Skip to main content

Full text of "Oeuvres complettes d'Alexis Piron"

See other formats


. 


Mr- 


v 


H' 


1 


>- 


-7 


//? 


< 


(E   U  V  R   E  S 


DE   PI  RON. 


n 


(&Jj>#t*~> 


,";  /  f(jL  %s- 


^*»* . 


h  ur&P, 


-3 


11:  :-m,:  cl  ('/\/iv'/\ir..f(i.,   ./■  J'1   l„hn  .Lifvvs  /,■  /huL-  m  ,V,ir/v 
'"' /\'i  .  '■'  Lwh-ru  /•Any  J, in.-  /<•  /viav  ,/,-  la   CcmcJic  //iwr.'.vv  , 


(EUVRES 

COMPLETTES 

I 

D'ALEXIS  PIRON, 

PUBLICS 

Par  m.  Rigoley  de  Juvigny, 

Conseiiler  honoraire   au  Parlement  de   Metz  ,   de 
1'Academie  des  Sciences  8c  Belles-Lettres  de  Dijon. 

TOME    PREMIER. 


A    PARIS, 

De  l  Imprimerie  de  M.  Lambert, 

rue  de  la  Harpe  ,  pres  Saint  Come, 


wwwwwwwr-' 


M.  PCC.  -LXXVl 


pa 

nit 

v'-l 


tfS2^:m£mi8Stf3&mBSBBaam 


I  S  CO  UR  S 

PRELIM1NAIRE- 

! ■■  V  oici  les  GEuvres  complettes  de  feu  M. 

I.1 Piron.  Jedoisason  amitie  leprecicux  depot 
qu'il  m'en  a  fait ,  en  mourant.  II  auroit  pu 
le  remettre  en  des  mains  plus  habiles  j  mais 
je  doute  qu'il  eut  trouve  un  depositaire  plus 
fidele. 

z  La  reputation  de  ce  Poete  celebre  est  faite 
^  depuis  long-temps.  Le  rang  distingue  qu'il 

occupe  sur  ic  Parnasse ,  mc  dispense  de  fairs 
^Teloge  de  ses  Ecrits.  Je   mt   bornerai  done 

a  rendre  compte  de  cette  1  iition. 

^     On  y  retrouvera  toutcs  les  Pieces  que  M. 

I  Piron  a  donnees  au  Theatre  Francois ,  &£ 

"x  dans  le  meme  ordre  qu'il  les  publia ,  avec  de 

*nouvelles  Prefaces,  en  1758.  J'y  ai  ajoute 

June  Pastorale  Lyrique ,  en  un  acte,  intitulee 

s  La  fausse  Alarme;   &  la  Comedie  de  I'Amant 

Mysterieux.  On  verra,  par  le  court  Avcrtis* 

sement  qui  est  a  la  tete  de  cette  Comedie, 

que  l'intention  de  1'Auteur  n'etoit   pas  dc 

lasoustraire  ,  pour  toujours  ,  a  l'impression. 

On  remarqucra  furtout ,  dans  quelques  notes 


jj  DISCOURS 

qu'il  a  mises  sur  plnsieurs  cndroits  des  pre- 
mieres scenes,  la  franchise,  avec  laquelle  ,  il 
avoue  les  defauts  dc  fa  piece  ,  &  conime 
il  sc  plaisante  lui-meme,  en  fe  foumettant 
au  jugement  precipite  du  Parterre.  Exemple 
d'une  modeftie  rare ,  &c  qui  contrastc  mer- 
veiileusement  avec  1'ufage  que  Ton  fuit  au- 
jourd'hui ,  de  faire  foi-merne  I'elcgc  de  ses 
propres  Ouvragcs,  ou  ri'avoir  des  Proncurs 
am  des  ,  dont  on  le  devicnt  a  fon  tour. 

Ce  ten  n'eft  pas  eclui  des  Prefaces  dc  M. 
Piron.  S'il  y  regne  un  certain  egoisme,  on 
conviendra  du  moins  que  ce  lVest  pas  l'egois- 
rae  de  la  vanite.  Ces  Prefaces  ont  pouttant 
trouve  des  Censeurs.  Elles  ont  paru  trop 
longucs,  &  Ton  n'en  a  pas  goute  le  style. 
Lesuns  m'ontconfeille  de  les  fupprimcr  ;  les 
autres  m'ont  engage  a  les  laiffer  fans  y  tou- 
cher. Pour  concilier  ces  avis  contraires,  j'ai 
peut-ctre  temerairement  porte  la  main  snr 
ces  Prefaces,  auxquelles  j'ai  fait,  a  regret  & 
en  tremblant ,  des  retranchemens considera- 
bles; car  il  s'en  faut  que  j'aye  la  prefomp- 
tion  de  me  croire  arTez  habile  pom*  trancher 
en  maitre.  J'ai  respecte  la  fcule  Preface  dc 
la  Mstromanie.  Comme  elle  eft  un  recit  naif 
6c  abrege  de  la  vie  de  PAuteur,  je  me  serois 


P  R  E  L  I  M  I  N  A  I  R  E.        iij 

fait  un  scrupule  d'en  alterer  le  moindre  de- 
tail. 

M.  Piron  travailla  d'abord  pout  les  Thea- 
tres de  la  Poire,  &c  fur-tout  pour  celui  de 
POpera-Comique  ,  fpectacle  qui  avoit  alors 
la  plus  grande    vogue ,  par  la   gaite  &    la 
malignite  du  vaudeville  qui  en  etoit  Fame. 
Les  Opera- Comiqucs   de  ce   Poete    n'ont 
point  encore  ete  imprimes,  &  e'est  pour  la 
premiere  fois  qu'ils  voient  le  jour.  Quoi- 
quils  ne  foient  pas  tous  egalement  bons  &£ 
de  la  meme  force ,  je  n'en  ai  rejete  aucun. 
La  raifon  qui  m'a  determine,  est  fondee-> 
premierement ,  fur  ce  que  ces  productions 
ne  font  pasassez  serieuses,  pour  influer  fur 
la  reputation  de  l'Auteur ,  qui  ne  les  a  pas 
regardees   lui-meme  ,   comme    des    titres 
propres   a    l'etablir.    Secondement  ,    sur  la 
persuasion  oil  je  suis  que  le  plus  mediocre 
de  ces   Opera- Comiques  est  plein   de   ces 
saillies  originales  ,  qui  n'appartiennent  qu'a. 
Piron  ,   &c  sur  -  tout  de  cette  gaite  qu'on 
ne  connoit   plus  depuis  que   nos   insipides 
Dramaturges ,  fecondes  de  leurs  Brodeurs  Ita- 
liens,ont  chasse  Momus  &:  Thalie  du  do- 
maine  qui  leur  etoit  consacre  de  tout  temps. 
L'Ancien  Opera-Coaiiqueeft  ne  parmi  nous; 

*ij 


iv  T>  I  S  C  O  U  R  S 

nous  en  avons  cree  le  genre  :  il  tient  ail 
caractere  de  la  Nation  par  sa  gaite  ,  comme 
le  genre  qu'on  lui  a  substitue  3  tient  au  gout 
anti  national  qu'on  s'efforce  d'etablir ,  par 
la  destruction  modiree  de  tout  ce  qui  porte 
le  caractere  Francois  \  car  notre  siecle  peut 
etre  appele  le  siecle  destructeur  par  excel- 
lence. 

Il  est  certain  que  nous  avions,  en  France, 
une  Musique  &:  une  Poesie  Lyrique ,  avant 
que  des  Etrangers  vinssent  nous  dire  que 
nous  n'en  avions  point  :  il  est  certain  que 
Lulli  j  de  Lalande  _,  Destouches  j  Campra  _, 
Mouret  &c  Rameau  j  etoient  regardes ,  a  juftes 
titrcs  ,  comme  d'excellens  Maitres  dans  l'Art 
de  la  Mufique  ,  avant  que  ces  menies  Etran- 
gers eusscnt  osedire  que  ces  grands  homines 
n'avoient  qu'une  legerc  teinture  de  leur  art. 
Comment  s'y  est  -  on  pris  pour  nous  le  prou- 
ver  ?  En  livrant  la  scene  Lyrique  Francoife 
a  de  pitoyables  Bouffons  uniquement  faits 
pour  les  trcteaux  dltalie  ,  &c  en  oppofant 
aux  inimitables  &C  majestueux  chef  d'eeu- 
Vres  &Armide  _,  de  Roland  ,  de  Castor  & 
Pollux  ,  des  scenes  &:  une  musique  du  plus 
bas  comique.  Telle  eft  Torigine  de  la  re- 
volution que  nous  eprouvons.  On  est  enfin 


PR&LIMINAIRE.  v 

parvenu  a  degouter  le  Francois  de  la  seule 
mufique  qui  convienne  au  genie  de  la  Lan- 
gue  Franchise  &  a  sa  vraie  prosodie  ,  qu'on 
mutile ,  qu'on  estropie  ,  qu'on  dechire  8c 
qu'on  ne  petit  prononcer  qu'en  begayant, 
lorsqu'on  l'adapte  a  la  musique  nouvelle. 
Mais  que  nous  importcnt  les  paroles  ,  dit- 
on  ,  froidement ,  on  ne  les  entend  pas  ?  A  ia 
bonne  heure ,  pour  celles  que  Ton  fait  au- 
jourd'hui.  Mais  on  entendoit,  on  retenoit 
celles  de  Quinault  &:  de  plusieurs  autres  Poetes 
Lyriques  qui  l'ont  fuivi  j  on  chantoit  pres- 
que  tons  les  airs  de  LulU ,  de  Campra ,  de 
Destouches  ,  de  Mount,  &  meme  dcliameau, 
en  sortant  de  la  representation  de  leurs 
Opera.  Voila  ce  qui  n'arrive  point  aux  pro- 
ductions de  nos  Poetes  &  de  nos  Musiciens 
moderncs.  La  raifon  en  eft  fimple  ;  e'est 
que  la  Mufique  Franc^oife  eft  faite  pour  le 
cceur  ,  &:  la  Mufique  Italienne  pour  les 
oreilles.  Orilya  a  parier  que  lesoreilles  ont 
plus  de  part  a  renthousiasme  de  la  nou- 
veaute  ,  que  le  sentiment.  Aussi  sommes- 
nous  bientot  reduits  a  n'avoir  plus  de  Spec- 
tacle Lyrique  j  &: ,  suppose  que  nous  reve- 
nions  de  i'erreur  ou  nous  nous  fommes 
laisscs  cntrainer  ,  &:  qu'on  remette  les  an- 
ciens   Opera,   poutront-ils  ctre    executes, 

*  iij 


Vj  D  1  S  C  O  U  R  S 

chant.es  par  dcs  A&curs  qui  auront  perdu 
le  gout  du  chant  Francois  &c  plie  lenrs  or- 
ganes  a  des  inflexions  purement  Italiennes? 

Il  faut  pourtant  etre  jufte.  La  Musique 
Italienne,  malgre  ses  charmes  ,  qu'elle  pros- 
titue  ibuvent  aux  plus  fottes  &:  plus  ridi- 
cules paroles  ,  n'a  pas  empeche  qu'on  ne 
foit  accouru  en  foule  aux    representations 

d'  Acajou  &C  des  Nymphes  dc  Diane  ,  excelkns 
Opera- Comiques  en  vaudevilles,  du  ceie- 
bre  M.  Favart.  Nos  Prudes  phiiofophes  , 
tout  en  criant  a  Tindccence  ,  n'ont  pas  laiiTe 
<}ue  de  remplir  lcs  loges  3  raunies  a  la  verite 
de  fort  grands  eventails ,  presque  a  jour  , 
avecune  petite  lorgnette  artistemcnt  adaptee 
aux  batons  de  l'eventail ,  pour  ne  ricn  per- 
dre  du  jeu  des  A&eurs.  Le  genre  de  l'ancien 
Opera- Comique  eft,  fans  doute  ,  un  peu 
libre  \  mais  il  faut  considerer  que  c'eit  un 
spectacle  ambulant  &  forain  ,  qui  ne  res- 
pire que  la  gaite  ,  &:  qui  ,  par  confe- 
quent  ,  doit  etre  neccssaircment  moins 
chatie  qu'un  fpectacle  regulicr  &  pcrma- 
nant.  Ccpcndant ,  quclque  liberte  qui  regne 
dans  les  vrais  Opera- Comiques  ,  ils  me  pa- 
roiffent  bicn  moins  dangcrcux  pour  les 
moeurs,  que  certains  Drames  dont  l'intri- 


PRELIMINAIRE.        \\\ 

gue  Sc  le  denouement  ne  sont  pas  dun  trop 
bon  exemple.  On  s'y  porte  pourtanten  foulc, 
&  ces  memes  Prudes  ,  qui  fe  fervent  ii  fre- 
quemment  de  leurs  eventails  aux  reprefen- 
tations  d1 Acajou  6C  des  Nymphes  de  Diane  , 
n'ont  ni  assez  d'yeux  ,  ni  affez  d'oreilles  pour 
Isabelle  &c  Gertrude ;  sur-tout  dans  la  scene  noc- 
turne ,  bien  capable  de  donner  a  rever  aux 
jeunesfilles  qu'on  y  menc  sans  fcrupule,  6c 
de  leur  faire  naitre  l'envie  d'avoir  aussi ,  a 
Pexcmple  de  leurs  meres,  une  de  ces  Intel- 
ligences qui  rendent  les  gens  heurcux  (i). 

Quoi  qiTil  en  soit ,  on  doit  regretter  la 
perre  de  Pancien  Opera  Comique  ,  qui  com- 
mencoit  a  fe  perfectionner  lous  les  pinceaux 
riants  &:  facilcs  de  M.  Favart  ;  car  ce  Spec- 
tacle etoit  encore  au  berceau ,  lorsque  M. 
Piron  y  travailla.  J'espere  done  qu'on  nc 
jugera  pas  a  la  rigueur  ces  legeres  produc- 
tions d'une  imagination  riantc  &;  badine, 
dont,  malgre  tous  leurs  defauts  ,  le  Lecteur 

pent  s'a  ni  user. 

— — — — — — — _ —         ,  -,  ,.  m 

(i)  Voyez  dans  la  Comedie  d'lsabeUe  ^Gertrude,  la  scene, 
oil  la  jeune  fille ,  venant  respirer  le  frais  de  la  nuit,  &  ap- 
percevant  de  la  lumiere  dans  le  Pavi'lon  de  sa  mere,  qu'elle 
croyok  cou:We  ,  s'approche,  ecoute  ,  &  entend  distin&ement 
sa  mere  souplrer  &  parlant  a  M.  Dupre  da  bonheur  qu'elle 
cprouve  avec  lui.    Toye*  scenes  VllL  IX.  X. 

*  iv 


viij  DISCOURS 

Les  Contcs  nc  sont  pas  la  partie  la  moins 
interessante  de  cc  Receuil.  M.  Piron  a  ex- 
celle    dans  ce    genre  ,  ou  il  est  le  seul  qui 
approche  de   Lafontaine  ,  sans    etre  son 
imitateur.  Sa  maniere  de  raconter  est  a  lui : 
il  n'a  pas  les  hcureuscs  negligences  de  fon 
inimitable  Predecesseur  j  mais  il  en  a  toutes 
les  graces ,  &:  toute  la  naivete.  Les  Fables 
de  Lafontaine   rcndent  insipidcs  prcsque 
toutes  celles  dcs  Fabulistes  qui  out  ose  mar- 
cher apres  lui  5  ses  Contes  n'otent  rien  aux 
charmes  qu'on  trouve  a  la  lecture  des  Contes 
de  Piron.   II  n'en  a   compofe  qu'un  ties- 
petit  nombre.  Prcsque  tous  ceux  qu'on  lui 
a  attribues  dans   differcntes   editions  furti- 
ves ,  soit  qu'ils  blessent ,  ou    non,   la    de- 
cence  $c  les  mceurs,  ne  font  point  de  lui. 
J'cn  fais  ici  la  declaration    formelle,  pour 
que  le  Public  n'y  (bit  point  trompe ;  &  e'est 
d'apres  i'Auteur  lui-meme,  que  je  la  fais. 
Sa  bonne  foi ,  fa  sincerite  ne  peuvent  etre 
suspectes.   11  a  eu  foin   de   mcttre   a   cote 
dcs  Contes  imprimes  furtivement  sous  son 
nom    &   qui    lui    sont    etrans;ers  ,     cette 
lpostillc  de  sa    main  :  Ce  Conte  nest  pas    d\: 
v..'.  Ce  qn'il    y  a  de    singulicr  ,    e'est  que 
des  deux  seuls  Contes  qui!  ait  avoues  etre 
de  lui  ,  ou  il  regne  tin  pen  trop  de  liberte, 


PR&LIMINAIRE.         ix 
on    nc    lui   en   a  derobe  qu'un  ,    qui  fe 
trouve  imprime  ;  mais  avec  des  alterations 
sensibles  &c  grossieres.  Telle  eft  la  deftinee 
d'un  Auteur,qui,  comme  le  dit  Piron,  dans 
sa   Preface  ( i )  de    la    Metromanie  ,   a    donne 
prife  sur  lui  ,  par  une  heure  ou  deux  defeu 
mal  employe ,  dans  fa  premiere   jeunefle. 
Quarante  annees  d'une  conduite  irreprocha- 
blc,  passees  a  ne  composer  que  des  ecrits 
sages  &  decens  ,ne  le  mettent  point  a  cou* 
vert   des  reproches    durables ,   ni  fouvent 
meme  de  la  punition  que  meritent  8c  qu  en- 
trainent  une  foule  d'ecrits  impies  ou  fcan- 
daleux  qu'on  lui  attribue  temerairement , 
&c  qu'on  imprime   effrontement  sous  son 
nom.   II    suffit  qu'il  ait  ete  coupable  une 
scule  fois  en  sa  vie  ,  pour  qu'on  le  croyc 
toujours  coupable.  Voila ,  en  deux  mots, 
Thistoire  de  M.  Piron.  Ce  n'est  point  son 
apologie  que  je  fais  :  mais   je  me  dois  a  la 
verite ;  &  je  la  presente  ici  pour  faire  taire 
la  calomnie. 

Ce  que  je  viens  de  dire   des  Contes  de 
M.  Piron,  doit  s'appliquer  aussi  a  ses  Epi- 

(i  )  Voyez  Treface  de  la   Metromanie,    pag.    141    §c 
suivantes. 


x  D  I  S  C  0  U  R  S 

grammes.  Je  les  ai  toutes  rassemblees  avec 
soin  :  j'aurois  voulu  pouvoir  supprimer 
entierement  celles  qui  sont  dirigees  contre 
quelques  Autcurs  cstimes  ;  mais  outre 
qu'elles  font  trop  connucs  &:,  que  lonra'au- 
roit  reprcche  mon  infidelite  ,  une  ration 
plus  forte  m'a  determine  a  les  inserer  tou- 
tes dans  cette  edition.  Je  n'ai  pas  voulu 
enhardir  la  haine ,  la  vengeance  ou  l'au- 
dace  de  quelques  Ecrivains  obscurs  ,  lesqucls 
se  seroient  joues  de  la  credulite  du  Public, 
en  lan<^ant,  leurs  traits  ,  a  l'abri  du  nom  dc 
Firon.  11  ne  faut ,  pour  s'en  convaincre , 
cu'ouvnr  le  pretendu  Recueil  des  Potf.es  _,  ou 
(zLuvrcs  diverges  de  M.  Pi ron,  imprime  a 
Lausane,  en  i7"73.  Onletrouveraremplid'une 
quantire  de  mauvaifes  cv,  inichantes  Epi- 
gramtnes,  contre  les  Autcurs  distinguesdont 
Pi kon  pretendoit  avoir  a  sc  plaindre  ,  &c  ce- 
pendant  eilcs  ne  sont  point  de  lui  :  mais  il 
iuffit  qu'il  en  ait  fait ,  pour  qu'on  lui  at- 
tribue  ceiles  qu'il  n'apas  faites  Je  voudrois, 
pour  fa  propre  gioirc  ,  qu'il  n'ciit  jamais 
fait  usage  decette  arme  legere  qu'il  manioit 
si  bien  \  aussi  tie  chcrchcrai  je  pas  a  \e  justi- 
fiersur  ce  point :  je  diraisimplementqu'iln'a 
point  vomi  d'injuresgrossieres  ,  ni  en  vers  ni 
en  profe  5  que  la  calomnie  n  a  point  empoi- 


PRELIM  I  N  A  I  R  E.         xj 
sonne  ses  traits  ;  que  le  ficl  n'a  point  coule 
de  fa  plume  a  la  plus  legcre  often fe ;  qu'il 
n'a  interesse  dans  sa  querelle  ni  les  Grands , 
ni  les  Petits  j  mais  qu'il  s'eft  egaye  fur  ses 
rivaux ,  &  que  fa   malice  etoit   dans  son 
esprit  &:  non  dans  son  coeur.  Ce  que  je  ne 
peux  ni  ne  dois  passer  ici  sous  silence ,  est 
l'atroce  calomnie  consignee   dans  la   Lettre 
d'un   pretendu    Theologien  (  i  )   a    FAuteur    du 
Dictlonnaire    des  trois  Sleeks ,   oil  Ton  attribue 
a  M.  Piron  ,  l'Epigramme  la  plus  horrible 
&:  la  plus  impie.  Non-seulement  cette  Epi- 
gramme   n  est  pas  de  lui  j  mais  je  soutiens  , 
que  dans  le  peu  de  pieces  qui  lui  font  echap- 
pees ,  aucune  ne  refpire  l'impiete.  Je  fuis  en 
etat  de  le  prouver,  par  Pexamen  scrupuleux 
que  j'ai  fait  de  tous  les  ouvrages  qu'il  m'a  lais- 

(  i )  Voyez  pag.  iz.  Cctte  Brochure  ,  sans  style  &  fans  es- 
prit ,  est  une  ceuvre  detenebres  3  une  rapsodie  ami- morale  , 
line  diatribe  qui  n'a  d'autre  merite  que  d'etre  anti-Chre'tiennc. 
Tout  y  respire  le  sectaire  impie.  Elle  est  remplie  de  blas- 
phemes contre  Dieu  &  contre  la  Religion  &  d'mjures  con- 
tre  le  Parlement  ,  qui  y  est  traite  de  fanatique.  On  y 
vomit  des  horreurs  contre  deux  Magistrate  recommandables 
&  refpc&ables  a  plus  d'un  titre  j  &  contre  M.  l'Eveque 
d' Amiens  ,  mort  l'anneederniere  [1774]  en  odeur  de  saintete. 
On  peut  dire  a  1'Auteur  de  ce  mauyais  ecrit,  quel  qu'il  foit; 
Novimus  &  qui  te  3  &c. 


xij  DISCOURS 

ses  ,  &:  qui  comprennent  generalement  tout 
ce  qu'il  a  compose  pendant  le  cours  de  sa 
vie.  Jamais  l'Anonyme  qui  le  calomnie  si 
gratuitcment  &  si  indignement,  n'auroit 
hasarde  de  le  faire  du  vivant  de  Piron. 
Le  Poete  n'auroit  pas  repousse  cette  injure 
avec  fes  armes  ordinaires ,  il  auroit  invoque 
la  severite  des  Loix  contre  le  Calomnia- 
teur.  Quoi !  c'cst  dans  un  siecle  aum*  eclaire  , 
dit-on  ,  que  le  notre  ,  que  des  Auteurs  im- 
pies  usurpent  les  noms  les  plus  respectables , 
leur  imputent  leurs  lbttises  &:  leurs  blas- 
phemes ,  Sc  jouissent  de  Timpunite  ,  a  la  fa- 
veur  du  voile  dont  ils  fe  couvrent  :  Eft-ce 
done  la  le  fruit  de  nos  lumiercs  ?  Quoi 
qu'il  en  foit ,  je  le  repete  ,  j'ai  publie  tou- 
tes  les  Epigrammes  de  M.  Firon  ,  pour  op- 
pofcr  un  frein  a  ceux  qui  oferoicnt  en  pu- 
blier  d'autres  sous  son  nom,  &  flctrir  ainsi 
sa  memoire.  Je  declare  ,  en  merne- temps, 
que  je  mis  loin  d'adopter  ce  genre  de  Satire, 
innocent  on  non ,  serieux  on  badin  ;  & 
que  je  refpectc  autant  lesperfonncs,  que  les 
talens  qui  y  sont  attaques.  Hcurcufement 
leur  rcnommec  n'en  eft  ni  moins  etendue  , 


mI  moins  cclcbrc. 


Quant  aux  Poefies  fugitives  de  M.  Piron  , 


PRiLIMINAIRE.       xiij 

quoiqu'elles  soicnt  en  grand  nombre,  il  y 
en  a  tres-peu  de  connucs.  La  legeretc ,  Fai- 
sance  ,  Fharmonie  ,  les  graces  ,  les  caracteri- 
sent  presque  toutes.  II  semble  merae  qn'il 
ait  emprunte  ,  tantot  le  pinceau  de  XAibane, 
tan  tot  celui  du  Correge ,  &l  toutes  refpirent 
cette  gaite  qui  ne  Fabandonnoit  jamais.  II 
est  agrcable  dans  ses  Epitres  ,  fublime  dans 
fes  Odes  ,  plein  de  force  &  de  choses  dans 
ses  Poemes  divers.  II  a  parcouru  ,  tous  les 
genres  \  &C  jusques  dans  ses  Chansons  , 
tout  est  marque  au  coin  du  genie.  La 
traduction  des  sept  Pseaumes  de  la  Penitence  , 
par  laquelle  je  termine  les  Poesies ,  ne  se 
ressent  point  de  1  age  avance  dans  lequel 
il  Fa  compofce.  Elle  est  encore  animee 
par  ce  feu  poetique  quil  a  conserve  ,  pour 
ainsi  dire  ,  jusqu'au  dernier  moment  de 
sa  vie.  Mais  ce  qui  lui  fera  le  plus  d'hon- 
ncur,  aupres  des  honnetcs  gens,  est  Fex- 
pression  du  repentir  sincere  quil  y  temoi- 
gne  du  scandale  quil  a  donne  dans  sa  jeu- 
nesse. 

J'ai  ajoute  a  cette  collection  quelques 
productions  ,  en  prose  ,  de  M.  Piron  ,  dont 
plusieurs  sont  deja  connues,  &:  ont  etebien 
revues  du  Public.  En  un  mot,  je  nai  lien 


xv  D1SCOURS 

neglige  pour  rendrc  ,  comme  je  Tanncnce, 
cette  edition  complette.  Si  quclqu'un  ,  par 
cupiditi,  ou  par  un  motif  plus  bas  encore , 
par  mcchancete  ,  respectoit  assez  peu  le 
Public  8c  la  verite  ,  pour  ajouter  d'autres 
pieces  a  celles  que  renferrae  cette  Edition ; 
j'affirme  qu'ellcs  ne  sont  point  de  Piron. 
Je  supplie  le  Lecteur  de  m'en  croire  fur  ma 
parole.  Je  nai  aucun  interet ,  quel  qtfil 
foit ,  a  dcguiser  la  verite.  L'Auteur  a  ete 
aiTez  maiheureux  &  aiTez  puni  dc  fon  vivant 
fans  encore  chercher  a  rendre  sa  memoirc 
odieuse  ,  en  pcrpetuant  le  scandale  apres 
sa  mort. 

J'ai  ecrit  la  vie  dc  cet  homme  celebre. 
J'aurois  pu  m'y  borner  a  remuneration  dc 
ses  ouvrages,  comme  on  le  doit  en  trai- 
tant  la  vie  d'unhomme  de  lettres  ordinaire, 
&c  de  la  plupart  des  gens  a  talens  j  mais  la  vie 
d'un  homme  de  genie ,  d'un  homme  rare 
en  tout  genre  ,  exigc  dc  plus  longs  details, 
Rien  n'est  plus  satisfaisant  que  de  voir  rex- 
position  des  caufes  &c  des  circonstanccs ,  qui 
ont  produit  les  premieres  etincclles  du  ge- 
nie, dans  les  modeles  que  nous  nous  pro- 
posons  d'i  miter.  Rien  nc  provoque  aurant 
notre  ardcur  3  que  le  portrait  au  vrai  de  ces 


PRELIMINAIRE.  xr 
homines  que  le  Public  a  couverts  de  lau- 
riers  :  nous  ne  pouvons  admirer  leurs  chef 
d'oeuvres,  sans  nous  interesser  a  leurs  per- 
sonnes.  On  defire  des  vertus  a  tons  ceux 
dont  on  estime  les  talens.  On  voudroit  que 
1'homme  moral  rut  grand  dans  lc  grand 
homme  j  &:  il  faut  convenir  ,  malgre  le 
n ombre  des  exceptions  ,  que  si  la  noble 
simplicite  fait  la  grandeur  de  riiomme  mo- 
ral /  elle  fe  trouve  ordinairement  reunie  a 
l'elevation  du  genie.  Je  me  suis  done  per- 
miSjdans  la  vie  de  feu  M.  Piron  ,  tous  les 
details  qui  pouvoient  donner  une  idee  juste 
de  sa  candeur,  de  sa  frailchife,  de  fon 
desintereffement  tedd'excellcnce  de  fon  ca- 
ractere  ,  que  fes  rivaux  arFectoient  de  me- 
connoitre ,  lors  memc  qu'ils  avouoient  ses 
talens.  Voila  mon  excuie  ou  mes  raifons 
snr  l'etendue  que  j'ai  donnee  au  recit  de  la 
vij  du  puis  celcbre  Poete  dc  nos  jours. 


VIE 


V  I  E 

D' ALEXIS  PI3RON, 


V  I  E 

D'  A  LEXIS    PI  RON. 

x\lexis   Piron  ,  ne   le  9  Juillct  1689,  a 
Dijon,  etoit  fils  d'Aime  Piron  ,  Apothicaire, 
&:  d'Anne    Dubois  ,  sa  seconde  femme.  Unc 
probite  inalterable  ,  &:   reconnue  dans  toute  la 
Province  ,  leur  tenoit  lieu  de  fortune.  Des  raoeurs 
antiques     &    pures  entretenoient    la    paix     & 
l'union  qui  regnoient  au  sein  de  cettc  honnetc 
famiile,    ou   les  Muses     n'etoient   point  etran- 
geres.  Le  pere  d'Alexis  les  cultivoit;    ellcs    ai- 
moient  a  parler  quelquefois  avec  lui  le  lahgagc 
de  l'ancienne  Rome  ,  &"  fe  pretoient  mcmc  fbu~ 
vent  au  patois  du  pays ,  qu'elles  embellissoier  t 
de  leurs  charmes.  Estime ,  cheri ,  considere  de 
fes  concitoyens ,  il  parvint  a    l'Echevinage  de 
Dijon.  Quelques  affaires  qu  il  cut  a  trailer  pour 
les  interets  de  la  ville ,  le  fircnt  connoitre ,  & 
lui  donncrent  acccs  aupres  de  M.  le  Prince  de 
Conde  ,  dont  il   gagna  la   bienveiflance  &:  la 
protection  par  sa  naivete ,  la  franchise   &  i'en- 

aij 


4         VIE    D'ALEXIS     PIRON. 

joucment  singulier  de  foil  caractere.  II  cut  ega- 
lement  le  bonhenr  de  p  aire  aux  deux  augustes 
successeurs  de  M.  le  Prince,  qui  Padmettoient 
familierement  a  leur  cour ;  car  c'etoit  encore  le 
temps  oil  les  Grands  prenoient  plaisir  a  rccher- 
cher  la  fociete  des  Cens  de  lettres ,  parce  qu'a- 
lors  le  scavoir  etant  joint  aux  moeurs  ,  l'estime 
accompagnoit  toujours  l'accueil  honorable  & 
les  suffrages  flatteurs  qu'ils  obtenoient,  sans  les 
briguer. 

Dans  ce  temps- la  meme,  un  Pocte  celebre, 
Fornement  du  Parnasse  Latin  ,  Santeul  3  avoit 
accompagne  M.  le  Prince  aux  Etats  de  Bour- 
gogne.  Aime  Piron  ne  fut  pas  plutot  informe 
de  l'arrivee  de  Santeul ,  qui!  cournt  fur  le 
champ  lui  rendre  hommage.  Mais  ce  Pocte  , 
qui  portoit  a  l'exces  Tivresse  orgueilleuse  de  son 
art ,  le  recut  avec  tant  de  hauteur ,  qu'il  revolta 
le  Pocte  Bourguignon.  Bientot  les  humbles  cgards 
se  changcrent  en  railleries  pleines  de  fel  ;  aux 
complimens  succeda  1'ironie  •■,  les  propos  de- 
vinrcnt  enfin  si  vifs  &c  si  plaisans  de  part  Sc 
d'autre ,  qu'il  fe  passa,  en  presence  du  Prince, 


VIE  D' ALEXIS    PIRON.        j 

une  scene  des  plus  comiques ,  dont  le  Poere 
Latin  fut  plus  pique  qu'humilie.  lis  fe  brouil- 
lerent  done  a  leur  premiere  entrevua  j  mais 
cette  brouillerie  ne  dura  quun  moment.  Un 
ami  commun  ,  le  bon  vin  du  pays ,  les  recon- 
cilia  le  jour  meme.  Devoit-on  s'attendre  au  fort 
funeste  que  cet  ami  preparoit  a  Santeul  ?  Tout 
le  monde  sait  qu'une  colique  de  miserere  J  Ten- 
leva  ,  pour  ainsi  dire ,  au  milieu  d'un  repas. 
L'Apothicaire  Poete  fut  en  vainappele  ausecours  ? 
les  ressources  de  fonart  devinrent  inutiles  jle  mal- 
heureux  Santeul  etoit  frappe  du  coup  mortel. 

Cet  evenement  repandit  un  deuil  general 
fur  le  Parnasse.  Aime  Pi  RON  y  fit  entendre 
fes  regrets  a  fa  maniere,  e'eft-a-dire,  en  vers 
Bourguignons.  Nous  avons  de  lui ,  dans  ce  dia- 
lette  ,  une  infinite  de  petits  Poemes  3  dc  Chan- 
sons ,  de  Harangues  Sc  de  Pieces  fugitives  char- 
mantes  ,  dont  la  plupart  ont  ete  imprimees.  II 
celebroit  tantot  les  evenemens  interessans  pour 
■     — ■ —  < 

x  On  remplit  son  verre  d'une  force  dofc  de  Tabac  d'Es- 
pagne3  &  on  le  lui  fit  avalcr, 

a  iij 


6        VIE    D'JLEXIS    PIRON. 

la  Nation  ,  tels  que  la  Naissance  du  Due  de  Bour- 
gogne  l  _,  les  Victoires  du  Grand  Condi  2 ,  Ic  Re- 
tour  de  la  fame  du  Roi  3  3  &r  tantot  les  evene- 
mens  particuliers  a  fa  Province.  Plusieurs  autres 
pieces ,  en  vers  Francois ,  pourroient  encore  lui 
faire  honnenr.  Mais  les  Noels  qu'il  composoit, 
en  patois  Bonrguignon  ,  etoient  l'objet  de  son 
occupation  favorite.  II  en  publia  ,  tons  les  Avents , 
pendant  trente  ans  de  suite.  Ces  Cantiques  res- 
pirent  l'onction  la  plus  tendre.  II  y  faisoit  quel- 
qucFois  allusion  aux  evenemens  du  jour;  commc 
dans  celui  ou  il  parie  de  la  guerre  de  la  suc- 
cession d'Espagne  ,  &  dans  celui  ou  il  forme 
les  vceux  les  plus  touchans  pour  la  prosperite 
de  Louis  XV  ,  qui  ne  faisoit  que  de  naitre. 
Bernard  de  la  Monnoye  ,  avec  lequel  Aime  Pi  RON 
fut  lie  de  l'amitic  !a  plus  etroite  ,  pendant  l'es- 
pacc  de    80   ans  4,  ie  piaisantoit  sou  vent,  &c 


1  L'Ebaudisseman  Dijonnoi  su  lai  naissance   du     Due  dc 
Brcgogne. 

x  Guillaume  Encharbotai. 

3  Joycusetai  su  lc  rcror  dc  lai  sanrai  du  Roi. 

4  Aime  Piron,    etoit  ne  le  premier   Oclobrc   1 640  ,   Sc 


FIE  Dy ALEXIS  PIRON.  7 

lui  reprochoit  de  ne  pas  tirer  tout  le  parti  qu'on 
pouvoit  de  la  naivete ,  de  la  finesse  &:  de 
l'energie  du  patois  Bourguignon  ;  ce  savant  lit- 
terateur le  possedoit  eminemment.  Aussi  Piron  , 
dont  l'amour  -  propre  etoit  de  la  meilleure  com- 
position du  monde  ,  passoit  -  il  condamnation  : 
il  s'excusoit  neanmoins  sur  l'importunite  du  Li- 
braire,  &  fur  Pimpatience  des  bonnes  gens, 
qui  ne  croyoient  jamais  avoir  assez-tot  fes  Noels, 
pour  les  vendre  ou  les  chanter  j  mais  Ton  ami 
ne  goutant  point  cettc  excuse ,  Aime  Piron 
le  pressa  si  vivemcnt  po  Valmor  de.  Dieu  &  de 
fran  BarS^ai ,  d'en  composer  d'autres ,  que  la 
Monnoye  fe  rendit  a  ses  instances.  De-la  na- 
quirent  les  famenx  Noels  Bourguignons  de  cet 
illustre  Academicien  ,  lesquels  accompagnes  de 
fon  ingenieux  6v  doCle  commentaire  passeront 
a  la  posterite. 

D'apres   ce    que  je  viens   de  rapporter   de 


mouiut  lc  5  Decembre  17x7,  age  de  87  ans,  z  mois,  8 
jours  :  EtM.de  la  Monnoye  etoit  ne  le  15  Juin  1641  y  5c 
inourut  le  15  Octohre   1718,   age  de    87   ans  4  mois, 

a  iv 


S  VIE   D3  ALEXIS    PIRON. 

Tesprit  &  du  cara&ere  d'AimePiRON,  on  peut 
dire  que  les  Muses  assisterent  a  la  naissance 
&' Alexis  ,  son  fils  ,  fk  que  la  Gaite  le  recut  en 
venant  au  monde,  pour  ne  le  quitter  jamais. 

Son  education  fi.it ,  comme  on  la  donnoit  dans 
ce  temps-la ,  savante  ,  utile  &:  severe.  Malgre 
la  vivacite  de  fon  age ,  Alexis  en  profita  &: 
fit  d'excellentes  etudes.  On  voit ,  par  ce  qu'il  dit 
lui  -  meme  dans  sa  preface  de  la  Metromanie  , 
avec  quelle  avidite  il  ecoutoit  ses  Maitres ,  &: 
de  quel  enthoufiasme  il  etoit  saisi  a  la  lecture 
des  bons  ouvrages  &  a  la  vue  des  beautes  que 
presentent  les  grands  modeles  de  l'antiquite 
Greeque  &  Latine.  Mais  comme  il  falloit  son- 
ger  a  prendre  un  etat  utile  &"  conforme  a  la 
mediocrite  de  sa  fortune,  scs  parens  s'efForce- 
rent  par  toutes  fortes  de  voies ,  meme  par  des 
chatimens ,  d'etoufFer  en  lui  cet  amour  poeti- 
que  qui  oeceloit  deja  le  feu  de  fan  genie. 

Si  le  jeunc  Piron  parut  sc  rendre  aux  ins- 
tances de  sa  famille ,  ce  ne  fut  pas  sans  se  faire 
une  extreme  violence.  11  trouvoit  des  incon- 
veniens  a  tons  les  partis  qu'on  lui  proposoit. 
L'ctat  Ecclcsiastique  etoit  eelui  que  scs  Parents 


VIE   Ds ALEXIS   PIRON.  9 

auroient  desire  qu'il  choisit  ,  comme  le  plus 
avantageux.  II  ne  voulut  point  l'embrasser,  parce 
que,  disoit-il ,  l'homme  le  plus  pur  ne  Test  jamais 
aflez  pour  remplir  dignement  cet  etat.  Qu'on  ne 
s'imagine  pas  que  nous  lui  pretions  ce  langage  5 
nous  avons  trouve ,  plus  d'une  fois  ,  cette  facon 
de  penser  consignee  dans  ses  ecrits.  Au  defaut 
de  l'etat  Ecclesiastique  ,  Part  de  la  Medecine 
lui  ofFroit  encore ,  en  perspective ,  11  n  chemin ,  a 
la  verite ,  difficile  &  laboricux ,  mais  un  but 
utile.  II  n'y  vit  que  des  obstacles  insurmonta- 
bles.  Reflechissant  sur  le  prix  de  la  vie  des  hom- 
ines, il  s'etonnoit  qu'on  Tabandonnat  si  facile- 
ment  aux  incertitudes  6V  aux  conjectures  hasar- 
deufes  d'un  Art ,  auquel  les  maux ,  comme  des 
Protees ,  echappent  malgre  l'attention  la  plus 
scrupuleuse  <k  l'expcricnce  la  plus  confommce. 
II  ne  lui  restoit  done  que  la  profession  d'Avo- 
cat  :  il  crut  que  e'etoit  celle  qui  lui  convenoit 
le  mienx.  Cc  n'est  pas  qu'il  n'y  vit  aussi  des 
ecueils  :  il  savoit  que  le  defenseur  des  biens , 
de  llionncur ,  de  la  vie  meme  des  citoyens , 
avoit  besoin  d'etre  done  de  grands  talens  &"  de 
grandes  vertus  :  mais  il  pensoit  qua  un  juge- 


io  VIE   D3 ALEXIS   PIRON. 

ment  sain ,  un  esprit  a&if  &  penetrant ,  unc 
ame  elevee  &:  sensible ,  une  droiture  de  cceur 
&  un  desinteressement  a  toute  epreuve,  joi- 
gnant  une  etude  approfondie  &:  raisonnee  des 
loix,on  pouvoit  risquer  de  s'engager  dans  leur 
labyrinthe  ,  en  sortir  triomphant ,  &  meriter  un 
nom  p.irmi  les  plus  celebrcs  Orateurs  du  Bar- 
rsau.  Ainsi ,  determine  a  suivre  letnde  de  la 
Jurisprudence  j  il  partit  pour  Besancon  ou  il 
prit  ses  degres. 

De  retour  a  Dijon ,  il  se  fit  recevoir  Avocat , 
bien  resolu  pourtant ,  a  la  premiere  bonne  cause 
quil  perdroit,  de  renoncer  a  la  profession.  Mais 
au  moment  meme  ou  il  se  preparoit  a.  son  de- 
but, un  derangement  subit  &:  imprevu  arrive 
dans  la  fortune  deja  fort  mediocre  de  sa  fa- 
mille,  leloigna ,  pour  jamais,  d'nn  etat  qui  sup- 
pose au  moins  l'honnete  necessaire.  Ce  revcrs 
qui  influa  sur  tout  le  reste  de  sa  vie  ,  le  toil- 
cha  moins  que  le  plaisir  de  pouvoir  se  consa- 
crcr  tout  entier  au  service  des  Muses  :  leurs  char- 
mes  trompcurs  ,  dc  son  propre  aveu  ,  l'avoient 
seduit  au  point,  qu'il  ne  voyoit  pas  de  gloire 


FIE  D' ALEXIS  PIRON.  n 

plus  brillante  &    de   bien    pins    desirable  j  que 
d'etre  couronne  de  letirs  mains. 

Ainsi  Piron  ,  sans  experience  ,  s'abandonna 
a  la  douce  illusion  qu'il  s'etoit  faite,  Son  carac- 
tcrc  franc  &  honnete  3  sa  conversation  pleine 
de  sel  &:  d'ingenuite ,  sa  gaite  naturelle  &:  fou- 
tenue,  ses  saillies  tonjonrs  neuves  &c  intarrissa- 
bles ,  que  le  bon  vin  du  pays  rendoit  quelque- 
fois  plus  piquantes  &  plus  vives ,  le  firent  re- 
chercher ,  surtout  par  ces  societes  formees  fous 
les  seuls  auspices  du  plaisir  &c  de  la  liberte.  II 
y  fut  introduit  par  un  de  ses  camarades  de  Col- 
lege ,  M.  Jchannin ,  depuis  Conseiller  au  Parle  - 
ment  de  Dijon.  Celt-la  qu'il  oublioit,  en  ap- 
parence,  ses  malhcurs  domestiques ;  car  malgre 
son  humeur  enjouee ,  il  ne  se  livroit  pas  au 
plaisir  autant  qu'on  l'auroit  desire.  Aussi  se  dc- 
roboic-ilsouvent  a  l'empressement  qu'on  lui  temoi- 
gnoit  de  I'avoir.  S'il  aimoit  la  dissipation  ,  ii  ai~ 
moit  encore  davantage  l'etude  &:  la  retraite. 

Il  etoit  alors  dans  l'age  ou  1'amour  triomphe 
aisement  d'un  cceur,  6V  le  sien  tendre  &:  sensi- 


ii  VIE  W  A  LEX  IS  PIROIV. 

ble  s  etoit  deja  rendu  aux  charmes  d'unc  de  se$ 
parentes,  dont  il  n'eprouva  que  des  rigueurs. 
Cette  paffion  malheureuse,  qui  fit  le  tourment 
de  ses  plus  beaux  jours,  fortifioit  encore  son  gout 
pour  la  solitude. 

Le  jeune  Jehannin  qui  joignoit  a  l'esprit  le 
plus  nature!  &:  le  plus  aimable ,  beaucoup  de 
talens  pour  la  poesie  ,  ctoit  au  contraire  entie- 
rement  livre  a  la  societe  •,  une  indolence  vo- 
luptueuse  formoit  le  fond  de  son  cara&ere  , 
qu'il  ne  surmonta  jamais.  11  souffroit  impatiem- 
ment  la  conduite  sauvage  dc  son  camarade , 
qu'il  avoit  souvent  surpris  egare  dans  les  bois, 
&:  fuyant  tout  commerce  avec  lcs  humains. 
Comme  ils'avisoit  un  jour  de  lui  en  faire  des  re- 
proches-,  Piron,  a  fon  tour  .,  voulut  lui  faire 
honte  de  sa  paresse ,  &:  prcnant  un  ton  grave 
&c  serieux ,  il  lui  demontra  avec  beaucoup  de 
vivacite ,  &"  encore  plus  dc  fermete ,  combien 
ce  vice  etoit  dangereux,  par  la  lcthargie  dans 
laquelle  il  rctient  les  facultcs  de  Tame,  par  le 
dcsordre  qu'il  portc  dans  la  fortune  la  mieux 
etablie ,  par  le  dcgout  qu'il  repand  sur  les  dc- 


VIE  &  ALEXIS  PIRON.  15 

voirs  les  plus  indispensables  *  en  un  mot  ,  par 
tons  les  inconvenients  qui  en  resultent  pour  nous- 
memes  &  pour   les  autres. 

Jehannin  crut  devoir  repondre  a  la 
morale  de  Piron,  par  une  Ode,  dans  laquelle 
il  chantoit  les  douceurs  de  la  Paresse  ,  &  les 
plailirs  de  T Amour.  Piron  recoit  cette  Ode  : 
mais  quelle  est  sa  surprise ,  de  la  trouver  remplie 
damages  indecentes  &  lascives,  de  maximes 
dangereiises&r  libertines,  de  vers  heureux  &  pleins 
d'harmonie  j  enfin  l'Ode  lui  tombe  des  mains  a  la 
derniere  strophe,  terminee  par  la  pensee  la  plus 
licencieufe  &:  le  mot  le  plus  obscene.  Sortant 
tout-a-coup  de  son  etonnement  ,,  par  un  grand 
eclat  de  rire,  pique  d'une  folic  emulation  <k  croyant 
que  son  ami  lui  faisoitun  defi,  il  lui  repond  fur 
le  champ,  lui  rend  Ode  pour  Ode,  &:  trouve 
plaisant  de  commencer  sa  piece  par  le  meme 
mot  qui  terminoit  celle  qu'il  venoit  de  lire.  Son 
imagination  le  servit  trop  bien  ;  il  mit  en  tres- 
peu  de  temps  la  derniere  main  a.  l'ouvrage , 
1'cnvoya  a  Jehannin,  &c  lui  ecrivit  que  c'etoit 
moins  pour  le  braver  &  lui  montrer  un  mat- 


i4  VIE  D' ALEXIS  PIRON. 

tre  ,  qu'il  avoit  compose  cette  piece ,  que  pour 
lui    prouver   combien   il  etoit  facile    de  reussir 
dans  ce  genre ,   &:  pour  le  detourner  ,   lui  &: 
toute  Muse  libertine ,  de  la  criminclle  deman- 
geaison  de  s'y  livrer  :  il  le  prioit  surtout  avec 
instance   de  jeter  l'Ode  au  feu  ,  des  qu'il   l'au- 
roit  luc ,  6V  de  ne  la  communiquer  a  personne. 
Le  premier  soin    de  Jehannin  fut  de  violer  le 
secret    11  la  donna  a  quelques  jeunes  Confeil- 
lers  de  ses  amis  ,  qui  ne  fc  fi rent  point  un  scru- 
pulede  la  lire  ,  a  huis  clos ,  &r  meme  en  presence 
de  1'illustre  President  Z?ow/zier.LeProcureur  Gene- 
ral en  fut  informe,  &:crut  devoir  mander  Piron, 
qui  ,  saisi  d'efFroi  &  se  doutant  qu'ii  etoit  trahi, 
courut  chez  Jehannin  pour  l'accabier  de  repro- 
ches.  Celui-ci    egalement  alarme ,  vole  chez  le 
President  Bouhier  ,   pour  implorer,   dans   cette 
delicate  &"  facheusc  circonstance  ,  sa  protection 
en  faveur  de  Piron  ,  laquelle  lui  devenoit  d'au- 
tant  plus  necessaire ,  qu'alors  le  Ministere  public 
sevissoit  avec  la  plus  grande  rigueur  contrctout 
auteur  qui  instiltoit ,  dans  ses  ecrits,  a  la  Reli- 
gion &c  aux  bonnes  ma'nrs.  «  Rassurez  Piron 
(  dit  le  President  Bouhier  )  »  ^u'il  fe  rende  sans 


VIE  D> ALEXIS  PIRON.  iy 

r>  rarder  aux  ordres  de  M.  le  Procureur -Gene- 
»  ral ;  qu  il  desavoue  son  ouvrage ;  &:  pour  peu 
»  que  M.  le  Procureur  -  General  insiste  a  ce  que 
»  Piron  lui  declare  qui  en  est  l'auteur ,  qu'U 
»  me  nomme  hardiment ;  la  chose  en  demeurera- 
»  la ,  &:  je  saurai  rendre  a  Piron  ,  en  temps 
«  &c  lieu  ,  scs  droits  de  propriete  ». 

