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Full text of "Oeuvres completes de J.J. Rousseau"

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OE   U   V    R    E    S 

COMPLETES 

DE   J.    J.    ROUSSEAU. 

NOUVELLE     EDITION, 

CLASSEE   PAR   ORDRE    DE    MATIERES,     ET  ORNEE 
DE    QUATRE-VINGT-DIX    GRAVURES. 

TOME    NEUVIEME. 


1    7  9  o. 


PQ 

H  88 
t.  q 


/ 


Digitized  by  the  Internet  Archive 

in  2010  with  funding  from 

University  of  Ottawa 


http://www.archive.org/details/oeuvrescompletes09rous 


*5r        — — —       ,    jf 


POLITIQUE. 


TOME    TROISIEME. 


A  2 


LETTRES 


ECRITES 


DE    LA    MONTAGNE 


par  J.  J.  ROUSSEAU. 


A  3 


AVERTISSEMENT. 

C^'est  revenir  tard,  je  le  sens,  sur  un  su- 
jet trop  rebattu,  et  déjà  presque  oublié. 
Mon  état,  qui  ne  me  permet  plus  aucun 
travail  suivi ,  mon  aversion  pour  le  genre 
polémique,  ont  causé  ma  lenteur  à  écrire , 
et  ma  répugnance  à  publier.  J'aurois  même 
tout-à-fait  supprimé  ces  lettres ,  ou  plutôt 
je  ne  les  aurois  point  écrites,  s'il  n'eût  été 
question  que  de  moi  ;  mais  ma  patrie  ne 
m'est  pas  tellement  devenue  étrangère  que 
je  puisse  voir  tranquillement  opprimer  ses 
citoyens,  sur-tout  lorsqu'ils  n'ont  compro- 
mis leurs  droits  qu'en  défendant  ma  cause. 
Je  serois  le  dernier  des  hommes  si,  dans 
une  telle  occasion,  jécoutois  un  sentiment 
qui  n'est  plus  ni  douceur  ni  patience,  mais 
foiblesse  et  lâcheté,  dans  celui  qu'il  em- 
pêche de  remplir  son  devoir. 

Rien  de  moins  important  pour  le  pu- 
blic, j'en  conviens  ,  que  la  matière  de  ces 
lettres.  La  constitution  d'une  petite  ré- 
publique ,  le  sort  d'un  petit  particulier ,  l'ex- 
posé de  quelques  injustices ,  la  réfutation 

A4 


S  AVERTISSEMENT. 

de  quelques  sophismes;  tout  cela  iVa  rien 
en  soi  d'assez  considérable  pour  mériter 
beaucoup  de  lecteurs  :  mais  si  mes  sujets 
sont  petits  ,  mes  objets  sont  grands  ,  et  di- 
gnes de  l'attention  de  tout  honnête  homme. 
Laissons  Genève  à  sa  place ,  et  Rousseau 
dans  sa  dépression;  mais  la  religion,  mais 
la  liberté,  la  justice!  Voilà,  qui  que  vous 
soyez ,  ce  qui  n'est  pas  au-dessous  de  vous. 

Qu'on  ne  cherche  pas  même  ici  dans  le 
style  le  dédommagement  de  l'aridité  de  la 
matière.  Ceux  que  quelques  traits  heureux 
de  ma  plume  ont  si  fort  irrités  ,  trouve- 
ront de  quoi  s'appaiser  dans  ces  lettres. 
L'honneur  de  défendre  un  opprimé  eût  en- 
Uammé  mon  cœur  si  j'avois  parlé  pour  un 
autre.  Réduit  au  triste  emploi  de  me  dé- 
fendre moi-même,  j'ai  dû  me  borner  à  rai- 
sonner; in  échauffer  eût  été  m'avilir.  J'au- 
rai donc  trouvé  grâce  en  ce  point  devant 
ceux  qui  s'imaginent  qu'il  est  essentiel  à 
la  vérité  d'être  dite  froidement;  opinion 
que  pourtant  j'ai  peine  à  comprendre.  Lors- 
qu'une vive  persuasion  nous  anime ,  le 
moyen  d'employer  un  langage  glacé?  Quand 
Archimede,  tout  transporté,  couroit  nud 


AVERTISSEMENT.  9 

dans  les  rues  de  Syracuse,  en  avoit-il  moins 
trouvé  la  vérité  parcequil  se  passionnoit 
pour  elle?  Tout  au  contraire,  celui  qui  la 
sent  ne  peut  s'abstenir  de  l'adorer;  celui 
qui  demeure  froid  ne  la  pas  vue. 

Quoi  qu'il  en  soit,  je  prie  les  lecteurs  de 
vouloir  bien  mettre  à  part  mon  beau  style , 
et  d'examiner  seulement  si  je  raisonne  bien 
ou  mal;  car  enfin,  de  cela  seul  qu'un  au- 
teur s'exprime  en  bons  termes,  je  ne  vois 
pas  comment  il  peut  s'ensuivre  que  cet  au- 
teur ne  sait  ce  qu'il  dit. 


10 


V Emile  et  le  Contrat  social  avoient  été  brûlés 
à  Genève  avec  les  qualifications  les  plus  outra- 
geantes. Non  content  de  flétrir  le  livre,  l'auteurfut 
personnellement  décrété.  La  rigueur  et  l'injus- 
tice de  ce  procédé  révoltèrent  nombre  de  ci- 
toyens. Ils  prirent  avec  chaleur  le  parti  de  Jean 
Jacques.  Ils  firent  des  représentations  aux  magis- 
trats :  ces  représentations  furent  rejetées  avec  hau- 
teur; on  leur  disputa  même  le  droit  d'en  faire.  Les 
citoyens,  dans  cet  acte  de  violence,  virent  la  des- 
truction de  toute  liberté.  Pour  se  justifier  d'une 
conduite  si  extraordinaire,  le  conseil  fitparoitre  une 
espèce  de  manifeste  intitulé  :  Lettres  écrites  de 
la  campagne,  où  les  livres  de  Rousseau  sont  quali- 
fiés de  scandaleux,  d'impies,  de  téméraires,  pleins  de 
blasphèmes  et  de  calomnies  contre  la  religion,  d'au-' 
tant  plus  dangereux  et  répréhensibles ,  qu'ils  sont 
écrits  du  style  le  plus  séducteur  ;  enfin  le  Contrat 
social  y  est  appelle  un  Hure  destructif  de  toute  reli- 
gion. Cette  nouvelle  sortie  ne  fî  t  qu'irriter  les  esprits; 
les  troubles  croissoient  dans  Genève.  Cependant 
Rousseau,  poursuivi  par  la  persécution  ,  s'étoit  re- 
tiré dans  les  montagnes  de  la  Suisse.  Les  représen- 
tai s'adressèrent  à  lui  et  lui  demandèrent  ce  qu'ils 
avoient  à  faire  dans  cette  extrémité  :  pour  toute 
réponse,  Rousseau  publia  les  Lettres  delà  Mon* 
tagne. 

C'est  un  des  écrits  les  plus  vigoureux  en  rai- 


sonnement  qui  soient  sortis  de  sa  plume.  L'au- 
teur et  la  république  étoient  également  atta- 
qués par  les  magistrats  de  Genève.  A  son  égard  on 
avoit  violé  les  lois  de  l'équité  ;  à  l'égard  des  repré- 
sentant on  avoit  violé  celles  de  la  république.  C'est 
sous  ce  double  point  de  vue  que  Fauteur  embrasse 
sa  défense  et  celle  de  la  raison  et  de  la  liberté. 

Que  répliquèrent  les  magistrats  de  Genève  à 
cette  éloquente  apologie?  imitant  en  tout  la  con- 
duite du  feu  parlement  de  Paris  qu'ils  avoientpris 
pour  modèle,  ils  brillèrent  les  Lettres  de  la  Montagne  : 
ce  qui  étoit  plus  facile  que  d'y  répondre.  Quelle 
puissante  logique  que  celle  des  aristocrates  de  Pa- 
ris et  de  Genève  !  (  G.  B.  ) 


LETTRES 

ÉCRITES 

DE     LA     MONTAGNE. 


LETTRE    PREMIERE. 

JNon,  monsieur,  je  ne  vous  blâme  point 
de  ne  vous  être  pas  joint  aux  représentans 
pour  soutenir  ma  cause.   Loin  d'avoir  ap- 
prouvé moi-même  cette  démarche  ,  je  m'y 
suis  opposé  de  tout  mon  pouvoir,  et  mes 
parens  s'en  sont  retirés  à  ma  sollicitation. 
L'on  s'est  tu  quand  il  falloit  parler  ;  on  a 
parlé  quand  il  ne  restoit  qu'à  se  taire.  Je 
prévis  l'inutilité  des  représentations ,   j'en 
pressentis  les  conséquences  :  je  jugeai  que 
leurs  suites  inévitables  troublèroient  le  re- 
pos public,  ou  changeroient  la  constitution 
de  l'état.   L'événement  a  trop  justifié  mes 
craintes.  Vous  voilà  réduits  à  l'alternative 
qui  m'efïrayoit.  La  crise  où  vous  êtes  exige 


î*4  LETTRES 

îme  autre  délibération  dont  je  ne  suis  plus 
l'objet.  Sur  ce  qui  a  été  fait  vous  demandez 
ce  que  vous  devez  faire  :  vous  considérez 
que  l'effet  de  ces  démarches ,  étant  relatif 
au  corps  de  la  bourgeoisie,  ne  retombera 
pas  moins  sur  ceux  qui  s'en  sont  abstenus 
que  sur  ceux  qui  les  ont  faites.  Ainsi,  quels 
qu'aient  été  d'abord  les  divers  avis ,  l'intérêt 
commun  doit  ici   tout  réunir,   Vos  droits 
réclamés  et  attaqués  ne  peuvent  plus  de- 
meurer en  doute  ;  il  faut  qu'ils  soient  re- 
connus ou  anéantis ,  et  c'est  leur  évidence 
qui  les  met  en  péril.  Il  ne  falloit  pas  appro- 
cher le  flambeau  durant  l'orage  ;  mais  au- 
jourd'hui le  feu  est  à  la  maison. 

Quoiqu'il  ne  s'agisse  plus  de  mes  intérêts , 
mon  honneur  me  rend  toujours  partie  dans 
cette  affaire;  vous  le  savez ,  et  vous  me  con- 
sultez toutefois  comme  un  homme  neutre  ; 
vous  supposez  que  le  préjugé  ne  m'aveu- 
glera point  et  que  la  passion  ne  me  rendra 
point  injuste  :  je  l'espère  aussi  ;  mais ,  dans 
des  circonstances  si  délicates ,  qui  peut  ré- 
pondre de  soi?  Je  sens  qu'il  m'est  impossi- 
ble de  m'oublier  dans  une  querelle  dont  je 
suis  le  sujet,  et  qui  a  mes  malheurs  pour 


K 


DE     LA     MONTASSE.  16 

première  cause.  Que  ferai-je  donc ,  mon- 
sieur, pour  répondre  à  votre  confiance  et 
justifier  votre  estime  autant  qu'il  est  en 
moi  ?  Le  voici.  Dans  la  juste  défiance  de 
moi-même,  je  vous  dirai  moins  mon  avis 
que  mes  raisons  :  vous  les  pèserez ,  vous 
comparerez ,  et  vous  choisirez.  Faites  plus  ; 
défiez-vous  toujours ,  non  de  mes  inten- 
tions,  Dieu  le  sait,  elles  sont  pures  ,  mais 
de  mon  jugement.  L'homme  le  plus  juste, 
quand  il  est  ulcéré,  voit  rarement  les  cho- 
ses comme  elles  sont.  Je  ne  veux  sûrement 
pas  vous  tromper;  mais  je  puis  me  trom- 
per :  je  le  pourrois  en  toute  autre  chose,  et 
cela  doit  arriver  ici  plus  probablement.  Te- 
nez-vous donc  sur  vos  gardes ,  et  quand  je 
n'aurai  pas  dix  fois  raison  ne  me  l'accordez 
pas  une. 

Voilà,  monsieur,  la  précaution  que  vous 
devezprendre,etvoicicellequejeveuxpren- 
dre,  à  mon  tour.  Je  commencerai  par  vous 
parler  de  moi,  de  mes  griefs,  des  durs  pro- 
cédés de  vos  magistrats  :  quand  cela  sera  fait 
et  que  j'aurai  bien  soulagé  mon  cœur,  je 
m'oublierai  moi-même;  je  vous  parlerai  de 


î6  LETTRES 

vous,  cle  votre  situation,  c'est-à-dire  de  la 
république;  et  je  ne  crois  pas  trop  présu- 
mer de  moi,  si  j'espère,  au  moyen  de  cet 
arrangement,  traiter  avec  équité  la  ques- 
tion que  vous  me  faites. 

J'ai  été  outragé  d'une  manière  d'autant 
plus  cruelle,  que  je  me  llattois  d'avoir  bien 
mérité  de  la  patrie.  Si  ma  conduite  eût  eu 
besoin  de  grâce,  jepouvois  raisonnablement 
espérer  de  l'obtenir.  Cependant,  avec  un 
empressement  sans  exemple ,  sans  avertisse- 
ment, sans  citation,  sans  examen,  on  s'est 
hâté  de  flétrir  mes  livres  :  on  a  fait  plus;  sans 
égard  pour  mes  malheurs  ,  pour  mes  maux, 
pour  mon  état ,  on  a  décrété  ma  personne 
avec  la  même  précipitation  ,  l'on  ne  m'a  pas 
môme  épargné  les  termes  qu'on  emploie 
pour  les  malfaiteurs.  Ces  messieurs  n'ontpas 
été  indulgens,  ont-ils  du  moins  été  justes? 
C'est  ce  que  je  veuxrechercher  avec  vous.  Ne 
vous  effrayez  pas ,  je  vous  prie  ,  de  l'éten- 
due que  je  suis  forcé  de  donner  à  ces  lettres. 
Dans  la  multitude  des  questions  qui  se  pré- 
sentent, je  voudroisêtre  sobre  en  paroles: 
mais  ,  monsieur,  quoi  qu'on  puisse  faire,  il 
en  faut  pour  raisonner. 

Rassemblons 


DE     LA      MONTAGNE.  1  * 

l  / 

Rassemblons  dabord  les  motifs  qu'ils  ont 
donnes  de  cette  procédure,  non  dans  le 
réquisitoire,  non  dans  l'arrêt,  porté  dans 
le  secret,  et  resté  dans  les  ténèbres  (a); 
mais  dans  les  réponses  du  conseil  aux  re- 
présentations des  citoyens  et  bourgeois ,  ou 
plutôt  dans  les  lettres  écrites  de  la  cam- 
pagne, ouvrage  qui  leur  sert  de  manifeste, 
et  dans  lequel  seul  ils  daignent  raisonner 
avec  vous. 

«  Mes  livres  sont,  disent -ils,  impies, 
ce  scandaleux,  téméraires,  pleins  de  blas- 
«  phêmes  et  de  calomnies  contre  la  reli- 
«  ligion.  Sous  l'apparence  des  doutes,  lau- 

(te)  Ma  famille  demanda  par  requête  commu- 
nication de  cet  arrêt.  Voici  la  réponse. 

■Du  25  juin  1762. 
«  En  conseil  ordinaire ,  vu  la  présente  requête  , 

m  arrêté  qu'il  n'y  a  lieu  d'accorder  aux  suppliant  les 
h  fins  d'icelle.  » 

LuLIIN, 

L'arrêt  du  parlement  de  Paris  fut  imprimé  aussi, 
tôt  que  rendu.  Imaginez  ce  que  c'est  qu'un  état 
libre  où  Ton  tient  cachés  de  pareils  décrets  contre 
l'honneur  et  la  liberté  des  citoyens. 

Tome  g,  B 


|g  LETTRES 

«  teur  y  a  rassemblé  tout  ce  qui  peut  tendre 
«  à  saper,  ébranler  et  détruire  les  princi- 
cc  paux  fbndemens  de  la  religion  chrétienne 
ce  révélée. 

a  Ils  attaquent  tous  les  gouvernemens. 
ce  Ces  livres  sont:  d'autant  plus  dangé- 
«  reux  et  répréhensibles ,  qu'ils  sont  écrits 
«  en  françois  du  style  le  plus  séducteur; 
ce  qu'ils  paraissent  sous  le  nom  et  la  quali- 
cc  fit  ation  d  un  citoyen  de  Genève,  et  que , 
ce  selon  l'intention  de  Fauteur  ,  l'Emile  doit 
ce  servir  de  guide  aux  pères  ,  aux  mères,  aux 
ce  précepteurs. 

ce  En  jugeant  ces  livres ,  il  n'a  pas  été 
ce  possible  au  conseil  de  ne  jeter  aucun  re- 
cc  gard  sur  celui  qui  en  étoit  présumé  Tau- 
ce  teur.  w 

Au  reste,  le  décret  porté  contre  moi, 
<v  n'est,  continuent- ils,  ni  un  jugement 
ce  ni  une  sentence ,  mais  un  simple  appoin- 
te tement  provisoire  qui  laissoit  dans  leur 
ce  entier  mes  exceptions  et  défenses ,  et  qui , 
ce  dans  le  cas  prévu,  servoit  de  préparatoire 
ce  à  la  procédure  prescrite  par  les  édits  et 
ce  par  l'ordonnance  ecclésiastique.  » 

A  cela ,  les  représentais ,  sans  entrer  dans 


DE     LA      MONTAGNE.  1Q 

l'examen  delà  doctrine,  objectèrent  :  ce  que 
«  le  conseil  avoit  jugé  sans  formalités  préli- 
ce minaires  ;  que  l'article  88  de  l'ordon- 
«c  nance  ecclésiastique  avoit  été  violé  dans  ce 
«  jugement;  que  la  procédure  faite  en  i56a 
«  contre  Jean  Morelli  à  forme  de  cet  article  , 
«  en  montrait  clairement  l'usage ,  et  don- 
ce  noit  par  cet  exemple  une  jurisprudence 
ce  qu'on  n'aurait  pas  dû  mépriser;  que  cette 
ce  nouvelle  manière  de  procéder  étoit  môme 
ce  contraire  à  la  règle  du  droit  naturel  ad- 
cc  mise  chez  tous  les  peuples,  laquelle  exige 
ce  que  nul  ne  soit  condamné  sans  avoir  été  en- 
ce  tendu  dans  ses  défenses;  qu'on  nepeutfié- 
cc  trirunouvrage  sans  flétrir  en  même  temps 
ce  fauteur  dont  il  porte  le  nom;  qu'on  ne 
ce  voit  pas  quelles  exceptions  et  défenses  il 
ce  reste  à  un  homme  déclaré  impie ,  témé- 
ce  raire,  scandaleux  dans  ses  écrits,  et  après 
ce  la  sentence  rendue  et  exécutée  contre  ces 
ce  mômes  écrits  ,  puisque  les  choses  n'é- 
ce  tant  point  susceptibles  d'infamie  ,  celle 
ce  qui  résulte  de  la  combustion  d'un  livre 
ce  par  la  main  du  bourreau  rejaillit  néces- 
cc  sairement  sur  fauteur  ;  d'où  il  suit  qu'on 
«  na   pu    enlever  à  un  citoyen  le  bien  le 

B  a 


20  *         LETTRES 

ce  plus  précieux,  l'honneur;  qu'on  ne  pou- 
ce voit  détruire  sa  réputation  ,  son  état,  sans 
ce  commencer  par  l'entendre;  que  les  ou- 
cc  vrages  condamnés  et  flétris  méritoient 
ce  du  moins  autant  de  support  et  de  tolé- 
ce  ran ce  que  divers  autres  écrits  où  Ton  fait 
ce  de  cruelles  satyres  sur  la  religion  ,  et  qui 
ce  ont  été  répandus  et  même  imprimés  dans 
«  la  ville;  qu'enfin,  par  rapport  au  gou- 
cc  vernement,  il  a  toujours  été  permis  clans 
ce  Genève  de  raisonner  librement  sur  cette 
ce  matière  générale;  qu'on  n'y  défend  au- 
«  cun  livre  qui  en  traite;  qu'on  n'y  flétrit 
ce  aucun  auteur  pour  en  avoir  traité ,  quel 
«  que  soit  son  sentiment;  et  que  ,  loin  d'at- 
cc  taquer  le  gouvernement  de  la  république 
ce  en  particulier ,  je  ne  laisse  échapper  au- 
«  cime  occasion  d'en  faire  l'éloge.  « 

A  ces  objections  il  fut  répliqué  de  la  part 
du  conseil  ;  ce  que  ce  n'est  point  manquer 
ce  à  la  règle  qui  veut  que  nul  ne  soit  con- 
te damné  sans  l'entendre,  que  de  condam- 
cc  ner  un  livre  après  en  avoir  pris  lecture  et 
ce  l'avoir  examiné  suffisamment;  que  Tar- 
ée ticle  88  des  ordonnances  n'est  applica- 
«  ble  qu'à   un  homme  qui  dogmatise,    et 


DE     LA     M  O  N  T  A  G   X*  E.  Si' 

«  non  à  un  livre  destructif  de  la  religion 
«  chrétienne;  qu'il  n'est  pas  vrai  que  la 
«c  flétrissure  d'un  ouvrage  se  communique  à 
«  l'auteur,  lequel  peut  n'avoir  été  qu'im- 
«  prudent  ou  mal -adroit;  qu'à  l'égard  des 
«  ouvrages  scandaleux  tolérés  ou  même  im- 
«  primés  dans  Genève,  il  n'est  pas  raison- 
<c  nable  de  prétendre  que  pour  avoir  dissi- 
<c  mule  quelquefois ,  un  gouvernement  soit 
ce  obligé  de  dissimuler  toujours  ;  que  d'ail- 
«  leurs  les  livres  où  l'on  ne  fait  que  tour- 
te ner  en  ridicule  la  religion ,  ne  sont  pas  à 
«  beaucoup  près  aussi  punissables  que  ceux 
et  où  sans  détour  on  l'attaque  par  le  rai- 
«  sonnement;  qu'enfin  ce  que  le  conseil 
«  doit  au  maintien  de  la  religion  chré- 
«  tienne  dans  sa  pureté,  au  bien  public, 
«  aux  lois  et  à  l'honneur  du  gouverne- 
«  ment,  lui  ayant  faitporter  cette  sentence ,  ' 
«  ne  lui  permet  ni  de  la  changer  ni  de  l'af- 
«  foiblir.  w 

Ce  ne  sont  pas  là  toutes  les  raisons ,  ob- 
jections et  réponses  qui  ont  été  alléguées 
de  part  et  d'autre,  mais  ce  sont  les  prin- 
cipales, et  elles  suffisent  pour  établir  pat- 
rapport  à  moi  la  question  de  fait  et  de  droit, 

B5 


2,2  LETTRES 

Cependant  comme  l'objet,  ainsi  présente, 
demeure  encore  un  peu  vague ,  je  vaistâcher 
de  le  fixer  avec  plus  de  précision  ,  de  peur 
que  vous  n  étendiez  ma  défense  à  la  partie 
de  cet  objet  que  je  ne  veux  pas  embrasser. 
Je  suis  homme,  et  j'ai  fait  des  livres;  j'ai 
donc  fait  aussi  des  erreurs  (n).  J'en  apper- 
çois  moi-même  en  assez   grand  nombre  : 
je  ne  doute  pas  que  d'autres  n'en  voient 
beaucoup  davantage  ,  et  qu'il  n'y  en  ait  bien 
plus  encore  que  ni  moi  ni  d'autres  ne  voyons 
point.  Si  l'on  ne  dit  que  cela  j'y  souscris. 
Mais  quel  auteur  n'est  pas  dans  le  même 
cas ,  ou  s'ose  flatter  de  n'y  pas  être?  Là-dessus 
donc  point  de  dispute.   Si  l'on  me  réfute 
et  qu'on  ait  raison  ,    l'erreur  est  corrigée 
et  je  me  tais  ;  si  l'on  me  réfute  et  qu'on 
ait  tort,   je   me  tais   encore   :  dois -je    ré- 

(a)  Exceptons  ,  si  l'on  veut,  les  livres  de  géomé- 
trie et  leurs  auteurs.  Encore  s'il  n'y  a  point  d'er- 
reurs dans  les  propositions  mêmes,  qui  nous  as- 
surera qu'il  n'y  en  ait  point  dans  l'ordre  de  déduc- 
tion ,  dans  le  choix,  dans  la  méthode?  Euclide 
démontre  ,  et  parvient  à  son  but  ;  mais  quel  che- 
min prend-il  ?  combien  n'erre- t-il pas  dans  sa  route? 
La  science  a  beau  être  infaillible  ,  l'homme  qui  la 
cultive  se  trompe  souvent. 


DE     LA     MONTAGNE.  23 

pondre  du  fait  d  autrui  ?  En  tout  état  de 
cause ,  après  avoir  entendu  les  deux  parties, 
le  public  est  juge  ;  il  prononce ,  le  livre  triom- 
phe ou  tombe,  et  le  procès  est  fini. 

Les  erreurs  des  auteurs  sont  souvent  fort 
indifférentes  ;  mais  il  en  est  aussi  de  dom- 
mageables, même  contre  Y  intention  de  ce- 
lui qui  les  commet.  On  peut  se  tromper 
au  préjudice  du  public  comme  au  sien  pro- 
pre ;  on  peut  nuire  innocemment.  Les  con- 
troverses sur  les  matières  de  jurisprudence , 
de  morale,  de  religion,  tombent  fréquem- 
ment dans  ce  cas.  Nécessairement  un  des 
deux  disputans  se  trompe ,  et  Terreur  sur 
ces  matières  important  toujours  devient 
faute  ;  cependant  on  ne  la  punit  pas  quand 
on  la  présume  involontaire.  Un  homme 
n  est  pas  coupable  pour  nuire  en  voulant 
servir;  et  si  Ton  poursuivoit  criminellement 
un  auteur  pour  des  fautes  d'ignorance  ou 
d  inadvertence ,  pour  de  mauvaises  maxi- 
mes qu'on  pourroit  tirer  de  ses  écrits  très 
conséquemment,  mais  contre  son  gré ,  quel 
écrivain  pourroit  se  mettre  à  F  abri  des  pour, 
suites?  Il  faudroit  être  inspiré  du  Saint- 
Esprit  pour  se  faire  auteur ,  et  n'avoir  que 

B/, 


fe~4  LETTRES 

des  gens  inspires  du  Saint-Esprit  pour  juges, 
Si  Ton  ne  m'impute  que  de  pareilles  fau^ 
tes,  je  ne  m'en  défends  pas  plus  que  des 
simples  erreurs.  Je  ne  puis  affirmer  n'en 
avoir  point  commis  de  telles  ,  parceque  je 
ne  suis  pas  un  ange;  mais  ces  fautes  qu'on 
prétend  trouver  dans  mes -écrits  peuvent 
fort  bien  n'y  pas  être  ,  parceque  ceux  qui 
les  y  trouvent  ne  sont  pas  des  anges  ,  non 
plus.  Hommes  et  sujets  à  Terreur  ainsi  que 
moi,  sur  quoi  prétendent-ils  que  leur  rai- 
son soit  l'arbitre  de  la  mienne,  et  que  je 
sois  punissable  pour  n'avoir  pas  pensé 
comme  eux? 

Le  public  est  donc  aussi  le  juge  de  sem-? 
blables  fautes  ;  son  blâme  en  est  le  seul  châ- 
timent, Nul  ne  peut  se  soustraire  à  ce  juge; 
et  quant  à  moi ,  je  n'en  appelle  pas.  Il  est 
vrai  que  si  le  magistrat  trouve  ces  fautes 
nuisibles,  il  peut  défendre  le  livre  qui  les 
contient  ;  mais,  je  le  répète,  il  ne  peut  pu* 
nir  pour  cela  l'auteur  qui  les  a  commises, 
puisque  ce  seroit  punir  un  délit  qui  peut 
être  involontaire .,  et  qu'en  ne  doit  punir 
dans  le  mal  que  la  volonté.  Ainsi  ce  n'est; 
point  encore  là  ce  dont  il  s'agit, 


DE     LA     MONTAGNE.  z5 

Mais  il  y  a  bien  de  la  différence  entre  un 
livre  qui  contient  des  erreurs  nuisibles  et 
un  livre  pernicieux.  Des  principes  établis, 
la  chaîne  d'un  raisonnement  suivi,  des  con- 
séquences déduites ,  manifestent  l'intention 
de  l'auteur;  et  cette  intention,  dépendant 
de  sa  volonté,  rentre  sous  la  jurisdiction  des 
lois.  Si  cette  intention  est  évidemment  mau- 
vaise ,  ce  n'est  plus  erreur  ni  faute ,  c'est 
crime  ;  ici  tout  change.  Il  ne  s'agit  plus 
d'une  dispute  littéraire  dont  le  public  juge 
selon  la  raison ,  mais  d'un  procès  criminel 
qui  doit  être  jugé  dans  les  tribunaux  selon 
toute  la  rigueur  des  lois  \  telle  est  la  posi- 
tion  critique  où  m'ont  mis  des  magistrats 
qui  se  disent  justes,  et  des  écrivains  zélés  qui 
les  trouvent  trop  démens.  Sitôt  qu'on  m'ap- 
prête des  prisons,  des  bourreaux,  des  chaî- 
nes ,  quiconque  m'accuse  est  un  délateur  ; 
il  sait  qu'il  n'attaque  pas  seulement  l'au- 
teur mais  1  homme  ;  il  sait  que  ce  qu'il  écrit 
peut  influer  sur  mon  sort  (a)  :  ce  n'est  plus 

(a)  II  y  a  quelques  années  qu'à  la  première  ap- 
pa:ition  d'uc  livre  célèbre  je  résolus  d'en  attaquer 
les  principes  que  je  trouvois  dangereux  (*),  J'e:;é<^ 

(*)  Le  livre  de  l'Esprit,  par  Hçlvétius  (G.  B.  ). 


26  LETTRES 

à  ma  seule  réputation  qu'il  en  veut,  c'est 
à  mon  honneur,  à  ma  liberté,  à  ma  vie. 

Ceci ,  monsieur,  nous  ramené  tout  d'un 
coup  à  l'état  de  la  question  dont  il  me  paroît 
que  le  public  s'écarte.  Si  j'ai  écrit  des  cho- 
ses répréhensibles,  on  peut  m'en  blâmer* 
on  peut  supprimer  le  livre.  Mais  pour  le 
flétrir,  pour  inattaquer  personnellemeui  , 
il  faut  plus;  la  faute  ne  ;sufht  pas,  il  faut 
un  délit,  un  crime  ;  il  faut  que  j'aie  écrit  à 
mauvaise  intention  un  livre  pernicieux  ,  et 
que  cela  soit  prouvé ,  non  comme  un  auteur 

cutois  cette  entreprise  quand  j'appris  que  l'au- 
teur étoit  poursuivi.  A  l'instant  je  jetai  nies  feuilles 
au  feu,  jugeant  qu'aucun  devoir  ne  pouvoit  au- 
toriser la  bassesse  de  s'unir  à  la  foule  pour  ac- 
cabler un  homme  d'honneur  opprimé.  Quand 
tout  fut  pacifié,  j'eus  occasion  de  dire  mon  sen- 
timent sur  le  même  sujet  dans  d'autres  écrits  ; 
mais  je  l'ai  dit  sans  nommer  le  livre  ni  l'au- 
teur. J'ai  cru  devoir  ajouter  ce  respect  pour  son 
malheur  à  l'estime  que  j'eus  toujours  pour  sa  per- 
sonne. Je  ne  crois  point  que  cette  façon  de  penser 
me  soit  particulière  ;  elle  est  commune  à  tous 
les  honnêtes  gens.  Sitôt  qu'une  affaire  est  portée 
au  criminel,  ils  doivent  se  taire,  à  inoins  qu  ils 
ne  soient  appelles  pour  témoigner. 


DE     LA     MONTAGNE.  27 

prouve  qu'un  autre  auteur  se  trompe,  mais 
comme  un  accusateur  doit  convaincre  de- 
vant le  juge  l'accusé.  Pour  être  traité  comme 
un  maliai teur ,  il  faut  que  je  sois  convaincu 
de  Têtre.  C'est  la  première  question  qu'il 
s'agit  d'examiner.  La  seconde,  ensupposant 
le  délit  constaté,  est  d'en  fixer  la  nature  , 
le  lieu  où  il  a  été  commis,  le  tribunal  qui 
doit  en  juger,  la  loi  qui  le  condamne ,  et  la 
peine  qui  doit  le  punir.  Ces  deux  questions 
une  fois  résolues  décideront  si  j'ai  été  traité 
justement  ou  non. 

Pour  savoir  si  j'ai  écrit  des  livres  perni- 
cieux, il  faut  en  examiner  les  principes,  et 
voir  ce  qu'il  en  résulterai  t  si  ces  principes 
étoient  admis.  Comme  j'ai  traité  beaucoup 
de  matières,  je  dois  me  restreindre  à  celles 
sur  lesquelles  je  suis  poursuivi ,  savoir,  la 
religion  et  le  gouvernement.  Commençons 
par  le  premier  article,  à  l'exemple  des  juges 
qui  ne  se  sont  pas  expliqués  sur  le  second. 
On  trouve  dans  l'Emile  la  profession  de 
foi  d'un  prêtre  catholique,  et  dans  l'Héloïse 
celle  d'une  femme  dévote.  Ces  deux  pièces 
s'accordent  assez  pour  qu'on  puisse  expli- 
quer l'une  par  l'autre,  et  de  cet  accord  on 


28  LETTRES 

peut  présumer  avec  quelque  vraisemblance 
que  si  l'auteur  qui  a  publié  les  livres  où 
elles  sont  contenues,  ne  les  adopte  pas  « 
en  entier  Tune  et  l'autre ,  du  moins  il  les 
favorise  beaucoup.  De  ces  deux  profes- 
sions de  foi ,  la  première  étant  la  plus  éten- 
due ,  et  la  seule  où  Ton  ait  trouvé  le  corps 
du  délit ,  doit  être  examinée  par  préférence. 

Cet  examen ,  pour  aller  à  son  but ,  rend 
encore  un  éclaircissement  nécessaire.  Car, 
remarquez  bien  qu'éclaircir  et  distinguer 
les  propositions  que  brouillent  et  confon- 
dent mes  accusateurs  ,  c'est  leur  répondre. 
Comme  ils  disputent  contre  l'évidence , 
quand  la  question  est  bien  posée  ils  sont 
réfutés. 

Je  distingue  dans  la  religion  deux  parties, 
outre  la  forme  du  culte ,  qui  n'est  qu'un 
cérémonial.  Ces  deux  parties  sont  le  dogme 
et  la  morale.  Je  divise  les  dogmes  encore 
en  deux  parties;  savoir  celle  qui ,  posantles 
principes  de  nos  devoirs ,  sert  de  base  à  la 
morale,  et  celle  qui,  purement  de  foi,  ne 
contient  que  des  dogmes  spéculatifs. 

De  cette  division  ,  qui  me  paroît  exacte, 
résulte  celle  des  sentimens  sur  la  religion 


DE     LA     MONTAGNE.  2$ 

d'une  part  en  vrais  ,  faux  ou  douteux ,  et  de 
l'autre  en  bons,  mauvais  ou  indifférens. 

Le  jugement  des  premiers  appartient  à 
la  raison  seule  ;  et  si  les  théologiens  s'en  sont 
emparés,  c'est  comme  raisonneurs,  c'est 
comme  professeurs  de  la  science  par  laquelle 
on  parvient  à  la  connoissance  du  vrai  et 
du  faux  en  matière  de  foi.  Si  l'erreur  en 
cette  partie  est  nuisible,  c'est  seulement 
à  ceux  qui  errent,  et  c'est  seulement  un 
préjudice  pour  la  vie  avenir,  sur  laquelle 
les  tribunaux  humains  ne  peuvent  étendre 
leur  compétence.  Lorsqu'ils  connoissent  de 
cette  matière,  ce  n'est  plus  comme  juges 
"du  vrai  et  du  faux,  mais  comme  ministres 
des  lois  civiles  qui  règlent  la  forme  exté- 
rieure du  culte  :  il  ne  s'agitpas  encore  ici  de 
cette  partie  ;  il  en  sera  traité  ci-après. 

Quant  à  la  partie  de  la  religion  qui  re- 
garde la  morale,  c'est-à-dire  la  justice  ,  le 
bien  public  ,  l'obéissance  aux  lois  naturelles 
et  positives,  les  vertus  sociales  et  tous  les 
devoirs  de  l'homme  et  du  citoyen ,  il  ap- 
partient au  gouvernement  d'en  connoitre  : 
c'est  en  ce  point  seul  que  la  religion  rentre 
directement  sous  sa  jurisdiction,  et  qu'il 


So  LETTRES 

doit  bannir,  non  Terreur ,  dont  il  nest  pas 
juge,  mais  tout  sentiment  nuisible  qui  tend 
à  couper  le  nœud  social. 

Voilà,  monsieur ,  la  distinction  que  vous 
avez  à  faire  pour  juger  de  celte  pièce ,  portée 
eu  tribunal ,  non  des  prêtres ,  mais  des  ma- 
gistrats. J  avoue  qu'elle  n'est  pas  toute  affir- 
mative. On  y  voit  des  objections  et  des  dou- 
tes. Posons ,  ce  qui  n'est  pas  ,  que  ces  doutes 
soient  des  négations.  Mais  elle  est  affir- 
mative dans  sa  plus  grande  partie;  elle  est 
affirmative  et  démonstrative  sur  tous  les 
points  fondamentaux  de  la  religion  civile; 
elle  est  tellement  décisive  sur  tout  ce  qui 
tient  à  la  providence  éternelle ,  à  l'amour 
du  prochain  ,  à  la  justice  ,  à  la  paix,  au  bon- 
heur des  hommes ,  aux  lois  de  la  société ,  à 
toutes  les  vertus,  que  les  objections,  les 
doutes  mêmes  y  ont  pour  objet  quelque 
avantage;  et  je  défie  qu'on  m'y  montre  un 
seul  point  de  doctrine  attaqué  que  je  ne 
prouve  être  nuisible  aux  hommes  ou  par 
lui-même  ou  par  ses  inévitables  effets. 

La  religion  est  utile  et  même  nécessaire 
aux  peuples.  Cela  n'est-il  pas  dit ,  soutenu , 
prouvé  dans  ce  même  écrit?  Loin  datta- 


DS     LA     MONTAGNE.  3l 

cjuer  les  vrais  principes  de  la  religion  , 
Fauteur  les  pose ,  les  affermit  de  tout  son 
pouvoir  ;  ce  qu'il  attaque  ,  ce  qu'il  com- 
bat, ce  qu'il  doit  combattre,  c'est  le  fana- 
tisme aveugle  ,  la  superstition  cruelle  ,  le 
stupide  préjugé.  Mais  il  faut,,  disent-ils, 
respecter  tout  cela.  Mais  pourquoi  ?  Par- 
ceque  c'est  ainsi  qu'on  mené  les  peu- 
ples. Oui ,  c'est  ainsi  qu'on  les  mené  à  leur 
perte.  La  superstition  est  le  plus  terrible 
fléau  du  genre  humain;  elle  abrutit  les  sim- 
ples ,  elle  persécute  les  sages ,  elle  enchaîne 
les  nations ,  elle  fait  par-tout  cent  maux 
effroyables:  quel  bien  fait-elle?  aucun;  si 
elle  en  fait,  c'est  aux  tyrans;  elle  est  leur 
arme  la  plus  terrible,  et  cela  même  est  le 
plus  grand  mal  qu'elle  ait  jamais  fait. 

Ils  disent  qu'en  attaquant  la  superstition 
je  veux  détruire  la  religion  même  :  com- 
ment le  savent-ils?  Pourquoi  confondent-ils 
ces  deux  causes  que  je  distingue  avec  tant 
de  soin?  Comment  ne  voient-ils  point  que 
cette  imputation  réfléchit  contre  eux  dans 
toute  sa  force,  et  que  la  religion  n'a  point 
d'ennemis  plus  terribles  que  les  défenseurs 
de  la  superstition  ?  Il  seroit  bien  cruel  quil 


Z-2  LETTRES 

fût  si  aisé  d'inculper  l'intention  d'un  lioni-* 
me,  quand  il  est  si  difficile  de  la  justifier,,' 
Par  cela  même  qu'il  n'est  pas  prouvé  qu'elle 
est  mauvaise ,  on  la  doit  juger  bonne  :  au- 
trement qui  pourroit  être/ à  l'abri  des  juge- 
mens  arbitraires  de  ses  ennemis  ?  Quoi  î  leur 
simple  affirmation  fait  preuve  de  ce  qu'ils 
ne  peuvent  savoir;  et  la  mienne,  jointe  à 
toute  ma  conduite ,  n'établit  point  mes  pro- 
pres sentimens  ?  Quel  moyen  me  reste  donc 
de  les  faire  connoître?  Le  bien  que  je  sens 
dans  mon  cœur,  je  ne  puis  le  montrer,  je 
l'avoue;  mais  quel  est  l'homme  abomina- 
ble qui  s'ose  vanter  d'y  voir  le  mal  qui  n'y 
fut  jamais? 

Plus  on  seroit  coupable  de  prêcher  l'irré- 
ligion ,  dit  très  bien  M.  d'Alembert,  plus 
il  est  criminel  d'en  accuser  ceux  qui  ne  la 
prêchent  pas  en  effet.  Ceux  qui  jugent  pu- 
bliquement de  mon  christianisme  mon- 
trent seulement  l'espèce  du  leur  ;  et  la  seule 
chose  qu'ils  ont  prouvée  est  qu'eux  et  moi 
n'avons  pas  la  même  religion.  Voilà  précisé- 
ment ce  qui  les  fâche  :  on  sent  que  le 
mal  prétendu  les  aigrit  moins  que  le  bien 
même.  Ce  bien  qu'ils  sont  forcés  de  trouver 

dans 


DE     LA     MONTAGNE.  33 

dans  mes  écrits ,  les  dépite  et  les  gêne  ;  ré- 
duits à  le  tourner  en  mal  encore,  ils  sen- 
tent qu'ils  se  découvrent  trop.  Combien 
ils  seraient  plus  à  leur  aise  si  ce  bien  n'y 
étoit  pas  ! 

Quand  on  ne  me  juge  point  sur  ce  que 
j'ai  dit,  mais  sur  ce  qu'on  assure  que  j'ai 
voulu  dire,  quand  on  cherche  dans  mes  in- 
tentions le  mal  qui  n'est  pas  dans  mes  écrits, 
que  puis -je  faire?  Ils  démentent  mes  dis- 
cours par  mes  pensées;  quand  j'ai  dit  blanc , 
ils  affirment  que  j'ai  voulu  dire  noir;  ils 
se  mettent  à  la  place  de  Dieu  pour  faire 
l'œuvre  -du  diable  :  comment  dérober  ma 
tête  à  des  coups  portes  de  si  haut  ? 

Pour  prouver  que  l'auteur  n'a  point  eu 
l'horrible  intention  qu'ils  lui  prêtent,  je  ne 
vois  qu'un  moyen ,  c'est  d'en  juger  sur  l'ou- 
vrage. Ah  !  qu'on  en  juge  ainsi ,  j'y  con- 
sens ;  mais  cette  tâche  n'est  pas  la  mienne, 
et  un  .examen  suivi  sous  ce  point  de  vue 
serait  de  ma  part  une  indignité.  Non ,  mon- 
sieur, il  n'y  a  ni  malheur  ni  flétrissure  qui 
puissent  me  réduire  à  cette  abjection.  Je 
croirois  outrager  l'auteur,  l'éditeur,  le  lec- 
teur même,  par  une  justification  d'autant 
Tome  9.  G 


5/  LETTRES 

plus  honteuse  quelle  est  plus  facile.  C'est 
dégrader  la  vertu  que  montrer  qu'elle  n1  est 
pas  un  crime  ;  c  est  obscurcir  l'évidence  que 
prouver  qu1  elle  est  la  vérité.  Non  ,  lisez  et 
jugez  vous-même.  Malheur  à  vous,  si,  du- 
rant cette  lecture ,  votre  cœur  ne  bénit  pas 
cent  fois  l'homme  vertueux  et  ferme  qui 
ose  instruire  ainsi  les  humains! 

Eh!  comment  me  résoudrois-je  à  justi- 
fier cet  ouvrage,  moi  qui  crois  effacer  par 
lui  les  fautes  de  ma  vie  entière,  moi  qui 
mets  les  maux  qu'il  m'attire  en  compen- 
sation de  ceux  que  j'ai  faits  ,  moi  qui,  plein 
de  confiance,  espère  un  jour  dire  au  juge 
suprême  :  Daigne  juger  dans  ta  clémence 
un  homme  foible;  j'ai  fait  le  mal  sur  la 
terre,  mais  j'ai  publié  cet  écrit. 

Mon  cher  monsieur ,  permettez  à  mon 
cœur  gonflé  d'exhaler  de  temps  en  temps 
ses  soupirs  ;  mais  soyez  sûr  que  dans  mes 
discussions  je  ne  mêlerai  ni  déclamations 
ni  plaintes.  Je  n'y  mettrai  pas  même  la  vi- 
vacité de  mes  adversaires  ;  je  raisonnerai 
toujours  de  sang  froid.  Je  reviens  donc. 

Tâchons  de  prendre  un  milieu  qui  vous 
satisfasse  et  qui  ne  m'avilisse  pas.  Suppo- 


DELÀ     MONTAGNE.  55 

Sons  un  moment  la  profession  de  foi  du  viA 
caire  adoptée  en  un  coin  du  monde  chré- 
tien j  et  Voyons  ce  qu'il  en  résulterait  en 
bien  et  en  mal.  Ce  ne  sera  ni  l'attaquer  ni 
3a  défendre";  ce  sera  la  juger  par  ses  effets. 

Je  vois  d'abord  les  choses  les  plus  nou- 
velles sans  aucune  apparence  de  nouveauté; 
nul  changement  dans  le  culte  et  de  grands 
changemens  dans  les  cœurs,  des  conver- 
sions sans  éclat,  de  la  foi  sans  dispute,  du 
zèle  sans  fanatisme ,  de  la  raison  sans  im- 
piété ,  peu  de  dogmes  et  beaucoup  de  ver- 
tus ,  la  tolérance  du  philosophe  et  la  cha- 
rité du  chrétien. 

Nos  prosélytes  auront  deux  règles  de  foi 
qui  n'en  font  qu'une,  la  raison  et  l'évangile; 
la  seconde  sera  d'autant  plus  immuable 
qu'elle  ne  se  fondera  que  sur  la  première, 
et  nullement  sur  certains  faits  ,  lesquels > 
ayant  besoin  d'être  attestés  ,  remettent  la 
religion  sous  l'autorité  des  hommes. 

Toute  la  différence  qu'il  y  aura  d'eux  aux 
autres  chrétiens  est  que  ceux-ci  sont  des 
gens  qui  disputent  beaucoup  sur  l'évangile 
sans  se  soucier  de  le  pratiquer,  au  lieu  que 

C  a 


36  LETTRES 

nos  gens  s'attacheront  beaucoup  à  la  prati- 
que, et  ne  disputeront  point. 

Quand  les  chrétiens  disputeurs  viendront 
leur  dire,  \ous  vous  dites  chrétiens  sans  l'ê- 
tre,  car,  pour  être  chrétiens,  il  faut  croire  en 
Jésus-Christ ,  et  vous  n'y  croyez  point  ;  les 
chrétiens  paisibles  leur  répondront:  «Nous 
«  ne  savons  pas  bien  si  nous  croyons  en  Jé- 
cc  sus -Christ  dans  votre  idée ,  pareeque  nous 
<k  ne  l'entendons  pas.  Mais  nous  tâchons 
ce  d'observer  ce  qu'il  nous  prescrit.  Nous 
ce  sommes  chrétiens,  chacun  à  notre  ma- 
cc  niere,  nous,  en  gardant  sa  parole,  et  vous, 
c<  en  croyant  en  luiv  Sa  charité  veut  que 
ce  nous  soyons  tous  frères  :  nous  la  suivons 
ce  en  vous  admettant  pour  tels  ;  pour  l'amour 
ce  de  lui  ne  nous  ôtez  pas  un  titre  que  nous 
ce  honorons  de  toutes  nos  forces  et  qui  nous 
ce  est  aussi  cher  qu'à  vous.  » 

Les  chrétiens  disputeurs  insisteront  sans 
doute.  En  vous  renommant  de  Jésus,  il  fau- 
droit  nous  dire  à  quel  titre.  Vous  gardez , 
ditez-vous ,  sa  parole  ;  mais  quelle  autorité 
lui  donnez-vous?  Reconnoissez-vous  la  ré- 
vélation? ne  la  reconnoissez-vous  pas?  Ad- 


DE     LA     MONTAGNE.  3)7 

mettez-vous  l'évangile  en  entier?  ne  lad- 
mettez-vous  qu'en  partie?  Sur  quoi  fondez- 
vous  ces  distinctions  ?  Plaisaus  chrétiens  , 
qui  marchandent  avec  le  maître,  qui  choi- 
sissent dans  sa  doctrine  ce  qu'il  leur  plait 
d'admettre  et  de  rejeter! 

A  cela  les  autres  diront  paisiblement  : 
«  Mes  frères,  nous  ne  marchandons  point; 
ce  car  notre  foi  n'est  pas  un  commerce  :  vous 
ce  supposez  qu'il  dépend  de  nous  d'admettre 
ce  ou  de  rejeter  comme  il  nous  plaît;  mais 
ce  celan'estpas,  et  notre  raison  n'ohéiL  point 
ce  à  notre  volonté.  Nous  aurions  beau  vou- 
ce  loir  que  ce  qui  nous  paroît  faux  nous  pa- 
ce  rut  vrai  ,  il  nous  paroitroit  faux  malgré 
ce  nous.  Tout  ce  qui  dépend  de  nous  est  de 
ce  parler  selon  notre  pensée  ou  contre  notre 
ce  pensée,  et  notre  seul  crime  est  de  ne  vou- 
er, loir  pas  vous  tromper.  » 

ce  Nous  reçonnoissons  l'autorité  de  Jésusr 
ce  Christ ,  pareeque  notre  intelligence  ac- 
ce  quiesce  à  ses  préceptes  et  nous  en  décou- 
ce  vre  la  sublimité.  Elle  nous  dit  qu'il  con- 
<e  vient  aux  hommes  de  suivie  ces  préceptes, 
ce  mais  qu'il  étoit  au-dessus  d'eux  de  les 
ce  trouver.    Nous  admettons  la  révélation 

C    3 


58  LETTRES 

<c  comme  émanée  de  l'esprit  de  Dieu ,  sans 
ce  en  savoir  la  manière  ,  et  sans  nous  tour- 
ce  menter  pour  la  découvrir  ;  pourvu  que 
ce  nous  sachions  que  Dieu  a  parlé ,  peu  nous 
ce  importe  d'expliquer  comment  il  s'y  est 
ce  pris   pour    se  faire  entendre.    Ainsi  re- 
cc  connoissant  dans  Y  évangile  l'autorité  di- 
te vine,  nous  croyons  Jésus-Christ  revêtu 
ce  de  cette  autorité  ;  nous  reconnoissons  une 
ce  vertu  plus  qu'humaine  dans  sa  conduite, 
ce  et  une  sagesse  plus  qu'humaine  dans  ses 
ce  leçons.  'Voilà  ce  qui  est  bien  décidé  pour 
ce  nous.  Comment  cela  s'est-il  fait?  Voilà  ce 
<c  qui  ne  l'est  pas;  cela  nous  passe.  Cela  ne 
ce  vous  passe  pas,  vous;  à  la  bonne  heure; 
ce  nous    vous  en  félicitons  de    tout  notre 
ce  cœur.  Votre  raison  peut  être  supérieure  à 
ce  la  nôtre;  mais  ce  n'est  pas  à  dire  qu'elle 
ce  doive  nous  servir  de  loi.  Nous  consentons 
ce  que  vous  sachiez  tout  ;  souffrez  que  nous 
ce  ignorions  quelque  chose.  » 

ce  Vous  nous  demandez  si  nous  admettons 
<e  tout  l'évangile.  Nous  admettons  tous  les 
«c  enseignemens  qu'a  donnés  Jésus-Chrisr. 
«  L'utilité ,  la  nécessité  de  la  plupart  de  ses 
ce  enseignemens  nous  frappe,   et  nous,  ta» 


DE     LA     MONTAGNE.  3o, 

«  chons  de  nous  y  conformer.  Quelques  uns 
«  ne  sont  pas  à  notre  portée;  ils  ont  été  don- 
ce  nés  sans  doute  pour  des  esprits  plus  intel- 
«  ligens  que  nous.  Nous  ne  croyons  point 
«  avoir  atteint  les  limites  de  la  raison  hu- 
«  maine ,  et  les  hommes  plus  pénétrans  ont 
ce  besoin  de  préceptes  plus  élevés.  » 

ce  Beaucoup  de  choses  dans  l'évangile  pas- 
ce  sent  notre  raison  ,  et  même  la  choquent; 
a  nous  ne  les  rejetons  pourtant  pas.  Con- 
ce  vaincus  de  la  foiblesse  de  notre  entende- 
cc  ment ,  nous  savons  respecter  ce  que  nous 
ce  ne  pouvons  concevoir,  quand  l'associa- 
cc  tion  de  ce  que  nous  concevons  nous  le 
ce  fait  juger  supérieur  à  nos  lumières.  Tout 
ce  ce  qui  nous  est  nécessaire  à  savoir  pour 
ce  être  saints  ,  nous  paroît  clair  dans  Té- 
ce  vangile;  qu'avons- nous  besoin  d'enten- 
ce  die  le  reste  ?  Sur  ce  point  nous  demeu- 
ce  rerons  ignorans ,  mais  exempts  d'erreur, 
ce  et  nous  n'en  serons  pas  moins  gens  de 
ce  bien  ;  cette  humble  réserve  elle-même 
ce  est  l'esprit  de  l'évangile.  » 

ce  Nous  ne  respectons  pas  précisément 
ce  ce  livre  sacré  comme  livre ,  mais  comme 
ce  la  parole  et  la  vie  de  Jésus-Christ.  Le  ca- 

C4 


/}o  LETTRES 

ce  ractere  de  vérité,  de  sagesse  et  de  sainteté' 
«  qui  s'y  trouve,  nous  apprend  que  cette  his- 
cc  toiren'apas  été  essentiellement  altérée  (a), 
«  mais  il  n  est  pas  démontré  pour  nous 
ce  qu'elle  ne  Tait  point  été  du  tout.  Qui  sait 
ce  si  les  choses  que  nous  n'y  comprenons 
ce  pas  ne  sont  point  des  fautes  glissées  dans 
ce  le  texte  ?  Qui  sait  si  des  disciples  si  fort 
ce  inférieurs  à  leur  maître  font  bien  coin- 
ce pris  et  bien  rendu  par-  tout  ?  Nous  ne 
ce  décidons  point  là-dessus,  nous  ne  présu- 
ce nions  pas  même,  et  nous  ne  vous  propo- 
cc  sons  des  conjectures  que  pareeque  vous 
ce  1" exigez.  » 

ce  Nous  pouvons  nous  tromper  dans  nos 
ce  idées,  mais  vous  pouvez  aussi  vous  tro ni- 
ée per  dans  les  vôtres.  Pourquoi  ne  le  pour- 
ce  riez- vous  pas  étant  hommes?  Vous  pouvez 
ce  avoir  autant  de  bonne  foi  que  nous,  mais 
ce  vous  nen  sauriez  avoir  davantage  :  vous 
ce  pouvez  être  plus  éclairés ,  mais  vous  n'êtes 

(a)  Où  en  seroient  les  simples  fidèles,  si  l'on  ne 
pouvoit  savoir  cela  que  par  des  discussions  de 
critique,  ou  par  l'autorité  des  pasteurs  ?  De  quel 
front  ose-t-on  faire  dépendre  la  foi  de  tant  de 
science  ou  de  tant.de  soumission? 


DE     LA     MONTAGNE.  41 

«  pas  infaillibles.  Qui  jugera  donc  entre  les 
«  deux  partis?  Sera-ce  vous  ?  cela  n'est  pas 
ce  juste.  Bien  moins  sera-ce  nous  qui  nous 
ce  défions  si  fort  de  nous-mêmes.  Laissons 
ce  donc  cette  décision  au  juge  commun  qui 
ce  nous  entend  ;  et  puisque  nous  sommes 
ce  d'accord  sur  les  règles  de  nos  devoirs  ré- 
cc  ciproques.,  supportez-nous  sur  le  reste, 
ce  comme  nous  vous  supportons.  Soyons 
ce  hommes  de  paix,  soyons  frères  ;  unissons- 
ce  nous  dans  l'amour  de  notre  commun  mai- 
ce  tre  ,  dans  la  pratique  des  vertus  qu'il  nous 
ce  prescrit.  Voilà  ce  qui  fait  le  vrai  chrétien.» 
ce  Que  si  vous  vous  obstinez  à  nous  refit» 
ce  ser  ce  précieux  titre  après  avoir  tout  fait 
ce  pour  vivre  fraternellement  avec  vous,  nous 
ce  nous  consolerons  de  cette  injustice,  en 
ce  songeant  que  les  mots  ne  sont  pas  les  cho- 
ce  ses,  que  les  premiers  disciples  de  Jésus  ne 
ce  prenoient  point  le  nom  de  chrétiens,  que 
ce  le  martyr  Etienne  ne  le  porta  jamais ,  et 
se  que,  quand  Paul  fut  converti  à  la  foi  de 
ce  Christ,  il  n'y  avoit  encore  aucuns  (  hré- 
cc  tiens  (a)  sur  la  terre.  » 

(a)   Ce  nom   leur   fut  donné  quelques   années 
«près  à  Antioche  pour  la  première  fois. 


42  LETTRES 

Croyez-vous,  monsieur,  qu'une  contro- 
verse ainsi  traitée  sera  fort  animée  et  fort 
longue,  et  qu'une  des  parties  ne  sera  pas 
bientôt  réduite  au  silence  quand  l'autre  ne 
voudra  point  disputer  ? 

Si  nos  prosélytes  sont  maîtres  du  pays  où 
ils  vivent,  ils  établiront  une  forme  de  culte 
aussi  simple  que  leur  croyance,  et  la  reli- 
gion qui  résultera  de  tout  cela  sera  la  plus 
utile  aux  hommes  par  sa  simplicité  même. 
Dégagée  de  tout  ce  qu'ils  mettent  à  la  place 
des  vertus ,  et  n'ayant  ni  rites  superstitieux 
ni  subtilités  dans  la  doctrine,  elle  ira  tout 
"entière  à  son  vrai  but,  qui  est  la  pratique  de 
nos  devoirs.  Les  mots  de  dévot  et  d'ortho- 
doxe y  seront  sans  usage  ;  la  monotonie  de 
certains  sons  articulés  n'y  sera  pas  la  piété  ; 
il  n'y  aura  d'impies  que  les  médians,  ni  de 
fidèles  que  les  gens  de  bien. 

Cette  institution  une  fois  faite,  tous  se- 
ront obligés  par  les  lois  de  s'y  soumettre, 
parcequ'elle  n'est  point  fondée  sur  l'auto- 
rité des  hommes,  qu'elle  n'a  rien  qui  ne  soit 
dans  l'ordre  des  lumières  naturelles,  qu'elle 
ne  contient  aucun  article  qui  ne  se  rapporte 
au  bien  de  la  société,  et  quelle  n'est  mêlée 


DE     LÀ     MONTAGNE.-  ifi 

d'aucun  dogme  inutile  à  la  morale,  d'aucun 
point  de  pure  spéculation. 

Nos  prosélytes  seront-ils  intolérans  pour 
cela?  Au  contraire,  ils  seront  tolérans  par 
principe  ;  ils  le  seront  plus  qu'on  ne  peut 
l'être  dans  aucune  autre  doctrine,  puisqu'ils 
admettront  toutes  les  bonnes  religions  qui 
ne  s'admettent  pas  entre  elles ,  c'est-à-dire 
toutes  celles  qui,  ayant  Y  essentiel  qu'elles 
négligent,  font  l'essentiel  de  ce  qui  ne  Test 
point.  En  s  attachant ,  eux,  à  ce  seul  essen- 
tiel, ils  laisseront  les  autres  en  faire  à  leur 
gré  l'accessoire,  pourvu  qu'ils  ne  le  rejet- 
tent pas  :    ils  les"  laisseront    expliquer  ce 
qu'ils  n'expliquent  point,  décider  ce  qu'ils 
ne  décident  point.   Ils  laisseront  à  chacun 
ses  rites,  ses  formules  de  foi,  sa  croyance  ; 
ils  diront  :  Admettez  avec  nous  les  principes 
des  devoirs  de  l'homme  et  du  citoyen  ;  du 
reste,  croyez  tout  ce  qu'il  vous  plaira.  Quant 
aux  religions  qui  sont  essentiellement  mau- 
vaises ,  qui  portent  l'homme  à  faire  le  mal , 
ils  ne  les  toléreront  point,  parceque  cela  mô- 
me est  contraire  à  la  véritable  tolérance, 
qui  n'a  pour  but  que  la  paix  du  genre  hu- 
main.  Le  vrai  tolérant  ne  tolère  point  le 


4  /Jt  LETTRES 

en  nie,  il  ne  tolère  aucun  dogme  qui  rende 
les  hommes  méchans. 

Maintenant  supposons,  au  contraire,  que 
nos  prosélytes  soient  sous  la  domination 
cT  autrui  :  comme  gens  de  paix ,  ils  seront 
soumis  aux  lois  de  leurs  maîtres,  même  en 
matière  de  religion,  à  moins  que  cette  reli- 
gion ne  fût  essentiellement  mauvaise;  car 
alors ,  sans  outrager  ceux  qui  la  professent, 
Sis  refuseraient  de  la  professer.  Ils  leur  di- 
roient:  Puisque  Dieu  nous  appelle  à  la  ser- 
vitude, nous  voulons  être  de  bons  servi- 
teurs, et  vos  sentimens  nous  empêche- 
roient  de  letre  :  nous  connoissons  nos  de- 
voirs, nous  les  aimons,  nous  rejetons  ce  qui 
nous  en  détache;  c'est  afin  de  vous  être  fi- 
deles  que  nous  n'adoptons  pas  la  loi  de  fini- 
■«.ruité. 

,  Mais  si  ia  religion  du  pays  est  bonne  en 
eller-mêine,  et  que  ce  quelle  a  de  mauvais 
soit  seulement  dans  les  interprétations  par- 
ticulières, ou  dans  des  dogmes  purement 
spéculatifs  ;  ils  s'attacheront  à  l'essentiel  et 
to}éreront  le  reste,  tant  par  respect  pour  les 
lois  que  par  amour  pour  la  paix.  Quand  ils 
seront   appelles   h  déclarer  expressément 


DE     LA     MONTAGNE.  4^ 

leur  croyance,  ils  le  feront,  parcequil  ne 
faut  point  mentir  ;  ils  diront  au  besoin  leur 
sentiment  avec  fermeté,  même  avec  force; 
ils  se  défendront  par  la  raison,  si  on  les  at- 
taque. Du  reste,  ils  ne  disputeront  point 
contre  leurs  frères,  et ,  sans  s  obstiner  à  vou- 
loir les  convaincre  ,  ils  leur  resteront  unis  par 
la  charité,  ils  assisteront  à  leurs  assemblées, 
ils  adopteront  leurs  formules,  et  ne  se. 
croyant  pas  plus  infaillibles  qu  eux,  ils  se 
soumettront  à  l'avis  du  plus  grand  nombre, 
en  ce  qui  n'intéresse  pas  leur  conscience  et 
ne  leur  paraît  pas  importer  au  salut, 

Voila  le  bien,  me  direz-vous;  voyons  le 
mal.  Il  sera  dit  en  peu  de  paroles.  Dieu  ne 
sera  plus  l'organe  de  la  méchanceté  des 
hommes.  La  religion  ne  servira  plus  d'in- 
strument à  la  tyrannie  des  gens  d'église  et 
à  la  vengeance  des  usurpateurs  ;  elle  ne  ser- 
vira plus  qu  a  rendre  les  croyans  bons  et 
justes:  ce  n'est  pas  là  le  compte  de  ceux  qui 
les  mènent ,  c'est  pis  pour  eux  que  si  elle  ne 
servoit  à  rien. 

Ainsi  donc  la  doctrine  en  question  est 
bonne  au  genre  humain  et  mauvaise  à  ses 
oppresseurs.  Dans  quelle  classe  absolue  la 


46  LETTRES 

faut-il  mettre?  J  ai  dit  fidèlement  le  pour  et 
le  contre  ;  comparez  et  choisissez. 

Tout  bien  examiné,  je  crois  que  vous 
conviendrez  de  deux  choses  :  lune,  que  ces 
hommes  que  je  suppose  se  conduiroient  en 
ceci  très  conséquemment  à  la  profession  de 
foi  du  vicaire;  l'autre,  que  cette  conduite 
non  seulement  seroit  irréprochable,  mais 
vraiment  chrétienne ,  et  qu'on  auroit  tort 
de  refuser  à  ces  hommes  bons  et  pieux  le 
nom  de  chrétiens ,  puisqu'ils  le  mériteroient 
parfaitement  par  leur  conduite,  et  qu'ils  se- 
roient  moins  opposés  par  leurs  sentimens  à 
beaucoup  de  sectes  qui  le  prennent  et  à  qui 
on  ne  le  dispute  pas,  que  plusieurs  de  ces 
mêmes  sectes  ne  sont  opposées  entre  elles* 
Ce  ne  seroient  pas,  si  l'on  veut,  des  chré- 
tiens à  la  mode  de  saint  Paul,  qui  étoit  na- 
turellement persécuteur,  et  qui  n'avoit  pas 
entendu  Jésus-Christ  lui-même;  mais  ce 
seroient  des  chrétiens  à  la  mode  de  saint 
Jacques ,  choisi  par  le  maître  en  personne  » 
et  qui  avoit  reçu  de  sa  propre  bouche  les  in- 
structions qu'il  nous  transmet.  Tout  ce  rai- 
sonnement est  bien  simple ,  mais  il  me  pa* 
roît  concluant. 


DE     LA     MONTAGNE.  4? 

Vous  me  demanderez  peut-être  comment 
on  peut  accorder  cette  doctrine  avec  celle 
d'un  homme  qui  dit  que  l'évangile  est 
absurde  et  pernicieux  à  la  société.  En 
avouant  franchement  que  cet  accord  me 
paroit  difficile,  je  vous  demanderai  à  mon 
tour  où  est  cet  homme  qui  dit  que  l'évan- 
gile est  absurde  et  pernicieux.  Vos  mes- 
sieurs m'accusent  de  l'avoir  dit  ;  et  où? 
Dans  le  Contrat  social,  au  chapitre  de  la 
religion  civile.  Voici  qui  est  singulier  !  Dans 
ce  même  livre  et  dans  ce  même  chapitre  je 
pense  avoir  dit  précisément  le  contraire  :  je 
pense  avoir  dit ,  que  l'évangile  est  sublime 
et  le  plus  fort  lien  de  la  société  (a).  Je  ne 
veux  pas  taxer  ces  messieurs  de  mensonge  ; 
mais  avouez  que  deux  propositions  si  con- 
traires dans  le  même  livre  et  dans  le  même 
chapitre  doivent  faire  un  tout  bien  extrava- 
gant. 

N'y  auroit-il  point  ici  quelque  nouvelle 
équivoque,  à  la  faveur  de  laquelle  on  me 
rendit  plus  coupable  ou  plus  fou  que  je  ne 

(a)  Contrat  social, iiv.  IV,  chap.  8  ,  tom.  VIII, 
page  25 1  de  cette  édition. 


zJ8  LETTRES 

suis  ?  Ce  mot  de  société  présente  un  sens  un 
peu  vague:  il  y  a  dans  le  monde  des  sociétés 
de  bien  des  sortes,  et  il  n'est  pas  impossible 
que  ce  qui  sert  à  Tune  nuise  à  l'autre* 
Voyons  :  la  méthode  favorite  de  mes  agres- 
seurs est  toujours  d'offrir  avec  art  des  idées 
indéterminées;  continuons  pour  toute  ré- 
ponse à  tâcher  de  les  fixer. 

Le  chapitre  dont  je  parle  est  destiné, 
comme  on  le  voit  par  le  titre,  à  examiner 
conim  ent  les  institutions  religieuses  peuvent 
entrer  dans  la  constitution  de  fétat.  Ainsi 
ce  dont  il  s  agit  ici  n'est  point  de  considérer 
les  religions  comme  vraies  ou  fausses,  ni 
même  comme  bonnes  ou  mauvaises  en 
elles-mêmes ,  mais  de  les  considérer  unique- 
ment par  leurs  rapports  aux  corps  politi- 
ques ,  et  comme  parties  de  la  législation. 

Dans  cette  vue,  fauteur  fait  voir  que 
toutes  les  anciennes  religions,  sans  en  ex- 
cepter la  juive ,  furent  nationales  dans  leur 
origine,  appropriées,  incorporées  à  l'état , 
et  formant  la  base  ou  du  moins  faisant  par- 
tie du  système  législatif. 

Le  christianisme,  au  contraire,  est  dans 
son  principe  une  religion  universelle,  qui 

n'a 


DE     LA     M  O  îî  T  A  6  N  Ë  49 

n'a  rien  d'exclusif,  rien  de  local,  rien  de 
propre  à  tel  pays  plutôt  qu'à  tel  autre.  Son 
divin  auteur,  embrassant  également  tous 
les  hommes  dans  sa  charité  sans  bornes, 
est  venu  lever  la  barrière  qui  séparoit  les 
nations,  et  réunir  tout  le  genre  humain 
dans  un  peuple  de  frères  :  Car,  en  toute  na- 
tion, celui  qui  le  craint  et  qui  s'adonne  à  la 
justice  lui  est  agréable  {a).  Tel  est  le  vérita- 
ble esprit  de  F  évangile. 

Ceux  donc  qui  ont  voulu  faire  du  chris- 
tianisme une  religion  nationale  et  l'intro- 
duire comme  partie  constitutive  dans  le 
système  de  la  législation,  ont  fait  par  là 
deux  fautes  nuisibles,  lune  à  la  religion, 
et  l'autre  à  l'état.  Ils  se  sont  écartés  de  l'es- 
prit de  Jésus -Christ,  dont  le  règne  n'est 
pas  de  ce  monde;  et  mêlant  aux  intérêts 
terrestres  ceux  de  la  religion ,  ils  ont  souillé 
sa  pureté  céleste,  ils  en  ont  fait  l'arme  des 
tyrans  et  l'instrument  des  persécuteurs.  Ils 
n'ont  pas  moins  blessé  les  saines  maximes  de 
la  politique,  puisqu'au  lieu  de  simplifier  la 
machine  du  gouvernement,  ils  l'ont  compo- 


(a)Act.  X,  35.. 

Tome  g.,  £) 


&0  LETTRES 

sée,  ils  lui  ont  donné  des  ressorts  étrangers, 
superflus;  et  l'assujettissant  à  deux  mobiles 
■différons,  souvent  contraires,  ils  ont  causé 
les  triai  llemens  qu'on  sent  dans  tous  les 
ëtats  chrétiens  où  Ton  a  fait  entrer  la  reli- 
gion dans  le  système  politique. 

Le  parfait  christianisme  est  l'institution 
sociale  universelle  ;  mais,  pour  montrer  qu'il 
n'est  point  un  établissement  politique  et 
qu'il  ne  concourt  point  aux  bonnes  institu- 
tions particulières,  ilfalloit  ôter  les  sophis- 
mes  de  ceux  qui  mêlent  la  religion  à  tout , 
comme  une  prise  avec  laquelle  ils  s'em- 
parent de  tout.  Tous  les  établissemens  hu- 
mains sont  fondés  sur  les  passions  humai- 
nes, et  se  conservent  par  elles  :  ce  qui  com- 
bat et  détruit  les  passions  n'est  donc  pas 
propre  à  fortifier  ces  établissemens.  Com- 
ment ce  qui  détache  les  cœurs  de  la  terre 
nous  donneroit-il  plus  d'intérêt  pour  ce 
qui  s'y  fait?  comment  ce  qui  nous  occupe 
uniquement  d'une  autre  patrie  nous  atta- 
cheroit-il  davantage  à  celle-ci  ? 

Les  religions  nationales  sont  utiles  à  l'é- 
tat comme  parties  de  sa  constitution,  cela 
est  incontestable  ;  mais  elles  sont  nuisibles 


DELA    MONTAGNE.  Si 

àu  genre  humain ,  et  même  à  l'état  dans  un 
autre  sens  ;  j'ai  montré  comment  et  pour- 
quoi. 

Le  christianisme ,  au  contraire ,  rendant 
leshommes  j  Listes ,  modérés,  amis  de  la  paix , 
est  très  avantageux  à  la  société  générale  • 
mais  il  énerve  la  force  du  ressort  politique, 
il  complique  lesmouvemens  de  la  machine , 
il  rompt  l'unité  du  corps  moral  ;  et  ne  lui 
étant  pas  assez  approprié,  il  faut  qu'il  dégé- 
nère, ou  qu'il  demeure  une  pièce  étrangère 
et  embarrassante. 

Voilà  donc  un  préjudice  et  des  inconvé- 
niens  des  deux  côtés  relativement  au  corps 
politique.  Cependant  il  importe  que  fétat 
ne  soit  pas  sans  religion ,  et  cela  importe  par 
des  raisons  graves,  sur  lesquelles  jai  par- 
Tout  fortement  insisté  :  mais  il  vaudrait 
mieux  encore  n'en  point  avoir,  que  d'en 
avoir  une  barbare  et  persécutante,  qui,  ty- 
rannisant les  lois  mêmes  ,  contrarierait  les 
devoirs  du  citoyen.  On  dirait  que  tout  ce 
qui  s'est  passé  dans  Genève  à  mon  égard 
n'est  fait  que  pour  établir  ce  chapitre  en 
exemple,  pour  prouver,  par  ma  propre  his- 
toire, que  j' ai  très  bien  raisonné. 


t)2  LETTRES 

Que  doit  faire  un  sage  législateur  dans 
cette  alternative?  De  deux  choses  Tune.  La 
première ,  d'établir  une  religion  purement 
civile,  dans  laquelle  renfermant  les  dogmes 
fondamentaux  de  toute  bonne  religion,  tous 
les  dogmes  vraiment  utiles  à  la  société,  soit 
universelle ,  soit  particulière ,  il  omette  tous 
les  autres  qui  peuvent  importer  à  la  foi, 
mais  nullement  au  bien  terrestre,  unique 
objet  de  la  législation  :  car  comment  le  mys- 
tère de  la  Trinité,  par  exemple,  peut-il 
concourir  à  la  bonne  constitution  de  l'état? 
en  quoi  ses  membres  seront-ils  meilleurs  ci- 
toyens quand  ils  auront  rejeté  le  mérite  des 
bonnes  œuvres  ?  et  que  fait  au  lien  de  la  so- 
ciété civile  le  dogme  du  péché  originel? 
Bien  que  le  vrai  christianisme  soit  une  in- 
stitution de  paix ,  qui  ne  voit  que  le  chris- 
tianisme, dogmatique  ou  théologique,  est, 
par  la  multitude  et  l'obscurité  de  ses  dog- 
mes, sur-tout  par  l'obligation  de  les  admet- 
tre, un  champ  de  bataille  toujours  ouvert 
entre  les  hommes ,  et  cela  sans  qu'à  force 
d'interprétations  et  de  décisions  on  puisse 
prévenir  de  nouvelles  disputes  sur  les  déci-> 
sions  mêmes? 


&  JE     LA     MONTAGNE.  55 

L'autre  expédient  est  de  laisser  le  chris- 
tianisme, tel  qu'il  est  dans  son  véritable  es- 
prit, libre,  dégagé  de  tout  lien  de  chair, 
sans  autre  obligation  que  celle  de  la  con- 
science, sans  autre  gêne  dans  les  dogmes 
que  les  mœurs  et  les  lois.  La  religion  chré- 
tienne est,  pour  la  pureté  de  sa  morale, 
toujours  bonne  et  saine  dans  l'état ,  pourvu 
qu'on  n'en  fasse  pas  une  partie  de  sa  consti- 
tution, pourvu  qu'elle  y  soit  admise  unique- 
ment comme  religion,  sentiment,  opinion, 
croyance;  mais,  comme  loi  politique,  le 
christianisme  dogmatique  est  un  mauvais 
établissement. 

Telle  est,  monsieur,  la  plus  forte  consé- 
quence qu'on  puisse  tirer  de  ce  chapitre, 
où ,  bien  loin  de  taxer  le  pur  évangile  (a) 
d'être  pernicieux  à  la  société,  je  le  trouve, 
en  quelque  sorte,  trop  sociable,  embras- 
sant trop  tout  le  genre  humain  pour  une  lé- 
gislation qui  doit  être  exclusive  ;  inspirant 
T humanité  plutôt  que  le  patriotisme ,  et 
tendant  à  former  des  hommes  plutôt  que 
des  citoyens  (b).  Si  je  me  suis  trompé,  j'ai 

(a)  Lettres  écrites  de  la  campagne,  page  3o. 
(&)  C'est  merveille  de  voir  l'assortiment  de  beau?* 

D  3 


54  LETTRES 

fait  une  erreur  en  politique  ;  mais  où  est 
mon  impiété? 

La  science  du  salut  et  celle  du  gouverne- 
ment sont  très  différentes  ;  vouloir  que  la 
première  embrasse  tout  est  un  fanatisme  de 
petit  esprit;  c'est  penser  comme  les  alchy- 
mistes,  qui,  dans  fart  de  faire  de  for  , 
voient  aussi  la  médecine  universelle  ;  ou 
comme  les  maliométans ,  qui  prétendent 
trouver  toutes  les  sciences  dans  l'alcoran. 
La  doctrine  de  l'évangile  n'a  qu'un  objet; 
c'est  d'appeller  et  sauver  tous  les  hommes; 
leur  liberté ,  leur  bien-être  ici-bas  n'y  entre 
pour  rien;  Jésus  l'a  dit  mille  fois.   Mêler  à 


sentimens  qu'on  va  110ns  entassant  dans  les  livres  ;  il 
ne  faut  pour  cela  que  des  mets,  et  les  vertus  en 
papier  ne  coûtent  guère  ;  mais  elles  ne  s'agen- 
cent pas  tout-à-fait  ainsi  dans  Je  cœur  de  l'homme  y 
et  il  y  a  loin  des  peintures  aux  réalités.  Le  patrio- 
tisme et  l'humanité  sont ,  par  exemple ,  deux  vertus 
incompatibles  dans  leur  énergie,  et  sur-tout  chez 
un  peuple  entier.  Le  législateur  qui  les  voudra 
toutes  deux,  n'obtiendra  ni  l'une  ni  l'autre  :  cet 
accord  ne  s'est  jamais  vu;  il  ne  se  verra  jamais, 
parcequil  est  contraire  à  la  nature,  et  qu'on  ne 
jpeut  donner  deux  objets  à  la  môme  passion. 


DE     LA     MONTAGNE.  55 

Cet  objet  des  vues  terrestres.,  c'est  altérer  sa 
simplicité  sublime,  c'est  souiller  sa  sainteté 
par  des  intérêts  humain  c'est  cela  qui  est 
vraiment  une  impiété. 

Ces  distinctions  sont  de  tout  temps  éta- 
blies. On  ne  les  a  confondues  que  pour  moi 
seul.  En  ôtant  des  institutions  nationales 
la  religion  chrétienne,  je  l'établis  la  meil- 
leure pour  le  genre  humain.  L'auteur  de 
l'Esprit  des  Lois  a  fait  plus  ;  il  a  dit  que  la 
musulmane  étoit  la  meilleure  pour  les  con- 
trées asiatiques.  Il  raisonnoit  en  politique  y 
et  moi  aussi.  Dans  quel  pays  a-t-on  cherché 
querelle,  je  ne  dis  pas  à  fauteur,  mais  au 
livre  (a)? Pourquoi  donc  suis-je  coupable, 
ou  pourquoi  nefétoit-il  pas? 

Voilà,  monsieur,  comment,  par  des  ex- 
traits fidèles,  un  critique  équitable  parvient 
à  connoître  les  vrais  sentimens  d'un  auteur 
et  le  dessein  dans  lequel  il  a  composé  son 


(a)  Il  est  bon  de  remarquer  que  le  livre  de  l'Es- 
prit des  lois  fut  imprimé  pour  la  première  fois  à 
Genève  ,  sans  que  les  scholarques  y  trouvassent 
rien  à  reprendre,  et  que  ce  fut  un  pasteur  qui  cor- 
rigea l'édition. 

D4 


56  3gettr.es 

livre.  Qu'on  examine  tous  les  miens  par1 
cette  méthode ,  je  ne  crains  point  les  juge- 
mens  que  tout  honnête  homme  en  pourra 
porter.  Mais  ce  n'est  pas  ainsi  que  ces  mes- 
sieurs s'y  prennent;  ils  n'ont  garde,  ils  n'y 
trouveraient  pas  ce  qu'ils  cherchent.  Dans 
le  projet  de  me  rendre  coupable  à  tout  prix, 
ils  écartent  le  vrai  but  de  l'ouvrage  ;  ils  lui 
donnent  pour  but  chaque  erreur,  chaque  né- 
gligence échappée  à  l'auteur;  et  si  par  ha- 
sard il  laisse  un  passage  équivoque,  ils  ne 
manquent  pas  de  l'interpréter  dans  le  sens 
qui  n'est  pas  le  sien.  Sur  un  grand  champ 
couvert  d'une  moisson  fertile ,  ils  vont  triant 
avec  soin  quelques  mauvaises  plantes,  pour 
accuser  celui  qui  l'a  semé  d'être  un  empoi- 
sonneur. 

Mes  propositions  ne  pouvoïent  faire  au- 
cun mal  à  leur  place;  elles  étoient  vraies , 
utiles,  honnêtes,  dans  le  sens  que  je  leur 
donnois.  Ce  sont  leurs  falsifications ,  leurs 
subreptions,  leurs  interprétations  fraudu- 
leuses, qui  les  rendent  punissables;  il  faut 
les  brûler  dans  leurs  livres ,  et  les  couronner 
dans  les  miens. 

Combien  de  fois  les  auteurs  diffamés  et 


t>  E     L  A     M  O  N  T  A  G  N  E.  Bf 

le  public  indigné  n'ont-ils  pas  réclamé  con- 
tre cette  manière  odieuse  de  déchiqueter  un 
ouvrage,  d'en  défigurer  toutes  les  parties, 
d'en  juger  sur  des  lambeaux  enlevés  çà  et  là , 
au  choix  d'un  accusateur  infidèle ,  qui  pro- 
duit le  mal  lui-même  en  le  détachant  du 
bien  qui  le  corrige  et  l'explique,  en  détor- 
quant  par-tout  le  vrai  sens  !  Qu'on  juge  la 
Bruyère  ou  la  Rochefoucault  sur  des  maxi- 
mes isolées,  à  la  bonne  heure;  encore  sera- 
t-il  juste  de  comparer  et  de  compter.  Mais, 
dans  un  livre  de  raisonnement,  combien  de 
sens  divers  ne  peut  pas  avoir  la  même  pro- 
position, selon  la  manière  dont  l'auteur 
l'emploie  et  dont  il  la  fait  envisager  !  Il  n'y  a 
peut-être  pas  une  de  celles  qu'on  m'impute, 
à  laquelle,  au  lieu  où  je  l'ai  mise,  la  page 
qui  précède  ou  celle  qui  suit  ne  serve  de  ré- 
ponse, et  que  je  n'aie  prise  en  un  sens  dif- 
férent de  celui  que  lui  donnent  mes  accusa- 
teurs. Vous  verrez,  avant  la  fin  de  ces  let- 
tres ,  des  preuves  de  cela  qui  vous  surpren- 
dront. 

Mais  qu'il  y  ait  des  propositions  fausses, 
réprêhensibles ,  blâmables  en  elles-mêmes, 
cela  suffit -il  pour  rendre  un  livre  perni- 


58  LETTRES 

cieux?  Un  bon  livre  n'est  p  ~.elui  qui  n# 
contient  rien  de  mauvais  on  rien  qiïon 
puisse  interpréter  en  mal;  autrement  il  n'y 
auroit  point  de  bons  livres  :  mais  un  bon  li- 
vre est  celui  qui  contient  plus  de  bonnes 
choses  que  de  mauvaises  ;  un  bon  livre  est 
celui  dont  F  effet  total  est  de  mener  au  bien  „ 
malgré  le  mal  qui  peut  s  y  trouver.  Eh  !  que 
seroit-ce  ,  mon  Dieu  !  si  dans  un  grand  ou- 
vrage, plein  de  vérités  utiles,  de  leçons 
d'humanité,  de  piété ,  de  vertu,  il  étoit  per- 
mis daller  cherchant  avec  une  maligne  exac- 
titude toutes  les  erreurs  -  toutes  les  proposi- 
tions équivoques,  suspectes,  ou  inconsidé- 
rées, toutes  les  inconséquences  qui  peuvent 
échapper  dans  le  détail  à  un  auteur  sur- 
chargé de  sa  matière,  accablé  des  nom- 
breuses idées  qu'elle  lui  suggère,  distrait 
des  unes  par  les  autres ,  et  qui  peut  à  peine 
assembler  dans  sa  tête  toutes  les  parties  de 
son  vaste  plan?  s'il  étoit  permis  de  faire  un 
amas  de  toutes  ses  fautes,  de  les  aggraver  les 
unes  par  les  autres,  en  rapprochant  ce  qui 
estépars,  en  liant  ce  qui  est  isolé  ;  puis,  tai- 
sant la  multitude  de  choses  bonnes  et  loua- 
bles qui  les  démentent,  qui  les  expliquent , 


DE     LA     MONTAGNE.  5§ 

qui  les  rachètent,  qui  montrent  le  vrai  but 
de  Fauteur ,  de  donner  cet  affreux  recueil 
pour  celui  de  ses  principes ,  d  avancer  que 
c'est  là  le  résumé  de  ses  vrais  sentimens ,  et 
de  le  juger  sur  un  pareil  extrait?  Dans  quel 
désert  faudroit-il  fuir,  dans  quel  antre  fau- 
droit-il  se  cacher,  pour  échapper  aux  pour- 
suites de  pareils  hommes ,  qui,  sous  l'appa- 
rence du  mal,  puniraient  le  bien,  qui  comp- 
teraient pour  rien  le  cœur,  les  intentions, 
la  droiture,  par-tout  évidente,  et  traiteraient 
la  faute  la  plus  légère  et  la  plus  involontaire 
comme  le  crime  d'un  scélérat?  Y  a-t-il  un 
seul  livre  au  monde,  quelque  vrai,  quelque 
bon,  quelque  excellent  qu'il  puisse  être, 
qui  pût  échapper  à  cette  infâme  inquisi- 
tion? Non,  monsieur,  il  n'y  en  a  pas  un, 
pas  un  seul,  non  pas  Févangiïe  même  :  car 
le  mal  qui  n'y  serait  pas,  ils  sauraient  fy 
mettre  par  leurs  extraits  infidèles,  par  leurs 
fausses  interprétations. 

Nous  vous  déférons ,  oseroient-ils  dire,  un 
livre  scandaleux ,  téméraire,  impie,  donc  la 
morale  est  d'enrichir  le  riche' et  de  dépouiller 
le  pauvre  (a) ,  d'apprendre  aux  en/ans  à  re- 

(«)  Matth.  XIII,  12.  Luc.  XIX,  26. 


OO  LETTRES 

nier  leur  mère  et  leurs  frères  (a) /de  s'emparer 
sans  scrupule  du  bien  d' autrui  (  b) ,  de  n'in- 
struire point  les  médians,  de  peur  qu'ils  ne 
se  corrigent  et  qu'ils  ne  soient  pardonnes  (c), 
de  haïr  père ,  mère,  femme ,  enfans ,  tousses 
proches  (d)  ;  un  livre  ou  l'on  souffle  pari 
tout  le  feu  de  la  discorde  (  e  ) ,  ou  l'on  se  vante 
'd'armer  le  fus  contre  le  père  (f) ,  les  parens 
Vun  contre  l'autre  (g),  les  domestiques  con- 
tre leurs  maîtres  (  h  ) ,  où  Von  approuve  la  vio- 
lation des  lois(i),  ou  l'on  impose  en  devoir 
la  persécution  (A) ,  oie,  pour  porter  les  peuples 
au  brigandage ,  on  fait  du  bonheur  éternel  le 
prix  de  la  force  et  la  conquête  des  hommes 
violens  (  /). 


(a)  Matth.  XII,  48.  Marc.  III,  33. 

(b)  Marc.  XI,  2.  Luc.  XIX,  3o. 

(c)  Marc.  IV,  12.  Joan.  XII,  40. 
(f/)Luc.  XIV,  26. 

(e)  Matth.  X,  34.  Luc.  XII,  5i  ,  52," 

(/)  Matth.  X,  35.  Luc.  XII,  53. 

{g)  Ibid. 

(  h  )  Matth.  X  ,  36. 

(z)  Matth.  XII,  2  et  seq<j. 

(k)  Luc.  XIV,  23. 

(Z)  Matth.  XI,  12. 


D  E     LA    MONTAGNE  6*1^ 

Figurez-vous  une  ame  infernale  analysant 
ainsi  tout  l'évangile,  formant  de  cette  ca- 
lomnieuse analyse,  sous  le  nom  de  profes- 
sion de  foi  évangélique,  un  écrit  qui  feroit 
horreur,  et  les  dévots  pharisiens  prônant 
cet  écrit  d'un  air  de  triomphe ,  comme  Ta-; 
brégé  des  leçons  de  Jésus- Christ.  Voilà 
pourtant  jusqu'où  peut  mener  cette  indigne 
méthode.  Quiconque  aura  lu  mes  livres, 
et  lira  les  imputations  de  ceux  qui  m  accu  * 
sent,  qui  me  jugent,  qui  me  condamnent, 
qui  me  poursuivent,  verra  que  c'est  ainsi 
que  tous  m  ont  traité. 

Je  crois  vous  avoir  prouvé  que  ces  mes- 
sieurs ne  m'ont  pas  jugé  selon  la  raison  : 
j'ai  maintenant  à  vous  prouver  qu'ils  ne 
m'ont  pas  jugé  selon  les  lois.  Mais  laissez. 
moi  reprendre  un  instant  haleine.  A  quels 
tristes  essais  me  vois-je  réduit  à  mon  âge  ! 
Devois-je  apprendre  si  tard  à  faire  mon  apo- 
logie? Etoit-ce  la  peine  de  commencer? 


ۉ 


LETTRES 


LETTRE    IL 

J'ai  supposé,  monsieur,  dans  ma  précé- 
dente lettre  ,  que  j'avois  commis  en  effet 
contre  la  foi  les  erreurs  ,  dont  on  m'accuse, 
et  j'ai  fait  voir  que  ces  erreurs,  n'étant  point 
nuisibles  à  la  société ,  n'étoient  pas  punissa- 
bles devant  la  justice  humaine.  Dieu  s'est 
réservé  sa  propre  défense  et  le  châtiment 
des  fautes  qui  n'offensent  que  lui.  C'est  un 
•sacrilège  à  des  hommes  de  se  faire  les  ven- 
geurs de  la  divinité ,  comme  si  leur  protec- 
tion lui  étoit  nécessaire.  Les  magistrats,  les 
rois,  n'ont  aucune  autorité  sur  les  âmes  ; 
et  pourvu  qu'on  soit  fidèle  aux  lois  de  la  so- 
ciété dans  ce  monde ,  ce  n'est  point  à  eux 
de  sernêler  de  ce  qu'on  deviendra  dans  l'au- 
tre, où  ils  n'ont  aucune  inspection.  Si  l'on 
perdoit  ce  principe  de  vue  ,  les  lois  faites 
pour  le  bonheur  du  genre  humain  en  se- 
roient  bientôt  le  tourment  ;  et ,  sous  leur 
inquisition  terrible  ,  les  hommes,  jugés  par 
leur  foi  plus  que  par  leurs  œuvres,  seroient 


DE     LA     MONTAGNE.  63 

tous  à  la  merci  de  quiconque  voudroit  les 
opprimer. 

Si  les  lois  n  ont  nulle  autorité  sur  les  sen- 
timens  des  hommes  en  ce  qui  tient  unique- 
ment à  la  religion  ,  elles  n'en  ont  point  non 
plus  en  cette  partie  sur  les  écrits  où  l'on 
manifeste  ces  sentimens.  Si  les  auteurs  de 
ces  écrits  sont  punissables,  ce  nest  jamais 
précisément  pour  avoir  enseigné  Terreur, 
puisque  la  loi  ni  ses  ministres  ne  jugent  pas 
de  ce  qui  n'est  précisément  qu'une  erreur. 
Lauteur  des  Lettres  écrites  de  la  campagne 
paroît  convenir  de  ce  principe  (  a  ).  Peut- 
être  même  en  accordant  que  la  politique  es 
la  philosophie  pourront  soutenir  la  liberté  de 
Coût  écrire,  le  pousseroit-il  trop  loin  (b).  Ce 
nest  pas  ce  que  je  veux  examiner  ici. 

Mais  voici  comment  vos  messieurs  et  lui 
tournent  la  chose  pour  autoriser  le  jugement 
rendu  contre  mes  livres  et  contre  moi.  Ils 

{a)  A  cet  égard ,  dit-il,  page  i-j.  ,  je  retrouve  as- 
sez mes  maximes  clans  celles  des  représentations* 
Et  page  26  ,  il  regarde  comme  incontestable  que 
personne  ne  peut  être  poursuivi  pour  ses  idées  sur  la 
religion. 

(*)PaSe3o. 


6/£  LETTRES 

me  jugent  moins  comme  chrétien  que  com- 
me citoyen  ;  ils  me  regardent  moins  comme 
impie  envers  Dieu ,  que  comme  rebelle  aux 
lois  ;  ils  voient  moins  en  moi  le  péché  que 
le  crime,  et  l'hérésie  que  la  désobéissance. 

J  ai,  selon  eux,  attaqué  la  religion  de  Té- 
tât; j'ai  donc  encouru  la  peine  portée  parla 
loi  contre  ceux  qui  l'attaquent.  Voilà,  je 
crois,  le  sens  de  ce  qu'ils  ont  dit  d'intelligi- 
ble pour  justifier  leur  procédé. 

Je  ne  vois  à  cela  que  trois  petites  difficul- 
tés. La  première ,  de  savoir  quelle  est  cette 
religion  de  l'état;  la  seconde,  de  montrer 
comment  je  l'ai  attaquée;  la  troisième,  de 
trouver  cette  loi  selon  laquelle  j'ai  été  jugé. 

