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L'ÉDUCATION
SENTIMENTALE
ŒUVRES COMPLETES ILLUSTREES
DE
GUSTAVE FLAUBERT
L'ÉDUCATION
SENTIMENTALE
ILLUSTRATIONS
DE
ANDRÉ DUNOYER DE SEGONZAC
EDITION DU CENTENAIRE
PARIS
LIBRAIRIE DE FRANCÇ
F. SANT* ANDREA et L. MARCEROU
IIO, BOULEVARD SAINT-GERMAIN, IIO
1922
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PREMIERE PARTIE
E 15 septembre 1840, vers six heures du matin, la
Ville-de-MontereaUy près de partir, fumait à gros tour-
billons devant le quai Saint-Bernard.
Des gens arrivaient hors d'haleine; des barriques,
des câbles, des corbeilles de linge gênaient la circu-
lation ; les matelots ne répondaient à personne ; on se heurtait ; les
colis montaient entre les deux tambours, et le tapage s'absorbait
dans le bruissement de la vapeur, qui, s'échappant par des plaques
de tôle, enveloppait tout d'une nuée blanchâtre, tandis que la cloche,
à Tavant, tintait sans discontinuer.
Enfin le navire partit; et les deux berges, peuplées de magasins,
de chantiers et d'usines, filèrent comme deux larges rubans que l'on
déroule.
Un jeune homme de dix-huit ans, à longs cheveux et qui tenait
:un album sous son bras, restait auprès du gouvernail, immobile.
A travers le brouillard, il contemplait des clochers, des édifices dont
il ne savait pas les noms; puis il embrassa, dans un dernier coup d'œil,
î'île Saint-Louis, la Cité, Notre-Dame; et bientôt, Paris disparaissant,
il poussa un grand soupir.
2 l'Éducation sentimentale
M. Frédéric Moreau, nouvellement reçu bachelier, s'en retour-
nait à Nogent-sur-Seine, où il devait languir pendant deux mois,
avant d'aller faire son droit. Sa mère, avec la somme indispensable,
l'avait envoyé au Havre voir un oncle, dont elle espérait, pour lui,
l'héritage; il en était revenu la veille seulement; et il se dédommageait
de ne pouvoir séjourner dans la capitale, en regagnant sa province
par la route la plus longue.
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M
-tTàa.
Le tumulte s'apaisait; tous avaient pris leur place; quelques-uns,
debout, se chauffaient autour de la machine, et la cheminée crachait
avec un râle lent et rythmique son panache de fumée noire ; des goutte-
lettes de rosée coulaient sur les cuivres; le pont tremblait sous une
petite vibration intérieure, et les deux roues, tournant rapidement,
battaient l'eau.
La rivière était bordée par des grèves de sable. On rencontrait
des trains de bois qui se mettaient à onduler sous le remous des
vagues, ou bien, dans un bateau sans voiles, un homme assis péchait;
puis les brumes errantes se fondirent, le soleil parut, la colline qui
L EDUCATION SENTIMENTALE 3
suivait à droite le cours de la Seine peu à peu s'abaissa, et il en surgit
une autre, plus proche, sur la rive opposée.
Des arbres la couronnaient parmi des maisons basses couvertes
de toits à Titalienne. Elles avaient des jardins en pente que divisaient
des murs neufs, des grilles de fer, des gazons, des serres chaudes,
et des vases de géraniums, espacés régulièrement sur des terrasses
où Ton pouvait s'accouder. Plus d'un, en apercevant ces coquettes
résidences, si tranquilles, enviait d'en être le propriétaire, pour vivre
là jusqu'à la fin de ses jours, avec un bon billard, une chaloupe, une
femme ou quelque autre rêve. Le plaisir tout nouveau d'une excursion
maritime facilitait les épanchements. Déjà les farceurs commençaient
leurs plaisanteries. Beaucoup chantaient. On était gai. Il se versait
des petits verres.
Frédéric pensait à la chambre qu'il occuperait là-bas, au plan
d'un drame, à des sujets de tableaux, à des passions futures. Il trouvait
que le bonheur mérité par l'excellence de son âme tardait à venir. Il
se déclama des vers mélancoliques; il marchait sur le pont à pas
rapides ; il s'avança jusqu'au bout, du côté de la cloche ; — et, dans
un cercle de passagers et de matelots, il vit un monsieur qui contait
des galanteries à une paysanne, tout en lui maniant la croix d'or
qu'elle portait sur la poitrine. C'était un gaillard d'une quarantaine
d'années, à cheveux crépus. Sa taille robuste emplissait une jaquette
de velours noir, deux émeraudes brillaient à sa chemise de batiste,
et son large pantalon tombait sur d'étranges bottes rouges, en cuir
de Russie, rehaussées de dessins bleus.
La présence de Frédéric ne le dérangea pas. Il se tourna vers
lui plusieurs fois, en l'interpellant par des clins d'œil; ensuite il
offrit des cigares à tous ceux qui l'entouraient. Mais, ennuyé de cette
compagnie, sans doute, il alla se mettre plus loin. Frédéric le suivit.
La conversation roula d'abord sur les différentes espèces de
tabacs, puis, tout naturellement, sur les femmes. Le monsieur en
bottes rouges donna des conseils au jeune homme; il exposait des
théories, narrait des anecdotes, se citait lui-même en exemple, débitant
4 l'éducation sentimentale
tout cela d'un ton paterne, avec une ingénuité de corruption diver-
tissante.
Il était républicain; il avait voyagé, il connaissait l'intérieur des
théâtres, des restaurants, des journaux, et tous les artistes célèbres,
qu'il appelait familièrement par leurs prénoms; Frédéric lui confia
bientôt ses projets; il les encouragea.
Mais il s'interrompit pour observer le tuyau de la cheminée,
puis il marmotta vite un long calcul, afin de savoir « combien chaque
coup de piston, à tant de fois par minute, devait, etc.». — Et, la somme
trouvée, il admira beaucoup le paysage. Il se disait heureux d'être
échappé aux affaires.
Frédéric éprouvait un certain respect pour lui, et ne résista
pas à l'envie de savoir son nom. L'inconnu répondit tout d'une
haleine :
— « Jacques Arnoux, propriétaire de VArt industriely boulevard
Montmartre. »
Un domestique ayant un galon d'or à la casquette vint lui
dire :
— « Si Monsieur voulait descendre } Mademoiselle pleure. »
Il disparut.
VArt industriel était un établissement hybride, comprenant un
journal de peinture et un magasin de tableaux. Frédéric avait vu ce
titre-là, plusieurs fois, à l'étalage du libraire de son pays natal, sur
d'immenses prospectus, où le nom de Jacques Arnoux se développait
magistralement.
Le soleil dardait d'aplomb eu faisant reluire les gabi Ilots de fer
autour des mâts, les plaques du bastingage et la surface de l'eau;
elle se coupait à la proue en deux sillons, qui se déroulaient jusqu'au
bord des prairies. A chaque détour de la rivière, on retrouvait le
même rideau de peupliers pâles. La campagne était toute vide. Il y
avait dans le ciel de petits nuages blancs arrêtés, — et l'ennui, vague-
ment répandu, semblait alanguir la marche du bateau et rendre l'aspect
des voyageurs plus insignifiant encore.
6 L'ÉDUCATION SENTIMENTALE
A part quelques bourgeois, aux Premières, c'étaient des ouvriers,
des gens de boutique avec leurs femmes et leurs enfants. Comme on
avait coutume alors de se vêtir sordidement en voyage presque tous
portaient de vieilles calottes grecques ou des chapeaux déteints, de
maigres habits noirs, râpés par le frottement du bureau, ou des redin-
gotes ouvrant la capsule de leurs boutons pour avoir trop servi au
magasin ; ça et là, quelque gilet à châle laissait voir une chemise de
calicot, maculée de café; des épingles de chrysocale piquaient des
cravates en lambeaux ; des sous-pieds cousus retenaient des chaussons
de lisière; deux ou trois gredins qui tenaient des bambous à gance
de cuir lançaient des regards obliques, et des pères de famille ouvraient
de gros yeux, en faisant des questions. Ils causaient debout, ou bien
accroupis sur leurs bagages; d'autres dormaient dans des coins;
plusieurs mangeaient. Le pont était sali par des écales de noix, des
bouts de cigares, des pelures de poires, des détritus de charcuterie
apportée dans du papier; trois ébénistes, en blouse, stationnaient
devant la cantine ; un joueur de harpe en haillons se reposait, accoudé
sur son instrument ; on entendait par intervalles le bruit du charbon
de terre dans le fourneau, un éclat de voix, un rire; — et le capitaine,
sur la passerelle, marchait d'un tambour à l'autre, sans s'arrêter.
Frédéric, pour rejoindre sa place, poussa la grille des Premières,
dérangea deux chasseurs avec leurs chiens.
Ce fut comme une apparition.
Elle était assise, au milieu du banc, toute seule; ou du moins
il ne distingua personne, dans l'éblouissement que lui envoyèrent
ses yeux. En même temps qu'il passait, elle leva la tête; il fléchit
involontairement les épaules ; et, quand il se fut mis plus loin, du même
côté, il la regarda.
Elle avait un large chapeau de paille, avec des rubans roses qui
palpitaient au vent, derrière elle. Ses bandeaux noirs, contournant
la pointe de ses grands sourcils, descendaient très bas et semblaient
presser amoureusement l'ovale de sa figure. Sa robe de mousseline
claire, tachetée de petits pois,. se répandait à plis nombreux. Elle était
L*ÉDUCATION SENTIMENTALE 7
en train de broder quelque chose; et son nez droit, son menton,
toute sa personne se découpait sur le fond de Tair bleu.
Comme elle gardait la même attitude, il fît plusieurs tours de
droite et de gauche pour dissimuler sa manœuvre; puis il se planta
tout près de son ombrelle, posée contre le banc, et il affectait d'observer
une chaloupe sur la rivière.
Jamais il n'avait vu cette splendeur de sa peau brune, la séduction
de sa taille, ni cette finesse des doigts que la lumière traversait. Il
considérait son panier à ouvrage avec ébahissement, comme une
chose extraordinaire. Quels étaient son nom, sa demeure, sa vie, son
passé .î^ Il souhaitait connaître les meubles de sa chambre, toutes
les robes qu'elle avait portées, les gens qu'elle fréquentait; f't le désir
de la possession physique même disparaissait sous une envie plus
profonde, dans une curiosité douloureuse qui n'avait pas de limites.
Une négresse, coiffée d'un foulard, se présenta, en tenant par
la main une petite fille, déjà grande. L'enfant, dont les yeux roulaient
des larmes, venait de s'éveiller; elle la prit sur ses genoux. «Made-
moiselle n'était pas sage, quoiqu'elle eût sept ans bientôt; sa mère
ne l'aimerait plus; on lui pardonnait trop ses caprices. » Et Frédéric
se réjouissait d'entendre ces choses, comme s'il eût fait une découverte,
une acquisition.
Il la supposait d'origine andalouse, créole peut-être; elle avait
ramené des îles cette négresse avec elle?
Cependant, un long châle à bandes violettes était placé derrière
son dos, sur le bordage de cuivre. Elle avait dû, bien des fois, au
milieu de la mer, durant les soirs humides, en envelopper sa taille,
s'en couvrir les pieds, dormir dedans ! Mais, entraîné par les franges,
il glissait peu à peu, il allait tomber dans l'eau; Frédéric fît un bond
et le rattrapa. Elle lui dit :
— « Je vous remercie, monsieur. »
Leurs yeux se rencontrèrent.
— « Ma femme, es-tu prête } » cria le sieur Arnoux, apparaissant
dans le capot de l'escalier.
8 l'éducation sentimentale
Mlle Marthe courut vers lui, et, cramponnée à son cou, elle
tirait ses moustaches. Les sons d'une harpe retentirent, elle voulut
voir la musique; et bientôt le joueur d'instrument, amené par la
négresse, entra dans les Premières. Arnoux le reconnut pour un ancien
modèle; il le tutoya, ce qui surprit les assistants. Enfin le harpiste
rejeta ses longs cheveux derrière ses épaules, étendit les bras et se
mit à jouer.
C'était une romance orientale, où il était question de poignards,,
de fleurs et d'étoiles. L'homme en haillons chantait cela d'une voix
mordante ; les battements de la machine coupaient la mélodie à fausse
mesure; il pinçait plus fort : les cordes vibraient, et leurs sons métal-
liques semblaient exhaler des sanglots, et comme la plainte d'un
amour orgueilleux et vaincu. Des deux côtés de la rivière, des bois
s'incHnaient jusqu'au bord de l'eau; un courant d'air frais passait;
Mme Arnoux regardait au loin d'une manière vague. Quand la musique
s'arrêta, elle remua les paupières plusieurs fois, comme si elle sortait
d'un songe.
Le harpiste s'approcha d'eux, humblement. Pendant qu'Arnoux.
cherchait de la monnaie, Frédéric allongea vers la casquette sa main
fermée, et, l'ouvrant avec pudeur, il y déposa un louis d'or. Ce n'était
pas la vanité qui le poussait à faire cette aumône devant elle, mais-
une pensée de bénédiction où il l'associait, un mouvement de cœur
presque religieux.
Arnoux, en lui montrant le chemin, l'engagea cordialement à
descendre. Frédéric affirma qu'il venait de déjeuner; il se mourait
de faim, au contraire; et il ne possédait plus un centime au fond de
sa bourse.
Ensuite il songea qu'il avait bien le droit, comme un autre, de
se tenir dans la chambre.
Autour des tables rondes, des bourgeois mangeaient, un garçoa
de café circulait; M. et Mme Arnoux étaient dans le fond, à droite;
il s'assit sur la longue banquette de velours ayant ramassé un journal
qui se trouvait là.
l'éducation sentimentale 9
Ils devaient, à Montereau, prendre la diligence de Châlon. Leur
voyage en Suisse durerait un mois. Mme Arnoux blâma son mari
de sa faiblesse pour son enfant. Il chuchota dans son oreille, une gra-
cieuseté, sans doute, car elle sourit. Puis il se dérangea pour fermer
derrière son cou le rideau de la fenêtre.
Le plafond, bas et tout blanc, rabattait une lumière crue. Frédéric,
en face, distinguait Tombre de ses cils. Elle trempait ses lèvres dans
son verre, cassait un peu de croûte entre ses doigts; le médaillon
de lapis-lazuli, attaché par une chaînette d'or à son poignet, de temps
à autre sonnait contre son assiette. Ceux qui étaient là, pourtant,
n'avaient pas Tair de la remarquer.
Quelquefois, par les hublots, on voyait glisser le flanc d'une
barque qui accostait le navire pour prendre ou déposer des voyageurs.
Les gens attablés se penchaient aux ouvertures et nommaient les
pays riverains.
Arnoux se plaignait de la cuisine : il se récria considérablement
devant l'addition, et il la fit réduire. Puis il emmena le jeune homme
à l'avant du bateau pour boire des grogs. Mais Frédéric s'en retourna
bientôt seus la tente, où Mme Arnoux était revenue. Elle lisait un
mince volume à couverture grise. Les deux coins de sa bouche se
relevaient par moments, et un éclair de plaisir illuminait son front. Il
jalousa celui qui avait inventé ces choses dont elle paraissait occupée.
Plus il la contemplait, plus il sentait entre elle et lui se creuser des
abîmes. Il songeait qu'il faudrait la quitter tout à l'heure, irrévocable-
ment, sans en avoir arraché une parole, sans lui laisser même un
souvenir !
Une plaine s'étendait à droite ; à gauche un herbage allait douce-
ment rejoindre une colline, où l'on apercevait des vignobles, des
noyers, un moulin dans la verdure, et des petits chemins au delà,
formant des zigzags sur la roche blanche qui touchait au bord du
ciel. Quel bonheur de monter côte à côte, le bras autour de sa taille,
pendant que sa robe balayerait les feuilles jaunies, en écoutant sa
voix, sous le rayonnement de ses yeux ! Le bateau pouvait s'arrêter,
10 l'éducation sentimentale
ils n'avaient qu'à descendre; et cette chose bien simple n'était pas
plus facile, cependant, que de remuer le soleil !
Un peu plus loin, on découvrit un château, à toit pointu, avec
des tourelles carrées. Un parterre de fleurs s'étalait devant sa façade
et des avenues s'enfonçaient, comme des voûtes noires, sous les hauts
tilleuls. Il se la figura passant au bord des charmilles. A ce moment,
une jeune dame et un jeune homme se montrèrent sur le perron,
entre les caisses d'orangers. Puis tout disparut.
La petite fille jouait autour de lui. Frédéric voulut la baiser.
Elle se cacha derrière sa bonne; sa mère la gronda de n'être pas
aimable pour le monsieur qui avait sauvé son châle. Etait-ce une ouver-
ture indirecte }
— (( Va-t-elle enfin me parler ? » se demandait-il.
Le temps pressait. Comment obtenir une invitation chez Arnoux ?
Et il n'imagina rien de mieux que de lui faire remarquer la couleur
i' l'automne, en ajoutant :
— « Voilà bientôt l'hiver, la saison des bals et des dîners ! »
Mais Arnoux était tout occupé de ses bagages. La côte de Surville
apparut, les deux ponts se rapprochaient, on longea une corderie,
ensuite une rangée de maisons basses; il y avait, en dessous, des
marmites de goudron, des éclats de bois; et des gamins couraient
sur le sable, en faisant la roue. Frédéric reconnut un homme avec
un gilet à manches, il lui cria :
— « Dépêche-toi. »
On arrivait. Il chercha péniblement Arnoux dans la foule des
pa sagers, et l'autre répondit en lui serrant la main :
— « Au plaisir, cher monsieur ! »
Quand il fut sur le quai, Frédéric se retourna. Elle était près
du gouvernail, debout. Il lui envoya un regard où il avait tâché de
mettre toute son âme; comme s'il n'eût rien fait, elle demeura immo-
bile. Puis, sans égard aux salutations de son domestique :
— « Pourquoi n'as-tu pas amené la voiture jusqu'ici ? »
Le bonhomme s'excusait.
L EDUCATION SENTIMENTALE II
— « Quel maladroit ! Donne-moi de l'argent l »
Et il alla manger dans une auberge.
Un quart d'heure après, il eut envie d'entrer comme par hasard
dans la cour des diligences. Il la verrait encore, peut-être?
— « A quoi bon ? » se dit-il.
Et l'américaine l'emporta. Les deux chevaux n'appartenaient
pas à sa mère. Elle avait emprunté celui de M. Chambrion, le receveur,
pour l'atteler auprès du sien. Isidore, parti la veille, s'était reposé
à Bray jusqu'au soir et avait couché à Montereau, si bien que les bêtes
rafraîchies trottaient lestement.
Des champs moissonnés se prolongeaient à n'en plus finir. Deux
lignes d'arbres bordaient la route, les tas de cailloux se succédaient;
et peu à peu, Villeneuve-Saint-Georges, Ablon, Châtillon, Corbeil
et les autres pays, tout son voyage lui revint à la mémoire, d'une
façon si nette qu'il distinguait maintenant des détails nouveaifx, des
particularités plus intimes; sous le dernier volant de sa robe, son
pied passait dans une mince bottine en soie, de couleur marron; la
tente de coutil formait un large dais sur sa tête, et les petits glands
rouges de la bordure tremblaient à la brise, perpétuellement.
Elle ressemblait aux femmes des livres romantiques. Il n'aurait
voulu rien ajouter, rien retrancher à sa personne. L'univers venait
tout à coup de s'élargir. Elle était le point lumineux où l'ensemble
des choses convergeait; — et, bercé par le mouvement de la voiture,
les paupières à demi closes, le regard dans les nuages, il s'abandonnait
à une joie rêveuse et infinie.
A Bray, il n'attendit pas qu'on eût donné l'avoine, il alla devant,
sur la route, tout seul. Arnoux l'avait appelée «Marie! ». Il cria très
haut « Marie ! ». Sa voix se perdit dans l'air.
Une large couleur de pourpre enflammait le ciel à l'occident.
De grosses meules de blé, qui se levaient au milieu des chaumes,
projetaient des ombres géantes. Un chien se mit à aboyer dans uno
ferme, au loin. Il frissonna, pris d'une inquiétude sans cause.
Quand Isidore l'eut rejoint, il se plaça sur le siège pour condiâra.
12 l'Éducation sentimentale
Sa défaillance était passée. Il était bien résolu à s'introduire, n'importe
comment, chez les Arnoux, et à se lier avec eux. Leur maison devait
être amusante, Arnoux lui plaisait d'ailleurs; puis, qui sait? Alors,
un flot de sang lui monta au visage : ses tempes bourdonnaient; il
fit claquer son fouet, secoua les rênes, et il menait les chevaux d'un
tel train, que le vieux cocher répétait :
— « Doucement 1 mais doucement ! vous les rendrez poussifs. »
Peu à peu Frédéric se calma, et il écouta parler son domestique.
On attendait Monsieur avec grande impatience. Mlle Louise
avait pleuré pour partir dans la voiture.
— « Qu'est-ce donc, Mlle Louise ? »
— « La petite à M. Roque, vous savez? »
— « Ah ! j'oubliais ! » répliqua Frédéric, négligemment.
Cependant, les deux chevaux n'en pouvaient plus. Ils boitaient
l'un et l'autre; et neuf heures sonnaient à Saint-Laurent lorsqu'il
arriva sur la place d'Armes, devant la maison de sa mère. Cette maison,
spacieuse, avec un jardin donnant sur la campagne, ajoutait à la con-
sidération de Mme Moreau, qui était la personne du pays la plus
respectée.
Elle sortait d'une vieille famille de gentilshommes, éteinte main-
tenant. Son mari, un plébéien que ses parents lui avaient fait épouser,
était mort d'un coup d'épée, pendant sa grossesse, en lui laissant
une fortune compromise. Elle recevait trois fois la semaine et donnait
de temps à autre un beau dîner. Mais le nombre des bougies était
calculé d'avance, et elle attendait impatiemment ses fermages. Cette
gêne, dissimulée comme un vice, la rendait sérieuse. Cependant, sa
vertu s'exerçait sans étalage de pruderie, sans aigreur. Ses moindres
charités semblaient de grandes aumônes. On la consultait sur le
choix des domestiques, l'éducation des jeunes filles, l'art des confitures^
et Monseigneur descendait chez elle dans ses tournées épiscopales.
Mme Moreau nourrissait une haute ambition pour son fils. Elle
n'aimait pas à entendre blâmer le Gouvernement, par une sorte de
prudence anticipée. Il aurait besoin de protections d'abord; puis.
l'éducation sentimentale 13
grâce à ses moyens, il deviendrait conseiller d'État, ambassadeur,
ministre. Ses triomphes au collège de Sens légitimaient cet orgueil;
il avait remporté le prix d'honneur.
Quand il entra dans le salon, tous se levèrent à grand bruit,
on l'embrassa; et avec les fauteuils et les chaises on fit un large demi-
cercle autour de la cheminée. M. Gamblin lui demanda immédiate-
ment son opinion sur Mme Lafarge. Ce procès, la fureur de l'époque,
ne manqua pas d'amener une discussion violente; Mme Moreau
l'arrêta, au regret toutefois de M. Gamblin; il la jugeait utile pour
le jeune homme, en sa qualité de futur jurisconsulte, et il sortit du
salon, piqué.
Rien ne devait surprendre dans un ami du père Roque ! A propos
du père Roque, on parla de M. Dambreuse, qui venait d'acquérir
le domaine de la Fortelle. Mais le Percepteur avait entraîné Frédéric
à l'écart, pour savoir ce qu'il pensait du dernier ouvrage de M. Guizot.
Tous désiraient connaître ses affaires; et Mme Benoît s'y prit adroite-
ment en s'informant de son oncle. Comment allait ce bon parent?
Il ne donnait plus de ses nouvelles. N'avait-il pas un arrière-cousin
en Amérique?
La cuisinière annonça que le potage de Monsieur était servi.
On se retira, par discrétion. Puis, dès qu'ils furent seuls, dans la salle,
sa mère lui dit, à voix basse :
— « Eh bien ? »
Le vieillard l'avait reçu très cordialement, mais sans montrer
ses intentions.
Mme Moreau soupira. "
— « Où est-elle, à présent ? » songeait-il.
La diligence roulait, et, enveloppée dans le châle sans doute,
elle appuyait contre le drap du coupé sa belle tête endormie.
Ils montaient dans leurs chambres quand un garçon du Cygne
de la Croix apporta un billet.
— « Qu'est-ce donc ? »
— « C'est Deslauriers qui a besoin de moi, » dit-il.
M
l'éducation SENTIMENl'ALE
« Ah ! ton camarade ! » fit Mme Moreau avec un ricanement
de mépris. « L'heure est bien choisie, vraiment ! »
Frédéric hésitait. Mais Tamitié fut plus forte. Il prit son chapeau.
— a Au moins, ne sois pas longtemps I » lui dit sa mère.
II
Le père de Charles Deslauriers, ancien capitaine de ligne, démis-
sionnaire en 1818, était revenu se marier à Nogent, et, avec l'argent
de la dot, avait acheté une charge d'huissier, suffisant à peine pour
le faire vivre. Aigri par de longues injustices, souffrant de ses vieilles
blessures, et toujours regrettant TEmpereur, il dégorgeait sur son
entourage les colères qui Tétouffaient. Peu d'enfants furent plus
battus que son fils. Le gamin ne cédait pas, malgré les coups. Sa
mère, quand elle tâchait de s'interposer, était rudoyée comme lui.
Enfin le Capitaine le plaça dans son étude, et, tout le long du jour,
il le tenait courbé sur son pupitre à copier des actes, ce qui lui rendit
l'épaule droite visiblement plus forte que l'autre.
En 1833, d'après l'invitation de M. le Président, le Capitaine
vendit son étude. Sa femme mourut d'un cancer. Il alla vivre à Dijon;
ensuite il s'établit marchand d'hommes à Troyes; et, ayant obtenu
pour Charles une demi-bourse, le mit au collège de Sens, où Frédéric
le reconnut. Mais l'un avait douze ans, l'autre quinze; d'ailleurs,
mille différences de caractère et d'origine les séparaient.
Frédéric possédait dans sa commode toutes sortes de provisions,
des choses recherchées, un nécessaire de toilette, par exemple. Il
aimait à dormir tard le matin, à regarder les hirondelles, à lire des
pièces de théâtre, et, regrettant les douceurs de la maison, il trouvait
rude la vie de collège.
Elle semblait bonne au fils de l'huissier. Il travaillait si bien,
qu'au bout de la seconde année, il passa dans la classe de Troisième.
Cependant, à cause de sa pauvreté, ou de son humeur querelleuse,
une sourde malveillance l'entourait. Mais un domestique, une fois,
l'ayant appelé enfant de gueux, en pleine cour des Moyens, il lui sauta
à la gorge et l'aurait tué, sans trois maîtres d'études qui intervinrent.
i6 l'éducation sentimentale
Frédéric, emporté d'admiration, le serra dans ses bras. A partir de
ce jour, l'intimité fut complète. L'affection d'un grandy sans doute,
flatta la vanité du petit, et l'autre accepta comme un bonheur ce
dévouement qui s'offrait.
Son père, pendant les vacances, le laissait au collège. Une traduc-
tion de Platon ouverte par hasard l'enthousiasma. Alors il s'éprit
d'études métaphysiques; et ses progrès furent rapides, car il les
abordait avec des forces jeunes et dans l'orgueil d'une intelligence
qui s'affranchit; Jouffroy, Cousin, Laromiguière, Malebranche, les
Écossais, tout ce que la bibliothèque contenait, y passa. Il avait eu
besoin d'en voler îa clef, pour se procurer des livres.
Les distractions de Frédéric étaient moins sérieuses. Il dessina
dans la rue des Trois-Rois la généalogie du Christ, sculptée sur un
poteau, puis le portail de la cathédrale. Après les drames moyen âge,
il entama les mémoires : Froissart, Commynes, Pierre de l'Estoile,
Brantôme.
Les images que ces lectures amenaient à son esprit l'obsédaient
si fort, qu'il éprouvait le besoin de les reproduire. Il ambitionnait
d'être un jour le Walter Scott de la France. Deslauriers méditait
un vaste sj^stème de philosophie, qui aurait les applications les plus
lointaines.
Ils causaient de tout cela, pendant les récréations, dans la cour,
en face de l'inscription morale peinte sous l'horloge; ils en chucho-
taient dans la chapelle, à la barbe de saint Louis ; ils en rêvaient dans
le dortoir, d'où l'on domine »m cimetière. Les jours de promenade,
ils se rangeaient derrière les autres, et ils parlaient interminablement.
Ils parlaient de ce qu'ils feraient plus tard, quand ils seraient
sortis du collège. D'abord, ils entreprendraient un grand voyage avec
l'argent que Frédéric prélèverait sur sa fortune, à sa majorité. Puis
ils reviendraient à Paris, ils travaille^ient ensemble, ne se quitteraient
pas; — et, comme délassement à leurs travaux, ils auraient des amours
de princesses dans des boudoirs de satin, ou de fulgurantes orgies
avec des courtisanes illustres. Des doutes succédaient à leurs emporte-
l'éducation sentimentale 17
ments d'espoir. Après des crises de gaieté verbeuse, ils tombaient
dans des silences profonds.
Les soirs d'été, quand ils avaient marché longtemps par les
chemins pierreux au bord des vignes, ou sur la grande route en pleine
campagne, et que les blés ondulaient au soleil, tandis que des senteurs
d'angélique passaient dans Tair, une sorte d'étouffement les prenait,
et ils s'étendaient sur le dos, étourdis, enivrés. Les autres, en manche
de chemise, jouaient aux barres ou faisaient partir des cerfs-volants.
Le pion les appelait. On s'en revenait, en suivant les jardins que traver-
saient de petits ruisseaux ; puis les boulevards ombragés par les vieux
murs; les rues désertes sonnaient sous leurs pas; la grille s'ouvrait,
on remontait l'escalier; et ils étaient tristes comme après de grandes
débauches.
M. le Censeur prétendait qu'ils s'exaltaient mutuellement. Cepen-
dant, si Frédéric travailla dans les hautes classes, ce fut par les exhor-
tations de son ami; et, aux vacances de 1837, il l'emmena chez sa
mère.
Le jeune homme déplut à Mme Moreau. Il mangea extraordi-
nairement, il refusa d'assister le dimanche aux offices, il tenait des
discours républicains; enfin, elle crut savoir qu'il avait conduit son
fils dans des lieux déshonnêtes. On surveilla leurs relations. Ils ne
s'en aimèrent que davantage; et les adieux furent pénibles, quand
Deslauriers, l'année suivante, partit du collège, pour étudier le Droit
à Paris.
Frédéric comptait bien l'y rejoindre. Ils ne s'étaient pas vus
depuis deux ans; et, leurs embrassades étant finies, ils allèrent sur
les ponts afin de causer plus à l'aise.
Le Capitaine, qui tenait maintenant un billard à Villenauxe,
s'était fâché rouge lorsque son fils avait réclamé ses comptes de tutelle,
et même lui avait coupé les vivres, tout net. Mais comme il voulait
concourir plus tard pour une chaire de professeur à l'École et qu'il
n'avait pas d'argent, Deslauriers acceptait à Troyes une place de
maître clerc chez un avoué. A force de privations, il économiserait
i8 l'éducation sentimentale
quatre mille francs; et, s'il ne devait rien toucher de la succession
maternelle, il aurait toujours de quoi travailler librement, pendant
trois années, en attendant une position. Il fallait donc abandonner
leur vieux projet de vivre ensemble dans la capitale, pour le présent
du moins.
Frédéric baissa la tête. C'était le premier de ses rêves qui s'écrou»
lait.
— « Console- toi, » dit le fils du Capitaine, « la vie est longue;
nous sommes jeunes. Je te rejoindrai ! N'y pense plus ! »
Il le secouait par les mains, et, pour le distraire, lui fit des ques-
tions sur son voyage.
Frédéric n'eut pas grand'chose à narrer. Mais, au souvenir de
Mme Arnoux, son chagrin s'évanouit. Il ne parla pas d'elle, retenu
par une pudeur. Il s'étendit en revanche sur Arnoux, rapportant ses
discours, ses manières, ses relations; et Deslauriers l'engagea forte-
ment à cultiver cette connaissance.
Frédéric, dans ces derniers temps, n'avait rien écrit; ses opinions
littéraires étaient changées : il estimait par-dessus tout la passion;
Werther, René, Frank, Lara, Lélia et d'autres plus médiocres l'en-
thousiasmaient presque également. Quelquefois la musique lui semblait
seule capable d'exprimer ses troubles intérieurs; alors, il rêvait des
symphonies ; ou bien la surface des choses l'appréhendait, et il voulait
peindre. Il avait composé des vers, pourtant; Deslauriers les trouva
fort beaux, mais sans demander une autre pièce.
Quant à lui, il ne donnait plus dans la métaphysique. L'économie
sociale et la Révolution française le préoccupaient. C'était, à présent,
un grand diable de vingt-deux ans, maigre, avec une large bouche,
l'air résolu. Il portait, ce soir-là, un mauvais paletot de lasting; et
ses souliers étaient blancs de poussière, car il avait fait la route de
Villenauxe à pied, exprès pour voir Frédéric.
Isidore les aborda. Madame priait Monsieur de revenir, et,
craignant qu'il n'eût froid, elle lui envoyait son manteau.
— « Reste donc ! » dit Dcslauriers.
l'éducation sentimentale 19
Et ils continuèrent à se promener d'un bout à l'autre des deux
ponts qui s'appuient sur l'île étroite, formée par le canal et la rivière.
Quand ils allaient du côté de Nogent, ils avaient, en face, un
pâté de maisons s'inclinant quelque peu ; à droite, l'église apparaissait
derrière les moulins de bois dont les vannes étaient fermées; et, à
gauche, les haies d'arbustes, le long de la rive, terminaient des jardins,
que l'on distinguait à peine. Mais, du côté de Paris, la grande route
descendait en ligne droite, et des prairies se perdaient au loin, dans
les vapeurs de la nuit. Elle était silencieuse et d'une clarté blanchâtre.
Des odeurs de feuillage humide montaient jusqu'à eux; la chute de
la prise d'eau, cent pas plus loin, murmurait, avec ce gros bruit doux
que font les ondes dans les ténèbres.
Deslauriers s'arrêta, et il dit :
— « Ces bonnes gens qui dorment tranquilles, c'est drôle !
Patience ! un nouveau 89 se prépare ! On est las de constitutions,
de chartes, de subtilités, de mensonges ! Ah ! si j'avais un journal
ou une tribune, comme je vous secouerais tout cela ! Mais, pour
entreprendre n'importe quoi, il faut de l'argent ! Quelle malédiction
que d'être le fils d'un cabaretier et de perdre sa jeunesse à la quête
de son pain ! »
Il baissa la tête, se mordit les lèvres, et il grelottait sous son
vêtement mince.
Frédéric lui jeta la moitié de son manteau sur les épaules. Ils
s'en enveloppèrent tous deux; et, se tenant par la taille, ils marchaient
dessous, côte à côte.
— « Comment veux-tu que je vive là-bas, sans toi ? » disait
Frédéric. L'amertune de son ami avait ramené sa tristesse. « J'aurais
fait quelque chose avec une femme qui m'eût aimé.... Pourquoi ris-tu ?
L'amour est la pâture et comme l'atmosphère du génie. Les émotions
extraordinaires produisent les œuvres sublimes. Quant à chercher
celle qu'il me faudrait, j'y renonce ! D'ailleurs, si jamais je la trouve,
elle me repoussera. Je suis de la race des déshérités, et je m'éteindra*
avec un trésor qui était de strass ou de diamant, je n'en sais rien. »
20
l'Éducation sentimentale
L'ombre de quelqu'un s'allongea sur les pavés, en même temps
qu'ils entendirent ces mots :
— a Serviteur, messieurs l »
Celui qui les prononçait était un petit homme, habille^ dW
ample redingote brune, et coiffé d'une casquette latssant parafe
gous la visière un nez pointu.
— € M. Roque? » dit Frédéric.
L*feUCATION SENTIMENTALE 21
— « Lui-même ! » reprit la voix.
Le Nogentais justifia sa présence en contant qu'il revenait
d'inspecter ses pièges à loup, dans son jardin, au bord de Teau.
— «Et vous voilà de retour dans nos pays? Très bien! j'ai
appris cela par ma fillette. La santé est toujours bonne, j'espère?
Vous ne partez pas encore ? »
Et il s'en alla, rebuté, sans doute, par l'accueil de Frédéric.
Mme Moreau, en effet, ne le fréquentait pas; le père Roque
vivait en concubinage avec sa bonne, et on le considérait fort peu,
bien qu'il fût le croupier d'élections, le régisseur de M. Dam-
breuse.
— « Le banquier qui demeure rue d'Anjou ? » reprit Deslauriers.
« Sais-tu ce que tu devrais faire, mon brave ? »
Isidore les interrompit encore une fois. Il avait ordre de ramener
Frédéric, définitivement. Madame s'inquiétait de son absence.
— (( Bien, bien ! on y va, )> dit Deslauriers; « il ne découchera
pas. w
Et, le domestique étant parti :
— « Tu devrais prier ce vieux de t 'introduire chez les Dam-
breuse; rien n'est utile comme de fréquenter une maison riche !
Puisque tu as un habit noir et des gants blancs, profites-en ! Il faut
que tu ailles dans ce monde-là ! Tu m'y mèneras plus tard. Un homme
à millions, pense donc ! Arrange-toi pour lui plaire, et à sa femme
aussi. Deviens son amant ! »
Frédéric se récriait.
— « Mais je te dis là des choses classiques, il me semble ?
Rappelle-toi Rastignac dans la Comédie humaine! Tu réussiras, j'en
suis sûr ! »
Frédéric avait tant de confiance en Deslauriers, qu'il se sentit
ébranlé, et oubliant Mme Arnoux, ou la comprenant dans la prédiction
faite sur l'autre, il ne put s'empêcher de sourire.
Le clerc ajouta :
— « Dernier conseil : passe tes examens ! Un titre est toujours
22 l'Éducation sentimentale
bon; et lâche-moi franchement tes poètes catholiques et sataniques,
aussi avancés en philosophie qu'on Tétait au XII^ siècle. Ton désespoir
est bête. De très grands particuliers ont eu des commencements plus
difficiles, à commencer par Mirabeau. D'ailleurs, notre séparation
ne sera pas si longue. Je ferai rendre gorge à mon filou de père. Il
est temps que je m'en retourne, adieu ! As-tu cent sous pour que je
paye mon dîner ? »
Frédéric lui donna dix francs, le reste de la somme prise le matin
à Isidore.
Cependant à vingt toises des ponts, sur la rive gauche, une lumière
brillait dans la lucarne d'une maison basse.
Deslauriers l'aperçut. Alors, il dit emphatiquement, tout en
retirant son chapeau :
— « Vénus, reine des cieux, serviteur ! Mais la Pénurie est la
mère de la Sagesse. Nous a-t-on assez calomniés pour ça, miséricorde!»
Cette allusion à une aventure commune les mit en joie. Ils riaient
très haut, dans les rues.
Puis, ayant soldé sa dépense à l'auberge, Deslauriers reconduisit
Frédéric jusqu'au carrefour de l'Hôtel-Dieu ; — et, après une longue
étreinte, les deux amis se séparèrent.
m
Deux mois plus tard, Frédéric, débarqué un matin rue Coq-
Héron, songea immédiatement à faire sa grande visite.
Le hasard Tavait servi. Le père Roque était venu lui apporter
un rouleau de papiers, en le priant de les remettre lui-même chez
M. Dambreuse; et il accompagnait Tenvoi d'un billet décacheté,
où il présentait son jeune compatriote.
Mme Moreau parut surprise de cette démarche. Frédéric dissi-
mula le plaisir qu'elle lui causait.
M. Dambreuse s'appelait de son vrai nom le comte d'Ambreuse;
mais, dès 1825, abandonnant peu à peu sa noblesse et son parti, il
s'était tourné vers l'industrie; et, Toreille dans tous les bureaux, la
main dans toutes les entreprises, à l'affût des bonnes occasions, subtil
comme un Grec et laborieux comme un Auvergnat, il avait amassé
une fortune que Ton disait considérable; de plus, il était ofBcier de
la Légion d'honneur, membre du conseil général de l'Aube, député,
pair de France, un de ces jours; complaisant du reste, il fatiguait
le ministre par ses demandes continuelles de secours, de croix, de
bureaux de tabac; et, dans ses bouderies contre le pouvoir, il inclinait
au centre gauche. Sa femme, la joUe Mme Dambreuse, que citaient
les journaux de modes, présidait les assemblées de charité. En cajolant
les duchesses, elle apaisait les rancunes du noble faubourg et laissait
croire que M. Dambreuse pouvait encore se repentir et rendre des
services. \
Le jeune homme était troublé en allant chez eux.
— « J'aurais mieux fait de prendre mon habit. On m'invitera
sans doute au bal pour la semaine prochaine ? Que va-t-on me dire ? »
L'aplomb lui revint en songeant que M. Dambreuse n'était
24 L'ÉDUCATION SENTIMENTALE
qu'un bourgeois, et il sauta gaillardement de son cabriolet sur le
trottoir de la rue d'Anjou.
Quand il eut poussé une des deux portes cochères, il traversa
la cour, gravit le perron et entra dans un vestibule pavé en marbre
de couleur.
Un double escalier droit, avec un tapis rouge à baguettes de
cuivre, s'appuyait contre les hautes murailles en stuc luisant. Il y
avait, au bas des marches, un bananier dont les feuilles larges retom-
baient sur le velours de la rampe. Deux candélabres de bronze tenaient
des globes de porcelaine suspendus à des chaînettes; les soupiraux
des calorifères béants exhalaient un air lourd ; et Ton n'entendait
que le tic tac d'une grande horloge, dressée à l'autre bout du vestibule,
sous une panoplie.
Un timbre sonna; un valet parut, et introduisit Frédéric dans
une petite pièce, où l'on distinguait deux coffres-forts, avec des casiers
remplis de cartons. M. Dambreuse écrivait au milieu, sur un bureau
à cylindre.
Il parcourut la lettre du père Roque, ouvrit avec son canif la
toile qui enfermait les papiers, et les examina.
De loin, à cause de sa taille mince, il pouvait sembler jeune
encore. Mais ses rares cheveux blancs, ses membres débiles et surtout
la pâleur extraordinaire de son visage, accusaient un tempérament
délabré. Une énergie impitoyable reposait dans ses yeux glauques,
plus froids que des yeux de verre. Il avait les pommettes saillantes,
et des mains à articulations noueuses.
Enfin, s 'étant levé, il adressa au jeune homme quelques questions
: ir des personnes de leur connaissance, sur Nogent, sur ses études;
puis il le congédia en s 'inclinant. Frédéric sortit par un autre corridor,
et se trouva dans le bas de la cour, auprès des remises.
Un coupé bleu, attelé d'un cheval noir, stationnait devant le
oerron. La portière s'ouvrit, une dame y monta, et la voiture, avec
un bruit sourd, se mit à rouler sur le sable.
Frédéric, en même temps qu'elle, arriva de l'autre côté, sous \2k
26 l'éducation sentimentale
porte cochère. L'espace n'étant pas assez large, il fut contraint d'at-
tendre. La jeune femme, penchée en dehors du vasistas, parlait tout
bas au concierge. Il n'apercevait que son dos, couvert d'une mante
violette. Cependant, il plongeait dans l'intérieur de la voiture, tendue
de reps bleu, avec des passementeries et des effilés de soie. Les vête-
ments de la dame l'empHssaient ; il s'échappait de cette petite boîte
capitonnée un parfum d'iris, et comme une vague senteur d'élégances
féminines. Le cocher lâcha les rênes, le cheval frôla la borne brusque-
ment, et tout disparut.
Frédéric s'en revint à pied, en suivant les boulevards.
Il regrettait de n'avoir pu distinguer Mme Dambreuse.
Un peu plus haut que la rue Montmartre, un embarras de
voitures lui fit tourner la tête; et, de l'autre côté, en face, il lut sur
une plaque de marbre :
Jacques Arnoux.
Comment n'avait-il pas songé à elle, plus tôt? La faute venait
je Deslauriers, et il s'avança vers la boutique ; il n'entra pas, cependant ;
il attendit qu'Elle parût.
Les hautes glaces transparentes offraient aux regards, dans une
disposition habile, des statuettes, des dessins, des gravures, des cata-
logues, des numéros de VArt industriel; et les prix de l'abonnement
étaient répétés sur la porte, que décoraient, à son milieu, les initiales
de l'éditeur. On apercevait, contre les murs, de grands tableaux dont
le vernis brillait, puis, dans le fond, deux bahuts, chargés de porce-
laines, de bronzes, de curiosités alléchantes; un petit escalier les
séparait, fermé dans le haut par une portière de moquette; et un lustre
en vieux saxe, un tapis vert sur le plancher, avec une table en mar-
queterie, donnaient à cet intérieur plutôt l'apparence d'un salon que
d'une boutique.
Frédéric faisait semblant d'examiner les dessins. Après des
hésitations infinies, il entra.
L EDUCATION SENTIMENTALE 27
Un employé souleva la portière, et répondit que Monsieur ne
serait pas « au magasin » avant cinq heures. Mais si la commission
pouvait se transmettre....
— « Non ! je reviendrai, » répliqua doucement Frédéric.
Les jours suivants furent employés à se chercher un logement ;
et il se décida pour une chambre au second étage, dans un hôtel
garni, rue Saint-Hyacinthe.
En portant sous son bras un buvard tout neuf, il se rendit à
Fouverture des cours. Trois cents jeunes gens, nu-tête, emplissaient
un amphithéâtre où un vieillard en robe rouge dissertait d'une voix
monotone; des plumes grinçaient sur le papier. Il retrouvait dans
cette salle Todeur poussiéreuse des classes, une chaire de forme pareille,
le même ennui ! Pendant quinze jours, il y retourna. Mais on n'était
pas encore à l'article 3, qu'il avait lâché le Code civil, et il abandonna
les Institutes à la Summa divisio persoîiarum.
Les joies qu'il s'était promises n'arrivaient pas; et, quand il eut
épuisé un cabinet de lecture, parcouru les collections du Louvre,
et plusieurs fois de suite été au spectacle, il tomba dans un désœuvre-
ment sans fond.
Mille choses nouvelles ajoutaient à sa tristesse. Il lui fallait
compter son linge et subir le concierge, rustre à tournure d'infirmier,
qui venait le matin retaper son lit, en sentant l'alcool et en grommelant.
Son appartement, orné d'une pendule d'albâtre, lui déplaisait. Les
cloisons étaient minces; il entendait les étudiants faire du punch,
rire, chanter.
Las de cette solitude, il rechercha un de ses anciens camarades
nommé Baptiste Martinon ; et il le découvrit dans une pension bour-
geoise de la rue Saint- Jacques, bûchant sa procédure, devant un feu
de charbon de terre.
En face de lui, une femme en robe d'indienne reprisait des
chaussettes.
Martinon était ce qu'on appelle un fort bel homme : grand,
joufflu, la physionomie régulière et des yeux bleuâtres à fleur de
28 l'éducation sentimentale
tête; son père, un gros cultivateur, le destinait à la magistrature, —
et, voulant déjà paraître sérieux, il portait sa barbe taillée en collier.
Comme les ennuis de Frédéric n'avaient point de cause raison-
nable et qu'il ne pouvait arguer d'aucun malheur, Martinon ne
comprit rien à ses lamentations sur l'existence. Lui, il allait tous les
matins à l'École, se promenait ensuite dans le Luxembourg, pre-
nait le soir sa demi-tasse au café, et, avec quinze cents francs par
an et l'amour de cette ouvrière, il se trouvait parfaitement heureux.
— « Quel bonheur ! » exclama intérieurement Frédéric.
Il avait fait à l'École une autre connaissance, celle de M. de Cisy,
enfant de grande famille et qui semblait une demoiselle, à la gentillesse
de ses manières.
M. de Cisy s'occupait de dessin, aimait le gothique. Plusieurs
fois ils allèrent ensemble admirer la Sainte-Chapelle et Notre-Dame.
Mais la distinction du jeune patricien recouvrait une intelligence
des plus pauvres. Tout le surprenait; il riait beaucoup à la moindre
plaisanterie, et montrait une ingénuité si complète, que Frédéric le
prit d'abord pour un farceur, et finalement le considéra comme un
nigaud.
Les épanchements n'étaient donc possibles avec personne; et il
attendait toujours l'invitation des Dambreuse.
Au jour de l'an, il leur envoya des cartes de visite, mais il n'en
reçut aucune.
Il était retourné à VAri industriel.
Il y retourna une troisième fois, et il vit enfin Arnoux qui se
disputait au milieu de cinq à six personnes et répondit à peine à son
salut; Frédéric en fut blessé. Il n'en chercha pas moins comment
parvenir jusqu'à Elle.
Il eut d'abord l'idée de se présenter souvent, pour marchander
des tableaux. Puis il songea à glisser dans la boîte du journal quelques
articles a très forts », ce qui amènerait des relations. Peut-être valait-il
mieux courir droit au but, déclarer son amour? Alors, il composa
Ane lettre de douze pages, pleine de mouvements lyriques et d'apostro-
L EDUCATION SENTIMENTALE 29
phes; maïs il la déchira, et ne fit rien, ne tenta rien, — immobilisé
par la peur de Tinsuccès.
Au-dessus de la boutique d'Arnoux, il y avait au premier étage
trois fenêtres, éclairées chaque soir. Des ombres circulaient par
derrière, une surtout; c'était la sienne; — et il se dérangeait de très
loin pour regarder ces fenêtres et contempler cette ombre.
Une négresse, qu'il croisa un jour dans les Tuileries tenant une
petite fille par la main, lui rappela la négresse de Mme Arnoux. Elle
devait y venir comme les autres; toutes les fois qu'il traversait les
Tuileries, son cœur battait, espérant la rencontrer. Les jours de
soleil, il continuait sa promenade jusqu'au bout des Champs-
Elysées.
Des femmes, nonchalamment assises dans des calèches, et dont
les voiles flottaient au vent, défilaient près de lui, au pas ferme de
feurs chevaux, avec un balancement insensible qui faisait craquer
les cuirs vernis. Les voitures devenaient plus nombreuses, et, se
ralentissant à partir du Rond-Point, elles occupaient toute la voie.
Les crinières étaient près des crinières, les lanternes près des lanternes;
les étriers d'acier, les gourmettes d'argent, les boucles de cuivre,
jetaient çà et là des points lumineux entre les culottes courtes, les
gants blancs, et les fourrures qui retombaient sur le blason des portières.
Il se sentait comme perdu dans un monde lointain. Ses yeux erraient
sur les têtes féminines; et de vagues ressemblances amenaient à sa
mémoire Mme Arnoux. Il se la figurait, au milieu des autres, dans
un de ces petits coupés, pareils au coupé de Mme Dambreuse. —
Mais le soleil se couchait, et le vent froid soulevait des tourbillons
de poussière. Les cochers baissaient le menton dans leurs cravates,
les roues se mettaient à tourner plus vite, le macadam grinçait; et
tous les équipages descendaient au grand trot la longue avenue, en
se frôlant, se dépassant, s'écartant les uns des autres, puis, sur la
olace de la Concorde, se dispersaient. Derrière les Tuileries, le ciel
orenait la teinte des ardoises. Les arbres du jardin formaient deux
masses énormes, violacées par le sommet. Les becs de gaz s'allumaient ;
30 l'éducation sentimentale
et la Seine, verdâtre dans toute son étendue, se déchirait en moires
d'argent contre les piles des ponts.
Il allait dîner, moyennant quarante-trois sols le cachet, dans un
restaurant, rue de La Harpe.
Il regardait avec dédain le vieux comptoir d'acajou, les serviettes
tachées, l'argenterie crasseuse et les chapeaux suspendus contre la
muraille. Ceux qui l'entouraient étaient des étudiants comme lui.
Ils causaient de leurs professeurs, de leurs maîtresses. Il s'inquiétait
bien des professeurs ! Est-ce qu'il avait une maîtresse ! Pour éviter
leurs joies, il arrivait le plus tard possible. Des restes de nourriture
couvraient toutes les tables. Les deux garçons fatigués dormaient
dans des coins, et une odeur de cuisine, de quinquet et de tabac,
emplissait la salle déserte.
Puis il remontait lentement les rues. Les réverbères se balançaient,
en faisant trembler sur la boue de longs reflets jaunâtres. Des ombres
glissaient au bord des trottoirs, avec des parapluies. Le pavé était
gras, la brume tombait, et il lui semblait que les ténèbres humides,
l'enveloppant, descendaient indéfiniment dans son cœur.
Un remords le prit. Il retourna aux cours. Mais comme il ne
connaissait rien aux matières élucidées, des choses très simples
l 'embarrassèrent .
Il se mit à écrire un roman intitulé : Sylvio, le fils du pêcheur.
La chose se passait à Venise. Le héros, c'était lui-même; l'héroïne,
Mme Arnoux. Elle s'appelait Antonia; — et, pour l'avoir, il assassinait
plusieurs gentilshommes, brûlait une partie de la ville et chantait
sous son balcon, où palpitaient à la brise les rideaux en damas rouge
du boulevard Montmartre. Les réminiscences trop nombreuses dont
il s'aperçut le découragèrent; il n'alla pas plus loin, et son désœuvre-
ment redoubla.
Alors, il supplia Deslauriers de venir partager sa chambre. Ils
s'arrangeraient pour vivre avec ses deux mille francs de pension ; tout
valait mieux que cette existence intolérable. Deslauriers ne pouvait en-
core quitter Troyes. Il l'engageait à se distraire, et à fréquenter Sénécal.
l'éducation sentimentale 31
Sénécal était un répétiteur de mathématiques, homme de forte
tête et de convictions républicaines, un futur Saint- Just, disait le
clerc. Frédéric avait monté trois fois ses cinq étages, sans en recevoir
aucune visite. Il n'y retourna plus.
Il voulut s'amuser. Il se rendit aux bals de l'Opéra. Ces gaietés
tumultueuses le glaçaient dès la porte. D'ailleurs, il était retenu
par la crainte d'un affront pécuniaire, s'imaginant qu'un souper avec
un domino entraînait à des frais considérables, était une grosse aven-
ture.
Il lui semblait, cependant, qu'on devait l'aimer! Quelquefois, il
se réveillait le cœur plein d'espérance, s'habillait soigneusement
comme pour un rendez-vous, et il faisait dans Paris des courses inter-
minables. A chaque femme qui marchait devant lui, ou qui s'avançait
à sa rencontre, il se disait : « La voilà ! » C'était, chaque fois, une
déception nouvelle. L'idée de Mme Arnoux fortifiait ces convoitises.
Il la trouverait peut-être sur son chemin; et il imaginait, pour l'abor-
der, des complications du hasard, des périls extraordinaires dont
il la sauverait.
Ainsi les jours s'écoulaient, dans la répétition des mêmes ennuis
et des habitudes contractées. Il feuilletait des brochures sous les
arcades de l'Odéon, allait lire la Revue des Deux Mondes au café,
entrait dans une salle du Collège de France, écoutait pendant une
heure une leçon de chinois ou d'économie politique. Toutes les
semaines, il écrivait longuement à Deslauriers, dînait de temps en
temps avec Martinon, voyait quelquefois M. de Cisy.
Il loua un piano, et composa des valses allemandes.
Un soir, au théâtre du Palais-Royal, il aperçut, dans une loge
d*avant-scène, Arnoux près d'une femme. Était-ce elle } L'écran de
taffetas vert, tiré au bord de la loge, masquait son visage. Enfin la
toile se leva; l'écran s'abattit. C'était une longue personne, de trente
ans environ, fanée, et dont les grosses lèvres découvraient, en riant,
des dents splendides. Elle causait familièrement avec Arnoux, et lui
donnait des coups d'éventail sur les doigts. Puis une jeune fille blonde.
22 l'éducation sentimentale
les paupières un peu rouges comme si elle venait de pleurer, s'assit
entre eux. Arnoux resta dès lors à demi penché sur son épaule, en
lui tenant des discours qu'elle écoutait sans répondre. Frédéric
s'ingéniait à découvrir la condition de ces femmes, modestement
habillées de robes sombres, à cols plats rabattus.
A la fin du spectacle, il se précipita dans les couloirs. La foule
les remplissait. Arnoux, devant lui, descendait l'escalier, marche à
marche, donnant le bras aux deux femmes.
Tout à coup, un bec de gaz l'éclaira. Il avait un crêpe à son
chapeau. Elle était morte, peut-être ? Cette idée tourmenta Frédéric
si fortement, qu'il courut le lendemain à VArt industriel, et, payant
vite une des gravures étalées devant la montre, il demanda au garçon
de boutique comment se portait M. Arnoux.
Le garçon répondit :
— « Mais, très bien ! »
Frédéric ajouta en pâlissant :
— « Et Madame ? »
— « Madame, aussi ! »
Frédéric oublia d'emporter sa gravure.
L'hiver se termina. Il fut moins triste au printemps, se mit à
préparer son examen, et, l'ayant subi d'une façon médiocre, partit
ensuite pour Nogent.
Il n'alla point à Troyes voir son ami, afin d'éviter les observations
r^'î sa mère. Puis, à la rentrée, il abandonna son logement et prit, sur
le quai Napoléon, deux pièces, qu'il meubla. L'espoir d'une invitation
chez les Dambreuse l'avait quitté; sa grande passion pour Mme Ar-
noux commençait à s^éteindre.
IV
Un matin du moîs de décembre, en se rendant au cours de
procédure, il crut remarquer dans la rue Saint- Jacques plus d'anima-
tion qu'à l'ordinaire. Les étudiants sortaient précipitanoment des
cafés, ou, par les fenêtres ouvertes, ils s'appelaient d'une maison à
Tautre; les boutiquiers, au milieu du trottoir, regardaient d'un air
inquiet ; les volets se fermaient ; et, quand il arriva dans la rue Soufflot^
il aperçut un grand rassemblement autour du Panthéon.
Des jeunes gens, par bandes inégales de cinq à douze, se prome-
naient en se donnant le bras et abordaient les groupes plus considé-
rables qui stationnaient ça et là; au fond de la place, contre les grilles,
des hommes en blouse péroraient, tandis que, le tricorne sur l'oreille
et les mains derrière le dos, des sergents de ville erraient le long des
murs, en faisant sonner les dalles sous leurs fortes bottes. Tous
avaient un air mystérieux, ébahi ; on attendait quelque chose évidem-
ment; chacun retenait au bord des lèvres une interrogation.
Frédéric se trouvait auprès d'un jeune homme blond, à figure
avenante, et portant moustache et barbiche comme, un raffiné du
temps de Louis XIIL II lui demanda la cause du désordre.
— « Je n'en sais rien, » reprit l'autre, « ni eux non plus ! C'est
leur mode à présent ! quelle bonne farce ! »
Et il éclata de rire.
Les pétitions pour la Réforme, que Ton faisait signer dans la
garde nationale, jointes au recensement Humann, d'autres événements
encore, amenaient depuis six mois, dans Paris, d'inexplicables attrou-
pements; et même ils se renouvelaient si souvent, que les journaux
n'en parlaient plus.
34
l'éducation sentimentale
— « Cela manque de galbe et de couleur, » — continua le voisin
de Frédéric. — « le cuyde, messire, que nous avons dégénéré ! A la
bonne époque de Loys onzième, voire de Benjamin Constant, il y
avait plus de mutinerie parmi les escholiers. le les treuve pacifiques
comme moutons, bêtes comme cornichons, et idoines à estre épi-
ciers, Pasque-Dieu ! Et voilà ce qu'on appelle la Jeunesse des
écoles ! »
l'éducation sentimentale
35
Il écarta les bras, largement, comme Frederick Lemaître dans
Robert Macaire.
— « Jeunesse des écoles, je te bénis ! »
Ensuite, apostrophant un chiffonnier, qui remuait des écailles
d'huîtres contre la borne d'un marchand de vin :
— « En fais-tu partie, toi, de la Jeunesse des écoles ? »
Le vieillard releva une face hideuse où Ton distinguait, au milieu
d'une barbe grise, un nez rouge, et deux yeux avinés, stupides.
— « Non ! tu me parais plutôt un de ces hommes à figure pati-
bulaire que Von voit, dans divers groupes , semant Vor à pleines mains., ^.
Oh ! sème, mon patriarche, sème ! Corromps-moi avec les trésors
d'Albion ! Are y ou English? Je ne repousse pas les présents d'Arta-
xercès ! Causons un peu de l'union douanière. »
Frédéric sentit quelqu'un lui toucher à l'épaule; il se retourna.
C'était Martinon, prodigieusement pâle.
— « Eh bien ! » fit-il en poussant un gros soupir, « encore une
émeute ! »
Il avait peur d'être compromis, se lamentait. Des hommes en
blouse, surtout, l'inquiétaient, comme appartenant à des sociétés
secrètes.
— « Est-ce qu'il y a des sociétés secrètes ! » dit le jeune homme
à moustaches. « C'est une vieille blague du Gouvernement, pour
épouvanter les bourgeois ! »
Martinon l'engagea à parler plus bas, dans la crainte de la police.
— « Vous croyez encore à la police, vous ? Au fait, que savez-
vous, monsieur, si je ne suis pas moi-même un mouchard } »
Et il le regarda d'une telle manière, que Martinon, fort ému, ne
comprit point d'abord la plaisanterie. La foule les poussait, et ils
avaient été forcés, tous les trois, de se mettre sur le petit escalier
conduisant, par un couloir, dans le nouvel amphithéâtre.
Bientôt la multitude se fendit d'elle-même; plusieurs têtes se
découvrirent; on saluait l'illustre professeur Samuel Rondelot, qui,
enveloppé de sa grosse redingote, levant en l'air ses lunettes d'argent
26 l'éducation sentimentale
et soufflant de son asthme, s'avançait à pas tranquilles, pour faire
son cours. Cet homme était une des gloires judiciaires du XIX* siècle,
le rival des Zachariae, des Ruhdorff. Sa dignité nouvelle de pair de
France n'avait modifié en rien ses allures. On le savait pauvre, et
un grand respect l'entourait.
Cependant, du fond de la place, quelques-uns crièrent :
— « A bas Guizot ! »
— « A bas Pritchard ! »
— « A bas les vendus ! »
— « A bas Louis-Philippe ! »
La foule oscilla, et, se pressant contre la porte de la cour qui
était fermée, elle empêchait le professeur d'aller plus loin. Il s'arrêta
devant l'escalier. On l'aperçut bientôt sur la dernière des trois marches.
Il parla; un bourdonnement couvrit sa voix. Bien qu'on l'aimât tout
à l'heure, on le haïssait maintenant, car il représentait l'Autorité.
Chaque fois qu'il essayait de se faire entendre, les cris recommençaient.
Il fit un grand geste pour engager les étudiants à le suivre. Une voci-
fération universelle lui répondit. Il haussa les épaules dédaigneusement
et s'enfonça dans le couloir. Martinon avait profité de sa place pour
disparaître en même temps.
— (( Quel lâche ! » dit Frédéric.
— « Il est prudent ! » reprit l'autre.
La foule éclata en applaudissements. Cette retraite du professeur
devenait une victoire pour elle. A toutes les fenêtres, des curieux
regardaient. Quelques-uns entonnaient la Marseillaise; d'autres propo-
saient d'aller chez Béranger.
— « Chez Laffîtte ! »
— « Chez Chateaubriand ! »
— « Chez Voltaire ! » hurla le jeune homme à moustaches
blondes.
Les sergents de ville tâchaient de circuler, en disant le plus
doucement qu'ils pouvaient :
— « Partez, messieurs, partez, retirez-vous ! »
L EDUCATION SENTIMENTALE 37
Quelqu'un cria :
— « A bas les assommeurs ! »
C'était une injure usuelle depuis les troubles du mois de sep-
tembre. Tous la répétèrent. On huait, on sifflait les gardiens de Tordre
public; ils commençaient à pâlir; un d'eux n'y résista plus, et, a\isant
un petit jeune homme qui s'approchait de trop près, en lui riant au
nez, il le repoussa si rudement, qu'il le fit tomber cinq pas plus loin,
sur le dos, devant la boutique du marchand de vin. Tous s'écartèrent;
mais presque aussitôt il roula lui-même, terrassé par une sorte d'Her-
cule dont la chevelure, telle qu'un paquet d'étoupes, débordait sous
une casquette en toile cirée.
Arrêté depuis quelques minutes au coin de la rue Saint- Jacques,
il avait lâché bien vite un large carton qu'il portait pour bondir vers
le sergent de ville et, le tenant renversé sous lui, il labourait sa face
à grands coups de poing. Les autres sergents accoururent. Le terrible
garçon était si fort, qu'il en fallut quatre, au moins, pour le dompter.
Deux le secouaient par le collet, deux autres le tiraient par les bras,
un cinquième lui donnait, avec le genou, des bourrades dans les
reins, et tous l'appelaient brigand, assassin, émeutier. La poitrine
nue et les vêtements en lambeaux, il protestait de son innocence;
il n'avait pu, de sang-froid, voir battre un enfant.
— « Je m'appelle Dussardier ! chez MM. Valinçart frères,
dentelles et nouveautés, rue de Cléry. Où est mon carton ? Je veux
mon carton ! » Il répétait : « Dussardier !... rue de Cléry. Mon
carton ! »
Il s'apaisa pourtant, et, d'un air stoïque, se laissa conduire vers
le poste de la rue Descartes. Un flot de monde le suivit. Frédéric et
le jeune homme à moustaches marchaient immédiatement par derrière,
pleins d'admiration pour le commis et révoltés contre la violence du
Pouvoir.
A mesure que l'on avançait, la foule devenait moins grosse.
Les sergents de ville, de temps à autre, se retournaient d'un air
féroce; et les tapageurs n'ayant plus rien à faire, les curieux rien à
38 l'éducation sentimentale
voir, tous s'en allaient peu à peu. Des passants, que Ton croisait,
considéraient Dussardier et se livraient tout haut à des commentaires
outrageants. Une vieille femme, sur sa porte, s'écria même qu'il
avait volé un pain; cette injustice augmenta l'irritation des deux amis.
Enfin on arriva devant le corps de garde. Il ne restait qu'une vingtaine
de personnes. La vue des soldats suffit pour les disperser.
Frédéric et son camarade réclame ;ent, hardiment, celui qu'on
l'éducation sentimentale
3^
venait de mettre en prison. Le factionnaire les menaça, s'ils insistaient,
de les y fourrer eux-mêmes. Ils demandèrent le chef du poste, et
déclinèrent leur nom avec leur qualité d'élèves en Droit, affirmant
que le prisonnier était leur condisciple.
On les fit entrer dans une pièce toute nue, où quatre bancs
s'allongeaient contre les murs de plâtre, enfumés. Au fond, un guichet
s'ouvrit. Alors parut le robuste visage de Dussardier, qui, dans le
désordre de sa chevelure, avec ses petits yeux francs et son nez
carré du bout, rappelait confusément la physionomie d'un bon chien.
— « Tu ne nous reconnais pas } » dit Hussonnet. j
C'était le nom du jeune homme à moustaches.
— « Mais..., )) balbutia Dussardier.
— « Ne fais donc plus l'imbécile, » reprit l'autre ; « on sait que
tu es, comme nous, élève en Droit. »
Malgré leurs clignements de paupières, Dussardier ne devinait
rien. Il parut se recueillir, puis tout à coup :
— « A-t-on trouvé mon carton ? »
Frédéric leva les yeux, découragé. Hussonnet répliqua :
— « Ah ! ton carton, oii tu mets tes notes de cours ? Oui, oui !
rassure-toi ! »
Ils redoublaient leur pantomime. Dussardier comprit enfin qu'ils
venaient pour le servir; et il se tut, craignant de les compromettre.
D'ailleurs, il éprouvait une sorte de honte en se voyant haussé au
rang social d'étudiant et le pareil de ces jeunes hommes qui avaient
des mains si blanches.
— « Veux-tu faire dire quelque chose à quelqu'un ? » demanda
Frédéric.
— « Non, merci, à personne ! »
— <( Mais ta famille } »
Il baissa la tête sans répondre; le pauvre garçon était bâtard. Les
deux amis restaient étonnés de son silence.
— « As-tu de quoi fumer ? » reprit Frédéric.
Il se palpa, puis retira du fond de sa poche les débris d'une pipe,
l'éducation sentimentale
40
— une belle pipe en écume de mer, avec un tuyau en bois noir, un
couvercle d'argent et un bout d'ambre.
Depuis trois ans, il travaillait à en faire un chef-d'œuvre. Il
avait eu soin d'en tenir le fourneau constamment serré dans une
gaîne de chamois, de la fumer le plus lentement possible, sans jamais
la poser sur du marbre, et, chaque soir, de la suspendre au chevet
de son lit. A présent, il en secouait les morceaux dans sa main dont
les ongles saignaient; et, le menton sur la poitrine, les prunelles
fixes, béant, il contemplait ces ruines de sa joie avec un regard d'une
ineffable tristesse.
— « Si nous lui donnions des cigares, hein ? » dit tout bas Hus-
sonnet, en faisant le geste d'en atteindre.
Frédéric avait déjà posé, au bord du guichet, un porte-cigare
rempli.
— « Prends donc ! Adieu, bon courage ! »
Dussardier se jeta sur les deux mains qui s'avançaient. Il les
serrait frénétiquement, la voix entrecoupée par des sanglots.
— « Comment?... à moi !... à moi !... »
Les deux amis se dérobèrent à sa reconnaissance, sortirent, et
allèrent déjeuner ensemble au café Tabourey, devant le Luxem-
bourg.
Tout en séparant le beefsteak, Hussonnet apprit à son compagnon
qu'il travaillait dans des journaux de modes et fabriquait des réclames
pour VArt industriel.
— « Chez Jacques Arnoux, » dit Frédéric.
— « Vous 'e connaissez } »
— « Oui ! non !... C'est-à-dire je l'ai vu, je l'ai rencontré. »
Il demanda négligemment à Hussonnet s'il voyait quelquefois
sa femnïe.
— « De temps à autre, » reprit le bohème.
Frédéric n'osa poursuivre ses questions; cet homme venait de
prendre une place démesurée dans sa vie ; il paya la note du déjeuner,
sans qu'il y eût de la part de l'autre aucune protestation.
l'éducation sentimentale 41
La sympathie était mutuelle; ils échangèrent leurs adresses, et
Hussonnet l'invita cordialement à l'accompagner jusqu'à la rue de
Fleurus.
Ils étaient au milieu du jardin quand l'employé d'Arnoux,
retenant son haleine, contourna son visage dans une grimace abo-
minable et se mit à faire le coq. Alors tous les coqs qu'il y avait aux
environs lui répondirent par des cocoricos prolongés.
— (( C'est un signal, » dit Hussonnet.
Ils s'arrêtèrent près du théâtre Bobino, devant une maison où
Ton pénétrait par une allée. Dans la lucarne d'un grenier, entre des
capucines et des pois de senteur, une jeune femme se montra, nu-tête,
en corset, et appuyant ses deux bras contre le bord de la gouttière.
— « Bonjour, mon ange, bonjour, bibiche, » fit Hussonnet, en
lui envoyant des baisers.
Il ouvrit la barrière d'un coup de pied, et disparut.
Frédéric l'attendit toute la semaine. Il n'osait aller chez lui,
pour n'avoir point l'air impatient de se faire rendre à déjeuner; mais
il le chercha par tout le quartier latin. Il le recontra un soir, et l'emmena
dans sa chambre sur le quai Napoléon.
La causerie fut longue; ils s'épanchèrent. Hussonnet ambitionnait
la gloire et les profits du théâtre. Il collaborait à des vaudevilles non
reçus, « avait des masses de plans », tournait le couplet ; il en chanta
quelques-uns. Puis, remarquant dans l'étagère un volume de Hugo
et un autre de Lamartine, il se répandit en sarcasmes sur l'école
romantique. Ces poètes-là n'avaient ni bon sens ni correction, et
n'étaient pas Français, surtout ! Il se vantait de savoir sa langue et
épluchait les phrases les plus belles avec cette sévérité hargneuse, ce
goût académique qui distinguent les personnes d'humeur folâtre
quand elles abordent l'art sérieux.
F.idéric fut blessé dans ses prédilections; il avait envie de
rompre. Pourquoi ne pas hasarder, tout de suite, le mot d'où son
bonheur dépendait ? Il demanda au garçon de lettres s'il pouvait le
présenter chez Arnoux.
42 l'éducation sentimentale
La chose était facile, et ils convinrent du jour suivant.
Hussonnet manqua le rendez-vous; il en manqua trois autres.
Un samedi, vers quatre heures, il apparut. Mais, profitant de la voiture,
il s'arrêta d'abord au Théâtre-Français pour avoir un coupon de loge;
il se fit descendre chez un tailleur, chez une couturière; il écrivait
des billets chez les concierges. Enfin ils arrivèrent boulevard Mont-
martre. Frédéric traversa la boutique, monta Tescalier. Arnoux le
reconnut dans la glace placée devant son bureau ; et, tout en continuant
à écrire, lui tendit la main par-dessus Tépaule.
Cinq ou six personnes, debout, emplissaient Tappartement étroit,
qu'éclairait une seule fenêtre donnant sur la cour; un canapé en damas
de laine brune occupait au fond l'intérieur d'une alcôve, entre deux
portières d'étoflFe semblable. Sur la cheminée couverte de paperasses,
il y avait une Vénus en bronze; deux candélabres, garnis de bougies
roses, la flanquaient parallèlement. A droite, près d'un cartonnier,
un homme dans un fauteuil lisait le journal, en gardant son chapeau
sur sa tête; les murailles disparaissaient sous des estampes et des
tableaux, gravures précieuses ou esquisses de maîtres contemporains,
ornées de dédicaces, qui témoignaient pour Jacques Arnoux de l'aflFec-
tion la plus sincère.
— « Cela va toujours bien ? » fit-il en se tournant vers Frédéric.
Et, sans attendre sa réponse, il demanda bas à Hussonnet :
— « Comment l'appelez- vous, votre ami } »
Puis tout haut :
— « Prenez donc un cigare, sur le cartonnier, dans la boîte. »
UArt industriel, posé au point central de Paris, était un lieu de
rendez-vous commode, un terrain neutre où les rivalités se coudoyaient
familièrement. On y voyait, ce jour-là, Anténor Braive, le portraitiste
des rois; Jules Burrieu, qui commençait à populariser par ses dessins
les guerres d'x\lgérie; le caricaturiste Sombaz, le sculpteur Vourdat,
d'autres encore, et aucun ne répondait aux préjugés de l'étudiant.
Leurs manières étaient simples, leurs propos libres. Le mystique
Lovarias débita un conte obscène ; et l'inventeur du paysage oriental,
l'éducation sentimentale
43
le fameux Dittmer, portait une camisole de tricot sous son gilet, et
prit Tomnibus pour s'en retourner.
Il fut d'abord question d'une nommée Apollonîe, un ancien
modèle, que Burrieu prétendait avoir reconnue sur le boulevard,
dans une daumont. Hussonnet expliqua cette métamorphose par la
série de ses entreteneurs.
— « Comme ce gaillard-là connaît les filles de Paris ! » dit Arnoux.
— (( Après vous, s'il en reste, sire, » répliqua le bohème, avec
un salut militaire, pour imiter le grenadier offrant sa gourde à Napo-
léon.
Puis on discuta quelques toiles, où la tête d 'Apollonîe avait
servi. Les confrères absents furent critiqués. On s'étonnait du prix
de leurs œuvres; et tous se plaignaient de ne point gagner suffisam-
ment, lorsque entra un homme de taille moyenne, l'habit fermé par
un seul bouton, les yeux vifs, l'air un peu fou.
— « Quel tas de bourgeois vous êtes ! » dit-il. « Qu'est-ce que
cela fait, miséricorde ! Les vieux qui confectionnaient des chefs-
d'œuvre ne s'inquiétaient pas du million. Corrège, Murillo.... »
— « Ajoutez Pellerin, » dit Sombaz.
Mais sans relever l'épigramme, il continua de discourir avec tant
véhémence, qu'Arnoux fut contraint de lui répéter deux fois :
— « Ma femme a besoin de vous, jeudi. N'oubliez pas ! »
Cette parole ramena la pensée de Frédéric sur Mme Arnoux ,
Sans doute, on pénétrait chez elle par le cabinet près du divan?
Arnoux, pour prendre un mouchoir, venait de l'ouvrir; Frédéric
avait aperçu, dans le fond, un lavabo. Mais une sorte de grommellement
sortit du coin de la cheminée; c'était le personnage qui lisait son jour-
nal, dans le fauteuil. Il avait cinq pieds neuf pouces, les paupières un
peu tombantes, la chevelure grise, l'air majestueux — et s'appelait
Regimbart. \
— « Qu'est-ce donc. Citoyen ? » dit Arnoux.
— « Encore une nouvelle canaillerie du Gouvernement ! »
lî s'agissait de la destitution d'un maître d'école; Pellerin reprît
^.^ L EDUCATION SENTIMENTALE
son parallèle entre Michel-Ange et Shakespeare. Dittmer s'en allait.
Arnoux le rattrapa pour lui mettre dans la main deux billets de banque.
Alors, Hussonnet, croyant le moment favorable :
— « Vous ne pourriez pas m'avancer, mon cher patron?...»
Mais Arnoux s'était rassis et gourmandait un vieillard d'aspect
sordide, en lunettes bleues.
— «Ah ! vous êtes joli, père Isaac ! Voilà trois œuvres décriées,
perdues ! Tout le monde se fiche de moi ! On les connaît maintenant !
Que voulez-vous que j'en fasse? Il faudra que je les envoie en Cali-
fornie !... au diable ! Taisez-vous ! »
La spécialité de ce bonhomme consistait à mettre au bas de ces
tableaux des signatures de maîtres anciens. Arnoux refusait de le
payer; il le congédia brutalement. Puis, changeant de manières, il
salua un monsieur décoré, gourmé, avec favoris et cravate blanche.
Le coude sur l'espagnolette de la fenêtre, il lui parla pendant
longtemps, d'un air mielleux. Enfin il éclata :
— « Eh ! je ne suis pas embarrassé d'avoir des courtiers, monsieur
le comte ! »
Le gentilhomme s 'étant résigné, Arnoux lui solda vingt-cinq
louis, et, dès qu'il fut dehors :
— « Sont-ils assommants, ces grands seigneurs ! »
— a Tous des misérables ! » murmura Regimbart.
A mesure que l'heure avançait, les occupations d'Arnoux redou-
blaient; il classait des articles, décachetait des lettres, alignait des
comptes; au bruit du marteau dans le magasin, sortait pour surveiller
les emballages, puis reprenait sa besogne; et, tout en faisant courir
sa plume de fer sur le papier, il ripostait aux plaisanteries. Il devait
dîner le soir chez son avocat, et partait le lendemain pour la Bel-
gique.
Les autres causaient des choses du jour : le portrait de Chérubini,
l'hémicycle des Beaux Arts, l'Exposition prochaine. Pellerin débla-
térait contre l'Institut. Les cancans, les discussions s'entre-croisaient.
L'appartement, bas de plafond, était si rempli, qu'on ne pouvait
L EDUCATION SENTIMENTALE 45
remuer; et la lumière des bougies roses passait dans la tumée des
cigares comme des rayons de soleil dans la brume.
La porte, près du divan, s'ouvrit, et une grande femme mince
entra, — avec des gestes brusques qui faisaient sonner sur sa robe
en taffetas noir toutes les breloques de sa montre.
C'était la femme entrevue, Tété dernier, au Palais- Royal. Quelques-
uns, l'appelant par son nom, échangèrent avec elle des poignées de
main. Hussonnet avait enfin arraché une cinquantaine de francs; la
pendule sonna sept heures; tous se retirèrent.
Arnoux dit à Pellerin de rester, et conduisit Mlle Vatnaz dans
le cabinet.
Frédéric n'entendait pas leurs paroles; ils chuchotaient. Cepen-
dant, la voix féminine s'éleva :
-^ (( Depuis six mois que l'affaire est faite, j'attends toujours 1 »
Il y eut un long silence, Mlle Vatnaz reparut. Arnoux lui avait
encore promis quelque chose.
— <( Oh ! oh ! plus tard, nous verrons ! »
— « Adieu, homme heureux ! » dit-elle, en s'en allant.
Arnoux rentra vivement dans le cabinet, écrasa du cosmétique
sur ses moustaches, haussa ses bretelles pour tendre ses sous-pieds;
et, tout en se lavant les mains :
— « Il me faudrait deux dessus de porte, à deux cent cinquante
la pièce, genre Boucher, est-ce convenu } »
— « Soit, )) dit l'artiste, devenu rouge.
— « Bon ! et n'oubliez pas ma femme ! »
Frédéric accompagna Pellerin jusqu'au haut du faubourg Pois-
sonnière, et lui demanda la permission de venir le voir quelquefois,
faveur qui fut accordée gracieusement.
Pellerin Hsait tous les ouvrages d'esthétique pour découvrir la
véritable théorie du Beau, convaincu, quand il l'aurait trouvée, de
faire des chefs-d'œuvre. Il s'entourait de tous les auxiliaires imagi-
nables, dessins, plâtres, modèles, gravures; et il cherchait, se rongeait;
il accusait le temps, ses nerfs, son atelier, sortait dans la rue pour
46 l'éducation sentimentale
rencontrer Tinspiration, tressaillait de Tavoir saisie, puis abandonnait
son œuvre et en rêvait une autre qui devait être plus belle. Ainsi
tourmenté par des convoitises de gloire et perdant ses jours en dis-
cussions, croyant à mille niaiseries, aux systèmes, aux critiques, à
l'importance d'un règlement ou d'une réforme en matière d'art, il
n'avait, à cinquante ans, encore produit que des ébauches. Son orgueil
robuste l'empêchait de subir aucun découragement, mais il était
toujours irrité, et dans cette exaltation à la fois factice et naturelle
qui constitue les comédiens.
On remarquait en entrant chez lui deux grands tableaux, où les
premiers tons, posés çà et là, faisaient sur la toile blanche des taches
de brun, de rouge et de bleu. Un réseau de lignes à la craie s'étendait
par-dessus, comme les mailles vingt fois reprises d'un filet; il était
même impossible d'y rien comprendre. Pellerin expliqua le sujet de
ces deux compositions en indiquant avec le pouce les parties qui
manquaient. L'une devait représenter la Démence de Nabuchodonosoty
l'autre V Incendie de Rome par Néron. Frédéric les admira.
Il admira des académies de femmes échevelées, des paysages où
les troncs d'arbre tordus par la tempête foisonnaient, et surtout des
caprices à la plume, souvenirs de Callot, de Rembrandt ou de Goya,
dont il ne connaissait pas les modèles. Pellerin n'estimait plus ces
travaux de sa jeunesse; maintenant, il était pour le grand style; il
dogmatisa sur Phidias et Winckelmann, éloquemment. Les choses
autour de lui renforçaient la puissance de sa parole : on voyait une
tête de mort sur un prie-Dieu, des yatagans, une robe de moine;
Frédéric l'endossa.
Quand il arrivait de bonne heure, il le surprenait dans son
mauvais lit de sangle, que cachait un lambeau de tapisserie; car
Pellerin se couchait tard, fréquentant les théâtres avec assiduité. Il
était servi par une vieille femme en haillons, dînait à la gargote et
vivait sans maîtresse. Ses connaissances, ramassées pêle-mêle, ren-
daient ses paradoxes amusants. Sa haine contre le commun et le
bourgeois débordait en sarcasmes d'un lyrisme superbe, et il avait pour
L EDUCATION SENTIMENTALE 47
les maîtres une telle religion, qu'elle le montait presque jusqu'à eux.
Mais pourquoi ne parlait-il jamais de Mme Arnoux ? Quant à
son mari, tantôt il l'appelait un bon garçon, d'autres fois un charlatan.
Frédéric attendait ses confidences.
Un jour en feuilletant un de ses cartons, il trouva dans le portrait
d'une bohémienne quelque chose de Mlle Vatnaz, et, comme cette
personne l'intéressait, il voulut savoir sa position.
Elle avait été, croyait Pellerin, d'abord institutrice en province;
maintenant, elle donnait des leçons et tâchait d'écrire dans les petites
feuilles.
D'après ses manières avec Arnoux, on pouvait, selon Frédéric,
la supposer sa maîtresse.
— « Ah ! bah ! il en a d'autres ! »
Alors, le jeune homme, en détournant son visage qui rougissait
de honte sous l'infamie de sa pensée, ajouta d'un air crâne :
— « Sa femme le lui rend, sans doute ? »
— « Pas du tout ! elle est honnête ! »
Frédéric eut un remords, et se montra plus assidu au journal.
Les grandes lettres composant le nom d 'Arnoux sur la plaque
de marbre, au haut de la boutique, lui semblaient toutes particulières
et grosses de Significations, comme une écriture sacrée. Le large trottoir,
descendant, facilitait sa marche, la porte tournait presque d'elle-même ;
et la poignée, lisse au toucher, avait la douceur et comme l'intelligence
d'une main dans la sienne. Insensiblement, il devint aussi ponctuel
que Regimbart.
Tous les jours, Regimbart s'asseyait au coin du feu, dans son
fauteuil, s'emparait du National, ne le quittait plus, et exprimait sa
pensée par des exclamations ou de simf)les haussements d'épaules.
De temps à autre, il s'essuyait le front avec son mouchoir de poche
roulé en boudin, et qu'il portait sur sa poitrine, entre deux boutons
de sa redingote verte. Il avait un pantalon à plis, des souliers-bottes,
une cravate longue; et son chapeau abords retroussés le faisait recon-
naître, de loin, dans les foules.
^8 l'éducation sentimentale
A huit heures du matin, il descendait des hauteurs de Mont-
martre, pour prendre le vin blanc dans la rue Notre-Dame-des-
Victoires. Son déjeuner, que suivaient plusieurs parties de billard,
le conduisait jusqu'à trois heures. Il se dirigeait alors vers le passage
des Panoramas, pour prendre Tabsinthe. Après la séance chez Arnoux,
il entrait à Testaminet Bordelais, pour prendre le vermout; puis, au
lieu de rejoindre sa femme, souvent il préférait dîner seul, dans un
petit café de la place Gaillon, où il voulait qu'on lui servît « des plats
de ménage, des choses naturelles ! » Enfin il se transportait dans un
autre billard, et y restait jusqu'à minuit, jusqu'à une heure du matin,
jusqu'au moment où le gaz éteint et les volets fermés, le maître de
rétablissement, exténué, le suppliait de sortir.
Et ce n'était pas l'amour des boissons qui attirait dans ces endroits
le citoyen Regimbart, mais l'habitude ancienne d'y causer politique;
avec l'âge, sa verve était tombée, il n'avait plus qu'une morosité
silencieuse. On aurait dit, à voir le sérieux de son visage, qu'il roulait
le monde dans sa tête. Rien n'en sortait; et personne, même de ses
amis, ne lui connaissait d'occupations, bien qu'il se donnât pour tenir
un cabinet d'afFaires.
Arnoux paraissait l'estimer infiniment. Il dit un jour à Frédéric :
— « Celui-là en sait long, allez ! C'est un homme fort ! »
Une autre fois, Regimbart étala sur son pupitre des papiers
concernant des mines de kaolin en Bretagne; Arnoux s'en rapportait
à son expérience.
Frédéric se montra plus cérémonieux pour Regimbart, — jusqu'à
lui oftrir l'absinthe de temps à autre; et quoiqu'il le jugeât stupide,
souvent il demeurait dans sa compagnie pendant une grande heure,
uniquement parce que c'était l'ami de Jacques Arnoux.
Après avoir poussé dans leurs débuts des maîtres contemporains,
le marchand de tableaux, homme de progrès, avait tâché, tout en con-
servant des allures artistiques, d'étendre ses profits pécuniaires. Il
recherchait l'émancipation des arts, le sublime à bon marché. Toutes
les industries du luxe parisien subirent son influence, qui fut bonne
>^,
L EDUCATION SENTIMENTALE 49
pour les petites choses, et funeste pour les grandes. Avec sa rage de
flatter l'opinion , il détourna de leur voie les artistes habiles, corrompit
les forts, épuisa les faibles et illustra les médiocres; il en disposait
par ses relations et par sa revue. Les rapins ambitionnaient de voir
leurs œuvres à sa vitrine et les tapissiers prenaient chez lui des modèles
d'ameublement. Frédéric le considérait à la fois comme million-
naire, comme dilettante, comme homme d'action. Bien des choses,
pourtant, l'étonnaient, car le sieur Arnoux était malicieux dans son
commerce.
Il recevait du fond de l'Allemagne ou de l'Italie une toile achetée
à Paris quinze cents francs, et, exhibant une facture qui la portait
à quatre mille, la revendait trois mille cinq cents, par complaisance.
Un de ses tours ordinaires avec les peintres était d'exiger comme
pot-de-vin une réduction de leur tableau, sous prétexte d'en pubHer
la gravure; il vendait toujours la réduction et jamais la gravure ne
paraissait. A ceux qui se plaignaient d'être exploités, il répondait
par une tape sur le ventre. Excellent d'ailleurs, il prodiguait les
cigares, tutoyait les inconnus, s'enthousiasmait pour une œuvre ou
pour un homme, et, s'obstinant alors, ne regardant à rien, multipliait
les courses, les correspondances, les réclames. Il se croyait fort hon-
nête, et, dans son besoin d'expansion, racontait naïvement ses indé-
licatesses.
Une fois, pour vexer un confrère qui inaugurait un autre journal
de peinture par un grand festin, il pria Frédéric d'écrire sous ses yeux,
un peu avant l'heure du rendez-vous, des billets où l'on désinvitait
les convives.
— « Cela n'attaque pas l'honneur, vous comprenez ? »
Et le jeune homme n'osa lui refuser ce service.
Le lendemain, en entrant avec Hussonnet dans son bureau,
Frédéric vit par la porte (celle qui s'ouvrait sur l'escalier) le bas d'une
robe disparaître.
— « Mille excuses ! » dit Hussonnet. « Si j'avais cru qu'il y eût
des femmes.... »
yj^.
50 L EDUCATION SENTIMENTALE
— « Oh ! pour celle-là, c'est la mienne, » reprit Arnoux. « Elle
montait me faire une petite visite, en passant. »
— « Comment ? » dit Frédéric.
— « Mais oui ! elle s'en retourne chez elle, à la maison. »
Le charme des choses ambiantes se retira tout à coup. Ce qu^il
y sentait confusément épandu venait de s'évanouir, ou plutôt n'y
avait jamais été. Il éprouvait une surprise infinie et comme la douleur
d'une trahison.
Arnoux, en fouillant dans son tiroir, souriait. Se moquait-il de
lui } Le commis déposa sur la table une liasse de papiers humides.
— « Ah ! les affiches ! » s'écria le marchand. « Je ne suis pas
près de dîner ce soir !»
Regimbart prenait son chapeau.
• — « Comment, vous me quittez ? »
— « Sept heures ! » dit Regimbart.
Frédéric le suivit.
Au coin de la rue Montmartre, il se retourna; il regarda les
fenêtres du premier étage; et il rit intérieurement de pitié sur lui-
même, en se rappelant avec quel amour il les avait si souvent contem-
plées ! Où donc vivait-elle } Comment la rencontrer maintenant ?
La solitude se rouvrait autour de son désir, plus immense que
jamais !
— (( Venez-vous la prendre } » dit Regimbart.
— « Prendre qui } »
— « I/absinthe ! »
Et, cédant à ses obsessions, Frédéric se laissa conduire à Testa*
minet Bordelais. Tandis que son compagnon, posé sur le coude,
considérait la carafe, il jetait les yeux de droite et de gauche. Mais
il aperçut le profil de Pellerin sur le trottoir ; il cogna vivement contre
le carreau, et le peintre n'était pas assis que Regimbart lui demanda
pourquoi on ne le voyait plus à VArt industrieL
— « Que je crève, si j'y retourne ! C'est une brute, un bourgeois,
un misérable, un drôle ! »
L^ÉDUCATION SENTIMENTALE 5I
Ces injures flattaient la colère de Frédéric. Il en était blessé
cependant, car il lui semblait qu'elles atteignaient un peu Mme Arnoux.
— « Qu'est-ce donc qu'il vous a fait ! » dit Regimbart.
Pellerin battit le sol avec son pied, et souffla fortement, au lieu
de répondre.
Il se livrait à des travaux clandestins, tels que portraits aux
deux crayons ou pastiches de grands maîtres pour les amateurs peu
éclairés; et, comme ces travaux l'humiliaient, il préférait se taire,
généralement. Mais « la crasse d' Arnoux » l'exaspérait trop. Il se
soulagea.
D'après une commande, dont Frédéric avait été le témoin, il
lui avait apporté deux tableaux. Le marchand, al )rs, s'était permis
des critiques ! Il avait blâmé la composition, la couleur et le dessin,
le dessin surtout, bref, à aucun prix n'en avait voulu. Mais, forcé
par l'échéance d'un billet, Pellerin les avait cédés au juif Isaac; et,
quinze jours plus tard, Arnoux, lui-même, les vendait à un Espagnol,
pour deux mille francs.
— « Pas un sou de moins ! Quelle gredinerie ! et il en fait bien
d'autres, parbleu! Nous le verrons, un de ces matins, en cour
d'assises.»
— « Comme vous exagérez ! » dit Frédéric d'une voLx timide.
— «Allons ! bon ! j'exagère ! » s'écria l'artiste, en donnant sur
la table un grand coup de poing.
Cette violence rendit au jeune homme tout son aplomb. Sans
doute, on pouvait se conduire plus gentiment; cependant, si Arnoux
trouvait ces deux toiles... ^
— « Mauvaises ! lâchez le mot ! Les connaissez-vous ? Est-ce
votre métier } Or, vous savez, mon petit, moi, je n'admets pas cela,
les amateurs ! »
— « Eh ! ce ne sont pas mes affaires ! » dit Frédéric.
— « Quel intérêt avez-vous donc à le défendre } » reprit froide-
ment Pellerin.
Le jeune homme balbutia :
^2 L EDUCATION SENTIMENTALE
— « Mais... parce que je suis son ami. »
— « Embrassez-le de ma part ! bonsoir ! »
Et le peintre sortit furieux, sans parler, bien entendu, de sa
consommation.
Frédéric s'était convaincu lui-même, en défendant Arnoux. Dans
réchauffement de son éloquence, il fut pris de tendresse pour cet
homme intelligent et bon, que ses amis calomniaient et qui maintenant
travaillait tout seul, abandonné. Il ne résista pas au singulier besoin
de le revoir immédiatement. Dix minutes après, il poussait la porte
du magasin,
Arnoux élaborait, avec son commis, des affiches monstres pour
une exposition de tableaux.
— (( Tiens ! qui vous ramène ? »
Cette question bien simple embarrassa Frédéric; et, ne sachant
que répondre, il demanda si Ton n'avait point trouvé par hasard
son calepin, un petit calepin en cuir bleu.
— « Celui où vous mettez vos lettres de femmes ? » dit Arnoux.
Frédéric, en rougissant comme une vierge, se défendit d'une
telle supposition.
— «Vos poésies, alors?» répliqua le marchand.
Il maniait les spécimens étalés, en discutait la forme, la couleur,
la bordure; et Frédéric se sentait de plus en plus irrité par son air
de méditation, et surtout par ses mains qui se promenaient sur les
affiches, — de grosses mains, un peu molles, à ongles plats. Enfin
Arnoux se leva ; et, en disant : « C'est fait ! », il lui passa la main sous
le menton, familièrement. Cette privante déplut à Frédéric, il se recula;
puis il franchit le seuil du bureau, pour la dernière fois de son existence,
croyait-il. Mme Arnoux, elle-même, se trouvait comme diminuée par
la vulgarité de son mari.
Il reçut, dans la même semaine, une lettre où Deslauriers annon-
çait qu'il arriverait à Paris jeudi prochain. Alors, il se rejeta violemment
sur cette affection plus solide et plus haute. Un pareil homme valait
ît^utes les femmes. Il n'aurait plus besoin de Regimbart, de Pellerin.
L EDUCATION SENTIMENTALE 53
d'Hussonnet, de personne ! Afin de mieux loger son ami, il acheta
Hne couchette de fer, un second fauteuil, dédoubla sa literie; et, le
jeudi matin, il s'habillait pour aller au-devant de Deslauriers quand
un coup de sonnette retentit à sa porte. Arnoux entra.
— « Un mot, seulement ! Hier, on m'a envoyé de Genève une
belle truite; nous comptons sur vous, tantôt, à sept heures juste....
C'est rue de Choiseul, 24 bis. N'oubliez pas!»
Frédéric fut obligé de s'asseoir. Ses genoux chancelaient. Il se
répétait : « Enfin ! enfin ! » Puis il écrivit à son tailleur, à son chapelier,
à son bottier ; et il fit porter ces trois billets par trois commissionnaires
différents. La clef tourna dans la serrure et le concierge parut, avec
une malle sur l'épaule.
Frédéric, en apercevant Deslauriers, se mit à trembler comme
une femme adultère sous le regard de son époux.
— « Qu'est-ce donc qui te prend } » dit Deslauriers ; « tu dois
cependant avoir reçu de moi une lettre ? »
Frédéric n'eut pas la force de mentir.
Il ouvrit les bras et se jeta sur sa poitrine.
Ensuite, le clerc conta son histoire. Son père n'avait pas voulu
rendre ses comptes de tutelle, s'imaginant que ces comptes-là se
prescrivaient par dix ans. Mais, fort en procédure. Deslauriers avait
enfin arraché tout l'héritage de sa mère, sept mille francs nets, qu'il
tenait là, sur lui, dans un vieux portefeuille.
— « C'est une réserve, en cas de malheur. Il faut que j'avise à
les placer et à me caser moi-même, dès demain matin. Pour aujour*
d'hui, vacance complète, et tout à toi, mon vieux ! »
— « Oh ! ne te gêne pas ! » dit Frédéric. « Si tu avais ce soir
quelque chose d'important.... »
— « Allons donc ! Je serais un fier misérable.... »
Cette épithète, lancée au hasard, toucha Frédéric en plein cœur,
comme une allusion outrageante.
Le concierge avait disposé sur la table, auprès du feu, des
côtelettes, de la galantine, une langouste, un dessert, et deux
54 L EDUCATION SENTIMENTALE
bouteillvôs de vin de Bordeaux. Une réception si bonne émut
Deslauriers.
— « Tu me traites comme un roi, ma parole ! »
Ils causèrent de leur passé, de l'avenir ; et, de temps à autre,
ils se prenaient les mains par-dessus la table, en se regardant une
minute avec attendrissement. Mais un commissionnaire apporta un
chapeau neuf. Deslauriers remarqua, tout haut, combien la coiffe
était brillante.
Puis le tailleur, lui-même, vint remettre Thabit auquel il avait
donné un coup de fer.
— « On croirait que tu vas te marier, » dit Deslauriers.
Une heure après, un troisième individu survint et retira d'un
grand sac noir une paire de bottes vernies, splendides. Pendant que
Frédéric les essayait, le bottier observait narquoisement la chaussure
du provincial.
— « Monsieur n'a besoin de rien } »
— « Merci,» répliqua le clerc, en rentrant sous sa chaise ses vieux
souliers à cordons.
Cette humiliation gêna Frédéric. Il reculait à faire son aveu. Enfin,
il s'écria, comme saisi par une idée :
— «Ah ! saprelotte, j'oubliais !»
— « Quoi donc } »
— « Ce soir, je dîne en ville ! »
— « Chez les Dambreuse ? Pourquoi ne m'en parles-tu jamais
dans tes lettres ? »
Ce n'était pas chez les Dambreuse, mais chez les Arnoux.
— « Tu aurais dû m 'avertir ! » dit Deslauriers. « Je serais venu
un jour plus tard. »
— « Impossible ! » répliqua brusquement Frédéric. « On ne m'a
invité que ce matin, tout à l'heure. »
Et, pour racheter sa faute et en distraire son ami, il dénoua les
cordes emmêlées de sa malle, il arrangea dans la commode toutes ses
affaires, il voulait lui donner son propre lit, coucher dans le cabinet
L EDUCATION SENTIMENTALE 55
au bois. Puis, dès quatre heures, il commença les préparatifs de sa
toilette.
- - « Tu as bien le temps ! » dit l'autre.
Enfin, il s'habilla, il partit.
— « Voilà les riches ! » pensa Deslauriers.
Et il alla dîner rue Saint- Jacques, chez un petit restaurateur
qu'il connaissait.
Frédéric s'arrêta plusieurs fois dans l'escalier, tant son cœur
battait fort. Un de ses gants trop juste éclata; et, tandis qu'il enfonçait
la déchirure sous la manchette de sa chemise, Arnoux, qui montait
par derrière, le saisit au bras et le fit entrer.
L'antichambre, décorée à la chinoise, avait une lanterne peinte,
au plafond, et des bambous dans les coins. En traversant le salon,
Frédéric trébucha contre une peau de tigre. On n'avait point allumé
les flambeaux, mais deux lampes brûlaient dans le boudoir, tout au fond.
Mlle Marthe vint dire que sa maman s'habillait. Arnoux l'enleva
jusqu'à la hauteur de sa bouche pour la baiser; puis, voulant choisir
lui-même dans la cave certaines bouteilles de vin, il laissa Frédéric
avec l'enfant.
Elle avait grandi beaucoup depuis le voyage de Montereau. Ses
cheveux bruns descendaient en longs anneaux frisés sur ses bras nus.
Sa robe, plus boufi^ante que le jupon d'une danseuse, laissait voir
ses mollets roses, et toute sa gentille personne sentait frais comme
un bouquet. Elle reçut les compliments du monsieur avec des airs
de coquette, fixa sur lui ses yeux profonds, puis, se coulant parmi les
meubles, disparut comme un chat. ^
Il n'éprouvait plus aucun trouble. Les globes des lampes, recou-
verts d'une dentelle en papier, envoyaient un jour laiteux et qui
attendrissait la couleur des murailles, tendues de satin mauve. A
travers les lames du garde-feu, pareil à un gros éventail, on apercevait
les charbons dans la cheminée; il y avait, contre la pendule, un coffret
à fermoirs d'argent. Çà et là, des choses intimes traînaient : une poupée
au milieu de la causeuse, un fichu contre le dossier d'une chaise, et.
55 L EDUCATION SENTIMENTALE
sur la table à ouvrage, un tricot de laine d'où pendaient en dehors
deux aiguilles d'ivoire, la pointe en bas. C'était un endroit paisible,
honnête et familier tout ensemble.
Arnoux rentra; et, par Tautre portière, Mme Arnoux parut.
Comme elle se trouvait enveloppée d'ombre, il ne distingua d'abord
que sa tête. Elle avait une robe de velours noir et, dans les cheveux,
une longue bourse algérienne en filet de soie rouge qui, s 'entortillant
à son peigne, lui tombait sur l'épaule gauche.
Arnoux présenta Frédéric.
— « Oh ! je reconnais Monsieur parfaitement, » répondit-elle.
Puis les convives arrivèrent tous, presque en même temps :
Dittmer, Lovarias,Burrieu,le compositeur Rosenwald, le poète Théo-
phile Lorris, deux critiques d'art collègues d'Hussonnet, un fabricant
de papier, et enfin l'illustre Pierre-Paul Meinsius, le dernier représen-
tant de la grande peinture, qui portait gaillardement avec sa gloire
ses quatre-vingts années et son gros ventre.
Lorsqu'on passa dans la salle à manger, Mme Arnoux prit son
bras. Une chaise était restée vide pour Pellerin. Arnoux l'aimait, tout
eii l'exploitant. D'ailleurs, il redoutait sa terrible langue — si bien
que, pour l'attendrir, il avait publié dans VArt industriel son portrait,
accompagné d'éloges hyperboliques; et Pellerin, plus sensible à la
gloire qu'à l'argent, apparut vers huit heures, tout essoufflé. Frédéric
s'imagina qu'ils étaient réconciliés depuis longtemps.
La compagnie, les mets, tout lui plaisait. La salle, telle qu'un
parloir moyen âge, était tendue de cuir battu; une étagère hollandaise
se dressait devant un râtelier de chibouques; et, autour de la table,,
les verres de Bohême, diversement colorés, faisaient au milieu des
fleurs et des fruits comme une illumination dans un jardin.
Il eut à choisir entre dix espèces de moutarde. Il mangea du
daspachio, du cari, du gingembre, des merles de Corse, des lasagnes
romcines; il but des vins extraordinaires, du lip-fraoli et du tokay.
Arnoux se piquait eflPectivement de bien recevoir. Il courtisait en vue
des comestibles tous les conducteurs de malle-poste, et il était lié
l'éducation sentimentale 57
avec des cuisiniers de grandes maisons qui lui communiquaient des
sauces.
Mais la causerie surtout amusait Frédéric. Son goût pour les,
voyages fut caressé par Dittmer, qui parla de l'Orient; il assouvit
sa curiosité des choses du théâtre en écoutant Rosenwald causer de
rOpéra; et Texistence atroce de la bohème lui parut drôle, à travers
la gaieté d'Hussonnet, lequel narra, d'une manière pittoresque,
comment il avait passé tout un hiver, n'ayant pour nourriture que
du fromage de Hollande. Puis, une discussion entre Lovarias et
Burrieu, sur l'école florentine, lui révéla des chefs-d'œuvre, lui ouvrit
des horizons, et il eut mal à contenir son enthousiasme quand Pellerin
s'écria
— « Laissez-moi tranquille avec votre hideuse réalité ! Qu'est-ce
que cela veut dire, la réalité.? Les uns voient noir, d'autres bleu, la
multitude voit bête. Rien de moins naturel que Michel-Ange, rien
de plus fort ! Le souci de la vérité extérieure dénote la bassesse con-
temporaine; et l'art deviendra, si l'on continue, je ne sais quelle
rocambolle au-dessous de la religion comme poésie, et de la politique
comme intérêt. Vous n'arriverez pas à son but, — oui, son but ! — >
qui est de nous causer une exaltation impersonnelle, avec de petites
œuvres, malgré toutes vos finasseries d'exécution. Voilà les tableaux
de Bassolier, par exemple : c'est joli, coquet, propret, et pas lourd !
Ça peut se mettre dans la poche, se prendre en voyage ! Les notaires
achètent ça vingt mille francs; il y a pour trois sous d'idées; mais,
sans l'idée, rien de grand ! sans grandeur, pas de beau ! L'Olympe
est une montagne ! Le plus crâne monument, ce sera toujours les
Pyramides. Mieux vaut l'exubérance que le goût, le désert qu'un
trottoir, et un sauvage qu'un coiffeur ! »
Frédéric, en écoutant ces choses, regardait Mme Arnoux. Elles
tombaient dans son esprit comme des métaux dans une fournaise,
s'ajoutaient à sa passion et faisaient de l'amour.
Il était assis trois places au-dessous d'elle, sur le même côté. De
temps à autre, elle se penchait un peu, en tournant la tête pour adresser
5 8 L*ÉDUCATION SENTIMENTALE
quelques mots à sa petite fille; et, comme elle souriait alors, une
fossette se creusait dans sa joue, ce qui donnait à son visage un air
de bonté plus délicate.
Au moment des liqueurs, elle disparut. La conversation devint
très libre; M. Arnoux y brilla, et Frédéric fut étonné du cynisme
de ces hommes. Cependant, leur préoccupation de la femme établissait
entre eux et lui comme une égalité, qui le haussait dans sa propre
estime.
Rentré au salon, i! prit, par contenance, un des albums traînant
sur la table. Les grands artistes de Tépoque Pavaient illustré de
dessins, y avaient mis de la prose, des vers, ou simplement leurs
signatures; parmi les noms fameux, il s'en trouvait beaucoup d'in-
connus, et les pensées curieuses n'apparaissaient que sous un déborde-
ment de sottises. Toutes contenaient un hommage plus ou moins
direct à Mme Arnoux. Frédéric aurait eu peur d'écrire une ligne à
côté.
Elle alla chercher dans son boudoir le coffret à fermoirs d'argent
qu'il avait remarqué sur la cheminée. C'était un cadeau de son mari,
un ouvrage de la Renaissance. Les amis d 'Arnoux le complimentèrent,
sa femme le remerciait; il fut pris d'attendrissement, et lui donna
devant le monde un baiser.
Ensuite, tous causèrent çà et là, par groupes, le bonhomme
Meinsius était avec Mme Arnoux, sur une bergère, près du feu;
elle se penchait vers son oreille, leurs têtes se touchaient ; — et Frédéric
aurait accepté d'être sourd, infirme et laid pour un nom illustre et
des cheveux blancs, enfin pour avoir quelque chose qui l'intronisât
dans une intimité pareille. Il se rongeait le cœur, furieux contre sa
jeunesse.
Mais elle vint dans l'angle du salon où il se tenait, lui demanda
s'il connaissait quelques-uns des convives, s'il aimait la peinture,
depuis combien de temps il étudiait à Paris. Chaque mot qui sortait
de sa bouche semblait à Frédéric être une chose nouvelle, une dépen-
dance exclusive de sa personne. Il regardait attentivement les effilés
l'éducation sentimentale
59
de sa coiffure, caressant par le bout son épaule nue; et il n'en détachait
pas ses yeux, il enfonçait son âme dans la blancheur de cette chair
féminine; cependant, il n'osait lever ses paupières, pour la voir plus
haut, face à face.
Rosenwald les interrompit, en priant Mme Arnoux de chanter
quelque chose. Il préluda, elle attendait; ses lèvres s'entr'ouvrirent,
et un son pur, long, filé, monta dans l'air.
Frédéric ne comprit rien aux paroles italiennes.
Cela commençait sur un rythme grave, tel qu'un chant d'église,
puis, s'animant crescendo, multipliait les éclats sonores, s'apaisait
tout à coup ; et la mélodie revenait amoureusement, avec une oscillation
large et paresseuse.
Elle se tenait debout, près du clavier, les bras tombants, le regard
perdu. Quelquefois, pour lire la musique, elle clignait ses paupières
en avançant le front, un instant. Sa voix de contralto prenait dans les
cordes basses une intonation lugubre qui glaçait, et alors sa belle
tête, aux grands sourcils, s'inclinait sur son épaule; sa poitrine se
gonflait, ses bras s'écartaient, son cou d'où s'échappaient des roulades
se renversait mollement comme sous des baisers aériens; elle lança
trois notes aiguës, redescendit, en jeta une plus haute encore, et,
après un silence, termina par un point d'orgue.
Rosenwald n'abandonna pas le piano. Il continua de jouer, pour
lui-même. De temps à autre, un des convives disparaissait. A onze
heures, comme les derniers s'en allaient, Arnoux sortit avec Pellerin,
sous prétexte de le reconduire. Il était de ces gens qui se disent
malades quand ils n'ont pas fait leur tour après dîner.
Mme Arnoux s'était avancée dans l'antichambre, Dittmer et
Hussonnet la saluaient, elle leur tendit la main ; elle la tendit également
à Frédéric; et il éprouva comme une pénétration à tous les atomes
de sa peau. \
Il quitta ses amis; il avait besoin d'être seul. Son cœur débordait.
Pourquoi cette main offerte } Etait-ce un geste irréfléchi, ou un en-
couragement "^ « Allons donc ! je suis fou ! « Qu'importait d'ailleurs
6o l'éducation sentimentale
puisqu'il pouvait maintenant la fréquenter tout à son aise, vivre dans
son atmosphère.
Les rues étaient désertes. Quelquefois une charrette lourde
passait, en ébranlant les pavés. Les maisons se succédaient avec leurs
façades grises, leurs fenêtres closes; et il songeait dédaigneusement
à tous ces êtres humains couchés derrière ces murs, qui existaient
sans la voir, et dont pas un même ne se doutait qu'elle vécût ! Il
n'avait plus conscience du milieu, de l'espace, de rien; et, battant
le sol du talon, en frappant avec sa canne les volets des boutiques,
il allait toujours devant lui, au hasard, éperdu, entraîné. Un air
humide l'enveloppa ; il se reconnut au bord des quais.
Les réverbères brillaient en deux lignes droites, indéfiniment,
et de longues flammes rouges vacillaient dans la profondeur de l'eau.
Elle était de couleur ardoise, tandis que le ciel, plus clair, semblait
soutenu par les grandes masses d'ombre qui se levaient de chaque
côté du fleuve. Des édifices, que l'on n'apercevait pas, faisaient des
redoublements d'obscurité. Un brouillard lumineux flottait au delà,
sur les toits ; tous les bruits se fondaient en un seul bourdonnement ;
un vent léger soufflait.
Il s'était arrêté au milieu du Pont-Neuf, et, tête nue, poitrine
ouverte, il aspirait l'air. Cependant, il sentait monter du fond de
lui-même quelque chose d'intarissable, un afflux de tendresse qui
l'énervait, comme le mouvement des ondes sous ses yeux. A l'horloge
d'une église, une heure sonna, lentement, pareille à une voix qui
l'eût appelé.
Alors, il fut saisi par un de ces frissons de l'âme où il vous semble
qu'on est transporté dans un monde supérieur. Une faculté extra-
ordinaire, dont il ne savait pas l'objet, lui était venue. Il se demanda,
sérieusement, s'il serait un grand peintre ou un grand poète; — et
il se décida pour la peinture, car les exigences de ce métier le rappro-
cheraient de Mme Arnoux. Il avait donc trouvé sa vocation ! Le but
de son existence était clair maintenant, et l'avenir infaillible.
Quand il eut refermé sa porte, il entendit quelqu'un qui ronflait,
L EDUCATION SENTIMENTALE
6l
dans le cabinet noir, près de la chambre. C'était l'autre. Il n'y pensait
plus.
Son visage s'offrait à lui dans la glace. Il se trouva beau, — et
resta une minute à se regarder.
Le lendemain, avant midi, il s'était acheté une boîte de couleurs,
des pinceaux, un chevalet. Pellerin consentit à lui donner des leçons,
et Frédéric Temmena dans son logement pour voir si rien ne manquait
parmi ses ustensiles de peinture.
Deslauriers était rentré. Un jeune homme occupait le second
fauteuil. Le clerc dit en le montrant :
— « C'est lui ! le voilà ! Sénécal ! »
Ce garçon déplut à Frédéric. Son front était rehaussé par la
coupe de ses cheveux taillés en brosse. Quelque chose de dur et de
froid perçait dans ses yeux gris; et sa longue redingote noire, tout
son costume sentait le pédagogue et Tecclésiastique.
D'abord, on causa des choses du jour, entre autres du Stabat
de Rossini ; Sénécal, interrogé, déclara qu'il n'allait jamais au théâtre.
Pellerin ouvrit la boîte de couleurs.
■ — « Est-ce pour toi, tout cela ? » dit le clerc.
— « Mais sans doute ! r>
— « Tiens ! quelle idée ! »
Et il se pencha sur la table, où le répétiteur de mathématiques
feuilletait un volume de Louis Blanc. Il l'avait apporté lui-même, et
lisait à voix basse des passages, tandis que Pellerin et Frédéric exami-
naient ensemble la palette, le couteau, les vessies; puis ils vinrent à
s'entretenir du dîner chez Ainoux.
— « Le marchand de tableaux ? » demanda Sénécal. « Joh mon-
sieur, vraiment ! »
— « Pourquoi donc ? » dit Pellerin.
Sénécal répliqua :
— « Un homme qui bat monnaie avec des turpitudes politiques ! »
l'éducation sentimentale 63
Et il se mit à parler d'une lithographie célèbre, représentant toute
la famille royale livrée à des occupations édifiantes : Louis-Philippe
tenait un code, la reine un paroissien, les princesses brodaient, le
duc de Nemours ceignait un sabre, M. de Joinville montrait une
carte géographique à ses jeunes frères; on apercevait, dans le fond,
un lit à deux compartiments. Cette image, intitulée Une bonne famille ^
avait fait les délices des bourgeois, mais l'affliction des patriotes.
Pellerin, d'un ton vexé comme s'il en était l'auteur, répondit que toutes
les opinions se valaient; Sénécal protesta. L'Art devait exclusivement
viser à la moralisation des masses ! Il ne fallait reproduire que
des sujets poussant aux actions vertueuses; les autres étaient
nuisibles.
— «Mais ça dépend de l'exécution?» cria Pellerin. «Je peux
faire des chefs-d'œuvre ! »
— « Tant pis pour vous, alors 1 on n'a pas le droit.... »
— « Comment ? »
— « Non ! monsieur, vous n'avez pas le droit de m 'intéresser
à des choses que je réprouve ! Qu'avons-nous besoin de laborieuses
bagatelles, dont il est impossible de tirer aucun profit, de ces Vénus,
par exemple, avec tous vos paysages ? Je ne vois pas là d'enseignement
pour le peuple ! Montrez-nous ses misères, plutôt ! enthousiasmez-
nous pour ses sacrifices ! Eh ! bon Dieu, les sujets ne manquent pas :
la ferme, l'atelier.... »
Pellerin en balbutiait d'indignation, et, croyant avoir trouvé un
argument :
— « Molière, l'acceptez- vous ? »
— « Soit ! » dit Sénécal. « Je l'admire comme précurseur de la
Révolution française. »
— « Ah ! la Révolution ! Quel art ! Jamais il n'y a eu d'époque
plus pitoyable ! » \
— « Pas de plus grande, monsieur !»
Pellerin se croisa les bras, et, le regardant en face :
— « Vous m'avez l'air d'un fameux garde national ! »
L EDUCATION SENTIMENTALE
Son antagoniste, habitué aux discussions, répondit :
— « Je n'en suis pas ! et je la déteste autant que vous. Mais,
avec des principes pareils, on corrompt les foules ! Ça fait le compte
du Gouvernement, du reste, il ne serait pas si fort sans la complicité
d'un tas de farceurs comme celui-là »
Le peintre prit la défense du marchand, car les opinions de
Sénécal Texaspéraient. Il osa même soutenir que Jacques Arnoux
était un véritable cœur d'or, dévoué à ses amis, chérissant sa femme.
— (( Oh ! oh ! si on lui offrait une bonne somme, il ne la refuserait
pas pour servir de modèle. »
Frédéric devint blême.
— « Il vous a donc fait bien du tort, monsieur } »
— « A moi ? non ! Je Tai vu, une fois, au café, avec un ami.
Voilà tout. »
Sénécal disait vrai. Mais il se trouvait agacé, quotidiennement,
par les réclames de VArt industriel, Arnoux était, pour lui, le représen-
tant d'un monde qu'il jugeait funeste à la démocratie. Républicain
austère, il suspectait de corruption toutes les élégances, n'ayant
d'ailleurs aucun besoin, et étant d'une probité inflexible.
La conversation eut peine à reprendre. Le peintre se rappela
bientôt son rendez-vous, le répétiteur ses élèves; et, quand ils furent
sortis, après un long silence, Deslauriers fit diflerentes questions
sur Arnoux.
— «Tu m'y présenteras plus tard, n'est-ce pas, mon vieux?»
— « Certainement, » dit Frédéric.
Puis ils avisèrent à leur installation. Deslauriers avait obtenu,
ôans peine, une place de second clerc chez un avoué, pris à l'Ecole
de droit son inscription, acheté les livres indispensables, — et la vie
qu'ils avaient tant rêvée commença.
Elle fut charmante, grâce à la beauté de leur jeunesse. Deslauriers
n'ayant parlé d'aucune convention pécuniaire, Frédéric n'en parla
pas. Il subvenait à toutes les dépenses, rangeait l'armoire, s'occupait
du ménage; mais, s'il fallait donner une mercuriale au concierge,
66 l'éducation sentimentale
le clerc s'en chargeait, continuant, comme au collège, son rôle de
protecteur et d'aîné.
Séparés tout le long du jour, ils se retrouvaient le soir. Chacun
prenait sa place au coin du feu et se mettait à la besogne. Ils ne tardaient
pas à l'interrompre. C'étaient des épanchements sans lin, des gaietés
sans cause, et des disputes quelquefois, à propos de la lampe qui
filait ou d'un livre égaré, colères d'une minute, que des rires apai-
saient.
La porte du cabinet au bois restant ouverte, ils bavardaient de
loin, dans leur lit.
Le matin, ils se promenaient en manches de chemise sur leur
terrasse; le soleil se levait, des brumes légères passaient sur le fleuve,
on entendait un glapissement dans le marché aux fleurs à côté; — et
les fumées de leurs pipes tourbillonnaient dans l'air pur, qui rafraîchis-
sait leurs yeux encore bouffis; ils sentaient, en l'aspirant, im vaste
espoir épandu.
Quand il ne pleuvait pas, le dimanche, ils sortaient ensemble;
et, bras dessus bras dessous, ils s'en allaient par les rues. Presque
toujours la même réflexion leur survenait à la fois, ou bien ils causaient,
sans rien voir autour d'eux. Deslauriers ambitionnait la richesse,
comme moyen de puissance sur les hommes. Il aurait voulu
remuer beaucoup de monde, faire beaucoup de bruit, avoir trois
secrétaires sous ses ordres, et un grand dîner politique une fois par
semaine. Frédéric se meublait un palais à la moresque, pour vivre
couché sur des divans de cachemire, au murmure d'un jet d'eau,
servi par des pages nègres; —et ces choses rêvées devenaient à la
fin tellement précises, qu'elles le désolaient comme s'il les avait
perdues.
— « A quoi bon causer de tout cela, » disait-il, « puisque
jamais nous ne l'aurons ! )>
— « Qui sait } » reprenait Deslauriers.
Malgré ses opinions démocratiques, il l'engageait à s'introduire,
chez les Dambreuse. L'autre objectait ses tentatives.
L EDUCATION SENTIMENTALE 67
— « Bah ! retournes-y ! On t'invitera ! »
Ils reçurent, vers le milieu du mois de mars, parmi des notes
assez lourdes, celle du restaurateur qui leur apportait à dîner. Fré-
déric, n'ayant point la somme suffisante, emprunta cent écus à Des-
lauriers; quinze jours plus tard, il réitéra la même demande, et le
clerc le gronda pour les dépenses auxquelles il se livrait chez Arnoux.
Effectivement, il n'y mettait point de modération. Une vue de
Venise, une vue de Naples et une autre de Constantinople occupant
le milieu des trois murailles, des sujets équestres d'Alfred de Dreux
ça et là, un groupe de Pradier sur la cheminée, des numéros de VArt
industriel sur le piano, et des cartonnages par terre dans les angles,
encombraient le logis d'une telle façon, qu'on avait peine à poser
un livre, à remuer les coudes. Frédéric prétendait qu'il lui fallait tout
cela pour sa peinture.