Arme  de  cette  bonne  reponse  ,  Piron  fe 
presenta  devant  M.  le  Procureur -General,  non 
sans  rougir,  lorsqu'interroge  quel  etoit  l'auteur 
des  vers ,  il  nomma  le  President  Bouhier.  A  ce 
nom  respectable,  M.  le  Procureur  -  General  fe 
mit  a  sonrire ,  &  apres  avoir  fait  une  severe 
reprimande  a  Piron  ,  le  congedia  ,  en  lui  disant, 
qu'il  n'eviteroit  pas  la  punition  que  meritoit  une 
pareille  produ&ion ,  si  jamais  il  se  rendoit  cou- 
pable  de  sa  publicite.  11  finit  par  l'exhorter  a 
mieux  employer  desormais  ses  talens. 

Telle  fut ,  dans  la  plus  exa&e  verite ,  l'o- 
rigine  de  ce  fameux  chef-d'oeuvre  de  genie  & 
de  licence ,  devenu  malheureusement  trop  ceie- 


16  VIE  D' ALEXIS  PIRON. 

bre  &:  trop  repandu.  L'auteur ,  par  soixante  ans 
&:  plus  dc  repentir  &:  de  regrets ,  s'etoit  flattc 
d'en  avoir  efface  jusqu'au  moindre  souvenir : 
mais  ses  ennemis  nJen  ont  que  trop  abuse  pour 
rendre  ses  mceurs  suspe&es;  quoique  cette  Ode 
ne  fut  ni  le  fruit  d'une  honteuse  orgie ,  ni  la 
suite  d'un  libertinage  reflechi .,  &  encore  moins 
le  sujet  d'un  prix  propose  par  un  grand  Prince, 
comme  on  a  ose  le  debiter.  L'Auteur  en  avoit 
conserve  la  datte ;  je  Pai  trouvee  ecrite  de  sa 
main  ;  elle  est  de  Tannee  1710&  detruit  tous  ces 
faux  bruits  5  Piron  n'avoit  alors  que  vingt  ans. 
Neanmoins  nous  ne  cherchons  point  ici  a  le 
justifier  d'une  faute  que  l'envie  lui  a  trop  souvent 
reprochee.  Nous  voulons  seulement  arrcter  lc 
progres  de  la  calomnie  3  afin  que  ,  si  elle  ne  fa 
pas  epargne  pendant  sa  vie  ,  elle  respe&e  du 
moins  sa  memoire. 

La  reprimande  severe  de  M.  le  Procureur- 
General  eut  son  effet;  Piron  s'efforca  de  se 
concilier  l'estime  des  honnctes  gens ,  en  faisant 
oublier ,  par  sa  conduite ,    la    coupable   erreur 

d'un 


VIE  D>  ALEXIS  Pi  RON.  if 

dun  moment,  a  laquelleson  cceur  n'avoit  point1' 
eu  de  part.  On  l'aimoit,  8c  c'etoit  avec  peine* 
qu'on  le  voyoit  dans  l'ina&ion  8>c  sous  le  poids* 
de  1'infortunc.  La  nature  l'avoit  affiige  d'ime  vu# 
tres-foible  &  tres-basse  :  sans  ce  defaut ,  i!  ain 
roit  pu  tirer  un  grand  avantage  dun  petit  ta- 
lent qu'il  possedoit  superieurement.  Son  ccriture 
etoit  presque  aufli  belle  que  le  burin  j  mais  il 
se  fatiguoit  bcaucoup  le  corps  &:  les  yeux  en 
ecrivant :  il  fallut  neanmoins  faire  usage  de  cette 
miserable  ressource.  Le  hasard  avoit  conduit  a 
Dijon  un  Financier  fort  riche  :  tout  le  monde 
s'empressa  de  lui  parler  en  faveur  de  Pirom. 
Le  Financier  le  prit  en  qualite  de  second  Se- 
cretaire ,  &  Piron  lui  fit  le  sacrifice  de  ses 4 
talents  &  de  sa  liberie ,  pour  200  livres  par  an. 
II  subit ,  sans  murmurcr  ,  sa  triste  destinee  ;  6t  sui- 
vlt  le  Financier  dans  une  tournce ,  espcrant  que, 
lorsque  il  seroit  mieux  connu  ,  il  en  obtiendroit 
un  meilleur  traitement.  Cette  efpe ranee  lui  pa- 
roissoit  d'autant  mieux  fondee  >  que  ce  Financier , 
du  cote  de  la  naissance  &:  de  l'education  , 
n'avoit  rien  de  commun  avec  les  Financiers  dc 
ce  temps -la.  Au  desir  d'amasser    des  richesses, 

b 


18        FIE  D' ALEXIS  PIRON. 

il  joignoit   le    gout   des  Lettres ,    &:  avoit  de 
plus    des  pretentions  an   bel  esprit  :  on  l'a  vu 
meme  qnelquefois  suspendre  ses  calculs  lucratifs , 
pour  descendre  un  moment  sur   l'arene,  entrcr 
en  lice  &  dispurer  le  prix  :  en  un  mot ,  il  etoit 
Metromane.    PiRON   quil    occupoit    le   plus  sou- 
vent  a  copier  ses  vers ,  n'etoit  ni  assez  bas  flat- 
teur^  pour  les  trouver  bons,  ni  meme  allez  po- 
litique, pour  se  taire.  Quelques  procedes  peu  con- 
venables  lui  firent  voir   qu'on  etoit  blesse  de  sa 
franchise ,  &:    quil  etoit  temps  de  se  retirer.  Il 
le  fit  sans  regret ,  &c  rentra  dans  le  sein  de  sa 
famille  ,  avec   un    commencement   d'experiente 
bicn   propre  a  lui  (aire   comprendre  ,  pourquoi 
les  demi-talens,  &  meme  l'ignorance  ,  trouvent 
des  prote&eurs    en   foulc ,    tandis   que   le  vrai 
merire  ,  le  savoir  modeste ,  &:  les   talens  reels 
en  manquent  presque   toujours.  11  en   vit  clai- 
rement  la  raison ;  e'est  qu'on   ne  protege    pas 
cc  qu'on  n'a  point,  ce   qu'on    ne  peut  avoir, 
e\r  ce  qu'on   ne   connoit  pas  :  ajoutons   encore 
que  l'ignorance  6V  la  mediocrite  ,    plus  accoutu- 
mees    aux  bassesscs  ,  par    consequent   plus  sou- 
ples  cV  moins  dedicates  sur  les  moyens  de  par- 


VIE  D* ALEXIS  PIRON.  19 

venir ,  aflrontent  aisement  les  obstacles  &"  ne 
font  humiliees  de  rien  ;  au  lieu  qu'une  noble 
fierte  ,  naturelle  a  toute  ame  elevce ,  empeche 
l'hommc  honnete  d'avilir  son  talent ,  en  I'offranc 
a  1  idole  devant  iaquelle  il  seroit  contraint  dc 
se  courber ,  &:  par  consequent  ecarte  loin  de 
lui  les  prote&eurs  dont  il  auroit  a  rougir. 

Piron  revint  doac  a  Dijon,  ou ,  malgre 
Textreme  rigueur  de   son  sort ,   il   rapporta   sa 
gaite  toute  entiere ,  &:  continua  ,  comme  aupa- 
ravant  j  d'y  mener  tantot  une  vie  studieuse  & 
solitaire  ,  6V  tantot   agreable  &c  dissipee.  Quel- 
que  -  temps  apres  son  retour  ,  en  1  7  1 5  ,  les  Che- 
valiers de    PArquebuse  de   Dijon ,  rendirent  le 
prix  d'usage,   <k    y  inviterent  les  Compagnies 
de  l'Arquebuse  des  villes   voisines.   Dans   cette 
fete  j  la  vi&oire  favorisa  les  Chevaliers  Beaunois. 
La  muse  de  Piron  s'egaya  sur  les  Vainqueurs, 
&:  celebra  leurs  exploits  dans  une  Ode  Burlesque 
£j   Satirique.  Quoiqu'il  cut  pns    la    precaution 
de  garder  l'anonyme,  personne  ne  sJy  trompaj 
il    paflTa  constamment  pour  en  etre  l'auceur ,  &: 
la  guerre   s'alluma. 

bij 


2o  VIE  &  ALEXIS  PIRON. 

Les  Host.ilites  commencement  par  un  deluge 
de  couplets  dont  on  accabla  PirOn  :  mais  mal- 
heureusement  les  Muses  de  Beaune ,  malgre 
leur  organe  *  bruyant,  n'etoient  pas  de  la  force 
de  la  Muse  Dijon oise ,  dont  les  traits  plaisans 
&  malinSj  rangeoient  toujours  les  rieurs  de  son 
cote.  Jamais  la  scene  n  etoit  vuide  j  Piron  Toe- 
cupoit ,  sans  cesse  ,  aux  depens  de  scs  ennemis. 
U  ajloit  dans  la  Campagne  des  environs  de  la 
vjlle,  coupant,  abbatant ,  arrachant  tous  les  char- 
dons  qui  s'ofFroient  a  sa  vue.  »  Eh  !  parbleu 
repondoit-il  aux  passans  qui  l'interrogeoient , 
etonnes  de  la  fureur  avec  laquelle  il  moissonnoit 
ces  chardons ,  »  je  suis  en  guerre  avec  les 
»  Beaunois ,  je  leur  coupe  les  vivres  ».  On  au- 
roit  pu  de  part  &  d'autre ,  en  demeurer  la. 
D'ailleurs,  cette  piece  satirique  etoit  a  tous 
egards ,  peu  digne  de  son  auteur  ,  &:  Piron  avoit 


I  On  die  ,  en  Boulogne ,  les  Asnes  de  Beaune ,  parce 
«ue  ccs  animaux  font  tres-beaux  &  forts  communs  a  Beau, 
nc.  lis  y  font  de  la  plus  grande  utilite ,  pour  le  service  des 
vignes  du  canton.  C'cst-la  ce  qui  a  donne  lieu  au  sobri- 
quet, qui  n'est  qu'une  plaisanterie  ,  puisqu'on  trouve  dans 
•«ttc  jolie  ville  ,  autant  d'esprit  qu'ailleurs. 


FIE  D' ALEXIS  Pi  RON.         ai 

cu  le  plus  grand  tort  de  livrer  indistin&ement  att 
ridicule  tous  les  habitans  d'une  ville  qui  a  fourni 
plusieurs  homines  celcbres. 

Quoi  qu'il  en  soit ,  le  ressenti'ment  de  1'injure 
durajusqu'en  17 17,  que  les  Beaunois  rendircnt 
aleurtour,  leprixde  l'Arquebuse.  Piron  voulut 
y  aller.  On  l'avertit  en  vain  du  danger  qu'il  cou- 
roit :  rien  ne  l'intimida  ,  ni  ne  put  le  detour- 
ner  de  son  dessein.  Le  jour  arrive,  rl  partit  a 
pied  de  Dijon  ,  pour  se  rendre  a  Bcaune ,  Sc 
apres  s'ctre  recommande  a  la  Dame  de  ses  pen- 
sees  ,  il  s'abandonna  a  son  deftin.  Son  ami 
Jchannin  PaccOmpagna  jusqu'a  une  demi-lieue 
de  la  ville,  &  Piron  continua  sa  route,  seul, 
jusqu'a  Vougeot ,  ou  ii  s'arreta  pour  en  gouter 
le  bon  vin.  La,  de  nouveaux  compagnons  de 
voyage  se  joignirent  a  lui ;  on  se  remit  en  che- 
min  &c  Ton  marcha  le  reste  de  la  nuit,  Jamais 
nuit  ne  fut  plus  orageuse  &:  plus  noire.  Piron 
en  tira  un  mauvais  augure ,  &:  n'en  fut  pas'  moins 
de  bonne  bumeur. 

Il  etoit    cinq   heures  du  matin,  lorsque    f& 

biij 


±1  FIE  D' ALEXIS  PIRON. 

joyeuse  caravanne  arriva  aux  portes  de  Beaune. 

Deja  les   rues  de  la  ville  etoient  remplies  dJtm 

peuple    nombreux ,    que  les    preparatifs  de    la 

fete  avoient  eveille  bien  avant  l'aube  du  jour. 

Des  que  Piron  se   vit  sur  les  terres  ennemies , 

il  ne  fut  pas  le   maitre  d'une   certaine  emotion 

qui  le    saisit ;  mais  il   reprit    bientot  courage  a 

la  vue   de   la    maison   ou  il  etoit  attcndu  ,  & 

ou  il  s'etoit  menage  des  intelligences  secrettes , 

en  cas   de  surprise.  11   s'y  delassa   jusqu'a    cinq 

heures  du  soir ,  qu'un  bruit  d'instrumens  guer- 

riers ,  qui  annoncoit  l'ouverture  du  prix,  le  fit 

sortir    de  table,    ou   il  etoit   encore   avec    ses 

amis.   11  descendit    dans  la  rue   pour  etre    plus 

a  portee  de  voir  dcfiler  les  Chevaliers.  Ceux  de 

l'Arquebuse  de  Dijon  ouvroient  la  marche.  A 

peine  eurent  ils  appercn  Pi  RON,  qu'ils  s'arreterent, 

&:   l'ayant  entoure  ,  le  presserent  de   vcnir  se 

ranger  fous  leur  drapeau.  Les  propos  qu'ils  avoient 

entendus ,  les  efirayoient  pour  lui.  On  lui  dit  que 

ion  arrivee   avoit  rait    du  bruit    dans  la    ville  \ 

que  fon  nomvoloit  de  bouche  en  bouche ,  &:  que 

deja  une  juie  perflde  eclatant  de  toutes  parts  , 

donnoit  le  signal    de    la  vengeance.  Piron 


FIE  D1 ALEXIS  PIRON.  2} 

rt'ecouta  rien  :  il  ne  fut  sensible  qu'aux  instances 
de  ses  compatriotes ,  &  a  Famine  qu'ils lui  temoi- 
gnoient  dans  cette  circonstance  critique.  11  les 
en  remercia ,  en  leur  disant , 

Allez,  je  ne  crains  point  leur  impuissant  courroux  , 
Er  quand  jc  ferois  fed,  je  les  Batcrois  tous. 

Les  Chevaliers  Dijonnois  voyantl'impossibilite 
de  le  determiner  a  les  suivre  ,  reprirent  leurs 
rangs ,  &:  le  quitterent  a  regret.  Toutes  les 
Compagnies  passerent  ainsi  en  revue  devant 
lui.  Les  Beaunois  fermoienc  la  marche.  Commc 
ils  l'avoient  reconnu  de  loin  ,  des  qu'ils  furent 
pres  de  lui,  ils  firent  briller  a  fes  yeux  quarantc 
cpees  nues;  mais  chaque  Cavalier ,  en  lui  prefen- 
tant  la  pointe  baiffee  ,  l'honora  d'un  falut  , 
auquel  il  repondit  par  une  profonde  inclination , 
deux  doigts  appuyes  sur  ses  levres  ,  en  leur  faisant 
entendre  par  ce  signe,  qu'il  seroit  desormais  plus 
circonspeel:. 

Ces  Cavaliers  ctoient  fuivis  d'une  troupe  de 
jeunes  fantassins,  le  fufil  sur  l'epaule ,  marchant 
sur  une  colonne  de  cinq  hommes  cle  front. 
Un  tics-large  ruifleau  couloit  dans  la  Ville.  Le 

b  iv 


i4     FIE    p'JLEXIS    PIRON. 

Fantassin  qui  se  trouvoit  snr  la  ligne  du  milieu, 
craignant  de  se  mouiller ,  &:  ne  voulant  pas  nean- 
rnoins  rompre  la  file  5  marchoit  les  jambcs  ri- 
diculcment  ecartees  fur  Tun  &:  I'autre  bord  du 
ruisscau.  Cette  attitude  plaifante  frappa  Pi  RON  , 
&:  pensa  lux  faire  enfreindre  le  traite  de  paix 
qu'il  venoit,  pour  ainfi  dire  ,  dejurer dans  l'instant 
mcme.  II  se  permit  quelqucs  saiilics ,  qui  lui 
attirercnt,  de  la  part  de  cette  brave  Infanterie, 
des  regards  menacans  ,  dont  il  ne  fit  pas 
semblant  de  s'appercevoir.  La  marche  terminee , 
chacun  se  rcndit  au  lieu  ou  devoit  s'adjuger 
le  prix  ',  &  la  journce  se  passa  sans  aucune  de- 
sastreuse  aventurc. 

Le  lendcmain  les  plaisirs  recommencerent 
avec  le  jour.  Piron  tut  reveille  par  le  bruit 
dcs  instrumcns  qui  rappeloient  les  Chevaliers 
au  Drapeau  ,  6v  a  de  nouvcaux  divertissemens. 
11  se  contenta  de  ceux  dont  il  avoit  etc  temoin 
la  veille ,  &:  alia  pafler  la  journce  chez  les 
Pretres  de  l'Oratoirc  qui  Tavoient  invite  a  diner, 
&  ou  il  avoit  nn  frere.  On  l'y  traita  splendide- 
taenr,  U  egaya  si  bien  la  pieusc  Congregation  3 


VIE  D' ALEXIS    PIRON.      if 

que  pour  la  premiere  &  la  derniere  fois ,  peut- 
ccre  j  lc  rcpas  fut  prolonge  bicn  au  -  dela  dn 
temps  ordinaire ,  tant  on  prenoit  de  plaisir  a 
l'entendrc  &:  a  le  faire  caufer.  II  ne  fbrtit  dc  la 
Communaute  qu'a  huit  hcures  du  foir  3  pour 
aller  a  la  Comedie. 

Les  Beaunois  n'avoient  rien  cpargne  pour 
rendre  la  journee  plus  brillante.  lis  avoient  arrete 
une  troupe  dc  Comedicns,  &  fait  dresser  un  theatre 
dans  une  vastc  grange.  Piron  arrive  a  la  porte 
du  spe&acle  ,  ne  sachant  pas  quelle  Piece  on 
alloit  jouer  .,  s'adrcssa  au  plus  apparent  de  ceux 
qui  faisoient  foulc,  &:  qui,  par  un  air  plus 
avantageux  que  les  autres  6v  donnant  des  ordres , 
paroiflbit  devoir  etre  plus  inftruit :  les  fureurs  de 
Scapin  >  lui  dit  gravement  le  jeunc  Beaunois  : 
Ah !  Monsieuryv6^ondit3  Piron,  enlc  rcmerciant , 
je  croyois  que  cetoient  les  four  her  les  <£ Ores te  ;  &C 
tout  de  suite  cntra  sc   placer  dans  le  parterre, 

A  peine  fut-il  dans  la  falle.,  que  tous  les 
regards  fe  tournerent  vers  lui.  Lafiemblec  etoit 
nombreufe :  on  lui  lanca   millc  brocards ,  qu'il 


26  VIE  D' ALEXIS  PIRON. 

repoussa  toujours  avec  sa  supcriorite  ordinaire. 
Enfin  la  toile  se  leve  ,  &:  le  bruit  ceflfe  jusqu'au 
troisiemea&e :  mais  au  moment ouScapin  enfermc 
Geronte  dans  le  sac  ,  un  petit  makre  ,  qui  ,  fans 
doute  ,  trouvoit  cette  scene  attendrissante,  apos- 
tropha  tout-a-coup  le  parterre  ,  qui  etoit  fort 
tranquilie  ,  d'un  paix-la  _,  palx  Messieurs  j  on 
nentend  pas  !  ( Ce  n'eft  pas  faute  d'oreilles )  cria 
Pi ron  !  mot  cruel  qui  pensa  faire  ensanglanter 
la  scene  &:  terminer  la  Comedie  par  la  catas- 
trophe la  plus  tragique.  A  ce  mot,  il  s'eleve 
un  murmure  confus  :  {'indignation  eclate  dans 
tons  les  yeux  fixes  fur  Pi  ron  •,  on  est  pret  a 
fondre  sur  lui  :  deja  le  petit  Maitre  transportc 
de  fureur ,  alioit ,  suivi  de  beaucoup  d'autres , 
s'elancer  du  theatre  au  milieu  du  parterre  ,  l'epee 
a  la  main ,  lorfqu'un  Genie  bienfaisant  retablit 
heureufement  le  calmc.  Le  Petit-Maitre  remit 
son  epce  dans  le  fourreau  ,  rcprit  sa  place ,  Scapin 
san  role,  &:  Geronte,  qui,  par  prudence  &:  a 
tout  evenement  ,  etoit  sorci  de  son  sac  ,  y  rentra 
ai  grand  coiiLcntement  des  Speclateurs. 

I  A  Piece  finie,   Pi  a  on  jugea  bien ,    qn'il 


FIE  V ALEXIS  PIRON.  2,7 

n'y  avoit  de  salut  pour  lui  que  dans  la  fuite.  II 
n'attendit  pas  que  la  toile  fut  baissee  :  il  s'emprefla 
de  sortir ,  esperant  se  fauver  a  la  faveur  de  la 
nnit.  II sechappa  done  avec  la  vitesse  d\\n  homme 
qui  fe  fent  poursuivi,  11  1'etoit  en  efiet ,  car 
dans  1'instant  il  fut  atteint  par  une  troupe  de 
jeuncs  gens  lepee  a  la  main  :  a'ors  il  redouble 
sa  course  &:  fait  bientot  perdre  la  trace  de  ses 
pas.  Com  me  il  n'entend  plus  de  bruit ,  il  croit 
ses  ennemis  bien  loin  :  il  s'arrete  nn  moment 
pour  respirer  ,  &:  sc  felicite  deja  d'avoir  echappe 
au  pins  grand  danger,  lorsque  le  voila  de  nouveau 
assailli }  par  cette  jeunesse  furieuse  ,  prete  a  le 
percer  de  mille  coups.  Piron  voit  le  peril 
qui  le  menace  :  fort  &  vigoureux  il  sou- 
tient  le  choc  avec  courage ,  rompt  deux  ou  trois 
epces  •,  mais  accable  par  le  nombre ,  il  alloit 
infailliblcment  succom'oer  ,  si  lc  Maire  de  la  ville, 
devant  la  maison  duquel  cctte  fcene  fe  passoit  , 
ne  fut  accouru  a  son  secours,  &c  ne  l'eut  arrache 
des  mains  de  ses  ennemis.  II  lc  retira  chez  lui  , 
ou  il  passa  le  reste  de  la  nuit  ^  &  sortit  de 
Beaune  aussi  t6c  qu'on  e:i  cut  ouvert  les  portes. 


*8         VIE    B3  ALEXIS    PIROfr. 

Ainsi  se  termina  cette  fameuse  aventure  , 
dont  le  heros  se  plaisoit ,  encore  long  -  temps 
apres ,  a  raconter,  en  riant,  les  details :  aventure 
qui  auroit  pu  neanmoins  devenir  funefte  ,  si  (a 
conduite  &:  ses  mceurs  eussent  prete  des  armes 
a  la  vengeance.  On  fit  encore  des  couplets  contre 
lui ;  mais  comme  il  n'y  a  que  des  coups  a  gagner 
dans  ce  genre  d'escrime,  &  que  Piron  devenoit 
de  plus  en  plus  a,  charge  a  ses  parents ;  apres 
avoir ,  en  vain ,  employe  tous  les  moyens  de  sc 
passer  d'enx,  il  refolutenfin  de  venir  a  Paris  pour 
y  tenter  fortune. 

Il  abandonna  done ,  en  1719,  avec  le  plus 
grand  regret,  les  foyers  paternels ,  &:  se  rendit 
a  Paris  ,sous  les  feuls  auspices  de  la  Providence , 
e'eft  -  a  -  dire ,  sans  argent ,  ni  credit.  Avant 
que  de  quitter  Dijon,  M.  de  Berbisey,  alors 
Premier  President  du  Parlement ,  &:  M.  le  Marquis 
de  Montmain  lui  donnerent  des  lettres  de  recom- 
mandation  pour  difFerentcs  personnes.  Mais  on 
scait ,  par  experience ,  combien  il  eft  rare  que 
ccs  sortes  de  recommandations  produiscnt  leur 
effet.  Les  lettres   de  M.  de  Montmain  etoient 


FIE   D' ALEXIS   PIRON,         2^ 

adressees  a  ses   deux  beaux-freres  ,  le  Comte  l 
&c  le  Chevalier  de  Belle-Isle. 

Piron  se  prescnta  d'abord  chez  le  Comte;  la 
reception  qu'il  lui  fit  fut  courte.  A  peine  eut-il  lu 
la  lettre  de  son  beau-frere  ,  qu'il  dit  a  Piron 
d'aller  trouver  le  Chevalier  •,  que  ,  pour  lui ,  ii 
n'avoit  besoin  de  personne.  Le  Comte  &  lc 
Chevalier  de  Belle-Isle  etoient  alors  occupes  des 
projets  de  fortune  &:  d'elevation,  que  leurs  talens, 
leur  merite  personnel  &  les  circonstances  reali- 
serent  depuis, 

Le  Comte  &  le  Chevalier  de  Belle  -  Isle  , 
mettoient  a  profit  Fintervalle  du  repos  que  la  paix 
laissoit  a  la  France,  tk  chacun  de  son  cote  Fern- 
ployoit  a  s'instruire  ,  soit  dans  l'art  de  la  guerre , 
soit  dans  Tart  de  la  politique.  lis  concertoient 
ensemble  l'objet  de  leurs  etudes,  &:  dans  le  silence 


i  II  est  mort  Due  de  Belle-Isle ,  Marechal  de  France  8c 
Ministre  de  la  Guerre.  II  avoir  eu  un  fils  digne,  par  ses  vertus, 
de  la  plus  longue  &  de  la  plus  brillanre  carriere  ;  mais  il  fut 
moissonnd  a  la  fleur  de  son  age,  ayant  trop  peu  vecu  pour 
lc  bonheur  das   siens,  mais  sans  doute  asset  pour  sa  gloirc. 


3o  riE  D' ALEXIS  PIRON.' 

du  cabinet,  ils  approfondissoient  la  science  si 
difficile  de  connoitre  les  hommes ;  science  qui 
fait  seule  les  habiles  Ncgociateurs  &:  les  excellent 
Ministres.  En  unmot,  tons  leurs  travauxtendoient 
a  se  rendre  utiles  a  leur  Patrie  ,  &  a  meriter  par- 
la  les  honneurs  8c  les  dignites  auxquels  ils  aspi- 
roieat. 

Le  Chevalier  de  Belle-Isle,  avoit  rassemble 
une  multitude  de  memoires  Manuscrits,  de  projets, 
de  negotiations ,  de  traites ,  &rc.  Piron  se  pre- 
sents chez  lui,  comrae  ll  commencoit  a  faire 
transcrire  cette  immense  collection  ;  mais  il  ne 
put  penetrer  jusqu'a.  lui.  Le  Chevalier ,  sans  avoir 
egard  a  la  lertre  de  Ion  beau-rrere,  qu'on  lui 
remit ,  sans  s'informer  autrement  de  Piron  6c 
sans  le  voir  ,  lui  fit  dire  que  son  ecriture  lui 
convenoit ,  ik  qu'il  lui  payeroit  Ton  travail  sur  le 
pied  de  quarante  io!s  la  journee. 

Qu'on  juge  de  l'etonnement  on  plurot  de 
l'abattcmcnc  de  Tame  de  Piron  .  a  cette  pro- 
position  !  Neanmoins  il  l'accepta  ,  piesse  par  la 
ncccsshc.  Un  valet  dechambie  le  menu  prendie 


VIE  D' ALEXIS  PIRON.  31 

possession  de  son  nouvel  etat  ,  le  conduisic 
dans  une  espece  de  galletas,  a  peine  lambrisse, 
&:  l'installa  vis-a-vis  d'un  de  nos  Cesars  a  quarre 
sols  par  jours.  Cetoit  un  trcs  -  honncte  Soldat 
aux  Gardes  -  Francoises ,  qui  ecrivoit  assez  passa- 
blementbien  ,&  auquel  vingt  sols  que  luidonnoic 
le  Chevalier  de  Belle -Isle,  ajoutes  a  sa  paye 
ordinaire,  faisoient  un  bien  etre  qui  le  rendoit 
heureux. 

Piron  pour  se  consoler  de  son  sort ,  se 
ressouvint  sans  doute  en  ce  moment ,  qu'Apollon 
ctant  exile  de  l'OIympe ,  fut  force ,  tout  Dieu 
qu'il  etoit ,  de  faire  le  metier  de  macon  cbez 
Laomedon.  II  s'arma  done  de  courage ,  &c  se 
mit  a.  copier.  On  s'appercut  aisement  de  la  beaute 
de lecriture  ,  &  Ton  remarqua  ,  sur-tout ,  1'in- 
tclligcnce  &:  la  corre&ion  du  nouveau  Copiste ; 
ce  qui  mettoit  une  grande  difference  entre  lui  & 
son  Compagnon  de  Cabinet.  Cela  supposoit 
encore  une  education  soignee  &  quelques  etudes. 
Cependant  on  n'en  fut  pas  plus  curieux  dc 
s'informer  quel  pouvoit  etre  cet  ecrivain.  On 
se  contenta    seulement   de   renvoyer  le  Soldat 


3*         FIE  D> ALEXIS  PI  RON. 
aux  Gardes,  &  de  charger  Piron  de  toute  la 
besogne  :  on  lui  en  donna  meme  pour  l'oecuper 
au  moins  pendant  dix  ans. 

De  i  A  six  mois  s'etoient  ecoules ,  sans  que 
Piron  eut  entendu  parler  encore  du  salaire  d'un 
travail  si  rebutant  &  11  triste  pour  nn  homme 
de  genie ,  qui  s'y  voit  condamne.  Cependant , 
ses  besoins  augmentoient  &c  son  credit  diminuoit. 
II  refolut  enfin  de  solliciter  son  payement,  & 
fit  demander  a  cet  efret,  au  Chevalier,  qu'il 
n'avoit  pu  voir  encore ,  une  audience  qui  lui 
fut  refusee.  Dcsespere  de  ce  refus  3  il  eut  recours 
au  Chien  favori  du  Chevalier.  11  s'etoit  attache 
a.  Piron  ,  de  facon  qu'il  ne  le  quittoit  presque 
pas  de  la  journee.  Piron  imagina  d'entourer 
le  collier  du  Chien  d'une  piece  de  vers.,  dans 
l'esperance  que  le  Chevalier  jetteroit  au  moins 
les  yeux  dessus ,  &  seroit ,  peut  -  etre  ,  curieux 
d  en  connoitre  l'Auteur.  II  fut  encore  trompe 
dans  son  attente  :  huit  jours  se  passerentj  sans 
que  le  fldele  animal  lui  apportat  la  moindre 
nouvelle  consolante.  Alors  reduit  aux  abois., 
presse  de   toutes  parts,  son  hote  lui    rerusant 

& 


VIE  D>  ALEXIS  PIRON.  33 

&  l'asyle  &"  la  subsistance ,  Piron  chargea  de 
nouveau  le  Chien  ,  son  seul  ami ,  d'une  autre 
piece  de  vers,  ou  il  peignoit  si  vivement  sa 
detresse,  que  pour  cette  fois  le  moyen  reussitj 
il  fut  paye.  Croira-t-on  que  ni  le  Chevalier, 
ni  son  Secretaire  nc  soupconnerent  Piron  d'avoir 
fait  ces  vers  ?  II  paroit  du  moins  qu'ils  n'y  firenc 
aucune  attention,  puisquele  Secretaire  du  Che- 
valier ,  en  apportant  a  Piron  son  salaire  , 
garda  sur  ces  vers  le  plus  profond  silence.  Piron 
ne  chercha  pas  davantage  a  se  faire  connoitre; 
&  vraisemblablement  il  cut  ete  toujonrs  ignore, 
sans  une  occasion  ou  son  secret  lui  cchappa  tout 
naturellement. 

Le  Secretaire  du  Chevalier  de  Belle- Isle, 
se  croyoit  Poete;  &  son  coup  d'essai  n'etok 
pas  moins  qu'une  Tragedie.  Comme  il  etoit  tres- 
empresse  de  la  lire  a  quelques-uns  de  ses  amis, 
il  pria  Piron  de  lui  preter ,  pour  une  matinee , 
la  chambre  ou  il  travailloit ,  &:  Tinvira  meme 
a  la  le&ure  de  ce  chef-d'eeuvre.  L'Auteur  n'y 
avoit  appele  que  des  gens  qui  ne  se  connois- 
soient  gueres  mieux  en  Pieces  de  Theatre,  que 

c 


34  VIE  D>  ALEX  IS  PIRON. 

tant  d'autres  qui  s'arrogent  tous  les  jours  le  droit 
de  juger  ,en  dernier  ressort,  desouvrages  d'esprit, 
&"  dont  les  suffrages  font  eclore  tant  de  reputa- 
tions ephemeres.  Le  seul  auditeur  qu'il  eut  a 
craindte ,  etoit  Piron  ,  &  il  ne  s'en  doutoit 
pas.  Aussi  se  mit-il  a  lire  avec  la  plus  grande 
confiance. 

Des  la  premiere  scene,  Piron  l'interrompit , 
pour  lui  en  faire  remarquer  les  defauts.  L'Auteur  , 
d'un  air  dedaigneux,  fit  iigne  au  critique  de  se 
taire ,  <k  continua  sa  leclure  jusqu'a  la  fin  du 
premier  A&e.  Alors  Piron,  profitant  du 
moment  d'intervalle,  reprit  sa  critique  ,  &  apres 
avoir  demontre  en  quoi  pechoit  le  style  &r  la 
conduite  des  scenes  qu'il  venoit  d'entendre,  il 
park  si  disertement  de  Tart  des  Vers  &  des 
regies  du  Theatre ,  qu'il  etonna  toute  l'assem- 
blee.  L'Auteur  confondu,  mais  sentant  toute  la 
force  &  la  justesse  de  la  critique,  ferma  son 
cahier  a  la  hate,  prit  conge  dc  son  Aristarque , 
sans  lui  repondre ,  tk  sortit  avec  ses  amis  qu'il 
emmena.  Si  ce  Poete  eut  eu  malheureusement 
l'orgueil  ordinaire  des  dcmi-talents ,  avec  quelle 
hauteur  n'eut-il  pas  traite   Piron?  II  vint  au 


FIE  &  ALEXIS   PIROK  3? 

contraire  lc  trouver  le  soir   meme ,  &  lui  dit : 

«  Je  rougirai  toute   ma  vie  du   mauvais    role 

»  que  j'ai  joue   devant  un    homme  de  merite 

»  tel  que  vous.  Vous  m'avez  ouvert  les  yeux 

»  sur  les  defauts  de  ma  Tragedie  :  elle   est  au 

»  feu  :  je  vous  prie  de  l'oublier ,  &   de  m'en 

»  garder   un  secret  eternel  ».   Piron   touche 

de  cette  noble  franchife ,  gu6rit  du  mieux  qu'ii 

put  la  blessure  qu'il  avoit  faite  a  l'amour-propre 

de  TAuteur  ;  &:   celui-ci ,  qui  etoit  encore  plus 

honnete  homme  que  Poete  ,  devint  son  ami  pour 

.toujours.  Une  circonstance  lui  fournit  roccasion 

de  prouver  a  Piron  1'estime  qu'il  avoit  concue 

pour  lui ,  &:  l'idee  qu'il  avoit  de  son  talent.  Le  feu 

avoit  consume  ,  au  mois  de  Decembre    i  7  1  9  , 

nne  partie  de  la  ville  d'Arcy-sur-Aube  5   &:  le 

meme  malheur  arrive   au  mois    d'Avril  1727, 

l'avoit  entierement    detruite.   Un    particulier   L 

generenx,  la  retablit  a  ses  depens.  Les  habitans 

d'Arcy  voulant  temoigner  leur  gratitude  a  leur 

bienfaiteur ,  avoient  fait  elevcr  une  colonne,  arm 

de  perpetuer  a  jamais  la   memoire  d'un   pareii 

bienfait.  lis    s'adresserent  a.  M,  Elin  (  e'etoit  le 

1  M.  Grassin. 

cii 


3£       VIE    D'ALEXIS    PIRON. 

nom  du  Secretaire  du  Chevalier  de  Belle-Isle )  pour 
leur composer  Inscription  qu'ils  vouloient  graver 
sur  cette  colonne.  Mais  loin  de  se  faire  valoir  , 
M.  Blin  leur  proposa  Piron  ,  comme  le  Poete 
le  plus  capable  de  remplir  leurs  vues.  Piron 
sollicite  ,  se  defendit  long-temps ;  enfin  il  se 
rendit  aux  instances  des  habitans  de  la  ville 
d'Arcy  ,  auxquels  il  donna  cette  belle  inscription 
qu'on  ne  se  lasse  point  d'admirer. 

La  flamme  avoit  detruit    ces  lieux  ; 
Grassin  les  retablit  par  sa  munificence. 
Que  ce  marbre  a  jamais  serve  a  tracer  aux  yeux 
Le  malheur ,  le  bienfait  &  la  reconnoissance. 

Piron  demenra  quelque  temps  encore  chez  le 
Chevalier  de  Belle-Isle  ,  travaillant  beaucoup  3c 
gagnant  peu.  La  mcfianee  continuelle  ou  il  etoit 
de  ses  talents, lui  rendoit  necessaire  son  malheureux 
esclavagc.  Mais  enfin  presse  par  M.  Blin,  & 
par  quelques  autres  amis ,  d'essayer  son  genie,  il 
laissa  copier  a  d'autres  les  reveries  politiqnes 
du  Comte  de  Bonlainvilliers  ,  qui  l'avoicnt  si 
pen  enrichi ,  &   si  mortellement  ennuye. 

I  l  est  bien  rare  qu'un  homme  de  genie 
songe  a  jraire  fortune.  Si  Piron  cut   ete  tour- 


FIE  D' ALEXIS  PIRON.  37 

mente  par  la  soif  des  richesses ,  il  1'auroit  pcut- 
etre  satisfaite  aussi  facilement  que  tant  d'autres ; 
car  c  etoit  le  temps  du  fameux  systeme  de  Law  , 
ou  la  Fortune  conduite  par  la  folie  ,  s'etoit  eleve 
un  temple  fantastique  au  milieu  de  la  rue  Q'uin- 
campoix.  Ce  temple  fut  bientot  assiege  par  une 
foule  innombrable  d'adorateurs  de  tout  pays,de 
tout  sexe,  de  tout  rang&  de  tout  etat.  C'est-la  queri 
un  instant  1'aveugle  Deesse  depouilfoit,  avec  le  plus 
cruel  caprice ,  les  uns  de  leurs  propres  biens  , 
ik  combloit  les  autres  de  richesses ;  &  que ,  dans  le 
delire  inoui  dont  eile  avoit  frappe  la  multitude, 
elle  elevoit  au  plus  haut  ,  ou  precipitoit  au 
plus  bas  de  sa  Roue  ceux  qui  le  meritoient  le 
moins» 

Pi  RON  vit  tout  ce  desordre;  il  entendit 
les  plaintes  &  les  gemissemens  des  malheureux } 
&■  fut  temoin  de  la  joie  insensee  des  nouveaux 
Parvenus  ,  sans  fe  douter  d'ou  pouvoit  provenir 
un  renversement  si  etrange.  Libre  &"  rendu  a 
lui-mcme,  il  ne  songea  qua  tirer  parti  de  se$ 
talens. 

c  ii; 


;g  FIE   D* ALEXIS   PIRON. 

La  Foire  Saint -Germain  etoit  alors  fort  fre* 
quentce.   Le  jeu ,    les  parties  de  plaisir  qui   s'y 
formoient ,  les  differents  Spe&acles ,  Sc  surtout 
1'Opera  Comiquc,  y  attiroientbeaucoup  demondc. 
L'Opera  &V  le  Theatre  Francois  etoient  presque 
deserts  :  les  Comcdiens  Italiens  se  morfondant 
sur  celui  de  l'hotel  de  Bourgogne  ,  etoient  venus 
chercher  fortune  a  la  Foire  ,   &   en  occupoient 
le  Preau.  Rivaux  jaloux  ,  ils  mirent  tout  en  usage, 
pour  nuire  a  leur  voisin  ,  1'Opera  Comique,  dont 
ils  usurpoient  le  domaine.  Mais  le  succes  de  ce 
dernier  fpectacle,  ou  la  gaite  etoit  encore  aiguisee 
par  la  malignite  des  vaudevilles  courans,  rendoit 
inutiles  tous  lcs  efforts  des  difFerens    Theatres , 
ligues  contre  les  Entrepreneurs.  Envain  sur    les 
clameurs  de  leurs  cnnemis ,  leur  avoit-on  interdit 
la  parole ',   les  acteurs    savoient   en   cinder    la 
defense ,  tantot  en  faisant  descendre  du  ceintre 
leurs  roles,  tantot  en  les  portant  au  haut   d'une 
perche  ,  ecrits  en  gros  caradercs ,  avec  les  airs  des 
vaudevilles   notes  :  lcs  violons  donnoient  le  ton, 
&z  des  gens  gages  ,  &:  repandus ,  sans  qu'on  s'en 
doutat,  dans  le  Parquet,  ^Amphitheatre  cV  les 
Logcs ,  se  mcttoient  a  chanter  ,  accompagnes  de 


riE  D' ALEXIS  PIRON.  35 

l'orcheftre  ,  &  entrainoient  ainsi  le  Public  qui 
faisoit  chorus  avec  eux. 

O  N  ne  doit  point  etre  etonne  de  l'affluence 
de  monde  qu'attiroit  la  singularite  de  ce  Spec- 
tacle. Si  Ton  abandonnoit ,  pour  courir  aux 
foliesde  Momus ,  les  chefs-d'eeuvres  deCorneille, 
de  Racine  ,  de  Moliere  &c  de  Crebillon  ,  cette 
preference  avoit  du  moins  alors  son  excuse  dans 
l'yvresse  de  l'extreme  gaite  que  ce  Spectacle 
faisoit  naitre ;  au  lieu  que  rien  ne  peut  excuser 
aujourd'hui  le  mauvais  gout ,  qui  prefcre  aux 
produ&ions  du  genie ,  les  Drames  insipides ,  nes 
du  cerveau  glace   du  bel  esprit  moderne. 

Enfin  ,  les  Comediens  Francois  obtinrent ,  en 
1 7  z  1 ,  un  Arret  qui  restrcignoit  rEntrepreneur 
de  l'Opera  Comique,  au  seul  jeu  des  Voltigeurs 
eV  des  Danseurs  de  Corde.  Francisque  en  avoit 
alors  l'entreprise  ■>  &:  au  moment  meme  ou  cet 
Arret  lui  fut  signific ,  il  arrivoit  de  Lyon  ,  presque 
mine  ,  par  un  incendie  considerable  ,  dans  lequel 
il  avoit  perdu  tons  scs  diets.  I/csperance  de 
retablir  ses  affaires ,  fondce  sur  la  recette  que 

c  iv 


4o         VIE  D*  ALEXIS  PIRON. 

devoit  lui  prcduire  la  Foire  de  cette  anneCj 
s'evanouit  a  la  vue  du  fatal  Arret.  Cependant  a 
force  de  sollicitations  &  de  protection ,  on 
lui  accorda  ,  pour  toute  grace,  tin  seul  Acteur 
parlant  snr  la  scene.  Cette  grace  n'en  etoit  point 
une ,  par  la  difficulte ,  l'impossibilite  meme  de 
trouver  d'unepart  un  Auteur  capable  de  composer 
une  Piece  raisonnable  ,  en  un  seul  monologue ; 
&"  de  l'autre,  un  Acteur  qui  put  la  jouer  a  lui 
seul. 

Les  Anteurs  attaches  a  ce  Spe&acle  ,  etoient 
principalement  Le  Sage,  qu'on  appelloit  le  Molicre 
de  la  Foire,  Lafond  ,  Autrcau  ,  d'Orneval  & 
Fu^e/ier.Deuxdcces  Anteurs,  Le  Sage  cV  Fu-^elier, 
avoient  prepare  des  Pieces  pour  l'ouverture  de 
l'Opera  Comique  •,  mais  instruits  de  la  defense 
port.ee  par  TArret ,  ils  avoient  donne  leurs  Pieces 
aux  Marionnettes.  Francisque  eut  en  vain  reconrs 
a  eux  ,  dans  ces  circonftances :  ils  refuserent 
impitoyablement  de  travail  ler  pour  son  Theatre. 
Plus  embarrasse  que  jamais  j&  ne  sachant  plus 
a  qui  s'adresser ,  il  se  rappelle  qu'on  lui  a  parle 
de  Piron  :  il  vole  chez  lui ,  se  presente  cV  lui 


VIE  D> ALEXIS  PI  RON.  41 

dit :  »  Je  suis  Francisque ,  Entrepreneur  de 
»  l'Opera  Comique  :  la  Police  me  defend  de 
»  faire  paroitre  plus  d'un  Ac"teur  parlant  sur  la 
»  scenes  M  M.  Le  Sage  6V  Fuzelier  m'abandonnent; 
»  je  suis  mine ,  si  vous  ne  venez  a  mon  secours ; 
»  vous  etes  le  seul  homme  qui  puissiez  me  tirer 
»  d'affaires ;  tcncz _,  voila  cent  ecus  ,  travaillez 
»  6V  comptez  que  ces  cent  ecus  ne  seront  pas 
»  lcs  seuls  que  vous  recevrez  ».  11  dit  6V  sans 
attendrede  reponse  ,  sort  de  la  chambre,  tire  la 
porte  6V  s'enfuit,  laissant  Piron  dans  une  surprise 
aisee  a  concevoir. 

Com  me  l'Opera  Comique  etoit  la  seule 
ressource  sur  laquelle  Piron  avoit  d'abord  jete 
les  yeux ,  il  ne  balanea  pas  a  saisir  l'occasion 
que  le  hasard  lui  prcsentoit.  11  commenca  par 
mettre  a  part  les  cent  ecus  que  Francisque  lui 
avoit  laisscs  ,  ne  voulant  point  en  disposer  , 
qu'il  ne  fiit  certain  de  les  avoir  gagnes :  ensuite 
revant  un  moment  au  sujet  qu'il  vouloit  choifir , 
celui  A'Arlequin  Deucalion  lui  parnt  propre  a 
remplir  exa&ement  les  conditions  imposees  par 
1* Arret,  6V  les  vues  de  l'Entrcpreneur.  La  Piece 


4i         VIE  D* ALEXIS  PIRON-. 

fut  achevee  en  deux  jours  :  les  moments  etoient 
precieux  ,  &  Francisque  n'en  avoit  point  a  perdre. 
Le  troisieme  jour  il  vient  savoir  si  Ton  songe  a 
lui  :  »  Tenez ,  lui  dit  Piron  ,  voila  la  Piece 
»  &:  votre  argent.  Si  Touvrage  eft  bon,  vous 
»  serez  toujours  a  temps  de  me  payer ;  s'il  est 
»  mauvais ,  jetez-le  au  feu  ».  Francisque  loin  de 
le  prendre  au  mot ,  le  forca  non-feulement  de 
garder  les  cent  ecus ,  mais  en  ajouta  cent  autres, 
&:  le  pria  de  venir  sur  le  champ  ,avec  lui,  distri- 
buer  les  roles. 

