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OE U V R E S
COMPLETES
DE J. J. ROUSSEAU.
NOUVELLE EDITION,
CLASSEE PAR ORDRE DE MATIERES, ET ORNEE
DE QUATRE-VINGT-DIX GRAVURES.
TOME NEUVIEME.
1 7 9 o.
PQ
H 88
t. q
/
Digitized by the Internet Archive
in 2010 with funding from
University of Ottawa
http://www.archive.org/details/oeuvrescompletes09rous
*5r — — — , jf
POLITIQUE.
TOME TROISIEME.
A 2
LETTRES
ECRITES
DE LA MONTAGNE
par J. J. ROUSSEAU.
A 3
AVERTISSEMENT.
C^'est revenir tard, je le sens, sur un su-
jet trop rebattu, et déjà presque oublié.
Mon état, qui ne me permet plus aucun
travail suivi , mon aversion pour le genre
polémique, ont causé ma lenteur à écrire ,
et ma répugnance à publier. J'aurois même
tout-à-fait supprimé ces lettres , ou plutôt
je ne les aurois point écrites, s'il n'eût été
question que de moi ; mais ma patrie ne
m'est pas tellement devenue étrangère que
je puisse voir tranquillement opprimer ses
citoyens, sur-tout lorsqu'ils n'ont compro-
mis leurs droits qu'en défendant ma cause.
Je serois le dernier des hommes si, dans
une telle occasion, jécoutois un sentiment
qui n'est plus ni douceur ni patience, mais
foiblesse et lâcheté, dans celui qu'il em-
pêche de remplir son devoir.
Rien de moins important pour le pu-
blic, j'en conviens , que la matière de ces
lettres. La constitution d'une petite ré-
publique , le sort d'un petit particulier , l'ex-
posé de quelques injustices , la réfutation
A4
S AVERTISSEMENT.
de quelques sophismes; tout cela iVa rien
en soi d'assez considérable pour mériter
beaucoup de lecteurs : mais si mes sujets
sont petits , mes objets sont grands , et di-
gnes de l'attention de tout honnête homme.
Laissons Genève à sa place , et Rousseau
dans sa dépression; mais la religion, mais
la liberté, la justice! Voilà, qui que vous
soyez , ce qui n'est pas au-dessous de vous.
Qu'on ne cherche pas même ici dans le
style le dédommagement de l'aridité de la
matière. Ceux que quelques traits heureux
de ma plume ont si fort irrités , trouve-
ront de quoi s'appaiser dans ces lettres.
L'honneur de défendre un opprimé eût en-
Uammé mon cœur si j'avois parlé pour un
autre. Réduit au triste emploi de me dé-
fendre moi-même, j'ai dû me borner à rai-
sonner; in échauffer eût été m'avilir. J'au-
rai donc trouvé grâce en ce point devant
ceux qui s'imaginent qu'il est essentiel à
la vérité d'être dite froidement; opinion
que pourtant j'ai peine à comprendre. Lors-
qu'une vive persuasion nous anime , le
moyen d'employer un langage glacé? Quand
Archimede, tout transporté, couroit nud
AVERTISSEMENT. 9
dans les rues de Syracuse, en avoit-il moins
trouvé la vérité parcequil se passionnoit
pour elle? Tout au contraire, celui qui la
sent ne peut s'abstenir de l'adorer; celui
qui demeure froid ne la pas vue.
Quoi qu'il en soit, je prie les lecteurs de
vouloir bien mettre à part mon beau style ,
et d'examiner seulement si je raisonne bien
ou mal; car enfin, de cela seul qu'un au-
teur s'exprime en bons termes, je ne vois
pas comment il peut s'ensuivre que cet au-
teur ne sait ce qu'il dit.
10
V Emile et le Contrat social avoient été brûlés
à Genève avec les qualifications les plus outra-
geantes. Non content de flétrir le livre, l'auteurfut
personnellement décrété. La rigueur et l'injus-
tice de ce procédé révoltèrent nombre de ci-
toyens. Ils prirent avec chaleur le parti de Jean
Jacques. Ils firent des représentations aux magis-
trats : ces représentations furent rejetées avec hau-
teur; on leur disputa même le droit d'en faire. Les
citoyens, dans cet acte de violence, virent la des-
truction de toute liberté. Pour se justifier d'une
conduite si extraordinaire, le conseil fitparoitre une
espèce de manifeste intitulé : Lettres écrites de
la campagne, où les livres de Rousseau sont quali-
fiés de scandaleux, d'impies, de téméraires, pleins de
blasphèmes et de calomnies contre la religion, d'au-'
tant plus dangereux et répréhensibles , qu'ils sont
écrits du style le plus séducteur ; enfin le Contrat
social y est appelle un Hure destructif de toute reli-
gion. Cette nouvelle sortie ne fî t qu'irriter les esprits;
les troubles croissoient dans Genève. Cependant
Rousseau, poursuivi par la persécution , s'étoit re-
tiré dans les montagnes de la Suisse. Les représen-
tai s'adressèrent à lui et lui demandèrent ce qu'ils
avoient à faire dans cette extrémité : pour toute
réponse, Rousseau publia les Lettres delà Mon*
tagne.
C'est un des écrits les plus vigoureux en rai-
sonnement qui soient sortis de sa plume. L'au-
teur et la république étoient également atta-
qués par les magistrats de Genève. A son égard on
avoit violé les lois de l'équité ; à l'égard des repré-
sentant on avoit violé celles de la république. C'est
sous ce double point de vue que Fauteur embrasse
sa défense et celle de la raison et de la liberté.
Que répliquèrent les magistrats de Genève à
cette éloquente apologie? imitant en tout la con-
duite du feu parlement de Paris qu'ils avoientpris
pour modèle, ils brillèrent les Lettres de la Montagne :
ce qui étoit plus facile que d'y répondre. Quelle
puissante logique que celle des aristocrates de Pa-
ris et de Genève ! ( G. B. )
LETTRES
ÉCRITES
DE LA MONTAGNE.
LETTRE PREMIERE.
JNon, monsieur, je ne vous blâme point
de ne vous être pas joint aux représentans
pour soutenir ma cause. Loin d'avoir ap-
prouvé moi-même cette démarche , je m'y
suis opposé de tout mon pouvoir, et mes
parens s'en sont retirés à ma sollicitation.
L'on s'est tu quand il falloit parler ; on a
parlé quand il ne restoit qu'à se taire. Je
prévis l'inutilité des représentations , j'en
pressentis les conséquences : je jugeai que
leurs suites inévitables troublèroient le re-
pos public, ou changeroient la constitution
de l'état. L'événement a trop justifié mes
craintes. Vous voilà réduits à l'alternative
qui m'efïrayoit. La crise où vous êtes exige
î*4 LETTRES
îme autre délibération dont je ne suis plus
l'objet. Sur ce qui a été fait vous demandez
ce que vous devez faire : vous considérez
que l'effet de ces démarches , étant relatif
au corps de la bourgeoisie, ne retombera
pas moins sur ceux qui s'en sont abstenus
que sur ceux qui les ont faites. Ainsi, quels
qu'aient été d'abord les divers avis , l'intérêt
commun doit ici tout réunir, Vos droits
réclamés et attaqués ne peuvent plus de-
meurer en doute ; il faut qu'ils soient re-
connus ou anéantis , et c'est leur évidence
qui les met en péril. Il ne falloit pas appro-
cher le flambeau durant l'orage ; mais au-
jourd'hui le feu est à la maison.
Quoiqu'il ne s'agisse plus de mes intérêts ,
mon honneur me rend toujours partie dans
cette affaire; vous le savez , et vous me con-
sultez toutefois comme un homme neutre ;
vous supposez que le préjugé ne m'aveu-
glera point et que la passion ne me rendra
point injuste : je l'espère aussi ; mais , dans
des circonstances si délicates , qui peut ré-
pondre de soi? Je sens qu'il m'est impossi-
ble de m'oublier dans une querelle dont je
suis le sujet, et qui a mes malheurs pour
K
DE LA MONTASSE. 16
première cause. Que ferai-je donc , mon-
sieur, pour répondre à votre confiance et
justifier votre estime autant qu'il est en
moi ? Le voici. Dans la juste défiance de
moi-même, je vous dirai moins mon avis
que mes raisons : vous les pèserez , vous
comparerez , et vous choisirez. Faites plus ;
défiez-vous toujours , non de mes inten-
tions, Dieu le sait, elles sont pures , mais
de mon jugement. L'homme le plus juste,
quand il est ulcéré, voit rarement les cho-
ses comme elles sont. Je ne veux sûrement
pas vous tromper; mais je puis me trom-
per : je le pourrois en toute autre chose, et
cela doit arriver ici plus probablement. Te-
nez-vous donc sur vos gardes , et quand je
n'aurai pas dix fois raison ne me l'accordez
pas une.
Voilà, monsieur, la précaution que vous
devezprendre,etvoicicellequejeveuxpren-
dre, à mon tour. Je commencerai par vous
parler de moi, de mes griefs, des durs pro-
cédés de vos magistrats : quand cela sera fait
et que j'aurai bien soulagé mon cœur, je
m'oublierai moi-même; je vous parlerai de
î6 LETTRES
vous, cle votre situation, c'est-à-dire de la
république; et je ne crois pas trop présu-
mer de moi, si j'espère, au moyen de cet
arrangement, traiter avec équité la ques-
tion que vous me faites.
J'ai été outragé d'une manière d'autant
plus cruelle, que je me llattois d'avoir bien
mérité de la patrie. Si ma conduite eût eu
besoin de grâce, jepouvois raisonnablement
espérer de l'obtenir. Cependant, avec un
empressement sans exemple , sans avertisse-
ment, sans citation, sans examen, on s'est
hâté de flétrir mes livres : on a fait plus; sans
égard pour mes malheurs , pour mes maux,
pour mon état , on a décrété ma personne
avec la même précipitation , l'on ne m'a pas
môme épargné les termes qu'on emploie
pour les malfaiteurs. Ces messieurs n'ontpas
été indulgens, ont-ils du moins été justes?
C'est ce que je veuxrechercher avec vous. Ne
vous effrayez pas , je vous prie , de l'éten-
due que je suis forcé de donner à ces lettres.
Dans la multitude des questions qui se pré-
sentent, je voudroisêtre sobre en paroles:
mais , monsieur, quoi qu'on puisse faire, il
en faut pour raisonner.
Rassemblons
DE LA MONTAGNE. 1 *
l /
Rassemblons dabord les motifs qu'ils ont
donnes de cette procédure, non dans le
réquisitoire, non dans l'arrêt, porté dans
le secret, et resté dans les ténèbres (a);
mais dans les réponses du conseil aux re-
présentations des citoyens et bourgeois , ou
plutôt dans les lettres écrites de la cam-
pagne, ouvrage qui leur sert de manifeste,
et dans lequel seul ils daignent raisonner
avec vous.
« Mes livres sont, disent -ils, impies,
ce scandaleux, téméraires, pleins de blas-
« phêmes et de calomnies contre la reli-
« ligion. Sous l'apparence des doutes, lau-
(te) Ma famille demanda par requête commu-
nication de cet arrêt. Voici la réponse.
■Du 25 juin 1762.
« En conseil ordinaire , vu la présente requête ,
m arrêté qu'il n'y a lieu d'accorder aux suppliant les
h fins d'icelle. »
LuLIIN,
L'arrêt du parlement de Paris fut imprimé aussi,
tôt que rendu. Imaginez ce que c'est qu'un état
libre où Ton tient cachés de pareils décrets contre
l'honneur et la liberté des citoyens.
Tome g, B
|g LETTRES
« teur y a rassemblé tout ce qui peut tendre
« à saper, ébranler et détruire les princi-
cc paux fbndemens de la religion chrétienne
ce révélée.
a Ils attaquent tous les gouvernemens.
ce Ces livres sont: d'autant plus dangé-
« reux et répréhensibles , qu'ils sont écrits
« en françois du style le plus séducteur;
ce qu'ils paraissent sous le nom et la quali-
cc fit ation d un citoyen de Genève, et que ,
ce selon l'intention de Fauteur , l'Emile doit
ce servir de guide aux pères , aux mères, aux
ce précepteurs.
ce En jugeant ces livres , il n'a pas été
ce possible au conseil de ne jeter aucun re-
cc gard sur celui qui en étoit présumé Tau-
ce teur. w
Au reste, le décret porté contre moi,
<v n'est, continuent- ils, ni un jugement
ce ni une sentence , mais un simple appoin-
te tement provisoire qui laissoit dans leur
ce entier mes exceptions et défenses , et qui ,
ce dans le cas prévu, servoit de préparatoire
ce à la procédure prescrite par les édits et
ce par l'ordonnance ecclésiastique. »
A cela , les représentais , sans entrer dans
DE LA MONTAGNE. 1Q
l'examen delà doctrine, objectèrent : ce que
« le conseil avoit jugé sans formalités préli-
ce minaires ; que l'article 88 de l'ordon-
«c nance ecclésiastique avoit été violé dans ce
« jugement; que la procédure faite en i56a
« contre Jean Morelli à forme de cet article ,
« en montrait clairement l'usage , et don-
ce noit par cet exemple une jurisprudence
ce qu'on n'aurait pas dû mépriser; que cette
ce nouvelle manière de procéder étoit môme
ce contraire à la règle du droit naturel ad-
cc mise chez tous les peuples, laquelle exige
ce que nul ne soit condamné sans avoir été en-
ce tendu dans ses défenses; qu'on nepeutfié-
cc trirunouvrage sans flétrir en même temps
ce fauteur dont il porte le nom; qu'on ne
ce voit pas quelles exceptions et défenses il
ce reste à un homme déclaré impie , témé-
ce raire, scandaleux dans ses écrits, et après
ce la sentence rendue et exécutée contre ces
ce mômes écrits , puisque les choses n'é-
ce tant point susceptibles d'infamie , celle
ce qui résulte de la combustion d'un livre
ce par la main du bourreau rejaillit néces-
cc sairement sur fauteur ; d'où il suit qu'on
« na pu enlever à un citoyen le bien le
B a
20 * LETTRES
ce plus précieux, l'honneur; qu'on ne pou-
ce voit détruire sa réputation , son état, sans
ce commencer par l'entendre; que les ou-
cc vrages condamnés et flétris méritoient
ce du moins autant de support et de tolé-
ce ran ce que divers autres écrits où Ton fait
ce de cruelles satyres sur la religion , et qui
ce ont été répandus et même imprimés dans
« la ville; qu'enfin, par rapport au gou-
cc vernement, il a toujours été permis clans
ce Genève de raisonner librement sur cette
ce matière générale; qu'on n'y défend au-
« cun livre qui en traite; qu'on n'y flétrit
ce aucun auteur pour en avoir traité , quel
« que soit son sentiment; et que , loin d'at-
cc taquer le gouvernement de la république
ce en particulier , je ne laisse échapper au-
« cime occasion d'en faire l'éloge. «
A ces objections il fut répliqué de la part
du conseil ; ce que ce n'est point manquer
ce à la règle qui veut que nul ne soit con-
te damné sans l'entendre, que de condam-
cc ner un livre après en avoir pris lecture et
ce l'avoir examiné suffisamment; que Tar-
ée ticle 88 des ordonnances n'est applica-
« ble qu'à un homme qui dogmatise, et
DE LA M O N T A G X* E. Si'
« non à un livre destructif de la religion
« chrétienne; qu'il n'est pas vrai que la
«c flétrissure d'un ouvrage se communique à
« l'auteur, lequel peut n'avoir été qu'im-
« prudent ou mal -adroit; qu'à l'égard des
« ouvrages scandaleux tolérés ou même im-
« primés dans Genève, il n'est pas raison-
<c nable de prétendre que pour avoir dissi-
<c mule quelquefois , un gouvernement soit
ce obligé de dissimuler toujours ; que d'ail-
« leurs les livres où l'on ne fait que tour-
te ner en ridicule la religion , ne sont pas à
« beaucoup près aussi punissables que ceux
et où sans détour on l'attaque par le rai-
« sonnement; qu'enfin ce que le conseil
« doit au maintien de la religion chré-
« tienne dans sa pureté, au bien public,
« aux lois et à l'honneur du gouverne-
« ment, lui ayant faitporter cette sentence , '
« ne lui permet ni de la changer ni de l'af-
« foiblir. w
Ce ne sont pas là toutes les raisons , ob-
jections et réponses qui ont été alléguées
de part et d'autre, mais ce sont les prin-
cipales, et elles suffisent pour établir pat-
rapport à moi la question de fait et de droit,
B5
2,2 LETTRES
Cependant comme l'objet, ainsi présente,
demeure encore un peu vague , je vaistâcher
de le fixer avec plus de précision , de peur
que vous n étendiez ma défense à la partie
de cet objet que je ne veux pas embrasser.
Je suis homme, et j'ai fait des livres; j'ai
donc fait aussi des erreurs (n). J'en apper-
çois moi-même en assez grand nombre :
je ne doute pas que d'autres n'en voient
beaucoup davantage , et qu'il n'y en ait bien
plus encore que ni moi ni d'autres ne voyons
point. Si l'on ne dit que cela j'y souscris.
Mais quel auteur n'est pas dans le même
cas , ou s'ose flatter de n'y pas être? Là-dessus
donc point de dispute. Si l'on me réfute
et qu'on ait raison , l'erreur est corrigée
et je me tais ; si l'on me réfute et qu'on
ait tort, je me tais encore : dois -je ré-
(a) Exceptons , si l'on veut, les livres de géomé-
trie et leurs auteurs. Encore s'il n'y a point d'er-
reurs dans les propositions mêmes, qui nous as-
surera qu'il n'y en ait point dans l'ordre de déduc-
tion , dans le choix, dans la méthode? Euclide
démontre , et parvient à son but ; mais quel che-
min prend-il ? combien n'erre- t-il pas dans sa route?
La science a beau être infaillible , l'homme qui la
cultive se trompe souvent.
DE LA MONTAGNE. 23
pondre du fait d autrui ? En tout état de
cause , après avoir entendu les deux parties,
le public est juge ; il prononce , le livre triom-
phe ou tombe, et le procès est fini.
Les erreurs des auteurs sont souvent fort
indifférentes ; mais il en est aussi de dom-
mageables, même contre Y intention de ce-
lui qui les commet. On peut se tromper
au préjudice du public comme au sien pro-
pre ; on peut nuire innocemment. Les con-
troverses sur les matières de jurisprudence ,
de morale, de religion, tombent fréquem-
ment dans ce cas. Nécessairement un des
deux disputans se trompe , et Terreur sur
ces matières important toujours devient
faute ; cependant on ne la punit pas quand
on la présume involontaire. Un homme
n est pas coupable pour nuire en voulant
servir; et si Ton poursuivoit criminellement
un auteur pour des fautes d'ignorance ou
d inadvertence , pour de mauvaises maxi-
mes qu'on pourroit tirer de ses écrits très
conséquemment, mais contre son gré , quel
écrivain pourroit se mettre à F abri des pour,
suites? Il faudroit être inspiré du Saint-
Esprit pour se faire auteur , et n'avoir que
B/,
fe~4 LETTRES
des gens inspires du Saint-Esprit pour juges,
Si Ton ne m'impute que de pareilles fau^
tes, je ne m'en défends pas plus que des
simples erreurs. Je ne puis affirmer n'en
avoir point commis de telles , parceque je
ne suis pas un ange; mais ces fautes qu'on
prétend trouver dans mes -écrits peuvent
fort bien n'y pas être , parceque ceux qui
les y trouvent ne sont pas des anges , non
plus. Hommes et sujets à Terreur ainsi que
moi, sur quoi prétendent-ils que leur rai-
son soit l'arbitre de la mienne, et que je
sois punissable pour n'avoir pas pensé
comme eux?
Le public est donc aussi le juge de sem-?
blables fautes ; son blâme en est le seul châ-
timent, Nul ne peut se soustraire à ce juge;
et quant à moi , je n'en appelle pas. Il est
vrai que si le magistrat trouve ces fautes
nuisibles, il peut défendre le livre qui les
contient ; mais, je le répète, il ne peut pu*
nir pour cela l'auteur qui les a commises,
puisque ce seroit punir un délit qui peut
être involontaire ., et qu'en ne doit punir
dans le mal que la volonté. Ainsi ce n'est;
point encore là ce dont il s'agit,
DE LA MONTAGNE. z5
Mais il y a bien de la différence entre un
livre qui contient des erreurs nuisibles et
un livre pernicieux. Des principes établis,
la chaîne d'un raisonnement suivi, des con-
séquences déduites , manifestent l'intention
de l'auteur; et cette intention, dépendant
de sa volonté, rentre sous la jurisdiction des
lois. Si cette intention est évidemment mau-
vaise , ce n'est plus erreur ni faute , c'est
crime ; ici tout change. Il ne s'agit plus
d'une dispute littéraire dont le public juge
selon la raison , mais d'un procès criminel
qui doit être jugé dans les tribunaux selon
toute la rigueur des lois \ telle est la posi-
tion critique où m'ont mis des magistrats
qui se disent justes, et des écrivains zélés qui
les trouvent trop démens. Sitôt qu'on m'ap-
prête des prisons, des bourreaux, des chaî-
nes , quiconque m'accuse est un délateur ;
il sait qu'il n'attaque pas seulement l'au-
teur mais 1 homme ; il sait que ce qu'il écrit
peut influer sur mon sort (a) : ce n'est plus
(a) II y a quelques années qu'à la première ap-
pa:ition d'uc livre célèbre je résolus d'en attaquer
les principes que je trouvois dangereux (*), J'e:;é<^
(*) Le livre de l'Esprit, par Hçlvétius (G. B. ).
26 LETTRES
à ma seule réputation qu'il en veut, c'est
à mon honneur, à ma liberté, à ma vie.
Ceci , monsieur, nous ramené tout d'un
coup à l'état de la question dont il me paroît
que le public s'écarte. Si j'ai écrit des cho-
ses répréhensibles, on peut m'en blâmer*
on peut supprimer le livre. Mais pour le
flétrir, pour inattaquer personnellemeui ,
il faut plus; la faute ne ;sufht pas, il faut
un délit, un crime ; il faut que j'aie écrit à
mauvaise intention un livre pernicieux , et
que cela soit prouvé , non comme un auteur
cutois cette entreprise quand j'appris que l'au-
teur étoit poursuivi. A l'instant je jetai nies feuilles
au feu, jugeant qu'aucun devoir ne pouvoit au-
toriser la bassesse de s'unir à la foule pour ac-
cabler un homme d'honneur opprimé. Quand
tout fut pacifié, j'eus occasion de dire mon sen-
timent sur le même sujet dans d'autres écrits ;
mais je l'ai dit sans nommer le livre ni l'au-
teur. J'ai cru devoir ajouter ce respect pour son
malheur à l'estime que j'eus toujours pour sa per-
sonne. Je ne crois point que cette façon de penser
me soit particulière ; elle est commune à tous
les honnêtes gens. Sitôt qu'une affaire est portée
au criminel, ils doivent se taire, à inoins qu ils
ne soient appelles pour témoigner.
DE LA MONTAGNE. 27
prouve qu'un autre auteur se trompe, mais
comme un accusateur doit convaincre de-
vant le juge l'accusé. Pour être traité comme
un maliai teur , il faut que je sois convaincu
de Têtre. C'est la première question qu'il
s'agit d'examiner. La seconde, ensupposant
le délit constaté, est d'en fixer la nature ,
le lieu où il a été commis, le tribunal qui
doit en juger, la loi qui le condamne , et la
peine qui doit le punir. Ces deux questions
une fois résolues décideront si j'ai été traité
justement ou non.
Pour savoir si j'ai écrit des livres perni-
cieux, il faut en examiner les principes, et
voir ce qu'il en résulterai t si ces principes
étoient admis. Comme j'ai traité beaucoup
de matières, je dois me restreindre à celles
sur lesquelles je suis poursuivi , savoir, la
religion et le gouvernement. Commençons
par le premier article, à l'exemple des juges
qui ne se sont pas expliqués sur le second.
On trouve dans l'Emile la profession de
foi d'un prêtre catholique, et dans l'Héloïse
celle d'une femme dévote. Ces deux pièces
s'accordent assez pour qu'on puisse expli-
quer l'une par l'autre, et de cet accord on
28 LETTRES
peut présumer avec quelque vraisemblance
que si l'auteur qui a publié les livres où
elles sont contenues, ne les adopte pas «
en entier Tune et l'autre , du moins il les
favorise beaucoup. De ces deux profes-
sions de foi , la première étant la plus éten-
due , et la seule où Ton ait trouvé le corps
du délit , doit être examinée par préférence.
Cet examen , pour aller à son but , rend
encore un éclaircissement nécessaire. Car,
remarquez bien qu'éclaircir et distinguer
les propositions que brouillent et confon-
dent mes accusateurs , c'est leur répondre.
Comme ils disputent contre l'évidence ,
quand la question est bien posée ils sont
réfutés.
Je distingue dans la religion deux parties,
outre la forme du culte , qui n'est qu'un
cérémonial. Ces deux parties sont le dogme
et la morale. Je divise les dogmes encore
en deux parties; savoir celle qui , posantles
principes de nos devoirs , sert de base à la
morale, et celle qui, purement de foi, ne
contient que des dogmes spéculatifs.
De cette division , qui me paroît exacte,
résulte celle des sentimens sur la religion
DE LA MONTAGNE. 2$
d'une part en vrais , faux ou douteux , et de
l'autre en bons, mauvais ou indifférens.
Le jugement des premiers appartient à
la raison seule ; et si les théologiens s'en sont
emparés, c'est comme raisonneurs, c'est
comme professeurs de la science par laquelle
on parvient à la connoissance du vrai et
du faux en matière de foi. Si l'erreur en
cette partie est nuisible, c'est seulement
à ceux qui errent, et c'est seulement un
préjudice pour la vie avenir, sur laquelle
les tribunaux humains ne peuvent étendre
leur compétence. Lorsqu'ils connoissent de
cette matière, ce n'est plus comme juges
"du vrai et du faux, mais comme ministres
des lois civiles qui règlent la forme exté-
rieure du culte : il ne s'agitpas encore ici de
cette partie ; il en sera traité ci-après.
Quant à la partie de la religion qui re-
garde la morale, c'est-à-dire la justice , le
bien public , l'obéissance aux lois naturelles
et positives, les vertus sociales et tous les
devoirs de l'homme et du citoyen , il ap-
partient au gouvernement d'en connoitre :
c'est en ce point seul que la religion rentre
directement sous sa jurisdiction, et qu'il
So LETTRES
doit bannir, non Terreur , dont il nest pas
juge, mais tout sentiment nuisible qui tend
à couper le nœud social.
Voilà, monsieur , la distinction que vous
avez à faire pour juger de celte pièce , portée
eu tribunal , non des prêtres , mais des ma-
gistrats. J avoue qu'elle n'est pas toute affir-
mative. On y voit des objections et des dou-
tes. Posons , ce qui n'est pas , que ces doutes
soient des négations. Mais elle est affir-
mative dans sa plus grande partie; elle est
affirmative et démonstrative sur tous les
points fondamentaux de la religion civile;
elle est tellement décisive sur tout ce qui
tient à la providence éternelle , à l'amour
du prochain , à la justice , à la paix, au bon-
heur des hommes , aux lois de la société , à
toutes les vertus, que les objections, les
doutes mêmes y ont pour objet quelque
avantage; et je défie qu'on m'y montre un
seul point de doctrine attaqué que je ne
prouve être nuisible aux hommes ou par
lui-même ou par ses inévitables effets.
La religion est utile et même nécessaire
aux peuples. Cela n'est-il pas dit , soutenu ,
prouvé dans ce même écrit? Loin datta-
DS LA MONTAGNE. 3l
cjuer les vrais principes de la religion ,
Fauteur les pose , les affermit de tout son
pouvoir ; ce qu'il attaque , ce qu'il com-
bat, ce qu'il doit combattre, c'est le fana-
tisme aveugle , la superstition cruelle , le
stupide préjugé. Mais il faut,, disent-ils,
respecter tout cela. Mais pourquoi ? Par-
ceque c'est ainsi qu'on mené les peu-
ples. Oui , c'est ainsi qu'on les mené à leur
perte. La superstition est le plus terrible
fléau du genre humain; elle abrutit les sim-
ples , elle persécute les sages , elle enchaîne
les nations , elle fait par-tout cent maux
effroyables: quel bien fait-elle? aucun; si
elle en fait, c'est aux tyrans; elle est leur
arme la plus terrible, et cela même est le
plus grand mal qu'elle ait jamais fait.
Ils disent qu'en attaquant la superstition
je veux détruire la religion même : com-
ment le savent-ils? Pourquoi confondent-ils
ces deux causes que je distingue avec tant
de soin? Comment ne voient-ils point que
cette imputation réfléchit contre eux dans
toute sa force, et que la religion n'a point
d'ennemis plus terribles que les défenseurs
de la superstition ? Il seroit bien cruel quil
Z-2 LETTRES
fût si aisé d'inculper l'intention d'un lioni-*
me, quand il est si difficile de la justifier,,'
Par cela même qu'il n'est pas prouvé qu'elle
est mauvaise , on la doit juger bonne : au-
trement qui pourroit être/ à l'abri des juge-
mens arbitraires de ses ennemis ? Quoi î leur
simple affirmation fait preuve de ce qu'ils
ne peuvent savoir; et la mienne, jointe à
toute ma conduite , n'établit point mes pro-
pres sentimens ? Quel moyen me reste donc
de les faire connoître? Le bien que je sens
dans mon cœur, je ne puis le montrer, je
l'avoue; mais quel est l'homme abomina-
ble qui s'ose vanter d'y voir le mal qui n'y
fut jamais?
Plus on seroit coupable de prêcher l'irré-
ligion , dit très bien M. d'Alembert, plus
il est criminel d'en accuser ceux qui ne la
prêchent pas en effet. Ceux qui jugent pu-
bliquement de mon christianisme mon-
trent seulement l'espèce du leur ; et la seule
chose qu'ils ont prouvée est qu'eux et moi
n'avons pas la même religion. Voilà précisé-
ment ce qui les fâche : on sent que le
mal prétendu les aigrit moins que le bien
même. Ce bien qu'ils sont forcés de trouver
dans
DE LA MONTAGNE. 33
dans mes écrits , les dépite et les gêne ; ré-
duits à le tourner en mal encore, ils sen-
tent qu'ils se découvrent trop. Combien
ils seraient plus à leur aise si ce bien n'y
étoit pas !
Quand on ne me juge point sur ce que
j'ai dit, mais sur ce qu'on assure que j'ai
voulu dire, quand on cherche dans mes in-
tentions le mal qui n'est pas dans mes écrits,
que puis -je faire? Ils démentent mes dis-
cours par mes pensées; quand j'ai dit blanc ,
ils affirment que j'ai voulu dire noir; ils
se mettent à la place de Dieu pour faire
l'œuvre -du diable : comment dérober ma
tête à des coups portes de si haut ?
Pour prouver que l'auteur n'a point eu
l'horrible intention qu'ils lui prêtent, je ne
vois qu'un moyen , c'est d'en juger sur l'ou-
vrage. Ah ! qu'on en juge ainsi , j'y con-
sens ; mais cette tâche n'est pas la mienne,
et un .examen suivi sous ce point de vue
serait de ma part une indignité. Non , mon-
sieur, il n'y a ni malheur ni flétrissure qui
puissent me réduire à cette abjection. Je
croirois outrager l'auteur, l'éditeur, le lec-
teur même, par une justification d'autant
Tome 9. G
5/ LETTRES
plus honteuse quelle est plus facile. C'est
dégrader la vertu que montrer qu'elle n1 est
pas un crime ; c est obscurcir l'évidence que
prouver qu1 elle est la vérité. Non , lisez et
jugez vous-même. Malheur à vous, si, du-
rant cette lecture , votre cœur ne bénit pas
cent fois l'homme vertueux et ferme qui
ose instruire ainsi les humains!
Eh! comment me résoudrois-je à justi-
fier cet ouvrage, moi qui crois effacer par
lui les fautes de ma vie entière, moi qui
mets les maux qu'il m'attire en compen-
sation de ceux que j'ai faits , moi qui, plein
de confiance, espère un jour dire au juge
suprême : Daigne juger dans ta clémence
un homme foible; j'ai fait le mal sur la
terre, mais j'ai publié cet écrit.
Mon cher monsieur , permettez à mon
cœur gonflé d'exhaler de temps en temps
ses soupirs ; mais soyez sûr que dans mes
discussions je ne mêlerai ni déclamations
ni plaintes. Je n'y mettrai pas même la vi-
vacité de mes adversaires ; je raisonnerai
toujours de sang froid. Je reviens donc.
Tâchons de prendre un milieu qui vous
satisfasse et qui ne m'avilisse pas. Suppo-
DELÀ MONTAGNE. 55
Sons un moment la profession de foi du viA
caire adoptée en un coin du monde chré-
tien j et Voyons ce qu'il en résulterait en
bien et en mal. Ce ne sera ni l'attaquer ni
3a défendre"; ce sera la juger par ses effets.
Je vois d'abord les choses les plus nou-
velles sans aucune apparence de nouveauté;
nul changement dans le culte et de grands
changemens dans les cœurs, des conver-
sions sans éclat, de la foi sans dispute, du
zèle sans fanatisme , de la raison sans im-
piété , peu de dogmes et beaucoup de ver-
tus , la tolérance du philosophe et la cha-
rité du chrétien.
Nos prosélytes auront deux règles de foi
qui n'en font qu'une, la raison et l'évangile;
la seconde sera d'autant plus immuable
qu'elle ne se fondera que sur la première,
et nullement sur certains faits , lesquels >
ayant besoin d'être attestés , remettent la
religion sous l'autorité des hommes.
Toute la différence qu'il y aura d'eux aux
autres chrétiens est que ceux-ci sont des
gens qui disputent beaucoup sur l'évangile
sans se soucier de le pratiquer, au lieu que
C a
36 LETTRES
nos gens s'attacheront beaucoup à la prati-
que, et ne disputeront point.
Quand les chrétiens disputeurs viendront
leur dire, \ous vous dites chrétiens sans l'ê-
tre, car, pour être chrétiens, il faut croire en
Jésus-Christ , et vous n'y croyez point ; les
chrétiens paisibles leur répondront: «Nous
« ne savons pas bien si nous croyons en Jé-
cc sus -Christ dans votre idée , pareeque nous
<k ne l'entendons pas. Mais nous tâchons
ce d'observer ce qu'il nous prescrit. Nous
ce sommes chrétiens, chacun à notre ma-
cc niere, nous, en gardant sa parole, et vous,
c< en croyant en luiv Sa charité veut que
ce nous soyons tous frères : nous la suivons
ce en vous admettant pour tels ; pour l'amour
ce de lui ne nous ôtez pas un titre que nous
ce honorons de toutes nos forces et qui nous
ce est aussi cher qu'à vous. »
Les chrétiens disputeurs insisteront sans
doute. En vous renommant de Jésus, il fau-
droit nous dire à quel titre. Vous gardez ,
ditez-vous , sa parole ; mais quelle autorité
lui donnez-vous? Reconnoissez-vous la ré-
vélation? ne la reconnoissez-vous pas? Ad-
DE LA MONTAGNE. 3)7
mettez-vous l'évangile en entier? ne lad-
mettez-vous qu'en partie? Sur quoi fondez-
vous ces distinctions ? Plaisaus chrétiens ,
qui marchandent avec le maître, qui choi-
sissent dans sa doctrine ce qu'il leur plait
d'admettre et de rejeter!
A cela les autres diront paisiblement :
« Mes frères, nous ne marchandons point;
ce car notre foi n'est pas un commerce : vous
ce supposez qu'il dépend de nous d'admettre
ce ou de rejeter comme il nous plaît; mais
ce celan'estpas, et notre raison n'ohéiL point
ce à notre volonté. Nous aurions beau vou-
ce loir que ce qui nous paroît faux nous pa-
ce rut vrai , il nous paroitroit faux malgré
ce nous. Tout ce qui dépend de nous est de
ce parler selon notre pensée ou contre notre
ce pensée, et notre seul crime est de ne vou-
er, loir pas vous tromper. »
ce Nous reçonnoissons l'autorité de Jésusr
ce Christ , pareeque notre intelligence ac-
ce quiesce à ses préceptes et nous en décou-
ce vre la sublimité. Elle nous dit qu'il con-
<e vient aux hommes de suivie ces préceptes,
ce mais qu'il étoit au-dessus d'eux de les
ce trouver. Nous admettons la révélation
C 3
58 LETTRES
<c comme émanée de l'esprit de Dieu , sans
ce en savoir la manière , et sans nous tour-
ce menter pour la découvrir ; pourvu que
ce nous sachions que Dieu a parlé , peu nous
ce importe d'expliquer comment il s'y est
ce pris pour se faire entendre. Ainsi re-
cc connoissant dans Y évangile l'autorité di-
te vine, nous croyons Jésus-Christ revêtu
ce de cette autorité ; nous reconnoissons une
ce vertu plus qu'humaine dans sa conduite,
ce et une sagesse plus qu'humaine dans ses
ce leçons. 'Voilà ce qui est bien décidé pour
ce nous. Comment cela s'est-il fait? Voilà ce
<c qui ne l'est pas; cela nous passe. Cela ne
ce vous passe pas, vous; à la bonne heure;
ce nous vous en félicitons de tout notre
ce cœur. Votre raison peut être supérieure à
ce la nôtre; mais ce n'est pas à dire qu'elle
ce doive nous servir de loi. Nous consentons
ce que vous sachiez tout ; souffrez que nous
ce ignorions quelque chose. »
ce Vous nous demandez si nous admettons
<e tout l'évangile. Nous admettons tous les
«c enseignemens qu'a donnés Jésus-Chrisr.
« L'utilité , la nécessité de la plupart de ses
ce enseignemens nous frappe, et nous, ta»
DE LA MONTAGNE. 3o,
« chons de nous y conformer. Quelques uns
« ne sont pas à notre portée; ils ont été don-
ce nés sans doute pour des esprits plus intel-
« ligens que nous. Nous ne croyons point
« avoir atteint les limites de la raison hu-
« maine , et les hommes plus pénétrans ont
ce besoin de préceptes plus élevés. »
ce Beaucoup de choses dans l'évangile pas-
ce sent notre raison , et même la choquent;
a nous ne les rejetons pourtant pas. Con-
ce vaincus de la foiblesse de notre entende-
cc ment , nous savons respecter ce que nous
ce ne pouvons concevoir, quand l'associa-
cc tion de ce que nous concevons nous le
ce fait juger supérieur à nos lumières. Tout
ce ce qui nous est nécessaire à savoir pour
ce être saints , nous paroît clair dans Té-
ce vangile; qu'avons- nous besoin d'enten-
ce die le reste ? Sur ce point nous demeu-
ce rerons ignorans , mais exempts d'erreur,
ce et nous n'en serons pas moins gens de
ce bien ; cette humble réserve elle-même
ce est l'esprit de l'évangile. »
ce Nous ne respectons pas précisément
ce ce livre sacré comme livre , mais comme
ce la parole et la vie de Jésus-Christ. Le ca-
C4
/}o LETTRES
ce ractere de vérité, de sagesse et de sainteté'
« qui s'y trouve, nous apprend que cette his-
cc toiren'apas été essentiellement altérée (a),
« mais il n est pas démontré pour nous
ce qu'elle ne Tait point été du tout. Qui sait
ce si les choses que nous n'y comprenons
ce pas ne sont point des fautes glissées dans
ce le texte ? Qui sait si des disciples si fort
ce inférieurs à leur maître font bien coin-
ce pris et bien rendu par- tout ? Nous ne
ce décidons point là-dessus, nous ne présu-
ce nions pas même, et nous ne vous propo-
cc sons des conjectures que pareeque vous
ce 1" exigez. »
ce Nous pouvons nous tromper dans nos
ce idées, mais vous pouvez aussi vous tro ni-
ée per dans les vôtres. Pourquoi ne le pour-
ce riez- vous pas étant hommes? Vous pouvez
ce avoir autant de bonne foi que nous, mais
ce vous nen sauriez avoir davantage : vous
ce pouvez être plus éclairés , mais vous n'êtes
(a) Où en seroient les simples fidèles, si l'on ne
pouvoit savoir cela que par des discussions de
critique, ou par l'autorité des pasteurs ? De quel
front ose-t-on faire dépendre la foi de tant de
science ou de tant.de soumission?
DE LA MONTAGNE. 41
« pas infaillibles. Qui jugera donc entre les
« deux partis? Sera-ce vous ? cela n'est pas
ce juste. Bien moins sera-ce nous qui nous
ce défions si fort de nous-mêmes. Laissons
ce donc cette décision au juge commun qui
ce nous entend ; et puisque nous sommes
ce d'accord sur les règles de nos devoirs ré-
cc ciproques., supportez-nous sur le reste,
ce comme nous vous supportons. Soyons
ce hommes de paix, soyons frères ; unissons-
ce nous dans l'amour de notre commun mai-
ce tre , dans la pratique des vertus qu'il nous
ce prescrit. Voilà ce qui fait le vrai chrétien.»
ce Que si vous vous obstinez à nous refit»
ce ser ce précieux titre après avoir tout fait
ce pour vivre fraternellement avec vous, nous
ce nous consolerons de cette injustice, en
ce songeant que les mots ne sont pas les cho-
ce ses, que les premiers disciples de Jésus ne
ce prenoient point le nom de chrétiens, que
ce le martyr Etienne ne le porta jamais , et
se que, quand Paul fut converti à la foi de
ce Christ, il n'y avoit encore aucuns ( hré-
cc tiens (a) sur la terre. »
(a) Ce nom leur fut donné quelques années
«près à Antioche pour la première fois.
42 LETTRES
Croyez-vous, monsieur, qu'une contro-
verse ainsi traitée sera fort animée et fort
longue, et qu'une des parties ne sera pas
bientôt réduite au silence quand l'autre ne
voudra point disputer ?
Si nos prosélytes sont maîtres du pays où
ils vivent, ils établiront une forme de culte
aussi simple que leur croyance, et la reli-
gion qui résultera de tout cela sera la plus
utile aux hommes par sa simplicité même.
Dégagée de tout ce qu'ils mettent à la place
des vertus , et n'ayant ni rites superstitieux
ni subtilités dans la doctrine, elle ira tout
"entière à son vrai but, qui est la pratique de
nos devoirs. Les mots de dévot et d'ortho-
doxe y seront sans usage ; la monotonie de
certains sons articulés n'y sera pas la piété ;
il n'y aura d'impies que les médians, ni de
fidèles que les gens de bien.
Cette institution une fois faite, tous se-
ront obligés par les lois de s'y soumettre,
parcequ'elle n'est point fondée sur l'auto-
rité des hommes, qu'elle n'a rien qui ne soit
dans l'ordre des lumières naturelles, qu'elle
ne contient aucun article qui ne se rapporte
au bien de la société, et quelle n'est mêlée
DE LÀ MONTAGNE.- ifi
d'aucun dogme inutile à la morale, d'aucun
point de pure spéculation.
Nos prosélytes seront-ils intolérans pour
cela? Au contraire, ils seront tolérans par
principe ; ils le seront plus qu'on ne peut
l'être dans aucune autre doctrine, puisqu'ils
admettront toutes les bonnes religions qui
ne s'admettent pas entre elles , c'est-à-dire
toutes celles qui, ayant Y essentiel qu'elles
négligent, font l'essentiel de ce qui ne Test
point. En s attachant , eux, à ce seul essen-
tiel, ils laisseront les autres en faire à leur
gré l'accessoire, pourvu qu'ils ne le rejet-
tent pas : ils les" laisseront expliquer ce
qu'ils n'expliquent point, décider ce qu'ils
ne décident point. Ils laisseront à chacun
ses rites, ses formules de foi, sa croyance ;
ils diront : Admettez avec nous les principes
des devoirs de l'homme et du citoyen ; du
reste, croyez tout ce qu'il vous plaira. Quant
aux religions qui sont essentiellement mau-
vaises , qui portent l'homme à faire le mal ,
ils ne les toléreront point, parceque cela mô-
me est contraire à la véritable tolérance,
qui n'a pour but que la paix du genre hu-
main. Le vrai tolérant ne tolère point le
4 /Jt LETTRES
en nie, il ne tolère aucun dogme qui rende
les hommes méchans.
Maintenant supposons, au contraire, que
nos prosélytes soient sous la domination
cT autrui : comme gens de paix , ils seront
soumis aux lois de leurs maîtres, même en
matière de religion, à moins que cette reli-
gion ne fût essentiellement mauvaise; car
alors , sans outrager ceux qui la professent,
Sis refuseraient de la professer. Ils leur di-
roient: Puisque Dieu nous appelle à la ser-
vitude, nous voulons être de bons servi-
teurs, et vos sentimens nous empêche-
roient de letre : nous connoissons nos de-
voirs, nous les aimons, nous rejetons ce qui
nous en détache; c'est afin de vous être fi-
deles que nous n'adoptons pas la loi de fini-
■«.ruité.
, Mais si ia religion du pays est bonne en
eller-mêine, et que ce quelle a de mauvais
soit seulement dans les interprétations par-
ticulières, ou dans des dogmes purement
spéculatifs ; ils s'attacheront à l'essentiel et
to}éreront le reste, tant par respect pour les
lois que par amour pour la paix. Quand ils
seront appelles h déclarer expressément
DE LA MONTAGNE. 4^
leur croyance, ils le feront, parcequil ne
faut point mentir ; ils diront au besoin leur
sentiment avec fermeté, même avec force;
ils se défendront par la raison, si on les at-
taque. Du reste, ils ne disputeront point
contre leurs frères, et , sans s obstiner à vou-
loir les convaincre , ils leur resteront unis par
la charité, ils assisteront à leurs assemblées,
ils adopteront leurs formules, et ne se.
croyant pas plus infaillibles qu eux, ils se
soumettront à l'avis du plus grand nombre,
en ce qui n'intéresse pas leur conscience et
ne leur paraît pas importer au salut,
Voila le bien, me direz-vous; voyons le
mal. Il sera dit en peu de paroles. Dieu ne
sera plus l'organe de la méchanceté des
hommes. La religion ne servira plus d'in-
strument à la tyrannie des gens d'église et
à la vengeance des usurpateurs ; elle ne ser-
vira plus qu a rendre les croyans bons et
justes: ce n'est pas là le compte de ceux qui
les mènent , c'est pis pour eux que si elle ne
servoit à rien.
Ainsi donc la doctrine en question est
bonne au genre humain et mauvaise à ses
oppresseurs. Dans quelle classe absolue la
46 LETTRES
faut-il mettre? J ai dit fidèlement le pour et
le contre ; comparez et choisissez.
Tout bien examiné, je crois que vous
conviendrez de deux choses : lune, que ces
hommes que je suppose se conduiroient en
ceci très conséquemment à la profession de
foi du vicaire; l'autre, que cette conduite
non seulement seroit irréprochable, mais
vraiment chrétienne , et qu'on auroit tort
de refuser à ces hommes bons et pieux le
nom de chrétiens , puisqu'ils le mériteroient
parfaitement par leur conduite, et qu'ils se-
roient moins opposés par leurs sentimens à
beaucoup de sectes qui le prennent et à qui
on ne le dispute pas, que plusieurs de ces
mêmes sectes ne sont opposées entre elles*
Ce ne seroient pas, si l'on veut, des chré-
tiens à la mode de saint Paul, qui étoit na-
turellement persécuteur, et qui n'avoit pas
entendu Jésus-Christ lui-même; mais ce
seroient des chrétiens à la mode de saint
Jacques , choisi par le maître en personne »
et qui avoit reçu de sa propre bouche les in-
structions qu'il nous transmet. Tout ce rai-
sonnement est bien simple , mais il me pa*
roît concluant.
DE LA MONTAGNE. 4?
Vous me demanderez peut-être comment
on peut accorder cette doctrine avec celle
d'un homme qui dit que l'évangile est
absurde et pernicieux à la société. En
avouant franchement que cet accord me
paroit difficile, je vous demanderai à mon
tour où est cet homme qui dit que l'évan-
gile est absurde et pernicieux. Vos mes-
sieurs m'accusent de l'avoir dit ; et où?
Dans le Contrat social, au chapitre de la
religion civile. Voici qui est singulier ! Dans
ce même livre et dans ce même chapitre je
pense avoir dit précisément le contraire : je
pense avoir dit , que l'évangile est sublime
et le plus fort lien de la société (a). Je ne
veux pas taxer ces messieurs de mensonge ;
mais avouez que deux propositions si con-
traires dans le même livre et dans le même
chapitre doivent faire un tout bien extrava-
gant.
N'y auroit-il point ici quelque nouvelle
équivoque, à la faveur de laquelle on me
rendit plus coupable ou plus fou que je ne
(a) Contrat social, iiv. IV, chap. 8 , tom. VIII,
page 25 1 de cette édition.
zJ8 LETTRES
suis ? Ce mot de société présente un sens un
peu vague: il y a dans le monde des sociétés
de bien des sortes, et il n'est pas impossible
que ce qui sert à Tune nuise à l'autre*
Voyons : la méthode favorite de mes agres-
seurs est toujours d'offrir avec art des idées
indéterminées; continuons pour toute ré-
ponse à tâcher de les fixer.
Le chapitre dont je parle est destiné,
comme on le voit par le titre, à examiner
conim ent les institutions religieuses peuvent
entrer dans la constitution de fétat. Ainsi
ce dont il s agit ici n'est point de considérer
les religions comme vraies ou fausses, ni
même comme bonnes ou mauvaises en
elles-mêmes , mais de les considérer unique-
ment par leurs rapports aux corps politi-
ques , et comme parties de la législation.
Dans cette vue, fauteur fait voir que
toutes les anciennes religions, sans en ex-
cepter la juive , furent nationales dans leur
origine, appropriées, incorporées à l'état ,
et formant la base ou du moins faisant par-
tie du système législatif.
Le christianisme, au contraire, est dans
son principe une religion universelle, qui
n'a
DE LA M O îî T A 6 N Ë 49
n'a rien d'exclusif, rien de local, rien de
propre à tel pays plutôt qu'à tel autre. Son
divin auteur, embrassant également tous
les hommes dans sa charité sans bornes,
est venu lever la barrière qui séparoit les
nations, et réunir tout le genre humain
dans un peuple de frères : Car, en toute na-
tion, celui qui le craint et qui s'adonne à la
justice lui est agréable {a). Tel est le vérita-
ble esprit de F évangile.
Ceux donc qui ont voulu faire du chris-
tianisme une religion nationale et l'intro-
duire comme partie constitutive dans le
système de la législation, ont fait par là
deux fautes nuisibles, lune à la religion,
et l'autre à l'état. Ils se sont écartés de l'es-
prit de Jésus -Christ, dont le règne n'est
pas de ce monde; et mêlant aux intérêts
terrestres ceux de la religion , ils ont souillé
sa pureté céleste, ils en ont fait l'arme des
tyrans et l'instrument des persécuteurs. Ils
n'ont pas moins blessé les saines maximes de
la politique, puisqu'au lieu de simplifier la
machine du gouvernement, ils l'ont compo-
(a)Act. X, 35..
Tome g., £)
&0 LETTRES
sée, ils lui ont donné des ressorts étrangers,
superflus; et l'assujettissant à deux mobiles
■différons, souvent contraires, ils ont causé
les triai llemens qu'on sent dans tous les
ëtats chrétiens où Ton a fait entrer la reli-
gion dans le système politique.
Le parfait christianisme est l'institution
sociale universelle ; mais, pour montrer qu'il
n'est point un établissement politique et
qu'il ne concourt point aux bonnes institu-
tions particulières, ilfalloit ôter les sophis-
mes de ceux qui mêlent la religion à tout ,
comme une prise avec laquelle ils s'em-
parent de tout. Tous les établissemens hu-
mains sont fondés sur les passions humai-
nes, et se conservent par elles : ce qui com-
bat et détruit les passions n'est donc pas
propre à fortifier ces établissemens. Com-
ment ce qui détache les cœurs de la terre
nous donneroit-il plus d'intérêt pour ce
qui s'y fait? comment ce qui nous occupe
uniquement d'une autre patrie nous atta-
cheroit-il davantage à celle-ci ?
Les religions nationales sont utiles à l'é-
tat comme parties de sa constitution, cela
est incontestable ; mais elles sont nuisibles
DELA MONTAGNE. Si
àu genre humain , et même à l'état dans un
autre sens ; j'ai montré comment et pour-
quoi.
Le christianisme , au contraire , rendant
leshommes j Listes , modérés, amis de la paix ,
est très avantageux à la société générale •
mais il énerve la force du ressort politique,
il complique lesmouvemens de la machine ,
il rompt l'unité du corps moral ; et ne lui
étant pas assez approprié, il faut qu'il dégé-
nère, ou qu'il demeure une pièce étrangère
et embarrassante.
Voilà donc un préjudice et des inconvé-
niens des deux côtés relativement au corps
politique. Cependant il importe que fétat
ne soit pas sans religion , et cela importe par
des raisons graves, sur lesquelles jai par-
Tout fortement insisté : mais il vaudrait
mieux encore n'en point avoir, que d'en
avoir une barbare et persécutante, qui, ty-
rannisant les lois mêmes , contrarierait les
devoirs du citoyen. On dirait que tout ce
qui s'est passé dans Genève à mon égard
n'est fait que pour établir ce chapitre en
exemple, pour prouver, par ma propre his-
toire, que j' ai très bien raisonné.
t)2 LETTRES
Que doit faire un sage législateur dans
cette alternative? De deux choses Tune. La
première , d'établir une religion purement
civile, dans laquelle renfermant les dogmes
fondamentaux de toute bonne religion, tous
les dogmes vraiment utiles à la société, soit
universelle , soit particulière , il omette tous
les autres qui peuvent importer à la foi,
mais nullement au bien terrestre, unique
objet de la législation : car comment le mys-
tère de la Trinité, par exemple, peut-il
concourir à la bonne constitution de l'état?
en quoi ses membres seront-ils meilleurs ci-
toyens quand ils auront rejeté le mérite des
bonnes œuvres ? et que fait au lien de la so-
ciété civile le dogme du péché originel?
Bien que le vrai christianisme soit une in-
stitution de paix , qui ne voit que le chris-
tianisme, dogmatique ou théologique, est,
par la multitude et l'obscurité de ses dog-
mes, sur-tout par l'obligation de les admet-
tre, un champ de bataille toujours ouvert
entre les hommes , et cela sans qu'à force
d'interprétations et de décisions on puisse
prévenir de nouvelles disputes sur les déci->
sions mêmes?
& JE LA MONTAGNE. 55
L'autre expédient est de laisser le chris-
tianisme, tel qu'il est dans son véritable es-
prit, libre, dégagé de tout lien de chair,
sans autre obligation que celle de la con-
science, sans autre gêne dans les dogmes
que les mœurs et les lois. La religion chré-
tienne est, pour la pureté de sa morale,
toujours bonne et saine dans l'état , pourvu
qu'on n'en fasse pas une partie de sa consti-
tution, pourvu qu'elle y soit admise unique-
ment comme religion, sentiment, opinion,
croyance; mais, comme loi politique, le
christianisme dogmatique est un mauvais
établissement.
Telle est, monsieur, la plus forte consé-
quence qu'on puisse tirer de ce chapitre,
où , bien loin de taxer le pur évangile (a)
d'être pernicieux à la société, je le trouve,
en quelque sorte, trop sociable, embras-
sant trop tout le genre humain pour une lé-
gislation qui doit être exclusive ; inspirant
T humanité plutôt que le patriotisme , et
tendant à former des hommes plutôt que
des citoyens (b). Si je me suis trompé, j'ai
(a) Lettres écrites de la campagne, page 3o.
(&) C'est merveille de voir l'assortiment de beau?*
D 3
54 LETTRES
fait une erreur en politique ; mais où est
mon impiété?
La science du salut et celle du gouverne-
ment sont très différentes ; vouloir que la
première embrasse tout est un fanatisme de
petit esprit; c'est penser comme les alchy-
mistes, qui, dans fart de faire de for ,
voient aussi la médecine universelle ; ou
comme les maliométans , qui prétendent
trouver toutes les sciences dans l'alcoran.
La doctrine de l'évangile n'a qu'un objet;
c'est d'appeller et sauver tous les hommes;
leur liberté , leur bien-être ici-bas n'y entre
pour rien; Jésus l'a dit mille fois. Mêler à
sentimens qu'on va 110ns entassant dans les livres ; il
ne faut pour cela que des mets, et les vertus en
papier ne coûtent guère ; mais elles ne s'agen-
cent pas tout-à-fait ainsi dans Je cœur de l'homme y
et il y a loin des peintures aux réalités. Le patrio-
tisme et l'humanité sont , par exemple , deux vertus
incompatibles dans leur énergie, et sur-tout chez
un peuple entier. Le législateur qui les voudra
toutes deux, n'obtiendra ni l'une ni l'autre : cet
accord ne s'est jamais vu; il ne se verra jamais,
parcequil est contraire à la nature, et qu'on ne
jpeut donner deux objets à la môme passion.
DE LA MONTAGNE. 55
Cet objet des vues terrestres., c'est altérer sa
simplicité sublime, c'est souiller sa sainteté
par des intérêts humain c'est cela qui est
vraiment une impiété.
Ces distinctions sont de tout temps éta-
blies. On ne les a confondues que pour moi
seul. En ôtant des institutions nationales
la religion chrétienne, je l'établis la meil-
leure pour le genre humain. L'auteur de
l'Esprit des Lois a fait plus ; il a dit que la
musulmane étoit la meilleure pour les con-
trées asiatiques. Il raisonnoit en politique y
et moi aussi. Dans quel pays a-t-on cherché
querelle, je ne dis pas à fauteur, mais au
livre (a)? Pourquoi donc suis-je coupable,
ou pourquoi nefétoit-il pas?
Voilà, monsieur, comment, par des ex-
traits fidèles, un critique équitable parvient
à connoître les vrais sentimens d'un auteur
et le dessein dans lequel il a composé son
(a) Il est bon de remarquer que le livre de l'Es-
prit des lois fut imprimé pour la première fois à
Genève , sans que les scholarques y trouvassent
rien à reprendre, et que ce fut un pasteur qui cor-
rigea l'édition.
D4
56 3gettr.es
livre. Qu'on examine tous les miens par1
cette méthode , je ne crains point les juge-
mens que tout honnête homme en pourra
porter. Mais ce n'est pas ainsi que ces mes-
sieurs s'y prennent; ils n'ont garde, ils n'y
trouveraient pas ce qu'ils cherchent. Dans
le projet de me rendre coupable à tout prix,
ils écartent le vrai but de l'ouvrage ; ils lui
donnent pour but chaque erreur, chaque né-
gligence échappée à l'auteur; et si par ha-
sard il laisse un passage équivoque, ils ne
manquent pas de l'interpréter dans le sens
qui n'est pas le sien. Sur un grand champ
couvert d'une moisson fertile , ils vont triant
avec soin quelques mauvaises plantes, pour
accuser celui qui l'a semé d'être un empoi-
sonneur.
Mes propositions ne pouvoïent faire au-
cun mal à leur place; elles étoient vraies ,
utiles, honnêtes, dans le sens que je leur
donnois. Ce sont leurs falsifications , leurs
subreptions, leurs interprétations fraudu-
leuses, qui les rendent punissables; il faut
les brûler dans leurs livres , et les couronner
dans les miens.
Combien de fois les auteurs diffamés et
t> E L A M O N T A G N E. Bf
le public indigné n'ont-ils pas réclamé con-
tre cette manière odieuse de déchiqueter un
ouvrage, d'en défigurer toutes les parties,
d'en juger sur des lambeaux enlevés çà et là ,
au choix d'un accusateur infidèle , qui pro-
duit le mal lui-même en le détachant du
bien qui le corrige et l'explique, en détor-
quant par-tout le vrai sens ! Qu'on juge la
Bruyère ou la Rochefoucault sur des maxi-
mes isolées, à la bonne heure; encore sera-
t-il juste de comparer et de compter. Mais,
dans un livre de raisonnement, combien de
sens divers ne peut pas avoir la même pro-
position, selon la manière dont l'auteur
l'emploie et dont il la fait envisager ! Il n'y a
peut-être pas une de celles qu'on m'impute,
à laquelle, au lieu où je l'ai mise, la page
qui précède ou celle qui suit ne serve de ré-
ponse, et que je n'aie prise en un sens dif-
férent de celui que lui donnent mes accusa-
teurs. Vous verrez, avant la fin de ces let-
tres , des preuves de cela qui vous surpren-
dront.
Mais qu'il y ait des propositions fausses,
réprêhensibles , blâmables en elles-mêmes,
cela suffit -il pour rendre un livre perni-
58 LETTRES
cieux? Un bon livre n'est p ~.elui qui n#
contient rien de mauvais on rien qiïon
puisse interpréter en mal; autrement il n'y
auroit point de bons livres : mais un bon li-
vre est celui qui contient plus de bonnes
choses que de mauvaises ; un bon livre est
celui dont F effet total est de mener au bien „
malgré le mal qui peut s y trouver. Eh ! que
seroit-ce , mon Dieu ! si dans un grand ou-
vrage, plein de vérités utiles, de leçons
d'humanité, de piété , de vertu, il étoit per-
mis daller cherchant avec une maligne exac-
titude toutes les erreurs - toutes les proposi-
tions équivoques, suspectes, ou inconsidé-
rées, toutes les inconséquences qui peuvent
échapper dans le détail à un auteur sur-
chargé de sa matière, accablé des nom-
breuses idées qu'elle lui suggère, distrait
des unes par les autres , et qui peut à peine
assembler dans sa tête toutes les parties de
son vaste plan? s'il étoit permis de faire un
amas de toutes ses fautes, de les aggraver les
unes par les autres, en rapprochant ce qui
estépars, en liant ce qui est isolé ; puis, tai-
sant la multitude de choses bonnes et loua-
bles qui les démentent, qui les expliquent ,
DE LA MONTAGNE. 5§
qui les rachètent, qui montrent le vrai but
de Fauteur , de donner cet affreux recueil
pour celui de ses principes , d avancer que
c'est là le résumé de ses vrais sentimens , et
de le juger sur un pareil extrait? Dans quel
désert faudroit-il fuir, dans quel antre fau-
droit-il se cacher, pour échapper aux pour-
suites de pareils hommes , qui, sous l'appa-
rence du mal, puniraient le bien, qui comp-
teraient pour rien le cœur, les intentions,
la droiture, par-tout évidente, et traiteraient
la faute la plus légère et la plus involontaire
comme le crime d'un scélérat? Y a-t-il un
seul livre au monde, quelque vrai, quelque
bon, quelque excellent qu'il puisse être,
qui pût échapper à cette infâme inquisi-
tion? Non, monsieur, il n'y en a pas un,
pas un seul, non pas Févangiïe même : car
le mal qui n'y serait pas, ils sauraient fy
mettre par leurs extraits infidèles, par leurs
fausses interprétations.
Nous vous déférons , oseroient-ils dire, un
livre scandaleux , téméraire, impie, donc la
morale est d'enrichir le riche' et de dépouiller
le pauvre (a) , d'apprendre aux en/ans à re-
(«) Matth. XIII, 12. Luc. XIX, 26.
OO LETTRES
nier leur mère et leurs frères (a) /de s'emparer
sans scrupule du bien d' autrui ( b) , de n'in-
struire point les médians, de peur qu'ils ne
se corrigent et qu'ils ne soient pardonnes (c),
de haïr père , mère, femme , enfans , tousses
proches (d) ; un livre ou l'on souffle pari
tout le feu de la discorde ( e ) , ou l'on se vante
'd'armer le fus contre le père (f) , les parens
Vun contre l'autre (g), les domestiques con-
tre leurs maîtres ( h ) , où Von approuve la vio-
lation des lois(i), ou l'on impose en devoir
la persécution (A) , oie, pour porter les peuples
au brigandage , on fait du bonheur éternel le
prix de la force et la conquête des hommes
violens ( /).
(a) Matth. XII, 48. Marc. III, 33.
(b) Marc. XI, 2. Luc. XIX, 3o.
(c) Marc. IV, 12. Joan. XII, 40.
(f/)Luc. XIV, 26.
(e) Matth. X, 34. Luc. XII, 5i , 52,"
(/) Matth. X, 35. Luc. XII, 53.
{g) Ibid.
( h ) Matth. X , 36.
(z) Matth. XII, 2 et seq<j.
(k) Luc. XIV, 23.
(Z) Matth. XI, 12.
D E LA MONTAGNE 6*1^
Figurez-vous une ame infernale analysant
ainsi tout l'évangile, formant de cette ca-
lomnieuse analyse, sous le nom de profes-
sion de foi évangélique, un écrit qui feroit
horreur, et les dévots pharisiens prônant
cet écrit d'un air de triomphe , comme Ta-;
brégé des leçons de Jésus- Christ. Voilà
pourtant jusqu'où peut mener cette indigne
méthode. Quiconque aura lu mes livres,
et lira les imputations de ceux qui m accu *
sent, qui me jugent, qui me condamnent,
qui me poursuivent, verra que c'est ainsi
que tous m ont traité.
Je crois vous avoir prouvé que ces mes-
sieurs ne m'ont pas jugé selon la raison :
j'ai maintenant à vous prouver qu'ils ne
m'ont pas jugé selon les lois. Mais laissez.
moi reprendre un instant haleine. A quels
tristes essais me vois-je réduit à mon âge !
Devois-je apprendre si tard à faire mon apo-
logie? Etoit-ce la peine de commencer?
ۉ
LETTRES
LETTRE IL
J'ai supposé, monsieur, dans ma précé-
dente lettre , que j'avois commis en effet
contre la foi les erreurs , dont on m'accuse,
et j'ai fait voir que ces erreurs, n'étant point
nuisibles à la société , n'étoient pas punissa-
bles devant la justice humaine. Dieu s'est
réservé sa propre défense et le châtiment
des fautes qui n'offensent que lui. C'est un
•sacrilège à des hommes de se faire les ven-
geurs de la divinité , comme si leur protec-
tion lui étoit nécessaire. Les magistrats, les
rois, n'ont aucune autorité sur les âmes ;
et pourvu qu'on soit fidèle aux lois de la so-
ciété dans ce monde , ce n'est point à eux
de sernêler de ce qu'on deviendra dans l'au-
tre, où ils n'ont aucune inspection. Si l'on
perdoit ce principe de vue , les lois faites
pour le bonheur du genre humain en se-
roient bientôt le tourment ; et , sous leur
inquisition terrible , les hommes, jugés par
leur foi plus que par leurs œuvres, seroient
DE LA MONTAGNE. 63
tous à la merci de quiconque voudroit les
opprimer.
Si les lois n ont nulle autorité sur les sen-
timens des hommes en ce qui tient unique-
ment à la religion , elles n'en ont point non
plus en cette partie sur les écrits où l'on
manifeste ces sentimens. Si les auteurs de
ces écrits sont punissables, ce nest jamais
précisément pour avoir enseigné Terreur,
puisque la loi ni ses ministres ne jugent pas
de ce qui n'est précisément qu'une erreur.
Lauteur des Lettres écrites de la campagne
paroît convenir de ce principe ( a ). Peut-
être même en accordant que la politique es
la philosophie pourront soutenir la liberté de
Coût écrire, le pousseroit-il trop loin (b). Ce
nest pas ce que je veux examiner ici.
Mais voici comment vos messieurs et lui
tournent la chose pour autoriser le jugement
rendu contre mes livres et contre moi. Ils
{a) A cet égard , dit-il, page i-j. , je retrouve as-
sez mes maximes clans celles des représentations*
Et page 26 , il regarde comme incontestable que
personne ne peut être poursuivi pour ses idées sur la
religion.
(*)PaSe3o.
6/£ LETTRES
me jugent moins comme chrétien que com-
me citoyen ; ils me regardent moins comme
impie envers Dieu , que comme rebelle aux
lois ; ils voient moins en moi le péché que
le crime, et l'hérésie que la désobéissance.
J ai, selon eux, attaqué la religion de Té-
tât; j'ai donc encouru la peine portée parla
loi contre ceux qui l'attaquent. Voilà, je
crois, le sens de ce qu'ils ont dit d'intelligi-
ble pour justifier leur procédé.
