  Au  jeu  !  » 

Deslauriers  ne  répondit  pas  un  mot,  salua  très  bas,  et  partit. 
Arnoux  avait  profité  de  l'occasion  pour  allumer  un  cigare  dans  un 
débit  de  tabac.  Il  revint  en  demandant  quel  était  ce  jeune  homme» 

—  «  Rien  !  un  ami  !  » 

Puis,  trois  minutes  après,  devant  la  porte  de  Rosanette  : 

—  «  Montez  donc,  w  dit  Arnoux,  «  elle  sera  contente  de  vous 
voir.  Quel  sauvage  vous  êtes,  maintenant  !  » 

Un  réverbère,  en  face,  l'éclairait;  et  avec  son  cigare  entre  ses 
dents  blanches  et  son  air  heureux,  il  avait  quelque  chose  d'intolé- 
rable. 

—  «  Ah  1  à  propos,  mon  notaire  a  été  ce  matin  chez  le  vôtre, 
pour  cette  inscription  d'hypothèque.  C'est  ma  femme  qui  me  Ta 
rappelé.  » 

—  «  Une  femme  de  tête  !  »  reprit  machinalement  Frédéric. 

—  «  Je  crois  bien  1  »  j 


222  l'Éducation  sentimentale 

Et  Arnoux  recommença  son  éloge.  Elle  n'avait  pas  sa  pareille 
pour  Tesprit,  le  cœur,  l'économie;  il  ajouta  d'une  voix  basse,  en  roulant 

des  yeux  : 

—  «  Et  comme  corps  de  femme  !  ^> 

—  «  Adieu  !  »  dit  Frédéric. 
Arnoux  fit  un   mouvement. 

—  ((  Tiens  !  pourquoi  ?  » 

Et,  la  main  à  demi  tendue  vers  lui,  il  l'examinait,  tout  déconte- 
nancé par  la  colère  de  son  visage. 
Frédéric  répliqua  sèchement  : 

—  «  Adieu  !  » 

Il  descendit  la  rue  de  Bréda  comme  une  pierre  qui  déroule, 
furieux  contre  Arnoux,  se  faisant  le  serment  de  ne  jamais  plus  le  revoir, 
ni  elle  non  plus,  navré,  désolé.  Au  lieu  de  la  rupture  qu'il  attendait, 
voilà  que  l'autre,  au  contraire,  se  mettait  à  la  chérir  et  complètement, 
depuis  le  bout  des  cheveux  jusqu'au  fond  de  l'âme.  La  vulgarité  de 
cet  homme  exaspérait  Frédéric.  Tout  lui  appartenait  donc,  à  celui-là  ! 
Il  le  retrouvait  sur  le  seuil  de  la  lorette  ;  et  la  mortification  d'une  rupture 
s'ajoutait  à  la  rage  de  son  impuissance.  D'ailleurs,  l'honnêteté  d 'Arnoux 
offrant  des  garanties  pour  son  argent  l'humiliait;  il  aurait  voulu 
l'étrangler;  et  par-dessus  son  chagrin  planait  dans  sa  conscience, 
comme  un  brouillard,  le  sentiment  de  sa  lâcheté  envers  son  ami. 
Des   larmes   l 'étouffaient. 

Deslauriers  dévalait  la  rue  des  Martyrs,  en  jurant  tout  haut 
d'indignation;  car  son  projet,  tel  qu'un  obélisque  abattu,  lui  paraissait 
maintenant  d'une  hauteur  extraordinaire.  Il  s'estimait  volé,  comme  s'il 
avait  subi  un  grand  dommage.  Son  amitié  pour  Frédéric  était  morte, 
et  il  en  éprouvait  de  la  joie  ;  c'était  une  compensation  !  Une  haine 
l'envahit  contre  les  riches.  Il  pencha  vers  les  opinions  de  Sénécal  et 
se  promettait  de  les  servir. 

Arnoux,  pendant  ce  temps-là,  commodément  assis  dans  une 
bergère,  auprès  du  feu,  humait  sa  tasse  de  thé,  en  tenant  la  Maréchale 
sur  ses  genoux. 


L  EDUCATION   SENTIMENTALE  223 

Frédéric  ne  retourna  point  chez  eux;  et,  pour  se  distraire  de  sa 
passion  calamiteuse,  adoptant  le  premier  sujet  qui  se  présenta,  il 
résolut  de  composer  une  Histoire  de  la  Renaissance.  Il  entassa  pêle- 
mêle  sur  sa  table  les  humanistes,  les  philosophes  et  les  poètes;  il 
allait  au  cabinet  des  estampes,  voir  les  gravures  de  Marc- Antoine  ;  il 
tâchait  d'entendre  Machiavel.  Peu  à  peu,  la  sérénité  du  travail  Tapaisa. 
En  plongeant  dans  la  personnalité  des  autres,  il  oublia  la  sienne,  ce 
qui  est  la  seule  manière  peut-être  de  n'en  pas  souffrir. 

Un  jour  qu'il  prenait  des  notes,  tranquillement,  la  porte  s'ouvrit 
et  le  domestique  annonça  Mme  Arnoux. 

C'était  bien  elle  !  seule  ?  Mais  non  !  car  elle  tenait  par  la  main 
le  petit  Eugène,  suivi  de  sa  bonne  en  tablier  blanc.  Elle  s'assit;  et, 
quand  elle  eut  toussé  : 

—  «  Il  y  a  longtemps  que  vous  n'êtes  venu  à  la  maison.  » 
Frédéric  ne  trouvant  pas  d'excuse,  elle  ajouta  : 

—  «  C'est  une  délicatesse  de  votre  part  !  » 
Il  reprit  : 

—  a  Quelle  délicatesse  ?  » 

—  «  Ce  que  vous  avez  fait  pour  Arnoux  !  »  dit-elle. 

Frédéric  eut  un  geste  signifiant  :  «  Je  m'en  moque  bien  !  c'était 
pour  vous  !  » 

Elle  envoya  son  enfant  jouer  avec  la  bonne,  dans  le  salon.  Ils 
échangèrent  deux  ou  trois  mots  sur  leur  santé,  puis  l'entretien  tomba. 

Elle  portait  une  robe  de  soie  brune,  de  la  couleur  d'un  vin 
d'Espagne,  avec  un  paletot  de  velours  noir,  bordé  de  martre;  cette 
fourrure  donnait  envie  de  passer  les  mains  dessus,  et  ses  longs  ban- 
deaux, bien  lissés,  attiraient  les  lèvres.  Mais  une  émotion  la  troublait, 
et,  tournant  les  yeux  du  côté  de  la  porte  : 

—  «  Il  fait  un  peu  chaud,  ici  !  » 

Frédéric  devina  l'intention  prudente  de  «yon  regard  : 

—  «  Pardon  !  les  deux  battants  ne  sont  que  poussés  *J» 

—  «  Ah  !  c'est  vrai  !  » 

,         Et  elle  sourit,  comme  pour  dire  :  «  Je  ne  crains  rien.  » 


224  L  ÉDUCATION   SENTIMENTALE 

Il  lui  demanda  immédiatement  ce  qui  l'amenait. 

—  «  Mon  mari,  »  reprit-elle  avec  effort,  «  m'a  engagée  à  venir 
chez  vous,  n'osant  faire  cette  démarche  lui-même.  » 

—  «  Et  pourquoi  }  » 

—  «  Vous  connaissez  M.  Dambreuse  n'est-ce  pas  ?  » 

—  «  Oui,  un  peu.  » 

—  «  Ah  !  un  peu  !  » 
Elle  se  taisait. 

—  «  N'importe  !  achevez.  » 

Alors,  elle  conta  que,  l'avant- veille,  Arnoux  n'avait  pu  payer 
quatre  billets  de  mille  francs  souscrits  à  l'ordre  du  banquier,  et  sur 
lesquels  il  lui  avait  fait  mettre  sa  signature.  Elle  se  repentait  d'avoir 
compromis  la  fortune  de  ses  enfants.  Mais  tout  valait  mieux  que  le 
déshonneur;  et,  si  M.  Dambreuse  arrêtait  les  poursuites,  on  le  payerait 
bientôt,  certainement;  car  elle  allait  vendre,  à  Chartres,  une  petite 
maison  qu'elle  avait. 

—  «Pauvre  femme!»  murmura  Frédéric.  —  «J'irai!  comptez 
sur  moi.  » 

—  «  Merci  !  » 

Et  elle  se  leva  pour  partir. 

—  «  Oh  !  rien  ne  vous  presse  encore  !  » 

Elle  resta  debout,  examinant  le  trophée  de  flèches  mongoles 
suspendu  au  plafond,  la  bibliothèque,  les  reliures,  tous  les  ustensiles 
pour  écrire  ;  elle  souleva  la  cuvette  de  bronze  qui  contenait  les  plumes  ; 
ses  talons  se  posèrent  à  des  places  différentes  sur  le  tapis.  Elle  était 
venue  plusieurs  fois  chez  Frédéric,  mais  toujours  avec  Arnoux.  Ils 
se  trouvaient  seuls,  maintenant,  —  seuls,  dans  sa  propre  maison;  — 
c'était  un  événement  extraordinaire,  presque  une  bonne  fortune. 

Elle  voulut  voir  son  jardinet  ;  il  lui  offrit  le  bras  pour  lui  montrei 
ses  domaines,  trente  pieds  de  terrain,  enclos  par  des  maisons,  ornés 
d'arbustes  dans  les  angles  et  d'une  plate-bande  au  milieu. 

On  était  aux  premiers  jours  d'avril.  Les  feuilles  des  lilas  ver- 
doyaient déjà,  un  souffle  pur  se  roulait  dans  l'air,  et  de  petits  oiseaux 


l'éducation  sentimentale  225 

pépiaient,  alternant  leur  chanson  avec  le  bruit  lointain  que  faisait  la 
forge  d'un  carrossier. 

Frédéric  alla  chercher  une  pelle  à  feu;  et,  tandis  qu'ils  se  prome- 
naient côte  à  côte  l'enfant,  élevait  des  tas  de  sable  dans  l'allée. 

Mme  Arnoux  ne  croyait  pas  qu'il  eût  plus  tard  une  grande  ima- 
gination, mais  il  était  d'humeur  caressante.  Sa  sœur,  au  contraire, 
avait  une  sécheresse  naturelle  qui  la  blessait  quelquefois. 

—  «  Cela  changera,  »  dit  Frédéric.  «  Il  ne  faut  jamais  désespérer.  » 
Elle  répliqua  : 

—  «  Il  ne  faut  jamais  désespérer  !  » 

Cette  répétition  machinale  de  sa  phrase  lui  parut  une  sorte 
d'encouragement;  il  cueillit  une  rose,  la  seule  du  jardin. 

—  «  Vous  rappelez- vous...  un  certain  bouquet  de  roses,  un  soir, 
en  voiture }  » 

Elle  rougit  quelque  peu  ;  et,  avec  un  air  de  compassion  railleuse  : 

—  «  Ah  !  j'étais  bien  jeune  !  » 

—  «  Et  celle-là,  »  reprit  à  voix  basse  Frédéric,  «  en  sera-t-il  de 
même  ?  » 

Elle  répondit,  tout  en  faisant  tourner  la  tige  entre  ses  doigts, 
comme  le  fil  d'un  fuseau  : 

—  «  Non  !  je  la  garderai  !» 

Elle  appela  d'un  geste  la  bonne,  qui  prit  l'enfant  sur  son  bras; 
puis,  au  seuil  de  la  porte,  dans  la  rue,  Mme  Arnoux  aspira  la  fleur, 
en  inclinant  la  tête  sur  son  épaule,  et  avec  un  regard  aussi  doux  qu'un 
baiser. 

Quand  il  fut  remonté  dans  son  cabinet,  il  contempla  le  fauteuil 
où  elle  s'était  assise  et  tous  les  objets  qu'elle  avait  touchés.  Quelque 
chose  d'elle  circulait  autour  de  lui.  La  caresse  de  sa  présence  durait 
encore. 

—  «  Elle  est  donc  venue  là  !  »  se  disait-il. 

Et  les  flots  d'une  tendresse  infinie  le  submergeaient.   ^ 
Le  lendemain,  à  onze  heures,  il  se  présenta  chez  M.  Dambreuse. 
On  le  reçut  dans  la  salle  à  manger.  Le  bancjuier  déjeunait  en  face  de 


226  L  ÉDUCATION    SENTIMENTALE 

sa  femme.  Sa  nièce  était  près  d'elle,  et  de  Tautre  côté  Tinstitutrice, 
une  Anglaise,  fortement  marquée  de  petite  vérole. 

M.  Dambreuse  invita  son  jeune  ami  à  prendre  place  au  milieu 
4 'eux,  et,  sur  son  refus  : 

—  «A  quoi  puis-je  vous  être  bon  ?  Je  vous  écoute.  » 
Frédéric  avoua,  en  affectant  de  l'indifférence,  qu'il  venait  faire 

une  requête  pour  un  certain  Arnoux. 

—  «  Ah  1  ah  !  l'ancien  marchand  de  tableaux,  »  dit  le  banquier, 
avec  un  rire  muet  découvrant  ses  gencives.  «  Oudry  le  garantissait, 
autrefois;  on  s'est  fâché.  » 

Et  il  se  mit  à  parcourir  les  lettres  et  les  journaux  posés  près  de 
Bon  couvert. 

Deux  domestiques  servaient,  sans  faire  de  bruit  sur  le  parquet; 
et  la  hauteur  de  la  salle,  qui  avait  trois  portières  en  tapisserie  et  deux 
fontaines  de  marbre  blanc,  le  poli  des  réchauds,  la  disposition  des 
hors-d'œuvre,  et  jusqu'aux  plis  raides  des  serviettes,  tout  ce  bien-être 
luxueux  établissait  dans  la  pensée  de  Frédéric  un  contraste  avec 
un  autre  déjeuner  chez  Arnoux.  Il  n'osait  interrompre  M.  Dam- 
breuse. 

Madame  remarqua  son  embarras. 

—  «  Voyez-vous  quelquefois  notre  ami  Martinon  ?  » 

—  «  Il  viendra  ce  soir,  »  dit  vivement  la  jeune  fille. 

—  «  Ah  !  tu  le  sais  ?  »  répHqua  sa  tante,  en  arrêtant  sur  elle  un 
regard  froid. 

Puis,  un.  des  valets  s'étant  penché  à  son  oreille  : 

—  «  Ta  couturière,  mon  enfant  !...  miss  John  !  » 
Et  l'institutrice,  obéissante,  disparut  avec  son  élève. 

M.  Dambreuse,  troublé  par  le  dérangement  des  chaises,  demanda 
ce  qu'il  y  avait. 

—  «  C'est  Mme  Regimbart.  » 

—  «  Tiens  !  Regimbart  !  Je  connais  ce  nom-là.  J'ai  rencontré  sa 
signature.  » 

Frédéric  aborda  enfin  la  question;  Arnoux  méritait  de  l'intérêt; 


l'éducation  sentimentale  227 

il  allait  même,  dans  le  seul  but  de  remplir  ses  engagements,  vendre 
une  maison  à  sa  femme. 

—  a  Elle  passe  pour  très  jolie,  »  dit  Mme  Dambreuse. 
Le  banquier  ajouta  d*un  air  bonhomme  : 

—  «Etes-vous  leur  ami.,,  intime?» 

Frédéric,  sans  répondre  nettement,  dit  qu'il  lui  serait  fort  obligé 
de  prendre  en  considération... 

—  «  Eh  bien,  puisque  cela  vous  fait  plaisir,  soit  !  on  attendra  ! 
J'ai  du  temps  encore.  Si  nous  descendions  dans  mon  bureau,  voulez- 
vous  ?  » 

Le  déjeuner  était  fini;  Mme  Dambreuse  s'inclina  légèrement, 
tout  en  souriant  d'un  rire  singulier,  plein  à  la  fois  de  politesse  et 
d'ironie.  Frédéric  n'eut  pas  le  temps  d'y  réfléchir;  car  M.  Dambreuse, 
dès  qu'ils  furent  seuls  : 

—  «  Vous  n'êtes  pas  venu  chercher  vos  actions.  » 
Et,  sans  lui  permettre  de  s'excuser  : 

—  «  Bien  !  bien  !  il  est  juste  que  vous  connaissiez  l'affaire  un 
peu  mieux.  » 

Il  lui  offrit  une  cigarette  et  commença. 

L,^ Union  générale  des  Houilles  françaises  était  constituée;  on 
n'attendait  plus  que  l'ordonnance.  Le  fait  seul  de  la  fusion  diminuait 
les  frais  de  surveillance  et  de  main-d'œuvre,  augmentait  les  bénéfices. 
De  plus,  la  Société  imaginait  une  chose  nouvelle,  qui  était  d'intéresser 
les  ouvriers  à  son  entreprise.  Elle  leur  bâtirait  des  maisons,  des  loge- 
ments salubres;  enfin  elle  se  constituait  le  fournisseur  de  ses  employés, 
leur  livrait  tout  à  prix  de  revient. 

—  «  Et  ils  gagneront,  monsieur;  voilà  du  véritable  progrès;  c'est 
répondre  victorieusement  à  certaines  criailleries  républicaines  !  Nous 
avons  dans  notre  conseil,  »  —  il  exhiba  le  prospectus,  —  «  un  pair  de 
France,  un  savant  de  l'Institut, un  officier  supérieur  du  génie  en  retraite, 
des  noms  connus  !  De  pareils  éléments  rassurent  les  capitaux  craintifs 
et  appellent  les  capitaux  intelligents  !  »  La  Compagnie  aurait  pour  elle 
les  commandes  de  l'État,  puis  les  chemins  de  fer,  la  marine  à  vapeur. 


228  l'Éducation  sentimentale 

les  établissements  métallurgiques,  le  gaz,  les  cuisines  bourgeoises. 
«  Ainsi,  nous  chauffons,  nous  éclairons,  nous  pénétrons  jusqu'au  foyer 
des  plus  humbles  ménages.  Mais  comment,  me  direz-vous,  pourrons- 
nous  assurer  la  vente  ?  Grâce  à  des  droits  protecteurs,  cher  monsieur, 
et  nous  les  obtiendrons;  cela  nous  regarde  !  Moi,  du  reste,  je  suis 
franchement  prohibitionniste  !  le  Pays  avant  tout  !  »  On  Tavait  nommé 
directeur;  mais  le  temps  lui  manquait  pour  s'occuper  de  certains 
détails,  de  la  rédaction  entre  autres.  «  Je  suis  un  peu  brouillé  avec  mes 
auteurs,  j'ai  oublié  mon  grec  !  J'aurais  besoin  de  quelqu'un...  qui  pût 
traduire  mes  idées.  »  Et  tout  à  coup  :  «  Voulez-vous  être  cet  homme-là, 
avec  le  titre  de  secrétaire  général  ?  » 
Frédéric  ne  sut  que  répondre. 

—  «  Eh  bien,  qui  vous  empêche }  » 

Ses  fonctions  se  borneraient  à  écrire,  tous  les  ans,  un  rapport 
pour  les  actionnaires.  Il  se  trouverait  en  relations  quotidiennes  avec 
les  hommes  les  plus  considérables  de  Paris.  Représentant  la  Compagnie 
près  les  ouvriers,  il  s'en  ferait  adorer,  naturellement,  ce  qui  lui  per- 
mettrait, plus  tard,  de  se  pousser  au  Conseil  général,  à  la  députation. 

Les  oreilles  de  Frédéric  tintaient.  D'où  provenait  cette  bien- 
veillance }  Il  se  confondit  en  remercîments. 

Mais  il  ne  fallait  point,  dit  le  banquier,  qu'il  fût  dépendant  de 
personne.  Le  meilleur  moyen,  c'était  de  prendre  des  actions,  «  place- 
ment superbe  d'ailleurs,  car  votre  capital  garantit  votre  position,  comme 
votre  position  votre  capital.  » 

—  «A  combien,  environ,  doit-il  se  monter }  »  dit  Frédéric. 

—  ((  Mon  Dieu  !  ce  qui  vous  plaira,  de  quarante  à  soixante  mille 
francs,  je  suppose  » 

Cette  somme  était  si  minime  pour  M.  Dambreuse  et  son  autorité 
si  grande,  que  le  jeune  homme  se  décida  immédiatement  à  vendre 
une  ferme.  Il  acceptait.  M.  Dambreuse  fixerait  un  de  ces  jours  un 
rendez- vous  pour  terminer  leurs  arrangements. 

—  «Ainsi,  je  puis  dire  à  Jacques  Arnoux...?» 

—  «  Tout  ce  que  vous  voudrez  !  le  pauvre  garçon  !  Tout  ce  que 
vous  voudrez  !  » 


L*EDUCATION    SENTIMENTALE  229 

Frédéric  écrivit  aux  Arnoux  de  se  tranquilliser,  et  il  fit  porter  la 
lettre  par  son  domestique  auquel  on  répondit  : 

—  «  Très  bien  !  » 

Sa  démarche,  cependant,  méritait  mieux.  Il  s'attendait  à  une 
visite,  à  une  lettre  tout  au  moins.  Il  ne  reçut  pas  de  visite.  Aucune 
lettre  n'arriva. 

Y  avait-il  oubli  de  leur  part  ou  intention  ?  Puisque  Mme  Arnoux 
était  venue  une  fois,  qui  l'empêchait  de  revenir?  L'espèce  de  sous- 
entendu,  d'aveu  qu'elle  lui  avait  fait,  n'était  donc  qu'une  manœuvre 
exécutée  par  intérêt  ?  «  Se  sont-ils  joués  de  moi  ?  est-elle  complice  ?  » 
Une  sorte  de  pudeur,  malgré  son  envie,  l'empêchait  de  retourner  chez 
eux. 

Un  matin  (trois  semaines  après  leur  entrevue),  M.  Dambreuse 
lui  écrivit  qu'il  l'attendait  le  jour  même,  dans  une  heure. 

En  route,  l'idée  des  Arnoux  l'assaillit  de  nouveau;  et.  ne  décou- 
vrant point  de  raison  à  leur  conduite,  il  fut  pris  par  une  angoisse,  un 
pressentiment  funèbre.  Pour  s'en  débarrasser,  il  appela  un  cabriolet 
et  se  fit  conduire  rue  Paradis. 

Arnoux  était  en  voyage. 

—  «  Et  Madame  ?  » 

—  ((  A  la  campagne,  à  la  fabrique  !  » 

—  «  Quand  revient  Monsieur  ?  » 

—  «  Demain,  sans  faute  !  » 

Il  la  trouverait  seule  ;  c'était  le  moment.  Quelque  chose  d'impérieux 
criait  dans  sa  conscience  :  «  Vas-y  donc  !  » 

Mais  M.  Dambreuse?  «Eh  bien,  tant  pis  !  Je  dirai  que  j'étais 
malade.  »  Il  courut  à  la  gare;  puis,  dans  le  wagon:  «  J'ai  eu  tort,  peut- 
être  ?  Ah  bah  !  qu'importe  !  » 

A  droite  et  à  gauche,  des  plaines  vertes  s'étendaient;  le  convoi 
roulait,  les  maisonnettes  des  stations  glissaient  comme  les  décors, 
et  la  fumée  de  la  locomotive  versait  toujours  du  même  côté  ses  gros 
flocons  qui  dansaient  sur  l'herbe  quelque  temps,  puis  se  dispersaient. 

Frédéric,  seul  sur  sa  banquette,  regardait  cela,  par  ennui,  perdu 


230  L  EDUCATION    SENTIMENTALE 

dans  cette  langueur  que  donne  Texcès  même  de  Timpatience.  Mais 
des  grues,  des  magasins,  parurent.  C'était  Creil. 

La  ville,  construite  au  versant  de  deux  collines  basses  (dont  la 
première  est  nue  et  la  seconde  couronnée  par  un  bois),  avec  la  tour  de 
son  église,  ses  maisons  inégales  et  son  pont  de  pierre,  lui  semblait 
avoir  quelque  chose  de  gai.  de  discret  et  de  bon.  Un  grand  bateau 
plat  descendait  au  fil  de  Teau,  qui  clapotait,  fouettée  par  le  vent;  des 
poules,  au  pied  du  calvaire,  picoraient  dans  la  paille;  une  femme 
passa,  portant  du  linge  mouillé  sur  la  tête. 

Après  le  pont,  il  se  trouva  dans  une  île,  où  Ton  voit  sur  la  droite 
les  ruines  d'une  abbaye.  Un  moulin  tournait,  barrant  dans  toute  sa 
largeur  le  second  bras  de  TOise,  que  surplombe  la  manufacture. 
L'importance  de  cette  construction  étonna  grandement  Frédéric.  Il 
en  conçut  plus  de  respect  pour  Arnoux.  Trois  pas  plus  loin,  il  prit 
une  ruelle,  terminée  au  fond  par  une  grille. 

Il  était  entré.  La  concierge  le  rappela  en  lui  criant  : 

—  «  Avez- vous  une  permission }  » 

—  ((  Pourquoi  ?  » 

—  «  Pour   visiter    l'établissement  !  » 

Frédéric,  d'un  ton  brutal,  dit  qu'il  venait  voir  M.  Arnoux. 

—  «Qu'est-ce  que  c'est  que  M.  Arnoux.'^» 

—  «  Mais  le  chef,  le  maître,  le  propriétaire  enfin  !  » 

—  «  Non,  monsieur,  c'est  ici  la  fabrique  de  MM.  Lebœuf  et 
Milliet  !  » 

La  bonne  femme  plaisantait  sans  doute.  Des  ouvriers  arrivaient; 
il  en  aborda  deux  ou  trois,  leur  réponse  fut  la  même. 

Frédéric  sortit  de  la  cour,  en  chancelant  comme  un  homme  ivre  ; 
et  il  avait  l'air  tellement  ahuri  que,  sur  le  pont  de  la  Boucherie,  un 
bourgeois  en  train  de  fumer  sa  pipe  lui  demanda  s'il  cherchait  quelque 
chose.  Celui-là  connaissait  la  manufacture  d'Arnoux.  Elle  était  située 
à  Montataire. 

Frédéric  s'enquit  d'une  voiture,  on  n'en  trouvait  qu'à  la  gare. 
Il  V  retourna.  Une  calèche  disloquée,  attelée  d'un  vieux  cheval  dont 


l'éducation  sentimentale  231 

les  harnais  décousus  pendaient  dans  les  brancards,  stationnait  devant 
Je  bureau  des  bagages,  solitairement. 

Un  gamin  s'offrit  à  découvrir  «  le  père  Pilon  ».  Il  revint  au  bout 
de  dix  minutes;  le  père  Pilon  déjeunait.  Frédéric,  n'y  tenant  plus, 
partit.  Mais  la  barrière  du  passage  était  close.  Il  fallut  attendre  que 
deux  convois  eussent  défilé.  Enfin  il  se  précipita  dans  la  campagne. 

La  verdure  monotone  la  faisait  ressembler  à  un  immense  tapis 
de  billard.  Des  scories  de  fer  étaient  rangées,  sur  les  deux  bords  de 
la  route,  comme  des  mètres  de  cailloux.  Un  peu  plus  loin,  des  cheminées 
d'usine  fumaient  les  unes  près  des  autres.  En  face  de  lui  se  dressait, 
sur  une  colline  ronde,  un  petit  château  à  tourelles,  avec  le  clocher 
quadrangulaire  d'une  église.  De  longs  murs,  en  dessous,  formaient 
des  lignes  irrégulières  parmi  les  arbres  ;  et,  tout  en  bas,  les  maisons 
du  village  s'étendaient. 

Elles  sont  à  un  seul  étage,  avec  des  escaliers  de  trois  marches, 
faites  de  blocs  sans  ciment.  On  entendait,  par  intervalles,  la  sonnette 
d'un  épicier.  Des  pas  lourds  s'enfonçaient  dans  la  boue  noire,  et  une 
pluie  fine  tombait,  coupant  de  mille  hachures  le  ciel  pâle. 

Frédéric  suivit  le  milieu  du  pavé  ;  puis  il  rencontra  sur  sa  gauche, 
à  l'entrée  d'un  chemin,  un  grand  arc  de  bois  qui  portait  écrit  en  lettres 

d'or  :  FAÏENCES. 

Ce  n'était  pas  sans  but  que  Jacques  Arnoux  avait  choisi  le  voisi- 
nage de  Creil;  en  plaçant  sa  manufacture  le  plus  près  possible  de 
l'autre  (accréditée  depuis  longtemps),  il  provoquait  dans  le  public 
une  confusion  favorable  à  ses  intérêts. 

Le  principal  corps  de  bâtiment  s'appuyait  sur  le  bord  même 
d'une  rivière  qui  traverse  la  prairie.  La  maison  de  maître,  entourée 
d'un  jardin,  se  distinguait  par  son  perron,  orné  de  quatre  vases  où  se 
hérissaient  des  cactus.  Des  amas  de  terre  blanche  séchaient  sous  des 
hangars;  il  y  en  avait  d'autres  à  l'air  libre;  et  au  milieu  de  la  cour  se 
tenait  Sénécal,  avec  son  éternel  paletot  bleu,  doublé  de  rouge. 

L'ancien  répétiteur  tendit  sa  main  froide  : 

—  c.  Vous  venez  pour  le  patron  ?  Il  n'est  pas  là.  » 


>vC, 


232  L  EDUCATION    SENTIMENTALE 

Frédéric,  décontenancé,  répondit  bêtement  : 

—  «  Je  le  savais.  »  Mais,  se  reprenant  aussitôt  :  «  C'est  pour  une 
affaire  qui  concerne  Mme  Arnoux.  Peut-elle  me  recevoir  ?  » 

—  «  Ah  !  je  ne  Tai  pas  vue  depuis  trois  jours,  »  dit  Sénécal. 

Et  il  entama  une  kyrielle  de  plaintes.  En  acceptant  les  conditions 
du  fabricant,  il  avait  entendu  demeurer  à  Paris,  et  non  s'enfouir  dans 
cette  campagne,  loin  de  ses  amis,  privé  de  journaux.  N'importe  !  Il 
avait  passé  par  là-dessus  !  Mais  Arnoux  ne  paraissait  faire  nulle  atten- 
tion à  sonmérite.  Il  était  borné  d'ailleurs,  et  rétrograde, ignorant  comme 
pas  un.  Au  lieu  de  chercher  des  perfectionnements  artistiques,  mieux 
aurait  valu  introduire  des  chauffages  à  la  houille  et  au  gaz.  Le  bourgeois 
s'enfonçait  ;  Sénécal  appuya  sur  le  mot.  Bref,  ses  occupations  lui  déplai- 
saient; et  il  somma  presque  Frédéric  de  parler  en  sa  faveur,  afin  qu'on 
augmentât  ses  émoluments. 

—  «  Soyez  tranquille  !  »  dit  l'autre. 

Il  ne  rencontra  personne  dans  l'escalier.  Au  premier  étage,  il 
avança  la  tête  dans  une  pièce  vide;  c'était  le  salon.  Il  appela  très  haut. 
On  ne  répondit  pas;  sans  doute,  la  cuisinière  était  sortie,  la  bonne 
aussi;  enfin,  parvenu  au  second  étage,  il  poussa  une  porte.  Mme  Ar- 
noux était  seule,  devant  une  armoire  à  glace.  La  ceinture  de  sa  robe 
de  chambre  entr 'ouverte  pendait  le  long  de  ses  hanches.  Tout  un  côté 
de  ses  cheveux  lui  faisait  un  flot  noir  sur  l'épaule  droite;  et  elle  avait 
les  deux  bras  levés,  retenant  d'une  main  son  chignon,  tandis  que 
l'autre  y  enfonçait  une  épingle.  Elle  jeta  un  cri,  et  disparut. 

Puis  elle  revint  correctement  habillée.  Sa  taille,  ses  yeux,  le 
bruit  de  sa  robe,  tout  l'enchanta.  Frédéric  se  retenait  pour  ne  pas 
la  couvrir  de  baisers. 

—  «  Je  vous  demande  pardon,  »  dit-elle,  «  mais  je  ne  pouvais...  » 
Il  eut  la  hardiesse  de  l'interrompre  : 

—  «  Cependant...  vous  étiez  très  bien...  tout  à  l'heure.  » 

Elle  trouva  sans  doute  le  compliment  un  peu  grossier,  car  ses 
pommettes  se  colorèrent.  Il  craignait  de  l'avoir  offensée.  Elle  reprit  : 
• —  «  Par  Quel  bon  hasard  êtes- vous  venu }  » 


l'éducation  sentimentale  233 

il  ne  sut  que  répondre;  et,  après  un  petit  ricanement  qui  lui  donna 
le  temps  de  réfléchir  : 

—  «  Si  je  vous  le  disais,  me  croiriez-vous  ?  » 

—  «  Pourquoi  pas  ?  » 

Frédéric  conta  qu'il  avait  eu,  l'autre  nuit,  un  songe  aflfreux  : 

—  «  J'ai  rêvé  que  vous  étiez  gravement  malade,  près  de  mourir.  » 

—  «  Oh  !  ni  moi,  ni  mon  mari  ne  sommes  jamais  malades  !  » 

—  «  Je  n'ai  rêvé  que  de  vous,  »  dit-il. 
Elle  le  regarda  d'wn  air  calme. 

—  «  Les  rêves  ne  se  réalisent  pas  toujours.  » 

Frédéric  balbutia,  chercha  ses  mots,  et  se  lança  enfin  dans  une 
longue  période  sur  l'affinité  des  âmes.  Une  force  existait  qui  peut,  à 
travers  les  espaces,  mettre  en  rapport  deux  personnes,  les  avertir  de 
ce  qu'elles  éprouvent  et  les  faire  se  rejoindre. 

Elle  l'écoutait  la  tête  basse,  tout  en  souriant  de  son  beau  sourire. 
Il  l'observait  du  coin  de  l'œil,  avec  joie,  et  épanchait  son  amour  plus 
librement  sous  la  facilité  d'un  lieu-commun.  Elle  proposa  de  lui 
montrer  la  fabrique;  et,  comme  elle  insistait,  il  accepta. 

Pour  le  distraire  d'abord  par  quelque  chose  d'amusant,  elle  lui 
fit  voir  l'espèce  de  musée  qui  décorait  l'escalier.  Les  spécimens 
accrochés  contre  les  murs  ou  posés  sur  des  planchettes  attestaient 
les  efforts  et  les  engouements  successifs  d'Arnoux.  Après  avoir  cherché 
le  rouge  des  cuivres  des  Chinois,  il  avait  voulu  faire  des  majoliques, 
des  faënza,  de  l'étrusque,  de  l'oriental,  tenté  enfin  quelques-uns  des 
perfectionnements  réalisés  plus  tard.  Aussi  remarquait-on,  dans  la 
série,  de  gros  vases  couverts  de  mandarins,  des  écuelles  d'un  mordoré 
chatoyant,  des  pots  rehaussés  d'écritures  arabes,  des.  buires  dans  le 
goût  de  la  Renaissance,  et  de  larges  assiettes  avec  deux  personnages, 
qui  étaient  comme  dessinés  à  la  sanguine,  d'une  façon  mignarde 
et  vaporeuse.  Il  fabriquait  maintenant  des  lettres  d'enseigne,  des 
étiquettes  à  vin;  mais  son  intelligence  n'était  pas  assez  haute  pour 
atteindre  jusqu'à  l'Art,  ni  assez  bourgeoise  non  plus  pour  viser  exclu- 
sivement au  profit,  si  bien  que,  sans  contenter  personne,  il  se  ruinait. 


234  l'éducation  sentimentale 

Tous   deux   considéraient   ces   choses,    quand    Mlle    Marthe   passa. 

—  «  Tu  ne  le  reconnais  donc  pas  ?  »  lui  dit  sa  mère. 

—  <i  Si  fait  !  »  reprit-elle  en  le  saluant,  tandis  que  son  regard 
limpide  et  soupçonneux,  son  regard  de  vierge  semblait  murmurer  : 
c(  Que  viens-tu  faire  ici,  toi  ?  »  et  elle  montait  les  marches,  la  tête  un 
peu  tournée  sur  Tépaule. 

Mme  Arnoux  emmena  Frédéric  dans  la  cour,  puis  elle  expliqua 
d'un  ton  sérieux  comment  on  broie  les  terres,  on  les  nettoie,  on  les 
tamise. 

—  «  L'important,  c'est  la  préparation  des  pâtes.  » 

Et  elle  l'introduisit  dans  une  salle  que  rempHssaient  des  cuves, 
où  virait  sur  lui-même  un  axe  vertical  armé  de  bras  horizontaux. 
Frédéric  s'en  voulait  de  n'avoir  pas  refusé  nettement  sa  proposition, 
tout  à  l'heure. 

—  «  Ce  sont  les  patouillards,  »  dit-elle. 

Il  trouva  le  mot  grotesque,  et  comme  inconvenant  dans  sa  bouche. 

De  larges  courroies  filaient  d'un  bout  à  l'autre  du  plafond,  pour 
s'enrouler  sur  des  tambours,  et  tout  s'agitait  d'une  façon  continue, 
mathématique,  agaçante. 

Ils  sortirent  de  là,  et  passèrent  près  d'une  cabane  en  ruines,  qui 
avait  autrefois  servi  à  mettre  des  instruments  de  jardinage. 

—  «  Elle  n'est  plus  utile,  »  dit  Mme  Arnoux. 
Il  répliqua  d'une  voix  tremblante  : 

—  «  Le  bonheur  peut  y  tenir  !  )) 

Le  tintamarre  de  la  pompe  à  feu  couvrit  ses  paroles,  et  ils  entrèrent 
dans  l'atelier  des  ébauchages. 

Des  hommes,  assis  à  une  table  étroite,  posaient  devant  eux,  sur 
un  disque  tournant,  une  masse  de  pâte;  leur  main  gauche  en  raclait 
l'intérieur,  leur  droite  en  caressait  la  surface,  et  l'on  voyait  s'élever 
des  vases,  comme  des  fleurs  qui  s'épanouissent. 

Mme  Arnoux  fit  exhiber  les  moules  pour  les  ouvrages  plus 
difficiles. 

Dans  une  autre  pièce,  on  pratiquait  les  filets,  les  gorges,  les  lignes 


L  EDUCATION    SENTIMENTALE  235 

saillantes.  A  l'étage  supérieur,  on  enlevait  les  coutures,  et  Ton  bouchait 
avec  du  plâtre  les  petits  trous  que  les  opérations  précédentes  avaient 
laissés. 

Sur  des  claires-voies,  dans  des  coins,  au  milieu  des  corridors, 
partout   s'alignaient   des   poteries. 

Frédéric  commençait   à  s'ennuyer. 

—  «  Cela  vous  fatigue  peut-être }  »  dit-elle. 

Craignant  qu'il  ne  fallût  borner  là  sa  visite,  il  affecta,  au  contraire, 
beaucoup  d'enthousiasme.  Il  regrettait  même  de  ne  s'être  pas  voué 
à  cette  industrie. 

Elle  parut  surprise. 

—  u  Certainement  !  j'aurais  pu  vivre  près  de  vous  !  » 

Et,  comme  il  cherchait  son  regard,  Mme  Arnoux,  afin  de  l'éviter, 
prit  sur  une  console  des  boulettes  de  pâte,  provenant  des  rajustages 
manques,  les  aplatit  en  une  galette,  et  imprima  dessus  sa  main. 

—  «  Puis-je  emporter  cela  ?  »  dit  Frédéric. 

—  «  Etes-vous  assez  enfant,  mon  Dieu  !  » 
Il  allait  répondre,  Sénécal  entra. 

M.  le  sous-directeur,  dès  le  seuil,  s'aperçut  d'une  infraction  au 
règlement.  Les  ateliers  devaient  être  balayés  toutes  les  semaines;  on 
était  au  samedi,  et,  comme  les  ouvriers  n'en  avaient  rien  fait,  Sénécal 
leur  déclara  qu'ils  auraient  à  rester  une  heure  de  plus,  a  Tant  pis  pour 
vous  !  » 

Ils  se  penchèrent  sur  leurs  pièces,  sans  murmurer:  mais  on  devinait 
leur  colère  au  souffle  rauque  de  leur  poitrine.  Ils  étaient,  d'ailleurs,  peu 
faciles  à  conduire,  tous  ayant  été  chassés  de  la  grande  fabrique.  Le 
républicain  les  gouvernait  durement.  Homme  de  théories,  il  ne  con- 
sidérait que  les  masses  et  se  montrait  impitoyable  pour  les  indi- 
vidus. 

Frédéric,  gêné  par  sa  présence,  demanda  bas  à  Mme  Arnoux  s'il 
n'y  avait  pas  moyen  de  voir  les  fours.  Ils  descendirent  au  rez-de- 
chaussée;  et  elle  était  en  train  d'expliquer  l'usage  des  cassettes,  quand 
Sénécal,  qui  les  avait  suivis,  s'interposa  entre  eux. 


236  L  EDUCATION    SENTIMENTALE 

Il  continua  de  lui-même  la  démonstration,  s'étendit  sur  les  diffé- 
rentes sortes  de  combustibles,  l'enfournement,  les  pyroscopes,  les 
alandiers,  les  englobes,  les  lustres  et  les  métaux,  prodiguant  les  termes 
de  chimie,  chlorure,  sulfure,  borax,  carbonate.  Frédéric  n'y  comprc' 
nait  rien,  et  à  chaque  minute  se  retournait  vers  Mme  Arnoux. 

—  «  Vous  n'écoutez  pas,  »  dit-elle.  «  M.  Sénécal  pourtant  est 
très  clair.  Il  sait  toutes  ces  choses  beaucoup  mieux  que  moi.  » 

Le  mathématicien,  flatté  de  cet  éloge,  proposa  de  faire  voir  le 
posage  des  couleurs.  Frédéric  interrogea  d'un  regard  anxieux  Mme 
Arnoux.  Elle  demeura  impassible,  ne  voulant  sans  doute  ni  être  seule 
avec  lui,  ni  le  quitter  cependant.  Il  lui  offrit  son  bras. 

—  «  Non  !  merci  bien  !  l'escalier  est  trop  étroit  !  » 

Et,  quand  ils  furent  en  haut,  Sénécal  ouvrit  la  porte  d'un  apparte- 
ment rempli  de  femmes. 

Elles  maniaient  des  pinceaux,  des  fioles,  des  coquilles,  des  plaques 
de  verre.  Le  long  de  la  corniche,  contre  le  mur,  s'alignaient  des  planches 
gravées;  des  bribes  de  papier  fin  voltigeaient;  et  un  poêle  de  fonte 
exhalait  une  température  écœurante,  où  se  mêlait  l'odeur  de  la  téré- 
benthine. 

Les  ouvrières,  presque  toutes,  avaient  des  costumes  sordides. 
On  en  remarquait  une,  cependant,  qui  portait  un  madras  et  de  longues 
boucles  d'oreilles.  Tout  à  la  fois  mince  et  potelée,  elle  avait  de  gros 
yeux  noirs  et  les  lèvres  charnues  d'une  négresse.  Sa  poitrine  abondante 
saillissait  sous  sa  chemise,  tenue  autour  de  sa  taille  par  le  cordon  de 
sa  jupe;  et,  un  coude  sur  l'établi,  tandis  que  l'autre  bras  pendait, 
elle  regardait  vaguement,  au  loin,  dans  la  campagne.  A  côté  d'elle 
traînaient  une  bouteille  de  vin  et  de  la  charcuterie. 

Le  règlement  interdisait  de  manger  dans  les  ateliers,  mesure  de 
propreté  pour  la  besogne  et  d'hygiène  pour  les  travailleurs. 

Sénécal,  par  sentiment  du  devoir  ou  besoin  de  despotisme,  s'écria 
de  loin,  en  indiquant  une  affiche  dans  un  cadre  : 

—  «  Hé  !  là-bas,  la  Bordelaise  !  lisez-moi  tout  haut  l'article  9.  » 

—  «  Eh  bien,  après  }  » 


L  EDUCATION    SENTIMENTALE  237 

—  «  Après,  mademoiselle  ?  C'est  trois  francs  d'amende  que  vous 
payerez  !  » 

Elle  le  regarda  en  face,  impudemment. 

—  «  Qu'est-ce  que  ça  me  fait  ?  Le  patron,  à  son  retour,  la  lèvera, 
votre  amende  !  Je  me  fiche  de  vous,  mon  bonhomme  !  » 

Sénécal,  qui  se  promenait  les  mains  derrière  le  dos,  comme  un 
pion  dans  une  salle  d'études,  se  contenta  de  sourire  : 

—  «Article   13,  insubordination,  dix  francs!» 

La  Bordelaise  se  remit  à  sa  besogne.  Mme  Arnoux,par  convenance, 
ne  disait  rien,  mais  ses  sourcils  se  froncèrent.  Frédéric  murmura  : 

—  «  Ah  !  pour  un  démocrate,  vous  êtes  bien  dur  !  » 
L'autre  répondit  magistralement  : 

—  «  La  Démocratie  n'est  pas  le  dévergondage  de  l'individualisme. 
C'est  le  niveau  commun  sous  la  loi,  la  répartition  du  travail,  l'ordre  !  » 

—  «  Vous  oubliez  l'humanité  !  »  dit  Frédéric. 

Mme  Arnoux  prit  son  bras;  Sénécal,  offensé  peut-être  de  cette 
approbation  silencieuse,  s'en  alla. 

Frédéric  en  ressentit  un  immense  soulagement.  Depuis  le  matin, 
il  cherchait  l'occasion  de  se  déclarer;  elle  était  venue.  D'ailleurs  le 
mouvement  spontané  de  Mme  Arnoux  lui  semblait  contenir  des 
promesses;  et  il  demanda,  comme  pour  se  réchauffer  les  pieds,  à 
monter  dans  sa  chambre.  Mais,  quand  il  fut  assis  près  d'elle,  son 
embarras  commença;  le  point  de  départ  lui  manquait.  Sénécal,  heu- 
reusement, vint  à  sa  pensée. 

—  «  Rien  de  plus  sot,  »  dit-il,  «  que  cette  punition  !  » 
Mme  Arnoux  reprit  : 

—  «  Il  y  a  des  sévérités  indispensables.» 

—  «  Comment,  vous  qui  êtes  si  bonne  !  Oh  !  je  me  trompe  ! 
car  vous  vous  plaisez  quelquefois  à  faire  souffrir  !  » 

—  «  Je  ne  comprends  pas  les  énigmes,  mon  ami.  » 

Et  son  regard  austère,  plus  encore  que  le  mot,  l'arrêta.  Frédéric 
était  déterminé  à  poursuivre.  Un  volume  de  Musset  se  trouvait 
par  hasard  sur  la  commode.  Il    en   tourna  quelques  pages,    puis  se 


238  L  EDUCATION    SENTIMENTALE 

mit  à  parler  de  l'amour,  de  ses  désespoirs  et  de  ses  emportements. 

Tout  cela,  suivant  Mme  Arnoux,  était  criminel  ou  factice. 

Le  jeune  homme  se  sentit  blessé  par  cette  négation;  et,  pour  la 
combattre,  il  cita  en  preuve  les  suicides  qu'on  voit  dans  les  journaux, 
exalta  les  grands  types  littéraires,  Phèdre,  Didon,  Roméo,  Desgrieux. 
Il  s'enferrait. 

Le  feu  dans  la  cheminée  ne  brûlait  plus,  la  pluie  fouettait  contre 
les  vitres.  Mme  Arnoux,  sans  bouger,  restait  les  deux  mains  sur  les 
bras  de  son  fauteuil;  les  pattes  de  son  bonnet  tombaient  comme  leî 
bandelettes  d'un  sphinx;  son  profil  pur  se  découpait  en  pâleur  au 
miHeu  de  l'ombre. 

Il  avait  envie  de  se  jeter  à  ses  genoux.  Un  craquement  se  fit  dans 
le  couloir,  il  n'osa. 

Il  était  empêché,  d'ailleurs,  par  une  sorte  de  crainte  religieuse. 
Cette  robe,  se  confondant  avec  les  ténèbres,  lui  paraissait  démesurée, 
mfinie,  insoulevable  ;  et  précisément  à  cause  de  cela  son  désir  redou- 
blait. Mais,  la  peur  de  faire  trop  et  de  ne  pas  faire  assez  lui  ôtait  tout 
discernement. 

—  «  Si  je  lui  déplais,  »  pensait-il,  «  qu'elle  me  chasse  !  Si  elle 
veut  de  moi,  qu'elle  m'encourage  !  » 

Il  dit  en  soupirant  : 

—  ((  Donc,  vous  n'admettez  pas  qu'on  puisse  aimer...  une  femme  ? 
Mme  Arnoux  répliqua  : 

—  «  Quand  elle  est  à  marier,  on  l'épouse;  lorsqu'elle  appartient 
à  un  autre,  on  s'éloigne.  » 

—  «  Ainsi,  le  bonheur  est  impossible  ?  » 

—  «  Non  !  Mais  on  ne  le  trouve  jamais  dans  le  mensonge,  les 
inquiétudes  et  le  remords.  » 

—  «  Qu'importe  !  s'il  est  payé  par  des  joies  sublimes.  » 

—  a  L'expérience  est  trop  coûteuse  !  » 
!1  voulut  l'attaquer  par  l'ironie  : 

—  «  La  vertu  ne  serait  donc  que  de  la  lâcheté }  » 

—  «  Dites   de   la   clairvoyance,   plutôt.  Pour   celles   même   qui 


L  EDUCATION    SENTIMENTALE 


239 


oublieraient  le  devoir  ou  la  religion,  le  simple  bon  sens  peut  suffire. 
L*égoïsme  fait  une  base  solide  à  la  sagesse.  » 

—  «  Ah  I  quelles  maximes  bourgeoises  vous  avez  !  » 

—  «  Mais  je  ne  me  vante  pas  d'être  une  grande  dame  !  » 


<m,. 


240  L  EDUCATION   SENTIMENTALE 

A  ce  moment-là,  le  petit  garçon  accourut  : 

—  «  Maman,  viens-tu  dîner  ?  » 

—  «  Oui,  tout  à  l'heure  !» 

Frédéric  se  leva;  en  même  temps  Marthe  parut. 
Il  ne  pouvait  se  résoudre  à  s'en  aller;  et,  avec  un  regard  tout  plein 
de  supplications  : 

—  «  Ces  femm.es  dont  vous  parlez  sont  donc  bien  insensibles  ?  » 

—  «  Non  !  mais  sourdes  quand  il  le  faut.  » 

Et  elle  se  tenait  debout,  sur  le  seuil  de  sa  chambre,  avec  ses  deux 
enfants  à  ses  côtés.  Il  s'inclina  sans  dire  un  mot.  Elle  répondit  silen- 
cieusement à  son  salut. 

Ce  qu'il  éprouva  d'abord,  ce  fut  une  stupéfaction  infinie.  Cette 
manière  de  lui  faire  comprendre  l'inanité  de  son  espoir  l'écrasait. 
11  se  sentait  perdu  comme  un  homme  tombé  au  fond  d'un  abîme,  qui 
sait  qu'on  ne  le  secourra  pas  et  qu'il  doit  mourir. 

Il  marchait  cependant,  mais  sans  rien  voir,  au  hasard  ;  il  se  heurtait 
contre  les  pierres;  il  se  trompa  de  chemin.  Un  bruit  de  sabots  retentit 
près  de  son  oreille;  c'étaient  les  ouvriers  qui  sortaient  de  la  fonderie. 
Alors  il  se  reconnut. 

A  l'horizon,  les  lanternes  du  chemin  de  fer  traçaient  une  ligne  de 
feux.  Il  arriva  comme  un  convoi  partait,  se  laissa  pousser  dans  un 
wagon,  et  s'endormit. 

Une  heure  après,  sur  les  boulevards,  la  gaieté  de  Paris  le  soir 
recula  tout  à  coup  son  voyage  dans  un  passé  déjà  loin.  Il  voulut  être 
fort,  et  allégea  son  cœur  en  dénigrant  Mme  Arnoux  par  des  épithètes 
injurieuses  : 

—  a  C'est  une  imbécile,  une  dinde,  une  brute,  n'y  pensons  plus  !  » 
Rentré  chez  lui,  il  trouva  dans  son  cabinet  une  lettre  de  huit  pages 

sur  papier  à  glaçure  bleue  et  initiales  R.  A. 

Cela  commençait  par  des  reproches  amicaux  : 

«  Que  devenez- vous,  mon  cher  ?  je  m'ennuie.  » 

Mais  l'écriture  était  si  abominable,  que  Frédéric  allait  rejeter 
tout  le  paquet  quand  il  aperçut,  en  post-scriptum  ; 


l'éducation  sentimentale 


241 


«  Je  compte  sur  vous  demain  pour  me  conduire  aux  courses.  » 

Que  signifiait  cette  invitation  ?  était-ce  encore  un  tour  de  la 
Maréchale  ?  Mais  on  ne  se  moque  pas  deux  fois  du  même  homme  à 
propos  de  rien  ;  et  pris  de  curiosité,  il  relut  la  lettre  attentivement. 

Frédéric  distingua  :  «  Malentendu...  avoir  fait  fausse  route...  dés- 
illusions.... Pauvres  enfants  que  nous  sommes  !...  Pareils  à  deux  fleuves 
qui  se  rejoignent  !  etc.  » 

Ce  style  contrastait  avec  le  langage  ordinaire  de  la  lorette.  Quel 
changement  était  donc  survenu } 

Il  garda  longtemps  les  feuilles  entre  ses  doigts.  Elles  sentaient 
l'iris;  et  il  y  avait,  dans  la  forme  des  caractères  et  Tespacement  irrégu- 
lier des  lignes,  comme  un  désordre  de  toilette  qui  le  troubla. 

—  «Pourquoi  n'irais-je  pas.^»  se  dit-il  enfin.  «Mais  si  Mme 
Amoux  le  savait  .^^  Ah  !  qu'elle  le  sache  !  Tant  mieux  !  et  qu'elle  en 
soit  jalouse  !  ça  me  vengera  !  » 


IV 


La  Maréchale  était  prête  et  Tattendait. 

—  «  C'est  gentil,  cela!  »  dit-elle,  en  fixant  sur  lui  ses  jolis  yeux, 
à  la  fois  tendres  et  gais. 

Quand  elle  eut  fait  le  nœud  de  sa  capote,  elle  s'assit  sur  le  divan 
et  resta  silencieuse. 

—  «  Partons-nous  ?  »   dit    Frédéric. 
Elle  regarda  la  pendule. 

—  «  Oh  !  non  !  pas  avant  une  heure  et  demie,  »  comme  si  elle 
eût  posé  en  elle-même  cette  limite  à  son  incertitude. 

Enfin  l'heure  ayant  sonné  : 

—  «  Eh  bien,  andiamOy  caro  mio  !  » 

Et  elle  donna  un  dernier  tour  à  ses  bandeaux,  fit  des  recomman- 
dations à  Delphine. 

—  a  Madame  revient  dîner  }  » 

—  «Pourquoi  donc?  Nous  dînerons  ensemble  quelque  part,  au 
Café  Anglais,  où  vous  voudrez  !  » 

—  «  Soit  !  » 

Ses  petits  chiens  jappaient  autour  d'elle. 

—  «  On  peut  les  emmener,  n'est-ce  pas  ?  » 

Frédéric  les  porta,  lui-même,  jusqu'à  la  voiture.  C'était  une 
berline  de  louage  avec  deux  chevaux  de  poste  et  un  postillon  ;  il  avait 
mis  sur  le  siège  de  derrière  son  domestique.  La  Maréchale  parut 
satisfaite  de  ses  prévenances  ;  puis,  dès  qu'elle  fut  assise,  lui  demanda 
s'il  avait  été  chez  Arnoux,  dernièrement. 

—  «  Pas  depuis  un  mois,  »  dit  Frédéric. 

—  «  Moi,  je  l'ai  rencontré  avant-hier,  il  serait  même  venu 
aujourd'hui.  Mais  il  a  toute  sorte  d'embarras,  encore  un  procès,  je 
ne  sais  quoi.   Quel  drôle  d'homme  !  » 

—  «  Oui,  très  drôle  !  » 


244 


l'éducation  sentimentale 


Frédéric  ajouta  d'un  air  indifférent  : 

—  «A  propos,  voyez-vous  toujours...  comment  donc  Tappelez- 
vous  .^..  cet  ancien  chanteur...  Delmar?» 

Elle  répliqua  sèchement  : 

—  «  Non  !  c'est  fini.  « 

Ainsi,  leur  rupture  était  certaine.  Frédéric  en  conçut  de  l'espoir. 

Ils  descendirent  au  pas  le  quartier  Bréda;  les  rues,  à  cause  du 

dimanche,  étaient  désertes,  et  des  figures  de  bourgeois  apparaissaient 


derrière  des  fenêtres.  La  voiture  prit  un  train  plus  rapide;  le  bruit 
des  roues  faisait  se  retourner  les  passants,  le  cuir  de  la  capote  rabattue 
brillait,  le  domestique  se  cambrait  la  taille,  et  les  deux  havanais  l'un 
près  de  l'autre  semblaient  deux  manchons  d'hermine,  posés  sur  les 
coussins.  Frédéric  se  laissait  aller  au  bercement  des  soupentes.  La 
Maréchale  tournait  la  tête,  à  droite  et  à  gauche,  en  souriant. 

Son  chapeau  de  paille  nacrée  avait  une  garniture  de  dentelle 
noire.  Le  capuchon  de  son  burnous  flottait  au  vent;  et  elle  s'abritait 
du  soleil  sous  une  ombrelle  de  satin  lilas,  pointue  par  le  haut  comme 
une  pagode. 

—  ((  Quels  amours  de  petits  doigts  !  »  dit  Frédéric,  en  lui  prenant 
doucement  l'autre  main,  la  gauche,  ornée  d'un  bracelet  d'or,  en  forme 
de  gourmette,  a  Tiens,  c'est  mignon;  d'où  cela  vient-il?» 


l'éducation  sentimentale  245 

—  «  Oh  !  il  y  a  longtemps  que  je  Tai,  »  dit  la  Maréchale. 

Le  jeune  homme  n'objecta  rien  à  cette  réponse  hypocrite.  Il 
aima  mieux  «  profiter  de  la  circonstance.  »  Et,  lui  tenant  toujours  le 
poignet,  il  appuya  dessus  ses  lèvres,  entre  le  gant  et  la  manchette. 

—  «  Finissez,  on  va  nous  voir  !  » 

—  t^  Bah  !  qu'est-ce  que  cela  fait  !  » 

Après  la  place  de  la  Concorde,  ils  priient  par  le  quai  de  la 
Conférence  et  le  quai  de  Billy,  011  Ton  remarque  un  cèdre  dans  un 
jardin.  Rosanette  croyait  le  Liban  situé  en  Chine;  elle  rit  elle-même 
de  son  ignorance  et  pria  Frédéric  de  lui  donner  des  leçons  de  géogra- 
phie. Puis,  laissant  à  droite  le  Trocadéro,  ils  traversèrent  le  pont 
d'Iéna,  et  s'arrêtèrent  enfin  au  milieu  du  Champ  de  Mars,  près  des 
autres  voitures,  déjà  rangées  dans  l'Hippodrome. 

Les  tertres  de  gazon  étaient  couverts  de  menu  peuple.  On  aperce- 
vait des  curieux  sur  le  balcon  de  l'École  militaire  ;  et  les  deux  pavillons 
en  dehors  du  pesage,  les  deux  tribunes  comprises  dans  son  enceinte, 
et  une  troisième  devant  celle  du  Roi  se  trouvaient  remplies  d'une 
foule  en  toilette  qui  témoignait,  par  son  maintien,  de  la  révérence 
pour  ce  divertissement  encore  nouveau.  Le  public  des  courses,  plus 
spécial  dans  ce  temps-là,  avait  un  aspect  moins  vulgaire;  c'était 
l'époque  des  sous-pieds,  des  collets  de  velours  et  des  gants  blancs. 
Les  femmes,  vêtues  de  couleurs  brillantes,  portaient  des  robes  à 
taille  longue,  et,  assises  sur  les  gradins  des  estrades,  elles  faisaient 
comme  de  grands  massifs  de  fleurs,  tachetées  de  noir,  çà  et  là,  par  les 
sombres  costumes  des  hommes.  Mais  tous  les  regards  se  tournaient 
vers  le  célèbre  algérien  Bou-Maza,  qui  se  tenait  impassible,  entre 
deux  officiers  d'état-major,  dans  une  des  tribunes  particulières.  Celle 
du  Jockey-Club  contenait  exclusivement  des  messieurs  graves. 

Les  plus  enthousiastes  s'étaient  placés,  en  bas,  contre  la  piste, 
défendue  par  deux  lignes  de  bâtons  supportant  des  cordes;  dans 
l'ovale  immense  que  décrivait  cette  allée,  des  marchands  de  coco 
agitaient  leur  crécelle,  d'autres  vendaient  le  programme  des  courses, 
d'autres  criaient   des  cigares,  un  vaste  bourdonnement  s'élevait;  les 


246 


l'éducation  sentimentale 

gardes  municipaux  passaient 
et  repassaient;  une  cloche, 
suspendue  à  un  poteau  cou- 
vert de  chiffres,  tinta.  Cinq 
chevaux  parurent,  et  on 
rentra  dans  les  tribunes. 

Cependant,  de  gros 
nuages  effleuraient  de  leurs 
volutes  la  cime  des  ormes, 
en  face.  Rosanette  avait 
peur  de  la  pluie. 

—  «  J'ai  des  riflards,  » 
dit  Frédéric,  «  et  tout  ce 
qu'il  faut  pour  se  distraire,  » 
ajouta-t-il  en  soulevant  le 
coffre,  où  il  y  avait  des  pro- 
visions de  bouche  dans  un 
panier. 

—  «  Bravo  !  nous  nous 
comprenons  !  » 

—  «  Et  on  se  com- 
prendra encore  mieux,  n'est- 
ce  pas  ?  » 

—  «  Cela  se  pourrait  !  a 
fît-elle  en  rougissant. 

Les  jockeys,  en  casaque 
de  soie,  tâchaient  d'aligner 
leurs  chevaux  et  les  rete- 
naient à  deux  mains.  Quel- 
qu'un abaissa  un  drapeau 
rouge.  Alors,  tous  les  cinq,  se 
I  penchant  sur  les  crinières, 
partirent.      Ils       restèrent 


l'éducation  sentimentale  247 

d'abord  serrés  en  une  seule  masse;  bientôt  elle  s'allongea,  se  coupa; 
celui  qui  portait  la  casaque  jaune,  au  milieu  du  premier  tour,  faillit 
tomber;  longtemps  il  y  eut  de  l'incertitude  entre  Filly  et  Tibi;  puis 
Tom-Pouce  parut  en  tête;  mais  Clubstick,  en  arrière  depuis  le  départ, 
les  rejoignit  et  arriva  premier,  battant  Sir-Charles  de  deux  longueurs; 
ce  fut  une  surprise;  on  criait;  les  baraques  de  planches  vibraient  sous 
les  trépignements. 

—  u  Nous  nous  amusons  !  »  dit  la  Maréchale.  «  Je  t'aime,  mon 
chéri  !  » 

Frédéric  ne  douta  plus  de  son  bonheur;  ce  dernier  mot  de  Rosa- 
nette  le  confirmait. 

A  cent  pas  de  lui,  dans  un  cabriolet  milord,  une  dame  parut. 
Elle  se  penchait  en  dehors  de  la  portière,  puis  se  renfonçait  vivement; 
cela  recommença  plusieurs  fois;  Frédéric  ne  pouvait  distinguer  sa 
figure.  Un  soupçon  le  saisit,  il  lui  sembla  que  c'était  Mme  Arnoux. 
Impossible,   cependant  !  Pourquoi  serait-elle   venue  ? 

Il  descendit  de  voiture,  sous  prétexte  de  flâner  au  pesage. 

—  «  Vous  n'êtes  guère  galant  !  »  dit  Rosanette. 

Il  n'écouta  rien  et  s'avança.  Le  milord,  tournant  bride,  se  mi 
au  trot. 

Frédéric,  au  même  moment,  fut  happé  par  Cisy. 

—  «  Bonjour,  cher  !  comment  allez-vous  ?  Hussonnct  est  là-bas  ! 
Ecoutez-donc  ?  » 

Frédéric  tâchait  de  se  dégager  pour  rejoindre  le  milord.  La 
Maréchale  lui  faisait  signe  de  retourner  près  d'elle.  Cisy  l'aperçut,  et 
voulait  obstinément  lui  dire  bonjour. 

Depuis  que  le  deuil  de  sa  grand 'mère  était  fini,  il  réalisait  son 
idéal,  parvenait  à  avoir  du  cachet.  Gilet  écossais,  habit  court,  larges 
boufl'ettes  sur  l'escarpin  et  carte  d'entrée  dans  la  ganse  du  chapeau, 
rien  ne  manquait  effectivement  à  ce  qu'il  appelait  lui-même  son 
«  chic  »,  un  chic  anglomane  et  mousquetaire.  Il  commença  par  se 
plaindre  du  Champ  de  Mars,  turf  exécrable,  parla  ensuite  des  courses 
de  Chantilly  et  des  farces  qu'on  y  faisait,  jura  qu'il  pouvait  boire 


248  l'éducation  sentimentale 

douze  verres  de  vin  de  Champagne  pendant  les  douze  coups  de  minuit, 
proposa  à  la  Maréchale  de  parier,  caressait  doucement  ses  deux  bichons  ; 
et  de  Tautre  coude  s'appuyant  sur  la  portière,  il  continuait  à  débiter 
des  sottises,  le  pommeau  de  son  stick  dans  la  bouche,  les  jambes 
écartées,  les  reins  tendus.  Frédéric,  à  côté  de  lui,  fumait,  tout  en  cher- 
chant à  découvrir  ce  que  le  milord  était  devenu. 

La  cloche  ayant  tinté,  Cisy  s'en  alla,  au  grand  plaisir  de  Rosa- 
nette,  qu'il  ennuyait  beaucoup,  disait-elle. 

La  seconde  épreuve  n'eut  rien  de  particulier,  la  troisième  non 
plus,  sauf  un  homme  qu'on  emporta  sur  un  brancard.  La  quatrième, 
où  huit  chevaux  disputèrent  le  prix  de  la  Ville,  fut  plus  intéressante. 

Les  spectateurs  des  tribunes  avaient  grimpé  sur  les  bancs.  Les 
autres,  debout  dans  les  voitures,  suivaient  avec  des  lorgnettes  à  la 
main  l'évolution  des  jockeys;  on  les  voyait  filer  comme  des  taches 
rouges,  jaunes,  blanches  et  bleues  sur  toute  la  longueur  de  la  foule^ 
qui  bordait  le  tour  de  l'Hippodrome.  De  loin,  leur  vitesse  n'avait  pas 
l'air  excessive;  à  l'autre  bout  du  Champ  de  Mars,  ils  semblaient  même 
se  ralentir,  et  ne  plus  avancer  que  par  une  sorte  de  glissement,  où  les 
ventres  des  chevaux  touchaient  la  terre  sans  que  leurs  jambes  étendues 
pliassent.  Mais,  revenant  bien  vite,  ils  grandissaient;  leur  passage 
coupait  le  vent,  le  sol  tremblait,  les  cailloux  volaient  ;  l'air,  s'engouffrant 
dans  les  casaques  des  jockeys,  les  faisait  palpiter  comme  des  voiles  ;  à 
grands  coups  de  cravache,  ils  fouaillaient  leurs  bêtes  pour  atteindre 
le  poteau,  c'était  le  but.  On  enlevait  les  chiffres,  un  autre  était  hissé; 
et,  au  milieu  des  applaudissements,  le  cheval  victorieux  se  traînait 
jusqu'au  pesage,  tout  couvert  de  sueur,  les  genoux  raidis,  l'encolure 
basse,  tandis  que  son  cavalier,  comme  agonisant  sur  sa  selle,  se  tenait 
les  côtes. 

Une  contestation  retarda  le  dernier  départ.  La  foule  qui  s'ennuyait 
se  répandit.  Des  groupes  d'hommes  causaient  au  bas  des  tribunes. 
Les  propos  étaient  libres  ;  des  femmes  du  monde  partirent,  scandalisées 
par  le  voisinage  des  lorettes. 

Il  y  avait  aussi  des  illustrations  de  bals  publics,  des  comédiennes 


l'éducation  sentimentale  249 

du  boulevard;  —  et  ce  n'était  pas  les  plus  belles  qui  recevaient  le  plus 
d'hommages.  La  vieille  Georgine  Aubert,  celle  qu'un  vaudevilliste 
appelait  «le  Louis  XI  de  la  prostitution»,  horriblement  maquillée  et 
poussant  de  temps  à  autre  une  espèce  de  rire  pareil  à  un  grognement, 
restait  tout  étendue  dans  sa  longue  calèche,  sous  une  palatine  de 
martre  comme  en  plein  hiver.  Mme  de  Remoussot,  mise  à  la  mode 
par  son  procès,  trônait  sur  le  siège  d'un  break  en  compagnie  d'Améri- 
cains; et  Thérèse  Bachelu,  avec  son  air  de  vierge  gothique,  emplissait 
de  ses  douze  falbalas  l'intérieur  d'un  escargot  qui  avait,  à  la  place 
du  tablier,  une  jardinière  pleine  de  roses.  La  Maréchale  fut  jalouse 
de  ces  gloires;  pour  qu'on  la  remarquât,  elle  se  mit  à  faire  de  grands 
gestes  et  à  parler  très  haut. 

Des  gentlemen  la  reconnurent,  lui  envoyèrent  des  saluts.  Elle 
y  répondit  en  disant  leurs  noms  à  Frédéric.  C'étaient  tous  comtes, 
vicomtes,  ducs  et  marquis;  et  il  se  rengorgeait,  car  tous  les  yeux 
exprimaient  un  certain  respect  pour  sa  bonne  fortune. 

Cisy  n'avait  pas  l'air  moins  heureux  dans  le  cercle  d'hommes 
mûrs  qui  l'entourait.  Ils  souriaient  du  haut  de  leurs  cravates,  comme 
se  moquant  de  lui  ;  enfin  il  tapa  dans  la  main  du  plus  vieux  et  s'avança 
vers  la  Maréchale. 

Elle  mangeait  avec  une  gloutonnerie  affectée  une  tranche  de 
foie  gras;  Frédéric,  par  obéissance,  l'imitait,  en  tenant  une  bouteille 
de  vin  sur  ses  genoux. 

Le  milord  reparut.  C'était  MmeArnoux.  Elle  pâlit  extraordinaire- 
ment. 

—  «  Donne-moi  du  Champagne  !  »  dit  Rosaneite. 

Et,  levant  le  plus  haut  possible  son  verre  rempli,  elle  s'écria  r 

—  «  Ohé  là-bas  !  les  femmes  honnêtes,  l'épouse  de  mon  protec- 
teur, ohé  !  » 

Des  rires  éclatèrent  autour  d'elle,  le  milord  disparut.  Frédéric 
la  tirait  par  sa  robe,  il  allait  s'emporter.  Mais  Cisy  était  là,  dans  la 
même  attitude  que  tout  à  l'heure;  et,  avec  un  surcroît  d'aplomb,  il 
invita  Rosanette  à  dîner  pour  le  soir  même. 


250 


L  EDUCATION    SENTIMENTALE 


—  ((  Impossible  !  »  répondit-elle.  «  Nous  allons  ensemble  au  Café 
Anglais.  » 

Frédéric,  comme  s'il  n*eût  rien  entendu,  demeura  muet;  et  Cisy 
quitta  la  Maréchale  d*un  air  désappointé. 

Tandis  qu'il  lui  parlait,  debout  contre  la  portière  de  droite^ 
Hussonnet  était  survenu  du  côté  gauche,  et,  relevant  ce  mot  de  Café 
Anglais  : 

—  «  C'est  un  joli  établissement  !  si  l'on  y  cassait  une  croûte, 
hein  ?  » 


LEDUCATION    SENTIMENTALE  25 1 

—  «  Comme  vous  voudrez,  »  dit  Frédéric,  qui,  affaissé  dans  le 
coin  de  la  berline,  regardait  à  l'horizon  le  milord  disparaître,  sentant 
qu'une  chose  irréparable  venait  de  se  faire  et  qu'il  avait  perdu  son 
grand  amour.  Et  l'autre  était  là,  près  de  lui,  Tamour  joyeux  et  facile  ! 
Mais,  lassé,  plein  de  désirs  contradictoires  et  ne  sachant  même  plus 
ce  qu'il  voulait,  il  éprouvait  une  tristesse  démesurée,  une  envie  de 
mourir. 

Un  grand  bruit  de  pas  et  de  voix  lui  fit  relever  la  tête;  les  gamins, 
enjambant  les  cordes  de  la  piste,  venaient  regarder  les  tribunes;  on 
s'en  allait.  Quelques  gouttes  de  pluie  tombèrent.  L'embarras  des 
voitures  augmenta.   Hussonnet  était  perdu. 

—  «  Eh  bien,  tant  mieux  !  »  dit  Frédéric. 

—  «  On  préfère  être  seul  ?  »  reprit  la  Maréchale,  en  posant  la 
main  sur  la  sienne. 

Alors  passa  devant  eux,  avec  des  miroitements  de  cuivre  et 
d'acier,  un  splendide  landau  attelé  de  quatre  chevaux,  conduits  à 
la  Daumont  par  deux  jockeys  en  veste  de  velours,  à  crépines  d'or. 
Mme  Dambreuse  était  près  de  son  mari,  Martinon  sur  l'autre  ban- 
quette en  face;  tous  les  trois  avaient  des  figures  étonnées. 

—  «  Ils  m'ont  reconnu  !  »  se  dit  Frédéric. 

Rosanette  voulut  qu'on  arrêtât,  pour  mieux  voir  le  défilé.  Mme 
Arnoux  pouvait  reparaître.  Il  cria  au  postillon  : 

—  «  Va  donc  !  va  donc  !  en  avant  !  » 

Et  la  berline  se  lança  vers  les  Champs-Elysées  au  mîlieu  des  autres 
voitures,  calèches,  briskas,  wurts,  tandems,  tilburys,  dog-carts,  tapis- 
sières à  rideaux  de  cuir  où  chantaient  des  ouvriers  en  goguette,  demi- 
fortunes  que  dirigeaient  avec  prudence  des  pères  de  famille  eux-mêmes. 
Dans  des  victorias  bourrées  de  monde,  quelque  garçon,  assis  sur  les 
pieds  des  autres,  laissait  pendre  en  dehors  ses  deux  jambes.  De  grands 
coupés  à  siège  de  drap  promenaient  des  douairières  qui  sommeillaient  ; 
ou  bien  un  stopper  magnifique  passait,  emportant  une  chaise,  simple 
et  coquette  comme  l'habit  noir  d'un  dandy.  L'averse  cependant  redou- 
blait. On  tirait  les  parapluies,  les  parasols,  les  mackintosh;  on  se  criait 


252  l'éducation  sentimentale 

de  loin  :  «  Bonjour  !  —  Ça  va  bien  ?  —  Oui  !  —  Non  !  —  A  tantôt  !  », 
et  les  figures  se  succédaient  avec  une  vitesse  d'ombres  chinoises. 
Frédéric  et  Rosanette  ne  se  parlaient  pas,  éprouvant  une  sorte  d'hébé- 
tude à  voir  auprès  d'eux,  continuellement,  toutes  ces  roues  tourner. 

Par  moments,  les  files  de  voitures,  trop  pressées,  s'arrêtaient 
toutes  à  la  fois  sur  plusieurs  lignes.  Alors,  on  restait  les  uns  près  des 
autres,  et  l'on  s'examinait.  Du  bord  des  panneaux  armoriés,  des 
regards  indiflFérents  tombaient  sur  la  foule;  des  yeux  pleins  d'envie 
brillaient  au  fond  des  fiacres  ;  des  sourires  de  dénigrement  répondaient 
aux  ports  de  tête  orgueilleux  ;  des  bouches  grandes  ouvertes  exprimaient 
des  admirations  imbéciles;  et,  ça  et  là,  quelque  flâneur,  au  milieu  de 
la  voie,  se  rejetait  en  arrière  d'un  bond  pour  éviter  un  cavalier  qui 
galopait  entre  les  voitures  et  parvenait  à  en  sortir.  Puis  tout  se  remettait 
en  mouvement;  les  cochers  lâchaient  les  rênes,  abaissaient  leurs  longs 
fouets;  les  chevaux,  animés,  secouant  leur  gourmette,  jetaient  de 
l'écume  autour  d'eux;  et  les  croupes  et  les  harnais  humides  fumaient, 
dans  la  vapeur  d'eau  que  le  soleil  couchant  traversait.  Passant  sous 
l'Arc  de  triomphe,  il  allongeait  à  hauteur  d'homme  une  lumière 
roussâtre,  qui  faisait  étinceler  les  moyeux  des  roues,  les  poignées  des 
portières,  le  bout  des  timons,  les  anneaux  des  sellettes;  et,  sur  les  deux 
côtés  de  la  grande  avenue,  —  pareille  à  un  fleuve  où  ondulaient  des 
crinières,  des  vêtements,  des  têtes  humaines,  —  les  arbres  tout  relui- 
sants de  pluie  se  dressaient,  comme  deux  murailles  vertes.  Le  bleu 
du  ciel,  au-dessus,  reparaissant  à  de  certaines  places,  avait  des  douceurs 
de  satin. 

Alors,  Frédéric  se  rappela  les  jours  déjà  loin  où  îl  enviait  l'inex- 
primable bonheur  de  se  trouver  dans  une  de  ces  voitures,  à  côté  d'une 
de  ces  femmes.  Il  le  possédait,  ce  bonheur-là,  et  n'en  était  pas  plus 
joyeux. 

La  pluie  avait  fini  de  tomber.  Les  passants,  réfugiés  entre  les 
colonnes  du  Garde-Meubles,  s'en  allaient.  Des  promeneurs,  dans  la 
rue  Royale,  remontaient  vers  le  boulevard.  Devant  l'hôtel  des  Affaires- 
Étrangères,  une  file  de  badauds  stationnait  sur  les  marches. 


l'éducation  sentimentale  253 

A  la  hauteur  des  Bains-Chinois,  comme  il  y  avait  des  trous  dans 
le  pavé,  la  berline  se  ralentit.  Un  homme  en  paletot  noisette  marchait 
au  bord  du  trottoir.  Une  éclaboussure,  jaillissant  de  dessous  les  ressorts, 
s'étala  dans  son  dos.  L'homme  se  retourna,  furieux.  Frédéric  devint 
pâle;  il  avait  reconnu  Deslauriers. 

A  la  porte  du  Café  Anglais,  il  renvoya  la  voiture.  Rosanette  était 
montée  devant  lui,  pendant  qu'il  payait  le  postillon. 

11  la  retrouva  dans  l'escalier,  causant  avec  un  monsieur.  Frédéric 
prit  son  bras.  Mais,  au  milieu  du  corridor,  un  deuxième  seigneur  l'arrêta. 

—  «  Va  toujours  !  »  dit-elle,  «je  suis  à  toi  !  » 

Et  il  entra  seul  dans  le  cabinet.  Par  les  deux  fenêtres  ouvertes, 
on  apercevait  du  monde  aux  croisées  des  autres  maisons,  vis-à-vis. 
De  larges  moires  frissonnaient  sur  l'asphalte  qui  séchait,  et  un  magnolia 
posé  au  bord  du  balcon  embaumait  l'appartement.  Ce  parfum  et 
cette  fraîcheur  détendirent  ses  nerfs;  il  s'affaissa  sur  le  divan  rouge, 
au-dessous  de  la  glace. 

La  Maréchale  revint;  et,  le  baisant  au  front  : 

—  «  On  a  des  chagrins,  pauvre  mimi }  » 

—  «  Peut-être  !  »  répliqua-t-il.  » 

—  «  Tu  n'es  pas  le  seul,  va  !  »  —  ce  qui  voulait  dire  :  «  Oublions 
chacun  les  nôtres  dans  une  félicité  commune  !  » 

Puis  elle  posa  un  pétale  de  fleur  entre  ses  lèvres,  et  la  lui  tendit 
à  becqueter.  Ce  mouvement,  d'une  grâce  et  presque  d'une  mansuétude 
lascive,  attendrit  Frédéric. 

—  «  Pourquoi  me  fais-tu  de  la  peine  ?  »  dit-il,  en  songeant  à 
Mme  Arnoux. 

—  «Moi,   de   la   peine?» 

Et,  debout  devant  lui,  elle  le  regardait,  les  cils  rapproches  et  les 
deux  mains  sur  les  épaules. 

Toute  sa  vertu,  toute  sa  rancune  sombra  dans  une  lâcheté  sans  fond. 
11    reprit  : 

—  «  Puisque  tu  ne  veux  pas  m'aimer  !  »  en  l'attirant  sur  ses 
genoux. 


254 


L  EDUCATION   SENTIMENTALE 


Elle  se  laissait  faire  ;  il  lui  entourait  la  taille  à  deux  bras  ;  le  pétille- 
ment de  sa  robe  de  soie  Tenflammait. 

—  «  Où  sont-ils  ?  »  dit  la  voix  d'Hussonnet  dans  le  corridor. 

La  Maréchale  se  leva  brusquement,  et  alla  se  mettre  à  Tautre 
bout  du  cabinet,  tournant  le  dos  à  la  porte. 

Elle  demanda  des  huîtres  ;  et  ils  s'attablèrent. 

Hussonnet  ne  fut  pas  drôle.  A  force  d'écrire  quotidiennement 
sur  toute  sorte  de  sujets,  de  lire  beaucoup  de  journaux,  d'entendre 
beaucoup  de  discussions  et  d'émettre  des  paradoxes  pour  éblouir, 
il  avait  fini  par  perdre  la  notion  exacte  des  choses,  s'aveuglant  lui- 
même  avec  ses  faibles  pétards.  Les  embarras  d'une  vie  légère  autrefois, 
mais  à  présent  difficile,  l'entretenaient  dans  une  agitation  perpétuelle  ; 
et  son  impuissance,  qu'il  ne  voulait  pas  s'avouer,  le  rendait  hargneux, 
sarcastique.  A  propos  d'Ozaïy  un  ballet  nouveau,  il  fit  une  sortie  à 
fond  contre  la  danse,  et,  à  propos  de  la  danse,  contre  l'Opéra;  puis, 
à  propos  de  l'Opéra,  contre  les  ItaUens,  remplacés,  maintenant,  par 
une  troupe  d'acteurs  espagnols,  «comme  si  l'on  n'était  pas  rassasié 
des  Castilles  !  »  Frédéric  fut  choqué  dans  son  amour  romantique  de 
l'Espagne;  et,  afin  de  rompre  la  conversation,  il  s'informa  du  Collège 
de  France,  d'où  l'on  venait  d'exclure  Edgar  Quinet  et  Mickiewicz. 
Mais  Hussonnet,  admirateur  de  M.  de  Maistre,  se  déclara  pour 
l'Autorité  et  le  Spiritualisme.  Il  doutait,  cependant,  des  faits  les 
mieux  prouvés,  niait  l'histoire,  et  contestait  les  choses  les  plus  positives, 
jusqu'à  s'écrier  au  mot  géométrie  :  «  Quelle  blague  que  la  géométrie  !  » 
Le  tout  entremêlé  d'imitations  d'acteurs.  Sainville  était  particulière- 
ment son  modèle. 

Ces  calembredaines  assommaient  Frédéric.  Dans  un  mouvement 
d'impatience,  il  attrapa,  avec  sa  botte,  un  des  bichons  sous  la 
table. 

Tous  deux  se  mirent  à  aboyer  d'une  façon  odieuse. 

—  «  Vous  devriez  les  faire  reconduire  !  »  dit-il  brusquement. 
Rosanette  n'avait  confiance  en  personne. 

Alors,  il  se  tourna  vers  le  bohème  : 


l'éducation  sentimentale  255 

—  «  Voyons,  Hussonnet,  dévouez-vous  !  » 

—  «  Oh  !  oui,  mon  petit  !  Ce  serait  bien  aimable  !  » 
Hussonnet  s'en  alla,  sans  se  faire  prier. 

De  quelle  manière  payait-on  sa  complaisance?  Frédéric  n'y 
pensa  pas.  Il  commençait  même  à  se  réjouir  du  tête-à-tête,  lorsqu'un 
garçon  entra. 

—  ((  Madame,   quelqu'un   vous   demande  !  » 

—  «  Comment  !  encore  }  » 

—  «  Il  faut  pourtant  que  je  voie  !  »  dit  Rosanette. 

Il  en  avait  soif,  besoin.  Cette  disparition  lui  semblait  une  forfaiture, 
presque  une  grossièreté.  Que  voulait-elle  donc  ?  n'était-ce  pas  assez 
d'avoir  outragé  Mme  Arnoux.'*  Tant  pis  pour  celle-là,  du  reste! 
Maintenant,  il  haïssait  toutes  les  femmes;  et  des  pleurs  l'étouffaient, 
car  son  amour  était  méconnu  et  sa  concupiscence  trompée. 

La  Maréchale  rentra,  et,  lui  présentant  Cisy  : 

—  «J'ai  invité  monsieur.  J'ai  bien  fait,  n'est-ce  pas?» 

—  «  Comment  donc  !  certainement  !  »  —  Frédéric,  avec  un  sou- 
rire de  supplicié,  fit  signe  au  gentilhomme  de  s'asseoir. 

La  Maréchale  se  mit  à  parcourir  la  carte,  en  s 'arrêtant  aux  noms 
bizarres. 

—  «  Si  nous  mangions,  je  suppose,  un  turban  de  lapins  à  la 
Richelieu  et  un  pudding  à  la  d'Orléans  ?  » 

—  «  Oh  !  pas  d'Orléans  !  »  s'écria  Cisy,  lequel  était  légitimiste 
et  crut  faire  un  mot. 

—  «  Aimez- vous  mieux  un  turbot  à  la  Chambord  ?  »  reprit-elle. 
Cette  politesse  choqua  Frédéric. 

La  Maréchale  se  décida  pour  un  simple  tourne-dos,  des  écrevisses, 
des  truffes,  une  salade  d'ananas,  des  sorbets  à  la  vanille. 

—  a  Nous  verrons  ensuite.  Allez  toujours.  Ah  !  j'oubliais  I 
Apportez-moi  un  saucisson  !  pas  à  l'ail  !  » 

Et  elle  appelait  le  garçon  «  jeune  homme  »,  frappait  son  verre 
avec  son  couteau,  jetait  au  plafond  la  mie  de  son  pain.  Elle  voulut 
boire  tout  de  suite  du  vin  de  Bourgogne. 


25Ô  l'éducation  sentimentale 

—  «  On  n'en  prend  pas  dès  le  commencement,  »  dit  Frédéric. 
Cela  se  faisait  quelquefois,  suivant  le  Vicomte. 

—  «  Eh  non  !  jamais  !  » 

— ^  ((  Si  fait,  je  vous  assure  !  » 

—  «  Ah  !  tu  vois  !  » 

Le  regard  dont  elle  accompagna  cette  phrase  signifiait  :  «  C'est 
un  homme  riche,  celui-là,   écoute-le  !  » 

Cependant,  la  porte  s'ouvrait  à  chaque  minute,  les  garçons 
glapissaient,  et,  sur  un  infernal  piano,  dans  le  cabinet  à  côté,  quelqu'un 
tapait  une  valse.  Puis  les  courses  amenèrent  à  parler  d'équitation  et 
des  deux  systèmes  rivaux.  Cisy  défendait  Baucher,  Frédéric  le  comte 
d'Aure,  quand  Rosanette  haussa  les  épaules. 

—  «  Assez,  mon  Dieu  !  il  s'y  connait  mieux  que  toi,  va  !  » 

Elle  mordait  dans  une  grenade,  le  coude  posé  sur  la  table;  les 
bougies  du  candélabre  devant  elle  tremblaient  au  vent;  cette  lumière 
blanche  pénétrait  sa  peau  de  tons  nacrés,  mettait  du  rose  à  ses  paupières, 
faisait  briller  les  globes  de  ses  yeux;  la  rougeur  du  fruit  se  confondait 
avec  la  pourpre  de  ses  lèvres,  ses  narines  minces  battaient;  et  toute 
sa  personne  avait  quelque  chose  d'insolent,  d'ivre  et  de  noyé  qui 
exaspérait  Frédéric,  et  pourtant  lui  jetait  au  cœur  des  désirs  fous. 

Puis  elle  demanda,  d'une  voix  calme,  à  qui  appartenait  ce  grand 
landau  avec  une  livrée  marron. 

—  «  A  la  comtesse  Dambreuse,  »  répliqua  Cisy. 

—  «  Ils  sont  très  riches,  n'est  ce  pas }  ^ 

—  «  Oh  !  très  riches  !  bien  que  Mme  Dambreuse,  qui  est,  tout 
simplement,  une  demoiselle  Boutron,  la  fille  d'un  préfet,  ait  une 
fortune  médiocre.  » 

Son  mari,  au  contraire,  devait  recueillir  plusieurs  héritages.  Cisy 
les  énuméra;  fréquentant  les  Dambreuse,  il  savait  leur  histoire. 

Frédéric,  pour  lui  être  désagréable,  s'entêta  à  le  contredire.  Il  sou- 
tint que  Mme  Dambreuse  s'appelait  û^^  Boutron,  certifiait  sa  noblesse. 

—  «  N'importe  !  je  voudrais  bien  avoir  son  équipage  !  »  dit  la 
Maréchale,  en  se  renversant  sur  le  fauteuil. 


l'éducation  sentimentale  257 

Et  la  manche  de  sa  robe,  glissant  un  peu,  découvrit,  à  son  poignet 
gauche,  un  bracelet  orné  de  trois  opales. 

Frédéric   l'aperçut. 
;         —  ((  Tiens  !  mais....  i 

Ils  se  considérèrent  tous  les  trois,  et  rougirent. 

La  porte  s'entre-bâilla  discrètement,  le  bord  d'un  chapeau  parut, 
puis   le   profil   d'Hussonnet. 

—  '((  Excusez,  si  je  vous  dérange,  les  amoureux  !  » 

Mais  il  s'arrêta,  étonné  de  voir  Cisy  et  de  ce  que  Cisy  avait  pris 
sa  place. 

On  apporta  un  autre  couvert;  et,  comme  il  avait  grand'faim,  il 
empoignait  au  hasard,  parmi  les  restes  du  dîner,  de  la  viande  dans 
un  plat,  un  fruit  dans  une  corbeille,  buvait  d'une  main,  se  servait  de 
l'autre,  tout  en  racontant  sa  mission.  Les  deux  toutous  étaient  recon- 
duits. Rien  de  neuf  au  domicile.  Il  avait  trouvé  la  cuisinière  avec  un 
soldat,  histoire  fausse,  uniquement  inventée  pour  produire  de  l'effet. 

La  Maréchale  décrocha  de  la  patère  sa  capote.  Frédéric  se  préci- 
pita sur  la  sonnette,  en  criant  de  loin  au  garçon  : 

—  «  Une  voiture  !  » 

—  «  J'ai  la  mienne,  »  dit  le  Vicomte. 

—  «  Mais,  monsieur  !  » 

—  «  Cependant,   monsieur  !  » 

Et  ils  se  regardaient  dans  les  prunelles,  pâles  tous  les  deux  et 
les  mains  tremblantes. 

Enfin,  la  Maréchale  prit  le  bras  de  Cisy,  et,  en  montrant  le  bo- 
hème attablé  : 

—  «  Soignez-le  donc  !  il  s'étouffe.  Te  ne  voudrais  pas  que  son 
dévouement  pour  mes  roquets  le  fit  mourir  !  » 

La    porte    retomba. 

—  «  Eh  bien  ?  »  dit  Hussonnet. 

—  «  Eh  bien,  quoi  ?  » 

—  «  Je    croyais...  » 

—  «Qu'est-ce  que  vous  croyiez.?» 


258  l'éducation  sentimentale 

—  «  Est-ce  que  vous  ne...  ?  » 

Il  compléta  sa  phrase  par  un  geste. 

—  «  Eh  non  !  jamais  de  la  vie  !  » 
Hussonnet  n'insista  pas  davantage. 

Il  avait  eu  un  but  en  s'invitant  à  dîner.  Son  journal,  qui  ne  s'appe- 
lait plus  VArty  mais  le  Flamhart,  avec  cette  épigraphe  «  :  Canonniers, 
à  vos  pièces  !  »  ne  prospérant  nullement,  il  avait  envie  de  le  transformer 
en  une  revue  hebdomadaire,  seul,  sans  le  secours  de  Deslauriers.  Il 
reparla  de  Tancien  projet,  et  exposa  son  plan  nouveau. 

Frédéric,  ne  comprenant  pas  sans  doute,  répondit  par  des  choses 
vagues.  Hussonnet  empoigna  plusieurs  cigares  sur  la  table,  dit  : 
«  Adieu,  mon  bon,  »  et  disparut. 

Frédéric  demanda  la  note.  Elle  était  longue;  et  le  garçon,  la  ser- 
viette sous  le  bras,  attendait  son  argent,  quand  un  autre,  un  individu 
blafard  qui  ressemblait  à  Martinon,  vint  lui  dire  : 

—  «  Faites  excuse,  on  a  oublié  au  comptoir  de  porter  k  fiacre.  » 

—  «  Quel  fiacre  ?  » 

—  «  Celui  que  ce  monsieur  a  pris  tantôt,  pour  les  petits  chiens.  » 
Et  la  figure  du  garçon  s'allongea,  comme  s'il  eût  plaint  le  pauvre 

jeune  homme.  Frédéric  eut  envie  de  le  gifîler.  Il  donna  de  pourboire 
les  vingt  francs  qu'on  lui  rendait. 

—  «  Merci,  Monseigneur  !  »  dit  l'homme  à  la  serviette,  avec  un 
grand  salut. 

Frédéric  passa  la  journée  du  lendemain  à  ruminer  sa  colère  et 
son  humiliation.  Il  se  reprochait  de  n'avoir  pas  souffleté  Cisy.  Quant 
à  la  Maréchale,  il  se  jura  de  ne  plus  la  revoir;  d'autres  aussi  belles 
ne  manquaient  pas;  et,  puisqu'il  fallait  de  l'argent  pour  posséder  ces 
femmes-là,  il  jouerait  à  la  Bourse  le  prix  de  sa  ferme,  il  serait  riche, 
il  écraserait  de  son  luxe  la  Maréchale  et  tout  le  monde.  Le  soir  venu, 
il  s'étonna  de  n'avoir  pas  songé  à  Mme  Arnoux. 

—  «  Tant  mieux  !  à  quoi  bon  ?  » 

Le  surlendemain,  dès  huit  heures,  Pellerin  vint  lui  faire  visite. 
Il  commença  par  des  admirations  sur  le  mobilier,  des  cajoleries.  Puis 
brusquement  : 


l'éducation  sentimentale  259 

—  «  Vous   étiez  aux   courses,   dimanche  ?  » 

—  «  Oui,  hélas  !  » 

Alors,  le  peintre  déclama  contre  Tanatomie  des  chevaux  anglais, 
vanta  les  chevaux  de  Géricault,  les  chevaux  du  Parthénon.  «  Rosa- 
nette  était  avec  vous  ?  »  Et  il  entama  son  éloge,  adroitement. 

La  froideur  de  Frédéric  le  décontenança.  Il  ne  savait  comment 
en  venir  au  portrait. 