A  ce  trait  de  generosite ,  de  justice  meme  3 
de  la  part  d'un  histrion  ,  Piron  renechit ,  en 
soupirant,  sur  le  sort  qu'il  avoit  ci-devant  eprouve, 
&:  vk  bien  que  ce  n'est  pas  toujours  dcs  gens 
riches ,  ou  de  cenx  qui  jouent  les  premiers  roles 
dans  le  monde ,  que  le  merite  doit  attendre  sa 
recompense  &:  sa  consideration.  II  se  livra  done 
a  Francisque ,  qui  n'eut  point  a  se  repentir  de 
son  genereux  procede.  Arlequin  Deucalion  eut  le 
plus  grand  succes,  &  fut  cause  que  Piron 
consacra ,  pour  un  temps ,  ses  travaux ,  a  l'Opera 
Comique.  Quelques-unes  des  Pieces  qu'il  donna 


VIE  D>  ALEXIS  PIRON.  43 

par  la  suite ,  eurent  l'avantage  d'etre  embellies 
par  plusieurs  morceaux  de  musique  de  son  illustre 
compatriote ,  Rameau  ,  ce  grand  &:  profond 
Musicien ,  auquel  tons  les  efforts  de  ses  detraclenrs 
injustes ,  le  fol  enthousiasme  des  Novateurs ,  &: 
leurs  ridicules  echos ,  ne  pourront  jamais  arracher 
le  sceptre  de  Tharmonie  ,  ni  ravir  la  gloire 
d'etre  l'Orphee  de  notre  siecle. 

Arlequin  Deucalion  contenoit nne 
critique  ingenieuse  &  comique  de  toutes  les 
nouveautes  dramatiques  &  lyriques  du  jour.  II 
falloit  l'imagination  riante  &:  feconde  ,  &■  peut- 
etre  meme  tout  le  genie  de  Piron  ,  pour  jetcr 
tant  de  traits  brillants  &  une  variete  si  piquante , 
dans  un  sujet  qui  paroit  en  etre  si  peu  susceptible , 
surtout  traite  en  un  seul  monologue  divise  en 
trois  acles. 

Comme  Piron  traversoit  le  theatre ,  a  la  fin 
de  la  premiere  representation  ,  la  Marquise  de 
Mimeure  &la  Marquise  de  Colandrel'appelerent, 
pour  lui  faire  compliment  sur  le  succes  de  sa  piece  j 
cVlui  demander }  en  meme  temps }  comme  certain 


44  VIE  D' ALEXIS  PIRON. 

Cardinal  al'Arioste  ,  ou  il  avoit  pris  tant  de  folics* 
II  alloit  lcur  repondre.,  lorsqu'il  appercut  par 
dessus  la  tete  de  cts  deux  Dames ,  un  Auteur  ele- 
vant  subitement  la  sienne,  &C  qui  1'apostropha 
ainsi :  «  Je  me  felicitc  ,  Monsieur .,  d'etre  pour 
»  quelque  chose  dans  votre  chef-d'ceuvre ».  Vous, 
Monsieur?  lui  repondit  Piron.  Eh!  quelle  part 
s'il  vous  plait  pouvez-vous  y  avoir  ?  «  Quelle  part? 
=5  Qu'est-ce  que  ces  deux  vers  T  que  vous  faites 
«  dire  a  votre  Arlequin  ,  lorsque  vous  le  faites 
•>■>  tomber  de  dessus  Pegaze  »  ?  Je  l'ignore  _,  dk 
Piron  ;  je  les  possedois  de  reminiscence _,  &■  crai- 
gnant  d'en  richer  T Auteur  ,avant  de  les  employer, 
j'ai  demande  a  tout  venant  d'ou  ils  etoient,  a  qui 
ils  appartenoient,  &*  personneje  vous  jure,  n'a  pu 
me  le  dire ,  ni  voulu  se  les  approprier :  je  !cs  ai 
hasardes  commc  deux  inconnus.  Scroient-ils  mal- 
heureusement  de  vous?  *c  Quittons  le  sarcasme, 
»  Monsieur ,  interrompit  l'Auteur  en  colcre ,  & 
»  dites-moi  ce  que  je  vous  ai  fait  pour  me  tcur- 
^__ — , ■ —     > 

I    Oui ,  tous ces conquerans  rassembles  sur  ce  bord  „ 

Soldats  sous  Alexandre,  &  Rois  apressa  rnort. 
Eryphile  Tragedie  de  M.  A.  de  V.  Voyc^  tome  111.  page 
54  aull.  Acted' Arlequin  Deucalion. 


VIE  Dy  ALEXIS  PI  RON.  4^ 

J?  ner  ainsi  en  ridicule  «?  Pas  plus,  reponditPiRON, 
que  la  Motte  a  l'Auteur  du  Bourbier  \  A  cette  re- 
plique ,  l'Auteur  baissa  la  tete  6V  disparut  en  di- 
sant :  Ah!  je  suis  embourbi ! 

Cette  leg  ere  vengeance  de  la  partdePiRON, 
etoit  une  suite  de  ce  qui  lui  etoit  arrive  chez  la 
Marquise  de  Mimeure  ,  011  il  etoit  recu  &:  traite 
avec  amitie  j  car  son  honnetete  ,  ses  mceurs  sim- 
ples 6V  douces ,  6V  son  excellent  caractere  l'avoient 
fait  admettre  depuis  long-temps  dans  la  bonne 
compagnie  •,  6V  d'ailieurs „  il  avoit  ete  honore  de 
l'amitie  de  feu  M.  le  Marquis  de  Mimeure. 

Piron  avoit  coutume  d'aller  presque  tous  les 
matins  au  Bois  de  Boulogne  .,  pour  y  rever  a  son 
aise.  Ses  distractions  l'entrainoient  souvent  dans 
les  endroits  les  plus  ecartes  du  bois .,  6V  sa  mau- 
vaise  vue  I'cmpechoit  de  reconnoitre  son  chemin, 
ensorte  qu'il  etoit  quelquefois  quatre  on  cinq 
heures  du  soir  quand  il  le  retrouvoit.  C'est  ce  qui 
l'avoit  engage,  a  prendre  la  precaution  dc  porter 

toujours  avec  lui  un  morceau  de  pain  6V  un  fiacon 

«  —  i 

i  Piece  satyrique  ,  de  M.  A**  .,    conrre  Lauioru-. 


46  VIE  D' ALEXIS  PIRON. 

de  vin  ,  qui  lui  servoient  de  ressource ,  lorsqu'il  lui 
arrivoit  de  s  egarer. 


'Dl 


Un  jour  qu'il  passoit  devant  1'hotel  de  la 
Marquise  de  Mimeure  ,  pour  se  rendre  a  sa  pro- 
menade ordinaire  j  il  voit  qu'il  est  heure  de  pou- 
voir  faire  sa  cour  a  la  Marquise.  11  cntre  :  on  Tan- 
nonce.  «  Soyezlebien  venu ,  lui  dit  la  Marquise; 
»  vous  desiriez  depuis  long-temps  dc  faire  con- 
j5  noissance  avec  A  *  *  :  le  hasard  vous  scrt  a  mer- 
»  veille ;  il  est  ici ;  entrez  dans  ma  chambre ,  vous 
«  le  trouverez  aupres  du  feu  qui  m'attend  ». 
Piron  y  court  tout  joyeux,  appercoit  M.  A** 
plonge  jusqu'aux  epaules  dans  un  large  fauteuil , 
les  jambes  ecartees ,  &:  les  talons  poses  sur  1'un  &z 
l'autre  chenet.  Une  legere  inclination  de  tete  fit 
les  frais  du  salut  qu'il  rendit  a  Piron  _,  pour  cinq 
ou  six  reverences  de  la  part  de  celui  -  ci ,  qui 
ne  laissa  pas  ,  quoiquun  pcu  humilie  de  cet 
accueil  sauvage ,  de  tirer  un  fauteuil  &c  de  s'asseoir 
le  plus  pres  qu'il  put  de  la  cheminee. 

Apr£s  un  assez  long  silence,  Piron  qui  avoit 
la  plus  grande  envie  d'entendre  &:  de  faire  cau- 


VIE  D' ALEXIS  P IRON.  47 

ser  M.  A  *"*  pour  l'admirer ,  rompit  le  silence  le 
premier.  Ilentama  la  conversation.  A  deux  outrois 
reponses  nonchalament  &  comme  a  regret  pro- 
nonceeSjSuccede  un  nouveau  silence  rquelques  pa- 
roles jetees  aii  hasard  &:  de  loin  en  loin  seule- 
ment  :  la  conversation  tombe  enfin  tout-a-fait. 
Piron  veut  en  vain  la  ranimer  par  quelque  trait 
interressant.  Soin  inutile  :  on  ne  lui  repond  rien : 
il  ne  peut  tirer  M.  A*  *  de  sa  distraction  ou  de  sa 
profonde  taciturnite.  Leur  entretien  commence  a 
prendre  alors  toute  la  tournure  de  celui  de  Pa- 
nurge  J  avec  l'Anglois.  L'un  tire  sa  montre  j  Tautre 
sa  tabatiere  :  celui-ci  prend  les  pincettes ;  celui-la 
du  tabac :  Tun  eternue ,  1'autre  se  mouche  :  enfin 
Tun  se  met  a  bailler  d'une  si  grande  force ,  que 
Piron  en  alloit  faire  autant,  lorsque  M.  A**  tire 
de  sa  poche  une  croute  de  pain ,  &c  la  broie  sous 
ses  dents ,  avec  un  bruit  si  extraordinaire ,  qu'il 
etonne  Piron  ,  lequel  sans  perdre  de  temps,  tire 
son  flacon  de  vin  &  l'avale  d'un  trait.  Loin  d'ap- 
plaudir  a  cct  heureux  impromptu ,  &:  de  s'ecrier 

1  Voyez  (Euvres  de  Rabelais,  tome  II.  Liv.  II.  Chap.XiX. 
Comment  Panurge  fait  quinault  l'Anglois  qui  arguoit  par 
signes. 


48  VIE  D' ALEXIS  PI  RON. 

comme  1'Anglois  ;  Ecce  plusquam  Salomon  hie  ; 
M.  A**  s'en  trouve  offense.,  &  ditd'un  air  sec  a 
Piron  :  «  J'entendsj  Monsieur,  raillerie  tout 
s>  comme  un  autre  ;  &  votre  plaisanterie ,  si  e'en 
»  est  une,  est  tres-deplacee  ».  Ce  n'en  est  point 
line ,  Monsieur ,  repondit  Piron  3  le  pur  hasard 
a  part  a  tout  ceci.  M.  A*  *  l'interrompit  alors 
pour  lui  dire  j  qu'il  sortoit  d'une  maladie  ,  qui  lui 
avoit  laisse  un  besoin  continue),  de  manger.  Man- 
ge^j  Monsieur  j  mange^  }  repliqua  Piron  3  vous 
fakes  bien  j  &  mol  je  sors  de  Bourgogne  >  avec  un 
besoin  continuel  de  boire ,  &  je  bois.  M.  A*  *  sourit_, 
se  leva  &:  sortit. 

Piron  demeure  seul  refiechit  tout  a  son  aise 
sur  les  caprices  des  grands  hommes ,  qui  mclent 
toujours  a  leur  grandeur  quelques  petits  grains  de 
singularite.  La  Marquise  de  Mimeure  vint  inter- 
rompre  ses  reflexions.  A**  en  sortant  d'avec  vous 
m'a  demande  j  dit-elle  ,  quel  etoit  ce  grand  fou 
d'ivrogne  ,  que  j'avois  aupres  de  mon  feu?  Auriez- 
vous  bu  si  matin  ?  Oui,  Madame  ,  repondit- il,  tc- 
moin  cette  bouteille  vuide ,  en  lui  montrant  son 
flacon  renverse.  11  lui  raconta  tout  de  suite  la 

scene 


VIE  D> ALEXIS  PIRON.  4* 

sce'ne  qui  venoit  de  se  passer.  La  Marquise  s'en 
amusa,  &  fit  remplirle  flacon  de  Piron  qui  s'eti 
alia  gaiement  retrouver  sa  muse  au  Bois  de  Sou*- 
lognc 

Ce  jour-la  mcme  ,  il  s'egara  dans  le  Bois ,  & 
n'en  sortit  qu'a  quatre  heures  du  soir,  si  las  de  sa. 
promenade ,  qu'il  rut  oblige"  de  se  reposer  sur  ua 
banc  tenant  a  un  des  piliers  de  la  Porte  de  la 
Conference  x.  A  peine  est-il  assis,  que ,  de  droite  &c 
de  gauche,  il  est  salue  par  tous  les  passansqui  en- 
troient  &  sortoient ,  a  pied ,  a  cheval  ou  en  voi- 
ture.  Piron  d'oter  son  chapeau  plus  ou  moins  ba$> 
suivant  la  qualite  apparente  des  personnes.  Oh  1 
oh !  disoit-il  en  lui-meme  j  je  suis  beaucoup  plus 
connu  que  je  ne  le  pensois !  Que  M.  A**  n'est-il 
ici,  pour  etre  temoin  de  la  consideration  dont  je 
jouis  dans  ce  moment ,  lui ,  devant  Iequel  je  me 
suis  presque  prosterne  ce  matin  ,  sans  qu'il  ait 
daigne  autrement  y  repondre  que  par  un  leger 
mouvement  de  tete !  Pendant  qu'il  faisoit  ccs  re- 


1   Cetce  pone  ecoit  an   bout  du  Quai  de  La  tcrrasse  de* 
Tuilei  ies  ,  &  a  eie  donate  depuis- 

d 


50         FIE  D' ALEXIS  PIRON. 

flexions  j  le  monde  alloit  &  venoit  a  la  fois,  tant 
qua  la  fin  l'exercice  du  chapeau  devint  tres-fati- 
guant  pour  Pi  ron  :  il  l'dta  tout-a-fait ,  se  con- 
tentant  de  s'incliner  devant  ceux  qui  le  saluoient* 
Une  vieille  femme  survient  j  qui  se  jette  a  ses 
genoux  les  mains  jointes.  Piron  surpris  &  ne 
sachanr  pas  ce  qu'elle  veut ,  relevez-vous ,  lui  dit- 
il  y  bonne  femme  >  relevez-vous :  vous  me  traitez 
en  faiseur  de  poeme  epique  ou  de  tragedie ;  vous 
vous  trompez ;  je  n'ai  pas  encore  cet  honneur-la ; 
je  n'ai  fait  parler  jusqu'a  present  que  des  ma- 
rionnettes.  Mais  la  vieille  restant  toujours  a  ge- 
noux ,  sans  lecouter ,  Piron  croit  appercevoir 
qu'elle  remue  les  levres  &:  qu'elle  lui  parle.  11  se 
baisse ,  s'approche  &  prete  l'oreille.  II  enrend  en 
effet  qu'elle  marmotte  quelque  chose  entre  ses 
dents:  c'etoit  xm.Ave  qu'elle  adressoit  a  une  Image 
de  laVierge,placeedirectement  au-dessus  du  banc 
ou  Piron  ctoit  assis.  Alors  il  leve  les  yeux  &c 
voit  que  c'est  a  cette  Image  que  s'adressoient  aussi 
tous  les  saluts  qu'il  avoit  pris  pour  lui.  Voila  bien 
les  Poe'tes ,  dit  Piron  en  s'en  allant :  ils  croyent 
que  toute  la  terre  les  contemple  ,  ou  qu'elle  est  a 
leurs  pieds,  qnand  on  ne  songe  seulement  pas  s'ils 
existent ! 


VIE  D* ALEXIS  PIRON.         yi 

Depuis  la  premiere  entrevue  de  Piron  avec 
M.  A* * ,  celui-ci  avoit  rendu  plusieurs  visites  a  la 
Marquise  de  Mimeure  >  laquelle  chaque  fois  qu'elle 
en  trouvoit  l'occasion ,  disoit  du  bien  de  Piron. 
M.  A**,par  un  petit  ressentiment  du  passe,l'ecou- 
toit  impatiemment,  feignoit  de  douter.,  &"  s'echap- 
poit  en  propos  peu  flatteurs  pour  Pabsent ,  auquel 
ils  etoient  rendus  dans  toute  leur  candeur. Piron 
les  prenoit  toujours  en  riant.  A  la  fin ,  il  ne  lui  fut 
plus  possible  de  s'en  amuser. 

Un  jour  M.  A**  arrive  chez  la  Marquise, 
d'un  air  triomphant ,  tenant  a  la  main  le  scan- 
daleux  chef-d'oeuvre  dont  Piron  s'etoit  rendu 
coupable,  8c  qu'il  croyoit  enseveli  depuis  quinze 
ans  dans  l'oubli  le  plus  profond.  Dcs  la  porte  de 
l'appartement  de  la  Marquise,  M.  A**  s'ecrie: 
«  Madame ,  voici  du  neuf :  il  y  a  bien  un  peu  de 
»  gravelure  ,  mais  un  bon  esprit  comme  le  votre 
<«  n'est  pas  a.  cela  pres  ».  Et  de  suite  ,  il  se  met  a 
declamer  la  premiere  strophe,  continue  hardiment 
la  lecture  de  la  seconde  ,  malgre  1'etonncment  de 
la  Marquise  qui  lui  ordonne  en  vain  de  se  taire. 
11  n'en  fait  rien :   elle  se  bouche  lcs  oreilles ,  il 

dij 


ji  VIE  D3  ALEXIS  PIRON. 

eleve  sa  voix  davantage  ;  elle  appelle  ses  gens , 
il  en  rit ,  poursuit  jusqu'a  la  fin,,  gagne  la  porte , 
en  disant  a  la  Marquise  :  «  C'est  pourtant  Toii- 
«  vrage  de  cet  innocent  que  vous  appelez  votrt 
»  grand  benet  ». 

M.  A**  n'avoit  pas  fait  encore  trois  pas  dans 
la  rue,  qu'il  rencontra  Piron  face  a  face.  Ce- 
lui-ci  charme  de  cette  rencontre ,,  lui  dit  qu'il  vc- 
noit  de  chez  lui ,  pour  lui  porter  une  Epitre  en 
vers  marotiques  sur  sa  convalescence.  «  Je  la  crois 
»  bonne,  repondit  M.  A**"  j  car  je  n'ignore  pas 
55  ce  que  vous  savez  faire.  Je  viens  dans  le  mo- 
»  ment  meme  d'enentretenir  laMarquise:  entrez- 
>5  y,  vous  serez  bien  recu  ». 

Piron  entre  en  effet,  &  a  peine  1'a-t-on 
annonce :  »  Je  songeois  a  vous  faire  fermer  ma 
55  porte ,  lui  -  dit  la  Marquise  en  le  voyant  .5. 
A  moi  ,  Madame !  Qu'ai  -  je  done  fait  qui  ait 
pu  m'attirer  vorre  disgrace  ?  »  Une  Ode  abomi- 
»5  nable  ,  que  ce  fou  d'A  *  * ,  a  qui  je  ne  le 
55  pardonnerai  jamais,  vient  d'oser  me  reciter 
55  toute  entiere  »>.  Ah  le  trakre  1  s'ecria  Piron, 


riE  D> ALEXIS  PIRON  yj 

frappant  des  mains  &"  courant  cornme  un  furieux 
par  la  chambre .,.  »  Ecoutez  ,  reprit  la  Marquise 
»  d'un  ton  plus  radouci ,  vous  voila  pour  vous 
»  justifier :  vous  etes  franc  &  naif:  peut-etre  cette 
»>  Ode  n'est-elle  pas  de  vous;  A**  est  malin  : 
»  je  croirai  ce  que  vous  m'en  direz ;  car  je  me 
»  sens  disposee  ,  sur  la  connoissance  que  j'ai  de 
»  vos  deux  caracleres  ,  a  croire  que  ce  n'est 
»j  qu'une  imposture  ».  Dkes  une  mechancefe  , 
Madame.  Plut  a  Dieu  que  ce  ne  fut  qu'une 
imposture  :  oui ,  je  le  voudrois  pour  toutes  choses 
au  monde :  mais  pour  rien  je  ne  voudrois  vous 
avoir  menu  !  Ne  me  disgraciez  -  pas  pour  une 
premiere  folie  de  ma  jeunesse ,  helas  !  bien  cri- 
minelle.  Je  ne  l'ai  que  trop  expiee  ,  &:  par  le 
desaveu  que  la  peur  &  la  honte  m'arracherent 
devant  notre  Procureur-Gcneral,  &  par  le  repentir 
sincere  que  j'en  conserve  depuis  quinze  ans.  En 
prononcant  ces  mots,  il  etoit  si  penetre  ,  si  emu, 
si  tremblant  que  la  Marquise  en  fut  touchee. 
»  Asseyez-vous  la,  grand  nigaud,  lui  dit-elle; 
«  dans  le  fonds,j'eii  dois  plus  vouloir  au  de- 
3?  lateur ,  qu'au  penitent.  11  est  vrai ,  je  l'avoue  , 
»  qu'a  votre  air  de  simplicite  ,  je  ne  vous  aurois 

d  ii; 


54  VIE  D' ALEXIS  PIRON. 

» jamais  cru  capable  d'un  pareil  ecart ,  &  il  ne 
3J  me  falloit  pas  moins  que  votre  aveu  pour  me 
"desabuser  ».  Piron  acheva  de  se  justifier 
pleinement ,  en  racontant  a  la  Marquise  ,  ce 
qui  avoit  donne  lieu  a  cette  piece  scandaleuse, 
qui  faisoit  &  feroit  toujours  le  tourment  de  sa 
vie. 

Piron  ne  disoit  que  trop  vrai ,  comme  on 
le  verra  par  la  suite  :  6V  si  Monsieur  A**  s'en 
etoit  servi,  uniquement  en  plaisantant  ,  & 
pour  desabuser  la  Marquise  sur  la  bonho- 
mie &  la  simplicite  de  Piron,  des  ennemis 
plus  cruels  en  ont  abuse  pour  le  perdre  de 
reputation.  Mais  n'anticipons  point  sur  ce  qui 
nous  reste  a  dire  de  la  vie  de  cet  homrac 
celebre.  Content  du  pardon  qu'il  venoit  d'obtenir 
de  la  Marquise  de  Mimeure  ,  6V  des  temoignages 
de  bonte  dont  elle  l'honora  dans  cette  circonstance, 
il  reprit  sa  belle  humeur ,  6V  parvint  a  eflacer  3 
tans  peine,  les  impressions  facheuses  qu'elle  auroit 
pu  conserver  sur  son  compte. 

Il  continua  de  travailler  pour  l'Opera  Comi- 


VIE  D} ALEXIS  PIRON.  yy 

que  •,  &"  si  les  lauriers  que  lui  offroit  cette  car- 
riere  etoient  moins  dignes  d'etre  cu  eillis ,  il  y 
trouvoit  du  moins  de  quoi  satisfaire  les  besoins 
de  la  vie.  11  n'avoit  point  d'ailleurs  cette  bonne 
opinion  de  soi  -  meme ,  qui  donne  de  l'audace  aux 
sots.  Sa  modestie  au  contraire  etoit  si  grande, 
quit  fallnt  toutes  les  sollicirations  &  les  encou- 
ragemens  de  ses  amis,  &  surtout  du  grand 
Crebillon ,  pour  lui  faire  prendre  un  essor  digne 
de  son  genie. 

Il  abandonna  done  les  jeux  de  Momus ,  pour 
parcourir  une  plus  noble  carriere  ;  mais  ce  ne 
fut  pas  sans  crainte  fk  sans  inquietude.  La  Come- 
die  des  Fils  Ingrats,  qu'il  donna  en  i  7  1  $  ,  c\r 
dont  il  changea  depuis  le  titre  en  celni  de 
fEcole  des  Peres  _,  fut  son  premier  essai  sur  la 
scene  Francoise.  Cette  Piece  qui  est  restee  au 
Theatre ,  respire  une  excellente  morale ,  &  est 
remplie  d'heureuses  saillies  &  de  vers  dignes 
d'etre  retenus.  Le  Public  l'accueiltit  favorable- 
ment  6c  concut  les  plus  grandes  esperances  des 
talens  de  l'Auteur. 

Le  principal  defaut  qu'on  ait  a  reprocher  a 

d  iv 


56         FIE  D 'ALEXIS  PI  RON. 

cette  Comedie ,  est  celui  du  Comiquc  tarmoyant  j 
defaut  dans  lequel  Ie  sujet  a  peut  -  etre 
entraine  Piron  malgre  lui :  &  il  esc  eton 
nant  qu'avec  I'heureux  naturel  dont  le  cicl  I'a- 
voit  doue  3  il  se  soit  si  fort  ecarte  du  veritable 
caraCtere  de  Thalie.  11  est  vrai  qu'il  abjtira  bientot 
cette  erreur,  car  il  ne  cessa  depuis  de  verser 
a  pleines  mains  le  ridicule  sur  un  genre ,  tran- 
chons  le  mot,  non-feulement  insipide  ,  mais 
degoutant ,  devenu  la  ressource  de  Fimpuis- 
sante  mediocrite,  &:  l'aliment  de  l'admira- 
tion  des  sots  :  genre  inconnu  jusqu'a  nos  jours, 
entitlement  oppose  au  ton  de  la  bonne  Comedie , 
&:qui  ne  doit  etre  regarde  que  comme  une  super- 
fetation  du  froid  bcl- esprit  qui  domine  en  ce 
siccle. 

Piron,  en  1750  _,  fit  paroitrc  Callisthcnc , 
Tragedie.  11  y  avoir  long  temps  que  le  genie  de 
Sophocle  &  d'Euripide  avoir  suivi  Corneille  6z 
Racine  au  tombeau  :  le  seul  esprit  de  Senequc 
sembloit  revivre  parmi  nous  ;  &:  sous  le  nom 
d'esprit  philosophique ,  il  commencok  a  s'em- 
parer  de  la  scene   Francoise  :  plus    occupe  de 


VIE  D'ALEXIS  PIROTT.       ft 

soi  que  des  personnages  qu'il  avoit  a  peindre  & 

a  faire  parler,  il  ne  se  laissoit  prcsquc  jamais 

perdre  de  vue  \  c'etoit  coujours  son  langage  ,  &c 

non  celui  qu'ils  devoient  tenir,  qu'il  leur  pretoit :  a 

l'aide  de  quelquesfauxbrillans^lcherchoit  a  plaire 

a  la  multitude ;  il  I'accoutumoit  insensiblement  a 

ces  tirades  pompeuses ,  inuskees  jusqu'alors- ,  ou 

l'Acteur  ,  s'arretant   a    point  nommc  ,  semble 

dire  ^  applaudissez  :  il  y   jetoit ,  au  hasard ,  des 

maximes  isolees ,  capables  de  surprendre  par  leur 

hardiesse ,  &   en  meme-temps  de   revolter  par 

leur  temcrite  ;  enfin  la  tragedie,  qui  n  etoit  plus 

qu'un  melange   bizarre  de  lieux  communs  de 

morale ,  de  centons  de  poesie  ,  &:  de  coups  de 

theatre  j  avoit  perdu  le  cara&ere  de  sa  majes- 

tueuse  simplicity 

Pi ron  ,  nourri  de  la  lecture  des  modeles  de 
Tantiquite,  6V  forme  par  l'etude  qu'il  en  avoit 
faite^ne  se  laissa  point  entrainer  par  le  torrent 
de  la  nouveaute.  Envisageant  la  tragedie  sous  son 
vrai  point  de  vue,  il  choisit  un  sujet  simple ;  mais 
le  caradtere  stoique  de  Callisthene ,  quoique  ma- 
jestueux,  a  etoit  pas  fait  pour  inspirer  la  pitie  ni  Ja 


58       FIE    D'ALEXIS   P  I R  O  N. 

terreur  :  il  ne  pouvoit  done  emouvoir  profon- 
dement  Tame  du  spedtateur ;  ainsi  l'Auteur  avoit 
manque  son  but.  La  piece  n'eut  qu'un  mediocre 
succes.  File  rut  retiree  a  la  dixieme  representa- 
tion. Neanmoins  il  faut  convenir  qu'il  y  a  de 
grandes  beautes  dans  cette  Tragedie  ,  &  qu'elle 
est  marquee  au  coin  du  genie.  Pir on  n'a  jamais 
pu  se  departir  de  la  preference  qu'il  lui  donnoit 
sursesantrcs  Pieces  de  theatre.  Peut-etre  trouve- 
rions-nous  la  raison  de  cette  predilection ,  dans 
l'honnetete  de  son  cceur  reconnoissant  &  sen- 
sible. Pouvoit  -  il  oublier  qu'il  devoit  a  cette- 
Tragedie  le  bonheur  d'avoir  connu  M.  le  Comte 
de  Llvry  ?  Elle  fut  en  e.ffet  l'heureuse  epoque  de 
Futile  &:  constante  amitie  dont  l'honora,jusqu'a 
sa  mort ,  ce  digne  &  genercux  bienfaiteur. 

Pique  du  jugement  qu'on  avoit  porte  de 
Callisthene ,  Piron  s'm  vengea  gaiement , 
comme  a  son  ordinaire,  par  une  Piece  char- 
mante ,  intitulee  la  Calotte  du  Public.  Quoiqu'il 
cut  garde  l'anonyme,  on  lereconnutaisement,a  ce 
tour  d'esprit  original  qui  lui  etoit  propre ,  a  une 
foule  d'epigrammes  &:  de  traits  plus  vifs  6V  plus 


VIE   D'ALEXIS   P  IRON.        59 

plaisans  les  uns  que  les  autres ,  dont  cette  inno- 
cente  satire  etoit  assaisonnee.  Comme  il  s'en 
defendoit ,  dans  un  soupe  avec  ses  amis ,  ils  lu- 
rent  cette  Piece  devant  lui ,  en  y  melant  mali- 
cieusement ,  des  fautes  grossieres ,  que  Pirqn 
corrigeoit  a  mesure  j  avec  un  mouvement  d'hu- 
meur  qui  deceloit  trop  bien  l'amour  propre 
afflige  d'un  Auteur,  mouvement  que  saisit  sur 
le  champ  Fun  des  convives,  M.  Colli ,  auquel 
Piron  avoua  qu'il  etoit  en  eflfet  l'Auteur  de  cette 
Calote.  .     . 

M.  Colle  l  j  plein  de  feu ,  d'csprit  &:  de 
gaite,  fort  jeune  alors,  content  d'etre  le  favori 
d'Erato  &:  le  Chantre  des  plaisirs ,  ne  songeoit 
point  encore  aux  lauriers  qu'il  a  cueillis  depuis, 
ni  a  la  reputation  qu'il  s'est  acquise  dans  la  Re- 
publique  des  Lettres.  Le  hasard  lui  avoit  fait  Her 
la  connoissance  la   plus  intime  avec  Piron. 


1  M.  Colic ,  Lecteur  de  S.  A.  S.  Mgr.  Ic  Due  d'Orleans  , 
Premier  Priace  du  Sang.  Dupuis  &  des  Ronais,  la  Par  tie  de 
Chajfe  de  Henri  IV,  le  Theatre  de  Societe ,  &  plufleurs 
autres  Pieces  charmantes ,  lui  ont  afligne  une  place  diflinguee 
parmi  nos  meilleurs  Ecrivains, 


6o        VIE  D'ALEX  IS  PIRON. 

Leurs  cara&eres  sympathisoient  si  bien,  qu'ils 
nc  se  separoient  gueres ,  lorsqu'il  s'agissoit  de 
quelque  partie  de  plaisir.  lis  alloient  souvenc 
cftner  ensemble  chez  Gallet>  Marchand  spicier  , 
le  meilleur  chansonnier  que  la  France  ait  cu  de- 
puis  1'origine  du  Vaudeville ,  jusqu'a  sa  destruc- 
tion, arrivee  vers  le  milieu  du  siecle,  sous  1c 
despotisme  des  Boufons  d'ltalie. 

Gallet,  qui  savoit  balancer  son  interet 
&"  son  plaisir  ,  egalement  ardent  &:  pour 
Tun  &:  pour  Pautre  ,  invitoit  frequemment 
Piron  &  M.  Colle,  &  ne  manquoit  jamais  de 
leur  associer  quelques  uns  desCommercans  avec 
ksquels  il  etoit  en  relation  d'affaires.  II  y  trouvoit 
son  compte ;  sqs  confreres  sortant  de  table ,  ani- 
mes  par  la  bonne  chere  &"  par  la  joie,  riant 
encore  des  contes ,  des  bons  mots  &  des  saillies 
de  Piron  ,  etoient  moins  difficiles,  mieux  dis- 
poses ,  &  les  negotiations  s'entamoient  ou  se 
terminotent  toujours  a  l'avantage  de  l'Amphi- 
trion.  Piron  s'appercutun  jour  de  ce  manege,  &r 
avant  que  de  se  mettre  a  table,  tirant  M  Colli 
a  l'ecart,  il  lui  die  a  l'oreilie :  «  Mon  clier  ami , 


VIE  D'ALEXIS  P  IRON.        61 

>s  je  crois  que  cct  homme-cl  me  prete  sur  gages  »>. 
Dapres  cette  idee ,  il  monta  si  bien  son  imagi- 
nation ,  que  le  credit  de  GatUt  haussa ,  en  raison 
du  plaisir  qu'il  avoit  procure  a  ses  convives. 

L'esprit  &  le  genie  sont  de  tomes  les  condi- 
tions :  il  suffit  de  les  cultiver  pour  se  distingner , 
&■  pour  se  mettre  memeau-dessus  de  la  profession, 
a  laqueile  souvent  la  neceffite ,  plutot  que  Ic 
gout  &  l'inclination ,  nous  attache  &:  nous  lie. 
Gallet ,  Marchand  Epicier,  etoit  en  meme-temps 
le  nourrisson  des  Muses.  A  ce  titre  on  l'avoit 
admis  dans  uneSociete  de  gens  deLettres,  dont 
etoientaussi  Piron  &  M.Cb///.llsse  rassembloient, 
deux  fbis  la  semaine,  a  souper  chez  une  Dame, 
belle  autrefois ,  mais  qui  n'ayant  plus  d'autre  role 
a  jouer  dans  le  monde,  que  celui  de  devote 
ou  de  bel  esprit,  avoit  prefere  ce  dernier, 
com  me  plus  amusant. 

Un  jour  que  Pi  RON  ,  Gullet  &  M.  Colli 
s'etoient  fait  attendre  pour  souper  ,  on  se  mit 
a  table  ,  plus  tard  qu'a  Tordinaire ,  &:  avec  ua 
plus  grand  appetit.  Tout  annoncoit  la  presence 
du  plaisir  j  &:  tout  invitoit  a  s'y  livrer  sans 
con  trainee.    La   gaiie   s'empara  des    Convives , 


6i         r IE  D'ALEXIS  PIRON. 

des  le  premier  service  :  la  chere  etoit  delicate 
&  fine  j  les  vins  excellens ,  de  toute  espece. 
L'Hotesse  ,  qui  avoit  reellement  de  Tesprit  3 
faisoit  les  honneurs  du  repas ,  avec  des  graces , 
qui  ajontoient  encore  a  ses  attentions  -y  &  ses 
yeux  sembloient  reprendre  lenr  empire  par  mille 
propos  aimables  qu  ils  inspiroient.  Jamais  Piron 
ne  flit  plus  brillanc ,  plus  varie  ,  plus  fertile  en 
bons  mots :  c'etoient  des  eclairs  continus ,  en- 
tremeles  des  joyeux  couplets ,  &  des  impromptus 
de  Gallet  &  de  M.  Colli ,  qui  s'attaquoient  & 
se  repondoient  alternativement.  Pour  intermede, 
un  Champagne  mousseux  &:  frais  petilloit  dans 
les  verres ,  remplis  aussitot  que  sables ,  faisoit 
oublier  l'heure ,  &c  ranimoit  a  chaque  instant 
le  plaisir  &c   la  joie. 

La  nuit  etoit  deja  fort  avancee  ,  6c  Ton 
ne  songeoit  pas  encore  a  sortir  de  table. 
Enfin ,  on  se  lcve  &:  Ton  se  separe  ,  en  se 
faisant  les  plus  tendres  adieux ,  avec  promesse 
de  renouvcller  souvent  cettc  joyeuse  orgic. 
Les  trois  amis  sortirent  ensemble.  Quand  ils 
furent  au  coin  de  la  rue  de  Harlay  ,  sur 
le     quai    des    Orfevres  ,    Piron     voulant 


FIE  D'ALEXIS   P  I R  0  N.        6$ 

congedier  ses  deux  Compagnons  ,  s'arrete  tout-a- 

coup ,  &:  leur  montre  le  chemin  qu'ils  doivent 

prendre,  pourgagner  le  quartier  Saint-Eustache, 

ou  ils  logeoient ,  &:  se  dispose  a  s'en  aller  seul 

dans  le  Fauxbourg  Saint-Germain  ,    ou  il  de- 

meuroit.  Loin  d'y  consentir  ,  Gallet  &  M.  Colli 

s'obstinent  a  ne  le  point  quitter,   &  veulent 

le  reconduire  malgre  lui  :  grand  debat  des  plus 

comiques ,  de    part  &  d'autre  ;  ils  lui   repre- 

sentent  tous  les  dangers  auxquels   il   s'expose  , 

lui  racontent  mille  histoires  de  voleurs ,  cher- 

chent  a  l'intimider  ,  lui  rappellent  l'heure  qu'il 

est  ,  lui  font  remarquer  la  profonde  obscurite 

de  la  nuit  :  vaines   representations,    il  persiste 

sous  divers  pretextes ,  a  s'en  aller  seul.   Il  leur 

donne ,  sur-tout  pour  raison  ,   qu'il  a   dans  la 

tete ,  une  piece   de  vers   qu'il  veut  composer 

en  chemin.   Nouvelles  instances  de  la  part  des 

deux  amis.   «  Songe  done  ,   mon  cher  Piron  , 

lui  dirent  -  ils,  avec  une  effusion  de  cceur ,  que 

le  vin  rendoit  encore  plus  tendre :  «  Songe  done, 

»>  que   tu  as  un  habit  de    velours  tout  neufj 

»   qu'au  premier  coin  de  rue  ,  le  premier  voleur 

h  qui  te  rencontrera ,  trompe  par  l'apparence , 


£4         VIE  D%  ALEX  IS  PIRON. 

m  en  te  voyant  si  bien  vetu ,  te  prendra  pour 
w  un  Financier ,  t'attaquera ,  &  te  tuera  pour 
»  avoir  ton  argent  &:  ton  habit.  Quelle  douleur 
»  d'apprendre   demain  matin  que  ....  »i  Ah  ! 
Messieurs  ,    interrompit  brusquement   Piron  , 
c'etoit  mon  habit  que  vous  vouliez  reconduire ! 
Que  ne  te  disiez-vous  plutot  ?  Tenez  le  voila  : 
quand  les  voleurs  me  verront  en  chemise,  ils 
ne  m'attaqueront  plus.  En   un  clin  d'oeil  l'habit 
est  a   bas ,  tombe  aux  pieds  de  Gallet   &  de 
M.  Colle  ,   &  Piron  part    comme  un  eclair. 
Apres  un  instant  de  surprise  ,  ils  ramassent  l'ha- 
bit ,  se  mettent  a  courir  apres  Piron  ,  lui  criant 
qu'il  va  s'enrhumer  :  mais  le  temps  qu'ils  avoient 
perdu  a  s'etonner  ,    Piron   l'avoit  employe  a 
gagner  le  bout  du  Quai.  II  revenoit  meme  sur 
ses  pas ,   escorte  d'nne  escouade  de  Guet ,  qui 
voyant  un  homme  en  chemise  ,  courant  a  toutes 
jambes ,    l'avoit    interroge ,    6V  sur  ses    respon- 
ses ,    le  crut  effe&ivement  depouille   par  dcs 
voleurs. 

L'escouade  en  fut  con^aincne  dans  l'instant 
meme  ,  a  la  rencontre  de  deux  hommes  courans 

avcc 


VIE   D> ALEXIS    PIRON.      rfy 

avec  tin   habit   qirils   cmportoient.   On  les  en- 

toure :  on  demande  a  Piron,  si  ce  ne  sont  pas  la 

les  voleurs  qui  Tone  depouille.  Oui ,  repondit-il. 

Aussitot  on  reprend  l'habit,  qu'on  ltd  rend  ,  &: 

Ton   arrcte  Galht  &:  M.  Colli.  Gallet ,  auquel  , 

une  nuit  passee  an  Chatelet ,  pouvoit  faire  grand 

tort  dans  son  commerce ,  ne  se  soucioit  point 

de  suivre  i'aventnre  jusqu'au  bout  -,   il  veut  ex- 

pliquer  le  fait :  mais  la  Garde  est  sourde  ,  &  lui 

dit  de  marcher.    11  resiste  j    on  lui  presente  les 

menotres :  cctte  offre  lui  fit  prendre  son  parti  5 

il    marcha.    Quant    a    M,   Colic,    le   Guet    lui 

ayant  demande  son  epee  j   il  la  remit  entre  les 

mains  de  l'Officier  ,  avec  la  meme  fierre  ,  &:  en 

prononcant  les   memes  paroles  que  le   Com  re 

d' Essex }  dans  la  Tragedie  ,   lorsqu'il  remet   la 

sienne.    Aussitot  on  les  conduit  chez  le  Com- 


missaire. 


Piron  ,  en  pleine  liberie  ,  marchoit  a  la  tete 
dc  l'cscouade  -,  a  cote  du  Sergent ,  qu'il  question- 
noit  comiquement ,  en  chemin ,  sur  le  sort  des  deux 
voleurs  i  &:  le  Sergent  lui  repondoit  tres-sericu- 
sement :  Us  seront  pendus  3  s'il  ne  leur  arrive  pas 

e 


66     VIE    D'ALEXIS    PIRON'. 

pis.  Cependant  voyant  qu'il  etoit  temps  de  nc 
pas  pousser  plus  loin  l'aventure  ,  Piron  vouluc 
changer  de  ton  ,  6V  persuader ,  tant  au  Sergent 
qu'a  l'escouade ,  que  ces  deux  Messieurs  etoient 
jes  amis ,  qu'ils  venoient  de  souper  ensemble , 
6V  que  c'etoient  de  tres-honnetes  gens.  Le  Guet 
n'en  veut  rien  croire  :  Piron  se  fache,  6V  se 
met  en  devoir  de  faire  relacher  les  deux  prison- 
niers.  Maintenant  que  vous  avez  votre  habit, 
lui  dit-on  ,  ce  sont  d'honnetes  gens .  &  vos  amis  : 
vous  voulez  sauver  des  voleurs  :  patience  ;  vous 
allez  voir  que  M.  le  Commissaire  va  envoyer 
vos  amis  en  prison.  Comme  ce  colloque  finis- 
soit  ,  on  arrive  a  la  porte  du  Commissaire , 
qui  etoit  couchc ,  mais  son  Clerc  nc  Tetoit  pas 
encore. 

Qu'on  se  figure,  en  presence  de  ce  Clerc, 
nos  trois  personnagcs ,  dispos ,  gail lards ,  aimant 
a  rire ,  sortant  de  faire  bonne  chcre  ,  &  ayant 
la  tete  un  peu  echaufFee  \  on  aura  l'idce  de  la 
scene  qui  se  passa.  D'abord  le  Sergent  com- 
mence son  rapport  \  mais  il  est  si  plaisamment 
intcrrompu  ,  6V  a  tant  de   fois ,  par  Piron  , 


VIE  D' ALEXIS  PIRON.         67 

tquMl  ne  pcut  l'achever.  Alors  Piron  prenant 
la  parole ,  fak  un  reeic  fidele  &  succint  du  pre- 
tendu  delit.  Malheureitsement  le  Clerc ,  diffi- 
cile a  persuader ,  traite  l'histoire  de  mensonge, 
cV  THistorien  d'imposteur  ,  prend  sa  plume  ,  or- 
donne  qu'on  reponde ,  &:  qu'il  va  dresser  Proces- 
Verbal.  «  Tout  comme  il  vous  plaira ,  dit 
»  Piron  >  depechez  -  vous ,  je  vous  aiderai  a 
w  le  mettre  en  vers ,  si  vous  voulez.  »  Parler  de 
vers  a  ce  Clerc  ,  c'etoit  lui  parler  Hebreu  ; 
aussi  repliqua-t-  il :  Pas  tant  de  verbiage;  procedonsj  & 
commencons par  vous :  Voire  nom  ?  —  Et  le  votre  ?  — 
Ahvous plaisantei  la  Justice !  Je  ne  plaisante  point 
ia  Justice,  poursuit  Piron  ;  mais  je  vous  trouve 
plaisant  de  vouloir  savoir  mon  nom ,  avant  que 
je  sache  le  votre !  Le  Clerc  ,  dont  Tesprit  n  ecoic 
pas  des  plus  delies ,  traite  le  propos  de  rebellion 
a  Justice,  &:  menace  Piron  de  i'envoyer  en 
prison:  a  la  fin,  Piron  se  nomme.  Le  Clerc 
continue  de  l'interroger ,  &  lui  demande :  Quel  est 
votre  etat?  Que  faites-vous  ?  —  Des  vers. —  Quest" 
ce  que  des  vers  ?  Vous  mocque^-vous  encore  de  moi? 
—  Je  ne  me  mocque  point }  je  fais  des  vers ,  8c 

eij 


68         FIE    D'JLEXIS    PIRON. 

pour  vous  le  prouver,  j'cn  vais  faire,  tout-a- 
l'heurc ,  sur  vous ,  pour  ou  contre  ,  a  vorre  choix. 
Je  vous  ai  deja  dit  que  je  nentendois  rien  a  tout  ce 
verbiage  ,  &  Jivous  me  pousse^  a  bout ,  vous  pourre^ 
bien  vous  en  repentir. 

Le  Clerc  ayant  cessc  d'interroger  Piron., 
cntreprit  Ga.Uet ,  auquel  ii  fit  egalement  declincr 
son  nom.  Puis  elevant  la  voix  :  Quelle  est  votre 
profession  ?    Que   fa'aes  -  vous  ?    Des     chansons , 

Monsieur ,  lui  repond  modestement  Gullet Oh  ! 

pour  le  coup  je  vols  quilfaut  necessairement  eveiller 
M.le  Commissaire.  Nc  troublez  point,  Monsieur, 
le  repos  de  M.  le  Commissaire  ,  fepartit  res- 
pectueusement  Gullet ;  laissez-le  dormir  :  vous 
£tes  si  fort  eveille,  que  vous  valez,  a  vous  seul , 
sans  compliment ,  un  Commissaire ,  deux  Com- 
missaires ,  trois  Commissaires  ensemble.  Au  restc, 
rien  n'est  plus  vrai ,  je  fais  des  chansons  _,  6\r 
vous  devez  meme,si  vous  avcz  du  gout,  savoir, 
par  cceur  ,  la  derniere,  qu'on  chante  depuis  un 
mois  dans  les  rues ,  dont  void  le  refrain  ;,  3c 
tout  de  suite  Gal  let  chante  : 


VIE  D>  ALEXIS  PI  ROW.  6? 

Daphnis  m'aimoit, 

Le  difolt , 

Si  joliment, 

Qu'il  me   plaifoit 

Infiniracnt 

Volts*  voyez,  ajouta-t-il ,  que  jc  nc  vous  en 
impose  point :  je  suis  reellcment  Chansonnier ,  & 
de  plus  (  en  faisant  au  Clerc  une  profonde  reve- 
rence; Marchand  Epicier,  en  gros,  pour  vous 
servir ,  rue  de  la  Truanderie. 

ApcmcGallet  eut-il  cesse  de  parler,  que  M. 
Colli ,  saisissant  la  parole  ,  pour  nc  pas  donne* 
le  temps  au  Clerc  de  I'interroger.  «  Je  vais , 
»  lui  dit-il,  vous  eviter  la  peine  de  me  raire  des 
»  questions  :  je  m'appelle  Charles  Colli;  je  de- 
■>•>  meure  rue  du  Jour ,  Paroisse  Saint-Eustache  j 
«  ma  profession  est  de  nc  rien  faire,  dont  ma 
»  famille  enrage  :  mais  lorsque  Ics  couplets  de 
»  Monsieur  sont  bons ,  je  les  chante  ».  Aussitct 
M.  Colli  se  met  a  chanter : 


e  nj 


jo        VIU  D*  J  LEX  IS  PIROfc 

Avoir  dans  fa  cave  profonde , 

Vins  excellens,  en  cjuantite  j 

Faire  I'amour ,  boirc  a  la  ronde  , 

Eft  la  leule  felicice. 

II  n'eft  point  de  vrais  biens  au  monde  r 

Sans  vin  s  fans  amour  ,  fans  gaite. 