Je ne vois à cela que trois petites difficul-
tés. La première , de savoir quelle est cette
religion de l'état; la seconde, de montrer
comment je l'ai attaquée; la troisième, de
trouver cette loi selon laquelle j'ai été jugé.
Qu est-ce que la religion de l'état? C'est
la sainte réformation évangélique. "Voilà,
sans contredit , des mots bien sonnans. Mais
qu'est-ce , à Genève aujourd'hui , que la
sainte réformation évangélique ? Le sauriez-
vous, monsieur , par hasard? En ce cas je
vous en félicite. Quant à moi , je l'ignore.
J'avois cru le savoir ci-devant; mais je me
trompois ainsi que bien d'autres , plus sa-
vans que moi sur tout autre point , et non
moins ignorans sur celui-là.
Quand
DE LA MONTAGNE. 65
Quand les réformateurs se détachèrent
de 1 église romaine , ils l'accusèrent d'er-
reur ; et , pour corriger cette erreur dans sa
source, ils donnèrent à l'écriture un autre
sens que celui que l'église lui donnoit. On
leur demanda de quelle autorité ils s'écar-
toient ainsi de la doctrine reçue : ils dirent
que c'étoit de leur autorité propre, de celle
de leur raison. Us dirent que le sens de la
Bible étant intelligible et clair à tous les hom-
mes en ce qui étoit du salut , chacun étoit
juge compétent de la doctrine , et pouvoit
interpréter la Bible , qui en est la règle , se-
lon son esprit particulier; que tous s'accor-
deroient ainsi sur les choses essentielles ; et
que celles sur lesquelles ils ne pourraient
s'accorder , ne l'étoient point.
Voilà donc l'esprit particulier établi pour
unique interprète de l'écriture; voilà l'auto-
• rite de l'église rejetée; voilà chacun mis
pour la doctrine sous sa propre jurisdiction.
Tels sont les deux points fondamentaux de
la réforme: reconnoître la Bible pour règle
de sa croyance, et n'admettre d'autre inter-
prète du sens de la Bible que soi. Ces deux
points combinés forment le principe sur le-
Tome 9. £
66 LETTRES
quel les chrétiens réformés se sont séparés
de l'église romaine, et ils ne pouvoient moins
faire sans tomber en contradiction ; car
quelle autorité interprétative auroient-ilspu
se réserver , après avoir rejeté celle du
corps de l'église?
Mais , dira-t-on , comment , sur un tel
principe, les réformés ont ils pu se réunir?
Comment, voulant avoir chacun leur façon
de penser, ont-ils fait corps contre l'église
catholique? Ils le dévoient faire : ils se réu-
nissoient en ceci, que tous reconnoissoient
chacun d'eux comme juge compétent pour
lui-même. Ils toléroient et ils dévoient to-
lérer toutes les interprétations hors une,
savoir celle qui ôte la liberté des interpréta-
tions. Or cette unique interprétation qu'ils
rejetoient, étoit celle des catholiques. Ils
dévoient donc proscrire de concert Rome
seule , qui les proscrivoit également tous. La
diversité même de leurs façons de penser
sur tout le reste étoit le lien commun qui
les unissoit. C'étoient autant de petits états
ligués contre une grande puissance,, et dont
la confédération générale n'ôtoit rien à fin-
dépendance de chacun.
DE LA MONTAGNE. 6j
Voilà comment la réformation évaneéli*
que s'est établie, et voilà comment elle doit
se conserver. Il est bien vrai que la doctrine
du plus grand nombre peut être proposée à
tous comme la plus probable ou la plus au-
torisée ; le souverain peut même la rédiger
en formule et la prescrire à ceux qu'il charge
d'enseigner, parcequ il faut quelque ordre,
quelque règle dans les instructions publi-
ques; et qu'au fond Ton ne gêne en ceci la
liberté de personne , puisque nul n est forcé
d'enseigner malgré lui : mais il ne s'ensuit
pas delà que les particuliers soient obligés
d'admettre précisément ces interprétations
qu'on leur donne et cette doctrine qu'on
leur enseigne. Chacun en demeure seul juge
pour lui-même , et ne reconnoit en cela
d'autre autorité que la sienne propre. Les
bonnes instructions doivent moins fixer le
choix que nous devons faire, que nous met-
tre en état de bien choisir. Tel est le véri-
table esprit de la réformation , tel en est le
vrai fondement. La raison particulière y
prononce , en tirant la foi de la règle com-
mune qu'elle établit , savoir , l'évangile ;
et il est tellement de l'essence de la raison
E 2.
(3$ LETTRES
d'être libre, que quand elle voudroit s'as-
servir à T autorité, cela ne dépendrait pas
d'elle. Portez la moindre atteinte à ce prin-
cipe , et tout l'évangélisme croule à l'ins-
tant. Qu'on me prouve aujourd'hui qu'en
matière de foi jesuis obligé de me soumettre
aux décisions de quelqu'un , dès demain je
me fais catholique, et tout homme consé-
quent et vrai fera comme moi.
Or la libre interprétation de l'écriture
emporte non seulement le droit d'en expli-
quer les passages , chacun selon son sens par-
ticulier , mais celui de rester dans le doute
sur ceux qu'on trouve douteux , et celui de
ne pas comprendre ceux qu'on trouve incom*
préhensibles. Voilà le droit de chaque fi-
dèle, sur lequel ni les pasteurs ni les ma-
gistrats n'ont rien à voir. Pourvu qu'on res-
pecte toute la Bible , et qu'on s'accorde
sur les points capitaux , on vit selon la ré-
formation évangélique. Le serment des
bourgeois de Genève n'emporte rien déplus
que cela.
Or, je vois déjà vos docteurs triompher
sur ces points capitaux , et prétendre que
[e m'en écarte.. Doucement, messieurs }
DE LA MONTAGNE.- 6û
de grâce ; ce n'est pas encore de moi qu'il
s'agit , c'est de vous. Sachons d'abord quels
sont, selon vous, ces points capitaux; sa-
chons quels droits vous avez de me con-
traindre à les voir où je ne les vois pas,
et où peut-être vous ne les voyez pas vous-
mêmes. N'oubliez point, s'il vous plaît ,
que me donner vos décisions pourlois, c'est
vous écarter de la sainte réformation évan-
gélique, c'est en écarter les vrais fonde-
mens ; c'est vous qui , par la loi , méritez pu-
nition.
Soit que l'on considère l'état politique
de votre république lorsque la réformation
fut instituée, soit que l'on pose les ter-
mes de vos anciens édits par rapport à
la religion qu'ils prescrivent , on voit que
la réformation est par-tout mise en oppo-
sition avec l'église romaine , et que les lois
n'ont pour objet que d'abjurer les principes
et le culte de celle-ci , destructifs de la h*
berté dans tous les sens.
Dans cette position particulière, l'état
n'existoit, pour ainsi dire, que par la sé-
paration des deux églises, et la républi-i
E 5
rjQ LETTRES
que étoit anéantie si le papisme reprenoit
le dessus. Ainsi la loi qui nxôit le culte
évangélique n'y considérait que l'abolition
du culte romain. C'est ce qu attestent les
invectives, même indécentes, quon voit
contre jcelui-ci dans vos premières ordon-
nances, et quon a sagement retranchées
dans la suite, quand le même danger ne-
xistoit pins : c est ce qu atteste aussi le ser-
ment du consistoire , lequel consiste uni-
quement à empêcher toutes idolâtries , blas-
phèmes, dissolutions, et autres choses contre-
venantes à V honneur de Dieu et à la ré-
formation de T évangile. Tels sont les ter-
mes de l'ordonnance passée en i56a. Dans
la revue de la même ordonnance en 1676,
on mit à la tête du serment , de veiller
sur tous scandales (a) : ce qui montre que,
dans la première formule du serment, on
n avoit pour objet que la séparation de Yé
glise romaine. Dans la suite on pourvut en
core à la police : cela est naturel quand un
établissement commence à prendre de la
(a) Ordonnance eccL Tit. III, Art. LXXY.
DE LA MONTAGNE. 71
consistance; mais enfin, dans Time et dans
l'autre leçon, ni dans aucun serment de
magistrat, de bourgeois, de ministres, il
n'est question ni d'erreur ni d'hérésie. Loin
que ce fût là l'objet de la réformation ni des
lois, c'eût été se mettre en contradiction
avec soi-même. Ainsi vos édits n'ont fixé
sous ce mot de réformation que les points
controversés avec l'église romaine.
Je sais que votre histoire, et celle en gé-
néral de la réforme, est pleine de faits qui
montrent une inquisition très sévère, et
que, de persécutés, les réformateurs de-
vinrent bientôt persécuteurs : mais ce con-
traste, si choquant dans toute l'histoire du
-christianisme, ne prouve autre chose dans
la vôtre que l'inconséquence des hommes*
et l'empire des passions sur la raison. A
force de disputer contre le clergé catholi-
que, le clergé protestant prit l'esprit dis-
puteur et pointilleux. Il vouloit tout décider,
totit régler, prononcer sur tout; chacun
proposoit modestement son sentiment pour
loi suprême à tous les autres : ce n éto:t pas
le moyen de vivre en paix. Calvin , sans
doute , étoit un grand homme ; mais eviïv&
E4
j2 LETTRES
c'étoit un homme , et , qui pis est , ui*
théologien : il avoit d'ailleurs tout l'orgueil
du génie qui sent sa supériorité, et qui s'in-
digne qu'on lalui dispute. La plupart de ses
collègues étoient dans le même cas; tous
en cela d'autant plus coupables qu'ils étoient
plus inconséquens.
Aussi quelle prise n'ont- ils pas donnée
en ce point aux catholiques ! et quelle pitié
n'est-ce pas de voir dans leurs défenses ces
savans hommes, ces esprits éclairés qui rai-
sonnoient si bien sur tout autre article , dé ■
raisonner si sottement sur celui-là! Ces
contradictions ne prouvoient cependant au-
tre chose, sinon qu'ils suivoient bien plus
leurs passions que leurs principes. Leur dure
orthodoxie étoit elle-même une hérésie. C'é-
toit bien là l'esprit des réformateurs , mais
ce n'étoit pas celui de la réformation.
La religion protestante est tolérante par
principe , elle est tolérante essentiellement;
elle l'est autant qu'il est possible de l'être,
puisque le seul dogme qu'elle ne tolère pas
est celui de l'intolérance. Voilà l'insurmon-
table barrière qui nous sépare des catholi-
ques, et qui réunit les autres communions
DE LA MONTAGNE. ?3
entre elles : chacune regarde bien les autres
comme étant dans Terreur ; mais nulle ne
regarde ou ne doit regarder cette erreur
comme un obstable au salut (a).
Les réformés de nos jours , du moins les
ministres , ne connoissent ou n'aiment plus
leur religion. S'ils l'avoient connue et aimée,
à la publication de mon livre, ils auraient
poussé de concert un cri de joie, ils se se a
roient tous unis avec moi, qui n'attaquois
que leurs adversaires; mais ils aiment mieux
abandonner leur propre cause, que de sou-
tenir la mienne ; avec leur ton risiblement
arrogant, avec leur rage de chicane et d'in-
tolérance, ils ne savent plus ce qu'ils croient,
ni ce qu'ils veulent, ni ce qu'ils disent. Je ne
les vois plus que comme de mauvais valets
des prêtres, qui les servent moins par amour
(a) De toutes les sectes du christianisme la lu-
thérienne me paroît la plus inconséquente. Elle a
réuni comme à plaisir contre elle seule toutes
les objections qu'elles se font Tune à l'autre. Elle
est en particulier intolérante comme l'église ro-
maine ; mais le grand argument de celle - ci lui
manque : elle est intolérante sans savoir pourquoi.
74 LETTRES
pour eux que par h aine contré nioi (a). Quand
ils auront bien disputé, bien chamaillé, bien
ergoté, bien prononcé ; tout au fort de leur
petit triomphe , lé clergé romain, qui main-
tenant rit et les laisse faire, viendra les chas-
ser armé cTargumêns ad hominem sans répli-
que; et, les battant de leurs propres armes ,
il leur dira : Cela va bien ; mais à présent ôtez-
vous de là, médians intrus que vous êtes; vous
n'avez travaillé que pour nous. Je reviens à
mon sujet.
L'église de Genève n'a donc et ne doit
avoir, comme réformée, aucune profession
de foi précise, articulée , et commune à tous
ses membres. Si Ion vouloit en avoir \\ney
en cela même on blesseroit la liberté évan-
gélique , on renonceroit au principe de là
réformation; on violeroit la loi de Tétat.
(a) 11 est assez superflu, je crois, d'avertir que
j'excepte ici mon pasteur, et ceux qui, sur ce
point, pensent comme lui.
j'ai appris depuis cette note à n'excepter per-
sonne; mais je là laisse selon ma promesse, pour
l'instruction de tout honnête homme qui peut être
tenté de louer des gens d'église.
DE LA MONTAGNE. j5
Toutes les églises protestantes qui ont dres-
sé des formules de profession de foi , tous
les synodes qui ont déterminé des points
de doctrine, n'ont voulu que prescrire aux
pasteurs celle qu'ils dévoient enseigner, et
cela étoit bon et convenable. Mais si ces
églises et ces synodes ont prétendu faire
plus par ces formules , et prescrire aux fidè-
les ce qu'ils dévoient croire ; alors , par de
telles décisions , ces assemblées n'ont prouvé
autre chose , sinon qu'elles ignoroient leur
propre religion.
L'église de Genève paroissoit , depuis
long-temps , s'écarter moins que les autres
du véritable esprit du christianisme , et
c'est sur cette trompeuse apparence que
j'honorai ses pasteurs d'éloges dont je les
croyois dignes ; car mon intention n'étoit
assurément pas d'abuser le public. Mais qui
peut voir aujourd'hui ces mêmes ministres ,
jadis si coulans et devenus tout-à-coup si ri-
gides , chicaner sur l'orthodoxie d'un laïque,
et laisser la leur dans une si scandaleuse in-
certitude ? On leur demande si Jésus-Christ
est Dieu, ils n'osent répondre; on leur de-
mande quels mystères ils admettent , fls
76 LETTRES
n'osent répondre. Sur quoi donc répondront!
ils, et quels seront les articles fondamentaux
différensdes miens, sur lesquels ils veulent
qu'on se décide, si ceux-là n'y sont pas
compris ?
Un philosophe jette sur eux un coup-
d'œil rapide; il les pénètre, il les voit ariens,
sociniens : il le dit , et pense leur faire hon-
neur ; mais il ne voit pas qu'il expose leur
intérêt temporel, la seule chose qui généra-
lement décide ici-bas de la foi des hommes.
Aussitôt alarmés , effrayés , ils s assem-
blent, ils discutent, ils s'agitent, ils ne sa-
vent à quel saint se vouer ; et après force
consultations (a), délibérations, conféren-
ces, le tout aboutit à un amphigouri où Ton
ne dit ni oui ni non , et auquel il est aussi
peu possible de rien comprendre , qu'aux
deux plaidoyers de Rabelais (b). La doctri-
(a) Quand on est bien décidé sur ce qiion croit,
disoit à ce sujet un journaliste , une profession de
foi doit être bientôt faite.
(b) II y auroit peut-être eu quelques embarras à
s'expliquer plus clairement sans être obligé de se
rétracter sur certaines choses.
DE LA MONTAGNE! ^Jj
ne orthodoxe n'est-elle pas bien claire , et ne
la voilà-t-il pas en de sûres mains ?
Cependant, parcequ'un d'entre eux com-
pilant force plaisanteries scholastiques aussi
bénignes qu1 élégantes , pour juger mon
christianisme , ne craint pas d'abjurer le
sien ; tout charmés du savoir de leur con-
frère, et sur-tout de sa logique, ils avouent
son docte ouvrage, et l'en remercient par
une députation. Ce sont en vérité de singu-
lières gens que messieurs vos ministres ! on
ne sait ni ce qu'ils croient , ni ce qu'ils ne
croient pas ; on ne sait pas même ce qu'ils
font semblant de croire : leur seule manière
d'établir leur foi est d'attaquer celle des au-
tres: ils font comme les jésuites, qui, dit-
on, forçoient tout le monde à signer la con-
stitution , sans vouloir la signer eux-mêmes.
Au lieu de s'expliquer sur la doctrine qu'on
leur impute , ils pensent donner le change
aux autres églises, en cherchant querelle à
leur propre défenseur; ils veulent prouver,
par leur ingratitude , qu'ils n'avoient pas
besoin de mes soins, et croient se montrer
assez orthodoxes en se montrant persécu-
teurs.
78 LETTRES
De tout ceci je conclus qu'il n'est pas aise
de dire en quoi consiste à Genève aujour-
d'hui la sainte reformation. Tout ce qu'on
peut avancer de certain sur cet article , est
qu'elle doit consister principalement à re-
jeter les points contestés à l'église romaine
par les premiers réformateurs , et sur-tout
par Calvin. C'est là l'esprit de votre institu-
tion; c'est par là que vous êtes un peuple
libre , et c'est par ce côté seul que la religion
fait chez vous partie de la loi de l'état.
De cette première question je passe à la
seconde, et je dis: Dans un livre où la vérité,
l'utilité , la nécessité de la religion en géné-
ral est établie avec la plus grande force, où *
sans donner aucune exclusion (a), fauteur
préfère la religion chrétienne à tout autre
culte, et la réformation évangélique à toute
autre secte , comment se peut-il que cette
môme réformation soit attaquée ? Cela pa-
roît difficile à concevoir. Voyons cependant.
(a) J'exhorte tout lecteur équitable à relire et
peser dans l'Emile ce qui suit immédiatement la
profession de foi du vicaire, et où je reprends la
parole.
DE LA MONTAGNE. 70
J'ai prouvé ci -devant en général, et je
prouverai plus en détail ci-après, qu'il n'est
pas vrai que le christianisme soit attaqué
dans mon livre. Or , lorsque les principes
communs ne sont pas attaqués , on ne peut
attaquer en particulier aucune secte que de
deux manières; savoir, indirectement, en
soutenant les dogmes distinctifs de ses ad-
versaires ; ou directement, en attaquant les
siens.
Mais comment ausrois-ie soutenu les dos-
mes distinctifs des catholiques, puisqu'au
contraire ce sont les seuls que j'aie attaqués,
et puisque c'est cette attaque même qui a
soulevé contre moi le parti catholique, sans
lequel il est sûr que les protestans n'au-
roient rien dit? Voilà, je l'avoue, une des
choses les plus étranges dont on ait jamais
oui parler; mais ellen'en est pas moins vraie.
Je suis confesseur de la foi protestante à
Paris, et c'est pour cela que je le suis encore
à Genève.
Et comment aurois-je attaqué les dogmes
distinctifs des protestans, puisqu'au contrai-
re.ce sont ceux que jai soutenus avec le
plus de force , puisque je n'ai cessé dinsis-
8q LETTRES
ter sur l'autorité de la raison en matière de
foi , sur la libre interprétation des écritures,
sur la tolérance évangélique , et sur l'obéis-
sance aux lois , même en matière de culte ;
tous dogmes distintifs et radicaux de l'église
réformée, et sans lesquels, loin d'être soli-
dement établie, elle ne pourrait pas même
exister?
Il y a plus : voyez quelle force la forme
même de l'ouvrage ajoute aux argumens en
faveur des réformés. C'est un prêtre catho-
lique qui parle , et ce prêtre n'est ni un im-
pie ni un libertin : c'est un homme croyant
et pieux, plein de candeur, de droiture, et,
malgré ses difficultés, ses objections, ses
doutes, nourrissant au fond de son cœur le
plus vrai respect pour le culte qu'il professe:
un homme qui , dans les épanchemens les
plus intimes, déclare qu'appelle dans ce cul-
te au service de l'église , il y remplit avec
toute l'exactitude possible les soins qui lui
sont prescrits ; que sa conscience lui repro-
cherait d'y manquer volontairement dans la
moindre chose ; que , dans le mystère qui
choque le plus sa raison, il se recueille au
moment de 'la consécration, pour la faire
avec
DE LA MONTAGNE. 8l
avec toutes les dispositions qu'exigent l'é-
glise et la grandeur du sacrement; qu'il pro-
nonce avec respect les mots sacramentaux ;
qu'il donne à leur effet toute la foi qui dé-
pend de lui ; et que, quoi qu'il en soit de ce
mystère inconcevable, il ne craint pas qu'au
jour du jugement il soit puni pour l'avoir
jamais profané dans son cœur (a).
: Voilà comment parle et pense cet homme
vénérable, vraiment bon, sage, vraiment
chrétien , et le catholique le plus sincère
qui peut-être ait jamais existé.
Ecoutez toutefois ce que dit ce vertueux
prêtre à un jeune homme protestant qui s'é-
toit fait catholique, et auquel il donne des
conseils : « Retournez dans votre patrie , re-
cc prenez la religion de vos pères, suivez-la
« dans la sincérité de votre cœur, et ne la
« quittez plus ; elle est très simple et très
« sainte; je la crois, de toutes les religions
ce qui sont sur la terre , celle dont la morale
ce est la plus pure, et dont la raison se con-
cc tente le mieux (/>).
(a) Emile, tome III, page i85 et xSGde la pre-
mière édition.
(b) Ibid. pag. ig5.
Tome 9. p
g2 LETTRES
Il ajoute un moment après : « Quand vous
« voudrez écouter votre conscience, mille
« obstacles vains disparoîtront à sa voix,
ce Vous sentirez que, dans l'incertitude où
ce nous sommes, c'est une inexcusable pré-
ce somption de professer une autre religion
« que celle où Ton est né , et une fausseté
c< de ne pas pratiquer sincèrement celle
ce qu'on professe. Si Ton s'égare, on s'ôte
ce une grande excuse au tribunal du souve-
ce rain juge. Ne pardonnera- t-il pas plutôt
ce Terreur où Ion fut nourri , que celle qu'on
ce osa choisir soi-même (fl)? »
Quelques pages auparavant, il avoit dit:
ce Si j'avois des protestans à mon voisinage
ce ou dans ma paroisse , je ne les distingue-
ce rois pas de mes paroissiens en ce qui tient
ce à la charité chrétienne; je les porterois
ce tous également à s'entre-aimer, à se re-
ce garder comme frères, à respecter toutes
ce les religions , et à vivre en paix chacun
ce dans la sienne. Je pense que solliciter
ce quelqu'un de quitter celle où il est né ,
ce c'est le solliciter de mal faire , et par con-
cc séquent faire mal soi-même. En attendant
(a) Ibid. pag. 196.
DE LA MONTAGNE. 83
fc de plus grandes lumières, gardons Tordre
ce public, dans tout pays respectons les lois,
ce ne troublons point le culte qu'elles près i
k crivent, ne portons point les citoyens à
ce la désobéissance : car nous ne savons
c< point certainement si c'est un bien pour
« eux de quitter leurs opinions pour d'au-
cc très, et nous savons très certainement que
« c'est un mal de désobéir aux lois. »
Voilà, monsieur, comment parle un prê-
tre catholique dans un écrit où Ion m'ac-
cuse d'avoir attaqué le culte des réformés,
et où il n'en est pas dit autre chose, Ce qu'on
auroit pu me reprocher , peut-être, étoit
une partialité outrée en leur faveur, et un
défaut de convenance en faisant parler un
prêtre catholique comme jamais prêtre ca-
tholique n'a parlé. Ainsi j'ai fait en toute
chose précisément le contraire de ce qu'on
m'accuse d'avoir fait. On diroit que vos ma-
gistrats se sont conduits par gageure : quand
ils auroient parié de juger contre l'évidence,
ilsnauroient pu mieux réussir.
Mais ce livre contient des objections, des
difficultés, des doutes. Et pourquoi non,
je yous prie? Où est le crime à un p rotes-
Fa
84 LETTRES
tant de proposer ses doutes sur ce qu'il
trouve douteux , et ses objections sur cequ' il
en trouve susceptible ? Si ce qui vous paroit
clair me paroît obscur, si ce que vous ju-
gez démontré ne me semble pas l'être, de
quel droit prétendez-vous soumettre ma rai-
son à la vôtre , et me donner votre autorité
pour loi, comme si vous prétendiez à l'in-
faillibilité du pape? N'est -il pas plaisant
qu'il faille raisonner en catholique, pour
m'accuser d'attaquer les protestans ?
Mais ces objections et Ces doutes tombent
sur les points fondamentaux de la foi ? Sous
l'apparence de ces doutes on a rassemblé
tout ce qui peut tendre à saper, ébranler et
détruire les principaux fondemens de la re-
ligion chrétienne? Voilà qui change la thèse:
et si cela est vrai, je puis être coupable;
mais aussi c'est un mensonge, et un men-
songe bien impudent de la part de gens
qui ne savent pas eux-mêmes en quoi con-
sistent les principes fondamentaux de leur
christianisme. Pour moi, je sais très bien en
quoi consistent les principes fondamentaux
du mien, et je l'ai dit. Presque toute la pro-
fession de foi de la Julie est affirmative;
DE LA MONTAGNE. 85
toute la première partie de celle du vicaire
est affirmative; la moitié de la seconde par-
tie est encore affirmative; une partie du
chapitre de la religion civile est affirmative;
la lettre à M. l'archevêque de Paris est af-
firmative. Voilà, messieurs, mes articles
fondamentaux : voyons les vôtres.
Ils sont adroits, ces messieurs; ils éta-
blissent la méthode de discussion la plus
nouvelle et la plus commode pour des per-
sécuteurs. Ils laissent avec art tous les prin-
cipes de la doctrine incertains et vagues.
Mais un auteur a t- il le malheur de leur dé-
plaire, ils vont furetant dans ses livres
quelles peuvent être ses opinions. Quand
ils croient les avoir bien constatées, ils
prennent les contraires de ces mêmes opi-
nions et en font autant d articles de foi : en-
suite ils crient à l'impie , au blasphème, par-
ceque l'auteur n a pas d'avance admis dans
ses livres les prétendus articles de foi qu'ils
ont bâtis après coup pour le tourmenter.
Comment les suivre dans ces multitudes
de points sur lesquels ils m'ont attaqué?
comment rassembler tous leurs libelles,
comment les lire? qui peut aller trier tous
F 3
gg LETTRES
ces lambeaux, toutes ces guenilles, chez les
frippiers de Genève ou dans le fumier du
Mercure de Neufchàtel? Je me perds, je
m'embourbe au milieu de tant de bêtises.
Tirons de ce fatras un seul article pour ser-
vir d'exemple, leur article le plus triom-
phant , celui pour lequel leurs prédicans (a)
se sont mis en campagne , et dont ils ont
fait le plus de bruit : les miracles.
J'entre dans un long examen. Pardon-
nez-m'en l'ennui, je vous supplie. Je ne
veux discuter ce point si terrible que pour
vous épargner ceux sur lesquels ils ont
moins insisté.
Ils disent donc : « J. J. Rousseau nestpas
ce chrétien, quoiqu'il se donne pour tel; car
ce nous, qui certainement le sommes, ne
ce pensons pas comme lui. J. J. Rousseau
ce ne croit point à la révélation, quoiqu'il
ce dise y croire : en voici la preuve.
<e Dieu ne révèle pas sa volonté immé ■
(a) Je n'aurois point employé ce terme que je
trouvois déprisant, si l'exemple du conseil de Ge-
nève , qui s'en servoit en écrivant au cardinal de
Fleury , ne m'eût appris que mon scrupule étoit
mal fondé.
DELA MONTAGNE.- 8^
«c diatement à tous les hommes. Il leur
« parle par ses envoyés ; et ces envoyés ont
« pour preuve de leur mission les miracles.:
« Donc quiconque rejette les miracles re*
« jette les envoyés de Dieu ; et qui rejette
ce les envoyés de Dieu rejette la révélation.
<e Or Jean Jacques Rousseau rejette les mi'
ce racles. »
Accordons d'abord et le principe et le
fait comme s'ils étoient vrais : nous y revien-
drons dans la suite.- Cela supposé, le rai-
sonnement précédent n'a qu'un défaut,
c'est qu'il fait directement contre ceux qui
s'en servent. Il est très bon pour les catholi-
ques, mais très mauvais pour les protes»
tans. Il faut prouver à mon tour.
Vous trouverez que je me répète souvent;
mais qu'importe? Lorsqu'une même pro-
position m'est nécessaire à des argumens
tout différens, dois- je éviter de la repren-
dre? Cette affectation seroit puérile. Ce
n'est pas de variété qu'il s'agit, c'est de vé-
rité, de raisonnemens justes et concluans.
Passez le reste, et ne songez qu'à cela.
Quand les premiers réformateurs con>
F4
88 LETTRES
mencerent à se faire entendre, l'église uni-
verselle étoit en paix; tous les sentimens
étoient unanimes ; il n'y avoit pas un
dogme essentiel débattu parmi les chré-
tiens.
Dans cet état tranquille, tout-à-coup deux
ou trois hommes élèvent leur voix, et crient
dans toute l'Europe : Chrétiens, prenez
garde à vous ; on vous trompe, on vous
égare, on vous mené dans le chemin de
l'enfer: le pape est l'antechrist, le suppôt
de Satan , son église est l'école du men-
songe. Vous êtes perdus si vous ne nous
écoutez.
A ces premières clameurs , l'Europe éton-
née resta quelques momens en silence , at-
tendant ce qu'il en arriveroit. Enfin le cler-
gé, revenu de sa première surprise, et voyant
que ces nouveaux venus se faisoient des sec-
tateurs, comme s'en fait toujours tout hom-
me qui dogmatise, comprit qu'il falloit s'ex-
pliquer avec eux. Il commença par leur de-
mander à qui ils en avoient avec tout ce va-
carme. Ceux-ci répondent fièrement qu'ils
sont les ttpôtres de la vérité, appelles à ré-
DE LA MONTAGNE. 89
former l'église , et à ramener les fidèles de
la voie de perdition où les conduisoient les
prêtres.
Mais, leur répliqua-t-on , qui vous a don-
né cette belle commission, de venir trou-
bler la paix de l'église et la tranquillité pu-
blique? Notre conscience, dirent-ils, la rai-
son, la lumière intérieure, la voix de Dieu,
à laquelle nous ne pouvons résister sans
crime : c'est lui qui nous appelle à ce saint
ministère, et nous suivons notre vocation.
Vous êtes donc envoyés de Dieu? repri-
rent les catholiques. En ce cas, nous con-
venons que vous devez prêcher, réformer,
instruire, et qu'on doit vous écouter. Mais,
pour obtenir ce droit, commencez par nous
montrer vos lettres de créance. Prophéti-
sez, guérissez, illuminez, faites des mira-
cles , déployez les preuves de votre mission.
La réplique des réformateurs est belle,
et vaut bien la peine d'être transcrite.
« Oui , nous sommes les envoyés de Dieu ;
<c mais notre mission n'est point extraordi-
« naire : elle est dans l'impulsion d'une con-
<c science droite, dans les lumières d'un en-
te rendement sain. Nous ne vous apportons
gO LETTRES
ce point une révélation nouvelle; nous nous
« bornons à celle qui vous à été donnée , et
ce que vous n'entendez plus. Nous venons à
« vous, non pas avec des prodiges qui peu-
ce vent être trompeurs , et dont tant de
« fausses doctrines se sont étayées, mais
« avec les signes de la vérité et delà raison,
« qui ne trompent point, avec ce livre saint,
« que vous défigurez, et que nous vous ex-
ce pliquons. Nos miracles sont des argu-
ée mens invincibles , nos prophéties sont des
<e démonstrations : nous vous prédisons que
ce si vous n1 écoutez la voix de Christ, qui
ce vous parle par nos bouches, vous serez
ce punis comme des serviteurs infidèles, à
ce qui Ton dit la volonté de leurs maîtres , et
;<c qui ne veulent pas l'accomplir. »
Il n étoit pas naturel que les catholiques
convinssent de l'évidence de cette nouvelle
doctrine, et c'est aussi ce que la plupart
d'entre eux se gardèrent bien de faire. Oi
on voit que la dispute, étant réduite à ce
point, ne pouvoit plus finir , et. que chacun
devoit se donner gain de cause; les protes-
tans soutenant toujours que leurs interpré-
tations et leurs preuves étoient si claires
DE LA MONTAGNE. §*
qu'il falloit être de mauvaise foi pour s'y re-
fuser ; et les catholiques , de leur côté, trou-
vant que les petits argumens de quelques
particuliers, qui même n'étoient pas sans
réplique, ne dévoient pas remporter sur
l'autorité de toute l'église , qui de tout temps
avoit autrement décidé qu'eux les points
débattus.
Tel est l'état où la querelle est restée. On
n a cessé de disputer sur la force des preuves;
dispute qui n'aura jamais de fin , tant que
les hommes n'auront pas tous la même
tête.
Mais ce n'étoit pas de cela qu'il s'agissoit
pour les catholiques. Ils prirent le change ;
et si , sans s'amuser à chicaner les preuves
de leurs adversaires, ils s'en fussent tenus à
leur disputer le droit de prouver , ils les au-
roient embarrassés , ce me semble.
ce Premièrement , leur auroient-ils dit, vo-
te tre manière de raisonner n'est qu'une pé-
cc tition de principe; car si la force de vos
« preuves est le signe de votre mission, il
« s'ensuit pour ceux qu'elles ne convam-
tc quent pas. que votre mission est fausse,
$c et qu'ainsi nous pouvons légitimement,
92 LETTRES
« tous tant que nous sommes, vous punir
ce comme hérétiques, comme faux apôtres ,
« comme perturbateurs de f église et du
ce genre humain.
« Vous ne prêchez pas, dites-vous, des
ce doctrines nouvelles : et que faites-vous
ce donc en nous prêchant vos nouvelles ex-
ce plications ? Donner un nouveau sens aux
<c paroles de récriture , n'est-ce pas établir
ce une nouvelle doctrine? N'est-ce pas faire
ce parler Dieu tout autrement qu'il n'a fait?
ce Ce ne sont pas les sons, mais les sens des
ce mots, qui sont révélés : changer ces sens
ce reconnus et fixés par l'église, c'est chan-
ce ger la révélation.
ce Voyez de plus combien vous êtes in jus-
ce tes ! Vous convenez qu'il faut des miracles
ce pour autoriser une mission divine ; et ce-
ce pendant vous, simples particuliers, de
ce votre propre aveu , vous venez nous par-
ce 1er avec empire , et comme les envoyés de
ce Dieu (a). Vous réclamez l'autorité d'inter-
(a ) Farel déclara , en propres termes , à Genève ,
devant le conseil épiscopal , qu'il étoit envoyé de
Dieu : ce qui fit dire à l'un des membres du con-
DE LA MONTAGNE. q3
« prêter l'écriture à votre fantaisie , et vous
« prétendez nous ôter la même liberté. Vous
« vous arrogez à vous seuls un droit que
ce vous refusez , et à chacun de nous , et à
ce nous tous qui composons l'église. Quel
ce titre avez-vous donc pour soumettre ainsi
ce nos jugemens communs à votre esprit
ce particulier ? Quelle insupportable suffi-
ce sance de prétendre avoir toujours raison,
ce et raison seuls contre tout le monde , sans
ce vouloir laisser dans leur sentiment ceux
ce qui ne sont pas du vôtre , et qui pensent
ce avoir raison aussi (a) ! Les distinctions
seil ces paroles de Caîphe : // a blasphème : qu'est-
il besoin d'autres témoignages ? Il a mérité la mort.
Dans la doctrine des miracles , il en falloit un pour
répondre à cela. Cependant Jésus n'en fit point en
cette occasion , ni Farel non plus. Froment déclara
demême au magistrat qui lui défendoit de prêcher,
qu'il valoit mieux obéir à Dieu qu'aux hommes,
et continua de prêcher malgré la défense ; conduite
qui certainement ne pouvoit s'autoriser que par
un ordre exprès de Dieu.
(a) Quel homme , par exemple, fut jamais plus
tranchant, plus impérieux , plus décisif, plus di-
vinement infaillible à son gré, que Calvin, pour
qui la moindre opposition , la moindre ob/ectioa
q4 LETTRES
te dont vous nous payez seraient tout au
ce plus tolérables si vous disiez simplement
a votre avis , et que vous en restassiez là }
ce mais point. Vous nous faites une guerre
ce. ouverte; vous soufllez le feu de toutes
ce parts. Résister à vos leçons , c'est être
ce rebelle, idolâtre, digne de l'enfer. Vous
ce voulez absolument convertir, convaincre *
ce contraindre même. Vous dogmatisez, vous
« prêchez, vous censurez, vous anathéma-
ce tisez , vous excommuniez , vous punis-
ce sez , vous mettez à mort : vous exercez
ce l'autorité des prophètes , et vous ne vous
ce donnez que pour des particuliers. Quoi !
ce vous novateurs, sur votre seule opinion ,
ce soutenus de quelques centaines d'hom-
ce mes , vous brûlez vos adversaires ! et
ce nous , avec quinze siècles d'antiquité, et
ce la voix de cent millions d'hommes , nous
ce aurons tort de vous brûler? Non, cessez
ce de parler, d'agir en apôtres , ou montrez
qu'on osoit lui faire , étoit toujours une oeuvre de
Satan , un crime digne du feu ? Ce n'est pa sau seul
Servet qu'il en a coûté la vie pour avoir osé pen-
ser autrement que lui*
DE LÀ MONTAGNE. g5
'x. vos titres ; ou , quand nous serons les
« plus forts, vous serez très justement trai-
« tés en imposteurs. »
A ce discours, voyez-vous, monsieur,
ce que nos réformateurs auroient eu de
solide à répondre ? Pour moi je ne le vois
pas. Je pense qu'ils auroient été réduits à
se taire ou à faire des miracles. Triste res-
source pour des amis de la vérité !
Je con< lus de là qu'établir la nécessité
des miracles en preuve de la mission des ena
voyés de Dieu qui prêchent une doctrine
nouvelle , c'est renverser la ré formation de
fond en comble ; c'est faire , pour me com-
battre, ce qu'on m'accuse faussement d'a-
yoir fait.
Je n'ai pas tout dit , monsieur , sur ce
chapitre ; mais ce qui me reste à dire ne peut
se couper, et ne fera qu'une trop longue
lettre : il est temps d'achever celle-ci.
g6 LETTRES
LETTRE III.
J e reprends , monsieur , cette question
des miracles que j'ai entrepris de discuter
avec vous ; et , après avoir prouvé qu'établir
leur nécessité c'étoit détruire le protestan-
tisme , je vais chercher à présent quel est
leur usage pour prouver la révélation.
Les hommes , ayant des têtes si diverse-
ment organisées , ne sauraient être affec-
tés tous également des mêmes argumens ,
sur-tout en matières de foi. Ce qui paroît
évident à l'un, ne paroît pas même proba-
ble à Vautre : Fun, par son tour d'esprit,
n'est frappé que d'un genre de preuves ;
l'autre ne l'est que d'un genre tout différent.
Tous peuvent bien quelquefois convenir
des mêmes choses ; mais il est très rare qu'ils
en conviennent par les mêmes raisons : ce
qui , pour le dire en passant , montre com-
bien la dispute en elle même est peu sen-
sée : autant vaudrait vouloir forcer autrui
de voir par nos yeux.
Lors donc que Dieu donne aux hommes
un©
DE LA MONTAGNE» 07
Une révélation que tous sont obligés de croi-
re, il Faut qu'il rétablisse sur des preuves
bonnes pour tous, et qui par conséquent
soient au-si diverses que les manières de
voir de ceux qui doivent les adopter.
Surce raisonnement, qui me paroît juste
et simple , on a trouvé que bien avoit don-
né à la mission de ses envoyés d:vers ca ac-<
teres qui rendoient cette miss. on reconnois-
sable à tous les hommes, petits et grands,
sa^es et sots, savans et ignorans. Celui d'en-
tre eux qui a le cerveau assez flexible pour
s'affecter à la fois de tous ces caractères, est
heureux sans doute ; mais ce'ui qui n'est
frappé que de quelques uns, n'est pas à
plaindre, pourvu qu'il en soit frappé suffi-
samment pour être persuadé.
Le premier, le plus important, le plus
certain de ces caractères se tire de la na-
ture de la doctrine, c'est-à-dre de son
utilité, de sa beauté (a), de sa sainteté, de
(a) Je ne sais pourquoi l'on veut attribuer au
progrès de la philosophie la belle morale de nos
livres. Celte morale , tirée rie l'évangile , étoit chré-
tienne avant d'être philosophique. Les chrétiens
Tome g. Q
n8 LETTRES
sa vérité , de sa profondeur, et de toutes les
autres qualités qui peuvent annoncer aux
hommes les instructions de la suprême sa-
gesse et les préceptes de la suprême bon-
té. Ce caractère est, comme jai dit , le plus
sûr , le plus infaillible ; il porte en lui-même
une preuve qui dispense detouteautre: mais
il est le moins facile à constater; il exige ,
pour être senti, de l'étude, de la réflexion ,
des connoissances , des discussions qui ne
conviennent quaux hommes sages qui sont
instruits et qui savent raisonner.
Le second caractère est dans celui des
hommes choisis de Dieu pour annoncer sa
l'enseignent sans la pratiquer, je l'avoue; maïs
que font de plus les philosophes, si ce n'est de
se donner à eux-mêmes beaucoup de louanges
qui , n'étant répétées par personne autre , ne prou-
vent pas grand' chose , à mon avis ?
Les préceptes de Platon sont souvent très su-
blimes ; mais combien n erre-t-il pas quelquefois ,
et jusqu'où ne vont pas ses erreurs! Quant à Cicé-
ron, peut-on croire que, sans Platon, ce rhéteur
eût trouvé ses offices? L'évangile seul est , quant à
la morale, toujours sûr, toujours vrai, toujours
unique , et toujours semblable à lui-même.
D E L A M 0 N T A G N E, GQ
jparole ; leur sainteté , leur véracité , leur
justice, leurs mœurs pures et sans tache ,
leurs vertus inaccessibles aux passions hu-
maines , sont, avec les qualités de l'enten-
dement, la raison, l'esprit, le savoir, la
prudence , autant d'indices respectables ,
dont la réunion , quand rien ne s'y dément,
forme une preuve complète en leur faveur,
et dit qu'ils sont plus que des hommes. Ceci
est le signe qui frappe par préférence les
gens bons et droits, qui voient la vérité par-
tout où ils Voient la justice, et n'entendent
la voix de Dieu que dans la bouche de la
vertu. Ce caractère a sa certitude encore,
mais il n'est pas impossible qu'il trompe;
et ce n'est pas un prodige qu'un imposteur
abuse les gens de bien, ni qu'un homme de
bien s'abuse lui-même, entraîné par l'ar-
deur d'un saint zèle qu'il prendra pour de
l'inspiration*
Le troisième caractère des envoyés de
Dieu, est une émanation de la puissance
divine, qui peut interrompre et changer le
cours de la nature à la volonté de ceux qui
reçoivent cette émanation. Ce caractère est
$ans contredit le plus brillant des trois , là
G a
10G LETTRES
plus frappant, le plus prompt à sauter aux
yeux ; celui qui , se marquant par un effet
subit et sensible, semble exiger le moins
d'examen et de discussion: par là ce carac-
tère est aussi celui qui saisit spécialement
le peuple, incapable de raisonnemens sui-
vis, d'observations lentes et sûres, et en
toute chose esclave de ses sens : mais c'est
ce qui rend ce même caractère équivoque,
comme il sera prouvé ci-après; et en effet,
pourvu qu'il frappe ceux auxquels il est
destiné, qu importe qu'il soit apparent ou
réel? Cest une distinction qu ils sont hors
d'état de faire ; ce qui montre qu'il n'y a de
signe vraiment certain que celui qui se tire
de la doctrine , et qu'il n'y a par conséquent
que les bons raisonneurs qui puissent avoir
une foi solide et sûre: mais la bonté divine
se prête aux foiblesses du vulgaire, et veut
bien lui donner des preuves qui fassent pour
lui. . ,
Je m'arrête ici sans rechercher si ce dé-
nombrement peut aller plus loin : c'est une
discussion inutile à la nôtre ; car il est clair
que quand tous ces signes se trouvent réu-
nis, c'en est assez pour persuader tous les
DE LA MONTAGNE. ÎOI
hommes, les sages, les bons, et le peuple;
tous, excepté les fous, incapables de rai-
son, et les méchans qui ne veulent être con-
vaincus de rien.
Ces caractères sont des preuves de l'auto-
rité de ceux en qui ils résident; ce sont les
raisons sur lesquelles on est obligé de les
croire. Quand tout cela est fait, la vérité
de leur mission est établie ; ils peuvent alors
agir avec droit et puissance en qualité d'en-
voyés de Dieu. Les preuves sont les moyens;
3a foi due à la doctrine est la fin. Pourvu
qu'on admette la doctrine, c'est la chose la
plus vaine de disputer sur le nombre et le
choix des preuves ; et si une seule me per-
suade, vouloir m'en faire adopter d'autres,
est un soin perdu. Il seroit du moins bien
ridicule de soutenir qu'un homme ne croit
pas ce qu'il dit croire , parcequ'il ne le croit
pas précisément par les mêmes raisons que
nous disons avoir de le croire aussi.
Voilà, cerne semble, des principes clairs
et incontestables : venons à l'application.
Je me déclare chrétien; mes persécuteurs
disent que je ne le suis pas. Ils prouvent
que je ne suis pas chrétien, parceque je re-
G 3
102 LETTRES
jeté la révélation; et ils prouvent que je re-
jette la révélation ; parceque je ne crois pas
aux miracles.
Mais pour que cette conséquence fût
juste, il fàudroit de deux choses Tune ; ou
que les miracles fussent l'unique preuve de
la révélation , ou que je rejetasse également
les autres preuves qui l'attestent. Or il n'est
pas vrai que les miracles soient Tunique
preuve de la révélation; et il n'est pas vrai
que je rejette les autres preuves , puisqu au
contraire on les trouve établies dans l'ou-
vrage même où l'on m'accuse de détruire la
révélation (a).
Voilà précisément à quoi nous en som-
mes. Ces messieurs , déterminés à me faire ,
malgré moi, rejeter la révélation, comptent
pour rien que je l'admette sur les preuves
O) Il importe de remarquer que le vicaire pou-
voit trouver beaucoup d'objections comme calho-
lique , qui sont nulles pour un protestant. Ainsi le
scepticisme dans lequel il reste , ne prouve en au-
cune façon le mien, sur-tout après la déclaration
très expresse que j'ai faite à la lin de ce même écrit,
On voit clairement, dans mes principes , que plu-
sieurs des objections qu'il contient portent à fai s,
DE LA MONTAGNE. TOD
qui me convainquent, si je ne l'admets en-
core sur celles qui ne me convainquent pas ;
et, parceque je ne le puis, ils disent que je la
rejette. Peut-on rien concevoir de plus in-
juste et de plus extravagant?
Et voyez de grâce si j'en dis trop, lors-
qu'ils me font un crime de ne pas admettre
une preuve que non seulement Jésus n'a
pas donnée, mais qu'il a refusée expressé-
ment.
Il ne s'annonça pas d'abord par des mira-
cle,s , mais par la prédication. A douze ans
il disputoit déjà dans le temple avec les doc-
teurs , tantôt les interrogeant, et tantôt les
surprenant par la sagesse de ses réponses.;
Ce fut là le commencement de ses fonc-
tions, comme il le déclara lui-même à sa
mère et à Joseph (a). Dans le pays, avant
qu'il fit aucun miracle, il se mit à prêcher
aux peuples le royaume des cieux ( b) ; et il
avoit déjà rassemblé plusieurs disciples sans
s'être autorisé près d'eux d'aucun signe,
(a) Luc. XI, 46, 47, 4g.
(i)Matth. IV, 17.
04
1C4 LETTRES
puisqu'il est dit que ce fut à Cana quil fit le
premier (a).
Quand il fit ensuite des miracles, c'étoit
le plus souvent d:ins des occasions particu-
lières, dont le choix nannonçoit pas un té-
moignage puble, et dont le but étoit si peu
de manifester sa pu ssanee, qu'on ne lui en
a jamais demandé pour cette lin qu1 il ne les
ait refusés. Voyez là-dessus toute l'histoire
de sa vie; écoutez sur-tout sa propre décla-
ration : elle est si décisive , que vous n'y
trouverez rien à répliquer.
Sa carrière étoit déjà fort avancée , quand
les docteurs, le voyant faire tout de bon le
prophète au milieu d'eux , s'avisèrent de lui
demander un signe. A cela qu'auroit dû.
répondre Jésus , selon vous , messieurs ?
« Vous demandez un signe , vous en avez
ce cent. Croyez-vous que je so:s venu m'an-
cc noncer à vous pour le Messie sans com-
cc mencer par rendre témoignage de moi,
(a) Jean II, 11. Je ne puis penser que per-
sonne veuille mettre au nombre des signes pu-
blics de sa mission la tentation du diable et le
jeûne de quarante jours.
DE LA MONTAGNE. lo5
« comme si j'avois voulu vous forcer à me
« méconnoître et vous faire errer malgré
« vous? Non: Cana , le centenier, le lé-
« preux, les aveugles, les paralytiques, la
« multiplication des pains , toute la Galilée,
ce toute la Judée déposent pour moi. Voilà
ce mes signes : pourquoi feignez-vous de ne
ce les pas voir ? »
Au lieu de cette réponse , que Jésus ne
fit point, voici, monsieur, celle qu'il fit.
La nation méchante et adultère demande
un signe, et II ne lui en sera point donné. Ail-
leurs il ajoute : 77 ne lui sera point donné
d'autre signe que celui de Jonas le prophète.
Et en leur tournant le dos , il s'en alla (a).
Voyez d'abord comment, blâmant cette
manie des signes miraculeux, il traite ceux
qui les demandent. Et cela ne lui arrive pas
une fois seulement, mais plusieurs {b). Dans
(a) Marc VIII, 12. Matlh. XVI , 4. Pour abré-
ger, j'ai fondu ensemble ces deux passages; mais
j'ai conservé la distinction essentielle à la ques-
tion.
(b) Conférez les passages suivans : Matth. XII ,
3g , 4 1 ; Marc VIII , 12; Luc XI , 29 ; Jean II , 18,
19; IV, 48; V, 34, 36, 39.
loS LETTRES
le système de vos messieurs cette demande
étoit très légitime; pourquoi donc insulter
ceux qui la faisoient?
Voyez ensuite à qui nous devons ajouter
foi par préférence; d'eux, qui soutiennent
que c'est rejeter la révélation chrétienne,
que de ne pas admettre les miracles de Jé-
sus pour les signes qui rétablissent; ou de
Jésus lui-même, qui déclare qu'il n'a point
de signe à donner.
Ils demanderont ce que c'est donc que le
signe de Jonas le prophète. Je leur répon-
drai que c'est, sa prédication aux Ninivites ,
précisément le même signe quemployoit
Jésus avec les Juifs, comme il l'explique lui-
même (a). On ne peut donner au second
passage qu'un sens qui se rapporte au pre-
mier, autrement Jésus se seroit contredit.
Or dans le premier passage où Ton demande
un miracle en signe, Jésus dit positivement
qu'il n'en sera donné aucun. Donc le sens
du second passage n'indique aucun signe
miraculeux.
Un troisième passage, insisteront-ils, ex-
(a) Mat th. XII, 41 ; Luc XI , 3o, 02.
DE LA MONTAGNE. IO7
plique ce signe par la résurrection de Jé-
sus {a). Je le nie; il l'explique tout au plus
par sa mort. Or la mort d'un homme n'est
pas un miracle; ce n'en est pas môme un
qu'après avoir resté trois jours dans la terre
un corps en soit retiré. Dans ce passage, il
n'est pas dit un mot de la résurrection.
D'ailleurs , quel genre de preuve seroit-ce
de s'autoriser durant sa vie sur un signe qui
n'aura lieu qu'après sa mort? Ce seroit vou-
loir ne trouver que des incrédules ; ce seroit
cacher la chandelle sous le boisseau. Com-
me cette conduite seroit injuste, cette in-
terprétation seroit impie.
De plus , l'argument invincible revient
encore. Le sens du troisième passage ne doit
pas attaquer le premier , et le premier affir-
me qu'il ne sera point donné de signe , point
du tout, aucun. Enfin, quoi qu'il en puisse
être , il reste toujours prouvé , par le témoi-
gnage de Jésus même , que , s'il a fait des mi-
racles durant sa vie, il n'en a point fait en
signe de sa mission.
Toutes les fois que les Juifs ont insisté sur
{a) Matlh. XII, 40,
loS LETTRES
ce genre de preuves, il les a toujours ren-
voyés avec mépris, sans daigner jamais les sa-
tisfaire. Il n'approuvoit pas même qu'on
prit eu ce sens ses œuvres de charité. Si vous
ne voyez des prodiges et des miracles , vous
ne croyez point, disoit-il à celui qui le prioit
de guérir son fils (a). Parle t-on tur ce ton-
là quand on veut donner des prodiges en
preuves ?
Combien n'étoit-il pas étonnant que, s1 il
en eût tant donné de telles , on continuât
sans cesse à lui en demander? Quel miracle
fais-tu, lui disoientles Juifs, afinque, V ayant
vu, nous croyons à toi? Moïse donna la man-
ne dans le déserta nos pères; mais toi , quelle
œuvre fais-tu (b) ? C'est à-peu -près , dans le
sens de vos messieurs et laissant à part la
majesté royale , comme si quelqu'un venoit
dire à Frédéric : On te dit un grand capitai-
ne ; et pourquoi donc ? Qu as-tu fait qui te
montre tel ? Gustave vainquit à Leipsick , à
Lu/zen; Charles àFrawstat, à Narva : mais
ou sont tes monumens? quelle victoire as-tu
(a) Jean IV, 48.
(b) Jean VI , 3o, 3i et suiv.
DE LA MONTAGNE. 1 Og
remportée ? quelle place as-tu prise ? quella
marche as-tu faite? quelle campagne t'a cou-
vert de gloire? de quel droit portes-tu le nom
de grand ? L'impudence d'un pareil dis-
cours est-elle concevable , et trouveroit-on
sur la terre entière un homme capable de
le tenir?
Cependant, sans faire honte à ceux qui
lui en tenoient un semblable , sans leur ac-
corder aucun miracle , sans les édifier au
moins sur ceux qu'il avoit faits, Jésus, en
réponse à leur question , se contente d'allé-
goriser sur le pain du ciel : aussi, loin que
sa réponse lui donnât de nouveaux disciples,
elle lui en ôta plusieurs de ceux qu'il avoit,
et qui, sans doute , pensoient comme vos
théologiens. La désertion fut telle, qu'il dit
aux douze : Etvous , ne voulez-vous pas aussi
vous en aller? Il ne paroît pas qu il eût fort
à cœur de conserver ceux qu'il ne pouvoit
retenir que par des miracles.
Les Juifs demandoient un signe du ciel.
Dans leur système, ils avoient raison. Le
signe qui devoit constater la venue du Mes-
sie ne pouvoit pour eux être trop évident,
HO LETTRES
trop décisif, trop au-dessus de tout soup-
çon , ni avoir trop de témoins oculaires :
comme le témoignage immédiat de Dieu
vaut toujours mieux que celui des hommes,
il étoit plus sûr d'en croire au signe même",
qu'aux gens qui disoient l'avoir vu ; et pour
cet effet le ciel étoit préférable à la terre.
Les Juifs avoient donc raison dans leur
vue , parcequ'ils vouloient un Messie appa-
rent et tout miraculeux. Mais Jésus dit,
aDrès le prophète , que le royaume des cieux
ne vient point avec apparence; que celui
qui l'annonce ne débat point, ne crie point,
qu'on n'entend point sa voix dans les rues.
Tout cela ne respire pas l'ostentation des
miracles ; aussi n'étoit-elle pas le but qu'il se
proposoit dans les siens. Il n'y mettoit ni
l'appareil ni l'authenticité nécessaires pour
constater de vrais signes, parcequ'il ne les
donnoit point pour tels. Au contraire, il re-
commandoit le secret aux malades qu'il gué-
rissoit , aux boiteux qu'il faisoit marcher,
aux possédés qu'il délivroit du démon. L'on
eût dit qu'il craignoit que sa vertu miracu-
leuse ne fût connue: on m'avouera que ce*
DE LA MONTAGNE. 111
toit une étrange manière d'en faire la preuve
de sa mission.
Mais tout cela s'explique de soi-même,
sitôt que Ton conçoit que les Juifs alloient
cherchant cette preuve où Jésus ne vouloit
pas qu'elle fût. Celui qui me rejette a , disoit-
il , qui le juge. Ajoutoit-il , Les miracles que
j'ai faits le condamneront? Non, mais , La pa-
role que j'ai portée le condamnera. La preu-
ve est donc dans la parole, et non pas dans
les miracles.
On voit dans l'évangile que ceux de Jésus
étoient tous utiles : mais ils étoient sans
éclat, sans apprêt, sans pompe; ils étoient
simples comme ses discours, comme sa vie,
comme toute sa conduite. Le plus apparent,
le pins palpable qu'il ait fait, est sans con-
tredit celui de la multiplication des cinq
pains et des deux poissons , qui nourrirent
cinq mille hommes. Non seulement ses dis-
ciples avoient vu le miracle, mais il avoir,
pour ainsi dire , passé par leurs mains ; et ce-
pendant ils n'y pensoient pas , ils ne s'en
doutoient presque pas. Concevez -vousqu'on
puisse donner pour signes notoires au genre
Un main,, dans tous les siècles , des faits aux-
3 12 LETTRES
quels les témoins les plus immédiats font
à peine attention (#)?
Et tant s'en faut que l'objet réel des mi-
racles de Jésus fût d'établir la foi , qu'au
contraire il commençoit par exiger la foi
avant que de faire le miracle. Rien n'est si
fréquent dans l'évangile. C'est précisément
pour cela, c'est parcequ'un prophète n'est
sans honneur que dans son pays , qu'il fit
dans le sien très peu de miracles (b) ; il est
dit même qu'il n'en put faire à cause de leur
incrédulité (c). Comment! c'étoit à cause
de leur incrédulité qu'il en falloit faire pour
les convaincre , si ces miracles avoient eu
cet objet; mais ils ne l'avoient pas. C'étoient
simplement des actes de bonté, de charité,
de bienfaisance , qu'il faisoit en faveur de
ses amis , et de ceux qui croyoient en lui ; et
c étoit dans de pareils actes que consistoient
les œuvres de miséricorde , vraiment dignes
(a) Marc. VI, 52. Il est dit que c'étoit à cause
que leur cœur étoit stupide : mais qui s'oseroit
vanter d'avoir un cœur plus intelligent dans les
choses saintes, que les disciples choisis par Jésus?
(i)Matth. XIII, 58.
(c) Marc VI, 5.
detre
DE LA MONTAGNE. \\%
tTétre siennes , qu'il disoit rendre témoi-
gnage de lui (à), Ces œuvres marquoient 1©
pouvoir de bien faire plutôt que la volonté
détonner; c'étoient des vertus (b) plus que
des miracles. Et comment la suprême sa*
gesse eût-elle employé des moyens si con-
traires à la fin qu'elle se proposoit ? Com-
ment n'eût-elle pas prévu que les miracles
dont elle appuyoit l'autorité de ses envoyés,
produiroient un effet tout opposé; qu'ils fe-
roient suspecter la vérité de l'histoire tant
sur les miracles que sur la mission ; et que,
parmi tant de solides preuves , celle-là ne fe=
roit que rendre plus difficiles sur toutes les
autres les gens éclairés et vrais? Oui, je le
soutiendrai toujours , l'appui qu'on veut
donner à la croyance en est le plus grand
obstacle : ôtez les miracles de l'évangile,
et toute la terre est aux pieds de Jésus-
Christ (c).
(a) Jean X, 25, 32,38.
(b) C'est le mot employé' dans l'écriture; nos
traducteurs le rendent par celui de miracles.
(c) Paul, prêchant aux Athéniens , fut écouté
fort paisiblement jusqu'à ce qu'il leur parlât d'un
Tome 9. H
Il4 LETTRES
Vous voyez, monsieur, qu'il est atteste
par récriture même que dans la mission de
Jésus-Christ les miracles ne sont point un
signe tellement nécessaire à la foi qu'on neïi
puisse avoir sans les admettre. Accordons
que d'autres passages présentent un sens
contraire à ceux-ci , ceux-ci réciproquement
présentent un sens contraire aux autres; et
alors je choisis , usant de mon droit , celui
de ces sens qui me paroît le plus raisonna-
ble et le plus clair. Si favois l'orgueil de vou-
loir tout expliquer , je pourrais , en vrai théo-
logien , tordre et tirer chaque passage à mon
sens; mais la bonne foi ne me permet point
ces interprétations sophistiques : suffisam-
ment autorisé dans mon sentiment {a) par
homme ressuscité. Alors les uns se mirent à rire ;
les autres lui dirent : Cela suffit, nous entendrons
le reste une autre fois. Je ne sais pas bien ce que
pensent au fond de leurs cœurs ces bons chrétiens
à la mode ; mais s'ils croient à Jésus par ses mi-
racles , moi j'y crois malgré ses miracles , et j'ai
dans l'esprit que ma foi vaut mieux que la leur.
(a) Ce sentiment ne m'est point tellement par-
ticulier , qu'il ne soit aussi celui de plusieurs théo-
logiens, dont l'orthodoxie est mieux établie que
Î)E LA MONTAGNE. i 1 5
fce que je ne comprends pas, et que ceux qui
me l'expliquent me font encore moins com-
celle du clergé de Genève. Voici ce que m'écrivoit
là-dessus un de ces messieurs, le 28 février 1764.
« Quoi qu'en dise la cohue des modernes apo-
« logistes du christianisme, je suis persuadé qu'il
« ri y a pas un mot dans les livres sacrés d'où l'on
« puisse légitimement conclure que les miracles
« aient été destinés à servir de preuve pour les
a hommes de tous les temps et de tous les lieux.
« Bien loin de là, ce n'étoit pas* à mon avis,
« le principal objet pour ceux qui en furent les
te témoins oculaires. Lorsque les Juifs demandoient
ce des miracles à saint Paul, pour toute réponse>
« il leur prêchoit Jésus crucifié. A coup sûr, si Gro*
« tius , les auteurs de la société de Boyle, Vernes
ce Vernet , etc. eussent été à la place de cet apôtre ,
« ils n'auroient rien eu de plus pressé que d'en-
ce voyer chercher des tréteaux pour satisfaire à
ce une demande qui cadre si bien avec leurs prin-
ce cipes. Ces gens -là croient faire merveille avec*
ce leurs ramas d'argumens ; mais un jour on dou-
te tera, j'espère, s'ils n'ont pas été compilés par
ce une société d'incrédules, sans qu'il faille être
*e Hardouin pour cela. »
Qu'on ne pense pas , au reste, que l'auteur de
cette lettre soit mon partisan; tant s'en faut,
il est un de mes adversaires. Il trouve seulement
Ha
Iî6 LETTRES
prendre , l'autorité que je donne à l'évan-
gile , je ne la donne point aux interpréta-
tions des hommes, et je n'entends pas plus
les soumettre à la mienne que me soumettre
à la leur. La règle est commune et claire en
ce qui importe ; la raison , qui l'explique , est
particulière, et chacun a la sienne , qui ne
fait autorité que pour lui. Se laisser mener
par autrui sur cette matière, c'est substituer
l'explication au texte, c'est se soumettre aux
hommes et non pas à Dieu.
Je reprends mon raisonnement; et, après
avoir établi que les miracles ne sont pas un
signe nécessaire à la foi , je vais montrer,
en confirmation de cela, que les miracles
ne sont pas un signe infaillible, et dont les
hommes puissent juger.
Un miracle est, dans un fait particulier,
un acte immédiat de la puissance divine, un
changement sensible dans l'ordre de la na-
que les autres ne savent ce qu'ils disent. Il soup-
çonne peut-être pis : car la foi de ceux qui croient
sur les miracles, sera toujours très suspecte aux
gens éclairés. C'étoit le sentiment d'un des plus
illustres réformateurs. Non satis tuta fuies eoruin
qui miraculisz icuntur. Bez. in Joan. c. II , v. 23.
DE LA MONTAGNE. 11*
ture , une exception réelle et visible à ses
lois. Voilà Tidée dont il ne faut pas s'écarter,
si Ton veut s'entendre en raisonnant sur
cette matière. Cette idée offre deux qucut*
rions à résoudre.
La première : Dieu peut-il faire des mi-
racles? c'est-à-dire, peut-il déroger aux lois
qu'il a établies? Cette question, sérieuse-
ment traitée, seroit impie si elle n'étoit ab-
surde : ce seroit faire trop d'honneur à celui
qui la résoudrait négativement que de le
punir; il sufnroit de l'enfermer. Mais aussi
quel homme a jamais nié que Dieu pût faire
des miracles ? Il falloit être Hébreu pour de-
mander si Dieu pouvoit dresser des tables
dans le désert.
Seconde question : Dieu veut-il faire des
miracles? C'est autre chose. Cette question
en elle-même , et abstraction faite de tout©
autre considération , est parfaitement in-
différente; elle n'intéresse en rien la gloire
de Dieu, dont nous ne pouvons sonder les
desseins. Je dirai plus : s'il pouvoit y avoir
quelque différence quant à la foi dans la
manière d'y répondre, les plus grandes idées
que nous puissions avoir de la sagesse et de
H3
Il8 LETTRES
la majesté divine seroient pour la négative;
il n'y a <]ue l'orgueil humain qui soit contre.
"Voilà jusqu'où la raison peut aller. Cette
question, du reste, est. purement oiseuse:
et , pour la résoudre , il faudroit lire dans
les décrets éternels ; car, comme on verra
tout à l'heure, elle est impossible à décider
par les faits. Gardons-nous donc doser por-
ter un œil curieux sur ces mystères. Ren-
dons ce respect à l'essence infinie , de ne
rien prononcer d'elle : nous n'en connois-
sons que l'immensité.
Cependant quand un mortel vient hardi*
ment nous affirmer qu'il a vu un miracle ,
il tranche net cette grande question; jugez
si Ton doit l'en croire sur sa parole ! Ils se-
roient mille , que je ne les en croirois pas.
Je laisse à partie grossier sophisme d'em-
ployer la preuve morale à constater des faits
naturellement impossibles , puisqu alors le
principe môme de la crédibilité, fondé sur
la possibilité naturelle, est en défaut. Si les
hommes veulent bien, en pareil cas, ad-
mettre cette preuve dans des choses de pure
spéculation, ou dans des faits dont la vérité
lie les touche guère, assurons-nous qu'Us
DE LA MONTAGNE. 1 1 (S
fieroient plus difficiles s'il s'agissoit pour
eux du moindre intérêt temporel. Suppo-
sons qu'un mort vînt redemander ses biens
à ses héritiers , affirmant qu'il est ressusci-
té, et requérant d'être admis à la preuve (a) ;
croyez-vous qu'il y ait un seul tribunal sur
la terre où cela lui fût accordé? Mais encore
un coup n'entamons pas ici ce débat : lais-
sons aux faits toute la certitude qu'on leur
donne , et contentons-nous de distinguer ce
que le sens peut attester de ce que la raison
peut conclure.
Puisqu'un miracle est une exception aux
lois de la nature, pour en juger il faut con-
noître ces lois : et, pour en juger sûrement %
il faut les cûnnoitre toutes ; car une seule
qu'on ne connoîtroit pas , pourroit, en cer-
tains cas inconnus aux spectateurs , chan-
ger l'effet de celles qu'on connoîtroit. Ain-
si celui qui prononce qu'un tel ou tel acte
est un miracle, déclare qu'il connoît toutes
les lois de la nature , et qu'il sait que cet acte
en est une exception.
(a) Prenez bien garde que , dans ma supposition ,
c'est une résurrection véritable, et non pas une}
fausse mort, qu'il s'agit de constater.
•h 4
120 LETTRES
Mais quel est ce mortel qui connoît toutes
les lois de la nature? Newton ne se vantoit
pas de les connoître. Un homme sage, té-
moin d'un fait inoui , peut attester qu'il a
vu ce fait, et Ion peut le croire : mais ni cet
homme sage, ni nul autre homme sage sur
la terre , n'affirmera jamais que ce fait, quel-
que étonnant, qu'il puisse être, soit un mi-'
racle; car comment peut-il le savoir?