Qu  est-ce  que  la  religion  de  l'état?  C'est 

la  sainte  réformation  évangélique.  "Voilà, 

sans  contredit ,  des  mots  bien  sonnans.  Mais 

qu'est-ce  ,  à  Genève  aujourd'hui ,  que  la 

sainte  réformation  évangélique  ?  Le  sauriez- 

vous,  monsieur  ,  par  hasard?  En  ce  cas  je 

vous  en  félicite.  Quant  à  moi ,  je  l'ignore. 

J'avois  cru  le  savoir  ci-devant;  mais  je  me 

trompois  ainsi  que  bien  d'autres ,  plus  sa- 

vans  que  moi  sur  tout  autre  point ,  et  non 

moins  ignorans  sur  celui-là. 

Quand 


DE     LA     MONTAGNE.  65 

Quand  les  réformateurs  se  détachèrent 
de  1  église  romaine  ,  ils  l'accusèrent  d'er- 
reur ;  et ,  pour  corriger  cette  erreur  dans  sa 
source,  ils  donnèrent  à  l'écriture  un  autre 
sens  que  celui  que  l'église  lui  donnoit.  On 
leur  demanda  de  quelle  autorité  ils  s'écar- 
toient  ainsi  de  la  doctrine  reçue  :  ils  dirent 
que  c'étoit  de  leur  autorité  propre,  de  celle 
de  leur  raison.  Us  dirent  que  le  sens  de  la 
Bible  étant  intelligible  et  clair  à  tous  les  hom- 
mes en  ce  qui  étoit  du  salut ,  chacun  étoit 
juge  compétent  de  la  doctrine ,  et  pouvoit 
interpréter  la  Bible ,  qui  en  est  la  règle ,  se- 
lon son  esprit  particulier;  que  tous  s'accor- 
deroient  ainsi  sur  les  choses  essentielles  ;  et 
que  celles  sur  lesquelles  ils  ne  pourraient 
s'accorder ,  ne  l'étoient  point. 

Voilà  donc  l'esprit  particulier  établi  pour 
unique  interprète  de  l'écriture;  voilà  l'auto- 
•  rite  de  l'église  rejetée;  voilà  chacun  mis 
pour  la  doctrine  sous  sa  propre  jurisdiction. 
Tels  sont  les  deux  points  fondamentaux  de 
la  réforme:  reconnoître  la  Bible  pour  règle 
de  sa  croyance,  et  n'admettre  d'autre  inter- 
prète du  sens  de  la  Bible  que  soi.  Ces  deux 
points  combinés  forment  le  principe  sur  le- 
Tome  9.  £ 


66  LETTRES 

quel  les  chrétiens  réformés  se  sont  séparés 
de  l'église  romaine,  et  ils  ne  pouvoient  moins 
faire  sans  tomber  en  contradiction  ;  car 
quelle  autorité  interprétative  auroient-ilspu 
se  réserver  ,  après  avoir  rejeté  celle  du 
corps  de  l'église? 

Mais  ,  dira-t-on  ,  comment ,  sur  un  tel 
principe,  les  réformés  ont  ils  pu  se  réunir? 
Comment,  voulant  avoir  chacun  leur  façon 
de  penser,  ont-ils  fait  corps  contre  l'église 
catholique?  Ils  le  dévoient  faire  :  ils  se  réu- 
nissoient  en  ceci,  que  tous  reconnoissoient 
chacun  d'eux  comme  juge  compétent  pour 
lui-même.  Ils  toléroient  et  ils  dévoient  to- 
lérer toutes  les  interprétations  hors  une, 
savoir  celle  qui  ôte  la  liberté  des  interpréta- 
tions. Or  cette  unique  interprétation  qu'ils 
rejetoient,  étoit  celle  des  catholiques.  Ils 
dévoient  donc  proscrire  de  concert  Rome 
seule ,  qui  les  proscrivoit  également  tous.  La 
diversité  même  de  leurs  façons  de  penser 
sur  tout  le  reste  étoit  le  lien  commun  qui 
les  unissoit.  C'étoient  autant  de  petits  états 
ligués  contre  une  grande  puissance,,  et  dont 
la  confédération  générale  n'ôtoit  rien  à  fin- 
dépendance  de  chacun. 


DE     LA     MONTAGNE.  6j 

Voilà  comment  la  réformation  évaneéli* 
que  s'est  établie,  et  voilà  comment  elle  doit 
se  conserver.  Il  est  bien  vrai  que  la  doctrine 
du  plus  grand  nombre  peut  être  proposée  à 
tous  comme  la  plus  probable  ou  la  plus  au- 
torisée ;  le  souverain  peut  même  la  rédiger 
en  formule  et  la  prescrire  à  ceux  qu'il  charge 
d'enseigner,  parcequ  il  faut  quelque  ordre, 
quelque  règle  dans  les  instructions  publi- 
ques; et  qu'au  fond  Ton  ne  gêne  en  ceci  la 
liberté  de  personne ,  puisque  nul  n  est  forcé 
d'enseigner  malgré  lui  :  mais  il  ne  s'ensuit 
pas  delà  que  les  particuliers  soient  obligés 
d'admettre  précisément  ces  interprétations 
qu'on  leur  donne  et  cette  doctrine  qu'on 
leur  enseigne.  Chacun  en  demeure  seul  juge 
pour  lui-même  ,  et  ne  reconnoit  en  cela 
d'autre  autorité  que  la  sienne  propre.  Les 
bonnes  instructions  doivent  moins  fixer  le 
choix  que  nous  devons  faire,  que  nous  met- 
tre en  état  de  bien  choisir.  Tel  est  le  véri- 
table esprit  de  la  réformation ,  tel  en  est  le 
vrai  fondement.  La  raison  particulière  y 
prononce ,  en  tirant  la  foi  de  la  règle  com- 
mune qu'elle  établit ,  savoir  ,  l'évangile  ; 
et  il  est  tellement  de  l'essence  de  la  raison 

E  2. 


(3$  LETTRES 

d'être  libre,  que  quand  elle  voudroit  s'as- 
servir à  T autorité,  cela  ne  dépendrait  pas 
d'elle.  Portez  la  moindre  atteinte  à  ce  prin- 
cipe ,  et  tout  l'évangélisme  croule  à  l'ins- 
tant. Qu'on  me  prouve  aujourd'hui  qu'en 
matière  de  foi  jesuis  obligé  de  me  soumettre 
aux  décisions  de  quelqu'un ,  dès  demain  je 
me  fais  catholique,  et  tout  homme  consé- 
quent et  vrai  fera  comme  moi. 

Or  la  libre  interprétation  de  l'écriture 
emporte  non  seulement  le  droit  d'en  expli- 
quer les  passages  ,  chacun  selon  son  sens  par- 
ticulier ,  mais  celui  de  rester  dans  le  doute 
sur  ceux  qu'on  trouve  douteux ,  et  celui  de 
ne  pas  comprendre  ceux  qu'on  trouve  incom* 
préhensibles.  Voilà  le  droit  de  chaque  fi- 
dèle, sur  lequel  ni  les  pasteurs  ni  les  ma- 
gistrats n'ont  rien  à  voir.  Pourvu  qu'on  res- 
pecte toute  la  Bible  ,  et  qu'on  s'accorde 
sur  les  points  capitaux ,  on  vit  selon  la  ré- 
formation évangélique.  Le  serment  des 
bourgeois  de  Genève  n'emporte  rien  déplus 

que  cela. 

Or,  je  vois  déjà  vos  docteurs  triompher 
sur  ces  points  capitaux ,  et  prétendre  que 
[e  m'en  écarte..  Doucement,    messieurs } 


DE     LA     MONTAGNE.-  6û 

de  grâce  ;  ce  n'est  pas  encore  de  moi  qu'il 
s'agit ,  c'est  de  vous.  Sachons  d'abord  quels 
sont,  selon  vous,  ces  points  capitaux;  sa- 
chons quels  droits  vous  avez  de  me  con- 
traindre à  les  voir  où  je  ne  les  vois  pas, 
et  où  peut-être  vous  ne  les  voyez  pas  vous- 
mêmes.  N'oubliez  point,  s'il  vous  plaît , 
que  me  donner  vos  décisions  pourlois,  c'est 
vous  écarter  de  la  sainte  réformation  évan- 
gélique,  c'est  en  écarter  les  vrais  fonde- 
mens  ;  c'est  vous  qui ,  par  la  loi ,  méritez  pu- 
nition. 

Soit  que  l'on  considère  l'état  politique 
de  votre  république  lorsque  la  réformation 
fut  instituée,  soit  que  l'on  pose  les  ter- 
mes de  vos  anciens  édits  par  rapport  à 
la  religion  qu'ils  prescrivent ,  on  voit  que 
la  réformation  est  par-tout  mise  en  oppo- 
sition avec  l'église  romaine ,  et  que  les  lois 
n'ont  pour  objet  que  d'abjurer  les  principes 
et  le  culte  de  celle-ci ,  destructifs  de  la  h* 
berté  dans  tous  les  sens. 

Dans  cette  position  particulière,  l'état 
n'existoit,  pour  ainsi  dire,  que  par  la  sé- 
paration des  deux  églises,  et  la  républi-i 

E  5 


rjQ  LETTRES 


que  étoit  anéantie  si  le  papisme  reprenoit 
le  dessus.   Ainsi  la  loi  qui  nxôit  le  culte 
évangélique  n'y  considérait  que  l'abolition 
du  culte  romain.  C'est  ce  qu  attestent  les 
invectives,  même  indécentes,   quon  voit 
contre  jcelui-ci  dans  vos  premières  ordon- 
nances, et  quon  a  sagement  retranchées 
dans  la  suite,  quand  le  même  danger  ne- 
xistoit  pins  :  c  est  ce  qu  atteste  aussi  le  ser- 
ment du  consistoire  ,  lequel  consiste  uni- 
quement à  empêcher  toutes  idolâtries ,  blas- 
phèmes, dissolutions,  et  autres  choses  contre- 
venantes à  V honneur  de  Dieu  et  à  la  ré- 
formation de  T évangile.   Tels   sont  les  ter- 
mes de  l'ordonnance  passée  en  i56a.  Dans 
la  revue  de  la  même  ordonnance  en  1676, 
on  mit  à  la  tête  du  serment  ,   de  veiller 
sur  tous  scandales  (a)  :  ce  qui  montre  que, 
dans  la  première  formule  du  serment,  on 
n  avoit  pour  objet  que  la  séparation  de  Yé 
glise  romaine.  Dans  la  suite  on  pourvut  en 
core  à  la  police  :  cela  est  naturel  quand  un 
établissement  commence  à  prendre  de  la 

(a)  Ordonnance  eccL  Tit.  III,  Art.  LXXY. 


DE     LA     MONTAGNE.  71 

consistance;  mais  enfin,  dans  Time  et  dans 
l'autre  leçon,  ni  dans  aucun  serment  de 
magistrat,  de  bourgeois,  de  ministres,  il 
n'est  question  ni  d'erreur  ni  d'hérésie.  Loin 
que  ce  fût  là  l'objet  de  la  réformation  ni  des 
lois,  c'eût  été  se  mettre  en  contradiction 
avec  soi-même.  Ainsi  vos  édits  n'ont  fixé 
sous  ce  mot  de  réformation  que  les  points 
controversés  avec  l'église  romaine. 

Je  sais  que  votre  histoire,  et  celle  en  gé- 
néral de  la  réforme,  est  pleine  de  faits  qui 
montrent   une   inquisition  très  sévère,   et 
que,  de  persécutés,  les  réformateurs  de- 
vinrent bientôt  persécuteurs  :  mais  ce  con- 
traste, si  choquant  dans  toute  l'histoire  du 
-christianisme,  ne  prouve  autre  chose  dans 
la  vôtre  que  l'inconséquence  des  hommes* 
et  l'empire  des  passions  sur  la  raison.    A 
force  de  disputer  contre  le  clergé  catholi- 
que, le  clergé  protestant  prit  l'esprit  dis- 
puteur  et  pointilleux.  Il  vouloit  tout  décider, 
totit  régler,  prononcer  sur  tout;   chacun 
proposoit  modestement  son  sentiment  pour 
loi  suprême  à  tous  les  autres  :  ce  n  éto:t  pas 
le  moyen  de  vivre  en  paix.   Calvin  ,   sans 
doute  ,  étoit  un  grand  homme  ;  mais  eviïv& 

E4 


j2  LETTRES 

c'étoit  un  homme ,  et ,  qui  pis  est  ,  ui* 
théologien  :  il  avoit  d'ailleurs  tout  l'orgueil 
du  génie  qui  sent  sa  supériorité,  et  qui  s'in- 
digne qu'on  lalui  dispute.  La  plupart  de  ses 
collègues  étoient  dans  le  même  cas;  tous 
en  cela  d'autant  plus  coupables  qu'ils  étoient 
plus  inconséquens. 

Aussi  quelle  prise  n'ont- ils  pas  donnée 
en  ce  point  aux  catholiques  !  et  quelle  pitié 
n'est-ce  pas  de  voir  dans  leurs  défenses  ces 
savans  hommes,  ces  esprits  éclairés  qui  rai- 
sonnoient  si  bien  sur  tout  autre  article ,  dé  ■ 
raisonner  si  sottement  sur  celui-là!  Ces 
contradictions  ne  prouvoient  cependant  au- 
tre chose,  sinon  qu'ils  suivoient  bien  plus 
leurs  passions  que  leurs  principes.  Leur  dure 
orthodoxie  étoit  elle-même  une  hérésie.  C'é- 
toit  bien  là  l'esprit  des  réformateurs  ,  mais 
ce  n'étoit  pas  celui  de  la  réformation. 

La  religion  protestante  est  tolérante  par 
principe  ,  elle  est  tolérante  essentiellement; 
elle  l'est  autant  qu'il  est  possible  de  l'être, 
puisque  le  seul  dogme  qu'elle  ne  tolère  pas 
est  celui  de  l'intolérance.  Voilà  l'insurmon- 
table barrière  qui  nous  sépare  des  catholi- 
ques, et  qui  réunit  les  autres  communions 


DE     LA     MONTAGNE.  ?3 

entre  elles  :  chacune  regarde  bien  les  autres 
comme  étant  dans  Terreur  ;  mais  nulle  ne 
regarde  ou  ne  doit  regarder  cette  erreur 
comme  un  obstable  au  salut  (a). 

Les  réformés  de  nos  jours  ,  du  moins  les 
ministres ,  ne  connoissent  ou n'aiment plus 
leur  religion.  S'ils  l'avoient  connue  et  aimée, 
à  la  publication  de  mon  livre,  ils  auraient 
poussé  de  concert  un  cri  de  joie,  ils  se  se  a 
roient  tous  unis  avec  moi,  qui  n'attaquois 
que  leurs  adversaires;  mais  ils  aiment  mieux 
abandonner  leur  propre  cause,  que  de  sou- 
tenir la  mienne  ;  avec  leur  ton  risiblement 
arrogant,  avec  leur  rage  de  chicane  et  d'in- 
tolérance, ils  ne  savent  plus  ce  qu'ils  croient, 
ni  ce  qu'ils  veulent,  ni  ce  qu'ils  disent.  Je  ne 
les  vois  plus  que  comme  de  mauvais  valets 
des  prêtres,  qui  les  servent  moins  par  amour 

(a)  De  toutes  les  sectes  du  christianisme  la  lu- 
thérienne me  paroît  la  plus  inconséquente.  Elle  a 
réuni  comme  à  plaisir  contre  elle  seule  toutes 
les  objections  qu'elles  se  font  Tune  à  l'autre.  Elle 
est  en  particulier  intolérante  comme  l'église  ro- 
maine ;  mais  le  grand  argument  de  celle  -  ci  lui 
manque  :  elle  est  intolérante  sans  savoir  pourquoi. 


74  LETTRES 

pour  eux  que  par  h  aine  contré  nioi  (a).  Quand 
ils  auront  bien  disputé,  bien  chamaillé,  bien 
ergoté,  bien  prononcé  ;  tout  au  fort  de  leur 
petit  triomphe ,  lé  clergé  romain,  qui  main- 
tenant rit  et  les  laisse  faire,  viendra  les  chas- 
ser armé  cTargumêns  ad  hominem  sans  répli- 
que; et,  les  battant  de  leurs  propres  armes  , 
il  leur  dira  :  Cela  va  bien  ;  mais  à  présent  ôtez- 
vous  de  là,  médians  intrus  que  vous  êtes;  vous 
n'avez  travaillé  que  pour  nous.  Je  reviens  à 
mon  sujet. 

L'église  de  Genève  n'a  donc  et  ne  doit 
avoir,  comme  réformée,  aucune  profession 
de  foi  précise,  articulée ,  et  commune  à  tous 
ses  membres.  Si  Ion  vouloit  en  avoir  \\ney 
en  cela  même  on  blesseroit  la  liberté  évan- 
gélique ,  on  renonceroit  au  principe  de  là 
réformation;  on  violeroit  la  loi  de  Tétat. 

(a)  11  est  assez  superflu,  je  crois,  d'avertir  que 
j'excepte  ici  mon  pasteur,  et  ceux  qui,  sur  ce 
point,  pensent  comme  lui. 

j'ai  appris  depuis  cette  note  à  n'excepter  per- 
sonne; mais  je  là  laisse  selon  ma  promesse,  pour 
l'instruction  de  tout  honnête  homme  qui  peut  être 
tenté  de  louer  des  gens  d'église. 


DE     LA     MONTAGNE.  j5 

Toutes  les  églises  protestantes  qui  ont  dres- 
sé des  formules  de  profession  de  foi ,  tous 
les  synodes  qui  ont  déterminé  des  points 
de  doctrine,  n'ont  voulu  que  prescrire  aux 
pasteurs  celle  qu'ils  dévoient  enseigner,  et 
cela  étoit  bon  et  convenable.  Mais  si  ces 
églises  et  ces  synodes  ont  prétendu  faire 
plus  par  ces  formules ,  et  prescrire  aux  fidè- 
les ce  qu'ils  dévoient  croire  ;  alors  ,  par  de 
telles  décisions ,  ces  assemblées  n'ont  prouvé 
autre  chose ,  sinon  qu'elles  ignoroient  leur 
propre  religion. 

L'église  de  Genève  paroissoit  ,  depuis 
long-temps ,  s'écarter  moins  que  les  autres 
du  véritable  esprit  du  christianisme  ,  et 
c'est  sur  cette  trompeuse  apparence  que 
j'honorai  ses  pasteurs  d'éloges  dont  je  les 
croyois  dignes  ;  car  mon  intention  n'étoit 
assurément  pas  d'abuser  le  public.  Mais  qui 
peut  voir  aujourd'hui  ces  mêmes  ministres , 
jadis  si  coulans  et  devenus  tout-à-coup  si  ri- 
gides ,  chicaner  sur  l'orthodoxie  d'un  laïque, 
et  laisser  la  leur  dans  une  si  scandaleuse  in- 
certitude ?  On  leur  demande  si  Jésus-Christ 
est  Dieu,  ils  n'osent  répondre;  on  leur  de- 
mande  quels  mystères  ils  admettent  ,  fls 


76  LETTRES 

n'osent  répondre.  Sur  quoi  donc  répondront! 
ils,  et  quels  seront  les  articles  fondamentaux 
différensdes  miens,  sur  lesquels  ils  veulent 
qu'on  se  décide,  si  ceux-là  n'y  sont  pas 
compris  ? 

Un  philosophe  jette  sur  eux  un  coup- 
d'œil  rapide;  il  les  pénètre,  il  les  voit  ariens, 
sociniens  :  il  le  dit ,  et  pense  leur  faire  hon- 
neur ;  mais  il  ne  voit  pas  qu'il  expose  leur 
intérêt  temporel,  la  seule  chose  qui  généra- 
lement décide  ici-bas  de  la  foi  des  hommes. 

Aussitôt  alarmés ,  effrayés  ,  ils  s  assem- 
blent, ils  discutent,  ils  s'agitent,  ils  ne  sa- 
vent à  quel  saint  se  vouer  ;  et  après  force 
consultations  (a),  délibérations,  conféren- 
ces, le  tout  aboutit  à  un  amphigouri  où  Ton 
ne  dit  ni  oui  ni  non ,  et  auquel  il  est  aussi 
peu  possible  de  rien  comprendre  ,  qu'aux 
deux  plaidoyers  de  Rabelais  (b).  La  doctri- 


(a)  Quand  on  est  bien  décidé  sur  ce  qiion  croit, 
disoit  à  ce  sujet  un  journaliste  ,  une  profession  de 
foi  doit  être  bientôt  faite. 

(b)  II  y  auroit  peut-être  eu  quelques  embarras  à 
s'expliquer  plus  clairement  sans  être  obligé  de  se 
rétracter  sur  certaines  choses. 


DE    LA    MONTAGNE!  ^Jj 

ne  orthodoxe  n'est-elle  pas  bien  claire ,  et  ne 
la  voilà-t-il  pas  en  de  sûres  mains  ? 

Cependant,  parcequ'un  d'entre  eux  com- 
pilant force  plaisanteries  scholastiques  aussi 
bénignes  qu1  élégantes  ,  pour  juger  mon 
christianisme  ,  ne  craint  pas  d'abjurer  le 
sien  ;  tout  charmés  du  savoir  de  leur  con- 
frère, et  sur-tout  de  sa  logique,  ils  avouent 
son  docte  ouvrage,  et  l'en  remercient  par 
une  députation.  Ce  sont  en  vérité  de  singu- 
lières gens  que  messieurs  vos  ministres  !  on 
ne  sait  ni  ce  qu'ils  croient ,  ni  ce  qu'ils  ne 
croient  pas  ;  on  ne  sait  pas  même  ce  qu'ils 
font  semblant  de  croire  :  leur  seule  manière 
d'établir  leur  foi  est  d'attaquer  celle  des  au- 
tres: ils  font  comme  les  jésuites,  qui,  dit- 
on,  forçoient  tout  le  monde  à  signer  la  con- 
stitution ,  sans  vouloir  la  signer  eux-mêmes. 
Au  lieu  de  s'expliquer  sur  la  doctrine  qu'on 
leur  impute  ,  ils  pensent  donner  le  change 
aux  autres  églises,  en  cherchant  querelle  à 
leur  propre  défenseur;  ils  veulent  prouver, 
par  leur  ingratitude ,  qu'ils  n'avoient  pas 
besoin  de  mes  soins,  et  croient  se  montrer 
assez  orthodoxes  en  se  montrant  persécu- 
teurs. 


78  LETTRES 

De  tout  ceci  je  conclus  qu'il  n'est  pas  aise 
de  dire  en  quoi  consiste  à  Genève  aujour- 
d'hui la  sainte  reformation.  Tout  ce  qu'on 
peut  avancer  de  certain  sur  cet  article ,  est 
qu'elle  doit  consister  principalement  à  re- 
jeter les  points  contestés  à  l'église  romaine 
par  les  premiers  réformateurs  ,  et  sur-tout 
par  Calvin.  C'est  là  l'esprit  de  votre  institu- 
tion; c'est  par  là  que  vous  êtes  un  peuple 
libre ,  et  c'est  par  ce  côté  seul  que  la  religion 
fait  chez  vous  partie  de  la  loi  de  l'état. 

De  cette  première  question  je  passe  à  la 
seconde,  et  je  dis:  Dans  un  livre  où  la  vérité, 
l'utilité ,  la  nécessité  de  la  religion  en  géné- 
ral est  établie  avec  la  plus  grande  force,  où  * 
sans  donner  aucune  exclusion  (a),  fauteur 
préfère  la  religion  chrétienne  à  tout  autre 
culte,  et  la  réformation  évangélique  à  toute 
autre  secte ,  comment  se  peut-il  que  cette 
môme  réformation  soit  attaquée  ?  Cela  pa- 
roît  difficile  à  concevoir.  Voyons  cependant. 


(a)  J'exhorte  tout  lecteur  équitable  à  relire  et 
peser  dans  l'Emile  ce  qui  suit  immédiatement  la 
profession  de  foi  du  vicaire,  et  où  je  reprends  la 

parole. 


DE     LA     MONTAGNE.  70 

J'ai  prouvé  ci -devant  en  général,  et  je 
prouverai  plus  en  détail  ci-après,  qu'il  n'est 
pas  vrai  que  le  christianisme  soit  attaqué 
dans  mon  livre.  Or ,  lorsque  les  principes 
communs  ne  sont  pas  attaqués  ,  on  ne  peut 
attaquer  en  particulier  aucune  secte  que  de 
deux  manières;  savoir,  indirectement,  en 
soutenant  les  dogmes  distinctifs  de  ses  ad- 
versaires ;  ou  directement,  en  attaquant  les 
siens. 

Mais  comment  ausrois-ie  soutenu  les  dos- 
mes  distinctifs  des  catholiques,  puisqu'au 
contraire  ce  sont  les  seuls  que  j'aie  attaqués, 
et  puisque  c'est  cette  attaque  même  qui  a 
soulevé  contre  moi  le  parti  catholique,  sans 
lequel  il  est  sûr  que  les  protestans  n'au- 
roient  rien  dit?  Voilà,  je  l'avoue,  une  des 
choses  les  plus  étranges  dont  on  ait  jamais 
oui  parler;  mais  ellen'en  est  pas  moins  vraie. 
Je  suis  confesseur  de  la  foi  protestante  à 
Paris,  et  c'est  pour  cela  que  je  le  suis  encore 
à  Genève. 

Et  comment  aurois-je  attaqué  les  dogmes 
distinctifs  des  protestans,  puisqu'au  contrai- 
re.ce  sont  ceux  que  jai  soutenus  avec  le 
plus  de  force ,  puisque  je  n'ai  cessé  dinsis- 


8q  LETTRES 

ter  sur  l'autorité  de  la  raison  en  matière  de 
foi ,  sur  la  libre  interprétation  des  écritures, 
sur  la  tolérance  évangélique ,  et  sur  l'obéis- 
sance aux  lois ,  même  en  matière  de  culte  ; 
tous  dogmes  distintifs  et  radicaux  de  l'église 
réformée,  et  sans  lesquels,  loin  d'être  soli- 
dement établie,  elle  ne  pourrait  pas  même 
exister? 

Il  y  a  plus  :  voyez  quelle  force  la  forme 
même  de  l'ouvrage  ajoute  aux  argumens  en 
faveur  des  réformés.  C'est  un  prêtre  catho- 
lique qui  parle ,  et  ce  prêtre  n'est  ni  un  im- 
pie ni  un  libertin  :  c'est  un  homme  croyant 
et  pieux,  plein  de  candeur,  de  droiture,  et, 
malgré  ses  difficultés,  ses  objections,  ses 
doutes,  nourrissant  au  fond  de  son  cœur  le 
plus  vrai  respect  pour  le  culte  qu'il  professe: 
un  homme  qui ,  dans  les  épanchemens  les 
plus  intimes,  déclare  qu'appelle  dans  ce  cul- 
te au  service  de  l'église  ,  il  y  remplit  avec 
toute  l'exactitude  possible  les  soins  qui  lui 
sont  prescrits  ;  que  sa  conscience  lui  repro- 
cherait d'y  manquer  volontairement  dans  la 
moindre  chose  ;  que  ,  dans  le  mystère  qui 
choque  le  plus  sa  raison,  il  se  recueille  au 
moment  de 'la  consécration,  pour  la  faire 

avec 


DE     LA     MONTAGNE.  8l 

avec  toutes  les  dispositions  qu'exigent  l'é- 
glise et  la  grandeur  du  sacrement;  qu'il  pro- 
nonce avec  respect  les  mots  sacramentaux  ; 
qu'il  donne  à  leur  effet  toute  la  foi  qui  dé- 
pend de  lui  ;  et  que,  quoi  qu'il  en  soit  de  ce 
mystère  inconcevable,  il  ne  craint  pas  qu'au 
jour  du  jugement  il  soit  puni  pour  l'avoir 
jamais  profané  dans  son  cœur  (a). 

:  Voilà  comment  parle  et  pense  cet  homme 
vénérable,  vraiment  bon,  sage,  vraiment 
chrétien  ,  et  le  catholique  le  plus  sincère 
qui  peut-être  ait  jamais  existé. 

Ecoutez  toutefois  ce  que  dit  ce  vertueux 
prêtre  à  un  jeune  homme  protestant  qui  s'é- 
toit  fait  catholique,  et  auquel  il  donne  des 
conseils  :  «  Retournez  dans  votre  patrie ,  re- 
cc  prenez  la  religion  de  vos  pères,  suivez-la 
«  dans  la  sincérité  de  votre  cœur,  et  ne  la 
«  quittez  plus  ;  elle  est  très  simple  et  très 
«  sainte;  je  la  crois,  de  toutes  les  religions 
ce  qui  sont  sur  la  terre ,  celle  dont  la  morale 
ce  est  la  plus  pure,  et  dont  la  raison  se  con- 
cc  tente  le  mieux  (/>). 


(a)  Emile,  tome  III,  page  i85  et  xSGde  la  pre- 
mière édition. 

(b)  Ibid.  pag.  ig5. 

Tome  9.  p 


g2  LETTRES 

Il  ajoute  un  moment  après  :  «  Quand  vous 
«  voudrez  écouter  votre  conscience,  mille 
«  obstacles  vains  disparoîtront  à  sa  voix, 
ce  Vous  sentirez  que,  dans  l'incertitude  où 
ce  nous  sommes,  c'est  une  inexcusable  pré- 
ce  somption  de  professer  une  autre  religion 
«  que  celle  où  Ton  est  né ,  et  une  fausseté 
c<  de  ne  pas  pratiquer   sincèrement  celle 
ce  qu'on  professe.  Si  Ton  s'égare,  on  s'ôte 
ce  une  grande  excuse  au  tribunal  du  souve- 
ce  rain  juge.  Ne  pardonnera- t-il  pas  plutôt 
ce  Terreur  où  Ion  fut  nourri ,  que  celle  qu'on 
ce  osa  choisir  soi-même  (fl)?  » 

Quelques  pages  auparavant,  il  avoit  dit: 
ce  Si  j'avois  des  protestans  à  mon  voisinage 
ce  ou  dans  ma  paroisse ,  je  ne  les  distingue- 
ce  rois  pas  de  mes  paroissiens  en  ce  qui  tient 
ce  à  la  charité  chrétienne;  je  les  porterois 
ce  tous  également  à  s'entre-aimer,  à  se  re- 
ce  garder  comme  frères,  à  respecter  toutes 
ce  les  religions ,  et  à  vivre  en  paix  chacun 
ce  dans  la  sienne.   Je  pense  que  solliciter 
ce  quelqu'un  de  quitter  celle  où  il  est  né , 
ce  c'est  le  solliciter  de  mal  faire ,  et  par  con- 
cc  séquent  faire  mal  soi-même.  En  attendant 

(a)  Ibid.  pag.   196. 


DE     LA     MONTAGNE.  83 

fc  de  plus  grandes  lumières,  gardons  Tordre 
ce  public,  dans  tout  pays  respectons  les  lois, 
ce  ne  troublons  point  le  culte  qu'elles  près  i 
k  crivent,  ne  portons  point  les  citoyens  à 
ce  la  désobéissance  :  car  nous  ne  savons 
c<  point  certainement  si  c'est  un  bien  pour 
«  eux  de  quitter  leurs  opinions  pour  d'au- 
cc  très,  et  nous  savons  très  certainement  que 
«  c'est  un  mal  de  désobéir  aux  lois.  » 

Voilà,  monsieur,  comment  parle  un  prê- 
tre catholique  dans  un  écrit  où  Ion  m'ac- 
cuse d'avoir  attaqué  le  culte  des  réformés, 
et  où  il  n'en  est  pas  dit  autre  chose,  Ce  qu'on 
auroit  pu  me  reprocher ,  peut-être,  étoit 
une  partialité  outrée  en  leur  faveur,  et  un 
défaut  de  convenance  en  faisant  parler  un 
prêtre  catholique  comme  jamais  prêtre  ca- 
tholique n'a  parlé.  Ainsi  j'ai  fait  en  toute 
chose  précisément  le  contraire  de  ce  qu'on 
m'accuse  d'avoir  fait.  On  diroit  que  vos  ma- 
gistrats se  sont  conduits  par  gageure  :  quand 
ils  auroient  parié  de  juger  contre  l'évidence, 
ilsnauroient  pu  mieux  réussir. 

Mais  ce  livre  contient  des  objections,  des 
difficultés,  des  doutes.  Et  pourquoi  non, 
je  yous  prie?  Où  est  le  crime  à  un  p rotes- 

Fa 


84  LETTRES 

tant  de  proposer  ses  doutes  sur  ce  qu'il 
trouve  douteux ,  et  ses  objections  sur  cequ'  il 
en  trouve  susceptible  ?  Si  ce  qui  vous  paroit 
clair  me  paroît  obscur,  si  ce  que  vous  ju- 
gez démontré  ne  me  semble  pas  l'être,  de 
quel  droit  prétendez-vous  soumettre  ma  rai- 
son à  la  vôtre ,  et  me  donner  votre  autorité 
pour  loi,  comme  si  vous  prétendiez  à  l'in- 
faillibilité du  pape?  N'est -il  pas  plaisant 
qu'il  faille  raisonner  en  catholique,  pour 
m'accuser  d'attaquer  les  protestans  ? 

Mais  ces  objections  et  Ces  doutes  tombent 
sur  les  points  fondamentaux  de  la  foi  ?  Sous 
l'apparence  de  ces  doutes  on  a  rassemblé 
tout  ce  qui  peut  tendre  à  saper,  ébranler  et 
détruire  les  principaux  fondemens  de  la  re- 
ligion chrétienne?  Voilà  qui  change  la  thèse: 
et  si  cela  est  vrai,  je  puis  être  coupable; 
mais  aussi  c'est  un  mensonge,  et  un  men- 
songe bien  impudent  de  la  part  de  gens 
qui  ne  savent  pas  eux-mêmes  en  quoi  con- 
sistent les  principes  fondamentaux  de  leur 
christianisme.  Pour  moi,  je  sais  très  bien  en 
quoi  consistent  les  principes  fondamentaux 
du  mien,  et  je  l'ai  dit.  Presque  toute  la  pro- 
fession de  foi  de  la  Julie  est  affirmative; 


DE     LA     MONTAGNE.  85 

toute  la  première  partie  de  celle  du  vicaire 
est  affirmative;  la  moitié  de  la  seconde  par- 
tie est  encore  affirmative;  une  partie  du 
chapitre  de  la  religion  civile  est  affirmative; 
la  lettre  à  M.  l'archevêque  de  Paris  est  af- 
firmative. Voilà,  messieurs,  mes  articles 
fondamentaux  :  voyons  les  vôtres. 

Ils  sont  adroits,  ces  messieurs;  ils  éta- 
blissent la  méthode  de  discussion  la  plus 
nouvelle  et  la  plus  commode  pour  des  per- 
sécuteurs. Ils  laissent  avec  art  tous  les  prin- 
cipes de  la  doctrine  incertains  et  vagues. 
Mais  un  auteur  a  t- il  le  malheur  de  leur  dé- 
plaire, ils  vont  furetant  dans  ses  livres 
quelles  peuvent  être  ses  opinions.  Quand 
ils  croient  les  avoir  bien  constatées,  ils 
prennent  les  contraires  de  ces  mêmes  opi- 
nions et  en  font  autant  d  articles  de  foi  :  en- 
suite ils  crient  à  l'impie ,  au  blasphème,  par- 
ceque  l'auteur  n  a  pas  d'avance  admis  dans 
ses  livres  les  prétendus  articles  de  foi  qu'ils 
ont  bâtis  après  coup  pour  le  tourmenter. 

Comment  les  suivre  dans  ces  multitudes 
de  points  sur  lesquels  ils  m'ont  attaqué? 
comment  rassembler  tous  leurs  libelles, 
comment  les  lire?  qui  peut  aller  trier  tous 

F  3 


gg  LETTRES 

ces  lambeaux,  toutes  ces  guenilles,  chez  les 
frippiers  de  Genève  ou  dans  le  fumier  du 
Mercure  de  Neufchàtel?  Je  me  perds,  je 
m'embourbe  au  milieu  de  tant  de  bêtises. 
Tirons  de  ce  fatras  un  seul  article  pour  ser- 
vir d'exemple,  leur  article  le  plus  triom- 
phant ,  celui  pour  lequel  leurs  prédicans  (a) 
se  sont  mis  en  campagne ,  et  dont  ils  ont 
fait  le  plus  de  bruit  :  les  miracles. 

J'entre  dans  un  long  examen.  Pardon- 
nez-m'en l'ennui,  je  vous  supplie.  Je  ne 
veux  discuter  ce  point  si  terrible  que  pour 
vous  épargner  ceux  sur  lesquels  ils  ont 
moins  insisté. 

Ils  disent  donc  :  «  J.  J.  Rousseau  nestpas 
ce  chrétien,  quoiqu'il  se  donne  pour  tel;  car 
ce  nous,  qui  certainement  le  sommes,  ne 
ce  pensons  pas  comme  lui.  J.  J.  Rousseau 
ce  ne  croit  point  à  la  révélation,  quoiqu'il 
ce  dise  y  croire  :  en  voici  la  preuve. 

<e  Dieu  ne  révèle  pas  sa  volonté  immé  ■ 


(a)  Je  n'aurois  point  employé  ce  terme  que  je 
trouvois  déprisant,  si  l'exemple  du  conseil  de  Ge- 
nève ,  qui  s'en  servoit  en  écrivant  au  cardinal  de 
Fleury  ,  ne  m'eût  appris  que  mon  scrupule  étoit 
mal  fondé. 


DELA     MONTAGNE.-  8^ 

«c  diatement  à  tous  les  hommes.  Il  leur 
«  parle  par  ses  envoyés  ;  et  ces  envoyés  ont 
«  pour  preuve  de  leur  mission  les  miracles.: 
«  Donc  quiconque  rejette  les  miracles  re* 
«  jette  les  envoyés  de  Dieu  ;  et  qui  rejette 
ce  les  envoyés  de  Dieu  rejette  la  révélation. 
<e  Or  Jean  Jacques  Rousseau  rejette  les  mi' 
ce  racles.  » 

Accordons  d'abord  et  le  principe  et  le 
fait  comme  s'ils  étoient  vrais  :  nous  y  revien- 
drons dans  la  suite.-  Cela  supposé,  le  rai- 
sonnement précédent  n'a  qu'un  défaut, 
c'est  qu'il  fait  directement  contre  ceux  qui 
s'en  servent.  Il  est  très  bon  pour  les  catholi- 
ques, mais  très  mauvais  pour  les  protes» 
tans.  Il  faut  prouver  à  mon  tour. 

Vous  trouverez  que  je  me  répète  souvent; 
mais  qu'importe?  Lorsqu'une  même  pro- 
position m'est  nécessaire  à  des  argumens 
tout  différens,  dois- je  éviter  de  la  repren- 
dre? Cette  affectation  seroit  puérile.  Ce 
n'est  pas  de  variété  qu'il  s'agit,  c'est  de  vé- 
rité, de  raisonnemens  justes  et  concluans. 
Passez  le  reste,  et  ne  songez  qu'à  cela. 
Quand  les  premiers  réformateurs  con> 

F4 


88  LETTRES 

mencerent  à  se  faire  entendre,  l'église  uni- 
verselle étoit  en  paix;  tous  les  sentimens 
étoient  unanimes  ;  il  n'y  avoit  pas  un 
dogme  essentiel  débattu  parmi  les  chré- 
tiens. 

Dans  cet  état  tranquille,  tout-à-coup  deux 
ou  trois  hommes  élèvent  leur  voix,  et  crient 
dans  toute  l'Europe  :  Chrétiens,  prenez 
garde  à  vous  ;  on  vous  trompe,  on  vous 
égare,  on  vous  mené  dans  le  chemin  de 
l'enfer:  le  pape  est  l'antechrist,  le  suppôt 
de  Satan  ,  son  église  est  l'école  du  men- 
songe. Vous  êtes  perdus  si  vous  ne  nous 
écoutez. 

A  ces  premières  clameurs ,  l'Europe  éton- 
née resta  quelques  momens  en  silence ,  at- 
tendant ce  qu'il  en  arriveroit.  Enfin  le  cler- 
gé, revenu  de  sa  première  surprise,  et  voyant 
que  ces  nouveaux  venus  se  faisoient  des  sec- 
tateurs, comme  s'en  fait  toujours  tout  hom- 
me qui  dogmatise,  comprit  qu'il  falloit  s'ex- 
pliquer avec  eux.  Il  commença  par  leur  de- 
mander à  qui  ils  en  avoient  avec  tout  ce  va- 
carme. Ceux-ci  répondent  fièrement  qu'ils 
sont  les  ttpôtres  de  la  vérité,  appelles  à  ré- 


DE     LA     MONTAGNE.  89 

former  l'église ,  et  à  ramener  les  fidèles  de 
la  voie  de  perdition  où  les  conduisoient  les 
prêtres. 

Mais,  leur  répliqua-t-on ,  qui  vous  a  don- 
né cette  belle  commission,  de  venir  trou- 
bler la  paix  de  l'église  et  la  tranquillité  pu- 
blique? Notre  conscience,  dirent-ils,  la  rai- 
son, la  lumière  intérieure,  la  voix  de  Dieu, 
à  laquelle  nous  ne  pouvons  résister  sans 
crime  :  c'est  lui  qui  nous  appelle  à  ce  saint 
ministère,  et  nous  suivons  notre  vocation. 

Vous  êtes  donc  envoyés  de  Dieu?  repri- 
rent les  catholiques.  En  ce  cas,  nous  con- 
venons que  vous  devez  prêcher,  réformer, 
instruire,  et  qu'on  doit  vous  écouter.  Mais, 
pour  obtenir  ce  droit,  commencez  par  nous 
montrer  vos  lettres  de  créance.  Prophéti- 
sez, guérissez,  illuminez,  faites  des  mira- 
cles ,  déployez  les  preuves  de  votre  mission. 

La  réplique  des  réformateurs  est  belle, 
et  vaut  bien  la  peine  d'être  transcrite. 

«  Oui ,  nous  sommes  les  envoyés  de  Dieu  ; 
<c  mais  notre  mission  n'est  point  extraordi- 
«  naire  :  elle  est  dans  l'impulsion  d'une  con- 
<c  science  droite,  dans  les  lumières  d'un  en- 
te rendement  sain.  Nous  ne  vous  apportons 


gO  LETTRES 

ce  point  une  révélation  nouvelle;  nous  nous 
«  bornons  à  celle  qui  vous  à  été  donnée ,  et 
ce  que  vous  n'entendez  plus.  Nous  venons  à 
«  vous,  non  pas  avec  des  prodiges  qui  peu- 
ce  vent  être  trompeurs ,    et  dont  tant  de 
«  fausses  doctrines  se  sont  étayées,  mais 
«  avec  les  signes  de  la  vérité  et  delà  raison, 
«  qui  ne  trompent  point,  avec  ce  livre  saint, 
«  que  vous  défigurez,  et  que  nous  vous  ex- 
ce  pliquons.    Nos  miracles  sont  des  argu- 
ée mens  invincibles ,  nos  prophéties  sont  des 
<e  démonstrations  :  nous  vous  prédisons  que 
ce  si  vous  n1  écoutez  la  voix  de  Christ,  qui 
ce  vous  parle  par  nos  bouches,  vous  serez 
ce  punis  comme  des  serviteurs  infidèles,  à 
ce  qui  Ton  dit  la  volonté  de  leurs  maîtres ,  et 
;<c  qui  ne  veulent  pas  l'accomplir.  » 

Il  n  étoit  pas  naturel  que  les  catholiques 
convinssent  de  l'évidence  de  cette  nouvelle 
doctrine,  et  c'est  aussi  ce  que  la  plupart 
d'entre  eux  se  gardèrent  bien  de  faire.  Oi 
on  voit  que  la  dispute,  étant  réduite  à  ce 
point,  ne  pouvoit  plus  finir ,  et.  que  chacun 
devoit  se  donner  gain  de  cause;  les  protes- 
tans  soutenant  toujours  que  leurs  interpré- 
tations et  leurs  preuves  étoient  si  claires 


DE     LA     MONTAGNE.  §* 

qu'il  falloit  être  de  mauvaise  foi  pour  s'y  re- 
fuser ;  et  les  catholiques ,  de  leur  côté,  trou- 
vant que  les  petits  argumens  de  quelques 
particuliers,  qui  même  n'étoient  pas  sans 
réplique,  ne  dévoient  pas  remporter  sur 
l'autorité  de  toute  l'église ,  qui  de  tout  temps 
avoit  autrement  décidé  qu'eux  les  points 
débattus. 

Tel  est  l'état  où  la  querelle  est  restée.  On 
n  a  cessé  de  disputer  sur  la  force  des  preuves; 
dispute  qui  n'aura  jamais  de  fin ,  tant  que 
les  hommes  n'auront  pas  tous  la  même 

tête. 

Mais  ce  n'étoit  pas  de  cela  qu'il  s'agissoit 
pour  les  catholiques.  Ils  prirent  le  change  ; 
et  si ,  sans  s'amuser  à  chicaner  les  preuves 
de  leurs  adversaires,  ils  s'en  fussent  tenus  à 
leur  disputer  le  droit  de  prouver  ,  ils  les  au- 
roient  embarrassés ,  ce  me  semble. 

ce  Premièrement ,  leur  auroient-ils  dit,  vo- 
te tre  manière  de  raisonner  n'est  qu'une  pé- 
cc  tition  de  principe;  car  si  la  force  de  vos 
«  preuves  est  le  signe  de  votre  mission,  il 
«  s'ensuit  pour  ceux  qu'elles  ne  convam- 
tc  quent  pas.  que  votre  mission  est  fausse, 
$c  et  qu'ainsi  nous  pouvons  légitimement, 


92  LETTRES 

«  tous  tant  que  nous  sommes,  vous  punir 
ce  comme  hérétiques,  comme  faux  apôtres , 
«  comme  perturbateurs  de  f  église  et  du 
ce  genre  humain. 

«  Vous  ne  prêchez  pas,  dites-vous,  des 
ce  doctrines  nouvelles  :  et  que  faites-vous 
ce  donc  en  nous  prêchant  vos  nouvelles  ex- 
ce  plications  ?  Donner  un  nouveau  sens  aux 
<c  paroles  de  récriture ,  n'est-ce  pas  établir 
ce  une  nouvelle  doctrine?  N'est-ce  pas  faire 
ce  parler  Dieu  tout  autrement  qu'il  n'a  fait? 
ce  Ce  ne  sont  pas  les  sons,  mais  les  sens  des 
ce  mots,  qui  sont  révélés  :  changer  ces  sens 
ce  reconnus  et  fixés  par  l'église,  c'est  chan- 
ce ger  la  révélation. 

ce  Voyez  de  plus  combien  vous  êtes  in  jus- 
ce  tes  !  Vous  convenez  qu'il  faut  des  miracles 
ce  pour  autoriser  une  mission  divine  ;  et  ce- 
ce  pendant  vous,  simples  particuliers,  de 
ce  votre  propre  aveu ,  vous  venez  nous  par- 
ce 1er  avec  empire ,  et  comme  les  envoyés  de 
ce  Dieu  (a).  Vous  réclamez  l'autorité  d'inter- 


(a  )  Farel  déclara ,  en  propres  termes ,  à  Genève  , 
devant  le  conseil  épiscopal ,  qu'il  étoit  envoyé  de 
Dieu  :  ce  qui  fit  dire  à  l'un  des  membres  du  con- 


DE     LA     MONTAGNE.  q3 

«  prêter  l'écriture  à  votre  fantaisie ,  et  vous 
«  prétendez  nous  ôter  la  même  liberté.  Vous 
«  vous  arrogez  à  vous  seuls  un  droit  que 
ce  vous  refusez ,  et  à  chacun  de  nous ,  et  à 
ce  nous  tous  qui  composons  l'église.  Quel 
ce  titre  avez-vous  donc  pour  soumettre  ainsi 
ce  nos  jugemens  communs  à  votre  esprit 
ce  particulier  ?  Quelle  insupportable  suffi- 
ce  sance  de  prétendre  avoir  toujours  raison, 
ce  et  raison  seuls  contre  tout  le  monde ,  sans 
ce  vouloir  laisser  dans  leur  sentiment  ceux 
ce  qui  ne  sont  pas  du  vôtre ,  et  qui  pensent 
ce  avoir  raison  aussi  (a)  !  Les  distinctions 


seil  ces  paroles  de  Caîphe  :  //  a  blasphème  :  qu'est- 
il  besoin  d'autres  témoignages  ?  Il  a  mérité  la  mort. 
Dans  la  doctrine  des  miracles  ,  il  en  falloit  un  pour 
répondre  à  cela.  Cependant  Jésus  n'en  fit  point  en 
cette  occasion  ,  ni  Farel  non  plus.  Froment  déclara 
demême  au  magistrat  qui  lui  défendoit  de  prêcher, 
qu'il  valoit  mieux  obéir  à  Dieu  qu'aux  hommes, 

et  continua  de  prêcher  malgré  la  défense  ;  conduite 
qui  certainement  ne  pouvoit  s'autoriser  que  par 
un  ordre  exprès  de  Dieu. 

(a)  Quel  homme  ,  par  exemple,  fut  jamais  plus 
tranchant,  plus  impérieux  ,  plus  décisif,  plus  di- 
vinement infaillible  à  son  gré,  que  Calvin,  pour 
qui  la  moindre  opposition ,  la  moindre  ob/ectioa 


q4  LETTRES 

te  dont  vous  nous  payez  seraient  tout  au 
ce  plus  tolérables  si  vous  disiez  simplement 
a  votre  avis ,  et  que  vous  en  restassiez  là } 
ce  mais  point.  Vous  nous  faites  une  guerre 
ce. ouverte;  vous  soufllez  le  feu  de  toutes 
ce  parts.  Résister  à  vos  leçons ,  c'est  être 
ce  rebelle,  idolâtre,  digne  de  l'enfer.  Vous 
ce  voulez  absolument  convertir,  convaincre  * 
ce  contraindre  même.  Vous  dogmatisez,  vous 
«  prêchez,  vous  censurez,  vous  anathéma- 
ce  tisez ,  vous  excommuniez ,  vous  punis- 
ce  sez ,  vous  mettez  à  mort  :  vous  exercez 
ce  l'autorité  des  prophètes  ,  et  vous  ne  vous 
ce  donnez  que  pour  des  particuliers.  Quoi  ! 
ce  vous  novateurs,  sur  votre  seule  opinion , 
ce  soutenus  de  quelques  centaines  d'hom- 
ce  mes  ,  vous  brûlez  vos  adversaires  !  et 
ce  nous  ,  avec  quinze  siècles  d'antiquité,  et 
ce  la  voix  de  cent  millions  d'hommes ,  nous 
ce  aurons  tort  de  vous  brûler?  Non,  cessez 
ce  de  parler,  d'agir  en  apôtres ,  ou  montrez 


qu'on  osoit  lui  faire  ,  étoit  toujours  une  oeuvre  de 
Satan ,  un  crime  digne  du  feu  ?  Ce  n'est  pa  sau  seul 
Servet  qu'il  en  a  coûté  la  vie  pour  avoir  osé  pen- 
ser autrement  que  lui* 


DE     LÀ     MONTAGNE.  g5 

'x.  vos  titres  ;  ou ,  quand  nous  serons  les 
«  plus  forts,  vous  serez  très  justement  trai- 
«  tés  en  imposteurs.  » 

A  ce  discours,  voyez-vous,  monsieur, 
ce  que  nos  réformateurs  auroient  eu  de 
solide  à  répondre  ?  Pour  moi  je  ne  le  vois 
pas.  Je  pense  qu'ils  auroient  été  réduits  à 
se  taire  ou  à  faire  des  miracles.  Triste  res- 
source pour  des  amis  de  la  vérité  ! 

Je  con<  lus  de  là  qu'établir  la  nécessité 
des  miracles  en  preuve  de  la  mission  des  ena 
voyés  de  Dieu  qui  prêchent  une  doctrine 
nouvelle  ,  c'est  renverser  la  ré  formation  de 
fond  en  comble  ;  c'est  faire ,  pour  me  com- 
battre, ce  qu'on  m'accuse  faussement  d'a- 
yoir  fait. 

Je  n'ai  pas  tout  dit ,  monsieur ,  sur  ce 
chapitre  ;  mais  ce  qui  me  reste  à  dire  ne  peut 
se  couper,  et  ne  fera  qu'une  trop  longue 
lettre  :  il  est  temps  d'achever  celle-ci. 


g6  LETTRES 


LETTRE     III. 

J  e  reprends  ,  monsieur  ,  cette  question 
des  miracles  que  j'ai  entrepris  de  discuter 
avec  vous  ;  et ,  après  avoir  prouvé  qu'établir 
leur  nécessité  c'étoit  détruire  le  protestan- 
tisme ,  je  vais  chercher  à  présent  quel  est 
leur  usage  pour  prouver  la  révélation. 

Les  hommes ,  ayant  des  têtes  si  diverse- 
ment organisées ,  ne  sauraient  être  affec- 
tés tous  également  des  mêmes  argumens , 
sur-tout  en  matières  de  foi.  Ce  qui  paroît 
évident  à  l'un,  ne  paroît  pas  même  proba- 
ble à  Vautre  :  Fun,  par  son  tour  d'esprit, 
n'est  frappé  que  d'un  genre  de  preuves  ; 
l'autre  ne  l'est  que  d'un  genre  tout  différent. 
Tous  peuvent  bien  quelquefois  convenir 
des  mêmes  choses  ;  mais  il  est  très  rare  qu'ils 
en  conviennent  par  les  mêmes  raisons  :  ce 
qui ,  pour  le  dire  en  passant ,  montre  com- 
bien la  dispute  en  elle  même  est  peu  sen- 
sée :  autant  vaudrait  vouloir  forcer  autrui 
de  voir  par  nos  yeux. 

Lors  donc  que  Dieu  donne  aux  hommes 

un© 


DE     LA     MONTAGNE»  07 

Une  révélation  que  tous  sont  obligés  de  croi- 
re, il  Faut  qu'il  rétablisse  sur  des  preuves 
bonnes  pour  tous,  et  qui  par  conséquent 
soient  au-si  diverses  que  les  manières  de 
voir  de  ceux  qui  doivent  les  adopter. 

Surce  raisonnement,  qui  me  paroît  juste 
et  simple ,  on  a  trouvé  que  bien  avoit  don- 
né à  la  mission  de  ses  envoyés  d:vers  ca  ac-< 
teres  qui  rendoient  cette  miss. on  reconnois- 
sable  à  tous  les  hommes,  petits  et  grands, 
sa^es  et  sots,  savans  et  ignorans.  Celui  d'en- 
tre eux  qui  a  le  cerveau  assez  flexible  pour 
s'affecter  à  la  fois  de  tous  ces  caractères,  est 
heureux  sans  doute  ;   mais  ce'ui  qui  n'est 
frappé  que  de   quelques  uns,   n'est  pas  à 
plaindre,  pourvu  qu'il  en  soit  frappé  suffi- 
samment pour  être  persuadé. 

Le  premier,  le  plus  important,  le  plus 
certain  de  ces  caractères  se  tire  de  la  na- 
ture de  la  doctrine,  c'est-à-dre  de  son 
utilité,  de  sa  beauté  (a),  de  sa  sainteté,  de 


(a)  Je  ne  sais  pourquoi  l'on  veut  attribuer  au 
progrès  de  la  philosophie   la  belle  morale  de  nos 
livres.  Celte  morale ,  tirée  rie  l'évangile  ,  étoit  chré- 
tienne avant  d'être  philosophique.  Les  chrétiens 
Tome  g.  Q 


n8  LETTRES 

sa  vérité ,  de  sa  profondeur,  et  de  toutes  les 
autres  qualités  qui  peuvent  annoncer  aux 
hommes  les  instructions  de  la  suprême  sa- 
gesse et  les  préceptes  de  la  suprême  bon- 
té. Ce  caractère  est,  comme  jai  dit ,  le  plus 
sûr ,  le  plus  infaillible  ;  il  porte  en  lui-même 
une  preuve  qui  dispense  detouteautre:  mais 
il  est  le  moins  facile  à  constater;  il  exige  , 
pour  être  senti,  de  l'étude,  de  la  réflexion , 
des  connoissances ,  des  discussions  qui  ne 
conviennent  quaux  hommes  sages  qui  sont 
instruits  et  qui  savent  raisonner. 

Le  second  caractère  est  dans  celui  des 
hommes  choisis  de  Dieu  pour  annoncer  sa 


l'enseignent  sans  la  pratiquer,  je  l'avoue;  maïs 
que  font  de  plus  les  philosophes,  si  ce  n'est  de 
se  donner  à  eux-mêmes  beaucoup  de  louanges 
qui ,  n'étant  répétées  par  personne  autre  ,  ne  prou- 
vent pas  grand' chose  ,  à  mon  avis  ? 

Les  préceptes  de  Platon  sont  souvent  très  su- 
blimes ;  mais  combien  n  erre-t-il  pas  quelquefois  , 
et  jusqu'où  ne  vont  pas  ses  erreurs!  Quant  à  Cicé- 
ron,  peut-on  croire  que,  sans  Platon,  ce  rhéteur 
eût  trouvé  ses  offices?  L'évangile  seul  est ,  quant  à 
la  morale,  toujours  sûr,  toujours  vrai,  toujours 
unique ,  et  toujours  semblable  à  lui-même. 


D   E     L  A     M   0   N  T  A  G   N  E,  GQ 

jparole  ;  leur  sainteté  ,  leur  véracité ,  leur 
justice,  leurs  mœurs  pures  et  sans  tache  , 
leurs  vertus  inaccessibles  aux  passions  hu- 
maines ,  sont,  avec  les  qualités  de  l'enten- 
dement, la  raison,   l'esprit,  le  savoir,  la 
prudence  ,   autant  d'indices  respectables  , 
dont  la  réunion ,  quand  rien  ne  s'y  dément, 
forme  une  preuve  complète  en  leur  faveur, 
et  dit  qu'ils  sont  plus  que  des  hommes.  Ceci 
est  le  signe  qui  frappe  par  préférence  les 
gens  bons  et  droits,  qui  voient  la  vérité  par- 
tout où  ils  Voient  la  justice,  et  n'entendent 
la  voix  de  Dieu  que  dans  la  bouche  de  la 
vertu.  Ce  caractère  a  sa  certitude  encore, 
mais  il  n'est  pas  impossible  qu'il  trompe; 
et  ce  n'est  pas  un  prodige  qu'un  imposteur 
abuse  les  gens  de  bien,  ni  qu'un  homme  de 
bien  s'abuse  lui-même,  entraîné  par  l'ar- 
deur d'un  saint  zèle  qu'il  prendra  pour  de 
l'inspiration* 

Le  troisième  caractère  des  envoyés  de 
Dieu,  est  une  émanation  de  la  puissance 
divine,  qui  peut  interrompre  et  changer  le 
cours  de  la  nature  à  la  volonté  de  ceux  qui 
reçoivent  cette  émanation.  Ce  caractère  est 
$ans  contredit  le  plus  brillant  des  trois ,  là 

G  a 


10G  LETTRES 

plus  frappant,  le  plus  prompt  à  sauter  aux 
yeux  ;  celui  qui ,  se  marquant  par  un  effet 
subit  et  sensible,  semble  exiger  le  moins 
d'examen  et  de  discussion:  par  là  ce  carac- 
tère est  aussi  celui  qui  saisit  spécialement 
le  peuple,  incapable  de  raisonnemens  sui- 
vis, d'observations  lentes  et  sûres,   et  en 
toute  chose  esclave  de  ses  sens  :  mais  c'est 
ce  qui  rend  ce  même  caractère  équivoque, 
comme  il  sera  prouvé  ci-après;  et  en  effet, 
pourvu  qu'il  frappe  ceux  auxquels  il  est 
destiné,  qu  importe  qu'il  soit  apparent  ou 
réel?  Cest  une  distinction  qu  ils  sont  hors 
d'état  de  faire  ;  ce  qui  montre  qu'il  n'y  a  de 
signe  vraiment  certain  que  celui  qui  se  tire 
de  la  doctrine ,  et  qu'il  n'y  a  par  conséquent 
que  les  bons  raisonneurs  qui  puissent  avoir 
une  foi  solide  et  sûre:  mais  la  bonté  divine 
se  prête  aux  foiblesses  du  vulgaire,  et  veut 
bien  lui  donner  des  preuves  qui  fassent  pour 

lui.  .        , 

Je  m'arrête  ici  sans  rechercher  si  ce  dé- 
nombrement peut  aller  plus  loin  :  c'est  une 
discussion  inutile  à  la  nôtre  ;  car  il  est  clair 
que  quand  tous  ces  signes  se  trouvent  réu- 
nis, c'en  est  assez  pour  persuader  tous  les 


DE     LA     MONTAGNE.  ÎOI 

hommes,  les  sages,  les  bons,  et  le  peuple; 
tous,  excepté  les  fous,  incapables  de  rai- 
son, et  les  méchans  qui  ne  veulent  être  con- 
vaincus de  rien. 

Ces  caractères  sont  des  preuves  de  l'auto- 
rité de  ceux  en  qui  ils  résident;  ce  sont  les 
raisons  sur  lesquelles  on  est  obligé  de  les 
croire.  Quand  tout  cela  est  fait,  la  vérité 
de  leur  mission  est  établie  ;  ils  peuvent  alors 
agir  avec  droit  et  puissance  en  qualité  d'en- 
voyés de  Dieu.  Les  preuves  sont  les  moyens; 
3a  foi  due  à  la  doctrine  est  la  fin.  Pourvu 
qu'on  admette  la  doctrine,  c'est  la  chose  la 
plus  vaine  de  disputer  sur  le  nombre  et  le 
choix  des  preuves  ;  et  si  une  seule  me  per- 
suade, vouloir  m'en  faire  adopter  d'autres, 
est  un  soin  perdu.  Il  seroit  du  moins  bien 
ridicule  de  soutenir  qu'un  homme  ne  croit 
pas  ce  qu'il  dit  croire ,  parcequ'il  ne  le  croit 
pas  précisément  par  les  mêmes  raisons  que 
nous  disons  avoir  de  le  croire  aussi. 

Voilà,  cerne  semble,  des  principes  clairs 
et  incontestables  :  venons  à  l'application. 
Je  me  déclare  chrétien;  mes  persécuteurs 
disent  que  je  ne  le  suis  pas.  Ils  prouvent 
que  je  ne  suis  pas  chrétien,  parceque  je  re- 

G  3 


102  LETTRES 

jeté  la  révélation;  et  ils  prouvent  que  je  re- 
jette la  révélation  ;  parceque  je  ne  crois  pas 
aux  miracles. 

Mais  pour  que  cette  conséquence  fût 
juste,  il  fàudroit  de  deux  choses  Tune  ;  ou 
que  les  miracles  fussent  l'unique  preuve  de 
la  révélation ,  ou  que  je  rejetasse  également 
les  autres  preuves  qui  l'attestent.  Or  il  n'est 
pas  vrai  que  les  miracles  soient  Tunique 
preuve  de  la  révélation;  et  il  n'est  pas  vrai 
que  je  rejette  les  autres  preuves ,  puisqu  au 
contraire  on  les  trouve  établies  dans  l'ou- 
vrage même  où  l'on  m'accuse  de  détruire  la 
révélation  (a). 

Voilà  précisément  à  quoi  nous  en  som- 
mes. Ces  messieurs ,  déterminés  à  me  faire , 
malgré  moi,  rejeter  la  révélation,  comptent 
pour  rien  que  je  l'admette  sur  les  preuves 


O)  Il  importe  de  remarquer  que  le  vicaire  pou- 
voit  trouver  beaucoup  d'objections  comme  calho- 
lique  ,  qui  sont  nulles  pour  un  protestant.  Ainsi  le 
scepticisme  dans  lequel  il  reste  ,  ne  prouve  en  au- 
cune façon  le  mien,  sur-tout  après  la  déclaration 
très  expresse  que  j'ai  faite  à  la  lin  de  ce  même  écrit, 
On  voit  clairement,  dans  mes  principes  ,  que  plu- 
sieurs des  objections  qu'il  contient  portent  à  fai  s, 


DE     LA     MONTAGNE.  TOD 

qui  me  convainquent,  si  je  ne  l'admets  en- 
core sur  celles  qui  ne  me  convainquent  pas  ; 
et,  parceque  je  ne  le  puis,  ils  disent  que  je  la 
rejette.  Peut-on  rien  concevoir  de  plus  in- 
juste et  de  plus  extravagant? 

Et  voyez  de  grâce  si  j'en  dis  trop,  lors- 
qu'ils me  font  un  crime  de  ne  pas  admettre 
une  preuve  que  non  seulement  Jésus  n'a 
pas  donnée,  mais  qu'il  a  refusée  expressé- 
ment. 

Il  ne  s'annonça  pas  d'abord  par  des  mira- 
cle,s ,  mais  par  la  prédication.  A  douze  ans 
il  disputoit  déjà  dans  le  temple  avec  les  doc- 
teurs ,  tantôt  les  interrogeant,  et  tantôt  les 
surprenant  par  la  sagesse  de  ses  réponses.; 
Ce  fut  là  le  commencement  de  ses  fonc- 
tions, comme  il  le  déclara  lui-même  à  sa 
mère  et  à  Joseph  (a).  Dans  le  pays,  avant 
qu'il  fit  aucun  miracle,  il  se  mit  à  prêcher 
aux  peuples  le  royaume  des  cieux  (  b)  ;  et  il 
avoit  déjà  rassemblé  plusieurs  disciples  sans 
s'être  autorisé  près  d'eux  d'aucun  signe, 

(a)  Luc.  XI,  46,  47,  4g. 
(i)Matth.  IV,   17. 

04 


1C4  LETTRES 

puisqu'il  est  dit  que  ce  fut  à  Cana  quil  fit  le 
premier  (a). 

Quand  il  fit  ensuite  des  miracles,  c'étoit 
le  plus  souvent  d:ins  des  occasions  particu- 
lières, dont  le  choix  nannonçoit  pas  un  té- 
moignage puble,  et  dont  le  but  étoit  si  peu 
de  manifester  sa  pu  ssanee,  qu'on  ne  lui  en 
a  jamais  demandé  pour  cette  lin  qu1  il  ne  les 
ait  refusés.  Voyez  là-dessus  toute  l'histoire 
de  sa  vie;  écoutez  sur-tout  sa  propre  décla- 
ration :  elle  est  si  décisive  ,  que  vous  n'y 
trouverez  rien  à  répliquer. 

Sa  carrière  étoit  déjà  fort  avancée ,  quand 
les  docteurs,  le  voyant  faire  tout  de  bon  le 
prophète  au  milieu  d'eux ,  s'avisèrent  de  lui 
demander  un  signe.  A  cela  qu'auroit  dû. 
répondre  Jésus  ,  selon  vous  ,  messieurs  ? 
«  Vous  demandez  un  signe ,  vous  en  avez 
ce  cent.  Croyez-vous  que  je  so:s  venu  m'an- 
cc  noncer  à  vous  pour  le  Messie  sans  com- 
cc  mencer  par  rendre  témoignage  de  moi, 

(a)  Jean  II,  11.  Je  ne  puis  penser  que  per- 
sonne veuille  mettre  au  nombre  des  signes  pu- 
blics de  sa  mission  la  tentation  du  diable  et  le 
jeûne  de  quarante  jours. 


DE     LA     MONTAGNE.  lo5 

«  comme  si  j'avois  voulu  vous  forcer  à  me 
«  méconnoître  et  vous  faire  errer  malgré 
«  vous?  Non:  Cana  ,  le  centenier,  le  lé- 
«  preux,  les  aveugles,  les  paralytiques,  la 
«  multiplication  des  pains ,  toute  la  Galilée, 
ce  toute  la  Judée  déposent  pour  moi.  Voilà 
ce  mes  signes  :  pourquoi  feignez-vous  de  ne 
ce  les  pas  voir  ?  » 

Au  lieu  de  cette  réponse ,  que  Jésus  ne 
fit  point,  voici,  monsieur,  celle  qu'il  fit. 

La  nation  méchante  et  adultère  demande 
un  signe,  et  II  ne  lui  en  sera  point  donné.  Ail- 
leurs il  ajoute  :  77  ne  lui  sera  point  donné 
d'autre  signe  que  celui  de  Jonas  le  prophète. 
Et  en  leur  tournant  le  dos ,  il  s'en  alla  (a). 

Voyez  d'abord  comment,  blâmant  cette 
manie  des  signes  miraculeux,  il  traite  ceux 
qui  les  demandent.  Et  cela  ne  lui  arrive  pas 
une  fois  seulement,  mais  plusieurs  {b).  Dans 

(a)  Marc  VIII,  12.  Matlh.  XVI ,  4.  Pour  abré- 
ger, j'ai  fondu  ensemble  ces  deux  passages;  mais 
j'ai  conservé  la  distinction  essentielle  à  la  ques- 
tion. 

(b)  Conférez  les  passages  suivans  :  Matth.  XII , 
3g  ,  4 1  ;  Marc  VIII  ,  12;  Luc  XI ,  29  ;  Jean  II ,  18, 
19;  IV,  48;  V,  34,  36,  39. 


loS  LETTRES 

le  système  de  vos  messieurs  cette  demande 
étoit  très  légitime;  pourquoi  donc  insulter 
ceux  qui  la  faisoient? 

Voyez  ensuite  à  qui  nous  devons  ajouter 
foi  par  préférence;  d'eux,  qui  soutiennent 
que  c'est  rejeter  la  révélation  chrétienne, 
que  de  ne  pas  admettre  les  miracles  de  Jé- 
sus pour  les  signes  qui  rétablissent;  ou  de 
Jésus  lui-même,  qui  déclare  qu'il  n'a  point 
de  signe  à  donner. 

Ils  demanderont  ce  que  c'est  donc  que  le 
signe  de  Jonas  le  prophète.  Je  leur  répon- 
drai que  c'est,  sa  prédication  aux  Ninivites  , 
précisément  le  même  signe  quemployoit 
Jésus  avec  les  Juifs,  comme  il  l'explique  lui- 
même  (a).  On  ne  peut  donner  au  second 
passage  qu'un  sens  qui  se  rapporte  au  pre- 
mier, autrement  Jésus  se  seroit  contredit. 
Or  dans  le  premier  passage  où  Ton  demande 
un  miracle  en  signe,  Jésus  dit  positivement 
qu'il  n'en  sera  donné  aucun.  Donc  le  sens 
du  second  passage  n'indique  aucun  signe 
miraculeux. 

Un  troisième  passage,  insisteront-ils,  ex- 


(a)  Mat  th.  XII,  41  ;  Luc  XI ,  3o,  02. 


DE     LA     MONTAGNE.  IO7 

plique  ce  signe  par  la  résurrection  de  Jé- 
sus {a).  Je  le  nie;  il  l'explique  tout  au  plus 
par  sa  mort.  Or  la  mort  d'un  homme  n'est 
pas  un  miracle;  ce  n'en  est  pas  môme  un 
qu'après  avoir  resté  trois  jours  dans  la  terre 
un  corps  en  soit  retiré.  Dans  ce  passage,  il 
n'est  pas  dit  un  mot  de  la  résurrection. 
D'ailleurs ,  quel  genre  de  preuve  seroit-ce 
de  s'autoriser  durant  sa  vie  sur  un  signe  qui 
n'aura  lieu  qu'après  sa  mort?  Ce  seroit  vou- 
loir ne  trouver  que  des  incrédules  ;  ce  seroit 
cacher  la  chandelle  sous  le  boisseau.  Com- 
me cette  conduite  seroit  injuste,  cette  in- 
terprétation  seroit  impie. 

De  plus  ,  l'argument  invincible  revient 
encore.  Le  sens  du  troisième  passage  ne  doit 
pas  attaquer  le  premier ,  et  le  premier  affir- 
me qu'il  ne  sera  point  donné  de  signe ,  point 
du  tout,  aucun.  Enfin,  quoi  qu'il  en  puisse 
être ,  il  reste  toujours  prouvé  ,  par  le  témoi- 
gnage de  Jésus  même ,  que ,  s'il  a  fait  des  mi- 
racles durant  sa  vie,  il  n'en  a  point  fait  en 
signe  de  sa  mission. 

Toutes  les  fois  que  les  Juifs  ont  insisté  sur 

{a)  Matlh.  XII,  40, 


loS  LETTRES 

ce  genre  de  preuves,  il  les  a  toujours  ren- 
voyés avec  mépris,  sans  daigner  jamais  les  sa- 
tisfaire. Il  n'approuvoit  pas  même  qu'on 
prit  eu  ce  sens  ses  œuvres  de  charité.  Si  vous 
ne  voyez  des  prodiges  et  des  miracles ,  vous 
ne  croyez  point,  disoit-il  à  celui  qui  le  prioit 
de  guérir  son  fils  (a).  Parle  t-on  tur  ce  ton- 
là  quand  on  veut  donner  des  prodiges  en 
preuves  ? 

Combien  n'étoit-il  pas  étonnant  que,  s1  il 
en  eût  tant  donné  de  telles ,  on  continuât 
sans  cesse  à  lui  en  demander?  Quel  miracle 
fais-tu,  lui disoientles  Juifs,  afinque,  V ayant 
vu,  nous  croyons  à  toi?  Moïse  donna  la  man- 
ne dans  le  déserta  nos  pères;  mais  toi ,  quelle 
œuvre  fais-tu  (b)  ?  C'est  à-peu  -près ,  dans  le 
sens  de  vos  messieurs  et  laissant  à  part  la 
majesté  royale ,  comme  si  quelqu'un  venoit 
dire  à  Frédéric  :  On  te  dit  un  grand  capitai- 
ne ;  et  pourquoi  donc  ?  Qu  as-tu  fait  qui  te 
montre  tel  ?  Gustave  vainquit  à  Leipsick ,  à 
Lu/zen;  Charles  àFrawstat,  à  Narva  :  mais 
ou  sont  tes  monumens?  quelle  victoire  as-tu 

(a)  Jean  IV,  48. 

(b)  Jean  VI ,   3o,  3i  et  suiv. 


DE     LA     MONTAGNE.  1  Og 

remportée  ?  quelle  place  as-tu  prise  ?  quella 
marche  as-tu  faite?  quelle  campagne  t'a  cou- 
vert de  gloire?  de  quel  droit  portes-tu  le  nom 
de  grand  ?  L'impudence  d'un  pareil  dis- 
cours est-elle  concevable  ,  et  trouveroit-on 
sur  la  terre  entière  un  homme  capable  de 
le  tenir? 

Cependant,  sans  faire  honte  à  ceux  qui 
lui  en  tenoient  un  semblable ,  sans  leur  ac- 
corder aucun  miracle ,  sans  les  édifier  au 
moins  sur  ceux  qu'il  avoit  faits,  Jésus,  en 
réponse  à  leur  question ,  se  contente  d'allé- 
goriser  sur  le  pain  du  ciel  :  aussi,  loin  que 
sa  réponse  lui  donnât  de  nouveaux  disciples, 
elle  lui  en  ôta  plusieurs  de  ceux  qu'il  avoit, 
et  qui,  sans  doute ,  pensoient  comme  vos 
théologiens.  La  désertion  fut  telle,  qu'il  dit 
aux  douze  :  Etvous ,  ne  voulez-vous  pas  aussi 
vous  en  aller?  Il  ne  paroît  pas  qu  il  eût  fort 
à  cœur  de  conserver  ceux  qu'il  ne  pouvoit 
retenir  que  par  des  miracles. 

Les  Juifs  demandoient  un  signe  du  ciel. 
Dans  leur  système,  ils  avoient  raison.  Le 
signe  qui  devoit  constater  la  venue  du  Mes- 
sie ne  pouvoit  pour  eux  être  trop  évident, 


HO  LETTRES 

trop  décisif,  trop  au-dessus  de  tout  soup- 
çon ,  ni  avoir  trop  de  témoins  oculaires  : 
comme  le  témoignage  immédiat  de  Dieu 
vaut  toujours  mieux  que  celui  des  hommes, 
il  étoit  plus  sûr  d'en  croire  au  signe  même", 
qu'aux  gens  qui  disoient  l'avoir  vu  ;  et  pour 
cet  effet  le  ciel  étoit  préférable  à  la  terre. 

Les  Juifs  avoient  donc  raison  dans  leur 
vue  ,  parcequ'ils  vouloient  un  Messie  appa- 
rent et  tout  miraculeux.  Mais  Jésus  dit, 
aDrès  le  prophète ,  que  le  royaume  des  cieux 
ne  vient  point  avec  apparence;  que  celui 
qui  l'annonce  ne  débat  point,  ne  crie  point, 
qu'on  n'entend  point  sa  voix  dans  les  rues. 
Tout  cela  ne  respire  pas  l'ostentation  des 
miracles  ;  aussi  n'étoit-elle  pas  le  but  qu'il  se 
proposoit  dans  les  siens.  Il  n'y  mettoit  ni 
l'appareil  ni  l'authenticité  nécessaires  pour 
constater  de  vrais  signes,  parcequ'il  ne  les 
donnoit  point  pour  tels.  Au  contraire,  il  re- 
commandoit  le  secret  aux  malades  qu'il  gué- 
rissoit ,  aux  boiteux  qu'il  faisoit  marcher, 
aux  possédés  qu'il  délivroit  du  démon.  L'on 
eût  dit  qu'il  craignoit  que  sa  vertu  miracu- 
leuse ne  fût  connue:  on  m'avouera  que  ce* 


DE     LA     MONTAGNE.  111 

toit  une  étrange  manière  d'en  faire  la  preuve 
de  sa  mission. 

Mais  tout  cela  s'explique  de  soi-même, 
sitôt  que  Ton  conçoit  que  les  Juifs  alloient 
cherchant  cette  preuve  où  Jésus  ne  vouloit 
pas  qu'elle  fût.  Celui  qui  me  rejette  a ,  disoit- 
il ,  qui  le  juge.  Ajoutoit-il ,  Les  miracles  que 
j'ai  faits  le  condamneront?  Non,  mais ,  La  pa- 
role que  j'ai  portée  le  condamnera.  La  preu- 
ve est  donc  dans  la  parole,  et  non  pas  dans 
les  miracles. 

On  voit  dans  l'évangile  que  ceux  de  Jésus 
étoient  tous  utiles  :  mais  ils  étoient  sans 
éclat,  sans  apprêt,  sans  pompe;  ils  étoient 
simples  comme  ses  discours,  comme  sa  vie, 
comme  toute  sa  conduite.  Le  plus  apparent, 
le  pins  palpable  qu'il  ait  fait,  est  sans  con- 
tredit celui  de  la  multiplication  des  cinq 
pains  et  des  deux  poissons ,  qui  nourrirent 
cinq  mille  hommes.  Non  seulement  ses  dis- 
ciples avoient  vu  le  miracle,  mais  il  avoir, 
pour  ainsi  dire ,  passé  par  leurs  mains  ;  et  ce- 
pendant ils  n'y  pensoient  pas  ,  ils  ne  s'en 
doutoient  presque  pas.  Concevez -vousqu'on 
puisse  donner  pour  signes  notoires  au  genre 
Un  main,,  dans  tous  les  siècles ,  des  faits  aux- 


3  12  LETTRES 

quels  les  témoins  les  plus  immédiats  font 
à  peine  attention  (#)? 

Et  tant  s'en  faut  que  l'objet  réel  des  mi- 
racles de  Jésus  fût  d'établir  la  foi ,  qu'au 
contraire  il  commençoit  par  exiger  la  foi 
avant  que  de  faire  le  miracle.  Rien  n'est  si 
fréquent  dans  l'évangile.  C'est  précisément 
pour  cela,  c'est  parcequ'un  prophète  n'est 
sans  honneur  que  dans  son  pays  ,  qu'il  fit 
dans  le  sien  très  peu  de  miracles  (b)  ;  il  est 
dit  même  qu'il  n'en  put  faire  à  cause  de  leur 
incrédulité  (c).  Comment!  c'étoit  à  cause 
de  leur  incrédulité  qu'il  en  falloit  faire  pour 
les  convaincre ,  si  ces  miracles  avoient  eu 
cet  objet;  mais  ils  ne  l'avoient  pas.  C'étoient 
simplement  des  actes  de  bonté,  de  charité, 
de  bienfaisance ,  qu'il  faisoit  en  faveur  de 
ses  amis ,  et  de  ceux  qui  croyoient  en  lui  ;  et 
c  étoit  dans  de  pareils  actes  que  consistoient 
les  œuvres  de  miséricorde ,  vraiment  dignes 


(a)  Marc.  VI,  52.  Il  est  dit  que  c'étoit  à  cause 
que  leur  cœur  étoit  stupide  :  mais  qui  s'oseroit 
vanter  d'avoir  un  cœur  plus  intelligent  dans  les 
choses  saintes,  que  les  disciples  choisis  par  Jésus? 

(i)Matth.  XIII,  58. 

(c)  Marc  VI,  5. 

detre 


DE    LA    MONTAGNE.  \\% 

tTétre  siennes  ,  qu'il  disoit  rendre  témoi- 
gnage de  lui  (à),  Ces  œuvres  marquoient  1© 
pouvoir  de  bien  faire  plutôt  que  la  volonté 
détonner;  c'étoient  des  vertus  (b)  plus  que 
des  miracles.  Et  comment  la  suprême  sa* 
gesse  eût-elle  employé  des  moyens  si  con- 
traires à  la  fin  qu'elle  se  proposoit  ?  Com- 
ment n'eût-elle  pas  prévu  que  les  miracles 
dont  elle  appuyoit  l'autorité  de  ses  envoyés, 
produiroient  un  effet  tout  opposé;  qu'ils  fe- 
roient  suspecter  la  vérité  de  l'histoire  tant 
sur  les  miracles  que  sur  la  mission  ;  et  que, 
parmi  tant  de  solides  preuves ,  celle-là  ne  fe= 
roit  que  rendre  plus  difficiles  sur  toutes  les 
autres  les  gens  éclairés  et  vrais?  Oui,  je  le 
soutiendrai  toujours  ,  l'appui  qu'on  veut 
donner  à  la  croyance  en  est  le  plus  grand 
obstacle  :  ôtez  les  miracles  de  l'évangile, 
et  toute  la  terre  est  aux  pieds  de  Jésus- 
Christ  (c). 


(a)  Jean  X,  25,  32,38. 

(b)  C'est  le  mot  employé'  dans  l'écriture;  nos 
traducteurs  le  rendent  par  celui  de  miracles. 

(c)  Paul,  prêchant  aux  Athéniens ,  fut  écouté 
fort  paisiblement  jusqu'à  ce  qu'il  leur  parlât  d'un 

Tome  9.  H 


Il4  LETTRES 

Vous  voyez,  monsieur,  qu'il  est  atteste 
par  récriture  même  que  dans  la  mission  de 
Jésus-Christ  les  miracles  ne  sont  point  un 
signe  tellement  nécessaire  à  la  foi  qu'on  neïi 
puisse  avoir  sans  les  admettre.  Accordons 
que  d'autres  passages  présentent  un  sens 
contraire  à  ceux-ci ,  ceux-ci  réciproquement 
présentent  un  sens  contraire  aux  autres;  et 
alors  je  choisis ,  usant  de  mon  droit ,  celui 
de  ces  sens  qui  me  paroît  le  plus  raisonna- 
ble et  le  plus  clair.  Si  favois  l'orgueil  de  vou- 
loir tout  expliquer ,  je  pourrais ,  en  vrai  théo- 
logien ,  tordre  et  tirer  chaque  passage  à  mon 
sens;  mais  la  bonne  foi  ne  me  permet  point 
ces  interprétations  sophistiques  :  suffisam- 
ment autorisé  dans  mon  sentiment  {a)  par 


homme  ressuscité.  Alors  les  uns  se  mirent  à  rire  ; 
les  autres  lui  dirent  :  Cela  suffit,  nous  entendrons 
le  reste  une  autre  fois.  Je  ne  sais  pas  bien  ce  que 
pensent  au  fond  de  leurs  cœurs  ces  bons  chrétiens 
à  la  mode  ;  mais  s'ils  croient  à  Jésus  par  ses  mi- 
racles ,  moi  j'y  crois  malgré  ses  miracles ,  et  j'ai 
dans  l'esprit  que  ma  foi  vaut  mieux  que  la  leur. 

(a)  Ce  sentiment  ne  m'est  point  tellement  par- 
ticulier ,  qu'il  ne  soit  aussi  celui  de  plusieurs  théo- 
logiens, dont  l'orthodoxie  est  mieux  établie  que 


Î)E     LA     MONTAGNE.  i  1 5 

fce  que  je  ne  comprends  pas,  et  que  ceux  qui 
me  l'expliquent  me  font  encore  moins  com- 


celle  du  clergé  de  Genève.  Voici  ce  que  m'écrivoit 
là-dessus  un  de  ces  messieurs,  le  28  février  1764. 
«  Quoi  qu'en  dise  la  cohue  des  modernes  apo- 
«  logistes  du  christianisme,  je  suis  persuadé  qu'il 
«  ri  y  a  pas  un  mot  dans  les  livres  sacrés  d'où  l'on 
«  puisse  légitimement  conclure  que  les  miracles 
«  aient   été  destinés  à  servir  de  preuve  pour  les 
a  hommes  de  tous  les  temps  et  de  tous  les  lieux. 
«  Bien  loin   de  là,    ce  n'étoit  pas*    à   mon  avis, 
«  le  principal  objet  pour  ceux  qui  en  furent  les 
te  témoins  oculaires.  Lorsque  les  Juifs  demandoient 
ce  des  miracles  à  saint  Paul,  pour  toute  réponse> 
«  il  leur  prêchoit  Jésus  crucifié.  A  coup  sûr,  si  Gro* 
«  tius  ,  les  auteurs  de  la  société  de  Boyle,  Vernes 
ce  Vernet ,  etc.  eussent  été  à  la  place  de  cet  apôtre  , 
«  ils  n'auroient  rien  eu  de  plus  pressé  que  d'en- 
ce  voyer  chercher  des  tréteaux  pour  satisfaire  à 
ce  une  demande  qui  cadre  si  bien  avec  leurs  prin- 
ce cipes.  Ces  gens -là  croient  faire  merveille  avec* 
ce  leurs  ramas  d'argumens  ;  mais  un  jour  on  dou- 
te tera,  j'espère,  s'ils  n'ont  pas  été  compilés  par 
ce  une  société  d'incrédules,  sans  qu'il  faille  être 
*e  Hardouin  pour  cela.  » 

Qu'on  ne  pense  pas  ,  au  reste,  que  l'auteur  de 
cette  lettre  soit  mon  partisan;  tant  s'en  faut, 
il  est  un  de  mes  adversaires.  Il  trouve  seulement 

Ha 


Iî6  LETTRES 

prendre ,  l'autorité  que  je  donne  à  l'évan- 
gile ,  je  ne  la  donne  point  aux  interpréta- 
tions des  hommes,  et  je  n'entends  pas  plus 
les  soumettre  à  la  mienne  que  me  soumettre 
à  la  leur.  La  règle  est  commune  et  claire  en 
ce  qui  importe  ;  la  raison ,  qui  l'explique ,  est 
particulière,  et  chacun  a  la  sienne  ,  qui  ne 
fait  autorité  que  pour  lui.  Se  laisser  mener 
par  autrui  sur  cette  matière,  c'est  substituer 
l'explication  au  texte,  c'est  se  soumettre  aux 
hommes  et  non  pas  à  Dieu. 

Je  reprends  mon  raisonnement;  et,  après 
avoir  établi  que  les  miracles  ne  sont  pas  un 
signe  nécessaire  à  la  foi ,  je  vais  montrer, 
en  confirmation  de  cela,  que  les  miracles 
ne  sont  pas  un  signe  infaillible,  et  dont  les 
hommes  puissent  juger. 

Un  miracle  est,  dans  un  fait  particulier, 
un  acte  immédiat  de  la  puissance  divine,  un 
changement  sensible  dans  l'ordre  de  la  na- 


que  les  autres  ne  savent  ce  qu'ils  disent.  Il  soup- 
çonne peut-être  pis  :  car  la  foi  de  ceux  qui  croient 
sur  les  miracles,  sera  toujours  très  suspecte  aux 
gens  éclairés.  C'étoit  le  sentiment  d'un  des  plus 
illustres  réformateurs.  Non  satis  tuta  fuies  eoruin 
qui  miraculisz  icuntur.  Bez.  in  Joan.  c.  II ,  v.  23. 


DE     LA     MONTAGNE.  11* 

ture ,  une  exception  réelle  et  visible  à  ses 
lois.  Voilà  Tidée  dont  il  ne  faut  pas  s'écarter, 
si  Ton  veut  s'entendre  en  raisonnant  sur 
cette  matière.  Cette  idée  offre  deux  qucut* 
rions  à  résoudre. 

La  première  :  Dieu  peut-il  faire  des  mi- 
racles? c'est-à-dire,  peut-il  déroger  aux  lois 
qu'il  a  établies?  Cette  question,  sérieuse- 
ment traitée,  seroit  impie  si  elle  n'étoit  ab- 
surde :  ce  seroit  faire  trop  d'honneur  à  celui 
qui  la  résoudrait  négativement  que  de  le 
punir;  il  sufnroit  de  l'enfermer.  Mais  aussi 
quel  homme  a  jamais  nié  que  Dieu  pût  faire 
des  miracles  ?  Il  falloit  être  Hébreu  pour  de- 
mander si  Dieu  pouvoit  dresser  des  tables 
dans  le  désert. 

Seconde  question  :  Dieu  veut-il  faire  des 
miracles?  C'est  autre  chose.  Cette  question 
en  elle-même ,  et  abstraction  faite  de  tout© 
autre  considération  ,  est  parfaitement  in- 
différente; elle  n'intéresse  en  rien  la  gloire 
de  Dieu,  dont  nous  ne  pouvons  sonder  les 
desseins.  Je  dirai  plus  :  s'il  pouvoit  y  avoir 
quelque  différence  quant  à  la  foi  dans  la 
manière  d'y  répondre,  les  plus  grandes  idées 
que  nous  puissions  avoir  de  la  sagesse  et  de 

H3 


Il8  LETTRES 

la  majesté  divine  seroient  pour  la  négative; 
il  n'y  a  <]ue  l'orgueil  humain  qui  soit  contre. 
"Voilà  jusqu'où  la  raison  peut  aller.   Cette 
question,  du  reste,  est.  purement  oiseuse: 
et ,  pour  la  résoudre ,  il  faudroit  lire  dans 
les  décrets  éternels  ;  car,  comme  on  verra 
tout  à  l'heure,  elle  est  impossible  à  décider 
par  les  faits.  Gardons-nous  donc  doser  por- 
ter un  œil  curieux  sur  ces  mystères.  Ren- 
dons ce  respect  à  l'essence  infinie  ,  de  ne 
rien  prononcer  d'elle  :  nous  n'en  connois- 
sons  que  l'immensité. 

Cependant  quand  un  mortel  vient  hardi* 
ment  nous  affirmer  qu'il  a  vu  un  miracle , 
il  tranche  net  cette  grande  question;  jugez 
si  Ton  doit  l'en  croire  sur  sa  parole  !  Ils  se- 
roient  mille ,  que  je  ne  les  en  croirois  pas. 

Je  laisse  à  partie  grossier  sophisme  d'em- 
ployer la  preuve  morale  à  constater  des  faits 
naturellement  impossibles  ,  puisqu  alors  le 
principe  môme  de  la  crédibilité,  fondé  sur 
la  possibilité  naturelle,  est  en  défaut.  Si  les 
hommes  veulent  bien,  en  pareil  cas,  ad- 
mettre cette  preuve  dans  des  choses  de  pure 
spéculation,  ou  dans  des  faits  dont  la  vérité 
lie  les  touche  guère,  assurons-nous  qu'Us 


DE     LA     MONTAGNE.  1  1  (S 

fieroient  plus  difficiles  s'il  s'agissoit  pour 
eux  du  moindre  intérêt  temporel.  Suppo- 
sons qu'un  mort  vînt  redemander  ses  biens 
à  ses  héritiers ,  affirmant  qu'il  est  ressusci- 
té, et  requérant  d'être  admis  à  la  preuve  (a)  ; 
croyez-vous  qu'il  y  ait  un  seul  tribunal  sur 
la  terre  où  cela  lui  fût  accordé?  Mais  encore 
un  coup  n'entamons  pas  ici  ce  débat  :  lais- 
sons aux  faits  toute  la  certitude  qu'on  leur 
donne ,  et  contentons-nous  de  distinguer  ce 
que  le  sens  peut  attester  de  ce  que  la  raison 
peut  conclure. 

Puisqu'un  miracle  est  une  exception  aux 
lois  de  la  nature,  pour  en  juger  il  faut  con- 
noître  ces  lois  :  et,  pour  en  juger  sûrement % 
il  faut  les  cûnnoitre  toutes  ;  car  une  seule 
qu'on  ne  connoîtroit  pas ,  pourroit,  en  cer- 
tains cas  inconnus  aux  spectateurs ,  chan- 
ger l'effet  de  celles  qu'on  connoîtroit.  Ain- 
si celui  qui  prononce  qu'un  tel  ou  tel  acte 
est  un  miracle,  déclare  qu'il  connoît  toutes 
les  lois  de  la  nature ,  et  qu'il  sait  que  cet  acte 
en  est  une  exception. 

(a)  Prenez  bien  garde  que ,  dans  ma  supposition , 
c'est  une  résurrection  véritable,  et  non  pas  une} 
fausse  mort,  qu'il  s'agit  de  constater. 

•h  4 


120  LETTRES 

Mais  quel  est  ce  mortel  qui  connoît  toutes 
les  lois  de  la  nature?  Newton  ne  se  vantoit 
pas  de  les  connoître.  Un  homme  sage,  té- 
moin d'un  fait  inoui ,  peut  attester  qu'il  a 
vu  ce  fait,  et  Ion  peut  le  croire  :  mais  ni  cet 
homme  sage,  ni  nul  autre  homme  sage  sur 
la  terre ,  n'affirmera  jamais  que  ce  fait,  quel- 
que étonnant,  qu'il  puisse  être,  soit  un  mi-' 
racle;  car  comment  peut-il  le  savoir? 

Tout  ce  qu'on  peut  dire  de  celui  qui  se 
vante  de  faire  des  miracles,  est  qu'il  fait  des 
choses  fort  extraordinaires  ;  mais  qui  est-ce 
qui  nie  qu'il  se  fasse  des  choses  fort  extraor- 
dinaires? J'en  ai  vu,  moi,  de  ces  choses-là,, 
et  même  j'en  ai  fait  (  a). 