Puis,  en  montrant  Piron  :  &  quand  Morv 
sicur  fait  de  bons  vers ,  je  les  declame.  Et  soudaio 
il  declame  avee  emphase ; 

J'aitout  die 5  tout,  Seigneur j  cefa  doitvous  fuffirc. 
Qu'on  me  mene  a  la  mort ,  je  n'ai  plus  lien  a  dire. 

En  achevant  ces  mots,  M.  Colli  s'avance, 
en  heros  ,  vers  la  Garde  ,  qui  rioit  ,  a  gorge 
deployee,  de  ce  burlesque  interrogatoire.  Le 
Clerc  seul ,  loin  de  rire ,  palissant  de  colere , 
devient  furieux,  se  leve,  &  court  eveiller  le 
Commissaire.  Piron  lui  cne,d\in  ton  railleur  : 
Eh!  Monsieur _>  ne  nous  perde%  pas  _,  nous  sommes 
des  enfans  de  fam'dle  ! 

Le  Commissaire etoit si  profondement  endormi, 
qu'on  eut  toutes  les  peines  du  noonde  a  le  tirer 
de  son  lit  Pendant  qu'on    l'attendoit .,  la  scene 


FIE  D' ALEXIS  PIRON.  71 

avoit  change  de  lieu,  &rsepassoit  dans  la  conr. 
Piron  ,  le  principal  heros  de  la  piece ,  soutenoit 
merveilleusement  son  caradtere,  &c  ne  laissoic 
point  refroidir  l'a&ion.Il  y  jetoits  a  toute  minute , 
finteretleplus  vif  &:  le  plus  piquant. Les  voisins,. 
depuis  le  haut  de  la  maison  jusqu'en  bas ,  etoient 
a  leurs  fenetres  >  une  lumiere  a  la  main,  &  fai- 
soient,  avec  les  gens  du  Guet,  retentir  fair  de  si 
grands  eclats  de  rire,  que  ce  bruit,  mieux  que 
les  efforts  du  Clerc ,  reveilla  le  Commissaire.  li 
descend,  tout  cbancelant,  baillant  encore  &  se 
frottant  les  yeux.  Sa  maison  illuminee  du  haut 
en  bas  5  sa  cour  remplie  de  monde,  les  rires 
immoderes  des  voisins,  hommes  ,  femmes ,  enfans 
&  domestiques,  tous  en  chemise x ;  la  Garde  pres- 
que  pamee ,  &"  se  tenant  les  cotes  a  force  de  rire  *, 
nos  trois  Adeurs  au  milieu,  debout,  dont  Tun 
parlant,  avec  une  admirable  volubilite,  &:  les 
deux  autres  Tecoutant ,  dans  des  attitudes  grotes- 
ques &:  comiquement  serieusesj  tout  cela  lui 
paroit  un  songe;  il  ne  sait  ou  il  est,  se  frotte  de 
nouveau  les   yeux ,   les   ouvre    de    toute   leur 

iCctte  scene  se  passoit  vats  la.  fin  du  mois  de  Mars  en  1 73  ij 

c  iv 


72,  FIE  &  ALEXIS  PIRON. 

grandeur ,  promcne  ses  regards  incertains  a 
droite  ,  a  gauche,  de  tons  les  cotes,  bailie  pour 
la  derniere  fois  }  &  se  reveille  enfin  tout-a-fait. 
«  Ouf;  voi'a  bien  du  bruit!  Qu'est-ce  que  tout 
11  ceci  ?  Voyons  ».  Alors  s'adressant  a  PiroN: 
11  Qui  etes-vous?  votre  nom  ? —  Piron  :  •"■"  Quel  est 
votre  ecat?  — Poete. —  Poete  !  —  Oui,  Monsieur., 
Poete.Eh!  ou  vivez-vousdonc  pour  ne  pas  connoitre 
le  Poete  Piron  ?  Je  le  passois  a  votre  Clerc. 
Quelle  idee  aurai-je  de  vous,  d'ignorer  mon 
ctat  quand  je  me  nomme?  Oui,  Monsieur, 
rnon  etat  est  d'etre  Poete  ,  ctat  le  plus 
grand,  le  plus  noble  ,  le  plus  sublime  que  les 
hommes  puissent  embrasser  ,  quand  e'est  du  genie 
qu  lis  le  tiennent !  Quelle  honte  pour  un  Officier 
public,  de  ne  pas  connoitre  le  Poete  Piron, 
Auteur  des  Fils  Ingrats  ,  applaud  is ,  si  justement , 
de  tout  Paris  ;  de  Callisthene ,  qu'il  a  si  injustement 
siiHc  ,  comme  je  viens  de  le  prouver  au  public  , 
par  des  vers  qui  valent  une  demonstration  ? . . . 
Piron  auroit  pousse  plus  loin  cette  vehemente 
tirade ,  si  le  Commissaire  i  avec  une  sortc  de 
vivacite ,  assez  plaisantc ,  ne  1'eiit  interrompu  , 
en   lui    disant   :    Que  park?-  vous    dc  Pieces    dc 


VIE   D' ALEXIS   PIRON.  73 

Theatre  f  Save^-vous  que  Lafosse  est  mon  frere ,  quil 
en  a  fait  d'excellemes  3  &  quil  est  V Auteur  de  la  belle 
Tragedie  de  Manliusf  Comment  la  trouve^-vous?  Hem? 
Oh  !  mon  frere  est  un  homme  de  beaucoup  a" esprit !  — 
»  Je  lecrois,  Monsieur,  car  lemienn'estqu'une... 
»  bete ,  quoiquo  Pretre  de  l'Oratoire ,  &:  que  je 
»  fosse  des  Tragedies,  repond  Piron,  avec  une 
sorte  d'enthousiasme  risible,  &:  se  dormant  en 
meme  -  temps  des  louanges  outrces.  Ce  trait , 
assez  vif,  ik  tres- cavalierement  exprime  ,  ne 
facha  point  le  Commissure  Lafosse,  qui  le  prit 
en  galant  homme.  A  la  contenance  des  Acleurs, 
a  la  gaite  de  leurs  propos,  il  ne  fut  pas  long- 
temps  a  percer  le  mystere  de  toute  cette  aven- 
ture.  11  se  la  fit  raconter  par  Piron,  &  s'en 
amusa  beaucoup.  Aprcs  quoi  il  renvoya  ces  Mes- 
sieurs,* en  leur  faisant  la  poJitesse  de  les  prier  de 
venir  chez  lui  le  samedi  suivant ,  diner  &  manger, 
des  huitres.  Ah!  mes  amis,  dit  Piron,  en  sortant 
dc  la  maison  du  Commissaire :  Rienne  manque  plus 
a  ma  g loir e ,  fai  fait  rire  le  Cuet. 

La  nouvelle  de  cettc  joyer.se  nuit  se  rcpandit 
bicntotpar  toute  la  villc.  Le  Commbsaire  Lafosse 


74         VIE  D'  A LEXIS  P IRON. 

en  fit ,  Ie  lendemain  ,  son  rapport  a  M.  Eeraulty 
alors  Lieutenant  de  Police.  Ce  Magistrat  connois- 
soit  beaucoup  PiRON,avec  lequel  il  avoit  dine 
qnelques  jours  auparavant,  Il  le  manda ,  pour 
savoir  jusqu'aux  plus  petites  particularites  de 
l'histoire,  &  voulut  en  divertir  sa  famille.  Piron 
se  rendit  aux  ordres  de  M.  Herault ,  lequel ,  afFec- 
tant  un  air  grave  &  severe,  en  le  voyant  paroi- 
tre ,  le  traitad'abord  de  Tapageur,  &:  lui  ordonna 
de  rendre  compte  de  sa  conduite ,  &  du  bruit 
qu  il  avoir  fait  la  nuit  precedente.  Piron  ne  se 
demonta  pas.  Sa  mauvaise  vue  Fempeeha  dc 
reconnoitre  lespersonnes  qui  etoient  dans  le  cabi- 
net ,  &  s'irnaginant  etre  devant  un  Juge  affis  dans 
son  tribunal ,  il  commenca  6V  poursuivit  si  comi- 
quement  son  recit  jusqu'a  la  fin,  que  la  gra~ 
vite  de  ses  Auditeurs  se  dementit,  de  maniere 
qu'un  eclat  de  rire  general  se  fit  entendre;  & 
M.  Herault,  apres  avoir  ri  tout  a  son  aise,dit: 
C 'est  fort  bun,  mon  cher  PiRON ;  mais  convene^ 
que  vous  meriterie^  une  Bonne  calotte  pour  cette 
folie  ?  «  Eh ,  qui  seroit  assez  hardi ,  Monsieur  y 
v  rcpliqua  Piron  ,  de  m'en  donner  une ;  quand 
»  votre  chapeau  m'en  tient  lieu?  »  EfFe&ivement 


VIE  Dy ALEXIS  PIRON.         75- 

il  presenta ,  dans  le  moment  meme ,  le  chapean 
de  M.  Herauli ,  qu'il  avoit  pris  ,  par  megarde , 
pour  le  sien  ,  le  jour  qu'il  avoit  eu  l'honneur  de 
diner  avec  ce  Magistrate 

C'est  ainsi  que  toutofFroit  egalement  a  Piron 
l'occasion  de  deployer  son  extreme  gaite :  gaite 
franche  &  naturelle ,  doux  bienfait  de  la  Provi- 
dence ,  avec  lequel  il  supportoit  les  rigueurs  du 
sort,  &  vivoit  content  de  son  travail,  &  du 
produit  de  ses  Pieces  de  Theatre.  11  eiic  reussi , 
peut-etre ,  a  rendre  par  la  suite, ce  produit  plus 
utile  pour  lui ,  &  meme  pour  ses  confreres,  s'il 
eut  voulu  suivre  ,  a  l'occasion  dc  Callisthene ,  les 
conseils  de  la  Motte  6V  de  M.  de  Voltaire.Tout  le 
nionde  sait  la  modicite  du  prix  qu'on  met  aux 
veilles  d'un  Pocte  Dramatique  ,  meme  le  plus 
accredite  :  Brutus  &:  Ines  devoient  suivre  im- 
meJiatement  Callisthene.  Les  celebres  Auteurs 
de  ces  deux  Tragedies,  mcirmuroient  depuis  long- 
temps  ,  commc  bien  d'autres ,  de  Tinegalite  d'un 
partagCj  ou  le  profit  demeuroit  entierement 
aux  Comediens.  M.  de.  Voltaire ,  que  son  admira- 
ble &:  prodigieuse  recondite  rendoit  plus  interesse 


76       VIE  D>  ALEXIS  PIROX. 

qu'aucun  autre ,  a    faire  cesser    l'injustice ,   ne 
voulut  pas ,  neanmoins ,  hasarder  la  premiere  ten- 
tative. 11  invita,  par  ecrit,  Piron  a  se  trouvcr 
chez  M.   de  la  Motte.  Pi  RON  s'y  rendit.  M.   de 
Voltaire  lui  fit  part  dc  son  projet }  qu'il  lui  de- 
tailla  ,  &  apres  l'avoir  instruit  de  la  conduite  qu'il 
devoit  tenir  avec  les  Comcdiens  >  le  sollicita  dc 
nc  point  leur  livrer  sa  Tragedie  de  Callisthene , 
qu'il  nc  les  eut  forces  a  prendre  des  arrangemens 
plus  convenables  aux  intcrets  des  Gens  de  Lettres. 
11  mit  beaucoup  de  chaleur ,  ainsi  que  la  Motte  3 
dans  les  raisons   qu'ils  allcguerent,  pour  lui  per- 
suader que  e'etoit  a  lui  a  entamer  cette  affaire. 
Piron  les  ecouta  froidement  tousdeux ,  (k  parnt 
etonne  qu'on  l'eut  choisi  pour  faire  cette  demar- 
che, lui   qui  n'avoit  encore    qu'une  repuration 
naissante  j  tandis  que  la  Motte ,  &  M.  de  Voltaire 
sur-tout ,  comme  seul  possesseur  de  la  Scene  Tragi- 
que,  pouvoit  parler  en  maitre  &  donner  la  loi.  II 
declaradonc  formellement,  qu'il  ne  se  chargeroit 
point  dc  cette  proposition.  M.  de  Voltaire  insista 
vainement,en  Iuidisant  qu'il  ne  devoit  pas  negliger 
ainsi  son  propre  a  vantage;  car ,  ajouta-t-il,  vous 
notes  pas  ricks,  man  pauvrc  PlRON,  Cela   est  vrai 


FIE  &  ALEXIS  PIRON.  77 

repliqua  Piron  ,  mais  je  m'en c'est  comme 

si  je  l'etois.Sur  quoi  il  prit  conge  de  ces  Mes- 
sieurs, en  vrai  Poete,  plus  avide  de  gloire  que 
d'argent. 

Il  etoit  lie  alors  avec  une  Societe  de  gens  de 
Lettres ,  qui  se  reunissoient  regulierement ,  toutes 
les  semaines ,  pour  souper ,  a  frais  communs ,  chez 
Landel,  Traiteur,  rue  de  Bussy :  le  Caveau  etoit 
le  nom  qu'ils  avoient  donne  au  lieu  de  leur 
assemblee.  On  peut  se  former  une  juste  idee  de 
ce  lieu  ,  d'apres  Fagreable  description  qu'en  a 
faite,  comme  temoin,  M.Saurin,  aujourd'hui  de 
I'Academie  Francoise  j  dans  sa  charmante  £pitre 
a  M.  CollL 

La ,  s'etoit  forme  une  espece  d'Areopage ,  que 
le  haut  rang  quoccupoient,  dans  la  Republiquc 
dcs  Lettres ,  la  plupart  de  ceux  qui  le  compo- 
nent, rendit  bientot  celebre.  Quelques  Ama- 
teurs y  etoient  admisj  mais  Fentree  n'en  etoit  pas 
accordee ,  indistindement,  a  tout  le  monde.  Elle 
etoit  principalement  interdite  aux  talens  vains/anx, 
orgueilleux  &  jaloux.  Comme  on  ny  elevoit  point 


78  FIE  D* ALEXIS  PIROK. 

d'idole,  le  peu  d'encens  qu'on  y  bruloit  etoit 
toujours  pur.  La  louange  y  etoit  aussi  severe  que 
la  critique  :  on  y  lisoit  ses  Ouvrages ,  non  avec 
l'emphatique  impudence  de  l'orgeuil  •,  mais  avec 
le  ton  de  la  modestie  &  de  la  mefiance  de  soi- 
mane:  on  vous  ecoutoit  sans  prevention,  ck  Ton 
vous  jugeoit  sans  partialite  :  malheur  au  mauvais 
Ouvrage  soumis  a  la  censure  de  ce  tribunal! 
L'appui  dcs  femmes  ,  quelque  puissant  qu'il 
soit ,  devenoit  inutile ,  &  le  zele  enthou- 
siaste  des  Proneurs  gages  ,  interesses  ou  pre- 
venus  ,  n'en  imposoit  point  :  on  ne  laissoit 
aucun  repos  a  l'Auteur  ,  qu'il  n'eut .,  ou  tout-a  fait 
condamne  lui  meme  son  Ouvrage  a  l'oubli ,  ou 
qu'il  ne  I'eut  rendu  digne  de  voir  le  jour ,  par  les 
corre&ions  indiquees  nccessaires.  11  failoit  que 
l'amour-propre  le  plus  fier,  se  tut,  &  pour  peu 
qu'il  osat  se  revolter ,  il  etoit  aussi  tot  assailli , 
confondu  par  une  grele  d'Epigrammes ,  plus  vives 
les  unes  que  les  autres.  Au  reste,  I'amitie  si  severe 
dans  l'interietir  de  cetAreopage,  deployoit,  au 
dehors  ,  toute  sa  sensibilite,  a  la  nouvelle  d'un 
succcs  merite.  Avec  quelle  joie  il  etoit  partage ! 


VIE  D' ALEXIS  PIRON.  7? 
De  quels  eloges  on  accompagnoit  ceux  du  public  I 
Avec  quel  interet ,  quelle  chaleur  on  repoussoit 
les  critiques  injustes  ?  Quels  soins  on  apportoit  a 
excuser,&  non  a  soutenir  les  defauts  qu'il  eft 
quelquefois  impossible  j  a  un  Auteur  ^  d'eviter  i 
En  un  mot,il  ne  s'agissok  plus  dejuger,  d'cclairer 
son  ami ,  son  rival ,  son  concurrent  \  il  s'agissoit 
dele  soutenir,  de  l'encourager 3  de  le  defendre, 
&:  de  Tapplaudir  avec  le  public.  Tel  etoit  l'esprit 
de  cette  Societe ,  ou  regnoient  une  gaite ,  une  fran- 
chise, une  bon-hommie  meme,  dont  on  ne  trou- 
vera  point  d'exemple  ailleurs. 

C'est-la  que  Tillustre  Auteur  de  Rhadamistt 
&"  Zenobie  *,  que  son  fils ,  le  Petrone  du  siecle  2j 
que  le  Peintre  de  l'Amour  &:  des  Graces  ? ,  que 
r£muie  de  Quinault  4  ,  le  Chantre  ingenieux  &c 
charmant  de  Ververt * ,  l'Anacreon  de  nos  jours  6  , 
&:  une  infinite  d'autres  gens  de  Lettres  distingues , 
entouroient  Piron,    l'animoient  ,  faisoient 


1  De  Crebillon ,  le  Trngique. 
x  M  Crebillon ,  le  filj. 
3  M.  Bernard. 


4  La  Br.uere. 

5  M.  Gres;et. 
i  M.  Colic. 


go  VIE  D' ALEXIS  PI  RON. 

cclore  de  son  imagination ,  cette  foule  de  bons 
mots,  ces  sailljes  pleines  de  feu,  qu'on  ne  se 
lassoit  point  d'entendre.  Cest  la ,  que  docile  a  la 
critique  de  ses  egaux  ,  il  ne  rougissoit  point 
d'avouer  qu'il  en  profitoit.  11  dut  en  eflfet  plusieurs 
de  ses  succes,  aux  avis  qu'on  lui  donna.  Combien 
d'autres  que  lui  y  trouvoient  le  meme  avan- 
tage?  Lanoue  &:  la  Bruere  y  lurent,  l'un  sa  Tra~ 
gedie  de  Mahomet  II ,  l'autre  son  Opera  de 
Dardanus;  &  les  changemens  qu'on  leur  indiqua, 
assurerent  le  succes  des  deux  Pieces. 

N'imaginons  pas  ,  neanmoins ,  qu'on  mit 
un  appareil  pedantesque  on  de  l'importance, 
dans  tout  ce  qui  se  passoit  ou  se  disoit  au 
Caveau.  Le  ton  dominant  de  cette  Societe,  ctoit 
une  gaiete  vive  &  piquante.  Tout  ce  qui  inter- 
rompoit,  mal-a-propos,  cette  gaiete,  etoit  puni 
du  ridicule.  Parloit-on  trop  long-temps  de  soi , 
s'avisoit-on  de  disscrter  du  ton  d'un  bel- esprit, 
ou  d'entamer  un  conte  languissant  &  sans  scl :  on 
appcloit  aussi  -  tot  le  garcon  Traiteur,  auquel 
on  versoit  razade,  pour  boirc  a  la  sante  du 
fat,  du  bel  esprit,  ou  du  content"  ennuyeux$  & 

cctic 


VIE  D> ALEXIS  PIRON.  %\ 

sante  portee  ,  terminoit  la  louange ,  la  disserta- 
tion &:  le  conte.  Comme  il  n'y  avoit  point  & 
d'Amphitrion  auquel  il  fallut  plaire  ,  on  ne  s'ef- 
rorcoit  point  d'avoir    de    l'esprit   ou    de   faire 
parade   de  science ;  un  trait ,   une  saillie ,  une 
verite  naive ,  etoient  mille  fois  mieux  accueillies, 
que  toutes  les  pensees  philosophiquement  alam- 
biquees ,  on  exprimees  en  jargon  emphatique.  La 
critique  etoit,  a  la  verite,  severe,  mais  enjouee. 
Le  plaisir  &  la  liberte  etoient  les  Divinites  Tute- 
laires  du  Caveau.  On  y  celebroit ,  sans  exces ,  &r 
Comus  &:  le  Dieu  du  vin.  S'e!evoit-il ,  par  hasard , 
quelque  dispute,  ce  qui  arrivoit  tres-rarement : 
elles  etoient  appaisees  aussi-tot ,  par  les  accens  les 
plus  harmonieux  •,  Jelyote  l  chantoit ;  &  le  calmc 
renaissoit  a  sa  voix. 

Les  talens ,  l'esprit ,  les  autres  agremens  natu- 
relsou  acquis ,  qui  pouvoient faire  illusion  ailleurs, 
ne  suffisoient  pas  pour   etre  admis  ou  conserve 


i  M.  Jelyote,  qui  joint  a  son  art  enchantcur,  un  savoir 
agrcable,  des  connoissances  utiles  &  beaUcoup  (l'esprit  ?  faiidic 
*m  d°s  piincipaux  agremens  de  cette  Societe. 

f 


Si  VIE   D>  ALEXIS  PIROK 

dans  cette  Societe ;  il  falloit  y  joindre  encore 
une  reputation  sans  tache ,  Sc  se  comporter  d'une 
maniere  a  ne  pas  s'exposer  a  la  perdre.  La 
moindre  action  mal  honnete,  en  excluoit  pour 
toujours.  Un  des  Associes  en  fit  la  triste  epreuve. 
Convaincu  d'avoir  prete  a  usure  \  il  recut  un 
billet  concu  en  ces  termes :  «  Monsieur  ***  est 
»  prie  de  diner ,  tous  les  Dimanches ,  par-tout 
j)  ailleurs  quau  Caveau  ».  M.  de  Crebillon  ,  le  fils, 
fut  1'jnventeur  de  cette  singuliere  invitation. 

On  continua  de  s'assembler  comrae  a  1'ordi- 
naire  :  mais  le  Caveau  ,  devenu  trop  fameux  4 
ayant  excite  la  curiositc  de  la  ville  &  de  la 
Cour ,  ne  subsista  gueres  que  jusqu'a  la  fin 
de  1739.  Quelques  Seigneurs  de  la  Cour  vou- 
lant  s'amuser  ,  formerent  un  jour  la  partie 
d'y  venir.  lis  arriverent  comrae  on  etoit  a  table. 
La  Societe  les  invita  d'y  prendre  place.  Mais  par 
hauteur,  ils  refuscrent  de  s'asseoir;  &r  a  leur 
attitude  &  leur  contenance,  ils  sembloient  dire: 
aHonSj  commence^  _,  diver  tisse^-nous.  Leur  dedain 
fut  puni  par  le  silence  le  plus  absolu  j  &:  ils  se 
virent  forces  de  s'en  aller,  sans  avoir  joui  de  la 


FIE   D'ALEXIS    PIRON.  8$ 

satisfa&ion  qu'ils  s'etoient  promise.  lis  devoient 
pourtant  bien  penser  que  chaque  membre  du 
Caveau  etoit  plutot  fait  pour  rire  des  sots,  que 
pour  les  faire  rire.  Le  desagrement  qu'on  venoit 
d'essuyer ,  deplut  si  fort ,  que  la  Societe  cessa  de 
se  reunir ,  &:  des  ce  moment  le  Caveau  rut  detruit 
pour  toujours. 

Tant  que  subsista  ce  joyeux  Comite,  ou  Ton 
faisoit ,  a  table ,  &  en  riant .,  la  guerre  aux  sots 
ecrits ,  il  fut  utile  a  Piron  ,  qui  loin  de  se  decou- 
rager  du  peu  de  succes  de  Callisthene,  fit  de  nou- 
veaux  efforts  pour  la  Scene  Tragique.  L'heureuse 
simplicite  du  snjet ,  comme  nous  Tavons  remar- 
que  plus  haut,  ne  suflit  pas  pour  reussir;  il  faut 
encore  que  l'objet  en  soit  int6ressant.  Mais 
Piron  ,  toujours  persuade  que  cette  simplicite 
seule  avoit  nui  a  sa  Piece ,  en  imagina  nne  plus 
compliquee ,  &  ou  il  cut  l'art  de  reunir ,  a  la  fois , 
sans  trop  blesser  les  vraisemblances ,  les  coups  de 
Theatre  les  plus  imprevus ,  &:  les  situations  les 
plus  interessantes. 

Il  deploya    done,  dans  Custave ,  routes  les 

fij 


84  FIE  D' ALEX  IS   PI  RON. 

ressonrces  de  son  genie  ;  6V  prit,  des-lors,  si 
place  parmi  les  meilleurs  Poetes  Tragiques.  En 
vain  la  critique  voudroit-t-elle  la  lui  disputer ,  6V 
lui  enlever  le  merite  de  la  poesie  de  style :  si  les 
noms  durs  de  Stockolm  ,  de  Dannemarck  ,  de 
Christian  ,  de  Rodolphe,  necessairement  rappro- 
ches  les  uns  des  autres ,  dans  les  cinq  ou  six  pre- 
miers vers  de  la  premiere  scene ,  frappent  desa- 
greablement  une  oreille  delicate  >  par  combien  de 
beaux  vers ,  6V  de  scenes  ecrites  avec  la  plus 
grande  purete,  jointe  a  la  plus  grande  force,  ces 
taches  legeres  nc  sont-elles  pas  effacees,  sans 
parler  encore  de  l'interet  vif  6V  touchant  des  situa- 
tions ?  merite  seul  capable  de  faire  disparoitre  des 
defauts  beaucoup  plus  essentiels  que  ceux  de  la 
prosodie.  Potir  etre  autorise  a  raire  un  pareil 
reproche  a  Pi R on,  il  falloit  avoir  autant  de 
genie  que  lui ,  ecrire  mieux  en  verSj  ou  ne  pas 
se  hasarder  a  lutter ,  avec  des  armes  inegales , 
contre  un  Rival  redontable ,  6V  dont  le  triomphe 
etoit  assure.  Au  reste,PjRON  a  etc  bien  venge  de 
son  vivant,  6V  Test  encore  apres  sa  mort,  par  les 
applaudissemens  que  sa  Tragcdie  de  Gustave 
recoit  ,   routes  les  fois  quelle  reparoit   sur    la 


VIE  By  ALEX  IS  PIRON.  8y 

Scene,  &  qu'elle  y  recevra  toujours,  tant  que 
le  vrai  ton  de  la  Tragedie  regnera  sur  le  Theatre 
•Francois. 

Quoi  qu'il  en  soit,  notre  Poete  berna  ses 
Critiques ,  &  a  sa  man  ere  ,  les  terrassa  ,  avec  les 
armes  legeres  de  rEpigramme.Glorieux  des  suffra- 
ges constans  du  public  impartial ,  il  saisit  cettc 
occasion  de  rendre  ce  meme  public ,  le  confident 
&:  Je  depositaire,  de  la  reconnoissance  eternellc 
qu'il  consacroit  a  son  illiistre  bienfaiteur ,  en 
dediant,  sa  Tragedie  de  Gustave ,  a  M.  le  Comtc 
de  Livry.  11  ne  se  contenta  pas  meme  de  cette 
premiere  dedicace  :  son  ccenr  s'epancha  de  nou- 
veau,  long- temps,  aprcs  la  mort  de  cet  homme 
bienfaisant ,  dans  une  Epure  a  sa  Memoire  ,  qu'il 
mit  a  la  tete  de  cette  Tragedie,  lorsqu'il  publia 
une  partie  de  ses  Ouvrages,  en  1758.  Cette 
£pitre,  pleine  de  feu  &;  de  sentiment,  montre 
quels  ctoient  l'esprit  &  l'amc  de  Piron,  & 
combien   il  ctoit  dignc  d'etre  aime. 

M.  LEComte  de  livry, qui  se  I'etoit  p-artictt- 

f  iij 


$6  VIE  D'ALEXIS  PIRON, 

Herement  attache  ,  par  des  bienfaits  ,  avoit 
voulu  que  Piron  choisit  tin  appartement  dans 
son  chateau  de  Livry ,  &:  avoit  ordonne  qu'on  lui 
obeit ,  &:  qu'on  le  regardat  comme  le  maitre  du 
chateau.  La  premiere  fois  qu'il  prit  possession  de 
cet  appartement,  ne  voulanr.  pas  manger  seul, 
fte  cherchant  a  egayer  son  repas,  Piron  engagea 
la  Concierge,  Janseniste  outree,  a  lui  tenir  com- 
pagnie  a  table.  On  imagine  ailment  quel  devoit 
etre  le  sujet  de  leur  conversation.Notre  Poete  affec- 
toit  d'etre  le  plus  decide  Moliniste ,  &c  la  dispute 
s'echauffbit  au  point ,  que  souvent  les  domestiques 
accouroient  au  bruit.  La  Concierge ,  assez  instruite, 
s'etoit  mis  en  tete  de  le  convcrtir.  Plus  elle  le 
pressoit ,  plus  il  la  contrarioit,  &  lui  faisoit ,  coup- 
sur-coup  ,  les  raisonnemens  les  plus  comiques  &c 
&c  les  objections  les  plus  plaisantcs,  dont  le  refrain 
ctoit  toujours  :  chacun  a  son  gout ,  Madame  La- 
marre ;  pour  mol  je  veux  etre  damne.  A  peine 
hint  jours  s'etoient  ecoules ,  que  le  Comte  de 
Livry,  ennuie  de  ne  pas  voir  Piron  ,  &:  voulant 
savoir  s'il  se  plaiscit  a  Livry,  vint  le  surprendre 
al'heure  du  diner,  &  arriva dans. l'instant mcrae 


FIE  D'ALEXIS  PI  RON.  87 

que   la  dispute    ordinaire    finissoit.   He   bien  I 
Binbin1,  (c  etoitunnom  d'amitie  qu'il  lui  donnoit 
ordinairement ) ,  He  bien !  Binbin  ,  lui  dit  -  il  j 
apres  Tavoir  embrasse .,  comment  te  trouves-tu  ici  ? 
Es-tu  content?  Te  sert-on  bien  ?  Oui ,  Monsieur 
le  Comte,    repondit  Pi  ron,  mais   Madame 
Lamarre  ne  vent  pas.  ...»  Comment   morbleu  elle 
ne  veut  pas  !  Je  pretends  que  tu  sois  ici  le  maitre , 
comme  moi-meme  ;  entende^  -  vous ,  Madame  ?  Et  si 
Monsieur  me  porte  la  moindre  plainte.  . .  En  un 
mot ,  je  veux.  ..  .  «  Calmez-vous,  Monsieur  le 
»  Comte,  lui  dit  Piron,  &:  daignez,  je  vous 
»  prie  ,    m'entendre  jusqu'au    bout  :   Madame 
»  Lamarre  ne  veut  pas  que  je  sois  damne.  ...» 
Eh  !  pourquoi ,  s'dvous  plait,  Madame ,  reprit  le 
Comte  ?  nest  -  il  pas    le  maitre  ?  De    quoi    vous 
mele^-vous  ?  Encore  unefois,  je  vous  le  rephe ,  je 
veux  qu'il  fasse  ici  sa  volontc  :  ce  nest  pas  a  vous 
a  y  trouver  a.  redire.  Madame  Lamarre  n'osa  pas 
repliquer ,  &:  se  contenta  de  prier  pour  la  con- 
version du  Poete  Molinistc. 


1  Nom  milliard   en  Bourguignon  ,  qui  signific  Benigne  a 

Benin. 

f  iv 


88  FIE   D' ALEXIS   PIRON. 

L'Astree  de  d'Urfe,  avoit  fait  autrefois  les 
delices  de  Piron.  Le  sejour  champetre  de 
Livry  luien  rappela  le  souvenir,  tk  reveilla  son 
gout  pour  la  Poesie  pastorale.  Ce  genre,  le  plus 
ancien  de  tons,  est  uniquement  consacre  aux 
images  douces,  simples  &:  naturelles ,  &:  ne  pent 
etre  anime,  que  par  une  chaleur  toute  de  senti- 
ment. C'est-la ,  sans  doute ,  ce  qui  rend  si  diffi- 
cile, au  Theatre,  le  succes  d'un  sujet  purement 
champetre.  Les  nuances  trop  dedicates ,  &:  trop 
legerement  variees  de  Tinnocence,  les  contrastes 
unsensibles  des  mceurs  de  ceux  qui  vivent  sous  ses 
loix,  echappent  au  spe&ateur  le  plus  attentif. 
Alors  ces  mceurs  lui  paroissent  fades  ou  mono- 
tones ,  grossieres  ou  ridicules :  de-la  ,  le  degoilt 
&c  l'ennui,  dont  il  ne  pent  se  defendre,  &  qu'il 
a  l'injustice  de  rejeter  sur  le  genre  pastoral, 
plutot  que  sur  le  pen  de  talent  du  Poete ,  ou  sur 
le  pcu  d'innocence  de  nos  mceurs. 

Piron  voyoit,  avec  peine,  ce  degout  s'ac- 
croitre  de  plus  en  plus;  &:  par  une  inspiration 
sccrette ,  il  cherchoit  les  moyens  de  1c  faire 
cesser.  11  aimoit  a  se  representer  le  bonheur  des 


FIE  D> ALEXIS  PIRON.  89 

Bcrgers,  la  puretede  leurs  feux,  la  Constance  de 
leurs  amours^  &  le  calme  de  leur  ame.ll  regrettoit 
sinccrement  cet  age  d'or .,  dans  lequel  il  auroit 
ete  digne  de  vivrc :  car  malgre  la  licence  &"  la 
liberte  qui  regnent  dans  un  petit  nombre  de  sqs 
ecrits ,  nous  ponvons  affirmer ,  sans  craindre 
d'etre  dementis  j  que  ses  mceurs  ont  toujours  ete 
pures ,  ses  sentimens  pleins  de  candeur ,,  fk  sa 
conduite  constamment  irreprochable.  Ainsi  en- 
traine  par  son  gout  naturel ,  &  son  genie  se 
pretant  au  penchant  de  son  cceur,  il  hasarda., 
sur  le  Theatre  Francois  .,  la  Pastorale  des  Courses 
de  Tempi. 

Il  accompagna  cette  Piece  Champetre  de  la 
Comcdie  de  XAmant  mysterieux  ;  Comedie  com- 
poses j  d'abord  pour  ramuscment  de  la  Societe 
de  M.  le  Comte  de  Livry.  Jamais  inquietude 
n'egala  la  sienne,  a  la  premiere  representation 
de  cesdeux  Pieces,  qui  vircnt  le  jour  en  mcme- 
temps ,  avec  un  succes  bicn  different.  Sa  crainte 
redoubla  davantage  a  la  chute  de  XAmant  myste- 
ricux j  qui  preccdoit  les  Courses  de.  Temve\  Mais  le 
public  courcnna  la  Pastorale  >   avec  la    meme 


$o  VIE  D1 ALEXIS  PI  RON. 

equite  qu'il  venoit  de  condamner  la  Comedie , 
dont  l'original  etoit  peint  d'apres  un  hommc  de 
qualite  >  vivant  dans  la  societe  de  M.  le  Comte 
de  Llvry ,  homme  tres-estimable ,  mais  qui  avoit 
la  manie  de  mettre  du  mystere  par-tout.  Alioit-il 
quelque  part,  a  la  ville  ou  a  la  campagne?Ce 
n  etoit  jamais  le  chemin  direct  qu'il  prenoit :  il 
faisoit  un  detour  plus  ou  moins  long,  pour  qu'on 
ne  devinat  pas  ou  il  alloit  &  ou  il  pouvoit  avoir 
ete.  Arrivoit-il  dans  un  appartement  ?  Des  Tanti- 
chambre,  ses  yeux  inquiets  se  portoient  de  tous 
cotes;  il  cherchoit  a  lire  sur  le  visage  des  do- 
mestiques ,  s'ils  ne  penetroient  pas  le  motif  de  sa 
visiter  puis  marchant  sur  la  pointe  du  pied.,  il 
paroissoit  se  glisser,  plutot  qu'entrer  dans  l'ap- 
partemcnt.  S'il  s'entretenoit  avec  quelqu'un , 
c'etoic  toujours  a  l'ecart  3  ou  dans  Tembrasure 
d'une  croiseejapress'etre  assure  den'etre  entendu 
de  personne.  Enfin,s'il  donnoit  une  commission 
a  ses  domestiques ,  il  s'expliquoit  si  mysterieuse- 
mcnt  j  qu'il  falloit  qu'ils  le  devinassent ,  ou  qu'ils 
fissent  la  commission  de  travers.  En  un  mot,  il 
etoit  de  ces  gens : 

Qui,  jusqucs  au  bon  jour,  disenc  tout  al'oreillc. 


FIE  D*  ALEXIS   PIRON.  91 

On  proposa  a  Piron  de  traiter  Ce  caractere. 
II  s'y  refusa  d'abord  :  mais  force,  par  des  instances 
reiterees  j  qu'il  regarda  comme  des  ordres  de 
la  part  de  ceux  qui  le  pressoient,  il  s'en  occupa 
serieusement.  D'ailleurs^  cette  Comedie  n'etoit 
point  destinee  pour  le  Public :  elle  ne  devoit  etre 
jouee  qu'en  societe  j  &:  en  presence  mane  dc 
Toriginal ,  qui  en  avoit  fourni  le  caractere  prin- 
cipal. Le  sujet  ne  plaisoit  point  a  1'Auteur ;  & 
peut-etreest-celaraisonqui  Tempecha  de  soigner, 
avec  plus  de  scveiite,son  Ouvrage. 

Des  que  cette  Comedie  fut  achevee,  on  la 
representa  plusieurs  fois  dans  la  Societe,  &:  tou- 
jours  avec  un  succes  marque ,  succes  qui  paroissoit 
d'autant  moins  suspect,  que  les  Spectateurs  joi- 
gnoient  a  l'usage  du  grand  monde,  beaucoup 
d'esprit ,  &:  par  consequent ,  etoient  en  etat  de 
prononcer.  Aucun  d'eux  n'hesita ;  tous  la  trouve- 
rent  digne  de  paroitre  au  grand  jour ,  tk  Ton 
engagea  Piron  a  la  donner  au  Theatre  Francois  j 
enfin  elle  fut  recue  ,  par  les  Comediens ,  d'une 
voix  unanimc. 

La  personne  de  qui  je  tiens  cette  anecdote^ 


5)i  FIE  D' ALEXIS  PIRON. 

amie  intimc  dc  M.  le  Comte  de  Livry  3  jouoit, 
dans  la  Piece,  le  role  de  XAmant  mysterieux.  PiROM 
lui  avoit  les  pins  grandes  obligations,  &"  s'en  est 
ressouvenu ,  toujours  avec  attendrissement ,  jus- 
qu'an  dernier  moment  de  sa  vie.  Independamment 
des  droits  que  cette  pcrsonne  avoit  sur  son  coeur , 
par  ses  bons  offices  3  elle  en  avoit  encore  de  tres- 
puissans  sur  son  esprit ,  par  les  excellens  conseils 
quelle  lui  donnoit ,  au  sujet  de  ses  Ouvrages , 
conseils  diriges  &:  dictes  par  un  jugement 
sain ,  un  discernement  sur  ,  &  le  gout  le 
plus  delicat. 

Malgre  tantde  motifs >  capables  d'entretenir 
&:  de  fortifier  la  securite.,  trop  ordinaire  dc 
l'amour-propre ,  un  pressentiment  intimc  affli- 
geoit  Pi ron,  sur  le  sort  de  sa  Piece.  II  ne  l'eut 
pas  plutot  livrce  aux  Comediens,  qu'il  en  vit  tons 
les  defauts.  II  la  retoucha  soigneusement  \  mais 
pasassezheureusemcnt,  pour  la  garantir  d'un  mau- 
vais  succcs  decide.  II  se  rcpentit ,  mais  trop  tard , 
de  sa  complaisance  j  &  se  hata  dc  prcvenir  le 
jugement  severe  dn  Public ,  en  sc  plaisant  a 
predire,  commc  il  le  dit  lui-meme  dans  son  aver» 


VIE  D3 ALEXIS  PIRON.  95 

tissement,  la  chute  de  sa  Piece,  plusieurs  jours 
avant  la  premiere  representation. 

Cependant  il  auroit  pu ,  a  l'exemple  de  tant 
d'autres  Auteurs ,  s'autoriser  des  eloges  qu'on 
avoir  prodigues  a  saComedie,  dans  les  ledures 
&:  les  representations  particulieres  qui  en  avoient 
ete  faites ,  &:  soutenir ,  au  Public ,  qu'il  avoit  eii 
tort  de  la  condamner.  Mais  son  amour-propre 
etoit  trop  raisonnable  &  trop  eclaire  j  pour 
ne  pas  sentir  que  nos  partisans  &  nos  amis, 
sont  toujours  moins  eclaires ,  plus  prevenus 
que  ce  Public  incorruptible  &  redoutable  , 
qui  nous  juge  de  sang  froid,  &  dont  l'arret 
triomphe.,  tot  ou  tard ,  malgre  les  cabales  &C 
l'intrigue.  Aussi ,  combien  avons  nous  vu  de 
ces  pretendus  chef- d'ceuvres  tant  lus  cV  relus, 
tant  prdnes,  tant  vanres  d'avance,  comme  des 
prodiges  de  genie,  tomber  presque  aussi-tot  la 
toiie  levee ,  sans  que  ces  chutes  humiiiantes  &: 
soudaines,  aient  rien  rabattu  de  la  suffisance  des 
protecteurs,  <k  de  l'orgueil  des  proteges ! 

On  n'a  point  de  scmblable  reproche  a  faire  a 


c>4  WE  D>  ALEXIS  PIRON. 

Pi ron.  II  se  soumic  a  la  rigoureuse  decision  du 
Public ,  en  retirant  sa  Piece  a  la  premiere  repre- 
sentation. 11  alia ,  le  soir  meme ,  trouver  ses  amis 
au  Caveau  3  &:  leur  apprit  la  nouvelle  du  different 
succes  de  ses  deux  Pieces,  en  leur  disant  : 
Mes  amis 3  le  Public  ma  haise  sur  une  joue  _, 
&  ma  donne  un  bon  soufflet  sur  V autre.  On  le 
plaignit,  on  le  felicita ,  tour-a-tour ,  a  la  mode 
duCaveau,  c'eft-a-dire,  avec  bcaucoup  de  plai- 
santeriessur  sa  bonne  &mauvaise  fortune.  Pi  ron 
s'y  livra  de  bonne  grace ,  &  la  soiree  se  passa 
delicieusement.  Le  baiser  sur  la  joue,  avoit  gueri 
la  douleur  du  soufflet  applique  sur  l'autre. 

S  i  la  Comedie  de  rAmant  mystericux  fit 
essuyer ,  a  Piron  ,les  desagremens  d'unc  chute, 
il  s'en  releva ,  en  1 7  3  8  ,  avec  le  triomphe  le  plus 
complet  ck:  la  gloirc  la  plus  durable.  Malgre  \es 
Comedies  de  Regnant ' 3  le  seul  Autcur  digne  > 
depuis  Moliere ,  d'occnpcr  ce  qu'on  appelle  pro- 
premcnt  la  Scene  Comique,  Thalie  regrettoit 
encore  tous  les  jours  la  perte  de  ce  grand  homme_, 
que  personne  ne  remplacera  jamais ,  Iorsque 
Piron  concut  le  dessein  de  sa  Metromanie ,  ce 


FIE  D*  ALEXIS  PIRON".  95 

chef-d'oeuvre,  qu'on  peut  placer  a  cote  des 
meilleures  Pieces  deMoliere,  &  celui,  de  tous 
les  Ouvrages  de  notre  Poete,  qui  porre  da  van- 
tage l'empreinte  du  genie.  11  est  peu  de  Come- 
dies ou  Ton  trouve  autant  de  finesse  &  dc 
naturel  dans  le  dialogue ,  d'aisance  &  de  per- 
fection dans  les  vers ,  &  de  vrai-comique  dans 
toutes  les  situations ;  ou  les  cara&eres  soient 
mieux  soutenus  •,  ou  l'interet ,,  toujours  vif  & 
toujonrs  nouveau  ,  augmente  de  scene  en  scene  , 
jusqu'a  la  fin;  en  un  mot,  ou  tous  les  ressorts  dc 
la  Comedie  soient  plus  heureusement  employes. 
11  falloit  done ,  je  ne  dis  pas  de  Tesprit ,  mais  les 
plus  grandes  ressources  du  genie,  pour  entre- 
prendre  un  pareil  sujet  &:  y  renflir.  Quoi  qu  en 
dise  la  critique,  le  succes  de  la  Metromanle  sera 
constamment  le  meme ,  jusques  dans  la  postcrite  la 
plus  rcculee  ,  parce  qu'il  est,  &  sera  toujours 
independant  de  la  petite  anecdote  de  la  Demoi- 
selle Malcrals  de  Lavigne  l ,  cette  dixieme  Muse 


1  Nom  suppose,  sous  le^uel  M.  Dcsforges  Maillard  ,  du 
Croissic,  petite  villc de Bretagne ,  sc  deguisa  long-temps,  Si 
envoya  ,   re'gulierement    tous    les    myis  ,    ses    productions 


96  VIE  D> ALEXIS  PlROX. 

pretendue,  dont  le  sexe,  quand  elle  eut  laisse 
tomber  son  masque  j  deconcerta  les  Poe'tes 
hs  plus  renommes  du  temps  ,  qui  setoient 
passionnes  pour  elle,  &:  Tavoient  parfumec  de 
toutl'encens  du  Pinde  &"deCythere.  11  est  certain 
encore  que  si  le  sujet  de  la  Metromanie  se  fut 
presente ,  avec  les  memes  circonstanccs  ,  a  la 
feconde imagination de^/o/za^jill'auroit  saisi,  6V: 
peut-etre  rendu  dela  meme  manicre  que  Piron. 

Au  reste,  croira-t-on  que  cette  admirable 
Piece  fut  d'abord  rejetee  par  les  Comediens  j 
qu'elle  eprouva  les  plus  ridicules  difficultes  pour 
etre  recue ,  &:  qu'il  fallut  enfin  un  ordre  du  Mi- 
nistre  pour  la  faire  jouer?  Croira-t-on  encore 
qu'apres  le  brillant  succes  dont  elle  fut  suivie, 
on  ne  daigna  pas  Tinscrire  sur  le  repertoire;  & 


poctiques  auMercure,  n'ayant  pujouir,  sous  son  propre  nom, 
de  cct  avantage  ineffable  ,  que  la  Roquelui  avoit  refuse  dure- 
rnent.  A  la  faveur  de  son  sexe  suppose,  il  recur,  les  hommages 
les  plus  galans  ,  &  les  declarations  les  plus  tendres.  Made- 
moiselle Malcrais  de  Lavigne  devint  line  dixieme  Muse. 
Mais  1'enchanr.ement  ccssa ,  quand  M.  Desforges  Maillard 
vint  a  Paiis  ,  se  montrer  a  ses  soupiians. 

qu'oublice 


FIE  D' ALEXIS  PIRON.  97 

•qu'oubliee  pendant  dix  ans ,  die  n'auroit,  peut- 
etre,  jamais  reparue  sur  le  Theatre ,  sans  le  sienr 
Granval ,  qui  j  lots  de  sa  rentree ,  en  proposa  la 
reprise  a  ses  camarades  ?  Cet  affront ,  fait  plus  au 
bon  gout  qua  Pi  RON  .,  etoit  la  suite  des  cabales 
excitees ,  par  des  Auteurs  jaloux  de  l'odat  de  son 
triomphe ,  qui  blessoit  leur  orgueil. 

La  Metromanie  triompha  done  malgre  l'envie. 
^'excellent  A&eur  qui  devoit  y  jouer  le  role  de 
M.  de  I'Empiree ,  &:  qui  etoit  de  la  plus  belle 
figure  du  monde ,  embarrasse  de  la  maniere  dont  il 
s'habilleroitj  ne  voulant  pas  representor  un  Poere, 
dans  toutelarigueurdu  costume  _,consulta  Pi  RON, 
qui  lui  dit  :  «  Tranquillisez-vous  :  a  la  pre- 
.->  miere  repetition ,  vous  prendrez  modcle  sur 
»  moi  ».  En  effet  il  y  parut  avec  un  tres  -  bel 
habit ,  richement  galonne.  A  peine  le  reconnut- 
on,  tant  cet  habit  relevoit  sa  bonne  mine.  On 
1'admira ,  on  l'applaudit,  6c  l'A&eur  en  fit  faire 
un,  a  peu  pres  pareil. 