Tout ce qu'on peut dire de celui qui se
vante de faire des miracles, est qu'il fait des
choses fort extraordinaires ; mais qui est-ce
qui nie qu'il se fasse des choses fort extraor-
dinaires? J'en ai vu, moi, de ces choses-là,,
et même j'en ai fait ( a).
(a) J'ai vu à Venise, en 1743, une manière do
sorts assez nouvelle, et plus étrange que. ceux d<3
Preneste. Celui qui les vouloit consulter entroit
dans une chambre, et y restoit seul s'il le desi-
roit, Là, d'un livre plein de feuillets blancs , il en
tiroit un à son choix; puis tenant cette feuille,
U demandoit, non à voix haute, mais mentale-
ment , ce qu'il vouloit savoir : ensuite il plioit
?a feuille blanche, l'enveloppoit , la cachetoit, la
plaçoit dans un livre ainsi cachetée : enfin, après
avoir récité certaines formules fort baroques, sans
DE LA MONTAGNE. 12*1
L'étude de la nature y fait faire tous les
jours de nouvelles découvertes : l'industrie
humaine se perfectionne tous les jours. La
chymie curieuse a des transmutations, des
précipiterions, desdétonnations, desexplo-
sions, des phosphores, despyrophores, des
tremblemens de terre, et mille autres mer-
veilles à faire signer mille fois le peuple qui
les verroit. L'huile de gaïac et fesprit de
nitre ne sont pas des liqueurs fort rares ;
mêlez-les ensemble , et vous verrez ce qu'il
en arrivera ; mais n'allez pas faire cette
épreuve dans une chambre , car vous pour-*
riez bien mettre le feu à la maison (a). Si
les prêtres de Baal avoient eu M. Rouelle au
perdre son livre de vue , il alloit tirer le papier ,
reconnoître le cachet , l'ouvrir , et il trouvoit sa
réponse écrite.
Le magicien qui faisoit ces sorts étoit le pre-
mier secrétaire de l'ambassadeur de France , et il
s'appelloit J. J. Piousseau.
Je me contentois d'être sorcier , pareeque j'étois
modeste ; mais si j'avois eu l'ambition d'être pro-
phète , qui m'eût empêché de le devenir ?
(a) Il y a des précautions à prendre pour réus^
sir dans cette opération : l'on me dispensera bienA
je pense, d'en mettre ici le îécipé.
'122 LETTRES
milieu d'eux, leur bûcher eût pris feu de
lui-même , et Elie eût été pris pour dupe.''
Vous versez de l'eau dans de Feau, voilà
de l'encre ; vous versez de Feau dans de
leau, voilà un corps dur. Un prophète du
collège d'Harcourt va en Guinée, et dit au
peuple : Reconnoissez le pouvoir de celui
qui m envoie; je vais convertir de l'eau en
pierre : par des moyens connus du moindre
écolier, il fait de la glace : voilà les nègres
prêts à T adorer.
Jadis les prophètes faisoient descendre à
leur voix le feu du ciel; aujourd'hui les en-
fans en font autant avec un petit morceau
de verre. Josué fit arrêter le soleil ; un fai-
seur d'almanachs va le faire éclipser; le
prodige est encore plus sensible. Le cabi-
net de M. Fabbé Nollet est un laboratoire de
magie, les récréations mathématiques sont
un recueil de miracles ; que dis-je ? les foires
mêmes en fourmilleront, les Briochés n'y
sont pas rares : le seul paysan de Northol-
îande, que j'ai vu vingt fois allumer sa
chandelle avec son couteau , a de quoi sub-
juguer tout le peuple, même à Paris; que
pensez- vous qu'il eût fait en Syrie?
DE LA MONTAGNE. 12^
C'est un spectacle bien singulier que ces
foires de Paris ; il n'y en a pas une où Ton
ne voie les choses les plus étonnantes, sans
que le public daigne y faire attention; tant
on est accoutumé aux choses étonnantes, et
même à celles qu'on ne peut concevoir!
On y voit, au moment que j'écris ceci , deux
machines portatives séparées, dont Tune
marche ou s'arrête exactement à la volonté
de celui qui fait marcher ou arrêter l'autre.
J'y ai vu une tête de bois qui parloit , et dont
on ne parloit pas tant que de celle d'Albert le
grand. J'ai vu même une chose plus surpre-
nante ; c'étoit force têtes d'hommes , de sa-
vans, d'académiciens, quicouroientauxmi-
Tacles des convulsions, et qui en revenoient
tout émerveillés.
Avec le canon, l'optique, l'aimant, le ba-
romètre, quels prodiges ne fait-on pas chez
les ignorans! Les Européens, avec leurs
arts, ont toujours passé pour des dieux par-
mi les barbares. Si, dans le sein même des
arts, des sciences , des collèges, des acadé-
mies , si, dans le milieu de l'Europe, en
France, en Angleterre, un homme fût ve-
nu, le siècle dexnier, armé de tous les mi»
124 LETTRES
racles de l'électricité, que nos physiciens
opèrent aujourd hui, l'eût-on brûlé comme
un sorcier, l'eût-on suivi comme un pro-
phète ? (*) Il est à présumer qu'on eût fait
l'un ou l'autre; il est certain qu'on auroit eu
tort.
Je ne sais si l'art deguérir est trouvé , ni s'il
se trouvera jamais : ce que je sais , c'est qu'il
n'estpashorsdela nature. Il est tout aussi na-
turel qu'un homme guérisse , qu'il l'est qu'il
tombe malade ; et il peut aussi bien guérir
subitement que mourir subitement. Tout
ce qu'on pourra dire de certaines guérisons,
c'est qu'elles sont surprenantes, mais non
pas qu'elles sont impossibles : comment
prouverez-vous donc que ce sont des mira-
cles? Il y a pourtant, je l'avoue, des choses
qui m'étonneroient fort, si j'en étois le té-
moin : ce ne seroit pas tant de voir marcher
un boiteux , qu'un homme qui n'avoit point
de jambes ; ni de voir un paralytique mou-
voir son bras, qu'un homme qui n'en a
( * ) Si l'homme se fût tout-à-coup éL vé dans les
eirs, quel secret dans les mains d'un imposteur ; et
cpel plus grand miracle .' ( G. B. )
CE LA MONTAGNE. 12$
qu'un reprendre les deux. Cela me frapperait
encore plus , je l'avoue, que de voir ressusci-
ter un mort ; car enfin un mort peut n'être
pas mort (a). Voyez le livre de M. Bruiner.
Au reste, quelque frappant que pût me
paraître un pareil spectacle , je ne voudrais
pour rien au monde en être témoin; car que
sais-je ce qu'il en pourroit arriver? Au lieu
de me rendre crédule, j'aurais grand'peur
qu'il ne me rendît que fou : mais ce n'est
pas de moi qu'il s'agit : revenons.
On vient de trouver le secret de ressusci-
ter des noyés ; on a déjà cherché celui de
ressusciter les pendus : qui sait si, dans d'au-
tres genres de mort , on ne parviendra pas
à rendre la vie à des corps qu'on en avoir
crus privés? On ne savoir jadis ce que c'éroit
que d'abattre la cataracte ; c'est un jeu main-
îenanr pour nos chirurgiens : qui sait s'il n'y
a pas quelque secret trouvable pour la faire
tomber tour-d'un-coup? qui sait si le pos-
sesseur d'un pareil secret ne peut pas faire
(a ) Lazare était déjà dans la terre. Seroit-il le
premier homme qu'on auroit enterré vivant? Il
y était depuis quatre jours. Qui les a comptés, ce
c'est pas Jésus qui étoit absent. Il puait de/a. Qu'en
126 LETTRES
avec simplicité ce qu'un spectateur ïgncn
rant va prendre pour un miracle, et ce
qu'un auteur prévenu peut donner pour
tel (a)? Tout cela nest pas vraisemblable;
savez-vous?Sa sœur le dit : voilà toute la preuve.-
L'effroi, le dégoût en eût fait dire autant à toute
autre femme , quand même cela n'eût pas été vrai.
Jésus ne fait que Vappeller , et il sort. Prenez garde
de mal raisonner. Il s'agissoitdel'impossibilité phy-
sique; elle n'y est plus. Jésus faisoit bien plus de
façons dans d'autres cas qui n'étoient pas plus dif-
ficiles : voyez la note qui suit. Pourquoi cette dif-
férence , si tout étoit également miraculeux? Ceci
peut être une exagération , et ce n'est pas la plus
forte que saint Jean ait faite ; j'en atteste le der-
nier verset de son évangile.
(a) On voit quelquefois , dans le détail des faits
rapportés , une gradation qui ne convient point à
une opération surnaturelle. On présente à Jésus
un aveugle. Au lieu de le guérir à l'instant, il
l'emmené hors de la bourgade ; là il oint ses yeux
de salive, il pose ses mains sur lui, après quoi
il lui demande s'il voit quelque chose. L'aveugle
répond qu'il voit marcher des hommes qui lui pa-
roissent comme des arbres ; sur quoi , jugeant que
îa première opération n'est pas suffisante , Jésus la
recommence , et enfin l'homme guérit.
Une autre fois, au lieu d'employer de la salive
pure, il la délaie avec de la terre.
DELA MONTAGNE. 127
soit : mais nous n'avons point de preuve
que cela soit impossible, et c'est de l'im-
possibilité' physique qu'il s'agit ici. Sans ce-
la , Dieu, déployant à nos yeux sa puissance ,
n'auroitpu nous donner que des signes vrai-
semblables, de simples probabilités; et il
arriveroit de là quelautorité des miracles n'é-
tant fondée que sur l'ignorance de ceux pour
qui ils auroient été faits, ce qui seroit mi-
raculeux pour un siècle ou pour un peuple
ne le seroit plus pour d'autres ; de sorte que
la preuve universelle étant en défaut, le sys-
tème établi sur elle seroit détruit. Non,
donnez-moi des miracles qui demeurent tels,
quoi qu'il arrive, dans tous les temps et
Or je demande : A quoi bon tout cela pour un mi-
racle? La nature dispute-t-elle avec son maître?
A-t-il besoin d'effort, d'obstination, pour se faire
obéir? A-t-il besoin de salive, de terre, d'in^ré-
diens ? A-t-il même besoin de parler , et ne suf-
fit-il pas qu'il veuille? Ou bien osera-t-on dire que
Jésus , sûr de son fait, ne laisse pas d'user d'un petit
manège de charlatan, comme pour se faire valoir
davantage et amuser les spectateurs ? Dans le
système de vos messieurs, il faut pourtant l'un
gu l'autre. Choisissez.
128 tETTftfiS
dans tous les lieux. Si plusieurs de ceux qUÎ
sont rapportés dans la bible paroissent être
dans ce cas , d'autres aussi paroissent ny
pas être, Réponds-moi donc, théologien;
prétends-tu que je passe le tout en bloc, ou
si tu me permets le triage ? Quand tu auras
décidé ce point , nous verrons après.
Remarquez bien, monsieur, qu'en sup-
posant tout au plus quelque amplification
dans les circonstances, je n établis aucun
doute sur le fond de tous les faits. C'est ce
que j'ai déjà dit, et qu'il n est pas superflu
de redire. Jésus, éclairé de l'esprit de Dieu,
avoit des lumières si supérieures à celles de
ses disciples, qu'il n'est pas étonnant qu'il
ait opéré des multitudes de choses extraor-
dinaires où l'ignorance des spectateurs a vu
le prodige qui n'y étoit pas. A quel point,
en vertu de ces lumières , pou voit-il agir par
des vojes naturelles, inconnues à eux et à
pou s (a) ? Voilà ce que nous ne savons point ,
(a) Nos hommes de Dieu veulent à toute force
que j'aie fait de Jésus un imposteur. Ils s'échauffent
pour répondre à cette indigne accusation, afin
qu'on pense que je l'ai faite ; ils la supposent avec
et
DE. 1A MONTAGNE. Ï2Q
et ce que nous ne pouvons savoir. Les spec-
tateurs des choses merveilleuses sont natu-
rellement portés à les décrire avec exagéra-
tion. Là-dessus on peut, de nés bonne foi,
s'abuser soi-même en abusant les autres :
pour peu qu'un fait soit au-dessus de nos
lumières, nous le supposons au-dessus de
la raison, et l'esprit voit enfin du prodige où
le cœur nous fait désirer fortement d'en
Voir.
Les miracles sont, comme j'ai dit, les
preuves des simples, pour qui les lois de la
nature forment un cercle très étroit autour
d'eux. Mais la sphère s'étend à mesure que
les hommes s'instruisent, et qu'ils sentent
combien il leur reste encore à savoir. Le
grand physicien voit si loin les bornes de
cette sphère, qu'il ne saurait discerner un
miracle au-delà. Cela ne se peut est un mot
un air de certitude ; ils y insistent , ils y reviennent
affectueusement. Ah! si ces doux chrétiens pou-
voient m'arracher à la fin quelque blasphème,
quel triomphe ! quel contentement ! quelle édifica-
tion pour leurs charitables âmes ! avec quelle sainte
joie ils apporteroient les tisons allumés au feu de
leur zèle, pour embraser mon bûcher.'
Tome 9. I
j3o lettres
qui sort rarement de la bouche des sages ;
ils disent plus fréquemment je ne sais.
Que devons-nous donc penser de tant de
miracles rapportés par des auteurs véridi-
ques, je n en doute pas, mais d une si crasse
ignorance, et si pleins d'ardeur pour la
gloire de leur maître? Faut-il tous les ad-
mettre? Je l'ignore (a). Nous devons les
(a) Il y en a dans l'évangile qu'il n'est pas pos-
sible de prendre au pied de la lettre sans renoncer
au Consens. Tels sont, par exemple, ceux des
possédés. On reconnoltle diable à son œuvre, et
les vrais possédés sont les médians ; la raison n'en
reconnoîtra jamais d'autres. Mais passons : voici
plus.
Jésus demande à un grouppe de démons comment
il s'appelle. Quoi ! les démons ont des noms ? les
ançes ont des noms ? les purs esprits ont des noms?
Sans doute pour s'entre appeller entre eux , ou
pour entendre quand Dieu les appelle? Mais qui
leur a donné ces noms? En quelle langue en sont
les mots? Quelles sont les bouches qui prononcent
ces mots, les oreilles que leur sons frappent? Ce
nom c'est Légion , car ils sont plusieurs , ce qu'ap-
paremment Jésus ne savoir pas. Ces anges , ces
intelligences sublimes dans le mal comme dans
le bien, ces êtres célestes qui ont pu se révolte?
DE LA MONTAGNE. \Zl
Respecter sans prononcer sur leur nature
dussions-nous être cent fois décrétés. Car
enfin l'autorité des lois ne peut s'étendre
jusqua nous forcer de mal raisonner; et
c'est pourtant ce qu'il faut faire pour trou-
ver nécessairement un miracle où la raison
ne peut voir qu'un fait étonnant.
Quand il seroit vrai que les catholiques
ont un moyen sûr pour eux de faire cette
distinction, que s'ensuivroit-il pour nous?
Dans leur système, lorque l'église une fois
reconnue a décidé qu'un tel fait est un mi-
racle, il est un miracle; car l'église ne peut
se tromper Mais ce n'est pas aux catholi-
contre Dieu , qui osent combattre ses décrets éter-
nels , se logent en tas dans le corps d'un homme :
forcés d'abandonnerce malheureux, ils demandent
de se jeter dans un troupeau de cochons ; ils l'ob-
tiennent , et ces cochons se précipitent dans la
mer. Et ce sont là les augustes preuves de la m's-
sion du rédempteur du genre humain, les preuves
qui doivent l'attester à tous les peuples de tous
les âges, et dont nul ne sauroit douter , sous
peine de damnation ! Juste Dieu ! la tête tourne ;
on ne sait où l'on est. Ce sont donc là , messieurs ,
les fondemens de votre foi? La mienne en a de
plus sûrs, ce me semble.
I a
j32 £ E T T R E s
ques que j'ai à faire ici, c'est aux réformes.
Ceux-ci ont très bien réfuté quelques parties
de la profession de foi du vicaire, qui, n'é-
tant écrite que contre l'église romaine, ne
pouvoit ni ne devoit rien prouver contre
eux. Les catholiques pourront de même
réfuter aisément ces lettres, parceque je
n ai point à faire ici aux catholiques, et que
nos principes ne sont pas les leurs. Quand
il s'agit de montrer que je ne prouve pas ce
que je n'ai p'as voulu prouver, c'est là que
mes adversaires triomphent.
De tout ce que je viens d'exposer , je con-
clus que les faits les plus attestés, quand
même on les admettroit dans toutes leurs
circonstances, ne prouveroient rien, et
qu'on peut même y soupçonner de l'exagé-
ration dans les circonstances, sans inculper
la bonne foi de ceux qui les ont rapportés.
Les découvertes continuelles qui se font
dans les lois de la nature, celles qui proba-
blement se feront encore , celles qui reste-
ront toujours à faire; les progrès passés,
présents, et futurs, de l'industrie humaine;
les diverses bornes que donnent les peuples
à Tordre des possibles, selon qu'ils sont plus
DE LA MONTAGNE, l53
bu moins éclairés; tout nous prouve que
nous ne pouvons connoître ces bornes. Ce-
pendant il faut qu'un miracle, pour être
vraiment tel, les passe. Soit donc qu'il y ait
des miracles, soit qu'il n'y en ait pas, il est
impossible au sage de s assurer que quelque
fait que ce puisse être en est un.
Indépendamment des preuves de cette
impossibilité que je viens d'établir, j'en vois
une autre non moins forte dans la supposi-
tion même : car, accordons qu'il y ait de
vrais miracles ; de quoi nous serviront -ils
s'il y a aussi de faux miracles , desquels il
est impossible de les discerner? Et faites
bien attention que je n'appelle pas ici faux
miracle , un miracle qui n'est pas réel , mais
un acte bien réellement surnaturel, fait
pour soutenir une fausse doctrine. Comme
le mot de miracle en ce sens peut blesser les
oreilles pieuses, employons un autre mot,
et donnons -lui le nom de prestige : mai*
souvenons-nous quil est impossible aux
sens humains de discerner un prestige d'un
miracle.
La même autorité qui atteste les mira-
cles atteste aussi les prestiges , et cette au-
13
j54 LETTRES
torité prouve encore que l'apparence des
prestiges ne diffère en rien de celle des mi-
racles. Comment donc distinguer les uns
cïes autres? et que peut prouver le miracle ,
si celui qui le voit ne peut discerner par au-
cune marque assurée et tirée de la chose
même, si c'est l'œuvre de Dieu , ou si c'est
l'œuvre du démon? Il faudroit un second
miracle pour certifier le premier,
Quand Aaron jeta sa verge devant Pha-
raon et qu'elle fut changée en serpent, les
magiciens jetèrent aussi leurs verges, et
elles furent changées en serpens. Soit que
ce changement, fût réel des deux côtés ,
comme il est dit dans l'écriture, soit qu'il
n'y eût de réel que le miracle d' Aaron et que
le prestige des magiciens ne fût qu'appa-
rent, comme le disent quelques théologiens,
il n'importe; cette apparence étoit exacte-
ment la même; l'Exode n'y remarque au-
•cune différence ; et s'il y en eût eu , les ma-
giciens se seroient gardés de s'exposer au
parallèle; ou s'ils l'avoient fait, ils auroient
été confondus.
Or les hommes ne peuvent juger des mi-
- racles que par leurs sens ; et si la sensation
DE LA M O N T A G N E. l55
est la même, la différence réelle, qu'ils ne
peuvent appercevoir, n'est rien pour eux.
Ainsi le signe, comme signe, ne prouve pas
plus d'un côté que de l'autre, et le prophète
en ceci n'a pas plus davantage que le ma-
gicien. Si c'est encore là de mon beau style,
convenez qu'il en faut un bien plus beau
pour le réfuter.
Il est vrai que le serpent d' Aaron dévora
les serpens des magiciens. Mais, forcé d'ad-
mettre une fois la magie, Pharaon put fort
bien n'en conclure autre chose , sinon
qu' Aaron étoit plus habile qu'eux dans cet
art; c'est ainsi que Simon, ravi des choses
que faisoit Philippe, voulut acheter des
apôtres le secret d'en faire autant qu'eux.
D'ailleurs , l'infériorité des magiciens
étoit due à la présence d' Aaron. Mais Aa-
ron absent, eux faisant les mêmes signes
avoient droit de prétendre à la même auto-
rité. Le signe en lui-même ne prouvoit
donc rien.
Quand Moïse changea l'eau en sang, les
magiciens changèrent l'eau en sang : quand
Moïse produisit des grenouilles, les ma-
giciens produisirent des grenouille?. Ils
i 4
!j36 LETTRES
échouèrent à la troisième plaie: maïs te-
nons-nous aux deux premières dont Dieu
même avoit fait la preuve du pouvoir di-
vin (a). Les magiciens firent aussi cette
preuve là.
Quant à la troisième plaie qu'ils ne pu-*
rent imiter , on ne voit pas ce qui la rendoit
si difficile , au point de marquer que le doigt
de Dieu étoit là. Pourquoi ceux qui purent
produire un animal, ne purent-ils produire
un insecte? et comment, après avoir fait
des grenouilles, ne purent -ils faire des
poux? S'il est vrai quil n'y ait dans ces
choses-là que le premier pas qui coûte,
c étoit assurément s'arrêter en beau che-
min.
Le même Moïse , instruit par toutes ces.
expériences, ordonne que si un faux pro-
phète vient annoncer d'autres dieux, c'est-
à-dire une fausse doctrine , et que ce faux
prophète autorise son dire par des prédic-
tions ou des prodiges qui réussissent , il ne
faut point l'écouter, mais le mettre à mort.
On peut donc employer de vrais signes en
(a) Exode VII, 17.
DE LA MONTAGNE. 10 7
faveur d'une fausse doctrine, un signe en
lui-même ne prouve donc rien.
La même doctrine des signes, par des
prestiges, est établie en mille endroits de
fécriture. Bien plus ; après avoir déclaré
qu'il ne fera point des signes, Jésus an-
nonce de faux Christs qui en feront; il dit
tpiils feront de grands signes, des miracles
capables de séduire les élus mêmes, s'il étoit
possible (a). Ne seroit-on pas tenté, sur ce
langage, de prendre les signes pour des
preuves de fausseté?
Quoi ! Dieu , maître du choix de ses preu-
ves, quand il veut parler aux hommes, choi-
sit par préférence celles qui supposent des
connoissances qu'il sait qu'ils n'ont pas ! Il
prend pour les instruire la môme voie qu'il
sait que prendra le démon pour les trom-
per ! Cette marche seroit-elle donc celle de
la divinité ? Se pourroit-il que Dieu et le
diable suivissent la même route ? Voilà ce
que je ne puis concevoir.
Nos théologiens, meilleurs raisonneurs,
mais de moins bonne foi que les anciens,
{a) Matth, XXIV, 24 ; Marc XIII, 22.
l38 LETTRÉS
sont fort embarrassés de cette magie : ils
voudraient bien pouvoir tout-à-fait s'en dé-
livrer, mais ils n osent ; ils sentent que la
nier seroit nier trop. Ces gens, toujours si
décisifs, changent ici de langage; ils ne la
nient, ni ne l'admettent : ils prennent le
parti de tergiverser, de chercher des faux*
fuyans ; à chaque pas ils s'arrêtent ; ils ne
savent sur quel pied danser.
Je crois, monsieur, vous avoir fait sentir
où gît la difficulté. Pour que rien ne man-
que à sa clarté, la voici mise en dilemme.
Si Ton nie les prestiges, on ne peut prou-
ver les miracles , parceque les uns et les au-
tres sont fondés sur la même autorité.
Et, si Ton admet les prestiges avec les mi-
racles, on n'a point de règle sûre, précise
et claire, pour distinguer les uns des au-
tres : ainsi les miracles ne prouvent rien.
Je sais bien que nos gens, ainsi pressés,
reviennent à la doctrine : mais ils oublient
bonnement que , si la doctrine est établie,
e miracle est superflu ; et. que si elle ne lest.
pas, elle ne peut rien prouver.
Ne prenez pas ici le change, je vous sup-
plie ; et de ce que je n'ai pas regardé les rai-
DE LA MONTAGNE. iSo,
racles comme essentiels au christianisme,
n'allez pas conclure que j'ai rejeté les mi-
racles. Non, monsieur, je ne les ai rejetés
ni ne les rejette : si j'ai dit des raisons pour
en douter, je n'ai point dissimulé les rai-
sons d'y croire. Il y a une grande différence
entre nier une chose et ne la pas affirmer,
entre la rejeter et ne pas l'admettre ; et j'ai
si peu décidé ce point, que je défie qu'on
trouve un seul endroit dans tous mes écrits
où je sois affirmatif contre les miracles.
Eh ! comment laurois-je été malgré mes
propres doutes , puisque par-tout où je suis,
quant à moi, le plus décidé , je n'affirme
rien encore. Voyez quelles affirmations peut
faire un homme qui parle ainsi dès sa pré-
face (a):
« A l'égard de ce qu'on appellera la partie
ce systématique , qui n'est autre chose ici
« que la marche de la nature, c'est là ce qui
ce déroutera le plus les lecteurs ; c'est aussi
« par là qu'on m'attaquera sans doute, et
ce peut-être n'aura-t-on pas tort. On croira
ce moins lire un traité d'éducation, que les
(e) Préface d'Emile, p. m,
"î^O LETTRE»
ce rêveries d'un visionnaire sur l'éducation*
« Qu'y faire ? Ce n'est pas sur les idées d'au-
ce trui que j'écris , c'est sur les miennes. Je
ce ne vois point comme les autres hommes ;
ce il y a long-temps qu'on me Ta reproché.
«c Mais dépend-il de moi de me donner d'au-
ce très yeux, et de m'affecter d'autres idées?
ce Non ; il dépend de rnoi de ne point abon-
cc der dans mon sens , de ne point croire être
ce seul plus sage que tout le monde ; il dé-
« pend de moi , non de changer de senti-
ce ment, mais de me défier du mien : voilà
ce tout ce que je puis faire , et ce que je fais.
ce Que si je prends quelquefois le ton affir-
ce matif , ce iï est point pour en imposer au
ce lecteur ; c'est pour lui parler comme je
ec pense. Pourquoi proposerois-je par forme
te de doute ce dont , quant à moi , je ne
ce doute point? Je dis exactement ce qui se
<e passe dans mon esprit.
ce En exposant avec liberté mon senti-
ce ment, j'entends si peu qu'il fasse autori-
se té , que j'y joins toujours mes raisons ,
ce afin qu'on les pesé , et qu'on me juge.
ce Mais quoique je ne veuille point m'obsti-
cc ner à défendre mes idées , je ne me crois
DE LA MONTAGNE. l^X
<c pas moins obligé de les proposer ; car les
« maximes sur lesquelles je suis d'un avis
ce contraire à celui des autres , ne sont point
ce indifférentes : ce t>ont de celles dont la vé-
cc rite ou la fausseté importe à connoitre,
ce et qui font le bonheur ou le malheur du
<c genre humain. »
Un auteur qui ne sait lui-même s'il n'est
point dans l'erreur, qui craint que tout ce
qu'il dit ne soit un tissu de rêveries , qui , ne
pouvant changer de sentimens, se délie du
sien, qui ne prend point le ton affirmatif
pour le donner, mais pour parler comme il
pense, qui , ne voulant point faire autorité,
dit toujours ses raisons afin qu'on le juge,
et qui même ne veut point s'obstiner à dé-
fendre ses idées ; un auteur qui parle ainsi à
la tête de son livre, y veut-il prononcer des
oracles ? veut-il donner des décisions? et , par
cette déclaration préliminaire , ne met-il
pas au nombre des doutes ses plus fortes
assertions?
Et qu'on ne dise point que je manque à
mes engagemens en m'obstinant à défendre
ici mes idées ; ce seroitle comble de l'injusti-
ce. Cenesontpoint mesidées que jedéfends?
1^2 LETTRES
c'est nia personne. SiTon n'eût attaqué que
rues livres , j aurois constamment gardé le
silence, c étoit un point résolu. Depuis ma
déclaration, faite en 1763, m'a-t-on vu ré-
pondre à quelqu'un , ou me taisois-je faute
d agresseurs? Mais quand on me poursuit,
quand on me décrète, quand on me désho-
nore pour avoir dit ce que je n'ai pas dit,
il faut bien, pour me défendre, montrer
oue je ne lai pas dit. Ce sont mes ennemis
qui, malgré moi, me remettent la plume à la
main. Eh ! qu'ils me laissent en repos, et j'y
laisserai le public ; j'en donne de bon cœur
ma parole.
Ceci sert déjà de réponse à l'objection ré-
torsive que j'ai prévenue, de vouloir faire
moi-même le réformateur en bravant les
opinions de tout mon siècle; car rien n'a
moins l'air de bravade qu'un pareil langage,
et ce n'est pas assurément prendre un ton
de prophète que de parler avec tant de cir-
conspection. J ai regardé comme un devoir
de dire mon sentiment en choses importan-
tes et utiles; mais ai-je dit un mot, ai-je fait
un pas , pour le faire adopter à d'autres ?
quelqu'un a-t-il vu dans ma conduite l'air
D E LA MONTAGNE. 1 43»
d'un homme qui cherchoit à se faire des
sectateurs ?
En transcrivant l'écrit particulier qui fait
tant d'imprévus zélateurs de la foi , j'avertis
encore le lecteur qu'il doit se défier de mes
jugemens; que c'est à lui de voir s'il peut
tirer de cet écrit quelques réflexions utiles;
que je ne lui propose ni le sentiment d'au-
trui ni le mien pour règle , que je le lui pré-
sente à examiner (a).
Et lorsque je reprends la parole , voici ce
que j ajoute encore à la fin :
« J'ai transcrit cet écrit, non comme une
ce règle des sentimens qu'on doit suivre en
ce matière dereligion, mais comme un exem-
« pie de la manière dont on peut raisonner
ce avec son élevé pour ne point s'écarter de
ce la méthode que j'ai tâché d'établir. Tant
ce qu'on ne donne rien à l'autorité des hom-
ce mes ni aux préjugés des pays où l'on est
ce né , les seules lumières de la raison ne
« peuvent, dans l'institution de la nature,
ce nous mener plus loin que la religion na-
<c turelle, et c'est à quoi je me borne avec
(a) Emile, t. II, p. 36o de la première édition.
^44 UTTSES
ce mon Emile. S'il doit en avoir une autre,
ce je nai plus en cela le droit d'être son gui-
ce de; c'est à lui seul de la choisir (a). »
Quel est. après cela l'homme assez impru-
dent pour m'oser taxer d'avoir nié les mi*
rades, qui ne sont pas même niés dans cet
écrit? Je n'en ai pas parlé ailleurs (b).
Quoi! pareeque l'auteur d'un écrit pu-
blié par r-n autre y introduit un raisonneur
qu'il désapprouve (c) , et qui, dans une dis-
pute, rejette les miracles, il s'ensuit delà
que non seulement l'auteur de cet écrit,
mais l'éditeur, rejette aussi les miracles?
Quel tissu de témérités ! Qu'on se permette
de telles présomptions dans la chaleur
d'une querelle littéraire , cela est très blâma-
ble et trop commun : mais les prendre pour
des preuves dans les tribunaux ; voilà une
jurisprudence à faire trembler l' homme le
(a) Emile, t. III, p. 204.
(è) J'en ai parlé depuis dans ma lettre à M. de
Beaumont ; mais outre qu'on n'a rien dit sur cette
lettre, ce n'estpassurce qu'elle contient qu'on peut
fonder les procédures faites ayant qu'elle ait paru.
(c) Emile; t. III,p..i5u
plu$
DE LA MONTAGNE. 1^5
plus juste et le plus ferme , qui a le malheur
de vivre sous de pareils magistrats.
L'auteur de la profession de foi fait des
objections tant sur futilité que sur la réalité
des miracles , mais ces objections ne sont
point des négations. Voici là-dessus ce qu'il
dit de plus fort : « C'est Tordre inaltérable
« de la nature qui montre le mieux l'Être
« suprême. S'il arrivait beaucoup d'excep-
cc tions, je ne saurois plus qu'en penser; et
ce pour moi, je crois trop en Dieu pour croire
ce à tant de miracles si peu dignes de lui. »
Or, je vous prie, qu'est-ce que cela dit?
Qu'une trop grande multitude de miracles
les rendraient suspects à l'auteur ; qu'il n'ad-
met point indistinctement toute sorte de
miracles , et que sa foi en Dieu lui fait
rejeter tous ceux qui ne sont pas dignes de
Dieu. Quoi donc ! celui qui n'admet pas
tous les miracles , rejette t-il tous les mira-
cles? et faut-il croire à tous ceux de la lé-
gende , pour croire l'ascension de Christ?
Pour comble, loin que les doutes conte i
nus dans cette seconde partie de la Dro-
fession de foi puissent être pris jour des né
gâtions, les négations, au contraire, qu'elle
Tome 9. K
l46 LETTRES
peut contenir ne doivent être prises que
pour des doutes. C'est la déclaration de
fauteur en la commençant, sur les senti-
mens qu il va combattre. Ne donnez, dit-il,
à mes discours que l'autorité de la raison,
'f ignore si je suis dans ï erreur. Il est difficile,
quand on discute, de ne pas prendre quelque-
fois le ton affirmatif; mais souvenez-vous
qu'ici toutes mes affirmations ne sont que des
raisons de douter (a). Peut-on parler plus
positivement ?
Quant à moi, je vois des faits attestes
dans les saintes écritures : cela suffit pour
arrêter sur ce point mon jugement. S ils
étaient ailleurs, je les rejetterois ces buts,
ou je leur ôterois le nom de miracles ; mais
pareequils sont dans récriture , je ne les
rejette point. Je ne les admets pas non plus ,
pareeque ma raison s'y refuse, et que ma
décision sur cet article n'intéresse point
mon salut. Nul chrétien judicieux ne peut
croire que tout soit inspiré dans la Bible,
jusqu'aux mots et aux erreurs. Ce qûon
doit croire inspiré est tout ce qui tient a nos
ta) Emile , t. III, p. iS*-dela première édition,
DE LA MONTAGNE. \Lj
devoirs; car pourquoi Dieu auroit-il inspiré
le reste? Or la doctrine des miracles ny tient
nullement; c'est ce que je viens de prouver..
Ainsi le sentiment qu on peut avoir en cela
n'a nul trait au respect qu'on doit aux livres
sacrés.
D'ailleurs, il estimpossibleauxhommesde
s'assurer que quelque fait que ce puisse être
est un miracle (a) ; c'est encore ce que j'ai
prouvé. Donc , en admettant tous les faits
contenus dans la Bible, on peut rejeter les
miracles sans impiété, et même sans incon-
séquence. Je n'ai pas été j risques là.
Voilà comment vos messieurs tirent des
miracles, qui ne sont pas certains , qui ne
sont pas nécessaires , qui ne prouvent rien ,
et que je n'ai pas rejetés , la preuve évidente
(a) Si ces messieurs disent que cela est décidé
dans l'écriture, et que je dois reconnoître pour
miracle ce qu'elle me donne pour tel ; je réponds
que c'est ce qui est en question, et j'ajoute que
ce raisonnement de leur part e^t un cercle vi-
cieux. Car puisqu'ils veulent que le miracle serve
de preuve à la révélation , ils ne doivent pas em-
ployer l'autorité de la révélation, pour constater 1*
miracle.
K a
3^g LETTRES
que je renverse les fondemens du christia-
nisme, et que je ne suis pas chrétien.
L'ennui vous empêcherait de me suivre
si j'entrais dans le même détail sur les au-
tre accusations qu'ils entassent pour tâcher
de couvrir parle nombre l'injustice de cha-
cune en particulier. Ils m'accusent , par
exemple, de rejeter la prière. Voyez le li-
vre, et vous trouverez une prière dans ren-
drait même dont il s agit. L'homme p eux
qui parle (a) ne croit pas, il est vrai, qu'il
soit absolument nécessaire de demander à
Dieu telle ou telle chose en particulier (b);
(a) Un ministre de Genève , difficile assurément
en christianisme, dans les jugemens qu'il porte du
mien affirme que j'ai dit , moi J. J. Rousseau ,
que je ne prioispas Dieu : ill' assure en tout autant
détenues, cinq ou six fois de suite, et toujours
en me nommant. Je veux porter respect à l'é-
glise ; mais oserois-je lui demander où j'ai dit cela?
Il est permis à tout barbouilleur de papier de dé-
raisonner et bavarder tant qu'il veut ; mais il n'est
pas permis à un bon chrétien d'être un calomnia-
teur public.
(fc) Quand vous prierez, dit Jésus , priez ainsi.
Quand on prie avec des proies, c'est bien fait de
Référer celles-là; mais je ne vois point ici 1 ordre
DE LA MONTAGNE. l^Q
îl ne désapprouve point qu'on le fasse:
Quant à moi, dit-il, je ne le fais pas, persua-
dé que Dieu est un bon père , qui sait mieux
que ses enfans ce qui leur convient. Mais
ne peut- on lui rendre aucun autre culte
aussi digne de lui ? Les hommages d'un
cœur plein dezele,les adorations, les louan-
ges , la contempla tien de sa grandeur, l'aveu
de notre néant, la résignation à sa volonté,
la soumission à ses lois , une vie pure et
sainte , tout cela ne vaut -il pas bien des
de prier avec des paroles. Une autre prière est pré-
férable, c'est d'être disposé à tout ce que Dieu veut,
Mevoi i, Seigneur , pour faire ta volonté. De toutes
les formules, l'oraison dominicale est, sans con-
tredit , la plus parfaite ; mais ce qui est plus par-
fait encore, est l'entière résignation aux volontés
de Dieu. Non point ce que je veux, mais ce que
tu veux.. Que dis je? c'est l'oraison dominicale
elle-même. Elle est tout entière dans ces paro-
les : Qte ta volonté soit faite. Toute autre prière
est superflue, et ne fait que contrarier celle-là.
Que celui qui pense ainsi se trompe, cela peut
être. Mais celui qui publiquement l'accuse à cause
de cela de détruire la morale chrétienne, et de
n'être pas chrétien, est-il un fort bon chrétien
lui. même?
K3
iBo LETTRES
vœux intéressés et mercenaires? Près d'un
Dieu juste, la meilleure manière de deman'
der est de mériter d'obtenir. Les anges qui
le louent autour de son trône le prient-ils?
Qu'auroient-ils à lui demander? Ce mot de
prière est souvent employé dans récriture
pour hommage, adoration; et qui fait le plus,
«st quitte du moins. Pour moi , je ne rejette
aucune des manières d'honorer Dieu ; j'ai
toujours approuvé qu'on se joignît à l'église
qui le prie : je le fais ; le prêtre savoyard le
faisoit lui-même (a). L'écrit si violemment
attaqué est plein de tout cela. N'importe :
je rejette, dit-on, la prière; je suis un impie
à brûler. Me voilà jugé.
Ils disent encore que j'accuse la morale
chrétienne de rendre tous nos devoirs im-
praticables en les outrant. La morale chré-
tienne est celle de 1 évangile; je n'en recom
nois point d'autre, et c'est en ce sens aussi
que l'entend mon accusateur, puisque c'est
des imputations où celle-là se trouve com-
prise qu'il conclut, quelques lignes après,
(a) Emile, t. III, p. i85 de la première édition,
DE LA MONTAGNE. l5l
tpie c est par dérision que j'appelle l'évan-
gile divin {a).
Or , voyez si l'on peut avancer une fausse^
té plus noire, et montrer une mauvaise foi
plus marquée, puisque, dans le passage de
mon livre où ceci se rapporte, il n'est pas
même possible que j>ie voulu parler de l'é-
vangile.
Voici, monsieur, ce passage; il est dans
le quatrième tome d'Emile , page 64 : « En
ce n'asservissant les honnêtes femmes qu'à
ce de tristes devoirs , on a banni du mariage
ce tout ce qui pouvoit le rendre agréable aux
ce hommes. Faut -il s'étonner si la tacitur-
cc nité qu'ils voient régner chez eux les en
ce chasse , ou s'ils sont peu tentés dembras-
ce ser un état si déplaisant ? A force d'outrer
ce tous les devoirs , le christianisme les rend
ce impraticables et vains : à force d'interdire
ce aux femmes le chant , la danse , et tous
ce les amusemens du monde , il les rend
« maussades , grondeuses , insupportables
f< dans leurs maisons. :»
Mais où est-ce que l'évangile interdit amt
Femmes le chant etladanse? où est-ce qu'il les
Ito- ■ '
(a) Lettres écrites de la Campagne, page 11-
K 4
iSz LETTRES
asservit à de tristes devoirs? Tout au contrai-
re, il y est parlé des devoirs des maris, mais il
ny est pas dit un mot de ceux des femmes.
Donc on a tort de me faire dire de 1 évangile
ce que je n ai dit que des jansénistes, des
méthodistes , et dautres dévots d'aujour-
d'hui , qui font du christianisme une religion
aussi terrible et déplaisante (a), qu'elle est
agréable et douce sous la véritable loi de
Jésus-Christ.
Je ne voudrois pas prendre le ton du père
iJerruyer , que je n aime guère , et que je
(a) Les premiers réformés donnèrent d'abord
dans cet excès avec une dureté qui lit bien des
hypocrites ; et les premiers jansénistes ne manquè-
rent pas de les imiter en cela. Un prédicateur de
Genève, appelle Henri de la Marre , soutenoit en
chaire que e'étoit pécher, que d'aller à la noce
plus joyeusement que Jésus -Christ n'étoitallé à la
mort. Un curé janséniste soutenoit de même que
les festins des noces étoient une invention du
diable. Quelqu'un lui objecta là-dessus que Jésus-
Christ y avoir pourtant assisté, et qu'il avoit même
daigné y faire son premier miracle pour prolonger
la gaîté du festin. Le curé , un peu embarrassé,
répondit en grondant: Ce n'est pas ce quil ajaiï
de mieux,
DE LA MONTAGNE. l53
trouve même de très mauvais goût; mais je
ne puis m'empêcher de dire qu'une des
choses qui me charment dans le caractère
de Jésus , n'est pas seulement la douceur
des mœurs, la simplicité, mais la facilité, la
grâce , et même l'élégance. Il ne fuyoit ni
les plaisirs ni les fêtes, il alloit aux noces, il
voyoit les femmes, il jouoit avec les enfans ,
il aimoit les parfums , il mangeoit chez les
financiers. Ses disciples ne jeûnoient point;
son autorité n'étoit point fâcheuse. Il étoit à
la fois indulgent et juste , doux aux foibles ,
et terrible aux méchans. Sa morale avoit
quelque chose d'attrayant, de caressant, de
tendre ; il avoit le cœur sensible , il étoit
homme de bonne société. Quand il n'eût
pas été le plus sage des mortels, il en eût
été le plus aimable.
Certains passages de saint Paul, outrés ou
mal entendus, ont fait bien des fanatiques,
et ces fanatiques ont souvent défiguré et
déshonoré le christianisme. Si l'on s'en fût
tenu à l'esprit du maître, cela ne seroit pas
arrivé. Qu'on m'accuse de n'être pas tou-
jours de l'avis de saint Paul; on peut me ré-
duire à prouver que j'ai quelques raisons de
l54 t E T T R E S
n'en pas être , mais il ne s'ensuivra jamais de
là que ce soit par dérision que je trouve l'é-
vangile divin. Voilà pourtant comment rai-
sonnent mes persécuteurs.
Pardon, monsieur; je vous excède avec
tes longs détails , je le sens , et je les termi-
ne : je n'en ai déjà que trop dit. pour ma dé-
fense, et je m'ennuie moi-même de répon-
dre toujours par des raisons à des accusa-
tions sans raison.
Be eà montagne. i55
LETTRE IV.
Je vous ai fait voir, monsieur, que les im-
putations tirées de mes livres en preuve que
j 'attaquois la religion établie par les lois ,
étoient fausses, C'est cependant sur ces im-
putations que j'ai été jugé coupable , et
traité comme tel. Supposons maintenant
que je le fusse en effet , et voyons en cet état
la punition qui m'étoit due.
Ainsi que la vertu, le vice a ses degrés.
Pour être coupable d'un crime , on ne
Test pas de.tous. La justice consiste à mesu-
rer exactement la peine à la faute; et l'ex-
trême justice elle-même est une injure lors-
que elle n'a nul égard aux considérations
raisonnables qui doivent tempérer la rigueur
de la loi.
Le délit supposé réel , il nous reste à cher-
cher quelle est sa nature, et quelle procé-
dure est prescrite en pareil cas par vos lois.
Si j'ai violé mon serment de bourgeois^
Il56 LETTRES
comme on m'en accuse , j'ai commis un
crime d'état, etlaconnoissance de ce crime
appartient directement au conseil; cela est
incontestable.
Mais si tout mon crime consiste en erreur
sur la doctrine, cette erreur fut-elle même
une impiété , c'est autre chose. Selon vos
édits, il appartient à un autre tribunal d'en
connoître en premier ressort.
Et quand même mon crime seroit un cri-
me d'état ; si, pour le déclarer tel, il faut
préalablement une décision sur la doctrine,
ce n'est pas au conseil de la donner. C'est
bien à lui de punir le crime, mais non pas
de le constater. Cela est formel par vos édits ,
comme nous verrons ci-après.
Il s'agit d abord de savoir si j'ai violé mon
serment de bourgeois, c'est-à-dire le serment
qu'ont prêté mes ancêtres quand ils ont été
admis à la bourgeoisie: car pour moi, n'ayant
pas habité la ville, et n'ayant fait aucune
fonction de citoyen, je n'en ai point prêté
le serment : mais passons.
Dans la formule de ce serment, il n'y a
que deux articles qui puissent regarder mon
délit. On promet, par le premier, de vivre
DE LA MONTAGNE. l£>7
selon la réformation du saint évangile ; et par
le demi r, de ne faire, ne souffrir aucunes
pratiques, machinations ou entreprises, contre
la réformation du saint évangile.
Or, loin d'enfreindre le premier article ,•
je m'y suis conformé avec une fidélité et
même une hardiesse qui ont peu d'exem-
ples, prof 'ssant hautement ma religion chez
les catholiques , quoique j'eusse autrefois
vécu dans la leur; et Ton ne peut alléguer
cet écart de mon enfance comme une in-
fraction au serment , sur-tout depuis ma
réunion authentique à votre église en 1 754,
et mon rétabhs^ement dans mes droits de
bourgeoisie, notoire à tout Genève, et dont
j'ai d'ailleurs des preuves positives.
On ne sauroit d;re , non plus, que j'aie
enfreint ce premier article par les livres
condamnés, puisque je n'ai point cessé de
m'y déclarer protestant. D'ailleurs , autre
chose est la conduite, autre cliose sont les
écrits. Vivre selon la réformation , c'est pro-
fesser la réfôrmation, quoiqu'on se puisse
écarter par erreur de sa doctrine dans de
blâmables écrits, ou commettre d'autres pé-
L58 LETTRES
chés qui offensent Dieu, mais qui, parle
seul fait, ne retranchent pas le délinquant
de l'église. Cette distinction, quand on pour-
roit la disputer en général, est ici dans le
serment même , puisqu on y sépare en deux
articles ce qui n'en pourroit faire qu un , si
la profession de la religion étoit incompati-
ble avec toute entreprise contre la religion.
On y jure , par le premier , de vivre selon la
réformation; et Ton y jure, par le dernier,
de ne rien entreprendre contre la réforma-
tion. Ces deux articles sont très distincts ,
et même séparés par beaucoup d'autres.
Dans le sens du législateur, ces deux choses
sont donc séparables. Donc, quand j'aurois
violé ce dernier article , il ne s'ensuit pas
que j'aie violé le premier.
Mais ai-je violé ce dernier article ?
Yoici comment fauteur des Lettres écri-
tes de la campagne établit l'affirmative ?
page 3o :
a Le serment des bourgeois leur impose
ce l'obligation de ne faire , ne souffrir être
«faites aucunes machinations ou entreprises
ce contre la sainte réformation évangélique. Il
DE LA MONTAGNE. l5g
ce semble que c'est un peu (a) pratiquer et
« machiner contre elle , que de chercher à
ce prouver, dans deux livres si séduisans,
« que le pur évangile est absurde en lui-
cc même et pernicieux à la société. Le cou-
ce seil étoit donc obligé de jeter un regard
ce sur celui que tant de présomptions si vé-
cc hémentes accusoientde cette entreprise.»
Voyez d'abord que ces messieurs sont
agréables ! Il leur semble entrevoir de loin
un peu de pratique et de machination : sur
ce petit semblant éloigné d'une petite ma-
nœuvre , ils jettent un regard sur celui qu'ils
en présument l'auteur ; et ce regard est un
décret de prise de corps.
Il est vrai que le même auteur s'égaie à
prouver ensuite que c'est par une pure bon-
té pour moi qu'ils mont décrété. Le conseil ,
dit-il, pouvoit ajourner personnellement M.l
Rousseau , il pouvoit T assigner pour être oui y
(a) Cet un peu, si plaisant et si différent du
ton grave et décent du reste des lettres , ayant
été retranché dans la seconde édition, je m'abs-
tiens d'aller en quête de la griffe à qui ce petit
bout non d'oreille mais d'oncle appartient.
l6o LETTRES
il pouvait le décréter. De ces trois partis,
le dernier étoit incomparablement le plus
doux ce n étoit au fond qu'un avertisse-
ment de ne pas revenir , s'il ne vouloit pas
s'exposer à une procédure , ou, s'il vouloit s'y
exposer, de bien préparer ses défenses (a).
Ainsi piaisantoit , dit Brantôme , l'exécu-
teur de l'infortuné don Carlos, infant d'Es-
rja^ne. Comme le prince crioit et vouloit se
débattre: Paix, monseigneur, lui disoit-ilen
l'étranglant , tout ce qu on en fait n'est que
pour votre bien.
Mais quelles sont donc ces pratiques et
Hiachinations dont on m'accuse ? Pratiquer,
si j'entends ma langue, c'est se ménager des
intelligences secrètes ; machiner, c'est faire
de sourdes menées , c'est faire ce que cer-
taines gens font contre le christianisme et
Gontre moi. Mais je ne conçois rien de moins
secret, rien de moins caché dans le monde,
que de publier un livre et d'y mettre son
nom. Quand j'ai dit mon sentiment sur
quelque matière que ce fût, je l'ai dit hau-
tement, à la face du public, je me suis nom-
(fl)Page 3i.
DE LA MONTAGNE. l6l
ttié, et puis je suis demeuré tranquille dans
ma retraite : on me persuadera difficilement
que cela ressemble à des pratiques et ma-
chinations.
Pour bien entendre l'esprit du serment
et le sens des termes , il faut se transporter
au temps où la formule en fut dressée, et
où il s'agissoit essentiellement pour l'état
de nepas retomber sous le double joug qu'on
venoit de secouer. Tous les jours on décou-
vrait quelque nouvelle traîne en faveur de
la maison de Savoie , ou des évoques sous
prétexte de religion. Voilà sur quoi tombent
clairement les mots de pratiques et de ma-
chinations, qui , depuis que la langue fran-
çoise existe, n'ont sûrement jamais été em-
ployés pour les sentimens généraux qu'un
homme publie dans un livre où il se nomme,
sans projet , sans vue particulière , et sans
trait à aucun gouvernement. Cette accusa-
tion paroit si peu sérieuse à l'auteur même
qui l'ose faire, qu'il me reconnolt fidèle aux
devoirs du citoyen (a). Or, comment pour-
(a) Page8.
Tome 9.
l6a LETTRES
rois-jerêtre, si j'avois enfreint mon serment
de bourgeois?
Il n1 est donc pas vrai que j'aie enfreint ce
serment. J ajoute que, quand cela seroit
vrai , rien ne seroit plus inoui dans Genève
en choses de cette espèce , que la procédure
faite contre moi. Il n y a peut-être pas de
bourgeois qui n'enfreigne ce serment en
quelque article (a) sans qu'on s'avise pour
cela de lui chercher querelle , et bien moins
de le décréter.
On ne peut pas dire, non plus , que j at-
taque la morale dans un livre où j'établis
de tout mon pouvoir la préférence du bien
général sur le bien particulier , et où je rap-
porte nos devoirs envers les hommes à nos
devoirs envers Dieu , seul principe sur le-
quel la morale puisse être fondée, pour être
réelle et passer l'apparence. On ne peut pas
dire que ce livre tende en aucune sorte à
troubler le culte établi ni Tordre public ,
(a) Par exemple, de ne point sortir delà ville
pour aller habiter ailleurs sans permission. Qui
est-ce qui demande cette permission?
DE LA MONTAGNE. l65
puisqu'au contraire j'y insiste sur le respect
qu'on doit aux formes établies, sur l'obéis?
sance aux lois en toute chose, même en
matière de religion, et puisque c'est de cette
obéissance prescrite qu'un prêtre de Genève
m'a le plus aigrement repris.
Ce délit si terrible , et dont on fait tant
de bruit, se réduit donc, en l'admettant pour
réel , à quelque erreur sur la foi, qui, si elle
n'est avantageuse à la société , lui est du
moins très indifférente , le plus grand mai
qui en résulte étant la tolérance pour les
sentimens d'autrui, par conséquent la paix
dans l'état et dans le monde sur les matières
de religion.
Mais je vous demande, à vous, monsieur,
qui connoissez votre gouvernement et vos
lois, à qui il appartient de juger, et sur tout
en première instance , des erreurs sur la
foi que peut commettre un particulier. Est-
ce au conseil? est-ce au consistoire? Voilà
le nœud de la question.
Il falloit d'abord réduire le délit à son
espèce. A présent qu'elle est connue, il faut
comparer la procédure à la loi.
Vos édits ne fixent pas la peine due à ce*
La
l64 LETTRES
lui qui erre en matière de foi , et qui publie
son erreur. Mais, pari' article 88 de l'ordon-
nance ecclésiastique , au chapitre du con-
sistoire, ils règlent l'ordre de la procédure
contre celui qui dogmatise. Cet article est
couché en ces termes :
S'il y a quelqu'un qui dogmatise contre la
doctrine reçue, qu'il soit appelle pour confé-
rer avec lui : s'Use range, qu on le supporte
sans scandale ni' diffame; s'il est opiniâtre,
qu'on l'admoneste par quelques fois pour es-
sayer à le réduire. Si on voit enfin qu'il soit
besoin de plus grande sévérité, quon lui in-
terdise la sainte cène, qu'on en avertisse h
magistrat, afin d'y pourvoir.
On voit par là, i°. que la première inqui-
sition de cette espèce de délit appartient au
consistoire:
2°. Que le législateur n'entend point
qu'un tel délit soit irrémissible, si celui qui
Ta commis se repent et se range:
5°. Qu'il prescrit les voies qu'on doit sui-
vre pour ramener le coupable à son de-
voir:
4°. Que ces voies sont pleines de don?
ceiu, d'égards, de commisération; telles
DE LA MONTAGNE. l65
qu'il convient à des chrétiens d'en user, à
l'exemple de leur maître, dans les, fautes
qui ne troublent point la société civile, et
n'intéressent que la religion :
5°. Qu'enfin la dernière et plus grande
peine qu'il prescrit est tirée de la nature
du délit, comme cela devroit toujours être,
en privant le coupable de la sainte cène, et
de la communion de l'église, qu'il a offen-
sée, et qu'il veut continuer d'offenser.
Après tout cela le consistoire le dénonce
au magistrat, qui doit alors y pourvoir;
parceque la loi ne souffrant dans l'état
qu'une seule religion, celui qui s'obstine à
vouloir en professer et enseigner une autre
doit être retranché de l'état.
On voit l'application de toutes les parties
de cette loi clans la forme de procédure
suivie en i563 contre Jean Morelli.
JeanMorelli, habitant de Genève, avoit
fait et publié un livre, dans lequel il atta-
quoit la discipline ecclésiastique , et qui fut
censuré au synode d'Orléans. L'auteur se
plaignant beaucoup de cette censure, et
ayant été, pour ce même livre, appelle au
consistoire de Genève, n'y voulut point
-M 3
j66 lettres
compatoltre, et s'enfuit : puis étant reve-
nu, avec la permission du magistrat, pour
se réconcilier avec les ministres, il ne tint
compte de leur parler ni de se rendre au
consistoire, jusqu'à ce qu'y étant cité de
nouveau, il comparut enfin; et après de lon-
gues disputes, ayant refusé toute espèce de
Satisfaction, il fut déféré et cité au conseil,
où, au lieu de comparoître, il fit présenter
par sa femme une excuse par écrit, et s'en-
fuit derechef de la ville.
Il fut donc enfin procédé contre lui , c'est-
à-dire contre son livre; et comme la sen-
tence rendue en cette occasion est impor-
tante, même quant aux termes, et peu con-
nue, je vais vous la transcrire ici tout en-
tière ; elle peut avoir son utilité.
« (a) Nous syndiques, juges des causes
« criminelles de cette cité, ayant entendu
« le rapport du vénérable consistoire de
« cette église des procédures tenues envers
«Jean Morelli, habitant de cette cité:
(a) Extrait des procédures faites et tenues contrô
Jean Morelli. Imprimé à Genève, chez François
Perriu, i563, page 10.
DE LÀ MONTAGNE. ï6j
*t (fautant que maintenant, pour la seconde
ce fois, il a abandonné cette cité , et, au lieu
se de comparaître devant nous et notre con-
« seil, quand il y étoit renvoyé, s'est mon-
te tré désobéissant : à ces causes et autres
« justes à ce nous mouvantes , séants pour
ce tribunal au lieu de nos ancêtres, selon
<c nos anciennes coutumes, après bonne
ec participation de conseil avec nos citoyens,
ce ayant Dieu et ses saintes écritures devant
« nos yeux, et invoqué son saint nom pour
ee faire droit jugement; disant : Au nom
« du Père, du Fils, et du Saint-Esprit,
<c Amen. Par cette notre deffmitive sen-
te tence, laquelle donnons ici par écrite
ec avons avisé par meure délibération de
ce procéder plus outre, comme en cas de
-<c contumace dudit Morelli : sur-tout afin
ce d'avertir tous ceux qu'il appartiendra de
ce se donner garde du livre , afin de n'y être
,cc point abusés. Estant donc duement in-
cc formés des resveries et erreurs lesquelles-
«c y sont contenues, et sur-tout que ledit li-
ée vre tend à faire schismes et troubles dans
ce l'église d'une façon séditieuse : lavons
ce condamné et condamnons comme un 11-
E 4
l68 LETTRES
« vre nuisible et pernicieux ; et, pour don-
ce ner exemple, ordonné et ordonnons que
<c l'un d'iceux soit présentement bruslé :
ce défendant à tous libraires d'en tenir ni
ce exposer en vente, et à tous citoyens,
ce bourgeois, et habitans de cette ville, de
ce quelque qualité qu ils soient, d'en achè-
te ter ni avoir pour lire : commandant à tous
<e ceux qui en auroient de nous les appor-
ce ter, et ceux qui sauroient où. il y en a,
ce de le nous révéler dans vingt-quatre heu-
cc res, sous peine d'être rigoureusement pu-
ce ni s.
ee Et à vous, îiostre lieutenant, comman-
ce dons que faciez mettre nostre présente
ce sentence à due et entière exécution.
ce Prononcée et exécutée le jeudi sei-
cc zieme jour de septembre mil cinq
ce cent soixante- trois.
ce Ainsi signé P. Chenelat. »
Vous trouverez, monsieur, des observa-
tions de plus d'un genre à faire en temps et
lieu sur cette pièce. Quant à présent ne
percions pas notre objet de vue. Voilà com-
DE LA MONTAGNE. l6g
ment il fut procédé au jugement de Morelli,
dont le livre ne fut brûlé qu'à la lin du pro-
cès, sans qu'il fût parlé du bourreau ni de
flétrissure, et dont la personne ne fut ja-
mais décrétée, quoiqu'il fût opiniâtre et
contumax.
Au lieu de cela, chacun sait comment le
conseil a procédé contre moi dans l'instant
que l'ouvrage a paru, et sans qu'il ait même
été fait mention du consistoire. Recevoir le
livre par la poste, le lire, l'examiner, le dé-
férer, le brûler, me décréter, tout cela fut
l'affaire de huit ou dix jours : on ne sau-
roit imaginer une procédure plus expédî-
tive.
Je me suppose ici dans le cas de la loi,
dans le seul cas où je puisse être punissable.
Car autrement de quel droit puniroit-on
des fautes qui n'attaquent personne , et sur
lesquelles les lois n'ont rien prononcé?
L'édit a-t-il donc été observé dans cette
affaire? Vous autres gens de bon sens, vous
imagineriez en l'examinant qu'il a été violé
comme à plaisir dans toutes ses parties.
<c Le sieur Rousseau , disent les représen-
te tans, n'a point été appelle au consistoire.;
*jyO LETTRES
ce mais le magnifique conseil a d'abord pn>
ec cédé contre lui : il de voit être supporté
« sans scandale ; mais ses écrits ont été trai-
te tés par un jugement public, comme témé-
« raires, impies, scandaleux : il devoit être
ce supporté sans diffame; mais il a été ilétri
ce de la manière la plus diffamante , ses deux
ce livres ayant été lacérés et brûlés par la
ce main du bourreau.
ce L'édit n a donc pas été observé, confi-
ée nuent-ils, tant à l'égard de la jurisdiction
ce qui appartient au consistoire, que rela-
te tivement au sieur Rousseau, qui devoit
ce être appelle, supporté sans scandale ni
ce diffame, admonesté par quelques fois, et
ce qui ne pouvoit être jugé qu'en cas dopi-
ec niàtreté obstinée. »
Voilà, sans doute, qui vous paroît plus
clair que le jour, et à moi aussi. Hé bien
non : vous allez voir comment ces gens,
qui savent montrer le soleil à minuit , savent
le cacher à midi.
L'adresse ordinaire aux sophistes est
d'entasser force argumens pour en couvrir
iafoiblesse. Pour éviter des répétitions et
gagner du temps, divisons ceux des Lettres
DE LA MONTAGNE. I7I
écrites de la campagne; bornons-nous aux
plus essentiels ; laissons ceux que j'ai ci-de-
vant réfutés ; et, pour ne point altérer les
autres, rapportons-les dans les termes de
J'auteur.
C'est d'après nos lois s dit-il , que je dois exa-
miner ce qui s'est fait à l'égard de M. Rous-
seau. Fort bien ; voyons.
Le premier article du serment des bour-
geois les oblige à vivre selon la réformation du
saint évangile. Or, je le demande , est-ce vivre
selon l'évangile, que d'écrire contre l'évan-
gile?
Premier sophisme. Pour voir clairement
si c'est là mon cas, remettez dans la mi-
neure de cet argument le mot réformation ,
que fauteur en 6te, et qui est nécessaire
pour que son raisonnement soit concluant.
Second sophisme. Il ne s'agit pas, dans
cet article du serment, d écrire selon la ré-
formation, mais de vivre selon la réforma-
tion. Ces deux choses, comme on fa vu ci-
devant, sont distinguées dans le serment
même; et Ion a vu encore s'il est vrai que
j'aie écrit ni contre la réformation , ni contre
f évangile.
l~2, LETTRES
Le premier devoir des syndics et conseil est
de maintenir la pure religion.
Troisième sophisme. Leur devoir est
bien de maintenir la pure religion, mais
non pas de prononcer sur ce qui est ou
.n'est pas la pure religion. Le souverain les
fi bien chargés de maintenir la pure reli-
gion, mais il ne les a pas faits pour cela
juges de la doctrine. C'est un autre corps
qu'il a chargé de ce soin, et c'est ce corps
qu'ils doivent consulter sur toutes les ma-
tières de religion , comme ils ont toujours
fait depuis que votre gouvernement existe.
En cas de délit en ces matières , deux tribu-
naux sont établis; l'un pour le constater,
et l'autre pour le punir; cela est évident
par les termes de l'ordonnance : nous y re-
viendrons ci-après.
Suivent les imputations ci -devant exa-
minées, et que par cette raison je ne répé-
terai pas : mais je ne puis m'abstenir de
transcrire ici l'article qui les. termine , il est
curieux.
// est vrai que M. Rousseau et ses partisans
prétendent que ces doute:, n'attaquent point
réellement le christianisme , qu'à cela près il
DE LA MONTAGNE. Ij3
tontinue d'appcller divin. Mais si un livre
caractérisé comme l'évangile l'est clans les
ouvrages de M. Rousseau , peut encore être
appelle divin, qu'on me dise quel est donc le
nouveau sens attaché à ce terme. En vérité
si c'est une contradiction , elle est choquante;
si c'est une plaisanterie, convenez qu'elle est
bien déplacée dans un pareil sujet (a).
J'entends. Le culte spirituel , la pureté
du cœur, les œuvres de miséricorde, la con-
fiance, ^humilité, la résignation, la tolé-
rance, loubli des injures, le pardon des en-
nemis, l'amour du prochain, la fraternité
universelle, et l'union du genre humain par
la charité , sont autant d'inventions du dia-
ble. Seroit-ce Là le sentiment de l'auteur et
de ses amis? On le diroit à leurs raisonne-
mens et sur- tout à leurs œuvres. En vérité
si c'est une contradiction, elle est cho-
quante; si c'est une plaisanterie, conve-
nez qu elle est bien déplacée dans mi pareil
sujet.
Ajoulez que la plaisanterie sur nu pareil
sujet est si fort du goût de ces messieurs
ta) Page m.
,«4 tETTRES
que, selon leurs propres maximes, elle eût
dû , si je Pavois faite , me faire trouver grâce
devant eux (a).
Après l'exposition de mes crimes, écou-
tez les raisons pour lesquelles on a si cruelle-
ment renchéri sur la ri-uemr de la loi dans
la poursuite du criminel.
Ces deux livres paraissent sous le nom d'un
citoyen de Genève. L'Europe en témoigne
son scandale. Le premier parlement d'un
royaume voisin poursuit Emile et son auteur.
Que fera le gouvernement de Genève ?
Arrêtons un moment. Je crois apperce-
voir ici quelque mensonge.
Selon notre auteur, le scandale de l'Eu-
rope força le conseil de Genève de sévir
contre le livre et Fauteur d'Emile, à l'exem-
ple du parlement de Paris : mais, au con-
traire, ce furent les décrets de ces deux
tribunaux qui causèrent le scandale de
l'Europe. Il y avoit peu de jours que le livre
étoit public à Paris, lorsque le parlemeut
le condamna (6); il ne paroissoit encore
(a) Page 2.5.
(ô) C'étoit un arrangement pris avant que le
livre parût.
DE LA MONTAGNE. l'jS
en nul autre pays, pas même en Hollande,
où il étoit imprimé ; et il n'y eut , entre le
décret du parlement de Paris et celui du
conseil de Genève, que neuf jours d'inter-
valle (a) , le temps à-peu-près qu'il faîloit
pour avoir avis de ce qui se passoit à Paris.
Le vacarme affreux qui fut fait en Suisse
sur cette affaire, mon expulsion de chez
mon ami , les tentatives faites à Neufchâtel,
et même à la cour, pour m'ôter mon der-
nier asyle , tout cela vint de Genève et des
environs, après le décret. On sait quels fu-
rent les instigateurs , on sait quels furent les
émissaires, leur activité fut sans exemple;
il ne tint pas à eux qu'on ne m'ôtât le feu et
l'eau dans l'Europe entière , qu'il ne me
restât pas une terre pour lit , pas une pierre
pour chevet. Ne transposons donc point
ainsi les choses , et ne donnons point, pour
motif du décret de Genève, le scandale qui
en fut l'effet.
Le premier parlement d'un royaume voisin
(a) Le décret du parlement fut donné le 9 juin z
«t celui du conseil le 19.
sl 76 LETTRES
poursuit Emile et son auteur. Que fera le gou-
vernement de Genève ?