Il travaillait chez Pellerin. Mais souvent Pellerin était en courses,
— ayant coutume d'assister à tous les enterrements et événements
dont les journaux devaient rendre compte; — et Frédéric passait
des heures entièrement seul dans l'atelier. Le calme de cette grande
pièce, où l'on n'entendait que le trottinement des souris, la lumière qui
tombait du plafond, et jusqu'au ronflement du poêle, tout le plongeait
d'abord dans une sorte de bien-être intellectuel. Puis ses yeux, aban-
donnant son ouvrage, se portaient sur les écaillures de la muraille,
parmi les bibelots de l'étagère, le long des torses où la poussière
amassée faisait comme des lambeaux de velours ; et, tel qu'un voyageur
perdu au milieu d'un bois et que tous les chemins ramènent à la même
place, continuellement, il retrouvait au fond de chaque idée le souvenir
de Mme Arnoux.
Il se fixait des jours pour aller chez elle ; arrivé au second étage,
devant sa porte, il hésitait à sonner. Des pas se rapprochaient; on
ouvrait, et, à ces mots : « Madame est sortie, » c'était \me délivrance,
et comme un fardeau de moins sur son cœur.
Il la rencontra, pourtant. La première fois, il y avait trois dames
avec elle; une autre après-midi, le maître d'écriture de Mlle Marthe
68 l'éducation sentimentale
survînt. D'ailleurs, les hommes que recevait Mme Arnoux ne lui
faisaient point de visites. Il n'y retourna plus, par discrétion.
Mais il ne manquait pas, pour qu'on l'invitât aux dîners du
jeudi, de se présenter à VArt industriel, chaque mercredi, régulière-
ment; et il y restait après tous les autres, plus longtemps que Regim-
bart, jusqu'à la dernière minute, en feignant de regarder une gravure,
de parcourir un journal. Enfin Arnoux lui disait : « — Etes-vous
libre, demain soir ? » Il acceptait avant que la phrase fût achevée.
Arnoux semblait le prendre en affection. Il lui montra l'art de
reconnaître les yins, à brûler 3e punch, à faire des salmis de bécas-
ses; Frédéric suivait docilement ses conseils, — aimant tout ce qui
dépendait de Mme Arnoux, ses meubles, ses domestiques, sa maison,
sa rue.
Il ne parlait guère pendant ces dîners; il la contemplait. Elle
avait à droite, contre la tempe, un petit grain de beauté; ses bandeaux
étaient plus noirs que le reste de sa chevelure et toujours comme
un peu humides sur les bords ; elle les flattait de temps à autre, avec
deux doigts seulement. Il connaissait la forme de chacun de ses ongles,
il se délectait à écouter le sifilement de sa robe de soie quand elle
passait auprès des portes, il humait en cachette la senteur de son
mouchoir; son peigne, ses gants, ses bagues étaient pour lui des choses
particulières, importantes comme des œuvres d'art, presque animées
comme des personnes; toutes lui prenaient le cœur et augmentaient
sa passion.
Il n'avait pas eu la force de la cacher à Deslauriers. Quand il
revenait de chez Mme Arnoux, il le réveillait comme par mégarde,
^fin de pouvoir causer d'elle.
Deslauriers, qui couchait dans le cabinet au bois, près de la fon-
taine, poussait un long bâillem.ent. Frédéric s'asseyait au pied de son
lit. D'abord il parlait du dîner, puis il racontait mille détails insigni-
fiants, où il voyait des marques de mépris ou d'aflFection. Une fois,
par exemple, elle avait refusé son bras, pour prendre celui de Dittmer
et Frédéric se désolait.
l'éducation sentimentale 69
— « Ah ! quelle bêtise ! »
Ou bien elle Tavait appelé son « ami ».
— « Vas-y gaiement, alors ! »
— « Mais je n'ose pas, » disait Frédéric.
— « Eh bien, n'y pense plus ! Bonsoir. »
Deslauriers se retournait vers la ruelle et s'endormait. Il ne
comprenait rien à cet amour, qu'il regardait comme une dernière
faiblesse d'adolescence; et, son intimité ne lui suffisant plus, sans
doute, il imagina de réunir leurs amis communs une fois la semaine.
Ils arrivaient le samedi, vers neuf heures. Les trois rideaux
d'algérienne étaient soigneusement tirés; la lampe et quatre bougies
brûlaient; au milieu de la table, le pot à tabac, tout plein de pipes,
s'étalait entre les bouteilles de bière, la théière, un flacon de rhum
et des petits fours. On discutait sur l'immortalité de l'âme, on faisait
des parallèles entre les professeurs.
Hussonnet, un soir, introduisit un grand jeune homme habillé
d'une redingote trop courte des poignets, et la contenance embarrassée.
C'était le garçon qu'ils avaient réclamé au poste, l'année dernière.
N'ayant pu rendre à son maître le carton de dentelles perdu
dans la bagarre, celui-ci l'avait accusé de vol, menacé des tribunaux;
maintenant, il était commis dans une maison de roulage. Hussonnet,
le matin, l'avait rencontré au coin d'une rue; et il l'amenait, car Dus-
sardier, par reconnaissance, voulait voir « l'autre ».
Il tendit à Frédéric le porte-cigares encore plein, et qu'il avait
gardé religieusement avec l'espoir de le rendre. Les jeunes gens
l'invitèrent à revenir. Il n'y manqua pas.
Tous sympathisaient. D'abord, leur haine du Gouvernement
avait la hauteur d'un dogme indiscutable. Martinon seul tâchait de
défendre Louis-Philippe. On l'accablait sous les lieux communs
traînant dans les journaux . l'embastillement de Paris, les lois de
septembre, Pritchard, lord Guizot, — si bien que Martinon se taisait,
craignant d'offenser quelqu'un. En sept ans de collège, il n'avait
pas mérité de pensum, et, à l'École de Droit, il savait plaire aux pro-
70 l'éducation sentimentale
fesseurs. Il portait ordinairement une grosse redingote couleur mastic
avec des claques en caoutchouc ; mais il apparut un soir dans une
toilette de marié : gilet de velours à châle, cravate blanche, chaîne
d'or.
L'étonnement redoubla quand on sut qu'il sortait de chez
M. Dambreuse. En effet, le banquier Dambreuse venait d'acheter
au père Martinon une partie de bois considérable; le bonhomme lui
ayant présenté son fils, il les avait invités à dîner tous les deux.
— « Y avait-il beaucoup de truffes, » demanda Deslauriers, « et
as-tu pris la taille à son épouse, entre deux portes, sicut decet ? »
Alors, la conversation s'engagea sur les femmes. Pellerin n'ad-
mettait pas qu'il y eût de belles femmes (il préférait les tigres); d'ail-
leurs, la femelle de l'homme était une créature inférieure dans la
hiérarchie esthétique :
— « Ce qui vous séduit est particulièrement ce qui la dégrade
comme idée; je veux dire les seins, les cheveux.... »
— « Cependant, » objecta Frédéric, « de longs cheveux noirs,
avec de grands yeux noirs.... »
— « Oh ! connu ! » s'écria Hussonnet. « Assez d'Andalouses sur
la pelouse ! des choses antiques ? serviteur ! Car enfin, voyons, pas de
blagues ! une lorette est plus amusante que la Vénus de Milo ! Soyons
Gaulois, nom d'un petit bonhomme ! et Régence si nous pouvons !
Coulez, bons vins; femmes, daignez sourire !
Il faut passer de la brune à la blonde ! — Est-ce votre avis, père
Dussardier ? »
Dussardier ne répondit pas. Tous le pressèrent pour connaître
ses goûts.
— « Eh bien, » fit-il en rougissant, « moi, je voudrais aimer la
même, toujours ! »
Cela fut dit d'une telle façon, qu'il y eut un moment de silence,
les uns étant surpris de cette candeur, et les autres y découvrant,
peut-être, la secrète convoitise de leur âme.
\ l'éducation sentimentale yi
Sénécal posa sur le chambranle sa chope de bière, et déclara
dogmatiquement que, la prostitution étant une tyrannie et le mariage
une immoralité, il valait mieux s'abstenir. Deslauriers prenait les
femmes comme une distraction, rien de plus. M. de Cisy avait à leur
endroit toute espèce de crainte.
Élevé sous les yeux d'une grand'mère dévote, il trouvait la com-
pajçnie de ces jeunes gens alléchante comme un mauvais lieu et ins-
tructive comme une Sorbonne. On ne lui ménageait pas les leçons;
et il se montrait plein de zèle, jusqu'à vouloir fumer, en dépit des
maux de cœur qui le tourmentaient chaque fois, régulièrement.
Frédéric l'entourait de soins. Il admirait la nuance de ses cravates,
la fourrure de son paletot et surtout ses bottes, minces comme des
gants et qui semblaient insolentes de netteté et de délicatesse; sa
voiture l'attendait en bas dans la rue.
Un soir qu'il venait de partir, et que la neige tombait, Sénécal
se mit à plaindre son cocher. Puis il déclama contre les gants jaunes,
le Jockey-Club. Il faisait plus de cas d'un ouvrier que de ces mes-
sieurs.
— (( Moi, je travaille, au moins ! je suis pauvre ! »
— « Cela se voit, » dit à la fin Frédéric, impatienté.
Le répétiteur lui garda rancune pour cette parole.
Mais, Regimbart ayant dit qu'il connaissait un peu Sénécal,
Frédéric, voulant faire une politesse à l'ami d'Arnoux, le pria de
venir aux réunions du samedi, et la rencontre fut agréable aux deux
patriotes.
Ils différaient cependant. ^
Sénécaf — qui avait un crâne en pointe — ne considérait que
les systèmes. Regimbart, au contraire, ne voyait dans les faits que
les faits. Ce qui l'inquiétait principalement, c'était la frontière du
Rhin. Il prétendait se connaître en artillerie, et se faisait habiller
par le tailleur de l'Ecole polytechnique.
Le premier jour, quand on lui offrit des gâteaux, il leva les
épaules dédaigneusement, en disant que cela convenait aux femmes;
72 l'éducation sentimentale
et il ne parut guère plus gracieux les fois suivantes. Du moment
que les idées atteignaient une certaine hauteur, il murmurait : « Oh !
pas d'utopies, pas de rêves ! » En fait d'art (bien qu'il fréquentât les
ateHers, où quelquefois il donnait, par complaisance, une leçon
d'escrime), ses opinions n'étaient point transcendantes. Il comparaît
le style de M. Marrast à celui de Voltaire et Mlle Vatnaz à Mme de
Staël, à cause d'une Ode sur la Pologne ^ « où il y avait du cœur ».
Enfin, Regimbart assommait tout le monde et particulièrement
Deslauriers, car le Citoyen était un familier d'Arnoux. Cr, le clerc
ambitionnait de fréquenter cette maison, espérant y faire des connais-
sances profitables. « Quand donc m'y mèneras-tu } » disait-il. Arnoux
se trouvait surchargé de besogne, ou bien il partait en voyage ;
puis, ce n'était pas la peine, les dîners allaient finir.
S'il avait fallu risquer sa vie pour son ami, Frédéric l'eût fait.
Mais comme il tenait à se montrer le plus avantageusement possible^
comme il surveillait son langage, ses manières et son costume, jusqu'à
venir au bureau de VArt industriel toujours irréprochablement ganté,
il avait peur que Deslauriers, avec son vieil habit noir, sa tournure
de procureur et ses discours outrecuidants, ne déplût à Mme Arnoux^
ce qui pouvait le compromettre, le rabaisser lui-même auprès d'elle.
Il admettait bien les autres, mais celui-là, précisément, l'aurait gêné
mille fois plus. Le clerc s'apercevait qu'il ne voulait pas tenir sa
promesse, et le silence de Frédéric lui semblait une aggravation
d'injure.
Il aurait voulu le conduire absolument, le voir se développer
d'après l'idéal de leur jeunesse; et sa fainéantise le révoltait, comme
une désobéissance et comme une trahison. D'ailleurs Frédéric, plein
de l'idée de Mme Arnoux, parlait de son mari souvent; et Deslauriers
comm.ença une intolérable scie^ consistant à répéter son nom cent
fois par jour, à la fin de chaque phrase, comme un tic d'idiot. Quand
on frappait à sa porte, il répondait: « Entrez, Arnoux! » Au restaurant,
il demandait un fromage de Brie «à l'instar d'Arnoux»; et, la nuit,
feignant d'avoir un cauchemar^ il réveillait son compagnon en hurlant :
l'éducation sentimentale 73
« Arnoux ! Arnoux ! » Enfin, un jour, Frédéric, excédé, lui dit d'une
voix lamentable :
— (( Mais laisse-moi tranquille avec Arnoux ! »
— (( Jamais ! » répondit le clerc.
Toujours lui ! lui partout ! ou brûlante ou glacée,
L'imoge de l'Arnoux.. .
— « Tais-toi donc ! » s'écria Frédéric en levant le poing
Il reprit doucement :
— « C'est un sujet qui m'est pénible, tu sais bien. »
— « Oh ! pardon, mon bonhomme, » répliqua Deslauriers en
s'inclinant très bas, « on respectera désormais les nerfs de Mademoi-
selle ! Pardon encore une fois. Mille excuses ! »
Ainsi fut terminée la plaisanterie.
Mais, trois semaines après, un soir, il lui dit :
— « Eh bien, je l'ai vue tantôt, Mme Arnoux ! »
— « Où donc ? »
— « Au Palais, avec Balandard, avoué; une femme brune, n'est-ce
pas, de taille moyenne ? »
Frédéric fit un signe d'assentiment. Il attendait que Deslauriers
parlât. Au moindre mot d'admiration, il se serait épanché largement,
était tout prêt à le chérir; l'autre se taisait toujours; enfin, n'y tenant
plus, il lui demanda d'un air indifférent ce qu'il pensait d'elle.
Deslauriers la trouvait « pas mal, sans avoir pourtant rien d'extra-
ordinaire ».
— « Ah ! tu trouves, » dit Frédéric. ^
Arriva le mois d'août, époque de son deuxième examen. D'après
l'opinion courante, quinze jours devaient suffire pour en préparer
les matières. Frédéric, ne doutant pas de ses forces, avala d'emblée
les quatre premiers livres du Code de procédure, les trois premiers
du Code pénal, plusieurs morceaux d'Instruction criminelle et une
partie du Code civil, avec les annotations de M. Poncelet. La veille,
Deslauriers lui fit faire une récapitulation qui se prolongea jusqu'au
JJ^, L EDUCATION SENTIMENTALE
matin; et, pour mettre à profit le dernier quart d'heure, il continua
à rinterroger sur le trottoir, tout en marchant.
Comme plusieurs examens se passaient simultanément, il y avait
beaucoup de monde dans la cour, entre autres Hussonnet et Cisy; on
ne manquait pas de venir à ces épreuves quand il s'agissait des cama-
rades. Frédéric endossa la robe noire traditionnelle; puis il entra
suivi de la foule, avec trois autres étudiants, dans une grande pièce,
éclairée par des fenêtres sans rideaux et garnie de banquettes, le long
des murs. Au miheu, des chaises de cuir entouraient une table, décorée
d'un tapis vert. Elle séparait les candidats de MM. les examinateurs
en robe rouge, tous portant des chausses d'hermine sur l'épaule, avec
des toques à galons d'or sur le chef.
Frédéric se trouvait l'avant-dernier dans la série, position mau-
vaise. A la première question sur la différence entre une convention
et un contrat, il définit l'une pour l'autre; et le professeur, un brave
homme, lui dit : — « Ne vous troublez pas, monsieur, remettez-vous ! »
puis, ayant fait deux demandes faciles, suivies de réponses obscures,
il passa enfin au quatrième. Frédéric fut démoralisé par ce piètre
commencement. Deslauriers, en face, dans le public, lui faisait signe
que tout n'était pas encore perdu; et à la deuxième interrogation sur
le droit criminel, il se montra passable. Mais, après la troisième,
relative au testament mystique, Texaminateur étant resté impassible
tout le temps, son angoisse redoubla; car Hussonnet joignait les mains
comme pour applaudir, tandis que Deslauriers prodiguait les hausse-
ments d'épaules. Enfin, le moment arriva où il fallut répondre sur
la Procédure ! Il s'agissait de la tierce opposition. Le professeur,
choqué d'avoir entendu des théories contraires aux siennes, lui
demanda d'un ton brutal :
— « Et vous, monsieur, est-ce votre avis ? Comment conciliez-
vous le principe de l'article 1 351 du Code civil avec cette voie d'attaque
extraordinaire } »
Frédéric se sentait un grand mal de tête, pour avoir passé la
nuit sans dormir. Un rayon de soleil, entrant par l'intervalle d'une
l'éducation sentimentale 75
jalousie, le frappait au visage. Debout derrière la chaise, il se dandinait
et tirait sa moustache.
— (( J'attends toujours votre réponse ! » reprit Thomme à la
toque d*or.
Et, comme le geste de Frédéric l'agaçait sans doute :
— « Ce n'est pas dans votre barbe que vous la trouverez ! »
Ce sarcasme causa un rire dans l'auditoire; le professeur, flatté,
s'amadoua. Il lui fit deux questions encore sur l'ajournement et sur
l'affaire sommaire, puis baissa la tête en signe d'approbation; l'acte
public était fini. Frédéric rentra dans le vestibule.
Pendant que l'huissier le dépouillait de sa robe, pour la repasser
à un autre immédiatement, ses amis l'entourèrent, en achevant de
l'ahurir avec leurs opinions contradictoires sur le résultat de l'examen.
On le proclama bientôt d'une voix sonore, à l'entrée de la salle : « Le
troisième était... ajourné ! »
— « Emballé ! » dit Hussonnet, « allons-nous-en ! »
Devant la loge du concierge, ils recontrèrent Martinon, rouge,
ému, avec un sourire dans les yeux et l'auréole du triomphe sur le
front. Il venait de subir sans encombre son dernier examen. Restait
seulement la thèse. Avant quinze jours, il serait licencié. Sa famille
connaissait un ministre, « une belle carrière » s'ouvrait devant lui.
— « Celui-là t'enfonce tout de même », dit Deslauriers.
Rien n'est humiliant comme de voir les sots réussir dans les
entreprises où l'on échoue. Frédéric, vexé, répondit qu'il s'en moquait.
Ses prétentions étaient plus hautes; et, comme Hussonnet faisait
mine de s'en aller, il le prit à l'écart pour lui dire :
— « Pas un mot de tout cela, chez eux, bien entendu ! »
Le secret était facile, puisque Arnoux, le lendemain, partait en
voyage pour l'Allemagne.
Le soir, en rentrant, le clerc trouva son ami singulièrement
changé : il pirouettait, sifflait; et, l'autre s'étonnant de cette humeur,
Frédéric déclara qu'il n'irait pas chez sa mère; il emploierait ses
vacances à travailler.
76 l'éducation sentimentale
A la nouvelle du départ d'Arnoux, une joie l'avait saisi. 11 pouvait
se présenter là-bas, tout à son aise, sans crainte d'être interrompu
dans ses visites. La conviction d'une sécurité absolue lui donnerait
du courage. Enfin il ne serait pas éloigné, ne serait pas séparé d'Elle î
Quelque chose de plus fort qu'une chaîne de fer l'attachait à Paris,
une voix intérieure lui criait de rester.
Des obstacles s'y opposaient. Il les franchit en écrivant à sa
mère ; il confessait d'abord son échec, occassionné par des changements
faits dans le programme, — un hasard, une injustice; — d'ailleurs,
tous les grands avocats (il citait leurs noms) avaient été refusés à
leurs examens. Mais il comptait se présenter de nouveau au mois
de novembre. Or, n'ayant pas de temps à perdre, il n'irait point à
la maison cette année; et il demandait, outre l'argent d'un trimestre,
deux cent cinquante francs, pour des répétitions de droit, fort utiles;
— le tout enguirlandé de regrets, condoléances, chatteries et protes-
tations d'amour filial.
Mme Moreau, qui l'attendait le lendemain, fut chagrinée double-
ment. Elle cacha la mésaventure de son fils, et lui répondit « de venir
tout de même ». Frédéric ne céda pas. Une brouille s'ensuivit. A la
fin de la semaine, néanmoins, il reçut l'argent du trimestre avec la
somme destinée aux répétitions, et qui servit à payer un pantalon
gris perle, un chapeau de feutre blanc et une badine à pomme d'or.
Quand tout cela fut en sa possession :
— « C'est peut-être une idée de coiflFeur que j'ai eue ? » songea-t-il.
Et une grande hésitation le prit.
Pour savoir s'il irait chez Mme Arnoux, il jeta par trois fois,
dans l'air, des pièces de monnaie. Toutes les fois, le présage fut heu-
reux. Donc, la fatalité l'ordonnait. Il se fit conduire en fiacre rue de
Choiseul.
Il monta vivement l'escalier, tira le cordon de la sonnette; elle
ne sonna pas ; il se sentait près de défaillir.
Puis il ébranla, d'un coup furieux, le lourd gland de soie
rouge.
L*ÉDUCATION SENTIMENTALE
77
Un carillon retentit, s*apaisa par degrés, et l'on n'entendait plu?
rien. Frédéric eut peur.
Il colla son oreille contre la porte; pas un souffle ! Il mit son œil
au trou de la serrure, et il n'apercevait dans l'antichambre que deux
pointes de roseau, sur la muraille, parmi les fleurs du papier. Enfin,
il tournait les talons quand il se ravisa. Cette fois, il donna un petit
coup, léger. La porte s'ouvrit; et, sur le seuil, les cheveux ébouriffés,
la face cramoisie et Tair maussade, Arnoux lui-même parut.
— « Tiens ! Qui diable vous amène ? Entrez ! »
Il l'introduisit, non dans le boudoir ou dans sa chambre, mais
dans la salle à manger, où l'on voyait sur la table une bouteille de vin
de Champagne avec deux verres ; et, d'un ton brusque :
— « Vous avez quelque chose à me demander, cher ami ? »
— « Non ! rien ! rien ! » balbutia le jeune homme, cherchant un
prétexte à sa visite.
Enfin, il dit qu'il était venu savoir de ses nouvelles, car il le
croyait en Allemagne, sur le rapport d'Hussonnet.
— a Nullement ! » reprit Arnoux. « Quelle linotte que ce garçon-
là, pour entendre tout de travers ! »
Afin de dissimuler son trouble, Frédéric marchait de droite et
de gauche, dans la salle. En heurtant le pied d'une chaise, il fit tomber
une ombrelle posée dessus; le manche d'ivoire se brisa.
— « Mon Dieu ! » s'écria-t-il, « comme je suis chagrin d'avoir
brisé l'ombrelle de Mme Arnoux. »
A ce mot, le marchand releva la tête, et eut un singuHer sourire.
Frédéric, prenant l'occasion qui s'oftrait de parler d'elle, ajouta
timidement :
— « Est-ce que je ne pourrai pas la voir ? »
Elle était dans son pays, près de sa mère malade.
Il n'osa faire de questions sur la durée de cette absence. Il demanda
seulement quel était le pays de Mme Arnoux.
— « Chartres I Cela vous étonne ? »
— « Moi ? non ! pourquoi ? Pas le moins du monde ! »
78 L EDUCATION SENTIMENTALE
Ils ne trouvèrent, ensuite, absolument rien à se dire. Arnoux,
qui s'était fait une cigarette, tournait autour de la table, en soufflant.
Frédéric, debout contre le poêle, contemplait les murs, Tétagère, le
parquet : et des images charmantes défilaient dans sa mémoire, devant
ses yeux plutôt. Enfin il se retira.
Un morceau de journal, roulé en boule, traînait par terre, dans
Tantichambre ; Arnoux le prit, et, se haussant sur la pointe des pieds,
il l'enfonça dans la sonnette, pour continuer, dit-il, sa sieste interrom-
pue. Puis, en lui donnant une poignée de main :
« Avertissez le concierge, s'il vous plaît, que je n'y suis pas ! »
Et il referma la porte sur son dos, violemment.
Frédéric descendit l'escalier marche à marche. L'insuccès de
cette première tentative le décourageait sur le hasard des autres.
Alors commencèrent trois mois d'ennui. Comme il n'avait aucun
travail, son désœuvrement renforçait sa tristesse.
Il passait des heures à regarder, du haut de son balcon, la rivière
qui coulait entre les quais grisâtres, noircis, de place en place, par la
bavure des égouts, avec un ponton de blanchisseuses amarré contre
le bord, où des gamins quelquefois s'amusaient, dans la vase, à faire
baigner un caniche. Ses yeux délaissant à gauche le pont de pierre
de Notre-Dame et trois ponts suspendus, se dirigeaient toujours vers
le quai aux Ormes, sur un massif de vieux arbres, pareils aux tilleuls
du port de Montereau. La tour Saint- Jacques, l'Hôtel de Ville, Saint-
Gervais, Saint-Louis, Saint -Paul se levaient en face, parmi les toits
confondus, — et le génie de la colonne de Juillet resplendissait à
l'orient comme une large étoile d'or, tandis qu'à l'autre extrémité le
dôme des Tuileries arrondissait, sur le ciel, sa lourde masse bleue.
C'était par derrière, de ce côté-là, que devait être la maison de Mme
Arnoux.
Il rentrait dans sa chambre; puis, couché sur son divan, s'aban-
donnait à une méditation désordonnée : plans d'ouvrage, projets de
conduite, élancements vers l'avenir. Enfin, pour se débarrasser de
lui-même, il sortait
l'éducation sentimentale -79
11 remontait, au hasard, le quartier latin, si tumultueux d'habi-
uide, mais désert à cette époque, car les étudiants étaient partis dans
leurs familles. Les grands murs des collèges, comme allongés par le
silence, avaient un aspect plus morne encore; on entendait toutes
sortes de bruits paisibles, des battements d'ailes dans des cages, le
ronflement d'un tour, le marteau d'un savetier; et les marchands
d'habits, au milieu des rues, interrogeaient de l'œil chaque fenêtre,
inutilement. Au fond des cafés solitaires, la dame du comptoir bâillait
entre ses carafons remplis; les journaux demeuraient en ordre sur
la table des cabinets de lecture; dans l'atelier des repasseuses, des
linges frissonnaient sous les bouffées du vent tiède. De temps à
autre, il s'arrêtait à l'étalage d'un bouquiniste; un omnibus, qui des-
cendait en frôlant le trottoir, le faisait se retourner; et, parvenu devant
le Luxembourg, il n'allait pas plus loin.
Quelquefois, l'espoir d'une distraction l'attirait vers les boule-
vards. Après de sombres ruelles exhalant des fraîcheurs humides,
il arrivait sur de grandes places désertes, éblouissantes de lumière,
et où les monuments dessinaient au bord du pavé des dentelures
d'ombre noire. Mais les charrettes, les boutiques recomm^ençaient,
et la foule l'étourdissait, — le dimanche surtout, — quand, depuis
la Bastille jusqu'à la Madeleine, c'était un immense flot ondulant
sur l'asphalte, au milieu de la poussière, dans une rumeur continue;
il se sentait tout écœuré par la bassesse des figures, la niaiserie des
propos, la satisfaction imbécile transpirant sur les fronts en sueur !
Cependant, la conscience de mieux valoir que ces hommes atténuait
la fatigue de les regarder.
Il allait tous les jours à VArt industriel; — et pour savoir quand
reviendrait Mme Arnoux, il s'informait de sa mère très longuement.
La réponse d 'Arnoux ne variait pas; «le mieux se continuait,» sa
femme, avec la petite, serait de retour la semaine prochaine. Plus
elle tardait à revenir, plus Frédéric témoignait d'inquiétude, — si
bien qu'Arnoux, attendri par tant d'affection, l'emmena cinq ou six
fois dîner au restaurant.
8o l'éducation sentimentale
Frédéric, dans ces longs tête-à-tête, reconnut que le marchand
de peinture n'était pas fort spirituel. Arnoux pouvait s'apercevoir
de ce refroidissement; et puis c'était l'occasion de lui rendre, un peu,
ses politesses.
Voulant donc faire les choses très bien, il vendit à un brocanteur
tous ses habits neufs, moyennant la somme de quatre-vingts francs;
et, l'ayant grossie de cent autres qui lui restaient, il vint chez Arnoux
le prendre pour dîner. Regimbart s'y trouvait. Ils s'en allèrent aux
Trois- Frères-Provençaux.
Le Citoyen commença par retirer sa redingote, et, sûr de la défé-
rence des deux autres, écrivit la carte. Mais il eut beau se transporter
dans la cuisine pour parler lui-même au chef, descendre à la cave
dont il connaissait tous les coins, et faire monter le maître de l'éta-
blissement, auquel il « donna un savon », il ne fut content ni des
mets, ni des vins, ni du service ! A chaque plat nouveau, à chaque
bouteille différente, dès la première bouchée, la première gorgée, il
laissait tomber sa fourchette, ou repoussait au loin son verre; puis,
s'accoudant sur la nappe de toute la longueur de son bras, il s*écriait
qu'on ne pouvait plus dîner à Paris ! Enfin, ne sachant qu'imaginer
pour sa bouche, Regimbart se commanda des haricots à l'huile, « tout
bonnement », lesquels, bien qu'à moitié réussis, l'apaisèrent un peu.
Puis il eut, avec le garçon, un dialogue, roulant sur les anciens garçons
des Provençaux : « Qu'était devenu Antoine } Et un nommé Eugène ?
Et Théodore, le petit, qui servait toujours en bas ? Il y avait dans ce
temps-là une chère autrement distinguée, et des têtes de Bourgogne
comme on n'en re verra plus ! »
Ensuite, il fut question de la valeur des terrains dans la banlieue,
une spéculation d'Arnoux, infaillible. En attendant, il perdait ses
intérêts, puisqu'il ne voulait vendre à aucun prix. Regimbart lui
découvrirait quelqu'un ; et ces deux messieurs firent, avec un crayon,
des calculs jusqu'à la fin du dessert.
On s'en alla prendre le café, passage du Saumon, dans un esta-
minet, à l'entre-sol. Frédéric assista, sur ses jambes, à d'interminables
>^,
L EDUCATION SENTIMENTALE 8l
parties de billard, abreuvées d'innombrables chopes; — et il resta là,
jusqu'à minuit, sans savoir pourquoi, par lâcheté, par bêtise, dans
Tespérance confuse d'un événement quelconque favorable à son
jîmour.
Quand donc la reverrait-il ? Frédéric se désespérait. Mais, un
.soir, vers la fin de novembre, Arnoux lui dit :
— « Ma femme est revenue hier, vous savez ! »
Le lendemain, à cinq heures, il entrait chez elle.
Il débuta par des félicitations, à propos de sa mère, dont la
maladie avait été si grave.
— « Mais non ! Qui vous Ta dit ? »
— « Arnoux ! »
Elle fit un « ah » léger, puis ajouta qu'elle avait eu, d'abord, aes
craintes sérieuses, maintenant disparues.
Elle se tenait près du feu, dans la bergère de tapisserie. Il était
«ur le canapé, avec son chapeau entre ses genoux; et l'entretien fut
pénible, elle l'abandonnait à chaque minute; il ne trouvait pas de
joint pour y introduire ses sentiments. Mais, comme il se plaignait
d'étudier la chicane, elle répliqua : — « Oui..., je conçois..., les affaires!»
en baissant la figure, absorbée tout à coup par des réflexions.
Il avait soif de les connaître, et même ne songeait pas à autre
chose. Le crépuscule amassait de l'ombre autour d'eux.
Elle se leva, ayant une course à faire, puis reparut avec une
capote de velours et une mante noire, bordée de petit-gris. 11 osa
offrir de l'accompagner.
On n'y voyait plus; le temps était froid, et un lourd brouillard,
estompant la façade des maisons, puait dans l'air. Frédéric le humait
avec délices ; car il sentait à travers la ouate du vêtement la forme de
son bras; et sa main, prise dans un gant chamois à deux boutons,
sa petite main qu'il aurait voulu couvrir de baisers, s'appuyait sur
sa manche. A cause du pavé glissant, ils oscillaient un peu; il lui
semblait qu'ils étaient tous les deux comme bercés par le vent, au
milieu d'un nuage.
SZ L EDUCATION SENTIMENTALE
L*éclat des lumières, sur le boulevard, le remit dans la réalité.
L'occasion était bonne, le temps pressait. Il se donna jusqu'à la rue
de Richelieu pour déclarer son amour. Mais, presque aussitôt, devant
un magasin de porcelaines, elle s'arrêta net, en lui disant :
— « Nous y sommes, je vous remercie ! A jeudi, n'est-ce pas^
comme d'habitude ? »
Les dîners recommencèrent; et plus il fréquentait Mme Arnoux,
plus ses langueurs augmentaient.
La contemplation de cette femme l 'énervait, comme l'usage d'un
parfum trop fort. Cela descendit dans les profondeurs de son tempé-
rament, et devenait presque une manière générale de sentir, un mode
nouveau d'exister.
Les prostituées qu'il rencontrait aux feux du gaz, les cantatrices
poussant leurs roulades, les écuyères sur leurs chevaux au galop,
les bourgeoises à pied, les grisettes à leur fenêtre, toutes les femmes
lui rappelaient celle-là, par des similitudes ou par des contrastes
violents. Il regardait, le long des boutiques, les cachemires, les den-
telles et les pendeloques de pierreries, en les imaginant drapés autour
de ses reins, cousues à son corsage, faisant des feux dans sa chevelure
noire. A l'éventaire des marchandes, les fleurs s'épanouissaient pour
qu'elle les choisît en passant; dans la montre des cordonniers, les
petites pantoufles de satin à bordure de cygne semblaient attendre
son pied ; toutes les rues conduisaient vers sa maison : les voitures
ne stationnaient sur les places que pour y mener plus vite; Paris se
rapportait à sa personne, et la grande ville, avec toutes ses voix, bruis-
sait, comme un immense orchestre, autour d'elle.
Quand il allait au Jardin des Plantes, la vue d'un palmier l'en-
traînait vers des pays lointains. Ils voyageaient ensemble, au dos des
dromadaires, sous le tendelet des éléphants, dans la cabine d'un
yacht parmi des archipels bleus, ou côte à côte sur deux mulets à
clochettes, qui trébuchent dans les herbes contre des colonnes brisées.
Quelquefois, il s'arrêtait au Louvre devant de vieux tableaux; et son
amour l'embrassant jusque dans les siècles disparus, il la substituait
l'éducation sentimentale 85
aux personnages des peintures. Coiffée d'un hennin, elle priait à
deux genoux derrière un vitrage de plomb. Seigneuresse des Castilles
ou des Flandres, elle se tenait assise, avec une fraise empesée et un
corps de baleines à gros bouillons. Puis elle descendait quelque grand
escalier de porphyre, au milieu des sénateurs, sous un dais de plumes
d'autruche, dans une robe de brocart. D'autrefois, il la rêvait en
pantalon de soie jaune, sur les coussins d'un harem; — et tout ce
qui était beau, le scintillement des étoiles, certains airs de musique,
l'allure d'une phrase, un contour, l'amenaient à sa pensée d'une façon
brusque et insensible.
Quant à essayer d'en faire sa maîtresse, il était sûr que toute
tentative serait vaine.
Un soir, Dittmer, qui arrivait, la baisa sur le front; Lovarias
fit de même, en disant :
— « Vous permettez, n'est-ce pas, selon le privilège des amis ? »
Frédéric balbutia :
— « Il me semble que nous sommes tous des amis ? »
— «Pas tous des vieux 1» reprit-elle.
C'était le repousser d'avance, indirectement.
Que faire, d'ailleurs? Lui dire qu'il l'aimait? Elle réconduirait
sans doute; ou bien, s'indignant, le chasserait de sa maison ! Or, il
préférait toutes les douleurs à l'horrible chance de ne plus la voir.
Il enviait le talent des pianistes, les balafres des soldats. Il sou-
haitait une maladie dangereuse, espérant de cette façon l'intéresser.
Une chose l'étonnait, c'est qu'il n'était pas jaloux d'Arnoux;
et il ne pouvait se la figurer autrement que vêtue, — tant sa pudeur
semblait naturelle, et reculait son sexe dans une ombre mystérieuse.
Cependant, il songeait au bonheur de vivre avec elle, de la
tutoyer, de lui passer la main sur les bandeaux longuement, ou de
se tenir par terre, à genoux, les deux bras autour de sa taille, à boire
son âme dans ses yeux ! Il aurait fallu, pour cela, subvertir la destinée;
et, incapable d'action, maudissant Dieu et s'accusant d'être lâche,
il tournait dans son désir, comme un prisonnier dans son cachot.
84 l'éducation sentimentale
Une angoisse permanente Tétouffait. Il restait pendant des heures
immobile, ou bien, il éclatait en larmes; et, un jour qu'il n'avait pas
eu la force de se contenir, Deslauriers lui dit :
— « Mais, saprelotte ! qu'est-ce que tu as ? »
Frédéric souffrait des nerfs. Deslauriers n'en crut rien. Devant
une pareille douleur, il avait senti se réveiller sa tendresse, et il le
réconforta. Un hom.me comme lui se laisser abattre, quelle sottise !
Passe encore dans la jeunesse, mais plus tard, c'est perdre son temps.
— « Tu me gâtes mon Frédéric ! Je redemande l'ancien. Garçon,
toujours du même ! Il me plaisait ! Voyons, fume une pipe, animal !
Secoue-toî un peu, tu me désoles ! »
— « C'est vrai, » dit Frédéric, «je suis fou !»
.2^ Le fclerc reprit :
— « Ah ! vieux troubadour, je sais bien ce qui t'afflige ! Le petit
cœur ? Avoue-le ! Bah ! une de perdue, quatre de trouvées ! On se
console des femmes vertueuses avec les autres. Veux-tu que je t'en
fasse connaître, des femmes? Tu n'as qu'à venir à l'Alhambra. »
(C'était un bal public ouvert récemment au haut des Champs-Elysées,
et qui se ruina dès la seconde saison, par un luxe prématuré dans ce
genre d'établissements.) « On s'y amuse, à ce qu'il paraît. Allons-y !
Tu prendras tes amis si tu veux : je te passe même Regimbart ! »
Frédéric n'invita pas le Citoyen. Deslauriers se priva de Sénécal.
Ils emmenèrent seulement Hussonnet et Cisy avec Dussardier; et
le même fiacre les descendit tous les cinq à la porte de l'Alhambra.
Deux galeries moresques s'étendaient à droite et à gauche,
parallèlement. Le mur d'une maison, en face, occupait tout le fond,
et le quatrième côté (celui du restaurant) figurait un cloître gothique
à vitraux de couleurs. Une sorte de toiture chinoise abritait l'estrade
où jouaient les musiciens; le sol autour était couvert d'asphalte, et
des lanternes vénitiennes accrochées à des poteaux formaient, de
loin, sur les quadrilles, une couronne de feux multicolores. Un pié-
destal, çà et là, supportait une cuvette de pierre, d'où s'élevait un
mince filet d'eau. On apercevait dans les feuillages des statues en
l'éducation sentimentale 85
plâtre, Hébés ou Cupidons, tout gluants de peinture à Thuile; et les
allées nombreuses, garnies d'un sable très jaune soigneusement ratissé,
faisaient paraître le jardin beaucoup plus vaste qu'il ne l'était.
Des étudiants promenaient leurs maîtresses; des commis en
nouveautés se pavanaient une canne entre les doigts; des collégiens
fumaient des régalias ; de vieux célibataires caressaient avec un peigne
leur barbe teinte; il y avait des Anglais, des Russes, des gens de
l'Amérique du Sud, trois Orientaux en tarbouch. Des lorettes, des
grisettes et des filles étaient venues là, espérant trouver un protecteur,
un amoureux, une pièce d'or, ou simplement pour le plaisir de la
danse; et leurs robes à tunique vert d'eau, bleue-cerise, ou violette,
passaient, s'agitaient entre les ébéniers et les lilas. Presque tous les
86 l'éducation sentimentale
hommes portaient des étoffes à carreaux, quelques-uns des pantalons
blancs, malgré la fraîcheur du soir. On allumait les becs de gaz.
Hussonnet, par ses relations avec les journaux de modes et les k
petits théâtres, connaissait beaucoup de femmes; il leur envoyait
des baisers par le bout des doigts, et de temps à autre, quittant ses
amis, allait causer avec elles.
Deslauriers fut jaloux de ces allures. Il aborda cyniquement
une grande blonde, vêtue de nankin. Après Tavoir considéré d'un
air maussade, elle dit : « Non ! pas de confiance, mon bonhomme ! »
— et tourna les talons.
Il recommença près d'une grosse brune, qui était folle sans
doute, car elle bondit dès le premier mot, en le menaçant, s'il con-
tinuait, d'appeler les sergents de ville. Deslauriers s'efforça de rire;
puis, découvrant une petite femme assise à l'écart sous un réverbère,
il lui proposa une contredanse.
Les musiciens, juchés sur l'estrade, dans des postures de singes,
raclaient et soufflaient, impétueusement. Le chef d'orchestre, debout,
battait la mesure d'une façon automatique. On était tassé, on s'amusait ;
les brides dénouées des chapeaux effleuraient les cravates, les bottes
s'enfonçaient sous les jupons; tout cela sautait en cadence; Deslauriers
pressait contre lui la petite femme, et, gagné par le délire du cancan,
se démenait au milieu des quadrilles comme une grande marionnette.
Cisy et Dussardier continuaient leur promenade ; le jeune aristocrate
lorgnait les filles, et, malgré les exhortations du commis, n'osait leur
parler, s 'imaginant qu'il y avait toujours chez ces femmes-là « un
homme caché dans l'armoire avec un pistolet, et qui en sort pour
vous faire souscrire des lettres de change ».
Ils revinrent près de Frédéric. Deslauriers ne dansait plus; et
tous se demandaient comment finir la soirée, quand Hussonnet
s'écria :
— « Tiens ! la marquise d'Amaëgui ! »
C'était une femme pâle, à nez retroussé, avec des mitaines
jusqu'aux coudes et de grandes boucles noires qui pendaient le long
L'ÉDUCATION SENTIMENTALE 87
de ses joues, comme deux oreilles de chien. Hussonnet lui dit :
— « Nous devrions organiser une petite fête chez toi, un raout
oriental ? Tâche d'herboriser quelques-unes de tes amies pour ces
chevaliers français ? Eh bien, qu'est-ce qui te gêne ? Attendrais-tu ton
hidalgo ? »
L*Andalouse baissait la tête ; sachant les habitudes peu luxueuses
de son ami, elle avait peur d'en être pour ses rafraîchissements. Enfin,
au mot d'argent lâché par elle, Cisy proposa cinq napoléons, toute
sa bourse; ^a chose fut décidée. Mais Frédéric n'était plus là.
Il avait cru reconnaître la voix d'Arnoux, avait aperçu un chapeau
de femme, et il s'était enfoncé bien vite dans le bosquet à côté.
Mlle Vatnaz se trouvait seule avec Arnoux.
— « Excusez-moi ! je vous dérange } »
— « Pas le moins du monde ! » reprit le marchand.
Frédéric, aux derniers mots de leur conversation, comprit qu'il
était accouru à l'Alhambra pour entretenir Mlle Vatnaz d'une affaire
urgente; et sans doute Arnoux n'était pas complètement rassuré, car
il lui dit d'un air inquiet :
— « Vous êtes bien sûre } »
— « Très sûre ! on vous aime ! Ah ! quel homme ! »
Et elle lui faisait la moue, en avançant ses grosses lèvres, presque
sanguinolentes à force d'être rouges. Mais elle avait d'admirables
yeux, fauves avec des points d'or dans les prunelles, tout pleins
d'esprit, d'amour et de sensualité. Ils éclairaient, comme des lampes,
le teint un peu jaune de sa figure maigre. Arnoux semblait jouir de
ses rebuffades. Il se pencha de son côté en lui disant :
— « Vous êtes gentille, embrassez-moi ! »
Elle le prit par les deux oreilles, et le baisa sur le front.
A ce moment, les danses s'arrêtèrent; et, à la place du chef
d'orchestre, parut un beau jeune homme, trop gras et d'une blancheur
de cire. Il avait de longs cheveux noirs disposés à la manière du
Christ, un gilet de velours azur à grandes palmes d'or, l'air orgueilleux
comme un paon, bête comme un dindon; et quand il eut salué le
83 l'éducation sentimentale
public, il entama une chansonnette. C'était un villageois narrant lui-
même son voyage dans la capitale; l'artiste parlait bas-normand,
faisait l'homme saoul ; le refrain :
Ah! j'ai t'y ri, j'ai t'y ri,
Dans ce gueusard de Paris!
soulevait des trépignements d'enthousiasme. Delmas, « chanteur
expressif », était trop malin pour le laisser refroidir. On lui passa vive--
ment une guitare, et il gémit une romance intitulée le Frère de V Alba-
naise,
Les paroles rappelèrent à Frédéric celles que chantait l'homme
en haillons, entre les tambours du bateau. Ses yeux s'attachaient
involontairement sur le bas de la robe étalée devant lui. Après chaque
couplet, il y avait une longue pause, — et le souffle du vent dans leSs
arbres ressemblait au bruit des ondes.
Mlle Vatnaz, en écartant d'une main les branches d'un troène
qui lui masquait la vue de l'estrade, contemplait le chanteur, fixement,
les narines ouvertes, les cils rapprochés, et comme perdue dans une
joie sérieuse.
— «Très bien!» dit Arnoux. «Je comprends pourquoi vous
êtes ce soir à l'Alhambra ! Delmas vous plaît, ma chère. »
Elle ne voulut rien avouer.
— « Ah ! quelle pudeur !»
Et, montrant Frédéric :
— « Est-ce à cause de lui ? Vous auriez tort. Pas de garçon
plus discret ! »
Les autres, qui cherchaient leur ami, entrèrent dans la salle de
verdure. Hussonnet les présenta. Arnoux fit une distribution de
cigares et régala de sorbets la compagnie.
Mlle Vatnaz avait rougi en apercevant Dussardier. Elle se leva^
bientôt, et, lui tendant la main :
— « Vous ne me remettez pas, monsieur Auguste ? »
l'éducation sentimentale
90
— « Comment la connaissez- vous ? » demanda Frédéric.
— « Nous avons été dans la même maison ! » reprit-il.
Cisy le tirait par la manche, ils sortirent; et, à peine disparu,
Mlle Vatnaz commença Téloge de son caractère. Elle ajouta même
qu'il avait le génie du cœur.
Puis on causa de Delmas, qui pourrait, comme mime, avoir des
succès au théâtre; et il s'ensuivit une discussion, où l'on mêla Shakes-
peare, la censure, le style, le peuple, les recettes de la Porte-Saint-
Martin, Alexandre Dumas, Victor Hugo et Dumersan. Arnoux avait
connu plusieurs actrices célèbres; les jeunes gens se penchaient pour
l'écouter. Mais ses paroles étaient couvertes par le tapage de la musi-
que; et, sitôt le quadrille ou la polka terminés, tous s'abattaient sur
les tables, appelaient le garçon, riaient; les bouteilles de bière et de
limonade gazeuse détonaient dans les feuillages, des femmes criaient
comme des poules; quelquefois, deux messieurs voulaient se battre;
un voleur fut arrêté.
Au galop, les danseurs envahirent les allées. Haletant, souriant,
et la face rouge, ils défilaient dans un tourbillon qui soulevait les robes
avec les basques des habits; les trombones rugissaient plus fort; le
rythme s'accélérait; derrière le cloître moyen âge, on entendit des
crépitations, des pétards éclatèrent; des soleils se mirent à tourner;
la lueur des feux de Bengale, couleur d'émeraude, éclaira pendant
une minute tout le jardin; — et, à la dernière fusée, la multitude
exhala un grand soupir.
Elle s'écoula lentement. Un nuage de poudre à canon flottait
dans l'air. Frédéric et Deslauriers marchaient au milieu de la foule,
pas à pas, quand un spectacle les arrêta : Martinon se faisait rendre
de la monnaie au dépôt des parapluies ; et il accompagnait une femme
d'une cinquantaine d'années, laide, magnifiquement vêtue, et d'un
rang social problématique.
— « Ce gaillard-là, » dit Deslauriers, « est moins simple qu'on
ne suppose. Mais où est donc Cisy ? »
Dussardier leur montra l'estaminet, où ils aperçurent le fils des
L EDUCATION SENTIMENTALE 9I
preux, devant un bol de punch, en compagnie d*un chapeau rose.
Hussonnet, qui s'était absenté depuis cinq minutes, reparut au
même moment.
Une jeune fille s'appuyait sur son bras, en l'appelant tout haut
« mon petit chat ».
— « Mais non ! » lui disait -il. « Non ! pas en public ! Appelle-
moi Vicomte, plutôt ! Ça vous donne un genre cavalier, Louis XIII et
bottes molles, qui me plaît ! Oui, mes bons, une ancienne ! N'est-ce
pas qu'elle est gentille ?» — Il lui prenait le menton. — « Salue ces
messieurs ! ce sont des fils de pairs de France ! je les fréquente pour
qu'ils me nomment ambassadeur !
— « Comme vous êtes fou ! » soupira Mlle Vatnaz.
Elle pria Dussardier de la reconduire jusqu'à sa porte.
Arnoux les regarda s'éloigner, puis, se tournant vers Frédéric :
— « Vous plairait-elle, la Vatnaz } Au reste, vous n'êtes pas
franc là-dessus ? Je crois que vous cachez vos amours ? »
Frédéric, devenu blême, jura qu'il ne cachait rien.
— <( C'est qu'on ne vous connaît pas de maîtresse, » reprit
Arnoux.
Frédéric eut envie de citer un nom, au hasard. Mais l'histoire
pouvait lui être racontée. Il répondit qu'effectivement, il n'avait pas
de maîtresse.
Le marchand l'en blâma.
— « Ce soir, l'occasion était bonne ! Pourquoi n'avez-vous pas
fait comme les autres, qui s'en vont tous avec une femme ? »
— « Eh bien, et vous ? » dit Frédéric, impatienté d'une telle
persistance.
— « Ah ! moi ! mon petit ! c'est différent ! Je m'en retourne
auprès de la mienne ! »
Il appela un cabriolet, et disparut. ^
Les deux amis s'en allèrent à pied. Un vent d'est soufflait. Ils
ne parlaient ni l'un ni l'autre. Deslauriers regrettait de n'avoir pas
brillé devant le directeur d'un journal, et Frédéric s'enfonçait dans
gz l'Éducation sentimentale
sa tristesse. Enfin, il dit que le bastringue lui avait paru stupide.
— « A qui la faute ? Si tu ne nous avais pas lâchés pour ton
Arnoux ! »
— (( Bah ! tout ce que j'aurais pu faire eût été complètement
inutile ! »
Mais le clerc avait des théories. Il suffisait pour obtenir les
choses, de les désirer fortement.
— «Cependant, toi-même, tout à Theure.... »
— « Je m'en moquais bien ! » fit Deslauriers, arrêtant net Tallu-
sion. « Est-ce que je vais m 'empêtrer de femmes ! »
Et il déclama contre leurs mièvreries, leurs sottises ; bref , elles
lui déplaisaient.
— (( Ne pose donc pas ! » dit Frédéric.
Deslauriers se tut. Puis, tout à coup :
— « Veux-tu parier cent francs que }q fais la première qui passe ? »
— « Oui ! accepté ! »
La première qui passa était une mendiante hideuse; et ils dés-
espéraient du hasard, lorsqu'au milieu de la rue de Rivoli, ils aper-
çurent une grande fille, portant à la main un petit carton.
Deslauriers l'accosta sous les arcades. Elle inclina brusquement
du côté des Tuileries, et elle prit bientôt par la place du Carrousel;
elle jetait des regards de droite et de gauche. Elle courut après un
fiacre; Deslauriers la rattrapa. 11 marchait près d'elle, en lui parlant
avec des gestes expressifs. Enfin elle accepta son bras, et ils conti-
nuèrent le long des quais. Puis, à la hauteur du Châtelet, pendant
vingt minutes au moins, ils se promenèrent sur le trottoir, comme
deux marins faisant leur quart. Mais, tout à coup, îls traversèrent
le pont au Change, le marché aux Fleurs, le quai Napoléon. Frédéric
entra derrière eux. Deslauriers lui fit comprendre qu'il les gênerait,
et n'avait qu'à suivre son exemple.
— (( Combien as-tu encore ? »
— « Deux pièces de cent sous ! »
— « C'est assez ! bonsoir ! »
L EDUCATION SENTIMENTALE 93
Frédéric fut saisi par rétonnemcnt que Ton éprouve à voir une
farce réussir : «Il se moque de moi, » pensa-t-il. « Si je remontais? »
Deslauriers croirait, peut-être, qu'il lui enviait cet amour? «Comme
si je n'en avais pas un, et cent fois plus rare, plus noble, plus fort ! »
Une espèce de colère le poussait. Il arriva devant la porte de Mme
Arnoux.
Aucune des fenêtres extérieures ne dépendait de son logement.
Cependant, il restait les yeux collés sur la façade, — comme s'il avait
cru, par cette contemplation, pouvoir fendre les murs. Maintenant,
sans doute, elle reposait, tranquille comme une fleur endormie, avec
ses beaux cheveux noirs parmi les dentelles de l'oreiller, les lèvres
entre-closes, la tête sur un bras.
Celle d'Arnoux lui apparut. Il s'éloigna, pour fuir cette vision.
Le conseil de Deslauriers vint à sa mémoire: il en eut horreur.
Alors, il vagabonda dans les rues.
Quand un piéton s'avançait, il tâchait de distinguer son visage.
De temps à autre, un rayon de lumière lui passait entre les jambes,
décrivait au ras du pavé un immense quart de cercle; et un homme
surgissait, dans l'ombre, avec sa hotte et sa lanterne. Le vent, en de
certains endroits, secouait le tuyau de tôle d'une cheminée; des sons
lointains s'élevaient, se mêlant au bourdonnement de sa tête; et il
croyait entendre, dans les airs, la vague ritournelle des contredanses.
Le mouvement de sa marche entretenait cette ivresse; il se trouva
sur le pont de la Concorde.
Alors, il se ressouvint de ce soir de Tautre hiver, — où, sortant
de chez Elle, pour la première fois, il lui avait fallu s'arrêter, tant son
cœur battait vite sous l'étreinte de ses espérances. Toutes étaient
mortes, maintenant !
Des nues sombres couraient sur la face de la lune. Il la contempla,
en rêvant à la grandeur des espaces, à la misère de la vie, au néant
de tout. Le jour parut; ses dents claquaient; et, à moitié endormi,
mouillé par le brouillard et tout plein de larmes, il se demanda pour-
quoi n'en pas finir ? Rien qu'un mouvement à faire ! Le poids de son
Ç4 l'éducation sentimentale
front Tentraînait, il voyait son cadavre flottant sur Teaii; Frédéric
se pencha. Le parapet était un peu large, et ce fut par lassitude qu'il
n'essaya pas de le franchir.
Une épouvante le saisit. Il regagna les boulevards et s 'affaissa sur
un banc. Des agents de police le réveillèrent, convaincus qu'il « avait
fait la noce ».
Il se remit à marcher. Mais comme il se sentait grand 'faim, et
que tous les restaurants étaient fermés, il alla souper dans un cabaret
des Halles. Après quoi, jugeant qu'il était encore trop tôt, il flâna
aux alentours de l'Hôtel de Ville, jusqu'à huit heures et un quart.
Deslauriers avait depuis longtemps congédié sa donzelle; et il
écrivait sur la table, au milieu de la chambre. Vers quatre heures,
M. de Cisy entra.
Grâce à Dussardier, la veille au soir, il s'était abouché avec une
dame ; et même il l'avait reconduite en voiture, avec son mari, jusqu'au
seuil de sa maison, où elle lui avait donné rendez-vous. Il en sortait.
On ne connaissait pas ce nom-là !
— «Que voulez-vous que j'y fasse .^^ » dit Frédéric.
Alors le gentilhomme battit la campagne; il parla de Mlle Vatnaz,
de l'Andalouse, et de toutes les autres. Enfin, avec beaucoup de péri-
phrases, il exposa le but de sa visite : se fiant à la discrétion de son
ami, il venait pour qu'il l'assistât dans une démarche, après laquelle
il se regarderait définitivement comme un homme; et Frédéric ne
le refusa pas. Il conta l'histoire à Deslauriers, sans dire la vérité sur
ce qui le concernait personnellement.
Le clerc trouva qu' « il allait maintenant très bien ». Cette défé-
rence à ses conseils augmenta sa bonne humeur.
C'était par elle qu'il avait séduit, dès le premier jour, Mlle
Clémence Daviou, brodeuse en or pour équipements militaires, la
plus douce personne qui fût, et svelte comme un roseau, avec de
grands yeux bleus, continuellement ébahis. Le clerc abusait de sa
candeur, jusqu'à lui faire croire qu'il était décoré ; il ornait sa redingote
d'un ruban rouge, dans leurs tête-à-tête, mais s'en privait en public,
l'éducation sentimentale 95
pour ne point humilier son patron, disait-il. Du reste, il la tenrit à
distance, se laissait caresser comme un pacha, et l'appelait « fille du
peuple » par manièire de rire. Elle lui apportait chaque fois de petits
bouquets de violettes. Frédéric n'aurait pas voulu d'un tel amour.
Cependant, lorsqu'ils sortaient, bras dessus bras dessous, pour
se rendre dans un cabinet chez Pinson ou chez Barillot, il éprouvait
une singulière tristesse. Frédéric ne savait pas combien, depuis un
an, chaque jeudi, il avait fait souffrir Deslauriers, quand il se brcssait
les ongles, avant d'aller dîner rue de Choiseul !
Un soir que, du haut de son balcon, il venait de les regaider
partir, il vit de loin Hussonnet sur le pont d'Arcole. Le bohème se
mit à l'appeler par des signaux, et, Frédéric ayant descendu ses cinq
étages :
— « Voici la chose : c'est samedi prochain, 24, la fête de Mme
Arnoux. »
— « Comment, puisqu'elle s'appelle Marie ? »
— « Angèle aussi, n'importe ! On festoiera dans leur maison de
campagne à Saint-Cloud; je suis chargé de vous en prévenir. Vous
trouverez un véhicule à trois heures, au journal ! Ainsi convenu 1
Pardon de vous avoir dérangé. Mais j'ai tant de courses ! »
Frédéric n'avait pas tourné les talons que son portier lui remit
une lettre :
(( Monsieur et Madame Dambreuse prient Monsieur F. Moreau
de leur faire l'honneur de venir dîner chez eux samedi, 24 courant.
— R. S. V. P. »
— « Trop tard, » pensa-t-il. ^
Néanmoins, il montra la lettre à Deslauriers, lequel s'écria :
— « Ah ! enfin ! Mais tu n'as pas l'air content. Pourquoi } »
Frédéric, ayant hésité quelque peu, dit qu'il avait le même jour
une autre invitation. \
— « Fais-moi le plaisir d'envoyer bouler la rue de Choiseul.
Pas de bêtises ! Je vais répondre pour toi, si ça te gêne. »
Et le clerc écrivit une acceptation, à la troisième personne.
<^6 L EDUCATION SENTIMENTALE
N'ayant jamais vu le monde qu'à travers la fièvre de ses convoi-
tises, il se l'imaginait comme une création artificielle, fonctionnant
en vertu de lois mathématiques. Un dîner en ville, la rencontre d'un
homme en place, le sourire d'une jolie femme pouvaient, par une
série d'actions se déduisant les unes des autres, avoir de gigantesques
résultats. Certains salons parisiens étaient comme ces machines qui
prennent la matière à l'état brut et la rendent centuplée de valeur.
Il croyait aux courtisanes conseillant les diplomates, aux riches mariages
obtenus par les intrigues, au génie des galériens, aux docilités du hasard
sous la main des forts. Enfin il estimait la fréquentation des Dambreuse
tellement utile, et il parla si bien, que Frédéric ne savait plus à quoi
se résoudre.
Il n'en devait pas moins, puisque c'était la fête de Mme Arnoux,
lui oftrir un cadeau; il songea, naturellement, à une ombrelle, afin
de réparer sa maladresse. Or, il découvrit une marquise en soie
gorge-pigeon, à petit manche d'ivoire ciselé, et qui arrivait de la
Chine. Mais cela coûtait cent soixante-quinze francs et il n'avait pas
lin sou, vivant même à crédit sur le trimestre prochain. Cependant,
il la voulait, il y tenait, et, malgré sa répugnance, il eut recours à
Deslauriers.
Deslauriers lui répondit qu'il n'avait pas d'argent
— (( J'en ai besoin, » dit Frédéric, « grand besoin ! »
Et, l'autre ayant répété la même excuse, il s'emporta
— «Tu pourrais bien, quelquefois....»
— « Quoi donc ?»
— « Rien ! »
Le clerc avait compris. Il leva sur sa réserve la somme en question,
et, quand il l'eut versée pièce à pièce :
— « Je ne te réclame pas de quittance, puisque je vis à tes
crochets ! »
Frédéric lui sauta au cou, avec mille protestations affectueuses.
Deslauriers resta froid. Puis, le lendemain, apercevant l'ombrelle
sur le piano :
l'éducation sentimentale 97
— « Ah ! c'était pour cela ! «
— « Je l'enverrai peut-être, ^) dit lâchement Frédéric.
Le hasard le ser\ât, car il reçut, dans la soirée, un billet bordé
de noir, et où Mme Dambreuse, lui annonçant la perte d'un oncle,
s'excusait de remettre à plus tard le plaisir de faire sa connaissance.
Il arriva dès deux heures au bureau du journal. Au lieu de
l'attendre pour le mener dans sa voiture, Arnoux était parti la veille,
ne résistant plus à son besoin de grand air.
Chaque année, aux premières feuilles, durant plusieurs jours de
suite, il décampait le matin, faisait de longues courses à travers champs,
buvait du lait dans les fermes, batifolait avec les villageoises, s'informait
des récoltes, et rapportait des pieds de salade dans son mouchoir.
Enfin, réalisant un vieux rêve, il s'était acheté une maison de cam-
pagne.
Pendant que Frédéric parlait au commis, Mlle Vatnaz survint,
et fut désappointée de ne pas voir Arnoux. 11 resterait là-bas encore
deux jours, peut-être. Le commis lui conseilla «d'y aller»; elle ne
pouvait y aller; d'écrire une lettre; elle avait peur que la lettre ne fût
perdue. Frédéric s'offrit à la porter lui-même. Elle en fit une rapide-
ment, et le conjura de la remettre sans témoins.
Quarante minutes après, il débarquait à Saint-Cloud.
La maison, cent pas plus loin que le pont, se trouvait à mi-hauteur
de la colline. Les murs du jardin étaient cachés par deux rangs de
tilleuls, et une large pelouse descendait jusqu'au bord de la rivière.
La porte de la grille étant ouverte, Frédéric entra.
Arnoux, étendu sur l'herbe, jouait avec une portée de petits
chats. Cette distraction paraissait l'absorber infiniment. La lettre de
Mlle Vatnaz le tira de sa torpeur.
— « Diable, diable ! c'est ennuyeux ! elle a raison ! il faut que
je parte. » \
Puis, ayant fourré la missive dans sa poche, il prit plaisir à montrer
son domaine. Il montra tout, l'écurie, le hangar, la cuisine. I^e salon
était à droite, et, du côté de Paris, donnait sur une varangue en treil-
9? l'éducation sentimentale
lage, chargée d'une clématite. Mais, au-dessus de leur tête, une roulade
éclata; Mme Arnoux, se croyant seule, s'amusait à chanter. Elle faisait
des gammes, des trilles, des arpèges. Il y avait de longues notes qui
semblaient se tenir suspendues; d'autres tombaient pécipitées, comme
les gouttelettes d'une cascade; et sa voix, passant par la jalousie,
coupait le grand silence, et montait vers le ciel bleu.
Elle cessa tout à coup, quand M. et Mme Oudry, deux voisins^
se présentèrent.
Puis elle parut elle-même au haut du perron; et, comme elle
descendait les marches, il aperçut son pied. Elle avait de petites
chaussures découvertes, en peau mordorée, avec trois pattes trans-
versales, ce qui dessinait sur ses bas un grillage d'or.
Les invités arrivèrent. Sauf M® Lefaucheur, avocat, c'étaient les
convives du jeudi. Chacun avait apporté quelque cadeau : Dittmer
une écharpe syrienne, Rosenwald un album de romances, Burrieu
une aquarelle, Sombaz sa propre caricature, et Pellerin un fusain,,
représentant une espèce de danse macabre, hideuse fantaisie d'une
exécution médiocre. Hussonnet s'était dispensé de tout présent.
Frédéric attendit après les autres, pour offrir le sien.
Elle l'en remercia beaucoup. Alors, il dit :
— (( Mais... c'est presque une dette ! J'ai été si fâché. »
— « De quoi donc.'* » reprit-elle. « Je ne comprends pas ! »
— « A table ! » fit Arnoux, en le saisissant par le bras; puis, dans
l'oreille : « Vous n'êtes guère malin, vous ! »
Rien n'était plaisant comme la salle à manger, peinte d'une
couleui- vert d'eau. A l'un des bouts, une nymphe de pierre trempait
son orteil dans un bassin en forme de coquille. Par les fenêtres ouvertes^
on apercevait tout le jardin avec la longue pelouse que flanquait un
vieux pin d'Ecosse, aux trois quarts dépouillé; des massifs de fleurs la
bombaient inégalement; et, au delà du fleuve, se développaient, en
large demi-cercle, le bois de Boulogne, Neuilly, Sèvres, Meudon.
Pevant la grille, en face, un canot à la voile prenait des bordées.
On causa d'abord de cette \ue que l'on avait, puis du paysage
l'éducation sentimentale
99
en général; et les discussions commençaient quand Arnoux donna
Tordre à son domestique d'atteler Taméricaine vers les neuf heures
et demie. Une lettre de son caissier le rappelait.
— « Veux-tu que je m'en retourne avec toi ? )> dit Mme Arnoux.
— ♦ Mais certainement ! » Et, en lui faisant un beau salut : « Vous
savez bien. Madame, qu'on ne peut vivre sans vous ! »
Tous la complimentèrent d'avoir un si bon mari.
— « Ah ! c'est que je ne suis pas seule ! > répliqua-t-elle douce-
ment, en montrant sa petite fille.
Puis, la conversation ayant repris sur la peinture, on parla d'un
Ruysdaël, dont Arnoux espérait des sommes considérables, et Pellerin
hii demanda s'il était vrai que le fameux Saûl Mathias, de Londres,
fût venu, le mois passé, lui en offrir vingt-trois mille francs.
— « Rien de plus vrai !» et, se tournant vers Frédéric : « C'est
même le monsieur que je promenais l'autre jour à l'Alhambra, bien
malgré moi, je vous assure, car ces Anglais ne sont pas drôles ! »
Frédéric, soupçonnant dans la lettre de Mlle Vatnaz quelque
histoire de femme, avait admiré l'aisance du sieur Arnoux à trouver
un moyen honnête de déguerpir; mais son nouveau mensonge, abso-
lument inutile, lui fit écarquiller les yeux.
Le marchand ajouta, d'un air simple :
— a Comment l'appelez-vous donc, ce grand jeune homme, votre
ami } »
— « Deslauriers, » dit vivement Frédéric.
Et. pour réparer les torts qu'il se sentait à son endroit, il le vanta
comme une intelligence supérieure.
— (( Ah ! vraiment ? Mais il n'a pas l'air si brave garçon que
l'autre, le commis de roulage. »
Frédéric maudit Dussardier. Elle allait croire qu'il frayait avec
les gens du commun \
Ensuite, il fut question des embellissements de la canitale, des
quartiers nouveaux, et le bonhomme Oudry vint à citer, parmi les
grands spéculateurs, M. Dambreuse.
BIBLIOTHECA
iOO L EDUCATION SENTIMENTALE
Frédéric, saisissant Toccasion de se faire valoir, dit qu il le con-
naissait. Mais Pellerin se lança dans une catilinaire contre les épiciers;
vendeurs de chandelles ou d'argent, il n'y voyait pas de différence.
Puis, Rosenwald et Burrieu devisèrent porcelaines; Arnoux causait
jardinage avec Mme Oudry ; Sombaz, loustic de la vieille école, s'amu-
sait à blaguer son époux; il l'appelait Odry, comme l'acteur, déclara
qu'il devait descendre d'Oudry, le peintre des chiens, car la bosse
des animaux était visible sur son front. II voulut même lui tâter le
crâne, l'autre s'en défendait à cause de sa perruque; et le dessert
finit avec des éclats de rire.
Quand on eut pris le café, sous les tilleuls, en fumant, et fait
plusieurs tours dans le jardin, on alla se promener le long de la rivière.
La compagnie s'arrêta devant un pêcheur, qui nettoyait des an-
guilles, dans une boutique à poisson. Mlle Marthe voulut les voir.
Il vida sa boîte sur l'herbe ; et la petite fille se jetait à genoux pour les
rattraper, riait de plaisir, criait d'effroi. Toutes furent perdues. Arnoux
les paya.
Il eut, ensuite, l'idée de faire une promenade en canot.
Un côté de l'horizon commençait à pâlir, tandis que, de l'autre,
une large couleur orange s'étalait dans le ciel et était plus empourprée
au faîte des collines, devenues complètement noires. Mme Arnoux
se tenait assise sur une grosse pierre, ayant cette lueur d'incendie
derrière elle. Les autres personnes flânaient, çà et là; Hussonnet,
au bas de la berge, faisait des ricochets sur l'eau.
Arnoux revint, suivi par une vieille chaloupe, où malgré les
représentations les plus sages il empila ses convives. Elle sombrait;
il fallut débarquer.
Déjà des bougies brûlaient dans le salon, tout tendu de perse,
avec des girandoles en cristal contre les murs. La mère Oudry s'endor-
mait doucement dans un fauteuil, et les autres écoutaient M® Lefau^
cheux, dissertant sur les gloires du barreau. Mme Arnoux était seule
près de la croisée, Frédéric l'aborda.
Ils causèrent de ce que Ton disait. Elle admirait les orateurs;
l'éducation sentimentale 10 1
lui, il préférait la gloire des écrivains. Mais on devait sentir, reprit-elle,
une plus forte jouissance à remuer les foules directement, soi-même,
à voir que l'on fait passer dans leur âme tous les sentiments de la
sienne. Ces triomphes ne tentaient guère Frédéric, qui n'avait point
d'ambition.
— « Ah ! pourquoi ? » dit-elle. « Il faut en avoir un peu ! »
Ils étaient l'un près de l'autre, debout, dans l'embrasure de la
croisée. La nuit, devant eux, s'étendait comme un immense voile
sombre, piqué d'argent. C'était la première fois qu'ils ne parlaient
pas de choses insignifiantes. Il vint même à savoir ses antipathies et
ses goûts : certains parfums lui faisaient mal, les livres d'histoire
l'intéressaient, elle croyait aux songes.
Il entama le chapitre des aventures sentimentales. Elle plaignait
les désastres de la passion, mais était révoltée par les turpitudes
hypocrites; et cette droiture d'esprit se rapportait si bien à la beauté
régulière de son visage, qu'elle semblait en dépendre.
Elle souriait quelquefois, arrêtant sur lui ses yeux, une minute.
Alors, il sentait ses regards pénétrer son âme, comme ces grands rayons
de soleil qui descendent jusqu'au fond de l'eau. Il l'aimait sans arrière-
pensée, sans espoir de retour, absolument; et, dans ces muets trans-
ports, pareils à de» élans de reconnaissance, il aurait voulu couvrir
son front d'une pluie de baisers. Cependant, un souffle intérieur
l'enlevait comme hors de lui; c'était une envie de se sacrifier, un
besoin de dévouement immédiat, et d'autant plus fort qu'il ne pouvait
l'assouvir.
Il ne partit pas avec les autres, Hussonnet non plus. Ils devaient
8'en retourner dans la voiture; et l'américaine attendait au bas du
perron, quand Arnoux descendit dans le jardin, pour cueillir des
roses. Puis, le bouquet étant lié avec un fil, comme les tiges dépassaient
inégalement, il fouilla dans sa poche, pleine de papiers, en prit un
au hasard, les enveloppa, consolida son œuvre avec une forte épingle
et il l'offrit à sa femme, avec une certaine émotion.
— « Tiens, ma chérie, excuse-moi de t'avoir oubliée ! »
102 l'Éducation sentimentale
Mais elle poussa un petit cri; Tépingle, sottement mise, Tavait
blessée, et elle remonta dans sa chambre. On l'attendit près d'un quart
d'heure. Enfin elle reparut, enleva Marthe, se jeta dans la voiture.
— « Et ton bouquet ? » dit Arnoux.
! — « Non ! non ! ce n'est pas la peine ! »
Frédéric courait pour l'aller prendre ; elle lui cria :
— « Je n'en veux pas ! »
Mais il l'apporta bientôt, disant qu'il venait de le remettre dans
l'enveloppe, car il avait trouvé les fleurs à terre. Elle les enfonça
dans le tablier de cuir, contre le siège, et l'on partit.
Frédéric, assis près d'elle, remarqua qu'elle tremblait horrible-
ment. Puis, quand on eut passé le pont, comme Arnoux tournait à
gauche :
— « Mais non ! tu te trompes ! par là, à droite ! »
Elle semblait irritée; tout la gênait. Enfin, Marthe ayant fermé
les yeux, elle tira le bouquet et le lança par la portière, puis saisit
au bras Frédéric, en lui faisant signe, avec l'autre main, de n'en jamais
parler.
Ensuite, elle appliqua son mouchoir contre ses lèvres, et ne
bougea plus.
Les deux autres, sur le siège, causaient imprimerie, abonnés.
Arnoux, qui conduisait sans attention, se perdit au milieu du bois
de Boulogne. Alors, on s'enfonça dans de petits chemins. Le cheval
marchait au pas; les branches des arbres frôlaient la capote. Frédéric
n'apercevait de Mme Arnoux que ses deux yeux, dans l'ombre;
Marthe s'était allongée sur elle, et il lui soutenait la tête.
— « Elle vous fatigue ! » dit sa mère.
Il répondit :
— « Non ! oh non ! »
De lents tourbillons de poussière se levaient ; on traversait Auteuil ;
toutes les maisons étaient closes ; un réverbère, çà et là, éclairait l'angle
d'un mur, puis on rentrait dans les ténèbres; une fois, il s'aperçut
qu'elle pleurait.
l/ÉDUCATION SENTIMENTALE IO3
Était-ce un remords? un désir? quoi donc? Ce chagrin, qu'il
ne savait pas, l'intéressait comme une chose personnelle; maintenant,
il y avait entre eux un lien nouveau, une espèce de complicité; et il
lui dit, de la voix la plus caressante qu'il put :
— u Vous souffrez ? »
— i( Oui, un peu, » reprit-elle.
La voiture roulait, et les chèvrefeuilles et les seringats débordaient
les clôtures des jardins, envoyaient dans la nuit des bouffées d'odeurs
amollissantes. Les plis nombreux de sa robe couvraient ses pieds. Il
lui semblait communiquer avec toute sa personne par ce corps d'enfant
étendu entre eux. Il se pencha vers la petite fille, et, écartant ses jolis
cheveux bruns, la baisa au front, doucement.
— «( Vous êtes bon ! » dit Mme Arnoux.
— 0 Pourquoi ? »
— ^ Parce que vous aimez les enfants».
— « Pas tous î ))
Il n'ajouta rien, mais il étendit la main gauche de son côté et
la laissa toute grande ouverte, — s'imaginant qu'elle allait faire comme
lui, peut-être, et qu'il rencontrerait la sienne. Puis il eut honte, et
la retira.
On arriva bientôt sur le pavé. La voiture allait plus vite, les
becs de gaz se multiplièrent, c'était Paris. Hussonnet, devant le Garde-
Meuble, sauta du siège. Frédéric attendit pour descendre que l'on
fût arrivé dans la cour; puis il s'embusqua au coin de la rue de Choi-
seul, et aperçut Arnoux qui remontait lentement vers les boulevards.
Dès le lendemain, il se mit à travailler de toutes ses forces.
Il se voyait dans une cour d'assises, par un soir d'hiver, à la fin
des plaidoiries, quand les jurés sont pâles et que la foule haletante
fait craquer les cloisons du prétoire, parlant depuis quatre heures
déjà, résumant toutes ses preuves, en découvrant de nouvelles, et
sentant à chaque phrase, à chaque mot, à chaque geste, le couperet
de la guillotine, suspendu derrière lui, se relever; puis, à la tribune
de la Chambre, orateur qui porte sur ses lèvree le salut de tout un
K>4 l'éducation sentimentale
peuple, noyant ses adversaires sous ses prosopopées, les écrasant
d'une riposte, avec des foudres et des intonations musicales dans la
voix, ironique, pathétique, emporté, sublime. Elle serait là, quelque
part, au milieu des autres, cachant sous son voile ses pleurs d'enthou-
siasme; ils se retrouveraient ensuite ; — et les découragements, les
calomnies et les injures ne l'atteindraient pas, si elle disait : « Ah I
cela est beau !» — en lui passant sur le front ses mains légères.
Ces images fulguraient, comme des phares, à l'horizon de sa
vie. Son esprit, excité, devint plus leste et plus fort. Jusqu'au mois
d'août, il s'enferma, et fut reçu à son dernier examen.
Deslauriers, qui avait eu tant de mal à lui seriner encore une
fois le deuxième à la fin de décembre et le troisième en février, s'éton-
nait de son ardeur. Alors, les vieux espoirs revinrent. Dans dix ans,
il fallait que Frédéric fût député; dans quinze, ministre; pourquoi
pas? Avec son patrimoine qu'il allait toucher bientôt, il pouvait,
d'abord, fonder un journal; ce serait le début; ensuite, on verrait.
Quant à lui, il ambitionnait toujours une chaire à l'École de Droit;
et il soutint sa thèse pour le doctorat d'une façon si remarquable,
qu'elle lui valut les compliments des professeurs.
Frédéric passa la sienne trois jours après. Avant de partir en
vacances, il eut l'idée d'un pique-nique, pour clore les réunions du
samedi.
Il s'y montra gai. Mme Arnoux était maintenant près de sa mère,
à Chartres. Mais il la retrouverait bientôt, et finirait par être son
amant.
Deslauriers, admis le jour même à la parlotte d'Orsay, avait fait
un discours fort applaudi. Quoiqu'il fût sobre, il se grisa, et dit au
deoeert à Dussardier :
— « Tu es honnête, toi ! Quand je serai riche, je t'instituerai
mon régisseur. »
Tous étaient heureux; Cisy ne finirait pas son Droit; Martinon
allait continuer son stage en province, où il serait nommé substitut ;
Pellerin se disposait à un grand tableau figurant le Génie de la Révolu-
L'ÉDUCATION SENTIMENTALE IO5
tion ; Hussonnet, la semaine prochaine, devait lire au directeur des
Délassements le plan d^une pièce, et ne doutait pas du succès :
— « Car la charpente du drame, on me Taccorde ! Les passions,
j'ai assez roulé ma bosse pour m'y connaître; quant aux traits d'esprit,
c'est mon métier ! »
Il fit un saut, retomba sur les deux mains, et marcha quelque
temps autour de la table, les jambes en l'air.
Cette gaminerie ne dérida pas Sénécal. Il venait d'être chassé
de sa pension, pour avoir battu un fils d'aristocrate. Sa misère augmen-
tant, il s'en prenait à l'ordre social, maudissait les riches ; et il s'épancha
dans le sein de Regimbart, lequel était de plus en plus désillusionné,
attristé, dégoûté. Le Citoyen se tournait, maintenant, vers les questions
budgétaires, et accusait la Camarilla de perdre des millions en
Algérie.
Comme il ne pouvait dormir sans avoir stationné à l'estaminet
Alexandre, il disparut dès onze heures. Les autres se retirèrent plus ,
tard; et Frédéric, en faisant ses adieux à Hussonnet, apprit que
Mme Arnoux avait dû revenir la veille.
Il alla donc aux Messageries changer sa place pour le lendemain,
et, vers six heures du soir, se présenta chez elle. Son retour, lui dit
le concierge, était différé d'une semaine. Frédéric dîna seul, puis
flâna sur les boulevards.
Des nuages roses, en forme d'écharpe, s'allongeaient au delà
des toits; on commençait à relever les tentes des boutiques; des
tombereaux d'arrosage versaient une pluie sur la poussière, et une
fraîcheur inattendue se mêlait aux émanations des cafés, laissant voir par
leurs portes ouvertes, entre des argenteries et des dorures, des fleurs
en gerbes qui se miraient dans les hautes glaces. La foule marchait
lentement. Il y avait des groupes d'hommes causant au milieu du
trottoir; et des femmes passaient, avec une mollesse dans les yeux et
ce teint de camélia que donne aux chairs féminines la lassitude des
grandes chaleurs. Quelque chose d'énorme s'épanchait, enveloppait
les maisons. Jamais Paris ne lui avait semblé si beau. Il n'apercevait,
io6 l'éducation sentimentale
dans Tavenir, qu'une interminable série d'années toutes pleines
d'amour.
Il s'arrêta devant le théâtre de la Porte-Saint-Martin à regarder
Paffiche; et, par désœuvrement, prit un billet.
On jouait une vieille féerie. Les spectateurs étaient rares; et,
dans les lucarnes du paradis, le jour se découpait en petits carrés
bleus, tandis que les quinquets de la rampe formaient une seule ligne
de lumières jaunes. La scène représentait un marché d'esclaves à
Pékin, avec clochettes, tamtams, sultanes, bonnets pointus et calem-
bours. Puis, la toile baissée, il erra dans le foyer, solitairement, et
admira sur le boulevard, au bas du perron, un grand landau vert,
attelé de deux chevaux blancs, tenus par un cocher en culotte courte.
Il regagnait sa place, quand, au balcon, dans la première loge
d'avant-scène, entrèrent une dame et un monsieur. Le mari avait
un visage pâle, bordé d'un filet de barbe grise, la rosette d'officier,
et cet aspect glacial qu'on attribue aux diplomates.
Sa femme, de vingt ans plus jeune pour le moins, ni grande ni
petite, ni laide ni jolie, portait ses cheveux blonds tirebouchonnés à
l'anglaise, une robe à corsage plat, et un large éventail de dentelle noire.
Pour que des gens d'un pareil monde fussent venus au spectacle dans
cette saison, il fallait supposer un hasard, ou l'ennui de passer leur
soirée en tête-à-tête. La dame mordillait son éventail, et le monsieur
bâillait. Frédéric ne pouvait se rappeler où il avait vu cette
figure.
A l'entr'acte suivant, comme il traversait un couloir, il les ren-
contra tous les deux; sur le vague salut qu'il fit, M. Dambreuse, le
reconnaissant, l'aborda et s'excusa, tout de suite, de négligences
impardonnables. C'était une allusion aux cartes de visite nombreuses,
envoyées d'après les conseils du clerc. Toutefois il confondait les
époques, croyant que Frédéric était à sa seconde année de Droit.
Puis il l'envia de partir pour la campagne. Il aurait eu besoin de se
reposer, mais les affaires le retenaient à Paris.
Mme Dambreuse, appuyée sur son bras, inclinait la tête, légère-
l/ÉDUCATION SENTIMENTALE
107
ment; et raménité spirituelle de son visage contrastait avec son expres-
sion chagrine de tout à l'heure.
— « On y trouve pourtant de belles distractions ! » dit-elle, aux
derniers mots de son mari. « Comme ce spectacle est bête ! n'est-ce
pas, monsieur ? » Et tous trois restèrent debout, à causer théâtres et
pièces nouvelles.
Frédéric, habitué aux grimaces des bourgeoises provinciales,
n'avait vu chez aucune femme une pareille aisance de manières,
cette simplicité, qui est un raffinement, et où les naïfs aperçoivent
l'expression d'une sympathie instantanée.
On comptait sur lui, dès son retour; M. Dambreuse le chargea
de ses souvenirs pour le père Roque.
Frédéric ne manqua pas, en rentrant, de conter cet accueil à
Deslauriers.
— « Fameux ! » reprit le clerc, « et ne te laisse pas entortiller
par ta maman ! Reviens tout de suite ! »
Le lendemain de son arrivée, après leur déjeuner, Mme Moreau
emmena son fils dans le jardin.
Elle se dit heureuse de lui voir un état, car ils n'étaient pas aussi
riches que l'on croyait; la terre rapportait peu; les fermiers payaient
mal; elle avait même été contrainte de vendre sa voiture. Enfin, elle
lui exposa leur situation.
Dans les premiers embarras de son veuvage, un homme astucieux,
M. Roque, lui avait fait des prêts d'argent, renouvelés, prolongés, malgré
elle. Il était venu les réclamer tout à coup ; et elle avait passé par ses
conditions, en lui cédant à un prix dérisoire la ferme de Presles.
Dix ans plus tard, son capital disparaissait dans la faillite d'un banquier,
à Melun. Par horreur des hypothèques et pour conserver des apparences
utiles à l'avenir de son fils, comme le père Roque se présentait de
nouveau, elle l'avait écouté, encore une fois. Mais elle était quitte,
maintenant. Bref, il leur restait environ dix mille francs de rente, dont
deux mille trois cents à lui, tout son patrimoine !
— « Ce n'est pas possible ! '> s'écria Frédéric.
io8 l'éducation sentimentale
Elle eut un mouvement de tête signifiant que cela était très
poesible. — Mais son oncle lui laisserait quelque chose?
m'
\*r:<t-
^ il vi
K
Rien n'était moins sûr ! ^ ^
Et ils firent un tour de jardin, sans parler. Enfin elle Tattira
contre son cœur, et, d'une voix que les larmes étouffaient :
l'éducation sentimentale
109
— t Ah ! mon pauvre garçon ! Il m*a fallu abandonner bien des
rêves I »
Il s'assit sur le banc, à Tombre du grand acacia.
Ce qu*elle lui conseillait, c'était de se mettre clerc chez M. Prou-
haram, avoué, lequel lui céderait son étude; s'il la faisait bien valoir,
il pourrait la revendre, et trouver un bon parti.
Frédéric n'entendait plus. Il regardait machinalement, par-dessus
la haie, dans l'autre jardin, en face.
Une petite fille d'environ douze ans, et qui avait les cheveux
rouges, se trouvait là, toute seule. Elle s'était fait des boucles d'oreilles
avec des baies de sorbier : son corset de toile grise laissait à découvert
ses épaules, un peu dorées par le soleil; des taches de confitures
maculaient son jupon blanc ; — et il y avait comme une grâce de jeune
bête sauvage dans toute sa personne, à la fois nerveuse et fluette.
La présence d'un inconnu l'étonnait, sans doute, car elle s'était brus-
quement arrêtée, avec son arrosoir à la main, en dardant sur lui ses
prunelles, d'un vert-bleu limpide.
— «C'est la fille de M. Roque,» dit Mme Moreau. «Il vient
d'épouser sa servante et de légitimer son enfant» »
VI
Ruiné, dépouillé, perdu !
11 était resté sur le banc, comme étourdi par une commotion. Il
maudissait le sort, il aurait voulu battre quelqu'un; et, pour renforcer
son désespoir, il sentait peser sur lui une sorte d'outrage, un dés-
honneur; — car Frédéric s'était imaginé que sa fortune paternelle
monterait un jour à quinze mille livres de rente, et il l'avait fait savoir,
d'une façon indirecte, aux Arnoux. 11 allait donc passer pour un
hâbleur, un drôle, un obscur polisson, qui s'était introduit chez eux
dans l'espérance d'un profit quelconque ! Et elle, Mme Arnoux,
comment la revoir, maintenant ?
Cela, d'ailleurs, était complètement impossible, n'ayant que trois
mille francs de rente ! 11 ne pouvait loger toujours au quatrième,
avoir pour domestique le portier, et se présenter avec de pauvres
gants noirs bleuis du bout, un chapeau gras, la même redingote
pendant un an. Non, non ! jamais ! Cependant, l'existence était in-
tolérable sans elle. Beaucoup vivaient bien qui n'avaient pas de fortune,
Deslauriers entre autres; — et il se trouva lâche d'attacher une pareille
importance à des choses médiocres. La misère, peut-être, centuplerait
ses facultés. 11 s'exalta, en pensant aux grands hommes qui travaillent
dans les mansardes. Une âme comme celle de Mme Arnoux devait
s'émouvoir à ce spectacle, et elle s'attendrirait. Ainsi, cette catastrophe
était un bonheur, après tout; comme ces tremblements de terre qui
découvrent des trésors, elle lui avait révélé les secrètes opulences
112 l'Éducation sentimentale
de sa nature. Mais il n'existait au monde qu'un seul endroit pour les
faire valoir : Paris ! car, dans ses idées, Tart, la science et Tamour
(ces trois faces de Dieu, comme eût dit Pellerin) dépendaient exclu-
sivement de la capitale.
Il déclara le soir, à sa mère, qu'il y retournerait. Mme Moreau
fut surprise et indignée. C'était une folie, une absurdité. Il ferait
mieux de suivre ses conseils, c'est-à-dire de rester près d'elle, dans
une étude. Frédéric haussa les épaules : « Allons donc !» — se trouvant
insulté par cette proposition.
Alors, la bonne dame employa une autre méthode. D'une voix
tendre et avec de petits sanglots, elle se mit à lui parler de sa solitude,
de sa vieillesse, des sacrifices qu'elle avait faits. Maintenant qu'elle
était plus malheureuse, il l'abandonnait. Puis, faisant allusion à sa
fin prochaine :
— « Un peu de patience, mon Dieu ! bientôt tu seras libre ! »
Ces lamentations se répétèrent vingt fois par jour, durant trois
mois; et, en même temps, les déHcatesses du foyer le corrompaient;
il jouissait d'avoir un lit plus mou, des serviettes sans déchirures; si
bien que, lassé, énervé, vaincu enfin par la terrible force de la douceur,
Frédéric se laissa conduire chez maître Prouharam.
Il n'y montra ni science ni aptitude. On l'avait considéré jus-
qu'alors comme un jeune homme de grands moyens, qui devait être
la gloire du département. Ce fut une déception pubUque.
D'abord il s'était dit : — « Il faut avertir Mme Arnoux, » et,
pendant une semaine, il avait médité des lettres dithyrambiques, et
de courts billets, en style lapidaire et sublime. La crainte d'avouer
sa situation le retenait. Puis il songea qu'il valait mieux écrire au
mari. Arnoux connaissait la vie et saurait le comprendre. Enfin, après
quinze jours d'hésitation :
— « Bah ! je ne dois plus les revoir; qu'ils m'oublient ! Au moins,
je n'aurai pas déchu dans son souvenir ! Elle me croira mort, et me
regrettera... peut-être. »
Comme les résolutions excessives lui coûtaient peu, il s'était
ij,.
L EDUCATION SENTIMENTALE II3
juré ne jamais revenir à Paris, et même de ne point s'informer de
Mme Arnoux.
Cependant, il regrettait jusqu'à la senteur du gaz et au tapage
des omnibus. Il rêvait à toutes les paroles qu'on lui avait dites, au
timbre de sa voix, à la lumière de ses yeux, — et, se considérant
comme un homme mort, il ne faisait plus rien, absolument.
Il se levait très tard, et regardait par sa fenêtre les attehges de
rouliers qui passaient. Les six premiers mois, surtout, furent abo-
minables.
En de certains jours, pourtant, une indignation le prenait contre
lui-même. Alors, il sortait. Il s'en allait dans les prairies, à moitié
couvertes durant l'hiver par les débordements de la Seine. Des lignes
de peupliers les divisent. Çà et là, un petit pont s'élève. Il vagabondait
jusqu'au soir, roulant les feuilles jaunes sous ses pas, aspirant la brume,
sautant les fossés; à mesure que ses artères battaient plus fort, des
désirs d'action furieuse l'emportaient; il voulait se faire trappeur
en Amérique, servir un pacha en Orient, s'embarquer comme
matelot; et il exhalait sa mélancolie dans de longues lettres à Des-
lauriers.
Celui-là se démenait pour percer. La conduite lâche de son ami
et ses éternelles jérémiades lui semblaient stupides. Bientôt, leur
correspondance devint presque nulle. Frédéric avait donné tous ses
meubles à Deslauriers, qui gardait son logement. Sa mère lui en
parlait de temps à autre; un jour enfin, il déclara son cadeau, et elle
le grondait, quand il reçut une lettre.
— «Qu'est-ce donc?» dit-elle, «tu trembles.?»
— « Je n'ai rien ! » répliqua Frédéric.
Deslauriers lui apprenait qu'il avait recueilli Sénécal; et, depuis
quinze jours, ils vivaient ensemble. Donc Sénécal s'étalait, maintenant,
au milieu des choses qui provenaient de chez Arnoux ! Il pouvait les
vendre, faire des remarques dessus, des plaisanteries. Frédéric se
sentit blessé, jusqu'au fond de l'âme II monta dans sa chambre. Il
avait envie de mourir.
114 L'ÉDUCATION SENTIMENTALE
Sa mère l'appela. C'était pour le consulter, à propos d'une
plant aticn dans le jardin.
Ce jardin, en manière de parc anglais, était coupé à son milieu
par une clôture de bâtons, et la moitié appartenait au père Roque,
qui en possédait un autre, pour les légumes, sur le bord de la rivière.
Les deux voisins, brouillés, s'abstenaient d'y paraître aux mêmes
heures. Mais, depuis que Frédéric était revenu, le bonhomme s'y
promenait plus souvent et n'épargnait pas les politesses au fils dt
Mme Moreau. Il le plaignait d'habiter une petite ville. Un jour, il
raconta que M. Dambreuse avait demandé de ses nouvelles. Une
autre fois, il s'étendit sur la coutume de Champagne, où le ventre
anoblissait.
— « Dans ce temps-là, vous auriez été un seigneur, puisque
votre mère s'appelait de Fouvens. Et on a beau dire, allez ! c'est
quelque chose, un nom ! Après tout, » — ajouta-t-il, en le regardant
d'un air malin, — « cela dépend du garde des sceaux. »
Cette prétention d'aristocratie jurait singulièrement avec sa
personne. Comme il était petit, sa grande redingote marron exagérait
la longueur de son buste. Quand il ôtait sa casquette, on apercevait
un visage presque féminin avec un nez extrêmement pointu; ses
cheveux de couleur jaune ressemblaient à une perruque; il saluait le
monde très bas, en frisant les murs.
Jusqu'à cinquante ans, il s'était contenté des services de Cathe-
rine, une Lorraine du même âge que lui, et fortement marquée de
petite vérole. Mais, vers 1834, il ramena de Paris une belle blonde,
à figure moutonnière, à « port de reine ». On la vit bientôt se pavaner
avec de grandes boucles d'oreilles, et tout fut expliqué, par la naissance
d'une fille, déclarée sous les noms d'Elisabeth-Olympe-Louise Roque.
Catherine, dans sa jalousie, s'attendait à exécrer cette enfant. Au
contraire, elle l'aima. Elle l'entoura de soins, d'attentions et de caresses,
pour supplanter sa mère et la rendre odieuse, entreprise fac'le, car
Mme Éléonore négligeait complètement la petite, préférant bavarder
chez les fournisseurs. Dès le lendemain de son mariage, elle alla
L ÉDUCATION SENTIMENTALE II5
faire une visite à la sous-préfevtvire, ne tutoya plus les servantes, et
crut devoir, par bon ton, se montrer sévère pour son enfant, l^lle
assistait à ses leçons; le professeur, un vieux bureaucrate de la mairie,
ne savait pas s'y prendre. I/élève s'insurgeait, recevait des giffles,
et allait pleurer sur les genoux de Catherine, qui lui donnait invariable-
ment raison. Alors, les deux femmes se querellaient; M. Roque les
faisait taire. Il s'était marié par (;endresse pour sa fille, et ne voulait
pas qu'on la tourmentât.
Souvent elle portait une robe blanche en lambeaux avec un
pantalon garni de dentelles; et, iUix grandes fêtes, sortait vêtue comme
une princesse, afin de mortifier un peu les bourgeois, qui empêchaient
leurs marmots de la fréquenter, vu sa naissance illégitime.
Klle vivait seule, dans son jardin, se balançait à l'escarpolette,
courait après les papillon?, poî^ tout à coup s'arrêtait à contempler
•es cétoines s'abattant sur les rosiers. C'étaient ces habitudes, sans
doute, qui donnaient à sa figure vme expression à la fois de hardiesse
et de rêverie. Elle avait la taille de Marthe, d'ailleurs, si bien que
Frédéric lui dit, dès leur seconde entrevue :
— « Voulez-vous me permettre de vous embrasser, mademoi-
selle ? »
La petite personne leva l\ 'œte, et répondit :
— « Je veux bien ! »
Mais la haie de bâtons les séparait l'un de l'autre.
— «11 faut monter dessus, > dit Frédéric,
— « Non, enlève-moi ! »
Il se pencha par-dessus h haie et la saisit au bout de ses bras,
en la baisant sur les deux joues ; puis il la remit chez elle, par le même
procédé, qui se renouvela les fois suivantes.
Sans plus de réserve qu'une enfant de quatre ans, sitôt qu'elle
entendait venir son ami, elle s'élançait à sa rencontre, ou bien, se
cachant derrière un arbre, elle poussait un jappement de chien,
pour l'effrayer.
Un jour que Mme Moreau était sortie, il la fit monter dans sa
ii6 l'éducation sentimentale
chambre. Elle ouvrit tous les flacons d*odeur et se pommada les
cheveux abondamment; puis, sans la moindre gêne, elle se coucha
sur le lit où elle restait tout de son long, éveillée.
— « Je m'imagine que je suis ta femme, » disait-elle.
Le lendemain, il l'aperçut tout en larmes. Elle avoua « qu'elle
pleurait ses péchés », et, comme il cherchait à les connaître, elle répon-
dit en baissant les yeux :
— « Ne m'interroge pas davantage !»
La première communion approchait ; on l'avait conduite le matin
à confesse.
Le sacrement ne la rendit guère plus sage. Elle entrait parfois
dans de véritables colères; on avait recours à M. Frédéric pour la
calmer.
Souvent il l'emmenait avec lui dans ses promenades. Tandis
qu'il rêvassait en marchant, elle cueillait des coquelicots au bord des
blés, et, quand elle le voyait plus triste qu'à l'ordinaire, elle tâchait
de le consoler par de gentilles paroles. Son cœur, privé d'amour, se
rejeta sur cette amitié d'enfant; il lui dessinait des bonshommes, lui
contait des histoires et il se mit à lui faire des lectures.
Il commença par les Annales romantiques^ un recueil de vers et
de prose, alors célèbre. Puis, oubliant son âge, tant son intelligence
le charmait, il lut successivement Atala, Cinq-Mars^ les Feuilles
d'automne. Mais, une nuit (le soir même, elle avait entendu Macbeth,
dans la simple traduction de Letourneur), elle se réveilla en criant :
« La tache ! la tache ! » Ses dents claquaient, elle tremblait, et, fixant
des yeux épouvantés sur sa main droite, elle la frottait en disant :
« Toujours une tache ! » Enfin arriva le médecin, qui prescrivit d'éviter
les émotions.
Les bourgeois ne virent là-dedans qu'un pronostic défavorable
pour ses mœurs. On disait que « le fils Moreau » voulait en faire plus
tard une actrice.
Bientôt il fut question d'un autre événement, à savoir l'arrivée
de l'oncle Barthélémy. Mme Moreau lui donna sa chambre à coucher,
l'éducation sentimentale 117
et poussa la condescendance jusqu'à servir du gras les jours maigres.
Le vieillard fut médiocrement aimable. C'étaient de perpétuelles
comparaisons entre le Havre et Nogent, dont il trouvait l'air lourd,
le pain mauvais, les rues mal pavées, la nourriture médiocre et les
habitants des paresseux. — « Quel pauvre commerce chez vous 1 »
Il blâma les extravagances de défunt son frère, tandis que, lui, il
avait amassé vingt-sept mille livres de rente ! Enfin, il partit au bout
de la semaine, et sur le marchepied de la voiture, lâcha ces mots
peu rassurants :
— « Je suis toujours bien aise de vous savoir dans une bonne
position. »
— « Tu n'auras rien ! » dit Mme Moreau en rentrant dans la salle.
Il n'était venu que sur ses instances; et, huit jours durant, elle
avait sollicité de sa part une ouverture, trop clairement peut-être.
Elle se repentait d'avoir agi, et restait dans son fauteuil, la tête basse,
les lèvres serrées. Frédéric, en face d'elle, l'observait; et ils se taisaient
tous les deux, comme il y avait cinq ans, au retour de Montereau.
Cette coïncidence, s'ofïrant même à sa pensée, lui rappela Mme
Arnoux.
A ce moment, des coups de fouet retentirent sous la fenêtre, en
même temps qu'une voix l'appelait.
C'était le père Roque, seul dans sa tapissière. Il allait passer
toute la journée à la Fortelle, chez M. Dambreuse, et proposa cor-
dialement à Frédéric de l'y conduire.
— a Vous n'avez pas besoin d'invitation avec moi; soyez sans
crainte ! »
Frédéric eut envie d'accepter. Mais comment expliquerait-il son
séjour définitif à Nogent r II n'avait pas un costume d'été convenable;
enfin que dirait sa mère } Il refusa.
Dès lors, le voisin se montra moins amical. Louise grandissait;
Mme Eléonore tomba malade dangereusement ; et la liaison se dénoua
au grand plaisir de Mme Moreau, qui redoutait pour l'établissement
de son fils la fréquentation de pareilles gens.
ii8 l'éducation sentimentale
Elle rêvait de lui acheter le greffe du tribunal ; Frédéric ne repous-
sait pas trop cette idée. Maintenant, il l'accompagnait à la messe,
il faisait le soir sa partie d'impériale, il s'accoutumait à la province,
s'y enfonçait; — et même son amour avait pris comme une douceur
funèbre, un charme assoupissant. A force d'avoir versé sa douleur
dans ses lettres, de l'avoir mêlée à ses lectures, promenée dans la
campagne et partout épandue, il l'avait presque tarie, si bien que
Mme Arnoux était pour lui comme une morte dont il s'étonnait de
ne pas connaître le tombeau, tant cette affection était devenue tran-
quille et résignée.
Un jour, le 12 décembre 1845, vers neuf heures du matin, la
cuisinière monta une lettre dans sa chambre. L'adresse, en gros
caractères, était d'une écriture incoiinue; et Frédéric, sommeillant,
ne se pressa pas de la décacheter. Enfin il lut :
(' Justice dt |>eix du Havre. III arrondissement.
« Monsieur,
« M. Moreau, votre oncle, étant mort ab intestat..
Il héritait !
Comme si un incendie eût éclaté derrière le mur, il sauta hors
de son lit, pieds nus, en chemise : il se passa la main sur le visage,
doutant de ses yeux, croyant qu'il rêvait encore, et, pour se raffermir
dans la réalité, il ouvrit la fenêtre toute grande.
Il était tombé de la neige; ks toits étaient blancs; — et même
il reconnut dans la cour un baquet à lessive, qui l'avait fait trébucher
la veille au soir.
Il relut la lettre trois fois de suite; rien de plus vrai? toute la
fortune de l'oncle ! vingt-sept mille livres de rente ! — et une joie
frénétique le bouleversa, à l'idée de revoir Mme Arnoux. Avec la
Detteté d'une hallucination, il s'aperçut auprès d'elle, chez elle, lui
L EDUCATION SENTIMENTALE 1 1 9
apportant quelque cadeau dans du papier de soie, tandis qu'à la porte
stationnerait son tilbury, non, un coupé plutôt ! un coupé noir, avec
un domestique en livrée brune; il entendait piaffer son cheval et le
bruit de la gourmette se confondant avec le murmure de leurs baisers.
Cela se renouvellerait tous les jours, indéfiniment. 11 les recevrait
chez lui, dans sa maison; la salle à manger serait en cuir rouge, le
boudoir en soie jaune, des divans partout ! et quelles étage es ! quels
vases de Chine ! quels tapis ! Ces images arrivaient si tumultueusement,
qu'il sentait la tête lui tourner. Alors, il se rappela sa mère; et il des-
cendit, tenant toujours la lettre à sa main.
Mme Moreau tâcha de contenir son émotion et eut une défaillance.
Frédéric la prit dans ses bras et la baisa au front.
— «Bonne mère, tu peux racheter ta voiture maintenant; ris
donc, ne pleure plus, sois heureuse ! »
Dix minutes après, la nouvelle circulait jusqu'aux faubourgs.
Alors, M^ Benoist, M. Gamblin, M. Chambion, tous les amis, accou-
rurent. Frédéric s'échappa une minute pour écrire à Deslauriers.
D'autres visites survinrent. L'après-midi se passa en félicitations.
On en oubliait la femme Roque, qui était cependant « très bas ».
Le soir, quand ils furent seuls, tous les deux, Mme Moreau dit
à son fils qu'elle lui conseillait de s'établir à Troyes, avocat. Étant
{)lus connu dans son pays que dans un autre, il pourrait plus facile-
ment y trouver des partis avantageux.
— « Ah ! c'est trop fort ! » s'écria Frédéric.
A peine avait-il son bonheur entre les mains qu'on voulait le
lui prendre. Il signifia sa résolution formelle d'habiter Paris.
— i( Pour quoi y faire ? »
— « Rien ! »
Mme Moreau, surprise de ses façons, lui demanda ce qu'il voulait
devenir. \
— « Ministre ! » répliqua Frédéric.
Et il affirma qu'il ne plaisantait nullement, qu'il prétendait se
lancer dans la diplomatie, que ses études et ses instincts l'y poussaient
120 l'Éducation sentimentale
Il entrerait d'abord au Conseil d'État, avec la protection de M. Dam*
breuse.
— « Tu le connais donc ? »
— « Mais oui ! par M. Roque ! »
— « Cela est singulier, » dit Mme Moreau.
Il avait réveillé dans son cœur ses vieux rêves d'ambition. Elle
s*y abandonna intérieurement, et ne reparla plus des autres.
S'il eût écouté son impatience, Frédéric fût parti à l'instant même.
Le lendemain, toutes les places dans les diligences étaient retenues;
il se rongea jusqu'au lendemain, à sept heures du soir.
Ils s'asseyaient pour dîner, quand tintèrent à l'église trois longs
coups de cloche ; et la domestique, entrant, annonça que Mme Eléonore
venait de mourir.
Cette mort, après tout, n'était un malheur pour personne, pas
même pour son enfant. La jeune fille ne s'en trouverait que mieux,
plus tard.
Comme les deux maisons se touchaient, on entendait un grand
va-et-vient, un bruit de paroles; et l'idée de ce cadavre près d'eux
jetait quelque chose de funèbre sur leur séparation. Mme Moreau,
deux ou trois fois, s'essuya les yeux. Frédéric avait le cœur
serré.
Le repas fini, Catherine l'arrêta entre deux portes. Mademoiselle
voulait, absolument, le voir. Elle l'attendait dans le jardin. Il sortit,
enjamba la haie, et, tout en se cognant aux arbres quelque peu, se
dirigea vers la maison de M. Roque. Des lumières brillaient à une
fenêtre au second étage; puis une forme apparut dans les ténèbres
et une voix chuchota :
— « C'est moi. »
Elle lui sembla plus grande qu'à l'ordinaire, à cause de sa robe
noire, sans doute. Ne sachant par quelle phrase l'aborder, il se contenta
de lui prendre les mains, en soupirant :
— « Ah ! ma pauvre Louise ! i)
Elle ne répondit pasc Elle le regarda profondément, pendant
l'éducation sentimentale 121
Ion-temps. Frédéric avait peur de manquer la voiture; il croyart
étendre un roulement tout au loin, et, pour en finir :
— « Catherine m'a prévenu que tu avais quelque chose.... »
— (( Oui, c'est vrai ! je voulais vous dire.... »
Ce vous r étonna; et, comme elle se taisait encore :
— «Eh bien, quoi? »
— « Je ne sais plus. J'ai oublié ! Est-ce vrai que vous partez? »
— « Oui, tout à l'heure. »
Elle répéta :
— u Ah ! tout à l'heure?... tout à fait?... nous ne nous reverrons
plus ? »
Des sanglots l'étouffaient.
— (( Adieu 1 adieu ! embrasse-moi donc ! »
Et elle le serra dans ses bras avec emportement.
DEUXIÈME PARTIE
mi?:v !'■ '
^4''»;^ ^ ;
v.^
Quand il fut à sa place, dans le coupé, au fond, et que la diligence
s'ébranla, emportée par les cinq chevaux détalant à la fois, il sentit
une ivresse le submerger. Comme un architecte qui fait le plan d'un
palais, il arrangea, d'avance, sa vie. Il l'emplit de délicatesses et de
splendeurs; elle montait jusqu'au ciel; une prodigalité de choses y
apparaissait; et cette contemplation était si profonde, que les objets
extérieurs avaient disparu.
Au bas de la côte de Sourdun, il s'aperçut de l'endroit où l'on était.
On n'avait fait que cinq kilomètres, tout au plus ! Il fut indigné. Il
abattit le vasistas pour voir la route. Il demanda plusieurs fois au
conducteur dans combien de temps, au juste, on arriverait. Il se
calma cependant, et il restait dans son coin, les yeux ouverts.
La lanterne, suspendue au siège du postillon, éclairait les croupes
126 l'éducation sentimentale
des limoniers. Il n'apercevait au delà que les crinières des autres
chevaux qui ondulaient comme des vagues blanches; leurs haleines
formaient un brouillard de chaque côté de l'attelage; les chaînettes
de fer sonnaient, les glaces tremblaient dans leurs châssis ; et la lourde
voiture, d'un train égal, roulait sur le pavé. Çà et là, on distinguait
le mur d'une grange, ou bien une auberge, toute seule. Parfois, en
passant dans les villages, le four d'un boulanger projetait des lueurs
d'incendie, et la silhouette monstrueuse des chevaux courait sur
l'autre maison en face. Aux relais, quand on avait dételé, il se faisait
un grand silence, pendant une minute. Quelqu'un piétinait en haut,
sous la bâche, tandis qu'au seuil d'une porte, une femme, debout,
abritait sa chandelle avec sa main. Puis, le conducteur sautant sur le
marchepied, la diligence repartait.
A Mormans, on entendit songer une heure et un quart.
— « C'est donc aujourd'hui, » pensa-t-il, « aujourd'hui même,
tantôt î ))
Mais, peu à peu, ses espérances et ses souvenirs, Nogent, la rue
de Choiseul, Mme Arnoux, sa mère, tout se confondait.
Un bruit sourd de planches le réveilla, on traversait le pour de
Charenton, c'était Paris. Alors ses deux compagnons, ôtant l'un sa
casquette, l'autre son foulard, se couvrirent de leur chapeau et cau-
sèrent. Le premier, un gros homme rouge, en redingote de velours,
était un négociant; le second venait dans la capitale pour consulter
un médecin; — et, craignant de l'avoir incommodé pendant la nuit,
Frédéric lui fit spontanément des excuses, tant il avait l'âme attendrie
par le bonheur.
Le quai de la gare se trouvant inondé, sans doute, on continua
tout droit, et la campagne recommença. Au loin, de hautes cheminées
d'usines fumaient. Puis on tourna dans Ivry. On monta une rue; tout
à coup, il aperçut le dôme du Panthéon,
La plaine, bouleversée, semblait de vagues ruines. L'enceinte
des fortifications y faisait un renflement horizontal ; et, sur les trottoirs
en terre qui bordaient la route, de petits arbres sans branches étaient
\
L EDUCATION SENTIMENTALE 127
ucfendus par des lattes hérissées de clous. Des établissements de pro-
duits chimiques alternaient avec des chantiers de marchands de bois
De hautes portes, comme il y en a dans les fermes, laissaient voir,
par leurs battants entr'ouverts, l'intérieur d^ignobles cours pleines
d'immondices, avec des flaques d'eau sale au milieu. De longs cabarets,
couleur sang de bœuf, portaient à leur premier étage, entre les fenêtres,
deux queues de billard en sautoir dans une couronne de fleurs peintes;
çd et là, une bicoque de plâtre à moitié construite était abandonnée.
Puis, la double ligne de maisons ne discontinua plus; et, sur la nudité
de leurs façades, se détachait, de loin en loin, un gigantesque cigare
de fer-blanc, pour indiquer un débit de tabac. Des enseignes de
sage-femme représentaient une matrone en bonnet, dodelinant un
poupon dans une courte-pointe garnie de dentelles. Des afliches
couvraient l'angle des murs, et, aux trois quarts déchirées, tremblaient
au vent comme des guenilles. Des ouvriers en blouse passaient, et des
baquets de brasseurs, des fourgons de blanchisseuses, des carrioles
de bouchers; une pluie fine tombait, il faisait froid, le ciel était pâle,
— mais deux yeux qui valaient pour lui le soleil resplendissaient
derrière la brume.
On s'arrêta longtemps à la barrière, car des coquetiers, des
rouliers et un troupeau de moutons y faisaient de l'encombrement,
le factionnaire, la capote rabattue, allait et venait devant sa guérite
pour se réchauflfer. Le commis de l'octroi grimpa sur l'impériale, et
une fanfare de cornet à piston éclata. On descendit le boulevard, au
^rand trot, les palonniers battants, les traits flottants. La mèche du
long fouet claquait dans l'air humide. Le conducteur lançait son cri
sonore : « Allume, allume ! ohé ! » et les balayeurs se rangeaient, les
piétons sautaient en arrière, la boue jaillissait contre les vasistas, on
croisait des tombereaux, des cabriolets, des omnibus. Enfin la grille
du Jardin des Plantes se déploya. x (^
La Seine, jaunâtre, touchait presque au tablier des ponts. Une
fraîcheur s'en exhalait. Frédéric l'aspira de toutes ses forces, savourant
ce bon air de Paris qui semble contenir des effluves amoureux et
128 L EDUCATION SENTIMENTALE
des émanations intellectuelles ; il eut un attendrissement en apercevant
le premier fiacre. Et il aimait jusqu'au seuil des marchands de vin
garni de paille, jusqu'aux décrotteurs avec leurs boîtes, jusqu'aux
garçons épiciers secouant leur brûloir à café. Des femmes trottinaient
sous des parapluies; il se penchait pour distinguer leur figure; un
hasard pouvait avoir fait sortir Mme Arnoux.
Les boutiques défilaient, la foule augmentait, le bruit devenait
plus fort. Après le quai Saint-Bernard, le quai de la Tournelle et
le quai Montebello, on prit le quai Napoléon ; il voulut voir ses fenêtres,
elles étaient loin. Puis on repassa la Seine sur le Pont-Neuf, on des-
cendit jusqu'au Louvre; et, par les rues Saint-Honoré, Croix-des-
Petits-Champs et du Bouloi, on atteignit la rue Coq-Héron, et l'on
entra dans la cour de l'hôtel.
Pour faire durer son plaisir, Frédéric s'habilla le plus lentement
possible, et même il se rendit à pied au boulevard Montmartre; il
souriait à l'idée de revoir, tout à l'heure, sur la plaque de marbre, le
nom chéri; — il leva les yeux. Plus de vitrines, plus de tableaux, rien !
Il courut à la rue de Choiseul. M. et Mme Arnoux n'y habitaient
pas, et une voisine gardait la loge du portier; Frédéric l'attendit;
enfin, il parut, ce n'était plus le même. Il ne savait point leur adresse.
Frédéric entra dans un café, et, tout en déjeunant, consulta
l'Almanach du Commerce. Il y avait trois cents Arnoux, mais pas de
Jacques Arnoux ! Où donc logeaient-ils } Pellerin devait le savoir.
Il se transporta tout en haut du faubourg Poissonnière, à son
atelier. La porte n'ayant ni sonnette ni marteau, il donna de grands
coups de poing, et il appela, cria. Le vide seul lui répondit.
Il songea ensuite à Hussonnet. Mais où découvrir un pareil
homme .'^ Une fois, il Pavait accompagné jusqu'à la maison de sa
maîtresse, rue de Fleurus. Parvenu dans la rue de Fleurus, Frédéric
s'aperçut qu'il ignorait le nom de la demoiselle.
Il eut recours à la Préfecture de police. Il erra d'escalier en esca-
lier, de bureau en bureau. Celui des renseignements se fermait. On
lui dit de repasser le lendemain
L*ÉDUCATION SENTIMENTALE I2g
Puis il entra chez tous les marchands de tableaux qu'il put décou-
vrir, pour savoir si Ton ne connaissait point M. Arnoux. M. Arnoux
ne faisait plus le commerce.
Enfin, découragé, harassé, malade, il s'en revint à son hôtel et
se coucha. Au moment où il s'allongeait entre ses draps, une idée le
fit bondir de joie :
— u Regimbart ! quel imbécile je suis de n*y avoir pas songé ! »
Le lendemain, dès sept heures, il arriva rue Notre-Dame-des-
Victoires devant la boutique d'un rogomiste, où Regimbart avait
coutume de prendre le vin blanc. Elle n'était pas encore ouverte;
il fit un tour de promenade aux environs, et, au bout d'une demi-
heure, s'y présenta de nouveau. Regimbart en sortait. Frédéric s'élança
dans la rue. Il crut même apercevoir au loin son chapeau ; un corbillard
et des voitures de deuil s'interposèrent. L'embarras passé, la vision
avait disparu.
Heureusement, il se rappela que le Citoyen déjeunait tous les
jours à onze heures précises chez un petit restaurateur de la place
Gaillon. Il s'agissait de patienter; et, après une interminable flânerie
de la Bourse à la Madeleine, et de la Madeleine au Gymnase, Frédéric,
à onze heures précises entra dans le restaurant de la place Gaillon,
sûr d'y trouver son Regimbart.
— « Connais pas ! » dit le gargotier d'un ton rogue.
Frédéric insistait; il reprit :
— « Je ne le connais plus, monsieur ! » avec un haussement de
sourcils majestueux et des oscillations de la tête, qui décelaient un
mystère.
Mais, dans leur dernière entrevue, le Citoyen avait parlé de
l'estaminet Alexandre. Frédéric avala une brioche, et, sautant dans
un cabriolet, s'enquit près du cocher s'il n'y avait point quelque part,
sur les hauteurs de Sainte-Geneviève, un certain café Alexandre.
Le cocher le conduisit rue des Francs-Bourgeois-Saint-Michel dans
un établissement de ce nom-là, et à sa question : — « M. Regimbart,
s'il vous plaît } » le cafetier lui répondit, avec un sourire extra-gracieux :
130 l'éducation sentimentale
— « Nous ne Tavons pas encore vu, monsieur, » tandis qu'il
jetait à son épouse, assise dans le comptoir, un regard d'intelligence.
Et aussitôt se tournant vers l'horloge :
— «Mais nous l'aurons, j'espère, d'ici à dix minutes, un quart
d'heure tout au plus. — Célestin, vite les feuilles ! — Qu'est-ce que
monsieur désire prendre ? »
Quoique n'ayant besoin de rien prendre, Frédéric avala un verre
de rhum, puis un verre de kirsch, puis un verre de curaçao, puis
différents grogs, tant froids que chauds. Il lut tout le Siècle du jour,
et le relut ; il examina, jusque dans les grains du papier, la caricature
du Charivari; à la fin, il savait par cœur les annonces. De temps à
autre, des bottes résonnaient sur le trottoir, c'était lui ! et la forme
de quelqu'un se profilait sur les carreaux; mais cela passait toujours !
Afin de se désennuyer, Frédéric changeait de place; il alla se
mettre dans le fond, puis à droite, ensuite à gauche; et il restait au
milieu de la banquette, les deux bras étendus. Mais un chat, foulant
délicatement le velours du dossier, lui faisait des peurs en bondissant
tout à coup, pour lécher les taches de sirop sur le plateau; et l'enfant
de la maison, un intolérable mioche de quatre ans, jouait avec une
crécelle sur les marches du comptoir. Sa maman, petite femme pâlotte,
à dents gâtées, souriait d'un air stupide.Que pouvait donc faire Regim-
bart? Frédéric l'attendait, perdu dans une détresse illimitée.
La pluie sonnait comme grêle sur la capote du cabriolet. Par
l'écartement du rideau de mousseline, il apercevait dans la rue le
pauvre cheval, plus immobile qu'un cheval de bois. Le ruisseau,
devenu énorme, coulait entre deux rayons des roues, et le cocher
s'abritant de la couverture sommeillait; mais, craignant que son
bourgeois ne s'esquivât, de temps à autre il entr'ouvrait la porte, tout
ruisselant comme un fleuve; — et si les regards pouvaient user les
choses^ Frédéric aurait dissous l'horloge à force d'attacher dessus
les yeux. Elle marchait, cependant. Le sieur Alexandre se promenait
de long en large, en répétant : « Il va venir, allez ! il va venir ! »
et, pour le distraire, lui tenait des discours, parlait politique. Il poussa
l'éducation sentimentale 131
même la complaisance jusqu'à lui proposer une partie de dominos.
Enfin, à quatre heures et demie, Frédéric, qui était là depuis
midi, se leva d'un bond, déclarant qu'il n'attendait plus.
— « Je n'y comprends rien moi-même, » répondit le cafetier
d'un air candide, « c'est la première fois que manque M. Ledoux ! »
— «Comment, M. Ledoux?»
— a Mais oui, monsieur ! »
— « J'ai dit Regimbart ! » s'écria Frédéric exaspéré.
— « Ah ! mille excuses ! vous faites erreur I — N'est-ce pas,
madame Alexandre, monsieur a dit : M. Ledoux?»
Et, interpellant le garçon :
— «Vous l'avez entendu, vous-même, comme moi?»
Pour se venger de son maître, sans doute, le garçon se contenta
ûe sourire.
Frédéric se fit ramener vers les boulevards, indigné du temps
perdu, furieux contre le Citoyen, implorant sa présence comme celle
d'un dieu, et bien résolu à l'extraire du fond des caves les plus loin-
taines. Sa voiture l'agaçait, il la renvoya; ses idées se brouillaient;
puis tous les noms des cafés qu'il avait entendu prononcer par cet
imbécile jaillirent de sa mémoire, à la fois, comme les mille pièces
d'un feu d'artifice : café Gascard, café Grimbert, café Halbout,
estaminet Bordelais, Havanais, Havrais, Bœuf-à-la-mode, brasserie
Allemande, Mère Morel ; et il se transporta dans tous successivement.
Mais, dans l'un, Regimbart venait de sortir; dans un autre, il viendrait
peut-être; dans un troisième, on ne l'avait pas vu depuis six mois;
ailleurs, il avait commandé, hier, un gigot pour samedi. Enfin, chez
Vautier, limonadier, Frédéric, ouvrant la porte, se heurta contre le
garçon.
— • Connaissez-vous M. Regimbart?»