Sa  première  intention  avait  été  de  faire  un  Titien.  Mais,  peu  à 
peu,  la  coloration  variée  de  son  modèle  Tavait  séduit  ;  et  il  avait  travaillé 
franchement,  accumulant  pâte  sur  pâte  et  lumière  sur  lumière.  Rosa- 
nette  fut  enchantée  d'abord;  ses  rendez- vous  avec  Delmar  avaient 
interrompu  les  séances  et  laissé  à  Pellerin  tout  le  temps  de  s'éblouir. 
Puis,  l'admiration  s'apaisant,  il  s'était  demandé  si  sa  peinture  ne 
manquait  point  de  grandeur.  Il  avait  été  revoir  les  Titien,  avait  compris 
la  distance,  reconnu  sa  faute;  et  il  s'était  mis  à  repasser  ses  contours 
simplement.  Ensuite  il  avait  cherché,  en  les  rongeant,  à  y  perdre,  à  y 
mêler  les  tons  de  la  tête  et  ceux  des  fonds;  et  la  figure  avait  pris  de 
la  consistance,  les  ombres  de  la  vigueur;  tout  paraissait  plus  ferme. 
Enfin  la  Maréchale  était  revenue.  Elle  s'était  même  permis  des  objec- 
tions; l'artiste,  naturellement,  avait  persévéré.  Après  de  grandes 
fureurs  contre  sa  sottise,  il  s'était  dit  qu'elle  pouvait  avoir  raison. 
Alors  avait  commencé  l'ère  des  doutes,  tiraillements  de  la  pensée  qui 
provoquent  les  crampes  d'estomac,  les  insomnies,  la  fièvre,  le  dégoût 
de  soi-même;  il  avait  eu  le  courage  de  faire  des  retouches,  mais  sans 
cœur  et  sentant  que  sa  besogne  était  mauvaise. 

Il  se  plaignit  seulement  d'avoir  été  refusé  au  Salon,  puis  reprocha 
à  Frédéric  de  ne  pas  être  venu  voir  le  portrait  de  la  Maréchale. 

—  «  Je  me  moque  bien  de  la  Maréchale  !  » 
Une  déclaration  pareille  l'enhardit. 

—  a  Croiriez-vous  que  cette  bête-là  n'en  veut  plus,  mainte- 
nant ?  B  \ 

Ce  qu'il  ne  disait  point,  c'est  qu'il  avait  réclamé  d'elle  mille 
écus.  Or,  la  Maréchale  s'était  peu  souciée  de  savoir  qui  payerait,  et. 


26o  l'éducation  sentimentale 

préférant  tirer  d'Arnoux  des  choses  plus  urgentes,  ne  lui  en  avait 
même  pas  parlé. 

—  ((  Eh  bien,  et  Arnoux  ?  »  dit  Frédéric. 

Elle  Tavait  relancé  vers  lui.  L'ancien  marchand  de  tableaux  n'avait 
que  faire  du  portrait. 

—  «  Il  soutient  que  ça  appartient  à  Rosanette.  » 

—  «  En  effet,  c'est  à  elle.  » 

—  «  Comment  !  c'est  elle  qui  m'envoie  vers  vous  !  »  répliqua 
Pellerin. 

S'il  eût  cru  à  l'excellence  de  son  œuvre,  il  n'eût  pas  songé,  peut- 
être,  à  l'exploiter.  Mais  une  somme  (et  une  somme  considérable)  serait 
un  démenti  à  la  critique,  un  raffermissement  pour  lui-même.  Frédéric, 
afin  de  s'en  délivrer,  s'enquit  de  ses  conditions,  courtoisement. 

L'extravagance  du  chiffre  le  révolta,  il  répondit  : 

—  «  Non,  ah  !  non  !  » 

—  «  Vous  êtes  pourtant  son  amant,  c'est  vous  qui  m'avez  fait 
la  commande  !  » 

—  «  J'ai  été  l'intermédiaire,  permettez  !  » 

—  ((  Mais  je  ne  peux  pas  rester  avec  ça  sur  les  bras  l  » 
L'artiste  s'emportait. 

—  ((  Ah  !  je  ne  vous  croyais  pas  si  cupide,  t 

—  «  Ni  vous  si  avare  !  Serviteur  !  » 

Il  venait  de  partir  que  Sénécal  se  présenta. 
Frédéric,  troublé,  eut  un  mouvement  d'inquiétude. 

—  «  Qu'y  a-t-il }  » 
Sénécal  conta  son  histoire. 

—  «  Samedi,  vers  neuf  heures,  Mme  Arnoux  a  reçu  une  lettre 
qui  l'appelait  à  Paris;  comme  personne,  par  hasard,  ne  se  trouvait  là 
pour  aller  à  Creil  chercher  une  voiture,  elle  avait  envie  de  m'y  faire 
aller  moi-même.  J'ai  refusé,  car  ça  ne  rentre  pas  dans  mes  fonctions. 
Elle  est  partie,  et  revenue  dimanche  soir.  Hier  matin,  Arnoux  tombe 
à  la  fabrique.  La  Bordelaise  s'est  plainte.  Je  ne  sais  pas  ce  qui  se 
passe  entre  eux,  mais  il  a  levé  son  amende  devant  tout  le  monde.  Nous 


L  EDUCATION  SENTIMENTALE  201 

ivons  échangé  des  paroles  vives.  Bref,  il  m'a  donné  mon  compte,  et 
me  voilà  !  » 

Puis,  détachant  ses  paroles  : 

—  «  Au  reste,  je  ne  me  repens  pas,  j'ai  fait  mon  devoir.  N'importe, 
c'est  à  cause  de  vous.  » 

—  u  Comment }  »  s'écria  Frédéric,  ayant  peur  que  Sénécal  ne 
Feût  deviné. 

Sénécal  n'avait  rien  deviné,  car  il  reprit  : 

- —  «  C'est-à-dire  que,  sans  vous,  j'aurais  peut-être  trouvé 
mieux.  « 

Frédéric  fut  saisi  d'une  espèce  de  remords. 

—  «  En  quoi  puis-je  vous  servir,  maintenant  ?  » 
Sénécal  demandait  un  emploi  quelconque,  une  place. 

—  «  Cela  vous  est  facile.  Vous  connaissez  tant  de  monde,  M. 
Dambreuse  entre  autres,  à  ce  que  m'a  dit  Deslauriers.  » 

Ce  rappel  de  Deslauriers  fut  désagréable  à  son  ami.  Il  ne  se 
souciait  guère  de  retourner  chez  les  Dambreuse  depuis  la  rencontre 
du  Champ  de  Mars. 

—  «  Je  ne  suis  pas  suffisamment  intime  dans  la  maison  pour 
recommander  quelqu'un.  » 

Le  démocrate  essuya  ce  refus  stoïquement,  et,  après  une  minute 
de  silence  : 

—  (^  Tout  cela,  j'en  suis  sûr,  vient  de  la  Bordelaise  et  aussi  de 
votre  Mme  Arnoux.  » 

Ce  votre  ôta  du  cœur  de  Frédéric  le  peu  de  bon  vouloir  qu'il 
gardait.  Par  délicatesse,  cependant,  il  atteignit  la  clef  de  son  secrétaire. 
Sénécal  le  prévint. 

—  «  Merci  !  » 

Puis,  oubliant  ses  misères,  il  parla  des  choses  de  la  patrie,  les  croix 
d'honneur  prodiguées  à  la  fête  du  Roi,  un  changement  de  cabinet, 
les  affaires  Drouillard  et  Bénier,  scandales  de  l'époque,  déclama 
contre  les  bourgeois  et  prédit  une  révolution. 

Un  crid  japonais  suspendu  contre  le  mur  arrêta  ses   yeux.  Il  le 


262  l/ÉDUCATION    SENTIMENTALE 

prit,  en  essaya  le  manche,  puis  le  rejeta  sur  le  canapé,  avec  un  air 
de  dégoût. 

—  «  Allons,  adieu  !  Il  faut  que  j'aille  à  Notre-Dame  de  Loretta.  » 

—  «  Tiens,  pourquoi  ?  » 

—  ((  C'est  aujourd'hui  le  service  anniversaire  de  Godefroy 
Cavaignac.  Il  est  mort  à  l'œuvre,  celui-là  !  Mais  tout  n'est  pas  fini  !... 
Qui  sait  ?  » 

Et  Sénécal  tendit  sa  main,  bravement. 

—  ((  Nous  ne  nous  reverrons  peut-être  jamais  !  adieu  !  » 

Cet  adieu,  répété  deux  fois,  son  froncement  de  sourcils  en  con- 
templant le  poignard,  sa  résignation  et  son  air  solennel,  surtout, 
firent  rêver  Frédéric,  qui  bientôt  n'y  pensa  plus. 

Dans  la  même  semaine,  son  notaire  du  Havre  lui  envoya  le  pri?c 
de  sa  ferme,  cent  soixante-quatorze  mille  francs.  Il  en  fit  deux  parts, 
plaça  la  première  sur  l'État,  et  alla  porter  la  seconde  chez  un  agent 
de  change  pour  la  risquer  à  la  Bourse. 

Il  mangeait  dans  les  cabarets  à  la  mode,  fréquentait  les  théâtres 
et  tâchait  de  se  distraire,  quand  Hussonnet  lui  adressa  une  lettre, 
où  il  narrait  gaiement  que  la  Maréchale,  dès  le  lendemain  des  courses, 
avait  congédié  Cisy.  Frédéric  en  fut  heureux,  sans  chercher  pourquoi 
le  bohème  lui  apprenait  cette  aventure. 

Le  hasard  voulut  qu'il  rencontrât  Cisy,  trois  jours  après.  Le 
gentilhomme  fit  bonne  contenance,  et  l'invita  même  à  dîner  pour  le 
mercredi  suivant. 

Frédéric,  le  matin  de  ce  jour-là,  reçut  une  notification  d'huissier, 
où  M.  Charles- Jean-Baptiste  Oudry  lui  apprenait  qu'aux  termes  d'un 
jugement  du  tribunal,  il  s'était  rendu  acquéreur  d'une  propriété  sise 
à  Belleville,  appartenant  au  sieUr  Jacques  Arnoux,  et  qu'il  était  prêt 
à  payer  les  deux  cent  vingt-trois  mille  francs  montant  du  prix  de  la 
vente.  Mais  il  résultait  du  même  acte  que,  la  somme  des  hypothèque» 
dont  l'immeuble  était  grevé  dépassant  le  prix  de  l'acquisition,  la  créance 
de  Frédéric  se  trouvait  complètement  perdue. 

Tout  le  mal  venait  de  n'avoir  pas  renouvelé  en  temps  utile  une 


L^ÉDUCATION    SENTIMENTALE 


263 


inscription  hypothécaire.  Arnoux 
s'était  chargé  de  cette  démarche,  et 
l'avait  ensuite  oubhée.  Frédéric  s'em- 
porta contre  lui,  et,  quand  sa  colère 
fut  passée  : 

—  «Eh  bien,  après...  quoi?  si 
cela  peut  le  sauver,  tant  mieux  !  je 
n'en  mourrai  pas  !  n'y  pensons  plus  !  » 

Mais,  en  remuant  ses  paperasses 
sur  sa  table,  il  rencontra  la  lettre 
d'Hussonnet,  et  aperçut  le  post-scrip- 
lum,  qu'il  n'avait  point  remarqué  la 
première  fois.  Le  bohème  demandait 
cinq  mille  francs,  tout  juste,  pour 
mettre  l'affaire  du  journal  en  train. 

—  «  Ah  !  celui-là  m'embête  !  » 
Et  il  le  refusa  brutalement  dans 

un  billet  laconique.  Aprèsquoi,  il  s'ha- 
billa pour  se  rendre  à  la  Maison-d'or. 
Cisy  présenta  ses  convives,  en 
commençant  par  le  plus  respectable, 
un  gros  monsieur  à  cheveux  blancs  : 

—  «    Le    marquis    Gilbert    des 
Aulnays,  mon  parrain.   M.    Anselme 
de     Forchambeaux,  »    dit-il    ensuite 
(c'était  un   jeune  homme    blond    et 
fluet,  déjà  chauve)  ;  puis,  désignant  un 
quadragénaire  d'allures  simples  :  «  Jo- 
seph Bofîreu,  mon    cousin  ;  et  \oici 
mon  ancien    professeur  M.   Vezou  », 
personnage  moitié  charretier,  moitié 
séminiriste,  avec  de  gros  favoris   et 
une  longue  redingote  boutonnée  dans 


204  L  EDUCATION    SENTIMENTALE 

le  bas  par  un   seul    bouton,  de  manière  à  faire  châle    sur    la  poitrine. 

Cisy  attendait  encore  quelqu'un,  le  baron  de  Comaing,  «  qui 
peut-être  viendra,  ce  n'est  pas  sûr.  »  Il  sortait  à  chaque  minute,  parais- 
sait inquiet;  enfin,  à  huit  heures,  on  passa  dans  une  salle  éclairée 
magnifiquement  et  trop  spacieuse  pour  le  nombre  des  convives. 
Cisy  l'avait  choisie  par  pompe,  tout  exprès. 

Un  surtout  de  vermeil,  chargé  de  fleurs  et  de  fruits,  occupait  le 
milieu  de  la  table,  couverte  de  plats  d'argent,  suivant  la  vieille  mode 
française  ;  des  raviers,  pleins  de  salaisons  et  d'épices,  formaient  bordure 
tout  autour;  des  cruches  de  vin  rosat  frappé  de  glace  se  dressaient 
de  distance  en  distance;  cinq  verres  de  hauteur  différente  étaient 
alignés  devant  chaque  assiette,  avec  des  choses  dont  on  ne  savait  pas 
l'usage,  mille  ustensiles  de  bouche  ingénieux;  —  et  il  y  avait,  rien 
que  pour  le  premier  service  :  une  hure  d'esturgeon  mouillée  de  Cham- 
pagne, un  jambon  d'York  au  tokai,  des  grives  au  gratin,  des  cailles 
rôties,  un  vol-au-vent  Béchamel,  un  sauté  de  perdrix  rouges,  et,  aux 
deux  bouts  de  tout  cela,  des  effilés  de  pommes  de  terre  qui  étaient 
mêlés  à  des  truflFes.  Un  lustre  et  des  girandoles  illuminaient  l'apparte- 
ment, tendu  de  damas  rouge.  Quatre  domestiques  en  habit  noir  se 
tenaient  derrière  les  fauteuils  de  maroquin.  A  ce  spectacle,  les  convives 
se  récrièrent,  le  Précepteur  surtout. 

—  ((  Notre  amphitryon,  ma  parole,  a  fait  de  véritables  folies  l 
C'est  trop   beau  !  » 

—  «  Ça  ?  »  dit  le  vicomte  de  Cisy,  «  allons  donc  !  » 
Et,  dès  la  première  cuillerée  : 

—  ((  Eh  bien,  mon  vieux  des  Aulnays,  avez-vous  été  au  Palais- 
Royal,  voir  Père  et  portier  ?  » 

—  «  Tu  sais  bien  que  je  n'ai  pas  le  temps  !  »  répliqua  le  mar- 
quis. 

Ses  matinées  étaient  prises  par  un  cours  d'arboriculture,  ses 
soirées  par  le  Cercle  agricole,  et  toutes  ses  après-midi  par  des  études 
dans  les  fabriques  d'instruments  aratoires.  Habitant  la  Saintonge  les 
trois  quarts  de  l'année,  il  profitait  de  ses  voyages   dans  la  capitale 


l'éducation  sentimentale  265 

pour  s'instruire;  et  son  chapeau  à  larges  bords,  posé  sur  une  console, 
était  plein  de  brochures. 

Mais  Cisy,  s 'apercevant  que  M.  de  Forchambeaux  refusait  du 

vin  : 

—  «  Buvez  donc,  saprelotte  !  Vous  n'êtes  pas  crâne  pour  votre 
dernier  repas  de  garçon  !  » 

A  ce  mot,  tous  s'inclinèrent,  on  le  congratulait. 

—  ((  Et  la  jeune  personne  »,  dit  le  Précepteur,  «  est  charmante, 
j'en  suis  sûr  ?  » 

—  «Parbleu  !  »  s'écria  Cisy.  «  N'importe,  il  a  tort;  c'est  si  bête, 
le  mariage  !  » 

—  «  Tu  parles  légèrement,  mon  ami  !  »  répliqua  M.  des  Aulnays 
tandis  qu'une  larme  roulait  dans  ses  yeux,  au  souvenir  de  sa  défunte. 

Et  Forchambeaux  répéta  plusieurs  fois  de  suite,  en  ricanant  : 

—  «  Vous  y  viendrez  vous  même,  vous  y  viendrez  !  » 

Cisy  protesta.  Il  aimait  mieux  se  divertir,  «  être  régence  ».  Il 
voulait  apprendre  la  savate,  pour  visiter  les  tapis-francs  de  la  Cité, 
comme  le  prince  Rodolphe  des  Mystères  de  PariSy  tira  de  sa  poche 
un  brûle-gueule,  rudoyait  les  domestiques,  buvait  extrêmement  ; 
et,  afin  de  donner  de  lui  bonne  opinion,  dénigrait  tous  les  plats.  Il 
renvoya  même  les  truffes,  et  le  Précepteur,  qui  s'en  délectait,  dit  par 
bassesse  : 

—  «  Cela  ne  vaut  pas  les  œufs  à  la  neige  de  madame  votre  grand '- 
mère  !  » 

Puis  il  se  remit  à  causer  avec  son  voisin  l'agronome,  lequel  trouvait 
au  séjour  de  la  campagne  beaucoup  d'avantages,  ne  serait-ce  que  de 
pouvoir  élever  ses  filles  dans  des  goûts  simples.  Le  Précepteur  applau- 
dissait à  ses  idées  et  le  flagornait,  lui  supposant  de  l'influence  sur  son 
élève,  dont  il  désirait  secrètement  être  l'homme  d'affaires. 

Frédéric  était  venu  plein  d'humeur  contre  Cisy;  sa  sottise  l'avait 
désarmé.  Mais  ses  gestes,  sa  figure,  toute  sa  personne  lui  rappelant 
le  dîner  du  Café  Anglais,  l'agaçait  de  plus  en  plus;  et  il  écoutait  les 
remarques  désobligeantes  que  faisait  à  demi-voix  le  cousin  Joseph, 


266  l'éducation  sentimentale 

un  brave  garçon  sans  fortune,  amateur  de  chasse,  et  boursier.  Cisy, 
par  manière  de  rire,  l'appela  «  voleur  »  plusieurs  fois  ;  puis,  tout  à 
coup  : 

—  <c  Ah  !  le  baron  !  » 

Alors  entra  un  gaillard  de  trente  ans,  qui  avait  quelque  chose 
de  rude  dans  la  physionomie,  de  souple  dans  les  membres,  le  chapeau 
sur  l'oreille,  et  une  fleur  à  la  boutonnière.  C'était  l'idéal  du  Vicomte. 
Il  fut  ravi  de  le  posséder;  et,  sa  présence  l'excitant,  il  tenta  même 
un  calembour,  car  il  dit,  comme  on  passait  un  coq  de  bruyère  : 

—  <(  Voilà  le  meilleur  des  caractères  de  La  Bruyère  !  » 
Ensuite,  il  adressa  à  M.  de  Comaing  une  foule  de  questions 

sur  des  personnes  inconnues  à  la  société;  puis,  comme  saisi  d'une 
idée  : 

—  «  Dites  donc  !  avez-vous  pensé  à  moi  ?  » 
L'autre  haussa  les  épaules. 

—  «  Vous  n'avez  pas  l'âge,  mon  petiot  !  Impossible  !  » 

Cisy  l'avait  prié  de  le  faire  admettre  à  son  club.  Mais  le  Baron, 
ayant  sans  doute  pitié  de  son  amour-propre  : 

—  «Ah!  j'oubliais!  Mille  félicitations  pour  votre  pari,  mon 
cher  !  » 

—  «  Quel  pari }  » 

—  «  Celui  que  vous  avez  fait,  aux  courses,  d'aller  le  soir  même 
chez  cette  dame.  » 

Frédéric  éprouva  comme  la  sensation  d'un  coup  de  fouet.  Il  fut 
calmé  tout  de  suite,  par  la  figure  décontenancée  de  Cisy. 

En  effet,  la  Maréchale,  dès  le  lendemain,  en  était  aux  regrets, 
quand  Arnoux,  son  premier  amant,  son  homme,  s'était  présenté  ce 
jour-là  même.  Tous  deux  avaient  fait  comprendre  au  Vicomte  qu'il 
«  gênait  »,  et  on  l'avait  flanqué  dehors,  avec  peu  de  cérémonie. 

Il  eut  l'air  de  ne  pas  entendre.  Le  Baron  ajouta  : 

—  «Que  devient-elle,  cette  brave  Rose?...  a-t-elle  toujours 
d'aussi  jolies  jambes }  »  prouvant  par  ce  mot  qu'il  la  connaissait 
intLm.ement. 


l'éducation  sentimentale  267 

Frédéric  fut  contrarié  de  la  découverte. 

—  «Il  n*y  a  pas  de  quoi  rougir,»  reprit  le  Baron;  a  c'est  une 
bonne  affaire  !  » 

Cisy  claqua  de  la  langue. 

—  «  Peuh  !  pas  si  bonne  !  » 

—  «  Ah  !  » 

—  «  Mon  Dieu,  oui  !  D'abord,  moi,  je  ne  lui  trouve  rien  d'extra- 
ordinaire, et  puis  on  en  récolte  de  pareilles  tant  qu'on  veut,  car  enfin... 
elle  est  à  vendre  !  » 

—  «  Pas  pour  tout  le  monde  !  »  reprit  aigrement  Frédéric. 

—  «  Il  se  croit  différent  des  autres  !  »  répliqua  Cisy,  «  quelle 
farce  1  » 

Et  un  rire  parcourut  la  table. 

Frédéric  sentait  les  battements  de  son  cœur  l'étouffer.  Il  avala 
deux  verres  d'eau,  coup  sur  coup. 

Mais  le  Baron  avait  gardé  bon  souvenir  de  Rosanette. 

—  «  Est-ce  qu'elle  est  toujours  avec  un  certain  Arnoux  ?  » 

—  «  Je  n'en  sais  rien,  »  dit  Cisy.  «  Je  ne  connais  pas  ce  mon- 
sieur !  » 

Il  avança,  néanmoins,  que  c'était  une  manière  d'escroc. 

—  «  Un  moment  !  »  s'écria  Frédéric. 

—  «  Cependant,  la  chose  est  certaine  !  il  a  même  eu  un  procès.  » 

—  ((  Ce  n'est  pas  vrai  !  » 

Frédéric  se  mit  à  défendre  Arnoux.  Il  garantissait  sa  probité, 
finissait  par  y  croire,  inventait  des  chiffres,  des  preuves.  Le  Vicomte 
plein  de  rancune,  et  qui  était  gris  d'ailleurs,  s'entêta  dans  ses  assertions, 
si  bien  que  Frédéric  lui  dit  gravement  : 

—  «  Est-ce  pour  m 'offenser,  monsieur  ?  » 

Et  il  le  regardait,  avec  des  prunelles  ardentes  comme  son  cigare. 

—  «  Oh  !  pas  du  tout  !  je  vous  accorde  même  qu'il  a  quelque 
jhose  de  très  bien  :  sa  femme.  » 

—  «  Vous  la  connaissez  ?  » 

—  «  Parbleu  !  Sophie  Arnoux,  tout  le  monde  connaît  ça  ! 


268  l'éducation  sentimentale 

—  «  Vous  dites  ?  » 

Cisy,  qui  s'était  levé,  répéta  en  balbutiant  : 
' —  «  Tout  le  monde  connaît  ça  !  » 

—  «  Taisez-vous  !  Ce  ne  sont  pas  celles-là  que  vous  fréquentez  !  » 

—  «  Je   m'en   flatte  !  » 

Frédéric  lui  lança  son  assiette  au  visage. 

Elle  passa  comme  un  éclair  par-dessus  la  table,  renversa  deux 
bouteilles,  démolit  un  compotier,  et,  se  brisant  contre  le  surtout  en 
trois  morceaux,  frappa  le  ventre  du  Vicomte. 

Tous  se  levèrent  pour  le  retenir.  Il  se  débattait,  en  criant,  pris 
d'une  sorte  de  frénésie;  M.  des  Aulnays  répétait  : 

—  «  Calmez-vous  !  voyons  !  cher  enfant  !  ^) 

—  «  Mais  c'est  épouvantable  !  »  vociférait  le  Précepteur. 
Forchambeaux,  livide  comme  les  prunes,  tremblait;  Joseph  riait 

aux  éclats;  les  garçons  épongeaient  le  vin,  ramassaient  par  terre  les 
débris;  et  le  Baron  alla  fermer  la  fenêtre,  car  le  tapage,  malgré  le  bruit 
des  voitures,  aurait  pu  s'entendre  du  boulevard. 

Comme  tout  le  monde,  au  moment  où  l'assiette  avait  été  lancée, 
parlait  à  la  fois,  il  fut  impossible  de  découvrir  la  raison  de  cette  offense, 
si  c'était  à  cause  d'Arnoux,  de  Mme  Arnoux,  de  Rosanette  ou  d'un 
autre.  Ce  qu'il  y  avait  de  certain,  c'était  la  brutalité  inqualifiable  de 
Frédéric;  il  se  refusa  positivement  à  en  témoigner  le  moindre  regret. 

M.  des  Aulnays  tâcha  de  l'adoucir,  le  cousin  Joseph,  le  Précepteur, 
Forchambeaux  lui-même.  Le  Baron  pendant  ce  temps-là,  réconfortait 
Cisy, qui,  cédant  à  une  faiblesse  nerveuse,  versait  des  larmes.  Frédéric, 
au  contraire,  s'irritait  de  plus  en  plus;  et  l'on  serait  resté  là  jusqu'au 
jour  si  le  Baron  n'avait  dit  pour  en  finir  : 

—  «  Le  Vicomte,  Monsieur,  enverra  demain  chez  vous  ses 
témoins.  » 

—  «  Votre  heure  }  » 

—  «  A  midi,  s'il  vous  plaît.  » 

—  ((  Parfaitement,  Monsieur.  » 

"rédéric,  une  fois  dehors,  respira  à   pleins  poumons.   Depuis 


t 


i» 


l'éducation  sentimentale  269 

trop  longtemps,  il  contenait  son  cœur.  Il  venait  de  le  satisfaire  enfin; 
il  éprouvait  comme  un  orgueil  de  virilité,  une  surabondance  de  forces 
intimes  qui  Tenivraient.  Il  avait  besoin  de  deux  témoins.  Le  premier 
auquel  il  songea  fut  Regimbart  ;  et  il  se  dirigea  tout  de  suite  vers  un 
estaminet  de  la  rue  Saint-Denis.  La  devanture  était  close.  Mais  de  la 
lumière  brillait  à  un  carreau,  au-dessus  de  la  porte.  Elle  s'ouvrit,  et 
il  entra,  en  se  courbant  très  bas  sous  Tauvent. 

Une  chandelle,  au  bord  du  comptoir,  éclairait  la  salle  déserte. 
Tous  les  tabourets,  les  pieds  en  Tair,  étaient  posés  sur  les  tables.  Le 
maître  et  la  maîtresse  avec  leur  garçon  soupaient  dans  Tangle  près 
de  la  cuisine;  —  et  Regimbart,  le  chapeau  sur  la  tête,  partageait  leur 
repas,  et  même  gênait  le  garçon,  qui  était  contraint  à  chaque  bouchée 
de  se  tourner  de  côté,  quelque  peu.  Frédéric,  lui  ayant  conté  la  chose 
brièvement,  réclama  son  assistance.  Le  Citoyen  commença  par  ne 
rien  répondre;  il  roulait  des  yeux,  avait  Tair  de  réfléchir,  fit  plusieurs 
tours  dans  la  salle,  et  dit  enfin  : 

—  «  Oui,  volontiers  !  » 

Et  un  sourire  homicide  le  dérida,  en  apprenant  que  l'adversaire 
était  un  noble. 

—  «  Nous  le  ferons  marcher  tambour  battant,  soyez  tranquille  ! 
D'abord,...  avec  Tépée....  » 

—  «  Mais  peut-être  »,  objecta  Frédéric,  «  que  je  n'ai  pas  le 
droit....  » 

—  «  Je  vous  dis  qu'il  faut  prendre  l'épée  !  »  répliqua  brutalement 
le  Citoyen.  «  Savez- vous  tirer?  » 

—  «  Un  peu  !  » 

—  «  Ah  !  un  peu  !  voilà  comme  ils  sont  tous  !  Et  ils  ont  la  rage 
de  faire  assaut  !  Qu'est-ce  que  ça  prouve,  la  salle  d'armes  !  Ecoutez- 
moi  :  tenez-vous  bien  à  distance  en  vous  enfermant  toujours  dans  des 
cercles,  et  rompez  !  rompez  !  C'est  permis.  Fatiguez-le  !  Puis  fendez- 
vous  dessus,  franchement  !  Et  surtout  pas  de  malice,  pas  de  coups 
à  la  La  Fougère  !  non  !  de  simples  une-deux,  des  dégagements. 
Tenez,  voyez-vous  ?  en  tournant  le  poignet  comme  pour  ouvrir  une 


27^  L  EDUCATION    SENTIMENTALE 

serrure.  —  Père  Vauthier,  donnez-moi  votre  canne  !  Ah  !  cela  suffit.  » 

Il  empoigna  la  baguette  qui  servait  à  allumer  le  gaz,  arrondit  le 
bras  gauche,  plia  le  droit,  et  se  mit  à  pousser  des  bottes  contre  la 
cloison.  Il  frappait  du  pied,  s'animait,  feignait  même  de  rencontrer 
des  difficultés,  tout  en  criant  :  «  Y  es-tu,  là }  y  es-tu }  »  et  sa  silhouette 
énorme  se  projetait  sur  la  muraille,  avec  son  chapeau  qui  semblait 
toucher  au  plafond.  Le  limonadier  disait  de  temps  en  temps  :  «  Bravo  ! 
très  bien!»  Son  épouse  également  Tadmirait,  quoique  émue;  et 
Théodore,  un  ancien  soldat,  en  restait  cloué  d'ébahissement,  étant, 
du  reste,  fanatique  de  M.  Regimbart. 

Le  lendemain,  de  bonne  heure,  Frédéric  courut  au  magasin  de 
Dussardier.  Après  une  suite  de  pièces,  toutes  remplies  d'étoffes 
garnissant  des  rayons,  ou  étendues  en  travers  sur  des  tables,  tandis  que, 
çà  et  là,  des  champignons  de  bois  supportaient  des  châles,  il  l'aperçut 
dans  une  espèce  de  cage  grillée,  au  milieu  de  registres,  et  écrivant 
debout  sur  un  pupitre.  Le  brave  garçon  lâcha  immédiatement  sa 
besogne. 

Les  témoins  arrivèrent  avant  midi.  Frédéric,  par  bon  goût,  crut 
devoir  ne  pas  assister  à  la  conférence. 

Le  Baron  et  M.  Joseph  déclarèrent  qu'ils  se  contenteraient  des 
excuses  les  plus  simples.  Mais  Regimbart,  ayant  pour  principe  de  ne 
céder  jamais,  et  qui  tenait  à  défendre  l'honneur  d'Arnoux  (Frédéric 
ne  lui  avait  point  parlé  d'autre  chose),  demanda  que  le  Vicomte  fît 
des  excuses.  M.  de  Comaing  fut  révolté  de  l'outrecuidance.  Le  Citoyen 
n'en  voulut  pas  démordre.  Toute  conciliation  devenant  impossible, 
on  se  battrait. 

D'autres  difficultés  surgirent;  car  le  choix  des  armes,  légalement, 
appartenait  à  Cisy,  l'offensé.  Mais  Regimbart  soutint  que,  par  l'envoi 
du  cartel,  il  se  constituait  l'offenseur.  Ses  témoins  se  récrièrent  qu'un 
souffiet,  cependant,  était  la  plus  cruelle  des  offenses.  Le  Citoyen 
épilogua  sur  les  mots,  un  coup  n'étant  pas  un  soufflet.  Enfin,  on  décida 
qu'on  s'en  rapporterait  à  des  militaires;  et  les  quatre  témoins  sortirent, 
pour  aller  consulter  des  officiers  dans  une  caserne  quelconque 


l'éducation  sentimentale  271 

Ils  s'arrêtèrent  à  celle  du  quai  d'Orsay.  M.  de  Comaing,  ayant 
abordé  deux  capitaines,  leur  exposa  la  contestation. 

Les  capitaines  n'y  comprirent  goutte,  embrouillée  qu'elle  fut 
par  les  phrases  incidentes  du  Citoyen.  Bref,  ils  conseillèrent  à  ces 
messieurs  d'écrire  un  procès-verbal;  après  quoi,  ils  décideraient. 
Alors,  on  se  transporta  dans  un  café;  et  même,  pour  faire  les  choses 
plus  discrètement,  on  désigna  Cisy  par  H  et  Frédéric  par  un  K. 

Puis  on  retourna  à  la  caserne.  Les  officiers  étaient  sortis.  Ils 
reparurent,  et  déclarèrent  qu'évidemment  le  choix  des  armes  appar- 
tenait à  M.  H.  Tous  s'en  revinrent  chez  Cisy.  Regimbart  et  Dussardier 
restèrent  sur  le  trottoir. 

Le  Vicomte,  en  apprenant  la  solution,  fut  pris  d'un  si  grand 
trouble,  qu'il  se  la  fit  répéter  plusieurs  fois;  et,  quand  M.  de  Comaing 
en  vint  aux  prétentions  de  Regimbart,  il  murmura  «  cependant  », 
n'étant  pas  loin,  en  lui-même,  d'y  obtempérer.  Puis  il  se  laissa  choir 
dans  un  fauteuil,  et  déclara  qu'il  ne  se  battrait  pas. 

—  «  Hein  }  comment  ?  »  dit  le  Baron. 

Alors,  Cisy  s'abandonna  à  un  flux  labial  désordonné.  II  voulait 
se  battre  au  tromblon,  à  bout  portant,  avec  un  seul  pistolet. 

—  «  Ou  bien  on  mettra  de  l'arsenic  dans  un  verre,  qui  sera 
tiré  au  sort.  Ça  se  fait  quelquefois;  je  l'ai  lu  !  » 

Le  Baron,  peu  endurant  naturellement,  le  rudoya. 

—  «  Ces  messieurs  attendent  votre  réponse.  C'est  indécent,  à 
la  fin  !  Que  prenez-vous  ?  voyons  !  Est-ce  l'épée }  » 

Le  Vicomte  répliqua  «  oui  »,  par  un  signe  de  tête  ;  et  le  rendez- 
vous  fut  fixé  pour  le  lendemain,  à  la  porte  Maillot,  à  sept  heures 
juste. 

Dussardier  étant  contraint  de  s'en  retourner  à  ses  affaires,  Regim- 
bart alla  prévenir  Frédéric. 

On  l'avait  laissé  toute  la  journée  sans  nouvelles  ;  son  impatience 
était  devenue  intolérable.  . 

—  «  Tant  mieux  !  »  s'écria-t-il. 

Le  Citoyen  fut  satisfait  de  sa  contenance. 


272  l'éducation  sentimentale 

—  «  On  réclamait  de  nous  des  excuses,  croiriez- vous  ?  Ce  n'était 
rien,  un  simple  mot  !  Mais  je  les  ai  envoyés  joliment  bouler  !  Comme 
je  le  devais,  n'est-ce  pas  ?  » 

—  «  Sans  doute,  »  dit  Frédéric  tout  en  songeant  qu'il  eût  mieux 
fait  de  choisir  un  autre  témoin. 

Puis,  quand  il  fut  seul,  il  se  répéta  tout  haut,  plusieurs  fois  : 

—  «  Je  vais  me  battre.  Tiens,  je  vais  me  battre  !  C'est  drôle  !  » 
Et,  comme  il  marchait  dans  sa  chambre,  en  passant  devant  sa 

glace,  il  s'aperçut  qu'il  était  pâle. 

—  ((Est-ce  que  j'aurais  peur?» 

Une  angoisse  abominable  le  saisit  à  l'idée  d'avoir  peur  sur  le 
terrain. 

—  ((Si  j'étais  tué,  cependant?  Mon  père  est  mort  de  la  même 
façon.  Oui,  je  serai  tué  !  » 

Et,  tout  à  coup,  il  aperçut  sa  mère,  en  robe  noire;  des  images 
incohérentes  se  déroulèrent  dans  sa  tête.  Sa  propre  lâcheté  l'exaspéra. 
Il  fut  pris  d'un  paroxysme  de  bravoure,  d'une  soif  carnassière.  Un 
bataillon  ne  l'eût  pas  fait  reculer.  Cette  fièvre  calmée,  il  se  sentit, 
avec  joie,  inébranlable.  Pour  se  distraire,  il  se  rendit  à  l'Opéra,  où 
l'on  donnait  un  ballet.  Il  écouta  la  musique,  lorgna  les  danseuses, 
et  but  un  verre  de  punch,  pendant  l'entr'acte.  Mais,  en  rentrant  chez 
lui,  la  vue  de  son  cabinet,  de  ses  meubles,  où  il  se  retrouvait  peut- 
être  pour  la  dernière  fois,  lui  causa  une  faiblesse. 

Il  descendit  dans  son  jardin.  Les  étoiles  brillaient;  il  les  con- 
templa. L'idée  de  se  battre  pour  une  femme  le  grandissait  à  ses  yeux, 
l'ennoblissait.  Puis  il  alla  se  coucher,  tranquillement. 

Il  n'en  fut  pas  de  même  de  Cisy.  Après  le  départ  du  Baron, 
Joseph  avait  tâché  de  remonter  son  moral,  et,  comme  le  Vicomte 
demeurait  froid  : 

—  ((Pourtant,  mon  brave,  si  tu  préfères  en  rester  là,  j'irais  le 
dire.  » 

Cisy  n'osa  répondre  ((  certainement  »,  mais  il  en  voulut  à  son 
cousin  de  ne  pas  lui  rendre  ce  service  sans  en  parler. 


L  EDUCATION    SENTIMENTALE  273 

Il  souhaita  que  Frédéric,  pendant  la  nuit,  mourût  d'une  attaque 
d'apoplexie,  ou  qu'une  émeute  survenant,  il  y  eût  le  lendemain  assez 
de  barricades  pour  fermer  tous  les  abords  du  bois  de  Boulogne,  ou 
qu'un  événement  empêchât  un  des  témoins  de  s'y  rendre;  car  le 
duel  faute  de  témoins  manquerait.  Il  avait  envie  de  se  sauver  par  un 
train  express  n'importe  où.  Il  regretta  de  ne  pas  savoir  la  médecine 
pour  prendre  quelque  chose  qui,  sans  exposer  ses  jours,  ferait  croire 
à  sa  mort.  Il  arriva  jusqu'à  désirer  être  malade,  gravement. 

Afin  d'avoir  un  conseil,  un  secours,  il  envoya  chercher  M.  des 
Aulnays.  L'excellent  homme  était  retourné  en  Saintonge,  sur  une 
dépêche  lui  apprenant  l'indisposition  d'une  de  ses  filles.  Cela  parut 
de  mauvais  augure  à  Cisy.  Heureusement  que  M.  Vezou,  son  précep- 
teur, vint  le  voir.  Alors  il  s'épancha  : 

—  a  Comment  faire,  mon  Dieu  !  comment  faire }  » 

—  a  Moi,  à  votre  place,  monsieur  le  Comte,  je  payerais  un  fort 
de  la  halle  pour  lui  flanquer  une  raclée.  » 

—  «  Il  saurait  toujours  de  qui  ça  vient  !  »  reprit  Cisy. 
Et,  de  temps  à  autre,  il  poussait  un  gémissement;  puis  : 

—  «  Mais  est-ce  qu'on  a  le  droit  de  se  battre  en  duel  ?  » 

—  «  C'est  un  reste  de  barbarie  !  Que  voulez-vous  !  » 

Par  complaisance,  le  pédagogue  s'invita  lui-même  à  dîner.  Son 
élève  ne  mangea  rien,  et,  après  le  repas,  sentit  le  besoin  de  faire  un  tour. 
Il  dit  en  passant  devant  une  église  : 

—  «Si  nous  entrions  un  peu...  pour  voir?» 

M.  Vezou  ne  demanda  pas  mieux,  et  même  lui  présenta  de  Teau 
bénite.  -^ 

C'était  le  mois  de  Marie,  des  fleurs  couvraient  l'autel,  des  voix 
chantaient,  l'orgue  résonnait.  Mais  il  lui  fut  impossible  de  prier,  les 
pompes  de  la  religion  lui  inspirant  des  idées  de  funérailles  ;  il  entendait 
comme  des  bourdonnements  de  De  profundis  \ 

—  «  Allons-nous-en  I  Je  ne  me  sens  pas  bien  I  » 

Ils  employèrent  toute  la  nuit  à  jouer  aux  cartes.  Le  Vicomte 
s'eff^orça  de  perdre,  afin  de  conjurer  la  mauvaise  chance,  ce  dont 


2-74  l'éducation  sentimentale 

M.  Vezou  profita.  Enfin,  au  petit  jour,  Cisy,  qui  n'en  pouvait  plu& 
s'affaissa  sur  le  tapis  vert,  et  eut  un  sommeil  plein  de  songes  dés- 
agréables. 

Si  le  courage,  pourtant,  consiste  à  vouloir  dominer  sa  faiblesse, 
le  Vicomte  fut  courageux,  car,  à  la  vue  de  ses  témoins,  qui  venaient 
le  chercher,  il  se  roidit  de  toutes  ses  forces,  la  vanité  lui  faisant  com- 
prendre qu'une  reculade  le  perdrait.  M.  de  Comaing  le  complimenta 
sur  sa  bonne  mine. 

Mais,  en  route,  le  bercement  du  fiacre  et  la  chaleur  du  soleil 
matinal  l'énervèrent.  Son  énergie  était  retombée.  Il  ne  distinguait 
même  plus  où  l'on  était. 

Le  Baron  se  divertit  à  augmenter  sa  frayeur,  en  parlant  du 
«  cadavre  »  et  de  la  manière  de  le  rentrer  en  ville,  clandestinement. 
Joseph  donnait  la  réplique;  tous  deux,  jugeant  l'affaire  ridicule, 
étaient  persuadés  qu'elle  s'arrangerait. 

Cisy  gardait  sa  tête  sur  sa  poitrine  ;  il  la  releva  doucement  et  fit 
observer  qu'on  n'avait  pas  pris  de  médecin. 

—  «  C'est  inutile,  »  dit  le  Baron. 

—  «  Il  n'y  a  pas  de  danger,  alors  ?  » 
Joseph  répliqua  d'un  ton  grave  : 

—  «  Espérons-le  !  » 

Et  personne  dans  la  voiture  ne  parla  plus. 

A  sept  heures  dix  minutes,  on  arriva  devant  la  porte  Maillot. 
Frédéric  et  ses  témoins  s'y  trouvaient,  habillés  de  noir  tous  les  trois. 
Regimbart,  au  lieu  de  cravate,  avait  un  col  de  crin  comme  un  troupier; 
et  il  portait  une  espèce  de  longue  boîte  à  violon,  spéciale  pour  ce 
genres  d'aventures.  On  échangea  froidement  un  salut.  Puis  tou& 
s'enfoncèrent  dans  le  bois  de  Boulogne,  par  la  route  de  Madrid,  afin 
d'y  trouver  une  place  convenable. 

Regimbart  dit  à  Frédéric,  qui  marchait  entre  lui  et  Dussardier  : 

—  «  Eh  bien,  et  cette  venette,  qu'en  fait-on }  Si  vous  avez  besoin 
de  quelque  chose,  ne  vous  gênez  pas,  je  connais  ça  !  La  crainte  es^ 
naturelle  à  Thommc.  » 


l'éducation  sentimentale  275 

Puis,  à  voix  basse  : 

—  ((  Ne  fumez  plus,  çà  amollit  !  » 

Frédéric  jeta  son  cigare  qui  le  gênait,  et  continua  d'un  pied 
ferme.  Le  Vicomte  avançait  par  derrière,  appuyé  sur  le  bras  de  ses 
deux  témoins. 

De  rares  passants  les  croisaient.  Le  ciel  était  bleu,  et  on  entendait, 
par  moments, .des  lapins  bondir.  Au  détour  d'un  sentier,  une  femme 
en  madras  causait  avec  un  homme  en  blouse,  et,  dans  la  grande  avenue, 
sous  les  marronniers,  des  domestiques  en  veste  de  toile  promenaient 
leurs  chevaux.  Cisy  se  rappelait  les  jours  heureux  où,  monté  sur  son 
alezan  et  le  lorgnon  dans  l'œil,  il  chevauchait  à  la  portière  des  calèches; 
ces  souvenirs  renforçaient  son  angoisse  ;  une  soif  intolérable  le  brûlait  ; 
la  susurration  des  mouches  se  confondait  avec  le  battement  de  ses 
artères  ;  ses  pieds  enfonçaient  dans  le  sable  ;  il  lui  semblait  qu'il  étaii 
en  train  de  marcher  depuis  un  temps  infini. 

Les  témoins,  sans  s'arrêter,  fouillaient  de  l'œil  les  deux  bords 
de  la  route.  On  délibéra  si  l'on  irait  à  la  croix  Catelan  ou  sous  les  murs 
de  Bagatelle.  Enfin,  on  prit  à  droite;  et  on  s'arrêta  dans  une  espèce 
de  quinconce,  entre  des  pins. 

L'endroit  fut  choisi  de  manière  à  répartir  également  le  niveau 
du  terrain.  On  marqua  les  deux  places  où  les  adversaires  devaient 
se  poser.  Puis  Regimbart  ouvrit  sa  boîte.  Elle  contenait,  sur  un  capi- 
tonnage de  basane  rouge,  quatre  épées  charmantes,  creuses  au  milieu, 
avec  des  poignées  garnies  de  filigrane.  Un  rayon  lumineux,  traversant 
les  feuilles,  tomba  dessus;  et  elles  parurent  à  Cisy  briller  comme 
des  vipères  d'argent  sur  une  mare  de  sang. 

Le  Citoyen  fit  voir  qu'elles  étaient  de  longueur  pareille;  il  prit 
la  troisième  pour  lui-même,  afin  de  séparer  les  combattants,  en  cas 
de  besoin.  M.  de  Comaing  tenait  une  canne.  Il  y  eut  un  silence.  On  se 
regarda.  Toutes  les  figures  avaient  quelque  chose  d'eflFaré  ou  de  cruel. 

Frédéric  avait  mis  bas  sa  redingote  et  son  gilet.  Joseph  aida 
Cisy  à  faire  de  même;  sa  cravate  étant  retirée,  on  aperçut  à  son  cou 
une  médaille  bénite.  Cela  fit  rire  de  pitié  Regimbart. 


276  l'éducation  sentimentale 

Alors,  M.  de  Comaing  (pour  laisser  à  Frédéric  encore  un  moment 
de  réflexion)  tâcha  d'élever  des  chicanes.  Il  réclama  le  droit  de  mettre 
un  gant,  celui  de  saisir  Tépée  de  son  adversaire  avec  la  main  gauche; 
Regimbart,  qui  était  pressé,  ne  s'y  refusa  pas.  Enfin  le  Baron,  s'adres- 
sant  à  Frédéric  : 

—  «  Tout  dépend  de  vous,  Monsieur  !  Il  n'y  a  jamais  de  dés- 
honneur à  reconnaître  ses  fautes.  » 

Dussardier  l'approuvait  du  geste.  Le  Citoyen  s'indigna  : 

—  «  Croyez- vous  que  nous  sommes  ici  pour  plumer  les  canards, 
fichtre },,,  En  garde  !» 

Les  adversaires  étaient  l'un  devant  l'autre,  leurs  témoins  de 
chaque  côté.  Il  cria  le  signal  : 

—  «  Allons  !  » 

Cisy  devint  effroyablement  pâle.  Sa  lame  tremblait  par  le  bout, 
comme  une  cravache.  Sa  tête  se  renversait,  ses  bras  s'écartèrent,  il 
tomba  sur  le  dos,  évanoui.  Joseph  le  releva;  et,  tout  en  lui  poussant 
sous  les  narines  un  flacon,  il  le  secouait  fortement.  Le  Vicomte  rouvrit 
les  yeux,  puis  tout  à  coup,  bondit  comme  un  furieux  sur  son  épée. 
Frédéric  avait  gardé  la  sienne;  et  il  l'attendait,  l'œil  fixe,  la  main 
haute. 

—  «  Arrêtez,  arrêtez  !  »  cria  une  voix  qui  venait  de  la  route,  en 
même  temps  que  le  bruit  d'un  cheval  au  galop;  et  la  capote  d'un 
cabriolet  cassait  les  branches  !  Un  homme  penché  en  dehors  agitait 
un  mouchoir,  et  criait  toujours  :  «  Arrêtez,  arrêtez  !  » 

M.  de  Comaing,  croyant  à  une  intervention  de  la  police,  leva 
sa  canne. 

—  «  Finissez  donc  !  le  Vicomte  saigne  !  » 

—  «  Moi?  »  dit  Cisy. 

En  effet,  il  s'était,  dans  sa  chute,  écorché  le  pouce  de  la  main 
gauche. 

—  «  Mais  c'est  en  tombant,  »  ajouta  le  Citoyen 
Le  Baron  feignit  de  ne  pas  entendre. 
Arnoux  avait  sauté  du  cabriolet. 


l'éducation  sentimentale  277 

—  «  J'arrive  trop  tard  !  Non  !  Dieu  soit  loué  !  f 

Il  tenait  Frédéric  à  pleins  bras,  le  palpait,  lui  couvrait  le  visage 
de  baisers. 

—  «  Je  sais  le  motif:  vous  avez  voulu  défendre  votre  vieil  ami  ! 
C'est  bien,  cela,  c'est  bien!  Jamais  je  ne  l'oublierai!  Comme  vous  êtes 
bon  !  Ah  !  cher  enfant  !  » 

Il  le  contemplait  et  versait  des  larmes,  tout  en  ricanant  de  bon- 
heur. Le  Baron  se  tourna  vers  Joseph  : 

—  «  Je  crois  que  nous  sommes  de  trop  dans  cette  petite  fête 
de  famille.  C'est  fini,  n'est-ce  pas,  Messieurs?  —  Vicomte,  mettez 
votre  bras  en  écharpe;  tenez,  voilà  mon  foulard.  »  Puis,  avec  un  geste 
impérieux  :  «  Allons  !  pas  de  rancune  !  Cela  se  doit  !  » 

Les  deux  combattants  se  serrèrent  la  main,  mollement.  Le 
Vicomte,  M.  de  Comaing  et  Joseph  disparurent  d'un  côté,  et  Frédéric 
s'en  alla  de  l'autre  avec  ses  amis. 

Comme  le  restaurant  de  Madrid  n'était  pas  loin,  Arnoux  proposa 
de  s'y  rendre  pour  boire  un  verre  de  bière. 

—  «  On  pourrait  même  déjeuner,  »  dit  Regimbart. 

Mais,  Dussardier  n'en  ayant  pas  le  loisir,  ils  se  bornèrent  à  un 
rafraîchissement,  dans  le  jardin.  Tous  éprouvaient  cette  béatitude 
qui  suit  les  dénouements  heureux.  Le  Citoyen,  cependant,  était  fâché 
qu'on  eût  interrompu  le  duel  au  bon  moment. 

Arnoux  en  avait  eu  connaissance  par  un  nommé  Compain,  ami 
de  Regimbart;  et  dans  un  élan  de  cœur,  il  était  accouru  pour  l'empê- 
cher, croyant,  du  reste,  en  être  la  cause.  Il  pria  Frédéric  de  lui  fournir 
là-dessus  quelques  détails.  Frédéric,  ému  par  les  preuves  de  sa  ten- 
dresse, se  fit  scrupule  d'augmenter  son  illusion  :  — 

—  «  De  grâce,  n'en  parlons  plus  !  » 

Arnoux  trouva  cette  réserve  fort  délicate.  Puis,  avec  sa  légèreté 
ordinaire,  passant  à  une  autre  idée  : 

—  «  Quoi  de  neuf.  Citoyen .?  »  \ 

Et  ils  se  mirent  à  causer  traites,  échéances.  Afin  d'être  plus  com- 
modément, ils  allèrent  même  chuchoter  à  l'écart  sur  une  autre  table. 


278  l'éducation  sentimentale 

Frédéric  distingua  ces  mots  :  «  Vous  allez  me  souscrire...  —  Oui  ! 
mais,  vous,  bien  entendu....  —  Je  l'ai  négocié  enfin  pour  trois  cents  ! 
—  Jolie  commission,  ma  foi  !  »  Bref,  il  était  clair  qu'Arnoux  tripotait 
avec  le  Citoyen  beaucoup  de  choses. 

Frédéric  songea  à  lui  rappeler  ses  quinze  mille  francs.  Mais  sa 
démarche  récente  interdisait  les  reproches,  même  les  plus  doux. 
D'ailleurs,  il  se  sentait  fatigué.  L'endroit  n'était  pas  convenable.  Il 
remit  cela  à  un  autre  jour. 

Arnoux,  assis  à  Tombre  d'un  troène,  fumait  d'un  air  hilare.  Il 
leva  les  yeux  vers  les  portes  des  cabinets  donnant  toutes  sur  le  jardin, 
et  dit  qu'il  était  venu  là,  autrefois,  bien  souvent. 

—  «  Pas  seul,  sans  doute }  »  répliqua  le  Citoyen. 

—  «  Parbleu  !  » 

—  «  Quel  polisson  vous  faites  !  un  homme  marié  !  » 

—  «  Eh  bien,  et  vous  donc  !  »  reprit  Arnoux;  et,  avec  un  sourire 
indulgent  :  «  Je  suis  même  sûr  que  ce  gredin-là  possède,  quelque  part, 
une  chambre,  où  il  reçoit  des  petites  filles  !  » 

Le  Citoyen  confessa  que  c'était  vrai,  par  un  simple  haussement 
de  sourcils.  Alors,  ces  deux  messieurs  exposèrent  leurs  goûts  :  Arnoux 
préférait  maintenant  la  jeunesse,  les  ouvrières;  Regimbart  détestait 
«  les  mijaurées  »  et  tenait  avant  tout  au  positif.  La  conclusion,  fournie 
par  le  marchand  de  faïence,  fut  qu'on  ne  devait  pas  traiter  les  femmes 
sérieusement. 

—  «  Cependant,  il  aime  la  sienne  !  »  songeait  Frédéric,  en  s'en 
retournant;  et  il  le  trouvait  un  malhonnête  homme.  Il  lui  en  voulait 
de  ce  duel,  comme  si  c'eût  été  pour  lui  qu'il  avait,  tout  à  l'heure, 
risqué  sa  vie. 

Mais  il  était  reconnaissant  à  Dussardier  de  son  dévouement;  le 
commis,  sur  ses  instances,  arriva  bientôt  à  lui  faire  une  visite  tous  les 
jours. 

Frédéric  lui  prêtait  des  livres  :  Thiers,  Dulaure,  Barante,  les 
Girondins  de  Lamartine.  Le  brave  garçon  l'écoutait  avec  recueillement 
et  acceptait  ses  opinions  comme  celles  d'un  maître. 


l'éducation  sentimentale  279 

Il  arriva  un  soir  tout  effaré. 

Le  matin,  sur  le  boulevard,  un  homme  qui  courait  à  perdre 
haleine  s'était  heurté  contre  lui;  et,  l'ayant  reconnu  pour  un  ami  de 
Sénécal,  lui  avait  dit  : 

—  «  On  vient  de  le  prendre,  je  me  sauve  !  » 

Rien  de  plus  vrai.  Dussardier  avait  passé  la  journée  aux  informa- 
tions. Sénécal  était  sous  les  verrous,  comme  prévenu  d'attentat  politique. 

Fils  d'un  contre-maître,  né  à  Lyon  et  ayant  eu  pour  professeur 
un  ancien  disciple  de  Chalier,  dès  son  arrivée  à  Paris,  il  s'était  fait 
recevoir  de  la  Société  des  Familles;  ses  habitudes  étaient  connues; 
la  police  le  surveillait.  Il  s'était  battu  dans  l'affaire  de  mai  1839,  et, 
depuis  lors  se  tenait  à  l'ombre,  mais  s'exaltant  de  plus  en  plus,  fana- 
tique d'Alibaud,  mêlant  ses  griefs  contre  la  société  à  ceux  du  peuple 
contre  la  monarchie,  et  s'éveillant  chaque  matin  avec  l'espoir  d'une 
révolution  qui,  en  quinze  jours  ou  un  mois,  changerait  le  monde. 
Enfin,  écœuré  par  la  mollesse  de  ses  frères,  furieux  des  retards  qu'on 
opposait  à  ses  rêves  et  désespérant  de  la  patrie,  il  était  entré  comme 
chimiste  dans  le  complot  des  bombes  incendiaires;  et  on  l'avait 
surpris  portant  de  la  poudre  qu'il  allait  essayer  à  Montmartre,  tenta- 
tive supr^^ine  pour  établir  la  République. 

Dussardier  ne  la  chérissait  pas  moins,  car  elle  signifiait,  croyait-il, 
affranchissement  et  bonheur  universel.  Un  jour,  —  à  quinze  ans,  — 
dans  la  rue  Transnonain,  devant  la  boutique  d'un  épicier,  il  avait 
vu  des  soldats  la  baïonnette  rouge  de  sang,  avec  des  cheveux  collés 
à  la  crosse  de  leur  fusil;  depuis  ce  temps-là,  le  Gouvernement  l'exaspé- 
rait comme  l'incarnation  même  de  l'Injustice.  Il  confondait  un  peu  les 
assassins  et  les  gendarmes;  un  mouchard  valait  à  ses  yeux  un  parri- 
cide. Tout  le  mal  répandu  sur  la  terre,  il  l'attribuait  naïvement  au 
Pouvoir;  et  il  le  haïssait  d'une  haine  essentielle,  permanente,  qui  lui 
tenait  tout  le  cœur  et  raffinait  sa  sensibilité.  Les  déclamations  de 
Sénécal  l'avaient  ébloui.  Qu'il  fût  coupable  ou  non,  et  sa  tentative 
odieuse,  peu  importait  !  Du  moment  qu'il  était  victime  de  l'Autorité, 
.on  devait  le  servir. 


28o  L  ÉDUCATION    SENTIMENTALE 

«  Les   Pairs    le    condamneront,    certainement  !   Puis    il    sera 

emmené  dans  une  voiture  cellulaire,  comme  un  galérien,  et  on  l'en- 
fermera  au  Mont-Saint-Michel,  où  le  Gouvernement  les  fait  mourir  f 
Austen  est  devenu  fou  !  Steuben  s'est  tué  !  Pour  transférer  Barbes, 
dans  un  cachot,  on  Ta  tiré  par  les  jambes,  par  les  cheveux  !  On  lui 
piétinait  le  corps,  et  sa  tête  rebondissait  à  chaque  marche  tout  le  long 
de  Tescalier.  Quelle  abomination  !  les  misérables  !  » 

Des  sanglots  de  colère  l'étoufïaient,  et  il  tournait  dans  la  chambre,, 
comme  pris  d'une  grande  angoisse. 

—  «  Il  faudrait  faire  quelque  chose,  cependant  !  Voyons  !  moi,, 
je  ne  sais  pas  !  Si  nous  tâchions  de  le  délivrer,  hein  ?  Pendant  qu'on 
le  mènera  au  Luxembourg,  on  peut  se  jeter  sur  l'escorte  dans  le  cou- 
loir !  Une  douzaine  d'hommes  déterminés,  ça  passe  partout.  » 

Il  y  avait  tant  de  flamme  dans  ses  yeux,  que  Frédéric  en  tres- 
saillit. 

Sénécal  lui  apparut  plus  grand  qu'il  ne  croyait.  Il  se  rappela 
ses  souffrances,  sa  vie  austère;  sans  avoir  pour  lui  l'enthousiasme 
de  Dussardier,  il  éprouvait  néanmoins  cette  admiration  qu'inspire 
tout  homme  se  sacrifiant  à  une  idée.  Il  se  disait  que,  s'il  l'eût  secouru,^ 
Sénécal  n'en  serait  pas  là;  et  les  deux  ami«  cherchèrent  laborieusement 
quelque  combinaison  pour  le  sauver. 

Il  leur  fut  impossible  de  parvenir  jusqu'à  lui. 

Frédéric  s'enquérait  de  son  sort  dans  les  journaux,  et  pendant 
trois  semaines  fréquenta  les  cabinets  de  lecture. 

Un  jour,  plusieurs  numéros  du  Flambard  lui  tombèrent  sous  la 
main.  L'article  de  fond,  invariablement,  était  consacré  à  démoHr 
un  homme  illustre.  Venaient  ensuite  les  nouvelles  du  monde,  les 
cancans.  Puis,  on  blaguait  l'Odéon,  Carpentras,  la  pisciculture,  et 
les  condamnés  à  mort  quand  il  y  en  avait.  La  disparition  d'un  paque- 
bot fournit  matière  à  plaisanteries  pendant  un  an.  Dans  la  troisième 
colonne,  un  courrier  des  arts  donnait,  sous  forme  d'anecdote  ou  de 
conseil,  des  réclames  de  tailleurs,  avec  des  comptes-rendus  de  soirées, 
des  annonces  de  ventes,  des  analyses  d'ouvrages,  traitant  de  la  même- 


l'éducation  sentimentale  281 

encre  un  volume  de  vers  et  une  paire  de  bottes.  La  seule  partie 
sérieuse  était  la  critique  des  petits  théâtres,  où  Ton  s'acharnait  sur 
deux  ou  trois  directeurs;  et  les  intérêts  de  TArt  étaient  invoqués 
à  propos  des  décors  des  Funambules  ou  d'une  amoureuse  des  Délasse- 
ments. 

Frédéric  allait  rejeter  tout  cela  quand  ses  yeux  rencontrèrent 
un  article  intitulé  :  Une  poulette  entre  trois  cocos.  C'était  l'histoire  de 
son  duel,  narrée  en  style  sémillant,  gaulois.  Il  se  reconnut  sans  peine, 
car  il  était  désigné  par  cette  plaisanterie,  laquelle  revenait  souvent  : 
a  Un  jeune  homme  du  collège  de  Sens  et  qui  en  manque.  »  On  le 
représentait  même  comme  un  pauvre  diable  de  provincial,  un  obscur 
nigaud  tâchant  de  frayer  avec  les  grands  seigneurs.  Quand  au  Vicomte, 
il  avait  le  beau  rôle,  d'abord  dans  le  souper,  où  il  s'introduisait  de 
force,  ensuite  dans  le  pari,  puisqu'il  emmenait  la  demoiselle,  et  finale- 
ment sur  le  terrain,  où  il  se  comportait  en  gentilhomme.  La  bravoure 
de  Frédéric  n'était  pas  niée,  précisément,  mais  on  faisait  comprendre 
qu'un  intermédiaire,  le  protecteur  lui-même,  était  survenu  juste  à 
temps.  Le  tout  se  terminait  par  cette  phrase,  grosse  peut-être  de 
perfidies  : 

«D'où  vient  leur  tendresse.^  Problème!  et,  comme  dit  Bazile» 
qui  diable  est-ce  qu'on  trompe  ici }  » 

C'était,  sans  le  moindre  doute,  une  vengeance  d'Hussonnet 
contre  Frédéric,  pour  son  refus  des  cinq  mille  francs. 

Que  faire.'*  S'il  lui  en  demandait  raison,  le  bohème  protesterait 
de  son  innocence,  et  il  n'y  gagnerait  rien.  Le  mieux  était  d'avaler 
la  chose  silencieusement.  Personne,  après  tout,  ne  lisait  le  Flambard, 

En  sortant  du  cabinet  de  lecture,  il  aperçut  du  monde  devant 
la  boutique  d'un  marchand  de  tableaux.  On  regardait  un  portrait 
de  femme,  avec  cette  ligne  écrite  au  bas  en  lettres  noires  :  «  Mlle  Rose- 
Annette  Bron,  appartenant  à  M.  Frédéric  Moreau,  de  Nogent.  » 

C'était  bien  elle,  —  ou  à  peu  près,  —  vue  de  face,  les  seins 
découverts,  les  cheveux  dénoués,  et  tenant  dans  ses  mains  une  bourse 
de  \elours  rouge,  tandis  que,  par  derrière,  un   paon    avançait    son 


282  l'éducation  sentimentale 

bec  sur  son  épaule,  en  couvrant  la  muraille  de  ses  grandes  plumes 

en  éventail. 

Pellerin  avait  fait  cette  exhibition  pour  contraindre  Frédéric  au 
payement,  persuadé  qu'il  était  célèbre  et  que  tout  Paris,  s'animant 
en  sa  faveur,  allait  s'occuper  de  cette  misère. 

Était-ce  une  conjuration  ?  Le  peintre  et  le  journaliste  avaîent-ils 
monté  leur  coup  ensemble? 

Son  duel  n'avait  rien  empêché.  Il  devenait  ridicule,  tout  le  monde 
se  moquait  de  lui. 

Trois  jours  après,  à  la  fin  de  juin,  les  actions  du  Nord  ayant  fait 
quinze  francs  de  hausse,  comme  il  en  avait  acheté  deux  mille  l'autre 
mois,  il  se  trouva  gagner  trente  mille  francs.  Cette  caresse  de  la  fortune 
lui  redonna  confiance.  Il  se  dit  qu'il  n'avait  besoin  de  personne,  que 
tous  ses  embarras  venaient  de  sa  timidité,  de  ses  hésitations.  Il  aurait 
dû  commencer  avec  la  Maréchale  brutalement,  refuser  Hussonr  : 
dès  le  premier  jour,  ne  pas  se  compromettre  avec  Pellerin  ;  et,  pour 
montrer  que  rien  ne  le  gênait,  il  se  rendit  chez  Mme  Dambreuse, 
à  une  de  ses  soirées  ordinaires. 

Au  milieu  de  l'antichambre,  Martinon,  qui  arrivait  en  mû.AC 
temps  que  lui,  se  retourna. 

—  «  Comment,  tu  viens  ici,  toi  ?  »  avec  l'air  surpris  et  même 
contrarié  de  le  voir. 

—  «  Pourquoi  pas  ?  » 

Et,  tout  en  cherchant  la  cause  d'un  tel  abord,  Frédéric  s'avança 
dans  le  salon. 

La  lumière  était  faible,  malgré  les  lampes  posées  dans  les  coins  ; 
car  les  trois  fenêtres,  grandes  ouvertes,  dressaient  parallèlement  trois 
larges  carrés  d'ombre  noire.  Des  jardinières,  sous  les  tableaux,  occu- 
paient jusqu'à  hauteur  d'homme  les  intervalles  de  la  muraille;  et 
une  théière  d'argent  avec  un  samovar  se  mirait  au  fond,  dans  une 
glace.  Un  murmure  de  voix  discrètes  s'élevait.  On  entendait  des 
escarpins  craquer  sur  le  tapis. 

Il  distingua  des  habits  noirs,  puis  une  table  ronde  éclairée  par 


L  EDUCATION   SENTIMENTALE  283 

un  grand  abat-jour,  sept  ou  huit  femmes  en  toilettes  d*été,  et,  un  peu 
plus  loin,  Mme  Dambreuse  dans  un  fauteuil  à  bascule.  Sa  robe  de 
taffetas  lilas  avait  des  manches  à  crevés,  d'où  s'échappaient  des  bouil- 
lons de  mousseline,  le  ton  doux  de  Tétoffe  se  mariant  à  la  nuance  de 
ses  cheveux;  et  elle  se  tenait  quelque  peu  renversée  en  arrière,  avec 
le  bout  de  son  pied  sur  un  coussin,  —  tranquille  comme  une  œuvre 
d*art  pleine  de  délicatesse,  une  fleur  de  haute  culture. 

M.  Dambreuse  et  un  vieillard  à  chevelure  blanche  se  promenaient 
dans  toute  la  longueur  du  salon.  Quelques-uns  s'entretenaient  au 
bord  des  petits  divans,  çà  et  là;  les  autres,  debout,  formaient  un  cercle 
au  milieu. 

Ils  causaient  de  votes,  d'amendements,  de  sous-amendements, 
du  discours  de  M.  Grandin,  de  la  réplique  de  M.  Benoist.  Le  tiers 
parti  décidément  allait  trop  loin  !  Le  centre  gauche  aurait  dû  se 
souvenir  un  peu  mieux  de  ses  origines  !  Le  ministère  avait  reçu  de 
graves  atteintes  !  Ce  qui  devait  rassurer  pourtant,  c'est  qu'on  ne  lui 
voyait  point  de  successeur.  Bref,  la  situation  était  complètement 
analogue  à  celle  de  1834. 

Comme  ces  choses  ennuyaient  Frédéric,  il  se  rapprocha  des 
femmes.  Martinon  était  près  d'elles,  debout,  le  chapeau  sous  le  bras, 
la  figure  de  trois  quarts,  et  si  convenable,  qu'il  ressemblait  à  de  la 
porcelaine  de  Sèvres.  Il  prit  une  Revue  des  Deux  Mondes  traînant 
sur  la  table,  entre  une  Imitation  et  un  Annuaire  de  Gotha,  et  jugea 
de  haut  un  poète  illustre,  dit  qu'il  allait  aux  conférences  de  Saint- 
François,  se  plaignit  de  son  larynx,  avalait  de  temps  à  autre  une 
boule  de  gomme,  et  cependant  parlait  musique,  faisait  le  léger. 
Mlle  Cécile,  le  nièce  de  M.  Dambreuse,  qui  se  brodait  une  paire  de 
manchettes,  le  regardait,  en  dessous,  avec  ses  prunelles  d'un  bleu 
pâle;  et  miss  John,  l'institutrice  à  nez  camus,  en  avait  lâché  sa  tapis- 
serie; toutes  deux  paraissaient  s'écrier  intérieurement  : 

—  «  Qu'il  est  beau  !  »  \ 
Mme  Dambreuse  se  tourna  vers  lui. 

—  «  Donnez-moi  donc  mon  éventail,  qui  est  sur  cette  console^ 
là-bas.  Vous  vous  trompez  !  l'autre  !  » 


284  l'éducation  sentimentale 

Elle  se  leva;  et,  comme  il  revenait,  ils  se  rencontrèrent  au  milieu 
du  salon,  face  à  face;  elle  lui  adressa  quelques  mots,  vivement,  des 
reproches  sans  doute,  à  en  juger  par  Texpression  altière  de  sa  figure; 
Martinon  tâchait  de  sourire;  puis  il  alla  se  mêler  au  conciliabule  des 
hommes  sérieux.  Mme  Dambreuse  reprit  sa  place,  et,  se  penchant 
sur  le  bras  de  son  fauteuil,  elle  dit  à  Frédéric  : 

—  «  J'ai  vu  quelqu'un,  avant-hier,  qui  m'a  parlé  de  vous,  M.  de 
Cisy;  vous  le  connaissez,  n'est-ce  pas?  » 

—  «  Oui...  un  peu.  » 

Tout  à  coup  Mme  Dambreuse  s'écria  : 

—  «  Duchesse,  ah  !   quel  bonheur  !  » 

Et  elle  s'avança  jusqu'à  la  porte,  au-devant  d'une  vieille  petite 
dame,  qui  avait  une  robe  de  taffetas  carmélite  et  un  bonnet  de  guipure, 
à  longues  pattes.  Fille  d'un  compagnon  d'exil  du  comte  d'Artois  et 
veuve  d'un  maréchal  de  l'Empire  créé  pair  de  France  en  1830,  elle 
tenait  à  l'ancienne  cour  comme  à  la  nouvelle  et  pouvait  obtenir 
beaucoup  de  choses.  Ceux  qui  causaient  debout  s'écartèrent,  puis 
reprirent  leur  discussion. 

Maintenant,  elle  roulait  sur  le  paupérisme,  dont  toutes  les  pein- 
tures, d'après  ces  messieurs,  étaient  fort  exagérées. 

—  «  Cependant,  »  objecta  Martinon,  «  la  misère  existe,  avouons- 
le  !  Mais  le  remède  ne  dépend  ni  de  la  Science  ni  du  Pouvoir.  C'est 
une  question  purement  individuelle.  Quand  les  basses  classes  voudront 
se  débarrasser  de  leurs  vices,  elles  s'affranchiront  de  leurs  besoins. 
Que  le  peuple  soit  plus  moral,  et  il  sera  moins  pauvre  1  ); 

Suivant  M.  Dambreuse,  on  n'arriverait  à  rien  de  bien  sans  une 
surabondance  du  capital.  Donc,  le  seul  moyen  possible  était  de  confier, 
«  comme  le  voulaient,  du  reste,  les  saint-simoniens  (mon  Dieu,  ils 
avaient  du  bon  !  soyons  justes  envers  tout  le  monde),  de  confier, 
dis-je,  la  cause  du  Progrès  à  ceux  qui  peuvent  accroître  la  fortune 
publique  ».  Insensiblement  on  aborda  les  grandes  exploitations  indus- 
trielles, les  chemins  de  fer,  la  houille.  Et  M.  Dambreuse,  s'adressant 
à  Frédéric,  lui  dit  tout  bas  : 


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a86  l'éducation  sentimentale 

—  «  Vous  n'êtes  pas  venu  pour  notre  affaire.  » 

Frédéric  allégua  une  maladie;  mais  sentant  que  l'excuse  était 
trop  bête  : 

—  «  D'ailleurs,  j'ai  eu  besoin  de  mes  fonds.  » 

—  «  Pour  acheter  une  voiture  ?  »  reprit  Mme  Dambreuse,  qui 
passait  près  de  lui,  une  tasse  de  thé  à  la  main  ;  et  elle  le  considéra 
pendant  une  minute,  la  tête  un  peu  tournée  sur  son  épaule. 

Elle  le  croyait  l'amant  de  Rosanette;  l'allusion  était  claire.  Il 
sembla  même  à  Frédéric  que  toutes  les  dames  le  regardaient  de  loin, 
en  chuchotant.  Pour  mieux  voir  ce  qu'elles  pensaient,  il  se  rapprocha 
d'elles,  encore  une  fois. 

De  l'autre  côté  de  la  table,  Martinon,  auprès  de  Mlle  Cécile 
feuilletait  un  album.  C'étaient  des  lithographies  représentant  des 
costumes  espagnols  II  lisait  tout  haut  les  légendes  :  «  Femme  de 
Séville,  —  Jardinier  de  Valence.  —  Picador  andalou;  »  et,  descendant 
une  fois  jusqu'au  bas  de  la  page,  il  continua  d'une  haleine  : 

—  «  Jacques  Arnoux,  éditeur.  —  Un  de  tes  amis,  hein  ?  » 

—  «  C'est  vrai,  »  dit  Frédéric,  blessé  par  son  air. 
Mme  Dambreuse  reprit  : 

—  «  En  effet,  vous  êtes  venu,  un  matin...  pour...  une  maison, 
je  crois  ?  oui,  une  maison  appartenant  à  sa  femme.  »  (Cela  signifiait  : 
«C'est   votre   maîtresse.») 

Il  rougit  jusqu'aux  oreilles;  et  M.  Dambreuse,  qui  arrivait  au 
même  moment,  ajouta  : 

—  a  Vous  paraissiez  même  vous  intéresser  beaucoup  à  eux.  » 
Ces  derniers  mots  achevèrent  de  décontenancer  Frédéric.  Son 

trouble,   que  l'on  voyait,  pensait-il,  allait  confirmer  les   soupçons^ 
quand  M.  Dambreuse  lui  dit  de  plus  près,  d'un  ton  grave  : 

—  «  Vous  ne  faites  pas  d'affaires  ensemble,  je  suppose  ?  » 

Il  protesta  par  des  secousses  de  tête  multipliées,  sans  comprendre 
l'intention  du  capitaliste,  qui  voulait  lui  donner  un  conseil. 

Il  avait  envie  de  partir.  La  peur  de  sembler  lâche  le  retint.  Un 
domestique  enlevait  les  tasses  de  thé;  Mme  Dambreuse  causait  avec 


l'éducation  sentimentale  .^87 

un  diplomate  en  habit  bleu  ;  deux  jeunes  filles,  rapprochant  leurs  fronts, 
se  faisaient  voir  une  bague;  les  autres,  assises  en  demi-cercle  sur  dvs 
fauteuils,  remuaient  doucement  leurs  blancs  visages,  bordés  de  chew,- 
lures  noires  ou  blondes;  personne  enfin  ne  s'occupait  de  lui.  Fréd^c 
tourna  les  talons;  et,  par  une  suite  de  longs  zigzags,  il  avait  presque 
gagné  la  porte,  quand,  passant  près  d'une  console,  il  remarqua  dessus, 
entre  un  vase  de  Chine  et  la  boiserie,  un  journal  plié  en  deux.  Il  le 
tira  quelque  peu,  et  lut  ces  mots  :  le  Flambard. 

Qui  l'avait  apporté?  Cisy  !  Pas  un  autre  évidemment.  Qu'impor- 
tait, du  reste  !  Ils  allaient  croire,  tous  déjà  croyaient  peut-être  à  l'article. 
Pourquoi  cet  acharnement?  Une  ironie  silencieuse  l'enveloppait.  Il 
se  sentait  comme  perdu  dans  un  désert.  Mais  la  voix  de  Martinon 
s'éleva  : 

—  «A  propos  d'Arnoux,  j'ai  lu  parmi  les  prévenus  des  bombes 
incendiaires,  le  nom  d'un  de  ses  employés,  Sénécal.  Est-ce  le  nôtre  ?  » 

—  «  Lui-même,  »  dit  Frédéric. 
Martinon  répéta,  en  criant  très  haut  : 

—  «  Comment,  notre  Sénécal  !  notre  Sénécal  !  » 

Alors,  on  le  questionna  sur  le  complot;  sa  place  d'attaché  au 
parquet  devait  lui  fournir  des  renseignements. 

Il  confessa  n'en  pas  avoir.  Du  reste,  il  connaissait  fort  peu  le 
personnage,  l'ayant  vu  deux  ou  trois  fois  seulement,  et  il  le  tenait  en 
définitive  pour  un  assez  mauvais  drôle.  Frédéric,  indigné,  s'écria  : 

—  «  Pas  du  tout  !  c'est  un  très  honnête  garçon  !  » 

—  «  Cependant,  monsieur,  »  dit  un  propriétaire,  «  on  n'est  pas 
honnête  quand  on  conspire  !  » 

La  plupart  des  hommes  qui  étaient  là  avaient  servi,  au  moins, 
quatre  gouvernements;  et  ils  auraient  vendu  la  France  ou  le  genre 
humain,  pour  garantir  leur  fortune,  s'épargner  un  malaise,  un  embarras, 
ou  même  par  simple  bassesse,  adoration  instinctive  de  la  force.  Tous 
déclarèrent  les  crimes  politiques  inexcusables.  Il  fallait  plutôt  pardon- 
ner à  ceux  qui  provenaient  du  besoin  !  Et  on  ne  manqua  pas  de  mettre 
en  avant  l'étemel  exemple  du  père  de  famille,  volant  l'éternel  morceau 
de  pain  chez  l'étemel  boulanger. 


2 88  l':éducation  sentimentale 

Un  administrateur  s'écria  même  : 

—  «  Moi,  monsieur,  si  j'apprenais  que  mon  frère  conspire,  je  le 
dénoncerais  !  » 

Frédéric  invoqua  le  droit  de  résistance;  et,  se  rappelant  quelques 
phrases  que  lui  avait  dites  Deslauriers,  il  cita  Desolmes,  Blackstone, 
le  bill  des  droits  en  Angleterre,  et  l'article  2  de  la  Constitution  de  91. 
C'était  même  en  vertu  de  ce  droit-là  qu'on  avait  proclamé  la  déchéance 
de  Napoléon;  il  avait  été  reconnu  en  1830,  inscrit  en  tête  de  la  Charte. 

—  «  D'ailleurs,  quand  le  souverain  manque  au  contrat,  la  justice 
veut  qu'on  le  renverse.  » 

—  «  Mais  c'est  abominable  !  »  exclama  la  femme  d'un  préfet. 
Toutes  les  autres  se  taisaient,  vaguement  épouvantées,  comme  si 

elles  eussent  entendu  le  bruit  des  balles.  Mme  Dambreuse  se  balançait 
dans  son  fauteuil,  et  l'écoutait  parler  en  souriant. 

Un  industriel,  ancien  carbonaro,  tâcha  de  lui  démontrer  que  les 
d'Orléans  étaient  une  belle  famille;  sans  doute,  il  y  avait  des 
abus.... 

—  «  Eh  bien,  alors }  » 

—  «  Mais  on  ne  doit  pas  les  dire,  cher  monsieur  !  Si  vous  saviez 
comme  toutes  ces  criailleries  de  l'Opposition  nuisent  aux  affaires  !  » 

—  «  Je  me  moque  des  affaires  !  »  reprit  Frédéric. 

La  pourriture  de  ces  vieux  l'exaspérait  ;  et,  emporté  par  la  bravoure 
qui  saisit  quelquefois  les  plus  timides,  il  attaqua  les  financiers,  les 
députés,  le  Gouvernement,  le  Roi,  prit  la  défense  des  Arabes,  débitait 
beaucoup  de  sottises.  Quelques-uns  l'encourageaient  ironiquement  : 
«  Allez  donc  !  continuez  !  »  tandis  que  d'autres  murmuraient  :  «  Diable  ! 
quelle  exaltation  !  »  Enfin,  il  jugea  convenable  de  se  retirer;  et,  comme 
il  s'en  allait,  M.  Dambreuse  lui  dit,  faisant  allusion  à  la  place  de 
secrétaire  : 

—  «  Rien  n'est  terminé  encore  !  Mais  dépêchez-vous  !  » 
Et  Mme  Dambreuse  : 

—  «  A  bientôt,  n'est-ce  pas  ?  » 

Frédéric  jugea  leur  adieu  une  dernière  moquerie.  Il  était  déter- 


l'éducation  sentimentale  289 

miné  à  ne  jamais  revenir  dans  cette  maison,  à  ne  plus  fréquenter 
tous  ces  gens-là.  Il  croyait  les  avoir  blessés,  ne  sachant  pas  quel  large 
fonds  d'indifférence  le  monde  possède  !  Ces  femmes  surtout  Tin- 
dignaient.  Pas  une  qui  l'eût  soutenu,  même  du  regard.  Il  leur  en 
voulait  de  ne  pas  les  avoir  émues.  Quant  à  Mme  Dambreuse,  il  lui 
trouvait  quelque  chose  à  la  fois  de  langoureux  et  de  sec,  qui  empêchait 
de  la  définir  par  une  formule.  Avait-elle  un  amant }  Quel  amant  ? 
était-ce  le  diplomate  ou  un  autre  ?  Martinon,  peut-être  }  Impossible  ! 
Cependant,  il  éprouvait  une  espèce  de  jalousie  contre  lui,  et  envers 
elle  une  malveillance  inexpliquable. 

Dussardier,  venu  ce  soir-là  comme  d'habitude,  l'attendait. 
Frédéric  avait  le  cœur  gonflé;  il  le  dégorgea,  et  ses  griefs,  bien  que 
vagues  et  difficiles  à  comprendre,  attristèrent  le  brave  commis;  il  se 
plaignait  même  de  son  isolement.  Dussardier,  en  hésitant  un  peu, 
proposa  de  se  rendre  chez  Deslauriers. 

Frédéric,  au  nom  de  l'avocat,  fut  pris  par  un  besoin  extrême  de 
le  revoir.  Sa  solitude  intellectuelle  était  profonde,  et  la  compagnie 
de  Dussardier  insuffisante.  Il  lui  répondit  d'arranger  les  choses  comme 
il  voudrait. 

Deslauriers,  également,  sentait  depuis  leur  brouille  une  privation 
dans  sa  vie.  Il  céda  sans  peine  à  des  avances  cordiales. 

Tous  deux  s'embrassèrent,  puis  se  mirent  à  causer  de  choses 
indifférentes. 

La  réserve  de  Deslauriers  attendrit  Frédéric  ;  et,  pour  lui  faire 
une  sorte  de  réparation,  il  lui  conta  le  lendemain  sa  perte  de  quinze 
mille  francs,  sans  dire  que  ces  quinze  mille  francs  lui  étaient  primi- 
tivement destinés.  L'avocat  n'en  douta  pas,  néanmoins.  Cette  mésaven- 
ture, qui  lui  donnait  raison  dans  ses  préjugés  contre  Arnoux,  désarma 
tout  à  fait  sa  rancune,  et  il  ne  parla  point  de  l'ancienne  promesse. 

Frédéric,  trompé  par  son  silence,  crut  qu'il  l'avait  oubliée.  Quel- 
ques jours  après,  il  lui  demanda  s'il  n'existait  pas  de  moyens  de  rentrer 
dans  ses  fonds. 

On    pouvait    discuter    les    hypothèques    précédentes,    attaquer 


290  l'éducation  sentimentale 

Arnoux  comme  stellionataire,  faire  des  poursuites  au  domicile  contre 
la  femme,     i 

—  «Non!  non!  pas  contre  elle!»  s'écria  Frédéric;  et,  cédant 
aux  questions  de  Tancien  clerc,  il  avoua  la  vérité.  Deslauriers  fut  con- 
vaincu qu'il  ne  la  disait  pas  complètement,  par  délicatesse  sans  doute. 
Ce  défaut  de  confiance  le  blessa. 

Ils  étaient,  cependant,  aussi  liés  qu'autrefois,  et  même  ils  avaient 
tant  de  plaisir  à  se  trouver  ensemble,  que  la  présence  de  Dussardier 
les  gênait.  Sous  prétexte  de  rendez- vous,  ils  arrivèrent  à  s'en  débar- 
rasser peu  à  peu.  Il  y  a  des  hommes  n'ayant  pour  mission  parmi  les 
autres  que  de  servir  d'intermédiaires;  on  les  franchit  comme  des 
ponts,  et  l'on  va  plus  loin. 

Frédéric  ne  cachait  rien  à  son  ancien  ami.  Il  lui  dit  l'affaire  des 
houilles,  avec  la  proposition  de  M.  Dambreuse.  L'avocat  devint 
rêveur. 

—  «  C'est  drôle  !  il  faudrait  pour  cette  place  quelqu'un  d'assez 
fort  en  droit  !  » 

—  «  Mais  tu  pourras  m'aider,  »  reprit  Frédéric. 

—  «  Oui...,  tiens...,  parbleu  !  certainement.  » 

Dans  la  même  semaine,  il  lui  montra  une  lettre  de  sa  mère. 

Mme  Moreau  s'accusait  d'avoir  mal  jugé  M.  Roque,  lequel  avait 
donné  de  sa  conduite  des  explications  satisfaisantes.  Puis  elle  parlait 
de  sa  fortune,  et  de  la  possibilité,  plus  tard,  d'un  mariage  avec  Louise. 

—  «  Ce  ne  serait  peut-être  pas  bête  !  »  dit  Deslauriers. 
Frédéric  s'en  rejeta  loin;  le  père  Roque,  d'ailleurs,  était  un  vieux 

filou.  Cela  n'y  faisait  rien,  selon  l'avocat. 

A  la  fin  de  juillet,  une  baisse  inexplicable  fit  tomber  les  actions 
du  Nord.  Frédéric  n'avait  pas  vendu  les  siennes;  il  perdit  d'un  seul 
coup  soixante  mille  francs.  Ses  revenus  se  trouvaient  sensiblement 
diminués.  Il  devait  ou  restreindre  sa  dépense,  ou  prendre  un  état, 
ou  faire  un  beau  mariage. 

Alors,  Deslauriers  lui  parla  de  Mlle  Roque.  Rien  ne  l'empêchait 
d'aller  voir  un  peu  les  choses  par  lui-même.  Frédéric  était  un  peu 


L  EDUCATION    SENTIMENTALE  291 

fatigué;  la  province  et  la  maison  maternelle  le  délasseraient.  Il  partit. 

L'aspect  des  rues  de  Nogent,  qu'il  monta  sous  le  clair  de  lune, 
le  reporta  dans  de  vieux  souvenirs;  et  il  éprouvait  une  sorte  d'angoisse, 
comme  ceux  qui  reviennent  après  de  longs  voyages. 

Il  y  avait  chez  sa  mère  tous  les  habitués  d'autrefois  :  MM.  Gam- 
blin,  Heudras  et  Chambrion,  la  famille  Lebrun,  «  ces  demoiselles 
Auger  »;  de  plus,  le  père  Roque,  et,  en  face  de  Mme  Moreau,  devant 
une  table  de  jeu,  Mlle  Louise.  C'était  une  femme,  à  présent.  Elle 
se  leva,  en  poussant  un  cri.  Tous  s'agitèrent.  Elle  était  restée  immobile, 
debout;  et  les  quatre  flambeaux  d'argent  posés  sur  la  table  augmen- 
taient sa  pâleur.  Quand  elle  se  remit  à  jouer,  sa  main  tremblait.  Cette 
émotion  flatta  démesurément  Frédéric,  dont  l'orgueil  était  malade; 
il  se  dit  :  «  Tu  m'aimeras,  toi  !»  et,  prenant  sa  revanche  des  déboires 
qu'il  avait  essuyés  là-bas,  il  se  mit  à  faire  le  Parisien,  le  lion,  donna 
des  nouvelles  des  théâtres,  rapporta  des  anecdotes  du  monde,  puisées 
dans  les  petits  journaux,  enfin  éblouit  ses  compatriotes. 

Le  lendemain,  Mme  Moreau  s'étendit  sur  les  qualités  de  Louise, 
puis  énuméra  les  bois,  les  fermes  qu'elle  posséderait.  La  fortune  de 
M.  Roque  était  considérable. 

Il  l'avait  acquise  en  faisant  des  placements  pour  M.  Dambreuse; 
car  il  prêtait  à  des  personnes  pouvant  offrir  de  bonnes  garanties  hypo- 
thécaires, ce  qui  lui  permettait  de  demander  des  suppléments  ou  des 
commissions.  Le  capital,  grâce  à  une  surveillance  active,  ne  risquait 
rien.  D'ailleurs,  le  père  Roque  n'hésitait  jamais  devant  une  saisie; 
puis  il  rachetait  à  bas  prix  les  biens  hypothéqués,  et  M.  Dambreuse, 
voyant  ainsi  rentrer  ses  fonds,  trouvait  ses  aflFaires  très  bien  faites. 

Mais  cette  manipulation  extra-légale  le  compromettait  vis-à-vis 
de  son  régisseur.  Il  n'avait  rien  à  lui  refuser.  C'était  sur  ses  instances 
qu'il  avait  si  bien  accueilli  Frédéric. 

En  effet,  le  père  Roque  couvait  au  fond  de  son  âme  une  ambition. 
Il  voulait  que  sa  fille  fût  comtesse;  et,  pour  y  parvenir,  sans  mettre 
en  jeu  le  bonheur  de  son  enfant,  il  ne  connaissait  pas  d'autre  jeune 
homme  que  celui-là. 


292 


L  EDUCATION    SENTIMENTALE 


Par  la  protection  de  M.  Dambreuse,  on  lui  ferait  avoir  le  titre 
de  son  aïeul,  Mme  Moreau  étant  la  fille  d'un  comte  de  Fouvens, 
apparentée,  d'ailleurs,  aux  plus  vieilles  familles  champenoises,  les 
Lavernade,  les  d'Étrigny.  Quant  aux  Moreau,  une  inscription  gothique, 
près  des  moulins  de  Villeneuve-r Archevêque,  parlait  d'un  Jacob 
Moreau  qui  les  avait  réédifiés  en  1596; 
et  la  tombe  de  son  fils,  Pierre  Moreau, 
premier  écuyer  du  roi  sous  Louis  XIV, 
se  voyait  dans  la  chapelle  Saint- 
Nicolas. 

Tant  d'honorabilité  fascinait  M. 
Roque,  fils  d'un  ancien  domestique.  Si 
la  couronne  comtale  ne  venait  pas,  il 
s'en  consolerait  sur  autre  chose;  car 
Frédéric  pouvait  parvenir  à  la  députa- 
tion  quand  M.  Dambreuse  serait  élevé 
à  la  pairie,  et  alors  l'aider  dans  ses 
affaires,  lui  obtenir  des  fournitures,  des 
concessions.  Le  jeune  homme  lui  plai- 
sait, personnellement.  Enfin  il  le  voulait 
pour  gendre,  parce  que,  depuis  long- 
temps, il  s'était  féru  de  cette  idée,  qui  ne  faisait  que  s'accroître. 

Maintenant,  il  fréquentait  l'église;  —  et  il  avait  séduit  Mme 
Moreau  par  l'espoir  du  titre,  surtout.  Elle  s'était  gardée  cependant 
de  faire  une  réponse  décisi\e. 

Donc,  huit  jours  après,  sans  qu'aucun  engagement  eût  été  pris, 
Frédéric  passait  pour  le  «  futur  »  de  Mlle  Louise  ;  et  le  père  Roque, 
peu  scrupuleux,  les  laissait  ensemble  quelquefois. 


Deslauriers  avait  emporté  de  chez  Frédéric  la  copie  de  l'acte 
de  subrogation,  avec  une  procuration  en  bonne  forme  lui  conférant 
de  pleins  pouvoirs;  mais,  quand  il  eut  remonté  ses  cinq  étages,  et 
qu'il  fut  seul,  au  milieu  de  son  triste  cabinet,  dans  son  fauteuil  de 
basane,  la  vue  du  papier  timbré  Técœura. 

Il  était  las  de  ces  choses,  et  des  restaurants  à  trente-deux  sous, 
des  voyages  en  omnibus,  de  sa  misère,  de  ses  efforts.  Il  reprit  les 
paperasses;  d'autres  se  trouvaient  à  côté;  c'étaient  les  prospectus 
de  la  compagnie  houillère  avec  la  liste  des  mines  et  le  détail  de  leur 
contenance,  Frédéric  lui  ayant  laissé  tout  cela  pour  avoir  dessus  son 
opinion. 

Une  idée  lui  vint  :  celle  de  se  présenter  chez  M.  Dambreuse  et 
de  demander  la  place  de  secrétaire.  Cette  place,  bien  sûr,  n'allait  pas 
sans  l'achat  d'un  certain  nombre  d'actions.  Il  reconnut  la  folie  de 
son  projet  et  se  dit  : 

—  «  Oh  non  !  ce  serait  mal.  » 

Alors,  il  chercha  comment  s'y  prendre  pour  recouvrer  les  quinze 
mille  francs.  Une  pareille  somme  n'était  rien  pour  Frédéric  !  Mais, 
s'il  l'avait  eue,  lui,  quel  levier  !  Et  l'ancien  clerc  s'indigna  que  la 
fortune  de  l'autre  fût  grande. 

—  «  Il  en  fait  un  usage  pitoyable.  C'est  un  égoïste.  Eh  !  je  me 
moque  bien  de  ses  quinze  mille  francs  !  » 

Pourquoi  les  avait-il  prêtés  ?  Pour  les  beaux  yeux  de  Mme  Arnoux 


l'éducation  sentimentale 


294 

Elle  était  sa  maîtresse  !  Deslauriers  n'en  doutait  pas.  «  Voilà  une 
chose  de  plus  à  quoi  sert  l'argent  !  »  Des  pensées  haineuses  l'en- 
vahirent. 

Puis,  il  songea  à  la  personne  même  de  Frédéric.  Elle  avait  toujours 
exercé  sur  lui  un  charme  presque  féminin  ;  et  il  arriva  bientôt  à  l'ad- 
mirer pour  un  succès  dont  il  se  reconnaissait  incapable. 