(a)  J'ai  vu  à  Venise,  en  1743,  une  manière  do 
sorts  assez  nouvelle,  et  plus  étrange  que.  ceux  d<3 
Preneste.  Celui  qui  les  vouloit  consulter  entroit 
dans  une  chambre,  et  y  restoit  seul  s'il  le  desi- 
roit,  Là,  d'un  livre  plein  de  feuillets  blancs  ,  il  en 
tiroit  un  à  son  choix;  puis  tenant  cette  feuille, 
U  demandoit,  non  à  voix  haute,  mais  mentale- 
ment ,  ce  qu'il  vouloit  savoir  :  ensuite  il  plioit 
?a  feuille  blanche,  l'enveloppoit ,  la  cachetoit,  la 
plaçoit  dans  un  livre  ainsi  cachetée  :  enfin,  après 
avoir  récité  certaines  formules  fort  baroques,  sans 


DE     LA     MONTAGNE.  12*1 

L'étude  de  la  nature  y  fait  faire  tous  les 
jours  de  nouvelles  découvertes  :  l'industrie 
humaine  se  perfectionne  tous  les  jours.  La 
chymie  curieuse  a  des  transmutations,  des 
précipiterions,  desdétonnations,  desexplo- 
sions, des  phosphores,  despyrophores,  des 
tremblemens  de  terre,  et  mille  autres  mer- 
veilles à  faire  signer  mille  fois  le  peuple  qui 
les  verroit.  L'huile  de  gaïac  et  fesprit  de 
nitre  ne  sont  pas  des  liqueurs  fort  rares  ; 
mêlez-les  ensemble ,  et  vous  verrez  ce  qu'il 
en  arrivera  ;  mais  n'allez  pas  faire  cette 
épreuve  dans  une  chambre ,  car  vous  pour-* 
riez  bien  mettre  le  feu  à  la  maison  (a).  Si 
les  prêtres  de  Baal  avoient  eu  M.  Rouelle  au 

perdre  son  livre  de  vue  ,  il  alloit  tirer  le  papier  , 
reconnoître  le  cachet ,  l'ouvrir ,  et  il  trouvoit  sa 
réponse  écrite. 

Le  magicien  qui  faisoit  ces  sorts  étoit  le  pre- 
mier secrétaire  de  l'ambassadeur  de  France  ,  et  il 
s'appelloit  J.  J.  Piousseau. 

Je  me  contentois  d'être  sorcier ,  pareeque  j'étois 
modeste  ;  mais  si  j'avois  eu  l'ambition  d'être  pro- 
phète ,  qui  m'eût  empêché  de  le  devenir  ? 

(a)  Il  y  a  des  précautions  à  prendre  pour  réus^ 
sir  dans  cette  opération  :  l'on  me  dispensera  bienA 
je  pense,  d'en  mettre  ici  le  îécipé. 


'122  LETTRES 

milieu  d'eux,  leur  bûcher  eût  pris  feu  de 
lui-même ,  et  Elie  eût  été  pris  pour  dupe.'' 

Vous  versez  de  l'eau  dans  de  Feau,  voilà 
de  l'encre  ;  vous  versez  de  Feau  dans  de 
leau,  voilà  un  corps  dur.  Un  prophète  du 
collège  d'Harcourt  va  en  Guinée,  et  dit  au 
peuple  :  Reconnoissez  le  pouvoir  de  celui 
qui  m  envoie;  je  vais  convertir  de  l'eau  en 
pierre  :  par  des  moyens  connus  du  moindre 
écolier,  il  fait  de  la  glace  :  voilà  les  nègres 
prêts  à  T adorer. 

Jadis  les  prophètes  faisoient  descendre  à 
leur  voix  le  feu  du  ciel;  aujourd'hui  les  en- 
fans  en  font  autant  avec  un  petit  morceau 
de  verre.  Josué  fit  arrêter  le  soleil  ;  un  fai- 
seur d'almanachs  va  le  faire  éclipser;  le 
prodige  est  encore  plus  sensible.  Le  cabi- 
net de  M.  Fabbé  Nollet  est  un  laboratoire  de 
magie,  les  récréations  mathématiques  sont 
un  recueil  de  miracles  ;  que  dis-je  ?  les  foires 
mêmes  en  fourmilleront,  les  Briochés  n'y 
sont  pas  rares  :  le  seul  paysan  de  Northol- 
îande,  que  j'ai  vu  vingt  fois  allumer  sa 
chandelle  avec  son  couteau ,  a  de  quoi  sub- 
juguer tout  le  peuple,  même  à  Paris;  que 
pensez- vous  qu'il  eût  fait  en  Syrie? 


DE     LA     MONTAGNE.  12^ 

C'est  un  spectacle  bien  singulier  que  ces 
foires  de  Paris  ;  il  n'y  en  a  pas  une  où  Ton 
ne  voie  les  choses  les  plus  étonnantes,  sans 
que  le  public  daigne  y  faire  attention;  tant 
on  est  accoutumé  aux  choses  étonnantes,  et 
même  à  celles  qu'on  ne  peut  concevoir! 
On  y  voit,  au  moment  que  j'écris  ceci ,  deux 
machines  portatives  séparées,  dont  Tune 
marche  ou  s'arrête  exactement  à  la  volonté 
de  celui  qui  fait  marcher  ou  arrêter  l'autre. 
J'y  ai  vu  une  tête  de  bois  qui  parloit ,  et  dont 
on  ne  parloit  pas  tant  que  de  celle  d'Albert  le 
grand.  J'ai  vu  même  une  chose  plus  surpre- 
nante ;  c'étoit  force  têtes  d'hommes ,  de  sa- 
vans,  d'académiciens,  quicouroientauxmi- 
Tacles  des  convulsions,  et  qui  en  revenoient 
tout  émerveillés. 

Avec  le  canon,  l'optique,  l'aimant,  le  ba- 
romètre, quels  prodiges  ne  fait-on  pas  chez 
les  ignorans!  Les  Européens,  avec  leurs 
arts,  ont  toujours  passé  pour  des  dieux  par- 
mi les  barbares.  Si,  dans  le  sein  même  des 
arts,  des  sciences  ,  des  collèges,  des  acadé- 
mies ,  si,  dans  le  milieu  de  l'Europe,  en 
France,  en  Angleterre,  un  homme  fût  ve- 
nu, le  siècle  dexnier,  armé  de  tous  les  mi» 


124  LETTRES 

racles  de  l'électricité,  que  nos  physiciens 
opèrent  aujourd  hui,  l'eût-on  brûlé  comme 
un  sorcier,  l'eût-on  suivi  comme  un  pro- 
phète ?  (*)  Il  est  à  présumer  qu'on  eût  fait 
l'un  ou  l'autre;  il  est  certain  qu'on  auroit  eu 
tort. 

Je  ne  sais  si  l'art  deguérir  est  trouvé ,  ni  s'il 
se  trouvera  jamais  :  ce  que  je  sais ,  c'est  qu'il 
n'estpashorsdela  nature.  Il  est  tout  aussi  na- 
turel qu'un  homme  guérisse ,  qu'il  l'est  qu'il 
tombe  malade  ;  et  il  peut  aussi  bien  guérir 
subitement  que  mourir  subitement.  Tout 
ce  qu'on  pourra  dire  de  certaines  guérisons, 
c'est  qu'elles  sont  surprenantes,  mais  non 
pas  qu'elles  sont  impossibles  :  comment 
prouverez-vous  donc  que  ce  sont  des  mira- 
cles? Il  y  a  pourtant,  je  l'avoue,  des  choses 
qui  m'étonneroient  fort,  si  j'en  étois  le  té- 
moin :  ce  ne  seroit  pas  tant  de  voir  marcher 
un  boiteux ,  qu'un  homme  qui  n'avoit  point 
de  jambes  ;  ni  de  voir  un  paralytique  mou- 
voir son  bras,    qu'un  homme  qui  n'en  a 

(  *  )  Si  l'homme  se  fût  tout-à-coup  éL  vé  dans  les 
eirs,  quel  secret  dans  les  mains  d'un  imposteur  ;  et 
cpel  plus  grand  miracle .'  (  G.  B.  ) 


CE     LA     MONTAGNE.  12$ 

qu'un  reprendre  les  deux.  Cela  me  frapperait 
encore  plus ,  je  l'avoue,  que  de  voir  ressusci- 
ter un  mort  ;  car  enfin  un  mort  peut  n'être 
pas  mort  (a).  Voyez  le  livre  de  M.  Bruiner. 

Au  reste,  quelque  frappant  que  pût  me 
paraître  un  pareil  spectacle ,  je  ne  voudrais 
pour  rien  au  monde  en  être  témoin;  car  que 
sais-je  ce  qu'il  en  pourroit  arriver?  Au  lieu 
de  me  rendre  crédule,  j'aurais  grand'peur 
qu'il  ne  me  rendît  que  fou  :  mais  ce  n'est 
pas  de  moi  qu'il  s'agit  :  revenons. 

On  vient  de  trouver  le  secret  de  ressusci- 
ter des  noyés  ;  on  a  déjà  cherché  celui  de 
ressusciter  les  pendus  :  qui  sait  si,  dans  d'au- 
tres genres  de  mort ,  on  ne  parviendra  pas 
à  rendre  la  vie  à  des  corps  qu'on  en  avoir 
crus  privés?  On  ne  savoir  jadis  ce  que  c'éroit 
que  d'abattre  la  cataracte  ;  c'est  un  jeu  main- 
îenanr  pour  nos  chirurgiens  :  qui  sait  s'il  n'y 
a  pas  quelque  secret  trouvable  pour  la  faire 
tomber  tour-d'un-coup?  qui  sait  si  le  pos- 
sesseur d'un  pareil  secret  ne  peut  pas  faire 

(a  )  Lazare  était  déjà  dans  la  terre.  Seroit-il  le 
premier  homme  qu'on  auroit  enterré  vivant?  Il 
y  était  depuis  quatre  jours.  Qui  les  a  comptés,  ce 
c'est  pas  Jésus  qui  étoit  absent.  Il  puait  de/a.  Qu'en 


126  LETTRES 

avec  simplicité  ce  qu'un  spectateur  ïgncn 
rant  va  prendre  pour  un  miracle,  et  ce 
qu'un  auteur  prévenu  peut  donner  pour 
tel  (a)?  Tout  cela  nest  pas  vraisemblable; 

savez-vous?Sa  sœur  le  dit  :  voilà  toute  la  preuve.- 
L'effroi,  le  dégoût  en  eût  fait  dire  autant  à  toute 
autre  femme ,  quand  même  cela  n'eût  pas  été  vrai. 
Jésus  ne  fait  que  Vappeller ,  et  il  sort.  Prenez  garde 
de  mal  raisonner.  Il  s'agissoitdel'impossibilité  phy- 
sique; elle  n'y  est  plus.  Jésus  faisoit  bien  plus  de 
façons  dans  d'autres  cas  qui  n'étoient  pas  plus  dif- 
ficiles :  voyez  la  note  qui  suit.  Pourquoi  cette  dif- 
férence ,  si  tout  étoit  également  miraculeux?  Ceci 
peut  être  une  exagération  ,  et  ce  n'est  pas  la  plus 
forte  que  saint  Jean  ait  faite  ;  j'en  atteste  le  der- 
nier verset  de  son  évangile. 

(a)  On  voit  quelquefois  ,  dans  le  détail  des  faits 
rapportés ,  une  gradation  qui  ne  convient  point  à 
une  opération  surnaturelle.  On  présente  à  Jésus 
un  aveugle.  Au  lieu  de  le  guérir  à  l'instant,  il 
l'emmené  hors  de  la  bourgade  ;  là  il  oint  ses  yeux 
de  salive,  il  pose  ses  mains  sur  lui,  après  quoi 
il  lui  demande  s'il  voit  quelque  chose.  L'aveugle 
répond  qu'il  voit  marcher  des  hommes  qui  lui  pa- 
roissent  comme  des  arbres  ;  sur  quoi ,  jugeant  que 
îa  première  opération  n'est  pas  suffisante ,  Jésus  la 
recommence ,  et  enfin  l'homme  guérit. 

Une  autre  fois,  au  lieu  d'employer  de  la  salive 
pure,  il  la  délaie  avec  de  la  terre. 


DELA     MONTAGNE.  127 

soit  :  mais  nous  n'avons  point  de  preuve 
que  cela  soit  impossible,  et  c'est  de  l'im- 
possibilité' physique  qu'il  s'agit  ici.  Sans  ce- 
la ,  Dieu,  déployant  à  nos  yeux  sa  puissance , 
n'auroitpu  nous  donner  que  des  signes  vrai- 
semblables, de  simples  probabilités;  et  il 
arriveroit  de  là  quelautorité  des  miracles  n'é- 
tant fondée  que  sur  l'ignorance  de  ceux  pour 
qui  ils  auroient  été  faits,  ce  qui  seroit  mi- 
raculeux pour  un  siècle  ou  pour  un  peuple 
ne  le  seroit  plus  pour  d'autres  ;  de  sorte  que 
la  preuve  universelle  étant  en  défaut,  le  sys- 
tème établi  sur  elle  seroit  détruit.  Non, 
donnez-moi  des  miracles  qui  demeurent  tels, 
quoi  qu'il  arrive,  dans  tous  les  temps  et 


Or  je  demande  :  A  quoi  bon  tout  cela  pour  un  mi- 
racle? La  nature  dispute-t-elle  avec  son  maître? 
A-t-il  besoin  d'effort,  d'obstination,  pour  se  faire 
obéir?  A-t-il  besoin  de  salive,  de  terre,  d'in^ré- 
diens  ?  A-t-il  même  besoin  de  parler ,  et  ne  suf- 
fit-il pas  qu'il  veuille?  Ou  bien  osera-t-on  dire  que 
Jésus ,  sûr  de  son  fait,  ne  laisse  pas  d'user  d'un  petit 
manège  de  charlatan,  comme  pour  se  faire  valoir 
davantage  et  amuser  les  spectateurs  ?  Dans  le 
système  de  vos  messieurs,  il  faut  pourtant  l'un 
gu  l'autre.  Choisissez. 


128  tETTftfiS 

dans  tous  les  lieux.  Si  plusieurs  de  ceux  qUÎ 
sont  rapportés  dans  la  bible  paroissent  être 
dans  ce  cas ,  d'autres  aussi  paroissent  ny 
pas  être,  Réponds-moi  donc,  théologien; 
prétends-tu  que  je  passe  le  tout  en  bloc,  ou 
si  tu  me  permets  le  triage  ?  Quand  tu  auras 
décidé  ce  point ,  nous  verrons  après. 

Remarquez  bien,  monsieur,  qu'en  sup- 
posant tout  au  plus  quelque  amplification 
dans  les  circonstances,  je  n  établis  aucun 
doute  sur  le  fond  de  tous  les  faits.  C'est  ce 
que  j'ai  déjà  dit,  et  qu'il  n  est  pas  superflu 
de  redire.  Jésus,  éclairé  de  l'esprit  de  Dieu, 
avoit  des  lumières  si  supérieures  à  celles  de 
ses  disciples,  qu'il  n'est  pas  étonnant  qu'il 
ait  opéré  des  multitudes  de  choses  extraor- 
dinaires où  l'ignorance  des  spectateurs  a  vu 
le  prodige  qui  n'y  étoit  pas.   A  quel  point, 
en  vertu  de  ces  lumières ,  pou  voit-il  agir  par 
des  vojes  naturelles,   inconnues  à  eux  et  à 
pou  s  (a)  ?  Voilà  ce  que  nous  ne  savons  point , 


(a)  Nos  hommes  de  Dieu  veulent  à  toute  force 
que  j'aie  fait  de  Jésus  un  imposteur.  Ils  s'échauffent 
pour  répondre  à  cette  indigne  accusation,  afin 
qu'on  pense  que  je  l'ai  faite  ;  ils  la  supposent  avec 


et 


DE.    1A     MONTAGNE.  Ï2Q 

et  ce  que  nous  ne  pouvons  savoir.  Les  spec- 
tateurs des  choses  merveilleuses  sont  natu- 
rellement portés  à  les  décrire  avec  exagéra- 
tion. Là-dessus  on  peut,  de  nés  bonne  foi, 
s'abuser  soi-même  en  abusant  les  autres  : 
pour  peu  qu'un  fait  soit  au-dessus  de  nos 
lumières,  nous  le  supposons  au-dessus  de 
la  raison,  et  l'esprit  voit  enfin  du  prodige  où 
le  cœur  nous  fait  désirer  fortement  d'en 
Voir. 

Les  miracles  sont,  comme  j'ai  dit,  les 
preuves  des  simples,  pour  qui  les  lois  de  la 
nature  forment  un  cercle  très  étroit  autour 
d'eux.  Mais  la  sphère  s'étend  à  mesure  que 
les  hommes  s'instruisent,  et  qu'ils  sentent 
combien  il  leur  reste  encore  à  savoir.  Le 
grand  physicien  voit  si  loin  les  bornes  de 
cette  sphère,  qu'il  ne  saurait  discerner  un 
miracle  au-delà.   Cela  ne  se  peut  est  un  mot 


un  air  de  certitude  ;  ils  y  insistent ,  ils  y  reviennent 
affectueusement.  Ah!  si  ces  doux  chrétiens  pou- 
voient  m'arracher  à  la  fin  quelque  blasphème, 
quel  triomphe  !  quel  contentement  !  quelle  édifica- 
tion pour  leurs  charitables  âmes  !  avec  quelle  sainte 
joie  ils  apporteroient  les  tisons  allumés  au  feu  de 
leur  zèle,  pour  embraser  mon  bûcher.' 
Tome  9.  I 


j3o  lettres 

qui  sort  rarement  de  la  bouche  des  sages  ; 

ils  disent  plus  fréquemment  je  ne  sais. 

Que  devons-nous  donc  penser  de  tant  de 
miracles  rapportés  par  des  auteurs  véridi- 
ques,  je  n  en  doute  pas,  mais  d  une  si  crasse 
ignorance,  et  si  pleins  d'ardeur  pour  la 
gloire  de  leur  maître?  Faut-il  tous  les  ad- 
mettre?  Je  l'ignore  (a).   Nous  devons  les 


(a)  Il  y  en  a  dans  l'évangile  qu'il  n'est  pas  pos- 
sible de  prendre  au  pied  de  la  lettre  sans  renoncer 
au  Consens.  Tels  sont,  par  exemple,  ceux  des 
possédés.  On  reconnoltle  diable  à  son  œuvre,  et 
les  vrais  possédés  sont  les  médians  ;  la  raison  n'en 
reconnoîtra  jamais  d'autres.  Mais  passons  :  voici 

plus. 
Jésus  demande  à  un  grouppe  de  démons  comment 

il  s'appelle.   Quoi  !  les  démons  ont  des  noms  ?  les 

ançes  ont  des  noms  ?  les  purs  esprits  ont  des  noms? 

Sans  doute  pour  s'entre  appeller  entre  eux  ,  ou 
pour  entendre  quand  Dieu  les  appelle?  Mais  qui 
leur  a  donné  ces  noms?  En  quelle  langue  en  sont 
les  mots?  Quelles  sont  les  bouches  qui  prononcent 
ces  mots,  les  oreilles  que  leur  sons  frappent?  Ce 
nom  c'est  Légion  ,  car  ils  sont  plusieurs  ,  ce  qu'ap- 
paremment Jésus  ne  savoir  pas.  Ces  anges  ,  ces 
intelligences  sublimes  dans  le  mal  comme  dans 
le  bien,  ces  êtres  célestes  qui  ont  pu  se  révolte? 


DE     LA     MONTAGNE.  \Zl 

Respecter  sans  prononcer  sur  leur  nature 
dussions-nous  être  cent  fois  décrétés.  Car 
enfin  l'autorité  des  lois  ne  peut  s'étendre 
jusqua  nous  forcer  de  mal  raisonner;  et 
c'est  pourtant  ce  qu'il  faut  faire  pour  trou- 
ver nécessairement  un  miracle  où  la  raison 
ne  peut  voir  qu'un  fait  étonnant. 

Quand  il  seroit  vrai  que  les  catholiques 
ont  un  moyen  sûr  pour  eux  de  faire  cette 
distinction,  que  s'ensuivroit-il  pour  nous? 
Dans  leur  système,  lorque  l'église  une  fois 
reconnue  a  décidé  qu'un  tel  fait  est  un  mi- 
racle, il  est  un  miracle;  car  l'église  ne  peut 
se  tromper  Mais  ce  n'est  pas  aux  catholi- 


contre  Dieu ,  qui  osent  combattre  ses  décrets  éter- 
nels ,  se  logent  en  tas  dans  le  corps  d'un  homme  : 
forcés  d'abandonnerce  malheureux,  ils  demandent 
de  se  jeter  dans  un  troupeau  de  cochons  ;  ils  l'ob- 
tiennent ,  et  ces  cochons  se  précipitent  dans  la 
mer.  Et  ce  sont  là  les  augustes  preuves  de  la  m's- 
sion  du  rédempteur  du  genre  humain,  les  preuves 
qui  doivent  l'attester  à  tous  les  peuples  de  tous 
les  âges,  et  dont  nul  ne  sauroit  douter  ,  sous 
peine  de  damnation  !  Juste  Dieu  !  la  tête  tourne  ; 
on  ne  sait  où  l'on  est.  Ce  sont  donc  là  ,  messieurs  , 
les  fondemens  de  votre  foi?  La  mienne  en  a  de 
plus  sûrs,  ce  me  semble. 

I  a 


j32  £  E  T  T  R  E  s 

ques  que  j'ai  à  faire  ici,  c'est  aux  réformes. 
Ceux-ci  ont  très  bien  réfuté  quelques  parties 
de  la  profession  de  foi  du  vicaire,  qui,  n'é- 
tant  écrite  que  contre  l'église  romaine,  ne 
pouvoit  ni  ne  devoit  rien  prouver  contre 
eux.    Les  catholiques  pourront  de  même 
réfuter  aisément  ces  lettres,  parceque  je 
n  ai  point  à  faire  ici  aux  catholiques,  et  que 
nos  principes  ne  sont  pas  les  leurs.  Quand 
il  s'agit  de  montrer  que  je  ne  prouve  pas  ce 
que  je  n'ai  p'as  voulu  prouver,  c'est  là  que 
mes  adversaires  triomphent. 

De  tout  ce  que  je  viens  d'exposer ,  je  con- 
clus que  les  faits  les  plus  attestés,  quand 
même  on  les  admettroit  dans  toutes  leurs 
circonstances,  ne  prouveroient  rien,  et 
qu'on  peut  même  y  soupçonner  de  l'exagé- 
ration dans  les  circonstances,  sans  inculper 
la  bonne  foi  de  ceux  qui  les  ont  rapportés. 
Les  découvertes  continuelles  qui  se  font 
dans  les  lois  de  la  nature,  celles  qui  proba- 
blement se  feront  encore  ,  celles  qui  reste- 
ront toujours  à  faire;  les  progrès  passés, 
présents,  et  futurs,  de  l'industrie  humaine; 
les  diverses  bornes  que  donnent  les  peuples 
à  Tordre  des  possibles,  selon  qu'ils  sont  plus 


DE     LA     MONTAGNE,  l53 

bu  moins  éclairés;  tout  nous  prouve  que 
nous  ne  pouvons  connoître  ces  bornes.  Ce- 
pendant il  faut  qu'un  miracle,  pour  être 
vraiment  tel,  les  passe.  Soit  donc  qu'il  y  ait 
des  miracles,  soit  qu'il  n'y  en  ait  pas,  il  est 
impossible  au  sage  de  s  assurer  que  quelque 
fait  que  ce  puisse  être  en  est  un. 

Indépendamment  des  preuves  de  cette 
impossibilité  que  je  viens  d'établir,  j'en  vois 
une  autre  non  moins  forte  dans  la  supposi- 
tion même  :  car,  accordons  qu'il  y  ait  de 
vrais  miracles  ;  de  quoi  nous  serviront -ils 
s'il  y  a  aussi  de  faux  miracles ,  desquels  il 
est  impossible  de  les  discerner?  Et  faites 
bien  attention  que  je  n'appelle  pas  ici  faux 
miracle ,  un  miracle  qui  n'est  pas  réel ,  mais 
un  acte  bien  réellement  surnaturel,  fait 
pour  soutenir  une  fausse  doctrine.  Comme 
le  mot  de  miracle  en  ce  sens  peut  blesser  les 
oreilles  pieuses,  employons  un  autre  mot, 
et  donnons -lui  le  nom  de  prestige  :  mai* 
souvenons-nous  quil  est  impossible  aux 
sens  humains  de  discerner  un  prestige  d'un 
miracle. 

La  même  autorité  qui  atteste  les  mira- 
cles atteste  aussi  les  prestiges ,  et  cette  au- 

13 


j54  LETTRES 

torité  prouve  encore  que  l'apparence  des 
prestiges  ne  diffère  en  rien  de  celle  des  mi- 
racles. Comment  donc  distinguer  les  uns 
cïes  autres?  et  que  peut  prouver  le  miracle , 
si  celui  qui  le  voit  ne  peut  discerner  par  au- 
cune marque  assurée  et  tirée  de  la  chose 
même,  si  c'est  l'œuvre  de  Dieu ,  ou  si  c'est 
l'œuvre  du  démon?  Il  faudroit  un  second 
miracle  pour  certifier  le  premier, 

Quand  Aaron  jeta  sa  verge  devant  Pha- 
raon et  qu'elle  fut  changée  en  serpent,  les 
magiciens  jetèrent  aussi  leurs  verges,   et 
elles  furent  changées  en  serpens.  Soit  que 
ce  changement,  fût   réel   des  deux  côtés , 
comme  il  est  dit  dans  l'écriture,  soit  qu'il 
n'y  eût  de  réel  que  le  miracle  d' Aaron  et  que 
le  prestige  des  magiciens  ne  fût  qu'appa- 
rent, comme  le  disent  quelques  théologiens, 
il  n'importe;  cette  apparence  étoit  exacte- 
ment la  même;  l'Exode  n'y  remarque  au- 
•cune  différence  ;  et  s'il  y  en  eût  eu ,  les  ma- 
giciens se  seroient  gardés  de  s'exposer  au 
parallèle;  ou  s'ils  l'avoient  fait,  ils  auroient 
été  confondus. 

Or  les  hommes  ne  peuvent  juger  des  mi- 
-  racles  que  par  leurs  sens  ;  et  si  la  sensation 


DE     LA      M   O   N  T  A   G   N  E.  l55 

est  la  même,  la  différence  réelle,  qu'ils  ne 
peuvent  appercevoir,  n'est  rien  pour  eux. 
Ainsi  le  signe,  comme  signe,  ne  prouve  pas 
plus  d'un  côté  que  de  l'autre,  et  le  prophète 
en  ceci  n'a  pas  plus  davantage  que  le  ma- 
gicien. Si  c'est  encore  là  de  mon  beau  style, 
convenez  qu'il  en  faut  un  bien  plus  beau 
pour  le  réfuter. 

Il  est  vrai  que  le  serpent  d' Aaron  dévora 
les  serpens  des  magiciens.  Mais,  forcé  d'ad- 
mettre une  fois  la  magie,  Pharaon  put  fort 
bien  n'en  conclure  autre  chose ,  sinon 
qu' Aaron  étoit  plus  habile  qu'eux  dans  cet 
art;  c'est  ainsi  que  Simon,  ravi  des  choses 
que  faisoit  Philippe,  voulut  acheter  des 
apôtres  le  secret  d'en  faire  autant  qu'eux. 

D'ailleurs ,  l'infériorité  des  magiciens 
étoit  due  à  la  présence  d' Aaron.  Mais  Aa- 
ron absent,  eux  faisant  les  mêmes  signes 
avoient  droit  de  prétendre  à  la  même  auto- 
rité. Le  signe  en  lui-même  ne  prouvoit 
donc  rien. 

Quand  Moïse  changea  l'eau  en  sang,  les 
magiciens  changèrent  l'eau  en  sang  :  quand 
Moïse  produisit  des  grenouilles,  les  ma- 
giciens  produisirent    des    grenouille?.    Ils 

i  4 


!j36  LETTRES 

échouèrent  à  la  troisième  plaie:  maïs  te- 
nons-nous aux  deux  premières  dont  Dieu 
même  avoit  fait  la  preuve  du  pouvoir  di- 
vin (a).  Les  magiciens  firent  aussi  cette 
preuve  là. 

Quant  à  la  troisième  plaie  qu'ils  ne  pu-* 
rent  imiter ,  on  ne  voit  pas  ce  qui  la  rendoit 
si  difficile ,  au  point  de  marquer  que  le  doigt 
de  Dieu  étoit  là.  Pourquoi  ceux  qui  purent 
produire  un  animal,  ne  purent-ils  produire 
un  insecte?  et  comment,  après  avoir  fait 
des  grenouilles,  ne  purent -ils  faire  des 
poux?  S'il  est  vrai  quil  n'y  ait  dans  ces 
choses-là  que  le  premier  pas  qui  coûte, 
c  étoit  assurément  s'arrêter  en  beau  che- 
min. 

Le  même  Moïse ,  instruit  par  toutes  ces. 
expériences,  ordonne  que  si  un  faux  pro- 
phète vient  annoncer  d'autres  dieux,  c'est- 
à-dire  une  fausse  doctrine ,  et  que  ce  faux 
prophète  autorise  son  dire  par  des  prédic- 
tions ou  des  prodiges  qui  réussissent ,  il  ne 
faut  point  l'écouter,  mais  le  mettre  à  mort. 
On  peut  donc  employer  de  vrais  signes  en 


(a)  Exode  VII,  17. 


DE     LA     MONTAGNE.  10  7 

faveur  d'une  fausse  doctrine,  un  signe  en 
lui-même  ne  prouve  donc  rien. 

La  même  doctrine  des  signes,  par  des 
prestiges,  est  établie  en  mille  endroits  de 
fécriture.  Bien  plus  ;  après  avoir  déclaré 
qu'il  ne  fera  point  des  signes,  Jésus  an- 
nonce de  faux  Christs  qui  en  feront;  il  dit 
tpiils  feront  de  grands  signes,  des  miracles 
capables  de  séduire  les  élus  mêmes,  s'il  étoit 
possible  (a).  Ne  seroit-on  pas  tenté,  sur  ce 
langage,  de  prendre  les  signes  pour  des 
preuves  de  fausseté? 

Quoi  !  Dieu  ,  maître  du  choix  de  ses  preu- 
ves, quand  il  veut  parler  aux  hommes,  choi- 
sit par  préférence  celles  qui  supposent  des 
connoissances  qu'il  sait  qu'ils  n'ont  pas  !  Il 
prend  pour  les  instruire  la  môme  voie  qu'il 
sait  que  prendra  le  démon  pour  les  trom- 
per !  Cette  marche  seroit-elle  donc  celle  de 
la  divinité  ?  Se  pourroit-il  que  Dieu  et  le 
diable  suivissent  la  même  route  ?  Voilà  ce 
que  je  ne  puis  concevoir. 

Nos  théologiens,  meilleurs  raisonneurs, 
mais  de  moins  bonne  foi  que  les  anciens, 


{a)  Matth,  XXIV,  24  ;  Marc  XIII,  22. 


l38  LETTRÉS 

sont  fort  embarrassés  de  cette  magie  :  ils 
voudraient  bien  pouvoir  tout-à-fait  s'en  dé- 
livrer, mais  ils  n  osent  ;  ils  sentent  que  la 
nier  seroit  nier  trop.  Ces  gens,  toujours  si 
décisifs,  changent  ici  de  langage;  ils  ne  la 
nient,  ni  ne  l'admettent  :  ils  prennent  le 
parti  de  tergiverser,  de  chercher  des  faux* 
fuyans  ;  à  chaque  pas  ils  s'arrêtent  ;  ils  ne 
savent  sur  quel  pied  danser. 

Je  crois,  monsieur,  vous  avoir  fait  sentir 
où  gît  la  difficulté.  Pour  que  rien  ne  man- 
que à  sa  clarté,  la  voici  mise  en  dilemme. 

Si  Ton  nie  les  prestiges,  on  ne  peut  prou- 
ver les  miracles  ,  parceque  les  uns  et  les  au- 
tres sont  fondés  sur  la  même  autorité. 

Et,  si  Ton  admet  les  prestiges  avec  les  mi- 
racles, on  n'a  point  de  règle  sûre,  précise 
et  claire,  pour  distinguer  les  uns  des  au- 
tres :  ainsi  les  miracles  ne  prouvent  rien. 

Je  sais  bien  que  nos  gens,  ainsi  pressés, 

reviennent  à  la  doctrine  :  mais  ils  oublient 

bonnement  que  ,  si  la  doctrine  est  établie, 

e  miracle  est  superflu  ;  et.  que  si  elle  ne  lest. 

pas,  elle  ne  peut  rien  prouver. 

Ne  prenez  pas  ici  le  change,  je  vous  sup- 
plie ;  et  de  ce  que  je  n'ai  pas  regardé  les  rai- 


DE     LA      MONTAGNE.  iSo, 

racles  comme  essentiels  au  christianisme, 
n'allez  pas  conclure  que  j'ai  rejeté  les  mi- 
racles. Non,  monsieur,  je  ne  les  ai  rejetés 
ni  ne  les  rejette  :  si  j'ai  dit  des  raisons  pour 
en  douter,  je  n'ai  point  dissimulé  les  rai- 
sons d'y  croire.  Il  y  a  une  grande  différence 
entre  nier  une  chose  et  ne  la  pas  affirmer, 
entre  la  rejeter  et  ne  pas  l'admettre  ;  et  j'ai 
si  peu  décidé  ce  point,  que  je  défie  qu'on 
trouve  un  seul  endroit  dans  tous  mes  écrits 
où  je  sois  affirmatif  contre  les  miracles. 

Eh  !  comment  laurois-je  été  malgré  mes 
propres  doutes ,  puisque  par-tout  où  je  suis, 
quant  à  moi,  le  plus  décidé  ,  je  n'affirme 
rien  encore.  Voyez  quelles  affirmations  peut 
faire  un  homme  qui  parle  ainsi  dès  sa  pré- 
face (a): 

«  A  l'égard  de  ce  qu'on  appellera  la  partie 
ce  systématique  ,  qui  n'est  autre  chose  ici 
«  que  la  marche  de  la  nature,  c'est  là  ce  qui 
ce  déroutera  le  plus  les  lecteurs  ;  c'est  aussi 
«  par  là  qu'on  m'attaquera  sans  doute,  et 
ce  peut-être  n'aura-t-on  pas  tort.  On  croira 
ce  moins  lire  un  traité  d'éducation,  que  les 

(e)  Préface  d'Emile,  p.  m, 


"î^O  LETTRE» 

ce  rêveries  d'un  visionnaire  sur  l'éducation* 
«  Qu'y  faire  ?  Ce  n'est  pas  sur  les  idées  d'au- 
ce  trui  que  j'écris  ,  c'est  sur  les  miennes.  Je 
ce  ne  vois  point  comme  les  autres  hommes  ; 
ce  il  y  a  long-temps  qu'on  me  Ta  reproché. 
«c  Mais  dépend-il  de  moi  de  me  donner  d'au- 
ce  très  yeux,  et  de  m'affecter  d'autres  idées? 
ce  Non  ;  il  dépend  de  rnoi  de  ne  point  abon- 
cc  der  dans  mon  sens ,  de  ne  point  croire  être 
ce  seul  plus  sage  que  tout  le  monde  ;  il  dé- 
«  pend  de  moi  ,  non  de  changer  de  senti- 
ce  ment,  mais  de  me  défier  du  mien  :  voilà 
ce  tout  ce  que  je  puis  faire  ,  et  ce  que  je  fais. 
ce  Que  si  je  prends  quelquefois  le  ton  affir- 
ce  matif ,  ce  iï  est  point  pour  en  imposer  au 
ce  lecteur  ;  c'est  pour  lui  parler  comme  je 
ec  pense.  Pourquoi  proposerois-je  par  forme 
te  de  doute  ce  dont ,  quant  à  moi ,  je  ne 
ce  doute  point?  Je  dis  exactement  ce  qui  se 
<e  passe  dans  mon  esprit. 

ce  En  exposant  avec  liberté  mon  senti- 
ce  ment,  j'entends  si  peu  qu'il  fasse  autori- 
se té ,  que  j'y  joins  toujours  mes  raisons  , 
ce  afin  qu'on  les  pesé  ,  et  qu'on  me  juge. 
ce  Mais  quoique  je  ne  veuille  point  m'obsti- 
cc  ner  à  défendre  mes  idées ,  je  ne  me  crois 


DE      LA     MONTAGNE.  l^X 

<c  pas  moins  obligé  de  les  proposer  ;  car  les 
«  maximes  sur  lesquelles  je  suis  d'un  avis 
ce  contraire  à  celui  des  autres ,  ne  sont  point 
ce  indifférentes  :  ce  t>ont  de  celles  dont  la  vé- 
cc  rite  ou  la  fausseté  importe  à  connoitre, 
ce  et  qui  font  le  bonheur  ou  le  malheur  du 
<c  genre  humain.  » 

Un  auteur  qui  ne  sait  lui-même  s'il  n'est 
point  dans  l'erreur,  qui  craint  que  tout  ce 
qu'il  dit  ne  soit  un  tissu  de  rêveries  ,  qui ,  ne 
pouvant  changer  de  sentimens,  se  délie  du 
sien,  qui  ne  prend  point  le  ton  affirmatif 
pour  le  donner,  mais  pour  parler  comme  il 
pense,  qui ,  ne  voulant  point  faire  autorité, 
dit  toujours  ses  raisons  afin  qu'on  le  juge, 
et  qui  même  ne  veut  point  s'obstiner  à  dé- 
fendre ses  idées  ;  un  auteur  qui  parle  ainsi  à 
la  tête  de  son  livre,  y  veut-il  prononcer  des 
oracles  ?  veut-il  donner  des  décisions?  et ,  par 
cette  déclaration  préliminaire  ,  ne  met-il 
pas  au  nombre  des  doutes  ses  plus  fortes 
assertions? 

Et  qu'on  ne  dise  point  que  je  manque  à 
mes  engagemens  en  m'obstinant  à  défendre 
ici  mes  idées  ;  ce  seroitle  comble  de  l'injusti- 
ce. Cenesontpoint  mesidées  que  jedéfends? 


1^2  LETTRES 

c'est  nia  personne.  SiTon  n'eût  attaqué  que 
rues  livres ,  j  aurois  constamment  gardé  le 
silence,  c  étoit  un  point  résolu.  Depuis  ma 
déclaration,  faite  en  1763,  m'a-t-on  vu  ré- 
pondre à  quelqu'un ,  ou  me  taisois-je  faute 
d  agresseurs?  Mais  quand  on  me  poursuit, 
quand  on  me  décrète,  quand  on  me  désho- 
nore pour  avoir  dit  ce  que  je  n'ai  pas  dit, 
il  faut  bien,  pour  me  défendre,  montrer 
oue  je  ne  lai  pas  dit.  Ce  sont  mes  ennemis 
qui,  malgré  moi,  me  remettent  la  plume  à  la 
main.  Eh  !  qu'ils  me  laissent  en  repos,  et  j'y 
laisserai  le  public  ;  j'en  donne  de  bon  cœur 
ma  parole. 

Ceci  sert  déjà  de  réponse  à  l'objection  ré- 
torsive  que  j'ai  prévenue,  de  vouloir  faire 
moi-même  le  réformateur  en  bravant  les 
opinions  de  tout  mon  siècle;  car  rien  n'a 
moins  l'air  de  bravade  qu'un  pareil  langage, 
et  ce  n'est  pas  assurément  prendre  un  ton 
de  prophète  que  de  parler  avec  tant  de  cir- 
conspection. J  ai  regardé  comme  un  devoir 
de  dire  mon  sentiment  en  choses  importan- 
tes et  utiles;  mais  ai-je  dit  un  mot,  ai-je  fait 
un  pas ,  pour  le  faire  adopter  à  d'autres  ? 
quelqu'un  a-t-il  vu  dans  ma  conduite  l'air 


D   E     LA     MONTAGNE.  1 43» 

d'un  homme  qui  cherchoit  à  se  faire  des 
sectateurs  ? 

En  transcrivant  l'écrit  particulier  qui  fait 
tant  d'imprévus  zélateurs  de  la  foi ,  j'avertis 
encore  le  lecteur  qu'il  doit  se  défier  de  mes 
jugemens;  que  c'est  à  lui  de  voir  s'il  peut 
tirer  de  cet  écrit  quelques  réflexions  utiles; 
que  je  ne  lui  propose  ni  le  sentiment  d'au- 
trui  ni  le  mien  pour  règle ,  que  je  le  lui  pré- 
sente à  examiner  (a). 

Et  lorsque  je  reprends  la  parole ,  voici  ce 
que  j  ajoute  encore  à  la  fin  : 

«  J'ai  transcrit  cet  écrit,  non  comme  une 
ce  règle  des  sentimens  qu'on  doit  suivre  en 
ce  matière  dereligion,  mais  comme  un  exem- 
«  pie  de  la  manière  dont  on  peut  raisonner 
ce  avec  son  élevé  pour  ne  point  s'écarter  de 
ce  la  méthode  que  j'ai  tâché  d'établir.  Tant 
ce  qu'on  ne  donne  rien  à  l'autorité  des  hom- 
ce  mes  ni  aux  préjugés  des  pays  où  l'on  est 
ce  né  ,  les  seules  lumières  de  la  raison  ne 
«  peuvent,  dans  l'institution  de  la  nature, 
ce  nous  mener  plus  loin  que  la  religion  na- 
<c  turelle,  et  c'est  à  quoi  je  me  borne  avec 


(a)  Emile,  t.  II,  p.  36o  de  la  première  édition. 


^44  UTTSES 

ce  mon  Emile.  S'il  doit  en  avoir  une  autre, 
ce  je  nai  plus  en  cela  le  droit  d'être  son  gui- 
ce  de;  c'est  à  lui  seul  de  la  choisir  (a).  » 

Quel  est.  après  cela  l'homme  assez  impru- 
dent pour  m'oser  taxer  d'avoir  nié  les  mi* 
rades,  qui  ne  sont  pas  même  niés  dans  cet 
écrit?  Je  n'en  ai  pas  parlé  ailleurs  (b). 

Quoi!  pareeque  l'auteur  d'un  écrit  pu- 
blié par  r-n  autre  y  introduit  un  raisonneur 
qu'il  désapprouve  (c) ,  et  qui,  dans  une  dis- 
pute, rejette  les  miracles,  il  s'ensuit  delà 
que  non  seulement  l'auteur  de  cet  écrit, 
mais  l'éditeur,  rejette  aussi  les  miracles? 
Quel  tissu  de  témérités  !  Qu'on  se  permette 
de  telles  présomptions  dans  la  chaleur 
d'une  querelle  littéraire ,  cela  est  très  blâma- 
ble et  trop  commun  :  mais  les  prendre  pour 
des  preuves  dans  les  tribunaux  ;  voilà  une 
jurisprudence  à  faire  trembler  l' homme  le 


(a)  Emile,  t.  III,  p.  204. 

(è)  J'en  ai  parlé  depuis  dans  ma  lettre  à  M.  de 
Beaumont  ;  mais  outre  qu'on  n'a  rien  dit  sur  cette 
lettre,  ce n'estpassurce  qu'elle  contient  qu'on  peut 
fonder  les  procédures  faites  ayant  qu'elle  ait  paru. 

(c)  Emile;  t.  III,p..i5u 

plu$ 


DE     LA     MONTAGNE.  1^5 

plus  juste  et  le  plus  ferme  ,  qui  a  le  malheur 
de  vivre  sous  de  pareils  magistrats. 

L'auteur  de  la  profession  de  foi  fait  des 
objections  tant  sur  futilité  que  sur  la  réalité 
des  miracles ,  mais  ces  objections  ne  sont 
point  des  négations.  Voici  là-dessus  ce  qu'il 
dit  de  plus  fort  :  «  C'est  Tordre  inaltérable 
«  de  la  nature  qui  montre  le  mieux  l'Être 
«  suprême.  S'il  arrivait  beaucoup  d'excep- 
cc  tions,  je  ne  saurois  plus  qu'en  penser;  et 
ce  pour  moi,  je  crois  trop  en  Dieu  pour  croire 
ce  à  tant  de  miracles  si  peu  dignes  de  lui.  » 

Or,  je  vous  prie,  qu'est-ce  que  cela  dit? 
Qu'une  trop  grande  multitude  de  miracles 
les  rendraient  suspects  à  l'auteur  ;  qu'il  n'ad- 
met point  indistinctement  toute  sorte  de 
miracles  ,  et  que  sa  foi  en  Dieu  lui  fait 
rejeter  tous  ceux  qui  ne  sont  pas  dignes  de 
Dieu.  Quoi  donc  !  celui  qui  n'admet  pas 
tous  les  miracles ,  rejette  t-il  tous  les  mira- 
cles? et  faut-il  croire  à  tous  ceux  de  la  lé- 
gende ,  pour  croire  l'ascension  de  Christ? 

Pour  comble,  loin  que  les  doutes  conte i 
nus  dans  cette  seconde  partie  de  la  Dro- 
fession  de  foi  puissent  être  pris  jour  des  né 
gâtions,  les  négations,  au  contraire,  qu'elle 

Tome  9.  K 


l46  LETTRES 

peut  contenir  ne  doivent  être  prises  que 
pour  des  doutes.   C'est  la  déclaration  de 
fauteur  en  la  commençant,  sur  les  senti- 
mens  qu  il  va  combattre.  Ne  donnez,  dit-il, 
à  mes  discours  que  l'autorité  de  la raison, 
'f  ignore  si  je  suis  dans  ï erreur.  Il  est  difficile, 
quand  on  discute,  de  ne  pas  prendre  quelque- 
fois  le  ton  affirmatif;  mais  souvenez-vous 
qu'ici  toutes  mes  affirmations  ne  sont  que  des 
raisons  de  douter  (a).  Peut-on  parler  plus 
positivement  ? 

Quant  à  moi,  je  vois  des  faits  attestes 
dans  les  saintes  écritures  :  cela  suffit  pour 
arrêter  sur  ce  point  mon  jugement.    S  ils 
étaient  ailleurs,  je  les  rejetterois  ces  buts, 
ou  je  leur  ôterois  le  nom  de  miracles  ;  mais 
pareequils  sont  dans  récriture  ,  je  ne  les 
rejette  point.  Je  ne  les  admets  pas  non  plus , 
pareeque  ma  raison  s'y  refuse,  et  que  ma 
décision  sur  cet  article  n'intéresse  point 
mon  salut.  Nul  chrétien  judicieux  ne  peut 
croire  que  tout  soit  inspiré  dans  la  Bible, 
jusqu'aux  mots  et  aux  erreurs.  Ce  qûon 
doit  croire  inspiré  est  tout  ce  qui  tient  a  nos 

ta)  Emile  ,  t.  III,  p.  iS*-dela  première  édition, 


DE     LA     MONTAGNE.  \Lj 

devoirs;  car  pourquoi  Dieu  auroit-il  inspiré 
le  reste?  Or  la  doctrine  des  miracles  ny  tient 
nullement;  c'est  ce  que  je  viens  de  prouver.. 
Ainsi  le  sentiment  qu  on  peut  avoir  en  cela 
n'a  nul  trait  au  respect  qu'on  doit  aux  livres 
sacrés. 

D'ailleurs, il  estimpossibleauxhommesde 
s'assurer  que  quelque  fait  que  ce  puisse  être 
est  un  miracle  (a)  ;  c'est  encore  ce  que  j'ai 
prouvé.  Donc ,  en  admettant  tous  les  faits 
contenus  dans  la  Bible,  on  peut  rejeter  les 
miracles  sans  impiété,  et  même  sans  incon- 
séquence. Je  n'ai  pas  été  j risques  là. 

Voilà  comment  vos  messieurs  tirent  des 
miracles,  qui  ne  sont  pas  certains ,  qui  ne 
sont  pas  nécessaires ,  qui  ne  prouvent  rien , 
et  que  je  n'ai  pas  rejetés  ,  la  preuve  évidente 


(a)  Si  ces  messieurs  disent  que  cela  est  décidé 
dans  l'écriture,  et  que  je  dois  reconnoître  pour 
miracle  ce  qu'elle  me  donne  pour  tel  ;  je  réponds 
que  c'est  ce  qui  est  en  question,  et  j'ajoute  que 
ce  raisonnement  de  leur  part  e^t  un  cercle  vi- 
cieux. Car  puisqu'ils  veulent  que  le  miracle  serve 
de  preuve  à  la  révélation  ,  ils  ne  doivent  pas  em- 
ployer l'autorité  de  la  révélation,  pour  constater  1* 
miracle. 

K  a 


3^g  LETTRES 

que  je  renverse  les  fondemens  du  christia- 
nisme, et  que  je  ne  suis  pas  chrétien. 

L'ennui  vous  empêcherait  de  me  suivre 
si  j'entrais  dans  le  même  détail  sur  les  au- 
tre accusations  qu'ils  entassent  pour  tâcher 

de  couvrir  parle  nombre  l'injustice  de  cha- 
cune en  particulier.  Ils  m'accusent ,  par 
exemple,  de  rejeter  la  prière.  Voyez  le  li- 
vre, et  vous  trouverez  une  prière  dans  ren- 
drait même  dont  il  s  agit.  L'homme  p  eux 
qui  parle  (a)  ne  croit  pas,  il  est  vrai,  qu'il 
soit  absolument  nécessaire  de  demander  à 
Dieu  telle  ou  telle  chose  en  particulier  (b); 

(a)  Un  ministre  de  Genève ,  difficile  assurément 
en  christianisme,  dans  les  jugemens  qu'il  porte  du 
mien  affirme  que  j'ai  dit  ,  moi  J.  J.  Rousseau  , 
que  je  ne  prioispas  Dieu  :  ill' assure  en  tout  autant 
détenues,  cinq  ou  six  fois  de  suite,  et  toujours 
en  me  nommant.  Je  veux  porter  respect  à  l'é- 
glise ;  mais  oserois-je  lui  demander  où  j'ai  dit  cela? 
Il  est  permis  à  tout  barbouilleur  de  papier  de  dé- 
raisonner et  bavarder  tant  qu'il  veut  ;  mais  il  n'est 
pas  permis  à  un  bon  chrétien  d'être  un  calomnia- 

teur  public. 

(fc)  Quand  vous  prierez,  dit  Jésus  ,  priez  ainsi. 
Quand  on  prie  avec  des  proies,  c'est  bien  fait  de 
Référer  celles-là;  mais  je  ne  vois  point  ici  1  ordre 


DE     LA     MONTAGNE.  l^Q 

îl  ne  désapprouve  point  qu'on  le  fasse: 
Quant  à  moi,  dit-il,  je  ne  le  fais  pas,  persua- 
dé que  Dieu  est  un  bon  père ,  qui  sait  mieux 
que  ses  enfans  ce  qui  leur  convient.  Mais 
ne  peut- on  lui  rendre  aucun  autre  culte 
aussi  digne  de  lui  ?  Les  hommages  d'un 
cœur  plein  dezele,les  adorations,  les  louan- 
ges ,  la  contempla  tien  de  sa  grandeur,  l'aveu 
de  notre  néant,  la  résignation  à  sa  volonté, 
la  soumission  à  ses  lois ,  une  vie  pure  et 
sainte  ,  tout  cela  ne  vaut -il  pas  bien  des 

de  prier  avec  des  paroles.  Une  autre  prière  est  pré- 
férable, c'est  d'être  disposé  à  tout  ce  que  Dieu  veut, 
Mevoi  i,  Seigneur ,  pour  faire  ta  volonté.  De  toutes 
les  formules,  l'oraison  dominicale  est,  sans  con- 
tredit ,  la  plus  parfaite  ;  mais  ce  qui  est  plus  par- 
fait encore,  est  l'entière  résignation  aux  volontés 
de  Dieu.  Non  point  ce  que  je  veux,  mais  ce  que 
tu  veux..  Que  dis  je?  c'est  l'oraison  dominicale 
elle-même.  Elle  est  tout  entière  dans  ces  paro- 
les :  Qte  ta  volonté  soit  faite.  Toute  autre  prière 
est  superflue,  et  ne  fait  que  contrarier  celle-là. 
Que  celui  qui  pense  ainsi  se  trompe,  cela  peut 
être.  Mais  celui  qui  publiquement  l'accuse  à  cause 
de  cela  de  détruire  la  morale  chrétienne,  et  de 
n'être  pas  chrétien,  est-il  un  fort  bon  chrétien 
lui. même? 

K3 


iBo  LETTRES 

vœux  intéressés  et  mercenaires?  Près  d'un 
Dieu  juste,  la  meilleure  manière  de  deman' 
der  est  de  mériter  d'obtenir.  Les  anges  qui 
le  louent  autour  de  son  trône  le  prient-ils? 
Qu'auroient-ils  à  lui  demander?  Ce  mot  de 
prière  est  souvent  employé  dans  récriture 
pour  hommage,  adoration;  et  qui  fait  le  plus, 
«st  quitte  du  moins.  Pour  moi ,  je  ne  rejette 
aucune  des  manières  d'honorer  Dieu  ;  j'ai 
toujours  approuvé  qu'on  se  joignît  à  l'église 
qui  le  prie  :  je  le  fais  ;  le  prêtre  savoyard  le 
faisoit  lui-même  (a).  L'écrit  si  violemment 
attaqué  est  plein  de  tout  cela.  N'importe  : 
je  rejette,  dit-on,  la  prière;  je  suis  un  impie 
à  brûler.  Me  voilà  jugé. 

Ils  disent  encore  que  j'accuse  la  morale 
chrétienne  de  rendre  tous  nos  devoirs  im- 
praticables en  les  outrant.  La  morale  chré- 
tienne est  celle  de  1  évangile;  je  n'en  recom 
nois  point  d'autre,  et  c'est  en  ce  sens  aussi 
que  l'entend  mon  accusateur,  puisque  c'est 
des  imputations  où  celle-là  se  trouve  com- 
prise qu'il  conclut,  quelques  lignes  après, 


(a)  Emile,  t.  III,  p.  i85  de  la  première  édition, 


DE     LA     MONTAGNE.  l5l 

tpie  c  est  par  dérision  que  j'appelle  l'évan- 
gile divin  {a). 

Or ,  voyez  si  l'on  peut  avancer  une  fausse^ 
té  plus  noire,  et  montrer  une  mauvaise  foi 
plus  marquée,  puisque,  dans  le  passage  de 
mon  livre  où  ceci  se  rapporte,  il  n'est  pas 
même  possible  que  j>ie  voulu  parler  de  l'é- 
vangile. 

Voici,  monsieur,  ce  passage;  il  est  dans 
le  quatrième  tome  d'Emile ,  page  64  :  «  En 
ce  n'asservissant  les  honnêtes  femmes  qu'à 
ce  de  tristes  devoirs ,  on  a  banni  du  mariage 
ce  tout  ce  qui  pouvoit  le  rendre  agréable  aux 
ce  hommes.  Faut -il  s'étonner  si  la  tacitur- 
cc  nité  qu'ils  voient  régner  chez  eux  les  en 
ce  chasse ,  ou  s'ils  sont  peu  tentés  dembras- 
ce  ser  un  état  si  déplaisant  ?  A  force  d'outrer 
ce  tous  les  devoirs  ,  le  christianisme  les  rend 
ce  impraticables  et  vains  :  à  force  d'interdire 
ce  aux  femmes  le  chant  ,  la  danse ,  et  tous 
ce  les  amusemens  du  monde  ,  il  les  rend 
«  maussades ,  grondeuses  ,  insupportables 
f<  dans  leurs  maisons.  :» 

Mais  où  est-ce  que  l'évangile  interdit  amt 
Femmes  le  chant  etladanse?  où  est-ce  qu'il  les 

Ito- ■  ' 

(a)  Lettres  écrites  de  la  Campagne,  page  11- 

K  4 


iSz  LETTRES 

asservit  à  de  tristes  devoirs?  Tout  au  contrai- 
re, il  y  est  parlé  des  devoirs  des  maris,  mais  il 
ny  est  pas  dit  un  mot  de  ceux  des  femmes. 
Donc  on  a  tort  de  me  faire  dire  de  1  évangile 
ce  que  je  n  ai  dit  que  des  jansénistes,  des 
méthodistes  ,  et  dautres  dévots  d'aujour- 
d'hui ,  qui  font  du  christianisme  une  religion 
aussi  terrible  et  déplaisante  (a),  qu'elle  est 
agréable  et  douce  sous  la  véritable  loi  de 
Jésus-Christ. 

Je  ne  voudrois  pas  prendre  le  ton  du  père 
iJerruyer  ,  que  je  n  aime  guère  ,  et  que  je 


(a)  Les  premiers  réformés  donnèrent  d'abord 
dans  cet  excès  avec  une  dureté  qui  lit  bien  des 
hypocrites  ;  et  les  premiers  jansénistes  ne  manquè- 
rent pas  de  les  imiter  en  cela.  Un  prédicateur  de 
Genève,  appelle  Henri  de  la  Marre  ,  soutenoit  en 
chaire  que  e'étoit  pécher,  que  d'aller  à  la  noce 
plus  joyeusement  que  Jésus -Christ  n'étoitallé  à  la 
mort.  Un  curé  janséniste  soutenoit  de  même  que 
les  festins  des  noces  étoient  une  invention  du 
diable.  Quelqu'un  lui  objecta  là-dessus  que  Jésus- 
Christ  y  avoir  pourtant  assisté,  et  qu'il  avoit  même 
daigné  y  faire  son  premier  miracle  pour  prolonger 
la  gaîté  du  festin.  Le  curé  ,  un  peu  embarrassé, 
répondit  en  grondant:  Ce  n'est  pas  ce  quil  ajaiï 
de  mieux, 


DE     LA     MONTAGNE.  l53 

trouve  même  de  très  mauvais  goût;  mais  je 
ne  puis  m'empêcher  de  dire  qu'une  des 
choses  qui  me  charment  dans  le  caractère 
de  Jésus ,  n'est  pas  seulement  la  douceur 
des  mœurs,  la  simplicité,  mais  la  facilité,  la 
grâce ,  et  même  l'élégance.  Il  ne  fuyoit  ni 
les  plaisirs  ni  les  fêtes,  il  alloit  aux  noces,  il 
voyoit  les  femmes,  il  jouoit  avec  les  enfans  , 
il  aimoit  les  parfums  ,  il  mangeoit  chez  les 
financiers.  Ses  disciples  ne  jeûnoient  point; 
son  autorité  n'étoit  point  fâcheuse.  Il  étoit  à 
la  fois  indulgent  et  juste ,  doux  aux  foibles , 
et  terrible  aux  méchans.  Sa  morale  avoit 
quelque  chose  d'attrayant,  de  caressant,  de 
tendre  ;  il  avoit  le  cœur  sensible ,  il  étoit 
homme  de  bonne  société.  Quand  il  n'eût 
pas  été  le  plus  sage  des  mortels,  il  en  eût 
été  le  plus  aimable. 

Certains  passages  de  saint  Paul,  outrés  ou 
mal  entendus,  ont  fait  bien  des  fanatiques, 
et  ces  fanatiques  ont  souvent  défiguré  et 
déshonoré  le  christianisme.  Si  l'on  s'en  fût 
tenu  à  l'esprit  du  maître,  cela  ne  seroit  pas 
arrivé.  Qu'on  m'accuse  de  n'être  pas  tou- 
jours de  l'avis  de  saint  Paul;  on  peut  me  ré- 
duire à  prouver  que  j'ai  quelques  raisons  de 


l54  t  E  T  T  R  E  S 

n'en  pas  être ,  mais  il  ne  s'ensuivra  jamais  de 
là  que  ce  soit  par  dérision  que  je  trouve  l'é- 
vangile divin.  Voilà  pourtant  comment  rai- 
sonnent mes  persécuteurs. 

Pardon,  monsieur;  je  vous  excède  avec 
tes  longs  détails ,  je  le  sens ,  et  je  les  termi- 
ne :  je  n'en  ai  déjà  que  trop  dit.  pour  ma  dé- 
fense, et  je  m'ennuie  moi-même  de  répon- 
dre toujours  par  des  raisons  à  des  accusa- 
tions sans  raison. 


Be   eà  montagne.        i55 


LETTRE     IV. 

Je  vous  ai  fait  voir,  monsieur,  que  les  im- 
putations tirées  de  mes  livres  en  preuve  que 
j  'attaquois  la  religion  établie  par  les  lois , 
étoient  fausses,  C'est  cependant  sur  ces  im- 
putations que  j'ai  été  jugé  coupable  ,  et 
traité  comme  tel.  Supposons  maintenant 
que  je  le  fusse  en  effet ,  et  voyons  en  cet  état 
la  punition  qui  m'étoit  due. 

Ainsi  que  la  vertu,  le  vice  a  ses  degrés. 

Pour  être  coupable  d'un  crime  ,  on  ne 
Test  pas  de.tous.  La  justice  consiste  à  mesu- 
rer exactement  la  peine  à  la  faute;  et  l'ex- 
trême justice  elle-même  est  une  injure  lors- 
que elle  n'a  nul  égard  aux  considérations 
raisonnables  qui  doivent  tempérer  la  rigueur 
de  la  loi. 

Le  délit  supposé  réel ,  il  nous  reste  à  cher- 
cher quelle  est  sa  nature,  et  quelle  procé- 
dure est  prescrite  en  pareil  cas  par  vos  lois. 

Si  j'ai  violé  mon  serment  de  bourgeois^ 


Il56  LETTRES 

comme  on  m'en  accuse  ,  j'ai  commis  un 
crime  d'état,  etlaconnoissance  de  ce  crime 
appartient  directement  au  conseil;  cela  est 
incontestable. 

Mais  si  tout  mon  crime  consiste  en  erreur 
sur  la  doctrine,  cette  erreur  fut-elle  même 
une  impiété ,  c'est  autre  chose.  Selon  vos 
édits,  il  appartient  à  un  autre  tribunal  d'en 
connoître  en  premier  ressort. 

Et  quand  même  mon  crime  seroit  un  cri- 
me d'état  ;  si,  pour  le  déclarer  tel,  il  faut 
préalablement  une  décision  sur  la  doctrine, 
ce  n'est  pas  au  conseil  de  la  donner.  C'est 
bien  à  lui  de  punir  le  crime,  mais  non  pas 
de  le  constater.  Cela  est  formel  par  vos  édits , 
comme  nous  verrons  ci-après. 

Il  s'agit  d  abord  de  savoir  si  j'ai  violé  mon 
serment  de  bourgeois,  c'est-à-dire  le  serment 
qu'ont  prêté  mes  ancêtres  quand  ils  ont  été 
admis  à  la  bourgeoisie:  car  pour  moi,  n'ayant 
pas  habité  la  ville,  et  n'ayant  fait  aucune 
fonction  de  citoyen,  je  n'en  ai  point  prêté 
le  serment  :  mais  passons. 

Dans  la  formule  de  ce  serment,  il  n'y  a 
que  deux  articles  qui  puissent  regarder  mon 
délit.  On  promet,  par  le  premier,  de  vivre 


DE     LA     MONTAGNE.  l£>7 

selon  la  réformation  du  saint  évangile  ;  et  par 
le  demi  r,  de  ne  faire,  ne  souffrir  aucunes 
pratiques,  machinations  ou  entreprises,  contre 
la  réformation  du  saint  évangile. 

Or,  loin  d'enfreindre  le  premier  article  ,• 
je  m'y  suis  conformé  avec  une  fidélité  et 
même  une  hardiesse  qui  ont  peu  d'exem- 
ples, prof  'ssant  hautement  ma  religion  chez 
les  catholiques  ,  quoique  j'eusse  autrefois 
vécu  dans  la  leur;  et  Ton  ne  peut  alléguer 
cet  écart  de  mon  enfance  comme  une  in- 
fraction au  serment  ,  sur-tout  depuis  ma 
réunion  authentique  à  votre  église  en  1 754, 
et  mon  rétabhs^ement  dans  mes  droits  de 
bourgeoisie,  notoire  à  tout  Genève,  et  dont 
j'ai  d'ailleurs  des  preuves  positives. 

On  ne  sauroit  d;re  ,  non  plus,  que  j'aie 
enfreint  ce  premier  article  par  les  livres 
condamnés,  puisque  je  n'ai  point  cessé  de 
m'y  déclarer  protestant.  D'ailleurs  ,  autre 
chose  est  la  conduite,  autre  cliose  sont  les 
écrits.  Vivre  selon  la  réformation ,  c'est  pro- 
fesser la  réfôrmation,  quoiqu'on  se  puisse 
écarter  par  erreur  de  sa  doctrine  dans  de 
blâmables  écrits,  ou  commettre  d'autres  pé- 


L58  LETTRES 

chés  qui  offensent  Dieu,  mais  qui,  parle 
seul  fait,  ne  retranchent  pas  le  délinquant 
de  l'église.  Cette  distinction,  quand  on  pour- 
roit  la  disputer  en  général,  est  ici  dans  le 
serment  même ,  puisqu  on  y  sépare  en  deux 
articles  ce  qui  n'en  pourroit  faire  qu  un ,  si 
la  profession  de  la  religion  étoit  incompati- 
ble avec  toute  entreprise  contre  la  religion. 
On  y  jure ,  par  le  premier ,  de  vivre  selon  la 
réformation;  et  Ton  y  jure,  par  le  dernier, 
de  ne  rien  entreprendre  contre  la  réforma- 
tion. Ces  deux  articles  sont  très  distincts  , 
et  même  séparés  par  beaucoup  d'autres. 
Dans  le  sens  du  législateur,  ces  deux  choses 
sont  donc  séparables.  Donc,  quand  j'aurois 
violé  ce  dernier  article ,  il  ne  s'ensuit  pas 
que  j'aie  violé  le  premier. 

Mais  ai-je  violé  ce  dernier  article  ? 

Yoici  comment  fauteur  des  Lettres  écri- 
tes de  la  campagne   établit  l'affirmative  ? 

page  3o  : 

a  Le  serment  des  bourgeois  leur  impose 
ce  l'obligation  de  ne  faire ,  ne  souffrir  être 
«faites  aucunes  machinations  ou  entreprises 
ce  contre  la  sainte  réformation  évangélique.  Il 


DE     LA     MONTAGNE.  l5g 

ce  semble  que  c'est  un  peu  (a)  pratiquer  et 
«  machiner  contre  elle ,  que  de  chercher  à 
ce  prouver,  dans  deux  livres  si  séduisans, 
«  que  le  pur  évangile  est  absurde  en  lui- 
cc  même  et  pernicieux  à  la  société.  Le  cou- 
ce  seil  étoit  donc  obligé  de  jeter  un  regard 
ce  sur  celui  que  tant  de  présomptions  si  vé- 
cc  hémentes  accusoientde  cette  entreprise.» 

Voyez  d'abord  que  ces  messieurs  sont 
agréables  !  Il  leur  semble  entrevoir  de  loin 
un  peu  de  pratique  et  de  machination  :  sur 
ce  petit  semblant  éloigné  d'une  petite  ma- 
nœuvre ,  ils  jettent  un  regard  sur  celui  qu'ils 
en  présument  l'auteur  ;  et  ce  regard  est  un 
décret  de  prise  de  corps. 

Il  est  vrai  que  le  même  auteur  s'égaie  à 
prouver  ensuite  que  c'est  par  une  pure  bon- 
té pour  moi  qu'ils  mont  décrété.  Le  conseil , 
dit-il,  pouvoit  ajourner  personnellement  M.l 
Rousseau  ,  il  pouvoit  T  assigner  pour  être  oui  y 


(a)  Cet  un  peu,  si  plaisant  et  si  différent  du 
ton  grave  et  décent  du  reste  des  lettres  ,  ayant 
été  retranché  dans  la  seconde  édition,  je  m'abs- 
tiens d'aller  en  quête  de  la  griffe  à  qui  ce  petit 
bout  non  d'oreille  mais  d'oncle  appartient. 


l6o  LETTRES 

il  pouvait  le  décréter. De  ces  trois  partis, 

le  dernier  étoit  incomparablement  le  plus 
doux ce  n  étoit  au  fond  qu'un  avertisse- 
ment de  ne  pas  revenir ,  s'il  ne  vouloit  pas 
s'exposer  à  une  procédure ,  ou,  s'il  vouloit  s'y 
exposer,  de  bien  préparer  ses  défenses  (a). 

Ainsi  piaisantoit ,  dit  Brantôme ,  l'exécu- 
teur de  l'infortuné  don  Carlos,  infant  d'Es- 
rja^ne.  Comme  le  prince  crioit  et  vouloit  se 
débattre:  Paix,  monseigneur,  lui  disoit-ilen 
l'étranglant ,  tout  ce  qu  on  en  fait  n'est  que 
pour  votre  bien. 

Mais  quelles  sont  donc  ces  pratiques  et 
Hiachinations  dont  on  m'accuse  ?  Pratiquer, 
si  j'entends  ma  langue,  c'est  se  ménager  des 
intelligences  secrètes  ;  machiner,  c'est  faire 
de  sourdes  menées ,  c'est  faire  ce  que  cer- 
taines gens  font  contre  le  christianisme  et 
Gontre  moi.  Mais  je  ne  conçois  rien  de  moins 
secret,  rien  de  moins  caché  dans  le  monde, 
que  de  publier  un  livre  et  d'y  mettre  son 
nom.  Quand  j'ai  dit  mon  sentiment  sur 
quelque  matière  que  ce  fût,  je  l'ai  dit  hau- 
tement, à  la  face  du  public,  je  me  suis  nom- 


(fl)Page  3i. 


DE     LA     MONTAGNE.  l6l 

ttié,  et  puis  je  suis  demeuré  tranquille  dans 
ma  retraite  :  on  me  persuadera  difficilement 
que  cela  ressemble  à  des  pratiques  et  ma- 
chinations. 

Pour  bien  entendre  l'esprit  du  serment 
et  le  sens  des  termes ,  il  faut  se  transporter 
au  temps  où  la  formule  en  fut  dressée,  et 
où  il  s'agissoit  essentiellement  pour  l'état 
de  nepas  retomber  sous  le  double  joug  qu'on 
venoit  de  secouer.  Tous  les  jours  on  décou- 
vrait quelque  nouvelle  traîne  en  faveur  de 
la  maison  de  Savoie ,  ou  des  évoques  sous 
prétexte  de  religion.  Voilà  sur  quoi  tombent 
clairement  les  mots  de  pratiques  et  de  ma- 
chinations,  qui ,  depuis  que  la  langue  fran- 
çoise  existe,  n'ont  sûrement  jamais  été  em- 
ployés pour  les  sentimens  généraux  qu'un 
homme  publie  dans  un  livre  où  il  se  nomme, 
sans  projet ,  sans  vue  particulière ,  et  sans 
trait  à  aucun  gouvernement.  Cette  accusa- 
tion paroit  si  peu  sérieuse  à  l'auteur  même 
qui  l'ose  faire,  qu'il  me  reconnolt  fidèle  aux 
devoirs  du  citoyen  (a).  Or,  comment  pour- 


(a)  Page8. 

Tome  9. 


l6a  LETTRES 

rois-jerêtre,  si  j'avois  enfreint  mon  serment 
de  bourgeois? 

Il  n1  est  donc  pas  vrai  que  j'aie  enfreint  ce 
serment.  J  ajoute  que,  quand  cela  seroit 
vrai ,  rien  ne  seroit  plus  inoui  dans  Genève 
en  choses  de  cette  espèce  ,  que  la  procédure 
faite  contre  moi.  Il  n  y  a  peut-être  pas  de 
bourgeois  qui  n'enfreigne  ce  serment  en 
quelque  article  (a)  sans  qu'on  s'avise  pour 
cela  de  lui  chercher  querelle ,  et  bien  moins 
de  le  décréter. 

On  ne  peut  pas  dire,  non  plus  ,  que  j  at- 
taque la  morale  dans  un  livre  où  j'établis 
de  tout  mon  pouvoir  la  préférence  du  bien 
général  sur  le  bien  particulier ,  et  où  je  rap- 
porte nos  devoirs  envers  les  hommes  à  nos 
devoirs  envers  Dieu ,  seul  principe  sur  le- 
quel la  morale  puisse  être  fondée,  pour  être 
réelle  et  passer  l'apparence.  On  ne  peut  pas 
dire  que  ce  livre  tende  en  aucune  sorte  à 
troubler  le  culte  établi  ni  Tordre  public  , 


(a)  Par  exemple,  de  ne  point  sortir  delà  ville 
pour  aller  habiter  ailleurs  sans  permission.  Qui 
est-ce  qui  demande  cette  permission? 


DE     LA     MONTAGNE.  l65 

puisqu'au  contraire  j'y  insiste  sur  le  respect 
qu'on  doit  aux  formes  établies,  sur  l'obéis? 
sance  aux  lois  en  toute  chose,  même  en 
matière  de  religion,  et  puisque  c'est  de  cette 
obéissance  prescrite  qu'un  prêtre  de  Genève 
m'a  le  plus  aigrement  repris. 

Ce  délit  si  terrible  ,  et  dont  on  fait  tant 
de  bruit,  se  réduit  donc,  en  l'admettant  pour 
réel ,  à  quelque  erreur  sur  la  foi,  qui,  si  elle 
n'est  avantageuse  à  la  société  ,  lui  est  du 
moins  très  indifférente ,  le  plus  grand  mai 
qui  en  résulte  étant  la  tolérance  pour  les 
sentimens  d'autrui,  par  conséquent  la  paix 
dans  l'état  et  dans  le  monde  sur  les  matières 
de  religion. 

Mais  je  vous  demande,  à  vous,  monsieur, 
qui  connoissez  votre  gouvernement  et  vos 
lois,  à  qui  il  appartient  de  juger,  et  sur  tout 
en  première  instance ,  des  erreurs  sur  la 
foi  que  peut  commettre  un  particulier.  Est- 
ce  au  conseil?  est-ce  au  consistoire?  Voilà 
le  nœud  de  la  question. 

Il  falloit  d'abord  réduire  le  délit  à  son 
espèce.  A  présent  qu'elle  est  connue,  il  faut 
comparer  la  procédure  à  la  loi. 

Vos  édits  ne  fixent  pas  la  peine  due  à  ce* 

La 


l64  LETTRES 

lui  qui  erre  en  matière  de  foi ,  et  qui  publie 
son  erreur.  Mais,  pari'  article  88  de  l'ordon- 
nance ecclésiastique ,  au  chapitre  du  con- 
sistoire, ils  règlent  l'ordre  de  la  procédure 
contre  celui  qui  dogmatise.  Cet  article  est 
couché  en  ces  termes  : 

S'il  y  a  quelqu'un  qui  dogmatise  contre  la 
doctrine  reçue,  qu'il  soit  appelle  pour  confé- 
rer avec  lui  :  s'Use  range,  qu  on  le  supporte 
sans  scandale  ni' diffame;  s'il  est  opiniâtre, 
qu'on  l'admoneste  par  quelques  fois  pour  es- 
sayer à  le  réduire.  Si  on  voit  enfin  qu'il  soit 
besoin  de  plus  grande  sévérité,  quon  lui  in- 
terdise la  sainte  cène,  qu'on  en  avertisse  h 
magistrat,  afin  d'y  pourvoir. 

On  voit  par  là,  i°.  que  la  première  inqui- 
sition de  cette  espèce  de  délit  appartient  au 
consistoire: 

2°.  Que  le  législateur  n'entend  point 
qu'un  tel  délit  soit  irrémissible,  si  celui  qui 
Ta  commis  se  repent  et  se  range: 

5°.  Qu'il  prescrit  les  voies  qu'on  doit  sui- 
vre pour  ramener  le  coupable  à  son  de- 
voir: 

4°.  Que  ces  voies  sont  pleines  de  don? 
ceiu,  d'égards,   de  commisération;   telles 


DE     LA     MONTAGNE.  l65 

qu'il  convient  à  des  chrétiens  d'en  user,  à 
l'exemple  de  leur  maître,  dans  les,  fautes 
qui  ne  troublent  point  la  société  civile,  et 
n'intéressent  que  la  religion  : 

5°.  Qu'enfin  la  dernière  et  plus  grande 
peine  qu'il  prescrit  est  tirée  de  la  nature 
du  délit,  comme  cela  devroit  toujours  être, 
en  privant  le  coupable  de  la  sainte  cène,  et 
de  la  communion  de  l'église,  qu'il  a  offen- 
sée, et  qu'il  veut  continuer  d'offenser. 

Après  tout  cela  le  consistoire  le  dénonce 
au  magistrat,  qui  doit  alors  y  pourvoir; 
parceque  la  loi  ne  souffrant  dans  l'état 
qu'une  seule  religion,  celui  qui  s'obstine  à 
vouloir  en  professer  et  enseigner  une  autre 
doit  être  retranché  de  l'état. 

On  voit  l'application  de  toutes  les  parties 
de  cette  loi  clans  la  forme  de  procédure 
suivie  en  i563  contre  Jean  Morelli. 

JeanMorelli,  habitant  de  Genève,  avoit 
fait  et  publié  un  livre,  dans  lequel  il  atta- 
quoit  la  discipline  ecclésiastique ,  et  qui  fut 
censuré  au  synode  d'Orléans.  L'auteur  se 
plaignant  beaucoup  de  cette  censure,  et 
ayant  été,  pour  ce  même  livre,  appelle  au 
consistoire  de  Genève,   n'y  voulut  point 

-M     3 


j66  lettres 

compatoltre,  et  s'enfuit  :  puis  étant  reve- 
nu, avec  la  permission  du  magistrat,  pour 
se  réconcilier  avec  les  ministres,  il  ne  tint 
compte  de  leur  parler  ni  de  se  rendre  au 
consistoire,  jusqu'à  ce  qu'y  étant  cité  de 
nouveau,  il  comparut  enfin;  et  après  de  lon- 
gues disputes,  ayant  refusé  toute  espèce  de 
Satisfaction,  il  fut  déféré  et  cité  au  conseil, 
où,  au  lieu  de  comparoître,  il  fit  présenter 
par  sa  femme  une  excuse  par  écrit,  et  s'en- 
fuit derechef  de  la  ville. 

Il  fut  donc  enfin  procédé  contre  lui ,  c'est- 
à-dire  contre  son  livre;  et  comme  la  sen- 
tence rendue  en  cette  occasion  est  impor- 
tante, même  quant  aux  termes,  et  peu  con- 
nue, je  vais  vous  la  transcrire  ici  tout  en- 
tière ;  elle  peut  avoir  son  utilité. 

«  (a)  Nous  syndiques,  juges  des  causes 
«  criminelles  de  cette  cité,  ayant  entendu 
«  le  rapport  du  vénérable  consistoire  de 
«  cette  église  des  procédures  tenues  envers 
«Jean   Morelli,    habitant   de  cette  cité: 


(a)  Extrait  des  procédures  faites  et  tenues  contrô 
Jean  Morelli.  Imprimé  à  Genève,  chez  François 
Perriu,  i563,  page  10. 


DE     LÀ     MONTAGNE.  ï6j 

*t  (fautant  que  maintenant,  pour  la  seconde 
ce  fois,  il  a  abandonné  cette  cité ,  et,  au  lieu 
se  de  comparaître  devant  nous  et  notre  con- 
«  seil,  quand  il  y  étoit  renvoyé,  s'est  mon- 
te tré  désobéissant  :  à  ces  causes  et  autres 
«  justes  à  ce  nous  mouvantes ,  séants  pour 
ce  tribunal  au  lieu  de  nos  ancêtres,  selon 
<c  nos  anciennes    coutumes,  après  bonne 
ec  participation  de  conseil  avec  nos  citoyens, 
ce  ayant  Dieu  et  ses  saintes  écritures  devant 
«  nos  yeux,  et  invoqué  son  saint  nom  pour 
ee  faire  droit  jugement;  disant  :    Au  nom 
«  du  Père,    du  Fils,   et  du  Saint-Esprit, 
<c  Amen.    Par  cette  notre  deffmitive  sen- 
te tence,   laquelle   donnons    ici  par  écrite 
ec  avons  avisé  par  meure  délibération   de 
ce  procéder  plus  outre,  comme  en  cas  de 
-<c  contumace  dudit  Morelli  :  sur-tout  afin 
ce  d'avertir  tous  ceux  qu'il  appartiendra  de 
ce  se  donner  garde  du  livre ,  afin  de  n'y  être 
,cc  point  abusés.    Estant  donc  duement  in- 
cc  formés  des  resveries  et  erreurs  lesquelles- 
«c  y  sont  contenues,  et  sur-tout  que  ledit  li- 
ée vre  tend  à  faire  schismes  et  troubles  dans 
ce  l'église  d'une  façon  séditieuse  :  lavons 
ce  condamné  et  condamnons  comme  un  11- 

E  4 


l68  LETTRES 

«  vre  nuisible  et  pernicieux  ;  et,  pour  don- 
ce  ner  exemple,  ordonné  et  ordonnons  que 
<c  l'un  d'iceux  soit  présentement  bruslé  : 
ce  défendant  à  tous  libraires  d'en  tenir  ni 
ce  exposer  en  vente,  et  à  tous  citoyens, 
ce  bourgeois,  et  habitans  de  cette  ville,  de 
ce  quelque  qualité  qu  ils  soient,  d'en  achè- 
te ter  ni  avoir  pour  lire  :  commandant  à  tous 
<e  ceux  qui  en  auroient  de  nous  les  appor- 
ce  ter,  et  ceux  qui  sauroient  où.  il  y  en  a, 
ce  de  le  nous  révéler  dans  vingt-quatre  heu- 
cc  res,  sous  peine  d'être  rigoureusement  pu- 
ce ni  s. 

ee  Et  à  vous,  îiostre  lieutenant,  comman- 
ce  dons  que  faciez  mettre  nostre  présente 
ce  sentence  à  due  et  entière  exécution. 

ce  Prononcée  et  exécutée  le  jeudi  sei- 
cc  zieme  jour  de  septembre  mil  cinq 
ce  cent  soixante- trois. 

ce  Ainsi  signé  P.  Chenelat.  » 

Vous  trouverez,  monsieur,  des  observa- 
tions de  plus  d'un  genre  à  faire  en  temps  et 
lieu  sur  cette  pièce.  Quant  à  présent  ne 
percions  pas  notre  objet  de  vue.  Voilà  com- 


DE     LA     MONTAGNE.  l6g 

ment  il  fut  procédé  au  jugement  de  Morelli, 
dont  le  livre  ne  fut  brûlé  qu'à  la  lin  du  pro- 
cès, sans  qu'il  fût  parlé  du  bourreau  ni  de 
flétrissure,  et  dont  la  personne  ne  fut  ja- 
mais décrétée,  quoiqu'il  fût  opiniâtre  et 
contumax. 

Au  lieu  de  cela,  chacun  sait  comment  le 
conseil  a  procédé  contre  moi  dans  l'instant 
que  l'ouvrage  a  paru,  et  sans  qu'il  ait  même 
été  fait  mention  du  consistoire.  Recevoir  le 
livre  par  la  poste,  le  lire,  l'examiner,  le  dé- 
férer, le  brûler,  me  décréter,  tout  cela  fut 
l'affaire  de  huit  ou  dix  jours  :  on  ne  sau- 
roit  imaginer  une  procédure  plus  expédî- 
tive. 

Je  me  suppose  ici  dans  le  cas  de  la  loi, 
dans  le  seul  cas  où  je  puisse  être  punissable. 
Car  autrement  de  quel  droit  puniroit-on 
des  fautes  qui  n'attaquent  personne ,  et  sur 
lesquelles  les  lois  n'ont  rien  prononcé? 

L'édit  a-t-il  donc  été  observé  dans  cette 
affaire?  Vous  autres  gens  de  bon  sens,  vous 
imagineriez  en  l'examinant  qu'il  a  été  violé 
comme  à  plaisir  dans  toutes  ses  parties. 
<c  Le  sieur  Rousseau ,  disent  les  représen- 
te tans,  n'a  point  été  appelle  au  consistoire.; 


*jyO  LETTRES 

ce  mais  le  magnifique  conseil  a  d'abord  pn> 
ec  cédé  contre  lui  :  il  de  voit  être  supporté 
«  sans  scandale  ;  mais  ses  écrits  ont  été  trai- 
te tés  par  un  jugement  public,  comme  témé- 
«  raires,  impies,  scandaleux  :  il  devoit  être 
ce  supporté  sans  diffame;  mais  il  a  été  ilétri 
ce  de  la  manière  la  plus  diffamante ,  ses  deux 
ce  livres  ayant  été  lacérés  et  brûlés  par  la 
ce  main  du  bourreau. 

ce  L'édit  n  a  donc  pas  été  observé,  confi- 
ée nuent-ils,  tant  à  l'égard  de  la  jurisdiction 
ce  qui  appartient  au  consistoire,  que  rela- 
te tivement  au  sieur  Rousseau,  qui  devoit 
ce  être  appelle,  supporté  sans  scandale  ni 
ce  diffame,  admonesté  par  quelques  fois,  et 
ce  qui  ne  pouvoit  être  jugé  qu'en  cas  dopi- 
ec  niàtreté  obstinée.  » 

Voilà,  sans  doute,  qui  vous  paroît  plus 
clair  que  le  jour,  et  à  moi  aussi.  Hé  bien 
non  :  vous  allez  voir  comment  ces  gens, 
qui  savent  montrer  le  soleil  à  minuit ,  savent 
le  cacher  à  midi. 

L'adresse  ordinaire  aux  sophistes  est 
d'entasser  force  argumens  pour  en  couvrir 
iafoiblesse.  Pour  éviter  des  répétitions  et 
gagner  du  temps,  divisons  ceux  des  Lettres 


DE     LA     MONTAGNE.  I7I 

écrites  de  la  campagne;  bornons-nous  aux 
plus  essentiels  ;  laissons  ceux  que  j'ai  ci-de- 
vant réfutés  ;  et,  pour  ne  point  altérer  les 
autres,  rapportons-les  dans  les  termes  de 
J'auteur. 

C'est  d'après  nos  lois  s  dit-il ,  que  je  dois  exa- 
miner ce  qui  s'est  fait  à  l'égard  de  M.  Rous- 
seau. Fort  bien  ;  voyons. 

Le  premier  article  du  serment  des  bour- 
geois les  oblige  à  vivre  selon  la  réformation  du 
saint  évangile.  Or,  je  le  demande ,  est-ce  vivre 
selon  l'évangile,  que  d'écrire  contre  l'évan- 
gile? 

Premier  sophisme.  Pour  voir  clairement 
si  c'est  là  mon  cas,  remettez  dans  la  mi- 
neure de  cet  argument  le  mot  réformation , 
que  fauteur  en  6te,  et  qui  est  nécessaire 
pour  que  son  raisonnement  soit  concluant. 

Second  sophisme.  Il  ne  s'agit  pas,  dans 
cet  article  du  serment,  d  écrire  selon  la  ré- 
formation,  mais  de  vivre  selon  la  réforma- 
tion. Ces  deux  choses,  comme  on  fa  vu  ci- 
devant,  sont  distinguées  dans  le  serment 
même;  et  Ion  a  vu  encore  s'il  est  vrai  que 
j'aie  écrit  ni  contre  la  réformation ,  ni  contre 
f  évangile. 


l~2,  LETTRES 

Le  premier  devoir  des  syndics  et  conseil  est 
de  maintenir  la  pure  religion. 

Troisième  sophisme.     Leur  devoir  est 
bien  de  maintenir  la  pure  religion,  mais 
non  pas  de  prononcer  sur  ce  qui  est  ou 
.n'est  pas  la  pure  religion.  Le  souverain  les 
fi  bien  chargés  de  maintenir  la  pure  reli- 
gion, mais  il  ne  les  a  pas  faits  pour  cela 
juges  de  la  doctrine.    C'est  un  autre  corps 
qu'il  a  chargé  de  ce  soin,  et  c'est  ce  corps 
qu'ils  doivent  consulter  sur  toutes  les  ma- 
tières de  religion ,  comme  ils  ont  toujours 
fait  depuis  que  votre  gouvernement  existe. 
En  cas  de  délit  en  ces  matières ,  deux  tribu- 
naux sont  établis;  l'un  pour  le  constater, 
et  l'autre  pour  le  punir;  cela  est  évident 
par  les  termes  de  l'ordonnance  :  nous  y  re- 
viendrons ci-après. 

Suivent  les  imputations  ci -devant  exa- 
minées, et  que  par  cette  raison  je  ne  répé- 
terai pas  :  mais  je  ne  puis  m'abstenir  de 
transcrire  ici  l'article  qui  les. termine  ,  il  est 
curieux. 

//  est  vrai  que  M.  Rousseau  et  ses  partisans 
prétendent  que  ces  doute:,  n'attaquent  point 
réellement  le  christianisme ,  qu'à  cela  près  il 


DE     LA     MONTAGNE.  Ij3 

tontinue  d'appcller  divin.  Mais  si  un  livre 
caractérisé  comme  l'évangile  l'est  clans  les 
ouvrages  de  M.  Rousseau ,  peut  encore  être 
appelle  divin,  qu'on  me  dise  quel  est  donc  le 
nouveau  sens  attaché  à  ce  terme.  En  vérité 
si  c'est  une  contradiction ,  elle  est  choquante; 
si  c'est  une  plaisanterie,  convenez  qu'elle  est 
bien  déplacée  dans  un  pareil  sujet  (a). 

J'entends.  Le  culte  spirituel ,  la  pureté 
du  cœur,  les  œuvres  de  miséricorde,  la  con- 
fiance, ^humilité,  la  résignation,  la  tolé- 
rance, loubli  des  injures,  le  pardon  des  en- 
nemis, l'amour  du  prochain,  la  fraternité 
universelle,  et  l'union  du  genre  humain  par 
la  charité  ,  sont  autant  d'inventions  du  dia- 
ble. Seroit-ce  Là  le  sentiment  de  l'auteur  et 
de  ses  amis?  On  le  diroit  à  leurs  raisonne- 
mens  et  sur- tout  à  leurs  œuvres.  En  vérité 
si  c'est  une  contradiction,  elle  est  cho- 
quante; si  c'est  une  plaisanterie,  conve- 
nez qu  elle  est  bien  déplacée  dans  mi  pareil 
sujet. 

Ajoulez  que  la  plaisanterie  sur  nu  pareil 
sujet  est  si  fort  du  goût  de  ces  messieurs 

ta)  Page  m. 


,«4  tETTRES 

que,  selon  leurs  propres  maximes,  elle  eût 
dû ,  si  je  Pavois  faite ,  me  faire  trouver  grâce 
devant  eux  (a). 

Après  l'exposition  de  mes  crimes,  écou- 
tez les  raisons  pour  lesquelles  on  a  si  cruelle- 
ment renchéri  sur  la  ri-uemr  de  la  loi  dans 
la  poursuite  du  criminel. 

Ces  deux  livres  paraissent  sous  le  nom  d'un 
citoyen  de  Genève.  L'Europe  en  témoigne 
son  scandale.  Le  premier  parlement  d'un 
royaume  voisin  poursuit  Emile  et  son  auteur. 
Que  fera  le  gouvernement  de  Genève  ? 

Arrêtons  un  moment.  Je  crois  apperce- 
voir  ici  quelque  mensonge. 

Selon  notre  auteur,  le  scandale  de  l'Eu- 
rope força  le  conseil  de  Genève  de  sévir 
contre  le  livre  et  Fauteur  d'Emile,  à  l'exem- 
ple du  parlement  de  Paris  :  mais,  au  con- 
traire, ce  furent  les  décrets  de  ces  deux 
tribunaux  qui  causèrent  le  scandale  de 
l'Europe.  Il  y  avoit  peu  de  jours  que  le  livre 
étoit  public  à  Paris,  lorsque  le  parlemeut 
le  condamna  (6);  il  ne   paroissoit   encore 

(a)  Page  2.5. 

(ô)  C'étoit  un  arrangement  pris  avant  que  le 

livre  parût. 


DE     LA     MONTAGNE.  l'jS 

en  nul  autre  pays,  pas  même  en  Hollande, 
où  il  étoit  imprimé  ;  et  il  n'y  eut ,  entre  le 
décret  du  parlement  de  Paris  et  celui  du 
conseil  de  Genève,  que  neuf  jours  d'inter- 
valle (a) ,  le  temps  à-peu-près  qu'il  faîloit 
pour  avoir  avis  de  ce  qui  se  passoit  à  Paris. 
Le  vacarme  affreux  qui  fut  fait  en  Suisse 
sur  cette  affaire,  mon  expulsion  de  chez 
mon  ami ,  les  tentatives  faites  à  Neufchâtel, 
et  même  à  la  cour,  pour  m'ôter  mon  der- 
nier asyle ,  tout  cela  vint  de  Genève  et  des 
environs,  après  le  décret.  On  sait  quels  fu- 
rent les  instigateurs  ,  on  sait  quels  furent  les 
émissaires,  leur  activité  fut  sans  exemple; 
il  ne  tint  pas  à  eux  qu'on  ne  m'ôtât  le  feu  et 
l'eau  dans  l'Europe  entière  ,  qu'il  ne  me 
restât  pas  une  terre  pour  lit ,  pas  une  pierre 
pour  chevet.  Ne  transposons  donc  point 
ainsi  les  choses ,  et  ne  donnons  point,  pour 
motif  du  décret  de  Genève,  le  scandale  qui 
en  fut  l'effet. 

Le  premier  parlement  d'un  royaume  voisin 


(a)  Le  décret  du  parlement  fut  donné  le  9  juin z 
«t  celui  du  conseil  le  19. 


sl  76  LETTRES 

poursuit  Emile  et  son  auteur.  Que  fera  le  gou- 
vernement de  Genève  ? 