— « Comment, monsieur, si je le connais ? C'est moi qui ai
l'honneur de le servir. Il est en haut; il achève de dîner ! »
Et, la serviette sous le bras, le maître de l'établissement, lui-même,
Taborda :
132 l'éducation sentimentale
«Vous demandez M. Regimbart, monsieur? il était ici à
l'instant. »
Frédéric poussa un juron, mais le limonadier affirma qu'il le
trouverait chez Bouttevilain, infailliblement.
— « Je vous en donne ma parole d'honneur ! il est parti un peu
plus tôt que de coutume, car il a un rendez-vous d'affaires avec des
messieurs. Mais vous le trouverez, je vous le répète, chez Bouttevilain,
rue Saint-Martin, 92, deuxième perron, à gauche, au fond de la cour,
entre-sol, porte à droite I »
Enfin, il l'aperçut à travers la fumée des pipes, seul, au fond de
l 'arrière-buvette après le billard, une chope devant lui, le menton
baissé et dans une attitude méditative.
— « Ah ! il y a longtemps que je vous cherchais, vous ! »
Sans s'émouvoir, Regimbart lui tendit deux doigts seulement,
et comme s'il l'avait vu la veille, il débita plusieurs phrases insigni-
fiantes sur l'ouverture de la session.
Frédéric l'interrompit, en lui disant, de l'air le plus naturel qu'il
put :
— « Arnoux va bien ? »
La réponse fut longue à v?nir, Regimbart se gargarisait avec son
liquide.
— « Oui, pas mal ! »
— « Où demeure-t-il donc, maintenant ? »
— « Mais... rue Paradis-Poissonnière, » répondit le Citoyen
étonné.
— « Quel numéro } »
— « Trente-sept, parbleu, vous êtes drôle ! »
Frédéric se leva :
— « Comment, vous partez ? »
— « Oui, oui, j'ai une course, une affaire que j 'oubliais ! Adieu ! »
Frédéric alla de l'estaminet chez Arnoux, comme soulevé par
un vent tiède et avec l'aisance extraordinaire que l'on énrouve dans
les songes.
l'éducation sentimentale 133
Il se trouva bientôt à un second étage, devant une porte dont
la sonnette retentissait ; une servante parut ; une seconde porte s^ouvrit ;
Mme Arnoux était assise près du feu. Arnoux fit un bond et l'embrassa.
Elle avait sur ses genoux un petit garçon de trois ans, à peu près;
sa fille, grande comme elle maintenant, se tenait debout, de l'autre
côté de la cheminée.
— « Permettez-moi de vous présenter ce monsieur-là, » dit
Arnoux, en prenant son fils par les aisselles.
Et il s'amusa quelques minutes à le faire sauter en l'air, très
haut, pour le recevoir au bout de ses bras.
— « Tu vas le tuer ! ah ! mon Dieu ! finis donc ! » s'écriait
Mme Arnoux.
Mais Arnoux, jurant qu'il n'y avait pas de danger, continuait^
et même zézéyait des caresses en patois marseillais, son langage natal.
— « Ah ! brave pichoûn, mon poulit rossignolet ! ! » Puis il demanda
à Frédéric pourquoi il avait été si longtemps sans leur écrire, ce qu'il
avait pu faire là-bas, ce qui le ramenait.
— « Moi, à présent, cher ami, je suis marchand de faïences.
Mais causons de vous ! »
Frédéric allégua un long procès, la santé de sa mère; il insista
beaucoup là-dessus, afin de se rendre intéressant. Bref, il se fixait
à Paris, définitivement cette fois; et il ne dit rien de l'héritage, — dans
la peur de nuire à son passé.
Les rideaux, comme les meubles, étaient en damas de laine
marron ; deux oreillers se touchaient contre le traversin ; une bouillotte
chauffait dans les charbons; et l'abat-jour de la lampe, posée au bord
de la commode, assombrissait l'appartement. Mme Arnoux avait une
robe de chambre en mérinos gros bleu. Le regard tourné vers les
cendres et une main sur l'épaule du petit garçon, elle défaisait, de
l'autre, le lacet de la brassière; le mioche en chemise pleurait tout en
se grattant la tête, comme M. Alexandre fils.
Frédéric s'était attendu à des spasmes de joie; — mais les passions
s'étiolent quand on les dépayse, et, ne retrouvant plus Mme Arnoux
134 l'éducation sentimentale
dans le milieu où il Tavait connue, elle lui semblait avoir perdu quelque
chose, porter confusément comme une dégradation, enfin n'être pas
la même. Le calme de son cœur le stupéfiait. Il s'informa des anciens
amis, de Pellerin, entre autres.
— « Je ne le vois pas souvent, » dit Arnoux.
Elle ajouta :
— « Nous ne recevons plus, comme autrefois ! »
Etait-ce pour l'avertir qu'on ne lui ferait aucune invitation?
Mais Arnoux, poursuivant ses cordialités, lui reprocha de n'être pas
venu dîner avec eux, à l 'improviste ; et il expliqua pourquoi il avait
changé d'industrie.
— « Que voulez-vous faire dans une époque de décadence comme
la nôtre? La grande peinture est passée de mode! D'ailleurs, on
peut mettre de l'art partout. Vous savez, moi, j'aime le Beau ! il faudra
un de ces jours que je vous mène à ma fabrique. »
Et il voulut lui montrer, immédiatement, quelques-uns de ses
produits dans son magasin à l'entre-sol.
Les plats, les soupières, les assiettes et les cuvettes encombraient
le plancher. Contre les murs étaient dressés de larges carreaux de pavage
pour salles de bain et cabinets de toilette, avec sujets mythologiques
dans le style de la Renaissance, tandis qu'au milieu une double étagère,
montant jusqu'au plafond, supportait des vases à contenir la glace,
des pots à fleurs, des candélabres, de petites jardinières et de grandes
statuettes polychromes figurant un nègre ou une bergère pompadour.
Les démonstrations d 'Arnoux ennuyaient Frédéric, qui avait froid
et faim.
Il courut au café Anglais, y soupa splendidement, et, tout en
mangeant, il se disait :
— « J'étais bien bon là-bas avec mes douleurs ! A peine si elle
m'a reconnu ! quelle bourgeoise ! »
Et, dans un brusque épanouissement de santé, il se fit des résolu-
tions d'égoïsme. Il se sentait le cœur dur comme la table où ses coudes
posaient. Donc, il pouvait, maintenant, se jeter au milieu du monde,
l'éducation sentimentale 135
sans peur. L*idée des Dambreuse lui vint ; il les utiliserait ; puis il se
rappela Deslauriers. « Ah ! ma foi, tant pis ! » Cependant, il lui envoya,
par un commissionnaire, un billet lui donnant rendez-vous le lende-
main au Palais-Royal, afin de déjeuner ensemble.
La fortune n'était pas si douce pour celui-là.
11 s'était présenté au concours d'agrégation avec une thèse Sur
le droit de tester , où il soutenait qu'on devait le restreindre autant
que possible ; — et, son adversaire l'excitant à lui faire dire des sottises,
il en avait dit beaucoup, sans que les examinateurs bronchassent.
Puis le hasard avait voulu qu'il tirât au sort, pour sujet de leçon, la
Prescription. Alors, Deslauriers s'était livré à des théories déplorables;
les vieilles contestations devaient se produire comme les nouvelles;
pourquoi le propriétaire serait-il privé de son bien parce qu'il n'en
peut fournir les titres qu'après trente et un ans révolus ? C'était donner
la sécurité de l'honnête homme à l'héritier du voleur enrichi. Toutes
les injustices étaient consacrées par une extension de ce droit, qui
était la tyrannie, l'abus de la force ! Il s'était même écrié :
— « Abolissons-le ; et les Franks ne pèseront plus sur les Gaulois,
les Anglais sur les Irlandais, les Yankees sur les Peaux-Rouges, les
Turcs sur les Arabes, les blancs sur les nègres, la Pologne.... »
Le président l'avait interrompu :
— « Bien ! bien ! monsieur ! nous n'avons que faire de vos
opinions politiques ; vous vous représenterez plus tard ! »
Deslauriers n'avait pas voulu se représenter. Mais ce malheureux
titre XX du Iir livre du Code civil était devenu pour lui une montagne
d'achoppement. 11 élaborait un grand ouvrage sur la Prescription ^
considérée comme base du droit civil et du droit naturel des peuples ; et
il était perdu dans Dunod, Rogérius, Balbus, Merlin, Vazeille, Savigny,
Troplong, et autres lectures considérables. Afin de s'y livrer plus à
l'aise, il s'était démis de sa place de maître-clerc. Il vivait en donnant
des répétitions, en fabriquant des thèses; et, aux séances de la Parlotte,
il effrayait par sa virulence le parti conservateur, tous les jeunes
doctrinaires issus de M. Guizot, — m bien qu'il avait, dans un certain
136 l'éducation sentimentale
monde, une espèce de célébrité, quelque peu mêlée de défiance pour
sa personne.
Il arriva au rendez-vous, portant un gros paletot doublé de
flanelle rouge, comme celui de Sénécal autrefois.
Le respect humain, à cause du publi" qui passait, les empêcha
de s'étreindre longuement, et ils allèrent jusque chez Véfour, bras
dessus bras dessous, en ricanant de plaisir, avec une larme au fond
des yeux. Puis, dès qu'ils furent seuls. Deslauriers s'écria :
— « Ah ! saprelotte, nous allons nous la repasser douce, main-
tenant ! »
Frédéric n'aima point cette manière de s'associer, tout de suite,
à sa fortune. Son ami témoignait trop de joie pour eux deux, et pas
assez pour lui seul.
Ensuite, Deslauriers conta son échec, et peu à peu ses travaux,
son existence, parlant de lui-même stoïquement et des autres avec
aigreur. Tout lui déplaisait. Pas un homme en place qui ne fût un
crétin ou une canaille. Pour un verre mal rincé, il s'emporta contre
le garçon, et, sur le reproche anodin de Frédéric :
— « Comme si j'allais me gêner pour de pareils cocos, qui vous
gagnent jusqu'à des six et huit mille francs par an, qui sont électeurs,
éligibles peut-être ! Ah non, non ! »
Puis, d'un air enjoué :
— « Mais j'oubHe que je parle à un capitaliste, à un Mondor,
car tu es un Mondor, maintenant ! »
Et, revenant sur l'héritage, il exprima cette idée que les succes-
sions collatérales (chose injuste en soi, bien qu'il se réjouît de celle-là)
seraient abolies, un de ces jours, à la prochaine révolution.
— « Tu crois ? » dit Frédéric.
— « Compte dessus ! » répondit-il. « Ça ne peut pas durer 1 on
souffre trop ! Quand je vois dans la misère des gens comme Sénécal.... »
— « Toujours le Sénécal ! » pensa Frédéric.
— « Quoi de neuf, du reste } Es-tu encore amoureux de
Mme Arnoux ! C'est passé, hein? »
l'éducation sentimentale 13-
Frédéric, ne sachant que répondre, ferma les yeux en baissant la
tête.
A propos d'Arnoux, Deslauriers lui apprit que son journal appar-
tenait maintenant à Hussonnet, lequel l'avait transformé. Cela s'appe-
lait UArt, (( institut littéraire, société par actions de cent francs chacune,
capital social : quarante mille francs », avec la faculté pour chaque
actionnaire de pousser là sa copie ; car « la société a pour but de
publier les œuvres des débutants, d'épargner au talent, au génie peut-
être, les crises douloureuses qui abreuvent, etc., tu vois la blague ! »
Il y avait cependant quelque chose à faire, c'était de hausser le ton
de ladite feuille, puis tout à coup, gardant les mêmes rédacteurs et
promettant la suite du feuilleton, de servir aux abonnés un journa!
politique; les avances ne seraient pas énormes.
— « Qu'en penses-tu, voyons ! veux-tu t'y mettre.?»
Frédéric ne repoussa pas la proposition. Mais il fallait attendre
le règlement de ses affaires.
— « Alors, si tu as besoin de quelque chose.... »
— « Merci, mon petit ! » dit Deslauriers.
Ensuite, ils fumèrent des puros, accoudés sur la planche de
velours, au bord de la fenêtre. Le soleil brillait, l'air était doux, des
troupes d'oiseaux voletant s'abattaient dans le jardin; les statues de
bronze et de marbre, lavées par la pluie, miroitaient; des bonnes en
tablier causaient assises sur des chaises; et l'on entendait les rires des
enfants, avec le murmure continu que faisait la gerbe du jet d'eau.
Frédéric s'était senti troublé par l'amertume de Deslauriers;
mais, sous l'influence du vin qui circulait dans ses veines, à moitié
endormi, engourdi, et recevant la lumière en plein visage, il n'éprouvait
plus qu'un immense bien-être, voluptueusement stupide, — comme
une plante saturée de chaleur et d'humidité. Deslauriers, les paupières
entre-closes, regardait au loin, vaguement. Sa poitrine se gonflait,
et il se mit à dire :
— « Ah ! c'était plus beau, quand Camille Desmoulins, debout
là-bas sur une table, poussait le peuple à la Bastille ! On vivait dans
138 L EDUCATION SENTIMENTALE
ce temps-là, on pouvait s'affirmer, prouver sa force ! De simples
avocats commandaient à des généraux, des va-nu-pieds battaient les
rois, tandis qu'à présent.... »
Il se tut, puis tout à coup :
— « Bah ! l'avenir est gros ! »
Et, tambourinant la charge sur les vitres, il déclama ces vers de
Barthélémy :
Elle reparaîtra, la terrible Assemblée
Dont, après quarante ans, votre tête est troublée,
Colosse qui sans peur marche d'un pas puissant.
— « Je ne sais plus le reste ! Mais il est tard, si nous partions ? »
Et il continua, dans la rue, à exposer ses théories.
Frédéric, sans l'écouter, observait à la devanture des marchands
les étoffes et les meubles convenables pour son installation ; et ce fut
peut-être la pensée de Mme Arnoux qui le fit s'arrêter à l'étalage
d'un brocanteur, devant trois assiettes de faïence. Elles étaient décorées
d'arabesques jaunes, à reflets métalliques, et valaient cent écus la
pièce. Il les fit mettre de côté.
— «Moi, à ta place,» dit Deslauriers, «je m'achèterais plutôt
de l'argenterie, » — décelant, par cet amour du cossu, l'homme de
mince origine.
Dès qu'il fut seul, Frédéric se rendit chez le célèbre Pomadère,
où il se commanda trois pantalons, deux habits, une pelisse de fourrure
et cinq gilets; puis chez un bottier, chez un chemisier, et chez un
chapelier, ordonnant partout qu'on se hâtât le plus possible.
Trois jours après, le soir, à son retour du Havre, il trouva chez
lui sa garde-robe complète; et, impatient de s'en servir, il résolut de
faire à l'instant même une visite aux Dambreuse. Mais il était trop
tôt, huit heures à peine.
— «Si j'allais chez les autres?» se dit-il.
Arnoux, seul, devant sa glace, était en train de se raser. Il lui
L EDUCATION SENTIMENTALE 139
proposa de le conduire dans un endroit où il s'amuserait, et, au nom
de M. Dambreuse :
— « Ah ! ça se trouve bien ! Vous verrez là de ses amis ; venez
donc ! ce sera drôle ! »
Frédéric s'excusait, Mme Arnoux reconnut sa voix et lui souhaita
le bonjour à travers la cloison, car sa fille était indisposée, elle-même
souffrante; et Ton entendait le bruit d'une cuiller contre un verre,
et tout ce frémissement de choses délicatement remuées qui se fait
dans la chambre d'un malade. Puis Arnoux disparut pour dire adieu
à sa femme. Il entassait les raisons :
— «Tu sais bien que c'est sérieux ! Il faut que j'y aille, j'y ai
besoin, on m'attend. »
— (( Va, va, mon ami. Amuse-toi ! »
Arnoux héla un fiacre.
— « Palais-Royal ! galerie Montpensier, 7. »
Et, se laissant tomber sur les coussins :
— « Ah 1 comme je suis las, mon cher ! j'en crèverai. Du reste,
je peux bien vous le dire, à vous. »
Il se pencha vers son oreille, mystérieusement :
— « Je cherche à retrouver le rouge de cuivre des Chinois. »
Et il expliqua ce qu'étaient la couverte et le petit feu.
Arrivé chez Chevet, on lui remit une grande corbeille, qu'il fit
porter sur le fiacre. Puis il choisit pour « sa pauvre femme » du raisin,
des ananas, différentes curiosités de bouche, et recommanda qu'elles
fussent envoyées de bonne heure, le lendemain.
Ils allèrent ensuite chez un costumier; c'était d'un bal qu'il s'agis-
sait. Arnoux prit une culotte de velours bleu, une veste pareille, une
perruque rouge; Frédéric un domino; et ils descendirent rue de Laval,
devant une maison illuminée au second étage par des lanternes de
couleur.
Dès le bas de l'escalier, on entendait le bruit des violons.
— « Où diable me menez-vous } » dit Frédéric.
— « Chez une bonne fille ! n'avez pas peur ! »
:^o < l'éducation sentimentale
Un groom leur ouvrit la porte, et ils entrèrent dans Tantichambre,
où des paletots, des manteaux et des châles étaient jetés en pile sur
des chaises. Une jeune femme, en costume de dragon Louis XV, la
traversait en ce moment-là. C'était Mlle Rose-Annette Bron, la maî-
tresse du lieu. ,
— « Eh bien ? » dit Arnoux.
— (( C'est fait 1 » répondit-elle.
— « Ah ! merci, mon ange !»
Et il voulut l'embrasser.
— « Prends donc garde, imbécile ! tu vas gâter mon maquillage ! »
Arnoux présenta Frédéric.
— « Tapez là dedans, monsieur, soyez le bienvenu ! »
Elle écarta une portière derrière elle, et se mit à crier emphati-
quement :
— « Le sieur Arnoux, marmiton, et un prince de ses amis ! »
Frédéric fut d'abord ébloui par les lumières; il n'aperçut que de
la soie, du velours, des épaules nues, une masse de couleurs qui se
balançait aux sons d'un orchestre caché par des verdures, entre des
jiurailles tendues de soie jaune, avec des portraits au pastel, çà et là,
et des torchères de cristal en style Louis XVL De hautes lampes,
dont les globes dépolis ressemblaient à des boules de neige, dominaient
des corbeilles de fleurs, posées sur des consoles, dans les coins; — et,
en face, après une seconde pièce plus petite, on distinguait, dans
une troisième, un lit à colonnes torses, ayant une glace de Venise à
son chevet.
Les danses s'arrêtèrent, et il y eut des applaudissements, un
vacarme de joie, à la vue d 'Arnoux s 'avançant avec son panier sur la
tête; les victuailles faisaient bosse au miheu. — « Gare au lustre ! »
Frédéric leva les yeux : c'était le lustre en vieux saxe qui ornait la
boutique de VArt industriel; le souvenir des anciens jours passa dans
sa mémoire; mais un fantassin de la ligne en petite tenue, avec cet
air nigaud que la tradition donne aux conscrits, se planta devant lui,
en écartant les deux bras pour marquer l'étonnement ; et il reconnut.
L EDUCATION SENTIMENTALE I4I
m:ilgré les effroyables moustaches noires extra-pointues qui le défigu-
raient, son ancien ami Hussonnet. Dans un charabia moitié alsacien,
moitié nègre, le bohème l'accablait de félicitations, l'appelant son
colonel. Frédéric, décontenancé par toutes ces personnes, ne savait
que répondre. Un archet ayant frappé sur un pupitre, danseurs et
danseuses se mirent en place.
Ils étaient une soixantaine environ, les femmes pour la plupart
en villageoises ou en marquises, et les hommes, presque tous d'âge
mûr, en costumes de roulier, de débardeur ou de matelot.
Frédéric, s'étant rangé contre le mur, regarda le quadrille devant
lui.
Un vieux beau, vêtu, comme un doge vénitien, d'une longue
simarre de soie pourpre, dansait avec Mme Rosanette, qui portait
un habit vert, une culotte de tricot et des bottes molles à éperons
d'or. Le couple en face se composait d'un Arnaute chargé de yatagans
et d'une Suissesse aux yeux bleus, blanche comme du lait, potelée
comme une caille, en manches de chemise et corset rouge. Pour faire
valoir sa chevelure qui lui descendait jusqu'aux jarrets, une grande
blonde, marcheuse à l'Opéra, s'était mise en femme sauvage; et,
par-dessus son maillot de couleur brune, n'avait qu'un pagne de cuir,
des bracelets de verroterie, et un diadème de clinquant, d'où s'élevait
une haute gerbe en plumes de paon. Devant elle, un Pritchard, affublé
d'un habit noir grotesquement large, battait la mesure avec son coude
sur sa tabatière. Un petit berger Watteau, azur et argent comme un
clair de lune, choquait sa houlette contre le thyrse d'une Bacchante,
couronnée de raisins, une peau de léopard sur le flanc gauche et des
cothurnes à rubans d'or. De l'autre côté une Polonaise, en spencer
de velours nacarat, balançait son jupon de gaze sur ses bas de soie gris-
perle, pris dans des bottines roses cerclées de fourrure blanche. Elle
souriait à un quadragénaire ventru, déguisé en enfant de chœur, et
qui gambadait très haut, levant d'une main son surplis et retenant
de l'autre sa calotte rouge. Mais la reine, l'étoile, c'était mademoiselle
Loulou célèbre danseuse des bals publics. Comme elle se trouvait
14-2 l'éducation sentimentale
riche maintenant, elle portait une large collerette de dentelle sur sa
veste de velours noir uni; et son large pantalon de soie ponceau,
collant sur la croupe et serré à la taille par une écharpe de cachemire
avait, tout le long de la couture, des petits camélias blancs naturels
Sa mine pâle, un peu boufîîe et à nez retroussé, semblait plus insolente
encore par TébourifFure de sa perruque où tenait un chapeau d'homme,
en feutre gris, plié d'un coup de poing sur l'oreille droite; et, dans les
bonds qu'elle faisait, ses escarpins à boucles de diamants atteignaient
presque au nez de son voisin, un grand Baron moyen âge tout empêtré
dans une armure de fer. Il y avait aussi un Ange, un glaive d'or à la
main, deux ailes de cygne dans le dos, et qui, allant, venant, perdant
à toute minute son cavalier, un Louis XIV, ne comprenait rien aux
figures et embarrassait la contre-danse.
Frédéric, en regardant ces personnes, éprouvait un sentiment
d'abandon, un malaise. Il songeait encore à Mme Arnoux et il lui
semblait participer à quelque chose d'hostile se tramant contre elle.
Quand le quadrille fut achevé, Mme Rosanette l'aborda. Elle
haletait un peu, et son hausse-col, poli comme un miroir, se soulevait
doucement sous son menton.
— « Et vous, monsieur, » dit-elle, « vous ne dansez pas ? »
Frédéric s'excusa, il ne savait pas danser.
— « Vraiment ! mais avec moi } bien sûr ? »
Et, posée sur une seule hanche, l'autre genou un peu rentré,
en caressant de la main gauche le pommeau de nacre de son épée,
elle le considéra pendant une minute, d'un air moitié suppliant,
moitié gouailleur. Enfin elle dit « Bonsoir ! » fit une pirouette, et dis-
parut.
Frédéric, mécontent de lui-même, et ne sachant que faire, se
mit à errer dans le bal.
Il entra dans le boudoir, capitonné de soie bleu-pâle avec des
bouquets de fleurs des champs, tandis qu'au plafond, dans un cercle
de bois doré, des Amours, émergeant d'un ciel d'azur, batifolaient
sur des nuages en forme d'édredon. Ces élégances, qui seraient au-
l'éducation sentimentale 143
jourd'hui des misères pour les pareilles de Rosanette, Téblouirent;
et il admira tout : les volubilis artificiels ornant le contour de la glace,
les rideaux de la cheminée, le divan turc, et, dans un renfoncement
de la muraille, une manière de tente tapissée de soie rose, avec de la
mousseline blanche par-dessus. Des meubles noirs à marqueterie
de cuivre garnissaient la chambre à coucher, où se dressait, sur une
estrade couverte d'une peau de cygne, le grand lit à baldaquin et à
plumes d'autruche. Des épingles à tête de pierreries fichées dans des
pelotes, des bagues traînant sur des plateaux, des médaillons à cercle
d'or et des coflFrets d'argent se distinguaient dans l'ombre, sous la
lueur qu'épanchait une urne de Bohème, suspendue à trois chaînettes.
Par une petite porte entrebâillée, on apercevait une serre chaude
occupant toute la largeur d'une terrasse, et que terminait une volière
à l'autre bout.
C'était bien là un milieu fait pour lui plaire. Dans une brusque
révolte de sa jeunesse, il se jura d'en jouir, s'enhardit; puis, revenu
à l'entrée du salon, où il y avait plus de monae maintenant (tout
s'agitait dans une sorte de pulvérulence lumineuse), il resta debout
à contempler les quadrilles, clignant les yeux pour mieux voir, — et
humant les molles senteurs de femmes, qui circulaient comme un
immense baiser épandu.
Mais il y avait près de lui, de l'autre côté de la porte, Pellerin,
— Pellerin en grande toilette, le bras gauche dans la poitrine et tenant
de la droite, avec son chapeau, un gant blanc, déchiré.
— « Tiens, il y a longtemps qu'on ne vous a vu ! Où diable
étiez-vous donc.^ parti en voyage, en Italie? Poncif, hein, l'Italie? ^
pas si raide qu'on dit? N'importe! apportez-moi vos esquisses, un
de ces jours ? »
Et, sans attendre sa réponse, l'artiste se mit à parler de lui-même.
Il avait fait beaucoup de progrès, ayant reconnu définitivement la
bêtise de la ligne. On ne devait pas tant s'enquérir de la Beauté et
de l'Unité, dans une œuvre, que du caractère et de la diversité des
choses.
144 L EDUCATION SENTIMENTALE
— « Car tout existe dans la nature, donc tout est légitime, tout
est plastique. Il s'agit seulement d'attraper la note, voilà. J'ai découvert
le secret ! » Et lui donnant un /coup de coude, il répéta plusieurs fois :
— « J'ai découvert le secret, vous voyez ! Ainsi regardez-moi cette
petite femme à coiffure de sphinx qui danse avec un postillon russe,
c'est net, sec, arrêté, tout en méplats et en tons crus : de l'indigo sous
les yeux, une plaque de cinabre à la joue, du bistre sur les tempes;
pif ! paf ! » Et il jetait, avec le pouce, comme des coups de pinceau
dans l'air. — « Tandis que la grosse, là-bas, » continua-t-il en montrant
une Poissarde, en robe cerise avec une croix d'or au cou et un fichu
de linon noué dans le dos, — «rien que des rondeurs; les narines
s'épatent comme les ailes de son bonnet, les coins de la bouche se
relèvent, le menton s'abaisse, tout est gras, fondu, copieux, tranquille
et soleillant, un vrai Rubens ! Elles sont parfaites cependant. ! Où
est le type alors?» Il s'échauffait. «Qu'est-ce qu'une belle femme?
Qu'est-ce que le Beau? Ah! le Beau! me direz-vous.... » Frédéric
l'interrompit pour savoir ce qu'était un Pierrot à profil de bouc, en
train de bénir tous les danseurs au milieu d'une pastourelle.
— « Rien du tout ! un veuf, père de trois garçons. Il les laisse
sans culottes, passe sa vie au club, et couche avec la bonne. »
— «Et celui-là, costumé en bailli, qui parle dans l'embrasure
de la fenêtre à une marquise Pompadour ? »
— «La marquise, c'est Mme Vandaël, l'ancienne actrice du
Gymnase, la maîtresse du Doge, le comte de Palazot. Voilà vingt ans
qu'ils sont ensemble; on ne sait pourquoi. Avait-elle de beaux yeux
autrefois, cette femme-là ! Quant au citoyen près d'elle, on le nomme
le capitaine d'Herbigny, un vieux de la vieille, qui n'a pour toute
fortune que sa croix d'honneur et sa pension, sert d'oncle aux grisettes
dans les solennités, arrange les duels et dîne en ville. »
— « Une canaille ? » dit Frédéric.
— « Non ! un honnête homme ! »
— « Ah ! »
L'artiste lui en nomma d'autres encore, quand, apercevant un
l'éducation sentimentale 145
monsieur qui portait comme les médecins de Molière une grande
robe de serge noire, mais bien ouverte de haut en bas, afin de montrer
toutes ses breloques :
— « Ceci vous représente le docteui Des Rogis, enragé de n'être
pas célèbre, a écrit un livre de pornographie médicale, cire volontiers
les bottes dans le grand monde, est discret; ces dames l'adorent.
Lui et son épouse (cette maigre châtelaine en robe grise) se trimbalent
ensemble dans tous les endroits publics, et autres. Malgré la gêne
du ménage, on a un jour, — thés artistiques où il se dit des vers. —
Attention ! »
En effet, le Docteur les aborda; et bientôt ils formèrent tous les
trois, à l'entrée du salon, un groupe de causeurs, où vint s'adjoindre
Hussonnet, puis l'amant de la Femme-Sauvage, un jeune poète,
exhibant, sous un court mantel à la François I^^, la plus piètre des
anatomies, et enfin un garçon d'esprit, déguisé en Turc de barrière.
Mais sa veste à galons jaunes avait si bien voyagé sur le dos des den-
tistes ambulants, son large pantalon à plis était d'un rouge si déteint,
son turban roulé comme une anguille à la tartare d'un aspect si pauvre,
tout son costume enfin tellement déplorable et réussi, que les femmes
ne dissimulaient pas leur dégoût. Le Docteur l'en consola par de
grands éloges sur la Débardeuse sa maîtresse. Ce Turc était fils d'un
banquier.
Entre deux quadrilles, Rosanette se dirigea vers la cheminée,
où était installé, dans un fauteuil, un petit vieillard replet, en habit
marron, à boutons d'or. Malgré ses joues flétries qui tombaient sur
sa haute cravate blanche, ses cheveux encore blonds, et frisés naturelle-
ment comme les poils d'un caniche, lui donnaient quelque chose
de folâtre.
Elle l 'écouta, penchée vers son visage. Ensuite, elle lui accommoda
un verre de sirop; et rien n'était mignon comme ses mains sous leurs
manches de dentelles qui dépassaient les parements de l'habit vert.
Quand le bonhomme eut bu, il les baisa.
— « Mais c'est M. Oudry, le voisin d'Arnoux ! »
146
L ÉDUCATION SENTIMENTALE
;-— r-.^
— ^ (( Il Ta perdu ! » dit en riant Pellerin.
— (( Comment ? »
Un Postillon de Longjumeau la saisit par la taille, une valse
commençait. Alors, toutes les femmes, assises autour du salon sur
des banquettes, se levèrent à la file, prestement; et leurs jupes, leurs
écharpes, leurs coiffures se mirent à tourner.
l'éducation sentimentale 147
Elles tournaient si près de lui, que Frédéric distinguait les
gouttelettes de leur front; — et ce mouvement giratoire de plus en
plus vif et régulier, vertigineux, communiquant à sa pensée une sorte
d'ivresse, y faisait surgir d'autres images, tandis que toutes passaient
dans le même éblouissement, et chacune avec une excitation parti-
culière selon le genre de sa beauté. La Polonaise, qui s'abandonnait
d'une façon langoureuse, lui inspirait l'envie de la tenir contre son
cœur, en filant tous les deux dans un traîneau sur une plaine couverte
de neige. Des horizons de volupté tranquille, au bord d'un lac, dans
un chalet, se déroulaient sous les pas de la Suissesse, qui valsait le
torse droit et les paupières baissées. Puis, tout à coup, la Bacchante,
penchant en arrière sa tête brune, le faisait rêver à des caresses dévo-
ratrices, dans des bois de lauriers-roses, par un temps d'orage, au
bruit confus des tambourins. La Poissarde, que la mesure trop rapide
essoufflait, poussait des rires; et il aurait voulu, buvant avec elle
aux Porcherons, chiffonner à pleines mains son fichu, comme au bon
vieux temps. Mais la Débardeuse, dont les orteils légers effleuraient
à peine le parquet, semblait receler dans la souplesse de ses membres
et le sérieux de son visage tous les raffinements de l'amour moderne,
qui a la justesse d'une science et la mobilité d'un oiseau. Rosanette
tournait, le poing sur la hanche; sa perruque à marteau, sautillant
sur son collet, envoyait de la poudre d'iris autour d'elle; et, à chaque
tour, du bout de ses éperons d'or, elle manquait d'attraper Frédéric.
Au dernier accord de la valse, Mlle Vatnaz parut. Elle avait un
mouchoir algérien sur la tête, beaucoup de piastres sur le front, de
l'antimoine au bord des yeux, avec une espèce de paletot en cachemire
noir tombant sur un jupon clair, lamé d'argent, et elle tenait un tam-
bour de basque à la main.
Derrière son dos marchait un grand garçon, dans le costume
classique du Dante, et qui était (elle ne s'en cachait plus, maintenant)
l'ancien chanteur de l'Alhambra, — lequel, s'appelant Auguste Dela-
mare, s'était fait appeler primitivement Anténor Dellamarre, puis
Delmas, puis Belmar, et enfin Delmar, modifiant ainsi et perfection-
14» L EDUCATION SENTIMENTALE
nant son nom, d'après sa gloire croissante ; car il avait quitté le bastrin-
gue pour le théâtre, et venait même de débuter bruyamment à T Ambigu
dans Gaspardo le Pêcheur.
Hussonnet, en Tapercevant, se renfrogna. Depuis qu'on avait
refusé sa pièce, il exécrait les comédiens. On n'imaginait pas la vanité
de ces Messieurs, de celui-là, surtout ! — « Quel poseur, voyez donc ! ^
Après un léger salut à Rosanette, Delmar s'était adossé à la
cheminée; et il restait immobile, une main sur le cœur, le pied gauche
en avant, les yeux au ciel, avec sa couronne de lauriers dorés par-dessus
son capuchon, tout en s 'efforçant de mettre dans son regard beaucoup
de poésie, pour fasciner les dames. On faisait, de loin, un grand
cercle autour de lui.
Mais la Vatnaz, quand elle eut embrassé longuement Rosanette,
s'en vint prier Hussonnet de revoir, sous le point de vue du style,
un ouvrage d'éducation qu'elle voulait publier : la Guirlande des
jeunes personnes, recueil de littérature et de morale. L'homme de
lettres promit son concours. Alors, elle lui demanda s'il ne pourrait
pas, dans une des feuilles où il avait accès, faire mousser quelque peu
son ami, et même lui confier plus tard un rôle. Hussonnet en oublia
de prendre un verre de punch.
C'était Arnoux qui l'avait fabriqué; et, suivi par le groom du
Comte portant un plateau vide, il l'offrait aux personnes avec satis-
faction.
Quand il vint à passer devant M. Oudry, Rosanette l'arrêta.
— « Et bien, et cette affaire } »
Il rougit quelque peu ; enfin, s'adressant au bonhomme :
— « Notre amie m'a dit que vous auriez l'obligeance.... »
— « Comment donc, mon voisin ! tout à vous. »
Et le nom de M. Dambreuse fut prononcé; comme ils s'entre-
tenaient à demi-voix, Frédéric les entendait confusément; il se porta
vers l'autre coin de la cheminée, où Rosanette et Delmar causaient
ensemble.
Le cabotin avait une mine vulgaire, faite comme les décors de
l'éducation sentimentale 149
théâtre pour être contemplée à distance, des mains épaisses, de grands
pieds, une mâchoire lourde; et il dénigrait les acteurs les plus illustres,
traitait de haut les poètes, disait : « mon organe, mon physique, mes
moyens », en émaillant son discours de mots peu intelligibles pour
lui-même, et qu'il affectionnait, tels que « morbidezza, analogue et
homogénéité ».
Rosanette l'écoutait avec de petits mouvements de tête approbatifs.
On voyait l'admiration s'épanouir sous le fard de ses joues, et quelque
chose d'humide passait comme un voile sur ses yeux clairs, d'une
indéfinissable couleur. Comment un pareil homme pouvait-il la
charmer ? Frédéric s'excitait intérieurement à le mépriser encore
plus, pour bannir, peut-être, l'espèce d'envie qu'il lui portait.
Mlle Vatnaz était maintenant avec Arnoux; et, tout en riant
très haut, de temps à autre, elle jetait un coup d'œil sur son amie,
que M. Oudry ne perdait pas de vue.
Puis Arnoux et la Vatnaz disparurent; le bonhomme vint parler
bas à Rosanette.
— « Eh bien, oui, c'est convenu ! Laissez-moi tranquille. »
Et elle pria Frédéric d'aller voir dans la cuisine si M. Arnoux
n'y était pas.
Un bataillon de verres à moitié pleins couvrait le plancher; et
les casseroles, les marmites, la turbotière, la poêle à frire sautaient.
Arnoux commandait aux domestiques en les tutoyant, battait la
rémolade, goûtait les sauces, rigolait avec la bonne.
— a Bien, » dit-il, « avertissez-la ! Je fais servir. »
On ne dansait plus, les femmes venaient de se rasseoir, les hommes
se promenaient. Au milieu du salon, un des rideaux tendus sur une
fenêtre se bombait au vent; et la Sphinx, malgré les observations de
tout le monde, exposait au courant d'air ses bras en sueur. Où donc
était Rosanette } Frédéric la chercha plus loin, jusque dans le boudoir
et dans la chambre. Quelques-uns, pour être seuls, ou deux à deux,
s'y étaient réfugiés. L'ombre et les chuchotements se mêlaient. Il
y avait de petits rires sous des mouchoirs, et l'on entrevoyait au bord
150 l'éducation sentimentale
des corsages des frémissements d'éventails, lents et doux comme des
battements d'aile d'oiseau blessé.
En entrant dans la serre, il vit, sous les larges feuilles d'un cala-
dium, près le jet d'eau, Delmar, couché à plat ventre sur le canapé
de toile; Rosanette, assise près de lui, avait la main passée dans ses
cheveux; et ils se regardaient. Au même moment, Arnoux entra par
l'autre côté, celui de la voHère. Delmar se leva d'un bond, puis il sortit
à pas tranquilles sans se retourner; et même, s'arrêta près de la porte,
pour cueiUir une fleur d'hibiscus dont il garnit sa boutonnière. Rosa-
nette pencha le visage; Frédéric, qui la voyait de profil, s'aperçut
qu'elle pleurait.
— « Tiens ! qu'as-tu donc ? » dit Arnoux.
Elle haussa les épaules sans répondre.
— « Est-ce à cause de lui ? » reprit-ii.
Elle étendit les bras autour de son cou, et, le baisant au front,
lentement :
— « Tu sais bien que je t'aimerai toujours, mon gros. N'y
pensons plus ! Allons souper ! »
Un lustre de cuivre à quarante bougies éclairait la salle, dont
les murailles disparaissaient sous de vieilles faïences accrochées; et
cette lumière crue, tombant d'aplomb, rendait plus blanc encore,
parmi les hors d'oeuvre et les fruits, un gigantesque turbot occupant
le milieu de la nappe, bordée par des assiettes pleines de potage à
la bisque. Avec un froufrou d'étoffes, les femmes, tassant leurs jupes,
leurs manches et leurs écharpes, s'assirent les unes près des autres;
les hommes, debout, s'établirent dans les angles. Pellerin et M. Oudry
furent placés près de Rosanette; Arnoux était en face. Palazot et son
amie venaient de partir.
— « Bon voyage ! » dit-elle, « attaquons ! »
Et l'Enfant de chœur, homme facétieux, en faisant un grand signe
de croix, commença le Benedicite.
Les dames furent scandalisées, et principalement la Poissarde,
mère d'une fille dont elle voulait faire une femme honnête. Arnoux,
L EDUCATION SENTIMENTALE 15I
non plus, « n'aimait pas ça, » trouvant qu'on devait respecter la religion,;
Une horloge allemande, munie d'un coq, carillonnant deux heures,
provoqua sur le coucou force plaisanteries. Toute sorte de propos
s'ensuivirent : calembours, anecdotes, vantardises, gageures, men-
songes tenus pour vrais, assertions improbables, un tumulte de
paroles qui bientôt s'éparpilla en conversations particulières. Les vins
circulaient, les plats se succédaient, le Docteur découpait. On se
lançait de loin une orange, un bouchon; on quittait sa place pour
causer avec quelqu'un. Souvent Rosanette se tournait vers Delmar,
immobile derrière elle; Pellerin bavardait, M. Oudry souriait. Mlle
Vatnaz mangea presque à elle seule le buisson d'écrevisses, et les
carapaces sonnaient sous ses longues dents. L'Ange, posée sur le
tabouret du pipno (seul endroit où ses ailes lui permissent de s'asseoira
mastiquait placidement, sans discontinuer.
— « Quelle fourchette ! » répétait l'Enfant de chœur ébah*
« quelle fourchette ! »
Et la Sphinx buvait de l'eau-de-vie, criait à plein gosier, se déme-
nait comme un démon. Tout à coup ses joues s'enflèrent, et, ne résis-
tant plus au sang qui l 'étouffait, elle porta sa serviette contre ses
lèvres, puis la jeta sous la table.
Frédéric l'avait vue.
— « Ce n'est rien ! »
Et, à ses instances pour partir et se soigner, elle répondit lente-
ment :
— « Bah ! à quoi bon ? autant ça qu'autre chose ! la vie n'est
pas si drôle ! »
Alors, il frissonna, pris d'une tristesse glaciale, comme s'il avait
aperçu des mondes entiers de misère et de désespoir, un réchaud de
charbon près d'un lit de sangle, et les cadavres de la Morgue en tablier
de cuir, avec le robinet d'eau froide qui coule sur leurs cheveux.
Cependant Hussonnet, accroupi aux pieds de la Femme-Sauvage,
braillait d'une voix enrouée, pour imiter l'acteur Grassot :
— « Ne sois pas cruelle, ô Celuta ! cette petite fête de famille
l'éducation sentimentale
152
est charmante ! Enivrez-moi de voluptés, mes amours ! Folîthonnons !
folichonnons ! »
Et il se mit à baiser les femmes sur Tépaule. Elles tressaillaient,
piquées par ses moustaches; puis il imagina de casser contre sa tête
une assiette, en la heurtant d'un petit coup. D'autres l'imitèrent; les
morceaux de faïence volaient comme des ardoises par un grand vent,
et la Débardeuse s'écria :
— « Ne vous gênez pas ! ça ne coûte rien ! Le bourgeois qui en
fabrique nous en cadote ! »
Tous les yeux se portèrent sur Arnoux. Il répliqua :
— « Ah ! sur facture, permettez ! » — tenant, sans doute, à
passer pour n'être pas, ou n'être plus l'amant de Rosanette.
Mais deux voix furieuses s'élevèrent :
— « Imbécile ! »
— « Polisson !»
— « A vos ordres ! »
— « Aux vôtres ! «
C'était le Chevalier moyen âge et le Postillon russe qui se dis-
putaient; celui-ci ayant soutenu que des armures dispensaient d'être
brave, l'autre avait pris cela pour une injure. Il voulait se battre,
tous s'interposaient, et le Capitaine, au milieu du tumulte, tâchait
de se faire entendre.
— « Messieurs, écoutez-moi ! un mot ! J'ai de l'expérience,
messieurs ! »
Rosanette, ayant frappé avec son couteau sur un verre, finit
par obtenir du silence; et, s 'adressant au Chevalier qui gardait son
casque, puis au Postillon coiffé d'un bonnet à longs poils :
— « Retirez d'abord votre casserole ! ça m'échauffe ! — et vous,
là-bas, votre tête de loup. — Voulez-vous bien m 'obéir, saprelotte !
Regardez donc mes épaulettes ! Je suis votre maréchale î »
Ils s'exécutèrent, et tous applaudirent en criant :
i : — « Vive la Maréchale ! vive la Maréchale » !
Alors, elle prit sur le poêle une bouteille de vin de Champagne,
L EDUCATION SENTIMENTALE 153
et elle le versa de haut, dans les coupes qu'on lui tendait. Comme la
table était trop large, les convives, les femmes surtout, se portèrent
de son côté, en se dressant sur la pointe des pieds, sur les barreaux
des chaises, ce qui forma pendant une minute un groupe pyramidal
de coiffures, d'épaules nues, de bras tendus, de corps penchés; —
et de longs jets de vin rayonnaient dans tout cela, car le Pierrot et
Arnoux, aux deux angles de la salle, lâchant chacun une bouteille,
éclaboussaient les visages. Les petits oiseaux de la voHère, dont on
avait laissé la porte ouverte, envahirent la salle, tout effarouchés,
voletant autour du lustre, se cognant contre les carreaux, contre les
meubles; et quelques-uns, posés sur les têtes, faisaient au milieu des
chevelures comme de larges fleurs.
Les musiciens étaient partis. On tira le piano de Tantichambre
dans le salon. La Vatnaz s'y mit, et, accompagnée de l'Enfant de chœur
qui battait du tambour de basque, elle entama une contredanse avec
furie, tapant les touches comme un cheval qui piaffe, et se dandinant
de la taille, pour mieux marquer la mesure.
La Maréchale entraîna Frédéric, Hussonnet faisait la roue, la
Débardeuse se disloquait comme un clow^n, le Pierrot avait des
façons d'orang-outang, la Sauvagesse, les bras écartés, imitait l'oscil-
lation d'une chaloupe. Enfin tous, n'en pouvant plus, s'arrêtèrent; et
on ouvrit une fenêtre.
Le grand jour entra, avec la fraîcheur du matin. Il y eut une excla-
mation d'étonnement, puis un silence. Les flammes jaunes vacillaient,
en faisant de temps à autre éclater leurs bobèches; des rubans, des
fleurs et des perles jonchaient le parquet ; des taches de punch et de
sirop poissaient les consoles; les tentures étaient salies, les costumes
fripés, poudreux ; les nattes pendaient sur les épaules ; et le maquillage,
coulant avec la sueur, découvrait des faces blêmes, dont les paupières
rouges clignotaient.
La Maréchale, fraîche comme au sortir d'un bain, avait les joues
roses, les yeux brillants. Elle jeta au loin sa perruque; et ses cheveux
tombèrent autour d'elle comme une toison, ne laissant voir de tout
j-i l'éducation sentimentale
son vêtement que sa culotte, ce qui produisit un effet à la. fois comique
et gentil.
La Sphinx, dont les dents claquaient de fièvre, eut besoin d'uQ
châle.
Rosanette courut dans sa chambre pour le chercher, et, comme
l'autre la suivait, elle lui ferma la porte au nez, vivement.
Le Turc observa, tout haut, qu'on n'avait pas vu sortir M. Oudry.
Aucun ne releva cette malice, tant on était fatigué.
Puis, en attendant les voitures, on s'embobelina dans les capelines
et les manteaux. Sept heures sonnèrent. L'Ange était toujours dans
la salle, attablée devant une compote de beurre et de sardines; et la
Poissarde, près d'elle, fumait des cigarettes, tout en lui donnant des
conseils sur l'existence.
Enfin, les fiacres étant survenus, les invités s'en allèrent. Husson-
net, employé dans une correspondance pour la province, devait lire
avant son déjeuner cinquante-trois journaux; la Sauvagesse avait
une répétition à son théâtre, Pellerin un modèle, l'Enfant de chœur
trois rendez-vous. Mais l'Ange, envahie par les premiers symptômes
d'une indigestion, ne put se lever. Le Baron moyen âge la porta
jusqu'au fiacre.
— «Prends garde à ses ailes ! » cria par la fenêtre la Débardeuss.
On était sur le palier quand Mlle Vatnaz dit à Rosanette :
— «Adieu, chère! C'était très bien, ta soirée.»
Puis se penchant à son oreille :
— « Garde-le ! »
— « Jusqu'à des temps meilleurs, » reprit la Maréchale en tour-
nant le dos, lentement.
Arnoux et Frédéric s'en revinrent ensemble, comme ils étaifi^it
venus. Le marchand de faïence avait un air tellement sombre, que
son compagnon le crut indisposé.
— « Moi } pas du tout ! »
Il se mordait la moustache, fronçait les sourcils, et Frédéric lui
demanda si ce n'était pas ses affaires qui le tourmentaient.
L ÉDUCATION SENTIMENTALE I55
— « Nullement ! »
Puis tout à coup :
— «Vous le connaissiez, n'est-ce pas, le père Oudry?»
Et, avec une expression de rancune :
— « Il est riche, le vieux gredin ! »
Ensuite, Arnoux parla d'une cuisson importante que Ton devait
finir aujourd'hui, à sa fabrique. Il voulait la voir. Le train partait dans
une heure. — « Il faut cependant que j'ailleembrasser ma femme. »
— « Ah ! sa femme ! » pensa Frédéric.
Puis il se coucha, avec une douleur intolérable à l'occiput; et il
but une carafe d'eau, pour calmer sa soif.
Une autre soif lui était venue, celle des femmes, du luxe et de
tout ce que comporte l'existence parisienne. Il se sentait quelque peu
étourdi, comme un homme qui descend d'un vaisseau ; et, dans l'hallu-
cination du premier sommeil, il voyait passer et repasser continuelle-
ment les épaules de la Poissarde, les reins de la Débardeuse, les mollets
de la Polonaise, la chevelure de la Sauvagesse. Puis deux grands yeux
noirs, qui n'étaient pas dans le bal, parurent; et légers comme des
papillons, ardents comme des torches, ils allaient, venaient, vibraient,
montaient dans la corniche, descendaient jusqu'à sa bouche. Frédéric
s'acharnait à reconnaître ces yeux sans y parvenir. Mais déjà le rêve
l'avait pris; il lui semblait qu'il était attelé près d'Arnoux, au timon
d'un fiacre, et que la Maréchale, à califourchon sur lui, l'éventrait
avec ses éperons d'or.
¥
II
Frédéric trouva, au coin de la rue Rumfort, un petit hôtel et il
s'acheta, tout à la fois, le coupé, le cheval, les meubles et deux jardi-
nières prises chez Arnoux, pour mettre aux deux coins de la porte,
dans son salon. Derrière cet appartement, étaient une chambre et
un cabinet. L'idée lui vint d'y loger Deslauriers. Mais, comment la
recevrait-il, elle, sa maîtresse future? La présence d'un ami serait
une gêne. Il abattit le refend pour agrandir le salon, et fit du cabinet
un fumoir
11 acheta les poètes qu'il aimait, des voyages, des atlas, des
dictionnaires, car il avait des plans de travail sans nombre; il pressaiji
les ouvriers, courait les magasins, et, dans son impatience de jouir,
emportait tout sans marchander.
D'après les notes des fournisseurs, Frédéric s'aperçut qu'il aurait
à débourser prochainement une quarantaine de mille francs, non
compris les droits de succession, lesquels dépasseraient trente-sept
mille ; comme sa fortune était en biens territoriaux, il écrivit au notaire
du Havre d'en vendre une partie, pour se libérer de ses dettes et
avoir quelque argent à sa disposition. Puis, voulant connaître enfin
cette chose vague, miroitante et indéfinissable qu'on appelle le monde ^
il demanda par un billet aux Dambreuse s'ils pouvaient le recevoir.
Madame répondit qu'elle espérait sa visite pour le lendemain.
C'était jour de réception. Des voitures stationnaient dans la
cour. Deux valets se précipitèrent sous la marquise, et un troisième,
au haut de l'escalier, se mit à marcher devant lui.
irg l'Éducation sentimentale
Il traversa une antichambre, une seconde pièce, puis un grand
salon à hautes fenêtres, et dont la cheminée monumentale supportait
une pendule en forme de sphère, avec deux vases de porcelaine
monstrueux où se hérissaient, comme deux buissons d'or, deux fais-
ceaux de bobèches. Des tableaux dans la manière de l'Espagnolet
étaient appendus au mur; les lourdes portières en tapisserie tombaient
majestueusement; et les fauteuils, les consoles, les tables, tout le
mobilier, qui était de style Empire, avait quelque chose d'imposant
et de diplomatique. Frédéric souriait de plaisir, malgré lui..
Enfin il arriva dans un appartement ovale, lambrissé de bois de
rose, bourré de meubles mignons et qu'éclairait une seule glace donnant
sur un jardin. Mme Dambreuse était auprès du feu, une douzaine
de personnes formant cercle autour d'elle. Avec un mot aimable,
elle lui fit signe de s'asseoir, mais sans paraître surprise de ne l'avoir
pas vu depuis longtemps.
On vantait, quand il entra, l'éloquence de l'abbé Cœur. Puis on
déplora l'immoralité des domestiques, à propos d'un vol commis
par un valet de chambre; et les cancans se déroulèrent. La vieille
dame de Sommery avait un rhume, Mlle de Turvisot se mariait,
les Montcharron ne reviendraient pas avant la fin de janvier, les
Bretancourt non plus, maintenant on restait tard à la campagne; et
la misère des propos se trouvait comme renforcée par le luxe des
choses ambiantes; mais ce qu'on disait était moins stupide que la
manière de causer, sans but, sans suite et sans animation. Il y avait
là, cependant, des hommes versés dans la vie, un ancien ministre,
le curé d'une grande paroisse, deux ou trois hauts fonctionnaires du
gouvernement; ils s'en tenaient aux lieux communs les plus rebattus.
Quelques-uns ressemblaient à des douairières fatiguées, d'autres
avaient des tournures de maquignon ; et des v- ieillards accompagnaient
leurs femmes, dont ils auraient pu se faire passer pour les grands-
pères.
Mme Dambreuse les recevait tous avec grâce. Dès qu'on parlait
d'un malade, elle fronçait les sourcils douloureusement, et prenait
L EDUCATION SENTIMENTALE 159
un air joyeux s'il était question de bals ou de soirées. Elle serait bientôt
contrainte de s'en priver, car elle allait faire sortir de pension une
nièce de son mari, une orpheline. On exalta son dévouement; c'était
se conduire en véritable mère de famille.
Frédéric l'observait. La peau mate de son visage paraissait
tendue, et d'une fraîcheur sans éclat, comme celle d'un fruit conservé.
Mais ses cheveux, tirebouchonnés à l'anglaise, étaient plus fins que
de la soie, ses yeux d'un azur brillant, tous ses gestes délicats. Assise
au fond, sur la causeuse, elle caressait les floches rouges d'un écran
japonais, pour faire valoir ses mains, sans doute, de longues mains
étroites, un peu maigres, avec des doigts retroussés par le bout. Elle
portait une robe de moire grise, à corsage montant, comme une puri-
taine.
Frédéric lui demanda si elle ne viendrait pas cette année à la
Fortelle. Mme Dambreuse n'en savait rien. Il concevait cela, du reste :
Nogent devait l'ennuyer. Les visites augmentaient. C'était un bruisse-
ment continu de robes sur les tapis ; les dames, posées au bord des
chaises, poussaient de petits ricanements, articulaient deux ou trois
mots, et, au bout de cinq minutes, partaient avec leurs jeunes filles.
Bientôt, la conversation fut impossible à suivre, et Frédéric se retirait
quand Mme Dambreuse lui dit :
— «Tous les mercredis, n'est-ce pas, monsieur Moreau?»
rachetant par cette seule phrase ce qu'elle avait montré d'indiflPérence.
Il était content. Néanmoins, il huma dans la rue une large bouffée
d'air; et, par besoin d'un milieu moins artificiel, Frédéric se ressouvint
qu'il devait une visite à la Maréchale.
La porte de l'antichambre était ouverte. Deux bichons havanais
accoururent. Une voix cria :
— « Delphine ! Delphine ! — Est-ce vous, Félix } »
Il se tenait sans avancer ; les deux petits chiens jappaient toujours.
Enfin Rosanette parut, enveloppée dans une sorte de peignoir en
mousseline blanche garnie de dentelles, pieds nus dans des babou-
ches.
i6o l'éducation sentimentale
— « Ah ! pardon, monsieur ! Je vous prenais pour le coiffeur.
Une minute ! je reviens !»
Et il resta seul dans la salle à manger.
Les persiennes en étaient closes. Frédéric la parcourait des yeux,
en se rappelant le tapage de Tautre nuit, lorsqu'il remarqua au milieu,
sur la table, un chapeau d'homme, un vieux feutre bossue, gras,
immonde. A qui donc ce chapeau ? Montrant impudemment sa coiffe
décousue, il semblait dire : « Je m'en moque après tout ! Je suis le
îjaaitre ! »
La Maréchale survint. Elle le prit, ouvrit la serre, Ty jeta, referma
la porte (d'autres portes, en même temps, s'ouvraient et se refermaient),
et, ayant fait passer Frédéric par la cuisine, elle l'introduisit dans son
cabinet de toilette.
On voyait tout de suite, que c'était l'endroit de la maison le plus
hanté, et comme son vrai centre moral. Une perse à grands feuillages
tapissait les murs, les fauteuils et un vaste divan élastique; sur une
table de marbre blanc s'espaçaient deux larges cuvettes en faïence
bleue; des planches de cristal formant étagère au-dessus étaient
encombrées par des fioles, des brosses, des peignes, des bâtons de
cosmétique, des boîtes à poudre; le feu se mirait dans une haute
psyché; un drap pendait en dehors d'une baignoire, et des senteurs
de pâte d'amandes et de benjoin s'exhalaient.
— « Vous excuserez le désordre ! Ce soir, je dîne en ville. »
Et, comme elle tournait sur ses talons, elle faillit écraser un des
petits chiens. Frédéric les déclara charmants. Elle les souleva tous les
deux, et, haussant jusqu'à lui leur museau noir :
— « Voyons, faites une risette, baisez le monsieur. »
Un homme, habillé d'une sale redingote à collet de fourrure,
entra brusquement.
« Félix, mon brave, » dit-elle, « vous aurez votre affaire
dimanche prochain, sans faute. »
L'homme se mit à la coiffer. Il lui apprenait des nouvelles de
ses amies : Mme de Rochegune, Mme de Saint-Florentin, Mme Lom-
l'éducation sentimentale i6i
bard, toutes étant nobles, comme à l'hôtel Dambreuse. Puis iï causa
théâtres; on donnait le soir à l'Ambigu une représentation extra-
ordinaire.
— « Irez-vous ? »
— « Ma foi, non ! Je reste chez moi. »
Delphine parut. Elle la gronda pour être sortie sans sa permission.
L'autre jura qu'elle « rentrait du marché ».
— « Eh bien, apportez-moi votre livre ! — Vous permettez,
n'est-ce pas ? »
Et, lisant à demi-voix le cahier, Rosanette faisait des observations
sur chaque article. L'addition était fausse.
— « Rendez-moi quatre sous ! »
Delphine les rendit, et, quand elle l'eut congédiée :
— (( Ah ! Sainte- Vierge ! est-on assez malheureux avec ces gens-là! a
Frédéric fut choqué de cette récrimination. Elle lui rappelait
trop les autres, et établissait entre les deux maisons une sorte d'égalité
fâcheuse.
Delphine, étant revenue, s'approcha de la Maréchale pour chu-
choter un mot à son oreille.
— « Eh non ! je n'en veux pas ! »
Delphine se présenta de nou\ eau :
— a Madame, elle insiste. »
— a Ah ! quel embêtement ! Flanque-la dehors ! »
Au même instant, une vieille dame habillée de noir poussa la
porte. Frédéric n'entendit rien, ne vit rien; Rosanette s'était précipitée
dans la chambre, à sa rencontre.
Quand elle reparut, elle avait les pommettes rouges et elle s'assit
dans un des fauteuils, sans parler. Une larme tomba sur sa joue;
puis se tournant vers le jeune homme, doucement ;
— « Quel est votre petit nom ? »
— « Frédéric. » \
— « Ah ! Federico ! Ça ne vous gêne pas que je vous appelle
comme ça ? »
j52 l'éducation sentimentale
Et elle le regardait d'une façon câline, presque amoureuse. Tout
à coup, elle poussa un cri de joie à la vue de Mlle Vatnaz.
La femme artiste n'avait pas de temps à perdre, devant, à six
heures juste, présider sa table d'hôte; et elle haletait, n'en pouvant
plus. D'abord, elle retira de son cabas une chaîne de montre avec un
papier, puis différents objets, des acquisitions.
«Tu sauras qu'il y a, rue Joubert, des gants de Suède à
trente-six sous magnifiques ! Ton teinturier demande encore huit
jours. Pour la guipure, j'ai dit qu'on repasserait. Bugneaux a reçu
l'acompte. Voilà tout, il me semble? C'est cent quatre-vingt-cinq
francs que tu me dois ! »
Rosanette alla prendre dans un tiroir dix napoléons. Aucune des
deux n'avait de monnaie, Frédéric en offrit.
— « Je vous les rendrai, » dit la Vatnaz, en fourrant les quinze
francs dans son sac. « Mais vous êtes un vilain. Je ne vous aime plus,
vous ne m'avez pas fait danser une seule fois, l'autre jour ! — Ah f
ma chère, j'ai découvert, quai Voltaire, à une boutique, un cadre
d'oiseaux-mouches empaillés qui sont des amours. A ta place, je me
les donnerais. Tiens ! Comment trouves-tu? »
Et elle exhiba un vieux coupon de soie rose qu'elle avait acheté
au Temple pour faire un pourpoint moyen âge à Delmar.
— « Il est venu aujourd'hui, n'est-ce pas ? »
— « Non ! »
— (( C'est singulier ! »
Et, une minute après :
— « Où vas-tu ce soir ? »
— « Chez Alphonsine, » dit Rosanette; ce qui était la troisième
version sur la manière dont elle devait passer la soirée.
Mlle Vatnaz reprit:
— « Et le Vieux de la montagne, quoi de neuf? »
Mais, d'un brusque clin d'oeil, la Maréchale lui commanda de se
taire; et elle reconduisit Frédéric jusque dans l'antichambre, pour
savoir s'il verrait bientôt Arnoux.
L EDUCATION SENTIMENTALE 163
— « Priez-le donc de venir ; pas devant son épouse, bien entendu ! »
Au haut des marches, un parapluie était posé contre le mur,
près d'une paire de socques.
— u Les caoutchoucs de la Vatnaz, » dit Rosanette. « Quel pied,
hein ? Elle est forte, ma petite amie ! »
Et d'un ton mélodramatique, en faisant rouler la dernière lettre
du mot :
— « Ne pas s'y fierrr I »
Frédéric, enhardi par cette espèce de confidence, voulut la baiser
sur le col. Elle dit froidement :
— « Oh ! faites ! Ça ne coûte rien ! »
Il était léger en sortant de là, ne doutant pas que la Maréchale
ne devint bientôt sa maîtresse. Ce désir en éveilla un autre; et, malgré
l'espèce de rancune qu'il lui gardait, il eut envie de voir Mme Ar-
noux.
D'ailleurs, il devait y aller pour la commission de Rosanette.
— « Mais, à présent, » songea-t-il (six heures sonnaient), « Arnoux
est chez lui, sans doute. »
Il ajourna sa visite au lendemain.
Elle se tenait dans la même attitude que le premier jour, et
cousait une chemise d'enfant. Le petit garçon, à ses pieds, jouait
avec une ménagerie de bois; Marthe, un peu plus loin, écrivait.
Il commença par la complimenter de ses enfants. Elle répondit
sans aucune exagération de bêtise maternelle.
La chambre avait un aspect tranquille. Un beau soleil passait
par les carreaux, les angles des meubles reluisaient, et, comme Mme
Arnoux était assise auprès de la fenêtre, un grand rayon, frappant
les accroche-cœurs de sa nuque, pénétrait d'un fluide d'or sa peau
ambrée. Alors, il dit :
— - « Voilà une jeune personne qui est devenue bien grande depuis
trois ans ! — Vous rappelez-vous, Mademoiselle, quand vous dormiez
sur mes genoux, dans la voiture ? » Marthe ne se rappelait pas. a Un
soir, en revenant de Saint-Cloud ? »
j64 l'éducation sentimentale
Mme Arnoux eut un regard singulièrement triste. Etait-ce pour
lui défendre toute allusion à leur souvenir commun ?
Ses beaux yeux noirs, dont la sclérotique brillait, se mouvaient
doucement sous leurs paupières un peu lourdes, et il y avait dans la
profondeur de ses prunelles une bonté infinie. Il fut ressaisi par un
amour plus fort que jamais, immense : c'était une contemplation
qui Tengourdissait, il la secoua pourtant. Comment se faire valoir.?
par quels moyens ? et, ayant bien cherché, Frédéric ne trouva rien
de mieux que Targent. Il se mit à parler du temps, lequel était moins
froid qu'au Havre.
— « Vous y avez été ? »
— « Oui, pour une affaire... de famille... un héritage. »
— «Ah! j'en suis bien contente,» reprit-elle avec un air de
plaisir tellement vrai, qu'il en fut touché comme d'un grand service.
Puis elle lui demanda ce qu'il voulait faire, un homme devant
s'employer à quelque chose. Il se rappela son mensonge et dit qu'il
espérait parvenir au Conseil d'État, grâce à M. Dambreuse, le député,
— « Vous le connaissez peut-être ? »
— « De nom, seulement. »
Puis, d'une voix basse :
— « // vous a mené au bal, l'autre jour, n'est-ce pas }
Frédéric se taisait.
— « C'est ce que je voulais savoir, merci. »
Ensuite, elle lui fit deux ou trois questions discrètes sur sa famille
et sa province. C'était bien aimable, d'être resté là-bas si longtemps,
sans les oublier.
— «Mais... le pouvais-je ? » reprit-il. «En doutiez-vous ? »
Mme Arnoux se leva.
— « Je crois que vous nous portez une bonne et solide affec-
tion. — Adieu... au revoir ! »
Et elle tendit sa main d'une manière franche et virile. N'était-ce
pas un engagement, une promesse } Frédéric se sentait tout joyeux
de vivre ; il se retenait pour ne pas chanter, il avait besoin de se répan-
L EDUCATION SENTIMENTALE 165
drcv, de faire des générosités et des aumônes. Il regarda autour de lui
s'il n*y avait personne à secourir. Aucun misérable ne passait; et sa
velléité de dévouement s'évanouit, car il n'était pas homme à en cher-
cher au loin les occasions.
Puis il se ressouvint de ses amis. Le premier auquel il songea
fut Hussonnet, le second Pellerin. La position infime de Dussardier
commandait naturellement des égards; quant à Cisy, il se réjouissait
de lui faire voir un peu sa fortune. Il écrivit donc à tous les quatre
de venir pendre la crémaillère le dimanche suivant, à onze heures
juste, et il chargea Deslauriers d'amener Sénécal.
Le répétiteur avait été congédié de son troisième pensionnat
pour n'avoir point voulu de distribution de prix, usage qu'il regardait
comme funeste à l'égalité. Il était maintenant chez un constructeur
de machines, et n'habitait plus avec Deslauriers depuis six mois.
Leur séparation n'avait eu rien de pénible. Sénécal, dans les
derniers temps, recevait des hommes en blouse, tous patriotes, tous
H'availleurs, tous braves gens, mais dont la compagnie semblait fasti-
dieuse à l'avocat. D'ailleurs, certaines idées de son ami, excellentes
comme armes de guerre, lui déplaisaient. Il s'en taisait par ambition,
tenant à le ménager pour le conduire, car il attendait avec impatience
un grand bouleversement 011 il comptait bien faire son trou, avoir
sa place.
Les convictions de Sénécal étaient plus désintéressées. Chaque
soir, quand sa besogne était finie, il regagnait sa mansarde, et il cher-
chait dans les livres de quoi justifier ses rêves. Il avait annoté le Contrat
social. Il se bourrait de la Revue indépendante. Il connaissait Mably,
Morelly, Fourier, Saint-Simon, Comte, Cabet, Louis Blanc, la lourde
charretée des écrivains socialistes, ceux qui réclament pour l'humanité
le niveau des casernes, ceux qui voudraient la divertir dans un lupanar
ou la plier sur un comptoir; et, du mélange de tout cela, il s'était
fait un idéal de démocratie vertueuse, ayant le double aspect d'une
métairie et d'une filature, une sorte de Lacédémone américaine où
l'individu n'existerait que pour servir la Société, plus omnipotente,
l66 L'EDUCATION SENTIMENTALE
absolue, infaillible et divine que les Grands Lamas et les Nabucho-
donosors. Il n'avait pas de doute sur Téventualité prochaine de cette
conception; et tout ce qu'il jugeait lui être hostile, Sénécal s'acharnait
dessus, avec des raisonnements de géomètre et une bonne foi d'inqui-
siteur. Les titres nobiliaires, les croix, les panaches, les livrées surtout,
et même les réputations trop sonores, le scandalisaient, — ses études
comme ses souffrances avivant chaque jour sa haine essentielle de
toute distinction ou supériorité quelconque.
— (( Qu'est-ce que je dois à ce monsieur pour lui faire des poli-
tesses ? S'il voulait de moi, il pouvait venir ! »
Deslauriers l'entraîna.
Ils trouvèrent leur ami dans sa chambre à coucher. Stores et
doubles rideaux, glace de Venise, rien n'y manquait; Frédéric, en
veste de velours, était renversé dans une bergère, où il fumait des
cigarettes de tabac turc.
Sénécal se rembrunit, comme les cagots amenés dans les réunions
de plaisir. Deslauriers embrassa tout d'un seul coup d'œil; puis, le
saluant très bas :
— « Monseigneur ! je vous présente mes respects ! »
Dussardier lui sauta au cou.
— « Vous êtes donc riche, maintenant ? Ah ! tant mieux, nom
d'un chien, tant mieux ! »
Cisy parut, avec un crêpe à son chapeau. Depuis la mort de sa
grand 'mère, il jouissait d'une fortune considérable, et tenait moins
à s'amuser qu'à se distinguer des autres, à n'être pas comme tout le
monde, enfin à « avoir du cachet ». C'était son mot.
Il était midi cependant, et tous bâillaient; Frédéric attendait
quelqu'un. Au nom d'Arnoux, Pellerin fit la grimace. Il le considérait
comme un renégat depuis qu'il avait abandonné les arts.
— « Si l'on se passait de lui ? qu'en dites- vous ? »
Tous approuvèrent.
Un domestique en longues guêtres ouvrit la porte, et Ton
aperçut la salle à manger avec sa haute plinthe en chêne relevé d'or
l'éducation sentimentale 167
et SCS deux dressoirs chargés de vaisselle. Les bouteilles de vin chauf-
faient sur le poêle ; les lames des couteaux neufs miroitaient près des
huîtres; il y avait dans le ton laiteux des verres-mousseline comme
une douceur engageante, et la table disparaissait sous du gibier, des
fruits, des choses extraordinaires. Ces attentions furent perdues pour
Sénécal.
Il commença par demander du pain de ménage (le plus ferme
possible), et, à ce propos, parla des meurtres de Buzançais et de la
crise des subsistances.
Rien de tout cela ne serait survenu si on protégeait mieux Tagrî-
culture, si tout n'était pas livré à la concurrence, à Tanarchie, à la
déplorable maxime du « laissez-faire, laissez-passer » ! Voilà comment
se constituait la féodalité de l'argent, pire que l'autre ! Mais qu'on
y prenne garde ! le peuple, à la fin, se lassera, et pourrait faire payer
ses souffrances aux détenteurs du capital, soit par de sanglantes
proscriptions, ou par le pillage de leurs hôtels.
Frédéric entrevit, dans un éclair, un flot d'hommes aux bras nus
envahissant le grand salon de Mme Dambreuse, cassant les glaces
à coups de pique.
Sénécal continuait : l'ouvrier, vu l'insuffisance des salaires, était
plus malheureux que l'ilote, le nègre et le paria, s'il a des enfants
surtout.
— « Doit-il s'en débarrasser par l'asphyxie, comme le lui con-
seille je ne sais plus quel docteur anglais, issu de Malthus ? »
Et se tournant vers Cisy :
— « En serons-nous réduits aux conseils de l'infâme Malthus ? »
Cisy, qui ignorait l'infamie et même l'existence de Malthus,
répondit qu'on secourait pourtant beaucoup de misères, et que les
classes élevées...
— « Ah ! les classes élevées ! » dit, en ricanant, le socialiste.
« D'abord, il n'y a pas de classes élevées; on n'est élevé que par le
cœur ! Nous ne voulons pas d'aumônes, entendez-vous ! mais l'égalité,
la juste répartition des produits. »
i68 l'éducation sentimentale
Ce qu'il demandait, c'est que l'ouvrier pût devenir capitaliste,
comme le soldat colonel. Les jurandes, au moins, en limitant le nombre
des apprentis, empêchaient l'encombrement des travailleurs, et le sen-
timent de la fraternité se trouvait entretenu par les fêtes, les bannières.
Hussonnet, comme poète, regrettait les bannières; Pellerin aussi,
prédilection qui lui était venue au café Dagneaux, en écoutant causer
des phalanstériens. Il déclara Fourier un grand homme.
— « Allons donc ! » dit Deslauriers. « Une vieille bête ! qui voit
dans les bouleversements d'empires des effets de la vengeance divine !
C'est comme le sieur Saint-Simon et son église, avec sa haine de la
Révolution française : un tas de farceurs qui voudraient nous refaire
le catholicisme !
M. de Cisy, pour s'éclairer, sans doute, ou donner de lui une
bonne opinion, se mit à dire doucement :
— « Ces deux savants ne sont donc pas de l'avis de Voltaire ? »
— (( Celui-là, je vous l'abandonne ! » reprit Sénécal.
— « Comment ? moi, je croyais... »
- — « Eh non ! il n'aimait pas le peuple ! »
Puis la conversation descendit aux événements contemporains :
les mariages espagnols, les dilapidations de Rochefort, le nouveau
chapitre de Saint-Denis, ce qui amènerait un redoublement d'impôts.
Selon Sénécal, on en payait assez, cependant !
— « Et pourquoi, mon Dieu ? pour élever des palais aux singes
du Muséum, faire parader sur nos places de brillants états-majors,
ou soutenir, parmi les valets du Château, une étiquette gothique ! »
— (( J'ai lu dans la Mode », dit Cisy, « qu'à la Saint-Ferdinand,
au bal des Tuileries, tout le monde était déguisé en chicards. »
— <( Si ce n'est pas pitoyable ! » fit le socialiste, en haussant de
dégoût les épaules.
— «Et le musée de Versailles !» s'écria Pellerin. «Parlons-en !
Ces imbéciles-là ont raccourci un Delacroix et rallongé un Gros ! Au
Louvre, on a si bien restauré, gratté et tripoté toutes les toiles, que,
dans dix ans, peut-être pas une ne restera. Quant aux erreurs du
l'éducation sentimentale 169
catalogue, un Allemand a écrit dessus tout un livre. Les étrangers,
ma parole, se fichent de nous ! »
— « Oui, nous sommes la risée de l'Europe, » dit Sénécal.
— « C'est parce que l'Art est inféodé à la Couronne. »
— « Tant que vous n'aurez pas le suffrage universel.... »
— « Permettez ! » car l'artiste, refusé depuis vingt ans à tous les
Salons, était furieux contre le Pouvoir. « Eh ! qu'on nous laisse tran-
quilles. Moi, je ne demande rien ! seulement les Chambres devraient
statuer sur les intérêts de l'Art. Il faudrait établir une chaire d'esthé-
tique, et dont le professeur, un homme à la fois praticien et philosophe,
pa^^'iendrait, j'espère, à grouper la multitude. — Vous feriez bien,
Hussonnet, de toucher un mot de çà dans votre journal ? »
— « Est-ce que les journaux sont libres } est-ce que nous le
sommes ? » dit Deslauriers avec emportement. « Quand on pense qu'il
peut y avoir jusqu'à vingt-huit formalités pour établir un batelet sur
une rivière, ça me donne envie d'aller vivre chez les anthropophages !
Le Gouvernement nous dévore ! Tout est à lui, la philosophie, le
droit, les arts, l'air du ciel; et la France râle, énervée, sous la botte
du gendarme et la soutane du calotin ! »
Le futur Mirabeau épanchait ainsi sa bile, largement. Enfin, il
prit son verre, se leva, et, le poing sur la hanche, l'œil allumé :
— « Je bois à la destruction complète de l'ordre actuel, c'est-à-dire
de tout ce qu'on nomme Privilège, Monopole, Direction, Hiérarchie,
Autorité, Etat ! » et, d'une voix plus haute : « que je voudrais briser
comme ceci ! » en lançant sur la table le beau verre à patte, qui se
fracassa en mille morceaux.
Tous applaudirent, et Dussardier principalement.
Le spectacle des injustices lui faisait bondir le cœur. Il s'inquiétait
de Barbes; il était de ceux qui se jettent sous les voitures pour
porter secours aux chevaux tombés. Son érudition se bornait à deux
ouvrages, Vun intitulé Crimes des rois, l'autre Mystères du Vatican. Il
avait écouté l'avocat bouche béante, avec délices. Enfin, n'y tenant
plus :
lyo l'éducation sentimentale
— « Moi, ce que je reproche à Louis-Philippe, c'est d'abandonnei
les Polonais ! »
« Un moment ! » dit Hussonnet. « D'abord, la Pologne n'existe
pas; c'est une invention de Lafayette ! Les Polonais, règle générale,
sont tous du faubourg Saint-Marceau, les véritables s 'étant noyés
avec Poniatowski. » Bref, « il ne donnait plus là-dedans », il était
i( revenu de tout çà )). C'était comme le serpent de mer, la révocation
de redit de Nantes et « cette vieille blague de la Saint-Barthé-
lémy ».
Sénécal, sans défendre les Polonais, releva les derniers mots de
l'homme de lettres. On avait calomnié les papes, qui, après tout,
défendaient le peuple, et il appelait la Ligue « l'aurore de la Démo-
cratie, un grand mouvement égalitaire contre l'individualisme des
protestants ».
Frédéric était un peu surpris par ces idées. Elles ennuyaient
Cisy probablement, car il mit la conversation sur les tableaux vivants
du Gymnase, qui attiraient alors beaucoup de monde.
Sénécal s'en affligea. De tels spectacles corrompaient les filles
du prolétaire; puis on les voyait étaler un luxe insolent. Aussi approu-
vait-il les étudiants bavarois qui avaient outragé Lola Montés. A
l'instar de Rousseau, il faisait plus de cas de la femme d'un char-
bonnier que de la maîtresse d'un roi.
— « Vous blaguez les truffes ! » répliqua majestueusement Hus-
sonnet. Et il prit la défense des ces dames, en faveur de Rosanette.
Puis, comme il parlait de son bal et du costume d'Arnoux :
— « On prétend qu'il branle dans le manche } » dit Pellerin.
Le marchand de tableaux venait d'avoir un procès pour ses
terrains de Belleville, et il était actuellement dans une compagnie
de kaolin bas-breton avec d'autres farceurs de son espèce.
Dussardier en savait davantage; car son patron à lui, M. Mous-
sînot, ayant été aux informations sur Arnoux près du banquier Oscar
Lefebvre, celui-ci avait répondu qu'il le jugeait peu solide, connaissant
quelques-uns de ses renouvellements.
L EDUCATION SENTIMENTALE 171
Le dessert était fini; on passa dans le salon, tendu, comme celui
de la Maréchale, en damas jaune, et de style Louis XVL
Pellerin blâma Frédéric de n'avoir pas choisi, plutôt, le style
néo-grec ; Sénécal frotta des allumettes contre les tentures ; Deslauriers
ne fit aucune observation. Il en fit dans la bibliothèque, qu'il appela
une bibliothèque de petite fille. La plupart des littérateurs contem-
porains s'y trouvaient. Il fut impossible de parler de leurs ouvrages,
car Hussonnet, immédiatement, contait des anecdotes sur leurs per-
sonnes, critiquait leurs figures, leurs mœurs, leur costume, exaltant
les esprits de quinzième ordre, dénigrant ceux du premier, et déplo-
rant, bien entendu, la décadence moderne. Telle chansonnette de
villageois contenait, à elle seule, plus de poésie que tous les lyriques
du XIX^ siècle; Balzac était surfait, Byron démoli, Hugo n'entendait
rien au théâtre, etc.
— (( Pourquoi donc, » dit Sénécal, « n'avez-vous pas les volumes
de nos poètes-ouvriers ? »
Et M. de Cisy, qui s'occupait de littérature, s'étonna de ne pas
voir sur la table de Frédéric « quelques-unes de ces physiologies
nouvelles, physiologie du fumeur, du pêcheur à la ligne, de l'employé
de barrière ».
Ils arrivèrent à l'agacer tellement, qu'il eut envie de les pousser
dehors par les épaules. « Mais je deviens bête ! » Et, prenant Dussardier
à l'écart, il lui demanda s'il pouvait le servir en quelque chose.
Le brave garçon fut attendri. Avec sa place de caissier, il n'avait
besoin de rien.
Ensuite, Frédéric emmena Deslauriers dans sa chambre, et,
tirant de son secrétaire deux mille francs : ^
— « Tiens, mon brave, empoche ! C'est le reliquat de mes vieilles
dettes. »
— « Mais... et le Journal ? » dit l'avocat. « J'en ai parlé à Husson-
net, tu sais bien. » ^
Et, Frédéric ayant répondu qu'il se trouvait « un peu gêné,
maintenant », l'autre eut un mauvais sourire.
172 L EDUCATION SENTIMENTALE
Après les liqueurs, on but de la bière; après la bière, des grogs;
on refuma des pipes. Enfin, à cinq heures du soir, tous s'en allèrent;
et ils marchaient les uns près des autres, sans parler, quand Dussardier
se mit à dire que Frédéric les avait reçus parfaitement. Tous en con-
vinrent.
Hussonnet déclara son déjeuner un peu trop lourd. Sénécal
critiqua la futilité de son intérieur. Cisy pensait de même. Cela
manquait de « cachet », absolument.
— « Moi, je trouve, » dit Pellerin, « qu'il aurait bien pu me com-
mander un tableau. »
Deslauriers se taisait, en tenant dans la poche de son pantalon
ses billets de banque.
Frédéric était resté seul. Il pensait à ses amis, et sentait entre
eux et lui comme un grand fossé plein d'ombre qui les séparait. Il
leur avait tendu la main cependant, et ils n'avaient pas répondu à la
franchise de son cœur.
Il se rappela les mots de Pellerin et de Dussardier sur Arnoux.
C'était une invention, une calomnie sans doute ? Mais pourquoi ? Et
il aperçut Mme Arnoux, ruinée, pleurant, vendant ses meubles. Cette
idée le tourmenta toute la nuit; le lendemain, il se présenta chez elle.
Ne sachant comment s'y prendre pour communiquer ce qu'il
savait, il lui demanda en manière de conversation si Arnoux avait
toujours ses terrains de Belle ville.
— « Oui, toujours. »
— « Il est maintenant dans une compagnie pour du kaolin de
Bretagne, je crois ? »
— « C'est vrai. »
— « Sa fabrique marche très bien, n'est-ce pas ? »
— « Mais... je le suppose. »
Et, comme il hésitait :
— « Qu'avez-vous donc ? vous me faites peur ! »
Il lui apprit l'histoire des renouvellements. Elle baissa la tête,
et dit :
l'éducation sentimentale 173
— (( Je m'en doutais ! »
En effet, Arnoux, pour faire une bonne spéculation, s'était refusé
à vendre ses terrains, avait emprunté dessus largement, et, ne trouvant
point d'acquéreurs, avait cru se rattraper par l'établissement d'une
manufacture. Les frais avaient dépassé les devis. Elle n'en savait pas
davantage; il éludait toute question et affirmait continuellement que
« ça allait très bien ».
Frédéric tâcha de la rassurer. C'étaient peut-être des embarras
momentanés. Du reste, s'il apprenait quelque chose, il lui en ferait
part.
— « Oh ! oui, n'est-ce pas ? » dit-elle, en joignant ses deux mains,
avec un air de supplication charmant.
Il pouvait donc lui être utile. Le voilà qui entrait dans son exis-
tence, dans son cœur !
Arnoux parut.
— « Ah ! comme c'est gentil, de venir me prendre pour dîner ! »
Frédéric en resta muet.
Arnoux parla de choses indifférentes, puis avertit sa femme qu'il
rentrerait ort tard, ayant un rendez-vous avec M. Oudry.
— « Chez lui ? »
— « Mais certainement, chez lui. »
Il avoua, tout en descendant l'escalier, que, la Maréchale se trou-
vant libre, ils allaient faire ensemble une partie fine au Moulin-Rouge;
et, comme il lui fallait toujours quelqu'un pour recevoir ses épanche-
ments, il se fit conduire par Frédéric jusqu'à la porte.
Au lieu d'entrer, il se promena sur le trottoir, en observant les
fenêtres du second étage. Tout à coup, les rideaux s'écartèrent.
— « Ah ! bravo ! le père Oudry n'y est plus. Bonsoir 1 »
C'était donc le père Oudry qui l'entretenait ? Frédéric ne savait
que penser maintenant.
A partir de ce jour-là, Arnoux fut encore plus cordial qu'aupara-
vant; il l'invitait à dîner chez sa maîtresse, et bientôt Frédéric hanta
tout à la fois les deux maisons.
174 \ L EDUCATION SENTIMENTALE
Celle de Rosanette Tamusait. On venait là le soir, en sortant du
club ou du spectacle; on prenait une tasse de thé, on faisait une partie
de loto ; le dimanche, on jouait des charades ; Rosanette, plus turbulente
que les autres, se distinguait par des inventions drolatiques, comme
de courir à quatre pattes ou de s'affubler d'un bonnet de coton. Pour
regarder les passants par la croisée, elle avait un chapeau de cuir
bouilli; elle fumait des chibouques, elle chantait des tyroliennes.
L'après-midi, par désœuvrement, elle découpait des fleurs dans un
morceau de toile perse, les collait elle-même sur ses carreaux, barbouil-
lait de fard ses deux petits chiens, faisait brûler des pastilles, ou se
tirait la bonne aventure. Incapable de résister à une envie, elle s'en-
gouait d'un bibelot qu'elle avait vu, n'en dormait pas, courait l'acheter,
le troquait contre un autre, et gâchait les étoffes, perdait ses bijoux,
gaspillait l'argent, aurait vendu sa chemise pour une loge d'avant-
scène. Souvent, elle demandait à Frédéric l'explication d'un mot
qu'elle avait lu, mais n'écoutait pas sa réponse, car elle sautait vite à
une autre idée, en multipliant les questions. Après des spasmes de
gaieté, c'étaient des colères enfantines; ou bien elle rêvait, assise par
terre, devant le feu, la tête basse et le genou dans ses deux mains,
plus inerte qu'une couleuvre engourdie. Sans y prendre garde, elle
s'habillait devant lui, tirait avec lenteur ses bas de soie, puis se lavait
à grande eau le visage, en se renversant la taille comme une naïade
qui frissonne; et le rire de ses dents blanches, les étincelles de ses
yeux, sa beauté, sa gaieté éblouissaient Frédéric, et lui fouettaient
les nerfs.
Presque toujours, il trouvait Mme Arnoux montrant à lire à son
bambin, ou derrière la chaise de Marthe qui faisait des gammes sur
son piano; quand elle travaillait à un ouvrage de couture, c'était
pour lui un grand bonheur que de ramasser, quelquefois, ses ciseaux.
Tous ses mouvements étaient d'une majesté tranquille; ses petites
mains semblaient faites pour épandre des aumônes, pour essuyer ses
pleurs ; et sa voix, un peu sourde naturellement, avait des intonations
caressantes et comme des légèretés de brise.
l'éducation sentimentale 175
Elle ne s'exaltait point pour la littérature, mais son esprit charmait
par des mots simples et pénétrants. Elle aimait les voyages, le bruit
du vent dans les bois, et à se promener tête nue sous la pluie. Frédéric
écoutait ces choses délicieusement, croyant voir un abandon d'elle-
même qui commençait.
La fréquentation de ces deux femmes faisait dans sa vie comme
deux musiques : Tune folâtre, emportée, divertissante, l'autre grave
et presque religieuse; et, vibrant à la fois, elles augmentaient toujours,
et peu à peu se mêlaient; — car, si Mme Arnoux venait à l'effleurer
du doigt seulement, l'image de l'autre, tout de suite, se présentait à
son désir, parce qu'il avait, de ce côté-là, une chance moins lointaine;
— et, dans la compagnie de Rosanette, quand il lui arrivait d'avoir
le cœur ému, il se rappelait immédiatement son grand amour.
Cette confusion était provoquée par des similitudes entre les
deux logements. Un des bahuts que l'on voyait autrefois boulevard
Montmartre ornait à présent la salle à manger de Rosanette, l'autre,
le salon de Mme Arnoux, Dans les deux maisons, les services de
table étaient pareils, et l'on retrouvait jusqu'à la même calotte de
velours traînant sur les bergères; puis une foule de petits cadeaux,
des écrans, des boîtes, des éventails, allaient et venaient de chez la
maîtresse chez l'épouse, car, sans la moindre gêne, Arnoux, souvent,
reprenait à l'une ce qu'il lui avait donné, pour l'offrir à l'autre.
La Maréchale riait avec Frédéric de ses mauvaises façons. Un
dimanche, après dîner, elle l'emmena derrière la porte, et lui fit voir
dans son paletot un sac de gâteaux, qu'il venait d'escamoter sur la
table, afin d'en régaler, sans doute, sa petite famille. M. Arnoux se
livrait à des espiègleries côtoyant la turpitude. C'était pour lui un
devoir que de frauder l'octroi; il n'allait jamais au spectacle en payant,
avec un billet de secondes prétendait toujours se pousser aux premières,
et racontait comme une farce excellente qu'il avait coutume, aux
bains froids, de mettre dans le tronc du garçon un bouton de culotte
pour une pièce de d^x sous, ce qui n'empêchait point la Maréchale
de l'aimer.
176 L'ÉDUCATION SENTIMENTALE
Un jour, cependant, elle dit, en parlant de lui :
— « Ah ! il m'embête, à la fin ! J'en ai assez ! Ma foi, tant pis,
j'en trouverai un autre ! »
Frédéric croyait « Tautre » déjà trouvé et qu'il s'appelait M. Oudry.
— « Eh bien, » dit Rosanette, « qu'est-ce que cela fait ? »
Puis, avec des larmes dans la voix :
— « Je lui demande bien peu de chose, pourtant, et il ne veut
pas, l'animal ! Il ne veut pas ! Quant à ses promesses, oh ! c'est diffé-
rent. »
Il lui avait même promis un quart de ses bénéfices dans les fameu-
ses mines de kaolin; aucun bénéfice ne se montrait, pas plus que le
cachemire dont il la leurrait depuis six mois.
Frédéric pensa, immédiatement, à lui en faire cadeau. Arnoux
pouvait prendre cela pour une leçon et se fâcher.
Il était bon cependant, sa femme elle-même le disait. Mais si
fou ! Au lieu d'amener tous les jours du monde à dîner chez lui, à
présent il traitait ses connaissances chez le restaurateur. Il achetait
des choses complètement inutiles, telles que des chaînes d'or, des
pendules, des articles de ménage. Mme Arnoux montra même à
Frédéric, dans le couloir, une énorme provision de bouillottes, chauf-
ferettes et samovars. Enfin, un jour, elle avoua ses inquiétudes : Arnoux
lui avait fait signer un billet, souscrit à l'ordre de M. Damtreuse.
Cependant, Frédéric conservait ses projets littéraires, par une
sorte de point d'honneur vis-à-vis de lui-même. Il voulut écrire une
histoire de l'esthétique, résultat de ses conversations avec Pellerin,
puis mettre en drames différentes époques de la Révolution française
et composer une grande comédie, par l'influence indirecte de Des-
iauriers et d'Hussonnet. Au milieu de son travail, souvent le visage
de l'une ou de l'autre passait devant lui; il luttait contre l'envie de
la voir, ne tardait pas à y céder; et il était plus triste en revenant de
chez Mme Arnoux.
Un matin qu'il ruminait sa mélancolie au coin de son feu, Des-
lauriers entra. Les discours incendiaires de Sénécal avaient inquiété
L'ÉDUCATION SKNTIMEN^TALE 177
son patron, et, une fois de plus, il se trouvait sans ressources.
— « Que veux-tu que j'y fasse? » dit Frédéric.
— « Rien ! tu n'as pas d'argent, je le sais. Mais ça ne te gênerait
guère de lui découvrir une place, soit par M. Dambreuse ou bien
Arnoux ? »
Celui-ci devait avoir besoin d'ingénieurs dans son établissement.
Frédéric eut une inspiration : Sénécal pourrait l'avertir des absences
du mari, porter des lettres, l'aider dans mille occasions qui se
présenteraient. D'homme à homme, on se rend toujours ces services-là.
D'ailleurs, il trouverait moyen de l'employer sans qu'il s'en doutât.
Le hasard lui offrait un auxiliaire, c'était de bon augure, il fallait le
saisir; et, affectant de l'indifférence, il répondit que la chose peut-être
était faisable et qu'il s'en occuperait.
Il s'en occupa tout de suite. Arnoux se donnait beaucoup de
peine dans sa fabrique. Il cherchait le rouge de cuivre des Chinois;
mais ses couleurs se volatilisaient par la cuisson. Afin d'éviter les
gerçures de ses faïences, il mêlait de la chaux à son argile; mais les
pièces se brisaient pour la plupart, l'émail de ses peintures sur cru
bouillonnait, ses grandes plaques gondolaient; et, attribuant ces
mécomptes au mauvais outillage de sa fabrique, il voulait se faire faire
d'autres moulins à broyer, d'autres séchoirs. Frédéric se rappela
quelques-unes de ces choses; et il l'aborda en annonçant qu'il avait
découvert un homme très fort, capable de trouver son fameux rouge,
Arnoux en fit un bond, puis, l'ayant écouté, répondit qu'il n'avait
iesoin de personne.
Frédéric exalta les connaissances prodigieuses de Sénécal, tout
à la fois ingénieur, chimiste et comptable, étant un mathématicien
de première force.
Le faïencier consentit à le voir.
Tous deux se chamaillèrent sur les émoluments. Frédéric s'inter-
posa et parvint, au bout de la semaine, à leur faire conclure un arrange-
inent.
Maïs, l'usine étant située à Creil, Sénécal ne pouvait en rien
1-78 L ÉDUCATION SENTIMENTALE
l'aider. Cette réflexion, très simple, abattit son courage comme une
mésaventure.
Il songea que plus Arnoux serait détaché de sa femme, plus
il aurait de chance auprès d'elle. Alors, il se mit à faire Tapologie de
Rosanette, continuellement ; il lui représenta tous ses torts à son eiv-
droit, conta les vagues menaces de l'autre jour, et même parla du
cachemire, sans taire qu'elle l'accusait d'avarice.
Arnoux, piqué du mot (et, d'ailleurs, concevant des inquiétudes),
apporta le cachemire à Rosanette, mais la gronda de s'être plainte à
Frédéric; comme elle disait lui avoir cent fois rappelé sa promesse,
il prétendit qu'il ne s'en était pas souvenu, ayant trop d'occupa-
tions.
Le lendemain, Frédéric se présenta chez elle. Bien qu'il fût deux
heures, la Maréchale était encore couchée; et, à son chevet, Delmar,
installé devant un guéridon, finissait une tranche de foie gras. Elle
cria de loin : « Je l'ai, je l'ai; » puis, le prenant par les oreilles, elle
l'embrassa au front, le remercia beaucoup, le tutoya, voulut même
le faire asseoir sur son lit. Ses jolis yeux tendres pétillaient, sa bouche
humide souriait, ses deux bras ronds sortaient de sa chemise qui n'avait
pas de manches; et, de temps à autre, il sentait, à travers la batiste,
les fermes contours de son corps. Delmar, pendant ce temps-là, roulait
ses prunelles :
— « Mais, véritablement, mon amie, ma chère amie !... »
Il en fut de même les fois suivantes. Dès que Frédéric entrait,
elle montait debout sur un coussin, pour qu'il l'embrassât mieux,
l'appelait un mignon, un chéri, mettait une fleur à sa boutonnière,
arrangeait sa cravate; ces gentillesses redoublaient toujours lorsque
Delmar se trouvait là.
Etaient-ce des avances? Frédéric le crut. Quant à tromper un
ami, Arnoux, à sa place, ne s'en gênerait guère ! et il avait bien le droit
de n'être pas vertueux avec sa maîtresse, l'ayant toujours été avec sa
femme; car il croyait l'avoir été, ou plutôt il aurait voulu se le faire
accroire, pour la justification de sa prodigieuse couardise. Il se trouvait
l'éducation sentimentale 179
stupide cependant, et résolut de s*y prendre avec la Maréchale carré-
ment.
Donc une après-midi, comme elle se baissait devant sa commode,
il s'approcha d'elle et eut un geste d'une éloquence si peu ambiguë,
qu'elle se redressa touteempourpree.il recommença de suite; alors,
elle fondit en larmes, disant qu'elle était bien malheureuse et que ce
n'était pas une raison pour qu'on la méprisât.
Il réitéra ses tentatives. Elle prit un autre genre, qui fut de rire
toujours. Il crut malin de riposter par le même ton, et en l'exagérant.
Mais il se montrait trop gai pour qu'elle le crût sincère; et leur cama-
raderie faisait obstacle à l'épanchement de toute émotion sérieuse.
Enfin, un jour, elle répondit qu'elle n'acceptait pas les restes d'une
autre.
— « Quelle autre ? »
— « Eh oui ! va retrouver Madame Arnoux ! »
Car Frédéric en parlait souvent; Arnoux, de son côté, avait la
même manie; elle s'impatientait, à la fin, d'entendre toujours vanter
cette femme; et son imputation était une espèce de vengeance.
Frédéric lui en garda rancune.
Elle commençait, du reste, à l'agacer fortement. Quelquefois, se
posant comme expérimentée, elle disait du mal de l'amour avec un
rire sceptique qui donnait des démangeaisons de la gifler. Un quart
d'heure après, c'était la seule chose qu'il y eût au monde, et, croisant
ses bras sur sa poitrine, comme pour serrer quelqu'un, elle murmurait :
(f Oh ! oui, c'est bon ! c'est si bon ! » les paupières entre-closes et à
demi pâmée d'ivresse. Il était impossible de la connaître, de savoir,
par exemple, si elle aimait Arnoux, car elle se moquait de lui et en
paraissait jalouse. De même pour la Vatnaz, qu'elle appelait une
misérable, d'autres fois sa meilleure amie. Elle avait, enfin, sur toute
sa personne et jusque dans le retroussement de son chignon, quelque
chose d'inexprimable qui ressemblait à un défi; — et il la désirait,
pour le plaisir surtout de la vaincre et de la dominer.
Comment faire ? car souvent elle le renvoyait sans nulle cérémonie,
8o l'éducation sentimentale
apparaissant une minute entre deux portes pour chuchoter : « Je suis
occupée ; à ce soir ! » ou bien il la trouvait au milieu de douze per-
sonnes; et quand ils étaient seuls, on aurait juré une gageure, tant les
empêchements se succédaient. Il l'invitait à dîner, elle refusait toujours ;
une fois, elle accepta, mais ne vint pas.
Une idée machiavélique surgit dans sa cervelle.
Connaissant par Dussardier les récriminations de Pellerin sur
son compte, il imagina de lui commander le portrait de la Maréchale,
un portrait grandeur nature, qui exigerait beaucoup de séantes; il
n'en manquerait pas une seule; l'inexactitude habituelle de l'artiste
faciliterait les tête-à-tête. Il engagea donc Rosanette à se faire peindre,
pour offrir son visage à son cher Arnoux. Elle accepta, car elle se voyait
au milieu du grand Salon, à la place d'honneur, avec une foule devant
elle, et les journaux en parleraient, ce qui « la lancerait » tout à coup.
Quant à Pellerin, il saisit la proposition avidement. Ce portrait
devait le poser en grand homme, être un chef-d'œuvre.
Il passa en revue dans sa mémoire tous les portraits de maître
qu'il connaissait, et se décida finalement pour un Titien, lequel serait
rehaussé d'ornements à la Véronèse. Donc il exécuterait son projet
sans ombres factices, dans une lumière franche éclairant les chairs
d'un seul ton, et faisant étinceler les accessoires.
— « Si je lui mettais, » pensa-t-il, « une robe de soie rose, avec
un burnous oriental } Oh non ! canaille, le burnous ! Ou plutôt si je
l'habillais de velours bleu, sur un fond gris, très coloré ? On pourrait
lui donner également une collerette de guipure blanche, avec un
éventail noir et un rideau d'écarlate par derrière .^ »
Et, cherchant ainsi, il élargissait chaque jour sa conception et
s'en émerveillait.
Il eut un battement de cœur quand Rosanette, accompagnée de
Frédéric, arriva chez lui pour la première séance. Il la plaça debout,
sur une manière d'estrade, au miheu de l'appartement; et, en se
plaignant du jour et regrettant son ancien atelier, il la fit d'abord
s'accouder contre un piédestal, puis asseoir dans un fauteuil, et tour
i82 l'éducation sentimentale
à tour s'éloignant d'elle et s'en rapprochant pour corriger d'une chique-
naude les plis de sa robe, il la regardait les paupières entre-closes, et
consultait d'un mot Frédéric.
— « Eh bien, non ! » s'écria-t-il. « J'en reviens à mon idée ! Je
vous flanque en Vénitienne ! »
Elle aurait une robe de velours ponceau avec une ceinture d'or-
fèvrerie, et sa large manche doublée d'hermine laisserait voir son bras
nu qui toucherait à la balustrade d'un escalier montant derrière elle.
A sa gauche, une grande colonne irait jusqu'au haut de la toile rejoindre
des architectures, décrivant un arc. On apercevrait en dessous, vague-
ment, des massifs d'orangers presque noirs, où se découperait un
ciel bleu, rayé de nuages blancs. Sur le balustre couvert d'un tapis,
il y aurait, dans un plat d'argent, un bouquet de fleurs, un chapelet
d'ambre, un poignard et un coffret de vieil ivoire un peu jaune dégor-
geant des sequins d'or; quelques-uns même, tombés par terre çà et
là, formeraient une suite d'éclaboussures brillantes, de manière à
conduire l'œil vers la pointe de son pied, car elle serait posée sur l'avant-
dernière marche, dans un mouvement naturel et en pleine lu-
mière.
Il alla chercher une caisse à tableaux, qu'il mit sur l'estrade pour
figurer la marche; puis il disposa comme accessoires, sur un tabouret
en guise de balustrade, sa vareuse, un bouclier, une boîte de sardines,
un paquet de plumes, un couteau, et, quand il eut jeté devant Rosanette
une douzaine de gros sous, il lui fit prendre sa pose.
— « Imaginez-vous que ces choses-là sont des richesses, des
présents splendides. La tête un peu à droite ! Parfait ! et ne bougez
plus ! Cette attitude majestueuse va bien à votre genre de beauté } »
Elle avait une robe écossaise avec un gros manchon et se retenait
pour ne pas rire.
— « Quant à la coiffure, nous la mêlerons à un tortis de perles :
cela fait toujours bon effet dans les cheveux rouges. »
La Maréchale se récria, disant qu'elle n'avait pas les cheveux
rouges.
l'éducation sentimentale 183
— u Laissez donc ! Le rouge des peintres n'est pas celui des
bourgeois ! ^)
Il commença à esquisser la position des masses; et il était si
préoccupé des grands artistes de la Renaissance, qu'il en parlait.
Pendant une heure, il rêva tout haut à ces existences magnifiques,
pleines de génie, de gloire et de somptuosités, avec des entrées triom-
phales dans les villes, et des galas à la lueur des flambeaux, entre des
femmes à moitié nues, belles comme des déesses.
— (( Vous étiez faite pour vivre dans ce temps-là. Une créature
de votre calibre aurait mérité un monseigneur ! »
Rosanette trouvait ses compliments fort gentils. On fixa le jour
de la séance prochaine ; Frédéric se chargeait d'apporter les accessoires.
Comme la chaleur du poêle l'avait étourdie quelque peu, ils s'en
retournèrent à pied par la rue du Bac et arrivèrent sur le pont Royal.
Il faisait un beau temps, âpre et splendide. Le soleil s'abaissait;
quelques vitres de maison, dans la Cité, brillaient au loin comme des
plaques d'or, tandis que, par derrière, à droite, les tours de Notre-
Dame se profilaient en noir sur le ciel bleu, mollement baigné à l'horizon
dans des vapeurs grises. Le vent souffla; et Rosanette, ayant déclaré
qu'elle avait faim, ils entrèrent à la Pâtisserie anglaise.
Des jeunes femmes, avec leurs enfants, mangeaient debout contre
le buffet de marbre, où se pressaient, sous des cloches de verre, les
assiettes de petits gâteaux. Rosanette avala deux tartes à la crème. Le
sucre en poudre faisait des moustaches au coin de sa bouche. De
temps à autre, pour l'essuyer, elle tirait son mouchoir de son manchon ;
et sa figure ressemblait, sous sa capote de soie verte, à une rose épanouie
entre ses feuilles.
Ils se remirent en marche; dans la rue de la Paix, elle s'arrêta,
devant la boutique d'un orfèvre, à considérer un bracelet; Frédéric
voulut lui en faire cadeau.
— « Non, » dit-elle, « garde ton argent. »
Il fut blessé de cette parole. ^
— « Qu'a donc le mimi ? On est triste ? »
t84
L EDUCATION SENTIMENTALE
Et, la conversation s 'étant
renouée, il en vint, comme
d'habitude, à des protestations
d'amour.
— (( Tu sais bien que c'est
impossible ! »
— « Pourquoi ? »
— « Ah ! parce que.... »
Ils allaient côte à côte,
elle appuyée sur son bras, et
les volants de sa robe lui bat-
taient contre les jambes. Alors,
il se rappela un crépuscule
d'hiver, où, sur le même trot-
toir, Mme Arnoux marchait
ainsi à son côté ; et ce souvenir
l'absorba tellement, qu'il ne
s'apercevait plus deRosanette
et n'y songeait pas.
Elle regardait, au hasard,
devant elle, tout en se laissant
un peu traîner, comme un en-
fant paresseux. C'était l'heure
où l'on rentrait de la prome-
nade, et des équipages défi-
laient au grand trot sur le pavé
sec. Les flatteries de Pellerin
lui revenant sans doute à la
mémoire, elle poussa un soupir:
— « Ah ! il y en a qui
sont heureuses ! Je suis faite
pour un homme riche, décidé-
ment. »
l'éducation sentimentale 185
Il répliqua d'un ton brutal :
— « Vous en avez un, cependant ! » — car M. Oudry passait pour
trois fois millionnaire.
Elle ne demandait pas mieux que de s'en débarrasser.
— « Qui vous en empêche ? »
Et il exhala d'amères plaisanteries sur ce vieux bourgeois à per-
ruque, lui montrant qu'une pareille liaison était indigne, et qu'elle
devait la rompre !
— « Oui, )) répondit la Maréchale, comme se parlant à elle-même.
« C'est ce que je finirai par faire, sans doute ! »
Frédéric fut charmé de ce désintéressement. Elle se ralentissait,
il la crut fatiguée. Elle s'obstina à ne pas vouloir de voiture et elle le
congédia devant sa porte, en lui envoyant un baiser du bout des
doigts.
— « Ah ! quel dommage ! et songer que des imbéciles me trouvent
riche ! »
Il était sombre en arrivant chez lui.
Hussonnet et Deslauriers l'attendaient.
Le bohème, assis devant sa table, dessinait des têtes de Turcs,
et l'avocat, en bottes crottées, sommeillait sur le divan.
— « Ah ! enfin ! » s'écria-t-il. « Mais quel air farouche ! Peux-tu
m 'écouter ? »
Sa vogue comme répétiteur diminuait, car il bourrait ses élèves
de théories défavorables pour leurs examens. Il avait plaidé deux ou
trois fois, avait perdu, et chaque déception nouvelle le rejetait plus
fortement vers son vieux rêve : un journal où il pourrait s'étaler, se
venger, cracher sa bile et ses idées. Fortune et réputation, d'ailleurs,
s'ensuivraient. C'était dans cet espoir qu'il avait circonvenu le bohème,
Hussonnet possédant une feuille.
A présent, il la tirait sur papier rose; il inventait des canards,
composait des rébus, tâchait d'engager des polémiques, et même (en
dépit du local) voulait monter des concerts ! L'abonnement d'un an
« donnait droit à une place d'orchestre dans un des principaux théâtres
i86 l'éducation sentimentale
de Paris; de plus, radministration se chargeait de fournir à MM. les
étrangers tous les renseignements désirables, artistiques, et autres. »
Mais rimprimeur faisait des menaces, on devait trois termes au proprié-
taire, toutes sortes d'embarras surgissaient; et Hussonnet aurait laissé
périr VArt, sans les exhortations de l'avocat, qui lui chauffait le moral
quotidiennement. Il l'avait pris, afin de donner plus de poids à sa
démarche.
— (( Nous venons pour le Journal, » dit-il.
— « Tiens, tu y penses encore ! )> répondit Frédéric, d'un ton
distrait.
— « Certainement, j'y pense ! »
Et il exposa de nouveau son plan. Par des comptes-rendus de
la Bourse, ils se mettraient en relations avec des financiers, et obtien-
draient ainsi les cent mille francs de cautionnement indispensables.
Mais, pour que la feuille pût être transformée en journal politique,
il fallait auparavant une large clientèle, et, pour cela, se résoudre à
quelques dépenses, tant pour les frais de papeterie, d'imprimerie,
de bureau, bref une somme de quinze mille francs.
— « Je n'ai pas de fonds, » dit Frédéric.
— « Et nous donc ! » fit Deslauriers en croisant ses deux bras.
Frédéric, blessé du geste, répliqua :
— « Est-ce ma faute?... »
— « Ah ! très bien ! Ils ont du bois dans leur cheminée, des
truffes sur leur table, un bon lit, une bibliothèque, une voiture, toutes
les douceurs ! Mais qu'un autre grelotte sous les ardoises, dîne à
vingt sous, travaille comme un forçat et patauge dans la misère !
est-ce leur faute ? »
Et il répétait : « Est-ce leur faute ? » avec une ironie cicéronienne
qui sentait le Palais. Frédéric voulait parler.
— « Du reste, je comprends, on a des besoins... aristocratiques;
car sans doute... quelque femme... »
— « Eh bien, quand cela serait } Ne suis-je pas libre ?... )>
— (( Oh ! très libre 1 »
l'éducation sentimentale 187
Et, après une minute de silence :
— « C'est si commode, les promesses ! »
— « Mon Dieu ! je ne les nie pas ! » dit Frédéric.
L'avocat continuait :
— « Au collège, on fait des serments, on constituera une phalange,
on imitera les Treize de Balzac ! Puis, quand on se retrouve : Bonsoir,
mon vieux, va te promener ! Car celui qui pourrait servir l'autre
retient précieusement tout, pour lui seul. »
— « Comment ? •
— a Oui, tu ne nous as pas même présenté chez les Dambreuse ! »
Frédéric le regarda; avec sa pauvre redingote, ses lunettes dépolies
et sa figure blême, l'avocat lai parut un tel cuistre, qu'il ne put em-
pêcher sur ses lèvres un sourire dédaigneux. Deslauriers l'aperçut, et
rougit.
Il avait déjà son chapeau pour s'en aller. Hussonnet, plein d'in-
quiétude, tâchait de l'adoucir par des regards suppliants, et, comme
Frédéric lui tournait le dos :
— « Voyons, mon petit 1 Soyez mon Mécène 1 Protégez les
arts ! »
Frédéric, dans un brusque mouvement de résignation, prit une
feuille de papier, et, ayant griffonné dessus quelques lignes, la lui
tendit. Le \isage du bohème s'illumina. Puis, repassant la lettre à
Daslauriers :
— « Faites des excuses. Seigneur 1 »
Leur ami conjurait son notaire de lui envoyer, au plus vite, quinze
mille francs.
— « Ah ! je te reconnais là ! » dit Deslauriers.
(( Foi de gentilhomme » ! ajouta le bohème, « vous êtes un
brave, on vous mettra dans la galerie des hommes utiles 1 »
L'avocat reprit :
« Tu n'y perdras rien, la spéculation est excellente. »
« Parbleu !• s'écria Hussonnet, a j'en fourrerais ma tête sur
l'échafaud. »
i88 l'éducation SENTI]\1ENTALE
Et il débita tant de sottises et promit tant de merveilles (auxquelles
il croyait peut-être), que Frédéric ne savait pas si c'était pour se moquer
des autres ou de lui-même.
Ce soir-là, il reçut une lettre de sa mère.
Elle s'étonnait de ne pas le voir encore ministre, tout en le plaisan-
tant quelque peu. Puis elle parlait de sa santé, et lui apprenait que
M. Roque venait maintenant chez elle. « Depuis qu'il est veuf, j'ai cru
sans inconvénient de le recevoir. Louise est très changée à son avan-
tage. » Et en post-scriptum: « Tu ne me dis rien de ta belle connais-
sance, M. Dambreuse; à ta place, je l'utiliserais)).
Pourquoi pas? Ses ambitions intellectuelles l'avaient quitté, et
sa fortune (il s'en apercevait) était insuffisante; car, ses dettes payées
et la somme convenue remise aux autres, son revenu serait diminué
de quatre mille francs, pour le moins ! D'ailleurs, il sentait le besoin
de sortir de cette existence, de se raccrocher à quelque chose. Aussi,
le lendemain, en dînant chez Mme Arnoux, il dit que sa mère le tour-
mentait pour qu'il embrassât une profession.
— « Mais je croyais, )) reprit-elle, « que M. Dambreuse devait
vous faire entrer au Conseil d'État ? Cela vous irait très bien. »
Elle le voulait donc. Il obéit.
Le banquier, comme la première fois, était assis à son bureau,
et d'un geste le pria d'attendre quelques minutes, car un monsieur
tournant le dos à la porte, l'entretenait de matières graves. Il s'agissait
de charbons de terre et d'une fusion à opérer entre diverses compagnies.
Les portraits du général Foy et de Louis-Philippe se faisaient
pendant de chaque côté de la glace ; des cartonniers montaient contre
le lambris jusqu'au plafond, et il y avait six chaises de paille, M. Dam-
breuse n'ayant pas besoin pour ses affaires d'un appartement plus
beau; c'était comme ces sombres cuisines où s'élaborent de grands
festins. Frédéric observa surtout deux coffres monstrueux, dressés
dans les encoignures. Il se demandait combien de millions y pouvaient
tenir. Le banquier en ouvrit un, et la planche de fer tourna, ne laissant
voir à l'intérieur que des cahiers de papier bleu.
L*ÉDUCATION SENTIMENTALE 189
Enfin rindividu passa devant Frédéric. C'était le père Oudry.
Tous deux se saluèrent en rougissant, ce qui parut é onner M. Dam-
breuse. Du reste, il se montra fort aimable. Rien n'était plus facile
que de recommander son jeune ami au garde des sceaux. On serait
trop heureux de l'avoir; et il termina ses politesses en l'invitant à
une soirée qu'il donnait dans quelques jours.
Frédéric montait en coupé pour s'y rendre quand arriva un
billet de la Maréchale. A la lueur des lanternes, il lut :
« Cher, j'ai suivi vos conseils. Je viens d'expulser mon Osage.
A partir de demain soir, liberté ! Dites que je ne suis pas brave. »
Rien de plus ! Mais c'était le convier à la place vacante. Il pousea
une exclamation, serra le billet dans sa poche et partit.
Deux municipaux à cheval stationnaient dans la rue. Une file
de lampions brûlaient sur les deux portes cochères ; et des domestiques,
dans la cour, criaient, pour faire avancer les voitures jusqu'au bas
du perron, sous la marquise. Puis, tout à coup, le bruit cessait dans le
vestibule.
De grands arbres emplissaient la cage de l'escalier; les globes
de porcelaine versaient une lumière qui ondulait comme des moires
de satin blanc sur les murailles. Frédéric monta les marches allègre-
ment. Un huissier lança son nom : M. Dambreuse lui tendit la main;
presque aussitôt, Mme Dambreuse parut.
Elle avait une robe mauve garnie de dentelles, les boucles de sa
coiffure plus abondantes qu'à l'ordinaire, et pas un seul bijou.
Elle se plaignit de ses rares visites, trouva moyen de dire quelque
chose. Les invités arrivaient; en manière de salut, ils jetaient leur
torse de côté, ou se courbaient en deux, ou baissaient la figure seule-
ment; puis un couple conjugal, une famille passait, et tous se dis-
persaient dans le salon déjà plein.
Sous le lustre, au milieu, un pouf énorme supportait une jardi-
nière, dont les fleurs, s'inclinant comme des panaches, surplombaient
la tête des femmes assises en rond, tout autour, tandis que d'autres
occupaient les bergères formant deux lignes droites, interrompues
iço l'éducation sentimentale
symétriquement par les grands rideaux des fenêtres en velours nacarat
et les hautes baies des portes à linteau doré.
La foule des hommes qui se tenaient debout sur le parquet, avec
leur chapeau à la main, faisait de loin une seule masse noire, où les
rubans des boutonnières mettaient des points rouges çà et là, et que
rendait plus sombre la monotone blancheur des cravates. Sauf de
petits jeunes gens à barbe naissante, tous paraissaient s'ennuyer;
quelques dandies, d'un air maussade, se balançaient sur leurs talons.
Les têtes grises, les perruques étaient nombreuses; de place en place,
un crâne chauve luisait; et les visages, ou empourprés ou très blêmes,
laissaient voir dans leur flétrissure la trace d'immenses fatigues, — les
gens qu'il y avait là appartenant à la politique ou aux aflPaires. M. Dam-
breuse avait aussi invité plusieurs savants, des magistrats, deux ou
trois médecins illustres, et il repoussait avec d'humbles attitudes
les éloges qu'on lui faisait sur sa soirée et les allusions à sa richesse.
Partout, une valetaille à larges galons d'or circulait. Les grandes
torchères, comme des bouquets de feu, s'épanouissaient sur les ten-
tures ; elles se répétaient dans les glaces ; et, au fond de la salle à manger,
que tapissait un treillage de jasmin, le buffet ressemblait à un maître-
autel de cathédrale ou à une exposition d'orfèvrerie, — tant il y avait
de plats, de cloches, de couverts et de cuillers en argent et en vermeil,
au milieu des cristaux à facettes qui entre-croisaient, par-dessus les
viandes, des lueurs irisées. Les trois autres salons regorgeaient d'objets
d'art : paysages de maîtres contre les murs, ivoires et porcelaines au
bord des tables, chinoiseries sur les consoles; des paravents de laque
se développaient devant les fenêtres, des touffes de camélias montaient
dans les cheminées; et une musique légère vibrait, au loin, comme un
bourdonnement d'abeilles.
Les quadrilles n'étaient pas nombreux, et les danseurs, à la ma-
nière nonchalante dont ils traînaient leurs escarpins, semblaient s'ac-
quitter d'un devoir. Frédéric entendait des phrases comme celles-ci :
— « Avez-vous été à la dernière fête de charité de l'hôtel Lam-
bert, Mademoiselle?»
L EDUCATION SENTIMENTALE 19I
— « Non, Monsieur ! »
— t( Il va faire, tout à l'heure, une chaleur ! »
— « Oh ! c'est vrai, étouffante ! »
— (( De qui donc cette polka ? »
— (( Mon Dieu ! je ne sais pas, Madame ! »
Et, derrière lui, trois roquentins, postés dans une embrasure,
chuchotaient des remarques obscènes; d'autres causaient chemins de
fer, libre-échange; un sportsman contait une histoire de chasse; un
légitimiste et un orléaniste discutaient.
En errant de groupe en groupe, il arriva dans le salon des joueurs,
où, dans un cercle de gens graves, il reconnut Martinon, « attaché
maintenant au parquet de la capitale ».
Sa grosse face couleur de cire emplissait convenablement son
collier, lequel était une merveille, tant les poils noirs se trouvaient
bien égaUsés; et, gardant un juste milieu entre l'élégance voulue par
son âge et la dignité que réclamait sa profession, il accrochait son
pouce dans son aisselle suivant l'usage des beaux, puis mettait son
bras dans son gilet à la façon des doctrinaires. Bien qu'il eût des bottes
extra-vernies, il portait les tempes rasées, pour se faire un front de
penseur.
Après quelques mots débités froidement, il se retourna vers son
conciliabule. Un propriétaire disait :
— « C'est une classe d'hommes qui rêvent le bouleversement
de la société ! »
— « Ils demandent l'organisation du travail ! » reprit un autre.
(( Conçoit-on cela ? »
— « Que voulez-vous ! » fit un troisième, « quand on voit M. de
Genoude donner la main au Siècle ! »
— « Et des conservateurs, eux-mêmes, s'intituler progressifs !
Pour nous amener, quoi } L République ! comme si elle était possible
en France ! »
Tous déclarèrent que la République était impossible en France.
— « N'importe, » remarqua tout haut un monsieur. « On s'occupe
JQ2 l'éducation sentimentale
trop de la Révolution; on publie là-dessus un tas d'histoires, de
livres !... »
(( Sans compter, » dit Martinon, « qu'il y a, peut-être, des sujets
d'étude plus sérieux ! »
Un ministériel s'en prit aux scandales du théâtre :
— (( Ainsi, par exemple, ce nouveau drame la Reine Margot
dépasse véritablement les bornes ! Où était le besoin qu'on nous parlât
des Valois ? Tout cela montre la royauté sous un jour défavorable !
C'est comme votre Presse ! Les lois de septembre, on a beau dire,
sont infiniment trop douces ! Moi, je voudrais des cours martiales
pour bâillonner les journalistes ! A la moindre insolence, traînés
devant un conseil de guerre ! et allez donc ! »
— « Oh ! prenez garde, Monsieur, prenez garde ! » dit un profes-
seur, «n'attaquez pas nos précieuses conquêtes de 1830 ! respectons
nos libertés. » Il fallait décentraliser plutôt, répartir l'excédant des
villes dans les campagnes.
— « Mais elles sont gangrenées ! » s'écria un catholique. « Faites
qu'on raffermisse la Religion !»
Martinon s'empressa de dire :
— « Effectivement, c'est un frein ! »
Tout le mal gisait dans cette envie moderne de s'élever au-dessus
de sa classe, d'avoir du luxe.
— (( Cependant, » objecta un industriel, « le luxe favorise le
commerce. Aussi j'approuve le duc de Nemours d'exiger la culotte
courte à ses soirées. »
— « M. Thiers y est venu en pantalon. Vous connaissez son
mot ? »
— « Oui, charmant ! Mais il tourne au démagogue, et son dis-
cours dans la question des incompatibilités n'a pas été sans influence
sur l'attentat du 12 mai. »
— « Ah ! bah ! »
— «Eh ! eh ! »
Le cercle fut contraint de s'entr'ouvrir pour livrer passage à un
L EDUCATION SENTIMENTALE I93
domestique portant un plateau, et qui tâchait d'entrer dans le salon
des joueurs.
Sous Tabat-jour vert des bougies, des rangées de cartes et de
pièces d*or couvraient la table. Frédéric s'arrêta devant une d'elles,
perdit les quinze napoléons qu'il avait dans sa poche, fît une pirouette,
et se trouva au seuil du boudoir où était alors Mme Dambreuse.