Cependant,  est-ce  que  la  volonté  n'était  pas  l'élément  capital 
des  entreprises?  et,  puisque  avec  elle  on  triomphe  de  tout.... 

—  «  Ah  !  ce  serait  drôle  !  » 

Mais  il  eut  honte  de  cette  perfidie,  et,  une  minute  après  : 

—  «  Bah  !  est-ce  que  j 'ai  peur  ?  » 

Mme  Arnoux  (à  force  d'en  entendre  parler)  avait  fini  par  se 
peindre  dans  son  imagination  extraordinairement.  La  persistance  de 
cet  amour  l'irritait  comme  un  problème.  Son  austérité  un  peu  théâtrale 
l'ennuyait  maintenant.  D'ailleurs,  la  femme  du  monde  (ou  ce  qu'il 
jugeait  telle)  éblouissait  l'avocat  comme  le  symbole  et  le  résumé  de 
mille  plaisirs  inconnus.  Pauvre,  il  convoitait  le  luxe  sous  sa  forme  la 
plus  claire. 

—  ((  Après  tout,  quand  il  se  fâcherait,  tant  pis  !  Il  s'est  trop  mal 
comporté  envers  moi,  pour  que  je  me  gêne  !  Rien  ne  m'assure  qu'elle 
est  sa  maîtresse  !  Il  me  l'a  nié.  Donc,  je  suis  Hbre  !  » 

Le  désir  de  cette  démarche  ne  le  quitta  plus.  C'était  une  épreuve 
de  ses  forces  qu'il  voulait  faire;  —  si  bien  qu'un  jour,  tout  à  coup, 
il  vernit  lui-même  ses  bottes,  acheta  des  gants  blancs,  et  se  mit  en 
route,  se  substituant  à  Frédéric  et  s'imaginant  presque  être  lui,  par 
une  singulière  évolution  intellectuelle,  où  il  y  avait  à  la  fois  de  la 
vengeance  et  de  la  sympathie,  de  l'imitation  et  de  l'audace. 

Il  fit  annoncer  «  le  docteur  Deslauriers  ». 

Mme  Arnoux  fut  surprise,  n'ayant  réclamé  aucun  médecin. 

—  ((  Ah  !  mille  excuses  !  c'est  docteur  en  droit.  Je  viens  pour 
les  intérêts  de  M.  Moreau.  » 

Ce  nom  parut  la  troubler. 

—  «  Tant  mieux  !  »  pensa  l'ancien  clerc  ;  «  puisqu'elle  a  bien  voulu 


yjL, 


L  EDUCATION    SENTIMENTALE  295 

de  lui,  elle  voudra  de  moi  !  »  —  s 'encourageant  par  Tidée  reçue  qu'il 
est  plus  facile  de  supplanter  un  amant  qu'un  mari. 

11  avait  eu  le  plaisir  de  la  rencontrer,  une  fois,  au  Palais;  il  cita 
même  la  date.  Tant  de  mémoire  étonna  Mme  Arnoux.  Il  reprit  d'un 
ton   doucereux  : 

—  «Vous  aviez  déjà...  quelques  embarras...  dans  vos  affaires!» 
Elle  ne  répondit  rien;  donc,  c'était  vrai. 

Il  se  mit  à  causer  de  choses  et  d'autres,  de  son  logement,  de  la 
fabrique;  puis,  apercevant,  aux  bords  de  la  glace,  des  médaillons  : 

—  ((  Ah  !  des  portraits  de  famille,  sans  doute  ?  » 

Il  remarqua  celui  d'une  vieille  femme,  la  mère  de  Mme  Arnoux. 

—  «  Elle  a  l'air  d'une  excellente  personne,  un  type  méridional.  » 
Et,  sur  l'objection  qu'elle  était  de  Chartres  : 

—  «  Chartres  !  jolie  ville.  » 

Il  en  vanta  la  cathédrale  et  les  pâtés;  puis,  revenant  au  portrait, 
y  trouva  des  ressemblances  avec  Mme  Arnoux,  et  lui  lançait  des 
flatteries  indirectement.  Elle  n'en  fut  pas  choquée.  Il  prit  confiance 
et  dit  qu'il  connaissait  Arnoux   depuis   longtemps. 

—  «  C'est  un  brave  garçon  !  mais  qui  se  compromet  !  Pour  cette 
hypothèque,  par  exemple,  on  n'imagine  pas  une  étourderie....  » 

—  «  Oui  !  je  sais,  »  dit-elle,  en  haussant  les  épaules. 

Ce  témoignage  involontaire  de  mépris  engagea  Deslauriers  à 
poursuivre. 

—  «  Son  histoire  de  kaolin,  vous  l'ignorez  peut-être,  a  failli 
tourner  très  mal,  et  même  sa  réputation....  » 

Un  froncement  de  sourcils  l'arrêta. 

Alors  se  rabattant  sur  les  généralités,  il  plaignit  les  pauvres 
femmes  dont  les  époux  gaspillent  la  fortune.... 

—  «  Mais  elle  est  à  lui,  monsieur;  moi,  je  n'ai  rien  !  » 
N'importe  !    On    ne    savait    pas....    Une  personne  d'expérience 

pouvait  servir.  Il  fit  des  offres  de  dévouement,  exalta  ses  propres 
mérites;  et  il  la  regardait  en  face,  à  travers  ses  lunettes  qui 
miroitaient. 


296  l'éducation  sentimentale 

Une  torpeur  vague  la  prenait;  mais,  tout  à  coup  : 

—  «  Voyons  l'affaire,  je  vous  prie  !  » 
Il  exhiba  le  dossier. 

—  «  Ceci  est  la  procuration  de  Frédéric.  Avec  un  titre  pareil 
aux  mains  d'un  huissier  qui  fera  un  commandement,  rien  n'est  plus 
simple  :  dans  les  vingt-quatre  heures....  »  (Elle  restait  impassible,  il 
changea  de  manœuvre.)  «  Moi,  du  reste,  je  ne  comprends  pas  ce  qui 
le  pousse  à  réclamer  cette  somme  ;  car  enfin  il  n'en  a  aucun  besoin  !  » 

—  «  Comment  !  M.  Moreau  s'est  montré  assez  bon....  » 

—  «  Oh  !  d'accord  !  » 

Et  Deslauriers  entama  son  éloge,  puis  vint  à  le  dénigrer,  tout 
doucement,  le  donnant  pour  oublieux,  personnel,  avare. 

—  «  Je  le  croyais  votre  ami,  monsieur  ?  » 

—  «  Cela  ne  m'empêche  pas  de  voir  ses  défauts.  Ainsi,  il  reconnaît 
bien  peu...  comment  dirais-je?  la  sympathie....» 

Mme  Arnoux  tournait  les  feuilles  du  gros  cahier.  Elle  l'inter- 
rompit, pour  avoir  l'explication  d'un  mot. 

Il  se  pencha  sur  son  épaule,  et  si  près  d'elle,  qu'il  effleura  sa  joue. 
Elle  rougit;  cette  rougeur  enflamma  Deslauriers;  il  lui  baisa  la  main 
voracement. 

—  «  Que  faites- vous,  monsieur  !  » 

Et,  debout  contre  la  muraille,  elle  le  maintenait  immobile,  sous 
ses  grands  yeux  noirs  irrités. 

—  «  Écoutez-moi  !    Je   vous    aime  !  » 

Elle  partit  d'un  éclat  de  rire,  un  rire  aigu,  désespérant,  atroce. 
Deslauriers  sentit  une  colère  à  l'étrangler.  Il  se  contint;  et,  avec  la 
mine  d'un  vaincu  demandant  grâce  : 

—  «  Ah  !  vous  avez  tort  !  Moi,  je  n'irais  pas  comme  lui....  » 

—  «  De   qui   donc   parlez-vous }  » 

—  «  De  Frédéric  !  » 

—  «  Eh  !  M.  Moreau  m'inquiète  peu,  je  vous  l'ai  dit  !  » 

—  «  Oh  !  pardon  !...  pardon  !...  » 

Puis,  d'une  voix  mordante,  et  faisant  traîner  ses  phrases  : 


L  EDUCATION    SENTIMENTALE 


297 


—  «  Je  croyais  même  que  vous  vous  intéressiez  suffisamment  à 
sa  personne  pour  apprendre  avec  plaisir...» 

Elle  devint  toute  pâle.  L'ancien  clerc  ajouta  : 

—  ((  Il  va  se  marier.  » 

—  «  Lui  !  » 

—  «Dans  un  mois,  au  plus 
tard,  avec  Mlle  Roque,  la  fille 
du  régisseur  de  M .  Dambreuse. 
Il  est  même  parti  à  Nogent, 
rien  que  pour  cela.  » 

Elle  porta  la  main  sur 
son  cœur,  comme  au  choc 
d'un  grand  coup  ;  mais  tout  de 
suite  elle  tira  la  sonnette.  Des- 
lauriers n'attendit  pas  qu'on  le 
mît  dehors.  Quand  elle  se  re- 
tourna, il  avait  disparu. 

Mme  Arnoux  suffoquait 
un  peu.  Elle  s'approcha  de  la 
fenêtre  pour  respirer. 

De  l'autre  côté  de  la  rue, 
sur  le  trottoir,  un  emballeur  en 
manches  de  chemise  clouait 
une  caisse.  Des  fiacres  pas- 
saient. Elle  ferma  la  croisée  et 
vint  se  rasseoir.  Les  hautes 
maisons  voisines  interceptant 
le  soleil,  un  jour  froid  tombait 
dans  l'appartement.  Ses  enfants 
étaient  sortis,  rien  ne  bougeait  autour  d'elle.  C'était  comme  une 
désertion  immense.  ^ 

—  «  Il  va  se  marier  !  est-ce  possible  !  » 
Et  un  tremblement  nerveux  la  saisit. 


298  l'éducation  sentimentale 

—  «  Pourquoi  cela  ?  est-ce  que  je  Taime  ?  » 
Puis,  tout  à  coup  : 

—  ((  Mais  oui,  je  Taime  !...  je  Taime  !  » 

Il  lui  semblait  descendre  dans  quelque  chose  de  profond,  qui 
n'en  finissait  plus.  La  pendule  sonna  trois  heures.  Elle  écouta  les 
vibrations  du  timbre  mourir.  Et  elle  restait  au  bord  de  son  fauteuil, 
les  prunelles  fixes,  et  souriant  toujours. 

Le  même  après-midi,  au  même  moment,  Frédéric  et  Mlle  Louise 
se  promenaient  dans  le  jardin  que  M.  Roque  possédait  au  bout  de 
rîle.  La  vieille  Catherine  les  surveillait  de  loin;  ils  marchaient  côte 
à  côte,  et  Frédéric  disait  : 

—  «  Vous  souvenez-vous  quand  je  vous  emmenais  dans  la 
campagne  ?  » 

—  «  Comme  vous  étiez  bon  pour  moi  !  »  répondit-elle.  «  Vous 
m'aidiez  à  faire  des  gâteaux  avec  du  sable,  à  remplir  mon  arrosoir, 
à  me  balancer  sur  l'escarpolette  !  » 

—  «  Toutes  vos  poupées,  qui  avaient  des  noms  de  reines  ou  de 
marquises,  que  sont-elles  devenues  ?  » 

—  «  Ma  foi,  je  n'en  sais  rien  !  n 

—  ((  Et  votre  roquet  Moricaud  !  » 

—  «  Il  s'est  noyé,  le  pauvre  chéri  !  » 

—  «  Et  le  Don  Quichotte^  dont  nous  colorions  ensemble  les 
gravures  ?  » 

—  «  Je  l'ai  encore  !  » 

Il  lui  rappela  le  jour  de  sa  première  communion,  et  comme  elle 
était  gentille  aux  vêpres,  avec  son  voile  blanc  et  son  grand  cierge, 
pendant  qu'elles  défilaient  toutes  autour  du  chœur,  et  que  la  cloche 
tintait. 

Ces  souvenirs,  sans  doute,  avaient  peu  de  charme  pour  Mlle  Roque; 
elle  ne  trouva  rien  à  répondre;  et  une  minute  après  : 

—  «  Méchant  !  qui  ne  m'a  pas  donné  une  seule  fois  de  ses 
nouvelles  !  » 

Frédéric  objecta  ses  nombrei>x  travaux. 


l'éducation  sentimentale  299 

—  «  Qu'est-ce  donc  que  vous  faites  ?  » 

Il  fut  embarrassé  de  la  question,  puis  dit  qu'il  étudiait  la  poli- 
tique. 

—  «  Ah  !  )) 

Et,  sans  en  demander  davantage  : 

—  «  Cela  vous  occupe,  mais  moi  !...  » 

Alors,  elle  lui  conta  l'aridité  de  son  existence,  n'ayant  personne 
à  voir,  pas  le  moindre  plaisir,  la  moindre  distraction  !  Elle  désirait 
monter  à  cheval. 

—  «  Le  Vicaire  prétend  que  c'est  inconvenant  pour  une  jeune 
fille;  est-ce  bête,  les  convenances  !  Autrefois,  on  me  laissait  faire  tout 
ce  qje  je  voulais;  à  présent,  rien  !» 

—  «  Votre  père  vous  aime,  pourtant  !  » 

—  «  Oui;  mais....  » 

Et  elle  poussa  un  soupir,  qui  signifiait  :  «  Cela  ne  suffît  pas  à  mon 
bonheur.  » 

Puis,  il  y  eut  un  silence.  Ils  n'entendaient  que  le  craquement  du 
sable  sous  leurs  pieds  avec  le  murmure  de  la  chute  d'eau  ;  car  la  Seine, 
au-dessus  de  Nogent,  est  coupée  en  deux  bras.  Celui  qui  fait  tourner 
les  moulins  dégorge  en  cet  endroit  la  surabondance  de  ses  ondes, 
pour  rejoindre  plus  bas  le  cours  naturel  du  fleuve;  et,  lorsqu'on  vient 
des  ponts,  on  aperçoit,  à  droite  sur  l'autre  berge,  un  talus  de  gazon 
que  domine  une  maison  blanche.  A  gauche,  dans  la  prairie,  des 
peupliers  s'étendent,  et  l'horizon,  en  face,  est  borné  par  une  courbe 
de  la  rivière;  elle  était  plate  comme  un  miroir;  de  grands  insectes 
patinaient  sur  l'eau  tranquille.  Des  touflFes  de  roseaux  et  des  joncs  la 
bordent  inégalement;  toutes  sortes  de  plantes  venues  là  s'épanouis- 
saient en  boutons  d'or,  laissaient  pendre  des  grappes  jaunes,  dressaient 
des  quenouilles  de  fleurs  amarantes,  faisaient  au  hasard  des  fusées 
vertes.  Dans  une  anse  du  rivage,  des  nymphéas  s'étalaient;  et  un 
rang  de  vieux  saules  cachant  des  pièges  à  loup  était,  de  ce  côté  de 
l'île,  toute  la  défense  du  jardin. 

En  deçà,   dans  l'intérieur,   quatre  murs  à  chaperon  d'ardoises 


300  L  EDUCATION    SENTIMENTALE 

enfermaient  le  potager,  où  les  carrés  de  terre,  labourés  nouvellement, 
formaient  des  plaques  brunes.  Les  cloches  des  melons  brillaient  à 
la  file  sur  leur  couche  étroite;  les  artichauts,  les  haricots,  les  épinards, 
les  carottes  et  les  tomates  alternaient  jusqu'à  un  plant  d'asperges,  qui 
semblait  un  petit  bois  de  plumes. 

Tout  ce  terrain  avait  été,  sous  le  Directoire,  ce  qu'on  appelait 
une  folie.  Les  arbres,  depuis  lors,  avaient  démesurément  grandi.  De 
la  clématite  embarrassait  les  charmilles,  les  allées  étaient  couvertes 
de  mousse,  partout  les  ronces  foisonnaient.  Des  tronçons  de  statue 
émiettaient  leur  plâtre  sous  les  herbes.  On  se  prenait  en  marchant 
dans  quelques  débris  d'ouvrage  en  fil  de  fer.  Il  ne  restait  plus  du 
pavillon  que  deux  cham^bres  au  rez-de-chaussée  avec  des  lambeaux 
de  papier  bleu.  Devant  la  façade  s'allongeait  une  treille  à  l'italienne, 
où,  sur  des  piliers  en  brique,  un  grillage  de  bâtons  supportait  une 
vigne. 

Ils  vinrent  là-dessous  tous  les  deux,  et,  comme  la  lumière  tombait 
par  les  trous  inégaux  de  la  verdure,  Frédéric,  en  parlant  à  Louise  de 
côté,  observait  l'ombre  des  feuilles  sur  son  visage. 

Elle  avait  dans  ses  cheveux  rouges,  à  son  chignon,  une  aiguille 
terminée  par  une  boule  de  verre  imitant  l'émeraude;  et  elle  portait, 
malgré  son  deuil  (tant  son  mauvais  goût  était  naïf),  des  pantoufles 
en  paille  garnies  de  satin  rose,  curiosité  vulgaire,  achetées  sans  doute 
dans  quelque  foire. 

Il  s'en  aperçut,  et  l'en  complimenta  ironiquement. 

—  «  Ne  vous  moquez  pas  de  moi  !  »  reprit-elle. 

Puis,  le  considérant  tout  entier,  depuis  son  chapeau  de  feutre 
gris  jusqu'à  ses  chaussettes  de  soie  : 

—  «  Comme  vous  êtes  coquet  !  » 

Ensuite,  elle  le  pria  de  lui  indiquer  des  ouvrages  à  lire.  Il  en 
nomma  plusieurs  ;  et  elle  dit  : 

—  «  Oh  !  comme  vous  êtes  savant  !  » 

Toute  petite,  elle  s'était  prise  d'un  de  ces  amours  d'enfant  qui 
ont  à  la  fois  la  pureté  d'une  religion  et  la  violence  d'un  besoin.  Il 


l'éducation  sentimentale  joi 

avait  été  son  camarade,  son  frère,  son  maître,  avait  amusé  son  esprit, 
fait  battre  son  cœur  et  versé  involontairement  jusqu'au  fond  d'elle- 
même  une  ivresse  latente  et  continue.  Puis  il  l'avait  quittée  en  pleine 
crise  tragique,  sa  mère  à  peine  morte,  les  deux  désespoirs  se  confondant. 
L'absence  l'avait  idéalisé  dans  son  souvenir;  il  revenait  avec  une  sorte 
d'auréole,  et  elle  se  livrait  ingénument  au  bonheur  de  le  voir. 

Pour  la  première  fois  de  sa  vie,  Frédéric  se  sentait  aimé;  et  ce 
plaisir  nouveau,  qui  n'excédait  pas  l'ordre  des  sentiments  agréables, 
lui  causait  comme  un  gonflement  intime;  si  bien  qu'il  écarta  les  deux 
bras,  en  se  renversant  la  tête. 

Un  gros  nuage  passait  alors  sur  le  ciel. 

—  «  Il  va  du  côté  de  Paris,  »  dit  Louise;  a  vous  voudriez  le  suivre, 
n'est-ce  pas }  » 

—  «  Moi  !  pourquoi  ?  » 

—  «  Qui  sait  ?  » 

Et,  le  fouillant  d'un  regard  aigu  : 

—  «Peut-être  que  vous  avez  là-bas...  (elle  chercha  le  mot,) 
quelque  aflPection.  » 

—  ((  Eh  !  je  n'ai  pas  d'aflPection  !  » 

—  «  Bien  sûr  ?  » 

—  «  Mais  oui,  mademoiselle,  bien  sûr  !  » 

En  moins  d'un  an,  il  s'était  fait  dans  la  jeune  fille  une  trans- 
formation extraordinaire  qui  étonnait  Frédéric.  Après  une  minute  de 
silence,   il   ajouta  : 

—  «  Nous  devrions  nous  tutoyer,  comme  autrefois  ;  voulez- vous  ?  » 

—  «  Non.  » 

—  f.(.  Pourquoi  ?»  ^ 

—  «  Parce  que  !  » 

11  irjîîistait.  Elle  répondit,  en  baissant  la  tête  : 

—  «  Je  n'ose  pas  !  » 

Ils  étaient  arrivés  au  bout  du  jardin,  sur  la  grève  du  Livon. 
Frédéric,  par  gaminerie,  se  mit  à  faire  des  ricochets  avec  un  caillou. 
Elle  lui  ordonna  de  s'asseoir.  Il  obéit  ;  puis,  en  regardant  la  chute  d'eau  ' 


302  l'éducation  sentimentale 

—  «  C'est  comme  le  Niagara  !  » 

Il  vint  à  parler  des  contrées  lointaines  et  de  grands  voyages. 
L'idée  d'en  faire  la  charmait.  Elle  n'aurait  eu  peur  de  rien,  ni  des 
iempêtes,  ni  des  lions. 

Assis,  l'un  près  de  l'autre,  ils  ramassaient  devant  eux  des  poignées 
de  sable,  puis  les  faisaient  couler  de  leurs  mains  tout  en  causant;  — 
et  le  vent  chaud  qui  arrivait  des  plaines  leur  apportait  par  bouffées 
des  senteurs  de  lavande,  avec  le  parfum  du  goudron  s'échappant 
d'une  barque,  derrière  l'écluse.  Le  soleil  frappait  la  cascade;  les 
blocs  verdâtres  du  petit  mur  où  l'eau  coulait  apparaissaient  comme 
sous  une  gaze  d'argent  se  déroulant  toujours.  Une  longue  barre 
d'écume  rejaillissait  au  pied,  en  cadence.  Cela  formait  ensuite  des 
bouillonnements,  des  tourbillons,  mille  courants  opposés,  et  qui 
finissaient  par  se  confondre  en  une  seule  nappe  limpide. 

Louise  murmura  qu'elle  enviait  l'existence  des  poissons. 

—  «  Ça  doit  être  si  doux  de  se  rouler  là-dedans,  à  son  aise,  de 
se  sentir  caressé  partout.  » 

Et  elle  frémissait,  avec  des  mouvements  d'une  câlinerie  sensuelle. 
Mais  une  voix  cria  : 

—  ((  Où  es-tu }  » 

—  «  Votre  bonne  vous  appelle,  »  dit  Frédéric. 

—  «  Bien  !  bien  !  » 

Louise  ne  se  dérangeait  pas. 

—  «  Elle  va  se  fâcher,  »  reprit-il. 

—  «Cela  m'est  égal!  et  d'ailleurs...»  —  Mlle  Roque  faisant 
comprendre,  par  un  geste,  qu'elle  la  tenait  à  sa  discrétion» 

Elle  se  leva  pourtant,  puis  se  plaignit  de  mal  de  tête.  Et,  comme 
ils  passaient  devant  un  vaste  hangar  qui  contenait  des  bourrées  : 

—  «  Si  nous  nous  mettions  dessous,  à  Végaud?  » 

Il  feignit  de  ne  pas  comprendre  ce  mot  de  patois,  et  même  la 
taquina  sur  son  accent.  Peu  à  peu,  les  coins  de  sa  bouche  se  pmcèrent, 
elle  mordait  ses  lèvres;  elle  s'écarta  pour  bouder. 

Frédéric  la  rejoignit,  jura  qu'il  n'avait  pas  voulu  lui  faire  de  mal 
et  qu'il  l'aimait  beaucoup. 


304  L  EDUCATION    SENTIMENTALE 

—  «  Est-ce  vrai  ?  »  s'écria-t-elle,  en  le  regardant  avec  un  sourire 
qui  éclairait  tout  son  visage,  un  peu  semé  de  taches  de  son. 

Il  ne  résista  pas  à  cette  bravoure  de  sentiment,  à  la  fraîcheur  de 
sa  jeunesse,  et  il  reprit  : 

—  «  Pourquoi  te  mentirais-je  ?...  tu  en  doutes...  hein  ?»  —  en  lui 
passant  le  bras  gauche  autour  de  la  taille. 

Un  cri,  suave  comme  un  roucoulement,  jaillit  de  sa  gorge;  sa 
tête  se  renversa,  elle  défaillait,  il  la  soutint.  Et  les  scrupules  de  sa  pro- 
bité furent  inutiles  ;  devant  cette  vierge  qui  s'offrait,  une  peur  Tavait 
saisi.  Il  l'aida  ensuite  à  faire  quelques  pas,  doucement.  Ses  caresses 
de  langage  avaient  cessé,  et  ne  voulant  plus  dire  que  des  choses 
msignifiantes,  il  lui  parlait  des  personnes  de  la  société  nogentaise. 

Tout  à  coup  elle  le  repoussa,  et,  d'un  ton  amer  : 

—  «  Tu  n'aurais  pas  le  courage  de  m 'emmener  !  » 

Il  resta  immobile  avec  un  grand  air  d'ébahissement.  Elle  éclata 
en  sanglots,  et  s 'enfonçant  la  tête  dans  sa  poitrine  : 

—  «  Est-ce  que  je  peux  vivre  sans  toi  !  » 

Il  tâchait  de  la  calmer.  Elle  lui  mit  ses  deux  mains  sur  les  épaules 
pour  le  mieux  voir  en  face,  et,  dardant  contre  les  siennes  ses  prunelles 
vertes,  d'une  humidité  presque  féroce  : 

—  ((  Veux-tu    être   mon    mari  ?  » 

—  «  Mais...,  ))  répliqua  Frédéric,  cherchant  quelque  réponse, 
«sans  doute....  Je  ne  demande  pas  mieux.» 

A  ce  moment  la  casquette  de  M.  Roque  apparut  derrière  un 
lilas. 

Il  emmena  son  «  jeune  ami  »  pendant  deux  jours  faire  un  petit 
voyage  aux  environs,  dans  ses  propriétés;  et  Frédéric,  lorsqu'il  revint, 
trouva  chez  sa  mère  trois  lettres. 

La  première  était  un  billet  de  M.  Dambreuse  l'invitant  à  dîner 
pour  le  mardi  précédent.  A  propos  de  quoi  cette  politesse  ?  On  lui 
avait  donc  pardonné  son  incartade } 

La  seconde  était  de  Rosanette.  Elle  le  remerciait  d'avoir  risqué 
sa  vie  pour  elle;  Frédéric  ne  comprit  pas  d'abord  ce  qu'elle  voulait 


L  EDUCATION    SENTIMENTALt  305 

dire;  enfin,  après  beaucoup  d'ambages,  elle  implorait  de  lui,  en  invo- 
quant son  amitié,  se  fiant  à  sa  délicatesse,  à  deux  genoux,  disait-elle, 
vu  la  nécessité  pressante,  et  comme  on  demande  du  pain,  un  petit 
secours  de  cinq  cents  francs.  Il  se  décida  tout  de  suite  à  les  fournir. 

La  troisième  lettre,  venant  de  Deslauriers,  parlait  de  la  subro- 
gation et  était  longue,  obscure.  L'avocat  n'avait  pris  encore  aucun 
parti.  Il  l'engageait  à  ne  pas  se  déranger  :  «  C'est  inutile  que  tu  re- 
viennes !  »  appuyant  même  là-dessus  avec  une  insistance  bizarre. 

Frédéric  se  perdit  dans  toutes  sortes  de  conjectures,  et  il  eut 
envie  de  s'en  retourner  là-bas  ;  cette  prétention  au  gouvernement  de 
sa  conduite  le  révoltait. 

D'ailleurs,  la  nostalgie  du  boulevard  commençait  à  le  prendre; 
et  puis  sa  mère  le  pressait  tellement,  M.  Roque  tournait  si  bien  autour 
de  lui  et  Mlle  Louise  l'aimait  si  fort,  qu'il  ne  pouvait  rester  plus 
longtemps  sans  se  déclarer.  Il  avait  besoin  de  réfléchir,  et  jugerait 
mieux  les  choses  dans  l'éloignement. 

Pour  motiver  son  voyage,  Frédéric  inventa  une  histoire;  et  il 
partit,  en  disant  à  tout  le  monde  et  croyant  lui-même  qu'il  reviendrait 
bientôt. 


VI 


Son  retour  à  Paris  ne  lui  causa  point  de  plaisir:  c'était  le  soir, 
à  la  fin  du  mois  d'août,  le  boulevard  semblait  vide,  les  passants  se 
succédaient  avec  des  mines  ref rognées,  çà  et  là  une  chaudière  d'as- 
phalte fumait,  beaucoup  de  maisons  avaient  leurs  persiennes  entière- 
ment closes  ;  il  arriva  chez  lui  ;  de  la  poussière  couvrait  les  tentures  ; 
et,  en  dînant  tout  seul,  Frédéric  fut  pris  par  un  étrange  sentiment 
d'abandon;  alors  il  songea  à  Mlle  Roque. 

L'idée  de  se  marier  ne  lui  paraissait  plus  exorbitante.  Ils  voyage- 
raient, ils  iraient  en  Italie,  en  Orient  !  Et  il  l'apercevait  debout  sur 
un  monticule,  contemplant  un  paysage,  ou  bien  appuyée  à  son  bras 
dans  une  galerie  florentine,  s 'arrêtant  devant  les  tableaux.  Quelle 
joie  ce  serait  que  de  voir  ce  bon  petit  être  s'épanouir  aux  splendeurs 
de  l'Art  et  de  la  Nature  !  Sortie  de  son  milieu,  en  peu  de  temps, 
elle  ferait  une  compagne  charmante.  La  fortune  de  M.  Roque  le 
tentait,  d'ailleurs.  Cependant,  une  pareille  détermination  lui  répugnait 
comme  une  faiblesse,  un  avilissement. 

Mais  il  était  bien  résolu  (quoi  qu'il  dût  faire)  à  changer  d'existence, 
c'est-à-dire  à  ne  plus  perdre  son  cœur  dans  des  passions  infructueuses, 
et  même  il  hésitait  à  remplir  la  commission  dont  Louise  l'avait  chargé. 
C'était  d'acheter  pour  elle,  chez  Jacques  Arnoux,  deux  grandes  statuet- 
tes polychromes  représentant  des  nègres,  comme  ceux  qui  étaient  à  la 
préfecture  de  Troyes.  Elle  connaissait  le  chiffre  du  fabricant,  n'en 
voulait  pas  d'un  autre.  Frédéric  avait  peur,  s'il  retournait  chez  eux, 
de  tomber  encore  une  fois  dans  son  vieil  amour. 


3o8  l'éducation  sentimentale 

Ces  réflexions  Toccupèrent  toute  la  soirée;  et  il  allait  se  coucher 
quand  une  femme  entra. 

—  «  C'est  moi,  »  dit  en  riant  Mlle  Vatnaz.  «  Je  viens  de  la  part 
de  Rosanette.  » 

Elles  s'étaient  donc  réconciliées? 

—  «  Mon  Dieu,  oui  !  Je  ne  suis  pas  méchante,  vous  savez  bien. 
Au  surplus,  la  pauvre  fille....  Ce  serait  trop  long  à  vous  conter.  » 

Bref,  la  Maréchale  désirait  le  voir,  elle  attendait  une  réponse, 
sa  lettre  s 'étant  promenée  de  Paris  à  Nogent;  Mlle  Vatnaz  ne  savait 
point  ce  qu'elle  contenait.  Alors,  Frédéric  s'informa  de  la  Maréchale. 

Elle  était,  maintenant,  avec  un  homme  très  riche,  un  Russe,  le 
prince  TzernoukoflF,  qui  l'avait  vue  aux  courses  du  Champ  de  Mars, 
l'été  dernier. 

—  «  On  a  trois  voitures,  cheval  de  selle,  livrée,  groom  dans  le 
chic  anglais,  maison  de  campagne,  loge  aux  ItaHens,  un  tas  de  choses 
encore.  Voilà,  mon  cher.  » 

Et  la  Vatnaz,  comme  si  elle  eût  profité  à  ce  changement  de  fortune, 
paraissait  plus  gaie,  tout  heureuse.  Elle  retira  ses  gants  et  examina 
dans  la  chambre  les  meubles  et  les  bibelots.  Elle  les  cotait  à  leur  prix 
juste,  comme  un  brocanteur.  Il  aurait  dû  la  consulter  pour  les  obtenir 
à  meilleur  compte  ;  et  elle  le  félicitait  de  son  bon  goût  : 

—  «  Ah  !  c'est  mignon,  extrêmement  bien  1  II  n'y  a  que  vous 
pour  ces  idées.  » 

Puis,  apercevant  au  chevet  de  l'alcôve  une  porte  : 

—  «  C'est  par  là  qu'on  fait  sortir  les  petites  femmes,  hein  ?  » 
Et,  amicalement,  elle  lui  prit  le  menton.  Il  tressaillit  au  contact 

de  ses  longues  mains,  tout  à  la  fois  maigres  et  douces.  Elle  avait  autour 
des  poignets  une  bordure  de  dentelle  et,  sur  le  corsage  de  sa  robe 
verte,  des  passementeries,  comme  un  hussard.  Son  chapeau  de  tulle 
noir,  à  bords  descendants,  lui  cachait  un  peu  le  front;  ses  yeux  bril- 
laient là-dessous;  une  odeur  de  patchouli  s'échappait  de  ses  bandeaux; 
la  carcel  posée  sur  un  guéridon,  en  l'éclairant  d'en  bas  comme  une 
rampe  de  théâtre,  faisait  saillir  sa  mâchoire;  —  et  tout  à  coup,  devant 


l'éducation  sentimentale  309 

cette  femme  laide  qui  avait  dans  la  taille  des  ondulations  de  panthère, 
Frédéric  sentit  une  convoitise  énorme,  un  désir  de  volupté  bestiale. 
Elle  lui  dit  d'une  voix  onctueuse,  en  tirant  de  son  porte-monnaie 
trois  carrés  de  papier  : 

—  «  Vous  allez  me  prendre  ça  !  » 

C'était  trois  places  pour  une  représentation  au  bénéfice  de  Delmar. 

—  «  Comment  !  lui  ?» 

—  «  Certainement  !  » 

Mlle  Vatnaz,  sans  s'expliquer  davantage,  ajouta  qu'elle  l'adorait 
plus  que  jamais.  Le  comédien,  à  l'en  croire,  se  classait  définitivement 
parmi  «  les  sommités  de  l'époque  ».  Et  ce  n'était  pas  tel  ou  tel  person- 
nage qu'il  représentait,  mais  le  génie  même  de  la  France,  le  Peuple  ! 
Il  avait  «  l'âme  humanitaire  ;  il  comprenait  le  sacerdoce  de  l'Art  »  ! 
Frédéric,  pour  se  délivrer  de  ces  éloges,  lui  donna  l'argent  des  trois 
places. 

—  «  Inutile  que  vous  en  parliez  là-bas  !  —  Comme  il  est  tard, 
mon  Dieu  !  Il  faut  que  je  vous  quitte.  Ah  !  j'oubliais  l'adresse  :  c'est 
rue  Grange-Batelière,  14.  » 

Et,  sur  le  seuil  : 

—  «  Adieu,  homme  aimé  !  » 

—  «  Aimé  de  qui  ?  »  se  demanda  Frédéric.  «  Quelle  singulière 
personne  !  » 

Et  il  se  ressouvint  que  Dussardier  lui  avait  dit  un  jour,  à  propos 
d'elle  :  «  Oh  !  ce  n'est  pas  grand 'chose  !  »  comme  faisant  allusion  à 
des  histoires  peu  honorables. 

Le  lendemain,  il  se  rendit  chez  la  Maréchale.  Elle  habitait  une 
maison  neuve,  dont  les  stores  avançaient  sur  la  rue.  Il  y  avait  à  chaque 
palier  une  glace  contre  le  mur,  une  jardinière  rustique  devant  les 
fenêtres,  tout  le  long  des  marches  un  tapis  de  toile;  et,  quand  on 
arrivait  du  dehors,  la  fraîcheur  de  l'escalier  délassait  * 

Ce  fut  un  domestique  mâle  qui  vint  ouvrir,  un  valet  en  gilet 
rouge.  Dans  l'antichambre,  sur  la  banquette,  une  femme  et  deux 
hommes,  des  fournisseurs  sans  doute,  attendaient,  comme  dans  un 


310  L  EDUCATION   SENTIMENTALE 

vestibule  de  ministre.  A  gauche,  la  porte  de  la  salle  à  manger,  entre- 
bâillée, laissait  apercevoir  des  bouteilles  vides  sur  les  buffets,  des 
serviettes  au  dos  des  chaises;  et  parallèlement  s'étendait  une  galerie, 
où  des  bâtons  couleur  d'or  soutenaient  un  espalier  de  roses.  En  bas, 
dans  la  cour,  deux  garçons,  les  bras  nus,  frottaient  un  landau.  Leur 
voix  montait  jusque-là,  avec  le  bruit  intermittent  d'une  étrille  que 
Ton  heurtait  contre  une  pierre. 

Le  domestique  revint  :  «  Madame  allait  recevoir  monsieur  »  ;  et 
il  lui  fit  traverser  une  deuxième  antichambre,  puis  un  grand  salon, 
tendu  de  brocatelle  jaune,  avec  des  torsades  dans  les  coins  qui  se 
rejoignaient  sur  le  plafond  et  semblaient  continuées  par  les  rinceaux 
du  lustre  ayant  la  forme  de  câbles.  On  avait  sans  doute  festoyé  la 
nuit  dernière.  De  la  cendre  de  cigare  était  restée  sur  les  consoles. 

Enfin,  il  entra  dans  une  espèce  de  boudoir  qu'éclairaient  con- 
fusément des  vitraux  de  couleur.  Des  trèfles  en  bois  découpé  ornaient 
le  dessus  des  portes  ;  derrière  une  balustrade,  trois  matelas  de  pourpre 
formaient  divan,  et  le  tuyau  d'un  narghilé  de  platine  traînait  dessus. 
La  cheminée,  au  lieu  de  miroir,  avait  une  étagère  pyramidale,  offrant 
sur  ses  gradins  toute  une  collection  de  curiosités  :  de  vieilles  montres 
d'argent,  des  cornets  de  Bohême,  des  agrafes  en  pierreries,  des  boutons 
de  jade,  des  émaux,  des  magots,  une  petite  vierge  byzantine  à  chape 
de  vermeil;  et  tout  cela  se  fondait  dans  un  crépuscule  doré,  avec  la 
couleur  bleuâtre  du  tapis,  le  reflet  de  nacre  des  tabourets,  le  ton  fauve 
des  murs  couverts  de  cuir  marron.  Aux  angles,  sur  des  piédouches, 
des  vases  de  bronze  contenaient  des  touffes  de  fleurs  qui  alourdissaient 
l'atmosphère. 

Rosanette  parut,  habillée  d'une  veste  de  satin  rose,  avec  un 
pantalon  de  cachemire  blanc,  un  collier  de  piastres,  et  une  calotte 
rouge  entourée  d'une  branche  de  jasmin. 

Frédéric  fit  un  mouvement  de  surprise,  puis  dit  qu'il  apportait 
«  la  chose  en  question  »,  en  lui  présentant  le  billet  de  banque. 

Elle  le  regarda  fort  ébahie;  et,  comme  il  avait  toujours  îe  billet 
à  la  main,  sans  savoir  où  le  poser  : 


l'éducation  sentimentale 

—  «  Prenez-le  donc  !  » 

Elle  le  saisit;  puis,  Tayant  jeté  sur  le  divan  : 

—  «Vous   êtes  bien  aimable.» 


3" 


C'était  pour  solder  un  terrain  à  Bellevue,  qu'elle  payait  ainsi  par 
annuités.  Un  tel  sans  façon  blessa  Frédéric.  Du  reste,  tant  mieux  ! 
cela  le  vengeait  du  passé. 

—  «  Asseyez-vous  1  »  dit-elle.  «  Là,  plus  près.  »  Et,  d'un  ton  grave: 


>-^, 


312  L  EDUCATION    SENTIMENTALE 

«  D*abord,  j'ai  à  vous  remercier,  mon  cher,  dWoir  risqué  votre  vie.  » 

—  «  Oh  !  ce  n'est  rien  !» 

—  «  Comment,  mais  c'est  très  beau  !  » 

Et  la  Maréchale  lui  témoigna  une  gratitude  embarrassante;  car 
elle  devait  penser  qu'il  s'était  battu  exclusivement  pour  Arnoux, 
celui-ci,  qui  se  l'imaginait,  ayant  dû  céder  au  besoin  de  le  dire. 

—  «  Elle  se  moque  de  moi,  peut-être,  »  songeait  Frédéric. 

Il  n'avait  plus  rien  à  faire,  et,  alléguant  un  rendez- vous,  il  se 
leva. 

—  «  Eh  non  !  Restez  !  » 

Il  se  rassit  et  la  complimenta  sur  son  costume 
Elle  répondit,  avec  un  air  d'accablement  : 

—  «  C'est  le  Prince  qui  m'aime  comme  ça  !  Et  il  faut  fumer  des 
machines  pareilles,  »  ajouta  Rosanette,  en  montrant  le  narghilé,  a  Si 
nous  en  goûtions  ?  voulez-vous  ?  » 

On  apporta  du  feu;  le  tombac  s 'allumant  difficilement,  elle  se 
mit  à  trépigner  d'impatience.  Puis  une  langueur  la  saisit  ;  et  elle  restait 
immobile  sur  le  divan,  un  coussin  sous  l'aisselle,  le  corps  un  peu  tordu, 
un  genou  plié,  l'autre  jambe  toute  droite.  Le  long  serpent  de  maroquin 
rouge,  qui  formait  des  anneaux  par  terre,  s'enroulait  à  son  bras.  Elle 
en  appuyait  le  bec  d'ambre  sur  ses  lèvres  et  regardait  Frédéric,  en 
clignant  les  yeux,  à  travers  la  fumée  dont  les  volutes  l'enveloppaient. 
L'aspiration  de  sa  poitrine  faisait  gargouiller  l'eau,  et  elle  murmurait 
de  temps  à  autre  : 

—  «  Ce  pauvre  mignon  !  ce  pauvre  chéri  !  » 

Il  tâchait  de  trouver  un  sujet  de  conversation  agréable;  l'idée 
de  la  Vatnaz  lui  revint. 

Il  dit  qu'elle  lui  avait  semblé  fort  élégante. 

—  a  Parbleu  :  »  reprit  la  Maréchale.  «  Elle  est  bien  heureuse  de 
m'avoir,  celle-là  !  »  sans  ajouter  un  mot  de  plus,  tant  il  y  avait  de 
restriction  dans  leurs  propos. 

Tous  les  deux  sentaient  une  contrainte,  un  obstacle.  En  effet,, 
le  duel  dont  Rosanette  se  croyait  la  cause  avait  flatté  son  amour-propre. 


l'éducation  sentimentale  313 

Puis  elle  slétait  fort  étonnée  qu'il  n'accourût  pas  se  prévaloir  de  son 
action  ;  et,  pour  le  contraindre  à  revenir,  elle  avait  imaginé  ce  besoin 
de  cinq  cents  francs.  Comment  se  faisait-il  que  Frédéric  ne  demandait 
pas  en  retour  un  peu  de  tendresse  !  C'était  un  raffinement  qui  l'émer- 
veillait, et,  dans  un  élan  de  cœur,  elle  lui  dit  : 

—  «  Voulez-vous  venir  avec  nous  aux  bains  de  mer  ?  » 

—  «  Qui  cela,  nous  !  » 

—  «  Moi  et  mon  oiseau  ;  je  vous  ferai  passer  pour  mon  cousin, 
comme  dans  les  vieilles  comédies.  » 

—  ((  Mille  grâces  !  » 

—  «  Eh  bien,  alors,  vous  prendrez  un  logement  près  du  nôtre.  » 
L'idée  de  se  cacher  d'un  homme  riche  l'humiliait. 

—  ((  Non  !  cela  est  impossible.  » 

—  ((A  votre  aise  !  » 

Rosanette  se  détourna,  ayant  une  larme  aux  paupières.  Frédéric 
l'aperçut;  et,  pour  lui  marquer  de  l'intérêt,  il  se  dit  heureux  de  la 
voir,  enfin,  dans  une  excellente  position. 

Elle  fit  un  haussement  d'épaules.  Qui  donc  l'affligeait  ?  Était-ce, 
par  hasard,  qu'on  ne  l'aimait  pas  ? 

—  «  Oh  !  moi,  on  m'aime  toujours  !  )> 
Elle  ajouta  : 

—  «  Reste  à  savoir  de  quelle  manière.  » 

Se  plaignant  «  d'étouffer  de  chaleur  »,  la  Maréchale  défit  sa  veste; 
et,  sans  autre  vêtement  autour  des  reins  que  sa  chemise  de  soie,  elle 
inclinait  la  tête  sur  son  épaule,  avec  un  air  d'esclave  plein  de  provo- 
cations. 

Un  homme  d'un  égoïsme  moins  réfléchi  n'eût  pas  songé  que  le 
Vicomte,  M.  de  Comaing  ou  un  autre  pouvait  survenir.  Mais  Frédéric 
avait  été  trop  de  fois  la  dupe  de  ces  mêmes  regards  pour  se  com- 
promettre dans  une  humiliation  nouvelle. 

Elle  voulut  connaître  ses  relations,  ses  amusements;  elle  arriva 
même  à  s'informer  de  ses  affaires,  et  à  offrir  de  lui  prêter  de  l'argent, 
s'il  en  avait  besoin.  Frédéric,  n'y  tenant  plus,  prit  son  chapeau. 


314  L'ÉDUCATION    SENTIMENTALE 

—  «  Allons,  ma  chère,  bien  du  plaisir  là-bas;  au  revoir.  » 
Elle  écarquilla  les  yeux;  puis,  d*un  ton  sec  : 

—  «  Au  revoir  !  » 

Il  repassa  par  le  salon  jaune  et  par  la  seconde  antichambre.  Il  y 
avait  sur  la  table,  entre  un  vase  plein  de  cartes  de  visite  et  une  écri- 
toire,  un  coffret  d'argent  ciselé.  C'était  celui  de  Mme  Arnoux  !  Alors, 
il  éprouva  un  attendrissement,  et  en  même  temps  comme  le  scandale 
d'une  profanation.  Il  avait  envie  d'y  porter  les  mains,  de  l'ouvrir.  Il 
eut  peur  d'être  aperçu,  et  s'en  alla. 

Frédéric  fut  vertueux.  Il  ne  retourna  point  chez  Arnoux. 

Il  envoya  son  domestique  acheter  les  deux  nègres,  lui  ayant  fait 
toutes  les  recommandations  indispensables;  et  la  caisse  partit,  le  soir 
même,  pour  Nogent.  Le  lendemain,  comme  il  se  rendait  chez  Des- 
lauriers, au  détour  de  la  rue  Vivienne  et  du  boulevard,  Mme  Arnoux 
se  montra  devant  lui,  face  à  face. 

Leur  premier  mouvement  fut  de  reculer;  puis,  le  même  sourire 
leur  vint  aux  lèvres,  et  ils  s'abordèrent.  Pendant  une  minute,  aucun 
des  deux  ne  parla. 

Le  soleil  l'entourait;  —  et  sa  figure  ovale,  ses  longs  sourcils, 
son  châle  de  dentelle  noire,  moulant  la  forme  de  ses  épaules,  sa  robe 
de  soie  gorge-de-pigeon,  le  bouquet  de  violettes  au  coin  de  sa  capote, 
tout  lui  parut  d'une  splendeur  extraordinaire.  Une  suavité  infinie 
s'épanchait  de  ses  beaux  yeux;  et,  balbutiant,  au  hasard,  les  premières 
paroles  venues  : 

—  «  Comment  se  porte  Arnoux  ?  »  dit  Frédéric. 

—  «  Je  vous  remercie  !  » 

—  «  Et  vos  enfants  ?  » 

—  «  Ils  vont  très  bien  !  » 

—  «  Ah  !...  ah  !  —  Quel  beau  temps  nous  avons,  n'est-ce  pas?  >» 

—  «  Magnifique,  c'est  vrai  !  » 

—  «  Vous  faites  des  courses }  » 

—  «  Oui.  » 

Et  avec  une  lente  inclination  de  tête  : 


l'éducation  sentimentale  315 

—  ((  Adieu  !  » 

Elle  ne  lui  avait  pas  tendu  la  main,  n'avait  pas  dit  un  seul  mot 
affectueux,  ne  l'avait  même  pas  invité  à  venir  chez  elle,  n'importe  ! 
il  n'eut  point  donné  cette  rencontre  pour  la  plus  belle  des  aventures; 
et  il  en  ruminait  la  douceur  tout  en  continuant  sa  route. 

Deslauriers,  surpris  de  le  voir,  dissimula  son  dépit,  —  car  il 
conserv'ait  par  obstination  quelque  espérance  encore  du  côté  de 
Mme  Arnoux;  et  il  avait  écrit  à  Frédéric  de  rester  là-bas,  pour  être 
plus  libre  dans  ses  manœuvres. 

Il  dit  cependant  qu'il  s'était  présenté  chez  elle,  afin  de  savoir 
si  leur  contrat  stipulait  la  communauté;  alors,  on  aurait  pu  recourir 
contre  la  femme;  «  et  elle  a  fait  une  drôle  de  mine  quand  je  lui  ai  appris 
ton  mariage  ». 

—  «  Tiens  !  quelle  invention  !  » 

—  «  Il  le  fallait,  pour  montrer  que  tu  avais  besoin  de  tes  capitaux  ! 
Une  personne  indifférente  n'aurait  pas  eu  l'espèce  de  syncope  qui 
l'a  prise.  » 

—  «  Vraiment  ?  »   s'écria   Frédéric. 

—  «  Ah  !  mon  gaillard,  tu  te  trahis  !  Sois  franc,  voyons  !  »  . 
Une  lâcheté  immense  envahit  l'amoureux  de  Mme  Arnoux. 

—  «  Mais  non  !...  je  t'assure  !...  ma  parole  d'honneur  !  » 

Ces  molles  dénégations  achevèrent  de  convaincre  Deslauriers. 
Il  lui  fit  des  compliments.  Il  lui  demanda  «  des  détails  ».  Frédéric 
n'en  donna  pas,  et  même  résista  à  l'envie  d'en  inventer. 

Quant  à  l'hypothèque,  il  lui  dit  de  ne  rien  faire,  d'attendre. 
Deslauriers  trouva  qu'il  avait  tort,  et  même  fut  brutal  dans  ses 
remontrances. 

Il  était  d'ailleurs  plus  sombre,  malveillant  et  irascible  que  jamais. 
Dans  un  an,  si  la  fortune  ne  changeait  pas,  il  s'embarquerait  pour 
l'Amérique  ou  se  ferait  sauter  la  cervelle.  Enfin  il  paraissait  si  furieux 
contre  tout  et  d'un  radicalisme  tellement  absolu  que  Frédéric  ne  put 
s'empêcher  de  lui  dire  : 

—  «  Te  voilà  comme  Sénécal.  » 


3i6  l'éducation  sentimentale 

Deslauriers,  à  ce  propos,  lui  apprit  qu'il  était  sorti  de  Sainte- 
Pélagie,  rinstruction  n'ayant  point  fourni  assez  de  preuves,  sans  doute> 
pour  le  mettre  en  jugement 

Dans  la  joie  de  cette  délivrance,  Dussardier  voulut  «  offrir  un 
punch  »,  et  pria  Frédéric  «  d'en  être  »,  en  l'avertissant  toutefois  qu'il 
se  trouverait  avec  Hussonnet,  lequel  s'était  montré  excellent  pour 
Sénécal. 

En  effet,  le  Flambard  venait  de  s'adjoindre  un  cabinet  d'affaires, 
portant  sur  ses  prospectus  :  «  Comptoir  des  vignobles.  —  Office  de 
publicité.  —  Bureau  de  recouvrements  et  renseignements,  etc.  »  Mais 
le  bohème  craignait  que  son  industrie  ne  fît  du  tort  à  sa  considération 
littéraire,  et  il  avait  pris  le  mathématicien  pour  tenir  les  comptes. 
Bien  que  la  place  fût  médiocre,  Sénécal,  sans  elle,  serait  mort  de 
faim.  Frédéric  ne  voulant  point  affliger  le  brave  commis,  accepta  son 
invitation. 

Dussardier,  trois  jours  d'avance,  avait  ciré  lui-même  les  pavés 
rouges  de  sa  mansarde,  battu  le  fauteuil  et  épousseté  la  cheminée, 
où  l'on  voyait  sous  un  globe  une  pendule  d'albâtre  entre  une  stalactite 
et  un  coco.  Comme  ses  deux  chandeliers  et  son  bougeoir  n'étaient 
pas  suffisants,  il  avait  emprunté  au  concierge  deux  flambeaux;  et  ces 
cinq  luminaires  brillaient  sur  la  commode,  que  recouvraient  trois 
serviettes,  afin  de  supporter  plus  décemment  des  macarons,  des 
biscuits,  une  brioche  et  douze  bouteifles  de  bière.  En  face,  contre  la 
muraille  tendue  d'un  papier  jaune,  une  petite  bibHothèque  en  acajou 
contenait  Its  Fables  de  Lachambeaudie,  les  Mystères  de  Paris ^  le  Napoléon 
de  Norvins,  —  et,  au  milieu  de  l'alcôve,  souriait,  dans  un  cadre  de 
palissandre,  le  visage  de  Béranger  ! 

Les  convives  étaient  (outre  Deslauriers  et  Sénécal)  un  pharmacien 
nouvellement  reçu,  mais  qui  n'avait  pas  les  fonds  nécessaires  pour 
^'établir;  un  jeune  homme  de  sa  maison,  un  placeur  de  vins,  un 
irchitecte  et  un  monsieur  employé  dans  les  assurances.  Regimbart 
.l'avait  pu  venir.  On  le  regretta. 

Ils  accueiUirent  Frédéric  avec  de  grandes  marques  de  sympathie, 


l'éducation  sentimentale  317 

tous  connaissant    par  Diissardier   son  langage  chez  M.  Dambreuse. 
Sénécal  se  contenta  de  lui  offrir  la  main,  d'un  air  digne. 

Il  se  tenait  debout  contre  la  cheminée.  Les  autres,  assis  et  la 
pipe  aux  lèvres,  Técoutaient  discourir  sur  le  suffrage  universel,  d'où 
devait  résulter  le  triomphe  de  la  Démocratie,  l'application  des  principes 
de  l'Évangile.  Du  reste,  le  moment  approchait  ;  les  banquets  réformistes 
se  multipliaient  dans  les  provinces;  le  Piémont,  Naples,  la  Toscane.... 

—  «  C'est  vrai,  »  dit  Deslauriers,  lui  coupant  net  la  parole,  «  ça 
ne  peut  pas  durer  plus  longtemps  !  » 

Et  il  se  mit  à  faire  un  tableau  de  la  situation. 

Nous  avions  sacrifié  la  Hollande  pour  obtenir  de  l'Angleterre  la 
reconnaissance  de  Louis-Philippe;  et  cette  fameuse  alliance  anglaise, 
elle  était  perdue,  grâce  aux  mariages  espagnols  !  En  Suisse,  M.  Guizot, 
à  la  remorque  de  l'Autrichien,  soutenait  les  traités  de  181 5.  La  Prusse 
avec  son  Zollverein  nous  préparait  des  embarras.  La  question  d'Orient 
restait  pendante. 

—  «  Ce  n'est  pas  une  raison  parce  que  le  grand-duc  Constantin 
envoie  des  présents  à  M.  d'Aumale  pour  se  fier  à  la  Russie.  Quant  à 
l'intérieur,  jamais  on  n'a  vu  tant  d'aveuglement,  de  bêtise  !  Leur 
majorité  même  ne  tient  plus  !  Partout,  enfin,  c'est,  selon  le  mot  connu, 
rien  !  rien  !  rien  !  Et,  devant  tant  de  hontes,  »  —  poursuivit  l'avocat  en 
mettant  les  poings  sur  ses  hanches,  —  a  ils  se  déclarent  satisfaits  !  » 

Cette  allusion  à  un  vote  célèbre  provoqua  des  applaudissements. 
Dussardier  déboucha  une  bouteille  de  bière;  la  mousse  éclaboussa 
les  rideaux,  il  n'y  prit  garde;  il  chargeait  les  pipes,  coupait  la  brioche, 
en  offrait,  était  descendu  plusieurs  fois  pour  voir  si  le  punch  allait 
venir;  et  on  ne  tarda  pas  à  s'exalter,  tous  ayant  contre  le  Pouvoir 
la  même  exaspération.  Elle  était  violente,  sans  autre  cause  que  la 
haine  de  l'injustice;  et  ils  mêlaient  aux  griefs  légitimes  les  reproches 
les  plus  bêtes. 

Le  pharmacien  gémit  sur  l'état  pitoyable  de  notre  flotte.  Le 
courtier  d'assurances  ne  tolérait  pas  les  deux  sentinelles  du  maréchal 
Soult.   Deslauriers  dénonça  les  jésuites,  qui  venaient  de  s'installer 


2i8  l'éducation  sentimentale 

à  Lille,  publiquement.  Sénécal  exécrait  bien  plus  M.  Cousin;  car 
l'éclectisme,  enseignant  à  tirer  la  certitude  de  la  raison,  développait 
régoïsme,  détruisait  la  solidarité;  le  placeur  de  vins,  comprenant 
peu  ces  matières,  remarqua  tout  haut  qu'il  oubliait  bien  des  infamies  ; 
«  Le  wagon  royal  de  la  ligne  du  Nord  doit  coûter  quatre- 
vingt  mille  francs  !  Qui  le  payera  ?  » 

—  «  Oui,  qui  le  payera  ?  »  reprit  l'employé  de  commerce,  furieux 
comme  si  on  eût  puisé  cet  argent  dans  sa  poche. 

Il  s'ensuivit  des  récriminations  contre  les  loups-cerviers  de  la 
Bourse  et  la  corruption  des  fonctionnaires.  On  devait  remonter  plus 
haut,  selon  Sénécal,  et  accuser,  tout  d'abord,  les  princes,  qui  ressus- 
citaient les  mœurs  de  la  Régence. 

—  «  N'avez-vous  pas  vu,  dernièrement,  les  amis  du  duc  de 
Montpensier  revenir  de  Vincennes,  ivres  sans  doute,  et  troubler  par 
leurs  chansons  les  ouvriers  du  faubourg  Saint- Antoine }  » 

—  «  On  a  même  crié  :  A  bas  les  voleurs  !  »  dit  le  pharmacien. 

«  J'y  étais,  j'ai  crié  !  » 

—  ((  Tant  mieux  !  le  Peuple  enfin  se  réveille  depuis  le  procès 

Teste- Cubières.  » 

—  «  Moi,  ce  procès-là  m'a  fait  de  la  peine,  »  dit  Dussardier, 
«  parce  que  ça  déshonore  un  vieux  soldat  !  » 

—  «  Savez-vous,  -  continua  Sénécal,  «  qu'on  a  découvert  chez 
la  duchesse  de  Praslin...?  » 

Mais  un  coup  de  pied  ouvrit  la  porte.  Hussonnet  entra. 

—  «Salut,  messeigneurs  !  »  dit-il  en  s'asseyant  sur  le  lit. 
Aucune  allusion  ne  fut  faite  à  son  article,  qu'il  regrettait,  du 

reste,  la  Maréchale  l'en  ayant  tancé  vertement 

Il  venait  de  voir,  au  théâtre  de  Dumas,  le  Chevalier  de  Maison- 
Rouge,  et  «  trouvait  ça  embêtant  ». 

Un  jugement  pareil  étonna  les  démocrates,  —  ce  drame,  par 
ses  tendances,  ses  décors  plutôt,  caressant  leurs  passions.  Ils  protes- 
tèrent. Sénécal,  pour  en  finir,  demanda  si  la  pièce  servait  la  Démo- 
cratie. 


L  EDUCATION    SENTIMENTALE  319 

—  «Oui...,  peut-être;  mais  c'est  d'un  style....» 

—  «Eh  bien,  elle  est  bonne,  alors;  qu'est-ce  que  le  style?  c'est 
ridée  !  » 

Et,  sans  permettre  à  Frédéric  de  parler  : 

—  «  J'avançais  donc  que,  dans  l'affaire  Praslin....  » 
Hussonnet  l'interrompit  : 

—  «  Ah  !  voilà  encore  une  rengaine,  celle-là  !  M'embête-t-elle  !  » 

—  «  Et  d'autres  que  vous  !  »  répliqua  Deslauriers.  «  Elle  a  fait 
saisir  rien  que  cinq  journaux  !  Ecoutez-moi  cette  note.  » 

Et,  ayant  tiré  son  calepin,  il  lut  : 

—  «  Nous  avons  subi,  depuis  l'établissement  de  la  meilleure 
des  républiques,  douze  cent  vingt-neuf  procès  de  presse,  d'où  il  est 
résulté  pour  les  écrivains  :  trois  mille  cent  quarante  et  un  ans  de 
prison,  avec  la  légère  somme  de  sept  millions  cent  dix  mille  cinq  cents 
francs  d'amende.  —  C'est  coquet,  hein  ?  » 

Tous  ricanèrent  amèrement.  Frédéric,  animé  comme  les  autres, 
reprit  : 

—  «La  Démocratie  pacifique  a  un  procès  pour  son  feuilleton, 
un  roman  intitulé  la  Part  des  femmes.  » 

—  «  Allons  !  bon  !  »  dit  Hussonnet.  «  Si  on  nous  défend  notre 
part  des  femmes  !  » 

—  «  Mais  qu'est-ce  qui  n'est  pas  défendu  ?  »  s'écria  Deslauriers. 
«  Il  est  défendu  de  fumer  dans  le  Luxembourg,  défendu  de  chanter 
l'hymne  à  Pie  IX  !  » 

—  «  Et  on  interdit  le  banquet  des  typographes  !  »  articula  une 
voix  sourde. 

C'était  celle  de  l'architecte,  caché  par  l'ombre  de  l'alcôve,  et 
silencieux  jusqu'à  présent.  Il  ajouta  que,  la  semaine  dernière,  on  avait 
condamné,  pour  outrages  au  Roi,  un  nommé  Rouget. 

—  «  Rouget  est  frit  !  »  dit  Hussonnet. 

Cette  plaisanterie  parut  tellement  inconvenante  à  Sénécal,  qu'il 
lui  reprocha  de  défendre  «  le  jongleur  de  l'Hôtel  de  Ville,  l'ami  du 
traître  Dumouriez  ». 


320  L  EDUCATION    SENTIMENTALE 

—  «  Moi  ?  au  contraire  !» 

Il  trouvait  Louis-Philippe  poncif,  garde  national,  tout  ce  qu'il 
y  avait  de  plus  épicier  et  bonnet  de  coton  !  Et,  mettant  la  main  sur 
son  cœur,  le  bohème  débita  les  phrases  sacramentelles  :  —  «  C'est 
toujours  avec  un  nouveau  plaisir....  —  La  nationalité  polonaise  ne 
périra  pas....  —  Nos  grands  travaux  seront  poursuivis....  —  Donnez- 
moi  de  l'argent  pour  ma  petite  famille....  »  —  Tous  riaient  beaucoup, 
le  proclamant  un  gaillard  délicieux,  plein  d'esprit;  la  joie  redoubla  à 
la  vue  du  bol  de  punch  qu'un  limonadier  apportait. 

Les  flammes  de  l'alcool  et  celles  des  bougies  échauffèrent  vite 
l'appartement;  et  la  lumière  de  la  mansarde,  traversant  la  cour,' 
éclairait  en  face  le  bord  d'un  toit,  avec  le  tuyau  d'une  cheminée  qui 
se  dressait  en  noir  sur  la  nuit.  Ils  parlaient  très  haut,  tous  à  la  fois; 
ils  avaient  retiré  leurs  redingotes;  ils  heurtaient  les  meubles,  ils  cho- 
quaient les  verres. 

Hussonnet  s'écria  : 

—  «  Faites  monter  des  grandes  dames,  pour  que  ce  soit  plus 
Tour  de  Nesle,  couleur  locale,  et  rembranesque,  palsambleu  !  » 

Et  le  pharmacien,  qui  tournait  le  punch  indéfiniment,  entonna 
à  pleine  poitrine  : 

J*ai  deux  grands  bœufs  dans  mon  étable, 
Deux  grands  bœufs   blancs... 

Sénécal  lui  mit  la  main  sur  la  bouche,  il  n'aimait  pas  le  désordre; 
et  les  locataires  apparaissaient  à  leurs  carreaux,  surpris  du  tapage 
insolite  qui  se  faisait  dans  le  logement  de  Dussardier. 

Le  brave  garçon  était  heureux,  et  dit  que  ça  lui  rappelait  leurs 
petites  séances  d'autrefois,  au  quai  Napoléon;  plusieurs  manquaient 
cependant,  «ainsi  Pellerin....  » 

—  «  On  peut  s'en  passer,  »  reprit  Frédéric. 
Et  Deslauriers  s'informa  de  Martinon. 

—  «Que  devient-il,  cet  iatérec^csiint  Monsieur?» 


l'éducation  sentimentale  321 

Aussitôt  Frédéric,  épanchant  le  mauvais  vouloir  qu'il  lui  portait, 
attaqua  son  esprit,  son  caractère,  sa  fausse  élégance,  l'homme  tout 
entier.  C'était  bien  un  spécimen  de  paysan  parvenu  !  L'aristocratie 
nouvelle,  la  bourgeoisie,  ne  valait  pas  l'ancienne,  la  noblesse.  Il  sou- 
tenait cela;  et  les  démocrates  approuvaient,  —  comme  s'il  avait  fait 
partie  de  l'une  et  qu'ils  eussent  fréquenté  l'autre.  On  fut  enchanté 
de  lui.  Le  pharmacien  le  compara  même  à  M.  d'Alton-Shée,  qui, 
bien  que  pair  de  France,  défendait  la  cause  du  Peuple. 

L'heure  de  s'en  aller  était  venue.  Tous  se  séparèrent  avec  de 
grandes  poignées  de  main;  Dussardier,  par  tendresse,  reconduisit 
Frédéric  et  Deslauriers.  Dès  qu'ils  furent  dans  la  rue,  l'avocat  eut 
l'air  de  réfléchir,  et,  après  un  moment  de  silence  : 

—  «  Tu  lui  en  veux  donc  beaucoup,  à  Pellerin }  » 
Frédéric  ne  cacha  pas  sa  rancune. 

Le  peintre,  cependant,  avait  retiré  de  la  montre  le  fameux  tableau. 
On  ne  devait  pas  se  brouiller  pour  des  vétilles  !  A  quoi  bon  se  faire  un 
ennemi } 

—  «  Il  a  cédé  à  un  mouvement  d'humeur,  excusable  dans  un 
homme  qui  n'a  pas  le  sou.  Tu  ne  peux  pas  comprendre  ça,  toi  !  » 

Et,  Deslauriers  remonté  chez  lui,  le  commis  ne  lâcha  point 
Frédéric;  il  l'engagea  même  à  acheter  le  portrait.  En  effet,  Pellerin, 
désespérant  de  l'intimider,  les  avait  circonvenus  pour  que,  grâce  à 
eux,  il  prît  la  chose. 

Deslauriers  en  reparla,  insista.  Les  prétentions  de  l'artiste  étaient 
raisonnables. 

—  «  Je  suis  sûr  que,  moyennant,  peut-être,  cinq  cents  francs....  » 

—  «  Ah  !  donne-les  !  tiens,  les  voici,  »  dit  Frédéric. 

Le  soir  même,  le  tableau  fut  apporté.  Il  lui  parut  plus  abominable 
encore  que  la  première  fois.  Les  demi-teintes  et  les  ombres  s'étaient 
plombées  sous  les  retouches  trop  nombreuses,  et  elles  semblaient 
obscurcies  par  rapport  aux  lumières,  qui,  demeurées  brillantes  çà 
et  là,  détonnaient  dans  l'ensemble. 

Frédéric  se  vengea  de  l'avoir  payé,  en  le  dénigrant  amèrement. 


222  L  EDUCATION    SENTIMENTALE 

Deslauriers  le  crut  sur  parole  et  approuva  sa  conduite,  car  il  ambition- 
nait toujours  de  constituer  une  phalange  dont  il  serait  le  chef;  certains 
hommes  se  réjouissent  de  faire  faire  à  leurs  amis  des  choses  qui  leur 
sont  désagréables. 

Cependant,  Frédéric  n'était  pas  retourné  chez  les  Dambreuse. 
Les  capitaux  lui  manquaient.  Ce  seraient  des  explications  à  n'en  plus 
finir;  il  balançait  à  se  décider.  Peut-être  avait-il  raison?  Rien  n'était 
sûr,  maintenant,  l'affaire  des  houilles  pas  plus  qu'une  autre;  il  fallait 
abandonner  un  pareil  monde;  enfin,  Deslauriers  le  détourna  de  l'entre- 
prise. A  force  de  haine  il  devenait  vertueux;  et  puis  il  aimait  mieux 
Frédéric  dans  la  médiocrité.  De  cette  manière,  il  restait  son  égal,  et 
en  communion  plus  intime  avec  lui. 

La  commission  de  Mlle  Roque  avait  été  fort  mal  exécutée.  Son 
père  l'écrivit,  en  fournissant  les  explications  les  plus  précises,  et 
terminait  sa  lettre  par  cette  badinerie  :  «  Au  risque  de  vous  donner 
un  mal  de  nègre.  » 

Frédéric  ne  pouvait  faire  autrement  que  de  retourner  chez 
Arnoux.  Il  monta  dans  le  magasin,  et  ne  vit  personne.  La  maison 
de  commerce  croulant,  les  employés  imitaient  l'incurie  de  leur  patron. 

Il  côtoya  la  longue  étagère,  chargée  de  faïences,  qui  occupait 
d'un  bout  à  l'autre  le  milieu  de  l'appartement;  puis,  arrivé  au  fond, 
devant  le  comptoir,  il  marcha  plus  fort  pour  se  faire  entendre. 

La  portière  se  relevant,  Mme  Arnoux  parut. 

—  ((  Comment,  vous  ici  !  vous  !  » 

—  «  Oui  »  —  balbutia-t-elle,  un  peu  troublée.  —  «  Je  cher- 
chais....» 

Il  aperçut  son  mouchoir  près  du  pupitre,  et  devina  qu'elle  était 
descendue  chez  son  mari  pour  se  rendre  compte,  éclaircir  sans  doute 
une  inquiétude. 

—  «Mais...  vous  avez  peut-être  besoin  de  quelque  chose?» 
dit-elle. 

—  «  Un  rien,  madame.  » 

—  «  Ces  commis  sont  intolérables  !  ils  s'absentent  toujours.  » 


l'éducation  sentimentale  323 

On  ne  devait  pas  les  blâmer.  Au  contraire,  il  se  félicitait  de  la 
circonstance. 

Elle  le  regarda  ironiquement. 

—  «  Eh  bien,  et  ce  mariage }  » 
- —  «  Quel  mariage  ?  » 

—  «  Le  vôtre  !  » 

• —  «  Aloi  ?  Jamais  de  la  vie  !  » 
Elle  fit  un  geste  de  dénégation. 

—  «  Quand  cela  serait,  après  tout  ?  On  se  réfugie  dans  le  médiocre» 
p::i  désespoir  du  beau  qu'on  a  rêvé  !  » 

—  «  Tous  vos  rêves,  pourtant,  n'étaient  pas  si...  c?.'xdides  !  » 

—  «  Que  voulez- vous  dire  ?  »> 

—  «  Quand  vous  vous  promenez  aux  courses  avec...  des  per* 
sonnes  !  » 

Il  maudit  la  Maréchale.  Un  souvenir  lui  revint  : 

—  «  Mais  c'est  vous-même,  autrefois,  qui  m'avez  prié  de  la  voir» 
dans  l'intérêt  d'Arnoux.  » 

Elle  répliqua  en  hochant  la  tête  : 

—  «  Et  vous  en  profitez  pour  vous  distraire.  » 

—  «  Mon  Dieu  !  oublions  toutes  ces  sottises  !  » 

—  «  C'est  juste,  puisque  vous  allez  vous  marier  !  » 
Et  elle  retenait  son  soupir,  en  mordant  ses  lèvres. 
Alors,  il  s'écria  : 

—  «  Mais  je  vous  répète  que  non  !  Pouvez-vous  croire  que,  moi» 
avec  mes  besoins  d'intelligence,  mes  habitudes,  j'aille  m'enfouir  en 
province  pour  jouer  aux  cartes,  surveiller  des  maçons,  et  me  promener 
en  sabots  !  Dans  quel  but  alors }  On  vous  a  conté  qu'elle  était  riche 
n'est-ce  pas  ?  Ah  !  je  me  moque  bien  de  l'argent  !  Est-ce  qu'après  avoir 
désiré  tout  ce  qu'il  y  a  de  plus  beau,  de  plus  tendre,  de  plus  enchan- 
teur, une  sorte  de  paradis  sous  forme  humaine,  et  quand  je  l'ai  trouvé 
enfin,  cet  idéal,  quand  cette  vision  me  cache  toutes  les   autres....  » 

Et,  lui  prenant  la  tête  à  deux  mains,  il  se  mit  à  la  baiser  eur  les 
paupières,  en  répétant  : 


324  L  EDUCATION    SE^TIMENTALE 

—  «  Non  !  non  !  non  !  jamais  je  ne  me  marierai  !  jamais  !  jamais  !  » 
Elle  acceptait  ces  caresses,  figée  par  la  surprise  et  par  le  ravisse- 
ment. 

La  porte  du  magasin  sur  Tescalier  retomba.  Elle  fit  un  bond;  et 
elle  restait  la  main  étendue,  comme  pour  lui  commander  le  silence. 
Des  pas  se  rapprochèrent.  Puis  quelqu'un  dit  au  dehors  : 

—  «  Madame  est-elle  là  ?  » 

—  «  Entrez  !  » 

Mme  Arnoux  avait  le  coude  sur  le  comptoir  et  roulait  une  plume 
entre  ses  doigté,  tranquillement,  quand  le  teneur  de  livres  ouvrit  la 
portière. 

Frédéric  se  leva. 

—  «  Madame,  j'ai  bien  l'honneur  de  vous  saluer.  Le  service, 
n'est-ce  pas,  sera  prêt  ?  je  puis  compter  dessus  ?  » 

Elle  ne  répondit  rien.  Mais  cette  complicité  silencieuse  enflamma 
son  visage  de  toutes  les  rougeurs  de  l'adultère. 

Le  lendemain,  il  retourna  chez  elle,  on  le  reçut;  et,  afin  de  pour- 
suivre ses  avantages,  immédiatement,  sans  préambule,  Frédéric 
commença  par  se  justifier  de  la  rencontre  au  Champ  de  Mars.  Le 
hasard  seul  l'avait  fait  se  trouver  avec  cette  femme.  En  admettant 
qu'elle  fût  jolie  (ce  qui  n'était  pas  vrai),  comment  pourrait-elle  arrêter 
sa  pensée,  même  une  minute,  puisqu'il  en  aimait  une  autre  ! 

—  «  Vous  le  savez  bien,  je  vous  l'ai  dit.  » 
Mme  Arnoux  baissa  la  tête. 

—  «  Je  suis  fâchée  que  vous  me  l'ayez  dit.  » 

—  «  Pourquoi  ?  » 

—  «  Les  convenances  les  plus  simples  exigent  maintenant  que  je 
ne  vous  revoie  plus  !» 

Il  protesta  de  l'innocence  de  son  amour.  Le  passé  devait  lui 
répondre  de  l'avenir;  il  s'était  promis  à  lui-même  de  ne  pas  troubler 
5cn  existence,  de  ne  pas  l'étourdir  de  ses  plaintes. 

—  «  Mais,  hier,  mon  cœur  débordait.  » 

—  «  Nous  ne  devons  plus  songer  à  ce  moment-là,  mon  ami  !  » 


L  EDUCATION    SENTIMENTALE  325 

Cependant,  où  serait  le  mal  quand  deux  pauvres  êtres  confon- 
draient leur  tristesse  ? 

—  «  Car  vous  n'êtes  pas  heureuse  non  plus  !  oh  !  je  vous  connais, 
vous  n*avez  personne  qui  réponde  à  vos  besoins  d'affection,  de  dévoue- 
ment; je  ferai  tout  ce  que  vous  voudrez  !  Je  ne  vous  offenserai  pas  !... 
je  vous  le  jure.  » 

Et  il  se  laissa  tomber  sur  les  genoux,  malgré  lui,  s'affaissant  sous 
un  poids  intérieur  trop  lourd. 

—  «  Levez-vous  !  »  dit-elle,  «je  le  veux  !  ' 

Et  elle  lui  déclara  impérieusement  que  s'il  n'obéissait  pas,  il  ne 
la  reverrait  jamais. 

—  «  Ah  !  je  vous  en  défie  bien  !  »  reprit  Frédéric.  «  Qu'est-ce 
que  j'ai  à  faire  dans  le  monde  ?  Les  autres  s'évertuent  pour  la  richesse, 
la  célébrité,  le  pouvoir  !  Moi,  je  n'ai  pas  d'état,  vous  êtes  mon  occu- 
pation exclusive,  toute  ma  fortune,  le  but,  le  centre  de  mon  exis- 
tence, de  mes  pensées.  Je  ne  peux  pas  plus  vivre  sans  vous  que 
sans  l'air  du  ciel  !  Est-ce  que  vous  ne  sentez  pas  l'aspiration  de 
mon  âme  monter  vers  la  vôtre,  et  qu'elles  doivent  se  confondre,  et 
que  j 'en  meurs  ?  )) 

Mme  Arnoux  se  mit  à  trembler  de  tous  ses  membres. 

—  «  Oh  !  allez-vous-en }  je  vous  en  prie  !  » 

L'expression  bouleversée  de  sa  figure  l'arrêta.  Puis  il  fit  un  pas. 
Mais  elle  se  reculait,  en  joignant  les  deux  mains  : 

—  «  Laissez-moi  !  au  nom  du  ciel  !  de  grâce  !  » 
Et  Frédéric  l'aimait  tellement,  qu'il  sortit. 

Bientôt,  il  fut  pris  de  colère  contre  lui-même,  se  déclara  un 
imbécile,  et,  vingt-quatre  heures  après,  il  revint. 

Madame  n'y  était  pas.  Il  resta  sur  le  palier,  étourdi  de  fureur 
et  d'indignation.  Arnoux  parut,  et  lui  apprit  que  sa  femme,  le  matin 
même,  était  partie  s'installer  dans  une  petite  maison  de  campagne 
qu'ils  louaient  à  Auteuil,  ne  possédant  plus  celle  de  Saint-Cloud. 

—  «  C'est  encore  une  de  ses  lubies!  Enfin,  puisque  ça  l'arrange  ! 
et  moi  aussi  du  reste  :  tant  mieux  !  Dînons-nous  ensemble  ce  soir  ?  » 


226  L  EDUCATION    SENTIMENTALE 

Frédéric  allégua  une  affaire  urgente,  puis  courut  à  Auteuîl. 

Mme  Arnoux  laissa  échapper  un  cri  de  joie.  Alors,  toute  sa 
rancune  s'évanouit. 

Il  ne  parla  point  de  son  amour.  Pour  lui  inspirer  plus  de  conhanrc, 
îl  exagéra  même  sa  réserve;  et,  lorsqu'il  demanda  s'il  pouvait  revenir, 
elle  répondit  :  «  Mais  sans  doute,  »  —  en  offrant  sa  main,  qu'elle 
retira  presque  aussitôt. 

Frédéric,  dès  lors,  multiplia  ses  visites.  Il  promettait  au  cocher 
de  gros  pourboires.  Mais  souvent,  la  lenteur  du  cheval  l'impatientant, 
il  descendait;  puis,  hors  d'haleine,  grimpait  dans  un  omnibus;  et 
comme  il  examinait  dédaigneusement  les  figures  des  gens  assis  devant 
lui,  et  qui  n'allaient  pas  chez  elle  ! 

Il  reconnaissait  de  loin  sa  maison,  à  un  chèvrefeuille  énorme 
couvrant,  d'un  seul  côté,  les  planches  du  toit;  c'était  une  manière  de 
chalet  suisse  peint  en  rouge,  avec  un  balcon  extérieur.  Il  y  avait  dans 
le  jardin  trois  vieux  marronniers,  et  au  milieu,  sur  un  tertre,  un  parasol 
en  chaume  que  soutenait  un  tronc  d'arbre.  Sous  l'ardoise  des  murs, 
une  grosse  vigne  m.al  attachée  pendait  de  place  en  place,  comme  un 
câble  pourri.  La  sonnette  de  la  grille,  un  peu  rude  à  tirer,  prolongeait 
son  carillon,  et  on  était  toujours  longtemps  avant  de  venir.  Chaque 
fois,  il  éprouvait  une  angoisse,  une  peur  indéterminée. 

Puis  il  entendait  claquer,  sur  le  sable,  les  pantoufles  de  la  bonne; 
ou  bien  Mme  Arnoux  elle-même  se  présentait.  Il  arriva,  un  jour, 
derrière  son  dos,  comme  elle  était  accroupie,  devant  le  gazon,  à  cher- 
cher de  la  violette. 

L'humeur  de  sa  fille  l'avait  forcée  de  la  mettre  au  couvent.  Son 
gamin  passait  l'après-midi  dans  une  école,  Arnoux  faisait  de  longs 
déjeuners  au  Palais-Royal,  avec  Regimbart  et  l'ami  Compain.  Aucun 
fâcheux  ne  pouvait  les  surprendre. 

Il  était  bien  entendu  qu'ils  ne  devaient  pas  s'appartenir.  Cette 
convention,  qui  les  garantissait  du  péril,  facilitait  leurs  épanchements. 

Elle  lui  dit  son  existence  d'autrefois,  à  Chartres,  chez  sa  mère; 
sa  dévotion  vers  douze  ans;  puis  sa  fureur  de  musique,  lorsqu'elle 


l'éducation  sentimentale  327 

chantait  jusqu'à  la  nuit,  dans  sa  petite  chambre,  d'où  Ton  découvrait 
Jos  remparts.  Il  lui  conta  ses  mélancolies  au  collège,  et  comment 
dans  son  ciel  poétique  resplendissait  un  visage  de  femme,  si  bien 
qu'en  la  voyant  pour  la  première  fois,  il  l'avait  reconnue. 

Ces  discours  n'embrassaient,  d'habitude,  que  les  années  de  leur 
fréquentation.  Il  lui  rappelait  d'insignifiants  détails,  la  couleur  de 
sa  robe  à  telle  époque,  quelle  personne  un  jour  était  survenue,  ce 
qu'elle  avait  dit  une  autre  fois;  et  elle  répondait  tout  émerveillée  : 

—  «  Oui,  je  me  rappelle  !  » 

Leurs  goûts,  leurs  jugements  étaient  les  mêmes.  Souvent  celui 
des  deux  qui  écoutait  l'autre  s'écriait  : 

—  «  Moi  aussi  !  » 

Et  l'autre  à  son  tour  reprenait  : 

—  «  Moi  aussi  !  » 

Puis  c'étaient  d'interminables  plaintes  sur  la  Providence  : 

—  «  Pourquoi  le  ciel  ne  l'a-t-il  pas  voulu  !  Si  nous  nous  étions 
rencontrés  !...  )' 

—  «  Ah  !  si  j'avais  été  plus  jeune  !  »  soupirait-elle. 

—  «  Non  !  moi,  un  peu  plus  vieux.  » 

Et  ils  s'imaginaient  une  vie  exclusivement  amoureuse,  assez 
féconde  pour  remplir  les  plus  vastes  solitudes,  excédant  toutes  joies, 
défiant  toutes  les  misères,  011  les  heures  auraient  disparu  dans  un 
continuel  épanchement  d'eux-mêmes,  et  qui  aurait  fait  quelque  chose 
-de  resplendissant  et  d'élevé  comme  la  palpitation  des  étoiles. 

Presque  toujours,  ils  se  tenaient  en  plein  air  au  haut  de  l'escalier; 
•des  cimes  d'arbres  jaunies  par  l'automne  se  mamelonnaient  devant 
eux,  inégalement,  jusqu'au  bord  du  ciel  pâle;  ou  bien  ils  allaient  au 
bout  de  l'avenue,  dans  un  pavillon  ayant  pour  tout  meuble  un  canapé 
de  toile  grise.  Des  points  noirs  tachaient  la  glace;  les  murailles 
exhalaient  une  odeur  de  moisi;  —  et  ils  restaient  là,  causant  d'eux- 
mêmes,  des  autres,  de  n'importe  quoi,  avec  ravissement.  Quelquefois, 
;ies  rayons  du  soleil,  traversant  la  jalousie,  tendaient  depuis  le  plafond 
jusque  sur  les  dalles  comme  les  cordes  d'une  lyre,  des  Vr'irs  de  pous- 


328  l'éducation  sentimentale 

sière  tourbillonnaient  dans  ces  barres  lumineuses.  Elle  s'amusait  à 
les  fendre,  avec  sa  main;  —  Frédéric  la  saisissait,  doucement;  et  il 
:ontemplait  Tentrelacs  de  ses  veines,  les  grains  de  sa  peau,  la  forme 
de  ses  doigts.  Chacun  de  ses  doigts  était,  pour  lui,  plus  qu'une  chose^ 
presque  une  personne. 


L  EDUCATION    SENTIMENTALE  329 

Elle  lui  donna  ses  gants,  la  semaine  d'après  son  mouchoir.  Elle 
l'appelait  «  Frédéric  »,  il  l'appelait  «  Marie  »,  adorant  ce  nom-là,  fait 
exprès,  disait-il,  pour  être  soupiré  dans  l'extase,  et  qui  semblait 
contenir  des  nuages  d'encens,  des  jonchées  de  roses. 

Ils  arrivèrent  à  fixer  d'avance  le  jour  de  ses  visites;  et  sortant 
comme  par  hasard,  elle  allait  au-devant  de  lui,  sur  la  route. 

Elle  ne  faisait  rien  pour  exciter  son  amour,  perdue  dans  cette 
insouciance  qui  caractérise  les  grands  bonheurs.  Pendant  toute  la 
saison,  elle  porta  une  robe  de  chambre  en  soie  brune,  bordée  de 
velours  pareil,  vêtement  large  convenant  à  la  mollesse  de  ses  attitudes 
et  de  sa  physionomie  sérieuse.  D'ailleurs,  elle  touchait  au  mois  d'août 
des  femmes,  époque  tout  à  la  fois  de  réflexion  et  de  tendresse,  où  la 
maturité  qui  commence  colore  le  regard  d'une  flamme  plus  profonde, 
quand  la  force  du  cœur  se  mêle  à  l'expérience  de  la  vie,  et  que,  sur 
la  fin  de  ses  épanouissements,  l'être  complet  déborde  de  richesses 
dans  l'harmonie  de  sa  beauté.  Jamais  elle  n'avait  eu  plus  de  douceur, 
d'indulgence.  Sûre  de  ne  pas  faillir,  elle  s'abandonnait  à  un  sentiment 
qui  lui  semblait  un  droit  conquis  par  ses  chagrins.  Cela  était  si  bon, 
du  reste,  et  si  nouveau  !  Quel  abîme  entre  la  grossièreté  d'Arnoux 
et  les  adorations  de   Frédéric  ! 

Il  tremblait  de  perdre  par  un  mot  tout  ce  qu'il  croyait  avoir 
gagné,  se  disant  qu'on  peut  ressaisir  une  occasion  et  qu'on  ne  rattrape 
jamais  une  sottise.  Il  voulait  qu'elle  se  donnât,  et  non  la  prendre. 
L'assurance  de  son  amour  le  délectait  comme  un  avant-goût  de  la 
possession,  et  puis  le  charme  de  sa  personne  lui  troublait  le  cœur 
plus  que  les  sens.  C'était  une  béatitude  indéfinie,  un  tel  enivrement, 
qu'il  en  oubUait  jusqu'à  la  possibilité  d'un  bonheur  absolu.  Loin 
d'elle,  des  convoitises  furieuses  le  dévoraient. 

Bientôt  il  y  eut  dans  leurs  dialogues  de  grands  intervalles  de 
silence.  Quelquefois,  une  sorte  de  pudeur  sexuelle  les  faisait  rougir 
l'un  devant  l'autre.  Toutes  les  précautions  pour  cacher  leur  amour 
le  dévoilaient;  plus  il  devenait  fort,  plus  leurs  manières  étaient  con- 
tenues. Par  l'exercice  d'un  tel  mensonge,  leur  sensibilité  s'exaspéra. 


330  l'éducation  sentimentale 


Ils  jouissaient  délicieusement  de  la  senteur  des  feuilles  humides,  ils 
souffraient  du  vent  d'est,  ils  avaient  des  irritations  sans  cause,  des 
pressentiments  funèbres;  un  bruit  de  pas,  le  craquement  d'une  boi- 
serie leur  causaient  des  épouvantes  comme  s'ils  avaient  été  coupables  ; 
ils  se  sentaient  poussés  vers  un  abîme;  une  atmosphère  orageuse  les 
enveloppait;  et,  quand  des  doléances  échappaient  à  Frédéric,  elle 
s'accusait  elle-même. 

—  «  Oui  !  je  fais  mal  !  j'ai  l'air  d'une  coquette  !  Ne  venez  donc 
plus  1  » 

Alors,  il  répétait  les  mêmes  serments,  —  qu'elle  écoutait  chaque 
fois  avec  plaisir. 

Son  retour  à  Paris  et  les  embarras  du  jour  de  Tan  suspendirent 
un  peu  leurs  entrevues.  Quand  il  revint,  il  avait,  dans  les  allures, 
quelque  chose  de  plus  hardi.  Elle  sortait  à  chaque  minute  pour  donner 
des  ordres,  et  recevait,  malgré  ses  prières,  tous  les  bourgeois  qui 
venaient  la  voir.  On  se  livrait  alors  à  des  conversations  sur  Léotade, 
M.  Guizot,  le  Pape,  l'insurrection  de  Palerme  et  le  banquet  du 
XII^  arrondissement,  lequel  inspirait  des  inquiétudes.  Frédéric  se 
soulageait  en  déblatérant  contre  le  Pouvoir;  car  il  souhaitait,  comme 
Deslauriers,  un  bouleversement  universel,  tant  il  était  maintenant 
aigri.   Mme  Arnoux,  de  son  côté,  devenait  sombre. 

Son  mari,  prodiguant  les  extravagances,  entretenait  une  ouvrière 
de  la  manufacture,  celle  qu'on  appelait  la  Bordelaise.  Mme  Arnoux 
l'apprit  elle-même  à  Frédéric.  Il  voulait  tirer  de  là  un  argument 
«  puisqu'on  la  trahissait  ». 

—  «  Oh  !  je  ne  m'en  trouble  guère  !  »  dit-elle. 

Cette  déclaration  lui  parut  affermir  complètement  leur  intimité. 
Arnoux  s'en  méfiait-il.^ 

—  «  Non  !  pas  maintenant  !  » 

Elle  lui  conta  qu'un  soir,  il  les  avait  laissés  en  tête-à-tête,  puis 
était  revenu,  avait  écouté  derrière  la  porte,  et,  comme  tous  deux 
parlaient  de  choses  indifférentes,  il  vivait,  depuis  ce  temps-là,  dans 
une  entière  sécurité  ; 


>.', 


L  EDUCATION    SENTIMENTALE  33 1 

—  «Avec  raison,  n'est-ce  pas?»  dit  amèrement  Frédéric. 

—  K  Oui,   sans   doute  !  » 

Elle  aurait  fait  mieux  de  ne  pas  risquer  un  pareil  mot. 

Un  jour,  elle  ne  se  trouva  point  chez  elle,  à  Theure  où  il  avait 
coutume  d'y  venir.  Ce  fut,  pour  lui,  comme  une  trahison. 

Il  se  fâcha  ensuite  de  voir  les  fleurs  qu'il  apportait  toujours 
plantées  dans  un  verre  d'eau. 

—  «  Où  voulez-vous  donc  qu'elles  soient  ?  » 

—  «  Oh  !  pas  là  !  Du  reste,  elles  y  sont  moins  froidement  que 
sur  votre  cœur.  » 

Quelque  temps  après,  il  lui  reprocha  d'avoir  été  la  veille  aux 
Italiens,  sans  le  prévenir.  D'autres  l'avaient  vue,  admirée,  aimée 
peut-être;  Frédéric  s'attachait  à  ses  soupçons  uniquement  pour  la 
quereller,  la  tourmenter;  car  il  commençait  à  la  haïr,  et  c'était  bien 
le  moins  qu'elle  eût  une  part  de  ses  souffrances  ! 

Une  après-midi  (vers  le  milieu  de  février),  il  la  surprit  fort  émue. 
Eugène  se  plaignait  de  mal  à  la  gorge.  Le  docteur  avait  dit  pourtant 
que  ce  n'était  rien,  un  gros  rhume,  la  grippe.  Frédéric  fut  étonné 
par  l'air  ivre  de  l'enfant.  Il  rassura  sa  mère  néanmoins,  cita  en  exemple 
plusieurs  bambins  de  son  âge  qui  venaient  d'avoir  des  affections 
semblables  et  s'étaient  vite  guéris. 

—  «  Vraiment  ?» 

—  «  Mais  oui,  bien  sûr  !  » 

—  «  Oh  !  comme  vous  êtes  bon  !  » 

Et  elle  lui  prit  la  main.  Il  l'étreignit  dans  la  sienne. 

—  «  Oh  !  laissez-la.  » 

—  «  Qu'est-ce  que  cela  fait,  puisque  c'est  au  consolateur  que 
vous  l'offrez  !...  Vous  me  croyez  bien  pour  ces  choses,  et  vous  doutez 
de  moi...  quand  je  vous  parle  de  mon  amour  !  » 

—  «  Je  n'en  doute  pas,  mon  pauvre  ami  !  » 

—  «Pourquoi  cette  défiance,  comme  si  j'étais  un  misérable 
c^able  d'abuser  !...  » 

—  «  Oh  1  non  !...  » 


332  l'éducation  sentimentale 

—  «Si  j'avais  seulement  une  preuve!... 

—  «  Quelle  preuve  ?  » 

' —  «  Celle  qu'on  donnerait  au  premier  venu,  celle  que  vous 
m'avez  accordée   à  moi-même.  » 

Et  il  lui  rappela  qu'une  fois  ils  étaient  sortis  ensemble,  par  un 
crépuscule  d'hiver,  un  temps  de  brouillard.  Tout  cela  était  bien  loin, 
maintenant  !  Qui  donc  l'empêchait  de  se  montrer  à  son  bras,  devant 
tout  le  monde,  sans  crainte  de  sa  part,  sans  arrière  pensée  de  la  sienne, 
n'ayant  personne  autour  d'eux  pour  les  importuner? 

—  «  Soit  !  »  dit-elle,  avec  une  bravoure  de  décision  qui  stupéfia 
d'abord  Frédéric. 

Mais  il  reprit  vivement  : 

—  «  Voulez-vous  que  je  vous  attende  au  coin  de  la  rue  Tronchet 
et  de  la  rue  de  la  Ferme  ?  » 

—  «  Mon  Dieu  !  mon  ami...,  »  balbutiait  Mme  Arnoux. 
Sans  lui  donner  le  temps  de  réfléchir,  il  ajouta  : 

—  «  Mardi  prochain,  je  suppose  ?  » 

—  «  Mardi  ?  y> 

—  ((  Oui,  entre  deux  et  trois  heures  !  » 

—  «  J'y  serai  !  » 

Et  elle  détourna  son  visage,  par  un  mouvement  de  honte.  Frédéric 
lui  posa  ses  lèvres  sur  la  nuque. 