La  réponse  est  simple.  Il  ne  fera  rien  ,  il 
ne  doit  rien  faire,  ou  plutôt  il  doit  ne  rien 
faire.  Il  renverseroit  tout  ordre  judiciaire, 
il  braveroit  le  parlement  de  Paris ,  il  lui  dis- 
puteroit  la  compétence  en  limitant.  C'étoit 
précisément  parceque  j'étois  décrété  à  Pans, 
que  je  ne  pouvois  Fêtre  à  Genève.  Le  délit 
d'un  criminel  a  certainement  un  lieu ,  et  un 
lieu  unique;  il  ne  peut  pas  plus  être  coupa- 
ble à  la  fois  du  même  délit  en  deux  états  , 
qu'  il  ne  peut  être  en  deux  lieux  dans  le 
même  temps;  et  s" il  veut  purger  les  deux 
décrets  |  comment  voulez- vous  qu'il  se  par- 
tage ?  En  effet ,  avez-vous  jamais  oui  dire 
qu  on  ait  décrété  le  même  homme  en  deux 
pays  à  la  fois  pour  le  même  fait?  C'en  est 
ici  le  premier  exemple,  et  probablement  ce 
sera  le  dernier.  J'aurai,  dans  mes  malheurs» 
le  triste  honneur  d'être  à  tous  égards  un 
exemple  unique» 

Les  crimes  les  plus  atroces,  les  assassinats 
même,  ne  sont  pas  et  ne  doivent  pas  être 
poursuivis  pardevant  d'autres  tri  bunaux  que 


ceux 


DE     LA     M  O  N  T  A  G   N  E.  \n*j 

fceux  des  lieux  où  ils  ont  été  commis.  Si  un 
Genevois  tuoit  un  homme,  même  un  autre 
Genevois ,  en  pays  étranger ,  le  conseil  de 
Genève  ne  pourrait  s'attribuer  la  connois- 
sance  de  ce  crime:  il  pourroit  livrer  le  cou-^ 
pable  s'il  étoit  réclamé  *  il  pourroit  en  solli- 
citer le  châtiment;  mais  à  moins  qu  on  ne  lui 
remît  volontairement  le  jugement  avec  les 
pièces  de  la  procédure,  ilnele  jugeroit  oas, 
parcequil  ne  lui  appartientpas  de  connoitre 
d'un  délit  commis  chez  un  autre  souverain, 
et  quilne  peutpas  mômeordonner  Jesiiifor- 
mations  nécessaires  pourleconstater.  Voilà 
la  règle,  et  voilà  la  réponse  à  la  question:  Que 
fera  le  gouvernement  de  Genève?  Ce  sont  ici 
les  plus  simples  notions  du  droit  public, 
qu'il  seroit  honteux  au  dernier  magistrat 
d'ignorer.  Faudra-t-il  toujours  que  j'enseigne 
à  mes  dépens  les  élémens  de  la  jurispruden- 
ce à  mes  juges? 

//  devoit,  suivant  les  auteurs  des  rèprêsen* 
talions ,  se  borner  à  défendre  provisionnelle- 
fiient  le  débit  dans  la  ville  (a).  C'est  en  effet 
tout  ce  qu'il  pouvoitlégitimementfaire  pour 

fa)  Page  12. 

Tome  9.  jyj 


jyg  LETTRES 

contenter  son  animosité  ;  c'est  ce  qu  il  avoit 
déjà  fait  pour  la  nouvelle  Héloïse  :  mais 
voyant  que  le  parlement  de  Paris  ne  disoit 
rien ,  et  qu  on  ne  faisoit  nulle  part  une  sem- 
blable défense ,  il  en  eut  honte,  et  la  retira 
tout  doucement  (a).  Mais  une  improbation 
sifoible  ri  auroit-elle  pas  été  taxée  de  secrète 
connivence?  Mais  il  y  a  long-temps  que, 
pour  d'autres  écrits,  beaucoup  moins  tolé- 
rables,  on  taxe  le  conseil  de  Genève  dune 
connivence  assez  peu  secrète,  sans  qu  il  se 
mette  fort  en  peine  de  ce  jugement.  Per- 
sonne, dit-on  ,  ri  aurait  pu  se  scandaliser  de 
la  modération  dont  on  auroit  usé.  Le  cri  pu- 
blic vous  apprend  combien  on  est  scandalisé 
du  contraire.   De  bonne  foi,  s'il  s'étoit  agi 
d'un  homme  aussi  désagréable  au  public  que 
monsieur  Rousseau  lui  étoit  cher,  ce  quon 
appelle  modération  riauroit-il  pas  été  taxé 
d'indifférence  ,   de  tiédeur  impardonnable  ? 


(a)  11  faut  convenir  que  si  Emile  doit  être  dé- 
fendu, l'Héloïse  doit  être  tout  au  moins  brûlée. 
Les  notes  sur-tout  en  sont  d'une  hardiesse  dont 
la  profession  de  foi  du  vicaire  n  approche  assu- 
rément pas. 


DE      LA     MONTAGNE.-  ijq 

Ce  nauroit  pas  été  un  si  grand  mal  que 
cela,  et  Ton  ne  donne  pas  des  noms  si  hon- 
nêtes à  la  dureté  qu'on  exerce  envers  moi. 
pour  mes  écrits ,  ni  au  support  que  Ton  prête 
à  ceux  d'un  autre. 

En  continuant  de  me  supposer  coupable , 
supposons  de  plus,  que  le  conseil  de  Genève 
avoit  droit  de  me  punir,  que  la  procédure 
eût  été  conforme  à  la  loi ,  et  que  cependant, 
sans  vouloir  même  censurer  mes  livres,  il 
m'eût  reçu  paisiblement  arrivant  de  Paris; 
qu  auraient  dit  les  honnêtes  gens?  le  voici. 

«  Ils  ont  fermé  les  yeux,  ils  le  dévoient.: 
<c  Que  pouvoient-ils  faire?  User  de  rigueur 
«  en  cette  occasion  eût  été  barbarie,  inçra- 
«  titude,  injustice  même,  puisque  la  ven- 
te table  justice  compense  le  mal  parle  bien. 
«  Le  coupable  a  tendrement  aimé  sa  patrie; 
ce  il  en  a  bien  mérité  ;  il  la  honorée  dans 
<c  l'Europe  ;  et  tandis  que  ses  compatriotes 
ce  avoient  honte  du  nom  genevois,  il  en  a 
«  lait  gloire,  il  l'a  réhabilité  chez  l'étranger, 
ce  II  a  donné  ci-devant  des  conseils  utiles  ;  il 
«  vouloit  le  bien  public  ;  il  s'est  trompé , 
«  mais  il  étoit  pardonnable.  Il  a  fait  les  plus 
«  grands  éloges  des  magistrats ,  il  cherchoit; 

M  a 


l8o  LETTRES 

ce  à  leur  rendre  la  confiance  de  la  bour- 
«  geoisie;  il  a  défendu  la  religion  des  mi- 
ce  nistres  :  il  méritoit  quelque  retour  de  la 
ce  part  de  tous.  Et  de  quel  front  eussent-ils 
ce  osé  sévir,  pour  quelques  erreurs,  contre 
ce  le  défenseur  de  la  divinité ,  contre  lapolo- 
ce  giste  de  la  religion  si  généralement  atta- 
ce  quée,  tandis  qu'ils  toléroient,  quils  per- 
ce mettaient  même  les  écrits  les  plus  odieux, 
ce  les  plus  indécens ,  les  plus  insultans  au 
ce  christianisme  ,  aux  bonnes  mœurs  ,  les 
ce  plus  destructifs  de  toute  vertu ,  de  toute 
ce  morale,  ceux  même  que  Rousseau  a  cru 
ce  devoir  réfuter?  On  eût  cherché  les  motifs 
ce  secrets  d'une  partialité  si  choquante  ;  on 
ce  les  eût  trouvés  dans  le  zèle  de  Faccusé 
ce  pour  la  liberté  ,  et  dans  les  projets  des 
ce  juges  pour   la   détruire.    Rousseau    eût 
ce  passé  pour  le  martyr  des  lois  de  sa  patrie, 
ce  Ses  persécuteurs ,   en  prenant  en  cette 
ce  seule  occasion  le  masque  de  rhyprocri- 
ce  sic ,  eussent  été  taxés  de  se  jouer  de  la  re- 
cc  ligion^  d'en  faire  larme  de  leur  vengeance 
ce  et  Tinstrument  de  leur  haine.  Enfin ,  par 
ce  cet  empressement  de  punir  un  homme 
es  dont  lauiour  pour  sa  patrie  est  le  plus 


DE     LA     M   O  X  T   A   G  N  E.  18 1 

«  grand  crime  ,  ils  n'eussent  fait  que  se 
ce  rendre  odieux  aux  gens  de  bien ,  suspects 
«  à  lu  bourgeoisie  et  méprisables  aux  erran- 
ce gersj).  Voilà,  monsieur,  ce" qu'on  auroit 
pu  dire  ;  voilà  tout  le  risque  qu  auroit  couru 
le  conseil  dans  le  cas  supposé  du  délit ,  en 
s'absrenant  d'en  connoitre. 

Quelqu'un  a  eu  raison  de  dire  qu'il  fallait 
brûler  F  évangile  ou  les  livres  de  M.  Rousseau. 

La  commode  méthode  que  suivent  tou- 
jours ces  messieurs  contre  moi  .'S'il  leur  faut 
des  preuves,  ils  multiplient  les  assertions; 
et  s'il  leur  faut  des  témoignages ,  ils  font 
parler  des  quidams. 

La  sentence  de  celui-ci  n'a  qu'un  sens 
qui  ne  soit  pas  extravagant,  et  ce  sens  est 
un  blasphème. 

Car  quel  blasphème  n'est-ce  pas  de  sup- 
poser l'évangile  et  le  recueil  de  mes  livres 
si  semblables  dans  leurs  maximes  qu'ils  se 
suppléent  mutuellement,  et  qu'on  en  puisse 
indifféremment  brûler  un  comme  superflu, 
pourvu  que  l'on  conserve  l'autre  ?  Sans 
doute  ,  j'ai  suivi  du  plus  près  que  j'ai  pu  la 
doctrine  de  l'évangile  ;  je  l'ai  aimée,  je  lai 
adoptée,  étendue ,  expliquée,  sans  m'arrèter 

M  5 


:i83  LETTRÉS 

aux  obscurités ,  aux  difficultés  ,  aux  mys- 
tères, sans  me  détourner  de  ressentie!  :  je 
m'y  suis  attaché  avec  tout  le  zèle  de  mon 
cœur  ;  je  me  suis  indigné  ,  récrié  de  voir 
cette  sainte  doctrine  ainsi  profanée  ,  avilie, 
par  nos  prétendus  chrétiens  ,  et  sur-tout  par 
ceux  qui  font  profession  de  nous  en   in- 
struire. J  ose  même  croire,  et  je  mm  vante, 
qu'aucun  d'eux  ne  parla  plus  dignement 
que  moi  du  vrai  christianisme  et  de  son  au- 
teur. J'ai  là-dessus  le  témoignage,  l'applau- 
dissement même  de  mes  adversaires,  non 
de  ceux  de  Genève  ,  à  la  vérité  ,  mais  de 
ceux  dont  la  haine  n  est  point  une  rage  ,  et 
à  qui  la  passion  n'a  point  été  tout  sentiment 
d'équité.  Voilà  ce  qui  est  vrai  ;  voilà  ce  que 
prouvent  et  ma  réponse  au  roi  de  Pologne, 
et  ma  lettre  à  M,  d'Alembert ,  et  l'Héloïse, 
et  l'Emile ,  et  tous  mes  écrits ,  qui  respirent 
le  même  amour  pour  l'évangile,  la  même 
vénération  pour  Jésus -Christ.  Mais  qu'il 
s'ensuive  de  là  qu'en  rien  je  puisse  appro- 
cher de  mon  maître,  et  que  mes  livres  puis- 
sent suppléer  à  ses  leçons,  c'est  ce  qui  est 
faux,  absurde,  abominable;  je  déteste  ce 
blasphème  ,  et  désavoue  cette  témérité. 


DE     LA     MONTAGNE.  l85 

Rien  ne  peut  se  comparer  à  l'évangile;  mais 
sa  sublime  simplicité  n'est  pas  également 
à  la  portée  de  tout  le  monde.  Il  faut  quelque- 
fois, pour  l'y  mettre,  l'exposer  sous  bien  des 
jours.  Il  faut  conserver  ce  livre  sacré  comme 
la  règle  du  maître,  et  les  miens  comme  les 
commentaires  de  1  écolier. 

J'ai  traité  jusqu'ici  la  question  d'une  ma- 
nière un  peu  générale;  rapprochons-la  main- 
tenant des  faits ,  par  le  parallèle  des  procé- 
dures de  i563  et  de  1762  ,  et.  des  raisons 
qu  on  donne  de  leurs  différences.  Comme 
c'est  ici  le  point  décisif  par  rapport  à  moi , 
jenepuis,  sans  négliger  ma  cause,  vous  épar- 
gner ces  détails  ,  peut-être  ingrats  en  eux- 
mêmes,  mais  intéressans ,  à  bien  des  égards, 
pour  vous  et  pour  vos  concitoyens.  C'est 
une  autre  discussion,  qui  ne  peut  être  in- 
terrompue ,  et  qui  tiendra  seule  une  longue 
lettre.  Mais,  monsieur,  encore  un  peu  de 
courage,  ce  sera  la  dernière  de  cette  espèce, 
dans  laquelle  je  vous  entretiendrai  de  moi. 


M  4 


l84  LETTRES 


LETTRE    V. 

Apres  avoir  établi ,  comme,  vous  avez  vu , 
la  nécessité  de  sévir  contre  moi,  Fauteur 
des  lettres  prouve,  comme  vous  allez  voir, 
que  la  procédure  faite  contre  Jean  Morelli , 
quoiqu'exactement  conforme  à  l'ordonnan- 
ce ,  et  dans  un  cas  semblable  au  mien  , 
n'étoit  point  un  exemple  à  suivre  à  mon 
égard  ;  attendu  premièrement  que  le  con- 
seil, étant  au-dessus  de  l'ordonnance,  n  est 
point  obligé  de  s'y  conformer;  que  d'ail- 
leurs mon  crime,  étant  plus  grave  que  le 
délit  de  Morelli ,  devoit  être  traité  plus  sévè- 
rement. A  ces  preuves  l'auteur  ajoute  qu'il 
n'est  pas  vrai  qu'on  m'ait  jugé  sans  m'en- 
tendre  ,  puisqu'il  suffisent  d'entendre  le 
livre  même  ;  et  que  la  flétrissure  du  livre 
ne  tombe  en  aucune  façon  sur.  l'auteur; 
qu'enfin  les  ouvrages  qu'on  reproche  au 
conseil  d'avoir  tolérés ,  sont  innocens  et  to- 
lérables  en  comparaison  des  miens. 

Qnant  au  premier  article,  vous  aures 


DE     LA      MONTAGNE.  l85 

peut-être  peine  à  croire  qu'on  ait  osé  mettre 
sans  façon  le  petit  conseil  au-dessus  des 
lois.  Je  ne  connois  rien  de  plus  sûr  pour  vous 
en  convaincre,  que  de  vous  transcrire  lepas- 
sage  où  ce  prin  ipe  est  établi;  et  de  peur 
de  changer  le  sens  de  ce  passage  en  le  tron- 
quant, je  le  transcrirai  tout  entier. 

«  (a)  L'ordonnance  a-t-elle  voulu  lier  les 
ce  mains  à  la  puissance  civile ,  et  l'obliger  à 
«  ne  réprimer  aucun  délit  contre  la  reli- 
cc  gion ,  qu'après  que  le  consistoire  en  au- 
cc  roit  connu?  Si  cela  étoit ,  il  en  résulte- 
«  roit  qu'on  pourrait  impunément  écrire 
«  contre  la  rel;gion,  que  le  gouvernement 
ce  seroitdansrimpuissancederéprirnercette 
ce  licence  et  de  flétrir  aucun  livre  de  cette 
ce  espèce  ;  car  si  l'ordonnance  veut  que  le 
ce  délinquant  paroisse  d'abord  au  consis- 
cc  toire ,  l'ordonnance  ne  prescrit  pas  moins 
ce  que,  s'il  se  range,  on  le  supporte  sans  dif- 
ce  faine.  Ainsi,  quel  qu'ait  été  son  délit  contre 
ce  la  religion  ,  l'accusé,  en  faisant  semblant 
ce  de  se  ranger,  pourra  toujours  échapper: 
ce  celui  qui  auroit  diffamé  la  religion  par 

{a)  Page  /h 


l86  LETTRES 

ce  toute  la  terre ,  au  moyen  d'un  repentir  si- 
te mule,  devroit  être  supporté  sans  diffame. 
«  Ceux  qui  commissent  l'esprit  de  sévè- 
re rite,  pour  ne  rien  dire  de  plus,  qui  ré- 
ce  gnoit  lorsque  l'ordonnance  fut  compilée, 
«  pourront-ils  croire  que  ce  soit  là  le  sens 
ce  de  l'article  88  de  l'ordonnance  ? 

«  Si  le  consistoire  n'agit  pas,  son  inac- 

«  tion  enchaînera-t-elle  le  conseil?  ou  du 

«c  moins   sera-t  il  réduit  à  la  fonction  de 

«  délateur  auprès  du  consistoire?  Ce  n'est 

ce  pas  là  ce   qu'a  entendu  l'ordonnance  , 

ce  lorsqu'après  avoir  traité    de  Tétablisse- 

«c  ment  du  devoir  et  du  pouvoir  du  con- 

cc  sistoire ,   elle  conclut  que  la  puissance 

«  civile  reste  en  son  entier,  en  sorte  qu'il 

ce  ne  soit  en  rien  dérogé  à  son  autorité ,  ni 

te  au  cours  de  la  justice  ordinaire,  par  au- 

cc  cunes remontrances  ecclésiastiques.  Cette 

ce  ordonnance    ne    suppose   donc    point , 

ce  comme  on  le  fait  dans  les  représentations , 

ce  que  dans  cette  matière  les  ministres  de 

ce  l'évangile  soient  des  juges  plus  naturels 

ce  que  les  conseils.  Tout  ce  qui  est  du  res- 

ce  sort  de  l'autorité  en  matière  de  religion, 

ce  est  du  ressort  du  gouvernement.    C'est 


DE     LA     MONTAGNE.  187 

te  le  principe  des  protestans  ;  et  c'est  singu- 
«  lièrement  le  principe  de  notre  constitu- 
ée tion ,  qui ,  en  cas  de  dispute ,  attribue  aux 
ce  conseils  le  droitde  décider  sur  le  dogme.  )> 

Vous  voyez,  monsieur,  dans  ces  der- 
nières lignes,  leprincipesurlequelest  fondé 
ce  qui  les  précède.  Ainsi ,  pour  procéder 
dans  cet  examen  avec  ordre ,  il  convient  de 
commencer  par  la  fin. 

Tout  ce  qui  est  du  ressort  de  l'autorité  en 
matière  de  religion,  est  du  ressort  du  gou- 
vernement. 

Il  y  a  ici  dans  le  mot  gouvernement  une 
équivoque,  qu'il  importe  beaucoup  d'é- 
claircir;  et  je  vous  conseille,  si  vous  aimez 
la  constitution  de  votre  patrie ,  d'être  at- 
tentifs la  distinction  que  je  vais  faire;  vous 
en  sentirez  bientôt  futilité. 

Le  mot  de  gouvernement  n'a  pas  le  même 
sens  dans  tous  les  pays ,  pareeque  la  con- 
stitution des  états  n'est  pas  par- tout  la 
même. 

Dans  les  monarchies,  où  la  puissance 
executive  est  jointe  à  l'exercice  de  la  sou- 
veraineté, legotiverneinentn'est  autre  chose 


1  88  LETTRES 

que  le  souverain  lui-même ,  agissant  par  ses 
ministres  ,  par  son  conseil ,  ou  par  des  corps 
qui  dépendent  absolument  de  sa  volonté. 
Dans  les  républiques,  sur- tout  dans  les 
démocraties,  où  le  souverain  n'agit  jamais 
immédiatement  par  lui-même,  c'est  autre 
chose.  Le  gouvernement  n'est  alors  que  la. 
puissance  executive,  et  il  est  absolument 
distinct  de  la  souveraineté. 

Cette  distinction  est  assez  importante  en 
ces  matières.  Pour  ravoir  bien  présente  à 
l'esprit ,  on  doit  lire  avec  quelque  soin  dans 
le  Contrat  social  les  deux  premiers  chapitres 
du  livre  troisième,  où  j'ai  tâché  de  fixer, 
par  un  sens  précis  ,  des  expressions  qu  on 
laissoit  avec  art  incertaines  ,  pour  leur  don- 
ner au  besoin  telle  acception  qu'on  vou- 
loit.  En  général,  les  chefs  des  républiques 
aiment  extrêmement  à  employer  le  lan- 
gage des  monarchies.  A  la  faveur  de  termes 
qui  semblent  consacrés,  ils  savent  amener 
peu  à  peu  les  choses  que  ces  mots  signi- 
fient. C'est  ce  que  fait  ici  très  habilement 
l'auteur  des  lettres,  en  prenant  le  mot  de 
gouvernement ,  qui  n'a  rien  d'effrayant  en 


DE     LA     MONTAGNE.  189 

lui-même,  pour  l'exercice  de  la  souverai- 
neté, qui  seroit  révoltant,  attribué  sans 
détour  au  petit  conseil. 

C'est  ce  qu'il  fait  encore  plus  ouverte- 
ment dans  un  autre  passage  (a) ,  où  ,  après 
avoir  dit  que  le  petit  conseil  est  le  gouver- 
nement même,  ce  qui  est  vrai  en  prenant 
ce  mot  de  gouvernement  dans  un  sens  subor- 
donné ,  il  ose  ajouter  qu'à  ce  titre  il  exerce 
toute  l'autorité  qui  n'est  pas  attribuée  au 
corps  de  l'état ,  prenant  ainsi  le  mot  de  gou- 
vernement dans  le  sens  de  la  souveraineté  ; 
comme  si  tous  les  corps  de  l'état,  et  le 
conseil  général  lui-même,  étoient  institués 
par  le  petit  conseil  :  car  ce  n'est  qu'à  la 
faveur  de  cette  supposition  qu'il  peut  s'at- 
tribuer à  lui  seul  tous  les  pouvoirs  que  la 
loi  ne  donne  expressément  à  personne.  Je 
reprendrai  ci-après  cette  question. 

Cette  équivoque  éclaircie,  on  voit  à  dé- 
couvert le  sophisme  de  l'auteur.  En  effet, 
dire  que  tout  ce  qui  est  du  ressort  de  l'au- 
torité, en  matière  de  religion,  est  du  res- 
sort du  gouvernement,  est  une  proposition 

(a)  Page  66. 


igO  LETTRES 

véritable ,  si ,  par  ce  mot  de  gouvernement, 
on  entend  la  puissance  législative  ou  le 
souverain  :  mais  elle  est  très  fausse  ,  si  Ton 
entend  la  puissance  executive  ou  le  magis- 
trat ;  et  Ton  ne  trouvera  jamais  dans  votre 
république  que  le  conseil  général  ait  attri- 
bué au  petit  conseil  le  droit  de  régler  en 
dernier  ressort  tout  ce  qui  concerne  la  re- 
ligion. 

Une  seconde  équivoque ,  plus  subtile  en- 
core, vient  à lappui  de  la  première  dans  ce 
qui  suit.  C'est  le  principe  des  protestans  ;  et 
c  est  singulièrement  V esprit  de  notre  constitu- 
tution,  qui,  dans  le  cas  de  dispute,  attribue 
aux  conseils  le  droit  de  décider  sur  le  dopne* 
Ce  droit,  soit  qu'il  y  ait  dispute  ou  qu'il  n'y 
en  ait  pas,  appartient  sans  contredit  aux 
conseils,  mais  non  pas  au  conseil. 

Voyez  comment,  avec  une  lettre  de  plus 
ou  de  moins,  on  pourroit  changer  la  consti- 
tution d'un  état  ! 

Dans  les  principes  des  protestans ,  il  n'y 
a  point  d'autre  église  que  l'état,  et  point 
d'autre  législateur  ecclésiastique  que  le  sou- 
verain. C'est  ce  qui  est  manifeste,  sur-!  ont 
à  Genève,  où  l'ordonnance  ecclésiastique 


DE     LA     MONTAGNE*  ig* 

a  reçu  du  souverain,  dans  le  conseil  géné- 
ral ,  la  même  sanction  que  les  édits  civils. 

Le  souverain  ayant  donc  prescrit,  sous 
le  nom  de  réformation ,  la  doctrine  qui  de- 
voit  être  enseignée  à  Genève,  et  la  forme  de 
culte  qu  on  y  devoit  suivre,  a  partagé  entre 
deux  corps  le  soin  de  maintenir  cette  doc- 
trine et  ce  culte,  tels  qu'ils  sont  fixés  par  la 
loi.  A  l'un  elle  a  remis  la  matière  des  en- 
seignemens  publics,  la  décision  de  ce  qui 
est  conforme  ou  contraire  à  la  religion  de 
1  état,  les  avertissemens  et  admonitions  con- 
venables, et  même  les  punitions  spirituel- 
les, telles  que  Y  excommunication  ;  elle  a 
chargé  l'autre  de  pourvoir  à  l'exécution  des 
lois  sur  ce  point  comme  sur  tout  autre,  et 
de  punir  civilement  les  prévaricateurs  ot> 
stinés. 

Ainsi  toute  procédure  régulière  sur  cette 
matière  doit  commencer  par  l'examen  du 
fait  ;  savoir,  s'il  est  vrai  que  i  accusé  soit  cou- 
pable d'un  délit  contre  la  :  Jigion;  et,  parla 
loi,  cet  examen  appartient  au  seul  consis- 
toire. 

Quand  le  délit  est  constaté,  et  qu'il  est  de 
nature  à  mériter  une  punition  civile,  c'est 


102  .  LETTRES 

alors  au  magistrat  seul  de  faire  droit  et  de 
décerner  cette  punition.  Le  tribunal  ecclé- 
siastique dénonce  le  coupable  au  tribunal 
civil,  et  voilà  comment  s'établit,  sur  cette 
matière,  la  compétence  du  conseil. 

Mais  lorsque  le  conseil  veut  prononcer 
en  théologien  sur  ce  qui  est  ou  n'est  pas  du 
dogme,  lorsque  le  consistoire  veut  usurper 
la  jurisdiction  civile,  chacun  de  ces  corps 
sort  de  sa  compétence  ;  il  désobéit  à  la  loi  et 
au  souverain  qui  Fa  portée,  lequel  n'est  pas 
moins  législateur  en  matière  ecclésiastique 
qu  en  matière  civile ,  et  doit  être  reconnu  tel 
des  deux  côtés. 

Le  magistrat  est  toujours  juge  des  minis- 
tresentoutcequiregardelecivil,jamaisence 
qui  regarde  le  dogme;  c'est  le  consistoire.  Si 
le  conseil  prononçoit  les  jugemens  de  l'église, 
ilauroitle  droit  d'excommunication;  et,  au 
contraire,  ses  membres  y  sont  soumis  eux- 
mêmes.  Une  contradiction  bien  plaisante 
dans  cette  affaire,  est  que  je  suis  décrété 
pour  mes  erreurs,  et  que  je  ne  suis  pas  ex- 
communié. Le  conseil  me  poursuit  comme 
apostat,  et  le  consistoire  me  laisse  au  rang 
des  fidèles  !  Cela  nest-il  pas  singulier  ? 

Il 


DE     LA     MONTAGNE.  1Q0 

•  il  est  bien  vrai  que  s'il  arrive  des  dissen- 
sions entre  les  ministres  sur  la  doctrine,  et 
que,  par  l'obstination  d'une  des  parties,  ils 
ne  puissent  s'accorder  m  entre  eux  ni  par 
l'entremise  des  anciens,  il  est  dit,  par  l'article 
1 8,  quela  cause  doit  être  portée  au  magistrat 
pour  j  mettre  ordre. 

Mais  mettre  ordre  à  la  querelle  n'est  pas 
décider  du  dogme.  L'ordonnance  explique 
elle-même  le  motif  du  recours  au  magistrat  ; 
c'est  l'obstination  d'une  des  parties.  Or  la 
police  dans  tout  l'état,  l'inspection  sur  les 
querelles ,  le  maintien  de  la  paix  et  de  toutes 
les  fonctions  publiques ,  la  réduction  des 
obstinés,  sont  incontestablement  du  ressort 
du  magistrat.  Il  ne  jugera  pas  pour  cela  de 
la  doctrine,  mais  rétablira  dans  l'assemblée 
l'ordre  convenable  pour  qu'elle  puisse  en 
juger. 

Et  quand  le  conseil  seroit  juge  de  la  doc- 
trine en  dernier  ressort,  toujours  ne  lui  se- 
roit-il  pas  permis  d'intervertir  l'ordre  établi 
par  la  loi ,  qui  attribue  au  consistoire  la  pre- 
mière connoissance  en  ces  matières;  tout 
de  même  qu'il  ne  lui  est  pas  permis,  bien 
que  juge  suprême ,  d'évoquer  à  soi  les  causes 
Tome  9.  jsx 


jq^  LETTRES 

civiles,  avant  qu'elles  aient  passe  aux  pre« 
inieres  appellations. 

L'article  18  dit  bien  qu'en  cas  que  les  mi- 
nistres ne  puissent  s'accorder,  la  cause  doit 
être  portée  au  magistrat  pour  y  mettre  or- 
dre; mais  il  ne  dit  point  que  la  première 
Gonnoissance  de  la  doctrine  pourra  être  ôtëe 
au  consistoire  par  le  magistrat;  et  il  n'y  a  pas 
un  seul  exemple  de  pareille  usurpation  de- 
puis  que  la  république  existe  {a).    C'est  de 

[a)  Il  y  eut,  dans  le  seizième  siècle,  beaucoup 
de  disputes  sur  la  prédestination,  dont  on  auroit 
du  faire  l'amusement  des  écoliers  ,  et  dont  on  ne 
manqua  pas,  selon  l'usage ,   de  faire  une  grande 
affaire  d'état.  Cependant  ce  furent  les  ministres 
qui  la  décidèrent,  et  même  contre   l'intérêt    pu- 
blic. Jamais ,  que  je  sache ,  depuis  les  édits  ,  le  petit 
conseil  ne  s'est  avisé  de  prononcer  sur  le  dogme 
sans  leur  concours.  Je  ne  connois  qu'un  jugement 
de   cette  espèce ,  et   il    fut  rendu    par  le    deux 
cent;  ce  fut  dans  la  grande  querelle  de  1669  ,  sur 
la  grâce  particulière.  Après  de  longs  et  de  vains 
débats  dans  la  compagnie  et  dans  le  consistoire, 
les  professeurs  ,  ne  pouvant  s'accorder  ,  portèrent 
l'affaire  au  petit  conseil ,  qui  ne  la  jugea  pas.  Le 
deux  cent  l'évoqua  et  la  jugea.  L'importante  ques- 
tion dont  il  s'agissoit  étoit  de  savoir  si  Jésus  étoit 
mort  seulement  pour  le  salut  de  s  élus,  ou  s'il  étoit 


DE     LA     MONTAGNE.  iq5 

quoi  Fauteur  des  lettres  paroit  cçJÉvenïr 
lui-même,  en  disant  qu'en  cas  de  dispute  les 
conseils  ont  le  droit  de  décider  sur  le 
dogme;  car  c'est  dire  qu'ils  n'ont  ce  droit 
qu  après  l'examen  du  consistoire,  et  qu'ils 
ne  l'ont  point  quand  le  consistoire  est  d'ac- 
cord. 

Ces  distinctions  du  ressort  civil  et  du  res- 

mort  aussi  pour  le  salut  des  damnés.  Après  bien 
des  séances  et  de  mûres  délibérations,  le  magni- 
fique conseil  des  deux  eents  prononça  que  Jésus 
n  etoit  mort  que  pour  le  salut  des  élus.  On  conçoit 
bien  que  ce  jugement  fut  une  affaire  de  faveur 
et  que  Jésus  seroit  mort  pour  les  damnés,  si  le 
professeur  Tronchin  avoit  eu  plus  de  crédit  que 
son  adversaire.  Tout  cela  sans  doute  est  fort  ridi- 
cule :  on  peut  dire  toutefois  qu'il  ne  s'agissoit  pas 
d  un  dogme  de  foi,  mais  de  l'uniformité  de  In- 
struction publique,  dont  l'inspection  appartient 
sans  contredit  au  gouvernement.  On  peut  ajou- 
ter que  cette  belle  dispute  avoit  tellement  excité 
1  attention  ,  que  toutela  villeétoit  en  rumeur.  Mais 
n  importe;  les  conseils  dévoient  appaiser  la  que- 
relle sans  prononcer  sur  la   doctrine.  La  décision 
de  toutes  les  questions  qui  n'intéressent  personne 
et  ou  qui  que  ce  soit  ne  comprend  rien  ,  doit  tou- 
jours être  laissée  aux  théologiens. 


jq6  LETTRES 

sort  ecclésiastique  sont  claires  et  fondées, 
non  seulement  sur  la  loi,  mais  sur  laraison, 
qui  ne  veut  pas  que  les  juges,  cle  qui  dépend 
le  sort  des  particuliers,  en  puissent  décider 
autrement  que  sur  des  faits  constans,  sur 
des  corps  de  délit  positifs,  bien  avérés,  et 
non  sur  des  imputations  aussi  vagues,  aussi 
arbitraires  que  celles  des  erreurs  sur  la  reli- 
gion. Et  cle  quelle  sûreté  jouiroient  les  ci- 
toyens, si,  dans  tant  de  dogmes  obscurs,  sus- 
ceptibles de  diverses  interprétations ,  le  juge 
pouvoit  choisir ,  au  gré  de  sa  passion,  celui 
qui  chargerait  ou  disculperait  l'accusé ,  pour 
le  condamner  ou  l'absoudre  ? 

La  preuve  de  ces  distinctions  est  dans  l'in- 
stitution même,  qui  n'aurait  pas  établi  un 
tribunal  inutile;  puisque  si  le  conseil  pou- 
,voit  juger,  sur-tout  en  premier  ressort,  des 
"matières  ecclésiastiques,  Tinstitutiondu  con- 
sistoire ne  servirait  de  rien. 

Elle  est  encore  en  mille  endroits  de  l'or- 
donnance, où  le  législateur  distingue  avec 
tant  de  soin  l'autorité  des  deux  ordres;  dis- 
tinction bien  vaine,  si,  dans  l'exercice  de  ses 
fonctions,  l'un  étoit  en  tout  soumis  à  l'au- 
tre.   Voyez  dans  les  articles  23  et  a£  la 


DE     LA     MONTAGNE.  107 

spécification  des  crimes  punissables  par  les 
lois ,  et  de  ceux  dont  la  première  inquisition 
appartient  au  consistoire. 

Voyez  la  fin  du  même  article  24,  qui 
veut  qu'en  ce  dernier  cas,  après  la  conviction 
du  coupable,  le  consistoire  en  fasse  rapport 
au  conseil,  en  y  ajoutant  son  avis  :  afin,  dit 
l'ordonnance,  que  le  jugement  concernant,  la 
punition  soit  toujours  réservé  à  la  seigneurie. 
Termes  d'où  Ton  doit  inférer  que  le  juge- 
ment concernant  la  doctrine  appartient  au 
consistoire. 

"Voyez  le  serment  des  ministres,  qui  ju- 
rent de  se  rendre  pour  leur  part  sujets  et 
ebéissans  aux  lois  et  aux  magistrats,  en  tant 
que  leur  ministère  le  porte ,  c'est-à-dire  sans 
préjudicier  à  la  liberté  qu'ils  doivent  avoir 
d'enseigner  selon  que  Dieu  le  leur  comman- 
de. Mais  où  seroit  cette  liberté,  s'ils  étoient, 
par  les  lois,  sujets  pour  cette  doctrine  aux 
décisions  d'un  autre  corps  que  le  leur? 

Voyez  l'article  80,  où  non  seulement  l'édit 
prescrit  au  consistoire  de  veiller  et  pourvoir 
aux  désordres  généraux  et  particuliers  de 
l'église,  mais  où  il  l'institue  à  cet  effet  Cet 
article  a-t-il  un  sens,  ou  n'en  a-t-il  point?' 

N3 


!q8  lettres 

est-il  absolu  ?  n'est-il  que  conditionnel?  et  le 
consistoire  établi  par  la  loi  nauroit-il  qu  une 
existence  précaire ,  et  dépendante  du  bon 
plaisir  du  conseil? 

Voyez   l'article  97  de  la  même   ordon- 
nance ,  où ,  dans  les  cas  qui  exigent  puni- 
tion civile,  il  est  dit  que  le  consistoire ,  ayant 
ouï  les  parties,  et  fait  les  remontrances  et 
censures  ecclésiastiques  ,   doit  rapporter  le 
tout  au  conseil ,  lequel,    sur  son  rapport , 
remarquez  bien  la  répétition  de  ce  mot , 
avisera  d'ordonner  et  faire  jugement  selon, 
l'exigence  du  cas.    Voyez  enfin  ce  qui  suit 
dans  le  même  article ,  et  n'oubliez  pas  que 
c'est  le  souverain  qui  parle.  «  Car  combien 
ce  que  ce  soient  choses  conjointes  et  insé- 
«  parables  que   la  seigneurie   et  supério- 
«  rite  que  Dieu  nous  a  donnée,  et  le  gou- 
«  vernement  spirituel  qu'il  a  établi  dans  son 
«  église  ;  elles  ne  doivent  nullement  être 
ce  confuses,  puisque  celui  qui  a  tout  empire 
ce  de  commander,  et  auquel  nous  voulons 
te  rendre  toute  sujétion,  comme  nous  de- 
ce  vons ,  veut  être  tellement  reconnu  auteur 
«c  du  gouvernement  politique  et  ecclésiasti- 
«  que,  que  cependant  il  a  expressément 


fc>  E     LA     MONTAGNE.  1ÇÇ) 

«  discerné  tant  les  vocations  que  l'adminis- 
«  tration  de  l'un  et  de  l-autre.  » 

Mais  comment  ces  administrations  peu- 
vent-elles être  distinguées  sous  l'autorité 
commune  du  législateur,  si  Tune  peut  em- 
piéter à  son  gré  sur  celle  de  l'autre  ?  s'il  n'y  a 
pas  là  de  la  contradiction  ,  je  n'en  saurois 
voir  nulle  part. 

A  l'article  88,  qui  prescrit  expressément 
Tordre  de  procédure  qu'on  doit  observer 
contre  ceux  qui  dogmatisent ,  j'en  joins  un 
autre  qui  n'est  pas  moins  important,  c'est 
l'article  53,  au  titre  du  catéchisme,  où  il 
est  ordonné  que  ceux  qui  contreviendront 
au  bon  ordre,  après  avoir  été  remontrés 
suffisamment,  s'ils  persistent ,  soient  ap- 
pelles au  consistoire  ;  et  si  lors  ils  ne  veu- 
lent obtempérer  aux  remontrances  qui  leur 
seront  faites,  au  il  en  soit  fait  rapport  à  la; 
seigneurie. 

De  quel  bon  ordre  est-iîparlé  là  ?  Le  titre  le 
dit,  c'est  du  bon  ordre  en  matière  de  doc- 
trine, puisqu'il  ne  s'agit  que  du  catéchisme, 
qui  en  est  le  sommaire.  D'ailleurs,  le  main- 
tien du  bon  ordre  en  général  paroît  bien 
plus  appartenir  au  magistrat  qu'au  tribu- 

N4 


200  LETTRES 

nal  ecclésiastique.  Cependant  voyez  quelle 
gradation  !  Premièrement  il  faut  remontrer; 
si  le  coupable  persiste,  il  faut  V  appellerait 
consistoire  ;  enfin  s'il  ne  veut  obtempérer, 
il  faut  faire  rapport  à  la  seigneurie.  En  toute 
matière  de  foi ,  le  dernier  ressort  est  tou- 
jours attribué  aux  conseils;  telle  est  la  loi, 
telles  sont  toutes  vos  lois.  J'attends  de  voir 
quelque  article ,  quelque  passage  dans  vos 
édits,  en  vertu  duquel  le  petit  conseil  s  at- 
tribue aussi  le  premier  ressort ,  et  puisse 
faire  tout  d'un  coup  d'un  pareil  délit  le 
sujet  dîme  procédure  criminelle. 

Cette  marche  n'est  pas  seulement  con- 
traire à  la  loi,  elle  est  contraire  à  l'équité, 
au  bon  sens,  à  l'usage  universel.  Dans 
tous  les  pays  du  inonde ,  la  règle  veut  qu  en 
ce  oui  concerne  une  science  ou  un  art ,  on 
prenne,  avant  que  de  prononcer,  le  ju- 
gement des  professeurs  dans  cette  science, 
ou  des  experts  en  cet  art  ;  pourquoi ,  dans  la 
plus  obscure,  dans  la  plus  difficile  de  toutes 
les  sciences  ;  pourquoi ,  lorsqu'il  s'agit  de 
l'honneur  et  de  la  liberté  d'un  homme ,  d'un 
citoyen ,  les  magistrats  négligeroient-ils  les 
.précautions  qu'ils  prennent  dans  l'art  le 


DE     LA     MONTAGNE.  201 

plus  mécanique  au  sujet  du  plus  vil  intérêt  ?. 

Encore  une  fois,  à  tant  d'autorités,  à 
tant  de  raisons  qui  prouvent  l'illégalité  et 
l'irrégularité  dune  telle  procédure,  quelle 
loi ,  quel  édit  oppose-t-on  pour  la  justifier  ? 
Le  seul  passage  qu'ait  pu  citer  fauteur  des 
lettres ,  est  celui-ci ,  dont  encore  il  trans- 
pose les  ternies  pour  en  altérer  f  esprit. 

«  Que  toutes  les  remontrances  ecclésias- 
«  tiques  se  fassent  en  telle  sorte,  que  par 
«  le  consistoire  ne  soit  en  rien  dérobé  à 
ce  f  autorité  de  la  seigneurie  ni  de  la  justice 
ce  ordinaire;  mais  que  la  puissance  civile 
ce  demeure  en  son  entier  (a).  » 

Or  voici  la  conséquence  qu'il  en  tire, 
ce  Cette  ordonnance  ne  suppose  donc  point  r 
ce  comme  on  le  fait  dans  les  représenta- 
ee  tions ,  que  les  ministres  de  l'évangile 
ce  soient  dans  ces  matières  des  juges  plus 
ce  naturels  que  les  conseils  »,  Commençons 
d'abord  par  remettre  le  mot  conseil  au  sin- 
gulier, et  pour  cause.  / 

Mais  où  est-ce  que  les  représentans  ont 
supposé  que    les    ministres  de  l'évangile 

(a)  Ordonnances  ecclésiastiques.   Art.  XGVII. 


202  LETTRES 

fussent,  clans  ces  matières,  des  Juges  plus 
naturels  que  le  conseil  (a)  ? 

Selon  Fédit,  le  consistoire  et  le  conseil 
sont  juges  naturels  chacun  dans  sa  partie, 
l'un  de  la  doctrine,  et  l'autre  du  délit.  Ainsi 
la  puissance  civile  et  l'ecclésiastique  restent 
chacune  en  son  entier  sous  l'autorité  com- 
mune du  souverain  :  et  que  signifieroit 
ici  ce  mot  môme  de  puissance  civile,  s'il  n'y 
avoit  une  autre  puissance  sous-entendue  ? 
Pour  moi ,  je  ne  vois  rien  dans  ce  passage 
qui  change  le  sens  naturel  de  ceux  que  j  ai 
cités.  Et,  bien  loin  de  là,  les  lignes  qui  sui- 

(a)  V examen  et  la  discussion  de  celte  matière  > 
disent-ils  page  42  >  appartiennent  mieux  aux  mi- 
nistres de  V évangile  qu'au  magnifique  conseil.  Quelle 
est  la  matière  dont  il  s'agit  dans  ce  passage?  c'est 
la  question  ,  si,  sous  l'apparence  des  doutes,  j'ai 
rassemblé  dans  mon  livre  tout  ce  qui  peut  tendre 
à  saper ,  ébranler  et  détruire  les  principaux  fon- 
demens  de  la  religion  chrétienne.  L'auteur  des 
lettres  part  de  là  pour  faire  dire  aux  représen- 
tans  que ,  dans  ces  matières',  les  ministres  sont  des 
juges  plus  naturels  que  les  conseils.  Ils  sont ,  sans 
contredit,  des  juges  plus  natmels.de  la  question 
de  théologie  ,  mais  non  pas  de  la  peine  due  au  dé- 
lit,  et  c'est  aussi  ce  que  les  représentai  n'ont 
»i  dit  ni  tliit  entendre.. 


DE     LA     MONTAGNE.  2o3 

vent  les  confirment ,  en  déterminant  l'état 
où  le  consistoire  doit  avoir  mis  la  procé- 
dure avant  qu'elle  soit  portée  au  conseil. 
C'est  précisément  la  conclusion  contraire 
à  celle  que  l'auteur  en  voudroit  tirer. 

Mais  voyez  comment ,  n'osant  attaquer 
l'ordonnance  par  les  termes,  il  l'attaque  par 
les  conséquences. 

<c  L'ordonnance  a-t-elle  voulu  lier  les 
ce  mains  à  la  puissance  civile,  et  l'obliger 
«  à  ne  réprimer  aucun  délit  contre  la  reli- 
«  gion  qu'après  que  le  consistoire  en  au- 
«  roit  connu?  Si  cela  étoit  ainsi ,  il  en  résul- 
«  teroit  qu'on  pourroit  impunément  écrire 
ce  contre  la  religion  :  car  en  faisant  sera- 
cc  blant  de  se  ranger,  l'accusé  pourroit  tou- 
cc  jours  échapper;  et  celui  qui  auroft  dif- 
cc  famé  la  religion  par  toute  la  terre  de- 
cc  vroit  être  supporté  sans  diffame  au  moyen 
ce  d'un  repentir  simulé  (a).  » 

C'estdonc  pour  éviter  ce  malheur  affreux, 
cette  impunité  scandaleuse,  que  l'auteur 
ne  veut  pas  qu'on  suive  la  loi  à  la  lettre. 
Toutefois,  seize  pages  après,  le  môme  au- 
teur vous  parle  ainsi  : 

(a)  Page  1  [, 


204  LETTRES 

«  La  politique  et  la  philosophie  pourront 
"«  soutenir  cette  liberté  de  tout  écrire  ;  mais 
ce  nos  lois  l'ont  réprouvée  :  or  il  s'agit  de 
ce  savoir  si  le  jugement  du  conseil  contre 
ce  les  ouvrages  de  M.  Rousseau  et  le  dé- 
cc  cret  contre  sa  personne  sont  contraires 
ce  à  nos  lois  ,  et  non  de  savoir  s'ils  sont 
ce  conformes  à  la  philosophie  et  à  la  poli- 
ce tique  (a).  » 

Ailleurs  encore  cet  auteur,  convenant 
que  la  flétrissure  d'un  livre  n'en  détruit  pas 
les  argumens,  et  peut  même  leur  donner 
une  publicité  plus  grande ,  ajoute  :  ec  A  cet 
ce  égard ,  je  retrouve  assez  mes  maximes 
ce  dans  celles  des  représentations.  Mais  ces 
ce  maximes  nesontpas  celles denos lois  (b).  :» 

En  resserrant  et  liant  tous  ces  passages , 
je  leur  trouve  à-peu-près  le  sens  qui  suit  : 

ec  Quoique  la  philosophie ,  la  politique 
ce  et  la  raison  puissent  soutenir  la  liberté 
ec  de  tout  écrire ,  on  doit,  dans  notre  état, 
ec  punir  cette  liberté,  pareeque  nos  lois  la 
ce  réprouvent.  Mais  il  ne  faut  pourtant  pas 

(a)  Page  3o. 

(b)  Page  22. 


DE     LA     MONTAGNE.  2o5 

ce  suivre  nos  lois  à  la  lettre,  parcequalors 
«  on  ne  puniroit  pas  cette  liberté.  » 

A  parler  vrai ,  j'entrevois  là  je  ne  sais  quel 
galimatias  qui  me  choque;  et  pourtant  Fau- 
teur me  paroît  homme  d'esprit  :  ainsi ,  dans 
ce  résumé,  je  penche  à  croire  que  je  me 
trompe ,  sans  qu'il  me  soit  possible  devoir  en 
quoi.  Comparez  donc  vous-même  les  p.  14, 
2.2 ,  00 ,  et  vous  verrez  si  j'ai  tort  ou  raison.1 

Quoi  qu'il  en  soit,  en  attendant  que  l'au- 
teur nous  montre  ces  autres  lois  où  les 
préceptes  de  la  philosophie  et  de  la  poli- 
tique sont  réprouvés,  reprenons  l'examen 
de  ses  objections  contre  celle-ci. 

Premièrement,  loin  que,  de  peur  de  lais- 
ser un  délit  impuni ,  il  soit  permis  dans  une 
république  au  magistrat  d'aggraver  la  loi, 
il  ne  lui  est  pas  même  permis  de  l'étendre 
aux  délits  sur  lesquels  elle  n'est  pas  formelle; 
et  l'on  sait  combien  de  coupables  échappent 
en  Angleterre  à  la  faveur  de  la  moindre 
distinction  subtile  dans  les  termes  de  la  loi. 
Quiconque  est  plus  sévère  que  les  lois,  dit 
u"Vauvenargue,  est  un  tyran  (a). 


(a)  Comme  il  n'y  a  point  à  Genève  de  lois  pé- 


2o6  LETTRES 

Mais  voyons  si  la  conséquence  de  l'impur 
nité  dans  l'espèce  dont  il  s'agit  est  si  ter- 
rible que  Fa  faite  l'auteur  des  lettres. 

Il  faut ,  pour  bien  juger  de  F  esprit  de 
la  loi ,  se  rappeller  ce  grand  principe ,  que 
les  meilleures  lois  criminelles  sont  toujours 
celles  qui  tirent  de  la  nature  des  crimes 
les  châtimens  qui  leur  sont  imposés.  Ainsi 
les  assassins  doivent  être  punis  de  mort, 
les  voleurs  de  la  perte  de  leur  bien ,  ou , 
s'ils  n'en  ont  pas  ,  de  celle  de  leur  liberté, 
qui  est  alors  le  seul  bien  qui  leur  reste.  De 
même,  dans  les  délits  qui  sont  uniquement 


nales  proprement  dites  ,  le  magistrat  inflige  ar- 
bitrairement la  peine  des  crimes  ;  ce  qui  est 
assurément  un  grand  défaut  dans  la  législation, 
et  un  abus  énorme  dans  un  état  libre.  Mais  cette 
autorité  du  magistrat  ne  s'étend  qu'aux  crimes 
contre  la  loi  naturelle,  et  reconnus  tels  dans  toute 
société  ,  ou  aux  choses  spécialement  défendues  par 
la  loi  positive  ;  elle  ne  va  pas  jusqu'à  forger  un 
délit  imaginaire  où  il  n'y  en  a  point ,  ni,  sur  quel- 
que délit  que  ce  puisse  être,  jusqu'à  renverser, 
de  peur  qu'un  coupable  n'échappe,  l'ordre  de  la 
procédure  fixé  par  la  loi. 


bE     HA     MONTAGNE.  2.0J 

«contre  la  religion ,  les  peines  doivent  être 
tirées  uniquement  de  la  religion  ;  telle  est, 
par  exemple,  la  privation  de  la  preuve  par 
serment  en  choses  qui  l'exigent;  telle  est 
encore  l'excommunication ,  prescrite  ici 
comme  la  peine  la  plus  grande  de  quiconque 
a  dogmatisé  contre  la  religion,  sauf  ensuite 
le  renvoi  au  magistrat,  pour  la  peine  ci-< 
vile  due  au  délit  civil ,  s'il  y  en  a. 

Orilfautseressouvenirquel'ordonnance, 
l'auteur  des  lettres  ,  et  moi ,  ne  parlons  ici 
que  d'un  délit  simple  contre  la  religion.  Sî 
le  délit  étoit  complexe ,  comme  si ,  par  exem* 
pie,  j'avois  imprimé  mon  livre  dans  l'état 
sans  permission  ,  il  est  incontestable  que , 
pour  être  asbsous  devant  le  consistoire ,  je 
ne  le  serois  pas  devant  le  magistrat. 

Cette  distinction  faite,  je  reviens ,  et  je  dis: 
Il  y  a  cette  différence  entre  les  délits  contre 
la  religion  et  les  délits  civils,  que  les  der- 
niers font  aux  hommes  ou  aux  lois  un  tort , 
un  mal  réel ,  pour  lequel  la  sûreté  publique 
exigenécessairementréparationetpunition; 
mais  les  autres  sont  seulement  des  offen- 
ses contre  la  divinité ,  à  qui  nul  ne  peut 
nuire,  et  qui  pardonne  au  repentir.  Quand 


2o8  LETTRES 

la  divinité  est  appaisée ,  il  n'y  a  plus  de  délit 
à  punir,  sauf  le  scandale;  et  le  scandale  se 
répare  en  donnant  au  repentir  la  même  pu- 
blicité qu'a  eue  la  faute.  La  charité  chré- 
tienne imite  alors  la  clémence  divine  :  et 
ce  seroit  une  inconséquence  absurde  de 
venger  la  religion  par  une  rigueur  que  la 
religion  réprouve.  La  justice  humaine  n'a 
et  ne  doit  avoir  nul  égard  au  repentir,  je 
l'avoue  ;  mais  voilà  précisément  pourquoi , 
dans  une  espèce  de  délit  que  le  repentir 
peut  réparer,  l'ordonnance  a  pris  des  me- 
sures pour  que  le  tribunal  civil  n'en  prît 
pas  d'abord  connoissance. 

L'inconvénient  terrible  que  l'auteur  trouve 
illaisser  impunis  civilement  les  décrets  con- 
tre la  religion  n'a  donc  pas  la  réalité  qu'il  lui 
donne;  et  la  conséquence  qu'il  en  tire  pour 
prouver  que  tel  n'est  pas  l'esprit  de  la  loi, 
n'est  point  juste,  contre  les  termes  formels 
de  la  loi. 

ce  Ainsi,  quel  qu'ait  été  le  délit  contre  la 
«  religion,  ajoute-t-il,  l'accusé,  en  faisant 
«  semblant  de  se  ranger ,  pourra  toujours 
<c  échapper  ».  L'ordonnance  ne  dit  pas  s'il 
fait  semblant  de  se  ranger}  elle  dit,  s'il  se 

ranae  ; 


DE     LA     MONTAGNE.  20Q 

ce  range  »  ;  et  il  v  a  des  règles  aussi  certaines 
qu'on  en  puisse  avoir  en  tout  autre  cas 
pour  distinguer  ici  la  réalité  de  la  fausse 
apparence ,  sur-tout  quant  aux  effets  ex- 
térieurs ,  seuls  compris  sous  ce  mot ,  s'il 

XP      m  m  rrr> 


se  rans:e. 

o 


Si  le  délinquant ,  s'étant  rangé ,  retombe  i 
il  commet  un  nouveau  délit  plus  grave    et 
qui  mérite  un  traitement  plus  rigoureux ; 
il  est  relaps,  et  les  voies  de  le  ramener  à 
son  devoir  sont  plus  sévères.  Le  conseil  a 
la-dessus    pour   modèle   les  formes   judi- 
ciaires de  l'inquisition  (a)  :  et  si  fauteur 
des  lettres  n'approuve  pas  qu'il  soit  aussi- 
doux  qu'elle,  il  doit  au  moins  lui  laisser 
toujours  la  distinction  des  cas  ;  car  il  n'est 
pas  permis,  de  peur  qu'un  délinquant  ne 
retombe ,  de  le  traiter  d'avance  comme  s'il 
étoit  déjà  retombé. 

C'est pourtantsur  ces  fausses  conséquen- 
ces que  cet  auteur  s'appuie,  pour  affirmer 
que  ledit,  dans  cet  article ,  n'a  pas  eu  pour 
objet  de  régler  la  procédure,  et  de  fixer  la 

(a)  Voyez  le  manuel  des  inquisiteurs. 
Tome  g.  Q 


310  LETTRES 

compétencedes tribunaux.  Qu'adonc  voulu 
Tédit ,  selon  lui  ?  Le  voici. 

H  a  voulu  empêcher  cpie  le  consistoire 
ne  sévit  contre  des  gens  auxquels  on  im- 
puteroit  ce  qu'ils  n'auroient  peut-être  point 
dit  ou  dont  on  auroit  exagéré  les  écarts  ; 
uu'îl  ne  sévît,  dis-je,  contre  ces  gens-là  sans 
en  avoir  conféré  avec  eux ,  sans  avoir  essayé 
de  les  gagner. 

Mais  qu'est-ce  que  sévir,  de  la  part  du 
consistoire?  C'est  excommunier,  et  déie- 
rer  au  conseil.  Ainsi,  de  peur  que  le  con- 
sistoire ne  défère  trop  légèrement  nn  cou- 
pable au  conseil ,  l'édit  le  livre  tout  d  un 
coup  au  conseil.  C'est  une  précaution  d  une 
espèce  toute  nouvelle.  Cela  est  admirable 
aUe    dans  le  même  cas  ,  la  loi  prenne  tant 
de  mesures  pour  empêcher  le  consistoire 
de  sévir  précipitamment,   et  quelle  n  en 
prenne  aucune  pour  empêcher  le  conseil 
de  sévir  précipitamment  ;  qu'elle  porte  une 
attention  si  scrupuleuse  à  prévenu  la  dif- 
famation, et  qu'elle  n'en  donne  aucune 
à  prévenir  le  supplice;  qu'elle  pourvoie  a 
tant  de  choses  pour  qu'un  homme  ne  soit 


DE     LA     MONTAGNE.  211 

pas  excommunié  mal-à-propos,  et  qu'elle 
ne  pourvoie  à  rien  pour  qu'il  ne  soit  pas 
brûlé  mal-à-propos  ;  qu'elle  craigne  si  fort 
la  rigueur  des  ministres,  et  si  peu  celle  des 
juges  !  C'était  bien  fait  assurément  de  com- 
pter pour  beaucoup  la  communion  des  fi- 
dèles; mais  ce  n'étoi-tpas  bien  fait  de  compter 
pour  si  peu  leur  sûreté  ,  leur  liberté ,  leur 
vie;  et  cette  même  religion  qui  prescrivoit 
tant  d'indulgence  à  ses  gardiens,  ne  devoit 
pas  donner  tant  de  barbarie  à  ses  venoeurs. 
Voilà  toutefois,  selon  notre  auteur,  la 
solide  raison  pourquoi  l'ordonnance  n'a  pas 
voulu  dire  ce  quelle  dit.  Je  crois  que  l'ex- 
poser c'est  assez  y  répondre.  Passons  main- 
tenant à  l'application  ;  nous  ne  la  trouve- 
rons pas  moins  curieuse  que  l'interpréta- 
tion. 

L'article  88  n'a  pour  objet  que  celui  qui 
dogmatise ,  qui  enseigne ,  qui  instruit,  Il 
ne  parle  point  d'un  simple  auteur ,  d'un 
homme  qui  ne  fait  que  publier  un  livre, 
et  qui ,  au  surplus ,  se  tient  en  repos.  A 
dire  la  vérité,  cette  distinction  me  paroît  un 
peu  subtile;  car,  comme  disent  très  bien 
les  représentons ,  on  dogmatise  par  écrit  tout 

O  a 


212  LETTRES 

comme  de  vive  voix.  Mais  admettons  cette 
subtilité  ;  nous  y  trouverons  une  distinction 
de  faveur  pour  adoucir  la  loi ,  non  de  rigueur 

pour  l'aggraver. 

Dans  tous  les  états  du  monde  la  police 
veilleavec  le  plus  grand  soin  sur  ceux  qui  in- 
struisent, qui  enseignent,  qui  dogmatisent: 
elle  ne  permet  ces  sortes  de  fonctions  qu  a 
gens  autorisés;  il  nest  pas  même  permis 
de  prêcher  la  bonne  doctrine,  si  Ton  nest 
reçu  prédicateur.  Le  peuple  aveugle  est  fa- 
cile à  séduire  :  un  homme  qui  dogmatise 
attroupe,  et  bientôt  il  peut  ameuter.  La 
moindre  entreprise  en  ce  point  est  toujours 
regardée  comme  un  attentat  punissable  à 
cause  des  conséquences  qui  peuvent  en  ré- 
sulter. 

Il  n'en  est  pas  de  même  de  Fauteur  d  un 
livre  ;  s  il  enseigne,  au  moins  il  n  attroupe 
point,  il  n  ameute  point;  il  ne  force  per- 
sonne à  l'écouter,  à  le  lire  ;  il  ne  vous  re- 
cherche point,  il  ne  vient  que  quand  vous 
le  recherchez  vous-même  ;  il  vous  laisse  ré- 
fléchir sur  ce  qu'il  vous  dit,  il  ne  dispute 
point  avec  vous  ,  nés  obstine  point,  ne  levé 
point  vos  doutes  ,  ne  résout  point  vos  ob- 


DE      LA     MONTAGNE.  213 

jetions,  ne  vous  poursuit  point  :  voulez- 
vousle  quitter,  il  vous  quitte  ;  et ,  ce  qui  est 
ici  l'article  important ,  il  ne  parle  pas  au 
peuple. 

Aussi  jamais  la  publication  d'un  livre  ne 
fut -elle  regardée  par  aucun  gouvernement 
du  même  œil  que  les  pratiques  d'un  dog- 
matiseur.  Il  y  a  même  des  pays  où  la  li- 
berté de  la  presse  est  entière  ;  mais  il  n'y 
enaaucunoùilsoitpermis  à  toutlemondede 
dogmatiser  indifféremment.  Dans  1,  s  pays 
où  il  est  défendu  d'imprimer  des  livres  sans 
permission,  ceux  qui  désobéissent  sont  pu- 
nis quelquefois  pour  avoir  désobéi  ;  mais  îa 
preuve  qu'on  ne  regarde  pas  au  fond  ce 
que  dit  un  livre  comme  une  chose  fort  im- 
portante, est  la  facilité  avec  laquelle  on 
laisse  entrer  dans  l'état  ces  mêmes  livres, 
que ,  pour  n'en  pas  paroître  approuver  les 
maximes  ,  on  n'y  laisse  pas  imprimer.  Tout 
ceci  est  vrai,  sur-tout  des  livres  qui  ne  sont 
point  écrits  pour  le  peuple  ,  tels  qu'ont 
toujours  été  les  miens.  Je  sais  que  votre 
conseil  affirme  dans  ses  réponses  que,  ce  se- 
cc  Ion  l'intention  de  fauteur,  l'Emile  doit 

O  3 


fil4  LETTRES 

ce  servir  de  guide  aux  pères  etaux  mères  (a)  »  ! 
mais  cette   assertion  n'est  pas  excusable, 
puisque  j  ai  manifesté  dans  la  préface,  et 
plusieurs  fois  dans  le  livre ,  une  intention 
toute  différente.  Il  s  agit  d'un  nouveau  sys- 
tème  d'éducation ,   dont  j'offre  le  plan  à 
l'examen  des  sages ,  et  non  pas  d'une  mé- 
thode pour  les  pères  et  les  mères ,  à  laquelle 
je  n'ai  jamais  songé.  Si  quelquefois,  par  une 
figure  assez  commune,  je  parois  leur  adres- 
ser la  parole ,  c'est  ou  pour  me  faire  mieux 
entendre,  ou  pour  m' exprimer  en  moins  de 
mots.  Il  est  vrai  que  j'entrepris  mon  livre  à 
la  sollicitation  d'une  mère;  mais  cette  mère , 
toute  jeune  et  tout  aimable  qu'elle  est,  a 
de  la  philosophie,  et  commît  le  cœur  hu- 
main ;  elle  est  par  la  figure  un  ornement 
de  son  sexe ,  et  par  le  génie  une  exception. 
C'est  pour  les  esprits  de  la  trempe  du  sien 
que  j'ai  pris  la  plume  ,  non  pour  des  mes- 
sieurs tel  ou  tel,  ni  pour  d'autres  messieurs 
de  pareille  étoffe,  qui  me  lisent  sans  rn  en- 
tendre ,  et  qui  m'outragent  sans  me  fâcher. 


(a)  Pages  22  et  s3  des  représentations  impri. 


niées. 


DE    LÀ    MONTAGNE.  2 1 5 

Il  résulte  de  la  distinction  supposée  ,  que 
si  la  procédure  prescrite  par  l'ordonnance 
contre  un  homme  qui  dogmatise  n'est  pas 
applicable  à  l'auteur  d'un  livre ,  c'est  qu'elle 
est  trop  sévère  pour  ce  dernier.  Cette  con- 
séquence  si  naturelle,  cette  conséquence 
que  vous  et  tous  mes  lecteurs  tirez  ainsi 
que  moi ,  n'est  point  celle  de  l'auteur  des 
lettres.  Il  en  tire  une  toute  contraire.  Il 
faut  l' écouter  lui-même  :  vous  ne  m'en  croi- 
riez pas  si  je  vous  partais  d'après  lui. 

ce  II  ne  faut  que  lire  cet  article  de  For- 
ce donnance,  pour  voir  évidemment  qu'elle 
«  n'a  en  vue  que  cet  ordre  de  personnes 
«  qui  répandent,  par  leurs  discours,  des 
ce  principes  estimés  dangereux.  Si  ces  per- 
ce sonnes  se  rangent,  y  est-il  dit,  qu'on  les 
ce  supporte  sans  diffame.  Pourquoi  ?  c'est 
ce  qu'alors  on  a  une  sûreté  raisonnable 
«  qu'elles  ne  répandront  plus  cette  ivraie  , 
ce  c'est  qu'elles  ne  sont  plus  à  craindre, 
ce  Mais  qu'importe  la  rétractation  vraie  ou 
ce  simulée  de  celui  qui ,  par  la  voie  de  l'im- 
«  pression  a  imbu  tout  le  monde  de  ses 
ce  opinions  ?  Le  délit  est  consommé  ,  il  sub- 
ie sistera  toujours  ;  et  ce  délit ,  aux  yeux  de. 

0  4 


2i6  LETTRES 

<c  la  loi,  est  de  la  même  espèce  que  tous 
«  les  autres,  où  le  repentir  est  inutile  dus 
ce  que  la  justice  en  a  pris  connoissance.  » 
Il  y  a  de  quoi  s'émouvoir  ;  mais  calmons- 
nous  et  raisonnons.   Tant  qu'un  homme 
dogmatise  ,  il  fait  du  mal  continuellement; 
jusqu'à  ce  qu'il  se  soit  rangé,  cet  homme  est 
à  craindre  ;   sa  liberté  même  est  un  mal , 
pareequ'il  en  use  pour  nuire,   pour  con- 
tinuer de  dogmatiser.  Que  s'il  se  range  à 
la  fin,  n'importe;  les  enseignemens   qu'il 
a  donnés  sont  toujours  donnés,   et  le  dé- 
lit à  cet  égard  est  autant  consommé  qu'il 
peut  l'être.  Au  contraire,  aussitôt  qu'un 
livre  est  publié ,  l'auteur  ne  fait  plus  de 
mal,  c'est  le  livre   seul  qui  en  fait.    Que 
l'auteur  soit  libre  ou  soit  arrêté,  le  livre  va 
toujours  son  train.  La  détention  de  l'au- 
teur peut  être  un  châtiment  que  la  loi  pro- 
nonce ;  mais  elle  n'est  jamais  un  remède 
au  mal  qu'il  a  fait,  ni  une  précaution  pour 
en  arrêter  le  progrès. 

Ainsi  les  remèdes  à  ces  deux  maux  ne 
sont  pas  les  mêmes.  Pour  tarir  la  source 
du  mal  que  fait  le  dogmatiseur,  il  n'y  a  nul 
moyen  prompt  et  sûr  que  de  l'arrêter  :  mais 


DE     LA     MONTAGNE.  2l7 

arrêter  Fauteur,  c'est  ne  remédier  à  rien  du 
tout  ;  c'est  au  contraire  augmenter  la  pu- 
blicité du  livre ,  et  par  conséquent  empi- 
rer le  mal,  comme  le  dit  très  bien  ailleurs 
l'auteur  des  lettres.  Ce  n'est  donc  pas  là 
un  préliminaire  à  la  procédure,  ce  n'est  pas 
une  précaution  convenable  à  la  chose  ;  c'est 
une  peine  qui  ne  doit  être  infligée  que  par 
jugement,  et  qui  n'a  d'utilité  que  le  châ- 
timent du  coupable.  A  moins  donc  que  son 
délit  ne  soit  un  délit  civil ,  il  faut  commencer 
par  raisonner  avec  lui ,  l'admonester,  le  con- 
vaincre, l'exhorter  à  réparer  le  mal  qu'il 
a  fait,  à  donner  une  rétractation  publique, 
à  la  donner  librement  afin  qu'elle  fasse  sou 
affet,  et  à  la  motiver  si  bien  que  ses  der- 
niers sentimens  ramènent  ceux  qu'ont  éga- 
rés les  premiers.  Si,  loin  de  se  ranger,  il  s'ob- 
stine, alors  seulement  on  doit  sévir  con- 
tre lui.  Telle  est  certainement  la  marche 
pour  aller  au  bien  de  la  chose;  tel  est  le 
but  de  la  loi;  tel  sera  celui  d'un  sage  gou- 
vernement, qui  doit  bien  moins  se  proposer 
de  punir  l'auteur,  que  d'empêcher  l'effet  de 
l'ouvrage,  (a) 

{a)  Page  2Q, 


2lS  LETTRES 

Comment  ne  le  seroit-ce  pas  pour  Fau- 
teur d'un  livre,  puisque  l'ordonnance,  qui 
suit  en  tout  les  voies  convenables  à  F  esprit 
du  christianisme  ,  ne  veut  pas  même  qu'on 
arrête  le  dogmatiseur  avant  d'avoir  épuisé 
tous  les  moyens  possibles  pour  le  ramener 
au  devoir  ?  elle  aime  mieux  courir  les  ris- 
ques du  mal  qu'il  peut  continuer  de  faire , 
que  de  manquer  à  la  charité.  Cherchez ,  de 
grâce ,  comment  de  cela  seul  on  peut  con- 
clure que  la  même  ordonnance  veut  qu'on 
débute  contre  Fauteur  par  un  décret  de 
prise  de  corps. 

Cependant  Fauteur  des  lettres ,  après  avoir 
déclaré  qu'il  retrouvoit  assez  ses  maximes 
sur  cet  article  dans  celles  des  représentans, 
ajoute,  Mais  ces  maximes  ne  sont  pas  celles 
de  nos  lois  ;  et  un  moment  après  il  ajoute  en- 
core que  «  ceux  qui  inclinent  à  une  pleine 
«  tolérance  pourroient  tout  au  plus  cri- 
ce  tiquer  le  conseil  de  n'avoir  pas  ,  dans  ce 
ce  cas ,  fait  taire  une  loi  dont  l'exercice  ne 
ce  leur  paroît  pas  convenable  (a)  35.  Cette 
conclusion  doit  surprendre,  après  tant  d'ef- 

(c)  Page  23, 


DE     LA     MONTAGNE.  219 

forts  pour  prouver  que  la  seule  loi  qui  pa- 
roît  s'appliquer  à  mon  délit  ne  s'y  applique 
pas  nécessairement.  Ce  qu'on  reproche  au 
conseil,  n'est  point  de  n'avoir  pas  fait  taire 
une  loi  qui  existe,  c'est  d'en  avoir  fait  par- 
ler une  qui  n'existe  pas. 

La  logique  employée  ici  par  l'auteur  me 
paroît  toujours  nouvelle.  Qu'en  pensez- 
vous  ,  monsieur?  connoissez- vous  beau- 
coup d'argumens  dans  la  forme  de  celui-ci  ? 
La  loi  force  le  conseil  à  sévir  contre  l'auteur 
du  livre.  Et  où  est  -  elle  cette  loi  qui  force 
le  conseil  à  sévir  contre  l'auteur  du  livre  ? 

«  Elle  n'existe  pas,  à  la  vérité  ;  mais  il 
«  en  existe  une  autre,  qui,  ordonnant  de 
«  traiter  avec  douceur  celui  qui  dogmatise, 
ce  ordonne,  par  conséquent,  de  traiter  avec 
.  «  rigueur  l'auteur  dont  elle  ne  parle  point.  » 
Ce  raisonnement  devient  bien  plus  étrange 
encore  pour  qui  sait  que  ce  fut  comme  au^- 
teur,  etnon comme  dogmatiseur ,  que  MoreL 
li  fut  poursuivi  :  il  avoit  aussi  fait  un  livre,  et 
ce  futpour  ce  livre  seul  qu'il  fut  accusé.  Le 
corps  du  délit,  selon  la  maxime  de  notreau-r 
teur  ,  étoit  dans  le  livre  même ,  fauteur  n'a-» 
yoit pas  besoin  d'être  entendu;  cependant  il 


220  LETTRES 

le  fut;  et  non  seulement  on  l'entendit,  mais 
on  l'attendit;  on  suivit  de  point  en  point 
toute  la  procédure  prescritepar  ce  même  ar- 
ticle de  F  ordonnance,  qu'on  nous  dit  ne  re- 
garder ni  les  livres  ni  les  auteurs  ;  on  ne  brû- 
la même  le  livre  qu'après  la  retraite  de  l'au- 
teur ;  jamais  il  ne  fut  décrété,  Ton  ne  parla 
pas  du  bourreau  (a);  enfin  tout  cela  se  fit 
sous  les  yeux  du  législateur ,  par  les  rédac- 
teurs de  r  ordonnance  ,  au  m  orne  ut  quelle 
venoit  de  passer ,  dans  le  temps  même  où 


(a)  Ajoutez  la  circonspection  du  magistrat  dans 
toute  cette  affaire  ,  sa  marche  lente  et  graduelle 
dans  la  procédure ,  le  rapport  du  consistoire  ,  1  ap- 
pareil du  jugement.  Les  syndics  montent  sur  leur 
tribunal  public  ,  ils  invoquent  le  nom  de  Dieu , 
ils  ont   sous  leurs  yeux  la  sainte  écriture  ;  après 
une   mûre  délibération,  après  avoir  pris  conseil 
des  citoyens,  ils  prononcent  leur  jugement  devant 
le  peuple,   afin  qu'il  en  sache   les  causes;  ils  le 
font  imprimer  et  publier,    et  tout  cela   pour  la 
simple  condamnation  d'un  livre,  sans  flétrissure, 
sans  décret  contre  l'auteur,  opiniâtre  et  contumax. 
Ces  messieurs,  depuis  lors,  ont  appris  à  disposer 
moins  cérémonieusement  de  l'honneur  et   de  la 
liberté  des  hommes  ,  et  sur- tout  des  citoyens  :  car 
il  est  à  remarquer  que  Morelli  ne  l'etoit  pas. 


DE     LA     MONTAGNE.  221 

régnoit  cet  esprit  de  sévérité  qui,  selon  notre 
anonyme,  lavoit  dictée,  et  qu'il  allègue 
en  justification  très  claire  de  la  rigueur 
exercée  aujourd'hui  contre  moi. 

Or  écoutez  là-dessus  la  distinction  qu'il 
fait.  Après  avoir  exposé  toutes  les  voies 
de  douceur  dont  on  usa  envers  Morelli , 
le  temps  qu'on  lui  donna  pour  se  ranger, 
la  procédure  lente  et  régulière  qu'on  sui- 
vit avant  que  son  livre  fut  brûlé  ,  il  ajoute  : 
«c  Toute  cette  marche  est  très  sage.  Mais 
ce  en  faut-il  conclure  que,  dans  tous  les  cas, 
ce  et  dans  des  cas  très  différens,  il  en  faille 
ce  absolumant  tenir  une  semblable  ?  Doit- 
ce  on  procéder  contre  un  homme  absent  qui 
ce  attaque  la  religion  ,  de  la  même  ma- 
ce  niere  qu'on  procéderoit  contre  un  homme 
ce  présent  qui  censure  la  discipline  (a)? 
ce  C'est-à-dire,  en  d'autres  termes,  doit- 
ce  on  procéder  contre  un  homme  qui  n'at- 
ce  taque  point  les  lois  ,  et  qui  vit  hors  de 
ce  leur  jurisdiction ,  avec  autant  de  dou- 
te ceur  que  contre  un  homme  qui  vit  sous 
ce  leur  jurisdiction,  et  qui   les  attaque  »? 

"    '  ■* 

(«)  Page  ij. 


^23  LETTRES 


Il  ne  sembleroit  pas ,  en  effet ,  que  cela  dût 
faire  une  question.  Voici,  j'en  suis  sûr, 
la  première  fois  qu  il  a  passé  par  l'esprit 
humain  d'aggraver  la  peine  d'un  coupable , 
uniquement  parceque  le  crime  n'a  pas  été 
commis  dans  l'état. 

«  A  la  vérité ,  continue-t-il ,  on  remarque 
«  dans  les  représentations  à  l'avantage  de 
«M    Rousseau,   que  Morelli  avoit   écrit 
ce  contre  un  point  de  discipline ,  au  lieu  que 
ce  les  livres  de  M.  Rousseau,  au  sentiment 
ce  de  ses  juges  ,  attaquent  proprement  la 
ce  religion.  Mais  cette  remarque  pourrait 
ce  bien  n'être  pas  généralement  adoptée; 
ce  et  ceux  qui  regardent  la  religion  comme 
ce  l'ouvrage  de  Dieu  ,  et  l'appui  de  la  con- 
ce  stitution,  pourront  penser  qu'il  est  moins 
«  permis  de  l'attaquer  que  des  points  de 
ce  discipline,  qui,   n'étant  que  l'ouvrage 
ce  des  hommes,  peuvent  être  suspects  d  er- 
ce  reur ,  et  du  moins  susceptibles  d'une  m- 
«  finité  de  formes  et  de  combinaisons  dif- 

ce  férentes  (a).  » 

Ce  discours,  je  vous  l'avoue,  me  paroi- 

(a)  Page  i8. 


DE     LA     MONTAGNE.  22J 

froît  tout  au  plus  passable  dans  la  bouche 
d'un,  capucin  ;  mais  il  me  choqueroit  fort 
sous  la  plume  d'un  magistrat.  Qu'importe 
que  la  remarque  des  représentans  ne  soit 
pas  généralement  adoptée,  si  ceux  qui  la 
rejettent  ne  le  font  que  parcequ'ils raison- 
nent mal? 

Attaquer  la  religion,  est  sans  contredit 
un  plus  grand  péché  devant  Dieu  ,  que  d'at- 
taquer la  discipline.  Il  n'en  est  pas  de  même 
devant  les  tribunaux  humains ,  qui  sont  éta- 
blis pour  punir  lescrim.es,  non  les  péchés, 
et  qui  ne  sont  pas  les  vengeurs  de  Dieu , 
mais  des  lois. 

La  religion  ne  peut  jamais  faire  partie  de 
la  législation,  qu'en  ce  qui  concerne  les  ac? 
tions  des  hommes.  La  loi  ordonne  de  faire 
ou  de  s'abstenir  ;  mais  elle  ne  peut  ordon- 
ner de  croire.  Ainsi  quiconque  n'attaque 
point  la  pratique  de  la  religion  n'attaque 
point  la  loi. 

Mais  la  discipline  établie  par  la  loi  fait 
essentiellement  partie  de  la  législation ,  elle 
devient  loi  elle-même.  Quiconque  l'atta- 
que ,  attaque  la  loi ,  et  ne  tend  pas  à  moins 
qu'à  troubler  la  constitution  de  l'état.  Que 


224  LETTRES 

cette  constitution  fut  ,  avant  d'être  éta- 
blie, susceptible  de  plusieurs  formes  et 
combinaisons  différentes,  en  est-elle  moins 
respectable  et  sacrée  sous  une  de  ces  for- 
mes ,  quand  elle  en  est  une  fois  revêtue  à 
l'exclusion  de  toutes  les  autres  ?  et  dès  lors 
la  loi  politique  n'est-elle  pas  constante  et 
fixe  ainsi  que  la  loi  divine? 

Ceux  donc  qui  n1  adopteroient  pas  en  cette 
affaire  la  remarque  des  représentans ,  au- 
roient  d'autant  plus  de  tort ,  que  cette  re- 
marque futfaite  parle  conseil  même  dansla 
sentence  contre  le  livre  de  Morelli ,  qu'elle 
accuse  sur-tout  de  tendre  à  faire  schisme 
et  trouble  dans?  état,  d 'une  manière  séditieuse  ; 
imputation  dont  il  seroit  difficile  de  charger 
le  mien. 

Ce  que  les  tribunaux  civils  ont  à  défen- 
dre ri  est  pas  l'ouvrage  de  Dieu ,  c'est  l'ou- 
vrage des  hommes;  ce  n'est  pas  des  âmes 
qu'ils  sont  chargés  ,  c'est  des  corps  ;  c'est  de 
l'état ,  et  non  de  l'église,  qu'ils  sont  les  vrais 
gardiens  :  et  lorsqu'ils  se  mêlent  des  ma- 
tières de  religion,  ce  n'est  qu'autant  qu'elles 
sont  du  ressort  des  lois,,  que  ces  matières 
importent  au  bon  ordre  et  à  la  sûreté  pu- 
blique. 


DE     LA     MONTAGNE.  22,5 

blique.  Voilà  les  saines  maximes  de  la  ma- 
gistrature. Ce  n'est  pas,  si  Ton  veut,  la  doc- 
trine de  la  puissance  absolue ,  mais  celle 
de  la  justiceet  delà  raison.  Jamais  on  ne  s'en 
écartera  dans  les  tribunaux  civils,  sans  don- 
ner dans  les  plus  funestes  abus ,  sans  mettre 
1  état  en  combustion,  sans  faire  des  lois  et 
de  leur  autorité  le  plus  odieux  brigandage. 
Je  suis  fâché  pour  le  peuple  de  Genève 
que  le  conseil  le  méprise  assez  pour  l'oser 
leurrer  par  de  tels  discours,  dont  les  plus 
bornés  et  les  plus  superstitieux  de  l'Eu- 
rope ne  sont  plus  les  dupes.  Sur  cet  article 
vos représentans  raisonnent  en  hommesde- 
tat,  et  vosmagistrats  raisonnent  en  moines. 

Pour  prouver  que  l'exemple  de  Morelli 
ne  fait  pas  règle,  l'auteur  des  lettres  oppose 
à  la  procédure  faite  contre  lui  celle  qu'on 
fît  en  i652contre  Nicolas  Antoine,  unpauvre 
fou  ,  qu'à  la  sollicitation  des  ministres  le 
conseil  fit  brûler  pour  le  bien  de  son  ame. 
Ces  auto-da-fé  n'étoientpas  rares  jadis  à  Ge- 
nève ,  et  ilparoît,  parce  qui  me  regarde,  que 
ces  messieurs  ne  manquent  pas  de  goût  pour 
les  renouveller. 

Commençons  toujours  par  transcrire  fi- 
Tome  q.  P 


226  LETTRES 

dèlement  les  passages,  pour  ne  pas  imiter 
la  méthode  de  mes  persécuteurs. 

ce  Qu  on  voie  le  procès  de  Nicolas  An- 
ce  tome.  .L'ordonnance  ecclésiastique  exis- 
cc  toit,  et  on  étoit  assez  près  du  temps  où 
«  elle  avoit  été  rédigée  pour  en  connoître 
ce  l'esprit.  Antoine  fut-il  cité  au  consistoire? 
ce  Cependant,  parmi  tant  de  voix  qui  s'éle- 
cc  verent  contre  cet  arrêt  sanguinaire,  et  au 
ce  milieu  des  efforts  que  firent  pour  le  sau- 
ce ver  les  gens  humains  et  modérés  ,  y  eut- 
ce  il  quelqu'un  qui  réclamât  contre  firré- 
ce  gularité  delà  procédure?  Morelli  fut  cité 
ce  au   consistoire;  Antoine  ne  le  fut  pas: 
«  la  citation  au  consistoire  n  est  donc  pas 
ce  nécessaire  dans  tous  les  cas  (a).  » 

Vous  croirez  Là- dessus  que  le  conseil 
procéda  d'emblée  contre  Nicolas  Antoine , 
comme  il  a  fait  contre  moi ,  et  qu'il  ne  fut 
pas  seulement  question  du  consistoire  ni 
des  ministres  :  vous  allez  voir. 

Nicolas  Antoine  ayant  été ,  dans  un  de 
ses  accès  de  fureur ,  sur  le  point  de  se  pré- 
cipiter dans  lç  Rhône ,  le  magistrat  se  déter- 

(a)  Page  17. 


DÉ     LA     MONTAGXE.  22^ 

ruina  à  le  tirer  du  logis  public  où  il  étoit, 
pour  le  mettre  à  l'hôpital ,  où  les  médecins  le 
traitèrent.  Il  y  resta  quelque  temps,  pro- 
férant divers  blasphèmes  contre  la  religion 
chrétienne.  «Les  ministres  le  voyoient  tous 
«  les  jours,  et  tâchoient,  lorsque  sa  fureur 
«  paroissoit  un  peu  calmée,  de  le  faire  revê- 
te nir  de  ses  erreurs  -,  ce  qui  n'aboutit  à  rien, 
ce  Antoine  ayant  dit  qu'il  persisteroit  dans 
ce  ses  sentimens  jusqu'à  la  mort,  qu'il  étoit 
ce  prêt  de  souffrir  pour  la  gloire  du  grand 
ce  Dieu  d'Israël.  N'ayant  pu  rien  gagner  sur 
ce  lui,  ils  en  informèrent  le  conseil,  où  ils 
«  le  représentèrent  pire  que  Servet ,  Gen- 
cc  tilis  et  tous  les  autres  anti-trinitaires , 
ce  concluant  à  ce  qu'il  fût  mis  en  chambre 
ce  close,  ce  qui  fut  exécuté  (a).  » 

Vous  voyez  là.  d'abord  pourquoi  il  ne  fut 
pas  cité  au  consistoire  ;  c'est  quêtant  griè- 
vement, malade  et  entre  les  mains  des  mé- 
decins, il  lui  étoit  impossible  d'y  compa- 
raître. Mais  s'il  n'alloit  pas  au  consistoire, 
le  consistoire  ou  ses  membres  alloient  vers 


(a)  Hist.  de  Genève,  in-12,  t.  a,  page  55o  et 
suiy.  à  la  note. 

P   2 


228     '  LETTRES 

lui  ;  les  ministres  le  voyoîent  tous  les  jours i 
l'exhortoient  tous  les  jours  :  enfin,  n'ayant 
pu  rien  gagner  sur  lui ,  ils  le  dénoncent  au 
conseil ,  le  représentent  pire  que  d'autres 
qu'on  avoit  punis  de  mort ,  requièrent  qu'il 
soit  mis  en  prison  ;  et  sur  leur  réquisition 
cela  est  exécuté. 

En  prison  même ,  les  ministres  firent  de 
leur  mieux  pour  le  ramener ,  entrèrent  avec 
lui  dans  la  discussion   de  divers   passages 
de  l'ancien  testament,   et  le  conjurèrent, 
par  tout  ce  qu'ils  purent  imaginer  de  plus 
touchant,    de. renoncer  à  ses  erreurs  (a): 
mais  il  y  demeura  ferme.  Il  le  fut  aussi  de-< 
vant  le  magistrat ,  qui  lui  fit  subir  les  interro- 
gatoires ordinaires.  Lorsqu'il  fut  question 
de  juger  cette  affaire,  le  magistrat  consulta 
encore  les  ministres,  qui  comparurent  en 
conseil  au  nombre  de  quinze,  tant  pasteurs 


(  a  )  S'il  y  eût  renoncé ,  eût-il  également  été  brûlé  ? 
Selon  la  maxime  de  l'auteur  des  Tettres  ,  il  auroit 
dû  l'être.  Cependant  il  paroît  qu'il  ne  l'auroit  pas 
été,  puisque,  malgré  son  obstination,  le  magis- 
trat ne  laissa  pas  de  consulter  les  ministres.  Il  le 
regardoit,  en  quelque  sorte,  comme  étant  encore 
sous  leur  jurisdiction. 


DE     LA      MONTAGNE.  22Q 

que  professeurs.  Leurs  opinions  furent  par- 
tagées; mais  l'avis  du  plus  grand  nombre 
fut  suivi,  et  Nicolas  exécuté.  De  sorte  que 
le  procès  fut  tout  ecclésiastique,,  et  que  Ni- 
colas fut,  pour  ainsi  dire,  brûlé  par  la  main 
des  ministres. 

Tel  fut,  monsieur,  Tordre  de  la  procé- 
dure dans  laquelle  fauteur  des  lettres  nous 
assure  qu'Antoine  ne  fut  pas  cité  au  con- 
sistoire :  d'où  il  conclut  que  cette  citation 
n'est  donc  pas  toujours  nécessaire.  L'exem- 
ple vous  paroît-il  bien  choisi  ? 

Supposons  qu'il  le  soit,  que  s'en  suivra- 
t-il  ?  Les  représentais  concluoient  d'un  fait 
en  confirmation  d'une  loi.  L'auteur  des 
lettres  conclut  d'un  fait  contre  cette  même 
loi.  Si  l'autorité  de  chacun  de  ces  deux  faits 
détruit  celle  de  l'autre,  reste  la  loi  dans  son 
entier.  Cette  loi ,  quoiqu'une  fois  enfreinte, 
en  est-elle  moins  expresse  ?  et  suffiroit.-il 
de  l'avoir  violée  une  fois,  pour  avoir  droit 
de  îa  violer  toujours? 

Concluons  à  notre  tour.  Si  j'ai  dogma- 
tisé ,  je  suis  certainement  dans  le  cas  de  la 
loi  :  si  je  n'ai  pas  dogmatisé  ,  qu'a-t-on  à 

P  5 


23o  LETTRES 

me  dire?  aucune  loi  na  parlé  de  moi  (a). 
Donc  on  a  transgressé  la  loi  qui  existe, 
ou  supposé  celle  qui  n  existe  pas. 

H  est  vrai  qu  en  jugeant  l'ouvrage  on 
na  pas  jugé  définitivement  Fauteur.    On 
na  fait    encore  que  le  décréter ,    et    Fort 
compte  cela  pour  rien.  Cela  me  paroît  dur 
cependant:  mais  ne  soyons  jamais  injustes, 
même  envers  ceux  qui  le  sont  envers  nous  , 
et  ne  cherchons  point  finiquité  où  elle  peut 
ne  pas  être.  Je  ne  fais  point  un  crime  au 
conseil,  ni  même  à  fauteur  des  lettres  ,  de 
la  distinction  qu  ils  mettent  entre  l'homme 
et  le  livre,   pour  se  disculper  de  in  avoir 
jugé  sans  nïentendre.  Les  juges  ont  pu  voir 
la  chose  comme  ils  la  montrent;  ainsi  je 
ne  les  accuse  en  cela  ni  de  supercherie  ni 
de  mauvaise  foi.  Je  les  accuse  seulement 
de  s'être  trompés  à  mes  dépens  en  un  point 
très  grave  :  et  se  tromper  pour  absoudre 

(a)  Rien  de  ce  qui  ne  blesse  aucune  loi  natu- 
relle ne  devient  criminel  ,  que  lorsqu'il  est  dé- 
fendu par  quelque  loi  positive.  Cette  remarque 
a  pour  but  de  faire  sentir  aux  raisonneurs  super, 
ficiels  que  mon  dilemme  est  exact. 


DE     LA     MONTAGNE.  2^1 

est  pardonnable  ;  mais  se  tromper  pour  pu- 
nir est  une  erreur  bien  cruelle. 

Le  conseil  avançoit  dans  ses  réponses , 
que,  malgré  la  flétrissure  de  mon  livre  ,  je 
restois  ,  quant  à  ma  personne  ,  dans  toutes 
mes  exceptions  et  défenses. 

Les  auteurs  des  représentations  répli- 
quent qu'on  ne  comprend  pas  quelles  excep- 
tions et  défenses  il  reste  à  un  homme  déclaré 
impie,  téméraire,  scandaleux,  et  flétri 
même  par  la  main  du  bourreau  dans  des 
ouvrages  qui  portent  son  nom. 

«  \ous  supposez  ce  qui  n'est  point,  dit 
ce  à  cela  fauteur  des  lettres  ;  savoir  que  le 
ce  jugement  porte  sur  celui  dont  l'ouvrage 
4c  porte  le  nom  :  mais  ce  jugement  ne  fa 
«  pas  encore  effleuré;  ses  exceptions  et  dé- 
cc  fenses  lui  restent  donc  entières  (a).  3? 

\ous  vous  trompez  vous-même,  dirois-je 
à  cet  écrivain.  Il  est  vrai  que  le  jugement 
qui  qualifie  et  flétrit  le  livre  n'a  pas  en- 
core attaqué  la  vie  de  fauteur;  mais  il  a 
déjà  tué  son  honneur  :  ses  exceptions  efc 
défenses  lui  restent  encore  entières  pour 

(û)  Face  21. 

P4 


2.52  LETTRES 

ce  qui  regarde  la  peine  affiictive;  mais  il 
a  déjà  reçu  la  peine  infamante  :  il  est  déjà 
flétri  et  déshonoré ,  autant  qu'il  dépend  de 
ses  juges  :  la  seule  chose  qui  leur  reste  à  dé- 
cider ,  c'est  s'il  sera  brûlé  ou  non. 

La  distinction  sur  ce  point  ,  entre  le 
livre  et  Fauteur,  est  inepte  ,  puisqu'un 
livre  n'est  pas  punissable  :  un  livre  n'est 
en  lui-même  ni  impie  ni  téméraire  ;  ces 
épithetes  ne  peuvent  tomber  que  sur  la 
doctrine  qu'il  contient,  c'est-à-dire  sur  l'au- 
teur de  cette  doctrine.  Quand  on  brûle  un 
livre  ,  que  fait  là  le  bourreau  ?  Déshonore- 
t-il  les  feuillets  du  livre  ?  qui  jamais  ouït 
dire  qu'un  livre  eût  de  l'honneur? 

Voilà  l'erreur;  en  voici  la  source;  un 
usage  mal  entendu. 

On  écrit  beaucoup  de  livres  ;  on  en  écrit 
peu  avec  un  désir  sincère  d'aller  au  bien. 
De  cent  ouvrages  qui  paroissent ,  soixante 
au  moins  ont  pour  objet  des  motifs  d'in- 
térêt ou  d'ambition  ;  trente  autres ,  dictés 
par  l'esprit  de  parti,  par  la  haine,  vont,  à 
la  faveur  de  l'anonyme  ,  porter  dans  le  pu- 
blic le  poison  de  la  calomnie  et  de  la  sa- 
tire. Dix,  peut-être,  et  c'est  beaucoup,  sont 


DE     X  A     MONTAGNE.  2.35 

écrits  dans  de  bonnes  vues  :  on  y  dit  la  vérité 
qu'on  sait,"  on  y  cherche  le  bien  qu'on 
aime.  Oui  ;  mais  où  est  l'homme  à  qui  Ton 
pardonne  la  vérité?  Il  faut  donc  se  cacher 
pour  la  dire.  Pour  être  utile  impunément, 
on  lâche  son  livre  dans  le  public,  et  l'on 
fait  le  plongeon. 