Au  sortirde  la  repetition  ^  Piron^  suivant 
son  usage ,  entra  au  Cafe  de  Procope.  On  n'etoit 


?8;       FIE    D'ALEXIS    PIRON. 

point  accoutume  a  le  voir  si  snperbement  vetu. 
Tout  le  monde  l'entoura,  &  lui  fit  compliment 
L'Abbe  Desfontaines  etoit  present.  II  voulut  plai- 
santer  Piron,  &:  soulcvant ,  avec  une  curiosite 
affcclee,  &:  une  feinte  admiration  ,  la  basque  de 
l'habit ,  pour  en  faire  mieux  remarquer  la  richesse : 
Quel  habit  >  s'ecria-t-il ,  pour  un  eel  hommel  PiRON 
soulevant,  a  son  tour,  le  rabat  de  I'Abbc, 
repartit  sur  le  champ  :  «  Eh  !  quel  homme  pour 
»  un  tel  habit  ».  Cette  vive  &:  prompte  repartie 
ferma  la  bouchc  a  I'Abbe ,  &c  termina  l'examen 
&  l'elosre  de  l'habit  du  Poete. 

Ta  n  d  i  s  que  la  Metromanie  manquoit  au 
repertoire  des  Comediens  Francois ,  celui  des 
Troupes  de  province  en  etoit  utilement  decore. 
La  bonne  t  ecette  que  cette  Comedie  rapportoit 
anx  Directcurs,  les  engagcoit  a  la  representer 
souvent ;  6V  sans  faire  tort  anx  talens  forains,  on 
peut  assurer  que  les  roles  n'en  etoicnt  pas  rendus, 
avec  la  supcriorite  de  talent  des  Acleurs,  qui 
faisoient  alors  rornement  du  Theatre  de  la  Ca- 
pitale.  La  Metromanie  reunissoit  tous  les  suffrages 
par-tout  ou  clle  etoit  jouee  :  mais  la  ville  ,  ou 


VIE  D' ALEXIS  PIROU.  w 

Cettc  Piece  excita  la  plus   singuliere  sensation  > 
fut  Toulouse ,  au  mois  de  Fevrier  1751. 

Les  Comediens  ayant  annonce  le  jour  quJil* 
devoient  la  donner,  a  peine  lasalle  put-elle  con- 
tenir  l'affluence  du  monde  qui  s'y  rendit.  tJn 
Capitoul,  nouvellement  en  place j  etoit  au 
nombre  des  Spcclateurs.  Des  qu'on  eut  leve  la 
toile ,  i'attention  avec  laquelle  on  eccuta  la 
Piece  y  ne  fut  interrompue  que  par  des  appiau- 
dissemens  :  mais  a  l'endroit  de  la  Scene  ou 
Francaleu  dir.  a  Baliveau  , 

Monsieur  le  Capitoul  vous  avez  Jes  vertiges  I  .  „ «, 
Mais  apprcnez  dc  moi  qu'uri  ouvrage  d'eclat; 
Anobiic  bicn  autant  que  1c  Capitoular. 
Apprenez  .... 

Le nouvcau  Capitoul,  qui  n'avoit  connu  ,  sans 
doute,  de  sa  vie,  d'autres  vers  que  ceux  de  ce 
Vieux  di&on  Toulouzain , 

Cil ,  de  noblesse  a  grand  ritoul , 
Qui  de  Tholoze  est:  Capitoul. 

prenant  pour  un  guet-a-pens  les  vers  adrcs= 
ses  a  Baliveau ,  &:  se  croyant  insulte ,  se  leva 
&:    voulut  faire  cesser    la    representation.   Ori 

gi.i 


loo         VIE  D' ALEXIS  PIRON. 

eut  la  plus  grande  peine  du  monde  a  lui  fairc 
entendre  raison ;  &:  Ton  n'obtintla  grace  d'achever 
la  Piece ,  qu'apres  lui  avoir  donne  la  satisfaction 
de  lui  en  nommer  l'Auteur,  pour  le  faire  arreter 
&r  mettre  en  prison.  En  effet  il  envoya ,  sur  le 
champ,  cinq  ou  six  fusilliers  pour  le  prendre  : 
mais  Piron  etoit  tranquille  a  Paris j  &:  ne 
songeoit  gueres,en  ce  moment,  qu'a  pres  de 
deux  cens  lieues  de  lui,  on  voulut  attenter  a  sa 
liberte. 

Cependant  le  Capitoul,  informe  par  ses 
gens ,  que  le  de  I'm  quant  navolt  pu  etre  apprehende 
au  corps  ,  attendu  quil  etoit  inconnu  dans  le  pays  , 
desespere  d'avoir  manque  sa  vengeance ,  nc 
voulut  pas  en  perdre  cntierement  le  fruit.  11  rendic 
une  ordcnnance  ,  par  laquelle  il  proscrivit ,  a 
jamais,  la  Metromanie  du  Theatre  Toulousain. 
Anecdote  remarquable  de  sonCapitouIat ,  bonne 
a  citer  ck  a.  joindre  a  pareille  aventure,  qui  lui 
arriva  quelques  jours  apres ,  a  l'occasion  de 
YAvare  de  Moliere.  II  crnt  se  reconnoitre  dans 
Earpagon  ,  vole  par  son  fiis.  La  resscmblance 
etoit,  dit-on,  frappante.  11  s'imagina  que  dc$ 


VIE  D3 ALEXIS  PI  RON.         101 

Auteurs ,  jaloux  de  sa  nouvelle  dignitc ,  s'etoient 
donne  le  mot,  pour  le  jouer  sur  le  Theatre,  ll 
interrompit  encore  le  spectacle ,  6V  dcmanda  le 
nom  de  l'Auteur  de  la  Piece.  On  lui  dit  que 
c'etoit  Moliere.  Pour  cette  fois  il  se  contenta  de 
decreter  de  prise  de  corps  le  nomme  Moliere. 
Mais  quand  il  fallut  mettre  a  execution  le  decret  j 
on  lui  dit  que  Moliere  etoit  mort  depuis  8  o  ans. 
£tonne  de  ce  contre  -  temps ,  il  s'ecria :  De  quels 
diables  dAuteurs  se  sert-on  la  ?  Que  ne  nous  donne- 
i-on  des  Comedies  de  gens  connusl  M.  le  Marquis 
de  Montgailhard  ecrivit  a  Pi  RON  ,  le  danger  qu'il 
avoit  couru ,  sans  qu'il  s'en  doutat ,  &  lui  demanda^ 
en  memc-temps  3  une  Epigramme  contre  ceCapi- 
toul.  II  rcpondit  que  ,  Martial  j  Owen  3  Marot  3  le 
grand  Rousseau,  ni  lui,  ne  feroient  jamais  rien 
de  micux,  contre  ceCapitoul,  que  cc  qu'il  avoit 
fait  lui-meme. 

La  reconnoissance  avoit  determine  Piron  , 
vers  l'annee  1735  ,  a  faire  un  voyage  a  Bruxellcs , 
pour  y  voir  un  etranger,  dont  il  avoit  recu  une 
lettre  de  change  assez  considerable  ,  en  remerci- 
ment  d'un  exemplaire  de  la  Tragedie  de  Gustave , 


101  riE  D'ALSXIS  PlROK. 

que  Pi ron  lni  avoit  envoye.  II  crut  ne  pouvoir 
pas  sc  dispenser  d'aller  lui  en  faire  ses  remerci- 
mens  sinceres,  avec  d'autant  plus  de  raison ,  que 
cet  etrange;  l'avoit  toujours  traite  avec  beaucoup 
de  bonte  ,  chez  M.  le  Comte  de  Livry  j  ou  ik 
§etoient  vus  ancicnncment. 

Dans  le  peu  de  sejour  qu'il  fit  alors  a 
Bruxelles ,  il  se  lia  d'une  amitie  intime  avec  l'il- 
lustrc  &  trop  mdWiQuvsm.  Rousseau.  Celui-ci,  lui 
fit  donner  sa  parole  de  revenir  le  voir  &  le  con- 
soler. 11  entretint  depuis ,  avec  lui,  un  commerce 
de  lettres  regie  ,  &  dans  toutes  ,  il  le  pressoit 
d executer  sa  promesse.  Piron  se  rendit  aux 
instances  de  Rousseau  en  1740.  11  l'avoit  deja 
bicn  observe  dans  son  premier  voyage.  11  sonda  , 
pour  ainsi  dire  ,  son  coeur  ,  dans  le  second 
voyage  qu'il  fit  a  Bruxelles ,  &:  y  reussit  d'autant 
plus  aisement ,  que  Rousseau  ne  pouvoit  sc  separcr 
dePiKON,  qn'ils  passoient  ensemble  des  pur- 
pees  enticres,  &  qu'il  le  regardok  comme  un 
Ance  consolateur,  que  la  Providence  lui  avok 
envoye,  dans  une  terre  etrangere,  pour  adoucic 
I'aiTiertLime  &r  \es  ennuis  de  son  exit 


FIE  D'ALEXIS   PIRON.       103 

Le  chagrin  avoit  aigri  ce  grand  homme,  mais 
ne  l'avoit  point  abattu.  Piron  .,  dans  une  lettrc 
qu'il  ecrivit  a  la  Marquise  de  Mimeure  >  dont  les 
anciennes  bontes  pour  Rousseau  _,  ne  setoient 
point  refroidics ,  park  avec  eloge  de  sa  piete , 
avoue  qu'elle  lui  a  paru  solide  &:  sincere  3  6c 
soutient  qu'il  n'etoit  pas  coupable  des  infames 
couplets  qui  causerent  ses  malheurs.  Ce  juge- 
ment  de  Piron  n'est  point  susped ;  car  il 
ajoute  ,  avec  sa  franchisse  ordinaire,  qu'il  l'avoit 
etudie  soigneusement ;  &  malgre  sa  devotion  3 
continue-t-il ,  j'ai  vu  quit  tenoit  encore  un  peu  aux 
premieres  idees  }  dont  il  fcrma  ses  Epigrammes  •  car 
il  me  donna  la  matiere  d'un  Conte  asse%  gai/lardj 
que  je  mis  en  vers  j  par  complaisance  pour  lui ,  & 
dont  il  me  parut  content. 

Piron,  dont  le  cceur  n'a  jamais  etc  soniHe 
par  le  venin  de  l'envie,  ni  reserre  par  la  bassesse 
de  ia  jalousie,  regarda  eonstamaient  Rousseau 
comme  le  genie  le  plus  rare  &  le  plus  grand 
Poete  Iyrique  dela  France  ,  cV  qui  lui  fera  le  plus 
d'honneur  dans  la  posterita  II  le   quitta,  avec 

g  iv 


104         vlE  D' ALEXIS  PIRON. 

regret,&  revint  a  Paris.  Rousseau>de  son  cote,  avoit 
concu  pour  lui  la  plus  haute  estime.  On  le  voit 
par  les  lettres  quit  lui  ecrivoit,  &:  quePiRON 
avoit  conservees.  On  le  vbit  encore  par  celles 
qu'il  adressoit  a  ses  amis ,  <k  sur-tout  kM.  Racine* 
le  fils  3  auquel  il  parle  du  plaisir  qu'il  avoit 
de  posseder  Piron. 

C '  e  s  t  a  l'occasion  d'une  de  ccs  lettres ,  en 
date  du  24  Juillet  1740,  imprimee  dans  la 
superbe  edition  i/z-4*.  desCEuvres  de  Rousseau  l  , 
donnee  par  M.  Seguy  en  1745  ,  que  Piron  se 
brouilla  avec  l'Abbe  Desfomaines.  Ce  celebre 
Critique,  en  rendant  compte  de  cette  edition , 
rapporte  ainsi  la  lcttre  :  «  Je  possede  ici ,  depuis 
>■>  quelques  jours ,  un  de  mes  compatriotes  au 
'iParnasse,  M.  Piron,  que  le  Ciel  scmble 
«  m'avoir  envoy e,  pour  passer  le  temps  agrea- 
»  blement,  dans  un  sejour  ,  ou  je  ne  fais  qu'as- 
53  sister ,  tristement ,   aux  plus  grands  repas  du 


1  Tome  III,  page  41^, 


VIE  VJ  LEXIS  P  IRON.        ioj 

»  monde.  M.  Pi  RON  est  un  excellent  preservatif 
s>  contre  l'ennui.  Mais,  &c. l  ».  Ce  fatal  maisy 
auquel,  malicieusement    ou    non,  le  Critique 
s'arrete,  au  lieu   d'achever  la  phrase  :  Mais  il 
rctourne  a  Paris ,  &  je  vais  retomber  dans  mes  lan- 
gueurs  :  ce  fatal  mais ,  dis  je,  irrka  PiRON ,  &  fut 
l'origine  des  Epigrammes  sanglantes,dont  il  accabla 
Desfontaines  j   &r   que  tout   le  monde  sait  par 
cceur.  Ce  qu  il  y  eiit  de  plus  plaisant ,  c'est  qu'a- 
pres  avoir  repandu ,  dans  le  Public ,  la  premiere 
de  ces  Epigrammes,  Piron  alia  voir  Y  Abbe  Des- 
fontaines. 11  le  trouva  avec  deux  Jesuites.  Le  Jour- 
nalists, palissant  de  colere en  le  voyant:  Comment > 
s'ecria-t-il  ,  etes-vous  asse%  hardi  de  vous  presenter 
a  ma  vue  _,  apres  V 'horrible  Epigramme  que  vous  ave% 
faite  contre  moi  ?  «  Horrible,  ditPiRON  !  Comment 
>a  vous  les  fant-il  done  ?  Elle  est  pourtant  fort  jolie». 
Ce  sang  froid  redoubla  la  colere  de  TAbbe  _,  tk  fit 
partir,  d'un  grand  eclat  de  rire,  les  deux  Jesuites, 
qui  etoient  presens.  Point  d'emportement  I  ajouta 


i  Voyez  Jugemens  sur  quelques  £crits  nouveaux.  Tome  I  > 
Icttre  C  y  pnga  65. 


lo$  Fie  D' ALEXIS  PIRON. 

Pi r on.  Crier  &  jurer  ne  remedie  a  rien ;  I'Epi- 
gramme  n'en  esc  pas  moins  faite.  Mais  puisqu'ellc 
vous  fache  ,  je  vous  propose  un  arrangement. — 
Eh  !  quel  est-il? — Le  voici :  vous  ecrivez  au  Public 
toutcs  les  semaines  :  mandez-lui,  la  premiere 
fois,-que  l'Epigramme  en  question,  a  etc  faite, 
on  ne  sait  par  qui,  ni  contre  qui,  il  y  a  cin- 
quante  ans;  &  tout  sera  dit.  —  A  la  bonne  heure. 
Donncz-la  moi.  Cest  oii  Pi  RON  I'attendoit. 
Je  vais  vous  la  di&er,  lui  rcpondit-il :  &:  TAbbd 
de  lecrire  aussi-tot,  commentant  deson  cote,  & 
le  Poete  du  sien,  chaque  vers  de  TEpigramme.  je- 
ne  crois  pasqu'il  y  ait,  au  Theatre,  unemeilleure 
scene  ,  une  situation  plus  piquante  &:  plus  eomi- 
que  ,  que  celle  qu'offrirent  alors  nosdeux  Auteurs. 
Les  commentaires  ne  finissoient  point.  Mais  ce 
qui  choquoit  sur  -  tout  TAbbe  dans  cette  £pi- 
gramme,  etoit  ce  vers: 

Que  fait  lc  Roue  en  si  joli  bercail? 

T  pense^  -  vous  ^  disoit  -  il  aPlRON,  est-ce 
que  je  suis  un  Bouc?  cte^^oui  ccBouc?  «_Ccla  ne 
»  se  psutj  repliqua  Piron  t  sans  romprc  lamesure .* 


FIE  D' ALEXIS  PIRON.  107 

»  mais  vons  ctes  le  maitre  de  ne  pas  ecrire  1c 
»  mot  tout  entier.  Mettez  seulement  ;  Que  fait  cc 
»  B.  le  vers  y  sera  toujours ,  &:  le  le&eur  y 
suppleera  >>.  Ilfallut  enfinque  I'Abbe  Desfontaines 
laissat  l'Epigrammc  telle  qu'elle  eioit.  Piron  le 
quitta  ,  en  lui  promettant  que  tant  qu'ils  vivroicnt 
Tun  &:  l'autre ,  il  lui  en  apporteroit  une  tous  les 
matins,  6V  il  lui  tint  parole. 

La  reticence  dont  s'cioit  servi  I'Abbe  Des- 
fentaines  j  en  rapportant ,  par  exrrait,  la  lettre  de 
Rousseau  a  Racine ,   le  fils,    avoir,  sans  doute, 
quelque  malignite  :  mais  devoit-elle  lui  attirer 
tine  correction  aussi  sanglante  de  la  part  de  Piron, 
lui  qui  n'avoit  jamais  ete  cheque  des  critiques, 
assez  vives  de    quelques-uns  de  ses  Ouvrages, 
faites  par  ce  meme  Journalise?  11  paroit  quil  nc 
fut  done  offense  que  du  double  sens  que  presenroit 
cette  reticence  ;  &:  il  est  certain,  que  dans  cette 
occasion  ,  il  se  montra  plus  jaloux  de  la  reputation 
d'honntte  homme,  que   dc   celle  d'Auteur.  Au 
reste  }  malgre  le  sel  qu'il  mettoit  dans  ses  Epi- 
grammes  contre  I'Abbe  Desfontaines  _,  ii  ne  Ten 
rcgardoit  pas  moins  comme  un  bon  fccrivain ,  un 


lo8        FIE  D'ALE  XI  S  P  I R  O  N. 

excellent  Critique ,  plein  de  gout  dc  de  raisorc, 
auquel  la  Rcpublique  des  Lett  res  devoit  la  plus 
grande  reconnoissance,  pour  avoir  combattu , 
avec  autant  de  courage  que  de  succesje  Neolo- 
gisme  &:  les  ecarts  du  Bel -esprit  moderne.  La 
mort  de  cet  A  ristarque  celebre ,  arrivee  en  1745, 
peu  de  temps  apres  sa  querelle  avec  Piron, 
n'eteignit  point  la  vengeance  des  autres  Auteurs : 
ce  Poete  est  le  seul  qui  n'ait  point  trouble  sa 
cendre,  &  qui  l'ait  meme  regret  te. 

Une  forte  constitution ,  une  sante  robuste , 
line  gaiete  inalterable,  promettoient  a  Piron 
les  plus  longs  jours  :  mais  aussi  peu  fortune 
qu'il  letoit.,  comment  envisager  la  vieillesse , 
sans  la  redouter  ?  La  Providence  lui  menageoit 
une  ressource ,  dans  un  mariage  avantagcux  j  a 
considerer  la  position  ou  il  se  trouvoit ,  qu'il 
contrada  a  son  retour  de  Bruxelles,  avec  Demoi- 
moiselle  Marie  -  Therese  Quenaudon  _>  agce  dc 
5  5  ans  j  qu'il  avoit  connue  chez  la  Marquise  de 
Mimeure.  Cette  Demoiselle  jouissoit  de  deux 
mille  livres  de  rentes  viagcres  ou  environ ,  aux- 
quelles  le  genereux  Comte  dc  Livry  ajouta.,  pa? 


FIE  D'ALE  XIS  P  I R  O  N.        10$ 

le  contrat  de  mariage ,  six  cens  livres  dc  ren- 
tes ,  aussi  viageres ,  au  profit  de  Piron. 

Le  lien  qui  serra  leur  union  j  rut  celui  de  la 
simple  &  pure  amitie.  Piron  sentit  alors,  pour 
la  premiere  fois ,  la  douceur  d'etre  a  l'abri  de 
I'inquietude ,  dans  un  age  ou  l'on  a  le  plus  besoin 
de  secours ,  ou  tout  le  monde  vous  abandonne  , 
sur-tout  quand  on  n'a  rien  a  laisser  a  la  cupidite, 
qui  ne  meurt  point.  Jamais  deux  personnes  ne 
furent  mieux  assorties.  Madame  Piron  avoit 
beaucoup  d'esprit  &  de  gaite.  Elle  eroit  tres- 
versee  dans  la  connoissance  de  nos  anciens 
Romanciers,dont  elle  possedoit  superieurement, 
le  vieux  langage  :  elle  imitoit  leur  style  a  s'y 
tromper.  Les  Beaux  esprits  qu'elle  voyoit  chez  la 
Marquise  de  Mimeure  3  consultoient  souvent  son 
gout  sur  leurs  Ouvrages.  Avcc  une  compagne  de 
ce  caradlcre ,  Piron  ne  pouvoit  manquer  d'etre 
heureux. 

Rien  ne  troubla  son  bonheur  pendant  les 
quatre  premieres  annees  de  son  mariage.  Cest 
dans  ce   temps  qu'il   composa    sa  Tragedie  dc 


no         VIE  D' ALEXIS  PIRON. 

Fernand  Corte^ ,  le  dernier  cle  ses  Ouvrages  Dra- 

matiques,  &qui  fut  jouce,  pour  la  premiere  fois, 

le   8   Janvier    1744.  Ce  sujet  est  un  des  plus 

beaux  qui soientau Theatre. On  voit ,  parplnsieurs 

morceaux    de    cette    Tragedie ,    l'eievation     a 

laquelle  le  genie  de  Piron   pouvoit   attein- 

dre.  Cependant    le  Public  ne    la  gouta    point* 

11  eut  ete  possible ,  &:  meme  facile  ,  a  Piron, 

d'en  faire  disparoitre  les  defauts.  Les  Comedicns 

le  presserent  vivement  d'y  faire  des  corrections, 

&:  lui  citerent  Texemple  d'un  de  ses  plus  ccicbres 

confreres,   qui  corrigeoit ,   &   refondoit  meme 

quelquefois,  jusqu'a  des  a&es   entiers.  Parbleu , 

Messieurs ,  je   le   crols  bien  j  dit-il,   il  travaille  en 

marqueterie  3    &    moi   je   jcttc    en    bron~e.  Cette 

reponse  n'est    point   vaine.  II  est    certain   que 

rhomme  de  genie  jeue  en  bronze ,  fk  brise  oil 

abandonne  ,  comme  le  statuaire ,  tout  ouvrage 

manque  a  la  fonte. 

Piron  aimoit  la  gloire,sans  neanmoins  en 
ctre  jaloux  au  point  d'en  perdre  le  rcpos.  Mais 
tandis  qu'il  se  consoloit  du  pcu  de  succcs  dc 
Fernand  CVrqr,  la  fortune  lui  preparok  des  pcir.es 


VIE  D' ALEXIS  PIRON.  in 

autrcment  sensibles  que  celles  qu'il  avoic  eprou- 
vees  jusqu'alors. 

Il  falloit  user  dune  grande  economic  ,  pour 
pouvoir  vivre  honorablement,  avec  le  modiquc 
revenu dont  Piron  &:  sa femme  jouissoient.  La 
moindre  depense  extraordinaire  etoit  capable  , 
non  -  seulement  de  les  gener  beaucoup,  mais 
encore  de  les  deranger.  Forces  de  dcmenager  trois 
fois ,  en  treVpeu  de  temps ,  Madame  Piron 
regrettoit  les  frais  que  ces  deplacemens  successifs 
&■  imprevus  occasionnoient.  Le  dernier  depla- 
cement  sur-tout,  lui  causa  le  plus  cruel  chagrin, 
parce  qu'il  s'agissoit  encore  moins  d'interct  pecu- 
niaire  que  de  procede. 

U  N  E  espece  d'ami ,  homme  de  qualite ,  au 
bonheur  &  a  la  fortune  duquel  Madame  Put  on 
avoit  contribue ,  voyant  sa  repugnance  a  changer 
si  souvent  de  maison ,  lui  offrit  un  appartcment 
dans  son  hotel  :  ii  mit ,  au  loyer ,  un  prix  asscz 
honnete.  L'appartement  demandoit  quclques  de- 
penses  indispensables ,  &:  meme  asscz  fortes , 
avant  que  de  pouvoir  ctre  occupe.  M.  6V  Madame 


iii  VIE  D' ALEXIS  PIRON. 
Piron  firent  ces  reparations  a  leurs  frais.  A  peine 
en  avoient-ils  joui  six  mois ,  que  le  proprietaire 
leur  donna  conge,  sous  pretexte  que  sa  belle- 
mere  trouvoit  a  redire  qu'ii  logeat  tin  Poete  chez 
lui.  II  disoit  vraicmais  n'auroic-il  pas  du  com- 
battre  la  ridicule  aversion  de  cette  femme  pour 
les  Poeres  ?  II  agit  au  contraire,  avec  ses  hotes, 
comme  s'ils  eussent  ete  dcs  etrangers ,  &:  les 
pressa  vivement  de  sortir  de  leur  appartement. 
Ce  procede  fit  une  impression  si  profonde  sur 
Madame  Piron  ,  que  de  ce  moment  la  meme , 
son  esprit  se  troubla.  Son  mari  tenta  vainement 
de  la  tranquilliser  :  elle  etoit  frappee,  &  son 
triste  etat ,  auquel  se  joignit  ,  quelques  jours 
apres ,  une  paralysie ,  parut  bientot  sans  remede. 

C '  E  s  t  alors  que  Piron  connut ,  pour  la 
premiere  fois,  la  tristesse.  AfHige  de  ce  cruel 
accident,  qui  n'avoit  pas  altere  la  douceur  du 
caracl:ere  de  sa  femme  ,  il  ne  voulut  jamais  Taban- 
donncr  a  des  soins  etrangers.  Continuellement 
occupe  d'elle,  &"  seconde  de  sa  niece  (aujourd'hui 
Madame  Capron )}  il  lui  administroit  les  secours 

dont 


VIE  D>  ALEXIS  PIRON.  n$ 

dont  die  avoit  besoin ,  &  n'epargnoit  rien  pour 
lui  rendre  sa  situation  moins  malheureuse. 

Cependant  son  revenu,  trop  modique,  ne 
pouvoit  suffire  a  la  depense  qu'exig  eoient  les 
remedes  &  les  soins  necessaires  a  la' malade.  11 
se  voyoit  a  la  veille  de  la  perdre ,  8c  avec  elle  le 
revenu  quelle  avoit  apporte,  lorsque  le  Marechal 
de  Saxej  informe  du  sort  qui  menacoit  Piron, 
lui  envoya  cinquante  louis.  II  accompagna  ce 
present  dune  lettre  si  honnete  &:  si  obligeante, 
que  Piron  ne  put  refuser ;  car  il  etoit  fort  eloigne 
de  mendier  des  bienfaits;  il  conservoit  merne 
une  certaine  fierte  >  qui,  dans  une  ame  naturelle- 
ment  elevee,  loin  de  s'affoiblir ,  se  forti^e  par 
l'adversite.  On  peut  dire  aussi  qu'il  etoit  accou- 
tume  aux  soins  que  la  Providence  avoit  toujours 
pn..  de  lui  j  <k  ii  en  eut  bientot  de  nouvellcs 
p.  -uves, 

Au  mois  dc  Septembre  1750$  il  recut  un 
billet  ancuymej  par  lequel  on  le  prk  :  de  se 
rendre  chez  Doyen  >  Notaire;  il  s'y  rend.  Le 
Notaire  lui  prcsente  a  signer  la  r  iute  d'un 
contratde  600  livres  de  rentes  viag    es,consti- 

h 


H4       v IE  &ALEXIS  P IRON. 

tuees  a  son  profit ,  comme  en  ay  am  fourni  lesfonds, 
A  ces  mots  Pi ron  s'imagine  que  leNotaire  se 
trompe,  &:  lui  dit  qu'il  n'a  fourni  aucun  fonds, 
&  qu'il  n'a  meme  jamais  possede  une  somme 
aussi  considerable.  M.  Doyen  l'assure  qu'il  ne  se 
trompe  point,  &:  il  le  prie  de  signer  la  minute  du 
contrat ,  sans  craindre  aucune  meprise.  Notre 
Pot'te  aonne ,  le  questionna  en  vain  :  il  lui 
nomma  tontes  les  personnes  qui  lJhonoroient 
de  leurs  bontes.  A  tomes  ces  questions  M.  Doyen 
ne  repond  qu'en  lui  disant  de  ne  pas  chercher  a 
peuetrer  le  mystere  \  qu'il  l'ignore  lui-meme  :  5c 
remet ,  entre  scs  mains ,  la  grosse  du  contrat,  &: 
la  premiere  annce  d avance  de  sa  rente. 

Pi  ron  voulant  connoitre  son  bienfaiteur ., 
court  chez  tons  ses  amis ,  ses  protecleurs ,  ses 
connoissances ,  publier  son  agreable  aventure, 
la  raconte  aux  uns  &  aux  autres,  dans  l'esperance 
que  quelqu'un  se  trahiroit.  Quinzc  jours  se  passent 
sans  qu'il  puisse  rien  decouvrir.  Enfinjdesesperede 
voir  ses  rccherchesinutiles,  il  prit  le  parti  d'ecrire, 
le  i  5  Septcmbre  i  7  5  o ,  a  l'Anteur  du  Mercure l , 

Yoycz  le  Mercure  d'Oclobre  1750,  page  101. 


riE  D' J  LEXIS  PIRON.  ny 
<m  le  priant  de  rendre  sa  Icttre  publiquc ,  ainsi 
cjue  sa  reconnoissance.  Par  cc  moyen  ll  laissoit  a 
son  bienfaiteur  invisible ,  le  plaisir  de  jouir ,  en 
secret,  de  toure  la  noblesse  de  son  proccde,  cVr 
en  meme -temps  la  satisfaction  de  voir  qu'il 
n'avoit  pas  oblige  nn  ingrat.  Cette  lettre  nc 
produisit  aucun  eclaircissement ;  &c  Piron  est 
mort ,  sans  avoir  eu  la  consolation  de  connoitrc 
l'auteur  dune  si  belle  action.  C'etoit  M. lc Mar- 
quis de  Lassay.  Je  le  sais  de  la  Personne  meme  a 
laquelleil  avoit  remis  les  deux  mille  ecus,formant 
le  capital  des  600  livres  de  rentes  viageres.  Cette 
personne  respectable,  a  plus  d'un  titre ,  &:  qui 
m'honore  de  son  amide  depuis  long-temps  ,ne 
m'a  revele  ce  secret,  qu'apres  avoir  appris  que 
Piron  j  a  sa  mort ,  m'avoit  fait  le  depositaire  de 
ses  Ouvrages.  Ce  secret  fait  trop  d'honneur  a  la 
memoire  de  M.  le  Marquis  de  Lassay,  &"  son  acle 
de  bienfaisance  est  si  noble  6V  si  rare ,  que  je  me 
fais  tin  devoir  de  le  reveler  j  a  mon  tour ,  au 
Public. 

Ce  seconrs  inesper£,  qui  assuroit  a  P 1  r o n 
^00   livres    de  rente  viagere,  ourre   celle  que 

hi) 


Ii6       r IE  D'A  LE  X  IS  P  IR  ON. 

lui  avoit  constitute  M.  le  Comte  de  Livry3  etoit 
line  ressource  pour  lui  sur  le  declin  de  ses  jours. 
Rien  ne  pronve  mieux  Tinteret  qu'il  inspiroit  a 
ceux  qui  le  connoissoient  particulicrement ,  que 
ces  bienfaits  multiplies  ,  sans  etre  sollicites  ou 
achetes  par  de  serviles  hommages ,  puisqu'on  lui 
epargnoit  meme  l'embarras  du  remerciment.  II 
n'eut  pas  la  satisfaction  de  partager  long-temps, 
avec  sa  femme,  cette  petite  augmentation  de 
fortune,  fc'lle  mourut  le  i  7  Mai  1  7  5  1  ,  environ 
htiit  mois  apres.  Tout  le  monde  a  ete  temoin  de 
la  douleur  que  cette  perte  lui  causa,  &  des  lar- 
mes  sinceres  &c  durables  qu'elle  lui  fit  repandre. 

Il  n'en  est  pas  des  peines  du  cceur  comme  de 
celles  de  f  esprit :  celles-ci  sont  susceptibles  de 
soulagement.  Le  plus  legcr  rayon  d'espoir ,  le 
moindre  evenement  heureux  les  suspend  ou  les 
dissipe.  Mais  quand  le  cceur  est  profondcment 
arPiige ,  le  calme  ne  s'y  retablit  pas  aisement ,  &c 
tout,  jusqu'a  la  joic  meme,  semble  redoubler  sa 
tristessc,  &"  ncurrir  sa  douleur.  11  lui  faut  un 
long  temps  avant  qu'il  puisse  goiiter  quelque 
consolation.  Tout  cc   que  Pikqn  avoit  soufFcrt 


VIE    D'ALEXIS   PI  RON.       117 

depuis  sa  naissance,  du  cote  de  la  fortune,  n'avoit 
point  altere  sa  gaiete  naturelle ;  ou  du  moins ,  s'il 
s'etoit  livre  quelquefois  a  de  tristes  reflexions,  son 
cara&ere  original  n'en  avoit  pas  soufrert.  Mais  le 
chagrin  que  lui  causa  la  mort  de  sa  femme, 
absorba  son  ame  toute  entiere.  11  etoit  ne  pour 
sentir  ,  plus  qu'un  autre ,  corabien  il  est  difficile 
de  supporter  la  privation  des  douceurs  mutuelles, 
reservees  aux  liens  heureux  d'une  union  fondee 
sur  l'amitie,  l'estime  &:  la  reconnoissance. 

Madame  Piron  jouissoit  d'une  grande 
consideration  parmi  les  personnes  qui  aimoient 
son  mari.  Eiie  avoit  gagne  l'estime  de  Madame 
de  Tencin  ,  qui  se  connoissoit  en  merite ,  &  dont 
lamaison  etoit  ouverte  a  quelques  Gens  de  Lettres, 
qu'elle  appeloit  ses Betes. Piron  etoit  dunombre, 
&:  faisoit  les  beaux  jours  de  cette  Menagerie. 
Chacun  y  parloit  son  langage.  C'est-la  que  le 
Bel  -  esprit  ,  devenu  Gcometre  ,  expliquoit  son 
systeme  des  Mondes ,  quittoit  6V  reprenoit,  tour- 
a-tour,  le  compas  &:  la  lyre  :que  le  Metaphysicien 
analysoit  le  cceur  &:  l'esprit,  d'une  maniere  si 

h  iij 


Iig        VIE  D'ALEXIS  PIRON. 

subtile  &  dans  un  jargon  si  precieux  ,  qu'on  ne 
1'entendoit  pas,  &:  qu'il  ne  s'entendoit  peut-etrc 
pas  lui-memej  c'est-la  que  TAntiquaire  vouloit 
fixer  le  temps,  eclaircir  les  tenebres  des  sieclcs 
fabuleux ,  &c  ne  manquoit  pas  d'ajouter  ses  pro- 
pres  conjectures ,  a  d'autres  conjectures  plus 
antiques ;  cJest-la  que  l'Historien ,  aussi  brusque 
que  la  vcrite,  dont  il  affeftoit  d'etre  le  partisan  ^ 
tracoit  les  portraits  d' l Acajou  &  de  Louis  XI _,  puis 
comme  Philosophe,  meditoit  les  Considerations 
sur  les  mceurs  &T  les  Confessions  du  Comte  de*** : 
que  le  docle  Medecinparloit  lalangue  de  tousles 
SavanSjcVtres-peu  cclle  de  son  art.  Enfin  >  cetoit- 
la  que  se  rassembloient  les  Beaux  esprits  du 
temps ,  &  les  savans  a  pretentions.  Madame  de 
Tencin  ,  digne  de  Ics  presider  ,  n'j  etoit  point  un 
personnage  muet  j  elle  payoit ,  comme  les  autres, 
son  tribute  par  des  Ouvrages  plcins  d'esprit  &: 
d'agrement.  Souvent  meme  elle  inspiroit  ses 
Betes  ,  6V  Pi ron  a  compose ,  pour  elle,  plusieurs 
Pieces  charmantes. 

Ce  fut  chez  elle,  que  feu  M.  Languet9  Cure 


FIE  D' ALEXIS  PIRON'.         u* 

de  Saint  Sulpice  ,  rcncontra  Piron  ,  sans  le 
connoitre.  Elle  le  lui  prcsenta  comme  un  con*- 
patriote,  qui  faisoit  honneur  a  laBourgogne^ 
&  le  nomma.  Quoi !  cest  vous ,  M.  Piron  ,  die  1c 
Pasteur  :  je  suis  ravi  de  vous  voir  I  N'etes-vous 
pas  le  fils  d'un  Piron ,  Apothicaire  a  Dijon ,  que 
j'ai  beaucoup  connu.  II  avoit  Us  bras  si  longs.  .  .  . 
«  Ah!  Monsieur  le  Cure,  que  vos  mains  n'etoient- 
»  elles  an  bout ,  repartit  Piron-,  monsort  stroit 
»  bien  different!  M.  Languet  cominua,  en  riant 
de  Texclamation  :  Mais  il y  a  longtemps  que  vous 
demeure^  sur  ma  Paroisse  x&  il  est  .etonnant  qu& 
tare  de  compatriote  &  de  P aroissien y  vous  ne  $oye% 
pas  venu  me  voir ,  &  que  je  ne  vous  connoisse 
point,  u  Cela  n'est  pas  si  etonnant  que  vous  fe 
»  pensez  :  e'est  que  vous  connoissez  mieux  vo$ 
»  vaches 1  que  vos  brebis ,  lui  repondk  Piron  ». 
M.  Languet  trouva,  comme  les  autres,  la  plai- 
santerie  tres  bonne  ;  6c  invita  Piron  a  le  venir 


i  Allusion  au  revenu  que  la  Comm'inaute  de  1' 'Enfant  Jesus , 
fbndee  pat  cet  iilastrc  Pasteur ,  tire  d'unc  certaine  quantili 
»Ie  Va.ches,  dont  Ic  kit  serta  faire  Ic  plus  excellent  bcure. 

h-iv 


-no  FIE  D1  A  LEX  IS  PIRON. 

voir  souvent.  11  n'en  manqua  pas  Toccasion ;  & 
depuis  il  eut  immortalise  cet  illustre  &  pieux 
Pasteur,  par  l'Ode  qu'il  a  intitulee  le  Temple  de 
Saint  Sulpicet  si  les  charites  &  les  grands  etablis- 
semens  que  ce  Pasteur  a  faits  pour  la  Religion , 
n'avoient  pas  irrevocablement  assure  son  immor- 
talite. 

Malgre  les  droits  incontestables  dePiRON, 
aux  honneurs  Litteraires,  sa  modestie,  autant 
que  son  indifference,  Ten  avoit  toujours  eloignej 
mais  ses  amis  &  ses  prote&eurs  s'en  occupoient 
pour  lui.  La  mort  de  l'Abbe  Terrasson  laissa ,  en 
1750,  une  place  vacante  a  FAcademie  Francoise. 
•.Plusieurs  Academiciens,  &:  sur-tout  Messieurs  de 
Fonteneile  ,  de  Bo^e  ,  TAbbe  Sal  Her  _,  Crebillon^ 
engagerent  Piron  a  se  presenter,  quoiqu'ils 
n'ignorassent  pas  toutes  les  plaisanteries  qu'il  se 
pcrmettoit,  6V  sur-tout  le  propos  qu'il  tint  un 
jour  a  un  de  ses  amis ,  en  passant  dans  le  Louvre  : 
Tene^y  voyc^-vous,  lui  dit-il,  en  lui  montrant 
l'Academie  Francoise  ,  Us  sont  la  quarante ,  qui 
ont  de  V esprit  comme  quatre.  lis  etoient  trop  senses 


VIE  D'ALEXIS  PIROK.  in 

pour  lui  en  faire  un  crime  ,  &:  ils  rioienc 
les  premiers  de  ce  bon  mot.  Ils  le  determi- 
nerent  a  faire  les  visites  d'usage ,  en  l'assurant , 
que  si ,  centre  leur  attente ,  il  n'avoit  pas  les 
voix  a  cette  election ,  il  les  auroit  routes  a  la 
sui^ante  ,  sans  exiger  de  lui  de  nouvelies  de- 
marches. 

Il  remplit  done  le  ceremonial  accoutume, 
non  avec  cette  gravke  religiense  ,  qu'observcnt 
ordinairement  les  Candidats ,  mais  tres-gaiement, 
&  peut-etre  un  peu  trop  cavalierement,  au  gre 
de  quelques  Academiciens }  austeres  sur  rctiquette. 
Entre  autres  plaisanteries,  il  laissa,  chez  un  des 
trente-neuf  Ele&eurs  ,  (  Nivelle  de  la  Chaussee  ) , 
son  billet ,  sur  leqnel  etoient  ccrits  ces  denx  vers 
amphigouriques ,  tires  de  je  ne  sais  quelle  piece 
de  ce  triste  pere  du  Comique  larmoyant : 

En  passant  par  ici  j  'ai  cru  de  mon  devoir , 
De  joindrc  1c  plaisir  a  l'honneur  de  vous  voir. 

Des  visites  si  peu  serieuses,  n'indisposerent 
ouvertement  personne  contre  lui  \  du  moins  il  le 
crut,   on  l'assura  meme  que    ics    suffrages  se 


I  zi  FIE  D'AL  EXIS  PIR  ON, 

reunissoient  en  sa  faveur.  Le  Dire&eur  de  1'Aca- 
demie,  Itii-meme,  acheva  de  le  persuader,  en 
lui  disant  de  prendre  tout  le  temps  necessaire 
pour  composer  son  discours  de  reception.  PiroN 
Ten  remercia ,  &  lui  repondit ,  en  riant :  «  Ne  vous 
n  inquietez  point  de  cette  corvee.  Nos  deux 
m  discours  sont  deja  fairs  :  ils  seront  prets  du  jour 
>:  au  lendemain  de  mon  election  ».  Comment  cela? 
lui  demand*  le  Dire&eur  j  d'un  air  surpris. 
«  Comment  cela  ?  repartit  P I  r  o  n.  Le  voici :  je 
>3  me  leverai ,  j'oterai  mon  chapeau  y  puis ,  a 
sj  haute  &  intelligible  voix  ,  je  dirai :  Messieurs  ^ 
>♦  grand  merci.  Et  vous,  sans  m'otervotre  chapeau, 
»  vous  me  repondrez  :  Monsieur  s  il  ny  a  pas  de 
»  quoi  »5.  A  ces  mots  le  Dire&eur  partft  d'un 
faux  eclat  de  rire  ,  lui  tourna  le  dos ,  &  le  laissa 
dans  Fincertitude  de  savoir,  s'il  avoit  bien  ou 
mal  pris  la  plaisanterie  ,  &  s'il  ne  s'en  serviroit 
pas ,  pour  lui  nuire  aupres  de  ses  Confreres. 

Quoi  qu'il  en  soit,  le  jour  de  rejection  arrive, 
on  y  proceda;  &  contre  routes  les apparences,  qui 
ctoient  pour  P  i  r  ON,  1'Abbe  de  la  Blettrie  fut 
clu.  Piron  de  ce  moment ,  se  crut  degage  pour 


VIE  D* ALEXIS  PIRON.  125 

toujours :  mais  quelqnes  heures  apres  on  vint  lui 
dire  que  la  nomination  de  l'Abbe  de  la  BUterie 
avoit  deplu  au  Roi ,  &:  que  1* Academic  avoit 
ordrede  procedcr  a  une  nouvelle  election.  Comme 
l'exclusion  n'avoit  ete  donnee  a  l'Abbe  de  la 
BUterie  ^  que  pour  cause  de  Jansenisme,  Racine  , 
1c  fils ,  digne  ,  atoutes  sortes  de  titres,  du  fauteuil 
Acadcmique ,  Sc  qui  faisoit  aussi  des  demarches 
pour  Pobtenir,  se  retira,  dans  la  crainte  qu'etant 
egalement  soupconne  d'etre  Janseniste,il  n'essuyat 
le  meme  desagrement. 

Ces  deux  concurrens  ecartes,  le  champ  de 
bataille  demeuroit  a  Piron.  On  lui  persuada  de 
ne  pas  desemparer  :  il  ceda ,  mais  a  regret.  L'ex- 
elusion  de  l'Abbe  de  la  Ble'teric  &C  la  retraite  de 
Racine ,  firent  du  bruit.  Les  Agreables  de  la  Cour 
cV  de  la  ville  en  plaisantoient ,  &z  rioient  sur-tout, 
de  voir  I'Ecrivain  licentieux  l'emporter  sur  deux 
Rigoristes  averes.Cespropos  etant  parvenus  jusqu'a 
Piron,  il  se  hata  de  fermer  la  bouchc  a  ces 
mauvais  plaisans.  11  ecrivit  a  l'Abbe  Sallier ,  & 
lui  envoya  son  desistcment ,  en  le  priant  de  le 
faire  agreer  a  l'Academie.  A  peine  sa  lcttre  etoit- 


124  VIE  D>  ALEXIS  PIRON. 

elle  partie,  que  M.  Melot,  son  compatriotc, 
Garde  des  Manuscrits  de  la  Bibliotheque  du  Roi , 
Tun  des  plus  savans  hommes  de  l'Europe,  le  plus 
modeste  en  meme- temps  &  le  plus  estimable, 
arrive  chez  Piron  ,  presque  leslarmes  aux  yeux, 
&:  lui  apporte  nne  lettre  de  M.  Boyer,  Eveque  de 
Mirepoix ,  ecrite  a  l'Abbe  Sallier3  par  laquelle  il 
chargeoit  cet  Academicien  £  engager  Piron  a 
renoncer  a  son  droit',  &  d'attendre  la  premiere 
place  vacante>  &  pour  cause  :  quil  pouvoit  I' y assurer ', 
en  meme-temps ,  quil  seroit  alors  le  premier  a.  lui 
donner  sa  voix.M.Melot ,  porteur  d'une  nouvelle 
qu'il  croyoit  devoir  affliger  Pi  RON,  fut  bien 
soulage,  quand  il  lui  dit :  «  Pai  tout  prevu  :  vous 
3)  trouverez,a  votre  retour  chez  l'Abbe  Saltier, 
»  la  lettre  que  je  viens  de  lui  ecrire  j  en  lui 
«  envoyant  mon  desistement ,  &:  par  la ,  vous 
»  verrez  que  la  prudence  du  Poete  egale  ici, 
«  la  delicatesse  du  Prelat  ».  Les  choses  en  demeu- 
rerent  la ,  &  M.  de  Mairan  fut  elu. 

Il  est  aise  de  voir  qu'on  avoit  desservi  Piron 
aupres  de  M.  l'liveque  de  Mirepoix.  Nivelle  de  la 
Chaussee ,  ennemi  declare  de  P  i  R  o  N  ,  tint ,  sur 


VIE    B'ALEXIS    PIRON.         iif 

sou  compte  au  Prelat ,  des  propos  plus  que  desa* 
vantageux ;  il  appuya  sur  le  scandale  &  l'inde- 
cence  de  ses  ecrits  licentieux,  &:  eut  la  mauvaise 
foi  de  taire  le  repentir  sincere  qui  devoit  les  lui 
faire  pardonner.  La  delation  reussit,  &:  Piron 
s'en  embarrassa  peu.  11  n'imaginoit  pas  qu'il 
auroit  encore  a  la  redouter  par  la  suite. 

Trois  ans  apres ,  au  mois  de  Mai  1755, 
M.  Languet ,  Archeveque  de  Sens,  mourut.  Nou- 
velle  place  vacante  a  F  Academic  Francoise. 
Piron  etoit  bien  eloigne  de  songer  a  seremettre 
sur  les  rangsi  lui  qui,  dans  tous  les  temps, avoit 
montre  la  plus  grande  indifference  pour  les  hon- 
neurs  Academiques.  Cependant  ses  amis ,  ses 
protecteurs ,  les  Academiciens  eux-memes,le 
sollicker ent,  si  vivement ,  de  reprendre  ses  droits, 
qu'il  eut  la  foiblesse  d'y  consentir.  On  lui  dit  au 
surplus,  qu'il  n'auroit  aucune  demarche  a  faire, 
&  que  route  l'Academie  etoit  si  parfaitement 
d'accord  a  son  sujet ,  qu'elle  Texemptoit  de  faire 
les  visites  accoutumees.  Vaincu  par  tant  d'instan- 
ces ,  il  attendit  tranquiliement  son  sort ,  sans  lc 


ii£         VIE   D'ALEXIS  PIROK 
desirer  ni  lc  craindre,  &:  il  fut  elu  dune  voix 
unanime. 

Il  y  avoit  neanmoins  un  faux  frere,  qui  porta 
TOde  licentieuse  dePi  r  on,  a  l'Eveque  de  Mirepoix, 
lequel,  dejaprevenu  y&xNivdlede  la  Chaiusee>  alia 
sur  le  champ  chez  lc  Roi ,  pour  le  supplier  de  fairc 
casser  l'ele&ion.  Le  Roi  lui  en  ayant  demande  la 
raison  :  La  voila.  _,  Sire^  dans  cet  ecrlt  scandaleux  3 
que  j'apportc  a  VotreMajeste.  Le  Prince  ne  sachant 
pas  ce  que  cet  ecrit  contenoit  ,  ordonna  ,  au 
Pielat,  de  lui  en  faire  la  leclure,  afin  de  con- 
damner  &  d'exclure  TAuteur ,  en  connoissance 
de  cause.  L'Eveque  deploy  e  l'ecrit,  en  suppliant 
le  Roi  de  le  dispenser  de  faire  la  lecture  d'une 
piece,  qui  blessoit  cruellement  la  pudeur.  Sa 
Majeste  prit  alors  lc  papier ,  &  dit  a  l'Eveque 
d'ecrire  a  r  Academic ,  quelle  cut  a  lui  rendre 
compie  de  cette  election. 