—  «  Oh  !  ce  n'est  pas  bien,  »  dit-elle.  «  Vous  me  feriez  repentir.  » 
Il  s'écarta,  redoutant  la  mobilité  ordinaire  des  femmes.  Puis,  fur 

le  seuil,  murmura,  doucement,  comme  une  chose  bien  convenue  : 

—  «  A  mardi  !  » 

Elle  baissa  ses  beaux  yeux  d'une  façon  discrète  et  résignée. 

Frédéric  avait  un  plan. 

Il  espérait  que,  grâce  à  la  pluie  ou  au  soleil,  il  pourrait  la  faire 
s'arrêter  sous  une  porte,  et  qu'une  fois  sous  la  porte,  elle  entrerait 
dans  la  maison.  Le  difficile  était  d'en  découvrir  une  convenable. 

Il  se  mit  donc  en  recherche,  et,  vers  le  milieu  de  la  rue  Tronchet, 
il  lut  de  loin,  sur  une  enseigne  :  Appartements  meublés. 


l'éducation  sentimentale  333 

Le  garçon,  comprenant  son  intention,  lui  montra  tout  de  suite, 
à  Tentresol,  une  chambre  et  un  cabinet  avec  deux  sorties.  Frédéric 
la  retint  pour  un  mois  et  paya  d'avance. 

Puis  il  alla  dans  trois  magasins  acheter  la  parfumerie  la  plus  rare; 
il  se  procura  un  morceau  de  fausse  guipure  pour  remplacer  l'affreux 
couvre-pieds  de  coton  rouge,  il  choisit  une  paire  de  pantoufles  en 
satin  bleu;  la  crainte  seule  de  paraître  grossier  le  modéra  dans  ses 
emplettes;  il  revint  avec  elles;  —  et  plus  dévotement  que  ceux  qui 
font  des  reposoirs,  il  changea  les  meubles  de  place,  drapa  lui-même 
les  rideaux,  mit  des  bruyères  sur  la  cheminée,  des  violettes  sur  la 
commode  ;  il  aurait  voulu  paver  la  chambre  tout  en  or.  «  C'est  demain,  » 
se  disait-il,  «  oui  demain  !  je  ne  rêve  pas.  »  Et  il  sentait  battre  son 
cœur  à  grands  coups  sous  le  délire  de  son  espérance;  puis,  quand 
tout  fut  prêt,  il  emporta  la  clef  dans  sa  poche,  comme  si  le  bonheur, 
qui  dormait  là,  avait  pu  s'en  envoler. 

Une  lettre  de  sa  mère  l'attendait  chez  lui  : 

«  Pourquoi  une  si  longue  absence  ?  Ta  conduite  commence  à 
paraître  ridicule.  Je  comprends  que,  dans  une  certaine  mesure, 
tu  aies  d'abord   hésité   devant  cette   union;   cependant,    réfléchis!» 

Et  elle  précisait  les  choses  :  quarante-cinq  mille  livres  de  rente. 
Du  reste,  «  on  en  causait  »;  et  M.  Roque  attendait  une  réponse  défini- 
tive. Quant  à  la  jeune  personne,  sa  position  véritablement  était  em- 
barrassante. «  Elle  t'aime  beaucoup.  » 

Frédéric  rejeta  la  lettre  sans  la  finir,  et  en  ouvrit  une  autre,  un 
billet   de   Deslauriers. 

c(  Mon  vieux, 

«  La  poire  est  mûre.  Selon  ta  promesse,  nous  comptons  sur  toi. 
c  On  se  réunit  demain  au  petit  jour,  place  du  Panthéon.  Entre  au 
c  café  Soufflot.  Il  faut  que  je  te  parle  avant  la  manifestation.  » 

—  «  Oh  !  je  les  connais,  leurs  manifestations.  Mille  grâces  !  j'ai 
un  rendez-vous  plus  agréable.  » 


334  l'éducation  sentimentale 

Et,  le  lendemain,  dès  onze  heures,  Frédéric  était  sorti.  Il  voulait 
donner  un  dernier  coup  d'oeil  aux  préparatifs;  puis,  qui  sait,  elle 
pouvait,  par  un  hasard  quelconque,  être  en  avance  ?  En  débouchant 
de  la  rue  Tronchet,  il  entendit  derrière  la  Madeleine  une  grande 
clameur;  il  s'avança;  et  il  aperçut  au  fond  de  la  place,  à  gauche,  des 
gens  en  blouse  et  des  bourgeois. 

En  effet,  un  manifeste  publié  dans  les  journaux  avait  convoqué  à 
cet  endroit  tous  les  souscripteurs  du  banquet  réformiste.  Le  Ministère^ 
presque  immédiatement,  avait  affiché  une  proclamation  l'interdisant. 
La  veille  au  soir,  l'opposition  parlementaire  y  avait  renoncé;  mais 
les  patriotes,  qui  ignoraient  cette  résolution  des  chefs,  étaient  venus 
au  rendez-vous,  suivis  par  un  grand  nombre  de  curieux.  Une  dépu- 
ration des  écoles  s'était  portée  tout  à  l'heure  chez  Odilon  Barrot. 
Elle  était  maintenant  aux  Affaires-Étrangères;  et  on  ne  savait  pas  si 
le  banquet  aurait  lieu,  si  le  Gouvernement  exécuterait  sa  menace,  si 
les  gardes  nationaux  se  présenteraient.  On  en  voulait  aux  Députés 
comme  au  Pouvoir.  La  foule  augmentait  de  plus  en  plus,  quand  tout 
à  coup  vibra  dans  les  airs  le  refrain  de  la  Marseillaise. 

C'était  la  colonne  des  étudiants  qui  arrivait.  Ils  marchaient  au 
pas,  sur  deux  files,  en  bon  ordre,  l'aspect  irrité,  les  mains  nues,  et 
tous  criant  par  intervalles  : 

—  «  Vive  la  Réforme  !  à  bas  Guizot  !  » 

Les  amis  de  Frédéric  étaient  là,  bien  sûr.  Ils  allaient  l'apercevoir 
et  l'entraîner.  Il  se  réfugia  vivement  dans  la  rue  de  l'Arcade. 

Quand  les  étudiants  eurent  fait  deux  fois  le  tour  de  la  Madeleine, 
ils  descendirent  vers  la  place  de  la  Concorde.  Elle  était  rempHe  de 
monde;  et  la  foule  tassée  semblait,  de  loin,  un  champ  d'épis  noirs  qui 
oscillaient. 

Au  même  moment,  des  soldats  de  la  ligne  se  rangèrent  en  bataille, 
à  gauche  de  l'église. 

Les  groupes  stationnaient,  cependant.  Pour  en  finir,  des  agents 
de  police  en  bourgeois  saisissaient  les  plus  mutins  et  les  emmenaient 
au  poste,  brutalement.  Frédéric,  malgré  son  indignation,  resta  muet; 


l'éducation  sentimentale  335 

on  aurait  pu  le  prendre  avec  les  autres,  et  il  aurait  manqué  Mme 
Arnoux. 

Peu  de  temps  après,  parurent  les  casques  des  municipaux.  Ils 
frappaient  autour  d'eux,  à  coups  de  plat  de  sabre.  Un  cheval  s'abattit; 
on  courut  lui  porter  secours  :  et,  dès  que  son  cavalier  fut  en  selle,  tous 
s'enfuirent. 

Alors,  il  y  eut  un  grand  silence.  La  pluie  fine,  qui  avait  mouillé 
l'asphalte,  ne  tombait  plus.  Des  nuages  s'en  allaient,  balayés  molh- 
ment  par  le  vent  d'ouest. 

Frédéric  se  mit  à  parcourir  la  rue  Tronchet,  en  regardant  devant 
lui  et  derrière  lui. 

Deux  heures  enfin  sonnèrent. 

—  «  Ah  !  c'est  maintenant  !  »  se  dit-il,  «  elle  sort  de  sa  maison, 
elle  approche;»  et,  une  minute  après  :  «Elle  aurait  eu  le  temps  de 
venir  ».  Jusqu'à  trois  heures,  il  tâcha  de  se  calmer.  «  Non,  elle  n'est 
pas  en  retard  ;  un  peu  de  patience  !  » 

Et,  par  désœuvrement,  il  examinait  les  rares  boutiques  :  un 
libraire,  un  sellier,  un  magasin  de  deuil.  Bientôt  il  connut  tous  les 
noms  des  ouvrages,  tous  les  harnais,  toutes  les  étoffes.  Les  marchands, 
à  force  de  le  voir  passer  et  repasser  continuellement,  furent  étonnés 
d'abord,  puis  effrayés,  et  ils  fermèrent  leur  devanture. 

Sans  doute,  elle  avait  un  empêchement,  et  elle  en  souffrait  aussi. 
Mais  quelle  joie  tout  à  l'heure  !  —  Car  elle  allait  venir,  cela  était 
certain  !  «  Elle  me  l'a  bien  promis  !  »  Cependant,  une  angoisse  intolé- 
rable le  gagnait. 

Par  un  mouvement  absurde,  il  rentra  dans  l'hôtel,  comme  si  elle 
avait  pu  s'y  trouver.  A  l'instant  même,  elle  arrivait  peut-être  dans  la 
rue.  Il  s'y  jeta.  Personne }  —  Et  il  se  remit  à  battre  le  trottoir. 

Il  considérait  les  fentes  des  pavés,  la  gueule  des  gouttières,  les 
candélabres,  les  numéros  au-dessus  des  portes.  Les  objets  les  plus 
minimes  devenaient  pour  lui  des  compagnons,  ou  plutôt  des  spectateur- 
ironiques;  et  les  façades  régulières  des  maisons  lui  semblaient  impis 
toyables.    Il    souffrait   du   froid   aux   pieds.   Il    se   sentait    dissoudre 


336  L  EDUCATION    SENTIMENTALE 

d'accablement.  La  répercussion  de  ses   pas   lui   secouait    la  cervelle. 

Quand  il  vit  quatre  heures  à  sa  montre,  il  éprouva  comme  un 
vertige,  une  épouvante.  Il  tâcha  de  se  répéter  des  vers,  de  calculer 
n'importe  quoi,  d'inventer  une  histoire.  Impossible  !  l'image  de 
Mme  Arnoux  l'obsédait.  Il  avait  envie  de  courir  à  sa  rencontre.  Mais 
quelle  route  prendre  pour  ne  pas  se  croiser  .î* 

Il  aborda  un  commissionnaire,  lui  mit  dans  la  main  cinq  francs, 
et  le  chargea  d'aller  rue  Paradis,  chez  Jacques  Arnoux,  pour  s'enquérir 
près  du  portier  «  si  Madame  était  chez  elle  ».  Puis  il  se  planta  au  coin 
de  la  rue  de  la  Ferme  et  de  la  rue  Tronchet,  de  manière  à  voir  simul- 
tanément dans  toutes  les  deux.  Au  fond  de  la  perspective,  sur  le 
boulevard,  des  masses  confuses  glissaient.  Il  distinguait  parfois 
l'aigrette  d'un  dragon,  un  chapeau  de  femme;  et  il  tendait  ses  prunelles 
pour  la  reconnaître.  Un  enfant  déguenillé  qui  montrait  une  marmotte, 
dans  une  boîte,  lui  demanda  l'aumône,  en  souriant. 

L'homme  à  la  veste  de  velours  reparut.  «  Le  portier  ne  Pavait 
pas  vue  sortir.  »  Qui  la  retenait  ?  Si  elle  était  malade,  on  l'aurait  dit  ! 
Etait-ce  une  visite  ?  Rien  de  plus  facile  que  de  ne  pas  recevoir.  Il  s 
frappa  le  front  : 

—  «  Ah  !  je  suis  bête  !  C'est  l'émeute  !  » 

Cette  explication  naturelle  le  soulagea.  Puis,  tout  à  coup  :  «  Mais 
son  quartier  est  tranquille.  »  Et  un  doute  abominable  l'assaillit  : 
«  Si  elle  allait  ne  pas  venir  ?  si  sa  promesse  n'était  qu'une  parole  pour 
m'évincer }  Non  !  non  !  »  Ce  qui  l'empêchait  sans  doute,  c'était  un 
hasard  extraordinaire,  un  de  ces  événements  qui  déjouent  toute 
prévoyance.  Dans  ce  cas-là,  elle  aurait  écrit.  Et  il  envoya  le  garçon 
d'hôtel  à  son  domicile,  rue  Rumfort,  pour  savoir  s'il  n'y  avait  point 
de  lettre. 

On  n'avait  apporté  aucune  lettre.  Cette  absence  de  nouvelles  le 
rassura. 

Du  nombre  des  pièces  de  monnaie  prises  au  hasard  dans  sa 
main,  de  la  physionomie  des  passants,  de  la  couleur  des  chevaux,  il 
tirait  des  présages;  et,  quand  l'augure  était  contraire,  il  s'efforçait 


L  EDUCATION    SENTIMENTALE  33^ 

de  ne  pas  y  croire.  Dans  ses  accès  de  fureur  contre  Mme  Arnoux, 
il  rinjuriuit  à  demi-voix.  Puis  c'étaient  des  faiblesses  à  s'évanouir,  et 
tout  à  coup  des  rebondissements  d'espérance.  Elle  allait  paraître.  Elle 
était  là,  derrière  son  dos.  Il  se  retournait  :  rien  !  Une  fois,  il  aperçut, 
à  trente  pas  environ,  une  femme  de  même  taille,  avec  la  même  robe. 
Il  la  rejoignit;  ce  n'était  pas  elle  !  Cinq  heures  arrivèrent  !  cinq  heures 
et  demie  !  six  heures  !  Le  gaz  s'allumait.  Mme  Arnoux  n'était  pas  venue. 

Elle  avait  rêvé,  la  nuit  précédente,  cju'elle  était  sur  le  trottoir 
de  la  rue  Tronchet  depuis  longtemps.  Elle  y  attendait  quelque  chose 
d'indéterminé,  de  considérable  néanmoins,  et,  sans  savoir  pourquoi, 
elle  avait  peur  d'être  aperçue.  Mais  un  maudit  petit  chien,  acharné 
contre  elle,  mordillait  le  bas  de  sa  robe.  Il  revenait  obstinément  et 
aboyait  toujours  plus  fort.  Mme  Arnoux  se  réveilla.  L'aboiement 
du  chien  continuait.  Elle  tendit  l'oreille.  Cela  partait  de  la  chambre 
de  son  fils.  Elle  s'y  précipita  pieds  nus.  C'était  l'enfant  lui-même 
qui  toussait.  Il  avait  les  mains  brûlantes,  la  face  rouge  et  la  voix  sin- 
gulièrement rauque.  L'embarras  de  sa  respiration  augmentait  de 
minute  en  minute.  Elle  resta  jusqu'au  jour,  penchée  sur  sa  couverture, 
à  l'observer. 

A  huit  heures,  le  tambour  de  la  garde  nationale  vint  prévenir 
M.  Arnoux  que  ses  camarades  l'attendaient.  Il  s'habilla  vivement  et 
s'en  alla,  en  promettant  de  passer  tout  de  suite  chez  leur  médecin, 
M.  Colot.  A  dix  heures,  M.  Colot  n'étant  pas  venu,  Mme  Arnoux 
expédia  sa  femme  de  chambre.  Le  docteur  était  en  voyage,  à  la  cam- 
pagne, et  le  jeune  homme  qui  le  remplaçait  faisait  des  courses. 

Eugène  tenait  sa  tête  de  côté,  sur  le  traversin,  en  fronçant  toujours 
ses  sourcils,  en  dilatant  ses  narines;  sa  pauvre  petite  figure  devenait 
plus  blême  que  ses  draps;  et  il  s'échappait  de  son  larynx  un  sifflement 
produit  par  chaque  inspiration,  de  plus  en  plus  courte,  sèche,  et 
comme  métallique.  Sa  toux  ressemblait  au  bruit  de  ces  mécaniques 
barbares  qui  font  japper  les  chiens  de  carton. 

Mme  Arnoux  fut  saisie  d'épouvante.  Elle  se  jeta  sur  les  sonnettes, 
en  appelant  au  secours,  en  criant  : 


338  l'éducation  sentimentale 

—  «  Un  médecin  !  un  médecin  !  » 

Dix  minutes  après  arriva  un  vieux  monsieur  en  cravate  blanche 
et  à  favoris  gris,  bien  taillés.  Il  fit  beaucoup  de  questions  sur  les  habi- 
tudes, l'âge  et  le  tempérament  du  jeune  malade,  puis  examina  sa  gorge, 
s'appliqua  la  tête  dans  son  dos  et  écrivit  une  ordonnance.  L'air  tran- 
quille de  ce  bonhomme  était  odieux.  Il  sentait  Tembaumement.  Elle 
aurait  voulu  le  battre.  Il  dit  qu'il  reviendrait  dans  la  soirée. 

Bientôt  les  horribles  quintes  recommencèrent.  Quelquefois, 
l'enfant  se  dressait  tout  à  coup.  Des  mouvements  convulsifs  lui 
secouaient  les  muscles  de  la  poitrine,  et,  dans  ses  aspirations,  son 
ventre  se  creusait  comme  s'il  eût  suffoqué  d'avoir  couru.  Puis  il- 
retombait  la  tête  en  arrière  et  la  bouche  grande  ouverte.  Avec  des 
précautions  infinies,  Mme  Arnoux  tâchait  de  lui  faire  avaler  le  contenu 
des  fioles,  du  sirop  d'ipécacuana,  une  potion  kermétisée.  Mais  il 
repoussait  la  cuiller,  en  gémissant  d'une  voix  faible.  On  aurait  dit 
qu'il  soufflait  ses  paroles. 

De  temps  à  autre,  elle  relisait  l'ordonnance.  Les  observations 
du  formulaire  l'effrayaient;  peut-être  que  le  pharmacien  s'était 
trompé  !  Son  impuissance  la  désespérait.  L'élève  de  M.  Colot  arriva. 

C'était  un  jeune  homme  d'allures  modestes,  neuf  dans  le  métier,, 
et  qui  ne  cacha  point  son  impression.  Il  resta  d'abord  indécis,  par  peur 
de  se  compromettre,  et  enfin  prescrivit  l'application  de  morceaux: 
de  glace.  On  fut  longtemps  à  trouver  de  la  glace.  La  vessie  qui  conte- 
nait les  morceaux  creva.  Il  fallut  changer  la  chemise.  Tout  ce  dérange- 
ment provoqua  un  nouvel  accès  plus  terrible. 

L'enfant  se  mit  à  arracher  les  linges  de  son  cou,  comme  s'il  avait 
voulu  retirer  l'obstacle  qui  l 'étouffait,  et  il  égratignait  le  mur,  saisissait 
les  rideaux  de  sa  couchette,  cherchant  un  point  d'appui  pour  respirer. 
Son  visage  était  bleuâtre  maintenant,  et  tout  son  corps,  trempé  d'une 
sueur  froide,  paraissait  maigrir.  Ses  yeux  hagards  s'attachaient  sur 
sa  mère  avec  terreur  II  lui  jetait  les  bras  autour  du  cou,  s'y  suspendait 
d'une  façon  désespérée;  et,  en  repoussant  ses  sanglots,  elle  balbutiait 
des  paroles  tendres  : 


L  EDUCATION    SENTIMENTALE  339 

—  «  Oui,  mon  amour,  mon  ange,  mon  trésor  !  » 
Puis,  des  moments  de  calme  survenaient. 

Elle  alla  chercher  des  joujoux,  un  polichinelle,  une  collection 
d'images,  et  les  étala  sur  son  lit,  pour  le  distraire.  Elle  essaya  même 
de  chanter. 

Elle  commença  une  chanson  qu'elle  lui  disait  autrefois,  quand 
elle  le  berçait  en  Temmaillottant  sur  cette  même  petite  chaise  de 
tapisserie.  Mais  il  frissonna  dans  la  longueur  entière  de  son  corps, 
comme  une  onde  sous  un  coup  de  vent  ;  les  globes  de  ses  yeux  saillis- 
saient :  elle  crut  qu'il  allait  mourir,  et  se  détourna  pour  ne  pas  le 
voir. 

Un  instant  après,  elle  eut  la  force  de  le  regarder.  Il  vivait  encore. 
Les  heures  se  succédèrent,  lourdes,  mornes,  interminables,  déses- 
pérantes; et  elle  n'en  comptait  plus  les  minutes  qu'à  la  progression 
de  cette  agonie.  Les  secousses  de  sa  poitrine  le  jetaient  en  avant 
comme  pour  le  briser;  à  la  fin,  il  vomit  quelque  chose  d'étrange, 
qui  ressemblait  à  un  tube  de  parchemin.  Qu'était-ce  .^^  Elle  s'imagina 
qu'il  avait  rendu  un  bout  de  ses  entrailles.  Mais  il  respirait  largement, 
régulièrement.  Cette  apparence  de  bien-être  l'effraya  plus  que  tout 
le  reste;  elle  se  tenait  comme  pétrifiée,  les  bras  pendants,  les  yeux 
fixes,  quand  M.  Colot  survint.  L'enfant,  selon  lui,  était  sauvé. 

Elle  ne  comprit  pas  d'abord,  et  se  fit  répéter  la  phrase.  N'était-ce 
pas  une  de  ces  consolations  propres  aux  médecins  ?  Le  docteur  s'en 
alla  d'un  air  tranquille.  Alors,  ce  fut  pour  elle  comme  si  les  cordes 
qui  serraient  son  cœur  se  fussent  dénouées. 

—  «  Sauvé  !  Est-ce  possible  !  » 

Tout  à  coup,  l'idée  de  Frédéric  lui  apparut  d'une  façon  nette 
et  inexorable.  C'était  un  avertissement  de  la  Providence.  Mais  le 
Seigneur,  dans  sa  miséricorde,  n'avait  pas  voulu  la  punir  tout  à  fait  ! 
Quelle  expiation,  plus  tard,  si  elle  persévérait  dans  cet  amour  !  Sans 
doute,  on  insulterait  son  fils  à  cause  d'elle;  et  Mme  Arnoux  l'aperçut 
jeune  homme,  blessé  dans  une  rencontre,  rapporté  sur  un  brancard, 
mourant.  D'un  bond,  elle  se  précipita  sur  la  petite  chaise;  et  de  toutes 


34©  L  EDUCATION    SENTIMENTALE 

ses  forces,  lançant  son  âme  dans  les  hauteurs,  elle  offrit  à  Dieu,  comme 
un  holocauste,  le  sacrifice  de  sa  première  passion,  de  sa  seule  faiblesse. 

Frédéric  était  revenu  chez  lui.  Il  restait  dans  son  fauteuil,  sans 
même  avoir  la  force  de  la  maudire.  Une  espèce  de  sommeil  le  gagna; 
et,  à  travers  son  cauchemar,  il  entendait  la  pluie  tomber,  en  croyant 
toujours  qu'il  était  là-bas,  sur  le  trottoir. 

Le  lendemain,  par  une  dernière  lâcheté,  il  envoya  encore  un 
commissionnaire   chez   Mme   Arnoux. 

Soit  que  le  Savoyard  ne  fît  pas  la  commission,  ou  qu^elle  eût 
trop  de  choses  à  dire  pour  s'expliquer  d'un  mot,  la  même  réponse 
fut  rapportée.  L'insolence  était  trop  forte  !  Une  colère  d'orgueil  le 
saisit.  Il  se  jura  de  n'avoir.plus  même  un  désir;  et,  com.me  un  feuillage 
emporté  par  un  ouragan,  son  amour  disparut.  11  en  ressentit  un 
soulagement,  une  joie  stoïque,  puis  un  besoin  d'actions  violentes; 
et  il  s'en  alla  au  hasard,  par  les  rues. 

Des  hommes  des  faubourgs  passaient,  armés  de  fusils,  de  vieux 
sabres,  quelques-uns  portant  des  bonnets  rouges,  et  tous  chantant 
la  Marseillaise  ou  les  Girondins.  Çà  et  là,  un  garde  national  se  hâtait 
pour  rejoindre  sa  mairie.  Des  tambours,  au  loin,  résonnaient.  On  se 
battait  à  la  porte  Saint-Martin.  Il  }'  avait  dans  l'air  quelque  chose 
de  gaillard  et  de  belliqueux.  Frédéric  marchait  toujours.  L'agitation 
de  la  grande  ville  le  rendait  gai. 

A  la  hauteur  de  Frascati,  il  aperçut  les  fenêtres  de  la  Maréchale; 
une  idée  folle  lui  vint,  une  réaction  de  jeunesse.  Il  traversa  le  boule- 
vard. 

On  fermait  la  porte  cochère  ;  et  Delphine,  la  femme  de  chambre, 
en  train  d'écrire  dessus  avec  un  charbon  :  «  Armes  données,  »  lui  dit 
vivement  : 

—  «  Ah  !  Madame  est  dans  un  bel  état  !  Elle  a  renvoyé  ce  matin 
son  groom  qui  l'insultait.  Elle  croit  qu'on  va  piller  partout  !  Elle 
crève  de  peur  !  d'autant  plus  que  Monsieur  est  parti  !  » 

■ —  «  Quel  monsieur  ?  » 

—  «  Le  Prince  !  » 


l'éducation  sentimentale  341 

Frédéric  entra  dans  le  boudoir,  La  Maréchale  parut,  en  jupon, 
les  cheveux  sur  le  dos,  bouleversée. 

—  «  Ah  !  merci  !  tu  viens  me  sauver  !  c'est  la  seconde  fois  !  tu 
n'en  demandes  jamais  le  prix,  toi  !  » 

—  «  Mille  pardons  !  »  dit  Frédéric,  en  lui  saisissant  la  taille  dans 
les  deux  mains. 

—  «  Comment  ?  que  fais-tu  ?  »  balbutia  la  Maréchale,  à  la  fois 
surprise  et  égayée  par  ces  manières. 

Il  répondit  : 

—  «  Je  suis  la  mode,  je  me  réforme.  » 

Elle  se  laissa  renverser  sur  le  divan,  et  continuait  à  rire  sous  ses 

baisers. 

Ils  passèrent  l'après-midi  à  regarder,  de  leur  fenêtre,  le  peuple 
dans  la  rue.  Puis  il  Temmena  dîner  aux  Trois-Frères-Provençaux. 
Le  repas  fut  long,  délicat.  Ils  s'en  revinrent  à  pied,  faute  de  voiture. 

A  la  nouvelle  d'un  changement  de  ministère,  Paris  avait  changé. 
Tout  le  monde  était  en  joie;  des  promeneurs  circulaient,  et  des  lam- 
pions à  chaque  étage  faisaient  une  clarté  comme  en  plein  jour.  Les 
soldats  regagnaient  lentement  leurs  casernes,  harassés,  l'air  triste. 
On  les  saluait  en  criant  :  «  Vive  la  ligne  !  »  Ils  continuaient  sans 
répondre.  Dans  la  garde  nationale,  au  contraire,  les  officiers,  rouges 
d'enthousiasme,  brandissaient  leur  sabre  en  vociférant:  «Vive  la 
réforme  !  »  et  ce  mot-là,  chaque  fois,  faisait  rire  les  deux  amants. 
Frédéric  blaguait,  était  très  gai. 

Par  la  rue  Duphot,  ils  atteignirent  les  boulevards.  Des  lanternes 
vénitiennes,  suspendues  aux  maisons,  formaient  des  guirlandes  de 
feux.  Un  fourmillement  confus  s'agitait  en  dessous;  au  milieu  de 
cette  ombre,  par  endroits,  brillaient  des  blancheurs  de  baïonnettes. 
Un  grand  brouhaha  s'élevait.  La  foule  était  trop  compacte,  le  retour 
direct  impossible;  et  ils  entraient  dans  la  rue  Caumartin,  quand, 
tout  à  coup,  éclata  derrière  eux  un  bruit,  pareil  au  craquement  d'une 
immense  pièce  de  soie  que  l'on  déchire.  C'était  la  fusillade  du  boule- 
vard  des   Capucines. 


342 


l'éducation  sentimentale 


«Ah  !  on  casse  quelques  bourgeois,  »  dit  Frédéric  tranquille- 

j^ent, — car  il  y  a  des  situations  où  Thomme  le  moins  cruel  est  si  détaché 
des  autres,  qu'il  verrait  périr  le  genre  humain  sans  un  battement 

de  cœur. 

\  La  Maréchale,  cramponnée  à  son  bras,  claquait  des  dents.  Elle 
se  déclara  incapable  de  faire  vingt  pas  de  plus.  Alors,  par  un  raffine- 
ment de  haine,  pour  mieux  outrager  en  son  âme  Mme  Arnoux,  il 
l'emmena  jusqu'à  l'hôtel  de  la  rue  Tronchet,  dans  le  logement  préparé 

pour  l'autre. 

Les  fleurs  n'étaient  pas  flétries.  La  guipure  s'étalait  sur  le  lit. 
31  tira  de  l'armoire  les  petites  pantoufles.  Rosanette  trouva  ces  préve- 
nances fort  délicates. 

Vers  une  heure,  elle  fut  réveillée  par  des  roulements  lointains; 
et  elle  le  vit  qui  sanglotait,  la  tête  enfoncée  dans  l'oreiller. 

—  «  Qu'as-tu  donc,  cher  amour  ?  » 

—  «  C'est  excès  de  bonheur,  »  dit  Frédéric.  «  Il  y  avait  trop 
longtemps  que  je  te  désirais  !  » 


TROISIÈME  PARTIE 


« 


<^, 


Le  bruit  d'une  fusillade  le  tira  brusquement  de  son  sommeil; 
et,  malgré  les  instances  de  Rosanette,  Frédéric,  à  toute  force,  voulut 
aller  voir  ce  qui  se  passait.  Il  descendit  les  Champs-Elysées,  d'où 
les  coups  de  feu  étaient  partis.  A  Tangle  de  la  rue  Saint-Ilonoré,  des 
hommes  en  blouse  le  croisèrent  en  criant  : 

—  «  Non  !  pas  par  là  !  au  Palais-Royal  !  » 

Frédéric  les  suivit.  On  avait  arraché  les  grilles  de  TAssomption. 
Plus  loin,  il  remarqua  trois  pavés  au  milieu  de  la  voie,  le  commence- 
ment d'une  barricade,  sans  doute,  puis  des  tessons  de  bouteilles,  et 
des  paquets  de  fil  de  fer  pour  embarrasser  la  cavalerie,  quand  tout 
à  coup  s'élança  d'une  ruelle  un  grand  jeune  homme  pâle,  dont  les 
cheveux  noirs  flottaient  sur  les  épaules,  prises  dans  une  espèce  de 
maillot  à  pois  de  couleur.  Il  tenait  un  long  fusil  de  soldat,  et  courait 
sur  la  pointe  de  ses  pantoufles,  avec  l'air  d'un  somnambule  et  leste 
comme  un  tiçre.  On  entendait,  par  intervalles,  une  détonation. 


2^6  l'éducation  sentimentale 

La  veille  au  soir,  le  spectacle  du  chariot  contenant  cinq  cadavres 
recueillis  parmi  ceux  du  boulevard  des  Capucines  avait  changé  les 
dispositions  du  peuple;  et,  pendant  qu'aux  Tuileries  les  aides  de  camp 
se  succédaient,  et  que  M.  Mole,  en  train  de  faire  un  cabinet  nouveau, 
ne  revenait  pas,  et  que  M.  Thiers  tâchait  d'en  composer  un  autre, 
et  que  le  Roi  chicanait,  hésitait,  puis  donnait  à  Bugeaud  le  commande- 
ment général  pour  l'empêcher  de  s'en  servir,  l'insurrection,  comme 
dirigée  par  un  seul  bras,  s'organisait  formidablement.  Des  hommes 
d'une  éloquence  frénétique  haranguaient  la  foule  au  coin  des  rues; 
d'autres  dans  les  églises  sonnaient  le  tocsin  à  pleine  volée;  on  coulait 
du  plomb,  on  roulait  des  cartouches;  les  arbres  des  boulevards,  les 
vespasiennes,  les  bancs,  les  grilles,  les  becs  de  gaz,  tout  fut  arraché, 
renversé;  Paris,  le  matin,  était  couvert  de  barricades.  La  résistance 
ne  dura  pas;  partout  la  garde  nationale  s'interposait;  —  si  bien  qu'à 
huit  heures,  le  peuple,  de  bon  gré  ou  de  force,  possédait  cinq  casernes, 
presque  toutes  les  mairies,  les  points  stratégiques  les  plus  sûrs.  D'elle- 
même,  sans  secousses,  la  monarchie  se  fondait  dans  une  dissolution 
rapide;  et  on  attaquait  maintenant  le  poste  du  Château-d'Eau,  pour 
délivrer  cinquante  prisonniers,  qui  n'y  étaient  pas. 

Frédéric  s'arrêta  forcément  à  l'entrée  de  la  place.  Des  groupes 
en  armes  l'emplissaient.  Des  compagnies  de  la  ligne  occupaient  les 
rues  Saint-Thomas  et  Fromanteau.  Une  barricade  énorme  bouchait 
la  rue  de  Valois.  La  fumée  qui  se  balançait  à  sa  crête  s 'entr 'ouvrit, 
des  hommes  couraient  dessus  en  faisant  de  grands  gestes,  ils  dispa- 
rurent; puis  la  fusillade  recommença.  Le  poste  y  répondait,  sans  qu'on 
vît  personne  à  l'intérieur;  ses  fenêtres,  défendues  par  des  volets  de 
chêne,  étaient  percées  de  meurtrières;  et  le  monument  avec  ses  deux 
étages,  ses  deux  ailes,  sa  fontaine  au  premier  et  sa  petite  porte  au 
milieu,  commençait  à  se  moucheter  de  taches  blanches  sous  le  heurt 
des  balles.  Son  perron  de  trois  marches  restait  vide. 

A  côté  de  Frédéric,  un  homme  en  bonnet  grec  et  portant  une 
giberne  par-dessus  sa  veste  de  tricot  se  disputait  avec  une  femme 
coiffée  d'un  madras.  Elle  lui  disait  : 


l'éducation  sentimentale  347 

—  «  Mais  reviens  donc  !  reviens  donc  !  » 

—  «  Laisse-moi  tranquille  !  »  répondait  le  mari.  «  Tu  peux  bien 
surveiller  la  loge  toute  seule.  Citoyen,  je  vous  le  demande,  est-ce 
juste?  J'ai  fait  mon  devoir  partout,  en  1830,  en  32,  en  34,  en  39  ! 
Aujourd'hui,  on  se  bat  !  Il  faut  que  je  me  batte  !  —  Va-t'en  !  » 

Et  la  portière  finit  par  céder  à  ses  remontrances  et  à  celles  d'un 
garde  national  près  d'eux,  quadragénaire  dont  la  figure  bonasse  était 
ornée  d'un  collier  de  barbe  blonde.  Il  chargeait  son  arme  et  tirait, 
tout  en  conversant  avec  Frédéric,  aussi  tranquille  au  milieu  de  l'émeute 
qu'un  horticulteur  dans  son  jardin.  Un  jeune  garçon  en  serpillière 
le  cajolait  pour  obtenir  des  capsules,  afin  d'utiliser  son  fusil,  une  belle 
carabine  de  chasse  que  lui  avait  donnée  «  un  monsieur  ». 

—  «  Empoigne  dans  mon  dos,  »  dit  le  bourgeois  «  et  efïace-toi  ! 
tu  vas  te  faire  tuer  !  » 

Les  tambours  battaient  la  charge.  De»  cris  aigus,  des  hourras 
de  triomphe  s'élevaient.  Un  remous  continuel  faisait  osciller  la  multi- 
tude. Frédéric,  pris  entre  deux  masses  profondes,  ne  bougeait  pas, 
faeciné  d'ailleurs  et  s'amusant  extrêmement.  Les  blessés  qui  tombaient, 
les  morts  étendus  n'avaient  pas  l'air  de  vrais  blessés,  de  vrais  morts. 
Il  lui  semblait  assister  à  un  spectacle. 

Au  milieu  de  la  hpule,  par-dessus  des  têtes,  on  aperçut  un  vieillard 
en  habit  noir  sur  un  cheval  blanc,  à  selle  de  velours.  D'une  main,  il 
tenait  un  rameau  vert,  de  l'autre  un  papier,  et  les  secouait  avec  obsti- 
nation. Enfin,  désespérant  de  se  faire  entendre,  il  se  retira. 

La  troupe  de  ligne  avait  disparu  et  les  municipaux  restaient  seuls 
à  défendre  le  poste.  Un  flot  d'intrépides  se  rua  sur  le  perron;  ils 
s'abattirent,  d'autres  survinrent;  et  la  porte,  ébranlée  sous  des  coups 
de  barre  de  fer,  retentissait;  les  municipaux  ne  cédaient  pas.  Mais 
une  calèche  bourrée  de  foin,  et  qui  brûlait  comme  une  torche  géante, 
fut  tramée  contre  les  murs.  On  apporta  vite  des  fagots,  de  la  paille, 
un  baril  d'esprit-de-vin.  Le  feu  monta  le  long  des  pierres;  l'édifice 
se  mit  à  fumer  partout  comme  une  solfatare;  et  de  larges  flammes, 
au  sommet,  entre  les  balustres  de  la  terrasse,  s'échappaient  avec  un 


348  l'éducation  sentimentale 

bruit  strident.  Le  premier  étage  du  Palais-Royal  s'était  peuplé  de 
gardes  nationaux.  De  toutes  les  fenêtres  de  la  place,  on  tirait  ;  les  balles 
sifflaient;  Teau  de  la  fontaine  crevée  se  mêlait  avec  le  sang,  faisait 
des  flaq»jes  par  terre;  on  glissait  dans  la  boue  sur  des  vêtements,  des 
shakos,  des  armes;  Frédéric  sentit  sous  son  pied  quelque  chose  de 
mou;  c'était  la  main  d'un  sergent  en  capote  grise,  couché  la  face  dans 
le  ruisseau.  Des  bandes  nouvelles  de  peuple  arrivaient  toujours,  pous- 
sant les  combattants  sur  le  poste.  La  fusillade  devenait  plus  pressée. 
Les  marchands  de  vin  étaient  ouverts;  on  allait  de  temps  à  autre  y 
fumer  une  pipe,  boire  une  chope,  puis  on  retournait  se  battre.  Un 
chien  perdu  hurlait.  Cela  faisait  rire. 

Frédéric  fut  ébranlé  par  le  choc  d'un  homme  qui,  une  balle  dans 
les  reins,  tomba  sur  son  épaule,  en  râlant.  A  ce  coup,  dirigé  peut-être 
contre  lui,  il  se  sentit  furieux;  et  il  se  jetait  en  avant  quand  un  garde 
national  l'arrêta  : 

—  «  C'est  inutile  !  le  Roi  vient  de  partir.  Ah  !  si  vous  ne  me 
croyez  pas,  allez-y  voir  !  » 

Une  pareille  assertion  calma  Frédéric.  La  place  du  Carrousel 
avait  un  aspect  tranquille.  L'hôtel  de  Nantes  s'y  dressait  toujours 
solitairement;  et  les  maisons  par  derrière,  le  dôme  du  Louvre  en 
face,  la  longue  galerie  de  bois  à  droite  et  le  vague  terrain  qui  ondulait 
jusqu'aux  baraques  des  étalagistes,  étaient  comme  noyés  dans  la 
couleur  grise  de  l'air,  où  de  lointains  murmures  semblaient  se  con- 
fondre avec  la  brum^e,  —  tandis  qu'à  l'autre  bout  de  la  place,  un  jour 
cru,  tombant  par  un  écartement  des  nuages  sur  la  façade  des  Tuileries, 
découpait  en  blancheur  toutes  ses  fenêtres.  Il  y  avait  près  de  l'Arc 
de  Triomphe  un  cheval  mort,  étendu.  Derrière  les  grilles,  des  groupes 
de  cinq  à  six  personnes  causaient.  Les  portes  du  château  étaient 
ouvertes,  les  domestiques  sur  le  seuil  laissaient  entrer. 

En  bas,  dans  une  petite  salle,  des  bols  de  café  au  lait  étaient 
servis.  Quelques-uns  des  curieux  s'attablèrent  en  plaisantant;  les 
autres  restaient  debout,  et,  parmi  ceux-là,  un  cocher  de  fiacre.  Il 
saisit  à  deux  mains  un  bocal  plein  de  sucre  en  poudre,  jeta  un  regard 


l'éducation  sentimentale  349 

inquiet  de  droite  et  de  gauche,  puis  se  mit  à  manger  voracement, 
son  nez  plongeant  dans  le  goulot.  Au  bas  du  grand  escalier,  un 
homme  écrivait  son  nom  sur  un  registre.  Frédéric  le  reconnut  par 
derrière. 

—  «  Tiens,  Hussonnet  !  » 

—  «  Mais  oui,  »  répondit  le  bohème.  «  Je  m'introduis  à  la  Cour. 
Voilà  une  bonne  farce,  hein  ?  » 

—  «  Si  nous  montions  ?  » 

Et  ils  arrivèrent  dans  la  salle  des  Maréchaux.  Les  portraits  de 
ces  illustres,  sauf  celui  de  Bugeaud  percé  au  ventre,  étaient  tous 
intacts.  Ils  se  trouvaient  appuyés  sur  leur  sabre,  un  affût  de  canon 
derrière  eux,  et  dans  des  attitudes  formidables  jurant  avec  la  circons- 
tance. Une  grosse  pendule  marquait  une  heure  vingt  minutes. 

Tout  à  coup  la  Marseillaise  retentit.  Hussonnet  et  Frédéric  se 
penchèrent  sur  la  rampe.  C'était  le  peuple.  Il  se  précipita  dans  Tesca- 
lier,  en  secouant  à  fiots  vertigineux  des  têtes  nues,  des  casques,  des 
bonnets  rouges,  des  baïonnettes  et  des  épaules,  si  impétueusement, 
que  des  gens  disparaissaient  dans  cette  masse  grouillante  qui  montait 
toujours,  comme  un  fleuve  refoulé  par  une  marée  d'équinoxe,  avec 
un  long  mugissement,  sous  une  impulsion  irrésistible.  En  haut,  elle 
se  répandit,  et  le  chant  tomba. 

On  n'entendait  plus  que  les  piétinements  de  tous  les  souliers, 
avec  le  clapotement  des  voix.  La  foule  inofïensive  se  contentait  de 
regarder.  Mais,  de  temps  à  autre,  un  coude  trop  à  l'étroit  enfonçait 
une  vitre,  ou  bien  un  vase,  une  statuette  déroulait  d'une  console, 
par  terre.  Les  boiseries  pressées  craquaient.  Tous  les  visages  étaient 
rouges,  la  sueur  en  coulait  à  larges  gouttes;  Hussonnet  fit  cette 
remarque  : 

—  «  Les  héros  ne  sentent  pas  bon  !  » 

—  «  Ah  !  vous  êtes  agaçant,  »  reprit  Frédéric. 

Et  poussés  malgré  eux,  ils  entrèrent  dans  un  appartement  où 
s'étendait,  au  plafond,  un  dais  de  velours  rouge.  Sur  le  trône,  en  des- 
sous, était  assis  un  prolétaire  à  barbe  noire,  la  chemise  entr'ouverte, 


350  L  EDUCATION    SENTIMENTALE 

Tair  hilare  et  stiipide  comme  un  magot.  D'autres  gravissaient  l'estrade 
pour  s'asseoir  à  sa  place. 

—  ((  Quel  mythe  !  »  dit  Hussonnet.  «  Voilà  le  peuple  souverain  !  » 
Le  fauteuil  fut  enlevé  à  bout  de  bras,  et  traversa  toute  la  salle  en 

se  balançant. 

—  «  Saprelotte  !  comme  il  chaloupe  !  Le  vaisseau  de  l'État  est 
ballotté  sur  une  mer  orageuse  !  Cancane-t-il  !  cancane-t-il  !  » 

On  l'avait  approché  d'une  fenêtre,  et,  au  milieu  des  sifflets,  on 
le  lança. 

—  «  Pauvre  vieux  !  »  dit  Hussonnet  en  le  voyant  tomber  dans 
le  jardin,  où  il  fut  repris  vivement  pour  être  promené  ensuite  jusqu'à 
la  Bastille,  et  brûlé. 

Alors,  une  joie  frénétique  éclata,  comme  si,  à  la  place  du  trône^ 
un  avenir  de  bonheur  illimité  avait  paru;  et  le  peuple,  moins  par  ven- 
geance que  pour  affirmer  sa  possession,  brisa,  lacéra  les  glaces  et  les 
rideaux,  les  lustres,  les  flambeaux,  les  tables,  les  chaises,  les  tabourets, 
tous  les  meubles,  jusqu'à  des  albums  de  dessins,  jusqu'à  des  corbeilles 
de  tapisserie.  Puisqu'on  était  victorieux,  ne  fallait-il  pas  s'amuser  l 
La  canaille  «'affubla  ironiquement  de  dentelles  et  de  cachemires.  Des 
crépinei»  d'or  s'enroulèrent  aux  manches  des  blouses,  des  chapeaux  à 
plumes  d'autruche  ornaient  la  tête  des  forgerons,  des  rubans  de  la 
Légiop  d'honneur  firent  des  ceintures  aux  prostituées.  Chacun  satis- 
faisait son  caprice;  les  uns  dansaient,  d'autres  buvaient.  Dans  la 
chambre  de  Ja  Reine,  une  femme  lustrait  ses  bandeaux  avec  de  la 
pommade;  derrière  un  paravent,  deux  amateurs  jouaient  aux  cartes; 
Hussonnet  montra  à  Frédéric  un  individu  qui  fumait  son  brûle-gueule 
accoudé  sur  un  balcon;  et  le  délire  redoublait  son  tintamarre  continu 
des  porcelaines  brisées  et  des  morceaux  de  cristal  qui  sonnaient,  en 
rebondissant,  comme  des  lames  d'harmonica. 

Puis  la  fureur  s'assombrit.  Une  curiosité  obscène  fit  fouiller  tous 
les  cabinets,  tous  les  recoins,  ouvrir  tous  les  tiroirs.  Des  galériens 
enfoncèrent  leurs  bras  dans  la  couche  des  princesses,  et  se  roulaient 
dessus  par  consolation  de  ne  pouvoir  les  violer.  D'autres,  à  figures 


L  EDUCATION   SENTIMENTALE  35 1 

plus  sinistres,  erraient  silencieusement,  cherchant  à  voler  quelque 
chose;  mais  la  multitude  était  trop  nombreuse.  Par  les  baies  des  portes, 
on  n'apercevait  dans  l'enfilade  des  appartements  que  la  sombre  masse 
du  peuple  entre  les  dorures,  sous  un  nuage  de  poussière.  Toutes  les 
poitrines  haletaient;  la  chaleur  de  plus  en  plus  devenait  suffocante; 
les  deux  amis,  craignant  d'être  étouffés,  sortirent. 

Dans  l'antichambre,  debout  sur  un  tas  de  vêtements,  se  tenait 
une  fille  publique,  en  statue  de  la  Liberté,  —  immobile,  les  yeux  grands 
ouverts,  effrayante. 

Ils  avaient  fait  trois  pas  dehors,  quand  un  peloton  de  gardes 
municipaux  en  capotes  s'avança  vers  eux,  et  qui,  retirant  leurs  bonnets 
de  police,  et  découvrant  à  la  fois  leurs  crânes  un  peu  chauves,  saluèrent 
le  peuple  très  bas.  A  ce  témoignage  de  respect,  les  vainqueurs  dégue- 
nillés se  rengorgèrent.  Hussonnet  et  Frédéric  ne  furent  pas,  non  plus, 
sans  en  éprouver  un  certain  plaisir. 

Une  ardeur  les  animait.  Ils  s'en  retournèrent  au  Palais-Royal. 
Devant  la  rue  Fromanteau,  des  cadavres  de  soldats  étaient  entassés 
sur  de  la  paille.  Ils  passèrent  auprès,  impassiblement,  étant  même 
fiers  de  sentir  qu'ils  faisaient  bonne  contenance. 

Le  palais  regorgeait  de  monde.  Dans  la  cour  intérieure,  sept 
bûchers  flambaient.  On  lançait  par  les  fenêtres  des  pianos,  des  com- 
modes et  des  pendules.  Des  pompes  à  incendie  crachaient  de  l'eau 
jusqu'aux  toits.  Des  chenapans  tâchaient  de  couper  des  tuyaux  avec 
leurs  sabres.  Frédéric  engagea  un  polytechnicien  à  s'interposer.  Le 
polytechnicien  ne  comprit  pas,  semblait  imbécile,  d'ailleurs.  Tout 
autour,  dans  les  deux  galeries,  la  populace,  maîtresse  des  caves,  se 
livrait  à  une  horrible  godaille.  Le  vin  coulait  en  ruisseaux,  mouillait 
les  pieds,  les  voyous  buvaient  dans  des  culs  de  bouteille,  et  vociféraient 
en  titubant. 

—  «  Sortons  de  là,  »  dit  Hussonnet,  «  ce  peuple  me  dégoûte.  » 

Tout  le  long  de  la  galerie  d'Orléans,  des  blessés  gisaient  par  terre 
sur  des  matelas,  ayant  pour  couvertures  des  rideaux  de  pourpre;  et  de 
petites  bourgeoises  du  quartier  leur  apportaient  des  bouillons,  du  linge. 


352  l'éducation  sentimentale 

—  «  N'importe  !  »  dit  Frédéric,  «  moi,  je  trouve  le  peuple  sublime.  » 
î.e  grand  vestibule  était  rempli  par  un  tourbillon  de  gens  furieux, 

des  hommes  voulaient  monter  aux  étages  supérieurs  pour  achever  de 
détruire  tout;  des  gardes  nationaux  sur  les  marches  s'efforçaient  de 
les  retenir.  Le  plus  intrépide  était  un  chasseur,  nu-tête,  la  chevelure 
hérisée,  les  buffleteries  en  pièces.  Sa  chemise  faisait  un  bourrelet  entre 
son  pantalon  et  son  habit,  et  il  se  débattait  au  milieu  des  autres  avec 
acharnement.  Hussonnet,  qui  avait  la  vue  perçante,  reconnut  de  loin 
Arnoux. 

Puis  ils  gagnèrent  le  jardin  des  Tuileries,  pour  respirer  plus  à 
l'aise.  Ils  s'assirent  sur  un  banc;  et  ils  restèrent  pendant  quelques 
minutes  les  paupières  closes,  tellement  étourdis,  qu'ils  n'avaient 
pas  la  force  de  parler.  Les  passants,  autour  d'eux,  s'abordaient.  La 
duchesse  d'Orléans  était  nommée  régente;  tout  était  fini;  et  on  éprou- 
vait cette  sorte  de  bien-être  qui  suit  les  dénouements  rapides,  quand 
à  chacune  des  mansardes  du  château  parurent  des  domestiques  dé- 
chirant leurs  habits  de  livrée.  Ils  les  jetaient  dans  le  jardin,  en  signe 
d'abjuration.  Le  peuple  les  hua.  Ils  se  retirèrent. 

L'attention  de  Frédéric  et  d 'Hussonnet  fut  distraite  par  un 
grand  gaillard  qui  marchait  vivement  entre  les  arbres,  avec  un  fusil 
sur  l'épaule.  Une  cartouchière  lui  serrait  à  la  taille  sa  vareuse  rouge, 
un  mouchoir  s'enroulait  à  son  front  sous  sa  casquette.  Il  tourna  la 
tête.  C'était  Dussardier;  et,  se  jetant  dans  leurs  bras  : 

—  ((  Ah  !  quel  bonheur,  mes  pauvres  vieux  !  »  —  sans  pouvoir  dire 
autre  chose,  tant  il  haletait  de  joie  et  de  fatigue. 

Depuis  quarante-huit  heures,  il  était  debout.  Il  avait  travaillé 
a\ix  barricades  du  Quartier  latin,  s'était  battu  rue  Rambuteau,  avait 
sauvé  trois  dragons,  était  entré  aux  Tuileries  avec  la  colonne  Dunoyer, 
c'était  porté  ensuite  à  la  Chambre,  puis  à  l'Hôtel  de  Ville. 

—  «  J'en  arrive  !  tout  va  bien  !  le  peuple  triomphe  !  les  ouvriers 
et  les  bourgeois  s'embrassent  !  Ah  !  si  vous  saviez  ce  que  j'ai  vu  !  quels 
braves  gens  !  comme  c'est  beau  i  » 

Et,  sans  s'apercevoir  qu'ils  n'avaient  pas  d'armes  : 


l'éducation  sentimentale  353 

—  «  J'étais  bien  sûr  de  vous  trouver  là  !  Ç*a  été  rude  un  moment, 
lî 'importe  !  » 

Une  goutte  de  sang  lui  coulait  sur  la  joue,  et,  aux  questioi^  ce6 
»deux  autres  : 

—  «  Oh  !  rien  !  Téraflure  d'une  baïonnette  !  » 

—  «  11  faudrait  vous  soigner,  pourtant.  » 

—  ((  Bah  !  je  suis  solide  î  qu'est-ce  que  ça  fait  ?  La  République 
>est  proclamée  !  on  sera  heureux  maintenant  !  Des  journalistes,  qui 
causaient  tout  à  l'heure  devant  moi,  disaient  qu'on  va  affranchir  la 
Pologne  et  l'Italie  !  Plus  de  rois  !  comprenez-vous  !  Toute  la  terre 
.libre  !  toute  la  terre  libre  !  » 

Et,  embrassant  l'horizon  d'un  seul  regard,  il  écarta  les  bras 
dans  une  attitude  triomphante.  Mais  une  longue  file  d'hommes 
couraient  sur  la  terrasse,  au  bord  de  l'eau. 

—  «  Ah  !  sap relotte  !  j'oubliais  !  Les  forts  sont  occupés.  Il  faut 
jque  j'y  aille  !  adieu  !  » 

Il  se  retourna  pour  leur  crier,  tout  en  brandissant  son  fusil  : 

—  «  Vive  la  République  !  » 

Des  cheminées  du  château,  il  s'échappait  d'énormes  tourbillono 
•de  fumée  noire,  qui  emportaient  des  étincelles.  La  sonnerie  des  cloches 
faisait,  au  loin,  comme  des  bêlements  effarés.  De  droite  et  de  gauche, 
partout,  les  vainqueurs  déchargeaient  leurs  armes.  Frédéric,  bien  qu'il 
ne  fût  pas  guerrier,  sentit  bondir  son  sang  gaulois.  Le  magnétisme 
des  foules  enthousiastes  l'avait  pris.  Il  humait  voluptueusement  l*air 
orageux,  plein  des  senteurs  de  la  poudre;  et  cependant  il  frissonnait 
sous  les  effluves  d'un  immense  amour,  d'un  attendrissement  suprême 
-et  universel,  comme  si  le  cœur  de  l'humanité  tout  entière  avait  battu 
^dans  sa  poitrine. 

Hussonnet  dit,  en  bâillant  : 

—  «  Il  serait  temps,  peut-être,  d'aller  instruire  les  populations  !  » 
Frédéric  le  suivit  à  son  bureau  de  correspondance,  place  de  la 

TBourse  ;  et  il  se  mit  à  composer  pour  le  journal  de  Troyes  un  compte 
rrendu  des  événements  en  style  lyrique,  un  véritable  morceau,  — 


354  l'éducation  sentimentale 

qu'il  signa.  Puis  ils  dînèrent  ensemble  dans  une  taverne.  ïlussonnee 
était  pensif;  les  excentricités  de  la  Révolution  dépassaient  les  siennes. 

Après  le  café,  quand  ils  se  rendirent  à  l'Hôtel  de  Ville,  pour  savoir 
du  nouveau,  son  naturel  gamin  avait  repris  le  dessus.  Il  escaladait 
les  barricades  com.me  un  chamois,  et  répondait  aux  sentinelles  des 
gaudrioles  patriotiques. 

Ils  entendirent,  à  la  lueur  des  torches,  proclamer  le  Gouverne- 
ment provisoire.  Enfin,  à  minuit,  Frédéric,  brisé  de  fatigue,  regagna 
sa  maison. 

—  «  Eh  bien,  »  dit-il  à  son  domestique  en  train  de  le  déshabiller,. 

«  es-tu  content  ?  » 

—  «  Oui,  sans  doute,  monsieur  !  Mais  ce  que  je  n'aime  pas,  c'est 
ce  peuple  en  cadence  !  » 

Le  lendemain,  à  son  réveil,  Frédéric  pensa  à  Deslauriers.  Il 
courut  chez  lui.  L'avocat  venait  de  partir,  étant  nommé  commissaire 
en  province.  Dans  la  soirée  de  la  veille,  il  était  parvenu  jusqu'à  Ledru- 
Rollin,  et,  l'obsédant  au  nom  des  Écoles,  en  avait  arraché  une  place, 
une  mission.  Du  reste,  disait  le  portier,  il  devait  écrire  la  semaine 
prochaine,  pour  donner  son  adresse. 

Après  quoi,  Frédéric  s'en  alla  voir  la  Maréchale.  Elle  le  reçut: 
aigrement,  car  elle  lui  en  voulait  de  son  abandon. Sa  rancune  s'évanouit 
sous  des  assurances  de  paix  réitérées.  Tout  était  tranquille,  mainte- 
nant, aucune  raison  d'avoir  peur;  il  l'embrassait;  et  elle  se  déclara 
pour  la  Répubhque,  —  comme  avait  déjà  fait  Monseigneur  l'Arche- 
vêque de  Paris,  et  comme  devaient  faire,  avec  une  prestesse  de  zèle 
merveilleuse,  la  Magistrature,  le  Conseil  d'Etat,  l'Institut,  les  Maré- 
chaux de  France,  Changarnier,  M.  de  Falloux,  tous  les  bonapartistes», 
tous  les  légitimistes,  et  un  nombre  considérable  d'orléanistes. 

La  chute  de  la  Monarchie  avait  été  si  prompte,  que,  la  première 
stupéfaction  passée,  il  y  eut  chez  les  bourgeois  comme  un  étonne- 
ment  de  vivre  encore.  L'exécution  sommaire  de  quelques  voleurs^ 
fusillés  sans  jugement,  parut  une  chose  très  juste.  On  se  redit,  pendant 
un  mois,  la  phrase  de  Lamartine  sur  le  drapeau  rouge,  «  qui  n'avait 


l'éducation  sentimentale  355 

fait  que  le  tour  du  Champ  de  Mars,  tandis- que  le  drapeau  tricolore  », 
ttc;  et  tous  se  rangèrent  sous  son  ombre,  chaque  parti  ne  voyant 
des  trois  couleurs  que  la  sienne,  —  et  se  promettant  bien  dès  qu^il 
serait  le  plus  fort,  d'arracher  les  deux  autres. 

Comme  les  affaires  étaient  suspendues,  l'inquiétude  et  la  badau- 
derie  poussaient  tout  le  monde  hors  de  chez  soi.  Le  négligé  des  cos- 
tumes atténuait  la  différence  des  rangs  sociaux,  la  haine  se  cachait, 
les  espérances  s'étalaient,  la  feule  était  pleine  de  douceur.  L'orgueil 
d'un  droit  conquis  éclatait  sur  les  visages.  On  avait  une  gaieté  de 
carnaval,  des  allures  de  bivac;  rien  ne  fut  amusant  comme  l'aspect 
de  Paris,  les  premiers  jours. 

Frédéric  prenait  la  Maréchale  à  son  bras  ;  et  ils  flânaient  ensemble 
dans  les  rues.  Elle  se  divertissait  des  rosettes  décorant  toutes  les 
boutonnières,  des  étendards  suspendus  à  toutes  les  fenêtres,  des 
affiches  de  toute  couleur  placardées  contre  les  murailles,  et  jetait  ça 
et  là  quelque  monnaie  dans  le  tronc  pour  les  blessés,  établi  sur  une 
chaise,  au  milieu  de  la  voie.  Puis  elle  s'arrêtait  devant  des  caricatures 
qui  représentaient  Louis-Philippe  en  pâtissier,  en  saltimbanque,  en 
chien,  en  sangsue.  Mais  les  hommes  de  Caussidière,  avec  leur  sabre 
et  leur  écharpe,  l'effrayaient  un  peu.  D'autres  fois,  c'était  un  arbre 
de  la  Liberté  qu'on  plantait.  MM.  les  ecclésiastiques  concouraient 
à  la  cérémonie,  bénissant  la  République,  escortés  par  des  serviteurs 
à  galons  d'or;  et  la  multitude  trouvait  cela  très  bien.  Le  spectacle 
le  plus  fréquent  était  celui  des  députations  de  n'importe  quoi,  allant 
réclamer  quelque  chose  à  l'Hôtel  de  Ville,  —  car  chaque  métier,  chaque 
industrie  attendait  du  Gouvernement  la  fin  radicale  de  sa  misère. 
Quelques-uns,  il  est  vrai,  se  rendaient  près  de  lui  pour  le  conseiller, 
ou  le  féliciter,  ou  tout  simplement  pour  lui  faire  une  petite  visite,  et 
voir  fonctionner  la  machine. 

Vers  le  milieu  du  mois  de  mars,  un  jour  qu'il  traversait  le  pont 
d'Arcole,  ayant  à  faire  une  commission  pour  Rosanette  dans  le  Quartier 
latin,  Frédéric  vit  s'avancer  une  colonne  d'individus  à  chapeaux 
bizarres,  à  longues  barbes.  En  tête  et  battant  du  tambour  marchait 


356  l'éducation  sentimentale 

un  nègre,  un  ancien  modèle  d'atelier,  et  l'homme,  qui  portait  la  ban- 
nière sur  laquelle  flottait  au  vent  cette  inscription  :  «  Artistes  peintres  », 
n'était  autre  que  Pellerin. 

V  II  fit  signe  à  Frédéric  de  l'attendre,  puis  reparut  cinq  minutes 
après,  ayant  du  temps  devant  lui,  car  le  Gouvernement  recevait  à  ce 
moment-là  les  tailleurs  de  pierre.  Il  allait  avec  ses  collègues  réclamer 
la  création  d'un  Forum  de  l'Art,  une  espèce  de  Bourse  où  l'on  débat- 
trait les  intérêts  de  l'Esthétique;  des  œuvres  sublimes  se  produiraient 
puisque  les  travailleurs  mettraient  en  commun  leur  génie.  Paris, 
bientôt,  serait  couvert  de  monuments  gigantesques;  il  les  décorerait; 
il  avait  mêm.e  commencé  une  figure  de  la  République.  Un  de  ses 
camarades  vint  le  prendre,  car  ils  étaient  talonnés  par  la  députation 
du  commerce  de  la  volaille. 

—  «  Quelle  bêtise  !  »  —  grommela  une  voix  dans  la  foule.  — 
«  Toujours  des  blagues  !  Rien  de  fort  !  » 

C'était  Regimbart.  Il  ne  salua  pas  Frédéric,  mais  profita  de 
l'occasion  pour  épandre  son  amertume. 

Le  Citoyen  employait  ses  jours  à  vagabonder  dans  les  rues, 
tirant  sa  moustache,  roulant  des  yeux,  acceptant  et  propageant  des 
nouvelles  lugubres;  et  il  n'avait  que  deux  phrases  :« Prenez  garde, 
nous  allons  être  débordés  !  »  ou  bien  :  «  Mais,  sacrebleu  !  on  escamote 
la  République  !  »  Il  était  m.écontent  de  tout,  et  particulièrement  de 
ce  que  nous  n'avions  pas  repris  nos  frontières  naturelles.  Le  seul 
nom  de  Lamartine  lui  faisait  hausser  les  épaules.  Il  ne  trouvait  pas 
Ledru-Rollin  «  suffisant  pour  le  problème  »,  traita  Dupont  (de  l'Eure) 
de  vieille  ganache;  Albert,  d'idiot;  Louis  Blanc,  d'utopiste;  Blanqui, 
d'homme  extrêmement  dangereux;  et,  quand  Frédéric  lui  demanda 
ce  qu'il  aurait  fallu  faire,  il  répondit  en  lui  serrant  le  bras  à  le  broyer  : 

—  «Prendre  le  Rhin,  je  vous  dis,  prendre  le  Rhin  î  fichtre  !  » 
Puis  il  accusa  la  réaction. 

El'c  se  démasquait.  Le  sac  des  châteaux  de  Neuilly  et  de  Suresne, 
rir.cendie  des  Batignollcs,  les  troubles  de  Lyon,  tous  les  excès,  tous 
les  griefs,  on  les  exagérait  à  présent,  en  y  ajoutant  la  circulaire    de 


l'éducation  sentimentale  357 

Ledru-Rollin,  le  cours  forcé  des  billets  de  Banque,  la  rente  tombée 
à  soixante  francs,  enfin,  comme  iniquité  suprême,  comme  dernier 
coup,  comme  surcroît  d'horreur,  l'impôt  des  quarante-cinq  centimes  ! 
—  Et,  par-dessus  tout  cela,  il  y  avait  encore  le  Socialisme  !  Bien  que 
ces  théories,  aussi  neuves  que  le  jeu  d'oie,  eussent  été  depuis  quarante 
ans  suffisamment  débattues  pour  emplir  des  bibliothèques,  elles 
épouvantèrent  les  bourgeois  comme  une  grêle  d'aérolithes;  et  on 
fut  indigné,  en  vertu  de  cette  haine  que  provoque  l'avènement  de 
toute  idée  parce  que  c'est  une  idée,  exécration  dont  elle  tire  plus  tard 
sa  gloire,  et  qui  fait  que  ses  ennemis  sont  toujours  au-dessous  d'elle, 
si  médiocre  qu'elle  puisse  être. 

Alors,  la  Propriété  monta  dans  les  respects  au  niveau  de  la 
Religion  et  se  confondit  avec  Dieu.  Les  attaques  qu'on  lui  portait 
parurent  du  sacrilège,  presque  de  l'anthropophagie.  Malgré  la  légis- 
lation la  plus  humaine  qui  fut  jamais,  le  spectre  de  93  reparut,  et  le 
couperet  de  la  guillotine  vibra  dans  toutes  les  syllabes  du  mot  Répu- 
blique; —  ce  qui  n'empêchait  pas  qu'on  la  méprisait  pour  sa  faiblesse. 
La  France,  ne  sentant  plus  de  maître,  se  mit  à  crier  d'effarement, 
comme  un  aveugle  sans  bâton,  comme  un  marmot  qui  a  perdu  sa 
bonne. 

De  tous  les  Français,  celui  qui  tremblait  le  plus  fort  était  M.  Dam- 
breuse.  L'état  nouveau  des  choses  menaçait  sa  fortune,  mais  surtout 
dupait  son  expérience.  Un  système  si  bon,  un  roi  si  sage  !  était-ce 
possible  !  La  terre  allait  crouler  !  Dès  le  lendemain,  il  congédia  trois 
domestiques,  vendit  ses  chevaux,  s'acheta,  pour  sortir  dans  les  rues, 
un  chapeau  mou,  pensa  même  à  laisser  croître  sa  barbe;  et  il  restait 
chez  lui,  prostré,  se  repaissant  amèrement  des  journaux  les  plus 
hostiles  à  ses  idées,  et  devenu  tellement  sombre,  que  les  plaisanteries 
sur  la  pipe  de  Flocon  n'avaient  pas  même  la  force  de  le  faire  sourire. 

Comme  soutien  du  dernier  règne,  il  redoutait  les  vengeance» 
du  peuple  sur  ses  propriétés  de  la  Champagne,  quand  l'élucubration 
de  Frédéric  lui  tomba  dans  les  mains.  Alors  il  s'imagina  que  son  jeune 
ami  était  un  personnage  très  influent  et  qu'il  pourrait  sinon  le  servir, 


5s8  l'éducation  sentimentale 

du  moins  le  défendre;  de  sorte  qu'un  matin,  M.  Dambreuse  se  présenta 
chez  lui,  accompagné  de  Martinon. 

Cette  visite  n'avait  pour  but,  dit-il,  que  de  le  voir  un  peu  et  de 
causer.  Somme  toute,  il  se  réjouissait  des  événements,  et  il  adoptait  de 
grand  cœur  «  notre  sublime  devise  :  Liberte\  Egalitéy  Fraternité,  ayant 
toujours  été  républicain,  au  fond  ».  S'il  votait,  sous  l'autre  régime, 
avec  le  ministère,  c'était  simplement  pour  accélérer  une  chute  inévi- 
table. Il  s'emporta  même  contre  M.  Guizot,  «  qui  nous  a  mis  dans 
un  joli  pétrin,  convenons-en  !  »  En  revanche,  il  admirait  beaucoup 
Lamartine,  lequel  s'était  montré  «  magnifique,  ma  parole  d'honneur, 
quand,  à  propos  du  drapeau  rouge....  » 

—  «  Oui  !  je  sais,  »  —  dit  Frédéric. 

Après  quoi,  il  déclara  sa  sym^pathie  pour  les  ouvriers. 

—  ((  Car  enfin,  plus  ou  moins,  nous  sommes  tous  ouvriers  !  » 
Et    il    poussait  l'impartialité  jusqu'à  reconnaître  que  Proudhon 

avait  de  la  logique.  «  Oh  !  beaucoup  de  logique  !  diable  !  »  Puis,  avec 
le  détachement  d'une  intelligence  supérieure,  il  causa  de  l'exposition  de 
peinture,  où  il  avait  vu  le  tableau  de  Pellerin.  Il  trouvait  cela  origi- 
nal, bien  touché. 

Martinon  appuyait  tous  ses  mots  par  des  remarques  approbatives  ; 
lui  aussi  pensait  qu'il  fallait  «  se  rallier  franchement  à  la  République  », 
et  il  parla  de  son  père  laboureur,  faisait  le  paysan,  l'homme  du  peuple. 
On  arriva  bientôt  aux  élections  pour  l'Assemblée  nationale,  et  aux 
candidats  dans  l'arrondissement  de  la  Fortelle.  Celui  de  l'opposition 
n'avait  pas  de  chances. 

—  «  Vous  devriez  prendre  sa  place  !  »  dit  M.  Dambreuse. 
Frédéric  se  récria. 

—  «  Eh  !  pourquoi  donc  ?»  —  car  il  obtiendrait  les  suflfrages  des 
ultras,  vu  ses  opinions  personnelles,  celui  des  conservateurs,  à  cause 

•  de  sa  famille.  —  «  Et  peut-être  aussi,  »  ajouta  le  banquier  en  souriant, 
«  grâce  un  peu  à  mon  influence  ». 

Frédéric  objecta  qu'il  ne  saurait  comment  s'y  prendre.  Rien  de 
plus  facile,  en  se  faisant  recommander  aux  patriotes  de  l'Aube  par 


L^ÉDUCATION    SENTIMENTALE  359 

tin  club  de  la  capitale.  Il  s'agissait  de  lire,  non  une  profession  de  foi 
comme  on  en  voyait  quotidiennement,  mais  une  exposition  de  prin- 
cipes sérieuse. 

—  «  Apportez-moi  cela  ;  je  sais  ce  qui  convient  dans  la  localité  ! 
Et  vous  pourriez,  je  vous  le  répète,  rendre  de  grands  services  au  pays, 
à  nous  tous,  à  moi-même.  » 

Par  des  temps  pareils,  on  devait  s'entr'aider,  et,  si  Frédéric  avait 
besoin  de  quelque  chose,  lui,  ou  ses  amis.... 

—  «  Oh  !  mille  grâces,  cher  monsieur  !  » 

—  «  A  charge  de  revanche,  bien  entendu  !  » 

Le  banquier  était  un  brave  homme,  décidément. 

Frédéric  ne  put  s'empêcher  de  réfléchir  à  son  conseil;  et,  bientôt, 
une  sorte  de  vertige  Téblouit. 

Les  grandes  figures  de  la  Convention  passèrent  devant  ses  yeux. 
Il  lui  sembla  qu'une  aurore  magnifique  allait  se  lever.  Rome,  Vienne, 
Berlin,  étaient  en  insurrection,  les  Autrichiens  chassés  de  Venise; 
toute  l'Europe  s'agitait.  C'était  l'heure  de  se  précipiter  dans  le  mouve- 
ment, de  l'accélérer  peut-être;  et  puis  il  était  séduit  par  le  costume 
que  les  députés,  disait-on,  porteraient.  Déjà,  il  se  voyait  en  gilet  à 
revers  avec  une  ceinture  tricolore;  et  ce  prurit,  cette  hallucination 
•devint  si  forte,  qu'il  s'en  ouvrit  à  Dussardier. 

L'enthousiasme  du  brave  garçon  ne  faiblissait  pas. 

—  «  Certainement,   bien   sûr  !   Présentez-vous  !  » 

Frédéric,  néanmoins,  consulta  Deslauriers.  L'opposition  idiote 
qui  entravait  le  Commissaire  dans  sa  province  avait  augmenté  son 
libéralisme.  Il  lui  envoya  immédiatement  des  exhortations  violentes. 

Cependant,  Frédéric  avait  besoin  d'être  approuvé  par  un  plus 
grand  nombre;  et  il  confia  la  chose  à  Rosanette,  un  jour  que  Mlle  Vat- 
naz  se  trouvait  là. 

Elle  était  une  de  ces  célibataires  parisiennes  qui,  chaque  soir, 
quand  elles  ont  donné  leurs  leçons,  ou  tâché  de  vendre  de  petits 
dessins,  de  placer  de  pauvres  manuscrits,  rentrent  chez  elles  avec  de 
Û3i  crotte  à  leurs  jupons,  font  leur  dîner,  le  mangent  toutes  seules. 


360  l'éducation  sentimentale 

puis,  les  pieds  sur  une  chaufferette,  à  la  lueur  d'une  ïampe  malpropre-, 
rêvent  un  amour,  une  fam^ille,  un  foyer,  la  fortune,  tout  ce  qui  leui 
manque.  Aussi,  comme  beaucoup  d'autres,  avait-elle  salué  dans  la. 
Révolution  l'avènemicnt  de  la  vengeance;  —  et  elle  se  livrait  à  une 
propagande  socialiste  effrénée. 

L'affranchissement  du  prolétaire,  selon  la  Vatnaz,  n'était  possible 
que  par  l'affranchissement  de  la  femme.  Elle  voulait  son  admissibilité 
à  tous  les  emplois,  la  recherche  de  la  paternité,  un  autre  code,  l'aboli- 
tion, ou  tout  au  moins  «  une  réglementation  du  mariage  plus  intelli- 
gente ».  Alors,  chaque  Française  serait  tenue  d'épouser  un  Français- 
ou  d'adopter  un  vieillard.  Il  fallait  que  le^,  nourrices  et  les  accoucheusej 
fussent  des  fonctionnaires  salariées  par  l'Etat  ;  qu'il  y  eût  un  jury  pour 
examiner  les  œuvres  de  femmes,  des  éditeurs  spéciaux  pour  les  femmes,. 
une  école  polytechnique  pour  les  femmes,  une  garde  nationale  pour- 
les  femmes,  tout  pour  les  femmes  !  Et,  puisque  le  Gouvernement 
méconnaissait  leurs  droits,  elles  devaient  vaincre  la  force  par  la  force ^ 
Dix  mille  citoyennes,  avec  de  bons  fusils,  pouvaient  faire  trembler 
l'Hôtel  de  Ville. 

La  candidature  de  Frédéric  lui  ;>arut  favorable  à  ses  idées.  Elle 
rencouragea,  en  lui  montrant  la  gloire  à  l'horizon.  Rosanette  se  réjouit. 
d'avoir  un  homme  qui  parlerait  à  la  Chambre. 

—  «  Et  puis  on  te  donnera,  peut-être,  une  bonne  place.  » 
Frédéric,  homme  de  toutes  les  faiblesses,  fut  gagné  par  la  démence 

universelle.  Il  écrivit  un  discours,  et  alla  le  faire  voir  à  M.  Dambreuse.. 

Au  bruit  de  la  grande  porte  qui  retombait,  un  rideau  s'entr'ouvrit 
derrière  une  croisée;  une  femme  y  parut.  Il  n'eut  pas  le  temps  de  la* 
reconnaître;  mais,  dans  l'antichambre,  un  tableau  l'arrêta,  le  tableau 
de  Pellerin,  posé  sur  une  chaise,  provisoirement  sans  doute. 

Cela  représentait  la  République,  ou  le  Progrès,  ou  la  Civilisation,, 
sous  la  figure  de  Jésus-Christ  conduisant  une  locomotive,  laquelle^ 
traversait  une  forêt  vierge.  Frédéric,  après  une  minute  de  contem- 
plation, s'écria  : 

—  «  Quelle   turpitude  !» 


»  '- 


L  EDUCATION    SENTIMENTALE  30 r 

—  «  N'est-ce  pas,  hein  ?  »  dit  M.  Dambreuse,  survenu  sur  cette 
parole  et  s'imaginant  qu'elle  concernait  non  la  peinture,  mais  Ii 
doctrine  glorifiée  par  le  tableau.  Martinon  arriva  au  même  moment. 
Ils  passèrent  dans  le  cabinet;  et  Frédéric  tirait  un  papier  de  sa  poche, 
quand  Mlle  Cécile,  entrant  tout  à  coup,  articula  d'un  air  ingénu  : 

—  «  Ma  tante  est-elle  ici  ?» 

—  «  Tu  sais  bien  que  non,  »  répliqua  le  banquier,  n  N'importe  F 
faites  comme  chez  vous,  mademoiselle.  » 

—  ((  Oh  !  merci  !  je  m'en  vais.  » 

A  peine  sortie,  Martinon  eut  l'air  de  chercher  son  mouchoir. 

—  «  Je  l'ai  oubhé  dans  mon  paletot,  excusez-moi  !» 

—  «  Bien  !  »  dit  M.  Dambreuse. 

Évidemment,  il  n'était  pas  dupe  de  cette  manœuvre,  et  même 
semblait  la  favoriser.  Pourquoi  ?  Mais  bientôt  Martinon  reparut,  et 
Frédéric  entama  son  discours.  Dès  la  seconde  page,  qui  signalait 
comme  une  honte  la  prépondérance  des  intérêts  pécuniaires,  le  ban- 
quier fit  la  grimace.  Puis,  abordant  les  réformes,  Frédéric  demandait 
la  liberté  du  commerce. 

—  «  Comment... }  mais  permettez  !» 

L'autre  n'entendait  pas,  et  continua.  Il  réclamait  l'impôt  sur  la 
rente,  l'impôt  progressif,  une  fédération  européenne,  et  l'instruction 
du  peuple,  des  encouragements  aux  beaux  arts  les  plus  larges. 

—  «  Quand  le  pays  fournirait  à  des  hommes  comme  Delacroix 
ou  Hugo  cent  mille  francs  de  rente,  oii  serait  le  mal }  » 

Le  tout  finissait  par  des  conseils  aux  classes  supérieures. 

—  «  N'épargnez  rien,  ô  riches  !  donnez  !  donnez  !  » 

Il  s'arrêta,  et  resta  debout.  Ses  deux  auditeurs,  assis,  ne  parlaient 
pas;  Martinon  écarquillait  les  yeux,  M.  Dambreuse  était  tout  pâle. 
Enfin,  dissimulant  son  émotion  sous  un  aigre  sourire  :  i 

—  «  C'est  parfait,  votre  discours  !»  —  Et  il  en  vanta  beaucoup  la 
forme,  pour  n'avoir  pas  à  s'exprimer  sur  le  fond. 

Cette  virulence  de  la  part  d'un  jeune  homme  inoffensif  l'eiîrayait, 
surtout  comme  symptôme.  Martinon  tâcha  de  le  rassurer.  Le  parti 


362  l'éducation  sentimentale 

conservateur,  d'ici  peu,  prendrait  sa  revanche,  certainement;  dans 
plusieurs  villes  on  avait  chassé  les  Commissaires  du  gouvernement 
provisoire  :  les  élections  n'étaient  fixées  qu'au  23  avril,  on  avait  du 
temps;  bref,  il  fallait  que  M.  Dambreuse,  lui-même,  se  présentât 
dans  l'Aube;  et,  dès  lors,  Martinon  ne  le  quitta  plus,  devint  son 
secrétaire  et  l'entoura  de  soins  filiaux. 

Frédéric  arriva  fort  content  de  sa  personne  chez  Rosanette. 
Delmar  y  était,  et  lui  apprit  que  «  définitivement  »  il  se  portait  comme 
candidat  aux  élections  de  la  Seine.  Dans  une  affiche  adressée  «  au 
Peuple  »  et  où  il  le  tutoyait,  l'acteur  se  vantait  de  le  comprendre, 
<(  lui  »,  et  de  s'être  fait,  pour  son  salut,  «  crucifier  par  l'Art  »,  si  bien 
qu'il  était  son  incarnation,  son  idéal;  —  croyant  effectivement  avoir 
sur  les  masses  une  influence  énorme,  jusqu'à  proposer  plus  tard 
dans  un  bureau  de  ministère  de  réduire  une  émeute  à  lui  seul;  et, 
quant  aux  moyens  qu'il  emploierait,  il  fit  cette  réponse  : 

—  «  N'ayez  pas  peur  !  Je  leur  montrerai  ma  tête  !  » 

Frédéric,  pour  le  mortifier,  lui  notifia  sa  propre  candidature.  Le 
cabotin,  du  moment  que  son  futur  collègue  visait  la  province,  se 
déclara  son  serviteur  et  offrit  de  le  piloter  dans  les  clubs. 

Ils  les  visitèrent  tous,  ou  presque  tous,  les  rouges  et  les  bleus, 
les  furibonds  et  les  tranquilles,  les  puritains,  les  débraillés,  les  mystiques 
et  les  pochards,  ceux  où  l'on  décrétait  la  mort  des  Rois,  ceux  où  l'on 
dénonçait  les  fraudes  de  l'Epicerie;  et,  partout,  les  locataires  maudis- 
saient les  propriétaires,  la  blouse  s'en  prenait  à  l'habit,  et  les  riches 
conspiraient  contre  les  pauvres.  Plusieurs  voulaient  des  indemnités 
comme  anciens  martyrs  de  la  police,  d'autres  imploraient  de  l'argent 
pour  mettre  en  jeu  des  inventions,  ou  bien  c'étaient  des  plans  de 
phalanstères,  des  projets  de  bazars  cantonaux,  des  systèmes  de  félicité 
publique  ;  —  puis,  çà  et  là,  un  éclair  d'esprit  dans  ces  nuages  de  sottise, 
des  apostrophes,  soudaines  comme  des  éclaboussures,  le  droit  formulé 
par  un  juron,  et  des  fleurs  d'éloquence  aux  lèvres  d'un  goujat,  portant 
à  cru  le  baudrier  d'un  sabre  sur  sa  poitrine  sans  chemise.  Quelquefois 
aussi,  figurait  un  monsieur,  aristocrate  humble  d'allures,  disant  des 


l'éducation  sentimentale  363 

vhoses  plébéiennes,  et  qui  ne  s'était  pas  lavé  les  mains  pour  les  faire 
paraître  calleuses.  Un  patriote  le  reconnaissait,  les  plus  vertueux  le 
houspillaient  ;  et  il  sortait  la  rage  dans  Tâme.  On  devait,  par  affectation 
de  bons  sens,  dénigrer  toujours  les  avocats,  et  servir  le  plus  souvent 


S-^i^^ 


I  «Li:,V7^~' 


possible  ces  locutions;  «apporter  sa  pierre  à  l'édifice,  —  problème 
social,  —  atelier.  ^ 

Delmar  ne  ratait  pas  les  occasions  d'empoigner  la  parole;  et, 
quand  il  ne  trouvait  plus  rien  à  dire,  sa  ressource  était  de  se  camper 


364  l'éducation  sentimentale 

le  poir.G^  sur  îa  hanche,  l'autre  bras  dans  le  gilet,  en  se  tournant  de 
profil,  brusquement,  de  manière  à  bien  montrer  sa  tête.  Alors  des 
applaudissements  éclataient,  ceux  de  Mlle  Vatnaz  au  fond  de  la  salle. 

Frédéric,  malgré  la  faiblesse  des  orateurs,  n'osait  se  risquer. 
Tous  ces  gens  lui  sem^blaient  trop  incultes  ou  trop  hostiles. 

Mais  Dussardicr  se  mit  en  recherche,  et  lui  annonça  qu'il  existait,^ 
rue  Sr, In t- Jacques,  un  club  intitulé  le  Club  de  V Intelligence,  Un  nom 
pareil  donnait  bon  espoir.  D'ailleurs,  il  amènerait  des  amis. 

Il  amena  ceux  qu'il  avait  invités  à  son  punch  :  le  teneur  de  livres, 
le  placeur  de  vins,  l'architecte;  Pellerin  même  était  venu,  peut-être 
qu'Hussonnet  allait  venir;  et  sur  le  trottoir,  devant  la  porte,  station- 
nait Regimbart  avec  deux  individus,  dont  le  premier  était  son  fidèle 
Compain,  homme  un  peu  courtaud,  marqué  de  petite  vérole,  les 
yeux  rouges;  et  le  second,  une  espèce  de  singe-nègre,  extrêmement 
chevelu,  et  qu'il  connaissait  seulement  pour  être  «  un  patriote  de 
Barcelone  ». 

Ils  passèrent  par  une  allée,  puis  furent  introduits  dans  une  grande 
pièce,  à  usage  de  menuisier  sans  doute,  et  dont  les  murs  encore  neufs 
sentaient  le  plâtre.  Quatre  quinquets  accrochés  parallèlement  y  faisaient 
une  lumJèrc  désagréable.  Sur  une  estrade,  au  fond,  il  y  avait  un  bureau 
avec  une  sonnette,  en  dessous  une  table  figurant  la  tribune,  et  de  chaque 
côté  deux  autres  plus  basses,  pour  les  secrétaires.  L'auditoire  qui 
garnissait  les  bancs  était  composé  de  vieux  rapins,  de  pions,  d'hommes 
de  lettres  inédits.  Sur  ces  lignes  de  paletots  à  collets  gras,  on  voyait 
de  place  en  place  le  bonnet  d'une  femme  ou  le  bourgeron  d'un  ouvrier. 
Le  fond  de  la  salle  était  même  plein  d'ouvriers,  venus  là  sans  doute 
par  désœuvrement,  ou  qu'avaient  introduits  des  orateurs  pour  se 
faire  applaudir. 

Frédéric  eut  soin  de  se  mettre  entre  Dussardier  et  Regimbart,. 
qui,  à  peine  assis,  posa  ses  deux  mains  sur  sa  canne,  son  menton  sur 
ses  deux  mains  et  ferma  les  paupières,  tandis  qu'à  l'autre  extrémité 
de  la  salle,  Delmar,  debout,  dominait  l'assemblée 

Au  bureau  du  président,  Sénécal  parut. 


L  EDUCATION    SENTIMENTALE  365 

Cette  surprise,  avait  pensé  le  bon  commis,  plairait  à  Frédéric 
Elle  le  contraria. 

La  foule  témoignait  à  son  président  une  grande  déférence.  Il 
^tait  de  ceux  qui,  le  25  février,  avaient  voulu  l'organisation  immédiate 
du  travail;  le  lendemain,  au  Prado,  il  s'était  prononcé  pour  qu'on 
attaquât  l'Hôtel  de  Ville;  et,  comme  chaque  personnage  se  réglait 
alors  sur  un  modèle,  l'un  copiant  Saint- Just,  l'autre  Danton,  l'autre 
Marat,  lui,  il  tâchait  de  ressembler  à  Blanqui,  lequel  imitait  Robes- 
pierre Ses  gants  noirs  et  ses  cheveux  en  brosse  lui  donnaient  un 
aspect  rigide,  extrêmement  convenable. 

Il  ouvrit  la  séance  par  la  déclaration  des  Droits  de  l'homme  et 
du  citoyen,  acte  de  foi  habituel.  Puis  une  voix  vigoureuse  entonna 
les  Souvenirs  du  peuple  de  Béranger. 

D'autres  voix  s'élevèrent  : 

—  «  Non  !  non  !  pas  ça  !  » 

—  «Lfl  Casquette  !  ))  se  mirent  à  hurler,  au  fond,  les  patriotes. 
Et  ils  chantèrent  en  chœur  la  poésie  du  jour  : 

Chapeau  bas  devant  ma  casquette, 
A  genoux  devant  l'ouvrier! 

Sur  un  mot  du  président,  l'auditoire  se  tut.  Un  des  secrétaires 
procéda  au  dépouillement  des  lettres. 

—  ((  Des  jeunes  gens  annoncent  qu'ils  brûlent  chaque  soir  devant 
le  Panthéon  un  numéro  de  V Assemblée  nationalCy  et  ils  engac^ent 
tous  les  patriotes  à  suivre  leur  exemple.  » 

—  «  Bravo  î  adopté  !  »  répondit  la  foule. 

—  ((  Le  citoyen  Jean- Jacques  Langreneux,  typographe,  rue 
Dauphine,  voudrait  qu'on  élevât  un  monument  à  la  mémoire  des 
martyrs  de  thermidor.  » 

—  «  Michel-Évariste-Népomucène  Vincent,  ex-professeur,  émet 
le  vœu  que  la  démocratie  européenne  adopte  l'unité  de  langage.  On 
pourrait  se  servir  d'une  langue  morte,  comme  par  exemple  du  latin 
perfectiormé.  » 


366  l'éducation  sentimentale 

—  «  Non  !  pas  de  latin  !  »  s'écria  l'architecte. 
• —  «Pourquoi?  »  reprit  un  maître  d'études. 

Et  ces  deux  messieurs  engagèrent  une  discussion,  où  d'autres  se 
mêlèrent,  chacun  jetant  son  mot  pour  éblouir,  et  qui  ne  tarda  pas  à 
devenir  tellement  fastidieuse,  que  beaucoup  s'en  allaient. 

Mais  un  petit  vieillard,  portant  au  bas  de  son  front  prodigieuse- 
ment haut  des  lunettes  vertes,  réclama  la  parole  pour  une  communi- 
cation urgente. 

C'était  un  mémoire  sur  la  répartition  des  impôts.  Les  chiffres 
découlaient,  cela  n'en  finissait  plus  !  L'impatience  éclata  d'abord  en 
murmures,  en  conversations;  rien  ne  le  troublait.  Puis  on  se  mit  à 
siffler,  on  appelait  «  Azor  »  ;  Sénécal  gourmanda  le  public  ;  l'orateur 
continuait  comme  une  machine.  Il  fallut,  pour  l'arrêter,  le  prendre 
par  le  coude.  Le  bonhomme  eut  l'air  de  sortir  d'un  songe,  et,  levant 
tranquillement  ses  lunettes  : 

—  «  Pardon  !  citoyens  !  pardon  !  Je  me  retire  !  mille  excuses  !  » 
L'insuccès   de   cette   lecture   déconcerta   Frédéric.   Il  avait   son 

discours  dans  sa  poche,  mais  une  improvisation  eût  mieux  valu. 

Enfin,  le  président  annonça  qu'ils  allaient  passer  à  l'affaire 
importante,  la  question  électorale.  On  ne  discuterait  pas  les  grandes 
listes  républicaines.  Cependant,  le  Club  de  V Intelligence  avait  bien 
le  droit,  comme  un  autre,  d'en  former  une,  «n'en  déplaise  à  MM.  les 
pachas  de  l'Hôtel  de  Ville  »,  et  les  citoyens  qui  briguaient  le  mandat 
populaire  pouvaient  exposer  leurs  titres. 

—  «  Allez-y  donc  !  »  dit  Dussardier. 

Un  homme  en  soutane,  crépu,  et  de  physionomie  pétulante, 
avait  déjà  levé  la  main.  Il  déclara,  en  bredouillant,  s'appeler  Ducretot, 
prêtre  et  agronome,  auteur  d'un  ouvrage  intitulé  Des  engrais.  On  le 
renvoya  vers  un  cercle  horticole. 

Puis  un  patriote  en  blouse  gravit  la  tribune.  Celui-là  était  un 
plébéien,  large  d'épaules,  une  grosse  figure  très  douce  et  de  longs 
cheveux  noirs.  Il  parcourut  l'assemblée  d'un  regard  presque  volup- 
tueux, se  renversa  la  tête,  et  enfin,  écartant  les  bras  : 


l'éducation  sentimentale  367 

— -  «  Vous  avez  repoussé  Ducretot,  ô  mes  frères  !  et  vous  avez 
bien  fait,  mais  ce  n'est  pas  par  irréligion,  car  nous  sommes  tous 
religieux.  » 

Plusieurs  écoutaient  la  bouche  ouverte,  avec  des  airs  de  caté- 
chumènes, des  poses  extatiques. 

—  «  Ce  n'est  pas,  non  plus,  parce  qu'il  est  prêtre,  car,  nous 
aussi,  nous  sommes  prêtres  !  L'ouvrier  est  prêtre,  comme  l'était  le 
fondateur  du  socialisme,  notre  Maître  à  tous,  Jésus- Chrisr  !  » 

Le  moment  était  venu  d'inaugurer  le  règne  de  Dieu  !  L'Evangile 
conduisait  tout  droit  à  89  !  Après  l'abolition  de  l'esclavage,  l'abolition 
du  prolétariat.  On  avait  eu  l'âge  de  haine,  allait  commencer  l'âge 
d'amour. 

—  «  Le  christianisme  est  la  clef  de  voûte  et  le  fondement  de 
l'édifice  nouveau....  » 

—  «Vous  fichez-vous  de  nous?»  s'écria  le  placeur  d'alcools, 
a  Qu'est-ce  qui  m'a  donné  un  calotin  pareil  !  » 

Cette  interruption  causa  un  grand  scandale.  Presque  tous  mon- 
tèrent sur  les  bancs,  et,  le  poing  tendu,  vociféraient  :  «  Athée  !  aristo- 
crate !  canaille  !  »  pendant  que  la  sonnette  du  président  tintait  sans 
discontinuer  et  que  les  cris  «  A  l'ordre  !  à  l'ordre  !  »  redoublaient. 
Mais,  intrépide,  et  soutenu  d'ailleurs  par  «  trois  cafés  »  pris  avant  de 
venir,  il  se  débattait  au  milieu  des  autres  : 

—  «  Comment,  moi  !  un  aristocrate  ?  allons  donc  !  » 

Admis  enfin  à  s'expliquer,  il  déclara  qu'on  ne  serait  jamais  tran- 
quille avec  les  prêtres,  et  puisqu'on  avait  parlé  tout  à  l'heure  d'écono- 
mies, c'en  serait  une  fameuse  que  de  supprimer  les  églises,  les  saints 
ciboires,  et  finalement  tous  les  cultes. 

Quelqu'un  lui  objecta  qu'il  allait  loin. 

«  Oui  !  je  vais  loin  !  Mais  quand  un  vaisseau  est  surpris  par 
la  tempête....  » 

Sans  attendre  la  fin  de  la  comparaison,  un  autre  lui  répondit  : 

—  «  D'accord  !  mais  c'est  démolir  d'un  seul  coup,  comme  un 
naçon  sans  discernement....  » 


368  l'éducation  sentimentale 

—  «  Vous  insultez  les  maçons  !  »  hurla  un  citoyen  couvert  de 
plâtre.  Et,  s'obstinant  à  croire  qu'on  Tavait  provoqué,  il  vomit  des 
injures,  voulait  se  b?nre,  se  cramponnait  à  son  banc.  Trois  hommes 
ne  furent  pas  de  trop  pour  le  mettre  dehors. 