La réponse est simple. Il ne fera rien , il
ne doit rien faire, ou plutôt il doit ne rien
faire. Il renverseroit tout ordre judiciaire,
il braveroit le parlement de Paris , il lui dis-
puteroit la compétence en limitant. C'étoit
précisément parceque j'étois décrété à Pans,
que je ne pouvois Fêtre à Genève. Le délit
d'un criminel a certainement un lieu , et un
lieu unique; il ne peut pas plus être coupa-
ble à la fois du même délit en deux états ,
qu' il ne peut être en deux lieux dans le
même temps; et s" il veut purger les deux
décrets | comment voulez- vous qu'il se par-
tage ? En effet , avez-vous jamais oui dire
qu on ait décrété le même homme en deux
pays à la fois pour le même fait? C'en est
ici le premier exemple, et probablement ce
sera le dernier. J'aurai, dans mes malheurs»
le triste honneur d'être à tous égards un
exemple unique»
Les crimes les plus atroces, les assassinats
même, ne sont pas et ne doivent pas être
poursuivis pardevant d'autres tri bunaux que
ceux
DE LA M O N T A G N E. \n*j
fceux des lieux où ils ont été commis. Si un
Genevois tuoit un homme, même un autre
Genevois , en pays étranger , le conseil de
Genève ne pourrait s'attribuer la connois-
sance de ce crime: il pourroit livrer le cou-^
pable s'il étoit réclamé * il pourroit en solli-
citer le châtiment; mais à moins qu on ne lui
remît volontairement le jugement avec les
pièces de la procédure, ilnele jugeroit oas,
parcequil ne lui appartientpas de connoitre
d'un délit commis chez un autre souverain,
et quilne peutpas mômeordonner Jesiiifor-
mations nécessaires pourleconstater. Voilà
la règle, et voilà la réponse à la question: Que
fera le gouvernement de Genève? Ce sont ici
les plus simples notions du droit public,
qu'il seroit honteux au dernier magistrat
d'ignorer. Faudra-t-il toujours que j'enseigne
à mes dépens les élémens de la jurispruden-
ce à mes juges?
// devoit, suivant les auteurs des rèprêsen*
talions , se borner à défendre provisionnelle-
fiient le débit dans la ville (a). C'est en effet
tout ce qu'il pouvoitlégitimementfaire pour
fa) Page 12.
Tome 9. jyj
jyg LETTRES
contenter son animosité ; c'est ce qu il avoit
déjà fait pour la nouvelle Héloïse : mais
voyant que le parlement de Paris ne disoit
rien , et qu on ne faisoit nulle part une sem-
blable défense , il en eut honte, et la retira
tout doucement (a). Mais une improbation
sifoible ri auroit-elle pas été taxée de secrète
connivence? Mais il y a long-temps que,
pour d'autres écrits, beaucoup moins tolé-
rables, on taxe le conseil de Genève dune
connivence assez peu secrète, sans qu il se
mette fort en peine de ce jugement. Per-
sonne, dit-on , ri aurait pu se scandaliser de
la modération dont on auroit usé. Le cri pu-
blic vous apprend combien on est scandalisé
du contraire. De bonne foi, s'il s'étoit agi
d'un homme aussi désagréable au public que
monsieur Rousseau lui étoit cher, ce quon
appelle modération riauroit-il pas été taxé
d'indifférence , de tiédeur impardonnable ?
(a) 11 faut convenir que si Emile doit être dé-
fendu, l'Héloïse doit être tout au moins brûlée.
Les notes sur-tout en sont d'une hardiesse dont
la profession de foi du vicaire n approche assu-
rément pas.
DE LA MONTAGNE.- ijq
Ce nauroit pas été un si grand mal que
cela, et Ton ne donne pas des noms si hon-
nêtes à la dureté qu'on exerce envers moi.
pour mes écrits , ni au support que Ton prête
à ceux d'un autre.
En continuant de me supposer coupable ,
supposons de plus, que le conseil de Genève
avoit droit de me punir, que la procédure
eût été conforme à la loi , et que cependant,
sans vouloir même censurer mes livres, il
m'eût reçu paisiblement arrivant de Paris;
qu auraient dit les honnêtes gens? le voici.
« Ils ont fermé les yeux, ils le dévoient.:
<c Que pouvoient-ils faire? User de rigueur
« en cette occasion eût été barbarie, inçra-
« titude, injustice même, puisque la ven-
te table justice compense le mal parle bien.
« Le coupable a tendrement aimé sa patrie;
ce il en a bien mérité ; il la honorée dans
<c l'Europe ; et tandis que ses compatriotes
ce avoient honte du nom genevois, il en a
« lait gloire, il l'a réhabilité chez l'étranger,
ce II a donné ci-devant des conseils utiles ; il
« vouloit le bien public ; il s'est trompé ,
« mais il étoit pardonnable. Il a fait les plus
« grands éloges des magistrats , il cherchoit;
M a
l8o LETTRES
ce à leur rendre la confiance de la bour-
« geoisie; il a défendu la religion des mi-
ce nistres : il méritoit quelque retour de la
ce part de tous. Et de quel front eussent-ils
ce osé sévir, pour quelques erreurs, contre
ce le défenseur de la divinité , contre lapolo-
ce giste de la religion si généralement atta-
ce quée, tandis qu'ils toléroient, quils per-
ce mettaient même les écrits les plus odieux,
ce les plus indécens , les plus insultans au
ce christianisme , aux bonnes mœurs , les
ce plus destructifs de toute vertu , de toute
ce morale, ceux même que Rousseau a cru
ce devoir réfuter? On eût cherché les motifs
ce secrets d'une partialité si choquante ; on
ce les eût trouvés dans le zèle de Faccusé
ce pour la liberté , et dans les projets des
ce juges pour la détruire. Rousseau eût
ce passé pour le martyr des lois de sa patrie,
ce Ses persécuteurs , en prenant en cette
ce seule occasion le masque de rhyprocri-
ce sic , eussent été taxés de se jouer de la re-
cc ligion^ d'en faire larme de leur vengeance
ce et Tinstrument de leur haine. Enfin , par
ce cet empressement de punir un homme
es dont lauiour pour sa patrie est le plus
DE LA M O X T A G N E. 18 1
« grand crime , ils n'eussent fait que se
ce rendre odieux aux gens de bien , suspects
« à lu bourgeoisie et méprisables aux erran-
ce gersj). Voilà, monsieur, ce" qu'on auroit
pu dire ; voilà tout le risque qu auroit couru
le conseil dans le cas supposé du délit , en
s'absrenant d'en connoitre.
Quelqu'un a eu raison de dire qu'il fallait
brûler F évangile ou les livres de M. Rousseau.
La commode méthode que suivent tou-
jours ces messieurs contre moi .'S'il leur faut
des preuves, ils multiplient les assertions;
et s'il leur faut des témoignages , ils font
parler des quidams.
La sentence de celui-ci n'a qu'un sens
qui ne soit pas extravagant, et ce sens est
un blasphème.
Car quel blasphème n'est-ce pas de sup-
poser l'évangile et le recueil de mes livres
si semblables dans leurs maximes qu'ils se
suppléent mutuellement, et qu'on en puisse
indifféremment brûler un comme superflu,
pourvu que l'on conserve l'autre ? Sans
doute , j'ai suivi du plus près que j'ai pu la
doctrine de l'évangile ; je l'ai aimée, je lai
adoptée, étendue , expliquée, sans m'arrèter
M 5
:i83 LETTRÉS
aux obscurités , aux difficultés , aux mys-
tères, sans me détourner de ressentie! : je
m'y suis attaché avec tout le zèle de mon
cœur ; je me suis indigné , récrié de voir
cette sainte doctrine ainsi profanée , avilie,
par nos prétendus chrétiens , et sur-tout par
ceux qui font profession de nous en in-
struire. J ose même croire, et je mm vante,
qu'aucun d'eux ne parla plus dignement
que moi du vrai christianisme et de son au-
teur. J'ai là-dessus le témoignage, l'applau-
dissement même de mes adversaires, non
de ceux de Genève , à la vérité , mais de
ceux dont la haine n est point une rage , et
à qui la passion n'a point été tout sentiment
d'équité. Voilà ce qui est vrai ; voilà ce que
prouvent et ma réponse au roi de Pologne,
et ma lettre à M, d'Alembert , et l'Héloïse,
et l'Emile , et tous mes écrits , qui respirent
le même amour pour l'évangile, la même
vénération pour Jésus -Christ. Mais qu'il
s'ensuive de là qu'en rien je puisse appro-
cher de mon maître, et que mes livres puis-
sent suppléer à ses leçons, c'est ce qui est
faux, absurde, abominable; je déteste ce
blasphème , et désavoue cette témérité.
DE LA MONTAGNE. l85
Rien ne peut se comparer à l'évangile; mais
sa sublime simplicité n'est pas également
à la portée de tout le monde. Il faut quelque-
fois, pour l'y mettre, l'exposer sous bien des
jours. Il faut conserver ce livre sacré comme
la règle du maître, et les miens comme les
commentaires de 1 écolier.
J'ai traité jusqu'ici la question d'une ma-
nière un peu générale; rapprochons-la main-
tenant des faits , par le parallèle des procé-
dures de i563 et de 1762 , et. des raisons
qu on donne de leurs différences. Comme
c'est ici le point décisif par rapport à moi ,
jenepuis, sans négliger ma cause, vous épar-
gner ces détails , peut-être ingrats en eux-
mêmes, mais intéressans , à bien des égards,
pour vous et pour vos concitoyens. C'est
une autre discussion, qui ne peut être in-
terrompue , et qui tiendra seule une longue
lettre. Mais, monsieur, encore un peu de
courage, ce sera la dernière de cette espèce,
dans laquelle je vous entretiendrai de moi.
M 4
l84 LETTRES
LETTRE V.
Apres avoir établi , comme, vous avez vu ,
la nécessité de sévir contre moi, Fauteur
des lettres prouve, comme vous allez voir,
que la procédure faite contre Jean Morelli ,
quoiqu'exactement conforme à l'ordonnan-
ce , et dans un cas semblable au mien ,
n'étoit point un exemple à suivre à mon
égard ; attendu premièrement que le con-
seil, étant au-dessus de l'ordonnance, n est
point obligé de s'y conformer; que d'ail-
leurs mon crime, étant plus grave que le
délit de Morelli , devoit être traité plus sévè-
rement. A ces preuves l'auteur ajoute qu'il
n'est pas vrai qu'on m'ait jugé sans m'en-
tendre , puisqu'il suffisent d'entendre le
livre même ; et que la flétrissure du livre
ne tombe en aucune façon sur. l'auteur;
qu'enfin les ouvrages qu'on reproche au
conseil d'avoir tolérés , sont innocens et to-
lérables en comparaison des miens.
Qnant au premier article, vous aures
DE LA MONTAGNE. l85
peut-être peine à croire qu'on ait osé mettre
sans façon le petit conseil au-dessus des
lois. Je ne connois rien de plus sûr pour vous
en convaincre, que de vous transcrire lepas-
sage où ce prin ipe est établi; et de peur
de changer le sens de ce passage en le tron-
quant, je le transcrirai tout entier.
« (a) L'ordonnance a-t-elle voulu lier les
ce mains à la puissance civile , et l'obliger à
« ne réprimer aucun délit contre la reli-
cc gion , qu'après que le consistoire en au-
cc roit connu? Si cela étoit , il en résulte-
« roit qu'on pourrait impunément écrire
« contre la rel;gion, que le gouvernement
ce seroitdansrimpuissancederéprirnercette
ce licence et de flétrir aucun livre de cette
ce espèce ; car si l'ordonnance veut que le
ce délinquant paroisse d'abord au consis-
cc toire , l'ordonnance ne prescrit pas moins
ce que, s'il se range, on le supporte sans dif-
ce faine. Ainsi, quel qu'ait été son délit contre
ce la religion , l'accusé, en faisant semblant
ce de se ranger, pourra toujours échapper:
ce celui qui auroit diffamé la religion par
{a) Page /h
l86 LETTRES
ce toute la terre , au moyen d'un repentir si-
te mule, devroit être supporté sans diffame.
« Ceux qui commissent l'esprit de sévè-
re rite, pour ne rien dire de plus, qui ré-
ce gnoit lorsque l'ordonnance fut compilée,
« pourront-ils croire que ce soit là le sens
ce de l'article 88 de l'ordonnance ?
« Si le consistoire n'agit pas, son inac-
« tion enchaînera-t-elle le conseil? ou du
«c moins sera-t il réduit à la fonction de
« délateur auprès du consistoire? Ce n'est
ce pas là ce qu'a entendu l'ordonnance ,
ce lorsqu'après avoir traité de Tétablisse-
«c ment du devoir et du pouvoir du con-
cc sistoire , elle conclut que la puissance
« civile reste en son entier, en sorte qu'il
ce ne soit en rien dérogé à son autorité , ni
te au cours de la justice ordinaire, par au-
cc cunes remontrances ecclésiastiques. Cette
ce ordonnance ne suppose donc point ,
ce comme on le fait dans les représentations ,
ce que dans cette matière les ministres de
ce l'évangile soient des juges plus naturels
ce que les conseils. Tout ce qui est du res-
ce sort de l'autorité en matière de religion,
ce est du ressort du gouvernement. C'est
DE LA MONTAGNE. 187
te le principe des protestans ; et c'est singu-
« lièrement le principe de notre constitu-
ée tion , qui , en cas de dispute , attribue aux
ce conseils le droitde décider sur le dogme. )>
Vous voyez, monsieur, dans ces der-
nières lignes, leprincipesurlequelest fondé
ce qui les précède. Ainsi , pour procéder
dans cet examen avec ordre , il convient de
commencer par la fin.
Tout ce qui est du ressort de l'autorité en
matière de religion, est du ressort du gou-
vernement.
Il y a ici dans le mot gouvernement une
équivoque, qu'il importe beaucoup d'é-
claircir; et je vous conseille, si vous aimez
la constitution de votre patrie , d'être at-
tentifs la distinction que je vais faire; vous
en sentirez bientôt futilité.
Le mot de gouvernement n'a pas le même
sens dans tous les pays , pareeque la con-
stitution des états n'est pas par- tout la
même.
Dans les monarchies, où la puissance
executive est jointe à l'exercice de la sou-
veraineté, legotiverneinentn'est autre chose
1 88 LETTRES
que le souverain lui-même , agissant par ses
ministres , par son conseil , ou par des corps
qui dépendent absolument de sa volonté.
Dans les républiques, sur- tout dans les
démocraties, où le souverain n'agit jamais
immédiatement par lui-même, c'est autre
chose. Le gouvernement n'est alors que la.
puissance executive, et il est absolument
distinct de la souveraineté.
Cette distinction est assez importante en
ces matières. Pour ravoir bien présente à
l'esprit , on doit lire avec quelque soin dans
le Contrat social les deux premiers chapitres
du livre troisième, où j'ai tâché de fixer,
par un sens précis , des expressions qu on
laissoit avec art incertaines , pour leur don-
ner au besoin telle acception qu'on vou-
loit. En général, les chefs des républiques
aiment extrêmement à employer le lan-
gage des monarchies. A la faveur de termes
qui semblent consacrés, ils savent amener
peu à peu les choses que ces mots signi-
fient. C'est ce que fait ici très habilement
l'auteur des lettres, en prenant le mot de
gouvernement , qui n'a rien d'effrayant en
DE LA MONTAGNE. 189
lui-même, pour l'exercice de la souverai-
neté, qui seroit révoltant, attribué sans
détour au petit conseil.
C'est ce qu'il fait encore plus ouverte-
ment dans un autre passage (a) , où , après
avoir dit que le petit conseil est le gouver-
nement même, ce qui est vrai en prenant
ce mot de gouvernement dans un sens subor-
donné , il ose ajouter qu'à ce titre il exerce
toute l'autorité qui n'est pas attribuée au
corps de l'état , prenant ainsi le mot de gou-
vernement dans le sens de la souveraineté ;
comme si tous les corps de l'état, et le
conseil général lui-même, étoient institués
par le petit conseil : car ce n'est qu'à la
faveur de cette supposition qu'il peut s'at-
tribuer à lui seul tous les pouvoirs que la
loi ne donne expressément à personne. Je
reprendrai ci-après cette question.
Cette équivoque éclaircie, on voit à dé-
couvert le sophisme de l'auteur. En effet,
dire que tout ce qui est du ressort de l'au-
torité, en matière de religion, est du res-
sort du gouvernement, est une proposition
(a) Page 66.
igO LETTRES
véritable , si , par ce mot de gouvernement,
on entend la puissance législative ou le
souverain : mais elle est très fausse , si Ton
entend la puissance executive ou le magis-
trat ; et Ton ne trouvera jamais dans votre
république que le conseil général ait attri-
bué au petit conseil le droit de régler en
dernier ressort tout ce qui concerne la re-
ligion.
Une seconde équivoque , plus subtile en-
core, vient à lappui de la première dans ce
qui suit. C'est le principe des protestans ; et
c est singulièrement V esprit de notre constitu-
tution, qui, dans le cas de dispute, attribue
aux conseils le droit de décider sur le dopne*
Ce droit, soit qu'il y ait dispute ou qu'il n'y
en ait pas, appartient sans contredit aux
conseils, mais non pas au conseil.
Voyez comment, avec une lettre de plus
ou de moins, on pourroit changer la consti-
tution d'un état !
Dans les principes des protestans , il n'y
a point d'autre église que l'état, et point
d'autre législateur ecclésiastique que le sou-
verain. C'est ce qui est manifeste, sur-! ont
à Genève, où l'ordonnance ecclésiastique
DE LA MONTAGNE* ig*
a reçu du souverain, dans le conseil géné-
ral , la même sanction que les édits civils.
Le souverain ayant donc prescrit, sous
le nom de réformation , la doctrine qui de-
voit être enseignée à Genève, et la forme de
culte qu on y devoit suivre, a partagé entre
deux corps le soin de maintenir cette doc-
trine et ce culte, tels qu'ils sont fixés par la
loi. A l'un elle a remis la matière des en-
seignemens publics, la décision de ce qui
est conforme ou contraire à la religion de
1 état, les avertissemens et admonitions con-
venables, et même les punitions spirituel-
les, telles que Y excommunication ; elle a
chargé l'autre de pourvoir à l'exécution des
lois sur ce point comme sur tout autre, et
de punir civilement les prévaricateurs ot>
stinés.
Ainsi toute procédure régulière sur cette
matière doit commencer par l'examen du
fait ; savoir, s'il est vrai que i accusé soit cou-
pable d'un délit contre la : Jigion; et, parla
loi, cet examen appartient au seul consis-
toire.
Quand le délit est constaté, et qu'il est de
nature à mériter une punition civile, c'est
102 . LETTRES
alors au magistrat seul de faire droit et de
décerner cette punition. Le tribunal ecclé-
siastique dénonce le coupable au tribunal
civil, et voilà comment s'établit, sur cette
matière, la compétence du conseil.
Mais lorsque le conseil veut prononcer
en théologien sur ce qui est ou n'est pas du
dogme, lorsque le consistoire veut usurper
la jurisdiction civile, chacun de ces corps
sort de sa compétence ; il désobéit à la loi et
au souverain qui Fa portée, lequel n'est pas
moins législateur en matière ecclésiastique
qu en matière civile , et doit être reconnu tel
des deux côtés.
Le magistrat est toujours juge des minis-
tresentoutcequiregardelecivil,jamaisence
qui regarde le dogme; c'est le consistoire. Si
le conseil prononçoit les jugemens de l'église,
ilauroitle droit d'excommunication; et, au
contraire, ses membres y sont soumis eux-
mêmes. Une contradiction bien plaisante
dans cette affaire, est que je suis décrété
pour mes erreurs, et que je ne suis pas ex-
communié. Le conseil me poursuit comme
apostat, et le consistoire me laisse au rang
des fidèles ! Cela nest-il pas singulier ?
Il
DE LA MONTAGNE. 1Q0
• il est bien vrai que s'il arrive des dissen-
sions entre les ministres sur la doctrine, et
que, par l'obstination d'une des parties, ils
ne puissent s'accorder m entre eux ni par
l'entremise des anciens, il est dit, par l'article
1 8, quela cause doit être portée au magistrat
pour j mettre ordre.
Mais mettre ordre à la querelle n'est pas
décider du dogme. L'ordonnance explique
elle-même le motif du recours au magistrat ;
c'est l'obstination d'une des parties. Or la
police dans tout l'état, l'inspection sur les
querelles , le maintien de la paix et de toutes
les fonctions publiques , la réduction des
obstinés, sont incontestablement du ressort
du magistrat. Il ne jugera pas pour cela de
la doctrine, mais rétablira dans l'assemblée
l'ordre convenable pour qu'elle puisse en
juger.
Et quand le conseil seroit juge de la doc-
trine en dernier ressort, toujours ne lui se-
roit-il pas permis d'intervertir l'ordre établi
par la loi , qui attribue au consistoire la pre-
mière connoissance en ces matières; tout
de même qu'il ne lui est pas permis, bien
que juge suprême , d'évoquer à soi les causes
Tome 9. jsx
jq^ LETTRES
civiles, avant qu'elles aient passe aux pre«
inieres appellations.
L'article 18 dit bien qu'en cas que les mi-
nistres ne puissent s'accorder, la cause doit
être portée au magistrat pour y mettre or-
dre; mais il ne dit point que la première
Gonnoissance de la doctrine pourra être ôtëe
au consistoire par le magistrat; et il n'y a pas
un seul exemple de pareille usurpation de-
puis que la république existe {a). C'est de
[a) Il y eut, dans le seizième siècle, beaucoup
de disputes sur la prédestination, dont on auroit
du faire l'amusement des écoliers , et dont on ne
manqua pas, selon l'usage , de faire une grande
affaire d'état. Cependant ce furent les ministres
qui la décidèrent, et même contre l'intérêt pu-
blic. Jamais , que je sache , depuis les édits , le petit
conseil ne s'est avisé de prononcer sur le dogme
sans leur concours. Je ne connois qu'un jugement
de cette espèce , et il fut rendu par le deux
cent; ce fut dans la grande querelle de 1669 , sur
la grâce particulière. Après de longs et de vains
débats dans la compagnie et dans le consistoire,
les professeurs , ne pouvant s'accorder , portèrent
l'affaire au petit conseil , qui ne la jugea pas. Le
deux cent l'évoqua et la jugea. L'importante ques-
tion dont il s'agissoit étoit de savoir si Jésus étoit
mort seulement pour le salut de s élus, ou s'il étoit
DE LA MONTAGNE. iq5
quoi Fauteur des lettres paroit cçJÉvenïr
lui-même, en disant qu'en cas de dispute les
conseils ont le droit de décider sur le
dogme; car c'est dire qu'ils n'ont ce droit
qu après l'examen du consistoire, et qu'ils
ne l'ont point quand le consistoire est d'ac-
cord.
Ces distinctions du ressort civil et du res-
mort aussi pour le salut des damnés. Après bien
des séances et de mûres délibérations, le magni-
fique conseil des deux eents prononça que Jésus
n etoit mort que pour le salut des élus. On conçoit
bien que ce jugement fut une affaire de faveur
et que Jésus seroit mort pour les damnés, si le
professeur Tronchin avoit eu plus de crédit que
son adversaire. Tout cela sans doute est fort ridi-
cule : on peut dire toutefois qu'il ne s'agissoit pas
d un dogme de foi, mais de l'uniformité de In-
struction publique, dont l'inspection appartient
sans contredit au gouvernement. On peut ajou-
ter que cette belle dispute avoit tellement excité
1 attention , que toutela villeétoit en rumeur. Mais
n importe; les conseils dévoient appaiser la que-
relle sans prononcer sur la doctrine. La décision
de toutes les questions qui n'intéressent personne
et ou qui que ce soit ne comprend rien , doit tou-
jours être laissée aux théologiens.
jq6 LETTRES
sort ecclésiastique sont claires et fondées,
non seulement sur la loi, mais sur laraison,
qui ne veut pas que les juges, cle qui dépend
le sort des particuliers, en puissent décider
autrement que sur des faits constans, sur
des corps de délit positifs, bien avérés, et
non sur des imputations aussi vagues, aussi
arbitraires que celles des erreurs sur la reli-
gion. Et cle quelle sûreté jouiroient les ci-
toyens, si, dans tant de dogmes obscurs, sus-
ceptibles de diverses interprétations , le juge
pouvoit choisir , au gré de sa passion, celui
qui chargerait ou disculperait l'accusé , pour
le condamner ou l'absoudre ?
La preuve de ces distinctions est dans l'in-
stitution même, qui n'aurait pas établi un
tribunal inutile; puisque si le conseil pou-
,voit juger, sur-tout en premier ressort, des
"matières ecclésiastiques, Tinstitutiondu con-
sistoire ne servirait de rien.
Elle est encore en mille endroits de l'or-
donnance, où le législateur distingue avec
tant de soin l'autorité des deux ordres; dis-
tinction bien vaine, si, dans l'exercice de ses
fonctions, l'un étoit en tout soumis à l'au-
tre. Voyez dans les articles 23 et a£ la
DE LA MONTAGNE. 107
spécification des crimes punissables par les
lois , et de ceux dont la première inquisition
appartient au consistoire.
Voyez la fin du même article 24, qui
veut qu'en ce dernier cas, après la conviction
du coupable, le consistoire en fasse rapport
au conseil, en y ajoutant son avis : afin, dit
l'ordonnance, que le jugement concernant, la
punition soit toujours réservé à la seigneurie.
Termes d'où Ton doit inférer que le juge-
ment concernant la doctrine appartient au
consistoire.
"Voyez le serment des ministres, qui ju-
rent de se rendre pour leur part sujets et
ebéissans aux lois et aux magistrats, en tant
que leur ministère le porte , c'est-à-dire sans
préjudicier à la liberté qu'ils doivent avoir
d'enseigner selon que Dieu le leur comman-
de. Mais où seroit cette liberté, s'ils étoient,
par les lois, sujets pour cette doctrine aux
décisions d'un autre corps que le leur?
Voyez l'article 80, où non seulement l'édit
prescrit au consistoire de veiller et pourvoir
aux désordres généraux et particuliers de
l'église, mais où il l'institue à cet effet Cet
article a-t-il un sens, ou n'en a-t-il point?'
N3
!q8 lettres
est-il absolu ? n'est-il que conditionnel? et le
consistoire établi par la loi nauroit-il qu une
existence précaire , et dépendante du bon
plaisir du conseil?
Voyez l'article 97 de la même ordon-
nance , où , dans les cas qui exigent puni-
tion civile, il est dit que le consistoire , ayant
ouï les parties, et fait les remontrances et
censures ecclésiastiques , doit rapporter le
tout au conseil , lequel, sur son rapport ,
remarquez bien la répétition de ce mot ,
avisera d'ordonner et faire jugement selon,
l'exigence du cas. Voyez enfin ce qui suit
dans le même article , et n'oubliez pas que
c'est le souverain qui parle. « Car combien
ce que ce soient choses conjointes et insé-
« parables que la seigneurie et supério-
« rite que Dieu nous a donnée, et le gou-
« vernement spirituel qu'il a établi dans son
« église ; elles ne doivent nullement être
ce confuses, puisque celui qui a tout empire
ce de commander, et auquel nous voulons
te rendre toute sujétion, comme nous de-
ce vons , veut être tellement reconnu auteur
«c du gouvernement politique et ecclésiasti-
« que, que cependant il a expressément
fc> E LA MONTAGNE. 1ÇÇ)
« discerné tant les vocations que l'adminis-
« tration de l'un et de l-autre. »
Mais comment ces administrations peu-
vent-elles être distinguées sous l'autorité
commune du législateur, si Tune peut em-
piéter à son gré sur celle de l'autre ? s'il n'y a
pas là de la contradiction , je n'en saurois
voir nulle part.
A l'article 88, qui prescrit expressément
Tordre de procédure qu'on doit observer
contre ceux qui dogmatisent , j'en joins un
autre qui n'est pas moins important, c'est
l'article 53, au titre du catéchisme, où il
est ordonné que ceux qui contreviendront
au bon ordre, après avoir été remontrés
suffisamment, s'ils persistent , soient ap-
pelles au consistoire ; et si lors ils ne veu-
lent obtempérer aux remontrances qui leur
seront faites, au il en soit fait rapport à la;
seigneurie.
De quel bon ordre est-iîparlé là ? Le titre le
dit, c'est du bon ordre en matière de doc-
trine, puisqu'il ne s'agit que du catéchisme,
qui en est le sommaire. D'ailleurs, le main-
tien du bon ordre en général paroît bien
plus appartenir au magistrat qu'au tribu-
N4
200 LETTRES
nal ecclésiastique. Cependant voyez quelle
gradation ! Premièrement il faut remontrer;
si le coupable persiste, il faut V appellerait
consistoire ; enfin s'il ne veut obtempérer,
il faut faire rapport à la seigneurie. En toute
matière de foi , le dernier ressort est tou-
jours attribué aux conseils; telle est la loi,
telles sont toutes vos lois. J'attends de voir
quelque article , quelque passage dans vos
édits, en vertu duquel le petit conseil s at-
tribue aussi le premier ressort , et puisse
faire tout d'un coup d'un pareil délit le
sujet dîme procédure criminelle.
Cette marche n'est pas seulement con-
traire à la loi, elle est contraire à l'équité,
au bon sens, à l'usage universel. Dans
tous les pays du inonde , la règle veut qu en
ce oui concerne une science ou un art , on
prenne, avant que de prononcer, le ju-
gement des professeurs dans cette science,
ou des experts en cet art ; pourquoi , dans la
plus obscure, dans la plus difficile de toutes
les sciences ; pourquoi , lorsqu'il s'agit de
l'honneur et de la liberté d'un homme , d'un
citoyen , les magistrats négligeroient-ils les
.précautions qu'ils prennent dans l'art le
DE LA MONTAGNE. 201
plus mécanique au sujet du plus vil intérêt ?.
Encore une fois, à tant d'autorités, à
tant de raisons qui prouvent l'illégalité et
l'irrégularité dune telle procédure, quelle
loi , quel édit oppose-t-on pour la justifier ?
Le seul passage qu'ait pu citer fauteur des
lettres , est celui-ci , dont encore il trans-
pose les ternies pour en altérer f esprit.
« Que toutes les remontrances ecclésias-
« tiques se fassent en telle sorte, que par
« le consistoire ne soit en rien dérobé à
ce f autorité de la seigneurie ni de la justice
ce ordinaire; mais que la puissance civile
ce demeure en son entier (a). »
Or voici la conséquence qu'il en tire,
ce Cette ordonnance ne suppose donc point r
ce comme on le fait dans les représenta-
ee tions , que les ministres de l'évangile
ce soient dans ces matières des juges plus
ce naturels que les conseils », Commençons
d'abord par remettre le mot conseil au sin-
gulier, et pour cause. /
Mais où est-ce que les représentans ont
supposé que les ministres de l'évangile
(a) Ordonnances ecclésiastiques. Art. XGVII.
202 LETTRES
fussent, clans ces matières, des Juges plus
naturels que le conseil (a) ?
Selon Fédit, le consistoire et le conseil
sont juges naturels chacun dans sa partie,
l'un de la doctrine, et l'autre du délit. Ainsi
la puissance civile et l'ecclésiastique restent
chacune en son entier sous l'autorité com-
mune du souverain : et que signifieroit
ici ce mot môme de puissance civile, s'il n'y
avoit une autre puissance sous-entendue ?
Pour moi , je ne vois rien dans ce passage
qui change le sens naturel de ceux que j ai
cités. Et, bien loin de là, les lignes qui sui-
(a) V examen et la discussion de celte matière >
disent-ils page 42 > appartiennent mieux aux mi-
nistres de V évangile qu'au magnifique conseil. Quelle
est la matière dont il s'agit dans ce passage? c'est
la question , si, sous l'apparence des doutes, j'ai
rassemblé dans mon livre tout ce qui peut tendre
à saper , ébranler et détruire les principaux fon-
demens de la religion chrétienne. L'auteur des
lettres part de là pour faire dire aux représen-
tans que , dans ces matières', les ministres sont des
juges plus naturels que les conseils. Ils sont , sans
contredit, des juges plus natmels.de la question
de théologie , mais non pas de la peine due au dé-
lit, et c'est aussi ce que les représentai n'ont
»i dit ni tliit entendre..
DE LA MONTAGNE. 2o3
vent les confirment , en déterminant l'état
où le consistoire doit avoir mis la procé-
dure avant qu'elle soit portée au conseil.
C'est précisément la conclusion contraire
à celle que l'auteur en voudroit tirer.
Mais voyez comment , n'osant attaquer
l'ordonnance par les termes, il l'attaque par
les conséquences.
<c L'ordonnance a-t-elle voulu lier les
ce mains à la puissance civile, et l'obliger
« à ne réprimer aucun délit contre la reli-
« gion qu'après que le consistoire en au-
« roit connu? Si cela étoit ainsi , il en résul-
« teroit qu'on pourroit impunément écrire
ce contre la religion : car en faisant sera-
cc blant de se ranger, l'accusé pourroit tou-
cc jours échapper; et celui qui auroft dif-
cc famé la religion par toute la terre de-
cc vroit être supporté sans diffame au moyen
ce d'un repentir simulé (a). »
C'estdonc pour éviter ce malheur affreux,
cette impunité scandaleuse, que l'auteur
ne veut pas qu'on suive la loi à la lettre.
Toutefois, seize pages après, le môme au-
teur vous parle ainsi :
(a) Page 1 [,
204 LETTRES
« La politique et la philosophie pourront
"« soutenir cette liberté de tout écrire ; mais
ce nos lois l'ont réprouvée : or il s'agit de
ce savoir si le jugement du conseil contre
ce les ouvrages de M. Rousseau et le dé-
cc cret contre sa personne sont contraires
ce à nos lois , et non de savoir s'ils sont
ce conformes à la philosophie et à la poli-
ce tique (a). »
Ailleurs encore cet auteur, convenant
que la flétrissure d'un livre n'en détruit pas
les argumens, et peut même leur donner
une publicité plus grande , ajoute : ec A cet
ce égard , je retrouve assez mes maximes
ce dans celles des représentations. Mais ces
ce maximes nesontpas celles denos lois (b). :»
En resserrant et liant tous ces passages ,
je leur trouve à-peu-près le sens qui suit :
ec Quoique la philosophie , la politique
ce et la raison puissent soutenir la liberté
ec de tout écrire , on doit, dans notre état,
ec punir cette liberté, pareeque nos lois la
ce réprouvent. Mais il ne faut pourtant pas
(a) Page 3o.
(b) Page 22.
DE LA MONTAGNE. 2o5
ce suivre nos lois à la lettre, parcequalors
« on ne puniroit pas cette liberté. »
A parler vrai , j'entrevois là je ne sais quel
galimatias qui me choque; et pourtant Fau-
teur me paroît homme d'esprit : ainsi , dans
ce résumé, je penche à croire que je me
trompe , sans qu'il me soit possible devoir en
quoi. Comparez donc vous-même les p. 14,
2.2 , 00 , et vous verrez si j'ai tort ou raison.1
Quoi qu'il en soit, en attendant que l'au-
teur nous montre ces autres lois où les
préceptes de la philosophie et de la poli-
tique sont réprouvés, reprenons l'examen
de ses objections contre celle-ci.
Premièrement, loin que, de peur de lais-
ser un délit impuni , il soit permis dans une
république au magistrat d'aggraver la loi,
il ne lui est pas même permis de l'étendre
aux délits sur lesquels elle n'est pas formelle;
et l'on sait combien de coupables échappent
en Angleterre à la faveur de la moindre
distinction subtile dans les termes de la loi.
Quiconque est plus sévère que les lois, dit
u"Vauvenargue, est un tyran (a).
(a) Comme il n'y a point à Genève de lois pé-
2o6 LETTRES
Mais voyons si la conséquence de l'impur
nité dans l'espèce dont il s'agit est si ter-
rible que Fa faite l'auteur des lettres.
Il faut , pour bien juger de F esprit de
la loi , se rappeller ce grand principe , que
les meilleures lois criminelles sont toujours
celles qui tirent de la nature des crimes
les châtimens qui leur sont imposés. Ainsi
les assassins doivent être punis de mort,
les voleurs de la perte de leur bien , ou ,
s'ils n'en ont pas , de celle de leur liberté,
qui est alors le seul bien qui leur reste. De
même, dans les délits qui sont uniquement
nales proprement dites , le magistrat inflige ar-
bitrairement la peine des crimes ; ce qui est
assurément un grand défaut dans la législation,
et un abus énorme dans un état libre. Mais cette
autorité du magistrat ne s'étend qu'aux crimes
contre la loi naturelle, et reconnus tels dans toute
société , ou aux choses spécialement défendues par
la loi positive ; elle ne va pas jusqu'à forger un
délit imaginaire où il n'y en a point , ni, sur quel-
que délit que ce puisse être, jusqu'à renverser,
de peur qu'un coupable n'échappe, l'ordre de la
procédure fixé par la loi.
bE HA MONTAGNE. 2.0J
«contre la religion , les peines doivent être
tirées uniquement de la religion ; telle est,
par exemple, la privation de la preuve par
serment en choses qui l'exigent; telle est
encore l'excommunication , prescrite ici
comme la peine la plus grande de quiconque
a dogmatisé contre la religion, sauf ensuite
le renvoi au magistrat, pour la peine ci-<
vile due au délit civil , s'il y en a.
Orilfautseressouvenirquel'ordonnance,
l'auteur des lettres , et moi , ne parlons ici
que d'un délit simple contre la religion. Sî
le délit étoit complexe , comme si , par exem*
pie, j'avois imprimé mon livre dans l'état
sans permission , il est incontestable que ,
pour être asbsous devant le consistoire , je
ne le serois pas devant le magistrat.
Cette distinction faite, je reviens , et je dis:
Il y a cette différence entre les délits contre
la religion et les délits civils, que les der-
niers font aux hommes ou aux lois un tort ,
un mal réel , pour lequel la sûreté publique
exigenécessairementréparationetpunition;
mais les autres sont seulement des offen-
ses contre la divinité , à qui nul ne peut
nuire, et qui pardonne au repentir. Quand
2o8 LETTRES
la divinité est appaisée , il n'y a plus de délit
à punir, sauf le scandale; et le scandale se
répare en donnant au repentir la même pu-
blicité qu'a eue la faute. La charité chré-
tienne imite alors la clémence divine : et
ce seroit une inconséquence absurde de
venger la religion par une rigueur que la
religion réprouve. La justice humaine n'a
et ne doit avoir nul égard au repentir, je
l'avoue ; mais voilà précisément pourquoi ,
dans une espèce de délit que le repentir
peut réparer, l'ordonnance a pris des me-
sures pour que le tribunal civil n'en prît
pas d'abord connoissance.
L'inconvénient terrible que l'auteur trouve
illaisser impunis civilement les décrets con-
tre la religion n'a donc pas la réalité qu'il lui
donne; et la conséquence qu'il en tire pour
prouver que tel n'est pas l'esprit de la loi,
n'est point juste, contre les termes formels
de la loi.
ce Ainsi, quel qu'ait été le délit contre la
« religion, ajoute-t-il, l'accusé, en faisant
« semblant de se ranger , pourra toujours
<c échapper ». L'ordonnance ne dit pas s'il
fait semblant de se ranger} elle dit, s'il se
ranae ;
DE LA MONTAGNE. 20Q
ce range » ; et il v a des règles aussi certaines
qu'on en puisse avoir en tout autre cas
pour distinguer ici la réalité de la fausse
apparence , sur-tout quant aux effets ex-
térieurs , seuls compris sous ce mot , s'il
XP m m rrr>
se rans:e.
o
Si le délinquant , s'étant rangé , retombe i
il commet un nouveau délit plus grave et
qui mérite un traitement plus rigoureux ;
il est relaps, et les voies de le ramener à
son devoir sont plus sévères. Le conseil a
la-dessus pour modèle les formes judi-
ciaires de l'inquisition (a) : et si fauteur
des lettres n'approuve pas qu'il soit aussi-
doux qu'elle, il doit au moins lui laisser
toujours la distinction des cas ; car il n'est
pas permis, de peur qu'un délinquant ne
retombe , de le traiter d'avance comme s'il
étoit déjà retombé.
C'est pourtantsur ces fausses conséquen-
ces que cet auteur s'appuie, pour affirmer
que ledit, dans cet article , n'a pas eu pour
objet de régler la procédure, et de fixer la
(a) Voyez le manuel des inquisiteurs.
Tome g. Q
310 LETTRES
compétencedes tribunaux. Qu'adonc voulu
Tédit , selon lui ? Le voici.
H a voulu empêcher cpie le consistoire
ne sévit contre des gens auxquels on im-
puteroit ce qu'ils n'auroient peut-être point
dit ou dont on auroit exagéré les écarts ;
uu'îl ne sévît, dis-je, contre ces gens-là sans
en avoir conféré avec eux , sans avoir essayé
de les gagner.
Mais qu'est-ce que sévir, de la part du
consistoire? C'est excommunier, et déie-
rer au conseil. Ainsi, de peur que le con-
sistoire ne défère trop légèrement nn cou-
pable au conseil , l'édit le livre tout d un
coup au conseil. C'est une précaution d une
espèce toute nouvelle. Cela est admirable
aUe dans le même cas , la loi prenne tant
de mesures pour empêcher le consistoire
de sévir précipitamment, et quelle n en
prenne aucune pour empêcher le conseil
de sévir précipitamment ; qu'elle porte une
attention si scrupuleuse à prévenu la dif-
famation, et qu'elle n'en donne aucune
à prévenir le supplice; qu'elle pourvoie a
tant de choses pour qu'un homme ne soit
DE LA MONTAGNE. 211
pas excommunié mal-à-propos, et qu'elle
ne pourvoie à rien pour qu'il ne soit pas
brûlé mal-à-propos ; qu'elle craigne si fort
la rigueur des ministres, et si peu celle des
juges ! C'était bien fait assurément de com-
pter pour beaucoup la communion des fi-
dèles; mais ce n'étoi-tpas bien fait de compter
pour si peu leur sûreté , leur liberté , leur
vie; et cette même religion qui prescrivoit
tant d'indulgence à ses gardiens, ne devoit
pas donner tant de barbarie à ses venoeurs.
Voilà toutefois, selon notre auteur, la
solide raison pourquoi l'ordonnance n'a pas
voulu dire ce quelle dit. Je crois que l'ex-
poser c'est assez y répondre. Passons main-
tenant à l'application ; nous ne la trouve-
rons pas moins curieuse que l'interpréta-
tion.
L'article 88 n'a pour objet que celui qui
dogmatise , qui enseigne , qui instruit, Il
ne parle point d'un simple auteur , d'un
homme qui ne fait que publier un livre,
et qui , au surplus , se tient en repos. A
dire la vérité, cette distinction me paroît un
peu subtile; car, comme disent très bien
les représentons , on dogmatise par écrit tout
O a
212 LETTRES
comme de vive voix. Mais admettons cette
subtilité ; nous y trouverons une distinction
de faveur pour adoucir la loi , non de rigueur
pour l'aggraver.
Dans tous les états du monde la police
veilleavec le plus grand soin sur ceux qui in-
struisent, qui enseignent, qui dogmatisent:
elle ne permet ces sortes de fonctions qu a
gens autorisés; il nest pas même permis
de prêcher la bonne doctrine, si Ton nest
reçu prédicateur. Le peuple aveugle est fa-
cile à séduire : un homme qui dogmatise
attroupe, et bientôt il peut ameuter. La
moindre entreprise en ce point est toujours
regardée comme un attentat punissable à
cause des conséquences qui peuvent en ré-
sulter.
Il n'en est pas de même de Fauteur d un
livre ; s il enseigne, au moins il n attroupe
point, il n ameute point; il ne force per-
sonne à l'écouter, à le lire ; il ne vous re-
cherche point, il ne vient que quand vous
le recherchez vous-même ; il vous laisse ré-
fléchir sur ce qu'il vous dit, il ne dispute
point avec vous , nés obstine point, ne levé
point vos doutes , ne résout point vos ob-
DE LA MONTAGNE. 213
jetions, ne vous poursuit point : voulez-
vousle quitter, il vous quitte ; et , ce qui est
ici l'article important , il ne parle pas au
peuple.
Aussi jamais la publication d'un livre ne
fut -elle regardée par aucun gouvernement
du même œil que les pratiques d'un dog-
matiseur. Il y a même des pays où la li-
berté de la presse est entière ; mais il n'y
enaaucunoùilsoitpermis à toutlemondede
dogmatiser indifféremment. Dans 1, s pays
où il est défendu d'imprimer des livres sans
permission, ceux qui désobéissent sont pu-
nis quelquefois pour avoir désobéi ; mais îa
preuve qu'on ne regarde pas au fond ce
que dit un livre comme une chose fort im-
portante, est la facilité avec laquelle on
laisse entrer dans l'état ces mêmes livres,
que , pour n'en pas paroître approuver les
maximes , on n'y laisse pas imprimer. Tout
ceci est vrai, sur-tout des livres qui ne sont
point écrits pour le peuple , tels qu'ont
toujours été les miens. Je sais que votre
conseil affirme dans ses réponses que, ce se-
cc Ion l'intention de fauteur, l'Emile doit
O 3
fil4 LETTRES
ce servir de guide aux pères etaux mères (a) » !
mais cette assertion n'est pas excusable,
puisque j ai manifesté dans la préface, et
plusieurs fois dans le livre , une intention
toute différente. Il s agit d'un nouveau sys-
tème d'éducation , dont j'offre le plan à
l'examen des sages , et non pas d'une mé-
thode pour les pères et les mères , à laquelle
je n'ai jamais songé. Si quelquefois, par une
figure assez commune, je parois leur adres-
ser la parole , c'est ou pour me faire mieux
entendre, ou pour m' exprimer en moins de
mots. Il est vrai que j'entrepris mon livre à
la sollicitation d'une mère; mais cette mère ,
toute jeune et tout aimable qu'elle est, a
de la philosophie, et commît le cœur hu-
main ; elle est par la figure un ornement
de son sexe , et par le génie une exception.
C'est pour les esprits de la trempe du sien
que j'ai pris la plume , non pour des mes-
sieurs tel ou tel, ni pour d'autres messieurs
de pareille étoffe, qui me lisent sans rn en-
tendre , et qui m'outragent sans me fâcher.
(a) Pages 22 et s3 des représentations impri.
niées.
DE LÀ MONTAGNE. 2 1 5
Il résulte de la distinction supposée , que
si la procédure prescrite par l'ordonnance
contre un homme qui dogmatise n'est pas
applicable à l'auteur d'un livre , c'est qu'elle
est trop sévère pour ce dernier. Cette con-
séquence si naturelle, cette conséquence
que vous et tous mes lecteurs tirez ainsi
que moi , n'est point celle de l'auteur des
lettres. Il en tire une toute contraire. Il
faut l' écouter lui-même : vous ne m'en croi-
riez pas si je vous partais d'après lui.
ce II ne faut que lire cet article de For-
ce donnance, pour voir évidemment qu'elle
« n'a en vue que cet ordre de personnes
« qui répandent, par leurs discours, des
ce principes estimés dangereux. Si ces per-
ce sonnes se rangent, y est-il dit, qu'on les
ce supporte sans diffame. Pourquoi ? c'est
ce qu'alors on a une sûreté raisonnable
« qu'elles ne répandront plus cette ivraie ,
ce c'est qu'elles ne sont plus à craindre,
ce Mais qu'importe la rétractation vraie ou
ce simulée de celui qui , par la voie de l'im-
« pression a imbu tout le monde de ses
ce opinions ? Le délit est consommé , il sub-
ie sistera toujours ; et ce délit , aux yeux de.
0 4
2i6 LETTRES
<c la loi, est de la même espèce que tous
« les autres, où le repentir est inutile dus
ce que la justice en a pris connoissance. »
Il y a de quoi s'émouvoir ; mais calmons-
nous et raisonnons. Tant qu'un homme
dogmatise , il fait du mal continuellement;
jusqu'à ce qu'il se soit rangé, cet homme est
à craindre ; sa liberté même est un mal ,
pareequ'il en use pour nuire, pour con-
tinuer de dogmatiser. Que s'il se range à
la fin, n'importe; les enseignemens qu'il
a donnés sont toujours donnés, et le dé-
lit à cet égard est autant consommé qu'il
peut l'être. Au contraire, aussitôt qu'un
livre est publié , l'auteur ne fait plus de
mal, c'est le livre seul qui en fait. Que
l'auteur soit libre ou soit arrêté, le livre va
toujours son train. La détention de l'au-
teur peut être un châtiment que la loi pro-
nonce ; mais elle n'est jamais un remède
au mal qu'il a fait, ni une précaution pour
en arrêter le progrès.
Ainsi les remèdes à ces deux maux ne
sont pas les mêmes. Pour tarir la source
du mal que fait le dogmatiseur, il n'y a nul
moyen prompt et sûr que de l'arrêter : mais
DE LA MONTAGNE. 2l7
arrêter Fauteur, c'est ne remédier à rien du
tout ; c'est au contraire augmenter la pu-
blicité du livre , et par conséquent empi-
rer le mal, comme le dit très bien ailleurs
l'auteur des lettres. Ce n'est donc pas là
un préliminaire à la procédure, ce n'est pas
une précaution convenable à la chose ; c'est
une peine qui ne doit être infligée que par
jugement, et qui n'a d'utilité que le châ-
timent du coupable. A moins donc que son
délit ne soit un délit civil , il faut commencer
par raisonner avec lui , l'admonester, le con-
vaincre, l'exhorter à réparer le mal qu'il
a fait, à donner une rétractation publique,
à la donner librement afin qu'elle fasse sou
affet, et à la motiver si bien que ses der-
niers sentimens ramènent ceux qu'ont éga-
rés les premiers. Si, loin de se ranger, il s'ob-
stine, alors seulement on doit sévir con-
tre lui. Telle est certainement la marche
pour aller au bien de la chose; tel est le
but de la loi; tel sera celui d'un sage gou-
vernement, qui doit bien moins se proposer
de punir l'auteur, que d'empêcher l'effet de
l'ouvrage, (a)
{a) Page 2Q,
2lS LETTRES
Comment ne le seroit-ce pas pour Fau-
teur d'un livre, puisque l'ordonnance, qui
suit en tout les voies convenables à F esprit
du christianisme , ne veut pas même qu'on
arrête le dogmatiseur avant d'avoir épuisé
tous les moyens possibles pour le ramener
au devoir ? elle aime mieux courir les ris-
ques du mal qu'il peut continuer de faire ,
que de manquer à la charité. Cherchez , de
grâce , comment de cela seul on peut con-
clure que la même ordonnance veut qu'on
débute contre Fauteur par un décret de
prise de corps.
Cependant Fauteur des lettres , après avoir
déclaré qu'il retrouvoit assez ses maximes
sur cet article dans celles des représentans,
ajoute, Mais ces maximes ne sont pas celles
de nos lois ; et un moment après il ajoute en-
core que « ceux qui inclinent à une pleine
« tolérance pourroient tout au plus cri-
ce tiquer le conseil de n'avoir pas , dans ce
ce cas , fait taire une loi dont l'exercice ne
ce leur paroît pas convenable (a) 35. Cette
conclusion doit surprendre, après tant d'ef-
(c) Page 23,
DE LA MONTAGNE. 219
forts pour prouver que la seule loi qui pa-
roît s'appliquer à mon délit ne s'y applique
pas nécessairement. Ce qu'on reproche au
conseil, n'est point de n'avoir pas fait taire
une loi qui existe, c'est d'en avoir fait par-
ler une qui n'existe pas.
La logique employée ici par l'auteur me
paroît toujours nouvelle. Qu'en pensez-
vous , monsieur? connoissez- vous beau-
coup d'argumens dans la forme de celui-ci ?
La loi force le conseil à sévir contre l'auteur
du livre. Et où est - elle cette loi qui force
le conseil à sévir contre l'auteur du livre ?
« Elle n'existe pas, à la vérité ; mais il
« en existe une autre, qui, ordonnant de
« traiter avec douceur celui qui dogmatise,
ce ordonne, par conséquent, de traiter avec
. « rigueur l'auteur dont elle ne parle point. »
Ce raisonnement devient bien plus étrange
encore pour qui sait que ce fut comme au^-
teur, etnon comme dogmatiseur , que MoreL
li fut poursuivi : il avoit aussi fait un livre, et
ce futpour ce livre seul qu'il fut accusé. Le
corps du délit, selon la maxime de notreau-r
teur , étoit dans le livre même , fauteur n'a-»
yoit pas besoin d'être entendu; cependant il
220 LETTRES
le fut; et non seulement on l'entendit, mais
on l'attendit; on suivit de point en point
toute la procédure prescritepar ce même ar-
ticle de F ordonnance, qu'on nous dit ne re-
garder ni les livres ni les auteurs ; on ne brû-
la même le livre qu'après la retraite de l'au-
teur ; jamais il ne fut décrété, Ton ne parla
pas du bourreau (a); enfin tout cela se fit
sous les yeux du législateur , par les rédac-
teurs de r ordonnance , au m orne ut quelle
venoit de passer , dans le temps même où
(a) Ajoutez la circonspection du magistrat dans
toute cette affaire , sa marche lente et graduelle
dans la procédure , le rapport du consistoire , 1 ap-
pareil du jugement. Les syndics montent sur leur
tribunal public , ils invoquent le nom de Dieu ,
ils ont sous leurs yeux la sainte écriture ; après
une mûre délibération, après avoir pris conseil
des citoyens, ils prononcent leur jugement devant
le peuple, afin qu'il en sache les causes; ils le
font imprimer et publier, et tout cela pour la
simple condamnation d'un livre, sans flétrissure,
sans décret contre l'auteur, opiniâtre et contumax.
Ces messieurs, depuis lors, ont appris à disposer
moins cérémonieusement de l'honneur et de la
liberté des hommes , et sur- tout des citoyens : car
il est à remarquer que Morelli ne l'etoit pas.
DE LA MONTAGNE. 221
régnoit cet esprit de sévérité qui, selon notre
anonyme, lavoit dictée, et qu'il allègue
en justification très claire de la rigueur
exercée aujourd'hui contre moi.
Or écoutez là-dessus la distinction qu'il
fait. Après avoir exposé toutes les voies
de douceur dont on usa envers Morelli ,
le temps qu'on lui donna pour se ranger,
la procédure lente et régulière qu'on sui-
vit avant que son livre fut brûlé , il ajoute :
«c Toute cette marche est très sage. Mais
ce en faut-il conclure que, dans tous les cas,
ce et dans des cas très différens, il en faille
ce absolumant tenir une semblable ? Doit-
ce on procéder contre un homme absent qui
ce attaque la religion , de la même ma-
ce niere qu'on procéderoit contre un homme
ce présent qui censure la discipline (a)?
ce C'est-à-dire, en d'autres termes, doit-
ce on procéder contre un homme qui n'at-
ce taque point les lois , et qui vit hors de
ce leur jurisdiction , avec autant de dou-
te ceur que contre un homme qui vit sous
ce leur jurisdiction, et qui les attaque »?
" ' ■*
(«) Page ij.
^23 LETTRES
Il ne sembleroit pas , en effet , que cela dût
faire une question. Voici, j'en suis sûr,
la première fois qu il a passé par l'esprit
humain d'aggraver la peine d'un coupable ,
uniquement parceque le crime n'a pas été
commis dans l'état.
« A la vérité , continue-t-il , on remarque
« dans les représentations à l'avantage de
«M Rousseau, que Morelli avoit écrit
ce contre un point de discipline , au lieu que
ce les livres de M. Rousseau, au sentiment
ce de ses juges , attaquent proprement la
ce religion. Mais cette remarque pourrait
ce bien n'être pas généralement adoptée;
ce et ceux qui regardent la religion comme
ce l'ouvrage de Dieu , et l'appui de la con-
ce stitution, pourront penser qu'il est moins
« permis de l'attaquer que des points de
ce discipline, qui, n'étant que l'ouvrage
ce des hommes, peuvent être suspects d er-
ce reur , et du moins susceptibles d'une m-
« finité de formes et de combinaisons dif-
ce férentes (a). »
Ce discours, je vous l'avoue, me paroi-
(a) Page i8.
DE LA MONTAGNE. 22J
froît tout au plus passable dans la bouche
d'un, capucin ; mais il me choqueroit fort
sous la plume d'un magistrat. Qu'importe
que la remarque des représentans ne soit
pas généralement adoptée, si ceux qui la
rejettent ne le font que parcequ'ils raison-
nent mal?
Attaquer la religion, est sans contredit
un plus grand péché devant Dieu , que d'at-
taquer la discipline. Il n'en est pas de même
devant les tribunaux humains , qui sont éta-
blis pour punir lescrim.es, non les péchés,
et qui ne sont pas les vengeurs de Dieu ,
mais des lois.
La religion ne peut jamais faire partie de
la législation, qu'en ce qui concerne les ac?
tions des hommes. La loi ordonne de faire
ou de s'abstenir ; mais elle ne peut ordon-
ner de croire. Ainsi quiconque n'attaque
point la pratique de la religion n'attaque
point la loi.
Mais la discipline établie par la loi fait
essentiellement partie de la législation , elle
devient loi elle-même. Quiconque l'atta-
que , attaque la loi , et ne tend pas à moins
qu'à troubler la constitution de l'état. Que
224 LETTRES
cette constitution fut , avant d'être éta-
blie, susceptible de plusieurs formes et
combinaisons différentes, en est-elle moins
respectable et sacrée sous une de ces for-
mes , quand elle en est une fois revêtue à
l'exclusion de toutes les autres ? et dès lors
la loi politique n'est-elle pas constante et
fixe ainsi que la loi divine?
Ceux donc qui n1 adopteroient pas en cette
affaire la remarque des représentans , au-
roient d'autant plus de tort , que cette re-
marque futfaite parle conseil même dansla
sentence contre le livre de Morelli , qu'elle
accuse sur-tout de tendre à faire schisme
et trouble dans? état, d 'une manière séditieuse ;
imputation dont il seroit difficile de charger
le mien.
Ce que les tribunaux civils ont à défen-
dre ri est pas l'ouvrage de Dieu , c'est l'ou-
vrage des hommes; ce n'est pas des âmes
qu'ils sont chargés , c'est des corps ; c'est de
l'état , et non de l'église, qu'ils sont les vrais
gardiens : et lorsqu'ils se mêlent des ma-
tières de religion, ce n'est qu'autant qu'elles
sont du ressort des lois,, que ces matières
importent au bon ordre et à la sûreté pu-
blique.
DE LA MONTAGNE. 22,5
blique. Voilà les saines maximes de la ma-
gistrature. Ce n'est pas, si Ton veut, la doc-
trine de la puissance absolue , mais celle
de la justiceet delà raison. Jamais on ne s'en
écartera dans les tribunaux civils, sans don-
ner dans les plus funestes abus , sans mettre
1 état en combustion, sans faire des lois et
de leur autorité le plus odieux brigandage.
Je suis fâché pour le peuple de Genève
que le conseil le méprise assez pour l'oser
leurrer par de tels discours, dont les plus
bornés et les plus superstitieux de l'Eu-
rope ne sont plus les dupes. Sur cet article
vos représentans raisonnent en hommesde-
tat, et vosmagistrats raisonnent en moines.
Pour prouver que l'exemple de Morelli
ne fait pas règle, l'auteur des lettres oppose
à la procédure faite contre lui celle qu'on
fît en i652contre Nicolas Antoine, unpauvre
fou , qu'à la sollicitation des ministres le
conseil fit brûler pour le bien de son ame.
Ces auto-da-fé n'étoientpas rares jadis à Ge-
nève , et ilparoît, parce qui me regarde, que
ces messieurs ne manquent pas de goût pour
les renouveller.
Commençons toujours par transcrire fi-
Tome q. P
226 LETTRES
dèlement les passages, pour ne pas imiter
la méthode de mes persécuteurs.
ce Qu on voie le procès de Nicolas An-
ce tome. .L'ordonnance ecclésiastique exis-
cc toit, et on étoit assez près du temps où
« elle avoit été rédigée pour en connoître
ce l'esprit. Antoine fut-il cité au consistoire?
ce Cependant, parmi tant de voix qui s'éle-
cc verent contre cet arrêt sanguinaire, et au
ce milieu des efforts que firent pour le sau-
ce ver les gens humains et modérés , y eut-
ce il quelqu'un qui réclamât contre firré-
ce gularité delà procédure? Morelli fut cité
ce au consistoire; Antoine ne le fut pas:
« la citation au consistoire n est donc pas
ce nécessaire dans tous les cas (a). »
Vous croirez Là- dessus que le conseil
procéda d'emblée contre Nicolas Antoine ,
comme il a fait contre moi , et qu'il ne fut
pas seulement question du consistoire ni
des ministres : vous allez voir.
Nicolas Antoine ayant été , dans un de
ses accès de fureur , sur le point de se pré-
cipiter dans lç Rhône , le magistrat se déter-
(a) Page 17.
DÉ LA MONTAGXE. 22^
ruina à le tirer du logis public où il étoit,
pour le mettre à l'hôpital , où les médecins le
traitèrent. Il y resta quelque temps, pro-
férant divers blasphèmes contre la religion
chrétienne. «Les ministres le voyoient tous
« les jours, et tâchoient, lorsque sa fureur
« paroissoit un peu calmée, de le faire revê-
te nir de ses erreurs -, ce qui n'aboutit à rien,
ce Antoine ayant dit qu'il persisteroit dans
ce ses sentimens jusqu'à la mort, qu'il étoit
ce prêt de souffrir pour la gloire du grand
ce Dieu d'Israël. N'ayant pu rien gagner sur
ce lui, ils en informèrent le conseil, où ils
« le représentèrent pire que Servet , Gen-
cc tilis et tous les autres anti-trinitaires ,
ce concluant à ce qu'il fût mis en chambre
ce close, ce qui fut exécuté (a). »
Vous voyez là. d'abord pourquoi il ne fut
pas cité au consistoire ; c'est quêtant griè-
vement, malade et entre les mains des mé-
decins, il lui étoit impossible d'y compa-
raître. Mais s'il n'alloit pas au consistoire,
le consistoire ou ses membres alloient vers
(a) Hist. de Genève, in-12, t. a, page 55o et
suiy. à la note.
P 2
228 ' LETTRES
lui ; les ministres le voyoîent tous les jours i
l'exhortoient tous les jours : enfin, n'ayant
pu rien gagner sur lui , ils le dénoncent au
conseil , le représentent pire que d'autres
qu'on avoit punis de mort , requièrent qu'il
soit mis en prison ; et sur leur réquisition
cela est exécuté.
En prison même , les ministres firent de
leur mieux pour le ramener , entrèrent avec
lui dans la discussion de divers passages
de l'ancien testament, et le conjurèrent,
par tout ce qu'ils purent imaginer de plus
touchant, de. renoncer à ses erreurs (a):
mais il y demeura ferme. Il le fut aussi de-<
vant le magistrat , qui lui fit subir les interro-
gatoires ordinaires. Lorsqu'il fut question
de juger cette affaire, le magistrat consulta
encore les ministres, qui comparurent en
conseil au nombre de quinze, tant pasteurs
( a ) S'il y eût renoncé , eût-il également été brûlé ?
Selon la maxime de l'auteur des Tettres , il auroit
dû l'être. Cependant il paroît qu'il ne l'auroit pas
été, puisque, malgré son obstination, le magis-
trat ne laissa pas de consulter les ministres. Il le
regardoit, en quelque sorte, comme étant encore
sous leur jurisdiction.
DE LA MONTAGNE. 22Q
que professeurs. Leurs opinions furent par-
tagées; mais l'avis du plus grand nombre
fut suivi, et Nicolas exécuté. De sorte que
le procès fut tout ecclésiastique,, et que Ni-
colas fut, pour ainsi dire, brûlé par la main
des ministres.
Tel fut, monsieur, Tordre de la procé-
dure dans laquelle fauteur des lettres nous
assure qu'Antoine ne fut pas cité au con-
sistoire : d'où il conclut que cette citation
n'est donc pas toujours nécessaire. L'exem-
ple vous paroît-il bien choisi ?
Supposons qu'il le soit, que s'en suivra-
t-il ? Les représentais concluoient d'un fait
en confirmation d'une loi. L'auteur des
lettres conclut d'un fait contre cette même
loi. Si l'autorité de chacun de ces deux faits
détruit celle de l'autre, reste la loi dans son
entier. Cette loi , quoiqu'une fois enfreinte,
en est-elle moins expresse ? et suffiroit.-il
de l'avoir violée une fois, pour avoir droit
de îa violer toujours?
Concluons à notre tour. Si j'ai dogma-
tisé , je suis certainement dans le cas de la
loi : si je n'ai pas dogmatisé , qu'a-t-on à
P 5
23o LETTRES
me dire? aucune loi na parlé de moi (a).
Donc on a transgressé la loi qui existe,
ou supposé celle qui n existe pas.
H est vrai qu en jugeant l'ouvrage on
na pas jugé définitivement Fauteur. On
na fait encore que le décréter , et Fort
compte cela pour rien. Cela me paroît dur
cependant: mais ne soyons jamais injustes,
même envers ceux qui le sont envers nous ,
et ne cherchons point finiquité où elle peut
ne pas être. Je ne fais point un crime au
conseil, ni même à fauteur des lettres , de
la distinction qu ils mettent entre l'homme
et le livre, pour se disculper de in avoir
jugé sans nïentendre. Les juges ont pu voir
la chose comme ils la montrent; ainsi je
ne les accuse en cela ni de supercherie ni
de mauvaise foi. Je les accuse seulement
de s'être trompés à mes dépens en un point
très grave : et se tromper pour absoudre
(a) Rien de ce qui ne blesse aucune loi natu-
relle ne devient criminel , que lorsqu'il est dé-
fendu par quelque loi positive. Cette remarque
a pour but de faire sentir aux raisonneurs super,
ficiels que mon dilemme est exact.
DE LA MONTAGNE. 2^1
est pardonnable ; mais se tromper pour pu-
nir est une erreur bien cruelle.
Le conseil avançoit dans ses réponses ,
que, malgré la flétrissure de mon livre , je
restois , quant à ma personne , dans toutes
mes exceptions et défenses.
Les auteurs des représentations répli-
quent qu'on ne comprend pas quelles excep-
tions et défenses il reste à un homme déclaré
impie, téméraire, scandaleux, et flétri
même par la main du bourreau dans des
ouvrages qui portent son nom.
« \ous supposez ce qui n'est point, dit
ce à cela fauteur des lettres ; savoir que le
ce jugement porte sur celui dont l'ouvrage
4c porte le nom : mais ce jugement ne fa
« pas encore effleuré; ses exceptions et dé-
cc fenses lui restent donc entières (a). 3?
\ous vous trompez vous-même, dirois-je
à cet écrivain. Il est vrai que le jugement
qui qualifie et flétrit le livre n'a pas en-
core attaqué la vie de fauteur; mais il a
déjà tué son honneur : ses exceptions efc
défenses lui restent encore entières pour
(û) Face 21.
P4
2.52 LETTRES
ce qui regarde la peine affiictive; mais il
a déjà reçu la peine infamante : il est déjà
flétri et déshonoré , autant qu'il dépend de
ses juges : la seule chose qui leur reste à dé-
cider , c'est s'il sera brûlé ou non.
La distinction sur ce point , entre le
livre et Fauteur, est inepte , puisqu'un
livre n'est pas punissable : un livre n'est
en lui-même ni impie ni téméraire ; ces
épithetes ne peuvent tomber que sur la
doctrine qu'il contient, c'est-à-dire sur l'au-
teur de cette doctrine. Quand on brûle un
livre , que fait là le bourreau ? Déshonore-
t-il les feuillets du livre ? qui jamais ouït
dire qu'un livre eût de l'honneur?
Voilà l'erreur; en voici la source; un
usage mal entendu.
On écrit beaucoup de livres ; on en écrit
peu avec un désir sincère d'aller au bien.
De cent ouvrages qui paroissent , soixante
au moins ont pour objet des motifs d'in-
térêt ou d'ambition ; trente autres , dictés
par l'esprit de parti, par la haine, vont, à
la faveur de l'anonyme , porter dans le pu-
blic le poison de la calomnie et de la sa-
tire. Dix, peut-être, et c'est beaucoup, sont
DE X A MONTAGNE. 2.35
écrits dans de bonnes vues : on y dit la vérité
qu'on sait," on y cherche le bien qu'on
aime. Oui ; mais où est l'homme à qui Ton
pardonne la vérité? Il faut donc se cacher
pour la dire. Pour être utile impunément,
on lâche son livre dans le public, et l'on
fait le plongeon.