De  ces  divers  livres  ,  quelques  uns  des 
mauvais,  et  à-peu-près  tous  les  bons,  sont 
dénoncés  et  proscrits  dans  les  tribunaux  :  la 
raison  de  cela  se  voit  sans  que  je  la  dise.  Ce 
n'est ,  au  surplus ,  qu'une  simple  formalité, 
pour  ne  pas  paroître  approuver  tacitement 
ces  livres.  Du  reste,  pourvu  que  les  noms 
des  auteurs  n'y  soient  pas ,  ces  auteurs  , 
quoique  tout  le  monde  les  connoisse  et 
les  nomme  ,  ne  sont  pas  connus  du  magis- 
trat. Plusieurs  même  sont  dans  l'usage  d'a- 
vouer ces  livres  pour  s'en  faire  honneur, 
et  de  les  renier  pour  se  mettre  à  couvert; 
le  même  homme  sera  l'auteur  ou  ne  le 
sera  pas,  devant  le  même  homme,  selon 
qu'ils  seront  à  l'audience  ou  dans  un  soupe. 
C'est  alternativement  oui  et  non  ,  sans  dif- 
ficulté ,  sans  scrupule.  De  cette  façon  la  sû- 
reté ne  coûte  rien  à  la  vanité.  C'est  là  la  pru- 


S34  LETTRES 

dence  et  l'habileté  que  Fauteur  des  lettres 
me  reproche  de  n  avoir  pas  eue ,  et  qui  pour- 
tant n'exige  pas  ,  ce  me  semble ,  que ,  pour 
l'avoir ,  on  semette  en  grands  fraisd'esprit. 

Cette  manière  de  procéder  contre  des  li- 
vres anonymes,  dont  on  ne  veut  pas  con- 
noître  les  auteurs,  est  devenue  un  usage 
judiciaire.  Quand  on  veut  sévir  contre  le 
livre,  on  le  brûle ,  parcequ  il  n'y  a  personne 
à  entendre  ,  et  qu'on  voit  bien  que  l'au- 
teur qui  se  cache  n'est  pas  d'humeur  à  l'a- 
vouer; sauf  à  rire  le  soir  avec  lui-même 
des  informations  qu'on  vient  d'ordonner 
le  matin  contre  lui.  Tel  est  l'usage. 

Mais  lorsqu'un  auteur  mal-adroit ,  c'est- 
à-dire  un  auteur  qui  connoît  son  devoir, 
qui  le  veutremplir,  se  croit  obligé  de  ne 
rien  dire  au  public  qu'il  ne  l'avoue,  qu'il 
ne  se  nomme,  qu'il  ne  se  montre  pour  en 
répondre  ,  alors  l'équité  ,  qui  ne  doit  pas 
punir  comme  un  crime  la  mal-adresse  d'un 
homme  d'honneur  ,  veut  qu'on  procède 
avec  lui  d'une  autre  manière;  elle  veut 
qu'on  ne  sépare  point  la  cause  du  livre  de 
celle  de  l'homme,  puisqu'il  déclare,  en  met- 
tant son  nom ,  ne  les  vouloir  point  séparer; 


DE     LA      MONTAGNE.  235 

elle  veut  qu'on  ne  juge  l'ouvrage  qui  ne 
peut  répondre  ,  qu'après  avoir  ouï  Fauteur 
qui  répond  pour  lui.  Ainsi  bien  que  con- 
damner un  livre  anonyme  soit  en  effet  ne 
condamner  que  le  livre,  condamner  un 
livre  qui  porte  le  nom  de  l'auteur  c'est 
condamner  fauteur  même  ;  et  quand  on 
ne  l'a  point  mis  à  portée  de  répondre,  c'est  le 
juger  sans  l'avoir  entendu. 

L'assignation  préliminaire ,  même ,  si 
l'on  veut,  le  décret  de  prise  de  corps,  est 
donc  indispensable  en  pareil  cas  avant  de 
procéder  au  jugement  du  livre  ;  et  vaine- 
ment diroit-on,  avec  l'auteur  des  lettres, 
que  le  délit  est  évident,  qu'il  est  dans  le 
livre  même  ;  cela  ne  dispense  point  de  sui- 
vre la  forme  judiciaire  qu'on  suit  dans  les 
plus  grands  crimes,  dans  les  plus  avérés, 
dans  les  mieux  prouvés.  Car  quand  toute  la 
ville  auroit  vu  un  houiine  en  assassiner  un 
autre,  encore  ne  jugeroit-on  point  l'assassin 
sans  l'entendre  ou  sans  lavoir  mis  à  portée 
d'être  entendu. 

Et  pourquoi  cette  franchise  d'un  auteur 
qui  se  nomme  tourneroit-elle  ainsi  contre 
lui?  Ne  doit -elle  pas,  au  contraire,  lui 


256  LETTRES 

mériter  des  égards?  ne  doit-elle  pas  imposer 
aux  juges  plus  de  circonspection  que  s  il  ne 
se  fût  pas  nommé  ?   Pourquoi ,    quand  il 
traite  des  questions  hardies ,  s'exposeroit-il 
ainsi ,  s'il  ne  se  sentoit  rassuré  contre  les 
dangers  par  des  raisons  qu'il  peut  alléguer 
en  sa  faveur,  et  qu'on  peut  présumer,  sur 
sa  conduite  même  ,   valoir  la  peine  d'être 
entendues  ?  L'auteur  des  lettres  aura  beau 
qualifier  cette  conduite  d'imprudence  et  de 
mal  adresse ,  elle  n'en  est  pas  moins  celle 
d'un  homme  d'honneur,  qui  voit  son  devoir 
où  d'autres  voient  cette  imprudence ,  qui 
sent  n'avoir  rien  à  craindre  de  quiconque 
voudra  procéder  avec  lui  justement ,  et  qui 
regarde  comme  une  lâcheté  punissable  de 
publier  des  choses  qu'on  ne  veut  pas  avouer. 
S'il  n'est  question  que  de  la  réputation 
d'auteur,  a-t-on  besoin  de  mettre  son  nom 
à  son  livre  ?  Qui  ne  sait  comment  on  s'y 
prend  pour  en  avoir  tout  l'honneur  sans 
rien  risquer ,  pour  s'en  glorifier  sans  en  ré- 
pondre ,    pour  prendre  un  air  humble  à 
force  de  vanité  ?  De  quels  auteurs  d'une 
certaine  volée  ce  petit  tour  d'adresse  est-il 
ignoré  ?  qui  d'entre   eux  ne  sait  qu'il  est 


DE     LA     MONTAGNE.  oZl 

même  au-dessous  de  la  dignité  de  se  nom- 
mer ,  comme  si  chacun  ne  clevoit  pas ,  en 
lisant  l'ouvrage,  deviner  le  grand  homme 
qui  l'a  composé? 

Mais  ces  messieurs  n'ont  vu  que  l'usage 
ordinaire;  et,  loin  de  voir  l'exception  qui 
faisoit  en  ma  faveur  ,  ils  l'ont  fait  servir 
contre  moi.  Ils  dévoient  brûler  le  livre  sans 
faire  mention  de  l'auteur  ;  ou ,  s'ils  en  vou- 
loient  à  l'auteur,  attendre  qu'il  fût  présent 
ou  contumax  pour  brûler  le  livre.  Mais 
point  ;  ils  brûlent  le  livre  comme  si  fauteur 
n'étoit  pas  connu  ,  et  décrètent  l'auteur 
comme  si  le  livre  n'étoit  pas  brûlé.  Me  dé- 
créter après  m'avoir  diffamé  !  que  me  vou- 
loient-ils  donc  encore  ?  que  me  réservoient- 
ils  de  pis  dans  la  suite?  Ignoroient-ils  que 
1  honneur  d'un  honnête  homme  lui  est  plus 
cher  que  la  vie  ?  Quel  mal  reste- t-il  à  lui 
faire  quand  on  a  commencé  par  le  flétrir  ? 
que  me  sert  de  me  présenter  innocent  de- 
vant les  juges,  quand  le  traitement  qu'ils 
me  font  avant  de  m'entendre  est  la  plus 
cruelle  peine  qu'ils  pourroient  m"im poser  si 
j'étois  jugé  criminel? 

On  commence  par  me  traiter  à  tous  égards 


238  LETTRES 

comme  un  malfaiteur  qui  n'a  plus  <Thon- 
neur  à  perdre  ,  et  qu'on  ne  peut  punir  dé- 
sormais que  dans  son  corps  ;  et  puis  on  dit 
tranquillement  que  je  reste  dans  toutes  mes 
exceptions  et  défenses  !  Mais  comment  ces 
exceptions  et  défenses  effaceront-elles  l'i- 
gnominie et  le  malqu  on  m  aura  fait  souffrir 
d'avance  et  dans  mon  livre  et  dans  ma  per- 
sonne, quand  j  aurai  été  promené  dans  les 
rues  par  des  archers ,  quand  ,   aux  maux 
qui  m'accablent,  on  aura  pris  soin  d'ajouter 
les  rigueurs  de  la  prison  ?  Quoi  donc  !  pour 
être  juste,  doit-on  confondre  dans  la  même 
classe  et  dans  le  même  traitement  toutes 
les  fautes  et  tous  les  hommes  ?  Pour  un 
acte  de  franchise,  appelle  mal-adresse,  faut- 
il  débuter  par  traîner  un  citoyen  sans  repro- 
che dans  les  prisons  comme  un  scélérat  ?  Et 
quel  avantage  aura  donc  devant  les  juges 
l'estime  publique  et  l'intégrité  de  la  vie  en- 
tière, si  cinquante  ans  d'honneur  vis-à-vis 
du  moindre  indice  (a)  ne  sauvent  un  homme 
d'aucun  affront  ? 

ra)  Il  y  auroit  à  l'examen  beaucoup  à  rabattre 
des  présomptions  que  Fauteur  des  lettres  aftecte 


DE     LA     MONTAGNE.  iZq 

«  La  comparaison  d'Emile  et  du  Contrat 
ce  social  avec  d  autres  ouvrages  qui  ont  été 
ce  tolérés  ,  et  la  partialité  qu'on  en  prend 
ce  occasion  de  reprocher  au  conseil,  ne  me 
«  semblent  pas  fondées.  Ce  ne  seroit  pas 
ce  bien  raisonner  que  de  prétendre  qu'un 
ce  gouvernement,  pareequ'il  auroit  une  fois 
ce  dissimulé ,  seroit  obligé  de  dissimuler  tou- 
ce  jours  :  si  c'est  une  négligence  ,  on  peut  la 
«c  redresser;  si  c'est  un  silence  forcé  par  les 
ce  circonstances  ou  par  la  politique,  il  y  au- 
ce  roit  peu  de  justice  à  en  faire  la  matière 
ce  d'un  reproche.  Je  ne  prétends  point  justi- 
ce fier  les  ouvrages  désignés  dans  les  repré- 
ce  sentatiôns  ;  mais,  en  conscience,  y  a-t-ii 


d'accumuler  contre  moi.  Il  dit ,  par  exemple  ,  que 
les  livres  déférés  paroissoient  sous  le  même  for- 
mat que  mes  autres  ouvrages.  Il  est  vrai  qu'ils 
étoient  in.  12  et  in -8°.  Sous  quel  format  sont 
donc  ceux  des  autres  auteurs?  Il  ajoute  qu'ils 
étoient  imprimés  par  le  même  libraire;  voilà  ce 
qui  n'est  pas.  L'Emile  fut  imprimé  par  des  li- 
braires différens  du  mien,  et  avec  des  caractères 
qui  navoient  servi  à  nul  autre  de  mes  écrits.  Ainsi 
l'indice  qui  résultait  de  cette  confrontation  n'e- 
toit  point  contre  moi ,  il  étoit  à  ma  décharge 


24o  LETTRES 

ce  parité  entre  des  livres  où  Ton  trouva  des 
«  traits  épais  et  indiscrets  contre  la  reli- 
ée gion,  et  des  livres  où  sans  détour,  sans 
ce  ménagement,  on  l'attaque  dans  ses  dog- 
cc  mes,  dans  sa  morale,  dans  son  influence 
«  sur  la  société  civile?  Faisons  impartiale- 
ce  ment  la  comparaison  de  ces  ouvrages ,  ju- 
ce  geous-en  par  l'impression  qu'ils  ont  faite 
ce  dans  le  monde  :  les  uns  s  impriment  et  se 
ce  débitent  par-tout;  on  sait  comment  y  ont 
k  été  reçus  les  autres  (à).  » 

J'ai  cru  devoir  transcrire  d'abord  ce  para- 
graphe en  entier  ;  je  le  reprendrai  mainte- 
nant par  fragmens  :  il  mérite  un  peu  d'ana- 
lyse. 

Que  nimprime-t-on  pas  à  Genève?  que 
ny  tolére-t-on  pas?  Des  ouvrages  quon  a 
peine  à  lire  sans  indignation  s'y  débitent 
publiquement  ;  tout  le  monde  les  lit ,  tout 
le  monde  les  aime  :  les  magistrats  se  tai- 
sent, les  ministres  sourient;  l'air  austère 
n  est  plus  du  bon  air.  Moi  seul  et  mes  li- 
vres avons  mérité  l'animadversion  du  con- 
seil ;  et  quelle  animadversion  !  Ton  ne  peut 


(a)  Pages  s3  et,  *4; 

^   ;      *  même 


DE     LA     MONTAGNE.  2/£l 

même  l'imaginer  plus  violente  ni  plus  ter- 
rible. Mon  Dieu  !  je  n* aurois  jamais  cru  d'ê- 
tre un  si  grand  scélérat  ! 

ce  La  comparaison  d'Emile  et  du  Contrat 
ce  social  avec  d'autres  ouvrages  tolérés  ne 
ce  me  semble  pas  fondée  ».  Ah  !  je  l'espère. 

ce  Ce  ne  seroit  pas  bien  raisonner  de  pré- 
ce  tendre  qu'un  gouvernement,  pareequ'il 
ce  auroit  une  ibis  dissimulé,  seroit  obligé  de 
ce  dissimuler  toujours  ».  Soit;  mais  voyez 
les  temps,  les  lieux,  les  personnes  ;  voyez 
les  écrits  sur  lesquels  on  dissimule,  et  ceux 
qu'on  choisitpourneplusdissimuler;  voyez 
les  auteurs  qu'on  fête  à  Genève,  et  voyez 
ceux  qu'on  y  poursuit. 

ce  Si  c'est  une  négligence,  on  peut  la  re- 
cç  dresser  ».  On  le  pouvoir ,  on  I  auroit  dû; 
la  t-on  fait?  Mes  écrits  et  leur  auteur  ont 
été  flétris  sans  avoir  mérité  de  l'être;  et 
ceux  qui  l'ont  mérité  ne  sont  pas  moins  to- 
lérés qu'auparavant.  L'exception  a  est  que 
pour  moi  seul. 

ee  Si  c'est  un  silence  forcé  par  les  circon- 
ce  stances  et  par  la  politique  ,  il  y  auroit 
c<  peu  de  justice  à  en  faire  la  matière  d'un 
ce  reproche  ».  Si  l'on  vous  force  à  tolérer  des 

Tome  9.  q 


^42  LETTRES 

écrits  punissables ,  tolérez  donc  aussi  ceux 
qui  ne  le  sont  pas.  La  décence  an  moins 
exige  qu'on  cache  au  peuple  ces  choquantes 
acceptions  de  personnes ,  qui  punissent  le 
foible  innocent  des  fautes  du  puissant  cou- 
pable. Quoi  !  ces  distinctions  scandaleuses 
sont-elles  donc  des  raisons ,  et  feront-elles 
toujours  des  dupes  ?  Ne  diroit-on  pas  que 
le  sort  de  quelques  satires  obscènes  inté- 
resse beaucoup  les  potentats,  et  que  votre 
ville  va  être  écrasée  si  Ton  n'y  tolère,  si 
Ton  ny  imprime,  si  Ton  n'y  vend  publique- 
ment ces  mêmes  ouvrages  qu'on  proscrit 
dans  le  pays  des  auteurs  ?  Peuples  !  com- 
bien on  vous  en  fait  accroire ,  en  faisant  si 
souvent  intervenir  les  puissances  pour  auto- 
riser le  mal  qu  elles  ignorent  et  qu  on  veut 
faire  en  leur  nom  ? 

Lorsque  j'arrivai  dans  ce  pays,  on  eut  dit 
que  tout  le  royaume  de  France  étoit  à  mes 
trousses  :  on  brûle  mes  livres  à  Genève  ; 
c'est  pour  complaire  à  la  France  :  on  m'y 
décrète  ;  la  France  le  veut  ainsi  :  Ton  me 
fait  chasser  du  canton  de  Berne  ;  c'est  la 
France  qui  l'a  demandé  :  Ton  me  poursuit 
jusque  dans  ces  montagnes  ;  si  l'on  m'en 


DE     LA     MONTAGNE.  z/lS 

eût  pu  chasser,  c'eût  encore  été  la  France  : 
forcé  par  mille  outrages,  j  écris  une  lettre 
apologétique  ;  pour  le  coup  tout  étoit  perdu  : 
jetois  entouré,  surveillé;  la  France  en voyoit 
des  espions  pour  me  guetter,   des  soldats 
pour  m'enlever,  des  brigands  pour  m'as- 
sassiner;  il  étoit  même  imprudent  de  sortir 
de  ma  maison  :  tous  les  dangers  me  venoient 
toujours  de  la  France,  du  j3arlement,  du 
clergé,  de  la  cour  même  ;  on  ne  vit  de  la 
vie  un  pauvre  barbouilleur  de  papier  deve- 
nir, pour  son  malheur,   un  homme  aussi 
important.  Ennuyé  de  tant  de  bêtises ,  je- 
vais  en  France  ;  je  connoissois  les  François , 
et  j'étais  malheureux!  On  m'accueille',  on 
me  caresse,  je  reçois  mille  honnêtetés,  et 
il  ne  tient  qu'à  moi  d'en  recevoir  davan- 
tage :  je  retourne  tranquillement  chez  moi; 
L'on  tombe  des  nues  ;  on  n'en  revient  pas  ; 
on  blâme  fortement  mon  étourderie  ,  mais 
on  cesse  de  me  menacer  de  la  Fiance  ;  on  a 
raison.  Si  jamais  des  assassins  daignent  ter- 
miner mes  souffrances  ,  ce  n'est 'sûrement 
pas  de  ce  pays-là  qu'ils  viendront. 

Je  ne  confonds  point  les  diverses  causes 
de  mes  disgrâces  ;  je  sais  bien   discerner 


2ÂA  LETTRES 

celles  qui  sont  l'effet  des  circonstances , 
l'ouvrage  de  la  triste  nécessité ,  de  celles 
qui  me  viennent  uniquement  de  la  haine  de 
mes  ennemis.  Eh  !  plût  à  Dieu  que  je  n'en 
eusse  pas  plus  à  Genève  qu'en  France ,  et 
qu'ils  n'y  fussent  pas  plus  implacables  !  Cha- 
cun sait   aujourd'hui  d'où  sont  partis  les 
coups  qu'on  m'a  portés ,  et  qui  m'ont  été 
les  plus  sensibles.  Vos  gens  me  reprochent 
mes  malheurs  comme  s'ils  n  et  oient  pas  leur 
ouvrage.    Quelle  noirceur  plus  cruelle  que 
de  me  faire  un  crime  à  Genève  des  per- 
sécutions qu'on  me  suscitoit  dans  la  Suisse, 
et  de  m' accuser  de  n'être  admis  nulle  part , 
en  me  faisant  chasser  de  par-tout  !  Faut- 
il  que  je  reproche  à  l'amitié  qui  m'apella 
dans  ces  contrées,  le  voisinage  de  mon  pays? 
J'ose  en  attester  tous  les  peuples  de  l'Eu- 
rope; y  en  a-t-il  un  seul ,  excepté  la  Suisse, 
où  je  n'eusse  pas  été  reçu  ,  même  avec  hon- 
neur? Toutefois  dois-je   me  plaindre  du 
choix  de  ma  retaite  ?  Non,  malgré  tant  d'a- 
charnement et  d'outrages  ,  j'ai  plus  gagné 
que  perdu  ;  j'ai  trouvé  un  homme.  Ame  no- 
ble et  grande!  ô  George  Keit  !  mon  pro- 
tecteur, mon  ami ,  mon  père  !  où  que  vous 


DE     LA     MONTAGNE.  245 

soyez ,  où  que  j'achève  mes  tristes  jours  , 
et  dussé-je  ne  vous  revoir  de  ma  vie,  non,  je 
ne  reprocherai  point  au  ciel  mes  misères; 
je  leur  dois  votre  amitié. 

«  En  conscience ,  y  a-t-il  parité  entre  des 
«  livres  où  Ton  trouve  quelques  traits  épars 
«  et  indiscrets  contre  la  religion ,  et  des  li- 
ce vres  où ,  sans  détour,  sans  ménagement , 
ce  on  l'attaque  dans  ses  dogmes,  dans  sa 
ce  morale,  dans  son  influence  sur  la  socié- 

CC    té?   » 

En  conscience  î. . .  il  ne  siéroit  pas  à  un 
impie  tel  que  moi  d'oser  parler  de  con- 
science   sur-tout  vis-à-vis  de  ces  bons 

chrétiens. . . .  ainsi  je  me  tais C'est  pour- 
tant une  singulière  conscience  que  celle  qui 
•fait  dire  à  des  magistrats,  nous  souffrons  vo- 
lontiers qu'on  blasphème,  mais  nous  ne 
souffrons  pas  qu'on  raisonne  !  Otons  ,  mon- 
sieur ,  la  disparité  des  sujets  ;  c'est  avec  ces- 
mêmes  façons  de  penser  que  les  Athéniens 
applaudissoientaux  impiétés  d'Aristophane, 
et  firent  mourir  Socrate. 

Une  des  choses  qui  me  donnent  le  plus: 
de  confiance  dans  mes  principes ,  est  do 
trouver  leur  application  toujours  juste  dans 

Q3 


246  LETTRES 

les  cas  que  j  avois  le  moins  prévus  ;  tel  est  ce- 
lui qui  se  présente  ici.  Une  des  maximes 
qui  découlent  de  l'analyse  que  j'ai  faite  de 
la  religion  et  de  ce  qui  lui  est  essentiel ,  est 
que  les  hommes  ne  doivent  se  mêler  de  celle 
cTautrui  quen  ce  qui  les  intéresse;  d1où  il 
suitquils  ne  doivent  jamais  punir  des  offen- 
ses (a)  faites  uniquement  à  Dieu ,  qui  saura 


(a)  Notez  que  je  me  sers  de  ce  mot  offenser 
Dieu,  selon  l'usage,  quoique  je  sois  très  éloigné  de 
l'admettre  dans  son  sens  propre ,  et  que  je  le  trouve 
très  mal  appliqué;  comme  si  quelque  être  que  ce 
soit ,  un  homme,  un  ange,  le  diable  même ,  pouvoit 
jamais  offenser  Dieu.  Le  mot  que  nous  rendons  par 
offenses  est  traduit  comme  presque  tout  le  reste  du 
texte  sacré  ;  c'est  tout  dire.  Des  hommes  enfarinés 
de  leur  théologie  ont  rendu  et  défiguré  ce  livre 
admirable  selon  leurs  petites  idées  ,  et  voilà  de 
quoi  l'on  entretient  la  folie  et  le  fanatisme  du  peu- 
ple. Je  trouve  très  sage  la  circonspection  de  l'é- 
glise romaine  sur  les  traductions  de  l'écriture  en 
langue  vulgaire;  et  comme  il  n'est  pas  nécessaire 
de  proposer  toujours  au  peuple  les  méditations 
voluptueuses  du  cantique  des  cantiques  ,  ni  les  ma- 
lédictions continuelles  de  David  contre  ses  enne- 
mis, ni  les  subtilités  de  saint  Paul  sur  la  grâce  ,  il 
est   dangereux  de  lui  proposer  la  sublime  morale 


DE     LA     MONTAGNE.  Z^J 

bien  les  punir  lui-même.  Il  faut  honorer  la 
Divinité  et  ne  la  venger  jamais ,  disent. ,  après 
Montesquieu ,  les  représentans;  ils  ont  rai- 
son. Cependant  les  ridicules  outrageans , 
les  impiétés  grossières ,  les  blasphèmes  con- 
tre la  religion,  sont  punissables,  jamais  les 
raisonnemens.  Pourquoi  cela  ?  parceque  , 
dans  ce  premier  cas,  on  n'attaque  pas  seu- 
lement la  religion  ,  mais  ceux  qui  la  pro- 
fessent ;  on  les  insulte ,  on  les  outrage  dans 
leur  culte  ,  on  marque  un  mépris  révoltant 
pour  ce  qu'ils  respectent,  et  par  conséquent 
pour  eux.  De  tels  outrages  doivent  être  pu- 
nis par  les  lois ,  parcequ'ils  retombent  sur 
les  hommes ,  et  que  les  hommes  ont  droit 
de  s'en  ressentir.  Mais  où  est  le  mortel  sur 
la  terre  qu'un  raisonnement  doive  offen- 
ser? Où  est  celui  qui  peut  se  fâcher  de  ce 
qu'on  le  traite  en  homme ,  et  qu'on  le  sup- 
pose raisonnable  ?  Si  le  raisonneur  se  trom- 
pe ou  nous  trompe,  et  que  vous  vous  inté- 


tle  l'évangile  dans  des  termes  qui  ne  rendent  pas 
exactement  le  sens  de  l'auteur;  car,  pour  peu 
qu'on  s'en  écarte  en  prenant  une  autre  route ,  on 
Va  très  loin. 

Q4 


248  LETTRES 

ressiez  à  lui  ou  à  nous  ,  montrez-lui  son 
tort ,  désabusez-nous ,  battez-le  de  ses  pro- 
pres armes.  Si  vous  n'en  voulez  pas  prendre 
la  peine,  ne  dites  rien  ,  ne  l' écoutez  pas, 
laissez-le  raisonner  ou  déraisonner ,  et  tout 
est  fini  sans  bruit,  sans  querelle,  sans  in- 
sulte quelconque  pour  qui  que  ce  soit.  Mais 
.sur  quoi  peut-on  fonder  la  maxime  contraire 
de  tolérer  la  raillerie,  le  mépris  ,  l'outrage, 
et  de  punir  la  raison  ?  la  mienne  s'y  perd. 

Ces  messieurs  voient  si  souvent  M.  de 
Voltaire  :  comment  ne  leur  a-t-il  point  in- 
spiré cet  esprit  de  tolérance  qu'il  prêche  sans 
cesse ,  et  dont  il  a  quelquefois  besoin  ?  S'ils 
-l'eussent  un  peu  consulté  dans  cette  affaire, 
II  me  paroi t  qu'il  eût  pu  parler  à-peu-près 
ainsi  : 

.  ce  Messieurs,  ce  ne.  sont  point  les  raison- 
ne neurs  qui  font  du  mal,  ce  sont  les  caf- 
jf  fards.  La  philosophie  peut  aller  son  train 
te  sans  risque;  le  peuple  ne  l'entend  pas  ou 
ce  la  laisse  dire,  et  lui  rend  tout  le  dédain 
«  qu'elle  a  pour  lui.  Raisonner,  e.st  de  tou- 
cc  tes  les  folies  des  hommes  celle  qui  nuit 
ce  le  moins  au  genre  humain;  et  Ion  voit 
«c  même  des  gens  sages  entichés  par  fois  de 


DE     LA     MONTAGNE.  2^ 

'«  cette  folie-là.  Je  ne  raisonne  pas  %  moi , 
<t  cela  est  vrai ,  mais  d'autres  raisonnent  ; 
ce  quel  mal  en  arrive-t-il  ?  Voyez  tel ,  tel  et 
«  tel  ouvrage  ;  n'y  a-t-il  que  des  plaisante- 
ce  ries  dans  ces  livres-là?  Moi-même  enfin, 
ce  si  je  ne  raisonne  pas ,  je  fais  mieux ,  je 
<c  fais  raisonner  mes  lecteurs.  Voyez  mon 
ce  chapitre  des  Juifs;  voyez  le  même  chapi- 
cc  tre  plus  développé  dans  le  Sermon  des 
ce  Cinquante  :  il  y  a  là  du  raisonnement  ou 
ce  l'équivalent ,  je  pense.  Vous  conviendrez 
«  aussi  quil  y  a  peu  de  détour,  et  quelque 
ce  chose  de  plus  que  des  traits  êpars  et  indis- 
<c  crets. 

ce  Nous  avons  arrangé  que  mon  grand  cré- 
ce  dit  à  la  cour  et  ma  toute-puissance  pré- 
ce  tendue  vous  serviraient  de  prétexte  pour 
ce  laisser  courir  en  paix  les  jeux  badins  de 
ce  mes  vieux  ans  :  cela  est  bon ,  mais  ne  bru' 
«  lez  pas  pour  cela  des  écrits  plus  graves  ; 
et  car  alors  cela  seroit  trop  choquant. 
.  ce  J'ai  tant  prêché  la  tolérance  !  Il  ne  faut 
ce  pas  toujours  l'exiger  des  autres ,  et  n'en 
ce  jamais  user  avec  eux.  Ce  pauvre  homme 
«  croit  en  Dieu  ;  passons-lui  cela ,  il  ne  fera 
ce  pas  fiepte  :  ii  est  ennuyeux;  tous  les  rai- 


25o  LETTRES 

«  sonneurs  le  sont  :  nous  ne  mettrons  pas 
ce  celui-ci  de  nos  soupers;  du  reste,  que 
ce  nous  importe  ?  Si  Ion  brûloit  tous  les  li- 
ce vres  ennuyeux  ,    que  deviendraient  les 
«  bibliothèques  ?  et  si  Ton  brûloit  tous  les 
ce  gens  ennuyeux,  il  faudroit  faire  un  bûcher 
ce  du  pays.  Croyez-moi,  laissons  raisonner 
<*  ceux  qui  nous  laissent  plaisanter  ;  ne  brû- 
cc  Ions  ni  gens  ni  livres ,  et  restons  en  paix  ; 
«  c'est  mon  avis  ».  Voilà,  selon  moi,  ce 
qu'eût  pu  dire  d'un  meilleur  ton  M.  de  Vol- 
taire ,  et  ce  n'eût  pas  été  là,  ce  me  semble , 
le  plus  mauvais  conseil  qu'il  auroit  donné. 

ce  Faisons  impartialement  la  comparaison 
«  de  ses  ouvrages  ;  jugeons-en  par  l'impres- 
ce  sion  qu'ils  ont  faite  dans  le  monde.  J'y 
ce  consens  de  tout  mon  cœur.  Les  uns  s'im- 
ce  priment  et  se  débitent  par-tout  ;  on  sait 
<c  comment  y  ont  été  reçus  les  autres.  » 

Ces  mots,  les  uns  et  les  autres ,  sont  équi- 
voques. Je  ne  dirai  pas  sous  lesquels  l'auteur 
entend  mes  écrits  :  mais  ce  que  je  puis  dire , 
c'est  qu'on  les  imprime  dans  tous  les  pays , 
qu'on  les  traduit  dans  toutes  les  langues, 
qu'on  a  même  fait  à  la  fois  deux  traductions 
de  l'Emile  à  Londres,  honneur  que  n'eut 


DE     LA     MONTAGNE.  a5l 

jamais  aucun  autre  livre,  excepté  l'Héloïse, 
au  moins  que  je  sache.  Je  dirai  de  plus 
qu'en  France,  en  Angleterre,  en  Allema- 
gne, même  en  Italie,  on  me  plaint,  on 
m'aime ,  on  voudroit  m'accueillir,  et  qu'il 
n'y  a  par-tout  qu'un  cri  d'indignation  con- 
tre le  conseil  de  Genève.  Yoilà  ce  que  je 
sais  du  sort  de  mes  écrits  ;  j'ignore  celui  des 
autres. 

Il  est  temps  de  finir.  Vous  voyez,  mon- 
sieur ,  que ,  dans  cette  lettre  et  dans  la  pré- 
cédente, je  me  suis  supposé  coupable;  mais 
dans  les  trois  premières  j'ai  montré  que  je 
ne  l'étois  pas.  Or  jugez  de  ce  qu'une  procé- 
dure iuj uste  contre  un  coupable  doit  être 
contre  un  innocent  ! 

Cependant  ces  messieurs ,  bien  détermi- 
nés à  laisser  subsister  cette  procédure ,  ont 
hautement  déclaré  que  le  bien  de  la  reli- 
gion ne  leur  permettoit  pas  de  reconnoître 
leur  tort,  ni  l'honneur  du  gouvernement 
de  réparer  leur  injustice.  Il  faudroit  un  ou- 
vrage entier  pour  montrer  les  conséquences 
de  cette  maxime ,  qui  consacre  et  change  en 
arrêt  du  destin  toutes  les  iniquités  des  mi- 
nistres des  lois.  Ce  n'est  pas  de  cela  qu'il  s'a-» 


2£>2  LETTRES 

gît  encore,  et  je  ne  me  suis  proposé  jus- 
qu'ici que  d'examiner  si  l'injustice  avoit  été 
commise,  et  non  si  elle  devoit  être  réparée. 
Dans  le  cas  de  l'affirmative ,  nous  verrons 
ci-après  quelle  ressource  vos  lois  se  sont 
ménagée  pour  remédier  à  leur  violation.  En 
attendant,  que  faut-il  penser  de  ces  juges 
inflexibles,  qui  procèdent  dans  leurs  juge- 
mens  aussi  légèrement  que  s'ils  ne  tiroient 
point  à  conséquence ,  et  qui  les  maintien- 
nent avec  autant  d'obstination  que  s'ils  y 
avoient  apporté  le  plus  mûr  examen  ? 

Quelque  longues  qu'aient  été  ces  dis- 
cussions, j'ai  cru  que  leur  objet  vous  don- 
neroitla  patience  de  les  suivre  ;  j'ose  même 
dire  que  vous  le  deviez,  puisqu'elles  sont 
autant  l'apologie  de  vos  lois  que  la  mienne. 
Dans  un  pays  libre  et  dans  une  religion  rai- 
sonnable, la  loi  qui  rendroit  criminel  un 
livre  pareil  au  mien  seroit  une  loi  funeste , 
qu'il  faudrait  se  hâter  d'abroger  pour  l'hon- 
neur et  le  bien  de  l'état.  Mais ,  grâces  au 
ciel ,  il  n'existe  rien  de  tel  parmi  vous ,  com- 
me je  viens  de  le  prouver,  et  il  vaut  mieux 
que  l'injustice  dont  je  suis  la  victime  soit 
l'ouvrage  du  magistrat  que  des  lois  ;  car  les 


DE     LA     MONTAGNE.  253 

erreurs  des  hommes  sont  passagères ,  mais 
celles  des  lois  durent  autant  qu'elles.  Loin 
que  l'ostracisme  qui  m'exile  à  jamais  de 
mon  pays  soit  l'ouvrage  de  mes  fautes ,  je 
n'ai  jamais  mieux  rempli  mon  devoir  de  ci- 
toyen qu'au  moment  que  je  cesse  de  l'être, 
et  j'en  aurois  mérité  le  titre  par  Pacte  qui 
m'y  fait  renoncer. 

Rappellez-vous  ce  qui  venoit  de  se  passer, 
il  y  avoitpeu  d'années ,  au  sujet  de  l'article 
Genève  de  M.  d'Alembert.  Loin  de  calmer 
les  murmures  excités  par  cet  article,  l'écrit 
publié  par  les  pasteurs  l'avoit  augmenté ,  et 
il  n'y  a  personne  qui  ne  sache  que  mon  ou- 
vrage leur  fit  plus  de  bien  que  le  leur.  Le 
parti  protestant ,  mécontent  d'eux,  n'écla- 
toit  pas ,  mais  il  pouvoit  éclater  d'un  mo- 
ment à  l'autre  ;  et  malheureusement  les 
gouvernemens  s'alarment  de  si  peu  de  chc* 
se  en  ces  matières ,  que  les  querelles  des 
théologiens ,  faites  pour  tomber  dans  l'ou- 
bli d'elles-mêmes,  prennent  toujours  de 
l'importance  par  celle  qu'on  veut  leur 
donner. 

Pour  moi  je  regardois  comme  la  gloire  et 
le  bonheur  de  la  patrie  d'avoir  un  clergé 


254  LETTRES 

animé  d'un  esprit  si  rare  dans  son  ordre ,  et 
qui ,  sans  s'attacher  à  la  doctrine  purement 
spéculative  ,  rapportoit  tout  à  la  morale  et 
aux  devoirs  de  l'homme  et  du  citoyen.  Je 
pensois  que ,  sans  faire  directement  son  apo- 
logie ,  justifier  les  maximes  que  je  lui  sup- 
posois  et  prévenir  les  censures  qu'on  en 
pourroit  faire ,  étoit  un  service  à  rendre  à 
1  état.  En  montrant  que  ce  qu'il  négligeoit 
n'étoit  ni  certain  ni  utile,  j'espérois  conte- 
nir ceux  qui  voudroient  lui  en  faire  un  cri- 
me :  sans  le  nommer,  sans  le  désigner,  sans 
compromettre  son  orthodoxie,  c'étoit  le 
donner  en  exemple  aux  autres  théologiens. 
L'entreprise  étoit  hardie,  mais  elle  n'é- 
toit pas  téméraire  ;  et  sans  des  circonstan- 
ces qu'il  étoit  difficile  de  prévoir,  elle  de- 
voit  naturellement  réussir.  Je  n'étois  pas 
seul  de  ce  sentiment  ;  des  gens  très  éclairés, 
d'illustres  magistrats  même  pensoient  com- 
me moi.  Considérez  l'état  religieux  de  l'Eu- 
rope au  moment  où  je  publiai  mon  livre ,  et 
vousverrez  qu'il  étoit  plus  que  probable  qu'il 
seroit  par-tout  accueilli.  La  religion,  décré- 
ditée en  tout  lieu  par  la  philosophie ,  avoit 
perdu  son  ascendant  jusque  sur  le  peuple. 


DE     LA     MONTAGNE.  2.55 

Les  gens  d église,  obstines  à  l'étayer  par 
son  côté  foible ,  avoient  laissé  miner  tout  le 
reste;  et  l'édifice  entier,  portant  à  faux ,  étoit 
prêt  à  s'écrouler.  Les  controverses  avoient 
cessé  parcequ'ellesn 'intéressoient  plus  per- 
sonne, et  la  paix  régnoit  entre  les  différens 
partis,  parceque  nul  ne  se  soucioit  plus  du 
sien.  Pour  ôter  les  mauvaises  branches  on 
avoit  abattu  l'arbre  ;  pour  le  replanter  il  fal- 
loit  n'y  laisser  que  le  tronc. 

Quel  moment  plus  heureux  pour  établir 
solidement  la  paix  universelle ,  que  celui 
où  l'animosité  des  partis  suspendue  laissoit 
tout  le  monde  en  état  d'écouter  la  raison  ? 
A  qui  pouvoit  déplaire  un  ouvrage,  où,  sans 
blâmer,  du  moins  sans  exclure  personne, 
on  faisoit  voir  qu'au  fond  tous  étoient  d'ac- 
cord ;  que  tant  de  dissensions  ne  s'étoient 
élevées ,  que  tant  de  sang  n'avoit  été  versé 
que  pour  des  mal-entendus;  que  chacun 
devoit  rester  en  repos  dans  son  culte  ,  sans 
troubler  celui  des  autres  ;  que  par-tout  on 
devoit  servir  Dieu ,  aimer  son  prochain  , 
obéir  aux  lois,  et  qu'en  cela  seul  consistoit 
l'essence  de  toute  bonne  religion  ?  C'étoit 
établir  à  la  fois  la  liberté  philosophique  et  la 


256  LETTRES 

piété  religieuse;  c'étoit  concilier  l'amour  de 
Tordre  et  les  égards  pour  les  préjugés  d'au- 
trui  ;  c'étoit ,  sans  détruire  les  divers  partis, 
les  ramener  tous  au  terme  commun  de  l'hu- 
manité et  de  la  raison  :  loin  d'exciter  des 
querelles ,  c'étoit  couper  la  racine  à  celles 
qui  germent  encore,  et  qui  renaîtront  in- 
failliblement d  un  jour  à  l'autre,  lorsque  le 
zèle  du  fanatisme,  qui  n'est  qu'assoupi,  s© 
réveillera  :  c'étoit,  en  un  mot ,  dans  ce  siè- 
cle pacifique  par  indifférence  ,   donner  à 
chacun  des  raisons  très  fortes  d'être  toujours 
ce  au1  il  est  maintenant  sans  savoir  pour- 
quoi. 

Que  de  maux  tout  prêts  à  renaître  n'é- 
toient  point  prévenus  si  Ton  m'eût  écouté  ! 
Quels  inconvéniens  étoient  attachés  à  cet 
avantage?  Pas  un,  non,  pas  un.  Je  défie 
qu'on  m'en  montre  un  seul  probable  et 
même  possible ,  si  ce  n'est  l'impunité  des  er- 
reurs innocentes  et  l'impuissance  des  per- 
sécuteurs. Eh!  comment  se  peut-il  qu'après 
tant  de  tristes  expériences ,  et  dans  un  siècle 
si  éclairé ,  les  gouvernemens  n'aient  encore 
appris  à  jeter  et  briser  cette  arme  terrible, 
qu'on  ne  peut  manier  avec  tant  d'adresse 

qu'elle 


DE     LA     MONTAGNE.  267 

qu1  ellene  coupeïamain  qui  s'en  veut  servir? 
L  abbé  de  Saint-Pierre  vouloit  qu'on  ôtât  les 
écoles  de  théologie,  et  qu'on  soutînt  la  reli- 
gion. Quel  parti  prendre  pour  parvenir  sans 
bruit  à  ce  double  objet,  qui,  bien  vu,  se  con- 
fond en  un?  Le  parti  que  j'avois  pris. 

Une  circonstance  malheureuse,   en  ar- 
rêtant l'effet  de  mes  bons  desseins ,  a  ras- 
semblé sur  ma  tète  tous  les  maux  dont  je 
voulois  délivrer  le  genre  humain.  Renaîtra- 
t-il  jamais  un  autre  ami  de  la  vérité ,  que 
mon  sort  n'effraie  pas  ?  Je  l'ignore.  Qu'il 
soit  plus  sage ,  s'il  a  le  même  zèle;  en  sera- 
t-il  plus  heureux  ?  J'en  doute.  Le  moment 
que  j  avois  saisi ,  puisqu'il  est  manqué ,  ne 
revendra  plus.  Je  souhaite  de  tout  mon 
cœur  que  le  parlement  de  Paris  ne  se  re- 
pente  pas  un  jour  lui-même  d'avoir  remis 
dans  la  main  de  la  superstition  le  poignard 
que  j'en  faisois  tomber. 

Mais  laissons  les  lieux  et  les  temps  éloi- 
gnés, retournons  à  Genève.  C'est  là  que 
je  veux  vous  ramener  par  une  dernière  ob- 
servation, que  vous  êtes  bien  à  portée  de 
faire,  et  qui  doit  certainement  vous  frap- 
Tome  9.  jn 


258  LETTRES 

per.  Jetez  les  yeux  sur  ce  qui  se  passe  au- 
tour de  vous. 

QuelssontceuxquimepoursuiventPquels 

sont  ceux  qui  me  défendent?  Voyez  parmi 
les  représentais  Mite  de  vos  citoyens  ;  Ge- 
nève en  a-t  elle  de  plus  estimables  ?  Je  ne 
veux  point  parler  de  mes  persécuteurs;  à 
Dieu  ne  plaise  que  je  souille  jamais  ma 
plume    et  ma   cause   des  traits  de  la  sa- 
tire! je  laisse  sans  regret  cette  arme  à  mes 
ennemis  :   mais  comparez  et  jugez  vous- 
même.  De  quel  côté  sont  les  mœurs ,  les 
vertus,  la  solide  piété,  le  plus  vrai  patrio- 
tisme ?  Quoi  !  j'offense  les  lois ,  et  leurs  plus 
zélés  défenseurs  sont  les  miens!  J'attaque  le 
gouvernement,   et   les  meilleurs  citoyens 
m1  approuvent!  J'attaque  la  religion,  et  j'ai 
pour  moi  ceux  qui  ont  le  plus  de  religion  ! 
Cette  seule  observation  dit  tout  ;  elle  seule 
montre  mon  vrai  crime ,  et  le  vrai  sujet  de 
mes  disgrâces.  Ceux  qui  mehaïssent  etm'ou- 
tragent ,  font  mon  éloge  en  dépit  deux.  Leur 
haine  s'explique  d'elle-même.  Un  Genevois 
peut-il  s'y  tromper? 


DE      LA     MONTAGNE. 


Q39 


LETTRE     V  L 

iliNCORE  une  lettre,  monsieur,  et  vous 
êtes  délivré  de  moi.  Mais  je  me  trouve, 
en  la  commençant,  dans  une  situation  bien 
bizarre;  obligé  de  l'écrire,  et  ne  sachant  de 
quoi  la  remplir.  Concevez- vous  qu  on  ait 
à  se  justifier  d'un  crime  qu'on  ignore  ,  et 
qu  il  faille  se  défendre  sans  savoir  de  quoi 
on  est  accusé?  C'est  pourtant  ce  que  j'ai 
a  faire  au  sujet  des  gouvernemens.  Je  suis  , 
non  pas  accusé,  mais  jugé,  mais  flétri  pour 
avoir  publié  deux  ouvrages  téméraires ,  scan- 
daleux, impies >  tendant  à  détruire  la  religion 
chrétienne  et  tous  les  gouvernemens. 

Quant  à  la  religion ,  nous  avons  eu  du 
moins  quelque  prise  pour  trouver  ce  qu'on 
a  voulu  dire,  et  nous  l'avons  examiné,  Mais 
quant  au  gouvernement,  rien  ne  peut  nous 
fournir  le  moindre  indice.  On  a  toujours 
évité  toute  espèce  d'explication  sur  ce  point  : 
on  n'a  jamais  voulu  dire  en  quel  lieu  j'en- 
treprenois  ainsi  de  les  détruire,   ni   corn- 

R    2 


56o  LETTRES 

ment ,  ni  pourquoi ,  ni  rien  de  ce  qui  peut 
constater  que  le  délit  n'est  pas  imaginaire. 
C'est  comme  si  Ton  jugeoit  quelqu'un  pour 
avoir  tué  un  homme  sans  dire  ni  où,  ni 
qui ,  ni  quand ,  pour  un  meurtre  abstrait. 
A  l'inquisition,  Ton  force  bien  l'accusé  de 
deviner  de  quoi  on  l'accuse ,  mais  on  ne  le 
juge  pas  sans  dire  sur  quoi. 

L'auteur  des  lettres  écrites  de  la  cam- 
pagne évite  avec  le  même  soin  de  s'ex- 
pliquer sur  ce  prétendu  délit;  il  joint  éga- 
lement la  religion  et  les  gouvernemens  dans 
la  même  accusation  générale  :  puis ,  entrant 
en  matière  sur  la  religion  ,  il  déclare  vou- 
loir s'y  borner,  et  il  tient  parole.  Comment 
parviendrons-nous  à  vérifier  l'accusation 
qui  regarde  les  gouvernemens,  si  ceux  qui 
l'intentent  refusent  de  dire  sur  quoi  elle 
porte  ? 

Remarquez  même  comment ,  d'un  trait 
de  plume,  cet  auteur  change  l'état  de  la 
question.  Le  conseil  prononce  que  mes 
livres  tendent  à  détruire  tous  les  gouver- 
nemens :  l'auteur  des  lettres  dit  seulement 
que  les  gouvernemens  y  sont  livrés  à  la 
plus  audacieuse  critique.  Cela  est  fort  dif- 


DE     LA     MONTAGNE.  26 1 

férent.  Une  critique,  quelque  audacieuse 
quelle  puisse  être  ,  n'est  point  une  con- 
spiration. Critiquer  ou  blâmer  quelques  lois, 
n'est  pas  renverser  toutes  les  lois.  Autant 
vaudrait  accuser  quelqu'un  d'assassiner  les 
malades  lorsqu'il  montre  les  fautes  des  mé- 
decins. 

Encore  une  fois,  que  répondre  à  des  rai- 
sons qu'on  ne  veut  pas  dire  ?  Comment 
se  justifier  contre  un  jugement  porté  sans 
motifs?  Que  sans  preuve  de  part  ni  d'au- 
tre ces  messieurs  disent  que  je  veux  ren- 
verser tous  les  gouvernemens ,  et  que  je 
dise  ,  moi,  que  je  ne  veux  pas  renverser  tous 
les  gouvernemens,  il  y  a  dans  ces  asser- 
tions parité  exacte,  excepté  que  le  préjugé 
est  pour  moi;  car  il  est  à  présumer  que  je 
sais  mieux  que  personne  ce  que  je  veux  faire. 

Mais  où  la  parité  manque,  c'est  dans 
l'effet  de  l'assertion.  Sur  la  leur  mon  livre 
est  brûlé ,  ma  personne  est  décrétée  ;  et  ce 
que  j'affirme  ne  rétablit  rien.  Seulement, 
si  je  prouve  que  l'accusation  est  fausse  et  le 
jugement  inique,  l'affront  qu'ils  m'ont  fait 
retourne  à  eux-mêmes  :  le  décret,  le  bour- 
reau,   tout  y  devrait  retourner,   puisque 

R3 


1§2  LETTRES 

nul  ne  détruit  si  radicalement  le  gouverne- 
ment ,  que  celui  qui  en  tire  un  usage  direo 
ternent  contraire  à  la  fin  pour  laquelle  il 
est  institué. 

Il  ne  suffit  pas  que  j  affirme,  il  faut  que 
je  prouve;  et  c  est  ici  qu'on  voit  combien 
est  déplorable  le  sort  d'un  particulier  sou- 
mis a  d'injustes  magistrats  ,  quand  ils  n'ont 
rien  à  craindre  du  souverain,  et  qu'ils  se 
mettent  au-dessus  des  lois.  Dune  affirma- 
tion sans  preuve,  ils  font  une  démonstra- 
tion; voilà  l'innocent  puni.  Bien  plus,  de 
sa  défense  même  ils  lui  font  un  nouveau 
crime,  et  il  ne  tiendroit  pas  à  eux  de  le 
punir  encore  d'avoir  prouvé  qu'il  étoit  in- 
nocent, 

Comment  m'y  prendre  pour  montrer 
qu'ils  n'ont  pas  dit  vrai;  pour  prouver  que 
je  ne  détruis  point  les  gouvernemens?  Quel- 
que endroit  de  mes  écrits  que  je  défende  , 
ils  diront,  que  ce  n'est  pas  cela  qu'ils  ont 
condamné,  quoiqu'ils  aient  condamné  tout, 
le  bon  comme  le  mauvais,  sans  nulle  dis- 
tinction. Pour  ne  leur  laisser  aucune  dé- 
faite, il  faudroit  donc  tout  reprendre,  tout 
suivre  d'un  bout  à  l'autre,   livre  à   livre, 


DE     LA     MONTAGNE.  2.65 

page  à  page,  ligne  à  ligne,  et  presque  en- 
fin mot  à  mot.  Il  faudroit  de  plus  exami- 
ner tous  les  gouvernemens  du  monde  , 
puisqu'ils  disent  que  je  les  détruis  tous. 
Quelle  entreprise  !  Que  d'années  y  faudroit- 
il  employer  !  Que  d'in-folio  faudroit-il écrire  ! 
et,  après  cela,  qui  les  liroit? 

Exigez  de  moi  ce  qui  est  faisable.  Tout 
homme  sensé  doit  se  contenter  de  ce  que 
j'ai  à  vous  dire  :  vous  ne  voulez  sûrement 
rien  de  plus. 

De  mes  deux  livres ,  brûlés  à  la  fois  sous 
des  imputations  communes ,  iln'y  en  aqiùm 
qui  traite  du  droit  politique  et  des  matières 
de  gouvernement.  Si  l'autre  en  traite,  ce 
n'est  que  dans  un  extrait  du  premier.  Ainsi 
je  suppose  que  c'est  sur  celui-ci  seulement 
que  tombe  l'accusation.  Si  cette  accusation 
portoit  sur  quelque  passage  particulier,  on 
l'auroit  cité  sans  doute  ;  on  en  auroit  du 
moins  extrait  quelque  maxime  fidèle  ou 
infidèle ,  comme  on  a  fait  sur  les  points  con- 
cernant la  religion. 

C'est  donc  le  système  établi  dans  le  corps 
de  l'ouvrage ,  qui  détruit  les  gouvernemens  : 
il  ne  s'agit  donc  que  d'exposer  ce  système, 

R  4 


2^4  LETTRES 

ou  de  faire  une  analyse  du.  livre;  et  si  nous 
n'y  voyons  évidemment  les  principes  des- 
tructifs dont  il  s'agit ,  nous  saurons  du  moins 
où  les  chercher  dans  l'ouvrage ,  suivant  la 
méthode  de  fauteur. 

Mais  ,  monsieur,  si ,  durant  cette  analyse , 
qui  sera  courte  ,  vous  trouvez  quelque  con- 
séquence à  tirer,  de  grâce,  ne  vous  pressez 
pas.  Attendez  que  nous  en  raisonnions  en- 
semble. Après  cela  vous  y  reviendrez  si 
vous  voulez. 

Qu'est-ce  qui  fait  que  fétat  est  un  ?  C'est 
l'union  de  ses  membres.  Et  d'où  naît  l'union 
de  ses  membres?  De  l'obligation  qui  les  lie. 
Tout  est  d'accord  jusqu'ici. 

Mais  quel  est  le  fondement  de  cette  obli- 
gation ?  Voilà  où  les  auteurs  se  divisent.  Se- 
lon les  uns,  c'est  la  force;  selon  d'autres, 
l'autorité  paternelle  ;  selon  d'autres  la  vo- 
lonté de  Dieu.  Chacun  établit  son  principe 
et  attaque  celui  des  autres  :  je  n'ai  pas  moi. 
même  fait  autrement;  et,  suivant  la  plus 
saine  partie  de  ceux  qui  ont  discuté  ces 
matières ,  j'ai  posé  pour  fondement  du  corps 
politique  la  convention  de  ses  membres  ; 
j'ai  réfuté  les  principes  différens  du  mien. 


DE     LA     MONTAGNE.  z65 

Indépendamment  de  la  vérité  de  ce  prin- 
cipe, il  l'emporte  sur  tous  les  autres  par  la 
solidité  du  fondement  qu'il  établît;  car  quel 
fondement  plus  sûr  peut  avoir  l'obligation 
parmi  les  hommes,  que  le  libre  engagement 
de  celui  qui  s'oblige.  On  peut  disputer  tout 
autre  principe  (a).  On  ne  sauroit  disputer 
celui-là. 

Mais  par  cette  condition  de  la  liberté  , 
qui  en  renferme  d'autres  ,  toutes  sortes  d'en- 
gagemens  ne  sont  pas  valides ,  même  devant 
les  tribunaux  humains.  Ainsi ,  pour  déter- 
miner celui-ci ,  Ton  doit  en  expliquer  la  na- 
ture, on  doit  en  trouver  l'usage  et  la  fin, 
on  doit  prouver  qu'il  est  convenable  à  des 
hommes,  et  qu'il  n'a  rien  de  contraire  aux 
lois  naturelles  :  car  il  n'est  pas  plus  per- 
mis d'enfreindre  les  lois  naturelles  par  le  con- 
trat social  ,  qu'il  n'est  permis  d'enfreindre 
les  lois  positives  par  les  contrats  des  par- 


(a)  Même  celui  de  la  volonté  de  Dieu  ,  du  moins 
quautài  application.  Car  bien  qu'ilsoit  clair  quece 
que  Dieu  veut ,  l'hommedoitle  vouloir  ,  il  n'est  pas 
clair  que  Dieu  veuille  qu'on  préTere  tel  gouverne- 
ment à  tel  autre,  ni  qu'on  obéisse  à  Jaques  plutôt 
qu'à  Guillaume.  Or  voilà  de  quoi  il  s'agit. 


S66  LETTRES 

ticuliers ,  et  ce  n'est  que  par  ces  lois  mêmes 
qu  existe  la  liberté  qui  donne  force  à  renga- 
gement. 

J'ai  pour  résultat  de  cet  examen ,  que  l'é- 
tablissement du  contrat  social  est  un  pacte 
d'une  espèce  particulière,  par  lequel  cha- 
cun s'engage  envers  tous,  d'où  s'ensuit  l'en- 
gagement réciproque  de  tous  envers  cha- 
cun ,  qui  est  l'objet  immédiat  de  l'union. 

Je  dis  que  cet  engagement  est  d'une  es- 
pèce particulière ,  en  ce  qu'étant  absolu , 
sans  condition,  sans  réserve,  il  ne  peut  tou- 
tefois être  injuste  ni  susceptible  d'abus; 
puisqu'il  n'est  pas  possible  que  le  corps  se 
veuille  nuire  à  lui-même ,  tant  que  le  tout 
ne  veut  que  pour  tous. 

Il  est  encore  d'une  espèce  particulière  , 
en  ce  qu'il  lie  les  contractans  sans  les  as- 
sujettir à  personne ,  et  qu'en  leur  donnant 
leur  seule  volonté  pour  règle ,  il  les  laisse 
aussi  libres  qu'auparavant. 

La  volonté  de  tous  est  donc  l'ordre ,  la 
règle  suprême  ;  et  cette  règle  générale  et 
personifiée  est  ce  que  j'appelle  le  souve- 
rain. 

Il  suit  de  là  que  la  souveraineté  est  in- 


DE     LA     MONTAGNE.  267 

divisible,  inaliénable,  et  qu'elle  réside  es- 
sentiellement dans  tous  les  membres  du 
corps. 

Mais  comment  agitcet  être  abstrait  et  col- 
lectif?  Il  agit  par  des  lois ,  et  il  ne  sauroit  agir 
autrement. 

Et  qu'est-ce  qu'une  loi?  C'est  une  décla- 
ration publique  et  solemnelle  de  la  volonté 
générale  sur   un  objet  d'intérêt  commun. 

Je  dis  sur  un  objet  d'intérêt  commun , 
parceque  la  loi  perdroit  sa  force  ,  et  cesse- 
roit  d'être  légitime ,  si  l'objet  n'en  impor- 
toit  à  tous. 

La  loi  ne  peut,  par  sa  nature,  avoir  un 
objet  particulier  et  individuel  :  mais  l'ap- 
plication de  la  loi  tombe  sur  des  objets  par- 
ticuliers et  individuels. 

Le  pouvoir  législatif,  qui  est  le  souverain, 
a  donc  besoin  d'un  autre  pouvoir  qui  exé- 
cute, c'est-à-dire  qui  réduise  la  loi  en  actes 
particuliers.  Ce  second  pouvoir  doit  être 
établi  de  manière  qu'il  exécute  toujours  la 
loi,  et  qu'il  n'exécute  jamais  que  la  loi.  Ici 
vient  l'institution  du  gouvernement. 

Qu'est-ce  que  le  gouvernement?  C'est* 
un  corps  intermédiaire  établi  entre  les  sujet  s 


268  LETTRES 

et  le  souverain  pour  leur  mutuelle  corres- 
pondance; chargé  de  l'exécution  des  lois, 
et  du  maintien  de  la  liberté,  tant  civile  que 
politique. 

Le  gouvernement ,  comme  partie  inté- 
grante du  corps  politique  ,  participe  à  la  vo- 
lonté générale  qui  le  constitue  ;  comme  corps 
lui-même  ,  il  a  sa  volonté  propre.  Ces  deux 
volontés  quelquefois  s'accordent,  et  quel- 
quefois se  combattent.  C'est  de  l'effet  com- 
biné de  ce  concours  et  de  ce  conflit,  que 
résulte  le  jeu  de  toute  la  machine. 

Le  principe  qui  constitue  les  diverses 
formes  de  gouvernement  consiste  dans  le 
nombre  des  membres  qui  le  composent. 
Plus  ce  nombre  est  petit,  plus  le  gouverne- 
ment a  de  force;  plus  le  nombre  est  grand, 
plus  le  gouvernement  est  foible  ;  et  comme 
la  souveraineté  tend  toujours  au  relâche- 
ment, le  gouvernement  tend  toujours  à  se 
renforcer.  Ainsi  le  corps  exécutif  doit  l'em- 
porter à  la  longue  sur  le  corps  législatif;  et 
quand  la  loi  est  enfin  soumise  aux  hommes  , 
il  ne  reste  que  des  esclaves  et  des  maîtres  ; 
l'état  est  détruit. 

Avant  cette  destruction  ,   le   gouverne- 


DE     LA     MONTAGNE.  20*g 

ment  doit,  par  son  progrès  naturel,  chan- 
ger de  forme  et  passer  par  degrés  du  grand 
nombre  au  moindre. 

Les  diverses  formes  dont  le  gouverne- 
ment est  susceptible  se  réduisent  à  trois 
principales.  Après  les  avoir  comparées  par 
leurs  avantages  et  parleurs  inconvéniens, 
je  donne  la  préférence  à  celle  qui  est  in- 
termédiaire  entre  les  deux  extrêmes,  et  qui 
porte  le  nom  d  aristocratie.  On  doit  se  sou 
venir  ici  que  la  constitution  de  l'état  et  celle 
du  gouvernement  sont  deux  choses  très 
distinctes,  et  que  je  ne  les  ai  pas  confondues. 
Le  meilleur  des  gouvernemens  est  l'aris- 
tocratique ;  la  pire  des  souverainetés  est  l'a- 
ristocratique. 

Ces  discussions  en  amènent  d  autres  sur 
la  manière  dont  le  gouvernement  dégénère, 
et  sur  les  moyens  de  retarder  la  destruc- 
tion du  corps  politique. 

Enfin,  dans  le  dernier  livre,  j'examine, 
par  voie  de  comparaison  avec  le  meilleur 
gouvernement  qui  ait  existé,  savoir  celui 
de  Rome,  la  police  la  plus  favorable  à  la 
bonne  constitution  de  letat;  puis  je  ter- 
mine ce  livre  et  tout  l'ouvrage  par  des  re- 


2jO  LETTRES 

cherches  sur  lamauieredont  la  religion  peut 
et  doit  entrer  comme  partie  constitutive 
dans  la  composition  du  corps  politique. 

Que  pensiez-vous,  monsieur,  enlisant 
cette  analyse  courte  et  fidèle  de  mon  livre  ? 
Je  le  devine.  Yous  disiez  en  vous-même  : 
Voilàriiistoiredugouvernementde  Genève. 
C'est  ce  qu'ont  dit,  à  la  lecture  du  même  ou- 
vrage, tous  ceux  qui  connoissent  votre  con- 
stitution. 

Et  en  effet,  ce  contrat  primitif,  cette 
essence  de  la  souveraineté ,  cet  empire  des 
lois,  cette  institution  du  gouvernement, 
cette  manière  de  le  resserrer  à  divers  de- 
grés pour  compenser  l'autorité  par  la  force; 
cette  tendance  à  l'usurpation ,  ces  assem- 
blées périodiques  ,  cette  adresse  à  les  ôter , 
cette  destruction  prochaine ,  enfin ,  qui  vous 
menace  et  que  je  voulois  prévenir,  n'est-ce 
pas  trait  pour  trait  l'image  de  votre  répu- 
blique ,  depuis  sa  naissance  jusqu'à  ce  jour  ? 

Jai  donc  pris  votre  constitution,  que  je 
trouvois  belle  ,  pour  modèle  des  institutions 
politiques  ;  et  vous  proposant  en  exemple 
à  l'Europe,  loin  de  chercher  à  vous  détruire, 
j'exposois  les  moyens  de  vous  conserver. 


DE     LA     MONTAGNE.  271 

Cette  constitution ,  toute  bonne  qu'elle  est, 
n'est  pas  sans  défaut  ;  on  pouvoit  préve- 
nir les  altérations  qu'elle  a  souffertes ,  la 
garantir  du  danger  qu'elle  court  aujour- 
d'hui. J'ai  prévu  ce  danger,  je  l'ai  fait  en- 
tendre, j'indiquois  des  préservatifs  :  étoit- 
ce  la  vouloir  détruire,  que  montrer  ce 
qu'il  falloit  faire  pour  la  maintenir?  C'é- 
toit  par  mon  attachement  pour  elle ,  que 
j'aurois  voulu  que  rien  ne  pût  l'altérer.  Voi- 
là tout  mon  crime  :  j'avois  tort,  peut-être  ; 
mais  si  l'amour  de  la  patrie  m'aveugla  sur 
cet  article  ,  étoit-ce  à  elle  de  m'en  punir? 

Comment  pouvois-je  tendre  à  renverser 
tous  les  gouvernemens  ,  en  posant  en  prin- 
cipes tous  ceux  du  vôtre?  Le  fait  seul  dé- 
truit l'accusation.  Puisqu'il  y  avoit  un  gou- 
vernement existant  sur  mon  modèle ,  je  ne 
tendois  donc  pas  à  détruire  tous  ceux  qui 
existoient.  Eh  !  monsieur,  si  je  n" avois  fait 
qu'un  système,  vous  êtes  bien  sûr  qu'on 
n'auroit  rien  dit.  On  se  fût  contenté  de  relé- 
guer le  Contrat  social  avec  la  République  de 
Platon,  l'Utopie  et  les  Sévarambes  dans  le 
pays  des  chimères.  Mais  je  peignois  un  objet 
existant,,  et  l'on  vouloit  que  cet  objet  chan- 


2J2.  LETTRES 

geàt  de  face.  Mon  livre  portoit  témoignage 
contre  l'attentat  qu'on  alloit  faire  :  voilà  ce 
qu'on  ne  m'a  pas  pardonné. 

Mais  voici  qui  vous  paroîtra  bizarre.  Mon 
livre  attaque  tous  les  gouvernemens  ,  et  il 
n'est  proscrit  dans  aucun  !  Il  en  établit  un 
seul ,  il  le  propose  en  exemple,  et  c'est  dans 
celui-là  qu'il  est  brûlé  !  N'est-il  pas  singulier 
que  les  gouvernemens  attaqués  se  taisent , 
et  que  le  gouvernement  respecté  sévisse  ? 
Quoi  !  le  magistrat  de  Genève  se  fait  le  pro- 
tecteur des  autres  gouvernemens  contre  le 
sien  même  !  Il  punit  son  propre  citoyen  d'a- 
voir préféré  les  lois  de  son  pays  à  toutes  les 
autres  !  Cela  est-il  concevable ,  et  le  croi- 
riez-vous  si  vous  ne  l'eussiez-vu  ?  Dans  tout 
le  reste  de  l'Europe  quelqu'un  s'est-il  avisé 
de  flétrir  l'ouvrage  ?  non ,  pas  même  l'état  où 
il  a  été  imprimé  (a)  ;  pas  même  la  France  , 
où  les  magistrats  sont  là-dessus  si  sévères. 


(a)  Dans  le  fort  des  premières  clameurs  ,  causées 
par  les  procédures  de  Paris  et  de  Genève,  le  ma- 
gistrat surpris  défendit  les  deux  livres  :  mais,  sur 
son  propre  examen  ,  ce  sage  magistrat  a  bien  changé 
de  sentiment,  sur- tout  quant  au  Contrat  social. 

y 


DE      LA     MONTAGNE.  èsfS 

Y  a-t-on  défendu  le  livre?  rien  de  sembla- 
ble; on  n'a  pas  laissé  d'abord  entrer  l'édi- 
tion de  Hollande,  mais  on  la  contrefaite  en 
France,  et  l'ouvrage  y  court  sans  difficulté., 
C'étoit  donc  une  affaire  de  commerce  et 
non  de  police  :  on  préféroit  le  profit  du  li- 
braire de  France  au  profit  du  libraire  étran- 
ger :  voilà  tout. 

Le  Contrat  social  n'a  été  brûlé  nulle  part 
qu'à  Genève ,  où  il  n'a  pas  été  imprimé  ;  le 
seul  magistrat  de  Genève  y  a  trouvé  des 
principes  destructifs  de  tous  les  gouverne-^ 
mens.  A  la  vérité ,  ce  magistrat  n'a  point  dit 
quels  étoient  ces  principes;  en  cela  je  crois 
qu'il  a  fort  prudemment  fait. 

L'effet  des  défenses  indiscrètes  est  de 
n'être  point  observées  et  d'énerver  la  force 
de  l'autorité.  Mon  livre  est  dans  hs  mains 
de  tout  le  monde  à  Genève ,  et  que  n'est-il 
également  dans  tous  les  cœurs  !  Lisez-le  , 
monsieur ,  ce  livre  si  décrié ,  mais  si  né- 
cessaire; vous  y  verrez  par- tout  la  loi  mise 
au-dessus  des  hommes;  vous  y  verrez  par- 
tout la  liberté  réclamée  ;  mais  toujours  sous 
l'autorité  des  lois  ,  sans  lesquelles  la  liberté 
iie  peut  exister  ,  et  sous  lesquelles  on  est 

Tome  g.  § 


274  LETTRES 

toujours  libre  ,  de  quelque  façon  qu'on  soit 
gouverné.  Par  là,  je  ne  fais  pas,  dit-on, 
ma  cour  aux  puissances  :  tant  pis  pour  elles; 
carjefaisleursvraisintérêts,siellessavoient 

les  voir  et  les  suivre.  Mais  les  passions 
aveuglent  les  hommes  sur  leur  propre  bien. 
Ceux  qui  soumettent  les  lois  aux  passicns 
humaines  sont  les  vrais  destructeurs  des 
gouvernemens  :  voilà  les  gens  qu  il  faudroit 

punir. 

Les  fondemens  de  ï  état  sont  les  mêmes 
dans  tous  les  gouvernemens  ;  et  ces  fonde- 
mens sont  mieux  posés  dans  mon  livre  que 
dans  aucun  autre.  Quand  il  s  agit  ensuite 
de  comparer  les  diverses  formes  de  gou- 
vernement, on  ne  peut  éviter  de  peser  sé- 
parément les  avantages  et  les  inconvéniens 
de  chacun  :  cest  ce  que  je  crois  avoir  fait 
avec  impartialité.  Tout  balancé  ,  j'ai  donné 
la  préférence  au  gouvernement  de  mon 
pays.  Cela  étoit  naturel  et  raisonnable  ;  on 
nïauroit  blâmé  si  je  ne  l'eusse  pas  fait.  Mais 
je  n'ai  point  donné  d exclusion  aux  antres 
gouvernemens;  au  contraire,  jai  montre 
que  chacun  avoit  sa  raison  qui  pouvoitle 
rendre  préférable  à  tout  autre,   selon  le* 


DE     LA     MONTAGNE.  &j5 

hommes  ,  les  temps  et  les  lieux.  Ainsi,  loin 
de  détruire  tous  les  gouvernera  iii  s,  je  les 
ai  tous  établis. 

En  parlant  du  gouvernement  monarchi- 
que en  particulier,  j'en  ai  bien  fait  valoir 
l'avantage ,  et  je  n'en  ai  pas  non  plus  dé- 
guisé les  défauts.  Cela  est ,  je  pense ,  du 
droit  d'un  homme  qui  raisonne;  et  quand  je 
iuiaurois  donné  l'exclusion,  ce  qu'assuré- 
ment je  n  ai  pas  fait ,  s'ensuivroit-il  qu'on 
dût  m'en  punir  à  Genève?  Hobbes  a-t-il 
été  décrété  dans  quelque  monarchie,  parce- 
que  ses  principes  sont  destructifs  de  tout 
gouvernement  républicain ,  etfait-on  le  pro- 
cès chez  les  rois  aux  auteurs  qui  rejettent 
et  dépriment  les  républiques  ?  Le  droit  n'est- 
il  pas  réciproque ,  et  les  républicainsne  sont- 
ils  pas  souverains  dans  leur  pays  comme 
les  rois  le  sont  dans  le  leur?  Pour  moi,  je 
n'ai  rejeté  aucun  gouvernement ,  je  n'en 
ai  méprisé  aucun.  En  les  examinant ,  en 
les  comparant,  j'ai  tenu  la  balance,  et  j'ai 
calculé  les  poids  :  je  n'ai  rien  fait  de  plus. 

On  ne  doit  punir  la  raison  nulle  part, 
ni  même  le  raisonnement  ;  cette  punition 
prouverait  trop  contre  ceux  qui  lmilige- 

S  a 


276  LETTRES 

xoient.  Les  représentans  ont  très  bien  établi 
que  mon  livre  ,  où  je  ne  sors  pas  de  la  thèse 
générale,  n  'attaquant  point  le  gouvernement 
de  Genève,  et,  imprimé  hors  du  territoire, 
ne  peut  être  considéré  que  dans  le  nombre 
de  ceux  qui  traitent  du  droit  naturel  et  po- 
litique ,  sur  lesquels  les  lois  ne  donnent 
au  conseil  aucun  pouvoir,  et  qui  se  sont 
toujours  vendus  publiquement  dansla ville, 

quelqueprincipequ  on  yavance ,  et  quelque 
sentiment  qu  on  y  soutienne.  Je  ne  suis  pas 
le  seul  qui,  discutant  par  abstraction  des 
questions  de  politique ,  ai  pu  les  traiter  avec 
quelque  hardiesse  :  chacun  ne  le  fait  pas, 
mais  tout  homme  a  droit  de  le  faire;  plu- 
sieurs  usent  de  ce  droit,  et  je  suis  le  seul 
qu'on  punisse  pour  en  avoir  usé.  L  mfor- 
tunéSydneipensoitcommemoi,maisilagis- 

soit;  c'est  pour  son  fait,  et  non  pour  son 
livre ,  qu'il  eut  l'honneur  de  verser  son  sang.. 
Althusius,  en  Allemagne,  s'attira  des  en- 
nemis, mais  on  ne  s'avisa  pas  de  le  pour- 
suivre criminellement.  Locke,  Montes- 
quieu, l'abbé  de  Saint-Pierre  ont  traité  les 
mêmes  matières,  et  souvent  avec  la  même 
liberté  tout  au  moins.  Locke,  en  particulier, 


DELA     MONTAGNE.  277 

les  a  traitées  exactement  dans  les  mêmes 
principes  que  moi.  Tous  trois  sont  nés  sous 
des  rois  ,  ont  vécu  tranquilles ,  et  sont  morts 
honorés  dans  leurs  pays.  Vous  savez  com- 
ment j'ai  été  traité  dans  le  mien. 

Aussi  soyez  sûr  que ,  loin  de  rougir  de 
ces  flétrissures,  je  m'en  glorifie,  puisqu'elles 
ne  servent  qu'à  mettre  en  évidence  le  motif 
qui  me  les  attire ,  et  que  ce  motif  n'est  que 
d  avoir  bien  mérité  de  mon  pays.  La  con- 
duite du  conseil  envers  moi  m'afflige  sans 
doute,  en  rompant  des  nœuds  qui  m'étoient 
si  chers  ;  mais  peut-elle  m'avilir  ?  Non  ,  elle 
m'élève,  elle  me  met  au  rang  de  ceux  qui 
ont  souffert  pour  la  liberté.  Mes  livres,  quoi 
qu'on  fasse ,  porteront  toujours  témoignage 
d'eux-mêmes ,  et  le  traitement  qu'ils  ont 
reçu  ne  fera  que  sauver  de  1  opprobre  ceux 
qui  auront  l'honneur  d'être  brûlés  après 
eux, 


S 


e 


gng  LETTRES 


LETTRE    VIL 

Vous  m1  aurez  trouvé  diffus,  monsieur; 
mais  il  falloit  l'être ,  et  les  sujets  que  f ai 
à  traiter  ne  se  discutent  pas  par  des  épi- 
grammes.  D  ailleurs  ces  sujets  in  éloignent 
moins  qu'il  ne  semble  de  celui  qui  vous 
intéresse.  En  parlant  de  moi ,  je  pensois  à 
vous  ;  et  votre  question  tenoit  si  bien  à  la 
mienne ,  que  Tune  est  déjà  résolue  avec 
T autre  ;  il  ne  me  reste  que  la  conséquence  à 
tirer.  Par-tout  où  l'innocence  n'est  pas  en 
sûreté  ,  rien  n'y  peut  être  ;  par-tout  où  les 
lois  sont  violées  impunément,  il  ny  a  plus 
de  liberté. 

Cependant  comme  on  peut  séparer  l'in- 
térêt d'un  particulier  de  celui  du  public , 
vos  idées  sur  ce  point  sont  encore  incer- 
taines; vous  persistez  à  vouloir  que  je  vous 
aide  à  les  fixer.  Vous  demandez  quel  est 
l'état  p  ésent  de  votre  république ,  et  ce  que 
doivent  faire  ses  citoyens.  Il  est  plus  aisé  de 
répondre  à  la  première  question  qu'à  1  autre. 

Cette  première  question  vous  embarrasse 


DE     LA     MONTAGNE.  279 

sûrement  moins  par  elle-même  que  par  les 
solutions  contradictoires  qu'on  lui  donne 
autour  de  vous.  Des  gens  de  très  bon  sens 
vous  disent ,  nous  sommes  le  plus  libre  de 
tous  les  peuples  ;  et  d'autres  gens  de  très 
bon  sens  vous  disent ,  nous  vivons  sous  le 
plus  dur  esclavage.  Lesquels  ont  raison , 
me  demandez- vous? Tous,  monsieur;  mais 
à  différens  égards  :  une  distinction  très  sim- 
ple les  concilie.  Rien  n'est  plus  libre  que 
votre  état  légitime;  rien  n'est  plus  servile 
que  votre  état  actuel. 

Vos  lois  ne  tiennent  leur  autorité  que  de 
vous  ;  vous  ne  reconnoissez  que  celles  que 
vous  faites  ;  vous  ne  payez  que  les  droits 
que  vous  imposez  ;  vous  élisez  les  chefs  qui 
vous  gouvernent;  ils  n'ont  droit  de  vous 
juger  que  par  des  formes  prescrites.  En  con- 
seil général  vous  êtes  législateurs  ,  souve- 
rains, indépendans  de  toute  puissance  hu- 
maine; vous  ratifiez  les  traités,  vous  dé- 
cidez de  la  paix  et  de  la  guerre;  vos  magis- 
trats eux-mêmes  vous  traitent  de  magnifi- 
ques ,  très  honorés  et  souverains  seigneurs. 
Voilà  votre  liberté  :  voici  votre  servitude, 

S  4 


280  LETTRES 

Le  corps  chargé  de  l'exécution  de  vos  lois 
en  est  l'interprète  et  l'arbitre  suprême  ;  il 
les  fait  parler  comme  il  lui  plaît  ;  il  peut 
les  faire  taire  ;  il  peut  même  les  violer  sans 
que  vous  puissiez  y  mettre  ordre  ;  il  est  au- 
dessus  des  lois. 

Les  chefs  que  vous  élisez  ont  indépen- 
damment de  votre  choix,  d'autres  pouvoirs 
qu'ils  ne  tiennent  pas  de  vous,  et  qu'ils 
étendent  aux  dépens  de  ceux  qu'ils  en  tien- 
nent. Limités  dans  vos  élections  à  un  pe- 
tit nombre  d'hommes,  tous  dans  les  mêmes 
principes,  et  tous  animés  du  même  intérêt, 
vous  faites  avec  un  grand  appareil  un  choix 
de  peu  d'importance.  Ce  qui  importeroit 
dans  cette  affaire  seroit  de  pouvoir  reje- 
ter tous  ceux  entre  lesquels  on  vous  force 
de  choisir.  Dans  une  élection  libre  en  ap- 
parence ,  vous  êtes  si  gênés  de  toutes  parts , 
que  vous  ne  pouvez  pas  même  élire  un 
premier  syndic ,  ni  un  syndic  de  la  garde  : 
le  chef  de  la  république  et  le  commandant 
de  la  place  ne  sont  pas  à  votre  choix. 

Si  l'on  n'a  pas  le  droit  de  mettre  sur  vous 
de  nouveaux  impôts,  vous  n'avez  pas  celui 
de  rejeter  les  vieux.  Les  finances  de  l'état 


DE     LA     MONTAGNE.  28i 

Sont  sur  un  tel  pied  ,  que ,  sans  votre  con-r 
cours,  elles  peuvent  suffire  à  tout.  On  n'a 
donc  jamais  besoin  de  vous  ménager  dans 
cette  vue,  et  vos  droits  à  cet  égard  se  ré- 
duisent à  être  exempts  en  partie,  et  à  n'être 
jamais  nécessaires. 

Les  procédures  qu'on  doit  suivre  en  vous 
jugeant  sont  prescrites;  mais  quand  le  com- 
seil  veut  ne  les  pas  suivre ,  personne  ne  peut 
l'y  contraindre,  ni  l'obliger  à  réparer  les  irré- 
gularités qu'il  commet.  Là-dessus,  je  suis 
qualifié  pour  faire  preuve ,  et  vous  savez  si 
je  suis  le  seul. 

En  conseil  général  ,  votre  souverain© 
puissance  est  enchaînée  :  vous  ne  pouvez 
agir  que  quand  il  plaît  à  vos  magistrats , 
ni  parler  que  quand  ils  vous  interrogent. 
S'ils  veulent  même  ne  point  assembler  de 
conseil  général ,  votre  autorité ,  votre  exis- 
tence est  anéantie,  sans  que  vous  puissiez 
leur  opposer  que  de  vains  murmures  qu'ils 
sont  en  possession  de  mépriser. 

Enfin,  si  vous  êtes  souverains  seigneurs 
dans  l'asemblée,  en  sortant  de  là  vous 
n'êtes  plus  rien.  Quatre  heures  par  an  sou- 
verains  subordonnés ,  vous  êtes  sujets  le 


282  LETTRES 

reste  de  la  vie,  et  livrés  sans  réserve  à  la 
discrétion  d'autrui. 

Il  vous  est  arrivé  ,  messieurs ,   ce  qu'il 
arrive   à  tous  les   gouverne  m  en  s   sembla- 
bles au  vôtre.  D'abord  la  puissance  légis- 
lative et   la  puissance   executive  qui  con- 
stituent la  souveraineté,  n'en  sont  pas  dis- 
tinctes. Le  peuple  souverain  veut  par  lui- 
même,  et  par  lui-même  il  fait  ce  qu'il  veut. 
Bientôt  l'incommodité  de  ce  concours  de 
tous  à   toute   chose  force  le  peuple  sou- 
verain de    charger  quelques  uns   de    ses 
membres  d'exécuter  ses  volontés.  Ces  of- 
ficiers,  après  avoir  rempli  leur  commis- 
sion ,  en  rendent  compte ,  et  rentrent  dans 
la  commune  égalité.   Peu  à  peu  ces  com- 
missions deviennent  fréquentes,  enfin  per- 
manentes.  Insensiblement  il  se  forme  un 
corps  qui  agit  toujours.  Un  corps  qui  agit 
toujours  ne  peut  pas  rendre  compte  de  cha- 
que acte  ;  il  ne  rend  plus  compte  que  des 
principaux;  bientôt  il  vient  à  bout  de  n'en 
rendre  d'aucun.  Plus  la  puissance  qui  agit 
est  active ,  plus  elle  énerve  la  puissance  qui 
veut.  La  volonté  d'hier  est.  censée  être  aussi 
celle  d'aujourd'hui  ;  au  lieu  que  l'acte  d'hier 


DE     £  A     MONTAGNE.  283 

ne  dispense  pas  d'agir  aujourd'hui.  Enfin 
l'inaction  de  la  puissance  qui  veut  la  sou- 
met à  la  puissance  qui  exécute  :  celle-ci 
rend  peu  à  peu  ses  actions  indépendantes, 
bientôt  ses  volontés  ;  au  lieu  d'agir  pour  la 
puissance  qui  veut,  elle  agit  sur  elle.  Il  ne 
reste  alors  dans  l'état  qu'une  puissance 
agissante,  c'est  l'executive.  La  puissance 
executive  n'est  que  la  force;  et  où  règne  la 
seule  force,  l'état  est  dissous.  Voilà,  mon- 
sieur ,  comment  périssent  à  la  fin  tous  les 
états  démocratiques. 

Parcourez  les  annales  du  vôtre ,  depuis 
3e  temps  où  vos  syndics,  simples  procu- 
reurs établis  par  la  commuuauté  pour  va- 
quer à  telle  ou  telle  affaire  ,  lui  rendoient 
compte  de  leur  commission  le  chapeau  bas, 
et  rentroient  à  l'instant  clans  l'ordre  des  par- 
ticuliers, jusqu'à  celui  où  ces  mêmes  syn- 
dics dédaignant  les  droits  de  chefs  et  de 
juges  qu'ils  tiennent  de  leur  élection ,  leur 
préfèrent  le  pouvoir  arbitraire  d'un  corps 
dont  la  communauté  n'élit  point  les  mem- 
bres, et  qui  s'établit  au-dessus  d'elle  contre 
Jes  lois  :  suivez  les  progrès  qui  séparent  ces 
deux  termes;  vous  connoîtrez  à  quel  point 


284  LETTRES 

vous  en  êtes ,  et  par  quels  degrés  vous  y 
êtes  parvenus. 

Il  y  a  deux  siècles  qu'un  politique  auroit 
pu  prévoir  ce  qui  vous  arrive.  Il  auroit  dit  : 
L'institution  que  vous  formez  est  bonne  pour 
le  présent ,  et  mauvaise  pour  l'avenir;  elle 
est  bonne  pour  établir  la  liberté  publique, 
mauvaise  pour  la  conserver  ;  et  ce  qui  fait 
maintenant  votre  sûreté  sera  dans  peu  la 
matière  de  vos  chaînes.  Ces  trois  corps  qui 
rentrent  tellement  l'un  dans  l'autre,  que 
du  moindre  dépend  l'activité  du  plus  grand, 
sont  en  équilibre  tant  que  l'action  du  plus 
grand  est  nécessaire ,  et  que  la  législation 
nepeut  se  passer  du  législateur.  Mais  quand 
une  fois  l'établissement  sera  fait ,  le  corps 
qui  l'a  formé  manquant  de  pouvoir  pour 
îe  maintenir  ,  il  faudra  qu'il  tombe  en  ruine  ; 
et  ce  seront  vos  lois  mêmes  qui  causeront 
votre  destruction.  Voilà  précisément  ce  qui 
vous  est  arrivé.  C'est,   sauf  la  dispropor- 
tion, la  chute  du  gouvernement  polonois 
par  l'extrémité  contraire.  La  constitution 
de  la  république  de  Pologne  n'est  bonne 
que  pour  un  gouvernement  où  il  n'y  a  plus 
rien  à  faire.  La  vôtre,  au  contraire,  nés* 


DE     LA     MONTAGNE.  285 

bonne  qu'autant  que  le  corps  législatif  agit 
toujours. 

Vos  magistrats  ont  travaillé  de  tous  les 
temps  et  sans  relâche  à  faire  passer  le  pou- 
voir suprême  du  conseil  général  au  petit 
conseil,  par  la  gradation  du  deux  cent  ;  mais 
leurs  efforts  ont  eu  des  effets  différens ,  se- 
lon la  manière  dont  ils  s'y  sont  pris.  Presque 
toutes  leurs  entreprises  d'éclat  ont  échoué, 
parcequ'alors  ils  ont  trouvé  de  la  résistance, 
et  que,  dans  un  état  tel  que  le  vôtre,  la 
résistance  publique  est  toujours  sûre,  quand 
elle  est  fondée  sur  les  lois. 

La  raison  de  ceci  est  évidente.  Dans  tout 
état  la  loi  parle  où  parle  le  souverain.  Or 
dans  une  démocratie  où  le  peuple  est  sou- 
verain ,  quand  les  divisions  intestines  sus- 
pendent toutes  les  formes  et  font  taire 
toutes  les  autorités ,  la  sienne  seule  demeure  ; 
et  où  se  porte  alors  le  plus  grand  nombre, 
là  réside  la  loi  et  l'autorité. 

Que  si  les  citoyens  et  bourgeois  réunis 
ne  sont  pas  le  souverain,  les  conseils  sans 
les  citoyens  et  bourgeois  le  sont  beaucoup 
moins  encore ,  puisqu'ils  n'en  font  que  la 
moindre  partie  en  quantité.  Sitôt  qu'il  s'agit 


a36  LETTRES 

de  l'autorité  suprême ,  tout  rentre  à  Ge- 
nève dans  F  égalité  ,  selon  les  termes  de  re- 
dit :  ce  Que  tous  soient  contens  en  degré  de 
«  citoyens  et  bourgeois,  sans  vouloir  se  pré- 
ce  férer  et  s'attribuer  quelque  autorité  et  sei- 
ce  gneurie  par-dessus  les  autres  ».  Hors  du 
conseil  général ,  il  n'y  a  point  d'autre  souve- 
rain que  la  loi  ;  mais  quand  la  loi  même  est 
attaquée  par  ses  ministres ,  c'est  au  législa- 
teur à  la  soutenir.  Voilà  ce  qui  fait  que  par- 
tout où  règne  une  véritable  liberté,  dans  les 
entreprises  marquées  ,  le  peuple  a  presque 
toujours  l'avantage. 

Mais  ce  n'est  pas  par  des  entreprises  mar- 
quées que  vos  magistrats  ont  amené  les 
choses  au  point  où  elles  sont  ;  c'est  par  des 
efforts  modérés  et  continus,  par  des  chan- 
gemens  presque  insensibles  dont  vous  ne 
pouviez  prévoir  la  conséquence  ,  et  qu'à 
peine  même  pou  viez-vous remarquer.  Il  n'est 
pas  possible  au  peuple  de  se  tenir  sans  cesse 
en  garde  contre  tout  ce  qui  se  fait,  et  cette 
vigilance  lui  tourneroit  même  à  reproche. 
On  l'accuseroit  d'être  inquiet  et  remuant, 
toujours  prêt  à  s'alarmer  sur  des  riens.  Mais 
de  ces  riens-là  sur  lesquels  on  se  tait,  le 


DE     LA     MONTAGNE.  287 

conseil  sait  avec  le  temps  faire  quelque 
chose.  Ce  qui  se  passe  actuellement  sous 
vos  yeux  en  est  la  preuve. 

Toute  l'autorité  de  la  république  réside 
dans  les  syndics  qui  sont  élus  dans  le  con- 
seil général.  Ils  y  prêtent  serment  parcequil 
est  leur  seul  supérieur;  et  ils  ne  le  prêtent 
que  dans  ce  conseil ,  parceque  c'est  à  lui 
seul  qu'ils  doivent  compte  de  leur  con- 
duite, de  leur  fidélité  à  remplir  le  serment 
qu'ils  y  ont  fait.  Ils  jurent  de  rendre  bonne 
et  droite  justice  ;  ils  sont  les  seuls  magis- 
trats qui  jurent  cela  dans  cette  assemblée , 
et  parcequ1  ils  sont  les  seuls  à  qui  ce  droit 
soit  conféré  par  le  souverain   (a),  et   qui 


(a)  Il  n'est  conféré  à  leur  lieutenant  qu'en  sous- 
ordre,  et  c'est  pour  cela  qu'il  ne  prête  point  ser- 
ment en  conseil  général.  Mais ,  dit  l'auteur  des  let- 
tres ,  «  le  serment  que  prêtent  les  membres  du 
«  conseil  est-il  moins  obligatoire,  et  l'exécution 
«  des  engagemens  contractés  avec  la  divinité  même 
«  dépend-elle  du  lieu  dans  lequel  on  les  contracte  »  ? 
Non ,  sans  doute  :  mais  s'ensuit-il  qu'il  soit  indif- 
férent dans  quels  lieux  et  dans  quelles  mains  le 
serment  soit  pré  é  ,  et  ce  choix  ne  marque- t-il  pas 
ou  par  qui  l'autorité  est  conférée,  ou  à  qui  l'on 


&88  LETTRE  S 

l'exercent  sous  sa  seule  autorité.  Dans  le  ju- 
gement public  des  criminels,  ils  jurent  en- 
core seuls  devant  le  peuple,  en  se  levant  (a), 
et  haussant  leurs  bâtons,  d'avoir  fait  droit 
■jugement,  sans  haine  ni  faveur,  priant  Dieu 
de  les  punir  s'ils  ont  fait  au  contraire.  Et 
jadis  les  sentences  criminelles  se  rendoient 
en  leur  nom  seul ,  sans  qu'il  fût  fait  men- 
tion d'autre  conseil  que  de  celui  des  ci- 
toyens, comme  on  le  voit  par  la  sentence 
deMorelli,  ci -devant  transcrite ,  et  par  celle 
de  Valentin  Gentil,  rapportée  dansles  Opus- 
cules de  Calvin. 

Or  vous  sentez  bien  que  cette  puissance 
exclusive,  ainsi  reçue  immédiatement  du 
peuple,  gêne  beaucoup  les  prétentions  du 
conseil.  Il  est  donc  naturel  que ,  pour  se 
délivrer  de  cette  dépendance ,  il  tâche  d'af- 
■foiblir  peu  à  peu  l'autorité  des  syndics,  de 


doit  compte  de  l'usage  qu'on  en  fait?  A  quels 
hommes  d'état  avons-nous  à  faire ,  s'il  faut  leur 
dire  ces  choses-là?  Les  ignorent-ils,  ou  s'ils  fei- 
gnent de  les  ignorer  ? 

(a)  Le  conseil  est  présent  aussi;  mais  ses  mem- 
bres ne  jurent  point  et  demeurent  assis. 

fondre 


DE     LA     MONTAGNE.  289 

fondre  dans  le  conseil  la  jurisdict'on  qu'ils 
ont  reçue ,  et  de  transmettre  insensiblement" 
à  ce  corps  permanent ,  dont  lepeuple  n'élit 
point  les  membres ,  le  pouvoir  grand  ,  mais 
passager,  des  magistrats  qu'il  élit.  Les  syn- 
dics eux-mêmes ,  loin  de  s'opposer  à  ce  chan- 
gement, doivent  aussi  le  favoriser,  parce- 
qu'ils  sont  syndics  seulement  tous  les  quatre 
ans,  et  qu'ils  peuvent  ne  pas  l'être;  au  lieu 
que,  quoi  qu'il  arrive,  ils  sont  conseillers 
toute  leur  vie ,  le  grabeau  n'étant  plus  qu'un 
vain  cérémonial  (a). 