Le  President  de  Montesquieu  3  Dirccteur  dc 
1'Academie ,  fut  depute  vers  le  Roi.  Sa  Majeste 
lui  dit  qu'il  falloit  nommer  nn  autre  sujet ,  que 


VIE  VAX  EX  IS  PI  RON.  nj 

TAutcur  de  l'ouvrage  licentieux  qu'on  lui  avoit 
rcmis.  M.  de  Montesquieu  >  qui  aimoit  PiRON,  & 
<jui ,  depuis  cette  malhenreiisc  exclusion ,  n'a  cessc 
de  1'appeler  son  cher  confrere  3  voulut  hasarder 
de  lc  justifier,  mais  ie  Roi.oe  repondit  rien. 

Desespere  de  ce  mauvais  succes ,  qui 
perdoit  a  jamais  Piron  ,  il  vole  chez  la  Marquise 
de  Pompadour^  oil ,  apres  lui  avoir  cite  plusieurs 
cxemples  -d'Acadcmiciens  ,  ses  confreres  3  qui 
n'auroient  jamais  ete  admis>si  on  les  eilt  traites 
avec  la  meme  rigueur,  apres  s'etre  cite  lui  mane 
pour  exemple ,  il  ajouta  :  Quoi  y  Madame  !  en 
nommant^  tout  d'une  voix9  le  pauvre  Pi  RON  ,  sans 
quil  y  eut  songei  nous  avons  cru  lui  faire  un  honneur 
extraordinaire  ,  &  nous  ne  lui  aurions  attire  quune 
disgrace  ajfreuse  ,  capable  de  le  conduire  au  tombeau  ! 
Ah !  daigne^  reparer  le  tort  que  I'envie  lui  a  fait ,  & 
prene^le  sous  votre  protection  ,  en  diminuant ,  aux 
yeux  du  Boi ,  une  faute  que  la  haine  a  trop  enve- 
nimee.  La  Marquise  n'eut  pas  besoin  d'etre  solli- 
citee  davantage;  elle  en  parla  le  meme  jour,  avec 
1'interet  le  plus  vif;  cV:  Sa  Majeste  ayant  demands 
ce  que  pouvoit  valoir  une  place  de  1' Academic 


Ii8         VIE  D* ALEXIS  PIRON. 

Francoise,  accorda ,  sur  sa  cassette,  aPiROtf, 
line  pension  annuelle  de  mille  livres.  Celui-ci 
ignoroit  encore  tout  ce  qui  s'etoit  passe  ,  lorsqu'il 
recut  une  lcttre  d'un  de  ses  prote&eurs ,  qu 
avoit  montre  le  plus  de  zele  pour  son  election. 
Cette  lettre  portoit  :  Je  vous  felicite  j  mon  cher 
Pi  RON  j  de  ce  que  vous  riaure\  point  a  vaincre 
yotre  repugnance  ;  &  je  vous  demande  pardon  de 
V avoir  combattue  quelques  momens.  Vous  avie^  hien 
raison  3  &  vous  voila  ce  que  vous  voulie^  etre-  cest- 
a-dire  5  litre.  Que  la  joic  que  vous  en  aure^vous 
rcnde  aussi  gai  ,  que  la  crainte  d'etre  elu  vous  avoit 
rendu  triste  &  morne.  C'ctoit  lui  annoncer,  assez 
clairement,  que  sa  nomination  n'auroit  pas  lieu. 
Sur  ces  entrefaites  arrive,  chez  Piron  ,  l'Abbe 
Trublet,  qui  lui  confirme,  en  soupirant,  qu'il  n'a 
plus  d'esperance.  «  Grand  merci,  l'Abbe,  lui  dit 
3»  Piron  ,  je  vous  ai  enfin  corrige  de  la  fureur  de 
»  porter  de  mauvaises  nouvelles.  Embrassez-moi , 
«  fc'icitez  -  moi ,  &  me  contez  comment  les 
«  choscs  se  sont  passees  ».  L'Abbe  commencoit  a 
peine  son  recit ,  qu'on  apporte  de  la  p-.irt  du 
President  de  Montesquieu  9  un  billet  a  Piron.  II 

s'empresse 


VIA   D' ALEXIS    PIRON.     12$ 

s'empresse  de  l'ouvrir;  le  lit,  &  transports:  de 
joie  :  «  Ah  I  dit-il  a  l'Abbe  Trublet^  vous  me 
»  cachiez  la  moitie  de  mon  bonheurl  Tenez, 
»  lisez  j  Monsieur  <fe  Montesquieu  m'annonce  que 
»  le  Roi  m'a  gratifie  d'une  pension  de  miile  livres 
»  snr  sa  cassette ,  pour  me  dedommager  de  la 
5>  place  de  l'Academie  ».  L'Abbe  Trublet  1'em- 
brassa ,  &  le  felicita  sur  cette  agreable  nouvelle. 
Quelle  douce  satisfaction  en  effet  pour  Piron! 
Ce  bienfait,  accorde  par  le  meilleur  des  Rois, 
consola  le  Poete  persecute,  &  penetra  son  cceur 
d'une  eternelle  &  respeclueuse  reconnoissance. 

A  cette  faveur  Royale  se  joignit  un 
honneur  extraordinaire,  que  l'Academie  n'avoit 
encore  accorde  a.  personne.  Sensible  a  tout  ce 
qui  etoit  arrive aPiRON,au  sujet  de  son  election, 
elle  lui  deputa  qnatre  Academiciens ,  Messieurs 
de  Mairan  ,  Mirabeau ,  l'Abbe  duResnel  &:  Duclcs3 
pour  lui  temoigner  I'interet  quelle  prenoit  a  la 
grace  que  le  Roi  venoit  de  lui  acccrder ,  &c  en 
meme-temps  le  regret  sincere  qu'elle  avoir  de  ne 
pouvoir  pas ,  suivant  le  vceu  general  de  la 
Compagnie,    le    compter    an    nombre    de    ses 

i 


130       VIE  D' ALEXIS  PIRON. 

Membres.  Les  Deputes  enrent  lieu  d'etre  satisfaits 
de  la  maniere  reconnoissante  &  respeclueusc 
avec  laquelle  il  les  recut;  mais  ils  ne  purent  s'em- 
pecher  de  lui  marqner  lenr  surprise  de  sa  serenite. 
«  Elle  n'est  point  hcroique  ,  Messieurs  ,  leur 
»  die  -  il,  puisque  que  tout  se  termine  a  une 
«  faveur  Roy  ale,  qne  je  n'ai  pas  plus  sollicitee 
»  ni  esperee  que  ma  nomination ,  &:  que  j'ai 
>j  encore  moins  meritee  que  ma  disgrace  ». 

Peu  de  jours  apres  cette  deputation ,  comme  il 
ctoit  a  diner,  on  frappe  a  sa  porte :  le  domestique 
cuvre,  6c  trouvc  un  homme  rangeant  des  bou- 
teilles. Piron  se  live  de  table,  voit  les  bouteilles, 
interroge  le  porteur.  Une  voix  de  Stentor,  lui 
crie ,  du  bas  de  i'escalier :  Prene^  toujour s  &  tuveu 
ce  sont  quaraute  bouteilles  de  vin  d'tspagne  le  plus 

exquis Porteur   acheve    &    descend  vite  j  je 

t  attends.  «  Mais  encore  faut-il  savoir  de  quelle 
»  part,  demande  Piron  a  la  voix  »?  Point  de 
reponse  •,  le  porteur  finissant  de  poser  les  bou- 
teilles, reprend  sa  hone  cV  court  encore. 

Cette  aventure  jeta  Piron  dans  Ic  plus 


VIE  D' ALEXIS  PIROV.  131 

grand  etonncment:  ce  n  est  pas  qu'il  ne  rut  accou- 
tume  ,conime  on  I'adeja  vu , a  dcs  bienfaits  anony- 
mes.  Cependant  il  se  baisse,  compte  les  bouteilles : 
quarante  bouteilles,  scene- t-il!  On  en   donnc 
douze  ,  vingr-quatre,  cinquante;  mais  quarante, 
ce  nombre  n'est  point  ordinaire  !  il  cache  absolu- 
ment  un  mysterequ'il  rant  que  je  devine.  Quarante 
bouteilles!  Ce  ne  peut  etre  qu'un  present  dcs  Qua- 
rante de  l' Academic,  011  unegalanterie  Espagnole, 
faite    a    une    Muse    Rourguignone.    Parmi    les 
quarante  bouteilles  il  s'en  trouva  unc  dont  le 
goulot  etoic  casse  net,  &:  cependant  die  etoit 
bouchee  comrae  les  autrcs.  Oh !  pour  le  coup , 
dit  Piron,  ccttc  bouteilie  confirme  ma  conjec- 
ture :  elle  est  le  contingent  du  President  dc  lJ Aca- 
demic naissante  de  Berlin ,  l'illustre  Geometre  Maw 
pertuls  y  lequeletanten  froid  avec  moi ,  depuis  quel- 
que  temps ,  aura  voulucalculer  la  somme  du  plaisir 
qu'il  est   force  de  me  procurer ,  a  l'exemplc  de 
ses  Confreres ,  en  me  fournissant  son  quarantieme, 
nioins  un  goulot.  Ce  probleme  est  aise  a  resoudrc. 

Plein  dc  son  idee,  il  ecrit  a  l'Academic,  3c 


132,         VIE  D'JLEXIS    P1RON. 

commence  sa  lettre  par  ces  beaux  versj  que 
la  Fontaine  met  dans  la  bouche  du  paysan  dti 
Danube : 

Romains ,  &  vous  Senat ,  assis  pour  m'ecouter ; 
Je  supplie  ,  avant  tout ,  les  Dieux  de  m'assister ; 
Veuillent  les  Immortels ,  conducteurs  de  ma  langue, 
Que  je  ne  dise  rien  qui  doive  etre  repris! 
Sans  leur  aide  il  ne  peut  cntrer  dans  les  esprits  , 
Rien  qui  ne  gate  une  harangue. 

"Messieurs, depuis  que ,  de  votre  mou- 
»  vement,  vousdaignatesm'honorerdevossufFra- 
»  gesj  &:  que j par  vos  officieuses  representations, 
»  il  a  plu  au  Roi ,  qu'on  avoit  indispose  contre 
»  moi ,  de  substituer,  a  l'honneur  peu  merite  que 
»  vous  m'avez  fait ,  des  bontes  encore  moins 
»  meritees ,  je  vous  dois  des  remercimens ,  &:  je 
»  les  medite.  Mais  souffrez  que  jeles  differe  encore 
3>  quelque  temps ,  &:  que  je  m'occupe  anjourdliui , 
»  tout  entier ,  de  l'objet  qui  me  Fait  prendre  la 
»  liberte  de  vous  ecrire.  Je  recois,  dans  le  moment , 
»  quarante  bouteilles  de  vin  d'Espagne  ,sans  avoir 
»  pu  me  procurer  la  satisfaction  de  savoir  a  qui  je 


FIE  D' ALEXIS  PIRON.  133 

»  suis  redevable  d'un  cadeau  si  galant ,  &•  si  fort 
»  de  raon  gout.  Je  suis ,  a  la  verite ,  dans  la 
»  singuliere  habitude  de  cette  espece  de  torture  : 
«  en  bon  Philosophe  je  tache  de  m'y  faire  &:  je 
»  m'y  fais.  Mais  ici ,  un  peu  fonde  snr  Ies  circons- 
>3  tances,  je  m'avise ,  &"  je  me  plais  dans  l'idce  que 
ji  c'est  vous,  Messieurs  _,  qui  vous  etes  divertis  a 
»  faire  cette  galanterie  Espagnole,  a  une  Muse 
»  Bonrguignone.  Ma  modestie  neanmoins  me 
»  jette  dans  l'incertitudc,  &:  c'est  la  premiere  fois 
>i  que  je  ne  veux  point  l'ecouter.  Je  suis  trop 
55  glorieux  de&  bontcs  que  vous  me  tcmoignez.  II 
»  ne  me  reste  qu'une  grace  a  vous  demander :  c'est 
5>  de  me  continuer  ces  memes  bontcs  apres  ma 
»  mort..  Daignez  etre  les  depositaires  de  mes  der- 
»  nieres  volontcs.  Je  les  joins  ici  tellcs  que  la 
35  franchise ,  dont  j'ai  fait  profession  toute  ma  vie, 
J?  me  les  a  diclees.J'emporterai,  dans  lc  tombeau  , 
33  la  reconnoissance  eternclle  que  vous  m'avez 
33  inspiree.  Heureux  de  mourir,  aprcs  vous  avoir 
w  donne  des  preuves  du  profond  respect  avec 
»  lequel  je  suis,  Messieurs  >   voire  admirateur  > 

33   P  1  KG  N  v. 

i  iij 


U4         FIE  D* ALEXIS  P1RON. 

Son  Testament  ecoit  a  la  suite  dc  cette  Iettre*? 
le  void : 

«  Je  me  recommande  a  la  posrerite.  J'espere 
»  plus  dans  son  indulgence,  que  danscelle  de  mes 
t>  contemporains.  Comme  jrai  toujour  s  fui  lavaine 
}■>  gloire ,  &  que  je  crains  qu'une  main  arnie  ou 
*>  ennemic,  ne  barbouille  mon  tombeau  d'une 
«  platte  ou  mechante  cpiraphe,  je  veuxqu'ou  n'y 
»  grave  que  celle-ci : 

Ci  gir  PiRon  ,  qui  ne  fat  ikn  , 

Pas  meme  Acadeir.icien. 

^  J  E  laisse  mes  Ouv rages  en  proie  a  tous  fes 
'»  Journalistes ,  de  quelque  pays ,  profession  ,  q«a- 
s>  lite  &r  secte  qu'ils  soient,  saurThypotbeque  des 
35  Satiriques,  des  Critiques ,  des  Compilatcurs , 
»  des  Plagiaires  &:  des  Commentateurs,  Le  grand 
»  Comeiilene  leur  ctant  point  echappe,  il  y  auroie 
3>  de  I'indcccnce  a  moi ,  du  ridicule  meme  ,  de  ne 
»  pas  me  laisser  tourmenter  ,  fuuiiler  6V  saisir  par 
33  ccs  Earaecrs. 


VIE  D'ALEXIS  PIRON.  i?y 

»  Je  legue  aux  jeunes  insenses ,  qui  auront  la 
«  malheureuse  demangeaison  de  sc  signaler  par  des 
»  ecrits  liccntieux  &  corrupteurs  ;  je  lcur  laisse  , 
»  dis-je,  mon  exemple,  ma  punition,  fk  mon 
»  repentir  sincere  &z  public. 

»  Je  laisse  enfin  mon  cceur  a  Timmortelle 
»  Academie  Francoise ,  &  la  supplie  de  vou- 
»  loir  bien  recevoir  ce  petit  diamant  ,  assez 
»  precienx  par  sa  rarete  ,  n'y  ayant  chez  Ie 
»  Mogol  mcme,  aucuns  joyaux  qui  vaillcnt  un 
»  cceur  vraiment  reconnoissant. 

Sa  lettre  &  son  testament  ecrits ,  il  prend 
son  verre  ,  rempli  de  vin  d'Espagne,  &:  s'adres- 
sant  a  sa  niece  :  «  voila,  dit-il,  mes  grandes 
«  affaires  fakes.  Dut  ce  verre  de  vin  terminer 
»  ma  vie,  j'aurai  c!u  moins  eu  Ie  plaisir  de  la 
»  finir  aussi  dclicieusement  que  ce  drole  d'An* 
»  glois ,  qui ,  ayant  le  choix  du  genre  de  sa 
«  mort ,  aima  mieux  se  noyer  dans  une  tonne 
"  de  Malvoisie,  que  de  se  faire  ouvrir  les  veines, 
j?  comme    Seneque  ».    Puis    apres  avoir  bu   la 

i  iv 


1)6         VIE    W ALEXIS  PIRON. 

moitie  de  son  verre:  quel  parfum!    secria-t-ils 

Ah  qu'il  est  bon '.  c'cst  la  liqueur  choisie  , 
Le  pur  nedlar ,  la  celeste  ambroisie  , 
Qu'on  sert  aux  Dieux  dans  leur  felicite  1 
Boire  a  longs  traits  de  cette  Malvoisies 
C'est  partager  leur  immortalite. 

La  niece  rioit  de  tout  son  cceur ,  ds  la  gravitc 
comiquc,  avec  laquelle  il  rendoit  ses  a&ions  de 
graces.  Mais  mon  oncle ,  lui  dit-elle,  si  ce  n'est 
pas  l'Academie  qui  vous  a  fait  ce  cadeau  ,  voila 
toutes  vos  belles  aclions  de  graces  perdues.  Non 
mafille,  non  ;  que  ce  soit  l'Academie  _,  ou  tout  autre 
qu'elle ,  j'aimerois  mieux  ne  boire  que  de  l'eau 
toute  ma  vie ,  que  de  passer  pour  un  ingrat. 

Il  persista  done  a  vouloir  que  les  quarante 
bouteilles  de  vin  d'Espagne,  fussent  un  present 
de  l'Academie Francoise,  &  il  envoya  sa  lettrc 
de  remerciment  6V  son  testamenr,  a  l'Abbe 
Saltier .,  son  compatriote  &z  son  ami.  L'Abbe 
vint  sur  le  champ  le  desabuser ,  6V  rire  avec  lui 
de   sa  plaisante    erreur.  Des   que  Piron   rut 


VIE  D' ALEXIS  PIRON.         i$7 

certain  qu'il  s'etoit  trompe  dans  ses  conjectures  , 
il  jeta  ses  soupcons  de  reconnoissance  sur  M.  le 
Comte  de  M***".  lis  etoient  d'autant  mieux 
fondes ,  que  ce  Ministre  ,  [  prote&eur  ne  des 
Sciences  &:  des  Lettres ,  avoit  toujours  honore 
Piron  de  ses  bontes. 

T  a  N  T  d'interets  reunis  en  sa  faveur  ,  le 
dedommageoient  bien  d'etre  privc  d'une  place  a 
l'Academie  Francoise ,  dont  il  suffit  d'etre  reconnu 
digue.,  quand  meme  on  ne  l'obtiendroit  pas.  11 
est  difficile  d'ailleurs  d'avoir  de  meilleurs  titres , 
pour  arriver  au  Temple  de  Memoire ,  que  son 
Gustave  &:  sa  Metromanie.  Au  reste  ,  si  la  Pos- 
terite ,  pour  sauver  un  nom  de  1'oubli ,  n'avoit 
jamais  consulte  que  les  registres  de  l'Academie  3 
que  seroient  devenus  tant  de  noms,  vraiment 
immortels,  qui  ne  s'y  trouvent  point  inscrits?  H 
en  est  souvent  des  honnenrs  Academiques , 
comme  de  certaines  charges  ou  dignites  .,  dont 
les  droits  cV  les  prerogatives  ne  s'etendent  pasau- 
dela  de  la  vie  du  Titulaire.  Ainsi ,  quoiqu'ii  soit 
glorieux  d'obtenir  les  premiers  honneurs  de  la 
Republique  des  Lettres ;  si  1'on  veut  survivre  a 


138         VIE  Dy ALEXIS   PIRON. 

cette  gloire ,  il  faut  qu'clle  soit  acquise  par  cti 
merite  reel ,  &:  dcs  talens  distingues.  tile  cut 
ere  la  recompense  de  P  i  R  o  n  ,  si  la  haine  &: 
la  jalousie  ne  la  lui  eussenc  pas  arrachee  La 
conduite  que  l'Academie  tint  a  son  cgard  y  dans 
cette  facheuse  circonstance,  fut  bien  iiatteuse 
pour  lui,  &  di^ne  de  ccttc  Compagnie  cgalement 
illustre  ck  respe&able.  La  dispense  qu'elle  lui 
accordade  faire  les  visites  d'usage ,  est  line  grace 
qn'eile  n'avoit  encore  accordee  >  qu'a  de  la  Monnoie, 
comme  je  l'ai  remarque  dans  les  Memoires  que 
j'ai  donnes  sur  la  vie  &  les  e'crlts  de  ce  celcbre  & 
savant  Litterateur. 

La  pension  de  mille  livres  que  le  Roi  venoit 
d'accorder  a  Piron,  le  mettoit  en  etat  d'attendre 
d'autres  graces,  il y  avoit  quaranteans ,  &  plus ,  que 
ce  Poete  etoit  celcbre,  lorsque  le  privilege  du 
Mercure  fut  donne  a  Boissyy  au  mois  d'Q&obre 
i  7  <  4.  Le  fen  Roi  cut  la  bonte  de  se  ressouvenir 
du  Poete  fiourguignon,  &:  de  lui  assigner  .,  sur  le 
produit  du  Mercure  j  une  pension  annuelle  de 
1200  livres  j  pour  en  jouir  du  premier  Janvier 
175;.  Cectc  peiiiioa  fut  portee  iiHoo  iivres ,  en 


FIE  D' ALEXIS  PlRON.  I39 

1758  ;  &f  fixee  enfin  a  2000  livrcs  en  1761. 
Ces  graces  lui  furcnt  annoncees  successivement » 
par  M.  le  Comte  de  Saint- Flore ntin 3  depuis  Due 
de  la  Vrilliere  3  a  la  prote&ion  duquel ,  new- sett- 
lement PiRON,mais  un  grand  nombre  de  Gens 
de  lettres ,  ont  du,  cV  doivent  encore,  les  recom- 
penses qu'ils  ont  obtenues. 

Qui  n'eut  pen.se,  avec  tine  pension  de  1000 
livres, n'ctre  pas,  pour  jamais,  a  1'abri  des  coups  de 
la  fortune  ?  Cependant  ie  Mercure  tomba  dans  uri 
tel  discredit,  que  les  pensions  cesserent  detre 
payees.  Les  Interesses  tinrent  entr'eux  plusieurs 
assemblies,  pour  trouver  les  moyens  de  soutenir 
cet  Ouvrage  periodique.  Mais  Piron  leur 
repetoit  toujours :  F.h  !  Messieurs  ,  comment  vou- 
lez-  vous  que  ce  qui  est  au-dessous  de  rien  ,  prodliise 
quclque  chose  ,  &  vous  fosse  vivrc  ?  Cependant , 
si  pour  le  bien  commun  3  il  faut  faire  queique 
reduction  sur  les  pensions  ,  je  consens  qu'on 
commence    par  la  mienne ,  qu'on   la  supprimc 


I  C'tst  aiiisique  Labruyerc  cjuali£ele  Mercure. 


140  VIE  D ALEXIS  PIROK 

meme  toute  entiere ;  quelque  besoin  que  j'en  aie, 
je  la  sacrifierai  de  tout  mon  coeur.  Je  ne  l'ai  point 
demandec  ,  parce  qu'il  ne  m'est  jamais  venu  dans 
la  pensce  que  je  la  meritasse ;  &:  j'aime  encore 
mieux  rien  avoir ,  que  de  meriter  ricn ,  ici  sur- 
tout,  ou  tire  en  ligne  pour  2000  livres,  je  ne 
saurois  servir  qu'a  nuirc!  Quelle  difference  de 
ce  Iangage  3  si  modeste  &  simple .,  dans  la  bouche 
d'un  homme  qui  avoit  fait  ses  preuves  de  genie, 
&:  alors  age  de  73  ans,  au  Iangage  presomp- 
tueux  de  certains  talens  tres-douteux  ,  &:  du 
merite,  souvent  equivoque  .,  qui  briguent  &: 
obtiennent  de  pareilles  recompenses!  On  n'ac- 
cepta  point  la  proposition  de  Piron,  &c  Ton 
attendit  des  jours  plus  heureux. 

Les  obstacles  qui  avoient  eloigne  Piron  de 
TAcademie  Francoise,  n'empecherent  point  i'A- 
cademie  de  Dijon  de  l'adopter.  La  Capitale  de  la 
Bourgogne,  voyoit ,  avec  complaisance  3  la  gloire 
de  son  nouveauLycee.,  devenir  de  jour  en  jour 
plus  briilantc  ,  par  le  nombre  de  Savans  illustres 
qui  en  faisoient  rorncment ,  lorsqu'en  1751  en 
proposa.,  a  Piron  ,  d'y  venir  prendre  place,  il 


VIE   D' ALEXIS  PIRON.         141 

pleuroit  encore  la  mort  desafcmmc*,  &:  1111  an 
presque  ecoule,  n'avoit  point  suffi  a  sa  douleur. 
Peu  sensible  a  tout  ce  qui  pouvoit  natter  son 
amour-propre  j  il  repondit  modestement  aux 
propositions  qu'on  lui  fit ,  &  refusa  constamment 
un  honncur ,  auquel ,  selon  lui ,  il  ne  pouvoit  ni 
ne  devoit  prctendre. 

Cependant,  plus  1' Academic  de  Dijon  acque* 
roit  de  celebrite ,  plus  elle  etoit  jalouse  du  choix 
des  Membres  destines  a  soutenir  &:  a  augmenter 
sa  gloire.  Elle  regrettoit  de  ne  pas  voir  inscrit 
sur  scs  registresj  lc  nom  d'un  compatriote  tel 
que  Piron.  Elle  redoubla  done  ses  instances  en 
17^1;  ellcs  furent  si  pressantes ,  &c  en  memc- 
temps  si  honorablcs  pour  luij  qu'elles  rcbran- 
lerent.  M.  de  Brasses  j  alors  President  a  Mortier, 
&  aujourd'hui  Premier  President  du  Parlement 
de  Dijon  _,  se  trouvant  a  Paris ,  l'alla  voir.  La  visite 
de  ce  savant  Magisirat,  egalcment  recomman- 
dable  par  son  etude  profonde  des  loix ,  &:  par 
son  integrite ,  par  ses  connoissances ,  par  la  va- 
riete,  le  nombre  &:  l'utilite  de  ses  curieux  8c 
savans    ecrits  ,  aeheva    de    le    determiner.    II 


i4z         VIE  D*  ALEXIS  PIRON. 

acccpta  l'honneur  que  rAcademie  vouloit  bicn 
Jgi  fairej&  il  y  fuc  recti  le  11  Juin  \-jGi. 
Ce  qui  le  fiatca  le  plus  ,  fut  de  voir  son 
pom  mele  a  ceux  dcs  BouhUr  y  des  Cre'bil/on, 
de$  Buffon  ,  qui  feront  ,  a  jamais ,  la  gloire , 
non  -  seulement  de  la  province  de  Bour- 
gognej  mais  de  la  France  entiere  r.  Eh !  quelle 
province ,  quelle  ville  autre  que  la  Bourgogne 
&:  Dijon  ,  petit  se  vanter  d'avoir  donne  nais- 
sance  a  un  si  grand  nombre  d'Hommes  illustres 


i  QuandPiRON  eut  ete  admis  a  PAcadrmie  de  Dijon,  il 
^crivic  au  President  Richard  de  Ruffey :  «  Eh  quelle  place 
*>  voulez-vous  que  j'occupe  dans  none  Academic,  parmitant 
»  de  Genies  originaux  &  sublimes,  qui  y  repandcnt  le  plus 
a»  grand  eclat  1  N'otre  bon  -  honirne  Rarneau  ,  avec  la  plus 
»  petite  dose  de  gios  sens  comnmn  ,  tout  brut  &  sai:s 
>j  manege  ,  n'a-t-ii  pr.s  de  son  senl  ge"nie  ecrase  tous  ics 
»  Troubadours  de  Provence  &  d'ltaliej  Notre  rier  Crebiilon  3 
as  (  devant  Apollon  soicnt  fes  Manes;  avec  une  tres-Iegere  cri,.- 
»»ceiie  dc  ce  que  le  vulgaire  appeiie  esprit,  &  n'ayantque  son 
>s  geiiie  tout  nud,  ne  laisse-t-il  pas  un  a-pic  dcvora-.it  &  1c 
»  vautour  de  Piome:bee  au  C'Oeur  tnvieux.  .  .  .  Je  ne  vous 
»pa:lo''ai  point  dc  M.  dc  Burton.  Cc:  horame  de  geuie  appar- 
v  tienc  a  i'Uraven..  J'cntends  les  Norma.ids  se  vaurer  d'avoir 
33  uroduit  Mfil.'K.bc  j  iain:-Ev;cr-ior.d,  (-hauiieu,  PonteueHe  ,; 
33  pas  un  »»ot  at  C  jiii.Ui*  ». 


FIE  D* ALEXIS  PIRON.  14$ 

&■  veritablement  grands?  Cette  province  est  la 
seule  ,  si  Ion  veut  parcourir  tons  les  Arts ,  toutes 
les  Sciences ,  toutes  les  branches  diverses  de  la 
Litterature.,  qui  ait  a  se  glorirkr  ,  a  l'exempic  de 
laGrece  &c  de  l'ancienne  Rome  d'avoir  prodnit, 
dans  tons  les  genres,  des  Genies  du  premier  ord  re. 
Le  Bel  esprit  ne  parok  pas  avoir  encore  ravage 
cette  heureuse  contree.  C'est  aux  ombres  immor- 
telles des  Bossuet  >  des  Bouhier  _,  des  la  Monnoie  _, 
des  Crebillorij  des  Piron  ,  a  veiller  sur  elle  ,  & 
a  la  defendre  des  attsques  de  cet  ambitieux 
ennemi  du  Genie. 

Quelle  influence  en  effet  ces  excellent 
Modeles  ne  doivent-ils  pas  avoir  sur  les  esprits? 
Qui  ne  brulera  pas ,  comme  eux ,  du  desir  d'il- 
lustrer  sa  patrie?  Quelle  elevation  leur  renommee 
•nedoit-elle  pas  porter  dans  rime  de  celui  qui  a 
eu  le  bonheur  de  respirer,  en  naissant,  le 
meme  air  qu'ils  ont  respire?  En  un  mot,  quel 
pouvoir  leur  exemple  n'aura-t-il  pas  sur  1'amour- 
propre  honnete ,  qui  fera  scs  efforts  pour  les 
imiter ,  les  suivre,  les  egaler,  les  surpasser  meme, 
s'll  est  possible  ?  C'est  ainsi  que  le  coeur  dePip^ON 


144  vlE  D' ALEXIS  PIRON. 

s'cnflamma.  Cette  foule  de  Savans ,  de  tout  rang 
&  de  tout  etat ,  frappa  ses  premiers  regards  j  des 
lors  il  jura  de  suivre  leurs  traces ,  &:  remplit  son 
serment,  malgre  les  obstacles  que  la  fortune  ne 
cessa  de  lui  opposer. 

Jamais  1'amour  de  la  patrie  n'eut  plus 
d'empire  sur  un  cceur,  que  sur  le  sien.  Glorieux 
d'etre  neBourguignon,  il  concut,  malheurensement 
trop  tard,  le  dessein  de  faire  Teloge  des  Hommes 
illustres  de  sa  province :  mais  il  n'a  fait  qu'ebau- 
chcr  cet  Ouvrage,  qu'il  commenca  dans  un 
temps  ou  il  etoit  presque  avenglc.  On  doit 
regretter  qu'il  n'ait  pu  l'achever. 

Il  s'etoit  fait  une  si  haute  idee  de  letat 
d'Homme  de  Lettres ,  qu  on  ne  doit  point  etre 
etonne  de  la  fierte  avec  laquelle  il  en  soutenoit  la 
noblesse. line  souffrit  jamais  qu'on  osat  la  rabaisser 
en  sa  presence  ,  &  e'est  ce  qu'il  fit  sentir  a  un 
grand  Seigneur,  dans  Pappartement  duquel  il 
etoit  pret  d'entrer,  comme  celui-ci  reconduisoit 
nne  personne  qualifiee.  Passe%  j  Monsieur,  dit  le 
maitre  du  logis,  a  la  personne  qui  s'arretoit  par 

politesse ; 


VIE  D* ALEXIS  PI  RON.  14  j 

politcsse  ;  passe%  ;  ce  nest  quun  Poete.  «  Puisque 
»» les  qualites  sont  connues  ,  repartit  Piron  ,  je 
*>  prends  mon  rang  « ,  &:  il  passa  le  premier.  11  ne 
devoit  point,  a  la  reflexion,  de  pareilles  reparties  •, 
clles  lui  etoient  inspirces  sur  le  champ ,  par  cette 
elevation  qui  regnoit  naturellement  dans  son 
ame. 

Si  l'education  qu'on  recoit  sous  des  Maitres 
habiles ,  consiste  dans  les  lecons  de  sagesse  &:  de 
vertu  qui  forment  le  coeur  ,  &:  dans  les   bons 
preceptes  qui  developpent  l'esprit  &"  ie  rendent 
propre  a  embrasser  les  Sciences  humaines :  si  a 
ces  lecons  &  a  ces  preceptes  1'E'eve  joint  des 
dispositions  heureuses,  6V  que  pour  surcroit  d'en- 
couragement,  il  trouve   encore,  au  sein  de  sa 
famille  ,  des  modcles  &:  des  exemples ,  personne 
ne  recut  une  meilleure  education  ,  &:  n'en  profita 
mieux  que  Piron.  Malgre  les  peines  qui  traver- 
scrent  les  trois  quarts  de  sa  vie ,  il  perfectionna 
ses  talcns  naturels ,  par  l'etude  des  grands  Mo- 
dels de  TAntiquite  Grecque   &  Ptomaine.  La 
laigue  d'llomere  lui  etok  aussi  familiere  que  celle 
de   Firgile.  U   paroit   done    que  ceux   qui   lui 

k 


14*  FIE  D* ALEXIS  P1R0K 

reprochent  une  certaine  durete  de  style,  &:  un 
defaut  de  gout  &"  d'harmonie,  se  trcmpent,  en 
l'attribuant  a  son  peu  d'education.  lis  abusent  de 
l'aveu  qu'il  a  fait  souvent ,  non  de  son  peu  d'edu- 
cation, mais  dune  privation  de  fortune,  qui 
ralentit  ses  progres.  S'il  eut  cte  depourvu  de  gout  j 
s'il  eut  meconnu  l'harmonie ,  auroit-il  senti  si 
vivement  cclle  qui  fait  Ic  charme  de  la  poesie 
d'Homere,  de  Kirgile  3  cV  &  Horace?  Auroit-il 
admire  CorneilU  ?  Auroit  -  il  eprouve  ce  doux 
ravissement  que  produisent  les  vers  de  Racine 
qu'il  savoit  par  coeur ;  il  admiroit  son  style  inimi- 
table, qu'on  ne  trouve  depuis  dans  aucun  de  nos 
Poaes ,  sans  exception ,  Sc  qu'aucun  de  nos 
Poetes  a  venir  ne  ressuscitera  peut  -  ctre  jamais. 
Cette  durete  pretendue  qu'une  critique  injuste 
&  jalouse  exagere ,  &"  qu'elle  a  aussi  reprochee 
a  1'illustre  Crebillon,  tient  a  la  maniere  forte  dont 
ils  concevoient  leurs  pensees.  C'est  meme  ce  qui 
distingue  particulierement  le  genie,  de  l'esprit.  Le 
genie  ne  produit  que  des  beautes  males,  dont  les 
graces  nerveuses  rejettent  tout  ornement  qu'clles 
ne  tiennent  pas  de  la  Nature  :  l'esprit  au  contraire 
ne  produit  que  des  beautes  dedicates  j  soumises 


PIE  D> ALEXIS  PlROK        147 

an  caprice  des  gouts  divers  ,&:  dont  les  graces 
taolles  &  fugitives  ont  besoin  de  toutes  les  res- 
sources  de  Tart  pour  seduire  &"  pour  plaire.  Les 
unes  sont  de  tous  les  temps  &:  de  routes  les 
nations  ,  &  arrachent ,  comme  malgre  nous , 
nocre  admiration ;  les  autres  dependent  des  lieux, 
des  temps  &  des  circonstances ,  &:  le  gout  qui 
les  admet  est  inconstant  comme  elles. 

Un  reproche  que  Ton  fait  encore  a  Piron  , 
tombe  sur  les  premieres  societes  qu'il  frequenta; 
&  dans  lesquelles  il  contra&a,  dit-on ,  cette 
aprete ,  cette  radesse  qui  choque  si  fort  ses  Criti- 
ques trop  delicats.  Le  ton  de  la  societe  peut 
influer ,  sans  doute,  sur  ce  que  le  vulgaire  appelle 
communement  Tesprit ,  mais  ce  ton  ne  change 
fien  au  genie.  L'espric  imite  6V  le  genie  cree :  Tun 
est  un  miroir  qui  recoit  &:  reflcchit  la  lumiere , 
le  genie  est  une  flamme  divine  qui  la  produit  & 
la  rcpand.  Piron  ,  a  soixante  ans,  avoir  le  memo 
genie  qu'a  vingt  ans  ,  avec  cette  difference  essen-1 
tielle ,  qu'il  l'avoit  fortifie  par  la  reflexion  6V  par 
letude. 

Ge  n'est  en  e#bt  que  dans  la  solitude  &  le 

k  ij 


14S         FIE  D' ALEXIS  PIRON. 

silence  du  cabinet ,  qu'on  peut  nourrir  son  genie 
par  une  reflexion  profonde  sur  soi  -  meme ,  &: 
epurer  son  gout  par  la  meditation  continuelle  des 
bons  Auteurs  anciens  &  modernes.  Quiconque , 
avec  des  dispositions  hcureuses ,  s'en  tiendroit  a 
ne  voir  &  a  ne  consultcr  que  ce  qu'en  nomme 
souvent ,  mal-a-propos  ,  la  bonne  Compagnie , 
courroit  risque  de  s'egarcr.  Je  dis  plus ,  la  fre- 
quentation  prematuree  du  grand  mende,  outre 
qu'elle  detourne  de  letude  ,  ne  fait  que  des 
homines  vains,  parce  qu'on  se  bate  d'enivrer  de 
louanges ,  les  talens  precoces ,  sous  pretexte  de 
les  encourager. 

Piron  fut  assez  henreux  pour  netre  point 
gate  par  la  faus.se  louange ,  il  n'eut  d'autre  aiguillon 
que  sa  verve,  tk  d'autre  encouragement  que  sa 
propre  volonte.  Aussi  fnt-il  toujours  modeste.  Si 
les  Societes  que  la  province  lui  offrit  d'abord 
n'avoient  ni  le  brillant  ni  la  legerete  de  celles  de 
Paris ,  il  y  rcncontroit  du  moins  les  Bouhier ,  les 
Demay ,  les  laMonnoie,  &  beaucoup  d'autres 
Savans,  avcclesquels  il  s'instnmoitj  &  sans  doute 
ces  Societes  vaioient  bien  la   bonne  Compagnie 


VIE  D*  ALEXIS  PIRON.  149 
dcla  Capitale,  ou  Ton  fait  si  souvent  la  guerre 
au  bon  gout  &:  au  bon  sens.  A11  reste ,  si  ses 
Rivanx  eussent  eu  a  vaincre,  comme  lui,  les 
obstacles  qu'il  a  vaincusj  si ,  comme  lui  ,  ils 
eussent  ete  forces  de  lutter  sans  cesse  contre  la 
fortune,  je  douce  qu'iis  les  eussenc  surmontes 
avec  autant  de  courage ,  de  gloire  &"  de  vraie 
philosophic 

La  cclcbritc  qu'il  s'etoit  acquise ,  depuis  qu'il 
avoit  quitte  Dijon ,  engagea  l'Eciiteur  de  la  Bl- 
bliotheque  des  Auteurs  de  Bourgogne,  a  lui  deman- 
der  qu'il  composat  Particle  concernant  Piron  le 
pere,  &  en  meme-temps  qu'il  voulut  bien  aussi 
faire  celui  qui  le  regardoit  Itii-meme.  II  s'en 
defendit  longtemps.  On  lui  ecrivoit  lettres  stir 
lettres  auxquelles  il  ne  repondoit  point.  Enfin 
1'Editeur  le  pressa  tant ,  qu'il  lui  envoya  seule« 
ment  Particle  de  son  pere ,  tres-bien  fait  &:  tres- 
ample:  a  l'egard  dusien,  il  etoit  en  deux  lignes.  La 
vraie  modestie  rend  ordinairement  l'amour-pro- 
pre  muet.  Mais  par  tine  mal-adresse  qu'on  ne  sau- 
roit  comprendre  ,  6V  qu'on  ne  pent  excuser  , 
1'Editeur  de  cette  Bibliotheque ,  au  lieu  d'y  inserer 

k  iij 


iyo  VIE  D' ALEX  IS  Pi  RON. 

ces  deux  articles  tels  qu  lis  etoient  ,  s'avisa  d'ea 
substituer  deux  autres  ,  si  sees  &:  si  dechar- 
nes,  que  Piron  en  fut  pique.  II  ne  s'en  vengea 
pas  autrement }  qu'en  communiquant  les  siens  tels 
qu'ils  les  avoit  composes ,  a  TAbbe  Desfontainesy 
au  moment  que  ce  Journaliste  alloit  rendre 
compte  de  la  Eibliotksque  des  Autcurs  dc  Bour- 
gogne.  Le  Critique  en  profita ,  &£  les  insera  dans 
sa  feuille ,  en  reproehant ,  a  1'Editeur ,  son  peu  de 
disccrnement. 

Malgre  la foiblessede  sa  vue,  Piron  entrctc- 
noit  une  correspondance  trcs-etendue  &:  trcs-exa^te^ 
avee  scs  protefceurs ,  ses  amis ,  &  beaucoup 
de  Gens  de  Lcttrcs  tres  -  celcbres.  C'est  dans  ce 
commerce  epistolaire  qu'eclatte  singulierement  sa 
gaiete ,  sa  franchise,  6c  toutes  les  excellentes  qua- 
litcs  dc  son  cceur  &  de  son  esprit.  Quoique  ne 
pour  rEpigrammCj  il  avoit  la  satire  en  horreur. 
II  n'empoisonnoit  jamais  le  trait  qu'il  lancoit : 
toujours  plus  de  gaiete  que  dc  malice,  &:  jamais 
de  noirceur.  Si  ce  que  j'avance  ici  n'etoit  pas 
avoue  par  tous  ceux  qui  Font  connu,  j'en  rappor- 
teurs mil'c  preuves  pour  une.  Je  me  conteatcrai 


FIE  D*  ALEXIS  PIRON.         iyi 

de  citer  ici  la  reponse  qu'il  fit  a  la  lettre  d'un 
Chanoine  de  la  Sainre-Chapellc  de  Dijon,  qui 
lui  demandoit  unc  satire  contre  une  personnc 
qu'il  lui  nommoit.  «  Vous  avez  jete  les  yeux  sur 
«  moi ,  lui  repondit-il ,  eomme  sur  quelqu'un  qui 
y>  pourroit-etre  moins  honnete  homme  que  vous, 
»  &  moins  Chretien :  vous  vous  trompez.  Si  je 
»  faisois  une  action  si  infame,je  me  rendrois 
>•>  eterneliement  indiprne  de  la  societe  &:  de  Pes- 
»  time  des  honnctcs  gens  ». 

Ce  caractere  plein  de  bon-hommie.,  de  fran- 
chise &:  d'honnetete,  le  faisoit  rechercher  autant 
que  les  charmes  de  son  esprit  &  de  sa  conversa- 
tion. Toujours  brillant,  toujours  nouveau  ,  il  ne 
i'epuisoit  jamais.  Ses  saillies,  ses  bons  mots,  cou- 
loient  de  source  avec  un  naturel  &:  une  simplicite 
charmante.  La  plus  lcgere  circonstance ,  la  moin- 
drc  question,  lui  foumissoient  d'excellentes  repar- 
ties-,  temoin  celle  qu'il  fit  a  un  Eveque,  qui  lui 
demandoit,  d'un  ton  a  qneter  un  eloge :  Ave%- 
vous  lu  mon  Mandcment ,  Monsieur  P  I  R  O  N  ? 
*'  Non,  Monseigneurj  6V  vous?  ». 

k  iv 


iyi       VIE    D'ALEXIS    PIRON. 

I  l  avoit  entierement  perdu  la  vue ,  dans  les 
dernieres  annees  de  sa  vie*  &  comme  il  ne  sor- 
toit  presquc  plus  de  chez  lui ,  il  etoit  enchante 
qu'on  le  vint  voir.  U  mettoit  tant  de  gaiete  dans 
sa  conversation ,  fk  Ton  se  plaisoit  si  fort  a  l'cn- 
tendre ,  qu'on  ne  l'interrompoit  que  pour  lui 
fournir  le  moyen  de  reprendre  la  parole  avec 
une  nouvclle  chaleur  &  de  nouveaux  agremens. 
Une  Dame  infiniment  aimable  5  tres-spirituelle , 
&:  trcs-jolie ,  temoigna  l'envie  de  le  voir  6V  de 
causer  avec  lui.  Elle  y  fut  conduite  par  M.  R**  , 
qui  connoissoit  Par  on,  &:  l'avoit  prevent!  stir 
cette  agreable  visite.  La  Dame  etoit  instruite  de 
la  haute  estime  de  Pirgn  pour  son  ami  le  Pre- 
sident de  Montesquieu.  Jalouse  de  lui  donner  une 
idee  avanrageuse  de  son  esprit  .,&"  de  ne  pas  paroi- 
tre  aussi  superficiellc  que  la  plnpart  des  personnes 
de  son  sexe,  elle  entama  la  conversation  par 
l'eloge  6V  l'analyse  de  {'Esprit  dcs  Zoi^jOuvrage 
au  dessus  de  la  portce ,  je  ne  dis  pas  des  femmes , 
mais  des  trois  quarts  des  hommcs  mcme  les  plus 
savans.  Elle  soutint  assez  bicn  son  texte ,  pendant 
cinq  ou  six  minutes ,  ck:  elle  commencoit  a  s'ern* 


FIE  D' ALEXIS  PIRON.  15-3 

brouiller,  lorsque  Piron  s'en  appercut,  &  lui 
die  :  Madame ,  croye\-moi .,  sauve^-vous  par  le 
Temple  de  Guide  \  Cette  heureuse  saillie  ramena 
la  gaiete  dans  la  conversation  >  &  cette  Dame 
y  fit  bnller  alors,  tous  les  agremens  de  son 
esprit. 

Tous  ceux  qui  ont  vecu  familierement  avec 
Piron,  rendent  justice  a  la  beaute  de  son  ame 
&  a  l'excellence  de  son  cceur.  «  Je  voudrois  voir, 
»  ecrivoit-il ,  en  1  7  6  6  ,  a  M.  le  Gou%  de  Gerlandj 
»  tous  ceux  que  j'aimc ,  Sc  que  j'estime  ne 
h  faisant  qu'un  meme  cercle  ;  &:  moi  dans  le 
jj  centre,  les  faire  rire  a  la  ronde,  dut-ce  etre  a 
»j  mes  depens.  Le  singe  n'auroit  point  de  regret  a 
«  sa  monnoie  >  en  si  belle  &:  pleine  jouissance  ». 

Avec  quelle  effusion  de  cceur  ne  m'a-t-il  pas 
parle  cent  fois  de  ses  illustres  &:  principaux 
Bienfaiteurs  .,  M.  le  Comte  de  Livry  _,  M.  le  Prince 


1  Le  Temple  de  Guide  3  Ouvragc  galant  &  voluptueux  dc 
la  jeunesse  du  President  de  Montesquieu. 


I j4  VIE  D' ALEXIS  VIROK. 

Charles  ,  M.  le  Due  de  Nevers ,  M.  ie  Comtc  de 
Maurepas  ,  &  M.  le  Due  de  la  Vrillierel  Que 
seroit-il  en  effet  devenu  sans  leur  protection  &: 
leurs  secours  genereux!  Mais  s'il  estdoux,  pour  un 
caeur  reconnoissant ,  de  se  rappeler  sans  cesse , 
avec  transport  j  le  nom  cheri  de  ses  Bienfaiteurs ; 
n'est-il  jpas  plus  doux  encore  d'avoir  a  se  dire  a 
soi  meme:  j'ai  rempli  les  devoirs  sacres  de  l'hu- 
manite;  6V  pour  comble  de  satisfaction,  mes 
bienfaits  sont  tombes  sur  un  etre  malheureux,  &: 
qui  les  meritoit ! 

Sensible  au  merite  de  ses  Rivaux ,  Piron  nc 
les  attaqua  jamais  -,  Sc  TEpigramme,  qu'il  avoit 
toujours  prete  ,  n'etoit  que  pour  sa  defense.  Lors- 
qu'un  de  ses  amis  vint  lui  annoncer  la  fausse 
nouvelle  de  la  mort  du  plus  celebre  Poete  de 
nos  jours ,  il  fut  temoin  dn  saisissement  qu'elle 
lui  causa.  11  vit  Piron  se  lever  avec  vivacite  de 
son  fanteuilj  s'agiter,  cV  s'ecrier  a  plnsieurs  fois: 
Ah  !  le  pauvre  homme!  Quelle  perte  !  C Utoit  le  plus 
hel-esprit  de  la  France]  Puis  rcprenant  ses  sens, 
dire  a  son  ami  :  au  mains  ,  Monsieur ,  vous  me 
reponde\  de  voire  nouvelle.  Qu'il  est  aisc  de  voir. 