Des femmes le remplissaient, les unes près des autres, sur des
sièges sans dossier. Leurs longues jupes, bouffant autour d'elles,
semblaient des flots d'où leur taille émergeait, et les seins s'offraient
aux regards dans l'échancrure des corsages. Presque toutes portaient
un bouquet de violettes à la main. Le ton mat de leurs gants faisait
ressortir la blancheur humaine de leurs bras; des efiilés, des herbes,
leur pendaient sur les épaules, et on croyait quelquefois, à certains
frissonnements, que la robe allait tomber. Mais la décence des figures
tempérait les provocations du costume; plusieurs même avaient une
placidité presque bestiale, et ce rassemblement de femmes demi-nues
faisait songer à un intérieur de harem ; il vint à l'esprit du jeune homme
une comparaison plus grossière. En effet, toutes sortes de beautés
se trouvaient là : des Anglaises à profil de keepsake, une Italienne
dont les yeux noirs fulguraient comme un Vésuve, trois sœurs habillées
de bleu, trois Normandes, fraîches comme des pommiers d'avril, une
grande rousse avec une parure d'améthystes; — et les blanches scin-
tillations des diamants qui tremblaient en aigrettes dans les chevelures,
les taches lumineuses des pierreries étalées sur les poitrines, et l'éclat
doux des perles accompagnant les visages se mêlaient au miroitement
des anneaux d'or, aux dentelles, à la poudre, aux plumes, au vermillon
des petites bouches, à la nacre des dents. Le plafond, arrondi en cou-
pole, donnait au boudoir la forme d'une corbeille; et un courant d'air
parfumé circulait sous le battement des éventails.
Frédéric, campé derrière elles avec son lorgnon dans l'œil, ne
jugeait pas toutes les épaules irréprochables; il songeait à la Maréchale,
ce qui refoulait ses tentations, ou l'en consolait.
Il regardait cependant Mme Dambreuse, et il la trouvait char-
194 l'éducation sentimentale
mante, malgré sa bouche un peu longue et ses narines trop ouvertes.
Mais sa grâce était particulière. Les boucles de sa chevelure avaient
comme une langueur passionnée, et son front couleur d'agate semblait
contenir beaucoup de choses et dénotait un maître.
Elle avait mis près d'elle la nièce de son mari, jeune personne
assez laide. De temps à autre, elle se dérangeait pour recevoir celles
qui entraient; et le murmure des voix féminines, augmentant, faisait
comme un caquetage d'oiseaux.
Il était question des ambassadeurs tunisiens et de leurs costumes.
Une dame avait assisté à la dernière réception de l'Académie; une
autre parla du Don Juan de Molière, représenté nouvellement aux
Français. Mais, désignant sa nièce d'un coup d'œil, Mme Dambreuse
posa un doigt contre sa bouche, et un sourire qui lui échappa démentait
cette austérité.
Tout à coup, Martinon apparut, en face, sous l'autre porte. Elle
se leva. Il lui offrit son bras. Frédéric, pour le voir continuer ses
galanteries, traversa les tables de jeu et les rejoignit dans le grand
salon; Mme Dambreuse quitta aussitôt son cavalier, et l'entretint
familièrement.
Elle comprenait qu'il ne jouât pas, ne dansât pas.
— « Dans la jeunesse, on est triste 1 » — Puis, enveloppant le
bal d'un seul regard :
— « D'ailleurs, tout cela n'est pas drôle ! pour certaines natures
du moins ! »
Et elle s'arrêtait devant la rangée des fauteuils, distribuant çà
et là des mots aimables, tandis que des vieux, qui avaient des binocles
à deux branches, venaient lui faire la cour» Elle présenta Frédéric à
quelques-uns. M. Dambreuse le toucha au coude légèrement, et
l'emmena dehors sur la terrasse.
Il avait vu le Ministre. La chose n'était pas facile. Avant d'être
présenté comme auditeur au Conseil d'Etat, on devait subir un examen.
Frédéric, pris d'une confiance inexplicable, répondit qu'il en savait
les matières.
l'éducation sentimentale 195
Le financier n'en était pas surpris, d'après tous les éloges que
faisait de lui M. Roque.
A ce nom, Frédéric revit la petite Louise, sa maison, sa chambre;
et il se rappela des nuits pareilles, où il restait à sa fenêtre, écoutant
les rouliers qui passaient. Ce souvenir de ses tristesses amena la pensée
de Mme Arnoux; et il se taisait, tout en continuant à marcher sur la
terrasse. Les croisées dressaient au milieu des ténèbres de longues
plaques rouges; le bruit du bal s'affaiblissait; les voitures commen-
çaient à s'en aller.
— «Pourquoi donc,» reprit M. Dambreuse, ((tenez-vous au
Conseil d'Etat } »
Et il affirma, d'un ton de libéral, que les fonctions pubHques ne
menaient à rien, il en savait quelque chose; les affaires valaient mieux,
Frédéric objecta la difficulté de les apprendre.
— « Ah ! bah ! en peu de temps, je vous y mettrais. »
Voulait-il l'associer à ses entreprises ?
Le jeune homme aperçut, comme dans un éclair, une immense
fortune qui allait venir.
— (( Rentrons, » dit le banquier. « Vous soupez avec nous, n'est-ce
pas } »
Il était trois heures, on partait. Dans la salle à manger, une table
servie attendait les intimes.
M. Dambreuse aperçut Martinon, et, s'approchant de sa femme,
d'une voix basse :
— « C'est vous qui l'avez invité ? »
Elle répliqua sèchement :
— « Mais oui ! » ^
La nièce n'était pas là. On but très bien, on rit très haut; et des
plaisanteries hasardeuses ne choquèrent point, tous éprouvant cet
allégement qui suit les contraintes un peu longues. Seul, Martinon
se montra sérieux; il refusa de boire du vin de Champagne par bon
genre, souple d'ailleurs et fort poli, car M. Dambreuse, qui avait la
poitrine étroite, se plaignant d'oppression, il s'informa de sa santé
IÇO L EDUCATION SENTIMENTALE
à plusieurs reprises; puis il dirigeait ses yeux bleuâtres du côté de
Mme Dambreuse.
Elle interpella Frédéric, pour savoir quelles jeunes personnes lui
avaient plu. Il n'en avait remarqué aucune, et préférait, d^ailleurs,
les femmes de trente ans.
— (( Ce n'est peut-être pas bête ! » répondit-elle.
Puis, comme on mettait les pelisses et les paletots, M. Dambreuse
lui dit :
— « Venez me voir un de ces matins, nous causerons ! »
Martinon, au bas de l'escalier, alluma un cigare; et il offrait, en
le suçant, un profil tellement lourd, que son compagnon lâcha cette
phrase :
— <( Tu as une bonne tête, ma parole ! »
— « Elle en a fait tourner quelques-unes ! » reprit le jeune magis-
trat, d'un air à la fois convaincu et vexé.
Frédéric, en se couchant, résuma la soirée. D'abord, sa toilette
(il s'était observé dans les glaces plusieurs fois), depuis la coupe de
l'habit jusqu'au nœud des escarpins, ne laissait rien à reprendre; il
avait parlé à des hommes considérables, avait vu de près des femmes
riches, M. Dambreuse s'était montré excellent et Mme Dambreuse
presque engageante. Il pesa un à un ses moindres mots, ses regards,
mille choses inanalysables et cependant expressives. Ce serait crâne-
ment beau d'avoir une pareille maîtresse ! Pourquoi non, après tout?
Il en valait bien un autre ! Peut-être qu'elle n'était pas si difficile?
Martinon ensuite revint à sa mémoire; et, en s'endormant, il souriait
de pitié sur ce brave garçon.
L'idée de la Maréchale le réveilla; ces mots de son billet : a A
partir de demain soir, » étaient bien un rendez-vous pour le jour même.
Il attendit jusqu'à neuf heures, et courut chez elle.
Quelqu'un, devant lui, qui montait l'escalier, ferma la porte.
Il tira la sonnette; Delphine vint ouvrir, et affirma que Madame n'y
était pas.
Frédéric insista, pria. Il avait à lui communiquer quelque chose
igS l'Éducation sentimentale
de très grave, un simple mot. Enfin l'argument de la pièce de cent
sous réussit, et la bonne le laissa seul dans Tantichambre.
Rosanette parut. Elle était en chemise, les cheveux dénoués; et,
tout en hochant la tête, elle fit de loin avec les deux bras, un grand
geste exprimant qu'elle ne pouvait le recevoir.
Frédéric descendit TescaHer, lentement. Ce caprice-là dépassait
tous les autres. Il n'y comprenait rien.
Devant la loge du portier, Mlle Vatnaz l'arrêta.
— (( Elle vous a reçu ? »
— « Non ! »
— « On vous a mis à la porte ? »
— « Comment le savez-vous ? »
— « Ça se voit ! Mais venez ! sortons ! j'étouffe ! »
Elle l'emmena dans la rue. Elle haletait. Il sentait son bras maigre
trembler sur le sien. Tout à coup elle éclata :
— « Ah ! le misérable ! »
— (( Qui donc ? »
^ (( Mais c'est lui ! lui ! Delmar ! »
Cette révélation humilia Frédéric; il reprit :
— « En êtes-vous bien sûre ? »
— « Mais quand je vous dis que je lai suivi ! » s'écria la Vatnaz;
«je l'ai vu entrer ! Comprenez- vous, maintenant ? Je devais m'y atten-
dre, d'ailleurs; c'est moi, dans ma bêtise, qui l'ai mené chez elle. Et
si vous saviez, mon Dieu ! Je l'ai recueilli, je l'ai nourri, je l'ai habillé;
et toutes mes démarches dans les journaux ! Je l'aimais comme une
mère ! » Puis, avec un ricanement : « Ah ! c'est qu'il faut à Monsieur
des robes de velours ! une spéculation de sa part, vous pensez bien !
Et elle ! Dire que je l'ai connue confectionneuse de lingerie ! Sans
moi, plus de vingt fois, elle serait tombée dans la crotte. Mais je l'y
plongerai ! oh oui ! Je veux qu'elle crève à l'hôpital ! On saura tout ! »
Et, comme un torrent d'eau de vaisselle qui charrie des ordures,
sa colère fit passer tumultueusement sous Frédéric les hontes de sa
rivale.
l'éducation sentimentale 199
— « Elle a couché avec Jumillac, avec Flacourt, avec le petit
Allard, avec Bertinaux, avec Saint- Valéry, le grêlé. Non ! Tautre ! Ils
sont deux frères, n'importe ! Et quand elle avait des embarras, j'arran-
geais tout. Qu'est-ce que j'y gagnais ? Elle est si avare ! Et puis, vous
en conviendrez, c'était une jolie complaisance que de la voir, car enfin,
nous ne sommes pas du même monde ! Est-ce que je suis une fille,
moi ! Est-ce que je me vends ! Sans compter qu'elle est bête comme
un chou ! Elle écrit catégorie par un th. Au reste, ils vont bien ensemble,
ça fait la paire, quoiqu'il s'intitule artiste et se croie du génie ! Mais,
mon Dieu ! s'il avait seulement de l'intelligence, il n'aurait pas
commis une infamie pareille ! On ne quitte pas une femme supé-
rieure pour une coquine ! Je m'en moque, après tout. Il devient laid.
Je l'exècre ! Si je le rencontrais, tenez, je lui cracherais à la figure. »
Elle cracha. « Oui, voilà le cas que j'en fais maintenant ! Et Arnoux,
hein ? N'est-ce pas abominable ! Il lui a tant de fois pardonné !
On n'imagine pas ses sacrifices ! Elle devrait baiser ses pieds ! IJ
est si généreux, si bon ! »
Frédéric jouissait à entendre dénigrer Delmar. Il avait accepté
Amoux. Cette perfidie de Rosanette lui semblait une chose anormale,
injuste; et, gagné par l'émotion de la vieille fille, il arrivait à sentir
pour lui comme de l'attendrissement. Tout à coup, il se trouva devant
sa porte; Mlle Vatnaz, sans qu'il s'en aperçut, lui avait fait descendre
le faubourg Poissonnière.
— « Nous y voilà, » dit-elle. « Moi, je ne peux pas monter. Mais
vous, rien ne vous empêche } »
— « Pour quoi faire } »
— « Pour lui dire tout, parbleu ! »
Frédéric, comme se réveillant en sursaut, comprit l'infamie où
on le poussait.
— « Eh bien ? » reprit-elle.
Il leva les yeux vers le second étage. La lampe de Mme Arnoux
brûlait. Rien eff'ectivement ne l'empêchait de monter.
— « Je vous attends ici. Allez donc ! » -
200 l'Éducation sentimentale
Ce commandement acheva de le refroidir, et il dit :
~ « Je serai là-haut longtemps. Vous feriez mieux de vous en
retourner. J'irai demain chez vous. »
— « Non, non ! » répliqua la Vatnaz. en tapant du pied. « Prenez-
le ! emmenez-le ? faites qu'il les surprenne ! »
— « Mais Delmar n'y sera plus ! »
Elle baissa la tête.
— « Oui, c'est peut-être vrai ? »
Et elle resta sans parler, au milieu de la rue, entre les voitures;
puis, fixant sur lui ses yeux de chatte sauvage :
— « Je peux compter sur vous, n'est-ce pas ? Entre nous deux
maintenant, c'est sacré ! Faites donc. A demain ! »
Frédéric, en traversant le corridor, entendit deux voix qui se
répondaient. Celle de Mme Arnoux disait :
— « Ne mens pas ! ne mens donc pas ! »
Il entra. On se tut.
Arnoux marchait de long en large, et Madame était assise sur la
petite chaise près du feu, extrêmement pâle, l'œil fixe. Frédéric fit
un mouvement pour se retirer. Arnoux lui saisit la main, heureux du
secours qui lui arrivait.
— « Mais je crains..., » dit Frédéric.
— « Restez donc ! » souffla Arnoux dans son oreille.
Madame reprit :
— « Il faut être indulgent, monsieur Moreau ! Ce sont de ces
choses que l'on rencontre parfois dans les ménages. »
— « C'est qu'on les y met, » dit gaillardement Arnoux. a Les
femmes vous ont des lubies ! Ainsi, celle-là, par exemple, n'est pas
mauvaise. Non, au contraire ! Eh bien, elle s'amuse depuis une heure
à me taquiner avec un tas d'histoires. »
— « Elles sont vraies ! » répliqua Mme Arnoux impatientée.
« Car, enfin, tu l'as acheté. »
— « Moi ? »
— « Oui, toi-même ! au Persan ! «
l'éducation sentimentale 201
— « Le cachemire ! » pensa Frédéric.
Il se sentait coupable et avait peur.
Elle ajouta, de suite :
— (c C'était l'autre mois, un samedi, le 14. »
— « Ah ! ce jour-là, précisément, j'étais à Creil ! Ainsi, tu vois. »
— « Pas du tout ! Car nous avons dîné chez les Bertin, le 14. »
— « Le 14... ?» fit Arnoux, en levant les yeux comme pour cher-
cher une date.
— « Et même, le commis qui t'a vendu était un blond ! »
— « Est-ce que je peux me rappeler le commis 1 »
— « Il a cependant écrit, sous ta dictée, l'adresse : 18, rue de
Laval. );
— « Comment sais-tu ? » dit Arnoux stupéfait.
Elle leva les épaules.
— « Oh ! c'est bien simple : j'ai été pour faire réparer mon
cachemire, et un chef de rayon m'a appris qu'on venait d'en expédier
un autre pareil chez Mme Arnoux. »
— « Est-ce ma faute, à moi, s'il y a dans la même rue une dame
Arnoux } »
— « Oui, mais pas Jacques Arnoux, » reprit-elle.
Alors, il se mit à divaguer, protestant de son innocence. C'était
une méprise, un hasard, une de ces choses inexplicables comme il en
arrive. On ne devait pas condamner les gens sur de simples soupçons,
des indices vagues; et il cita l'exemple de l'infortuné Lesurques.
— (( Enfin, j'affirme que tu te trompes ! Veux- tu que je t'en jure
ma parole } »
— « Ce n'est point la peine ! » ^
— « Pourquoi } » --
Elle le regarda en face, sans rien dire; puis allongea la main,
prit le coffret d'argent sur la cheminée, et lui tendit une facture grande
ouverte. x
Arnoux rougit jusqu'aux oreilles et ses traits décomposés s'en-
flèrent.
202 l'Éducation sentimentale
— « Eh bien ? »
— « Mais... » répondit-il, lentement, « qu'est-ce que ça prouve ? •
— « Ah ! » fit-elle, avec une intonation de voix singulière, où il
y a\ait de la douleur et de Tironie. « Ah ! »
Arnoux gardait la note entre ses mains, et la retournait, n'en
détachant pas les yeux comme s'il avait dû y découvrir la solution
d'un grand problème.
— « Oh ! oui, oui, je me rappelle, » dit-il enfin, a C'est une com-
mission. — Vous devez savoir cela, vous, Frédéric } » Frédéric se tai-
sait. « Une commission dont j'étais chargé... par... par le père Oudry. »
— « Et pour qui ? »
— « Pour sa maîtresse ! »
— « Pour la vôtre ! » s'écria Mme Arnoux, se levant toute droite.
— « Je te jure.... »
— « Ne recommencez pas ! Je sais tout ! »
— « Ah ! très bien ! Ainsi, on m'espionne ! »
Elle répliqua froidement :
— « Cela blesse, peut-être, votre délicatesse ? »
— « Du moment qu'on s'emporte, » reprit Arnoux, en cherchant
son chapeau, « et qu'il n'y a pas moyen de raisonner ! »
Puis, avec un grand soupir :
— « Ne vous mariez pas, mon pauvre ami, non, croyez-moi ! »
Et il décampa, ayant besoin de prendre l'air.
Alors, il se fit un grand silence; et tout, dans l'appartement,
sembla plus immobile. Un cercle lumineux, au-dessus de la carcel,
blanchissait le plafond, tandis que, dans les coins, l'ombre s'étendait
comme des gazes noires superposées; on entendait le tic-tac de la
pendule avec la crépitation du feu.
Mme Arnoux venait de se rasseoir, à l'autre angle de la cheminée,
dans le fauteuil; elle mordait ses lèvres en grelottant; ses deux mains
se levèrent, un sanglot lui échappa, elle pleurait.
Il se mit sur la petite chaise; et, d'une voix caressante, comme
on fait à une personne malade :
>^,
L EDUCATION SENTIMENTALE 203
— w Vous ne doutez pas que je ne partage... ? »
Elle ne répondit rien. Mais, continuant tout haut ses réflexions :
— « Je le laisse bien libre ! Il n'avait pas besoin de mentir ! »
— « Certainement, » dit Frédéric.
C'était la conséquence de ses habitudes sans doute, il n'y avait
pas songé, et peut-être que, dans des choses plus graves....
— « Que voyez-vous donc de plus grave ? »
— « Oh ! rien ! »
Frédéric s'inclina, avec un sourire d'obéissance. Arnoux néan-
moins possédait certaines qualités; il aimait ses enfants.
— « Ah ! et il fait tout pour les ruiner ! »
Cela venait de son humeur trop facile; car, enfin, c'était un bon
garçon.
Elle s'écria :
— « Mais qu'est-ce que cela veut dire, un bon garçon ! »
Il le défendait ainsi, de la manière la plus vague qu'il pouvait
trouver, et, tout en la plaignant, il se réjouissait, se délectait au fond
de l'âme. Par vengeance ou besoin d'affection, elle se réfugierait vers
lui. Son espoir, démesurément accru, renforçait son amour.
Jamais elle ne lui avait paru si captivante, si profondément belle.
De temps à autre, une aspiration soulevait sa poitrine; ses deux yeux
fixes semblaient dilatés par une vision intérieure, et sa bouche demeu-
rait entre-close comme pour donner son âme. Quelquefois, elle appuyait
dessus fortement son mouchoir ; il aurait voulu être ce petit morceau de
batiste tout trempé de larmes. Malgré lui, il regardait la couche, au
fond de l'alcôve, en imaginant sa tête sur l'oreiller; et il voyait cela
si bien, qu'il se retenait pour ne pas la saisir dans ses bras. Elle ferma
les paupières, apaisée, inerte. Alors, il s'approcha de plus près, et,
penché sur elle, il examinait avidement sa figure. Un bruit de bottes
résonna dans le couloir, c'était l'autre. Ils l'entendirent fermer la
porte de sa chambre. Frédéric demanda, d'un signe, à Mme Arnoux,
s'il devait y aller.
Elle répliqua « oui » de la même façon ; et ce muet échange de
204 l'éducation sentimentale
leurs pensées était comme un consentement, un début d'adultère.
Arnoux, près de se coucher, défaisait sa redingote.
— « Eh bien, comment va-t-elle ? »
— « Oh ! mieux ! » dit Frédéric. « Cela se passera ! »
Mais Arnoux était peiné.
«Vous ne la connaissez pas ! Elle a maintenant des nerfs...!
Imbécile de commis ! Voilà ce que c'est que d'être trop bon ! Si je
n'avais pas donné ce maudit châle à Rosanette ! »
« Ne regrettez rien ! Elle vous est on ne peut plus reconnais-
sante ! »
— « Vous croyez ? »
Frédéric n'en doutait pas. La preuve, c'est qu'elle venait de
congédier le père Oudry.
— « Ah ! pauvre biche ! »
Et, dans l'excès de son émotion, Arnoux voulait courir chez elle.
— a Ce n'est pas la peine ! j'en viens. Elle est malade ! »
— « Raison de plus ! »
Il repassa vivement sa redingote et avait pris son bougeoir.
Frédéric se maudit pour sa sottise, et lui représenta qu'il devait,
par décence, rester ce soir auprès de sa femme. Il ne pouvait l'aban-
donner, ce serait très mal.
— « Franchement, vous auriez tort ! Rien ne presse, là-bas !
Vous irez demain ! Voyons ! faites cela pour moi. »
Arnoux déposa son bougeoir, et lui dit, en l'embrassant :
— « Vous êtes bon, vous ! »
m
Alors commença pour Frédéric une existence misérable. Il fut
le parasite de la maison.
Si quelqu'un était indisposé, il venait trois fois par jour savoir de
ses nouvelles, allait chez l'accordeur de piano, inventait mille préve-
nances; et il endurait d'un air content les bouderies de Mlle Marthe
et les caresses du jeune Eugène, qui lui passait toujours ses mains
sales sur la figure. Il assistait aux dîners où Monsieur et Madame,
en face l'un de l'autre, n'échangeaient pas un mot : ou bien, Arnoux
agaçait sa femme par des remarques saugrenues. Le repas terminé, il
jouait dans la chambre avec son fils, se cachait derrière les meubles,
ou le portait sur son dos, en marchant à quatre pattes, comme le
Béarnais. Il s'en allait enfin; et elle abordait immédiatement l'éternel
sujet de plainte : Arnoux.
Ce n'était pas son inconduite qui l'indignait. Mais elle paraissait
souffrir dans son orgueil, et laissait voir sa répugnance pour cet homme
sans délicatesse, sans dignité, sans honneur.
— « Ou plutôt il est fou ! » disait-elle.
Frédéric sollicitait adroitement ses confidences. Bientôt, il connut
toute sa vie.
Ses parents étaient de petits bourgeois de Chartres. Un jour,
Arnoux, dessinant au bord de la rivière (il se croyait peintre dans ce
temps-là), l'avait aperçue comme elle sortait de l'église et demandée
en mariage; à cause de sa fortune, on n'avait pas hésité. D'ailleurs,
il l'aimait éperdument. Elle ajouta :
Z06 L EDUCATION SENTIMENTALE
— « Mon Dieu, il m'aime encore ! à sa manière ! »
Ils avaient, les premiers mois, voyagé en Italie.
Arnoux, malgré son enthousiasme devant les paysages et les
chefs-d'œuvre, n'avait fait que gémir sur le vin, et organisait des
pique-nique avec des Anglais, pour se distraire. Quelques tableaux
bien revendus l'avaient poussé au commerce des arts. Puis il s'était
engoué d'une manufacture de faïence. D'autres spéculations, à présent,
le tentaient; et, se vulgarisant de plus en plus, il prenait des habitudes
grossières et dispendieuses. Elle avait moins à lui reprocher ses vices
que toutes ses actions. Aucun changement ne pouvait survenir, et
son malheur, à elle, était irréparable.
Frédéric affirmait que son existence, de même, se trouvait manquée.
Il était bien jeune cependant. Pourquoi désespérer } Et elle lui
donnait de bons conseils : « Travaillez ! mariez-vous ! » Il répondait
par des sourires amers; car, au lieu d'exprimer le véritable motif de
son chagrin, il en feignait un autre, sublime, faisant un peu l'Antony,
le maudit, — langage, du reste, qui ne dénaturait pas complètement
sa pensée.
L'action, pour certains hommes, est d'autant plus impraticable
que le désir est plus fort. La méfiance d'eux-mêmes les embarrasse,
la crainte de déplaire les épouvante ; d'ailleurs, les affections profondes
ressemblent aux honnêtes femmes ; elles ont peur d'être découvertes,
et passent dans la vie les yeux baissés.
Bien qu'il connût Mme Arnoux davantage (à cause de cela,
peut-être), il était encore plus lâche qu'autrefois. Chaque matin, il se
jurait d'être hardi. Une invincible pudeur l'en empêchait; et il ne
pouvait se guider d'après aucun exemple puisque celle-là différait
des autres. Par la force de ses rêves, il l'avait posée en dehors des
conditions humaines. Il se sentait, à côté d'elle, moins important sur
la terre que les brindilles de soie s'échappant de ses ciseaux.
Puis il pensait à des choses monstrueuses, absurdes, telles que
des surprises, la nuit, avec des narcotiques et des fausses clefs, —
tout lui paraissant plus facile que d'affronter son dédain.
^J^,
L EDUCATION SENTIMENTALE 207
D'ailleurs, les enfants, les deux bonnes, la disposition des pièces
faisaient d'insurmontables obstacles. Donc, il résolut de la posséder
à lui seul, et d'aller vivre ensemble bien loin, au fond d'une solitude;
il cherchait même sur quel lac assez bleu, au bord de quelle plage
assez douce, si ce serait l'Espagne, la Suisse ou l'Orient; et, choisissant
exprès les jours où elle semblait plus irritée, il lui disait qu'il faudrait
sortir de là, imaginer un moyen, et qu'il n'en voyait pas d'autre
qu'une séparation. Mais, pour l'amour de ses enfants, jamais elle
n'en viendrait à une telle extrémité. Tant de vertu augmenta son
respect.
Ses après-midi se passaient à se rappeler la visite de la veille,
à désirer celle du soir. Quand il ne dînait pas chez eux, vers neuf
heures, il se postait au coin de la rue; et, dès qu'Arnoux avait tiré
la grande porte, Frédéric montait vivement les deux étages et deman-
dait à la bonne d'un air ingénu :
— « Monsieur est là ? »
Puis il faisait l'homme surpris de ne pas le trouver.
Arnoux, souvent, rentrait à l 'improviste. Alors, il fallait le suivre
dans un petit café de la rue Sainte-Anne, que fréquentait maintenant
Regimbart.
Le Citoyen commençait par articuler contre la Couronne quelque
nouveau grief. Puis ils causaient, en se disant amicalement des injures;
car le fabricant tenait Regimbart pour un penseur de haute volée, et,
chagriné de voir tant de moyens perdus, il le taquinait sur sa paresse.
Le Citoyen jugeait Arnoux plein de cœur et d'imagination, mais
décidément trop immoral; aussi le traitait-il sans la moindre indul-
gence et refusait même de dîner chez lui, parce que « la cérémonie
l'embêtait ».
Quelquefois, au moment des adieux, Arnoux était pris de frin-
gale. Il « avait besoin » de manger une omelette ou des pommes cuites ;
et, les comestibles ne se trouvant jamais dans l'établissement, il les
envoyait chercher. On attendait. Regimbart ne s'en allait pas, et
finissait, en grommelant, par accepter quelque chose.
208 L EDUCATION SENTIMENTALE
Il était sombre néanmoins, car il restait pendant des heures, en
face du même verre à moitié plein. La Providence ne gouvernant ■
point les choses selon ses idées, il tournait à Thypocondriaque, ne
voulait même plus lire les journaux, et poussait des rugissements au
seul nom de TAngleterre. Il s'écria une fois, à propos d'un garçon
qui le servait mal :
— « Est-ce que nous n'avons pas assez des affronts de l'Etranger ! »
En dehors de ces crises, il se tenait taciturne, méditant « un coup
infaillible pour faire péter toute la boutique ».
Tandis qu'il était perdu dans ses réflexions, Arnoux, d'une voix
monotone et avec un regard un peu ivre, contait d'incroyables
anecdotes où il avait toujours brillé, grâce à son aplomb; et Frédéric
(cela tenait sans doute à des ressemblances profondes), éprouvait un
certain entraînement pour sa personne. Il se reprochait cette faiblesse,
trouvant qu'il aurait dû le haïr, au contraire.
Arnoux se lamentait devant lui sur l'humeur de sa femme, son
entêtement, ses préventions injustes. Elle n'était pas comme cela
autrefois .
— «A votre place, » disait Frédéric, «je lui ferais une pension,
et je vivrais seul. »
Arnoux ne répondait rien; et, un moment après, entamait son
éloge. Elle était bonne, dévouée, intelligente, vertueuse; et, passant
à ses qualités corporelles, il prodiguait les révélations, avec l'étourderie
de ces gens qui étalent leurs trésors dans les auberges.
Une catastrophe dérangea son équilibre.
Il était entré, comme membre du Conseil de surveillance, dans
une compagnie de kaolin. Mais, se fiant à tout ce qu'on lui disait,
il avait signé des rapports inexacts et approuvé, saris vérification,
les inventaires annuels frauduleusement dressés par le gérant. Or,
la compagnie avait croulé, et Arnoux, civilement responsable, venait
d'être condamné, avec les autres, à la garantie des dommages -intérêts,
ce qui lui faisait une perte d'environ trente mille francs, aggravée
par les motifs du jugement.
l'éducation sentimentale 209
Frédéric apprit cela dans un journal, et se précipita vers la rue
de Paradis.
On le reçut dans la chambre de Madame. C'était Theure du pre-
mier déjeuner. Des bols de café au lait encombraient un guéridon
auprès du feu. Des savates traînaient sur le tapis, des vêtements sur
les fauteuils. Arnoux, en caleçon et en veste de tricot, avait les yeux
rouges et la chevelure ébouriffée; le petit Eugène, à cause de ses
oreillons, pleurait, tout en grignotant sa tartine; sa sœur mangeait
tranquillement; Mme Arnoux, un peu plus pâle que d'habitude,
les servait tous les trois.
— « Eh bien, » dit Arnoux, en poussant un gros soupir, « vous
savez ! » Et Frédéric ayant fait un geste de compassion : « Voilà I
J'ai été victime de ma confiance ! »
Puis il se tut; et son abattement était si fort, qu'il repoussa le
déjeuner. Mme Arnoux leva les yeux, avec un haussement d'épaules.
Il se passa les mains sur le front.
— (( Après tout, je ne suis pas coupable. Je n'ai rien à me re-
procher. C'est un malheur ! On s'en tirera ! Ah ! ma foi, tant pis ! »
Et il entama une brioche, obéissant, du reste, aux sollicitations
de sa femme.
Le soir, il voulut dîner seul, avec elle, dans un cabinet particulier,
à la Maison d'or. Mme Arnoux ne comprit rien à ce mouvement de
cœur, s'offensant même d'être traitée en lorette; — ce qui, de la part
d 'Arnoux, au contraire, était une preuve d'affection. Puis, comme
il s'ennuyait, il alla se distraire chez la Maréchale.
Jusqu'à présent, on lui avait passé beaucoup de choses, grâce
à son caractère bonhomme. Son procès le classa parmi les gens tarés.
Une solitude se fit autour de sa maison.
Frédéric, par point d'honneur, crut devoir les fréquenter plus
que jamais. Il loua une baignoire aux Italiens et les y conduisit chaque
semaine. Cependant, ils en étaient à cette période où, dans les unions
disparates, une invincible lassitude ressort des concessions que l'on
s'est faites et rend l'existence intolérable. Mme Arnoux se retenait
210 l'Éducation sentimentale
pour ne pas éclater, Arnoux s'assombrissait; et le spectacle de ces
deux êtres malheureux attristait Frédéric.
Elle Tavait chargé, puisqu'il possédait sa confiance, de s'enquérir
de ses affaires. Mais il avait honte, il souffrait de prendre ses dîners
en ambitionnant sa femme. Il continuait néanmoins, se donnant
pour excuse qu'il devait la défendre, et qu'une occasion pouvait se
présenter de lui être utile.
Huit jours après le bal, il avait fait une visite à M. Dambreuse.
Le financier lui avait offert une vingtaine d'actions dans son entre-
prise de houilles; Frédéric n'y était pas retourné. Deslauriers lui
écrivait des lettres; il les laissait sans réponse. Pellerin l'avait engagé
à venir voir le portrait; il réconduisait toujours. Il céda cependant à
Cisy, qui l'obsédait pour faire la connaissance de Rosanette.
Elle le reçut fort gentiment, mais sans lui sauter au cou, comme
autrefois. Son compagnon fut heureux d'être admis chez une impure
et surtout de causer avec un acteur; Delmar se trouvait là.
Un drame, où il avait représenté un manant qui fait la leçon à
Louis XIV et prophétise 89, l'avait mis en telle évidence, qu'on lui
fabriquait sans cesse le même rôle ; et sa fonction, maintenant, consis-
tait à bafouer les monarques de tous les pays. Brasseur anglais, il
invectivait Charles I®^; étudiant de Salamanque, maudissait Philippe II ;
ou, père sensible, s'indignait contre la Pompadour, c'était le plus beau !
Les gamins, pour le voir, l'attendaient à la porte des coulisses; et sa
biographie, vendue dans les entr 'actes, le dépeignait comme soignant
sa vieille mère, lisant l'Evangile, assistant les pauvres, enfin sous les
couleurs d'un saint Vincent de Paul mélangé de Brutus et de Mirabeau.
On disait : « Notre Delmar. » Il avait une mission, il devenait Christ.
Tout cela avait fasciné Rosanette; et elle s'était débarrassée du
père Oudry, sans se soucier de rien, n'étant pas cupide.
Arnoux, qui la connaissait, en avait profité pendant longtemps
pour l'entretenir à peu de frais; le bonhomme était venu, et ils avaient
eu soin, tous les trois, de ne point s'expliquer franchement. Puis,
s 'imaginant qu'elle congédiait l'autre pour lui seul, Arnoux avait
l'éducation sentimentale 211
augmenté sa pension. Mais ses demandes se renouvelaient avec une
fréquence inexplicable, car elle menait un train moins dispendieux;
elle avait même vendu jusqu'au cachemire, tenant à s'acquitter de
ses vieilles dettes, disait-elle; et il donnait toujours, elle l'ensorcelait,
elle abusait de lui, sans pitié. Aussi les factures, les papiers timbrés
pleuvaient dans la maison. Frédéric sentait une crise prochaine.
Un jour, il se présenta pour voir Mme Arnoux. Elle était sortie.
Monsieur travaillait en bas dans le magasin.
En effet, Arnoux, au milieu de ses potiches, tâchait à" enfoncer
de jeunes mariés, des bourgeois de la province. Il parlait du tournage
et du tournassage, du truite et du glacé; les autres, ne voulant pas
avoir Tair de n'y rien comprendre, faisaient des signes d'approbation
et achetaient.
Quand les chalands furent dehors, il conta qu'il avait eu, le matin,
avec sa femme, une petite altercation. Pour prévenir les observations
sur la dépense, il avait affirmé que la Maréchale n'était plus sa
maîtresse.
— « Je lui ai même dit que c'était la vôtre. »
Frédéric fut indigné; mais des reproches pouvaient le trahir; il
balbutia :
— « Ah ! vous avez eu tort, grand tort ! »
— « Qu'est-ce que ça fait } » dit Arnoux. « Où est le déshonneur
de passer pour son amant ? Je le suis bien, moi ! Ne seriez-vous pas
flatté de l'être ? »
Avait-elle parlé .^ Etait-ce une allusion? Frédéric se hâta de ré-
pondre :
— « Non ! pas du tout ! au contraire ! » —
— « Eh bien, alors ? »
— « Oui, c'est vrai ! cela n'y fait rien ».
Arnoux reprit :
— « Pourquoi ne venez-vous plus là-bas ?» ' \
Frédéric promit d'y retourner.
— «Ah ! j'oubliais ! vous devriez..., en causant de Rosanette ..
212 l'Éducation sentimentale
lâcher à ma femme quelque chose... je ne sais quoi, mais vous trouve-
rez... quelque chose qui la persuade que vous êtes son amant. Je vous
demande cela comme un service, hein ? »
Le jeune homme, pour toute réponse, fit une grimace ambiguë.
Cette calomnie le perdait. Il alla le soir même chez elle, et jura que
l'allégation d'Arnoux était fausse.
— « Bien vrai .^ »
Il paraissait sincère; et, quand elle eut respiré largement, elle
lui dit : « Je vous crois,» avec un beau sourire; puis elle baissa la
tête, et, sans le regarder :
— « Au reste, personne n'a de droit sur vous ! »
Elle ne devinait donc rien, et elle le méprisait, puisqu'elle ne
pensait pas qu'il pût assez l'aimer pour lui être fidèle ! Frédéric,
oubliant ses tentatives près de l'autre, trouvait la permission outra-
geante.
Ensuite, elle le pria d'aller quelquefois «chez cette femme», pour
voir un peu ce qui en était.
Arnoux survint, et, cinq minutes après, voulut l'entraîner chez
Rosanette.
La situation devenait intolérable.
Il en fut distrait par une lettre du notaire qui devait lui envoyer
le lendemain quinze mille francs ; et, pour réparer sa négligence envers
Deslauriers, il alla lui apprendre tout de suite cette bonne nouvelle.
L'avocat logeait rue des Trois-Maries, au cinquième étage, sur
une cour. Son cabinet, petite pièce carrelée, froide, et tendue d'un
papier grisâtre, avait pour principale décoration une médaille en or,
son prix de doctorat, insérée dans un cadre d'ébène contre la glace.
Une bibliothèque d'acajou enfermait sous vitres cent volumes, à peu
près. Le bureau, couvert de basane, tenait le milieu de l'appartement.
Quatre vieux fauteuils de velours vert en occupaient les coins ; et des
copeaux flambaient dans la cheminée, où il y avait toujours un fagot
prêt à allumer au coup de sonnette. C'était l'heure de ses consultations;
l'avocat portait une cravate blanche.
4
L EDUCATION SENTIMENTALE 21 3
L'annonce des quinze mille francs (il n'y comptait plus, sans
doute) lui causa un ricanement de plaisir.
— a C'est bien mon brave, c'est bien, c'est très bien ! »
Il jeta du bois dans le feu, se rassit, et parla immédiatement du
Journal. La première chose à faire était de se débarrasser d'Hussonnet.
— « Ce crétin-là me fatigue ! Quant à desservir une opinion, le
plus équitable, se^on moi, et le plus fort, c'est de n'en avoir aucune. » *
Frédéric parut étonné. ,
— u Mais sans doute ! Il serait temps de traiter la politique scien-
tifiquement. Les vieux du XVIII^siècle commençaient, quand Rousseau,
les littérateurs, y ont introduit la philanthropie, la poésie, et autres
blagues, pour la plus grande joie des catholiques; alliance naturelle,
du reste, puisque les réformateurs modernes (je peux le prouver)
croient tous à la Révolution. Mais, si vous chantez des messes pour
la Pologne, si à la place du Dieu des dominicains, qui était un bourreau,
vous prenez le Dieu des romantiques, qui est un tapissier; si, enfin,
vous n'avez pas de l'Absolu une conception plus large que vos aïeux,
la monarchie percera sous vos formes républicaines, et votre bonnet
rouge ne sera jamais qu'une calotte sacerdotale ! Seulement, le régime
cellulaire aura remplacé la* torture, l'outrage à la Religion le sacrilège,
le concert européen la Sainte- Alliance ; et, dans ce bel ordre qu'on
admire, fait de débris louis-quatorziens, de ruines voltairiennes, avec
du badigeon impérial par-dessus et des fragments de constitution
anglaise, on verra les conseils municipaux tâchant de vexer le maire,
les conseils généraux leur préfet, les chambres le roi, la presse le
pouvoir, l'administration tout le monde 1 Mais les bonnes âmes
s'extasient sur le Code civil, œuvre fabriquée, quoi qu'on dise, dans
un esprit mesquin, tyrannique; car le législateur, au lieu de faire son
état, qui est de régulariser la coutume, a prétendu modeler la société
comme un Lycurgue ! Pourquoi la loi gêne-t-elle le père de famille
en matière de testament ? Pourquoi entrave-t-elle la vente forcée des
immeubles } Pourquoi punit-elle comme délit le vagabondage, lequel
ne devrait pas être même une contravention 1 Et il y en a d'autres !
214 L EDUCATION SENTIMENTALE
Je les connais ! aussi je vais écrire un petit roman intitulé Histoire de
Vidée de justice, qui sera drôle ! Mais j'ai une soif abominable ! et toi ? »
Il se pencha par la fenêtre, et cria au portier d'aller chercher des
grogs au cabaret.
— «En résumé, je vois trois partis... non ! trois groupes, — et
dont aucun ne m'intéresse : ceux qui ont, ceux qui n'ont plus, et
ceux qui tâchent d'avoir. Mais tous s'accordent dans Tidolâtrie imbé-
cile de l'Autorité ! Exemples : Mably recommande qu'on empêche
les philosophes de publier leurs doctrines; M. Wronski, géomètre,
appelle en son langage la censure « répression critique de la spontanéité
spéculative»; le père Enfantin bénit les Hapsbourg «d'avoir passé
par-dessus les Alpes une main pesante pour comprimer l'Italie»;
Pierre Leroux veut qu'on vous force à entendre un orateur, et Louis
Blanc incline à une religion d'État, tant ce peuple de vassaux a la
rage du gouvernement ! Pas un cependant n'est légitime, malgré leurs
sempiternels principes. Mais, principe signifiant origine ^ il faut se
reporter toujours à une révolution, à un acte de violence, à un fait
transitoire. Ainsi, le principe du nôtre est la souveraineté nationale,
comprise dans la forme parlementaire, quoique le parlement n'en
convienne pas ! Mais en quoi la souveraineté du peuple serait-elle
plus sacrée que le droit divin } L'un et l'autre sont deux fictions !
Assez de métaphysique, plus de fantômes ! Pas n'est besoin de dogmes
pour faire balayer les rues ! On dira que je renverse la société ! Eh
bien, après ? où serait le mal } Elle est propre, en effet, ta société. »
Frédéric aurait eu beaucoup de choses à lui répondre. Mais, le
voyant loin des théories de Sénécal, il était plein d'indulgence. Il se
contenta d'objecter qu'un pareil système les ferait haïr généralement.
— « Au contraire, comme nous aurons donné à chaque parti
un gage de haine contre son voisin, tous compteront sur nous. Tu
vas t'y mettre aussi, toi, et nous faire de la critique transcendante ! •
Il fallait attaquer les idées reçues, l'Académie, l'Ecole normale,
le Conservatoire, la Comédie-Française, tout ce qui ressemblait à
une institution. C'est par là qu'ils donneraient un ensemble de doctrine
» '
L EDUCATION SENTIMENTALE
215
à leur Re\n.ie. Puis, quand elle serait bien posée, le journal tout à coup
deviendrait quotidien; alors, ils s'en prendraient aux personnes.
— « Et on nous respectera,
sois-en sûr ! »
Deslauriers touchait à son
vieux rêve : une rédaction en
chef, c'est-à-dire au bonheur in-
exprimable de diriger les autres,
de tailler en plein dans leurs
articles, d'en commander, d'en
refuser. Ses yeux pétillaient sous
ses lunettes, il s'exaltait et bu-
vait des petits verres, coup sur
coup, machinalement.
— « Il faudra que tu donnes
un dîner une fois la semaine.
C'est indispensable, quand même
la moitié de ton revenu y passe-
rait ! On voudra y venir, ce sera
un centre pour les autres, un
levier pour toi ; et, maniant l'opi-
nion par les deux bouts, littéra-
ture et politique, avant six mois,
tu verras, nous tiendrons le haut
du pavé dans Paris. r>
Frédéric, en l'écoutant,
éprouvait une sensation de ra-
jeunissement, comme un homme
qui, après un long séjour dans
une chambre, est transporté au grand air. Cet enthousiasme le gagnait.
— « Oui, j'ai été un paresseux, un imbécile, tu as raison 1 »
— « A la bonne heure ! » s'écria Deslauriers; «je retrouve mon
Frédéric ! »
2i6 l'éducation sentimentale
Et, lui mettant le poing sous la mâchoire ;
— <( Ah ! tu m'as fait souffrir. N'importe ! je t'aime tout de
même. »
Ils étaient debout et se regardaient, attendris l'un et l'autre, et
près de s'embrasser.
Un bonnet de femme parut au seuil de l'antichambre.
— « Qui t 'amène .f* » dit Deslauriers.
C'était Mlle Clémence, sa maîtresse.
Elle répondit que, passant devant sa maison par hasard, elle
n'avait pu résister au désir de le voir; et, pour faire une petite collation
ensemble, elle lui apportait des gâteaux, qu'elle déposa sur la table.
— « Prends garde à mes papiers ! » reprit aigrement l'avocat.
« D'ailleurs, c'est la troisième fois que je te défends de venir pendant
mes consultations. »
Elle voulut l'embrasser.
— « Bien ! va-t'en ! file ton nœud ! »
Il la repoussait, elle eut un grand sanglot.
— « Ah ! tu m'ennuies, à la fin ! »
— « C'est que je t'aime ! »
— « Je ne demande pas qu'on m'aime, mais qu'on m'oblige ! »
Ce mot, si dur, arrêta les larmes de Clémence. Elle se planta
devant la fenêtre, et y restait immobile, le front posé contre le carreau.
Son attitude et son mutisme agaçaient Deslauriers.
— « Quand tu auras fini, tu commanderas ton carrosse, n'est-ce
pas ! »
Elle se retourna en sursaut :
— « Tu me renvoies ! »
— (( Parfaitement ! »
Elle fixa sur lui ses grands yeux bleus, pour une dernière prière
sans doute, puis croisa les deux bouts de son tartan, attendit une
minute encore et s'en alla.
— « Tu devrais la rappeler, » dit Frédéric.
— « Allons donc ! »
l'éducation sentimentale 217
Et, comme il avait besoin de sortir, Deslauriers passa dans sa
cuisine, qui était son cabinet de toilette. Il y avait sur la dalle, près
d'une paire de bottes, les débris d'un maigre déjeuner, et un matelas
avec une couverture était roulé par terre, dans un coin.
— « Ceci te démontre, » dit-il, « que je reçois peu de marquises !
On s'en passe aisément, va ! et des autres aussi. Celles qui ne coûtent
rien prennent votre temps; c'est de l'argent sous une autre forme;
or, je ne suis pas riche ! Et puis elles sont toutes si bêtes ! si bêtes !
Est-ce que tu peux causer avec une femme, tel ? »
Ils se séparèrent à l'angle du Pont-Neuf.
— « Ainsi, c'est convenu ! tu m'apporteras la chose demain, dès
que tu l'auras. »
— « Convenu ! » dit Frédéric.
Le lendemain, à son réveil, il reçut par la poste un bon de quinze
mille francs sur la Banque.
Ce chiffon de papier lui représenta quinze gros sacs d'argent;
et il se dit qu'avec une somme pareille, il pourrait, d'abord, garder
sa voiture pendant trois ans, au lieu de la vendre comme il y serait
forcé prochainement, ou s'acheter deux belles armures damasquinées
qu'il avait vues sur le quai Voltaire, puis quantité de choses encore,
des peintures, des livres et combien de bouquets de fleurs, de cadeaux
pour Mme Arnoux ! Tout, enfin, aurait mieux valu que de risquer,
que de perdre tant d'argent dans ce journal ! Deslauriers lui semblait
présomptueux, son insensibilité de la veille le refroidissant à son
endroit, et Frédéric s'abandonnait à ces regrets quand il fut tout surpris
de voir entrer Arnoux, — lequel s'assit sur le bord de sa couche,
pesamment, comme un homme accablé.
— a Qu'y a-t-il donc } »
— « Je suis perdu ! »
Il avait à verser, le jour même, en l'étude de M® Beauminet,
notaire rue Sainte-Anne, dix-huit mille francs, prêtés par un certain
Vanneroy.
— « C'est un désastre inexplicable ! Je lui ai donné une hypo-
2i8 l'éducation sentimentale
rhèque qui devait le tranquilliser, pourtant ! Mais il me menace d'un
commandement, s'il n'est pas payé cette après-midi, tantôt ! »
— i( Et alors ? »
— (( Alors, c'est bien simple ! Il va faire exproprier mon immeuble.
La première affiche me ruine, voilà tout ! Ah ! si je trouvais quelqu'un
pour m'avancer cette maudite somme-là, il prendrait la place de
Vanneroy et je serais sauvé ! Vous ne l'auriez pas, par hasard ? »
Le mandat était resté sur la table de nuit, près d'un livre. Frédéric
«ouleva le volume et le posa par-dessus, en répondant :
— (( Mon Dieu, non, cher ami ! »
Mais il lui coûtait de refuser à Arnoux.
— « Comment, vous ne trouvez personne qui veuille... ? i»
— ((Personne! et songer que, d'ici à huit jours, j'aurai des rentrées!
On me doit peut-être... cinquante mille francs pour la fin du mois ! »
— « Est-ce que vous ne pourriez pas prier les individus qui vous
doivent d'avancer... ? »
— (( Ah bien, oui ! »
• — (( Mais vous avez des valeurs quelconques, des billets } »
• — « Rien ! »
— « Que faire ? » dit Frédéric.
— « C'est ce que je me demande, » reprit Arnoux.
Il se tut, et il marchait dans la chambre de long en large.
— « Ce n'est pas pour moi, mon Dieu 1 mais pour mes enfants,
pour ma pauvre femme ! »
Puis, en détachant chaque mot :
— «Enfin... je serai fort... j'emballerai tout cela... et j'irai
chercher fortune... je ne sais où ! »
— « Impossible ! » s'écria Frédéric.
Arnoux répHqua d'un air calme :
— « Comment voulez- vous que je vive à Paris, maintenant ? »
Il y eut un long silence.
Frédéric se mit à dire :
— « Quand le rendriez-vous, cet argent ? »
L EDUCATION SENTIMENTALE 219
Non pas qu'il Teût; au contraire! Mais rien ne Tempêchait
de voir des amis, de faire des démarches. Et il sonna son domestique
pour s'habiller. Arnoux le remerciait.
— « C'est dix-huit mille francs qu'il vous faut, n'est-ce pas ? »
— c Oh ! je me contenterais bien de seize mille ! Car j'en ferai
bien deux mille cinq cents, trois mille avec mon argenterie, si Vanneroy,
toutefois, m'accorde jusqu'à demain ; et, je vous le répète, vous pouvez
affirmer, jurer au prêteur que, dans huit jours, peut-être même dans
cinq ou six, l'argent sera remboursé. D'ailleurs, l'hypothèque en
répond. Ainsi, pas de danger, vous comprenez?»
Frédéric assura qu'il comprenait et qu'il allait sortir immédiate-
ment.
Il resta chez lui, maudissant Deslauriers, car il voulait tenir sa
parole, et cependant obliger Arnoux.
— «Si je m'adressais à M. Dambreuse? Mais sous quel prétexte
demander de l'argent ? C'est à moi, au contraire, d'en porter chez lui
pour ses actions de houilles ! Ah ! qu'il aille se promener avec ses
actions ! Je ne les dois pas ! »
Et Frédéric s'applaudissait de son indépendance, comme s'il
eût refusé un service à M. Dambreuse.
— « Eh bien, » se dit-il ensuite, « puisque je fais une perte de
ce côté-là, car je pourrais, avec quinze mille francs, en gagner cent
mille ! à la Bourse, ça se voit quelquefois.... Donc, puisque je manque
à l'un, ne suis-je libre .\.. D'ailleurs, quand Deslauriers attendrait ! —
Non, non, c'est mal, allons-y ! »
Il regarda sa pendule.
— « Ah ! rien ne presse ! la Banque ne ferme qu'à cinq heures. »
Et, à quatre heures et demie, quand il eut touché son argent :
— « C'est inutile, maintenant ! Je ne le trouverais pas ; j'irai
ce soir !» — se donnant ainsi le moyen de revenir sur sa décision, car
il reste toujours dans la conscience quelque chose des sophismes qu'on
y a versés ; elle en garde l 'arrière-goût, comme d'une liqueur mauvaise.
Il se promena sur les boulevards, et dîna seul au restaurant.
22p l'Éducation sentimentale
Puis il entendit un acte au Vaudeville, pour se distraire. Mais ses
billets de banque le gênaient, comme s'il les eût volés. Il n'aurait pas
été chagrin de les perdre.
En rentrant chez lui, il trouva une lettre contenant ces mots :
« Quoi de neuf }
» Ma femme se joint à moi, cher ami, dans l'espérance, etc.
« A vous. »
Et un parafe.
— « Sa femme ! elle me prie ! »
Au même moment, parut Arnoux, pour savoir s'il avait trouvé
la somme urgente.
— « Tenez, la voilà ! » dit Frédéric.
Et, vingt-quatre heures après, il répondit à Deslauriers :
— (( Je n'ai rien reçu. »
L'Avocat revint trois jours de suite. Il le pressait d'écrire au
notaire. Il offrit même de faire le voyage du Havre.
— « Non ! c'est inutile ! je vais y aller ! »
La semaine finie, Frédéric demanda timidement au sieur Arnoux
ses quinze mille francs.
Arnoux le remit au lendemain, puis au surlendemain. Frédéric
se risquait dehors à la nuit close, craignant d'être surpris par Des-
lauriers.
Un soir, quelqu'un le heurta au coin de la Madeleine. C'était lui.
— « Je vais les chercher, » dit-il.
Et Deslauriers l'accompagna jusqu'à la porte d'une maison, dans
le faubourg Poissonnière.
— « Attends-moi ! »
Il attendit. Enfin, après quarante-trois minutes, Frédéric sortit
avec Arnoux, et lui fit signe de patienter encore un peu. Le marchand
de faïences et son compagnon montèrent, bras dessus, bras dessous,
la rue Hauteville, prirent ensuite la rue de Chabrol.
L EDUCATION SENTIMENTALE 221
La nuit était sombre, avec des rafales de vent tiède. Arnoux
marchait doucement, tout en parlant des Galeries du Commerce :
une suite de passages couverts qui auraient mené du boulevard
Saint-Denis au Châtelet, spéculation merveilleuse, où il avait grande
envie d*entrer ; et il s'arrêtait de temps à autre, pour voir aux carreaux
des boutiques la figure des grisettes, puis reprenait son discours.
Frédéric entendait les pas de Deslauriers derrière lui, comme
des reproches, comme des coups frappant sur sa conscience. Mais il
n*osait faire sa réclamation, par mauvaise honte, et dans la crainte
qu'elle ne fût inutile. L'autre se rapprochait. Il se décida.
Arnoux, d'un ton fort dégagé, dit que, ses recouvrements n'ayant
pas eu lieu, il ne pouvait rendre actuellement les quinze mille francs.
— «Vous n'en avez pas besoin, j 'imagine .î* »
A ce moment. Deslauriers accosta Frédéric, et, le tirant à l'écart r
— « Sois franc, les as-tu, oui ou non } »
— « Eh bien, non ! » dit Frédéric, «je les ai perdus ! »
— « Ah ! et à quoi ? »
— « Au jeu ! »
Deslauriers ne répondit pas un mot, salua très bas, et partit.
Arnoux avait profité de l'occasion pour allumer un cigare dans un
débit de tabac. Il revint en demandant quel était ce jeune homme»
— « Rien ! un ami ! »
Puis, trois minutes après, devant la porte de Rosanette :
— « Montez donc, w dit Arnoux, « elle sera contente de vous
voir. Quel sauvage vous êtes, maintenant ! »
Un réverbère, en face, l'éclairait; et avec son cigare entre ses
dents blanches et son air heureux, il avait quelque chose d'intolé-
rable.
— « Ah 1 à propos, mon notaire a été ce matin chez le vôtre,
pour cette inscription d'hypothèque. C'est ma femme qui me Ta
rappelé. »
— « Une femme de tête ! » reprit machinalement Frédéric.
— « Je crois bien 1 » j
222 l'Éducation sentimentale
Et Arnoux recommença son éloge. Elle n'avait pas sa pareille
pour Tesprit, le cœur, l'économie; il ajouta d'une voix basse, en roulant
des yeux :
— « Et comme corps de femme ! ^>
— « Adieu ! » dit Frédéric.
Arnoux fit un mouvement.
— (( Tiens ! pourquoi ? »
Et, la main à demi tendue vers lui, il l'examinait, tout déconte-
nancé par la colère de son visage.
Frédéric répliqua sèchement :
— « Adieu ! »
Il descendit la rue de Bréda comme une pierre qui déroule,
furieux contre Arnoux, se faisant le serment de ne jamais plus le revoir,
ni elle non plus, navré, désolé. Au lieu de la rupture qu'il attendait,
voilà que l'autre, au contraire, se mettait à la chérir et complètement,
depuis le bout des cheveux jusqu'au fond de l'âme. La vulgarité de
cet homme exaspérait Frédéric. Tout lui appartenait donc, à celui-là !
Il le retrouvait sur le seuil de la lorette ; et la mortification d'une rupture
s'ajoutait à la rage de son impuissance. D'ailleurs, l'honnêteté d 'Arnoux
offrant des garanties pour son argent l'humiliait; il aurait voulu
l'étrangler; et par-dessus son chagrin planait dans sa conscience,
comme un brouillard, le sentiment de sa lâcheté envers son ami.
Des larmes l 'étouffaient.
Deslauriers dévalait la rue des Martyrs, en jurant tout haut
d'indignation; car son projet, tel qu'un obélisque abattu, lui paraissait
maintenant d'une hauteur extraordinaire. Il s'estimait volé, comme s'il
avait subi un grand dommage. Son amitié pour Frédéric était morte,
et il en éprouvait de la joie ; c'était une compensation ! Une haine
l'envahit contre les riches. Il pencha vers les opinions de Sénécal et
se promettait de les servir.
Arnoux, pendant ce temps-là, commodément assis dans une
bergère, auprès du feu, humait sa tasse de thé, en tenant la Maréchale
sur ses genoux.
L EDUCATION SENTIMENTALE 223
Frédéric ne retourna point chez eux; et, pour se distraire de sa
passion calamiteuse, adoptant le premier sujet qui se présenta, il
résolut de composer une Histoire de la Renaissance. Il entassa pêle-
mêle sur sa table les humanistes, les philosophes et les poètes; il
allait au cabinet des estampes, voir les gravures de Marc- Antoine ; il
tâchait d'entendre Machiavel. Peu à peu, la sérénité du travail Tapaisa.
En plongeant dans la personnalité des autres, il oublia la sienne, ce
qui est la seule manière peut-être de n'en pas souffrir.
Un jour qu'il prenait des notes, tranquillement, la porte s'ouvrit
et le domestique annonça Mme Arnoux.
C'était bien elle ! seule ? Mais non ! car elle tenait par la main
le petit Eugène, suivi de sa bonne en tablier blanc. Elle s'assit; et,
quand elle eut toussé :
— « Il y a longtemps que vous n'êtes venu à la maison. »
Frédéric ne trouvant pas d'excuse, elle ajouta :
— « C'est une délicatesse de votre part ! »
Il reprit :
— a Quelle délicatesse ? »
— « Ce que vous avez fait pour Arnoux ! » dit-elle.
Frédéric eut un geste signifiant : « Je m'en moque bien ! c'était
pour vous ! »
Elle envoya son enfant jouer avec la bonne, dans le salon. Ils
échangèrent deux ou trois mots sur leur santé, puis l'entretien tomba.
Elle portait une robe de soie brune, de la couleur d'un vin
d'Espagne, avec un paletot de velours noir, bordé de martre; cette
fourrure donnait envie de passer les mains dessus, et ses longs ban-
deaux, bien lissés, attiraient les lèvres. Mais une émotion la troublait,
et, tournant les yeux du côté de la porte :
— « Il fait un peu chaud, ici ! »
Frédéric devina l'intention prudente de «yon regard :
— « Pardon ! les deux battants ne sont que poussés *J»
— « Ah ! c'est vrai ! »
, Et elle sourit, comme pour dire : « Je ne crains rien. »
224 L ÉDUCATION SENTIMENTALE
Il lui demanda immédiatement ce qui l'amenait.
— « Mon mari, » reprit-elle avec effort, « m'a engagée à venir
chez vous, n'osant faire cette démarche lui-même. »
— « Et pourquoi } »
— « Vous connaissez M. Dambreuse n'est-ce pas ? »
— « Oui, un peu. »
— « Ah ! un peu ! »
Elle se taisait.
— « N'importe ! achevez. »
Alors, elle conta que, l'avant- veille, Arnoux n'avait pu payer
quatre billets de mille francs souscrits à l'ordre du banquier, et sur
lesquels il lui avait fait mettre sa signature. Elle se repentait d'avoir
compromis la fortune de ses enfants. Mais tout valait mieux que le
déshonneur; et, si M. Dambreuse arrêtait les poursuites, on le payerait
bientôt, certainement; car elle allait vendre, à Chartres, une petite
maison qu'elle avait.
— «Pauvre femme!» murmura Frédéric. — «J'irai! comptez
sur moi. »
— « Merci ! »
Et elle se leva pour partir.
— « Oh ! rien ne vous presse encore ! »
Elle resta debout, examinant le trophée de flèches mongoles
suspendu au plafond, la bibliothèque, les reliures, tous les ustensiles
pour écrire ; elle souleva la cuvette de bronze qui contenait les plumes ;
ses talons se posèrent à des places différentes sur le tapis. Elle était
venue plusieurs fois chez Frédéric, mais toujours avec Arnoux. Ils
se trouvaient seuls, maintenant, — seuls, dans sa propre maison; —
c'était un événement extraordinaire, presque une bonne fortune.
Elle voulut voir son jardinet ; il lui offrit le bras pour lui montrei
ses domaines, trente pieds de terrain, enclos par des maisons, ornés
d'arbustes dans les angles et d'une plate-bande au milieu.
On était aux premiers jours d'avril. Les feuilles des lilas ver-
doyaient déjà, un souffle pur se roulait dans l'air, et de petits oiseaux
l'éducation sentimentale 225
pépiaient, alternant leur chanson avec le bruit lointain que faisait la
forge d'un carrossier.
Frédéric alla chercher une pelle à feu; et, tandis qu'ils se prome-
naient côte à côte l'enfant, élevait des tas de sable dans l'allée.
Mme Arnoux ne croyait pas qu'il eût plus tard une grande ima-
gination, mais il était d'humeur caressante. Sa sœur, au contraire,
avait une sécheresse naturelle qui la blessait quelquefois.
— « Cela changera, » dit Frédéric. « Il ne faut jamais désespérer. »
Elle répliqua :
— « Il ne faut jamais désespérer ! »
Cette répétition machinale de sa phrase lui parut une sorte
d'encouragement; il cueillit une rose, la seule du jardin.
— « Vous rappelez- vous... un certain bouquet de roses, un soir,
en voiture } »
Elle rougit quelque peu ; et, avec un air de compassion railleuse :
— « Ah ! j'étais bien jeune ! »
— « Et celle-là, » reprit à voix basse Frédéric, « en sera-t-il de
même ? »
Elle répondit, tout en faisant tourner la tige entre ses doigts,
comme le fil d'un fuseau :
— « Non ! je la garderai !»
Elle appela d'un geste la bonne, qui prit l'enfant sur son bras;
puis, au seuil de la porte, dans la rue, Mme Arnoux aspira la fleur,
en inclinant la tête sur son épaule, et avec un regard aussi doux qu'un
baiser.
Quand il fut remonté dans son cabinet, il contempla le fauteuil
où elle s'était assise et tous les objets qu'elle avait touchés. Quelque
chose d'elle circulait autour de lui. La caresse de sa présence durait
encore.
— « Elle est donc venue là ! » se disait-il.
Et les flots d'une tendresse infinie le submergeaient. ^
Le lendemain, à onze heures, il se présenta chez M. Dambreuse.
On le reçut dans la salle à manger. Le bancjuier déjeunait en face de
226 L ÉDUCATION SENTIMENTALE
sa femme. Sa nièce était près d'elle, et de Tautre côté Tinstitutrice,
une Anglaise, fortement marquée de petite vérole.
M. Dambreuse invita son jeune ami à prendre place au milieu
4 'eux, et, sur son refus :
— «A quoi puis-je vous être bon ? Je vous écoute. »
Frédéric avoua, en affectant de l'indifférence, qu'il venait faire
une requête pour un certain Arnoux.
— « Ah 1 ah ! l'ancien marchand de tableaux, » dit le banquier,
avec un rire muet découvrant ses gencives. « Oudry le garantissait,
autrefois; on s'est fâché. »
Et il se mit à parcourir les lettres et les journaux posés près de
Bon couvert.
Deux domestiques servaient, sans faire de bruit sur le parquet;
et la hauteur de la salle, qui avait trois portières en tapisserie et deux
fontaines de marbre blanc, le poli des réchauds, la disposition des
hors-d'œuvre, et jusqu'aux plis raides des serviettes, tout ce bien-être
luxueux établissait dans la pensée de Frédéric un contraste avec
un autre déjeuner chez Arnoux. Il n'osait interrompre M. Dam-
breuse.
Madame remarqua son embarras.
— « Voyez-vous quelquefois notre ami Martinon ? »
— « Il viendra ce soir, » dit vivement la jeune fille.
— « Ah ! tu le sais ? » répHqua sa tante, en arrêtant sur elle un
regard froid.
Puis, un. des valets s'étant penché à son oreille :
— « Ta couturière, mon enfant !... miss John ! »
Et l'institutrice, obéissante, disparut avec son élève.
M. Dambreuse, troublé par le dérangement des chaises, demanda
ce qu'il y avait.
— « C'est Mme Regimbart. »
— « Tiens ! Regimbart ! Je connais ce nom-là. J'ai rencontré sa
signature. »
Frédéric aborda enfin la question; Arnoux méritait de l'intérêt;
l'éducation sentimentale 227
il allait même, dans le seul but de remplir ses engagements, vendre
une maison à sa femme.
— a Elle passe pour très jolie, » dit Mme Dambreuse.
Le banquier ajouta d*un air bonhomme :
— «Etes-vous leur ami.,, intime?»
Frédéric, sans répondre nettement, dit qu'il lui serait fort obligé
de prendre en considération...
— « Eh bien, puisque cela vous fait plaisir, soit ! on attendra !
J'ai du temps encore. Si nous descendions dans mon bureau, voulez-
vous ? »
Le déjeuner était fini; Mme Dambreuse s'inclina légèrement,
tout en souriant d'un rire singulier, plein à la fois de politesse et
d'ironie. Frédéric n'eut pas le temps d'y réfléchir; car M. Dambreuse,
dès qu'ils furent seuls :
— « Vous n'êtes pas venu chercher vos actions. »
Et, sans lui permettre de s'excuser :
— « Bien ! bien ! il est juste que vous connaissiez l'affaire un
peu mieux. »
Il lui offrit une cigarette et commença.
L,^ Union générale des Houilles françaises était constituée; on
n'attendait plus que l'ordonnance. Le fait seul de la fusion diminuait
les frais de surveillance et de main-d'œuvre, augmentait les bénéfices.
De plus, la Société imaginait une chose nouvelle, qui était d'intéresser
les ouvriers à son entreprise. Elle leur bâtirait des maisons, des loge-
ments salubres; enfin elle se constituait le fournisseur de ses employés,
leur livrait tout à prix de revient.
— « Et ils gagneront, monsieur; voilà du véritable progrès; c'est
répondre victorieusement à certaines criailleries républicaines ! Nous
avons dans notre conseil, » — il exhiba le prospectus, — « un pair de
France, un savant de l'Institut, un officier supérieur du génie en retraite,
des noms connus ! De pareils éléments rassurent les capitaux craintifs
et appellent les capitaux intelligents ! » La Compagnie aurait pour elle
les commandes de l'État, puis les chemins de fer, la marine à vapeur.
228 l'Éducation sentimentale
les établissements métallurgiques, le gaz, les cuisines bourgeoises.
« Ainsi, nous chauffons, nous éclairons, nous pénétrons jusqu'au foyer
des plus humbles ménages. Mais comment, me direz-vous, pourrons-
nous assurer la vente ? Grâce à des droits protecteurs, cher monsieur,
et nous les obtiendrons; cela nous regarde ! Moi, du reste, je suis
franchement prohibitionniste ! le Pays avant tout ! » On Tavait nommé
directeur; mais le temps lui manquait pour s'occuper de certains
détails, de la rédaction entre autres. « Je suis un peu brouillé avec mes
auteurs, j'ai oublié mon grec ! J'aurais besoin de quelqu'un... qui pût
traduire mes idées. » Et tout à coup : « Voulez-vous être cet homme-là,
avec le titre de secrétaire général ? »
Frédéric ne sut que répondre.
— « Eh bien, qui vous empêche } »
Ses fonctions se borneraient à écrire, tous les ans, un rapport
pour les actionnaires. Il se trouverait en relations quotidiennes avec
les hommes les plus considérables de Paris. Représentant la Compagnie
près les ouvriers, il s'en ferait adorer, naturellement, ce qui lui per-
mettrait, plus tard, de se pousser au Conseil général, à la députation.
Les oreilles de Frédéric tintaient. D'où provenait cette bien-
veillance } Il se confondit en remercîments.
Mais il ne fallait point, dit le banquier, qu'il fût dépendant de
personne. Le meilleur moyen, c'était de prendre des actions, « place-
ment superbe d'ailleurs, car votre capital garantit votre position, comme
votre position votre capital. »
— «A combien, environ, doit-il se monter } » dit Frédéric.
— (( Mon Dieu ! ce qui vous plaira, de quarante à soixante mille
francs, je suppose »
Cette somme était si minime pour M. Dambreuse et son autorité
si grande, que le jeune homme se décida immédiatement à vendre
une ferme. Il acceptait. M. Dambreuse fixerait un de ces jours un
rendez- vous pour terminer leurs arrangements.
— «Ainsi, je puis dire à Jacques Arnoux...?»
— « Tout ce que vous voudrez ! le pauvre garçon ! Tout ce que
vous voudrez ! »
L*EDUCATION SENTIMENTALE 229
Frédéric écrivit aux Arnoux de se tranquilliser, et il fit porter la
lettre par son domestique auquel on répondit :
— « Très bien ! »
Sa démarche, cependant, méritait mieux. Il s'attendait à une
visite, à une lettre tout au moins. Il ne reçut pas de visite. Aucune
lettre n'arriva.
Y avait-il oubli de leur part ou intention ? Puisque Mme Arnoux
était venue une fois, qui l'empêchait de revenir? L'espèce de sous-
entendu, d'aveu qu'elle lui avait fait, n'était donc qu'une manœuvre
exécutée par intérêt ? « Se sont-ils joués de moi ? est-elle complice ? »
Une sorte de pudeur, malgré son envie, l'empêchait de retourner chez
eux.
Un matin (trois semaines après leur entrevue), M. Dambreuse
lui écrivit qu'il l'attendait le jour même, dans une heure.
En route, l'idée des Arnoux l'assaillit de nouveau; et. ne décou-
vrant point de raison à leur conduite, il fut pris par une angoisse, un
pressentiment funèbre. Pour s'en débarrasser, il appela un cabriolet
et se fit conduire rue Paradis.
Arnoux était en voyage.
— « Et Madame ? »
— (( A la campagne, à la fabrique ! »
— « Quand revient Monsieur ? »
— « Demain, sans faute ! »
Il la trouverait seule ; c'était le moment. Quelque chose d'impérieux
criait dans sa conscience : « Vas-y donc ! »
Mais M. Dambreuse? «Eh bien, tant pis ! Je dirai que j'étais
malade. » Il courut à la gare; puis, dans le wagon: « J'ai eu tort, peut-
être ? Ah bah ! qu'importe ! »
A droite et à gauche, des plaines vertes s'étendaient; le convoi
roulait, les maisonnettes des stations glissaient comme les décors,
et la fumée de la locomotive versait toujours du même côté ses gros
flocons qui dansaient sur l'herbe quelque temps, puis se dispersaient.
Frédéric, seul sur sa banquette, regardait cela, par ennui, perdu
230 L EDUCATION SENTIMENTALE
dans cette langueur que donne Texcès même de Timpatience. Mais
des grues, des magasins, parurent. C'était Creil.
La ville, construite au versant de deux collines basses (dont la
première est nue et la seconde couronnée par un bois), avec la tour de
son église, ses maisons inégales et son pont de pierre, lui semblait
avoir quelque chose de gai. de discret et de bon. Un grand bateau
plat descendait au fil de Teau, qui clapotait, fouettée par le vent; des
poules, au pied du calvaire, picoraient dans la paille; une femme
passa, portant du linge mouillé sur la tête.
Après le pont, il se trouva dans une île, où Ton voit sur la droite
les ruines d'une abbaye. Un moulin tournait, barrant dans toute sa
largeur le second bras de TOise, que surplombe la manufacture.
L'importance de cette construction étonna grandement Frédéric. Il
en conçut plus de respect pour Arnoux. Trois pas plus loin, il prit
une ruelle, terminée au fond par une grille.
Il était entré. La concierge le rappela en lui criant :
— « Avez- vous une permission } »
— (( Pourquoi ? »
— « Pour visiter l'établissement ! »
Frédéric, d'un ton brutal, dit qu'il venait voir M. Arnoux.
— «Qu'est-ce que c'est que M. Arnoux.'^»
— « Mais le chef, le maître, le propriétaire enfin ! »
— « Non, monsieur, c'est ici la fabrique de MM. Lebœuf et
Milliet ! »
La bonne femme plaisantait sans doute. Des ouvriers arrivaient;
il en aborda deux ou trois, leur réponse fut la même.
Frédéric sortit de la cour, en chancelant comme un homme ivre ;
et il avait l'air tellement ahuri que, sur le pont de la Boucherie, un
bourgeois en train de fumer sa pipe lui demanda s'il cherchait quelque
chose. Celui-là connaissait la manufacture d'Arnoux. Elle était située
à Montataire.
Frédéric s'enquit d'une voiture, on n'en trouvait qu'à la gare.
Il V retourna. Une calèche disloquée, attelée d'un vieux cheval dont
l'éducation sentimentale 231
les harnais décousus pendaient dans les brancards, stationnait devant
Je bureau des bagages, solitairement.
Un gamin s'offrit à découvrir « le père Pilon ». Il revint au bout
de dix minutes; le père Pilon déjeunait. Frédéric, n'y tenant plus,
partit. Mais la barrière du passage était close. Il fallut attendre que
deux convois eussent défilé. Enfin il se précipita dans la campagne.
La verdure monotone la faisait ressembler à un immense tapis
de billard. Des scories de fer étaient rangées, sur les deux bords de
la route, comme des mètres de cailloux. Un peu plus loin, des cheminées
d'usine fumaient les unes près des autres. En face de lui se dressait,
sur une colline ronde, un petit château à tourelles, avec le clocher
quadrangulaire d'une église. De longs murs, en dessous, formaient
des lignes irrégulières parmi les arbres ; et, tout en bas, les maisons
du village s'étendaient.
Elles sont à un seul étage, avec des escaliers de trois marches,
faites de blocs sans ciment. On entendait, par intervalles, la sonnette
d'un épicier. Des pas lourds s'enfonçaient dans la boue noire, et une
pluie fine tombait, coupant de mille hachures le ciel pâle.
Frédéric suivit le milieu du pavé ; puis il rencontra sur sa gauche,
à l'entrée d'un chemin, un grand arc de bois qui portait écrit en lettres
d'or : FAÏENCES.
Ce n'était pas sans but que Jacques Arnoux avait choisi le voisi-
nage de Creil; en plaçant sa manufacture le plus près possible de
l'autre (accréditée depuis longtemps), il provoquait dans le public
une confusion favorable à ses intérêts.
Le principal corps de bâtiment s'appuyait sur le bord même
d'une rivière qui traverse la prairie. La maison de maître, entourée
d'un jardin, se distinguait par son perron, orné de quatre vases où se
hérissaient des cactus. Des amas de terre blanche séchaient sous des
hangars; il y en avait d'autres à l'air libre; et au milieu de la cour se
tenait Sénécal, avec son éternel paletot bleu, doublé de rouge.
L'ancien répétiteur tendit sa main froide :
— c. Vous venez pour le patron ? Il n'est pas là. »
>vC,
232 L EDUCATION SENTIMENTALE
Frédéric, décontenancé, répondit bêtement :
— « Je le savais. » Mais, se reprenant aussitôt : « C'est pour une
affaire qui concerne Mme Arnoux. Peut-elle me recevoir ? »
— « Ah ! je ne Tai pas vue depuis trois jours, » dit Sénécal.
Et il entama une kyrielle de plaintes. En acceptant les conditions
du fabricant, il avait entendu demeurer à Paris, et non s'enfouir dans
cette campagne, loin de ses amis, privé de journaux. N'importe ! Il
avait passé par là-dessus ! Mais Arnoux ne paraissait faire nulle atten-
tion à sonmérite. Il était borné d'ailleurs, et rétrograde, ignorant comme
pas un. Au lieu de chercher des perfectionnements artistiques, mieux
aurait valu introduire des chauffages à la houille et au gaz. Le bourgeois
s'enfonçait ; Sénécal appuya sur le mot. Bref, ses occupations lui déplai-
saient; et il somma presque Frédéric de parler en sa faveur, afin qu'on
augmentât ses émoluments.
— « Soyez tranquille ! » dit l'autre.
Il ne rencontra personne dans l'escalier. Au premier étage, il
avança la tête dans une pièce vide; c'était le salon. Il appela très haut.
On ne répondit pas; sans doute, la cuisinière était sortie, la bonne
aussi; enfin, parvenu au second étage, il poussa une porte. Mme Ar-
noux était seule, devant une armoire à glace. La ceinture de sa robe
de chambre entr 'ouverte pendait le long de ses hanches. Tout un côté
de ses cheveux lui faisait un flot noir sur l'épaule droite; et elle avait
les deux bras levés, retenant d'une main son chignon, tandis que
l'autre y enfonçait une épingle. Elle jeta un cri, et disparut.
Puis elle revint correctement habillée. Sa taille, ses yeux, le
bruit de sa robe, tout l'enchanta. Frédéric se retenait pour ne pas
la couvrir de baisers.
— « Je vous demande pardon, » dit-elle, « mais je ne pouvais... »
Il eut la hardiesse de l'interrompre :
— « Cependant... vous étiez très bien... tout à l'heure. »
Elle trouva sans doute le compliment un peu grossier, car ses
pommettes se colorèrent. Il craignait de l'avoir offensée. Elle reprit :
• — « Par Quel bon hasard êtes- vous venu } »
l'éducation sentimentale 233
il ne sut que répondre; et, après un petit ricanement qui lui donna
le temps de réfléchir :
— « Si je vous le disais, me croiriez-vous ? »
— « Pourquoi pas ? »
Frédéric conta qu'il avait eu, l'autre nuit, un songe aflfreux :
— « J'ai rêvé que vous étiez gravement malade, près de mourir. »
— « Oh ! ni moi, ni mon mari ne sommes jamais malades ! »
— « Je n'ai rêvé que de vous, » dit-il.
Elle le regarda d'wn air calme.
— « Les rêves ne se réalisent pas toujours. »
Frédéric balbutia, chercha ses mots, et se lança enfin dans une
longue période sur l'affinité des âmes. Une force existait qui peut, à
travers les espaces, mettre en rapport deux personnes, les avertir de
ce qu'elles éprouvent et les faire se rejoindre.
Elle l'écoutait la tête basse, tout en souriant de son beau sourire.
Il l'observait du coin de l'œil, avec joie, et épanchait son amour plus
librement sous la facilité d'un lieu-commun. Elle proposa de lui
montrer la fabrique; et, comme elle insistait, il accepta.
Pour le distraire d'abord par quelque chose d'amusant, elle lui
fit voir l'espèce de musée qui décorait l'escalier. Les spécimens
accrochés contre les murs ou posés sur des planchettes attestaient
les efforts et les engouements successifs d'Arnoux. Après avoir cherché
le rouge des cuivres des Chinois, il avait voulu faire des majoliques,
des faënza, de l'étrusque, de l'oriental, tenté enfin quelques-uns des
perfectionnements réalisés plus tard. Aussi remarquait-on, dans la
série, de gros vases couverts de mandarins, des écuelles d'un mordoré
chatoyant, des pots rehaussés d'écritures arabes, des. buires dans le
goût de la Renaissance, et de larges assiettes avec deux personnages,
qui étaient comme dessinés à la sanguine, d'une façon mignarde
et vaporeuse. Il fabriquait maintenant des lettres d'enseigne, des
étiquettes à vin; mais son intelligence n'était pas assez haute pour
atteindre jusqu'à l'Art, ni assez bourgeoise non plus pour viser exclu-
sivement au profit, si bien que, sans contenter personne, il se ruinait.
234 l'éducation sentimentale
Tous deux considéraient ces choses, quand Mlle Marthe passa.
— « Tu ne le reconnais donc pas ? » lui dit sa mère.
— <i Si fait ! » reprit-elle en le saluant, tandis que son regard
limpide et soupçonneux, son regard de vierge semblait murmurer :
c( Que viens-tu faire ici, toi ? » et elle montait les marches, la tête un
peu tournée sur Tépaule.
Mme Arnoux emmena Frédéric dans la cour, puis elle expliqua
d'un ton sérieux comment on broie les terres, on les nettoie, on les
tamise.
— « L'important, c'est la préparation des pâtes. »
Et elle l'introduisit dans une salle que rempHssaient des cuves,
où virait sur lui-même un axe vertical armé de bras horizontaux.
Frédéric s'en voulait de n'avoir pas refusé nettement sa proposition,
tout à l'heure.
— « Ce sont les patouillards, » dit-elle.
Il trouva le mot grotesque, et comme inconvenant dans sa bouche.
De larges courroies filaient d'un bout à l'autre du plafond, pour
s'enrouler sur des tambours, et tout s'agitait d'une façon continue,
mathématique, agaçante.
Ils sortirent de là, et passèrent près d'une cabane en ruines, qui
avait autrefois servi à mettre des instruments de jardinage.
— « Elle n'est plus utile, » dit Mme Arnoux.
Il répliqua d'une voix tremblante :
— « Le bonheur peut y tenir ! ))
Le tintamarre de la pompe à feu couvrit ses paroles, et ils entrèrent
dans l'atelier des ébauchages.
Des hommes, assis à une table étroite, posaient devant eux, sur
un disque tournant, une masse de pâte; leur main gauche en raclait
l'intérieur, leur droite en caressait la surface, et l'on voyait s'élever
des vases, comme des fleurs qui s'épanouissent.
Mme Arnoux fit exhiber les moules pour les ouvrages plus
difficiles.
Dans une autre pièce, on pratiquait les filets, les gorges, les lignes
L EDUCATION SENTIMENTALE 235
saillantes. A l'étage supérieur, on enlevait les coutures, et Ton bouchait
avec du plâtre les petits trous que les opérations précédentes avaient
laissés.
Sur des claires-voies, dans des coins, au milieu des corridors,
partout s'alignaient des poteries.
Frédéric commençait à s'ennuyer.
— « Cela vous fatigue peut-être } » dit-elle.
Craignant qu'il ne fallût borner là sa visite, il affecta, au contraire,
beaucoup d'enthousiasme. Il regrettait même de ne s'être pas voué
à cette industrie.
Elle parut surprise.
— u Certainement ! j'aurais pu vivre près de vous ! »
Et, comme il cherchait son regard, Mme Arnoux, afin de l'éviter,
prit sur une console des boulettes de pâte, provenant des rajustages
manques, les aplatit en une galette, et imprima dessus sa main.
— « Puis-je emporter cela ? » dit Frédéric.
— « Etes-vous assez enfant, mon Dieu ! »
Il allait répondre, Sénécal entra.
M. le sous-directeur, dès le seuil, s'aperçut d'une infraction au
règlement. Les ateliers devaient être balayés toutes les semaines; on
était au samedi, et, comme les ouvriers n'en avaient rien fait, Sénécal
leur déclara qu'ils auraient à rester une heure de plus, a Tant pis pour
vous ! »
Ils se penchèrent sur leurs pièces, sans murmurer: mais on devinait
leur colère au souffle rauque de leur poitrine. Ils étaient, d'ailleurs, peu
faciles à conduire, tous ayant été chassés de la grande fabrique. Le
républicain les gouvernait durement. Homme de théories, il ne con-
sidérait que les masses et se montrait impitoyable pour les indi-
vidus.
Frédéric, gêné par sa présence, demanda bas à Mme Arnoux s'il
n'y avait pas moyen de voir les fours. Ils descendirent au rez-de-
chaussée; et elle était en train d'expliquer l'usage des cassettes, quand
Sénécal, qui les avait suivis, s'interposa entre eux.
236 L EDUCATION SENTIMENTALE
Il continua de lui-même la démonstration, s'étendit sur les diffé-
rentes sortes de combustibles, l'enfournement, les pyroscopes, les
alandiers, les englobes, les lustres et les métaux, prodiguant les termes
de chimie, chlorure, sulfure, borax, carbonate. Frédéric n'y comprc'
nait rien, et à chaque minute se retournait vers Mme Arnoux.
— « Vous n'écoutez pas, » dit-elle. « M. Sénécal pourtant est
très clair. Il sait toutes ces choses beaucoup mieux que moi. »
Le mathématicien, flatté de cet éloge, proposa de faire voir le
posage des couleurs. Frédéric interrogea d'un regard anxieux Mme
Arnoux. Elle demeura impassible, ne voulant sans doute ni être seule
avec lui, ni le quitter cependant. Il lui offrit son bras.
— « Non ! merci bien ! l'escalier est trop étroit ! »
Et, quand ils furent en haut, Sénécal ouvrit la porte d'un apparte-
ment rempli de femmes.
Elles maniaient des pinceaux, des fioles, des coquilles, des plaques
de verre. Le long de la corniche, contre le mur, s'alignaient des planches
gravées; des bribes de papier fin voltigeaient; et un poêle de fonte
exhalait une température écœurante, où se mêlait l'odeur de la téré-
benthine.
Les ouvrières, presque toutes, avaient des costumes sordides.
On en remarquait une, cependant, qui portait un madras et de longues
boucles d'oreilles. Tout à la fois mince et potelée, elle avait de gros
yeux noirs et les lèvres charnues d'une négresse. Sa poitrine abondante
saillissait sous sa chemise, tenue autour de sa taille par le cordon de
sa jupe; et, un coude sur l'établi, tandis que l'autre bras pendait,
elle regardait vaguement, au loin, dans la campagne. A côté d'elle
traînaient une bouteille de vin et de la charcuterie.
Le règlement interdisait de manger dans les ateliers, mesure de
propreté pour la besogne et d'hygiène pour les travailleurs.
Sénécal, par sentiment du devoir ou besoin de despotisme, s'écria
de loin, en indiquant une affiche dans un cadre :
— « Hé ! là-bas, la Bordelaise ! lisez-moi tout haut l'article 9. »
— « Eh bien, après } »
L EDUCATION SENTIMENTALE 237
— « Après, mademoiselle ? C'est trois francs d'amende que vous
payerez ! »
Elle le regarda en face, impudemment.
— « Qu'est-ce que ça me fait ? Le patron, à son retour, la lèvera,
votre amende ! Je me fiche de vous, mon bonhomme ! »
Sénécal, qui se promenait les mains derrière le dos, comme un
pion dans une salle d'études, se contenta de sourire :
— «Article 13, insubordination, dix francs!»
La Bordelaise se remit à sa besogne. Mme Arnoux,par convenance,
ne disait rien, mais ses sourcils se froncèrent. Frédéric murmura :
— « Ah ! pour un démocrate, vous êtes bien dur ! »
L'autre répondit magistralement :
— « La Démocratie n'est pas le dévergondage de l'individualisme.
C'est le niveau commun sous la loi, la répartition du travail, l'ordre ! »
— « Vous oubliez l'humanité ! » dit Frédéric.
Mme Arnoux prit son bras; Sénécal, offensé peut-être de cette
approbation silencieuse, s'en alla.
Frédéric en ressentit un immense soulagement. Depuis le matin,
il cherchait l'occasion de se déclarer; elle était venue. D'ailleurs le
mouvement spontané de Mme Arnoux lui semblait contenir des
promesses; et il demanda, comme pour se réchauffer les pieds, à
monter dans sa chambre. Mais, quand il fut assis près d'elle, son
embarras commença; le point de départ lui manquait. Sénécal, heu-
reusement, vint à sa pensée.
— « Rien de plus sot, » dit-il, « que cette punition ! »
Mme Arnoux reprit :
— « Il y a des sévérités indispensables.»
— « Comment, vous qui êtes si bonne ! Oh ! je me trompe !
car vous vous plaisez quelquefois à faire souffrir ! »
— « Je ne comprends pas les énigmes, mon ami. »
Et son regard austère, plus encore que le mot, l'arrêta. Frédéric
était déterminé à poursuivre. Un volume de Musset se trouvait
par hasard sur la commode. Il en tourna quelques pages, puis se
238 L EDUCATION SENTIMENTALE
mit à parler de l'amour, de ses désespoirs et de ses emportements.
Tout cela, suivant Mme Arnoux, était criminel ou factice.
Le jeune homme se sentit blessé par cette négation; et, pour la
combattre, il cita en preuve les suicides qu'on voit dans les journaux,
exalta les grands types littéraires, Phèdre, Didon, Roméo, Desgrieux.
Il s'enferrait.
Le feu dans la cheminée ne brûlait plus, la pluie fouettait contre
les vitres. Mme Arnoux, sans bouger, restait les deux mains sur les
bras de son fauteuil; les pattes de son bonnet tombaient comme leî
bandelettes d'un sphinx; son profil pur se découpait en pâleur au
miHeu de l'ombre.
Il avait envie de se jeter à ses genoux. Un craquement se fit dans
le couloir, il n'osa.
Il était empêché, d'ailleurs, par une sorte de crainte religieuse.
Cette robe, se confondant avec les ténèbres, lui paraissait démesurée,
mfinie, insoulevable ; et précisément à cause de cela son désir redou-
blait. Mais, la peur de faire trop et de ne pas faire assez lui ôtait tout
discernement.
— « Si je lui déplais, » pensait-il, « qu'elle me chasse ! Si elle
veut de moi, qu'elle m'encourage ! »
Il dit en soupirant :
— (( Donc, vous n'admettez pas qu'on puisse aimer... une femme ?
Mme Arnoux répliqua :
— « Quand elle est à marier, on l'épouse; lorsqu'elle appartient
à un autre, on s'éloigne. »
— « Ainsi, le bonheur est impossible ? »
— « Non ! Mais on ne le trouve jamais dans le mensonge, les
inquiétudes et le remords. »
— « Qu'importe ! s'il est payé par des joies sublimes. »
— a L'expérience est trop coûteuse ! »
!1 voulut l'attaquer par l'ironie :
— « La vertu ne serait donc que de la lâcheté } »
— « Dites de la clairvoyance, plutôt. Pour celles même qui
L EDUCATION SENTIMENTALE
239
oublieraient le devoir ou la religion, le simple bon sens peut suffire.
L*égoïsme fait une base solide à la sagesse. »
— « Ah I quelles maximes bourgeoises vous avez ! »
— « Mais je ne me vante pas d'être une grande dame ! »
<m,.
240 L EDUCATION SENTIMENTALE
A ce moment-là, le petit garçon accourut :
— « Maman, viens-tu dîner ? »
— « Oui, tout à l'heure !»
Frédéric se leva; en même temps Marthe parut.
Il ne pouvait se résoudre à s'en aller; et, avec un regard tout plein
de supplications :
— « Ces femm.es dont vous parlez sont donc bien insensibles ? »
— « Non ! mais sourdes quand il le faut. »
Et elle se tenait debout, sur le seuil de sa chambre, avec ses deux
enfants à ses côtés. Il s'inclina sans dire un mot. Elle répondit silen-
cieusement à son salut.
Ce qu'il éprouva d'abord, ce fut une stupéfaction infinie. Cette
manière de lui faire comprendre l'inanité de son espoir l'écrasait.
11 se sentait perdu comme un homme tombé au fond d'un abîme, qui
sait qu'on ne le secourra pas et qu'il doit mourir.
Il marchait cependant, mais sans rien voir, au hasard ; il se heurtait
contre les pierres; il se trompa de chemin. Un bruit de sabots retentit
près de son oreille; c'étaient les ouvriers qui sortaient de la fonderie.
Alors il se reconnut.
A l'horizon, les lanternes du chemin de fer traçaient une ligne de
feux. Il arriva comme un convoi partait, se laissa pousser dans un
wagon, et s'endormit.
Une heure après, sur les boulevards, la gaieté de Paris le soir
recula tout à coup son voyage dans un passé déjà loin. Il voulut être
fort, et allégea son cœur en dénigrant Mme Arnoux par des épithètes
injurieuses :
— a C'est une imbécile, une dinde, une brute, n'y pensons plus ! »
Rentré chez lui, il trouva dans son cabinet une lettre de huit pages
sur papier à glaçure bleue et initiales R. A.
Cela commençait par des reproches amicaux :
« Que devenez- vous, mon cher ? je m'ennuie. »
Mais l'écriture était si abominable, que Frédéric allait rejeter
tout le paquet quand il aperçut, en post-scriptum ;
l'éducation sentimentale
241
« Je compte sur vous demain pour me conduire aux courses. »
Que signifiait cette invitation ? était-ce encore un tour de la
Maréchale ? Mais on ne se moque pas deux fois du même homme à
propos de rien ; et pris de curiosité, il relut la lettre attentivement.
Frédéric distingua : « Malentendu... avoir fait fausse route... dés-
illusions.... Pauvres enfants que nous sommes !... Pareils à deux fleuves
qui se rejoignent ! etc. »
Ce style contrastait avec le langage ordinaire de la lorette. Quel
changement était donc survenu }
Il garda longtemps les feuilles entre ses doigts. Elles sentaient
l'iris; et il y avait, dans la forme des caractères et Tespacement irrégu-
lier des lignes, comme un désordre de toilette qui le troubla.
— «Pourquoi n'irais-je pas.^» se dit-il enfin. «Mais si Mme
Amoux le savait .^^ Ah ! qu'elle le sache ! Tant mieux ! et qu'elle en
soit jalouse ! ça me vengera ! »
IV
La Maréchale était prête et Tattendait.
— « C'est gentil, cela! » dit-elle, en fixant sur lui ses jolis yeux,
à la fois tendres et gais.
Quand elle eut fait le nœud de sa capote, elle s'assit sur le divan
et resta silencieuse.
— « Partons-nous ? » dit Frédéric.
Elle regarda la pendule.
— « Oh ! non ! pas avant une heure et demie, » comme si elle
eût posé en elle-même cette limite à son incertitude.
Enfin l'heure ayant sonné :
— « Eh bien, andiamOy caro mio ! »
Et elle donna un dernier tour à ses bandeaux, fit des recomman-
dations à Delphine.
— a Madame revient dîner } »
— «Pourquoi donc? Nous dînerons ensemble quelque part, au
Café Anglais, où vous voudrez ! »
— « Soit ! »
Ses petits chiens jappaient autour d'elle.
— « On peut les emmener, n'est-ce pas ? »
Frédéric les porta, lui-même, jusqu'à la voiture. C'était une
berline de louage avec deux chevaux de poste et un postillon ; il avait
mis sur le siège de derrière son domestique. La Maréchale parut
satisfaite de ses prévenances ; puis, dès qu'elle fut assise, lui demanda
s'il avait été chez Arnoux, dernièrement.
— « Pas depuis un mois, » dit Frédéric.
— « Moi, je l'ai rencontré avant-hier, il serait même venu
aujourd'hui. Mais il a toute sorte d'embarras, encore un procès, je
ne sais quoi. Quel drôle d'homme ! »
— « Oui, très drôle ! »
244
l'éducation sentimentale
Frédéric ajouta d'un air indifférent :
— «A propos, voyez-vous toujours... comment donc Tappelez-
vous .^.. cet ancien chanteur... Delmar?»
Elle répliqua sèchement :
— « Non ! c'est fini. «
Ainsi, leur rupture était certaine. Frédéric en conçut de l'espoir.
Ils descendirent au pas le quartier Bréda; les rues, à cause du
dimanche, étaient désertes, et des figures de bourgeois apparaissaient
derrière des fenêtres. La voiture prit un train plus rapide; le bruit
des roues faisait se retourner les passants, le cuir de la capote rabattue
brillait, le domestique se cambrait la taille, et les deux havanais l'un
près de l'autre semblaient deux manchons d'hermine, posés sur les
coussins. Frédéric se laissait aller au bercement des soupentes. La
Maréchale tournait la tête, à droite et à gauche, en souriant.
Son chapeau de paille nacrée avait une garniture de dentelle
noire. Le capuchon de son burnous flottait au vent; et elle s'abritait
du soleil sous une ombrelle de satin lilas, pointue par le haut comme
une pagode.
— (( Quels amours de petits doigts ! » dit Frédéric, en lui prenant
doucement l'autre main, la gauche, ornée d'un bracelet d'or, en forme
de gourmette, a Tiens, c'est mignon; d'où cela vient-il?»
l'éducation sentimentale 245
— « Oh ! il y a longtemps que je Tai, » dit la Maréchale.
Le jeune homme n'objecta rien à cette réponse hypocrite. Il
aima mieux « profiter de la circonstance. » Et, lui tenant toujours le
poignet, il appuya dessus ses lèvres, entre le gant et la manchette.
— « Finissez, on va nous voir ! »
— t^ Bah ! qu'est-ce que cela fait ! »
Après la place de la Concorde, ils priient par le quai de la
Conférence et le quai de Billy, 011 Ton remarque un cèdre dans un
jardin. Rosanette croyait le Liban situé en Chine; elle rit elle-même
de son ignorance et pria Frédéric de lui donner des leçons de géogra-
phie. Puis, laissant à droite le Trocadéro, ils traversèrent le pont
d'Iéna, et s'arrêtèrent enfin au milieu du Champ de Mars, près des
autres voitures, déjà rangées dans l'Hippodrome.
Les tertres de gazon étaient couverts de menu peuple. On aperce-
vait des curieux sur le balcon de l'École militaire ; et les deux pavillons
en dehors du pesage, les deux tribunes comprises dans son enceinte,
et une troisième devant celle du Roi se trouvaient remplies d'une
foule en toilette qui témoignait, par son maintien, de la révérence
pour ce divertissement encore nouveau. Le public des courses, plus
spécial dans ce temps-là, avait un aspect moins vulgaire; c'était
l'époque des sous-pieds, des collets de velours et des gants blancs.
Les femmes, vêtues de couleurs brillantes, portaient des robes à
taille longue, et, assises sur les gradins des estrades, elles faisaient
comme de grands massifs de fleurs, tachetées de noir, çà et là, par les
sombres costumes des hommes. Mais tous les regards se tournaient
vers le célèbre algérien Bou-Maza, qui se tenait impassible, entre
deux officiers d'état-major, dans une des tribunes particulières. Celle
du Jockey-Club contenait exclusivement des messieurs graves.
Les plus enthousiastes s'étaient placés, en bas, contre la piste,
défendue par deux lignes de bâtons supportant des cordes; dans
l'ovale immense que décrivait cette allée, des marchands de coco
agitaient leur crécelle, d'autres vendaient le programme des courses,
d'autres criaient des cigares, un vaste bourdonnement s'élevait; les
246
l'éducation sentimentale
gardes municipaux passaient
et repassaient; une cloche,
suspendue à un poteau cou-
vert de chiffres, tinta. Cinq
chevaux parurent, et on
rentra dans les tribunes.
Cependant, de gros
nuages effleuraient de leurs
volutes la cime des ormes,
en face. Rosanette avait
peur de la pluie.
— « J'ai des riflards, »
dit Frédéric, « et tout ce
qu'il faut pour se distraire, »
ajouta-t-il en soulevant le
coffre, où il y avait des pro-
visions de bouche dans un
panier.
— « Bravo ! nous nous
comprenons ! »
— « Et on se com-
prendra encore mieux, n'est-
ce pas ? »
— « Cela se pourrait ! a
fît-elle en rougissant.
Les jockeys, en casaque
de soie, tâchaient d'aligner
leurs chevaux et les rete-
naient à deux mains. Quel-
qu'un abaissa un drapeau
rouge. Alors, tous les cinq, se
I penchant sur les crinières,
partirent. Ils restèrent
l'éducation sentimentale 247
d'abord serrés en une seule masse; bientôt elle s'allongea, se coupa;
celui qui portait la casaque jaune, au milieu du premier tour, faillit
tomber; longtemps il y eut de l'incertitude entre Filly et Tibi; puis
Tom-Pouce parut en tête; mais Clubstick, en arrière depuis le départ,
les rejoignit et arriva premier, battant Sir-Charles de deux longueurs;
ce fut une surprise; on criait; les baraques de planches vibraient sous
les trépignements.
— u Nous nous amusons ! » dit la Maréchale. « Je t'aime, mon
chéri ! »
Frédéric ne douta plus de son bonheur; ce dernier mot de Rosa-
nette le confirmait.
A cent pas de lui, dans un cabriolet milord, une dame parut.
Elle se penchait en dehors de la portière, puis se renfonçait vivement;
cela recommença plusieurs fois; Frédéric ne pouvait distinguer sa
figure. Un soupçon le saisit, il lui sembla que c'était Mme Arnoux.
Impossible, cependant ! Pourquoi serait-elle venue ?
Il descendit de voiture, sous prétexte de flâner au pesage.
— « Vous n'êtes guère galant ! » dit Rosanette.
Il n'écouta rien et s'avança. Le milord, tournant bride, se mi
au trot.
Frédéric, au même moment, fut happé par Cisy.
— « Bonjour, cher ! comment allez-vous ? Hussonnct est là-bas !
Ecoutez-donc ? »
Frédéric tâchait de se dégager pour rejoindre le milord. La
Maréchale lui faisait signe de retourner près d'elle. Cisy l'aperçut, et
voulait obstinément lui dire bonjour.
Depuis que le deuil de sa grand 'mère était fini, il réalisait son
idéal, parvenait à avoir du cachet. Gilet écossais, habit court, larges
boufl'ettes sur l'escarpin et carte d'entrée dans la ganse du chapeau,
rien ne manquait effectivement à ce qu'il appelait lui-même son
« chic », un chic anglomane et mousquetaire. Il commença par se
plaindre du Champ de Mars, turf exécrable, parla ensuite des courses
de Chantilly et des farces qu'on y faisait, jura qu'il pouvait boire
248 l'éducation sentimentale
douze verres de vin de Champagne pendant les douze coups de minuit,
proposa à la Maréchale de parier, caressait doucement ses deux bichons ;
et de Tautre coude s'appuyant sur la portière, il continuait à débiter
des sottises, le pommeau de son stick dans la bouche, les jambes
écartées, les reins tendus. Frédéric, à côté de lui, fumait, tout en cher-
chant à découvrir ce que le milord était devenu.
La cloche ayant tinté, Cisy s'en alla, au grand plaisir de Rosa-
nette, qu'il ennuyait beaucoup, disait-elle.
La seconde épreuve n'eut rien de particulier, la troisième non
plus, sauf un homme qu'on emporta sur un brancard. La quatrième,
où huit chevaux disputèrent le prix de la Ville, fut plus intéressante.
Les spectateurs des tribunes avaient grimpé sur les bancs. Les
autres, debout dans les voitures, suivaient avec des lorgnettes à la
main l'évolution des jockeys; on les voyait filer comme des taches
rouges, jaunes, blanches et bleues sur toute la longueur de la foule^
qui bordait le tour de l'Hippodrome. De loin, leur vitesse n'avait pas
l'air excessive; à l'autre bout du Champ de Mars, ils semblaient même
se ralentir, et ne plus avancer que par une sorte de glissement, où les
ventres des chevaux touchaient la terre sans que leurs jambes étendues
pliassent. Mais, revenant bien vite, ils grandissaient; leur passage
coupait le vent, le sol tremblait, les cailloux volaient ; l'air, s'engouffrant
dans les casaques des jockeys, les faisait palpiter comme des voiles ; à
grands coups de cravache, ils fouaillaient leurs bêtes pour atteindre
le poteau, c'était le but. On enlevait les chiffres, un autre était hissé;
et, au milieu des applaudissements, le cheval victorieux se traînait
jusqu'au pesage, tout couvert de sueur, les genoux raidis, l'encolure
basse, tandis que son cavalier, comme agonisant sur sa selle, se tenait
les côtes.
Une contestation retarda le dernier départ. La foule qui s'ennuyait
se répandit. Des groupes d'hommes causaient au bas des tribunes.
Les propos étaient libres ; des femmes du monde partirent, scandalisées
par le voisinage des lorettes.
Il y avait aussi des illustrations de bals publics, des comédiennes
l'éducation sentimentale 249
du boulevard; — et ce n'était pas les plus belles qui recevaient le plus
d'hommages. La vieille Georgine Aubert, celle qu'un vaudevilliste
appelait «le Louis XI de la prostitution», horriblement maquillée et
poussant de temps à autre une espèce de rire pareil à un grognement,
restait tout étendue dans sa longue calèche, sous une palatine de
martre comme en plein hiver. Mme de Remoussot, mise à la mode
par son procès, trônait sur le siège d'un break en compagnie d'Améri-
cains; et Thérèse Bachelu, avec son air de vierge gothique, emplissait
de ses douze falbalas l'intérieur d'un escargot qui avait, à la place
du tablier, une jardinière pleine de roses. La Maréchale fut jalouse
de ces gloires; pour qu'on la remarquât, elle se mit à faire de grands
gestes et à parler très haut.
Des gentlemen la reconnurent, lui envoyèrent des saluts. Elle
y répondit en disant leurs noms à Frédéric. C'étaient tous comtes,
vicomtes, ducs et marquis; et il se rengorgeait, car tous les yeux
exprimaient un certain respect pour sa bonne fortune.
Cisy n'avait pas l'air moins heureux dans le cercle d'hommes
mûrs qui l'entourait. Ils souriaient du haut de leurs cravates, comme
se moquant de lui ; enfin il tapa dans la main du plus vieux et s'avança
vers la Maréchale.
Elle mangeait avec une gloutonnerie affectée une tranche de
foie gras; Frédéric, par obéissance, l'imitait, en tenant une bouteille
de vin sur ses genoux.
Le milord reparut. C'était MmeArnoux. Elle pâlit extraordinaire-
ment.
— « Donne-moi du Champagne ! » dit Rosaneite.
Et, levant le plus haut possible son verre rempli, elle s'écria r
— « Ohé là-bas ! les femmes honnêtes, l'épouse de mon protec-
teur, ohé ! »
Des rires éclatèrent autour d'elle, le milord disparut. Frédéric
la tirait par sa robe, il allait s'emporter. Mais Cisy était là, dans la
même attitude que tout à l'heure; et, avec un surcroît d'aplomb, il
invita Rosanette à dîner pour le soir même.
250
L EDUCATION SENTIMENTALE
— (( Impossible ! » répondit-elle. « Nous allons ensemble au Café
Anglais. »
Frédéric, comme s'il n*eût rien entendu, demeura muet; et Cisy
quitta la Maréchale d*un air désappointé.
Tandis qu'il lui parlait, debout contre la portière de droite^
Hussonnet était survenu du côté gauche, et, relevant ce mot de Café
Anglais :
— « C'est un joli établissement ! si l'on y cassait une croûte,
hein ? »
LEDUCATION SENTIMENTALE 25 1
— « Comme vous voudrez, » dit Frédéric, qui, affaissé dans le
coin de la berline, regardait à l'horizon le milord disparaître, sentant
qu'une chose irréparable venait de se faire et qu'il avait perdu son
grand amour. Et l'autre était là, près de lui, Tamour joyeux et facile !
Mais, lassé, plein de désirs contradictoires et ne sachant même plus
ce qu'il voulait, il éprouvait une tristesse démesurée, une envie de
mourir.
Un grand bruit de pas et de voix lui fit relever la tête; les gamins,
enjambant les cordes de la piste, venaient regarder les tribunes; on
s'en allait. Quelques gouttes de pluie tombèrent. L'embarras des
voitures augmenta. Hussonnet était perdu.
— « Eh bien, tant mieux ! » dit Frédéric.
— « On préfère être seul ? » reprit la Maréchale, en posant la
main sur la sienne.
Alors passa devant eux, avec des miroitements de cuivre et
d'acier, un splendide landau attelé de quatre chevaux, conduits à
la Daumont par deux jockeys en veste de velours, à crépines d'or.
Mme Dambreuse était près de son mari, Martinon sur l'autre ban-
quette en face; tous les trois avaient des figures étonnées.
— « Ils m'ont reconnu ! » se dit Frédéric.
Rosanette voulut qu'on arrêtât, pour mieux voir le défilé. Mme
Arnoux pouvait reparaître. Il cria au postillon :
— « Va donc ! va donc ! en avant ! »
Et la berline se lança vers les Champs-Elysées au mîlieu des autres
voitures, calèches, briskas, wurts, tandems, tilburys, dog-carts, tapis-
sières à rideaux de cuir où chantaient des ouvriers en goguette, demi-
fortunes que dirigeaient avec prudence des pères de famille eux-mêmes.
Dans des victorias bourrées de monde, quelque garçon, assis sur les
pieds des autres, laissait pendre en dehors ses deux jambes. De grands
coupés à siège de drap promenaient des douairières qui sommeillaient ;
ou bien un stopper magnifique passait, emportant une chaise, simple
et coquette comme l'habit noir d'un dandy. L'averse cependant redou-
blait. On tirait les parapluies, les parasols, les mackintosh; on se criait
252 l'éducation sentimentale
de loin : « Bonjour ! — Ça va bien ? — Oui ! — Non ! — A tantôt ! »,
et les figures se succédaient avec une vitesse d'ombres chinoises.
Frédéric et Rosanette ne se parlaient pas, éprouvant une sorte d'hébé-
tude à voir auprès d'eux, continuellement, toutes ces roues tourner.
Par moments, les files de voitures, trop pressées, s'arrêtaient
toutes à la fois sur plusieurs lignes. Alors, on restait les uns près des
autres, et l'on s'examinait. Du bord des panneaux armoriés, des
regards indiflFérents tombaient sur la foule; des yeux pleins d'envie
brillaient au fond des fiacres ; des sourires de dénigrement répondaient
aux ports de tête orgueilleux ; des bouches grandes ouvertes exprimaient
des admirations imbéciles; et, ça et là, quelque flâneur, au milieu de
la voie, se rejetait en arrière d'un bond pour éviter un cavalier qui
galopait entre les voitures et parvenait à en sortir. Puis tout se remettait
en mouvement; les cochers lâchaient les rênes, abaissaient leurs longs
fouets; les chevaux, animés, secouant leur gourmette, jetaient de
l'écume autour d'eux; et les croupes et les harnais humides fumaient,
dans la vapeur d'eau que le soleil couchant traversait. Passant sous
l'Arc de triomphe, il allongeait à hauteur d'homme une lumière
roussâtre, qui faisait étinceler les moyeux des roues, les poignées des
portières, le bout des timons, les anneaux des sellettes; et, sur les deux
côtés de la grande avenue, — pareille à un fleuve où ondulaient des
crinières, des vêtements, des têtes humaines, — les arbres tout relui-
sants de pluie se dressaient, comme deux murailles vertes. Le bleu
du ciel, au-dessus, reparaissant à de certaines places, avait des douceurs
de satin.
Alors, Frédéric se rappela les jours déjà loin où îl enviait l'inex-
primable bonheur de se trouver dans une de ces voitures, à côté d'une
de ces femmes. Il le possédait, ce bonheur-là, et n'en était pas plus
joyeux.
La pluie avait fini de tomber. Les passants, réfugiés entre les
colonnes du Garde-Meubles, s'en allaient. Des promeneurs, dans la
rue Royale, remontaient vers le boulevard. Devant l'hôtel des Affaires-
Étrangères, une file de badauds stationnait sur les marches.
l'éducation sentimentale 253
A la hauteur des Bains-Chinois, comme il y avait des trous dans
le pavé, la berline se ralentit. Un homme en paletot noisette marchait
au bord du trottoir. Une éclaboussure, jaillissant de dessous les ressorts,
s'étala dans son dos. L'homme se retourna, furieux. Frédéric devint
pâle; il avait reconnu Deslauriers.
A la porte du Café Anglais, il renvoya la voiture. Rosanette était
montée devant lui, pendant qu'il payait le postillon.
11 la retrouva dans l'escalier, causant avec un monsieur. Frédéric
prit son bras. Mais, au milieu du corridor, un deuxième seigneur l'arrêta.
— « Va toujours ! » dit-elle, «je suis à toi ! »
Et il entra seul dans le cabinet. Par les deux fenêtres ouvertes,
on apercevait du monde aux croisées des autres maisons, vis-à-vis.
De larges moires frissonnaient sur l'asphalte qui séchait, et un magnolia
posé au bord du balcon embaumait l'appartement. Ce parfum et
cette fraîcheur détendirent ses nerfs; il s'affaissa sur le divan rouge,
au-dessous de la glace.
La Maréchale revint; et, le baisant au front :
— « On a des chagrins, pauvre mimi } »
— « Peut-être ! » répliqua-t-il. »
— « Tu n'es pas le seul, va ! » — ce qui voulait dire : « Oublions
chacun les nôtres dans une félicité commune ! »
Puis elle posa un pétale de fleur entre ses lèvres, et la lui tendit
à becqueter. Ce mouvement, d'une grâce et presque d'une mansuétude
lascive, attendrit Frédéric.
— « Pourquoi me fais-tu de la peine ? » dit-il, en songeant à
Mme Arnoux.
— «Moi, de la peine?»
Et, debout devant lui, elle le regardait, les cils rapproches et les
deux mains sur les épaules.
Toute sa vertu, toute sa rancune sombra dans une lâcheté sans fond.
11 reprit :
— « Puisque tu ne veux pas m'aimer ! » en l'attirant sur ses
genoux.
254
L EDUCATION SENTIMENTALE
Elle se laissait faire ; il lui entourait la taille à deux bras ; le pétille-
ment de sa robe de soie Tenflammait.
— « Où sont-ils ? » dit la voix d'Hussonnet dans le corridor.
La Maréchale se leva brusquement, et alla se mettre à Tautre
bout du cabinet, tournant le dos à la porte.
Elle demanda des huîtres ; et ils s'attablèrent.
Hussonnet ne fut pas drôle. A force d'écrire quotidiennement
sur toute sorte de sujets, de lire beaucoup de journaux, d'entendre
beaucoup de discussions et d'émettre des paradoxes pour éblouir,
il avait fini par perdre la notion exacte des choses, s'aveuglant lui-
même avec ses faibles pétards. Les embarras d'une vie légère autrefois,
mais à présent difficile, l'entretenaient dans une agitation perpétuelle ;
et son impuissance, qu'il ne voulait pas s'avouer, le rendait hargneux,
sarcastique. A propos d'Ozaïy un ballet nouveau, il fit une sortie à
fond contre la danse, et, à propos de la danse, contre l'Opéra; puis,
à propos de l'Opéra, contre les ItaUens, remplacés, maintenant, par
une troupe d'acteurs espagnols, «comme si l'on n'était pas rassasié
des Castilles ! » Frédéric fut choqué dans son amour romantique de
l'Espagne; et, afin de rompre la conversation, il s'informa du Collège
de France, d'où l'on venait d'exclure Edgar Quinet et Mickiewicz.
Mais Hussonnet, admirateur de M. de Maistre, se déclara pour
l'Autorité et le Spiritualisme. Il doutait, cependant, des faits les
mieux prouvés, niait l'histoire, et contestait les choses les plus positives,
jusqu'à s'écrier au mot géométrie : « Quelle blague que la géométrie ! »
Le tout entremêlé d'imitations d'acteurs. Sainville était particulière-
ment son modèle.
Ces calembredaines assommaient Frédéric. Dans un mouvement
d'impatience, il attrapa, avec sa botte, un des bichons sous la
table.
Tous deux se mirent à aboyer d'une façon odieuse.
— « Vous devriez les faire reconduire ! » dit-il brusquement.
Rosanette n'avait confiance en personne.
Alors, il se tourna vers le bohème :
l'éducation sentimentale 255
— « Voyons, Hussonnet, dévouez-vous ! »
— « Oh ! oui, mon petit ! Ce serait bien aimable ! »
Hussonnet s'en alla, sans se faire prier.
De quelle manière payait-on sa complaisance? Frédéric n'y
pensa pas. Il commençait même à se réjouir du tête-à-tête, lorsqu'un
garçon entra.
— (( Madame, quelqu'un vous demande ! »
— « Comment ! encore } »
— « Il faut pourtant que je voie ! » dit Rosanette.
Il en avait soif, besoin. Cette disparition lui semblait une forfaiture,
presque une grossièreté. Que voulait-elle donc ? n'était-ce pas assez
d'avoir outragé Mme Arnoux.'* Tant pis pour celle-là, du reste!
Maintenant, il haïssait toutes les femmes; et des pleurs l'étouffaient,
car son amour était méconnu et sa concupiscence trompée.
La Maréchale rentra, et, lui présentant Cisy :
— «J'ai invité monsieur. J'ai bien fait, n'est-ce pas?»
— « Comment donc ! certainement ! » — Frédéric, avec un sou-
rire de supplicié, fit signe au gentilhomme de s'asseoir.
La Maréchale se mit à parcourir la carte, en s 'arrêtant aux noms
bizarres.
— « Si nous mangions, je suppose, un turban de lapins à la
Richelieu et un pudding à la d'Orléans ? »
— « Oh ! pas d'Orléans ! » s'écria Cisy, lequel était légitimiste
et crut faire un mot.
— « Aimez- vous mieux un turbot à la Chambord ? » reprit-elle.
Cette politesse choqua Frédéric.
La Maréchale se décida pour un simple tourne-dos, des écrevisses,
des truffes, une salade d'ananas, des sorbets à la vanille.
— a Nous verrons ensuite. Allez toujours. Ah ! j'oubliais I
Apportez-moi un saucisson ! pas à l'ail ! »
Et elle appelait le garçon « jeune homme », frappait son verre
avec son couteau, jetait au plafond la mie de son pain. Elle voulut
boire tout de suite du vin de Bourgogne.
25Ô l'éducation sentimentale
— « On n'en prend pas dès le commencement, » dit Frédéric.
Cela se faisait quelquefois, suivant le Vicomte.
— « Eh non ! jamais ! »
— ^ (( Si fait, je vous assure ! »
— « Ah ! tu vois ! »
Le regard dont elle accompagna cette phrase signifiait : « C'est
un homme riche, celui-là, écoute-le ! »
Cependant, la porte s'ouvrait à chaque minute, les garçons
glapissaient, et, sur un infernal piano, dans le cabinet à côté, quelqu'un
tapait une valse. Puis les courses amenèrent à parler d'équitation et
des deux systèmes rivaux. Cisy défendait Baucher, Frédéric le comte
d'Aure, quand Rosanette haussa les épaules.
— « Assez, mon Dieu ! il s'y connait mieux que toi, va ! »
Elle mordait dans une grenade, le coude posé sur la table; les
bougies du candélabre devant elle tremblaient au vent; cette lumière
blanche pénétrait sa peau de tons nacrés, mettait du rose à ses paupières,
faisait briller les globes de ses yeux; la rougeur du fruit se confondait
avec la pourpre de ses lèvres, ses narines minces battaient; et toute
sa personne avait quelque chose d'insolent, d'ivre et de noyé qui
exaspérait Frédéric, et pourtant lui jetait au cœur des désirs fous.
Puis elle demanda, d'une voix calme, à qui appartenait ce grand
landau avec une livrée marron.
— « A la comtesse Dambreuse, » répliqua Cisy.
— « Ils sont très riches, n'est ce pas } ^
— « Oh ! très riches ! bien que Mme Dambreuse, qui est, tout
simplement, une demoiselle Boutron, la fille d'un préfet, ait une
fortune médiocre. »
Son mari, au contraire, devait recueillir plusieurs héritages. Cisy
les énuméra; fréquentant les Dambreuse, il savait leur histoire.
Frédéric, pour lui être désagréable, s'entêta à le contredire. Il sou-
tint que Mme Dambreuse s'appelait û^^ Boutron, certifiait sa noblesse.
— « N'importe ! je voudrais bien avoir son équipage ! » dit la
Maréchale, en se renversant sur le fauteuil.
l'éducation sentimentale 257
Et la manche de sa robe, glissant un peu, découvrit, à son poignet
gauche, un bracelet orné de trois opales.
Frédéric l'aperçut.
; — (( Tiens ! mais.... i
Ils se considérèrent tous les trois, et rougirent.
La porte s'entre-bâilla discrètement, le bord d'un chapeau parut,
puis le profil d'Hussonnet.
— '(( Excusez, si je vous dérange, les amoureux ! »
Mais il s'arrêta, étonné de voir Cisy et de ce que Cisy avait pris
sa place.
On apporta un autre couvert; et, comme il avait grand'faim, il
empoignait au hasard, parmi les restes du dîner, de la viande dans
un plat, un fruit dans une corbeille, buvait d'une main, se servait de
l'autre, tout en racontant sa mission. Les deux toutous étaient recon-
duits. Rien de neuf au domicile. Il avait trouvé la cuisinière avec un
soldat, histoire fausse, uniquement inventée pour produire de l'effet.
La Maréchale décrocha de la patère sa capote. Frédéric se préci-
pita sur la sonnette, en criant de loin au garçon :
— « Une voiture ! »
— « J'ai la mienne, » dit le Vicomte.
— « Mais, monsieur ! »
— « Cependant, monsieur ! »
Et ils se regardaient dans les prunelles, pâles tous les deux et
les mains tremblantes.
Enfin, la Maréchale prit le bras de Cisy, et, en montrant le bo-
hème attablé :
— « Soignez-le donc ! il s'étouffe. Te ne voudrais pas que son
dévouement pour mes roquets le fit mourir ! »
La porte retomba.
— « Eh bien ? » dit Hussonnet.
— « Eh bien, quoi ? »
— « Je croyais... »
— «Qu'est-ce que vous croyiez.?»