(a)  Dans  la  première  institution  ,  les  quatre  syn- 
dics nouvellement  élus ,  et  les  quatre  anciens  syn- 
dics rejetoient  tous  les  ans  huit  membres  des  seize 
restans  du  petit  conseil ,  et  en  proposoient  huit 
nouveaux ,  lesquels  passoient  ensuite  aux  suffrages 
des  deux  cents,  pour  être  admis  ou  rejetés.  Mais 
insensiblement  on  ne  rejeta  des  vieux  conseillers 
que  ceux  dont  la  conduite  avoit  donné  prise  au 
blâme  ;  et  lorsqu'ils  avoient  commis  quelque  faute 
grave ,  on  n'attendoit  pas  les  élections  pour  les  pu- 
nir, mais  on  les  mettoit  d'abord  en  prison  ,  et  on 
leur  faisoit  leur  procès  comme  au  dernier  particu  • 
lier.  Par  cette  règle  d'anticiper  le  châtiment ,  et  de 
le  rendre  sévère,  les  conseillers  restés  étant  tous 
irréprochables  ne  donnoient  aucune  prise  à  l'ex- 
Tome  g.  T 


2gO  LETTRES 

Cela  gagné,  l'élection  des  syndics  devien- 
dra de  même  une  cérémonie  tout  aussi  vaine 
que  Test  déjà  la  tenue  des  conseils  géné- 
raux ,  et  le  petit  conseil  verra  fort  paisi- 
blement les  exclusions  ou  préférences  que 
le  peuple  peut  donner  pour  le  syndicat  à 
ses  membres ,  lorsque  tout  cela  ne  décidera 
plus  de  rien. 

Il  a  d'abord  ,  pour  parvenir  à  cette  fin , 
un  grand  moyen  dont  le  peuple  ne  peut 
connoître  ,  c  est  la  police  intérieure  du  con- 
seil ,  dont ,  quoique  réglée  par  les  édits  ,  il 
peut  diriger  la  forme  à  son  gré  (a) ,  n  ayant 

clusion;  ce  qui  changea  cet  usage  en  la  formalité 
cérémonieuse  et  vaine  qui  porte  aujourd'hui  le 
nom  de  grabèau.  Admirable  effet  des  gouverne-' 
mens  libresy'où  les  usurpations  mêmes  ne  peu- 
yent  s'établir  qu'à  l'appui  de  la  vertu! 

Au  reste  ,  le  droit  réciproque  des  deux  con- 
seillers empècheroit  seul  aucun  des  deux  d'oser 
s'en  servir  sur  l'autre,  sinon  de  concert  avec  lui , 
de  peur  de  s'exposer  aux  représailles.  Le  grabeau 
ne  sert  proprement  qu'à  les  tenir  bien  unis  contre 
la  bourgeoisie,  et  à  faire  sauter  l'un  par  l'autre  les 
membres  qui  n  auraient  pas  l'esprit  du  corps. 

(a)  C'est  ainsi  que,  dès  l'année  i655,  le  petit 
conseil  et  le  deux  cent  établirent  dans  leurs  corps 
la  ballotte  et  les  billets  contre  ledit. 


DE     LA     MONTAGNE.  2C)l 

aucun  surveillant  qui  l'en  empêche;  car> 
quant  au  procureur  -  général ,  on  doit  en 
ceci  le  compter  pour  rien  (a).  Mais  cela 
ne  suffit  pas  encore  :  il  faut  accoutumer 
le  peuple  même  à  ce  transport  de  juris- 
diction.  Pour  cela  on  ne  commence  pas  par 

(a,)  Le  procureur- général ,  établi  pour  être 
l'homme  de  la  loi ,  n'est  que  l'homme  du  conseil. 
Deux  causes  font  presque  toujours  exercer  cette 
charge  contre  l'esprit  de  son  institution  :  l'une  est 
le  vice  de  l'institution  même ,  qui  fait  de  cette  ma- 
gistrature un  degré  pour  parvenir  au  conseil  ;  au 
lieu  qu'un  procureur  général  ne  devoit  rien  voir 
au-dessus  de  sa  place,  et  qu'il  devoit  lui  être  in« 
terdit  par  la  loi  d'aspirer  à  nulle  autre  ;  la  se- 
conde cause  est  l'imprudence  du  peuple,  qui  con» 
fie  cette  charge  à  des  hommes  apparentés  dans 
le  conseil,  ou  qui  sont  de  famille  en  possession 
d'y  entrer ,  sans  considérer  qu'ils  ne  manqueront 
pas  ainsi  d'employer  contre  lui  les  armes  qu'il 
leur  donne  pour  sa  défense.  J'ai  ouï  des  Genevois 
distinguer  l'homme  du  peuple  d'avec  l'homme  delà 
loi,  comme  si  ce  n  étoit  pas  la  même  chose.  Les 
procureurs-généraux  devroient  être ,  durant  leurs 
six  ans,  les  chefs  de  la  bourgeoisie  ,  et  devenir  son 
conseil  après  cela  :  mais  ne  la  voilà -t-il  pas  bien 
protégée  et  bien  conseillée,  et  n'a-t  elle  pas  fort  à 
se  féliciter  de  son  choix? 

T  a 


20,2  LETTRES 

ériger  dans  d'importantes  affaires  des  tribu- 
naux composés  de  seuls  conseillers,  mais  on 
en  érige  d'abord  de  moins  remarquables  sur 
des  objets  peu  intéressans.  On  fait  ordi- 
nairement présider  ces  tribunaux  par  un 
syndic,  auquel  on  substitue  quelquefois  un 
ancien  syndic ,  puis  un  conseiller,  sans  que 
personne  y  fasse  attention  ;  on  répète  sans 
bruit  cette  manœuvre  jusqu'à  ce  qu'elle 
fasse  usage  :  on  la  transporte  au  criminel. 
Dans  une  occasion  plus  importante  on  érige 
un  tribunal  pour  juger  des  citoyens.  A  la 
faveur  de  la  loi  des  récusations ,  on  fait 
présider  ce  tribunal  par  un  conseiller.  Alors 
le  peuple  ouvre  les  yeux  et  murmure.  On 
lui  dit  :  De  quoi  vous  plaignez-vous  ?  voyez 
les  exemples  ;  nous  n'innovons  rien. 

Voilà,  monsieur,  la  politique  de  vos  ma- 
gistrats. Ils  font  leurs  innovations  peu  à 
peu,  lentement,  sans  que  personne  en  voie 
la  conséquence  ;  et  quand  enfin  Ton  s'en 
apperçpit,  et  qu'on  y  veut  porter  remède  , 
ils  crient  qu'on  veut  innover. 

Et  voyez,  en  effet,  sans  sortir  de  cet 
exemple  ,  ce  qu'ils  ont  dit  à  cette  occa- 
sion.  Ils  s'appnyoient  sur  la  loi  des  reçu- 


DE      LA     MONTAGNE.  20,3 

sations  ;  on  leur  répond  :  La  loi  fondamen- 
tale de  l'état  veut  que  les  citoyens  ne  soient 
jugés  que  par  leurs  syndics.  Dans  la  con- 
currence de  ces  deux  lois ,  celle-ci  doit  ex- 
dure  l'autre;  en  pareil  cas,  pour  les  obser- 
ver toutes  deux,  on  devroit  plutôt  élire  un 
syndic  ad  actum.  A  ce  mot,  tout  est  perdu  ! 
Un  syndic  ad  actum  !  innovation  !  Pour  moi , 
je  ne  vois  rien  là  de  si  nouveau  qu'ils  disent: 
si  c'est  le  mot,  on  s'en  sert  tous  les  ans  aux 
élections  ;  et  si  c'est  la  chose ,  elle  est  en- 
core moins  nouvelle  ,  puisque  les  premiers 
syndics  qu'ait  eus  la  ville  n'ont  été  syndics 
quW  actum.  Lorsque  le  procureur-géné- 
ral est  récusable  ,  n'en  faut-il  pas  un  autre 
ad  actum  pour  faire  ses  fonctions ,  et  les 
adjoints  tirés  du  deux  cent  pour  remplir 
les  tribunaux  ,  que  sont-ils  autre  chose  que 
des  conseillers  ad  actum  ?  Quand  un  nou- 
vel abus  s'introduit,  ce  n'est  point  innover 
que  d'y  proposer  un  nouveau  remède  ;  au 
contraire,  c'est  chercher  à  rétablir  les  choses 
sur  l'ancien  pied.  Mais  ces  messieurs  n'ai- 
ment point  qu'on  fouille  ainsi  dans  les  anti- 
quités de  leur  ville  ;  ce  n'est  que  dans  celles 


S>g4  LETTRES 

de  Carthage  et  de  Rome  quils  permettent 
de  chercher  l'explication  de  vos  lois. 

Je  n'entreprendrai  point  le  parallèle  de 
celles  de  leurs  entreprises  qui  ont  manqué 
et  de  celles  qui  ont  réussi  :  quand  il  y  auroit 
compensation  dans  le  nombre  ,  il  n  y  en  au- 
roit point  dans  l'effet  total.  Dans  une  en^ 
trepnse  exécutée  ils  gagnent  des  forces;  dans 
une  entreprise  manquée  ils  ne  perdent  que 
du  temps.  Vous ,  au  contraire ,  qui  ne  cher- 
chez et  ne  pouvez  chercher  qu'à  maintenir 
votre   constitution  ,   quand  vous  perdez  , 
vos  pertes  sont  réelles ,  et  quand  vous  ga- 
gnez ,  vons  ne  gagnez  rien.  Dans  un  pro- 
grès de  cette  espèce ,  comment  espérer  de 
rester  au  môme  point? 

De  toutes  les  époques  qu'offre  à  méditer 
Thistoire  instructive  de  votre  gouvernement, 
la  plus  remarquable  par  sa  cause ,  et  la  plus 
importante  par  son  effet ,  est  celle  qui  a 
produit  le  règlement  de  la  médiation.  Ce 
qui  donna  lieu  primitivement  à  cette  cé- 
lèbre époque ,  fut  une  entreprise  indis- 
crète, faite  hors  de  temps  par  vos  magis- 
trats. Ils  avoient  doucement  usurpé  le  droit 
de  mettre  des  impôts.  Avant  d'avoir  asse* 


DE     LA     MONTAGNE.  20,5 

affermi  leur  naissance,  ils  voulurent  abu- 
ser de  ce  droit.  Au  lieu  de  réserver  ce  coup 
pour  le  dernier ,  l'avidité  le  leur  fit  porter 
avant  les  autres ,  et  précisément  après  une 
commotion  qui  n'étoit  pas  bien  assoupie. 
Cette  faute  en  attira  de  plus  grandes,  dif- 
ficiles à  réparer.  Comment  de  si  fins  politi- 
ques ignoroient-ils  une  maxime  aussi  simple 
que  celle  qu'ils  choquèrent  en  cette  occa- 
sion ?  Par  tout  pays ,  le  peuple  ne  s'apper- 
çoit  qu'on  attente  à  sa  liberté,  que  lorsqu'on 
attente  à  sa  bourse;  ce  qu'aussi  les  usur- 
pateurs adroits  se  gardent  bien  de  faire  que 
tout  le  reste  ne  soit  fait.  Ils  voulurent  ren- 
verser cet  ordre,  et  s'en  trouvèrent  mal  (a). 
Les  suites  de  cette  affaire  produisirent  les 


(a)  L'objet  des  impôts  établis  en  1716  étoit  la 
dépense  des  nouvelles  fortifications.  Le  plan  de 
ces  nouvelles  fortifications  étoit  immense,  et  il 
a  été  exécuté  en  partie.  De  si  vastes  fortifications 
rendoient  nécessaire  une  grosse  garnison,  et  cette 
grosse  garnison  avoit  pour  but  de  tenir  les  citoyens 
et  bourgeois  sous  le  joug.  On  parvenoit  par  cette 
voie  à  former  à  leurs  dépens  les  fers  qu'on  leur 
préparoit.  Le  projet  étoitbienlié,  mais  il  marclioit 
dans  un  ordre  rétrograde.  Aussi  nVt-il  pu  réussir. 

T4 


2Cj6  LETTRES 

mouvemens  de  1734,  et  l'affreux  complot 
qui  en  fut  le  fruit. 

Ce  fut  une  seconde  faute  pire  que  la  pre- 
mière. Tous  les  avantages  du  temps  sont 
pour  eux  ;  ils  se  les  ôtent  dans  les  entre- 
prises brusques  ,  et  mettent  la  machine 
dans  le  cas  de  se  remonter  tout  d'un  coup  : 
c'est  ce  qui  faillit  arriver  dans  cette  affaire. 
Les  événemens  qui  précédèrent  la  média- 
tion leur  firent  perdre  un  siècle  ,  et  pro- 
duisirent un  autre  effet  défavorable  pour 
eux  ;  ce  fut  d'apprendre  à  l'Europe  que 
cette  bourgeoisie  qu'ils  avoient  voulu  dé- 
truire, et  qu'ils  peignoient  comme  une  po- 
pulace effrénée,  savoit  garder  clans  ses  avan- 
tages la  modération  qu'ils  ne  connurent 
jamais  dans  les  leurs. 

Je  ne  dirai  pas  si  ce  recours  à  la  médiation 
doit  être  compté  comme  une  troisième 
faute.  Cette  médiation  fut  ou  parut  offerte: 
si  cette  offre  fut  réelle  ou  sollicitée,  c'est  ce 
que  je  ne  puis  ni  ne  veux  pénétrer  :  je  sais 
seulement  que  ,  tandis  que  vous  couriez  le 
plus  grand  danger,  tout  garda  le  silence,  et 
que  ce  silence  ne  fut  rompu  que  quand  le 
danger  passa  dans  l'autre  parti.  Du  reste,  je 


DE     LA     MONTAGNE.  297 

veux  d'autant  moins  imputer  à  vos  magis- 
trats d'avoir  imploré  la  médiation ,  qu'oser 
même  en  parler  est  à  leurs  yeux  le  plus 
grand  des  crimes. 

Un  citoyen  se  plaignant  d'un  emprison- 
nement illégal,  injuste  et  déshonorant,  de- 
mandoit  comment  il  fallcit  s'y  prendre  pour 
recourir  à  la  garantie.  Le  magistrat  auquel 
il  s'adressoit  osa  lui  répondre  que  cette 
seule  proposition  méritoit  la  mort.  Or,  vis- 
à-vis  du  souverain,  le  crime  seroit  aussi 
grand  ,  et  plus  grand  peut  -  être  de  la  part 
du  conseil  que  de  la  part  d'un  simple  par- 
ticulier; et  je  ne  vois  pas  où  l'on  en  peut 
trouver  un  digne  de  mort  dans  un  second 
recours,  rendu  légitime  par  la  garantie  qui 
fut  l'effet  du  premier. 

Encore  un  coup ,  je  n'entreprends  point 
de  discuter  une  question  si  délicate  à  trai- 
ter, et  si  difficile  à  résoudre.  J'entreprends 
simplement  d'examiner ,  sur  l'objet  qui  nous 
occupe,  l'état  de  votre  gouvernement,  fixé 
ci-devant  par  le  règlement  des  plénipoten- 
tiaires ,  mais  dénaturé  maintenant  par  les 
nouvelles  entreprises  de  vos  magistrats.  Je 
suis  obligé  de  faire  un  long  circuit  pour 


2gS  LETTRES 

aller  à  mon  but;   >  ais  daignez  me  suivre,  et 
nous  nous  retrouverons  bien. 

Je  n'ai  point  la  témérité  de  vouloir  criti- 
quer ce  règlement  ;  au  contraire,  j'en  admire 
la  sagesse  et  j'en  respecte  l'impartialité.  J'y 
crois  voir  les  intentions  les  plus  droites  et 
les  dispositions  les  plus  judicieuses.  Quand 
on  sait  combien  de  choses  étoient  contre 
vous  dans  ce  moment  critique,  combien 
vous  aviez  de  préjugés  à  vaincre ,  quel  crédit 
à  surmonter,  que  de  faux  exposés  à  détruire , 
quand  on  se  rappelle  avec  quelle  confiance 
vos  adversaires  comptaient  vous  écraser  par 
les  mains  d'autrui ,  Ton  ne  peut  qu'honorer 
le  zèle ,  la  constance  et  les  talens  de  vos  dé- 
fenseurs, l'équité  des  puissances  médiatri- 
ces, et  l'intégrité  des  plénipotentiaires  qui 
ont  consommé  cet  ouvrage  de  paix. 

Quoi  qu'on  en  puisse  dire,  ledit  de  la 
médiation  a  été  le  salut  de  la  république  : 
quand  on  ne  l'enfreindra  pas,  il  en  sera  la 
conservation.  Si  cet  ouvrage  n'est  pas  par- 
fait en  lui-même,  il  Test  relativement;  il 
l'est  quant  aux  temps,  aux  lieux,  aux  cir- 
constances; il  est  le  meilleur  qui  vous  pût 
convenir.  Il  doit  vous  être  inviolable  et  sa- 


Ï)E     LA     MONTAGNE.  20,C> 

cré*  par  prudence,  quand  il  ne  le  seroit  pas 
par  nécessité,  et  vous  n'en  devriez  pas  ôter 
une  ligne ,  quand  vous  seriez  les  maîtres  de 
l'anéantir.  Bien  plus  ,  la  raison  même  qui  le 
rend  nécessaire ,  le  rend  nécessaire  dans  son 
entier.  Comme  tous  les  articles  balancés  for-, 
ment  l'équilibre,  un  seul  article  altéré  le 
détruit.  Plus  le  règlement  est  utile,  plus  il 
seroit  nuisible  ainsi  mutilé.  Rien  ne  seroit 
plus  dangereux  que  plusieurs  articles  pris 
séparément  et  détachés  du  corps  qu'ils  affer- 
missent. Il  vaudroit  mieux  que  l'édifice  fût 
rasé  qu'ébranlé.  Laissez  ôter  une  seule  pierre 
de  la  voûte ,  et  vous  serez  écrasés  sous  ses 
ruines. 

Rien  n'est  plus  facile  à  sentir  par  l'examen 
des  articles  dont  le  conseil  se  prévaut,  et  de 
ceux  qu'il  veut  éluder.  Souvenez-vous ,  mon- 
sieur, de  l'esprit  dans  lequel  j'entreprends 
cet  examen.  Loin  de  vous  conseiller  de  tou- 
cher à  Fédit  de  la  médiation,  je  veux  vous 
faire  sentir  combien  il  vous  importe  de  n'y 
laisser  porter  nulle  atteinte.  Si  je  parois  criti- 
quer quelques  articles ,  c'est  pour  montrer 
de  quelle  conséquence  il  seroit  d'ôter  ceux 
qui  les  rectifient.  Si  je  parois  proposer  des 


3oo.  LETTRES 

expédiens  qui  ne  s'y  rapportent  pas ,  c'est 
pour  montrer  la  mauvaise  foi  de  ceux  qui 
trouvent  des  difficultés  insurmontables  où 
rien  n'est  plus  aisé  que  de  lever  ces  diffi- 
cultés. Après  cette  explication  j'entre  en 
matière  sans  scrupule,  bien  persuadé  que 
je  parle  à  un  homme  trop  équitable  pour 
me  prêter  un  dessein  tout  contraire  au 
mien. 

Je  sens  bien  que  si  je  madressois  aux 
étrangers,  il  conviendroit,  pour  me  faire 
entendre,  de  commencer  par  un  tableau  de 
votre  constitution;  mais  ce  tableau  se  trou- 
ve déjà  tracé  suffisamment  pour  eux  dans 
l'article  Genève  de  M.  d'Alembert  ;  et  un  ex- 
posé plus  détaillé  seroit  superllu  pour  vous 
qui  connoissez  vos  lois  politiques  mieux  que 
moi-même ,  ou  qui  du  moins  en  avez  vu  le 
jeu  de  plus  près.  Je  me  borne  donc  à  par- 
courir les  articles  du  règlement  qui  tiennent 
à  la  question  présente,  et  qui  peuvent  le 
mieux  en  fournir  la  solution. 

Dès  le  premier  je  vois  votre  gouverne- 
ment composé  de  cinq  ordres  subordonnés , 
mais  indépendans,  c'est-à-dire  existans 
nécessairement,  dont  aucun  ne  peut  donner 


DE     LA     MONTAGNE.  3o  1 

atteinte  aux  droits  et  attributs  d'un  autre; 
et ,  dans  ces  cinq  ordres ,  je  vois  compris  le 
conseil  général.  Dès  là  je  vois  dans  chacun 
des  cinq  une  portion  particulière  du  gou- 
vernement; mais  je  n'y  vois  point  la  puis^ 
sance  constitutive  qui  les  établit,  qui  les  lie, 
et  de  laquelle  ils  dépendent  tous  :  je  n  y  vois 
point  le  souverain.  Or  dans  tout  état  politi- 
que il  faut  une  puissance  suprême;  un 
centre  où  tout  se  rapporte ,  un  principe  d'où 
tout  dérive ,  un  souverain  qui  puisse  tout. 

Figurez-vous ,  monsieur ,  que  quelqu'un 
vous  rendant  compte  de  la  constitution  de 
l'Angleterre,  vous  parle  ainsi  :  ce  Le  gouverne- 
ce  ment  de  la  Grande-Bretagne  est  composé 
ce  de  quatre  ordres  dont  aucun  ne  peut  at- 
cc  tenter  aux  droits  et  attributions  des  au- 
cc  très  ;  savoir,  le  roi ,  la  chambre  haute ,  la 
ce  chambre  basse,  et  le  parlement  ».  Ne 
diriez-vous  pas  à  l'instant  :  Vous  vous  trom- 
pez :  il  n'y  a  que  trois  ordres.  Le  parlement 
qui ,  lorsque  le  roi  y  siège ,  les  comprend 
tous,  n'en  est  pas  un  quatrième  :  il  est  le 
tout;  il  est  le  pouvoir  unique  et  suprême 
duquel  chacun  tire  son  existence  et  ses 
droits.  Revêtu  de  l'autorité  législative,  il 


502  I,  E  T  T  îl  E  S 

peut  changer  même  la  loi  fondamentale  eiï 
vertu  de  laquelle  chacun  de  ces  ordres 
existe  ;  il  le  peut ,  et ,  de  plus ,  il  la  fait. 

Cette  réponse  est  juste  :  L'application  en 
est  claire-,  et  cependant  il  y  a  encore  cette 
différence,  que  le  parlement  d'Angleterre 
n  est  souverain  quen  vertu  de  la  loi  et  seule- 
ment par  attribution  et  députation  :  au  lieu 
que  le  conseil  général  de  Genève  n  est  établi 
ni  député  de  personne  ;  il  est  souverain  de 
son  propre  chef;  il  est  la  loi  vivante  et  fonda- 
mentale qui  donne  vie  et  force  à  tout  le  reste , 
et  qui  ne  connoît  d'autres  droits  que  les 
siens.  Le  conseil  général  n  est  pas  un  ordre 
dans  Tétat,  il  est  l'état  môme. 

L'article  second  porte  que  les  syndics  ne 
pourront  être  pris  que  dans  le  conseil  des 
vingt-cinq,  Or  les  syndics  sont  des  magis- 
trats annuels  que  le  peuple  élit  et  choisit, 
non  seulement  pour  être  ses  juges,  mais 
pour  être  ses  protecteurs  au  besoin  contre 
les  membres  perpétuels  des  conseils  ,  qu'il 
ne  choisit  pas  (a). 


(«)  En  attribuant  la  nomination  des  membres 
du  petit  conseil  aux  deux  cents,  rien  n'étoit  plus 


DE     LA     MONTAGNE.  3o3 

L'effet  de  cette  restriction  dépend  de  la 
différence  qu'il  y  a  entre  l'autorité  des  mem- 
bres du  conseil  et  celle  des  syndics.  Car  si  la 
différence  n'est  très  grande,  et  qu'un  syn- 
dic n'estime  pas  plus  son  autorité  annuelle, 
comme  syndic,  que  son  autorité  perpé- 
tuelle, comme  conseiller,  celte  élection  lui 
sera  presque  indifférente;  il  fera  peu  pour 
l'obtenir,  et  ne  fera  rien  pour  la  justifier. 
Quand  tous  les  membres  du  conseil ,  ani- 
més du  même  esprit,  suivront  les  mêmes 
maximes  ,  le  peuple  ,  sur  une  conduite 
commune  à  tous  ,  ne  pouvant  donner  d'ex- 
clusion à  personne ,  ni  choisir  que  des  syn- 

aisé  que  d'ordonner  cette  attribution  selon  la  loi 
fondamentale;  ilsuffisoitpourceîa,  d'ajouterqu'on 
ne  pourroit  entrer  au  conseil  qu'après  avoir  été 
auditeur.  De  cette  manière,  la  gradation  des 
charges  étoit  mieux  observée,  et  Jes  trois  conseils 
concouroient  au  choix  de  celui  qui  fait  tout  mou- 
voir; ce  qui  étoit  non  seulement  important,  mais 
indispensable  pour  maintenir  l'utilité  de'  la  con- 
stitution. Les  Genevois  pourroient  ne  pas  sentir 
l'avantage  de  cette  clause,  vu  que  le  choix  des 
auditeurs  est  aujourd'hui  de  peu  d'effet  ;  mais  on 
lVût  considéié  bien  différemment  ,  quand  cette 
charge  fût  devenue  la  seule  porte  du  conseil. 


3o4  LETTRES 

clics  déjà  conseillers  ,  loin  de  s  assurer ,  par 
cette  élection,,  des  patrons  contre  les  at- 
tentats du  conseil,  ne  fera  que  donner  au 
conseil  de  nouvelles  forces  pour  opprimer 
la  liberté. 

Quoique  ce  même  choix  eût  lieu  pour 
l'ordinaire  dans  Y  origine  de  l'institution  , 
tant  qu'il  fut  libre  il  neut  pas  la  même  con- 
séquence. Quand  le  peuple  nommoit  les 
conseillers  lui-même,  ou  quand  il  les  nom- 
moit indirectement  par  les  syndics  qu'il 
avoit  nommés  ,  il  lui  étoit  indifférent  et 
même  avantageux  de  choisir  ses  syndics 
parmi  des  conseillers  déjà  de  son  choix  (a), 


(ai)  Le  petit  conseil ,  dans  son  origine  ,  n'étoit 
qu'un  choix  fait  entre  le  peuple,  par  les  syn- 
dics ,  de  quelques  notables  ou  prud'hommes  pour 
leur  servir  d'assesseurs.  Chaque  syndic  en  choi- 
sissoit  quatre  ou  cinq  ,  dont  les  fonctions  iinis- 
soient  avec  les  siennes  ;  quelquefois  même  il  les 
changeoit  durant  le  cours  de  son  syndicat.  Henri 
dit  l'Espagne  fut  le  premier  conseiller  à  vie  en 
1487  ,  et  il  fut  établi  par  le  conseil  général.  Il  n'é- 
toit pas  même  nécessaire  d'être  citoyen  pour  rem- 
plir ce  poste.  La  loi  n'en  fut  faite  qu'à  l'occasion 
«l'un  certain  Michel  Guillet  de  Thonon ,  qui ,  ayant 

et 


DE     LA     MONTAGNE.  oo5 

et  il  était  sage  alors  de  préférer  des  chefs  déjà 
versés  dans  les  affaires  :  mais  une  consi- 
dération plus  importante  eût  dû  l'empor- 
ter aujourd'hui  sur  celle-là;  tant  il  est  Vrai 
qu'un  même  usage  a  des  effets  différens. 
parles  changemens  des  usages  qui  s'y  rap- 
portent, et  qu'en  cas  pareil,  c'est  inno- 
ver que  n'innover  pas! 

L'article  III  du  règlement  est  plus  con- 
sidérable.  Il  traite  du  conseil  général  lé- 
gitimement assemblé  :  il   en   traite  pour 
fixer  les  droits  et  attributions  qui  lui  sont 
propres  ,  et   il  lui    en  rend  plusieurs  que 
les  conseils  inférieurs  avoient  usurpés.  Ces 
droits  en  totalité  sont  grands  et  beaux  sans 
doute;    mais  premièrement  ils  sont  spé- 
cifiés ,  et  par  cela  seul  limités  ;  ce  qu'on  pose 
exclut  ce  qu'on  ne  pose  pas  ,  et  même  le 
mot  /imites  est  dans  l'article.  Or  il  est  de 
l'essence  de  la  puissance  souveraine  de  ne 

été  mis  du  conseil  étroit,  s'en  ht  chasser  pour 
avoir  usé  de  mille  finesses  ultramontaines  qu'il 
apportait  de  Rome,  où  il  avoit  été  nourri.  Les 
magistrats  de  la  ville  ,  alors  vrai.  Genevois  et  pères 
du  peuple,  avoient  toutes  ces  subtilités  en  hor- 
reur. 

Tome  9.  y 


3o6  LETTRES 

pouvoir  être  limitée  :  elle  peut  tout ,  ou 
elle  n'est  rien.  Comme  elle  contient  émi- 
nemment toutes  les  puissances  actives  de 
l'état ,  et  qu'il  n  existe  que  par  elle,  elle  n'y 
peut  reconnoitre  d'autresdroits  que  lessiens 
et  ceux  qu'elle  communique.  Autrement  les 
possesseurs  de  ces  droits  ne  feroient  point 
partie  du  corps  politique;  ils  lui  seroient 
étrangers  par  ces  droits  qui  ne  seroient  pas 
en  lui;  et  la  personne  morale ,  manquant 
d'unité,  s  évanouirait . 

Cette  limitation  même  est  positive  en 
ce  qui  concerne  les  impôts.  Le  conseil  sou- 
verain lui-même  n'a  pas  le  droit  d'abo- 
lir ceux  quiétoient  établis  avant  1714.  Le 
voilà  donc  à  cet  égard  soumis  à  une  puis- 
sance supérieure.  Quelle  est  cette  puissance? 
Le  pouvoir  législatif  consiste  en   deux 
choses  inséparables  :  faire  les  lois ,  et  les 
maintenir  ;  c'est-à-dire  avoir  inspection  sur 
le  pouvoir  exécutif.  Il  n'y  a  point  d'état  au 
monde  où  le  souverain  n'ait  cette  inspec- 
tion. Sans  cela  toute  liaison,  toute  subor- 
dination manquant  entre  ces  deux  pouvoirs, 
le  dernier  ne  dép endroit  point  de  l'autre; 
l'exécution  n'auroit  aucun  rapport  néces- 


DE     LA     MONTAGNE.  3o7 

saire  aux  lois  ;  la  loi  ne  seroit  qu'un  mot,  et 
ce  mot  ne  signifieroit  n'en.  Le  conseil  géné- 
ral eut  de  tout  temps  ce  droit  de  protec- 
tion sur  son  propre  ouvrage,  il  la  toujours 
exercé.  Cependant  il  n'en  est  point  parlé 
dans  cet  article;  et  s'il  n'y  étoit  suppléé 
daus  un  autre,  par  ce  seul  silence  votre 
état  seroit  renversé.  Ce  point  est  impor- 
tant ,  et  j'y  reviendrai  ci-après. 

Si  vos  droits  sont  bornés  d'un  côté  dans 
cet  article,  ils  y  sont  étendus  de  l'autre  par 
les  paragraphes  5  et  4  :  mais  cela  fait-il 
compensation?  Parles  principes  établis  dans 
le  Contrat  social,  on  voit  que,  malgré  l'opi- 
nion commune,  les  alliances  d'état  à  état, 
les  déclarations  de  guerre  et  les  traités  de 
paix  ne  sont  pas  des  actes  de  souveraineté , 
mais  de  gouvernement ,  et  ce  sentiment  est 
conforme  à  l'usage  des  nations  qui  ont  le 
mieux  connu  les  vrais  principes  du  droit 
politique.  L'exercice  extérieur  de  la  puis- 
sance ne  convient  point  au  peuple;  les  gran- 
des maximes  d'état  ne  sont  pas  à  sa  portée  ; 
il  doit  s'en  rapporter  là-dessus  à  ses  chefs, 
qui,  toujours  plus  éclairés  que  lui  sur  ce 
point ,  n'ont  guère  intérêt  à  faire  au  dehors 

Va 


5oS  LETTRES 

des  traités  désavantageux  à  la  patrie  :  l'ordre 
veut,  quil  leur  laisse  tout  F  éclat  extérieur, 
et  qu'il  s  attache  uniquement  au  solide.  Ce 
qui  importe  essentiellement  à  chaque  ci- 
toyen, cest  l'observation  des  lois  au  dedans, 
la  propriété  des  biens,  la  sûreté  des  particu- 
liers.  Tant  que  tout  ira  bien  sur  ces  trois 
points  ,  laissez  les  conseils  négocier  et  trai- 
ter avec  l'étranger;  ce  n'est  pas  de )k  que 
viendront  vos  dangers  les  plus  à  craindre. 
Cest  autour  des  individus  qu'il  faut  rassem- 
bler les  droits  du  peuple  ;  et  quand  on  peut 
l'attaquer  séparément,  on  le  subjugue  tou- 
jours.  Je  pourrois  alléguer  la  sagesse  des 
Romains,  qui,  laissant  au  sénat  un  grand 
pouvoir  au  dehors,  le  forçoient  dans  la  ville 
à  respecter  le  dernier  citoyen.  Mais  n'allons 
pas  si  loin  chercher  des  modèles.  Les  bour- 
geois de  Neufchâtel  se  sont  conduits  bien 
plus  sagement  sous  leurs  princes  que  vous 
sous  vos  magistrats  (a).  Ils  ne  font  ni  la  paix 
ni  la  guerre ,  ils  ne  ratifient  point  les  traités, 
mais  ils  jouissent  en  sûreté  de  leurs  franchi- 


(  a  )  Ceci  soit  dit  en  mettant  à  part  les  abus  qu'as- 
surément je  suis  bien  éloigné  d'approuver. 


DE     LA     MONTAGNE.  Zo§ 

ses;  et  comme  la  loi  n'a  point  présumé  que, 
dans  une  petite  ville,  un  petit  nombre 
d'honnêtes  bourgeois  seroient  des  scélérats , 
on  ne  réclame  point  dans  leurs  murs,  on 
n'y  connoît  pas  même,  l'odieux  droit  d'em- 
prisonner Seins  formalités.  Chez  vous  on 
s.1  est  toujours  laissé  séduire  à  l'apparence, 
et  l'on  a  négligé  l'essentiel.  On  s'est  trop 
occupé  du  conseil  général ,  et  pas  assez  de  ses 
membres  :  il  falioit  moins  songer  à  l'au- 
torité, et  plus  à  la  liberté.  Prévenons  aux 
conseils  généraux. 

Outre  les  limitations  de  l'article  III,  les 
articles  V  et  VI  en  offrent  de  bien  plus 
étranges  ;  un  corps  souverain,  qui  ne  peut 
ni  se  former,  ni  former  aucune  opération 
de  lui-même ,  et  soumis  absolument ,  quant 
a  son  activité  et  quant  aux  matières  qu'il 
traite,  à  des  tribunaux  subalternes.  Comme 
ces  tribunaux  n'approuveront  certainement 
pas  des  s 'impositions qui  leur  seroient  en  par- 
ticulier préjudiciables,  si  l'intérêt  de  l'état 
se  trouve  en  conllit  avec  le  leur,  le  dernier 
a  toujours  la  préférence,  pareequil  n'est 
permis  au  législateur  de  connoitre  que  de 
ce  qu'ils  ont  approuvé. 

V3 


5lO  LETTRES 

A  force  de  tout  soumettre  à  la  règle ,  on 
détruit  la  première  des  règles,  qui  est  la 
justice  et  le  bien  public.  Quand  les  hommes 
sentiront-ils  qu'il  n'y  a  point  de  désordre 
aussi  funeste  que  le  pouvoir  arbitraire ,  avec 
lequel  ils  pensent  y  remédier?  Ce  pouvoir 
est  lui-même  le  pire  de  tous  les  désordres  : 
employer  un  tel  moyen  pour  les  prévenir, 
c'est  tuer  les  gens  afin  qu'ils  liaient  pas  la 

fièvre. 

Une  grande  troupe  formée  en  tumulte 
peut  faire  beaucoup  de  mal.  Dans  une 
assemblée  nombreuse  ,  quoique  régulière, 
si  chacun  peut  dire  et  proposer  ce  qu'il 
veut,  on  perd  bien  du  temps  à  écouter  des 
folies,  et  Ton  peut  être  en  danger  d'en  faire. 
Voilà  des  vérités  incontestables.  Mais  est-ce 
prévenir  l'abus  d'une  manière  raisonnable , 
que  de  faire  dépendre  cette  assemblée  uni- 
quement de  ceux  qui  voudroient  l'anéantir  , 
et  que  nul  n'y  puisse  rien  proposer  que  ceux 
qui  ont  le  plus  grand  intérêt  de  lui  nuire? 
Car,  monsieur,  n'est-ce  pas  exactement  lu 
l'état  des  choses?  et  y  a-t-il  un  seul  Genevois 
qui  puisse  douter  que  si  l'existence  du  con- 
seil général  dépendoit  tout-à-fait  du  petit 


DE     LA     MONTAGNE.  3ll 

conseil,  le  conseil  général  rie  fût  pour  ja- 
mais supprimé? 

Voilà  pourtant  le  corps  qui  seul  convoque 
ces  assemblées  et  qui  seul  y  propose  ce  qui 
lui  plaît  :  car  pour  le  deux  cent,  il  ne  fait 
que  répéter  les  ordres  du  petit  conseil;  et 
quand  une  fois  celui-ci  sera  délivré  du  con- 
seil général,  le  deux  cent  ne  rembarras  sera 
guère  ;  il  ne  fera  que  suivre  avec  lui  la  route 
qu'il  a  frayée  avec  vous. 

Or,  qu'ai-je  à  craindre  d'un  supérieur 
incommode  dont  je  n'ai  jamais  besoin  ,  qui 
ne  peut  se  montrer  que  quand  je  le  lui  per- 
mets ,  ni  répondre  que  quand  je  l'interroge? 
Quand  je  l'ai  réduit  à  ce  point,  ne  puis-je 
pas  m'en  regarder  comme  délivré? 

Si  Ton  dit  r\ne  la  loi  de  l'état  a  prévenu 
l'abolition  des  conseils  généraux  en  les  ren- 
dan  t  écessaires  à  l'élection  des  magistrats 
et  à  la  sanction  des  nouveaux  édits  ,  je 
réponds  ,  quant  au  premier  point ,  que  toute 
la  force  du  gouvernement  étant  passée  des 
mains  des  magistrats  élus  par  le  peuple  dans 
celles  du  petit  conseil  qu'il  n'élit  point  et 
d'où  se  tirent  les  principaux  de  ces  magis- 
trats ,  l'élection  et  l'assemblée  où  elle  se  fait 

V4 


5l3  LETTRES 

ne  sont  plus  qu'une  vaine  formalité  sans 
consistance  ,  et:  que  des  conseils  généraux 
tenus  pour  cet  unique  objet  peuvent  être 
regardés  comme  nuls.  Je  réponds  encore 
que  ,  par  le  tour  que  prennent  les  choses,  il 
seroit  même  aisé  d'éluder  cette  loi  sans  (-ne 
le  cours  des  affaires  en  fût  arrêté  ;  car  sup- 
posons que,  soit  par  la  réjection  de  tous  les 
sujets  présentés,  soit  sous  d'autres  prétex- 
tes, on  ne  procède  point  à  l'élection  des 
syndics  ,  le  conseil ,  dans  lequel  leur  jurisdic- 
tion  se  fond  insensiblement,  ne  l'exercera- 
t-il  pas  à  leur  défaut,  comme  il  l'exerce 
dès  -  à  -  présent  indépendamment  d'eux? 
IN'ose-t-on  pas  déjà  vous  dire  que  le  petit 
conseil ,  même  sans  les  syndics  ,  est  le  gou- 
vernement ?  donc,  sans  les  syndics,  l'état  ne 
sera  pas  moins  gouverné.  Et  quant  aux 
nouveaux  édits,  je  réponds  qu'ils  ne  seront 
jamais  assez  nécessaires  pour  qu'à  l'aide  des 
anciens  et  des  usurpations,  ce  même  con- 
seil ne  trouve  aisément  le  moyen  d'y  sup- 
pléer. Qui  se  met  au-dessus  des  anciennes 
lois,  peut  bien  se  passer  des  nouvelles. 

Toutes  les  mesures  sont  prises  pour  que 
vos  assemblées  générales  ne  soient  jamais 


DE     LA     MONTAGNE.  3l5 

nécessaires.  Non  seulement  le  conseil  pério- 
dique institué  ou  plutôt  rétabli  (a)  Fan 
1707  ,  na  jamais  été  tenu  qu'une  fois  et 
seulement  pour  l'abolir  (b)  ;  mais  par  le  pa- 
ragraphe 5  du  troisième  article  du  règle- 
ment, il  a  été  pourvu  sans  vous  ,  et  pour 
toujours,  aux  frais  de  l'administration.  Il 
ny  a  que  le  seul  cas  chimérique  d'une 
guerre  indispensable  ,  où  le  conseil  géné- 
ral doive  absolument  être  convoqué. 


{a)  Ces  conseils  périodiques  sont  roissi  anciens 
que  Ja  législation,  comme  on  le  voit  par  le  der- 
nier article  de  l'ordonnance  ecclésiastique.  Dans 
cellede  i5j6  ,  imprimée  en  1735,  ces  conseils  sont 
iixés  do  cinq  en  cinq  ans;  mais  dans  l'ordonnance 
de  i56i,  imprimée  en  i56a,  ils  étoient  fixés  de 
trois  en  trois  ans.  Il  n'est  pas  raisonnable  de 
dire  que  ces  conseils  n'avoiént  pour  objet  que 
la  lecture  de  cette  ordonnance  ,  puisque  l'im- 
pression qui  en  fut  faite  en  même  temps  donnoit 
à  chacun  la  facilité  de  la  lire  à  toute  heure  à  son 
aise,  sans  qu'on  eût  besoin  pour  cela  seul  de  l'ap- 
pareil d'un  conseil  général.  Malheureusement  on 
a  pris  grand  soin  d'effacer  bien  des  traditions  an- 
ciennes ,  qui  seraient  maintenant  d'un  grand  usage 
pour  l'éclaircissement  des  édits. 

(b)  J'examinerai  ci-après  cet  ledit  d'abolition. 


3l4  LETTRES 

Le  petit  conseil  pourrait  donc  suppri- 
mer absolument  les  conseils  généraux  sans 
autre  inconvénient  que  de  s'attirer  quel- 
ques représentations  qu  il  est  en  possession 
de  rebuter,  ou  d'exciter  quelques  vains  mur- 
mures qu'il  peut  mépriser  sans  risques;  car 
par  les  articles  VII ,  XXIII ,  XXIV,  XXV, 
XLIII,  toute  espèce  de  résistance  est  dé- 
fendue en  quelque  cas  que  ce  puisse  être , 
et  les  ressources  qui  sont  hors  de  la  con- 
stitution n'en  font  pas  partie  et  n'en  cor- 
rigent pas  les  défauts. 

Il  ne  le  fait  pas  toutefois ,  parcequ'au  fond 
cela  lui  est  très  indifférent,  et  qu'un  si- 
mulacre de  liberté  fait  endurer  plus  patiem- 
ment la  servitude.  Il  vous  amuse  à  peu  de 
frais,  soit  par  des  élections  sans  conséquen- 
ce, quant  au  pouvoir  qu'elles  confèrent  et 
quant  au  choix  des  sujets  élus,  soit  par  des 
lois  qui  paraissent  importantes,  mais  qu'il 
a  soin  de  rendre  vaines ,  en  ne  les  obser- 
vant qu'autant  qu'il  lui  plaît. 

D'ailleurs  on  ne  peut  rien  proposer  dans 
ces  assemblées  ,  on  n'y  peut  rien  discuter, 
on  n'y  peut  délibérer  sur  rien.  Le  petit  con- 
seil y  préside,  et  par  lui-môme,  et  par  les 


DE     LA     MONTAGNE.  3l5 

syndics  qui  n  y  portent  que  l'esprit  du  corps. 
Làmêmeil  estmagistrat  encore  et  maître  de 
son  souverain.  N'est-il  pas  contre  toute  rai- 
son que  le  corps  exécutif  règle  la  police  du 
corps  législatif,  qu'il  lui  prescrive  les  ma- 
tières dont  il  doit  connoître,  qu'il  lui  inter- 
dise le  droit  d'opiner ,  et  qu'il  exerce  sa  puis- 
sance absolue  jusque  dans  les  actes  faits 
pour  la  contenir  ? 

Qu'un  corps  si  nombreux  (a)  ait  besoin 


(a)  Les  conseils  généraux  étoient  autrefois  très 
fréquens  à  Génère,  et  tout  ce  qui  se  faisoit  de 
quelque  importance  y  étoit  porté.  En  1707  ,  M.  le 
syndic  Chouet  disoit,  dans  une  harangue  devenue 
célèbre  ,  que  de  cette  fréquence  venoit  jadis  la 
foiblesse  et  le  malheur  de  l'état  :  nous  verrons  bien- 
tôt ce  qu'il  en  faut  croire.  Il  insiste  aussi  sur  l'ex- 
trême augmentation  du  nombre  des  membres, 
qui  rendroit  aujourd'hui  cette  fréquence  impos- 
sible,  affirmant  qu'autrefois  cette  assemblée  ne 
passoit  pas  deux  à  trois  cents,  et  qu'elle  est  à  pré- 
sent de  treize  à  quatorze  cents.  Il  y  a  des  deux 
côtés  beaucoup  d'exagérations. 

Les  plus  anciens  conseils  généraux  étoient  au 
moins  de  cinq  à  six  cents  membres  ;  on  seroit 
peut-être  bien  embarrassé  d'en  citer  un  seul  qui 
ri*ait  été  que  de  deux  ou  trois  cents.  En  i<429  on 


5l6  LETTRES 

de  police  et   d'ordre,  je  l'accorde;  mais 
que  cette  police  et  cet  ordre  ne  renversent 


y  en  compta  720  stipulant  pour  tous  les  autres, 
et  peu  ds  temps  après  on  reçut  encore  plus  de 
deux  cents  bourgeois» 

Quoique  la  vill?  de  Genève  soit  devenue  plus 
commerçante  et  plue  riche,  elle  n'a  pu  dei 
beaucoup  plus  peuplée,  les  fortifications  n'ajant 
pas  permis  d'agrandir  l'enceinte  de  ses  murs ,  et 
ayant  fait  raser  ses  fauxbourgs.  D'ailleurs ,  pres- 
que sans  territoire  et  à  la  merci  de  ses  voisins 
pour  sa  subsistance,  elle  n'auroitpu  s'agrandir  sans 
s'affoiblir.  En  i4<>4  >  on  y  compta  treize  cents  feux 
faisant  au  moins  treize  mille  âmes.  Il  n'y  en  a  guère, 
plus  de  vingt  mille  aujourd'hui;  rapport  bien  éloi- 
gné de  celui  de  3  à  i/y.  Or  de  ce  nombre  il  faut 
déduire  celui  des  'natifs,  habitans  ,  étrangers  ,  qui 
n'entrent  pas  au  conseil  général;  nombre  fort  aug- 
menté relativement  à  celui  des  bourgeois  ,  depuis 
le  refuge  des  François  et  le  progrès  de  l'industrie. . 
Quelques  conseils  généraux  sont  allés  de  nos  jours 
à  quatorze  et  même  à  quinze  cents  ;  mais  commu- 
nément ils  n'approchent  pas  de  ce  nombre  ;  si  quel- 
ques uns  même  vont  à  treize  ,  ce  n'est  que  dans 
des  occasions  critiques  où  tous  les  bons  citoyens 
croiroient  manquer  à  leur  serment  de  s'absenter, 
et  où  les  magistrats ,  de  leur  côté,  font  venir  du 
dehors  leurs  cliens  pour  favoriser  leurs  m anœuves: 


DE     LA     MONTAGNE.  3ï  7 

pas  le  but  de  son  institution.  Est-ce  donc 
une  chose  plus  difficile  d  établir  la  règle  sans 
servitude  entre  quelques  centaines  d'hom- 
mes, naturellement  graves  et  froids,  qu'elle 
ne  l'étoit  à  Athènes,  dont  on  nous  parle, 
dans  l'assemblée  de  plusieurs  milliers  de 
citoyens  emportés,  bouillans,  et  presque 
effrénés  ;  qu  elle  ne  Tétoit  dans  la  capitale 

or  ces  manoeuvres,  inconnues  au  quinzième  siècle, 
n'exigeoient  point  alors  de  pareils  expédiens.  Gé- 
néralement le  nombre  ordinaire  roule  entre  huit  à 
neufs  cents ,  quelquefois  il  reste  au-dessous  de 
celui  de  l'an  1420,  sur- tout  lorsque  l'assemblée 
se  tient  en  été ,  et  qu'il  s'agit  de  choses  peu  im- 
portantes. J'ai  moi-même  assisté  en  1764  à  un  con- 
seil général  qui  n'étoit  certainement  pas  de  sept 
cents  membres. 

Il  résulte  de  ces  diverses  considérations  que, 
tout  balancé,  le  conseil  général  est  à-peu-près  au- 
jourd'hui ,  quant  au  nombre  ,  ce  qu'il  étoit  il  y 
a  deux  ou  trois  siecïes ,  ou  du  moins  que  la  dif- 
férence est  peu  considérable.  Cependant  tout  le 
monde  y  parloit  alors  ;  la  police  et  la  décence  qu'on 
y  voit  régner  aujourd'hui  n'étoit  pas  établie.  On 
crioit  quelquefois  ;  mais  le  peuple  étoit  libre  ,  le 
magistrat  respecté,  et  le  conseil  s'assembloit  fré- 
quemment. Donc  M.  le  syndic  Chouet  accusoit 
faux  et  raisonnoit  mal. 


3l8  LETTRES 

du  monde  ,  où  le  peuple  en  corps  exerçoit 
en  partie  la  puissance  executive;  et  qu'elle 
ne  Test  aujourd'hui  môme  dans  le  grand 
conseil  de  Venise,  aussi  nombreux  que  votre 
conseil  général  ?  On  se  plaint  de  l'impolice 
qui  règne  dan  s  le  parlement  d'Angleterre  ; 
et  toutefois,  dans  ce  corps  composé  de  plus 
de  sept  cents  membres ,  où  se  traitent  de  si 
grandes  affaires ,  où  tant  d'intérêts  se  croi- 
sent, où  tant  de  cabales  se  forment,  où 
tant  de  têtes  s'échauffent,  où  chaque  mem- 
bre a  le  droit  de  parler ,  tout  se  fait,  tout 
s'expédie,  cette  grande  monarchie  va  son 
train  :  et  chez  vous ,  où  les  intérêts  sont  si 
simples,  si  peu  compliqués,  où  l'on  n'a,  pour 
ainsi  dire ,  à  régler  que  les  affaires  d'une  fa- 
mille ,  on  vous  fait  peur  des  orages  comme 
si  tout  alloit  renverser  !  Monsieur ,  la  po- 
lice de  votre  conseil  général  est  la  chose 
du  monde  la  plus  facile;  qu'on  veuille  sin- 
cèrement l'établir  pour  le  bien  public ,  alors 
tout  y  sera  libre ,  et  tout  s'y  passera  plus 
tranquillement  qu'aujourd'hui. 

Supposons  que  dans  le  règlement  on  eût 
pris  la  méthode  opposée  à  celle  qu'on  a 
suivie;  qu'au  lieu  de  fixer  les  droits   du 


DE     LA     MONTAGNE.  3lO, 

conseil  général ,  ont  eût  fixé  ceux  des  autres 
conseils ,  ce  qui  par-là  même  eût  montré 
les  siens  :  convenez  qu'on  eût  trouvé  dans 
le  seul  petit  conseil  un  assemblage  de  pou- 
voirs bien  étrange  pour  un  état  libre  et 
démocratique ,  dans  des  chefs  que  le  peuple 
ne  choisit  point  et  qui  restent  en  place  toute 
leur  vie. 

D'abord  l'union  de  deux  choses  par-tout 
ailleurs  incompatibles,  savoir  l'administra- 
tion des  affaires  de  l'état,  et  l'exercice  suprê- 
me de  la  justice  sur  les  biens ,  la  vie  et  l'hon- 
neur des  citoyens. 

Un  ordre  ,  le  dernier  de  tous  par  son  rang 
et  le  premier  par  sa  puissance. 

Un  conseil  inférieur,  sans  lequel  tout  est 
mort  dans  la  république  ;  qui  propose  s^ul , 
qui  décide  le  premier,  et  dont  la  seule  voix, 
même  dans  son  propre  fait ,  permet  à  ses 
supérieurs  d'en  avoir  une. 

Un  corps  qui  reconnoît  l'autorité  d'un 
antre ,  et  qui  seul  a  la  nomination  des  mem- 
bres de  ce  corps,  auquel  il  est  subor- 
donné. 

Un  tribunal  suprême  duquel  on  appelle; 
ou  bien,  au  contraire,  un  juge  inférieur 


320  LETTRES 

qui  préside  dans  les  tribunaux  supérieurs 
au  sien. 

Qui,  après  avoir  siégé  comme  juge  infé- 
rieur dans  le  tribunal  dont  on  appelle,  non 
seulement  va  siéger  comme  juge  suprême 
dans  le  tribunal  où  il  est  appelle,  mais  n'a 
dans  ce  tribunal  suprême  que  les  collègues 
qu'il  s'est  lui-même  choisis. 

Un  ordre  enfin  qui  seul  a  son  activité 
propre,  qui  donne  à  tous  les  autres  la  leur , 
et  qui,  dans  tous,  soutenant  les  résolutions 
qu'il  a  prises,  opine  deux  fois  et  vote 
trois  (a). 


(a)  Dans  un  état  qui  se  gouverne  en  république, 
et  où  l'on  parle  la  langue  françoise ,  il  faudroit 
se  faire  un  langage  à  part  pour  le  gouvernement. 
Par  exemple,  délibérer,  opiner,  voter,  sont  trois 
choses  très  différentes,  et  que  les  François  ne  dis- 
tinguent pas  assez.  Délibérer ,  c'est  peser  le  pour 
et  le  contre;  opiner,  c'est  dire  son  avis  et  le  mo- 
tiver; voter,  c'est  donner  son  suffrage,  quand  il 
ne  reste  plus  qu'à  recueillir  les  voix.  On  met  d'a- 
bord la  matieie  en  délibération.  Au  premier  tour 
on  opine  ;  on  vote  au  dernier.  Les  tribunaux  ont  par- 
tout  à-peu-près  les  mêmes  formes;  mais  comme, 
dans  les  monarchies,  le  public  n'a  pas  besoin  d'en 

L'appel 


DE     LA     MONTAGNE.  ^21 

L  appel  du  petit  conseil  au  deux  cent 
est  un  véritable  jeu  d  enfant  ;  c'est  une 
farce  en  politique  s'il  en  fut  jamais  :  aussi 
n'appelle-t-on  pas  proprement  cet  appel  un 
appel  ;  c'est  une  grâce  qu'on  implore  en 
justice ,  un  recours  en  cassation  d'arrêt  :  on 
ne  comprend  pas  ce  que  c'est.  Croit-on  que 
si  le  petit  conseil  n'eût  bien  senti  que  ce 
dernier  recours  étoit  sans  conséquence,  il 
s  en  fût  volontairement  dépouillé  comme  il 
fit?  Ce  désintéressement  n'est  pas  dans  ses 
maximes. 

Si  les  jugemens  du  petit  conseil  ne  sont 
pas  toujours  confirmés  en  deux  cent,  c'est 
dans  les  affaires  particulières  et  contradic- 
toires ,  où  il  n'importe  guère  au  magistrat 
laquelle  des  deux  parties  perde  ou  gagne 
son  procès  :  mais  dans  les  affaires   qu'on 

apprendre  les  termes  ,  ils  restent  consacrés  au  bar- 
reau. C'est  par  une  autre  exactitude  de  la  langue 
en  ces  matières ,  que  M.  de  Montesquieu,  qui  la  sa- 
voit  si  bien  ,  n'a  pas  laissé  de  dire  toujours  la  puis- 
sance  '"  tutrice,  blessant  ainsi  l'analogie,  et  faisant 
adjectif  le  met  exécuteur  qui  est  substantif.  C'est 
la  même  faute  que  s'il  eût  dit,  le  pouvoir  législa- 
teur. 

Tome  g.  X 


322  LETTRES 

poursuit  d'office ,  dans  toute  affaire  où  le 
conseil  lui-même  prend  intérêt,  le  deux 
cent  répare-t-il  jamais  ses  injustices,  pro- 
tege-t-il  jamais  l'opprimé  ,   ose-t-il  ne  pas 
confirmer  tout  ce  qu'a  fait  le  conseil ,  usa- 
t-il  jamais  une  seule  fois  avec  honneur  de 
son  droit  de  faire  grâce?  Je  rappelle  à  regret 
des  temps  dont  la  mémoire  est  terrible  et 
nécessaire.  Un  citoyen  ,  que  le  conseil  im- 
mole à  sa  vengeance,  a  recours  au  deux 
cent  ;  l'infortuné  s'avilit  jusqu'à  demander 
grâce  ;  son  innocence  n'est  ignorée  de  per- 
sonne ;   toutes  les  règles  ont   été  violées 
dans  son  procès  :  la  grâce  est  refusée,  l'in- 
nocent périt.  Fatio  sentit  si  bien  l'inutilité 
du  recours  au  deux  cent,  qu'il  ne  daigna 
pas  s'en  servir. 

Je  vois  clairement  ce  qu'est  le  deux  cent 
à  Zurich ,  à  Berne,  à  Fribourg  et  dans  les 
autres  états  aristocratiques  ;  mais  je  ne  sau- 
rois  voir  ce  qu'il  est  dans  votre  constitution, 
ni  quelle  place  il  y  tient.  Est-ce  un  tribunal 
supérieur  ?  en  ce  cas  il  est  absurde  que  le 
tribunal  inférieur  y  siège.  Est-ce  un  corps 
qui  représente  le  souverain  ?  en  ce  cas  c'est 
au  représenté  de  nommer  son  représentant» 


DE     LA     MONTAGNE.  %%% 

L'établissement  du  deux  cent  ne  peut  avoir 
d  autre  fin  que  de  modérer  le  pouvoir  énor- 
me du  petit  conseil  ;  et  au  contraire  il  ne 
fait  que  donner  plus  de  poids  à  ce  même 
pouvoir  :  or  tout  corps  qui  agit  constam- 
ment contre  l'esprit  de  son  institution  est 
mal  institué. 

Que  sert  d'appuyer  ici  sur  des  choses  no- 
toires qui  ne  sont  ignorées  d'aucun  Gene- 
vois ?  Le  deux  cent  n'est  rien  par  lui-même; 
il  n'est  que  le  petit  conseil  qui  reparaît  sous 
une  autre  forme.  Une  seule  fois  il  voulut 
tâcher  de  secouer  le  joug  de  ses  maîtres  et 
se  donner  une  existence  indépendante ,  et 
par  cet  unique  effort  l'état  faillit  être  ren- 
versé :  ce  n'est  qu'au  seul  conseil  général 
que  le  deux  cent  doit  encore  une  apparence 
d'autorité.  Cela  se  vit  bien  clairement  dans 
l'époque  dont  je  parle,  et  cela  se  verra  bien 
mieux  dans  la  suite ,  si  le  petit  conseil  par- 
vient à  son  but  :  ainsi,  quand,  de  concert 
avec  ce  dernier  ,  le  deux  cent  travaille  à 
déprimer  le  conseil  général ,  il  travaille  à  sa 
propre  ruine;  et  s'il  croit  suivre  les  brisées 
du  deux  cent  de  Berne,  il  prend  bien  gros- 
sièrement le  change  :  mais  on  a  presque 

X    2 


524  LETTRES 

toujours  vu  clans  ce  corps  peu  de  lumières 
et  moins  de  courage,  et  cela  ne  peut  guère 
être  autrement  par  la  manière  dont  il  est 

rempli  (a). 

Yous  voyez ,  monsieur ,  combien  ,  au 
lieu  de  spécifier  les  droits  du  conseil  sou- 
verain ,  il  eût  été  plus  utile  de  spécifier  les 


(a)  Ceci  s'entend  en  général,  et  seulement  de 
l'esprit  du  corps  ;*  car  je  sais  qu'il  y  a  dans  le 
deux  cent  des  membres  très  éclairés,  et  qui  ne 
manquent  pas  de  zèle  :  mais  incessamment  sous  les 
yeux  du  petit  conseil ,  livrés  à  sa  merci ,  sans  appu  i , 
sans  ressource ,  et  sentant  bien  qu'ils  seroient  aban- 
donnés de  leur  corps,  ils  s'abstiennent  de  tenter 
des  démarches  inutiles  qui  ne  feraient  que  les 
compromettre  et  les  perdre.  La  vile  tourbe  bour- 
donne et  triomphe;  le  sage  se  tait  et  gémit  tout 

bas. 

Au  reste  le  deux  cent  n'a  pas  toujours  été  dans 
le  discrédit  où  il  est  tombé.  Jadis  il  jouit  de  la 
considération  publique  et  de  la  confiance  des  ci- 
toyens :  aussi  lui  laissoient-ils ,  sans  inquiétude, 
exercer  les  droits  du  conseil  général,  que  le  petit 
conseil  tâcha  dès  lors  d'attirer  à  lui  par  cette  loi  in- 
directe. Nouvelle  preuve  de  ce  qui  sera  dit  plus 
bas ,  que  la  bourgeoisie  de  Genève  est  peu  re- 
muante, et  ne  cherche  guère  à  s'intriguer  des  af- 
faires d'état. 


DE      LA     MONTAGNE.  Ô2-5 

attributions  des  corps  qui  lui  sont  subordon- 
nés ;  et,  sans  aller  plus  loin,  vous  voyez 
plus  évidemment  encore  que,  par  la  force 
de  certains  articles  pris  séparément ,  le  pe- 
tit conseil  est  l'arbitre  suprême  des  lois,  et 
par  elles  du  sort  de  tous  les  particuliers. 
Quand  on  considère  les  droits  des  citoyens 
et  bourgeois  assemblés  en  conseil  général, 
rien  nest  plus  brillant  ;  mais  considérez 
hors  de  là  ces  mêmes  citoyens  et  bourgeois 
comme  individus,  que  sont-ils?  que  de- 
viennent-ils? Esclaves  d'un  pouvoir  arbi- 
traire ,  ils  sont  livrés  sans  défense  à  la  merci 
de  vingt-cinq  despotes  :  les  Athéniens  du 
moins  en  avoient  trente.  Et  que  dis-je  , 
vingt-cinq?neuf  suffisent  pour  un  jugement 
criminel  (a).  Sept  ou  huit,  d'accord  dans 
ce  nombre,  vont  être  pour  vous  autant  de 
décemvirs;  encore  Les  décemvirs  furent-ils 
élus  par  le  peuple;  au  lieu  qu'aucun  de  ces 
juges  n'est  de  votre  choix  :  et  l'on  appelle 
cela  être  libres  ! 


(a)  Edits  civils,  lit.  I,  art.  XXXVI. 

"V     T 


326  LETTRES 


LETTRE     VIII. 

J'ai  tiré  ,  monsieur ,   l'examen  de  votre 
gouvernement  présent  du  règlement  de  la 
médiation  ,    par  lequel  ce  gouvernement 
est  fixé;  mais  loin  d'imputer  aux  médiateurs 
d'avoir  voulu  vous  réduire  en  servitude  ,  je 
prouveroîs  aisément,   au  contraire,   qu'ils 
ont  rendu  votre  situation  meilleure  à  plu- 
sieurs égards  qu'elle  n'étoit  avant  les  trou- 
bles qui  vous    forcèrent   d'accepter  leurs 
bons  offices.  Ils  ont  trouvé  une  ville  en  ar- 
mes ;  tout  étoit  à  leur  arrivée  dans  un  état 
de  crise  et  de  confusion ,  qui  ne  leur  per- 
mettoit  pas  de  tirer  de  cet  état  la  règle  de 
leur  ouvrage.  Ils  sont  remontés  aux  temps 
pacifiques  ,    ils  ont  étudié  la  constitution 
primitive  de  votre  gouvernement  :  dans  les 
progrès  qu'il  avoit  déjà  faits,  pour  le  remon- 
ter, il  eût  fallu  le  refondre;  la  raison,  Féa 
quité  ne  permettoient  pas  qu'ils  vous  en 
donnassent  un  autre,  et  vous  ne  l'auriez  pas 
accepté.  N'en  pouvant  donc  ùter  les  dé- 
fauts ,  ils  ont  borné  leurs  soins  à  l'affermir 


DE     LA     MONTAGNE.  027 

tel  que  l'avoient  laisse  vos  pères  :  ils  Font 
corrigé  même  en  divers  points  ;  et  des  abus 
que  je  viens  de  remarquer ,  il  n'y  en  a  pas 
un  qui  n'existât  dans  la  république  ,  long- 
temps avant  que  les  médiateurs  en  eussent 
pris  connoissance.  Le  seul  tort  qu'ils  sem- 
blent vous  avoir  fait ,  a  été  d'ôter  au  législa- 
teur tout  exercice  du  pouvoir  exécutif,  et 
l'usage  de  la  force  à  l'appui  de  la  justice  : 
mais  en  vous  donnant  une  ressource  aussi 
sûre  et  plus  légitime,  ils  ont  changé  ce  mal 
apparent  en  un  vrai  bienfait;  en  se  rendant 
garans  de  vos  droits,  ils  vous  ont  dispensés 
de  les  défendre  vous-mêmes.  Eh  !  dans  la 
misère  des  choses  humaines,  quel  bien  vaut 
la  peine  d'être  acheté  du  sang  de  nos  frères  ? 
La  liberté  même  est  trop  chère  à  ce  prix. 

Les  médiateurs  ont  pu  se  tromper,  ils 
étaient  hommes;  mais  ils  n'ont  point  voulu 
vous  tromper ,  ils  ont  voulu  être  justes  : 
cela  se  voit,  même  cela  se  prouve;  et  tout 
montre  en  effet  que  ce  qui  est  équivoque  ou 
défectueux  dans  leur  ouvrage,  vient  souvent 
de  nécessité,  quelquefois  d'erreur,  jamais 
de  mauvaise  volonté.  Ils  avoient  à  concilier 
des  choses  presque  incompatibles,  les  droits 

X4 


El$  LETTRES 

du  peuple  et  les  prétentions  du  conseil , 
l'empire  des  lois  et  la  puissance  des  hom- 
mes, l'indépendance  de  Fétatet  la  garantie 
du  règlement  :  tout  cela  ne  pouvoit  se  faire 
sans  un  peu  de  contradiction;  et  c'est  de 
cette  contradiction  que  votre  magistrat  tire 
avantage,  en  tournant  tout  en  sa  faveur,  et 
faisant  servir  la  moitié  de  vos  lois  à  violer 
l'autre. 

Il  est  clair  d'abord  que  le  règlement  lui- 
même  n'est  point  une  loi  que  les  médiateurs 
aient  voulu  imposer  à  la  république,  mais 
seulement  un  accord  qu'ils  ont  établi  entre 
ses  membres,  et  qu'ils  n'ont  par  consé- 
quent porté  nulle  atteinte  à  sa  souveraineté. 
Cela  est  clair,  dis-je,  par  l'article  XLIV,  qui 
laisse  au  conseil  général,  légitimement 
assemblé,  le  droit  de  faire  aux  articles  du 
règlement  tel  changement  qu'il  lui  plaît. 
Ainsi  les  médiateurs  ne  mettent  point  leur 
volonté  au-dessus  de  la  sienne  ,  ils  n'inter- 
viennent qu'en  cas  de  division.  C'est  le  sens 
de  l'article  XV. 

Mais  de  là  résulte  aussi  la  nullité  des 
réserves  et  limitations  données  dans  1  article 
III  aux  droits   et   attributions   du  conseil 


DE     LA     MONTAGNE.  Zl<) 

général  :  car  si  le  conseil  général  décide  que 
ces  réserves  et  limitations  ne  borneront  plus 
sa  puissance  ,  elles  ne  la  borneront  plus;  et 
quand  tous  les  membres  d'un  état  souverain 
règlent  son  pouvoir  sur  eux-mêmes,,  qui 
est-ce  qui  a  droit  de  s'y  opposer?  Les  exclu- 
sions qu'on  peut  inférer  de  l'article  III  ne 
signifient  donc  autre  chose ,  sinon  que  le 
conseil  général  se  renferme  dans  leurs 
limites  jusqu'à  ce  qu'il  trouve  à  propos  de 
les  passer. 

C'est  ici  l'une  des  contradictions  dont 
j'ai  parlé,  et  Ton  en  démêle  aisément  la 
cause.  Il  étoit  d'ailleurs  bien  difficile  aux 
plénipotentiaires,  pleins  des  maximes  de 
gouvernemens  tout  différens  ,  d'approfon- 
dir assez  les  vrais  principes  du  votre.  La 
constitution  démocratique  a  jusqu'à  pré- 
sent été  mal  examinée.  Tous  ceux  qui  en 
ont  parlé,  ou  ne  la  connoissoient  pas,  ou 
y  prenaient  trop  peu  d'intérêt,  ou  avaient 
intérêt  de  la  présenter  sous  un  faux  jour. 
Aucun  d'eux  n'a  suffisamment  distingué  le 
souverain  du  gouvernement,  la  puissance 
législative  de  l'executive.  Il  n'y  a  point  d'état 
où  ces  deux  pouvoirs  soient  si  séparés,  et 


5oO  LETTRES 

où  Ton  ait  tant  affecté  de  les  confondre.  Les 
uns  s'imaginent  qu'une  démocratie  est  un 
gouvernement  où  tout  le  peuple  est  magis- 
trat et  juge;  d'autres  ne  voient  la  liberté  que 
dans  le  droit  d'élire  ses  chefs ,  et,  n'étant  sou- 
mis qu'à  des  princes ,  croient  que  celui  qui 
commande  est  toujours  le  souverain.   La 
constitution  démocratique  est  certainement 
le  chef-d'œuvre  de  fart  politique  :  mais  plus 
l'artifice  en  est  admirable ,  moins  il  appar- 
tient à  tous  les  yeux  de  le  pénétrer.  N'est-il 
pas  vrai ,  monsieur ,  que  la  première  précau- 
tion de  n'admettre  aucun  conseil  général 
légitime  que  sous  la  convocation  du  petit 
conseil,  et  la  seconde  précaution,  de  n'y 
souffrir  aucune  proposition  qu'avec  l'ap- 
probation du  petit  conseil ,  suffisoient  seu- 
les pour  maintenir  le  conseil  général  dans 
la  plus  entière  dépendance?  La  troisième 
précaution,  d'y  régler  la  compétence  des 
matières,  étoit  donc  la  chose  du  monde  la 
})lus  superflue  ;  et  quel  eût  été  l'inconvé- 
nient de  laisser  au  conseil  général  la  pléni- 
tude des  droits  suprêmes,  puisqu'il  n'en 
peut  faire  aucun  usage  qu'autant  que  le 
petit  conseil  le  lui  permet?  En  ne  bornant 


DE     LA     MONTAGNE.  53 1 

pas  les  droits  de  la  puissance  souveraine, 
on  ne  la  rendoit  pas  dans  le  fait  moins 
dépendante,  et  Ton  évitoit  une  contradic- 
tion :  ce  qui  prouve  que  c'est  pour  n'avoir 
pas  bien  connu  votre  constitution,  qu'on  a 
pris  des  précautions  vaines  en  elles-mêmes  et 
contradictoires  dans  leur  objet. 

On  dira  que  ces  limitations  avoient  seule- 
ment pour  fin  de  marquer  les  cas  où  les 
conseils  inférieurs  seroient  obligés  d'assem- 
bler le  conseil  général.  J'entends  bien  cela; 
mais  n'étoit-il  pas  plus  naturel  et  plus  sim- 
ple de  marquer  les  droits  qui  leur  étoient 
attribués  à  eux-mêmes,  et  qu'ils  pouvoient 
exercer  sans  le  concours  du  conseil  général? 
Les  bornes  étoient-elles  moins  fixées  par  ce 
qui  est  au-deçà  que  par  ce  qui  est  au-delà? 
et  lorsque  les  conseils  inférieurs  vouloient 
passer  ces  bornes,  n'est-il  pas  clair  qu  ils 
avoient  besoin  d'être  autorisés?  Par  là,  je 
l'avoue ,  on  mettoit  plus  en  vue  tant  de 
pouvoirs  réunis  dans  les  mêmes  mains, 
on  présentoit  les  objets  dans  leur  jour  véri- 
table ;  on  tiroit  de  la  nature  de  la  chose  le 
moyen  de  fixer   les  droits  respectifs   des 


332  LETTRES 

divers  corps,  et  l'on  saiivoit  toute  contradic- 
tion. 

A  la  vérité  l'auteur  des  lettres  prétend 
que  le  petit  conseil ,  étant  le  gouvernement 
même,  doit  exercer  à  ce  titre  toute  l'au- 
torité qui  n'est  pas  attribuée  aux  autres 
corps  de  l'état  :  mais  c'est  supposer  la  sien- 
ne antérieure  aux  édits  ;  c'est  supposer  que 
le  petit  conseil,  source  primitive  de  la  puis- 
sance, garde  ainsi  tous  les  droits  qu'il  n'a 
pas  aliénés.  Reconnoissez-vous  ,  monsieur, 
dans  ce  principe  celui  de  votre  constitu- 
tion? Une  preuve  si  curieuse  mérite  de 
nous  arrêter  un  moment. 

Remarquez  d'abord  qu'il  s'agit  là  (à)  du 
pouvoir  du  petit  conseil ,  mis  en  opposition 
avec  celui  des  syndics,  c'est-à-dire  de  cha- 
cun de  ces  deux  pouvoirs  séparés  de  l'autre. 
L'édit  parle  du  pouvoir  des  syndics  sans  le 
conseil,  il  ne  parie  point  du  pouvoir  du 
conseil  sans  les  syndics;  pourquoi  cela? 
Parceque  le  conseil  sans  les  syndics  est  le 
gouvernement.  Donc  le  silence  même  des 

(a)  Lettres  écrites  de  la  campagne,  page  66, 


DE     LA     MONTAGNE.  335 

édits  sur  le  pouvoir  du  conseil,  loin  de 
prouver  la  nullité  de  ce  pouvoir,  en  prouve 
îetendue.  Voilà  sans  doute  une  conclu- 
sion bien  neuve.  Admettons-la  toutefois , 
pourvu  que  l'antécédent  soit  prouvé. 

Si  c'est  parceque  le  petit  conseil  est  le 
gouvernement,  que  les  édits  ne  parlent 
point  de  son  pouvoir,  ils  diront  du  moins 
que  le  petit  conseil  est  le  gouvernement,  à 
moins  que  de  preuve  en  preuve  leur  silence 
n1  établisse  toujours  le  contraire  de  ce  qu'ils 
ont  dit. 

Or  je  demande  qu'on  me  montre  dans 
vos  édits  où  il  est  dît  que  le  petit  conseil  est 
le  gouvernement;  et  en  attendant  je  vais 
vous  montrer,  moi,  où  il  est  dit  tout  le 
contraire.  Dans  redit  politique  de  i568,  je 
trouve  le  préambule  conçu  dans  ces  termes: 
Pou?"  ce  que  le  gouvernement  et  estât  de  cette 
ville  consiste  par  quatre  syndicques ,  le  con- 
seil des  vingt-cinq ,  le  conseil  des  soixante, 
des  deux  cents ,  du  général,  et  un  lieutenant 
en  la  justice  ordinaire,  avec  autres  offices, 
selon  que  bonne  police  le  requiert ,  tant  pour 
l'administration  au  bien  public  que  de  la 
justice,  nous  avons  recueilli  l'ordre  qui  jus- 


334  LETTRES 

qu'ici  a  été  observé.  .  . .  afin  qu'il  soit  gardé 
à  r avenir. . .  comme  s'ensuit. 

Dès  l'article  premier  de  redit  de  1738, 
je  vois  encore  que  cinq  ordres  composent  le 
gouvernement  de  Genève.  Or  de  ces  cinq 
ordres  les  quatre  syndics  tout  seuls  en  font 
un;  le  conseil  des  vingt- cinq,  où  sont  cer- 
tainement compris  les  quatre  syndics ,  en 
fait  un  autre ,  et  les  syndics  entrent  encore 
dans  les  trcis  suivans.  Le  petit  conseil  sans 
les  syndics  n'est  donc  pas  le  gouvernement. 

J'ouvre  Tédit  de  1707,  et  j'y  vois  à  l'ar- 
ticle V,  en  propres  termes ,  que  ce  messieurs 
«  les  syndics  ont  la  direction  et  le  gouver- 
cc  nement  de  l'état  ».  A  l'instant  je  ferme  le 
livre,  et  je  dis  :  Certainement  selon  les  édits 
le  petit  conseil  sans  les  syndics  n'est  pas  le 
gouvernement,  quoique  l'auteur  des  lettres 
affirme  qu'il  l'est. 

On  dira  que  moi-même  j'attribue  souvent 
dans  ces  lettres  le  gouvernement  au  petit 
conseil.  J'en  conviens  ;  mais  c'est  au  petit 
conseil  présidé  par  les  syndics;  et  alors  il 
est  certain  que  le  gouvernement  provision- 
nel y  réside  dans  le  sens  que  je  donne  à  ce 
mot  :  mais  ce  sens  n'est  pas  celui  de  l'auteur 


DE     LA     MONTAGNE.  335 

des  lettres,  puisque  dans  le  mien  le  gouver- 
nement n'a  que  les  pouvoirs  qui  lui  sont 
donnés  par  la  loi ,  et  que  dans  le  sien,  au 
contraire ,  le  gouvernement  a  tous  les  pou- 
voirs que  la  loi  ne  lui  ôte  pas. 

Pieste  donc  dans  toute  sa  force  l'objec- 
tion des  représentais  ,  que ,  quand  l'édit 
parle  des  syndics,  il  parle  de  leur  puissan- 
ce ,  et  que ,  quand  il  parle  du  conseil ,  il 
ne  parle  que  de  son  devoir.  Je  dis  que  cette 
objection  reste  dans  toute  sa  force  ;  car  Fau- 
teur des  lettres  ny  répond  que  par  une  as- 
sertion démentie  par  tous  les  édits.  Vous 
me  ferez  plaisir,  monsieur  ,  si  je  me  trom- 
pe ,  de  m'apprendre  en  quoi  pèche  mon  rai- 
sonnement. 

Cependant  cet  auteur,  très  content  du 
sien,  demande  comment ,  «  si  le  législateur 
«  n  avoit  pas  considéré  de  cet  œil  le  petit 
ce  conseil ,  on  pourroit  concevoir  que  dans 
ce  aucun  endroit  de  ledit  il  n  en  réglât  l'au- 
cc  torité ,  qu'il  la  supposât  par-tout,  et  qu'il 
ce  ne  la  déterminât  nulle  part  (a)  ?  » 

J'oserai  tenter  d'éclaircir  ce  profond  mys- 

(a)  Ibicl.  page  67. 


336  LETTRES 

tere.  Le  législateur  ne  règle  point  la  puis- 
sance du  conseil,  parcequ'il  ne  lui  en  donne 
aucune  indépendamment  des  syndics';  et 
lorsqu'il  la  suppose ,  c'est  en  le  supposant 
aussi  présidé  par  eux.  Il  a  déterminé  la  leur, 
par  conséquent  il  est  superflu  de  détermi- 
ner la  sienne.  Les  syndics  ne  peuvent  pas 
tout  sans  le  conseil ,  mais  le  conseil  ne  peut 
rien  sans  les  syndics;  il  n'est  rien  sans  eux, 
il  est  moins  que  n'étoit  le  deux  cent  même 
lorsqu'il  fut  présidé  par  l'auditeur  Sarrasin. 

Voilà,  je  crois,  la  seule  manière  raison- 
nable d'expliquer  le  silence  des  édits  sur  le 
pouvoir  du  conseil  ;  mais  ce  n'est  pas  celle 
qu'il  convient  aux  magistrats  d'adopter.  On 
eût  prévenu  dans  le  règlement  leurs  singu- 
lières interprétations ,  si  Ton  eût  pris  une 
méthode  contraire ,  et  qu'au  lieu  de  mar- 
quer les  droits  du  conseil  général ,  on  eût 
déterminé  les  leurs.  Mais  pour  n'avoir  pas 
voulu  dire  ce  que  n'ont  pas  dit  les  édits ,  on 
a  fait  entendre  ce  qu'ils  n'ont  jamais  sup- 
posé. 

Que  de  choses  contraires  à  la  liberté  pu- 
blique et  aux  droits  des  citoyens  et  bour- 
geois, et  combien  n'en  pourrois-je  pas  ajou- 
ter 


DE     LA     MONTAGNE.  35-7 

ter  encore!  Cependant  tous  ces  désavanta- 
ges qui  naissoient  ou  sembloient  naître  de 
votre  constitution,  et  qu'on  auroit  pu  dé- 
truire sans  1  ébranler ,  ont  été  balancés  et 
réparés  avec  la  plus  grande  sa^es>e,  par  des 
compensations  qui  en  naissoient  aussi  ;  et 
telle  étoit  précisément  l'intention  des  mé- 
diateurs, qui,  seloii  leur  propre  déclaration, 
fut  «  de  conserver  à  chacun  ses  droits  ,  ses 
«  attributions  particulières  provenant  de  la 
c<  loi  fondamentale  de  l'état  ».  M.  Micheli 
du  Cret ,  aig;  i  par  ses  malheurs  contre  cet 
ouvrage,  dans  lequel  il  fut  oublié ,  l'accuse 
de  renverser  l'institution  fondamentale  du 
gouvernement ,  et  de  dépouiller  les  ci  toyens 
et  bourgeois  de  leurs  droits ,  sans  vouloir 
voir  combien  de  ces  droits,  tant  publics  qu© 
particuliers,  ont  été  conservés  ou  rétablis 
par  cet  édit,  dans  les  articles  III,  IV,  X, 
XI,  XII,  XXII,  XXX,  XXXI,  XXXII,' 
XXXIV,  XLII  et  XLIV,  sans  songer  sur- 
tout  que  la  force  de  tous  ces  articles  dépend 
d'un  seul  qui  vous  a  aussi  été  conservé  :  ar- 
ticle essentiel ,  article  équipondérant  à  tous 
ceux  qui  vous  sont  contraires ,  et  si  néces- 
saire à  l'effet  de  ceux  qui  vous  sont  favora- 
Tome  9.  Y 


53g  LETTRES 

bîes ,  qu  ils  seroient  tous  inutiles  si  Ton  ve- 
noit  à  bout  d'éluder  celui-là ,  ainsi  qu  on  Fa 
entrepris.  Nous  voici  parvenus  au  point 
important;  mais,  pour  en  bien  sentir  l'im- 
portance, il  falloit  peser  tout  ce  que  je  viens 
dexposer. 

On  a  beau  vouloir  confondre  l'indépen- 
dance  et  la  liberté  :  ces  deux  choses  sont  si 
différentes  ,  que  même  elles  s'excluent  mu- 
tuellement. Quand  chacun  fait  ce  qu  il  lui 
filait,  on  fait  souvent  ce  qui  déplaît  à  d  au- 
tres ,  et  cela  ne  s'appelle  pas  un  état  libre. 
La  liberté  consiste  moins  à  faire  sa  volonté, 
qu'à  n'être  pas  soumis  à  celle  d  autrui-,  elle 
consiste  encore  à  ne  pas  soumettre  la  vo- 
lonté d'autrui  à  la  nôtre.   Quiconque  est 
maître  ne  peut  être  libre;  et  régner,  c'est 
obéir.  Vos  magistrats  savent  cela  mieux  que 
personne ,    eux  qui ,  comme  Othon ,  n'o- 
mettent rien  de  servile  pour  commander  (a). 


(«)  En  général,  dit  l'auteur  des  lettres,  les 
hommes  craignent  encore  plus  d'obéir  au  ils  n'ai- 
ment à  commander.  Tacite  en  jugeoit  autrement , 
et  connoissoit  le  cœur  humain.  Si  la  maxime  étort 
Vraie,   les  valets  des  grands  seroient  moins  uiso- 


DE     LA     MONTAGNE.  35(J 

Je  ne  connois  de  volonté  vraiment  libre  que 
celle  à  laquelle  nul  n'a  droit  d'opposer  dç 
la  résistance;  dans  la  liberté  commune, 
nul  n'a  droit  de  faire  ce  que  la  liberté  d'un 
autre  lui  interdit,  et  la  vraie  liberté  n'est 
jamais  destructive  en  elle-même.  Ainsi  la 
liberté  sans  la  justice  est  une  véritable  con- 
tradiction; car,  comme  qu'on  s'y  prenne, 
tout  gêne  dans  l'exécution  d'une  volonté 
subordonnée. 

Il  n'y  a  donc  point  de  liberté  sans  lois , 
ni  où  quelqu'un  est  au-dessus  des  lois  : 
dans  l'état  même  de  nature,  l'homme  n'est 


lens  avec  les  bourgeois;  et  l'on  verroit  moins  de 
fainéans  ramper  dans  les  cours  des  princes.  Il  y  a 
peu  d'hommes  d'un  cœur  assez  sain  pour  savoir 
aimer  la  liberté.  Tous  veulent  commander;  à  ce 
prix,  nul  ne  craint  d'obéir.  Un  petit  parvenu  se 
donne  cent  maîtres  pour  acquérir  dix  valets.  Il  n'y 
a  qu'à  voir  la  fierté  des  nobles  dans  les  monarchies  ; 
avec  quelle  emphase  ils  prononcent  ces  mots  de 
service,  de  servir;  combien  ils  s'estiment  grands 
et  respectables  quand  ils  peuvent  avoir  l'honneur 
de  dire,  le  roi  mon  maure;  combien  ils  méprisent 
les  républicains  qui  ne  sont  que  libres  ,  et  qui  cer- 
tainement sont  plus  nobles  qu'eux. 

y  2 


3/tO  LETTRES 

libre  qu'à  la  faveur  de  la  loi  naturelle,  qui 
commande  à  tous.  Un  peuple  libre  obéit, 
mais  il  ne  sert  pas  ;  il  a  des  chefs  et  non  pas 
des  maîtres  ;  il  obéit  aux  lois ,  mais  il  n  obéit 
qu'aux  lois,  et  c'est  par  la  force  des  lois 
qu'il  n'obéit  pas  aux  hommes.  Toutes  les 
barrières  qu'on  donne  dans  les  républiques 
au  pouvoir  des  magistrats  ,  ne  sont  établies 
que  pour  garantir  de  leurs  atteintes  l'en- 
ceinte sacrée  des  lois  :  ils  en  sont  les  minis- 
tres, non  les  arbitres;  ils  doivent  les  gar- 
der ,  non  les  enfreindre.  Un  peuple  est  li- 
bre ,  quelque  forme  qu'ait  son  gouverne. 
ment,  quand,  dans  celui  qui  le  gouverne, 
il  ne  voit  point  l'homme,  mais  l'organe  de 
la  loi.  En  un  mot,  la  liberté  suit  toujours 
le  sort  des  lois ,   elle  règne  ou  périt  avec 
elles  ;  je  ne  sache  rien  de  plus  certain. 

^Vbus  avez  des  lois  bonnes,  et  sages  ,  soit 
en  elles-mêmes,  soit  par  cela  seul  que  ce 
sont  des  lois.  Toute  condition  imposée  à 
chacun  par  tous  ne  peut  être  onéreuse  à 
personne,  et  la  pire  des  lois  vaut  encore 
mieux  que  le  meilleur  maître;  car  tout  maî- 
tre a  des  préférences,  et  la  loi  n'en  a  jamais. 
Depuis  que  la  constitution  de  votre  état 


DE     LA     MONTAGNE.  5^1 

a  pris  une  forme  fixe  et  stable ,  vos  fonctions 
de  législateur  sont  finies  :  la  sûreté  de  l'é- 
difice veut  qu  on  trouve  à  présent  autant 
d'obstacles  pour  y  toucher  ,  qu'il  falloit 
d'abord  de  facilités  pour  le  construire.  Le 
droit  négatif  des  conseils  pris  en  ce  sens 
est  l'appui  de  la  république  :  l'article  VI 
du  règlement  est  clair  et  précis  ;  je  me  rends 
sur  ce  point  aux  raisonnemens  de  Fau- 
teur des  lettres,  je  les  trouve  sans  réplique  ; 
et  quand  ce  droit  si  justement  réclamé  par 
vos  magistrats  seroit  contraire  à  vos  inté- 
rêts, il  faudroit  souffrir  et  vous  taire.  Des 
hommes  droits  ne  doivent  jamais  fermer  les 
yeux  à  l'évidence,  ni  disputer  contre  la  vé- 
rité. 

L'ouvrage  est  consommé ,  il  ne  s'agit  plus 
que  de  le  rendre  inaltérable.  Or  l'ouvraoe 
du  législateur  ne  s'altère  et  ne  se  détruit  ja- 
mais que  d'une  manière  ;  c'est  quand  les 
dépositaires  de  cet  ouvrage  abusent  de  leur 
dépôt,  et  se  font  obéir  au  nom  des  lois  en 
leur  désobéissant  eux-mêmes  (a).  Alors  la 


(a)  Jamais  le  peuple  ne  s'est  rebellé  contre  les 
lois,  que  les  chefs  n'aient  commencé,  par  les  en.- 

Y  3 


34S  LETTRES 

pire  chose  naît  de  la  meilleue ,  et  la  loi 
qui  sert  de  sauve-garde  à  la  tyrannie  est  plus 
funeste  que  la  tyrannie  elle-même.  Voilà 
précisément  ce  que  prévient  le  droit  de  re- 
présentation stipulé  dans  vos  édits,  et  res- 
treint mais  confirmé  par  la  médiation.  Ce 
droit  vous  donne  inspection,  non  plus  sur 
la  législation  comme  auparavant ,  mais  sur 
l'administration;  et  vos  magistrats,  tout 
puissans  au  nom  des  lois ,  seuls  maîtres 
d'en  proposer  au  législateur  de  nouvelles , 
sontsoumisàsesj\igemens  s'ils  s'écartent  de 

celles  qui  sont  établies.  Par  cet  article  seul 

freindre  en  quelque  chose.  C'est  sur  ce  principe 
certain  qu'à  la  Chine,  quand  il  y  a  quelque  ré- 
volte dans  une  province,  on  commence  toujours 
par  punir  le  gouverneur.  En  Europe  les  rois  sui- 
vent constamment  la  maxime  contraire;  aussi 
vovez  comment  prospèrent  leurs  états  !  La  popu- 
lation diminue  par-tout  d'un  dixième  tous  les 
trente  ans;  elle  ne  diminue  point  à  la  Chine.  Le 
despotisme  oriental  se  soutient ,  parcequ'il  est  plus 
sévère  sur  les  grands  que  sur  le  peuple  ;  il  tire  ainsi 
de  lui-même  son  propre  remède.  J'entends  dire 
qu'on  commence  à  prendre  à  la  Porte  la  maxime 
chrétienne.  Si  cela  est,  on  verra  dans  peu  ce  qu  i 
en  résultera. 


DE     LA     MONTAGNE.  Z'fî 

votre  gouvernement ,  sujet  d'ailleurs  à  plu- 
sieurs  défauts  considérables,  devient  le 
meilleur  qui  ait  jamais  existé  :  car  quel 
meilleur  gouvernement  que  celui  dont  tou- 
tes les  parties  se  balancent  dans  un  parfait 
équilibre,  où  les  particuliers  ne  peuvent 
transgresser  les  lois  ,  parcequ  ils  sont  sou- 
mis à  des  juges ,  et  où  ces  juges  ne  peuvent 
pas  non  plus  les  transgresser,  parcequ'ils 
sont  surveillés  par  le  peuple? 

Il  est  vrai  que ,  pour  trouver  quelque 
réalité  dans  cet  avantage ,  il  ne  faut  pas  le 
fonder  sur  un  vain  droit  ;  mais  qui  dit  un 
droit,  ne  dit  pas  une  chose  vaine.  Dire  à 
celui  qui  a  transgressé  la  loi,  qu'il  a  trans- 
gressé la  loi ,  c'est  prendre  une  peine  bien 
ridicule  :  c'est  lui  apprendre  une  chose 
qu'il  sait  aussi  bien  que  vous. 

Le  droit  est ,  selon  Pufendorff ,  une  qua- 
lité morale  par  laquelle  il  nous  est  dû  quel- 
que chose.  La  simple  liberté. de  se  plaindre 
n'est  donc  pas  un  droit,  ou  du  moins  c'est 
un  droit  que  la  nature  accorde  à  tous,  et 
que  la  loi  d'aucun  pays  note  à  personne. 
S'avisa-t-on  jamais  de  stipuler  dans  des  lois 
que  celui  qui  perdrait  un  procès  auroit  la 

Y  4 


544  LETTRES 

liberté  de  se  plaindre?  S'avisa-t-on  jamais 
de  punir  quelqu'un  pour  lavoir  fait?  Où 
est  le  gouvernement,  quelque  absolu  qu  il 
puisse  être ,  où  tout  citoyen  n'ait  pas  le  droit 
de  donner  des  mémoires  au  prince  ou  à  son 
ministre  sur  ce  qu'il  croit  utile  à  l'état?  et 
quelle  risée  n'exciteroit  pas  un  édit  public 
par  lequel  on  accorderoit  formellement  aux 
sujets  le  droit  de  donner  de  pareils  mé- 
moires ?  Ce  n'est  pourtant  pas  dans  un  état 
despotique,  c'est  dans  une  république,  c'est 
dans  une  démocratie,  au'on donne  authen- 
tiquement  aux  citoyens ,  aux  membres  du 
souverain,  la  permission  d'user  auprès  de 
leur  magistrat  de  ce  même  droit  que  nul 
despote  nota  jamais  au  dernier  de  ses  es- 
claves. 

Quoi  !  ce  droit  de  représentation  con- 
sisteroit  uniquement  à  remettre  un  papier 
qu'on  est  même  dipensé  de  lire ,  au  moyen 
d'une  réponse  sèchement  négative  (a)  ? 
Ce  droit,  si  solemnellement  stipulé  encom- 


(a)  Telle ,  par  exemple,  que  celle  que  fit  le  con- 
seil le  10  août  176J,  aux  représentations  remises 
le  8  à  M.  le  premier  syndic  par  un  grand  nom- 
bre de  citoyens  et  bourgeois» 


DE     LA     MONTAGNE.  O^S 

pensation  de  tant  de  sacrifices ,  se  borne- 
roit  à  la  rare  prérogative  de  demander  et 
ne  rien  obtenir?  Oser  avancer  une  telle 
proposition  ,  c'est  accuser  les  médiateurs 
d'avoir  usé  avec  la  bourgeoisie  de  Genève 
de  la  plus  indigne  supercherie;  c'est  offen- 
ser la  probité  des  plénipotentiaires,  l'équité 
des  puissances  médiatrices;  c'est  blesser 
toute  bienséance ,  c'est  outrager  même  le 
bon  sens. 

Mais  enfin  quel  est  ce  droit?  jusqu'où 
s'étend-il?  comment  peut-il  être  exercé? 
Pourquoi  rien  de  tout  cela  n'est-il  spécifié 
dans  l'article  VII?  Voilà  des  questions  rai- 
sonnables ;  elles  offrent  des  difficultés  qui 
méritent  examen. 