Cependant,  l'ouvrier  se  tenait  toujours  à  la  tribune.  Les  deux 
secrétaires  l'avertirent  d'en  descendre.  Il  protesta  contre  le  passe-droit 
<|u'on  lui  faisait  : 

—  «  Vous  ne  m'empêcherez  pas  de  crier  :  amour  éternel  à  notre 
chère  France  !  amour  éternel  aussi  à  la  République  !  » 

—  ((  Citoyens  !  ))  dit  alors  Comipain,  «  citoyens  !  )) 

Et,  h  force  de  répéter  :  «  Citoyens  »,  ayant  obtenu  un  peu  de 
silence,  il  appuya  sur  la  tribune  ses  deux  mains  rouges,  pareilles  à 
des  moignons,  se  porta  le  corps  en  avant,  et,  clignant  des  yeux  : 

—  «  Je  crois  qu'il  faudrait  donner  une  plus  large  extension  à  la 
tête  de  veau.  » 

Tous  se  taisaient,  croyant  avoir  mal  entendu. 

—  ((  Oui  !  la  tête  de  veau  !  » 

Trois  cents  rires  éclatèrent  d'un  seul  coup.  Le  plafond  trembla. 
Devant  toutes  ces  faces  bouleversées  par  la  joie,  Compain  se  reculait. 
1\  reprit  d'un  ton  furieux  : 

—  «  Comment  !  vous  ne  connaissez  pas  la  tête  de  veau  ?  » 

Ce  fut  un  paroxysme,  un  délire.  On  se  pressait  les  côtes.  Quelques- 
uns  même  tombaient  par  terre,  sous  les  bancs.  Compain,  n'y  tenant 
plus,  se  réfugia  près  de  Regimbart  et  il  voulait  l'entraîner. 

—  «  Non  !  je  reste  jusqu'au  bout  !  »  dit  le  Citoyen. 

Cette  réponse  détermina  Frédéric;  et,  comme  il  cherchait  de 
droite  et  de  gauche  ses  amis  pour  le  soutenir,  il  aperçut,  devant  lui, 
Pellerin  à  la  tribune.  L'artiste  le  prit  de  haut  avec  la  foule  : 

—  «  Je  voudrais  savoir  un  peu  011  est  le  candidat  de  l'Art  dans 
tout  cela  .^  Moi,  j'ai  fait  un  tableau....  » 

—  «  Nous  n'avons  que  faire  des  tableaux  !  »  dit  brutalement  un 
.homme  maigre,  ayant  des  plaques  rouges  aux  pomimettes. 

Pellerin   se  récria  qu'on   l'interrompait. 


l'éducation  sentimentale  369 

Mais  l'autre,  d'un  ton  tragique  : 

—  «  Est-ce  que  le  Gouvernement  n'aurait  pas  dû  déjà  abolir, 
-par  un  décret,  la  prostitution  et  la  misère  ?  » 

Et,  cette  parole  lui  ayant  livré  tout  de  suite  la  faveur  du  peuple, 
il  tonna  contre  la  corruption  des  grandes  villes. 

—  «  Honte  et  infamie  !  On  devrait  happer  les  bourgeois  au  sortir 
de  la  Maison  d'or  et  leur  cracher  à  h  figure  !  Au  moins,  si  le  Gouverne- 
ment ne  favorisait  pas  la  débauche  !  Mais  les  employés  de  l'octroi 
sont  envxrs  nos  filles  et  nos  sœurs  d'une  indécence....  » 

Une  voix  proféra  de  loin  : 

—  «  C'est  rigolo  !» 

—  a  A  la  porte  !  » 

—  ((  On  tire  de  nous  des  contributions  pour  solder  le  libertinage  ! 
J\insi,  les  forts  appointements  d'acteur....  » 

—  «  A  moi  !  »  s'écria  Delmar. 

Il  bondit  à  la  tribune,  écarta  tout  le  monde,  prit  sa  pose;  et, 
•déclarant  qu'il  méprisait  d'aussi  plates  accusations,  s'étendit  sur  la 
mission  civilisatrice  du  comédien.  Puisque  le  théâtre  était  le  foyer 
de  l'instruction  nationale,  il  votait  pour  la  réforme  du  théâtre;  et, 
d'abord,  plus  de  directions,  plus  de  privilèges  ! 

—  «  Oui  !  d'aucune  sorte  !  » 

Le  jeu  de  l'acteur  échauffait  la  multitude,  et  des  motions  subver- 
sives se  croisaient, 

—  «Plus  d'académies  !  plus  d'Institut  !  » 

—  «  Plus  de  missions  !  » 

—  ((  Plus  de  baccalauréat  !  » 

—  «  A  bas  les  grades  universitaires  !  » 

—  «  Conservons-les,  »  dit  Sénécal,  «  mais  qu'ils  soient  conférés 
par  le  suffrage  universel,  par  le  Peuple,  seul  vrai  juge  !  » 

"^Le  plus  utile,  d'ailleurs,  n'était  pas  cela.  Il  fallait  d'abord  passer 
le  niveau  sur  la  tête  des  riches  !  Et  il  les  représenta  se  gorgeant  de 
crimes  sous  leurs  plafonds  dorés,  tandis  que  les  pauvres,  se  tordant 
de  faim  dans  leurs  galetas,  cultivaient  toutes  les  vertus.  Les  applaudisse 


270  l'éducation  sentimentale 

menis  devinrent  si  forts,  qu'il  s'interrompit.  Pendant  quelques  minutes,, 
il  resta  les  paupières  closes,  la  ttte  renversée  et  comme  se  berçant  sur 
cette  colère  qu'il  soulevait. 

Puis,  il  se  remit  à  parler  d'une  façon  dogmatique,  en  phrases 
impérieuses  comme  des  lois.  L'État  devait  s'emparer  de  la  Banque 
et  des  Assurances.  Les  héritages  seraient  aboHs.  On  étabHrait  un  fonds 
social  pour  les  travailleurs.  Bien  d'autres  mesures  étaient  bonnes 
dans  l'avenir.  Celles-là,  pour  le  moment,  suffisaient;  et,  revenant 
aux  élections  : 

—  «Il  nous  faut  des  citoyens  purs,  des  hommes  entièrement 
neufs  !  Quelqu'un  se  présente-t-il  ?  » 

Frédéric  se  leva.  Il  y  eut  un  bourdonnement  d'approbation  causé 
par  ses  amis.  Mais  Sénécal,  prenant  une  figure  à  la  Fouquier-Tinville,. 
se  mit  à  l'interroger  sur  ses  noms,  prénoms,  antécédents,  vie  et  mœurs- 
Frédéric  lui  répondait  sommairement  et  se  mordait  les  lèvres. 
Sénécal  demanda  si  quelqu'un  voyait  un  empêchement  à  cette  candi- 
dature. 

—  «  Non  !  non  !  » 

Mais  lui,  il  en  voyait.  Tous  se  penchèrent  et  tendirent  les  oreilles. 
Le  citoyen  postulant  n'avait  pas  livré  une  certaine  somme  promise 
pour  une  fondation  démocratique,  un  journal.  De  plus,  le  22  février,, 
bien  que  suffisamment  averti,  il  avait  manqué  au  rendez-vous,  place 
du  Panthéon. 

—  «  Je  jure  qu'il  était  aux  Tuileries  !  »  s'écria  Dussardier. 

—  «  Pouvez-vous  jurer  l'avoir  vu  au  Panthéon  ?  » 
Dussardier  baissa  la  tête.  Frédéric  se  taisait;  ses  amis  scandalisés 

le  regardaient  avec  inquiétude. 

•  —  ((Au  moins,  »  reprit  Sénécal,  ((  connaissez-vous  un  patriote  quf 
nous  réponde  de  vos  principes  ?  » 

—  ((  Moi  !  »  dit  Dussardier. 

—  ((Oh  !  cela  ne  suffit  pas  !  un  autre  !  » 

Frédéric  se  tourna  vers  Pellerin.  L'artiste  lui  répondit  par  une 
abondance  de  gestes  qui  signifiait  : 


L'ÉDUCATION    SENTIMENTALE  37 1 

—  «  Ah  !  mon  cher,  ils  m'ont  repoussé  !  Diable  !  que  voulez- 
vous  !  » 

Alors,  Frédéric  poussa  du  coude  Regimbart. 

—  «  Oui  !  c'est  vrai  !  il  est  temps  !  j'y  vais  !  » 

Et  Regimbart  enjamba  l'estrade;  puis,  montrant  l'Espagnol  qui 
l'avait  suivi  : 

—  «Permettez-moi,  citoyens,  de  vous  présenter  un  patriote  de 
Barcelone  !  » 

Le  patriote  fît  un  grand  salut,  roula  comme  un  automate  ses 
yeux  d'argent,  et,  la  main  sur  le  cœur  : 

—  ((  Ciudadanos  !  mucho  aprecio  el  honor  que  me  dispensais, 
y  si  grande  vuestra  bondad  mayor  es  vuestro  atencion.  » 

—  «  Je  réclame  la  parole  !  »  cria  Frédéric. 

—  «  Desde  que  se  proclamo  la  constitucion  de  Cadiz,  ese  pacte 
fundamental  de  las  libertades  espanolas,  hasta  la  ultima  revolucion, 
nuestra  patria  cuenta  numerosos  y  heroicos  martires.  » 

Frédéric,  encore  une  fois,  voulut  se  faire  entendre  : 

—  ((  Mais,  citoyens  !...  » 
L'Espagnol  continuait  : 

—  «  El  martes  proximo  tendra  lugar  en  la  iglesia  de  la  Magdelena 
un  servicio  funèbre.  » 

—  «  C'est  absurde  à  la  fin  !  personne  ne  comprend  !  » 
Cette  observation  exaspéra  la  foule. 

—  «  A  la  porte  !  à  la  porte  !  » 

—  «Qui?  moi  .^  »  demanda  Frédéric. 

—  «  Vous-même  !  »  dit  majestueusement  Sénécal.  —  «  Sortez  !  » 
Il  se  leva  pour  sortir;  et  la  voix  de  l'Ibérien  le  poursuivait  : 

—  «  Y  todos  los  espanoles  descarian  ver  alli  reunidas  las  depu- 
taciones  de  los  clubs  y  de  la  milicia  nacional.  Une  oracion  funèbre  en 
honor  de  la  libertad  espanola  y  del  mundo  entero,  sera  prononciado 
por  un  miembro  del  clero  de  Paris  en  la  sala  Bonne-Nouvelle.  Honor 
al  pueblo  frances,  que  llamaria  yo  el  primero  pueblo  del  mundo, 
sino  fuese  ciudadano  de  otra  nacion  !  » 


372  l'éducation  sentimentale 

—  ((  Aristo  !  »  glapit  un  voyou,  en  montrant  le  poing  à  Frédéric, 
qui  s'élançait  clans  la  cour,  indigné. 

îl  se  reprocha  son  dévouement,  sans  réfléchir  que  les  accusations 
portées  contre  lui  étaient  justes,  après  tout.  Quelle  fatale  idée  que  cette 
candidature  !  Mais  quels  ânes,  quels  crétins  !  Il  se  comparait  à  ces 
hommes,  et  soulageait  avec  leur  sottise  la  blessure  de  son  orgueil. 

Puis  il  éprouva  le  besoin  de  voir  Rosanette.  Après  tant  de  laideurs 
et  d'emphase,  sa  gentille  personne  serait  un  délassement.  Elle  savait 
qu'il  avait  dû,  le  soir,  se  présenter  dans  un  club.  Cependant,  lorsqu'il 
entra,  elle  ne  lui  fit  pas  même  une  question. 

Elle  se  tenait  près  du  feu,  décousant  la  doublure  d'une  robe.  Un 
pareil  ouvrage  le  surprit. 
i         —  ((  Tiens  }  qu'est-ce  que  tu  fais  ?  » 

—  «  Tu  le  vois,  ))  dit-elle  sèchement.  «Je  raccommode  mes  hardesl 
C'est  ta  République.  » 

—  «  Pourquoi  ma  République  ?  » 

—  ((  C'est  la  mienne,  peut-être  ?  » 

Et  elle  se  mit  à  lui  reprocher  tout  ce  qui  se  passait  en  France 
depuis  deux  mois,  l'accusant  d'avoir  fait  la  révolution,  d'être  cause 
qu'on  était  ruiné,  que  les  gens  riches  abandonnaient  Paris,  et  qu'elle 
mourrait  plus  tard  à  l'hôpital. 

—  «  Tu  en  parles  à  ton  aise,  toi,  avec  tes  rentes  !  Du  reste,  au 
train  dont  ça  va,  tu  ne  les  auras  pas  longtemps,  tes  rentes.  » 

—  ((  Cela  se  peut,  »  dit  Frédéric,  «  les  plus  dévoués  sont  toujours 
méconnus;  et,  si  l'on  n'avait  pour  soi  sa  conscience,  les  brutes  avec 
qui  l'on  se  compromet  vous  dégoûteraient  de  l'abnégation  !  » 

Rosanette  le  regarda,  les  cils  rapprochés. 

—  ((  Hein  }  Quoi }  Quelle  abnégation  ?  Monsieur  n'a  pas  réussi, 
à  ce  qu'il  paraît  ?  Tant  mieux  !  ça  t'apprendra  à  faire  des  dons  patrio- 
tiques. Oh  !  ne  mens  pas  !  Je  sais  que  tu  leur  as  donné  trois  cents 
francs,  car  elle  se  fait  entretenir,  ta  République  !  Eh  bien,  amuse-tci 
avec  elle,  mon  bonhomme  !  » 

Sous  cette  avalanche  de  sottises,  Frédéric  passait  de  son  autre 
désappointement  à  une  déception  plus  lourde. 


l'éducation    SElNTriMENTALE  373 

Il  s'était  retiré  au  fond  de  la  chambre.  Elle  vint  à  lui. 

—  «  Voyons  !  raisonne  un  peu  !  Dans  un  pays  comme  dans  une 
maison,  il  faut  un  maître;  autrement,  chacun  fait  danser  Tanse  du 
panier.  D'abord,  tout  le  monde  sait  que  Ledru-Rollin  est  couvert 
de  dettes  !  Quant  à  Lamartine,  comment  veux-tu  qu'un  poète  s'en- 
tende à  la  politique  ?  Ah  !  tu  as  beau  hocher  la  tête  et  te  croire  plus 
d'esprit  que  les  autres,  c'est  pourtant  vrai  !  Mais  tu  ergotes  toujours; 
on  ne  peut  pas  placer  un  mot  avec  toi  !  Voilà  par  exemple  Fournier- 
Fontaine,  des  magasins  de  Saint-Roch  :  sais-tu  de  combien  il  manque  ? 
De  huit  cent  mille  francs  !  Et  Gomer,  l'emballeur  d'en  face,  un  autre 
républicain  celui-là,  il  cassait  les  pincettes  sur  la  tête  de  sa  femme, 
et  il  a  bu  tant  d'absinthe,  qu'on  va  le  mettre  dans  une  maison  de  santé 
C'est  comme  ça  qu'ils  sont  tous,  les  républicains  !  Une  République 
à  vingt-cinq  pour  cent  !  Ah  !  oui  !  vante-toi  !  » 

Frédéric  s'en  alla.  L'ineptie  de  cette  fille,  se  dévoilant  tout  à 
coup  dans  un  langage  populacier,  le  dégoûtait.  Il  se  sentit  même  un 
peu  redevenu  patriote. 

La  mauvaise  humeur  de  Rosanette  ne  fit  que  s'accroître.  Mlle 
Vatnaz  l'irritait  par  son  enthousiasme.  Se  croyant  une  mission,  elle 
avait  la  rage  de  pérorer,  de  catéchiser,  et,  plus  forte  que  son  amie 
dans  ces  matières,  l'accablait  d'arguments. 

Un  jour,  elle  arriva  tout  indignée  contre  Hussonnet,  qui  venait 
de  se  permettre  des  polissonneries  au  club  des  femmes.  Rosanette 
approuva  cette  conduite,  déclarant  même  qu'elle  prendrait  des  habits 
d'homme  pour  aller  «  leur  dire  leur  fait,  à  toutes,  et  les  fouetter  ». 
Frédéric  entrait  au  même  moment. 

—  «  Tu  m'accompagneras,  n'est-ce  pas  }  » 

Et,  malgré  sa  présence,  elles  se  chamaillèrent,  l'une  faisant  la 
bourgeoise,  l'autre  la  philosophe. 

Les  femmes,  selon  Rosanette,  étaient  nées  exclusivement  pour 
l'amour  ou  pour  élever  des  enfants,  pour  tenir  un  ménage. 

D'après  Mlle  Vatnaz,  la  femme  devait  avoir  sa  place  dans  l'Etat. 
Autrefois,  les  Gauloises  légiféraient,  les  Anglo-Saxonnes  aussi,  les 


>,<,, 


374  L  EDUCATION    SENTIMENTALE 

épouses  des  Hurons  faisaient  partie  du  Conseil  L'œuvre  civilisatrice 
était  commune.  Il  fallait  toutes  y  concourir,  et  substituer  enfin  à 
régoïsme  la  fraternité,  à  Tindividualisme  Tassociation,  au  morcelle- 
ment la  grande  culture. 

—  ((  Allons,  bon  !  tu  te  connnais  en  culture,  à  présent  !  » 

■ —  «Pourquoi  pas?  D'ailleurs,  il  s'agit  de  l'humanité,  de  son 
avenir  !  » 

—  «  Mêle-toi  du  tien  !  » 

—  ((  Ça  me  regarde  !  » 

Elles  se  fâchaient.  Frédéric  s'interposa.  La  Vatnaz  s'échauffait, 
et  arriva  même  à  soutenir  le  Communisme. 

—  «  Quelle  bêtise  !  »  dit  Rosanette.  «  Est-ce  que  jamais  ça  pourra 
se  faire }  » 

L'autre  cita  en  preuve  les  Esséniens,  les  frères  Moraves,  les 
Jésuites  du  Paraguay,  la  famille  des  Pingons,  près  de  Thiers  en 
Auvergne;  et,  comme  elle  gesticulait  beaucoup,  sa  chaîne  de  montre 
se  prit,  dans  son  paquet  de  breloques,  à  un  petit  mouton  d'or  sus- 
pendu. 

Tout  à  coup,  Rosanette  pâlit  extraordinairement. 

Mlle  Vatnaz  continuait  à  dégager  son  bibelot. 

—  -  ((  Ne  te  donne  pas  tant  de  mal,  »  dit  Rosanette;  «  maintenant, 
je  connais  tes  opinions  politiques.  ^^ 

—  «  Quoi  ?  ))  reprit  la  Vatnaz,  devenue  rouge  comme  une  vierge. 

—  «  Oh  !  oh  !  tu  me  comprends  !  » 

Frédéric  ne  comprenait  pas.  Entre  elles,  évidemment,  il  était 
survenu  quelque  chose  de  plus  capital  et  de  plus  intime  que  le 
socialisme. 

—  «  Et  quand  cela  serait,  »  répliqua  la  Vatnaz,  se  redressant 
intrépidement.  «  C'est  un  emprunt,  ma  chère,  dette  pour  dette  !  » 

—  c  Parbleu,  je  ne  nie  pas  les  miennes  !  Pour  quelques 
mille  francs,  belle  histoire  !  J'emprunte  au  moins;  je  ne  vole  per- 
sonne !  » 

Mlle  Vatnaz  s'efforça  de  rire. 


l'éducation  sentimentale  375 

—  ((  Oh  !  j'en  mettrais  ma  main  au  feu.  » 

—  «  Prends  garde  !  Elle  est  assez  sèche  pour  brûler.  » 

La  vieille  fille  lui  présenta  sa  main  droite,  et,  la  gardant  levée 
juste  en  face  d'elle  : 

—  «  Mais  il  y  a  de  tes  amis  qui  la  trouvent  à  leur  convenance  î  » 

—  «  Des  Andalous,  alors  ?  comme  castagnettes  !  » 

—  «  Gueuse  !  » 

La  Maréchale  fit  un  grand  salut. 

—  «  On  n'est  pas  plus  ravissante  !  » 

Mlle  Vatnaz  ne  répondit  rien.  Des  gouttes  de  sueur  parurent 
:à  ses  tempes.  Ses  yeux  se  fixaient  sur  le  tapis.  Elle  haletait.  Enfin, 
elle  gagna  la  porte,  et,  la  faisant  claquer  vigoureusement  : 

—  «  Bonsoir  !  Vous  aurez  de  mes  nouvelles  !  » 

—  ((A  l'avantage  !  »  dit  Rosanette. 

Sa  contrainte  l'avait  brisée.  Elle  tomba  sur  le  divan,  toute  treni- 
T)lante,  balbutiant  des  injures,  versant  des  larmes.  Etait-ce  cette 
menace  de  la  Vatnaz  qui  la  tourmentait  ?  Et  non  !  elle  s'en  moquait 
:bien  1  A  tout  compter,  l'autre  lui  devait  de  l'argent,  peut-être  ?  C'était 
le  mouton  d'or,  un  cadeau;  et,  au  milieu  de  ses  pleurs,  le  nom  de 
Delmar  lui  échappa.  Donc,  elle  aimait  le  cabotin  1 

—  «  Alors,  pourquoi  m'a-t-elle  pris  ?  »  se  demanda  Frédéric. 
^  D'où  vient  qu'il  est  revenu?  Qui  la  force  à  me  garder?  Quel  est  le 
sens  de  tout  cela  ?  » 

Les  petits  sanglots  de  :Rosanette  continuaient.  Elle  était  toujours 
au  bord  du  divan,  étendue  de  côté,  la  joue  droite  sur  ses  deux  mains, 
—  et  semblait  un  être  si  délicat,  inconscient  et  endolori,  qu'il  se 
rapprocha  d'elle,  et  la  baisa  au  front,  doucement. 

Alors,  elle  lui  fit  des  assurances  de  tendresse;  le  Prince  venait 
de  partir,  ils  seraient  libres.  Mais  elle  se  trouvait  pour  le  moment... 
gfc.iée.  «  Tu  l'as  vu  toi-même  l'autre  jour,  quand  j'utilisais  mes  vieilles 
doublures.»  Plus  d'équipages  à  présent  !  Et  ce  n'était  pas  tout;  le 
tapissier  menaçait  de  reprendre  les  meubles  de  la  chambre  et  du  grand 
rsalon.  Elle  ne  savait  que  faire. 


376  l'éducation  sentimentale 

Frédéric  eut  envie  de  répondre  :  «  Ne  t'inquiète  pas  !  je  payerai  !  > 
Mais  la  dame  pouvait  mentir.  L'expérience  l'avait  instruit.  Il  se  borna, 
simplement  à  des  consolations. 

Les  craintes  de  Rosanette  n'étaient  pas  vaines;  il  fallut  rendre 
les  meubles  et  quitter  le  bel  appartement  de  la  rue  Drouot.  Elle  en 
prit  un  autre,  sur  le  boulevard  Poissonnière,  au  quatrième.  Les  curiosi- 
tés de  son  ancien  boudoir  furent  suffisantes  pour  donner  aux  trois, 
pièces  un  air  coquet.  On  eut  des  stores  chinois,  une  tente  sur  la  terrasse, 
dans  le  salon  un  tapis  de  hasard  encore  tout  neuf,  avec  des  poufs 
de  soie  rose.  Frédéric  avait  contribué  largement  à  ces  acquisitions; 
il  éprouvait  la  joie  d'un  nouveau  marié  qui  possède  enfin  une  maison 
à  lui,  une  femme  à  lui;  et,  se  plaisant  là  beaucoup,  il  venait  y  coucher 
presque  tous  les  soirs. 

Un  matin,  comme  il  sortait  de  l'antichambre,  il  aperçut  au  troi- 
sième  étage,  dans  l'escalier,  le  shako  d'un  garde  national  qui  montait. 
Où  allait-il  donc }  Frédéric  attendit.  L'homme  montait  toujours,  la 
tête  un  peu  baissée  :  il  leva  les  yeux.  C'était  le  sieur  Arnoux.  La 
situation  était  claire.  Ils  rougirent  en  même  temps,  saisis  par  le  même 
embarras. 

Arnoux,  le  premier,  trouva  moyen  d'en  sortir  : 

—  «  Elle  va  mieux,  n'est-il  pas  vrai }  »  comme  si,  Rosanette- 
étant  malade,  il  se  fût  présenté  pour  avoir  de  ses  nouvelles. 

Frédéric  profita  de  cette  ouverture. 

—  «  Oui,  certainement  !  Sa  bonne  me  l'a  dit,  du  moins,  »  voulant; 
faire  entendre  qu'on  ne  l'avait  pas  reçu. 

Puis  ils  restèrent  face  à  face,  irrésolus  l'un  et  l'autre,  et  s'observant. 
C'était  à  qui  des  deux  ne  s'en  irait  pas.  Arnoux,  encore  une  fois,, 
trancha  la  question. 

—  ((  Ah  !  bah  !  je  reviendrai  plus  tard  !  Où  vouliez  vous  aller  ?• 
Je  vous  accompagne  !  » 

Et,  quand  ils  furent  dans  la  rue,  il  causa  aussi  naturellement  que- 
d'habitude.  Sans  doute,  il  n'avait  point  le  caractère  jaloux,  ou  bien^. 
il  était  trop  bonhomme  pour  se  fâcher. 


L  EDUCATION    SENTIMENTALE  377 

D'ailleurs,  la  patrie  le  préoccupait.  Maintenant  il  ne  quittait  plus 
l'uniforme.  Le  29  mars,  il  avait  défendu  les  bureaux  de  la  Presse, 
Quand  on  envahit  la  Chambre  il  se  signala  par  son  courage,  et  il  fut 
du  banquet  offert  à  la  garde  nationale  d'Amiens. 

Hussonnet,  toujours  de  service  avec  lui,  profitait,  plus  que 
personne,  de  sa  gourde  et  de  ses  cigares;  mais,  irrévérencieux  par 
nature,  il  se  plaisait  à  le  contredire,  dénigrant  le  style  peu  correct 
des  décrets,  les  conférences  du  Luxembourg,  les  vésuviennes,  les 
tyroliens,  tout,  jusqu'au  char  de  l'Agriculture,  traîné  par  des  chevaux 
à  la  place  de  bœufs  et  escorté  de  jeunes  filles  laides.  Arnoux,  au 
contraire,  défendait  le  Pouvoir  et  rêvait  la  fusion  des  partis.  Cependant, 
ses  affaires  prenaient  une  tournure  mauvaise.  Il  s'en  inquiétait 
médiocrement 

Les  relations  de  Frédéric  et  de  la  Maréchale  ne  l'avaient  point 
attristé  ;  car  cette  découverte  l'autorisa  (dans  sa  conscience)  à  supprimer 
la  pension  qu'il  lui  refaisait  depuis  le  départ  du  Prince.  Il  allégua 
l'embarras  des  circonstances,  gémit  beaucoup,  et  Rosanette  fut 
généreuse.  Alors  M.  Arnoux  se  considéra  comme  l'amant  de  cœur, 
—  ce  qui  le  rehaussait  dans  son  estime,  et  le  rajeunit.  Ne  doutant 
pas  que  Frédéric  ne  payât  la  Maréchale,  il  s'imaginait  «  faire  une 
bonne  farce  »,  arriva  même  à  s'en  cacher,  et  lui  laissait  le  champ 
libre  quand  ils  se  rencontraient. 

Ce  partage  blessait  Frédéric;  et  les,  politesses  de  son  rival  lui 
semblaient  une  gouaillerie  trop  prolongée.  Mais,  en  se  fâchant,  il  se 
fût  ôté  toute  chance  d'un  retour  vers  l'Autre,  et  puis  c'était  le  seul 
moyen  d'en  entendre  parler.  Le  marchand  de  faïences,  suivant  son 
usage,  ou  par  malice,  peut-être,  la  rappelait  volontiers  dans  sa  con- 
versation, et  lui  demandait  même  pourquoi  il  ne  venait  plus  la  voir. 

Frédéric,  ayant  épuisé  tous  les  prétextes,  assura  qu'il  avait  été 
chez  Madame  Arnoux  plusieurs  fois,  inutilement.  Arnoux  en  demeura 
convaincu,  car  souvent  il  s'extasiait  devant  elle  sur  l'absence  de  leur 
ami;  et  toujours  elle  répondait  avoir  manqué  sa  visite;  de  sorte  quei 
ces  deux  mensonges,  au  lieu  de  se  couper,  se  corroboraient. 


378 


L  ÉDUCATION    SENTIMENTALE 

La  douceur  du  jeune  homme  et  la 
joie  de  Favoir  pour  dupe  faisaient  qu*Ar- 
noux  le  chérissait  davantage.  Il  poussait 
la  famiHarité  jusqu'aux  dernières  bornes, 
non  par  dédain,  mais  par  confiance.  Un 
jour,  il  lui  écrivit  qu'une  affaire  urgente 
l'attirait  pour  vingt-quatre  heures  en  pro- 
vince ;  il  le  priait  de  monter  la  garde  à  sa 
place.  Frédéric  n'osa  le  refuser,  et  se  rendit 
au  poste  du  Carrousel. 

Il  eut  à  subir  la  société  des  gardes 
nationaux  !  et,  sauf  un  épurât eur,  homme 
facétieux  qui  buvait  d'une  manière  exor- 
bitante, tous  lui  parurent  plus  bêtes  que 
leur  giberne.  L'entretien  capital  fut  sur 
le  remplacement  des  buffleteries  par  le 
ceinturon.  D'autres  s'emportaient  contre 
les  ateliers  nationaux.  On  disait  :  «  Où 
allons-nous  ?  »  Celui  qui  avait  reçu  l'apos- 
trophe répondait  en  ouvrant  les  yeux, 
comme  au  bord  d'un  abîme  :  «  Où  allons 
nous }  »  Alors  un  plus  hardi  s'écriait:  «  Ça 
ne  peut  pas  durer  !  il  faut  en  finir  !»  Et, 
les  mêmes  discours  se  répétant  jusqu'au 
soir,  Frédéric  s'ennuya  mortellement. 

Sa  surprise  fut  grande,  quand,  à 
onze  heures,  il  vit  paraître  Arnoux,  le- 
quel, tout  de  suite,  dit  qu'il  accourait 
pour  le  libérer,  son  affaire  étant  finie. 

Il  n'avait  pas  eu  d'affaire.  C'était 
une  invention  pour  passer  vingt-quatre 
heures,  seul,  avec  Rosanette.  Mais  le 
brave  Arnoux  avait  trop  présumé  de  lui- 


l'éducation  sentimentale  379 

même,  si  bien    que,    dans    sa   lassitude,  un    remords  l'avait  pris.  Il 
venait  faire   des  remerciements  à  Frédéric  et  lui  offrir    à  souper. 
-^  «  Mille  grâces  !  je  n*ai  pas  faim  !  je  ne  demande  que  mon  lit  !  » 

—  {(  Raison  de  plus  pour  déjeuner  ensemble,  tantôt  !  Quel  mol- 
lasse vous  êtes  !  on  ne  rentre  pas  chez  soi  maintenant  !  Il  est  trop 
tard  1  Ce  serait  dangereux  1  » 

Frédéric,  encore  une  fois,  céda.  Arnoux,  qu'on  ne  s'attendait  pas 
à  voir,  fut  choyé  de  ses  frères  d'armes,  principalement  de  l'épura- 
teur.  Tous  l'aimaient;  et  il  était  si  bon  garçon,  qu'il  regretta  la  pré- 
sence d'Hussonnet.  Mais  il  avait  besoin  de  fermer  l'œil  une  minute, 
pas  davantage. 

—  «  Mettez-vous  près  de  moi»  »  dit-il  à  Frédéric,  tout  en  s 'allon- 
geant sur  le  lit  de  camp,  sans  ôter  ses  buffleteries.  Par  peur  d'une 
alerte,  en  dépit  du  règlement,  il  garda  même  son  fusil;  puis  balbutia 
quelques  mots  :  «  Ma  chérie  !  mon  petit  ange  !  »  et  ne  tarda  pas  à 
s'endormir. 

Ceux  qui  parlaient  se  turent  ;  et  peu  à  peu  il  se  fît  dans  le  poste 
un  grand  silence.  Frédéric,  tourmenté  par  les  puces,  regardait  autour 
de  lui.  La  muraille,  peinte  en  jaune,  avait  à  moitié  de  sa  hauteur 
une  longue  planche  où  les  sacs  formaient  une  suite  de  petites  bosses, 
tandis  qu'au  dessous,  les  fusils  couleur  de  plomb  étaient  dressés 
les  uns  près  des  autres;  et  il  s'élevait  des  ronflements,  produits  par 
les  gardes  nationaux,  dont  les  ventres  se  dessinaient  d'une  manière 
confuse,  dans  l'ombre.  Une  bouteille  vide  et  des  assiettes  couvraient 
le  poêle.  Trois  chaises  de  paille  entouraient  la  table,  où  s'étalait  un 
jeu  de  cartes.  Un  tambour,  au  milieu  du  banc,  laissait  pendre  sa 
bricole.  Le  vent  chaud,  arrivant  par  la  porte,  faisait  fumer  le  quinquet. 
Arnoux  dormait  les  deux  bras  ouverts;  et  comme  son  fusil  était  posé 
la  crosse  en  bas,  un  peu  obliquement,  la  gueule  du  canon  lui  arrivait 
sous  l'aisselle.  Frédéric  le  remarqua  et  fut  effrayé. 

—  «  Mais  non  !  j'ai  tort  !  il  n'y  a  rien  à  craindre  !  —  S'il 
mourait  cependant....  » 

Et,  tout  de  suite,  des  tableaux  à  n'en  plus  finir  se  déroulèrent. 


380  l'éducation  sentimentale 

Tl  s'aperçut  avec  Elle,  la  nuit,  dans  une  chaise  de  poste,  puis  au  bord 
d'un  fleuve  par  un  soir  d'été,  et  sous  le  reflet  d'une  lampe,  chez  eux, 
dans  leur  maison.  Il  s'arrêtait  même  à  des  calculs  de  ménage,  des 
dispositions  domestiques,  contemplant,  palpant  déjà  son  bonheur; 
—  et,  pour  le  réaliser,  il  aurait  fallu  seulement  que  le  chien  du  fusil 
se  levât  !  On  pouvait  le  pousser  du  bout  de  l'orteil;  le  coup  partirait^ 
ce  serait  un  hasard,  rien  de  plus  ! 

Frédéric  s'étendit  sur  cette  idée,  comme  un  dramaturge  qui 
compose.  Tout  à  coup,  il  lui  sembla  qu'elle  n'était  pas  loin  de  se 
résoudre  en  action,  et  qu'il  allait  y  contribuer,  qu'il  en  avait  envie; 
alors,  une  grande  peur  le  saisit.  Au  milieu  de  cette  angoisse,  il  éprouvait 
un  plaisir,  et  s'y  enfonçait  de  plus  en  plus,  sentant  avec  effroi  ses 
scrupules  disparaître;  dans  la  fureur  de  sa  rêverie,  le  reste  du  monde 
s'effaçait;  et  il  n'avait  conscience  de  lui-même  que  par  un  intolérable 
serrement  à  la  poitrine. 

—  «  Prenons-nous  le  vin  blanc }  »  dit  l'épurateur  qui  s'éveillait. 

Arnoux  sauta  par  terre;  et,  le  vin  blanc  étant  pris,  voulut  monter 
la  faction  de  Frédéric. 

Puis  il  l'emmena  déjeuner  rue  de  Chartres,  chez  Parly  ;  et,  comme 
il  avait  besoin  de  se  refaire,  il  se  commanda  deux  plats  de  viande, 
un  homard,  une  omelette  au  rhum,  une  salade,  etc.,  le  tout  arrosé 
d'un  sauterne  181 9,  avec  un  romanée  42,  sans  compter  le  Champagne 
au  dessert,  et  les  liqueurs. 

Frédéric  ne  le  contraria  nullement.  Il  était  gêné,  comme  si  l'autre 
avait  pu  découvrir,  sur  son  visage,  les  traces  de  sa  pensée. 

Les  deux  coudes  au  bord  de  la  table,  et  penché  très  bas,  Arnoux, 
en  le  fatiguant  de  son  regard,  lui  confiait  ses  imaginations. 

Il  avait  envie  de  prendre  à  ferme  tous  les  remblais  de  la  ligne 
du  Nord  pour  y  semer  des  pommes  de  terre,  ou  bien  d'organiser 
sur  les  boulevards  une  cavalcade  monstre,  où  les  «  célébrités  de  l'épo- 
que »  figureraient.  Il  louerait  toutes  les  fenêtres,  ce  qui,  à  raison  de 
trois  francs,  en  moyenne,  produirait  un  joli  bénéfice.  Bref,  il  rêvait 
i;n  grand  coup  de  fortune  par  un  accaparement.  Il  était  moral,  cepen- 


l'éducation  sentimentale  38 j 

dant,  blâmait  les  excès,  Tinconduite,  parlait  de  son  «  pauvre  père  » 
et,  tous  les  soirs,  disait-il,  faisait  son  examen  de  conscience»  avant 
d'offrir  son  âme  à  Dieu. 

—  «  Un  peu  de  curaçao,   hein  ?» 

—  «  Comme  vous  voudrez.  » 

Quant  à  la  République,  les  choses  s'arrangeraient;  enfin,  il  se 
trouvait  l'homme  le  plus  heureux  de  la  terre;  et,  s'oubliant,  il  vanta 
les  qualités  de  Rosanette,  la  compara  même  à  sa  femme.  C'était  bien 
autre  chose  !  On  n'imaginait  pas  d'aussi  belles  cuisses. 

—  «A  votre  santé  !  » 

Frédéric  trinqua.  Il  avait,  par  complaisance,  un  peu  trop  bu; 
d'ailleurs,  le  grand  soleil  Téblouissait;  et,  quand  ils  remontèrent  en- 
semble la  rue  Vivienne,  leurs  épaulettes  se  touchaient  fraternellement. 

Rentré  chez  lui,  Frédéric  dormit  jusqu'à  sept  heures.  Ensuite, 
il  s'en  alla  chez  la  Maréchale.  Elle  était  sortie  avec  quelqu'un.  Avec 
Arnoux,  peut-être  ?  Ne  sachant  que  faire,  il  continua  sa  promenade 
sur  le  boulevard,  mais  ne  put  dépasser  la  porte  Saint-Martin,  tant 
il  y  avait  de  monde. 

La  misère  abandonnait  à  eux-mêmes  un  nombre  considérable 
d'ouvriers;  et  ils  venaient  là,  tous  les  soirs,  se  passer  en  revue  sans 
doute,  et  attendre  un  signal.  Malgré  la  loi  contre  les  attroupements, 
ces  cluhs  du  désespoir  augmentaient  d'une  manière  effrayante;  et 
beaucoup  de  bourgeois  s'y  rendaient  quotidiennement,  par  bravade, 
par  mode. 

Tout  à  coup,  Frédéric  aperçut,  à  trois  pas  de  distance,  M.  Dam- 
breuse  avec  Martinon  ;  il  tourna  la  tête,  car  M.  Dambreuse  s'étant  fait 
nommer  représentant,  il  lui  gardait  rancune.  Mais  le  capitaliste  l'arrêta. 

—  «  Un  mot,  cher  monsieur  !  J'ai  des  explications  à  vous  fournir.  » 

—  «  Je  n'en  demande  pas.  » 

—  «  De  grâce  î  écoutez-moi.  » 

Ce  n'était  nullement  sa  faute.  On  l'avait  prié,  contraint  en  quelque 
sorte.  Martinon,  tout  de  suite,  appuya  ses  paroles  :  des  Nogentaifi 
en  députation  s'étaient  présentés  chez  lui. 


382  l'éducation  sentimentale 

—  «  D ^ailleurs,  j'ai  cru  être  libre,  du  moment....  » 

Une  poussée  de  monde  sur  le  trottoir  força  M.  Dambreuse  à 
s'écarter.  Une  minute  après,  il  reparut,  en  disant  à  Martinon  : 

—  «  C'est  un  vrai  service,  cela  !  Vous  n'aurez  pas  à  vous  repen- 
tir.... » 

Tous  les  trois  s'adossèrent  contre  une  boutique,  afin  de  causer 
plus  à  l'aise. 

On  criait  de  temps  en  temps  :  «  Vive  Napoléon  !  vive  Barbes  ! 
à  bas  Marie  !  »  La  foule  innombrable  parlait  très  haut  ;  —  et  toutes 
ces  voix,  répercutées  par  les  maisons,  faisaient  comme  le  bruit  continuel 
des  vagues  dans  un  port.  A  de  certains  moments,  elles  se  taisaient;; 
alors,  la  Alarseillaise  s'élevait.  Sous  les  portes  cochères,  des  hommes 
d'allures  mystérieuses  proposaient  des  cannes  à  dard.  Quelquefois, 
deux  individus,  passant  l'un  devant  l'autre,  clignaient  de  l'œil,  et 
s'éloignaient  prestement.  Des  groupes  de  badauds  occupaient  les 
trottoirs;  une  multitude  compacte  s'agitait  sur  le  pavé.  Des  bandes 
entières  d'agents  de  police,  sortant  des  ruelles,  y  disparaissaient  à 
peine  entrés.  De  petits  drapeaux  rouges,  çà  et  là,  semblaient  des  flam- 
mes; les  cochers,  du  haut  de  leur  siège,  faisaient  de  grands  gestes,  puis 
s'en  retournaient.  C'était  un  mouvement,  un  spectacle  des  plus  drôles, 

■ —  «  Comme  tout  cela,  »  dit  Martinon,  <(  aurait  amusé  Mlle 
Cécile  !  )) 

—  «  Ma  femme,  vous  savez  bien,  n'aime  pas  que  ma  nièce  vienne 
avec  nous,  »  reprit  en  souriant  M.  Dambreuse. 

On  ne  l'aurait  pas  reconnu.  Depuis  trois  mois  il  criait  :  «  Vive  la 
République  !  »  et  même  il  avait  voté  le  bannissement  des  d'Orléans. 
Mais  les  concessions  devaient  finir.  Il  se  montrait  furieux,  jusqu'à 
porter  un  casse-tête  dans  sa  poche. 

Martinon,  aussi,  en  avait  un.  La  magistrature  n'étant  plus 
inamovible,  il  s'était  retiré  du  Parquet,  si  bien  qu'il  dépassait  en 
violences  M.  Dambreuse. 

Le  banquier  haïssait  particulièrement  Lamartine  (pour  avoir 
soutenu  Ledru-Rollin),  et  avec  lui  Pierre  Leroux,  Proudhon,  Consî- 


l'éducation  sentimentale  383 

dérant,  Lamennais,  tous   les    cerv^eaux    brûlés,    tous    les    socialistes.. 

—  «  Car  enfin,  que  veulent-ils  ?  On  a  supprimé  l'octroi  sur  la 
viande  et  la  contrainte  par  corps;  maintenant,  on  étudie  le  projet 
d'une  banque  hypothécaire;  l'autre  jour,  c'était  une  banque  nationale  ! 
et  voilà  cinq  millions  au  budget  pour  les  ouvriers  !  Mais  heureusement,, 
c'est  fini,  grâce  à  M.  de  Falloux  !  Bon  voyage  !  qu'ils  s'en  aillent  !  » 

En  effet,  ne  sachant  comment  nourrir  les  cent  trente  mille 
hommes  des  ateliers  nationaux,  le  Ministre  des  travaux  publics  avait, 
ce  jour-là  même,  signé  un  arrêté  qui  invitait  tous  les  citoyens  entre 
dix-huit  et  vingt  ans  à  prendre  du  service  comme  soldats,  ou  bien 
à  partir  vers  les  provinces    pour  y  remuer  la  terre. 

Cette  alternative  les  indigna,  persuadés  qu'on  voulait  détruire 
la  République.  L'existence  loin  de  la  capitale  les  affligeait  comme 
un  exil;  ils  se  voyaient  mourants  par  les  fièvres,  dans  des  régions 
farouches.  Pour  beaucoup,  d'ailleurs,  accoutumés  à  des  travaux  déli- 
cats, l'agriculture  semblait  un  avilissement;  c'était  un  leurre  enfin ,^ 
une  dérision,  le  déni  formel  de  toutes  les  promesses.  S'ils  résistaient, 
on  emploierait  la  force;  ils  n'en  doutaient  pas  et  se  disposaient  à  la 
prévenir. 

Vers  neuf  heures,  les  attroupements  formés  à  la  Bastille  et  au 
Châtelet  refluèrent  sur  le  boulevard.  De  la  porte  Saint-Denis  à  la 
porte  Saint-Martin,  cela  ne  faisait  plus  qu'un  grouillement  énorme, 
une  seule  masse  d'un  bleu  sombre,  presque  noir.  Les  hommes  que 
Ton  entrevoyait  avaient  tous  les  prunelles  ardentes,  le  teint  pâle,  des 
figures  amaigries  par  la  faim,  exaltées  par  l'injustice.  Cependant,  des 
nuages  s'amoncelaient;  le  ciel  orageux  chauffant  l'électricité  de  la 
multitude,  elle  tourbillonnait  sur  elle-même,  indécise,  avec  un  large 
balancement  de  houle;  et  l'on  sentait  dans  ses  profondeurs  une  force 
incalculable,  et  comme  l'énergie  d'un  élément.  Puis  tous  se  mirent 
à  chanter  :  «  Des  lampions  !  des  lampions  !  »  Plusieurs  fenêtres  ne 
s'éclairaient  pas;  des  cailloux  furent  lancés  dans  leurs  carreaux. 
M.  Dambreuse  jugea  prudent  de  s'en  aller.  Les  deux  jeunes  gens  le 
reconduisirent. 


384  l'éducation  sentimentale 

Il  prc voyait  de  grands  désastres.  Le  peuple,  encore  une  fois, 
pouvait  envahir  la  Chambre;  eî,  à  ce  propos,  il  raconta  comment  il 
serait  mort  le  15  mai,  sans  le  dévouement  d'un  garde  national. 

—  «  Mais  c'est  votre  ami,  j'oubliais  !  votre  ami,  le  fabricant  de 
faïences,  Jacques  Arnoux  !  »  Les  gens  de  l'émeute  l 'étouffaient;  ce 
brave  citoyen  l'avait  pris  dans  ses  bras  et  déposé  à  l'écart.  Aussi, 
depuis  lors,  une  sorte  de  liaison  s'était  faite.  —  «  Il  faudra  un  de  ces 
jours  dîner  ensemble,  et,  puisque  vous  le  voyez  souvent,  assurez-le 
que  je  l'aime  beaucoup.  C'est  un  excellent  homme,  calomnié,  selon 
moi;  et  il  a  de  l'esprit,  le  mâtin  !  Mes  compliments  encore  une  fois  ! 
bien  le  bonsoir  !...  » 

Frédéric,  après  avoir  quitté  M.  Dambreuse,  retourna  chez  la 
Maréchale;  et,  d'un  air  très  sombre,  dit  qu'elle  devait  opter  entre 
lui  et  Arnoux.  Elle  répondit  avec  douceur  qu'elle  ne  comprenait 
goutte  à  des  «  ragots  pareils  »,  n'aimait  pas  Arnoux,  n'y  tenait  aucune- 
ment. Frédéric  avait  soif  d'abandonner  Paris.  Elle  ne  repoussa  pas 
cette  fantaisie,  et  ils  partirent  pour  Fontainebleau  dès  le  lende- 
main. 

L'hôtel  où  ils  logèrent  se  distinguait  des  autres  par  un  jet  d'eau 
clapotant  au  milieu  de  sa  cour.  Les  portes  des  chambres  s'ouvraient 
sur  un  corridor,  comme  dans  les  monastères.  Celle  qu'on  leur  donna 
était  grande,  fournie  de  bons  meubles,  tendue  d'indienne,  et  silen- 
cieuse vu  la  rareté  des  voyageurs.  Le  long  des  maisons,  des  bourgeois 
inoccupés  passaient;  puis,  sôus  leurs  fenêtres,  quand  le  jour  tomba, 
des  enfants  dans  la  rue  firent  une  partie  de  barres;  —  et  cette  tran- 
quillité, succédant  pour  eux  au  tumulte  de  Paris,  leur  causa  unr 
surprise,  un  apaisement. 

Le  matin,  de  bonne  heure,  ils  allèrent  visiter  le  château.  Comme 
ils  entraient  par  la  grille,  ils  aperçurent  sa  façade  tout  entière,  avec 
les  cinq  pavillons  à  toits  aigus  et  son  escalier  en  fer  à  cheval  se  déployant 
au  fond  de  la  cour,  que  bordent  de  droite  et  de  gauche  deux  corps 
de  bâtiments  plus  bas.  Des  lichens  sur  les  pavés  se  mêlent  de  loin'^au 
ion  fauve   des  briques;  et  l'ensemble  du  palais,  couleur  de  rouille 


l'éducation  sentimentale  385 

•cojfnme  une  vieille  armure,  avait  quelque  chose  de  royalement  impas- 
sible, une  sorte  de  grandeur  militaire  et  triste. 

Enfin,  un  domestique,  portant  un  trousseau  de  clefs,  parut.  Il 
leur  montra  d'abord  les  appartements  des  reines,  Toratoire  du  Pape, 
la  galerie  de  François  I^r,  la  petite  table  d'acajou  sur  laquelle  l'Empe- 
reur signa  son  abdication,  et,  dans  une  des  pièces  qui  divisaient 
l'ancienne  galerie  des  Cerfs,  l'endroit  où  Christine  fit  assassiner 
Monaldeschi.  Rosanette  écouta  cette  histoire  attentivement;  puis,  se 
tournant  vers  Frédéric  : 

—  ((  C'était  par  jalousie,  sans  doute  ?  Prends  garde  à  toi  !  » 

Ensuite,  ils  traversèrent  la  salle  du  Conseil,  la  salle  des  Gardes, 
Ta  salle  du  Trône,  le  salon  de  Louis  XIII.  Les  hautes  croisées,  sans 
rideaux,  épanchaient  une  lumière  blanche;  de  la  poussière  ternissait 
légèrement  les  poignées  des  espagnolettes,  le  pied  de  cuivre  des 
consoles;  des  nappes  de  grosses  toiles  cachaient  partout  les  fauteuils; 
on  voyait  au-dessus  des  portes  des  chasses  de  Louis  XV,  et  çà  et  là 
des  tapisseries  représentant  les  dieux  de  l'Olympe,  Psyché  ou  les 
.batailles  d'Alexandre. 

Quand  elle  passait  devant  les  glaces,  Rosanette  s'arrêtait  une 
minute  pour  lisser  ses  bandeaux. 

Après  la  cour  du  donjon  et  la  chapelle  Saint-Saturnin,  ils  arrivèrent 
dans  la  salle  des  fêtes. 

Ils  furent  éblouis  par  la  splendeur  du  plafond,  divisé  en  comparti- 
•ments  octogones,  rehaussé  d'or  et  d'argent,  plus  ciselé  qu'un  bijou, 
et  par  l'abondance  des  peintures  qui  couvrent  les  murailles  depuis 
la  gigantesque  cheminée  où  des  croissants  et  des  carquois  entourent 
les  armes  de  France,  jusqu'à  la  tribune  pour  les  musiciens,  construite 
à  l'autre  bout,  dans  la  largeur  de  la  salle.  Les  dix  fenêtres  en  arcades 
«taicnt  grandes  ouvertes  ;  le  soleil  faisait  briller  les  peintures,  le  ciel 
bleu  continuait  indéfiniment  l'outremer  des  cintres;  et,  du  fond  des 
tois,  dont  les  cimes  vaporeuses  emplissaient  l'horizon,  il  semblait 
venir  un  écho  des  hallalis  poussée  dans  les  trompes  d'ivoire,  et  des 
.ballets  mythologiques,  asmemblant  sous  le  feuillage  des  princesses  et 


386  -,  L*ÉDUCATION    SENTIMENTALE 

des  seigneurs  travestis  en  nymphes  et  en  sylvains,  —  époque  de 
science  ingénue,  de  passions  violentes  et  d'art  somptueux,  quand 
l'idéal  était  d'emporter  le  monde  dans  un  rêve  des  Hespérides,  et 
que  les  maîtresses  des  rois  se  confondaient  avec  les  astres.  La  plus 
belle  de  ces  fameuses  s'était  fait  peindre,  à  droite,  sous  la  figure  de 
Diane  Chasseresse,  et  même  en  Diane  Infernale,  sans  doute  pour 
marquer  sa  puissance  jusque  par  delà  le  tombeau.  Tous  ces  symboles 
confirment  sa  gloire;  et  il  reste  là  quelque  chose  d'elle,  une  voix 
indistincte,  un  rayonnement  qui  se  prolonge. 

Frédéric  fut  pris  par  une  concupiscence  rétrospective  et  inex- 
primable. Afin  de  distraire  son  désir,  il  se  mit  à  considérer  tendrement 
Rosanette,  en  lui  demandant  si  elle  n'aurait  pas  voulu  être  cette; 
femme. 

—  «  Quelle  femme  ?  » 

—  «  Diane  de  Poitiers  !  » 
Il  répéta  : 

—  «  Diane  de  Poitiers,  la  maîtresse  d'Henri  II.  » 
Elle  fit  un  petit  :  «  Ah  !  ».  Ce  fut  tout. 

Son  mutisme  prouvait  clairement  qu'elle  ne  savait  rien,  ne 
comprenait  pas,  si  bien  que  par  complaisance  il  lui  dit  : 

—  «  Tu  t'ennuies,  peut-être }  » 

—  «  Non,  non,  au  contraire  !  » 

Et,  le  menton  levé,  tout  en  promenant  à  l'entour  un  regard  de* 
plus  vagues,  Rosanette  lâcha  ce  mot  : 

—  «  Ça  rappelle  des  souvenirs  !» 

Cependant,  on  apercevait  sur  sa  mine  un  effort,  une  intention 
de  respect;  et,  comme  cet  air  sérieux  la  rendait  plus  jolie,  Frédéric 
l'excusa. 

L'étang  des  carpes  la  divertit  davantage.  Pendant  un  quart 
d'heure,  elle  jeta  des  morceaux  de  pain  dans  l'eau,  pour  voir  le» 
poissons  bondir. 

Frédéric  s'était  assis  près  û  elle,  sous  les  tilleuls.  II  songeait  à 
tous  les  personnages  qui  avaient  hanté  ces  murs,  Charles-Quint,  Im, 


!fiii^^îi^,p?r 


388  l'éducation  sentimentale 

Valois,  Henri  IV,  Pierre  le  Grand,  Jean- Jacques  Rousseau  et  «les 
belles  pleureuses  des  premières  loges  »,  Voltaire,  Napoléon,  Pie  VII, 
Louis-Philippe;  il  se  sentait  environné,  coudoyé  par  ces  morts  tumul- 
tueux; une  telle  confusion  d'images  l'étourdissait,  bien  qu'il  y  trouvât 
du  charme  pourtant. 

Enfin,  ils  descendirent  dans  le  parterre. 

C'est  un  vaste  rectangle,  laissant  voir  d'un  seul  coup  d'oeil  ses 
larges  allées  jaunes,  ses  carrés  de  gazon,  ses  rubans  de  buis,  ses  ifs 
en  pyramide,  ses  verdures  basses  et  ses  étroites  plates-bandes,  oii 
des  fleurs  clairsemées  font  des  taches  sur  la  terre  grise.  Au  bout  du 
jardin,  un  parc  se  déploie,  traversé  dans  toute  son  étendue  par  un 
long  canal. 

Les  résidences  royales  ont  en  elles  une  mélancolie  particulière, 
qui  tient  sans  doute  à  leurs  dimensions  trop  considérables  pour  le 
petit  nombre  de  leurs  hôtes,  au  silence  qu'on  est  surpris  d'y  trouver 
après  tant  de  fanfares,  à  leur  luxe  immobile  prouvant  par  sa  vieillesse 
la  fugacité  des  dynasties,  l'éternelle  misère  de  tout;  —  et  cette  exha- 
laison des  siècles,  engourdissante  et  funèbre  comme  un  parfum  de 
momie,  se  fait  sentir  même  aux  têtes  naïves.  Rosanette  bâillait  déme- 
surément. Ils  s'en  retournèrent  à  l'hôtel. 

Après  le  déjeuner,  on  leur  amena  une  voiture  découverte.  Ils 
sortirent  de  Fontainebleau  par  un  large  rond-point,  puis  montèrent 
au  pas  une  route  sablonneuse  dans  un  bois  de  petits  pins.  Les  arbres 
devinrent  plus  grands;  et  le  cocher,  de  temps  à  autre,  disait:  «Voici 
les  Frères-Siamois,  le  Pharamond,  le  Bouquet-du-Roi...,  »  n'oubliant 
aucun  des  sites  célèbres,  parfois  même  s'arrêtant  pour  les  faire 
admirer. 

Ils  entrèrent  dans  la  futaie  de  Franchard.  La  voiture  glissait 
comme  un  traîneau  sur  le  gazon;  des  pigeons  qu'on  ne  voyait  pas 
roucoulaient;  tout  à  coup,  un  garçon  de  café  parut;  et  ils  descendirent 
devant  la  barrière  d'un  jardin  où  il  y  avait  des  tables  rondes.  Puis, 
laissant  à  gauche  les  murailles  d'une  abbaye  en  ruines,  ils  marchèrent 
sur  de  grosses  roches,  et  atteignirent  bientôt  le  fond  de  la  gorgû. 


l'éducation  sentimentale  389 

Elle  est  couverte,  d'un  côté,  par  un  entremêlement  de  grès  et 
de  genévriers,  tandis  que,  de  Tautre,  le  terrain  presque  nu  s'incline 
vers  le  creux  du  vallon,  où,  dans  la  couleur  des  bruyères,  un  sentier 
fait  une  ligne  pâle;  et  on  aperçoit  tout  au  loin  un  sommet  en  cône 
aplati,  avec  la  tour  d'un  télégraphe  par  derrière. 

Une  demi-heure  après,  ils  mirent  pied  à  terre  encore  une  fois 
pour  gravir  les  hauteurs  d'Aspremont. 

Le  chemin  fait  des  zigzags  entre  les  pins  trapus,  sous  des  rochers 
à  profils  anguleux;  tout  ce  coin  de  la  forêt  a  quelque  chose  d'étouffé, 
d'un  peu  sauvage  et  de  recueilli.  On  pense  aux  ermites,  compagnons 
des  grands  cerfs  portant  une  croix  de  feu  entre  leurs  cornes,  et  qui 
recevaient  avec  de  paternels  sourires  les  bons  rois  de  France,  agenouillés 
devant  leur  grotte.  Une  odeur  résineuse  emplissait  l'air  chaud,  des 
racines  à  ras  du  sol  s'entrecroisaient  comme  des  veines.  Rosanette 
trébuchait  dessus,  était  désespérée,  avait  envie  de  pleurer. 

Mais,  tout  au  haut,  la  joie  lui  revint,  en  trouvant  sous  un  toit 
de  branchages  une  manière  de  cabaret,  où  l'on  vend  des  bois  sculptés. 
Elle  but  une  bouteille  de  hmonade,  s'acheta  un  bâton  de  houx;  et, 
sans  donner  un  coup  d'œil  au  paysage  que  l'on  découvre  du  plateau, 
elle  entra  dans  la  Caverne-des-Brigands,  précédée  d'un  gamin  por- 
tant une  torche. 

Leur  voiture  les  attendait  dans  le  Bas-Bréau. 

Un  peintre  en  blouse  bleue  travaillait  au  pied  d'un  chêne,  avec 
sa  boîte  à  couleurs  sur  les  genoux.  Il  leva  la  tête  et  les  regarda  passer. 

Au  milieu  de  la  côte  de  Chailly,  un  nuage,  crevant  tout  à  coup, 
leur  fit  rabattre  la  capote.  Presque  aussitôt  la  pluie  s'arrêta;  et  les  pa- 
vés des  rues  brillaient  sous  le  soleil  quand  ils  rentrèrent  dans  la  ville. 

Des  voyageurs,  arrivés  nouvellement,  leur  apprirent  qu'une 
bataille  épouvantable  ensanglantait  Paris.  Rosanette  et  son  amant  n'en 
furent  pas  surpris.  Puis  tout  le  monde  s'en  alla,  l'hôtel  redevint  paisible, 
le  gaz  s'éteignit,  et  ils  s'endormirent  au  murmure  du  jet  d'eau  dans  la 
cour. 

Le  lendemain,  ils  allèrent  voir  la  Gorge-au-Loup,  la  Mare-aux- 


390  L  EDUCATION    SEJN'TIMENTALE 

Fées,  le  Long- Rocher,  la  Marlotte;  le  surlendemain,  ils  recommen- 
cèrent au  hasard,  comme  leur  cocher  voulait,  sans  demander  où  ils 
étaient,  et  souvent  même  négligeant  les  sites  fameux. 
(  '  Ils  se  trouvaient  si  bien  dans  leur  vieux  landau,  bas  comme  un 
sofa  et  couvert  d'une  toile  à  raies  déteintes  !  Les  fossés  pleins  de 
broussailles  filaient  sous  leurs  yeux,  avec  un  mouvement  doux  et 
continu.  Des  rayons  blancs  traversaient  comme  des  flèches  les  hautes 
fougères;  quelquefois,  un  chemin,  qui  ne  servait  plus,  se  présentait 
devant  eux,  en  ligne  droite;  et  des  herbes  s'y  dressaient  çà  et  là, 
mollement.  Au  centre  des  carrefours,  une  croix  étendait  ses  quatre 
bras;  ailleurs,  des  poteaux  se  penchaient  comme  des  arbres  morts, 
et  de  petits  sentiers  courbes,  en  se  perdant  sous  les  feuilles,  donnaient 
envie  de  les  suivre  ;  au  même  mom.ent,  le  cheval  tournait,  ils  y  entraient, 
on  enfonçait  dans  la  boue;  plus  loin,  de  la  mousse  avait  poussé  au 
bord  des  ornières  profondes. 

Ils  se  croyaient  loin  des  autres,  bien  seuls.  Mais  tout  à  coup 
passait  un  garde-chasse  avec  son  fusil,  ou  une  bande  de  femmes  en 
haillons,  traînant  sur  leur  dos  de  longues  bourrées. 

Quand  la  voiture  s'arrctrit,  il  se  faisait  un  silence  universel; 
seulement,  on  entendait  le  souffle  du  cheval  dans  les  brancards,  avec 
un  cri  d'oiseau  très  faible,  répété. 

La  lumière,  à  ce  certaines  places  éclairant  la  lisière  du  bois,  laissait 
les  fonds  dans  rcrr.bre;  ou  bien,  atténuée  sur  les  premiers  plans  par 
une  sorte  de  crépuscule,  elle  étalait  dans  les  lointains  des  vapeurs 
\  icîctter,  une  clarté  blanche.  Au  milieu  du  jour,  le  soleil,  tombant 
d'aplomb  sur  les  larges  verdures,  les  éclaboussait,  suspendait  des 
gouttes  argentines  à  la  pointe  des  branches,  rayait  le  gazon  de  traînées 
d'émeraudes,  jetait  des  taches  d'or  sur  les  couches  de  feuilles  mortes; 
en  se  renversant  la  tête,  on  apercevait  le  ciel,  entre  les  cimes  des 
arbres.  Quelques-uns,  d'une  altitude  démesurée,  avaient  des  airs  de 
patriarches  et  d'empereurs,  ou  se  toucl.ant  par  le  bout,  formaient 
avec  leurs  longs  fûts  comme  des  arcs  de  triomphe;  d'autres,  poussés 
dès  le  bas   obliquement,   semblaient   des   colonnes   près  de  tomber. 


292  l'éducation  sentimentale 

Cette  foule  de  grosses  lignes  verticales  s 'entr 'ouvrait.  Alorr^. 
d'énormes  flots  verts  se  déroulaient  en  bosselages  inégaux  jusqu'à  la: 
surface  des  vallées  où  s'avançait  la  croupe  d'autres  collines  dominant 
des  plaines  blondes,  qui  finissaient  par  se  perdre  dans  une  pâleur- 
indécise. 

Debout,  l'un  près  de  l'autre,  sur  quelque  éminence  du  terrain,. 
ils  sentaient,  tout  en  humant  le  vent,  leur  entrer  dans  l'âme  comme 
l'orgueil  d'une  vie  plus  libre,  avec  une  surabondance  de  forces,  une: 
joie  sans  cause. 

La  diversité  des  arbres  faisait  un  spectacle  changeant.  Les  hêtres^. 
à  l'écorce  blanche  et  lisse,  entremêlaient  leurs  couronnes;  des  frênes 
courbaient  mollement  leurs  glauques  ramures;  dans  les  cépées   de* 
charmes,  des  houx  pareils  à  du  bronze  se  hérissaient;  puis   venait 
une  file  de  minces  bouleaux,  inclinés  dans  des  attitudes  élégiaquesr. 
et  les  pins,  symétriques  comme  des  tuyaux  d'orgue,  en  se  balançant 
continuellement,  semblaient  chanter.  Il  y  avait  des  chênes  rugueux,, 
énormes,  qui  se  convulsaient,  s'étiraient  du  sol,  s'étreignaient  les 
uns  les  autres,  et,  fermes  sur  leurs  troncs  pareils  à  des  torses,    se 
lançaient  avec  leurs  bras  nus  des  appels  de  désespoir,  des  menaces 
furibondes,  comme  un  groupe  de  Titans  immobilisés  dans  leur  colère. 
Quelque  chose  de  plus  lourd,  une  langueur  fiévreuse,  planait  au-dessus 
des  mares,   découpant   la  nappe  de  leurs  eaux  entre  des  buissons 
d'épines;  les  lichens  de  leur  berge,  où  les  loups  viennent  boire,  sont 
couleur  de  soufre,  brûlés  comme  par  le  pas  des  sorcières,  et  le  coasse- 
ment ininterrompu  des  grenouilles  répond  au  cri  des  corneilles  qui. 
tournoient.  Ensuite,  ils  traversaient  des  clairières  monotones,  plantéee^. 
d'un  baliveau  çà  et  là.  Un  bruit  de  fer,  des  coups  drus  et  nombreux 
sonnaient  :  c'était,  au  flanc  d'une  colline,  une  compagnie  de  carriers, 
battant  les  roches.  Elles  se  multipliaient  de  plus  en  plus,  et  finissaient 
par  emplir  tout   le  paysage,   cubiques  comme  des  maisons,  plates- 
comme  des  dalles,  s'étayant,  se  surplombant,  se  confondant,  telles 
que   les   ruines   méconnaissables   et   monstrueuses   de   quelque   cité- 
disparue.  Mais  la  furie  même  de  leur  chaos  fait  plutôt  rêver  à  des. 


L  EDUCATION    SENTIMENTALE  393; 

volcans,  à  des  déluges,  aux  grands  cataclysmes  ignorés.  Frédéric 
disait  qu'ils  étaient  là  depuis  le  commencement  du  monde  et  resteraient 
ainsi  jusqu'à  la  fin;  Rosanette  détournait  la  tête,  en  affirmant  que 
«  ça  la  rendrait  folle  »,  et  s'en  allait  cueillir  des  bruyères.  Leurs  petites 
fleurs  violettes,  tassées  les  unes  près  des  autres,  formaient  des  plaques 
inégales,  et  la  terre  qui  s'écroulait  de  dessous  mettait  comme  des 
franges  noires  au  bord  des  sables  pailletés  de  mica. 

Ils  arrivèrent  un  jour  à  mi-hauteur  d'une  colline  toute  ensable. 
Sa  surface,  vierge  de  pas,  était  rayée  en  ondulations  symétriques; 
çà  et  là,  tels  que  des  promontoires  sur  le  lit  desséché  d'un  océan,  se 
levaient  des  roches  ayant  de  vagues  formes  d'animaux,  tortues  avançant 
la  tête,  phoques  qui  rampent,  hippopotames  et  ours.  Personne.  Aucun 
bruit.  Les  sables,  frappés  par  le  soleil,  éblouissaient;  —  et  tout  à 
coup,  dans  cette  vibration  de  la  lumière,  les  bêtes  parurent  remuer. 
Ils  s'en  retournèrent  vite,  fuyant  le  vertige,  presque  effrayés. 

Le  sérieux  de  la  forêt  les  gagnait;  et  ils  avaient  des  heures  de 
silence  où,  se  laissant  aller  au  bercement  des  ressorts,  ils  demeuraient 
comme  engourdis  dans  une  ivresse  tranquille.  Le  bras  sous  la  taille, 
il  l 'écoutait  parler  pendant  que  les  oiseaux  gazouillaient,  observait 
même  du  même  coup  d'œil  les  raisins  noirs  de  sa  capote  et  les  baies 
des  genévriers,  les  draperies  de  son  voile,  les  volutes  des  nuages;  et, 
quand  il  se  penchait  vers  elle,  la  fraîcheur  de  sa  peau  se  mêlait  au 
grand  parfum  des  bois.  Ils  s'amusaient  de  tout;  ils  se  montraient, 
comme  une  curiosité,  des  fils  de  la  Vierge  suspendus  aux  buissons, 
des  trous  pleins  d'eau  au  milieu  des  pierres,  un  écureuil  sur  les  branches, 
le  vol  de  deux  papillons  qui  les  suivaient;  ou  bien,  à  vingt  pas  d'eux, 
sous  les  arbres,  une  biche  marchait,  tranquillement,  d'un  air  noble 
et  doux,  avec  son  faon  côte  à  côte.  Rosanette  aurait  voulu  courir 
après,  pour  l'embrasser. 

Elle  eut  bien  peur  une  fois,  quand  un  homme,  se  présentant 
tout  à  coup,  lui  montra  dans  une  boîte  trois  vipères.  Elle  se  jeta  vive» 
ment  contre  Frédéric;  —  il  fut  heureux  de  ce  qu'elle  était  faible  et 
de  se  sentir  assez  fort  pour  la  défendre. 


394  L  EDUCATION    SENTIMENTALE 

Ce  soir-là,  ils  dînèrent  dans  une  auberge,  au  bord  de  la  Seine. 
La  table  était  près  de  la  fenêtre,  Rosanette  en  face  de  lui;  et  il  con- 
templait son  petit  nez  fin  et  blanc,  ses  lèvres  retroussées  ses  yeux 
clairs,  ses  bandeaux  châtains  qui  bouffaient,  sa  jolie  figure  ovale.  Sa 
robe  de  foulard  écru  collait  à  ses  épaules  un  peu  tombantes  ;  et,  sortant 
de  leurs  manchettes  tout  unies,  ses  deux  mains  découpaient,  versaient 
à  boire,  s'avançaient  sur  la  nappe.  On  leur  servit  un  poulet  avec  les 
quatre  membres  étendus,  une  matelotte  d'anguilles  dans  un  compotier 
en  terre  de  pipe,  du  vin  râpeux,  du  pain  trop  dur,  des  couteaux 
ébréchés.  Tout  cela  augmentait  le  plaisir,  l'illusion.  Ils  se  croyaient 
presque  au  milieu  d'un  voyage,  en  Italie,  dans  leur  lune  de  miel. 

Avant  de  repartir,  ils  allèrent  se  promener  le  long  de  la  berge. 

Le  ciel  d'un  bleu  tendre,  arrondi  comme  un  dôme,  s'appuyait 
à  l'horizon  sur  la  dentelure  des  bois.  En  face,  au  bout  de  la  prairie, 
il  y  avait  un  clocher  dans  un  village;  et,  plus  loin,  à  gauche,  le  toit 
d'une  maison  faisait  une  tache  rouge  sur  la  rivière,  qui  semblait 
immobile  dans  toute  la  longueur  de  sa  sinuosité.  Des  joncs  se  pen- 
chaient pourtant,  et  l'eau  secouait  légèrement  des  perches  plantées 
au  bord  pour  tenir  des  filets;  une  nasse  d'osier,  deux  ou  trois  vieilles 
chaloupes  étaient  là.  Près  de  l'auberge,  une  fille  en  chapeau  de  paille 
tirait  des  seaux  d'un  puits;  —  chaque  fois  qu'ils  remontaient,  Frédéric 
écoutait  avec  une  jouissance  inexprimable  le  grincement  de  la  chaîne. 

Il  ne  doutait  pas  qu'il  ne  fût  heureux  pour  jusqu'à  la  fin  de  ses 
jours,  tant  son  bonheur  lui  paraissait  naturel,  inhérent  à  sa  vie  et  à 
la  personne  de  cette  femme.  Un  besoin  le  poussait  à  lui  dire  des 
tendresses.  Elle  y  répondait  par  de  gentilles  paroles,  de  petites  tapes 
sur  l'épaule,  des  douceurs  dont  la  surprise  le  charmait.  Il  lui  découvrait 
enfin  une  beauté  toute  nouvelle,  qui  n'était  peut-être  que  le  reflet 
des  choses  ambiantes,  à  moins  que  leurs  virtualités  secrètes  ne  l'eussent 
fait  s'épanouir. 

Quand  ils  se  reposaient  au  milieu  de  la  campagne,  il  s'étendait 
la  tête  sur  ses  genoux,  à  l'abri  de  son  ombrelle;  —  ou  bien,  couchés 
sur  le  ventre  au  milieu  de  l'herbe,  ils  restaient  l'un  en  face  de  l'autre. 


l'éducation  sentimentale  395 

à  se  regarder,  plongeant  dans  leurs  prunelles,  altérés  d'eux-mêmes, 
s'en  assouvissant  toujours,  —  puis  les  paupières  entre-fermées,  ne 
parlant  plus. 

Quelquefois,  ils  entendaient  tout  au  loin  des  roulements  de 
tambour.  C'était  la  générale  que  Ton  battait  dans  les  villages,  pour 
aller  défendre  Paris. 

—  «  Ah  !  tiens  !  l'émeute  !  »  disait  Frédéric  avec  une  pitié 
dédaigneuse,  toute  cette  agitation  lui  apparaissant  misérable  à  côté 
de  leur  amour  et  de  la  nature  éternelle. 

Et  ils  causaient  de  n'importe  quoi,  de  choses  qu'ils  savaient  par- 
faitement, de  personnes  qui  ne  les  intéressaient  pas,  de  milie  niaiseries. 
Elle  l'entretenait  de  sa  femme  de  chambre  et  de  son  coiffeur.  Un  jour, 
elle  s'oublia  à  dire  son  âge  :  vingt-neuf  ans;  elle  devenait  vieille. 

En  plusieurs  fois,  sans  le  vouloir,  elle  lui  apprit  des  détails  sur 
elle-même.  Elle  avait  été  «  demoiselle  dans  un  magasin  »,  avait  fait 
un  voyage  en  Angleterre,  commencé  des  études  pour  être  actrice; 
tout  cela  sans  transitions,  et  il  ne  pouvait  reconstruire  un  ensemble. 
Elle  en  conta  plus  long,  un  jour  qu'ils  étaient  assis  sous  un  platane, 
au  revers  d'un  pré.  En  bas,  sur  le  bord  de  la  route,  une  petite  fille, 
nu-pieds  dans  la  poussière,  faisait  paître  une  vache.  Dès  qu'elle  les 
aperçut,  elle  vint  leur  demander  l'aumône:  et,  tenant  d'une  main 
son  jupon  en  lambeaux,  elle  grattait  de  l'autre  ses  cheveux  noirs  qui 
entouraient  comme  une  perruque  à  la  Louis  XIV,  toute  sa  tête  brune, 
illuminée  par  des  yeux  splendides. 

—  «  Elle  sera  bien  jolie  plus  tard,  »  dit  Frédéric 

—  «  Quelle  chance  pour  elle  si  elle  n'a  pas  de  mère  !  »  reprit 
Rosanette. 

-—  «  Hein  }  comment  ?  » 

—  «Mais  oui;  moi,  sans  la  mienne....» 

Elîj  soupira,  et  se  mit  à  parler  de  son  enfance.  Ses  parents  étaient 
ces  canuts  de  la  Croix-Rousse.  Elle  servait  son  père  comnis  apprentie. 
Le  pauvre  bonhomme  avait  beau  s'exténuer,  sa  femme  l'invectivait 
et  vendait  tout  pour  aller  boire.  Rosanette  voyait  leur  chambre,  avec 


396  l'éducation  sentimentale 

les  métiers  rangés  en  longueur  contre  les  fenêtres,  la  pot-bouille  sur 
le  poêle,  le  lit  peint  en  acajou,  une  armoire  en  face,  et  la  soupente 
obscure  où  elle  avait  couché  jusqu'à  quinze  ans.  Enfin  un  monsieur 
était  venu,  un  homme  gras,  la  figure  couleur  de  buis,  des  façons  de 
dévot,  habillé  de  noir.  Sa  mère  et  lui  eurent  ensemble  une  conversation, 
si  bien  que,  trois  jours  après....  Rosanette  s'arrêta,  et,  avec  un  regard 
plein  d'impudeur  et  d'amertume  : 

—  «  C'était  fait  !  » 

Puis,  répondant  au  geste  de  Frédéric  : 

—  «  Comme  il  était  marié  (il  aurait  craint  de  se  compromettre 
dans  sa  maison),  on  m'emmena  dans  un  cabinet  de  restaurateur,  et 
on  m'avait  dit  que  je  serais  heureuse,  que  je  recevrais  un  beau  cadeau. 

«  Dès  la  porte,  la  première  chose  qui  m'a  frappée,  c'était  un. 
candélabre  de  vermeil,  sur  une  table  où  il  y  avait  deux  couverts. 
Une  glace  au  plafond  les  reflétait,  et  les  tentures  des  murailles  en  soie 
bleue  faisaient  ressembler  tout  l'appartement  à  une  alcôve.  Une  surprise 
m'a  saisie.  Tu  comprends,  un  pauvre  être  qui  n'a  jamais  rien  vu  ! 
Malgré  mon  éblouissement  j'avais  peur.  Je  désirais  m'en  aller.  Je 
suis  restée,  pourtant. 

«  Le  seul  siège  qu'il  y  eût  était  un  divan  contre  la  table.  Il  a  cédé 
sous  moi  avec  mollesse  ;  la  bouche  du  calorifère  dans  le  tapis  m'envoyait 
une  haleine  chaude,  et  je  restai  là,  sans  rien  prendre.  Le  garçon  qui 
se  tenait  debout  m'a  engagée  à  manger.  Il  m'a  versé  tout  de  suite 
un  grand  verre  de  vin;  la  tête  me  tournait,  j'ai  voulu  ouvrir  la  fenêtre, 
il  m'a  dit  :  —  «  Non,  mademoiselle,  c'est  défendu.  »  Et  il  m'a  quittée. 
La  table  était  couverte  d'un  tas  de  choses  que  je  ne  connaissais  pas. 
Rien  ne  m'a  semblé  bon.  Alors  je  me  suis  rabattue  sur  un  pot  de 
confitures,  et  j'attendais  toujours.  Je  ne  sais  quoi  Tem^pêchait  de  venir, 
il  était  très  tard,  minuit  au  moins,  je  n'en  pouvais  plus  de  fatigue;, 
en  repoussant  un  des  oreillers  pour  mieux  m'étendre,  je  rencontre 
sous  ma  main  une  sorte  d'album,  un  cahier;  c'étaient  des  images 
obscènes....  Je  dormais  dessus,  quand  il  est  entré.  » 

Elle  baissa  la  tête,  et  demeura  pensive. 


l'éducation  sentimentale  397 

Les  feuilles  autour  d'eux  susurraient,  dans  un  fouillis  d'herbes 
une  grande  digitale  se  balançait,  la  lumière  coulait  comme  une  onde 
sur  le  gazon;  et  le  silence  était  coupé  à  intervalles  rapides  par  le  brou- 
tement  de  la  vache  qu'on  ne  voyait  plus. 

Rosanette  considérait  un  point  par  terre,  à  trois  pas  d'elle,  fixe- 
ment, les  narines  battantes,  absorbée.  Frédéric  lui  prit  la  main  : 

—  «  Comme  tu  as  souffert,   pauvre  chérie  !  » 

—  «  Oui,  »  dit-elle,  «plus  que  tu  ne  crois  !...  Jusqu'à  vouloir  en 
finir;  on  m'a  repêchée.» 

—  «  Comment  ?  » 

—  «Ah!  n'y  pensons  plus!...  Je  t'aime,  je  suis  heureuse! 
embrasse-moi.  »  Et  elle  ôta,  une  à  une,  les  brindilles  de  chardons 
accrochées  dans  le  bas  de  sa  robe. 

Frédéric  songeait  surtout  à  ce  qu'elle  n'avait  pas  dit.  Par  quels 
degrés  avait-elle  pu  sortir  de  la  misère }  A  quel  amant  devait-elle 
son  éducation }  Que  s'était-il  passé  dans  sa  vie  jusqu'au  jour  oii  il 
était  venu  chez  elle  pour  la  première  fois  ?  Son  dernier  aveu  interdisait 
les  questions.  Il  lui  demanda,  seulement,  comment  elle  avait  fait 
la  connaissance  d'Arnoux. 

—  «Par  la  Vatnaz.  » 

—  «N'était-ce  pas  toi  que  j'ai  vue,  une  fois,  au  Palais-Royal, 
avec  eux  deux  ?  » 

Il  cita  la  date  précise.  Rosanette  fit  un  effort  : 

—  «  Oui,  c'est  vrai  !...  Je  n'étais  pas  gaie  dans  ce  temps-là  !  î) 
Mais   Arnoux   s'était   montré   excellent.    Frédéric   n'en   doutait 

pas;  cependant,  leur  ami  était  un  drôle  d'homme,  plein  de  défauts; 
il  eut  soin  de  les  rappeler.  Elle  en  convenait. 

—  «N'importe!...  On  l'aime  tout  de  même,  ce  chameau-là!» 

—  «  Encore,  maintenant  ?  ))  dit  Frédéric. 

Elle  se  mit  à  rougir,  moitié  riante,  moitié  fâchée  : 

—  (f  Eh  !  non  !  C'est  de  l'histoire  ancienne.  Je  ne  te  cache  rien. 
Quand  même  cela  serait,  lui,  c'est  différent  !  D'ailleurs,  je  ne  te 
trouve  pas  gentil  pour  ta  victime.  » 


398  l'éducation  sentimentale 

—  «  Ma  victime  ?  )) 
Rosanette  lui  prit  le  menton. 

—  <(  Sans  doute  !  » 

Et,  zézayant  à  la  manière  des  nourrices  : 

—  «  Avons  pas  toujours  été  bien  sage  !  Avons  fait  dodo  avec  sa 
femme  !  » 

—  «  Moi  !  jamais  de  la  vie  !  » 

Rosanette  sourit.  Il  fut  blessé  de  son  sourire,  preuve  d'indifférence, 
crut-il.  Mais  elle  reprit  doucement,  et  avec  un  de  ces  regards  qui 
implorent  le  mensonge  :  ^ 

—  «  Bien  sûr  }  » 

—  «  Certainement  !  s 

Frédéric  jura  sa  parole  d'honneur  qu'il  n'avait  jamais  pensé  à 
Mme  Arnoux,  étant  trop  amoureux  d'une  autre. 

—  «  De  qui  donc  ?  )) 

—  «  Mais  de  vous,  ma  toute  belle  !  » 

—  «  Ah  !  ne  te  moque  pas  de  moi  !  Tu  m'agaces  !  » 

Il  jugea  prudent  d'inventer  une  histoire,  une  passion.  Il  trouva 
des  détails  circonstanciés.  Cette  personne  du  reste,  l'avait  rendu  fort 
malheureux. 

—  «  Décidément,  tu  n'as  pas  de  chance  !  »  dit  Rosanette. 

—  ((  Oh  !  oh  !  peut-être  !  »  voulant  faire  entendre  par  là  plusieurs 
bonnes  fortunes,  afin  de  donner  de  lui  meilleure  opinion,  de  même 
que  Rosanette  n'avouait  pas  tous  ses  amants  pour  qu'il  l'estimât 
davantage;  —  car,  au  milieu  des  confidences  les  plus  intimes,  il  y  a 
toujours  des  restrictions,  par  fausse  honte,  délicatesse,  pitié.  On 
découvre  chez  l'autre  ou  dans  soi-même  des  précipices  ou  des  fanges 
qui  empêchent  de  poursuivre;  on  sent,  d'ailleurs,  que  l'on  ne  serait 
pas  compris;  il  est  difficile  d'exprimer  exactement  quoi  que  ce  soit; 
aussi  les  unions  complètes  sont  rares. 

La  pauvre  Maréchale  n'en  avait  jamais  connu  de  meilleure.  Sou- 
vent, quand  elle  considérait  Frédéric,  des  larmes  lui  arrivaient  aux 
paupières,  puis  elle  levait  les  yeux,  ou  les  projetait  vers   l'horizon, 


l'éducation  sentimentale  399 

comme  si  elle  avait  aperçu  quelque  grande  aurore,  des  perspectives 
de  félicité  sans  bornes.  Enfin,  un  jour,  elle  avoua  qu'elle  souhaitait 
taire  dire  une  messe,  «  pour  que  ça  porte  bonheur  à  notre  amour  ». 
D'où  venait  donc  qu'elle  lui  avait  résisté  pendant  si  longtemps? 
Elle  n'en  savait  rien  elle-même.  Il  renouvela  plusieurs  fois  sa  question; 
et  elle  répondait  en  le  serrant  dans  ses  bras  : 

—  ((  C'est  que  j'avais  peur  de  t'aimer  trop,  mon  chéri  !  » 

Le  dimanche  matin,  Frédéric  lut  dans  un  journal,  sur  une  liste 
de  blessés,  le  nom  de  Dussardier.  Il  jeta  un  cri,  et,  montrant  le  papier 
à  Rosanette,  déclara  qu'il  allait  partir  immédiatement. 

—  «  Pourquoi  faire  }  » 

—  «  Mais  pour  le  voir,  le  soigner  !  » 

—  «Tu  ne  vas  pas  me  laisser  seule,  j'imagine  .^^  » 

—  «  Viens  avec  moi.  » 

—  «  Ah  !  que  j'aille  me  fourrer  dans  une  bagarre  pareille  !  Merci 
bien  !  » 

—  «  Cependant,  je  ne  peux  pas....  » 

—  «  Ta  ta  ta  !  Comme  si  on  manquait  d'infirmiers  dans  les 
hôpitaux!  Et  puis,  qu'est-ce  que  ça  le  regardait  encore,  celui-là? 
Chacun  pour  soi  !  » 

Il  fut  indigné  de  cet  égoïsme;  et  il  se  reprocha  de  n'être  pas 
là-bas  avec  les  autres.  Tant  d'indiflférence  aux  malheurs  de  la  patrie 
avait  quelque  chose  de  mesquin  et  de  bourgeois.  Son  amour  lui  pesa 
tout  à  coup  comme  un  crime.  Ils  se  boudèrent  pendant  une  heure. 

Puis  elle  le  supplia  d'attendre,  de  ne  pas  s'exposer. 

—  «  Si  par  hasard  on  te  tue  !  » 

—  «  Eh  !  je  n'aurai  fait  que  mon  devoir  !  » 

Rosanette  bondit.  D'abord,  son  devoir  était  de  l'aimer  C'est 
qu'il  ne  voulait  plus  d'elle,  sans  doute  !  Ça  n'avait  pas  le  sens  commun  ! 
Quelle  idée,  mon  Dieu  ! 

Frédéric  sonna  pour  avoir  la  note.  Mais  il  n'était  pas  facile  de 
s'en  retourner  à  Paris.  La  voiture  des  messageries  Leloir  venait  de 
partir,  les  berlines  Lecomte  ne  partiraient  pas,  la  diligence  du  Bour- 


l'éducation  sentimentale 


400 

bonnais  ne  passerait  que  tard  dans  la  nuit,  et  serait  peut-être  pleine; 
on  n'en  savait  rien.  Quand  il  eut  perdu  beaucoup  de  temps  à  ces  infor- 
mations, l'idée  lui  vint  de  prendre  la  poste.  Le  maître  de  poste  refusa 
de  fournir  des  chevaux,  Frédéric  n'ayant  pas  de  passeport.  Enfin, 
il  loua  une  calèche  (la  même  qui  les  avait  promenés)  et  ils  arrivèrent 
devant  l'hôtel  du  Commerce,  à  Melun,  vers  cinq  heures. 

La  place  du  Marché  était  couverte  de  faisceaux  d'armes.  Le 
préfet  avait  défendu  aux  gardes  nationaux  de  se  porter  sur  Paris. 
Ceux  qui  n'étaient  pas  de  son  département  voulaient  continuer  leur 
route.  On  criait.  L'auberge  était  pleine  de  tumulte. 

Rosanette,  prise  de  peur,  déclara  qu'elle  n'irait  pas  plus  loin, 
:et  le  supplia  encore  de  rester.  L'aubergiste  et  sa  femme  se  joignirent 
à  elle.  Un  brave  homme  qui  dînait  s'en  mêla,  affirmant  que  la  bataille 
serait  terminée  d'ici  à  peu;  d'ailleurs,  il  fallait  faire  son  devoir.  Alors, 
la  Maréchale  redoubla  de  sanglots.  Frédéric  était  exaspéré.  Il  lui 
donna  sa  bourse,  l'embrassa  vivement,  et  disparut. 

Arrivé  à  Corbeil,  dans  la  gare,  on  lui  apprit  que  les  insurgés 
avaient  de  distance  en  distance  coupé  les  rails,  et  le  cocher  refusa  de 
le  conduire  plus  loin;  ses  chevaux,  disait-il,  étaient  «rendus». 

Par  sa  protection,  cependant,  Frédéric  obtint  un  mauvais  cabriolet 
qui,  pour  la  somme  de  soixante  francs,  sans  compter  le  pourboire, 
consentit  à  le  mener  jusqu'à  la  barrière  d'Italie.  Mais,  à  cent  pas  de 
la  barrière,  son  conducteur  le  fit  descendre  et  s'en  retourna.  Frédéric 
marchait  sur  la  route,  quand  tout  à  coup  une  sentinelle  croisa  la 
baïonnette.   Quatre  hommes  l'empoignèrent  en  vociférant  : 

—  ((  C'en  est  un  !  Prenez  garde  !  Fouillez-le  !  Brigand  !  Ca- 
naille !  » 

Et  sa  stupéfation  fut  si  profonde,  qu'il  se  laissa  traîner  au  poste 
<le  la  barrière,  dans  le  rond-point  même  où  convergent  les  boulevards 
des  Gobelins  et  de  l'Hôpital  et  les  rues  Godefroy  et  Mouiïetard. 

Quatre  barricades  formaient,  au  bout  des  quatre  voies,  d'énormes 
talus  de  pavés;  des  torches  çà  et  là  grésillaient;  malgré  la  poussière 
.qui  s'élevait,  il  distingua  des  fantassins  de  la  ligne  et  des  gardes 


L  IiDUCATION    SENTIMENTALE  40I 

rationaux,  tous  le  visage  noir,  débraillés,  hagards.  Ils  venaient  de 
prendre  la  place,  avaient  fusillé  plusieurs  hommes;  leur  colère  durait 
encore.  Frédéric  dit  qu'il  arrivait  de  Fontainebleau  au  secours  d'un 
camarade  blessé  logeant  rue  Bellefond;  personne  d'abord  ne  voulut 
le  croire;  on  examina  ses  mains,  on  flaira  même  son  oreille  pour 
s'assurer  qu'il  ne  sentait  pas  la  poudre. 

Cependant,  à  force  de  répéter  la  même  chose,  il  finit  par  con- 
vaincre un  capitaine,  qui  ordonna  à  deux  fusiliers  de  le  conduire  au 
poste  du  Jardin  des  Plantes. 

Ils  descendirent  le  boulevard  de  l'Hôpital.  Une  forte  brise  soufflait. 
Elle  le  ranima. 

Ils  tournèrent  ensuite  par  la  rue  du  Marché-aux-Chevaux.  Le 

Jardin  des  Plantes,  à  droite,  faisait  une  grande  masse  noire,  tandis  qu'à 

gauche,  la  façade  entière  de  la  Pitié,  éclairée  à  toutes  ses  fenêtres, 

flambait  comme  un  incendie,  et  des  ombres  passaient  rapidement 

:sur  les  carreaux. 

Les  deux  hommes  de  Frédéric  s'en  allèrent.  Un  autre  l'accom- 
pagna jusqu'à  l'École  polytechnique. 

La  rue  Saint- Victor  était  toute  sombre,  sans  un  bec  de  gaz  ni 
une  lumière  aux  maisons.  De  dix  minutes  en  dix  minutes,  on  enten- 
dait : 

—  «  Sentinelles  !  prenez  garde  à  vous  !  » 

Et  ce  cri,  jeté  au  milieu  du  silence,  se  prolongeait  comme  la 
répercussion  d'une  pierre  tombant  dans  un  abîme. 

Quelquefois,  un  battement  de  pas  lourds  s'approchait.  C'était 
une  patrouille  de  cent  hommes  au  moins;  des  chuchotements,  de 
vagues  cliquetis  de  fer  s'échappaient  de  cette  masse  confuse;  et, 
s'éloignant  avec  un  balancement  rythmique,  elle  se  fondait  dans 
l'obscurité. 

Il  y  avait  au  centre  des  carrefours  un  dragon  à  cheval,  immobile. 
De  temps  en  temps,  une  estafette  passait  au  grand  galop,  puis  le 
silence  recommençait.  Des  canons  en  marche  faisaient  au  loin  sur  le 
pavé  un  roulement  sourd  et  formidable  ;  le  cœur  se  serrait  à  ces  bruits 


402  l'éducation  sentimentale 

diflFérents  de  tous  les  bruits  ordinaires.  Ils  semblaient  même  élargir 
le  silence,  qui  était  profond,  absolu,  —  un  silence  noir.  Des  hommes 
en  blouse  blanche  abordaient  les  soldats,  leur  disaient  un  mot,  et 
s'évanouissaient  comme  des  fantômes. 

Le  poste  de  l'École  polytechnique  regorgeait  de  monde.  Des 
femmes  encombraient  le  seuil,  demandant  à  voir  leur  fils  ou  leur  mari. 
On  les  renvoyait  au  Panthéon  transformé  en  dépôt  de  cadavres,  — 
et  on  n'écoutait  pas  Frédéric.  Il  s'obstina,  jurant  que  son  ami  Dussar- 
dier  l'attendait,  allait  mourir.  On  lui  donna  enfin  un  caporal  pour  le 
mener  au  haut  de  la  rue  Saint- Jacques,  à  la  mairie  du  XIP  arron- 
dissement. 

La  place  du  Panthéon  était  pleine  de  soldats  couchés  sur  de  la 
paille.  Le  jour  se  levait.  Les  feux  de  bivac  s'éteignaient. 

L'insurrection  avait  laissé  dans  ce  quartier-là  des  traces  formi- 
dables. Le  sol  des  rues  se  trouvait,  d'un  bout  à  l'autre,  inégalement 
bosselé.  Sur  les  barricades  en  ruines,  il  restait  des  omnibus,  des  tuyaux 
de  gaz,  des  roues  de  charrettes  ;  de  petites  flaques  noires,  en  de  certains 
endroits,  devaient  être  du  sang.  Les  maisons  étaient  criblées  de  projec- 
tiles, et  leur  charpente  se  montrait  sous  les  écaillures  du  plâtre.  Des 
jalousies,  tenant  par  un  clou,  pendaient  comme  des  haillons.  Les 
escaliers  ayant  croulé,  des  portes  s'ouvraient  sur  le  vide.  On  apercevait 
l'intérieur  des  chambres  avec  leurs  papiers  en  lambeaux;  des  choses 
délicates  s'y  étaient  conservées,  quelquefois.  Frédéric  observa  une 
pendule,  un  bâton  de  perroquet,  des  gravures. 