258 l'éducation sentimentale
— « Est-ce que vous ne... ? »
Il compléta sa phrase par un geste.
— « Eh non ! jamais de la vie ! »
Hussonnet n'insista pas davantage.
Il avait eu un but en s'invitant à dîner. Son journal, qui ne s'appe-
lait plus VArty mais le Flamhart, avec cette épigraphe « : Canonniers,
à vos pièces ! » ne prospérant nullement, il avait envie de le transformer
en une revue hebdomadaire, seul, sans le secours de Deslauriers. Il
reparla de Tancien projet, et exposa son plan nouveau.
Frédéric, ne comprenant pas sans doute, répondit par des choses
vagues. Hussonnet empoigna plusieurs cigares sur la table, dit :
« Adieu, mon bon, » et disparut.
Frédéric demanda la note. Elle était longue; et le garçon, la ser-
viette sous le bras, attendait son argent, quand un autre, un individu
blafard qui ressemblait à Martinon, vint lui dire :
— « Faites excuse, on a oublié au comptoir de porter k fiacre. »
— « Quel fiacre ? »
— « Celui que ce monsieur a pris tantôt, pour les petits chiens. »
Et la figure du garçon s'allongea, comme s'il eût plaint le pauvre
jeune homme. Frédéric eut envie de le gifîler. Il donna de pourboire
les vingt francs qu'on lui rendait.
— « Merci, Monseigneur ! » dit l'homme à la serviette, avec un
grand salut.
Frédéric passa la journée du lendemain à ruminer sa colère et
son humiliation. Il se reprochait de n'avoir pas souffleté Cisy. Quant
à la Maréchale, il se jura de ne plus la revoir; d'autres aussi belles
ne manquaient pas; et, puisqu'il fallait de l'argent pour posséder ces
femmes-là, il jouerait à la Bourse le prix de sa ferme, il serait riche,
il écraserait de son luxe la Maréchale et tout le monde. Le soir venu,
il s'étonna de n'avoir pas songé à Mme Arnoux.
— « Tant mieux ! à quoi bon ? »
Le surlendemain, dès huit heures, Pellerin vint lui faire visite.
Il commença par des admirations sur le mobilier, des cajoleries. Puis
brusquement :
l'éducation sentimentale 259
— « Vous étiez aux courses, dimanche ? »
— « Oui, hélas ! »
Alors, le peintre déclama contre Tanatomie des chevaux anglais,
vanta les chevaux de Géricault, les chevaux du Parthénon. « Rosa-
nette était avec vous ? » Et il entama son éloge, adroitement.
La froideur de Frédéric le décontenança. Il ne savait comment
en venir au portrait.
Sa première intention avait été de faire un Titien. Mais, peu à
peu, la coloration variée de son modèle Tavait séduit ; et il avait travaillé
franchement, accumulant pâte sur pâte et lumière sur lumière. Rosa-
nette fut enchantée d'abord; ses rendez- vous avec Delmar avaient
interrompu les séances et laissé à Pellerin tout le temps de s'éblouir.
Puis, l'admiration s'apaisant, il s'était demandé si sa peinture ne
manquait point de grandeur. Il avait été revoir les Titien, avait compris
la distance, reconnu sa faute; et il s'était mis à repasser ses contours
simplement. Ensuite il avait cherché, en les rongeant, à y perdre, à y
mêler les tons de la tête et ceux des fonds; et la figure avait pris de
la consistance, les ombres de la vigueur; tout paraissait plus ferme.
Enfin la Maréchale était revenue. Elle s'était même permis des objec-
tions; l'artiste, naturellement, avait persévéré. Après de grandes
fureurs contre sa sottise, il s'était dit qu'elle pouvait avoir raison.
Alors avait commencé l'ère des doutes, tiraillements de la pensée qui
provoquent les crampes d'estomac, les insomnies, la fièvre, le dégoût
de soi-même; il avait eu le courage de faire des retouches, mais sans
cœur et sentant que sa besogne était mauvaise.
Il se plaignit seulement d'avoir été refusé au Salon, puis reprocha
à Frédéric de ne pas être venu voir le portrait de la Maréchale.
— « Je me moque bien de la Maréchale ! »
Une déclaration pareille l'enhardit.
— a Croiriez-vous que cette bête-là n'en veut plus, mainte-
nant ? B \
Ce qu'il ne disait point, c'est qu'il avait réclamé d'elle mille
écus. Or, la Maréchale s'était peu souciée de savoir qui payerait, et.
26o l'éducation sentimentale
préférant tirer d'Arnoux des choses plus urgentes, ne lui en avait
même pas parlé.
— (( Eh bien, et Arnoux ? » dit Frédéric.
Elle Tavait relancé vers lui. L'ancien marchand de tableaux n'avait
que faire du portrait.
— « Il soutient que ça appartient à Rosanette. »
— « En effet, c'est à elle. »
— « Comment ! c'est elle qui m'envoie vers vous ! » répliqua
Pellerin.
S'il eût cru à l'excellence de son œuvre, il n'eût pas songé, peut-
être, à l'exploiter. Mais une somme (et une somme considérable) serait
un démenti à la critique, un raffermissement pour lui-même. Frédéric,
afin de s'en délivrer, s'enquit de ses conditions, courtoisement.
L'extravagance du chiffre le révolta, il répondit :
— « Non, ah ! non ! »
— « Vous êtes pourtant son amant, c'est vous qui m'avez fait
la commande ! »
— « J'ai été l'intermédiaire, permettez ! »
— (( Mais je ne peux pas rester avec ça sur les bras l »
L'artiste s'emportait.
— (( Ah ! je ne vous croyais pas si cupide, t
— « Ni vous si avare ! Serviteur ! »
Il venait de partir que Sénécal se présenta.
Frédéric, troublé, eut un mouvement d'inquiétude.
— « Qu'y a-t-il } »
Sénécal conta son histoire.
— « Samedi, vers neuf heures, Mme Arnoux a reçu une lettre
qui l'appelait à Paris; comme personne, par hasard, ne se trouvait là
pour aller à Creil chercher une voiture, elle avait envie de m'y faire
aller moi-même. J'ai refusé, car ça ne rentre pas dans mes fonctions.
Elle est partie, et revenue dimanche soir. Hier matin, Arnoux tombe
à la fabrique. La Bordelaise s'est plainte. Je ne sais pas ce qui se
passe entre eux, mais il a levé son amende devant tout le monde. Nous
L EDUCATION SENTIMENTALE 201
ivons échangé des paroles vives. Bref, il m'a donné mon compte, et
me voilà ! »
Puis, détachant ses paroles :
— « Au reste, je ne me repens pas, j'ai fait mon devoir. N'importe,
c'est à cause de vous. »
— u Comment } » s'écria Frédéric, ayant peur que Sénécal ne
Feût deviné.
Sénécal n'avait rien deviné, car il reprit :
- — « C'est-à-dire que, sans vous, j'aurais peut-être trouvé
mieux. «
Frédéric fut saisi d'une espèce de remords.
— « En quoi puis-je vous servir, maintenant ? »
Sénécal demandait un emploi quelconque, une place.
— « Cela vous est facile. Vous connaissez tant de monde, M.
Dambreuse entre autres, à ce que m'a dit Deslauriers. »
Ce rappel de Deslauriers fut désagréable à son ami. Il ne se
souciait guère de retourner chez les Dambreuse depuis la rencontre
du Champ de Mars.
— « Je ne suis pas suffisamment intime dans la maison pour
recommander quelqu'un. »
Le démocrate essuya ce refus stoïquement, et, après une minute
de silence :
— (^ Tout cela, j'en suis sûr, vient de la Bordelaise et aussi de
votre Mme Arnoux. »
Ce votre ôta du cœur de Frédéric le peu de bon vouloir qu'il
gardait. Par délicatesse, cependant, il atteignit la clef de son secrétaire.
Sénécal le prévint.
— « Merci ! »
Puis, oubliant ses misères, il parla des choses de la patrie, les croix
d'honneur prodiguées à la fête du Roi, un changement de cabinet,
les affaires Drouillard et Bénier, scandales de l'époque, déclama
contre les bourgeois et prédit une révolution.
Un crid japonais suspendu contre le mur arrêta ses yeux. Il le
262 l/ÉDUCATION SENTIMENTALE
prit, en essaya le manche, puis le rejeta sur le canapé, avec un air
de dégoût.
— « Allons, adieu ! Il faut que j'aille à Notre-Dame de Loretta. »
— « Tiens, pourquoi ? »
— (( C'est aujourd'hui le service anniversaire de Godefroy
Cavaignac. Il est mort à l'œuvre, celui-là ! Mais tout n'est pas fini !...
Qui sait ? »
Et Sénécal tendit sa main, bravement.
— (( Nous ne nous reverrons peut-être jamais ! adieu ! »
Cet adieu, répété deux fois, son froncement de sourcils en con-
templant le poignard, sa résignation et son air solennel, surtout,
firent rêver Frédéric, qui bientôt n'y pensa plus.
Dans la même semaine, son notaire du Havre lui envoya le pri?c
de sa ferme, cent soixante-quatorze mille francs. Il en fit deux parts,
plaça la première sur l'État, et alla porter la seconde chez un agent
de change pour la risquer à la Bourse.
Il mangeait dans les cabarets à la mode, fréquentait les théâtres
et tâchait de se distraire, quand Hussonnet lui adressa une lettre,
où il narrait gaiement que la Maréchale, dès le lendemain des courses,
avait congédié Cisy. Frédéric en fut heureux, sans chercher pourquoi
le bohème lui apprenait cette aventure.
Le hasard voulut qu'il rencontrât Cisy, trois jours après. Le
gentilhomme fit bonne contenance, et l'invita même à dîner pour le
mercredi suivant.
Frédéric, le matin de ce jour-là, reçut une notification d'huissier,
où M. Charles- Jean-Baptiste Oudry lui apprenait qu'aux termes d'un
jugement du tribunal, il s'était rendu acquéreur d'une propriété sise
à Belleville, appartenant au sieUr Jacques Arnoux, et qu'il était prêt
à payer les deux cent vingt-trois mille francs montant du prix de la
vente. Mais il résultait du même acte que, la somme des hypothèque»
dont l'immeuble était grevé dépassant le prix de l'acquisition, la créance
de Frédéric se trouvait complètement perdue.
Tout le mal venait de n'avoir pas renouvelé en temps utile une
L^ÉDUCATION SENTIMENTALE
263
inscription hypothécaire. Arnoux
s'était chargé de cette démarche, et
l'avait ensuite oubhée. Frédéric s'em-
porta contre lui, et, quand sa colère
fut passée :
— «Eh bien, après... quoi? si
cela peut le sauver, tant mieux ! je
n'en mourrai pas ! n'y pensons plus ! »
Mais, en remuant ses paperasses
sur sa table, il rencontra la lettre
d'Hussonnet, et aperçut le post-scrip-
lum, qu'il n'avait point remarqué la
première fois. Le bohème demandait
cinq mille francs, tout juste, pour
mettre l'affaire du journal en train.
— « Ah ! celui-là m'embête ! »
Et il le refusa brutalement dans
un billet laconique. Aprèsquoi, il s'ha-
billa pour se rendre à la Maison-d'or.
Cisy présenta ses convives, en
commençant par le plus respectable,
un gros monsieur à cheveux blancs :
— « Le marquis Gilbert des
Aulnays, mon parrain. M. Anselme
de Forchambeaux, » dit-il ensuite
(c'était un jeune homme blond et
fluet, déjà chauve) ; puis, désignant un
quadragénaire d'allures simples : « Jo-
seph Bofîreu, mon cousin ; et \oici
mon ancien professeur M. Vezou »,
personnage moitié charretier, moitié
séminiriste, avec de gros favoris et
une longue redingote boutonnée dans
204 L EDUCATION SENTIMENTALE
le bas par un seul bouton, de manière à faire châle sur la poitrine.
Cisy attendait encore quelqu'un, le baron de Comaing, « qui
peut-être viendra, ce n'est pas sûr. » Il sortait à chaque minute, parais-
sait inquiet; enfin, à huit heures, on passa dans une salle éclairée
magnifiquement et trop spacieuse pour le nombre des convives.
Cisy l'avait choisie par pompe, tout exprès.
Un surtout de vermeil, chargé de fleurs et de fruits, occupait le
milieu de la table, couverte de plats d'argent, suivant la vieille mode
française ; des raviers, pleins de salaisons et d'épices, formaient bordure
tout autour; des cruches de vin rosat frappé de glace se dressaient
de distance en distance; cinq verres de hauteur différente étaient
alignés devant chaque assiette, avec des choses dont on ne savait pas
l'usage, mille ustensiles de bouche ingénieux; — et il y avait, rien
que pour le premier service : une hure d'esturgeon mouillée de Cham-
pagne, un jambon d'York au tokai, des grives au gratin, des cailles
rôties, un vol-au-vent Béchamel, un sauté de perdrix rouges, et, aux
deux bouts de tout cela, des effilés de pommes de terre qui étaient
mêlés à des truflFes. Un lustre et des girandoles illuminaient l'apparte-
ment, tendu de damas rouge. Quatre domestiques en habit noir se
tenaient derrière les fauteuils de maroquin. A ce spectacle, les convives
se récrièrent, le Précepteur surtout.
— (( Notre amphitryon, ma parole, a fait de véritables folies l
C'est trop beau ! »
— « Ça ? » dit le vicomte de Cisy, « allons donc ! »
Et, dès la première cuillerée :
— (( Eh bien, mon vieux des Aulnays, avez-vous été au Palais-
Royal, voir Père et portier ? »
— « Tu sais bien que je n'ai pas le temps ! » répliqua le mar-
quis.
Ses matinées étaient prises par un cours d'arboriculture, ses
soirées par le Cercle agricole, et toutes ses après-midi par des études
dans les fabriques d'instruments aratoires. Habitant la Saintonge les
trois quarts de l'année, il profitait de ses voyages dans la capitale
l'éducation sentimentale 265
pour s'instruire; et son chapeau à larges bords, posé sur une console,
était plein de brochures.
Mais Cisy, s 'apercevant que M. de Forchambeaux refusait du
vin :
— « Buvez donc, saprelotte ! Vous n'êtes pas crâne pour votre
dernier repas de garçon ! »
A ce mot, tous s'inclinèrent, on le congratulait.
— (( Et la jeune personne », dit le Précepteur, « est charmante,
j'en suis sûr ? »
— «Parbleu ! » s'écria Cisy. « N'importe, il a tort; c'est si bête,
le mariage ! »
— « Tu parles légèrement, mon ami ! » répliqua M. des Aulnays
tandis qu'une larme roulait dans ses yeux, au souvenir de sa défunte.
Et Forchambeaux répéta plusieurs fois de suite, en ricanant :
— « Vous y viendrez vous même, vous y viendrez ! »
Cisy protesta. Il aimait mieux se divertir, « être régence ». Il
voulait apprendre la savate, pour visiter les tapis-francs de la Cité,
comme le prince Rodolphe des Mystères de PariSy tira de sa poche
un brûle-gueule, rudoyait les domestiques, buvait extrêmement ;
et, afin de donner de lui bonne opinion, dénigrait tous les plats. Il
renvoya même les truffes, et le Précepteur, qui s'en délectait, dit par
bassesse :
— « Cela ne vaut pas les œufs à la neige de madame votre grand '-
mère ! »
Puis il se remit à causer avec son voisin l'agronome, lequel trouvait
au séjour de la campagne beaucoup d'avantages, ne serait-ce que de
pouvoir élever ses filles dans des goûts simples. Le Précepteur applau-
dissait à ses idées et le flagornait, lui supposant de l'influence sur son
élève, dont il désirait secrètement être l'homme d'affaires.
Frédéric était venu plein d'humeur contre Cisy; sa sottise l'avait
désarmé. Mais ses gestes, sa figure, toute sa personne lui rappelant
le dîner du Café Anglais, l'agaçait de plus en plus; et il écoutait les
remarques désobligeantes que faisait à demi-voix le cousin Joseph,
266 l'éducation sentimentale
un brave garçon sans fortune, amateur de chasse, et boursier. Cisy,
par manière de rire, l'appela « voleur » plusieurs fois ; puis, tout à
coup :
— <c Ah ! le baron ! »
Alors entra un gaillard de trente ans, qui avait quelque chose
de rude dans la physionomie, de souple dans les membres, le chapeau
sur l'oreille, et une fleur à la boutonnière. C'était l'idéal du Vicomte.
Il fut ravi de le posséder; et, sa présence l'excitant, il tenta même
un calembour, car il dit, comme on passait un coq de bruyère :
— <( Voilà le meilleur des caractères de La Bruyère ! »
Ensuite, il adressa à M. de Comaing une foule de questions
sur des personnes inconnues à la société; puis, comme saisi d'une
idée :
— « Dites donc ! avez-vous pensé à moi ? »
L'autre haussa les épaules.
— « Vous n'avez pas l'âge, mon petiot ! Impossible ! »
Cisy l'avait prié de le faire admettre à son club. Mais le Baron,
ayant sans doute pitié de son amour-propre :
— «Ah! j'oubliais! Mille félicitations pour votre pari, mon
cher ! »
— « Quel pari } »
— « Celui que vous avez fait, aux courses, d'aller le soir même
chez cette dame. »
Frédéric éprouva comme la sensation d'un coup de fouet. Il fut
calmé tout de suite, par la figure décontenancée de Cisy.
En effet, la Maréchale, dès le lendemain, en était aux regrets,
quand Arnoux, son premier amant, son homme, s'était présenté ce
jour-là même. Tous deux avaient fait comprendre au Vicomte qu'il
« gênait », et on l'avait flanqué dehors, avec peu de cérémonie.
Il eut l'air de ne pas entendre. Le Baron ajouta :
— «Que devient-elle, cette brave Rose?... a-t-elle toujours
d'aussi jolies jambes } » prouvant par ce mot qu'il la connaissait
intLm.ement.
l'éducation sentimentale 267
Frédéric fut contrarié de la découverte.
— «Il n*y a pas de quoi rougir,» reprit le Baron; a c'est une
bonne affaire ! »
Cisy claqua de la langue.
— « Peuh ! pas si bonne ! »
— « Ah ! »
— « Mon Dieu, oui ! D'abord, moi, je ne lui trouve rien d'extra-
ordinaire, et puis on en récolte de pareilles tant qu'on veut, car enfin...
elle est à vendre ! »
— « Pas pour tout le monde ! » reprit aigrement Frédéric.
— « Il se croit différent des autres ! » répliqua Cisy, « quelle
farce 1 »
Et un rire parcourut la table.
Frédéric sentait les battements de son cœur l'étouffer. Il avala
deux verres d'eau, coup sur coup.
Mais le Baron avait gardé bon souvenir de Rosanette.
— « Est-ce qu'elle est toujours avec un certain Arnoux ? »
— « Je n'en sais rien, » dit Cisy. « Je ne connais pas ce mon-
sieur ! »
Il avança, néanmoins, que c'était une manière d'escroc.
— « Un moment ! » s'écria Frédéric.
— « Cependant, la chose est certaine ! il a même eu un procès. »
— (( Ce n'est pas vrai ! »
Frédéric se mit à défendre Arnoux. Il garantissait sa probité,
finissait par y croire, inventait des chiffres, des preuves. Le Vicomte
plein de rancune, et qui était gris d'ailleurs, s'entêta dans ses assertions,
si bien que Frédéric lui dit gravement :
— « Est-ce pour m 'offenser, monsieur ? »
Et il le regardait, avec des prunelles ardentes comme son cigare.
— « Oh ! pas du tout ! je vous accorde même qu'il a quelque
jhose de très bien : sa femme. »
— « Vous la connaissez ? »
— « Parbleu ! Sophie Arnoux, tout le monde connaît ça !
268 l'éducation sentimentale
— « Vous dites ? »
Cisy, qui s'était levé, répéta en balbutiant :
' — « Tout le monde connaît ça ! »
— « Taisez-vous ! Ce ne sont pas celles-là que vous fréquentez ! »
— « Je m'en flatte ! »
Frédéric lui lança son assiette au visage.
Elle passa comme un éclair par-dessus la table, renversa deux
bouteilles, démolit un compotier, et, se brisant contre le surtout en
trois morceaux, frappa le ventre du Vicomte.
Tous se levèrent pour le retenir. Il se débattait, en criant, pris
d'une sorte de frénésie; M. des Aulnays répétait :
— « Calmez-vous ! voyons ! cher enfant ! ^)
— « Mais c'est épouvantable ! » vociférait le Précepteur.
Forchambeaux, livide comme les prunes, tremblait; Joseph riait
aux éclats; les garçons épongeaient le vin, ramassaient par terre les
débris; et le Baron alla fermer la fenêtre, car le tapage, malgré le bruit
des voitures, aurait pu s'entendre du boulevard.
Comme tout le monde, au moment où l'assiette avait été lancée,
parlait à la fois, il fut impossible de découvrir la raison de cette offense,
si c'était à cause d'Arnoux, de Mme Arnoux, de Rosanette ou d'un
autre. Ce qu'il y avait de certain, c'était la brutalité inqualifiable de
Frédéric; il se refusa positivement à en témoigner le moindre regret.
M. des Aulnays tâcha de l'adoucir, le cousin Joseph, le Précepteur,
Forchambeaux lui-même. Le Baron pendant ce temps-là, réconfortait
Cisy, qui, cédant à une faiblesse nerveuse, versait des larmes. Frédéric,
au contraire, s'irritait de plus en plus; et l'on serait resté là jusqu'au
jour si le Baron n'avait dit pour en finir :
— « Le Vicomte, Monsieur, enverra demain chez vous ses
témoins. »
— « Votre heure } »
— « A midi, s'il vous plaît. »
— (( Parfaitement, Monsieur. »
"rédéric, une fois dehors, respira à pleins poumons. Depuis
t
i»
l'éducation sentimentale 269
trop longtemps, il contenait son cœur. Il venait de le satisfaire enfin;
il éprouvait comme un orgueil de virilité, une surabondance de forces
intimes qui Tenivraient. Il avait besoin de deux témoins. Le premier
auquel il songea fut Regimbart ; et il se dirigea tout de suite vers un
estaminet de la rue Saint-Denis. La devanture était close. Mais de la
lumière brillait à un carreau, au-dessus de la porte. Elle s'ouvrit, et
il entra, en se courbant très bas sous Tauvent.
Une chandelle, au bord du comptoir, éclairait la salle déserte.
Tous les tabourets, les pieds en Tair, étaient posés sur les tables. Le
maître et la maîtresse avec leur garçon soupaient dans Tangle près
de la cuisine; — et Regimbart, le chapeau sur la tête, partageait leur
repas, et même gênait le garçon, qui était contraint à chaque bouchée
de se tourner de côté, quelque peu. Frédéric, lui ayant conté la chose
brièvement, réclama son assistance. Le Citoyen commença par ne
rien répondre; il roulait des yeux, avait Tair de réfléchir, fit plusieurs
tours dans la salle, et dit enfin :
— « Oui, volontiers ! »
Et un sourire homicide le dérida, en apprenant que l'adversaire
était un noble.
— « Nous le ferons marcher tambour battant, soyez tranquille !
D'abord,... avec Tépée.... »
— « Mais peut-être », objecta Frédéric, « que je n'ai pas le
droit.... »
— « Je vous dis qu'il faut prendre l'épée ! » répliqua brutalement
le Citoyen. « Savez- vous tirer? »
— « Un peu ! »
— « Ah ! un peu ! voilà comme ils sont tous ! Et ils ont la rage
de faire assaut ! Qu'est-ce que ça prouve, la salle d'armes ! Ecoutez-
moi : tenez-vous bien à distance en vous enfermant toujours dans des
cercles, et rompez ! rompez ! C'est permis. Fatiguez-le ! Puis fendez-
vous dessus, franchement ! Et surtout pas de malice, pas de coups
à la La Fougère ! non ! de simples une-deux, des dégagements.
Tenez, voyez-vous ? en tournant le poignet comme pour ouvrir une
27^ L EDUCATION SENTIMENTALE
serrure. — Père Vauthier, donnez-moi votre canne ! Ah ! cela suffit. »
Il empoigna la baguette qui servait à allumer le gaz, arrondit le
bras gauche, plia le droit, et se mit à pousser des bottes contre la
cloison. Il frappait du pied, s'animait, feignait même de rencontrer
des difficultés, tout en criant : « Y es-tu, là } y es-tu } » et sa silhouette
énorme se projetait sur la muraille, avec son chapeau qui semblait
toucher au plafond. Le limonadier disait de temps en temps : « Bravo !
très bien!» Son épouse également Tadmirait, quoique émue; et
Théodore, un ancien soldat, en restait cloué d'ébahissement, étant,
du reste, fanatique de M. Regimbart.
Le lendemain, de bonne heure, Frédéric courut au magasin de
Dussardier. Après une suite de pièces, toutes remplies d'étoffes
garnissant des rayons, ou étendues en travers sur des tables, tandis que,
çà et là, des champignons de bois supportaient des châles, il l'aperçut
dans une espèce de cage grillée, au milieu de registres, et écrivant
debout sur un pupitre. Le brave garçon lâcha immédiatement sa
besogne.
Les témoins arrivèrent avant midi. Frédéric, par bon goût, crut
devoir ne pas assister à la conférence.
Le Baron et M. Joseph déclarèrent qu'ils se contenteraient des
excuses les plus simples. Mais Regimbart, ayant pour principe de ne
céder jamais, et qui tenait à défendre l'honneur d'Arnoux (Frédéric
ne lui avait point parlé d'autre chose), demanda que le Vicomte fît
des excuses. M. de Comaing fut révolté de l'outrecuidance. Le Citoyen
n'en voulut pas démordre. Toute conciliation devenant impossible,
on se battrait.
D'autres difficultés surgirent; car le choix des armes, légalement,
appartenait à Cisy, l'offensé. Mais Regimbart soutint que, par l'envoi
du cartel, il se constituait l'offenseur. Ses témoins se récrièrent qu'un
souffiet, cependant, était la plus cruelle des offenses. Le Citoyen
épilogua sur les mots, un coup n'étant pas un soufflet. Enfin, on décida
qu'on s'en rapporterait à des militaires; et les quatre témoins sortirent,
pour aller consulter des officiers dans une caserne quelconque
l'éducation sentimentale 271
Ils s'arrêtèrent à celle du quai d'Orsay. M. de Comaing, ayant
abordé deux capitaines, leur exposa la contestation.
Les capitaines n'y comprirent goutte, embrouillée qu'elle fut
par les phrases incidentes du Citoyen. Bref, ils conseillèrent à ces
messieurs d'écrire un procès-verbal; après quoi, ils décideraient.
Alors, on se transporta dans un café; et même, pour faire les choses
plus discrètement, on désigna Cisy par H et Frédéric par un K.
Puis on retourna à la caserne. Les officiers étaient sortis. Ils
reparurent, et déclarèrent qu'évidemment le choix des armes appar-
tenait à M. H. Tous s'en revinrent chez Cisy. Regimbart et Dussardier
restèrent sur le trottoir.
Le Vicomte, en apprenant la solution, fut pris d'un si grand
trouble, qu'il se la fit répéter plusieurs fois; et, quand M. de Comaing
en vint aux prétentions de Regimbart, il murmura « cependant »,
n'étant pas loin, en lui-même, d'y obtempérer. Puis il se laissa choir
dans un fauteuil, et déclara qu'il ne se battrait pas.
— « Hein } comment ? » dit le Baron.
Alors, Cisy s'abandonna à un flux labial désordonné. II voulait
se battre au tromblon, à bout portant, avec un seul pistolet.
— « Ou bien on mettra de l'arsenic dans un verre, qui sera
tiré au sort. Ça se fait quelquefois; je l'ai lu ! »
Le Baron, peu endurant naturellement, le rudoya.
— « Ces messieurs attendent votre réponse. C'est indécent, à
la fin ! Que prenez-vous ? voyons ! Est-ce l'épée } »
Le Vicomte répliqua « oui », par un signe de tête ; et le rendez-
vous fut fixé pour le lendemain, à la porte Maillot, à sept heures
juste.
Dussardier étant contraint de s'en retourner à ses affaires, Regim-
bart alla prévenir Frédéric.
On l'avait laissé toute la journée sans nouvelles ; son impatience
était devenue intolérable. .
— « Tant mieux ! » s'écria-t-il.
Le Citoyen fut satisfait de sa contenance.
272 l'éducation sentimentale
— « On réclamait de nous des excuses, croiriez- vous ? Ce n'était
rien, un simple mot ! Mais je les ai envoyés joliment bouler ! Comme
je le devais, n'est-ce pas ? »
— « Sans doute, » dit Frédéric tout en songeant qu'il eût mieux
fait de choisir un autre témoin.
Puis, quand il fut seul, il se répéta tout haut, plusieurs fois :
— « Je vais me battre. Tiens, je vais me battre ! C'est drôle ! »
Et, comme il marchait dans sa chambre, en passant devant sa
glace, il s'aperçut qu'il était pâle.
— ((Est-ce que j'aurais peur?»
Une angoisse abominable le saisit à l'idée d'avoir peur sur le
terrain.
— ((Si j'étais tué, cependant? Mon père est mort de la même
façon. Oui, je serai tué ! »
Et, tout à coup, il aperçut sa mère, en robe noire; des images
incohérentes se déroulèrent dans sa tête. Sa propre lâcheté l'exaspéra.
Il fut pris d'un paroxysme de bravoure, d'une soif carnassière. Un
bataillon ne l'eût pas fait reculer. Cette fièvre calmée, il se sentit,
avec joie, inébranlable. Pour se distraire, il se rendit à l'Opéra, où
l'on donnait un ballet. Il écouta la musique, lorgna les danseuses,
et but un verre de punch, pendant l'entr'acte. Mais, en rentrant chez
lui, la vue de son cabinet, de ses meubles, où il se retrouvait peut-
être pour la dernière fois, lui causa une faiblesse.
Il descendit dans son jardin. Les étoiles brillaient; il les con-
templa. L'idée de se battre pour une femme le grandissait à ses yeux,
l'ennoblissait. Puis il alla se coucher, tranquillement.
Il n'en fut pas de même de Cisy. Après le départ du Baron,
Joseph avait tâché de remonter son moral, et, comme le Vicomte
demeurait froid :
— ((Pourtant, mon brave, si tu préfères en rester là, j'irais le
dire. »
Cisy n'osa répondre (( certainement », mais il en voulut à son
cousin de ne pas lui rendre ce service sans en parler.
L EDUCATION SENTIMENTALE 273
Il souhaita que Frédéric, pendant la nuit, mourût d'une attaque
d'apoplexie, ou qu'une émeute survenant, il y eût le lendemain assez
de barricades pour fermer tous les abords du bois de Boulogne, ou
qu'un événement empêchât un des témoins de s'y rendre; car le
duel faute de témoins manquerait. Il avait envie de se sauver par un
train express n'importe où. Il regretta de ne pas savoir la médecine
pour prendre quelque chose qui, sans exposer ses jours, ferait croire
à sa mort. Il arriva jusqu'à désirer être malade, gravement.
Afin d'avoir un conseil, un secours, il envoya chercher M. des
Aulnays. L'excellent homme était retourné en Saintonge, sur une
dépêche lui apprenant l'indisposition d'une de ses filles. Cela parut
de mauvais augure à Cisy. Heureusement que M. Vezou, son précep-
teur, vint le voir. Alors il s'épancha :
— a Comment faire, mon Dieu ! comment faire } »
— a Moi, à votre place, monsieur le Comte, je payerais un fort
de la halle pour lui flanquer une raclée. »
— « Il saurait toujours de qui ça vient ! » reprit Cisy.
Et, de temps à autre, il poussait un gémissement; puis :
— « Mais est-ce qu'on a le droit de se battre en duel ? »
— « C'est un reste de barbarie ! Que voulez-vous ! »
Par complaisance, le pédagogue s'invita lui-même à dîner. Son
élève ne mangea rien, et, après le repas, sentit le besoin de faire un tour.
Il dit en passant devant une église :
— «Si nous entrions un peu... pour voir?»
M. Vezou ne demanda pas mieux, et même lui présenta de Teau
bénite. -^
C'était le mois de Marie, des fleurs couvraient l'autel, des voix
chantaient, l'orgue résonnait. Mais il lui fut impossible de prier, les
pompes de la religion lui inspirant des idées de funérailles ; il entendait
comme des bourdonnements de De profundis \
— « Allons-nous-en I Je ne me sens pas bien I »
Ils employèrent toute la nuit à jouer aux cartes. Le Vicomte
s'eff^orça de perdre, afin de conjurer la mauvaise chance, ce dont
2-74 l'éducation sentimentale
M. Vezou profita. Enfin, au petit jour, Cisy, qui n'en pouvait plu&
s'affaissa sur le tapis vert, et eut un sommeil plein de songes dés-
agréables.
Si le courage, pourtant, consiste à vouloir dominer sa faiblesse,
le Vicomte fut courageux, car, à la vue de ses témoins, qui venaient
le chercher, il se roidit de toutes ses forces, la vanité lui faisant com-
prendre qu'une reculade le perdrait. M. de Comaing le complimenta
sur sa bonne mine.
Mais, en route, le bercement du fiacre et la chaleur du soleil
matinal l'énervèrent. Son énergie était retombée. Il ne distinguait
même plus où l'on était.
Le Baron se divertit à augmenter sa frayeur, en parlant du
« cadavre » et de la manière de le rentrer en ville, clandestinement.
Joseph donnait la réplique; tous deux, jugeant l'affaire ridicule,
étaient persuadés qu'elle s'arrangerait.
Cisy gardait sa tête sur sa poitrine ; il la releva doucement et fit
observer qu'on n'avait pas pris de médecin.
— « C'est inutile, » dit le Baron.
— « Il n'y a pas de danger, alors ? »
Joseph répliqua d'un ton grave :
— « Espérons-le ! »
Et personne dans la voiture ne parla plus.
A sept heures dix minutes, on arriva devant la porte Maillot.
Frédéric et ses témoins s'y trouvaient, habillés de noir tous les trois.
Regimbart, au lieu de cravate, avait un col de crin comme un troupier;
et il portait une espèce de longue boîte à violon, spéciale pour ce
genres d'aventures. On échangea froidement un salut. Puis tou&
s'enfoncèrent dans le bois de Boulogne, par la route de Madrid, afin
d'y trouver une place convenable.
Regimbart dit à Frédéric, qui marchait entre lui et Dussardier :
— « Eh bien, et cette venette, qu'en fait-on } Si vous avez besoin
de quelque chose, ne vous gênez pas, je connais ça ! La crainte es^
naturelle à Thommc. »
l'éducation sentimentale 275
Puis, à voix basse :
— (( Ne fumez plus, çà amollit ! »
Frédéric jeta son cigare qui le gênait, et continua d'un pied
ferme. Le Vicomte avançait par derrière, appuyé sur le bras de ses
deux témoins.
De rares passants les croisaient. Le ciel était bleu, et on entendait,
par moments, .des lapins bondir. Au détour d'un sentier, une femme
en madras causait avec un homme en blouse, et, dans la grande avenue,
sous les marronniers, des domestiques en veste de toile promenaient
leurs chevaux. Cisy se rappelait les jours heureux où, monté sur son
alezan et le lorgnon dans l'œil, il chevauchait à la portière des calèches;
ces souvenirs renforçaient son angoisse ; une soif intolérable le brûlait ;
la susurration des mouches se confondait avec le battement de ses
artères ; ses pieds enfonçaient dans le sable ; il lui semblait qu'il étaii
en train de marcher depuis un temps infini.
Les témoins, sans s'arrêter, fouillaient de l'œil les deux bords
de la route. On délibéra si l'on irait à la croix Catelan ou sous les murs
de Bagatelle. Enfin, on prit à droite; et on s'arrêta dans une espèce
de quinconce, entre des pins.
L'endroit fut choisi de manière à répartir également le niveau
du terrain. On marqua les deux places où les adversaires devaient
se poser. Puis Regimbart ouvrit sa boîte. Elle contenait, sur un capi-
tonnage de basane rouge, quatre épées charmantes, creuses au milieu,
avec des poignées garnies de filigrane. Un rayon lumineux, traversant
les feuilles, tomba dessus; et elles parurent à Cisy briller comme
des vipères d'argent sur une mare de sang.
Le Citoyen fit voir qu'elles étaient de longueur pareille; il prit
la troisième pour lui-même, afin de séparer les combattants, en cas
de besoin. M. de Comaing tenait une canne. Il y eut un silence. On se
regarda. Toutes les figures avaient quelque chose d'eflFaré ou de cruel.
Frédéric avait mis bas sa redingote et son gilet. Joseph aida
Cisy à faire de même; sa cravate étant retirée, on aperçut à son cou
une médaille bénite. Cela fit rire de pitié Regimbart.
276 l'éducation sentimentale
Alors, M. de Comaing (pour laisser à Frédéric encore un moment
de réflexion) tâcha d'élever des chicanes. Il réclama le droit de mettre
un gant, celui de saisir Tépée de son adversaire avec la main gauche;
Regimbart, qui était pressé, ne s'y refusa pas. Enfin le Baron, s'adres-
sant à Frédéric :
— « Tout dépend de vous, Monsieur ! Il n'y a jamais de dés-
honneur à reconnaître ses fautes. »
Dussardier l'approuvait du geste. Le Citoyen s'indigna :
— « Croyez- vous que nous sommes ici pour plumer les canards,
fichtre },,, En garde !»
Les adversaires étaient l'un devant l'autre, leurs témoins de
chaque côté. Il cria le signal :
— « Allons ! »
Cisy devint effroyablement pâle. Sa lame tremblait par le bout,
comme une cravache. Sa tête se renversait, ses bras s'écartèrent, il
tomba sur le dos, évanoui. Joseph le releva; et, tout en lui poussant
sous les narines un flacon, il le secouait fortement. Le Vicomte rouvrit
les yeux, puis tout à coup, bondit comme un furieux sur son épée.
Frédéric avait gardé la sienne; et il l'attendait, l'œil fixe, la main
haute.
— « Arrêtez, arrêtez ! » cria une voix qui venait de la route, en
même temps que le bruit d'un cheval au galop; et la capote d'un
cabriolet cassait les branches ! Un homme penché en dehors agitait
un mouchoir, et criait toujours : « Arrêtez, arrêtez ! »
M. de Comaing, croyant à une intervention de la police, leva
sa canne.
— « Finissez donc ! le Vicomte saigne ! »
— « Moi? » dit Cisy.
En effet, il s'était, dans sa chute, écorché le pouce de la main
gauche.
— « Mais c'est en tombant, » ajouta le Citoyen
Le Baron feignit de ne pas entendre.
Arnoux avait sauté du cabriolet.
l'éducation sentimentale 277
— « J'arrive trop tard ! Non ! Dieu soit loué ! f
Il tenait Frédéric à pleins bras, le palpait, lui couvrait le visage
de baisers.
— « Je sais le motif: vous avez voulu défendre votre vieil ami !
C'est bien, cela, c'est bien! Jamais je ne l'oublierai! Comme vous êtes
bon ! Ah ! cher enfant ! »
Il le contemplait et versait des larmes, tout en ricanant de bon-
heur. Le Baron se tourna vers Joseph :
— « Je crois que nous sommes de trop dans cette petite fête
de famille. C'est fini, n'est-ce pas, Messieurs? — Vicomte, mettez
votre bras en écharpe; tenez, voilà mon foulard. » Puis, avec un geste
impérieux : « Allons ! pas de rancune ! Cela se doit ! »
Les deux combattants se serrèrent la main, mollement. Le
Vicomte, M. de Comaing et Joseph disparurent d'un côté, et Frédéric
s'en alla de l'autre avec ses amis.
Comme le restaurant de Madrid n'était pas loin, Arnoux proposa
de s'y rendre pour boire un verre de bière.
— « On pourrait même déjeuner, » dit Regimbart.
Mais, Dussardier n'en ayant pas le loisir, ils se bornèrent à un
rafraîchissement, dans le jardin. Tous éprouvaient cette béatitude
qui suit les dénouements heureux. Le Citoyen, cependant, était fâché
qu'on eût interrompu le duel au bon moment.
Arnoux en avait eu connaissance par un nommé Compain, ami
de Regimbart; et dans un élan de cœur, il était accouru pour l'empê-
cher, croyant, du reste, en être la cause. Il pria Frédéric de lui fournir
là-dessus quelques détails. Frédéric, ému par les preuves de sa ten-
dresse, se fit scrupule d'augmenter son illusion : —
— « De grâce, n'en parlons plus ! »
Arnoux trouva cette réserve fort délicate. Puis, avec sa légèreté
ordinaire, passant à une autre idée :
— « Quoi de neuf. Citoyen .? » \
Et ils se mirent à causer traites, échéances. Afin d'être plus com-
modément, ils allèrent même chuchoter à l'écart sur une autre table.
278 l'éducation sentimentale
Frédéric distingua ces mots : « Vous allez me souscrire... — Oui !
mais, vous, bien entendu.... — Je l'ai négocié enfin pour trois cents !
— Jolie commission, ma foi ! » Bref, il était clair qu'Arnoux tripotait
avec le Citoyen beaucoup de choses.
Frédéric songea à lui rappeler ses quinze mille francs. Mais sa
démarche récente interdisait les reproches, même les plus doux.
D'ailleurs, il se sentait fatigué. L'endroit n'était pas convenable. Il
remit cela à un autre jour.
Arnoux, assis à Tombre d'un troène, fumait d'un air hilare. Il
leva les yeux vers les portes des cabinets donnant toutes sur le jardin,
et dit qu'il était venu là, autrefois, bien souvent.
— « Pas seul, sans doute } » répliqua le Citoyen.
— « Parbleu ! »
— « Quel polisson vous faites ! un homme marié ! »
— « Eh bien, et vous donc ! » reprit Arnoux; et, avec un sourire
indulgent : « Je suis même sûr que ce gredin-là possède, quelque part,
une chambre, où il reçoit des petites filles ! »
Le Citoyen confessa que c'était vrai, par un simple haussement
de sourcils. Alors, ces deux messieurs exposèrent leurs goûts : Arnoux
préférait maintenant la jeunesse, les ouvrières; Regimbart détestait
« les mijaurées » et tenait avant tout au positif. La conclusion, fournie
par le marchand de faïence, fut qu'on ne devait pas traiter les femmes
sérieusement.
— « Cependant, il aime la sienne ! » songeait Frédéric, en s'en
retournant; et il le trouvait un malhonnête homme. Il lui en voulait
de ce duel, comme si c'eût été pour lui qu'il avait, tout à l'heure,
risqué sa vie.
Mais il était reconnaissant à Dussardier de son dévouement; le
commis, sur ses instances, arriva bientôt à lui faire une visite tous les
jours.
Frédéric lui prêtait des livres : Thiers, Dulaure, Barante, les
Girondins de Lamartine. Le brave garçon l'écoutait avec recueillement
et acceptait ses opinions comme celles d'un maître.
l'éducation sentimentale 279
Il arriva un soir tout effaré.
Le matin, sur le boulevard, un homme qui courait à perdre
haleine s'était heurté contre lui; et, l'ayant reconnu pour un ami de
Sénécal, lui avait dit :
— « On vient de le prendre, je me sauve ! »
Rien de plus vrai. Dussardier avait passé la journée aux informa-
tions. Sénécal était sous les verrous, comme prévenu d'attentat politique.
Fils d'un contre-maître, né à Lyon et ayant eu pour professeur
un ancien disciple de Chalier, dès son arrivée à Paris, il s'était fait
recevoir de la Société des Familles; ses habitudes étaient connues;
la police le surveillait. Il s'était battu dans l'affaire de mai 1839, et,
depuis lors se tenait à l'ombre, mais s'exaltant de plus en plus, fana-
tique d'Alibaud, mêlant ses griefs contre la société à ceux du peuple
contre la monarchie, et s'éveillant chaque matin avec l'espoir d'une
révolution qui, en quinze jours ou un mois, changerait le monde.
Enfin, écœuré par la mollesse de ses frères, furieux des retards qu'on
opposait à ses rêves et désespérant de la patrie, il était entré comme
chimiste dans le complot des bombes incendiaires; et on l'avait
surpris portant de la poudre qu'il allait essayer à Montmartre, tenta-
tive supr^^ine pour établir la République.
Dussardier ne la chérissait pas moins, car elle signifiait, croyait-il,
affranchissement et bonheur universel. Un jour, — à quinze ans, —
dans la rue Transnonain, devant la boutique d'un épicier, il avait
vu des soldats la baïonnette rouge de sang, avec des cheveux collés
à la crosse de leur fusil; depuis ce temps-là, le Gouvernement l'exaspé-
rait comme l'incarnation même de l'Injustice. Il confondait un peu les
assassins et les gendarmes; un mouchard valait à ses yeux un parri-
cide. Tout le mal répandu sur la terre, il l'attribuait naïvement au
Pouvoir; et il le haïssait d'une haine essentielle, permanente, qui lui
tenait tout le cœur et raffinait sa sensibilité. Les déclamations de
Sénécal l'avaient ébloui. Qu'il fût coupable ou non, et sa tentative
odieuse, peu importait ! Du moment qu'il était victime de l'Autorité,
.on devait le servir.
28o L ÉDUCATION SENTIMENTALE
« Les Pairs le condamneront, certainement ! Puis il sera
emmené dans une voiture cellulaire, comme un galérien, et on l'en-
fermera au Mont-Saint-Michel, où le Gouvernement les fait mourir f
Austen est devenu fou ! Steuben s'est tué ! Pour transférer Barbes,
dans un cachot, on Ta tiré par les jambes, par les cheveux ! On lui
piétinait le corps, et sa tête rebondissait à chaque marche tout le long
de Tescalier. Quelle abomination ! les misérables ! »
Des sanglots de colère l'étoufïaient, et il tournait dans la chambre,,
comme pris d'une grande angoisse.
— « Il faudrait faire quelque chose, cependant ! Voyons ! moi,,
je ne sais pas ! Si nous tâchions de le délivrer, hein ? Pendant qu'on
le mènera au Luxembourg, on peut se jeter sur l'escorte dans le cou-
loir ! Une douzaine d'hommes déterminés, ça passe partout. »
Il y avait tant de flamme dans ses yeux, que Frédéric en tres-
saillit.
Sénécal lui apparut plus grand qu'il ne croyait. Il se rappela
ses souffrances, sa vie austère; sans avoir pour lui l'enthousiasme
de Dussardier, il éprouvait néanmoins cette admiration qu'inspire
tout homme se sacrifiant à une idée. Il se disait que, s'il l'eût secouru,^
Sénécal n'en serait pas là; et les deux ami« cherchèrent laborieusement
quelque combinaison pour le sauver.
Il leur fut impossible de parvenir jusqu'à lui.
Frédéric s'enquérait de son sort dans les journaux, et pendant
trois semaines fréquenta les cabinets de lecture.
Un jour, plusieurs numéros du Flambard lui tombèrent sous la
main. L'article de fond, invariablement, était consacré à démoHr
un homme illustre. Venaient ensuite les nouvelles du monde, les
cancans. Puis, on blaguait l'Odéon, Carpentras, la pisciculture, et
les condamnés à mort quand il y en avait. La disparition d'un paque-
bot fournit matière à plaisanteries pendant un an. Dans la troisième
colonne, un courrier des arts donnait, sous forme d'anecdote ou de
conseil, des réclames de tailleurs, avec des comptes-rendus de soirées,
des annonces de ventes, des analyses d'ouvrages, traitant de la même-
l'éducation sentimentale 281
encre un volume de vers et une paire de bottes. La seule partie
sérieuse était la critique des petits théâtres, où Ton s'acharnait sur
deux ou trois directeurs; et les intérêts de TArt étaient invoqués
à propos des décors des Funambules ou d'une amoureuse des Délasse-
ments.
Frédéric allait rejeter tout cela quand ses yeux rencontrèrent
un article intitulé : Une poulette entre trois cocos. C'était l'histoire de
son duel, narrée en style sémillant, gaulois. Il se reconnut sans peine,
car il était désigné par cette plaisanterie, laquelle revenait souvent :
a Un jeune homme du collège de Sens et qui en manque. » On le
représentait même comme un pauvre diable de provincial, un obscur
nigaud tâchant de frayer avec les grands seigneurs. Quand au Vicomte,
il avait le beau rôle, d'abord dans le souper, où il s'introduisait de
force, ensuite dans le pari, puisqu'il emmenait la demoiselle, et finale-
ment sur le terrain, où il se comportait en gentilhomme. La bravoure
de Frédéric n'était pas niée, précisément, mais on faisait comprendre
qu'un intermédiaire, le protecteur lui-même, était survenu juste à
temps. Le tout se terminait par cette phrase, grosse peut-être de
perfidies :
«D'où vient leur tendresse.^ Problème! et, comme dit Bazile»
qui diable est-ce qu'on trompe ici } »
C'était, sans le moindre doute, une vengeance d'Hussonnet
contre Frédéric, pour son refus des cinq mille francs.
Que faire.'* S'il lui en demandait raison, le bohème protesterait
de son innocence, et il n'y gagnerait rien. Le mieux était d'avaler
la chose silencieusement. Personne, après tout, ne lisait le Flambard,
En sortant du cabinet de lecture, il aperçut du monde devant
la boutique d'un marchand de tableaux. On regardait un portrait
de femme, avec cette ligne écrite au bas en lettres noires : « Mlle Rose-
Annette Bron, appartenant à M. Frédéric Moreau, de Nogent. »
C'était bien elle, — ou à peu près, — vue de face, les seins
découverts, les cheveux dénoués, et tenant dans ses mains une bourse
de \elours rouge, tandis que, par derrière, un paon avançait son
282 l'éducation sentimentale
bec sur son épaule, en couvrant la muraille de ses grandes plumes
en éventail.
Pellerin avait fait cette exhibition pour contraindre Frédéric au
payement, persuadé qu'il était célèbre et que tout Paris, s'animant
en sa faveur, allait s'occuper de cette misère.
Était-ce une conjuration ? Le peintre et le journaliste avaîent-ils
monté leur coup ensemble?
Son duel n'avait rien empêché. Il devenait ridicule, tout le monde
se moquait de lui.
Trois jours après, à la fin de juin, les actions du Nord ayant fait
quinze francs de hausse, comme il en avait acheté deux mille l'autre
mois, il se trouva gagner trente mille francs. Cette caresse de la fortune
lui redonna confiance. Il se dit qu'il n'avait besoin de personne, que
tous ses embarras venaient de sa timidité, de ses hésitations. Il aurait
dû commencer avec la Maréchale brutalement, refuser Hussonr :
dès le premier jour, ne pas se compromettre avec Pellerin ; et, pour
montrer que rien ne le gênait, il se rendit chez Mme Dambreuse,
à une de ses soirées ordinaires.
Au milieu de l'antichambre, Martinon, qui arrivait en mû.AC
temps que lui, se retourna.
— « Comment, tu viens ici, toi ? » avec l'air surpris et même
contrarié de le voir.
— « Pourquoi pas ? »
Et, tout en cherchant la cause d'un tel abord, Frédéric s'avança
dans le salon.
La lumière était faible, malgré les lampes posées dans les coins ;
car les trois fenêtres, grandes ouvertes, dressaient parallèlement trois
larges carrés d'ombre noire. Des jardinières, sous les tableaux, occu-
paient jusqu'à hauteur d'homme les intervalles de la muraille; et
une théière d'argent avec un samovar se mirait au fond, dans une
glace. Un murmure de voix discrètes s'élevait. On entendait des
escarpins craquer sur le tapis.
Il distingua des habits noirs, puis une table ronde éclairée par
L EDUCATION SENTIMENTALE 283
un grand abat-jour, sept ou huit femmes en toilettes d*été, et, un peu
plus loin, Mme Dambreuse dans un fauteuil à bascule. Sa robe de
taffetas lilas avait des manches à crevés, d'où s'échappaient des bouil-
lons de mousseline, le ton doux de Tétoffe se mariant à la nuance de
ses cheveux; et elle se tenait quelque peu renversée en arrière, avec
le bout de son pied sur un coussin, — tranquille comme une œuvre
d*art pleine de délicatesse, une fleur de haute culture.
M. Dambreuse et un vieillard à chevelure blanche se promenaient
dans toute la longueur du salon. Quelques-uns s'entretenaient au
bord des petits divans, çà et là; les autres, debout, formaient un cercle
au milieu.
Ils causaient de votes, d'amendements, de sous-amendements,
du discours de M. Grandin, de la réplique de M. Benoist. Le tiers
parti décidément allait trop loin ! Le centre gauche aurait dû se
souvenir un peu mieux de ses origines ! Le ministère avait reçu de
graves atteintes ! Ce qui devait rassurer pourtant, c'est qu'on ne lui
voyait point de successeur. Bref, la situation était complètement
analogue à celle de 1834.
Comme ces choses ennuyaient Frédéric, il se rapprocha des
femmes. Martinon était près d'elles, debout, le chapeau sous le bras,
la figure de trois quarts, et si convenable, qu'il ressemblait à de la
porcelaine de Sèvres. Il prit une Revue des Deux Mondes traînant
sur la table, entre une Imitation et un Annuaire de Gotha, et jugea
de haut un poète illustre, dit qu'il allait aux conférences de Saint-
François, se plaignit de son larynx, avalait de temps à autre une
boule de gomme, et cependant parlait musique, faisait le léger.
Mlle Cécile, le nièce de M. Dambreuse, qui se brodait une paire de
manchettes, le regardait, en dessous, avec ses prunelles d'un bleu
pâle; et miss John, l'institutrice à nez camus, en avait lâché sa tapis-
serie; toutes deux paraissaient s'écrier intérieurement :
— « Qu'il est beau ! » \
Mme Dambreuse se tourna vers lui.
— « Donnez-moi donc mon éventail, qui est sur cette console^
là-bas. Vous vous trompez ! l'autre ! »
284 l'éducation sentimentale
Elle se leva; et, comme il revenait, ils se rencontrèrent au milieu
du salon, face à face; elle lui adressa quelques mots, vivement, des
reproches sans doute, à en juger par Texpression altière de sa figure;
Martinon tâchait de sourire; puis il alla se mêler au conciliabule des
hommes sérieux. Mme Dambreuse reprit sa place, et, se penchant
sur le bras de son fauteuil, elle dit à Frédéric :
— « J'ai vu quelqu'un, avant-hier, qui m'a parlé de vous, M. de
Cisy; vous le connaissez, n'est-ce pas? »
— « Oui... un peu. »
Tout à coup Mme Dambreuse s'écria :
— « Duchesse, ah ! quel bonheur ! »
Et elle s'avança jusqu'à la porte, au-devant d'une vieille petite
dame, qui avait une robe de taffetas carmélite et un bonnet de guipure,
à longues pattes. Fille d'un compagnon d'exil du comte d'Artois et
veuve d'un maréchal de l'Empire créé pair de France en 1830, elle
tenait à l'ancienne cour comme à la nouvelle et pouvait obtenir
beaucoup de choses. Ceux qui causaient debout s'écartèrent, puis
reprirent leur discussion.
Maintenant, elle roulait sur le paupérisme, dont toutes les pein-
tures, d'après ces messieurs, étaient fort exagérées.
— « Cependant, » objecta Martinon, « la misère existe, avouons-
le ! Mais le remède ne dépend ni de la Science ni du Pouvoir. C'est
une question purement individuelle. Quand les basses classes voudront
se débarrasser de leurs vices, elles s'affranchiront de leurs besoins.
Que le peuple soit plus moral, et il sera moins pauvre 1 );
Suivant M. Dambreuse, on n'arriverait à rien de bien sans une
surabondance du capital. Donc, le seul moyen possible était de confier,
« comme le voulaient, du reste, les saint-simoniens (mon Dieu, ils
avaient du bon ! soyons justes envers tout le monde), de confier,
dis-je, la cause du Progrès à ceux qui peuvent accroître la fortune
publique ». Insensiblement on aborda les grandes exploitations indus-
trielles, les chemins de fer, la houille. Et M. Dambreuse, s'adressant
à Frédéric, lui dit tout bas :
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a86 l'éducation sentimentale
— « Vous n'êtes pas venu pour notre affaire. »
Frédéric allégua une maladie; mais sentant que l'excuse était
trop bête :
— « D'ailleurs, j'ai eu besoin de mes fonds. »
— « Pour acheter une voiture ? » reprit Mme Dambreuse, qui
passait près de lui, une tasse de thé à la main ; et elle le considéra
pendant une minute, la tête un peu tournée sur son épaule.
Elle le croyait l'amant de Rosanette; l'allusion était claire. Il
sembla même à Frédéric que toutes les dames le regardaient de loin,
en chuchotant. Pour mieux voir ce qu'elles pensaient, il se rapprocha
d'elles, encore une fois.
De l'autre côté de la table, Martinon, auprès de Mlle Cécile
feuilletait un album. C'étaient des lithographies représentant des
costumes espagnols II lisait tout haut les légendes : « Femme de
Séville, — Jardinier de Valence. — Picador andalou; » et, descendant
une fois jusqu'au bas de la page, il continua d'une haleine :
— « Jacques Arnoux, éditeur. — Un de tes amis, hein ? »
— « C'est vrai, » dit Frédéric, blessé par son air.
Mme Dambreuse reprit :
— « En effet, vous êtes venu, un matin... pour... une maison,
je crois ? oui, une maison appartenant à sa femme. » (Cela signifiait :
«C'est votre maîtresse.»)
Il rougit jusqu'aux oreilles; et M. Dambreuse, qui arrivait au
même moment, ajouta :
— a Vous paraissiez même vous intéresser beaucoup à eux. »
Ces derniers mots achevèrent de décontenancer Frédéric. Son
trouble, que l'on voyait, pensait-il, allait confirmer les soupçons^
quand M. Dambreuse lui dit de plus près, d'un ton grave :
— « Vous ne faites pas d'affaires ensemble, je suppose ? »
Il protesta par des secousses de tête multipliées, sans comprendre
l'intention du capitaliste, qui voulait lui donner un conseil.
Il avait envie de partir. La peur de sembler lâche le retint. Un
domestique enlevait les tasses de thé; Mme Dambreuse causait avec
l'éducation sentimentale .^87
un diplomate en habit bleu ; deux jeunes filles, rapprochant leurs fronts,
se faisaient voir une bague; les autres, assises en demi-cercle sur dvs
fauteuils, remuaient doucement leurs blancs visages, bordés de chew,-
lures noires ou blondes; personne enfin ne s'occupait de lui. Fréd^c
tourna les talons; et, par une suite de longs zigzags, il avait presque
gagné la porte, quand, passant près d'une console, il remarqua dessus,
entre un vase de Chine et la boiserie, un journal plié en deux. Il le
tira quelque peu, et lut ces mots : le Flambard.
Qui l'avait apporté? Cisy ! Pas un autre évidemment. Qu'impor-
tait, du reste ! Ils allaient croire, tous déjà croyaient peut-être à l'article.
Pourquoi cet acharnement? Une ironie silencieuse l'enveloppait. Il
se sentait comme perdu dans un désert. Mais la voix de Martinon
s'éleva :
— «A propos d'Arnoux, j'ai lu parmi les prévenus des bombes
incendiaires, le nom d'un de ses employés, Sénécal. Est-ce le nôtre ? »
— « Lui-même, » dit Frédéric.
Martinon répéta, en criant très haut :
— « Comment, notre Sénécal ! notre Sénécal ! »
Alors, on le questionna sur le complot; sa place d'attaché au
parquet devait lui fournir des renseignements.
Il confessa n'en pas avoir. Du reste, il connaissait fort peu le
personnage, l'ayant vu deux ou trois fois seulement, et il le tenait en
définitive pour un assez mauvais drôle. Frédéric, indigné, s'écria :
— « Pas du tout ! c'est un très honnête garçon ! »
— « Cependant, monsieur, » dit un propriétaire, « on n'est pas
honnête quand on conspire ! »
La plupart des hommes qui étaient là avaient servi, au moins,
quatre gouvernements; et ils auraient vendu la France ou le genre
humain, pour garantir leur fortune, s'épargner un malaise, un embarras,
ou même par simple bassesse, adoration instinctive de la force. Tous
déclarèrent les crimes politiques inexcusables. Il fallait plutôt pardon-
ner à ceux qui provenaient du besoin ! Et on ne manqua pas de mettre
en avant l'étemel exemple du père de famille, volant l'éternel morceau
de pain chez l'étemel boulanger.
2 88 l':éducation sentimentale
Un administrateur s'écria même :
— « Moi, monsieur, si j'apprenais que mon frère conspire, je le
dénoncerais ! »
Frédéric invoqua le droit de résistance; et, se rappelant quelques
phrases que lui avait dites Deslauriers, il cita Desolmes, Blackstone,
le bill des droits en Angleterre, et l'article 2 de la Constitution de 91.
C'était même en vertu de ce droit-là qu'on avait proclamé la déchéance
de Napoléon; il avait été reconnu en 1830, inscrit en tête de la Charte.
— « D'ailleurs, quand le souverain manque au contrat, la justice
veut qu'on le renverse. »
— « Mais c'est abominable ! » exclama la femme d'un préfet.
Toutes les autres se taisaient, vaguement épouvantées, comme si
elles eussent entendu le bruit des balles. Mme Dambreuse se balançait
dans son fauteuil, et l'écoutait parler en souriant.
Un industriel, ancien carbonaro, tâcha de lui démontrer que les
d'Orléans étaient une belle famille; sans doute, il y avait des
abus....
— « Eh bien, alors } »
— « Mais on ne doit pas les dire, cher monsieur ! Si vous saviez
comme toutes ces criailleries de l'Opposition nuisent aux affaires ! »
— « Je me moque des affaires ! » reprit Frédéric.
La pourriture de ces vieux l'exaspérait ; et, emporté par la bravoure
qui saisit quelquefois les plus timides, il attaqua les financiers, les
députés, le Gouvernement, le Roi, prit la défense des Arabes, débitait
beaucoup de sottises. Quelques-uns l'encourageaient ironiquement :
« Allez donc ! continuez ! » tandis que d'autres murmuraient : « Diable !
quelle exaltation ! » Enfin, il jugea convenable de se retirer; et, comme
il s'en allait, M. Dambreuse lui dit, faisant allusion à la place de
secrétaire :
— « Rien n'est terminé encore ! Mais dépêchez-vous ! »
Et Mme Dambreuse :
— « A bientôt, n'est-ce pas ? »
Frédéric jugea leur adieu une dernière moquerie. Il était déter-
l'éducation sentimentale 289
miné à ne jamais revenir dans cette maison, à ne plus fréquenter
tous ces gens-là. Il croyait les avoir blessés, ne sachant pas quel large
fonds d'indifférence le monde possède ! Ces femmes surtout Tin-
dignaient. Pas une qui l'eût soutenu, même du regard. Il leur en
voulait de ne pas les avoir émues. Quant à Mme Dambreuse, il lui
trouvait quelque chose à la fois de langoureux et de sec, qui empêchait
de la définir par une formule. Avait-elle un amant } Quel amant ?
était-ce le diplomate ou un autre ? Martinon, peut-être } Impossible !
Cependant, il éprouvait une espèce de jalousie contre lui, et envers
elle une malveillance inexpliquable.
Dussardier, venu ce soir-là comme d'habitude, l'attendait.
Frédéric avait le cœur gonflé; il le dégorgea, et ses griefs, bien que
vagues et difficiles à comprendre, attristèrent le brave commis; il se
plaignait même de son isolement. Dussardier, en hésitant un peu,
proposa de se rendre chez Deslauriers.
Frédéric, au nom de l'avocat, fut pris par un besoin extrême de
le revoir. Sa solitude intellectuelle était profonde, et la compagnie
de Dussardier insuffisante. Il lui répondit d'arranger les choses comme
il voudrait.
Deslauriers, également, sentait depuis leur brouille une privation
dans sa vie. Il céda sans peine à des avances cordiales.
Tous deux s'embrassèrent, puis se mirent à causer de choses
indifférentes.
La réserve de Deslauriers attendrit Frédéric ; et, pour lui faire
une sorte de réparation, il lui conta le lendemain sa perte de quinze
mille francs, sans dire que ces quinze mille francs lui étaient primi-
tivement destinés. L'avocat n'en douta pas, néanmoins. Cette mésaven-
ture, qui lui donnait raison dans ses préjugés contre Arnoux, désarma
tout à fait sa rancune, et il ne parla point de l'ancienne promesse.
Frédéric, trompé par son silence, crut qu'il l'avait oubliée. Quel-
ques jours après, il lui demanda s'il n'existait pas de moyens de rentrer
dans ses fonds.
On pouvait discuter les hypothèques précédentes, attaquer
290 l'éducation sentimentale
Arnoux comme stellionataire, faire des poursuites au domicile contre
la femme, i
— «Non! non! pas contre elle!» s'écria Frédéric; et, cédant
aux questions de Tancien clerc, il avoua la vérité. Deslauriers fut con-
vaincu qu'il ne la disait pas complètement, par délicatesse sans doute.
Ce défaut de confiance le blessa.
Ils étaient, cependant, aussi liés qu'autrefois, et même ils avaient
tant de plaisir à se trouver ensemble, que la présence de Dussardier
les gênait. Sous prétexte de rendez- vous, ils arrivèrent à s'en débar-
rasser peu à peu. Il y a des hommes n'ayant pour mission parmi les
autres que de servir d'intermédiaires; on les franchit comme des
ponts, et l'on va plus loin.
Frédéric ne cachait rien à son ancien ami. Il lui dit l'affaire des
houilles, avec la proposition de M. Dambreuse. L'avocat devint
rêveur.
— « C'est drôle ! il faudrait pour cette place quelqu'un d'assez
fort en droit ! »
— « Mais tu pourras m'aider, » reprit Frédéric.
— « Oui..., tiens..., parbleu ! certainement. »
Dans la même semaine, il lui montra une lettre de sa mère.
Mme Moreau s'accusait d'avoir mal jugé M. Roque, lequel avait
donné de sa conduite des explications satisfaisantes. Puis elle parlait
de sa fortune, et de la possibilité, plus tard, d'un mariage avec Louise.
— « Ce ne serait peut-être pas bête ! » dit Deslauriers.
Frédéric s'en rejeta loin; le père Roque, d'ailleurs, était un vieux
filou. Cela n'y faisait rien, selon l'avocat.
A la fin de juillet, une baisse inexplicable fit tomber les actions
du Nord. Frédéric n'avait pas vendu les siennes; il perdit d'un seul
coup soixante mille francs. Ses revenus se trouvaient sensiblement
diminués. Il devait ou restreindre sa dépense, ou prendre un état,
ou faire un beau mariage.
Alors, Deslauriers lui parla de Mlle Roque. Rien ne l'empêchait
d'aller voir un peu les choses par lui-même. Frédéric était un peu
L EDUCATION SENTIMENTALE 291
fatigué; la province et la maison maternelle le délasseraient. Il partit.
L'aspect des rues de Nogent, qu'il monta sous le clair de lune,
le reporta dans de vieux souvenirs; et il éprouvait une sorte d'angoisse,
comme ceux qui reviennent après de longs voyages.
Il y avait chez sa mère tous les habitués d'autrefois : MM. Gam-
blin, Heudras et Chambrion, la famille Lebrun, « ces demoiselles
Auger »; de plus, le père Roque, et, en face de Mme Moreau, devant
une table de jeu, Mlle Louise. C'était une femme, à présent. Elle
se leva, en poussant un cri. Tous s'agitèrent. Elle était restée immobile,
debout; et les quatre flambeaux d'argent posés sur la table augmen-
taient sa pâleur. Quand elle se remit à jouer, sa main tremblait. Cette
émotion flatta démesurément Frédéric, dont l'orgueil était malade;
il se dit : « Tu m'aimeras, toi !» et, prenant sa revanche des déboires
qu'il avait essuyés là-bas, il se mit à faire le Parisien, le lion, donna
des nouvelles des théâtres, rapporta des anecdotes du monde, puisées
dans les petits journaux, enfin éblouit ses compatriotes.
Le lendemain, Mme Moreau s'étendit sur les qualités de Louise,
puis énuméra les bois, les fermes qu'elle posséderait. La fortune de
M. Roque était considérable.
Il l'avait acquise en faisant des placements pour M. Dambreuse;
car il prêtait à des personnes pouvant offrir de bonnes garanties hypo-
thécaires, ce qui lui permettait de demander des suppléments ou des
commissions. Le capital, grâce à une surveillance active, ne risquait
rien. D'ailleurs, le père Roque n'hésitait jamais devant une saisie;
puis il rachetait à bas prix les biens hypothéqués, et M. Dambreuse,
voyant ainsi rentrer ses fonds, trouvait ses aflFaires très bien faites.
Mais cette manipulation extra-légale le compromettait vis-à-vis
de son régisseur. Il n'avait rien à lui refuser. C'était sur ses instances
qu'il avait si bien accueilli Frédéric.
En effet, le père Roque couvait au fond de son âme une ambition.
Il voulait que sa fille fût comtesse; et, pour y parvenir, sans mettre
en jeu le bonheur de son enfant, il ne connaissait pas d'autre jeune
homme que celui-là.
292
L EDUCATION SENTIMENTALE
Par la protection de M. Dambreuse, on lui ferait avoir le titre
de son aïeul, Mme Moreau étant la fille d'un comte de Fouvens,
apparentée, d'ailleurs, aux plus vieilles familles champenoises, les
Lavernade, les d'Étrigny. Quant aux Moreau, une inscription gothique,
près des moulins de Villeneuve-r Archevêque, parlait d'un Jacob
Moreau qui les avait réédifiés en 1596;
et la tombe de son fils, Pierre Moreau,
premier écuyer du roi sous Louis XIV,
se voyait dans la chapelle Saint-
Nicolas.
Tant d'honorabilité fascinait M.
Roque, fils d'un ancien domestique. Si
la couronne comtale ne venait pas, il
s'en consolerait sur autre chose; car
Frédéric pouvait parvenir à la députa-
tion quand M. Dambreuse serait élevé
à la pairie, et alors l'aider dans ses
affaires, lui obtenir des fournitures, des
concessions. Le jeune homme lui plai-
sait, personnellement. Enfin il le voulait
pour gendre, parce que, depuis long-
temps, il s'était féru de cette idée, qui ne faisait que s'accroître.
Maintenant, il fréquentait l'église; — et il avait séduit Mme
Moreau par l'espoir du titre, surtout. Elle s'était gardée cependant
de faire une réponse décisi\e.
Donc, huit jours après, sans qu'aucun engagement eût été pris,
Frédéric passait pour le « futur » de Mlle Louise ; et le père Roque,
peu scrupuleux, les laissait ensemble quelquefois.
Deslauriers avait emporté de chez Frédéric la copie de l'acte
de subrogation, avec une procuration en bonne forme lui conférant
de pleins pouvoirs; mais, quand il eut remonté ses cinq étages, et
qu'il fut seul, au milieu de son triste cabinet, dans son fauteuil de
basane, la vue du papier timbré Técœura.
Il était las de ces choses, et des restaurants à trente-deux sous,
des voyages en omnibus, de sa misère, de ses efforts. Il reprit les
paperasses; d'autres se trouvaient à côté; c'étaient les prospectus
de la compagnie houillère avec la liste des mines et le détail de leur
contenance, Frédéric lui ayant laissé tout cela pour avoir dessus son
opinion.
Une idée lui vint : celle de se présenter chez M. Dambreuse et
de demander la place de secrétaire. Cette place, bien sûr, n'allait pas
sans l'achat d'un certain nombre d'actions. Il reconnut la folie de
son projet et se dit :
— « Oh non ! ce serait mal. »
Alors, il chercha comment s'y prendre pour recouvrer les quinze
mille francs. Une pareille somme n'était rien pour Frédéric ! Mais,
s'il l'avait eue, lui, quel levier ! Et l'ancien clerc s'indigna que la
fortune de l'autre fût grande.
— « Il en fait un usage pitoyable. C'est un égoïste. Eh ! je me
moque bien de ses quinze mille francs ! »
Pourquoi les avait-il prêtés ? Pour les beaux yeux de Mme Arnoux
l'éducation sentimentale
294
Elle était sa maîtresse ! Deslauriers n'en doutait pas. « Voilà une
chose de plus à quoi sert l'argent ! » Des pensées haineuses l'en-
vahirent.
Puis, il songea à la personne même de Frédéric. Elle avait toujours
exercé sur lui un charme presque féminin ; et il arriva bientôt à l'ad-
mirer pour un succès dont il se reconnaissait incapable.
Cependant, est-ce que la volonté n'était pas l'élément capital
des entreprises? et, puisque avec elle on triomphe de tout....
— « Ah ! ce serait drôle ! »
Mais il eut honte de cette perfidie, et, une minute après :
— « Bah ! est-ce que j 'ai peur ? »
Mme Arnoux (à force d'en entendre parler) avait fini par se
peindre dans son imagination extraordinairement. La persistance de
cet amour l'irritait comme un problème. Son austérité un peu théâtrale
l'ennuyait maintenant. D'ailleurs, la femme du monde (ou ce qu'il
jugeait telle) éblouissait l'avocat comme le symbole et le résumé de
mille plaisirs inconnus. Pauvre, il convoitait le luxe sous sa forme la
plus claire.
— (( Après tout, quand il se fâcherait, tant pis ! Il s'est trop mal
comporté envers moi, pour que je me gêne ! Rien ne m'assure qu'elle
est sa maîtresse ! Il me l'a nié. Donc, je suis Hbre ! »
Le désir de cette démarche ne le quitta plus. C'était une épreuve
de ses forces qu'il voulait faire; — si bien qu'un jour, tout à coup,
il vernit lui-même ses bottes, acheta des gants blancs, et se mit en
route, se substituant à Frédéric et s'imaginant presque être lui, par
une singulière évolution intellectuelle, où il y avait à la fois de la
vengeance et de la sympathie, de l'imitation et de l'audace.
Il fit annoncer « le docteur Deslauriers ».
Mme Arnoux fut surprise, n'ayant réclamé aucun médecin.
— (( Ah ! mille excuses ! c'est docteur en droit. Je viens pour
les intérêts de M. Moreau. »
Ce nom parut la troubler.
— « Tant mieux ! » pensa l'ancien clerc ; « puisqu'elle a bien voulu
yjL,
L EDUCATION SENTIMENTALE 295
de lui, elle voudra de moi ! » — s 'encourageant par Tidée reçue qu'il
est plus facile de supplanter un amant qu'un mari.
11 avait eu le plaisir de la rencontrer, une fois, au Palais; il cita
même la date. Tant de mémoire étonna Mme Arnoux. Il reprit d'un
ton doucereux :
— «Vous aviez déjà... quelques embarras... dans vos affaires!»
Elle ne répondit rien; donc, c'était vrai.
Il se mit à causer de choses et d'autres, de son logement, de la
fabrique; puis, apercevant, aux bords de la glace, des médaillons :
— (( Ah ! des portraits de famille, sans doute ? »
Il remarqua celui d'une vieille femme, la mère de Mme Arnoux.
— « Elle a l'air d'une excellente personne, un type méridional. »
Et, sur l'objection qu'elle était de Chartres :
— « Chartres ! jolie ville. »
Il en vanta la cathédrale et les pâtés; puis, revenant au portrait,
y trouva des ressemblances avec Mme Arnoux, et lui lançait des
flatteries indirectement. Elle n'en fut pas choquée. Il prit confiance
et dit qu'il connaissait Arnoux depuis longtemps.
— « C'est un brave garçon ! mais qui se compromet ! Pour cette
hypothèque, par exemple, on n'imagine pas une étourderie.... »
— « Oui ! je sais, » dit-elle, en haussant les épaules.
Ce témoignage involontaire de mépris engagea Deslauriers à
poursuivre.
— « Son histoire de kaolin, vous l'ignorez peut-être, a failli
tourner très mal, et même sa réputation.... »
Un froncement de sourcils l'arrêta.
Alors se rabattant sur les généralités, il plaignit les pauvres
femmes dont les époux gaspillent la fortune....
— « Mais elle est à lui, monsieur; moi, je n'ai rien ! »
N'importe ! On ne savait pas.... Une personne d'expérience
pouvait servir. Il fit des offres de dévouement, exalta ses propres
mérites; et il la regardait en face, à travers ses lunettes qui
miroitaient.
296 l'éducation sentimentale
Une torpeur vague la prenait; mais, tout à coup :
— « Voyons l'affaire, je vous prie ! »
Il exhiba le dossier.
— « Ceci est la procuration de Frédéric. Avec un titre pareil
aux mains d'un huissier qui fera un commandement, rien n'est plus
simple : dans les vingt-quatre heures.... » (Elle restait impassible, il
changea de manœuvre.) « Moi, du reste, je ne comprends pas ce qui
le pousse à réclamer cette somme ; car enfin il n'en a aucun besoin ! »
— « Comment ! M. Moreau s'est montré assez bon.... »
— « Oh ! d'accord ! »
Et Deslauriers entama son éloge, puis vint à le dénigrer, tout
doucement, le donnant pour oublieux, personnel, avare.
— « Je le croyais votre ami, monsieur ? »
— « Cela ne m'empêche pas de voir ses défauts. Ainsi, il reconnaît
bien peu... comment dirais-je? la sympathie....»
Mme Arnoux tournait les feuilles du gros cahier. Elle l'inter-
rompit, pour avoir l'explication d'un mot.
Il se pencha sur son épaule, et si près d'elle, qu'il effleura sa joue.
Elle rougit; cette rougeur enflamma Deslauriers; il lui baisa la main
voracement.
— « Que faites- vous, monsieur ! »
Et, debout contre la muraille, elle le maintenait immobile, sous
ses grands yeux noirs irrités.
— « Écoutez-moi ! Je vous aime ! »
Elle partit d'un éclat de rire, un rire aigu, désespérant, atroce.
Deslauriers sentit une colère à l'étrangler. Il se contint; et, avec la
mine d'un vaincu demandant grâce :
— « Ah ! vous avez tort ! Moi, je n'irais pas comme lui.... »
— « De qui donc parlez-vous } »
— « De Frédéric ! »
— « Eh ! M. Moreau m'inquiète peu, je vous l'ai dit ! »
— « Oh ! pardon !... pardon !... »
Puis, d'une voix mordante, et faisant traîner ses phrases :
L EDUCATION SENTIMENTALE
297
— « Je croyais même que vous vous intéressiez suffisamment à
sa personne pour apprendre avec plaisir...»
Elle devint toute pâle. L'ancien clerc ajouta :
— (( Il va se marier. »
— « Lui ! »
— «Dans un mois, au plus
tard, avec Mlle Roque, la fille
du régisseur de M . Dambreuse.
Il est même parti à Nogent,
rien que pour cela. »
Elle porta la main sur
son cœur, comme au choc
d'un grand coup ; mais tout de
suite elle tira la sonnette. Des-
lauriers n'attendit pas qu'on le
mît dehors. Quand elle se re-
tourna, il avait disparu.
Mme Arnoux suffoquait
un peu. Elle s'approcha de la
fenêtre pour respirer.
De l'autre côté de la rue,
sur le trottoir, un emballeur en
manches de chemise clouait
une caisse. Des fiacres pas-
saient. Elle ferma la croisée et
vint se rasseoir. Les hautes
maisons voisines interceptant
le soleil, un jour froid tombait
dans l'appartement. Ses enfants
étaient sortis, rien ne bougeait autour d'elle. C'était comme une
désertion immense. ^
— « Il va se marier ! est-ce possible ! »
Et un tremblement nerveux la saisit.
298 l'éducation sentimentale
— « Pourquoi cela ? est-ce que je Taime ? »
Puis, tout à coup :
— (( Mais oui, je Taime !... je Taime ! »
Il lui semblait descendre dans quelque chose de profond, qui
n'en finissait plus. La pendule sonna trois heures. Elle écouta les
vibrations du timbre mourir. Et elle restait au bord de son fauteuil,
les prunelles fixes, et souriant toujours.
Le même après-midi, au même moment, Frédéric et Mlle Louise
se promenaient dans le jardin que M. Roque possédait au bout de
rîle. La vieille Catherine les surveillait de loin; ils marchaient côte
à côte, et Frédéric disait :
— « Vous souvenez-vous quand je vous emmenais dans la
campagne ? »
— « Comme vous étiez bon pour moi ! » répondit-elle. « Vous
m'aidiez à faire des gâteaux avec du sable, à remplir mon arrosoir,
à me balancer sur l'escarpolette ! »
— « Toutes vos poupées, qui avaient des noms de reines ou de
marquises, que sont-elles devenues ? »
— « Ma foi, je n'en sais rien ! n
— (( Et votre roquet Moricaud ! »
— « Il s'est noyé, le pauvre chéri ! »
— « Et le Don Quichotte^ dont nous colorions ensemble les
gravures ? »
— « Je l'ai encore ! »
Il lui rappela le jour de sa première communion, et comme elle
était gentille aux vêpres, avec son voile blanc et son grand cierge,
pendant qu'elles défilaient toutes autour du chœur, et que la cloche
tintait.
Ces souvenirs, sans doute, avaient peu de charme pour Mlle Roque;
elle ne trouva rien à répondre; et une minute après :
— « Méchant ! qui ne m'a pas donné une seule fois de ses
nouvelles ! »
Frédéric objecta ses nombrei>x travaux.
l'éducation sentimentale 299
— « Qu'est-ce donc que vous faites ? »
Il fut embarrassé de la question, puis dit qu'il étudiait la poli-
tique.
— « Ah ! ))
Et, sans en demander davantage :
— « Cela vous occupe, mais moi !... »
Alors, elle lui conta l'aridité de son existence, n'ayant personne
à voir, pas le moindre plaisir, la moindre distraction ! Elle désirait
monter à cheval.
— « Le Vicaire prétend que c'est inconvenant pour une jeune
fille; est-ce bête, les convenances ! Autrefois, on me laissait faire tout
ce qje je voulais; à présent, rien !»
— « Votre père vous aime, pourtant ! »
— « Oui; mais.... »
Et elle poussa un soupir, qui signifiait : « Cela ne suffît pas à mon
bonheur. »
Puis, il y eut un silence. Ils n'entendaient que le craquement du
sable sous leurs pieds avec le murmure de la chute d'eau ; car la Seine,
au-dessus de Nogent, est coupée en deux bras. Celui qui fait tourner
les moulins dégorge en cet endroit la surabondance de ses ondes,
pour rejoindre plus bas le cours naturel du fleuve; et, lorsqu'on vient
des ponts, on aperçoit, à droite sur l'autre berge, un talus de gazon
que domine une maison blanche. A gauche, dans la prairie, des
peupliers s'étendent, et l'horizon, en face, est borné par une courbe
de la rivière; elle était plate comme un miroir; de grands insectes
patinaient sur l'eau tranquille. Des touflFes de roseaux et des joncs la
bordent inégalement; toutes sortes de plantes venues là s'épanouis-
saient en boutons d'or, laissaient pendre des grappes jaunes, dressaient
des quenouilles de fleurs amarantes, faisaient au hasard des fusées
vertes. Dans une anse du rivage, des nymphéas s'étalaient; et un
rang de vieux saules cachant des pièges à loup était, de ce côté de
l'île, toute la défense du jardin.
En deçà, dans l'intérieur, quatre murs à chaperon d'ardoises
300 L EDUCATION SENTIMENTALE
enfermaient le potager, où les carrés de terre, labourés nouvellement,
formaient des plaques brunes. Les cloches des melons brillaient à
la file sur leur couche étroite; les artichauts, les haricots, les épinards,
les carottes et les tomates alternaient jusqu'à un plant d'asperges, qui
semblait un petit bois de plumes.
Tout ce terrain avait été, sous le Directoire, ce qu'on appelait
une folie. Les arbres, depuis lors, avaient démesurément grandi. De
la clématite embarrassait les charmilles, les allées étaient couvertes
de mousse, partout les ronces foisonnaient. Des tronçons de statue
émiettaient leur plâtre sous les herbes. On se prenait en marchant
dans quelques débris d'ouvrage en fil de fer. Il ne restait plus du
pavillon que deux cham^bres au rez-de-chaussée avec des lambeaux
de papier bleu. Devant la façade s'allongeait une treille à l'italienne,
où, sur des piliers en brique, un grillage de bâtons supportait une
vigne.
Ils vinrent là-dessous tous les deux, et, comme la lumière tombait
par les trous inégaux de la verdure, Frédéric, en parlant à Louise de
côté, observait l'ombre des feuilles sur son visage.
Elle avait dans ses cheveux rouges, à son chignon, une aiguille
terminée par une boule de verre imitant l'émeraude; et elle portait,
malgré son deuil (tant son mauvais goût était naïf), des pantoufles
en paille garnies de satin rose, curiosité vulgaire, achetées sans doute
dans quelque foire.
Il s'en aperçut, et l'en complimenta ironiquement.
— « Ne vous moquez pas de moi ! » reprit-elle.
Puis, le considérant tout entier, depuis son chapeau de feutre
gris jusqu'à ses chaussettes de soie :
— « Comme vous êtes coquet ! »
Ensuite, elle le pria de lui indiquer des ouvrages à lire. Il en
nomma plusieurs ; et elle dit :
— « Oh ! comme vous êtes savant ! »
Toute petite, elle s'était prise d'un de ces amours d'enfant qui
ont à la fois la pureté d'une religion et la violence d'un besoin. Il
l'éducation sentimentale joi
avait été son camarade, son frère, son maître, avait amusé son esprit,
fait battre son cœur et versé involontairement jusqu'au fond d'elle-
même une ivresse latente et continue. Puis il l'avait quittée en pleine
crise tragique, sa mère à peine morte, les deux désespoirs se confondant.
L'absence l'avait idéalisé dans son souvenir; il revenait avec une sorte
d'auréole, et elle se livrait ingénument au bonheur de le voir.
Pour la première fois de sa vie, Frédéric se sentait aimé; et ce
plaisir nouveau, qui n'excédait pas l'ordre des sentiments agréables,
lui causait comme un gonflement intime; si bien qu'il écarta les deux
bras, en se renversant la tête.
Un gros nuage passait alors sur le ciel.
— « Il va du côté de Paris, » dit Louise; a vous voudriez le suivre,
n'est-ce pas } »
— « Moi ! pourquoi ? »
— « Qui sait ? »
Et, le fouillant d'un regard aigu :
— «Peut-être que vous avez là-bas... (elle chercha le mot,)
quelque aflPection. »
— (( Eh ! je n'ai pas d'aflPection ! »
— « Bien sûr ? »
— « Mais oui, mademoiselle, bien sûr ! »
En moins d'un an, il s'était fait dans la jeune fille une trans-
formation extraordinaire qui étonnait Frédéric. Après une minute de
silence, il ajouta :
— « Nous devrions nous tutoyer, comme autrefois ; voulez- vous ? »
— « Non. »
— f.(. Pourquoi ?» ^
— « Parce que ! »
11 irjîîistait. Elle répondit, en baissant la tête :
— « Je n'ose pas ! »
Ils étaient arrivés au bout du jardin, sur la grève du Livon.
Frédéric, par gaminerie, se mit à faire des ricochets avec un caillou.
Elle lui ordonna de s'asseoir. Il obéit ; puis, en regardant la chute d'eau '
302 l'éducation sentimentale
— « C'est comme le Niagara ! »
Il vint à parler des contrées lointaines et de grands voyages.
L'idée d'en faire la charmait. Elle n'aurait eu peur de rien, ni des
iempêtes, ni des lions.
Assis, l'un près de l'autre, ils ramassaient devant eux des poignées
de sable, puis les faisaient couler de leurs mains tout en causant; —
et le vent chaud qui arrivait des plaines leur apportait par bouffées
des senteurs de lavande, avec le parfum du goudron s'échappant
d'une barque, derrière l'écluse. Le soleil frappait la cascade; les
blocs verdâtres du petit mur où l'eau coulait apparaissaient comme
sous une gaze d'argent se déroulant toujours. Une longue barre
d'écume rejaillissait au pied, en cadence. Cela formait ensuite des
bouillonnements, des tourbillons, mille courants opposés, et qui
finissaient par se confondre en une seule nappe limpide.
Louise murmura qu'elle enviait l'existence des poissons.
— « Ça doit être si doux de se rouler là-dedans, à son aise, de
se sentir caressé partout. »
Et elle frémissait, avec des mouvements d'une câlinerie sensuelle.
Mais une voix cria :
— (( Où es-tu } »
— « Votre bonne vous appelle, » dit Frédéric.
— « Bien ! bien ! »
Louise ne se dérangeait pas.
— « Elle va se fâcher, » reprit-il.
— «Cela m'est égal! et d'ailleurs...» — Mlle Roque faisant
comprendre, par un geste, qu'elle la tenait à sa discrétion»
Elle se leva pourtant, puis se plaignit de mal de tête. Et, comme
ils passaient devant un vaste hangar qui contenait des bourrées :
— « Si nous nous mettions dessous, à Végaud? »
Il feignit de ne pas comprendre ce mot de patois, et même la
taquina sur son accent. Peu à peu, les coins de sa bouche se pmcèrent,
elle mordait ses lèvres; elle s'écarta pour bouder.
Frédéric la rejoignit, jura qu'il n'avait pas voulu lui faire de mal
et qu'il l'aimait beaucoup.
304 L EDUCATION SENTIMENTALE
— « Est-ce vrai ? » s'écria-t-elle, en le regardant avec un sourire
qui éclairait tout son visage, un peu semé de taches de son.
Il ne résista pas à cette bravoure de sentiment, à la fraîcheur de
sa jeunesse, et il reprit :
— « Pourquoi te mentirais-je ?... tu en doutes... hein ?» — en lui
passant le bras gauche autour de la taille.
Un cri, suave comme un roucoulement, jaillit de sa gorge; sa
tête se renversa, elle défaillait, il la soutint. Et les scrupules de sa pro-
bité furent inutiles ; devant cette vierge qui s'offrait, une peur Tavait
saisi. Il l'aida ensuite à faire quelques pas, doucement. Ses caresses
de langage avaient cessé, et ne voulant plus dire que des choses
msignifiantes, il lui parlait des personnes de la société nogentaise.
Tout à coup elle le repoussa, et, d'un ton amer :
— « Tu n'aurais pas le courage de m 'emmener ! »
Il resta immobile avec un grand air d'ébahissement. Elle éclata
en sanglots, et s 'enfonçant la tête dans sa poitrine :
— « Est-ce que je peux vivre sans toi ! »
Il tâchait de la calmer. Elle lui mit ses deux mains sur les épaules
pour le mieux voir en face, et, dardant contre les siennes ses prunelles
vertes, d'une humidité presque féroce :
— (( Veux-tu être mon mari ? »
— « Mais..., )) répliqua Frédéric, cherchant quelque réponse,
«sans doute.... Je ne demande pas mieux.»
A ce moment la casquette de M. Roque apparut derrière un
lilas.
Il emmena son « jeune ami » pendant deux jours faire un petit
voyage aux environs, dans ses propriétés; et Frédéric, lorsqu'il revint,
trouva chez sa mère trois lettres.
La première était un billet de M. Dambreuse l'invitant à dîner
pour le mardi précédent. A propos de quoi cette politesse ? On lui
avait donc pardonné son incartade }
La seconde était de Rosanette. Elle le remerciait d'avoir risqué
sa vie pour elle; Frédéric ne comprit pas d'abord ce qu'elle voulait
L EDUCATION SENTIMENTALt 305
dire; enfin, après beaucoup d'ambages, elle implorait de lui, en invo-
quant son amitié, se fiant à sa délicatesse, à deux genoux, disait-elle,
vu la nécessité pressante, et comme on demande du pain, un petit
secours de cinq cents francs. Il se décida tout de suite à les fournir.
La troisième lettre, venant de Deslauriers, parlait de la subro-
gation et était longue, obscure. L'avocat n'avait pris encore aucun
parti. Il l'engageait à ne pas se déranger : « C'est inutile que tu re-
viennes ! » appuyant même là-dessus avec une insistance bizarre.
Frédéric se perdit dans toutes sortes de conjectures, et il eut
envie de s'en retourner là-bas ; cette prétention au gouvernement de
sa conduite le révoltait.
D'ailleurs, la nostalgie du boulevard commençait à le prendre;
et puis sa mère le pressait tellement, M. Roque tournait si bien autour
de lui et Mlle Louise l'aimait si fort, qu'il ne pouvait rester plus
longtemps sans se déclarer. Il avait besoin de réfléchir, et jugerait
mieux les choses dans l'éloignement.
Pour motiver son voyage, Frédéric inventa une histoire; et il
partit, en disant à tout le monde et croyant lui-même qu'il reviendrait
bientôt.
VI
Son retour à Paris ne lui causa point de plaisir: c'était le soir,
à la fin du mois d'août, le boulevard semblait vide, les passants se
succédaient avec des mines ref rognées, çà et là une chaudière d'as-
phalte fumait, beaucoup de maisons avaient leurs persiennes entière-
ment closes ; il arriva chez lui ; de la poussière couvrait les tentures ;
et, en dînant tout seul, Frédéric fut pris par un étrange sentiment
d'abandon; alors il songea à Mlle Roque.
L'idée de se marier ne lui paraissait plus exorbitante. Ils voyage-
raient, ils iraient en Italie, en Orient ! Et il l'apercevait debout sur
un monticule, contemplant un paysage, ou bien appuyée à son bras
dans une galerie florentine, s 'arrêtant devant les tableaux. Quelle
joie ce serait que de voir ce bon petit être s'épanouir aux splendeurs
de l'Art et de la Nature ! Sortie de son milieu, en peu de temps,
elle ferait une compagne charmante. La fortune de M. Roque le
tentait, d'ailleurs. Cependant, une pareille détermination lui répugnait
comme une faiblesse, un avilissement.
Mais il était bien résolu (quoi qu'il dût faire) à changer d'existence,
c'est-à-dire à ne plus perdre son cœur dans des passions infructueuses,
et même il hésitait à remplir la commission dont Louise l'avait chargé.
C'était d'acheter pour elle, chez Jacques Arnoux, deux grandes statuet-
tes polychromes représentant des nègres, comme ceux qui étaient à la
préfecture de Troyes. Elle connaissait le chiffre du fabricant, n'en
voulait pas d'un autre. Frédéric avait peur, s'il retournait chez eux,
de tomber encore une fois dans son vieil amour.
3o8 l'éducation sentimentale
Ces réflexions Toccupèrent toute la soirée; et il allait se coucher
quand une femme entra.
— « C'est moi, » dit en riant Mlle Vatnaz. « Je viens de la part
de Rosanette. »
Elles s'étaient donc réconciliées?
— « Mon Dieu, oui ! Je ne suis pas méchante, vous savez bien.
Au surplus, la pauvre fille.... Ce serait trop long à vous conter. »
Bref, la Maréchale désirait le voir, elle attendait une réponse,
sa lettre s 'étant promenée de Paris à Nogent; Mlle Vatnaz ne savait
point ce qu'elle contenait. Alors, Frédéric s'informa de la Maréchale.
Elle était, maintenant, avec un homme très riche, un Russe, le
prince TzernoukoflF, qui l'avait vue aux courses du Champ de Mars,
l'été dernier.
— « On a trois voitures, cheval de selle, livrée, groom dans le
chic anglais, maison de campagne, loge aux ItaHens, un tas de choses
encore. Voilà, mon cher. »
Et la Vatnaz, comme si elle eût profité à ce changement de fortune,
paraissait plus gaie, tout heureuse. Elle retira ses gants et examina
dans la chambre les meubles et les bibelots. Elle les cotait à leur prix
juste, comme un brocanteur. Il aurait dû la consulter pour les obtenir
à meilleur compte ; et elle le félicitait de son bon goût :
— « Ah ! c'est mignon, extrêmement bien 1 II n'y a que vous
pour ces idées. »
Puis, apercevant au chevet de l'alcôve une porte :
— « C'est par là qu'on fait sortir les petites femmes, hein ? »
Et, amicalement, elle lui prit le menton. Il tressaillit au contact
de ses longues mains, tout à la fois maigres et douces. Elle avait autour
des poignets une bordure de dentelle et, sur le corsage de sa robe
verte, des passementeries, comme un hussard. Son chapeau de tulle
noir, à bords descendants, lui cachait un peu le front; ses yeux bril-
laient là-dessous; une odeur de patchouli s'échappait de ses bandeaux;
la carcel posée sur un guéridon, en l'éclairant d'en bas comme une
rampe de théâtre, faisait saillir sa mâchoire; — et tout à coup, devant
l'éducation sentimentale 309
cette femme laide qui avait dans la taille des ondulations de panthère,
Frédéric sentit une convoitise énorme, un désir de volupté bestiale.
Elle lui dit d'une voix onctueuse, en tirant de son porte-monnaie
trois carrés de papier :
— « Vous allez me prendre ça ! »
C'était trois places pour une représentation au bénéfice de Delmar.
— « Comment ! lui ?»
— « Certainement ! »
Mlle Vatnaz, sans s'expliquer davantage, ajouta qu'elle l'adorait
plus que jamais. Le comédien, à l'en croire, se classait définitivement
parmi « les sommités de l'époque ». Et ce n'était pas tel ou tel person-
nage qu'il représentait, mais le génie même de la France, le Peuple !
Il avait « l'âme humanitaire ; il comprenait le sacerdoce de l'Art » !
Frédéric, pour se délivrer de ces éloges, lui donna l'argent des trois
places.
— « Inutile que vous en parliez là-bas ! — Comme il est tard,
mon Dieu ! Il faut que je vous quitte. Ah ! j'oubliais l'adresse : c'est
rue Grange-Batelière, 14. »
Et, sur le seuil :
— « Adieu, homme aimé ! »
— « Aimé de qui ? » se demanda Frédéric. « Quelle singulière
personne ! »
Et il se ressouvint que Dussardier lui avait dit un jour, à propos
d'elle : « Oh ! ce n'est pas grand 'chose ! » comme faisant allusion à
des histoires peu honorables.
Le lendemain, il se rendit chez la Maréchale. Elle habitait une
maison neuve, dont les stores avançaient sur la rue. Il y avait à chaque
palier une glace contre le mur, une jardinière rustique devant les
fenêtres, tout le long des marches un tapis de toile; et, quand on
arrivait du dehors, la fraîcheur de l'escalier délassait *
Ce fut un domestique mâle qui vint ouvrir, un valet en gilet
rouge. Dans l'antichambre, sur la banquette, une femme et deux
hommes, des fournisseurs sans doute, attendaient, comme dans un
310 L EDUCATION SENTIMENTALE
vestibule de ministre. A gauche, la porte de la salle à manger, entre-
bâillée, laissait apercevoir des bouteilles vides sur les buffets, des
serviettes au dos des chaises; et parallèlement s'étendait une galerie,
où des bâtons couleur d'or soutenaient un espalier de roses. En bas,
dans la cour, deux garçons, les bras nus, frottaient un landau. Leur
voix montait jusque-là, avec le bruit intermittent d'une étrille que
Ton heurtait contre une pierre.
Le domestique revint : « Madame allait recevoir monsieur » ; et
il lui fit traverser une deuxième antichambre, puis un grand salon,
tendu de brocatelle jaune, avec des torsades dans les coins qui se
rejoignaient sur le plafond et semblaient continuées par les rinceaux
du lustre ayant la forme de câbles. On avait sans doute festoyé la
nuit dernière. De la cendre de cigare était restée sur les consoles.
Enfin, il entra dans une espèce de boudoir qu'éclairaient con-
fusément des vitraux de couleur. Des trèfles en bois découpé ornaient
le dessus des portes ; derrière une balustrade, trois matelas de pourpre
formaient divan, et le tuyau d'un narghilé de platine traînait dessus.
La cheminée, au lieu de miroir, avait une étagère pyramidale, offrant
sur ses gradins toute une collection de curiosités : de vieilles montres
d'argent, des cornets de Bohême, des agrafes en pierreries, des boutons
de jade, des émaux, des magots, une petite vierge byzantine à chape
de vermeil; et tout cela se fondait dans un crépuscule doré, avec la
couleur bleuâtre du tapis, le reflet de nacre des tabourets, le ton fauve
des murs couverts de cuir marron. Aux angles, sur des piédouches,
des vases de bronze contenaient des touffes de fleurs qui alourdissaient
l'atmosphère.
Rosanette parut, habillée d'une veste de satin rose, avec un
pantalon de cachemire blanc, un collier de piastres, et une calotte
rouge entourée d'une branche de jasmin.
Frédéric fit un mouvement de surprise, puis dit qu'il apportait
« la chose en question », en lui présentant le billet de banque.
Elle le regarda fort ébahie; et, comme il avait toujours îe billet
à la main, sans savoir où le poser :
l'éducation sentimentale
— « Prenez-le donc ! »
Elle le saisit; puis, Tayant jeté sur le divan :
— «Vous êtes bien aimable.»
3"
C'était pour solder un terrain à Bellevue, qu'elle payait ainsi par
annuités. Un tel sans façon blessa Frédéric. Du reste, tant mieux !
cela le vengeait du passé.
— « Asseyez-vous 1 » dit-elle. « Là, plus près. » Et, d'un ton grave:
>-^,
312 L EDUCATION SENTIMENTALE
« D*abord, j'ai à vous remercier, mon cher, dWoir risqué votre vie. »
— « Oh ! ce n'est rien !»
— « Comment, mais c'est très beau ! »
Et la Maréchale lui témoigna une gratitude embarrassante; car
elle devait penser qu'il s'était battu exclusivement pour Arnoux,
celui-ci, qui se l'imaginait, ayant dû céder au besoin de le dire.
— « Elle se moque de moi, peut-être, » songeait Frédéric.
Il n'avait plus rien à faire, et, alléguant un rendez- vous, il se
leva.
— « Eh non ! Restez ! »
Il se rassit et la complimenta sur son costume
Elle répondit, avec un air d'accablement :
— « C'est le Prince qui m'aime comme ça ! Et il faut fumer des
machines pareilles, » ajouta Rosanette, en montrant le narghilé, a Si
nous en goûtions ? voulez-vous ? »
On apporta du feu; le tombac s 'allumant difficilement, elle se
mit à trépigner d'impatience. Puis une langueur la saisit ; et elle restait
immobile sur le divan, un coussin sous l'aisselle, le corps un peu tordu,
un genou plié, l'autre jambe toute droite. Le long serpent de maroquin
rouge, qui formait des anneaux par terre, s'enroulait à son bras. Elle
en appuyait le bec d'ambre sur ses lèvres et regardait Frédéric, en
clignant les yeux, à travers la fumée dont les volutes l'enveloppaient.
L'aspiration de sa poitrine faisait gargouiller l'eau, et elle murmurait
de temps à autre :
— « Ce pauvre mignon ! ce pauvre chéri ! »
Il tâchait de trouver un sujet de conversation agréable; l'idée
de la Vatnaz lui revint.
Il dit qu'elle lui avait semblé fort élégante.
— a Parbleu : » reprit la Maréchale. « Elle est bien heureuse de
m'avoir, celle-là ! » sans ajouter un mot de plus, tant il y avait de
restriction dans leurs propos.
Tous les deux sentaient une contrainte, un obstacle. En effet,,
le duel dont Rosanette se croyait la cause avait flatté son amour-propre.
l'éducation sentimentale 313
Puis elle slétait fort étonnée qu'il n'accourût pas se prévaloir de son
action ; et, pour le contraindre à revenir, elle avait imaginé ce besoin
de cinq cents francs. Comment se faisait-il que Frédéric ne demandait
pas en retour un peu de tendresse ! C'était un raffinement qui l'émer-
veillait, et, dans un élan de cœur, elle lui dit :
— « Voulez-vous venir avec nous aux bains de mer ? »
— « Qui cela, nous ! »
— « Moi et mon oiseau ; je vous ferai passer pour mon cousin,
comme dans les vieilles comédies. »
— (( Mille grâces ! »
— « Eh bien, alors, vous prendrez un logement près du nôtre. »
L'idée de se cacher d'un homme riche l'humiliait.
— (( Non ! cela est impossible. »
— ((A votre aise ! »
Rosanette se détourna, ayant une larme aux paupières. Frédéric
l'aperçut; et, pour lui marquer de l'intérêt, il se dit heureux de la
voir, enfin, dans une excellente position.
Elle fit un haussement d'épaules. Qui donc l'affligeait ? Était-ce,
par hasard, qu'on ne l'aimait pas ?
— « Oh ! moi, on m'aime toujours ! )>
Elle ajouta :
— « Reste à savoir de quelle manière. »
Se plaignant « d'étouffer de chaleur », la Maréchale défit sa veste;
et, sans autre vêtement autour des reins que sa chemise de soie, elle
inclinait la tête sur son épaule, avec un air d'esclave plein de provo-
cations.
Un homme d'un égoïsme moins réfléchi n'eût pas songé que le
Vicomte, M. de Comaing ou un autre pouvait survenir. Mais Frédéric
avait été trop de fois la dupe de ces mêmes regards pour se com-
promettre dans une humiliation nouvelle.
Elle voulut connaître ses relations, ses amusements; elle arriva
même à s'informer de ses affaires, et à offrir de lui prêter de l'argent,
s'il en avait besoin. Frédéric, n'y tenant plus, prit son chapeau.
314 L'ÉDUCATION SENTIMENTALE
— « Allons, ma chère, bien du plaisir là-bas; au revoir. »
Elle écarquilla les yeux; puis, d*un ton sec :
— « Au revoir ! »
Il repassa par le salon jaune et par la seconde antichambre. Il y
avait sur la table, entre un vase plein de cartes de visite et une écri-
toire, un coffret d'argent ciselé. C'était celui de Mme Arnoux ! Alors,
il éprouva un attendrissement, et en même temps comme le scandale
d'une profanation. Il avait envie d'y porter les mains, de l'ouvrir. Il
eut peur d'être aperçu, et s'en alla.
Frédéric fut vertueux. Il ne retourna point chez Arnoux.
Il envoya son domestique acheter les deux nègres, lui ayant fait
toutes les recommandations indispensables; et la caisse partit, le soir
même, pour Nogent. Le lendemain, comme il se rendait chez Des-
lauriers, au détour de la rue Vivienne et du boulevard, Mme Arnoux
se montra devant lui, face à face.
Leur premier mouvement fut de reculer; puis, le même sourire
leur vint aux lèvres, et ils s'abordèrent. Pendant une minute, aucun
des deux ne parla.
Le soleil l'entourait; — et sa figure ovale, ses longs sourcils,
son châle de dentelle noire, moulant la forme de ses épaules, sa robe
de soie gorge-de-pigeon, le bouquet de violettes au coin de sa capote,
tout lui parut d'une splendeur extraordinaire. Une suavité infinie
s'épanchait de ses beaux yeux; et, balbutiant, au hasard, les premières
paroles venues :
— « Comment se porte Arnoux ? » dit Frédéric.
— « Je vous remercie ! »
— « Et vos enfants ? »
— « Ils vont très bien ! »
— « Ah !... ah ! — Quel beau temps nous avons, n'est-ce pas? >»
— « Magnifique, c'est vrai ! »
— « Vous faites des courses } »
— « Oui. »
Et avec une lente inclination de tête :
l'éducation sentimentale 315
— (( Adieu ! »
Elle ne lui avait pas tendu la main, n'avait pas dit un seul mot
affectueux, ne l'avait même pas invité à venir chez elle, n'importe !
il n'eut point donné cette rencontre pour la plus belle des aventures;
et il en ruminait la douceur tout en continuant sa route.
Deslauriers, surpris de le voir, dissimula son dépit, — car il
conserv'ait par obstination quelque espérance encore du côté de
Mme Arnoux; et il avait écrit à Frédéric de rester là-bas, pour être
plus libre dans ses manœuvres.
Il dit cependant qu'il s'était présenté chez elle, afin de savoir
si leur contrat stipulait la communauté; alors, on aurait pu recourir
contre la femme; « et elle a fait une drôle de mine quand je lui ai appris
ton mariage ».
— « Tiens ! quelle invention ! »
— « Il le fallait, pour montrer que tu avais besoin de tes capitaux !
Une personne indifférente n'aurait pas eu l'espèce de syncope qui
l'a prise. »
— « Vraiment ? » s'écria Frédéric.
— « Ah ! mon gaillard, tu te trahis ! Sois franc, voyons ! » .
Une lâcheté immense envahit l'amoureux de Mme Arnoux.
— « Mais non !... je t'assure !... ma parole d'honneur ! »
Ces molles dénégations achevèrent de convaincre Deslauriers.
Il lui fit des compliments. Il lui demanda « des détails ». Frédéric
n'en donna pas, et même résista à l'envie d'en inventer.
Quant à l'hypothèque, il lui dit de ne rien faire, d'attendre.
Deslauriers trouva qu'il avait tort, et même fut brutal dans ses
remontrances.
Il était d'ailleurs plus sombre, malveillant et irascible que jamais.
Dans un an, si la fortune ne changeait pas, il s'embarquerait pour
l'Amérique ou se ferait sauter la cervelle. Enfin il paraissait si furieux
contre tout et d'un radicalisme tellement absolu que Frédéric ne put
s'empêcher de lui dire :
— « Te voilà comme Sénécal. »
3i6 l'éducation sentimentale
Deslauriers, à ce propos, lui apprit qu'il était sorti de Sainte-
Pélagie, rinstruction n'ayant point fourni assez de preuves, sans doute>
pour le mettre en jugement
Dans la joie de cette délivrance, Dussardier voulut « offrir un
punch », et pria Frédéric « d'en être », en l'avertissant toutefois qu'il
se trouverait avec Hussonnet, lequel s'était montré excellent pour
Sénécal.
En effet, le Flambard venait de s'adjoindre un cabinet d'affaires,
portant sur ses prospectus : « Comptoir des vignobles. — Office de
publicité. — Bureau de recouvrements et renseignements, etc. » Mais
le bohème craignait que son industrie ne fît du tort à sa considération
littéraire, et il avait pris le mathématicien pour tenir les comptes.
Bien que la place fût médiocre, Sénécal, sans elle, serait mort de
faim. Frédéric ne voulant point affliger le brave commis, accepta son
invitation.
Dussardier, trois jours d'avance, avait ciré lui-même les pavés
rouges de sa mansarde, battu le fauteuil et épousseté la cheminée,
où l'on voyait sous un globe une pendule d'albâtre entre une stalactite
et un coco. Comme ses deux chandeliers et son bougeoir n'étaient
pas suffisants, il avait emprunté au concierge deux flambeaux; et ces
cinq luminaires brillaient sur la commode, que recouvraient trois
serviettes, afin de supporter plus décemment des macarons, des
biscuits, une brioche et douze bouteifles de bière. En face, contre la
muraille tendue d'un papier jaune, une petite bibHothèque en acajou
contenait Its Fables de Lachambeaudie, les Mystères de Paris ^ le Napoléon
de Norvins, — et, au milieu de l'alcôve, souriait, dans un cadre de
palissandre, le visage de Béranger !
Les convives étaient (outre Deslauriers et Sénécal) un pharmacien
nouvellement reçu, mais qui n'avait pas les fonds nécessaires pour
^'établir; un jeune homme de sa maison, un placeur de vins, un
irchitecte et un monsieur employé dans les assurances. Regimbart
.l'avait pu venir. On le regretta.
Ils accueiUirent Frédéric avec de grandes marques de sympathie,
l'éducation sentimentale 317
tous connaissant par Diissardier son langage chez M. Dambreuse.
Sénécal se contenta de lui offrir la main, d'un air digne.
Il se tenait debout contre la cheminée. Les autres, assis et la
pipe aux lèvres, Técoutaient discourir sur le suffrage universel, d'où
devait résulter le triomphe de la Démocratie, l'application des principes
de l'Évangile. Du reste, le moment approchait ; les banquets réformistes
se multipliaient dans les provinces; le Piémont, Naples, la Toscane....
— « C'est vrai, » dit Deslauriers, lui coupant net la parole, « ça
ne peut pas durer plus longtemps ! »
Et il se mit à faire un tableau de la situation.
Nous avions sacrifié la Hollande pour obtenir de l'Angleterre la
reconnaissance de Louis-Philippe; et cette fameuse alliance anglaise,
elle était perdue, grâce aux mariages espagnols ! En Suisse, M. Guizot,
à la remorque de l'Autrichien, soutenait les traités de 181 5. La Prusse
avec son Zollverein nous préparait des embarras. La question d'Orient
restait pendante.
— « Ce n'est pas une raison parce que le grand-duc Constantin
envoie des présents à M. d'Aumale pour se fier à la Russie. Quant à
l'intérieur, jamais on n'a vu tant d'aveuglement, de bêtise ! Leur
majorité même ne tient plus ! Partout, enfin, c'est, selon le mot connu,
rien ! rien ! rien ! Et, devant tant de hontes, » — poursuivit l'avocat en
mettant les poings sur ses hanches, — a ils se déclarent satisfaits ! »
Cette allusion à un vote célèbre provoqua des applaudissements.
Dussardier déboucha une bouteille de bière; la mousse éclaboussa
les rideaux, il n'y prit garde; il chargeait les pipes, coupait la brioche,
en offrait, était descendu plusieurs fois pour voir si le punch allait
venir; et on ne tarda pas à s'exalter, tous ayant contre le Pouvoir
la même exaspération. Elle était violente, sans autre cause que la
haine de l'injustice; et ils mêlaient aux griefs légitimes les reproches
les plus bêtes.
Le pharmacien gémit sur l'état pitoyable de notre flotte. Le
courtier d'assurances ne tolérait pas les deux sentinelles du maréchal
Soult. Deslauriers dénonça les jésuites, qui venaient de s'installer
2i8 l'éducation sentimentale
à Lille, publiquement. Sénécal exécrait bien plus M. Cousin; car
l'éclectisme, enseignant à tirer la certitude de la raison, développait
régoïsme, détruisait la solidarité; le placeur de vins, comprenant
peu ces matières, remarqua tout haut qu'il oubliait bien des infamies ;
« Le wagon royal de la ligne du Nord doit coûter quatre-
vingt mille francs ! Qui le payera ? »
— « Oui, qui le payera ? » reprit l'employé de commerce, furieux
comme si on eût puisé cet argent dans sa poche.
Il s'ensuivit des récriminations contre les loups-cerviers de la
Bourse et la corruption des fonctionnaires. On devait remonter plus
haut, selon Sénécal, et accuser, tout d'abord, les princes, qui ressus-
citaient les mœurs de la Régence.
— « N'avez-vous pas vu, dernièrement, les amis du duc de
Montpensier revenir de Vincennes, ivres sans doute, et troubler par
leurs chansons les ouvriers du faubourg Saint- Antoine } »
— « On a même crié : A bas les voleurs ! » dit le pharmacien.
« J'y étais, j'ai crié ! »
— (( Tant mieux ! le Peuple enfin se réveille depuis le procès
Teste- Cubières. »
— « Moi, ce procès-là m'a fait de la peine, » dit Dussardier,
« parce que ça déshonore un vieux soldat ! »
— « Savez-vous, - continua Sénécal, « qu'on a découvert chez
la duchesse de Praslin...? »
Mais un coup de pied ouvrit la porte. Hussonnet entra.
— «Salut, messeigneurs ! » dit-il en s'asseyant sur le lit.
Aucune allusion ne fut faite à son article, qu'il regrettait, du
reste, la Maréchale l'en ayant tancé vertement
Il venait de voir, au théâtre de Dumas, le Chevalier de Maison-
Rouge, et « trouvait ça embêtant ».
Un jugement pareil étonna les démocrates, — ce drame, par
ses tendances, ses décors plutôt, caressant leurs passions. Ils protes-
tèrent. Sénécal, pour en finir, demanda si la pièce servait la Démo-
cratie.
L EDUCATION SENTIMENTALE 319
— «Oui..., peut-être; mais c'est d'un style....»
— «Eh bien, elle est bonne, alors; qu'est-ce que le style? c'est
ridée ! »
Et, sans permettre à Frédéric de parler :
— « J'avançais donc que, dans l'affaire Praslin.... »
Hussonnet l'interrompit :
— « Ah ! voilà encore une rengaine, celle-là ! M'embête-t-elle ! »
— « Et d'autres que vous ! » répliqua Deslauriers. « Elle a fait
saisir rien que cinq journaux ! Ecoutez-moi cette note. »
Et, ayant tiré son calepin, il lut :
— « Nous avons subi, depuis l'établissement de la meilleure
des républiques, douze cent vingt-neuf procès de presse, d'où il est
résulté pour les écrivains : trois mille cent quarante et un ans de
prison, avec la légère somme de sept millions cent dix mille cinq cents
francs d'amende. — C'est coquet, hein ? »
Tous ricanèrent amèrement. Frédéric, animé comme les autres,
reprit :
— «La Démocratie pacifique a un procès pour son feuilleton,
un roman intitulé la Part des femmes. »
— « Allons ! bon ! » dit Hussonnet. « Si on nous défend notre
part des femmes ! »
— « Mais qu'est-ce qui n'est pas défendu ? » s'écria Deslauriers.
« Il est défendu de fumer dans le Luxembourg, défendu de chanter
l'hymne à Pie IX ! »
— « Et on interdit le banquet des typographes ! » articula une
voix sourde.
C'était celle de l'architecte, caché par l'ombre de l'alcôve, et
silencieux jusqu'à présent. Il ajouta que, la semaine dernière, on avait
condamné, pour outrages au Roi, un nommé Rouget.
— « Rouget est frit ! » dit Hussonnet.
Cette plaisanterie parut tellement inconvenante à Sénécal, qu'il
lui reprocha de défendre « le jongleur de l'Hôtel de Ville, l'ami du
traître Dumouriez ».
320 L EDUCATION SENTIMENTALE
— « Moi ? au contraire !»
Il trouvait Louis-Philippe poncif, garde national, tout ce qu'il
y avait de plus épicier et bonnet de coton ! Et, mettant la main sur
son cœur, le bohème débita les phrases sacramentelles : — « C'est
toujours avec un nouveau plaisir.... — La nationalité polonaise ne
périra pas.... — Nos grands travaux seront poursuivis.... — Donnez-
moi de l'argent pour ma petite famille.... » — Tous riaient beaucoup,
le proclamant un gaillard délicieux, plein d'esprit; la joie redoubla à
la vue du bol de punch qu'un limonadier apportait.
Les flammes de l'alcool et celles des bougies échauffèrent vite
l'appartement; et la lumière de la mansarde, traversant la cour,'
éclairait en face le bord d'un toit, avec le tuyau d'une cheminée qui
se dressait en noir sur la nuit. Ils parlaient très haut, tous à la fois;
ils avaient retiré leurs redingotes; ils heurtaient les meubles, ils cho-
quaient les verres.
Hussonnet s'écria :
— « Faites monter des grandes dames, pour que ce soit plus
Tour de Nesle, couleur locale, et rembranesque, palsambleu ! »
Et le pharmacien, qui tournait le punch indéfiniment, entonna
à pleine poitrine :
J*ai deux grands bœufs dans mon étable,
Deux grands bœufs blancs...
Sénécal lui mit la main sur la bouche, il n'aimait pas le désordre;
et les locataires apparaissaient à leurs carreaux, surpris du tapage
insolite qui se faisait dans le logement de Dussardier.
Le brave garçon était heureux, et dit que ça lui rappelait leurs
petites séances d'autrefois, au quai Napoléon; plusieurs manquaient
cependant, «ainsi Pellerin.... »
— « On peut s'en passer, » reprit Frédéric.
Et Deslauriers s'informa de Martinon.
— «Que devient-il, cet iatérec^csiint Monsieur?»
l'éducation sentimentale 321
Aussitôt Frédéric, épanchant le mauvais vouloir qu'il lui portait,
attaqua son esprit, son caractère, sa fausse élégance, l'homme tout
entier. C'était bien un spécimen de paysan parvenu ! L'aristocratie
nouvelle, la bourgeoisie, ne valait pas l'ancienne, la noblesse. Il sou-
tenait cela; et les démocrates approuvaient, — comme s'il avait fait
partie de l'une et qu'ils eussent fréquenté l'autre. On fut enchanté
de lui. Le pharmacien le compara même à M. d'Alton-Shée, qui,
bien que pair de France, défendait la cause du Peuple.
L'heure de s'en aller était venue. Tous se séparèrent avec de
grandes poignées de main; Dussardier, par tendresse, reconduisit
Frédéric et Deslauriers. Dès qu'ils furent dans la rue, l'avocat eut
l'air de réfléchir, et, après un moment de silence :
— « Tu lui en veux donc beaucoup, à Pellerin } »
Frédéric ne cacha pas sa rancune.
Le peintre, cependant, avait retiré de la montre le fameux tableau.
On ne devait pas se brouiller pour des vétilles ! A quoi bon se faire un
ennemi }
— « Il a cédé à un mouvement d'humeur, excusable dans un
homme qui n'a pas le sou. Tu ne peux pas comprendre ça, toi ! »
Et, Deslauriers remonté chez lui, le commis ne lâcha point
Frédéric; il l'engagea même à acheter le portrait. En effet, Pellerin,
désespérant de l'intimider, les avait circonvenus pour que, grâce à
eux, il prît la chose.
Deslauriers en reparla, insista. Les prétentions de l'artiste étaient
raisonnables.
— « Je suis sûr que, moyennant, peut-être, cinq cents francs.... »
— « Ah ! donne-les ! tiens, les voici, » dit Frédéric.
Le soir même, le tableau fut apporté. Il lui parut plus abominable
encore que la première fois. Les demi-teintes et les ombres s'étaient
plombées sous les retouches trop nombreuses, et elles semblaient
obscurcies par rapport aux lumières, qui, demeurées brillantes çà
et là, détonnaient dans l'ensemble.
Frédéric se vengea de l'avoir payé, en le dénigrant amèrement.
222 L EDUCATION SENTIMENTALE
Deslauriers le crut sur parole et approuva sa conduite, car il ambition-
nait toujours de constituer une phalange dont il serait le chef; certains
hommes se réjouissent de faire faire à leurs amis des choses qui leur
sont désagréables.
Cependant, Frédéric n'était pas retourné chez les Dambreuse.
Les capitaux lui manquaient. Ce seraient des explications à n'en plus
finir; il balançait à se décider. Peut-être avait-il raison? Rien n'était
sûr, maintenant, l'affaire des houilles pas plus qu'une autre; il fallait
abandonner un pareil monde; enfin, Deslauriers le détourna de l'entre-
prise. A force de haine il devenait vertueux; et puis il aimait mieux
Frédéric dans la médiocrité. De cette manière, il restait son égal, et
en communion plus intime avec lui.
La commission de Mlle Roque avait été fort mal exécutée. Son
père l'écrivit, en fournissant les explications les plus précises, et
terminait sa lettre par cette badinerie : « Au risque de vous donner
un mal de nègre. »
Frédéric ne pouvait faire autrement que de retourner chez
Arnoux. Il monta dans le magasin, et ne vit personne. La maison
de commerce croulant, les employés imitaient l'incurie de leur patron.