De ces divers livres , quelques uns des
mauvais, et à-peu-près tous les bons, sont
dénoncés et proscrits dans les tribunaux : la
raison de cela se voit sans que je la dise. Ce
n'est , au surplus , qu'une simple formalité,
pour ne pas paroître approuver tacitement
ces livres. Du reste, pourvu que les noms
des auteurs n'y soient pas , ces auteurs ,
quoique tout le monde les connoisse et
les nomme , ne sont pas connus du magis-
trat. Plusieurs même sont dans l'usage d'a-
vouer ces livres pour s'en faire honneur,
et de les renier pour se mettre à couvert;
le même homme sera l'auteur ou ne le
sera pas, devant le même homme, selon
qu'ils seront à l'audience ou dans un soupe.
C'est alternativement oui et non , sans dif-
ficulté , sans scrupule. De cette façon la sû-
reté ne coûte rien à la vanité. C'est là la pru-
S34 LETTRES
dence et l'habileté que Fauteur des lettres
me reproche de n avoir pas eue , et qui pour-
tant n'exige pas , ce me semble , que , pour
l'avoir , on semette en grands fraisd'esprit.
Cette manière de procéder contre des li-
vres anonymes, dont on ne veut pas con-
noître les auteurs, est devenue un usage
judiciaire. Quand on veut sévir contre le
livre, on le brûle , parcequ il n'y a personne
à entendre , et qu'on voit bien que l'au-
teur qui se cache n'est pas d'humeur à l'a-
vouer; sauf à rire le soir avec lui-même
des informations qu'on vient d'ordonner
le matin contre lui. Tel est l'usage.
Mais lorsqu'un auteur mal-adroit , c'est-
à-dire un auteur qui connoît son devoir,
qui le veutremplir, se croit obligé de ne
rien dire au public qu'il ne l'avoue, qu'il
ne se nomme, qu'il ne se montre pour en
répondre , alors l'équité , qui ne doit pas
punir comme un crime la mal-adresse d'un
homme d'honneur , veut qu'on procède
avec lui d'une autre manière; elle veut
qu'on ne sépare point la cause du livre de
celle de l'homme, puisqu'il déclare, en met-
tant son nom , ne les vouloir point séparer;
DE LA MONTAGNE. 235
elle veut qu'on ne juge l'ouvrage qui ne
peut répondre , qu'après avoir ouï Fauteur
qui répond pour lui. Ainsi bien que con-
damner un livre anonyme soit en effet ne
condamner que le livre, condamner un
livre qui porte le nom de l'auteur c'est
condamner fauteur même ; et quand on
ne l'a point mis à portée de répondre, c'est le
juger sans l'avoir entendu.
L'assignation préliminaire , même , si
l'on veut, le décret de prise de corps, est
donc indispensable en pareil cas avant de
procéder au jugement du livre ; et vaine-
ment diroit-on, avec l'auteur des lettres,
que le délit est évident, qu'il est dans le
livre même ; cela ne dispense point de sui-
vre la forme judiciaire qu'on suit dans les
plus grands crimes, dans les plus avérés,
dans les mieux prouvés. Car quand toute la
ville auroit vu un houiine en assassiner un
autre, encore ne jugeroit-on point l'assassin
sans l'entendre ou sans lavoir mis à portée
d'être entendu.
Et pourquoi cette franchise d'un auteur
qui se nomme tourneroit-elle ainsi contre
lui? Ne doit -elle pas, au contraire, lui
256 LETTRES
mériter des égards? ne doit-elle pas imposer
aux juges plus de circonspection que s il ne
se fût pas nommé ? Pourquoi , quand il
traite des questions hardies , s'exposeroit-il
ainsi , s'il ne se sentoit rassuré contre les
dangers par des raisons qu'il peut alléguer
en sa faveur, et qu'on peut présumer, sur
sa conduite même , valoir la peine d'être
entendues ? L'auteur des lettres aura beau
qualifier cette conduite d'imprudence et de
mal adresse , elle n'en est pas moins celle
d'un homme d'honneur, qui voit son devoir
où d'autres voient cette imprudence , qui
sent n'avoir rien à craindre de quiconque
voudra procéder avec lui justement , et qui
regarde comme une lâcheté punissable de
publier des choses qu'on ne veut pas avouer.
S'il n'est question que de la réputation
d'auteur, a-t-on besoin de mettre son nom
à son livre ? Qui ne sait comment on s'y
prend pour en avoir tout l'honneur sans
rien risquer , pour s'en glorifier sans en ré-
pondre , pour prendre un air humble à
force de vanité ? De quels auteurs d'une
certaine volée ce petit tour d'adresse est-il
ignoré ? qui d'entre eux ne sait qu'il est
DE LA MONTAGNE. oZl
même au-dessous de la dignité de se nom-
mer , comme si chacun ne clevoit pas , en
lisant l'ouvrage, deviner le grand homme
qui l'a composé?
Mais ces messieurs n'ont vu que l'usage
ordinaire; et, loin de voir l'exception qui
faisoit en ma faveur , ils l'ont fait servir
contre moi. Ils dévoient brûler le livre sans
faire mention de l'auteur ; ou , s'ils en vou-
loient à l'auteur, attendre qu'il fût présent
ou contumax pour brûler le livre. Mais
point ; ils brûlent le livre comme si fauteur
n'étoit pas connu , et décrètent l'auteur
comme si le livre n'étoit pas brûlé. Me dé-
créter après m'avoir diffamé ! que me vou-
loient-ils donc encore ? que me réservoient-
ils de pis dans la suite? Ignoroient-ils que
1 honneur d'un honnête homme lui est plus
cher que la vie ? Quel mal reste- t-il à lui
faire quand on a commencé par le flétrir ?
que me sert de me présenter innocent de-
vant les juges, quand le traitement qu'ils
me font avant de m'entendre est la plus
cruelle peine qu'ils pourroient m"im poser si
j'étois jugé criminel?
On commence par me traiter à tous égards
238 LETTRES
comme un malfaiteur qui n'a plus <Thon-
neur à perdre , et qu'on ne peut punir dé-
sormais que dans son corps ; et puis on dit
tranquillement que je reste dans toutes mes
exceptions et défenses ! Mais comment ces
exceptions et défenses effaceront-elles l'i-
gnominie et le malqu on m aura fait souffrir
d'avance et dans mon livre et dans ma per-
sonne, quand j aurai été promené dans les
rues par des archers , quand , aux maux
qui m'accablent, on aura pris soin d'ajouter
les rigueurs de la prison ? Quoi donc ! pour
être juste, doit-on confondre dans la même
classe et dans le même traitement toutes
les fautes et tous les hommes ? Pour un
acte de franchise, appelle mal-adresse, faut-
il débuter par traîner un citoyen sans repro-
che dans les prisons comme un scélérat ? Et
quel avantage aura donc devant les juges
l'estime publique et l'intégrité de la vie en-
tière, si cinquante ans d'honneur vis-à-vis
du moindre indice (a) ne sauvent un homme
d'aucun affront ?
ra) Il y auroit à l'examen beaucoup à rabattre
des présomptions que Fauteur des lettres aftecte
DE LA MONTAGNE. iZq
« La comparaison d'Emile et du Contrat
ce social avec d autres ouvrages qui ont été
ce tolérés , et la partialité qu'on en prend
ce occasion de reprocher au conseil, ne me
« semblent pas fondées. Ce ne seroit pas
ce bien raisonner que de prétendre qu'un
ce gouvernement, pareequ'il auroit une fois
ce dissimulé , seroit obligé de dissimuler tou-
ce jours : si c'est une négligence , on peut la
«c redresser; si c'est un silence forcé par les
ce circonstances ou par la politique, il y au-
ce roit peu de justice à en faire la matière
ce d'un reproche. Je ne prétends point justi-
ce fier les ouvrages désignés dans les repré-
ce sentatiôns ; mais, en conscience, y a-t-ii
d'accumuler contre moi. Il dit , par exemple , que
les livres déférés paroissoient sous le même for-
mat que mes autres ouvrages. Il est vrai qu'ils
étoient in. 12 et in -8°. Sous quel format sont
donc ceux des autres auteurs? Il ajoute qu'ils
étoient imprimés par le même libraire; voilà ce
qui n'est pas. L'Emile fut imprimé par des li-
braires différens du mien, et avec des caractères
qui navoient servi à nul autre de mes écrits. Ainsi
l'indice qui résultait de cette confrontation n'e-
toit point contre moi , il étoit à ma décharge
24o LETTRES
ce parité entre des livres où Ton trouva des
« traits épais et indiscrets contre la reli-
ée gion, et des livres où sans détour, sans
ce ménagement, on l'attaque dans ses dog-
cc mes, dans sa morale, dans son influence
« sur la société civile? Faisons impartiale-
ce ment la comparaison de ces ouvrages , ju-
ce geous-en par l'impression qu'ils ont faite
ce dans le monde : les uns s impriment et se
ce débitent par-tout; on sait comment y ont
k été reçus les autres (à). »
J'ai cru devoir transcrire d'abord ce para-
graphe en entier ; je le reprendrai mainte-
nant par fragmens : il mérite un peu d'ana-
lyse.
Que nimprime-t-on pas à Genève? que
ny tolére-t-on pas? Des ouvrages quon a
peine à lire sans indignation s'y débitent
publiquement ; tout le monde les lit , tout
le monde les aime : les magistrats se tai-
sent, les ministres sourient; l'air austère
n est plus du bon air. Moi seul et mes li-
vres avons mérité l'animadversion du con-
seil ; et quelle animadversion ! Ton ne peut
(a) Pages s3 et, *4;
^ ; * même
DE LA MONTAGNE. 2/£l
même l'imaginer plus violente ni plus ter-
rible. Mon Dieu ! je n* aurois jamais cru d'ê-
tre un si grand scélérat !
ce La comparaison d'Emile et du Contrat
ce social avec d'autres ouvrages tolérés ne
ce me semble pas fondée ». Ah ! je l'espère.
ce Ce ne seroit pas bien raisonner de pré-
ce tendre qu'un gouvernement, pareequ'il
ce auroit une ibis dissimulé, seroit obligé de
ce dissimuler toujours ». Soit; mais voyez
les temps, les lieux, les personnes ; voyez
les écrits sur lesquels on dissimule, et ceux
qu'on choisitpourneplusdissimuler; voyez
les auteurs qu'on fête à Genève, et voyez
ceux qu'on y poursuit.
ce Si c'est une négligence, on peut la re-
cç dresser ». On le pouvoir , on I auroit dû;
la t-on fait? Mes écrits et leur auteur ont
été flétris sans avoir mérité de l'être; et
ceux qui l'ont mérité ne sont pas moins to-
lérés qu'auparavant. L'exception a est que
pour moi seul.
ee Si c'est un silence forcé par les circon-
ce stances et par la politique , il y auroit
c< peu de justice à en faire la matière d'un
ce reproche ». Si l'on vous force à tolérer des
Tome 9. q
^42 LETTRES
écrits punissables , tolérez donc aussi ceux
qui ne le sont pas. La décence an moins
exige qu'on cache au peuple ces choquantes
acceptions de personnes , qui punissent le
foible innocent des fautes du puissant cou-
pable. Quoi ! ces distinctions scandaleuses
sont-elles donc des raisons , et feront-elles
toujours des dupes ? Ne diroit-on pas que
le sort de quelques satires obscènes inté-
resse beaucoup les potentats, et que votre
ville va être écrasée si Ton n'y tolère, si
Ton ny imprime, si Ton n'y vend publique-
ment ces mêmes ouvrages qu'on proscrit
dans le pays des auteurs ? Peuples ! com-
bien on vous en fait accroire , en faisant si
souvent intervenir les puissances pour auto-
riser le mal qu elles ignorent et qu on veut
faire en leur nom ?
Lorsque j'arrivai dans ce pays, on eut dit
que tout le royaume de France étoit à mes
trousses : on brûle mes livres à Genève ;
c'est pour complaire à la France : on m'y
décrète ; la France le veut ainsi : Ton me
fait chasser du canton de Berne ; c'est la
France qui l'a demandé : Ton me poursuit
jusque dans ces montagnes ; si l'on m'en
DE LA MONTAGNE. z/lS
eût pu chasser, c'eût encore été la France :
forcé par mille outrages, j écris une lettre
apologétique ; pour le coup tout étoit perdu :
jetois entouré, surveillé; la France en voyoit
des espions pour me guetter, des soldats
pour m'enlever, des brigands pour m'as-
sassiner; il étoit même imprudent de sortir
de ma maison : tous les dangers me venoient
toujours de la France, du j3arlement, du
clergé, de la cour même ; on ne vit de la
vie un pauvre barbouilleur de papier deve-
nir, pour son malheur, un homme aussi
important. Ennuyé de tant de bêtises , je-
vais en France ; je connoissois les François ,
et j'étais malheureux! On m'accueille', on
me caresse, je reçois mille honnêtetés, et
il ne tient qu'à moi d'en recevoir davan-
tage : je retourne tranquillement chez moi;
L'on tombe des nues ; on n'en revient pas ;
on blâme fortement mon étourderie , mais
on cesse de me menacer de la Fiance ; on a
raison. Si jamais des assassins daignent ter-
miner mes souffrances , ce n'est 'sûrement
pas de ce pays-là qu'ils viendront.
Je ne confonds point les diverses causes
de mes disgrâces ; je sais bien discerner
2ÂA LETTRES
celles qui sont l'effet des circonstances ,
l'ouvrage de la triste nécessité , de celles
qui me viennent uniquement de la haine de
mes ennemis. Eh ! plût à Dieu que je n'en
eusse pas plus à Genève qu'en France , et
qu'ils n'y fussent pas plus implacables ! Cha-
cun sait aujourd'hui d'où sont partis les
coups qu'on m'a portés , et qui m'ont été
les plus sensibles. Vos gens me reprochent
mes malheurs comme s'ils n et oient pas leur
ouvrage. Quelle noirceur plus cruelle que
de me faire un crime à Genève des per-
sécutions qu'on me suscitoit dans la Suisse,
et de m' accuser de n'être admis nulle part ,
en me faisant chasser de par-tout ! Faut-
il que je reproche à l'amitié qui m'apella
dans ces contrées, le voisinage de mon pays?
J'ose en attester tous les peuples de l'Eu-
rope; y en a-t-il un seul , excepté la Suisse,
où je n'eusse pas été reçu , même avec hon-
neur? Toutefois dois-je me plaindre du
choix de ma retaite ? Non, malgré tant d'a-
charnement et d'outrages , j'ai plus gagné
que perdu ; j'ai trouvé un homme. Ame no-
ble et grande! ô George Keit ! mon pro-
tecteur, mon ami , mon père ! où que vous
DE LA MONTAGNE. 245
soyez , où que j'achève mes tristes jours ,
et dussé-je ne vous revoir de ma vie, non, je
ne reprocherai point au ciel mes misères;
je leur dois votre amitié.
« En conscience , y a-t-il parité entre des
« livres où Ton trouve quelques traits épars
« et indiscrets contre la religion , et des li-
ce vres où , sans détour, sans ménagement ,
ce on l'attaque dans ses dogmes, dans sa
ce morale, dans son influence sur la socié-
CC té? »
En conscience î. . . il ne siéroit pas à un
impie tel que moi d'oser parler de con-
science sur-tout vis-à-vis de ces bons
chrétiens. . . . ainsi je me tais C'est pour-
tant une singulière conscience que celle qui
•fait dire à des magistrats, nous souffrons vo-
lontiers qu'on blasphème, mais nous ne
souffrons pas qu'on raisonne ! Otons , mon-
sieur , la disparité des sujets ; c'est avec ces-
mêmes façons de penser que les Athéniens
applaudissoientaux impiétés d'Aristophane,
et firent mourir Socrate.
Une des choses qui me donnent le plus:
de confiance dans mes principes , est do
trouver leur application toujours juste dans
Q3
246 LETTRES
les cas que j avois le moins prévus ; tel est ce-
lui qui se présente ici. Une des maximes
qui découlent de l'analyse que j'ai faite de
la religion et de ce qui lui est essentiel , est
que les hommes ne doivent se mêler de celle
cTautrui quen ce qui les intéresse; d1où il
suitquils ne doivent jamais punir des offen-
ses (a) faites uniquement à Dieu , qui saura
(a) Notez que je me sers de ce mot offenser
Dieu, selon l'usage, quoique je sois très éloigné de
l'admettre dans son sens propre , et que je le trouve
très mal appliqué; comme si quelque être que ce
soit , un homme, un ange, le diable même , pouvoit
jamais offenser Dieu. Le mot que nous rendons par
offenses est traduit comme presque tout le reste du
texte sacré ; c'est tout dire. Des hommes enfarinés
de leur théologie ont rendu et défiguré ce livre
admirable selon leurs petites idées , et voilà de
quoi l'on entretient la folie et le fanatisme du peu-
ple. Je trouve très sage la circonspection de l'é-
glise romaine sur les traductions de l'écriture en
langue vulgaire; et comme il n'est pas nécessaire
de proposer toujours au peuple les méditations
voluptueuses du cantique des cantiques , ni les ma-
lédictions continuelles de David contre ses enne-
mis, ni les subtilités de saint Paul sur la grâce , il
est dangereux de lui proposer la sublime morale
DE LA MONTAGNE. Z^J
bien les punir lui-même. Il faut honorer la
Divinité et ne la venger jamais , disent. , après
Montesquieu , les représentans; ils ont rai-
son. Cependant les ridicules outrageans ,
les impiétés grossières , les blasphèmes con-
tre la religion, sont punissables, jamais les
raisonnemens. Pourquoi cela ? parceque ,
dans ce premier cas, on n'attaque pas seu-
lement la religion , mais ceux qui la pro-
fessent ; on les insulte , on les outrage dans
leur culte , on marque un mépris révoltant
pour ce qu'ils respectent, et par conséquent
pour eux. De tels outrages doivent être pu-
nis par les lois , parcequ'ils retombent sur
les hommes , et que les hommes ont droit
de s'en ressentir. Mais où est le mortel sur
la terre qu'un raisonnement doive offen-
ser? Où est celui qui peut se fâcher de ce
qu'on le traite en homme , et qu'on le sup-
pose raisonnable ? Si le raisonneur se trom-
pe ou nous trompe, et que vous vous inté-
tle l'évangile dans des termes qui ne rendent pas
exactement le sens de l'auteur; car, pour peu
qu'on s'en écarte en prenant une autre route , on
Va très loin.
Q4
248 LETTRES
ressiez à lui ou à nous , montrez-lui son
tort , désabusez-nous , battez-le de ses pro-
pres armes. Si vous n'en voulez pas prendre
la peine, ne dites rien , ne l' écoutez pas,
laissez-le raisonner ou déraisonner , et tout
est fini sans bruit, sans querelle, sans in-
sulte quelconque pour qui que ce soit. Mais
.sur quoi peut-on fonder la maxime contraire
de tolérer la raillerie, le mépris , l'outrage,
et de punir la raison ? la mienne s'y perd.
Ces messieurs voient si souvent M. de
Voltaire : comment ne leur a-t-il point in-
spiré cet esprit de tolérance qu'il prêche sans
cesse , et dont il a quelquefois besoin ? S'ils
-l'eussent un peu consulté dans cette affaire,
II me paroi t qu'il eût pu parler à-peu-près
ainsi :
. ce Messieurs, ce ne. sont point les raison-
ne neurs qui font du mal, ce sont les caf-
jf fards. La philosophie peut aller son train
te sans risque; le peuple ne l'entend pas ou
ce la laisse dire, et lui rend tout le dédain
« qu'elle a pour lui. Raisonner, e.st de tou-
cc tes les folies des hommes celle qui nuit
ce le moins au genre humain; et Ion voit
«c même des gens sages entichés par fois de
DE LA MONTAGNE. 2^
'« cette folie-là. Je ne raisonne pas % moi ,
<t cela est vrai , mais d'autres raisonnent ;
ce quel mal en arrive-t-il ? Voyez tel , tel et
« tel ouvrage ; n'y a-t-il que des plaisante-
ce ries dans ces livres-là? Moi-même enfin,
ce si je ne raisonne pas , je fais mieux , je
<c fais raisonner mes lecteurs. Voyez mon
ce chapitre des Juifs; voyez le même chapi-
cc tre plus développé dans le Sermon des
ce Cinquante : il y a là du raisonnement ou
ce l'équivalent , je pense. Vous conviendrez
« aussi quil y a peu de détour, et quelque
ce chose de plus que des traits êpars et indis-
<c crets.
ce Nous avons arrangé que mon grand cré-
ce dit à la cour et ma toute-puissance pré-
ce tendue vous serviraient de prétexte pour
ce laisser courir en paix les jeux badins de
ce mes vieux ans : cela est bon , mais ne bru'
« lez pas pour cela des écrits plus graves ;
et car alors cela seroit trop choquant.
. ce J'ai tant prêché la tolérance ! Il ne faut
ce pas toujours l'exiger des autres , et n'en
ce jamais user avec eux. Ce pauvre homme
« croit en Dieu ; passons-lui cela , il ne fera
ce pas fiepte : ii est ennuyeux; tous les rai-
25o LETTRES
« sonneurs le sont : nous ne mettrons pas
ce celui-ci de nos soupers; du reste, que
ce nous importe ? Si Ion brûloit tous les li-
ce vres ennuyeux , que deviendraient les
« bibliothèques ? et si Ton brûloit tous les
ce gens ennuyeux, il faudroit faire un bûcher
ce du pays. Croyez-moi, laissons raisonner
<* ceux qui nous laissent plaisanter ; ne brû-
cc Ions ni gens ni livres , et restons en paix ;
« c'est mon avis ». Voilà, selon moi, ce
qu'eût pu dire d'un meilleur ton M. de Vol-
taire , et ce n'eût pas été là, ce me semble ,
le plus mauvais conseil qu'il auroit donné.
ce Faisons impartialement la comparaison
« de ses ouvrages ; jugeons-en par l'impres-
ce sion qu'ils ont faite dans le monde. J'y
ce consens de tout mon cœur. Les uns s'im-
ce priment et se débitent par-tout ; on sait
<c comment y ont été reçus les autres. »
Ces mots, les uns et les autres , sont équi-
voques. Je ne dirai pas sous lesquels l'auteur
entend mes écrits : mais ce que je puis dire ,
c'est qu'on les imprime dans tous les pays ,
qu'on les traduit dans toutes les langues,
qu'on a même fait à la fois deux traductions
de l'Emile à Londres, honneur que n'eut
DE LA MONTAGNE. a5l
jamais aucun autre livre, excepté l'Héloïse,
au moins que je sache. Je dirai de plus
qu'en France, en Angleterre, en Allema-
gne, même en Italie, on me plaint, on
m'aime , on voudroit m'accueillir, et qu'il
n'y a par-tout qu'un cri d'indignation con-
tre le conseil de Genève. Yoilà ce que je
sais du sort de mes écrits ; j'ignore celui des
autres.
Il est temps de finir. Vous voyez, mon-
sieur , que , dans cette lettre et dans la pré-
cédente, je me suis supposé coupable; mais
dans les trois premières j'ai montré que je
ne l'étois pas. Or jugez de ce qu'une procé-
dure iuj uste contre un coupable doit être
contre un innocent !
Cependant ces messieurs , bien détermi-
nés à laisser subsister cette procédure , ont
hautement déclaré que le bien de la reli-
gion ne leur permettoit pas de reconnoître
leur tort, ni l'honneur du gouvernement
de réparer leur injustice. Il faudroit un ou-
vrage entier pour montrer les conséquences
de cette maxime , qui consacre et change en
arrêt du destin toutes les iniquités des mi-
nistres des lois. Ce n'est pas de cela qu'il s'a-»
2£>2 LETTRES
gît encore, et je ne me suis proposé jus-
qu'ici que d'examiner si l'injustice avoit été
commise, et non si elle devoit être réparée.
Dans le cas de l'affirmative , nous verrons
ci-après quelle ressource vos lois se sont
ménagée pour remédier à leur violation. En
attendant, que faut-il penser de ces juges
inflexibles, qui procèdent dans leurs juge-
mens aussi légèrement que s'ils ne tiroient
point à conséquence , et qui les maintien-
nent avec autant d'obstination que s'ils y
avoient apporté le plus mûr examen ?
Quelque longues qu'aient été ces dis-
cussions, j'ai cru que leur objet vous don-
neroitla patience de les suivre ; j'ose même
dire que vous le deviez, puisqu'elles sont
autant l'apologie de vos lois que la mienne.
Dans un pays libre et dans une religion rai-
sonnable, la loi qui rendroit criminel un
livre pareil au mien seroit une loi funeste ,
qu'il faudrait se hâter d'abroger pour l'hon-
neur et le bien de l'état. Mais , grâces au
ciel , il n'existe rien de tel parmi vous , com-
me je viens de le prouver, et il vaut mieux
que l'injustice dont je suis la victime soit
l'ouvrage du magistrat que des lois ; car les
DE LA MONTAGNE. 253
erreurs des hommes sont passagères , mais
celles des lois durent autant qu'elles. Loin
que l'ostracisme qui m'exile à jamais de
mon pays soit l'ouvrage de mes fautes , je
n'ai jamais mieux rempli mon devoir de ci-
toyen qu'au moment que je cesse de l'être,
et j'en aurois mérité le titre par Pacte qui
m'y fait renoncer.
Rappellez-vous ce qui venoit de se passer,
il y avoitpeu d'années , au sujet de l'article
Genève de M. d'Alembert. Loin de calmer
les murmures excités par cet article, l'écrit
publié par les pasteurs l'avoit augmenté , et
il n'y a personne qui ne sache que mon ou-
vrage leur fit plus de bien que le leur. Le
parti protestant , mécontent d'eux, n'écla-
toit pas , mais il pouvoit éclater d'un mo-
ment à l'autre ; et malheureusement les
gouvernemens s'alarment de si peu de chc*
se en ces matières , que les querelles des
théologiens , faites pour tomber dans l'ou-
bli d'elles-mêmes, prennent toujours de
l'importance par celle qu'on veut leur
donner.
Pour moi je regardois comme la gloire et
le bonheur de la patrie d'avoir un clergé
254 LETTRES
animé d'un esprit si rare dans son ordre , et
qui , sans s'attacher à la doctrine purement
spéculative , rapportoit tout à la morale et
aux devoirs de l'homme et du citoyen. Je
pensois que , sans faire directement son apo-
logie , justifier les maximes que je lui sup-
posois et prévenir les censures qu'on en
pourroit faire , étoit un service à rendre à
1 état. En montrant que ce qu'il négligeoit
n'étoit ni certain ni utile, j'espérois conte-
nir ceux qui voudroient lui en faire un cri-
me : sans le nommer, sans le désigner, sans
compromettre son orthodoxie, c'étoit le
donner en exemple aux autres théologiens.
L'entreprise étoit hardie, mais elle n'é-
toit pas téméraire ; et sans des circonstan-
ces qu'il étoit difficile de prévoir, elle de-
voit naturellement réussir. Je n'étois pas
seul de ce sentiment ; des gens très éclairés,
d'illustres magistrats même pensoient com-
me moi. Considérez l'état religieux de l'Eu-
rope au moment où je publiai mon livre , et
vousverrez qu'il étoit plus que probable qu'il
seroit par-tout accueilli. La religion, décré-
ditée en tout lieu par la philosophie , avoit
perdu son ascendant jusque sur le peuple.
DE LA MONTAGNE. 2.55
Les gens d église, obstines à l'étayer par
son côté foible , avoient laissé miner tout le
reste; et l'édifice entier, portant à faux , étoit
prêt à s'écrouler. Les controverses avoient
cessé parcequ'ellesn 'intéressoient plus per-
sonne, et la paix régnoit entre les différens
partis, parceque nul ne se soucioit plus du
sien. Pour ôter les mauvaises branches on
avoit abattu l'arbre ; pour le replanter il fal-
loit n'y laisser que le tronc.
Quel moment plus heureux pour établir
solidement la paix universelle , que celui
où l'animosité des partis suspendue laissoit
tout le monde en état d'écouter la raison ?
A qui pouvoit déplaire un ouvrage, où, sans
blâmer, du moins sans exclure personne,
on faisoit voir qu'au fond tous étoient d'ac-
cord ; que tant de dissensions ne s'étoient
élevées , que tant de sang n'avoit été versé
que pour des mal-entendus; que chacun
devoit rester en repos dans son culte , sans
troubler celui des autres ; que par-tout on
devoit servir Dieu , aimer son prochain ,
obéir aux lois, et qu'en cela seul consistoit
l'essence de toute bonne religion ? C'étoit
établir à la fois la liberté philosophique et la
256 LETTRES
piété religieuse; c'étoit concilier l'amour de
Tordre et les égards pour les préjugés d'au-
trui ; c'étoit , sans détruire les divers partis,
les ramener tous au terme commun de l'hu-
manité et de la raison : loin d'exciter des
querelles , c'étoit couper la racine à celles
qui germent encore, et qui renaîtront in-
failliblement d un jour à l'autre, lorsque le
zèle du fanatisme, qui n'est qu'assoupi, s©
réveillera : c'étoit, en un mot , dans ce siè-
cle pacifique par indifférence , donner à
chacun des raisons très fortes d'être toujours
ce au1 il est maintenant sans savoir pour-
quoi.
Que de maux tout prêts à renaître n'é-
toient point prévenus si Ton m'eût écouté !
Quels inconvéniens étoient attachés à cet
avantage? Pas un, non, pas un. Je défie
qu'on m'en montre un seul probable et
même possible , si ce n'est l'impunité des er-
reurs innocentes et l'impuissance des per-
sécuteurs. Eh! comment se peut-il qu'après
tant de tristes expériences , et dans un siècle
si éclairé , les gouvernemens n'aient encore
appris à jeter et briser cette arme terrible,
qu'on ne peut manier avec tant d'adresse
qu'elle
DE LA MONTAGNE. 267
qu1 ellene coupeïamain qui s'en veut servir?
L abbé de Saint-Pierre vouloit qu'on ôtât les
écoles de théologie, et qu'on soutînt la reli-
gion. Quel parti prendre pour parvenir sans
bruit à ce double objet, qui, bien vu, se con-
fond en un? Le parti que j'avois pris.
Une circonstance malheureuse, en ar-
rêtant l'effet de mes bons desseins , a ras-
semblé sur ma tète tous les maux dont je
voulois délivrer le genre humain. Renaîtra-
t-il jamais un autre ami de la vérité , que
mon sort n'effraie pas ? Je l'ignore. Qu'il
soit plus sage , s'il a le même zèle; en sera-
t-il plus heureux ? J'en doute. Le moment
que j avois saisi , puisqu'il est manqué , ne
revendra plus. Je souhaite de tout mon
cœur que le parlement de Paris ne se re-
pente pas un jour lui-même d'avoir remis
dans la main de la superstition le poignard
que j'en faisois tomber.
Mais laissons les lieux et les temps éloi-
gnés, retournons à Genève. C'est là que
je veux vous ramener par une dernière ob-
servation, que vous êtes bien à portée de
faire, et qui doit certainement vous frap-
Tome 9. jn
258 LETTRES
per. Jetez les yeux sur ce qui se passe au-
tour de vous.
QuelssontceuxquimepoursuiventPquels
sont ceux qui me défendent? Voyez parmi
les représentais Mite de vos citoyens ; Ge-
nève en a-t elle de plus estimables ? Je ne
veux point parler de mes persécuteurs; à
Dieu ne plaise que je souille jamais ma
plume et ma cause des traits de la sa-
tire! je laisse sans regret cette arme à mes
ennemis : mais comparez et jugez vous-
même. De quel côté sont les mœurs , les
vertus, la solide piété, le plus vrai patrio-
tisme ? Quoi ! j'offense les lois , et leurs plus
zélés défenseurs sont les miens! J'attaque le
gouvernement, et les meilleurs citoyens
m1 approuvent! J'attaque la religion, et j'ai
pour moi ceux qui ont le plus de religion !
Cette seule observation dit tout ; elle seule
montre mon vrai crime , et le vrai sujet de
mes disgrâces. Ceux qui mehaïssent etm'ou-
tragent , font mon éloge en dépit deux. Leur
haine s'explique d'elle-même. Un Genevois
peut-il s'y tromper?
DE LA MONTAGNE.
Q39
LETTRE V L
iliNCORE une lettre, monsieur, et vous
êtes délivré de moi. Mais je me trouve,
en la commençant, dans une situation bien
bizarre; obligé de l'écrire, et ne sachant de
quoi la remplir. Concevez- vous qu on ait
à se justifier d'un crime qu'on ignore , et
qu il faille se défendre sans savoir de quoi
on est accusé? C'est pourtant ce que j'ai
a faire au sujet des gouvernemens. Je suis ,
non pas accusé, mais jugé, mais flétri pour
avoir publié deux ouvrages téméraires , scan-
daleux, impies > tendant à détruire la religion
chrétienne et tous les gouvernemens.
Quant à la religion , nous avons eu du
moins quelque prise pour trouver ce qu'on
a voulu dire, et nous l'avons examiné, Mais
quant au gouvernement, rien ne peut nous
fournir le moindre indice. On a toujours
évité toute espèce d'explication sur ce point :
on n'a jamais voulu dire en quel lieu j'en-
treprenois ainsi de les détruire, ni corn-
R 2
56o LETTRES
ment , ni pourquoi , ni rien de ce qui peut
constater que le délit n'est pas imaginaire.
C'est comme si Ton jugeoit quelqu'un pour
avoir tué un homme sans dire ni où, ni
qui , ni quand , pour un meurtre abstrait.
A l'inquisition, Ton force bien l'accusé de
deviner de quoi on l'accuse , mais on ne le
juge pas sans dire sur quoi.
L'auteur des lettres écrites de la cam-
pagne évite avec le même soin de s'ex-
pliquer sur ce prétendu délit; il joint éga-
lement la religion et les gouvernemens dans
la même accusation générale : puis , entrant
en matière sur la religion , il déclare vou-
loir s'y borner, et il tient parole. Comment
parviendrons-nous à vérifier l'accusation
qui regarde les gouvernemens, si ceux qui
l'intentent refusent de dire sur quoi elle
porte ?
Remarquez même comment , d'un trait
de plume, cet auteur change l'état de la
question. Le conseil prononce que mes
livres tendent à détruire tous les gouver-
nemens : l'auteur des lettres dit seulement
que les gouvernemens y sont livrés à la
plus audacieuse critique. Cela est fort dif-
DE LA MONTAGNE. 26 1
férent. Une critique, quelque audacieuse
quelle puisse être , n'est point une con-
spiration. Critiquer ou blâmer quelques lois,
n'est pas renverser toutes les lois. Autant
vaudrait accuser quelqu'un d'assassiner les
malades lorsqu'il montre les fautes des mé-
decins.
Encore une fois, que répondre à des rai-
sons qu'on ne veut pas dire ? Comment
se justifier contre un jugement porté sans
motifs? Que sans preuve de part ni d'au-
tre ces messieurs disent que je veux ren-
verser tous les gouvernemens , et que je
dise , moi, que je ne veux pas renverser tous
les gouvernemens, il y a dans ces asser-
tions parité exacte, excepté que le préjugé
est pour moi; car il est à présumer que je
sais mieux que personne ce que je veux faire.
Mais où la parité manque, c'est dans
l'effet de l'assertion. Sur la leur mon livre
est brûlé , ma personne est décrétée ; et ce
que j'affirme ne rétablit rien. Seulement,
si je prouve que l'accusation est fausse et le
jugement inique, l'affront qu'ils m'ont fait
retourne à eux-mêmes : le décret, le bour-
reau, tout y devrait retourner, puisque
R3
1§2 LETTRES
nul ne détruit si radicalement le gouverne-
ment , que celui qui en tire un usage direo
ternent contraire à la fin pour laquelle il
est institué.
Il ne suffit pas que j affirme, il faut que
je prouve; et c est ici qu'on voit combien
est déplorable le sort d'un particulier sou-
mis a d'injustes magistrats , quand ils n'ont
rien à craindre du souverain, et qu'ils se
mettent au-dessus des lois. Dune affirma-
tion sans preuve, ils font une démonstra-
tion; voilà l'innocent puni. Bien plus, de
sa défense même ils lui font un nouveau
crime, et il ne tiendroit pas à eux de le
punir encore d'avoir prouvé qu'il étoit in-
nocent,
Comment m'y prendre pour montrer
qu'ils n'ont pas dit vrai; pour prouver que
je ne détruis point les gouvernemens? Quel-
que endroit de mes écrits que je défende ,
ils diront, que ce n'est pas cela qu'ils ont
condamné, quoiqu'ils aient condamné tout,
le bon comme le mauvais, sans nulle dis-
tinction. Pour ne leur laisser aucune dé-
faite, il faudroit donc tout reprendre, tout
suivre d'un bout à l'autre, livre à livre,
DE LA MONTAGNE. 2.65
page à page, ligne à ligne, et presque en-
fin mot à mot. Il faudroit de plus exami-
ner tous les gouvernemens du monde ,
puisqu'ils disent que je les détruis tous.
Quelle entreprise ! Que d'années y faudroit-
il employer ! Que d'in-folio faudroit-il écrire !
et, après cela, qui les liroit?
Exigez de moi ce qui est faisable. Tout
homme sensé doit se contenter de ce que
j'ai à vous dire : vous ne voulez sûrement
rien de plus.
De mes deux livres , brûlés à la fois sous
des imputations communes , iln'y en aqiùm
qui traite du droit politique et des matières
de gouvernement. Si l'autre en traite, ce
n'est que dans un extrait du premier. Ainsi
je suppose que c'est sur celui-ci seulement
que tombe l'accusation. Si cette accusation
portoit sur quelque passage particulier, on
l'auroit cité sans doute ; on en auroit du
moins extrait quelque maxime fidèle ou
infidèle , comme on a fait sur les points con-
cernant la religion.
C'est donc le système établi dans le corps
de l'ouvrage , qui détruit les gouvernemens :
il ne s'agit donc que d'exposer ce système,
R 4
2^4 LETTRES
ou de faire une analyse du. livre; et si nous
n'y voyons évidemment les principes des-
tructifs dont il s'agit , nous saurons du moins
où les chercher dans l'ouvrage , suivant la
méthode de fauteur.
Mais , monsieur, si , durant cette analyse ,
qui sera courte , vous trouvez quelque con-
séquence à tirer, de grâce, ne vous pressez
pas. Attendez que nous en raisonnions en-
semble. Après cela vous y reviendrez si
vous voulez.
Qu'est-ce qui fait que fétat est un ? C'est
l'union de ses membres. Et d'où naît l'union
de ses membres? De l'obligation qui les lie.
Tout est d'accord jusqu'ici.
Mais quel est le fondement de cette obli-
gation ? Voilà où les auteurs se divisent. Se-
lon les uns, c'est la force; selon d'autres,
l'autorité paternelle ; selon d'autres la vo-
lonté de Dieu. Chacun établit son principe
et attaque celui des autres : je n'ai pas moi.
même fait autrement; et, suivant la plus
saine partie de ceux qui ont discuté ces
matières , j'ai posé pour fondement du corps
politique la convention de ses membres ;
j'ai réfuté les principes différens du mien.
DE LA MONTAGNE. z65
Indépendamment de la vérité de ce prin-
cipe, il l'emporte sur tous les autres par la
solidité du fondement qu'il établît; car quel
fondement plus sûr peut avoir l'obligation
parmi les hommes, que le libre engagement
de celui qui s'oblige. On peut disputer tout
autre principe (a). On ne sauroit disputer
celui-là.
Mais par cette condition de la liberté ,
qui en renferme d'autres , toutes sortes d'en-
gagemens ne sont pas valides , même devant
les tribunaux humains. Ainsi , pour déter-
miner celui-ci , Ton doit en expliquer la na-
ture, on doit en trouver l'usage et la fin,
on doit prouver qu'il est convenable à des
hommes, et qu'il n'a rien de contraire aux
lois naturelles : car il n'est pas plus per-
mis d'enfreindre les lois naturelles par le con-
trat social , qu'il n'est permis d'enfreindre
les lois positives par les contrats des par-
(a) Même celui de la volonté de Dieu , du moins
quautài application. Car bien qu'ilsoit clair quece
que Dieu veut , l'hommedoitle vouloir , il n'est pas
clair que Dieu veuille qu'on préTere tel gouverne-
ment à tel autre, ni qu'on obéisse à Jaques plutôt
qu'à Guillaume. Or voilà de quoi il s'agit.
S66 LETTRES
ticuliers , et ce n'est que par ces lois mêmes
qu existe la liberté qui donne force à renga-
gement.
J'ai pour résultat de cet examen , que l'é-
tablissement du contrat social est un pacte
d'une espèce particulière, par lequel cha-
cun s'engage envers tous, d'où s'ensuit l'en-
gagement réciproque de tous envers cha-
cun , qui est l'objet immédiat de l'union.
Je dis que cet engagement est d'une es-
pèce particulière , en ce qu'étant absolu ,
sans condition, sans réserve, il ne peut tou-
tefois être injuste ni susceptible d'abus;
puisqu'il n'est pas possible que le corps se
veuille nuire à lui-même , tant que le tout
ne veut que pour tous.
Il est encore d'une espèce particulière ,
en ce qu'il lie les contractans sans les as-
sujettir à personne , et qu'en leur donnant
leur seule volonté pour règle , il les laisse
aussi libres qu'auparavant.
La volonté de tous est donc l'ordre , la
règle suprême ; et cette règle générale et
personifiée est ce que j'appelle le souve-
rain.
Il suit de là que la souveraineté est in-
DE LA MONTAGNE. 267
divisible, inaliénable, et qu'elle réside es-
sentiellement dans tous les membres du
corps.
Mais comment agitcet être abstrait et col-
lectif? Il agit par des lois , et il ne sauroit agir
autrement.
Et qu'est-ce qu'une loi? C'est une décla-
ration publique et solemnelle de la volonté
générale sur un objet d'intérêt commun.
Je dis sur un objet d'intérêt commun ,
parceque la loi perdroit sa force , et cesse-
roit d'être légitime , si l'objet n'en impor-
toit à tous.
La loi ne peut, par sa nature, avoir un
objet particulier et individuel : mais l'ap-
plication de la loi tombe sur des objets par-
ticuliers et individuels.
Le pouvoir législatif, qui est le souverain,
a donc besoin d'un autre pouvoir qui exé-
cute, c'est-à-dire qui réduise la loi en actes
particuliers. Ce second pouvoir doit être
établi de manière qu'il exécute toujours la
loi, et qu'il n'exécute jamais que la loi. Ici
vient l'institution du gouvernement.
Qu'est-ce que le gouvernement? C'est*
un corps intermédiaire établi entre les sujet s
268 LETTRES
et le souverain pour leur mutuelle corres-
pondance; chargé de l'exécution des lois,
et du maintien de la liberté, tant civile que
politique.
Le gouvernement , comme partie inté-
grante du corps politique , participe à la vo-
lonté générale qui le constitue ; comme corps
lui-même , il a sa volonté propre. Ces deux
volontés quelquefois s'accordent, et quel-
quefois se combattent. C'est de l'effet com-
biné de ce concours et de ce conflit, que
résulte le jeu de toute la machine.
Le principe qui constitue les diverses
formes de gouvernement consiste dans le
nombre des membres qui le composent.
Plus ce nombre est petit, plus le gouverne-
ment a de force; plus le nombre est grand,
plus le gouvernement est foible ; et comme
la souveraineté tend toujours au relâche-
ment, le gouvernement tend toujours à se
renforcer. Ainsi le corps exécutif doit l'em-
porter à la longue sur le corps législatif; et
quand la loi est enfin soumise aux hommes ,
il ne reste que des esclaves et des maîtres ;
l'état est détruit.
Avant cette destruction , le gouverne-
DE LA MONTAGNE. 20*g
ment doit, par son progrès naturel, chan-
ger de forme et passer par degrés du grand
nombre au moindre.
Les diverses formes dont le gouverne-
ment est susceptible se réduisent à trois
principales. Après les avoir comparées par
leurs avantages et parleurs inconvéniens,
je donne la préférence à celle qui est in-
termédiaire entre les deux extrêmes, et qui
porte le nom d aristocratie. On doit se sou
venir ici que la constitution de l'état et celle
du gouvernement sont deux choses très
distinctes, et que je ne les ai pas confondues.
Le meilleur des gouvernemens est l'aris-
tocratique ; la pire des souverainetés est l'a-
ristocratique.
Ces discussions en amènent d autres sur
la manière dont le gouvernement dégénère,
et sur les moyens de retarder la destruc-
tion du corps politique.
Enfin, dans le dernier livre, j'examine,
par voie de comparaison avec le meilleur
gouvernement qui ait existé, savoir celui
de Rome, la police la plus favorable à la
bonne constitution de letat; puis je ter-
mine ce livre et tout l'ouvrage par des re-
2jO LETTRES
cherches sur lamauieredont la religion peut
et doit entrer comme partie constitutive
dans la composition du corps politique.
Que pensiez-vous, monsieur, enlisant
cette analyse courte et fidèle de mon livre ?
Je le devine. Yous disiez en vous-même :
Voilàriiistoiredugouvernementde Genève.
C'est ce qu'ont dit, à la lecture du même ou-
vrage, tous ceux qui connoissent votre con-
stitution.
Et en effet, ce contrat primitif, cette
essence de la souveraineté , cet empire des
lois, cette institution du gouvernement,
cette manière de le resserrer à divers de-
grés pour compenser l'autorité par la force;
cette tendance à l'usurpation , ces assem-
blées périodiques , cette adresse à les ôter ,
cette destruction prochaine , enfin , qui vous
menace et que je voulois prévenir, n'est-ce
pas trait pour trait l'image de votre répu-
blique , depuis sa naissance jusqu'à ce jour ?
Jai donc pris votre constitution, que je
trouvois belle , pour modèle des institutions
politiques ; et vous proposant en exemple
à l'Europe, loin de chercher à vous détruire,
j'exposois les moyens de vous conserver.
DE LA MONTAGNE. 271
Cette constitution , toute bonne qu'elle est,
n'est pas sans défaut ; on pouvoit préve-
nir les altérations qu'elle a souffertes , la
garantir du danger qu'elle court aujour-
d'hui. J'ai prévu ce danger, je l'ai fait en-
tendre, j'indiquois des préservatifs : étoit-
ce la vouloir détruire, que montrer ce
qu'il falloit faire pour la maintenir? C'é-
toit par mon attachement pour elle , que
j'aurois voulu que rien ne pût l'altérer. Voi-
là tout mon crime : j'avois tort, peut-être ;
mais si l'amour de la patrie m'aveugla sur
cet article , étoit-ce à elle de m'en punir?
Comment pouvois-je tendre à renverser
tous les gouvernemens , en posant en prin-
cipes tous ceux du vôtre? Le fait seul dé-
truit l'accusation. Puisqu'il y avoit un gou-
vernement existant sur mon modèle , je ne
tendois donc pas à détruire tous ceux qui
existoient. Eh ! monsieur, si je n" avois fait
qu'un système, vous êtes bien sûr qu'on
n'auroit rien dit. On se fût contenté de relé-
guer le Contrat social avec la République de
Platon, l'Utopie et les Sévarambes dans le
pays des chimères. Mais je peignois un objet
existant,, et l'on vouloit que cet objet chan-
2J2. LETTRES
geàt de face. Mon livre portoit témoignage
contre l'attentat qu'on alloit faire : voilà ce
qu'on ne m'a pas pardonné.
Mais voici qui vous paroîtra bizarre. Mon
livre attaque tous les gouvernemens , et il
n'est proscrit dans aucun ! Il en établit un
seul , il le propose en exemple, et c'est dans
celui-là qu'il est brûlé ! N'est-il pas singulier
que les gouvernemens attaqués se taisent ,
et que le gouvernement respecté sévisse ?
Quoi ! le magistrat de Genève se fait le pro-
tecteur des autres gouvernemens contre le
sien même ! Il punit son propre citoyen d'a-
voir préféré les lois de son pays à toutes les
autres ! Cela est-il concevable , et le croi-
riez-vous si vous ne l'eussiez-vu ? Dans tout
le reste de l'Europe quelqu'un s'est-il avisé
de flétrir l'ouvrage ? non , pas même l'état où
il a été imprimé (a) ; pas même la France ,
où les magistrats sont là-dessus si sévères.
(a) Dans le fort des premières clameurs , causées
par les procédures de Paris et de Genève, le ma-
gistrat surpris défendit les deux livres : mais, sur
son propre examen , ce sage magistrat a bien changé
de sentiment, sur- tout quant au Contrat social.
y
DE LA MONTAGNE. èsfS
Y a-t-on défendu le livre? rien de sembla-
ble; on n'a pas laissé d'abord entrer l'édi-
tion de Hollande, mais on la contrefaite en
France, et l'ouvrage y court sans difficulté.,
C'étoit donc une affaire de commerce et
non de police : on préféroit le profit du li-
braire de France au profit du libraire étran-
ger : voilà tout.
Le Contrat social n'a été brûlé nulle part
qu'à Genève , où il n'a pas été imprimé ; le
seul magistrat de Genève y a trouvé des
principes destructifs de tous les gouverne-^
mens. A la vérité , ce magistrat n'a point dit
quels étoient ces principes; en cela je crois
qu'il a fort prudemment fait.
L'effet des défenses indiscrètes est de
n'être point observées et d'énerver la force
de l'autorité. Mon livre est dans hs mains
de tout le monde à Genève , et que n'est-il
également dans tous les cœurs ! Lisez-le ,
monsieur , ce livre si décrié , mais si né-
cessaire; vous y verrez par- tout la loi mise
au-dessus des hommes; vous y verrez par-
tout la liberté réclamée ; mais toujours sous
l'autorité des lois , sans lesquelles la liberté
iie peut exister , et sous lesquelles on est
Tome g. §
274 LETTRES
toujours libre , de quelque façon qu'on soit
gouverné. Par là, je ne fais pas, dit-on,
ma cour aux puissances : tant pis pour elles;
carjefaisleursvraisintérêts,siellessavoient
les voir et les suivre. Mais les passions
aveuglent les hommes sur leur propre bien.
Ceux qui soumettent les lois aux passicns
humaines sont les vrais destructeurs des
gouvernemens : voilà les gens qu il faudroit
punir.
Les fondemens de ï état sont les mêmes
dans tous les gouvernemens ; et ces fonde-
mens sont mieux posés dans mon livre que
dans aucun autre. Quand il s agit ensuite
de comparer les diverses formes de gou-
vernement, on ne peut éviter de peser sé-
parément les avantages et les inconvéniens
de chacun : cest ce que je crois avoir fait
avec impartialité. Tout balancé , j'ai donné
la préférence au gouvernement de mon
pays. Cela étoit naturel et raisonnable ; on
nïauroit blâmé si je ne l'eusse pas fait. Mais
je n'ai point donné d exclusion aux antres
gouvernemens; au contraire, jai montre
que chacun avoit sa raison qui pouvoitle
rendre préférable à tout autre, selon le*
DE LA MONTAGNE. &j5
hommes , les temps et les lieux. Ainsi, loin
de détruire tous les gouvernera iii s, je les
ai tous établis.
En parlant du gouvernement monarchi-
que en particulier, j'en ai bien fait valoir
l'avantage , et je n'en ai pas non plus dé-
guisé les défauts. Cela est , je pense , du
droit d'un homme qui raisonne; et quand je
iuiaurois donné l'exclusion, ce qu'assuré-
ment je n ai pas fait , s'ensuivroit-il qu'on
dût m'en punir à Genève? Hobbes a-t-il
été décrété dans quelque monarchie, parce-
que ses principes sont destructifs de tout
gouvernement républicain , etfait-on le pro-
cès chez les rois aux auteurs qui rejettent
et dépriment les républiques ? Le droit n'est-
il pas réciproque , et les républicainsne sont-
ils pas souverains dans leur pays comme
les rois le sont dans le leur? Pour moi, je
n'ai rejeté aucun gouvernement , je n'en
ai méprisé aucun. En les examinant , en
les comparant, j'ai tenu la balance, et j'ai
calculé les poids : je n'ai rien fait de plus.
On ne doit punir la raison nulle part,
ni même le raisonnement ; cette punition
prouverait trop contre ceux qui lmilige-
S a
276 LETTRES
xoient. Les représentans ont très bien établi
que mon livre , où je ne sors pas de la thèse
générale, n 'attaquant point le gouvernement
de Genève, et, imprimé hors du territoire,
ne peut être considéré que dans le nombre
de ceux qui traitent du droit naturel et po-
litique , sur lesquels les lois ne donnent
au conseil aucun pouvoir, et qui se sont
toujours vendus publiquement dansla ville,
quelqueprincipequ on yavance , et quelque
sentiment qu on y soutienne. Je ne suis pas
le seul qui, discutant par abstraction des
questions de politique , ai pu les traiter avec
quelque hardiesse : chacun ne le fait pas,
mais tout homme a droit de le faire; plu-
sieurs usent de ce droit, et je suis le seul
qu'on punisse pour en avoir usé. L mfor-
tunéSydneipensoitcommemoi,maisilagis-
soit; c'est pour son fait, et non pour son
livre , qu'il eut l'honneur de verser son sang..
Althusius, en Allemagne, s'attira des en-
nemis, mais on ne s'avisa pas de le pour-
suivre criminellement. Locke, Montes-
quieu, l'abbé de Saint-Pierre ont traité les
mêmes matières, et souvent avec la même
liberté tout au moins. Locke, en particulier,
DELA MONTAGNE. 277
les a traitées exactement dans les mêmes
principes que moi. Tous trois sont nés sous
des rois , ont vécu tranquilles , et sont morts
honorés dans leurs pays. Vous savez com-
ment j'ai été traité dans le mien.
Aussi soyez sûr que , loin de rougir de
ces flétrissures, je m'en glorifie, puisqu'elles
ne servent qu'à mettre en évidence le motif
qui me les attire , et que ce motif n'est que
d avoir bien mérité de mon pays. La con-
duite du conseil envers moi m'afflige sans
doute, en rompant des nœuds qui m'étoient
si chers ; mais peut-elle m'avilir ? Non , elle
m'élève, elle me met au rang de ceux qui
ont souffert pour la liberté. Mes livres, quoi
qu'on fasse , porteront toujours témoignage
d'eux-mêmes , et le traitement qu'ils ont
reçu ne fera que sauver de 1 opprobre ceux
qui auront l'honneur d'être brûlés après
eux,
S
e
gng LETTRES
LETTRE VIL
Vous m1 aurez trouvé diffus, monsieur;
mais il falloit l'être , et les sujets que f ai
à traiter ne se discutent pas par des épi-
grammes. D ailleurs ces sujets in éloignent
moins qu'il ne semble de celui qui vous
intéresse. En parlant de moi , je pensois à
vous ; et votre question tenoit si bien à la
mienne , que Tune est déjà résolue avec
T autre ; il ne me reste que la conséquence à
tirer. Par-tout où l'innocence n'est pas en
sûreté , rien n'y peut être ; par-tout où les
lois sont violées impunément, il ny a plus
de liberté.
Cependant comme on peut séparer l'in-
térêt d'un particulier de celui du public ,
vos idées sur ce point sont encore incer-
taines; vous persistez à vouloir que je vous
aide à les fixer. Vous demandez quel est
l'état p ésent de votre république , et ce que
doivent faire ses citoyens. Il est plus aisé de
répondre à la première question qu'à 1 autre.
Cette première question vous embarrasse
DE LA MONTAGNE. 279
sûrement moins par elle-même que par les
solutions contradictoires qu'on lui donne
autour de vous. Des gens de très bon sens
vous disent , nous sommes le plus libre de
tous les peuples ; et d'autres gens de très
bon sens vous disent , nous vivons sous le
plus dur esclavage. Lesquels ont raison ,
me demandez- vous? Tous, monsieur; mais
à différens égards : une distinction très sim-
ple les concilie. Rien n'est plus libre que
votre état légitime; rien n'est plus servile
que votre état actuel.
Vos lois ne tiennent leur autorité que de
vous ; vous ne reconnoissez que celles que
vous faites ; vous ne payez que les droits
que vous imposez ; vous élisez les chefs qui
vous gouvernent; ils n'ont droit de vous
juger que par des formes prescrites. En con-
seil général vous êtes législateurs , souve-
rains, indépendans de toute puissance hu-
maine; vous ratifiez les traités, vous dé-
cidez de la paix et de la guerre; vos magis-
trats eux-mêmes vous traitent de magnifi-
ques , très honorés et souverains seigneurs.
Voilà votre liberté : voici votre servitude,
S 4
280 LETTRES
Le corps chargé de l'exécution de vos lois
en est l'interprète et l'arbitre suprême ; il
les fait parler comme il lui plaît ; il peut
les faire taire ; il peut même les violer sans
que vous puissiez y mettre ordre ; il est au-
dessus des lois.
Les chefs que vous élisez ont indépen-
damment de votre choix, d'autres pouvoirs
qu'ils ne tiennent pas de vous, et qu'ils
étendent aux dépens de ceux qu'ils en tien-
nent. Limités dans vos élections à un pe-
tit nombre d'hommes, tous dans les mêmes
principes, et tous animés du même intérêt,
vous faites avec un grand appareil un choix
de peu d'importance. Ce qui importeroit
dans cette affaire seroit de pouvoir reje-
ter tous ceux entre lesquels on vous force
de choisir. Dans une élection libre en ap-
parence , vous êtes si gênés de toutes parts ,
que vous ne pouvez pas même élire un
premier syndic , ni un syndic de la garde :
le chef de la république et le commandant
de la place ne sont pas à votre choix.
Si l'on n'a pas le droit de mettre sur vous
de nouveaux impôts, vous n'avez pas celui
de rejeter les vieux. Les finances de l'état
DE LA MONTAGNE. 28i
Sont sur un tel pied , que , sans votre con-r
cours, elles peuvent suffire à tout. On n'a
donc jamais besoin de vous ménager dans
cette vue, et vos droits à cet égard se ré-
duisent à être exempts en partie, et à n'être
jamais nécessaires.
Les procédures qu'on doit suivre en vous
jugeant sont prescrites; mais quand le com-
seil veut ne les pas suivre , personne ne peut
l'y contraindre, ni l'obliger à réparer les irré-
gularités qu'il commet. Là-dessus, je suis
qualifié pour faire preuve , et vous savez si
je suis le seul.
En conseil général , votre souverain©
puissance est enchaînée : vous ne pouvez
agir que quand il plaît à vos magistrats ,
ni parler que quand ils vous interrogent.
S'ils veulent même ne point assembler de
conseil général , votre autorité , votre exis-
tence est anéantie, sans que vous puissiez
leur opposer que de vains murmures qu'ils
sont en possession de mépriser.
Enfin, si vous êtes souverains seigneurs
dans l'asemblée, en sortant de là vous
n'êtes plus rien. Quatre heures par an sou-
verains subordonnés , vous êtes sujets le
282 LETTRES
reste de la vie, et livrés sans réserve à la
discrétion d'autrui.
Il vous est arrivé , messieurs , ce qu'il
arrive à tous les gouverne m en s sembla-
bles au vôtre. D'abord la puissance légis-
lative et la puissance executive qui con-
stituent la souveraineté, n'en sont pas dis-
tinctes. Le peuple souverain veut par lui-
même, et par lui-même il fait ce qu'il veut.
Bientôt l'incommodité de ce concours de
tous à toute chose force le peuple sou-
verain de charger quelques uns de ses
membres d'exécuter ses volontés. Ces of-
ficiers, après avoir rempli leur commis-
sion , en rendent compte , et rentrent dans
la commune égalité. Peu à peu ces com-
missions deviennent fréquentes, enfin per-
manentes. Insensiblement il se forme un
corps qui agit toujours. Un corps qui agit
toujours ne peut pas rendre compte de cha-
que acte ; il ne rend plus compte que des
principaux; bientôt il vient à bout de n'en
rendre d'aucun. Plus la puissance qui agit
est active , plus elle énerve la puissance qui
veut. La volonté d'hier est. censée être aussi
celle d'aujourd'hui ; au lieu que l'acte d'hier
DE £ A MONTAGNE. 283
ne dispense pas d'agir aujourd'hui. Enfin
l'inaction de la puissance qui veut la sou-
met à la puissance qui exécute : celle-ci
rend peu à peu ses actions indépendantes,
bientôt ses volontés ; au lieu d'agir pour la
puissance qui veut, elle agit sur elle. Il ne
reste alors dans l'état qu'une puissance
agissante, c'est l'executive. La puissance
executive n'est que la force; et où règne la
seule force, l'état est dissous. Voilà, mon-
sieur , comment périssent à la fin tous les
états démocratiques.
Parcourez les annales du vôtre , depuis
3e temps où vos syndics, simples procu-
reurs établis par la commuuauté pour va-
quer à telle ou telle affaire , lui rendoient
compte de leur commission le chapeau bas,
et rentroient à l'instant clans l'ordre des par-
ticuliers, jusqu'à celui où ces mêmes syn-
dics dédaignant les droits de chefs et de
juges qu'ils tiennent de leur élection , leur
préfèrent le pouvoir arbitraire d'un corps
dont la communauté n'élit point les mem-
bres, et qui s'établit au-dessus d'elle contre
Jes lois : suivez les progrès qui séparent ces
deux termes; vous connoîtrez à quel point
284 LETTRES
vous en êtes , et par quels degrés vous y
êtes parvenus.
Il y a deux siècles qu'un politique auroit
pu prévoir ce qui vous arrive. Il auroit dit :
L'institution que vous formez est bonne pour
le présent , et mauvaise pour l'avenir; elle
est bonne pour établir la liberté publique,
mauvaise pour la conserver ; et ce qui fait
maintenant votre sûreté sera dans peu la
matière de vos chaînes. Ces trois corps qui
rentrent tellement l'un dans l'autre, que
du moindre dépend l'activité du plus grand,
sont en équilibre tant que l'action du plus
grand est nécessaire , et que la législation
nepeut se passer du législateur. Mais quand
une fois l'établissement sera fait , le corps
qui l'a formé manquant de pouvoir pour
îe maintenir , il faudra qu'il tombe en ruine ;
et ce seront vos lois mêmes qui causeront
votre destruction. Voilà précisément ce qui
vous est arrivé. C'est, sauf la dispropor-
tion, la chute du gouvernement polonois
par l'extrémité contraire. La constitution
de la république de Pologne n'est bonne
que pour un gouvernement où il n'y a plus
rien à faire. La vôtre, au contraire, nés*
DE LA MONTAGNE. 285
bonne qu'autant que le corps législatif agit
toujours.
Vos magistrats ont travaillé de tous les
temps et sans relâche à faire passer le pou-
voir suprême du conseil général au petit
conseil, par la gradation du deux cent ; mais
leurs efforts ont eu des effets différens , se-
lon la manière dont ils s'y sont pris. Presque
toutes leurs entreprises d'éclat ont échoué,
parcequ'alors ils ont trouvé de la résistance,
et que, dans un état tel que le vôtre, la
résistance publique est toujours sûre, quand
elle est fondée sur les lois.
La raison de ceci est évidente. Dans tout
état la loi parle où parle le souverain. Or
dans une démocratie où le peuple est sou-
verain , quand les divisions intestines sus-
pendent toutes les formes et font taire
toutes les autorités , la sienne seule demeure ;
et où se porte alors le plus grand nombre,
là réside la loi et l'autorité.
Que si les citoyens et bourgeois réunis
ne sont pas le souverain, les conseils sans
les citoyens et bourgeois le sont beaucoup
moins encore , puisqu'ils n'en font que la
moindre partie en quantité. Sitôt qu'il s'agit
a36 LETTRES
de l'autorité suprême , tout rentre à Ge-
nève dans F égalité , selon les termes de re-
dit : ce Que tous soient contens en degré de
« citoyens et bourgeois, sans vouloir se pré-
ce férer et s'attribuer quelque autorité et sei-
ce gneurie par-dessus les autres ». Hors du
conseil général , il n'y a point d'autre souve-
rain que la loi ; mais quand la loi même est
attaquée par ses ministres , c'est au législa-
teur à la soutenir. Voilà ce qui fait que par-
tout où règne une véritable liberté, dans les
entreprises marquées , le peuple a presque
toujours l'avantage.
Mais ce n'est pas par des entreprises mar-
quées que vos magistrats ont amené les
choses au point où elles sont ; c'est par des
efforts modérés et continus, par des chan-
gemens presque insensibles dont vous ne
pouviez prévoir la conséquence , et qu'à
peine même pou viez-vous remarquer. Il n'est
pas possible au peuple de se tenir sans cesse
en garde contre tout ce qui se fait, et cette
vigilance lui tourneroit même à reproche.
On l'accuseroit d'être inquiet et remuant,
toujours prêt à s'alarmer sur des riens. Mais
de ces riens-là sur lesquels on se tait, le
DE LA MONTAGNE. 287
conseil sait avec le temps faire quelque
chose. Ce qui se passe actuellement sous
vos yeux en est la preuve.
Toute l'autorité de la république réside
dans les syndics qui sont élus dans le con-
seil général. Ils y prêtent serment parcequil
est leur seul supérieur; et ils ne le prêtent
que dans ce conseil , parceque c'est à lui
seul qu'ils doivent compte de leur con-
duite, de leur fidélité à remplir le serment
qu'ils y ont fait. Ils jurent de rendre bonne
et droite justice ; ils sont les seuls magis-
trats qui jurent cela dans cette assemblée ,
et parcequ1 ils sont les seuls à qui ce droit
soit conféré par le souverain (a), et qui
(a) Il n'est conféré à leur lieutenant qu'en sous-
ordre, et c'est pour cela qu'il ne prête point ser-
ment en conseil général. Mais , dit l'auteur des let-
tres , « le serment que prêtent les membres du
« conseil est-il moins obligatoire, et l'exécution
« des engagemens contractés avec la divinité même
« dépend-elle du lieu dans lequel on les contracte » ?
Non , sans doute : mais s'ensuit-il qu'il soit indif-
férent dans quels lieux et dans quelles mains le
serment soit pré é , et ce choix ne marque- t-il pas
ou par qui l'autorité est conférée, ou à qui l'on
&88 LETTRE S
l'exercent sous sa seule autorité. Dans le ju-
gement public des criminels, ils jurent en-
core seuls devant le peuple, en se levant (a),
et haussant leurs bâtons, d'avoir fait droit
■jugement, sans haine ni faveur, priant Dieu
de les punir s'ils ont fait au contraire. Et
jadis les sentences criminelles se rendoient
en leur nom seul , sans qu'il fût fait men-
tion d'autre conseil que de celui des ci-
toyens, comme on le voit par la sentence
deMorelli, ci -devant transcrite , et par celle
de Valentin Gentil, rapportée dansles Opus-
cules de Calvin.
Or vous sentez bien que cette puissance
exclusive, ainsi reçue immédiatement du
peuple, gêne beaucoup les prétentions du
conseil. Il est donc naturel que , pour se
délivrer de cette dépendance , il tâche d'af-
■foiblir peu à peu l'autorité des syndics, de
doit compte de l'usage qu'on en fait? A quels
hommes d'état avons-nous à faire , s'il faut leur
dire ces choses-là? Les ignorent-ils, ou s'ils fei-
gnent de les ignorer ?
(a) Le conseil est présent aussi; mais ses mem-
bres ne jurent point et demeurent assis.
fondre
DE LA MONTAGNE. 289
fondre dans le conseil la jurisdict'on qu'ils
ont reçue , et de transmettre insensiblement"
à ce corps permanent , dont lepeuple n'élit
point les membres , le pouvoir grand , mais
passager, des magistrats qu'il élit. Les syn-
dics eux-mêmes , loin de s'opposer à ce chan-
gement, doivent aussi le favoriser, parce-
qu'ils sont syndics seulement tous les quatre
ans, et qu'ils peuvent ne pas l'être; au lieu
que, quoi qu'il arrive, ils sont conseillers
toute leur vie , le grabeau n'étant plus qu'un
vain cérémonial (a).