La  solution  d'une  seule  nous  donnera 
celle  de  toutes  les  autres,  et  nous  dévoilera 
le  véritable  esprit  de  cette  institution. 

Dans  un  état  tel  que  le  vôtre ,  où  la  sou- 
veraineté est  entre  les  mains  du  peuple , 
le  législateur  existe  toujours,  quoiqu'il  ne 
se  montre  pas  toujours.  Il  n'est  rassemblé 
et  ne  parle  authentiquement  que  dans  le 
conseil  général;  mais  hors  du  conseil  gé- 
néral   il  n'est  pas  anéanti  ;   ses   membres 


346  LETTRES 

sont  épars,  mais  ils  ne  sont  pas  morts  ; 
ils  ne  peuvent  parler  par  des  lois ,  mais 
ils  peuvent  toujours  veiller  sur  l'adminis- 
tration des  lois  ;  c'est  un  droit ,  c'est  même 
un  devoir  attaché  à  leurs  personnes,  et  qui 
ne  peut  leur  être  ôté  dans  aucun  temps. 
De  là  le  droit  de  représentation.  Airisi  la  re- 
présentation d'un  citoyen ,  d'un  bourgeois 
ou  de  plusieurs  ,  n'est  que  la  déclaration 
de  leur  avis*  sur  une  matière  de  leur  com- 
pétence. Ceci  est  le  sens  clair  et  nécessaire 
de  Tédit  de  1707  dans  l'article  V  qui  con- 
cerne les  représentations. 

Dans  cet  article ,  on  proscrit  avec  raison 
la  voie  des  signatures,  parceque  cette  voie 
est  une  manière  de  donner  son  suffrage  , 
de  voter  par  tête,  comme  si  déjà  l'on  étoiten 
conseil  général ,  et  que  la  forme  du  con- 
seil général  ne  doit  être  suivie  que  lorsqu'il 
est  légitimement  assemblé.  I^a  voie  des  re- 
présentations  aie  même  avantage  sans  avoir 
le  même  inconvénient.  Ce  n'est  pas  voter  en 
conseil  général,  c'est  opiner  sur  les  matières 
qui  doivent  y  être  portées  ;  puisqu'on  ne 
compte  pas  les  voix  ,  ce  n'est  pas  donner 
son  suffrage,  c'est  seulement  dire  son  avis. 


DE     LA     MONTAGNE.  347 

Cet  avis  n'est  à  la  vérité  que  celui  d'un 
particulier  ou  de  plusieurs;  mais  ces  par 
ticuliers  étant  membres  du  souverain ,  et 
pouvant  le  représenter  quelquefois  par 
leur  multitude,  la  raison  veut  qu alors  on 
ait  égard  à  leur  avis,  non  comme  à  une  dé- 
cision, mais  comme  à  une  proposition  qui 
la  demande,  et  qui  la  rend  quelquefois  né- 
cessaire. 

Ces  représentations  peuvent  rouler  sur 
deux  objets  principaux  ,  et  la  différence  de 
ces  objets  décide  de  la  diverse  manière  dont 
le  conseil  doit  faire  droit  sur  ces  mômes 
représentations.  De  ces  deux  objets,  luii 
est  de  faire  quelque  changement  à  la  loi , 
l'autre  de  réparer  quelque  transgression  de 
la  loi.  Cette  division  est  complète  et  com- 
prend toute  la  matière  sur  laquelle  peuvent 
rouler  les  représentations.  Elle  est  fondée 
sur  redit  même  qui ,  distinguant  les  termes 
selon  ees  objets  ,  impose  au  procureur-gé- 
néral de  faire  des  instances  ou  des  remon- 
trances, selon  que  les  citoyens  lui  ont  fait 
des  plaintes  ou  des  réquisitions  (a). 


(a)  iî^i/enVn'estpasseulementcleraanclerjmais 


^4&  LETTRES 

Cette  distinction  une  fois  établie,  le  con- 
seil auquel  ces  représentations  sont  adres^ 
sées  doit  les  envisager  bien  différemment 
selon  celui  de  ces  deux  objets  auquel  elles 
se  rapportent.  Dans  les  états  où  le  gouverne- 
ment et  les  lois  ont  déjà  leur  assiette,  on 
doit,  autant  qu'il  se  peut,  éviter  dy  tou- 
cher, et  sur-tout  dans  les  petites  républi- 
ques ,  où  le  moindre  ébranlement  désunit 
tout.  L'aversion  des  nouveautés  est  donc 
généralement  bien  fondée;  elle  Test  sur- 
tout pour  vous  qui  ne  pouvez  qu'y  perdre , 
et  le  gouvernement  ne  peut  apporter  un 
trop  grand  obstacle  à  leur  établissement  :  car 
quelque  utiles  que  fussent  des  lois  nouvel- 


demander  en  vertu  d'un  droit  qu'on  a  d'obtenir. 
Cette  acception  est  établie  par  toutes  les  formules 
judiciaires  ,  dans  lesquelles  ce  terme  de  palais  est 
employé.  On  dit  requérir  justice;  on  n'a  jamais  dit 
requérir  grâce.  Ainsi,  dans  les  deux  cas,  les  citoyens 
avoient  également  droit  d'exiger  que  leurs  réqui- 
sitions ou  leurs  plaintes  ,  rejetées  par  les  conseils 
inférieurs,  fussent-portées  en  conseil  général.  Mais 
par  le  mot  ajouté  dans  l'article  VI  de  ledit  de 
1738,  ce  droit  est  restreint  seulement  au  cas  de 
la  plainte  ,  comme  il  sera  dit  clans  ie  texte. 


DE     LA     MONTAGNE.  3^g 

les,  les  avantages  en  sont  presque  toujours 
moins  sûrs  que  les  dangersnen  sont  grands. 
A  cet  égard,  quand  le  citoyen,  quand  le 
bourgeois  a  proposé  son  avis,  il  a  fait  son 
devoir;  il  doit  au  surplus  avoir  assez  de 
confiance  en  son  magistrat,  pour  le  juger 
capable  de  peser  l'avantage  de  ce  qu'il  lui 
propose ,  et  porté  à  l'approuver  s'il  le  croit 
utile  au  bien  public.  La  loi  a  donc  très  sage- 
ment pourvu  à  ce  que  l'établissement  et 
même  la  proposition  de  pareilles  nouveau- 
tés ne  passât  pas  sans  l'aveu  des  conseils;  et 
voilà  en  quoi  doit  consister  le  droit  négatif 
qu'ils  réclament,  et  qui,  selon  moi,  leur 
appartient  incontestablement. 

Mais  le  second  objet,  ayant  un  principe 
tout  opposé,  doit  être  envisagé  bien  dif- 
féremment. Il  ne  s'agit  pas  ici  d'innover;  il 
s'agit,  au  contraire,  d'empêcher  qu'on  n'in- 
nove; il  s'agit,  non  d'établir  de  nouvelles 
lois,  mais  de  maintenir  les  anciennes. 
Quand  les  choses  tendent  au  changement 
par  leur  pente,  il  faut  sans  cesse  de  nou- 
veaux soins  pour  les  arrêter.  Voilà  ce  que 
les  citoyens  et  bourgeois ,  qui  ont  un  si  grand 
intérêt  à   prévenir   tout    changement,    se 


35o  LETTRES 

proposent  clans  les  plaintes  dont  parle  Iné- 
dit. Le  législateur  existant  toujours  voit 
l'effet  ou  l'abus  de  ces  lois  :  il  voit  si  elles 
sont  suivies  ou  transgressées  ,  interprétées 
de  bonne  ou  de  mauvaise  foi  ;  il  y  veille,  il  y 
doit  veiller;  cela  est  de  son  droit,  de  son 
devoir,  même  de  son  serment.  C'est  ce 
devoir  qu'il  remplit  dans  les  représenta- 
tions; c'est  ce  droit,  alors,  qu'il  exerce;  et 
il  seroit  contre  toute  raison ,  il  seroit  même 
indécent  de  vouloir  étendre  le  droit  négatif 
du  conseil  à  cet  objet-là. 

Cela  seroit  contre  toute  raison ,  quant  au 
législateur  ;  parcequ'alors  toute  la  solemnité 
des  lois  seroit  vaine  et  ridicule,  et  que  réelle- 
ment l'état  n'auroit  point  d'autre  loi  que  la 
volonté  du  petit  conseil,  maître  absolu  de 
négliger,  mépriser,  violer,  tourner  à  sa 
mode  les  règles  qui  lui  seroient  prescrites , 
et  de  prononcer  noir  où  la  loi  diroit  blanc, 
sans  en  répondre  à.  personne.  A  quoi  bon 
s'assembler  solemnellement  dans  le  temple 
de  saint  Pierre,  pour  donner  aux  édits  une 
sanction  sans  effet  ;  pour  dire  au  petit  con- 
seil :  «  Messieurs,  voilà  le  corps  de  lois  quo 
ce  nous  établissons  dans  l'état,  et  dont  nous 


DE     LA     MONTAGNE.  35l 

«  vous  rendons  les  dépositaires ,  pour  vous 
«  v  conformer  quand  vous  le  jugerez  àpro- 
tc  pos ,  et  pour  le  transgresser  quand  il  vous 
ce  plaira  ?  » 

Cela  seroit  contre  la  raison,  quant  aux 
représentations  ;  parcequ'alors  le  droit  sti- 
pulé par  un  article  exprès  de  l'édit  de  1707, 
et  confirmé  par  un  article  exprès  de  ledit  de 
1738,  seroit  un  droit  illusoire  et  fallacieux, 
qui  ne  signifieroit  que  la  liberté  de  se  plain- 
dre inutilement  quand  on  est  vexé;  liberté 
qui,  n'ayant  jamais  été  disputée  à  personne , 
est  ridicule  à  établir  parla  loi. 

Enfin  cela  seroit  indécent  en  ce  que ,  par 
une  telle  supposition,  la  probité  des  média- 
teurs seroit  outragée  ,  que  ce  seroit  prendre 
yos  magistrats  pour  des  fourbes  et  vos  bour- 
geois pour  des  dupes  d'avoir  négocié,  traité, 
transigé  avec  tant  d'appareil ,  pour  mettre 
une  des  parties  à  l'entière  discrétion  de 
l'autre,  et  d'avoir  compensé  les  concessions 
les  plus  fortes  par  des  sûretés  qui  ne  signine- 
roient  rien. 

Mais,  disent  ces  messieurs,  les  termes  de 
redit  sont  formels  :  ce  11  ne  sera  rien  porté 
«  au  conseil  général  qu'il  n'ait  été  traité  et 


352  LETTRES 

ce  approuvé,  d'abord  dans  le  conseil  des 
«  vingt-cinq,  puis  dans  celui  des  deux- 
ce  cents  5>.  , 

Premièrement,  qu'est-ce  que  cela  prouve 
autre  chose  dans  la  question  présente,  si  ce 
n'est  une  marche  réglée  et  conforme  à 
Tordre,  et  l'obligation  dans  les  conseils  infé- 
rieurs de  traiter  et  approuver  préalablement 
ce  qui  doit  être  porté  au  conseil  général? 
Les  conseils  ne  sont-ils  pas  tenus  d'approu- 
ver ce  qui  est  prescrit  par  la  loi?  Quoi  !  si  les 
conseils  n'approuvoient  pas  qu'on  procédât 
à  l'élection  des  syndics ,  n'y  devroit-on  plus 
procéder;  et  si  les  sujets  qu'ils  proposent 
sont  rejetés ,  ne  sont-ils  pas  contraints  d'api 
prouver  qu'il  en  soit  proposé  d'autres  ? 

D'ailleurs ,  qui  ne  voit  que  ce  droit  d'ap- 
prouver et  de  rejeter,  pris  dans  son  sens 
absolu ,  s'applique  seulement  aux  proposi- 
tions qui  renferment  des  nouveautés  ,  et 
non  à  celles  qui  n'ont  pour  objet  que  le 
maintien  de  ce  qui  est  établi?  Trouvez-vous 
du  bon  sens  à  supposer  qu'il  faille  une  ap- 
probation nouvelle  pour  réparer  les  trans- 
gressions d'une  ancienne  loi?  Dans  l'appro- 
bation donnée  à  cette  loi  lorsqu'elle  fut  pro- 
mulguée, 


DE      LA     MONTAGNE.  o55 

mulguée,  sont  contenues  toutes  celles  qui 
se  rapportent  à  son  exécution.  Quand  les 
conseils  approuvèrent  que  cette  loi  seroit 
établie,  ils  approuvèrent  qu'elle  seroit  ob- 
servée ,  par  conséquent  qu  on  en  puniroit 
les  transgresseurs  ;  et  quand  les  bourgeois 
dans  leurs  plaintes  se  bornèrent  à  deman- 
der réparation  sans  punition  ,  Ton  veut 
qu'une  telle  proposition  ait  de  nouveau  be- 
soin d'être  approuvée?  Monsieur,  si  ce 
n'est  pas  là  se  moquer  des  gens,  dites-moi 
comment  on  peut  s'en  moquer. 

Touteladifficultéconsistedonc  ici  dansla 
seule  question  de  fait.  La  loi  a  t-elle  été  trans- 
gressée ou  ne  l'a-t-elle  pas  été?  Les  citoyens 
et  bourgeois  disent  qu'elle  l'a  été  ;  les  magis- 
trats le  nient.  Or  voyez ,  je  vous  prie,  si  l'on 
peut  rien  concevoir  de  moins  raisonnable  en 
pareil  cas  que  ce  droit  négatif  qu'ils  sattri- 
buent.  On  leur  dit,  vous  avez  transgressé  la 
loi  ;  ils  répondent,  nous  ne  l'avons  pas  trans- 
gressée :  et  devenus  ainsi  juges  suprêmes 
dans  leur  propre  cause,  les  voilà  justifiés 
contre  l'évidence  par  leur  seule  affirmation. 
Vous  me  demanderez  si  je  pr,  tends  crétê 
l'affirmation  contraire  soit  toujours  IV  vj  - 
Tome  9.  Z 


354  LETTRES 

dence  ?  Je  ne  dis  pas  cela  ;  je  dis  que  quand 
elle  le  seroit,  vos  magistrats  ne  s'en  tien- 
droient  pas  moins  contre  l'évidence  à  leur 
prétendu  droit  négatif.  Le  cas  est  actuelle- 
ment sous  vos  yeux;  et  pour  qui  doit  être 
ici  le  préjugé  le  plus  légitime?  Est-il  croya- 
ble ,  est-il  naturel  que  des  particuliers  sans 
pouvoirs  ,  sans  autorité  ,  viennent  dire   à 
leurs  magistrats  qui  peuvent  être  demain 
leurs  juges,  Vous  avez  fait  une  injustice,  lors- 
que cela  n'est  pas  vrai  ?  Que  peuvent  espé- 
rer ces  particuliers  d'une  démarche  aussi 
folle,  quand  môme  ils  seroient  surs  de  l'im- 
punité? Peuvent-ils  penser  que  des  magis- 
tratssi  hautains  jusque  dans  leurs  torts  iront 
convenir  sottement  des  torts  mômes  qu'ils 
11  auraient  pas  ?  Au  contraire ,  y  a-t-il  rien 
de  plus  naturel  que  de  nier  les  fautes  qu'on 
a  faites?  Na-t-on  pas  intérêt  de  les  soutenir, 
et  n'est-on  pas  toujours  tenté  de  le  faire  , 
lorsqu'on  le  peut  impunément  et  qu'on  a 
la  force  en  main?  Quand  le  foible  et  le  fort 
ont  ensemble  quelque  dispute,  ce  qui  n'ar- 
rive guère  qu'au  détriment  du  premier,  le 
sentiment  par  cela  seul  le  plus  probable  est 
toujours  que  c'est  le  plus  fort  qui  a  toit, 


DE     LA     MONTAGNE.  555 

Les  probabilités,  je  le  sais,  ne  sont  pas 
des  preuves;  mais  dans  des  faits  notoires 
comparés  aux  lois  ,  lorsque  nombre  de  ci- 
toyens affirment  qu'il  y  a  injustice,  et  que 
le  magistrat  accusé  de  cette  injustice  affirme 
qu'il  n'y  en  a  pas,  qui  peut  être  juge,  si  ce 
n'est  le  public  instruit;  et  où  trouver  ce  pu- 
blic instruit  à  Genève,  si  ce  n'est  dans  le 
conseil  général  composé  des  deux  partis  ? 

Il  n'y  a  point  d'état  au  monde  où  le  sujet 
lésé  par  un  magistrat  injuste  ne  puisse,  par 
quelque  voie,  porter  sa  plainte  au  souve- 
rain; et  la  crainte  que  cette  ressource  in- 
spire ,  est  un  frein  qui  contient  beaucoup 
d'iniquités.  En  France  même,  où  l'atta- 
chement des  parlemens  aux  loix  est  extrê- 
me, la  voie  judiciaire  est  ouverte  contre 
eux  en  plusieurs  cas  par  des  requêtes  en 
cassation  d'arrêt.  Les  Genevois  sont  privés 
d'un  pareil  avantage;  la  partie  condamnée 
par  les  conseils  ne  peut  plus ,  en  quelque 
cas  que  ce  puisse  être,  avoir  aucun  recours 
au  souverain  :  mais  ce  qu'un  particulier  ne 
peut  faire  pour  son  intérêt  privé  ,  tous 
peuvent  le  faire  pour  l'intérêt  commun  :  car 
toute  transgression  des  lois  ,  étant  une  at- 


556  LETTRES 

teinte  portée  à  la  liberté,  devient  une  af- 
faire publique  ;  et  quand  la  voix  publique 
s'élève,  la  plainte  doit  être  portée  au  sou- 
verain. Il  n'y  auroit  sans  cela  ni  parlement, 
ni  sénat  ,  ni  tribunal  sur  la  terre  qui  lut 
armé  du  funeste  pouvoir  qu'ose  usurper 
votre  magistrat ,  il  ny  auroit  point  dans  au- 
cun état  de  sort  aussi  dur  que  le  votre.  \  ous 
m  avouerez  que  ce  seroit  là  une  étrange  li- 
berté ! 

Le  droit  de  représentation  est  intimement 
li.é  à  votre  constitution  :  il  est  le  seul  moyen 
possible  d'unir  la  liberté  à  la  subordination , 
et  de  maintenir  le  magistrat  dans  la  dé- 
pendance des  lois  sans  altérer  son  autorité 
sur  le  peuple.  Si  les  plaintes  sont  claire- 
ment fondées ,  si  les  raisons  sont  palpables, 
on  doit  présumer  le  conseil  assez  équita- 
ble pour  y  déférer.  S'il  ne  l'étoit  pas,  ou 
que  les  griefs  n'eussent  pas  ce  degré  d'é- 
vidence qui  les  met  au-dessus  du  doute  , 
le  cas  changerait,  et  ce  seroit  alors  à  la  vo- 
lonté générale  de  décider;  car  dans  votre 
état  cette  volonté  est  le  juge  suprême  et 
l'unique  souverain.  Or  comme,  dès  le  com- 
mencement de  la  république,   cette    vo- 


DE     LA     MONTAGNE.  35  J 

lonté  avoit  toujours  des  moyens  de  se  faire 
entendre,  et  que  ces  moyens  tenoient  à 
votre  constitution,  il  s'ensuit  que  l'édit 
de  1 707  ,  fondé  d'ailleurs  sur  un  droit  im- 
mémorial ,  et  sur  l'usage  constant  de  ce 
droit,  n'avoit  pas  besoin  de  plus  grande* 
explication. 

Les  médiateurs,  ayant  eu  pour  maxime 
fondamentale  de  s'écarter  des  anciens  édits 
le  moins  qu'il  étoit  possible,  ont  laissé  cet 
article  tel  qu'il  étoit  auparavant ,  et  même 
y  ont  renvoyé.  Ainsi,  par  le  règlement  de 
la  médiation,  votre  droit  sur  ce  point  est 
demeuré  parfaitement  le  même,  puisque 
l'article  qui  le  pose  est  rappelle  tout  entier. 

Mais  les  médiateurs  n'ont  pas  vu  que  les 
changemens  qu'ils  étoient  forcés  de  faire 
à  d'autres  articles  les  obligeoient,  pour  être 
conséquens,  d'éclaircir  celui-ci,  et  d'y  ajou- 
ter de  nouvelles  explications  que  leur  tra- 
vail rendoit  nécessaires.  L'effet  des  repré- 
sentations des  particuliers  négligées  est  de 
devenir  enfin  la  voix  du  public,  et  d'ob- 
vier ainsi  au  déni  de  justice.  Cette  trans- 
formation étoit  alors  légitime  et  conforme  à 
la  loi  fondamentale,  qui,  par  tout  pays, 

r  r      rr 

/j    0 


358  LETTRES 

arme  en  dernier  ressort  le  souverain  de  la 
force  publique  pour  F  exécution  de  ses  vo- 
lontés. 

Les  médiateurs  n'ont  pas  supposé  ce  déni 
de  justice.  L'événement  prouve  qu'ils  l'ont 
dû  supposer.  Pour  assurer  la  tranquillité 
publique,  ils  ont  jugé  à  propos  de  séparer 
du  droit  la  puissance,  et  de  supprimer  mê- 
me les  assemblées  et  députations  pacifi- 
ques delà  bourgeoisie;  mais  puisqu'ils  lui 
ont  d'ailleurs  confirmé  son  droit,  ils  dé- 
voient lui  fournir  dans  la  forme  de  l'insti- 
tution d'autres  moyens  de  le  faire  valoir  , 
à  la  place  de  ceux  qu'ils  lui  ôtoient:  ils  ne 
l'ont  pas  fait.  Leur  ouvrage  ,  à  cet  égard , 
est  donc  resté  défectueux  ;  car  le  droit  étant 
demeuré  le  même,  doit  toujours  avoir  les 
mêmes  effets. 

Aussi  voyez  avec  quel  art  vos  magistrats 
se  prévalent  de  l'oubli  des  médiateurs  !  En 
quelque  nombre  que  vous  puissiez  être,  ils 
ne  voientplus  envousquedesparticuliers  ;  et 
depuis  qu'il  vous  a  été  interdit  de  vous  mon- 
trer en  corps,  ils  regardent  ce  corps  comme 
anéanti  :  il  ne  l'est  pas  toutefois ,  puisqu'il 
conserve  tous  ses  droits,  tous  ses  privilèges, 


DE     LA     MONTAGNE.  35g 

et  qu'il  fait  toujours  la  principale  partie  de 
l'état  et  du  législateur.  Ils  partent  de  cette 
supposition  fausse ,  pour  vous  faire  mille 
difficultés  chimériques  sur  l'autorité  qui 
peut  les  obliger  d'assembler  le  conseil  gé- 
néral. Il  n'y  a  point  d'autorité  qui  le  puisse , 
hors  celle  des  lois,  quand  ils  les  observent: 
mais  l'autorité  de  la  loi  qu'ils  transgressent 
retourne  au  législateur  ;  etn'osant  nier  tout- 
à-fait  qu'en  pareil  cas  cette  autorité  ne  soit 
dans  le  plus  grand  nombre ,  ils  rassemblent 
leurs  objections  sur  les  moyens  de  le  consta- 
ter. Ces  moyens  seront  toujours  faciles  , 
sitôt  qu'ils  seront  permis  ;  et  ils  seront  sans 
inconvénient,  puisqu'il  est  aisé  d'en  pré- 
venir les  abus. 

Il  ne  s'agissoit  là  ni  de  tumultes  ni  de 
violence  :  il  ne  s'agissoit  point  de  ces  res- 
sources quelquefois  nécessaires,  mais  tou- 
jours terribles,  qu'on  vous  a  très  sagement 
interdites;  non  que  vous  en  ayez  jamais 
abusé ,  puisqu'au  contraire  vous  n'en  usâ- 
tes jamais  qu'à  la  dernière  extrémité,  seu- 
lement pour  votre  défense,  et  toujours  avec 
une  modération  qui  peut-être  eût  dû  vous 
conserver  le  droit  des  armes,  si  quelque  peu- 

z4 


36o  LETTRES 

pie  eût  pu  Favoir  sans  danger.  Toutefois  je 
bénirai  le  ciel ,  quoi  qu'il  arrive ,  de  ce  qu'on 
n'en  verra  plus  l'affreux  appareil  au  milieu 
de  vous.  Tout  est  permis  dans  les  maux  ex- 
trêmes, dit  plusieurs  fois  l'auteur  des  lettres. 
Cela  fût-il  vrai ,  tout  ne  seroit  pas  expédient. 
Ouand  l'excès  de  la  tyrannie  met  celui  qui 
la  souffre  au-dessus  des  lois,  encore  faut- 
il  que  ce  qu'il  tente  pour  la  détruire  lui  laisse 
quelque  espoir  d'y  réussir.  Voudroit-onvous 
réduire  à  cette  extrémité  ?  je  ne  puis  le  croire  ; 
et  quand  vous  y  seriez ,  je  pense  encore 
moins  qu'aucune  voie  de  fait  pût  jamais 
vous  en  tirer.  Dans  votre  position  toute 
fausse  démarche  est  fatale ,  tout  ce  qui  vous 
induit  à  la  faire  est  un  piège;  et,  fussiez- vous 
un  instant  les  maîtres,  en  moins  de  quinze 
jours  vous  seriez  écrasés  pour  jamais.  Quoi 
que  fassent  vos  magistrats ,  quoique  dise  l'au- 
teur des  lettres,  les  moyens  violens  ne  con- 
viennent point  à  la  cause  juste  :  sans  croire 
qu'on  veuille  vous  forcer  à  les  prendre,  je 
crois  qu'on  vous  les  verroit  prendre  avec 
plaisir,  et  je  crois  qu'un  ne  doit  pas  vol;.- 
faire  envisager  comme  une  ressource  ce  qui 
ne  peut  que  vous  ôter  toutes  les  autres.  La 


DE      LA      MONTAGNE.  00  1 

justice  etlesloissontpour  vous:  ces  appuis, 
je  le  sais,  sont  bien  foibles  contre  le  crédit 
et  rintrigue;  mais  ils  sont  les  seuls  qui  res- 
tent :  tenez-vous  y  jusqu'à  la  fin. 

Eh  !  comment  approuverois-je  qu'on  vou- 
lut troubler  la  paix  civile  pour  quelque  in- 
térêt que  ce  fût ,  moi  qui  lui  sacrifiai  le  plus 
cher  de  tous  les  miens?  Vous  le  savez, 
monsieur,  j'étois  désiré,  sollicité;  je  n'a- 
vois  qu'à  paroitre,  mes  droits  étoient  sou- 
tenus ,  peut-être  mes  affronts  réparés.  Ma 
présence  eût  du  moins  intrigué  mes  persé- 
cuteurs, et  j'étois  dans  une  de  ces  positions 
enviées  dont  quiconque  aime  à  faire  un 
rôle  se  prévaut  toujours  avidement.  J  ai 
préféré  l'exil  perpétuel  de  ma  patrie  ;  j'ai  re- 
noncé à  tout,  même  à  l'espérance  ,  plutôt 
que  d'exposer  la  tranquillité  publique  :  j'ai 
mérité  d'être  cru  sincère,  lorsque  je  parle 
eu  sa  faveur. 

Mais  pourquoi  supprimer  des  assemblées 
paisibles  et  purement  civiles,  qui  ne  nou- 
voient  avoir  qu'un  objet  légitime  ,  puis- 
qu'elles restoient  toujours  dans  la  subordi- 
nation due  au  magistrat?  Pourquoi,  laissant 
à  la  bourgeoisie  le  droit  de  faire  des  repré- 


362  LETTRES 

sentations,  ne  les  lui  pas  laisser  faire  avec 
Tordre  et  l'authenticité  convenables  ?  pour- 
quoi lui  ôterles  moyens  d'en  délibérer  entre 
elle,  et,  pour  éviter  des  assemblées  trop 
nombreuses  ,  au  moins  par  ses  députés  ? 
Peut-on  rien  imaginer  de  mieux  réçlé,  de 
plus  décent,  déplus  convenable,  que  les  as- 
semblées par  compagnies ,  et  la  forme  de 
traiter  qu'a  suivie  la  bourgeoisie  pendant 
qu'elle  a  été  la  maîtresse  de  l'état?  N'est-il 
pas  dune  police  mieux  entendue  de  voir 
monter  à  lnôtel-de-ville  une  trentaine  de 
députés  au  nom  de  tous  leurs  concitoyens , 
que  de  voir  toute  une  bourgeoisie  y  monter 
en  foule ,  chacun  ayant  sa  déclaration  à 
faire ,  et  nul  ne  pouvant  parler  que  pour 
soi?  Vous  avez  vu,  monsieur,  les  représen- 
tais en  grand  nombre,  forcés  de  se  diviser 
par  pelotons  pour  ne  pas  faire  tumulte  et 
cohue  ,  venir  séparément  par  bandes  de 
trente  ou  quarante,  et  mettre  dans  leur  dé- 
marche encore  plus  de  bienséance  et  de 
modestie  qu'il  ne  leur  en  étoit  prescrit  par 
la  loi.  Mais  tel  est  l'esprit  de  la  bourgeoisie 
de  Genève;  toujours  plutôt  en  deçà  qu'en 
delà  de  ses  droits ,  elle  est  ferme  quelque- 


DE     LA     MONTAGNE.  365 

fois;  elle  n'est  jamais  séditieuse.  Toujours 
la  loi  dans  le  cœur ,  toujours  le  respect  du 
magistrat  sous  les  yeux  ,  dans  le  temps 
même  où  la  plus  vive  indignation  devoit 
animer  sa  colère,  et  ou  rien  ne  Tempèchoit 
de  la  contenter,  elle  ne  s  y  livra  jamais.  Elle 
fut  juste  étant  la  plus  forte  ;  môme  elle  sut 
pardonner.  En  eùt-on  pu  dire  autant  de 
ses  oppresseurs?  On  sait  le  sort  qu'ils  lui 
firent  éprouver  autrefois;  on  sait  celui  qu'ils 
lui  préparoient  encore. 

Tels  sont  les  hommes  vraiment  dignes  de 
la  liberté,  parcequ'ils  n'en  abusent  jamais, 
qu'on  charge  pourtant  de  liens  et  d'entra- 
ves comme  la  plus  vile  populace.  Tels  sont 
les  citoyens,  les  membres  du  souverain, 
qu'on  traite  en  sujets  ,  et  plus  mal  que  des 
sujets  mêmes,  puisque  ,  dans  les  gouverne- 
ra ens  les  plus  absolus,  on  permet  desassem- 
blées de  communautés  qui  ne  sont  présidées 
d'aucun  magistrat. 

Jamais,  comme  qu'on  s'y  prenne,  des 
réglemens  contradictoires  ne  pourront  être 
observés  à  la  fois.  On  permet ,  on  autorise 
le  droit  de  représentation  ;  et  l'on  reproche 
aux  représentais  de  manquer  de    consis- 


564  LETTRES 

tance,  en  les  empêchant  d'en  avoir!  Cela 
n'est  pas  juste  ;  et  quand  on  vous  met  hors 
d  état  de  faire  en  corps  vos  démarches,  il 
ne  faut  pas  vous  objecter  que  vous  nvêtes 
que  des  particuliers.  Comment  ne  voit-on 
point  que  si  le  poids  des  représentations  dé- 
pend du  nombre  des  représentans ,  quand 
elles  sont  générales,  il  est  impossible  de  les 
faire  un  à  un?  et  quel  ne  seroit  pas  l'em- 
barras du  magistrat,  s'il  avoit  à  lire  succes- 
sivement les  mémoires  ou  à  écouter  les 
discours  d'un  millier  d'hommes,  comme  il 
y  est  obligé  par  la  loi  ? 

Voici  donc  la  facile  solution  de  cette 
grande  difficulté  que  l'auteur  des  lettres  fait 
valoir  commei  nsoluble  {a)  :  que  lorsque  le 
magistrat  n'aura  eu  nul  égard  aux  plaintes 
des  particuliers  portées  en  représentations , 
il  permette  l'assemblée  des  compagnies 
bourgeoises;  qu'il  la  permette  séparément  en 
des  lieux,  en  des  temps  différens  ;  que  celles 
de  ces  compagnies  qui  voudront  à  la  plura- 
lité des  suffrages  appuyer  les  représenta- 
tions, le  fassent  par  leurs  députés.  Qu'alors 

(a)  Page  88. 


DE     LA     MONTAGNE.  365 

le  nombre  des  députés  représentant  se 
compte  :  leur  nombre  total  est  fixe;  on  verra 
bientôt  si  leurs  vœux  sont  ou  ne  sont  pas 
ceux  de  l'état. 

Ceci  ne  signifie  pas,  prenez-y  bien  garde, 
que  ces  assemblées  partielles  puissent  avoir 
aucune  autorité,  si  ce  n'est  de  faire  enten- 
dre leur  sentiment  sur  la  matière  des  repré- 
sentations. Elles  n'auront,  comme  assem- 
blées autorisées  pour  ce  seul  cas ,  nul  autre 
droit  que  celui  des  particuliers  :  leur  objet 
n'est  pas  de  changer  la  loi,  mais  de  juger 
si  elle  est  suivie  ;  ni  de  redresser  des  griefs , 
mais  de  montrer  le  besoin  d'y  pourvoir  : 
leur  avis ,  fùt-il  unanime ,  ne  sera  jamais 
qu'une  représentation.  On  saura  seulement 
par  là  si  cette  représentation  mérite  qu'on 
y  défère,  soit  pour  assembler  le  conseil  gé- 
néral ,  si  les  magistrats  l'approuvent,  soit 
pour  s'en  dispenser ,  s'ils  l'aiment  mieux, 
en  faisant  droit  par  eux-mêmes  sur  les  jus- 
tes plaintes  des  citoyens  et  bourgeois. 

Cette  voie  est  simple,  naturelle,  sûre; 
elle  est  sans  inconvénient.  Ce  n'est  pas 
môme  une  loi  nouvelle,  à  faire  ,  c'est  seule- 
ment u ii   article  à  révoquer  pour  ce  seul 


566  L  E  T  TRES 

cas.  Cependant  si  elle  effraie  encore  trop 
vos  magistrats,  il  en  reste  une  autre  non 
moins  facile ,  et  qui  n'est  pas  plus  nouvelle  ; 
c'est  de  rétablir  les  conseils  généraux  pério- 
diques, et  d'en  borner  l'objet  aux  plaintes 
mises  en  représentations,  durant  l'inter- 
valle écoulé  de  l'un  à  l'autre,  sans  qu'il 
soit  permis  d'y  porter  aucune  question. 
Ces  assemblées,  qui,  par  une  distinction 
très  importante  (a),  n'auroient  pas  l'au- 
torité du  souverain ,  mais  du  magistrat  su- 
prême, loin  de  pouvoir  rien  innover,  ne 
pourroient  qu'empêcher  toute  innovation 
de  la  part  des  conseils ,  et  remettre  toutes 
choses  dans  l'ordre  de  la  législation,  dont  le 
corps  dépositaire  de  la  force  publique  peut 
maintenant  s'écarter  sans  gène,  autant  qu'il 
lui  plaît.  En  sorte  que,  pour  faire  tomber 
ces  assemblées  d'elles-mêmes ,  les  magistrats 
n'auroient  qu'à  suivre  exactement  les  loix  : 
car  la  convocation  d'un  conseil  général  se- 
roit  inutile  et  ridicule  lorsqu'on  n'auroit 
rien  à  y  porter;  et  il. y  a  grande  apparence 
que   c'est  ainsi  que  se  perdit  l'usage  des 


(a)  Voyez  le  Contrat  social ,  îiy.  III ,  chap.  17, 


DE     LA     MONTAGNE.  ù6j 

conseils  généraux  périodiques  au  seizième 
siècle ,  comme  il  a  été  dit  ci-devant. 

Ce  fut  dans  la  vue  que  je  viens  d'exposer , 
qu'on  les  rétablit  en  1 707  ;  et  cette  vieille 
question  renouvellée  aujourd'hui  fut  déci- 
dée alors  par  le  fait  même  de  trois  conseils 
généraux  consécutifs,,  aux  derniers  desquels 
passa  l'article  concernant  le  droit  de  repré- 
sentation. Ce  droit  n'étoit  pas  contesté, 
mais  éludé  :  les  magistrats  n'osoient  dis- 
convenir que,  lorsqu'ils  refusoient  de  satis- 
faire aux  plaintes  de  la  bourgeoisie ,  la  ques* 
tion  ne  dût  être  portée  en  conseil  général  ; 
mais  comme  il  appartient  à  eux  seuls  de  le 
convoquer,  ils  prétendoient,  sous  ce  pré- 
texte ,  pouvoir  en  différer  la  tenue  à  leur 
volonté  ,  et  comptoient  1  sser,  à  force  de 
délais,  la  constance  de  la  bourgeoisie.  Toute- 
fois son  droit  fut  enfin  si  bien  reconnu, 
qu'on  fit,  dès  le  9  avril,  convoquer  rassem- 
blée générale  pour  le  5  mai ,  afin,  dit  le  pla- 
card, de  lever ,  par  ce  moyen,  les  insinua- 
tions qui  ont  été  répandues ,  que  la  convoca- 
tion en  pourvoi t  être  éludée  et  renvoyée  en- 
core loin. 

lit  qu'on  ne  dise  pâ  s  que  cette  convocation 


368  LETTRES 

fut  forcée  par  quelque  acte  de  violence  ou 
par  quelque  tumulte  tendant  à  sédition, 
puisque  tout  se  traitoit  alors  par  députation , 
comme  le  conseil  l'avoit  désiré,  et  que 
jamais  les  citoyens  et  bourgeois  ne  furent 
plus  paisibles  dans  leurs  assemblées,  évi- 
tant de  les  faire  trop  nombreuses  et  de  leur 
donner  un  air  imposant.  Ils  poussèrent 
même  si  loin  la  décence ,  et  j'ose  dire  la 
dignité,  que  ceux  d'entre  eux  qui  port  oient 
habituellement  l'épée,  la  posèrent  toujours 
pour  y  assister  (a).  Ce  ne  fut  qu'après  que 
tout  fut  fait,  c'est-à-dire  à  la  lin  du  troisième 
conseil  général ,  qu  il  y  eut  un  cri  d'armes 
causé  par  la  faute  du  conseil,  qui  eut  l'impru- 
dence d'envoyer  trois  compagnies  de  la 
garnison,  la  baïonnette  au  bout  du  fusil, 
pour  forcer  deux  ou  trois  cents  citoyens- 
encore  assemblés  à  saint  Pierre. 

{a)  Ils  eurent  la  même  attention  en  1 734  ,  dans 
leurs  représentations  du  4 mars  ,  appuyées  de  mille 
ou  de  douze  cents  citoyens  ou  bourgeois  en  per- 
sonnes ,  dont  pas  un  seul  n'avoit  l'épée  au  côté.  Ces 
soins,  qui  paroitroient  minutieux  dans  tout  autre 
état  ,  ne  le  sont  pas  dans  une  démocratie ,  et  carac- 
térisent peut-être  mieux  un  peuple  que  des  traits 
plus  éclatans. 

Ces 


DE     LA     MONTAGNE.  36q 

Ces  conseils  périodiques ,  rétablis  en  1 707, 
furent  révoqués  cinq  ans  après  ;  mais  par 
quels  moyens  et  dans  quelles  circonstances? 
Un  court  examen  de  cet  édit  de  1712  nous 
fera  juger  de  sa  validité. 

Premièrement,  le  peuple,  effrayé  par  les 
exécutions  et  proscriptions  récentes ,  navoit 
ni  liberté  ,  ni  sûreté  ;  il  ne  pouvoit  plus 
compter  sur  rien ,  après  la  frauduleuse  am- 
nistie quon  employa  pour  le  surprendre.  Il 
croyoit  à  chaque  instant  revoir  à  ses  portes 
les  Suisses  qui  servirent  d  archers  à  ces  san- 
glantes exécutions.  Mal  revenu  d'un  effroi 
que  le  début  de  ledit  étoit  très  propre  à  ré- 
veiller ,  il  eût  tout  accordé  par  la  seule 
crainte  ;  il  sentoit  bien  qu'on  ne  lassem- 
bloit  pas  pour  donner  la  loi,  mais  pour  la 
recevoir. 

Les  motifs  de  cette  révocation  ,  fondés 
sur  les  dangers  des  conseils  généraux  pério- 
diques ,  sont  d'une  absurdité  palpable  à 
qui  connoît  le  moins  du  monde  l'esprit  de 
votre  constitution  et  celui  de  votre  bour- 
geoisie. On  allègue  les  temps  de  peste,  de 
famine  et  de  guerre,  comme  si  la  famine  ou 
Tome  9.  A  a 


ZjO  LETTRE    S 

la  guerre  étoit  un  obstacle  à  la  tenue  d'un 
conseil  ;  et  quant  à  la  peste,  vous  m  avoue- 
rez que  c'est  prendre  ses  précautions  de 
loin.  On  s'effraie  de  l' ennemi,  des  mal  in- 
tentionnés, des  cabales;  jamais  on  ne  vit 
des  gens  si  timides  :  F  expérience  du  passé 
devoit  les  rassurer.  Les  fréquens  conseils 
généraux  ont  été ,  dans  les  temps  les  plus 
orageux  ,  le  salut  de  la  république,  comme 
il  sera  montré  ci-après,  et  jamais  on  n'y  a 
pris  que  des  résolutions  sages  et  courageu- 
ses. On  soutient  ces  assemblées  contraires 
à  la  constitution  ,  dont  elles  sont  le  plus 
ferme  appui  ;  on  les  dit  contraires  aux  édits , 
et  elles  sont  établies  par  les  édits  ;  on  les 
accuse  de  nouveauté ,  et  elles  sont  aussi  an- 
ciennes que  la  législation.  Il  n'y  a  pas  une 
ligne  dans  ce  préambule  qui  ne  soit  une 
fausseté  ou  une  extravagance  ;  et  c'est  sur  ce 
bel  exposé  que  la  révocation  passe,  sans  pro- 
gramme antérieur  qui  ait  instruit  les  mem- 
bres de  l'assemblée  de  la  proposition  qu'on 
leur  vouloit  faire ,  sans  leur  donner  le  loi- 
sir d'en  délibérer  entre  eux,  même  d'y  pen- 
ser, et  dans  un  temps  où  la  bourgeoisie, 


DELA     MONTAGNE.  Zjl 

mal  instruite  de  l'histoire  de  son  gouverne- 
ment, s'en  laissoit  aisément  imposer  par  le 
magistrat. 

Mais  un  moyen  de  nullité  plus  grave  en- 
core ,  est  la  violation  de  l'édit  dans  sa  partie 
à  cet  égard  la  plus  importante,  savoir  la  ma- 
nière de  déchiffrer  les  billets  ou  de  compter 
les  voix.  Car  dans  l'article  IV  de  l'édit  de 
1707,  il  est  dit  qu'on  établira  quatre  secré- 
taires ad  actum  pour  recueillir  les  suffrages , 
deux  des  deux  cents  et  deux  du  peuple,  les- 
quels seront  choisis  sur-le-champ  par  M.  le 
premier  syndic ,  et  prêteront  serment  dans 
le  temple  :  et  toutefois,  dans  le  conseil  gêné  - 
rai  de  1712,  sans  aucun  égard  à  l'édit  pré- 
cédent, on  fait  recueillir  les  suffrages  par 
les  deux  secrétaires  d'état.  Quelle  fut  donc- 
la  raison  de  ce  changement ,  et  pourquoi 
cette  manœuvre  illégale  dans  un  point  si 
capital ,  comme  si  l'on  eût  voulu  transgres- 
ser à  plaisir  la  loi  qui  venoit  d'être  faite  ?  On 
commence  par  violer  dans  un  article  l'édit 
qu'on  veut  annuller  dans  un  autre!  Cette 
démarche  bst  -  elle  régulière  ?  Si ,  comme 
porte  cet  édit  de  révocation ,  lavis  du  con- 

Aa  2 


S72  LETTRES 

seil  fat  approuvé  presque  unanimement  (a), 
pourquoi  donc  la  surprise  et  la  consterna- 

fa  )  Par  la  manière  dont  il  m'est  rapporté  qu'on 
s'y  prit,  cette  unanimité  n'étoit  pas  difficile  à  ob- 
tenir ,  et  il  ne  tint  qu'à  ces  messieurs  de  la  rendre 
complète. 

Avant  l'assemblée,  le  secrétaire  d'état  Mestre- 
zat  dit  :  Laissez-les  venir  ;  je  les  tiens.  Il  emplo}7a, 
dit-on,  pour  cette  fin,  les  deux  mots  approba- 
tion et  réfection  ,  qui,  depuis,  sont  demeurés  en 
usage  dans  les  billets  :  en  sorte  que  ,  quelque  parti 
qu'on  prît,  tout  revenoit  au  même.  Car,  si  on 
choisissoit  approbation  ,  l'on  approuvoit  l'avis  des 
conseils  ,  qui  rejetoit  l'assemblée  périodique;  et  si 
l'on  prenoit  rêjection ,  l'on  rejetoit  l'assemblée  pé- 
riodique. Je  n'invente  pas  ce  fait ,  et  je  ne  le  rap- 
porte pas  sans  autorité  ;  je  prie  le  lecteur  de  le 
croire  :  mais  je  dois  à  la  vérité  de  dire  qu'il  ne 
me  vient  pas  de  Genève ,  et  à  la  justice ,  d'ajou- 
ter que  je  ne  le  crois  pas  vrai  :  je  sais  seulement 
que  l'équivoque  de  ces  deux  mots  abusa  bien  des 
votans  sur  celui  qu'ils  dévoient  choisir  pour  expri- 
mer lfiur  intention  ,  et  j'avoue  encore  que  je  ne 
puis  imaginer  aucun  motif  honnête,  ni  aucune 
excuse  légitime  à  la  transgression  de  la  loi,  dans 
le  recueillement  des  suffrages.  Rien  ne  prouve 
mieux  la  terreur  dont  le  peuple  étoit  saisi ,  que  le 
silence  avec  lequel  il  laissa  passer  cette  irrégularité. 


DE     LA     MONTAGNE.  3^3 

tion  que  marquoient  les  citoyens  en  sortant 
du  conseil,  tandis  qu'on  voyoit  un  air  de 
triomphe  et  de  satisfaction  sur  les  visages 
des  magistrats  (a)?  Ces  différentes  conte- 
nances sont-  elles  naturelles  à  gens  qui  vien- 
nent d'être  unanimement  du  môme  avis? 

Ainsi  donc  ,  pour  arracher  cet  édit  de  ré- 
vocation ,  Ton  usa  de  terreur,  de  surprise  , 
vraisemblablement  de  fraude,  et,  tout  au 
moins,  on  viola  certainement  la  loi.  Qu'on 
juge  si  ces  caractères  sont  compatibles  avec 
ceux  d'une  loi  sacrée ,  comme  on  affecte  de 
l'appeller. 

Mais  supposons  que  cette  révocation  soit 
légitime,  et  qu'on  n'en  ait  pas  enfreint  les 
conditions  (b);  quel  autre  effet  peut-on  lui 
donner,  que  de  remettre  les  choses  sur  le 
pied  où  elles  étoient  avant  l'établissement 

(a)  Ils  disoient  entre  eux  en  sortant,  et  bien 
d'autres  l'entendirent  :  JYous  venons  défaire  un,e 
grande  journée.  Le  lendemain  nombre  de  citoyens 
furent  se  plaindre  qu'on  les  avoit  trompé»  ,  et 
qu'ils  n'a  voient  point  entendu  rejeter  les  assem- 
blées générales  ,  mais  l'avis  des  conseils.  On  se 
moqua  d'eux. 

(b)  Ces  conditions  portent  qu'aucun   change- 

Aa  5 


^74  LETTRES 

de  la  loi  révoquée  ,  et  par  conséquent  la 
bourgeoisie  dans  le  droit  dont  elle  étoit  en 
possession  ?  Quand  on  casse  une  transac- 
tion, les  parties  ne  restent-elles  pas  comme 
elles  étoient  avant  quelle  fût  passée  ? 

Convenons  que  ces  conseils  généraux  pé- 
riodiques nauroient  eu  qu'un  seul  incon- 
vénient ,  mais  terrible  ;  c'eût  été  de  forcer 
les  magistrats  et  tous  les  ordres  de  se  con- 
tenir dans  les  bornes  de  leurs  devoirs  et  de 
leurs  droits.  Par  cela  seul  je  sais  que  ces 
assemblées  si  effarouchantes  ne  seront  ja- 
mais rétablies  ,  non  plus  que  celles  de  la 
bourgeoisie  par  compagnies  ;  mais  aussi 
n'est-ce  pas  de  cela  qu'il  s'agit?  je  n'examine 
point  ici  ce  qui  doit  ou  ne  doit  pas  se  faire , 
ce  qu'on  fera  ni  ce  qu'on  ne  fera  pas.  Les 
expédiens  que  j'indique  simplement  comme 
possibles  et  faciles,  comme  tirés  de  votre 
constitution,  n'étant  plus  conformes  aux 
nouveaux  édits ,  ne  peuvent  passer  que  du 


ment  à  i'èdit  ri1  aura  force  ,  qu'il  n'ait  été  approuvé 
dans  ce  souverain  conseil.  Reste  donc  à  savoir  sj[ 
les  infractions  de  l'édit  ne  sont  pas  des  change- 
jpens.à  X édit? 


DE     LA     MONTAGNE.  3^5 

consentement  des  conseils  ,  et  mon  avis 
n'est  assurément  pas  quon  les  leur  pro- 
pose :  mais  adoptant  un  moment  la  suppo- 
sition de  Fauteur  des  lettres,  je  résous  dee 
objections  frivoles  ;  je  fais  voir  qu'il  cherchs 
dans  la  nature  des  choses  des  obstacles  qui 
n'y  sont  point,  qu'ils  ne  sont  tous  que  dans 
la  mauvaise  volonté  du  conseil,  et  qu'il  y 
avoit ,  s'il  l'eût  voulu ,  cent  moyens  de  lever 
ces  prétendus  obstacles ,  sans  altérer  la  con- 
stitution, sans  troubler  l'ordre,  et  sans  ja- 
mais exposer  le  repos  public. 

Mais  ,  pour  rentrer  dans  la  question  ,  te- 
nons-nous exactement  au  dernier  édit;  et 
vous  n'y  verrez  pas  une  seule  difficulté 
réelle  contre  l'effet  nécessaire  du  droit  de 
représentation. 

1.  Celle  d'abord  de  fixer  le  nombre  de& 
représentans  est  vaine  par  l'édit  même, 
qui  ne  fait  aucune  distinction  du  nombre, 
et  ne  donne  pas  moins  de  force  à  la  repré- 
sentation d'un  seul  qu'à  celle  de  cent. 

2.  Celle  de  donner  à  des  particuliers  le 
droit  de  faire  assembler  le  conseil  général 
est  vaine  encore ,  puisque  ce  droit ,  dange- 
reux ou  non ,  ne  résulte  pas  de  l'effet  né- 

Aa  4 


3j6  LETTRES 

cessaire  des  représentations.  Comme  il  y  a 
tons  les  ans  deux  conseils  généraux  pour  les 
élections,  il  n'en  faut  point  pour  cet  effet 
assembler  d'extraordinaire.  Il  suffit  que  la 
représentation  ,  après  avoir  été  examinée 
dans  les  conseils,  soit  portée  au  plus  pro- 
chain conseil  général ,  quand  elle  est  déna- 
ture à  l'être  (a).  La  séance  n'en  sera  pas 
même  prolongée  d'une  heure,  comme  il  est 
manifeste  à  qui  connoît  Tordre  observé  dans 
ces  assemblées.  Il  faut  seulement  prendre  la 
précaution  que  la  proposition  passe  aux  voix 
avant  les  élections  :  car  si  Ton  attendoit  que 
l'élection  fût  faite,  les  syndics  ne  manque- 
roient  pas  de  rompre  aussitôt  l'assemblée  , 
comme  ils  firent  en  1735. 

5.  Celle  de  multiplier  les  conseils  géné- 
raux est  levée  avec  la  précédente;  et  quand 
elle  ne  le  seroit  pas,  où  seroient  les  dangers 
qu'on  y  trouve  ?  c'est  ce  que  je  ne  saurois 
voir. 

On   frémit   en  lisant  rénumération    de 


(a)  J'ai  distingué  ci-devant  les  cas  où  les  con- 
seils sont  tenus  de  l'y  porter,  et  ceux  où  ils  ne 
le  sont  pas. 


DE     LA     M  O  N  T  A  G  X  E.  077 

ces  dangers  dans  les  lettres  écrites  de  la 
campagne  ,  dans  fédit  de  1712,  dans  la  ha- 
ranaue  de  M.  Chouet  :  mais  vérifions.  Ce 
dernier  dit  que  la  république  ne  fut  tran- 
quille que  quand  ces  assemblées  devinrent 
plus  rares.  Il  y  a  là  une  petite  inversion  à  ré- 
tablir. Il  falloit  dire  que  ces  assemblées  de- 
vinrent plus  rares  quand  la  république  fut 
tranquille.  Lisez,  monsieur,  les  fastes  de 
votre  ville  durant  le  seizième  siècle.  Com- 
ment secoua- t-elle  le  double  joug  qui  le- 
crasoit?  Comment  étouffa- t-elle  les  factions 
qui  la  déchiroient?  Comment  résista- t-elle 
à  ses  voisins  avides ,  qui  ne  la  secouroient 
que  pour  l'asservir?  Comment  s'établit  dans 
son  sein  la  liberté  évangélique  et  politique? 
Comment  sa  constitution  prit- elle  de  la 
consistance?  Comment  se  forma  le  système 
de  son  gouvernement  ?  L'histoire  de  ces 
mémorables  temps  est  un  enchaînement 
de  prodiges.  Les  tyrans  ,  les  voisins  ,  les 
ennemis,  les  amis,  les  sujets,  les  citoyens, 
la  guerre,  la  peste,  la  famine,  tout  sem- 
bloit  concourir  à  la  perte  de  cette  malheu- 
reuse ville.  On  conçoit  à  peine  comment 
un  état  déjà  formé  eut  pu  échapper  à  tous 


5j&  LETTRES 

ces  périls.  Non  seulement  Genève  en  échap- 
pe, mais  c'est  durant  ces  crises  terribles  que 
se  consomme  le  grand  ouvrage  de  sa  légis- 
lation. Ce  fut  par  ses  fréquens  conseils  gé- 
néraux (a) ,  ce  fut  par  la  prudence  et  la 
fermeté  que  ses  citoyens  y  portèrent,  qu  ils 
vainquirent  enfin  tous  les  obstacles,  et  ren- 
dirent leur  ville  libre  et  tranquille,  de  sujette 
et  déchirée  qu'elle  étoit  auparavant;  ce  fut 
après  avoir  tout  mis  en  ordre  au  dedans 
qu'ils  se  virent  en  état  de  faire  au  dehors 
la  guerre  avec  gloire.  Alors  le  conseil  sou- 
verain avoit  fini  ses  fonctions  ;  c  étoit  au 
gouvernement  de  faire  les  siennes  :  il  ne  res- 
toît  plus  aux  Genevois  qu'à  défendre  la  li- 
berté qu'ils  venoient  d'établir  ,  et  à  se  mon- 

(a )  Comme  on  les  assembloit  alors  dans  tous  les 
cas  ardus,  selon  les  édits,  et  que  ces  cas  ardus 
Fevenoient  très  souvent  dans  ces  temps  orageux, 
le  conseil  général  étoit  alors  plus  fréquemment 
convoqué  que  n'est  aujourd'hui  le  deux  cent.  Qu'on 
en  juge  par  une  seule  époque.  Durant  les  huit  pre- 
miers mois  de  l'année  i5/[Q,  il  se  tint  dix-huit  con- 
seils généraux;  et  cette  année  n'eut  rien  de  plus  ex- 
traordinaire que  celles  qui  avoient  précédé  et  que 
eelles  qui  suivirent. 


DE     LA     MONTAGNE.  5jg 

trer  aussi  braves  soldats  en  campagne  qu  ils 
s'étoient  montrés  dignes  citoyens  au  con- 
seil :  c'est  ce  qu'ils  firent.  Vos  annales  at- 
testent par-tout  l'utilité  des  conseils  géné- 
raux ;  vos  messieurs  n'y  voient  que  des 
maux  effroyables.  Us  font  l'objection,  mais 
Thistoire  la  résout. 

4.  Celle  de  s'exposer  aux  saillies  du  peu- 
ple ,  quand  on  avoisine  de  grandes  puissan- 
ces ,  se  résout  de  même.  Je  ne  sache  point 
en  ceci  de  meilleure  réponse  à  des  sophis- 
mes,  que  des  faits  constans.  Toutes  les  x& 
solutions  des  conseils  généraux  ont  été 
dans  tous  les  temps  aussi  pleines  de  sagesse 
que  de  courage;  jamais  elles  ne 'furent 
insolentes  ni  lâches:  on  y  a  quelquefois  juré 
de  mourir  pour  la  patrie  ;  mais  jr#défie  qu'on 
m'en  cite  un  seul,  même  de  ceux  où  le  peu- 
ple a  le  plus  influé ,  dans  lequel  on  ait  par 
étourderie  indisposé  les  puissances  voisi- 
nes ,  non  plus  qu'un  seul  où  l'on  ait  rampé 
devant  elles.  Je  ne  ferois  pas  un  pareil  défi 
pour  tous  les  arrêtés  du  petit  conseil  :  mais 
passons.  Quand  il  s'agit  de  nouvelles  résolu- 
tions à  prendre ,  c'est  aux  conseils  inférieurs 


38o  LETTRES 

de  les  proposer,  au  conseil  général  de  les 
rejeter  ou  de  les  admettre  ;  il  ne  peut  rien 
faire  de  plus,  on  ne  dispute  pas  de  cela: 
cette  objection  porte  donc  à  faux. 

5.  Celle  de  jeter  du  doute  et  de  l'obscu- 
rité sur  toutes  les  lo's  n'est  pas  plus  solide, 
parcequil  ne  s'agit  pas  ici  dîme  interpréta- 
tion vague,  générale,  et  susceptible  de  sub- 
tilités, mais  d'une  application  nette  et  pré- 
cise d'un  fait  à  la  loi.  Le  magistrat  peut 
avoir  ses  raisons  pour  trouver  obscure  une 
chose  claire,  mais  cela  n'en  détruit  pas  la 
clarté.  Ces  messieurs  dénaturent  la  ques- 
tion. Montrer  par  ia  lettre  d'une  loi  qu'elle 
a  été  violée,  n'est  pas  proposer  des  doutes 
sur  cette  loi.  S'il  y  a  dans  les  termes  de  la 
loi  un  seul  sens  selon  lequel  le  fait  soit  jus- 
tifié, le  conseil,  dans  sa  réponse,  ne  man- 
quera pas  d'établir  ce  sens.  Alors  la  repré- 
sentation perd  sa  force;  et  si  l'on  y  persiste , 
elle  tombe  infailliblement  en  conseil  géné- 
ral :  car  l'intérêt  de  tous  est  trop  grand, 
trop  présent,  trop  sensible,  sur-tout  dans 
une  ville  de  commerce,  pour  que  la  géné- 
ralité veuille  jamais  ébranler  l'autorité,  le 


DE     LA     MONTAGNE.  38 1 

gouvernement,  la  législation,  en  pronon- 
çant qu'une  loi  a  été  transgressée,  lorsqu'il 
est  possible  quelle  ne  Tait  pas  été. 

C'est  au  législateur,  c'est  au  rédacteur 
des  lois  à  n'en  pas  laisser  les  termes  équivo- 
ques. Quand  ils  le  sont,  c'est  à  l'équité  du 
magistrat  d'en  fixer  le  sens  dans  la  pratique  : 
quand  la  loi  a  plusieurs  sens,  il  use  de  son 
droit  en  préférant  celui  qu'il  lui  plaît;  mais 
ce  droit  ne  va  point  jusqu'à  changer  le  sens 
littéral  des  lois,  et  à  leur  en  donner  un 
qu'elles  n'ont  pas-,  autrement  il  n'y  auroit 
plus  de  loi.  La  question  ainsi  posée  est  si 
nette,  qu'il  est  facile  au  bon  sens  de  pro- 
noncer, et  ce  bon  sens  qui  prononce  se 
trouve  alors  dans  le  conseil  général.  Loin 
que  de  là  naissent  des  discussions  intermi- 
nables ,  c'est  par  là  qu'au  contraire  on  les 
prévient;  c'est  parla  qu'élevant  les  édits 
au-dessus  des  interprétations  arbitraires  et 
particulières,  que  l'intérêt  ou  la  passion 
peut  suggérer,  on  est  sûr  qu'ils  disent  tou- 
jours ce  qu'ils  disent,  et  que  las  particu- 
liers ne  sont  plus  en  doute,  sur  chaque 
affaire,  du  sens  qu'il  plaira  au  magistrat  de 
donner  à  la  loi.   N'est-il  pas  clair  que  les 


582  LETTRE* 

difficultés  dont  il  s'agit  maintenant  n'existe- 
roient  plus ,  si  Ton  eût  pris  d'abord  ce  moyen 
de  les  résoudre  ? 

6.  Celle  de  soumettre  les  conseils  aux 
ordres  des  citoyens  est  ridicule.  Il  est  cer- 
tain que  des  représentations  ne  sont  pas  des 
ordres ,  non  plus  que  la  requête  d'un  homme 
qui  demande  justice  n'est  pas  un  ordre  ; 
mais  le  magistrat  n'en  est  pas  moins  obligé 
de  rendre  au  suppliant  la  justice  qu'il  de- 
mande ,  et  le  conseil  de  faire  droit  sur  les 
représentations  des  citoyens  et  bourgeois. 
Quoique  les  magistrats  soient  les  supérieurs 
des  particuliers,  cette  supériorité  ne  les 
dispense  pas  d'accorder  à  leurs  inférieurs 
ce  quils  leur  doivent;  et  les  termes  respec- 
tueux qu'emploient  ceux-ci  pour  les  deman- 
der, notent  rien  au  droit  qu'ils  ont  de 
l'obtenir.  Une  représentation  est,  si  l'on 
veut,  un  ordre  donné  au  conseil,  comme 
elle  est  un  ordre  donné  au  premier  syndic  à 
qui  on  la  présente,  de  la  communiquer  au 
conseil  ;  car  c'est  ce  quil  est  toujours  obligé 
de  faire,  soit  qu'il  approuve  la  représenta- 
tion ,  soit  qu'il  ne  l'approuve  pas. 

Au  reste,  quand  le  conseil  tire  avantage 


DE     LA     MONTAGNE.  383 

du  mot  de  représentation  qui  marque  infério- 
rité ;  en  disant  une  chose  que  personne  ne 
dispute,  il  oublie  cependant  que  ce  mot 
employé  dans  le  règlement  n'est  pas  dans 
Tédit  auquel  il  renvoie,  mais  bien  celui  de 
remontrances ,  qui  présente  un  tout  autre 
sens  :  à  quoi  Ton  peut  ajouter  qu'il  y  a  de  la 
différence  entre  les  remontrances  qu'un 
corps  de  magistrature  fait  à  son  souverain , 
et  celles  que  des  membres  du  souverain  font 
à  un  corps  de  magistrature.  Vous  direz  que 
j'ai  tort  de  répondre  à  une  pareille  objection; 
mais  elle  vaut  bien  la  plupart  des  autres. 

7.  Celle  enfin  d'un  homme  en  crédit 
contestant  le  sens  bu  l'application  d'une 
loi  qui  le  condamne,  et  séduisant  le  public 
en  sa  faveur,  est  telle  que  je  crois  devoir 
m'abstenir  de  la  qualifier.  Eh  !  qui  donc  a 
connu  la  bourgeoisie  de  Genève  pour  un 
peuple  servile  ,  ardent,  imitateur,  stupide, 
ennemi  des  lois,  et  si  prompt  à  s'enilammer 
pour  les  intérêts  d' autrui  ?  Il  faut  que  chacun 
ait  bien  vu  le  sien  compromis  dans  les 
affaires  publiques,  avant  qu'il  puisse  se 
résoudre  à  s'en  mêler. 

Souvent  l'injustice  et  la  fraude  trouvent 


384  LETTRES 

des  protecteurs;  jamais  elles  n'ont  le  public 
pour  elles  :  c'est  en  ceci  que  la  voix  du 
peuple  est  la  voix  de  Dieu  ;  mais  malheu- 
reusement cette  voix  sacrée  est  toujours 
foible  dans  les  affaires  contre  le  cri  de  la 
puissance,  et  la  plainte  de  l'innocence  op- 
primée s'exhale  en  murmures  méprisés  par 
la  tyrannie.  Tout  ce  qui  se  fait  par  brigue 
et  séduction ,  se  fait  par  préférence  au  profit 
de  ceux  qui  gourvernent;  cela  ne  sauroit 
être  autrement.  La  ruse,  le  préjugé,  l'inté- 
rêt, la  crainte,  l'espoir,  la  vanité,  les  cou- 
leurs spécieuses ,  un  air  d'ordre  et  de  subor- 
dination ,  tout  est  pour  des  hommes  habiles, 
constitués  en  autorité  et  versés  dans  l'art 
d'abuser  le  peuple.  Quand  il  s'agit  d'oppo- 
ser l'adresse  à  l'adresse,  ou  le  crédit  au 
crédit,  quel  avantage  immense  n'ont  pas 
dans  une  petite  ville  les  premières  familles, 
toujours  unies  pour  dominer,  leurs  amis, 
leurs  cliens,  leurs  créatures,  tout  cela  joint 
à  tout  le  pouvoir  des  conseils,  pour  é:  raser 
des  particuliers  qui  oseroient  leur  faire  tête, 
avec  des  sophismes  pour  toutes  armes  ? 
Voyez  autour  de  vous  uans  cet  instant 
même.  L'appui  des  lois,  l'équité,  la  vérité, 

l'évidence, 


DE      LA     MONTAGNE.  585 

l'évidence,  l'intérêt  commun,  le  soin  de  la 
sûreté  particulière,  tout  ce  qui  devroit  en- 
traîner la  foule,  suffit  à  peine  pour  protéger 
des  citoyens  respectés,  qui  réclament  contre 
l'iniquité  la  plus  manifeste;  et  Ton  veut  que , 
chez  un  peuple  éclairé,  l'intérêt  d'un  brouil- 
lon fasse  plus  de  partisans  que  n'en  peut 
faire  celui  'de  létat  !  Ou  je  connois  mal 
votre  bourgeoisie  et  vos  chefs  ,  ou  si  jamais 
il  se  fait  une  seule  représentation  mal  fon- 
dée, ce  qui  n'est  pas  encore  arrivé  que  je 
sache,  l'auteur,  s'il  n'est  méprisable,  est  un 
homme  perdu. 

Est -il  besoin  de  réfuter  des  objections 
de  cette  espèce ,  quand  on  parle  à  des  Ge- 
nevois? Y  a-t-il  dans  votre  ville  un  seul 
homme  qui  n'en  sente  la  mauvaise  foi?  et 
peut-on  sérieusement  balancer  l'usage  d'un 
droit  sacré ,  fondamental,  confirmé ,  néces- 
saire, par  des  inconvéniens  chimériques, 
que  ceux  mêmes  qui  les  objectent  savent, 
mieux  que  personne,  ne  pouvoir  exister; 
tandis  qu'au  contraire  ce  droit  enfreint 
ouvre  la  porte  aux  excès  de  la  plus  odieuse 
oligarchie  ,  au  point  qu'on  la  voit  attenter 
déjà  sans  prétexte  à  la  liberté  des  citoyens, 
Tome  g.  B  b 


386  LETTRES 

et  s^arroger  hautement  le  pouvoir  de  les 
emprisonner  sans  astriction  ni  condition, 
sans  formalité  d'aucune  espèce  ,  contre  la 
teneur  des  lois  les  plus  précises  ,  et  malgré 
toutes  les  protestations  ? 

L'explication  qu'on  ose  donner  à  ces  lois 
est  plus  insultante  encore  que  la  tyrannie 
qu1  on  exerce  en  leur  nom.  De  quels  raison- 
nemens  on  vous  paie  !  Ce  n'est  pas  assez  de 
vous  traiter  enesclaves,  si  Ton  ne  vous  traite 
encore  en  enfans.  Eh  dieu  !  comment  a-t-on 
pu  mettre  en  doute  des  questions  aussi  clai- 
res ,  comment  a-t-on  pu  les  embrouiller  à  ce 
point?  Voyez,  monsieur,  si  les  poser  nest 
pas  les  résoudre.  En  finissant  par  là  cette 
lettre  ,  j'espère  ne  lapas  alonger  de  beau- 
coup. 

Un  homme  peut  être  constitué  prison- 
nier de  trois  manières;  Tune,  à  l'instance 
d'un  autre  homme ,  qui  fait  contre  lui  par- 
tie formelle;  la  seconde,  étant  surpris  en 
flagrant  délit,  et  saisi  sur-le-champ,  ou, 
ce  qui  revient  au  même,  pour  crime  no- 
toire ,  dont  le  public  est  témoin  ;  et  la  troi- 
sième, d'office,  par  la  simple  autorité  du 
magistrat ,  sur  des  avis  secrets.,  sur  <Jes  iu- 


DE     LA     MONTAGNE.  38j 

dîces  ,  ou  sur  d'autres  raisons  qu'il  trouve 
suffisantes. 

Dans  le  premier  cas,  il  est  ordonné  par 
les  lois  de  Genève  que  l'accusateur  revête 
les  prisons,  ainsi  que  l'accusé;  et  de  plus, 
s'il  n'est  pas  solvable  ,  qu'il  donne  caution 
des  dépens  et  de  l'adjugé.  Ainsi  Ton  a  de  ce 
côté,  dans  l'intérêt  de  l'accusateur,  une  sû- 
reté raisonnable  que  le  prévenu  n'est  pas 
arrêté  injustement. 

Dans  le  second  cas ,  la  preuve  est  dans 
le  fait  même  ,  et  l'accusé  est  en  quelque 
sorte  convaincu  par  sa  propre  détention. 

Mais  dans  le  troisième  cas ,  on  n'a  m  la. 
même  sûreté  que  dans  le  premier,  ni  la. 
même  évidence  que  dans  le  second;  et  c'est 
pour  ce  dernier  cas  que  la  loi ,  supposant  le 
magistrat  équitable ,  prend  seulement  des 
mesures  pour  qu'il  ne  soit  pas  surpris. 

Voilà  les  principes  sur  lesquels  le  législa- 
teur se  dirige  dans  ces  trois  cas  ;  en  voici 
maintenant  l'application. 

Dans  le  cas  de  la  partie  formelle,  on  a, 
dès  le  commencement ,  un  procès  en  règle 
quil  faut  suivre  dans  toutes  les  formes  judi- 
ciaires :  c'est  pourquoi  l'affaire  est  d'abord 

Bb  s 


588  LETTRES 

traitée  en  première  instance.  L'emprison- 
nement ne  peut  être  fait,  si,  parties  ouies , 
il  ri  'a  été  permis  par  justice  (  a  ).  Vous  savez 
que  ce  qu  on  appelle  à  Genève  la  justice  est 
le  tribunal  du  lieutenant  et  de  ses  assistans, 
appelles  auditeurs.  Ainsi,  c'est  à  ces  magis- 
trats et  non  à  d'autres ,  pas  même  aux  syn- 
dics, que  la  plainte  en  pareil  cas  doit  être 
portée  ;  c'est  à  eux  d'ordonner  l'emprison- 
nement des  deux  parties  ,  sauf  alors  le  re- 
cours de  l'une  des  deux  aux  syndics  ,  si,  se- 
lon les  termes  de  l'édit ,  elle  se  sentoit  grevée 
par  ce  qui  aura  été  ordonné  (b).  Les  trois 
premiers  articles  du  titre  XII  sur  les  ma- 
tières criminelles  se  rapportent  évidem- 
ment à  ce  cas-là. 

Dans  le  cas  du  flagrant  délit,  soit  pour 
crime,  soit  pour  excès  que  la  police  doit  pu- 
nir, il  est  permis  à  toute  personne  d'arrêter 
le  coupable  ;  mais  il  n'y  a  que  les  magistrats 
chargés  de  quelque  partie  du  pouvoir  exé- 
cutif, tels  que  les  syndics ,  le  conseil ,  le 
lieutenant ,  un  auditeur ,  qui  puissent  l'é- 


(a)  Edits  civils,  tit.  XII,  art.    i. 
{b)  Edits  civils,  art.  a. 


DE     LA     MONTAGNE.  38g 

crouer  ;  un  conseiller  ni  plusieurs  ne  le 
pourraient  pas  ;  et  le  prisonnier  doit  être 
interrogé  dans  les  vingt-quatre  heures.  Les 
articles  suivans  du  même  éclit  se  rappor- 
tent uniquement  à  ce  second  cas ,  comme 
il  est  clair,  tant  par  Tordre  de  la  matière 
que  par  le  nom  de  criminel  donné  au  pré- 
venu ,  puisqu'il  n'y  a  que  le  seul  cas  du  fla- 
grant délit  ou  du  crime  notoire,  où  l'on 
puisse  appeller  criminel  un  accusé  ,  avant 
que  son  procès  lui  soit  fait.  Que  si  Ton 
s'obstine  à  vouloir  qu'accusé  et  criminel 
soient  synonymes,  il  faudra,  parce  même 
langage  ,  qa  innocent  et  criminel  le  soient 
aussi. 

Dans  le  reste  du  titre  XII  il  n'est  plus 
question  d'emprisonnement  ;  et  depuis  l'ar- 
ticle g  inclusivement ,  tout  roule  sur  la  pro- 
cédure et  sur  la  forme  du  jugement,  dans 
tonte  espèce  de  procès  criminel.  Il  n'est 
point  parlé  des  emprisonnemens  faits  d'of- 
fice. 

Mais  il  en  est  parlé  dans  l'édit  politique 
sur  l'office  des  quatre  syndics.  Pourquoi 
cela  ?  pareeque  cet  article  tient  immédia- 
tement à  la  liberté  civile,   que  le  pouvoir 

Bb  5 


Of")0  LETTRES 

exercé  sur  ce  point  par  le  magistrat  est  un 
acte  de  gouvernement  plutôt  que  de  ma- 
gistrature ,  et  qu'un  simple  tribunal  de  jus- 
tice ne  doit  pas  être  revêtu  d'un  pareil  pou- 
voir. Aussi  redit  l'accorde- t-il  aux  syndics 
seuls  ,  non  au  lieutenant  ni  à  aucun  autre 


magistrat. 


Or ,  pour  garantir  les  syndics  de  la  sur- 
prise dont  j'ai  parlé,  l'édit  leur  prescrit  de 
mander  premièrement  ceux  qu'il  appartien- 
dra d'examiner,  d'interroger ,  et  enfin  de 
faire  emprisonner  si  mestierest.  Je  crois  que, 
dans  un  pays  libre,  la  loi  ne  pouvoit  pas 
moins  faire  pour  mettre  un  frein  à  ce  terri- 
ble pouvoir.  Il  faut  que  les  citoyens  aient 
toutes  les  sûretés  raisonnables  qu'en  fai- 
sant leur  devoir  ils  pourront  coucher  dans 
leur  lit. 

L'article  suivant  du  même  titre  rentre , 
comme  il  est  manifeste ,  dans  le  cas  du  cri; 
me  notoire  et  du  flagrant  délit  ;  de  même 
que  l'article  premier  du  titre  des  matières 
criminelles,  dans  le  même  édit  politique. 
Tout  cela  peut  paraître  une  répétition  : 
mais ,  dans  l'édit  civil ,  la  matière  est  consi- 
dérée quant  à  l'exercice  de  la  justice ,   et 


US     LA     MONTAGNE.  %î; 

dans  Tédit  politique ,  quant  à  la  sûreté  des 
citoyens.  D'ailleurs,  les  lois  ayant  été  fai- 
tes en  différens  temps-,  et  ces  lois  étant 
l'ouvrage  des- hommes ,  on  n'y  doit  pas  cher- 
cher un  ordre  qui  ne  se  démente  jamais  et 
une  perfection  sans  défaut.  Il  suffit  qu'en 
méditant  sur  le  tout  et  en  comparant  les  ar- 
ticles, ont  y  découvre  l'esprit  du  législateur 
et  les  raisons  du  dispositif  de  son  ouvrage. 

Ajoutez  une  réflexion.  Ces  droits  si  judi- 
cieusement combinés ,  ces>  droits  réclamés 
par  les  représentans  en  vertu  des  édits-,. 
vous  en  jouissiez  sous  la  souveraineté  des 
évoques ,  Neufchâtel  en  jouit  sous  ses  prin- 
ces ;  et  à  vous,  républicains,  on  veut  les 
oter  !  Voyez  les  articles  X ,  XI ,  et  plusieurs 
autres  des  franchises  de  Genève  dans  l'acte 
d'Ademarus  Fabri.  Ce  monument  n'est  pas- 
moins  respectable  aux  Genevois  que  ne 
Test  aux  Anglois  la  grande  chartre  encore 
plus  ancienne  ;  et  je  doute  qu'on  fût  bien 
venu   chez  ces    derniers   à  parler  de  leur 
chartre  avec  autant  de  mépris  que  fauteur 
des  lettres  ose  en  marquer  pour  la  vôtre. 
11  prétend  qu'elle  a  été  abrogée  par  les 

Bb-4 


3t)2  LETTRES 

constitutions  de  la  république  (a).  Mais  au 
contraire  je  vois  très  souvent  dans  vos  édits 
ce  mot,  comme  d'ancienneté ,  qui  renvoie 
aux  usages  anciens  ,  par  conséquent  aux 
droits  sur  lesquels  ils  étoient  fondés  ;  et 
comme  si  l'évêque  eût  prévu  que  ceux  qui 
dévoient  protéger  les  franchises,  les  atta- 
queroient ,  je  vois  qu'il  déclare  dans  l'acte 
même  qu'elles  seront  perpétuelles  ,  sans 
que  le  non -usage  ni  aucune  prescription 
les  puisse  abolir.  Voici ,  vous  en  convien- 
drez ,  une  opposition  bien  singulière.  Le 
savant  syndic  Chouetdit,  dans  son  mémoire 
à  myiord  Towsend ,  que  le  peuple  de  Ge- 
nève entra  ,  par  la  réformation  ,  dans  les 
droits  de  l'évêque,  qui  étoit  prince  temporel 
et  spirituel  de  cette  ville  :  fauteur  des  lettres 
nous  assure  au  contraire  que  ce  même  peu- 

(û)  C'étoit  par  une  logique  toute  semblable  qu'en 
1742  ,  on  n'eut  aucun  égard  au  traité  de  Scleure 
de  ÏO79  soutenant  qu'il  étoit  suranné,  quoiqu'il 
fût  déclaré  perpétuel  dans.f  acte  même,  qu'il  n'ait 
jamais  été  abrogé  par  aucun  autre,  et  qu'il  ait  été 
rappelle  plusieurs  fois,  notamment  dans  l'acte  de 
médiation. 


DE     LA     MONTAGNE.  OC)3 

pie  perdit  en  cette  occasion  les  franchises 
que  Févêque  lui  avoit  accordées.  Auquel 
des  deux  croirons-nous? 

Quoi  !  vous  perdez,  étant  libres, des  droits 
dont  vous  jouissiez  étant  sujets  !  Vos  magis- 
trats vous  dépouillent  de  ceux  que  vous  ac- 
cordèrent vos  princes  !  Si  telle  est  la  liberté 
que  vous  ont  acquise  vos  pères  ,  vous  avez 
de  quoi  regretter  le  sang  qu'ils  versèrent 
pour  elle.  Cet  acte  singulier  qui  vous  ren- 
dant souverains  vous  ôta  vos  franchises  , 
valoir,  bien,  ce  me  semble,  la  peine  d'être 
énoncé  ;  et  du  moins ,  pour  le  rendre  croya- 
ble, on  ne  pou  voit  le  rendre  trop  solemnel. 
Où  est-il  donc  cet  acte  d  abrogation?  Assu- 
rément, pour  se  prévaloir  d'une  pièce  aussi 
bizarre ,  le  moins  qu'on  puisse  faire  est  de 
commencer  par  la  montrer. 

De  tout  ceci  je  crois  pouvoir  conclure 
avec  certitude,  qu'en  aucun  cas  possible, 
la  loi  dans  Genève  n'accorde  aux  syndics , 
ni  à  personne  ,  le  droit  absolu  d'emprison- 
ner les  particuliers  sans  astriction  ni  condi- 
tion. Mais  n'importe  :  le  conseil  en  réponse 
aux  représentations  établit  ce  droit  sans  repli- 


5g4  LETTRES 

que.  Il  n'en  coûte  que  de  vouloir,  et  le  voila 
en  possession.  Telle  est  la  commodité  du 
droit  négatif. 

Je  me  proposois  de  montrer  dans  cette 
lettre  que  le  droit  de  représentation ,  inti- 
mement lié  à  la  forme  de  votre  constitution  9 
n'étoit  pas  un  droit  illusoire  et  vain  ;  mais- 
qu'ayant  été  formellement  établi  par  l'édit 
de  1707,  confirmé  par  celui  de  1738,  il  de- 
voit  nécessairement  avoir  un  effet  réel  \  que 
cet  effet  n'avoit  pas  été  stipulé  dans l'acte 
de  la  médiation  ,  parcequil  ne  letoit  pas- 
dans  Tédit;  et  qu'il  ne  l'avoit  pas  été  clans 
Tédit ,  tant  parcequil  résultoit  alors  par  lui- 
même  de  la  nature  de  votre  constitution  r 
que  parceque  le  même  édit  en  établissoit 
la  sûreté  d'une  autre  manière  ;  que  ce  droit, 
et  son  effet  nécessaire ,  donnant  seul  de  la 
consistance  à  tous  les  autres ,  étoit  Tunique 
et  véritable  équivalent  de  ceux  qu'on  avoit 
ôtés  à  la  bourgeoisie  ;  que  cet  équivalent 
suffisant  pour  établir  un  solide  équilibre 
entre  toutes  les  parties  de  l'état,,  montroit 
la  sagesse  du  règlement ,  qui ,  sans  cela ,  se- 
roit  l'ouvrage  le  plus  inique  qu'il  fût  possi- 


DE     LA     MONTAGNE.  3g5 

ble  (T imaginer  ;  qu'enfin  les  difficultés  qu'on 
élevoit  contre  l'exercice  de  ce  droit  étoient 
des  difficultés  frivoles ,  qui  nexistoient  que 
dans  la  mauvaise  volonté  de  ceux  qui  les 
proposoient,  et  qui  ne  balançoient  en  au- 
cune manière  les  dangers  du  droit  négatif 
absolu.  Voilà,  monsieur,  ce  que  j'ai  voulu 
faire  ;  cest  à  vous  à  voir  si  j'ai  réussi. 


3q6  lettres 


LETTRE     IX. 

J  'ai  cru,  monsieur,  qu'il  valoit  mieux  éta- 
blir directement  ce  que  j'avois  à  dire ,  que 
de  m'attacher  à  de  longues  réfutations.  En- 
treprendre un  examen  suivi  des  lettres  écri- 
tes de  la  campagne ,  seroit  s'embarquer  dans 
une  mer  de  sophismes.  Les  saisir,  les  expo- 
ser ,  seroit,  selon  moi,  les  réfuter  ;  mais  ils  na- 
gent dans  un  tel  flux  de  doctrine ,  ils  en  sont 
si  fort  inondés ,  qu'on  se  noie  en  voulant  les 
mettre  à  sec. 

Toutefois,  en  achevant  mon  travail ,  je  ne 
puis  me  dispenser  de  jeter  un  coup -d'oeil 
sur  celui  de  cet  auteur.  Sans  analyser  les 
subtilités  politiques  dont  il  vous  leurre,  je 
me  contenterai  d'en  examiner  les  principes , 
et  de  vous  montrer  dans  quelques  exemples 
le  vice  de  ses  raisonnemens. 

Vous  en  avez  vu  ci-devant  l'inconséquen- 
ce par  rapport  à  moi  :  p'ar  rapport  à  votre 
république,  ils  sont  plus  captieux  quelque- 
fois, et  ne  sont  jamais  plus  solides.  Le  seul 
et  véritable  objet  de  ces  lettres  est  d'établir 


DE     LA     MONTAGNE.  5qj 

le  prétendu  droit  négatif  dans  la  plénitude 
que  lui  donnent  les  usurpations  du  conseil. 
C  est  à  ce  but  que  tout  se  rapporte,  soit  di- 
rectement ,  par  un  enchaînement  néces- 
saire, soit  indirectement,  par  un  tour  d'a- 
dresse ,  en  donnant  le  change  au  public  sur 
le  fond  de  la  question. 

Les  imputations  qui  me  regardent  sont 
dans  le  premier  cas.  Le  conseil  m'a  jugé 
contre  la  loi  :  des  représentations  s'élèvent. 
Pour  établir  le  droit  négatif,  il  faut  écon- 
duire  les  représentans  ;  pour  les  éconduire, 
il  faut  prouver  qu'ils  ont  tort;  pour  prou- 
ver qu'ils  ont  tort ,  il  faut  soutenir  que  je 
suis  coupable,  mais  coupable  à  tel  point, 
que,  pour  punir  mon  crime,  il  a  fallu  déro- 
ger à  la  loi. 

Que  les  hommes  frémiroient  au  premier 
mal  qu'ils  font,  s'ils  voyoient  qu'ils  se  met- 
tent dans  la  triste  nécessité  d'en  toujours 
faire  ,  d'être  méchans  toute  leur  vie  pour 
avoir  pu  l'être  un  moment,  et  de  poursui- 
vre jusqu'à  la  mort  le  malheureux  qu'ils  ont 
une  fois  persécuté  ! 

La  question  de  la  présidence  des  syndics 
dans  les  tribunaux  criminels  se  rapporte 


S98  LETTRES 

au  second  cas.  Croyez-vous  qu'au  fond  le 
conseil  s'embarrasse  beaucoup  que  ce  soient 
des  syndics  ou  des  conseillers  qui  président , 
depuis  qu 'il  a  fondu  les  droits  des  premiers 
dans  tout  le  corps  ?  Les  syndics ,  jadis  choisis 
parmi  tout  le  peuple  (a) ,  ne  Tétant  plus 
que  dans  le  conseil,  de  chefs  qu'ils  étoient 
des  autres  magistrats  sont  demeurés  leurs 
collègues  ;  et  vous  avez  pu  voir  clairement 
dans  cette  affaire  que  vos  syndics,  peu  ja- 
loux d'une  autorité  passagère,  ne  sont  plus 
que  des  conseillers.  Mais  on  feint  de  traiter 
cette  question  comme  importante,  pour 
vous  distraire  de  celle  qui  Test  véritable- 
blement,  pour  vous  laisser  croire  encore 
que  vos  premiers  magistrats  sont  toujours 
élus  par  vous ,  et  que  leur  puissance  est 
toujours  la  même. 

Laissons  donc  ici  ces  questions  accessoi 
res ,  que  ,  par  la  manière  dont  l'auteur  les 


(a)  On  poussoit  si  loin  l'attention  pour  qu'il  n'y 
eût  dans  ce  choix  ni  exclusion  ni  préférence  autre 
que  celle  du  mérite  ,  que ,  par  un  édit  qui  a  été 
abrogé  ,  deux  syndics  dévoient  toujours  être  pris 
dans  le  bas  de  la  ville  et  deux  dans  le  haut. 


DE     LA     MONTAGNE.  3gg 

traite,  on  voit  qu'il  ne  prend  guère  à  cœur. 
Bornons-nous  à  peser  les  raisons  qu'il  allè- 
gue en  faveur  du  droit  négatif,  auquel  il 
s'attache  avec  plus  de  soin,  et  par  lequel 
seul,  admis  ou  rejetés,  vous  êtes  esclaves 
ou  libres. 

L'art  qu'il  emploie  le  plus  adroitement 
pour  cela  est  de  réduire  en  propositions 
générales  un  système  dont  on  verroit  trop 
aisément  le  foible  s'il  en  faisoit  toujours 
l'application.  Pour  vous  écarter  de  l'objet 
particulier,  il  flatte  votre  amour  propre  en 
étendant  vos  vues  sur  de  grandes  questions  ; 
et  tandis  qu'il  met  ces  questions  hors  de  la 
portée  de  ceux  qu'il  veut  séduire,  il  les  ca- 
jole et  les  gagne,  en  paroissant  les  traiter 
en  hommes  d'état.  Il  éblouit  ainsi  le  peuple 
pour  l'aveugler,  et  change  en  thèses  de 
philosophie  des  questions  qui  n'exigent  que 
du  bon  sens,  afin  qu'on  ne  puisse  l'en 
dédire,  et  que,  ne  l'entendant  pas,  on  n'ose 
le  désavouer. 

Vouloir  le  suivre  dans  ses  sophismes  abs- 
traits, seroit  tomber  dans  la  faute  que  je 
lui  reproche.  D'ailleurs ,  sur  des  questions 
ainsi  traitées ,  on  prend  le  parti  qu'on  veut 


/{0O  LETTRES 

sans  avoir  jamais  tort:  car  il  entre  tant  d'é- 
lémens  dans  ces  propositions ,  on  peut  les 
envisager  par  tant  de  faces ,  qu'il  y  a  tou- 
jours quelque  côté  susceptible  de  l'aspect 
qu'on  veut  leur  donner.  Quand  on  fait,  pour 
tout  le  public  en  général  un  livre  de  poli- 
tique ,  on  y  peut  philosopher  à  son  aise  : 
Fauteur  ne  voulant  qu'être  lu  et  jugé  par 
les  hommes  instruits  de  toutes  les  nations, 
et  versés  dans  la  matière  qu'il  traite,  abstrait 
et  généralise  sans  crainte;  il  ne  s'appesantit 
pas  sur  les  détails  élémentaires.  Si  je  par- 
lois  à  vous  seul ,  je  pourrois  user  de  cette 
méthode;  mais  le  sujet  de  ces  lettres  inté- 
resse un  peuple  entier ,  composé  dans  son 
plus  grand  nombre  d'hommes  qui  ont  plus 
de  sens  et  de  jugement  que  de  lecture  et 
d'étude,  et  qui,  pour  n'avoir  pas  le  jargon 
scientifique ,    n'en  sont  que  plus  propres 
à  saisir  le  vrai  dans  toute  sa  simplicité.  Il 
faut  opter  en  pareil  cas  entre  l'intérêt  de 
l'auteur  et  celui  des  lecteurs;  et  qui  veut  se 
rendre  plus  utile,  doit  se  résoudre  à  être 
moins  éblouissant. 

Une  autre  source  d'erreurs  et  de  fausses 
applications,  est  d'avoir  laissé  les  idées  de 


ce 


DE     LA     MONTAGNE.  J^Ql 

ce  droit  négatif  trop  vagues,  trop  inexactes; 
ce  qui  sert  à  citer  avec  un  air  de  preuve  les 
exemples  qui  s'y  rapportent  le  moins,  à 
détourner  vos  concitoyens  de  leur  objet,  par 
la  pompe  de  ceux  qu'on  leur  présente ,  à 
soulever  leur  orgueil  contre  leur  raison , 
et  à  les  consoler  doucement  de  n'être  pas 
plus  libres  que  les  maîtres  du  monde.  On 
fouille  avec  érudition  dans  l'obscurité  des 
siècles,  on  vous  promené  avec  faste  chez 
les  peuples  de  l'antiquité;  on  vous  étale 
successivement  Athènes,  Sparte,  Rome, 
Cartilage  ;  on  vous  jette  aux  yeux  le  sable 
delà  Libye,  pour  vous  empocher  de  voir  ce 
qui  se  passe  autour  de  vous. 

Qu'on  fixe  avec  précision  ,  comme  j'ai 
tâché  défaire,  ce  droit  négatif,  tel  que  pré- 
tend l'exercer  le  conseil ,  et  je  soutiens 
qu'il  n'y  eut  jamais  un  seul  gouvernement 
sur  la  terre  où  le  législateur,  enchaîné  de 
toutes  manières  par  le  corps  exécutif,  après 
avoir  livré  les  lois  sans  réserve  à  sa  merci, 
fût  réduit  à  les  lui  voir  expliquer  ,  éluder 
transgresser  à  volonté ,  sans  pouvoir  jamais 
apporter  à  cet  abus  d'autre  opposition 
d'autre  droit  ,  d'autre  résistance ,  qu'un 
Tome  g.,  C  c 


402  LETTRES 

murmure    mutile   et   d'impuissantes    cla- 
meurs. 

Voyez  en  effet  à  quel  point  votre  anony- 
me est  forcé  de  dénaturer  la  question ,  pour 
y  rapporter  tnoins  mal-à-propos  ses  exem- 
ples. 

ce  Le  droit  négatif  n'étant  pas ,  dit-il  page 
ce  110,  le  pouvoir  de  faire  des  lois,  mais 
ce  d'empêcher  que  tout  le  monde  indistinc- 
cc  tement  ne  puisse  mettre  en  mouvement  la 
«  puissance  qui  fait  les  lois ,  et  ne  donnant 
ce  pas  la  facilité  d'innover  ,  mais  le  pouvoir 
ce  de  s'opposer  aux  innovations  ,  va  directe- 
ce  ment  au  grand  but  que  se  propose  une  so- 
cc  ciété  politique ,  qui  est  de  se  conserver  en 
ce  conservant  sa  constitution.  » 

Voilà  un  droit  négatif  très  raisonnable  ; 
et  dans  le  sens  exposé  ce  droit  est  en  effet 
une  partie  si  essentielle  de  la  constitution 
démocratique  ,  qu'il  seroit  généralement 
impossible  qu'elle  se  maintînt ,  si  la  puis- 
sance législative  pou  voit  toujours  être  mise 
en  mouvement  par  chacun  de  ceux  qui  la 
composent.  Vous  concevez  qu'il  n'est  pas 
difficile  d'apporter  des  exemples  en  confir- 
mation d'un  principe  aussi  certain. 