Il côtoya la longue étagère, chargée de faïences, qui occupait
d'un bout à l'autre le milieu de l'appartement; puis, arrivé au fond,
devant le comptoir, il marcha plus fort pour se faire entendre.
La portière se relevant, Mme Arnoux parut.
— (( Comment, vous ici ! vous ! »
— « Oui » — balbutia-t-elle, un peu troublée. — « Je cher-
chais....»
Il aperçut son mouchoir près du pupitre, et devina qu'elle était
descendue chez son mari pour se rendre compte, éclaircir sans doute
une inquiétude.
— «Mais... vous avez peut-être besoin de quelque chose?»
dit-elle.
— « Un rien, madame. »
— « Ces commis sont intolérables ! ils s'absentent toujours. »
l'éducation sentimentale 323
On ne devait pas les blâmer. Au contraire, il se félicitait de la
circonstance.
Elle le regarda ironiquement.
— « Eh bien, et ce mariage } »
- — « Quel mariage ? »
— « Le vôtre ! »
• — « Aloi ? Jamais de la vie ! »
Elle fit un geste de dénégation.
— « Quand cela serait, après tout ? On se réfugie dans le médiocre»
p::i désespoir du beau qu'on a rêvé ! »
— « Tous vos rêves, pourtant, n'étaient pas si... c?.'xdides ! »
— « Que voulez- vous dire ? »>
— « Quand vous vous promenez aux courses avec... des per*
sonnes ! »
Il maudit la Maréchale. Un souvenir lui revint :
— « Mais c'est vous-même, autrefois, qui m'avez prié de la voir»
dans l'intérêt d'Arnoux. »
Elle répliqua en hochant la tête :
— « Et vous en profitez pour vous distraire. »
— « Mon Dieu ! oublions toutes ces sottises ! »
— « C'est juste, puisque vous allez vous marier ! »
Et elle retenait son soupir, en mordant ses lèvres.
Alors, il s'écria :
— « Mais je vous répète que non ! Pouvez-vous croire que, moi»
avec mes besoins d'intelligence, mes habitudes, j'aille m'enfouir en
province pour jouer aux cartes, surveiller des maçons, et me promener
en sabots ! Dans quel but alors } On vous a conté qu'elle était riche
n'est-ce pas ? Ah ! je me moque bien de l'argent ! Est-ce qu'après avoir
désiré tout ce qu'il y a de plus beau, de plus tendre, de plus enchan-
teur, une sorte de paradis sous forme humaine, et quand je l'ai trouvé
enfin, cet idéal, quand cette vision me cache toutes les autres.... »
Et, lui prenant la tête à deux mains, il se mit à la baiser eur les
paupières, en répétant :
324 L EDUCATION SE^TIMENTALE
— « Non ! non ! non ! jamais je ne me marierai ! jamais ! jamais ! »
Elle acceptait ces caresses, figée par la surprise et par le ravisse-
ment.
La porte du magasin sur Tescalier retomba. Elle fit un bond; et
elle restait la main étendue, comme pour lui commander le silence.
Des pas se rapprochèrent. Puis quelqu'un dit au dehors :
— « Madame est-elle là ? »
— « Entrez ! »
Mme Arnoux avait le coude sur le comptoir et roulait une plume
entre ses doigté, tranquillement, quand le teneur de livres ouvrit la
portière.
Frédéric se leva.
— « Madame, j'ai bien l'honneur de vous saluer. Le service,
n'est-ce pas, sera prêt ? je puis compter dessus ? »
Elle ne répondit rien. Mais cette complicité silencieuse enflamma
son visage de toutes les rougeurs de l'adultère.
Le lendemain, il retourna chez elle, on le reçut; et, afin de pour-
suivre ses avantages, immédiatement, sans préambule, Frédéric
commença par se justifier de la rencontre au Champ de Mars. Le
hasard seul l'avait fait se trouver avec cette femme. En admettant
qu'elle fût jolie (ce qui n'était pas vrai), comment pourrait-elle arrêter
sa pensée, même une minute, puisqu'il en aimait une autre !
— « Vous le savez bien, je vous l'ai dit. »
Mme Arnoux baissa la tête.
— « Je suis fâchée que vous me l'ayez dit. »
— « Pourquoi ? »
— « Les convenances les plus simples exigent maintenant que je
ne vous revoie plus !»
Il protesta de l'innocence de son amour. Le passé devait lui
répondre de l'avenir; il s'était promis à lui-même de ne pas troubler
5cn existence, de ne pas l'étourdir de ses plaintes.
— « Mais, hier, mon cœur débordait. »
— « Nous ne devons plus songer à ce moment-là, mon ami ! »
L EDUCATION SENTIMENTALE 325
Cependant, où serait le mal quand deux pauvres êtres confon-
draient leur tristesse ?
— « Car vous n'êtes pas heureuse non plus ! oh ! je vous connais,
vous n*avez personne qui réponde à vos besoins d'affection, de dévoue-
ment; je ferai tout ce que vous voudrez ! Je ne vous offenserai pas !...
je vous le jure. »
Et il se laissa tomber sur les genoux, malgré lui, s'affaissant sous
un poids intérieur trop lourd.
— « Levez-vous ! » dit-elle, «je le veux ! '
Et elle lui déclara impérieusement que s'il n'obéissait pas, il ne
la reverrait jamais.
— « Ah ! je vous en défie bien ! » reprit Frédéric. « Qu'est-ce
que j'ai à faire dans le monde ? Les autres s'évertuent pour la richesse,
la célébrité, le pouvoir ! Moi, je n'ai pas d'état, vous êtes mon occu-
pation exclusive, toute ma fortune, le but, le centre de mon exis-
tence, de mes pensées. Je ne peux pas plus vivre sans vous que
sans l'air du ciel ! Est-ce que vous ne sentez pas l'aspiration de
mon âme monter vers la vôtre, et qu'elles doivent se confondre, et
que j 'en meurs ? ))
Mme Arnoux se mit à trembler de tous ses membres.
— « Oh ! allez-vous-en } je vous en prie ! »
L'expression bouleversée de sa figure l'arrêta. Puis il fit un pas.
Mais elle se reculait, en joignant les deux mains :
— « Laissez-moi ! au nom du ciel ! de grâce ! »
Et Frédéric l'aimait tellement, qu'il sortit.
Bientôt, il fut pris de colère contre lui-même, se déclara un
imbécile, et, vingt-quatre heures après, il revint.
Madame n'y était pas. Il resta sur le palier, étourdi de fureur
et d'indignation. Arnoux parut, et lui apprit que sa femme, le matin
même, était partie s'installer dans une petite maison de campagne
qu'ils louaient à Auteuil, ne possédant plus celle de Saint-Cloud.
— « C'est encore une de ses lubies! Enfin, puisque ça l'arrange !
et moi aussi du reste : tant mieux ! Dînons-nous ensemble ce soir ? »
226 L EDUCATION SENTIMENTALE
Frédéric allégua une affaire urgente, puis courut à Auteuîl.
Mme Arnoux laissa échapper un cri de joie. Alors, toute sa
rancune s'évanouit.
Il ne parla point de son amour. Pour lui inspirer plus de conhanrc,
îl exagéra même sa réserve; et, lorsqu'il demanda s'il pouvait revenir,
elle répondit : « Mais sans doute, » — en offrant sa main, qu'elle
retira presque aussitôt.
Frédéric, dès lors, multiplia ses visites. Il promettait au cocher
de gros pourboires. Mais souvent, la lenteur du cheval l'impatientant,
il descendait; puis, hors d'haleine, grimpait dans un omnibus; et
comme il examinait dédaigneusement les figures des gens assis devant
lui, et qui n'allaient pas chez elle !
Il reconnaissait de loin sa maison, à un chèvrefeuille énorme
couvrant, d'un seul côté, les planches du toit; c'était une manière de
chalet suisse peint en rouge, avec un balcon extérieur. Il y avait dans
le jardin trois vieux marronniers, et au milieu, sur un tertre, un parasol
en chaume que soutenait un tronc d'arbre. Sous l'ardoise des murs,
une grosse vigne m.al attachée pendait de place en place, comme un
câble pourri. La sonnette de la grille, un peu rude à tirer, prolongeait
son carillon, et on était toujours longtemps avant de venir. Chaque
fois, il éprouvait une angoisse, une peur indéterminée.
Puis il entendait claquer, sur le sable, les pantoufles de la bonne;
ou bien Mme Arnoux elle-même se présentait. Il arriva, un jour,
derrière son dos, comme elle était accroupie, devant le gazon, à cher-
cher de la violette.
L'humeur de sa fille l'avait forcée de la mettre au couvent. Son
gamin passait l'après-midi dans une école, Arnoux faisait de longs
déjeuners au Palais-Royal, avec Regimbart et l'ami Compain. Aucun
fâcheux ne pouvait les surprendre.
Il était bien entendu qu'ils ne devaient pas s'appartenir. Cette
convention, qui les garantissait du péril, facilitait leurs épanchements.
Elle lui dit son existence d'autrefois, à Chartres, chez sa mère;
sa dévotion vers douze ans; puis sa fureur de musique, lorsqu'elle
l'éducation sentimentale 327
chantait jusqu'à la nuit, dans sa petite chambre, d'où Ton découvrait
Jos remparts. Il lui conta ses mélancolies au collège, et comment
dans son ciel poétique resplendissait un visage de femme, si bien
qu'en la voyant pour la première fois, il l'avait reconnue.
Ces discours n'embrassaient, d'habitude, que les années de leur
fréquentation. Il lui rappelait d'insignifiants détails, la couleur de
sa robe à telle époque, quelle personne un jour était survenue, ce
qu'elle avait dit une autre fois; et elle répondait tout émerveillée :
— « Oui, je me rappelle ! »
Leurs goûts, leurs jugements étaient les mêmes. Souvent celui
des deux qui écoutait l'autre s'écriait :
— « Moi aussi ! »
Et l'autre à son tour reprenait :
— « Moi aussi ! »
Puis c'étaient d'interminables plaintes sur la Providence :
— « Pourquoi le ciel ne l'a-t-il pas voulu ! Si nous nous étions
rencontrés !... )'
— « Ah ! si j'avais été plus jeune ! » soupirait-elle.
— « Non ! moi, un peu plus vieux. »
Et ils s'imaginaient une vie exclusivement amoureuse, assez
féconde pour remplir les plus vastes solitudes, excédant toutes joies,
défiant toutes les misères, 011 les heures auraient disparu dans un
continuel épanchement d'eux-mêmes, et qui aurait fait quelque chose
-de resplendissant et d'élevé comme la palpitation des étoiles.
Presque toujours, ils se tenaient en plein air au haut de l'escalier;
•des cimes d'arbres jaunies par l'automne se mamelonnaient devant
eux, inégalement, jusqu'au bord du ciel pâle; ou bien ils allaient au
bout de l'avenue, dans un pavillon ayant pour tout meuble un canapé
de toile grise. Des points noirs tachaient la glace; les murailles
exhalaient une odeur de moisi; — et ils restaient là, causant d'eux-
mêmes, des autres, de n'importe quoi, avec ravissement. Quelquefois,
;ies rayons du soleil, traversant la jalousie, tendaient depuis le plafond
jusque sur les dalles comme les cordes d'une lyre, des Vr'irs de pous-
328 l'éducation sentimentale
sière tourbillonnaient dans ces barres lumineuses. Elle s'amusait à
les fendre, avec sa main; — Frédéric la saisissait, doucement; et il
:ontemplait Tentrelacs de ses veines, les grains de sa peau, la forme
de ses doigts. Chacun de ses doigts était, pour lui, plus qu'une chose^
presque une personne.
L EDUCATION SENTIMENTALE 329
Elle lui donna ses gants, la semaine d'après son mouchoir. Elle
l'appelait « Frédéric », il l'appelait « Marie », adorant ce nom-là, fait
exprès, disait-il, pour être soupiré dans l'extase, et qui semblait
contenir des nuages d'encens, des jonchées de roses.
Ils arrivèrent à fixer d'avance le jour de ses visites; et sortant
comme par hasard, elle allait au-devant de lui, sur la route.
Elle ne faisait rien pour exciter son amour, perdue dans cette
insouciance qui caractérise les grands bonheurs. Pendant toute la
saison, elle porta une robe de chambre en soie brune, bordée de
velours pareil, vêtement large convenant à la mollesse de ses attitudes
et de sa physionomie sérieuse. D'ailleurs, elle touchait au mois d'août
des femmes, époque tout à la fois de réflexion et de tendresse, où la
maturité qui commence colore le regard d'une flamme plus profonde,
quand la force du cœur se mêle à l'expérience de la vie, et que, sur
la fin de ses épanouissements, l'être complet déborde de richesses
dans l'harmonie de sa beauté. Jamais elle n'avait eu plus de douceur,
d'indulgence. Sûre de ne pas faillir, elle s'abandonnait à un sentiment
qui lui semblait un droit conquis par ses chagrins. Cela était si bon,
du reste, et si nouveau ! Quel abîme entre la grossièreté d'Arnoux
et les adorations de Frédéric !
Il tremblait de perdre par un mot tout ce qu'il croyait avoir
gagné, se disant qu'on peut ressaisir une occasion et qu'on ne rattrape
jamais une sottise. Il voulait qu'elle se donnât, et non la prendre.
L'assurance de son amour le délectait comme un avant-goût de la
possession, et puis le charme de sa personne lui troublait le cœur
plus que les sens. C'était une béatitude indéfinie, un tel enivrement,
qu'il en oubUait jusqu'à la possibilité d'un bonheur absolu. Loin
d'elle, des convoitises furieuses le dévoraient.
Bientôt il y eut dans leurs dialogues de grands intervalles de
silence. Quelquefois, une sorte de pudeur sexuelle les faisait rougir
l'un devant l'autre. Toutes les précautions pour cacher leur amour
le dévoilaient; plus il devenait fort, plus leurs manières étaient con-
tenues. Par l'exercice d'un tel mensonge, leur sensibilité s'exaspéra.
330 l'éducation sentimentale
Ils jouissaient délicieusement de la senteur des feuilles humides, ils
souffraient du vent d'est, ils avaient des irritations sans cause, des
pressentiments funèbres; un bruit de pas, le craquement d'une boi-
serie leur causaient des épouvantes comme s'ils avaient été coupables ;
ils se sentaient poussés vers un abîme; une atmosphère orageuse les
enveloppait; et, quand des doléances échappaient à Frédéric, elle
s'accusait elle-même.
— « Oui ! je fais mal ! j'ai l'air d'une coquette ! Ne venez donc
plus 1 »
Alors, il répétait les mêmes serments, — qu'elle écoutait chaque
fois avec plaisir.
Son retour à Paris et les embarras du jour de Tan suspendirent
un peu leurs entrevues. Quand il revint, il avait, dans les allures,
quelque chose de plus hardi. Elle sortait à chaque minute pour donner
des ordres, et recevait, malgré ses prières, tous les bourgeois qui
venaient la voir. On se livrait alors à des conversations sur Léotade,
M. Guizot, le Pape, l'insurrection de Palerme et le banquet du
XII^ arrondissement, lequel inspirait des inquiétudes. Frédéric se
soulageait en déblatérant contre le Pouvoir; car il souhaitait, comme
Deslauriers, un bouleversement universel, tant il était maintenant
aigri. Mme Arnoux, de son côté, devenait sombre.
Son mari, prodiguant les extravagances, entretenait une ouvrière
de la manufacture, celle qu'on appelait la Bordelaise. Mme Arnoux
l'apprit elle-même à Frédéric. Il voulait tirer de là un argument
« puisqu'on la trahissait ».
— « Oh ! je ne m'en trouble guère ! » dit-elle.
Cette déclaration lui parut affermir complètement leur intimité.
Arnoux s'en méfiait-il.^
— « Non ! pas maintenant ! »
Elle lui conta qu'un soir, il les avait laissés en tête-à-tête, puis
était revenu, avait écouté derrière la porte, et, comme tous deux
parlaient de choses indifférentes, il vivait, depuis ce temps-là, dans
une entière sécurité ;
>.',
L EDUCATION SENTIMENTALE 33 1
— «Avec raison, n'est-ce pas?» dit amèrement Frédéric.
— K Oui, sans doute ! »
Elle aurait fait mieux de ne pas risquer un pareil mot.
Un jour, elle ne se trouva point chez elle, à Theure où il avait
coutume d'y venir. Ce fut, pour lui, comme une trahison.
Il se fâcha ensuite de voir les fleurs qu'il apportait toujours
plantées dans un verre d'eau.
— « Où voulez-vous donc qu'elles soient ? »
— « Oh ! pas là ! Du reste, elles y sont moins froidement que
sur votre cœur. »
Quelque temps après, il lui reprocha d'avoir été la veille aux
Italiens, sans le prévenir. D'autres l'avaient vue, admirée, aimée
peut-être; Frédéric s'attachait à ses soupçons uniquement pour la
quereller, la tourmenter; car il commençait à la haïr, et c'était bien
le moins qu'elle eût une part de ses souffrances !
Une après-midi (vers le milieu de février), il la surprit fort émue.
Eugène se plaignait de mal à la gorge. Le docteur avait dit pourtant
que ce n'était rien, un gros rhume, la grippe. Frédéric fut étonné
par l'air ivre de l'enfant. Il rassura sa mère néanmoins, cita en exemple
plusieurs bambins de son âge qui venaient d'avoir des affections
semblables et s'étaient vite guéris.
— « Vraiment ?»
— « Mais oui, bien sûr ! »
— « Oh ! comme vous êtes bon ! »
Et elle lui prit la main. Il l'étreignit dans la sienne.
— « Oh ! laissez-la. »
— « Qu'est-ce que cela fait, puisque c'est au consolateur que
vous l'offrez !... Vous me croyez bien pour ces choses, et vous doutez
de moi... quand je vous parle de mon amour ! »
— « Je n'en doute pas, mon pauvre ami ! »
— «Pourquoi cette défiance, comme si j'étais un misérable
c^able d'abuser !... »
— « Oh 1 non !... »
332 l'éducation sentimentale
— «Si j'avais seulement une preuve!...
— « Quelle preuve ? »
' — « Celle qu'on donnerait au premier venu, celle que vous
m'avez accordée à moi-même. »
Et il lui rappela qu'une fois ils étaient sortis ensemble, par un
crépuscule d'hiver, un temps de brouillard. Tout cela était bien loin,
maintenant ! Qui donc l'empêchait de se montrer à son bras, devant
tout le monde, sans crainte de sa part, sans arrière pensée de la sienne,
n'ayant personne autour d'eux pour les importuner?
— « Soit ! » dit-elle, avec une bravoure de décision qui stupéfia
d'abord Frédéric.
Mais il reprit vivement :
— « Voulez-vous que je vous attende au coin de la rue Tronchet
et de la rue de la Ferme ? »
— « Mon Dieu ! mon ami..., » balbutiait Mme Arnoux.
Sans lui donner le temps de réfléchir, il ajouta :
— « Mardi prochain, je suppose ? »
— « Mardi ? y>
— (( Oui, entre deux et trois heures ! »
— « J'y serai ! »
Et elle détourna son visage, par un mouvement de honte. Frédéric
lui posa ses lèvres sur la nuque.
— « Oh ! ce n'est pas bien, » dit-elle. « Vous me feriez repentir. »
Il s'écarta, redoutant la mobilité ordinaire des femmes. Puis, fur
le seuil, murmura, doucement, comme une chose bien convenue :
— « A mardi ! »
Elle baissa ses beaux yeux d'une façon discrète et résignée.
Frédéric avait un plan.
Il espérait que, grâce à la pluie ou au soleil, il pourrait la faire
s'arrêter sous une porte, et qu'une fois sous la porte, elle entrerait
dans la maison. Le difficile était d'en découvrir une convenable.
Il se mit donc en recherche, et, vers le milieu de la rue Tronchet,
il lut de loin, sur une enseigne : Appartements meublés.
l'éducation sentimentale 333
Le garçon, comprenant son intention, lui montra tout de suite,
à Tentresol, une chambre et un cabinet avec deux sorties. Frédéric
la retint pour un mois et paya d'avance.
Puis il alla dans trois magasins acheter la parfumerie la plus rare;
il se procura un morceau de fausse guipure pour remplacer l'affreux
couvre-pieds de coton rouge, il choisit une paire de pantoufles en
satin bleu; la crainte seule de paraître grossier le modéra dans ses
emplettes; il revint avec elles; — et plus dévotement que ceux qui
font des reposoirs, il changea les meubles de place, drapa lui-même
les rideaux, mit des bruyères sur la cheminée, des violettes sur la
commode ; il aurait voulu paver la chambre tout en or. « C'est demain, »
se disait-il, « oui demain ! je ne rêve pas. » Et il sentait battre son
cœur à grands coups sous le délire de son espérance; puis, quand
tout fut prêt, il emporta la clef dans sa poche, comme si le bonheur,
qui dormait là, avait pu s'en envoler.
Une lettre de sa mère l'attendait chez lui :
« Pourquoi une si longue absence ? Ta conduite commence à
paraître ridicule. Je comprends que, dans une certaine mesure,
tu aies d'abord hésité devant cette union; cependant, réfléchis!»
Et elle précisait les choses : quarante-cinq mille livres de rente.
Du reste, « on en causait »; et M. Roque attendait une réponse défini-
tive. Quant à la jeune personne, sa position véritablement était em-
barrassante. « Elle t'aime beaucoup. »
Frédéric rejeta la lettre sans la finir, et en ouvrit une autre, un
billet de Deslauriers.
c( Mon vieux,
« La poire est mûre. Selon ta promesse, nous comptons sur toi.
c On se réunit demain au petit jour, place du Panthéon. Entre au
c café Soufflot. Il faut que je te parle avant la manifestation. »
— « Oh ! je les connais, leurs manifestations. Mille grâces ! j'ai
un rendez-vous plus agréable. »
334 l'éducation sentimentale
Et, le lendemain, dès onze heures, Frédéric était sorti. Il voulait
donner un dernier coup d'oeil aux préparatifs; puis, qui sait, elle
pouvait, par un hasard quelconque, être en avance ? En débouchant
de la rue Tronchet, il entendit derrière la Madeleine une grande
clameur; il s'avança; et il aperçut au fond de la place, à gauche, des
gens en blouse et des bourgeois.
En effet, un manifeste publié dans les journaux avait convoqué à
cet endroit tous les souscripteurs du banquet réformiste. Le Ministère^
presque immédiatement, avait affiché une proclamation l'interdisant.
La veille au soir, l'opposition parlementaire y avait renoncé; mais
les patriotes, qui ignoraient cette résolution des chefs, étaient venus
au rendez-vous, suivis par un grand nombre de curieux. Une dépu-
ration des écoles s'était portée tout à l'heure chez Odilon Barrot.
Elle était maintenant aux Affaires-Étrangères; et on ne savait pas si
le banquet aurait lieu, si le Gouvernement exécuterait sa menace, si
les gardes nationaux se présenteraient. On en voulait aux Députés
comme au Pouvoir. La foule augmentait de plus en plus, quand tout
à coup vibra dans les airs le refrain de la Marseillaise.
C'était la colonne des étudiants qui arrivait. Ils marchaient au
pas, sur deux files, en bon ordre, l'aspect irrité, les mains nues, et
tous criant par intervalles :
— « Vive la Réforme ! à bas Guizot ! »
Les amis de Frédéric étaient là, bien sûr. Ils allaient l'apercevoir
et l'entraîner. Il se réfugia vivement dans la rue de l'Arcade.
Quand les étudiants eurent fait deux fois le tour de la Madeleine,
ils descendirent vers la place de la Concorde. Elle était rempHe de
monde; et la foule tassée semblait, de loin, un champ d'épis noirs qui
oscillaient.
Au même moment, des soldats de la ligne se rangèrent en bataille,
à gauche de l'église.
Les groupes stationnaient, cependant. Pour en finir, des agents
de police en bourgeois saisissaient les plus mutins et les emmenaient
au poste, brutalement. Frédéric, malgré son indignation, resta muet;
l'éducation sentimentale 335
on aurait pu le prendre avec les autres, et il aurait manqué Mme
Arnoux.
Peu de temps après, parurent les casques des municipaux. Ils
frappaient autour d'eux, à coups de plat de sabre. Un cheval s'abattit;
on courut lui porter secours : et, dès que son cavalier fut en selle, tous
s'enfuirent.
Alors, il y eut un grand silence. La pluie fine, qui avait mouillé
l'asphalte, ne tombait plus. Des nuages s'en allaient, balayés molh-
ment par le vent d'ouest.
Frédéric se mit à parcourir la rue Tronchet, en regardant devant
lui et derrière lui.
Deux heures enfin sonnèrent.
— « Ah ! c'est maintenant ! » se dit-il, « elle sort de sa maison,
elle approche;» et, une minute après : «Elle aurait eu le temps de
venir ». Jusqu'à trois heures, il tâcha de se calmer. « Non, elle n'est
pas en retard ; un peu de patience ! »
Et, par désœuvrement, il examinait les rares boutiques : un
libraire, un sellier, un magasin de deuil. Bientôt il connut tous les
noms des ouvrages, tous les harnais, toutes les étoffes. Les marchands,
à force de le voir passer et repasser continuellement, furent étonnés
d'abord, puis effrayés, et ils fermèrent leur devanture.
Sans doute, elle avait un empêchement, et elle en souffrait aussi.
Mais quelle joie tout à l'heure ! — Car elle allait venir, cela était
certain ! « Elle me l'a bien promis ! » Cependant, une angoisse intolé-
rable le gagnait.
Par un mouvement absurde, il rentra dans l'hôtel, comme si elle
avait pu s'y trouver. A l'instant même, elle arrivait peut-être dans la
rue. Il s'y jeta. Personne } — Et il se remit à battre le trottoir.
Il considérait les fentes des pavés, la gueule des gouttières, les
candélabres, les numéros au-dessus des portes. Les objets les plus
minimes devenaient pour lui des compagnons, ou plutôt des spectateur-
ironiques; et les façades régulières des maisons lui semblaient impis
toyables. Il souffrait du froid aux pieds. Il se sentait dissoudre
336 L EDUCATION SENTIMENTALE
d'accablement. La répercussion de ses pas lui secouait la cervelle.
Quand il vit quatre heures à sa montre, il éprouva comme un
vertige, une épouvante. Il tâcha de se répéter des vers, de calculer
n'importe quoi, d'inventer une histoire. Impossible ! l'image de
Mme Arnoux l'obsédait. Il avait envie de courir à sa rencontre. Mais
quelle route prendre pour ne pas se croiser .î*
Il aborda un commissionnaire, lui mit dans la main cinq francs,
et le chargea d'aller rue Paradis, chez Jacques Arnoux, pour s'enquérir
près du portier « si Madame était chez elle ». Puis il se planta au coin
de la rue de la Ferme et de la rue Tronchet, de manière à voir simul-
tanément dans toutes les deux. Au fond de la perspective, sur le
boulevard, des masses confuses glissaient. Il distinguait parfois
l'aigrette d'un dragon, un chapeau de femme; et il tendait ses prunelles
pour la reconnaître. Un enfant déguenillé qui montrait une marmotte,
dans une boîte, lui demanda l'aumône, en souriant.
L'homme à la veste de velours reparut. « Le portier ne Pavait
pas vue sortir. » Qui la retenait ? Si elle était malade, on l'aurait dit !
Etait-ce une visite ? Rien de plus facile que de ne pas recevoir. Il s
frappa le front :
— « Ah ! je suis bête ! C'est l'émeute ! »
Cette explication naturelle le soulagea. Puis, tout à coup : « Mais
son quartier est tranquille. » Et un doute abominable l'assaillit :
« Si elle allait ne pas venir ? si sa promesse n'était qu'une parole pour
m'évincer } Non ! non ! » Ce qui l'empêchait sans doute, c'était un
hasard extraordinaire, un de ces événements qui déjouent toute
prévoyance. Dans ce cas-là, elle aurait écrit. Et il envoya le garçon
d'hôtel à son domicile, rue Rumfort, pour savoir s'il n'y avait point
de lettre.
On n'avait apporté aucune lettre. Cette absence de nouvelles le
rassura.
Du nombre des pièces de monnaie prises au hasard dans sa
main, de la physionomie des passants, de la couleur des chevaux, il
tirait des présages; et, quand l'augure était contraire, il s'efforçait
L EDUCATION SENTIMENTALE 33^
de ne pas y croire. Dans ses accès de fureur contre Mme Arnoux,
il rinjuriuit à demi-voix. Puis c'étaient des faiblesses à s'évanouir, et
tout à coup des rebondissements d'espérance. Elle allait paraître. Elle
était là, derrière son dos. Il se retournait : rien ! Une fois, il aperçut,
à trente pas environ, une femme de même taille, avec la même robe.
Il la rejoignit; ce n'était pas elle ! Cinq heures arrivèrent ! cinq heures
et demie ! six heures ! Le gaz s'allumait. Mme Arnoux n'était pas venue.
Elle avait rêvé, la nuit précédente, cju'elle était sur le trottoir
de la rue Tronchet depuis longtemps. Elle y attendait quelque chose
d'indéterminé, de considérable néanmoins, et, sans savoir pourquoi,
elle avait peur d'être aperçue. Mais un maudit petit chien, acharné
contre elle, mordillait le bas de sa robe. Il revenait obstinément et
aboyait toujours plus fort. Mme Arnoux se réveilla. L'aboiement
du chien continuait. Elle tendit l'oreille. Cela partait de la chambre
de son fils. Elle s'y précipita pieds nus. C'était l'enfant lui-même
qui toussait. Il avait les mains brûlantes, la face rouge et la voix sin-
gulièrement rauque. L'embarras de sa respiration augmentait de
minute en minute. Elle resta jusqu'au jour, penchée sur sa couverture,
à l'observer.
A huit heures, le tambour de la garde nationale vint prévenir
M. Arnoux que ses camarades l'attendaient. Il s'habilla vivement et
s'en alla, en promettant de passer tout de suite chez leur médecin,
M. Colot. A dix heures, M. Colot n'étant pas venu, Mme Arnoux
expédia sa femme de chambre. Le docteur était en voyage, à la cam-
pagne, et le jeune homme qui le remplaçait faisait des courses.
Eugène tenait sa tête de côté, sur le traversin, en fronçant toujours
ses sourcils, en dilatant ses narines; sa pauvre petite figure devenait
plus blême que ses draps; et il s'échappait de son larynx un sifflement
produit par chaque inspiration, de plus en plus courte, sèche, et
comme métallique. Sa toux ressemblait au bruit de ces mécaniques
barbares qui font japper les chiens de carton.
Mme Arnoux fut saisie d'épouvante. Elle se jeta sur les sonnettes,
en appelant au secours, en criant :
338 l'éducation sentimentale
— « Un médecin ! un médecin ! »
Dix minutes après arriva un vieux monsieur en cravate blanche
et à favoris gris, bien taillés. Il fit beaucoup de questions sur les habi-
tudes, l'âge et le tempérament du jeune malade, puis examina sa gorge,
s'appliqua la tête dans son dos et écrivit une ordonnance. L'air tran-
quille de ce bonhomme était odieux. Il sentait Tembaumement. Elle
aurait voulu le battre. Il dit qu'il reviendrait dans la soirée.
Bientôt les horribles quintes recommencèrent. Quelquefois,
l'enfant se dressait tout à coup. Des mouvements convulsifs lui
secouaient les muscles de la poitrine, et, dans ses aspirations, son
ventre se creusait comme s'il eût suffoqué d'avoir couru. Puis il-
retombait la tête en arrière et la bouche grande ouverte. Avec des
précautions infinies, Mme Arnoux tâchait de lui faire avaler le contenu
des fioles, du sirop d'ipécacuana, une potion kermétisée. Mais il
repoussait la cuiller, en gémissant d'une voix faible. On aurait dit
qu'il soufflait ses paroles.
De temps à autre, elle relisait l'ordonnance. Les observations
du formulaire l'effrayaient; peut-être que le pharmacien s'était
trompé ! Son impuissance la désespérait. L'élève de M. Colot arriva.
C'était un jeune homme d'allures modestes, neuf dans le métier,,
et qui ne cacha point son impression. Il resta d'abord indécis, par peur
de se compromettre, et enfin prescrivit l'application de morceaux:
de glace. On fut longtemps à trouver de la glace. La vessie qui conte-
nait les morceaux creva. Il fallut changer la chemise. Tout ce dérange-
ment provoqua un nouvel accès plus terrible.
L'enfant se mit à arracher les linges de son cou, comme s'il avait
voulu retirer l'obstacle qui l 'étouffait, et il égratignait le mur, saisissait
les rideaux de sa couchette, cherchant un point d'appui pour respirer.
Son visage était bleuâtre maintenant, et tout son corps, trempé d'une
sueur froide, paraissait maigrir. Ses yeux hagards s'attachaient sur
sa mère avec terreur II lui jetait les bras autour du cou, s'y suspendait
d'une façon désespérée; et, en repoussant ses sanglots, elle balbutiait
des paroles tendres :
L EDUCATION SENTIMENTALE 339
— « Oui, mon amour, mon ange, mon trésor ! »
Puis, des moments de calme survenaient.
Elle alla chercher des joujoux, un polichinelle, une collection
d'images, et les étala sur son lit, pour le distraire. Elle essaya même
de chanter.
Elle commença une chanson qu'elle lui disait autrefois, quand
elle le berçait en Temmaillottant sur cette même petite chaise de
tapisserie. Mais il frissonna dans la longueur entière de son corps,
comme une onde sous un coup de vent ; les globes de ses yeux saillis-
saient : elle crut qu'il allait mourir, et se détourna pour ne pas le
voir.
Un instant après, elle eut la force de le regarder. Il vivait encore.
Les heures se succédèrent, lourdes, mornes, interminables, déses-
pérantes; et elle n'en comptait plus les minutes qu'à la progression
de cette agonie. Les secousses de sa poitrine le jetaient en avant
comme pour le briser; à la fin, il vomit quelque chose d'étrange,
qui ressemblait à un tube de parchemin. Qu'était-ce .^^ Elle s'imagina
qu'il avait rendu un bout de ses entrailles. Mais il respirait largement,
régulièrement. Cette apparence de bien-être l'effraya plus que tout
le reste; elle se tenait comme pétrifiée, les bras pendants, les yeux
fixes, quand M. Colot survint. L'enfant, selon lui, était sauvé.
Elle ne comprit pas d'abord, et se fit répéter la phrase. N'était-ce
pas une de ces consolations propres aux médecins ? Le docteur s'en
alla d'un air tranquille. Alors, ce fut pour elle comme si les cordes
qui serraient son cœur se fussent dénouées.
— « Sauvé ! Est-ce possible ! »
Tout à coup, l'idée de Frédéric lui apparut d'une façon nette
et inexorable. C'était un avertissement de la Providence. Mais le
Seigneur, dans sa miséricorde, n'avait pas voulu la punir tout à fait !
Quelle expiation, plus tard, si elle persévérait dans cet amour ! Sans
doute, on insulterait son fils à cause d'elle; et Mme Arnoux l'aperçut
jeune homme, blessé dans une rencontre, rapporté sur un brancard,
mourant. D'un bond, elle se précipita sur la petite chaise; et de toutes
34© L EDUCATION SENTIMENTALE
ses forces, lançant son âme dans les hauteurs, elle offrit à Dieu, comme
un holocauste, le sacrifice de sa première passion, de sa seule faiblesse.
Frédéric était revenu chez lui. Il restait dans son fauteuil, sans
même avoir la force de la maudire. Une espèce de sommeil le gagna;
et, à travers son cauchemar, il entendait la pluie tomber, en croyant
toujours qu'il était là-bas, sur le trottoir.
Le lendemain, par une dernière lâcheté, il envoya encore un
commissionnaire chez Mme Arnoux.
Soit que le Savoyard ne fît pas la commission, ou qu^elle eût
trop de choses à dire pour s'expliquer d'un mot, la même réponse
fut rapportée. L'insolence était trop forte ! Une colère d'orgueil le
saisit. Il se jura de n'avoir.plus même un désir; et, com.me un feuillage
emporté par un ouragan, son amour disparut. 11 en ressentit un
soulagement, une joie stoïque, puis un besoin d'actions violentes;
et il s'en alla au hasard, par les rues.
Des hommes des faubourgs passaient, armés de fusils, de vieux
sabres, quelques-uns portant des bonnets rouges, et tous chantant
la Marseillaise ou les Girondins. Çà et là, un garde national se hâtait
pour rejoindre sa mairie. Des tambours, au loin, résonnaient. On se
battait à la porte Saint-Martin. Il }' avait dans l'air quelque chose
de gaillard et de belliqueux. Frédéric marchait toujours. L'agitation
de la grande ville le rendait gai.
A la hauteur de Frascati, il aperçut les fenêtres de la Maréchale;
une idée folle lui vint, une réaction de jeunesse. Il traversa le boule-
vard.
On fermait la porte cochère ; et Delphine, la femme de chambre,
en train d'écrire dessus avec un charbon : « Armes données, » lui dit
vivement :
— « Ah ! Madame est dans un bel état ! Elle a renvoyé ce matin
son groom qui l'insultait. Elle croit qu'on va piller partout ! Elle
crève de peur ! d'autant plus que Monsieur est parti ! »
■ — « Quel monsieur ? »
— « Le Prince ! »
l'éducation sentimentale 341
Frédéric entra dans le boudoir, La Maréchale parut, en jupon,
les cheveux sur le dos, bouleversée.
— « Ah ! merci ! tu viens me sauver ! c'est la seconde fois ! tu
n'en demandes jamais le prix, toi ! »
— « Mille pardons ! » dit Frédéric, en lui saisissant la taille dans
les deux mains.
— « Comment ? que fais-tu ? » balbutia la Maréchale, à la fois
surprise et égayée par ces manières.
Il répondit :
— « Je suis la mode, je me réforme. »
Elle se laissa renverser sur le divan, et continuait à rire sous ses
baisers.
Ils passèrent l'après-midi à regarder, de leur fenêtre, le peuple
dans la rue. Puis il Temmena dîner aux Trois-Frères-Provençaux.
Le repas fut long, délicat. Ils s'en revinrent à pied, faute de voiture.
A la nouvelle d'un changement de ministère, Paris avait changé.
Tout le monde était en joie; des promeneurs circulaient, et des lam-
pions à chaque étage faisaient une clarté comme en plein jour. Les
soldats regagnaient lentement leurs casernes, harassés, l'air triste.
On les saluait en criant : « Vive la ligne ! » Ils continuaient sans
répondre. Dans la garde nationale, au contraire, les officiers, rouges
d'enthousiasme, brandissaient leur sabre en vociférant: «Vive la
réforme ! » et ce mot-là, chaque fois, faisait rire les deux amants.
Frédéric blaguait, était très gai.
Par la rue Duphot, ils atteignirent les boulevards. Des lanternes
vénitiennes, suspendues aux maisons, formaient des guirlandes de
feux. Un fourmillement confus s'agitait en dessous; au milieu de
cette ombre, par endroits, brillaient des blancheurs de baïonnettes.
Un grand brouhaha s'élevait. La foule était trop compacte, le retour
direct impossible; et ils entraient dans la rue Caumartin, quand,
tout à coup, éclata derrière eux un bruit, pareil au craquement d'une
immense pièce de soie que l'on déchire. C'était la fusillade du boule-
vard des Capucines.
342
l'éducation sentimentale
«Ah ! on casse quelques bourgeois, » dit Frédéric tranquille-
j^ent, — car il y a des situations où Thomme le moins cruel est si détaché
des autres, qu'il verrait périr le genre humain sans un battement
de cœur.
\ La Maréchale, cramponnée à son bras, claquait des dents. Elle
se déclara incapable de faire vingt pas de plus. Alors, par un raffine-
ment de haine, pour mieux outrager en son âme Mme Arnoux, il
l'emmena jusqu'à l'hôtel de la rue Tronchet, dans le logement préparé
pour l'autre.
Les fleurs n'étaient pas flétries. La guipure s'étalait sur le lit.
31 tira de l'armoire les petites pantoufles. Rosanette trouva ces préve-
nances fort délicates.
Vers une heure, elle fut réveillée par des roulements lointains;
et elle le vit qui sanglotait, la tête enfoncée dans l'oreiller.
— « Qu'as-tu donc, cher amour ? »
— « C'est excès de bonheur, » dit Frédéric. « Il y avait trop
longtemps que je te désirais ! »
TROISIÈME PARTIE
«
<^,
Le bruit d'une fusillade le tira brusquement de son sommeil;
et, malgré les instances de Rosanette, Frédéric, à toute force, voulut
aller voir ce qui se passait. Il descendit les Champs-Elysées, d'où
les coups de feu étaient partis. A Tangle de la rue Saint-Ilonoré, des
hommes en blouse le croisèrent en criant :
— « Non ! pas par là ! au Palais-Royal ! »
Frédéric les suivit. On avait arraché les grilles de TAssomption.
Plus loin, il remarqua trois pavés au milieu de la voie, le commence-
ment d'une barricade, sans doute, puis des tessons de bouteilles, et
des paquets de fil de fer pour embarrasser la cavalerie, quand tout
à coup s'élança d'une ruelle un grand jeune homme pâle, dont les
cheveux noirs flottaient sur les épaules, prises dans une espèce de
maillot à pois de couleur. Il tenait un long fusil de soldat, et courait
sur la pointe de ses pantoufles, avec l'air d'un somnambule et leste
comme un tiçre. On entendait, par intervalles, une détonation.
2^6 l'éducation sentimentale
La veille au soir, le spectacle du chariot contenant cinq cadavres
recueillis parmi ceux du boulevard des Capucines avait changé les
dispositions du peuple; et, pendant qu'aux Tuileries les aides de camp
se succédaient, et que M. Mole, en train de faire un cabinet nouveau,
ne revenait pas, et que M. Thiers tâchait d'en composer un autre,
et que le Roi chicanait, hésitait, puis donnait à Bugeaud le commande-
ment général pour l'empêcher de s'en servir, l'insurrection, comme
dirigée par un seul bras, s'organisait formidablement. Des hommes
d'une éloquence frénétique haranguaient la foule au coin des rues;
d'autres dans les églises sonnaient le tocsin à pleine volée; on coulait
du plomb, on roulait des cartouches; les arbres des boulevards, les
vespasiennes, les bancs, les grilles, les becs de gaz, tout fut arraché,
renversé; Paris, le matin, était couvert de barricades. La résistance
ne dura pas; partout la garde nationale s'interposait; — si bien qu'à
huit heures, le peuple, de bon gré ou de force, possédait cinq casernes,
presque toutes les mairies, les points stratégiques les plus sûrs. D'elle-
même, sans secousses, la monarchie se fondait dans une dissolution
rapide; et on attaquait maintenant le poste du Château-d'Eau, pour
délivrer cinquante prisonniers, qui n'y étaient pas.
Frédéric s'arrêta forcément à l'entrée de la place. Des groupes
en armes l'emplissaient. Des compagnies de la ligne occupaient les
rues Saint-Thomas et Fromanteau. Une barricade énorme bouchait
la rue de Valois. La fumée qui se balançait à sa crête s 'entr 'ouvrit,
des hommes couraient dessus en faisant de grands gestes, ils dispa-
rurent; puis la fusillade recommença. Le poste y répondait, sans qu'on
vît personne à l'intérieur; ses fenêtres, défendues par des volets de
chêne, étaient percées de meurtrières; et le monument avec ses deux
étages, ses deux ailes, sa fontaine au premier et sa petite porte au
milieu, commençait à se moucheter de taches blanches sous le heurt
des balles. Son perron de trois marches restait vide.
A côté de Frédéric, un homme en bonnet grec et portant une
giberne par-dessus sa veste de tricot se disputait avec une femme
coiffée d'un madras. Elle lui disait :
l'éducation sentimentale 347
— « Mais reviens donc ! reviens donc ! »
— « Laisse-moi tranquille ! » répondait le mari. « Tu peux bien
surveiller la loge toute seule. Citoyen, je vous le demande, est-ce
juste? J'ai fait mon devoir partout, en 1830, en 32, en 34, en 39 !
Aujourd'hui, on se bat ! Il faut que je me batte ! — Va-t'en ! »
Et la portière finit par céder à ses remontrances et à celles d'un
garde national près d'eux, quadragénaire dont la figure bonasse était
ornée d'un collier de barbe blonde. Il chargeait son arme et tirait,
tout en conversant avec Frédéric, aussi tranquille au milieu de l'émeute
qu'un horticulteur dans son jardin. Un jeune garçon en serpillière
le cajolait pour obtenir des capsules, afin d'utiliser son fusil, une belle
carabine de chasse que lui avait donnée « un monsieur ».
— « Empoigne dans mon dos, » dit le bourgeois « et efïace-toi !
tu vas te faire tuer ! »
Les tambours battaient la charge. De» cris aigus, des hourras
de triomphe s'élevaient. Un remous continuel faisait osciller la multi-
tude. Frédéric, pris entre deux masses profondes, ne bougeait pas,
faeciné d'ailleurs et s'amusant extrêmement. Les blessés qui tombaient,
les morts étendus n'avaient pas l'air de vrais blessés, de vrais morts.
Il lui semblait assister à un spectacle.
Au milieu de la hpule, par-dessus des têtes, on aperçut un vieillard
en habit noir sur un cheval blanc, à selle de velours. D'une main, il
tenait un rameau vert, de l'autre un papier, et les secouait avec obsti-
nation. Enfin, désespérant de se faire entendre, il se retira.
La troupe de ligne avait disparu et les municipaux restaient seuls
à défendre le poste. Un flot d'intrépides se rua sur le perron; ils
s'abattirent, d'autres survinrent; et la porte, ébranlée sous des coups
de barre de fer, retentissait; les municipaux ne cédaient pas. Mais
une calèche bourrée de foin, et qui brûlait comme une torche géante,
fut tramée contre les murs. On apporta vite des fagots, de la paille,
un baril d'esprit-de-vin. Le feu monta le long des pierres; l'édifice
se mit à fumer partout comme une solfatare; et de larges flammes,
au sommet, entre les balustres de la terrasse, s'échappaient avec un
348 l'éducation sentimentale
bruit strident. Le premier étage du Palais-Royal s'était peuplé de
gardes nationaux. De toutes les fenêtres de la place, on tirait ; les balles
sifflaient; Teau de la fontaine crevée se mêlait avec le sang, faisait
des flaq»jes par terre; on glissait dans la boue sur des vêtements, des
shakos, des armes; Frédéric sentit sous son pied quelque chose de
mou; c'était la main d'un sergent en capote grise, couché la face dans
le ruisseau. Des bandes nouvelles de peuple arrivaient toujours, pous-
sant les combattants sur le poste. La fusillade devenait plus pressée.
Les marchands de vin étaient ouverts; on allait de temps à autre y
fumer une pipe, boire une chope, puis on retournait se battre. Un
chien perdu hurlait. Cela faisait rire.
Frédéric fut ébranlé par le choc d'un homme qui, une balle dans
les reins, tomba sur son épaule, en râlant. A ce coup, dirigé peut-être
contre lui, il se sentit furieux; et il se jetait en avant quand un garde
national l'arrêta :
— « C'est inutile ! le Roi vient de partir. Ah ! si vous ne me
croyez pas, allez-y voir ! »
Une pareille assertion calma Frédéric. La place du Carrousel
avait un aspect tranquille. L'hôtel de Nantes s'y dressait toujours
solitairement; et les maisons par derrière, le dôme du Louvre en
face, la longue galerie de bois à droite et le vague terrain qui ondulait
jusqu'aux baraques des étalagistes, étaient comme noyés dans la
couleur grise de l'air, où de lointains murmures semblaient se con-
fondre avec la brum^e, — tandis qu'à l'autre bout de la place, un jour
cru, tombant par un écartement des nuages sur la façade des Tuileries,
découpait en blancheur toutes ses fenêtres. Il y avait près de l'Arc
de Triomphe un cheval mort, étendu. Derrière les grilles, des groupes
de cinq à six personnes causaient. Les portes du château étaient
ouvertes, les domestiques sur le seuil laissaient entrer.
En bas, dans une petite salle, des bols de café au lait étaient
servis. Quelques-uns des curieux s'attablèrent en plaisantant; les
autres restaient debout, et, parmi ceux-là, un cocher de fiacre. Il
saisit à deux mains un bocal plein de sucre en poudre, jeta un regard
l'éducation sentimentale 349
inquiet de droite et de gauche, puis se mit à manger voracement,
son nez plongeant dans le goulot. Au bas du grand escalier, un
homme écrivait son nom sur un registre. Frédéric le reconnut par
derrière.
— « Tiens, Hussonnet ! »
— « Mais oui, » répondit le bohème. « Je m'introduis à la Cour.
Voilà une bonne farce, hein ? »
— « Si nous montions ? »
Et ils arrivèrent dans la salle des Maréchaux. Les portraits de
ces illustres, sauf celui de Bugeaud percé au ventre, étaient tous
intacts. Ils se trouvaient appuyés sur leur sabre, un affût de canon
derrière eux, et dans des attitudes formidables jurant avec la circons-
tance. Une grosse pendule marquait une heure vingt minutes.
Tout à coup la Marseillaise retentit. Hussonnet et Frédéric se
penchèrent sur la rampe. C'était le peuple. Il se précipita dans Tesca-
lier, en secouant à fiots vertigineux des têtes nues, des casques, des
bonnets rouges, des baïonnettes et des épaules, si impétueusement,
que des gens disparaissaient dans cette masse grouillante qui montait
toujours, comme un fleuve refoulé par une marée d'équinoxe, avec
un long mugissement, sous une impulsion irrésistible. En haut, elle
se répandit, et le chant tomba.
On n'entendait plus que les piétinements de tous les souliers,
avec le clapotement des voix. La foule inofïensive se contentait de
regarder. Mais, de temps à autre, un coude trop à l'étroit enfonçait
une vitre, ou bien un vase, une statuette déroulait d'une console,
par terre. Les boiseries pressées craquaient. Tous les visages étaient
rouges, la sueur en coulait à larges gouttes; Hussonnet fit cette
remarque :
— « Les héros ne sentent pas bon ! »
— « Ah ! vous êtes agaçant, » reprit Frédéric.
Et poussés malgré eux, ils entrèrent dans un appartement où
s'étendait, au plafond, un dais de velours rouge. Sur le trône, en des-
sous, était assis un prolétaire à barbe noire, la chemise entr'ouverte,
350 L EDUCATION SENTIMENTALE
Tair hilare et stiipide comme un magot. D'autres gravissaient l'estrade
pour s'asseoir à sa place.
— (( Quel mythe ! » dit Hussonnet. « Voilà le peuple souverain ! »
Le fauteuil fut enlevé à bout de bras, et traversa toute la salle en
se balançant.
— « Saprelotte ! comme il chaloupe ! Le vaisseau de l'État est
ballotté sur une mer orageuse ! Cancane-t-il ! cancane-t-il ! »
On l'avait approché d'une fenêtre, et, au milieu des sifflets, on
le lança.
— « Pauvre vieux ! » dit Hussonnet en le voyant tomber dans
le jardin, où il fut repris vivement pour être promené ensuite jusqu'à
la Bastille, et brûlé.
Alors, une joie frénétique éclata, comme si, à la place du trône^
un avenir de bonheur illimité avait paru; et le peuple, moins par ven-
geance que pour affirmer sa possession, brisa, lacéra les glaces et les
rideaux, les lustres, les flambeaux, les tables, les chaises, les tabourets,
tous les meubles, jusqu'à des albums de dessins, jusqu'à des corbeilles
de tapisserie. Puisqu'on était victorieux, ne fallait-il pas s'amuser l
La canaille «'affubla ironiquement de dentelles et de cachemires. Des
crépinei» d'or s'enroulèrent aux manches des blouses, des chapeaux à
plumes d'autruche ornaient la tête des forgerons, des rubans de la
Légiop d'honneur firent des ceintures aux prostituées. Chacun satis-
faisait son caprice; les uns dansaient, d'autres buvaient. Dans la
chambre de Ja Reine, une femme lustrait ses bandeaux avec de la
pommade; derrière un paravent, deux amateurs jouaient aux cartes;
Hussonnet montra à Frédéric un individu qui fumait son brûle-gueule
accoudé sur un balcon; et le délire redoublait son tintamarre continu
des porcelaines brisées et des morceaux de cristal qui sonnaient, en
rebondissant, comme des lames d'harmonica.
Puis la fureur s'assombrit. Une curiosité obscène fit fouiller tous
les cabinets, tous les recoins, ouvrir tous les tiroirs. Des galériens
enfoncèrent leurs bras dans la couche des princesses, et se roulaient
dessus par consolation de ne pouvoir les violer. D'autres, à figures
L EDUCATION SENTIMENTALE 35 1
plus sinistres, erraient silencieusement, cherchant à voler quelque
chose; mais la multitude était trop nombreuse. Par les baies des portes,
on n'apercevait dans l'enfilade des appartements que la sombre masse
du peuple entre les dorures, sous un nuage de poussière. Toutes les
poitrines haletaient; la chaleur de plus en plus devenait suffocante;
les deux amis, craignant d'être étouffés, sortirent.
Dans l'antichambre, debout sur un tas de vêtements, se tenait
une fille publique, en statue de la Liberté, — immobile, les yeux grands
ouverts, effrayante.
Ils avaient fait trois pas dehors, quand un peloton de gardes
municipaux en capotes s'avança vers eux, et qui, retirant leurs bonnets
de police, et découvrant à la fois leurs crânes un peu chauves, saluèrent
le peuple très bas. A ce témoignage de respect, les vainqueurs dégue-
nillés se rengorgèrent. Hussonnet et Frédéric ne furent pas, non plus,
sans en éprouver un certain plaisir.
Une ardeur les animait. Ils s'en retournèrent au Palais-Royal.
Devant la rue Fromanteau, des cadavres de soldats étaient entassés
sur de la paille. Ils passèrent auprès, impassiblement, étant même
fiers de sentir qu'ils faisaient bonne contenance.
Le palais regorgeait de monde. Dans la cour intérieure, sept
bûchers flambaient. On lançait par les fenêtres des pianos, des com-
modes et des pendules. Des pompes à incendie crachaient de l'eau
jusqu'aux toits. Des chenapans tâchaient de couper des tuyaux avec
leurs sabres. Frédéric engagea un polytechnicien à s'interposer. Le
polytechnicien ne comprit pas, semblait imbécile, d'ailleurs. Tout
autour, dans les deux galeries, la populace, maîtresse des caves, se
livrait à une horrible godaille. Le vin coulait en ruisseaux, mouillait
les pieds, les voyous buvaient dans des culs de bouteille, et vociféraient
en titubant.
— « Sortons de là, » dit Hussonnet, « ce peuple me dégoûte. »
Tout le long de la galerie d'Orléans, des blessés gisaient par terre
sur des matelas, ayant pour couvertures des rideaux de pourpre; et de
petites bourgeoises du quartier leur apportaient des bouillons, du linge.
352 l'éducation sentimentale
— « N'importe ! » dit Frédéric, « moi, je trouve le peuple sublime. »
î.e grand vestibule était rempli par un tourbillon de gens furieux,
des hommes voulaient monter aux étages supérieurs pour achever de
détruire tout; des gardes nationaux sur les marches s'efforçaient de
les retenir. Le plus intrépide était un chasseur, nu-tête, la chevelure
hérisée, les buffleteries en pièces. Sa chemise faisait un bourrelet entre
son pantalon et son habit, et il se débattait au milieu des autres avec
acharnement. Hussonnet, qui avait la vue perçante, reconnut de loin
Arnoux.
Puis ils gagnèrent le jardin des Tuileries, pour respirer plus à
l'aise. Ils s'assirent sur un banc; et ils restèrent pendant quelques
minutes les paupières closes, tellement étourdis, qu'ils n'avaient
pas la force de parler. Les passants, autour d'eux, s'abordaient. La
duchesse d'Orléans était nommée régente; tout était fini; et on éprou-
vait cette sorte de bien-être qui suit les dénouements rapides, quand
à chacune des mansardes du château parurent des domestiques dé-
chirant leurs habits de livrée. Ils les jetaient dans le jardin, en signe
d'abjuration. Le peuple les hua. Ils se retirèrent.
L'attention de Frédéric et d 'Hussonnet fut distraite par un
grand gaillard qui marchait vivement entre les arbres, avec un fusil
sur l'épaule. Une cartouchière lui serrait à la taille sa vareuse rouge,
un mouchoir s'enroulait à son front sous sa casquette. Il tourna la
tête. C'était Dussardier; et, se jetant dans leurs bras :
— (( Ah ! quel bonheur, mes pauvres vieux ! » — sans pouvoir dire
autre chose, tant il haletait de joie et de fatigue.
Depuis quarante-huit heures, il était debout. Il avait travaillé
a\ix barricades du Quartier latin, s'était battu rue Rambuteau, avait
sauvé trois dragons, était entré aux Tuileries avec la colonne Dunoyer,
c'était porté ensuite à la Chambre, puis à l'Hôtel de Ville.
— « J'en arrive ! tout va bien ! le peuple triomphe ! les ouvriers
et les bourgeois s'embrassent ! Ah ! si vous saviez ce que j'ai vu ! quels
braves gens ! comme c'est beau i »
Et, sans s'apercevoir qu'ils n'avaient pas d'armes :
l'éducation sentimentale 353
— « J'étais bien sûr de vous trouver là ! Ç*a été rude un moment,
lî 'importe ! »
Une goutte de sang lui coulait sur la joue, et, aux questioi^ ce6
»deux autres :
— « Oh ! rien ! Téraflure d'une baïonnette ! »
— « 11 faudrait vous soigner, pourtant. »
— (( Bah ! je suis solide î qu'est-ce que ça fait ? La République
>est proclamée ! on sera heureux maintenant ! Des journalistes, qui
causaient tout à l'heure devant moi, disaient qu'on va affranchir la
Pologne et l'Italie ! Plus de rois ! comprenez-vous ! Toute la terre
.libre ! toute la terre libre ! »
Et, embrassant l'horizon d'un seul regard, il écarta les bras
dans une attitude triomphante. Mais une longue file d'hommes
couraient sur la terrasse, au bord de l'eau.
— « Ah ! sap relotte ! j'oubliais ! Les forts sont occupés. Il faut
jque j'y aille ! adieu ! »
Il se retourna pour leur crier, tout en brandissant son fusil :
— « Vive la République ! »
Des cheminées du château, il s'échappait d'énormes tourbillono
•de fumée noire, qui emportaient des étincelles. La sonnerie des cloches
faisait, au loin, comme des bêlements effarés. De droite et de gauche,
partout, les vainqueurs déchargeaient leurs armes. Frédéric, bien qu'il
ne fût pas guerrier, sentit bondir son sang gaulois. Le magnétisme
des foules enthousiastes l'avait pris. Il humait voluptueusement l*air
orageux, plein des senteurs de la poudre; et cependant il frissonnait
sous les effluves d'un immense amour, d'un attendrissement suprême
-et universel, comme si le cœur de l'humanité tout entière avait battu
^dans sa poitrine.
Hussonnet dit, en bâillant :
— « Il serait temps, peut-être, d'aller instruire les populations ! »
Frédéric le suivit à son bureau de correspondance, place de la
TBourse ; et il se mit à composer pour le journal de Troyes un compte
rrendu des événements en style lyrique, un véritable morceau, —
354 l'éducation sentimentale
qu'il signa. Puis ils dînèrent ensemble dans une taverne. ïlussonnee
était pensif; les excentricités de la Révolution dépassaient les siennes.
Après le café, quand ils se rendirent à l'Hôtel de Ville, pour savoir
du nouveau, son naturel gamin avait repris le dessus. Il escaladait
les barricades com.me un chamois, et répondait aux sentinelles des
gaudrioles patriotiques.
Ils entendirent, à la lueur des torches, proclamer le Gouverne-
ment provisoire. Enfin, à minuit, Frédéric, brisé de fatigue, regagna
sa maison.
— « Eh bien, » dit-il à son domestique en train de le déshabiller,.
« es-tu content ? »
— « Oui, sans doute, monsieur ! Mais ce que je n'aime pas, c'est
ce peuple en cadence ! »
Le lendemain, à son réveil, Frédéric pensa à Deslauriers. Il
courut chez lui. L'avocat venait de partir, étant nommé commissaire
en province. Dans la soirée de la veille, il était parvenu jusqu'à Ledru-
Rollin, et, l'obsédant au nom des Écoles, en avait arraché une place,
une mission. Du reste, disait le portier, il devait écrire la semaine
prochaine, pour donner son adresse.
Après quoi, Frédéric s'en alla voir la Maréchale. Elle le reçut:
aigrement, car elle lui en voulait de son abandon. Sa rancune s'évanouit
sous des assurances de paix réitérées. Tout était tranquille, mainte-
nant, aucune raison d'avoir peur; il l'embrassait; et elle se déclara
pour la Répubhque, — comme avait déjà fait Monseigneur l'Arche-
vêque de Paris, et comme devaient faire, avec une prestesse de zèle
merveilleuse, la Magistrature, le Conseil d'Etat, l'Institut, les Maré-
chaux de France, Changarnier, M. de Falloux, tous les bonapartistes»,
tous les légitimistes, et un nombre considérable d'orléanistes.
La chute de la Monarchie avait été si prompte, que, la première
stupéfaction passée, il y eut chez les bourgeois comme un étonne-
ment de vivre encore. L'exécution sommaire de quelques voleurs^
fusillés sans jugement, parut une chose très juste. On se redit, pendant
un mois, la phrase de Lamartine sur le drapeau rouge, « qui n'avait
l'éducation sentimentale 355
fait que le tour du Champ de Mars, tandis- que le drapeau tricolore »,
ttc; et tous se rangèrent sous son ombre, chaque parti ne voyant
des trois couleurs que la sienne, — et se promettant bien dès qu^il
serait le plus fort, d'arracher les deux autres.
Comme les affaires étaient suspendues, l'inquiétude et la badau-
derie poussaient tout le monde hors de chez soi. Le négligé des cos-
tumes atténuait la différence des rangs sociaux, la haine se cachait,
les espérances s'étalaient, la feule était pleine de douceur. L'orgueil
d'un droit conquis éclatait sur les visages. On avait une gaieté de
carnaval, des allures de bivac; rien ne fut amusant comme l'aspect
de Paris, les premiers jours.
Frédéric prenait la Maréchale à son bras ; et ils flânaient ensemble
dans les rues. Elle se divertissait des rosettes décorant toutes les
boutonnières, des étendards suspendus à toutes les fenêtres, des
affiches de toute couleur placardées contre les murailles, et jetait ça
et là quelque monnaie dans le tronc pour les blessés, établi sur une
chaise, au milieu de la voie. Puis elle s'arrêtait devant des caricatures
qui représentaient Louis-Philippe en pâtissier, en saltimbanque, en
chien, en sangsue. Mais les hommes de Caussidière, avec leur sabre
et leur écharpe, l'effrayaient un peu. D'autres fois, c'était un arbre
de la Liberté qu'on plantait. MM. les ecclésiastiques concouraient
à la cérémonie, bénissant la République, escortés par des serviteurs
à galons d'or; et la multitude trouvait cela très bien. Le spectacle
le plus fréquent était celui des députations de n'importe quoi, allant
réclamer quelque chose à l'Hôtel de Ville, — car chaque métier, chaque
industrie attendait du Gouvernement la fin radicale de sa misère.
Quelques-uns, il est vrai, se rendaient près de lui pour le conseiller,
ou le féliciter, ou tout simplement pour lui faire une petite visite, et
voir fonctionner la machine.
Vers le milieu du mois de mars, un jour qu'il traversait le pont
d'Arcole, ayant à faire une commission pour Rosanette dans le Quartier
latin, Frédéric vit s'avancer une colonne d'individus à chapeaux
bizarres, à longues barbes. En tête et battant du tambour marchait
356 l'éducation sentimentale
un nègre, un ancien modèle d'atelier, et l'homme, qui portait la ban-
nière sur laquelle flottait au vent cette inscription : « Artistes peintres »,
n'était autre que Pellerin.
V II fit signe à Frédéric de l'attendre, puis reparut cinq minutes
après, ayant du temps devant lui, car le Gouvernement recevait à ce
moment-là les tailleurs de pierre. Il allait avec ses collègues réclamer
la création d'un Forum de l'Art, une espèce de Bourse où l'on débat-
trait les intérêts de l'Esthétique; des œuvres sublimes se produiraient
puisque les travailleurs mettraient en commun leur génie. Paris,
bientôt, serait couvert de monuments gigantesques; il les décorerait;
il avait mêm.e commencé une figure de la République. Un de ses
camarades vint le prendre, car ils étaient talonnés par la députation
du commerce de la volaille.
— « Quelle bêtise ! » — grommela une voix dans la foule. —
« Toujours des blagues ! Rien de fort ! »
C'était Regimbart. Il ne salua pas Frédéric, mais profita de
l'occasion pour épandre son amertume.
Le Citoyen employait ses jours à vagabonder dans les rues,
tirant sa moustache, roulant des yeux, acceptant et propageant des
nouvelles lugubres; et il n'avait que deux phrases :« Prenez garde,
nous allons être débordés ! » ou bien : « Mais, sacrebleu ! on escamote
la République ! » Il était m.écontent de tout, et particulièrement de
ce que nous n'avions pas repris nos frontières naturelles. Le seul
nom de Lamartine lui faisait hausser les épaules. Il ne trouvait pas
Ledru-Rollin « suffisant pour le problème », traita Dupont (de l'Eure)
de vieille ganache; Albert, d'idiot; Louis Blanc, d'utopiste; Blanqui,
d'homme extrêmement dangereux; et, quand Frédéric lui demanda
ce qu'il aurait fallu faire, il répondit en lui serrant le bras à le broyer :
— «Prendre le Rhin, je vous dis, prendre le Rhin î fichtre ! »
Puis il accusa la réaction.
El'c se démasquait. Le sac des châteaux de Neuilly et de Suresne,
rir.cendie des Batignollcs, les troubles de Lyon, tous les excès, tous
les griefs, on les exagérait à présent, en y ajoutant la circulaire de
l'éducation sentimentale 357
Ledru-Rollin, le cours forcé des billets de Banque, la rente tombée
à soixante francs, enfin, comme iniquité suprême, comme dernier
coup, comme surcroît d'horreur, l'impôt des quarante-cinq centimes !
— Et, par-dessus tout cela, il y avait encore le Socialisme ! Bien que
ces théories, aussi neuves que le jeu d'oie, eussent été depuis quarante
ans suffisamment débattues pour emplir des bibliothèques, elles
épouvantèrent les bourgeois comme une grêle d'aérolithes; et on
fut indigné, en vertu de cette haine que provoque l'avènement de
toute idée parce que c'est une idée, exécration dont elle tire plus tard
sa gloire, et qui fait que ses ennemis sont toujours au-dessous d'elle,
si médiocre qu'elle puisse être.
Alors, la Propriété monta dans les respects au niveau de la
Religion et se confondit avec Dieu. Les attaques qu'on lui portait
parurent du sacrilège, presque de l'anthropophagie. Malgré la légis-
lation la plus humaine qui fut jamais, le spectre de 93 reparut, et le
couperet de la guillotine vibra dans toutes les syllabes du mot Répu-
blique; — ce qui n'empêchait pas qu'on la méprisait pour sa faiblesse.
La France, ne sentant plus de maître, se mit à crier d'effarement,
comme un aveugle sans bâton, comme un marmot qui a perdu sa
bonne.
De tous les Français, celui qui tremblait le plus fort était M. Dam-
breuse. L'état nouveau des choses menaçait sa fortune, mais surtout
dupait son expérience. Un système si bon, un roi si sage ! était-ce
possible ! La terre allait crouler ! Dès le lendemain, il congédia trois
domestiques, vendit ses chevaux, s'acheta, pour sortir dans les rues,
un chapeau mou, pensa même à laisser croître sa barbe; et il restait
chez lui, prostré, se repaissant amèrement des journaux les plus
hostiles à ses idées, et devenu tellement sombre, que les plaisanteries
sur la pipe de Flocon n'avaient pas même la force de le faire sourire.
Comme soutien du dernier règne, il redoutait les vengeance»
du peuple sur ses propriétés de la Champagne, quand l'élucubration
de Frédéric lui tomba dans les mains. Alors il s'imagina que son jeune
ami était un personnage très influent et qu'il pourrait sinon le servir,
5s8 l'éducation sentimentale
du moins le défendre; de sorte qu'un matin, M. Dambreuse se présenta
chez lui, accompagné de Martinon.
Cette visite n'avait pour but, dit-il, que de le voir un peu et de
causer. Somme toute, il se réjouissait des événements, et il adoptait de
grand cœur « notre sublime devise : Liberte\ Egalitéy Fraternité, ayant
toujours été républicain, au fond ». S'il votait, sous l'autre régime,
avec le ministère, c'était simplement pour accélérer une chute inévi-
table. Il s'emporta même contre M. Guizot, « qui nous a mis dans
un joli pétrin, convenons-en ! » En revanche, il admirait beaucoup
Lamartine, lequel s'était montré « magnifique, ma parole d'honneur,
quand, à propos du drapeau rouge.... »
— « Oui ! je sais, » — dit Frédéric.
Après quoi, il déclara sa sym^pathie pour les ouvriers.
— (( Car enfin, plus ou moins, nous sommes tous ouvriers ! »
Et il poussait l'impartialité jusqu'à reconnaître que Proudhon
avait de la logique. « Oh ! beaucoup de logique ! diable ! » Puis, avec
le détachement d'une intelligence supérieure, il causa de l'exposition de
peinture, où il avait vu le tableau de Pellerin. Il trouvait cela origi-
nal, bien touché.
Martinon appuyait tous ses mots par des remarques approbatives ;
lui aussi pensait qu'il fallait « se rallier franchement à la République »,
et il parla de son père laboureur, faisait le paysan, l'homme du peuple.
On arriva bientôt aux élections pour l'Assemblée nationale, et aux
candidats dans l'arrondissement de la Fortelle. Celui de l'opposition
n'avait pas de chances.
— « Vous devriez prendre sa place ! » dit M. Dambreuse.
Frédéric se récria.
— « Eh ! pourquoi donc ?» — car il obtiendrait les suflfrages des
ultras, vu ses opinions personnelles, celui des conservateurs, à cause
• de sa famille. — « Et peut-être aussi, » ajouta le banquier en souriant,
« grâce un peu à mon influence ».
Frédéric objecta qu'il ne saurait comment s'y prendre. Rien de
plus facile, en se faisant recommander aux patriotes de l'Aube par
L^ÉDUCATION SENTIMENTALE 359
tin club de la capitale. Il s'agissait de lire, non une profession de foi
comme on en voyait quotidiennement, mais une exposition de prin-
cipes sérieuse.
— « Apportez-moi cela ; je sais ce qui convient dans la localité !
Et vous pourriez, je vous le répète, rendre de grands services au pays,
à nous tous, à moi-même. »
Par des temps pareils, on devait s'entr'aider, et, si Frédéric avait
besoin de quelque chose, lui, ou ses amis....
— « Oh ! mille grâces, cher monsieur ! »
— « A charge de revanche, bien entendu ! »
Le banquier était un brave homme, décidément.
Frédéric ne put s'empêcher de réfléchir à son conseil; et, bientôt,
une sorte de vertige Téblouit.
Les grandes figures de la Convention passèrent devant ses yeux.
Il lui sembla qu'une aurore magnifique allait se lever. Rome, Vienne,
Berlin, étaient en insurrection, les Autrichiens chassés de Venise;
toute l'Europe s'agitait. C'était l'heure de se précipiter dans le mouve-
ment, de l'accélérer peut-être; et puis il était séduit par le costume
que les députés, disait-on, porteraient. Déjà, il se voyait en gilet à
revers avec une ceinture tricolore; et ce prurit, cette hallucination
•devint si forte, qu'il s'en ouvrit à Dussardier.
L'enthousiasme du brave garçon ne faiblissait pas.
— « Certainement, bien sûr ! Présentez-vous ! »
Frédéric, néanmoins, consulta Deslauriers. L'opposition idiote
qui entravait le Commissaire dans sa province avait augmenté son
libéralisme. Il lui envoya immédiatement des exhortations violentes.
Cependant, Frédéric avait besoin d'être approuvé par un plus
grand nombre; et il confia la chose à Rosanette, un jour que Mlle Vat-
naz se trouvait là.
Elle était une de ces célibataires parisiennes qui, chaque soir,
quand elles ont donné leurs leçons, ou tâché de vendre de petits
dessins, de placer de pauvres manuscrits, rentrent chez elles avec de
Û3i crotte à leurs jupons, font leur dîner, le mangent toutes seules.
360 l'éducation sentimentale
puis, les pieds sur une chaufferette, à la lueur d'une ïampe malpropre-,
rêvent un amour, une fam^ille, un foyer, la fortune, tout ce qui leui
manque. Aussi, comme beaucoup d'autres, avait-elle salué dans la.
Révolution l'avènemicnt de la vengeance; — et elle se livrait à une
propagande socialiste effrénée.
L'affranchissement du prolétaire, selon la Vatnaz, n'était possible
que par l'affranchissement de la femme. Elle voulait son admissibilité
à tous les emplois, la recherche de la paternité, un autre code, l'aboli-
tion, ou tout au moins « une réglementation du mariage plus intelli-
gente ». Alors, chaque Française serait tenue d'épouser un Français-
ou d'adopter un vieillard. Il fallait que le^, nourrices et les accoucheusej
fussent des fonctionnaires salariées par l'Etat ; qu'il y eût un jury pour
examiner les œuvres de femmes, des éditeurs spéciaux pour les femmes,.
une école polytechnique pour les femmes, une garde nationale pour-
les femmes, tout pour les femmes ! Et, puisque le Gouvernement
méconnaissait leurs droits, elles devaient vaincre la force par la force ^
Dix mille citoyennes, avec de bons fusils, pouvaient faire trembler
l'Hôtel de Ville.
La candidature de Frédéric lui ;>arut favorable à ses idées. Elle
rencouragea, en lui montrant la gloire à l'horizon. Rosanette se réjouit.
d'avoir un homme qui parlerait à la Chambre.
— « Et puis on te donnera, peut-être, une bonne place. »
Frédéric, homme de toutes les faiblesses, fut gagné par la démence
universelle. Il écrivit un discours, et alla le faire voir à M. Dambreuse..
Au bruit de la grande porte qui retombait, un rideau s'entr'ouvrit
derrière une croisée; une femme y parut. Il n'eut pas le temps de la*
reconnaître; mais, dans l'antichambre, un tableau l'arrêta, le tableau
de Pellerin, posé sur une chaise, provisoirement sans doute.
Cela représentait la République, ou le Progrès, ou la Civilisation,,
sous la figure de Jésus-Christ conduisant une locomotive, laquelle^
traversait une forêt vierge. Frédéric, après une minute de contem-
plation, s'écria :
— « Quelle turpitude !»
» '-
L EDUCATION SENTIMENTALE 30 r
— « N'est-ce pas, hein ? » dit M. Dambreuse, survenu sur cette
parole et s'imaginant qu'elle concernait non la peinture, mais Ii
doctrine glorifiée par le tableau. Martinon arriva au même moment.
Ils passèrent dans le cabinet; et Frédéric tirait un papier de sa poche,
quand Mlle Cécile, entrant tout à coup, articula d'un air ingénu :
— « Ma tante est-elle ici ?»
— « Tu sais bien que non, » répliqua le banquier, n N'importe F
faites comme chez vous, mademoiselle. »
— (( Oh ! merci ! je m'en vais. »
A peine sortie, Martinon eut l'air de chercher son mouchoir.
— « Je l'ai oubhé dans mon paletot, excusez-moi !»
— « Bien ! » dit M. Dambreuse.
Évidemment, il n'était pas dupe de cette manœuvre, et même
semblait la favoriser. Pourquoi ? Mais bientôt Martinon reparut, et
Frédéric entama son discours. Dès la seconde page, qui signalait
comme une honte la prépondérance des intérêts pécuniaires, le ban-
quier fit la grimace. Puis, abordant les réformes, Frédéric demandait
la liberté du commerce.
— « Comment... } mais permettez !»
L'autre n'entendait pas, et continua. Il réclamait l'impôt sur la
rente, l'impôt progressif, une fédération européenne, et l'instruction
du peuple, des encouragements aux beaux arts les plus larges.
— « Quand le pays fournirait à des hommes comme Delacroix
ou Hugo cent mille francs de rente, oii serait le mal } »
Le tout finissait par des conseils aux classes supérieures.
— « N'épargnez rien, ô riches ! donnez ! donnez ! »
Il s'arrêta, et resta debout. Ses deux auditeurs, assis, ne parlaient
pas; Martinon écarquillait les yeux, M. Dambreuse était tout pâle.
Enfin, dissimulant son émotion sous un aigre sourire : i
— « C'est parfait, votre discours !» — Et il en vanta beaucoup la
forme, pour n'avoir pas à s'exprimer sur le fond.
Cette virulence de la part d'un jeune homme inoffensif l'eiîrayait,
surtout comme symptôme. Martinon tâcha de le rassurer. Le parti
362 l'éducation sentimentale
conservateur, d'ici peu, prendrait sa revanche, certainement; dans
plusieurs villes on avait chassé les Commissaires du gouvernement
provisoire : les élections n'étaient fixées qu'au 23 avril, on avait du
temps; bref, il fallait que M. Dambreuse, lui-même, se présentât
dans l'Aube; et, dès lors, Martinon ne le quitta plus, devint son
secrétaire et l'entoura de soins filiaux.
Frédéric arriva fort content de sa personne chez Rosanette.
Delmar y était, et lui apprit que « définitivement » il se portait comme
candidat aux élections de la Seine. Dans une affiche adressée « au
Peuple » et où il le tutoyait, l'acteur se vantait de le comprendre,
<( lui », et de s'être fait, pour son salut, « crucifier par l'Art », si bien
qu'il était son incarnation, son idéal; — croyant effectivement avoir
sur les masses une influence énorme, jusqu'à proposer plus tard
dans un bureau de ministère de réduire une émeute à lui seul; et,
quant aux moyens qu'il emploierait, il fit cette réponse :
— « N'ayez pas peur ! Je leur montrerai ma tête ! »
Frédéric, pour le mortifier, lui notifia sa propre candidature. Le
cabotin, du moment que son futur collègue visait la province, se
déclara son serviteur et offrit de le piloter dans les clubs.
Ils les visitèrent tous, ou presque tous, les rouges et les bleus,
les furibonds et les tranquilles, les puritains, les débraillés, les mystiques
et les pochards, ceux où l'on décrétait la mort des Rois, ceux où l'on
dénonçait les fraudes de l'Epicerie; et, partout, les locataires maudis-
saient les propriétaires, la blouse s'en prenait à l'habit, et les riches
conspiraient contre les pauvres. Plusieurs voulaient des indemnités
comme anciens martyrs de la police, d'autres imploraient de l'argent
pour mettre en jeu des inventions, ou bien c'étaient des plans de
phalanstères, des projets de bazars cantonaux, des systèmes de félicité
publique ; — puis, çà et là, un éclair d'esprit dans ces nuages de sottise,
des apostrophes, soudaines comme des éclaboussures, le droit formulé
par un juron, et des fleurs d'éloquence aux lèvres d'un goujat, portant
à cru le baudrier d'un sabre sur sa poitrine sans chemise. Quelquefois
aussi, figurait un monsieur, aristocrate humble d'allures, disant des
l'éducation sentimentale 363
vhoses plébéiennes, et qui ne s'était pas lavé les mains pour les faire
paraître calleuses. Un patriote le reconnaissait, les plus vertueux le
houspillaient ; et il sortait la rage dans Tâme. On devait, par affectation
de bons sens, dénigrer toujours les avocats, et servir le plus souvent
S-^i^^
I «Li:,V7^~'
possible ces locutions; «apporter sa pierre à l'édifice, — problème
social, — atelier. ^
Delmar ne ratait pas les occasions d'empoigner la parole; et,
quand il ne trouvait plus rien à dire, sa ressource était de se camper
364 l'éducation sentimentale
le poir.G^ sur îa hanche, l'autre bras dans le gilet, en se tournant de
profil, brusquement, de manière à bien montrer sa tête. Alors des
applaudissements éclataient, ceux de Mlle Vatnaz au fond de la salle.
Frédéric, malgré la faiblesse des orateurs, n'osait se risquer.
Tous ces gens lui sem^blaient trop incultes ou trop hostiles.
Mais Dussardicr se mit en recherche, et lui annonça qu'il existait,^
rue Sr, In t- Jacques, un club intitulé le Club de V Intelligence, Un nom
pareil donnait bon espoir. D'ailleurs, il amènerait des amis.
Il amena ceux qu'il avait invités à son punch : le teneur de livres,
le placeur de vins, l'architecte; Pellerin même était venu, peut-être
qu'Hussonnet allait venir; et sur le trottoir, devant la porte, station-
nait Regimbart avec deux individus, dont le premier était son fidèle
Compain, homme un peu courtaud, marqué de petite vérole, les
yeux rouges; et le second, une espèce de singe-nègre, extrêmement
chevelu, et qu'il connaissait seulement pour être « un patriote de
Barcelone ».
Ils passèrent par une allée, puis furent introduits dans une grande
pièce, à usage de menuisier sans doute, et dont les murs encore neufs
sentaient le plâtre. Quatre quinquets accrochés parallèlement y faisaient
une lumJèrc désagréable. Sur une estrade, au fond, il y avait un bureau
avec une sonnette, en dessous une table figurant la tribune, et de chaque
côté deux autres plus basses, pour les secrétaires. L'auditoire qui
garnissait les bancs était composé de vieux rapins, de pions, d'hommes
de lettres inédits. Sur ces lignes de paletots à collets gras, on voyait
de place en place le bonnet d'une femme ou le bourgeron d'un ouvrier.
Le fond de la salle était même plein d'ouvriers, venus là sans doute
par désœuvrement, ou qu'avaient introduits des orateurs pour se
faire applaudir.
Frédéric eut soin de se mettre entre Dussardier et Regimbart,.
qui, à peine assis, posa ses deux mains sur sa canne, son menton sur
ses deux mains et ferma les paupières, tandis qu'à l'autre extrémité
de la salle, Delmar, debout, dominait l'assemblée
Au bureau du président, Sénécal parut.
L EDUCATION SENTIMENTALE 365
Cette surprise, avait pensé le bon commis, plairait à Frédéric
Elle le contraria.
La foule témoignait à son président une grande déférence. Il
^tait de ceux qui, le 25 février, avaient voulu l'organisation immédiate
du travail; le lendemain, au Prado, il s'était prononcé pour qu'on
attaquât l'Hôtel de Ville; et, comme chaque personnage se réglait
alors sur un modèle, l'un copiant Saint- Just, l'autre Danton, l'autre
Marat, lui, il tâchait de ressembler à Blanqui, lequel imitait Robes-
pierre Ses gants noirs et ses cheveux en brosse lui donnaient un
aspect rigide, extrêmement convenable.
Il ouvrit la séance par la déclaration des Droits de l'homme et
du citoyen, acte de foi habituel. Puis une voix vigoureuse entonna
les Souvenirs du peuple de Béranger.
D'autres voix s'élevèrent :
— « Non ! non ! pas ça ! »
— «Lfl Casquette ! )) se mirent à hurler, au fond, les patriotes.
Et ils chantèrent en chœur la poésie du jour :
Chapeau bas devant ma casquette,
A genoux devant l'ouvrier!
Sur un mot du président, l'auditoire se tut. Un des secrétaires
procéda au dépouillement des lettres.
— (( Des jeunes gens annoncent qu'ils brûlent chaque soir devant
le Panthéon un numéro de V Assemblée nationalCy et ils engac^ent
tous les patriotes à suivre leur exemple. »
— « Bravo î adopté ! » répondit la foule.
— (( Le citoyen Jean- Jacques Langreneux, typographe, rue
Dauphine, voudrait qu'on élevât un monument à la mémoire des
martyrs de thermidor. »
— « Michel-Évariste-Népomucène Vincent, ex-professeur, émet
le vœu que la démocratie européenne adopte l'unité de langage. On
pourrait se servir d'une langue morte, comme par exemple du latin
perfectiormé. »
366 l'éducation sentimentale
— « Non ! pas de latin ! » s'écria l'architecte.
• — «Pourquoi? » reprit un maître d'études.
Et ces deux messieurs engagèrent une discussion, où d'autres se
mêlèrent, chacun jetant son mot pour éblouir, et qui ne tarda pas à
devenir tellement fastidieuse, que beaucoup s'en allaient.
Mais un petit vieillard, portant au bas de son front prodigieuse-
ment haut des lunettes vertes, réclama la parole pour une communi-
cation urgente.
C'était un mémoire sur la répartition des impôts. Les chiffres
découlaient, cela n'en finissait plus ! L'impatience éclata d'abord en
murmures, en conversations; rien ne le troublait. Puis on se mit à
siffler, on appelait « Azor » ; Sénécal gourmanda le public ; l'orateur
continuait comme une machine. Il fallut, pour l'arrêter, le prendre
par le coude. Le bonhomme eut l'air de sortir d'un songe, et, levant
tranquillement ses lunettes :
— « Pardon ! citoyens ! pardon ! Je me retire ! mille excuses ! »
L'insuccès de cette lecture déconcerta Frédéric. Il avait son
discours dans sa poche, mais une improvisation eût mieux valu.
Enfin, le président annonça qu'ils allaient passer à l'affaire
importante, la question électorale. On ne discuterait pas les grandes
listes républicaines. Cependant, le Club de V Intelligence avait bien
le droit, comme un autre, d'en former une, «n'en déplaise à MM. les
pachas de l'Hôtel de Ville », et les citoyens qui briguaient le mandat
populaire pouvaient exposer leurs titres.
— « Allez-y donc ! » dit Dussardier.
Un homme en soutane, crépu, et de physionomie pétulante,
avait déjà levé la main. Il déclara, en bredouillant, s'appeler Ducretot,
prêtre et agronome, auteur d'un ouvrage intitulé Des engrais. On le
renvoya vers un cercle horticole.
Puis un patriote en blouse gravit la tribune. Celui-là était un
plébéien, large d'épaules, une grosse figure très douce et de longs
cheveux noirs. Il parcourut l'assemblée d'un regard presque volup-
tueux, se renversa la tête, et enfin, écartant les bras :
l'éducation sentimentale 367
— - « Vous avez repoussé Ducretot, ô mes frères ! et vous avez
bien fait, mais ce n'est pas par irréligion, car nous sommes tous
religieux. »
Plusieurs écoutaient la bouche ouverte, avec des airs de caté-
chumènes, des poses extatiques.
— « Ce n'est pas, non plus, parce qu'il est prêtre, car, nous
aussi, nous sommes prêtres ! L'ouvrier est prêtre, comme l'était le
fondateur du socialisme, notre Maître à tous, Jésus- Chrisr ! »
Le moment était venu d'inaugurer le règne de Dieu ! L'Evangile
conduisait tout droit à 89 ! Après l'abolition de l'esclavage, l'abolition
du prolétariat. On avait eu l'âge de haine, allait commencer l'âge
d'amour.
— « Le christianisme est la clef de voûte et le fondement de
l'édifice nouveau.... »
— «Vous fichez-vous de nous?» s'écria le placeur d'alcools,
a Qu'est-ce qui m'a donné un calotin pareil ! »
Cette interruption causa un grand scandale. Presque tous mon-
tèrent sur les bancs, et, le poing tendu, vociféraient : « Athée ! aristo-
crate ! canaille ! » pendant que la sonnette du président tintait sans
discontinuer et que les cris « A l'ordre ! à l'ordre ! » redoublaient.
Mais, intrépide, et soutenu d'ailleurs par « trois cafés » pris avant de
venir, il se débattait au milieu des autres :
— « Comment, moi ! un aristocrate ? allons donc ! »
Admis enfin à s'expliquer, il déclara qu'on ne serait jamais tran-
quille avec les prêtres, et puisqu'on avait parlé tout à l'heure d'écono-
mies, c'en serait une fameuse que de supprimer les églises, les saints
ciboires, et finalement tous les cultes.
Quelqu'un lui objecta qu'il allait loin.
« Oui ! je vais loin ! Mais quand un vaisseau est surpris par
la tempête.... »
Sans attendre la fin de la comparaison, un autre lui répondit :
— « D'accord ! mais c'est démolir d'un seul coup, comme un
naçon sans discernement.... »
368 l'éducation sentimentale
— « Vous insultez les maçons ! » hurla un citoyen couvert de
plâtre. Et, s'obstinant à croire qu'on Tavait provoqué, il vomit des
injures, voulait se b?nre, se cramponnait à son banc. Trois hommes
ne furent pas de trop pour le mettre dehors.
Cependant, l'ouvrier se tenait toujours à la tribune. Les deux
secrétaires l'avertirent d'en descendre. Il protesta contre le passe-droit
<|u'on lui faisait :
— « Vous ne m'empêcherez pas de crier : amour éternel à notre
chère France ! amour éternel aussi à la République ! »
— (( Citoyens ! )) dit alors Comipain, « citoyens ! ))
Et, h force de répéter : « Citoyens », ayant obtenu un peu de
silence, il appuya sur la tribune ses deux mains rouges, pareilles à
des moignons, se porta le corps en avant, et, clignant des yeux :
— « Je crois qu'il faudrait donner une plus large extension à la
tête de veau. »
Tous se taisaient, croyant avoir mal entendu.
— (( Oui ! la tête de veau ! »
Trois cents rires éclatèrent d'un seul coup. Le plafond trembla.
Devant toutes ces faces bouleversées par la joie, Compain se reculait.
1\ reprit d'un ton furieux :
— « Comment ! vous ne connaissez pas la tête de veau ? »
Ce fut un paroxysme, un délire. On se pressait les côtes. Quelques-
uns même tombaient par terre, sous les bancs. Compain, n'y tenant
plus, se réfugia près de Regimbart et il voulait l'entraîner.
— « Non ! je reste jusqu'au bout ! » dit le Citoyen.
Cette réponse détermina Frédéric; et, comme il cherchait de
droite et de gauche ses amis pour le soutenir, il aperçut, devant lui,
Pellerin à la tribune. L'artiste le prit de haut avec la foule :
— « Je voudrais savoir un peu 011 est le candidat de l'Art dans
tout cela .^ Moi, j'ai fait un tableau.... »
— « Nous n'avons que faire des tableaux ! » dit brutalement un
.homme maigre, ayant des plaques rouges aux pomimettes.
Pellerin se récria qu'on l'interrompait.
l'éducation sentimentale 369
Mais l'autre, d'un ton tragique :
— « Est-ce que le Gouvernement n'aurait pas dû déjà abolir,
-par un décret, la prostitution et la misère ? »
Et, cette parole lui ayant livré tout de suite la faveur du peuple,
il tonna contre la corruption des grandes villes.
— « Honte et infamie ! On devrait happer les bourgeois au sortir
de la Maison d'or et leur cracher à h figure ! Au moins, si le Gouverne-
ment ne favorisait pas la débauche ! Mais les employés de l'octroi
sont envxrs nos filles et nos sœurs d'une indécence.... »
Une voix proféra de loin :
— « C'est rigolo !»
— a A la porte ! »
— (( On tire de nous des contributions pour solder le libertinage !
J\insi, les forts appointements d'acteur.... »
— « A moi ! » s'écria Delmar.
Il bondit à la tribune, écarta tout le monde, prit sa pose; et,
•déclarant qu'il méprisait d'aussi plates accusations, s'étendit sur la
mission civilisatrice du comédien. Puisque le théâtre était le foyer
de l'instruction nationale, il votait pour la réforme du théâtre; et,
d'abord, plus de directions, plus de privilèges !
— « Oui ! d'aucune sorte ! »
Le jeu de l'acteur échauffait la multitude, et des motions subver-
sives se croisaient,
— «Plus d'académies ! plus d'Institut ! »
— « Plus de missions ! »
— (( Plus de baccalauréat ! »
— « A bas les grades universitaires ! »
— « Conservons-les, » dit Sénécal, « mais qu'ils soient conférés
par le suffrage universel, par le Peuple, seul vrai juge ! »
"^Le plus utile, d'ailleurs, n'était pas cela. Il fallait d'abord passer
le niveau sur la tête des riches ! Et il les représenta se gorgeant de
crimes sous leurs plafonds dorés, tandis que les pauvres, se tordant
de faim dans leurs galetas, cultivaient toutes les vertus. Les applaudisse
270 l'éducation sentimentale
menis devinrent si forts, qu'il s'interrompit. Pendant quelques minutes,,
il resta les paupières closes, la ttte renversée et comme se berçant sur
cette colère qu'il soulevait.
Puis, il se remit à parler d'une façon dogmatique, en phrases
impérieuses comme des lois. L'État devait s'emparer de la Banque
et des Assurances. Les héritages seraient aboHs. On étabHrait un fonds
social pour les travailleurs. Bien d'autres mesures étaient bonnes
dans l'avenir. Celles-là, pour le moment, suffisaient; et, revenant
aux élections :
— «Il nous faut des citoyens purs, des hommes entièrement
neufs ! Quelqu'un se présente-t-il ? »
Frédéric se leva. Il y eut un bourdonnement d'approbation causé
par ses amis. Mais Sénécal, prenant une figure à la Fouquier-Tinville,.
se mit à l'interroger sur ses noms, prénoms, antécédents, vie et mœurs-
Frédéric lui répondait sommairement et se mordait les lèvres.
Sénécal demanda si quelqu'un voyait un empêchement à cette candi-
dature.
— « Non ! non ! »
Mais lui, il en voyait. Tous se penchèrent et tendirent les oreilles.
Le citoyen postulant n'avait pas livré une certaine somme promise
pour une fondation démocratique, un journal. De plus, le 22 février,,
bien que suffisamment averti, il avait manqué au rendez-vous, place
du Panthéon.
— « Je jure qu'il était aux Tuileries ! » s'écria Dussardier.
— « Pouvez-vous jurer l'avoir vu au Panthéon ? »
Dussardier baissa la tête. Frédéric se taisait; ses amis scandalisés
le regardaient avec inquiétude.
• — ((Au moins, » reprit Sénécal, (( connaissez-vous un patriote quf
nous réponde de vos principes ? »
— (( Moi ! » dit Dussardier.
— ((Oh ! cela ne suffit pas ! un autre ! »
Frédéric se tourna vers Pellerin. L'artiste lui répondit par une
abondance de gestes qui signifiait :
L'ÉDUCATION SENTIMENTALE 37 1
— « Ah ! mon cher, ils m'ont repoussé ! Diable ! que voulez-
vous ! »
Alors, Frédéric poussa du coude Regimbart.
— « Oui ! c'est vrai ! il est temps ! j'y vais ! »
Et Regimbart enjamba l'estrade; puis, montrant l'Espagnol qui
l'avait suivi :
— «Permettez-moi, citoyens, de vous présenter un patriote de
Barcelone ! »
Le patriote fît un grand salut, roula comme un automate ses
yeux d'argent, et, la main sur le cœur :
— (( Ciudadanos ! mucho aprecio el honor que me dispensais,
y si grande vuestra bondad mayor es vuestro atencion. »
— « Je réclame la parole ! » cria Frédéric.
— « Desde que se proclamo la constitucion de Cadiz, ese pacte
fundamental de las libertades espanolas, hasta la ultima revolucion,
nuestra patria cuenta numerosos y heroicos martires. »
Frédéric, encore une fois, voulut se faire entendre :
— (( Mais, citoyens !... »
L'Espagnol continuait :
— « El martes proximo tendra lugar en la iglesia de la Magdelena
un servicio funèbre. »
— « C'est absurde à la fin ! personne ne comprend ! »
Cette observation exaspéra la foule.
— « A la porte ! à la porte ! »
— «Qui? moi .^ » demanda Frédéric.
— « Vous-même ! » dit majestueusement Sénécal. — « Sortez ! »
Il se leva pour sortir; et la voix de l'Ibérien le poursuivait :
— « Y todos los espanoles descarian ver alli reunidas las depu-
taciones de los clubs y de la milicia nacional. Une oracion funèbre en
honor de la libertad espanola y del mundo entero, sera prononciado
por un miembro del clero de Paris en la sala Bonne-Nouvelle. Honor
al pueblo frances, que llamaria yo el primero pueblo del mundo,
sino fuese ciudadano de otra nacion ! »
372 l'éducation sentimentale
— (( Aristo ! » glapit un voyou, en montrant le poing à Frédéric,
qui s'élançait clans la cour, indigné.
îl se reprocha son dévouement, sans réfléchir que les accusations
portées contre lui étaient justes, après tout. Quelle fatale idée que cette
candidature ! Mais quels ânes, quels crétins ! Il se comparait à ces
hommes, et soulageait avec leur sottise la blessure de son orgueil.
Puis il éprouva le besoin de voir Rosanette. Après tant de laideurs
et d'emphase, sa gentille personne serait un délassement. Elle savait
qu'il avait dû, le soir, se présenter dans un club. Cependant, lorsqu'il
entra, elle ne lui fit pas même une question.
Elle se tenait près du feu, décousant la doublure d'une robe. Un
pareil ouvrage le surprit.
i — (( Tiens } qu'est-ce que tu fais ? »
— « Tu le vois, )) dit-elle sèchement. «Je raccommode mes hardesl
C'est ta République. »
— « Pourquoi ma République ? »
— (( C'est la mienne, peut-être ? »
Et elle se mit à lui reprocher tout ce qui se passait en France
depuis deux mois, l'accusant d'avoir fait la révolution, d'être cause
qu'on était ruiné, que les gens riches abandonnaient Paris, et qu'elle
mourrait plus tard à l'hôpital.
— « Tu en parles à ton aise, toi, avec tes rentes ! Du reste, au
train dont ça va, tu ne les auras pas longtemps, tes rentes. »
— (( Cela se peut, » dit Frédéric, « les plus dévoués sont toujours
méconnus; et, si l'on n'avait pour soi sa conscience, les brutes avec
qui l'on se compromet vous dégoûteraient de l'abnégation ! »
Rosanette le regarda, les cils rapprochés.
— (( Hein } Quoi } Quelle abnégation ? Monsieur n'a pas réussi,
à ce qu'il paraît ? Tant mieux ! ça t'apprendra à faire des dons patrio-
tiques. Oh ! ne mens pas ! Je sais que tu leur as donné trois cents
francs, car elle se fait entretenir, ta République ! Eh bien, amuse-tci
avec elle, mon bonhomme ! »
Sous cette avalanche de sottises, Frédéric passait de son autre
désappointement à une déception plus lourde.
l'éducation SElNTriMENTALE 373
Il s'était retiré au fond de la chambre. Elle vint à lui.
— « Voyons ! raisonne un peu ! Dans un pays comme dans une
maison, il faut un maître; autrement, chacun fait danser Tanse du
panier. D'abord, tout le monde sait que Ledru-Rollin est couvert
de dettes ! Quant à Lamartine, comment veux-tu qu'un poète s'en-
tende à la politique ? Ah ! tu as beau hocher la tête et te croire plus
d'esprit que les autres, c'est pourtant vrai ! Mais tu ergotes toujours;
on ne peut pas placer un mot avec toi ! Voilà par exemple Fournier-
Fontaine, des magasins de Saint-Roch : sais-tu de combien il manque ?
De huit cent mille francs ! Et Gomer, l'emballeur d'en face, un autre
républicain celui-là, il cassait les pincettes sur la tête de sa femme,
et il a bu tant d'absinthe, qu'on va le mettre dans une maison de santé
C'est comme ça qu'ils sont tous, les républicains ! Une République
à vingt-cinq pour cent ! Ah ! oui ! vante-toi ! »
Frédéric s'en alla. L'ineptie de cette fille, se dévoilant tout à
coup dans un langage populacier, le dégoûtait. Il se sentit même un
peu redevenu patriote.
La mauvaise humeur de Rosanette ne fit que s'accroître. Mlle
Vatnaz l'irritait par son enthousiasme. Se croyant une mission, elle
avait la rage de pérorer, de catéchiser, et, plus forte que son amie
dans ces matières, l'accablait d'arguments.
Un jour, elle arriva tout indignée contre Hussonnet, qui venait
de se permettre des polissonneries au club des femmes. Rosanette
approuva cette conduite, déclarant même qu'elle prendrait des habits
d'homme pour aller « leur dire leur fait, à toutes, et les fouetter ».
Frédéric entrait au même moment.
— « Tu m'accompagneras, n'est-ce pas } »
Et, malgré sa présence, elles se chamaillèrent, l'une faisant la
bourgeoise, l'autre la philosophe.
Les femmes, selon Rosanette, étaient nées exclusivement pour
l'amour ou pour élever des enfants, pour tenir un ménage.
D'après Mlle Vatnaz, la femme devait avoir sa place dans l'Etat.
Autrefois, les Gauloises légiféraient, les Anglo-Saxonnes aussi, les
>,<,,
374 L EDUCATION SENTIMENTALE
épouses des Hurons faisaient partie du Conseil L'œuvre civilisatrice
était commune. Il fallait toutes y concourir, et substituer enfin à
régoïsme la fraternité, à Tindividualisme Tassociation, au morcelle-
ment la grande culture.
— (( Allons, bon ! tu te connnais en culture, à présent ! »
■ — «Pourquoi pas? D'ailleurs, il s'agit de l'humanité, de son
avenir ! »
— « Mêle-toi du tien ! »
— (( Ça me regarde ! »
Elles se fâchaient. Frédéric s'interposa. La Vatnaz s'échauffait,
et arriva même à soutenir le Communisme.
— « Quelle bêtise ! » dit Rosanette. « Est-ce que jamais ça pourra
se faire } »
L'autre cita en preuve les Esséniens, les frères Moraves, les
Jésuites du Paraguay, la famille des Pingons, près de Thiers en
Auvergne; et, comme elle gesticulait beaucoup, sa chaîne de montre
se prit, dans son paquet de breloques, à un petit mouton d'or sus-
pendu.
Tout à coup, Rosanette pâlit extraordinairement.
Mlle Vatnaz continuait à dégager son bibelot.
— - (( Ne te donne pas tant de mal, » dit Rosanette; « maintenant,
je connais tes opinions politiques. ^^
— « Quoi ? )) reprit la Vatnaz, devenue rouge comme une vierge.
— « Oh ! oh ! tu me comprends ! »
Frédéric ne comprenait pas. Entre elles, évidemment, il était
survenu quelque chose de plus capital et de plus intime que le
socialisme.
— « Et quand cela serait, » répliqua la Vatnaz, se redressant
intrépidement. « C'est un emprunt, ma chère, dette pour dette ! »
— c Parbleu, je ne nie pas les miennes ! Pour quelques
mille francs, belle histoire ! J'emprunte au moins; je ne vole per-
sonne ! »
Mlle Vatnaz s'efforça de rire.
l'éducation sentimentale 375
— (( Oh ! j'en mettrais ma main au feu. »
— « Prends garde ! Elle est assez sèche pour brûler. »
La vieille fille lui présenta sa main droite, et, la gardant levée
juste en face d'elle :
— « Mais il y a de tes amis qui la trouvent à leur convenance î »
— « Des Andalous, alors ? comme castagnettes ! »
— « Gueuse ! »
La Maréchale fit un grand salut.
— « On n'est pas plus ravissante ! »
Mlle Vatnaz ne répondit rien. Des gouttes de sueur parurent
:à ses tempes. Ses yeux se fixaient sur le tapis. Elle haletait. Enfin,
elle gagna la porte, et, la faisant claquer vigoureusement :
— « Bonsoir ! Vous aurez de mes nouvelles ! »
— ((A l'avantage ! » dit Rosanette.
Sa contrainte l'avait brisée. Elle tomba sur le divan, toute treni-
T)lante, balbutiant des injures, versant des larmes. Etait-ce cette
menace de la Vatnaz qui la tourmentait ? Et non ! elle s'en moquait
:bien 1 A tout compter, l'autre lui devait de l'argent, peut-être ? C'était
le mouton d'or, un cadeau; et, au milieu de ses pleurs, le nom de
Delmar lui échappa. Donc, elle aimait le cabotin 1
— « Alors, pourquoi m'a-t-elle pris ? » se demanda Frédéric.
^ D'où vient qu'il est revenu? Qui la force à me garder? Quel est le
sens de tout cela ? »
Les petits sanglots de :Rosanette continuaient. Elle était toujours
au bord du divan, étendue de côté, la joue droite sur ses deux mains,
— et semblait un être si délicat, inconscient et endolori, qu'il se
rapprocha d'elle, et la baisa au front, doucement.
Alors, elle lui fit des assurances de tendresse; le Prince venait
de partir, ils seraient libres. Mais elle se trouvait pour le moment...
gfc.iée. « Tu l'as vu toi-même l'autre jour, quand j'utilisais mes vieilles
doublures.» Plus d'équipages à présent ! Et ce n'était pas tout; le
tapissier menaçait de reprendre les meubles de la chambre et du grand
rsalon. Elle ne savait que faire.
376 l'éducation sentimentale
Frédéric eut envie de répondre : « Ne t'inquiète pas ! je payerai ! >
Mais la dame pouvait mentir. L'expérience l'avait instruit. Il se borna,
simplement à des consolations.
Les craintes de Rosanette n'étaient pas vaines; il fallut rendre
les meubles et quitter le bel appartement de la rue Drouot. Elle en
prit un autre, sur le boulevard Poissonnière, au quatrième. Les curiosi-
tés de son ancien boudoir furent suffisantes pour donner aux trois,
pièces un air coquet. On eut des stores chinois, une tente sur la terrasse,
dans le salon un tapis de hasard encore tout neuf, avec des poufs
de soie rose. Frédéric avait contribué largement à ces acquisitions;
il éprouvait la joie d'un nouveau marié qui possède enfin une maison
à lui, une femme à lui; et, se plaisant là beaucoup, il venait y coucher
presque tous les soirs.
Un matin, comme il sortait de l'antichambre, il aperçut au troi-
sième étage, dans l'escalier, le shako d'un garde national qui montait.
Où allait-il donc } Frédéric attendit. L'homme montait toujours, la
tête un peu baissée : il leva les yeux. C'était le sieur Arnoux. La
situation était claire. Ils rougirent en même temps, saisis par le même
embarras.
Arnoux, le premier, trouva moyen d'en sortir :
— « Elle va mieux, n'est-il pas vrai } » comme si, Rosanette-
étant malade, il se fût présenté pour avoir de ses nouvelles.
Frédéric profita de cette ouverture.
— « Oui, certainement ! Sa bonne me l'a dit, du moins, » voulant;
faire entendre qu'on ne l'avait pas reçu.
Puis ils restèrent face à face, irrésolus l'un et l'autre, et s'observant.
C'était à qui des deux ne s'en irait pas. Arnoux, encore une fois,,
trancha la question.
— (( Ah ! bah ! je reviendrai plus tard ! Où vouliez vous aller ?•
Je vous accompagne ! »
Et, quand ils furent dans la rue, il causa aussi naturellement que-
d'habitude. Sans doute, il n'avait point le caractère jaloux, ou bien^.
il était trop bonhomme pour se fâcher.
L EDUCATION SENTIMENTALE 377
D'ailleurs, la patrie le préoccupait. Maintenant il ne quittait plus
l'uniforme. Le 29 mars, il avait défendu les bureaux de la Presse,
Quand on envahit la Chambre il se signala par son courage, et il fut
du banquet offert à la garde nationale d'Amiens.
Hussonnet, toujours de service avec lui, profitait, plus que
personne, de sa gourde et de ses cigares; mais, irrévérencieux par
nature, il se plaisait à le contredire, dénigrant le style peu correct
des décrets, les conférences du Luxembourg, les vésuviennes, les
tyroliens, tout, jusqu'au char de l'Agriculture, traîné par des chevaux
à la place de bœufs et escorté de jeunes filles laides. Arnoux, au
contraire, défendait le Pouvoir et rêvait la fusion des partis. Cependant,
ses affaires prenaient une tournure mauvaise. Il s'en inquiétait
médiocrement
Les relations de Frédéric et de la Maréchale ne l'avaient point
attristé ; car cette découverte l'autorisa (dans sa conscience) à supprimer
la pension qu'il lui refaisait depuis le départ du Prince. Il allégua
l'embarras des circonstances, gémit beaucoup, et Rosanette fut
généreuse. Alors M. Arnoux se considéra comme l'amant de cœur,
— ce qui le rehaussait dans son estime, et le rajeunit. Ne doutant
pas que Frédéric ne payât la Maréchale, il s'imaginait « faire une
bonne farce », arriva même à s'en cacher, et lui laissait le champ
libre quand ils se rencontraient.
Ce partage blessait Frédéric; et les, politesses de son rival lui
semblaient une gouaillerie trop prolongée. Mais, en se fâchant, il se
fût ôté toute chance d'un retour vers l'Autre, et puis c'était le seul
moyen d'en entendre parler. Le marchand de faïences, suivant son
usage, ou par malice, peut-être, la rappelait volontiers dans sa con-
versation, et lui demandait même pourquoi il ne venait plus la voir.
Frédéric, ayant épuisé tous les prétextes, assura qu'il avait été
chez Madame Arnoux plusieurs fois, inutilement. Arnoux en demeura
convaincu, car souvent il s'extasiait devant elle sur l'absence de leur
ami; et toujours elle répondait avoir manqué sa visite; de sorte quei
ces deux mensonges, au lieu de se couper, se corroboraient.
378
L ÉDUCATION SENTIMENTALE
La douceur du jeune homme et la
joie de Favoir pour dupe faisaient qu*Ar-
noux le chérissait davantage. Il poussait
la famiHarité jusqu'aux dernières bornes,
non par dédain, mais par confiance. Un
jour, il lui écrivit qu'une affaire urgente
l'attirait pour vingt-quatre heures en pro-
vince ; il le priait de monter la garde à sa
place. Frédéric n'osa le refuser, et se rendit
au poste du Carrousel.
Il eut à subir la société des gardes
nationaux ! et, sauf un épurât eur, homme
facétieux qui buvait d'une manière exor-
bitante, tous lui parurent plus bêtes que
leur giberne. L'entretien capital fut sur
le remplacement des buffleteries par le
ceinturon. D'autres s'emportaient contre
les ateliers nationaux. On disait : « Où
allons-nous ? » Celui qui avait reçu l'apos-
trophe répondait en ouvrant les yeux,
comme au bord d'un abîme : « Où allons
nous } » Alors un plus hardi s'écriait: « Ça
ne peut pas durer ! il faut en finir !» Et,
les mêmes discours se répétant jusqu'au
soir, Frédéric s'ennuya mortellement.
Sa surprise fut grande, quand, à
onze heures, il vit paraître Arnoux, le-
quel, tout de suite, dit qu'il accourait
pour le libérer, son affaire étant finie.
Il n'avait pas eu d'affaire. C'était
une invention pour passer vingt-quatre
heures, seul, avec Rosanette. Mais le
brave Arnoux avait trop présumé de lui-
l'éducation sentimentale 379
même, si bien que, dans sa lassitude, un remords l'avait pris. Il
venait faire des remerciements à Frédéric et lui offrir à souper.
-^ « Mille grâces ! je n*ai pas faim ! je ne demande que mon lit ! »
— {( Raison de plus pour déjeuner ensemble, tantôt ! Quel mol-
lasse vous êtes ! on ne rentre pas chez soi maintenant ! Il est trop
tard 1 Ce serait dangereux 1 »
Frédéric, encore une fois, céda. Arnoux, qu'on ne s'attendait pas
à voir, fut choyé de ses frères d'armes, principalement de l'épura-
teur. Tous l'aimaient; et il était si bon garçon, qu'il regretta la pré-
sence d'Hussonnet. Mais il avait besoin de fermer l'œil une minute,
pas davantage.
— « Mettez-vous près de moi» » dit-il à Frédéric, tout en s 'allon-
geant sur le lit de camp, sans ôter ses buffleteries. Par peur d'une
alerte, en dépit du règlement, il garda même son fusil; puis balbutia
quelques mots : « Ma chérie ! mon petit ange ! » et ne tarda pas à
s'endormir.
Ceux qui parlaient se turent ; et peu à peu il se fît dans le poste
un grand silence. Frédéric, tourmenté par les puces, regardait autour
de lui. La muraille, peinte en jaune, avait à moitié de sa hauteur
une longue planche où les sacs formaient une suite de petites bosses,
tandis qu'au dessous, les fusils couleur de plomb étaient dressés
les uns près des autres; et il s'élevait des ronflements, produits par
les gardes nationaux, dont les ventres se dessinaient d'une manière
confuse, dans l'ombre. Une bouteille vide et des assiettes couvraient
le poêle. Trois chaises de paille entouraient la table, où s'étalait un
jeu de cartes. Un tambour, au milieu du banc, laissait pendre sa
bricole. Le vent chaud, arrivant par la porte, faisait fumer le quinquet.
Arnoux dormait les deux bras ouverts; et comme son fusil était posé
la crosse en bas, un peu obliquement, la gueule du canon lui arrivait
sous l'aisselle. Frédéric le remarqua et fut effrayé.
— « Mais non ! j'ai tort ! il n'y a rien à craindre ! — S'il
mourait cependant.... »
Et, tout de suite, des tableaux à n'en plus finir se déroulèrent.
380 l'éducation sentimentale
Tl s'aperçut avec Elle, la nuit, dans une chaise de poste, puis au bord
d'un fleuve par un soir d'été, et sous le reflet d'une lampe, chez eux,
dans leur maison. Il s'arrêtait même à des calculs de ménage, des
dispositions domestiques, contemplant, palpant déjà son bonheur;
— et, pour le réaliser, il aurait fallu seulement que le chien du fusil
se levât ! On pouvait le pousser du bout de l'orteil; le coup partirait^
ce serait un hasard, rien de plus !
Frédéric s'étendit sur cette idée, comme un dramaturge qui
compose. Tout à coup, il lui sembla qu'elle n'était pas loin de se
résoudre en action, et qu'il allait y contribuer, qu'il en avait envie;
alors, une grande peur le saisit. Au milieu de cette angoisse, il éprouvait
un plaisir, et s'y enfonçait de plus en plus, sentant avec effroi ses
scrupules disparaître; dans la fureur de sa rêverie, le reste du monde
s'effaçait; et il n'avait conscience de lui-même que par un intolérable
serrement à la poitrine.
— « Prenons-nous le vin blanc } » dit l'épurateur qui s'éveillait.
Arnoux sauta par terre; et, le vin blanc étant pris, voulut monter
la faction de Frédéric.
Puis il l'emmena déjeuner rue de Chartres, chez Parly ; et, comme
il avait besoin de se refaire, il se commanda deux plats de viande,
un homard, une omelette au rhum, une salade, etc., le tout arrosé
d'un sauterne 181 9, avec un romanée 42, sans compter le Champagne
au dessert, et les liqueurs.
Frédéric ne le contraria nullement. Il était gêné, comme si l'autre
avait pu découvrir, sur son visage, les traces de sa pensée.
Les deux coudes au bord de la table, et penché très bas, Arnoux,
en le fatiguant de son regard, lui confiait ses imaginations.
Il avait envie de prendre à ferme tous les remblais de la ligne
du Nord pour y semer des pommes de terre, ou bien d'organiser
sur les boulevards une cavalcade monstre, où les « célébrités de l'épo-
que » figureraient. Il louerait toutes les fenêtres, ce qui, à raison de
trois francs, en moyenne, produirait un joli bénéfice. Bref, il rêvait
i;n grand coup de fortune par un accaparement. Il était moral, cepen-
l'éducation sentimentale 38 j
dant, blâmait les excès, Tinconduite, parlait de son « pauvre père »
et, tous les soirs, disait-il, faisait son examen de conscience» avant
d'offrir son âme à Dieu.
— « Un peu de curaçao, hein ?»
— « Comme vous voudrez. »
Quant à la République, les choses s'arrangeraient; enfin, il se
trouvait l'homme le plus heureux de la terre; et, s'oubliant, il vanta
les qualités de Rosanette, la compara même à sa femme. C'était bien
autre chose ! On n'imaginait pas d'aussi belles cuisses.
— «A votre santé ! »
Frédéric trinqua. Il avait, par complaisance, un peu trop bu;
d'ailleurs, le grand soleil Téblouissait; et, quand ils remontèrent en-
semble la rue Vivienne, leurs épaulettes se touchaient fraternellement.
Rentré chez lui, Frédéric dormit jusqu'à sept heures. Ensuite,
il s'en alla chez la Maréchale. Elle était sortie avec quelqu'un. Avec
Arnoux, peut-être ? Ne sachant que faire, il continua sa promenade
sur le boulevard, mais ne put dépasser la porte Saint-Martin, tant
il y avait de monde.
La misère abandonnait à eux-mêmes un nombre considérable
d'ouvriers; et ils venaient là, tous les soirs, se passer en revue sans
doute, et attendre un signal. Malgré la loi contre les attroupements,
ces cluhs du désespoir augmentaient d'une manière effrayante; et
beaucoup de bourgeois s'y rendaient quotidiennement, par bravade,
par mode.
Tout à coup, Frédéric aperçut, à trois pas de distance, M. Dam-
breuse avec Martinon ; il tourna la tête, car M. Dambreuse s'étant fait
nommer représentant, il lui gardait rancune. Mais le capitaliste l'arrêta.
— « Un mot, cher monsieur ! J'ai des explications à vous fournir. »
— « Je n'en demande pas. »
— « De grâce î écoutez-moi. »
Ce n'était nullement sa faute. On l'avait prié, contraint en quelque
sorte. Martinon, tout de suite, appuya ses paroles : des Nogentaifi
en députation s'étaient présentés chez lui.
382 l'éducation sentimentale
— « D ^ailleurs, j'ai cru être libre, du moment.... »
Une poussée de monde sur le trottoir força M. Dambreuse à
s'écarter. Une minute après, il reparut, en disant à Martinon :
— « C'est un vrai service, cela ! Vous n'aurez pas à vous repen-
tir.... »
Tous les trois s'adossèrent contre une boutique, afin de causer
plus à l'aise.
On criait de temps en temps : « Vive Napoléon ! vive Barbes !
à bas Marie ! » La foule innombrable parlait très haut ; — et toutes
ces voix, répercutées par les maisons, faisaient comme le bruit continuel
des vagues dans un port. A de certains moments, elles se taisaient;;
alors, la Alarseillaise s'élevait. Sous les portes cochères, des hommes
d'allures mystérieuses proposaient des cannes à dard. Quelquefois,
deux individus, passant l'un devant l'autre, clignaient de l'œil, et
s'éloignaient prestement. Des groupes de badauds occupaient les
trottoirs; une multitude compacte s'agitait sur le pavé. Des bandes
entières d'agents de police, sortant des ruelles, y disparaissaient à
peine entrés. De petits drapeaux rouges, çà et là, semblaient des flam-
mes; les cochers, du haut de leur siège, faisaient de grands gestes, puis
s'en retournaient. C'était un mouvement, un spectacle des plus drôles,
■ — « Comme tout cela, » dit Martinon, <( aurait amusé Mlle
Cécile ! ))
— « Ma femme, vous savez bien, n'aime pas que ma nièce vienne
avec nous, » reprit en souriant M. Dambreuse.
On ne l'aurait pas reconnu. Depuis trois mois il criait : « Vive la
République ! » et même il avait voté le bannissement des d'Orléans.
Mais les concessions devaient finir. Il se montrait furieux, jusqu'à
porter un casse-tête dans sa poche.
Martinon, aussi, en avait un. La magistrature n'étant plus
inamovible, il s'était retiré du Parquet, si bien qu'il dépassait en
violences M. Dambreuse.
Le banquier haïssait particulièrement Lamartine (pour avoir
soutenu Ledru-Rollin), et avec lui Pierre Leroux, Proudhon, Consî-
l'éducation sentimentale 383
dérant, Lamennais, tous les cerv^eaux brûlés, tous les socialistes..
— « Car enfin, que veulent-ils ? On a supprimé l'octroi sur la
viande et la contrainte par corps; maintenant, on étudie le projet
d'une banque hypothécaire; l'autre jour, c'était une banque nationale !
et voilà cinq millions au budget pour les ouvriers ! Mais heureusement,,
c'est fini, grâce à M. de Falloux ! Bon voyage ! qu'ils s'en aillent ! »
En effet, ne sachant comment nourrir les cent trente mille
hommes des ateliers nationaux, le Ministre des travaux publics avait,
ce jour-là même, signé un arrêté qui invitait tous les citoyens entre
dix-huit et vingt ans à prendre du service comme soldats, ou bien
à partir vers les provinces pour y remuer la terre.
Cette alternative les indigna, persuadés qu'on voulait détruire
la République. L'existence loin de la capitale les affligeait comme
un exil; ils se voyaient mourants par les fièvres, dans des régions
farouches. Pour beaucoup, d'ailleurs, accoutumés à des travaux déli-
cats, l'agriculture semblait un avilissement; c'était un leurre enfin ,^
une dérision, le déni formel de toutes les promesses. S'ils résistaient,
on emploierait la force; ils n'en doutaient pas et se disposaient à la
prévenir.
Vers neuf heures, les attroupements formés à la Bastille et au
Châtelet refluèrent sur le boulevard. De la porte Saint-Denis à la
porte Saint-Martin, cela ne faisait plus qu'un grouillement énorme,
une seule masse d'un bleu sombre, presque noir. Les hommes que
Ton entrevoyait avaient tous les prunelles ardentes, le teint pâle, des
figures amaigries par la faim, exaltées par l'injustice. Cependant, des
nuages s'amoncelaient; le ciel orageux chauffant l'électricité de la
multitude, elle tourbillonnait sur elle-même, indécise, avec un large
balancement de houle; et l'on sentait dans ses profondeurs une force
incalculable, et comme l'énergie d'un élément. Puis tous se mirent
à chanter : « Des lampions ! des lampions ! » Plusieurs fenêtres ne
s'éclairaient pas; des cailloux furent lancés dans leurs carreaux.
M. Dambreuse jugea prudent de s'en aller. Les deux jeunes gens le
reconduisirent.
384 l'éducation sentimentale
Il prc voyait de grands désastres. Le peuple, encore une fois,
pouvait envahir la Chambre; eî, à ce propos, il raconta comment il
serait mort le 15 mai, sans le dévouement d'un garde national.