VIE  D'ALEXIS  PIRON.  ijy 

comme  l'a  judicieusement  remarque  M.  Bret l  , 
que  cette  anecdote  peint,dans  sa  tolalite ,  le  cceur  & 
V  esprit  de  Pi  RON.  Par  son  exclamation  ,  il  rend 
un  juste  hommage  a  son  Rival.  Mais  son  iniaris- 
sable  gaiete  renait  tout-a-coup.  11  se  rappelle  toutes 
les  plaisanteries  quil  setoit  permises  sur  cet  Ecri- 
yain  celebre ;  &  il  veut  encore  soutenir  ce  role  qui 
I'avoit  amuse  :  voila  la  source  du  dernier  trait.  M. 
Bret  ajoute ,  que  le  Panegyriste  2  de  Piron  a 
y entablement  frappe  au  but ,  lorsquil  a  dit  que  cette 
espece  de  guerre  d' esprit  netoity  au   plus,  que  le 
resultat  du   projet    quil   avoit  forme  >    de   moderer 
I'enthousiasme  exagere  des  partisans  de  son  Emule  , 
a.  cote  duquel  on  semble  ne  vouloir  admettre  aucun 
autre  Po'ete.  Cette  observation  est  d'autant  plus 
juste,  que  Piron,  naturellement  modeste,  ne 
pouvoit  soufFrir  la  louange,  meme  la  plus  mode- 
rec;  &  qu'il  disoit  que  rien  n'etoit  plus  capable 


i  Voyez  Journal  Encyclopedique  d'Avril  1775  ,  Tome  III , 
parr.  II.  pag.  309  &  510. 

2.  Voyez  Eloge  de  Piron  ,  Id  a  la  seance  publique  de 
l'Acadcmie  de  Dijon,  du  23  Decembrc  1773  ,  par  M.  Ferret, 
Avocat,  Secretaire  perpetuel ,  pour  la  paitie  des  Bdles-Lettres, 
Paris ,  chez  Pissot ,  Libraire  ,  1  774. 


156  VIE  D1 ALEXIS  PIROM 

a  inspirer  la  modcstie ,  que  de  voir  un  Auteur 
ivred*encens,a  peu  pres  comme  ces  miserables 
Hoces  que  les  Spartiates  enivroient ,  pour  inspirer 
a  leurs  enfans  Pamour  dc  ia  sobriece. 

Si  dans  sa  jeunesse  Piron  ent  le  malheur  dc 
blesser  la  decence  &  les  mceurs ,  par  un  petit 
nombre  d'ecrits  Ikentieux ,  il  respe&a  toujonrs 
la  Religion 3  contre  tequelle  il  ne  s'est  jamais 
eleve  dans  aucun  de  scs  Ouvrages.  11  a  meme 
donne  des  marques  publiques  de  son  repentir 
sincere,  au  sujet  dn  scandale  qn*il  avoir  cause.  11 
traduisit  les  Pseaumcs  de  la  Penitence  j  &  e'est  a 
cette  occasion  qu'il  ecrivoit  a.  M.  Tannevot3  Poete 
&  Philosophe  Chretien  * :  Ma  sincere  &  chre'tienne 
palinodie y  Monsieur  y  apn's  la  satisfaction  de  ma 
conscience ,  ne  pouvoit  men  causer  une  plus  sensible  , 
que  de  ni"  avoir  rappele  dans  votre  souvenir.  Nos 
demi- beaux  Fsvrits,  nos  quarts  de  Philosopkes, 
peuvent  me  ridiculiser  tout  a  leur  aise.  Un  suffrage 


i  Voyez  Tome  VII,  pag.  415.  Voyc7  aufli  l'e'loge  de  M. 
Tanncvo:  ,  dan?  lc  Necrologe  des  Homines  eclcbres.  dc 
Jrauce  1775  ,  page  66. 


VIE  D'ALEXIS  PIRON.  lyy 

mussl  desirable  que  le  voire ,  a  tous  egards ,  &  sur- 
lout  pour  VOuvrage  en  question  A  acheve  de  aiai 
consoler  -pleinemenu 

Une  chute  facheuse  qu*il  fit  au  mois  de  De- 
cembre  1771,  hata  son  dernier  moment.  Malgre 
cet  accident ,  il  conserva  sa  gaiete  jusqu'a  sa 
mort.  Sa  niece  ,  qui  etoit  mariee  depnis  trois  ans , 
avoit  cache,  parune  delicatesse  tres  louable ,  son 
mariage  a  son  oncle ,  dans  la  crainte  qu'il  ne  crut 
qu'elie  alloit  Tabandonncr.  Mais  elle    fnt   bien 
etonnee  de  s'entendre  appeler  par  son  nom  de 
femme  ■ ,  lors  de  la  lecture  du  testament  de  son 
Oncle  ,  qu'unc  egale  delicatesse  avoit  empeche  de 
lui  faire  connoitre  qu'il  savoit  son  mariage.  C'est 
aux  soins  assidus  &c  constans  qu'elle  lui  a  rendus 
pendant  jo  ans,  qu'il  a  du  la  tranquillite  dont 
il  jouissoit.  Elle  le  pleure  encore  tous  les  jours , 
&  croit  le  voir  en  jetant  les  yeux  sur  son  buste, 
fait  par  M.  Caffieri 2 ,  ouvrage  de  l'amitie ,  que  l'art 


1  Elle  est  femme  ee  M.  Capron,  excellent  Musicien ,  & 
celebre  Hans  son  arr ,  par  la  legeretd  ,  la  finesse  &  1'agr^- 
snent  de  son  jeu  sur  le  violon. 

2,  M.  CarBeri,  Sculpteur  du  Roi,  &  Profcsscur  de  1'Aca- 


Ij8  VIE  D'ALEXIS  PlRON. 

a  consacrc  a  l'lmmortalite.  Pi  RON  mourut  1c 
Jeudi  11  Janvier  1775,  a  11  heures  du  soir, 
ago  de  8  3  ans,  6  mois  1  2  jours. 


demic  Royale  de  Peinture  &  de  Sculpture  ,  ayant  fait ,  en  terrc 
cuite ,  le  buste  de  Piron  ,  son  ancien  ami,  l'a  execute"  en 
marbre,pour  ctre  place  dans  la  salle  qu'on  doit  construire 
pour  la  Comedie  Francoise.  II  a  etc  expose  cctteannee  177  J  , 
au  Sallon,  &  areunitous  les  suffrages,  tantparlaressemblance 
fiappante  de  ce  Po:*re  celebre,  qu'il  fait  revivre  ,  que  par  la 
beaute* ,  la  finesse ,  Telegancc  &  la  perfection  jdu  £iseau  dc 
rArtisce. 


L     £   C   O    L   E 

DES    PERES, 


COMEDIE- 


A 
SON   ALTESSE   S^R^NISSIME 

MA  DAME 

LA   DUCHESS  E 

DOUAlRlfiRE 


M 


A  D  A  M  E> 


Xl  y  a  quelque  temerite  sans  doute  h  placer  ici 
Vauguste  nomde  V.  A.  S.  Mais  puisje  entendre  Id. 
yoix publiquey& mettre  aujourunPoeme  oh  triomphe 
la  tendre  generosite  ,  sans  le  dedier  a.  une  Princesse  ± 
qui  j  dans  toutes  ses  actions }  en  est  le  plus  constant  & 
le  plus  par  fait  modele  f  Cette  mime  voix  m' aver  tit 
quejeferois  tres-malma  cour,  si,  me  laissant  allerau 
plaisir  d'etre  son  6cho  ,  j'osois  travestir  cette  Epitre 

Tome  I.      A 


4  PREFACE, 

quelque  chose  d'aussi  detestable  que  Pingratitucfe 
filiale  ,  je  craignois  que  le  coloris  ne  fin  trop  vif  , 
ou  l'expression  trop  forte.  II  a  resulte  de cette  crainte 
assez  raisonnable ,  que  ces  Fils  en  tout ,  representent 
moins ,  dit-on,  des  Enfans  ingrats,  que  des  Enfans 
8c  ces  Hommes  ,  faits  a-peu-pres  comme  tous  les 
autres  •,  c'est-a-dire ,  des  Enfans  &c  des  Hommes 
uniquement  occupes  d'eux-memes  &  de  leurs  in- 
teretsparticuliers.Du  moins  s  a  mon  grand  etonne- 
ment ,  de  ces  Personnes  intelligences  qui  voyent  &C 
quicomposent  ce  qu'onappelle  la  bonne  Compagnie, 
&  a  qui  on  alloue  ce  qui  s'appeile  encore  le  bon  ton , 
m'ont  assure  qua  la  sortie  de  la  representation  ,  ils 
n'en  emportoient  que  cette  impression  contre  eux. 

De  pareils  sentimens  font  toutefois  que  ces  me- 
dians Enfans  manquent  vilainement  a  leur  Pere  , 
dans  une  occasion  tres-essentielle.  II  setrouve  mine 
par  un  evenement  impreVu  ,  sans  que  pas  un  des 
trois  parle  ni  s'ingere  de  le  secourir  de  la  moindre 
partie  des  grands  biens  dontil  s'etoitdepouille  pour 
eux.  La  morale  du  siecle  seroit-elle  done  si  relachee , 
que  ce  ne  fut  pas  la  une  faute  encore  assez  capitale 
a  ses  yeux  ,  pour  justifier  mon  premiertitre?  Quoi 
que  m'ayent  pu  dire  la  bonne  Compagnie  &  ces 
Messieurs  du  bon  ton  ,  j'ai  bien  de  la  peine  a  me  le 
persuader.  Ce  qu'il  y  a  de  vrai ,  je  l'avoue ,  e'est 
que  ce  trait  de  noire  ingratitude  n'est  qu'episodi- 
:\ie3  &:  qu'encore  une  fois,  je  l'ai  frappe  avec  le 


PREFACE.  $ 

plus  de  management  que  j'ai  pu  ,  de  peur  de 
revolter,  en  ne  voulant  qu'interesser.  Ainsi  tout 
l'accommodement  que  j'y  trouve  ,  c'est  de  conti- 
nuer  a  croire ,  en  mon  particulier ,  ces  Fils ,  des 
Fils  ingrars  &  tres-ingrats  ,  mais  sans  permerrre  a 
cette  qualification  d'intituler  desorxnais ,  on  de 
caradte riser  ma  Piece. 

L'action  principale  roulant  done  sur  le  refus  sett- 
lement que  font  les  trois  Frcres  ,  d'epouser  au  gre 
de  leur  Pere  ,  une  OrpheLine ,  fille  d'un  Ami  mine  , 
a  qui  ce  Pere  devoit  tous  les  biens  qu'il  leur  avoit 
prodigues ,  il  s'agit  moins  de  leur  ingratitude  ,  que 
de  l'aveugle  prevention  d'un  Pere,  qui,  en  leur 
orFrant  cette  Fille ,  les  croyoit  aussi  tendres ,  aussi 
genereux ,  aussi  desinteresses,  aussi  reconnoissans , 
qu'il  se  le  sentoitlui-meme  J  qui  les  croyoit ,  si  j'ose 
ainsi  m'exprimer  ,  son  coeur  com  me  son  sang.  Leur 
refus  aggrave  de  l'indigne  procede  dont  je  viens  de 
parler,  lui  dessille  enfin  les  yeux  :  il  se  des  abuse.} 
il  les  reconnoit  pour  tels  qu'ils  sont ;  revient  ainsi 
de  ses  preventions  paternelles  ,  se  reproche  sa  fa.- 
cilite  passee  j  &  ressaisi  de  sss  biens ,  redevient  le 
maitre  dzs  Ingrats  qui  venoient  de  l'abandonner» 
C'est-Ia  le  denouement  de  la  Piece j  &  ,  par  conse- 
quent 3  XEcole  des  Peres  en  est  le  vrai  titre. 

J'avois  tellement  peur  de  remplir  mon  sujet . 
relativement  a  son  premier  titre  ,  qu'a  ce  propos  je 
Eae  rappelle  un  fait  dont  je  ne  puis  m'empeche!  de 

Aiij 


C  PREFACE. 

faire  part  a  mes  Le£teurs ,  si  j'ai  Ie  bonheur  d'en 
avoir.  Peut-etre  ce  fait  servira-t-il  merne  a  fonder 
deux  verites  qui  ne  seront  pas  indifFcrentes  ,  l'une 
aux  Amateurs  du  Theatre ,  l'autre  aux  jeunes  Can- 
didats  de  mon  metier. 

Rien,  comme  on  concoit  bien  ,  ne  se  presentoit 
plus  naturellement  a  l'imagination  dans  un  portrait 
deFilsingrats,  qu'une  scene  oil,  par  une  sotte  va- 
nite  ,  <3c  du  hautde  leur  opulence  ,  ils  mcconnus- 
sem  <k  desavouassent  leur  malheureux  Pere  appau- 
vri.  Aussi  cet  incident  fur  un  des  premiers  qui  me 
vinrent  a  l'idee,  lorsque  je  jetailesfondemens  de 
roa  Fable. 

Mais  comme  autrefois  un  Legislateur  afFecta  de 
lie  point  statuer  conrre  les  parricides ,  pour  insinuer, 
par  cette  omission ,  qu'il  ne  devoit  pas  seulement 
romber  dans  l'esprit  que  de  pareils  monstres  exis- 
rassentj  de  merne,  a-peu-pres,  jc  rejetai  cet  inci- 
dent comme  une  image  infame  &  scandaleuse  , 
dont  on  ne  devoit  soupconner  la  realite  nulle  part. 
Je  trouvai  cette  bassesse  &  cet  exces  aussi  indignes 
d'etre  mis  au  Theatre,  qu'au  rang  des  choses  vrai- 
semblables  ,  &:  sur-tout  dans  des  Enfans  que  je 
supposois  avoir  des  sentimens  d'honneur ,  d'apres 
queique  education. 

Cependant  ne  me  pouvant  resoudre  a  renoncer 
tenement  a  ce  petit  avantage  de  mon  triste  sujet, 


PREFACE.  7 

je  le  fis  valoir  comme  je  pus ,  en  me  rabattant  sur 
les  Personnages  subalternes  du  Paysan  pere ,  &  du 
Valet  Ills.  Non  que  le  cara&ere  paternel  ne  soit 
egalement  sacre  dans  toutes  les  conditions  ;  &:  que 
je  ne  sache  bien  qu'un  Paysan  doit  etre  le  Roi  de  sa 
famiile ,  comme  un  Roi  doit  etre  le  Pere  de  son 
Peuple  j  mais  c'est  que  Tindignation  naive  d'un 
Pere  tel  que  le  Paysan ,  &  la  ridicule  impudence 
d'un  Fils  tel  que  Pasquin ,  devenoient ,  seion  moi , 
compatibles  avec  cette  espece  de  comique  faite 
pour  ime  sorte  d'Auditeurs ,  dont  nos  Maitres  ont 
cru  ne  devoir  pas  negliger  le  suffrage  6c  la  satisfac- 
tion. En  un  mot ,  l'ctat  vil  &  grossier  de  ces  Per- 
sonnages, me  sembloit  demander  grace  pour  quel- 
ques  messeances  que  je  n'imaginois  insupportables 
que  dans  desgens  d'une  condition  plus  relevee. 

Que  d'entraves  je  medonnois-lagratuiment!  Et 
qu'nne  des  plus  heureuses  Comedies  de  nos  jours  , 
qui  parut  apres  celle-ci,  m'a  bien  du  faire  abjurer 
ces  vaines  delicatesses  ,  puisqu'elle  dut  une  partie 
de  son  brillant  succes ,  a  la  liberte  dont  je  venois 
de  m'abstenir ;  ou  ,  pour  mieux  dire  ,  de  n'oser 
proiiter  qu'a  demi ! 

On  voitbien  que  je  parle  du  Glorleux.  En  effet, 
ce  n'est  plus  la  nn  Valet  qui  meconnoit  son  Pere; 
ce  n'est  pas  moins  que  le  Maitre  ,  que  le  Glorieux> 
que  le  Comte  lui-meme  \  qu'un  Homme  enfin  de 
toute  autre  condition  que  mes  Fils  ingrats\  Homme 

Aiv 


*$  PREFACE. 

de  qualite ,  Homme  a  grands  sentimens  ,  Sc  qui , 
comme  on  l'apprend  de  sa  propre  bouche ,  respecte 
infiniment  l'Auteur  de  sa  naissance.  Toutefois  ce 
lespe&able  Auteur  de  sa  naissance  paroissant  tout- 
a-coup  devant  luij  en  assez  mauvais  equipage, 
voila  ce  Fils  respe6fcueux  dans  le  meme  embarras 
que  celui  dans  lequel  tombe  ici  mon  drole  de  Pas- 
quin  a.  l'aspecl:  imprevu  de  son  pere  Gregoire.  La 
mauvaise  honte  du  Glorieux  ne  lui  laisse  pas  seule- 
ment  le  courage  d'avouer  devant  son  Valet  ,  cet 
honnete-homme  de  Pere.  L'Auteur ,  a  tous  egards _, 
plus  verse  que  moi  dans  la  pratique  du  Theatre, 
n'a  garde  aussi  de  rien  perdre  des  avantages  d'une 
situation  si  piquante }  il  l'etend,  Ten j  olive  &c  s'egaie 
le  plus  long-tems  qu'il  peut ,  sur  la  scandaleuse 
inquietude  de  ce  coquin  de  Fils,  dont  la  lachete  va 
jusqu'a  faire  passer  effrontement  son  Pere  pour  un 
de  ses  Domestiques.  Machine  si  frcle  6c  si  casuelle, 
que  peut-etre  aussi  se  fut-elle  detraquee  trop  aise- 
ment ,  si  .,  par  une  rare  condescendance  ,  ce  Pere 
tres-indulgent  ne  vouloit  bien  lui- meme  en  etre 
un  ressort ,  en  se  pretant  a  I'etrange  foiblesse  de 
son  Fils.  Autre  coup  de  Maitre ,  autre  hardiesse 
heureuse  qui  m^eiit  encore  ete  bien  autrement 
suspecte  ,  si  je  Feusse  imaginee  ,  comme  j'avois 
d'abord  imagine  la  premiere  &c  la  principale. 

L'evcnement  favorable  me  detrompe  done  ,  8c 
me  detrompe  d'autant  plus  ,  qu'il  fut  favorable  a 


PREFACE.  9 

rEcrivain  de  nos  jours  le  plus  attentlf  aux  mocurs, 
le  plus  delicat  sur  les  bienseances ,  &  le  plus  doue 
de  cette  simplicite  nue  &c  sensee  ,  qui  tire  toutes 
ses  graces  de  la  seule  &c  belle  nature  *  sans  le 
moindre  secours  des  subtilites  du  bel-esprir. 

Venons  maintenant  aux  deux  verites  qui  resul- 
tent  de  ce  detail ,  peut-etre  un  peu  trop  long. 

La  premiere  est  que, si  dans  nos  commencemens, 
nous  sommes  sujets  a.  faire  des  fautes  d'inadver- 
tance ,  quelquefois  aussi ,  comme  on  vient  de  le 
voir,  nous  pechons  par  trop  de  circonspection;  la 
seconde  ,  qu'heureusement  rien  ne  se  perd  j  &  que 
l'habilete  clairvoyante  des  Maitres  qui  nous  regar- 
dent  entrer  dans  la  carriere ,  sait  relever  toujouts 
6c  recueillir ^  au  profit  du  Theatre  &  du  Public ,  ce 
qu'une  timide  8c  scrupuleuse  inexperience  peut 
nous  avoir  fait  rejeter  mal-a-propos,  Cependant, 
l'avouerai-je  ?  Je  ne  serois  pas  plus  hardi  si  c'etoit 
a  refaire.  Non  que  je  veuille  inferer  de-la.  que  per- 
sonne  ait  tort  :  a  Dieu  ne  plaise  !  Mais  c'est  que 
telle  chose,  je  ne  sais  comment ,  va  tres-bien  aux 
uns  ,  qui  ne  reussit  nullement  aux  autres.  Que 
sais-je  enfin ,  si  dans  cette  parrie  triomphante  du 
Glorleux _,  ll  ne  rcgne  pas  une  finesse  cachee  ,  un 
correclif  adroit ,  quelqtie  fil  imperceptible  a  mes 
foibles  lumieres ,  qui  conduit  a  un  succcs  immaii- 
quable  ,  &  ,  par  consequent  _,  trcs-merite. 

Jl  paroit  bien  que  je  ne  suis  pas  revenu  de  ma 


jo  PREFACE, 

premiere  facon  de  penser ,  puisque  parmi  les  chan- 
ge mens  considerables  que  je  me  suis  donne  la.  peine 
&:  le  piaisir  de  faire  a  cecce  Piece,  je  me  suis,  pour 
la  seconde  fois ,  interdit  un  avantage  si  aise  a  faire 
vatoir ,  &  rendu  si  legitime  j  &  j'espere  qu'on  ne 
traitera  pas  ma  seconde  retenue  ,  de  moderation 
rorcee  ,  en  l'attribuant  a  la  peur  d'etre  mis  au  rang 
des  Ecrivains  sur  qui  Von  crie  :  O  imhatores  , 
servum  pecus  !  O  pauvre  petit  troupeau  de  Singes  ! 
Car  je  n'aurois  pas  eu  ce  reproche  a  me  faire  ,  puis- 
que  j'aurois  toil  jours  ere  le  premier  en  date  aux 
yeux  du  Lecteur  j  &  que  je  n'aurois  fait  que  chasser 
de  plein  droit  sur  mes  rerres  ,  en  transportane 
seulement  cette  partie  du  role  de  mes  Acteurs 
subalternes,  dans  celui  de  mes  Acteurs  principaux„ 
Si  peu  qu'on  m'eiit  chicane  la  -  dessus  ,  j'en  eusse 
aopele  a  l'equitable  Auteur  du  Glontux  lui-meme  * 
qui ,  dans  un  cas  pared  ,  dit  fort  bien  a  la  fin  de  la 
Preface  de  son  Dissipateur  :  //  m'esi  permis  de 
revendiquer  un  bun  quon  a  usurpe  sur  moi  y  &  de 
rentrer  hardiment  dans  un  droit  qui  ne  soujfre  point 
de  prescription. 

Aprcs  cela  j'ai  retouche ,  avec  route  Inattention 
dont  je  suis  capable,  la  diction  ,  les  vers ,  le  style  , 
Ies  moeurs  &  les  caradieres.  J'ai  enleve  &c  change 
des  scenes  entieres.  J'ai  resserre  Faction  le  plus  qu'il 
m'a  cte  possible  j  3c  je  lui  ai  sacrihe  les  morceaux 
us  iravailles  ,  pour  peu  que  j'ave  cru  voir  qu'ils 


PREFACE.  ii 

en  interrompoient  la  chaleur  ou  I'unite.  J'ai  trans- 
pose, retranche ,  rectifie  3  refondu  ;  enfin,  ne  pou- 
vant  transmuer  les  metaux,  j'ai  fait  du  moins  tou$ 
mes  efforts  pour  les  purifier.  Que  n'a  pas  dii  souf- 
frir  l'amour  -  propre  d'une  Muse  un  peu  jalouse 
de  bonne  reputation  ,  tout  le  temps  que  ces  Pieces 
( les  deux  premieres  sur-tout)  ont  paru  sous  leurs 
anciennes  formes  ?  Quel  etat  violent  !  C'est  le 
supplice  d'une  Coquette  exposee  long-temps  aux 
regards,  dans  le  desordre  d'un  neglige  desavanta- 
geux.  Juste  punition  de  la  prcsomptueuse  impa- 
tience d'un  jeune  Auteur  !  Puisse,  pourl'honneur 
des  Lettres  ,  puisse  mon  exemple  toucher  mes 
nouveaux  Confreres  &  leurs  successems  !  Puissent- 
ils  ,  au  lieu  de  se  precipiter  a  la  poursuite  des  hon- 
•  neurs  litteraires,  mettre  un  peu  plus  leur  attention 
a  les  meriter  !  lis  donneroient  decemment  aux 
Muses  le  temps  Sc  les  veilles  qu'ils  consacrent  a  la 
vanite  du  manege  &  des  protections  :  Et  avec  ce 
qu'ils  auroient  de  talens  superieurs  aux  miens ,  quel 
accroisscment  n'en  resulteroit-il  pas  a.  la  gloire  du 
siecle  &  a  la  leur  ?  Le  travail  leur  acquerroit  pouc 
long-temps  deslauriers  que Tintrigue  &  la  souplesse 
n'usurpent  que  pour  un  bien  petit  nombre  d'annees. 

La  terrible  balance  en  effet  pour  nous  autres 
Auteurs  ,  que  le  trebuchet  d'un  Lectern*  impartial 
&:  penetrant,  assis  a  l'aise,  Sc  nous  pesant  tout  a 
loisir  dans  le  silence  du  cabinet !  Rien  n'echappe 


u  PREFACE. 

alors  a  l'homme  aux  cent  yeux.  Plans  defectueux  , 
Scenes  ouvertes,  finies  &  dialoguees  sans  cet  en- 
ehainement  naturel  &  si  necessaire  a  la  continuite 
de  Paction  \  plagiats  manifestes  ou  deguisesj  mau- 
vaise  logique  ;  constructions  vicieuses ;  ambitieux 
ornemens  ;  termes  foibles  ou  impropres  ;  rimes 
irregulieres  j  contradictions  j  negligences,  dec.  tout 
perce ,  tout  se  demele  &c  se  decouvre :  la  faveurdes 
preventions  ,  I'illusion  theatrale  ,  Ies  petites  res- 
sources  de  brigue  &  de  cabale ,  le  torrent  de  l'accla- 
mation ,  rien  de  tout  cela  n'agit  plus  :  les  talismans 
sont  brises  j  tous  les  voiles  dechires  }  rien  ne  se  met 
plus  entre  Pceil  &  la  verite.  Qu'il  rcste  souvent  pen 
de  chose  au  fonds  de  la  coupelle  ,  apres  que  tont 
cela  s*est  evapore  !  Une  pareiile  image  ne  doit-elle 
pas  faire  trembler  l'Auteur  le  pins  accredite  ?  Et 
quelle  impression  ,  a  plus  forte  raison  ,  n'a-t-elle 
pas  du  faire  sur  moi !  C'est  pourtant  cet  Homme 
sage  &  recueilli  dans  la  paix  du  cabinet,  que  nous 
devons  sans  cesse  avoir  present  dans  les  tourbillons 
du  notre.  Oh  !  que  cet  Homme  si  paisible  &  si 
froid  m'a  faitsuerj  sans  que  je  sois  encore  ,  ni  que 
je  doive  etre  jamais  aussi  tranquille  que  lui  ni  que 
ses  pareils ! 

Plut  au  Ciel  que  ces  sortes  de  Le&eurs ,  pen 
nombreux  &  bien  assis ,  fussent  d'aussi  bonne  com- 
position que  des  milliers  d'Auditeurs  debout ,  que 
j'ai  vu  souvent  s'extasier  a  nos  Spectacles  ,  quand 


PREFACE.  t  $ 

raisonnablement  ils  auroient  du  s'endormir  ,  tout 
debout  qu'ils  etoient  !  Ce  seroit  alors  le  cas  de  se 
produire  au  grand  jour  dans  une  pleine  securite  8c 
sans  le  secours  des  Prefaces.  Alors ,  libre  des  efforts 
de  l'invention  ,  8c  souvexainement  affranchi  de 
l'empire  du  bon  sens  8c  de  la  tyrannie  des  regies  , 
on  se  pourroit  perdre  impunement ,  8c  meme  avec 
succes  >  dans  le  vague  de  son  imagination  ou  de; 
celle  d'autrui.  Les  exclamations  alors ,  les  meta- 
phores  outrees,  les  maximes  triviales ,  les  epithetes 
accumulees,  recits,  portraits  ,  antitheses  ,  centau- 
tres  superfluites  harmonieuses  8c  deplacees  ,  tien- 
droient  lieu  d'aCtion ,  de  vrai ,  de  sublime  8c  de 
pathetique.  Alors ,  l'aile  brillante  8c  legere  du  pa* 
pillon  dispenseroit  du  vol  de  l'aigle  ;  8c  l'eclat  du 
verre  8c  de  l'oripeau  suppleeroit  a  celui  de  For  8c 
des  pierreries.  Que  de  ratures ,  de  recherches,  de 
veilles  8c  de  peines  epargnees !  Le  beau  chemin  pour 
aller  commodement  a  lagloire!  Mais ,  par  malheur, 
ce  beau  chemin  n'est  qu'une  chimere.  Cette  hu- 
meur  accommodante  d'un  Lecleur  eclaire  n'existera 
jamais.  Malheureusement  encore,  le  suffrage  d'un 
seul  de  ces  Lecterns  si  difficiles ,  pese  plus  que  celui 
d'une  centaine  de  ces  Auditeurs  si  benevoles  )  8c , 
qui  pis  esc  enfin  ,  ce  suffrage  est  celui  qui  reste  8c 
qui  nous  apprecie  j  le  seul  qui  nous  immortalise 
pu  nOus  aneantit. 

Mais  revenons  a  ma  Piece.  Entre  bien  des  defauts 


i4  PREFACE. 

qui  ont  resiste  a  la  reforme  ,  }Qi\  laisse  deux  consi- 
derables. 

Le  premier  est  repandu  dans  les  quatre  derniers 
Actes.  C'est  le  langage  grossier  du  Paysan. 

Le  second ,  bien  moins  excusable  ,  c'est  cette 
partie  sombre  du  Poeme  ,  qui  vise  au  Larmoyant. 
DirFormite  presque  inevitable  dans  un  sujet  de  la 
nature  de  celui-ci. 

Le  jargon  du  Paysan  n'est  pas  insupportable  a 
toute  sorte  d'oreilles.  Gaire,  precision,  justesse, 
energie  ,  vcrite  ,  tout  cela  lui  est  passe  en  compte 
par  plus  d'un  bon  esprit,  mais  ne  le  sera  jamais, 
il  est  vrai ,  par  ces  Athletes  qui ,  debout  sur  I'arene 
des  Colleges , 

Non  indecoro  pulvere  conditl. 
Se  croyant  la  converts  d'unc  noble  poussiere  , 

sont  les  Champions-nes  &C  declares  des  regies  de 
la  Syntaxe.  Ainsi  ma  cause  seroit  bien  aventuree  au 
tribunal  de  l'Academie  Franchise.  Mais  je  prends 
l'honnete  hardiesse  d'en  appeler  au  Souverain ,  au 
Public  ,  devant  qui  j'ai  d'assez  beaux  modeles  3c 
d'assez  bons  garants  a  produire.  Bonrsaut  ,  Du- 
fresni ,  Regnard ,  Moliere  ,  &  d'aiitres  Comiques 
de  cette  voice ,  pour  n'avoir  pas  grossi  de  ieurs  noms 
la  liste  des  hnmonds ,  nen  sont  pas  moins  vivans 
ni  moins  en  bonne  posture  sur  notre  Paruasse.  Leur 


P  R  E  FA  C  E.  i  $ 

txemple  petit  mcriter  a  mon  Gregolre  la  merae 
grace  qu'onc  trouvee  les  A 'lalns  j  les  Georgettes  3 
les  Marlines .,  les  Gulllots ,  tant  d'autres  pareils 
Personnages  inrroduits  dans  leurs  Chef-cTcEiivres, 
Eh  !  pourquoi  le  Theatre  ,  comme  la  Peinrare  , 
n'auroit-il  pas  ses  Tenures  ainsi  que  ses  Raphaels  ? 
Le  Paysage  n'est  pas  la  moindre  partie  de  ce  bel 
Arc  j  &  lorsqu'on  jette  des  figures  dans  le  Paysage , 
y  drappe-r-on  celle  du  Villageois  qui  passe ,  comme 
celle  du  Gentilhomme  qui  court  le  lievre  ?  Que 
n'aurois-je  pas  encore  de  mieux  a  dire  a  mes  graves 
Aristarques  pour  ma  justification  sur  cet  article  ,  si 
1'autre  vraiment  capital,  ne  me  pressoicinfiniment 
da vantage ? 

Le  second  5c  le  plus  grand  acfaut  que  je  me 
reproche  done  ,  est,  comme  je  1'ai  deja  dit,  cette 
parrie  sombre  du  Pocme ,  qui  excite  a  la  commi- 
seration pour  un  Pere  abandonne  par  des  Enrans 
sans  naturel  Sc  sans  pudeur. 

Si  les  Maitres  de  1'art  out  bien  permis  la  cole  re 
&  i'inve&ive  a  Crimes  : 

Internum  iratus  tumido  diiitigat  ore  , 

jls  ne  lui  permettent  pas  le  desespoir  &  les  larrnes; 
parce  que  i'inve<5bive  &  la  colcre  melees  a  propos 
dans  une  Comedie  ,  peuvent  ne  rien  avoir  de  tra- 
gique  j  ainsi  que  le  beau  familier,  manic  habile- 
nun:  dans  la  Tragedie  ,  peut  ne  rien  avoir  de  co- 


i<?  Preface, 

mique.  Mais  touc  sentiment  de  douleur  ,  6c  de 
douleur  aussi  respectable  que  celle  -  ci ,  ne  peut 
qn'etre  deplace  dans  un  Poeme,  dont  l'objet  essen- 
tiel  6c  principal  fut  toujours  6c  doit  toujours  etre 
de  rejouir  autant  que  de  plaire. 

Ce  defaut  toutefois  ,  a.  la  honte  du  gout,  on,  si 
Ton  veut,  a  l'honneur  des  bons  caeurs  d'a  present  j 
ce  defaut,  dis-je,  qui  domine  sur-tout  dans  le  de- 
nouement ,  est  l'endroit  de  la  Piece  qui  interessa 
le  plus ,  6c  y  par  consequent  ,  celui  qui  reussit  le 
mieux  aux  representations.  Mais  c'est  precisement 
pour  cette  raison  que  j'en  parle  comme  je  fais,  arm 
de  detourner,  s'il  se  peutj  nos  jeunes  Poetes  d'une 
route  ou  les  egareroit  le  chant  des  Syrenes,  je  veux 
dire,  la  dangereuse  melodie  des  applaudissemens 
de  la  multitude  ,  qui ,  depuis  ce  temps-la ,  n'en  a 
que  trop  seduits. 

Car  ,  appuye  de  I'exemple ,  6c  nourri  du  sue  des 
Anciens  6c  de  nos  illustres  Modernes  j  que  dis-je  ? 
eclaire  seulement  des  lumieres  du  sens  commun, 
un  bon  esprit  ne  goutera  jamais  au  Theatre  nos 
innovations  melancoliques  :  froid  6c  monstrueux 
melange  ,  spedacle  amphibie  dont  la  frivolite  du 
siecle  se  repair  6c  nous  caresse  un  instant ;  mais  qui , 
au  fond  ,  ne  doit  sa  naissance  qua  la  foiblesse  du 
talent ;  comme  il  peut  aussi  ne  tenir  son  succes 
passager  que  de  la  bizarrerie  des  modes ,  &  de  la 
corruption  du  gout. 

L'erreuj: 


PREFACE.  iy 

L'erreur  commune  la-dessus,  va  pourtant  jusqu'l 
honorer  du  nom  de  Nouveau  genre  de  Comedie  t  des 
Drames  heteroclites  uniquement  composes  <ie  ce 
qui  depare  ici  le  mien.  Comme  si,  composer  touts 
une  Piece  de  ce  qui  forma  la  moindre  partie  (  8c 
rneme  La  plus  vicieuse)  dequelques  autres,  c'etoit 
meriter  le  titre  eminent  d'Inventeur  :  comme  si 
corrompre  c'etoit  creer  !  Non  assurement ;  &c  quoi 
que  puissent  dire  pour  nous  nos  Partisans,  tout  se 
reduira  ,  ce  me  semble  ,  a  ne  devoir  jamais  appre- 
cier  notre  malheureuxComique  ou  Ton  s'attendrir  , 
que  sur  le  pied  du  Tragique  ou  i'on  s'egaye.  Le 
couronnement  de  nos  Pieces  muldtres  ne  detruira 
jamais  cez  axiome  de  Physique  :  Tout  corps  mixu 
est  imparfait  &  pirissabk. 

Je  me  devois  cette  petite  vesperie  a  moi-meme, 
en  expiation  d'une  faute  ,  devenue  ?  par  hasard  ou 
autrement ,  l'epoque  du  mauvais  genre  de  comique 
en  vogue  depuis  vingt-ans.  Puisse  finir  ici  le  scan- 
dale  ! 

En  tour  cas ,  s'il  est  ccrit  que  ce  pretendu  nouveau 
genre  de  Comique  se  maintiendra  dans  sa  faveur, 
il  y  aura  du  moins  un  grand  probleme  de  resolu. 
Car  on  ne  disputera  plus  j  comme  on  fait  depuis  si 
long-tems ,  pour  savcir  quel  genre  est  le  plus  dif- 
ficile ,  du  Comique  ou  du  Tragique.  Le  Comique  3 
qui,  je  crois,  ecoit  sans  comoaraison  le  plus  diffi- 
cile ,  restera  sans  comparaison  le  plus  aise.  Quoi 

Tome  I.     B 


1 8  PREFACE. 

de  plus  commode  en  effet  &  de  plus  a  la  portee  d'un 
mediocre  genie  ,  qu'un  genre  dispense  du  vif  en- 
jouement  de  la  Comedie ,  telle  qu'elle  fut  5  &c  de 
la  sublime  elevation  du  Tragique  ,  tel  qu'il  doit 
etre  ?  Qu'un  genre  qui  n'exige  pour  tout  feuqu'une 
chaleur  empruntee ,  que  la  tiedeur  d'un  interet  fa- 
cile a,  puiser  dans  le  premier  Roman  ? 

Ce  seroit  ici  la  place  d'une  heureuse  transition  , 
pour  engager  insensiblement  le  Le£teur  dans  une 
nouvelle  Poetique  de  ma  facon  ;  &  j'en  serois  bien 
rente  ,  tout  peu  fait  que  je  sois  pour  dogmatiser 
en  aucune  matiere.  Mais,  apres  tout,  a  quoi  ser- 
viroit  ma  Poetique ,  quand  je  suis  oblige  d'avouer 
que  je  n'ai  retire  aucun  profit  de  celles  que  j'ai 
lues  ,  quoique  je  les  aie  toutes  etudiees  avec  le  plus 
grand  desir  de  me  perfe&ionner?  Je  renonce  done 
au  plaisir  que  j'aurois  de  donner ,  comme  tant  de 
nos  modernes  Dramatistes ,  qui  font  les  impor- 
tans ,  Pc  qui  cependant  n'ont  pas  trop  de  quoi l'etre  , 
deslecons  &  des  prcceptes  d'un  art  ou  le  genie  ne 
doit  connoitre  3c  ne  doit  suivre  que  les  loix  de  la 
belle  &  simple  Nature  :  loix  qu'Aristote,  Horace, 
Boileau  ont  redige.es ,  mais  qu'il  faut  etudier  dans 
les  chef-  d'eeuvres  des  grands  Maitres  3  pour  pen 
qu'on  soit  jaloux  de  meriter  <Sc  d'obtenic  les  suf- 
frages de  la  Pcsterite, 


L'feCOLE 

DES   PERES, 

CO  ME  D  I  E. 

Representee  ^  pour  la  premiere  fois  ^  par  Us  ComsdUns 
Francois  ,  k  i  o  Oclobre  i  7  z  3 . 


Bij 


PERSONNAGES. 

G  E  R  O  N  T  E ,  Ami  d'A  vgante. 

CHRISALDE,  Frere  de  Gerontc. 

ANGJ&LIQUE,  Fille  d'Argante. 

D  A  M  I  S  ,  Financier  j  *J 

V  A  L  E  R  E ,  Capitaine  _,  >fi/s  de  Gcronu. 

£  R  A  S  T  E ,  Auditeur  „  J 

G  R  E  G  O  I  R  E ,  Metayer  de  Gerontc 

P  ASQUIN  ,  Fits  de  Gregoire  &  Valet  de  Gerontc. 

N  E  R  I  N  E  ,  Suivante  d'Angelique. 

L  A  Q  U  A  I  S  des  trois  Fils. 


La  Scene  est  dans  V Antichambre  de  Gerontc. 


L'lCOLE 

DES    PERES, 

C  O  M  E  D  I  E. 
ACTE    PREMIER. 

SCENE    PREMIERE. 

GERONTE,     CHRISALDE. 

Chrisalde. 
-T2lH  !  que  me  dites-vous  ?  Quoi !  la  belle  Angelique 

Geronte. 
Oui,  monFrcre-,  d'Argante  elle  est  laFille  unique. 

Chrisalde. 
De  ce  Negotiant  si  riche,  disoit-on? 

G  E  R  O  N  T  E. 

Oui,  de  ce  chcr  ami  que  j'avois  a  Toulon*. 

Chrisalde. 
II  meurt  pauvre  ? 

G  E  R  O  N  T  E. 

Obere. 

B  iij 


iz         VECOLE  DES  P^RES^ 

Chrisalde. 

Sa  chute ,  je  l'avoue. . .  * 

G  H  O  N  T  E. 

Dc  k  fortune  ainsi  tonrne ,  ici  bas ,  la  roue. 

Depuis  un  an  entier ,  la  perte  d'un  Vaisseau 

A  cause  sa  ruine  ,  &:  l'a  mis  au  tombeau. 

Voila,  de  ses  malheurs,  la  premiere  nouvelle, 

II  auroit  dii  compter  sur  un  ami  fidele  \ 

Et  fans  s'abandonner  a  son  mortel  ennui , 

M'ecrire ,  &  s'assurer  que  j  etois  tout  a  lui. 

Sa  disgrace,  apres  tout,  n'etoitpas  sans  remede. 

Ce  que  j'ai  lui  restoit.  Sa  fillc  lui  succede  ; 

Sa  fille  heritera  de  ce  que  je  lui  doi % 

Et  vous  n'ignorez  pas  ce  qu'il  a  fait  pour  moi, 

Chrisalde, 

Vous  m'avez  dit  cent  fois  qu'Argante ,  en  Italie  a 
Au  peril  de  ses  jours,  defendit  votre  vie; 
Puis ,  vous  associant  a  sa  prosperite , 
Vous  mit  dans  l'opulencc  ou  vous  avez  etc. 
Angelique  est  au  point  ou  vous  trouva  son  Pere. 
Mais  pour  elle,  entre  nous,que  voulez-vous  qu'opere 
Ce  tcndre  cmpressemcnt  que  vous  lui  faites  voir  1 

Geronte. 
Je  songc  a  son  bonhcur ;  &  je  la  vcux  pourvoir. 

Chrisalde. 
De  scmblables  projets  nc  sont  pas  des  vctillesv 
1  a  pourvoir  I  Et  comment? 


C  O  M  E  D  I  E.  i? 

Ger  on  t  e. 

Comme  on  pourvoit  les  Fillers 
En  la  mariant. 

Chrisalde. 

Oui ,  je  vous  entends  fort  bicn  •, 
Mais  a  qui ,  s'il  vous  plait?  Angelique  n'a  rien. 
Vos  Fils  vous  ont  rendu  presque  aussi  pauvre  quelle, 
Aurois-je  penetre  le  but  d'un  si  beau  zele? 
Vous  la  voulez  pourvoir ,  peut-etre ,  en  lepousant  ? 
Mon  Frere  ,une  main  vuide  est  un  mauvais  present. 

G  E  R  O  N  T  E. 

Touche  de  sa  beaute ,  d'abord ,  malgre  mon  age, 
Je  formois ,  je  Tavoue ,  un  projet  si  peu  sage  -y 
Et  laissois  naitre  en  moi ,  sons  ombre  de  pitie , 
Des  sentimens  plus  vifs  que  ceux  de  1'amitie. 
De-la  vient  qu'a  mes  Fils ,  qui  lui  rendent  visiter 
J'ai  cache ,  quelque  temps ,  mes  pas  &:  ma  conduite , 
Et  que ,  de  ce qu'elle  est ,  loin  d'a voir  nuls  sonpeons, 
Us  ignorent  encor  que  nous  nous  connoissons. 
Mais  je  me  suis  bientot  reprochc  ma  foiblesse. 
La  Jeunesse  est  pour  ctre  unie  a  la  Jeunesse  : 
Et  l'offire  de  ma  main  tiendroit  plus ,  en  efFct , 
De  Tabus  du  malheur  ,  que  du  prix  d'un  bienfait. 

Chrisalde. 
Votre  age  ici  nuiroit  moins  que  cette  indigence , 
Ou  vous  a ,  pour  vos  Fils ,  reduit  votre  indulgence. 
Avec  un  bon  esprit , tout  homme  bien  rente, 
L'emporte  en  agrcmens  sur  un  jeune  evente. 

Biv 


*4        L' EC  OLE  DES  PJSRESj 

Mais  nc  la  pouvant  rendre  heureusc  par  vous-meme, 
A  qui  done  la  donner  dans  sa  misere  extreme  ? 

GERONTE. 

A  celui  de  mes  Fils  qu'elle  aimera  le  plus. 

Chrisalde. 
Fort  bien.  Avez-vous  pris  leurs  avis  la-dessus  ? 

Geronte. 
I/honncur  interesse  n'a  point  d'av  is  a  prendre ; 
Et  suppose  qu'aux  leurs  il  me  fallut  descendre  , 
Je  les  sais  trop  bien  nes  &  trop  reconnoissans  3 
Pour  ne  pas  ressentir  tout  ce  que  je  rcssens. 

Chrisalde. 

Quelle  prevention ! 

Geronte. 

Eh  !  oui ,  oui ;  je  radote. 
Chrisalde. 
Vous  jugez  trop  bien  d'eux  ;  voila  votrc  marote. 

Geronte. 
Votre  marote ,  a  vous ,  est  d'en  juger  trcs-mal. 
Leur  respeel:,  leur  amour  est  pour  moi  sans  egal. 
Pourquoi  vouloir  contr'eux  que  mon  courroux  s'emcuvc 

Chrisalde. 
Eh  !  vous  n'avcz  pas  mis  cet  amour  a  1'epreuve. 

Geronte. 
Chaque  jour  je.  leprouvc  ,  6V  jusqu  a  cet  instant, 
Je  n'ai  point  a  m'en -plainclre ,  &  j'en  suis  tres-contcnt. 


C  O  M  E  D  I  E.  15 

Chrisalde. 

Parce  que ,  chaque  jour ,  de  vos  folles  largesses, 
Jusqu'ici  vous  avez  achetc  leurs  caresses ; 
Mais  le  mal  est 

G  e  r  o  N  T  E. 

Mon  Dieu !  Voici  de  vos  discours ! 
Epargnez-vous  le  soin  de  parler  a  des  sourds. 
Le  mal ,  si  e'en  est  nn ,  est  un  mal  necessaire. 
Aura-t-on  done  toujours  ce  reproche  a  me  faire? 
De  tout  ce  que  j'avois,  j'ai  fait  part  a  mes  Fils  : 
Oui ,  mon  Frere ;  cxrjcfis  fort  bien ,  quand  je  le  fis. 
Le  poids  de  la  richesse ,  a  notre  age ,  importune. 
A  peu  de  passions,  suffit  pen  de  fortune. 
De  Tor  &  de  l'argent ,  sources  de  tous  plaisirs, 
La  jouissance  est  due  a  1  age  des  desirs. 
Devois-je,  a  votre  avis ,  thesaurisant  sans  ccsse, 
Imitcr  ces  vieillards ,  tyrans  de  la  Jeunesse  , 
Qui ,  la  faisantlanguir  ,  sans  etre  plus  heureux, 
La  privent  des  plaisirs  qui  sont  pcrdus  pour  cux  ? 
Et  que  devient  souvent  le  bien  d'un  Pere  avareJ 
L'Heritier  est  frustre,  l'Usurier  s'en  emparc , 
Cctte  pestepubliqueayant,  a  notre  inscu, 
Devore  l'heritage ,  avant  qu'il  fut  echu  5 
Ou ,  si  le  fils  echappe  a  ce  desordre  extreme , 
Le  Pere  est  deteste,  Je  veux ,  moi ,  qu'un  fils  m'aimej 
Et  ne  soit  pas  reduit,  pour  voir  changer  son  sort, 
Au  deplorable  point  de  desircr  ma  mort. 


iG        L'ECOLE  DES  PERES,, 

Chrisalde. 
Jc  m'en  remcts  sur  eux  du  soin  de  vous  confondre. 