Quand  il  entra  dans  la  mairie,  les  gardes  nationaux  bavardaient 
mtarissablement  sur  les  morts  de  Bréa  et  de  Négrier,  du  représentant 
Charbonnel  et  de  l'archevêque  de  Paris.  On  disait  que  le  duc  d'Aumale 
était  débarqué  à  Boulogne,  Barbes  enfui  de  Vincennes,  que  l'artillerie 
arrivait  de  Bourges  et  que  les  secours  de  la  province  affluaient.  Ver& 
trois  heures,  quelqu'un  apporta  de  bonnes  nouvelles;  des  parlemen- 
taires de  l'émeute  étaient  chez  le  président  de  l'Assemblée. 

Alors,  on  se  réjouit;  et,  comme  il  avait  encore  douze  francs, 
Frédéric  fit  venir  douze  bouteilles  de  vin,  espérant  par  là  hâter  sa 


l'éducation  sentimentale  403 

délivrance.  Trut  à  coup,  on  crut  entendre  une  fusillade.  Les  libations 
s'arrêtèrent;  on  regarda  Tinconnu  avec  des  yeux  méfiants;  ce  pouvait 
être  Henri  V. 

Pour  n'avoir  aucune  responsabilité,  ils  le  transportèrent  à  la 
mairie  du  XI^'  arrondissement,  d'où  on  ne  lui  permit  pas  de  sortir 
avant  neuf  heures  du  matin. 

Il  alla  en  courant  jusqu'au  quai  Voltaire.  A  une  fenêtre  ouverte, 
un  vieillard  en  manches  de  chemise  pleurait,  les  yeux  levés.  La  Seine 
coulait  paisiblement.  Le  ciel  était  tout  bleu;  dans  les  arbres  des 
Tuileries,  des  oiseaux  chantaient. 

Frédéric  traversait  le  Carrousel  quand  une  civière  vint  à  passer. 
Le  poste,  tout  de  suite,  présenta  les  armes,  et  l'officier  dit  en  mettant 
la  main  à  son  shako  :  «  Honneur  au  courage  malheureux  !  »  Cette 
parole  était  devenue  presque  obligatoire;  celui  qui  la  prononçait 
paraissait  toujours  solennellement  ému.  Un  groupe  de  gens  furieux 
escortait  la  civière,  en  criant  : 

—  «  Nous  vous  vengerons  !'  nous  vous  vengerons  !  » 

Les  voitures  circulaient  sur  le  boulevard,  et  des  femmes  devant 
les  portes  faisaient  de  la  charpie.  Cependant,  l'émeute  était  vaincue, 
ou  à  peu  près  ;  une  proclamation  de  Cavaignac,  affichée  tout  à  l'heure, 
l'annonçait.  Au  haut  de  la  rue  Vivienne,  un  peloton  de  mobiles  parut. 
Alors,  les  bourgeois  poussèrent  des  cris  d'enthousiasme;  ils  levaient 
leurs  chapeaux,  applaudissaient,  dansaient,  voulaient  les  embrasser, 
leur  offrir  à  boire,  —  et  des  fleurs  jetées  par  des  dames  tombaient 
des  balcons. 

Enfin,  à  dix  heures,  au  moment  011  le  canon  grondait  pour  prendre 
te  faubourg  Saint-Antoine,  Frédéric  arriva  chez  Dussardier.  Il  le 
trouva  dans  sa  mansarde,  étendu  sur  le  dos  et  dormant.  De  la  pièce 
voisine,  une  femme  sortit  à  pas  muets,  Mlle  Vatnaz. 

Elle  emmena  Frédéric  à  l'écart,  et  lui  apprit  comment  Dussardier 
avait  reçu  sa  blessure.  \ 

Le  samedi,  au  haut  d'une  barricade,  dans  la  rue  Lafayette,  un 
gamin  enveloppé  d'un  drapeau  tricolore  criait  aux  gardes  nationaux  : 


404  L  EDUCATION    SENTIMENTALE 

«  Allez-vous  tirer  contre  vos  frères  !  »  Comme  ils  s'avançaient,  Dus- 
sardier  avait  jeté  bas  son  fusil,  écarté  les  autres,  bondi  sur  la  barricade, 
et,  d'un  coup  de  savate,  abattu  l'insurgé  en  lui  arrachant  le  drapeau. 
On  Tavait  retrouvé  sous  les  décombres,  la  cuisse  percée  d'un  lingot 
de  cuivre.  Il  avait  fallu  débrider  la  plaie,  extraire  le  projectile.  Mlle 
Vatnaz  était  arrivée  le  soir  même,  et,  depuis  ce  temps-là,  ne  le  quittait 
plus. 

Elle  préparait  avec  intelligence  tout  ce  qu'il  fallait  pour  les 
])ansements,  l'aidait  à  boire,  épiait  ses  moindres  désirs,  allait  et  venait 
l^lus  légère  qu'une  mouche,  et  le  contemplait  avec  des  yeux  tendres. 

Frédéric,  pendant  deux  semaines,  ne  manqua  pas  de  revenir 
tous  les  matins.  Un  jour  qu'il  parlait  du  dévouement  de  la  Vatnaz, 
Dussardier  haussa   les  épaules. 

—  ((  Eh  non  !  C'est  par  intérêt  !  » 

—  «  Tu  crois  }  » 

Il  reprit  :  «  J'en  suis  sûr  !  »  sans  vouloir  s'expliquer   davantage. 

Elle  le  comblait  de  prévenances,  jusqu'à  lui  apporter  les  journaux 
où  l'on  exaltait  sa  belle  action.  Ces  hommages  paraissaient  l'importuner. 
Il  avoua  même  à  Frédéric  l'embarras  de  sa  conscience. 

Peut-être  qu'il  aurait  dû  se  mettre  de  l'autre  bord,  avec  les  blouses  ; 
car  enfin,  on  leur  avait  promis  un  tas  de  choses  qu'on  n'avait  pas 
tenues.  Leurs  vainqueurs  détestaient  la  RépubHque;  et  puis,  on  s'était 
montré  bien  dur  pour  eux  !  Ils  avaient  tort,  sans  doute,  pas  tout  à 
fait,  cependant  ;  et  le  brave  garçon  était  torturé  par  cette  idée  qu'il 
pouvait  avoir  combattu  la  justice. 

Sénécal,  enfermé  aux  Tuileries  sous  la  terrasse  du  bord  de  l'eau, 
n'avait  rien  de  ces  angoisses. 

Ils  étaient  là,  neuf  cents  hommes,  entassés  dans  l'ordure,  pêle- 
mêle,  noirs  de  poudre  et  de  sang  caillé,  grelottant  la  fièvre,  criant  de 
rage;  et  on  ne  retirait  pas  cev-x  qui  venaient  à  mourir  parmi  les  autres. 
Quelquefois,  au  bruit  soudain  d'une  détonation,  ils  croyaient  qu'on 
allait  tous  les  fusiller;  alors,  ils  se  précipitaient  contre  les  murs,  puis 
retombaient  à  leur  place,  tellement  hébétés  par  la  douleur  qu'il  leur 


\ 


l'éducation  sentimentale  405 

semblait  vivre  dans  un  cauchemar,  une  hallucination  funèbre.  La 
lampe  suspendue  à  la  voûte  avait  Tair  d'une  tache  de  sang;  et  de 
petites  flammes  vertes  et  jaunes  voltigeaient,  produites  par  les  émana- 
tions du  caveau.  Dans  la  crainte  des  épidémies,  une  commission  fut 
nommée.  Dès  les  premières  marches,  le  président  se  rejeta  en  arrière, 
épouvanté  par  Todeur  des  excréments  et  des  cadavres.  Quand  les 
prisonniers  s'approchaient  d'un  soupirail,  les  gardes  nationaux  qui 
étaient  de  faction,  pour  empêcher  d'ébranler  les  grilles,  fourraient 
des  coups  de  baïonnette,  au  hasard,  dans  le  tas. 

Ils  furent,  généralement,  impitoyables.  Ceux  qui  ne  s'étaient 
pas  battus  voulaient  se  signaler.  C'était  un  débordement  de  peur. 
On  se  vengeait  à  la  fois  des  journaux,  des  clubs,  des  attroupements, 
des  doctrines,  de  tout  ce  qui  exaspérait  depuis  trois  mois;  et,  en  dépit 
de  la  victoire,  l'égalité  (comme  pour  le  châtiment  de  ses  défenseurs 
et  la  dérision  de  ses  ennemis)  se  manifestait  triomphalement,  une 
égalité  de  bêtes  brutes,  un  même  niveau  de  turpitudes  sanglantes; 
car  le  fanatisme  des  intérêts  équilibra  les  délires  du  besoin,  l'aristo- 
cratie eut  les  fureurs  de  la  crapule,  et  le  bonnet  de  coton  ne  se  montra 
pas  moins  hideux  que  le  bonnet  rouge.  La  raison  publique  était 
troublée  comme  après  les  grands  bouleversements  de  la  nature.  Des 
gens  d'esprit  en  restèrent  idiots  pour  toute  leur  vie. 

Le  père  Roque  était  devenu  très  brave,  presque  téméraire.  Arrivé 
le  26  à  Paris  avec  les  Nogentais,  au  lieu  de  s'en  retourner  en  même 
temps  qu'eux,  il  avait  été  s'adjoindre  à  la  garde  nationale  qui  campait 
aux  Tuileries;  et  il  fut  très  content  d'être  placé  en  sentinelle  devant 
la  terrasse  du  bord  de  l'eau.  Au  moins,  là,  il  les  avait  sous  lui,  ces 
brigands  !  Il  jouissait  de  leur  défaite,  de  leur  abjection,  et  ne  pouvait 
se  retenir  de  les  invectiver. 

Un  d'eux,  un  adolescent  à  longs  cheveux  blonds,  mit  sa  face 
aux  barreaux  en  demandant  du  pain.  M.  Roque  lui  ordonna  de  se 
taire.  Mais  le  jeune  homme  répétait  d'une  voix  lamentable  : 

—  «  Du  pain  !  » 

—  «  Est-ce  que  j'en  ai.  moi  !  »  ^ 


4o6  l'éducation  sentimentale 

D'autres  prisonniers  apparurent  dans  le  soupirail,  avec  leurs 
barbes  hérissées,  leurs  prunelles  fiamboyantes,  tous  se  poussant  et 
hurlant  : 

—  «  Du  pain  !  » 

Le  père  Roque  fut  indigné  de  voir  son  autorité  méconnue.  Pour 
leur  faire  peur,  il  les  mit  enjoué;  et,  porté  jusqu'à  la  voûte  par  le  flot 
qui  rétouffait,  le  jeune  homme,  la  tête  en  arrière,  cria  encore  une  fois; 

' —  «  Du  pain  !  » 

—  «  Tiens  !  en  voilà  !  »  dit  le  père  Roque,  en  lâchant  son  coup 
de  fusil. 

Il  y  eut  un  énorme  hurlement,  puis,  rien.  Au  bord  du  baquet, 
quelque  chose  de  blanc  était  resté. 

Après  quoi,  M.  Roque  s'en  retourna  chez  lui;  car  il  possédait, 
rue  Sciint-Martin,  une  maison  où  il  s'était  réservé  un  pied-à-terre; 
et  les  dommages  causés  par  l'émeute  à  la  devanture  de  son  immeuble, 
n'avaient  pas  contribué  médiocrement  à  le  rendre  furieux.  Il  lui 
sembla,  en  la  revoyant,  qu'il  s'était  exagéré  le  mal.  Son  action  de  tout 
à  l'heure  l'apaisait,  comme  une  indemnité. 

Ce  fut  sa  fille  elle-même  qui  lui  ouvrit  la  porte.  Elle  lui  dit,  tout 
de  suite,  que  son  absence  trop  longue  l'avait  inquiétée;  elle  avait 
craint  un  malheur,  une  blessure. 

Cette  preuve  d'amour  fiUal  attendrit  le  père  Roque.  Il  s'étonna 
qu'elle  se  fût  mise  en  route  sans  Catherine. 

—  «  Je  l'ai  envoyée  faire  une  commission,  »  répondit  Louise. 
Et  elle  s'informa  de  sa  santé,  de  choses  et  d'autres;  puis,  d'un 

air  indifférent,  lui  demanda  si  par  hasard  il  n'avait  pas  rencontré 
Frédéric , 

—  c(  Non  !  pas  le  moins  du  monde  !  » 

C'était  pour  lui  seul  qu'elle  avait  fait  le  voyage. 
Quelqu'un  marcha  dans  le  corridor.  ^ 

—  ((  Ah  !  pardon....  » 
Et  elle  disparut. 

Catherine  n'avait  point  trouvé  Frédéric.  Il  était  absent  depuis 


L  EDUCATION    SENTIMENTALE 


407 


plusieurs  jours,  et  son  ami  intime,  M.  Deslauriers,  habitait  main- 
tenant la  province. 

Louise  reparut  toute  tremblante,  sans  pouvoir  parler.  Elle 
3'appuyait  contre  les  meubles. 

—  «  Qu'as-tu  .f^  qu'as-tu  donc.^»  s'écria  son  père. 

Elle  fit  signe  que  ce  n'était  rien,  et  par  un  grand  effort  de  volonté 
9e  remit. 

Le  traiteur  d*en  face  apporta  la  soupe.  Mais  le  père  Roque  avait 
subi  une  trop  violente  émotion.  «  Ça  ne  pouvait  pas  passer,  »  et  il 
eut  au  dessert  une  espèce  de  défaillance.  On  envoya  chercher  vivement 
un  médecin,  qui  prescrivit  une  potion.  Puis,  quand  il  fut  dans  son 
lit,  M.  Roque  exigea  le  plus  de  couvertures  possible,  pour  se  faire 
suer.  Il  soupirait,   il   geignait  : 

—  «  Merci,  ma  bonne  Catherine  !  —  Baise  ton  pauvre  père,  ma 
poulette  !  Ah  !  ces  révolutions  !  » 

Et,  comme  sa  fille  le  grondait  de  s'être  rendu  malade  en  se 
tourmentant  pour  elle,  il  répliqua  : 

—  «  Oui  !  tu  as  raison  1  Mais  c'est  plus  fort  que  moi  !  Je  suis 
trop  sensible  .1j> 


II 


Mme  Danibreuse,  dans  son  boudoir,  entre  sa  nîèce    et    miss 
John,  écoutait  parler  M.  Roque,  contant  ses  fatigues  militaires. 
Elle  se  mordait  les  lèvres,  semblait  souffrir. 

—  ((  Oh  !  ce  n'est  rien  !  ça  se  passera  !  » 
Et,  d'un  air  gracieux  : 

—  «  Nous  aurons  à  dîner  une  de  vos  connaissances,  M.  Moreau.  » 
Louise  tressaillit. 

—  «Puis,  seulement  quelques  intimes,  Alfred  de  Cisy,  entre 
autres.  » 

Et  elle  vanta  ses  manières,  sa  figure,  et  principalement  ses  mœurs. 

Mme  Dambreuse  mentait  moins  qu'elle  ne  croyait;  le  Vicomte 
rêvait  le  mariage.  Il  l'avait  dit  à  Martinon,  ajoutant  qu'il  était  sûr 
de  plaire  à  Mlle  Cécile  et  que  ses  parents  l'accepteraient. 

Pour  risquer  une  telle  confidence,  il  devait  avoir  sur  la  dot  des 
renseignements  avantageux.  Or,  Martinon  soupçonnait  Cécile  d'être 
la  fille  naturelle  de  M.  Dambreuse;  et  il  eût  été,  probablement,  très 
fort  de  demander  sa  main  à  tout  hasard.  Cette  audace  offrait  des 
dangers;  aussi  Martinon,  jusqu'à  présent,  s'était  conduit  de  manière 
à  ne  pas  se  compromettre;  d'ailleurs,  il  ne  savait  comment  se  débar- 
rasser de  la  tante.  Le  mot  de  Cisy  le  détermina;  et  il  avait  fait  sa 
requête  au  banquier,  lequel,  n'y  voyant  pas  d'obstacle,  venait  d'en 
prévenir  Mme  Dambreuse. 

Cisy  parut.  Elle  se  leva,  dit  : 

—  «Vous  nous  oubliez!....  Cécile,  shake  hands  !  » 


410  l'éducation  sentimentale 

Au   même   moment,    Frédéric   entrait. 

—  ((  Ah  !  enfin  !  on  vous  retrouve  !  »  s'écria  le  père  Roque.  «  J'ai 
été  trois  fois  chez  vous,  avec  Louise,  cette  semaine  !  » 

Frédéric  les  avait  soigneusement  évités.  Il  allégua  qu'il  passait 
tous  ses  jours  près  d'un  camarade  blessé.  Depuis  longtemps,  du  reste, 
un  tas  de  choses  l'avaient  pris;  et  il  cherchait  des  histoires.  Heureuse- 
ment, les  convives  arrivèrent  :  d'abord  M.  Paul  de  Grémonville,  le 
diplomate  entrevu  au  bal;  puis  Fumichon,  cet  industriel  dont  le 
dévouement  conservateur  l'avait  un  soir  scandaHsé;  la  vieille  duchesse 
de  Montreuil-Nantua  les  suivait. 

Mais  deux  voix  s'élevèrent  dans  l'antichambre. 

—  «  J'en  suis  certaine,  »  disait  l'une. 

—  «  Chère  belle  dame  !  chère  belle  dame  !  »  répondait  l'autre, 
'K  de  grâce,   calmez-vous  !  » 

C'était  M.  de  Nonancourt,  un  vieux  beau,  l'air  momifié  dans  du 
cold-cream,  et  Mme  de  Larsillois,  l'épouse  d'un  préfet  de  Louis- 
Philippe.  Elle  tremblait  extrêmement,  car  elle  avait  entendu,  tout  à 
l'heure,  sur  un  orgue,  une  polka  qui  était  un  signal  entre  les  insurgés, 
beaucoup  de  bourgeois  avaient  des  imaginations  pareilles;  on  croyait 
que  des  hommes,  dans  les  catacombes,  allaient  faire  sauter  le  faubourg 
Saint-Germain;  des  rumeurs  s'échappaient  des  caves;  il  se  passait 
aux  fenêtres  des  choses  suspectes. 

Tout  le  monde  s'évertua  cependant  à  tranquilliser  Mme  de 
Larsillois.  L'ordre  était  rétabli.  Plus  rien  à  craindre.  «  Cavaignac 
nous  a  sauvés  !  »  Comme  si  les  horreurs  de  l'insurrection  n'eussent 
pas  été  suffisamment  nombreuses,  on  les  exagérait.  Il  y  avait  eu  vingt- 
.trois  mille  forçats  du  côté  des  socialistes,  —  pas  moins  ! 

On  ne  doutait  nullement  des  vivres  empoisonnés,  des  mobiles 
sciés  entre  deux  planches,  et  des  inscriptions  des  drapeaux  qui  récla- 
maient le  pillage,  l'incendie. 

—  ((  Et  quelque  chose  de  plus  !  »  ajouta  l'ex-préfète. 

—  «  Ah  !  chère  !  »  dit  par  pudeur  Mme  Dambreuse,  en  désignant 
d'un  ccu^  d'œil  les  trois  jeunes  filles. 


»,c. 


L  EDUCATION    SENTIMENTALE  4II 

M.  Dambreuse  sortit  de  son  cabinet  avec  Martinon.  Elle  détourna 
la  tête,  et  répondit  aux  saints  de  Pellerin  qui  s'avançait.  L'artiste 
considérait  les  murailles  d'une  façon  inquiète.  Le  banquier  le  prit 
à  part,  et  lui  fit  comprendre  qu'il  avait  dû,  pour  le  moment,  cacher 
fta  toile  révolutionnaire. 

—  «  Sans  doute  !  »  dit  Pellerin,  —  son  échec  au  Club  de  rintelli" 
gence  ayant  modifié  ses  opinions. 

M.  Dambreuse  glissa  fort  poliment  qu'il  lui  commanderait 
d'autres  travaux. 

—  «  Mais  pardon  !...  —  Ah  !  cher  ami  !  quel  bonheur  !  » 
Arnoux  et  Mme  Arnoux  étaient  devant  Frédéric. 

Il  eut  comme  un  vertige.  Rosanette,  avec  son  admiration  pour  les 
soldats,  l'avait  agacé  toute  l'après-midi;  et  le  vieil  amour  se  réveilla. 

Le  maître  d'hôtel  vint  annoncer  que  Madame  était  servie.  D'un 
regard,  elle  ordonna  au  Vicomte  de  prendre  le  bras  de  Cécile,  dit 
tout  bas  à  Martinon  :  «  Misérable  !»  —  et  on  passa  dans  la  salle  à 
manger. 

Sous  les  feuilles  vertes  d'un  ananas,  au  milieu  de  la  nappe,  une 
dorade  s'allongeait,  le  museau  tendu  vers  un  quartier  de  chevreuil 
et  touchant  de  sa  queue  un  buisson  d'écrevisses.  Des  figues,  des 
cerises  énormes,  des  poires  et  des  raisins  (primeurs  de  la  culture 
parisienne)  montaient  en  pyramides  dans  des  corbeilles  de  vieux 
Saxe;  une  touflPe  de  fleurs,  par  intervalles,  se  mêlait  aux  claires  argen- 
teries; les  stores  de  soie  blanche,  abaissés  devant  les  fenêtres,  emplis- 
saient l'appartement  d'une  lumière  douce;  il  était  rafraîchi  par  deux 
fontaines  où  il  y  avait  des  morceaux  de  glace  ;  et  de  grands  domestiques 
en  culotte  courte  servaient.  Tout  cela  semblait  meilleur  après  l'émotion 
des  jours  passés.  On  rentrait  dans  la  jouissance  des  choses  que  l'on 
avait  eu  peur  de  perdre;  et  Nonancourt  exprima  le  sentiment  général 
en  disant  :  \ 

—  «  Ah  !  espérons  que  MIvL  les  républicains  vont  nous  permettre 
de  dîner  !  » 

—  «  Malgré  leur  fraternité  !  »  —  ajouta  spirituellement  le  père  Roque. 


412  L  EDUCATION    SENTIMENTALE 

Ces  deux  honorables  étaient  à  la  droite  et  à  la  gauche  de  Mme 
Dambreuse,  ayant  devant  elle  son  mari,  entre  Mme  de  Larsillois, 
flanquée  du  diplomate  et  de  la  vieille  duchesse,  que  Fumichon  cou- 
doyait. Puis  venaient  le  peintre,  le  marchand  de  faïences,  Mlle  Louise; 
et  grâce  à  Martinon,  qui  lui  avait  enlevé  sa  place  pour  se  mettre 
auprès  de  Cécile,  Frédéric  se  trouvait  à  côté  de  Mme  Arnoux. 

Elle  portait  une  robe  de  barège  noir,  un  cercle  d  or  au  poignet» 
et,  comme  le  premier  jour  où  il  avait  dîné  chez  elle,  quelque  chose  de 
rouge  dans  les  cheveux,  une  branche  de  fuchsia  entortillée  à  son 
chignon.  Il  ne  put  s'empêcher  de  lui  dire  : 

—  «  Voilà  longtemps  que  nous  ne  nous  sommes  vus  !  » 

—  «  Ah  !  »  répliqua-t-elle  froidement. 

Il  reprit,  avec  une  douceur  dans  la  voix  qui  atténuait  l'imperti- 
nence de  sa  question  : 

—  «  Avez-vous  quelquefois  pensé  à  moi  ?  » 

—  «  Pourquoi  y  penserais-je  ?  » 
Frédéric  fut  blessé  par  ce  mot. 

—  «  Vous  avez  peut-être  raison,  après  tout.  » 

Mais,  se  repentant  vite,  il  jura  qu'il  n'avait  pas  vécu  un  seul  jour 
sans  être  ravagé  par  son  souvenir. 

—  «  Je  n'en  crois  absolument  rien,  monsieur.  » 

—  «  Cependant,  vous  savez  que  je  vous  aime  !  » 
Mme  Arnoux  ne  répondit  pas. 

—  «  Vous  savez  que  je  vous  aime.  » 
Elle  se  taisait  toujours. 

—  «  Eh  bien,  va  te  promener  !  »  se  dit  Frédéric. 

Et,  levant  les  yeux,  il  aperçut,  à  l'autre  bout  de  la  table,  Mlle 
Roque. 

Elle  avait  cru  coquet  de  s'habiller  tout  en  vert,  couleur  qui  jurait 
grossièrement  avec  le  ton  de  ses  cheveux  rouges.  Sa  boucle  de  ceinture 
était  trop  haute,  sa  collerette  l'engonçait;  ce  peu  d'élégance  avait 
contribué  sans  doute  au  froid  abord  de  Frédéric.  Elle  l'observait 
de  loin,  curieusement;  et  Arnoux,  près  d'elle,  avait  beau  prodiguer 


L  EDUCATION    SENTIMENTALE  413 

les  galanteries,  il  n'en  pouvait  tirer  trois  paroles,  si  bien  que,  renonçant 
à  plaire,  il  écouta  la  conversation.  Elle  roulait  maintenant  sur  lœ 
purées  d'ananas  du  Luxembourg. 

Louis  Blanc,  d'après  Fumichon,  possédait  un  hôtel  rue  Saint- 
Dominique  et  refusait  de  louer  aux  ouvriers. 

-  «  Moi,  ce  que  je  trouve  drôle,  »  dit  Nonancourt,  «  c'est  Ledru- 
Rollin  chassant  dans  les  domaines  de  la  Couronne  !  » 

—  «Il  doit  vingt  mille  francs  à  un  orfèvre))  ajouta  Cisy;  tet 
^  même  on  prétend....  )) 

Mme   Dambreuse   l'arrêta. 

—  «  Ah  !  que  c'est  vilain  de  s'échaufFer  pour  la  politique  !  Un 
jeune  homme  !  fi  donc  !  Occupez-vous  plutôt  de  votre  voisine  !  » 

Ensuite,  les  gens  sérieux  attaquèrent  les  journaux. 

Arnoux  prit  leur  défense;  Frédéric  s'en  mêla,  les  appelant  des 
maisons  de  commerce  pareilles  aux  autres.  Leurs  écrivains,  générale- 
ment, étaient  des  imbéciles,  ou  des  blagueurs;  il  se  donna  pour  les 
connaître,  et  combattait  par  des  sarcasmes  les  sentiments  généreux 
de  son  ami.  Mme  Arnoux  ne  voyait  pas  que  c'était  une  vengeance 
contre  elle. 

Cependant,  le  Vicomte  se  torturait  l'intellect  afin  de  conquérir 
Mlle  Cécile.  D'abord,  il  étala  des  goûts  d'artiste,  en  blâmant  la  forme 
des  carafons  et  la  gravure  des  couteaux.  Puis  il  parla  de  son  écurie, 
de  son  tailleur  et  de  son  chemisier;  enfin,  il  aborda  le  chapitre  de  la 
religion  et  trouva  moyen  de  faire  entendre  qu'il  accomplissait  tous 
ses  devoirs. 

Martinon  s'y  prenait  mieux.  D'un  train  monotone,  et  en  la 
regardant  continuellement,  il  vantait  son  profil  d'oiseau,  sa  fade  cheve- 
lure blonde,  ses  mains  trop  courtes.  La  laide  jeune  fille  se  délectait 
sous  cette  averse  de  douceurs. 

On  ne  pouvait  rien  entendre,  tous  parlant  très  haut  M.  Roque 
voulait  pour  gouverner  la  France  «  un  bras  de  fer  )>.  Nonancourt 
regretta  même  que  l'échafaud  politique  fût  aboli.  On  aurait  dû  tuer 
en  masse  tous  ces  gredins-là  ! 


l'éducation  sentimentale 


414 

—  «  Ce  sont  même  des  lâches,  »  dit  Fumichon.  «  Je  ne  vois  pas^ 
de  bravoure  à  se  mettre  derrière  les  barricades  !  » 

—  ((A  propos,  parlez-nous  donc  de  Dussardier  !  »  dit  M.  Dam- 
breuse  en  se  tournant  vers  Frédéric. 

Le  brave  commis  était  maintenant  un  héros,  comme  Sallesse^ 
les  frères  Jeanson,  la  femme  Péquillet,  etc. 

Frédéric,  sans  se  faire  prier,  débita  Thistoire  de  son  ami;  il  lui 
en  revint  une  espèce  d'auréole. 

On  arriva,  tout  naturellement,  à  relater  différents  traits  de  cou- 
rage. Suivant  le  diplomate,  il  n'était  pas  difficile  d'affronter  la  mort, 
témoin  ceux  qui  se  battent  en  duel. 

—  ((  On  peut  s'en  rapporter  au  Vicomte,  »  dit  Martinon. 
Le  Vicomte  devint  très  rouge. 

Les  convives  le  regardaient;  et  Louise,  plus  étonnée  que  les 
autres,  murmura  : 

—  «  Qu'est-ce  donc  ?» 

—  «  Il  a  calé  devant  Frédéric,  »  reprit  tout  bas  Arnoux. 

—  «  Vous  savez  quelque  chose,  mademoiselle  ?  »  demanda  aussitôt 
Nonancourt  ;  —  et  il  dit  sa  réponse  à  Mme  Dambreuse,  qui,  se 
penchant  un  peu,  se  mit  à  regarder  Frédéric. 

Martinon  n'attendit  pas  les  questions  de  Cécile.  Il  lui  apprît 
que  cette  affaire  concernait  une  personne  inqualifiable.  La  jeune  fille 
se  recula  légèrement  sur  sa  chaise,  comme  pour  fuir  le  contact  de  ce 
libertin. 

La  conversation  avait  recommencé.  Les  grands  vins  de  Bordeaux 
circulaient,  on  s'animait;  Pellerin  en  voulait  à  la  révolution  à  cause 
du  Musée  espagnol,  définitivement  perdu.  C'était  ce  qui  l'affligeait 
le  plus,  comme  peintre.  A  ce  mot,  M.  Roque  l'interpella. 

—  «  Ne  seriez-vous  pas  l'auteur  d'un  tableau  très  remarquable  ?  » 

—  a  Peut-être  !  Lequel  ?  » 

—  «  Cela  représente  une  dame  dans  un  costume...  ma  foi  !.,.  un 
peu...  léger,  avec  une  bourse  et  un  paon  derrière.  » 

Frédéric  à  son  tour  s'empourpra.  Pellerin  faisait  semblant  de 
ne  pas  entendre. 


l'éducation  sentimentale  415' 

—  «  Cependant,  c'est  bien  de  vous  !  Car  il  y  a  votre  nom  écrit  au 
bas,  et  une  ligne  sur  le  cadre  constatant  que  c'est  la  propriété  de 
M.  Moreau.  » 

Un  jour  que  le  père  Roque  et  sa  fille  l'attendaient  chez  lui,  ils 
avaient  vu  le  portrait  de  la  Maréchale.  Le  bonhomme  l'avait  même 
:  lis  pour  (v  un  tableau  gothique  ». 

—  u  Non  !  »  dit  Pellerin  brutalement;  «c'est  un  portrait  de 
femme.  » 

Martinon  ajouta  : 

—  «  D'une  femme  très  vivante  !  N'est-ce  pas,  Cisy?  » 

—  «  Eh  !  je  n'en  sais  rien.  » 

—  «  Je  croyais  que  vous  la  connaissiez.  Mais  du  moment  qae 
ça  vous  fait  de  la  peine,  mille  excuses  !  » 

Cisy  baissa  les  yeux,  prouvant  par  son  embarras  qu'il  avait  dû 
jouer  un  rôle  pitoyable  à  l'occasion  de  ce  portrait.  Quant  à  Frédéric^ 
le  m.odèle  ne  pouvait  être  que  sa  maîtresse.  Ce  fut  une  de  ces  convic- 
tions qui  se  forment  tout  de  suite,  et  les  figures  de  l'assemblée  la 
manifestaient  clairement. 

—  «  Comme  il  me  mentait  !»  —  se  dit  Mme  Arnoux. 

—  «  C'est  donc  pour  cela  qu'il  m'a  quittée  !  »  —  pensa  Louise» 
Frédéric  s'imaginait  que  ces  deux  histoires  pouvaient  le  com-^ 

promettre;  et,  quand  on  fut  dans  le  jardin,  il  en  fit  des  reproches  à 
Martinon. 

L'am.oureux  de  Mlle  Cécile  lui  éciata  de  rire  au  nez  : 

—  «  Eh  !  pas  du  tout  !  ça  te  servira  !  Va  de  l'avant  !  » 

Que  voulait-il  dire  .^  D'ailleurs,  pourquoi  cette  bienveillance  si 
contraire  à  ses  habitudes }  Sans  rien  expliquer,  il  s'en  alla  vers  le  fond,. 
011  les  dames  étaient  assises.  Les  hommes  se  tenaient  debout,  et 
Pellerin,  au  milieu  d'eux,  émettait  des  idées.  Ce  qu'il  y  avait  de  plus 
favorable  pour  les  arts,  c'était  une  monarchie  bien  entendue.  Les 
temps  modernes  le  dégoûtaient,  «  quand  ce  ne  serait  qu'à  cause  de 
la  garde  nationale  »,  il  regrettait  le  moyen  âge,  Louis  XIV;  M.  Roque 
le  félicita  de  ses  opinions,  avouant  même  qu'elles  renversaient  tous 


41 6  L  EDUCATION    SENTIMENTALE 

ses  préjugés  sur  les  artistes.  Mais  il  s'éloigna  presque  aussitôt,  attiré 
par  la  voix  de  Fumichon.  Arnoux  tâchait  d'établir  qu'il  y  a  deux 
socialismes,  un  bon  et  un  mauvais.  L'industriel  n'y  voyait  pas  de 
différence,  la  tête  lui  tournant  de  colère  au  mot  propriété. 

—  «  C'est  un  droit  écrit  dans  la  nature  !  Les  enfants  tiennent  à 
leurs  joujoux;  tous  les  peuples  sont  de  mon  avis,  tous  les  animaux; 
le  lion  même,  s'il  pouvait  parler,  se  déclarerait  propriétaire  !  Ainsi, 
moi,  messieurs,  j'ai  commencé  avec  quinze  mille  francs  de  capital  '. 
Pendant  trente  ans,  savez-vous,  je  me  levais  régulièrement  à  quatre 
heures  du  matin  !  J'ai  eu  un  mal  des  cinq  cents  diables  à  faire  ma 
fortune  !  Et  on  viendra  me  soutenir  que  je  n'en  suis  pas  le  maître, 
que  mon  argent  n'est  pas  mon  argent,  enfin,  que  la  propriété,  c'est 
le  vol  !  » 

—  «  Mais  Proudhon....  » 

—  «  Laissez-moi  tranquille,  avec  votre  Proudhon  !  S'il  était  là, 
je  crois  que  je  l'étranglerais  !  » 

Il  l'aurait  étranglé.  Après  les  liqueurs  surtout,  Fumichon  ne 
se  connaissait  plus;  et  son  visage  apoplectique  était  près  d'éclater 
comme  un  obus. 

—  «  Bonjour,  Arnoux,  »  dit  Hussonnet,  qui  passa  lestement  sur 
le  gazon. 

Il  apportait  à  M.  Dambreuse  la  première  feuille  d'une  brochure 
intitulée  F  Hydre,  le  bohème  défendant  les  intérêts  d'un  cercle  réac- 
tionnaire, et  le  banquier  le  présenta  comme  tel  à  ses  hôtes. 

Hussonnet  les  divertit,  en  soutenant  d'abord  que  les  marchands 
de  suif  payaient  trois  cent  quatre-vingt  douze  gamins  pour  crier 
chaque  soir  :  «  Des  lampions  !  »,  puis  en  blaguant  les  principes  de  89, 
l'aifranchissement  des  nègres,  les  orateurs  de  la  gauche;  il  se  lança 
même  jusqu'à  faire  Prudhomme  sur  une  barricade,  peut-être  par  l'effet 
d'une  jalousie  naïve  contre  ces  bourgeois  qui  avaient  bien  dîné.  La 
charge  plut  médiocrement,  Leurs  figures  s'allongèrent. 

Ce  n'était  pas  le  moment  de  plaisanter,  du  reste;  Nonancourt 
le  dit,  en  rappelant  la  mort  de  Monseigneur  Afïre  et  celle  du  général 


L^ÉDUCATION    SENTIMENTALE  417 

de  Bréa.  Elles  étaient  toujours  rappelées;  on  en  faisait  des  argument». 
M.  Roque  déclara  le  trépas  de  rÀrchevêque  «  tout  ce  qu'il  y  avait 
de  plus  sublime»:  Fumichon  donnait  la  palme  au  militaire;  et,  au 
lieu  de  déplorer  simplement  ces  deux  meurtres,  on  discuta  pour 
savoir  lequel  devait  exciter  la  plus  forte  indignation.  Un  second 
parallèle  vint  après,  celui  de  Lamoricière  et  de  Cavaignac,  M.  Dam- 
breuse  exaltant  Cavaignac  et  Nonancourt  Lamoricière.  Personne  de 
la  compagnie,  sauf  Arnoux,  n'avait  pu  les  voir  à  Tœuvre.  Tous  n'en 
formulèrent  pas  moins  sur  leurs  opérations  un  jugement  irrévocable. 
Frédéric  s'était  récusé,  confessant  qu'il  n'avait  pas  pris  les  armes. 
Le  diplomate  et  M.  Dambreuse  lui  firent  un  signe  approbatif.  En 
effet,  avoir  combattu  l'émeute,  c'était  avoir  défendu  la  République. 
Le  résultat,  bien  que  favorable,  la  consolidait;  et,  maintenant  qu'on 
était  débarrassé  des  vaincus,  on  souhaitait  l'être  des  vainqueurs. 

A  peine  dans  le  jardin,  Mme  Dambreuse,  prenant  Cisy,  l'avait 
gourmande  de  sa  maladresse;  à  la  vue  de  Martinon,  elle  le  congédia, 
puis  voulut  savoir  de  son  futur  neveu  la  cause  de  ses  plaisanteries 
sur  le  Vicomte. 

—  «  Il  n'y  en  a  pas.  » 

—  «  Et  tout  cela  comme  pour  la  gloire  de  M.  Moreau  !  Dans 
►quel  but  ?  » 

—  «  Dans  aucun.  Frédéric  est  un  charmant  garçon.  Je  Taime 
beaucoup.  » 

—  «  Et  moi  aussi  !  Qu'il  vienne  !  Allez  le  chercher  !  » 

Après  deux  ou  trois  phrases  banales,  elle  commença  par  déprécier 
légèrement  ses  convives,  ce  qui  était  le  mettre  au-dessus  d'eux.  Il 
ne  manqua  pas  de  dénigrer  un  peu  les  autres  femmes,  manière  habile 
de  lui  adresser  des  compliments.  Mais  elle  le  quittait  de  temps  en 
temps,  c'était  soir  de  réception,  des  dames  arrivaient  ;  puis  elle  revenait 
à  sa  place,  et  la  disposition  toute  fortuite  des  sièges  leur  permettait 
-de  n'être  pas  entendus.  \ 

Elle  se  montra  enjouée,  sérieuse,  mélancolique  et  raisonnable. 
Xee  préoccupations  du  jour  l'intéressaient  médiocrement;  il  y  avait 


41 8  l'éducation  sentimentale 

tout  un  ordre  de  sentiments  moins  transitoires.  Elle  se  plaignit  des 
poètes  qui  dénaturent  la  vérité,  puis  elle  leva  les  yeux  vers  le  ciel,  en 
lui  demandant  le  nom  d'une  étoile. 

On  avait  mis  dans  les  arbres  deux  ou  trois  lanternes  chinoises;- 
le  vent  les  agitait,  des  rayons  colorés  tremblaient  sur  sa  robe  blanche.. 


Elle  se  tenait,  comme  d'habitude,  un  peu  en  arrière  dans  son  tauteuîr,, 
avec  an  tabouret  devant  elle;  on  apercevait  la  pointe  d'un  soulier 
de  satin  noir;  et  Mme  Dambreuse,  par  intervalles,  lançait  une  parole^ 
plus  haute,  quelquefois  même  un  rire. 

Ces  coquetteries  n'atteignaient  pas  Martinon,  occupé  de  Cécile; 
mais  elles  allaient  frapper  la  petite  Roque,  qui  causait  avec  Mme 
Arnoux.  C'était  la  seule,  parmi  ces  femmes,,  dont  les.  manières  ae  lui 


l'éducation  sentimentale  419 

semblaient  pas  dédaigneuses.  Elle  était  venue  s'asseoir  à  côté  d'elle; 
puis,  cédant  à  un  besoin  d'épanchement  : 

—  «N'est-ce  pas  qu'il  parle  bien,  Frédéric  Moreau  ?  » 

—  «  Vous   le  connaissez  ?» 

—  «  Oh  !  beaucoup  !  Nous  sommes  voisins,  il  m'a  fait  jouer 
toute  petite.  » 

Mme  Arnoux  lui  jeta  un  long  regard  qui  signifiait  :  «  Vous  ne 
l'aimez  pas,  j'imagine?  » 

Celui  de  la  jeune  fille  répliqua,  sans  trouble  :  «  Si  !  » 
«  Vous  le  voyez  souvent,  alors  ?  » 

—  ((  Oh  !  non  !  seulement  quand  il  vient  chez  sa  mère. Voilà  dix 
mois  qu'il  n'est  venu  !  Il  avait  promis  cependant  d'être  plus  exact.  » 

—  «  Il  ne  faut  pas  trop  croire  aux  promesses  des  hommes,  mon 
enfant.  » 

—  ((  Mais  il  ne  m'a  pas  trompée,  moi  !  » 

—  «  Comme  d'autres  !» 

Louise  frissonna:  «  Est-ce  que,  par  hasard,  il  lui  aurait  aussi 
promis  quelque  chose,  à  elle  ?»  —  et  sa  figure  était  crispée  de  défiance 
et  de  haine. 

Mme  Arnoux  en  eut  presque  peur;  elle  aurait  voulu  rattraper 
son  mot.  Puis,  toutes  deux  se  turent. 

Comme  Frédéric  se  trouvait  en  face,  sur  un  pliant,  elles  le  consi- 
déraient, l'une  avec  décence,  du  coin  des  paupières,  l'autre  franche- 
ment, la  bouche  ouverte,  si  bien  que  Mme  Dambreuse  lui  dit  : 

—  «  Tournez-vous  donc,  pour  qu'elle  vous  voie  !  » 

—  ((  Qui  cela  ?» 

—  «  Mais,  la  fille  de  M.  Roque  !» 

Et  elle  le  plaisanta  sur  l'amour  de  cette  jeune  provinciale.  Il  s'en 
défendait,   en  tâchant  de  rire  : 

—  «  Est-ce  croyable  !  je  vous  le  demande  !  Une  laideron  pareille  !  » 
Cependant,   il   éprouvait   un   plaisir   de   vanité   immense.   Il  se 

rappelait  l'autre  soirée,  celle  dont  il  était  sorti,  le  cœur  plein  d'humilia- 
tions ;  et  il  respirait  largement  ;  il  se  sentait  dans  son  vrai  milieu,  presque 


420  l'éducation  sentimentale 

dans  son  domaine,  comme  si  tout  cela,  y  compris  Thôtel  Dambreuse, 
lui  avait  appartenu.  Les  dames  formaient  un  demi-cercle  en  Técoutant; 
et,  afin  de  briller,  il  se  prononça  pour  le  rétablissement  du  divorce, 
qui  devait  être  facile  jusqu'à  pouvoir  se  quitter  et  se  reprendre 
indéfiniment,  tant  qu'on  voudrait.  Elles  se  récrièrent;  d'autres  chu- 
chotaient; il  y  avait  de  petits  éclats  de  voix  dans  l'ombre,  au  pied 
du  mur  couvert  d'aristoloches.  C'était  comme  un  caquetage  de  poules 
en  gaieté  ;  et  il  développait  sa  théorie,  avec  cet  aplomb  que  la  conscience 
du  succès  procure.  Un  domestique  apporta  dans  la  tonnelle  un  plateau 
chargé  de  glaces.  Les  messieurs  s'en  rapprochèrent.  Ils  causaient  des 
arrestations. 

Alors,  Frédéric  se  vengea  du  Vicomte  en  lui  faisant  accroire 
qu'on  allait  peut-être  le  poursuivre  comme  légitimiste.  L'autre  objectait 
qu'il  n'avait  pas  bougé  de  sa  chambre;  son  adversaire  accumula  les 
char.ces  mauvaises;  MM.  Dambreuse  et  de  Grémonville  eux-mêmes 
s'amusaient.  Puis  ils  complimentèrent  Frédéric,  tout  en  regrettant 
qu'il  n'employât  pas  ses  facultés  à  la  défense  de  l'ordre  ;  et  leur  poignée 
de  main  fut  cordiale;  il  pouvait  désormais  compter  sur  eux.  Enfin, 
comme  tout  le  monde  s'en  allait,  le  Vicomte  s'inclina  très  bas  devant 
Cécile  : 

—  «  Mademoiselle,  j'ai  bien  l'honneur  de  vous  souhaiter  le 
bonsoir.  » 

Elle  répondit  d'un  ton  sec  : 

—  «  Bonsoir  !  »  —  Mais  elle  envoya  un  sourire  à  Martinon. 

Le  père  Roque,  pour  continuer  sa  discussion  avec  Arnoux,  lui 
proposa  de  le  reconduire  «  ainsi  que  madame  »,  leur  route  étant  la 
même.  Louise  et  Frédéric  marchaient  devant.  Elle  avait  saisi  son  bras; 
et,  quand  elle  fut  un  peu  loin  des  autres  : 

—  «Ah  !  enfin  !  enfin  1  Ai-jc  souffert  toute  la  soirée  !  Comme 
ces  femmes  sont  méchantes  !  Quels  airs  de  hauteur  !  » 

Il  voulut  les  défendre. 

—  «  D'abord,  tu  pouvais  bien  me  parler  en  entrant,  depuis  un 
an  que  tu  n'es  venu  !  » 


l'éducation  sentimentale  421 

—  «  Il  n'y  a  pas  un  an,  »  dit  Frédéric,  heureux  de  la  reprendre 
sur  ce  détail  pour  esquiver  les  autres. 

—  «  Soit  !  Le  temps  m*a  paru  long,  voilà  tout  !  Mais,  pendant 
cet  abominable  dîner,  c'était  à  croire  que  tu  avais  honte  de  moi  ! 
Ah  !  je  comprends,  je  n'ai  pas  ce  qu'il  faut  pour  plaire,  comme  elles.  » 

—  «  Tu  te  trompes,  »  dit  Frédéric. 

—  «  Vraiment  !  Jure-moi  que  tu  n'en  aimes  aucune  ?  » 
Il  jura. 

—  «  Et  c'est  moi  seule  que  tu  aimes  ?  » 

—  «  Parbleu  !  » 

Cette  assurance  la  rendit  gaie.  Elle  aurait  voulu  se  perdre  dans 
les  rues,  pour  se  promener  ensemble  toute  la  nuit. 

—  «  J'ai  été  si  tourmentée  là-bas  !  On  ne  parlait  que  des  barri- 
cades !  Je  te  voyais  tombant  sur  le  dos,  couvert  de  sang  !  Ta  mère 
était  dans  son  lit  avec  ses  rhumatismes.  Elle  ne  savait  rien.  Il  fallait 
me  taire  !  Je  n'y  tenais  plus  !  Alors,  j'ai  pris  Catherine.  » 

Et  elle  lui  conta  son  départ,  toute  sa  route,  et  le  mensonge  fait 
à  son  père. 

—  «  Il  me  ramène  dans  deux  jours.  Viens  demain  soir,  comme 
par  hasard,  et  profites-en  pour  me  demander  en  mariage.  » 

Jamais  Frédéric  n'avait  été  plus  loin  du  mariage.  D'ailleurs, 
Mlle  Roque  lui  semblait  une  petite  personne  assez  ridicule.  Quelle 
différence  avec  une  femme  comme  Mme  Dambreuse  !  Un  bien  autre 
avenir  lui  était  réservé!  Il  en  avait  la  certitude  aujourd'hui;  aussi 
n'était-ce  pas  le  moment  de  s'engager,  par  un  coup  de  cœur,  dans  une 
détermination  de  cette  importance.  Il  fallait  maintenant  être  positif; 
—  et  puis  il  avait  revu  Mme  Arnoux.  —  Cependant,  la  franchise  de 
Louise  l'embarrassait.  Il  répliqua  :  .. 

—  t  As-tu  bien  réfléchi  à  cette  démarche  ?» 

—  «  Com.ment  1  »  s'écria-t-elle,  glacée  de  surprise  et  d'indi- 
gnation. 

Il  dit  que  se  marier  actuellement  serait  une  folie. 

—  «  Ainsi,  tu  ne  veux  pas  de  moi  ?  » 


422  l'Éducation  sentimentale 

—-  «  Mais  tu  ne  me  comprends  pas  !» 

Et  il  se  lança  dans  un  verbiage  très  embrouillé,  pour  lui  faire 
entendre  qu'il  était  retenu  par  des  considérations  majeures,  qu'il 
avait  des  affaires  à  n'en  plus  finir,  que  même  sa  fortune  était  com- 
promise (Louise  tranchait  tout,  d'un  mot  net),  enfin  que  les  circon- 
stances politiques  s'y  opposaient.  Donc,  le  plus  raisonnable  était  de 
patienter  quelque  temps.  Les  choses  s'arrangeraient,  sans  doute;  du 
moins,  il  l'espérait;  et,  comme  il  ne  trouvait  plus  de  raisons,  il  feignit 
de  se  rappeler  brusquement  qu'il  aurait  dû  être  depuis  deux  heures 
chez  Dussardier. 

xuis,  ayant  salué  les  autres,  il  s'enfonça  dans  la  rue  Hauteville, 
fit  le  tour  du  Gymnase,  revint  sur  le  boulevard,  et  monta  en  courant 
les  quatre  étages  de  Rosanette. 

'  M.  et  Mme  Arnoux  quittèrent  le  père  Roque  et  sa  fille,  à  l'entrée 
de  la  rue  Saint-Denis.  Ils  s'en  retournèrent  sans  rien  dire;  lui,  n'en 
pouvant  plus  d'avoir  bavardé,  et  elle,  éprouvant  une  grande  lassitude; 
elle  s'appuyait  même  sur  son  épaule.  C'était  le  seul  homme  qui  eût 
montré  pendant  la  soirée  des  sentiments  honnêtes.  Elle  se  sentit 
pour  lui  pleine  d'indulgence.  Cependant,  il  gardait  un  peu  de  rancune 
contre  Frédéric. 

—  ((  As-tu  vu  sa  mine,  lorsqu'il  a  été  question  du  portrait  ? 
Quand  je  te  disais  qu'il  est  son  amart  ?  Tu  ne  voulais  pas  me  croire  !  » 

—  ((  Oh  !  oui,  j'avais  tort  !  » 

Arnoux,  content  de  son  triomphe,  insista  : 

—  ((  Je  parie  même  qu'il  nous  a  lâchés,  tout  à  l'heure,  pour  aller 
la  rejoindre  1  II  est  maintenant  chez  elle,  va  !  Il  y  passe  la  nuit.  » 

Mme  Arnoux  avait  rabattu  sa  capeline  très  bas. 

—  «  Mais  tu  trembles  !  » 

• —  «C'est  que  j'ai  froid,»  reprit-elle. 

Dès  que  son  père  fut  endormi,  Louise  entra  dans  la  chambre 
de  Catherine,  et,  la  secouant  par  l'épaule  : 

—  ((  Lève-toi  I...  vite  !  plus  vite  !  et  va  me  chercher  un  fiacre.  • 
Catherine  lui  répondit  qu'il  n'y  en  avait  plus  à  cette  heure. 


L  EDUCATION    SENTIMENTALE  423 

—  «  Tu  vas  m'y  conduire  toi-même,  alors  ?  » 

—  «  Où  donc  ?  » 

—  t  Chez  Frédéric  !  » 

—  «  Pas  possible  !  A  cause  ?» 

C'était  pour  lui  parler.  Elle  ne  pouvait  attendre.  Elle  voulait  le 
Toir  tout  de  suite. 

—  «  Y  pensez-vous  !  Se  présenter  comme  ça,  dans  une  maison, 
4IU  milieu  de  la  nuit  !  D'ailleurs,  à  présent,  il  dort  !  » 

—  «  Je  le  réveillerai  !  » 

—  «  Mais  ce  n'est  pas  convenable  pour  une  demoiselle  !  » 

—  «  Je  ne  suis  pas  une  demoiselle  !  Je  suis  sa  femme  !  Je  l'aime  ! 
Allons,  mets  ton  châle.  » 

Catherine,  debout  au  bord  de  son  lit,  réfléchissait.  Elle  finit 
par  dire  : 

—  «  Non  !  je  ne  veux  pas  !  » 

—  «  Eh  bien  reste  !   Moi,  j'y  vais  !  » 

Louise  glissa  comme    une  couleuvre  dans  l'escalier.  Catherine 

s'élança  par  derrière,  la  rejoignit  sur  le  trottoir.  Ses  représentations 

furent  inutiles;  et  elle  la  suivait,  tout  en  achevant  de  nouer  sa  camisole. 

Le  chemin  lui  parut  extrêmement  long.  Elle  se  plaignait  de  ses  vieilles 

jambes. 

—  «  Après  ça,  moi,  je  n'ai  pas  ce  qui  vous  pousse,  dame  !  » 
Puis  elle  s'attendrissait. 

—  «  Pauvre  cœur  !  Il  n'y  a  encore  que  ta  Catau,  vois-tu  !  » 
Des  scrupules,  de  temps  en  temps,  la  reprenaient. 

—  «  Ah  !  vous  me  faites  faire  quelque  chose  de  joli  !  Si  votre 
-père  se  réveillait  !  Seigneur  Dieu  !  Pourvu  qu'un  malheur  n'arrive 
pas  !  » 

Devant  le  théâtre  des  Variétés,  une  patrouille  de  gardes  nationaux 
les  arrêta.  Louise  dit  tout  de  suite  qu'elle  allait  avec  sa  bonne  dans  la 
Tue  Rumfort  chercher  un  médecin.  On  les  laissa  passer. 

Au  coin  de  la  Madeleine,  elles  rencontrèrent  une  seconde  patrouille, 
^et,  Louise  ayant  donné  la  même  explication,  un  des  citoyens  reprit  : 


424  L  EDUCATION    SENTIMENTALE 

—  «  Est-ce  pour  une  maladie  de  neuf  mois,  ma  petite  chatte  ?»  i 

—  «  Gougibaud  !  »  s'écria  le  capitaine,  «  pas  de  polissonneries  dans^  I 
les  rangs  !    —  Mesdames,  circulez  !»  | 

Malgré  l'injonction,  les  traits  d'esprit  continuèrent  : 

—  «  Bien  du  plaisir  !  » 

—  «  Aies  respects  au  docteur  !  » 

—  «Prenez  garde  au  loup  !  » 

—  ((  Ils  aiment  à  rire,  »  —  remarqua  tout  haut  Catherine.  — 
«  C'est  jeune  !  » 

Enfin,  elles  arrivèrent  chez  Frédéric.  Louise  tira  la  sonnette 
avec  vigueur,  plusieurs  fois.  La  porte  s'entrebâilla,  et  le  concierge: 
répondit  à  sa  demande  : 

—  «  Non  !  » 
- —  «  Mais  il  doit  être  couché }  » 

—  «  Je  vous  dis  que  non  !  Voilà  près  de  trois  mois  qu'il  ne  couche- 
pas  chez  lui  !  » 

Et  le  petit  carreau  de  la  loge  retomba  nettement,  comme  une- 
guillotine.  Elles  restaient  dans  l'obscurité,  sous  la  voûte.  Une  voix, 
furieuse  leur  cria  : 

—  «  Sortez  donc  !  » 
La  porte  se  rouvrit;  elles  sortirent. 
Louise  fut  obligée  de  s'asseoir  sur  une  borne;  et  elle  pleura,  la 

tête  dans  ses  mains,  abordamm.ent,  de  tout  son  cœur.  Le  jour  se- 
levait,  des  charrettes  passaient. 

Catherine  la  ram^ena  en  la  soutenant,  en  la  baisant,  en  lui  disant 
toutes  sortes  de  bonnes  choses  tirées  de  son  expérience.  Il  ne  fallait 
pas  se  faire  tant  de  m.al  pour  les  amoureux.  Si  celui-là  manquait,, 
elle  en  trouverait  d'autres  ! 


m 


Quand  Tenthousiasme  de  Rosanette  pour  les  gardes  mobiles  se 
fut  calmé,  elle  redevint  plus  charmante  que  jamais,  et  Frédéric  prit 
l'habitude  insensiblement  de  vivre  chez  elle. 

Le  meilleur  de  la  journée,  c'était  le  matin  sur  leur  terrasse.  En 
caraco  de  batiste  et  pieds  nus  dans  ses  pantoufles,  elle  allait  et  venait 
autour  de  lui,  nettoyait  la  cage  de  ses  serins,  donnait  de  Teau  à  ses 
poissons  rouges,  et  jardinait  avec  une  pelle  à  feu  dans  la  caisse  remplie 
de  terre,  d'où  s'élevait  un  treillage  de  capucines  garnissant  le  mur. 
Puis,  accoudés  sur  leur  balcon,  ils  regardaient  ensemble  les  voitures, 
les  passants  ;  et  on  se  chauffait  au  soleil,  on  faisait  des  projets  pour  la 
soirée.  Il  s'absentait  pendant  deux  heures  tout  au  plus;  ensuite,  ils 
allaient  dans  un  théâtre  quelconque,  aux  avant-scènes;  et  Rosanette, 
un  gros  bouquet  de  fleurs  à  la  main,  écoutait  les  instruments,  tandis 
que  Frédéric,  penché  à  son  oreille,  lui  contait  des  choses  joviales  ou 
galantes.  D'autres  fois,  ils  prenaient  une  calèche  pour  les  conduire 
au  bois  de  Boulogne;  ils  se  promenaient  tard,  jusqu'au  miUeu  de  la 
nuit.  Enfin,  ils  s'en  revenaient  par  l'Arc  de  Triomphe  et  la  grande 
avenue,  en  humant  l'air,  avec  les  étoiles  sur  leur  tête,  et,  jusqu'au 
fond  de  la  perspective,  tous  les  becs  de  gaz  alignés  comme  un  double 
cordon   de   perles   lumineuses. 

Frédéric  l'attendait  toujours  quand  ils  devaient  sortir;  elle  était 
fort  longue  à  disposer  autour  de  son  menton  les  deux  rubans  de  sa 
capote;  et  elle  se  souriait  à  elle-même,  devant  son  armoire  à  glace. 
Puis  elle  passait  son  bras  sur  le  sien  et,  le  forçant  à  se  mirer  près  d'elle  : 


426  l'éducation  sentimentale 

—  «  Nous  faisons  bien  comme  cela,  tous  les  deux,  côte  à  côte  ! 
Ah  !  pauvre  amour,  je  te  mangerais  !  » 

Il  était  maintenant  sa  chose,  sa  propriété.  Elle  en  avait  sur  îe 
visage  un  rayonnement  continu,  en  même  temps  qu'elle  paraissait 
plus  langoureuse  de  manières,  plus  ronde  dans  ses  formes;  et,  sans 
pouvoir  dire  de  quelle  façon,  il  la  trouvait  changée,  cependant. 

Un  jour,  elle  lui  apprit  comme  une  nouvelle  très  importante 
que  le  sieur  Arnoux  venait  de  monter  un  magasin  de  blanc  à  une 
ancienne  ouvrière  de  sa  fabrique;  il  y  venait  tous  les  soirs,  «  dépensait 
beaucoup  ;  pas  plus  tard  que  l'autre  semaine,  il  lui  avait  même  donné 
un  ameublement  de  palissandre  ». 

—  «  Comment  le  sais-tu  ?  »  dit  Frédéric. 

—  «  Oh  !  j'en  suis  sûre  !  » 

Delphine,  exécutant  ses  ordres,  avait  pris  des  informations. 
Elle  aimait  donc  bien  Arnoux,  pour  s'en  occuper  si  fortement  !  Il 
se  contenta  de  lui  répondre  : 

—  «  Qu'est-ce  que  cela  te  fait }  » 

Rosanette  eut  l'air  surprise  de  cette  demande. 

—  ((  Mais  la  canaille  me  doit  de  l'argent  !  N'est-ce  pas  abominable 
de  le  voir  entretenir  des  gueuses  !  » 

Puis,  avec  une  expression  de  haine  triomphante  : 

—  «  Au  reste,  elle  se  moque  de  lui  joliment  !  Elle  a  trois  autres 
particuliers.  Tant  mieux  !  et  qu'elle  le  mange  jusqu'au  dernier  liard, 
j'en  serai  contente  !  » 

Arnoux,  en  effet,  se  laissait  exploiter  par  la  Bordelaise,  avec 
l'indulgence  des  amours  séniles.  Sa  fabrique  ne  marchait  plus;  l'en- 
semble de  ses  affaires  était  pitoyable  ;  si  bien  que,  pour  les  remettre 
à  flot,  il  pensa  d'abord  à  établir  un  café  chantant,  où  l'on  n'aurait 
chanté  rien  que  des  œuvres  patriotiques  ;  le  ministre  lui  accordant  une 
subvention,  cet  établissement  serait  devenu  tout  à  la  fois  un  foyer  de 
propagande  et  une  source  de  bénéfices.  La  direction  du  Pouvoir  ayant 
changé,  c'était  une  chose  impossible.  Maintenant,  il  rêvait  une  grande 
chapellerie  militaire.  Lee  fonds  lui  manquaient  pour  commencer. 


l'éducation  sentimentale  427 

Il  n'était  pas  plus  heureux  dans  son  intérieur  domestique.  Mme 
Arnoux  se  montrait  moins  douce  pour  lui,  parfois  même  un  peu  rude. 
Marthe  (i)  se  rangeait  toujours  du  côté  de  son  père.  Cela  augmentait 
le  désaccord,  et  la  maison  devenait  intolérable.  Souvent,  il  en  partait 
dès  le  matin,  passait  sa  journée  à  faire  de  longues  courses,  pour 
s'étourdir,  puis  dînait  dans  un  cabaret  de  campagne,  en  s'abandonnant 
à  ses  réflexions. 

L'absence  prolongée  de  Frédéric  troublait  ses  habitudes.  Donc, 
il  parut,  une  après-midi,  le  supplia  de  venir  le  voir  comme  autrefois, 
et  en  obtint  la  promesse. 

Frédéric  n'osait  retourner  chez  Mme  Arnoux.  Il  lui  semblait 
l'avoir  trahie.  Mais  cette  conduite  était  bien  lâche.  Les  excuses 
manquaient.  Il  faudrait  en  finir  par  là  !  —  et,  un  soir,  il  se  mit  en 
marche. 

Comme  la  pluie  tombait,  il  venait  d'entrer  dans  le  passage 
Jouffroy  quand,  sous  la  lumière  des  devantures,  un  gros  petit  homme 
en  casquette  l'aborda.  Frédéric  n'eut  pas  de  peine  à  reconnaître 
Compain,  cet  orateur  dont  la  motion  avait  causé  tant  de  rires  au  club. 
Il  s'appuyait  sur  le  bras  d'un  individu  affublé  d'un  bonnet  rouge  de 
zouave,  la  lèvre  supérieure  très  longue,  le  teint  jaune  comme  une 
orange,  la  mâchoire  couverte  d'une  barbiche,  et  qui  le  contemplait 
avec  de  gros  yeux,  lubréfiés  d'admiration. 

Compain,  sans  doute,  en  était  fier,  car  il  dit  : 

—  «  Je  vous  présente  ce  gaillard-là  !  C'est  un  bottier  des  mes 
amis,  un  patriote  !  Prenons-nous  quelque  chose  ?  » 

Frédéric  l'ayant  remercié,  il  tonna  immédiatement  contre  la 
proposition  Râteau,  une  manœuvre  des  aristocrates.  Pour  en  finir, 
il  fallait  recommencer  93  !  Puis,  il  s'informa  de  Regimbart  et  de 
quelques  autres,  aussi  fameux,  tels  que  Masselin,  Sanson,  Lecornu, 

\ 

(i)  Sauf  l'édition  Quantin  (Paris,  1885)  toutes  les  éditions  de  VÉducation  Senti- 
mentale, Charpentier,  Lemerre  et  Conard,  impriment  ici  Berthe  au  lieu  de  Marthe 
qui  est,  dans  tout  le  roman,  le  nom  de  la  fille  de  Madame  Arnoux.  (R   D.) 


428  l'éducation  sentimentale 

Maréchal,  et  un  certain   Deslauriers,  compromis  dans  l'affaire  des 
carabines  interceptées  dernièrement  à  Trcyes. 

Tout  cela  était  nouveau  paur  Frédéric.  Ccmpain  n'en  savait 
pas  davantage.  Il  le  quitta,  en  disant  : 

—  a  A  bientôt,  n'est-ce  pas,  car  vous  en  êtes?» 

—  «  De  quoi }  » 

—  «  De  la  tête  de  veau  !  » 

—  «  Quelle  tête  de  veau  ?  » 

—  «Ah!  farceur!»  reprit  Compain,  en  lui  donnant  une  tape: 
sur  le  ventre. 

Et  les  deux  terroristes  s'enfoncèrent  dans  un  café. 

Dix  minutes  après,  Frédéric  ne  songeait  plus  à  Deslauriers.  Il 
était  sur  le  trottoir  de  la  rue  Paradis,  devant  une  maison  ;  et  il  regardait 
au  second  étage,  derrière  des  rideaux,  la  lueur  d'une  lampe. 

Enfin,  il  monta  l'escalier. 

—  «  Arnoux  y  est- il }  ))  . 
La  femme  de  chambre  répondit  : 

—  ((  Non  !  mais  entrez  tout  de  même.  » 
Et,  ouvrant  brusquement  une  porte  : 

—  «  Madame,  c'est  M.  Moreau  !  » 

Elle  se  leva,  plus  pâle  que  sa  collerette.  Elle  Irembbit. 

—  «Qui  me  vaut  l'honneur...  d'une  visite...  aussi  imprévue?» 

—  «  Rien  !  Le  plaisir  de  revoir  d'anciens  amis  !  » 
Et,  tout  en  s 'asseyant  : 

• —  «  Comment  va  ce  bon  Arnoux  ?  » 

—  ((Parfaitement  !  Il  est  sorti.  » 

—  ((Ah  !  je  comprends  !  toujours  ses  vieilles  biabitudes  du  soir; 
un  peu  de  distraction  !  » 

—  «  Pourquoi  pas  ?  Après  une  journée  de  calculs,  la  tête  a  besoin 
de  se  reposer  !  » 

Elle  vanta  même  son  mari,  comme  travailleur.  Cet  éloge  irritait 
Frédéric;  et,  désignant  sur  ses  genoux  un  morceau  de  drap  noir, 
avec  des  soutaches  bleues  : 


>^, 


L  EDUCATION    SENTIMENTALE  429 

—  «  Qu'est-ce  que  vous  faites  là  ?  » 

—  «  Une  veste,  que  j'arrange  pour  ma  fille.  » 

—  a  A  propos,  je  ne  l'aperçois  pas,  où  est-elle  donc?  » 

—  «  Dans  une  pension,  »  reprit  Mme  Arnoux. 

Des  larmes  lui  vinrent  aux  yeux;  elle  les  retenait,  en  poussant 
son  aiguille  rapidement.  Il  avait  pris  par  contenance  un  numéro  de 
VlllusiratioUy  sur  la  table,  près  d'elle. 

—  «  Ces  caricatures  de  Cham  sont  très  drôles,  n'est-ce  pas  ?  » 

—  «  Oui.  > 

Puis  ils  retombèrent  dans  leur  silence. 

Une  rafale  ébranla  tout  à  coup  les  carreaux. 

—  «  Quel  temps  !  »  dit  Frédéric. 

—  «  En  effet,  c'est  bien  aimable  d'être  venu  par  cette  horrible 
pluie  !  » 

—  «  Oh  !  moi,  je  m'en  moque  !  Je  ne  suis  pas  comme  ceux  qu'elle 
empêche,  sans  doute,  d'aller  à  leurs  rendez-vous  !  » 

—  «  Quels  rendez-vous  ?  »  demanda-t-elle  naïvement. 

—  «  Vous  ne  vous  rappelez  pas  ?  » 

Un  frisson  la  saisit,  et  elle  baissa  la  tête. 
Il  lui  posa  doucement  la  main  sur  le  bras. 

—  «  Je  vous  assure  que  vous  m'avez  fait  bien  souffrir  !  » 
Elle  reprit,  avec  une  sorte  de  lamentation  dans  la  voix  : 

—  «  Mais  j'avais  peur  pour  mon  enfant  !  » 

Elle  lui  conta  la  maladie  du  petit  Eugène  et  toutes  les  angoisses 
de  cette  journée. 

—  «  Merci  !  merci  !  Je  ne  doute  plus  !  je  vous  aime  comme 
toujours  !  » 

—  «  Eh  non  !  ce  n'est  pas  vrai  !  »  '^ 

—  «  Pourquoi  ?  » 

Elle   le  regarda   froidement. 

—  «  Vous  oubliez  l'autre  !  Celle  que  vous  promenez  aux  courses  I 
La  femme  dont  vous  avez  le  portrait,  votre  maîtresse  !  « 

—  a  Eh  bien,  oui  !  »  s'écria  Frédéric    «  Je  ne  nie  rien  !  Je  suis 


430  „  L  EDUCATION    SENTIMENTALE 

un  misérable  !  écoutez-moi  i  »  S'il  l'avait  eue,  c'était  par  désespoir, 
comme  on  se  suicide.  Du  reste,  il  l'avait  rendue  fort  malheureuse, 
pour  se  venger  sur  elle  de  sa  propre  honte.  «  Quel  supplice  !  Vous  ne 
comprenez  pas  ?  » 

Mme  Arnoux  tourna  son  beau  visage,  en  lui  tendant  la  maîn; 
et  ils  fermèrent  les  yeux,  absorbés  dans  une  ivresse  qui  était  comme 
un  bercement  doux  et  infini.  Puis  ils  restèrent  à  se  contempler,  face 
à  face,  l'un  près  de  l'autre. 

—  «  Est-ce  que  vous  pouviez  croire  que  je  ne  vous  aimais  plus  ?  » 
Elle  répondit  d'une  voix  basse,  pleine  de  caresses  : 

—  «  Non  !  en  dépit  de  tout,  je  sentais  au  fond  de  mon  cœur 
que  cela  était  impossible  et  qu'un  jour  l'obstacle  entre  nous  deux 
s'évanouirait  !  » 

—  «  Moi  aussi  !  et  j'avais  des  besoins  de  vous  revoir,  à  en  mourir  !  » 

—  ((Une  fois,»  reprit-elle,  ((dans  le  Palais-Royal,  j'ai  passé  à 
côté  de  vous  !  « 

—  ((  Vraiment  ?  >) 

Et  il  lui  dit  le  bonheur  qu'il  avait  eu  en  la  retrouvant  chez  les 
Dambreuse. 

—  ((  Mais  comme  je  vous  détestais  le  soir,  en  sortant  de  là  !  » 

—  ((  Pauvre  garçon  !  » 

—  ((  Ma  vie  est  si  triste  !  » 

—  ((Et  la  mienne  !...  S'il  n'y  avait  que  les  chagrins,  les  inquié- 
tudes, les  humiliations,  tout  ce  que  j'endure  comme  épouse  et  comme 
mère,  puisqu'on  doit  mourir,  je  ne  me  plaindrais  pas;  ce  qu'il  y  a 
d'affreux,  c'est  ma  solitude,  sans  personne....  » 

—  ((  Mais  je  suis  là,  moi  !  » 

—  ((  Oh  !  oui  !  ^) 

Un  sanglot  de  tendresse  l'avait  soulevée.  Ses  bras  s'écartèrent; 
et  ils  s'étreignirent  debout,  dans  un  long  baiser.  —  Un  craquement 
se  fit  sur  le  parquet.  Une  femme  était  près  d'eux,  Rosanette.  Mme  Ar- 
noux l'avait  reconnue;  ses  yeux,  ouverts  démesurément,  l'examinaient, 
tout  pleins  de  surprise  et  d'indignation.  Enfin,  Rosanette  lui  dit  : 


l'éducation  sentimentale 


—  «  Je  viens  parler  à  M.  Arnoux,  pour  affaires.  » 

—  «Il  n'y  est  pas,  vous  le  vovez.  » 

—  ((  Ah  !  c'est  vrai  !  »  reprit  la  Maréchale,  «  votre  bonne  avait 
raison  !  Mille  excuses  !  » 

Et,  se  tournant  vers  Frédéric  : 

—  ((  Te  voilà  ici,  toi  ?  » 

Ce  tutoiement,  donné  devant  elle,  fit  rougir  Mme  Arnoux,. 
c^mme  un  soufflet  en  plein  visage. 

—  vv  II  n'y  est  pas,  je  vous  le  répète  !  » 

Alors,  la  Maréchale,  qui  regardait  çà  et  là,  dit  tranquillement  : 

—  «  Rentrons-nous?  J'ai  un  fiacre,  en  bas.  » 
Il  faisait  semblant  de  ne  pas  entendre. 

—  «  Allons,  viens  !  » 

—  «  Ah  !  oui  !  c'est  une  occasion  !  Partez  !  partez  !  »  dit  Mme 
Arnoux. 

Ils  sortirent.  Elle  se  pencha  sur  la  rampe  pour  les  voir  encore; 
et  un  rire  aigu,  déchirant,  tomba  sur  eux,  du  haut  de  l'escalier.  Frédéric 
poussa  Rosanette  dans  le  fiacre,  se  mit  en  face  d'elle,  et,  pendant  toute 
la  route,  ne  prononça  pas  un  mot. 

L'infamie  dont  le  rejaillissement  l'outrageait,  c'était  lui-même 
qui  en  était  cause.  Il  éprouvait  tout  à  la  fois  la  honte  d'une  humiha- 
tion  écrasante  et  le  regret  de  sa  félicité;  quand  il  allait  enfin  la  sai- 
sir, elle  était  devenue  irrévocablement  impossible  !  —  et  par  la  faute 
de  celle-là,  de  cette  fille,  de  cette  catin.  Il  aurait  voulu  l'étrangler;  il 
étouffait.  Rentré  chez  eux,  il  jeta  son  chapeau  sur  un  meuble,  arracha 
sa  cravate. 

—  «  Ah  !  tu  viens  de  faire  quelque  chose  de  propre,  avoue-le  !  » 
Elle  se  campa  fièrement  devant  lui  : 

—  «  Eh  bien,  après  ?  Où  est  le  mal  ?  » 

—  «  Comment  !  Tu  m'espionnes  }  » 

—  «  Est-ce  ma  faute  ?  Pourquoi  vas-tu  te  divertir  chez  les  femmes^ 
honnêtes  ?  » 

—  «  N'importe  !  Je  ne  veux  pas  que  tu  les  insultes.  » 


y-A, 


43Z  L  EDUCATION    SENTIMENTALE 

—  «  En  quoi  Tai-je  insultée  ?  » 

Il  n'eut  rien  à  répondre;  et,  d'un  accent  plus  haineux  : 

—  «  Mais,  l'autre  fois,  au  Champ  de  Mars....  » 

—  «  Ah  !  tu  nous  ennuies,  avec  tes  anciennes  !  » 

—  «  Misérable  !  » 
Il  leva  le  poing. 

—  «  Ne  me  tue  pas  !  Je  suis  enceinte  !  » 
Frédéric  se  recula. 

—  «  Tu  mens  !  » 

—  «  Mais  regarde-moi  !  » 

Elle  prit  un  flambeau,  et,  montrant  son  visage  : 

—  «  T'y  connrjs-tu  ?  » 

De  petites  taches  jaunes  maculaient  sa  peau,  qui  était  singulière- 
ment bouffie.  Frédéric  ne  nia  pas  l'évidence.  Il  alla  ouvrir  la  fenêtre, 
fit  quelques  pas  de  long  en  large,  puis  s'affaissa  dans  un  fauteuil. 

Cet  événement  était  une  calamité,  qui  d'abord  ajournait  leur 
rupture,  —  et  puis  bouleversait  tous  ses  projets.  L'idée  d'être  père, 
d'ailleurs,  lui  paraissait  grotesque,  inadmissible.  Mais  pourquoi.''  Si, 
au  lieu  de  la  Maréchale...?  Et  sa  rêverie  devint  tellement  profonde, 
qu'il  eut  une  sorte  d'hallucination.  Il  voyait  là,  sur  le  tapis,  devant 
la  cheminée,  une  petite  fille.  Elle  ressemblait  à  Mme  Arnoux  et  à  lui- 
même,  un  peu  ;  —  brune  et  blanche,  avec  des  yeux  noirs,  de  très  grands 
sourcils,  un  ruban  rose  dans  ses  cheveux  bouclants  !  Oh  !  comme 
il  l'aurait  aimée  !  Et  il  lui  semblait  entendre  sa  voix  :  «Papa  !  papa  !  » 

Rosanette,  qui  venait  de  se  déshabiller,  s'approcha  de  lui,  aperçut 
une  larme  à  ses  paupières,  et  le  baisa  sur  le  front,  gravement.  Il  se 
leva,  en  disant  : 

—  «  Parbleu  !  On  ne  le  tuera  pas,  ce  marmot  !  » 

Alors,  elle  bavarda  beaucoup.  Ce  serait  un  garçon,  bien  sûr! 
On  l'appellerait  Frédéric.  Il  fallait  commencer  son  trousseau;  —  et, 
en  la  voyant  si  heureuse,  une  pitié  le  prit.  Comme  il  ne  ressentait, 
maintenant,  aucune  colère,  il  voulut  savoir  la  raison  de  sa  démarche, 
'tout  à  l'heure. 


l'éducation  sentimentale  433 

C'est  que  Mlle  Vatnaz  lui  avait  envoyé,  ce  jour-îâ  i:^ême,  un 
l:)illet  protesté  depuis  longtemps;  et  ell»  avait  couru  chez  An.oux 
pour  avoir  de  Targent. 

—  «  Je  t'en  aurais  donné  !  »  dit  Frédéric. 

—  «  C'était  plus  simple  de  prendre  là-bas  ce  qui  m'appartient, 
et  de  rendre  à  l'autre  ses  mille  francs.  )> 

—  «  Est-ce  au  moins  tout  ce  que  tu  lui  dois  ?  » 
Elle  répondit  : 

—  «  Certainement  !  » 

Le  lendemain,  à  neuf  heures  du  soir  (heure  indiquée  par  le 
portier)    Frédéric  se  rendit  chez  Mlle  Vatnaz. 

Il  se  cogna  dans  l'antichambre  contre  les  meubles  entassés.  Mais 
un  bruit  de  voix  et  de  musique  le  guidait  II  ouvrit  une  porte  et  tomba 
au  milieu  d'un  raout.  Debout,  devant  le  piano  que  touchait  une 
demoiselle  en  lunettes,  Delmar,  sérieux  comme  un  pontife,  déclamait 
une  poésie  humanitaire  sur  la  prostitution;  et  sa  voix  caverneuse 
roulait,  soutenue  par  les  accords  plaqués.  Un  rang  de  femmes  occupait 
la  muraille,  vêtues  généralement  de  couleurs  sombres,  sans  col  de 
chemises  ni  manchettes.  Cinq  ou  six  hommes,  tous  des  penseurs, 
étaient  çà  et  là,  sur  des  chaises.  Il  y  avait,  dans  un  fauteuil,  un  ancien 
fabuliste,  une  ruine;  —  et  l'odeur  acre  de  deux  lampes  se  mêlait  à 
l'arôme  du  chocolat,  qui  emplissait  des  bols  encombrant  la  table 
à  jeu. 

Mlle  Vatnaz,  une  écharpe  orientale  autour  des  reins,  se  tenait 
à  un  coin  de  la  cheminée.  Dussardier  était  à  l'autre  bout,  en  face; 
il  avait  l'air  un  peu  embarrassé  de  sa  position.  D'ailleurs,  ce  milieu 
art-        le  l'intimidait. 

La  Vatnaz  en  avait-elle  fini  avec  Delmar.'^  non,  peut-être.  Cepen- 
dant, elle  semblait  jalouse  du  brave  commis;  et,  Frédéric  ayant 
réclamé  d'elle  un  mot  d'entretien,  elle  lui  fit  sigjne  de  passer  avec  eux 
dans  sa  chambre.  Quand  les  mille  francs  furent  alignés,  elle  demanda, 
en  plus,  les  intérêts.  \ 

—  a  Ça  n'en  vaut  pas  la  peine  !  »  dit  Dussardier. 


434  l'éducation  sentimentale 

—  «  Tais-toi  donc  !  » 

Cette  lâcheté  d*un  homme  si  *.  ourageux  fut  agréable  à  Frédéric 
comme  une  justification  de  la  sienne.  Il  rapporta  le  billet,  et  ne  reparla 
jamais  de  Tesclandre  chez  Mme  Arnoux.  Mais,  dès  lors,  toutes  les- 
défectuosités  de  la  Maréchale  lui  apparurent. 

Elle  avait  un  mauvais  goût  irrémédiahje,  une  incompréhensible- 
paresse,  une  ignorance  de  sauvage,  jusqu'à  considérer  comme  très^ 
célèbre  le  docteur  Desrogis;  et  elle  était  fière  de  le  recevoir,  lui  et 
son  épouse,  parce  que  c'étaient  «  des  gens  mariés  ».  Elle  régentait 
d'un  air  pédantesque  sur  les  choses  de  la  vie  Mlle  Irma,  pauvre  petite 
créature  douée  d'une  petite  voix,  ayant  pour  protecteur  un  monsieur 
«  très  bien  »,  ex-employé  dans  les  douanes,  et  fort  aux  tours  de  cartes;; 
Rosanette  l'appelait  «  mon  gros  loulou  ».  Frédéric  ne  pouvait  souffrir,. 
non  plus,  la  répétition  de  ses  mots  bêtes,  tels  que  :  «  Du  flan  !  A 
Chaillot  !  On  n'a  jamais  pu  savoir,  etc.  »;  et  elle  s'obstinait  à  épousseter 
le  matin  ses  bibelots  avec  une  paire  de  vieux  gants  blancs  !  Il  était 
révolté  surtout  par  ses  façons  envers  sa  bonne,  —  dont  les  gages 
étaient  sans  cesse  arriérés,  et  qui  même  lui  prêtait  de  l'argent.  Les 
jours  qu'elles  réglaient  leurs  comptes,  elles  se  chamaillaient  comme 
deux  poissardes,  puis  on  se  réconciliait  en  s 'embrassant.  Le  tête-à-tête 
devenait  triste.  Ce  fut  un  soulagement  pour  lui,  quand  les  soirées 
de  Mme  Dambreuse  recommencèrent. 

Celle-là,  au  moins,  l'amusait  !  Elle  savait  les  intrigues  du  monde,, 
les  mutations  d'ambassadeurs,  le  personnel  des  couturières;  et,  s'il 
lui  échappait  des  lieux  communs,  c'était  dans  une  formule  tellement 
convenue,  que  sa  phrase  pouvait  passer  pour  une  déférence  ou  pour 
une  ironie.  Il  fallait  la  voir  au  milieu  de  vingt  personnes  qui  causaient, 
n'en  oubliant  aucune,  amenant  les  réponses  qu'elle  voulait,  évitant 
les  périlleuses  !  Des  choses  très  simples,  racontées  par  elle,  semblaient 
des  confidences;  le  moindre  de  ses  sourires  faisait  rêver;  son  charme 
enfin,  comme  l'exquise  odeur  qu'elle  portait  ordinairement,  était 
complexe  et  indéfinissable.  Frédéric,  dans  sa  compagnie,  éprouvait 
chaque  fois  le  plaisir  d'une  découverte;  et  cependant,  il  la  retrouvait 


9JL, 


L  EDUCATION    SENTIMENTALE  435 

toujours  avec  sa  même  sérénité,  pareille  au  miroitement  des  eaux 
limpides.  Mais  pourquoi  ses  manières  envers  sa  nièce  avaient-elles 
tant  de  froideur?  Elle  lui  lançait  même,  par  moments,  de  singuliers 
coups  d'oeil. 

Dès  qu'il  fut  question  de  mariage,  elle  avait  objecté  à  M.  Dam- 
breuse  la  santé  de  «  la  chère  enfant  ».  et  Tavait  emmenée  tout  de  suite 
aux  bains  de  Balaruc.  A  son  retour,  des  prétextes  nouveaux  avaient 
surgi  :  le  jeune  homme  manquait  de  position,  ce  grand  amour  ne 
paraissait  pas  sérieux,  on  ne  risquait  rien  d'attendre.  Martinon  avait 
répondu  qu'il  attendrait.  Sa  conduite  fut  sublime.  Il  prôna  Frédéric. 
Il  fit  plus:  il  le  renseigna  sur  les  moyens  de  plaire  à  Mme  Dambreuse, 
laissant  même  entrevoir  qu'il  connaissait,  par  la  nièce,  les  sentiments 
de  la  tante. 

Quant  à  M.  Dambreuse,  loin  de  montrer  de  la  jalousie,  il  entourait 
d'égards  son  jeune  ami,  le  consultait  sur  différentes  choses,  s'inquiétait 
même  de  son  avenir,  si  bien  qu'un  jour,  comme  on  parlait  du  père 
Roque,  il  lui  dit  à  l'oreille,  d'un  air  finaud  : 

—  «  Vous  avez  bien  fait.  » 

Et  Cécile,  miss  John,  les  domestiques,  le  portier,  pas  un  qui  ne 
fût  charmant  pour  lui,  dans  cette  maison.  Il  y  venait  tous  les  soirs, 
abandonnant  Rosanette.  Sa  maternité  future  la  rendait  plus  sérieuse, 
même  un  peu  triste,  comme  si  des  inquiétudes  l'eussent  tourmentée. 
A  toutes  les  questions,  elle  répondait  : 

—  ({  Tu  te  trompes  !  Je  me  porte  bien  !  » 

C'étaient  cinq  billets  qu'elle  avait  souscrits  autrefois;  et,  n\  ^^nt 
le  dire  à  Frédéric  après  le  payement  du  premier,  elle  était  retournée 
chez  Arnoux,  lequel  lui  avait  promis,  par  écrit,  le  tiers  de  ses  bénéfices 
dans  l'éclairage  au  gaz  des  villes  du  Languedoc  (une  entreprise  mer- 
veilleuse !),  en  lui  recommandant  de  ne  pas  se  servir  de  cette  lettre 
avant  l'assemblée  des  actionnaires  ;  l'assemblée  était  remise  de  semaine 
en  semaine 

Cependant,  la  Maréchale  avait  besoin  d'argent.  Elle  serait  morte 
plutôt  que  d'en  demander  à  Frédéric.  Elle  n'en  voulait  pas  de  lui. 


^^^6  L  EDUCATION    SENTIMENTALE 

Cela  aurait  gâte  leur  amour.  11  subvenait  bien  aux  frais  du  ménage: 
mais  une  petite  voiture  louée  au  mois,  et  d'autres  sacrifices  indispen- 
sables depuis  qu'il  fréquentait  les  Dambreuse,  l'empêchaient  d'en 
faire  plus  pour  sa  maîtresse.  Deux  ou  trois  fois,  en  rentrant  à  des 
heures  inaccoutumées,  il  crut  voir  des  dos  masculins  disparaître  entre 
les  pertes;  et  elle  sortait  souvent  sans  vouloir  dire  où  elle  allait. 
Frédéric  n'essaya  pas  de  creuser  les  choses.  Un  de  ces  jours,  il  prendrait 
un  parti  définitif.  Il  rêvait  une  autre  vie,  qui  serait  plus  amusante  et 
plus  noble.  Un  pareil  idéal  le  rendait  indulgent  pour  l'hôtel  Dam- 
brer.se. 

C'était  une  succursale  intime  de  la  rue  de  Poitiers.  Il  y  rencontra 
le  grand  M.  A.,  l'illustre  B.,  le  profond  C,  l'éloquent  Z.,  l'immense 
Y.,  les  vieux  ténors  du  centre  gauche,  les  paladins  de  la  droite,  le» 
burgraves  du  juste-milieu,  les  éternels  bonshommes  de  la  comédie. 
Il  fut  stupéfait  par  leur  exécrable  langage,  leurs  petitesses,  leurs  ran- 
cunes, leur  mauvaise  foi,  —  tous  ces  gens  qui  avaient  voté  la  Consti- 
tution s'évertuant  à  la  démolir;  —  et  ils  s'agitaient  beaucoup,  lan- 
çaient des  manifestes,  des  pamphlets,  des  biographies;  celle  de 
Fumichon  par  Hussonnet  fut  un  chef-d'œuvre.  Nonancourt  s'occupait 
de  la  propagande  dans  les  campagnes,  M.  de  Grémonville  travaillait 
le  clergé,  Martinon  ralliait  de  jeunes  bourgeois.  Chacun,  selon  ses 
moyens,  s'employa,  jusqu'à  Cisy  lui-même.  Pensant  maintenant  aux 
choses  sérieuses,  tout  le  long  de  la  journée  il  faisait  des  courses  eii 
cabriolet,  pour  le  parti. 

M.  Dambreuse^  tel  qu'un  baromètre,  en  exprimait  constamment 
la  dernière  variation.  On  ne  parlait  pas  de  Lamartine  sans  qu'il  citât 
ce  mot  d'un  homme  du  peuple  :  a  Assez  de  lyre  !  «  Cavaignac  n'était 
plus,  à  ses  yeux,  qu'un  traître.  Le  Président,  qu'il  avait  admiré  pendant 
trois  mois,  commençait  à  déchoir  dans  son  estime  (ne  lui  trouvant 
pas  ((  l'énergie  Lécessaire  »);  et,  comme  il  lui  fallait  toujours  un  sauveur, 
sa  reconnaissance,  depuis  l'affaire  du  Conservatoire,  appartenait  à 
Changarnier  :  «  Dieu  merci,  Changarnier....  Espérons  que  Changar- 
nier  ...  Oh  !  rien  à  craindre  tant  que  Changarnier     .  >i 


l'éducation    SENTIlSirNTALE  437 

On  exaltait  avant  tout  M.  Thiers  pour  son  volume  contre  le 
Sociali>mi.%  la  1  s'était  montré  aussi  penseur  qu'écrivain.  On  riait 
énormément  de  Pierre  Leroux,  qui  citait  à  la  Chambre  des  passages 
des  pfiilosophes.  On  faisait  des  plaisanteries  sur  la  queue  phalans- 
térienne.  On  allait  applaudir  la  Foire  aux  Idées;  et  on  comparaît  les 
auteurs  à  Aristophane.  Frédéric  y  alla,  comme  les  autres. 

Le  verbiage  politique  et  la  bonne  chère  engourdissaient  sa 
moralité.  Si  médiocres  que  lui  parussent  ces  personnages,  il  était  fier 
de  les  connaître  et  intérieurement  souhaitait  la  considération  bour- 
geoise. Une  maîtresse  comme  Mme  Dambreuse  le  poserait. 

11  se  mit  à  faire  tout  ce  qu'il  faut. 

Il  se  trouvait  sur  son  passage  à  la  promenade,  ne  manquait  pas 
d'aller  la  saluer  dans  sa  loge  au  théâtre;  et,  sachant  les  heures  où  elle 
se  rendait  à  l'église,  il  se  campait  derrière  un  pilier  dans  une  pose 
mélancolique.  Pour  des  indications  de  curiosités,  des  renseignements 
sur  un  concert,  des  emprunts  de  livres  ou  de  revues,  c'était  un  échange 
continuel  de  petits  billets.  Outre  sa  visite  du  soir,  il  lui  en  faisait 
quelquefois  une  autre  vers  la  fin  du  jour;  et  il  avait  une  gradation 
de  joies  à  passer  successivement  par  la  grande  porte,  par  la  cour,  par 
l'antichambre,  par  les  deux  salons;  enfin,  il  arrivait  dans  son  boudoir, 
discret  comme  un  tombeau, tiède  comme  une  alcôve, où  l'on  se  heurtait 
aux  capitons  des  meubles  parmi  toute  sorte  d'objets  çà  et  là  :  chiffon- 
nières, écrans,  coupes  et  plateaux  en  laque,  en  écaille,  en  ivoire,  en 
malachite,  bagatelles  dispendieuses,  souvent  renouvelées.  Il  y  en  avait 
de  simples  :  trois  galets  d'Étretat  pour  servir  de  presse-papier,  un 
bonnet  de  Frisonne  suspendu  à  un  paravent  chinois  ;  toutes  ces  choses 
s'harmoniaient  cependant;  on  était  même  saisi  par  la  noblesse  de 
l'ensemble,  ce  qui  tenait  peut-être  à  la  hauteur  du  plafond,  à  l'opulence 
des  portières  et  aux  longues  crépines  de  soie,  flottant  sur  les  bâtons 
dorés  des  tabourets. 

Elle  était  presque  toujours  sur  une  petite  causeuse,  près  de  la 
jardmière  garnissant  l'embrasure  de  la  fenêtre.  Assis  au  bord  d'un 
gros  pouf  à  roulettes,  il  lui  adressait  les  compliments  les  plus  justes 


43?  L*ÉDUCATION    SENTIMENTALE 

possible;  et  elle  le  regardait  la  tête  un  peu  de  côté,  la  bouche  souriante. 

Il  lui  lisait  des  pages  de  poésie,  en  y  mettant  toute  son  âme,  afin 
de  rémouvoir,  et  pour  se  faire  admirer.  Elle  l'arrêtait  par  une  remarque 
dénigrante  ou  une  observation  pratique;  et  leur  causerie  retombait 
sans  cesse  dans  Téternelle  question  de  TAmour  !  Ils  se  demandaient 
ce  qui  l'occasionnait,  si  les  femmes  le  sentaient  mieux  que  les  hommes, 
quelles  étaient  là-dessus  leurs  différences.  Frédéric  tâchait  d'émettre 
son  opinion,  en  évitant  à  la  fois  la  grossièreté  et  la  fadeur.  Cela  devenait 
une  espèce  de  lutte,  agréable  par  moments,  fastidieuse  en  d'autres. 

Il  n'éprouvait  pas  à  ses  côtés  ce  ravissement  de  tout  son  être 
qui  l'emportait  vers  Mme  Arnoux,  ni  le  désordre  gai  où  l'avait  mis 
d'abord  Rosanette.  Mais  il  la  convoitait  comme  une  chose  anormale 
et  difficile,  parce  qu'elle  était  noble,  parce  qu'elle  était  riche,  parce 
qu'elle  était  dévote,  —  se  figurant  qu'elle  avait  des  délicatesses  de 
sentiment,  rares  comme  ses  dentelles,  avec  des  amulettes  sur  la  peau 
et  des  pudeurs  dans  la  dépravation. 

Il  se  servit  du  vieil  amour.  11  lui  conta,  comme  inspiré  par  elle, 
tout  ce  que  Mme  Arnoux  autrefois  lui  avait  fait  ressentir,  ses  langueurs, 
ses  appréhensions,  ses  rêves.  Elle  recevait  cela  comme  une  personne 
accoutumée  à  ces  choses,  sans  le  repousser  formellement  ne  cédait 
rien;  et  il  n'arrivait  pas  plus  à  la  séduire  que  Martinon  à  se  marier. 
Pour  en  finir  avec  l'amoureux  de  sa  nièce,  elle  l'accusa  de  viser  à 
l'argent,  et  pria  même  son  mari  d'en  faire  l'épreuve.  M.  Dambreuse 
déclara  donc  au  jeune  homme  que  Cécile,  étant  l'orpheline  de  parents 
pauvres,  n'avait  aucune  «  espérance  »  ni  dot. 