— « Mais c'est votre ami, j'oubliais ! votre ami, le fabricant de
faïences, Jacques Arnoux ! » Les gens de l'émeute l 'étouffaient; ce
brave citoyen l'avait pris dans ses bras et déposé à l'écart. Aussi,
depuis lors, une sorte de liaison s'était faite. — « Il faudra un de ces
jours dîner ensemble, et, puisque vous le voyez souvent, assurez-le
que je l'aime beaucoup. C'est un excellent homme, calomnié, selon
moi; et il a de l'esprit, le mâtin ! Mes compliments encore une fois !
bien le bonsoir !... »
Frédéric, après avoir quitté M. Dambreuse, retourna chez la
Maréchale; et, d'un air très sombre, dit qu'elle devait opter entre
lui et Arnoux. Elle répondit avec douceur qu'elle ne comprenait
goutte à des « ragots pareils », n'aimait pas Arnoux, n'y tenait aucune-
ment. Frédéric avait soif d'abandonner Paris. Elle ne repoussa pas
cette fantaisie, et ils partirent pour Fontainebleau dès le lende-
main.
L'hôtel où ils logèrent se distinguait des autres par un jet d'eau
clapotant au milieu de sa cour. Les portes des chambres s'ouvraient
sur un corridor, comme dans les monastères. Celle qu'on leur donna
était grande, fournie de bons meubles, tendue d'indienne, et silen-
cieuse vu la rareté des voyageurs. Le long des maisons, des bourgeois
inoccupés passaient; puis, sôus leurs fenêtres, quand le jour tomba,
des enfants dans la rue firent une partie de barres; — et cette tran-
quillité, succédant pour eux au tumulte de Paris, leur causa unr
surprise, un apaisement.
Le matin, de bonne heure, ils allèrent visiter le château. Comme
ils entraient par la grille, ils aperçurent sa façade tout entière, avec
les cinq pavillons à toits aigus et son escalier en fer à cheval se déployant
au fond de la cour, que bordent de droite et de gauche deux corps
de bâtiments plus bas. Des lichens sur les pavés se mêlent de loin'^au
ion fauve des briques; et l'ensemble du palais, couleur de rouille
l'éducation sentimentale 385
•cojfnme une vieille armure, avait quelque chose de royalement impas-
sible, une sorte de grandeur militaire et triste.
Enfin, un domestique, portant un trousseau de clefs, parut. Il
leur montra d'abord les appartements des reines, Toratoire du Pape,
la galerie de François I^r, la petite table d'acajou sur laquelle l'Empe-
reur signa son abdication, et, dans une des pièces qui divisaient
l'ancienne galerie des Cerfs, l'endroit où Christine fit assassiner
Monaldeschi. Rosanette écouta cette histoire attentivement; puis, se
tournant vers Frédéric :
— (( C'était par jalousie, sans doute ? Prends garde à toi ! »
Ensuite, ils traversèrent la salle du Conseil, la salle des Gardes,
Ta salle du Trône, le salon de Louis XIII. Les hautes croisées, sans
rideaux, épanchaient une lumière blanche; de la poussière ternissait
légèrement les poignées des espagnolettes, le pied de cuivre des
consoles; des nappes de grosses toiles cachaient partout les fauteuils;
on voyait au-dessus des portes des chasses de Louis XV, et çà et là
des tapisseries représentant les dieux de l'Olympe, Psyché ou les
.batailles d'Alexandre.
Quand elle passait devant les glaces, Rosanette s'arrêtait une
minute pour lisser ses bandeaux.
Après la cour du donjon et la chapelle Saint-Saturnin, ils arrivèrent
dans la salle des fêtes.
Ils furent éblouis par la splendeur du plafond, divisé en comparti-
•ments octogones, rehaussé d'or et d'argent, plus ciselé qu'un bijou,
et par l'abondance des peintures qui couvrent les murailles depuis
la gigantesque cheminée où des croissants et des carquois entourent
les armes de France, jusqu'à la tribune pour les musiciens, construite
à l'autre bout, dans la largeur de la salle. Les dix fenêtres en arcades
«taicnt grandes ouvertes ; le soleil faisait briller les peintures, le ciel
bleu continuait indéfiniment l'outremer des cintres; et, du fond des
tois, dont les cimes vaporeuses emplissaient l'horizon, il semblait
venir un écho des hallalis poussée dans les trompes d'ivoire, et des
.ballets mythologiques, asmemblant sous le feuillage des princesses et
386 -, L*ÉDUCATION SENTIMENTALE
des seigneurs travestis en nymphes et en sylvains, — époque de
science ingénue, de passions violentes et d'art somptueux, quand
l'idéal était d'emporter le monde dans un rêve des Hespérides, et
que les maîtresses des rois se confondaient avec les astres. La plus
belle de ces fameuses s'était fait peindre, à droite, sous la figure de
Diane Chasseresse, et même en Diane Infernale, sans doute pour
marquer sa puissance jusque par delà le tombeau. Tous ces symboles
confirment sa gloire; et il reste là quelque chose d'elle, une voix
indistincte, un rayonnement qui se prolonge.
Frédéric fut pris par une concupiscence rétrospective et inex-
primable. Afin de distraire son désir, il se mit à considérer tendrement
Rosanette, en lui demandant si elle n'aurait pas voulu être cette;
femme.
— « Quelle femme ? »
— « Diane de Poitiers ! »
Il répéta :
— « Diane de Poitiers, la maîtresse d'Henri II. »
Elle fit un petit : « Ah ! ». Ce fut tout.
Son mutisme prouvait clairement qu'elle ne savait rien, ne
comprenait pas, si bien que par complaisance il lui dit :
— « Tu t'ennuies, peut-être } »
— « Non, non, au contraire ! »
Et, le menton levé, tout en promenant à l'entour un regard de*
plus vagues, Rosanette lâcha ce mot :
— « Ça rappelle des souvenirs !»
Cependant, on apercevait sur sa mine un effort, une intention
de respect; et, comme cet air sérieux la rendait plus jolie, Frédéric
l'excusa.
L'étang des carpes la divertit davantage. Pendant un quart
d'heure, elle jeta des morceaux de pain dans l'eau, pour voir le»
poissons bondir.
Frédéric s'était assis près û elle, sous les tilleuls. II songeait à
tous les personnages qui avaient hanté ces murs, Charles-Quint, Im,
!fiii^^îi^,p?r
388 l'éducation sentimentale
Valois, Henri IV, Pierre le Grand, Jean- Jacques Rousseau et «les
belles pleureuses des premières loges », Voltaire, Napoléon, Pie VII,
Louis-Philippe; il se sentait environné, coudoyé par ces morts tumul-
tueux; une telle confusion d'images l'étourdissait, bien qu'il y trouvât
du charme pourtant.
Enfin, ils descendirent dans le parterre.
C'est un vaste rectangle, laissant voir d'un seul coup d'oeil ses
larges allées jaunes, ses carrés de gazon, ses rubans de buis, ses ifs
en pyramide, ses verdures basses et ses étroites plates-bandes, oii
des fleurs clairsemées font des taches sur la terre grise. Au bout du
jardin, un parc se déploie, traversé dans toute son étendue par un
long canal.
Les résidences royales ont en elles une mélancolie particulière,
qui tient sans doute à leurs dimensions trop considérables pour le
petit nombre de leurs hôtes, au silence qu'on est surpris d'y trouver
après tant de fanfares, à leur luxe immobile prouvant par sa vieillesse
la fugacité des dynasties, l'éternelle misère de tout; — et cette exha-
laison des siècles, engourdissante et funèbre comme un parfum de
momie, se fait sentir même aux têtes naïves. Rosanette bâillait déme-
surément. Ils s'en retournèrent à l'hôtel.
Après le déjeuner, on leur amena une voiture découverte. Ils
sortirent de Fontainebleau par un large rond-point, puis montèrent
au pas une route sablonneuse dans un bois de petits pins. Les arbres
devinrent plus grands; et le cocher, de temps à autre, disait: «Voici
les Frères-Siamois, le Pharamond, le Bouquet-du-Roi..., » n'oubliant
aucun des sites célèbres, parfois même s'arrêtant pour les faire
admirer.
Ils entrèrent dans la futaie de Franchard. La voiture glissait
comme un traîneau sur le gazon; des pigeons qu'on ne voyait pas
roucoulaient; tout à coup, un garçon de café parut; et ils descendirent
devant la barrière d'un jardin où il y avait des tables rondes. Puis,
laissant à gauche les murailles d'une abbaye en ruines, ils marchèrent
sur de grosses roches, et atteignirent bientôt le fond de la gorgû.
l'éducation sentimentale 389
Elle est couverte, d'un côté, par un entremêlement de grès et
de genévriers, tandis que, de Tautre, le terrain presque nu s'incline
vers le creux du vallon, où, dans la couleur des bruyères, un sentier
fait une ligne pâle; et on aperçoit tout au loin un sommet en cône
aplati, avec la tour d'un télégraphe par derrière.
Une demi-heure après, ils mirent pied à terre encore une fois
pour gravir les hauteurs d'Aspremont.
Le chemin fait des zigzags entre les pins trapus, sous des rochers
à profils anguleux; tout ce coin de la forêt a quelque chose d'étouffé,
d'un peu sauvage et de recueilli. On pense aux ermites, compagnons
des grands cerfs portant une croix de feu entre leurs cornes, et qui
recevaient avec de paternels sourires les bons rois de France, agenouillés
devant leur grotte. Une odeur résineuse emplissait l'air chaud, des
racines à ras du sol s'entrecroisaient comme des veines. Rosanette
trébuchait dessus, était désespérée, avait envie de pleurer.
Mais, tout au haut, la joie lui revint, en trouvant sous un toit
de branchages une manière de cabaret, où l'on vend des bois sculptés.
Elle but une bouteille de hmonade, s'acheta un bâton de houx; et,
sans donner un coup d'œil au paysage que l'on découvre du plateau,
elle entra dans la Caverne-des-Brigands, précédée d'un gamin por-
tant une torche.
Leur voiture les attendait dans le Bas-Bréau.
Un peintre en blouse bleue travaillait au pied d'un chêne, avec
sa boîte à couleurs sur les genoux. Il leva la tête et les regarda passer.
Au milieu de la côte de Chailly, un nuage, crevant tout à coup,
leur fit rabattre la capote. Presque aussitôt la pluie s'arrêta; et les pa-
vés des rues brillaient sous le soleil quand ils rentrèrent dans la ville.
Des voyageurs, arrivés nouvellement, leur apprirent qu'une
bataille épouvantable ensanglantait Paris. Rosanette et son amant n'en
furent pas surpris. Puis tout le monde s'en alla, l'hôtel redevint paisible,
le gaz s'éteignit, et ils s'endormirent au murmure du jet d'eau dans la
cour.
Le lendemain, ils allèrent voir la Gorge-au-Loup, la Mare-aux-
390 L EDUCATION SEJN'TIMENTALE
Fées, le Long- Rocher, la Marlotte; le surlendemain, ils recommen-
cèrent au hasard, comme leur cocher voulait, sans demander où ils
étaient, et souvent même négligeant les sites fameux.
( ' Ils se trouvaient si bien dans leur vieux landau, bas comme un
sofa et couvert d'une toile à raies déteintes ! Les fossés pleins de
broussailles filaient sous leurs yeux, avec un mouvement doux et
continu. Des rayons blancs traversaient comme des flèches les hautes
fougères; quelquefois, un chemin, qui ne servait plus, se présentait
devant eux, en ligne droite; et des herbes s'y dressaient çà et là,
mollement. Au centre des carrefours, une croix étendait ses quatre
bras; ailleurs, des poteaux se penchaient comme des arbres morts,
et de petits sentiers courbes, en se perdant sous les feuilles, donnaient
envie de les suivre ; au même mom.ent, le cheval tournait, ils y entraient,
on enfonçait dans la boue; plus loin, de la mousse avait poussé au
bord des ornières profondes.
Ils se croyaient loin des autres, bien seuls. Mais tout à coup
passait un garde-chasse avec son fusil, ou une bande de femmes en
haillons, traînant sur leur dos de longues bourrées.
Quand la voiture s'arrctrit, il se faisait un silence universel;
seulement, on entendait le souffle du cheval dans les brancards, avec
un cri d'oiseau très faible, répété.
La lumière, à ce certaines places éclairant la lisière du bois, laissait
les fonds dans rcrr.bre; ou bien, atténuée sur les premiers plans par
une sorte de crépuscule, elle étalait dans les lointains des vapeurs
\ icîctter, une clarté blanche. Au milieu du jour, le soleil, tombant
d'aplomb sur les larges verdures, les éclaboussait, suspendait des
gouttes argentines à la pointe des branches, rayait le gazon de traînées
d'émeraudes, jetait des taches d'or sur les couches de feuilles mortes;
en se renversant la tête, on apercevait le ciel, entre les cimes des
arbres. Quelques-uns, d'une altitude démesurée, avaient des airs de
patriarches et d'empereurs, ou se toucl.ant par le bout, formaient
avec leurs longs fûts comme des arcs de triomphe; d'autres, poussés
dès le bas obliquement, semblaient des colonnes près de tomber.
292 l'éducation sentimentale
Cette foule de grosses lignes verticales s 'entr 'ouvrait. Alorr^.
d'énormes flots verts se déroulaient en bosselages inégaux jusqu'à la:
surface des vallées où s'avançait la croupe d'autres collines dominant
des plaines blondes, qui finissaient par se perdre dans une pâleur-
indécise.
Debout, l'un près de l'autre, sur quelque éminence du terrain,.
ils sentaient, tout en humant le vent, leur entrer dans l'âme comme
l'orgueil d'une vie plus libre, avec une surabondance de forces, une:
joie sans cause.
La diversité des arbres faisait un spectacle changeant. Les hêtres^.
à l'écorce blanche et lisse, entremêlaient leurs couronnes; des frênes
courbaient mollement leurs glauques ramures; dans les cépées de*
charmes, des houx pareils à du bronze se hérissaient; puis venait
une file de minces bouleaux, inclinés dans des attitudes élégiaquesr.
et les pins, symétriques comme des tuyaux d'orgue, en se balançant
continuellement, semblaient chanter. Il y avait des chênes rugueux,,
énormes, qui se convulsaient, s'étiraient du sol, s'étreignaient les
uns les autres, et, fermes sur leurs troncs pareils à des torses, se
lançaient avec leurs bras nus des appels de désespoir, des menaces
furibondes, comme un groupe de Titans immobilisés dans leur colère.
Quelque chose de plus lourd, une langueur fiévreuse, planait au-dessus
des mares, découpant la nappe de leurs eaux entre des buissons
d'épines; les lichens de leur berge, où les loups viennent boire, sont
couleur de soufre, brûlés comme par le pas des sorcières, et le coasse-
ment ininterrompu des grenouilles répond au cri des corneilles qui.
tournoient. Ensuite, ils traversaient des clairières monotones, plantéee^.
d'un baliveau çà et là. Un bruit de fer, des coups drus et nombreux
sonnaient : c'était, au flanc d'une colline, une compagnie de carriers,
battant les roches. Elles se multipliaient de plus en plus, et finissaient
par emplir tout le paysage, cubiques comme des maisons, plates-
comme des dalles, s'étayant, se surplombant, se confondant, telles
que les ruines méconnaissables et monstrueuses de quelque cité-
disparue. Mais la furie même de leur chaos fait plutôt rêver à des.
L EDUCATION SENTIMENTALE 393;
volcans, à des déluges, aux grands cataclysmes ignorés. Frédéric
disait qu'ils étaient là depuis le commencement du monde et resteraient
ainsi jusqu'à la fin; Rosanette détournait la tête, en affirmant que
« ça la rendrait folle », et s'en allait cueillir des bruyères. Leurs petites
fleurs violettes, tassées les unes près des autres, formaient des plaques
inégales, et la terre qui s'écroulait de dessous mettait comme des
franges noires au bord des sables pailletés de mica.
Ils arrivèrent un jour à mi-hauteur d'une colline toute ensable.
Sa surface, vierge de pas, était rayée en ondulations symétriques;
çà et là, tels que des promontoires sur le lit desséché d'un océan, se
levaient des roches ayant de vagues formes d'animaux, tortues avançant
la tête, phoques qui rampent, hippopotames et ours. Personne. Aucun
bruit. Les sables, frappés par le soleil, éblouissaient; — et tout à
coup, dans cette vibration de la lumière, les bêtes parurent remuer.
Ils s'en retournèrent vite, fuyant le vertige, presque effrayés.
Le sérieux de la forêt les gagnait; et ils avaient des heures de
silence où, se laissant aller au bercement des ressorts, ils demeuraient
comme engourdis dans une ivresse tranquille. Le bras sous la taille,
il l 'écoutait parler pendant que les oiseaux gazouillaient, observait
même du même coup d'œil les raisins noirs de sa capote et les baies
des genévriers, les draperies de son voile, les volutes des nuages; et,
quand il se penchait vers elle, la fraîcheur de sa peau se mêlait au
grand parfum des bois. Ils s'amusaient de tout; ils se montraient,
comme une curiosité, des fils de la Vierge suspendus aux buissons,
des trous pleins d'eau au milieu des pierres, un écureuil sur les branches,
le vol de deux papillons qui les suivaient; ou bien, à vingt pas d'eux,
sous les arbres, une biche marchait, tranquillement, d'un air noble
et doux, avec son faon côte à côte. Rosanette aurait voulu courir
après, pour l'embrasser.
Elle eut bien peur une fois, quand un homme, se présentant
tout à coup, lui montra dans une boîte trois vipères. Elle se jeta vive»
ment contre Frédéric; — il fut heureux de ce qu'elle était faible et
de se sentir assez fort pour la défendre.
394 L EDUCATION SENTIMENTALE
Ce soir-là, ils dînèrent dans une auberge, au bord de la Seine.
La table était près de la fenêtre, Rosanette en face de lui; et il con-
templait son petit nez fin et blanc, ses lèvres retroussées ses yeux
clairs, ses bandeaux châtains qui bouffaient, sa jolie figure ovale. Sa
robe de foulard écru collait à ses épaules un peu tombantes ; et, sortant
de leurs manchettes tout unies, ses deux mains découpaient, versaient
à boire, s'avançaient sur la nappe. On leur servit un poulet avec les
quatre membres étendus, une matelotte d'anguilles dans un compotier
en terre de pipe, du vin râpeux, du pain trop dur, des couteaux
ébréchés. Tout cela augmentait le plaisir, l'illusion. Ils se croyaient
presque au milieu d'un voyage, en Italie, dans leur lune de miel.
Avant de repartir, ils allèrent se promener le long de la berge.
Le ciel d'un bleu tendre, arrondi comme un dôme, s'appuyait
à l'horizon sur la dentelure des bois. En face, au bout de la prairie,
il y avait un clocher dans un village; et, plus loin, à gauche, le toit
d'une maison faisait une tache rouge sur la rivière, qui semblait
immobile dans toute la longueur de sa sinuosité. Des joncs se pen-
chaient pourtant, et l'eau secouait légèrement des perches plantées
au bord pour tenir des filets; une nasse d'osier, deux ou trois vieilles
chaloupes étaient là. Près de l'auberge, une fille en chapeau de paille
tirait des seaux d'un puits; — chaque fois qu'ils remontaient, Frédéric
écoutait avec une jouissance inexprimable le grincement de la chaîne.
Il ne doutait pas qu'il ne fût heureux pour jusqu'à la fin de ses
jours, tant son bonheur lui paraissait naturel, inhérent à sa vie et à
la personne de cette femme. Un besoin le poussait à lui dire des
tendresses. Elle y répondait par de gentilles paroles, de petites tapes
sur l'épaule, des douceurs dont la surprise le charmait. Il lui découvrait
enfin une beauté toute nouvelle, qui n'était peut-être que le reflet
des choses ambiantes, à moins que leurs virtualités secrètes ne l'eussent
fait s'épanouir.
Quand ils se reposaient au milieu de la campagne, il s'étendait
la tête sur ses genoux, à l'abri de son ombrelle; — ou bien, couchés
sur le ventre au milieu de l'herbe, ils restaient l'un en face de l'autre.
l'éducation sentimentale 395
à se regarder, plongeant dans leurs prunelles, altérés d'eux-mêmes,
s'en assouvissant toujours, — puis les paupières entre-fermées, ne
parlant plus.
Quelquefois, ils entendaient tout au loin des roulements de
tambour. C'était la générale que Ton battait dans les villages, pour
aller défendre Paris.
— « Ah ! tiens ! l'émeute ! » disait Frédéric avec une pitié
dédaigneuse, toute cette agitation lui apparaissant misérable à côté
de leur amour et de la nature éternelle.
Et ils causaient de n'importe quoi, de choses qu'ils savaient par-
faitement, de personnes qui ne les intéressaient pas, de milie niaiseries.
Elle l'entretenait de sa femme de chambre et de son coiffeur. Un jour,
elle s'oublia à dire son âge : vingt-neuf ans; elle devenait vieille.
En plusieurs fois, sans le vouloir, elle lui apprit des détails sur
elle-même. Elle avait été « demoiselle dans un magasin », avait fait
un voyage en Angleterre, commencé des études pour être actrice;
tout cela sans transitions, et il ne pouvait reconstruire un ensemble.
Elle en conta plus long, un jour qu'ils étaient assis sous un platane,
au revers d'un pré. En bas, sur le bord de la route, une petite fille,
nu-pieds dans la poussière, faisait paître une vache. Dès qu'elle les
aperçut, elle vint leur demander l'aumône: et, tenant d'une main
son jupon en lambeaux, elle grattait de l'autre ses cheveux noirs qui
entouraient comme une perruque à la Louis XIV, toute sa tête brune,
illuminée par des yeux splendides.
— « Elle sera bien jolie plus tard, » dit Frédéric
— « Quelle chance pour elle si elle n'a pas de mère ! » reprit
Rosanette.
-— « Hein } comment ? »
— «Mais oui; moi, sans la mienne....»
Elîj soupira, et se mit à parler de son enfance. Ses parents étaient
ces canuts de la Croix-Rousse. Elle servait son père comnis apprentie.
Le pauvre bonhomme avait beau s'exténuer, sa femme l'invectivait
et vendait tout pour aller boire. Rosanette voyait leur chambre, avec
396 l'éducation sentimentale
les métiers rangés en longueur contre les fenêtres, la pot-bouille sur
le poêle, le lit peint en acajou, une armoire en face, et la soupente
obscure où elle avait couché jusqu'à quinze ans. Enfin un monsieur
était venu, un homme gras, la figure couleur de buis, des façons de
dévot, habillé de noir. Sa mère et lui eurent ensemble une conversation,
si bien que, trois jours après.... Rosanette s'arrêta, et, avec un regard
plein d'impudeur et d'amertume :
— « C'était fait ! »
Puis, répondant au geste de Frédéric :
— « Comme il était marié (il aurait craint de se compromettre
dans sa maison), on m'emmena dans un cabinet de restaurateur, et
on m'avait dit que je serais heureuse, que je recevrais un beau cadeau.
« Dès la porte, la première chose qui m'a frappée, c'était un.
candélabre de vermeil, sur une table où il y avait deux couverts.
Une glace au plafond les reflétait, et les tentures des murailles en soie
bleue faisaient ressembler tout l'appartement à une alcôve. Une surprise
m'a saisie. Tu comprends, un pauvre être qui n'a jamais rien vu !
Malgré mon éblouissement j'avais peur. Je désirais m'en aller. Je
suis restée, pourtant.
« Le seul siège qu'il y eût était un divan contre la table. Il a cédé
sous moi avec mollesse ; la bouche du calorifère dans le tapis m'envoyait
une haleine chaude, et je restai là, sans rien prendre. Le garçon qui
se tenait debout m'a engagée à manger. Il m'a versé tout de suite
un grand verre de vin; la tête me tournait, j'ai voulu ouvrir la fenêtre,
il m'a dit : — « Non, mademoiselle, c'est défendu. » Et il m'a quittée.
La table était couverte d'un tas de choses que je ne connaissais pas.
Rien ne m'a semblé bon. Alors je me suis rabattue sur un pot de
confitures, et j'attendais toujours. Je ne sais quoi Tem^pêchait de venir,
il était très tard, minuit au moins, je n'en pouvais plus de fatigue;,
en repoussant un des oreillers pour mieux m'étendre, je rencontre
sous ma main une sorte d'album, un cahier; c'étaient des images
obscènes.... Je dormais dessus, quand il est entré. »
Elle baissa la tête, et demeura pensive.
l'éducation sentimentale 397
Les feuilles autour d'eux susurraient, dans un fouillis d'herbes
une grande digitale se balançait, la lumière coulait comme une onde
sur le gazon; et le silence était coupé à intervalles rapides par le brou-
tement de la vache qu'on ne voyait plus.
Rosanette considérait un point par terre, à trois pas d'elle, fixe-
ment, les narines battantes, absorbée. Frédéric lui prit la main :
— « Comme tu as souffert, pauvre chérie ! »
— « Oui, » dit-elle, «plus que tu ne crois !... Jusqu'à vouloir en
finir; on m'a repêchée.»
— « Comment ? »
— «Ah! n'y pensons plus!... Je t'aime, je suis heureuse!
embrasse-moi. » Et elle ôta, une à une, les brindilles de chardons
accrochées dans le bas de sa robe.
Frédéric songeait surtout à ce qu'elle n'avait pas dit. Par quels
degrés avait-elle pu sortir de la misère } A quel amant devait-elle
son éducation } Que s'était-il passé dans sa vie jusqu'au jour oii il
était venu chez elle pour la première fois ? Son dernier aveu interdisait
les questions. Il lui demanda, seulement, comment elle avait fait
la connaissance d'Arnoux.
— «Par la Vatnaz. »
— «N'était-ce pas toi que j'ai vue, une fois, au Palais-Royal,
avec eux deux ? »
Il cita la date précise. Rosanette fit un effort :
— « Oui, c'est vrai !... Je n'étais pas gaie dans ce temps-là ! î)
Mais Arnoux s'était montré excellent. Frédéric n'en doutait
pas; cependant, leur ami était un drôle d'homme, plein de défauts;
il eut soin de les rappeler. Elle en convenait.
— «N'importe!... On l'aime tout de même, ce chameau-là!»
— « Encore, maintenant ? )) dit Frédéric.
Elle se mit à rougir, moitié riante, moitié fâchée :
— (f Eh ! non ! C'est de l'histoire ancienne. Je ne te cache rien.
Quand même cela serait, lui, c'est différent ! D'ailleurs, je ne te
trouve pas gentil pour ta victime. »
398 l'éducation sentimentale
— « Ma victime ? ))
Rosanette lui prit le menton.
— <( Sans doute ! »
Et, zézayant à la manière des nourrices :
— « Avons pas toujours été bien sage ! Avons fait dodo avec sa
femme ! »
— « Moi ! jamais de la vie ! »
Rosanette sourit. Il fut blessé de son sourire, preuve d'indifférence,
crut-il. Mais elle reprit doucement, et avec un de ces regards qui
implorent le mensonge : ^
— « Bien sûr } »
— « Certainement ! s
Frédéric jura sa parole d'honneur qu'il n'avait jamais pensé à
Mme Arnoux, étant trop amoureux d'une autre.
— « De qui donc ? ))
— « Mais de vous, ma toute belle ! »
— « Ah ! ne te moque pas de moi ! Tu m'agaces ! »
Il jugea prudent d'inventer une histoire, une passion. Il trouva
des détails circonstanciés. Cette personne du reste, l'avait rendu fort
malheureux.
— « Décidément, tu n'as pas de chance ! » dit Rosanette.
— (( Oh ! oh ! peut-être ! » voulant faire entendre par là plusieurs
bonnes fortunes, afin de donner de lui meilleure opinion, de même
que Rosanette n'avouait pas tous ses amants pour qu'il l'estimât
davantage; — car, au milieu des confidences les plus intimes, il y a
toujours des restrictions, par fausse honte, délicatesse, pitié. On
découvre chez l'autre ou dans soi-même des précipices ou des fanges
qui empêchent de poursuivre; on sent, d'ailleurs, que l'on ne serait
pas compris; il est difficile d'exprimer exactement quoi que ce soit;
aussi les unions complètes sont rares.
La pauvre Maréchale n'en avait jamais connu de meilleure. Sou-
vent, quand elle considérait Frédéric, des larmes lui arrivaient aux
paupières, puis elle levait les yeux, ou les projetait vers l'horizon,
l'éducation sentimentale 399
comme si elle avait aperçu quelque grande aurore, des perspectives
de félicité sans bornes. Enfin, un jour, elle avoua qu'elle souhaitait
taire dire une messe, « pour que ça porte bonheur à notre amour ».
D'où venait donc qu'elle lui avait résisté pendant si longtemps?
Elle n'en savait rien elle-même. Il renouvela plusieurs fois sa question;
et elle répondait en le serrant dans ses bras :
— (( C'est que j'avais peur de t'aimer trop, mon chéri ! »
Le dimanche matin, Frédéric lut dans un journal, sur une liste
de blessés, le nom de Dussardier. Il jeta un cri, et, montrant le papier
à Rosanette, déclara qu'il allait partir immédiatement.
— « Pourquoi faire } »
— « Mais pour le voir, le soigner ! »
— «Tu ne vas pas me laisser seule, j'imagine .^^ »
— « Viens avec moi. »
— « Ah ! que j'aille me fourrer dans une bagarre pareille ! Merci
bien ! »
— « Cependant, je ne peux pas.... »
— « Ta ta ta ! Comme si on manquait d'infirmiers dans les
hôpitaux! Et puis, qu'est-ce que ça le regardait encore, celui-là?
Chacun pour soi ! »
Il fut indigné de cet égoïsme; et il se reprocha de n'être pas
là-bas avec les autres. Tant d'indiflférence aux malheurs de la patrie
avait quelque chose de mesquin et de bourgeois. Son amour lui pesa
tout à coup comme un crime. Ils se boudèrent pendant une heure.
Puis elle le supplia d'attendre, de ne pas s'exposer.
— « Si par hasard on te tue ! »
— « Eh ! je n'aurai fait que mon devoir ! »
Rosanette bondit. D'abord, son devoir était de l'aimer C'est
qu'il ne voulait plus d'elle, sans doute ! Ça n'avait pas le sens commun !
Quelle idée, mon Dieu !
Frédéric sonna pour avoir la note. Mais il n'était pas facile de
s'en retourner à Paris. La voiture des messageries Leloir venait de
partir, les berlines Lecomte ne partiraient pas, la diligence du Bour-
l'éducation sentimentale
400
bonnais ne passerait que tard dans la nuit, et serait peut-être pleine;
on n'en savait rien. Quand il eut perdu beaucoup de temps à ces infor-
mations, l'idée lui vint de prendre la poste. Le maître de poste refusa
de fournir des chevaux, Frédéric n'ayant pas de passeport. Enfin,
il loua une calèche (la même qui les avait promenés) et ils arrivèrent
devant l'hôtel du Commerce, à Melun, vers cinq heures.
La place du Marché était couverte de faisceaux d'armes. Le
préfet avait défendu aux gardes nationaux de se porter sur Paris.
Ceux qui n'étaient pas de son département voulaient continuer leur
route. On criait. L'auberge était pleine de tumulte.
Rosanette, prise de peur, déclara qu'elle n'irait pas plus loin,
:et le supplia encore de rester. L'aubergiste et sa femme se joignirent
à elle. Un brave homme qui dînait s'en mêla, affirmant que la bataille
serait terminée d'ici à peu; d'ailleurs, il fallait faire son devoir. Alors,
la Maréchale redoubla de sanglots. Frédéric était exaspéré. Il lui
donna sa bourse, l'embrassa vivement, et disparut.
Arrivé à Corbeil, dans la gare, on lui apprit que les insurgés
avaient de distance en distance coupé les rails, et le cocher refusa de
le conduire plus loin; ses chevaux, disait-il, étaient «rendus».
Par sa protection, cependant, Frédéric obtint un mauvais cabriolet
qui, pour la somme de soixante francs, sans compter le pourboire,
consentit à le mener jusqu'à la barrière d'Italie. Mais, à cent pas de
la barrière, son conducteur le fit descendre et s'en retourna. Frédéric
marchait sur la route, quand tout à coup une sentinelle croisa la
baïonnette. Quatre hommes l'empoignèrent en vociférant :
— (( C'en est un ! Prenez garde ! Fouillez-le ! Brigand ! Ca-
naille ! »
Et sa stupéfation fut si profonde, qu'il se laissa traîner au poste
<le la barrière, dans le rond-point même où convergent les boulevards
des Gobelins et de l'Hôpital et les rues Godefroy et Mouiïetard.
Quatre barricades formaient, au bout des quatre voies, d'énormes
talus de pavés; des torches çà et là grésillaient; malgré la poussière
.qui s'élevait, il distingua des fantassins de la ligne et des gardes
L IiDUCATION SENTIMENTALE 40I
rationaux, tous le visage noir, débraillés, hagards. Ils venaient de
prendre la place, avaient fusillé plusieurs hommes; leur colère durait
encore. Frédéric dit qu'il arrivait de Fontainebleau au secours d'un
camarade blessé logeant rue Bellefond; personne d'abord ne voulut
le croire; on examina ses mains, on flaira même son oreille pour
s'assurer qu'il ne sentait pas la poudre.
Cependant, à force de répéter la même chose, il finit par con-
vaincre un capitaine, qui ordonna à deux fusiliers de le conduire au
poste du Jardin des Plantes.
Ils descendirent le boulevard de l'Hôpital. Une forte brise soufflait.
Elle le ranima.
Ils tournèrent ensuite par la rue du Marché-aux-Chevaux. Le
Jardin des Plantes, à droite, faisait une grande masse noire, tandis qu'à
gauche, la façade entière de la Pitié, éclairée à toutes ses fenêtres,
flambait comme un incendie, et des ombres passaient rapidement
:sur les carreaux.
Les deux hommes de Frédéric s'en allèrent. Un autre l'accom-
pagna jusqu'à l'École polytechnique.
La rue Saint- Victor était toute sombre, sans un bec de gaz ni
une lumière aux maisons. De dix minutes en dix minutes, on enten-
dait :
— « Sentinelles ! prenez garde à vous ! »
Et ce cri, jeté au milieu du silence, se prolongeait comme la
répercussion d'une pierre tombant dans un abîme.
Quelquefois, un battement de pas lourds s'approchait. C'était
une patrouille de cent hommes au moins; des chuchotements, de
vagues cliquetis de fer s'échappaient de cette masse confuse; et,
s'éloignant avec un balancement rythmique, elle se fondait dans
l'obscurité.
Il y avait au centre des carrefours un dragon à cheval, immobile.
De temps en temps, une estafette passait au grand galop, puis le
silence recommençait. Des canons en marche faisaient au loin sur le
pavé un roulement sourd et formidable ; le cœur se serrait à ces bruits
402 l'éducation sentimentale
diflFérents de tous les bruits ordinaires. Ils semblaient même élargir
le silence, qui était profond, absolu, — un silence noir. Des hommes
en blouse blanche abordaient les soldats, leur disaient un mot, et
s'évanouissaient comme des fantômes.
Le poste de l'École polytechnique regorgeait de monde. Des
femmes encombraient le seuil, demandant à voir leur fils ou leur mari.
On les renvoyait au Panthéon transformé en dépôt de cadavres, —
et on n'écoutait pas Frédéric. Il s'obstina, jurant que son ami Dussar-
dier l'attendait, allait mourir. On lui donna enfin un caporal pour le
mener au haut de la rue Saint- Jacques, à la mairie du XIP arron-
dissement.
La place du Panthéon était pleine de soldats couchés sur de la
paille. Le jour se levait. Les feux de bivac s'éteignaient.
L'insurrection avait laissé dans ce quartier-là des traces formi-
dables. Le sol des rues se trouvait, d'un bout à l'autre, inégalement
bosselé. Sur les barricades en ruines, il restait des omnibus, des tuyaux
de gaz, des roues de charrettes ; de petites flaques noires, en de certains
endroits, devaient être du sang. Les maisons étaient criblées de projec-
tiles, et leur charpente se montrait sous les écaillures du plâtre. Des
jalousies, tenant par un clou, pendaient comme des haillons. Les
escaliers ayant croulé, des portes s'ouvraient sur le vide. On apercevait
l'intérieur des chambres avec leurs papiers en lambeaux; des choses
délicates s'y étaient conservées, quelquefois. Frédéric observa une
pendule, un bâton de perroquet, des gravures.
Quand il entra dans la mairie, les gardes nationaux bavardaient
mtarissablement sur les morts de Bréa et de Négrier, du représentant
Charbonnel et de l'archevêque de Paris. On disait que le duc d'Aumale
était débarqué à Boulogne, Barbes enfui de Vincennes, que l'artillerie
arrivait de Bourges et que les secours de la province affluaient. Ver&
trois heures, quelqu'un apporta de bonnes nouvelles; des parlemen-
taires de l'émeute étaient chez le président de l'Assemblée.
Alors, on se réjouit; et, comme il avait encore douze francs,
Frédéric fit venir douze bouteilles de vin, espérant par là hâter sa
l'éducation sentimentale 403
délivrance. Trut à coup, on crut entendre une fusillade. Les libations
s'arrêtèrent; on regarda Tinconnu avec des yeux méfiants; ce pouvait
être Henri V.
Pour n'avoir aucune responsabilité, ils le transportèrent à la
mairie du XI^' arrondissement, d'où on ne lui permit pas de sortir
avant neuf heures du matin.
Il alla en courant jusqu'au quai Voltaire. A une fenêtre ouverte,
un vieillard en manches de chemise pleurait, les yeux levés. La Seine
coulait paisiblement. Le ciel était tout bleu; dans les arbres des
Tuileries, des oiseaux chantaient.
Frédéric traversait le Carrousel quand une civière vint à passer.
Le poste, tout de suite, présenta les armes, et l'officier dit en mettant
la main à son shako : « Honneur au courage malheureux ! » Cette
parole était devenue presque obligatoire; celui qui la prononçait
paraissait toujours solennellement ému. Un groupe de gens furieux
escortait la civière, en criant :
— « Nous vous vengerons !' nous vous vengerons ! »
Les voitures circulaient sur le boulevard, et des femmes devant
les portes faisaient de la charpie. Cependant, l'émeute était vaincue,
ou à peu près ; une proclamation de Cavaignac, affichée tout à l'heure,
l'annonçait. Au haut de la rue Vivienne, un peloton de mobiles parut.
Alors, les bourgeois poussèrent des cris d'enthousiasme; ils levaient
leurs chapeaux, applaudissaient, dansaient, voulaient les embrasser,
leur offrir à boire, — et des fleurs jetées par des dames tombaient
des balcons.
Enfin, à dix heures, au moment 011 le canon grondait pour prendre
te faubourg Saint-Antoine, Frédéric arriva chez Dussardier. Il le
trouva dans sa mansarde, étendu sur le dos et dormant. De la pièce
voisine, une femme sortit à pas muets, Mlle Vatnaz.
Elle emmena Frédéric à l'écart, et lui apprit comment Dussardier
avait reçu sa blessure. \
Le samedi, au haut d'une barricade, dans la rue Lafayette, un
gamin enveloppé d'un drapeau tricolore criait aux gardes nationaux :
404 L EDUCATION SENTIMENTALE
« Allez-vous tirer contre vos frères ! » Comme ils s'avançaient, Dus-
sardier avait jeté bas son fusil, écarté les autres, bondi sur la barricade,
et, d'un coup de savate, abattu l'insurgé en lui arrachant le drapeau.
On Tavait retrouvé sous les décombres, la cuisse percée d'un lingot
de cuivre. Il avait fallu débrider la plaie, extraire le projectile. Mlle
Vatnaz était arrivée le soir même, et, depuis ce temps-là, ne le quittait
plus.
Elle préparait avec intelligence tout ce qu'il fallait pour les
])ansements, l'aidait à boire, épiait ses moindres désirs, allait et venait
l^lus légère qu'une mouche, et le contemplait avec des yeux tendres.
Frédéric, pendant deux semaines, ne manqua pas de revenir
tous les matins. Un jour qu'il parlait du dévouement de la Vatnaz,
Dussardier haussa les épaules.
— (( Eh non ! C'est par intérêt ! »
— « Tu crois } »
Il reprit : « J'en suis sûr ! » sans vouloir s'expliquer davantage.
Elle le comblait de prévenances, jusqu'à lui apporter les journaux
où l'on exaltait sa belle action. Ces hommages paraissaient l'importuner.
Il avoua même à Frédéric l'embarras de sa conscience.
Peut-être qu'il aurait dû se mettre de l'autre bord, avec les blouses ;
car enfin, on leur avait promis un tas de choses qu'on n'avait pas
tenues. Leurs vainqueurs détestaient la RépubHque; et puis, on s'était
montré bien dur pour eux ! Ils avaient tort, sans doute, pas tout à
fait, cependant ; et le brave garçon était torturé par cette idée qu'il
pouvait avoir combattu la justice.
Sénécal, enfermé aux Tuileries sous la terrasse du bord de l'eau,
n'avait rien de ces angoisses.
Ils étaient là, neuf cents hommes, entassés dans l'ordure, pêle-
mêle, noirs de poudre et de sang caillé, grelottant la fièvre, criant de
rage; et on ne retirait pas cev-x qui venaient à mourir parmi les autres.
Quelquefois, au bruit soudain d'une détonation, ils croyaient qu'on
allait tous les fusiller; alors, ils se précipitaient contre les murs, puis
retombaient à leur place, tellement hébétés par la douleur qu'il leur
\
l'éducation sentimentale 405
semblait vivre dans un cauchemar, une hallucination funèbre. La
lampe suspendue à la voûte avait Tair d'une tache de sang; et de
petites flammes vertes et jaunes voltigeaient, produites par les émana-
tions du caveau. Dans la crainte des épidémies, une commission fut
nommée. Dès les premières marches, le président se rejeta en arrière,
épouvanté par Todeur des excréments et des cadavres. Quand les
prisonniers s'approchaient d'un soupirail, les gardes nationaux qui
étaient de faction, pour empêcher d'ébranler les grilles, fourraient
des coups de baïonnette, au hasard, dans le tas.
Ils furent, généralement, impitoyables. Ceux qui ne s'étaient
pas battus voulaient se signaler. C'était un débordement de peur.
On se vengeait à la fois des journaux, des clubs, des attroupements,
des doctrines, de tout ce qui exaspérait depuis trois mois; et, en dépit
de la victoire, l'égalité (comme pour le châtiment de ses défenseurs
et la dérision de ses ennemis) se manifestait triomphalement, une
égalité de bêtes brutes, un même niveau de turpitudes sanglantes;
car le fanatisme des intérêts équilibra les délires du besoin, l'aristo-
cratie eut les fureurs de la crapule, et le bonnet de coton ne se montra
pas moins hideux que le bonnet rouge. La raison publique était
troublée comme après les grands bouleversements de la nature. Des
gens d'esprit en restèrent idiots pour toute leur vie.
Le père Roque était devenu très brave, presque téméraire. Arrivé
le 26 à Paris avec les Nogentais, au lieu de s'en retourner en même
temps qu'eux, il avait été s'adjoindre à la garde nationale qui campait
aux Tuileries; et il fut très content d'être placé en sentinelle devant
la terrasse du bord de l'eau. Au moins, là, il les avait sous lui, ces
brigands ! Il jouissait de leur défaite, de leur abjection, et ne pouvait
se retenir de les invectiver.
Un d'eux, un adolescent à longs cheveux blonds, mit sa face
aux barreaux en demandant du pain. M. Roque lui ordonna de se
taire. Mais le jeune homme répétait d'une voix lamentable :
— « Du pain ! »
— « Est-ce que j'en ai. moi ! » ^
4o6 l'éducation sentimentale
D'autres prisonniers apparurent dans le soupirail, avec leurs
barbes hérissées, leurs prunelles fiamboyantes, tous se poussant et
hurlant :
— « Du pain ! »
Le père Roque fut indigné de voir son autorité méconnue. Pour
leur faire peur, il les mit enjoué; et, porté jusqu'à la voûte par le flot
qui rétouffait, le jeune homme, la tête en arrière, cria encore une fois;
' — « Du pain ! »
— « Tiens ! en voilà ! » dit le père Roque, en lâchant son coup
de fusil.
Il y eut un énorme hurlement, puis, rien. Au bord du baquet,
quelque chose de blanc était resté.
Après quoi, M. Roque s'en retourna chez lui; car il possédait,
rue Sciint-Martin, une maison où il s'était réservé un pied-à-terre;
et les dommages causés par l'émeute à la devanture de son immeuble,
n'avaient pas contribué médiocrement à le rendre furieux. Il lui
sembla, en la revoyant, qu'il s'était exagéré le mal. Son action de tout
à l'heure l'apaisait, comme une indemnité.
Ce fut sa fille elle-même qui lui ouvrit la porte. Elle lui dit, tout
de suite, que son absence trop longue l'avait inquiétée; elle avait
craint un malheur, une blessure.
Cette preuve d'amour fiUal attendrit le père Roque. Il s'étonna
qu'elle se fût mise en route sans Catherine.
— « Je l'ai envoyée faire une commission, » répondit Louise.
Et elle s'informa de sa santé, de choses et d'autres; puis, d'un
air indifférent, lui demanda si par hasard il n'avait pas rencontré
Frédéric ,
— c( Non ! pas le moins du monde ! »
C'était pour lui seul qu'elle avait fait le voyage.
Quelqu'un marcha dans le corridor. ^
— (( Ah ! pardon.... »
Et elle disparut.
Catherine n'avait point trouvé Frédéric. Il était absent depuis
L EDUCATION SENTIMENTALE
407
plusieurs jours, et son ami intime, M. Deslauriers, habitait main-
tenant la province.
Louise reparut toute tremblante, sans pouvoir parler. Elle
3'appuyait contre les meubles.
— « Qu'as-tu .f^ qu'as-tu donc.^» s'écria son père.
Elle fit signe que ce n'était rien, et par un grand effort de volonté
9e remit.
Le traiteur d*en face apporta la soupe. Mais le père Roque avait
subi une trop violente émotion. « Ça ne pouvait pas passer, » et il
eut au dessert une espèce de défaillance. On envoya chercher vivement
un médecin, qui prescrivit une potion. Puis, quand il fut dans son
lit, M. Roque exigea le plus de couvertures possible, pour se faire
suer. Il soupirait, il geignait :
— « Merci, ma bonne Catherine ! — Baise ton pauvre père, ma
poulette ! Ah ! ces révolutions ! »
Et, comme sa fille le grondait de s'être rendu malade en se
tourmentant pour elle, il répliqua :
— « Oui ! tu as raison 1 Mais c'est plus fort que moi ! Je suis
trop sensible .1j>
II
Mme Danibreuse, dans son boudoir, entre sa nîèce et miss
John, écoutait parler M. Roque, contant ses fatigues militaires.
Elle se mordait les lèvres, semblait souffrir.
— (( Oh ! ce n'est rien ! ça se passera ! »
Et, d'un air gracieux :
— « Nous aurons à dîner une de vos connaissances, M. Moreau. »
Louise tressaillit.
— «Puis, seulement quelques intimes, Alfred de Cisy, entre
autres. »
Et elle vanta ses manières, sa figure, et principalement ses mœurs.
Mme Dambreuse mentait moins qu'elle ne croyait; le Vicomte
rêvait le mariage. Il l'avait dit à Martinon, ajoutant qu'il était sûr
de plaire à Mlle Cécile et que ses parents l'accepteraient.
Pour risquer une telle confidence, il devait avoir sur la dot des
renseignements avantageux. Or, Martinon soupçonnait Cécile d'être
la fille naturelle de M. Dambreuse; et il eût été, probablement, très
fort de demander sa main à tout hasard. Cette audace offrait des
dangers; aussi Martinon, jusqu'à présent, s'était conduit de manière
à ne pas se compromettre; d'ailleurs, il ne savait comment se débar-
rasser de la tante. Le mot de Cisy le détermina; et il avait fait sa
requête au banquier, lequel, n'y voyant pas d'obstacle, venait d'en
prévenir Mme Dambreuse.
Cisy parut. Elle se leva, dit :
— «Vous nous oubliez!.... Cécile, shake hands ! »
410 l'éducation sentimentale
Au même moment, Frédéric entrait.
— (( Ah ! enfin ! on vous retrouve ! » s'écria le père Roque. « J'ai
été trois fois chez vous, avec Louise, cette semaine ! »
Frédéric les avait soigneusement évités. Il allégua qu'il passait
tous ses jours près d'un camarade blessé. Depuis longtemps, du reste,
un tas de choses l'avaient pris; et il cherchait des histoires. Heureuse-
ment, les convives arrivèrent : d'abord M. Paul de Grémonville, le
diplomate entrevu au bal; puis Fumichon, cet industriel dont le
dévouement conservateur l'avait un soir scandaHsé; la vieille duchesse
de Montreuil-Nantua les suivait.
Mais deux voix s'élevèrent dans l'antichambre.
— « J'en suis certaine, » disait l'une.
— « Chère belle dame ! chère belle dame ! » répondait l'autre,
'K de grâce, calmez-vous ! »
C'était M. de Nonancourt, un vieux beau, l'air momifié dans du
cold-cream, et Mme de Larsillois, l'épouse d'un préfet de Louis-
Philippe. Elle tremblait extrêmement, car elle avait entendu, tout à
l'heure, sur un orgue, une polka qui était un signal entre les insurgés,
beaucoup de bourgeois avaient des imaginations pareilles; on croyait
que des hommes, dans les catacombes, allaient faire sauter le faubourg
Saint-Germain; des rumeurs s'échappaient des caves; il se passait
aux fenêtres des choses suspectes.
Tout le monde s'évertua cependant à tranquilliser Mme de
Larsillois. L'ordre était rétabli. Plus rien à craindre. « Cavaignac
nous a sauvés ! » Comme si les horreurs de l'insurrection n'eussent
pas été suffisamment nombreuses, on les exagérait. Il y avait eu vingt-
.trois mille forçats du côté des socialistes, — pas moins !
On ne doutait nullement des vivres empoisonnés, des mobiles
sciés entre deux planches, et des inscriptions des drapeaux qui récla-
maient le pillage, l'incendie.
— (( Et quelque chose de plus ! » ajouta l'ex-préfète.
— « Ah ! chère ! » dit par pudeur Mme Dambreuse, en désignant
d'un ccu^ d'œil les trois jeunes filles.
»,c.
L EDUCATION SENTIMENTALE 4II
M. Dambreuse sortit de son cabinet avec Martinon. Elle détourna
la tête, et répondit aux saints de Pellerin qui s'avançait. L'artiste
considérait les murailles d'une façon inquiète. Le banquier le prit
à part, et lui fit comprendre qu'il avait dû, pour le moment, cacher
fta toile révolutionnaire.
— « Sans doute ! » dit Pellerin, — son échec au Club de rintelli"
gence ayant modifié ses opinions.
M. Dambreuse glissa fort poliment qu'il lui commanderait
d'autres travaux.
— « Mais pardon !... — Ah ! cher ami ! quel bonheur ! »
Arnoux et Mme Arnoux étaient devant Frédéric.
Il eut comme un vertige. Rosanette, avec son admiration pour les
soldats, l'avait agacé toute l'après-midi; et le vieil amour se réveilla.
Le maître d'hôtel vint annoncer que Madame était servie. D'un
regard, elle ordonna au Vicomte de prendre le bras de Cécile, dit
tout bas à Martinon : « Misérable !» — et on passa dans la salle à
manger.
Sous les feuilles vertes d'un ananas, au milieu de la nappe, une
dorade s'allongeait, le museau tendu vers un quartier de chevreuil
et touchant de sa queue un buisson d'écrevisses. Des figues, des
cerises énormes, des poires et des raisins (primeurs de la culture
parisienne) montaient en pyramides dans des corbeilles de vieux
Saxe; une touflPe de fleurs, par intervalles, se mêlait aux claires argen-
teries; les stores de soie blanche, abaissés devant les fenêtres, emplis-
saient l'appartement d'une lumière douce; il était rafraîchi par deux
fontaines où il y avait des morceaux de glace ; et de grands domestiques
en culotte courte servaient. Tout cela semblait meilleur après l'émotion
des jours passés. On rentrait dans la jouissance des choses que l'on
avait eu peur de perdre; et Nonancourt exprima le sentiment général
en disant : \
— « Ah ! espérons que MIvL les républicains vont nous permettre
de dîner ! »
— « Malgré leur fraternité ! » — ajouta spirituellement le père Roque.
412 L EDUCATION SENTIMENTALE
Ces deux honorables étaient à la droite et à la gauche de Mme
Dambreuse, ayant devant elle son mari, entre Mme de Larsillois,
flanquée du diplomate et de la vieille duchesse, que Fumichon cou-
doyait. Puis venaient le peintre, le marchand de faïences, Mlle Louise;
et grâce à Martinon, qui lui avait enlevé sa place pour se mettre
auprès de Cécile, Frédéric se trouvait à côté de Mme Arnoux.
Elle portait une robe de barège noir, un cercle d or au poignet»
et, comme le premier jour où il avait dîné chez elle, quelque chose de
rouge dans les cheveux, une branche de fuchsia entortillée à son
chignon. Il ne put s'empêcher de lui dire :
— « Voilà longtemps que nous ne nous sommes vus ! »
— « Ah ! » répliqua-t-elle froidement.
Il reprit, avec une douceur dans la voix qui atténuait l'imperti-
nence de sa question :
— « Avez-vous quelquefois pensé à moi ? »
— « Pourquoi y penserais-je ? »
Frédéric fut blessé par ce mot.
— « Vous avez peut-être raison, après tout. »
Mais, se repentant vite, il jura qu'il n'avait pas vécu un seul jour
sans être ravagé par son souvenir.
— « Je n'en crois absolument rien, monsieur. »
— « Cependant, vous savez que je vous aime ! »
Mme Arnoux ne répondit pas.
— « Vous savez que je vous aime. »
Elle se taisait toujours.
— « Eh bien, va te promener ! » se dit Frédéric.
Et, levant les yeux, il aperçut, à l'autre bout de la table, Mlle
Roque.
Elle avait cru coquet de s'habiller tout en vert, couleur qui jurait
grossièrement avec le ton de ses cheveux rouges. Sa boucle de ceinture
était trop haute, sa collerette l'engonçait; ce peu d'élégance avait
contribué sans doute au froid abord de Frédéric. Elle l'observait
de loin, curieusement; et Arnoux, près d'elle, avait beau prodiguer
L EDUCATION SENTIMENTALE 413
les galanteries, il n'en pouvait tirer trois paroles, si bien que, renonçant
à plaire, il écouta la conversation. Elle roulait maintenant sur lœ
purées d'ananas du Luxembourg.
Louis Blanc, d'après Fumichon, possédait un hôtel rue Saint-
Dominique et refusait de louer aux ouvriers.
- « Moi, ce que je trouve drôle, » dit Nonancourt, « c'est Ledru-
Rollin chassant dans les domaines de la Couronne ! »
— «Il doit vingt mille francs à un orfèvre)) ajouta Cisy; tet
^ même on prétend.... ))
Mme Dambreuse l'arrêta.
— « Ah ! que c'est vilain de s'échaufFer pour la politique ! Un
jeune homme ! fi donc ! Occupez-vous plutôt de votre voisine ! »
Ensuite, les gens sérieux attaquèrent les journaux.
Arnoux prit leur défense; Frédéric s'en mêla, les appelant des
maisons de commerce pareilles aux autres. Leurs écrivains, générale-
ment, étaient des imbéciles, ou des blagueurs; il se donna pour les
connaître, et combattait par des sarcasmes les sentiments généreux
de son ami. Mme Arnoux ne voyait pas que c'était une vengeance
contre elle.
Cependant, le Vicomte se torturait l'intellect afin de conquérir
Mlle Cécile. D'abord, il étala des goûts d'artiste, en blâmant la forme
des carafons et la gravure des couteaux. Puis il parla de son écurie,
de son tailleur et de son chemisier; enfin, il aborda le chapitre de la
religion et trouva moyen de faire entendre qu'il accomplissait tous
ses devoirs.
Martinon s'y prenait mieux. D'un train monotone, et en la
regardant continuellement, il vantait son profil d'oiseau, sa fade cheve-
lure blonde, ses mains trop courtes. La laide jeune fille se délectait
sous cette averse de douceurs.
On ne pouvait rien entendre, tous parlant très haut M. Roque
voulait pour gouverner la France « un bras de fer )>. Nonancourt
regretta même que l'échafaud politique fût aboli. On aurait dû tuer
en masse tous ces gredins-là !
l'éducation sentimentale
414
— « Ce sont même des lâches, » dit Fumichon. « Je ne vois pas^
de bravoure à se mettre derrière les barricades ! »
— ((A propos, parlez-nous donc de Dussardier ! » dit M. Dam-
breuse en se tournant vers Frédéric.
Le brave commis était maintenant un héros, comme Sallesse^
les frères Jeanson, la femme Péquillet, etc.
Frédéric, sans se faire prier, débita Thistoire de son ami; il lui
en revint une espèce d'auréole.
On arriva, tout naturellement, à relater différents traits de cou-
rage. Suivant le diplomate, il n'était pas difficile d'affronter la mort,
témoin ceux qui se battent en duel.
— (( On peut s'en rapporter au Vicomte, » dit Martinon.
Le Vicomte devint très rouge.
Les convives le regardaient; et Louise, plus étonnée que les
autres, murmura :
— « Qu'est-ce donc ?»
— « Il a calé devant Frédéric, » reprit tout bas Arnoux.
— « Vous savez quelque chose, mademoiselle ? » demanda aussitôt
Nonancourt ; — et il dit sa réponse à Mme Dambreuse, qui, se
penchant un peu, se mit à regarder Frédéric.
Martinon n'attendit pas les questions de Cécile. Il lui apprît
que cette affaire concernait une personne inqualifiable. La jeune fille
se recula légèrement sur sa chaise, comme pour fuir le contact de ce
libertin.
La conversation avait recommencé. Les grands vins de Bordeaux
circulaient, on s'animait; Pellerin en voulait à la révolution à cause
du Musée espagnol, définitivement perdu. C'était ce qui l'affligeait
le plus, comme peintre. A ce mot, M. Roque l'interpella.
— « Ne seriez-vous pas l'auteur d'un tableau très remarquable ? »
— a Peut-être ! Lequel ? »
— « Cela représente une dame dans un costume... ma foi !.,. un
peu... léger, avec une bourse et un paon derrière. »
Frédéric à son tour s'empourpra. Pellerin faisait semblant de
ne pas entendre.
l'éducation sentimentale 415'
— « Cependant, c'est bien de vous ! Car il y a votre nom écrit au
bas, et une ligne sur le cadre constatant que c'est la propriété de
M. Moreau. »
Un jour que le père Roque et sa fille l'attendaient chez lui, ils
avaient vu le portrait de la Maréchale. Le bonhomme l'avait même
: lis pour (v un tableau gothique ».
— u Non ! » dit Pellerin brutalement; «c'est un portrait de
femme. »
Martinon ajouta :
— « D'une femme très vivante ! N'est-ce pas, Cisy? »
— « Eh ! je n'en sais rien. »
— « Je croyais que vous la connaissiez. Mais du moment qae
ça vous fait de la peine, mille excuses ! »
Cisy baissa les yeux, prouvant par son embarras qu'il avait dû
jouer un rôle pitoyable à l'occasion de ce portrait. Quant à Frédéric^
le m.odèle ne pouvait être que sa maîtresse. Ce fut une de ces convic-
tions qui se forment tout de suite, et les figures de l'assemblée la
manifestaient clairement.
— « Comme il me mentait !» — se dit Mme Arnoux.
— « C'est donc pour cela qu'il m'a quittée ! » — pensa Louise»
Frédéric s'imaginait que ces deux histoires pouvaient le com-^
promettre; et, quand on fut dans le jardin, il en fit des reproches à
Martinon.
L'am.oureux de Mlle Cécile lui éciata de rire au nez :
— « Eh ! pas du tout ! ça te servira ! Va de l'avant ! »
Que voulait-il dire .^ D'ailleurs, pourquoi cette bienveillance si
contraire à ses habitudes } Sans rien expliquer, il s'en alla vers le fond,.
011 les dames étaient assises. Les hommes se tenaient debout, et
Pellerin, au milieu d'eux, émettait des idées. Ce qu'il y avait de plus
favorable pour les arts, c'était une monarchie bien entendue. Les
temps modernes le dégoûtaient, « quand ce ne serait qu'à cause de
la garde nationale », il regrettait le moyen âge, Louis XIV; M. Roque
le félicita de ses opinions, avouant même qu'elles renversaient tous
41 6 L EDUCATION SENTIMENTALE
ses préjugés sur les artistes. Mais il s'éloigna presque aussitôt, attiré
par la voix de Fumichon. Arnoux tâchait d'établir qu'il y a deux
socialismes, un bon et un mauvais. L'industriel n'y voyait pas de
différence, la tête lui tournant de colère au mot propriété.
— « C'est un droit écrit dans la nature ! Les enfants tiennent à
leurs joujoux; tous les peuples sont de mon avis, tous les animaux;
le lion même, s'il pouvait parler, se déclarerait propriétaire ! Ainsi,
moi, messieurs, j'ai commencé avec quinze mille francs de capital '.
Pendant trente ans, savez-vous, je me levais régulièrement à quatre
heures du matin ! J'ai eu un mal des cinq cents diables à faire ma
fortune ! Et on viendra me soutenir que je n'en suis pas le maître,
que mon argent n'est pas mon argent, enfin, que la propriété, c'est
le vol ! »
— « Mais Proudhon.... »
— « Laissez-moi tranquille, avec votre Proudhon ! S'il était là,
je crois que je l'étranglerais ! »
Il l'aurait étranglé. Après les liqueurs surtout, Fumichon ne
se connaissait plus; et son visage apoplectique était près d'éclater
comme un obus.
— « Bonjour, Arnoux, » dit Hussonnet, qui passa lestement sur
le gazon.
Il apportait à M. Dambreuse la première feuille d'une brochure
intitulée F Hydre, le bohème défendant les intérêts d'un cercle réac-
tionnaire, et le banquier le présenta comme tel à ses hôtes.
Hussonnet les divertit, en soutenant d'abord que les marchands
de suif payaient trois cent quatre-vingt douze gamins pour crier
chaque soir : « Des lampions ! », puis en blaguant les principes de 89,
l'aifranchissement des nègres, les orateurs de la gauche; il se lança
même jusqu'à faire Prudhomme sur une barricade, peut-être par l'effet
d'une jalousie naïve contre ces bourgeois qui avaient bien dîné. La
charge plut médiocrement, Leurs figures s'allongèrent.
Ce n'était pas le moment de plaisanter, du reste; Nonancourt
le dit, en rappelant la mort de Monseigneur Afïre et celle du général
L^ÉDUCATION SENTIMENTALE 417
de Bréa. Elles étaient toujours rappelées; on en faisait des argument».
M. Roque déclara le trépas de rÀrchevêque « tout ce qu'il y avait
de plus sublime»: Fumichon donnait la palme au militaire; et, au
lieu de déplorer simplement ces deux meurtres, on discuta pour
savoir lequel devait exciter la plus forte indignation. Un second
parallèle vint après, celui de Lamoricière et de Cavaignac, M. Dam-
breuse exaltant Cavaignac et Nonancourt Lamoricière. Personne de
la compagnie, sauf Arnoux, n'avait pu les voir à Tœuvre. Tous n'en
formulèrent pas moins sur leurs opérations un jugement irrévocable.
Frédéric s'était récusé, confessant qu'il n'avait pas pris les armes.
Le diplomate et M. Dambreuse lui firent un signe approbatif. En
effet, avoir combattu l'émeute, c'était avoir défendu la République.
Le résultat, bien que favorable, la consolidait; et, maintenant qu'on
était débarrassé des vaincus, on souhaitait l'être des vainqueurs.
A peine dans le jardin, Mme Dambreuse, prenant Cisy, l'avait
gourmande de sa maladresse; à la vue de Martinon, elle le congédia,
puis voulut savoir de son futur neveu la cause de ses plaisanteries
sur le Vicomte.
— « Il n'y en a pas. »
— « Et tout cela comme pour la gloire de M. Moreau ! Dans
►quel but ? »
— « Dans aucun. Frédéric est un charmant garçon. Je Taime
beaucoup. »
— « Et moi aussi ! Qu'il vienne ! Allez le chercher ! »
Après deux ou trois phrases banales, elle commença par déprécier
légèrement ses convives, ce qui était le mettre au-dessus d'eux. Il
ne manqua pas de dénigrer un peu les autres femmes, manière habile
de lui adresser des compliments. Mais elle le quittait de temps en
temps, c'était soir de réception, des dames arrivaient ; puis elle revenait
à sa place, et la disposition toute fortuite des sièges leur permettait
-de n'être pas entendus. \
Elle se montra enjouée, sérieuse, mélancolique et raisonnable.
Xee préoccupations du jour l'intéressaient médiocrement; il y avait
41 8 l'éducation sentimentale
tout un ordre de sentiments moins transitoires. Elle se plaignit des
poètes qui dénaturent la vérité, puis elle leva les yeux vers le ciel, en
lui demandant le nom d'une étoile.
On avait mis dans les arbres deux ou trois lanternes chinoises;-
le vent les agitait, des rayons colorés tremblaient sur sa robe blanche..
Elle se tenait, comme d'habitude, un peu en arrière dans son tauteuîr,,
avec an tabouret devant elle; on apercevait la pointe d'un soulier
de satin noir; et Mme Dambreuse, par intervalles, lançait une parole^
plus haute, quelquefois même un rire.
Ces coquetteries n'atteignaient pas Martinon, occupé de Cécile;
mais elles allaient frapper la petite Roque, qui causait avec Mme
Arnoux. C'était la seule, parmi ces femmes,, dont les. manières ae lui
l'éducation sentimentale 419
semblaient pas dédaigneuses. Elle était venue s'asseoir à côté d'elle;
puis, cédant à un besoin d'épanchement :
— «N'est-ce pas qu'il parle bien, Frédéric Moreau ? »
— « Vous le connaissez ?»
— « Oh ! beaucoup ! Nous sommes voisins, il m'a fait jouer
toute petite. »
Mme Arnoux lui jeta un long regard qui signifiait : « Vous ne
l'aimez pas, j'imagine? »
Celui de la jeune fille répliqua, sans trouble : « Si ! »
« Vous le voyez souvent, alors ? »
— (( Oh ! non ! seulement quand il vient chez sa mère. Voilà dix
mois qu'il n'est venu ! Il avait promis cependant d'être plus exact. »
— « Il ne faut pas trop croire aux promesses des hommes, mon
enfant. »
— (( Mais il ne m'a pas trompée, moi ! »
— « Comme d'autres !»
Louise frissonna: « Est-ce que, par hasard, il lui aurait aussi
promis quelque chose, à elle ?» — et sa figure était crispée de défiance
et de haine.
Mme Arnoux en eut presque peur; elle aurait voulu rattraper
son mot. Puis, toutes deux se turent.
Comme Frédéric se trouvait en face, sur un pliant, elles le consi-
déraient, l'une avec décence, du coin des paupières, l'autre franche-
ment, la bouche ouverte, si bien que Mme Dambreuse lui dit :
— « Tournez-vous donc, pour qu'elle vous voie ! »
— (( Qui cela ?»
— « Mais, la fille de M. Roque !»
Et elle le plaisanta sur l'amour de cette jeune provinciale. Il s'en
défendait, en tâchant de rire :
— « Est-ce croyable ! je vous le demande ! Une laideron pareille ! »
Cependant, il éprouvait un plaisir de vanité immense. Il se
rappelait l'autre soirée, celle dont il était sorti, le cœur plein d'humilia-
tions ; et il respirait largement ; il se sentait dans son vrai milieu, presque
420 l'éducation sentimentale
dans son domaine, comme si tout cela, y compris Thôtel Dambreuse,
lui avait appartenu. Les dames formaient un demi-cercle en Técoutant;
et, afin de briller, il se prononça pour le rétablissement du divorce,
qui devait être facile jusqu'à pouvoir se quitter et se reprendre
indéfiniment, tant qu'on voudrait. Elles se récrièrent; d'autres chu-
chotaient; il y avait de petits éclats de voix dans l'ombre, au pied
du mur couvert d'aristoloches. C'était comme un caquetage de poules
en gaieté ; et il développait sa théorie, avec cet aplomb que la conscience
du succès procure. Un domestique apporta dans la tonnelle un plateau
chargé de glaces. Les messieurs s'en rapprochèrent. Ils causaient des
arrestations.
Alors, Frédéric se vengea du Vicomte en lui faisant accroire
qu'on allait peut-être le poursuivre comme légitimiste. L'autre objectait
qu'il n'avait pas bougé de sa chambre; son adversaire accumula les
char.ces mauvaises; MM. Dambreuse et de Grémonville eux-mêmes
s'amusaient. Puis ils complimentèrent Frédéric, tout en regrettant
qu'il n'employât pas ses facultés à la défense de l'ordre ; et leur poignée
de main fut cordiale; il pouvait désormais compter sur eux. Enfin,
comme tout le monde s'en allait, le Vicomte s'inclina très bas devant
Cécile :
— « Mademoiselle, j'ai bien l'honneur de vous souhaiter le
bonsoir. »
Elle répondit d'un ton sec :
— « Bonsoir ! » — Mais elle envoya un sourire à Martinon.
Le père Roque, pour continuer sa discussion avec Arnoux, lui
proposa de le reconduire « ainsi que madame », leur route étant la
même. Louise et Frédéric marchaient devant. Elle avait saisi son bras;
et, quand elle fut un peu loin des autres :
— «Ah ! enfin ! enfin 1 Ai-jc souffert toute la soirée ! Comme
ces femmes sont méchantes ! Quels airs de hauteur ! »
Il voulut les défendre.
— « D'abord, tu pouvais bien me parler en entrant, depuis un
an que tu n'es venu ! »
l'éducation sentimentale 421
— « Il n'y a pas un an, » dit Frédéric, heureux de la reprendre
sur ce détail pour esquiver les autres.
— « Soit ! Le temps m*a paru long, voilà tout ! Mais, pendant
cet abominable dîner, c'était à croire que tu avais honte de moi !
Ah ! je comprends, je n'ai pas ce qu'il faut pour plaire, comme elles. »
— « Tu te trompes, » dit Frédéric.
— « Vraiment ! Jure-moi que tu n'en aimes aucune ? »
Il jura.
— « Et c'est moi seule que tu aimes ? »
— « Parbleu ! »
Cette assurance la rendit gaie. Elle aurait voulu se perdre dans
les rues, pour se promener ensemble toute la nuit.
— « J'ai été si tourmentée là-bas ! On ne parlait que des barri-
cades ! Je te voyais tombant sur le dos, couvert de sang ! Ta mère
était dans son lit avec ses rhumatismes. Elle ne savait rien. Il fallait
me taire ! Je n'y tenais plus ! Alors, j'ai pris Catherine. »
Et elle lui conta son départ, toute sa route, et le mensonge fait
à son père.
— « Il me ramène dans deux jours. Viens demain soir, comme
par hasard, et profites-en pour me demander en mariage. »
Jamais Frédéric n'avait été plus loin du mariage. D'ailleurs,
Mlle Roque lui semblait une petite personne assez ridicule. Quelle
différence avec une femme comme Mme Dambreuse ! Un bien autre
avenir lui était réservé! Il en avait la certitude aujourd'hui; aussi
n'était-ce pas le moment de s'engager, par un coup de cœur, dans une
détermination de cette importance. Il fallait maintenant être positif;
— et puis il avait revu Mme Arnoux. — Cependant, la franchise de
Louise l'embarrassait. Il répliqua : ..
— t As-tu bien réfléchi à cette démarche ?»
— « Com.ment 1 » s'écria-t-elle, glacée de surprise et d'indi-
gnation.
Il dit que se marier actuellement serait une folie.
— « Ainsi, tu ne veux pas de moi ? »
422 l'Éducation sentimentale
—- « Mais tu ne me comprends pas !»
Et il se lança dans un verbiage très embrouillé, pour lui faire
entendre qu'il était retenu par des considérations majeures, qu'il
avait des affaires à n'en plus finir, que même sa fortune était com-
promise (Louise tranchait tout, d'un mot net), enfin que les circon-
stances politiques s'y opposaient. Donc, le plus raisonnable était de
patienter quelque temps. Les choses s'arrangeraient, sans doute; du
moins, il l'espérait; et, comme il ne trouvait plus de raisons, il feignit
de se rappeler brusquement qu'il aurait dû être depuis deux heures
chez Dussardier.
xuis, ayant salué les autres, il s'enfonça dans la rue Hauteville,
fit le tour du Gymnase, revint sur le boulevard, et monta en courant
les quatre étages de Rosanette.
' M. et Mme Arnoux quittèrent le père Roque et sa fille, à l'entrée
de la rue Saint-Denis. Ils s'en retournèrent sans rien dire; lui, n'en
pouvant plus d'avoir bavardé, et elle, éprouvant une grande lassitude;
elle s'appuyait même sur son épaule. C'était le seul homme qui eût
montré pendant la soirée des sentiments honnêtes. Elle se sentit
pour lui pleine d'indulgence. Cependant, il gardait un peu de rancune
contre Frédéric.
— (( As-tu vu sa mine, lorsqu'il a été question du portrait ?
Quand je te disais qu'il est son amart ? Tu ne voulais pas me croire ! »
— (( Oh ! oui, j'avais tort ! »
Arnoux, content de son triomphe, insista :
— (( Je parie même qu'il nous a lâchés, tout à l'heure, pour aller
la rejoindre 1 II est maintenant chez elle, va ! Il y passe la nuit. »
Mme Arnoux avait rabattu sa capeline très bas.
— « Mais tu trembles ! »
• — «C'est que j'ai froid,» reprit-elle.
Dès que son père fut endormi, Louise entra dans la chambre
de Catherine, et, la secouant par l'épaule :
— (( Lève-toi I... vite ! plus vite ! et va me chercher un fiacre. •
Catherine lui répondit qu'il n'y en avait plus à cette heure.
L EDUCATION SENTIMENTALE 423
— « Tu vas m'y conduire toi-même, alors ? »
— « Où donc ? »
— t Chez Frédéric ! »
— « Pas possible ! A cause ?»
C'était pour lui parler. Elle ne pouvait attendre. Elle voulait le
Toir tout de suite.
— « Y pensez-vous ! Se présenter comme ça, dans une maison,
4IU milieu de la nuit ! D'ailleurs, à présent, il dort ! »
— « Je le réveillerai ! »
— « Mais ce n'est pas convenable pour une demoiselle ! »
— « Je ne suis pas une demoiselle ! Je suis sa femme ! Je l'aime !
Allons, mets ton châle. »
Catherine, debout au bord de son lit, réfléchissait. Elle finit
par dire :
— « Non ! je ne veux pas ! »
— « Eh bien reste ! Moi, j'y vais ! »
Louise glissa comme une couleuvre dans l'escalier. Catherine
s'élança par derrière, la rejoignit sur le trottoir. Ses représentations
furent inutiles; et elle la suivait, tout en achevant de nouer sa camisole.
Le chemin lui parut extrêmement long. Elle se plaignait de ses vieilles
jambes.
— « Après ça, moi, je n'ai pas ce qui vous pousse, dame ! »
Puis elle s'attendrissait.
— « Pauvre cœur ! Il n'y a encore que ta Catau, vois-tu ! »
Des scrupules, de temps en temps, la reprenaient.
— « Ah ! vous me faites faire quelque chose de joli ! Si votre
-père se réveillait ! Seigneur Dieu ! Pourvu qu'un malheur n'arrive
pas ! »
Devant le théâtre des Variétés, une patrouille de gardes nationaux
les arrêta. Louise dit tout de suite qu'elle allait avec sa bonne dans la
Tue Rumfort chercher un médecin. On les laissa passer.
Au coin de la Madeleine, elles rencontrèrent une seconde patrouille,
^et, Louise ayant donné la même explication, un des citoyens reprit :
424 L EDUCATION SENTIMENTALE
— « Est-ce pour une maladie de neuf mois, ma petite chatte ?» i
— « Gougibaud ! » s'écria le capitaine, « pas de polissonneries dans^ I
les rangs ! — Mesdames, circulez !» |
Malgré l'injonction, les traits d'esprit continuèrent :
— « Bien du plaisir ! »
— « Aies respects au docteur ! »
— «Prenez garde au loup ! »
— (( Ils aiment à rire, » — remarqua tout haut Catherine. —
« C'est jeune ! »
Enfin, elles arrivèrent chez Frédéric. Louise tira la sonnette
avec vigueur, plusieurs fois. La porte s'entrebâilla, et le concierge:
répondit à sa demande :
— « Non ! »
- — « Mais il doit être couché } »
— « Je vous dis que non ! Voilà près de trois mois qu'il ne couche-
pas chez lui ! »
Et le petit carreau de la loge retomba nettement, comme une-
guillotine. Elles restaient dans l'obscurité, sous la voûte. Une voix,
furieuse leur cria :
— « Sortez donc ! »
La porte se rouvrit; elles sortirent.
Louise fut obligée de s'asseoir sur une borne; et elle pleura, la
tête dans ses mains, abordamm.ent, de tout son cœur. Le jour se-
levait, des charrettes passaient.
Catherine la ram^ena en la soutenant, en la baisant, en lui disant
toutes sortes de bonnes choses tirées de son expérience. Il ne fallait
pas se faire tant de m.al pour les amoureux. Si celui-là manquait,,
elle en trouverait d'autres !
m
Quand Tenthousiasme de Rosanette pour les gardes mobiles se
fut calmé, elle redevint plus charmante que jamais, et Frédéric prit
l'habitude insensiblement de vivre chez elle.
Le meilleur de la journée, c'était le matin sur leur terrasse. En
caraco de batiste et pieds nus dans ses pantoufles, elle allait et venait
autour de lui, nettoyait la cage de ses serins, donnait de Teau à ses
poissons rouges, et jardinait avec une pelle à feu dans la caisse remplie
de terre, d'où s'élevait un treillage de capucines garnissant le mur.
Puis, accoudés sur leur balcon, ils regardaient ensemble les voitures,
les passants ; et on se chauffait au soleil, on faisait des projets pour la
soirée. Il s'absentait pendant deux heures tout au plus; ensuite, ils
allaient dans un théâtre quelconque, aux avant-scènes; et Rosanette,
un gros bouquet de fleurs à la main, écoutait les instruments, tandis
que Frédéric, penché à son oreille, lui contait des choses joviales ou
galantes. D'autres fois, ils prenaient une calèche pour les conduire
au bois de Boulogne; ils se promenaient tard, jusqu'au miUeu de la
nuit. Enfin, ils s'en revenaient par l'Arc de Triomphe et la grande
avenue, en humant l'air, avec les étoiles sur leur tête, et, jusqu'au
fond de la perspective, tous les becs de gaz alignés comme un double
cordon de perles lumineuses.
Frédéric l'attendait toujours quand ils devaient sortir; elle était
fort longue à disposer autour de son menton les deux rubans de sa
capote; et elle se souriait à elle-même, devant son armoire à glace.
Puis elle passait son bras sur le sien et, le forçant à se mirer près d'elle :
426 l'éducation sentimentale
— « Nous faisons bien comme cela, tous les deux, côte à côte !
Ah ! pauvre amour, je te mangerais ! »
Il était maintenant sa chose, sa propriété. Elle en avait sur îe
visage un rayonnement continu, en même temps qu'elle paraissait
plus langoureuse de manières, plus ronde dans ses formes; et, sans
pouvoir dire de quelle façon, il la trouvait changée, cependant.
Un jour, elle lui apprit comme une nouvelle très importante
que le sieur Arnoux venait de monter un magasin de blanc à une
ancienne ouvrière de sa fabrique; il y venait tous les soirs, « dépensait
beaucoup ; pas plus tard que l'autre semaine, il lui avait même donné
un ameublement de palissandre ».
— « Comment le sais-tu ? » dit Frédéric.
— « Oh ! j'en suis sûre ! »
Delphine, exécutant ses ordres, avait pris des informations.
Elle aimait donc bien Arnoux, pour s'en occuper si fortement ! Il
se contenta de lui répondre :
— « Qu'est-ce que cela te fait } »
Rosanette eut l'air surprise de cette demande.
— (( Mais la canaille me doit de l'argent ! N'est-ce pas abominable
de le voir entretenir des gueuses ! »
Puis, avec une expression de haine triomphante :
— « Au reste, elle se moque de lui joliment ! Elle a trois autres
particuliers. Tant mieux ! et qu'elle le mange jusqu'au dernier liard,
j'en serai contente ! »
Arnoux, en effet, se laissait exploiter par la Bordelaise, avec
l'indulgence des amours séniles. Sa fabrique ne marchait plus; l'en-
semble de ses affaires était pitoyable ; si bien que, pour les remettre
à flot, il pensa d'abord à établir un café chantant, où l'on n'aurait
chanté rien que des œuvres patriotiques ; le ministre lui accordant une
subvention, cet établissement serait devenu tout à la fois un foyer de
propagande et une source de bénéfices. La direction du Pouvoir ayant
changé, c'était une chose impossible. Maintenant, il rêvait une grande
chapellerie militaire. Lee fonds lui manquaient pour commencer.
l'éducation sentimentale 427
Il n'était pas plus heureux dans son intérieur domestique. Mme
Arnoux se montrait moins douce pour lui, parfois même un peu rude.
Marthe (i) se rangeait toujours du côté de son père. Cela augmentait
le désaccord, et la maison devenait intolérable. Souvent, il en partait
dès le matin, passait sa journée à faire de longues courses, pour
s'étourdir, puis dînait dans un cabaret de campagne, en s'abandonnant
à ses réflexions.
L'absence prolongée de Frédéric troublait ses habitudes. Donc,
il parut, une après-midi, le supplia de venir le voir comme autrefois,
et en obtint la promesse.
Frédéric n'osait retourner chez Mme Arnoux. Il lui semblait
l'avoir trahie. Mais cette conduite était bien lâche. Les excuses
manquaient. Il faudrait en finir par là ! — et, un soir, il se mit en
marche.
Comme la pluie tombait, il venait d'entrer dans le passage
Jouffroy quand, sous la lumière des devantures, un gros petit homme
en casquette l'aborda. Frédéric n'eut pas de peine à reconnaître
Compain, cet orateur dont la motion avait causé tant de rires au club.
Il s'appuyait sur le bras d'un individu affublé d'un bonnet rouge de
zouave, la lèvre supérieure très longue, le teint jaune comme une
orange, la mâchoire couverte d'une barbiche, et qui le contemplait
avec de gros yeux, lubréfiés d'admiration.
Compain, sans doute, en était fier, car il dit :
— « Je vous présente ce gaillard-là ! C'est un bottier des mes
amis, un patriote ! Prenons-nous quelque chose ? »
Frédéric l'ayant remercié, il tonna immédiatement contre la
proposition Râteau, une manœuvre des aristocrates. Pour en finir,
il fallait recommencer 93 ! Puis, il s'informa de Regimbart et de
quelques autres, aussi fameux, tels que Masselin, Sanson, Lecornu,
\
(i) Sauf l'édition Quantin (Paris, 1885) toutes les éditions de VÉducation Senti-
mentale, Charpentier, Lemerre et Conard, impriment ici Berthe au lieu de Marthe
qui est, dans tout le roman, le nom de la fille de Madame Arnoux. (R D.)
428 l'éducation sentimentale
Maréchal, et un certain Deslauriers, compromis dans l'affaire des
carabines interceptées dernièrement à Trcyes.
Tout cela était nouveau paur Frédéric. Ccmpain n'en savait
pas davantage. Il le quitta, en disant :
— a A bientôt, n'est-ce pas, car vous en êtes?»
— « De quoi } »
— « De la tête de veau ! »
— « Quelle tête de veau ? »
— «Ah! farceur!» reprit Compain, en lui donnant une tape:
sur le ventre.
Et les deux terroristes s'enfoncèrent dans un café.
Dix minutes après, Frédéric ne songeait plus à Deslauriers. Il
était sur le trottoir de la rue Paradis, devant une maison ; et il regardait
au second étage, derrière des rideaux, la lueur d'une lampe.
Enfin, il monta l'escalier.
— « Arnoux y est- il } )) .
La femme de chambre répondit :
— (( Non ! mais entrez tout de même. »
Et, ouvrant brusquement une porte :
— « Madame, c'est M. Moreau ! »
Elle se leva, plus pâle que sa collerette. Elle Irembbit.
— «Qui me vaut l'honneur... d'une visite... aussi imprévue?»
— « Rien ! Le plaisir de revoir d'anciens amis ! »
Et, tout en s 'asseyant :
• — « Comment va ce bon Arnoux ? »
— ((Parfaitement ! Il est sorti. »
— ((Ah ! je comprends ! toujours ses vieilles biabitudes du soir;
un peu de distraction ! »
— « Pourquoi pas ? Après une journée de calculs, la tête a besoin
de se reposer ! »
Elle vanta même son mari, comme travailleur. Cet éloge irritait
Frédéric; et, désignant sur ses genoux un morceau de drap noir,
avec des soutaches bleues :
>^,
L EDUCATION SENTIMENTALE 429
— « Qu'est-ce que vous faites là ? »
— « Une veste, que j'arrange pour ma fille. »
— a A propos, je ne l'aperçois pas, où est-elle donc? »
— « Dans une pension, » reprit Mme Arnoux.
Des larmes lui vinrent aux yeux; elle les retenait, en poussant
son aiguille rapidement. Il avait pris par contenance un numéro de
VlllusiratioUy sur la table, près d'elle.
— « Ces caricatures de Cham sont très drôles, n'est-ce pas ? »
— « Oui. >
Puis ils retombèrent dans leur silence.
Une rafale ébranla tout à coup les carreaux.
— « Quel temps ! » dit Frédéric.
— « En effet, c'est bien aimable d'être venu par cette horrible
pluie ! »
— « Oh ! moi, je m'en moque ! Je ne suis pas comme ceux qu'elle
empêche, sans doute, d'aller à leurs rendez-vous ! »
— « Quels rendez-vous ? » demanda-t-elle naïvement.
— « Vous ne vous rappelez pas ? »
Un frisson la saisit, et elle baissa la tête.
Il lui posa doucement la main sur le bras.
— « Je vous assure que vous m'avez fait bien souffrir ! »
Elle reprit, avec une sorte de lamentation dans la voix :
— « Mais j'avais peur pour mon enfant ! »
Elle lui conta la maladie du petit Eugène et toutes les angoisses
de cette journée.
— « Merci ! merci ! Je ne doute plus ! je vous aime comme
toujours ! »
— « Eh non ! ce n'est pas vrai ! » '^
— « Pourquoi ? »
Elle le regarda froidement.
— « Vous oubliez l'autre ! Celle que vous promenez aux courses I
La femme dont vous avez le portrait, votre maîtresse ! «
— a Eh bien, oui ! » s'écria Frédéric « Je ne nie rien ! Je suis
430 „ L EDUCATION SENTIMENTALE
un misérable ! écoutez-moi i » S'il l'avait eue, c'était par désespoir,
comme on se suicide. Du reste, il l'avait rendue fort malheureuse,
pour se venger sur elle de sa propre honte. « Quel supplice ! Vous ne
comprenez pas ? »
Mme Arnoux tourna son beau visage, en lui tendant la maîn;
et ils fermèrent les yeux, absorbés dans une ivresse qui était comme
un bercement doux et infini. Puis ils restèrent à se contempler, face
à face, l'un près de l'autre.
— « Est-ce que vous pouviez croire que je ne vous aimais plus ? »
Elle répondit d'une voix basse, pleine de caresses :
— « Non ! en dépit de tout, je sentais au fond de mon cœur
que cela était impossible et qu'un jour l'obstacle entre nous deux
s'évanouirait ! »
— « Moi aussi ! et j'avais des besoins de vous revoir, à en mourir ! »
— ((Une fois,» reprit-elle, ((dans le Palais-Royal, j'ai passé à
côté de vous ! «
— (( Vraiment ? >)
Et il lui dit le bonheur qu'il avait eu en la retrouvant chez les
Dambreuse.
— (( Mais comme je vous détestais le soir, en sortant de là ! »
— (( Pauvre garçon ! »
— (( Ma vie est si triste ! »
— ((Et la mienne !... S'il n'y avait que les chagrins, les inquié-
tudes, les humiliations, tout ce que j'endure comme épouse et comme
mère, puisqu'on doit mourir, je ne me plaindrais pas; ce qu'il y a
d'affreux, c'est ma solitude, sans personne.... »
— (( Mais je suis là, moi ! »
— (( Oh ! oui ! ^)
Un sanglot de tendresse l'avait soulevée. Ses bras s'écartèrent;
et ils s'étreignirent debout, dans un long baiser. — Un craquement
se fit sur le parquet. Une femme était près d'eux, Rosanette. Mme Ar-
noux l'avait reconnue; ses yeux, ouverts démesurément, l'examinaient,
tout pleins de surprise et d'indignation. Enfin, Rosanette lui dit :
l'éducation sentimentale
— « Je viens parler à M. Arnoux, pour affaires. »
— «Il n'y est pas, vous le vovez. »
— (( Ah ! c'est vrai ! » reprit la Maréchale, « votre bonne avait
raison ! Mille excuses ! »
Et, se tournant vers Frédéric :
— (( Te voilà ici, toi ? »
Ce tutoiement, donné devant elle, fit rougir Mme Arnoux,.
c^mme un soufflet en plein visage.
— vv II n'y est pas, je vous le répète ! »
Alors, la Maréchale, qui regardait çà et là, dit tranquillement :
— « Rentrons-nous? J'ai un fiacre, en bas. »
Il faisait semblant de ne pas entendre.
— « Allons, viens ! »
— « Ah ! oui ! c'est une occasion ! Partez ! partez ! » dit Mme
Arnoux.
Ils sortirent. Elle se pencha sur la rampe pour les voir encore;
et un rire aigu, déchirant, tomba sur eux, du haut de l'escalier. Frédéric
poussa Rosanette dans le fiacre, se mit en face d'elle, et, pendant toute
la route, ne prononça pas un mot.
L'infamie dont le rejaillissement l'outrageait, c'était lui-même
qui en était cause. Il éprouvait tout à la fois la honte d'une humiha-
tion écrasante et le regret de sa félicité; quand il allait enfin la sai-
sir, elle était devenue irrévocablement impossible ! — et par la faute
de celle-là, de cette fille, de cette catin. Il aurait voulu l'étrangler; il
étouffait. Rentré chez eux, il jeta son chapeau sur un meuble, arracha
sa cravate.
— « Ah ! tu viens de faire quelque chose de propre, avoue-le ! »
Elle se campa fièrement devant lui :
— « Eh bien, après ? Où est le mal ? »
— « Comment ! Tu m'espionnes } »
— « Est-ce ma faute ? Pourquoi vas-tu te divertir chez les femmes^
honnêtes ? »
— « N'importe ! Je ne veux pas que tu les insultes. »
y-A,
43Z L EDUCATION SENTIMENTALE
— « En quoi Tai-je insultée ? »
Il n'eut rien à répondre; et, d'un accent plus haineux :
— « Mais, l'autre fois, au Champ de Mars.... »
— « Ah ! tu nous ennuies, avec tes anciennes ! »
— « Misérable ! »
Il leva le poing.
— « Ne me tue pas ! Je suis enceinte ! »
Frédéric se recula.
— « Tu mens ! »
— « Mais regarde-moi ! »
Elle prit un flambeau, et, montrant son visage :
— « T'y connrjs-tu ? »
De petites taches jaunes maculaient sa peau, qui était singulière-
ment bouffie. Frédéric ne nia pas l'évidence. Il alla ouvrir la fenêtre,
fit quelques pas de long en large, puis s'affaissa dans un fauteuil.
Cet événement était une calamité, qui d'abord ajournait leur
rupture, — et puis bouleversait tous ses projets. L'idée d'être père,
d'ailleurs, lui paraissait grotesque, inadmissible. Mais pourquoi.'' Si,
au lieu de la Maréchale...? Et sa rêverie devint tellement profonde,
qu'il eut une sorte d'hallucination. Il voyait là, sur le tapis, devant
la cheminée, une petite fille. Elle ressemblait à Mme Arnoux et à lui-
même, un peu ; — brune et blanche, avec des yeux noirs, de très grands
sourcils, un ruban rose dans ses cheveux bouclants ! Oh ! comme
il l'aurait aimée ! Et il lui semblait entendre sa voix : «Papa ! papa ! »
Rosanette, qui venait de se déshabiller, s'approcha de lui, aperçut
une larme à ses paupières, et le baisa sur le front, gravement. Il se
leva, en disant :
— « Parbleu ! On ne le tuera pas, ce marmot ! »
Alors, elle bavarda beaucoup. Ce serait un garçon, bien sûr!
On l'appellerait Frédéric. Il fallait commencer son trousseau; — et,
en la voyant si heureuse, une pitié le prit. Comme il ne ressentait,
maintenant, aucune colère, il voulut savoir la raison de sa démarche,
'tout à l'heure.
l'éducation sentimentale 433
C'est que Mlle Vatnaz lui avait envoyé, ce jour-îâ i:^ême, un
l:)illet protesté depuis longtemps; et ell» avait couru chez An.oux
pour avoir de Targent.
— « Je t'en aurais donné ! » dit Frédéric.
— « C'était plus simple de prendre là-bas ce qui m'appartient,
et de rendre à l'autre ses mille francs. )>
— « Est-ce au moins tout ce que tu lui dois ? »
Elle répondit :
— « Certainement ! »
Le lendemain, à neuf heures du soir (heure indiquée par le
portier) Frédéric se rendit chez Mlle Vatnaz.
Il se cogna dans l'antichambre contre les meubles entassés. Mais
un bruit de voix et de musique le guidait II ouvrit une porte et tomba
au milieu d'un raout. Debout, devant le piano que touchait une
demoiselle en lunettes, Delmar, sérieux comme un pontife, déclamait
une poésie humanitaire sur la prostitution; et sa voix caverneuse
roulait, soutenue par les accords plaqués. Un rang de femmes occupait
la muraille, vêtues généralement de couleurs sombres, sans col de
chemises ni manchettes. Cinq ou six hommes, tous des penseurs,
étaient çà et là, sur des chaises. Il y avait, dans un fauteuil, un ancien
fabuliste, une ruine; — et l'odeur acre de deux lampes se mêlait à
l'arôme du chocolat, qui emplissait des bols encombrant la table
à jeu.
Mlle Vatnaz, une écharpe orientale autour des reins, se tenait
à un coin de la cheminée. Dussardier était à l'autre bout, en face;
il avait l'air un peu embarrassé de sa position. D'ailleurs, ce milieu
art- le l'intimidait.
La Vatnaz en avait-elle fini avec Delmar.'^ non, peut-être. Cepen-
dant, elle semblait jalouse du brave commis; et, Frédéric ayant
réclamé d'elle un mot d'entretien, elle lui fit sigjne de passer avec eux
dans sa chambre. Quand les mille francs furent alignés, elle demanda,
en plus, les intérêts. \
— a Ça n'en vaut pas la peine ! » dit Dussardier.
434 l'éducation sentimentale
— « Tais-toi donc ! »
Cette lâcheté d*un homme si *. ourageux fut agréable à Frédéric
comme une justification de la sienne. Il rapporta le billet, et ne reparla
jamais de Tesclandre chez Mme Arnoux. Mais, dès lors, toutes les-
défectuosités de la Maréchale lui apparurent.
Elle avait un mauvais goût irrémédiahje, une incompréhensible-
paresse, une ignorance de sauvage, jusqu'à considérer comme très^
célèbre le docteur Desrogis; et elle était fière de le recevoir, lui et
son épouse, parce que c'étaient « des gens mariés ». Elle régentait
d'un air pédantesque sur les choses de la vie Mlle Irma, pauvre petite
créature douée d'une petite voix, ayant pour protecteur un monsieur
« très bien », ex-employé dans les douanes, et fort aux tours de cartes;;
Rosanette l'appelait « mon gros loulou ». Frédéric ne pouvait souffrir,.
non plus, la répétition de ses mots bêtes, tels que : « Du flan ! A
Chaillot ! On n'a jamais pu savoir, etc. »; et elle s'obstinait à épousseter
le matin ses bibelots avec une paire de vieux gants blancs ! Il était
révolté surtout par ses façons envers sa bonne, — dont les gages
étaient sans cesse arriérés, et qui même lui prêtait de l'argent. Les
jours qu'elles réglaient leurs comptes, elles se chamaillaient comme
deux poissardes, puis on se réconciliait en s 'embrassant. Le tête-à-tête
devenait triste. Ce fut un soulagement pour lui, quand les soirées
de Mme Dambreuse recommencèrent.
Celle-là, au moins, l'amusait ! Elle savait les intrigues du monde,,
les mutations d'ambassadeurs, le personnel des couturières; et, s'il
lui échappait des lieux communs, c'était dans une formule tellement
convenue, que sa phrase pouvait passer pour une déférence ou pour
une ironie. Il fallait la voir au milieu de vingt personnes qui causaient,
n'en oubliant aucune, amenant les réponses qu'elle voulait, évitant
les périlleuses ! Des choses très simples, racontées par elle, semblaient
des confidences; le moindre de ses sourires faisait rêver; son charme
enfin, comme l'exquise odeur qu'elle portait ordinairement, était
complexe et indéfinissable. Frédéric, dans sa compagnie, éprouvait
chaque fois le plaisir d'une découverte; et cependant, il la retrouvait
9JL,
L EDUCATION SENTIMENTALE 435
toujours avec sa même sérénité, pareille au miroitement des eaux
limpides. Mais pourquoi ses manières envers sa nièce avaient-elles
tant de froideur? Elle lui lançait même, par moments, de singuliers
coups d'oeil.
Dès qu'il fut question de mariage, elle avait objecté à M. Dam-
breuse la santé de « la chère enfant ». et Tavait emmenée tout de suite
aux bains de Balaruc. A son retour, des prétextes nouveaux avaient
surgi : le jeune homme manquait de position, ce grand amour ne
paraissait pas sérieux, on ne risquait rien d'attendre. Martinon avait
répondu qu'il attendrait. Sa conduite fut sublime. Il prôna Frédéric.
Il fit plus: il le renseigna sur les moyens de plaire à Mme Dambreuse,
laissant même entrevoir qu'il connaissait, par la nièce, les sentiments
de la tante.
Quant à M. Dambreuse, loin de montrer de la jalousie, il entourait
d'égards son jeune ami, le consultait sur différentes choses, s'inquiétait
même de son avenir, si bien qu'un jour, comme on parlait du père
Roque, il lui dit à l'oreille, d'un air finaud :
— « Vous avez bien fait. »
Et Cécile, miss John, les domestiques, le portier, pas un qui ne
fût charmant pour lui, dans cette maison. Il y venait tous les soirs,
abandonnant Rosanette. Sa maternité future la rendait plus sérieuse,
même un peu triste, comme si des inquiétudes l'eussent tourmentée.
A toutes les questions, elle répondait :
— ({ Tu te trompes ! Je me porte bien ! »
C'étaient cinq billets qu'elle avait souscrits autrefois; et, n\ ^^nt
le dire à Frédéric après le payement du premier, elle était retournée
chez Arnoux, lequel lui avait promis, par écrit, le tiers de ses bénéfices
dans l'éclairage au gaz des villes du Languedoc (une entreprise mer-
veilleuse !), en lui recommandant de ne pas se servir de cette lettre
avant l'assemblée des actionnaires ; l'assemblée était remise de semaine
en semaine
Cependant, la Maréchale avait besoin d'argent. Elle serait morte
plutôt que d'en demander à Frédéric. Elle n'en voulait pas de lui.
^^^6 L EDUCATION SENTIMENTALE
Cela aurait gâte leur amour. 11 subvenait bien aux frais du ménage:
mais une petite voiture louée au mois, et d'autres sacrifices indispen-
sables depuis qu'il fréquentait les Dambreuse, l'empêchaient d'en
faire plus pour sa maîtresse. Deux ou trois fois, en rentrant à des
heures inaccoutumées, il crut voir des dos masculins disparaître entre
les pertes; et elle sortait souvent sans vouloir dire où elle allait.
Frédéric n'essaya pas de creuser les choses. Un de ces jours, il prendrait
un parti définitif. Il rêvait une autre vie, qui serait plus amusante et
plus noble. Un pareil idéal le rendait indulgent pour l'hôtel Dam-
brer.se.
C'était une succursale intime de la rue de Poitiers. Il y rencontra
le grand M. A., l'illustre B., le profond C, l'éloquent Z., l'immense
Y., les vieux ténors du centre gauche, les paladins de la droite, le»
burgraves du juste-milieu, les éternels bonshommes de la comédie.
Il fut stupéfait par leur exécrable langage, leurs petitesses, leurs ran-
cunes, leur mauvaise foi, — tous ces gens qui avaient voté la Consti-
tution s'évertuant à la démolir; — et ils s'agitaient beaucoup, lan-
çaient des manifestes, des pamphlets, des biographies; celle de
Fumichon par Hussonnet fut un chef-d'œuvre. Nonancourt s'occupait
de la propagande dans les campagnes, M. de Grémonville travaillait
le clergé, Martinon ralliait de jeunes bourgeois. Chacun, selon ses
moyens, s'employa, jusqu'à Cisy lui-même. Pensant maintenant aux
choses sérieuses, tout le long de la journée il faisait des courses eii
cabriolet, pour le parti.
M. Dambreuse^ tel qu'un baromètre, en exprimait constamment
la dernière variation. On ne parlait pas de Lamartine sans qu'il citât
ce mot d'un homme du peuple : a Assez de lyre ! « Cavaignac n'était
plus, à ses yeux, qu'un traître. Le Président, qu'il avait admiré pendant
trois mois, commençait à déchoir dans son estime (ne lui trouvant
pas (( l'énergie Lécessaire »); et, comme il lui fallait toujours un sauveur,
sa reconnaissance, depuis l'affaire du Conservatoire, appartenait à
Changarnier : « Dieu merci, Changarnier.... Espérons que Changar-
nier ... Oh ! rien à craindre tant que Changarnier . >i
l'éducation SENTIlSirNTALE 437
On exaltait avant tout M. Thiers pour son volume contre le
Sociali>mi.% la 1 s'était montré aussi penseur qu'écrivain. On riait
énormément de Pierre Leroux, qui citait à la Chambre des passages
des pfiilosophes. On faisait des plaisanteries sur la queue phalans-
térienne. On allait applaudir la Foire aux Idées; et on comparaît les
auteurs à Aristophane. Frédéric y alla, comme les autres.
Le verbiage politique et la bonne chère engourdissaient sa
moralité. Si médiocres que lui parussent ces personnages, il était fier
de les connaître et intérieurement souhaitait la considération bour-
geoise. Une maîtresse comme Mme Dambreuse le poserait.
11 se mit à faire tout ce qu'il faut.
Il se trouvait sur son passage à la promenade, ne manquait pas
d'aller la saluer dans sa loge au théâtre; et, sachant les heures où elle
se rendait à l'église, il se campait derrière un pilier dans une pose
mélancolique. Pour des indications de curiosités, des renseignements
sur un concert, des emprunts de livres ou de revues, c'était un échange
continuel de petits billets. Outre sa visite du soir, il lui en faisait
quelquefois une autre vers la fin du jour; et il avait une gradation
de joies à passer successivement par la grande porte, par la cour, par
l'antichambre, par les deux salons; enfin, il arrivait dans son boudoir,
discret comme un tombeau, tiède comme une alcôve, où l'on se heurtait
aux capitons des meubles parmi toute sorte d'objets çà et là : chiffon-
nières, écrans, coupes et plateaux en laque, en écaille, en ivoire, en
malachite, bagatelles dispendieuses, souvent renouvelées. Il y en avait
de simples : trois galets d'Étretat pour servir de presse-papier, un
bonnet de Frisonne suspendu à un paravent chinois ; toutes ces choses
s'harmoniaient cependant; on était même saisi par la noblesse de
l'ensemble, ce qui tenait peut-être à la hauteur du plafond, à l'opulence
des portières et aux longues crépines de soie, flottant sur les bâtons
dorés des tabourets.
Elle était presque toujours sur une petite causeuse, près de la
jardmière garnissant l'embrasure de la fenêtre. Assis au bord d'un
gros pouf à roulettes, il lui adressait les compliments les plus justes
43? L*ÉDUCATION SENTIMENTALE
possible; et elle le regardait la tête un peu de côté, la bouche souriante.
Il lui lisait des pages de poésie, en y mettant toute son âme, afin
de rémouvoir, et pour se faire admirer. Elle l'arrêtait par une remarque
dénigrante ou une observation pratique; et leur causerie retombait
sans cesse dans Téternelle question de TAmour ! Ils se demandaient
ce qui l'occasionnait, si les femmes le sentaient mieux que les hommes,
quelles étaient là-dessus leurs différences. Frédéric tâchait d'émettre
son opinion, en évitant à la fois la grossièreté et la fadeur. Cela devenait
une espèce de lutte, agréable par moments, fastidieuse en d'autres.
Il n'éprouvait pas à ses côtés ce ravissement de tout son être
qui l'emportait vers Mme Arnoux, ni le désordre gai où l'avait mis
d'abord Rosanette. Mais il la convoitait comme une chose anormale
et difficile, parce qu'elle était noble, parce qu'elle était riche, parce
qu'elle était dévote, — se figurant qu'elle avait des délicatesses de
sentiment, rares comme ses dentelles, avec des amulettes sur la peau
et des pudeurs dans la dépravation.
Il se servit du vieil amour. 11 lui conta, comme inspiré par elle,
tout ce que Mme Arnoux autrefois lui avait fait ressentir, ses langueurs,
ses appréhensions, ses rêves. Elle recevait cela comme une personne
accoutumée à ces choses, sans le repousser formellement ne cédait
rien; et il n'arrivait pas plus à la séduire que Martinon à se marier.
Pour en finir avec l'amoureux de sa nièce, elle l'accusa de viser à
l'argent, et pria même son mari d'en faire l'épreuve. M. Dambreuse
déclara donc au jeune homme que Cécile, étant l'orpheline de parents
pauvres, n'avait aucune « espérance » ni dot.
Martinon, ne croyant pas que cela fût vrai, ou trop avancé pour
se dédire, ou par un de ces entêtements d'idiot qui sont des actes
de génie, répondit que son patrimoine, quinze mille livres de rente,
leur suffirait. Ce désintéressement imprévu toucha le banquier. Il
lui promit un cautionnement de receveur, en s'engageant à obtenir
la place; et, au mois de mai 1850, Martinon épousa Mlle Cécile. Il
n'y eut pas de bal. Les jeunes gens partirent le soir même pour l'Italie.
Frédéric, le lendemain, vint faire une visite à Mme Dambreuse,
l'éducation sentimentale 439
Elle lui parut plus pâle que d'habitude. Elle le contredit avec aigreur
sur deux ou trois sujets sans importance. Du reste, tous les hommes
étaient des égoïstes.
Il y en avait pourtant de dévoués, quand ce ne serait que lui.
— « Ah bah ! comme les autres ! »
Ses paupières étaient rouges; elle pleurait. Puis, en s'efforçant
-de sourire :
— « Excusez-moi ! J'ai tort ! C'est une idée triste qui m'est
venue ! »
^1 n'y comprenait rien.
— « N'importe ! elle est moins forte que je ne croyais, » pensa-t-il.
Elle sonna pour avoir un verre d'eau, en but une gorgée, le ren-
voya, puis se plaignit de ce qu'on la servait horriblement. Afin de
l'amuser, il s'offrit comme domestique, se prétendant capable de
donner des assiettes, d'épousseter les meubles, d'annoncer le monde,
d'être enfin un valet de chambre ou plutôt un chasseur, bien que la
.mode en fût passée. Il aurait voulu se tenir derrière sa voiture, avec
un chapeau de plumes de coq.
— «Et comme je vous suivrais à pied majestueusement, en por-
tant sur le bras un petit chien ! »
— « Vous êtes gai, » dit Mme Dambreuse.
N'était-ce pas une folie, reprit-il, de considérer tout sérieusement ?
Il y avait bien assez de misères sans s'en forger. Rien ne méritait
Ja peine d'une douleur. Mme Dambreuse leva les sourcils, d'une
jnanière de vague approbation.
Cette parité de sentiments poussa Frédéric à plus de hardiesse.
Ses mécomptes d'autrefois lui faisaient, maintenant, une clairvoyance.
Il poursuivit :
— « Nos grands^péres vivaient mieux. Pourquoi ne pas obéir
à l'impulsion qui nous pousse ? » L'amour, après tout, n'était pas en
•soi une chose si importante.
— « Mais c'est immoral, ce que vous dites là ! »
Elle s'était remise sur la causeuse. Il s'assit au bord, contre ses
ipieds.
^O L EDUCATION SENTIMENTALE
— « Ne voyez- VOUS pas que je mens ! Car, pour plaire aux
femmes, il faut étaler une insouciance de bouffon ou des fureurs de
tragédie ! Elles se moquent de nous quand on leur dit qu'on les aime,,
simplement ! Moi, je trouve ces hyperboles où elles s'amusent une
profanation de l'amour vrai; si bien qu'on ne sait plus comment
l'exprimer, surtout devant celles... qui ont... beaucoup d'esprit. »
Elle le considérait, les cils entre-clos. Il baissait la voix, en se
penchant vers son visage.
— «Oui! vous me faites peur! Je vous offense, peut-être?..^
Pardon !... Je ne voulais pas dire tout cela ! Ce n'est pas de ma faute i
Vous êtes si belle ! />
Mme Dambreuse ferma les yeux, — et il fut surpris par la facilité
de sa victoire. Les grands arbres du jardin qui frissonnaient mollement
s'arrêtèrent. Des nuages immobiles rayaient le ciel de longues bandes,
rouges, et il y eut comme une suspension, universelle des choses.
Alors, des soirs semblables, avec des silences pareils, revinrent dans
son esprit, confusément. Où était-ce .^..
Il se mit à genoux, prit sa main, et lui jura un amour éternel._
Puis, comme il partait, elle le rappela d'un signe et lui dit tout:
bas :
— « Revenez dîner ! Nous serons seuls ! »
Il semblait à Frédéric, en descendant l'escalier, qu'il était devenu
un autre homme, que la température embaumante des serres chaudes
l'entourait, qu'il entrait définitivement dans le monde supérieur des
adultères patriciens et des hautes intrigues. Pour y tenir la première
place, il suffisait d'une femme comme celle-là. Avide, sans doute,,
de pouvoir et d'action, et mariée à un homme médiocre qu'elle avait
prodigieusement servi, elle désirait quelqu'un de fort pour la conduire ?
Rien d'impossible maintenant ! Il se sentait capable de faire deux
cents lieues à cheval, de travailler pendant plusieurs nuits de suite,
sans fatigue; son cœur débordait d'orgueil.
Sur le trottoir, devant lui, un homme couvert d*un vieux paletot
marchait la tête basse, et avec un tel air d'accablement, aue Frédéric:
>v^.
^42 :i L EDUCATION SENTIMENTALE
se retourna, pour le voir. L'autre releva sa figure. C'était Deslauriers.
Il hésitait. Frédéric lui sauta au cou.
— « Ah ! mon pauvre vieux ! Comment ! c'est toi ! »
Et il l'entraîna vers sa maison, en lui faisant beaucoup de ques-
tions à la fois.
L'ex-commissaire de Ledru-RoUin conta, d'abord, les tourments
qu'il avait eus. Comme il prêchait la fraternité aux conservateurs et
le respect des lois aux socialistes, les uns lui avaient tiré des coups de
fusil, les autres apporté une corde pour le pendre. Après Juin, on
l'avait destitué brutalement. Il s'était jeté dans un complot, celui
des armes saisies à Troyes. On l'avait relâché, faute de preuves.
Puis, le comité d'action l'avait envoyé à Londres, où il s'était flanque
-des giffles avec ses frères, au milieu d'un banquet. De retour à Paris...
— (( Pourquoi n'es-tu pas venu chez moi ? »
— « Tu étais toujours absent ! Ton suisse avait des allures
mystérieuses, je ne savais que penser; et puis, je ne voulais pas repa-
raître en vaincu. »
Il avait frappé aux portes de la Démocratie, s'oflFrant à la servir
de sa plume, de sa parole, de ses démarches ; partout on l'avait repoussé ;
on se méfiait de lui ; et il avait vendu sa montre, sa bibliothèque, son
linge.
— « Mieux vaudrait crever sur les pontons de Belle-Isle, avec
:Sénécal î »
Frédéric, qui arrangeait alors sa cravate, n'eut pas l'air très
ému par cette nouvelle.
— « Ah ! il est déporté, ce bon Sénécal } »
.Deslauriers répliqua, en parcourant les murailles d'un air envieux :
— « Tout le monde n'a pas ta chance ! »
— « Excuse-moi, » dit Frédéric, sans remarquer l'allusion, « mais
je dîne en ville. On va te faire à manger ; commande ce que tu voudras 1
Prends même mon lit. »
Devant une cordialité si complète, l'amertume de Deslauriers
«disparut.
l'éducation sentimentale 443
— « Ton lit ? Mais... ça te gênerait ! •
— a Eh non ! J'en ai d'autres ! »
— « Ah ! très bien, » reprit l'avocat, en riant. « Où dînes-tu donc ? »
— « Chez Mme Dambreuse. »
— «Est-ce que... par hasard... ce serait...?»
— « Tu es trop curieux, » dit Frédéric avec un sourire, qui con-
firmait cette supposition.
Puis, ayant regardé la pendule, il se rassit.
— « C'est comme ça ! et il ne faut pas désespérer, vieux défenseur
du peuple ! »
— « Miséricorde ! que d'autres s'en mêlent ! »
L'avocat détestait les ouvriers, pour en avoir souffert dans sa
province, un pays de houille. Chaque puits d'extraction avait nommé
un gouvernement provisoire lui intimant des ordres.
— « D'ailleurs, leur conduite a été charmante partout : à Lyon,
à Lille, au Havre, à Paris ! Car, à l'exemple des fabricants qui voudraient
exclure les produits de l'étranger, ces messieurs réclament pour qu'on
bannisse les travailleurs anglais, allemands, belges et savoyards ! Quant
à leur intelligence, à quoi a servi, sous la Restauration, leur fameux
compagnonnage? En 1830, ils sont entrés dans la garde nationale,
sans même avoir le bon sens de la dominer ! Est-ce que, dès le lende-
main de 48, les corps de métiers n'ont pas reparu avec des étendards
à eux ! Ils demandaient même des représentants du peuple à eux,
lesquels n'auraient parlé que pour eux I Tout comme les députés
de la betterave ne s'inquiètent que de la betterave ! — Ah ! j'en ai
assez de ces cocos-là, se prosternant tour à tour devant l'échafaud
de Robespierre, les bottes de l'Empereur, le parapluie de Louis-
Philippe, racaille éternellement dévouée à qui lui jette du pain dans
la gueule 1 On crie toujours contre la vénalité de Talleyrand et de
Mirabeau; mais le commissionnaire d'en bas vendrait la patrie pour
cinquante centimes, si on lui promettait de tarifer sa course à trois
francs ! Ah I quelle faute I Nous aurions dû mettre le feu aux quatre
coin£ dt l'Europe ! 1
444 l/ÉDUCATION SENTIMENTALE
Frédéric lui répondit :
— « L'étincelle manquait ! Vous étiez simplement de petits
bourgeois, et les meilleurs d'entre vous, des cuistres ! Quant aux
ouvriers, ils peuvent se plaindre; car, si l'on excepte un million sous-
trait à la liste civile, et que vous leur avez octroyé avec la plus basse
flagornerie, vous n'avez rien fait pour eux que des phrases ! Le livret
demeure aux mains du patron, et le salarié (même devant la justice)
reste l'inférieur de son maître puisque sa parole n'est pas crue. Enfin,
la République me paraît vieille. Qui sait ? Le Progrès, peut-être,
n'est réalisable que par une aristocratie ou par un homme ? L'initiative
vient toujours d'en haut ! Le peuple est mineur, quoi qu'on prétende ! n
— (( C'est peut-être vrai, » dit Deslauriers.
Selon Frédéric, la grande masse des citoyens n 'aspirait qu'au
repos (il avait profité à l'hôtel Dambreuse), et toutes les chances
étaient pour les conservateurs. Ce parti-là, cependant, manquait
d'hommes neufs.
— « Si tu te présentais, je suis sûr.... »
Il n'acheva pas. Deslauriers comprit, se passa les deux mains
sur le front; puis, tout à coup •
— « Mais toi } Rien ne t'empêche ? Pourquoi ne serais-tu pas
député.^)) Par suite d'une double élection, il y avait dans l'Aube,
une candidature vacante. M. Dambreuse, réélu à la Législative, ap-
partenait à un autre arrondissement. « Veux-tu que je m'en occupe?)^
Il connaissait beaucoup de cabaretiers. d'instituteurs, de médecins,
de clercs d'étude et leurs patrons. « D'ailleurs, on fait accroire aux
paysans tout ce qu'on veut !»
Frédéric sentait se rallumer son ambition.
Deslauriers ajouta :
— « Tu devrais bien me trouver une place à Paris. »
— « Oh ! ce ne sera pas difficile, par M. Dambreuse. »
— «Puisque nous parlions de houilles,» reprit l'avocat, «que
devient sa grande société? C'est une occupation de ce genre qu'il
me faudrait ! — et je leur serais utile, tout en gardant mon indépen-
dance. »
l'éducation sentimentale 445
Frédéric promit de le conduire chez le banquier avant trois
jours.
Son repas en tête-à-tête avec Mme Dambreuse fut une chose
exquise. Elle souriait en face de lui, de Tautre côté de la table, par-
dessus des fleurs dans une corbeille, à la lumière de la lampe suspen-
due; et, comme la fenêtre était ouverte, on apercevait des étoiles. Ils
causèrent fort peu, se méfiant d'eux-mêmes, sans doute; mais, dès
que les domestiques tournaient le dos, ils s'envoyaient un baiser, du
bout des lèvres. Il dit son idée de candidature. Elle l'approuva, s'en-
gageant même à y faire travailler M. Dambreuse.
Le soir, quelques amis se présentèrent pour la féliciter et pour la
plaindre : elle devait être si chagrine de n'avoir plus sa nièce ! C'était
fort bien, d'ailleurs, aux jeunes mariés de s'être mis en voyage; plus
tard, les embarras, les enfants surviennent ! Mais l'Italie ne répondait
pas à ridée qu'on s'en faisait. Après cela, ils étaient dans Tâge des
illusions I et puis la lune de miel embellissait tout ! Les deux derniers
qui restèrent furent M. de Grémon ville et Frédéric. Le diplomate
ne voulait pas s'en aller. Enfin, à minuit, il se leva. Mme Dambreuse
fit signe à Frédéric de partir avec lui, et le remercia de cette obéissance
par une pression de main, plus suave que tout le reste.
La Maréchale poussa un cri de joie en le revoyant. Elle l'attendait
depuis cinq heures. Il donna pour excuse une démarche indispensable
dans l'intérêt de Deslauriers. Sa figure avait un air de triomphe,
\ine auréole, dont Rosanette fut éblouie.
— « C'est peut-être à cause de ton habit noir qui te va bien;
mais je ne t'ai jamais trouvé si beau ! Comme tu es beau i »
Dans un transport de sa tendresse, elle se jura intérieurement
de ne plus appartenir à d'autres, quoi qu'il advînt, quand elle devrai:
crever de misère '
Ses jolis yeux humides pétillaient d'une passion tellement puis-
sante, que Frédéric l'attira sur ses genoux ; et il se dit : « Quelle canaille
je fais ! » en s applaudissant de sa perversité.
IV
M. Dambreiise, quand Deslaiiriers se présenta chez lui, songeait
à raviver sa grande affaire de houilles. Mais cette fusion de toutes
l 'S compagnies en une seule était mal vue; on criait au monopole,
comme s'il ne fallait pas, pour de telles exploitations, d'immenses
capitaux !
Deslauriers, qui venait de lire exprès Touvrage de Gobet et les
articles de M. Chappe dans le Journal des Mines, connaissait la question
parfaitement. Il démontra que la loi de 1810 établissait au profit
du concessionnaire un droit impermutable. D'ailleurs, on pouvait
donner à l'entreprise une couleur démocratique : empêcher les réu-
nions houillères était un attentat contre le principe même d'associa-
tion.
M. Dambreuse lui confia des notes pour rédiger un mémoire.
Quant à la manière dont il payerait son travail, il fit des promesses
d'autant meilleures qu'elles n'étaient pas précises.
Deslauriers s'en revint chez Frédéric et lui rapporta la conférence.
De plus, il avait vu Mme Dambreuse au bas de l'escalier, comme il
sortait.
— « Je t'en fais mes compliments, saprelotte ! »
Puis ils causèrent de l'élection. Il y avait quelque chose à inventer.
Trois jours après, Deslauriers reparut avec une feuille d'écriture
destinée aux journaux et qui était une lettre familière, où M, Dam-
breuse approuvait la candidature de leur ami. Soutenue par un con-
servateur et prônée par un rouge, elle devait réussir. Comment le
capitaliste signait-il une pareille élucubration ? L'avocat, sans le
moindre embarra.>, de lui-mfime, avait été la montrer à Mme Dam-
breuse, qui, la trouvant fort bien, s'était chargée du reste.
Cette démarche surprit Frédéric. Il l'approuva cependant; puis.
44^ l'éducation sentimentale
comme Deslauriers s'abouchait avec M. Roque, il lui conta sa position
vis-à-vis de Louise.
— « Dis-leur tout ce que tu voudras, que mes affaires sont
troubles; je les arrangerai; elle est assez jeune pour attendre ! >
Deslauriers partit; et Frédéric se considéra comme un homme
très fort. Il éprouvait, d'ailleurs, un assouvissement, une satisfaction
profonde. Sa joie de posséder une femme riche n'était gâtée par aucun
contraste ; le sentiment s'harmoniait avec le milieu. Sa vie mamtenant,
avait des douceurs partout
La plus exquise, peut-être, était de contempler Mme Dambreuse,
entre plusieurs personnes, dans son salon. La convenance de ses
manières le faisait rêver à d'autres attitudes; pendant qu'elle causait
d'un ton froid, il se rappelait ses mots d'amour balbutiés; tous les
respects pour sa vertu le délectaient comme un homiuiage retournant
vers lui ; et il avait parfois des envies de s'écrier : « Mais je la connais
mieux que vous ! Elle est à moi 1 >)
Leur liaison ne tarda pas à être une chose convenue, acceptée.
Mme Dambreuse, durant tout l'hiver, traîna Frédéric dans le monde.