(a) Dans la première institution , les quatre syn-
dics nouvellement élus , et les quatre anciens syn-
dics rejetoient tous les ans huit membres des seize
restans du petit conseil , et en proposoient huit
nouveaux , lesquels passoient ensuite aux suffrages
des deux cents, pour être admis ou rejetés. Mais
insensiblement on ne rejeta des vieux conseillers
que ceux dont la conduite avoit donné prise au
blâme ; et lorsqu'ils avoient commis quelque faute
grave , on n'attendoit pas les élections pour les pu-
nir, mais on les mettoit d'abord en prison , et on
leur faisoit leur procès comme au dernier particu •
lier. Par cette règle d'anticiper le châtiment , et de
le rendre sévère, les conseillers restés étant tous
irréprochables ne donnoient aucune prise à l'ex-
Tome g. T
2gO LETTRES
Cela gagné, l'élection des syndics devien-
dra de même une cérémonie tout aussi vaine
que Test déjà la tenue des conseils géné-
raux , et le petit conseil verra fort paisi-
blement les exclusions ou préférences que
le peuple peut donner pour le syndicat à
ses membres , lorsque tout cela ne décidera
plus de rien.
Il a d'abord , pour parvenir à cette fin ,
un grand moyen dont le peuple ne peut
connoître , c est la police intérieure du con-
seil , dont , quoique réglée par les édits , il
peut diriger la forme à son gré (a) , n ayant
clusion; ce qui changea cet usage en la formalité
cérémonieuse et vaine qui porte aujourd'hui le
nom de grabèau. Admirable effet des gouverne-'
mens libresy'où les usurpations mêmes ne peu-
yent s'établir qu'à l'appui de la vertu!
Au reste , le droit réciproque des deux con-
seillers empècheroit seul aucun des deux d'oser
s'en servir sur l'autre, sinon de concert avec lui ,
de peur de s'exposer aux représailles. Le grabeau
ne sert proprement qu'à les tenir bien unis contre
la bourgeoisie, et à faire sauter l'un par l'autre les
membres qui n auraient pas l'esprit du corps.
(a) C'est ainsi que, dès l'année i655, le petit
conseil et le deux cent établirent dans leurs corps
la ballotte et les billets contre ledit.
DE LA MONTAGNE. 2C)l
aucun surveillant qui l'en empêche; car>
quant au procureur - général , on doit en
ceci le compter pour rien (a). Mais cela
ne suffit pas encore : il faut accoutumer
le peuple même à ce transport de juris-
diction. Pour cela on ne commence pas par
(a,) Le procureur- général , établi pour être
l'homme de la loi , n'est que l'homme du conseil.
Deux causes font presque toujours exercer cette
charge contre l'esprit de son institution : l'une est
le vice de l'institution même , qui fait de cette ma-
gistrature un degré pour parvenir au conseil ; au
lieu qu'un procureur général ne devoit rien voir
au-dessus de sa place, et qu'il devoit lui être in«
terdit par la loi d'aspirer à nulle autre ; la se-
conde cause est l'imprudence du peuple, qui con»
fie cette charge à des hommes apparentés dans
le conseil, ou qui sont de famille en possession
d'y entrer , sans considérer qu'ils ne manqueront
pas ainsi d'employer contre lui les armes qu'il
leur donne pour sa défense. J'ai ouï des Genevois
distinguer l'homme du peuple d'avec l'homme delà
loi, comme si ce n étoit pas la même chose. Les
procureurs-généraux devroient être , durant leurs
six ans, les chefs de la bourgeoisie , et devenir son
conseil après cela : mais ne la voilà -t-il pas bien
protégée et bien conseillée, et n'a-t elle pas fort à
se féliciter de son choix?
T a
20,2 LETTRES
ériger dans d'importantes affaires des tribu-
naux composés de seuls conseillers, mais on
en érige d'abord de moins remarquables sur
des objets peu intéressans. On fait ordi-
nairement présider ces tribunaux par un
syndic, auquel on substitue quelquefois un
ancien syndic , puis un conseiller, sans que
personne y fasse attention ; on répète sans
bruit cette manœuvre jusqu'à ce qu'elle
fasse usage : on la transporte au criminel.
Dans une occasion plus importante on érige
un tribunal pour juger des citoyens. A la
faveur de la loi des récusations , on fait
présider ce tribunal par un conseiller. Alors
le peuple ouvre les yeux et murmure. On
lui dit : De quoi vous plaignez-vous ? voyez
les exemples ; nous n'innovons rien.
Voilà, monsieur, la politique de vos ma-
gistrats. Ils font leurs innovations peu à
peu, lentement, sans que personne en voie
la conséquence ; et quand enfin Ton s'en
apperçpit, et qu'on y veut porter remède ,
ils crient qu'on veut innover.
Et voyez, en effet, sans sortir de cet
exemple , ce qu'ils ont dit à cette occa-
sion. Ils s'appnyoient sur la loi des reçu-
DE LA MONTAGNE. 20,3
sations ; on leur répond : La loi fondamen-
tale de l'état veut que les citoyens ne soient
jugés que par leurs syndics. Dans la con-
currence de ces deux lois , celle-ci doit ex-
dure l'autre; en pareil cas, pour les obser-
ver toutes deux, on devroit plutôt élire un
syndic ad actum. A ce mot, tout est perdu !
Un syndic ad actum ! innovation ! Pour moi ,
je ne vois rien là de si nouveau qu'ils disent:
si c'est le mot, on s'en sert tous les ans aux
élections ; et si c'est la chose , elle est en-
core moins nouvelle , puisque les premiers
syndics qu'ait eus la ville n'ont été syndics
quW actum. Lorsque le procureur-géné-
ral est récusable , n'en faut-il pas un autre
ad actum pour faire ses fonctions , et les
adjoints tirés du deux cent pour remplir
les tribunaux , que sont-ils autre chose que
des conseillers ad actum ? Quand un nou-
vel abus s'introduit, ce n'est point innover
que d'y proposer un nouveau remède ; au
contraire, c'est chercher à rétablir les choses
sur l'ancien pied. Mais ces messieurs n'ai-
ment point qu'on fouille ainsi dans les anti-
quités de leur ville ; ce n'est que dans celles
S>g4 LETTRES
de Carthage et de Rome quils permettent
de chercher l'explication de vos lois.
Je n'entreprendrai point le parallèle de
celles de leurs entreprises qui ont manqué
et de celles qui ont réussi : quand il y auroit
compensation dans le nombre , il n y en au-
roit point dans l'effet total. Dans une en^
trepnse exécutée ils gagnent des forces; dans
une entreprise manquée ils ne perdent que
du temps. Vous , au contraire , qui ne cher-
chez et ne pouvez chercher qu'à maintenir
votre constitution , quand vous perdez ,
vos pertes sont réelles , et quand vous ga-
gnez , vons ne gagnez rien. Dans un pro-
grès de cette espèce , comment espérer de
rester au môme point?
De toutes les époques qu'offre à méditer
Thistoire instructive de votre gouvernement,
la plus remarquable par sa cause , et la plus
importante par son effet , est celle qui a
produit le règlement de la médiation. Ce
qui donna lieu primitivement à cette cé-
lèbre époque , fut une entreprise indis-
crète, faite hors de temps par vos magis-
trats. Ils avoient doucement usurpé le droit
de mettre des impôts. Avant d'avoir asse*
DE LA MONTAGNE. 20,5
affermi leur naissance, ils voulurent abu-
ser de ce droit. Au lieu de réserver ce coup
pour le dernier , l'avidité le leur fit porter
avant les autres , et précisément après une
commotion qui n'étoit pas bien assoupie.
Cette faute en attira de plus grandes, dif-
ficiles à réparer. Comment de si fins politi-
ques ignoroient-ils une maxime aussi simple
que celle qu'ils choquèrent en cette occa-
sion ? Par tout pays , le peuple ne s'apper-
çoit qu'on attente à sa liberté, que lorsqu'on
attente à sa bourse; ce qu'aussi les usur-
pateurs adroits se gardent bien de faire que
tout le reste ne soit fait. Ils voulurent ren-
verser cet ordre, et s'en trouvèrent mal (a).
Les suites de cette affaire produisirent les
(a) L'objet des impôts établis en 1716 étoit la
dépense des nouvelles fortifications. Le plan de
ces nouvelles fortifications étoit immense, et il
a été exécuté en partie. De si vastes fortifications
rendoient nécessaire une grosse garnison, et cette
grosse garnison avoit pour but de tenir les citoyens
et bourgeois sous le joug. On parvenoit par cette
voie à former à leurs dépens les fers qu'on leur
préparoit. Le projet étoitbienlié, mais il marclioit
dans un ordre rétrograde. Aussi nVt-il pu réussir.
T4
2Cj6 LETTRES
mouvemens de 1734, et l'affreux complot
qui en fut le fruit.
Ce fut une seconde faute pire que la pre-
mière. Tous les avantages du temps sont
pour eux ; ils se les ôtent dans les entre-
prises brusques , et mettent la machine
dans le cas de se remonter tout d'un coup :
c'est ce qui faillit arriver dans cette affaire.
Les événemens qui précédèrent la média-
tion leur firent perdre un siècle , et pro-
duisirent un autre effet défavorable pour
eux ; ce fut d'apprendre à l'Europe que
cette bourgeoisie qu'ils avoient voulu dé-
truire, et qu'ils peignoient comme une po-
pulace effrénée, savoit garder clans ses avan-
tages la modération qu'ils ne connurent
jamais dans les leurs.
Je ne dirai pas si ce recours à la médiation
doit être compté comme une troisième
faute. Cette médiation fut ou parut offerte:
si cette offre fut réelle ou sollicitée, c'est ce
que je ne puis ni ne veux pénétrer : je sais
seulement que , tandis que vous couriez le
plus grand danger, tout garda le silence, et
que ce silence ne fut rompu que quand le
danger passa dans l'autre parti. Du reste, je
DE LA MONTAGNE. 297
veux d'autant moins imputer à vos magis-
trats d'avoir imploré la médiation , qu'oser
même en parler est à leurs yeux le plus
grand des crimes.
Un citoyen se plaignant d'un emprison-
nement illégal, injuste et déshonorant, de-
mandoit comment il fallcit s'y prendre pour
recourir à la garantie. Le magistrat auquel
il s'adressoit osa lui répondre que cette
seule proposition méritoit la mort. Or, vis-
à-vis du souverain, le crime seroit aussi
grand , et plus grand peut - être de la part
du conseil que de la part d'un simple par-
ticulier; et je ne vois pas où l'on en peut
trouver un digne de mort dans un second
recours, rendu légitime par la garantie qui
fut l'effet du premier.
Encore un coup , je n'entreprends point
de discuter une question si délicate à trai-
ter, et si difficile à résoudre. J'entreprends
simplement d'examiner , sur l'objet qui nous
occupe, l'état de votre gouvernement, fixé
ci-devant par le règlement des plénipoten-
tiaires , mais dénaturé maintenant par les
nouvelles entreprises de vos magistrats. Je
suis obligé de faire un long circuit pour
2gS LETTRES
aller à mon but; > ais daignez me suivre, et
nous nous retrouverons bien.
Je n'ai point la témérité de vouloir criti-
quer ce règlement ; au contraire, j'en admire
la sagesse et j'en respecte l'impartialité. J'y
crois voir les intentions les plus droites et
les dispositions les plus judicieuses. Quand
on sait combien de choses étoient contre
vous dans ce moment critique, combien
vous aviez de préjugés à vaincre , quel crédit
à surmonter, que de faux exposés à détruire ,
quand on se rappelle avec quelle confiance
vos adversaires comptaient vous écraser par
les mains d'autrui , Ton ne peut qu'honorer
le zèle , la constance et les talens de vos dé-
fenseurs, l'équité des puissances médiatri-
ces, et l'intégrité des plénipotentiaires qui
ont consommé cet ouvrage de paix.
Quoi qu'on en puisse dire, ledit de la
médiation a été le salut de la république :
quand on ne l'enfreindra pas, il en sera la
conservation. Si cet ouvrage n'est pas par-
fait en lui-même, il Test relativement; il
l'est quant aux temps, aux lieux, aux cir-
constances; il est le meilleur qui vous pût
convenir. Il doit vous être inviolable et sa-
Ï)E LA MONTAGNE. 20,C>
cré* par prudence, quand il ne le seroit pas
par nécessité, et vous n'en devriez pas ôter
une ligne , quand vous seriez les maîtres de
l'anéantir. Bien plus , la raison même qui le
rend nécessaire , le rend nécessaire dans son
entier. Comme tous les articles balancés for-,
ment l'équilibre, un seul article altéré le
détruit. Plus le règlement est utile, plus il
seroit nuisible ainsi mutilé. Rien ne seroit
plus dangereux que plusieurs articles pris
séparément et détachés du corps qu'ils affer-
missent. Il vaudroit mieux que l'édifice fût
rasé qu'ébranlé. Laissez ôter une seule pierre
de la voûte , et vous serez écrasés sous ses
ruines.
Rien n'est plus facile à sentir par l'examen
des articles dont le conseil se prévaut, et de
ceux qu'il veut éluder. Souvenez-vous , mon-
sieur, de l'esprit dans lequel j'entreprends
cet examen. Loin de vous conseiller de tou-
cher à Fédit de la médiation, je veux vous
faire sentir combien il vous importe de n'y
laisser porter nulle atteinte. Si je parois criti-
quer quelques articles , c'est pour montrer
de quelle conséquence il seroit d'ôter ceux
qui les rectifient. Si je parois proposer des
3oo. LETTRES
expédiens qui ne s'y rapportent pas , c'est
pour montrer la mauvaise foi de ceux qui
trouvent des difficultés insurmontables où
rien n'est plus aisé que de lever ces diffi-
cultés. Après cette explication j'entre en
matière sans scrupule, bien persuadé que
je parle à un homme trop équitable pour
me prêter un dessein tout contraire au
mien.
Je sens bien que si je madressois aux
étrangers, il conviendroit, pour me faire
entendre, de commencer par un tableau de
votre constitution; mais ce tableau se trou-
ve déjà tracé suffisamment pour eux dans
l'article Genève de M. d'Alembert ; et un ex-
posé plus détaillé seroit superllu pour vous
qui connoissez vos lois politiques mieux que
moi-même , ou qui du moins en avez vu le
jeu de plus près. Je me borne donc à par-
courir les articles du règlement qui tiennent
à la question présente, et qui peuvent le
mieux en fournir la solution.
Dès le premier je vois votre gouverne-
ment composé de cinq ordres subordonnés ,
mais indépendans, c'est-à-dire existans
nécessairement, dont aucun ne peut donner
DE LA MONTAGNE. 3o 1
atteinte aux droits et attributs d'un autre;
et , dans ces cinq ordres , je vois compris le
conseil général. Dès là je vois dans chacun
des cinq une portion particulière du gou-
vernement; mais je n'y vois point la puis^
sance constitutive qui les établit, qui les lie,
et de laquelle ils dépendent tous : je n y vois
point le souverain. Or dans tout état politi-
que il faut une puissance suprême; un
centre où tout se rapporte , un principe d'où
tout dérive , un souverain qui puisse tout.
Figurez-vous , monsieur , que quelqu'un
vous rendant compte de la constitution de
l'Angleterre, vous parle ainsi : ce Le gouverne-
ce ment de la Grande-Bretagne est composé
ce de quatre ordres dont aucun ne peut at-
cc tenter aux droits et attributions des au-
cc très ; savoir, le roi , la chambre haute , la
ce chambre basse, et le parlement ». Ne
diriez-vous pas à l'instant : Vous vous trom-
pez : il n'y a que trois ordres. Le parlement
qui , lorsque le roi y siège , les comprend
tous, n'en est pas un quatrième : il est le
tout; il est le pouvoir unique et suprême
duquel chacun tire son existence et ses
droits. Revêtu de l'autorité législative, il
502 I, E T T îl E S
peut changer même la loi fondamentale eiï
vertu de laquelle chacun de ces ordres
existe ; il le peut , et , de plus , il la fait.
Cette réponse est juste : L'application en
est claire-, et cependant il y a encore cette
différence, que le parlement d'Angleterre
n est souverain quen vertu de la loi et seule-
ment par attribution et députation : au lieu
que le conseil général de Genève n est établi
ni député de personne ; il est souverain de
son propre chef; il est la loi vivante et fonda-
mentale qui donne vie et force à tout le reste ,
et qui ne connoît d'autres droits que les
siens. Le conseil général n est pas un ordre
dans Tétat, il est l'état môme.
L'article second porte que les syndics ne
pourront être pris que dans le conseil des
vingt-cinq, Or les syndics sont des magis-
trats annuels que le peuple élit et choisit,
non seulement pour être ses juges, mais
pour être ses protecteurs au besoin contre
les membres perpétuels des conseils , qu'il
ne choisit pas (a).
(«) En attribuant la nomination des membres
du petit conseil aux deux cents, rien n'étoit plus
DE LA MONTAGNE. 3o3
L'effet de cette restriction dépend de la
différence qu'il y a entre l'autorité des mem-
bres du conseil et celle des syndics. Car si la
différence n'est très grande, et qu'un syn-
dic n'estime pas plus son autorité annuelle,
comme syndic, que son autorité perpé-
tuelle, comme conseiller, celte élection lui
sera presque indifférente; il fera peu pour
l'obtenir, et ne fera rien pour la justifier.
Quand tous les membres du conseil , ani-
més du même esprit, suivront les mêmes
maximes , le peuple , sur une conduite
commune à tous , ne pouvant donner d'ex-
clusion à personne , ni choisir que des syn-
aisé que d'ordonner cette attribution selon la loi
fondamentale; ilsuffisoitpourceîa, d'ajouterqu'on
ne pourroit entrer au conseil qu'après avoir été
auditeur. De cette manière, la gradation des
charges étoit mieux observée, et Jes trois conseils
concouroient au choix de celui qui fait tout mou-
voir; ce qui étoit non seulement important, mais
indispensable pour maintenir l'utilité de' la con-
stitution. Les Genevois pourroient ne pas sentir
l'avantage de cette clause, vu que le choix des
auditeurs est aujourd'hui de peu d'effet ; mais on
lVût considéié bien différemment , quand cette
charge fût devenue la seule porte du conseil.
3o4 LETTRES
clics déjà conseillers , loin de s assurer , par
cette élection,, des patrons contre les at-
tentats du conseil, ne fera que donner au
conseil de nouvelles forces pour opprimer
la liberté.
Quoique ce même choix eût lieu pour
l'ordinaire dans Y origine de l'institution ,
tant qu'il fut libre il neut pas la même con-
séquence. Quand le peuple nommoit les
conseillers lui-même, ou quand il les nom-
moit indirectement par les syndics qu'il
avoit nommés , il lui étoit indifférent et
même avantageux de choisir ses syndics
parmi des conseillers déjà de son choix (a),
(ai) Le petit conseil , dans son origine , n'étoit
qu'un choix fait entre le peuple, par les syn-
dics , de quelques notables ou prud'hommes pour
leur servir d'assesseurs. Chaque syndic en choi-
sissoit quatre ou cinq , dont les fonctions iinis-
soient avec les siennes ; quelquefois même il les
changeoit durant le cours de son syndicat. Henri
dit l'Espagne fut le premier conseiller à vie en
1487 , et il fut établi par le conseil général. Il n'é-
toit pas même nécessaire d'être citoyen pour rem-
plir ce poste. La loi n'en fut faite qu'à l'occasion
«l'un certain Michel Guillet de Thonon , qui , ayant
et
DE LA MONTAGNE. oo5
et il était sage alors de préférer des chefs déjà
versés dans les affaires : mais une consi-
dération plus importante eût dû l'empor-
ter aujourd'hui sur celle-là; tant il est Vrai
qu'un même usage a des effets différens.
parles changemens des usages qui s'y rap-
portent, et qu'en cas pareil, c'est inno-
ver que n'innover pas!
L'article III du règlement est plus con-
sidérable. Il traite du conseil général lé-
gitimement assemblé : il en traite pour
fixer les droits et attributions qui lui sont
propres , et il lui en rend plusieurs que
les conseils inférieurs avoient usurpés. Ces
droits en totalité sont grands et beaux sans
doute; mais premièrement ils sont spé-
cifiés , et par cela seul limités ; ce qu'on pose
exclut ce qu'on ne pose pas , et même le
mot /imites est dans l'article. Or il est de
l'essence de la puissance souveraine de ne
été mis du conseil étroit, s'en ht chasser pour
avoir usé de mille finesses ultramontaines qu'il
apportait de Rome, où il avoit été nourri. Les
magistrats de la ville , alors vrai. Genevois et pères
du peuple, avoient toutes ces subtilités en hor-
reur.
Tome 9. y
3o6 LETTRES
pouvoir être limitée : elle peut tout , ou
elle n'est rien. Comme elle contient émi-
nemment toutes les puissances actives de
l'état , et qu'il n existe que par elle, elle n'y
peut reconnoitre d'autresdroits que lessiens
et ceux qu'elle communique. Autrement les
possesseurs de ces droits ne feroient point
partie du corps politique; ils lui seroient
étrangers par ces droits qui ne seroient pas
en lui; et la personne morale , manquant
d'unité, s évanouirait .
Cette limitation même est positive en
ce qui concerne les impôts. Le conseil sou-
verain lui-même n'a pas le droit d'abo-
lir ceux quiétoient établis avant 1714. Le
voilà donc à cet égard soumis à une puis-
sance supérieure. Quelle est cette puissance?
Le pouvoir législatif consiste en deux
choses inséparables : faire les lois , et les
maintenir ; c'est-à-dire avoir inspection sur
le pouvoir exécutif. Il n'y a point d'état au
monde où le souverain n'ait cette inspec-
tion. Sans cela toute liaison, toute subor-
dination manquant entre ces deux pouvoirs,
le dernier ne dép endroit point de l'autre;
l'exécution n'auroit aucun rapport néces-
DE LA MONTAGNE. 3o7
saire aux lois ; la loi ne seroit qu'un mot, et
ce mot ne signifieroit n'en. Le conseil géné-
ral eut de tout temps ce droit de protec-
tion sur son propre ouvrage, il la toujours
exercé. Cependant il n'en est point parlé
dans cet article; et s'il n'y étoit suppléé
daus un autre, par ce seul silence votre
état seroit renversé. Ce point est impor-
tant , et j'y reviendrai ci-après.
Si vos droits sont bornés d'un côté dans
cet article, ils y sont étendus de l'autre par
les paragraphes 5 et 4 : mais cela fait-il
compensation? Parles principes établis dans
le Contrat social, on voit que, malgré l'opi-
nion commune, les alliances d'état à état,
les déclarations de guerre et les traités de
paix ne sont pas des actes de souveraineté ,
mais de gouvernement , et ce sentiment est
conforme à l'usage des nations qui ont le
mieux connu les vrais principes du droit
politique. L'exercice extérieur de la puis-
sance ne convient point au peuple; les gran-
des maximes d'état ne sont pas à sa portée ;
il doit s'en rapporter là-dessus à ses chefs,
qui, toujours plus éclairés que lui sur ce
point , n'ont guère intérêt à faire au dehors
Va
5oS LETTRES
des traités désavantageux à la patrie : l'ordre
veut, quil leur laisse tout F éclat extérieur,
et qu'il s attache uniquement au solide. Ce
qui importe essentiellement à chaque ci-
toyen, cest l'observation des lois au dedans,
la propriété des biens, la sûreté des particu-
liers. Tant que tout ira bien sur ces trois
points , laissez les conseils négocier et trai-
ter avec l'étranger; ce n'est pas de )k que
viendront vos dangers les plus à craindre.
Cest autour des individus qu'il faut rassem-
bler les droits du peuple ; et quand on peut
l'attaquer séparément, on le subjugue tou-
jours. Je pourrois alléguer la sagesse des
Romains, qui, laissant au sénat un grand
pouvoir au dehors, le forçoient dans la ville
à respecter le dernier citoyen. Mais n'allons
pas si loin chercher des modèles. Les bour-
geois de Neufchâtel se sont conduits bien
plus sagement sous leurs princes que vous
sous vos magistrats (a). Ils ne font ni la paix
ni la guerre , ils ne ratifient point les traités,
mais ils jouissent en sûreté de leurs franchi-
( a ) Ceci soit dit en mettant à part les abus qu'as-
surément je suis bien éloigné d'approuver.
DE LA MONTAGNE. Zo§
ses; et comme la loi n'a point présumé que,
dans une petite ville, un petit nombre
d'honnêtes bourgeois seroient des scélérats ,
on ne réclame point dans leurs murs, on
n'y connoît pas même, l'odieux droit d'em-
prisonner Seins formalités. Chez vous on
s.1 est toujours laissé séduire à l'apparence,
et l'on a négligé l'essentiel. On s'est trop
occupé du conseil général , et pas assez de ses
membres : il falioit moins songer à l'au-
torité, et plus à la liberté. Prévenons aux
conseils généraux.
Outre les limitations de l'article III, les
articles V et VI en offrent de bien plus
étranges ; un corps souverain, qui ne peut
ni se former, ni former aucune opération
de lui-même , et soumis absolument , quant
a son activité et quant aux matières qu'il
traite, à des tribunaux subalternes. Comme
ces tribunaux n'approuveront certainement
pas des s 'impositions qui leur seroient en par-
ticulier préjudiciables, si l'intérêt de l'état
se trouve en conllit avec le leur, le dernier
a toujours la préférence, pareequil n'est
permis au législateur de connoitre que de
ce qu'ils ont approuvé.
V3
5lO LETTRES
A force de tout soumettre à la règle , on
détruit la première des règles, qui est la
justice et le bien public. Quand les hommes
sentiront-ils qu'il n'y a point de désordre
aussi funeste que le pouvoir arbitraire , avec
lequel ils pensent y remédier? Ce pouvoir
est lui-même le pire de tous les désordres :
employer un tel moyen pour les prévenir,
c'est tuer les gens afin qu'ils liaient pas la
fièvre.
Une grande troupe formée en tumulte
peut faire beaucoup de mal. Dans une
assemblée nombreuse , quoique régulière,
si chacun peut dire et proposer ce qu'il
veut, on perd bien du temps à écouter des
folies, et Ton peut être en danger d'en faire.
Voilà des vérités incontestables. Mais est-ce
prévenir l'abus d'une manière raisonnable ,
que de faire dépendre cette assemblée uni-
quement de ceux qui voudroient l'anéantir ,
et que nul n'y puisse rien proposer que ceux
qui ont le plus grand intérêt de lui nuire?
Car, monsieur, n'est-ce pas exactement lu
l'état des choses? et y a-t-il un seul Genevois
qui puisse douter que si l'existence du con-
seil général dépendoit tout-à-fait du petit
DE LA MONTAGNE. 3ll
conseil, le conseil général rie fût pour ja-
mais supprimé?
Voilà pourtant le corps qui seul convoque
ces assemblées et qui seul y propose ce qui
lui plaît : car pour le deux cent, il ne fait
que répéter les ordres du petit conseil; et
quand une fois celui-ci sera délivré du con-
seil général, le deux cent ne rembarras sera
guère ; il ne fera que suivre avec lui la route
qu'il a frayée avec vous.
Or, qu'ai-je à craindre d'un supérieur
incommode dont je n'ai jamais besoin , qui
ne peut se montrer que quand je le lui per-
mets , ni répondre que quand je l'interroge?
Quand je l'ai réduit à ce point, ne puis-je
pas m'en regarder comme délivré?
Si Ton dit r\ne la loi de l'état a prévenu
l'abolition des conseils généraux en les ren-
dan t écessaires à l'élection des magistrats
et à la sanction des nouveaux édits , je
réponds , quant au premier point , que toute
la force du gouvernement étant passée des
mains des magistrats élus par le peuple dans
celles du petit conseil qu'il n'élit point et
d'où se tirent les principaux de ces magis-
trats , l'élection et l'assemblée où elle se fait
V4
5l3 LETTRES
ne sont plus qu'une vaine formalité sans
consistance , et: que des conseils généraux
tenus pour cet unique objet peuvent être
regardés comme nuls. Je réponds encore
que , par le tour que prennent les choses, il
seroit même aisé d'éluder cette loi sans (-ne
le cours des affaires en fût arrêté ; car sup-
posons que, soit par la réjection de tous les
sujets présentés, soit sous d'autres prétex-
tes, on ne procède point à l'élection des
syndics , le conseil , dans lequel leur jurisdic-
tion se fond insensiblement, ne l'exercera-
t-il pas à leur défaut, comme il l'exerce
dès - à - présent indépendamment d'eux?
IN'ose-t-on pas déjà vous dire que le petit
conseil , même sans les syndics , est le gou-
vernement ? donc, sans les syndics, l'état ne
sera pas moins gouverné. Et quant aux
nouveaux édits, je réponds qu'ils ne seront
jamais assez nécessaires pour qu'à l'aide des
anciens et des usurpations, ce même con-
seil ne trouve aisément le moyen d'y sup-
pléer. Qui se met au-dessus des anciennes
lois, peut bien se passer des nouvelles.
Toutes les mesures sont prises pour que
vos assemblées générales ne soient jamais
DE LA MONTAGNE. 3l5
nécessaires. Non seulement le conseil pério-
dique institué ou plutôt rétabli (a) Fan
1707 , na jamais été tenu qu'une fois et
seulement pour l'abolir (b) ; mais par le pa-
ragraphe 5 du troisième article du règle-
ment, il a été pourvu sans vous , et pour
toujours, aux frais de l'administration. Il
ny a que le seul cas chimérique d'une
guerre indispensable , où le conseil géné-
ral doive absolument être convoqué.
{a) Ces conseils périodiques sont roissi anciens
que Ja législation, comme on le voit par le der-
nier article de l'ordonnance ecclésiastique. Dans
cellede i5j6 , imprimée en 1735, ces conseils sont
iixés do cinq en cinq ans; mais dans l'ordonnance
de i56i, imprimée en i56a, ils étoient fixés de
trois en trois ans. Il n'est pas raisonnable de
dire que ces conseils n'avoiént pour objet que
la lecture de cette ordonnance , puisque l'im-
pression qui en fut faite en même temps donnoit
à chacun la facilité de la lire à toute heure à son
aise, sans qu'on eût besoin pour cela seul de l'ap-
pareil d'un conseil général. Malheureusement on
a pris grand soin d'effacer bien des traditions an-
ciennes , qui seraient maintenant d'un grand usage
pour l'éclaircissement des édits.
(b) J'examinerai ci-après cet ledit d'abolition.
3l4 LETTRES
Le petit conseil pourrait donc suppri-
mer absolument les conseils généraux sans
autre inconvénient que de s'attirer quel-
ques représentations qu il est en possession
de rebuter, ou d'exciter quelques vains mur-
mures qu'il peut mépriser sans risques; car
par les articles VII , XXIII , XXIV, XXV,
XLIII, toute espèce de résistance est dé-
fendue en quelque cas que ce puisse être ,
et les ressources qui sont hors de la con-
stitution n'en font pas partie et n'en cor-
rigent pas les défauts.
Il ne le fait pas toutefois , parcequ'au fond
cela lui est très indifférent, et qu'un si-
mulacre de liberté fait endurer plus patiem-
ment la servitude. Il vous amuse à peu de
frais, soit par des élections sans conséquen-
ce, quant au pouvoir qu'elles confèrent et
quant au choix des sujets élus, soit par des
lois qui paraissent importantes, mais qu'il
a soin de rendre vaines , en ne les obser-
vant qu'autant qu'il lui plaît.
D'ailleurs on ne peut rien proposer dans
ces assemblées , on n'y peut rien discuter,
on n'y peut délibérer sur rien. Le petit con-
seil y préside, et par lui-môme, et par les
DE LA MONTAGNE. 3l5
syndics qui n y portent que l'esprit du corps.
Làmêmeil estmagistrat encore et maître de
son souverain. N'est-il pas contre toute rai-
son que le corps exécutif règle la police du
corps législatif, qu'il lui prescrive les ma-
tières dont il doit connoître, qu'il lui inter-
dise le droit d'opiner , et qu'il exerce sa puis-
sance absolue jusque dans les actes faits
pour la contenir ?
Qu'un corps si nombreux (a) ait besoin
(a) Les conseils généraux étoient autrefois très
fréquens à Génère, et tout ce qui se faisoit de
quelque importance y étoit porté. En 1707 , M. le
syndic Chouet disoit, dans une harangue devenue
célèbre , que de cette fréquence venoit jadis la
foiblesse et le malheur de l'état : nous verrons bien-
tôt ce qu'il en faut croire. Il insiste aussi sur l'ex-
trême augmentation du nombre des membres,
qui rendroit aujourd'hui cette fréquence impos-
sible, affirmant qu'autrefois cette assemblée ne
passoit pas deux à trois cents, et qu'elle est à pré-
sent de treize à quatorze cents. Il y a des deux
côtés beaucoup d'exagérations.
Les plus anciens conseils généraux étoient au
moins de cinq à six cents membres ; on seroit
peut-être bien embarrassé d'en citer un seul qui
ri*ait été que de deux ou trois cents. En i<429 on
5l6 LETTRES
de police et d'ordre, je l'accorde; mais
que cette police et cet ordre ne renversent
y en compta 720 stipulant pour tous les autres,
et peu ds temps après on reçut encore plus de
deux cents bourgeois»
Quoique la vill? de Genève soit devenue plus
commerçante et plue riche, elle n'a pu dei
beaucoup plus peuplée, les fortifications n'ajant
pas permis d'agrandir l'enceinte de ses murs , et
ayant fait raser ses fauxbourgs. D'ailleurs , pres-
que sans territoire et à la merci de ses voisins
pour sa subsistance, elle n'auroitpu s'agrandir sans
s'affoiblir. En i4<>4 > on y compta treize cents feux
faisant au moins treize mille âmes. Il n'y en a guère,
plus de vingt mille aujourd'hui; rapport bien éloi-
gné de celui de 3 à i/y. Or de ce nombre il faut
déduire celui des 'natifs, habitans , étrangers , qui
n'entrent pas au conseil général; nombre fort aug-
menté relativement à celui des bourgeois , depuis
le refuge des François et le progrès de l'industrie. .
Quelques conseils généraux sont allés de nos jours
à quatorze et même à quinze cents ; mais commu-
nément ils n'approchent pas de ce nombre ; si quel-
ques uns même vont à treize , ce n'est que dans
des occasions critiques où tous les bons citoyens
croiroient manquer à leur serment de s'absenter,
et où les magistrats , de leur côté, font venir du
dehors leurs cliens pour favoriser leurs m anœuves:
DE LA MONTAGNE. 3ï 7
pas le but de son institution. Est-ce donc
une chose plus difficile d établir la règle sans
servitude entre quelques centaines d'hom-
mes, naturellement graves et froids, qu'elle
ne l'étoit à Athènes, dont on nous parle,
dans l'assemblée de plusieurs milliers de
citoyens emportés, bouillans, et presque
effrénés ; qu elle ne Tétoit dans la capitale
or ces manoeuvres, inconnues au quinzième siècle,
n'exigeoient point alors de pareils expédiens. Gé-
néralement le nombre ordinaire roule entre huit à
neufs cents , quelquefois il reste au-dessous de
celui de l'an 1420, sur- tout lorsque l'assemblée
se tient en été , et qu'il s'agit de choses peu im-
portantes. J'ai moi-même assisté en 1764 à un con-
seil général qui n'étoit certainement pas de sept
cents membres.
Il résulte de ces diverses considérations que,
tout balancé, le conseil général est à-peu-près au-
jourd'hui , quant au nombre , ce qu'il étoit il y
a deux ou trois siecïes , ou du moins que la dif-
férence est peu considérable. Cependant tout le
monde y parloit alors ; la police et la décence qu'on
y voit régner aujourd'hui n'étoit pas établie. On
crioit quelquefois ; mais le peuple étoit libre , le
magistrat respecté, et le conseil s'assembloit fré-
quemment. Donc M. le syndic Chouet accusoit
faux et raisonnoit mal.
3l8 LETTRES
du monde , où le peuple en corps exerçoit
en partie la puissance executive; et qu'elle
ne Test aujourd'hui môme dans le grand
conseil de Venise, aussi nombreux que votre
conseil général ? On se plaint de l'impolice
qui règne dan s le parlement d'Angleterre ;
et toutefois, dans ce corps composé de plus
de sept cents membres , où se traitent de si
grandes affaires , où tant d'intérêts se croi-
sent, où tant de cabales se forment, où
tant de têtes s'échauffent, où chaque mem-
bre a le droit de parler , tout se fait, tout
s'expédie, cette grande monarchie va son
train : et chez vous , où les intérêts sont si
simples, si peu compliqués, où l'on n'a, pour
ainsi dire , à régler que les affaires d'une fa-
mille , on vous fait peur des orages comme
si tout alloit renverser ! Monsieur , la po-
lice de votre conseil général est la chose
du monde la plus facile; qu'on veuille sin-
cèrement l'établir pour le bien public , alors
tout y sera libre , et tout s'y passera plus
tranquillement qu'aujourd'hui.
Supposons que dans le règlement on eût
pris la méthode opposée à celle qu'on a
suivie; qu'au lieu de fixer les droits du
DE LA MONTAGNE. 3lO,
conseil général , ont eût fixé ceux des autres
conseils , ce qui par-là même eût montré
les siens : convenez qu'on eût trouvé dans
le seul petit conseil un assemblage de pou-
voirs bien étrange pour un état libre et
démocratique , dans des chefs que le peuple
ne choisit point et qui restent en place toute
leur vie.
D'abord l'union de deux choses par-tout
ailleurs incompatibles, savoir l'administra-
tion des affaires de l'état, et l'exercice suprê-
me de la justice sur les biens , la vie et l'hon-
neur des citoyens.
Un ordre , le dernier de tous par son rang
et le premier par sa puissance.
Un conseil inférieur, sans lequel tout est
mort dans la république ; qui propose s^ul ,
qui décide le premier, et dont la seule voix,
même dans son propre fait , permet à ses
supérieurs d'en avoir une.
Un corps qui reconnoît l'autorité d'un
antre , et qui seul a la nomination des mem-
bres de ce corps, auquel il est subor-
donné.
Un tribunal suprême duquel on appelle;
ou bien, au contraire, un juge inférieur
320 LETTRES
qui préside dans les tribunaux supérieurs
au sien.
Qui, après avoir siégé comme juge infé-
rieur dans le tribunal dont on appelle, non
seulement va siéger comme juge suprême
dans le tribunal où il est appelle, mais n'a
dans ce tribunal suprême que les collègues
qu'il s'est lui-même choisis.
Un ordre enfin qui seul a son activité
propre, qui donne à tous les autres la leur ,
et qui, dans tous, soutenant les résolutions
qu'il a prises, opine deux fois et vote
trois (a).
(a) Dans un état qui se gouverne en république,
et où l'on parle la langue françoise , il faudroit
se faire un langage à part pour le gouvernement.
Par exemple, délibérer, opiner, voter, sont trois
choses très différentes, et que les François ne dis-
tinguent pas assez. Délibérer , c'est peser le pour
et le contre; opiner, c'est dire son avis et le mo-
tiver; voter, c'est donner son suffrage, quand il
ne reste plus qu'à recueillir les voix. On met d'a-
bord la matieie en délibération. Au premier tour
on opine ; on vote au dernier. Les tribunaux ont par-
tout à-peu-près les mêmes formes; mais comme,
dans les monarchies, le public n'a pas besoin d'en
L'appel
DE LA MONTAGNE. ^21
L appel du petit conseil au deux cent
est un véritable jeu d enfant ; c'est une
farce en politique s'il en fut jamais : aussi
n'appelle-t-on pas proprement cet appel un
appel ; c'est une grâce qu'on implore en
justice , un recours en cassation d'arrêt : on
ne comprend pas ce que c'est. Croit-on que
si le petit conseil n'eût bien senti que ce
dernier recours étoit sans conséquence, il
s en fût volontairement dépouillé comme il
fit? Ce désintéressement n'est pas dans ses
maximes.
Si les jugemens du petit conseil ne sont
pas toujours confirmés en deux cent, c'est
dans les affaires particulières et contradic-
toires , où il n'importe guère au magistrat
laquelle des deux parties perde ou gagne
son procès : mais dans les affaires qu'on
apprendre les termes , ils restent consacrés au bar-
reau. C'est par une autre exactitude de la langue
en ces matières , que M. de Montesquieu, qui la sa-
voit si bien , n'a pas laissé de dire toujours la puis-
sance '" tutrice, blessant ainsi l'analogie, et faisant
adjectif le met exécuteur qui est substantif. C'est
la même faute que s'il eût dit, le pouvoir législa-
teur.
Tome g. X
322 LETTRES
poursuit d'office , dans toute affaire où le
conseil lui-même prend intérêt, le deux
cent répare-t-il jamais ses injustices, pro-
tege-t-il jamais l'opprimé , ose-t-il ne pas
confirmer tout ce qu'a fait le conseil , usa-
t-il jamais une seule fois avec honneur de
son droit de faire grâce? Je rappelle à regret
des temps dont la mémoire est terrible et
nécessaire. Un citoyen , que le conseil im-
mole à sa vengeance, a recours au deux
cent ; l'infortuné s'avilit jusqu'à demander
grâce ; son innocence n'est ignorée de per-
sonne ; toutes les règles ont été violées
dans son procès : la grâce est refusée, l'in-
nocent périt. Fatio sentit si bien l'inutilité
du recours au deux cent, qu'il ne daigna
pas s'en servir.
Je vois clairement ce qu'est le deux cent
à Zurich , à Berne, à Fribourg et dans les
autres états aristocratiques ; mais je ne sau-
rois voir ce qu'il est dans votre constitution,
ni quelle place il y tient. Est-ce un tribunal
supérieur ? en ce cas il est absurde que le
tribunal inférieur y siège. Est-ce un corps
qui représente le souverain ? en ce cas c'est
au représenté de nommer son représentant»
DE LA MONTAGNE. %%%
L'établissement du deux cent ne peut avoir
d autre fin que de modérer le pouvoir énor-
me du petit conseil ; et au contraire il ne
fait que donner plus de poids à ce même
pouvoir : or tout corps qui agit constam-
ment contre l'esprit de son institution est
mal institué.
Que sert d'appuyer ici sur des choses no-
toires qui ne sont ignorées d'aucun Gene-
vois ? Le deux cent n'est rien par lui-même;
il n'est que le petit conseil qui reparaît sous
une autre forme. Une seule fois il voulut
tâcher de secouer le joug de ses maîtres et
se donner une existence indépendante , et
par cet unique effort l'état faillit être ren-
versé : ce n'est qu'au seul conseil général
que le deux cent doit encore une apparence
d'autorité. Cela se vit bien clairement dans
l'époque dont je parle, et cela se verra bien
mieux dans la suite , si le petit conseil par-
vient à son but : ainsi, quand, de concert
avec ce dernier , le deux cent travaille à
déprimer le conseil général , il travaille à sa
propre ruine; et s'il croit suivre les brisées
du deux cent de Berne, il prend bien gros-
sièrement le change : mais on a presque
X 2
524 LETTRES
toujours vu clans ce corps peu de lumières
et moins de courage, et cela ne peut guère
être autrement par la manière dont il est
rempli (a).
Yous voyez , monsieur , combien , au
lieu de spécifier les droits du conseil sou-
verain , il eût été plus utile de spécifier les
(a) Ceci s'entend en général, et seulement de
l'esprit du corps ;* car je sais qu'il y a dans le
deux cent des membres très éclairés, et qui ne
manquent pas de zèle : mais incessamment sous les
yeux du petit conseil , livrés à sa merci , sans appu i ,
sans ressource , et sentant bien qu'ils seroient aban-
donnés de leur corps, ils s'abstiennent de tenter
des démarches inutiles qui ne feraient que les
compromettre et les perdre. La vile tourbe bour-
donne et triomphe; le sage se tait et gémit tout
bas.
Au reste le deux cent n'a pas toujours été dans
le discrédit où il est tombé. Jadis il jouit de la
considération publique et de la confiance des ci-
toyens : aussi lui laissoient-ils , sans inquiétude,
exercer les droits du conseil général, que le petit
conseil tâcha dès lors d'attirer à lui par cette loi in-
directe. Nouvelle preuve de ce qui sera dit plus
bas , que la bourgeoisie de Genève est peu re-
muante, et ne cherche guère à s'intriguer des af-
faires d'état.
DE LA MONTAGNE. Ô2-5
attributions des corps qui lui sont subordon-
nés ; et, sans aller plus loin, vous voyez
plus évidemment encore que, par la force
de certains articles pris séparément , le pe-
tit conseil est l'arbitre suprême des lois, et
par elles du sort de tous les particuliers.
Quand on considère les droits des citoyens
et bourgeois assemblés en conseil général,
rien nest plus brillant ; mais considérez
hors de là ces mêmes citoyens et bourgeois
comme individus, que sont-ils? que de-
viennent-ils? Esclaves d'un pouvoir arbi-
traire , ils sont livrés sans défense à la merci
de vingt-cinq despotes : les Athéniens du
moins en avoient trente. Et que dis-je ,
vingt-cinq?neuf suffisent pour un jugement
criminel (a). Sept ou huit, d'accord dans
ce nombre, vont être pour vous autant de
décemvirs; encore Les décemvirs furent-ils
élus par le peuple; au lieu qu'aucun de ces
juges n'est de votre choix : et l'on appelle
cela être libres !
(a) Edits civils, lit. I, art. XXXVI.
"V T
326 LETTRES
LETTRE VIII.
J'ai tiré , monsieur , l'examen de votre
gouvernement présent du règlement de la
médiation , par lequel ce gouvernement
est fixé; mais loin d'imputer aux médiateurs
d'avoir voulu vous réduire en servitude , je
prouveroîs aisément, au contraire, qu'ils
ont rendu votre situation meilleure à plu-
sieurs égards qu'elle n'étoit avant les trou-
bles qui vous forcèrent d'accepter leurs
bons offices. Ils ont trouvé une ville en ar-
mes ; tout étoit à leur arrivée dans un état
de crise et de confusion , qui ne leur per-
mettoit pas de tirer de cet état la règle de
leur ouvrage. Ils sont remontés aux temps
pacifiques , ils ont étudié la constitution
primitive de votre gouvernement : dans les
progrès qu'il avoit déjà faits, pour le remon-
ter, il eût fallu le refondre; la raison, Féa
quité ne permettoient pas qu'ils vous en
donnassent un autre, et vous ne l'auriez pas
accepté. N'en pouvant donc ùter les dé-
fauts , ils ont borné leurs soins à l'affermir
DE LA MONTAGNE. 027
tel que l'avoient laisse vos pères : ils Font
corrigé même en divers points ; et des abus
que je viens de remarquer , il n'y en a pas
un qui n'existât dans la république , long-
temps avant que les médiateurs en eussent
pris connoissance. Le seul tort qu'ils sem-
blent vous avoir fait , a été d'ôter au législa-
teur tout exercice du pouvoir exécutif, et
l'usage de la force à l'appui de la justice :
mais en vous donnant une ressource aussi
sûre et plus légitime, ils ont changé ce mal
apparent en un vrai bienfait; en se rendant
garans de vos droits, ils vous ont dispensés
de les défendre vous-mêmes. Eh ! dans la
misère des choses humaines, quel bien vaut
la peine d'être acheté du sang de nos frères ?
La liberté même est trop chère à ce prix.
Les médiateurs ont pu se tromper, ils
étaient hommes; mais ils n'ont point voulu
vous tromper , ils ont voulu être justes :
cela se voit, même cela se prouve; et tout
montre en effet que ce qui est équivoque ou
défectueux dans leur ouvrage, vient souvent
de nécessité, quelquefois d'erreur, jamais
de mauvaise volonté. Ils avoient à concilier
des choses presque incompatibles, les droits
X4
El$ LETTRES
du peuple et les prétentions du conseil ,
l'empire des lois et la puissance des hom-
mes, l'indépendance de Fétatet la garantie
du règlement : tout cela ne pouvoit se faire
sans un peu de contradiction; et c'est de
cette contradiction que votre magistrat tire
avantage, en tournant tout en sa faveur, et
faisant servir la moitié de vos lois à violer
l'autre.
Il est clair d'abord que le règlement lui-
même n'est point une loi que les médiateurs
aient voulu imposer à la république, mais
seulement un accord qu'ils ont établi entre
ses membres, et qu'ils n'ont par consé-
quent porté nulle atteinte à sa souveraineté.
Cela est clair, dis-je, par l'article XLIV, qui
laisse au conseil général, légitimement
assemblé, le droit de faire aux articles du
règlement tel changement qu'il lui plaît.
Ainsi les médiateurs ne mettent point leur
volonté au-dessus de la sienne , ils n'inter-
viennent qu'en cas de division. C'est le sens
de l'article XV.
Mais de là résulte aussi la nullité des
réserves et limitations données dans 1 article
III aux droits et attributions du conseil
DE LA MONTAGNE. Zl<)
général : car si le conseil général décide que
ces réserves et limitations ne borneront plus
sa puissance , elles ne la borneront plus; et
quand tous les membres d'un état souverain
règlent son pouvoir sur eux-mêmes,, qui
est-ce qui a droit de s'y opposer? Les exclu-
sions qu'on peut inférer de l'article III ne
signifient donc autre chose , sinon que le
conseil général se renferme dans leurs
limites jusqu'à ce qu'il trouve à propos de
les passer.
C'est ici l'une des contradictions dont
j'ai parlé, et Ton en démêle aisément la
cause. Il étoit d'ailleurs bien difficile aux
plénipotentiaires, pleins des maximes de
gouvernemens tout différens , d'approfon-
dir assez les vrais principes du votre. La
constitution démocratique a jusqu'à pré-
sent été mal examinée. Tous ceux qui en
ont parlé, ou ne la connoissoient pas, ou
y prenaient trop peu d'intérêt, ou avaient
intérêt de la présenter sous un faux jour.
Aucun d'eux n'a suffisamment distingué le
souverain du gouvernement, la puissance
législative de l'executive. Il n'y a point d'état
où ces deux pouvoirs soient si séparés, et
5oO LETTRES
où Ton ait tant affecté de les confondre. Les
uns s'imaginent qu'une démocratie est un
gouvernement où tout le peuple est magis-
trat et juge; d'autres ne voient la liberté que
dans le droit d'élire ses chefs , et, n'étant sou-
mis qu'à des princes , croient que celui qui
commande est toujours le souverain. La
constitution démocratique est certainement
le chef-d'œuvre de fart politique : mais plus
l'artifice en est admirable , moins il appar-
tient à tous les yeux de le pénétrer. N'est-il
pas vrai , monsieur , que la première précau-
tion de n'admettre aucun conseil général
légitime que sous la convocation du petit
conseil, et la seconde précaution, de n'y
souffrir aucune proposition qu'avec l'ap-
probation du petit conseil , suffisoient seu-
les pour maintenir le conseil général dans
la plus entière dépendance? La troisième
précaution, d'y régler la compétence des
matières, étoit donc la chose du monde la
})lus superflue ; et quel eût été l'inconvé-
nient de laisser au conseil général la pléni-
tude des droits suprêmes, puisqu'il n'en
peut faire aucun usage qu'autant que le
petit conseil le lui permet? En ne bornant
DE LA MONTAGNE. 53 1
pas les droits de la puissance souveraine,
on ne la rendoit pas dans le fait moins
dépendante, et Ton évitoit une contradic-
tion : ce qui prouve que c'est pour n'avoir
pas bien connu votre constitution, qu'on a
pris des précautions vaines en elles-mêmes et
contradictoires dans leur objet.
On dira que ces limitations avoient seule-
ment pour fin de marquer les cas où les
conseils inférieurs seroient obligés d'assem-
bler le conseil général. J'entends bien cela;
mais n'étoit-il pas plus naturel et plus sim-
ple de marquer les droits qui leur étoient
attribués à eux-mêmes, et qu'ils pouvoient
exercer sans le concours du conseil général?
Les bornes étoient-elles moins fixées par ce
qui est au-deçà que par ce qui est au-delà?
et lorsque les conseils inférieurs vouloient
passer ces bornes, n'est-il pas clair qu ils
avoient besoin d'être autorisés? Par là, je
l'avoue , on mettoit plus en vue tant de
pouvoirs réunis dans les mêmes mains,
on présentoit les objets dans leur jour véri-
table ; on tiroit de la nature de la chose le
moyen de fixer les droits respectifs des
332 LETTRES
divers corps, et l'on saiivoit toute contradic-
tion.
A la vérité l'auteur des lettres prétend
que le petit conseil , étant le gouvernement
même, doit exercer à ce titre toute l'au-
torité qui n'est pas attribuée aux autres
corps de l'état : mais c'est supposer la sien-
ne antérieure aux édits ; c'est supposer que
le petit conseil, source primitive de la puis-
sance, garde ainsi tous les droits qu'il n'a
pas aliénés. Reconnoissez-vous , monsieur,
dans ce principe celui de votre constitu-
tion? Une preuve si curieuse mérite de
nous arrêter un moment.
Remarquez d'abord qu'il s'agit là (à) du
pouvoir du petit conseil , mis en opposition
avec celui des syndics, c'est-à-dire de cha-
cun de ces deux pouvoirs séparés de l'autre.
L'édit parle du pouvoir des syndics sans le
conseil, il ne parie point du pouvoir du
conseil sans les syndics; pourquoi cela?
Parceque le conseil sans les syndics est le
gouvernement. Donc le silence même des
(a) Lettres écrites de la campagne, page 66,
DE LA MONTAGNE. 335
édits sur le pouvoir du conseil, loin de
prouver la nullité de ce pouvoir, en prouve
îetendue. Voilà sans doute une conclu-
sion bien neuve. Admettons-la toutefois ,
pourvu que l'antécédent soit prouvé.
Si c'est parceque le petit conseil est le
gouvernement, que les édits ne parlent
point de son pouvoir, ils diront du moins
que le petit conseil est le gouvernement, à
moins que de preuve en preuve leur silence
n1 établisse toujours le contraire de ce qu'ils
ont dit.
Or je demande qu'on me montre dans
vos édits où il est dît que le petit conseil est
le gouvernement; et en attendant je vais
vous montrer, moi, où il est dit tout le
contraire. Dans redit politique de i568, je
trouve le préambule conçu dans ces termes:
Pou?" ce que le gouvernement et estât de cette
ville consiste par quatre syndicques , le con-
seil des vingt-cinq , le conseil des soixante,
des deux cents , du général, et un lieutenant
en la justice ordinaire, avec autres offices,
selon que bonne police le requiert , tant pour
l'administration au bien public que de la
justice, nous avons recueilli l'ordre qui jus-
334 LETTRES
qu'ici a été observé. . . . afin qu'il soit gardé
à r avenir. . . comme s'ensuit.
Dès l'article premier de redit de 1738,
je vois encore que cinq ordres composent le
gouvernement de Genève. Or de ces cinq
ordres les quatre syndics tout seuls en font
un; le conseil des vingt- cinq, où sont cer-
tainement compris les quatre syndics , en
fait un autre , et les syndics entrent encore
dans les trcis suivans. Le petit conseil sans
les syndics n'est donc pas le gouvernement.
J'ouvre Tédit de 1707, et j'y vois à l'ar-
ticle V, en propres termes , que ce messieurs
« les syndics ont la direction et le gouver-
cc nement de l'état ». A l'instant je ferme le
livre, et je dis : Certainement selon les édits
le petit conseil sans les syndics n'est pas le
gouvernement, quoique l'auteur des lettres
affirme qu'il l'est.
On dira que moi-même j'attribue souvent
dans ces lettres le gouvernement au petit
conseil. J'en conviens ; mais c'est au petit
conseil présidé par les syndics; et alors il
est certain que le gouvernement provision-
nel y réside dans le sens que je donne à ce
mot : mais ce sens n'est pas celui de l'auteur
DE LA MONTAGNE. 335
des lettres, puisque dans le mien le gouver-
nement n'a que les pouvoirs qui lui sont
donnés par la loi , et que dans le sien, au
contraire , le gouvernement a tous les pou-
voirs que la loi ne lui ôte pas.
Pieste donc dans toute sa force l'objec-
tion des représentais , que , quand l'édit
parle des syndics, il parle de leur puissan-
ce , et que , quand il parle du conseil , il
ne parle que de son devoir. Je dis que cette
objection reste dans toute sa force ; car Fau-
teur des lettres ny répond que par une as-
sertion démentie par tous les édits. Vous
me ferez plaisir, monsieur , si je me trom-
pe , de m'apprendre en quoi pèche mon rai-
sonnement.
Cependant cet auteur, très content du
sien, demande comment , « si le législateur
« n avoit pas considéré de cet œil le petit
ce conseil , on pourroit concevoir que dans
ce aucun endroit de ledit il n en réglât l'au-
cc torité , qu'il la supposât par-tout, et qu'il
ce ne la déterminât nulle part (a) ? »
J'oserai tenter d'éclaircir ce profond mys-
(a) Ibicl. page 67.
336 LETTRES
tere. Le législateur ne règle point la puis-
sance du conseil, parcequ'il ne lui en donne
aucune indépendamment des syndics'; et
lorsqu'il la suppose , c'est en le supposant
aussi présidé par eux. Il a déterminé la leur,
par conséquent il est superflu de détermi-
ner la sienne. Les syndics ne peuvent pas
tout sans le conseil , mais le conseil ne peut
rien sans les syndics; il n'est rien sans eux,
il est moins que n'étoit le deux cent même
lorsqu'il fut présidé par l'auditeur Sarrasin.
Voilà, je crois, la seule manière raison-
nable d'expliquer le silence des édits sur le
pouvoir du conseil ; mais ce n'est pas celle
qu'il convient aux magistrats d'adopter. On
eût prévenu dans le règlement leurs singu-
lières interprétations , si Ton eût pris une
méthode contraire , et qu'au lieu de mar-
quer les droits du conseil général , on eût
déterminé les leurs. Mais pour n'avoir pas
voulu dire ce que n'ont pas dit les édits , on
a fait entendre ce qu'ils n'ont jamais sup-
posé.
Que de choses contraires à la liberté pu-
blique et aux droits des citoyens et bour-
geois, et combien n'en pourrois-je pas ajou-
ter
DE LA MONTAGNE. 35-7
ter encore! Cependant tous ces désavanta-
ges qui naissoient ou sembloient naître de
votre constitution, et qu'on auroit pu dé-
truire sans 1 ébranler , ont été balancés et
réparés avec la plus grande sa^es>e, par des
compensations qui en naissoient aussi ; et
telle étoit précisément l'intention des mé-
diateurs, qui, seloii leur propre déclaration,
fut « de conserver à chacun ses droits , ses
« attributions particulières provenant de la
c< loi fondamentale de l'état ». M. Micheli
du Cret , aig; i par ses malheurs contre cet
ouvrage, dans lequel il fut oublié , l'accuse
de renverser l'institution fondamentale du
gouvernement , et de dépouiller les ci toyens
et bourgeois de leurs droits , sans vouloir
voir combien de ces droits, tant publics qu©
particuliers, ont été conservés ou rétablis
par cet édit, dans les articles III, IV, X,
XI, XII, XXII, XXX, XXXI, XXXII,'
XXXIV, XLII et XLIV, sans songer sur-
tout que la force de tous ces articles dépend
d'un seul qui vous a aussi été conservé : ar-
ticle essentiel , article équipondérant à tous
ceux qui vous sont contraires , et si néces-
saire à l'effet de ceux qui vous sont favora-
Tome 9. Y
53g LETTRES
bîes , qu ils seroient tous inutiles si Ton ve-
noit à bout d'éluder celui-là , ainsi qu on Fa
entrepris. Nous voici parvenus au point
important; mais, pour en bien sentir l'im-
portance, il falloit peser tout ce que je viens
dexposer.
On a beau vouloir confondre l'indépen-
dance et la liberté : ces deux choses sont si
différentes , que même elles s'excluent mu-
tuellement. Quand chacun fait ce qu il lui
filait, on fait souvent ce qui déplaît à d au-
tres , et cela ne s'appelle pas un état libre.
La liberté consiste moins à faire sa volonté,
qu'à n'être pas soumis à celle d autrui-, elle
consiste encore à ne pas soumettre la vo-
lonté d'autrui à la nôtre. Quiconque est
maître ne peut être libre; et régner, c'est
obéir. Vos magistrats savent cela mieux que
personne , eux qui , comme Othon , n'o-
mettent rien de servile pour commander (a).
(«) En général, dit l'auteur des lettres, les
hommes craignent encore plus d'obéir au ils n'ai-
ment à commander. Tacite en jugeoit autrement ,
et connoissoit le cœur humain. Si la maxime étort
Vraie, les valets des grands seroient moins uiso-
DE LA MONTAGNE. 35(J
Je ne connois de volonté vraiment libre que
celle à laquelle nul n'a droit d'opposer dç
la résistance; dans la liberté commune,
nul n'a droit de faire ce que la liberté d'un
autre lui interdit, et la vraie liberté n'est
jamais destructive en elle-même. Ainsi la
liberté sans la justice est une véritable con-
tradiction; car, comme qu'on s'y prenne,
tout gêne dans l'exécution d'une volonté
subordonnée.
Il n'y a donc point de liberté sans lois ,
ni où quelqu'un est au-dessus des lois :
dans l'état même de nature, l'homme n'est
lens avec les bourgeois; et l'on verroit moins de
fainéans ramper dans les cours des princes. Il y a
peu d'hommes d'un cœur assez sain pour savoir
aimer la liberté. Tous veulent commander; à ce
prix, nul ne craint d'obéir. Un petit parvenu se
donne cent maîtres pour acquérir dix valets. Il n'y
a qu'à voir la fierté des nobles dans les monarchies ;
avec quelle emphase ils prononcent ces mots de
service, de servir; combien ils s'estiment grands
et respectables quand ils peuvent avoir l'honneur
de dire, le roi mon maure; combien ils méprisent
les républicains qui ne sont que libres , et qui cer-
tainement sont plus nobles qu'eux.
y 2
3/tO LETTRES
libre qu'à la faveur de la loi naturelle, qui
commande à tous. Un peuple libre obéit,
mais il ne sert pas ; il a des chefs et non pas
des maîtres ; il obéit aux lois , mais il n obéit
qu'aux lois, et c'est par la force des lois
qu'il n'obéit pas aux hommes. Toutes les
barrières qu'on donne dans les républiques
au pouvoir des magistrats , ne sont établies
que pour garantir de leurs atteintes l'en-
ceinte sacrée des lois : ils en sont les minis-
tres, non les arbitres; ils doivent les gar-
der , non les enfreindre. Un peuple est li-
bre , quelque forme qu'ait son gouverne.
ment, quand, dans celui qui le gouverne,
il ne voit point l'homme, mais l'organe de
la loi. En un mot, la liberté suit toujours
le sort des lois , elle règne ou périt avec
elles ; je ne sache rien de plus certain.
^Vbus avez des lois bonnes, et sages , soit
en elles-mêmes, soit par cela seul que ce
sont des lois. Toute condition imposée à
chacun par tous ne peut être onéreuse à
personne, et la pire des lois vaut encore
mieux que le meilleur maître; car tout maî-
tre a des préférences, et la loi n'en a jamais.
Depuis que la constitution de votre état
DE LA MONTAGNE. 5^1
a pris une forme fixe et stable , vos fonctions
de législateur sont finies : la sûreté de l'é-
difice veut qu on trouve à présent autant
d'obstacles pour y toucher , qu'il falloit
d'abord de facilités pour le construire. Le
droit négatif des conseils pris en ce sens
est l'appui de la république : l'article VI
du règlement est clair et précis ; je me rends
sur ce point aux raisonnemens de Fau-
teur des lettres, je les trouve sans réplique ;
et quand ce droit si justement réclamé par
vos magistrats seroit contraire à vos inté-
rêts, il faudroit souffrir et vous taire. Des
hommes droits ne doivent jamais fermer les
yeux à l'évidence, ni disputer contre la vé-
rité.
L'ouvrage est consommé , il ne s'agit plus
que de le rendre inaltérable. Or l'ouvraoe
du législateur ne s'altère et ne se détruit ja-
mais que d'une manière ; c'est quand les
dépositaires de cet ouvrage abusent de leur
dépôt, et se font obéir au nom des lois en
leur désobéissant eux-mêmes (a). Alors la
(a) Jamais le peuple ne s'est rebellé contre les
lois, que les chefs n'aient commencé, par les en.-
Y 3
34S LETTRES
pire chose naît de la meilleue , et la loi
qui sert de sauve-garde à la tyrannie est plus
funeste que la tyrannie elle-même. Voilà
précisément ce que prévient le droit de re-
présentation stipulé dans vos édits, et res-
treint mais confirmé par la médiation. Ce
droit vous donne inspection, non plus sur
la législation comme auparavant , mais sur
l'administration; et vos magistrats, tout
puissans au nom des lois , seuls maîtres
d'en proposer au législateur de nouvelles ,
sontsoumisàsesj\igemens s'ils s'écartent de
celles qui sont établies. Par cet article seul
freindre en quelque chose. C'est sur ce principe
certain qu'à la Chine, quand il y a quelque ré-
volte dans une province, on commence toujours
par punir le gouverneur. En Europe les rois sui-
vent constamment la maxime contraire; aussi
vovez comment prospèrent leurs états ! La popu-
lation diminue par-tout d'un dixième tous les
trente ans; elle ne diminue point à la Chine. Le
despotisme oriental se soutient , parcequ'il est plus
sévère sur les grands que sur le peuple ; il tire ainsi
de lui-même son propre remède. J'entends dire
qu'on commence à prendre à la Porte la maxime
chrétienne. Si cela est, on verra dans peu ce qu i
en résultera.
DE LA MONTAGNE. Z'fî
votre gouvernement , sujet d'ailleurs à plu-
sieurs défauts considérables, devient le
meilleur qui ait jamais existé : car quel
meilleur gouvernement que celui dont tou-
tes les parties se balancent dans un parfait
équilibre, où les particuliers ne peuvent
transgresser les lois , parcequ ils sont sou-
mis à des juges , et où ces juges ne peuvent
pas non plus les transgresser, parcequ'ils
sont surveillés par le peuple?
Il est vrai que , pour trouver quelque
réalité dans cet avantage , il ne faut pas le
fonder sur un vain droit ; mais qui dit un
droit, ne dit pas une chose vaine. Dire à
celui qui a transgressé la loi, qu'il a trans-
gressé la loi , c'est prendre une peine bien
ridicule : c'est lui apprendre une chose
qu'il sait aussi bien que vous.
Le droit est , selon Pufendorff , une qua-
lité morale par laquelle il nous est dû quel-
que chose. La simple liberté. de se plaindre
n'est donc pas un droit, ou du moins c'est
un droit que la nature accorde à tous, et
que la loi d'aucun pays note à personne.
S'avisa-t-on jamais de stipuler dans des lois
que celui qui perdrait un procès auroit la
Y 4
544 LETTRES
liberté de se plaindre? S'avisa-t-on jamais
de punir quelqu'un pour lavoir fait? Où
est le gouvernement, quelque absolu qu il
puisse être , où tout citoyen n'ait pas le droit
de donner des mémoires au prince ou à son
ministre sur ce qu'il croit utile à l'état? et
quelle risée n'exciteroit pas un édit public
par lequel on accorderoit formellement aux
sujets le droit de donner de pareils mé-
moires ? Ce n'est pourtant pas dans un état
despotique, c'est dans une république, c'est
dans une démocratie, au'on donne authen-
tiquement aux citoyens , aux membres du
souverain, la permission d'user auprès de
leur magistrat de ce même droit que nul
despote nota jamais au dernier de ses es-
claves.
Quoi ! ce droit de représentation con-
sisteroit uniquement à remettre un papier
qu'on est même dipensé de lire , au moyen
d'une réponse sèchement négative (a) ?
Ce droit, si solemnellement stipulé encom-
(a) Telle , par exemple, que celle que fit le con-
seil le 10 août 176J, aux représentations remises
le 8 à M. le premier syndic par un grand nom-
bre de citoyens et bourgeois»
DE LA MONTAGNE. O^S
pensation de tant de sacrifices , se borne-
roit à la rare prérogative de demander et
ne rien obtenir? Oser avancer une telle
proposition , c'est accuser les médiateurs
d'avoir usé avec la bourgeoisie de Genève
de la plus indigne supercherie; c'est offen-
ser la probité des plénipotentiaires, l'équité
des puissances médiatrices; c'est blesser
toute bienséance , c'est outrager même le
bon sens.
Mais enfin quel est ce droit? jusqu'où
s'étend-il? comment peut-il être exercé?