DE     LA     MONTAGNE.  4°^ 

Mais  si  cette  notion  n'est  point  celle  du 
droit  négatif  en  question ,  s'il  n  y  a  pas  dans 
ce  passage  un  seul  mot  qui  ne  porte  à  faux 
par  l'application  que  l'auteur  en  veut  faire , 
vous  m'avouerez  que  les  preuves  de  l'avan- 
tage d'un  droit  négatif  tout  différent  ne 
sont  pas  fort  concluantes  en  faveur  de  celui 
qu'il  veut  établir. 

ce  Le  droit  négatif  n'est  pas  celui  de  faire 
a  des  lois  :».  Non,  mais  il  est  celui  de  se 
passer  de  lois.  Faire  de  chaque  acte  de  sa 
volonté  une  loi  particulière  ,  est  bien  plus 
commode  que  de  suivre  des  lois  générales  , 
quand  même  on  en  seroit  soi-même  l'au- 
teur, ce  Mais  d'empêcher  que  tout  le  monde 
ce  indistinctement  ne  puisse  mettre  en  mou- 
ce  ventent  la  puissance  qui  fait  les  lois  «.  Il 
falloit  dire ,  au  lieu  de  cela  :  ce  Mais  d'empê- 
ec  cher  que  qui  que  ce  soit  ne  puisse  protéger 
ce  les  lois  contre  la  puissance  qui  les  subju- 
cc  gue.  » 

ce  Oui  ne  donnant  pas  la  facilité  d'inno- 
cc  ver  . .  .  )).  Pourquoi  non  ?  Qui  est-ce  oui 
peut  empêcher  d'innover  celui  qui  a  la  force 
en  main ,  et  qui  n'est  obligé  de  rendre 
i  <  impie  de  sa  conduite  à  personne?  ce  Mais 

C  c  2 


4ô4  LETTRES 

ce  le  pouvoir  d'empêcher  les  innovations  ».■ 
Disons  mieux  ;  ce  le  pouvoir  d  empêcher 
ce  qu  on  ne  s'oppose  aux  innovations,  ±i 

C'est  ici ,  monsieur ,  le  sophisme  le  plus 
subtil,  et  qui  revient  le  plus  souvent  dans 
Vécut  que  j'examine.  Celui  qui  à  la  puis- 
sance executive  n'a  jamais  besoin  d  inno- 
ver par  des  actions  d'éclat.  11  n  a  jamais  be- 
soin de  constater  cette  innovation  par  des 
actes  solemnels.  Il  lui  suffit ,  dans  l'exercice 
continu  de  sa  puissance  ,  de  plier  peu-à- 
peu  chaque  chose  à  sa  volonté  -,  et  cela  ne 
fait  jamais  une  sensation  bien  forte. 

Ceux  au  contraire  qui  ont  l'œil  assez  at- 
tentif et  l'esprit  assez  pénétrant  pour  remar- 
quer ce  progrès  et  pour  en  prévoir  la  consé- 
quence ,  n'ont ,   pour  l'arrêter ,    qu'un  de 
ces  deux  partis  à  prendre  ;  ou  de  s'opposer 
d'abord  à  la  première  innovation  qui  n'est 
jamais  qu'une  bagatelle,  et  alors  on  les  traite 
de  gens  inquiets ,  brouillons  ,   pointilleux , 
toujours  prêts  à  chercher  querelle  ;  ou  bien 
de  s'élever  enfui  contre  un  abus  qui  se  ren- 
force ,  et  alors  on  crie  à  l'innovation.  Je  dé- 
fie que  ,  quoi  que  vos  magistrats  entrepren- 
nent, vous  puissiez,  en  vous  y  opposant, 


DE     LA,    MONTAGNE.  4°^ 

éviter  à  la  fois  ces  deux  reproches.  Mais  à 
choix,  préférez  le  premier.  Chaque  fois  que 
le  conseil  altère  quelque  usage  ,  il  a  son 
but  que  personne  ne  voit ,  et  qu'il  se  garde 
bien  de  montrer.  Dans  le  doute,  arrêtez  tou- 
jours toute  nouveauté,  petite  ou  grande. 
Si  les  syndics  étoient  dans  l'usage  d'entrer 
au  conseil  du  pied  droit ,  et  qu'ils  y  voulus- 
sent entrer  du  pied  gauche  ,  je  dis  qu'il  fau- 
drait les  en  empêcher. 

Nous  avons  ici  la  preuve  bien  sensible  de 
la  facilité  de  conclure  le  pour  et  le  contre 
par  la  méthode  que  suit  notre  auteur.  Car 
appliquez  au  droit  de  représentation  des  ci- 
toyens ce  qu'il  applique  au  droit  négatif 
des  conseils,  et  vous  trouverez  que  sa  pro- 
position générale  convient  encore  mieux  à 
votre  application  qu'à  la  sienne.  «  Le  droit 
ce  de  représentation  »  ,  direz- vous,  ce  n'étant 
«  pas  le  droit  de  faire  des  lois ,  mais  d'empê- 
ce  cher  que  la  puissance  qui  doit  les  admi- 
«  nistrer  ne  les  transgresse,  et  ne  donnant 
ce  pas  le  pouvoir  d'innover  ,  mais  de  s'oppo- 
ceser  aux  nouveautés,  va  directement  au 
ce  grand  but  cf  le  se  propose  une  société  po- 
cc  litique  ,  celui  de  se  conserver  en  conser-. 

Ce  5 


/fo6  LETTRES 

*  vam  sa  constitution  ».  N'est  -  ce  pas  exac- 
tement là  ce  que  les  représentais  avoient 
à  dire,  et  ne  semble -t-il  pas  que  l'auteur 
ait  raisonné  pour  eux  ?  Il  ne  faut  point  que 
les  mots  nous  donnent  le  change  sur  les 
idées.  Le  prétendu  droit  négatif  du  conseil 
est  réellement  un  droit  positif,  et  le  plus 
positif  même  que  Ton  puisse  imaginer  , 
puisqu'il  rend  le  petit  conseil  seul  maître 
direct  et  absolu  de  fétat  et  de  toutes  les 
lois  ;  et  le  droit  de  représentation  ,  pris 
dans  son  vrai  sens,  n'est  lui-même  qu'un 
droit  négatif.  Il  consiste  uniquement  à  em- 
pêcher la  puissance  executive  de  rien  exé- 
cuter contre  les  lois. 

Suivons  les  aveux  de  l'auteur  sur  les  pro- 
positions qu'il  présente  ;  avec  trois  mots 
ajoutés ,  il  aura  posé  le  mieux  du  monde 
votre  état  présent. 

ce  Comme  il  n'y  auroit  point  de  liberté 
<c  dans  un  état  où  le  corps  chargé  de  fexé- 
(c  cution  des  lois  auroit  droit  de  les  faire  par- 
ce 1er  à  sa  fantaisie ,  puisqu'il  pourroit  faire 
<c  exécuter  comme  des  lois  ses  volontés  les 
ce  plus  tyrairhiques.  » 

Voilà,  je  pense,  un  tableau  d'après  na- 


DE     LA     MONTAGNE.  /{O7 

trure  ;  vous  allez  voir  un  tableau  de  fantai- 
sie mis  en  opposition. 

«  Il  n'y  auroit  point  aussi  de  gouverne- 
ce  ment  dans  un  état  où  le  peuple  exerceroit 
<c  sans  règle  la  puissance  législative  fc.  D'ac- 
cord ;  mais  qui  est-ce  qui  a  proposé  que  le 
peuple  exerçât  sans  règle  la  puissance  légis- 
lative ? 

Après  avoir  ainsi  posé  un  autre  droit,  né  - 
gatif  que  celui  dont  il  s'agit ,  Fauteur  sin- 
quiete  beaucoup  pour  savoir  où  Ton  doit: 
placer  ce  droit  négatif  dont  il  ne  s'agit  point, 
et  il  établit  là-dessus  un  principe  qu'assuré- 
ment je  ne  contesterai  pas.  C'est  que,  «  si 
ce  cette  force  négative  peut,  sans  inconvé- 
cc  nient,  résider  dans  le  gouvernement,  il 
te  sera  de  la  nature  et  du  bien  de  la  chose 
ce  qu'on  l'y  place  «.  Puis  viennent  les  exem- 
ples ,  que  je  ne  m'attacherai  pas  à  suivre  , 
pareequ'ils  sont  trop  éloignés  de  nous  et  de 
tout  point  étrangers  à  la  question. 

Celui  seul  de  F  Angleterre  qui  est  sous  nos 
yeux,  et  qu'il  cite  avec  raison  comme  un 
modèle  de  la  juste  balance  des  pouvoirs  res- 
pectifs, mérite  un  moment  d'examen;  et  j^ 

Ce  4 


4û8  LETTRES 

ne  me  permets  ici  qu'après  lui  la  comparai- 
son du  petit  au  grand. 

ce  Malgré  la  puissance  royale,  qui  est 
«  très  grande ,  la  nation  n'a  pas  craint  de 
ce  donner  encore  au  roi  la  voix  négative, 
ce  Mais  comme  il  ne  peut  se  passer  long- 
ce  temps  de  la  puissance  législative,  et  qu'il 
ce  n'y  auroit  pas  de  sûreté  pour  lui  à  l'irri- 
cc  ter,  cette  force  négative  n'est  dans  le  fait 
ce  qu'un  moyen  d'arrêter  les  entreprises  de 
ce  la  puissance  législative  ;  et  le  prince  , 
ec  tranquille  dans  la  possession  du  pouvoir 
ce  étendu  que  la  constitution  lui  assure,  sera 
ce  intéressé  à  la  protéger  (#).  » 

Sur  ce  raisonnement  et  sur  l'application 
qu'on  en  veut  faire,  vous  croiriez  que  le 
pouvoir  exécutif  du  roi  d'Angleterre  est 
plus  grand  que  celui  du  conseil  à  Genève, 
que  le  droit  négatif  qu'a  ce  prince  est  sem- 
blable à  celui  qu'usurpent  vos  magistrats  , 
que  votre  gouvernement  ne  peut  pas  pins 
se  passer  que  celui  d'Angleterre  de  la  puis- 
sance législative ,  et  qu'enfin  l'un  et  l'autre 

{a)  Page  117, 


DE     LA     MONTAGNE.  4°9 

ont  le  même  intérêt  de  protéger  la  constitu- 
tion. Si  Fauteur  na  pas  voulu  dire  cela, 
qu'a-t-il  donc  voulu  dire  ,  et  que  fait  cet 
exemple  à  son  sujet  ? 

C  est  pourtant  tout  le  contraire  à  tous 
égards.  Le  roi  d'Angleterre ,  revêtu  par  les 
lois  d'une  si  grande  puissance  pour  les  pro- 
téger, n  en  a  point  pour  les  enfreindre  :  per- 
sonne en  pareil  cas  ne  lui  voudrait  obéir , 
chacun  craindrait  pour  sa  tête  ;  les  ministres 
eux-mêmes  la  peuvent  perdre  s'ils  irritent  le 
parlement  :  on  y  examine  sa  propre  con- 
duite. Tout  Anglois ,  à  l'abri  des  lois ,  peut 
braver  la  puissance  royale  ;   le  dernier  du 
peuple  peut  exiger  et  obtenir  la  réparation 
la  plus   authentique  s'il   est  le  moins  du 
monde  offensé  :  supposé  que  le  prince  osât 
enfreindre- la  loi  dans  la  moindre  chose,  fin- 
fraction  serait  à  l'instant  relevée  ;  il  est  sans 
dLoit  et  serait  sans  pouvoir  pour  la  sou- 
tenir. 

Chez  vous  la  puissance  du  petit  conseil 
est  absolue  à  tous  égards  ;  il  est  le  ministre 
et  le  prince ,  la  partie  et  le  juge  tout  à-la-fois  : 
il  ordonne,  et  il  exécute;  il  cite,  il  saisit, 
il  emprisonne  ;  il  juge,  il  punit  lui-même  j 


4*0  LETTRES 

il  a  la  force  en  main  pour  tout  faire  ;  tous 
ceux  qu'il  emploie  sont  irrécherchables  ;  il 
ne  rend  compte  de  sa  conduite  ni  de  la 
leur  à  personne  ;  il  n'a  rien  à  craindre  du 
législateur,  auquel  il  a  seul  droit  d'ouvrir  la 
bouche ,  et  devant  lequel  il  n'ira  pas  s'accu- 
ser. II  n'est  jamais  contraint  de  réparer  ses 
injustices;  et  tout  ce  que  peut  espérer  de 
plus  heureux  l'innocent  qu'il  opprime,  c'est 
d'échapper  enfin  sain  et  sauf,  mais  sans  sa- 
tisfaction ni  dédommagement. 

Jugez  de  cette  différence  par  les  faits  les 
plus  récents.  On  imprime  à  Londres  un  ou- 
vrage violemment  satyrique  contre  les  mi- 
nistres ,  le  gouvernement,  le  roi  même.  Les 
imprimeurs  sont  arrêtés  :  la  loi  n'autorise 
pas  cet  arrêt  :  un  murmure  public  s'élève  , 
il  faut  les  relâcher  :  l'affaire  ne  finit  pas  là  ; 
les  ouvriers  prennent  à  leur  tour  le  magis- 
trat, à  partie,  et.  ils  obtiennent  d'immenses 
dommages  et  intérêts.  Qu'on  mette  en  pa- 
rallèle avec  cette  affaire  celle  du  sieur  Bar- 
din ,  libraire  à  Genève  ;  j'en  parlerai  ci-après. 
Autre  cas  :  il  se  fait  un  vol  dans  la  ville  ; 
sans  indice  et  sur  des  soupçons  en  l'air,  un 
,  citoyen  est  emprisonné  contre  les  lois  ;  sa 


D   E      L   A      M   O   N   T   A    G  N   E.  4l1 

maison  est  fouillée ,  on  ne  lui  épargne  aucun 
des  affronts  faits  pour  les  malfaiteurs.  Enfin 
son  innocence  est  reconnue ,  il  est  relâché  ; 
il  se  plaint,   on  le  laisse  dire,  et  tout  est 

fini. 

Supposons  qu'à  Londres  j'eusse  eu  le 
malheur  de  déplaire  à  la  cour,  que  sans  jus- 
tice et  sans  raison  elle  eût  saisi  le  prétexte 
d'un  de  mes  livres  pour  le  faire  brûler  et  me 
décréter  :  j'aurois  présenté  requête  au  par- 
lement, comme  ayant  été  jugé  contre  les 
lois;  je  l'aurais  prouvé;  j'aurois  obtenu  la 
satisfaction  la  plus  authentique,  et  le  juge 
eût  été  puni ,  peut-être  cassé. 

Transportons  maintenant  M.  Wilkes  a 
Genève,  disant,  écrivant,  imprimant,  pu- 
bliant,  contre  le  petit  conseil  le  quart  de  ce 
qu'il  a  dit,  écrit,  imprimé,  publié  haute- 
ment à  Londres  contre  le  gouvernement, 
la  cour,  le  prince.  Je  n  affirmerai  pas  abso- 
lument qu'on  l'eût  fait  mourir,  quoique  je 
le  pense  ,  mais  sûrement  il  eût  été  saisi  dans 
l'instant  même,  et  dans  peu  très  grièvement 
puni  (a). 

{a)  La  loi  Aettant  M.  YViikes  à  couvert  de  ce 


412  LETTRES 

On  dira  que  M.  Wilkes  étoît  membre  du 
corps  législatif  dans  son  pays  ;  et  moi ,  ■> 
Tétois-je  pas  aussi  dans  le  mien?  îl  esl  vrai 
que  l'auteur  des  lettres  veut  qu'on  n  ait  au- 
cun égard  à  la  qualité  de  citoyen,  ce  Les 
«  règles,  dit-il,  de  la  procédure  sont  et  doi- 
«  vent  être  égales  pour  tous  les  hommes  : 
«  elles  ne  dérivent  pas  du  droit  de  la  cité  -, 
«  elles  émanent  du  droit  de  l'humanité  (à).  » 

Heureusement  pour  vous  le  fait  nest  pas 
vrai  (b);  et  quant  à  la  maxime,  c'est  sous 


coté,  il  a  fallu,  pour  l'inquiéter,  prendre  un  autre 
tour  ,  et  c'est  encore  la  religion  qu'on,  a  fait  inter- 
venir dans  cette  affaire. 

(a)  Page  54 

(/>)  Le  droit  de  recours  à  la  grâce  n'appartenoit 
par  édit  qu'aux  citoyens  et  bourgeois;  mais  par 
leurs  bons  offices  ce  droit  et  d'autres  furent  com- 
muniqués aux  natifs  ethabitans,  qui,  ayant  fait 
cause  commune  avec  eux ,  avoient  besoin  des  mê- 
mes précautions  pour  leur  sûreté;  les  étrangers 
en  sont  demeurés  exclus.  L'on  sent  aussi  que  le 
choix  de  quatre  parens  ou  amis  pour  assister  le 
prévenu  dans  un  procès  criminel  n'est  pas  fort 
utile  à  ces  derniers  ;  il  ne  l'est  qu'à  ceux  que  le 
magistrat  peut  avoir  intérêt  de  perdre,  et  à  qui 
la  loi  donne  leur  ennemi  naturel  pour  juge.  11  est 


DE     LA     MONTAGNE.  l\\Z 

des  mots  très  honnêtes  cacher  un  sophisme 
bien    cruel.  L'intérêt   du  magistrat,   qui, 
dans  votre  état,  le  rend  souvent  partie  con- 
tre le   citoyen,   jamais   contre  l'étranger, 
exige  dans  le  premier  cas  que  la  loi  prenne 
desprécautions  beaucoup  plusgrandes  pour 
que  l'accusé  ne  soit  pas  condamné  injuste- 
ment. Cette  distinction  ne,  t  que  trop  bien 
confirmée  par  les  faits.   Il  n'y  a  peut-être 
pas,    depuis    l'établissement  de  la   répu- 
blique, un  seul  exemple  d'un  jugement  in- 
étonnant même  qu'après  tant  d'exemples  effrayans 
les  citoyens  et  bourgeois  n'aient  pas  pris  plus  de 
mesures  pour  la  sûreté  de  leurs  personnes  ,  et  que 
toute  la  matière  ciiminelle  reste  sans  édits  et  sans 
lois,  presque  abandonnée  à  la  discrétion  du  con- 
seil. Un  service  pour  lequel  seul  les  Genevois  et 
tous  les  hommes  justes  doivent  bénir  à  jamais  les 
médiateurs,  est  l'abolition  de  la  question  prépa- 
ratoire. J'ai  toujours  sur  les  lèvres  un  rire  amer 
quand  je  vois  tant  de  beaux  livres,  où  les  Euro- 
péens s'admirent  et  se  font  compliment  sur  leur 
humanité ,  sortir  des  mêmes  pays  où  l'on  s'amuse  à 
disloquer  et  briser  les  membres  des  hommes  ,  en 
attendait  qu'on  sache  s'ils  sont  coupables  ou  non. 
Je  définis  la  torture  un  moyen  presque  infaillible 
employé   par  le  fort  pour  charger  le  foible  des 
crimes  doni  il  le  veut  punir. 


4-1 4  LETTRES 

juste  contre  un  étranger  :  et  qui  comptera 
dans  vos  annales  combien  il  y  en  a  d'injustes 
et  même  d'atroces  contre  des  citoyens?  Du 
reste,  il  est  très  vrai  que  les  précautions 
qu'il  importe  de  prendre  pour  la  sûreté  de 
ceux-ci  peuvent  sans  inconvénient  s'éten- 
dre à  tous  les  prévenus,  pareequ'elles  n'ont, 
pas  pour  but  de  sauver  le  coupable ,  mais  de 
garantir  l'innocent.  C'est  pour  ceia  qu'il 
n'est  fait  aucune  exception  dans  l'arti- 
cle XXX  du  règlement ,  qu'on  voit  assez 
n'être  utile  qu'aux  Genevois.  Revenons  à 
la  comparaison  du  droit  négatif  dans  les 
deux  états. 

Celui  du  roi  d'Angleterre  consiste  en 
deux  choses  ;  à  pouvoir  seul  convoquer  et 
dissoudre  le  corps  législatif,  et  à  pouvoir 
rejeter  les  lois  qu'on  lui  propose  :  mais  il  ne 
consista  jamais  à  empêcher  la  puissance  lé- 
gislative de  connoître  des  infractions  qu'il 
peut  faire  à  la  loi. 

D'ailleurs  cette  force  négative  est  bien 
tempéré©;  premièrement  par  la  loi  trien- 
nale (a) ,  qui  l'oblige  de  convoquer  un  nou- 

(n)  Devenue  septennale  par  une  faute  dont  les 
Anglois  ne  sont  pas  à  se  repentir. 


DE     LA     MONTAGNE.  4^ 

veau  parlement  au  bout  d'un  certain  temps; 
de  plus,  par  sa  propre  nécessité,  qui  l'oblige 
à  le  laisser  presque  toujours  assemblé  (a)  ; 
enfin ,  par  le  droit  négatif  de  la  chambre 
des  communes,  qui  en  a,  vis-à-vis  de  lui- 
même,  un  non  moins  puissant  que  le  sien. 

Elle  est  tempérée  encore  par  la  pleine  au- 
torité  que  chacune  des  deux  chambres  une 
fois  assemblées  a  sur  elle-même,  soit  pour 
proposer ,   traiter ,  discuter ,   examiner  les 
lois  et  toutes  les  matières  du  gouvernement, 
soit  par  la  partie  de  la  puissance  executive 
qu'  elles  exercent,  et  conjointement ,  etsépa- 
rément,   tant  dans  la  chambre  des  com- 
munes ,  qui  connoît  des  griefs  publics  et  des 
atteintes  portées  auxlois,  que  dans  la  cham- 
bre des  pairs,  juges  suprêmes  dans  les  ma- 
tières criminelles  ,   et  sur-tout  dans  celles 
qui  ont  rapport  aux  crimes  d'état. 

Voilà ,  monsieur,  quel  est  le  droit  négatif 
du  roi  d'Angleterre.  Si  vos  magistrats  n'en 
réclament  qu'un  pareil ,  je  vous  conseille  de 


(a)  Le  parlement,  n'accordant  les  subsides  que 
pour  une  année  ,  force  ainsi  le  roi  cle  les  lui  re- 
demander tous  les  ans. 


4l6  LETTRES 

ne  le  leur  pas  contester.  Mais  je  ne  vols 
point  quel  besoin ,  dans  votre  situation  pré- 
sente ,  ils  peuvent  jamais  avoir  de  la  puis- 
sance législative,  ni  ce  qui  peut  les  con- 
traindre a  la  convoquer  pour  agir  réelle- 
ment dans  quelque  cas  que  ce  puisse  être  ; 
puisque  de  nouvelles  lois  ne  sont  jamais 
nécessaires  à  gens  qui  sont  au-dessus  des 
lois;  qu'un  gouvernement  qui  subsiste  avec 
ses  finances  et  n1a  point  de  guerre ,  n'a  nul 
besoin  de  nouveaux  impôts  ;  et  qu'en  revê- 
tant le  corps  entier  du  pouvoir  des  chefs 
qu'on  en  tire,  on  rend  le  choix  de  ces  chefs 
presque  indifférent. 

Je  ne  vois  pas  même  en  quoi  pourrait  les 
contenir  le  législateur,  qui,  quand  il  existe, 
n'existe  qu'un  instant,  et  ne  peut  jamais 
décider  que  l'unique  point  sur  lequel  ils 
l'interrogent. 

Il  est  vrai  que  le  roi  d'Angleterre  peut 
faire  la  guerre  et  la  paix  ;  mais  outre  que 
cette  puissance  est  plus  apparente  que 
réelle  ,  du  moins  quant  à  la  guerre,  j'ai  déjà 
fait  voir  ci-devant  et  dans  le  Contrat  social 
que  ce  n'est  pas  de  cela  qu'il  s'agit  pour 
vous,  et  qu'il  faut  renoncer  aux  droits  ho- 
norifiques 


DE     LA     MONTAGNE.  4X7 

norifiques  quand  on  veut  jouir  de  la  liberté'. 
Javoue  encore  que  ce  prince  peut  donner 
et  ôter  les  places  au  gré  de  ses  vues ,  et  cor- 
rompre en  détail  le  législateur.  C'est  préci- 
sément ce  qui  met  tout  l'avantage  du  côté 
du  conseil ,  à  qui  de  pareils  moyens  sont 
peu  nécessaires,  et  qui  vous  enchaîne  à 
moindres  frais.  La  corruption  est  un  abus 
de  la  liberté;  mais  elle  est  une  preuve  que 
la  liberté  existe,  et  Ton  n'a  pas  besoin  de 
corrompre  les  gens  que  Ton  tient  en  son 
pouvoir.  Quant  aux  places,  sans  parler  de 
celles  dont  le  conseil  dispose,  ou  par  lui- 
même,  ou  par  le  deux  cent,  il  fait  mieux 
pour  les  plus  importantes  :  il  les  remplit  de 
ses  propres  membres  ,  ce  qui  lui  est  plus 
avantageux  encore  ;  car  on  est  toujours  plus 
sûr  de  ce  qu'on  fait  par  ses  mains  que  de 
ce  qu'on  fait  par  celles  d' autrui.  L'histoire 
d'Angleterre  est  pleine  de  preuves  de  la  ré- 
sistance qu'ont  faite  les  officiers  royaux  à 
leurs  princes ,  quand  ils  ont  voulu  trans- 
gresser les  lois.  Voyez  si  vous  trouverez  chez 
vous  bien  des  traits  d'une  résistance  pareille 
faite  au  conseil  parles  officiers  de  l'état, 
Tome  g.  D  d 


4l8  ï,  E  T  T  R  E  S 

même  dans  les  cas  les  plus  odieux.  Quicon* 
que  à  Genève  est.  aux  gages  de  la  républi- 
que, cesse  à  l'instant  même  d'être  citoyen; 
il  n'est  plus  que  l'esclave  et  le  satellite  des 
vingt-cinq,  prêt  à  fouler  aux  pieds  la  patrie 
et  les  lois  sitôt  qu'ils  l'ordonnent.  Enfin  la 
loi ,  qui  ne  laisse  en  Angleterre  aucune 
puissance  au  roi  pour  mal  faire,  lui  en 
donne  une  très  grande  pour  faire  le  bien  ;  il 
ne  paroît  pas  que  ce  soit  de  ce  coté  que  le 
conseil  est  jaloux  d'étendre  la  sienne. 

Les  rois  d'Angleterre  ,  assurés  de  leurs 
avantages ,  sont  intéressés  à  protéger  la  con- 
stitution présente ,  parcequ'ils  ont  peu  d'es- 
poir de  la  changer.  Vos  magistrats ,  au  con-^ 
traire  ,  sûrs  de  se  servir  des  formes  de  la 
vôtre  pour  en  changer  tout-à-fait  le  fond , 
sont  intéressés  à  conserver  ces  formes  com- 
me l'instrument  de  leurs  usurpations.  Le 
dernier  pas  dangereux  qu'il  leur  reste  à  faire, 
est  celui  qu'ils  font  aujourd'hui.  Ce  pas  fait, 
ils  pourront  se  dire  encore  plus  intéressés 
que  le  roi  d'Angleterre  à  conserver  la  con- 
stitution établie  ,  mais  par  un  motif  bien 
différent.  Voilà  toute  la  parité  que  je  trouve 


DE     LA     MONTAGNE.  419> 

entre  F  état  politique  d'Angleterre  et  le  vôtre. 
Je  vous  laisse  à  juger  dans  lequel  est  la  li- 
berté. 

Après  cette  comparaison,  Fauteur,  qui 
se  plaît  à  vous  présenter  de  grands  exem- 
ples ,  vous  offre  celui  de  F  ancienne  Rome. 
Il   lui   reproche   avec  dédain   ses  tribuns 
brouillons  et  séditieux  :  il  déplore  amère- 
ment, sous  cette  orageuse  administration, 
le  triste  sort  de  cette  malheureuse  ville,  qui, 
pourtant,  nétant  rien  encore  à  l'érection  de 
cette  magistrature,  eut  sous  elle  cinq  cents 
ans  de  gloire  et  de  prospérités ,  et  devint  la 
capitale  du  monde.  Elle  finit  enfin  parce- 
qu'il  faut  que  tout  finisse,  elle  finit  par  les 
usurpations  de  ses  grands  ,  de  ses  consuls , 
de  ses  généraux  qui  Fenvahirent:  elle  périt 
par  Fexcès  de  sa  puissance  ;  mais  elle  ne 
Favoit  acquise  que  par  la  bonté  de  son  gou- 
vernement. On  peut  dire  en  ce  sens  que  ses 
tribuns  la  détruisirent  (a). 


(a)  Les  tribuns  ne  sortoient  point  de  la  ville;  ils 
n'avoient  aucune  autorité  hors  de  ses  murs  :  aussi 
les  consuls  ,  pour  se  soustraire  à  leur  inspection, 
tenoient-ils  quelquefois  les  comices  dans  la  caœ- 

Dd  2 


420  LETTRES 

Au  reste  je  n'excuse  pas  les  fautes  du  peu- 
ple romain,  je  les  ai  dites  dans  le  Contrat 

pagne.  Or,  les  fers  des  Pioraains  ne  furent  point 
forgés  dans  Rome ,  mais  dans  ses  armées  ,  et  ce 
fut  par  leurs  conquêtes  qu'ils  perdirent  leur  li- 
berté. Cette  perte  ne  vint  donc  pas  des  tribuns. 

11  est  vrai  que  César  se  servit  d'eux  comme  Sylla 
s'étoit  servi  du  sénat;  chacun  prenoit  les  moyens 
qu'il  jugeoitles  plus  prompts  ou  les  plus  sûrs  pour 
parvenir  :  mais  il  falloit  bien  que  quelqu'un  par- 
vint; et  qu'importoit  qui  de  Marius  ou  de  Sylla, 
de  César  ou  de  Pompée,  d'Octave  ou  d'Antoine, 
fût  l'usurpateur?  Quelque  parti  qui  l'emportât, 
l'usurpation  n'en  étoit  pas  moins  inévitable  ;  il 
falloit  des  chefs  aux  armées  éloignées  ,  et  il  étoit 
sûr  qu'un  de  ces  chefs  deviendroit  le  maître  de 
l'état.  Le  tribunat  ne  faisoit  pas  à  cela  la  moindre 
chose. 

Au  reste,  cette  même  sortie  que  fait  ici  l'au- 
teur des  lettres  écrites  de  la  campagne  sur  les 
tribuns  du  peuple  avoit  été  déjà  faite,  en  1715, 
par  M.  de  Chapeaurouge,  conseiller  d'état,  dans 
un  mémoire  contre  l'office  de  procureur-général. 
M.  Louis  le  Fort,  qui  remplissoit  alors  cette  charge 
avec  éclat,  lui  fit  voir  dans  une  très  belle  lettre , 
en  réponse  à  ce  mémoire  ,  que  le  crédit  et  l'auto- 
rité des  tribuns  avoient  été  le  salut  de  la  répu- 
blique, et  que  sa  destruction  n'étoit  point  venue 


DELA     MONTAGNE.  421 

social  :  je  l'ai  blâmé  d'avoir  usurpé  la  puis- 
sance executive,  qu'il  de  voit  seulement  con- 
tenir (a)  ;  j'ai  montré  sur  quels  principes  le 
tribunatdevoit  être  institué,  les  bornes  qu'on 
devoit  lui  donner ,  et  comment  tout  cela  se 
pouvoit  faire.  Ces  règles  furent  mal  suivies 
à  Rome  ;  elles  auraient  pu  l'être  mieux. 
Toutefois  voyez  ce  que  fit  le  tribunat.  avec 
ses  abus  :  que  n  eût -il  point  fait  bien  dirigé? 
Je  vois  peu  ce  que  veut  ici  l'auteur  des  let- 
tres :  pour  conclure  contre  lui-même ,  j'au- 
rois  pris  le  même  exemple  qu'il  a  choisi. 

Mais  n'allons  pas  chercher  si  loin  ces 
illustres  exemples  ,  si  fastueux  par  eux- 
mêmes  ,  et  si  trompeurs  par  leur  applica- 
tion. Ne  laissez  point  forger  vos  chaînes  par 
l'amour  propre.  Trop  petits  pour  vous  com- 
parer à  rien ,  restez  en  vous-mêmes ,  et  ne 
vous  aveuglez  point  sur  votre  position.  Les 


d'eux,  mais  des  consuls.  Sûrement  le  procureur- 
général  le  Fort  ne  prévoyoit  guère  par  qui  seroit 
renouvelle  de  nos  jours  le  sentiment  qu'il  réfu- 
tait si  bien. 

(a)  Voyez  le  Contrat  social,  livre  IV,  chap.  V.  Je 
crois  qu'on  trouvera  dans  ce  chapitre,  qui  est  fort 
court,  quelques  bonnes  maximes  sur  cette  matière. 

Dd  S 


423  LETTRES 

anciens  peuples  ne  sont  plus  un  modèle 
pour  les  modernes;  ils  leur  sont  trop  étran- 
gers à  tous  égards .  Vous  sur-tout ,  Genevois , 
gardez  votre  place,  et  n'allez  point  aux  ob- 
jets élevés  qu'on  vous  présente  pour  vous 
cacher  l'abyme  qu  on  creuse  au-devant  de 
vous.  Vous  n'êtes  ni  Romains,  ni  Spartiates, 
vous  nêtes  pas  même  Athéniens.  Laissez 
là  ces  grands  noms  qui  ne  vous  vont  point. 
Vous  êtes  des  marchands ,  des  artisans ,  des 
bourgeois  ,  toujours  occupés  de  leurs  inté- 
rêts privés ,  de  leur  travail ,  de  leur  trafic,  de 
leur  gain  -,  des  gens  pour  qui  la  liberté  même 
n'est  qu'un  moyen  d'acquérir  sans  obstacle 
et  de  posséder  en  sûreté. 

Cette  situation  demande  pour  vous  des 
maximes  particulières.  N'étant  pas  oisifs 
comme  étoient  les  anciens  peuples ,  vous  ne 
pouvez  ,  comme  eux,  vous  occuper  sans 
cessedn  gouvernement:  mais  par  cela  même 
que  vous  pouvez  moins  y  veiller  de  suite,  il 
doit  être  institué  de  manière  qu'il  vous  soit 
plus  aisé  d'en  voiries  manœuvres  et  de  pour- 
voir aux  abus.  Tout  soin  public  que  votre 
intérêt  exige  doit  vous  être  rendu  d'autant 
plus  facile  à  remplir,  que  c'est  un  soin  qui 


DE     LA     MONTAGNE.  42^ 

tous  coûte  et  que  vous  ne  prenez  pas  volon- 
tiers. Car  vouloir  vous  en  décharger  tout-à- 
fait,  c'est  vouloir  cesser  d'être  libres.  Il  faut 
opter ,  dit  le  philosophe  bienfaisant;  et  ceux 
qui  ne  peuvent  supporter  le  travail,  n'ont 
qu'à  chercher  le  repos  dans  la  servitude. 

Un  peuple  inquiet,  désœuvré  ,  remuant, 
et ,  faute  d'affaires  particulières ,  toujours 
prêt  à  se  mêler  de  celles  de  l'état,  a  besoin 
d'être  contenu,  je  le  sais;  mais,,  encore  un 
coup ,  la  bourgeoisie  de  Genève  est-elle  ce 
peuple-là?  Rien  n'y  ressemble  moins;  elle 
en  est  l'antipode.  Yos  citoyens,  tout  absor- 
bés dans  leurs  occupations  domestiques,  et 
toujours  froids  sur  le  reste,  ne  songent  à 
l'intérêt  public  que  quand  le  leur  propre 
est  attaqué.  Trop  peu  soigneux  d'éclairer  la 
conduite  de  leurs  chefs  ,  ils  ne  voient  les 
fers  qu'on  leur  prépare  que  quand  ils  en 
sentent  le  poids.  Toujours  distraits  ,  tou- 
jours trompés,  toujours  fixés  sur  d'autres 
objets,  ils  se  laissent  donner  le  change  sur 
le  plus  important  de  tous ,  et  vont  toujours 
cherchant  le  remède,  faute  d'avoir  su  pré- 
venir le  mal.  A  force  de  compasser  leurs 
démarches,  ils  ne  les  font  jamais  qu'après 

Dd  4 


4?4  LETTRES 

coup.  Leurs  lenteurs  les  auroient  déjà  per- 
dus cent  fois ,  si  l'impatience  du  magistrat 
ne  les  eût  sauvés ,  et  si ,  pressé  d'exercer  ce 
pouvoir  suprême  auquel  il  aspire,  il  ne  les 
eût  lui-même  avertis  du  danger. 

Suivez  l'historique  de  votre  gouverne- 
ment; vous  verrez  toujours  le  conseil,  ar- 
dent dans  ses  entreprises,  les  manquer  le 
plus  souvent  par  trop  d'empressement  à  les 
accomplir,  et  vous  verrez  toujours  la  bour- 
geoisie revenir  enfin  sur  ce  qu'elle  a  laissé 
faire  sans  y  mettre  opposition. 

En  1670,  l'état  étoit  obéré  de  dettes  et 
affligé  de  plusieurs  fléaux.  Comme  il  étoit 
mal  aisé,  dans  la  circonstance,  d'assembler 
souvent  le  conseil  général,  on  y  propose 
d'autoriser  les  conseils  de  pourvoir  aux  be- 
soins présens  :  la  proposition  passe.  Ils  par- 
tent de  là  pour  s'arroger  le  droit  perpétuel 
d'établir  des  impôts ,  et  pendant  plus  d'un 
siècle  on  les  laisse  faire  sans  la  moindre  op- 
position. 

Ehi  71 4>  on  fait,  par  des  vues  secrètes  (a), 
l'entreprise  immense  et  ridicule  des  fortifi- 
er) Il  en  a  été  parlé  ci-devant. 


DE     LA     MONTAGNE.  ^2.5 

cations ,  sans  daigner  consulter  le  conseil 
général,  et  contre  la  teneur  des  édits.  En 
conséquence  de  ce  beau  projet ,  on  établit 
pour  dix  ans  des  impôts  sur  lesquels  on  ne 
le  consulte  pas  davantage.  Il  s'élève  quel- 
ques plaintes  ;  on  les  dédaigne  ,  et  tout  se 
tait. 

En  1725,  le  terme  des  impôts  expire  ;  il 
s'agit  de  les  prolonger.  Cétoit  pour  la  bour- 
geoisie le  moment  tardif,  mais  nécessaire , 
de  revendiquer  son  droit  négligé  si  long- 
temps. Mais  la  peste  de  Marseille  et  la  ban- 
que royale  ayant  dérangé  le  commerce  , 
chacun ,  occupé  des  dangers  de  sa  fortune, 
oublie  ceux  de  sa  liberté.  Le  conseil,  qui 
n'oublie  pas  ses  vues,  renouvelle  en  deux 
cent  les  impôts,  sans  qu'il  soit  question  du 
conseil  général. 

A  l'expiration  du  second  terme  les  ci- 
toyens se  réveillent ,  et ,  après  cent  soixante 
ans  d'indolence,  ils  réclament  enfin  tout  de 
bon  leur  droit.  Alors  ,  au  lieu  de  céder  ou 
temporiser,  on  trame  une  conspiration  {a). 

(a)  Il  s'agissoit  de  former,  par  une  enceinte  bar- 
ricadée,  une  espèce  de  citadelle  autour  de  l'é^ 


42D*  LETTRES 

Le  complot  se  découvre  ;  les  bourgeois  sont 
forcés  de  prendre  les  armes  ,  et  par  cette 
violente  entreprise  le  conseil  perd  en  un, 
moment  un  siècle  d'usurpation. 

A  peine  tout  semble  pacifié  que,  ne  pou- 
vant endurer  cette  espèce  de  défaite,  on 

lévation  sur  laquelle  est  l'hôtel-de-ville  ,  pour  as- 
servir de  là  tout  le  peuple.  Les  bois  déjà  préparés 
pour  cette  enceinte,  un  plan  de  disposition  pour 
la  garnir,  les  ordres  donnés  en  conséquence  aux 
capitaines  delà  garnison,  des  transports  de  mu- 
nitions et  d'armes  de  l'arsenal  à  l'hôtel-de-ville,  le 
tamponnement  de  vingt-deux  pif  ces  de  canon  dans 
un  boulevard  éloigné,  le  transmarchement  clan- 
destin de  plusieurs  autres,  en  un  mot,  tous  les 
apprêts  de  la  plus  violente  entreprise  faits  sans  l'a- 
veu des  conseils  par  le  syndic  de  la  garde  et  d'autres 
magistrats,  ne  purent  suffire  ,  quand  tout  cela  fut 
découvert ,  pour  obtenir  qu'on  fît  le  procès  aux 
coupables,  ni  même  qu'on  improuvât  nettement 
leur  projet.  Cependant  la  bourgeoisie ,  alors  maî- 
tresse de  la  place,  les  jaissa  paisiblement  sortir 
sans  troubler  leur  retraite  ,  sans  leur  faire  la  moin- 
dre insulte,  sans  entrer  dans  leurs  maisons,  sans 
inquiéter  leurs  familles  ,  sans  toucher  à  rien  qui 
leur  appartînt.  En  tout  autre  pays  le  peuple  eût 
commencé  par  massacrer  ces  conspirateurs  et 
mettre  leurs  maisons  au  pillage. 


DE     LA     MONTAGNE.  427 

forme  un  nouveau  complot.  Il  faut  derechef 
recourir  aux  armes  :  les  puissances  voisines 
interviennent ,  et  les  droits  mutuels  sont 

enfin  réglés. 

En  i65o,  les  conseils  inférieurs  introdui- 
sent dans  leurs  corps  une  manière  de  re- 
cueillir les   suffrages,   meilleure  que  celle 
qui  est  établie,  mais  qui  n'est  pas  conforme 
aux  édits.  On  continue  en  conseil  général 
de  suivre  l'ancienne ,  où  se  glissent  bien  des 
abus  ,  et  cela  dure  cinquante  ans  et  davan- 
tage, avant  que  les  citoyens  songent  à  se 
plaindre  de  la  contravention  ,  ou  à  deman- 
der l'introduction  d'un  pareil  usage  dans  le 
conseil  dont  ils  sont  membres.  Ils  la  deman- 
dent enfin;  et  ce  quil  y  a  d'incroyable,  est 
qu'on  leur  oppose  tranquillement  ce  même 
édit  qu'on  viole  depuis  un  demi-siecle. 

En  1 707 ,  un  citoyen  est  jugé  clandestine- 
ment contre  les  lois,  condamné,  arquebuse 
dans  la  prison,  un  autre  est  pendu  snr  la 
déposition  d'un  seul  faux  témoin  connu 
pour  tel,  un  autre  est  trouvé  mort.  Tout 
cela  passe,  et  il  n'en  est  pins  parlé  qu'en 
1734,  que  quelqu'un  s'avise  de  demander 


42&  LETTRES 

au  magistrat  des  nouvelles  du  citoyen  arque- 
buse trente  ans  auparavant. 

En  1756,  on  érige  des  tribunaux  crimi- 
nels sans  syndics.  Au  milieu  des  troubles 
qui  régnoient  alors,  les  citoyens,  occupés 
de  tant  dautres affaires, ne peuventsonger  à 
tout.  En  1758,  on  répète  la  même  manœu- 
vre ;  celui  qu'elle  regarde  veut  se  plaindre  ; 
on  le  fait  taire,  et  tout  se  tait.  En  1762  , 
on  la  renouvelle  encore  (a)  :  les  citoyens  se 

(a)  Et  à  quelle  occasion  !  voilà  une  inquisition 
d'état  à  faire  frémir.  Est-il  concevable  que,  dans 
un  pays  libre  ,  on  punisse  criminellement  un  ci- 
toyen pour  avoir,  dans  une  lettre  à  un  autre  ci- 
toyen non  imprimée,  raisonné  en  termes  décens 
et  mesurés  sur  la  conduite  du  magistrat  envers  un 
troisième  citoyen?  Trouvez-vous  des  exemples  de 
Violences  pareilles  dans  les  gouvernements  les  plus 
absolus?  A  la  retraite  de  M.  de  Silhouette,  je  lui 
écrivis  une  lettre  qui  courut  Paris.  Cette  lettre 
étoit  d'une  hardiesse  que  je  ne  trouve  pas  moi- 
même  exempte  de  blâme;  c'est  peut-être  la  seule 
chose  repréhensible  que  j'aie  écrite  en   ma  vie. 
Cependant ,   m'a-t-on   dit   le    moindre  mot  à  ce 
sujet?  on  n'y  a  pas  même  songé.  En'  France,  on 
punit  les  libelles  :  on  fait  très  bien  :  mais  on  laisse 
aux  particuliers  une  liberté  honnête  de  raisonner 


DE     LA     MONTAGNE.  429 

plaignent  enfin  Tannée  suivante.  Le  con- 
seil répond  :  Vous  venez  trop  tard  ;  l'usage 
est  établi. 

En  juin  1762,  un  citoyen,  que  le  conseil 
avoit  pris  en  haine,  est  flétri  dans  ses  livres , 
et  personnellement  décrété  contre  l'édit  le 
plus  formel.  Ses  parens  étonnés  deman- 
dent, par  requête,  communication  du  dé- 
cret ;  elle  leur  est  refusée ,  et  tout  se  tait. 
Au  bout  d'un  an  d'attente,  le  citoyen  flétri, 
voyant  que  nul  ne  proteste ,  renonce  à  son 
droit  de  cité.  La  bourgeoisie  ouvre  enfin  les 
yeux,  et  réclame  contre  la  violation  de  la 
loi  ;  il  n'étoit  plus  temps. 

Un  fait  plus  mémorable  par  son  espèce , 
quoiqu'il  ne  s'agisse  que  d'une  bagatelle ,  est 
celui  du  sieur  Bardin.  Un  libraire  commet 


entre  eux  sur  les  affaires  publiques ,  et  il  est  inoui 
qu'on  ait  cherché  querelle  à  quelqu'un  pour  avoir, 
dans  des  lettres  restées  manuscrites  ,  dit  son  avis., 
sans  satyre  ,  sans  invective,  sur  ce  qui  se  fait  dans 
les  tribunaux.  Après  avoir  tant  aimé  le  gouverne- 
ment républicain,  faudra-t-il  changer  de  sentiment 
dans  ma  vieillesse,  et  trouver  enfin  qu'il  y  a  plus  de 
véritable  liberté  clins  les  monarchies  que  dans  nos 
républiques? 


43o  LETTRES 

à  son  correspondant  des  exemplaires  d'un 
livre  nouveau;  avant  que  les  exemplaires 
arrivent,  le  livre  est  défendu.  Le  libraire 
va  déclarer  au  magistrat  sa  commission,  et 
demander  ce  qu'il  doitfaire.  On  lui  ordonne 
d'avenir  quand  les  exemplaires  arriveront: 
ils  arrivent,  il  les  déclare;  on  les  saisit:  il 
attend  qu  on  les  lui  rende  ou  qu'on  les  lui 
paie;  on  ne  fait  ni  l'un  ni  l'autre  :  il  les 
redemande,  on  les  garde  :  il  présente  requête 
pour  qu'ils  soient  renvoyés,  rendus,  ou 
payés  ;  on  refuse  tout.  Il  j^erd  ses  livres;  et 
ce  sont  des  hommes  publics,  chargés  de 
punii  le  vol,  qui  les  ont  gardés. 

Qu'on  pesé  bien  toutes  les  circonstances 
de  ce  fait,  et  je  doute  qu'on  trouve  aucun 
autre  exemple  semblable  dans  aucun  parle- 
ment, dans  aucun  sénat,  dans  aucun  con- 
seil ,  dans  aucun  divan ,  dans  quelque  tri- 
bunal que  ce  puisse  être.  Si  l'on  vouloit 
attaquer  le  droit  de  propriété  sans  raison, 
sans  prétexte  ,  et  jusque  dans  sa  racine, 
il  seroit  impossible  de  s'y  prendre  plus  ou- 
vertement. Cependant  l'affaire  passe ,  tout 
le  monde  se  tait,  et,  sans  des  griefs  plus 
graves ,  il  n'eût  jamais  été  question  de  celui- 


DE     LA     MONTAGNE.  J\St 

là.  Combien  d'autres  sont  restés  dans  l'obs- 
curité, faute  d'occasions  pour  les  mettre  en 
évidence  ! 

Si  l'exemple  précédent  est  peu  important 
en  lui-même,  en  voici  un  d'un  genre  bien 
différent.  Encore  un  peu  d'attention ,  mon- 
sieur, pour  cette  affaire,  et  je  supprime 
toutes  celles  que  je  pourrois  ajouter. 

Le  20  novembre  1 763  _,  au  conseil  général 
assemblé  pour  l'élection  du  lieutenant  et  du 
trésorier,  les  citoyens  remarquent  une  diffé- 
rence entre  l'édit  imprimé  qu'ils  ont  et  l'édit 
manuscrit  dont  un  secrétaire  d'état  fait  lec-» 
ture  ,  en  ce  que  l'élection  du  trésorier  doit 
par  le  premier  se  faire  avec  celle  des  syndics , 
et  par  le  second  avec  celle  du  lieutenant* 
Ils  remarquent,  de  plus,  que  l'élection  du 
trésorier,  qui,  selon  l'édit,  doit  se  faire  tous 
les  trois  ans,  ne  se  fait  que  tous  les  six  ans 
selon  l'usage,  et  qu'au  bout,  des  trois  ans 
on  se  contente  de  proposer  la  confirmation 
de  celui  qui  est  en  place. 

Ces  différences  du  texte  de  la  loi  entre  le 
manuscrit  du  conseil  et  l'édit  imprimé, 
qu'on  n'avoit  point  encore  observées,  en 
font  remarquer  d'autres   qui  donnent  de 


4^2  LETTRES 

l'inquiétude  sur  ie  reste.  Malgré  l'expérien- 
ce qui  apprend  aux  citoyens  l'inutilité  de 
leurs  représentations  les  mieux  fondées,  ils 
en  font  à  ce  sujet  de  nouvelles,  demandant 
que  le  texte  original  des  édits  soit  déposé  en 
chancellerie  ou  dans  tel  autre  lieu  public 
au  choix  du  conseil ,  où  Ton  puisse  compa- 
rer ce  texte  avec  l'imprimé. 

Or,  vous  vous  rappellerez,  monsieur, 
que,  par  l'article  XLII  de  l'édit  de  i738,  il 
est  dit  qu'on  fera  imprimer  au  plutôt  un 
code  général  des  lois  de  l'état ,  qui  contien- 
dra tous  les  édits  et  réglemens.  Il  ri  a  pas 
encore  été  question  de  ce  code  au  bout  de 
vingt-six  ans,  et  les  citoyens  ont  gardé  le  si- 
lence (ci). 


(a)De  quelle  excuse,  de  quel  prétexte  peut-on 
couvrir  l'inobservation  d'un  article  aussi  exprès  et 
aussi  important?  Gela  ne  se  conçoit  pas.  Quand  , 
par  hasard ,  on  en  a  parlé  à  quelques  magistrats  en 
conversation ,  ils  répondent  froidement  :  Chaque 
édit particulier  est  imprimé;  rassemblez-les.  Comme 
si  l'on  étoit  sûr  que  tout  fût  imprimé  ,  et  comme 
si  le  recueil  de  ces  chiffons  formoit  un  corps  corn* 
plet,  un  code  général,  revêtu  de  l'authenticité  re- 
quise et  tel  que  l'annonce  l'article  XLII!  Est-ce 

Vous 


DE     LA     MONTAGNE.  /fiZ 

Vous  vous  rappellerez  encore  que ,  dans 
un  mémoire  imprimé  en  1745,  un  membre 
proscrit  des  deux  cents  jeta  de  violens 
soupçons  sur  la  fidélité  des  édits  imprimés 
en  1713,  et  réimprimés  en  1  j55,  deux  épo- 
ques également  suspectes.  Il  dit  avoir  colla- 
lionne  sur  des  édits  manuscrits  ces  impri- 
més, dans  lesquels  il  affirme  avoir  trouvé 
quantité  d'erreurs  dont  il  a  fait  note;  et  il 
rapporte  les  propres  termes  d'un  édit  de 
i556  ,  omis  tout  entier  dans  l'imprimé.  A 
des  imputations  si  graves  le  conseil  n'a  rien 
répondu,  et  les  citoyens  ont  gardé  le  si- 
lence. 

Accordons  ,  si  Ton  veut,  que  la  dignité 
du  conseil  ne  lui  permettoit  pas  de  répon- 
dre alors  aux  imputations  d'un  proscrit»! 
Cette  même  dignité,  l'honneur  compromis, 
la  fidélité  suspectée,  exigeoient  maintenant 
une  vérification  que  tant  d'indices  ren- 
doient  nécessaire ,  et  que  ceux  qui  la  deman- 
doient  avoient  droit  d'obtenir. 


ainsi  que  ces  messieurs  remplissent  un  engagement 
aussi  formel  ?  Quelles  conséquences  sinistres  ne 
pourroit-on  pas  tirer  de  pareilles  omissions? 
Tome  g.  Ee 


4^4  LETTRES 

Point  du  tout.  Le  petit  conseil  justifie  le 
changement  fait  à  ledit,  par  un  ancien 
usage  auquel  le  conseil  général  ne  s'étant 
pas  opposé  dans  sou  origine,  n'a  plus  droit 
de  s'opposer  aujourd'hui. 

Il  donne  pour  raison  de  la  différence  qui 
est  entre  le  manuscrit  du  conseil  et  l'impri- 
mé, que  ce  manuscrit  est  un  recueil  des 
édits  avec  les  changemens  pratiqués,  et 
consentis  par  le  silence  du  conseil  général  ; 
au  lieu  que  l'imprimé  n"est  que  le  recueil 
des  mêmes  édits,  tels  qu'ils  ont  passé  en 
conseil  général. 

Il  justifie  la  confirmation  du  trésorier 
contre  l'édit  qui  veut  que  Ton  en  élise  un 
autre  ,  encore  par  un  ancien  usage.  Les  ci- 
toyens n'apperçoivent  pas  une  contraven- 
tion aux  édits  ,  qu'il  n'autorise  par  des  con- 
traventions antérieures  :  ils  ne  font  pas  une 
plainte  qu'il  ne  rebute ,  en  leur  reprochant 
de  ne  s'être  pas  plaints  plutôt. 

Et  quant  à  la  communication  du  texte 
original  des  lois  ,  elle  est  nettement  re- 
fusée (a)  ;  soit  comme  étant  contraire  aux 

(a)  Ces  refus  si  durs  et  si  sûrs  à  toutes  les  repré- 
sentations les  plus  raisonnables  et  les  plus  justes 


DE     LA     MONTAGNE.  ^55 

règles ,  soit  parceque  les  citoyens  et  bour- 
geois ne  doivent  connaître  d'autre  texte  des 
lois  que  le  texte  imprimé,  quoique  le  petit 
conseil  en  suive  un  autre  et  le  fasse  suivre 
en  conseil  général  {a). 

paroissent  peu  naturels.  Est-il  concevable  que  le 
conseil  de  Genève,  composé  dans  sa  majeure  par- 
tie d'hommes  éclairés  et  judicieux,  n'ait  pas  senti 
le  scandale  odieux,  et  même  effrayant ,  de  refuser 
à  des  hommes  libres ,  à  des  membres  du  lésisla- 
teur  ,  la  communication  du  texte  authentique  des 
lois,  et  de  fomenter  ainsi,  comme  à  plaisir  ,  des 
soupçons  produits  par  l'air  de  mystère  et  de  té- 
nèbres dont  il  s'environne  sans  cesse  à  leurs  yeux? 
Pour  moi  je  penche  à  croire  que  ces  refus  lui  coû- 
tent, mais  qu'il  s'est  prescrit  pour  règle  de  faire 
tomber  l'usage  des  représentations,  par  des  ré- 
ponses constamment  négatives.  En  effet ,  est-il  à 
présumer  que  les  hommes  les  plus  patiens  ne  se 
rebutent  pas  de  demander  pour  ne  lien  obtenir? 
Ajoutez  la  proposition  déjà  faite  en  deux  cent  d'in- 
former contre  les  auteurs  des  dernières  représen- 
tations ,  pour  avoir  usé  d'un  droit  que  la  loi  leur 
donne.  Qui  voudra  désormais  s'exposer  à  des  pour- 
suites, pour  des  démarches  qu'on  sait  d'avance 
être  sans  succès?  Si  c'est  là  te  planque  s'est  fait 
le  petit  conseil ,  il  faut  avouer  qu'il  le  suit  très 
bien. 

(a)  Extrait  des  registres  du  conseil  du  7  décem- 

E  e  2, 


436  LETTRES 

Il  est  donc  contre  les  règles ,  que  celui  qui 
a  passé  un  acte  ait  communication  de  l'ori- 
ginal de  cet  acte  ,  lorsque  les  variantes  dans 
les  copies  les  lui  font  soupçonner  de  falsifi- 
cation ou  d'incorrection;  et  il  est  dans  la 
règle  qu'on  ait  deux  différens  textes  des 
mêmes  lois,  l'un  pour  les  particuliers,  et 
I autre  pour  le  gouvernement  !  Ouïtes-vous 
jamais  rien  de  semblable  ?  et  toutefois  sur 
toutes  ces  découvertes  tardives ,  sur  tous 
ces  refus  révoltans ,  les  citoyens,  éconduits 
dans  leurs  demandes  les  plus  légitimes,  se 
taisent,  attendent,  et  demeurent  en  repos  ! 

Voilà,  monsieur,  des  faits  notoires  dans 
votre  ville ,  et  tous  plus  connus  de  vous  que 
de  moi  :  j'en  pourrois  ajouter  cent  autres , 
sans  compter  ceux  qui  me  sont  échappés. 
Ceux-ci  suffiront  pour  juger  si  la  bourgeoi- 
sie de  Genève  est  ou  fut  jamais,  je  ne  dis 
pas  remuante  et  séditieuse,  mais  vigilante, 
attentive,  facile  à  s'émouvoir  pour  défen- 
dre ses  droits  les  mieux  établis  et  le  plus 
ouvertement  attaqués. 

bre  1763,  en  réponse  aux  représentations  verbales 
feites  le  21  novembre  par  six  citoyens  bourgeois. 


DE     LA     MONTAGNE.  Ifil 

On  nous  dit  «  qu'une  nation  vive ,  ingé- 
nieuse ,  et  très  occupée  de  ses  droits  politi- 
ques ,  auroit  un  extrême  besoin  de  donner  à 
son  gouvernement  une  force  négative  »  (a). 
En  expliquant  cette  force  négative  on  peut 
convenir  du  principe  ;  mais  est-ce  à  vous 
qu'on  en  veut  faire  l'application?  a-t-on 
donc  oublié  quon  vous  donne  ailleurs  plus 
de  sang  froid  qu'aux  autres  peuples  (  b  )  ?  Et 
comment  peut-on  dire  que  celui  de  Genève 
s'occupe  beaucoup  de  ses  droits  politiques, 
quand  on  voit  qu'il  ne  s'en  occupe  jamais 
que  tard ,  avec  répugnance ,  et  seulement 
quand  le  péril  le  plus  pressant  l'y  con- 
traint? De  sorte  qu'en  n'attaquant  pas  si 
brusquement  les  droits  de  la  bourgeoisie ,  il 
ne  tient  qu'au  conseil  qu'elle  ne  s'en  occupe 
jamais. 

Mettons  un  moment  en  parallèle  les  deux 
partis  ,  pour  juger  duquel  l'activité  est  le 
plus  à  craindre ,  et  où  doit  être  placé  le 
droit  négatif  pour  modérer  cette  activité. 

D'un  coté  je  vois  un  peuple  très  nom- 
breux, paisible  et  froid,  composé  d'hom- 

(a)  Page  170. 

(b)  Page  154, 

E  e  3 


438  LETTRES 

mes  laborieux,  amateurs  clu  gain,  soumis 
pour  leur  propre  intérêt  aux  lois  et  à  leurs 
ministres  ,  tout  occupés  de  leur  négoce 
ou  de  leurs  métiers  :  tous ,  égaux  par  leurs 
droits  et  peu  distingués  par  la  fortune, 
iront  entre  eux  ni  chefs  ni  cliens  tous,  te- 
nus parleur  commerce,  par  leur  état ,  par 
leurs  biens,  dans  une  grande  dépendance 
clu  magistrat ,  ont  à  le  ménager;  tous  crai- 
gnent de  lui  déplaire  ;  s'ils  veulent  se  mê- 
ler des  affaires  publiques  ,  c'est  toujours 
au  préjudice  des  leurs.  Distraits  d  un  côté 
par  des  objets  plus  intéressans  pour  leurs 
familles;  de  1  autre,  arrêtés  par  des  con- 
sidérations de  prudence,  par  l'expérience 
de  tous  les  temps,  qui  leur  apprend  com- 
bien ,  dans  un  aussi  petit  état  que  le  vô 
tre,  où  tout  particulier  est  incessamment 
sous  les  yeux  du  conseil,  il  est  dangereux 
de  l'offenser,  ils  sont  portés  par  les  raisons 
les  plus  fortes  à  tout  sacrifier  à  la  paix  :  car 
c'est  par  elle  seule  qu'ils  peuvent  prospé- 
rer ;  et  dans  cet  état  de  choses ,  chacun , 
trompé  par  son  intérêt  privé  ,  aime  encore 
mieux  être  protégé  que  libre,  et  fait  sa  cour 
pour  faire  son  bien. 


DE     LA     MONTAGNE.  /pf) 

De  l'autre  côté,  je  vois  dans  une  petite 
ville,  dont  les  affaires  sont  au  fond  très  peu 
de  chose,  un  corps  de  magistrats  indépen- 
dant et  perpétuel ,  presque  oisif  par  état  , 
faire  sa  principale  occupation  d'un  intérêt 
très  grand  et  très  naturel  pour  ceux  qui 
commandent,  c'est  d'accroître  incesamment 
son  empire;  car  l'ambition  comme  l'avarice 
se  nourrit  de  ses  avantages;  et  plus  on  étend 
sa  puissance,  plus  on  est  dévoré  du  désir  de 
tout  pouvoir.  Sans  cesse  attentif  à  marquer 
des  distances  trop  peu  sensibles  dans  ses 
égaux  de  naissance,  il  ne  voit  en  eux  que 
ses  inférieurs ,  et  brûle  d'y  voir  ses  sujets. 
Armé  de  toute  la  force  publique,  déposi- 
taire de  toute  l'autorité,  interprète  et  dis- 
pensateur des  lois  qui  la  gênent,  il  s'en  fait 
une  arme  offensive  et  défensive ,  qui  le  rend 
redoutable,  respectable,  sacré  pour  tous 
ceux  qu'il  veut  outrager.  C'est  au  nom  mê- 
me de  la  loi  qu'il  peut  la  transgresser  im- 
punément. Il  peut  attaquer  la  constitution 
en  feignant  de  la  défendre  ;  il  peut  punir 
comme  un  rebelle  quiconque  ose  la  défen- 
dre en  effet.  Toutes  les  entreprises  de  ce 
corps  lui  deviennent  faciles  ;  il  ne  laisse  à 

Ee  4 


'44o  LETTRES 

personne  le  droit  de  les  arrêter  ni  d'en  con- 
noître  :  il  peut  agir ,  différer ,  suspendre  ; 
il  peut  séduire,  effrayer,  punir  ceux  qui  lui 
résistent;  et  s'il  daigne  employer  pour  cela 
des  prétextes,  c'est  plus  par  bienséance  que 
par  nécessité.  Il  a  donc  la  volonté  d'étendre 
sa  puissance ,  et  le  moyen  de  parvenir  à 
tout  ce  qu'il  veut.  Tel  est  l'état  relatif  du 
petit  conseil  et  de  la  bourgeoisie  de  Genève,  i 
Lequel  de  ces  deux  corps  doit  avoir  le  pou- 
voir négatif  pour  arrêter  les  entreprises  de 
l'autre  ?  L'auteur  des  lettres  assure  que  c'est 
le  premier. 

Dans  la  plupart  des  états,  les  troubles 
internes  viennent  d'une  populace  abrutie 
et  stupide ,  échauffée  d'abord  par  d'insup- 
portables vexations  ,  puis  ameutée  en  secret 
par  des  brouillons  adroits,,  revêtus  de  quel- 
que autorité  qu'ils  veulent  étendre.  Mais 
est-il  rien  de  plus  faux  qu'une  pareille  idée 
appliquée  à  la  bourgeoisie  de  Genève  ,  à  sa 
partie  au  moins  qui  fait  face  à  la  puissance 
pour  le  maintien  des  lois  ?  Dans  tous  les 
temps ,  cette  partie  a  toujours  été  l'ordre 
moyen  entre  les  riches  et  les  pauvres ,  entre 
les  chefs  de  l'état  et  la  populace.  Cet  ordre , 


DE     E  A.     MONTAGNE.  44 L 

composé  d'hommes  à-peu-près   égaux  en 
fortune,    en  état,    en  lumières,   n'est  ni 
assez  élevé  pour  avoir  des  prétentions ,  ni 
assez  bas  pour  n'avoir  rien  à  perdre.  Leur 
grand  intérêt,  leur  intérêt  commun  est  que 
les  lois  soient  observées,  les  magistrats  res- 
pectés ,  que  la  constitution  se  soutienne  et 
que  l'état  soit  tranquille.  Personne  dans  cet 
ordre  ne  jouit  à  nul  égard  d'une  telle  supé- 
riorité sur  les  autres,  qu'il  puisse  les  mettre 
en  jeu  pour  son  intérêt  particulier.  C'est  la 
plus  saine  partie  de  la  république ,  la  seule 
qu'on  soit  assuré  ne  pouvoir,,  dans  sa  con- 
duite ,  se  proposer  d'autre  objet  que  le  bien 
de  tous.  Aussi  voit-on  toujours  dans  leurs 
démarches  communes  une  décence,  une 
modestie  ,  une  fermeté  respectueuse ,  une 
certaine  gravité  d'hommes  qui  se  sentent 
dans  leur  droit  et  qui  se  tiennent  dans  leur 
devoir.  Voyez ,  au  contraire ,  de  quoi  l'autre 
parti  s'étaie  ;  de  gens  qui  nagent  dans  l'o- 
pulence ,  et  du  peuple  le  plus  abject.  Est-ce 
dans  ces  deux  extrêmes ,  l'un  fait  pour  ache- 
ter, l'autre  pour  se  vendre,  qu'on  doit  cher- 
cher l'amour  de  la  justice  et  des  lois  ?  C'est 
par  eux  toujours  que  l'état  dégénère.  Le  ri- 


442  LETTRES 

che  tient  la  loi  dans  sa  bourse ,  et  le  pauvre 
aime  mieux  du  pain  que  la  liberté.  Il  suffit 
de  comparer  ces  deux  partis,  pour  juger  le- 
quel doit  porter  aux  lois  la  première  attein- 
te ;  et  cherchez  en  effet  dans  votre  histoire 
si  tous  les  complots  ne  sont  pas  toujours 
venus  du  côté  de  la  magistrature,  et  si  ja- 
mais les  citoyens  ont  eu  recours  à  la  force 
que  lorsqu'il  la  fallu  pour  s'en  garantir. 

On  raille  sans  doute,  quand,  sur  les 
conséquences  du  droit  que  réclament  vos 
concitoyens ,  on  vous  représente  l'état  en 
proie  à  la  brigue ,  à  la  séduction ,  au  pre- 
mier venu.  Ce  droit  négatif  que  veut  avoir 
le  conseil  fut  inconnu  jusqu'ici  :  quels 
maux  en  est-il  arrivé  ?  Il  en  fût  arrivé  d'af- 
freux,  s'il  eût  voulu  s'y  tenir  quand  la  bour- 
geoisie a  fait  valoir  le  sien.  Rétorquez  l'ar- 
gument qu'on  tire  de  deux  cents  ans  de 
prospérité  ;  que  peut-on  répondre?  Ce  gou- 
vernement, direz- vous,  établi  par  le  temps, 
soutenu  par  tant  de  titres ,  autorisé  par  un 
si  long  usage ,  consacré  par  ses  succès ,  et 
où  le  droit  négatif  des  conseils  fut  toujours 
ignoré,  ne  vaut-il  pas  bien  cet  autre  gouver- 
nement arbitraire ,  dont  nous  ne  connois- 


DE     LA     MONTAGNE.  44^ 

sons  encore  ni  les  propriétés ,  ni  ses  rap- 
ports avec  notre  bonheur,  et  où  la  raison  ne 
peut  nous  montrer  que  le  comble  de  notre 
misère  ? 

Supposer  tous  les  abus  dans  le  parti  qu  on 
attaque ,  et  n'en  supposer  aucun  dans  le 
sien ,  est  un  sophisme  bien  grossier  et  bien 
ordinaire ,  dont  tout  homme  sensé  doit  se 
garantir.  Il  faut  supposer  des  abus  de  part  et 
d'autre,  parcequ'il  s'en  glisse  par-tout;  mais 
ce  n'est  pas  à  dire  qu'il  y  ait  égalité  dans 
leurs  conséquences.  Tout  abus  est  un  mal, 
souvent  inévitable ,  pour  lequel  on  ne  doit 
pas  proscrire  ce  qui  est  bon  en  soi.  Mais 
comparez,  et  vous  trouverez  d'un  côté  des 
maux  sûrs  ,  des  maux  terribles ,  sans  borne 
et  sans  fin  ;  de  l'autre ,  l'abus  même  diffi- 
cile ,  qui ,  s'il  est  grand ,  sera  passager ,  et 
tel  que ,  quand  il  a  lieu  ,  il  porte  toujours 
avec  lui  son  remède.  Car,  encore  une  fois, 
il  n'y  a  de  liberté  possible  que  dans  l'obser- 
vation des  lois  ou  de  la  volonté  générale ,  et 
il  n'est  pas  plus  dans  la  volonté  générale  de 
nuire  à  tous ,  que  dans  la  volonté  particu- 
lière de  nuire  à  soi-même.  Mais  supposons 
cet  abus  de  la  liberté  aussi  naturel  que  l'abus 


444  LETTRES 

de  la  puissance.  Il  y  aura  toujours  cette  dif- 
férence entre  l'un  et  l'autre ,  que  l'abus  de 
la  liberté  tourne  au  préjudice  du  peuple  qui 
en  abuse,  et,  le  punissant  de  son  propre 
tort ,  le  force  à  en  chercher  le  remède  : 
ainsi,  de  ce  côté  ,  le  mal  n'est  jamais  qu'une 
crise ,  il  ne  peut  faire  un  état  permanent  ; 
au  lieu  que  l'abus  de  la  puissance  ne  tour- 
nant point  au  préjudice  du  puissant,  mais 
dufoible,  est,  par  sa  nature,  sans  mesure, 
sans  frein,  sans  limites  ;  il  ne  finit  que  par 
la  destruction  de  celui  qui  seul  en  ressent 
le  mal.  Disons  donc  qu'il  faut  que  le  gou- 
vernement appartienne  au  petit  nombre, 
l'inspection  sur  le  gouvernement  à  la  géné- 
ralité, et  que  si  de  part  ou  d'autre  l'abus  est 
inévitable,  il  vaut  encore  mieux  qu'un  peu- 
ple soit  malheureux  par  sa  faute  qu'opprimé 
sous  la  main  d'autrui. 

Le  premier  et  le  plus  grand  intérêt  public 
est  toujours  la  justice.  Tous  veulent  que  les 
conditions  soient  égales  pour  tous ,  et  la 
justice  n'est  que  cette  égalité.  Le  citoyen  ne 
veut  que  les  lois  et  que  l'observation  des 
îois.  Chaque  particulier  dans  le  peuple  sait 
bien  que    'il  y  a  des  exceptions,  elles  ne 


DE     LA     MONTAGNE.  44$ 

Seront  pas  en  sa  faveur.  Ainsi  tous  craignent 
les  exceptions  ;  et  qui  craint  les  exceptions 
aime  la  loi.  Chez  les  chefs ,  c'est  tout  autre 
chose  :  leur  état  même  est  un  état  de  préfé- 
rence ,  et  ils  cherchent  des  préférences  par- 
tout (a).  S'ils  veulent  des  lois ,  ce  n'est  pas 
pour  leur  obéir,  c'est  pour  en  être  les  arbi- 
tres. Ils  veulent  des  lois  pour  se  mettre  à 
leur  place  et  pour  se  faire  craindre  en  leur 
nom.  Tout  les  favorise  dans  ce  projet  :  ils 
se  servent  des  droits  qu'ils  ont,  pour  usur- 
per sans  risque  ceux  qu'ils  n'ont  pas.  Comme 
ils  parlent  toujours  au  nom  de  la  loi ,  même 
en  la  violant,  quiconque  ose  la  défendre 
contre  eux  est  un  séditieux ,  un  rebelle  ;  il 


(a)  La  justice  dans  le  peuple  est  une  vertu  d'é- 
tat ;  la  violence  et  la  tyrannie  est  de  môme  dans  les 
chefs  un  vice  d'état.  Si  nous  étions  à  leurs  places , 
nous  autres  particuliers ,  nous  deviendrions  comme 
eux  violens  ,  usurpateurs  ,  iniques.  Quand  des  ma- 
gistrats viennent  donc  nous  prêcher  leur  intégrité , 
leur  modération,  leur  justice  ,  ils  nous  trompent, 
s'ils  veulent  obtenir  ainsi  la  confiance  que  nous 
ne  leur  devons  pas  :  non  qu'ils  ne  puissent  avoir 
personnellement  ces  vertus  dont  ils  se  vantent  ; 
mais  alors  ils  font  une  exception ,  et  ce  n'est  pas 
aux  exceptions  que  la  loi  doit  avoir  égard. 


44^  LETTRES 

doit  périr:  et  pour  eux,  toujours  sûrs  de 
l'impunité  dans  leurs  entreprises ,  le  pis 
qui  leur  arrive  est  de  ne  pas  réussir.  S'ils  ont 
besoin  d'appuis,  par-tout  ils  en  trouvent. 
C'est  une  ligue  naturelle  que  celle  des  forts; 
et  ce  qui  fait  la  foiblesse  des  foibles,  est  de 
ne  pouvoir  se  liguer  ainsi.  Tel  est  le  des- 
tin du  peuple,  d'avoir  toujours  au  dedans 
et  au  dehors  ses  parties  pour  juges.  Heu- 
reux quand  il  en  peut  trouver  d'assez  équi- 
tables pour  le  protéger  contre  leurs  propres 
maximes,  contre  ce  sentiment  si  gravé  dans 
le  cœur  humain ,  d'aimer  et  favoriser  les 
intérêts  semblables  aux  nôtres  !  Vous  avez 
eu  cet  avantage  une  fois,  et  ce  fut  contre 
toute  attente.  Quand  la  médiation  fut  ac- 
ceptée ,  on  vous  crut  écrasés  :  mais  vous 
eûtes  des  défenseurs  éclairés  et  fermes ,  des 
médiateurs  intègres  et  généreux;  la  justice 
et  la  vérité  triomphèrent.  Puissiez-vous  être 
heureux  deux  fois  î  vous  aurez  joui  d'un 
bonheur  bien  rare,  et  dont  vos  oppresseurs 
ne  paroissent  guère  alarmés. 

Après  vous  avoir  étalé  tous  les  maux  ima- 
ginaires d'un  droit  aussi  ancien  que  votre 
constitution,  et  qui  jamais  n'a  produit  au- 


DE     LA     MONTAGNE.  447 

cun  mal,  on  pallie,  on  nie  ceux  du  droit 
nouveau  qu'on  usurpe,  et  qui  se  font  sen- 
tir dès  aujourd'hui.  Forcé  d'avouer  que  le 
gouvernement  peut  abuser  du  doit  négatif 
jusqu'à  la  plus  intolérable  tyrannie,  on  af- 
firme que  ce  qui  arrive  n'arrivera  pas,  et 
l'on  change  en  possibilité  sans  vraisem- 
blance ce  qui  se  passe  aujourd'hui  sous  vos 
yeux.  Personne ,  ose-t-on  dire ,  ne  dira  que 
le  gouvernement  ne  soit  équitable  et  doux; 
et  remarquez  que  cela  se  dit  en  réponse  à 
des  représentations  où  l'on  se  plaint  des  in- 
justices et  des  violences  du  gouvernement. 

C'est  là  vraiment,  ce  qu'on  peut  appeller 
du  beau  style  :  c'est  l'éloquence  de  Péri- 
clès,  qui,  renversé  par  Thucydide  à  la  lutte, 
prouvoit  aux  spectateurs  que  c'étoit  lui  qui 
l'avoit  terrassé. 

Ainsi  donc ,  en  s'emparant  du  bien  d'au- 
trui  sans  prétexte,  en  emprisonnant  sans 
reison  les  innocens,  en  flétrissant  un  ci- 
toyen sans  fouir,  en  en  jugeant  illégale- 
ment un  autre,  en  protégeant  les  livres 
obscènes,  en  brûlant  ceux  qui  respirent  la 
vertu,  en  persécutant  leurs  auteurs,  eu 
cachant  le  vrai  texte  des  lois ,  en  refusant 


44$  LETTRES 

les  satisfactions  les  plus  justes,  en  exerçant 
le  plus  dur  despotisme ,  en  détruisant  la 
liberté  qu'ils  devroient  défendre  ,  en  oppri- 
mant la  patrie  dont  ils  devroient  être  les 
pères,  ces  messieurs  se  font  compliment  à 
eux-mêmes  sur  la  grande  équité  de  leurs 
jugemens;  ils  s'extasient  sur  la  douceur 
de  leur  administration,  ils  affirment  avec 
confiance  que  tout  le  monde  est  de  leur  avis 
sur  ce  point.  Je  doute  fort,  toutefois,  que 
cet  avis  soit  le  vôtre,  et  je  suis  sûr  au  moins 
qu'il n'est  pas  celui  des  représentais. 

Que  l'intérêt  particulier  ne  me  rende 
point  injuste.  C'est  de  tous  nos  penchans 
celui  contre  lequel  je  me  tiens  le  plus  en 
garde,  et  auquel  j'espère  avoir  le  mieux 
résisté.  Votre  magistrat  est  équitable  dans 
les  choses  indifférentes,  je  le  crois  porté 
même  à  l'être  toujours;  ses  places  sont  peu 
lucratives;  il  rend  la  justice  et  ne  la  vend 
point;  il  est  personnellement  intègre,  dés- 
intéressé; et  je  sais  que  dans  ce  conseil  si 
despotique  il  règne  encore  de  la  droiture 
et  des  vertus.  En  vous  montrant  les  consé- 
quences du  droit  négatif,  je  vous  ai  moins 
dit  ce  qu'ils  seront ,  devenus  souverains,  que 

ce 


DE     LÀ     MONTAGNE.  440 

ce  qu'ils  continueront  à  faire  pour  l'être. 
Une  fois  reconnus  tels ,  leur  intérêt  sera 
d  être  toujours  justes ,  et  il  Test  dès  aujour- 
d'hui d'être  justes  le  plus  souvent  :  mais 
malheur  à  quiconque  osera  recourir  aux 
lois  encore,  et  réclamer  la  liberté!  C'est 
contre  ces  infortunés  que  tout  devient 
permis,  légitime.  L'équité,  la  vertu,  l'inté- 
.  rêt  même ,  ne  tiennent  point  devant  l'amour 
de  la  domination;  et  celui  qui  sera  juste, 
étant  le  maître,  n'épargne  aucune  injustice 
pour  le  devenir. 

Le  vrai  chemin  de  la  tyrannie  n  est  point 
d'attaquer  directement  le  bien  public;  ce 
seroit  réveiller  tout  le  monde  pour  le  défen- 
dre :  mais  c'est  d'attaquer  successivement 
tous  ses  défenseurs,  et  d'effrayer  quiconque 
oseroit  encore  aspirer  à  l'être.  Persuadez  à 
tous  que  l'intérêt  public  n'est  celui  de  per- 
sonne, et  par  cela  seul  la  servitude  est  éta- 
blie; car  quand  chacun  sera  sous  le  joup-, 
où  sera  la  liberté  commune  ?  Si  quiconque 
ose  parler  est  écrasé  dans  l'instant  même  , 
où  seront  ceux  qui  voudront  fimiter  ?  et 
quel  sera  l'organe  de  la  généralité  quand 
chaque  individu  gardera  le  silence?  Le  gcu- 
Tome  9.  Ff 


45,0  LETTRES 

vernement  sévira  donc  contre  les  zélés  et 
sera  juste  avec  les  autres  ,  jusqu'à  ce  qu  il 
puisse  être  injuste  avec  tous  impunément. 
Alors  sa  justice  ne  sera  plus  qu'une  écono- 
mie pour  ne  pas  dissiper  sans  raison  son 

propre  bien. 

Il  y  a  donc  un  sens  dans  lequel  le  conseil 
est  juste,  et  doit  l'être  par  intérêt  :  mais  il 
y  en  a  un  dans  lequel  il  est  du  système  qu  il 
s'est  fait  d'être  souverainement  injuste  ;  et 
mille  exemples  ont  dû  vous  apprendre  com- 
bien la  protection  des  lois  est  insuffisante 
contre  la  haine  du  magistrat.  Que  sera-ce , 
lorsque,  devenu  seul  maître  absolu  par  son 
droit  négatif,  il  ne  sera  plus  gêné  par  rien 
dans  sa  conduite,  et  ne  trouvera  plus  d  ob- 
stacle à  ses  passions?  Dans  un  si  petit  état 
qù  nul  ne  peut  se  cacher  dans  la  foule ,  qui 
ne  vivra  pas  alors  dans  d'éternelles  frayeurs , 
et  ne  sentira  pas  à  chaque  instant  de  sa  vie 
le  malheur  davoir  ses  égaux  pour  maîtres? 
Dans  les  grands  états  les  particuliers  sont 
trop  loin  du  prince  et  des  chefs  pour  en  être 
Vus  ,  leur  petitesse  les  sauve  ;  et  pourvu  que 
le  peuple  paie ,  on  le  laisse  en  paix.  Mais 
tou3  ne  pourrez  faire  un  pas  sajas  sentir  le 


DE     LA     MONTAGNE.  fék 

poids  de  vos  fers.  Les  païens ,  les  amis ,  les 
protégés  ,  les  espions  de  vos  maîtres ,  seront 
plus  vos  maîtres  qu'eux  ;  vous  n'oserez  ni 
défendre  vos  droits ,  ni  réclamer  votre  bien, 
crainte  de  vous  faire  des  ennemis;  les  re- 
coins les  plus  obscurs  ne  pourront  vous  dé- 
rober à  la  tyrannie,  il  faudra  nécessairement 
en  être  satellite  ou  victime.  Vous  sentirez  a 
la  fois  l'esclavage  politique  et  le  civil,  à 
peine  oserez-vous  respirer  en  liberté.  Voilà, 
monsieur,  où  doit  naturellement  vous  me- 
ner l'usage  du  droit  négatif  tel  que  le  con- 
seil se  l'arrogé.  Je  crois  qu'il  n'en  voudra 
pas  faire  un  usage  aussi  funeste ,  mais  il  le 
pourra  certainement  ;  et  la  seule  certitude 
qu'il  peut  impunément  être  injuste,  vous 
fera  sentir  les  mêmes  maux  que  s'il  letoit 
en  effet. 

Je  vous  ai  montré,  monsieur,  l'état  de 
votre  constitution  tel  qu'il  se  présente  à 
mes  yeux.  Il  résulte  de  cet  exposé  que  cette 
constitution,  prise  dans  son  ensemble,  est 
bonne  et  saine,  et  qu'en  donnant  à  la  liberté 
ses  véritables  bornes ,  ellelui  donne  en  même 
temps  toute  la  solidité  qu'elle  doit  avoir. 
Car  le  gouvernement  ayant  un  droit  négatif 


/52  LETTRES 

contre  les  innovations  du  législateur,  et  le 
peuple  un  droit  négatif  contre  les  usurpa- 
tions du  conseil ,  les  lois  seules  régnent  et 
régnent  sur  tous;  le  premier  de  l'état  ne  leur 
est  pas  moins  soumis  que  le  dernier ,  aucun 
ne  peut  les  enfreindre,  nul  intérêt  particu- 
lier ne  peut  les  changer ,  et  la  constitution 
demeure  inébranlable. 

Mais  si  au  contraire  les  ministres  des  lois 
en  deviennent  les  seuls  arbitres ,  et  qu  ils 
puissent  les  faire  parler  ou  taire  à  leur  gré  ; 
si  le  droit  de  représentation  ,  seul  garant 
des  lois  et  de  la  liberté  ,  îï est  qu'un  droit 
illusoire  et  vain ,  qui  n  ait  en  aucun  cas  au- 
cun effet  nécessaire;  je  ne  vois  point  de  ser- 
vitude pareille  à  la  vôtre ,  et  l'image  de  la 
liberté  n'est  plus  chez  vous  qu'un  leurre 
méprisant  et  puérile ,  qu'il  est  même  indé- 
cent d'offrir  à  des  hommes  sensés.  Que  sert 
alors  d'assembler  le  législateur ,  puisque  la 
volonté  du  conseil  est  Tunique  loi?  Que 
sert  d'élire  solemnellement  des  magistrats 
qui  d'avance  étoient  déjà  vos  juges,  et  qui 
ne  tiennent  de  cette  élection  qu'un  pouvoir 
qu'ils  exerçoient  auparavant  ?  Soumettez- 
vous  de  jbonne  grâce ,  et  renoncez  à  ces  jeux 


DE     LA     MONTAGNE.  /53 

d'enfans  ,  qui ,  devenus  frivoles  ,  ne  sont 
pour  vous  qu'un  avilissement  de  plus. 

Cet  état,  étant  le  pire  où  Ton  puisse  tom- 
ber, n'a  quun  avantage;  c'est  qu'il  ne  sau- 
roit  changer  qu'en  mieux.  C'est  l'unique 
ressource  des  maux  extrêmes  ;  mais  cette 
ressource  est  toujours  grande  ,  quand  des 
hommes  de  sens  et  de  cœur  la  sentent  et 
savent  s'en  prévaloir.  Que  la  certitude  de 
ne  pouvoir  tomber  plus  bas  que  vous  n  êtes, 
doit  vous  rendre  fermes  dans  vos  démarches  ! 
mais  soyez  sûrs  que  vous  ne  sortirez  point 
de  l'abyme ,  tant  que  vous  serez  divisés  , 
tant  que  les  uns  voudront  agir  et  les  autres 
rester  tranquilles. 

Me  voici ,  monsieur ,  à  la  conclusion  de 
ces  lettres.  Après  vous  avoir  montré  l'état 
où  vous  êtes ,  je  n'entreprendrai  point  de 
vous  tracer  la  route  que  vous  devez  suivre 
pour  en  sortir.  S'il  en  est  une ,  étant  sur  les 
lieux  mêmes ,  vous  et  vos  concitoyens  la 
devez  voir  mieux  que  moi  :  quand  on  sait 
où  l'on  est  et  où  l'on  doit  aller ,  on  peut  se 
diriger  sans  peine. 

L'auteur  des  lettres  dit  que  si  on  remar- 
quait dans  un  gouvernement  une  pente  à  la 

Ff  5 


'454  L  E  ï  T  R  E  8 

violence,  Une  faudrait  pas  attendre  à  la  re- 
dresser que  la  tyrannie  s  y  fût  fortifiée  (a). 
Il  dit  encore ,  en  supposant  un  cas  qu'il 
traite  à  la  vérité  de  chimère ,  quï/  resteroit 
un  remède  triste,  mais  légal,  et  qui,  dans  ce 
cas  extrême ,  pourrait  être  employé  comme  on 
emploie  la  main  d'un  chirurgien  quand  la 
gangrené  se  déclare  (b).  Si  vous  êtes  ou  non 
dans  ce  cas  supposé  chimérique  ,  c'est  ce 
que  je  viens  d'examiner.  Mon  conseil  n'est 
donc  plus  ici  nécessaire  ;  l'auteur  des  lettres 
vous  l'a  donné  pour  moi.  Tous  les  moyens 
de  réclamer  contre  l'injustice  sont  permis 
quand  ils  sont  paisibles ,  à  plus  forte  raison 
sont  permis  ceux  qu'autorisent  les  lois. 

Quand  elles  sont  transgressées  dans  des 
cas  particuliers  ,  vous  avez  le  droit  de  repré- 
sentation pour  y  pourvoir;  mais  quand  ce 
droit  même  est  contesté,,  c'est  le  cas  de  la 
garantie.  Je  ne  l'ai  point  mise  au  nombre 
des  moyens  qui  peuvent  rendre  efficace 
une  représentation  ;  les  médiateurs  eux- 
mêmes  n'ont  point  entendu  l'y  mettre,  puis- 


(a)  Page  172, 
{b)  Page  101. 


DE     LA     MONTAGNE.  ^55 

qu'ils  ont  déclaré  ne  vouloir  porter  nulle 
atteinte  à  l'indépendance  de  l'état,  et  qu'a- 
lors ,  cependant ,  ils  auroient  mis ,  pour  ainsi 
dire ,  la  clef  du  gouvernement  dans  leur  po- 
che (à).  Ainsi,  dans  le  cas  particulier, l'effet 
des  représentations  rejetées  est  de  pro- 
duire un  conseil  général  ;  mais  l'effet  du 
droit  même  de  représentation  rejeté  paroît 
être  le  recours  à  la  garantie.  Il  faut  que  la 
machine  ait  en  elle-même  tous  les  ressorts 
qui  doivent  la  faire  jouer  :  quand  elle  s'ar- 
rête ,  il  faut  appeller  l'ouvrier  pour  la  re- 
monter. 

Je  vois  trop  où  va  cette  ressource,  et  je 
sens  encore  mon  cœur  patriote  en  gémir. 
Aussi ,  je  le  répète ,  je  ne  vous  propose  rien  ; 


(a)  La  conséquence  d'un  tel  système  eût  été 
d'établir  un  tribunal  de  la  médiation  résidant  à 
Genève,  pour  connoître  des  transgressions  de* 
lois.  Par  ce  tribunal  la  souveraineté  de  la  répu- 
blique eût  été  bientôt  détruite  :  mais  la  liberté  des 
citoyens  eût  été  beaucoup  plus  assurée  qu'elle  ne 
peut  l'être  si  l'on  ôte  le  droit  de  représentation. 
Or  de  n'être  souverain  que  de  nom ,  ne  signifie 
pas  grand'chosc  ;  mais  d'être  libre  en  effet,  signifie 
beaucoup. 


45^  LETTRES 

qu'oserois-je  dire?  Délibérez  avec  vos  con- 
citoyens, et  ne  comptez  les  voix  qu'après 
les  avoir  pesées.  Défiez-vous  de  la  turbu- 
lente jeunesse  ,  de  l'opulence  insolente ,  et 
de  l'indigence  vénale  ;  nul  salutaire  conseil 
ne  peut  venir  de  ces  côtés  -  là.  Consultez 
ceux  qu'une  honnête  médiocrité  garantit 
des  séductions  de  l'ambition  et  de  la  mi- 
sère ;  ceux  dont  une  honorable  vieillesse 
couronne  une  vie  sans  reproche  ;  ceux 
qu'une  longue  expérience  a  versés  dans  les 
affaires  publiques  ;  ceux  qui ,  sans  ambition 
dans  l'état,  n'y  veulent  d'autre  rang  que  ce- 
lui de  citoyens;  enfin  ceux  qui ,  n'ayant  ja- 
mais eu  pour  objet  dans  leurs  démarches 
que  le  bien  de  la  patrie  et  le  maintien  des 
lois  ,  ont  mérité  par  leurs  vertus  l'estime  du 
public  et  la  confiance  de  leurs  égaux. 

Mais  sur-tout  réunissez-vous  tous.  Yous 
êtes  perdus  sans  ressource  si  vous  restez 
divisés.  Et  pourquoi  le  seriez-vous  quand 
de  si  grands  intérêts  communs  vous  unis- 
sent? Comment ,  dans  un  pareil  danger,  la 
basse  jalousie  et  les  petites  passions  osent- 
elles  se  faire  entendre  ?  Valent-elles  qu'on 
les  contente  à  si  haut  prix?  et  faudra-t-il  que 


DE     LA     MONTAGNE.  45'"' 

vos  enfans  disent  un  jour  en  pleurant  sur 
leurs  fers  :  Voilà  le  fruit  des  dissensions  de 
nos  pères  ?  En  un  mot  il  s'agit  moins  ici  de 
délibération  que  de  concorde:  le  choix  du 
parti  que  vous  prendrez  n'est  pas  la  plus 
grande  affaire  ;  fût-il  mauvais  en  lui-même, 
prenez  -  le  tous  ensemble  ;  par  cela  seul  il 
deviendra  le  meilleur  ,  et  vous  ferez  tou- 
jours ce  qu'il  faut  faire  pourvu  que  vous  le 
fassiez  de  concert.  Voilà  mon  avis  ,  mon- 
sieur, et  je  finis  par  où  j'ai  commencé.  En 
vous  obéissant  ,  j'ai  rempli  mon  dernier 
devoir  envers  la  patrie.  Maintenant  je  prends 
congé  de  ceux  qui  l'habitent;  il  ne  leur  reste 
aucun  mal  à  me  faire,  et  je  ne  puis  plus  leur 
faire  aucun  bien. 


tes 


TABLE 

DES     LETTRES 

ET    DE    LEUR    CONTENU. 


LETTRE    PREMIERE. 

Etat  de  la  question  par  rapporta  Fau- 
teur. Si  elle  est  de  la  compétence  des  tri- 
bunaux civils.  Manière  injuste  de  la  ré- 
soudre, page  i3 

Let.  II.  De  la  religion  de  Genève.  Prin- 
cipes de  la  réformation.  L'auteur  entame 
la  discussion  des  miracles.  62 

Let.  III.  Continuation  du  même  sujet. 
Court  examen  de  quelques  autres  accu- 
sations. q6 

Let.  IV.  L'auteur  se  suppose  coupable  ;  il 
compare  la  procédure  à  la  loi.  i55 

Let.  V.  Continuation  du  même  sujet.  Ju- 
risprudence tirée  des  procédures  faites 
en  cas  semblables.  But  de  Fauteur  en 
publiant  la  profession  de  foi.  184 


TABLE,  45g 

Let.  VI.  S'il  est  vrai  que  l'auteur  attaque 
les  gouvernemens.  Courte  analyse  de  son 
livre.  La  procédure  faite  à  Genève  est 
sans  exemple,  et  n'a  été  suivie  en  aucun 
pays.  page  25g 

Let.  VIL  Etat  présent  du  gouvernement 
de  Genève ,  fixé  par  Fédit  de  la  média- 
tion. 278 

Let.  VIII.  Esprit  de  cet  édit.  Contre-poids 
qu'il  donne  à  la  puissance  aristocratique. 
Entreprise  du  petit  conseil  d'anéantir 
ce  contre-poids  par  voie  de  fait.  Examen 
des  inconvéniens  allégués.  Système  des 
édits  sur  les  emprisonnemens.  326 

Let.  IX.  Manière  de  raisonner  de  Fauteur 
des  lettres  écrites  de  la  campagne.  Son 
vrai  but  dans  cet  écrit.  Choix  de  ses 
exemples.  Caractère  de  la  bourgeoisie  de 
Genève.  Preuve  par  les  faits.  Conclusion. 

396 


Fin  de  la  table  du  tome  neuvième. 


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