Martinon,  ne  croyant  pas  que  cela  fût  vrai,  ou  trop  avancé  pour 
se  dédire,  ou  par  un  de  ces  entêtements  d'idiot  qui  sont  des  actes 
de  génie,  répondit  que  son  patrimoine,  quinze  mille  livres  de  rente, 
leur  suffirait.  Ce  désintéressement  imprévu  toucha  le  banquier.  Il 
lui  promit  un  cautionnement  de  receveur,  en  s'engageant  à  obtenir 
la  place;  et,  au  mois  de  mai  1850,  Martinon  épousa  Mlle  Cécile.  Il 
n'y  eut  pas  de  bal.  Les  jeunes  gens  partirent  le  soir  même  pour  l'Italie. 
Frédéric,   le   lendemain,  vint   faire   une   visite   à   Mme   Dambreuse, 


l'éducation  sentimentale  439 

Elle  lui  parut  plus  pâle  que  d'habitude.  Elle  le  contredit  avec  aigreur 
sur  deux  ou  trois  sujets  sans  importance.  Du  reste,  tous  les  hommes 
étaient  des  égoïstes. 

Il  y  en  avait  pourtant  de  dévoués,  quand  ce  ne  serait  que  lui. 

—  «  Ah  bah  !  comme  les  autres  !  » 

Ses  paupières  étaient  rouges;  elle  pleurait.  Puis,  en  s'efforçant 
-de  sourire  : 

—  «  Excusez-moi  !    J'ai  tort  !   C'est   une   idée  triste   qui   m'est 
venue  !  » 

^1  n'y  comprenait  rien. 

—  «  N'importe  !  elle  est  moins  forte  que  je  ne  croyais,  »  pensa-t-il. 

Elle  sonna  pour  avoir  un  verre  d'eau,  en  but  une  gorgée,  le  ren- 
voya, puis  se  plaignit  de  ce  qu'on  la  servait  horriblement.  Afin  de 
l'amuser,  il  s'offrit  comme  domestique,  se  prétendant  capable  de 
donner  des  assiettes,  d'épousseter  les  meubles,  d'annoncer  le  monde, 
d'être  enfin  un  valet  de  chambre  ou  plutôt  un  chasseur,  bien  que  la 
.mode  en  fût  passée.  Il  aurait  voulu  se  tenir  derrière  sa  voiture,  avec 
un  chapeau  de  plumes  de  coq. 

—  «Et  comme  je  vous  suivrais  à  pied  majestueusement,  en  por- 
tant sur  le  bras  un  petit  chien  !  » 

—  «  Vous  êtes  gai,  »  dit  Mme  Dambreuse. 

N'était-ce  pas  une  folie,  reprit-il,  de  considérer  tout  sérieusement  ? 
Il  y  avait  bien  assez  de  misères  sans  s'en  forger.  Rien  ne  méritait 
Ja  peine  d'une  douleur.  Mme  Dambreuse  leva  les  sourcils,  d'une 
jnanière  de  vague  approbation. 

Cette  parité  de  sentiments  poussa  Frédéric  à  plus  de  hardiesse. 
Ses  mécomptes  d'autrefois  lui  faisaient,  maintenant,  une  clairvoyance. 
Il   poursuivit  : 

—  «  Nos  grands^péres  vivaient  mieux.  Pourquoi  ne  pas  obéir 
à  l'impulsion  qui  nous  pousse  ?  »  L'amour,  après  tout,  n'était  pas  en 
•soi  une  chose  si  importante. 

—  «  Mais  c'est  immoral,  ce  que  vous  dites  là  !  » 

Elle  s'était  remise  sur  la  causeuse.  Il  s'assit  au  bord,  contre  ses 
ipieds. 


^O  L  EDUCATION   SENTIMENTALE 

—  «  Ne  voyez- VOUS  pas  que  je  mens  !  Car,  pour  plaire  aux 
femmes,  il  faut  étaler  une  insouciance  de  bouffon  ou  des  fureurs  de 
tragédie  !  Elles  se  moquent  de  nous  quand  on  leur  dit  qu'on  les  aime,, 
simplement  !  Moi,  je  trouve  ces  hyperboles  où  elles  s'amusent  une 
profanation  de  l'amour  vrai;  si  bien  qu'on  ne  sait  plus  comment 
l'exprimer,  surtout  devant  celles...  qui  ont...  beaucoup  d'esprit.  » 

Elle  le  considérait,  les  cils  entre-clos.  Il  baissait  la  voix,  en  se 
penchant  vers  son  visage. 

—  «Oui!  vous  me  faites  peur!  Je  vous  offense,  peut-être?..^ 
Pardon  !...  Je  ne  voulais  pas  dire  tout  cela  !  Ce  n'est  pas  de  ma  faute  i 
Vous  êtes  si  belle  !  /> 

Mme  Dambreuse  ferma  les  yeux,  —  et  il  fut  surpris  par  la  facilité 
de  sa  victoire.  Les  grands  arbres  du  jardin  qui  frissonnaient  mollement 
s'arrêtèrent.  Des  nuages  immobiles  rayaient  le  ciel  de  longues  bandes, 
rouges,  et  il  y  eut  comme  une  suspension,  universelle  des  choses. 
Alors,  des  soirs  semblables,  avec  des  silences  pareils,  revinrent  dans 
son  esprit,  confusément.  Où  était-ce  .^.. 

Il  se  mit  à  genoux,  prit  sa  main,  et  lui  jura  un  amour  éternel._ 
Puis,  comme  il  partait,  elle  le  rappela  d'un  signe  et  lui  dit  tout: 
bas  : 

—  «  Revenez  dîner  !  Nous  serons  seuls  !  » 

Il  semblait  à  Frédéric,  en  descendant  l'escalier,  qu'il  était  devenu 
un  autre  homme,  que  la  température  embaumante  des  serres  chaudes 
l'entourait,  qu'il  entrait  définitivement  dans  le  monde  supérieur  des 
adultères  patriciens  et  des  hautes  intrigues.  Pour  y  tenir  la  première 
place,  il  suffisait  d'une  femme  comme  celle-là.  Avide,  sans  doute,, 
de  pouvoir  et  d'action,  et  mariée  à  un  homme  médiocre  qu'elle  avait 
prodigieusement  servi,  elle  désirait  quelqu'un  de  fort  pour  la  conduire  ? 
Rien  d'impossible  maintenant  !  Il  se  sentait  capable  de  faire  deux 
cents  lieues  à  cheval,  de  travailler  pendant  plusieurs  nuits  de  suite, 
sans  fatigue;  son  cœur  débordait  d'orgueil. 

Sur  le  trottoir,  devant  lui,  un  homme  couvert  d*un  vieux  paletot 
marchait  la  tête  basse,  et  avec  un  tel  air  d'accablement,  aue  Frédéric: 


>v^. 


^42  :i  L  EDUCATION    SENTIMENTALE 

se  retourna,  pour  le  voir.  L'autre  releva  sa  figure.  C'était  Deslauriers. 
Il  hésitait.  Frédéric  lui  sauta  au  cou. 

—  «  Ah  !  mon  pauvre  vieux  !  Comment  !  c'est  toi  !  » 

Et  il  l'entraîna  vers  sa  maison,  en  lui  faisant  beaucoup  de  ques- 
tions à  la  fois. 

L'ex-commissaire  de  Ledru-RoUin  conta,  d'abord,  les  tourments 
qu'il  avait  eus.  Comme  il  prêchait  la  fraternité  aux  conservateurs  et 
le  respect  des  lois  aux  socialistes,  les  uns  lui  avaient  tiré  des  coups  de 
fusil,  les  autres  apporté  une  corde  pour  le  pendre.  Après  Juin,  on 
l'avait  destitué  brutalement.  Il  s'était  jeté  dans  un  complot,  celui 
des  armes  saisies  à  Troyes.  On  l'avait  relâché,  faute  de  preuves. 
Puis,  le  comité  d'action  l'avait  envoyé  à  Londres,  où  il  s'était  flanque 
-des  giffles  avec  ses  frères,  au  milieu  d'un  banquet.  De  retour  à  Paris... 

—  ((  Pourquoi  n'es-tu  pas  venu  chez  moi  ?  » 

—  «  Tu  étais  toujours  absent  !  Ton  suisse  avait  des  allures 
mystérieuses,  je  ne  savais  que  penser;  et  puis,  je  ne  voulais  pas  repa- 
raître en  vaincu.  » 

Il  avait  frappé  aux  portes  de  la  Démocratie,  s'oflFrant  à  la  servir 
de  sa  plume,  de  sa  parole,  de  ses  démarches  ;  partout  on  l'avait  repoussé  ; 
on  se  méfiait  de  lui  ;  et  il  avait  vendu  sa  montre,  sa  bibliothèque,  son 
linge. 

—  «  Mieux  vaudrait  crever  sur  les  pontons  de  Belle-Isle,  avec 
:Sénécal  î  » 

Frédéric,  qui  arrangeait  alors  sa  cravate,  n'eut  pas  l'air  très 
ému  par  cette  nouvelle. 

—  «  Ah  !  il  est  déporté,  ce  bon  Sénécal }  » 

.Deslauriers  répliqua,  en  parcourant  les  murailles  d'un  air  envieux  : 

—  «  Tout  le  monde  n'a  pas  ta  chance  !  » 

—  «  Excuse-moi,  »  dit  Frédéric,  sans  remarquer  l'allusion,  «  mais 
je  dîne  en  ville.  On  va  te  faire  à  manger  ;  commande  ce  que  tu  voudras  1 
Prends  même  mon  lit.  » 

Devant  une  cordialité  si  complète,  l'amertume  de  Deslauriers 
«disparut. 


l'éducation  sentimentale  443 

—  «  Ton  lit  ?  Mais...  ça  te  gênerait  !  • 

—  a  Eh  non  !  J'en  ai  d'autres  !  » 

—  «  Ah  !  très  bien,  »  reprit  l'avocat,  en  riant.  «  Où  dînes-tu  donc  ?  » 

—  «  Chez  Mme  Dambreuse.  » 

—  «Est-ce  que...  par  hasard...  ce  serait...?» 

—  «  Tu  es  trop  curieux,  »  dit  Frédéric  avec  un  sourire,  qui  con- 
firmait cette  supposition. 

Puis,  ayant  regardé  la  pendule,  il  se  rassit. 

—  «  C'est  comme  ça  !  et  il  ne  faut  pas  désespérer,  vieux  défenseur 
du  peuple  !  » 

—  «  Miséricorde  !   que  d'autres   s'en   mêlent  !  » 

L'avocat  détestait  les  ouvriers,  pour  en  avoir  souffert  dans  sa 
province,  un  pays  de  houille.  Chaque  puits  d'extraction  avait  nommé 
un  gouvernement  provisoire  lui  intimant  des  ordres. 

—  «  D'ailleurs,  leur  conduite  a  été  charmante  partout  :  à  Lyon, 
à  Lille,  au  Havre,  à  Paris  !  Car,  à  l'exemple  des  fabricants  qui  voudraient 
exclure  les  produits  de  l'étranger,  ces  messieurs  réclament  pour  qu'on 
bannisse  les  travailleurs  anglais,  allemands,  belges  et  savoyards  !  Quant 
à  leur  intelligence,  à  quoi  a  servi,  sous  la  Restauration,  leur  fameux 
compagnonnage?  En  1830,  ils  sont  entrés  dans  la  garde  nationale, 
sans  même  avoir  le  bon  sens  de  la  dominer  !  Est-ce  que,  dès  le  lende- 
main de  48,  les  corps  de  métiers  n'ont  pas  reparu  avec  des  étendards 
à  eux  !  Ils  demandaient  même  des  représentants  du  peuple  à  eux, 
lesquels  n'auraient  parlé  que  pour  eux  I  Tout  comme  les  députés 
de  la  betterave  ne  s'inquiètent  que  de  la  betterave  !  —  Ah  !  j'en  ai 
assez  de  ces  cocos-là,  se  prosternant  tour  à  tour  devant  l'échafaud 
de  Robespierre,  les  bottes  de  l'Empereur,  le  parapluie  de  Louis- 
Philippe,  racaille  éternellement  dévouée  à  qui  lui  jette  du  pain  dans 
la  gueule  1  On  crie  toujours  contre  la  vénalité  de  Talleyrand  et  de 
Mirabeau;  mais  le  commissionnaire  d'en  bas  vendrait  la  patrie  pour 
cinquante  centimes,  si  on  lui  promettait  de  tarifer  sa  course  à  trois 
francs  !  Ah  I  quelle  faute  I  Nous  aurions  dû  mettre  le  feu  aux  quatre 
coin£  dt  l'Europe  !  1 


444  l/ÉDUCATION   SENTIMENTALE 

Frédéric  lui  répondit  : 

—  «  L'étincelle  manquait  !  Vous  étiez  simplement  de  petits 
bourgeois,  et  les  meilleurs  d'entre  vous,  des  cuistres  !  Quant  aux 
ouvriers,  ils  peuvent  se  plaindre;  car,  si  l'on  excepte  un  million  sous- 
trait à  la  liste  civile,  et  que  vous  leur  avez  octroyé  avec  la  plus  basse 
flagornerie,  vous  n'avez  rien  fait  pour  eux  que  des  phrases  !  Le  livret 
demeure  aux  mains  du  patron,  et  le  salarié  (même  devant  la  justice) 
reste  l'inférieur  de  son  maître  puisque  sa  parole  n'est  pas  crue.  Enfin, 
la  République  me  paraît  vieille.  Qui  sait  ?  Le  Progrès,  peut-être, 
n'est  réalisable  que  par  une  aristocratie  ou  par  un  homme  ?  L'initiative 
vient  toujours  d'en  haut  !  Le  peuple  est  mineur,  quoi  qu'on  prétende  !  n 

—  ((  C'est  peut-être  vrai,  »  dit  Deslauriers. 

Selon  Frédéric,  la  grande  masse  des  citoyens  n 'aspirait  qu'au 
repos  (il  avait  profité  à  l'hôtel  Dambreuse),  et  toutes  les  chances 
étaient  pour  les  conservateurs.  Ce  parti-là,  cependant,  manquait 
d'hommes  neufs. 

—  «  Si  tu  te  présentais,  je  suis  sûr....  » 

Il  n'acheva  pas.  Deslauriers  comprit,  se  passa  les  deux  mains 
sur  le  front;  puis,  tout  à  coup  • 

—  «  Mais  toi }  Rien  ne  t'empêche  ?  Pourquoi  ne  serais-tu  pas 
député.^))  Par  suite  d'une  double  élection,  il  y  avait  dans  l'Aube, 
une  candidature  vacante.  M.  Dambreuse,  réélu  à  la  Législative,  ap- 
partenait à  un  autre  arrondissement.  «  Veux-tu  que  je  m'en  occupe?)^ 
Il  connaissait  beaucoup  de  cabaretiers.  d'instituteurs,  de  médecins, 
de  clercs  d'étude  et  leurs  patrons.  «  D'ailleurs,  on  fait  accroire  aux 
paysans  tout  ce  qu'on  veut  !» 

Frédéric  sentait  se  rallumer  son  ambition. 
Deslauriers  ajouta  : 

—  «  Tu  devrais  bien  me  trouver  une  place  à  Paris.  » 

—  «  Oh  !  ce  ne  sera  pas  difficile,  par  M.  Dambreuse.  » 

—  «Puisque  nous  parlions  de  houilles,»  reprit  l'avocat,  «que 
devient  sa  grande  société?  C'est  une  occupation  de  ce  genre  qu'il 
me  faudrait  !  —  et  je  leur  serais  utile,  tout  en  gardant  mon  indépen- 
dance. » 


l'éducation  sentimentale  445 

Frédéric  promit  de  le  conduire  chez  le  banquier  avant  trois 
jours. 

Son  repas  en  tête-à-tête  avec  Mme  Dambreuse  fut  une  chose 
exquise.  Elle  souriait  en  face  de  lui,  de  Tautre  côté  de  la  table,  par- 
dessus des  fleurs  dans  une  corbeille,  à  la  lumière  de  la  lampe  suspen- 
due; et,  comme  la  fenêtre  était  ouverte,  on  apercevait  des  étoiles.  Ils 
causèrent  fort  peu,  se  méfiant  d'eux-mêmes,  sans  doute;  mais,  dès 
que  les  domestiques  tournaient  le  dos,  ils  s'envoyaient  un  baiser,  du 
bout  des  lèvres.  Il  dit  son  idée  de  candidature.  Elle  l'approuva,  s'en- 
gageant  même  à  y  faire  travailler  M.  Dambreuse. 

Le  soir,  quelques  amis  se  présentèrent  pour  la  féliciter  et  pour  la 
plaindre  :  elle  devait  être  si  chagrine  de  n'avoir  plus  sa  nièce  !  C'était 
fort  bien,  d'ailleurs,  aux  jeunes  mariés  de  s'être  mis  en  voyage;  plus 
tard,  les  embarras,  les  enfants  surviennent  !  Mais  l'Italie  ne  répondait 
pas  à  ridée  qu'on  s'en  faisait.  Après  cela,  ils  étaient  dans  Tâge  des 
illusions  I  et  puis  la  lune  de  miel  embellissait  tout  !  Les  deux  derniers 
qui  restèrent  furent  M.  de  Grémon ville  et  Frédéric.  Le  diplomate 
ne  voulait  pas  s'en  aller.  Enfin,  à  minuit,  il  se  leva.  Mme  Dambreuse 
fit  signe  à  Frédéric  de  partir  avec  lui,  et  le  remercia  de  cette  obéissance 
par  une  pression  de  main,  plus  suave  que  tout  le  reste. 

La  Maréchale  poussa  un  cri  de  joie  en  le  revoyant.  Elle  l'attendait 
depuis  cinq  heures.  Il  donna  pour  excuse  une  démarche  indispensable 
dans  l'intérêt  de  Deslauriers.  Sa  figure  avait  un  air  de  triomphe, 
\ine  auréole,  dont  Rosanette  fut  éblouie. 

—  «  C'est  peut-être  à  cause  de  ton  habit  noir  qui  te  va  bien; 
mais  je  ne  t'ai  jamais  trouvé  si  beau  !  Comme  tu  es  beau  i  » 

Dans  un  transport  de  sa  tendresse,  elle  se  jura  intérieurement 
de  ne  plus  appartenir  à  d'autres,  quoi  qu'il  advînt,  quand  elle  devrai: 
crever  de  misère  ' 

Ses  jolis  yeux  humides  pétillaient  d'une  passion  tellement  puis- 
sante, que  Frédéric  l'attira  sur  ses  genoux  ;  et  il  se  dit  :  «  Quelle  canaille 
je  fais  !  »  en  s  applaudissant  de  sa  perversité. 


IV 


M.  Dambreiise,  quand  Deslaiiriers  se  présenta  chez  lui,  songeait 
à  raviver  sa  grande  affaire  de  houilles.  Mais  cette  fusion  de  toutes 
l 'S  compagnies  en  une  seule  était  mal  vue;  on  criait  au  monopole, 
comme  s'il  ne  fallait  pas,  pour  de  telles  exploitations,  d'immenses 
capitaux  ! 

Deslauriers,  qui  venait  de  lire  exprès  Touvrage  de  Gobet  et  les 
articles  de  M.  Chappe  dans  le  Journal  des  Mines,  connaissait  la  question 
parfaitement.  Il  démontra  que  la  loi  de  1810  établissait  au  profit 
du  concessionnaire  un  droit  impermutable.  D'ailleurs,  on  pouvait 
donner  à  l'entreprise  une  couleur  démocratique  :  empêcher  les  réu- 
nions houillères  était  un  attentat  contre  le  principe  même  d'associa- 
tion. 

M.  Dambreuse  lui  confia  des  notes  pour  rédiger  un  mémoire. 
Quant  à  la  manière  dont  il  payerait  son  travail,  il  fit  des  promesses 
d'autant  meilleures  qu'elles  n'étaient  pas  précises. 

Deslauriers  s'en  revint  chez  Frédéric  et  lui  rapporta  la  conférence. 
De  plus,  il  avait  vu  Mme  Dambreuse  au  bas  de  l'escalier,  comme  il 
sortait. 

—  «  Je  t'en  fais  mes  compliments,  saprelotte  !  » 

Puis  ils  causèrent  de  l'élection.  Il  y  avait  quelque  chose  à  inventer. 

Trois  jours  après,  Deslauriers  reparut  avec  une  feuille  d'écriture 
destinée  aux  journaux  et  qui  était  une  lettre  familière,  où  M,  Dam- 
breuse approuvait  la  candidature  de  leur  ami.  Soutenue  par  un  con- 
servateur et  prônée  par  un  rouge,  elle  devait  réussir.  Comment  le 
capitaliste  signait-il  une  pareille  élucubration  ?  L'avocat,  sans  le 
moindre  embarra.>,  de  lui-mfime,  avait  été  la  montrer  à  Mme  Dam- 
breuse, qui,  la  trouvant  fort  bien,  s'était  chargée  du  reste. 

Cette  démarche  surprit  Frédéric.  Il  l'approuva  cependant;  puis. 


44^  l'éducation  sentimentale 

comme  Deslauriers  s'abouchait  avec  M.  Roque,  il  lui  conta  sa  position 
vis-à-vis  de  Louise. 

—  «  Dis-leur  tout  ce  que  tu  voudras,  que  mes  affaires  sont 
troubles;  je  les  arrangerai;  elle  est  assez  jeune  pour  attendre  !  > 

Deslauriers  partit;  et  Frédéric  se  considéra  comme  un  homme 
très  fort.  Il  éprouvait,  d'ailleurs,  un  assouvissement,  une  satisfaction 
profonde.  Sa  joie  de  posséder  une  femme  riche  n'était  gâtée  par  aucun 
contraste  ;  le  sentiment  s'harmoniait  avec  le  milieu.  Sa  vie  mamtenant, 
avait  des  douceurs  partout 

La  plus  exquise,  peut-être,  était  de  contempler  Mme  Dambreuse, 
entre  plusieurs  personnes,  dans  son  salon.  La  convenance  de  ses 
manières  le  faisait  rêver  à  d'autres  attitudes;  pendant  qu'elle  causait 
d'un  ton  froid,  il  se  rappelait  ses  mots  d'amour  balbutiés;  tous  les 
respects  pour  sa  vertu  le  délectaient  comme  un  homiuiage  retournant 
vers  lui  ;  et  il  avait  parfois  des  envies  de  s'écrier  :  «  Mais  je  la  connais 
mieux  que  vous  !  Elle  est  à  moi  1  >) 

Leur  liaison  ne  tarda  pas  à  être  une  chose  convenue,  acceptée. 
Mme  Dambreuse,  durant  tout  l'hiver,  traîna  Frédéric  dans  le  monde. 

Il  arrivait  presque  toujours  avant  elle;  et  il  la  voyait  entrer,  les 
bras  nus,  l'éventail  à  la  main,  des  perles  dans  les  cheveux.  Elle  s'arrê- 
tait sur  le  seuil  (le  linteau  de  la  porte  l'entourait  comme  un  cadre),  et 
elle  avait  un  léger  mouvement  d'indécision,  en  clignant  les  paupières, 
pour  découvrir  s'il  était  là.  Elle  le  ramenait  dans  sa  voiture;  la  pluie 
fouettait  les  vasistas;  les  passants,  tels  que  des  ombres,  s'agitaient 
dans  la  boue;  et,  serrés  l'un  contre  Tautre,  ils  apercevaient  tout  cela 
confusément,  avec  un  dédain  tranquille.  Sous  des  prétextes  différents, 
il  restait  encore  une  bonne  heure  dans  sa  chambre. 

C'était  par  ennui,  surtout,  que  Mme  Dambreuse  avait  cédé. 
Mais  cette  dernière  épreuve  ne  devait  pas  être  perdue.  Elle  voulait 
un  grand  amour,  elle  se  mit  à  le  combler  d'adulations  et  de  caresses. 

Elle  lui  envoyait  des  fleurs;  elle  lui  fit  une  chaise  en  tapisserie; 
elle  lui  donna  un  porte-cigares,  une  écritoire,  mille  petites  choses 
d'un  usage  quotidien,  pour  qu'il  n'eût  pas  une  action  indépendante 


l'éducation  sentimentale  449 

de  son  souvenir.  Ces  prévenances  le  charmèrent  d'abord,  et  bientôt 
lui  parurent  toutes  simples. 

Elle  montait  dans  un  fiacre,  le  renvoyait  à  Fentrée  d'un  passage, 
sortait  par  l'autre  bout;  puis,  se  glissant  le  long  des  murs,  avec  un 
double  voile  sur  le  visage,  elle  atteignait  la  rue  où  Frédéric  en  senti- 
nelle lui  prenait  le  bras,  vivement,  pour  la  conduire  dans  sa  maison. 
Ses  deux  domestiques  se  promenaient,  le  portier  faisait  des  courses; 
elle  jetait  les  yeux  tout  à  Tentour;  rien  à  craindre  !  et  elle  poussait 
comme  un  soupir  d'exilé  qui  revoit  sa  patrie.  La  chance  les  enhardissait. 
Leurs  rendez-vous  se  multiplièrent.  Un  soir  même,  elle  se  présenta 
tout  à  coup  en  grande  toilette  de  bal.  Ces  surprises  pouvaient  être 
dangereuses;  il  la  blâma  de  son  imprudence;  elle  lui  déplut,  du  reste. 
Son  corsage  ouvert  découvrait  trop  sa  poitrine  maigre. 

Il  reconnut  alors  ce  qu'il  s'était  caché,  la  désillusion  de  ses  sens. 
Il  n'en  feignait  pas  moins  de  grandes  ardeurs;  mais  pour  les  ressentir, 
il  lui  fallait  évoquer  l'image  de  Rosanette  ou  de  Mme  Arnoux. 

Cette  atrophie  sentimentale  lui  laissait  la  tête  entièrement  libre, 
et  plus  que  jamais  il  ambitionnait  une  haute  position  dans  le  monde. 
Puisqu'il  avait  un  marchepied  pareil,  c'était  bien  le  moins  qu'il  s'en 
servît. 

Vers  le  milieu  de  janvier,  un  matin,  Sénécal  entra  dans  son 
cabinet;  et  à  son  exclamation  d'étonnement,  répondit  qu'il  était 
secrétaire  de  Deslauriers.  Il  lui  apportait  même  une  lettre.  Elle  con- 
tenait de  bonnes  nouvelles,  et  le  blâmait  cependant  de  sa  négligence; 
il  fallait  venir  là-bas. 

Le  futur  député  dit  qu'il  se  mettrait  en  route  le  surlendemain. 

Sénécal  n'exprima  pas  d'opinion  sur  cette  candidature.  Il  parla 
de  sa  personne,  et  des  affaires  du  pays. 

Si  lamentables  qu'elles  fussent,  elles  le  réjouissaient;  car  on 
marchait  au  communisme.  D'abord,  l'Administration  y  menait  d'elle- 
même,  puisque,  chaque  jour,  il  y  avait  plus  de  choses  régies  par  le 
Gouvernement.  Quant  à  la  Propriété,  la  Constitution  de  48,  malgré 
tses  faiblesses»  ne  l'avait  pas  ménagée;  au  nom  de  l'utilité  publique 


4SO  L  EDUCATION   SENTIMENTALE 

l'État  pouvait  prendre  désormais  ce  qu'il  jugeait  lui  convenir.  Sénécal^ 
se  déclara  pour  l'Autorité;  et  Frédéric  aperçut  dans  ses  discours 
l'exagération  de  ses  propres  paroles  à  Deslauriers.  Le  républicain 
tonna  même  contre  l'insuffisance  des  masses. 

—  «  Robespierre,  en  défendant  le  droit  du  petit  nombre,  amena^ 
Louis  XVI  devant  la  Convention  nationale,  et  sauva  le  peuple.  La 
fin  des  choses  les  rend  légitimes.  La  dictature  est  quelquefois  indis- 
pensable. Vive  la  tyrannie,  pourvu  que  le  tyran  fasse  le  bien  !  » 

Leur  discussion  dura  longtemps,  et,  comme  il  s'en  allait,  Sénécal 
avoua  (c'était  le  but  de  sa  visite,  peut-être)  que  Deslauriers  s'impatien- 
tait beaucoup  du  silence  de  M.  Dambreuse. 

Mais  M.  Dambreuse  était  malade.  Frédéric  le  voyait  tous  les 
jours,  sa  qualité  d'intime  le  faisant  admettre  près  de  lui. 

La  révocation  du  général  Changarnier  avait  ému  extrêmement 
le  capitaliste.  Le  soir  même,  il  fut  pris  d'une  grande  chaleur  dans  la 
poitrine,  avec  une  oppression  à  ne  pouvoir  se  tenir  couché.  Des  sangsues 
amenèrent  un  soulagement  immédiat.  La  toux  sèche  disparut,  la 
respiration  devint  plus  calme;  et,  huit  jours  après,  il  dit  en  avalant 
un  bouillon  : 

—  «  Ah  !  ça  va  mieux  !  Mais  j 'ai  manqué  faire  le  grand  voyage  !  » 

—  «  Pas  sans  moi  !  »  s'écria  Mme  Dambreuse,  notifiant  par  ce 
mot  qu'elle  n'aurait  pu  lui  survivre. 

Au  lieu  de  répondre,  il  étala  sur  elle  et  sur  son  amant  un  singulier 
sourire,  où  il  y  avait  à  la  fois  de  la  résignation,  de  l'indulgence,  de 
l'ironie,  et  même  comme  une  pointe,  un  sous-entendu  presque  gai- 
Frédéric  voulut  partir  pour  Nogent,  Mme  Dambreuse  s'y  opposa; 
et  il  défaisait  et  refaisait  tour  à  tour  ses  paquets,  selon  les  alternatives 
de  la  maladie. 

Tout  à  coup,  M.  Dambreuse  cracha  le  sang  abondamment.. 
«  Les  princes  de  la  science  »,  consultés,  n'avisèrent  à  rien  de  nouveau. 
Ses  jambes  enflaient,  et  la  faiblesse  augmentait.  Il  avait  témoigné 
plusieurs  fois  le  désir  de  voir  Cécile,  qui  était  à  l'autre  bout  de  la 
France,  avec  son  mari,  nommé  receveur  depuis  un  mois.  Il  ordonna 


yj.. 


L  EDUCATION    SENTIMENTALE  45 1 

expressément  qu'on  la  fît  venir.  Mme  Dambreuse  écrivit  trois  letties, 
et  les  lui  montra. 

Sans  se  fier  même  à  la  religieuse,  elle  ne  le  quittait  pas  d'une 
seconde,  ne  se  couchait  plus.  Les  personnes  qui  se  faisaient  inscrire 
chez  le  concierge  s'informaient  d'elle  avec  admiration;  et  les  passants 
étaient  saisis  de  respect  devant  la  quantité  de  paille  qu'il  y  aVait 
dans  la  rue,  sous  les  fenêtres. 

Le  12  février,  à  cinq  heures,  une  hémoptysie  effrayante  se  déclara. 
Le  médecin  de  garde  dit  le  danger.  On  courut  vite  chez  un  prêtre. 

Pendant  la  confession  de  M.  Dambreuse,  Madame  le  regardait 
de  loin,  curieusement.  Après  quoi,  le  jeune  docteur  posa  un  vésicatoire, 
et  attendit. 

La  lumière  des  lampes,  masquée  par  des  meubles,  éclairait  la 
chambre  inégalement.  Frédéric  et  Mme  Dambreuse,  au  pied  de  la 
couche,  observaient  le  moribond.  Dans  l'embrasure  d'une  croisée, 
le  prêtre  et  le  médecin  causaient  à  demi-voix;  la  bonne  sœur,  à 
genoux,  marmottait  des  prières. 

Enfin,  un  râle  s'éleva.  Les  mains  se  refroidissaient,  la  face  com- 
mençait à  pâlir.  Quelquefois,  il  tirait  tout  à  coup  une  respiration 
énorme;  elles  devinrent  de  plus  en  plus  rares;  deux  ou  trois  paroles 
confuses  lui  échappèrent;  il  exhala  un  petit  soufile  en  même  temps 
qu'il  tournait  ses  yeux,  et  la  tête  retomba  de  côté  sur  l'oreiller. 

Tous,   pendant   une   minute,   restèrent   immobiles. 

Mme  Dambreuse  s'approcha;  et,  sans  effort,  avec  la  simplicité 
du  devoir,  elle  lui  ferma  les  paupières. 

Puis  elle  écarta  les  deux  bras,  en  se  tordant  la  taille  comme  dans 
le  spasme  d'un  désespoir  contenu,  et  sortit  de  l'appartement,  appuyée 
sur  le  médecin  et  la  religieuse.  Un  quart  d'heure  après,  Frédéric 
monta  dans  sa  chambre. 

On  y  sentait  une  odeur  indéfinissable,  émanation  des  choses 
délicates  qui  l'emplissaient.  Au  milieu  du  lit,  une  robe  noire  s'étalait, 
tranchant  sur  le  couvre-piea  rose. 

Mme  Dambreuse  était  au  coin  de  la  cheminée,  debout.  Sans  lui 


'^, 


452  L  EDUCATION    SENTIMENTALE 

supposer  de  violents  regrets,  il  la  croyait  un  peu  triste;  et,  d'une 
voix  dolente  : 

—  «  Tu  souffres  ?  » 

—  «Moi?  Non,  pas  du  tout.» 

Comme  elle  se  retournait,  elle  aperçut  la  robe,  Texamina;  puis 
elle  lui  dit  de  ne  pas  se  gêner. 

—  «  Fume  si  tu  veux  !  Tu  es  chez  moi  !  » 
Et,  avec  un  grand  soupir  : 

—  «  Ah  î  sainte  Vierge  !  quel  débarras  !  » 

Frédéric  fut  étonné  de  l'exclamation.  Il  reprit  en  lui  baisant  la 
main  : 

—  ((  On  était  libre,  pourtant  !  » 

Cette  allusion  à  l'aisance  de  leurs  amours  parut  blesser  Mme 
Dambreuse. 

—  «  Eh  !  tu  ne  sais  pas  les  services  que  je  lui  rendais,  ni  dans 
quelles  angoisses  j'ai  vécu  !  » 

—  ((  Comment  ?  » 

—  «  Mais  oui  !  Était-ce  une  sécurité  que  d'avoir  toujours  près 
de  soi  cette  bâtarde,  une  enfant  introduite  dans  la  maison  au  bout 
de  cinq  ans  de  ménage,  et  qui,  sans  moi,  bien  sûr,  l'aurait  amené  à 
quelque  sottise  ?  » 

Alors,  elle  expliqua  ses  affaires.  Ils  s'étaient  mariés  sous  le  régime 
de  la  séparation.  Son  patrimoine  était  de  trois  cent  mille  francs. 
M.  Dambreuse,  par  leur  contrat,  lui  avait  assuré,  en  cas  de  survivance, 
quinze  mille  livres  de  rente  avec  la  propriété  de  l'hôtel.  Mais,  peu 
de  temps  après,  il  avait  fait  un  testament  où  il  lui  donnait  toute  sa 
fortune;  et  elle  l'évaluait,  autant  qu'il  était  possible  de  le  savoir  main- 
tenant, à  plus  de  trois  millions. 

Frédéric  ouvrit  de  grands  yeux. 

—  ((Ça  en  valait  la  peine,  n'est-ce  pas?  J'y  ai  contribué,  du 
reste  !  C'était  mon  bien  que  je  défendais;  Cécile  m'aurait  dépouillée, 
injustement.  » 

—  «Pourquoi  n'est-elle  pas  venue  voir  son  père?  »  dit  Frédéric. 


l'éducation  sentimentale  45^ 

A  cette  question,  Mme  Dambreusc  le  considéra;  puis,  d'un  ton 
sec  : 

—  «  Je  n'en  sais  rien  !  Faute  de  cœur,  sans  doute  1  Oli  !  je  la 
connais  !  Aussi  elle  n'aura  pas  de  moi  une  obole  !  » 

Elle  n'était  guère  gênante,  du  moins  depuis  son  mariage. 

—  «  Ah  !  son  mariage  !  »  fit  en  ricanant  Mme  Dambreuse. 

Et  elle  s'en  voulait  d'avoir  trop  bien  traitée  cette  pécore-là,  qui 
était  jalouse,  intéressée,  hypocrite.  «  Tous  les  défauts  de  son  père  ! 
Elle  le  dénigrait  de  plus  en  plus.  Personne  d'une  fausseté  aussi  pro- 
fonde, impitoyable  d'ailleurs,  dur  comme  un  caillou,  «  un  mauvais 
homme,  un  mauvais  homme  !  » 

Il  échappe  des  fautes,  même  aux  plus  sages.  Mme  Dambreuse 
venait  d'en  faire  une,  par  ce  débordement  de  haine.  Frédéric,  en  face 
d'elle,  dans  une  bergère,  réfléchissait,  scandalisé. 

Elle  se  leva,  se  mit  doucement  sur  ses  genoux. 

—  «  Toi  seul  es  bon  !  Il  n'y  a  que  toi  que  j'aime  !  » 

En  le  regardant,  son  cœur  s'amollit>  une  réaction  nerveuse  lui 
amena  des  larmes  aux  paupières,  et  elle  murmura  : 

—  ((  Veux-tu  m 'épouser  ?  » 

Il  crut  d'abord  n'avoir  pas  compris.  Cette  richesse  l'étourdissait» 
Elle  répéta  plus  haut  : 

—  «  Veux-tu  m'épouser  î  » 
Enfin  il  dit,  en  souriant  : 

—  «  Tu  en  doutes  ?  » 

Puis  une  pudeur  le  prit  et,  pour  faire  au  défunt  une  sorte  de 
réparation,  il  s'offrit  à  le  veiller  lui-même.  Mais  comme  il  avait  honte 
de  ce  pieux  sentiment,  il  ajouta  d'un  ton  dégagé  j^ 

■ —  «  Ce  serait  peut-être  plus  convenable.  » 

—  «  Oui.  peut-être  bien  »,  dit-elle,  «  à  cause  des  domestiques  !  » 
On  avait  tiré  le  lit  complètement  hors  de  l'alcôve.  La  rehgieuse 

était  au  pied  ;  et  au  chevet  se  tenait  un  prêtre,  un  grand  homme  maigre, 
Pair  espagnol  et  fanatique.  Sur  la  table  de  nuit,  couverte  d'une  serviette 
blanche,   trois   fiambeaux   brûlaient. 


454  l'éducation  sentimentale 

Frédéric  prit  une  chaise,  et  regarda  le  mort. 
Son  visage  était  jaune  comme  de  la  paille;  un  peu  d'écume  san- 
guinolente marquait  les  coins  de  sa  bouche.  Il  avait  un  foulard  autour 
du  crâne,  un  gilet  de  tricot,  et  un  crucifix  d'argent  sur  la  poitrine, 
entre  ses  bras  croisés. 

Elle  était  finie,  cette  existence  pleine  d'agitations  !  Combien 
n'avait-il  pas  fait  de  courses  dans  les  bureaux,  aligné  de  chiffres, 
tripoté  d'affaires,  entendu  de  rapports  !  Que  de  boniments,  de  sourires, 
de  courbettes  !  Car  il  avait  acclamé  Napoléon,  les  Cosaques,  Louis 
XVIII,  1830,  les  ouvriers,  tous  les  régimes,  —  chérissant  le  Pouvoir 
d'un  tel  amour  qu'il  aurait  payé  pour  se  vendre. 

Mais  il  laissait  le  domaine  de  la  Fortelle,  trois  manufactures  en 
Picardie,  le  bois  de  Crancé  dans  l'Yonne,  une  ferme  près  d'Orléans, 
des  valeurs  mobilières  considérables. 

Frédéric  fit  ainsi  la  récapitulation  de  sa  fortune;  et  elle  allait, 
pourtant,  lui  appartenir!  Il  songea  d'abord  à  «ce  qu'on  dirait»,  à 
un  cadeau  pour  sa  mère,  à  ses  futurs  attelages,  à  un  vieux  cocher  de 
sa  famille  dont  il  voulait  faire  le  concierge.  La  livrée  ne  serait  plus 
la  même,  naturellement.  Il  prendrait  le  grand  salon  comme  cabinet 
de  travail.  Rien  n'empêchait,  en  abattant  trois  murs,  d'avoir,  au  second 
étage,  une  galerie  de  tableaux.  Il  y  avait  moyen,  peut-être,  d'organiser 
en  bas  une  salle  de  bains  turcs.  Quant  au  bureau  de  M.  Dambreuse, 
pièce  déplaisante,  à  quoi  pouvait-elle  servir } 

Le  prêtre  qui  venait  à  se  moucher,  ou  la  bonne  sœur  arrangeant 
le  feu,  interrompaient  brutalement  ces  imaginations.  Mais  la  réalité  les 
confirmait;  le  cadavre  était  toujours  là.  Ses  paupières  s'étaient  rouver- 
tes; et  les  pupilles,  bien  que  noyées  dans  des  ténèbres  visqueuses, 
avaient  une  expression  énigmatique,  intolérable.  Frédéric  croyait  y 
voir  comme  un  jugement  porté  sur  lui,  et  il  sentait  presque  un 
remords,  car  il  n'avait  jamais  eu  à  se  plaindre  de  cet  homme,  qui,  au 
contraire....  «Allons  donc  !  un  vieux  misérable  !»  —  et  il  le  consi- 
dérait de  plus  près,  pour  se  raffermir,  en  lui  criant  mentalement  ; 
—  «  Eh  bien,  quoi  ?  Est-ce  que  je  t'ai  tué?  » 


l'éducation  sentimentale  455 

Cependant,  le  prêtre  lisait  son  bréviaire;  la  religieuse,  immobile, 
sommeillait  ;  les  mèches  des  trois  flambeaux  s'allongeaient. 

On  entendit,  pendant  deux  heures,  le  roulement  sourd  des 
charrettes  défilant  vers  les  Halles.  Les  carreaux  blanchirent,  un  fiacre 
passa,  puis  une  compagnie  d'ânesses  qui  trottinaient  sur  le  pavé,  et 
des  coups  de  marteau,  des  cris  de  vendeurs  ambulants,  des  éclats 
de  trompette;  tout  déjà  se  confondait  dans  la  grande  voix  de  Paris 
qui  s'éveille. 

Frédéric  se  mit  en  courses.  Il  se  transporta  premièrement  à  la 
mairie  pour  faire  la  déclaration;  puis,  quand  le  médecin  des  morts 
eut  donné  le  certificat,  il  revint  à  la  mairie  dire  quel  cimetière  la 
famille  choisissait,  et  pour  s'entendre  avec  le  bureau  des  pompes 
funèbres. 

L'employé  exhiba  un  dessin  et  un  programme,  l'un  indiquant 
les  diverses  classes  d'enterrement,  l'autre  le  détail  complet  du  décor. 
Voulait-on  un  char  avec  galerie  ou  un  char  avec  panaches,  des  tresses 
aux  chevaux,  des  aigrettes  aux  valets,  des  initiales  ou  un  blason, 
des  lampes  funèbres,  un  homme  pour  porter  les  honneurs,  et  combien 
de  voitures  ?  Frédéric  fut  large  ;  Mme  Dambreuse  tenait  à  ne  rien 
jnénager. 

Puis,  il  se  rendit  à  l'église. 

Le  vicaire  des  convois  commença  par  blâmer  l'exploitation  des 

pompes   funèbres;   ainsi   l'officier   pour   les   pièces   d'honneur   était 

vraiment   inutile;   beaucoup   de   cierges  valait   mieux  !    On   convint 

d'une  messe  basse  relevée  de  musique.  Frédéric  signa  ce  qui  était 

'Convenu,  avec  obligation  solidaire  de  payer  tous  les  frais. 

Il  alla  ensuite  à  l'Hôtel  de  Ville  pour  l'achat  du  terrain.  Une 
concession  de  deux  mètres  en  longueur,  sur  un  de  largeur,  coûtait 
xinq  cents  francs.  Etait-ce  une  concession  mi-séculaire  ou  perpétuelle  ? 
—  «  Oh  !  perpétuelle  !  »  dit  Frédéric. 

Il  prenait  la  chose  au  sérieux,  se  donnait  du  mal.  Dans  la  cour 
^e  l'hôtel,  un  marbrier  l'attendait  pour  lui  montrer  des  devis  et  plans 
de  tombeaux  grecs,  égyptiens,  mauresques;  mais  l'architecte  de  la 


4.r6  L  EDUCATION    SENTIMENTALE 

maison  en  avait  déjà  conféré  avec  Madame;  et,  sur  la  table,  dans  le- 
vestibule,  il  y  avait  toute  sorte  de  prospectus  relatifs  au  nettoyage 
des  matelas,  à  la  désinfection  des  chambres,  à  divers  procédés  d'em- 
baumement. 

Après  son  dîner,  il  retourna  chez  le  tailleur  pour  le  deuil  des 
domestiques;  et  il  dut  faire  une  dernière  course,  car  il  avait  commandé 
des  gants  de  castor,  et  c'étaient  des  gants  de  filoselle  qui  convenaient. 

Quand  il  arriva  le  lendemain,  à  dix  heures,  le  grand  salon  s'em- 
plissait de  monde,  et  presque  tous,  en  s'abordant  d'un  air  mélan- 
colique, disaient  : 

—  «  Moi  qui  l'ai  encore  vu  il  y  a  un  mois  !  Mon  Dieu  !  c'est 
notre  sort  à  tous  !  » 

—  «  Oui  ;  mais  tâchons  que  ce  soit  le  plus  tard  possible  !  » 
Alors,  on  poussait  un  petit  rire  de  satisfaction,  et  même  on  enga- 
geait des  dialogues  parfaitement  étrangers  à  la  circonstance.  Enfin, 
le  maître  des  cérémonies,  en  habit  noir  à  la  française  et  culotte  courte 
avec  manteau,  pleureuses,  brette  au  côté  et  tricorne  sous  le  bras,, 
articula,  en  saluant,  les  mots  d'usage  : 

—  ((  Messieurs,  quand  il  vous  fera  plaisir.  » 
On  partit. 

C'était  jour  de  marché  aux  fleurs  sur  la  place  de  la  Madeleine. 
Il  faisait  un  temps  clair  et  doux;  et  la  brise,  qui  secouait  un  peu  les 
baraques  de  toile,  gonflait,  par  les  bords,  l'immense  drap  noir  accroché 
sur  le  portail.  L'écusson  de  M.  Dambreuse,  occupant  un  carré  de 
velours,  s'y  répétait  trois  fois.  Il  était  de  sable  au  senestrochère  d^or, 
à  poing  fermé,  ganté  d'argent,  avec  la  couronne  de  comte,  et  cette 
devise  :  Par  toutes  voies. 

Les  porteurs  montèrent  jusqu'au  haut  de  l'escalier  le  lourd 
cercueil,  et  l'on  entra. 

Les  six  chapelles,  l'hémicycle  et  les  chaises  étaient  tendus  de 
noir.  Le  catafalque  au  bas  du  chœur  formait,  avec  ses  grands  cierges^ 
un  seul  foyer  de  lumières  jaunes.  Aux  deux  angles,  sur  des  candélabres,, 
des  flammes  d'esprit-de-vin  brûlaient. 


l'éducation  sentimentale  457 

Les  plus  considérables  prirent  place  dans  le  sanctuaire,  les 
autres  dans  la  nef;  et  l'office  commença. 

A  part  quelques-uns,  l'ignorance  religieuse  de  tous  était  si 
profonde,  que  le  maître  des  cérémonies,  de  temps  à  autre,  leur  faisait 
signe  de  se  lever,  de  s'agenouiller,  de  se  rasseoir.  L'orgue  et  deux 
contrebasses  alternaient  avec  les  voix;  dans  les  intervalles  de  silence, 
on  entendait  le  marmottement  du  prêtre  à  l'autel;  puis  la  musique  et 
les  chants  reprenaient. 

Un  jour  mat  tombait  des  trois  coupoles  ;  mais  la  porte  ouverte 
envoyait  horizontalement  comme  un  fleuve  de  clarté  blanche  qui 
frappait  toutes  les  têtes  nues;  et  dans  l'air,  à  mi-hauteur  du  vaisseau, 
flottait  une  ombre,  pénétrée  par  le  reflet  des  ors  décorant  la  nervure 
des  pendentifs  et  le  feuillage  des  chapiteaux. 

Frédéric,  pour  se  distraire,  écouta  le  Dies  irce  ;  il  considérait  les- 
assistants,  tâchait  de  voir  les  peintures  trop  élevées  qui  représentent 
la  vie  de  Madeleine.  Heureusement,  Pellerin  vint  se  mettre  près  de 
lui,  et  commença  tout  de  suite,  à  propos  de  fresques,  une  longue 
dissertation.  La  cloche  tinta.  On  sortit  de  l'église. 

Le  corbillard,  orné  de  draperies  pendantes  et  de  hauts  plumets, 
s'achemiina  vers  le  Père-Lachaise,  tiré  par  quatre  chevaux  noirs  ayant 
des  tresses  dans  la  crinière,  des  panaches  sur  la  tête,  et  qu'er.velop- 
paient  jusqu'aux  sabots  de  larges  caparaçons  brodés  d'argent.  Leur 
cocher,  en  bottes  à  l'écuyère,  portait  un  chapeau  à  trois  cornes  avec 
un  long  crêpe  retombant.  Les  cordons  étaient  tenus  par  quatre  per- 
sonnages :  un  questeur  de  la  Chambre  des  députés,  un  membre  du 
Conseil  général  de  l'Aube,  un  délégué  des  houilles,  —  et  Fumâchon, 
comme  ami.  La  calèche  du  défunt  et  douze  voitures  de  deuil  suivaient. 
Les  conviés,  par  derrière,  emplissaient  le  milieu  du  boulevard. 

Pour  voir  tout  cela,  les  passants  s'arrêtaient;  des  femmes,  leur 
marmot  entre  les  bras,  montaient  sur  des  chaises;  et  des  gens  qui 
prenaient  des  chopes  dans  les  cafés  apparaissaient  aux  fenêtres,  une 
queue  de  billard  à  la  main.  ^ 

La  route  était  longue  ;  et,  —  comme  dans  les  repas  de  cérémonie 


458  l'éducation  sentimentale 

où  Ton  est  réservé  d'abord,  puis  expansif,  —  la  tenue  générale  se 
relâcha  bientôt.  On  ne  causait  que  du  refus  d'allocation  fait  par  la 
Chambre  au  Président.  M.  Piscatory  s'était  montré  trop  acerbe, 
Montalembert,  «  magnifique,  comme  d'habitude  »,  et  MM.  Cham- 
bolle,  Pidoux,  Creton,  enfin  toute  la  commission  aurait  dû  suivre, 
peut-être,  l'avis  de  MM.  Quentin-Bauchard  et  Dufour. 

Ces  entretiens  continuèrent  dans  la  rue  de  la  Roquette,  bordée 
par  des  boutiques,  où  l'on  ne  voit  que  des  chaînes  en  verre  de  couleur 
et  des  rondelles  noires  couvertes  de  dessins  et  de  lettres  d'or,  —  ce 
qui  les  fait  ressembler  à  des  grottes  pleines  de  stalactites  et  à  des 
magasins  de  faïences.  Mais,  devant  la  grille  du  cimetière,  tout  le 
monde,  instantanément,  se  tut. 

Les  tombes  se  levaient  au  milieu  des  arbres,  colonnes  brisées, 
pyramides,  temples,  dolmens,  obélisques,  caveaux  étrusques  à  porte 
de  bronze.  On  apercevait  dans  quelques-uns  des  espèces  de  boudoirs 
funèbres,     avec    des   fauteuils   rustiques  et  des  pliants.     Des  toiles 
d'araignée  pendaient  comme  des  haillons  aux  chaînettes  des  urnes; 
et  de  la  poussière  couvrait  les  bouquets  de  rubans  de  satin  et  les 
crucifix.  Partout,  entre  les  balustres,  sur  les  tombeaux,  des  couronnes 
d'immortelles  et  des  chandeliers,  des  vases,  des  fleurs,  des  disques 
noirs  rehaussés  de  lettres  d'or,  des  statuettes  de  plâtre  :  petits  garçons 
et  petites  demoiselles  ou  petits  anges  tenus  en  l'air  par  un  fil  de  laiton  : 
plusieurs  même  ont  un  toit  de  zinc  sur  la  tête.  D'énormes  câbles  en 
verre  filé,  noir,  blanc  et  azur,  descendent  du  haut  des  stèles  jusqu'au 
pied  des  dalles,  avec  de  longs  replis,  comme  des  boas.  Le  soleil, 
frappant  dessus,  les  faisait  scintiller  entre  les  croix  de  bois  noir;  — 
et  le  corbillard  s'avançait  dans  les  grands  chemins,    qui  sont   pavés 
comme  les  rues  d'une  ville.  De  temps  à  autre,  les  essieux  claquaient. 
Des  femmes  à  genoux,  la  robe  traînant  dans  l'herbe,  parlaient  douce- 
ment aux  morts.  Des  fumignons  blanchâtres  sortaient  de  la  verdure 
des  ifs.  C'étaient  des  oflFrandes  abandonnées,  des  débris  que  l'on 
brûlait. 

La  fosse  de  M.  Dambreuse  était  dans  le  voisinage  de  Manuel 


L  EDUCATION    SENTIMENTALE  459 

€t  de  Benjamin  Constant.  Le  terrain  dévale,  en  cet  endroit,  par  une 
pente  abrupte.  On  a  sous  les  pieds  des  sommets  d'arbres  verts;  plus 
loin,  des  cheminées  de  pompes  à  feu,  puis  toute  la  grande  ville. 

Frédéric  put  admirer  le  paysage  pendant  qu'on  prononçait  les 
discours. 

Le  premier  fut  au  nom  de  la  Chambre  des  députés,  le  deuxième, 
au  nom  du  Conseil  général  de  l'Aube,  le  troisième,  au  nom  de  la  Société 
houillère  de  Saône-et-Loire,  le  quatrième  au  nom  de  la  Société  d'agri- 
culture de  l'Yonne;  et  il  y  en  eut  un  autre,  au  nom  d'une  Société 
philanthropique.  Enfin,  on  s'en  allait,  lorsqu'un  inconnu  se  mit  à 
lire  un  sixième  discours,  au  nom  de  la  Société  des  antiquaires  d'Amiens. 

Et  tous  profitèrent  de  l'occasion  pour  tonner  contre  le  Socialisme, 
dont  M.  Dambreuse  était  mort  victime.  C'était  le  spectacle  de  l'anar- 
chie et  son  dévouement  à  Tordre  qui  avaient  abrégé  ses  jours.  On  exalta 
ses  lumières,  sa  probité,  sa  générosité  et  même  son  mutisme  comme 
représentant  du  peuple,  car,  s'il  n'était  pas  orateur,  il  possédait  en 
revanche  ces  qualités  solides,  mille  fois  préférables,  etc....  avec  tous  les 
mots  qu'il  faut  dire:  —  «Fin  prématurée,  —  regrets  éternels;  — 
l'autre  patrie,  —  adieu,  ou  plutôt  non,  au  revoir  !  » 

La  terre,  mêlée  de  cailloux,  retomba;  et  il  ne  devait  plus  en  être 
question  dans  le  monde. 

On  en  parla  encore  un  peu  en  descendant  le  cimetière;  et  on 
ne  se  gênait  pas  pour  l'apprécier.  Hussonnet,  qui  devait  rendre  compte 
de  l'enterrement  dans  les  journaux,  reprit  même,  en  blague,  tous 
les  discours;  —  car  enfin  le  bonhomme  Dambreuse  avait  été  un  des 
potdevinistes  les  plus  distingués  du  dernier  règne.  Puis  les  voitures 
de  deuil  reconduisirent  les  bourgeois  à  leurs  affaires,  la  cérémonie 
n'avait  pas  duré  trop  longtemps;  on  s'en  félicitait. 

Frédéric,  fatigué,  rentra  chez  lui. 

Quand  il  se  présenta  le  lendemain  à  l'hôtel  Uambreuse,  on 
l'avertit  que  Madame  travaillait  en  bas,  dans  le  bureau.  Les  cartons, 
les  tiroirs  étaient  ouverts  pêle-mêle,  les  livres  de  compte  jetés  de 
droite  et   de  gauche;   un  rouleau  de  paperasses   ayant   pour  titre  : 


460  l'éducation  sentimentale 

((  Recouvrements  désespérés,  »  traînait  par  terre  ;  il  manqua  tomber 
dessus  et  le  ramassa.  Mme  Dambreuse  disparaissait  ensevelie  dans  le 
grand  fauteuil. 

—  «  Eh  bien  ?  Où  êtes-vous  donc  ?  qu'y  a-t-il  ?  » 
Elle  se  leva  d'un  bond. 

—  «  Ce  qu'il  y  a  ?  Je  suis  ruinée,  ruinée  !  entends-tu  ?  » 

M.  Adolphe  Langlois,  le  notaire,  l'avait  fait  venir  en  son  étude^ 
et  lui  avait  communiqué  un  testament,  écrit  par  son  mari,  avant  leur 
mariage.  Il  léguait  tout  à  Cécile;  et  l'autre  testament  était  perdu. 
Frédéric  devint  très  pâle.  Sans  doute  elle  avait  mal  cherché.»^ 

—  ((  Mais  regarde  donc  !  »  dit  Mme  Dambreuse,  en  lui  montrant 
l'appartement. 

Les  deux  coffres-forts  bâillaient,  défoncés  à  coups  de  merlin, 
et  elle  avait  retourné  le  pupitre,  fouillé  les  placards,  secoué  les  pail- 
lassons, quand  tout  à  coup,  poussant  un  cri  aigu,  elle  se  précipita 
dans  un  angle  où  elle  venait  d'apercevoir  une  petite  boîte  à  serrure 
de  cuivre;  elle  l'ouvrit,  rien! 

—  «  Ah  !  le  misérable  !  Moi  qui  l'ai  soigné  avec  tant  de  dévoue» 
ment  !  » 

Puis  elle  éclata  en  sanglots. 

—  ((  Il  est  peut-être  ailleurs  ?  »  dit  Frédéric. 

—  «  Eh  non  !  il  était  là  !  dans  ce  coffre-fort.  Je  l'ai  vu  dernière- 
ment. Il  est  brûlé  !  j'en  suis  certaine  !  » 

Un  jour,  au  commencement  de  sa  maladie,  M.  Dambreuse  était 
descendu  pour  donner  des  signatures. 

—  «  C'est  alors  qu'il  aura  fait  le  coup  !  » 

Et  elle  retomba  sur  une  chaise,  anéantie.  Une  mère  en  deuil 
n'est  pas  plus  lamentable  près  d'un  berceau  vide  que  ne  l'était  Mme 
Dambreuse  devant  les  coffres-forts  béants.  Enfin,  sa  douleur  — 
malgré  la  bassesse  du  motif  —  semblait  tellement  profonde,  qu'il 
tâcha  de  la  consoler  en  lui  disant  qu'après  tout,  elle  n'était  pas  réduite 
à  la  misère. 

—  «  C'est  la  misère,  puisque  je  ne  peux  pas  t'offrir  une  grande 

fortuiie  !  » 


L  EDUCATION    SENTIMENTALE  46 1 

Elle  n'avait  plus  que  trente  mille  livres  de  rente,  sans  conr  >rt:r 
rhôtel,  qui  en  valait  de  dix-huit  à  vingt,  peut-être. 

Bien  que  ce  fût  de  l'opulence  pour  Frédéric,  il  n'en  ressentait 
pas  moins  une  déception.  Adieu  ses  rêves  et  toute  la  grande  vie  qu'il 
aurait  menée  !  L'honneur  le  forçait  à  épouser  Mme  Dambreuse.  Il 
réfléchit  une  minute;  puis,  d'un  air  tendre  : 

—  <(  J'aurai  toujours  ta  personne  !  » 

Elle  se  jeta  dans  ses  bras;  et  il  la  serra  contre  sa  poitrine,  avec 
un  attendrissement  où  il  y  avait  un  peu  d'admiration  pour  lui-même. 
Mme  Dambreuse,  dont  les  larmes  ne  coulaient  plus,  releva  sa  figure, 
toute  rayonnante  de  bonheur,  et,  lui  prenant  la  main  : 

—  «  Ah  !  je  n'ai  jamais  douté  de  toi  !  J'y  comptais  !  » 

Cette  certitude  anticipée  de  ce  qu'il  regardait  comme  une  belle 
action  déplut  au  jeune  homme. 

Puis  elle  l'emmena  dans  sa  chambre,  et  ils  firent  des  projets. 
Frédéric  devait  songer  maintenant  à  se  pousser.  Elle  lui  donna  même 
sur  sa  candidature  d'admirables  conseils. 

Le  premier  point  était  de  savoir  deux  ou  trois  phrases  d'économie 
politique.il  fallait  prendre  une  spécialité,  comme  les  haras, par  exemple, 
écrire  plusieurs  mémoires  sur  une  question  d'intérêt  local,  avoir 
toujours  à  sa  disposition  des  bureaux  de  poste  ou  de  tabac,  rendre 
une  foule  de  petits  services.  M.  Dambreuse  s'était  montré  là-dessus 
un  vrai  modèle.  Ainsi,  une  fois,  à  la  campagne,  il  avait  fait  arrêter 
son  char  à  bancs,  plein  d'amis,  devant  l'échoppe  d'un  savetier,  avait 
pris  pour  ses  hôtes  douze  paires  de  chaussures,  et,  pour  lui,  des  bottes 
épouvantables  —  qu'il  eut  même  l'héroïsme  de  porter  durant  quinze 
jours.  Cette  anecdote  les  rendit  gais.  Elle  en  conta  d'autres,  et  avec 
un  revif  de  grâce,  de  jeunesse  et  d'esprit. 

Elle  approuva  son  idée  d'un  voyage  immédiat  à  Nogent.  Leurs 
adieux  furent  tendres;  puis,  sur  le  seuil,  elle  murmura  encore  une 
fois  :  \ 

—  «  Tu  m'aimes,  n'est-ce  pas  ?  » 

—  ((  Éternellement  1  »  répondit-il. 


402  l'éducation  sentimentale 

Un  commissionnaire  Tattendait  chez  lui  avec  un  mot  au  crayon, 
le  prévenant  que  Rosanette  allait  accoucher.  Il  avait  eu  tant  d'occupa- 
tion, depuis  quelques  jours,  qu'il  n'y  pensait  plus.  Elle  s'était  mise 
dans  un  établissement  spécial,  à  Chaillot. 

Frédéric  prit  un  fiacre  et  partit. 

Au  coin  de  la  rue  de  Marbeuf,  il  lut  sur  une  planche  en  grosses 
lettres  :  «  Maison  de  santé  et  d'accouchement  tenue  par  Mme  Ales- 
sandri,  sage-femme  de  première  classe,  ex-élève  de  la  Maternité, 
auteur  de  divers  ouvrages,  etc.»  —  Puis,  au  milieu  de  la  rue,  sur  la 
porte,  une  petite  porte  bâtarde,  l'enseigne  répétait  (sans  le  mot 
accouchement)  :  «  Maison  de  santé  de  Mme  Alessandri  »,  avec  tous 
ses  titres. 

Frédéric  donna  un  coup  de  marteau. 

Une  femme  de  chambre,  à  tournure  de  soubrette,  l'introduisit 
dans  le  salon,  orné  d'une  table  en  acajou,  de  fauteuils  en  velours 
grenat,  et  d'une  pendule  sous  globe. 

Presque  aussitôt,  Madame  parut.  C'était  une  grande  brune  de 
quarante  ans,  la  taille  mince,  de  beaux  yeux,  l'usage  du  monde.  Elle 
apprit  à  Frédéric  l'heureuse  délivrance  de  la  mère,  et  le  fit  monter 
dans  sa  chambre. 

Rosanette  se  mit  à  sourire  ineffablement  ;  et,  comme  submergée 
sous  les  flots  d'amour  qui  l 'étouffaient,  elle  dit  d'une  voix  basse  : 

—  «  Un  garçon,  là,  là  !  »  —  en  désignant  près  de  son  lit  une 
barcelonnette. 

Il  écarta  les  rideaux,  et  aperçut,  au  milieu  des  linges,  quelque 
chose  d'un  rouge  jaunâtre,  extrêmement  ridé,  qui  sentait  mauvais 
et  vagissait. 

—  «  Embrasse-le  !  » 

Il  répondit,  pour  cacher  sa  répugnance  : 

—  «  Mais  j 'ai  peur  de  lui  faire  mal  ?  » 
■ —  «  Non  !  non  !  » 

Alors,  il  baisa,  du  bout  des  lèvres,  son  enfant. 

—  «  Comme  il  te  ressemble  !  » 


l'éducation  sentimentale  463 

Et,  de  ses  deux  bras  faibles,  elle  se  suspendit  à  son  cou,  avec 
une  effusion  de  sentiment  qu'il  n'avait  jamais  vue. 

Le  souvenir  de  Mme  Dambreuse  lui  revint.  Il  se  reprocha  comme 
une  monstruosité  de  trahir  ce  pauvre  être,  qui  aimait  et  souffrait 
dans  toute  la  franchise  de  sa  nature.  Pendant  plusieurs  jours,  il  lui 
tint  compagnie  jusqu'au  soir. 

Elle  se  trouvait  heureuse  dans  cette  maison  discrète;  les  volets 
de  la  façade  restaient  même  constamment  fermés  ;  sa  chambre,  tendue 
en  perse  claire,  donnait  sur  un  grand  jardin;  Mme  Alessandri,  dont 
le  seul  défaut  était  de  citer  comme  intimes  les  médecins  illustres, 
l'entourait  d'attentions  ;  ses  compagnes,  presque  toutes  des  demoiselles 
de  la  province,  s'ennuyaient  beaucoup,  n'ayant  personne  qui  vînt  les 
voir;  Rosanette  s'aperçut  qu'on  l'enviait,  et  le  dit  à  Frédéric  avec 
fierté.  Il  fallait  parler  bas,  cependant;  les  cloisons  étaient  minces  et 
tout  le  monde  se  tenait  aux  écoutes,  malgré  le  bruit  continuel  des 
pianos. 

Il  allait  enfin  partir  pour  Nogent,  quand  il  reçut  une  lettre  de 
Deslauriers.  Deux  candidats  nouveaux  se  présentaient,  l'un  conser- 
vateur, l'autre  rouge;  un  troisième,  quel  qu'il  fût,  n'avait  pas  de 
chances.  C'était  la  faute  de  Frédéric;  il  avait  laissé  passer  le  bon 
moment,  il  aurait  du  venir  plus  tôt,  se  remuer.  «  On  ne  t'a  même 
pas  vu  aux  comices  agricoles  !  »  L'avocat  le  blâmait  de  n'avoir 
aucune  attache  dans  les  journaux.  «  Ah  !  si  tu  avais  suivi  autrefois 
mes  conseils  !  Si  nous  avions  une  feuille  publique  à  nous  !  »  Il 
insistait  là-dessus.  Du  reste,  beaucoup  de  personnes  qui  auraient 
voté  en  sa  faveur,  par  considération  pour  M.  Dambreuse,  l'aban- 
donneraient maintenant.  Deslauriers  était  de  ceux-là.  N'ayant  plus 
rien  à  attendre  du  capitaliste,  il  lâchait  son  protégé. 

Frédéric  porta  sa  lettre  à  Mme  Dambreuse. 

—  «  Tu  n'as  donc  pas  été  à  Nogent }  »  dit-elle. 

—  «  Pourquoi  ?  »  \ 

—  «  C'est  que  j'ai  vu  Deslauriers  il  y  a  trois  jours.  » 

Sachant  la  mort  de  son  mari,  l'avocat  était  venu  rapporter  les 


464  l'éducation  sentimentale 

notes  sur  les  houilles  et  lui  offrir  ses  services  comme  homme  d'affaires. 
Cela  parut  étrange  à  Frédéric;  et  que  faisait  son  ami,  là-bas? 

Mme  Dambreuse  voulut  savoir  Temploi  de  son  temps  depuis 
leur  séparation. 

—  «  J'ai   été   malade,  b  répondit-il. 

—  «  Tu  aurais  dû  me  prévenir,  au  moins.  » 

—  ((  Oh  !  cela  n'en  valait  pas  la  peine  !  » 

D'ailleurs,  il  avait  eu  une  foule  de  dérangements,  des  rendez- 
vous,  des  visites. 

Il  mena  dès  lors  une  existence  double,  couchant  religieusement 
chez  la  Maréchale  et  passant  l'après-midi  chez  Mme  Dambreuse, 
si  bien  qu'il  lui  restait  à  peine,  au  milieu  de  la  journée,  une  heure  de 
liberté. 

L'enfant  était  à  la  campagne,  à  Andilly.  On  allait  le  voir  toutes 
les  semaines. 

La  maison  de  la  nourrice  se  trouvait  sur  la  hauteur  du  viWage, 
au  fond  d'une  petite  cour  sombre  comme  un  puirs,  avec  de  la  paille 
par  terre,  des  poules  çà  et  là,  une  charrette  à  légumes  sous  le  hangar. 
Rosanette  commençait  par  baiser  frénétiquement  son  poupon;  et, 
prise  d'une  sorte  de  délire,  allait  et  venait,  essayait  de  traire  la  chèvre, 
mangeait  du  gros  pain,  aspirait  l'odeur  du  fumier,  voulait  en  mettre 
un  peu  dans  son  mouchoir. 

Puis  ils  faisaient  de  grandes  promenades;  elle  entrait  chez  les 
pépiniéristes,  arrachait  les  branches  de  lilas  qui  pendaient  en  dehors 
des  murs,  criait  :  «  Hue,  bourriquet  !  »  aux  ânes  traînant  une  carriole, 
s'arrêtait  à  contempler  par  la  grille  l'intérieur  des  beaux  jardins; 
ou  bien  la  nourrice  prenait  l'enfant,  on  le  posait  à  l'ombre  sous  un 
noyer;  et  les  deux  femmes  débitaient,  pendant  des  heures,  d'assom- 
mantes niaiseries. 

Frédéric,  près  d'elles,  contemplait  les  carrés  de  vignes  sur  les 
pentes  du  terrain,  avec  la  touffe  d'un  arbre  de  place  en  place,  les 
sentiers  poudreux  pareils  à  des  rubans  grisâtres,  les  maisons  étalant 
dans  la  verdure  des  taches  blanches  et  rouges;  et,  quelquefois,  la 


L'éDUCATTON    SENTI  MENTAIS  465 

fumée  d'une  locomotive  allongeait  horizontalement,  au  pied  des 
collines  couvertes  de  feuillages,  comme  une  gigantesque  plume  d'au- 
truche dont  le  bout  léger  s'envolait. 

Puis  ses  yeux  retombaient  sur  son  fils.  Il  se  le  figurait  jeune 
homme,  il  en  ferait  son  compagnon;  mais  ce  serait  peut-être  un  sot, 
un  malheureux  à  coup  sûr.  L'illégalité  de  sa  naissance  l'opprimerait 
toujours  ;  mieux  aurait  valu  pour  lui  ne  pas  naître,  et  Frédéric  mur- 
murait :  ((  Pauvre  enfant  !  »  le  cœur  gonflé  d'une  incompréhensible 
tristesse. 

Souvent,  ils  manquaient  le  dernier  départ.  Alors,  Mme  Dambreuse 
le  grondait  de  son  inexactitude.  Il  lui  faisait  une  histoire. 

Il  fallait  en  inventer  aussi  pour  Rosanette.  Elle  ne  comprenait 
pas  à  quoi  il  employait  toutes  ses  soirées  ;  et,  quand  on  envoyait  chez 
lui,  il  n'y  était  jamais  !  Un  jour,  comme  il  s'y  trouvait,  elles  apparurent 
presque  à  la  fois.  Il  fit  sortir  la  Maréchale  et  cacha  Mme  Dambreuse, 
en  disant  que  sa  mère  allait  arriver. 

Bientôt  ces  mensonges  le  divertirent  ;  il  répétait  à  l'une  le  serment 
qu'il  venait  de  faire  à  l'autre,  leur  envoyait  deux  bouquets  semblables, 
leur  écrivait  en  même  temps,  puis  établissait  entre  elles  des  compa- 
raisons; —  il  y  en  avait  une  troisième,  toujours  présente  à  sa  pensée. 
L'impossibilité  de  l'avoir  le  justifiait  de  ses  perfidies,  qui  avivaient  le 
plaisir,  en  y  mettant  de  l'alternance;  et  plus  il  avait  trompé  n'importe 
laquelle  des  deux,  plus  elle  l'aimait,  comme  si  leurs  amours  se  fussent 
échauffés  réciproquement  et  que,  dans  une  sorte  d'émulation,  chacune 
eût  voulu  lui  faire  oublier  l'autre. 

—  «  Admire  ma  confiance  !  »  lui  dit  un  jour  Mme  Dambreuse, 
en  dépliant  un  papier  où  on  la  prévenait  que  M.  Moreau  vivait  con- 
jugalement avec  une  certaine  Rose  Bron. 

—  «  Est-ce  la  demoiselle  des  courses,  par  hasard  ?  » 

—  «  Quelle  absurdité  !  »  reprit-il.  «  Laisse-moi  voir.  » 

La  lettre,  écrite  en  caractères  romains,  n'était  pas  signée.  Mme 
T)ambreuse,  au  début,  avait  toléré  cette  maîtresse  qui  couvrait  leur 
adultère.  Mais,  sa  passion  devenant  plus  forte,  elle  avait  exigé  une 


466  l'éducation  sentimentale 

rupture,  chose  faite  depuis  longtemps,  selon  Frédéric;  et,  quand  iï 
eut  fini  ses  protestations,  elle  répliqua,  tout  en  clignant  ses  paupières 
où  brillait  un  regard  pareil  à  la  pointe  d'un  stylet  sous  de  la  mousse- 
line : 

—  «  Eh  bien,  et  l'autre  ?  « 

—  «  Quelle  autre  ?  )) 

—  «  La  femme  du  faïencier  !  )) 

Il  leva  les  épaules  dédaigneusement.  Elle  n'insista  pas. 

Mais,  un  mois  plus  tard,  comme  ils  parlaient  d'honneur  et  de> 
loyauté,  et  qu'il  vantait  la  sienne  (d'une  manière  incidente,  par  pré- 
caution), elle  lui  dit  : 

—  «  C'est  vrai,  tu  es  honnête,  tu  n'y  retournes  plus.  » 
Frédéric,  qui  pensait  à  la  Maréchale,  balbutia  : 

—  «  Où  donc  }  » 

—  «  Chez  Mme  Arnoux.  » 

Il  la  supplia  de  lui  avouer  d'où  elle  tenait  ce  renseignement.. 
C'était  par  sa  couturière  en  second,  Mme  Regimbart. 

Ainsi,  elle  connaissait  sa  vie,  et  lui  ne  savait  rien  de  la  sienne  ! 

Cependant,  il  avait  découvert  dans  son  cabinet  de  toilette  la 
miniature  d'un  monsieur  à  longues  moustaches  :  était-ce  le  même 
sur  lequel  on  lui  avait  conté  autrefois  une  vague  histoire  de  suicide? 
Mais,  il  n'existait  aucun  moyen  d'en  savoir  davantage  !  A  quoi  bon,, 
du  reste }  Les  cœurs  des  femmes  sont  comme  ces  petits  meubles  à. 
secret,  pleins  de  tiroirs  emboîtés  les  uns  dans  les  autres;  on  se  donne 
du  mal,  on  se  casse  les  ongles,  et  on  trouve  au  fond  quelque  fleur 
desséchée,  des  brins  de  poussière  —  ou  le  vide  !  Et  puis  il  craignait ^^^ 
peut-être,  d'en  trop  apprendre. 

Elle  lui  faisait  refuser  les  invitations  où  elle  ne  pouvait  se  rendre 
avec  lui,  le  tenait  à  ses  côtés,  avait  peur  de  le  perdre;  et,  malgré  cette 
union  chaque  jour  plus  grande,  tout  à  coup  des  abîmes  se  découvraient 
entre  eux,  à  propos  de  choses  insignifiantes,  l'appréciation  d'une 
personne,  d'une  œuvre  d'art. 

Elle  avait  une  façon  de  jouer  du  piano  correcte  et  dure..  Soiï 


l'éducation  sentimentale  467 

spiritualisme  (Mme  Dambreuse  croyait  à  la  transmigration  des  âmes 
dans  les  étoiles)  ne  l'empêchait  pas  de  tenir  sa  caisse  admirablement. 
Elle  était  hautaine  avec  ses  gens;  ses  yeux  restaient  secs  devant  les 
haillons  des  pauvres.  Un  égoïsme  ingénu  éclatait  dans  ses  locutions 
ordinaires  :  «  Qu'est-ce  que  cela  me  fait  ?  je  serais  bien  bonne  !  est-ce 
que  j'ai  besoin  !  »  et  mille  petites  actions  inanalysables,  odieuses. 
Elle  aurait  écouté  derrière  les  portes  ;  elle  devait  mentir  à  son  confes- 
seur. Par  esprit  de  domination,  elle  voulut  que  Frédéric  l'accompagnât 
le  dimanche  à  l'église.  Il  obéit,  et  porta  le  livre. 

La  perte  de  son  héritage  Tavait  considérablement  changée.  Ces 
marques  d'un  chagrin  qu'on  attribuait  à  la  mort  de  M.  Dambreuse 
la  rendaient  intéressante;  et,  comme  autrefois,  elle  recevait  beaucoup 
de  monde.  Depuis  l'insuccès  électoral  de  Frédéric,  elle  ambitionnait 
pour  eux  deux  une  légation  en  Allemagne;  aussi  la  première  chose 
à  faire  était  de  se  soumettre  aux  idées  régnantes. 

Les  uns  désiraient  l'Empire,  d'autres  les  Orléans,  d'autres  le 
comte  de  Chambord;  mais  tous  s'accordaient  sur  Turgence  de  la 
décentralisation,  et  plusieurs  moyens  étaient  proposés,  tels  que  ceux-ci  : 
couper  Paris  en  une  foule  de  grandes  rues  afin  d'y  établir  des  villages, 
transférer  à  Versailles  le  siège  du  gouvernement,  mettre  à  Bourges 
les  écoles,  supprimer  les  bibliothèques,  confier  tout  aux  généraux 
de  division  ;  —  et  on  exaltait  les  campagnes,  l'homme  illettré  ayant 
natu'ellement  plus  de  sens  que  les  autres  !  Les  haines  foisonnaient  : 
haine  contre  les  instituteurs  primaires  et  contre  les  marchands  de 
vin,  contre  les  classes  de  philosophie,  contre  les  cours  d'histoire, 
contre  les  romans,  les  gilets  rouges,  les  barbes  longues,  contre  toute 
indépendance,  toute  manifestation  individuelle;  car  il  fallait  «relever 
le  principe  d'autorité»;  qu'elle  s'exerçât  au  nom  de  n'importe  qui, 
qu'elle  vînt  de  n'importe  où,  pourvu  que  ce  fût  la  Force,  l'Autorité  1 
Les  conservateurs  parlaient  maintenant  comme  Sénécal.  Frédéric  ne 
comprenait  plus;  et  il  retrouvait  chez  son  ancienne  maîtresse  les 
mêmes  propos,  débités  par  les  mêmes  hommes  ! 

Les  salons  des  fî^lps  (c'est  de  ce  temps-là  que  date  leur  importance) 


468  l'éducation  sentimentale 

étaient  un  terrain  neutre,  où  les  réactionnaires  de  bords  différents  se 
rencontraient.  Hussonnet,  qui  se  livrait  au  dénigrement  des  gloires 
contemporaines  (bonne  chose  pour  la  restauration  de  l'Ordre),  inspira 
Tenvie  à  Rosanette  d'avoir,  comme  une  autre,  ses  soirées;  il  en  ferait 
des  comptes  rendus  ;  et  il  amena  d'abord  un  homme  sérieux,  Fumichon  ; 
puis  parurent  Nonancourt,  M.  de  Grémonville,  le  sieur  de  Larsillois, 
ex-préfet,  et  Cisy,  qui  était  maintenant  agronome,  bas  breton  et  plus 
que  jamais  chrétien. 

Il  venait,  en  outre,  d'anciens  amants  de  la  Maréchale,  tels  que 
le  baron  de  Comaing,  le  comte  de  Jumillac  et  quelques  autres;  la 
liberté  de  leurs  allures  blessait  Frédéric. 

Afin  de  se  poser  comme  le  maître,  il  augmenta  le  train  de  la 
maison.  Alors,  on  prit  un  groom,  on  changea  de  k)gement,  et  on  eut 
un  mobilier  nouveau.  Ces  dépenses  étaient  utiles  pour  faire  paraître 
son  mariage  moins  disproportionné  à  sa  fortune.  Aussi  diminuait-elle 
effroyablement;  —  et  Rosanette  ne  comprenait  rien  à  tout  cela  ! 

Bourgeoise  déclassée,  elle  adorait  la  vie  de  ménage,  un  petit 
intérieur  paisible.  Cependant,  elle  était  contente  d'avoir  «  un  jour  »; 
disait  :  «  Ces  femmes-là  !  »  en  parlant  de  ses  pareilles  ;  voulait  être 
«  une  dame  du  monde  »,  s'en  cro3'ait  une.  Elle  le  pria  de  ne  plus 
fumer  dans  le  salon,  essaya  de  lui  faire  faire  maigre,  par  bon   genre. 

Elle  mentait  à  son  rôle  enfin,  car  elle  devenait  sérieuse,  et  même, 
avant  de  se  coucher,  montrait  toujours  un  peu  de  mélancolie,  — 
comme  il  y  a  des  cyprès  à  la  porte  d'un  cabaret. 

Il  en  découvrit  la  cause  :  elle  rêvait  mariage,  —  elle  aussi  !  Frédéric 
en  fut  exaspéré.  D'ailleurs,  il  se  rappelait  son  apparition  chez  Mme 
Arnoux,  et  puis  il  lui  gardait  rancune  pour  sa  longue  résistance. 

Il  n'en  cherchait  pas  moins  quels  avaient  été  ses  amants.  Elle 
les  niait  tous.  Une  sorte  de  jalousie  l'envahit.  Il  s'irrita  des  cadeaux 
qu'elle  avait  reçus,  qu'elle  recevait;  —  et,  à  mesure  que  le  fond  même 
de  sa  personne  l'agaçait  davantage,  un  goût  des  sens  âpre  et  bestial 
l'entraînait  vers  elle,  illusions  d'une  minute  qui  se  résolvaient  en  haine. 
'       Ses  paroles,  sa  vcix,  son  sourire,  tout  vint  à  lui  déplaire,  ses 


l'i-ducatton  sentimentale  469 

regards  surtout,  cet  œil  de  femme  éternellement  limpide  et  înepte. 
Il  s'en  trouvait  tellement  excédé  quelquefois,  qu'il  l'aurait  vue  mourir 
sans  émotion.  INlais  comment  se  fâcher?  Elle  était  d'une  douceur 
désespérante. 

Deslauriers  reparut,  et  expliqua  son  séjour  à  Nogent  en  disant 
qu'il  marchandait  une  étude  d'avoué.  Frédéric  fut  heureux  de  le  revoir; 
c'était  quelqu'un  !  Il  le  mit  en  tiers  dans  la  compagnie. 

L'avocat  dînait  chez  eux  de  temps  à  autre,  et,  quand  il  s'élevait 
de  petites  contestations,  se  déclarait  toujours  pour  Rosanette,  si  bien 
qu'une  fois   Frédéric  lui  dit  : 

—  «  Eh  !  couche  avec  elle  si  ça  t'amuse  !  »  —  tant  il  souhaitait 
un  hasard  qui  l'en  débarrassât. 

Vers  le  miUeu  du  mois  de  juin,  elle  reçut  un  commandement  où 
maître  Athanase  Gautherot,  huissier,  lui  enjoignait  de  solder  quatre 
mille  francs  dus  à  la  demoiselle  Clémence  Vatnaz  ;  sinon,  qu'il  viendrait 
le  lendemain  la  saisir. 

En  effet,  des  quatre  billets  autrefois  souscrits,  un  seul  était 
payé;  —  l'argent  qu'elle  avait  pu  avoir  depuis  lors  ayant  passé  à 
d'autres  besoins. 

Elle  courut  chez  Arnoux.  Il  habitait  le  faubourg  Saint-Germain, 
et  le  portier  ignorait  la  rue.  Elle  se  transporta  chez  plusieurs  amis, 
ne  trouva  personne,  et  rentra  désespérée.  Elle  ne  voulait  rien  dire 
à  Frédéric,  tremblant  que  cette  nouvelle  histoire  ne  fît  du  tort  à  son 
mariage. 

Le  lendemain  matin,  M.  Athanase  Gautherot  se  présenta,  flanqué 
de  deux  acolytes,  l'un  blême,  à  figure  chafouine,  l'air  dévoré  d'envie, 
l'autre  portant  un  faux-col  et  des  sous-pieds  très  tendus,  avec  un 
délot  de  taffetas  noir  à  l'index;  —  et  tous  deux,  ignoblement  sales, 
avec  des  cols  gras,  des  manches  de  redingote  trop  courtes. 

Leur  patron,  un  fort  bel  homme,  au  contraire,  commença  par 
s'excuser  de  sa  mission  pénible,  tout  en  regardant  l'appartement, 
«  plein  de  jolies  choses,  ma  parole  d'honneur  !  »  Il  ajouta  «  outre 
celles  qu'on  ne  peut  saisir  ».  Sur  un  geste,  les  deux  recors  disparurent. 


470  l'éducation  sentimentale 

Alors,  ses  compliments  redoublèrent.  Pouvait-on  croire  qu'une 
personne  aussi...  charmante  n'eût  pas  d'ami  sérieux  !  Une  vente  par 
autorité  de  justice  était  un  véritable  malheur  !  On  ne  s'en  relève 
jamais.  Il  tâcha  de  l'effrayer  ;  puis,  la  voyant  émue,  prit  subitement 
un  ton  paterne.  Il  connaissait  le  monde,  il  avait  eu  affaire  à  toutes  ces 
dames;  et,  en  les  nommant,  il  examinait  les  cadres  sur  les  murs. 
C'étaient  d'anciens  tableaux  du  brave  Arnoux,  des  esquisses  de  Som- 
baz,  des  aquarelles  de  Burrieu,  trois  paysages  de  Dittmer.  Rosanette 
n'en  savait  pas  le  prix,  évidemment.  Maître  Gautherot  se  tourna 
vers  elle  : 

—  ((  Tenez  !  Pour  vous  montrer  que  je  suis  un  bon  garçon, 
faisons  une  chose  :  cédez-moi  ces  Dittmer-là  !  et  je  paye  tout.  Est-ce 
convenu  ?  » 

A  ce  moment,  Frédéric,  que  Delphine  avait  instruit  dans  l'anti- 
:  chambre  et  qui  venait  de  voir  les  deux  praticiens,  entra  le  chapeau 
sur  la  tête,  d'un  air  brutal.  Maître  Gautherot  reprit  sa  dignité;  et, 
-  comme  la  porte  était  restée  ouverte  : 

—  ((  Allons,  messieurs,  écrivez  !  Dans  la  seconde  pièce,  nous 
disons  :  une  table  de  chêne,  avec  ses  deux  rallonges,  deux  buffets....  » 

Frédéric  l'arrêta,  demandant  s'il  n'y  avait  pas  quelque  m.oyen 
d'empêcher  la  saisie  ? 

—  «  Oh  !  parfaitement  !  Qui  a  payé  les  meubles  ?  » 

—  «  Moi.  » 

—  «  Eh  bien,  formulez  une  revendication  ;  c'est  toujours  du  temps 
que  vous  aurez  devant  vous.  » 

Maître  Gautherot  acheva  vivement  ses  écritures,  et,  dans  le 
procès-verbal,  assigna  en  référé  Mlle  Bron,  puis  se  retira. 

Frédéric  ne  fit  pas  un  reproche.  Il  contemplait,  sur  le  tapis,  les 
traces  de  boue  laissées  par  les  chaussures  des  praticiens  ;  et,  se  parlant 
à  lui-même  : 

—  «  Il  va  falloir  chercher  de  l'argent  !  » 

—  «  Ah  !  mon  Dieu,  que  je  suis  bête  !  »  dit  la  Maréchale. 
Elle  fouilla  dans  un  tiroir,  prit  une  lettre,  et  s'en  alla  vivement 


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472  l'éducation  sentimentale 

à  la  Société  d'éclairage  du  Languedoc,  afin  d'obtenir  le  transfert  de 
ses  actions. 

Elle  revint  une  heure  après.  Les  titres  étaient  vendus  à  un  autre  ! 
Le  commis  lui  avait  répondu  en  examinant  son  papier,  la  promesse 
écrite  par  Arnoux  :  «  Cet  acte  ne  vous  constitue  nullement  proprié- 
taire. La  Compagnie  ne  connaît  pas  cela.  »  Bref,  il  l'avait  congédiée,. 
elle  en  suffoquait;  et  Frédéric  devait  se  rendre  à  l'instant  même 
chez  Arnoux,  pour  éclaircir  la  chose. 

Mais  Arnoux  croirait,  peut-être,  qu'il  venait  pour  recouvrer 
indirectement  les  quinze  mille  francs  de  son  hypothèque  perdue; 
et  puis  cette  réclamation  à  un  homme  qui  avait  été  l'amant  de  sa 
maîtresse  lui  semblait  une  turpitude.  Choisissant  un  moyen  terme, 
il  alla  prendre  à  l'hôtel  Dambreuse  l'adresse  de  Mme  Regimbart, 
envoya  chez  elle  un  commissionnaire,  et  connut  ainsi  le  café  que 
hantait  maintenant  le  Citoyen. 

C'était  un  petit  café  sur  la  place  de  la  Bastille,  où  il  se  tenait 
toute  la  journée,  dans  le  coin  de  droite,  au  fond,  ne  bougeant  pas  plus 
que  s'il  avait  fait  partie  de  l'immeuble. 

Après  avoir  passé  successivement  par  la  demi-tasse,  le  grog, 
le  bischof,  le  vin  chaud  et  même  l'eau  rougie,  il  était  revenu  à  la  bière; 
et,  de  demi-heure  en  demi-heure,  laissait  tomber  ce  mot  :  «  Bock  !  »• 
ayant  réduit  son  langage  à  l'indispensable.  Frédéric  lui  demanda 
s'il  voyait  quelquefois  Arnoux. 

' —  «  Non  !  » 

—  «  Tiens,  pourquoi  ? 

—  «  Un  imbécile  !  » 

La  politique,  peut-être,  les  séparait,  et  Frédéric  crut  bien  faire 
de  s'informer  de  Compain. 

—  ((  Quelle  brute  !  »  dit  Regimbart. 

—  «  Comment  cela  }  » 

—  «  Sa  tête  de  veau  !  » 

—  €  Ah  I  apprenez-moi  ce  que  c'est  que  la  tête  de  veau    i 
Reguubart  eut  un  sourire  de  pitié. 


l'éducation  sentimentale  47^ 

—  «  Des  bêtises  !  » 

Frédéric,  après  un  long  silence,  repris- 

—  «  Il  a  donc  changé  de  logement  ?  » 

—  «  Qui  ?  » 

—  «  Arnoux  !  » 

—  «  Oui  :  rue  de  Fleurus  !  » 

—  «  Quel  numéro  ?  » 

—  «  Est-ce  que  je  fréquente  les  jésuites  !  » 

—  «  Comment,  jésuites  !  » 

Le  citoyen  répondit,  furieux  : 

—  «  Avec  l'argent  d'un  patriote  que  je  lui  ai  fait  connaître,  ce 
cochon-là  s'est  établi  marchand  de  chapelets  !  » 

—  «  Pas  possible  !  )> 

—  «  Allez-y  voir  !  )) 

Rien  de  plus  vrai  ;  Arnoux,  affaibli  par  une  attaque,  avait  tourné 
à  la  religion;  d'ailleurs,  «il  avait  toujours  eu  un  fonds  de  religion  », 
et  (avec  l'alliage  de  mercantilisme  et  d'ingénuité  qui  lui  était  naturel), 
pour  faire  son  salut  et  sa  fortune,  il  s'était  mis  dans  le  commerce  des 
objets  religieux. 

Frédéric  n'eut  pas  de  mal  à  découvrir  son  établissement,  dont 
l'enseigne  portait  :  «  Aux  arts  gothiques.  —  Restauration  du  culte.  — 
Ornements  d'église.  —  Sculpture  polychrome.  —  Encens  des  rois 
mages,  etc.,  etc.  » 

Aux  deux  coins  de  la  vitrine  s'élevaient  deux  statues  en  bois, 
bariolées  d'or,  de  cinabre  et  d'azur;  un  saint  Jean-Baptiste  avec  sa 
peau  de  mouton,  et  une  sainte  Geneviève,  des  roses  dans  son  tablier 
et  une  quenouille  sous  son  bras;  puis  des  groupes  en  plâtre;  une 
bonne  sœur  instruisant  une  petite  fille,  une  mère  à  genoux  près  d'une 
couchette,  trois  collégiens  devant  la  sainte  table.  Le  plus  joli  était 
une  manière  de  chalet  figurant  l'intérieur  de  la  crèche  avec  l'âne, 
le  bœuf  et  l'enfant  Jésus  étalé  sur  de  la  paille,  de  la  vraie  paille. 
Du  haut  en  bas  des  étagères,  on  voyait  des  médailles  à  la  douzaine, 
des  chapelets  de  toute  espèce,  des  bénitiers  en  forme  de  coquille,  et 


474  l'éducation  sentimentale 

les  portraits  acs  gloires  ecclésiastiques,  parmi  lesquelles  brillaient 
Mgr  Affre  et  notre  Saint-Père,  tous  deux  souriant. 

Arnoux,  à  son  comptoir,  sommeillait  la  tête  basse.  Il  était  prodi- 
gieusement vieilli,  avait  même  autour  des  tempes  une  couronne  de 
boutons  roses,  et  le  reflet  des  croix  d'or  frappées  par  le  soleil  tombait 
dessus. 

Frédéric,  devant  cette  décadence,  fut. pris  de  tristesse.  Par  dévoue- 
ment pour  la  Maréchale,  il  se  résigna  cependant,  et  il  s'avançait;  — 
au  fond  de  la  boutique,  Mme  Arnoux  parut.  Alors,  il  tourna  les  talons. 

—  «  Je  ne  l'ai  pas  trouvé,  »  dit-il  en  rentrant. 

Et  il  eut  beau  reprendre  qu'il  allait  écrire,  tout  de  suite,  à  son 
notaire  du  Havre  pour  avoir  de  l'argent,  Rosanette  s'emporta.  On 
n'avait  jamais  vu  un  homme  si  faible,  si  mollasse;  pendant  qu'elle 
endurait  mille  privations,  les  autres  se  gobergeaient. 