Pourquoi rien de tout cela n'est-il spécifié
dans l'article VII? Voilà des questions rai-
sonnables ; elles offrent des difficultés qui
méritent examen.
La solution d'une seule nous donnera
celle de toutes les autres, et nous dévoilera
le véritable esprit de cette institution.
Dans un état tel que le vôtre , où la sou-
veraineté est entre les mains du peuple ,
le législateur existe toujours, quoiqu'il ne
se montre pas toujours. Il n'est rassemblé
et ne parle authentiquement que dans le
conseil général; mais hors du conseil gé-
néral il n'est pas anéanti ; ses membres
346 LETTRES
sont épars, mais ils ne sont pas morts ;
ils ne peuvent parler par des lois , mais
ils peuvent toujours veiller sur l'adminis-
tration des lois ; c'est un droit , c'est même
un devoir attaché à leurs personnes, et qui
ne peut leur être ôté dans aucun temps.
De là le droit de représentation. Airisi la re-
présentation d'un citoyen , d'un bourgeois
ou de plusieurs , n'est que la déclaration
de leur avis* sur une matière de leur com-
pétence. Ceci est le sens clair et nécessaire
de Tédit de 1707 dans l'article V qui con-
cerne les représentations.
Dans cet article , on proscrit avec raison
la voie des signatures, parceque cette voie
est une manière de donner son suffrage ,
de voter par tête, comme si déjà l'on étoiten
conseil général , et que la forme du con-
seil général ne doit être suivie que lorsqu'il
est légitimement assemblé. I^a voie des re-
présentations aie même avantage sans avoir
le même inconvénient. Ce n'est pas voter en
conseil général, c'est opiner sur les matières
qui doivent y être portées ; puisqu'on ne
compte pas les voix , ce n'est pas donner
son suffrage, c'est seulement dire son avis.
DE LA MONTAGNE. 347
Cet avis n'est à la vérité que celui d'un
particulier ou de plusieurs; mais ces par
ticuliers étant membres du souverain , et
pouvant le représenter quelquefois par
leur multitude, la raison veut qu alors on
ait égard à leur avis, non comme à une dé-
cision, mais comme à une proposition qui
la demande, et qui la rend quelquefois né-
cessaire.
Ces représentations peuvent rouler sur
deux objets principaux , et la différence de
ces objets décide de la diverse manière dont
le conseil doit faire droit sur ces mômes
représentations. De ces deux objets, luii
est de faire quelque changement à la loi ,
l'autre de réparer quelque transgression de
la loi. Cette division est complète et com-
prend toute la matière sur laquelle peuvent
rouler les représentations. Elle est fondée
sur redit même qui , distinguant les termes
selon ees objets , impose au procureur-gé-
néral de faire des instances ou des remon-
trances, selon que les citoyens lui ont fait
des plaintes ou des réquisitions (a).
(a) iî^i/enVn'estpasseulementcleraanclerjmais
^4& LETTRES
Cette distinction une fois établie, le con-
seil auquel ces représentations sont adres^
sées doit les envisager bien différemment
selon celui de ces deux objets auquel elles
se rapportent. Dans les états où le gouverne-
ment et les lois ont déjà leur assiette, on
doit, autant qu'il se peut, éviter dy tou-
cher, et sur-tout dans les petites républi-
ques , où le moindre ébranlement désunit
tout. L'aversion des nouveautés est donc
généralement bien fondée; elle Test sur-
tout pour vous qui ne pouvez qu'y perdre ,
et le gouvernement ne peut apporter un
trop grand obstacle à leur établissement : car
quelque utiles que fussent des lois nouvel-
demander en vertu d'un droit qu'on a d'obtenir.
Cette acception est établie par toutes les formules
judiciaires , dans lesquelles ce terme de palais est
employé. On dit requérir justice; on n'a jamais dit
requérir grâce. Ainsi, dans les deux cas, les citoyens
avoient également droit d'exiger que leurs réqui-
sitions ou leurs plaintes , rejetées par les conseils
inférieurs, fussent-portées en conseil général. Mais
par le mot ajouté dans l'article VI de ledit de
1738, ce droit est restreint seulement au cas de
la plainte , comme il sera dit clans ie texte.
DE LA MONTAGNE. 3^g
les, les avantages en sont presque toujours
moins sûrs que les dangersnen sont grands.
A cet égard, quand le citoyen, quand le
bourgeois a proposé son avis, il a fait son
devoir; il doit au surplus avoir assez de
confiance en son magistrat, pour le juger
capable de peser l'avantage de ce qu'il lui
propose , et porté à l'approuver s'il le croit
utile au bien public. La loi a donc très sage-
ment pourvu à ce que l'établissement et
même la proposition de pareilles nouveau-
tés ne passât pas sans l'aveu des conseils; et
voilà en quoi doit consister le droit négatif
qu'ils réclament, et qui, selon moi, leur
appartient incontestablement.
Mais le second objet, ayant un principe
tout opposé, doit être envisagé bien dif-
féremment. Il ne s'agit pas ici d'innover; il
s'agit, au contraire, d'empêcher qu'on n'in-
nove; il s'agit, non d'établir de nouvelles
lois, mais de maintenir les anciennes.
Quand les choses tendent au changement
par leur pente, il faut sans cesse de nou-
veaux soins pour les arrêter. Voilà ce que
les citoyens et bourgeois , qui ont un si grand
intérêt à prévenir tout changement, se
35o LETTRES
proposent clans les plaintes dont parle Iné-
dit. Le législateur existant toujours voit
l'effet ou l'abus de ces lois : il voit si elles
sont suivies ou transgressées , interprétées
de bonne ou de mauvaise foi ; il y veille, il y
doit veiller; cela est de son droit, de son
devoir, même de son serment. C'est ce
devoir qu'il remplit dans les représenta-
tions; c'est ce droit, alors, qu'il exerce; et
il seroit contre toute raison , il seroit même
indécent de vouloir étendre le droit négatif
du conseil à cet objet-là.
Cela seroit contre toute raison , quant au
législateur ; parcequ'alors toute la solemnité
des lois seroit vaine et ridicule, et que réelle-
ment l'état n'auroit point d'autre loi que la
volonté du petit conseil, maître absolu de
négliger, mépriser, violer, tourner à sa
mode les règles qui lui seroient prescrites ,
et de prononcer noir où la loi diroit blanc,
sans en répondre à. personne. A quoi bon
s'assembler solemnellement dans le temple
de saint Pierre, pour donner aux édits une
sanction sans effet ; pour dire au petit con-
seil : « Messieurs, voilà le corps de lois quo
ce nous établissons dans l'état, et dont nous
DE LA MONTAGNE. 35l
« vous rendons les dépositaires , pour vous
« v conformer quand vous le jugerez àpro-
tc pos , et pour le transgresser quand il vous
ce plaira ? »
Cela seroit contre la raison, quant aux
représentations ; parcequ'alors le droit sti-
pulé par un article exprès de l'édit de 1707,
et confirmé par un article exprès de ledit de
1738, seroit un droit illusoire et fallacieux,
qui ne signifieroit que la liberté de se plain-
dre inutilement quand on est vexé; liberté
qui, n'ayant jamais été disputée à personne ,
est ridicule à établir parla loi.
Enfin cela seroit indécent en ce que , par
une telle supposition, la probité des média-
teurs seroit outragée , que ce seroit prendre
yos magistrats pour des fourbes et vos bour-
geois pour des dupes d'avoir négocié, traité,
transigé avec tant d'appareil , pour mettre
une des parties à l'entière discrétion de
l'autre, et d'avoir compensé les concessions
les plus fortes par des sûretés qui ne signine-
roient rien.
Mais, disent ces messieurs, les termes de
redit sont formels : ce 11 ne sera rien porté
« au conseil général qu'il n'ait été traité et
352 LETTRES
ce approuvé, d'abord dans le conseil des
« vingt-cinq, puis dans celui des deux-
ce cents 5>. ,
Premièrement, qu'est-ce que cela prouve
autre chose dans la question présente, si ce
n'est une marche réglée et conforme à
Tordre, et l'obligation dans les conseils infé-
rieurs de traiter et approuver préalablement
ce qui doit être porté au conseil général?
Les conseils ne sont-ils pas tenus d'approu-
ver ce qui est prescrit par la loi? Quoi ! si les
conseils n'approuvoient pas qu'on procédât
à l'élection des syndics , n'y devroit-on plus
procéder; et si les sujets qu'ils proposent
sont rejetés , ne sont-ils pas contraints d'api
prouver qu'il en soit proposé d'autres ?
D'ailleurs , qui ne voit que ce droit d'ap-
prouver et de rejeter, pris dans son sens
absolu , s'applique seulement aux proposi-
tions qui renferment des nouveautés , et
non à celles qui n'ont pour objet que le
maintien de ce qui est établi? Trouvez-vous
du bon sens à supposer qu'il faille une ap-
probation nouvelle pour réparer les trans-
gressions d'une ancienne loi? Dans l'appro-
bation donnée à cette loi lorsqu'elle fut pro-
mulguée,
DE LA MONTAGNE. o55
mulguée, sont contenues toutes celles qui
se rapportent à son exécution. Quand les
conseils approuvèrent que cette loi seroit
établie, ils approuvèrent qu'elle seroit ob-
servée , par conséquent qu on en puniroit
les transgresseurs ; et quand les bourgeois
dans leurs plaintes se bornèrent à deman-
der réparation sans punition , Ton veut
qu'une telle proposition ait de nouveau be-
soin d'être approuvée? Monsieur, si ce
n'est pas là se moquer des gens, dites-moi
comment on peut s'en moquer.
Touteladifficultéconsistedonc ici dansla
seule question de fait. La loi a t-elle été trans-
gressée ou ne l'a-t-elle pas été? Les citoyens
et bourgeois disent qu'elle l'a été ; les magis-
trats le nient. Or voyez , je vous prie, si l'on
peut rien concevoir de moins raisonnable en
pareil cas que ce droit négatif qu'ils sattri-
buent. On leur dit, vous avez transgressé la
loi ; ils répondent, nous ne l'avons pas trans-
gressée : et devenus ainsi juges suprêmes
dans leur propre cause, les voilà justifiés
contre l'évidence par leur seule affirmation.
Vous me demanderez si je pr, tends crétê
l'affirmation contraire soit toujours IV vj -
Tome 9. Z
354 LETTRES
dence ? Je ne dis pas cela ; je dis que quand
elle le seroit, vos magistrats ne s'en tien-
droient pas moins contre l'évidence à leur
prétendu droit négatif. Le cas est actuelle-
ment sous vos yeux; et pour qui doit être
ici le préjugé le plus légitime? Est-il croya-
ble , est-il naturel que des particuliers sans
pouvoirs , sans autorité , viennent dire à
leurs magistrats qui peuvent être demain
leurs juges, Vous avez fait une injustice, lors-
que cela n'est pas vrai ? Que peuvent espé-
rer ces particuliers d'une démarche aussi
folle, quand môme ils seroient surs de l'im-
punité? Peuvent-ils penser que des magis-
tratssi hautains jusque dans leurs torts iront
convenir sottement des torts mômes qu'ils
11 auraient pas ? Au contraire , y a-t-il rien
de plus naturel que de nier les fautes qu'on
a faites? Na-t-on pas intérêt de les soutenir,
et n'est-on pas toujours tenté de le faire ,
lorsqu'on le peut impunément et qu'on a
la force en main? Quand le foible et le fort
ont ensemble quelque dispute, ce qui n'ar-
rive guère qu'au détriment du premier, le
sentiment par cela seul le plus probable est
toujours que c'est le plus fort qui a toit,
DE LA MONTAGNE. 555
Les probabilités, je le sais, ne sont pas
des preuves; mais dans des faits notoires
comparés aux lois , lorsque nombre de ci-
toyens affirment qu'il y a injustice, et que
le magistrat accusé de cette injustice affirme
qu'il n'y en a pas, qui peut être juge, si ce
n'est le public instruit; et où trouver ce pu-
blic instruit à Genève, si ce n'est dans le
conseil général composé des deux partis ?
Il n'y a point d'état au monde où le sujet
lésé par un magistrat injuste ne puisse, par
quelque voie, porter sa plainte au souve-
rain; et la crainte que cette ressource in-
spire , est un frein qui contient beaucoup
d'iniquités. En France même, où l'atta-
chement des parlemens aux loix est extrê-
me, la voie judiciaire est ouverte contre
eux en plusieurs cas par des requêtes en
cassation d'arrêt. Les Genevois sont privés
d'un pareil avantage; la partie condamnée
par les conseils ne peut plus , en quelque
cas que ce puisse être, avoir aucun recours
au souverain : mais ce qu'un particulier ne
peut faire pour son intérêt privé , tous
peuvent le faire pour l'intérêt commun : car
toute transgression des lois , étant une at-
556 LETTRES
teinte portée à la liberté, devient une af-
faire publique ; et quand la voix publique
s'élève, la plainte doit être portée au sou-
verain. Il n'y auroit sans cela ni parlement,
ni sénat , ni tribunal sur la terre qui lut
armé du funeste pouvoir qu'ose usurper
votre magistrat , il ny auroit point dans au-
cun état de sort aussi dur que le votre. \ ous
m avouerez que ce seroit là une étrange li-
berté !
Le droit de représentation est intimement
li.é à votre constitution : il est le seul moyen
possible d'unir la liberté à la subordination ,
et de maintenir le magistrat dans la dé-
pendance des lois sans altérer son autorité
sur le peuple. Si les plaintes sont claire-
ment fondées , si les raisons sont palpables,
on doit présumer le conseil assez équita-
ble pour y déférer. S'il ne l'étoit pas, ou
que les griefs n'eussent pas ce degré d'é-
vidence qui les met au-dessus du doute ,
le cas changerait, et ce seroit alors à la vo-
lonté générale de décider; car dans votre
état cette volonté est le juge suprême et
l'unique souverain. Or comme, dès le com-
mencement de la république, cette vo-
DE LA MONTAGNE. 35 J
lonté avoit toujours des moyens de se faire
entendre, et que ces moyens tenoient à
votre constitution, il s'ensuit que l'édit
de 1 707 , fondé d'ailleurs sur un droit im-
mémorial , et sur l'usage constant de ce
droit, n'avoit pas besoin de plus grande*
explication.
Les médiateurs, ayant eu pour maxime
fondamentale de s'écarter des anciens édits
le moins qu'il étoit possible, ont laissé cet
article tel qu'il étoit auparavant , et même
y ont renvoyé. Ainsi, par le règlement de
la médiation, votre droit sur ce point est
demeuré parfaitement le même, puisque
l'article qui le pose est rappelle tout entier.
Mais les médiateurs n'ont pas vu que les
changemens qu'ils étoient forcés de faire
à d'autres articles les obligeoient, pour être
conséquens, d'éclaircir celui-ci, et d'y ajou-
ter de nouvelles explications que leur tra-
vail rendoit nécessaires. L'effet des repré-
sentations des particuliers négligées est de
devenir enfin la voix du public, et d'ob-
vier ainsi au déni de justice. Cette trans-
formation étoit alors légitime et conforme à
la loi fondamentale, qui, par tout pays,
r r rr
/j 0
358 LETTRES
arme en dernier ressort le souverain de la
force publique pour F exécution de ses vo-
lontés.
Les médiateurs n'ont pas supposé ce déni
de justice. L'événement prouve qu'ils l'ont
dû supposer. Pour assurer la tranquillité
publique, ils ont jugé à propos de séparer
du droit la puissance, et de supprimer mê-
me les assemblées et députations pacifi-
ques delà bourgeoisie; mais puisqu'ils lui
ont d'ailleurs confirmé son droit, ils dé-
voient lui fournir dans la forme de l'insti-
tution d'autres moyens de le faire valoir ,
à la place de ceux qu'ils lui ôtoient: ils ne
l'ont pas fait. Leur ouvrage , à cet égard ,
est donc resté défectueux ; car le droit étant
demeuré le même, doit toujours avoir les
mêmes effets.
Aussi voyez avec quel art vos magistrats
se prévalent de l'oubli des médiateurs ! En
quelque nombre que vous puissiez être, ils
ne voientplus envousquedesparticuliers ; et
depuis qu'il vous a été interdit de vous mon-
trer en corps, ils regardent ce corps comme
anéanti : il ne l'est pas toutefois , puisqu'il
conserve tous ses droits, tous ses privilèges,
DE LA MONTAGNE. 35g
et qu'il fait toujours la principale partie de
l'état et du législateur. Ils partent de cette
supposition fausse , pour vous faire mille
difficultés chimériques sur l'autorité qui
peut les obliger d'assembler le conseil gé-
néral. Il n'y a point d'autorité qui le puisse ,
hors celle des lois, quand ils les observent:
mais l'autorité de la loi qu'ils transgressent
retourne au législateur ; etn'osant nier tout-
à-fait qu'en pareil cas cette autorité ne soit
dans le plus grand nombre , ils rassemblent
leurs objections sur les moyens de le consta-
ter. Ces moyens seront toujours faciles ,
sitôt qu'ils seront permis ; et ils seront sans
inconvénient, puisqu'il est aisé d'en pré-
venir les abus.
Il ne s'agissoit là ni de tumultes ni de
violence : il ne s'agissoit point de ces res-
sources quelquefois nécessaires, mais tou-
jours terribles, qu'on vous a très sagement
interdites; non que vous en ayez jamais
abusé , puisqu'au contraire vous n'en usâ-
tes jamais qu'à la dernière extrémité, seu-
lement pour votre défense, et toujours avec
une modération qui peut-être eût dû vous
conserver le droit des armes, si quelque peu-
z4
36o LETTRES
pie eût pu Favoir sans danger. Toutefois je
bénirai le ciel , quoi qu'il arrive , de ce qu'on
n'en verra plus l'affreux appareil au milieu
de vous. Tout est permis dans les maux ex-
trêmes, dit plusieurs fois l'auteur des lettres.
Cela fût-il vrai , tout ne seroit pas expédient.
Ouand l'excès de la tyrannie met celui qui
la souffre au-dessus des lois, encore faut-
il que ce qu'il tente pour la détruire lui laisse
quelque espoir d'y réussir. Voudroit-onvous
réduire à cette extrémité ? je ne puis le croire ;
et quand vous y seriez , je pense encore
moins qu'aucune voie de fait pût jamais
vous en tirer. Dans votre position toute
fausse démarche est fatale , tout ce qui vous
induit à la faire est un piège; et, fussiez- vous
un instant les maîtres, en moins de quinze
jours vous seriez écrasés pour jamais. Quoi
que fassent vos magistrats , quoique dise l'au-
teur des lettres, les moyens violens ne con-
viennent point à la cause juste : sans croire
qu'on veuille vous forcer à les prendre, je
crois qu'on vous les verroit prendre avec
plaisir, et je crois qu'un ne doit pas vol;.-
faire envisager comme une ressource ce qui
ne peut que vous ôter toutes les autres. La
DE LA MONTAGNE. 00 1
justice etlesloissontpour vous: ces appuis,
je le sais, sont bien foibles contre le crédit
et rintrigue; mais ils sont les seuls qui res-
tent : tenez-vous y jusqu'à la fin.
Eh ! comment approuverois-je qu'on vou-
lut troubler la paix civile pour quelque in-
térêt que ce fût , moi qui lui sacrifiai le plus
cher de tous les miens? Vous le savez,
monsieur, j'étois désiré, sollicité; je n'a-
vois qu'à paroitre, mes droits étoient sou-
tenus , peut-être mes affronts réparés. Ma
présence eût du moins intrigué mes persé-
cuteurs, et j'étois dans une de ces positions
enviées dont quiconque aime à faire un
rôle se prévaut toujours avidement. J ai
préféré l'exil perpétuel de ma patrie ; j'ai re-
noncé à tout, même à l'espérance , plutôt
que d'exposer la tranquillité publique : j'ai
mérité d'être cru sincère, lorsque je parle
eu sa faveur.
Mais pourquoi supprimer des assemblées
paisibles et purement civiles, qui ne nou-
voient avoir qu'un objet légitime , puis-
qu'elles restoient toujours dans la subordi-
nation due au magistrat? Pourquoi, laissant
à la bourgeoisie le droit de faire des repré-
362 LETTRES
sentations, ne les lui pas laisser faire avec
Tordre et l'authenticité convenables ? pour-
quoi lui ôterles moyens d'en délibérer entre
elle, et, pour éviter des assemblées trop
nombreuses , au moins par ses députés ?
Peut-on rien imaginer de mieux réçlé, de
plus décent, déplus convenable, que les as-
semblées par compagnies , et la forme de
traiter qu'a suivie la bourgeoisie pendant
qu'elle a été la maîtresse de l'état? N'est-il
pas dune police mieux entendue de voir
monter à lnôtel-de-ville une trentaine de
députés au nom de tous leurs concitoyens ,
que de voir toute une bourgeoisie y monter
en foule , chacun ayant sa déclaration à
faire , et nul ne pouvant parler que pour
soi? Vous avez vu, monsieur, les représen-
tais en grand nombre, forcés de se diviser
par pelotons pour ne pas faire tumulte et
cohue , venir séparément par bandes de
trente ou quarante, et mettre dans leur dé-
marche encore plus de bienséance et de
modestie qu'il ne leur en étoit prescrit par
la loi. Mais tel est l'esprit de la bourgeoisie
de Genève; toujours plutôt en deçà qu'en
delà de ses droits , elle est ferme quelque-
DE LA MONTAGNE. 365
fois; elle n'est jamais séditieuse. Toujours
la loi dans le cœur , toujours le respect du
magistrat sous les yeux , dans le temps
même où la plus vive indignation devoit
animer sa colère, et ou rien ne Tempèchoit
de la contenter, elle ne s y livra jamais. Elle
fut juste étant la plus forte ; môme elle sut
pardonner. En eùt-on pu dire autant de
ses oppresseurs? On sait le sort qu'ils lui
firent éprouver autrefois; on sait celui qu'ils
lui préparoient encore.
Tels sont les hommes vraiment dignes de
la liberté, parcequ'ils n'en abusent jamais,
qu'on charge pourtant de liens et d'entra-
ves comme la plus vile populace. Tels sont
les citoyens, les membres du souverain,
qu'on traite en sujets , et plus mal que des
sujets mêmes, puisque , dans les gouverne-
ra ens les plus absolus, on permet desassem-
blées de communautés qui ne sont présidées
d'aucun magistrat.
Jamais, comme qu'on s'y prenne, des
réglemens contradictoires ne pourront être
observés à la fois. On permet , on autorise
le droit de représentation ; et l'on reproche
aux représentais de manquer de consis-
564 LETTRES
tance, en les empêchant d'en avoir! Cela
n'est pas juste ; et quand on vous met hors
d état de faire en corps vos démarches, il
ne faut pas vous objecter que vous nvêtes
que des particuliers. Comment ne voit-on
point que si le poids des représentations dé-
pend du nombre des représentans , quand
elles sont générales, il est impossible de les
faire un à un? et quel ne seroit pas l'em-
barras du magistrat, s'il avoit à lire succes-
sivement les mémoires ou à écouter les
discours d'un millier d'hommes, comme il
y est obligé par la loi ?
Voici donc la facile solution de cette
grande difficulté que l'auteur des lettres fait
valoir commei nsoluble {a) : que lorsque le
magistrat n'aura eu nul égard aux plaintes
des particuliers portées en représentations ,
il permette l'assemblée des compagnies
bourgeoises; qu'il la permette séparément en
des lieux, en des temps différens ; que celles
de ces compagnies qui voudront à la plura-
lité des suffrages appuyer les représenta-
tions, le fassent par leurs députés. Qu'alors
(a) Page 88.
DE LA MONTAGNE. 365
le nombre des députés représentant se
compte : leur nombre total est fixe; on verra
bientôt si leurs vœux sont ou ne sont pas
ceux de l'état.
Ceci ne signifie pas, prenez-y bien garde,
que ces assemblées partielles puissent avoir
aucune autorité, si ce n'est de faire enten-
dre leur sentiment sur la matière des repré-
sentations. Elles n'auront, comme assem-
blées autorisées pour ce seul cas , nul autre
droit que celui des particuliers : leur objet
n'est pas de changer la loi, mais de juger
si elle est suivie ; ni de redresser des griefs ,
mais de montrer le besoin d'y pourvoir :
leur avis , fùt-il unanime , ne sera jamais
qu'une représentation. On saura seulement
par là si cette représentation mérite qu'on
y défère, soit pour assembler le conseil gé-
néral , si les magistrats l'approuvent, soit
pour s'en dispenser , s'ils l'aiment mieux,
en faisant droit par eux-mêmes sur les jus-
tes plaintes des citoyens et bourgeois.
Cette voie est simple, naturelle, sûre;
elle est sans inconvénient. Ce n'est pas
môme une loi nouvelle, à faire , c'est seule-
ment u ii article à révoquer pour ce seul
566 L E T TRES
cas. Cependant si elle effraie encore trop
vos magistrats, il en reste une autre non
moins facile , et qui n'est pas plus nouvelle ;
c'est de rétablir les conseils généraux pério-
diques, et d'en borner l'objet aux plaintes
mises en représentations, durant l'inter-
valle écoulé de l'un à l'autre, sans qu'il
soit permis d'y porter aucune question.
Ces assemblées, qui, par une distinction
très importante (a), n'auroient pas l'au-
torité du souverain , mais du magistrat su-
prême, loin de pouvoir rien innover, ne
pourroient qu'empêcher toute innovation
de la part des conseils , et remettre toutes
choses dans l'ordre de la législation, dont le
corps dépositaire de la force publique peut
maintenant s'écarter sans gène, autant qu'il
lui plaît. En sorte que, pour faire tomber
ces assemblées d'elles-mêmes , les magistrats
n'auroient qu'à suivre exactement les loix :
car la convocation d'un conseil général se-
roit inutile et ridicule lorsqu'on n'auroit
rien à y porter; et il. y a grande apparence
que c'est ainsi que se perdit l'usage des
(a) Voyez le Contrat social , îiy. III , chap. 17,
DE LA MONTAGNE. ù6j
conseils généraux périodiques au seizième
siècle , comme il a été dit ci-devant.
Ce fut dans la vue que je viens d'exposer ,
qu'on les rétablit en 1 707 ; et cette vieille
question renouvellée aujourd'hui fut déci-
dée alors par le fait même de trois conseils
généraux consécutifs,, aux derniers desquels
passa l'article concernant le droit de repré-
sentation. Ce droit n'étoit pas contesté,
mais éludé : les magistrats n'osoient dis-
convenir que, lorsqu'ils refusoient de satis-
faire aux plaintes de la bourgeoisie , la ques*
tion ne dût être portée en conseil général ;
mais comme il appartient à eux seuls de le
convoquer, ils prétendoient, sous ce pré-
texte , pouvoir en différer la tenue à leur
volonté , et comptoient 1 sser, à force de
délais, la constance de la bourgeoisie. Toute-
fois son droit fut enfin si bien reconnu,
qu'on fit, dès le 9 avril, convoquer rassem-
blée générale pour le 5 mai , afin, dit le pla-
card, de lever , par ce moyen, les insinua-
tions qui ont été répandues , que la convoca-
tion en pourvoi t être éludée et renvoyée en-
core loin.
lit qu'on ne dise pâ s que cette convocation
368 LETTRES
fut forcée par quelque acte de violence ou
par quelque tumulte tendant à sédition,
puisque tout se traitoit alors par députation ,
comme le conseil l'avoit désiré, et que
jamais les citoyens et bourgeois ne furent
plus paisibles dans leurs assemblées, évi-
tant de les faire trop nombreuses et de leur
donner un air imposant. Ils poussèrent
même si loin la décence , et j'ose dire la
dignité, que ceux d'entre eux qui port oient
habituellement l'épée, la posèrent toujours
pour y assister (a). Ce ne fut qu'après que
tout fut fait, c'est-à-dire à la lin du troisième
conseil général , qu il y eut un cri d'armes
causé par la faute du conseil, qui eut l'impru-
dence d'envoyer trois compagnies de la
garnison, la baïonnette au bout du fusil,
pour forcer deux ou trois cents citoyens-
encore assemblés à saint Pierre.
{a) Ils eurent la même attention en 1 734 , dans
leurs représentations du 4 mars , appuyées de mille
ou de douze cents citoyens ou bourgeois en per-
sonnes , dont pas un seul n'avoit l'épée au côté. Ces
soins, qui paroitroient minutieux dans tout autre
état , ne le sont pas dans une démocratie , et carac-
térisent peut-être mieux un peuple que des traits
plus éclatans.
Ces
DE LA MONTAGNE. 36q
Ces conseils périodiques , rétablis en 1 707,
furent révoqués cinq ans après ; mais par
quels moyens et dans quelles circonstances?
Un court examen de cet édit de 1712 nous
fera juger de sa validité.
Premièrement, le peuple, effrayé par les
exécutions et proscriptions récentes , navoit
ni liberté , ni sûreté ; il ne pouvoit plus
compter sur rien , après la frauduleuse am-
nistie quon employa pour le surprendre. Il
croyoit à chaque instant revoir à ses portes
les Suisses qui servirent d archers à ces san-
glantes exécutions. Mal revenu d'un effroi
que le début de ledit étoit très propre à ré-
veiller , il eût tout accordé par la seule
crainte ; il sentoit bien qu'on ne lassem-
bloit pas pour donner la loi, mais pour la
recevoir.
Les motifs de cette révocation , fondés
sur les dangers des conseils généraux pério-
diques , sont d'une absurdité palpable à
qui connoît le moins du monde l'esprit de
votre constitution et celui de votre bour-
geoisie. On allègue les temps de peste, de
famine et de guerre, comme si la famine ou
Tome 9. A a
ZjO LETTRE S
la guerre étoit un obstacle à la tenue d'un
conseil ; et quant à la peste, vous m avoue-
rez que c'est prendre ses précautions de
loin. On s'effraie de l' ennemi, des mal in-
tentionnés, des cabales; jamais on ne vit
des gens si timides : F expérience du passé
devoit les rassurer. Les fréquens conseils
généraux ont été , dans les temps les plus
orageux , le salut de la république, comme
il sera montré ci-après, et jamais on n'y a
pris que des résolutions sages et courageu-
ses. On soutient ces assemblées contraires
à la constitution , dont elles sont le plus
ferme appui ; on les dit contraires aux édits ,
et elles sont établies par les édits ; on les
accuse de nouveauté , et elles sont aussi an-
ciennes que la législation. Il n'y a pas une
ligne dans ce préambule qui ne soit une
fausseté ou une extravagance ; et c'est sur ce
bel exposé que la révocation passe, sans pro-
gramme antérieur qui ait instruit les mem-
bres de l'assemblée de la proposition qu'on
leur vouloit faire , sans leur donner le loi-
sir d'en délibérer entre eux, même d'y pen-
ser, et dans un temps où la bourgeoisie,
DELA MONTAGNE. Zjl
mal instruite de l'histoire de son gouverne-
ment, s'en laissoit aisément imposer par le
magistrat.
Mais un moyen de nullité plus grave en-
core , est la violation de l'édit dans sa partie
à cet égard la plus importante, savoir la ma-
nière de déchiffrer les billets ou de compter
les voix. Car dans l'article IV de l'édit de
1707, il est dit qu'on établira quatre secré-
taires ad actum pour recueillir les suffrages ,
deux des deux cents et deux du peuple, les-
quels seront choisis sur-le-champ par M. le
premier syndic , et prêteront serment dans
le temple : et toutefois, dans le conseil gêné -
rai de 1712, sans aucun égard à l'édit pré-
cédent, on fait recueillir les suffrages par
les deux secrétaires d'état. Quelle fut donc-
la raison de ce changement , et pourquoi
cette manœuvre illégale dans un point si
capital , comme si l'on eût voulu transgres-
ser à plaisir la loi qui venoit d'être faite ? On
commence par violer dans un article l'édit
qu'on veut annuller dans un autre! Cette
démarche bst - elle régulière ? Si , comme
porte cet édit de révocation , lavis du con-
Aa 2
S72 LETTRES
seil fat approuvé presque unanimement (a),
pourquoi donc la surprise et la consterna-
fa ) Par la manière dont il m'est rapporté qu'on
s'y prit, cette unanimité n'étoit pas difficile à ob-
tenir , et il ne tint qu'à ces messieurs de la rendre
complète.
Avant l'assemblée, le secrétaire d'état Mestre-
zat dit : Laissez-les venir ; je les tiens. Il emplo}7a,
dit-on, pour cette fin, les deux mots approba-
tion et réfection , qui, depuis, sont demeurés en
usage dans les billets : en sorte que , quelque parti
qu'on prît, tout revenoit au même. Car, si on
choisissoit approbation , l'on approuvoit l'avis des
conseils , qui rejetoit l'assemblée périodique; et si
l'on prenoit rêjection , l'on rejetoit l'assemblée pé-
riodique. Je n'invente pas ce fait , et je ne le rap-
porte pas sans autorité ; je prie le lecteur de le
croire : mais je dois à la vérité de dire qu'il ne
me vient pas de Genève , et à la justice , d'ajou-
ter que je ne le crois pas vrai : je sais seulement
que l'équivoque de ces deux mots abusa bien des
votans sur celui qu'ils dévoient choisir pour expri-
mer lfiur intention , et j'avoue encore que je ne
puis imaginer aucun motif honnête, ni aucune
excuse légitime à la transgression de la loi, dans
le recueillement des suffrages. Rien ne prouve
mieux la terreur dont le peuple étoit saisi , que le
silence avec lequel il laissa passer cette irrégularité.
DE LA MONTAGNE. 3^3
tion que marquoient les citoyens en sortant
du conseil, tandis qu'on voyoit un air de
triomphe et de satisfaction sur les visages
des magistrats (a)? Ces différentes conte-
nances sont- elles naturelles à gens qui vien-
nent d'être unanimement du môme avis?
Ainsi donc , pour arracher cet édit de ré-
vocation , Ton usa de terreur, de surprise ,
vraisemblablement de fraude, et, tout au
moins, on viola certainement la loi. Qu'on
juge si ces caractères sont compatibles avec
ceux d'une loi sacrée , comme on affecte de
l'appeller.
Mais supposons que cette révocation soit
légitime, et qu'on n'en ait pas enfreint les
conditions (b); quel autre effet peut-on lui
donner, que de remettre les choses sur le
pied où elles étoient avant l'établissement
(a) Ils disoient entre eux en sortant, et bien
d'autres l'entendirent : JYous venons défaire un,e
grande journée. Le lendemain nombre de citoyens
furent se plaindre qu'on les avoit trompé» , et
qu'ils n'a voient point entendu rejeter les assem-
blées générales , mais l'avis des conseils. On se
moqua d'eux.
(b) Ces conditions portent qu'aucun change-
Aa 5
^74 LETTRES
de la loi révoquée , et par conséquent la
bourgeoisie dans le droit dont elle étoit en
possession ? Quand on casse une transac-
tion, les parties ne restent-elles pas comme
elles étoient avant quelle fût passée ?
Convenons que ces conseils généraux pé-
riodiques nauroient eu qu'un seul incon-
vénient , mais terrible ; c'eût été de forcer
les magistrats et tous les ordres de se con-
tenir dans les bornes de leurs devoirs et de
leurs droits. Par cela seul je sais que ces
assemblées si effarouchantes ne seront ja-
mais rétablies , non plus que celles de la
bourgeoisie par compagnies ; mais aussi
n'est-ce pas de cela qu'il s'agit? je n'examine
point ici ce qui doit ou ne doit pas se faire ,
ce qu'on fera ni ce qu'on ne fera pas. Les
expédiens que j'indique simplement comme
possibles et faciles, comme tirés de votre
constitution, n'étant plus conformes aux
nouveaux édits , ne peuvent passer que du
ment à i'èdit ri1 aura force , qu'il n'ait été approuvé
dans ce souverain conseil. Reste donc à savoir sj[
les infractions de l'édit ne sont pas des change-
jpens.à X édit?
DE LA MONTAGNE. 3^5
consentement des conseils , et mon avis
n'est assurément pas quon les leur pro-
pose : mais adoptant un moment la suppo-
sition de Fauteur des lettres, je résous dee
objections frivoles ; je fais voir qu'il cherchs
dans la nature des choses des obstacles qui
n'y sont point, qu'ils ne sont tous que dans
la mauvaise volonté du conseil, et qu'il y
avoit , s'il l'eût voulu , cent moyens de lever
ces prétendus obstacles , sans altérer la con-
stitution, sans troubler l'ordre, et sans ja-
mais exposer le repos public.
Mais , pour rentrer dans la question , te-
nons-nous exactement au dernier édit; et
vous n'y verrez pas une seule difficulté
réelle contre l'effet nécessaire du droit de
représentation.
1. Celle d'abord de fixer le nombre de&
représentans est vaine par l'édit même,
qui ne fait aucune distinction du nombre,
et ne donne pas moins de force à la repré-
sentation d'un seul qu'à celle de cent.
2. Celle de donner à des particuliers le
droit de faire assembler le conseil général
est vaine encore , puisque ce droit , dange-
reux ou non , ne résulte pas de l'effet né-
Aa 4
3j6 LETTRES
cessaire des représentations. Comme il y a
tons les ans deux conseils généraux pour les
élections, il n'en faut point pour cet effet
assembler d'extraordinaire. Il suffit que la
représentation , après avoir été examinée
dans les conseils, soit portée au plus pro-
chain conseil général , quand elle est déna-
ture à l'être (a). La séance n'en sera pas
même prolongée d'une heure, comme il est
manifeste à qui connoît Tordre observé dans
ces assemblées. Il faut seulement prendre la
précaution que la proposition passe aux voix
avant les élections : car si Ton attendoit que
l'élection fût faite, les syndics ne manque-
roient pas de rompre aussitôt l'assemblée ,
comme ils firent en 1735.
5. Celle de multiplier les conseils géné-
raux est levée avec la précédente; et quand
elle ne le seroit pas, où seroient les dangers
qu'on y trouve ? c'est ce que je ne saurois
voir.
On frémit en lisant rénumération de
(a) J'ai distingué ci-devant les cas où les con-
seils sont tenus de l'y porter, et ceux où ils ne
le sont pas.
DE LA M O N T A G X E. 077
ces dangers dans les lettres écrites de la
campagne , dans fédit de 1712, dans la ha-
ranaue de M. Chouet : mais vérifions. Ce
dernier dit que la république ne fut tran-
quille que quand ces assemblées devinrent
plus rares. Il y a là une petite inversion à ré-
tablir. Il falloit dire que ces assemblées de-
vinrent plus rares quand la république fut
tranquille. Lisez, monsieur, les fastes de
votre ville durant le seizième siècle. Com-
ment secoua- t-elle le double joug qui le-
crasoit? Comment étouffa- t-elle les factions
qui la déchiroient? Comment résista- t-elle
à ses voisins avides , qui ne la secouroient
que pour l'asservir? Comment s'établit dans
son sein la liberté évangélique et politique?
Comment sa constitution prit- elle de la
consistance? Comment se forma le système
de son gouvernement ? L'histoire de ces
mémorables temps est un enchaînement
de prodiges. Les tyrans , les voisins , les
ennemis, les amis, les sujets, les citoyens,
la guerre, la peste, la famine, tout sem-
bloit concourir à la perte de cette malheu-
reuse ville. On conçoit à peine comment
un état déjà formé eut pu échapper à tous
5j& LETTRES
ces périls. Non seulement Genève en échap-
pe, mais c'est durant ces crises terribles que
se consomme le grand ouvrage de sa légis-
lation. Ce fut par ses fréquens conseils gé-
néraux (a) , ce fut par la prudence et la
fermeté que ses citoyens y portèrent, qu ils
vainquirent enfin tous les obstacles, et ren-
dirent leur ville libre et tranquille, de sujette
et déchirée qu'elle étoit auparavant; ce fut
après avoir tout mis en ordre au dedans
qu'ils se virent en état de faire au dehors
la guerre avec gloire. Alors le conseil sou-
verain avoit fini ses fonctions ; c étoit au
gouvernement de faire les siennes : il ne res-
toît plus aux Genevois qu'à défendre la li-
berté qu'ils venoient d'établir , et à se mon-
(a ) Comme on les assembloit alors dans tous les
cas ardus, selon les édits, et que ces cas ardus
Fevenoient très souvent dans ces temps orageux,
le conseil général étoit alors plus fréquemment
convoqué que n'est aujourd'hui le deux cent. Qu'on
en juge par une seule époque. Durant les huit pre-
miers mois de l'année i5/[Q, il se tint dix-huit con-
seils généraux; et cette année n'eut rien de plus ex-
traordinaire que celles qui avoient précédé et que
eelles qui suivirent.
DE LA MONTAGNE. 5jg
trer aussi braves soldats en campagne qu ils
s'étoient montrés dignes citoyens au con-
seil : c'est ce qu'ils firent. Vos annales at-
testent par-tout l'utilité des conseils géné-
raux ; vos messieurs n'y voient que des
maux effroyables. Us font l'objection, mais
Thistoire la résout.
4. Celle de s'exposer aux saillies du peu-
ple , quand on avoisine de grandes puissan-
ces , se résout de même. Je ne sache point
en ceci de meilleure réponse à des sophis-
mes, que des faits constans. Toutes les x&
solutions des conseils généraux ont été
dans tous les temps aussi pleines de sagesse
que de courage; jamais elles ne 'furent
insolentes ni lâches: on y a quelquefois juré
de mourir pour la patrie ; mais jr#défie qu'on
m'en cite un seul, même de ceux où le peu-
ple a le plus influé , dans lequel on ait par
étourderie indisposé les puissances voisi-
nes , non plus qu'un seul où l'on ait rampé
devant elles. Je ne ferois pas un pareil défi
pour tous les arrêtés du petit conseil : mais
passons. Quand il s'agit de nouvelles résolu-
tions à prendre , c'est aux conseils inférieurs
38o LETTRES
de les proposer, au conseil général de les
rejeter ou de les admettre ; il ne peut rien
faire de plus, on ne dispute pas de cela:
cette objection porte donc à faux.
5. Celle de jeter du doute et de l'obscu-
rité sur toutes les lo's n'est pas plus solide,
parcequil ne s'agit pas ici dîme interpréta-
tion vague, générale, et susceptible de sub-
tilités, mais d'une application nette et pré-
cise d'un fait à la loi. Le magistrat peut
avoir ses raisons pour trouver obscure une
chose claire, mais cela n'en détruit pas la
clarté. Ces messieurs dénaturent la ques-
tion. Montrer par ia lettre d'une loi qu'elle
a été violée, n'est pas proposer des doutes
sur cette loi. S'il y a dans les termes de la
loi un seul sens selon lequel le fait soit jus-
tifié, le conseil, dans sa réponse, ne man-
quera pas d'établir ce sens. Alors la repré-
sentation perd sa force; et si l'on y persiste ,
elle tombe infailliblement en conseil géné-
ral : car l'intérêt de tous est trop grand,
trop présent, trop sensible, sur-tout dans
une ville de commerce, pour que la géné-
ralité veuille jamais ébranler l'autorité, le
DE LA MONTAGNE. 38 1
gouvernement, la législation, en pronon-
çant qu'une loi a été transgressée, lorsqu'il
est possible quelle ne Tait pas été.
C'est au législateur, c'est au rédacteur
des lois à n'en pas laisser les termes équivo-
ques. Quand ils le sont, c'est à l'équité du
magistrat d'en fixer le sens dans la pratique :
quand la loi a plusieurs sens, il use de son
droit en préférant celui qu'il lui plaît; mais
ce droit ne va point jusqu'à changer le sens
littéral des lois, et à leur en donner un
qu'elles n'ont pas-, autrement il n'y auroit
plus de loi. La question ainsi posée est si
nette, qu'il est facile au bon sens de pro-
noncer, et ce bon sens qui prononce se
trouve alors dans le conseil général. Loin
que de là naissent des discussions intermi-
nables , c'est par là qu'au contraire on les
prévient; c'est parla qu'élevant les édits
au-dessus des interprétations arbitraires et
particulières, que l'intérêt ou la passion
peut suggérer, on est sûr qu'ils disent tou-
jours ce qu'ils disent, et que las particu-
liers ne sont plus en doute, sur chaque
affaire, du sens qu'il plaira au magistrat de
donner à la loi. N'est-il pas clair que les
582 LETTRE*
difficultés dont il s'agit maintenant n'existe-
roient plus , si Ton eût pris d'abord ce moyen
de les résoudre ?
6. Celle de soumettre les conseils aux
ordres des citoyens est ridicule. Il est cer-
tain que des représentations ne sont pas des
ordres , non plus que la requête d'un homme
qui demande justice n'est pas un ordre ;
mais le magistrat n'en est pas moins obligé
de rendre au suppliant la justice qu'il de-
mande , et le conseil de faire droit sur les
représentations des citoyens et bourgeois.
Quoique les magistrats soient les supérieurs
des particuliers, cette supériorité ne les
dispense pas d'accorder à leurs inférieurs
ce quils leur doivent; et les termes respec-
tueux qu'emploient ceux-ci pour les deman-
der, notent rien au droit qu'ils ont de
l'obtenir. Une représentation est, si l'on
veut, un ordre donné au conseil, comme
elle est un ordre donné au premier syndic à
qui on la présente, de la communiquer au
conseil ; car c'est ce quil est toujours obligé
de faire, soit qu'il approuve la représenta-
tion , soit qu'il ne l'approuve pas.
Au reste, quand le conseil tire avantage
DE LA MONTAGNE. 383
du mot de représentation qui marque infério-
rité ; en disant une chose que personne ne
dispute, il oublie cependant que ce mot
employé dans le règlement n'est pas dans
Tédit auquel il renvoie, mais bien celui de
remontrances , qui présente un tout autre
sens : à quoi Ton peut ajouter qu'il y a de la
différence entre les remontrances qu'un
corps de magistrature fait à son souverain ,
et celles que des membres du souverain font
à un corps de magistrature. Vous direz que
j'ai tort de répondre à une pareille objection;
mais elle vaut bien la plupart des autres.
7. Celle enfin d'un homme en crédit
contestant le sens bu l'application d'une
loi qui le condamne, et séduisant le public
en sa faveur, est telle que je crois devoir
m'abstenir de la qualifier. Eh ! qui donc a
connu la bourgeoisie de Genève pour un
peuple servile , ardent, imitateur, stupide,
ennemi des lois, et si prompt à s'enilammer
pour les intérêts d' autrui ? Il faut que chacun
ait bien vu le sien compromis dans les
affaires publiques, avant qu'il puisse se
résoudre à s'en mêler.
Souvent l'injustice et la fraude trouvent
384 LETTRES
des protecteurs; jamais elles n'ont le public
pour elles : c'est en ceci que la voix du
peuple est la voix de Dieu ; mais malheu-
reusement cette voix sacrée est toujours
foible dans les affaires contre le cri de la
puissance, et la plainte de l'innocence op-
primée s'exhale en murmures méprisés par
la tyrannie. Tout ce qui se fait par brigue
et séduction , se fait par préférence au profit
de ceux qui gourvernent; cela ne sauroit
être autrement. La ruse, le préjugé, l'inté-
rêt, la crainte, l'espoir, la vanité, les cou-
leurs spécieuses , un air d'ordre et de subor-
dination , tout est pour des hommes habiles,
constitués en autorité et versés dans l'art
d'abuser le peuple. Quand il s'agit d'oppo-
ser l'adresse à l'adresse, ou le crédit au
crédit, quel avantage immense n'ont pas
dans une petite ville les premières familles,
toujours unies pour dominer, leurs amis,
leurs cliens, leurs créatures, tout cela joint
à tout le pouvoir des conseils, pour é: raser
des particuliers qui oseroient leur faire tête,
avec des sophismes pour toutes armes ?
Voyez autour de vous uans cet instant
même. L'appui des lois, l'équité, la vérité,
l'évidence,
DE LA MONTAGNE. 585
l'évidence, l'intérêt commun, le soin de la
sûreté particulière, tout ce qui devroit en-
traîner la foule, suffit à peine pour protéger
des citoyens respectés, qui réclament contre
l'iniquité la plus manifeste; et Ton veut que ,
chez un peuple éclairé, l'intérêt d'un brouil-
lon fasse plus de partisans que n'en peut
faire celui 'de létat ! Ou je connois mal
votre bourgeoisie et vos chefs , ou si jamais
il se fait une seule représentation mal fon-
dée, ce qui n'est pas encore arrivé que je
sache, l'auteur, s'il n'est méprisable, est un
homme perdu.
Est -il besoin de réfuter des objections
de cette espèce , quand on parle à des Ge-
nevois? Y a-t-il dans votre ville un seul
homme qui n'en sente la mauvaise foi? et
peut-on sérieusement balancer l'usage d'un
droit sacré , fondamental, confirmé , néces-
saire, par des inconvéniens chimériques,
que ceux mêmes qui les objectent savent,
mieux que personne, ne pouvoir exister;
tandis qu'au contraire ce droit enfreint
ouvre la porte aux excès de la plus odieuse
oligarchie , au point qu'on la voit attenter
déjà sans prétexte à la liberté des citoyens,
Tome g. B b
386 LETTRES
et s^arroger hautement le pouvoir de les
emprisonner sans astriction ni condition,
sans formalité d'aucune espèce , contre la
teneur des lois les plus précises , et malgré
toutes les protestations ?
L'explication qu'on ose donner à ces lois
est plus insultante encore que la tyrannie
qu1 on exerce en leur nom. De quels raison-
nemens on vous paie ! Ce n'est pas assez de
vous traiter enesclaves, si Ton ne vous traite
encore en enfans. Eh dieu ! comment a-t-on
pu mettre en doute des questions aussi clai-
res , comment a-t-on pu les embrouiller à ce
point? Voyez, monsieur, si les poser nest
pas les résoudre. En finissant par là cette
lettre , j'espère ne lapas alonger de beau-
coup.
Un homme peut être constitué prison-
nier de trois manières; Tune, à l'instance
d'un autre homme , qui fait contre lui par-
tie formelle; la seconde, étant surpris en
flagrant délit, et saisi sur-le-champ, ou,
ce qui revient au même, pour crime no-
toire , dont le public est témoin ; et la troi-
sième, d'office, par la simple autorité du
magistrat , sur des avis secrets., sur <Jes iu-
DE LA MONTAGNE. 38j
dîces , ou sur d'autres raisons qu'il trouve
suffisantes.
Dans le premier cas, il est ordonné par
les lois de Genève que l'accusateur revête
les prisons, ainsi que l'accusé; et de plus,
s'il n'est pas solvable , qu'il donne caution
des dépens et de l'adjugé. Ainsi Ton a de ce
côté, dans l'intérêt de l'accusateur, une sû-
reté raisonnable que le prévenu n'est pas
arrêté injustement.
Dans le second cas , la preuve est dans
le fait même , et l'accusé est en quelque
sorte convaincu par sa propre détention.
Mais dans le troisième cas , on n'a m la.
même sûreté que dans le premier, ni la.
même évidence que dans le second; et c'est
pour ce dernier cas que la loi , supposant le
magistrat équitable , prend seulement des
mesures pour qu'il ne soit pas surpris.
Voilà les principes sur lesquels le législa-
teur se dirige dans ces trois cas ; en voici
maintenant l'application.
Dans le cas de la partie formelle, on a,
dès le commencement , un procès en règle
quil faut suivre dans toutes les formes judi-
ciaires : c'est pourquoi l'affaire est d'abord
Bb s
588 LETTRES
traitée en première instance. L'emprison-
nement ne peut être fait, si, parties ouies ,
il ri 'a été permis par justice ( a ). Vous savez
que ce qu on appelle à Genève la justice est
le tribunal du lieutenant et de ses assistans,
appelles auditeurs. Ainsi, c'est à ces magis-
trats et non à d'autres , pas même aux syn-
dics, que la plainte en pareil cas doit être
portée ; c'est à eux d'ordonner l'emprison-
nement des deux parties , sauf alors le re-
cours de l'une des deux aux syndics , si, se-
lon les termes de l'édit , elle se sentoit grevée
par ce qui aura été ordonné (b). Les trois
premiers articles du titre XII sur les ma-
tières criminelles se rapportent évidem-
ment à ce cas-là.
Dans le cas du flagrant délit, soit pour
crime, soit pour excès que la police doit pu-
nir, il est permis à toute personne d'arrêter
le coupable ; mais il n'y a que les magistrats
chargés de quelque partie du pouvoir exé-
cutif, tels que les syndics , le conseil , le
lieutenant , un auditeur , qui puissent l'é-
(a) Edits civils, tit. XII, art. i.
{b) Edits civils, art. a.
DE LA MONTAGNE. 38g
crouer ; un conseiller ni plusieurs ne le
pourraient pas ; et le prisonnier doit être
interrogé dans les vingt-quatre heures. Les
articles suivans du même éclit se rappor-
tent uniquement à ce second cas , comme
il est clair, tant par Tordre de la matière
que par le nom de criminel donné au pré-
venu , puisqu'il n'y a que le seul cas du fla-
grant délit ou du crime notoire, où l'on
puisse appeller criminel un accusé , avant
que son procès lui soit fait. Que si Ton
s'obstine à vouloir qu'accusé et criminel
soient synonymes, il faudra, parce même
langage , qa innocent et criminel le soient
aussi.
Dans le reste du titre XII il n'est plus
question d'emprisonnement ; et depuis l'ar-
ticle g inclusivement , tout roule sur la pro-
cédure et sur la forme du jugement, dans
tonte espèce de procès criminel. Il n'est
point parlé des emprisonnemens faits d'of-
fice.
Mais il en est parlé dans l'édit politique
sur l'office des quatre syndics. Pourquoi
cela ? pareeque cet article tient immédia-
tement à la liberté civile, que le pouvoir
Bb 5
Of")0 LETTRES
exercé sur ce point par le magistrat est un
acte de gouvernement plutôt que de ma-
gistrature , et qu'un simple tribunal de jus-
tice ne doit pas être revêtu d'un pareil pou-
voir. Aussi redit l'accorde- t-il aux syndics
seuls , non au lieutenant ni à aucun autre
magistrat.
Or , pour garantir les syndics de la sur-
prise dont j'ai parlé, l'édit leur prescrit de
mander premièrement ceux qu'il appartien-
dra d'examiner, d'interroger , et enfin de
faire emprisonner si mestierest. Je crois que,
dans un pays libre, la loi ne pouvoit pas
moins faire pour mettre un frein à ce terri-
ble pouvoir. Il faut que les citoyens aient
toutes les sûretés raisonnables qu'en fai-
sant leur devoir ils pourront coucher dans
leur lit.
L'article suivant du même titre rentre ,
comme il est manifeste , dans le cas du cri;
me notoire et du flagrant délit ; de même
que l'article premier du titre des matières
criminelles, dans le même édit politique.
Tout cela peut paraître une répétition :
mais , dans l'édit civil , la matière est consi-
dérée quant à l'exercice de la justice , et
US LA MONTAGNE. %î;
dans Tédit politique , quant à la sûreté des
citoyens. D'ailleurs, les lois ayant été fai-
tes en différens temps-, et ces lois étant
l'ouvrage des- hommes , on n'y doit pas cher-
cher un ordre qui ne se démente jamais et
une perfection sans défaut. Il suffit qu'en
méditant sur le tout et en comparant les ar-
ticles, ont y découvre l'esprit du législateur
et les raisons du dispositif de son ouvrage.
Ajoutez une réflexion. Ces droits si judi-
cieusement combinés , ces> droits réclamés
par les représentans en vertu des édits-,.
vous en jouissiez sous la souveraineté des
évoques , Neufchâtel en jouit sous ses prin-
ces ; et à vous, républicains, on veut les
oter ! Voyez les articles X , XI , et plusieurs
autres des franchises de Genève dans l'acte
d'Ademarus Fabri. Ce monument n'est pas-
moins respectable aux Genevois que ne
Test aux Anglois la grande chartre encore
plus ancienne ; et je doute qu'on fût bien
venu chez ces derniers à parler de leur
chartre avec autant de mépris que fauteur
des lettres ose en marquer pour la vôtre.
11 prétend qu'elle a été abrogée par les
Bb-4
3t)2 LETTRES
constitutions de la république (a). Mais au
contraire je vois très souvent dans vos édits
ce mot, comme d'ancienneté , qui renvoie
aux usages anciens , par conséquent aux
droits sur lesquels ils étoient fondés ; et
comme si l'évêque eût prévu que ceux qui
dévoient protéger les franchises, les atta-
queroient , je vois qu'il déclare dans l'acte
même qu'elles seront perpétuelles , sans
que le non -usage ni aucune prescription
les puisse abolir. Voici , vous en convien-
drez , une opposition bien singulière. Le
savant syndic Chouetdit, dans son mémoire
à myiord Towsend , que le peuple de Ge-
nève entra , par la réformation , dans les
droits de l'évêque, qui étoit prince temporel
et spirituel de cette ville : fauteur des lettres
nous assure au contraire que ce même peu-
(û) C'étoit par une logique toute semblable qu'en
1742 , on n'eut aucun égard au traité de Scleure
de ÏO79 soutenant qu'il étoit suranné, quoiqu'il
fût déclaré perpétuel dans.f acte même, qu'il n'ait
jamais été abrogé par aucun autre, et qu'il ait été
rappelle plusieurs fois, notamment dans l'acte de
médiation.
DE LA MONTAGNE. OC)3
pie perdit en cette occasion les franchises
que Févêque lui avoit accordées. Auquel
des deux croirons-nous?
Quoi ! vous perdez, étant libres, des droits
dont vous jouissiez étant sujets ! Vos magis-
trats vous dépouillent de ceux que vous ac-
cordèrent vos princes ! Si telle est la liberté
que vous ont acquise vos pères , vous avez
de quoi regretter le sang qu'ils versèrent
pour elle. Cet acte singulier qui vous ren-
dant souverains vous ôta vos franchises ,
valoir, bien, ce me semble, la peine d'être
énoncé ; et du moins , pour le rendre croya-
ble, on ne pou voit le rendre trop solemnel.
Où est-il donc cet acte d abrogation? Assu-
rément, pour se prévaloir d'une pièce aussi
bizarre , le moins qu'on puisse faire est de
commencer par la montrer.
De tout ceci je crois pouvoir conclure
avec certitude, qu'en aucun cas possible,
la loi dans Genève n'accorde aux syndics ,
ni à personne , le droit absolu d'emprison-
ner les particuliers sans astriction ni condi-
tion. Mais n'importe : le conseil en réponse
aux représentations établit ce droit sans repli-
5g4 LETTRES
que. Il n'en coûte que de vouloir, et le voila
en possession. Telle est la commodité du
droit négatif.
Je me proposois de montrer dans cette
lettre que le droit de représentation , inti-
mement lié à la forme de votre constitution 9
n'étoit pas un droit illusoire et vain ; mais-
qu'ayant été formellement établi par l'édit
de 1707, confirmé par celui de 1738, il de-
voit nécessairement avoir un effet réel \ que
cet effet n'avoit pas été stipulé dans l'acte
de la médiation , parcequil ne letoit pas-
dans Tédit; et qu'il ne l'avoit pas été clans
Tédit , tant parcequil résultoit alors par lui-
même de la nature de votre constitution r
que parceque le même édit en établissoit
la sûreté d'une autre manière ; que ce droit,
et son effet nécessaire , donnant seul de la
consistance à tous les autres , étoit Tunique
et véritable équivalent de ceux qu'on avoit
ôtés à la bourgeoisie ; que cet équivalent
suffisant pour établir un solide équilibre
entre toutes les parties de l'état,, montroit
la sagesse du règlement , qui , sans cela , se-
roit l'ouvrage le plus inique qu'il fût possi-
DE LA MONTAGNE. 3g5
ble (T imaginer ; qu'enfin les difficultés qu'on
élevoit contre l'exercice de ce droit étoient
des difficultés frivoles , qui nexistoient que
dans la mauvaise volonté de ceux qui les
proposoient, et qui ne balançoient en au-
cune manière les dangers du droit négatif
absolu. Voilà, monsieur, ce que j'ai voulu
faire ; cest à vous à voir si j'ai réussi.
3q6 lettres
LETTRE IX.
J 'ai cru, monsieur, qu'il valoit mieux éta-
blir directement ce que j'avois à dire , que
de m'attacher à de longues réfutations. En-
treprendre un examen suivi des lettres écri-
tes de la campagne , seroit s'embarquer dans
une mer de sophismes. Les saisir, les expo-
ser , seroit, selon moi, les réfuter ; mais ils na-
gent dans un tel flux de doctrine , ils en sont
si fort inondés , qu'on se noie en voulant les
mettre à sec.
Toutefois, en achevant mon travail , je ne
puis me dispenser de jeter un coup -d'oeil
sur celui de cet auteur. Sans analyser les
subtilités politiques dont il vous leurre, je
me contenterai d'en examiner les principes ,
et de vous montrer dans quelques exemples
le vice de ses raisonnemens.
Vous en avez vu ci-devant l'inconséquen-
ce par rapport à moi : p'ar rapport à votre
république, ils sont plus captieux quelque-
fois, et ne sont jamais plus solides. Le seul
et véritable objet de ces lettres est d'établir
DE LA MONTAGNE. 5qj
le prétendu droit négatif dans la plénitude
que lui donnent les usurpations du conseil.
C est à ce but que tout se rapporte, soit di-
rectement , par un enchaînement néces-
saire, soit indirectement, par un tour d'a-
dresse , en donnant le change au public sur
le fond de la question.
Les imputations qui me regardent sont
dans le premier cas. Le conseil m'a jugé
contre la loi : des représentations s'élèvent.
Pour établir le droit négatif, il faut écon-
duire les représentans ; pour les éconduire,
il faut prouver qu'ils ont tort; pour prou-
ver qu'ils ont tort , il faut soutenir que je
suis coupable, mais coupable à tel point,
que, pour punir mon crime, il a fallu déro-
ger à la loi.
Que les hommes frémiroient au premier
mal qu'ils font, s'ils voyoient qu'ils se met-
tent dans la triste nécessité d'en toujours
faire , d'être méchans toute leur vie pour
avoir pu l'être un moment, et de poursui-
vre jusqu'à la mort le malheureux qu'ils ont
une fois persécuté !
La question de la présidence des syndics
dans les tribunaux criminels se rapporte
S98 LETTRES
au second cas. Croyez-vous qu'au fond le
conseil s'embarrasse beaucoup que ce soient
des syndics ou des conseillers qui président ,
depuis qu 'il a fondu les droits des premiers
dans tout le corps ? Les syndics , jadis choisis
parmi tout le peuple (a) , ne Tétant plus
que dans le conseil, de chefs qu'ils étoient
des autres magistrats sont demeurés leurs
collègues ; et vous avez pu voir clairement
dans cette affaire que vos syndics, peu ja-
loux d'une autorité passagère, ne sont plus
que des conseillers. Mais on feint de traiter
cette question comme importante, pour
vous distraire de celle qui Test véritable-
blement, pour vous laisser croire encore
que vos premiers magistrats sont toujours
élus par vous , et que leur puissance est
toujours la même.
Laissons donc ici ces questions accessoi
res , que , par la manière dont l'auteur les
(a) On poussoit si loin l'attention pour qu'il n'y
eût dans ce choix ni exclusion ni préférence autre
que celle du mérite , que , par un édit qui a été
abrogé , deux syndics dévoient toujours être pris
dans le bas de la ville et deux dans le haut.
DE LA MONTAGNE. 3gg
traite, on voit qu'il ne prend guère à cœur.
Bornons-nous à peser les raisons qu'il allè-
gue en faveur du droit négatif, auquel il
s'attache avec plus de soin, et par lequel
seul, admis ou rejetés, vous êtes esclaves
ou libres.
L'art qu'il emploie le plus adroitement
pour cela est de réduire en propositions
générales un système dont on verroit trop
aisément le foible s'il en faisoit toujours
l'application. Pour vous écarter de l'objet
particulier, il flatte votre amour propre en
étendant vos vues sur de grandes questions ;
et tandis qu'il met ces questions hors de la
portée de ceux qu'il veut séduire, il les ca-
jole et les gagne, en paroissant les traiter
en hommes d'état. Il éblouit ainsi le peuple
pour l'aveugler, et change en thèses de
philosophie des questions qui n'exigent que
du bon sens, afin qu'on ne puisse l'en
dédire, et que, ne l'entendant pas, on n'ose
le désavouer.
Vouloir le suivre dans ses sophismes abs-
traits, seroit tomber dans la faute que je
lui reproche. D'ailleurs , sur des questions
ainsi traitées , on prend le parti qu'on veut
/{0O LETTRES
sans avoir jamais tort: car il entre tant d'é-
lémens dans ces propositions , on peut les
envisager par tant de faces , qu'il y a tou-
jours quelque côté susceptible de l'aspect
qu'on veut leur donner. Quand on fait, pour
tout le public en général un livre de poli-
tique , on y peut philosopher à son aise :
Fauteur ne voulant qu'être lu et jugé par
les hommes instruits de toutes les nations,
et versés dans la matière qu'il traite, abstrait
et généralise sans crainte; il ne s'appesantit
pas sur les détails élémentaires. Si je par-
lois à vous seul , je pourrois user de cette
méthode; mais le sujet de ces lettres inté-
resse un peuple entier , composé dans son
plus grand nombre d'hommes qui ont plus
de sens et de jugement que de lecture et
d'étude, et qui, pour n'avoir pas le jargon
scientifique , n'en sont que plus propres
à saisir le vrai dans toute sa simplicité. Il
faut opter en pareil cas entre l'intérêt de
l'auteur et celui des lecteurs; et qui veut se
rendre plus utile, doit se résoudre à être
moins éblouissant.
Une autre source d'erreurs et de fausses
applications, est d'avoir laissé les idées de
ce
DE LA MONTAGNE. J^Ql
ce droit négatif trop vagues, trop inexactes;
ce qui sert à citer avec un air de preuve les
exemples qui s'y rapportent le moins, à
détourner vos concitoyens de leur objet, par
la pompe de ceux qu'on leur présente , à
soulever leur orgueil contre leur raison ,
et à les consoler doucement de n'être pas
plus libres que les maîtres du monde. On
fouille avec érudition dans l'obscurité des
siècles, on vous promené avec faste chez
les peuples de l'antiquité; on vous étale
successivement Athènes, Sparte, Rome,
Cartilage ; on vous jette aux yeux le sable
delà Libye, pour vous empocher de voir ce
qui se passe autour de vous.
Qu'on fixe avec précision , comme j'ai
tâché défaire, ce droit négatif, tel que pré-
tend l'exercer le conseil , et je soutiens
qu'il n'y eut jamais un seul gouvernement
sur la terre où le législateur, enchaîné de
toutes manières par le corps exécutif, après
avoir livré les lois sans réserve à sa merci,
fût réduit à les lui voir expliquer , éluder
transgresser à volonté , sans pouvoir jamais
apporter à cet abus d'autre opposition
d'autre droit , d'autre résistance , qu'un
Tome g., C c
402 LETTRES
murmure mutile et d'impuissantes cla-
meurs.
Voyez en effet à quel point votre anony-
me est forcé de dénaturer la question , pour
y rapporter tnoins mal-à-propos ses exem-
ples.
ce Le droit négatif n'étant pas , dit-il page
ce 110, le pouvoir de faire des lois, mais
ce d'empêcher que tout le monde indistinc-
cc tement ne puisse mettre en mouvement la
« puissance qui fait les lois , et ne donnant
ce pas la facilité d'innover , mais le pouvoir
ce de s'opposer aux innovations , va directe-
ce ment au grand but que se propose une so-
cc ciété politique , qui est de se conserver en
ce conservant sa constitution. »
Voilà un droit négatif très raisonnable ;
et dans le sens exposé ce droit est en effet
une partie si essentielle de la constitution
démocratique , qu'il seroit généralement
impossible qu'elle se maintînt , si la puis-
sance législative pou voit toujours être mise
en mouvement par chacun de ceux qui la
composent. Vous concevez qu'il n'est pas
difficile d'apporter des exemples en confir-
mation d'un principe aussi certain.