Il arrivait presque toujours avant elle; et il la voyait entrer, les
bras nus, l'éventail à la main, des perles dans les cheveux. Elle s'arrê-
tait sur le seuil (le linteau de la porte l'entourait comme un cadre), et
elle avait un léger mouvement d'indécision, en clignant les paupières,
pour découvrir s'il était là. Elle le ramenait dans sa voiture; la pluie
fouettait les vasistas; les passants, tels que des ombres, s'agitaient
dans la boue; et, serrés l'un contre Tautre, ils apercevaient tout cela
confusément, avec un dédain tranquille. Sous des prétextes différents,
il restait encore une bonne heure dans sa chambre.
C'était par ennui, surtout, que Mme Dambreuse avait cédé.
Mais cette dernière épreuve ne devait pas être perdue. Elle voulait
un grand amour, elle se mit à le combler d'adulations et de caresses.
Elle lui envoyait des fleurs; elle lui fit une chaise en tapisserie;
elle lui donna un porte-cigares, une écritoire, mille petites choses
d'un usage quotidien, pour qu'il n'eût pas une action indépendante
l'éducation sentimentale 449
de son souvenir. Ces prévenances le charmèrent d'abord, et bientôt
lui parurent toutes simples.
Elle montait dans un fiacre, le renvoyait à Fentrée d'un passage,
sortait par l'autre bout; puis, se glissant le long des murs, avec un
double voile sur le visage, elle atteignait la rue où Frédéric en senti-
nelle lui prenait le bras, vivement, pour la conduire dans sa maison.
Ses deux domestiques se promenaient, le portier faisait des courses;
elle jetait les yeux tout à Tentour; rien à craindre ! et elle poussait
comme un soupir d'exilé qui revoit sa patrie. La chance les enhardissait.
Leurs rendez-vous se multiplièrent. Un soir même, elle se présenta
tout à coup en grande toilette de bal. Ces surprises pouvaient être
dangereuses; il la blâma de son imprudence; elle lui déplut, du reste.
Son corsage ouvert découvrait trop sa poitrine maigre.
Il reconnut alors ce qu'il s'était caché, la désillusion de ses sens.
Il n'en feignait pas moins de grandes ardeurs; mais pour les ressentir,
il lui fallait évoquer l'image de Rosanette ou de Mme Arnoux.
Cette atrophie sentimentale lui laissait la tête entièrement libre,
et plus que jamais il ambitionnait une haute position dans le monde.
Puisqu'il avait un marchepied pareil, c'était bien le moins qu'il s'en
servît.
Vers le milieu de janvier, un matin, Sénécal entra dans son
cabinet; et à son exclamation d'étonnement, répondit qu'il était
secrétaire de Deslauriers. Il lui apportait même une lettre. Elle con-
tenait de bonnes nouvelles, et le blâmait cependant de sa négligence;
il fallait venir là-bas.
Le futur député dit qu'il se mettrait en route le surlendemain.
Sénécal n'exprima pas d'opinion sur cette candidature. Il parla
de sa personne, et des affaires du pays.
Si lamentables qu'elles fussent, elles le réjouissaient; car on
marchait au communisme. D'abord, l'Administration y menait d'elle-
même, puisque, chaque jour, il y avait plus de choses régies par le
Gouvernement. Quant à la Propriété, la Constitution de 48, malgré
tses faiblesses» ne l'avait pas ménagée; au nom de l'utilité publique
4SO L EDUCATION SENTIMENTALE
l'État pouvait prendre désormais ce qu'il jugeait lui convenir. Sénécal^
se déclara pour l'Autorité; et Frédéric aperçut dans ses discours
l'exagération de ses propres paroles à Deslauriers. Le républicain
tonna même contre l'insuffisance des masses.
— « Robespierre, en défendant le droit du petit nombre, amena^
Louis XVI devant la Convention nationale, et sauva le peuple. La
fin des choses les rend légitimes. La dictature est quelquefois indis-
pensable. Vive la tyrannie, pourvu que le tyran fasse le bien ! »
Leur discussion dura longtemps, et, comme il s'en allait, Sénécal
avoua (c'était le but de sa visite, peut-être) que Deslauriers s'impatien-
tait beaucoup du silence de M. Dambreuse.
Mais M. Dambreuse était malade. Frédéric le voyait tous les
jours, sa qualité d'intime le faisant admettre près de lui.
La révocation du général Changarnier avait ému extrêmement
le capitaliste. Le soir même, il fut pris d'une grande chaleur dans la
poitrine, avec une oppression à ne pouvoir se tenir couché. Des sangsues
amenèrent un soulagement immédiat. La toux sèche disparut, la
respiration devint plus calme; et, huit jours après, il dit en avalant
un bouillon :
— « Ah ! ça va mieux ! Mais j 'ai manqué faire le grand voyage ! »
— « Pas sans moi ! » s'écria Mme Dambreuse, notifiant par ce
mot qu'elle n'aurait pu lui survivre.
Au lieu de répondre, il étala sur elle et sur son amant un singulier
sourire, où il y avait à la fois de la résignation, de l'indulgence, de
l'ironie, et même comme une pointe, un sous-entendu presque gai-
Frédéric voulut partir pour Nogent, Mme Dambreuse s'y opposa;
et il défaisait et refaisait tour à tour ses paquets, selon les alternatives
de la maladie.
Tout à coup, M. Dambreuse cracha le sang abondamment..
« Les princes de la science », consultés, n'avisèrent à rien de nouveau.
Ses jambes enflaient, et la faiblesse augmentait. Il avait témoigné
plusieurs fois le désir de voir Cécile, qui était à l'autre bout de la
France, avec son mari, nommé receveur depuis un mois. Il ordonna
yj..
L EDUCATION SENTIMENTALE 45 1
expressément qu'on la fît venir. Mme Dambreuse écrivit trois letties,
et les lui montra.
Sans se fier même à la religieuse, elle ne le quittait pas d'une
seconde, ne se couchait plus. Les personnes qui se faisaient inscrire
chez le concierge s'informaient d'elle avec admiration; et les passants
étaient saisis de respect devant la quantité de paille qu'il y aVait
dans la rue, sous les fenêtres.
Le 12 février, à cinq heures, une hémoptysie effrayante se déclara.
Le médecin de garde dit le danger. On courut vite chez un prêtre.
Pendant la confession de M. Dambreuse, Madame le regardait
de loin, curieusement. Après quoi, le jeune docteur posa un vésicatoire,
et attendit.
La lumière des lampes, masquée par des meubles, éclairait la
chambre inégalement. Frédéric et Mme Dambreuse, au pied de la
couche, observaient le moribond. Dans l'embrasure d'une croisée,
le prêtre et le médecin causaient à demi-voix; la bonne sœur, à
genoux, marmottait des prières.
Enfin, un râle s'éleva. Les mains se refroidissaient, la face com-
mençait à pâlir. Quelquefois, il tirait tout à coup une respiration
énorme; elles devinrent de plus en plus rares; deux ou trois paroles
confuses lui échappèrent; il exhala un petit soufile en même temps
qu'il tournait ses yeux, et la tête retomba de côté sur l'oreiller.
Tous, pendant une minute, restèrent immobiles.
Mme Dambreuse s'approcha; et, sans effort, avec la simplicité
du devoir, elle lui ferma les paupières.
Puis elle écarta les deux bras, en se tordant la taille comme dans
le spasme d'un désespoir contenu, et sortit de l'appartement, appuyée
sur le médecin et la religieuse. Un quart d'heure après, Frédéric
monta dans sa chambre.
On y sentait une odeur indéfinissable, émanation des choses
délicates qui l'emplissaient. Au milieu du lit, une robe noire s'étalait,
tranchant sur le couvre-piea rose.
Mme Dambreuse était au coin de la cheminée, debout. Sans lui
'^,
452 L EDUCATION SENTIMENTALE
supposer de violents regrets, il la croyait un peu triste; et, d'une
voix dolente :
— « Tu souffres ? »
— «Moi? Non, pas du tout.»
Comme elle se retournait, elle aperçut la robe, Texamina; puis
elle lui dit de ne pas se gêner.
— « Fume si tu veux ! Tu es chez moi ! »
Et, avec un grand soupir :
— « Ah î sainte Vierge ! quel débarras ! »
Frédéric fut étonné de l'exclamation. Il reprit en lui baisant la
main :
— (( On était libre, pourtant ! »
Cette allusion à l'aisance de leurs amours parut blesser Mme
Dambreuse.
— « Eh ! tu ne sais pas les services que je lui rendais, ni dans
quelles angoisses j'ai vécu ! »
— (( Comment ? »
— « Mais oui ! Était-ce une sécurité que d'avoir toujours près
de soi cette bâtarde, une enfant introduite dans la maison au bout
de cinq ans de ménage, et qui, sans moi, bien sûr, l'aurait amené à
quelque sottise ? »
Alors, elle expliqua ses affaires. Ils s'étaient mariés sous le régime
de la séparation. Son patrimoine était de trois cent mille francs.
M. Dambreuse, par leur contrat, lui avait assuré, en cas de survivance,
quinze mille livres de rente avec la propriété de l'hôtel. Mais, peu
de temps après, il avait fait un testament où il lui donnait toute sa
fortune; et elle l'évaluait, autant qu'il était possible de le savoir main-
tenant, à plus de trois millions.
Frédéric ouvrit de grands yeux.
— ((Ça en valait la peine, n'est-ce pas? J'y ai contribué, du
reste ! C'était mon bien que je défendais; Cécile m'aurait dépouillée,
injustement. »
— «Pourquoi n'est-elle pas venue voir son père? » dit Frédéric.
l'éducation sentimentale 45^
A cette question, Mme Dambreusc le considéra; puis, d'un ton
sec :
— « Je n'en sais rien ! Faute de cœur, sans doute 1 Oli ! je la
connais ! Aussi elle n'aura pas de moi une obole ! »
Elle n'était guère gênante, du moins depuis son mariage.
— « Ah ! son mariage ! » fit en ricanant Mme Dambreuse.
Et elle s'en voulait d'avoir trop bien traitée cette pécore-là, qui
était jalouse, intéressée, hypocrite. « Tous les défauts de son père !
Elle le dénigrait de plus en plus. Personne d'une fausseté aussi pro-
fonde, impitoyable d'ailleurs, dur comme un caillou, « un mauvais
homme, un mauvais homme ! »
Il échappe des fautes, même aux plus sages. Mme Dambreuse
venait d'en faire une, par ce débordement de haine. Frédéric, en face
d'elle, dans une bergère, réfléchissait, scandalisé.
Elle se leva, se mit doucement sur ses genoux.
— « Toi seul es bon ! Il n'y a que toi que j'aime ! »
En le regardant, son cœur s'amollit> une réaction nerveuse lui
amena des larmes aux paupières, et elle murmura :
— (( Veux-tu m 'épouser ? »
Il crut d'abord n'avoir pas compris. Cette richesse l'étourdissait»
Elle répéta plus haut :
— « Veux-tu m'épouser î »
Enfin il dit, en souriant :
— « Tu en doutes ? »
Puis une pudeur le prit et, pour faire au défunt une sorte de
réparation, il s'offrit à le veiller lui-même. Mais comme il avait honte
de ce pieux sentiment, il ajouta d'un ton dégagé j^
■ — « Ce serait peut-être plus convenable. »
— « Oui. peut-être bien », dit-elle, « à cause des domestiques ! »
On avait tiré le lit complètement hors de l'alcôve. La rehgieuse
était au pied ; et au chevet se tenait un prêtre, un grand homme maigre,
Pair espagnol et fanatique. Sur la table de nuit, couverte d'une serviette
blanche, trois fiambeaux brûlaient.
454 l'éducation sentimentale
Frédéric prit une chaise, et regarda le mort.
Son visage était jaune comme de la paille; un peu d'écume san-
guinolente marquait les coins de sa bouche. Il avait un foulard autour
du crâne, un gilet de tricot, et un crucifix d'argent sur la poitrine,
entre ses bras croisés.
Elle était finie, cette existence pleine d'agitations ! Combien
n'avait-il pas fait de courses dans les bureaux, aligné de chiffres,
tripoté d'affaires, entendu de rapports ! Que de boniments, de sourires,
de courbettes ! Car il avait acclamé Napoléon, les Cosaques, Louis
XVIII, 1830, les ouvriers, tous les régimes, — chérissant le Pouvoir
d'un tel amour qu'il aurait payé pour se vendre.
Mais il laissait le domaine de la Fortelle, trois manufactures en
Picardie, le bois de Crancé dans l'Yonne, une ferme près d'Orléans,
des valeurs mobilières considérables.
Frédéric fit ainsi la récapitulation de sa fortune; et elle allait,
pourtant, lui appartenir! Il songea d'abord à «ce qu'on dirait», à
un cadeau pour sa mère, à ses futurs attelages, à un vieux cocher de
sa famille dont il voulait faire le concierge. La livrée ne serait plus
la même, naturellement. Il prendrait le grand salon comme cabinet
de travail. Rien n'empêchait, en abattant trois murs, d'avoir, au second
étage, une galerie de tableaux. Il y avait moyen, peut-être, d'organiser
en bas une salle de bains turcs. Quant au bureau de M. Dambreuse,
pièce déplaisante, à quoi pouvait-elle servir }
Le prêtre qui venait à se moucher, ou la bonne sœur arrangeant
le feu, interrompaient brutalement ces imaginations. Mais la réalité les
confirmait; le cadavre était toujours là. Ses paupières s'étaient rouver-
tes; et les pupilles, bien que noyées dans des ténèbres visqueuses,
avaient une expression énigmatique, intolérable. Frédéric croyait y
voir comme un jugement porté sur lui, et il sentait presque un
remords, car il n'avait jamais eu à se plaindre de cet homme, qui, au
contraire.... «Allons donc ! un vieux misérable !» — et il le consi-
dérait de plus près, pour se raffermir, en lui criant mentalement ;
— « Eh bien, quoi ? Est-ce que je t'ai tué? »
l'éducation sentimentale 455
Cependant, le prêtre lisait son bréviaire; la religieuse, immobile,
sommeillait ; les mèches des trois flambeaux s'allongeaient.
On entendit, pendant deux heures, le roulement sourd des
charrettes défilant vers les Halles. Les carreaux blanchirent, un fiacre
passa, puis une compagnie d'ânesses qui trottinaient sur le pavé, et
des coups de marteau, des cris de vendeurs ambulants, des éclats
de trompette; tout déjà se confondait dans la grande voix de Paris
qui s'éveille.
Frédéric se mit en courses. Il se transporta premièrement à la
mairie pour faire la déclaration; puis, quand le médecin des morts
eut donné le certificat, il revint à la mairie dire quel cimetière la
famille choisissait, et pour s'entendre avec le bureau des pompes
funèbres.
L'employé exhiba un dessin et un programme, l'un indiquant
les diverses classes d'enterrement, l'autre le détail complet du décor.
Voulait-on un char avec galerie ou un char avec panaches, des tresses
aux chevaux, des aigrettes aux valets, des initiales ou un blason,
des lampes funèbres, un homme pour porter les honneurs, et combien
de voitures ? Frédéric fut large ; Mme Dambreuse tenait à ne rien
jnénager.
Puis, il se rendit à l'église.
Le vicaire des convois commença par blâmer l'exploitation des
pompes funèbres; ainsi l'officier pour les pièces d'honneur était
vraiment inutile; beaucoup de cierges valait mieux ! On convint
d'une messe basse relevée de musique. Frédéric signa ce qui était
'Convenu, avec obligation solidaire de payer tous les frais.
Il alla ensuite à l'Hôtel de Ville pour l'achat du terrain. Une
concession de deux mètres en longueur, sur un de largeur, coûtait
xinq cents francs. Etait-ce une concession mi-séculaire ou perpétuelle ?
— « Oh ! perpétuelle ! » dit Frédéric.
Il prenait la chose au sérieux, se donnait du mal. Dans la cour
^e l'hôtel, un marbrier l'attendait pour lui montrer des devis et plans
de tombeaux grecs, égyptiens, mauresques; mais l'architecte de la
4.r6 L EDUCATION SENTIMENTALE
maison en avait déjà conféré avec Madame; et, sur la table, dans le-
vestibule, il y avait toute sorte de prospectus relatifs au nettoyage
des matelas, à la désinfection des chambres, à divers procédés d'em-
baumement.
Après son dîner, il retourna chez le tailleur pour le deuil des
domestiques; et il dut faire une dernière course, car il avait commandé
des gants de castor, et c'étaient des gants de filoselle qui convenaient.
Quand il arriva le lendemain, à dix heures, le grand salon s'em-
plissait de monde, et presque tous, en s'abordant d'un air mélan-
colique, disaient :
— « Moi qui l'ai encore vu il y a un mois ! Mon Dieu ! c'est
notre sort à tous ! »
— « Oui ; mais tâchons que ce soit le plus tard possible ! »
Alors, on poussait un petit rire de satisfaction, et même on enga-
geait des dialogues parfaitement étrangers à la circonstance. Enfin,
le maître des cérémonies, en habit noir à la française et culotte courte
avec manteau, pleureuses, brette au côté et tricorne sous le bras,,
articula, en saluant, les mots d'usage :
— (( Messieurs, quand il vous fera plaisir. »
On partit.
C'était jour de marché aux fleurs sur la place de la Madeleine.
Il faisait un temps clair et doux; et la brise, qui secouait un peu les
baraques de toile, gonflait, par les bords, l'immense drap noir accroché
sur le portail. L'écusson de M. Dambreuse, occupant un carré de
velours, s'y répétait trois fois. Il était de sable au senestrochère d^or,
à poing fermé, ganté d'argent, avec la couronne de comte, et cette
devise : Par toutes voies.
Les porteurs montèrent jusqu'au haut de l'escalier le lourd
cercueil, et l'on entra.
Les six chapelles, l'hémicycle et les chaises étaient tendus de
noir. Le catafalque au bas du chœur formait, avec ses grands cierges^
un seul foyer de lumières jaunes. Aux deux angles, sur des candélabres,,
des flammes d'esprit-de-vin brûlaient.
l'éducation sentimentale 457
Les plus considérables prirent place dans le sanctuaire, les
autres dans la nef; et l'office commença.
A part quelques-uns, l'ignorance religieuse de tous était si
profonde, que le maître des cérémonies, de temps à autre, leur faisait
signe de se lever, de s'agenouiller, de se rasseoir. L'orgue et deux
contrebasses alternaient avec les voix; dans les intervalles de silence,
on entendait le marmottement du prêtre à l'autel; puis la musique et
les chants reprenaient.
Un jour mat tombait des trois coupoles ; mais la porte ouverte
envoyait horizontalement comme un fleuve de clarté blanche qui
frappait toutes les têtes nues; et dans l'air, à mi-hauteur du vaisseau,
flottait une ombre, pénétrée par le reflet des ors décorant la nervure
des pendentifs et le feuillage des chapiteaux.
Frédéric, pour se distraire, écouta le Dies irce ; il considérait les-
assistants, tâchait de voir les peintures trop élevées qui représentent
la vie de Madeleine. Heureusement, Pellerin vint se mettre près de
lui, et commença tout de suite, à propos de fresques, une longue
dissertation. La cloche tinta. On sortit de l'église.
Le corbillard, orné de draperies pendantes et de hauts plumets,
s'achemiina vers le Père-Lachaise, tiré par quatre chevaux noirs ayant
des tresses dans la crinière, des panaches sur la tête, et qu'er.velop-
paient jusqu'aux sabots de larges caparaçons brodés d'argent. Leur
cocher, en bottes à l'écuyère, portait un chapeau à trois cornes avec
un long crêpe retombant. Les cordons étaient tenus par quatre per-
sonnages : un questeur de la Chambre des députés, un membre du
Conseil général de l'Aube, un délégué des houilles, — et Fumâchon,
comme ami. La calèche du défunt et douze voitures de deuil suivaient.
Les conviés, par derrière, emplissaient le milieu du boulevard.
Pour voir tout cela, les passants s'arrêtaient; des femmes, leur
marmot entre les bras, montaient sur des chaises; et des gens qui
prenaient des chopes dans les cafés apparaissaient aux fenêtres, une
queue de billard à la main. ^
La route était longue ; et, — comme dans les repas de cérémonie
458 l'éducation sentimentale
où Ton est réservé d'abord, puis expansif, — la tenue générale se
relâcha bientôt. On ne causait que du refus d'allocation fait par la
Chambre au Président. M. Piscatory s'était montré trop acerbe,
Montalembert, « magnifique, comme d'habitude », et MM. Cham-
bolle, Pidoux, Creton, enfin toute la commission aurait dû suivre,
peut-être, l'avis de MM. Quentin-Bauchard et Dufour.
Ces entretiens continuèrent dans la rue de la Roquette, bordée
par des boutiques, où l'on ne voit que des chaînes en verre de couleur
et des rondelles noires couvertes de dessins et de lettres d'or, — ce
qui les fait ressembler à des grottes pleines de stalactites et à des
magasins de faïences. Mais, devant la grille du cimetière, tout le
monde, instantanément, se tut.
Les tombes se levaient au milieu des arbres, colonnes brisées,
pyramides, temples, dolmens, obélisques, caveaux étrusques à porte
de bronze. On apercevait dans quelques-uns des espèces de boudoirs
funèbres, avec des fauteuils rustiques et des pliants. Des toiles
d'araignée pendaient comme des haillons aux chaînettes des urnes;
et de la poussière couvrait les bouquets de rubans de satin et les
crucifix. Partout, entre les balustres, sur les tombeaux, des couronnes
d'immortelles et des chandeliers, des vases, des fleurs, des disques
noirs rehaussés de lettres d'or, des statuettes de plâtre : petits garçons
et petites demoiselles ou petits anges tenus en l'air par un fil de laiton :
plusieurs même ont un toit de zinc sur la tête. D'énormes câbles en
verre filé, noir, blanc et azur, descendent du haut des stèles jusqu'au
pied des dalles, avec de longs replis, comme des boas. Le soleil,
frappant dessus, les faisait scintiller entre les croix de bois noir; —
et le corbillard s'avançait dans les grands chemins, qui sont pavés
comme les rues d'une ville. De temps à autre, les essieux claquaient.
Des femmes à genoux, la robe traînant dans l'herbe, parlaient douce-
ment aux morts. Des fumignons blanchâtres sortaient de la verdure
des ifs. C'étaient des oflFrandes abandonnées, des débris que l'on
brûlait.
La fosse de M. Dambreuse était dans le voisinage de Manuel
L EDUCATION SENTIMENTALE 459
€t de Benjamin Constant. Le terrain dévale, en cet endroit, par une
pente abrupte. On a sous les pieds des sommets d'arbres verts; plus
loin, des cheminées de pompes à feu, puis toute la grande ville.
Frédéric put admirer le paysage pendant qu'on prononçait les
discours.
Le premier fut au nom de la Chambre des députés, le deuxième,
au nom du Conseil général de l'Aube, le troisième, au nom de la Société
houillère de Saône-et-Loire, le quatrième au nom de la Société d'agri-
culture de l'Yonne; et il y en eut un autre, au nom d'une Société
philanthropique. Enfin, on s'en allait, lorsqu'un inconnu se mit à
lire un sixième discours, au nom de la Société des antiquaires d'Amiens.
Et tous profitèrent de l'occasion pour tonner contre le Socialisme,
dont M. Dambreuse était mort victime. C'était le spectacle de l'anar-
chie et son dévouement à Tordre qui avaient abrégé ses jours. On exalta
ses lumières, sa probité, sa générosité et même son mutisme comme
représentant du peuple, car, s'il n'était pas orateur, il possédait en
revanche ces qualités solides, mille fois préférables, etc.... avec tous les
mots qu'il faut dire: — «Fin prématurée, — regrets éternels; —
l'autre patrie, — adieu, ou plutôt non, au revoir ! »
La terre, mêlée de cailloux, retomba; et il ne devait plus en être
question dans le monde.
On en parla encore un peu en descendant le cimetière; et on
ne se gênait pas pour l'apprécier. Hussonnet, qui devait rendre compte
de l'enterrement dans les journaux, reprit même, en blague, tous
les discours; — car enfin le bonhomme Dambreuse avait été un des
potdevinistes les plus distingués du dernier règne. Puis les voitures
de deuil reconduisirent les bourgeois à leurs affaires, la cérémonie
n'avait pas duré trop longtemps; on s'en félicitait.
Frédéric, fatigué, rentra chez lui.
Quand il se présenta le lendemain à l'hôtel Uambreuse, on
l'avertit que Madame travaillait en bas, dans le bureau. Les cartons,
les tiroirs étaient ouverts pêle-mêle, les livres de compte jetés de
droite et de gauche; un rouleau de paperasses ayant pour titre :
460 l'éducation sentimentale
(( Recouvrements désespérés, » traînait par terre ; il manqua tomber
dessus et le ramassa. Mme Dambreuse disparaissait ensevelie dans le
grand fauteuil.
— « Eh bien ? Où êtes-vous donc ? qu'y a-t-il ? »
Elle se leva d'un bond.
— « Ce qu'il y a ? Je suis ruinée, ruinée ! entends-tu ? »
M. Adolphe Langlois, le notaire, l'avait fait venir en son étude^
et lui avait communiqué un testament, écrit par son mari, avant leur
mariage. Il léguait tout à Cécile; et l'autre testament était perdu.
Frédéric devint très pâle. Sans doute elle avait mal cherché.»^
— (( Mais regarde donc ! » dit Mme Dambreuse, en lui montrant
l'appartement.
Les deux coffres-forts bâillaient, défoncés à coups de merlin,
et elle avait retourné le pupitre, fouillé les placards, secoué les pail-
lassons, quand tout à coup, poussant un cri aigu, elle se précipita
dans un angle où elle venait d'apercevoir une petite boîte à serrure
de cuivre; elle l'ouvrit, rien!
— « Ah ! le misérable ! Moi qui l'ai soigné avec tant de dévoue»
ment ! »
Puis elle éclata en sanglots.
— (( Il est peut-être ailleurs ? » dit Frédéric.
— « Eh non ! il était là ! dans ce coffre-fort. Je l'ai vu dernière-
ment. Il est brûlé ! j'en suis certaine ! »
Un jour, au commencement de sa maladie, M. Dambreuse était
descendu pour donner des signatures.
— « C'est alors qu'il aura fait le coup ! »
Et elle retomba sur une chaise, anéantie. Une mère en deuil
n'est pas plus lamentable près d'un berceau vide que ne l'était Mme
Dambreuse devant les coffres-forts béants. Enfin, sa douleur —
malgré la bassesse du motif — semblait tellement profonde, qu'il
tâcha de la consoler en lui disant qu'après tout, elle n'était pas réduite
à la misère.
— « C'est la misère, puisque je ne peux pas t'offrir une grande
fortuiie ! »
L EDUCATION SENTIMENTALE 46 1
Elle n'avait plus que trente mille livres de rente, sans conr >rt:r
rhôtel, qui en valait de dix-huit à vingt, peut-être.
Bien que ce fût de l'opulence pour Frédéric, il n'en ressentait
pas moins une déception. Adieu ses rêves et toute la grande vie qu'il
aurait menée ! L'honneur le forçait à épouser Mme Dambreuse. Il
réfléchit une minute; puis, d'un air tendre :
— <( J'aurai toujours ta personne ! »
Elle se jeta dans ses bras; et il la serra contre sa poitrine, avec
un attendrissement où il y avait un peu d'admiration pour lui-même.
Mme Dambreuse, dont les larmes ne coulaient plus, releva sa figure,
toute rayonnante de bonheur, et, lui prenant la main :
— « Ah ! je n'ai jamais douté de toi ! J'y comptais ! »
Cette certitude anticipée de ce qu'il regardait comme une belle
action déplut au jeune homme.
Puis elle l'emmena dans sa chambre, et ils firent des projets.
Frédéric devait songer maintenant à se pousser. Elle lui donna même
sur sa candidature d'admirables conseils.
Le premier point était de savoir deux ou trois phrases d'économie
politique.il fallait prendre une spécialité, comme les haras, par exemple,
écrire plusieurs mémoires sur une question d'intérêt local, avoir
toujours à sa disposition des bureaux de poste ou de tabac, rendre
une foule de petits services. M. Dambreuse s'était montré là-dessus
un vrai modèle. Ainsi, une fois, à la campagne, il avait fait arrêter
son char à bancs, plein d'amis, devant l'échoppe d'un savetier, avait
pris pour ses hôtes douze paires de chaussures, et, pour lui, des bottes
épouvantables — qu'il eut même l'héroïsme de porter durant quinze
jours. Cette anecdote les rendit gais. Elle en conta d'autres, et avec
un revif de grâce, de jeunesse et d'esprit.
Elle approuva son idée d'un voyage immédiat à Nogent. Leurs
adieux furent tendres; puis, sur le seuil, elle murmura encore une
fois : \
— « Tu m'aimes, n'est-ce pas ? »
— (( Éternellement 1 » répondit-il.
402 l'éducation sentimentale
Un commissionnaire Tattendait chez lui avec un mot au crayon,
le prévenant que Rosanette allait accoucher. Il avait eu tant d'occupa-
tion, depuis quelques jours, qu'il n'y pensait plus. Elle s'était mise
dans un établissement spécial, à Chaillot.
Frédéric prit un fiacre et partit.
Au coin de la rue de Marbeuf, il lut sur une planche en grosses
lettres : « Maison de santé et d'accouchement tenue par Mme Ales-
sandri, sage-femme de première classe, ex-élève de la Maternité,
auteur de divers ouvrages, etc.» — Puis, au milieu de la rue, sur la
porte, une petite porte bâtarde, l'enseigne répétait (sans le mot
accouchement) : « Maison de santé de Mme Alessandri », avec tous
ses titres.
Frédéric donna un coup de marteau.
Une femme de chambre, à tournure de soubrette, l'introduisit
dans le salon, orné d'une table en acajou, de fauteuils en velours
grenat, et d'une pendule sous globe.
Presque aussitôt, Madame parut. C'était une grande brune de
quarante ans, la taille mince, de beaux yeux, l'usage du monde. Elle
apprit à Frédéric l'heureuse délivrance de la mère, et le fit monter
dans sa chambre.
Rosanette se mit à sourire ineffablement ; et, comme submergée
sous les flots d'amour qui l 'étouffaient, elle dit d'une voix basse :
— « Un garçon, là, là ! » — en désignant près de son lit une
barcelonnette.
Il écarta les rideaux, et aperçut, au milieu des linges, quelque
chose d'un rouge jaunâtre, extrêmement ridé, qui sentait mauvais
et vagissait.
— « Embrasse-le ! »
Il répondit, pour cacher sa répugnance :
— « Mais j 'ai peur de lui faire mal ? »
■ — « Non ! non ! »
Alors, il baisa, du bout des lèvres, son enfant.
— « Comme il te ressemble ! »
l'éducation sentimentale 463
Et, de ses deux bras faibles, elle se suspendit à son cou, avec
une effusion de sentiment qu'il n'avait jamais vue.
Le souvenir de Mme Dambreuse lui revint. Il se reprocha comme
une monstruosité de trahir ce pauvre être, qui aimait et souffrait
dans toute la franchise de sa nature. Pendant plusieurs jours, il lui
tint compagnie jusqu'au soir.
Elle se trouvait heureuse dans cette maison discrète; les volets
de la façade restaient même constamment fermés ; sa chambre, tendue
en perse claire, donnait sur un grand jardin; Mme Alessandri, dont
le seul défaut était de citer comme intimes les médecins illustres,
l'entourait d'attentions ; ses compagnes, presque toutes des demoiselles
de la province, s'ennuyaient beaucoup, n'ayant personne qui vînt les
voir; Rosanette s'aperçut qu'on l'enviait, et le dit à Frédéric avec
fierté. Il fallait parler bas, cependant; les cloisons étaient minces et
tout le monde se tenait aux écoutes, malgré le bruit continuel des
pianos.
Il allait enfin partir pour Nogent, quand il reçut une lettre de
Deslauriers. Deux candidats nouveaux se présentaient, l'un conser-
vateur, l'autre rouge; un troisième, quel qu'il fût, n'avait pas de
chances. C'était la faute de Frédéric; il avait laissé passer le bon
moment, il aurait du venir plus tôt, se remuer. « On ne t'a même
pas vu aux comices agricoles ! » L'avocat le blâmait de n'avoir
aucune attache dans les journaux. « Ah ! si tu avais suivi autrefois
mes conseils ! Si nous avions une feuille publique à nous ! » Il
insistait là-dessus. Du reste, beaucoup de personnes qui auraient
voté en sa faveur, par considération pour M. Dambreuse, l'aban-
donneraient maintenant. Deslauriers était de ceux-là. N'ayant plus
rien à attendre du capitaliste, il lâchait son protégé.
Frédéric porta sa lettre à Mme Dambreuse.
— « Tu n'as donc pas été à Nogent } » dit-elle.
— « Pourquoi ? » \
— « C'est que j'ai vu Deslauriers il y a trois jours. »
Sachant la mort de son mari, l'avocat était venu rapporter les
464 l'éducation sentimentale
notes sur les houilles et lui offrir ses services comme homme d'affaires.
Cela parut étrange à Frédéric; et que faisait son ami, là-bas?
Mme Dambreuse voulut savoir Temploi de son temps depuis
leur séparation.
— « J'ai été malade, b répondit-il.
— « Tu aurais dû me prévenir, au moins. »
— (( Oh ! cela n'en valait pas la peine ! »
D'ailleurs, il avait eu une foule de dérangements, des rendez-
vous, des visites.
Il mena dès lors une existence double, couchant religieusement
chez la Maréchale et passant l'après-midi chez Mme Dambreuse,
si bien qu'il lui restait à peine, au milieu de la journée, une heure de
liberté.
L'enfant était à la campagne, à Andilly. On allait le voir toutes
les semaines.
La maison de la nourrice se trouvait sur la hauteur du viWage,
au fond d'une petite cour sombre comme un puirs, avec de la paille
par terre, des poules çà et là, une charrette à légumes sous le hangar.
Rosanette commençait par baiser frénétiquement son poupon; et,
prise d'une sorte de délire, allait et venait, essayait de traire la chèvre,
mangeait du gros pain, aspirait l'odeur du fumier, voulait en mettre
un peu dans son mouchoir.
Puis ils faisaient de grandes promenades; elle entrait chez les
pépiniéristes, arrachait les branches de lilas qui pendaient en dehors
des murs, criait : « Hue, bourriquet ! » aux ânes traînant une carriole,
s'arrêtait à contempler par la grille l'intérieur des beaux jardins;
ou bien la nourrice prenait l'enfant, on le posait à l'ombre sous un
noyer; et les deux femmes débitaient, pendant des heures, d'assom-
mantes niaiseries.
Frédéric, près d'elles, contemplait les carrés de vignes sur les
pentes du terrain, avec la touffe d'un arbre de place en place, les
sentiers poudreux pareils à des rubans grisâtres, les maisons étalant
dans la verdure des taches blanches et rouges; et, quelquefois, la
L'éDUCATTON SENTI MENTAIS 465
fumée d'une locomotive allongeait horizontalement, au pied des
collines couvertes de feuillages, comme une gigantesque plume d'au-
truche dont le bout léger s'envolait.
Puis ses yeux retombaient sur son fils. Il se le figurait jeune
homme, il en ferait son compagnon; mais ce serait peut-être un sot,
un malheureux à coup sûr. L'illégalité de sa naissance l'opprimerait
toujours ; mieux aurait valu pour lui ne pas naître, et Frédéric mur-
murait : (( Pauvre enfant ! » le cœur gonflé d'une incompréhensible
tristesse.
Souvent, ils manquaient le dernier départ. Alors, Mme Dambreuse
le grondait de son inexactitude. Il lui faisait une histoire.
Il fallait en inventer aussi pour Rosanette. Elle ne comprenait
pas à quoi il employait toutes ses soirées ; et, quand on envoyait chez
lui, il n'y était jamais ! Un jour, comme il s'y trouvait, elles apparurent
presque à la fois. Il fit sortir la Maréchale et cacha Mme Dambreuse,
en disant que sa mère allait arriver.
Bientôt ces mensonges le divertirent ; il répétait à l'une le serment
qu'il venait de faire à l'autre, leur envoyait deux bouquets semblables,
leur écrivait en même temps, puis établissait entre elles des compa-
raisons; — il y en avait une troisième, toujours présente à sa pensée.
L'impossibilité de l'avoir le justifiait de ses perfidies, qui avivaient le
plaisir, en y mettant de l'alternance; et plus il avait trompé n'importe
laquelle des deux, plus elle l'aimait, comme si leurs amours se fussent
échauffés réciproquement et que, dans une sorte d'émulation, chacune
eût voulu lui faire oublier l'autre.
— « Admire ma confiance ! » lui dit un jour Mme Dambreuse,
en dépliant un papier où on la prévenait que M. Moreau vivait con-
jugalement avec une certaine Rose Bron.
— « Est-ce la demoiselle des courses, par hasard ? »
— « Quelle absurdité ! » reprit-il. « Laisse-moi voir. »
La lettre, écrite en caractères romains, n'était pas signée. Mme
T)ambreuse, au début, avait toléré cette maîtresse qui couvrait leur
adultère. Mais, sa passion devenant plus forte, elle avait exigé une
466 l'éducation sentimentale
rupture, chose faite depuis longtemps, selon Frédéric; et, quand iï
eut fini ses protestations, elle répliqua, tout en clignant ses paupières
où brillait un regard pareil à la pointe d'un stylet sous de la mousse-
line :
— « Eh bien, et l'autre ? «
— « Quelle autre ? ))
— « La femme du faïencier ! ))
Il leva les épaules dédaigneusement. Elle n'insista pas.
Mais, un mois plus tard, comme ils parlaient d'honneur et de>
loyauté, et qu'il vantait la sienne (d'une manière incidente, par pré-
caution), elle lui dit :
— « C'est vrai, tu es honnête, tu n'y retournes plus. »
Frédéric, qui pensait à la Maréchale, balbutia :
— « Où donc } »
— « Chez Mme Arnoux. »
Il la supplia de lui avouer d'où elle tenait ce renseignement..
C'était par sa couturière en second, Mme Regimbart.
Ainsi, elle connaissait sa vie, et lui ne savait rien de la sienne !
Cependant, il avait découvert dans son cabinet de toilette la
miniature d'un monsieur à longues moustaches : était-ce le même
sur lequel on lui avait conté autrefois une vague histoire de suicide?
Mais, il n'existait aucun moyen d'en savoir davantage ! A quoi bon,,
du reste } Les cœurs des femmes sont comme ces petits meubles à.
secret, pleins de tiroirs emboîtés les uns dans les autres; on se donne
du mal, on se casse les ongles, et on trouve au fond quelque fleur
desséchée, des brins de poussière — ou le vide ! Et puis il craignait ^^^
peut-être, d'en trop apprendre.
Elle lui faisait refuser les invitations où elle ne pouvait se rendre
avec lui, le tenait à ses côtés, avait peur de le perdre; et, malgré cette
union chaque jour plus grande, tout à coup des abîmes se découvraient
entre eux, à propos de choses insignifiantes, l'appréciation d'une
personne, d'une œuvre d'art.
Elle avait une façon de jouer du piano correcte et dure.. Soiï
l'éducation sentimentale 467
spiritualisme (Mme Dambreuse croyait à la transmigration des âmes
dans les étoiles) ne l'empêchait pas de tenir sa caisse admirablement.
Elle était hautaine avec ses gens; ses yeux restaient secs devant les
haillons des pauvres. Un égoïsme ingénu éclatait dans ses locutions
ordinaires : « Qu'est-ce que cela me fait ? je serais bien bonne ! est-ce
que j'ai besoin ! » et mille petites actions inanalysables, odieuses.
Elle aurait écouté derrière les portes ; elle devait mentir à son confes-
seur. Par esprit de domination, elle voulut que Frédéric l'accompagnât
le dimanche à l'église. Il obéit, et porta le livre.
La perte de son héritage Tavait considérablement changée. Ces
marques d'un chagrin qu'on attribuait à la mort de M. Dambreuse
la rendaient intéressante; et, comme autrefois, elle recevait beaucoup
de monde. Depuis l'insuccès électoral de Frédéric, elle ambitionnait
pour eux deux une légation en Allemagne; aussi la première chose
à faire était de se soumettre aux idées régnantes.
Les uns désiraient l'Empire, d'autres les Orléans, d'autres le
comte de Chambord; mais tous s'accordaient sur Turgence de la
décentralisation, et plusieurs moyens étaient proposés, tels que ceux-ci :
couper Paris en une foule de grandes rues afin d'y établir des villages,
transférer à Versailles le siège du gouvernement, mettre à Bourges
les écoles, supprimer les bibliothèques, confier tout aux généraux
de division ; — et on exaltait les campagnes, l'homme illettré ayant
natu'ellement plus de sens que les autres ! Les haines foisonnaient :
haine contre les instituteurs primaires et contre les marchands de
vin, contre les classes de philosophie, contre les cours d'histoire,
contre les romans, les gilets rouges, les barbes longues, contre toute
indépendance, toute manifestation individuelle; car il fallait «relever
le principe d'autorité»; qu'elle s'exerçât au nom de n'importe qui,
qu'elle vînt de n'importe où, pourvu que ce fût la Force, l'Autorité 1
Les conservateurs parlaient maintenant comme Sénécal. Frédéric ne
comprenait plus; et il retrouvait chez son ancienne maîtresse les
mêmes propos, débités par les mêmes hommes !
Les salons des fî^lps (c'est de ce temps-là que date leur importance)
468 l'éducation sentimentale
étaient un terrain neutre, où les réactionnaires de bords différents se
rencontraient. Hussonnet, qui se livrait au dénigrement des gloires
contemporaines (bonne chose pour la restauration de l'Ordre), inspira
Tenvie à Rosanette d'avoir, comme une autre, ses soirées; il en ferait
des comptes rendus ; et il amena d'abord un homme sérieux, Fumichon ;
puis parurent Nonancourt, M. de Grémonville, le sieur de Larsillois,
ex-préfet, et Cisy, qui était maintenant agronome, bas breton et plus
que jamais chrétien.
Il venait, en outre, d'anciens amants de la Maréchale, tels que
le baron de Comaing, le comte de Jumillac et quelques autres; la
liberté de leurs allures blessait Frédéric.
Afin de se poser comme le maître, il augmenta le train de la
maison. Alors, on prit un groom, on changea de k)gement, et on eut
un mobilier nouveau. Ces dépenses étaient utiles pour faire paraître
son mariage moins disproportionné à sa fortune. Aussi diminuait-elle
effroyablement; — et Rosanette ne comprenait rien à tout cela !
Bourgeoise déclassée, elle adorait la vie de ménage, un petit
intérieur paisible. Cependant, elle était contente d'avoir « un jour »;
disait : « Ces femmes-là ! » en parlant de ses pareilles ; voulait être
« une dame du monde », s'en cro3'ait une. Elle le pria de ne plus
fumer dans le salon, essaya de lui faire faire maigre, par bon genre.
Elle mentait à son rôle enfin, car elle devenait sérieuse, et même,
avant de se coucher, montrait toujours un peu de mélancolie, —
comme il y a des cyprès à la porte d'un cabaret.
Il en découvrit la cause : elle rêvait mariage, — elle aussi ! Frédéric
en fut exaspéré. D'ailleurs, il se rappelait son apparition chez Mme
Arnoux, et puis il lui gardait rancune pour sa longue résistance.
Il n'en cherchait pas moins quels avaient été ses amants. Elle
les niait tous. Une sorte de jalousie l'envahit. Il s'irrita des cadeaux
qu'elle avait reçus, qu'elle recevait; — et, à mesure que le fond même
de sa personne l'agaçait davantage, un goût des sens âpre et bestial
l'entraînait vers elle, illusions d'une minute qui se résolvaient en haine.
' Ses paroles, sa vcix, son sourire, tout vint à lui déplaire, ses
l'i-ducatton sentimentale 469
regards surtout, cet œil de femme éternellement limpide et înepte.
Il s'en trouvait tellement excédé quelquefois, qu'il l'aurait vue mourir
sans émotion. INlais comment se fâcher? Elle était d'une douceur
désespérante.
Deslauriers reparut, et expliqua son séjour à Nogent en disant
qu'il marchandait une étude d'avoué. Frédéric fut heureux de le revoir;
c'était quelqu'un ! Il le mit en tiers dans la compagnie.
L'avocat dînait chez eux de temps à autre, et, quand il s'élevait
de petites contestations, se déclarait toujours pour Rosanette, si bien
qu'une fois Frédéric lui dit :
— « Eh ! couche avec elle si ça t'amuse ! » — tant il souhaitait
un hasard qui l'en débarrassât.
Vers le miUeu du mois de juin, elle reçut un commandement où
maître Athanase Gautherot, huissier, lui enjoignait de solder quatre
mille francs dus à la demoiselle Clémence Vatnaz ; sinon, qu'il viendrait
le lendemain la saisir.
En effet, des quatre billets autrefois souscrits, un seul était
payé; — l'argent qu'elle avait pu avoir depuis lors ayant passé à
d'autres besoins.
Elle courut chez Arnoux. Il habitait le faubourg Saint-Germain,
et le portier ignorait la rue. Elle se transporta chez plusieurs amis,
ne trouva personne, et rentra désespérée. Elle ne voulait rien dire
à Frédéric, tremblant que cette nouvelle histoire ne fît du tort à son
mariage.
Le lendemain matin, M. Athanase Gautherot se présenta, flanqué
de deux acolytes, l'un blême, à figure chafouine, l'air dévoré d'envie,
l'autre portant un faux-col et des sous-pieds très tendus, avec un
délot de taffetas noir à l'index; — et tous deux, ignoblement sales,
avec des cols gras, des manches de redingote trop courtes.
Leur patron, un fort bel homme, au contraire, commença par
s'excuser de sa mission pénible, tout en regardant l'appartement,
« plein de jolies choses, ma parole d'honneur ! » Il ajouta « outre
celles qu'on ne peut saisir ». Sur un geste, les deux recors disparurent.
470 l'éducation sentimentale
Alors, ses compliments redoublèrent. Pouvait-on croire qu'une
personne aussi... charmante n'eût pas d'ami sérieux ! Une vente par
autorité de justice était un véritable malheur ! On ne s'en relève
jamais. Il tâcha de l'effrayer ; puis, la voyant émue, prit subitement
un ton paterne. Il connaissait le monde, il avait eu affaire à toutes ces
dames; et, en les nommant, il examinait les cadres sur les murs.
C'étaient d'anciens tableaux du brave Arnoux, des esquisses de Som-
baz, des aquarelles de Burrieu, trois paysages de Dittmer. Rosanette
n'en savait pas le prix, évidemment. Maître Gautherot se tourna
vers elle :
— (( Tenez ! Pour vous montrer que je suis un bon garçon,
faisons une chose : cédez-moi ces Dittmer-là ! et je paye tout. Est-ce
convenu ? »
A ce moment, Frédéric, que Delphine avait instruit dans l'anti-
: chambre et qui venait de voir les deux praticiens, entra le chapeau
sur la tête, d'un air brutal. Maître Gautherot reprit sa dignité; et,
- comme la porte était restée ouverte :
— (( Allons, messieurs, écrivez ! Dans la seconde pièce, nous
disons : une table de chêne, avec ses deux rallonges, deux buffets.... »
Frédéric l'arrêta, demandant s'il n'y avait pas quelque m.oyen
d'empêcher la saisie ?
— « Oh ! parfaitement ! Qui a payé les meubles ? »
— « Moi. »
— « Eh bien, formulez une revendication ; c'est toujours du temps
que vous aurez devant vous. »
Maître Gautherot acheva vivement ses écritures, et, dans le
procès-verbal, assigna en référé Mlle Bron, puis se retira.
Frédéric ne fit pas un reproche. Il contemplait, sur le tapis, les
traces de boue laissées par les chaussures des praticiens ; et, se parlant
à lui-même :
— « Il va falloir chercher de l'argent ! »
— « Ah ! mon Dieu, que je suis bête ! » dit la Maréchale.
Elle fouilla dans un tiroir, prit une lettre, et s'en alla vivement
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472 l'éducation sentimentale
à la Société d'éclairage du Languedoc, afin d'obtenir le transfert de
ses actions.
Elle revint une heure après. Les titres étaient vendus à un autre !
Le commis lui avait répondu en examinant son papier, la promesse
écrite par Arnoux : « Cet acte ne vous constitue nullement proprié-
taire. La Compagnie ne connaît pas cela. » Bref, il l'avait congédiée,.
elle en suffoquait; et Frédéric devait se rendre à l'instant même
chez Arnoux, pour éclaircir la chose.
Mais Arnoux croirait, peut-être, qu'il venait pour recouvrer
indirectement les quinze mille francs de son hypothèque perdue;
et puis cette réclamation à un homme qui avait été l'amant de sa
maîtresse lui semblait une turpitude. Choisissant un moyen terme,
il alla prendre à l'hôtel Dambreuse l'adresse de Mme Regimbart,
envoya chez elle un commissionnaire, et connut ainsi le café que
hantait maintenant le Citoyen.
C'était un petit café sur la place de la Bastille, où il se tenait
toute la journée, dans le coin de droite, au fond, ne bougeant pas plus
que s'il avait fait partie de l'immeuble.
Après avoir passé successivement par la demi-tasse, le grog,
le bischof, le vin chaud et même l'eau rougie, il était revenu à la bière;
et, de demi-heure en demi-heure, laissait tomber ce mot : « Bock ! »•
ayant réduit son langage à l'indispensable. Frédéric lui demanda
s'il voyait quelquefois Arnoux.
' — « Non ! »
— « Tiens, pourquoi ?
— « Un imbécile ! »
La politique, peut-être, les séparait, et Frédéric crut bien faire
de s'informer de Compain.
— (( Quelle brute ! » dit Regimbart.
— « Comment cela } »
— « Sa tête de veau ! »
— € Ah I apprenez-moi ce que c'est que la tête de veau i
Reguubart eut un sourire de pitié.
l'éducation sentimentale 47^
— « Des bêtises ! »
Frédéric, après un long silence, repris-
— « Il a donc changé de logement ? »
— « Qui ? »
— « Arnoux ! »
— « Oui : rue de Fleurus ! »
— « Quel numéro ? »
— « Est-ce que je fréquente les jésuites ! »
— « Comment, jésuites ! »
Le citoyen répondit, furieux :
— « Avec l'argent d'un patriote que je lui ai fait connaître, ce
cochon-là s'est établi marchand de chapelets ! »
— « Pas possible ! )>
— « Allez-y voir ! ))
Rien de plus vrai ; Arnoux, affaibli par une attaque, avait tourné
à la religion; d'ailleurs, «il avait toujours eu un fonds de religion »,
et (avec l'alliage de mercantilisme et d'ingénuité qui lui était naturel),
pour faire son salut et sa fortune, il s'était mis dans le commerce des
objets religieux.
Frédéric n'eut pas de mal à découvrir son établissement, dont
l'enseigne portait : « Aux arts gothiques. — Restauration du culte. —
Ornements d'église. — Sculpture polychrome. — Encens des rois
mages, etc., etc. »
Aux deux coins de la vitrine s'élevaient deux statues en bois,
bariolées d'or, de cinabre et d'azur; un saint Jean-Baptiste avec sa
peau de mouton, et une sainte Geneviève, des roses dans son tablier
et une quenouille sous son bras; puis des groupes en plâtre; une
bonne sœur instruisant une petite fille, une mère à genoux près d'une
couchette, trois collégiens devant la sainte table. Le plus joli était
une manière de chalet figurant l'intérieur de la crèche avec l'âne,
le bœuf et l'enfant Jésus étalé sur de la paille, de la vraie paille.
Du haut en bas des étagères, on voyait des médailles à la douzaine,
des chapelets de toute espèce, des bénitiers en forme de coquille, et
474 l'éducation sentimentale
les portraits acs gloires ecclésiastiques, parmi lesquelles brillaient
Mgr Affre et notre Saint-Père, tous deux souriant.
Arnoux, à son comptoir, sommeillait la tête basse. Il était prodi-
gieusement vieilli, avait même autour des tempes une couronne de
boutons roses, et le reflet des croix d'or frappées par le soleil tombait
dessus.
Frédéric, devant cette décadence, fut. pris de tristesse. Par dévoue-
ment pour la Maréchale, il se résigna cependant, et il s'avançait; —
au fond de la boutique, Mme Arnoux parut. Alors, il tourna les talons.
— « Je ne l'ai pas trouvé, » dit-il en rentrant.
Et il eut beau reprendre qu'il allait écrire, tout de suite, à son
notaire du Havre pour avoir de l'argent, Rosanette s'emporta. On
n'avait jamais vu un homme si faible, si mollasse; pendant qu'elle
endurait mille privations, les autres se gobergeaient.
Frédéric songeait à la pauvre Mme Arnoux, se figurant la médio-
crité navrante de son intérieur. Il s'était mis au secrétaire; et, comme
la voix aigre de Rosanette continuait :
— « Ah 1 au nom du ciel, tais-toi ! »
— «Vas-tu les défendre, par hasard .? »
— « Eh bien oui ! » s'écria-t-il, « car d'où vient cet acharnement } »
■ — « Mais toi, pourquoi ne veux-tu pas qu'ils payent ? C'est dans
la peur d'affliger ton ancienne, avoue-le ! »
Il eut envie de l'assommer avec la pendule; les paroles lui man-
quèrent. Il se tut. Rosanette, tout en marchant dans la chambre,
ajouta :
— « Je vais lui flanquer un procès, à ton Arnoux. Oh ! je n'ai
pas besoin de toi ! »
Et, pinçant les lèvres :
— « Je consulterai. »
Trois jours après, Delphine entra brusquement
— « Madame, madame, il y a là un homme avec un pot de colle
qui me fait peur. »
Rosanette passa dans la cuisine, et vit un chenapan, la face criblée
L EDUCATION SENTIMENTALE 475
Je petite vérole, paralytique d'un bras, aux trois quarts ivre et bredouil-
lant.
C'était l'afficheur de maître Gautherot. L'opposition à la saisie
ayant été repoussée, la vente, naturellement, s'ensuivait.
Pour sa peine d'avoir monté l'escalier, il réclama d'abord un
petit verre; — puis il implora une autre faveur, à savoir des billets
de spectacle, croyant que Madame était une actrice. Il fut ensuite
plusieurs minutes à faire des clignements d'yeux incompréhensibles;
enfin, il déclara que, moyennant quarante sous, il déchirerait les
coins de l'affiche déjà posée en bas, contré la porte. Rosanette s'y
trouvait désignée par son nom, rigueur exceptionnelle qui marquait
toute la haine de la Vatnaz.
Elle avait été sensible autrefois, et même, dans une peine de
cœur, avait écrit à Béranger pour en obtenir un conseil. Mais elle
s'était aigrie sous les bourrasques de l'existence, ayant, tout à tour,
donné des leçons de piano, présidé une table d'hôte, collaboré à des
journaux de modes, sous-loué des appartements, fait le trafic des
dentelles dans le monde des femmes légères, — où ses relations lui
permirent d'obliger beaucoup de personnes, Arnoux entre autres.
Elle avait travaillé auparavant dans une maison de commerce.
Elle y soldait les ouvrières; et il y avait pour chacune d'elles
deux livres, dont l'un restait toujours entre ses mains. Dussardier,
qui tenait par obligeance celui d'une nommée Hortense Baslin, se
présenta un jour à la caisse au moment où Mlle Vatnaz apportait le
compte de cette fille, 1,682 francs que le caissier lui paya. Or, la veille
même, Dussardier n'en avait inscrit que 1,082 sur le livre de la BasHn.
Il le redemanda sous un prétexte; puis, voulant ensevelir cette histoire
de vol, lui conta qu'il l'avait perdu. L'ouvrière redit naïvement son
mensonge à Mlle Vatnaz; celle-ci, pour en avoir le cœur net, d'un
air indifterent, vint en parler au brave commis. Il se contenta de
répondre : « Je l'ai brûlé; » ce fut tout. Elle quitta la maison peu de
cemps après, sans croire à l'anéantissement du livre et s'imaginant
^ue Dussardier le gardait.
47^ l'éducation sentimentale
A la nouvelle de sa blessure, elle était accourue chez lui dans
rintention de le reprendre. Puis, n'ayant rien découvert, malgré les
perquisitions les plus fines, elle avait été saisie de respect, et bientôt
d'amour, pour ce garçon, si loyal, si doux, si héroïque et si fort !
Une pareille bonne fortune à son âge était inespérée. Elle se jeta
dessus avec un appétit d'ogresse; — et elle en avait abandonné la
littérature, le socialism.e, « les doctrines consolantes et les utopies
généreuses », le cours qu'elle professait sur la Désuhalternisation de
la femme, tout, Delmar lui-même; enfin, elle offrit à Dussardier de
s'unir par un mariage.
Bien qu'elle fût sa maîtresse, il n'en était nullement amoureux.
D'ailleurs, il n'avait pas oublié son vol. Puis elle était trop riche.
Il la refusa. Alors elle lui dit, en pleurant, les rêves qu'elle avait faits :
c'était d'avoir à eux deux un magasin de confection. Elle possédait
les premiers fonds indispensables, qui s'augmenteraient de quatre
mille francs la semaine prochaine; et elle narra ses poursuites contre
la Maréchale.
Dussardier en fut chagrin, à cause de son ami. Il se rappelait
le porte-cigare oflPert au corps de garde, les soirs du quai Napoléon,
tant de bonnes causeries, de livres prêtés, les mille complaisances de
Frédéric. Il pria la Vatnaz de se désister.
Elle le railla de sa bonhomie, en manifestant contre Rosanette
une exécration incompréhensible; elle ne souhaitait même la fortune
que pour l'écraser plus tard avec son carrosse.
Ces abîmes de noirceur effrayèrent Dussardier ; et, quand il sut
positivement le jour de la vente, il sortit. Dès le lendemain matin,
il entrait chez Frédéric avec une contenance embarrassée.
— « J'ai des excuses à vous faire. »
— « De quoi donc } » /
— (( Vous devez me prendre pour un ingrat, moi dont elle est.... »
Il balbutiait :
— «Oh ! je ne la verrai plus, je ne serai pas son complice ! »
Et, l'autre le regardant tout surpris :
l'éducation sentimentale 477
— (( Est-ce qu'on ne va pas, dans trois jours, vendre les meu-
bles de votre maîtresse ? »
— (( Qui vous a dit cela ? »
— ((Elle-même, la Vatnaz ! Mais j'ai peur de vous offenser.... »
— (( Impossible, cher ami ! »
— (( Ah ! c'est vrai, vous êtes si bon ! »
Et il lui tendit d'une main discrète, un petit porte-feuille de
basane.
C'était quatre mille francs, toutes ses économies.
— (( Comment ! Ah ! non ! — non !... »
— (( Je savais bien que je vous blesserais, » répliqua Dussardier,
avec une larme au bord des yeux.
Frédéric lui serra la main; et le brave garçon reprit d'une voix
dolente :
— (( Acceptez-les ! Faites-moi ce plaisir-là ! Je suis tellement
désespéré! Est-ce que tout n'est pas fini, d'ailleurs? J'avais cru,
quand la révolution est arrivée, qu'on serait heureux. Vous rappelez-
vous comme c'était beau ! comme on respirait bien ! Mais nous voilà
retombés pire que jamais. »
Et, fixant ses yeux par terre :
— « Maintenant, ils tuent notre République, comme ils ont tué
l'autre, la romaine ! et la pauvre Venise, la pauvre Pologne, la pauvre
Hongrie ! Quelles abominations ! D'abord, on a abattu les arbres de
la Liberté, puis restreint le droit de suffrage, fermé les clubs, rétabli
la censure et livré l'enseignement aux prêtres, en attendant l'Inqui-
sition. Pourquoi pas ? Des conservateurs nous souhaitent bien les
Cosaques ! On condamne les journaux quand ils parlent contre la
peine de mort; Paris regorge de baïonnettes, seize départements
sont en état de siège; — et l'amnistie qui est encore une fois
repoussée ! »
Il se prit le front à deux mains ; puis, écartant les bras comme dans
une grande détresse :
— (( Si on tâchait, cependant ! Si on était de bonne foi, on pourrait
478 l'éducation sentimentale
s'entendre ! Mais non ! Les ouvriers ne valent pas mieux que les.
bourgeois, voyez-vous ! A Elbeuf, dernièrement, ils ont refusé leur
secours dans un incendie. Des misérables traitent Barbes d'aristo-
crate ! Pour qu'on se moque du peuple, ils veulent nommer à la prési-
dence Nadaud, un maçon, je vous demande un peu ! Et il n'y a pas
de moyen ! pas de remède ! Tout le monde est contre nous ! — • Moi,
je n'ai jamais fait de mal; et, pourtant, c'est comme un poids qui me
pèse sur l'estomac. J'en deviendrai fou, si ça continue. J'ai envie de
me faire tuer. Je vous dis que je n'ai pas besoin de mon argent ! Vous
me le rendrez, parbleu ! je vous le prête. »
Frédéric, que la nécessité contraignait, finit par prendre ses
quatre mille francs. Ainsi, du côté de la Vatnaz, ils n'avaient plus
d'inquiétude.
Mais Rosanette perdit bientôt son procès contre Arnoux, et^
par entêtement, voulait en appeler.
Deslauriers s'exténuait à lui faire comprendre que la promesse
d 'Arnoux ne constituait ni une donation ni une cession régulière;
elle n'écoutait même pas, trouvant la loi injuste : c'est parce qu'elle
était une femme, les hommes se soutenaient entre eux ! A la fin,
cependant, elle suivit ses conseils.
Il se gênait si peu dans la maison, que, plusieurs fois, il amena
Sénécal y dîner. Ce sans-façon déplut à Frédéric, qui lui avançait
de l'argent, le faisait même habiller par son tailleur; et l'avocat donnait
ses vieilles redingotes au socialiste, dont les moyens d'existence étaient
inconnus.
Il aurait voulu servir Rosanette, cependant. Un jour qu'elle lui
montrait douze actions de la Compagnie du kaolin (cette entreprise
qui avait fait condamner Arnoux à trente mille francs), il lui dit :
— « Mais c'est véreux ! c'est superbe ! »
Elle avait le droit de l'assigner pour le remboursement de ses
créances. Elle prouverait d'abord qu'il était tenu solidairement à
payer tout le passif de la Compagnie, puisqu'il avait déclaré comme
dettes collectives des dettes personnelles, enfin, qu'il avait diverti
plusieurs effets à la Société.
JvC,
L EDUCATION SENTIMENTALE 479
— « Tout cela le rend coupable de banqueroute frauduleuse,
articles 586 et 587 du Code de commerce; et nous remballerons,
soyez-en sûre, ma mignonne. » *^
Rosanette lui sauta au cou. Il la recommanda le lendemain à
son ancien patron, ne pouvant s'occuper lui-même du procès, car il
avait besoin à Nogent; Sénécal lui écrirait, en cas d'urgence.
Ses négociations pour l'achat d'une étude étaient un prétexte.
Il passait son temps chez M. Roque, où il avait commencé, non seule-
ment par faire l'éloge de leur ami, mais par l'imiter d'allures et de
langage autant que possible; — ce qui lui avait obtenu la confiance
de Louise, tandis qu'il gagnait celle de son père en se déchaînant
contre Ledru-Rollin.
Si Frédéric ne revenait pas, c'est qu'il fréquentait le grand monde ;
et, peu à peu. Deslauriers leur apprit qu'il aimait quelqu'un, qu'il
avait un enfant, qu'il entretenait une créature.
Le désespoir de Louise fut immense, l'indignation de Mme
Moreau non moins forte. Elle voyait son fils tourbillonnant vers le
fond d'un gouffre vague, était blessée dans sa religion des convenances
et en éprouvait comme un déshonneur personnel, quand, tout à coup,
sa physionomie changea. Aux questions qu'on lui faisait sur Frédéric,
elle répondait d'un air narquois :
— « Il va bien, très bien. »
Elle savait son mariage avec Mme Dambreuse.
L'époque en était ûxée; et même il cherchait comment faire
avaler la chose à Rosanette.
Vers le milieu de l'automne, elle gagna son procès relatif aux
actions du kaolin; Frédéric l'apprit en rencontrant à sa porte Sénécal,
qui sortait de l'audience.
On avait reconnu M. Arnoux complice de toutes les fraudes;
et l'ex-répétiteur avait un tel air de s'en réjouir, que Frédéric l'empêcha
d'aller plus loin, en assurant qu'il se chargeait de sa commission près
de Rosanette. Il entra chez elle la figure irritée.
— <( Eh bien, te voilà contente ! »
^8o l'éducation sentimentale
Mais, sans remarquer ces paroles :
— (( Regarde donc 1 »
Et elle lui montra son enfant couché dans un berceau, près du
feu. Elle Tavait trouvé si mal le matin chez sa nourrice, qu'elle Tavait
ramené à Paris.
Tous ses membres étaient maigris extraordinairement et ses
lèvres couvertes de points blancs, qui faisaient dans l'intérieur de
sa bouche comme des caillots de lait.
— (( Qu'a dit le médecin ? »
— « Ah ! le médecin ! Il prétend que le voyage a augmenté
son... je ne sais plus, un nom en ite... enfin qu'il a le muguet. Connais-
tu cela ? »
Frédéric n'hésita pas à répondre : « Certainement », ajoutant
que ce n'était rien.
Mais dans la soirée, il fut effrayé par l'aspect débile de l'enfant
et le progrès de ces taches blanchâtres, pareilles à de la moisissure,
comme si la vie, abandonnant déjà ce pauvre petit corps, n'eût laissé
qu'une matière où la végétation poussait. Ses mains étaient froides;
il ne pouvait plus boire, maintenant; et la nourrice, une autre que le
jportier avait été prendre au hasard dans un bureau, répétait :
— (( Il me paraît bien bas, bien bas ! »
Rosanette fut debout toute la nuit.
Le matin, elle alla trouver Frédéric.
— « Viens donc voir. Il ne remue plus. »
En effet, il était mort. Elle le prit, le secoua, l'étreignait en l'appe-
lant des noms les plus doux, le couvrait de baisers et de sanglots,
tournait sur elle-même, éperdue, s'arrachait les cheveux, poussait
des cris; — et se laissa tomber au bord du divan, où elle restait la
bouche ouverte, avec un flot de larmes tombant de ses yeux fixes.
Puis une torpeur la gagna, et tout devint tranquille dans l'apparte-
ment. Les meubles étaient renvei-sés. Deux ou trois serviettes tramaient.
;Six heures sonnèrent. La veilleuse s'éteignit.
Frédéric, en regardant tout cela, croyait presque rêver. Son cœur
l'éducation sentimentale 481
se serrait d'angoisse. Il lui semblait que cette mort n'était qu'un
commencement, et qu'il y avait par derrière un malheur plus consi-
-dérable près de survenir.
Tout à coup Rosanette dit d'une voix tendre :
— « Nous le conserverons, n'est-ce pas ? »
Elle désirait le faire embaumer. Bien des raisons s'y opposaient.
La meilleure, selon Frédéric, c'est que la chose était impraticable
sur des enfants si jeunes. Un portrait valait mieux. Elle adopta cette
idée. Il écrivit un mot à Pellerin, et Delphine courut le porter.
Pellerin arriva promptement, voulant effacer par ce zèle tout
souvenir de sa conduite. Il dit d'abord :
— « Pauvre petit ange ! Ah ! mon Dieu, quel malheur ! »
Mais, peu à peu (l'artiste en lui l'emportant), il déclara qu'on
ne pouvait rien faire avec ces yeux bistrés, cette face livide, que c'était
une véritable nature morte, qu'il faudrait beaucoup de talent; et il
murmurait :
« Oh ! pas commode, pas commode ! »
— « Pourvu que ce soit ressemblant », objecta Rosanette.
— « Eh ! je me moque de la ressemblance } A bas le Réalisme !
C'est l'esprit qu'on peint ! Laissez-moi ! Je vais tâcher de me figurer
ce que ça devait être. ))
Il réfléchit, le front dans la main gauche, le coude dans la droite;
puis, tout à coup :
— « Ah ! une idée ! un pastel ! Avec des demi-teintes colorées,
passées presque à plat, on peut obtenir un beau modèle, sur les bords
seulement. »
Il envoya la femme de chambre chercher sa boîte; puis, ayant
nine chaise sous les pieds et une autre près de lui, il commença à
jeter de grands traits, aussi calme que s'il eût travaillé d'après la
bosse. Il vantait les petits saints Jean de Corrège, l'infante Rose de
Vélasquez, les chairs lactées de Reynolds, la distinction de Lawrence,
et surtout l'enfant aux longs cheveux qui est sur les genoux de lady
•Glower.
482 L EDUCATION SENTIMENTALE
— «D'ailleurs, peut-on trouver rien de plus charmant que ces
crapauds-là ! Le type du sublime (Raphaël Fa prouvé par ses madones),
c'est peut-être une mère avec son enfant ? «
Rosanette, qui suffoquait, sortit; et Pellerin dit aussitôt :
— «Eh bien, Arnoux !... vous savez ce qui arrive ? )i
— - « Non ? Quoi ? )?
■ — « Ça devait finir comme ça, du reste ! )>
— « Qu'est-ce donc ? »
— «Il est peut-être m.aintenant.... Pardon ! »
L'artiste se leva pour exhausser la tête du petit cadavre.
— «Vous disiez....)) reprit Frédéric.
Et Pellerin, tout en clignant pour mieux prendre ses mesures :-
— « Je disais que notre ami Arnoux est peut-être, maintenant,,
coffré ! ))
Puis, d'un ton satisfait :
— « Regardez un peu ! Est-ce ça ? »
— « Oui, très bien ! Mais Arnoux } »
Pellerin déposa son crayon.
— «D'après ce que j'ai pu comprendre, il se trouve poursuivi
par un certain Mignot, un intime de Regimbart, une bonne tête,,
celui-là, hein? Quel idiot! Figurez-vous qu'un jour,... »
- — « Eh ! il ne s'agit pas de Regimbart ! »
— « C'est vrai. Eh bien, Arnoux, hier au soir, devait trouver
douze mille francs, sinon, il était perdu. »
— « Oh ! c'est peut-être exagéré, )) dit Frédéric.
— « Pas le moins du monde ! Ça m'avait l'air grave, très grave !»
Rosanette, à ce moment, reparut avec des rougeurs sous les
paupières, ardentes comme des plaques de fard. Elle se mit près du
carton et regarda. Pellerin fit signe qu'il se taisait à cause d'elle. Mais
Frédéric, sans y prendre garde :
— « Cependant, je ne peux pas croire.... »
— « Je vous répète que je l'ai rencontré hier )), dit l'artiste, « à
sept heures du soir, rue Jacob. Il avait même son passeport, par pré-
L EDUCATION SENTIMENTALE 483
caution; et il parlait de s'embarquer au Havre, lui et toute sa
smalah. ^)
— u Comment ! Avec sa femme ? »
— (( Sans doute ! Il est trop bon père de famille pour vivre tout
seul. »
— K Et vous en êtes sûr ?... )>
— «Parbleu! Où voulez-vous qu'il ait trouvé douze mille
francs ? »
Frédéric fit deux ou trois tours dans la chambre. Il haletait,
se mordait les lèvres, puis saisit son chapeau.
— « Où vas-tu donc .'* » dit Rosanette.
Il ne répondit pas, et disparut.
II fallait douze mille francs, ou bien il ne reverrait plus Mme
Arnoux; et, jusqu'à présent, un espoir invincible lui était resté. Est-ce
qu'elle ne faisait pas comme la substance de son cœur, le fond même
de sa vie ? Il fut pendant quelques minutes à chanceler sur le trottoir.
se rongeant d'angoisses, heureux néanmoins de n'être plus chez
l'autre.
Où avoir de l'argent ? Frédéric savait par lui-même combien
il est difficile d'en obtenir tout de suite, à n'importe quel prix. Une
seule personne pouvait l'aider, Mme Dambreuse. Elle gardait toujours
dans son secrétaire plusieurs billets de banque. Il alla chez elle; et,
d'un ton hardi :
— « As-tu douze mille francs à me prêter ? »
— « Pourquoi ^ »
C'était le secret d'un autre. Elle voulait le connaître. Il ne céda
pas. Tous deux s'obstinaient. Enfin, elle déclara ne rien donner,
avant de savoir dans quel but. Frédéric devint très rouge. Un de ses
camarades avait commis un vol. La somme devait être restituée
aujourd'hui même.
— « Tu l'appelles } Son nom } Voyons, son nom ? »
— « Dussardier ! )>
Et il se jeta à genoux, en la suppliant de n'en rien dire.
— « Quelle idée as-tu de moi } » reprit Mme Dambreuse. « On
croirait que tu es le coupable. Finis donc tes airs tragiques ! Tiens,
les voilà ! et grand bien lui fasse ! »
Il courut chez Arnoux. Le marchand n'était pas dans sa boutique.
Mais il logeait toujours rue Paradis, car il possédait deux domiciles.
Rue Paradis, le portier jura que M. Arnoux était absent depuis
la veille; quant à Madame, il n'osait rien dire; et Frédéric, ayant
4.85 l'éducation sentimentale
monté Tescalier comme une flèche, colla son oreille contre la serrure.
Enfin, on ouvrit. Madame était partie avec Monsieur. La bonne
ignorait quand ils reviendraient; ses gages étaient payés; elle même
s'en allait.
Tout à coup, un claquement de porte se fit entendre.
— « Mais il y a quelqu'un } »
— (( Oh ! non, Monsieur ! C'est le vent.
Alors, il se retira. N'importe, une disparition si prompte avait
quelque chose d'inexplicable.
Regimbart, étant l'intime de Mignot, pouvait peut-être l'éclairer ?
Et Frédéric se fit conduire chez lui, à Montmartre, rue de l'Empereur.
Sa maison était flanquée d'un jardinet, clos par une grille que
bouchaient des plaques de fer. Un perron de trois marches relevait
la façade blanche ; et en passant sur le trottoir, on apercevait les deux
pièces du rez-de-chaussée, dont la première était un salon avec des
robes partout sur les meubles, et la seconde l'ateHer où se tenaient
les ouvrières de Mme Regimbart.
Toutes étaient convaincues que Monsieur avait de grandes
occupations, de grandes relations, que c'était un homme complètem.ent
hors ligne. Quand il traversait le couloir, avec son chapeau à bords
retroussés, sa longue figure sérieuse et sa redingote verte, elles en
interrompaient leur besogne. D'ailleurs, il ne manquait pas de leur
adresser toujours quelque mot d'encouragement, une politesse sous
forme de sentence ; — et plus tard, dans leur ménage, elles se trouvaient
malheureuses, parce qu'elles l'avaient gardé pour idéal.
Aucune cependant ne l'aimait comme Mme Regimbart, petite
personne intelligente, qui le faisait vivre avec son métier.
Dès que M. Moreau eut dit son nom, elle vint prestement le
recevoir, sachant par les domestiques ce qu'il était à Mme Dambreuse,
Son mari « rentrait à l'instant même »; et Frédéric, tout en la suivant,
admira la tenue du logis et la profusion de toile cirée qu'il y avait.
Puis il attendit quelques minutes, dans une manière de bureau, où
le Citoyen se retirait pour penser.
l'éducation sentimentale 487
Son accueil fut moins rébarbatif que d'habitude.
Il conta l'histoire d'Arnoux. L'ex-fabricant de faïences avait
enguirlandé Mignot, un patriote, possesseur de cent actions du Siècle,
en lui démontrant qu'il fallait, au point de vue démocratique, changer
la gérance et la rédaction du journal ; et, sous prétexte de faire triompher
son avis dans la prochaine assemblée des actionnaires, il lui avait
demandé cinquante actions, en disant qu'il les repasserait à des amis
sûrs, lesquels appuieraient son vote; Mignot n'aurait aucune respon-
sabilité, ne se fâcherait avec personne; puis, le succès obtenu, il lui
ferait avoir dans l'administration une bonne place, de cinq à six mille
■francs pour le moins. Les actions avaient été livrées. Mais Arnoux,
tout de suite, les avait vendues; et, avec l'argent, s'était associé à
un marchand d'objets religieux. Là-dessus, enfin, le patriote l'avait
menacé d'une plainte en escroquerie, s'il ne restituait ses titres ou
la somme équivalente : cinquante mille francs.
Frédéric eut l'air désespéré.
— « Ce n'est pas tout, » dit le Citoyen. « Mignot, qui est un
brave homme, s'est rabattu sur le quart. Nouvelles promesses de
l'autre, nouvelles farces, naturellement. Bref, avant-hier matin, Mignot
l'a sommé d'avoir à lui rendre, dans les vingt-quatre heures, sans
préjudice du reste, douze mille francs. »
— « Mais je les ai ! » dit Frédéric.
Le Citoyen se retourna lentement :
— « Blagueur ! »
— « Pardon ! Ils sont dans ma poche. Je les apportais. »
— « Comme vous y allez, vous ! Nom d'un petit bonhomme !
— Du reste, il n'est plus temps; la plainte est déposée, et Arnoux
parti. »
— « Seul } »
— « Non 1 avec sa femme. On les a rencontrés à la gare du Havre. »
Frédéric pâlit extraordinairement. Mme Regimbart crut qu'il
allait s'évanouir. Il se contint, et même il eut la force d'adresser deux
ou trois questions sur l'aventure. Regimbart s'en attristait, tout cela
488 l'éducation sentimentale
en somme nuisant à la Démocratie. Arnoux avait toujours été sans
conduite et sans ordre.
— « Une vraie tête de linotte ! Il brûlait la chandelle par les
deux bouts ! Le cotillon Ta perdu ! Ce n'est pas lui que je plains^
mais sa pauvre femme ! »
Car le Citoyen admirait les femmes vertueuses, et faisait grand
cas de Mme Arnoux.
— « Elle a dû joliment souffrir ! »
Frédéric lui sut gré de cette sympathie; et, comme s*il en avait
reçu un service, il serra sa main avec effusion.
— (( As-tu fait toutes les courses nécessaires ? )> dit Rosanette en
le revoyant.
Il n'en avait pas eu le courage, répondit-il, et avait marché au
hasard, dans les rues, pour s'étourdir.
A huit heures, ils passèrent dans la salle à manger; mais ils
restèrent silencieux l'un devant l'autre, poussaient par intervalle un
long soupir et renvoyaient leur assiette. Frédéric but de l'eau-de-vie.
Il se sentait tout délabré, écrasé, anéanti, n'ayant plus conscience
de rien que d'une extrême fatigue.
Elle alla chercher le portrait. Le rouge, le jaune, le vert et l'indigo
s'y heurtaient par taches violentes, en faisaient une chose hideuse,,
presque dérisoire.
D'ailleurs, le petit mort était méconnaissable maintenant. Le
ton violacé de ses lèvres augmentait la blancheur de sa peau; les
narines étaient encore plus minces, les yeux plus caves; et sa tête
reposait sur un oreiller de taffetas bleu, entre des pétales de camélias,
des roses d'automne et des violettes; c'était une idée de la femme de
chambre; elles l'avaient ainsi arrangé toutes les deux, dévotement. La
cheminée, couverte d'une housse en guipure, supportait des flambeaux
de vermeil espacés par des bouquets de buis bénit; aux coins, dans
les deux vases, des pastilles du sérail brûlaient; tout cela formait
avec le berceau une manière de reposoir; — et Frédéric se rappela
sa veillée près de M. Dambreuse.
l'éducation sentimentale 489
Tous les quarts d'heure, à peu près, Rosanette ouvrait les rideaux
pour contempler son enfant. Elle l'apercevait, dans quelques mois
d'ici, commençant à marcher, — puis au collège au milieu de la
cour, jouant aux barres; — puis à vingt ans, jeune homme; — et
toutes ces images, qu'elle se créait, lui faisaient comme autant de
fils qu'elle aurait perdus, l'excès de la douleur multipliant sa maternité.
Frédéric, immobile dans l'autre fauteuil, pensait à Mme Arnoux.
Elle était en chemin de fer, sans doute, le visage au carreau d'un
wagon, et regardant la campagne s'enfuir derrière elle du côté de
Paris, ou bien sur le pont d'un bateau à vapeur, comme la première
fois qu'il l'avait rencontrée; mais celui-là s'en allait indéfiniment
vers des pays d'où elle ne sortirait plus. Puis il la voyait dans une
chambre d'auberge, avec des malles par terre, un papier de tenture
en lambeaux, la porte qui tremblait au vent. Et après ? que deviendrait-
elle } Institutrice, dame de compagnie, femme de chambre, peut-être ?
Elle était livrée à tous les hasards de la misère. Cette ignorance de
son sort le torturait. Il aurait dû s'opposer à sa fuite ou partir derrière
elle. N'était-il pas son véritable époux? Et, en songeant qu'il ne la
retrouverait jamais, que c'était bien fini, qu'elle était irrévocablement
perdue, il sentait comme un déchirement de tout son être; ses larmes,
accumulées depuis le matin, débordèrent.
Rosanette s'en aperçut.
— « Ah ! tu pleures comme moi ! Tu as du chagrin ? »
— « Oui ! oui ! j'en ai !... »
Il la serra contre son cœur, — et tous deux sanglotaient en se
tenant embrassés.
Mme Dambreuse aussi pleurait, couchée sur son lit, à plat ventre,
la tête dans ses mains.
Olympe Regimbart, étant venue le soir lui essayer sa première
robe de couleur, avait conté la visite de Frédéric, et même qu'il tenait
tout prêts douze mille francs destinés à M. Arnoux.
Ainsi cet argent, — son argent à elle, — était pour empêcher le
départ de l'autre, pour se conserver une maîtresse !
>^,
490 L EDUCATION SENTIMENTALE
Elle eut d'abord un accès de rage : et elle avait résolu de le chasser
comme un laquais. Des larmes abondantes la calmèrent. Il valait
mieux tout renfermer, ne rien dire.
Frédéric, le lendemain, rapporta les douze mille francs.
Elle le pria de les garder, en cas de besoin, pour son ami, et elle
rinterrogea beaucoup sur ce monsieur. Qui donc l'avait poussé à un
tel abus de confiance ? Une femme, sans doute ! Les femmes vous
entraînent à tous les crimes.
Ce ton de persiflage décontenança Frédéric. Il éprouvait un
grand remords de sa calomnie. Ce qui le rassurait, c'est que Mme
Dambreuse ne pouvait connaître la vérité.
Elle y mit de l'entêtement, cependant ; car, le surlendemain, elle
s'informa encore de son petit camarade, puis d'un autre, de Des-
lauriers.
— « Est-ce un homme sûr et intelligent ? »
Frédéric le vanta.
— « Priez-le de passer à la maison un de ces matins ; je désirerais
le consulter pour une affaire. »
Elle avait trouvé un rouleau de paperasses contenant des billets
d'Arnoux parfaitement protestés, et sur lesquels Mme Arnoux avait
mis sa signature. C'était pour ceux-là que Frédéric était venu une
fois chez M. Dambreuse pendant son déjeuner; et, bien que le capi-
taliste n'eût pas voulu en poursuivre le recouvrement, il avait fait
prononcer par le Tribunal de commerce, non seulement la condam-
nation d'Arnoux, mais celle de sa femme, qui l'ignorait, son mari
n'ayant pas jugé convenable de l'en avertir.
C'était une arme, cela ! Mme Dambreuse n'en doutait pas. Mais
son notaire lui conseillerait peut-être l'abstention; elle eût préféré
quelqu'un d'obscur; et elle s'était rappelé ce grand diable, à mine
impudente, qui lui avait offert ses services.
Frédéric fit naïvement sa commission.
L'avocat fut enchanté d'être mis en rapport avec une si grande
dame.
l'éducation sentimentale 491
Il accourut.
Elle le prévint que la succession appartenait à sa nièce, motif
de plus pour liquider ces créances qu'elle rembourserait, tenant à
accabler les époux Martinon des meilleurs procédés.
Deslauriers comprit qu'il y avait là-dessous un mystère; il rêvait,
en considérant les billets. Le nom de Mme Arnoux, tracé par elle-
même, lui remit devant les yeux toute sa personne et l'outrage qu'il
en avait reçu. Puisque la vengeance s'offrait, pourquoi ne pas la
saisir ?
Il conseilla donc à Mme Dambreuse de faire vendre aux enchères
les créances désespérées qui dépendaient de la succession. Un homme
de paille les rachèterait en sous-main et exercerait les poursuites. Il
se chargeait de fournir cet homme-là.
Vers la fin du mois de novembre, Frédéric, en passant dans la
rue de Mme Arnoux, leva les yeux vers ses fenêtres, et aperçut
contre la porte une affiche, où il y avait en grosses lettres :
(( Vente d'un riche mobilier, consistant en batterie de cuisine,
linge de corps et de table, chemises, dentelles, jupons, pantalons,
cachemires français et de l'Inde, piano d'Erard, deux bahuts
de chêne Renaissance, miroirs de Venise, poteries de Chine et du .
Japon. »
- — « C'est leur mobilier ! » se dit Frédéric; et le portier confirma
ses soupçons.
Quant à la personne qui faisait vendre, il l'ignorait. Mais le
commûssaire-priseur, M^ Berthelmot, donnerait peut-être des éclair-
cissements.
L'officier ministériel ne voulut point, tout d'abord, dire quel
créancier poursuivait la vente : Frédéric insista. C'était un sieur
Sénécal, agent d'affaires; et M^ Berthelmot poussa même la complai-
sance jusqu'à prêter son journal des Petites- Affiches,
Frédéric, en arrivant chez Rosanette, le jeta sur la table tout
ouvert.
— « Lis donc ! »
492 l'éducation sentimentale
— « Eh bien, quoi ? » dit-elle, avec une figure tellement placide
qu'il en fut révolté.
— « Ah ! garde ton innocence ! »
— « Je ne comprends pas. »
- — «C'est toi qui fais vendre Mme Arnoux?»
Elle relut l'annonce.
— « Où est son nom ? »
— « Eh ! c'est son mobilier ! Tu le sais mieux que moi ! »
— « Qu'est-ce que ça me fait ? » dit Rosanette en haussant les
épaules.
— « Ce que ça te fait ? Mais tu te venges, voilà tout ! C'est la
suite de tes persécutions ! Est-ce que tu ne l'as pas outragée jusqu'à
venir chez elle ! Toi, une fille de rien. La femme la plus sainte, la
plus charmante et la micilleure ! Pourquoi t'acharnes-tu à la ruiner ? »
— « Tu te trompes, je t'assure ! »
— (( Allons donc ! Comme si tu n'avais pas mis Sénécal en avant! »
— « Quelle bêtise ! »
Alors, une fureur l'emporta.
— (( Tu mens ! tu mens, misérable ! Tu es jalouse d'elle ! Tu
possèdes une condamnation contre son mari ! Sénécal s'est déjà mêlé
de tes affaires ! Il déteste Arnoux, vos deux haines s'entendent. J'ai
vu sa joie quand tu as gagné ton procès pour le kaolin. Le nieras-tu,
celui-là } »
— « Je te donne ma parole.... »
— « Oh ! je la connais, ta parole ! »
Et Frédéric lui rappela ses amants, par leurs noms, avec des
détails circonstanciés. Rosanette, toute pâlissante, se reculait.
— « Cela t 'étonne ! Tu me croyais aveugle parce que je fermais
les yeux. J'en ai assez, aujourd'hui ! On ne meurt pas pour les trahisons
d'une femme de ton espèce. Quand elles deviennent trop monstrueuses^
on s'en écarte ; ce serait se dégrader que de les punir ! »
Elle se tordait les bras.
— «Mon Dieu, qu'est-ce donc qui t'a changé?»
L EDUCATION SENTIMENTALE 493
— « Pas d'autres que toi-même ! »
— a Et tout cela pour Mme Arnoux !... » s'écria Rosanette en
pleurant.
Il reprit froidement :
— « Je n'ai jamais aimé qu'elle ! »
A cette insulte, ses larmes s'arrêtèrent.
- — « Ça prouve ton bon goût ! Une personne d'un âge m.ûr,
le teint couleur de réglisse, la taille épaisse, des yeux grands comme
des soupiraux de cave, et vides comme eux ! Puisque ça te plaît, va
la rejoindre ! »
— (( C'est ce que j'attendais ! Merci ! »
Rosanette demeura immobile, stupéfiée par ces façons extra-
ordinaires. Elle laissa même la porte se refermer; puis, d'un bond,
elle le rattrapa dans l'antichambre, et, l'entourant de ses bras :
— (( Mais tu es fou ! tu es fou ! c'est absurde ! je t'aime ! y
Elle le suppliait :
— « Mon Dieu, au nom de notre petit enfant ! »
— « Avoue que c'est toi qui as fait le coup ! » dit Frédéric.
Elle protesta encore de son innocence.
— « Tu ne veux pas avouer } »
— « Non ! »
• — «Eh bien, adieu ! et pour toujours i »
— « Ecoute-moi ! »
Frédéric se retourna :
• — a Si tu me connaissais mieux, tu saurais que ma décision es<"
irrévocable ! »
— « Oh ! oh ! tu me reviendras ! » __—
— « Jamais de la vie ! »
Et il fit claquer la porte violemment.
Rosanette écrivit à Deslauriers qu'elle avait besoin de lui tout
de suite.
Il arriva cinq jours après, un soir; et, quand elle eut conté sa
rupture ;
y-A.
494 L EDUCATION SENTIMENTALE
— « Ce n'est que ça ! Beau malheur 1 »
Elle avait cru d'abord qu'il pourrait lui ramener Frédéric; mais,
à présent, tout était perdu. Elle avait appris, par son portier, son
prochain mariage avec Mme Dambreuse.
Deslauriers lui fit de la morale, se montra même singulièrement
gai, farceur; et, comme il était fort tard demanda la permission de
passer la nuit sur un fauteuil. Puis, le lendemain matin, il repartit pour
Nogent, en la prévenant qu'il ne savait pas quand ils se reverraient;
d'ici à peu, il y aurait peut-être un grand changement dans sa vie.
Deux heures après son retour, la ville était en révolution. On
disait que M. Frédéric allait épouser Mme Dambreuse. Enfin, les
trois demoiselles Auger, n'y tenant plus, se transportèrent chez
Mm.e Moreau, qui confirma cette nouvelle avec orgueil. Le père
Roque en fut malade. Louise s'enferma. Le bruit courut même qu'elle
était folle.
Cependant, Frédéric ne pouvait cacher sa tristesse. Mme Dam-
breuse, pour l'en distraire sans doute, redoublait d'attentions. Toutes
les après-midi, elle le promenait dans sa voiture; et, une fois qu'ils
passaient sur la place de la Bourse, elle eut l'idée d'entrer dans l'hôtel
des commissaires-priseurs, par amusement.
C'était le i^'^ décembre, jour même où devait se faire la vente
de Mme Arnoux. Il se rappela la date, et manifesta sa répugnance,
en déclarant ce lieu intolérable, à cause de la foule et du bruit. Elle
désirait y jeter un coup d'œil seulement. Le coupé s'arrêta. Il fallait
bien la suivre.
On voyait, dans la cour, des lavabos sans cuvettes, des bois de
fauteuils, de vieux paniers, des tessons de porcelaine, des bouteilles
vides, des matelas; et des hommes en blouse ou en sale redingote,
tout gris de poussière, la figure ignoble, quelques-uns avec des sacs
de toile sur l'épaule, causaient par groupes distincts ou se hélaient
tumultueusement .
Frédéric objecta les inconvénients d'aller plus loin.
— « Ah bah ! »
l'éducation sentimentale 495
Et ils montèrent Tescalier.
Dans la première salle, à droite, des messieurs, un catalogue à
la main, examinaient des tableaux; dans une autre, on vendait une
collection d'armes chinoises; Mme Dambreuse voulut descendre.
Elle regardait les num.éros au-dessus des portes, et elle le mena
jusqu'à l'extrémité du corridor, vers une pièce encombrée de monde.
Il reconnut immédiatement les deux étagères de VArt industriel,
sa table à ouvrage, tous ses meubles ! Entassés au fond, par rang de
taille, ils formaient un large talus depuis le plancher jusqu'aux fenêtres;
et, sur les autres côtés de l'appartement, les tapis et les rideaux
pendaient droit le long des murs. Il y avait, en dessous, des gradins
occupés par de vieux bonshommes qui sommeillaient. A gauche,
s'élevait une espèce de comptoir, où le commissaire-priseur, en cravate
blanche, brandissait légèrement un petit marteau. Un jeune homme,
près de lui, écrivait; et, plus bas, debout, un robuste gaillard^ tenant
du commis voyageur et du marchand de contre-maïques, criait les
meubles à vendre. Trois garçons les apportaient sur une table, que
bordaient, assis en ligne, des brocanteurs et des revendeuses. La
foule circulait derrière eux.
Quand Frédéric entra, les jupons, les fichus, les mouchoirs, et
jusqu'aux chemises étaient passés de main en main, retournés ; c}uel que-
fois, on les jetait de loin, et des blancheurs traversaient l'air tout à
coup. Ensuite, on vendit ses robes, puis un de ses chapeaux dont la
plume cassée retombait, puis ses fourrures, puis trois paires de bottines ;
— et le partage de ces reliques, où il retrouvait confusément les formes
de ses membres, lui semblait une atrocité, comme s'il avait vu des
corbeaux déchiquetant son cadavre. L'atmosphère de la salle, toute
chargée d'haleines, l'écœurait. Mme Dambreuse lui offrit son flacon;
elle se divertissait beaucoup, disait-elle.
On exhiba les meubles de la chambre à coucher.
M^ Berthelmot annonçait un prix. Le crieur, tout de suite, le
répétait plus fort ; et les trois commissaires attendaient tranquillement
le coup de marteau, puis emportaient l'objet dans une pièce contiguë.
496 L EDUCATION SENTIMENTALE
Ainsi disparurent, les uns après les autres, le grand tapis bleu semé
de camélias que ses pieds mignons frôlaient en venant vers lui, la
petite bergère de tapisserie où il s'asseyait toujours en face d'elle
quand ils étaient seuls; les deux écrans de la cheminée, dont l'ivoire
était rendu plus doux par le contact de ses mains; une pelote de
velours, encore hérissée d'épingles. C'était comme des parties de son
cœur qui s'en allaient avec ces choses; et la monotonie des mêmes
voix, des mêmes gestes l'engourdissait de fatigue, lui causait une
torpeur funèbre, une dissolution.
Un craquement de soie se fit à son oreille ; Rosanette le tou-
chait.
Elle avait eu connaissance de cette vente par Frédéric lui-même.
Son chagrin passé, l'idée d'en tirer profit lui était venue. Elle arrivait
pour la voir, en gilet de satin blanc à boutons de perles, avec une
robe à falbalas, étroitement gantée, l'air vainqueur.
Il pâlit de colère. Elle regarda la femme qui l'accompagnait.
Mme Dambreuse l'avait reconnue; et, pendant une minute, elles
■se considérèrent de haut en bas, scrupuleusement, afin de découvrir
le défaut, la tare, — l'une enviant peut-être la jeunesse de l'autre,
et celle-ci dépitée par l'extrême bon ton, la simplicité aristocratique
de sa rivale.
Enfin, Mme Dambreuse détourna la tête, avec un sourire d'une
insolence inexprimable.
Le crieur avait ouvert un piano, — son piano ! Tout en restant
debout, il fit une gamme de la main droite, et annonça l'instrument
pour douze cents francs, puis se rabattit à mille, à huit cents, à sept
cents.
Mme Dambreuse, d'un ton folâtre, se moquait du sabot.
On posa devant les brocanteurs un petit coffret avec des médail-
lons, des angles et des fermoirs d'argent, — le même qu'il avait vu au
premier dîner dans la rue de Choiseul, qui ensuite avait été chez
Rosanette, était revenu chez Mme Arnoux; souvent, pendant leurs
conversations, ses yeux le recontraient; il était lié à ses souvenirs les
l'éducation sentimentale
497
plus chers; et son âme se fondait d'attendrissement, quand Mme
Dambreuse dit tout à coup :
— « Tiens ! je vais
Tacheter. »
— « Mais ce n'est
pas curieux, » reprit-il.
Elle le trouvait, au
contraire, fort joli; et le
crieur en prônait la déli-
catesse :
— « Un bijou de la
Renaissance ! Huit cents
francs, Messieurs ! En ar-
gent presque tout entier!
Avec un peu de blanc
d'Espagne, ça brillera ! »
Et, comme elle se
poussait dans la foule :
— « Quelle singulière
idée ! » dit Frédéric.
— ({ Cela vous fâche ?»
— « Non ! Mais que
peut-on faire de ce bibe-
lot ? »
— « Qui sait ? y met-
tre des lettres d'amour,
peut-être ! »
Elle eut un regard
qui rendait l'allusion fort
claire.
— - « Raison de plus
pour ne pas dépouiller les
morts de leurs secrets. »
49? L EDUCATION SENTIMENTALE
— a Je ne la croyais pas si morte. »
Elle ajouta distinctement :
— « Huit cent quatre-vingts francs ! »
— « Ce que vous faites n'est pas bien, » murmura Frédéric.
Elle riait.
— « Mais, chère amie, c'est la première grâce que je vous de-
mande. »
— « Mais vous ne serez pas un mari aimable, savez-vous ? »
Quelqu'un venait de lancer une surenchère; elle leva la main :
— « Neuf cents francs ! »
— « Neuf cents francs ! » répéta M^ Berthelmot.
— « Neuf cent dix... quinze... vingt... trente î » glapissait le crieur,
tout en parcourant du regard l'assistance, avec des hochements de
tête saccadés.
— (( Prouvez-moi que ma femme est raisonnable, » dit Frédéric.
Il l'entraîna doucement vers la porte.
Le commissaire-priseur continuait :
— « Allons, allons, messieurs, neuf cent trente ! Y a-t-il marchand
à neuf cent trente ? ))
Mme Dambreuse, qui était arrivée sur le seuil, s'arrêta; et,
d'une voix haute :
— « Mille francs ! »
Il y eut un frisson dans le public, un silence.
— « Mille francs, messieurs, mille francs ! Personne ne dit rien ?
bien vu } mille francs ! — Adjugé ! »
I Le marteau d'ivoire s'abattit.
Elle fît passer sa carte, on lui envoya le coffret. Elle le plongea
dans son manchon.
Frédéric sentit un grand froid lui traverser le cœur.
Mme Dambreuse n'avait pas quitté son bras; et elle n'osa k
regarder en face jusque dans la rue, où l'attendait sa voiture.
Elle s'y jeta comme un voleur qui s'échappe, et, quand elle fut
assise, se retourna vers Frédéric. Il avait son chapeau à la main.
l'éducation sentimentale 499
— « Vous ne montez pas ? »
— « Non, Madame ! »
Et, la saluant froidement, il ferma la portière, puis fit signe au
ocher de partir.
Il éprouva d'abord un sentiment de joie et d'indépendance recon-
]uise. Il était fier d'avoir vengé Mme Arnoux en lui sacrifiant une
fortune; puis il fut étonné de son action, et une courbature infinie
l'accabla.
Le lendemain matin, son domestique lui apprit les nouvelles.
-L'état de siège était décrété, l'Assemblée dissoute, et une partie des
représentants du peuple à Mazas. Les affaires publiques le laissèrent
indifférent, tant il était préoccupé des siennes.
Il écrivit à des fournisseurs pour décommander plusieurs em-
plettes relatives à son mariage, qui lui apparaissait maintenant comme
une spéculation un peu ignoble ; et il exécrait Mme Dambreuse parce
qu'il avait manqué, à cause d'elle, commettre une bassesse. Il en oubliait
la Maréchale, ne s'inquiétait même pas de Mme Arnoux, — ne
songeant qu'à lui, à lui seul, — perdu dans les décombres de ses
rêves, malade, plein de douleur et de découragement; et, en haine
du milieu factice où il avait tant souflFert, il souhaita la fraîcheur de
l'herbe, le repos de la province, une vie somnolente passée à l'ombre
du toit natal avec des cœurs ingénus. Le mercredi soir enfin, il sortit.
Des groupes nombreux stationnaient sur le boulevard. De temps
à autre, une patrouille les dissipait; ils se reformaient derrière elle.
On parlait librement, on vociférait contre la troupe des plaisanteries
et des injures, sans rien de plus.
— « Comment ! est-ce qu'on ne va pas se battre } » dit Frédéric
à un ouvrier.
L'homme en blouse lui répondit :
— « Pas si bêtes de nous faire tuer pour les bourgeois ! Qu'ils
s'arrangent ! »
Et un monsieur grommela, tout en regardant de travers le fau-
bourien :
£00 L'ÉDUCATION SENTI MENTALE
— (( Canailles de socialistes ! Si on pouvait, cette fois, les exter-
miner ! »
Frédéric ne comprenait rien à tant de rancune et de sottise. Son
dégoût de Paris en augmenta; et, le surlendemain, il partit pour
Nogent par le premier convoi.
Les maisons bientôt disparurent, la campagne s'élargit. Seul dans
son wagon et les pieds sur la banquette, il ruminait les événements
des derniers jours, tout son passé. Le souvenir de Louise lui revint.
■ — «Elle m'aimait, celle-là! Jai eu tort de ne pas saisir ce
bonheur.... Bah ! n'y pensons plus ! )>
Puis, cinq minutes après :
— «Qui sait, cependant?... plus tard, pourquoi pas?))
Sa rêverie, comme ses yeux, s'enfonçait dans de vaguer, horizons,
— « Elle était naïve, une paysanne, presque une sau^-age, mais
si bonne ! )>
A mesure qu'il avançait vers Nogent, elle se rapprochait de lui.
Quand on traversa les prairies de Sourdui:-, il l'aperçut sous les peu-
pliers comme autrefois, coupant des joncs au bord de? flaques d'eau;,
on arrivait; il descendit.
Puis il s'accouda sur le pont, pour levoir l'île et le jardin où ils
s'étaient promenés un jour de soleil ; — et rétourdissement du voyage
et du grand air, la faiblesse qu'il gardait de ses émotions récentes,
lui causant une sorte d'exaltation, il se dit :
- — «Elle est oeut-être sortie; si j'allais la rencontrer!»
La cloche de Saint-Laurent tintait; et il y avait sur la place,,
devant l'église, an rassemblement J.e pauvres, avec une calèche, la
seule du pays (celle qui servait pour les noces), quand, sous le portail,
tout à coup, dans un iîot de bourgeois en cravate blanche, deux
nouveaux mariés parurent.
Il se crut halluciné. Mais non ! C'était bien elle, Louise ! —
couverte d'un voile blanc qui tombait de ses cheveux rouges à ses
talons; et c'était bien lui, Deslauriers ! — portant un habit bleu brodd
d'argent, un costume de préfet. Pourquoi donc?
».',,
L EDUCATION SENTIMENTALE 5OI
Frédéric se cacha dans Tangle d'une maison, pour laisser passer
le cortège.
Honteux, vaincu, écrasé, il retourna vers le chemin de fer, et
s'en revint à Paris.
Son cocher de fiacre assura que les barricades étaient dressées
depuis le Château-d'Eau jusqu'au Gymnase, et prit par le faubourg
Saint-Martin. Au coin de la rue de Provence, Frédéric mit pied à
terre pour gagner les boulevards.
Il était cinq heures, une pluie fine tombait. Des bourgeois occu-
paient le trottoir du côté de l'Opéra. Les maisons d'en face étaient
closes. Personne aux fenêtres. Dans toute la largeur du boulevard,
des dragons galopaient, à fond de train, penchés sur leurs chevaux,
le sabre nu; et les crinières de leurs casques, et leurs grands manteaux
blancs soulevés derrière eux passaient sur la lumière des becs de gaz,
qui se tordaient au vent de la brume. La foule les regardait, muette,
terrifiée.
Entre les charges de cavalerie, des escouades de sergents de ville
sur^^enaient, pour faire refluer le monde dans les rues.
Mais, sur les marches de Tortoni, un homme, - - Dussardier, —
remarquable de loin à sa haute taille, restait sans bouger plus qu'une
cariatide.
Un des agents qui marchait en tête, le tricorne sur les yeux, le
menaça de son épée.
L'autre alors, s 'avançant d'un pas, se mit à crier :
— « Vive la République ! »
Il tomba sur le dos, les bras en croix.
Un hurlement d'horreur s'éleva de la foule. L'agent fît un cercle
autour de lui avec son regard; et Frédéric, béant, reconnut Sénécal.
VI
Il voyagea.
Il connut la mélancolie des paquebots, les froids réveils sous la
tente, l'étourdissement des paysages et des ruines, l'amertume des
sympathies interrompues.
Il revint.
Il fréquenta le monde, et il eut d'autres amours encore. Mais
le souvenir continuel du premier les lui rendait insipides; et puis la
véhémence du désir, la fleur même de la sensation était perdue. Ses
ambitions d'esprit avaient également diminué. Des années passèrent;
et il supportait le désœuvrement de son intelligence et l'inertie de
son cœur.
Vers la fin de mars 1867, à la nuit tombante, comme il était seul
dans son cabinet, une femme entra.
— (( Madame Arnoux ! »
— « Frédéric ! »
Elle le saisit par les mains, l'attira doucement vers la fenêtre,
et elle le considérait tout en répétant :
— (( C'est lui ! C'est donc lui ! »
Dans la pénombre du crépuscule, il n'apercevait que ses yeux
sous la voilette de dentelle noire qui masquait sa figure.
Quand elle eut déposé au bord de la cheminée un petit portefeuille
de velours grenat, elle s'assit. Tous deux restèrent sans pouvoir
parler, se souriant l'un à l'autre.
Enfin, il lui adressa quantité de questions sur elle et son mari.
Ils habitaient le fond de la Bretagne, pour vivre économiquement
et payer leurs dettes. Arnoux, presque toujours malade, semblait un
vieillard maintenant. Sa fille était mariée à Bordeaux, et son fils en
garnison à Mostaganem. Puis elle releva la tête :
504 l'éducation sentimentale
— (( Mais je vous revois ! Je suis heureuse ! »
Il ne manqua pas de lui dire qu'à la nouvelle de leur catastrophe,
il était accouru chez eux.
— - (.{ Je le savais ! »
— (( Comment ? »
Elle l'avait aperçu dans la cour, et s'était cachée.
— « Pourquoi ? »
Alors, d'une voix tremblante, et avec de longs intervalles entre
ses mots :
— (( J'avais peur ! Oui... peur de vous... de moi ! »
Cette révélation lui donna comme un saisissement de volupté.
Son cœur battait à grands coups. Elle reprit :
— « Excusez -moi de n'être pas venue plus tôt. »
Et désignant le petit portefeuille grenat couvert de palmes d'or ;
— «Je l'ai brodé à votre intention, tout exprès. Il contient cette
somme, dont les terrains de Belleville devaient répondre. »
Frédéric la remercia du cadeau, tout en la blâmant de s'être
dérangée.
— « Non 1 Ce n'est pas pour cela que je suis venue 1 Je tenais
à cette visite, puis je m'en retournerai... là-bas. »
Et elle lui parla de l'endroit qu'elle habitait.
C'était une maison basse, à un seul étage, avec un jardin rempli
de buis énormes et une double avenue de châtaigniers montant jus-
qu'au haut de la colline, d'où l'on découvre la m.er.
— (( Je vais m 'asseoir là, sur un banc, que j'ai appelé : le banc
Frédéric. >>
Puis elle se mit à regarder les meubles, les bibelots, les cadres,
avidem.ent, pour les emporter dans sa mémoire. Le portrait de la
Maréchale était à demi caché par un rideau. Mais les ors et les blancs,
qui se détachaient au milieu des ténèbres, l'attirèrent.
— (( Je connais cette femme, il me semble ? »
— « Impossible ! » dit Frédéric. « C'est une vieille peinture
îtah'enne. »
l'éducation SENTIMKNrALE 505
Elle avoua airelle désirait faire un tour à son bras, dans les
rues.
Ils sortirent.
La lueur des boutiques éclairait, par intervalles, son profil pâle;
puis Tombre Tcnveloppait de nouveau; et, au milieu des voitures, de
la foule et du bruit, ils allaient sans se distraire d'eux-mêmes, sans
rien entendre, comme ceux qui marchent ensemble dans la campagne,
sur un lit de feuilles mortes.
Ils se racontèrent leurs anciens jours, les dîners du temps de
VAri indiisiricl, les manies d'Arnoux, sa façon de tirer les pointes de
son faux-col, d'écraser du cosmétique sur ses moustaches, d'autres
choses plus intimes et plus profondes. Quel ravissement il avait eu
la première fois, en l'entendant chanter ! Comme elle était be!]^, le
jour de sa fête, à Saint-Cloud ! Il lui rappela le petit jardin d'Auteuil,
des soirs au théâtre, une rencontre sur le boulevard, d'anciens domes-
tiques, sa négresse.
Elle s'étonnait de sa mémoire. Cependant, elle lui dit :
— a Quelquefois, vos paroles me reviennent comme un écho
lointain, comme le son d'une cloche apporté par le vent; et il me
semble que vous êtes là, quand je lis des passages d'amour dans les
livres. »
--- «Tout ce qu'on y blâme d'exagéré, vous me l'avez fait res-
sentir, » dit Frédéric. « Je comprends Werther que ne dégoûtent
i3as les tartines de Charlotte. »
— « Pauvre cher ami ! )>
Elle soupira; et, après un long silence:
— « N'importe, nous nous serons bien aimés. »
— :; Sans nous appartenir, pourtant ! »
— '( Cela vaut peut-être mieux, » reprit-elle.
— 0: Non ! non ! Quel bonheur nous aurions eu ! »
— « Oh I je le crois, avec un amour comme le vôtre ! »
Et il devait être bien fort pour durer après une séparation si
longue r
506 L EDUCATION SENTIMENTALE
Frédéric lui demanda comment elle l'avait découvert.
— « C'est un soir que vous m'avez baisé le poignet entre le gant
et la manchette. Je me suis dit : « Mais il m'aime... il m'aime. » J'avais
peur de m.'en assurer, cependant. Votre réserve était si charmante,,
que j'en jouissais comme d'un hommage involontaire et continu.»
Il ne regretta rien. Ses soufîrances d'autrefois étaient payées.
Quand ils rentrèrent, Mme Arnoux ôta son chapeau. La lampe,
posée sur une console, éclaira ses cheveux blancs. Ce fut com.me un
heurt en pleine poitrine.
Pour lui cacher cette déception, il se posa par terre à ses genoux,,
et, prenant ses mains, se mit à lui dire des tendresses :
— (( Votre personne, vos moindres mouvements m.e semblaient
avoir dans le monde une imiportance extrahumaine. Mon cœur, comme -
de la poussière, se soulevait derrière vos pas» Vous me faisiez l'effet
d'un clair de lune par une nuit d'été, quand tout est parfums, ombres
douces, blancheurs, infini; et les délices de la chair et de l'âme étaient
contenues pour moi dans votre nom que je me répétais, en tâchant
de le baiser sur mes lèvres. Je n'imaginais rien au delà. C'était Mme
Arnoux telle que vous étiez, avec ses deux enfants, tendre, sérieuse,
belle à éblouir, et si bonne ! Cette image-là effaçait toutes les autres.
Est-ce que j'y pensais, seulement ! puisque j'avais toujours au fond
de moi-mêm.e la miusique de votre voix et la splendeur de vos yeux ! »
Elle acceptait avec ravissement ces adorations pour la femme
qu'elle n'était plus. Frédéric, se grisant par ses paroles, arrivait à
croire ce qu'il disait. Mme Arnoux, le dos tourné à la lumâère, se
penchait vers lui. Il sentait sur son front la caresse de son haleine, à
travers ses vêtements le contact indécis de tout son corps. Leurs mains
se serrèrent; la pointe de sa bottine s'avançait un peu sous sa robe,,
et il lui dit, presque défaillant :
— « La vue de votre pied me trouble. »
Un mouvement de pudeur la fit se lever. Puis, immobile, et avec
l'intonation singulière des somnambules :
— ((A mo:; âge î lui ! Frédéric !... Aucune n'a jamais été aimée
L EDUCATION SENTIMENTALE 507
comme moi ! Non, non ! à quoi sert d'être jeune ? Je m'en moque
bien ! je les méprise, toutes celles qui viennent ici ! »
— « Oh ! il n'en vient guère ! » reprit-il complaisamment.
Son visage s'épanouit, et elle voulut savoir s'il se marierait.
Il jura que non.
— « Bien sûr ? pourquoi ? »
— « A cause de vous, » dit Frédéric en la serrant dans ses bras.
Elle y restait, la taille en arrière, la bouche entr'ouverte, les yeux
levés. Tout à coup, elle le repoussa avec un air de désespoir, et, comme
il la suppliait de lui répondre, elle dit en baissant la tête :
— « J'aurais voulu vous rendre heureux. »
Frédéric soupçonna Mme Arnoux d'être venue pour s'offrir;
et il était repris par une convoitise plus forte que jamais, furieuse,
enragée. Cependant, il sentait quelque chose d'inexprimable, une
répulsion, et comme l'effroi d'un inceste. Une autre crainte l'arrêta,
celle d'en avoir dégoût plus tard. D'ailleurs, quel embarras ce serait !
et tout à la fois par prudence et pour ne pas dégrader son idéal, il
tourna ses talons et se mit à faire une cigarette.
Elle le contemplait, tout émerveillée.
— (( Comme vous êtes délicat ! Il n'y a que vous ! Il n'y a que
vous ! »
Onze heures sonnèrent.
— « Déjà ! » dit-elle; « au quart, je m'en irai. »
Elle se rassit; mais elle observait la pendule, et il continuait à
marcher en fumant. Tous les deux ne trouvaient plus rien à dire. Il
y a un moment, dans les séparations, où la personne aimée n'est
déjà plus avec nous.
Enfin, l'aiguille ayant dépassé les vingt-cinq minutes, elle prit
son chapeau par les brides, lentement.
— « Adieu, mon ami, mon cher ami ! Je ne vous reverrai jamais \
C'était ma dernière démarche de femme. Mon âme ne vous quittera
pas. Que toutes les bénédictions du ciel soient sur vous ! »
Et elle le baisa au front, comme une mère.
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L EDUCATION SENTIMENTALE
509
Mais clic parut chercher quelque chose, et lui demanda des
ciseaux.
Elle défit son peigne: tous ses cheveux blancs tombèrent.
Elle s'en coupa, brutalement, à la racine, une longue mèche.
— « Gardez-les î adieu ! »
Quand elle fut sortie, Frédéric ouvrit sa fenêtre: Mme Arnoux.,
sur le trottoir, fit signe d'avancer à un fiacre qui passait. Elle monta
dedans. La voiture disparut.
Et ce fut tout.
VII
Vers le commencement de cet hiver, Frédéric et Deslauriers
causaient au coin du feu, réconciliés encore une fois, par la fatalité
de leur nature qui les faisait toujours se rejoindre et s'aimer.
L'un expliqua sommairement sa brouille avec Mme Dambreuse,
laquelle s'était remariée à un Anglais.
L'autre, sans dire comment il avait épousé Mlle Roque, conta
que sa femme, un beau jour, s'était enfuie avec un chanteur. Pour se
laver un peu du ridicule, il s'était compromis dans sa préfecture par
des excès de zèle gouvernemental. On l'avait destitué. Il avait été,
ensuite, chef de colonisation en Algérie, secrétaire d'un pacha, gérant
d'un journal, courtier d'annonces, pour être finalement employé dans
une compagnie industrielle.
Quant à Frédéric, ayant mangé les deux tiers de sa fortune, il
vivait en petit bourgeois.
Puis, ils s'informèrent mutuellement de leurs amis.
Martinon était maintenant sénateur.
Hussonnet occupait une haute place, où il se trouvait avoir sous
la main tous les théâtres et toute la presse.
Cisy, enfoncé dans la religion et père de huit enfants, habitait
le château de ses aïeux.
Pellerin, après avoir donné dans le fouriérisme, l'homéopathie,
les tables tournantes, l'art gothique et la peinture humanitaire, était
devenu photographe ; et sur toutes les murailles de Paris, on le voyait
représenté en habit noir, avec un corps minuscule et une grosse tête.
— (( Et ton intime, Sénécal } » demanda Frédéric.
— « Disparu ! Je ne sais ! — Et toi, ta grande passion,
Mme Arnoux.'* »
— « Elle doit être à Rome avec son fils, Heutenant de chasseurs. »
>^,
512 L EDUCATION SENTIMENTALE
— « Et son mari ? »
— « Mort l'année dernière. »
— « Tiens ! » dit l'avocat.
Puis se frappant le front :
— «A propos, l'autre jour, dans une boutique, j'ai rencontré
cette bonne Maréchale, tenant par la main un petit garçon qu'elle a
adopté. Elle est vem-e d'un certain M. Oudry, et très grosse maintenant,
énorme. Quelle décadence ! Elle qui avait autrefois la taille si mince. »
Deslauriers ne cacha pas qu'il avait profité de son désespoir pour
s'en assurer par lui-même.
— « Comme tu me l'avais permis, du reste. »
Cet aveu était une compensation au silence qu'il gardait touchant
sa tentative près de Mme Arnoux. Frédéric l'eût pardonnée, puisqu'elle
n'avait pas réussi.
Bien que vexé un peu de la découverte, il fit semblant d'en rire;
et l'idée de la Maréchale lui amena celle de la Vatnaz.
Deslauriers ne l'avait jamais vue, non plus que bien d'autres
qui venaient chez Arnoux; mais il se souvenait parfaitement de
Regimbart.
Vit- il encore? »
— '• A peine ! Tous les soirs, régulièrement, depuis la rue de
Grammont jusqu'à la rue Montmartre, il se traîne devant les cafés,
affaibli, courbé en deux, vidé, un spectre ! '^
— «Eli bien, et Compain .^ »
Frédéric poussa un cri de joie, et pria l'ex-délégué du Gouverne-
ment provisoire de lui apprendre le m^^stère de la tête de veau.
— (( C'est une importation anglaise. Pour parodier la cérémonie
que les royalistes célébraient le 30 janvier, des Indépendants fondèrent
un banquet annuel où l'on mangeait des têtes de veau, et où on buvait
du vin rouge dans des crânes de veau, en portant des toasts à l'exter-
mination des Stuarts. Après thermidor, des terroristes organisèrent
une confrérie toute pareille, ce qui prouve que la bêtise est féconde. »
— {( Tu mt parais bien calmé sur la politique ? »
n /.
LEDUCATION SENTIMENTALE 513
— (■- Effet de l'âge, » dit l'avocat.
Et ils résumèrent ler.r vie.
Ils l'avaient manquée tous les deiix. celui qui avait rcvé l'amour,
celui qui avait rêvé le pouvoir. Quelle en était î.i raison ?
— « C'est peut-être le défaut de ligne droite, >> dit Frédéric.
— «Pour toi, cela se peut. Moi, au contraire, j'ai péché par
excès de rectitude, sans tenir compte de mille choses secondaires,
plus fortes que tout. J'avais trop de logique, et toi de sentiment. »
Puis, ils accusèrent le hasard, les circonstances, l'époque où ils
étaient nés.
Frédéric reprit :
-— « Ce n'est pas là ce que nous c royiors devenir autrefois, à
Sens, quand tu voulais faire une liistoire critique de la Philosophie,
et moi, un grand roman moyen âge siu- Nogenr^ dont j'avais trouvé
le sujet dans Froissard : Comment messirc Brokars de Fénestranges
et l'évêque de Troyes assaillirent messire luistache d'Ambrccicourt.
Te rappelles-tu } »
Et, exhumant leur jeunesse, à chaque phrase, ils se disaient :
— « Te rappelles-tu ? »
Ils revoyaient la cour du collège, la chapelle, le parloir, la salle
d'armics au bas de l'escalier, des figures de pions et d'élèves, un nom.mé
x\ngelmarre, de Versailles, qui se taillait des sous-pieds dans de vieilles
bottes, M. Mirbal et ses favoris roiîges, les deux professeurs de dessin
linéaire et de grand dessin, Varaud et Suriret, toujours en dispute,
et le Polonais, le compatriote de Copernic, avec son système planétaire
en carton, astronome ambulant dont on avait payé la séance par un
repas au réfectoire, — puis une terrible ribote en prom.enade, leurs
premières pipes fumées, les distributions des prix, la joie des vacances.
C'était pendant celles de 1837 qu'ils avaient été chez la Turque.
On appelait ainsi une femme qui se nommait de son vrai nom
Zoraïde Turc; et beaucoup de personnes la croyaient une musulmane,
une Turque, ce qui ajoutait à la poésie de son établissement, situé
au bord de l'eau, derrière le rempart; même en plein été, il y avait
>-^-,
L EDUCATION SENTIMENTALE 515
de Tombre autour de sa maison, reconnaissable à un bocal de poissons
rouges près d'un pot de réséda, sur une fenêtre. Des demoiselles, en
camisole blanche, avec du fard aux pommettes et de longues boucles
d'oreilles, frappaient aux carreaux quand on passait, et, le soir, sur
le pas de la porte, chantonnaient doucement d'une voix rauque.
Ce lieu de perdition projetait dans tout l'arrondissement un éclat
fantastique. On le désignait par des périphrases : « L'endroit que
vous savez, — une certaine rue, — au bas des Ponts. » Les fermières
des alentours en tremblaient pour leurs maris, les bourgeoises le
redoutaient pour leurs bonnes, parce que la cuisinière de M. le Sous-
Préfet y avait été surprise; et c'était, bien entendu, l'obsession secrète
de tous les adolescents.
Or, un dimanche, pendant qu'on était aux vêpres, Frédéric et
Deslauriers, s'étant fait préalablement friser, cueillirent des fleurs
dans le jardin de Mme Moreau, puis sortirent par la porte des champs,
et, après un grand détour dans les vignes, revinrent par la Pêcherie
et se glissèrent chez la Turque, en tenant toujours leurs gros bouquets.
Frédéric présenta le sien, comme un amoureux à sa fiancée.
Mais la chaleur qu'il faisait, l'appréhension de l'inconnu, une espèce
de remords, et jusqu'au plaisir de voir, d'un seul coup d'œil, tant de
femmes à sa disposition, l'émurent tellement, qu'il devint très pâle
et restait sans avancer, sans rien dire. Toutes riaient, joyeuses de
son embarras; croyant qu'on s'en moquait, il s'enfuit; et, comme
Frédéric avait l'argent. Deslauriers fut bien obligé de le suivre.
On les vit sortir. Cela fit une histoire qui n'était pas oubliée trois
ans après.
Ils se la contèrent prolixement, chacun complétant les souvenirs
de l'autre; et, quand ils eurent fini :
— (( C'est là ce que nous avons eu de meilleur ! » dit Frédéric.
— « Oui, peut-être bien ! C'est là ce que nous avons eu de meil-
leur ! » dit Deslauriers.
FIN
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ACHEVÉ D'IMPRIMER
PAR
L'IMPRIMERIE SAINTE CATHERINE
BRUGES, (BELGIQUE).
La Bibliothèque
Université d'Ottawa
Echéonce
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Dote due
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26N0V.19?|
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