Frédéric  songeait  à  la  pauvre  Mme  Arnoux,  se  figurant  la  médio- 
crité navrante  de  son  intérieur.  Il  s'était  mis  au  secrétaire;  et,  comme 
la  voix  aigre  de  Rosanette  continuait  : 

—  «  Ah  1  au  nom  du  ciel,  tais-toi  !  » 

—  «Vas-tu  les  défendre,  par  hasard .?  » 

—  «  Eh  bien  oui  !  »  s'écria-t-il,  «  car  d'où  vient  cet  acharnement }  » 
■ —  «  Mais  toi,  pourquoi  ne  veux-tu  pas  qu'ils  payent  ?  C'est  dans 

la  peur  d'affliger  ton  ancienne,  avoue-le  !  » 

Il  eut  envie  de  l'assommer  avec  la  pendule;  les  paroles  lui  man- 
quèrent. Il  se  tut.  Rosanette,  tout  en  marchant  dans  la  chambre, 
ajouta  : 

—  «  Je  vais  lui  flanquer  un  procès,  à  ton  Arnoux.  Oh  !  je  n'ai 
pas  besoin  de  toi  !  » 

Et,  pinçant  les  lèvres  : 

—  «  Je  consulterai.  » 

Trois  jours  après,  Delphine  entra  brusquement 

—  «  Madame,  madame,  il  y  a  là  un  homme  avec  un  pot  de  colle 
qui  me  fait  peur.  » 

Rosanette  passa  dans  la  cuisine,  et  vit  un  chenapan,  la  face  criblée 


L  EDUCATION    SENTIMENTALE  475 

Je  petite  vérole,  paralytique  d'un  bras,  aux  trois  quarts  ivre  et  bredouil- 
lant. 

C'était  l'afficheur  de  maître  Gautherot.  L'opposition  à  la  saisie 
ayant  été  repoussée,  la  vente,  naturellement,  s'ensuivait. 

Pour  sa  peine  d'avoir  monté  l'escalier,  il  réclama  d'abord  un 
petit  verre;  —  puis  il  implora  une  autre  faveur,  à  savoir  des  billets 
de  spectacle,  croyant  que  Madame  était  une  actrice.  Il  fut  ensuite 
plusieurs  minutes  à  faire  des  clignements  d'yeux  incompréhensibles; 
enfin,  il  déclara  que,  moyennant  quarante  sous,  il  déchirerait  les 
coins  de  l'affiche  déjà  posée  en  bas,  contré  la  porte.  Rosanette  s'y 
trouvait  désignée  par  son  nom,  rigueur  exceptionnelle  qui  marquait 
toute  la  haine  de  la  Vatnaz. 

Elle  avait  été  sensible  autrefois,  et  même,  dans  une  peine  de 
cœur,  avait  écrit  à  Béranger  pour  en  obtenir  un  conseil.  Mais  elle 
s'était  aigrie  sous  les  bourrasques  de  l'existence,  ayant,  tout  à  tour, 
donné  des  leçons  de  piano,  présidé  une  table  d'hôte,  collaboré  à  des 
journaux  de  modes,  sous-loué  des  appartements,  fait  le  trafic  des 
dentelles  dans  le  monde  des  femmes  légères,  —  où  ses  relations  lui 
permirent  d'obliger  beaucoup  de  personnes,  Arnoux  entre  autres. 
Elle  avait  travaillé  auparavant  dans  une  maison  de  commerce. 

Elle  y  soldait  les  ouvrières;  et  il  y  avait  pour  chacune  d'elles 
deux  livres,  dont  l'un  restait  toujours  entre  ses  mains.  Dussardier, 
qui  tenait  par  obligeance  celui  d'une  nommée  Hortense  Baslin,  se 
présenta  un  jour  à  la  caisse  au  moment  où  Mlle  Vatnaz  apportait  le 
compte  de  cette  fille,  1,682  francs  que  le  caissier  lui  paya.  Or,  la  veille 
même,  Dussardier  n'en  avait  inscrit  que  1,082  sur  le  livre  de  la  BasHn. 
Il  le  redemanda  sous  un  prétexte;  puis,  voulant  ensevelir  cette  histoire 
de  vol,  lui  conta  qu'il  l'avait  perdu.  L'ouvrière  redit  naïvement  son 
mensonge  à  Mlle  Vatnaz;  celle-ci,  pour  en  avoir  le  cœur  net,  d'un 
air  indifterent,  vint  en  parler  au  brave  commis.  Il  se  contenta  de 
répondre  :  «  Je  l'ai  brûlé;  »  ce  fut  tout.  Elle  quitta  la  maison  peu  de 
cemps  après,  sans  croire  à  l'anéantissement  du  livre  et  s'imaginant 
^ue  Dussardier  le  gardait. 


47^  l'éducation  sentimentale 

A  la  nouvelle  de  sa  blessure,  elle  était  accourue  chez  lui  dans 
rintention  de  le  reprendre.  Puis,  n'ayant  rien  découvert,  malgré  les 
perquisitions  les  plus  fines,  elle  avait  été  saisie  de  respect,  et  bientôt 
d'amour,  pour  ce  garçon,  si  loyal,  si  doux,  si  héroïque  et  si  fort  ! 
Une  pareille  bonne  fortune  à  son  âge  était  inespérée.  Elle  se  jeta 
dessus  avec  un  appétit  d'ogresse;  —  et  elle  en  avait  abandonné  la 
littérature,  le  socialism.e,  «  les  doctrines  consolantes  et  les  utopies 
généreuses  »,  le  cours  qu'elle  professait  sur  la  Désuhalternisation  de 
la  femme,  tout,  Delmar  lui-même;  enfin,  elle  offrit  à  Dussardier  de 
s'unir  par  un  mariage. 

Bien  qu'elle  fût  sa  maîtresse,  il  n'en  était  nullement  amoureux. 
D'ailleurs,  il  n'avait  pas  oublié  son  vol.  Puis  elle  était  trop  riche. 
Il  la  refusa.  Alors  elle  lui  dit,  en  pleurant,  les  rêves  qu'elle  avait  faits  : 
c'était  d'avoir  à  eux  deux  un  magasin  de  confection.  Elle  possédait 
les  premiers  fonds  indispensables,  qui  s'augmenteraient  de  quatre 
mille  francs  la  semaine  prochaine;  et  elle  narra  ses  poursuites  contre 
la  Maréchale. 

Dussardier  en  fut  chagrin,  à  cause  de  son  ami.  Il  se  rappelait 
le  porte-cigare  oflPert  au  corps  de  garde,  les  soirs  du  quai  Napoléon, 
tant  de  bonnes  causeries,  de  livres  prêtés,  les  mille  complaisances  de 
Frédéric.  Il  pria  la  Vatnaz  de  se  désister. 

Elle  le  railla  de  sa  bonhomie,  en  manifestant  contre  Rosanette 
une  exécration  incompréhensible;  elle  ne  souhaitait  même  la  fortune 
que  pour  l'écraser  plus  tard  avec  son  carrosse. 

Ces  abîmes  de  noirceur  effrayèrent  Dussardier  ;  et,  quand  il  sut 
positivement  le  jour  de  la  vente,  il  sortit.  Dès  le  lendemain  matin, 
il  entrait  chez  Frédéric  avec  une  contenance  embarrassée. 

—  «  J'ai  des  excuses  à  vous  faire.  » 

—  «  De  quoi  donc  }  »  / 

—  ((  Vous  devez  me  prendre  pour  un  ingrat,  moi  dont  elle  est....  » 
Il  balbutiait  : 

—  «Oh  !  je  ne  la  verrai  plus,  je  ne  serai  pas  son  complice  !  » 
Et,  l'autre  le  regardant  tout  surpris  : 


l'éducation  sentimentale  477 

—  ((  Est-ce  qu'on  ne  va  pas,  dans  trois  jours,  vendre  les  meu- 
bles de  votre  maîtresse  ?  » 

—  ((  Qui  vous  a  dit  cela  ?  » 

—  ((Elle-même,  la  Vatnaz  !  Mais  j'ai  peur  de  vous  offenser....  » 

—  ((  Impossible,  cher  ami  !  » 

—  ((  Ah  !  c'est  vrai,  vous  êtes  si  bon  !  » 

Et  il  lui  tendit  d'une  main  discrète,  un  petit  porte-feuille  de 

basane. 

C'était  quatre  mille  francs,  toutes  ses  économies. 

—  ((  Comment  !  Ah  !  non  !  —  non  !...  » 

—  ((  Je  savais  bien  que  je  vous  blesserais,  »  répliqua  Dussardier, 
avec  une  larme  au  bord  des  yeux. 

Frédéric  lui  serra  la  main;  et  le  brave  garçon  reprit  d'une  voix 

dolente  : 

—  ((  Acceptez-les  !  Faites-moi  ce  plaisir-là  !  Je  suis  tellement 
désespéré!  Est-ce  que  tout  n'est  pas  fini,  d'ailleurs?  J'avais  cru, 
quand  la  révolution  est  arrivée,  qu'on  serait  heureux.  Vous  rappelez- 
vous  comme  c'était  beau  !  comme  on  respirait  bien  !  Mais  nous  voilà 
retombés  pire  que  jamais.  » 

Et,  fixant  ses  yeux  par  terre  : 

—  «  Maintenant,  ils  tuent  notre  République,  comme  ils  ont  tué 
l'autre,  la  romaine  !  et  la  pauvre  Venise,  la  pauvre  Pologne,  la  pauvre 
Hongrie  !  Quelles  abominations  !  D'abord,  on  a  abattu  les  arbres  de 
la  Liberté,  puis  restreint  le  droit  de  suffrage,  fermé  les  clubs,  rétabli 
la  censure  et  livré  l'enseignement  aux  prêtres,  en  attendant  l'Inqui- 
sition. Pourquoi  pas  ?  Des  conservateurs  nous  souhaitent  bien  les 
Cosaques  !  On  condamne  les  journaux  quand  ils  parlent  contre  la 
peine  de  mort;  Paris  regorge  de  baïonnettes,  seize  départements 
sont  en  état  de  siège;  —  et  l'amnistie  qui  est  encore  une  fois 
repoussée  !  » 

Il  se  prit  le  front  à  deux  mains  ;  puis,  écartant  les  bras  comme  dans 

une  grande  détresse  : 

—  ((  Si  on  tâchait,  cependant  !  Si  on  était  de  bonne  foi,  on  pourrait 


478  l'éducation  sentimentale 

s'entendre  !  Mais  non  !  Les  ouvriers  ne  valent  pas  mieux  que  les. 
bourgeois,  voyez-vous  !  A  Elbeuf,  dernièrement,  ils  ont  refusé  leur 
secours  dans  un  incendie.  Des  misérables  traitent  Barbes  d'aristo- 
crate !  Pour  qu'on  se  moque  du  peuple,  ils  veulent  nommer  à  la  prési- 
dence Nadaud,  un  maçon,  je  vous  demande  un  peu  !  Et  il  n'y  a  pas 
de  moyen  !  pas  de  remède  !  Tout  le  monde  est  contre  nous  !  — •  Moi, 
je  n'ai  jamais  fait  de  mal;  et,  pourtant,  c'est  comme  un  poids  qui  me 
pèse  sur  l'estomac.  J'en  deviendrai  fou,  si  ça  continue.  J'ai  envie  de 
me  faire  tuer.  Je  vous  dis  que  je  n'ai  pas  besoin  de  mon  argent  !  Vous 
me  le  rendrez,  parbleu  !  je  vous  le  prête.  » 

Frédéric,  que  la  nécessité  contraignait,  finit  par  prendre  ses 
quatre  mille  francs.  Ainsi,  du  côté  de  la  Vatnaz,  ils  n'avaient  plus 
d'inquiétude. 

Mais  Rosanette  perdit  bientôt  son  procès  contre  Arnoux,  et^ 
par  entêtement,  voulait  en  appeler. 

Deslauriers  s'exténuait  à  lui  faire  comprendre  que  la  promesse 
d 'Arnoux  ne  constituait  ni  une  donation  ni  une  cession  régulière; 
elle  n'écoutait  même  pas,  trouvant  la  loi  injuste  :  c'est  parce  qu'elle 
était  une  femme,  les  hommes  se  soutenaient  entre  eux  !  A  la  fin, 
cependant,  elle  suivit  ses  conseils. 

Il  se  gênait  si  peu  dans  la  maison,  que,  plusieurs  fois,  il  amena 
Sénécal  y  dîner.  Ce  sans-façon  déplut  à  Frédéric,  qui  lui  avançait 
de  l'argent,  le  faisait  même  habiller  par  son  tailleur;  et  l'avocat  donnait 
ses  vieilles  redingotes  au  socialiste,  dont  les  moyens  d'existence  étaient 
inconnus. 

Il  aurait  voulu  servir  Rosanette,  cependant.  Un  jour  qu'elle  lui 
montrait  douze  actions  de  la  Compagnie  du  kaolin  (cette  entreprise 
qui  avait  fait  condamner  Arnoux  à  trente  mille  francs),  il  lui  dit  : 

—  «  Mais  c'est  véreux  !  c'est  superbe  !  » 

Elle  avait  le  droit  de  l'assigner  pour  le  remboursement  de  ses 
créances.  Elle  prouverait  d'abord  qu'il  était  tenu  solidairement  à 
payer  tout  le  passif  de  la  Compagnie,  puisqu'il  avait  déclaré  comme 
dettes  collectives  des  dettes  personnelles,  enfin,  qu'il  avait  diverti 
plusieurs  effets  à  la  Société. 


JvC, 


L  EDUCATION   SENTIMENTALE  479 

—  «  Tout  cela  le  rend  coupable  de  banqueroute  frauduleuse, 
articles  586  et  587  du  Code  de  commerce;  et  nous  remballerons, 
soyez-en  sûre,  ma  mignonne.  »  *^ 

Rosanette  lui  sauta  au  cou.  Il  la  recommanda  le  lendemain  à 
son  ancien  patron,  ne  pouvant  s'occuper  lui-même  du  procès,  car  il 
avait  besoin  à  Nogent;  Sénécal  lui  écrirait,  en  cas  d'urgence. 

Ses  négociations  pour  l'achat  d'une  étude  étaient  un  prétexte. 
Il  passait  son  temps  chez  M.  Roque,  où  il  avait  commencé,  non  seule- 
ment par  faire  l'éloge  de  leur  ami,  mais  par  l'imiter  d'allures  et  de 
langage  autant  que  possible;  —  ce  qui  lui  avait  obtenu  la  confiance 
de  Louise,  tandis  qu'il  gagnait  celle  de  son  père  en  se  déchaînant 
contre  Ledru-Rollin. 

Si  Frédéric  ne  revenait  pas,  c'est  qu'il  fréquentait  le  grand  monde  ; 
et,  peu  à  peu.  Deslauriers  leur  apprit  qu'il  aimait  quelqu'un,  qu'il 
avait  un  enfant,  qu'il  entretenait  une  créature. 

Le  désespoir  de  Louise  fut  immense,  l'indignation  de  Mme 
Moreau  non  moins  forte.  Elle  voyait  son  fils  tourbillonnant  vers  le 
fond  d'un  gouffre  vague,  était  blessée  dans  sa  religion  des  convenances 
et  en  éprouvait  comme  un  déshonneur  personnel,  quand,  tout  à  coup, 
sa  physionomie  changea.  Aux  questions  qu'on  lui  faisait  sur  Frédéric, 
elle  répondait  d'un  air  narquois  : 

—  «  Il  va  bien,  très  bien.  » 

Elle  savait  son  mariage  avec  Mme  Dambreuse. 

L'époque  en  était  ûxée;  et  même  il  cherchait  comment  faire 
avaler  la  chose  à  Rosanette. 

Vers  le  milieu  de  l'automne,  elle  gagna  son  procès  relatif  aux 
actions  du  kaolin;  Frédéric  l'apprit  en  rencontrant  à  sa  porte  Sénécal, 
qui  sortait  de  l'audience. 

On  avait  reconnu  M.  Arnoux  complice  de  toutes  les  fraudes; 
et  l'ex-répétiteur  avait  un  tel  air  de  s'en  réjouir,  que  Frédéric  l'empêcha 
d'aller  plus  loin,  en  assurant  qu'il  se  chargeait  de  sa  commission  près 
de  Rosanette.  Il  entra  chez  elle  la  figure  irritée. 

—  <(  Eh  bien,  te  voilà  contente  !  » 


^8o  l'éducation  sentimentale 

Mais,  sans  remarquer  ces  paroles  : 

—  ((  Regarde  donc  1  » 

Et  elle  lui  montra  son  enfant  couché  dans  un  berceau,  près  du 
feu.  Elle  Tavait  trouvé  si  mal  le  matin  chez  sa  nourrice,  qu'elle  Tavait 
ramené  à  Paris. 

Tous  ses  membres  étaient  maigris  extraordinairement  et  ses 
lèvres  couvertes  de  points  blancs,  qui  faisaient  dans  l'intérieur  de 
sa  bouche  comme  des  caillots  de  lait. 

—  ((  Qu'a  dit  le  médecin  ?  » 

—  «  Ah  !  le  médecin  !  Il  prétend  que  le  voyage  a  augmenté 
son...  je  ne  sais  plus,  un  nom  en  ite...  enfin  qu'il  a  le  muguet.  Connais- 
tu  cela  ?  » 

Frédéric  n'hésita  pas  à  répondre  :    «  Certainement  »,    ajoutant 

que  ce  n'était  rien. 

Mais  dans  la  soirée,  il  fut  effrayé  par  l'aspect  débile  de  l'enfant 
et  le  progrès  de  ces  taches  blanchâtres,  pareilles  à  de  la  moisissure, 
comme  si  la  vie,  abandonnant  déjà  ce  pauvre  petit  corps,  n'eût  laissé 
qu'une  matière  où  la  végétation  poussait.  Ses  mains  étaient  froides; 
il  ne  pouvait  plus  boire,  maintenant;  et  la  nourrice,  une  autre  que  le 
jportier  avait  été  prendre  au  hasard  dans  un  bureau,  répétait  : 

—  ((  Il  me  paraît  bien  bas,  bien  bas  !  » 
Rosanette  fut  debout  toute  la  nuit. 
Le  matin,  elle  alla  trouver  Frédéric. 

—  «  Viens  donc  voir.  Il  ne  remue  plus.  » 

En  effet,  il  était  mort.  Elle  le  prit,  le  secoua,  l'étreignait  en  l'appe- 
lant des  noms  les  plus  doux,  le  couvrait  de  baisers  et  de  sanglots, 
tournait  sur  elle-même,  éperdue,  s'arrachait  les  cheveux,  poussait 
des  cris;  —  et  se  laissa  tomber  au  bord  du  divan,  où  elle  restait  la 
bouche  ouverte,  avec  un  flot  de  larmes  tombant  de  ses  yeux  fixes. 
Puis  une  torpeur  la  gagna,  et  tout  devint  tranquille  dans  l'apparte- 
ment. Les  meubles  étaient  renvei-sés.  Deux  ou  trois  serviettes  tramaient. 
;Six  heures  sonnèrent.  La  veilleuse  s'éteignit. 

Frédéric,  en  regardant  tout  cela,  croyait  presque  rêver.  Son  cœur 


l'éducation  sentimentale  481 

se  serrait  d'angoisse.  Il  lui  semblait  que  cette  mort  n'était  qu'un 
commencement,  et  qu'il  y  avait  par  derrière  un  malheur  plus  consi- 
-dérable  près  de  survenir. 

Tout  à  coup  Rosanette  dit  d'une  voix  tendre  : 

—  «  Nous  le  conserverons,  n'est-ce  pas  ?  » 

Elle  désirait  le  faire  embaumer.  Bien  des  raisons  s'y  opposaient. 
La  meilleure,  selon  Frédéric,  c'est  que  la  chose  était  impraticable 
sur  des  enfants  si  jeunes.  Un  portrait  valait  mieux.  Elle  adopta  cette 
idée.  Il  écrivit  un  mot  à  Pellerin,  et  Delphine  courut  le  porter. 

Pellerin  arriva  promptement,  voulant  effacer  par  ce  zèle  tout 
souvenir  de  sa  conduite.  Il  dit  d'abord  : 

—  «  Pauvre  petit  ange  !  Ah  !  mon  Dieu,  quel  malheur  !  » 
Mais,  peu  à  peu  (l'artiste  en  lui  l'emportant),  il  déclara  qu'on 

ne  pouvait  rien  faire  avec  ces  yeux  bistrés,  cette  face  livide,  que  c'était 
une  véritable  nature  morte,  qu'il  faudrait  beaucoup  de  talent;  et  il 
murmurait  : 

«  Oh  !  pas  commode,  pas  commode  !  » 

—  «  Pourvu  que  ce  soit  ressemblant  »,  objecta  Rosanette. 

—  «  Eh  !  je  me  moque  de  la  ressemblance }  A  bas  le  Réalisme  ! 
C'est  l'esprit  qu'on  peint  !  Laissez-moi  !  Je  vais  tâcher  de  me  figurer 

ce  que  ça  devait  être.  )) 

Il  réfléchit,  le  front  dans  la  main  gauche,  le  coude  dans  la  droite; 
puis,  tout  à  coup  : 

—  «  Ah  !  une  idée  !  un  pastel  !  Avec  des  demi-teintes  colorées, 
passées  presque  à  plat,  on  peut  obtenir  un  beau  modèle,  sur  les  bords 
seulement.  » 

Il  envoya  la  femme  de  chambre  chercher  sa  boîte;  puis,  ayant 
nine  chaise  sous  les  pieds  et  une  autre  près  de  lui,  il  commença  à 
jeter  de  grands  traits,  aussi  calme  que  s'il  eût  travaillé  d'après  la 
bosse.  Il  vantait  les  petits  saints  Jean  de  Corrège,  l'infante  Rose  de 
Vélasquez,  les  chairs  lactées  de  Reynolds,  la  distinction  de  Lawrence, 
et  surtout  l'enfant  aux  longs  cheveux  qui  est  sur  les  genoux  de  lady 
•Glower. 


482  L  EDUCATION    SENTIMENTALE 

—  «D'ailleurs,  peut-on  trouver  rien  de  plus  charmant  que  ces 
crapauds-là  !  Le  type  du  sublime  (Raphaël  Fa  prouvé  par  ses  madones), 
c'est  peut-être  une  mère  avec  son  enfant  ?  « 

Rosanette,  qui  suffoquait,  sortit;  et  Pellerin  dit  aussitôt  : 

—  «Eh  bien,  Arnoux  !...  vous  savez  ce  qui  arrive  ?  )i 

—  -  «  Non  ?  Quoi  ?  )? 

■ —  «  Ça  devait  finir  comme  ça,  du  reste  !  )> 

—  «  Qu'est-ce  donc  ?  » 

—  «Il  est  peut-être  m.aintenant....  Pardon  !  » 
L'artiste  se  leva  pour  exhausser  la  tête  du  petit  cadavre. 

—  «Vous  disiez....))  reprit  Frédéric. 

Et  Pellerin,  tout  en  clignant  pour  mieux  prendre  ses  mesures  :- 

—  «  Je  disais  que  notre  ami  Arnoux  est  peut-être,  maintenant,, 
coffré  !  )) 

Puis,  d'un  ton  satisfait  : 

—  «  Regardez  un  peu  !   Est-ce  ça  ?  » 

—  «  Oui,  très  bien  !  Mais  Arnoux }  » 
Pellerin  déposa  son  crayon. 

—  «D'après  ce  que  j'ai  pu  comprendre,  il  se  trouve  poursuivi 
par  un  certain  Mignot,  un  intime  de  Regimbart,  une  bonne  tête,, 
celui-là,  hein?  Quel  idiot!  Figurez-vous  qu'un  jour,...  » 

- —  «  Eh  !  il  ne  s'agit  pas  de  Regimbart  !  » 

—  «  C'est  vrai.  Eh  bien,  Arnoux,  hier  au  soir,  devait  trouver 
douze  mille  francs,  sinon,  il  était  perdu.  » 

—  «  Oh  !  c'est  peut-être  exagéré,  ))  dit  Frédéric. 

—  «  Pas  le  moins  du  monde  !  Ça  m'avait  l'air  grave,  très  grave  !» 
Rosanette,   à  ce  moment,  reparut  avec  des  rougeurs  sous  les 

paupières,  ardentes  comme  des  plaques  de  fard.  Elle  se  mit  près  du 
carton  et  regarda.  Pellerin  fit  signe  qu'il  se  taisait  à  cause  d'elle.  Mais 
Frédéric,  sans  y  prendre  garde  : 

—  «  Cependant,  je  ne  peux  pas  croire....  » 

—  «  Je  vous  répète  que  je  l'ai  rencontré  hier  )),  dit  l'artiste,  «  à 
sept  heures  du  soir,  rue  Jacob.  Il  avait  même  son  passeport,  par  pré- 


L  EDUCATION    SENTIMENTALE  483 

caution;  et  il  parlait  de  s'embarquer    au    Havre,    lui    et    toute    sa 
smalah.  ^) 

—  u  Comment  !  Avec  sa  femme  ?  » 

—  ((  Sans  doute  !  Il  est  trop  bon  père  de  famille  pour  vivre  tout 
seul.  » 

—  K  Et  vous  en  êtes  sûr  ?...  )> 

—  «Parbleu!    Où    voulez-vous    qu'il    ait    trouvé    douze    mille 
francs  ?  » 

Frédéric  fit  deux  ou  trois  tours  dans  la  chambre.  Il  haletait, 
se  mordait  les  lèvres,  puis  saisit  son  chapeau. 

—  «  Où  vas-tu  donc  .'*  »  dit  Rosanette. 
Il  ne  répondit  pas,  et  disparut. 


II  fallait  douze  mille  francs,  ou  bien  il  ne  reverrait  plus  Mme 
Arnoux;  et,  jusqu'à  présent,  un  espoir  invincible  lui  était  resté.  Est-ce 
qu'elle  ne  faisait  pas  comme  la  substance  de  son  cœur,  le  fond  même 
de  sa  vie  ?  Il  fut  pendant  quelques  minutes  à  chanceler  sur  le  trottoir. 
se  rongeant  d'angoisses,  heureux  néanmoins  de  n'être  plus  chez 
l'autre. 

Où  avoir  de  l'argent  ?  Frédéric  savait  par  lui-même  combien 
il  est  difficile  d'en  obtenir  tout  de  suite,  à  n'importe  quel  prix.  Une 
seule  personne  pouvait  l'aider,  Mme  Dambreuse.  Elle  gardait  toujours 
dans  son  secrétaire  plusieurs  billets  de  banque.  Il  alla  chez  elle;  et, 
d'un  ton  hardi  : 

—  «  As-tu  douze  mille  francs  à  me  prêter  ?  » 

—  «  Pourquoi  ^  » 

C'était  le  secret  d'un  autre.  Elle  voulait  le  connaître.  Il  ne  céda 
pas.  Tous  deux  s'obstinaient.  Enfin,  elle  déclara  ne  rien  donner, 
avant  de  savoir  dans  quel  but.  Frédéric  devint  très  rouge.  Un  de  ses 
camarades  avait  commis  un  vol.  La  somme  devait  être  restituée 
aujourd'hui  même. 

—  «  Tu  l'appelles  }  Son  nom  }  Voyons,  son  nom  ?  » 

—  «  Dussardier  !  )> 

Et  il  se  jeta  à  genoux,  en  la  suppliant  de  n'en  rien  dire. 

—  «  Quelle  idée  as-tu  de  moi  }  »  reprit  Mme  Dambreuse.  «  On 
croirait  que  tu  es  le  coupable.  Finis  donc  tes  airs  tragiques  !  Tiens, 
les  voilà  !  et  grand  bien  lui  fasse  !  » 

Il  courut  chez  Arnoux.  Le  marchand  n'était  pas  dans  sa  boutique. 
Mais  il  logeait  toujours  rue  Paradis,  car  il  possédait  deux  domiciles. 

Rue  Paradis,  le  portier  jura  que  M.  Arnoux  était  absent  depuis 
la  veille;  quant  à  Madame,  il  n'osait  rien  dire;  et  Frédéric,  ayant 


4.85  l'éducation  sentimentale 

monté  Tescalier  comme  une  flèche,  colla  son  oreille  contre  la  serrure. 
Enfin,  on  ouvrit.  Madame  était  partie  avec  Monsieur.  La  bonne 
ignorait  quand  ils  reviendraient;  ses  gages  étaient  payés;  elle  même 
s'en  allait. 

Tout   à  coup,  un  claquement  de  porte  se  fit  entendre. 

—  «  Mais  il  y  a  quelqu'un }  » 

—  ((  Oh  !  non,  Monsieur  !  C'est  le  vent. 

Alors,  il  se  retira.  N'importe,  une  disparition  si  prompte  avait 
quelque  chose  d'inexplicable. 

Regimbart,  étant  l'intime  de  Mignot,  pouvait  peut-être  l'éclairer  ? 
Et  Frédéric  se  fit  conduire  chez  lui,  à  Montmartre,  rue  de  l'Empereur. 

Sa  maison  était  flanquée  d'un  jardinet,  clos  par  une  grille  que 
bouchaient  des  plaques  de  fer.  Un  perron  de  trois  marches  relevait 
la  façade  blanche  ;  et  en  passant  sur  le  trottoir,  on  apercevait  les  deux 
pièces  du  rez-de-chaussée,  dont  la  première  était  un  salon  avec  des 
robes  partout  sur  les  meubles,  et  la  seconde  l'ateHer  où  se  tenaient 
les  ouvrières  de  Mme  Regimbart. 

Toutes  étaient  convaincues  que  Monsieur  avait  de  grandes 
occupations,  de  grandes  relations,  que  c'était  un  homme  complètem.ent 
hors  ligne.  Quand  il  traversait  le  couloir,  avec  son  chapeau  à  bords 
retroussés,  sa  longue  figure  sérieuse  et  sa  redingote  verte,  elles  en 
interrompaient  leur  besogne.  D'ailleurs,  il  ne  manquait  pas  de  leur 
adresser  toujours  quelque  mot  d'encouragement,  une  politesse  sous 
forme  de  sentence  ;  —  et  plus  tard,  dans  leur  ménage,  elles  se  trouvaient 
malheureuses,  parce  qu'elles  l'avaient  gardé  pour  idéal. 

Aucune  cependant  ne  l'aimait  comme  Mme  Regimbart,  petite 
personne  intelligente,  qui  le  faisait  vivre  avec  son  métier. 

Dès  que  M.  Moreau  eut  dit  son  nom,  elle  vint  prestement  le 
recevoir,  sachant  par  les  domestiques  ce  qu'il  était  à  Mme  Dambreuse, 
Son  mari  «  rentrait  à  l'instant  même  »;  et  Frédéric,  tout  en  la  suivant, 
admira  la  tenue  du  logis  et  la  profusion  de  toile  cirée  qu'il  y  avait. 
Puis  il  attendit  quelques  minutes,  dans  une  manière  de  bureau,  où 
le  Citoyen  se  retirait  pour  penser. 


l'éducation  sentimentale  487 

Son  accueil  fut  moins  rébarbatif  que  d'habitude. 

Il  conta  l'histoire  d'Arnoux.  L'ex-fabricant  de  faïences  avait 
enguirlandé  Mignot,  un  patriote,  possesseur  de  cent  actions  du  Siècle, 
en  lui  démontrant  qu'il  fallait,  au  point  de  vue  démocratique,  changer 
la  gérance  et  la  rédaction  du  journal  ;  et,  sous  prétexte  de  faire  triompher 
son  avis  dans  la  prochaine  assemblée  des  actionnaires,  il  lui  avait 
demandé  cinquante  actions,  en  disant  qu'il  les  repasserait  à  des  amis 
sûrs,  lesquels  appuieraient  son  vote;  Mignot  n'aurait  aucune  respon- 
sabilité, ne  se  fâcherait  avec  personne;  puis,  le  succès  obtenu,  il  lui 
ferait  avoir  dans  l'administration  une  bonne  place,  de  cinq  à  six  mille 
■francs  pour  le  moins.  Les  actions  avaient  été  livrées.  Mais  Arnoux, 
tout  de  suite,  les  avait  vendues;  et,  avec  l'argent,  s'était  associé  à 
un  marchand  d'objets  religieux.  Là-dessus,  enfin,  le  patriote  l'avait 
menacé  d'une  plainte  en  escroquerie,  s'il  ne  restituait  ses  titres  ou 
la  somme  équivalente  :  cinquante  mille  francs. 

Frédéric  eut  l'air  désespéré. 

—  «  Ce  n'est  pas  tout,  »  dit  le  Citoyen.  «  Mignot,  qui  est  un 
brave  homme,  s'est  rabattu  sur  le  quart.  Nouvelles  promesses  de 
l'autre,  nouvelles  farces,  naturellement.  Bref,  avant-hier  matin,  Mignot 
l'a  sommé  d'avoir  à  lui  rendre,  dans  les  vingt-quatre  heures,  sans 
préjudice  du  reste,   douze  mille  francs.  » 

—  «  Mais  je  les  ai  !  »  dit  Frédéric. 
Le  Citoyen  se  retourna  lentement  : 

—  «  Blagueur  !  » 

—  «  Pardon  !  Ils  sont  dans  ma  poche.  Je  les  apportais.  » 

—  «  Comme  vous  y  allez,  vous  !  Nom  d'un  petit  bonhomme  ! 
—  Du  reste,  il  n'est  plus  temps;  la  plainte  est  déposée,  et  Arnoux 
parti.  » 

—  «  Seul }  » 

—  «  Non  1  avec  sa  femme.  On  les  a  rencontrés  à  la  gare  du  Havre.  » 
Frédéric   pâlit   extraordinairement.   Mme   Regimbart   crut   qu'il 

allait  s'évanouir.  Il  se  contint,  et  même  il  eut  la  force  d'adresser  deux 
ou  trois  questions  sur  l'aventure.  Regimbart  s'en  attristait,  tout  cela 


488  l'éducation  sentimentale 

en  somme  nuisant  à  la  Démocratie.  Arnoux  avait  toujours  été  sans 
conduite  et  sans  ordre. 

—  «  Une  vraie  tête  de  linotte  !  Il  brûlait  la  chandelle  par  les 
deux  bouts  !  Le  cotillon  Ta  perdu  !  Ce  n'est  pas  lui  que  je  plains^ 
mais  sa  pauvre  femme  !  » 

Car  le  Citoyen  admirait  les  femmes  vertueuses,  et  faisait  grand 
cas  de  Mme  Arnoux. 

—  «  Elle  a  dû  joliment  souffrir  !  » 

Frédéric  lui  sut  gré  de  cette  sympathie;  et,  comme  s*il  en  avait 
reçu  un  service,  il  serra  sa  main  avec  effusion. 

—  ((  As-tu  fait  toutes  les  courses  nécessaires  ?  )>  dit  Rosanette  en 
le  revoyant. 

Il  n'en  avait  pas  eu  le  courage,  répondit-il,  et  avait  marché  au 
hasard,  dans  les  rues,  pour  s'étourdir. 

A  huit  heures,  ils  passèrent  dans  la  salle  à  manger;  mais  ils 
restèrent  silencieux  l'un  devant  l'autre,  poussaient  par  intervalle  un 
long  soupir  et  renvoyaient  leur  assiette.  Frédéric  but  de  l'eau-de-vie. 
Il  se  sentait  tout  délabré,  écrasé,  anéanti,  n'ayant  plus  conscience 
de  rien  que  d'une  extrême  fatigue. 

Elle  alla  chercher  le  portrait.  Le  rouge,  le  jaune,  le  vert  et  l'indigo 
s'y  heurtaient  par  taches  violentes,  en  faisaient  une  chose  hideuse,, 
presque  dérisoire. 

D'ailleurs,  le  petit  mort  était  méconnaissable  maintenant.  Le 
ton  violacé  de  ses  lèvres  augmentait  la  blancheur  de  sa  peau;  les 
narines  étaient  encore  plus  minces,  les  yeux  plus  caves;  et  sa  tête 
reposait  sur  un  oreiller  de  taffetas  bleu,  entre  des  pétales  de  camélias, 
des  roses  d'automne  et  des  violettes;  c'était  une  idée  de  la  femme  de 
chambre;  elles  l'avaient  ainsi  arrangé  toutes  les  deux,  dévotement.  La 
cheminée,  couverte  d'une  housse  en  guipure,  supportait  des  flambeaux 
de  vermeil  espacés  par  des  bouquets  de  buis  bénit;  aux  coins,  dans 
les  deux  vases,  des  pastilles  du  sérail  brûlaient;  tout  cela  formait 
avec  le  berceau  une  manière  de  reposoir;  —  et  Frédéric  se  rappela 
sa  veillée  près  de  M.  Dambreuse. 


l'éducation  sentimentale  489 

Tous  les  quarts  d'heure,  à  peu  près,  Rosanette  ouvrait  les  rideaux 
pour  contempler  son  enfant.  Elle  l'apercevait,  dans  quelques  mois 
d'ici,  commençant  à  marcher,  —  puis  au  collège  au  milieu  de  la 
cour,  jouant  aux  barres;  —  puis  à  vingt  ans,  jeune  homme;  —  et 
toutes  ces  images,  qu'elle  se  créait,  lui  faisaient  comme  autant  de 
fils  qu'elle  aurait  perdus,  l'excès  de  la  douleur  multipliant  sa  maternité. 

Frédéric,  immobile  dans  l'autre  fauteuil,  pensait  à  Mme  Arnoux. 

Elle  était  en  chemin  de  fer,  sans  doute,  le  visage  au  carreau  d'un 
wagon,  et  regardant  la  campagne  s'enfuir  derrière  elle  du  côté  de 
Paris,  ou  bien  sur  le  pont  d'un  bateau  à  vapeur,  comme  la  première 
fois  qu'il  l'avait  rencontrée;  mais  celui-là  s'en  allait  indéfiniment 
vers  des  pays  d'où  elle  ne  sortirait  plus.  Puis  il  la  voyait  dans  une 
chambre  d'auberge,  avec  des  malles  par  terre,  un  papier  de  tenture 
en  lambeaux,  la  porte  qui  tremblait  au  vent.  Et  après  ?  que  deviendrait- 
elle  }  Institutrice,  dame  de  compagnie,  femme  de  chambre,  peut-être  ? 
Elle  était  livrée  à  tous  les  hasards  de  la  misère.  Cette  ignorance  de 
son  sort  le  torturait.  Il  aurait  dû  s'opposer  à  sa  fuite  ou  partir  derrière 
elle.  N'était-il  pas  son  véritable  époux?  Et,  en  songeant  qu'il  ne  la 
retrouverait  jamais,  que  c'était  bien  fini,  qu'elle  était  irrévocablement 
perdue,  il  sentait  comme  un  déchirement  de  tout  son  être;  ses  larmes, 
accumulées  depuis  le  matin,  débordèrent. 

Rosanette  s'en  aperçut. 

—  «  Ah  !  tu  pleures  comme  moi  !  Tu  as  du  chagrin  ?  » 

—  «  Oui  !  oui  !  j'en  ai  !...  » 

Il  la  serra  contre  son  cœur,  —  et  tous  deux  sanglotaient  en  se 
tenant  embrassés. 

Mme  Dambreuse  aussi  pleurait,  couchée  sur  son  lit,  à  plat  ventre, 
la  tête  dans  ses  mains. 

Olympe  Regimbart,  étant  venue  le  soir  lui  essayer  sa  première 
robe  de  couleur,  avait  conté  la  visite  de  Frédéric,  et  même  qu'il  tenait 
tout  prêts  douze  mille  francs  destinés  à  M.  Arnoux. 

Ainsi  cet  argent,  —  son  argent  à  elle,  —  était  pour  empêcher  le 
départ  de  l'autre,  pour  se  conserver  une  maîtresse  ! 


>^, 


490  L  EDUCATION    SENTIMENTALE 

Elle  eut  d'abord  un  accès  de  rage  :  et  elle  avait  résolu  de  le  chasser 
comme  un  laquais.  Des  larmes  abondantes  la  calmèrent.  Il  valait 
mieux  tout  renfermer,  ne  rien  dire. 

Frédéric,  le  lendemain,  rapporta  les  douze  mille  francs. 

Elle  le  pria  de  les  garder,  en  cas  de  besoin,  pour  son  ami,  et  elle 
rinterrogea  beaucoup  sur  ce  monsieur.  Qui  donc  l'avait  poussé  à  un 
tel  abus  de  confiance  ?  Une  femme,  sans  doute  !  Les  femmes  vous 
entraînent  à  tous  les  crimes. 

Ce  ton  de  persiflage  décontenança  Frédéric.  Il  éprouvait  un 
grand  remords  de  sa  calomnie.  Ce  qui  le  rassurait,  c'est  que  Mme 
Dambreuse  ne  pouvait  connaître  la  vérité. 

Elle  y  mit  de  l'entêtement,  cependant  ;  car,  le  surlendemain,  elle 
s'informa  encore  de  son  petit  camarade,  puis  d'un  autre,  de  Des- 


lauriers. 


—  «  Est-ce  un  homme  sûr  et  intelligent  ?  » 
Frédéric  le  vanta. 

—  «  Priez-le  de  passer  à  la  maison  un  de  ces  matins  ;  je  désirerais 
le  consulter  pour  une  affaire.  » 

Elle  avait  trouvé  un  rouleau  de  paperasses  contenant  des  billets 
d'Arnoux  parfaitement  protestés,  et  sur  lesquels  Mme  Arnoux  avait 
mis  sa  signature.  C'était  pour  ceux-là  que  Frédéric  était  venu  une 
fois  chez  M.  Dambreuse  pendant  son  déjeuner;  et,  bien  que  le  capi- 
taliste n'eût  pas  voulu  en  poursuivre  le  recouvrement,  il  avait  fait 
prononcer  par  le  Tribunal  de  commerce,  non  seulement  la  condam- 
nation d'Arnoux,  mais  celle  de  sa  femme,  qui  l'ignorait,  son  mari 
n'ayant  pas  jugé  convenable  de  l'en  avertir. 

C'était  une  arme,  cela  !  Mme  Dambreuse  n'en  doutait  pas.  Mais 
son  notaire  lui  conseillerait  peut-être  l'abstention;  elle  eût  préféré 
quelqu'un  d'obscur;  et  elle  s'était  rappelé  ce  grand  diable,  à  mine 
impudente,  qui  lui  avait  offert  ses  services. 

Frédéric  fit  naïvement  sa  commission. 

L'avocat  fut  enchanté  d'être  mis  en  rapport  avec  une  si  grande 
dame. 


l'éducation  sentimentale  491 

Il  accourut. 

Elle  le  prévint  que  la  succession  appartenait  à  sa  nièce,  motif 
de  plus  pour  liquider  ces  créances  qu'elle  rembourserait,  tenant  à 
accabler  les  époux  Martinon  des  meilleurs  procédés. 

Deslauriers  comprit  qu'il  y  avait  là-dessous  un  mystère;  il  rêvait, 
en  considérant  les  billets.  Le  nom  de  Mme  Arnoux,  tracé  par  elle- 
même,  lui  remit  devant  les  yeux  toute  sa  personne  et  l'outrage  qu'il 
en  avait  reçu.  Puisque  la  vengeance  s'offrait,  pourquoi  ne  pas  la 
saisir  ? 

Il  conseilla  donc  à  Mme  Dambreuse  de  faire  vendre  aux  enchères 
les  créances  désespérées  qui  dépendaient  de  la  succession.  Un  homme 
de  paille  les  rachèterait  en  sous-main  et  exercerait  les  poursuites.  Il 
se  chargeait  de  fournir  cet  homme-là. 

Vers  la  fin  du  mois  de  novembre,  Frédéric,  en  passant  dans  la 
rue  de  Mme  Arnoux,  leva  les  yeux  vers  ses  fenêtres,  et  aperçut 
contre  la  porte  une  affiche,  où  il  y  avait  en  grosses  lettres  : 

((  Vente  d'un  riche  mobilier,  consistant  en  batterie  de  cuisine, 
linge  de  corps  et  de  table,  chemises,  dentelles,  jupons,  pantalons, 
cachemires    français    et    de     l'Inde,   piano     d'Erard,    deux    bahuts 
de  chêne  Renaissance,    miroirs   de   Venise,   poteries   de  Chine  et  du    . 
Japon. » 

- —  «  C'est  leur  mobilier  !  »  se  dit  Frédéric;  et  le  portier  confirma 
ses  soupçons. 

Quant  à  la  personne  qui  faisait  vendre,  il  l'ignorait.  Mais  le 
commûssaire-priseur,  M^  Berthelmot,  donnerait  peut-être  des  éclair- 
cissements. 

L'officier  ministériel  ne  voulut  point,  tout  d'abord,  dire  quel 
créancier  poursuivait  la  vente  :  Frédéric  insista.  C'était  un  sieur 
Sénécal,  agent  d'affaires;  et  M^  Berthelmot  poussa  même  la  complai- 
sance jusqu'à  prêter  son  journal  des  Petites- Affiches, 

Frédéric,  en  arrivant  chez  Rosanette,  le  jeta  sur  la  table  tout 
ouvert. 

—  «  Lis  donc  !  » 


492  l'éducation  sentimentale 

—  «  Eh  bien,  quoi  ?  »  dit-elle,  avec  une  figure  tellement  placide 
qu'il  en  fut  révolté. 

—  «  Ah  !  garde  ton  innocence  !  » 

—  «  Je  ne  comprends  pas.  » 

- —  «C'est  toi  qui  fais  vendre  Mme  Arnoux?» 
Elle  relut  l'annonce. 

—  «  Où  est  son  nom  ?  » 

—  «  Eh  !  c'est  son  mobilier  !  Tu  le  sais  mieux  que  moi  !  » 

—  «  Qu'est-ce  que  ça  me  fait  ?  »  dit  Rosanette  en  haussant  les 
épaules. 

—  «  Ce  que  ça  te  fait  ?  Mais  tu  te  venges,  voilà  tout  !  C'est  la 
suite  de  tes  persécutions  !  Est-ce  que  tu  ne  l'as  pas  outragée  jusqu'à 
venir  chez  elle  !  Toi,  une  fille  de  rien.  La  femme  la  plus  sainte,  la 
plus  charmante  et  la  micilleure  !  Pourquoi  t'acharnes-tu  à  la  ruiner  ?  » 

—  «  Tu  te  trompes,  je  t'assure  !  » 

—  ((  Allons  donc  !  Comme  si  tu  n'avais  pas  mis  Sénécal  en  avant!  » 

—  «  Quelle  bêtise  !  » 
Alors,  une  fureur  l'emporta. 

—  ((  Tu  mens  !  tu  mens,  misérable  !  Tu  es  jalouse  d'elle  !  Tu 
possèdes  une  condamnation  contre  son  mari  !  Sénécal  s'est  déjà  mêlé 
de  tes  affaires  !  Il  déteste  Arnoux,  vos  deux  haines  s'entendent.  J'ai 
vu  sa  joie  quand  tu  as  gagné  ton  procès  pour  le  kaolin.  Le  nieras-tu, 
celui-là }  » 

—  «  Je  te  donne  ma  parole....  » 

—  «  Oh  !  je  la  connais,  ta  parole  !  » 

Et  Frédéric  lui  rappela  ses  amants,  par  leurs  noms,  avec  des 
détails  circonstanciés.  Rosanette,  toute  pâlissante,  se  reculait. 

—  «  Cela  t 'étonne  !  Tu  me  croyais  aveugle  parce  que  je  fermais 
les  yeux.  J'en  ai  assez,  aujourd'hui  !  On  ne  meurt  pas  pour  les  trahisons 
d'une  femme  de  ton  espèce.  Quand  elles  deviennent  trop  monstrueuses^ 
on  s'en  écarte  ;  ce  serait  se  dégrader  que  de  les  punir  !  » 

Elle  se  tordait  les  bras. 

—  «Mon  Dieu,  qu'est-ce  donc  qui  t'a  changé?» 


L  EDUCATION    SENTIMENTALE  493 

—  «  Pas  d'autres  que  toi-même  !  » 

—  a  Et  tout  cela  pour  Mme  Arnoux  !...  »  s'écria  Rosanette  en 
pleurant. 

Il  reprit  froidement  : 

—  «  Je  n'ai  jamais  aimé  qu'elle  !  » 

A  cette  insulte,  ses  larmes  s'arrêtèrent. 

- —  «  Ça  prouve  ton  bon  goût  !  Une  personne  d'un  âge  m.ûr, 
le  teint  couleur  de  réglisse,  la  taille  épaisse,  des  yeux  grands  comme 
des  soupiraux  de  cave,  et  vides  comme  eux  !  Puisque  ça  te  plaît,  va 
la  rejoindre  !  » 

—  ((  C'est  ce  que  j'attendais  !  Merci  !  » 

Rosanette  demeura  immobile,  stupéfiée  par  ces  façons  extra- 
ordinaires. Elle  laissa  même  la  porte  se  refermer;  puis,  d'un  bond, 
elle  le  rattrapa  dans  l'antichambre,  et,  l'entourant  de  ses  bras  : 

—  ((  Mais  tu  es  fou  !  tu  es  fou  !  c'est  absurde  !  je  t'aime  !  y 
Elle  le  suppliait  : 

—  «  Mon  Dieu,  au  nom  de  notre  petit  enfant  !  » 

—  «  Avoue  que  c'est  toi  qui  as  fait  le  coup  !  »  dit  Frédéric. 
Elle  protesta  encore  de  son  innocence. 

—  «  Tu  ne  veux  pas  avouer }  » 

—  «  Non  !  » 

• —  «Eh  bien,  adieu  !  et  pour  toujours  i  » 

—  «  Ecoute-moi  !  » 
Frédéric  se  retourna  : 

• —  a  Si  tu  me  connaissais  mieux,  tu  saurais  que  ma  décision  es<" 
irrévocable  !  » 

—  «  Oh  !  oh  !  tu  me  reviendras  !  »  __— 

—  «  Jamais  de  la  vie  !  » 

Et  il  fit  claquer  la  porte  violemment. 

Rosanette  écrivit  à  Deslauriers  qu'elle  avait  besoin  de  lui  tout 
de  suite. 

Il  arriva  cinq  jours  après,  un  soir;  et,  quand  elle  eut  conté  sa 
rupture  ; 


y-A. 


494  L  EDUCATION    SENTIMENTALE 

—  «  Ce  n'est  que  ça  !  Beau  malheur  1  » 

Elle  avait  cru  d'abord  qu'il  pourrait  lui  ramener  Frédéric;  mais, 
à  présent,  tout  était  perdu.  Elle  avait  appris,  par  son  portier,  son 
prochain  mariage  avec  Mme  Dambreuse. 

Deslauriers  lui  fit  de  la  morale,  se  montra  même  singulièrement 
gai,  farceur;  et,  comme  il  était  fort  tard  demanda  la  permission  de 
passer  la  nuit  sur  un  fauteuil.  Puis,  le  lendemain  matin,  il  repartit  pour 
Nogent,  en  la  prévenant  qu'il  ne  savait  pas  quand  ils  se  reverraient; 
d'ici  à  peu,  il  y  aurait  peut-être  un  grand  changement  dans  sa  vie. 

Deux  heures  après  son  retour,  la  ville  était  en  révolution.  On 
disait  que  M.  Frédéric  allait  épouser  Mme  Dambreuse.  Enfin,  les 
trois  demoiselles  Auger,  n'y  tenant  plus,  se  transportèrent  chez 
Mm.e  Moreau,  qui  confirma  cette  nouvelle  avec  orgueil.  Le  père 
Roque  en  fut  malade.  Louise  s'enferma.  Le  bruit  courut  même  qu'elle 
était  folle. 

Cependant,  Frédéric  ne  pouvait  cacher  sa  tristesse.  Mme  Dam- 
breuse, pour  l'en  distraire  sans  doute,  redoublait  d'attentions.  Toutes 
les  après-midi,  elle  le  promenait  dans  sa  voiture;  et,  une  fois  qu'ils 
passaient  sur  la  place  de  la  Bourse,  elle  eut  l'idée  d'entrer  dans  l'hôtel 
des  commissaires-priseurs,  par  amusement. 

C'était  le  i^'^  décembre,  jour  même  où  devait  se  faire  la  vente 
de  Mme  Arnoux.  Il  se  rappela  la  date,  et  manifesta  sa  répugnance, 
en  déclarant  ce  lieu  intolérable,  à  cause  de  la  foule  et  du  bruit.  Elle 
désirait  y  jeter  un  coup  d'œil  seulement.  Le  coupé  s'arrêta.  Il  fallait 
bien  la  suivre. 

On  voyait,  dans  la  cour,  des  lavabos  sans  cuvettes,  des  bois  de 
fauteuils,  de  vieux  paniers,  des  tessons  de  porcelaine,  des  bouteilles 
vides,  des  matelas;  et  des  hommes  en  blouse  ou  en  sale  redingote, 
tout  gris  de  poussière,  la  figure  ignoble,  quelques-uns  avec  des  sacs 
de  toile  sur  l'épaule,  causaient  par  groupes  distincts  ou  se  hélaient 
tumultueusement . 

Frédéric  objecta  les  inconvénients  d'aller  plus  loin. 

—  «  Ah  bah  !  » 


l'éducation  sentimentale  495 

Et  ils  montèrent  Tescalier. 

Dans  la  première  salle,  à  droite,  des  messieurs,  un  catalogue  à 
la  main,  examinaient  des  tableaux;  dans  une  autre,  on  vendait  une 
collection  d'armes  chinoises;  Mme  Dambreuse  voulut  descendre. 
Elle  regardait  les  num.éros  au-dessus  des  portes,  et  elle  le  mena 
jusqu'à  l'extrémité  du  corridor,  vers  une  pièce  encombrée  de  monde. 

Il  reconnut  immédiatement  les  deux  étagères  de  VArt  industriel, 
sa  table  à  ouvrage,  tous  ses  meubles  !  Entassés  au  fond,  par  rang  de 
taille,  ils  formaient  un  large  talus  depuis  le  plancher  jusqu'aux  fenêtres; 
et,  sur  les  autres  côtés  de  l'appartement,  les  tapis  et  les  rideaux 
pendaient  droit  le  long  des  murs.  Il  y  avait,  en  dessous,  des  gradins 
occupés  par  de  vieux  bonshommes  qui  sommeillaient.  A  gauche, 
s'élevait  une  espèce  de  comptoir,  où  le  commissaire-priseur,  en  cravate 
blanche,  brandissait  légèrement  un  petit  marteau.  Un  jeune  homme, 
près  de  lui,  écrivait;  et,  plus  bas,  debout,  un  robuste  gaillard^  tenant 
du  commis  voyageur  et  du  marchand  de  contre-maïques,  criait  les 
meubles  à  vendre.  Trois  garçons  les  apportaient  sur  une  table,  que 
bordaient,  assis  en  ligne,  des  brocanteurs  et  des  revendeuses.  La 
foule  circulait  derrière  eux. 

Quand  Frédéric  entra,  les  jupons,  les  fichus,  les  mouchoirs,  et 
jusqu'aux  chemises  étaient  passés  de  main  en  main,  retournés  ;  c}uel que- 
fois,  on  les  jetait  de  loin,  et  des  blancheurs  traversaient  l'air  tout  à 
coup.  Ensuite,  on  vendit  ses  robes,  puis  un  de  ses  chapeaux  dont  la 
plume  cassée  retombait,  puis  ses  fourrures,  puis  trois  paires  de  bottines  ; 
—  et  le  partage  de  ces  reliques,  où  il  retrouvait  confusément  les  formes 
de  ses  membres,  lui  semblait  une  atrocité,  comme  s'il  avait  vu  des 
corbeaux  déchiquetant  son  cadavre.  L'atmosphère  de  la  salle,  toute 
chargée  d'haleines,  l'écœurait.  Mme  Dambreuse  lui  offrit  son  flacon; 
elle  se  divertissait  beaucoup,  disait-elle. 

On  exhiba  les  meubles  de  la  chambre  à  coucher. 

M^  Berthelmot  annonçait  un  prix.  Le  crieur,  tout  de  suite,  le 
répétait  plus  fort  ;  et  les  trois  commissaires  attendaient  tranquillement 
le  coup  de  marteau,  puis  emportaient  l'objet  dans  une  pièce  contiguë. 


496  L  EDUCATION    SENTIMENTALE 

Ainsi  disparurent,  les  uns  après  les  autres,  le  grand  tapis  bleu  semé 
de  camélias  que  ses  pieds  mignons  frôlaient  en  venant  vers  lui,  la 
petite  bergère  de  tapisserie  où  il  s'asseyait  toujours  en  face  d'elle 
quand  ils  étaient  seuls;  les  deux  écrans  de  la  cheminée,  dont  l'ivoire 
était  rendu  plus  doux  par  le  contact  de  ses  mains;  une  pelote  de 
velours,  encore  hérissée  d'épingles.  C'était  comme  des  parties  de  son 
cœur  qui  s'en  allaient  avec  ces  choses;  et  la  monotonie  des  mêmes 
voix,  des  mêmes  gestes  l'engourdissait  de  fatigue,  lui  causait  une 
torpeur  funèbre,  une  dissolution. 

Un  craquement  de  soie  se  fit  à  son  oreille  ;  Rosanette  le  tou- 
chait. 

Elle  avait  eu  connaissance  de  cette  vente  par  Frédéric  lui-même. 
Son  chagrin  passé,  l'idée  d'en  tirer  profit  lui  était  venue.  Elle  arrivait 
pour  la  voir,  en  gilet  de  satin  blanc  à  boutons  de  perles,  avec  une 
robe  à  falbalas,  étroitement  gantée,  l'air  vainqueur. 

Il  pâlit  de  colère.  Elle  regarda  la  femme  qui  l'accompagnait. 

Mme  Dambreuse  l'avait  reconnue;  et,  pendant  une  minute,  elles 
■se  considérèrent  de  haut  en  bas,  scrupuleusement,  afin  de  découvrir 
le  défaut,  la  tare,  —  l'une  enviant  peut-être  la  jeunesse  de  l'autre, 
et  celle-ci  dépitée  par  l'extrême  bon  ton,  la  simplicité  aristocratique 
de  sa  rivale. 

Enfin,  Mme  Dambreuse  détourna  la  tête,  avec  un  sourire  d'une 
insolence  inexprimable. 

Le  crieur  avait  ouvert  un  piano, —  son  piano  !  Tout  en  restant 
debout,  il  fit  une  gamme  de  la  main  droite,  et  annonça  l'instrument 
pour  douze  cents  francs,  puis  se  rabattit  à  mille,  à  huit  cents,  à  sept 
cents. 

Mme  Dambreuse,  d'un  ton  folâtre,  se  moquait  du  sabot. 

On  posa  devant  les  brocanteurs  un  petit  coffret  avec  des  médail- 
lons, des  angles  et  des  fermoirs  d'argent,  —  le  même  qu'il  avait  vu  au 
premier  dîner  dans  la  rue  de  Choiseul,  qui  ensuite  avait  été  chez 
Rosanette,  était  revenu  chez  Mme  Arnoux;  souvent,  pendant  leurs 
conversations,  ses  yeux  le  recontraient;  il  était  lié  à  ses  souvenirs  les 


l'éducation  sentimentale 


497 


plus  chers;    et  son  âme  se  fondait   d'attendrissement,  quand  Mme 
Dambreuse  dit  tout  à  coup  : 

—  «  Tiens  !  je  vais 
Tacheter.  » 

—  «  Mais  ce  n'est 
pas  curieux,  »  reprit-il. 

Elle  le  trouvait,  au 
contraire,  fort  joli;  et  le 
crieur  en  prônait  la  déli- 
catesse : 

—  «  Un  bijou  de  la 
Renaissance  !  Huit  cents 
francs,  Messieurs  !  En  ar- 
gent presque  tout  entier! 
Avec  un  peu  de  blanc 
d'Espagne,    ça  brillera  !  » 

Et,  comme  elle  se 
poussait  dans  la  foule  : 

—  «  Quelle  singulière 
idée  !  »  dit  Frédéric. 

—  ({ Cela  vous  fâche  ?» 

—  «  Non  !  Mais  que 
peut-on  faire  de  ce  bibe- 
lot ?  » 

—  «  Qui  sait  ?  y  met- 
tre des  lettres  d'amour, 
peut-être  !  » 

Elle  eut  un  regard 
qui  rendait  l'allusion  fort 
claire. 

— -  «  Raison  de  plus 
pour  ne  pas  dépouiller  les 
morts  de  leurs    secrets.  » 


49?  L  EDUCATION   SENTIMENTALE 

—  a  Je  ne  la  croyais  pas  si  morte.  » 
Elle  ajouta  distinctement  : 

—  «  Huit  cent  quatre-vingts  francs  !  » 

—  «  Ce  que  vous  faites  n'est  pas  bien,  »  murmura  Frédéric. 
Elle  riait. 

—  «  Mais,  chère  amie,  c'est  la  première  grâce  que  je  vous  de- 
mande. » 

—  «  Mais  vous  ne  serez  pas  un  mari  aimable,  savez-vous  ?  » 
Quelqu'un  venait  de  lancer  une  surenchère;  elle  leva  la  main  : 

—  «  Neuf  cents  francs  !  » 

—  «  Neuf  cents  francs  !  »  répéta  M^  Berthelmot. 

—  «  Neuf  cent  dix...  quinze...  vingt...  trente  î  »  glapissait  le  crieur, 
tout  en  parcourant  du  regard  l'assistance,  avec  des  hochements  de 
tête  saccadés. 

—  ((  Prouvez-moi  que  ma  femme  est  raisonnable,  »  dit  Frédéric. 
Il  l'entraîna  doucement  vers  la  porte. 

Le  commissaire-priseur  continuait  : 

—  «  Allons,  allons,  messieurs,  neuf  cent  trente  !  Y  a-t-il  marchand 
à  neuf  cent  trente  ?  )) 

Mme  Dambreuse,  qui  était  arrivée  sur  le  seuil,  s'arrêta;  et, 
d'une  voix  haute  : 

—  «  Mille  francs  !  » 

Il  y  eut  un  frisson  dans  le  public,  un  silence. 

—  «  Mille  francs,  messieurs,  mille  francs  !  Personne  ne  dit  rien  ? 
bien  vu }  mille  francs  !  —  Adjugé  !  » 

I         Le  marteau  d'ivoire  s'abattit. 

Elle  fît  passer  sa  carte,  on  lui  envoya  le  coffret.  Elle  le  plongea 
dans  son  manchon. 

Frédéric  sentit  un  grand  froid  lui  traverser  le  cœur. 

Mme  Dambreuse  n'avait  pas  quitté  son  bras;  et  elle  n'osa  k 
regarder  en  face  jusque  dans  la  rue,  où  l'attendait  sa  voiture. 

Elle  s'y  jeta  comme  un  voleur  qui  s'échappe,  et,  quand  elle  fut 
assise,  se  retourna  vers  Frédéric.  Il  avait  son  chapeau  à  la  main. 


l'éducation  sentimentale  499 

—  «  Vous  ne  montez  pas  ?  » 

—  «  Non,  Madame  !  » 

Et,  la  saluant  froidement,  il  ferma  la  portière,  puis  fit  signe  au 
ocher  de  partir. 

Il  éprouva  d'abord  un  sentiment  de  joie  et  d'indépendance  recon- 
]uise.  Il  était  fier  d'avoir  vengé  Mme  Arnoux  en  lui  sacrifiant  une 
fortune;  puis  il  fut  étonné  de  son  action,  et  une  courbature  infinie 
l'accabla. 

Le  lendemain  matin,  son  domestique  lui  apprit  les  nouvelles. 
-L'état  de  siège  était  décrété,  l'Assemblée  dissoute,  et  une  partie  des 
représentants  du  peuple  à  Mazas.  Les  affaires  publiques  le  laissèrent 
indifférent,  tant  il  était  préoccupé  des  siennes. 

Il  écrivit  à  des  fournisseurs  pour  décommander  plusieurs  em- 
plettes relatives  à  son  mariage,  qui  lui  apparaissait  maintenant  comme 
une  spéculation  un  peu  ignoble  ;  et  il  exécrait  Mme  Dambreuse  parce 
qu'il  avait  manqué,  à  cause  d'elle,  commettre  une  bassesse.  Il  en  oubliait 
la  Maréchale,  ne  s'inquiétait  même  pas  de  Mme  Arnoux,  —  ne 
songeant  qu'à  lui,  à  lui  seul,  —  perdu  dans  les  décombres  de  ses 
rêves,  malade,  plein  de  douleur  et  de  découragement;  et,  en  haine 
du  milieu  factice  où  il  avait  tant  souflFert,  il  souhaita  la  fraîcheur  de 
l'herbe,  le  repos  de  la  province,  une  vie  somnolente  passée  à  l'ombre 
du  toit  natal  avec  des  cœurs  ingénus.  Le  mercredi  soir  enfin,  il  sortit. 

Des  groupes  nombreux  stationnaient  sur  le  boulevard.  De  temps 
à  autre,  une  patrouille  les  dissipait;  ils  se  reformaient  derrière  elle. 
On  parlait  librement,  on  vociférait  contre  la  troupe  des  plaisanteries 
et  des  injures,  sans  rien  de  plus. 

—  «  Comment  !  est-ce  qu'on  ne  va  pas  se  battre }  »  dit  Frédéric 
à  un  ouvrier. 

L'homme  en  blouse  lui  répondit  : 

—  «  Pas  si  bêtes  de  nous  faire  tuer  pour  les  bourgeois  !  Qu'ils 
s'arrangent  !  » 

Et  un  monsieur  grommela,  tout  en  regardant  de  travers  le  fau- 
bourien : 


£00  L'ÉDUCATION    SENTI  MENTALE 

—  ((  Canailles  de  socialistes  !  Si  on  pouvait,  cette  fois,  les  exter- 
miner !  » 

Frédéric  ne  comprenait  rien  à  tant  de  rancune  et  de  sottise.  Son 
dégoût  de  Paris  en  augmenta;  et,  le  surlendemain,  il  partit  pour 
Nogent  par  le  premier  convoi. 

Les  maisons  bientôt  disparurent,  la  campagne  s'élargit.  Seul  dans 
son  wagon  et  les  pieds  sur  la  banquette,  il  ruminait  les  événements 
des  derniers  jours,  tout  son  passé.   Le  souvenir  de  Louise  lui  revint. 

■ —  «Elle  m'aimait,  celle-là!  Jai  eu  tort  de  ne  pas  saisir  ce 
bonheur....  Bah  !  n'y  pensons  plus  !  )> 

Puis,  cinq  minutes  après  : 

—  «Qui  sait,  cependant?...  plus  tard,  pourquoi  pas?)) 

Sa  rêverie,  comme  ses  yeux,  s'enfonçait  dans  de  vaguer,  horizons, 

—  «  Elle  était  naïve,  une  paysanne,  presque  une  sau^-age,  mais 
si  bonne  !  )> 

A  mesure  qu'il  avançait  vers  Nogent,  elle  se  rapprochait  de  lui. 
Quand  on  traversa  les  prairies  de  Sourdui:-,  il  l'aperçut  sous  les  peu- 
pliers comme  autrefois,  coupant  des  joncs  au  bord  de?  flaques  d'eau;, 
on  arrivait;  il  descendit. 

Puis  il  s'accouda  sur  le  pont,  pour  levoir  l'île  et  le  jardin  où  ils 
s'étaient  promenés  un  jour  de  soleil  ;  —  et  rétourdissement  du  voyage 
et  du  grand  air,  la  faiblesse  qu'il  gardait  de  ses  émotions  récentes, 
lui  causant  une  sorte  d'exaltation,  il  se  dit  : 

- —  «Elle  est  oeut-être  sortie;  si  j'allais  la  rencontrer!» 

La  cloche  de  Saint-Laurent  tintait;  et  il  y  avait  sur  la  place,, 
devant  l'église,  an  rassemblement  J.e  pauvres,  avec  une  calèche,  la 
seule  du  pays  (celle  qui  servait  pour  les  noces),  quand,  sous  le  portail, 
tout  à  coup,  dans  un  iîot  de  bourgeois  en  cravate  blanche,  deux 
nouveaux  mariés  parurent. 

Il  se  crut  halluciné.  Mais  non  !  C'était  bien  elle,  Louise  !  — 
couverte  d'un  voile  blanc  qui  tombait  de  ses  cheveux  rouges  à  ses 
talons;  et  c'était  bien  lui,  Deslauriers  !  —  portant  un  habit  bleu  brodd 
d'argent,  un  costume  de  préfet.  Pourquoi  donc? 


».',, 


L  EDUCATION    SENTIMENTALE  5OI 

Frédéric  se  cacha  dans  Tangle  d'une  maison,  pour  laisser  passer 
le  cortège. 

Honteux,  vaincu,  écrasé,  il  retourna  vers  le  chemin  de  fer,  et 
s'en  revint  à  Paris. 

Son  cocher  de  fiacre  assura  que  les  barricades  étaient  dressées 
depuis  le  Château-d'Eau  jusqu'au  Gymnase,  et  prit  par  le  faubourg 
Saint-Martin.  Au  coin  de  la  rue  de  Provence,  Frédéric  mit  pied  à 
terre  pour  gagner  les  boulevards. 

Il  était  cinq  heures,  une  pluie  fine  tombait.  Des  bourgeois  occu- 
paient le  trottoir  du  côté  de  l'Opéra.  Les  maisons  d'en  face  étaient 
closes.  Personne  aux  fenêtres.  Dans  toute  la  largeur  du  boulevard, 
des  dragons  galopaient,  à  fond  de  train,  penchés  sur  leurs  chevaux, 
le  sabre  nu;  et  les  crinières  de  leurs  casques,  et  leurs  grands  manteaux 
blancs  soulevés  derrière  eux  passaient  sur  la  lumière  des  becs  de  gaz, 
qui  se  tordaient  au  vent  de  la  brume.  La  foule  les  regardait,  muette, 
terrifiée. 

Entre  les  charges  de  cavalerie,  des  escouades  de  sergents  de  ville 
sur^^enaient,  pour  faire  refluer  le  monde  dans  les  rues. 

Mais,  sur  les  marches  de  Tortoni,  un  homme,  -  -  Dussardier,  — 
remarquable  de  loin  à  sa  haute  taille,  restait  sans  bouger  plus  qu'une 
cariatide. 

Un  des  agents  qui  marchait  en  tête,  le  tricorne  sur  les  yeux,  le 
menaça  de  son  épée. 

L'autre  alors,  s 'avançant  d'un  pas,  se  mit  à  crier  : 

—  «  Vive  la   République  !  » 

Il  tomba  sur  le  dos,  les  bras  en  croix. 

Un  hurlement  d'horreur  s'éleva  de  la  foule.  L'agent  fît  un  cercle 
autour  de  lui  avec  son  regard;  et  Frédéric,  béant,  reconnut  Sénécal. 


VI 


Il  voyagea. 

Il  connut  la  mélancolie  des  paquebots,  les  froids  réveils  sous  la 
tente,  l'étourdissement  des  paysages  et  des  ruines,  l'amertume  des 
sympathies  interrompues. 

Il  revint. 

Il  fréquenta  le  monde,  et  il  eut  d'autres  amours  encore.  Mais 
le  souvenir  continuel  du  premier  les  lui  rendait  insipides;  et  puis  la 
véhémence  du  désir,  la  fleur  même  de  la  sensation  était  perdue.  Ses 
ambitions  d'esprit  avaient  également  diminué.  Des  années  passèrent; 
et  il  supportait  le  désœuvrement  de  son  intelligence  et  l'inertie  de 
son  cœur. 

Vers  la  fin  de  mars  1867,  à  la  nuit  tombante,  comme  il  était  seul 
dans  son  cabinet,  une  femme  entra. 

—  ((  Madame  Arnoux  !  » 

—  «  Frédéric  !  » 

Elle  le  saisit  par  les  mains,  l'attira  doucement  vers  la  fenêtre, 
et  elle  le  considérait  tout  en  répétant  : 

—  ((  C'est  lui  !  C'est  donc  lui  !  » 

Dans  la  pénombre  du  crépuscule,  il  n'apercevait  que  ses  yeux 
sous  la  voilette  de  dentelle  noire  qui  masquait  sa  figure. 

Quand  elle  eut  déposé  au  bord  de  la  cheminée  un  petit  portefeuille 
de  velours  grenat,  elle  s'assit.  Tous  deux  restèrent  sans  pouvoir 
parler,  se  souriant  l'un  à  l'autre. 

Enfin,  il  lui  adressa  quantité  de  questions  sur  elle  et  son  mari. 

Ils  habitaient  le  fond  de  la  Bretagne,  pour  vivre  économiquement 
et  payer  leurs  dettes.  Arnoux,  presque  toujours  malade,  semblait  un 
vieillard  maintenant.  Sa  fille  était  mariée  à  Bordeaux,  et  son  fils  en 
garnison  à  Mostaganem.  Puis  elle  releva  la  tête  : 


504  l'éducation  sentimentale 

—  ((  Mais  je  vous  revois  !  Je  suis  heureuse  !  » 

Il  ne  manqua  pas  de  lui  dire  qu'à  la  nouvelle  de  leur  catastrophe, 
il  était  accouru  chez  eux. 
— -  (.{  Je  le  savais  !  » 

—  ((  Comment  ?  » 

Elle  l'avait  aperçu  dans  la  cour,  et  s'était  cachée. 

—  «  Pourquoi  ?  » 

Alors,  d'une  voix  tremblante,  et  avec  de  longs  intervalles  entre 
ses  mots  : 

—  ((  J'avais  peur  !  Oui...  peur  de  vous...  de  moi  !  » 

Cette  révélation  lui  donna  comme  un  saisissement  de  volupté. 
Son  cœur  battait  à  grands  coups.  Elle  reprit  : 

—  «  Excusez -moi  de  n'être  pas  venue  plus  tôt.  » 

Et  désignant  le  petit  portefeuille  grenat  couvert  de  palmes  d'or  ; 

—  «Je  l'ai  brodé  à  votre  intention,  tout  exprès.  Il  contient  cette 
somme,  dont  les  terrains  de  Belleville  devaient  répondre.  » 

Frédéric  la  remercia  du  cadeau,  tout  en  la  blâmant  de  s'être 
dérangée. 

—  «  Non  1  Ce  n'est  pas  pour  cela  que  je  suis  venue  1  Je  tenais 
à  cette  visite,  puis  je  m'en  retournerai...  là-bas.  » 

Et  elle  lui  parla  de  l'endroit  qu'elle  habitait. 

C'était  une  maison  basse,  à  un  seul  étage,  avec  un  jardin  rempli 
de  buis  énormes  et  une  double  avenue  de  châtaigniers  montant  jus- 
qu'au haut  de  la  colline,  d'où  l'on  découvre  la  m.er. 

—  ((  Je  vais  m 'asseoir  là,  sur  un  banc,  que  j'ai  appelé  :  le  banc 
Frédéric.  >> 

Puis  elle  se  mit  à  regarder  les  meubles,  les  bibelots,  les  cadres, 
avidem.ent,  pour  les  emporter  dans  sa  mémoire.  Le  portrait  de  la 
Maréchale  était  à  demi  caché  par  un  rideau.  Mais  les  ors  et  les  blancs, 
qui  se  détachaient  au  milieu  des  ténèbres,  l'attirèrent. 

—  ((  Je  connais  cette  femme,  il  me  semble  ?  » 

—  «  Impossible  !  »  dit  Frédéric.  «  C'est  une  vieille  peinture 
îtah'enne.  » 


l'éducation    SENTIMKNrALE  505 

Elle  avoua  airelle  désirait  faire  un  tour  à  son  bras,  dans  les 
rues. 

Ils  sortirent. 

La  lueur  des  boutiques  éclairait,  par  intervalles,  son  profil  pâle; 
puis  Tombre  Tcnveloppait  de  nouveau;  et,  au  milieu  des  voitures,  de 
la  foule  et  du  bruit,  ils  allaient  sans  se  distraire  d'eux-mêmes,  sans 
rien  entendre,  comme  ceux  qui  marchent  ensemble  dans  la  campagne, 
sur  un  lit  de  feuilles  mortes. 

Ils  se  racontèrent  leurs  anciens  jours,  les  dîners  du  temps  de 
VAri  indiisiricl,  les  manies  d'Arnoux,  sa  façon  de  tirer  les  pointes  de 
son  faux-col,  d'écraser  du  cosmétique  sur  ses  moustaches,  d'autres 
choses  plus  intimes  et  plus  profondes.  Quel  ravissement  il  avait  eu 
la  première  fois,  en  l'entendant  chanter  !  Comme  elle  était  be!]^,  le 
jour  de  sa  fête,  à  Saint-Cloud  !  Il  lui  rappela  le  petit  jardin  d'Auteuil, 
des  soirs  au  théâtre,  une  rencontre  sur  le  boulevard,  d'anciens  domes- 
tiques, sa  négresse. 

Elle  s'étonnait  de  sa  mémoire.  Cependant,  elle  lui  dit  : 

—  a  Quelquefois,  vos  paroles  me  reviennent  comme  un  écho 
lointain,  comme  le  son  d'une  cloche  apporté  par  le  vent;  et  il  me 
semble  que  vous  êtes  là,  quand  je  lis  des  passages  d'amour  dans  les 
livres.  » 

---  «Tout  ce  qu'on  y  blâme  d'exagéré,  vous  me  l'avez  fait  res- 
sentir, »  dit  Frédéric.  «  Je  comprends  Werther  que  ne  dégoûtent 
i3as  les  tartines  de  Charlotte.  » 

—  «  Pauvre  cher  ami  !  )> 

Elle  soupira;  et,  après  un  long  silence: 

—  «  N'importe,  nous  nous  serons  bien  aimés.  » 

—  :;  Sans  nous  appartenir,  pourtant  !  » 

—  '(  Cela  vaut  peut-être  mieux,  »  reprit-elle. 

—  0:  Non  !  non  !  Quel  bonheur  nous  aurions  eu  !  » 

—  «  Oh  I  je  le  crois,  avec  un  amour  comme  le  vôtre  !  » 

Et  il  devait  être  bien  fort  pour  durer  après  une  séparation  si 
longue  r 


506  L  EDUCATION    SENTIMENTALE 

Frédéric  lui  demanda  comment  elle  l'avait  découvert. 

—  «  C'est  un  soir  que  vous  m'avez  baisé  le  poignet  entre  le  gant 
et  la  manchette.  Je  me  suis  dit  :  «  Mais  il  m'aime...  il  m'aime.  »  J'avais 
peur  de  m.'en  assurer,  cependant.  Votre  réserve  était  si  charmante,, 
que  j'en  jouissais  comme  d'un  hommage  involontaire  et  continu.» 

Il  ne  regretta  rien.  Ses  soufîrances  d'autrefois    étaient  payées. 

Quand  ils  rentrèrent,  Mme  Arnoux  ôta  son  chapeau.  La  lampe, 
posée  sur  une  console,  éclaira  ses  cheveux  blancs.  Ce  fut  com.me  un 
heurt  en  pleine  poitrine. 

Pour  lui  cacher  cette  déception,  il  se  posa  par  terre  à  ses  genoux,, 
et,  prenant  ses  mains,  se  mit  à  lui  dire  des  tendresses  : 

—  ((  Votre  personne,  vos  moindres  mouvements  m.e  semblaient 
avoir  dans  le  monde  une  imiportance  extrahumaine.  Mon  cœur,  comme - 
de  la  poussière,  se  soulevait  derrière  vos  pas»  Vous  me  faisiez  l'effet 
d'un  clair  de  lune  par  une  nuit  d'été,  quand  tout  est  parfums,  ombres 
douces,  blancheurs,  infini;  et  les  délices  de  la  chair  et  de  l'âme  étaient 
contenues  pour  moi  dans  votre  nom  que  je  me  répétais,  en  tâchant 
de  le  baiser  sur  mes  lèvres.  Je  n'imaginais  rien  au  delà.  C'était  Mme 
Arnoux  telle  que  vous  étiez,  avec  ses  deux  enfants,  tendre,  sérieuse, 
belle  à  éblouir,  et  si  bonne  !  Cette  image-là  effaçait  toutes  les  autres. 
Est-ce  que  j'y  pensais,  seulement  !  puisque  j'avais  toujours  au  fond 
de  moi-mêm.e  la  miusique  de  votre  voix  et  la  splendeur  de  vos  yeux  !  » 

Elle  acceptait  avec  ravissement  ces  adorations  pour  la  femme 
qu'elle  n'était  plus.  Frédéric,  se  grisant  par  ses  paroles,  arrivait  à 
croire  ce  qu'il  disait.  Mme  Arnoux,  le  dos  tourné  à  la  lumâère,  se 
penchait  vers  lui.  Il  sentait  sur  son  front  la  caresse  de  son  haleine,  à 
travers  ses  vêtements  le  contact  indécis  de  tout  son  corps.  Leurs  mains 
se  serrèrent;  la  pointe  de  sa  bottine  s'avançait  un  peu  sous  sa  robe,, 
et  il  lui  dit,  presque  défaillant  : 

—  «  La  vue  de  votre  pied  me  trouble.  » 

Un  mouvement  de  pudeur  la  fit  se  lever.  Puis,  immobile,  et  avec 
l'intonation  singulière  des  somnambules  : 

—  ((A  mo:;  âge  î  lui  !  Frédéric  !...  Aucune  n'a  jamais  été  aimée 


L  EDUCATION    SENTIMENTALE  507 

comme  moi  !  Non,  non  !  à  quoi  sert  d'être  jeune  ?  Je  m'en  moque 
bien  !  je  les  méprise,  toutes  celles  qui  viennent  ici  !  » 

—  «  Oh  !  il  n'en  vient  guère  !  »  reprit-il  complaisamment. 
Son  visage  s'épanouit,  et  elle  voulut  savoir  s'il  se  marierait. 
Il  jura  que  non. 

—  «  Bien  sûr  ?  pourquoi  ?  » 

—  «  A  cause  de  vous,  »  dit  Frédéric  en  la  serrant  dans  ses  bras. 
Elle  y  restait,  la  taille  en  arrière,  la  bouche  entr'ouverte,  les  yeux 

levés.  Tout  à  coup,  elle  le  repoussa  avec  un  air  de  désespoir,  et,  comme 
il  la  suppliait  de  lui  répondre,  elle  dit  en  baissant  la  tête  : 

—  «  J'aurais  voulu  vous  rendre  heureux.  » 

Frédéric  soupçonna  Mme  Arnoux  d'être  venue  pour  s'offrir; 
et  il  était  repris  par  une  convoitise  plus  forte  que  jamais,  furieuse, 
enragée.  Cependant,  il  sentait  quelque  chose  d'inexprimable,  une 
répulsion,  et  comme  l'effroi  d'un  inceste.  Une  autre  crainte  l'arrêta, 
celle  d'en  avoir  dégoût  plus  tard.  D'ailleurs,  quel  embarras  ce  serait  ! 
et  tout  à  la  fois  par  prudence  et  pour  ne  pas  dégrader  son  idéal,  il 
tourna  ses  talons  et  se  mit  à  faire  une  cigarette. 

Elle  le  contemplait,  tout  émerveillée. 

—  ((  Comme  vous  êtes  délicat  !  Il  n'y  a  que  vous  !  Il  n'y  a  que 
vous  !  » 

Onze  heures  sonnèrent. 

—  «  Déjà  !  »  dit-elle;  «  au  quart,  je  m'en  irai.  » 

Elle  se  rassit;  mais  elle  observait  la  pendule,  et  il  continuait  à 
marcher  en  fumant.  Tous  les  deux  ne  trouvaient  plus  rien  à  dire.  Il 
y  a  un  moment,  dans  les  séparations,  où  la  personne  aimée  n'est 
déjà  plus  avec  nous. 

Enfin,  l'aiguille  ayant  dépassé  les  vingt-cinq  minutes,  elle  prit 
son  chapeau  par  les  brides,  lentement. 

—  «  Adieu,  mon  ami,  mon  cher  ami  !  Je  ne  vous  reverrai  jamais  \ 
C'était  ma  dernière  démarche  de  femme.  Mon  âme  ne  vous  quittera 
pas.  Que  toutes  les  bénédictions  du  ciel  soient  sur  vous  !  » 

Et  elle  le  baisa  au  front,  comme  une  mère. 


•    -  ■■s**'  î^â 


'X^>4' 


L  EDUCATION    SENTIMENTALE 


509 


Mais  clic  parut  chercher  quelque  chose,  et  lui  demanda  des 
ciseaux. 

Elle  défit  son  peigne:  tous  ses  cheveux  blancs  tombèrent. 

Elle  s'en  coupa,  brutalement,  à  la  racine,  une  longue  mèche. 

—  «  Gardez-les  î  adieu  !  » 

Quand  elle  fut  sortie,  Frédéric  ouvrit  sa  fenêtre:  Mme  Arnoux., 
sur  le  trottoir,  fit  signe  d'avancer  à  un  fiacre  qui  passait.  Elle  monta 
dedans.  La   voiture  disparut. 

Et  ce  fut  tout. 


VII 


Vers  le  commencement  de  cet  hiver,  Frédéric  et  Deslauriers 
causaient  au  coin  du  feu,  réconciliés  encore  une  fois,  par  la  fatalité 
de  leur  nature  qui  les  faisait  toujours  se  rejoindre  et  s'aimer. 

L'un  expliqua  sommairement  sa  brouille  avec  Mme  Dambreuse, 
laquelle  s'était  remariée  à  un  Anglais. 

L'autre,  sans  dire  comment  il  avait  épousé  Mlle  Roque,  conta 
que  sa  femme,  un  beau  jour,  s'était  enfuie  avec  un  chanteur.  Pour  se 
laver  un  peu  du  ridicule,  il  s'était  compromis  dans  sa  préfecture  par 
des  excès  de  zèle  gouvernemental.  On  l'avait  destitué.  Il  avait  été, 
ensuite,  chef  de  colonisation  en  Algérie,  secrétaire  d'un  pacha,  gérant 
d'un  journal,  courtier  d'annonces,  pour  être  finalement  employé  dans 
une  compagnie  industrielle. 

Quant  à  Frédéric,  ayant  mangé  les  deux  tiers  de  sa  fortune,  il 
vivait  en  petit  bourgeois. 

Puis,  ils  s'informèrent  mutuellement  de  leurs  amis. 

Martinon  était  maintenant  sénateur. 

Hussonnet  occupait  une  haute  place,  où  il  se  trouvait  avoir  sous 
la  main  tous  les  théâtres  et  toute  la  presse. 

Cisy,  enfoncé  dans  la  religion  et  père  de  huit  enfants,  habitait 
le  château  de  ses  aïeux. 

Pellerin,  après  avoir  donné  dans  le  fouriérisme,  l'homéopathie, 
les  tables  tournantes,  l'art  gothique  et  la  peinture  humanitaire,  était 
devenu  photographe  ;  et  sur  toutes  les  murailles  de  Paris,  on  le  voyait 
représenté  en  habit  noir,  avec  un  corps  minuscule  et  une  grosse  tête. 

—  ((  Et  ton  intime,  Sénécal }  »  demanda  Frédéric. 

—  «  Disparu  !  Je  ne  sais  !  —  Et  toi,  ta  grande  passion, 
Mme  Arnoux.'*  » 

—  «  Elle  doit  être  à  Rome  avec  son  fils,  Heutenant  de  chasseurs.  » 


>^, 


512  L  EDUCATION    SENTIMENTALE 

—  «  Et  son  mari  ?  » 

—  «  Mort  l'année  dernière.  » 

—  «  Tiens  !  »  dit  l'avocat. 
Puis  se  frappant  le  front  : 

—  «A  propos,  l'autre  jour,  dans  une  boutique,  j'ai  rencontré 
cette  bonne  Maréchale,  tenant  par  la  main  un  petit  garçon  qu'elle  a 
adopté.  Elle  est  vem-e  d'un  certain  M.  Oudry,  et  très  grosse  maintenant, 
énorme.  Quelle  décadence  !  Elle  qui  avait  autrefois  la  taille  si  mince.  » 

Deslauriers  ne  cacha  pas  qu'il  avait  profité  de  son  désespoir  pour 
s'en  assurer  par  lui-même. 

—  «  Comme  tu  me  l'avais  permis,  du  reste.  » 

Cet  aveu  était  une  compensation  au  silence  qu'il  gardait  touchant 
sa  tentative  près  de  Mme  Arnoux.  Frédéric  l'eût  pardonnée,  puisqu'elle 
n'avait  pas  réussi. 

Bien  que  vexé  un  peu  de  la  découverte,  il  fit  semblant  d'en  rire; 
et  l'idée  de  la  Maréchale  lui  amena  celle  de  la  Vatnaz. 

Deslauriers  ne  l'avait  jamais  vue,  non  plus  que  bien  d'autres 
qui  venaient  chez  Arnoux;  mais  il  se  souvenait  parfaitement  de 
Regimbart. 

Vit- il  encore?  » 

—  '•  A  peine  !  Tous  les  soirs,  régulièrement,  depuis  la  rue  de 
Grammont  jusqu'à  la  rue  Montmartre,  il  se  traîne  devant  les  cafés, 
affaibli,  courbé  en  deux,  vidé,  un  spectre  !  '^ 

—  «Eli  bien,  et  Compain  .^  » 

Frédéric  poussa  un  cri  de  joie,  et  pria  l'ex-délégué  du  Gouverne- 
ment provisoire  de  lui  apprendre  le  m^^stère  de  la  tête  de  veau. 

—  ((  C'est  une  importation  anglaise.  Pour  parodier  la  cérémonie 
que  les  royalistes  célébraient  le  30  janvier,  des  Indépendants  fondèrent 
un  banquet  annuel  où  l'on  mangeait  des  têtes  de  veau,  et  où  on  buvait 
du  vin  rouge  dans  des  crânes  de  veau,  en  portant  des  toasts  à  l'exter- 
mination des  Stuarts.  Après  thermidor,  des  terroristes  organisèrent 
une  confrérie  toute  pareille,  ce  qui  prouve  que  la  bêtise  est  féconde.  » 

—  {(  Tu  mt  parais  bien  calmé  sur  la  politique  ?  » 


n  /. 


LEDUCATION  SENTIMENTALE  513 

—  (■-  Effet  de  l'âge,  »  dit  l'avocat. 
Et  ils  résumèrent  ler.r  vie. 

Ils  l'avaient  manquée  tous  les  deiix.  celui  qui  avait  rcvé  l'amour, 
celui  qui  avait  rêvé  le  pouvoir.  Quelle  en  était  î.i  raison  ? 

—  «  C'est  peut-être  le  défaut  de    ligne    droite,  >>   dit    Frédéric. 

—  «Pour  toi,  cela  se  peut.  Moi,  au  contraire,  j'ai  péché  par 
excès  de  rectitude,  sans  tenir  compte  de  mille  choses  secondaires, 
plus  fortes  que  tout.  J'avais  trop  de  logique,  et  toi  de  sentiment.  » 

Puis,  ils  accusèrent  le  hasard,  les  circonstances,  l'époque  où  ils 
étaient  nés. 

Frédéric  reprit  : 

-—  «  Ce  n'est  pas  là  ce  que  nous  c  royiors  devenir  autrefois,  à 
Sens,  quand  tu  voulais  faire  une  liistoire  critique  de  la  Philosophie, 
et  moi,  un  grand  roman  moyen  âge  siu-  Nogenr^  dont  j'avais  trouvé 
le  sujet  dans  Froissard  :  Comment  messirc  Brokars  de  Fénestranges 
et  l'évêque  de  Troyes  assaillirent  messire  luistache  d'Ambrccicourt. 
Te  rappelles-tu }  » 

Et,  exhumant  leur  jeunesse,  à  chaque  phrase,  ils  se  disaient  : 

—  «  Te  rappelles-tu  ?  » 

Ils  revoyaient  la  cour  du  collège,  la  chapelle,  le  parloir,  la  salle 
d'armics  au  bas  de  l'escalier,  des  figures  de  pions  et  d'élèves,  un  nom.mé 
x\ngelmarre,  de  Versailles,  qui  se  taillait  des  sous-pieds  dans  de  vieilles 
bottes,  M.  Mirbal  et  ses  favoris  roiîges,  les  deux  professeurs  de  dessin 
linéaire  et  de  grand  dessin,  Varaud  et  Suriret,  toujours  en  dispute, 
et  le  Polonais,  le  compatriote  de  Copernic,  avec  son  système  planétaire 
en  carton,  astronome  ambulant  dont  on  avait  payé  la  séance  par  un 
repas  au  réfectoire,  —  puis  une  terrible  ribote  en  prom.enade,  leurs 
premières  pipes  fumées,  les  distributions  des  prix,  la  joie  des  vacances. 

C'était  pendant  celles  de  1837  qu'ils  avaient  été  chez  la  Turque. 

On  appelait  ainsi  une  femme  qui  se  nommait  de  son  vrai  nom 
Zoraïde  Turc;  et  beaucoup  de  personnes  la  croyaient  une  musulmane, 
une  Turque,  ce  qui  ajoutait  à  la  poésie  de  son  établissement,  situé 
au  bord  de  l'eau,  derrière  le  rempart;  même  en  plein  été,  il  y  avait 


>-^-, 


L  EDUCATION    SENTIMENTALE  515 

de  Tombre  autour  de  sa  maison,  reconnaissable  à  un  bocal  de  poissons 
rouges  près  d'un  pot  de  réséda,  sur  une  fenêtre.  Des  demoiselles,  en 
camisole  blanche,  avec  du  fard  aux  pommettes  et  de  longues  boucles 
d'oreilles,  frappaient  aux  carreaux  quand  on  passait,  et,  le  soir,  sur 
le  pas  de  la  porte,  chantonnaient  doucement  d'une  voix  rauque. 

Ce  lieu  de  perdition  projetait  dans  tout  l'arrondissement  un  éclat 
fantastique.  On  le  désignait  par  des  périphrases  :  «  L'endroit  que 
vous  savez,  —  une  certaine  rue,  —  au  bas  des  Ponts.  »  Les  fermières 
des  alentours  en  tremblaient  pour  leurs  maris,  les  bourgeoises  le 
redoutaient  pour  leurs  bonnes,  parce  que  la  cuisinière  de  M.  le  Sous- 
Préfet  y  avait  été  surprise;  et  c'était,  bien  entendu,  l'obsession  secrète 
de  tous  les  adolescents. 

Or,  un  dimanche,  pendant  qu'on  était  aux  vêpres,  Frédéric  et 
Deslauriers,  s'étant  fait  préalablement  friser,  cueillirent  des  fleurs 
dans  le  jardin  de  Mme  Moreau,  puis  sortirent  par  la  porte  des  champs, 
et,  après  un  grand  détour  dans  les  vignes,  revinrent  par  la  Pêcherie 
et  se  glissèrent  chez  la  Turque,  en  tenant  toujours  leurs  gros  bouquets. 

Frédéric  présenta  le  sien,  comme  un  amoureux  à  sa  fiancée. 
Mais  la  chaleur  qu'il  faisait,  l'appréhension  de  l'inconnu,  une  espèce 
de  remords,  et  jusqu'au  plaisir  de  voir,  d'un  seul  coup  d'œil,  tant  de 
femmes  à  sa  disposition,  l'émurent  tellement,  qu'il  devint  très  pâle 
et  restait  sans  avancer,  sans  rien  dire.  Toutes  riaient,  joyeuses  de 
son  embarras;  croyant  qu'on  s'en  moquait,  il  s'enfuit;  et,  comme 
Frédéric  avait  l'argent.  Deslauriers  fut  bien  obligé  de  le  suivre. 

On  les  vit  sortir.  Cela  fit  une  histoire  qui  n'était  pas  oubliée  trois 
ans  après. 

Ils  se  la  contèrent  prolixement,  chacun  complétant  les  souvenirs 
de  l'autre;  et,  quand  ils  eurent  fini  : 

—  ((  C'est  là  ce  que  nous  avons  eu  de  meilleur  !  »  dit  Frédéric. 

—  «  Oui,  peut-être  bien  !  C'est  là  ce  que  nous  avons  eu  de  meil- 
leur !  »  dit  Deslauriers. 

FIN 


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78N0V.199ii 

26N0V.19?| 
2  6  MARS  W 

20  MARS  199|1 


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