DE LA MONTAGNE. 4°^
Mais si cette notion n'est point celle du
droit négatif en question , s'il n y a pas dans
ce passage un seul mot qui ne porte à faux
par l'application que l'auteur en veut faire ,
vous m'avouerez que les preuves de l'avan-
tage d'un droit négatif tout différent ne
sont pas fort concluantes en faveur de celui
qu'il veut établir.
ce Le droit négatif n'est pas celui de faire
a des lois :». Non, mais il est celui de se
passer de lois. Faire de chaque acte de sa
volonté une loi particulière , est bien plus
commode que de suivre des lois générales ,
quand même on en seroit soi-même l'au-
teur, ce Mais d'empêcher que tout le monde
ce indistinctement ne puisse mettre en mou-
ce ventent la puissance qui fait les lois «. Il
falloit dire , au lieu de cela : ce Mais d'empê-
ec cher que qui que ce soit ne puisse protéger
ce les lois contre la puissance qui les subju-
cc gue. »
ce Oui ne donnant pas la facilité d'inno-
cc ver . . . )). Pourquoi non ? Qui est-ce oui
peut empêcher d'innover celui qui a la force
en main , et qui n'est obligé de rendre
i < impie de sa conduite à personne? ce Mais
C c 2
4ô4 LETTRES
ce le pouvoir d'empêcher les innovations ».■
Disons mieux ; ce le pouvoir d empêcher
ce qu on ne s'oppose aux innovations, ±i
C'est ici , monsieur , le sophisme le plus
subtil, et qui revient le plus souvent dans
Vécut que j'examine. Celui qui à la puis-
sance executive n'a jamais besoin d inno-
ver par des actions d'éclat. 11 n a jamais be-
soin de constater cette innovation par des
actes solemnels. Il lui suffit , dans l'exercice
continu de sa puissance , de plier peu-à-
peu chaque chose à sa volonté -, et cela ne
fait jamais une sensation bien forte.
Ceux au contraire qui ont l'œil assez at-
tentif et l'esprit assez pénétrant pour remar-
quer ce progrès et pour en prévoir la consé-
quence , n'ont , pour l'arrêter , qu'un de
ces deux partis à prendre ; ou de s'opposer
d'abord à la première innovation qui n'est
jamais qu'une bagatelle, et alors on les traite
de gens inquiets , brouillons , pointilleux ,
toujours prêts à chercher querelle ; ou bien
de s'élever enfui contre un abus qui se ren-
force , et alors on crie à l'innovation. Je dé-
fie que , quoi que vos magistrats entrepren-
nent, vous puissiez, en vous y opposant,
DE LA, MONTAGNE. 4°^
éviter à la fois ces deux reproches. Mais à
choix, préférez le premier. Chaque fois que
le conseil altère quelque usage , il a son
but que personne ne voit , et qu'il se garde
bien de montrer. Dans le doute, arrêtez tou-
jours toute nouveauté, petite ou grande.
Si les syndics étoient dans l'usage d'entrer
au conseil du pied droit , et qu'ils y voulus-
sent entrer du pied gauche , je dis qu'il fau-
drait les en empêcher.
Nous avons ici la preuve bien sensible de
la facilité de conclure le pour et le contre
par la méthode que suit notre auteur. Car
appliquez au droit de représentation des ci-
toyens ce qu'il applique au droit négatif
des conseils, et vous trouverez que sa pro-
position générale convient encore mieux à
votre application qu'à la sienne. « Le droit
ce de représentation » , direz- vous, ce n'étant
« pas le droit de faire des lois , mais d'empê-
ce cher que la puissance qui doit les admi-
« nistrer ne les transgresse, et ne donnant
ce pas le pouvoir d'innover , mais de s'oppo-
ceser aux nouveautés, va directement au
ce grand but cf le se propose une société po-
cc litique , celui de se conserver en conser-.
Ce 5
/fo6 LETTRES
* vam sa constitution ». N'est - ce pas exac-
tement là ce que les représentais avoient
à dire, et ne semble -t-il pas que l'auteur
ait raisonné pour eux ? Il ne faut point que
les mots nous donnent le change sur les
idées. Le prétendu droit négatif du conseil
est réellement un droit positif, et le plus
positif même que Ton puisse imaginer ,
puisqu'il rend le petit conseil seul maître
direct et absolu de fétat et de toutes les
lois ; et le droit de représentation , pris
dans son vrai sens, n'est lui-même qu'un
droit négatif. Il consiste uniquement à em-
pêcher la puissance executive de rien exé-
cuter contre les lois.
Suivons les aveux de l'auteur sur les pro-
positions qu'il présente ; avec trois mots
ajoutés , il aura posé le mieux du monde
votre état présent.
ce Comme il n'y auroit point de liberté
<c dans un état où le corps chargé de fexé-
(c cution des lois auroit droit de les faire par-
ce 1er à sa fantaisie , puisqu'il pourroit faire
<c exécuter comme des lois ses volontés les
ce plus tyrairhiques. »
Voilà, je pense, un tableau d'après na-
DE LA MONTAGNE. /{O7
trure ; vous allez voir un tableau de fantai-
sie mis en opposition.
« Il n'y auroit point aussi de gouverne-
ce ment dans un état où le peuple exerceroit
<c sans règle la puissance législative fc. D'ac-
cord ; mais qui est-ce qui a proposé que le
peuple exerçât sans règle la puissance légis-
lative ?
Après avoir ainsi posé un autre droit, né -
gatif que celui dont il s'agit , Fauteur sin-
quiete beaucoup pour savoir où Ton doit:
placer ce droit négatif dont il ne s'agit point,
et il établit là-dessus un principe qu'assuré-
ment je ne contesterai pas. C'est que, « si
ce cette force négative peut, sans inconvé-
cc nient, résider dans le gouvernement, il
te sera de la nature et du bien de la chose
ce qu'on l'y place «. Puis viennent les exem-
ples , que je ne m'attacherai pas à suivre ,
pareequ'ils sont trop éloignés de nous et de
tout point étrangers à la question.
Celui seul de F Angleterre qui est sous nos
yeux, et qu'il cite avec raison comme un
modèle de la juste balance des pouvoirs res-
pectifs, mérite un moment d'examen; et j^
Ce 4
4û8 LETTRES
ne me permets ici qu'après lui la comparai-
son du petit au grand.
ce Malgré la puissance royale, qui est
« très grande , la nation n'a pas craint de
ce donner encore au roi la voix négative,
ce Mais comme il ne peut se passer long-
ce temps de la puissance législative, et qu'il
ce n'y auroit pas de sûreté pour lui à l'irri-
cc ter, cette force négative n'est dans le fait
ce qu'un moyen d'arrêter les entreprises de
ce la puissance législative ; et le prince ,
ec tranquille dans la possession du pouvoir
ce étendu que la constitution lui assure, sera
ce intéressé à la protéger (#). »
Sur ce raisonnement et sur l'application
qu'on en veut faire, vous croiriez que le
pouvoir exécutif du roi d'Angleterre est
plus grand que celui du conseil à Genève,
que le droit négatif qu'a ce prince est sem-
blable à celui qu'usurpent vos magistrats ,
que votre gouvernement ne peut pas pins
se passer que celui d'Angleterre de la puis-
sance législative , et qu'enfin l'un et l'autre
{a) Page 117,
DE LA MONTAGNE. 4°9
ont le même intérêt de protéger la constitu-
tion. Si Fauteur na pas voulu dire cela,
qu'a-t-il donc voulu dire , et que fait cet
exemple à son sujet ?
C est pourtant tout le contraire à tous
égards. Le roi d'Angleterre , revêtu par les
lois d'une si grande puissance pour les pro-
téger, n en a point pour les enfreindre : per-
sonne en pareil cas ne lui voudrait obéir ,
chacun craindrait pour sa tête ; les ministres
eux-mêmes la peuvent perdre s'ils irritent le
parlement : on y examine sa propre con-
duite. Tout Anglois , à l'abri des lois , peut
braver la puissance royale ; le dernier du
peuple peut exiger et obtenir la réparation
la plus authentique s'il est le moins du
monde offensé : supposé que le prince osât
enfreindre- la loi dans la moindre chose, fin-
fraction serait à l'instant relevée ; il est sans
dLoit et serait sans pouvoir pour la sou-
tenir.
Chez vous la puissance du petit conseil
est absolue à tous égards ; il est le ministre
et le prince , la partie et le juge tout à-la-fois :
il ordonne, et il exécute; il cite, il saisit,
il emprisonne ; il juge, il punit lui-même j
4*0 LETTRES
il a la force en main pour tout faire ; tous
ceux qu'il emploie sont irrécherchables ; il
ne rend compte de sa conduite ni de la
leur à personne ; il n'a rien à craindre du
législateur, auquel il a seul droit d'ouvrir la
bouche , et devant lequel il n'ira pas s'accu-
ser. II n'est jamais contraint de réparer ses
injustices; et tout ce que peut espérer de
plus heureux l'innocent qu'il opprime, c'est
d'échapper enfin sain et sauf, mais sans sa-
tisfaction ni dédommagement.
Jugez de cette différence par les faits les
plus récents. On imprime à Londres un ou-
vrage violemment satyrique contre les mi-
nistres , le gouvernement, le roi même. Les
imprimeurs sont arrêtés : la loi n'autorise
pas cet arrêt : un murmure public s'élève ,
il faut les relâcher : l'affaire ne finit pas là ;
les ouvriers prennent à leur tour le magis-
trat, à partie, et. ils obtiennent d'immenses
dommages et intérêts. Qu'on mette en pa-
rallèle avec cette affaire celle du sieur Bar-
din , libraire à Genève ; j'en parlerai ci-après.
Autre cas : il se fait un vol dans la ville ;
sans indice et sur des soupçons en l'air, un
, citoyen est emprisonné contre les lois ; sa
D E L A M O N T A G N E. 4l1
maison est fouillée , on ne lui épargne aucun
des affronts faits pour les malfaiteurs. Enfin
son innocence est reconnue , il est relâché ;
il se plaint, on le laisse dire, et tout est
fini.
Supposons qu'à Londres j'eusse eu le
malheur de déplaire à la cour, que sans jus-
tice et sans raison elle eût saisi le prétexte
d'un de mes livres pour le faire brûler et me
décréter : j'aurois présenté requête au par-
lement, comme ayant été jugé contre les
lois; je l'aurais prouvé; j'aurois obtenu la
satisfaction la plus authentique, et le juge
eût été puni , peut-être cassé.
Transportons maintenant M. Wilkes a
Genève, disant, écrivant, imprimant, pu-
bliant, contre le petit conseil le quart de ce
qu'il a dit, écrit, imprimé, publié haute-
ment à Londres contre le gouvernement,
la cour, le prince. Je n affirmerai pas abso-
lument qu'on l'eût fait mourir, quoique je
le pense , mais sûrement il eût été saisi dans
l'instant même, et dans peu très grièvement
puni (a).
{a) La loi Aettant M. YViikes à couvert de ce
412 LETTRES
On dira que M. Wilkes étoît membre du
corps législatif dans son pays ; et moi , ■>
Tétois-je pas aussi dans le mien? îl esl vrai
que l'auteur des lettres veut qu'on n ait au-
cun égard à la qualité de citoyen, ce Les
« règles, dit-il, de la procédure sont et doi-
« vent être égales pour tous les hommes :
« elles ne dérivent pas du droit de la cité -,
« elles émanent du droit de l'humanité (à). »
Heureusement pour vous le fait nest pas
vrai (b); et quant à la maxime, c'est sous
coté, il a fallu, pour l'inquiéter, prendre un autre
tour , et c'est encore la religion qu'on, a fait inter-
venir dans cette affaire.
(a) Page 54
(/>) Le droit de recours à la grâce n'appartenoit
par édit qu'aux citoyens et bourgeois; mais par
leurs bons offices ce droit et d'autres furent com-
muniqués aux natifs ethabitans, qui, ayant fait
cause commune avec eux , avoient besoin des mê-
mes précautions pour leur sûreté; les étrangers
en sont demeurés exclus. L'on sent aussi que le
choix de quatre parens ou amis pour assister le
prévenu dans un procès criminel n'est pas fort
utile à ces derniers ; il ne l'est qu'à ceux que le
magistrat peut avoir intérêt de perdre, et à qui
la loi donne leur ennemi naturel pour juge. 11 est
DE LA MONTAGNE. l\\Z
des mots très honnêtes cacher un sophisme
bien cruel. L'intérêt du magistrat, qui,
dans votre état, le rend souvent partie con-
tre le citoyen, jamais contre l'étranger,
exige dans le premier cas que la loi prenne
desprécautions beaucoup plusgrandes pour
que l'accusé ne soit pas condamné injuste-
ment. Cette distinction ne, t que trop bien
confirmée par les faits. Il n'y a peut-être
pas, depuis l'établissement de la répu-
blique, un seul exemple d'un jugement in-
étonnant même qu'après tant d'exemples effrayans
les citoyens et bourgeois n'aient pas pris plus de
mesures pour la sûreté de leurs personnes , et que
toute la matière ciiminelle reste sans édits et sans
lois, presque abandonnée à la discrétion du con-
seil. Un service pour lequel seul les Genevois et
tous les hommes justes doivent bénir à jamais les
médiateurs, est l'abolition de la question prépa-
ratoire. J'ai toujours sur les lèvres un rire amer
quand je vois tant de beaux livres, où les Euro-
péens s'admirent et se font compliment sur leur
humanité , sortir des mêmes pays où l'on s'amuse à
disloquer et briser les membres des hommes , en
attendait qu'on sache s'ils sont coupables ou non.
Je définis la torture un moyen presque infaillible
employé par le fort pour charger le foible des
crimes doni il le veut punir.
4-1 4 LETTRES
juste contre un étranger : et qui comptera
dans vos annales combien il y en a d'injustes
et même d'atroces contre des citoyens? Du
reste, il est très vrai que les précautions
qu'il importe de prendre pour la sûreté de
ceux-ci peuvent sans inconvénient s'éten-
dre à tous les prévenus, pareequ'elles n'ont,
pas pour but de sauver le coupable , mais de
garantir l'innocent. C'est pour ceia qu'il
n'est fait aucune exception dans l'arti-
cle XXX du règlement , qu'on voit assez
n'être utile qu'aux Genevois. Revenons à
la comparaison du droit négatif dans les
deux états.
Celui du roi d'Angleterre consiste en
deux choses ; à pouvoir seul convoquer et
dissoudre le corps législatif, et à pouvoir
rejeter les lois qu'on lui propose : mais il ne
consista jamais à empêcher la puissance lé-
gislative de connoître des infractions qu'il
peut faire à la loi.
D'ailleurs cette force négative est bien
tempéré©; premièrement par la loi trien-
nale (a) , qui l'oblige de convoquer un nou-
(n) Devenue septennale par une faute dont les
Anglois ne sont pas à se repentir.
DE LA MONTAGNE. 4^
veau parlement au bout d'un certain temps;
de plus, par sa propre nécessité, qui l'oblige
à le laisser presque toujours assemblé (a) ;
enfin , par le droit négatif de la chambre
des communes, qui en a, vis-à-vis de lui-
même, un non moins puissant que le sien.
Elle est tempérée encore par la pleine au-
torité que chacune des deux chambres une
fois assemblées a sur elle-même, soit pour
proposer , traiter , discuter , examiner les
lois et toutes les matières du gouvernement,
soit par la partie de la puissance executive
qu' elles exercent, et conjointement , etsépa-
rément, tant dans la chambre des com-
munes , qui connoît des griefs publics et des
atteintes portées auxlois, que dans la cham-
bre des pairs, juges suprêmes dans les ma-
tières criminelles , et sur-tout dans celles
qui ont rapport aux crimes d'état.
Voilà , monsieur, quel est le droit négatif
du roi d'Angleterre. Si vos magistrats n'en
réclament qu'un pareil , je vous conseille de
(a) Le parlement, n'accordant les subsides que
pour une année , force ainsi le roi cle les lui re-
demander tous les ans.
4l6 LETTRES
ne le leur pas contester. Mais je ne vols
point quel besoin , dans votre situation pré-
sente , ils peuvent jamais avoir de la puis-
sance législative, ni ce qui peut les con-
traindre a la convoquer pour agir réelle-
ment dans quelque cas que ce puisse être ;
puisque de nouvelles lois ne sont jamais
nécessaires à gens qui sont au-dessus des
lois; qu'un gouvernement qui subsiste avec
ses finances et n1a point de guerre , n'a nul
besoin de nouveaux impôts ; et qu'en revê-
tant le corps entier du pouvoir des chefs
qu'on en tire, on rend le choix de ces chefs
presque indifférent.
Je ne vois pas même en quoi pourrait les
contenir le législateur, qui, quand il existe,
n'existe qu'un instant, et ne peut jamais
décider que l'unique point sur lequel ils
l'interrogent.
Il est vrai que le roi d'Angleterre peut
faire la guerre et la paix ; mais outre que
cette puissance est plus apparente que
réelle , du moins quant à la guerre, j'ai déjà
fait voir ci-devant et dans le Contrat social
que ce n'est pas de cela qu'il s'agit pour
vous, et qu'il faut renoncer aux droits ho-
norifiques
DE LA MONTAGNE. 4X7
norifiques quand on veut jouir de la liberté'.
Javoue encore que ce prince peut donner
et ôter les places au gré de ses vues , et cor-
rompre en détail le législateur. C'est préci-
sément ce qui met tout l'avantage du côté
du conseil , à qui de pareils moyens sont
peu nécessaires, et qui vous enchaîne à
moindres frais. La corruption est un abus
de la liberté; mais elle est une preuve que
la liberté existe, et Ton n'a pas besoin de
corrompre les gens que Ton tient en son
pouvoir. Quant aux places, sans parler de
celles dont le conseil dispose, ou par lui-
même, ou par le deux cent, il fait mieux
pour les plus importantes : il les remplit de
ses propres membres , ce qui lui est plus
avantageux encore ; car on est toujours plus
sûr de ce qu'on fait par ses mains que de
ce qu'on fait par celles d' autrui. L'histoire
d'Angleterre est pleine de preuves de la ré-
sistance qu'ont faite les officiers royaux à
leurs princes , quand ils ont voulu trans-
gresser les lois. Voyez si vous trouverez chez
vous bien des traits d'une résistance pareille
faite au conseil parles officiers de l'état,
Tome g. D d
4l8 ï, E T T R E S
même dans les cas les plus odieux. Quicon*
que à Genève est. aux gages de la républi-
que, cesse à l'instant même d'être citoyen;
il n'est plus que l'esclave et le satellite des
vingt-cinq, prêt à fouler aux pieds la patrie
et les lois sitôt qu'ils l'ordonnent. Enfin la
loi , qui ne laisse en Angleterre aucune
puissance au roi pour mal faire, lui en
donne une très grande pour faire le bien ; il
ne paroît pas que ce soit de ce coté que le
conseil est jaloux d'étendre la sienne.
Les rois d'Angleterre , assurés de leurs
avantages , sont intéressés à protéger la con-
stitution présente , parcequ'ils ont peu d'es-
poir de la changer. Vos magistrats , au con-^
traire , sûrs de se servir des formes de la
vôtre pour en changer tout-à-fait le fond ,
sont intéressés à conserver ces formes com-
me l'instrument de leurs usurpations. Le
dernier pas dangereux qu'il leur reste à faire,
est celui qu'ils font aujourd'hui. Ce pas fait,
ils pourront se dire encore plus intéressés
que le roi d'Angleterre à conserver la con-
stitution établie , mais par un motif bien
différent. Voilà toute la parité que je trouve
DE LA MONTAGNE. 419>
entre F état politique d'Angleterre et le vôtre.
Je vous laisse à juger dans lequel est la li-
berté.
Après cette comparaison, Fauteur, qui
se plaît à vous présenter de grands exem-
ples , vous offre celui de F ancienne Rome.
Il lui reproche avec dédain ses tribuns
brouillons et séditieux : il déplore amère-
ment, sous cette orageuse administration,
le triste sort de cette malheureuse ville, qui,
pourtant, nétant rien encore à l'érection de
cette magistrature, eut sous elle cinq cents
ans de gloire et de prospérités , et devint la
capitale du monde. Elle finit enfin parce-
qu'il faut que tout finisse, elle finit par les
usurpations de ses grands , de ses consuls ,
de ses généraux qui Fenvahirent: elle périt
par Fexcès de sa puissance ; mais elle ne
Favoit acquise que par la bonté de son gou-
vernement. On peut dire en ce sens que ses
tribuns la détruisirent (a).
(a) Les tribuns ne sortoient point de la ville; ils
n'avoient aucune autorité hors de ses murs : aussi
les consuls , pour se soustraire à leur inspection,
tenoient-ils quelquefois les comices dans la caœ-
Dd 2
420 LETTRES
Au reste je n'excuse pas les fautes du peu-
ple romain, je les ai dites dans le Contrat
pagne. Or, les fers des Pioraains ne furent point
forgés dans Rome , mais dans ses armées , et ce
fut par leurs conquêtes qu'ils perdirent leur li-
berté. Cette perte ne vint donc pas des tribuns.
11 est vrai que César se servit d'eux comme Sylla
s'étoit servi du sénat; chacun prenoit les moyens
qu'il jugeoitles plus prompts ou les plus sûrs pour
parvenir : mais il falloit bien que quelqu'un par-
vint; et qu'importoit qui de Marius ou de Sylla,
de César ou de Pompée, d'Octave ou d'Antoine,
fût l'usurpateur? Quelque parti qui l'emportât,
l'usurpation n'en étoit pas moins inévitable ; il
falloit des chefs aux armées éloignées , et il étoit
sûr qu'un de ces chefs deviendroit le maître de
l'état. Le tribunat ne faisoit pas à cela la moindre
chose.
Au reste, cette même sortie que fait ici l'au-
teur des lettres écrites de la campagne sur les
tribuns du peuple avoit été déjà faite, en 1715,
par M. de Chapeaurouge, conseiller d'état, dans
un mémoire contre l'office de procureur-général.
M. Louis le Fort, qui remplissoit alors cette charge
avec éclat, lui fit voir dans une très belle lettre ,
en réponse à ce mémoire , que le crédit et l'auto-
rité des tribuns avoient été le salut de la répu-
blique, et que sa destruction n'étoit point venue
DELA MONTAGNE. 421
social : je l'ai blâmé d'avoir usurpé la puis-
sance executive, qu'il de voit seulement con-
tenir (a) ; j'ai montré sur quels principes le
tribunatdevoit être institué, les bornes qu'on
devoit lui donner , et comment tout cela se
pouvoit faire. Ces règles furent mal suivies
à Rome ; elles auraient pu l'être mieux.
Toutefois voyez ce que fit le tribunat. avec
ses abus : que n eût -il point fait bien dirigé?
Je vois peu ce que veut ici l'auteur des let-
tres : pour conclure contre lui-même , j'au-
rois pris le même exemple qu'il a choisi.
Mais n'allons pas chercher si loin ces
illustres exemples , si fastueux par eux-
mêmes , et si trompeurs par leur applica-
tion. Ne laissez point forger vos chaînes par
l'amour propre. Trop petits pour vous com-
parer à rien , restez en vous-mêmes , et ne
vous aveuglez point sur votre position. Les
d'eux, mais des consuls. Sûrement le procureur-
général le Fort ne prévoyoit guère par qui seroit
renouvelle de nos jours le sentiment qu'il réfu-
tait si bien.
(a) Voyez le Contrat social, livre IV, chap. V. Je
crois qu'on trouvera dans ce chapitre, qui est fort
court, quelques bonnes maximes sur cette matière.
Dd S
423 LETTRES
anciens peuples ne sont plus un modèle
pour les modernes; ils leur sont trop étran-
gers à tous égards . Vous sur-tout , Genevois ,
gardez votre place, et n'allez point aux ob-
jets élevés qu'on vous présente pour vous
cacher l'abyme qu on creuse au-devant de
vous. Vous n'êtes ni Romains, ni Spartiates,
vous nêtes pas même Athéniens. Laissez
là ces grands noms qui ne vous vont point.
Vous êtes des marchands , des artisans , des
bourgeois , toujours occupés de leurs inté-
rêts privés , de leur travail , de leur trafic, de
leur gain -, des gens pour qui la liberté même
n'est qu'un moyen d'acquérir sans obstacle
et de posséder en sûreté.
Cette situation demande pour vous des
maximes particulières. N'étant pas oisifs
comme étoient les anciens peuples , vous ne
pouvez , comme eux, vous occuper sans
cessedn gouvernement: mais par cela même
que vous pouvez moins y veiller de suite, il
doit être institué de manière qu'il vous soit
plus aisé d'en voiries manœuvres et de pour-
voir aux abus. Tout soin public que votre
intérêt exige doit vous être rendu d'autant
plus facile à remplir, que c'est un soin qui
DE LA MONTAGNE. 42^
tous coûte et que vous ne prenez pas volon-
tiers. Car vouloir vous en décharger tout-à-
fait, c'est vouloir cesser d'être libres. Il faut
opter , dit le philosophe bienfaisant; et ceux
qui ne peuvent supporter le travail, n'ont
qu'à chercher le repos dans la servitude.
Un peuple inquiet, désœuvré , remuant,
et , faute d'affaires particulières , toujours
prêt à se mêler de celles de l'état, a besoin
d'être contenu, je le sais; mais,, encore un
coup , la bourgeoisie de Genève est-elle ce
peuple-là? Rien n'y ressemble moins; elle
en est l'antipode. Yos citoyens, tout absor-
bés dans leurs occupations domestiques, et
toujours froids sur le reste, ne songent à
l'intérêt public que quand le leur propre
est attaqué. Trop peu soigneux d'éclairer la
conduite de leurs chefs , ils ne voient les
fers qu'on leur prépare que quand ils en
sentent le poids. Toujours distraits , tou-
jours trompés, toujours fixés sur d'autres
objets, ils se laissent donner le change sur
le plus important de tous , et vont toujours
cherchant le remède, faute d'avoir su pré-
venir le mal. A force de compasser leurs
démarches, ils ne les font jamais qu'après
Dd 4
4?4 LETTRES
coup. Leurs lenteurs les auroient déjà per-
dus cent fois , si l'impatience du magistrat
ne les eût sauvés , et si , pressé d'exercer ce
pouvoir suprême auquel il aspire, il ne les
eût lui-même avertis du danger.
Suivez l'historique de votre gouverne-
ment; vous verrez toujours le conseil, ar-
dent dans ses entreprises, les manquer le
plus souvent par trop d'empressement à les
accomplir, et vous verrez toujours la bour-
geoisie revenir enfin sur ce qu'elle a laissé
faire sans y mettre opposition.
En 1670, l'état étoit obéré de dettes et
affligé de plusieurs fléaux. Comme il étoit
mal aisé, dans la circonstance, d'assembler
souvent le conseil général, on y propose
d'autoriser les conseils de pourvoir aux be-
soins présens : la proposition passe. Ils par-
tent de là pour s'arroger le droit perpétuel
d'établir des impôts , et pendant plus d'un
siècle on les laisse faire sans la moindre op-
position.
Ehi 71 4> on fait, par des vues secrètes (a),
l'entreprise immense et ridicule des fortifi-
er) Il en a été parlé ci-devant.
DE LA MONTAGNE. ^2.5
cations , sans daigner consulter le conseil
général, et contre la teneur des édits. En
conséquence de ce beau projet , on établit
pour dix ans des impôts sur lesquels on ne
le consulte pas davantage. Il s'élève quel-
ques plaintes ; on les dédaigne , et tout se
tait.
En 1725, le terme des impôts expire ; il
s'agit de les prolonger. Cétoit pour la bour-
geoisie le moment tardif, mais nécessaire ,
de revendiquer son droit négligé si long-
temps. Mais la peste de Marseille et la ban-
que royale ayant dérangé le commerce ,
chacun , occupé des dangers de sa fortune,
oublie ceux de sa liberté. Le conseil, qui
n'oublie pas ses vues, renouvelle en deux
cent les impôts, sans qu'il soit question du
conseil général.
A l'expiration du second terme les ci-
toyens se réveillent , et , après cent soixante
ans d'indolence, ils réclament enfin tout de
bon leur droit. Alors , au lieu de céder ou
temporiser, on trame une conspiration {a).
(a) Il s'agissoit de former, par une enceinte bar-
ricadée, une espèce de citadelle autour de l'é^
42D* LETTRES
Le complot se découvre ; les bourgeois sont
forcés de prendre les armes , et par cette
violente entreprise le conseil perd en un,
moment un siècle d'usurpation.
A peine tout semble pacifié que, ne pou-
vant endurer cette espèce de défaite, on
lévation sur laquelle est l'hôtel-de-ville , pour as-
servir de là tout le peuple. Les bois déjà préparés
pour cette enceinte, un plan de disposition pour
la garnir, les ordres donnés en conséquence aux
capitaines delà garnison, des transports de mu-
nitions et d'armes de l'arsenal à l'hôtel-de-ville, le
tamponnement de vingt-deux pif ces de canon dans
un boulevard éloigné, le transmarchement clan-
destin de plusieurs autres, en un mot, tous les
apprêts de la plus violente entreprise faits sans l'a-
veu des conseils par le syndic de la garde et d'autres
magistrats, ne purent suffire , quand tout cela fut
découvert , pour obtenir qu'on fît le procès aux
coupables, ni même qu'on improuvât nettement
leur projet. Cependant la bourgeoisie , alors maî-
tresse de la place, les jaissa paisiblement sortir
sans troubler leur retraite , sans leur faire la moin-
dre insulte, sans entrer dans leurs maisons, sans
inquiéter leurs familles , sans toucher à rien qui
leur appartînt. En tout autre pays le peuple eût
commencé par massacrer ces conspirateurs et
mettre leurs maisons au pillage.
DE LA MONTAGNE. 427
forme un nouveau complot. Il faut derechef
recourir aux armes : les puissances voisines
interviennent , et les droits mutuels sont
enfin réglés.
En i65o, les conseils inférieurs introdui-
sent dans leurs corps une manière de re-
cueillir les suffrages, meilleure que celle
qui est établie, mais qui n'est pas conforme
aux édits. On continue en conseil général
de suivre l'ancienne , où se glissent bien des
abus , et cela dure cinquante ans et davan-
tage, avant que les citoyens songent à se
plaindre de la contravention , ou à deman-
der l'introduction d'un pareil usage dans le
conseil dont ils sont membres. Ils la deman-
dent enfin; et ce quil y a d'incroyable, est
qu'on leur oppose tranquillement ce même
édit qu'on viole depuis un demi-siecle.
En 1 707 , un citoyen est jugé clandestine-
ment contre les lois, condamné, arquebuse
dans la prison, un autre est pendu snr la
déposition d'un seul faux témoin connu
pour tel, un autre est trouvé mort. Tout
cela passe, et il n'en est pins parlé qu'en
1734, que quelqu'un s'avise de demander
42& LETTRES
au magistrat des nouvelles du citoyen arque-
buse trente ans auparavant.
En 1756, on érige des tribunaux crimi-
nels sans syndics. Au milieu des troubles
qui régnoient alors, les citoyens, occupés
de tant dautres affaires, ne peuventsonger à
tout. En 1758, on répète la même manœu-
vre ; celui qu'elle regarde veut se plaindre ;
on le fait taire, et tout se tait. En 1762 ,
on la renouvelle encore (a) : les citoyens se
(a) Et à quelle occasion ! voilà une inquisition
d'état à faire frémir. Est-il concevable que, dans
un pays libre , on punisse criminellement un ci-
toyen pour avoir, dans une lettre à un autre ci-
toyen non imprimée, raisonné en termes décens
et mesurés sur la conduite du magistrat envers un
troisième citoyen? Trouvez-vous des exemples de
Violences pareilles dans les gouvernements les plus
absolus? A la retraite de M. de Silhouette, je lui
écrivis une lettre qui courut Paris. Cette lettre
étoit d'une hardiesse que je ne trouve pas moi-
même exempte de blâme; c'est peut-être la seule
chose repréhensible que j'aie écrite en ma vie.
Cependant , m'a-t-on dit le moindre mot à ce
sujet? on n'y a pas même songé. En' France, on
punit les libelles : on fait très bien : mais on laisse
aux particuliers une liberté honnête de raisonner
DE LA MONTAGNE. 429
plaignent enfin Tannée suivante. Le con-
seil répond : Vous venez trop tard ; l'usage
est établi.
En juin 1762, un citoyen, que le conseil
avoit pris en haine, est flétri dans ses livres ,
et personnellement décrété contre l'édit le
plus formel. Ses parens étonnés deman-
dent, par requête, communication du dé-
cret ; elle leur est refusée , et tout se tait.
Au bout d'un an d'attente, le citoyen flétri,
voyant que nul ne proteste , renonce à son
droit de cité. La bourgeoisie ouvre enfin les
yeux, et réclame contre la violation de la
loi ; il n'étoit plus temps.
Un fait plus mémorable par son espèce ,
quoiqu'il ne s'agisse que d'une bagatelle , est
celui du sieur Bardin. Un libraire commet
entre eux sur les affaires publiques , et il est inoui
qu'on ait cherché querelle à quelqu'un pour avoir,
dans des lettres restées manuscrites , dit son avis.,
sans satyre , sans invective, sur ce qui se fait dans
les tribunaux. Après avoir tant aimé le gouverne-
ment républicain, faudra-t-il changer de sentiment
dans ma vieillesse, et trouver enfin qu'il y a plus de
véritable liberté clins les monarchies que dans nos
républiques?
43o LETTRES
à son correspondant des exemplaires d'un
livre nouveau; avant que les exemplaires
arrivent, le livre est défendu. Le libraire
va déclarer au magistrat sa commission, et
demander ce qu'il doitfaire. On lui ordonne
d'avenir quand les exemplaires arriveront:
ils arrivent, il les déclare; on les saisit: il
attend qu on les lui rende ou qu'on les lui
paie; on ne fait ni l'un ni l'autre : il les
redemande, on les garde : il présente requête
pour qu'ils soient renvoyés, rendus, ou
payés ; on refuse tout. Il j^erd ses livres; et
ce sont des hommes publics, chargés de
punii le vol, qui les ont gardés.
Qu'on pesé bien toutes les circonstances
de ce fait, et je doute qu'on trouve aucun
autre exemple semblable dans aucun parle-
ment, dans aucun sénat, dans aucun con-
seil , dans aucun divan , dans quelque tri-
bunal que ce puisse être. Si l'on vouloit
attaquer le droit de propriété sans raison,
sans prétexte , et jusque dans sa racine,
il seroit impossible de s'y prendre plus ou-
vertement. Cependant l'affaire passe , tout
le monde se tait, et, sans des griefs plus
graves , il n'eût jamais été question de celui-
DE LA MONTAGNE. J\St
là. Combien d'autres sont restés dans l'obs-
curité, faute d'occasions pour les mettre en
évidence !
Si l'exemple précédent est peu important
en lui-même, en voici un d'un genre bien
différent. Encore un peu d'attention , mon-
sieur, pour cette affaire, et je supprime
toutes celles que je pourrois ajouter.
Le 20 novembre 1 763 _, au conseil général
assemblé pour l'élection du lieutenant et du
trésorier, les citoyens remarquent une diffé-
rence entre l'édit imprimé qu'ils ont et l'édit
manuscrit dont un secrétaire d'état fait lec-»
ture , en ce que l'élection du trésorier doit
par le premier se faire avec celle des syndics ,
et par le second avec celle du lieutenant*
Ils remarquent, de plus, que l'élection du
trésorier, qui, selon l'édit, doit se faire tous
les trois ans, ne se fait que tous les six ans
selon l'usage, et qu'au bout, des trois ans
on se contente de proposer la confirmation
de celui qui est en place.
Ces différences du texte de la loi entre le
manuscrit du conseil et l'édit imprimé,
qu'on n'avoit point encore observées, en
font remarquer d'autres qui donnent de
4^2 LETTRES
l'inquiétude sur ie reste. Malgré l'expérien-
ce qui apprend aux citoyens l'inutilité de
leurs représentations les mieux fondées, ils
en font à ce sujet de nouvelles, demandant
que le texte original des édits soit déposé en
chancellerie ou dans tel autre lieu public
au choix du conseil , où Ton puisse compa-
rer ce texte avec l'imprimé.
Or, vous vous rappellerez, monsieur,
que, par l'article XLII de l'édit de i738, il
est dit qu'on fera imprimer au plutôt un
code général des lois de l'état , qui contien-
dra tous les édits et réglemens. Il ri a pas
encore été question de ce code au bout de
vingt-six ans, et les citoyens ont gardé le si-
lence (ci).
(a)De quelle excuse, de quel prétexte peut-on
couvrir l'inobservation d'un article aussi exprès et
aussi important? Gela ne se conçoit pas. Quand ,
par hasard , on en a parlé à quelques magistrats en
conversation , ils répondent froidement : Chaque
édit particulier est imprimé; rassemblez-les. Comme
si l'on étoit sûr que tout fût imprimé , et comme
si le recueil de ces chiffons formoit un corps corn*
plet, un code général, revêtu de l'authenticité re-
quise et tel que l'annonce l'article XLII! Est-ce
Vous
DE LA MONTAGNE. /fiZ
Vous vous rappellerez encore que , dans
un mémoire imprimé en 1745, un membre
proscrit des deux cents jeta de violens
soupçons sur la fidélité des édits imprimés
en 1713, et réimprimés en 1 j55, deux épo-
ques également suspectes. Il dit avoir colla-
lionne sur des édits manuscrits ces impri-
més, dans lesquels il affirme avoir trouvé
quantité d'erreurs dont il a fait note; et il
rapporte les propres termes d'un édit de
i556 , omis tout entier dans l'imprimé. A
des imputations si graves le conseil n'a rien
répondu, et les citoyens ont gardé le si-
lence.
Accordons , si Ton veut, que la dignité
du conseil ne lui permettoit pas de répon-
dre alors aux imputations d'un proscrit»!
Cette même dignité, l'honneur compromis,
la fidélité suspectée, exigeoient maintenant
une vérification que tant d'indices ren-
doient nécessaire , et que ceux qui la deman-
doient avoient droit d'obtenir.
ainsi que ces messieurs remplissent un engagement
aussi formel ? Quelles conséquences sinistres ne
pourroit-on pas tirer de pareilles omissions?
Tome g. Ee
4^4 LETTRES
Point du tout. Le petit conseil justifie le
changement fait à ledit, par un ancien
usage auquel le conseil général ne s'étant
pas opposé dans sou origine, n'a plus droit
de s'opposer aujourd'hui.
Il donne pour raison de la différence qui
est entre le manuscrit du conseil et l'impri-
mé, que ce manuscrit est un recueil des
édits avec les changemens pratiqués, et
consentis par le silence du conseil général ;
au lieu que l'imprimé n"est que le recueil
des mêmes édits, tels qu'ils ont passé en
conseil général.
Il justifie la confirmation du trésorier
contre l'édit qui veut que Ton en élise un
autre , encore par un ancien usage. Les ci-
toyens n'apperçoivent pas une contraven-
tion aux édits , qu'il n'autorise par des con-
traventions antérieures : ils ne font pas une
plainte qu'il ne rebute , en leur reprochant
de ne s'être pas plaints plutôt.
Et quant à la communication du texte
original des lois , elle est nettement re-
fusée (a) ; soit comme étant contraire aux
(a) Ces refus si durs et si sûrs à toutes les repré-
sentations les plus raisonnables et les plus justes
DE LA MONTAGNE. ^55
règles , soit parceque les citoyens et bour-
geois ne doivent connaître d'autre texte des
lois que le texte imprimé, quoique le petit
conseil en suive un autre et le fasse suivre
en conseil général {a).
paroissent peu naturels. Est-il concevable que le
conseil de Genève, composé dans sa majeure par-
tie d'hommes éclairés et judicieux, n'ait pas senti
le scandale odieux, et même effrayant , de refuser
à des hommes libres , à des membres du lésisla-
teur , la communication du texte authentique des
lois, et de fomenter ainsi, comme à plaisir , des
soupçons produits par l'air de mystère et de té-
nèbres dont il s'environne sans cesse à leurs yeux?
Pour moi je penche à croire que ces refus lui coû-
tent, mais qu'il s'est prescrit pour règle de faire
tomber l'usage des représentations, par des ré-
ponses constamment négatives. En effet , est-il à
présumer que les hommes les plus patiens ne se
rebutent pas de demander pour ne lien obtenir?
Ajoutez la proposition déjà faite en deux cent d'in-
former contre les auteurs des dernières représen-
tations , pour avoir usé d'un droit que la loi leur
donne. Qui voudra désormais s'exposer à des pour-
suites, pour des démarches qu'on sait d'avance
être sans succès? Si c'est là te planque s'est fait
le petit conseil , il faut avouer qu'il le suit très
bien.
(a) Extrait des registres du conseil du 7 décem-
E e 2,
436 LETTRES
Il est donc contre les règles , que celui qui
a passé un acte ait communication de l'ori-
ginal de cet acte , lorsque les variantes dans
les copies les lui font soupçonner de falsifi-
cation ou d'incorrection; et il est dans la
règle qu'on ait deux différens textes des
mêmes lois, l'un pour les particuliers, et
I autre pour le gouvernement ! Ouïtes-vous
jamais rien de semblable ? et toutefois sur
toutes ces découvertes tardives , sur tous
ces refus révoltans , les citoyens, éconduits
dans leurs demandes les plus légitimes, se
taisent, attendent, et demeurent en repos !
Voilà, monsieur, des faits notoires dans
votre ville , et tous plus connus de vous que
de moi : j'en pourrois ajouter cent autres ,
sans compter ceux qui me sont échappés.
Ceux-ci suffiront pour juger si la bourgeoi-
sie de Genève est ou fut jamais, je ne dis
pas remuante et séditieuse, mais vigilante,
attentive, facile à s'émouvoir pour défen-
dre ses droits les mieux établis et le plus
ouvertement attaqués.
bre 1763, en réponse aux représentations verbales
feites le 21 novembre par six citoyens bourgeois.
DE LA MONTAGNE. Ifil
On nous dit « qu'une nation vive , ingé-
nieuse , et très occupée de ses droits politi-
ques , auroit un extrême besoin de donner à
son gouvernement une force négative » (a).
En expliquant cette force négative on peut
convenir du principe ; mais est-ce à vous
qu'on en veut faire l'application? a-t-on
donc oublié quon vous donne ailleurs plus
de sang froid qu'aux autres peuples ( b ) ? Et
comment peut-on dire que celui de Genève
s'occupe beaucoup de ses droits politiques,
quand on voit qu'il ne s'en occupe jamais
que tard , avec répugnance , et seulement
quand le péril le plus pressant l'y con-
traint? De sorte qu'en n'attaquant pas si
brusquement les droits de la bourgeoisie , il
ne tient qu'au conseil qu'elle ne s'en occupe
jamais.
Mettons un moment en parallèle les deux
partis , pour juger duquel l'activité est le
plus à craindre , et où doit être placé le
droit négatif pour modérer cette activité.
D'un coté je vois un peuple très nom-
breux, paisible et froid, composé d'hom-
(a) Page 170.
(b) Page 154,
E e 3
438 LETTRES
mes laborieux, amateurs clu gain, soumis
pour leur propre intérêt aux lois et à leurs
ministres , tout occupés de leur négoce
ou de leurs métiers : tous , égaux par leurs
droits et peu distingués par la fortune,
iront entre eux ni chefs ni cliens tous, te-
nus parleur commerce, par leur état , par
leurs biens, dans une grande dépendance
clu magistrat , ont à le ménager; tous crai-
gnent de lui déplaire ; s'ils veulent se mê-
ler des affaires publiques , c'est toujours
au préjudice des leurs. Distraits d un côté
par des objets plus intéressans pour leurs
familles; de 1 autre, arrêtés par des con-
sidérations de prudence, par l'expérience
de tous les temps, qui leur apprend com-
bien , dans un aussi petit état que le vô
tre, où tout particulier est incessamment
sous les yeux du conseil, il est dangereux
de l'offenser, ils sont portés par les raisons
les plus fortes à tout sacrifier à la paix : car
c'est par elle seule qu'ils peuvent prospé-
rer ; et dans cet état de choses , chacun ,
trompé par son intérêt privé , aime encore
mieux être protégé que libre, et fait sa cour
pour faire son bien.
DE LA MONTAGNE. /pf)
De l'autre côté, je vois dans une petite
ville, dont les affaires sont au fond très peu
de chose, un corps de magistrats indépen-
dant et perpétuel , presque oisif par état ,
faire sa principale occupation d'un intérêt
très grand et très naturel pour ceux qui
commandent, c'est d'accroître incesamment
son empire; car l'ambition comme l'avarice
se nourrit de ses avantages; et plus on étend
sa puissance, plus on est dévoré du désir de
tout pouvoir. Sans cesse attentif à marquer
des distances trop peu sensibles dans ses
égaux de naissance, il ne voit en eux que
ses inférieurs , et brûle d'y voir ses sujets.
Armé de toute la force publique, déposi-
taire de toute l'autorité, interprète et dis-
pensateur des lois qui la gênent, il s'en fait
une arme offensive et défensive , qui le rend
redoutable, respectable, sacré pour tous
ceux qu'il veut outrager. C'est au nom mê-
me de la loi qu'il peut la transgresser im-
punément. Il peut attaquer la constitution
en feignant de la défendre ; il peut punir
comme un rebelle quiconque ose la défen-
dre en effet. Toutes les entreprises de ce
corps lui deviennent faciles ; il ne laisse à
Ee 4
'44o LETTRES
personne le droit de les arrêter ni d'en con-
noître : il peut agir , différer , suspendre ;
il peut séduire, effrayer, punir ceux qui lui
résistent; et s'il daigne employer pour cela
des prétextes, c'est plus par bienséance que
par nécessité. Il a donc la volonté d'étendre
sa puissance , et le moyen de parvenir à
tout ce qu'il veut. Tel est l'état relatif du
petit conseil et de la bourgeoisie de Genève, i
Lequel de ces deux corps doit avoir le pou-
voir négatif pour arrêter les entreprises de
l'autre ? L'auteur des lettres assure que c'est
le premier.
Dans la plupart des états, les troubles
internes viennent d'une populace abrutie
et stupide , échauffée d'abord par d'insup-
portables vexations , puis ameutée en secret
par des brouillons adroits,, revêtus de quel-
que autorité qu'ils veulent étendre. Mais
est-il rien de plus faux qu'une pareille idée
appliquée à la bourgeoisie de Genève , à sa
partie au moins qui fait face à la puissance
pour le maintien des lois ? Dans tous les
temps , cette partie a toujours été l'ordre
moyen entre les riches et les pauvres , entre
les chefs de l'état et la populace. Cet ordre ,
DE E A. MONTAGNE. 44 L
composé d'hommes à-peu-près égaux en
fortune, en état, en lumières, n'est ni
assez élevé pour avoir des prétentions , ni
assez bas pour n'avoir rien à perdre. Leur
grand intérêt, leur intérêt commun est que
les lois soient observées, les magistrats res-
pectés , que la constitution se soutienne et
que l'état soit tranquille. Personne dans cet
ordre ne jouit à nul égard d'une telle supé-
riorité sur les autres, qu'il puisse les mettre
en jeu pour son intérêt particulier. C'est la
plus saine partie de la république , la seule
qu'on soit assuré ne pouvoir,, dans sa con-
duite , se proposer d'autre objet que le bien
de tous. Aussi voit-on toujours dans leurs
démarches communes une décence, une
modestie , une fermeté respectueuse , une
certaine gravité d'hommes qui se sentent
dans leur droit et qui se tiennent dans leur
devoir. Voyez , au contraire , de quoi l'autre
parti s'étaie ; de gens qui nagent dans l'o-
pulence , et du peuple le plus abject. Est-ce
dans ces deux extrêmes , l'un fait pour ache-
ter, l'autre pour se vendre, qu'on doit cher-
cher l'amour de la justice et des lois ? C'est
par eux toujours que l'état dégénère. Le ri-
442 LETTRES
che tient la loi dans sa bourse , et le pauvre
aime mieux du pain que la liberté. Il suffit
de comparer ces deux partis, pour juger le-
quel doit porter aux lois la première attein-
te ; et cherchez en effet dans votre histoire
si tous les complots ne sont pas toujours
venus du côté de la magistrature, et si ja-
mais les citoyens ont eu recours à la force
que lorsqu'il la fallu pour s'en garantir.
On raille sans doute, quand, sur les
conséquences du droit que réclament vos
concitoyens , on vous représente l'état en
proie à la brigue , à la séduction , au pre-
mier venu. Ce droit négatif que veut avoir
le conseil fut inconnu jusqu'ici : quels
maux en est-il arrivé ? Il en fût arrivé d'af-
freux, s'il eût voulu s'y tenir quand la bour-
geoisie a fait valoir le sien. Rétorquez l'ar-
gument qu'on tire de deux cents ans de
prospérité ; que peut-on répondre? Ce gou-
vernement, direz- vous, établi par le temps,
soutenu par tant de titres , autorisé par un
si long usage , consacré par ses succès , et
où le droit négatif des conseils fut toujours
ignoré, ne vaut-il pas bien cet autre gouver-
nement arbitraire , dont nous ne connois-
DE LA MONTAGNE. 44^
sons encore ni les propriétés , ni ses rap-
ports avec notre bonheur, et où la raison ne
peut nous montrer que le comble de notre
misère ?
Supposer tous les abus dans le parti qu on
attaque , et n'en supposer aucun dans le
sien , est un sophisme bien grossier et bien
ordinaire , dont tout homme sensé doit se
garantir. Il faut supposer des abus de part et
d'autre, parcequ'il s'en glisse par-tout; mais
ce n'est pas à dire qu'il y ait égalité dans
leurs conséquences. Tout abus est un mal,
souvent inévitable , pour lequel on ne doit
pas proscrire ce qui est bon en soi. Mais
comparez, et vous trouverez d'un côté des
maux sûrs , des maux terribles , sans borne
et sans fin ; de l'autre , l'abus même diffi-
cile , qui , s'il est grand , sera passager , et
tel que , quand il a lieu , il porte toujours
avec lui son remède. Car, encore une fois,
il n'y a de liberté possible que dans l'obser-
vation des lois ou de la volonté générale , et
il n'est pas plus dans la volonté générale de
nuire à tous , que dans la volonté particu-
lière de nuire à soi-même. Mais supposons
cet abus de la liberté aussi naturel que l'abus
444 LETTRES
de la puissance. Il y aura toujours cette dif-
férence entre l'un et l'autre , que l'abus de
la liberté tourne au préjudice du peuple qui
en abuse, et, le punissant de son propre
tort , le force à en chercher le remède :
ainsi, de ce côté , le mal n'est jamais qu'une
crise , il ne peut faire un état permanent ;
au lieu que l'abus de la puissance ne tour-
nant point au préjudice du puissant, mais
dufoible, est, par sa nature, sans mesure,
sans frein, sans limites ; il ne finit que par
la destruction de celui qui seul en ressent
le mal. Disons donc qu'il faut que le gou-
vernement appartienne au petit nombre,
l'inspection sur le gouvernement à la géné-
ralité, et que si de part ou d'autre l'abus est
inévitable, il vaut encore mieux qu'un peu-
ple soit malheureux par sa faute qu'opprimé
sous la main d'autrui.
Le premier et le plus grand intérêt public
est toujours la justice. Tous veulent que les
conditions soient égales pour tous , et la
justice n'est que cette égalité. Le citoyen ne
veut que les lois et que l'observation des
îois. Chaque particulier dans le peuple sait
bien que 'il y a des exceptions, elles ne
DE LA MONTAGNE. 44$
Seront pas en sa faveur. Ainsi tous craignent
les exceptions ; et qui craint les exceptions
aime la loi. Chez les chefs , c'est tout autre
chose : leur état même est un état de préfé-
rence , et ils cherchent des préférences par-
tout (a). S'ils veulent des lois , ce n'est pas
pour leur obéir, c'est pour en être les arbi-
tres. Ils veulent des lois pour se mettre à
leur place et pour se faire craindre en leur
nom. Tout les favorise dans ce projet : ils
se servent des droits qu'ils ont, pour usur-
per sans risque ceux qu'ils n'ont pas. Comme
ils parlent toujours au nom de la loi , même
en la violant, quiconque ose la défendre
contre eux est un séditieux , un rebelle ; il
(a) La justice dans le peuple est une vertu d'é-
tat ; la violence et la tyrannie est de môme dans les
chefs un vice d'état. Si nous étions à leurs places ,
nous autres particuliers , nous deviendrions comme
eux violens , usurpateurs , iniques. Quand des ma-
gistrats viennent donc nous prêcher leur intégrité ,
leur modération, leur justice , ils nous trompent,
s'ils veulent obtenir ainsi la confiance que nous
ne leur devons pas : non qu'ils ne puissent avoir
personnellement ces vertus dont ils se vantent ;
mais alors ils font une exception , et ce n'est pas
aux exceptions que la loi doit avoir égard.
44^ LETTRES
doit périr: et pour eux, toujours sûrs de
l'impunité dans leurs entreprises , le pis
qui leur arrive est de ne pas réussir. S'ils ont
besoin d'appuis, par-tout ils en trouvent.
C'est une ligue naturelle que celle des forts;
et ce qui fait la foiblesse des foibles, est de
ne pouvoir se liguer ainsi. Tel est le des-
tin du peuple, d'avoir toujours au dedans
et au dehors ses parties pour juges. Heu-
reux quand il en peut trouver d'assez équi-
tables pour le protéger contre leurs propres
maximes, contre ce sentiment si gravé dans
le cœur humain , d'aimer et favoriser les
intérêts semblables aux nôtres ! Vous avez
eu cet avantage une fois, et ce fut contre
toute attente. Quand la médiation fut ac-
ceptée , on vous crut écrasés : mais vous
eûtes des défenseurs éclairés et fermes , des
médiateurs intègres et généreux; la justice
et la vérité triomphèrent. Puissiez-vous être
heureux deux fois î vous aurez joui d'un
bonheur bien rare, et dont vos oppresseurs
ne paroissent guère alarmés.
Après vous avoir étalé tous les maux ima-
ginaires d'un droit aussi ancien que votre
constitution, et qui jamais n'a produit au-
DE LA MONTAGNE. 447
cun mal, on pallie, on nie ceux du droit
nouveau qu'on usurpe, et qui se font sen-
tir dès aujourd'hui. Forcé d'avouer que le
gouvernement peut abuser du doit négatif
jusqu'à la plus intolérable tyrannie, on af-
firme que ce qui arrive n'arrivera pas, et
l'on change en possibilité sans vraisem-
blance ce qui se passe aujourd'hui sous vos
yeux. Personne , ose-t-on dire , ne dira que
le gouvernement ne soit équitable et doux;
et remarquez que cela se dit en réponse à
des représentations où l'on se plaint des in-
justices et des violences du gouvernement.
C'est là vraiment, ce qu'on peut appeller
du beau style : c'est l'éloquence de Péri-
clès, qui, renversé par Thucydide à la lutte,
prouvoit aux spectateurs que c'étoit lui qui
l'avoit terrassé.
Ainsi donc , en s'emparant du bien d'au-
trui sans prétexte, en emprisonnant sans
reison les innocens, en flétrissant un ci-
toyen sans fouir, en en jugeant illégale-
ment un autre, en protégeant les livres
obscènes, en brûlant ceux qui respirent la
vertu, en persécutant leurs auteurs, eu
cachant le vrai texte des lois , en refusant
44$ LETTRES
les satisfactions les plus justes, en exerçant
le plus dur despotisme , en détruisant la
liberté qu'ils devroient défendre , en oppri-
mant la patrie dont ils devroient être les
pères, ces messieurs se font compliment à
eux-mêmes sur la grande équité de leurs
jugemens; ils s'extasient sur la douceur
de leur administration, ils affirment avec
confiance que tout le monde est de leur avis
sur ce point. Je doute fort, toutefois, que
cet avis soit le vôtre, et je suis sûr au moins
qu'il n'est pas celui des représentais.
Que l'intérêt particulier ne me rende
point injuste. C'est de tous nos penchans
celui contre lequel je me tiens le plus en
garde, et auquel j'espère avoir le mieux
résisté. Votre magistrat est équitable dans
les choses indifférentes, je le crois porté
même à l'être toujours; ses places sont peu
lucratives; il rend la justice et ne la vend
point; il est personnellement intègre, dés-
intéressé; et je sais que dans ce conseil si
despotique il règne encore de la droiture
et des vertus. En vous montrant les consé-
quences du droit négatif, je vous ai moins
dit ce qu'ils seront , devenus souverains, que
ce
DE LÀ MONTAGNE. 440
ce qu'ils continueront à faire pour l'être.
Une fois reconnus tels , leur intérêt sera
d être toujours justes , et il Test dès aujour-
d'hui d'être justes le plus souvent : mais
malheur à quiconque osera recourir aux
lois encore, et réclamer la liberté! C'est
contre ces infortunés que tout devient
permis, légitime. L'équité, la vertu, l'inté-
. rêt même , ne tiennent point devant l'amour
de la domination; et celui qui sera juste,
étant le maître, n'épargne aucune injustice
pour le devenir.
Le vrai chemin de la tyrannie n est point
d'attaquer directement le bien public; ce
seroit réveiller tout le monde pour le défen-
dre : mais c'est d'attaquer successivement
tous ses défenseurs, et d'effrayer quiconque
oseroit encore aspirer à l'être. Persuadez à
tous que l'intérêt public n'est celui de per-
sonne, et par cela seul la servitude est éta-
blie; car quand chacun sera sous le joup-,
où sera la liberté commune ? Si quiconque
ose parler est écrasé dans l'instant même ,
où seront ceux qui voudront fimiter ? et
quel sera l'organe de la généralité quand
chaque individu gardera le silence? Le gcu-
Tome 9. Ff
45,0 LETTRES
vernement sévira donc contre les zélés et
sera juste avec les autres , jusqu'à ce qu il
puisse être injuste avec tous impunément.
Alors sa justice ne sera plus qu'une écono-
mie pour ne pas dissiper sans raison son
propre bien.
Il y a donc un sens dans lequel le conseil
est juste, et doit l'être par intérêt : mais il
y en a un dans lequel il est du système qu il
s'est fait d'être souverainement injuste ; et
mille exemples ont dû vous apprendre com-
bien la protection des lois est insuffisante
contre la haine du magistrat. Que sera-ce ,
lorsque, devenu seul maître absolu par son
droit négatif, il ne sera plus gêné par rien
dans sa conduite, et ne trouvera plus d ob-
stacle à ses passions? Dans un si petit état
qù nul ne peut se cacher dans la foule , qui
ne vivra pas alors dans d'éternelles frayeurs ,
et ne sentira pas à chaque instant de sa vie
le malheur davoir ses égaux pour maîtres?
Dans les grands états les particuliers sont
trop loin du prince et des chefs pour en être
Vus , leur petitesse les sauve ; et pourvu que
le peuple paie , on le laisse en paix. Mais
tou3 ne pourrez faire un pas sajas sentir le
DE LA MONTAGNE. fék
poids de vos fers. Les païens , les amis , les
protégés , les espions de vos maîtres , seront
plus vos maîtres qu'eux ; vous n'oserez ni
défendre vos droits , ni réclamer votre bien,
crainte de vous faire des ennemis; les re-
coins les plus obscurs ne pourront vous dé-
rober à la tyrannie, il faudra nécessairement
en être satellite ou victime. Vous sentirez a
la fois l'esclavage politique et le civil, à
peine oserez-vous respirer en liberté. Voilà,
monsieur, où doit naturellement vous me-
ner l'usage du droit négatif tel que le con-
seil se l'arrogé. Je crois qu'il n'en voudra
pas faire un usage aussi funeste , mais il le
pourra certainement ; et la seule certitude
qu'il peut impunément être injuste, vous
fera sentir les mêmes maux que s'il letoit
en effet.
Je vous ai montré, monsieur, l'état de
votre constitution tel qu'il se présente à
mes yeux. Il résulte de cet exposé que cette
constitution, prise dans son ensemble, est
bonne et saine, et qu'en donnant à la liberté
ses véritables bornes , ellelui donne en même
temps toute la solidité qu'elle doit avoir.
Car le gouvernement ayant un droit négatif
/52 LETTRES
contre les innovations du législateur, et le
peuple un droit négatif contre les usurpa-
tions du conseil , les lois seules régnent et
régnent sur tous; le premier de l'état ne leur
est pas moins soumis que le dernier , aucun
ne peut les enfreindre, nul intérêt particu-
lier ne peut les changer , et la constitution
demeure inébranlable.
Mais si au contraire les ministres des lois
en deviennent les seuls arbitres , et qu ils
puissent les faire parler ou taire à leur gré ;
si le droit de représentation , seul garant
des lois et de la liberté , îï est qu'un droit
illusoire et vain , qui n ait en aucun cas au-
cun effet nécessaire; je ne vois point de ser-
vitude pareille à la vôtre , et l'image de la
liberté n'est plus chez vous qu'un leurre
méprisant et puérile , qu'il est même indé-
cent d'offrir à des hommes sensés. Que sert
alors d'assembler le législateur , puisque la
volonté du conseil est Tunique loi? Que
sert d'élire solemnellement des magistrats
qui d'avance étoient déjà vos juges, et qui
ne tiennent de cette élection qu'un pouvoir
qu'ils exerçoient auparavant ? Soumettez-
vous de jbonne grâce , et renoncez à ces jeux
DE LA MONTAGNE. /53
d'enfans , qui , devenus frivoles , ne sont
pour vous qu'un avilissement de plus.
Cet état, étant le pire où Ton puisse tom-
ber, n'a quun avantage; c'est qu'il ne sau-
roit changer qu'en mieux. C'est l'unique
ressource des maux extrêmes ; mais cette
ressource est toujours grande , quand des
hommes de sens et de cœur la sentent et
savent s'en prévaloir. Que la certitude de
ne pouvoir tomber plus bas que vous n êtes,
doit vous rendre fermes dans vos démarches !
mais soyez sûrs que vous ne sortirez point
de l'abyme , tant que vous serez divisés ,
tant que les uns voudront agir et les autres
rester tranquilles.
Me voici , monsieur , à la conclusion de
ces lettres. Après vous avoir montré l'état
où vous êtes , je n'entreprendrai point de
vous tracer la route que vous devez suivre
pour en sortir. S'il en est une , étant sur les
lieux mêmes , vous et vos concitoyens la
devez voir mieux que moi : quand on sait
où l'on est et où l'on doit aller , on peut se
diriger sans peine.
L'auteur des lettres dit que si on remar-
quait dans un gouvernement une pente à la
Ff 5
'454 L E ï T R E 8
violence, Une faudrait pas attendre à la re-
dresser que la tyrannie s y fût fortifiée (a).
Il dit encore , en supposant un cas qu'il
traite à la vérité de chimère , quï/ resteroit
un remède triste, mais légal, et qui, dans ce
cas extrême , pourrait être employé comme on
emploie la main d'un chirurgien quand la
gangrené se déclare (b). Si vous êtes ou non
dans ce cas supposé chimérique , c'est ce
que je viens d'examiner. Mon conseil n'est
donc plus ici nécessaire ; l'auteur des lettres
vous l'a donné pour moi. Tous les moyens
de réclamer contre l'injustice sont permis
quand ils sont paisibles , à plus forte raison
sont permis ceux qu'autorisent les lois.
Quand elles sont transgressées dans des
cas particuliers , vous avez le droit de repré-
sentation pour y pourvoir; mais quand ce
droit même est contesté,, c'est le cas de la
garantie. Je ne l'ai point mise au nombre
des moyens qui peuvent rendre efficace
une représentation ; les médiateurs eux-
mêmes n'ont point entendu l'y mettre, puis-
(a) Page 172,
{b) Page 101.
DE LA MONTAGNE. ^55
qu'ils ont déclaré ne vouloir porter nulle
atteinte à l'indépendance de l'état, et qu'a-
lors , cependant , ils auroient mis , pour ainsi
dire , la clef du gouvernement dans leur po-
che (à). Ainsi, dans le cas particulier, l'effet
des représentations rejetées est de pro-
duire un conseil général ; mais l'effet du
droit même de représentation rejeté paroît
être le recours à la garantie. Il faut que la
machine ait en elle-même tous les ressorts
qui doivent la faire jouer : quand elle s'ar-
rête , il faut appeller l'ouvrier pour la re-
monter.
Je vois trop où va cette ressource, et je
sens encore mon cœur patriote en gémir.
Aussi , je le répète , je ne vous propose rien ;
(a) La conséquence d'un tel système eût été
d'établir un tribunal de la médiation résidant à
Genève, pour connoître des transgressions de*
lois. Par ce tribunal la souveraineté de la répu-
blique eût été bientôt détruite : mais la liberté des
citoyens eût été beaucoup plus assurée qu'elle ne
peut l'être si l'on ôte le droit de représentation.
Or de n'être souverain que de nom , ne signifie
pas grand'chosc ; mais d'être libre en effet, signifie
beaucoup.
45^ LETTRES
qu'oserois-je dire? Délibérez avec vos con-
citoyens, et ne comptez les voix qu'après
les avoir pesées. Défiez-vous de la turbu-
lente jeunesse , de l'opulence insolente , et
de l'indigence vénale ; nul salutaire conseil
ne peut venir de ces côtés - là. Consultez
ceux qu'une honnête médiocrité garantit
des séductions de l'ambition et de la mi-
sère ; ceux dont une honorable vieillesse
couronne une vie sans reproche ; ceux
qu'une longue expérience a versés dans les
affaires publiques ; ceux qui , sans ambition
dans l'état, n'y veulent d'autre rang que ce-
lui de citoyens; enfin ceux qui , n'ayant ja-
mais eu pour objet dans leurs démarches
que le bien de la patrie et le maintien des
lois , ont mérité par leurs vertus l'estime du
public et la confiance de leurs égaux.
Mais sur-tout réunissez-vous tous. Yous
êtes perdus sans ressource si vous restez
divisés. Et pourquoi le seriez-vous quand
de si grands intérêts communs vous unis-
sent? Comment , dans un pareil danger, la
basse jalousie et les petites passions osent-
elles se faire entendre ? Valent-elles qu'on
les contente à si haut prix? et faudra-t-il que
DE LA MONTAGNE. 45'"'
vos enfans disent un jour en pleurant sur
leurs fers : Voilà le fruit des dissensions de
nos pères ? En un mot il s'agit moins ici de
délibération que de concorde: le choix du
parti que vous prendrez n'est pas la plus
grande affaire ; fût-il mauvais en lui-même,
prenez - le tous ensemble ; par cela seul il
deviendra le meilleur , et vous ferez tou-
jours ce qu'il faut faire pourvu que vous le
fassiez de concert. Voilà mon avis , mon-
sieur, et je finis par où j'ai commencé. En
vous obéissant , j'ai rempli mon dernier
devoir envers la patrie. Maintenant je prends
congé de ceux qui l'habitent; il ne leur reste
aucun mal à me faire, et je ne puis plus leur
faire aucun bien.
tes
TABLE
DES LETTRES
ET DE LEUR CONTENU.
LETTRE PREMIERE.
Etat de la question par rapporta Fau-
teur. Si elle est de la compétence des tri-
bunaux civils. Manière injuste de la ré-
soudre, page i3
Let. II. De la religion de Genève. Prin-
cipes de la réformation. L'auteur entame
la discussion des miracles. 62
Let. III. Continuation du même sujet.
Court examen de quelques autres accu-
sations. q6
Let. IV. L'auteur se suppose coupable ; il
compare la procédure à la loi. i55
Let. V. Continuation du même sujet. Ju-
risprudence tirée des procédures faites
en cas semblables. But de Fauteur en
publiant la profession de foi. 184
TABLE, 45g
Let. VI. S'il est vrai que l'auteur attaque
les gouvernemens. Courte analyse de son
livre. La procédure faite à Genève est
sans exemple, et n'a été suivie en aucun
pays. page 25g
Let. VIL Etat présent du gouvernement
de Genève , fixé par Fédit de la média-
tion. 278
Let. VIII. Esprit de cet édit. Contre-poids
qu'il donne à la puissance aristocratique.
Entreprise du petit conseil d'anéantir
ce contre-poids par voie de fait. Examen
des inconvéniens allégués. Système des
édits sur les emprisonnemens. 326
Let. IX. Manière de raisonner de Fauteur
des lettres écrites de la campagne. Son
vrai but dans cet écrit. Choix de ses
exemples. Caractère de la bourgeoisie de
Genève. Preuve par les faits. Conclusion.
396
Fin de la table du tome neuvième.
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