Geronte. 
Si  j'en  suisobei,  qu'aurez-vous  a  repondre  ? 

Chrisalde. 
Rien.  Mais  j'en  doute  fort. 

Geronte. 

Moi ,  j'en  doute  si  peu  T 
Et  suis ,  avec  raison ,  si  sur  de  leur  aveu , 
Que  ,  sans  leur  en  parler ,  je  suis  pret  a  conclure. 
Je  viens  d'envoyer  meme  expres  chez  la  Future  > 
Lui  demander  une  heure  ou  je  puisse  la  voir ; 
Mon  offre  &:  son  choix  faits ,  ils  feront  leur  devoir. 

Chrisalde. 
Avant  que  de  rien  dire  a  la  belle  Angclique , 
Je  deploirois  d'abord,  pres  d'euXj  ma  rethoriqnCj, 
Et  ne  hasardant  rien 

Geronte. 

Peste  soit  de  Pasquin ! 
Dcpuis  une  heure  anssi  que  j'attends  ce  coqtiin...*. 


C  O  M  E  D  I  F.  17 


SCENE     II. 
g£ronte,  chrisalde,  pasquin. 

G  er  o  n  t  l 

itH!  Viens  done.  Qu'il  te  faut  de  temps  pour  pen  de  chose! 

Pasquin. 

De  Tun  de  vos  trois  fils  la  cuisine  en  est  cause. 
En  passant,  commeun  basque  ,auprcsdesamaison, 
De  cent  ragouts  exquis  la  douce  exhalaison 
M'est ,  parun  soupirail ,  venu  rompre  en  visiere  ; 
Mon  ame  en  a  passe  dans  mon  ncz ,  touteenticre> 
Et  piquant  l'appetit  dont  le  Ciel  m'a  doue , 
Stir  la  place  ,  un  instant ,  Vodorat  m'a  cloue. 
Excusez  ,  s'il  vous  plait ,  ma  friandise  emue 
Dcs  charmes  d'une  odeur ,  chez  vous,  si  peu  connuc. 
Si  vous  vous  ofFensez  d'un  plaisir  si  leger, 
Notre  pain  sec  ici  va  bien  vous  en  venger. 

G  E  R  O  N  T  E. 

Pour  un  mechant  Valet ,  ma  cuisine  est  trop  bonne. 
Dis  seulement  quelle  heure  Angeliqne  me  donne. 

Pasquin. 

Vrous  n'avez  qua  l'attendre,  &  qua  rester  ici : 
Kile  me  suit ,  Monsieur  \  $c  deja  la  void. 


z8         L'ECOLE   DES  PERES, 

$mmmmmmmmmmmmmmmmmmmmmKmmtmmmmmmmmmmmmmammKmk 

SCENE    III. 

G&RONTE,  CHRISALDE,  ANG&LIQUE, 
P  A  S  Q  U I  N. 

G  i  R  O  N  T  E. 

jlV.il ad ame  ,  a  vos  malhenrs ,  qu'enfin  je  remcdie ; 
Et  que  j'assure  ainsi  le  repos  de  ma  vie. 
Votre  Pere  ,  qui  fit  pour  moi  plus  que  pour  vous , 
Pour  sa  Fille  aujourd'hui  me  demande  un  Epoux. 
Tout  ici ,  grace  a  lui ,  prospere  a  ma  Famille. 
Partagez  ma  fortune ,  en  devenant  ma  Fille. 
Mes  Fils  sont  a  leur  aise ;  en  offrant  l'un  des  trois , 
D'un  assez  riche  Epoux ,  je  vous  offre  le  choix. 

Chrisalde,  b&s. 

Je  vous  offre  un  sanglant  affront. 

Geronte. 

lis  vous  ont  vue  j 
Vous  leur  avez  parle ,  sans  en  etre  connue. 
Vous  pouvez  dire  ici  votre  gout  librement. 
Lequcl  vous  plait  le  micux?Parlez-moi  franchement. 
De  celui  pour  lcquel  votre  cceur  s'interesse , 
Je  vous  promets  la  foi ,  l'cstime  &  la  tcndresse. 

PaSQIUN,  a  Voreillc  de  Geronte. 

Etmoi  Je  vous  promets ,  Monsieur,  unpieddenez. 


C  O  M  E  D  I  E.  i$ 

GeroNTE,  has. 
Maraud  I  (.kaut).  Sachons  pour  qui  vous  vous  determinez. 
Je  vous  ai  vu  rougir. 

Angelique. 

Ma  home  vous  abuse. 
De  vos  bontes ,  Monsieur ,  vous  me  voyez  confuse : 
Cest  la  seule  raison  qui  mauxoit  fait  rougir  : 
Mais  .du  reste ,  a  son  gre ,  votre  choix  peut  agir. 
Nommez  qui  vous  plaira :  cet  Epoux  respectable , 
A  mon  coeur  penetre ,  nc  peut  qu  etre  agreable  , 
Des  qu'en  lui  je  verrai ,  joignant  mon  sort  aii  sicn,'. 
Le  choix  d'un  pere  en  qui  je  retxouve  le  mien. 

G  E  k  o  N  T  e.  ,'i 

Mais  peut-ctre  undes  trois  l^emportesurscsficresj 
Est-ce  lc  Capitaine?  Est-ce  l'Hom me  d'affaires  ? 
Seroit-ce  lAuditeur? 

Angelique. 

lis  sont  tons  trois  vos  Fils > 
Ccla  fait  tout  pour  eux.  Prononcez;  j'obcis. 

Geronte, 
Ainsi  ni  vous  ni  moi  ne  realerons  la  chose  : 

o 

Et  je  vois  bien  qu'il  faut  que  le  Ciel  en  dispose. 
J'etudierai  leurs  cceurs ,  6V  vous  promets  stir-tout, 
Celui  qui ,  pour  l'hy men,  aura  le  plus  de  gout. 
Jevaislcurenparler. 

CHRISALDE,    Farrhant. 
Mon  frere ! 


3o      ricoLE  des  p£res> 

GERONTE,  brufquemcnt. 

Quoi!  monfrerc? 

C  H  R  I  S  A  L  D  E.  : 

De  grace,  donnez-vous  le  plaisir  du  mystere. 
De  la  fille  d'Argante  en  exposant  le  droit , 
Laissez.-leur  ignore r  que  c'est  Madame. 
Geronte. 

Soit. 
Chrisalde. 
Qu'ils  ne  sachent,  qu'apres  1'arFaire  bien  conclue, 
Que  la  fille  d'Argante  est  celle  qu'ils  out  vuc. 

Geronte. 
Trcs-volontiers. 

Chrisalde. 

L'cpoux  d'nn  objet  si  charmarit 
N'en  sera  que  surpris  plus  agrcablcmcnr. 

Geronte. 
C'est  bien  dit.  ( II  sort). 

PASQUIN  ( has  a  Chrisalde  qui  sort  aussi ). 

Lcs  Vilains  ne  voudront  jamais  d'elle. 
Chrisalde  (has  a  P'asquln ). 
Comme  tu  vois ,  l'injufe  en  sera  moins  cruelle  \ 
Et  du  moins  ce  qu'ici  je  conseille  a  dessein  , 
Diminuera  FaiFront  dun  refus  trow  certain. 


•2C 


C  O  M  E  D  I  E,  31 


SCENE    IV. 
ANGfeLIQUE,  PASQUIN. 

Angeliqul 

3  E  vois  une  pitie  dans  ses  yeux,  qui  m'alarmc 
Dun  vain  espoir ,  Ami  ,tu  pcux  rompre  le  charmc. 
Je  n'ai  vu  ces  Messieurs  que  tres-legerement , 
Et  l'on  ne  connoit  pas  son  mondc  en  un  moment. 
Je  serois,  dans  le  fond ,  quoi  que  je  disc  au  pere , 
Eien-aise  de  savoir  un  peu  lcur  caractere. 
Dissipe  les  soupcons  qui  me  viennent  saisir: 
L'un  vaut-il  micux  que  l'autre ,  cV  falloit-il  choisir  1 

P  A  S  Q  U  I  N. 

Non,  Madame ;  le  choix  entr'eux  est  inutile. 

Tous  les  trois  sont  egaux :  le  Financier  habile 

Est  un  vrai  Financier  ,  un  Arabe,en  un  mot : 

Ee  Capitaine  unfatj  &:  FAuditeur  un  sot. 

Tons  trois  enfin ,  soit  dit  sans  offcnser  monMaitre, 

Lcstroisplus  francs  vauriensque  vouspuissiezconnokre 

Angelique. 
Ah  !  Ciel !  Et  j'ai  promis . . . 

P  A  S  Q  U  I  N. 

Ne  vous  alarmez  pas, 
Madame ;  le  pauvre  homme  en  sera  pour  ses  pasj 
J'en  reponds.  Si  pas  un  sc  rend  a  ses  pricrcs , 


}*.       VtCOLE  des  p£res> 

Je  veux  mourir  ici  sous  les  coups  detrivieres. 
Lesbourreaux,  pour  unsou ,  se  les  feroient  donner. 
11  aura  beau  jurer ,  pester,  crier,  proner , 
Dire  que  tout  leur  bien  lui  vient  de  votre  Pere  ; 
Qu'il  entendjComme  a  lui,que  vous  leur  soyez  chere; 
Supplier  celui-ci  j  menacer  celui-la : 
Elk  estpauvre  ?  Oui ,  mes  fils.  Eh  bien,  epouse^-la. 
Vous  n'avcz  pas,  Madame,  autre  reponse  a  craindre. 

Angelique. 
Je  le  plains. 

P  A  S  Q  U  I  N. 

Et  moi ,  non.  C'est  bien  fait.  Faut-il  plaindre 
Ces  Peres ,  vrais  Beaux  de  la  societe , 
Tout  petris  des  fadeurs  de  la  paternite  ; 
Qui,  de  leurs  yeux  benins,  couvrentlcursotte  race  i 
Pretendent,qu'ainsi  qu'eux,chacun  s'en  embarrasse: 
Regardent  de  travers ,  &:  traitent  de  facheux , 
Quiconque  ose  ne  pas  s'y  complaire  autant  qu'eux? 
Tels  sont  de  celui-ci  les  malheureux  vertiges. 
II  s'imagine  avoir  engendre  trois  Prodiges. 
Mon  Financier !  La  pestc  !  Un  habile  garcon  ! 
Pour  mon  pauvre  Auditeur ,  helas !  11  est  si  bon  ! 
Et  Valcre  I  Tudieu !  Mon  tils  le  Capitaine  ! 
Je  vous  le  garantis,  a  trcnte  ans  un  Turenne! 
11  les  revere  enfin,  tant  il  en  est  charme. 
Et  Dieu  sait  cependant  comme  ils  vous  l'ont  plume ! 
Mcs  d roles  doucement ,  de  carcsse  en  carcsse , 
L'ont,  de  ce  qu'il  avoit,  dcpouille  piece  a  piece ; 

Si 


C  O  M  E  D  I  E.  yy 

Si  bien  que ,  tout  en  gros ,  ce  qui  reste  est  forme 
D'un  petit  bien  champetre  a  mon  pere  afferme: 
Et  je  vois  le  moment  ou  quelqu'un  d'eux  le  prie 
De  se  dcfaire  encor  de'  cette  metairie. 

Angelique. 

Dont  il  se  defcroit  ? 

P  A  S  Q  U  I  N. 

Sur  le  champ.  Des  ingratj 
L'indigne  avidite  ne  le  rebate  pas. 
Et  malheur  a  qui  veut  lui  dessiller  la  vue  I 
Le  moindre  mot  contre  eux  l'assassine ,  le  tue. 
Doux,  traitable  d'ailleurs,  &  d'un  esprit  fort  bori* 
Sur  cet  article  seul  il  n'entcnd  point  raison. 

Angelique. 
C'est  un  pere. 

Pasquin. 

Ma  foi  c'est . . .  c'est  un  imbccille: 
L'un  est  plus  sur  que  l'autre.  En  un  mot  commc  en  milk , 
Nous  souffrons  :  sans  ccla  je  m'en  soucierois  pen  : 
Que  m'importc  a  moi ?  Mais,  a  peine  un  pot  au  feu. 
Boire  de  belle  eau  claire,  &:  manger  du  pain  d'orge, 
Tandis  que  chez  les  fils  le  supefflu  regorge  \ 
Jeiine  eternel  ici ,  vingt  repas  la  pour  un ; 
Quand  on  est  saoul  chez  eux ,  chez  nous  tout  est  X  jetin* 
N'cst-ce  pas  une  chose  indignc,  horrible,  infame, 
Qui  mcrite  ?...  Eh  1  morblcu !  raisonncz  done  3  Madame. 

Tome  I.     C 


34         VECOLE  DES  P^RES, 
Angelique. 

Je  conviens  qu'en  ceci  tes  cris  sont  de  saison  ; 
Que  rien  ne  fut  jamais  pins  contre  la  raison  : 
Mais  je  tiens,quelque  tort  que  Ton  donne  a  Geronte, 
Que  cen  est  pas  sur  lui  qu'en  doit  tomber  la  honte ; 
Et  que  tous  gens  de  bien  doivent  etre  saisis 
De  pitie  pour  le  pere,  &:  dliorreur  pour  les  fils. 
Faut-il,  si  des  bienfaits  l'ingratitude  abuse , 
Qua  de  tels  Bicnfaiteurs  l'estime  se  refuse  ? 
Un  amour  si  sacre  Test  meme  en  ses  exces ; 
Et  n'est  que  plus  touchant  pour  etre  sans  succes. 
Plus  ce  Pere  est  train ,  plus  son  sort  m'intcresse. 
Jc  sens  meme,  oui,  je  sens  qu'envers  lui  ma  tendresse 
Me  charge  des  devoirs  que  Ton  ne  lui  rend  pas. 

P  A  S  Q  U  I  N. 

Voila ,  voila  les  cceurs  qu  il  lui  falloit ,  helas ! 
Bon  comme  il  est ;  &  vous,  si  douce  &:  si  gentille, 
Vous  avez  bien  mal  fait  de  n'ctre  pas  sa  fille  ; 
Comme  eux,  de  n'aller  pas  chercher  un  pere  ailicurs. 

Angelique. 
Ton  ccenr ,  je  le  vois  bien ,  est  aussi  des  meilleurs. 
Le  ciel  dut  a  Geronte  un  sujet  si  fidele. 

P  a  s  Q  u  I  N. 
Oh !  je  veux  des  Valets  are  le  vrai  modclc. 
Non ,  ccs  fripons  qu'on  voit ,  snr  la  Scene ,  a  Paris , 

Toujours  prcts  a  tromper  les  Peres  pour  les  Fils 

Laissez-moi  frequenter  un  pcu  votrc  Nerine ; 
Que  jc  vous  la  faconne,  &c  que  je  l'endoclrine. 


C  O  M  £  D  I  M>  |j 

Qu'a-t-elle  a  demeler  avec  notre  Auditeur  ? 
Tout- a-  l'hcure^ls  parloient  ensemble  avec  chaleuft 
Je  crois ....  Mais  la  void* 

5     ■  '    '  ,  ■  '  ..■in 

SCENE    V. 
ANGtLIQUE,  NERINE>  pasqu  in. 

ANGELIQUE  a  qui  Nerine  baise  &  rebaise  les  mains* 

23 'Oil  vient  cette  caresse? 
Es-tu  folle  j  Nerine  ? 

Nerine. 

Ah  I  ma  chere  Mairresse ! 
Mille  remerciemens !  Que  ne  vous  dois-je  pas  l 

Angelique. 
Mille  remerciemens !  De  quoi  ? 

Nerine. 

De  vos  appas. 

Angelique. 
De  mes  appas  ? 

Nerine. 
Eh  I  oui. 
Angelique. 

Si  j'enai,  jc  I'ignore  j 
Mais  que  t'en  revient-il  ? 

Nerine. 
Qu'on  maimc ,  qu'on  m'adore  t 
Cij 


$6        ViCOLE  DBS  PtiRESj 

Et  que  trois  Cavaliers,  run  de  l'autre  jaloux  , 
Me  vienncnt  ,tour-a-tour,  d'embrasser  les  genoux. 
Le  tout  pour  vos  beaux  yeux. 

P  A  S  Q  U  I  N. 

Fort  bien ,  bonne  nouvelle ! 
Nos  trois  originaux  en  out  nour  vous  dans  l'aile. 

O  J. 

De  les  bien  balotter  vous  tenez  un  moyen  j 
J?en  ferois  mon  profit. 

Nerine. 

J'en  ai  bien  fait  le  mien  -y 
Et  c'est  de  qe  profit  que  je  vous  remercie. 

Angelique. 

Mais  quel  est-il  enfin  ?  Voici  quelque  folie. 

Nerine. 
Nenni,  ncnni.  Tenez,  Madame;  examinez 
Ces  trois  beaux  diamans  dont  j'ai  les  doigts  ornes. 
Ma  foi ,  vive  Paris  1  En  Province  une  fille 
Long- temps  sc  fiattc  en  vain,  quoiqu'elle  soit  gentillc 
Pour  s'enrichir  ici ,  belle  ou  non,  commc  on  voit , 
II  suffit  d'en  servir  quelqu'une  qui  le  soit. 

Angeliqu  e. 
Ccci  me  deplait  fort ;  &:  vous  deviez ,  Nerine 

Nerine. 
Oh !  J'ai  bien  recule  ,  repousse ,  fait  la  mine ; 

Rougi ,  baisse  lesycux,  fait ce  que  nous  faisons, 

Lorsque  nous  voulons  bien  cc  que  nous  refusons, 


C  O  M  E  D  IE.  $j 

Angelique. 
Oh !  Mais ,  des  diamans ! 

Nerine. 

Ces  Messieurs  mc  les  tendent} 
Je  me  fache :  on  m'appaise  ;  &:  je  crois  qu'ils  se  r endent  -9 
Point  du  tout :  cent  propos  encor  plus  engageans. 
II  se  faut  bien  enfin  debarrasser  des  gens. 

Pasquin. 
Je  tombe  de  mon  haut,  tant  lc  cas  est  bizarre !    - 
Je  sais  bien  qu'en  amour  on  cesse  d'etre  avare ; 
D'accord:  mais  je  les  eusse  exceptes  toutefois: 
Et  mon  ceil j  a  ces  dons,  les  meconnoit  tous  trois, 
Nerine. 

Nc  vous  ctonnez  pas  d'un  si  grand  sacrifice ; 
Leur  generosite  vicnt  de  leur  avarice. 
Peut-etre,  sans  cela,  j'aurois  tout  rebute. 
Mais  comment  croyez-vous  qu'ils  avoient  debute? 
Par  exalter  Madame  ,  ou  leurs  feux?  Bagatelle. 
Au  solide.  Son  nom :-  Qu'aura-t-ellc  ?  Qu'a-t-elle  ! 
Que  repondre  ,  Madame,  a  ce  debut  galant  ? 
Saisie  aussi  pour  vous  d'un  depit  violent, 
J'ai  paye  d'impudence  -y  &:,  vous  faisant  Comtessc, 
Jai ,  d'un  front  Provencal,  vante  votre  noblesse ; 
Nocnme  tous  vos  ayeux ,  barons  on  chevaliers ; 
I  x  I  ait  monter  la  souchc  a  quinze  ou  vingt  quartiers , 
Item  ,  je  vous  ai  faitc  une  grande  heritiere. 
A  cctte  qualite  x  qui  passe  la  premiere , 

C  iii 


5*        L'ECOLE  DES  PERES, 

J'ai  vu ,  pleins  d'une  ardeur  qu'ils  ne  pouvoient  cou  vrir , 
De  l'avide  trio  les  six  grands  yeux  s'ouvrir , 
Commc  on  verroit  des  loups,  quand  la  faim  les  fourvoie, 
Les  gosiers  aflfames  s'ouvrir  sur  une  prcie. 
lis  se  sont  separes.  De  la ,  sans  s'etre  vus , 
Tous  trois ,  Tun  apres  1'autre ,  a  moi  sont  revenus  j 
Ont  tres-eloquemment  brigue  mon  assistance; 
Mont cffert (a regret)  ccs bijoux d'importance : 
D'unprocede  si  noble  enfin  le  ccenr  epris , 
J'ai,  d'un  air  ingcrra  ,  promis  tout }  6V  tout  pris. 

P  A  S  Q  U  I  N. 

Et  tout  pris  I  Que  ce  mot  finit  bien  la  tirade ! 

Angelique. 
Oui  >  mais  il  faut  tout  rendrc. 

N    E    R    I    N    F. 

Est-il  vrai ,  Camaradc2 

P    A    S    Q,    U    I    N. 

Non :  partageons  plut&t. 

N    E    R    I    N    E. 

Ecoutez  tons  les  deux  y 
Dc  quel  style  &r  comment  jc  vais  parler  pour  eux. 
C'cst  en  vous  exhortant,  commc  sagc&rprtidente, 
A  les  traitcr ,  Madame  ,  en  Comtcsse  opulentc  , 
A  qui  de  plats  Bourgeois  oscroient  en  compter  : 
Si  vous  en  aimez  un,  a  vous  bien  surmonter. 
Point  de  quartier  pour  gens  d'un  pareil  caractere  J 
Qui,  dussiez-vous  comber  cent  fois  dans  la  misere3 


C  O  M  E  D  1  E.  w 

Plus  affreuse  cent  fois,  se  montrat-elle  a  vous, 
Embrassez-la  plut6t  cent  fois  qu'un  tel  epoux. 
Vengez ,  a  la  faveur  du  faux  nom  qui  les  tente  , 
Le  mepris  qu'ils  feroicnt  de  la  fillc  d'Argante  > 
Et  payez  en  un  mot  leurs  tendres  sentimens, 
Comme  vous  me  voyez  payer  leurs  diamans. 

P    A    S    Q    U    I    N. 

C'est  parler  comme  un  Ii vre  3  on  le  Diable  m'emporte ! 

Angelique. 

Je  n'avois  pas  besoin  d'un  avis  de  la  sorte. 
Leur  Pere  vainement  s'en  feroit  ecouter  j 
Mon  amitie  pour  lui  me  les  rait  dctester. 

mamaam^^aams^^aam^amimm^mm  i  ■■■■■■  mt 

SCENE    VI. 
PASQUIN,     NERINE. 

N    E    R    I    N    E. 

ST  our  nous  venger,  un  jour,  toutes  tant  que  nous  sommej 
Puisse  la  soif  de  Tor  etrangler  tons  les  homines ! 
On  sc  moque  par-tout  des  Miles  sans  vertus ; 
N'avons-nousqueccla,ron  s'en  moque  encor  plus. 
Adieu. 

P  A  S  Q  U  I  N  ,   la  rappdant. 
Nerine  ? 

N    E    R    I    N    E. 

Eh  bicn  2 

C  iv 


40         VtCOLE  DES  PliRES  3 
P   A    S    Q    U    I    N. 

J'ai  deux  mots  a  te  dire 

N  i  K  i  N  E. 

Parle. 

P    A    S    Q    U    I    N. 

Qu'elle  a  de  grace ! 

N   E    R   I    N    E. 
Apres  ? 
P    A    S    Q    U    I    N. 

Oui ,  je  1'admirc. 
Si  tu  concevois !. . . . 

N   e   R   i   n   E. 

Quoi  ? 

P  A  s  q  u  i  n. 

Ce  qu'en  si  peu  d'instans. .. . 
Tout  le  progres . 

N    E    R    I    N    E, 

Poursuis. 

P    A    S    Q    U    I    N. 

Je  te  jure 

N    E    R    I    N    E. 

J'attends, 
P  a   s   q  u   I   N. 
Eh  blent  Quel?  Park.  A  prist  Pourfuis.  J*  attends.  Dc  vine. 


C  O  M  E  D  I  E.  4* 

N    E    R    I    N    E. 

Tum'aimes? 

P    A    S    Q   U    I    N. 

T'y  voila. 

N    E    R    I    N    E. 

Je  n'en  fais  point  la  fine : 
Je  t'aime  aussi. 

P    A    S    Q    U    I    N, 

Quoi !  Tu. . . . 

N  E  R  I  N  E  ,  fe  rengorgeant. 

Point  d'incredulite, 
Cct  aveu  coute  trop ,  pour  etre  repcte. 

P    A    S    Q    U    I    N. 

Ma  foi !  j'ai  bien  aimc  des  fillcs  en  ma  vie-, 
Mais  pas  une  ,  a  mes  yeux ,  n'a  paru  si  jolie. 

NERINEj  reprenant  Vair  aife. 

J'aibien  eu  des  Amans;  milled'entr'euxm'ontplu^ 
Mais  je  ne  m'en  remets  pas  un  qui  t'ait  valu. 

P  A  S  Q  U  I  N  j  /e  redrejfant  a  fon  tour. 
Je  le  crois.  Entre  ceux  qui  cherchoient  a.  te  plaire, 
Tu  ne  pouvois  choisir  qu'un  valet  ordinaire  , 
Un  valet  ne  pour  l'etre :  &" ,  sans  fairc  le  fat, 
Je  suis  bien  au-dessus  de  ceux  de  mon  ctat. 
J'ai ,  par  libertinage ,  endosse  la  mandille  : 
Mais  je  n'en  suis  pas  mojns  un  enfant  de  famille , 


4*~        ViCOLE  DES   P^RESJ 

D'un  riche  Procurcur  l'heritier  &  1'aine ; 

Et  Ton  se  sent  toujours ,  tiens ,  de  ce  qu  on  est  ne. 

N   E    R    I    N    E. 

Fils  d'un  pere  opulent,  honnere-homme  peut-etre  , 
S'abbaisser  a  servir!  Vivre  aux  gages  d'unMaitre! 
Quelle  honte ! 

P    A    S    Q    U    I    N. 

Oh  que  non!  J'ai  consulte  lc  cas: 
Pour  etre  un  peu  laquais ,  on  ne  deroge  pas. 
Bien-loin  meme  qu'en  rien,  notre  ordre  qui  te  blesse, 
Tout  roturier  qu'U  est ,  deroge  a  la  Noblesse , 
II  a  servi  de  grade  a  mille  honnetes  gens , 
Pour  y  pouvoir  atteindre  a  beaux  deniers  comptans. 
D'ailleurs ,  mes  chaines  sont  honnetes  &  legeres  •> 
Mon  Maitre  a  des  egards ,  &r  nous  vivons  en  freres. 
S'il  est  meme  entre  nous  un  peu  d'autorite, 
Je  puis  dire ,  a  bon  droit,  qu'elle  est  de  mon  cote. 
Ah !  Que  ne  suis-je  entre  plutot  a  son  service  ! 
11  n'eut  pas  de  ses  fils  entretenu  le  vice ; 
Ni,  s'abysmant  pour  eux ,  dupe  de  sa  douceur , 
De  leur  ingratitude  essuye  la  noirceur. 
Contre  leur  flatterie  il  auroit  tenu  roide ; 
Et  la  Cuisine  ici  ne  seroit  pas  si  froide. 
Mais  baste !  Le  passe  ,  comme  on  dit ,  est  passe. 
L'avenir  nous  menace  ,  6V  c'est  le  plus  presse. 
Aussi  mon  Pere  6V  moi  nous  allons.. . .  Patience ! 
Je  ne  dis  mot:  Suifit!  J'y  mcttrai  ma  science. 


CO  Mi  DIE.  .4? 

Mesgaillards  sont  en  pied ;  mais  quils  se  tiennent  biea ; 
Car  on  va  les  sangler ,  qu'il  nJy  manque  ra  rien. 

N    E    R    I    N    E. 

Signalons  done  contr'enx  chacun  notre  malice. 
Je  jouerai  leur  amour. 

P  a   s   Q  u  i   N. 

Et  moi ,  leur  avarice. 

N    E    R    I    N    E. 

Je  les  rends  amoureux  toustrois,  comme  troisfous. 

P   a   s   q   u   I   N. 
Et  je  raccroche,  moi,  tout  ce  qu'ils  ont  a  nous. 

N   E   R   i   N   E. 
Vivent  les  gens  d'esprit ! 

P    A    S    Q    U    I    N. 

Bien  armes  d'impudencc. 

N    E    R    I    N    E. 

Eh!  comment  vas-tu  faire? 

PASQUIN  ,    gravement. 

Oh !  point  de  confidence. 
Lc  Sage ,  en  scs  projets ,  scait  mieux  se  comporter : 
Un  dessein  qu  on  cvente  est  tout  pres  d'avorter. 

N    E    R    I    N    E. 

Pour  opposer  sentence  ici  contre  sentence  .* 
Quand  nous  questionnons ,  qui  se  tait  nous  offense. 
Je  me  moque  du  Sage ,  >&:  je  veux  tout  savoir. 


44        VECOLE  DES  PERES* 

P    A    S    Q    U    I    N. 

Toutsavoir?  Et  la  chose  est-elle  en  ton  pouvoir> 

N    E    R    I    N    E. 

Pourquoi  non? 

P   A   s   Q   u   I   N. 

Par  exemple ,  il  faut  savoir  se  taire; 
Le  sauras-tu  ? 

N  E  r  i  N  E. 

Tres-bien. 

P    A    S    Q    U    I    N. 

Ton  sexe  ,  d'ordinaire , 
Sur  une  lettre  close  est  un  mauvais  cachet. 

N    E    R    I    N    E. 

Eh!  mon  ami !  Le  tien  est  cent  fois  moins  discrete 
Car  je  sais  tel  secret  que,  pas  pour  un  Empire , 
De  force  ni  de  gre ,  Ton  ne  nous  feroit  dire  ; 
Et  que  par  des  sermens,  vainement  retenu  , 
Un  homme  court  souvent  dire  au  premier  venu. 

P    A    S    Q    U    I    N. 

Voici  done  mon  dessein.  Je  vcuxsansqu'onsoupconne.,., 
Tu  ne  le  diras  done  siirement  a  pcrsonne  I 

N    E    R    I    N    E. 

A  personnc. 

P   a   s   q  u   I   N. 

Pas  meme  a  ta  Maitresse  ? 


CO  ME  D  IE,  \^\ 

N    E    R    I    N    E. 

Non. 

P    A    S    Q   U    I    N. 

Jc  vais Mais  jure-moi.  — 

N    E    R    I    N    E. 

Voila  trop  de  facon. 
Ou  parle,  ou  plus  d'amie.  Opte.  Le  temps  me  presses 
Tu  ne  veux  pas?  Adieu.  Je  rejoins  ma  Maitresse. 

P  a  s  Q  u  i  N. 

Suivons-la ;  Jeme  rends.  Viens.Tu  vas  savoir  tout. 
Qu'un  bee  un  peu  mignon  met  de  sagesse  a  bout  \ 


&-y     w* 


V5f       ViCOLEDESPiRES, 


A  C   T  E    II. 

S.CENE    PREMIERE. 

P  A  S  Q  U  I  N  ,  fad. 

S  E  n'ai  rien  avance ,  que  bientot  je  nc  fasse, 
Ou  j'ose  3  a  la  Soubrette ,  nn  peu  mentir  en  face , 
Cestquand ,  de  panvre  enfant  d'un  simple  laboureuf  t 
La  vanite  m'erige  en  fils  de  Procureur. 
Mais  cela  n'est  pourtant  pas  trop  bien ,  qnand  j  *y  pense , 
De  mcconnoitre  ainsi  l'auteur  de  sa  naissance. 
Lc  meconnoitre !  Non :  pourquoi  done ,  s'il  vons  plait  > 
Je  le  fais  seulement  plusgros  Seigneur  qu'iln'est. 
La  peccadille  est  mince ;  &  |e  me  la  pardonne. 
Furcur  d'en  imposer,  ridicule  ou  Ton  donne 
Dans  l'etat  de  Marquis,  ainsi  que  dans  le  mien. 
Et  puis  j'aime  a  mentir  j  cela  me  fait  du  bien. 
Mon  Pere,  parmalheur,  vaparoitre;  &:  je  tremble 
Que  lui ,  Nerine  cV  moi ,  nous  nous  trou  vions  ensemble. 
Mais  j'appercois  mon  Maitre.  A  la  mine  qu'il  fait , 
De  ses  pas ,  a  coup  sur ,  il  est  peu  satisfiit, 


C  O  M  £  D  I  E.  47 

^—— — *— — — — — — — »m*—m — — — — — ■ 

SCENE    II. 
g£ronte,  chrisalde,  pasquin, 

Chrisalde. 

\^u'est-ce  done?  Vous  avezl'air  tout  melancolique. 
Pas  un  ,  je  le  vois  bien }  n'a  voulu  d'Angelique. 
Vous  avez  rcpondu  trop  tot  de  leurs  aveux. 

P  A  S  Q  U  I  N. 

Qui  repond  paye  \  il  n'a  qu  a  l'epouser  pour  eux, 

GERONTE,   un peu fdche. 

Pasquin ,  cherche  mes  fils.  Vas  •,  Damis  &r  Valcre , 
Sont ,  je  crois,  pres  d'ici ,  chez  Eraste  leur  frere. 
Cours,  frappe, entre,  &  leur  dis  que,  sans  perdre  de  temps . 
II  viennent  tout-a-1'heure  ;  &:  que  je  les  attends. 

Pasquin. 

J'attends ,  moi ,  que  bientot  ce  feu  se  ralentisse. 
De  vos  fils ,  en  tout  cas ,  je  vous  ferai  justice  ; 
Oui ,  moi-meme !  Voyons  si  vous  vous  soutiendrez: 
Mais  je  serai  le  Maitre ;  ou  vous  le  deviendrcz. 

G  E  R  O  N  T  E. 

Fais  ce  que  Ton  te  dit ;  Sors. 


4S        VECOLE  DES   PliRESj 

SCENE    III. 

GERONTE,    CHRISALDE, 
Chrisalde. 

V  ous  avez  beaufaire* 
On  devine  aisement  ce  que  vous  voulez  taire. 
Mais  je  ne  vous  plains  point.  Vous  etiez  averti. 

GERONTE. 

Je  n'ai  trouve  personne  ,  &:  tout  etoit  sorti. 
Comme  on  voit  toutefois,  je  disce  qu'il  m'en  semblc* 
Chez  Eraste ,  a  diner ,  je  crois  qu'ils  sont  ensemble* 
Du  moins ,  de  leurs  valets  son  logis  etoit  plein ; 
Et  j'ai  vu  repasser  les  debris  d'un  festin, 

Chrisalde. 

Entrer  contre  leur  ordre ,  cut  ete  malhonnete  ; 
Et  votre  compagnie  auroit  trouble  la  fete  J 

G  E  R  O  N  T  E. 

Oui ,  mon  frere  j  a  notre  age ,  on  ne  fait  chez  autrui, 
Que  trainer  apres  soi  la  tristesse  cV  l'ennui ; 
Et ,  puisque  vous  voulez  qu'on  parle  avec  courage , 
Votre  presence  ici  m'en  est  un  temoignage. 

Chrisalde. 
Jc  vous  amuserois ,  si  j'approuvois  vos  fils  : 
Ah !  qua  cela  ne  tienne ,  6c  soyons  bons  amis. 

Js 


C   O  M  E  D  I  E.  49 

Jc  croistoutce  que  d'eux  vous  voulez  que  jc  croye. 
Ordonner,ousoufFrirdu  moins  qu'on  vous  renvoye> 
Cela  s'appelle  ( oui-da )  des  fils  tres-obligeans. 

G  E  r  o  N  x  £. 
Ce  pourroit  etre  aussi  la  faute  de  lcurs  gens, 

ChriSaLde. 
L'etrange  entetement  en  faveur  de  ces  traitres  ! 
I/impudence  des  gens  vient  de  celle  des  Maitres; 
Du  Maitre ,  quel  qu'il  soit ,  peu ,  beaueoup  ,  ou  zero, 
Le  valet  fut  tonjours  &:  le  singe  &:  Techo; 
Vosfils,  par  vous  combles  des  biens  de  la  fortune, 
En  trouvent  aujourd'hui  Torigine  importune; 
Et,  n'espcrant  plus  rien  de  vous  quand  vous  vefief , 
Vous  font  effrontemcnt  fermer  la  porte  au  nez. 
C'est  bien  fait.  Je  m'attcnds  que  demain ,  Tun  ou  ['autre 
Vous  dira  de  sortir ,  &  de  passer  la  votre. 
J'enrage ,  quand  je  vois  que  Ton  s'aveugle  ainsi; 
Et  je  perds  patience ! 

G    E    R    O    N    T    E. 

Oh !  Je  la  perds  aussi 

Chris  alde. 
Brisons-la.  Finissons  un  debat  inutile, 
Qui  ne  feroit  qu'en  vain  nous  echaurrer  la  bile. 
Et  songez  seulement  a  quoi  votre  bon  co^ur 
Vient  de  vous  engager  de  parole  &:  d'honneur. 
Avec  vos  fils  enfin  soyez  ferme  &  severe  : 
Joignez  la  voix  du  Maitre  a  la  bonte  du  Pcre  \ 

Toms  I,     D 


56        ViCOtE  DE$  PgRES, 

Non  que ,  dc  quelquc  ton  que  vous  vous  y  prcnicz , 
On  vous  soit  plus  soumis ,  ni  que  vous  y  gagniez : 
Mais  qu'au  moins  unc  fois  on  apprennc  a  vous  craindrc 
S'ils  manquent  an  respect ,  sachez  les  y  contraindre; 
Et  faites  voir  qu'un  droit  par  la  Nature  ecrit , 
Pour  are  neglige ,  jamais  ne  se  prescrit. 

Geronte. 

Eh!  pourquoi?  Tout  ceci  finira  sans  dispute. 
Je  connois  bien  mes  fils ,  vous  dis-  je.  On  leur  impute 
De  plus  bas  scntimens ,  plus  de  tort  qu'ils  n'en  ont j 
Et  Ton  se  les  est  faits  plus  mauvais  qu'ils  ne  sont. 

— — — — — — ——  — iiui.iuii  ,i   ■■Jiui.'mi.j»jljmj«ui  >.i.m—a^ 

— —  i    ■  i  m 

S  C  £  N  E    IV. 

GERONTE  ,  CHR1SALDE  ,  PASQUIN. 
Geronte. 

V  lENDRONT-ils  ? 

Pasquin. 

Oui ,  Monsieur  ;&:  la  nappe  levee, 
Ces  Messieurs  voudront  bien  faire  cette  corvee. 
Chez  Monsieur  l'Auditeur ,  entrant  tout  essoufie  , 
J'ai  paru  devant  eux ,  &:  je  leur  ai  parle  : 
Voire  Pere  _,  Messieurs .,  vous  mande  en  diligence. 
Un  d'eux  m'a  repondu,  d'un  air  de  nonchalance  , 
Aussi  froid  que  le  mien  paroissoit  echaufre  : 
llfuffit ;  nous  irons.  Eh !  Quclquun.  Le  cafe. 


C  O  M  £  D  I  E>  5 1 

Le  <rtf/*Valloit  faire  ;  &  c'est  a  vcus  d'attendre  : 
Car,  avant  lc  cafe  3  l'oa  ne  peut  vous  entendre. 

CHRISALDE,  a.  Geronte. 

£t  Ton  vous  les  a  peints  plus  mauvaisqu'ils  ne  sont ! 

GERONTE,<z  pan. 

Patience!  Bientoc  tous  ces  bruits  finiront. 

{haut.) 
Pasquin  cherche  a  vousplaire ,  &"  charge  un  peu  les  roles. 

P  A  S  Q  U  I  N. 

Point.  Je  vous  chante  au  juste  8c  I'air  &"  les  paroles. 

Chrisalde. 

Pasquin  vous  est  fidele :  &r  vous  nous  saurez  gre 
D'un  projet  que ,  pour  vous ,  en  tete  on  s'est  fourre. 

Geronte. 
Un  projet  ? 

Pasquin. 

Oni ,  Monsieur.  La,  parlons  sans  finesse. 
Ne  voudriez-vous  pas  retcnir  vos  richesses? 

Geronte. 

Non ',  si  je  les  avois ,  j'en  ferois ,  sans  regret , 
Le  meme  usage  en  cor  que  j'en  ai  deja  fait. 
Avec  ton  pere  &:  toi ,  content  dans  ma  ChaumieYe, 
J'ai  plus  qu'il  ne  nVen  faut ,  pour  vivre  a  ma  manierc. 
-Ainsi .  point  de  projet, 

Dij 


5a         ViCOLE  DES  P$RE$> 

Pasquin, 

Monsieur ,  cela  suffit. 

G  i  R  O  N  T  E. 

Tout  ira  bien. 

Pasquin. 

Prenez  qu'on  ne  vous  ait  rien  dir. 

Geronte. 

Et  l'hymen  acheve ,  pour  vous  laisser  tranquille , 
Mon  frere,  sans  retour  ,  j'abandonne  la  Ville  ; 
Car  je  vois  bien  qu  ici  nous  nous  incommodons. 

Pasquin. 
Allons  planter  nos  choux ,  &:  garder  les  Dindons. 
Partons. 

Geronte. 
Pasquin  repugne  a  suivre  la  son  Maitre  ? 

Pasquin. 
Mes  talcns  sont  pen  faits  pour  un  scjour  champetre, 
Mais ,  n'importc :  on  le  veut ,  nVy  voila  resigne. 

GERONTE,  a  Chris  aide  qui  sort. 
Vous  sortez  ? 

Chrisalde. 
Oui ,  je  sors ;  &:  je  sors  indigne. 
Vous  ne  meritez  pas  que  Ton  vous  contrarie ; 
Encor  moins  qu'on  vous  serve.  Adieu  dene.  De  ma  vie, 
Chez  vous ,  si  je  fais  bien,  je  ne  remcts  le  pied. 
Cc  n'est  pas  ctre  un  homme  3  6V  cela  fait  pitic ! 


C  O   M  E  D   I  E. 


5  5 


SCENE    V. 
G-fe  R  O  N  T  E,     PASQUIN. 

G  E  R  o  n  r  E. 

jl  itie  ,  soit !  Eh !  mon  Dieu !  Quand  j'ecoute  mon  frere , 
11  est  beau  raisonneur :  mais  a-t-il  ete  pere  ? 
Peut-etre  ai-jc  trop  fait  j  &: ,  pour  faire  encor  pis , 
Tel  qui  m'ose  blamer  ,  n'a  bcsoin  que  d'un  fils. 

P  A  S  Q  U  I  N. 

Pour  les  votres  aussi ,  c'cst  folic ,  a  votre  age  > 
D'aller  vous  confiner  au  fond  d'un  hermitage. 
Quel  parti  prencz-vous,  pour  unhommed'esprit? 
Le  Diable  ctoit  plus  vieux  que  vous  quand  il  le  prit. 
Pons  trois  enfans  gates ,  votre  tendre  manic  , 
Tout  jcunc ,  vous  sevra  des  douceurs  de  la  vie  s 
Et  vcuf  a  vingt-cinqans ,  rare  &  fidcle  epoux  , 
Votre  femme ,  en  mourant ,  vous  entcrra  chez  vous. 
Ressuscitez  !  Vivez  !  Jc  veux ,  tel  que  vous  etes , 
Vous  voir ,  a  vos  mugnets ,  enlevcr  dcs  conquctes. 
Qu'cst-  ce ,  dc  notre  temps ,  qu'un  jeune  hommc  en  cffet? 
Unc  frele  poupee  ,  un  fat,  un  freluquet 
Un  debile  Adonis  ,  un  valetudinaire , 
Avant  trente  ans ,  dcja  prcsque  scxagenaire. 
Vous  en  debusquercz  ! 

Geronte, 

Ah  !  Tu  nc  concois  pas 
Diij 


54        VECOLE  DES  P^RESj 

Ce  que  pour  moi ,  Pasquin ,  la  campagne  a  d'appas. 
Ce  rut de  mes  travaux,  long-temps,  Tobjet  unique: 
Elle  est  de  la  Vertu  le  sejour  pacifique ; 
Les  beautes  que  la  terre  y  decouvre  a  nos  yeux  , 
En  eloignent  l'esprit ,  &c  Fapprochent  des  Cieux. 
JV  pense  avec  transport. 

P  A  S  Q  U  I  N. 

Et  moi ,  non  j  ma  pensec 
Ne  vole  pas  plus  haut  que  le  rez-de-chaussce. 
Nouscheminonstoujoursterre-a-terre,  elle  cV  moi. 
Oh !  le  sot  vis-a-vis  que  le  vis-a-vis  soi , 
Monsieur !  S'il  faut  pourtanu...  Mais  que  nous  veut 
monpere? 

SCENE    VI. 

GERONTE,    GREGOIRE,    PASQUIN. 

GhoNTE. 

%£  ui  t'amene ,  Gregoire  ?  Et  qu'est-ce  qui  t'altere I 

Gregoire. 
Hai  la !  vous  m'en  voyez  encor  tout  ahuri ! 
Ce  n'est  pas  note  faute  ;  fte  j'en  son  bian  marri, 

Geronte. 
Tu  m'alarmes !  Quoi  done  ? 

Gregoire. 

J'onz-eu  tretous  biau  fairc; 


C  O  M  £  D  I  E.  55 

Temps  pardu!  Je  n'ons  rait  tretous  que  de  l'iau  clakc. 

Gerontl 
Quest  il  arrive? 

Gregoire. 
(Ja  va  vous  mettre  en  chaleur  j 
Escuse ,  si  je  sis  message  de  malbeur. 

GUONTE. 

II  me  fait  craindre  pis  qu'il  n'a  peut-etre  a  dire. 

Gregoire. 
Ah  I  craigne  hardiman  ;  &  boute  tout  au  pire. 

Geronte. 
Parle  done ,  si  tu  vcux ;  je  me  fache :  Entends-ftU 

Gregoire. 
Cc  qu'ous  alle  savoir ,  vons  fachera  bian  pu. 

Geronte. 
Finiras-tu  ?  Bourreau  !  Ma  patience  est  lassc. 

GrIgoirl 
J'avions  eune  maison :  gnien'a  pu  que  la  place. 
Le  feu  viant  d'y  passe. 

Pasquin. 

Le  feu  I 
Geronte. 

Quoi  I  ma  maison  ?.«; 
Gregoire. 
N'cst  pu  qu'cun  gros  monciau  de  centre  Sc  de  charbon  I 

Diy 


]d       VECOLE  DES  PJ$RE$, 

Meubles ,  chevaux,  bestiaux,  lecurie  Sz  letable,' 
Et  la  grange,  &:  la  paiile  tte  le  blq  ,  tout  au  diable ! 

Pasquin. 
Ah !  Monsieur ! 

G  E  R  O  N  T  E. 

Le  revers  est  des  plus  violens. 
Pasquin. 
Nous  voila,  pour  le  coup,  dans  de  jolisdraps  blancs. 
Gregoire. 

Ne  nous  accuse  pas ,  vous  dis-je  de  l'esclandre. 
Ce  n'est  qu'au  feu  du  ciel,Monsieu ,  qu'i  faut  s'en  prendre 
Ste  nuit ,  que  je  dormion  ,  par  le  mitan  du  toit , 
Patatras !  su  la  grange ,  al  est  chu  tout  fin  droit. 
Je  m'evaille  en  sursaut;&:  vois,  de  ma  couchette... 
Tatigue !  (^a  flambloit  tout  comme  nncallumctte  I 

(  a  Pasquin. ) 
Tantia  que  moi ,  ma  femme ,  &:  ta  sceur  Isabiau , 

(  S'attendrissant. ) 
J'onz-eu  bian  de  la  peine  a.  sauve  note  piau  \ 
Que  je  irons ,  pourabri ,  pu  qu'eun  pande  muraille, 
Et  que  nous  via  tretous ,  Dieumarci ,  su  la  paiile  \ 

Geronte. 
Vous  pleurez ,  mes  enfans  l 

Gregoire. 

On  plcureroit  a  moinSi 


C  O  M  E  D  I  E,  57 

GkoNTE. 

Allez ,  le  Ciel  saura  pourvoir  a  nos  besoins. 

Greg  oire. 

Mafi ,  pour  a  present ,  a  ce  qu'il  viant  de  faire , 
J'en  demande  pardon ,  mais  il  n'y  pourvoitguere* 

Geronte. 

C'est  se  trop  alarmer. 

Gregoire. 

N'avons-je  pas  grand  tort  ? 

P  A  S  Q  U  I  N. 

Nous  n'avons  pas ,  Monsieur ,  commc  vous  lesprit  fort- 

Geronte. 

Le  dirai-je  ?  Loin  d'etre  a  la  doulenr  en  proie  > 
En  faveur  de  mes  fils ,  j'en  ressens  qnelquejoie. 
Leur  honneurattaque  m'est  plus  cher  que  mon  bien} 
Et  le  Ciel  a  permis  que  je  n'eusse  plus  rien  , 
Pour  qu'ils  puisscnt  confondre  enfin  la  medisance. 
On  n'eut  etc  temoin  que  de  leur  complaisance  ; 
Et  Ton  va  1  cere  encor  de  leur  amour  pour  moi. 
Ceci  rendra  le  monde  cV  bien  sot  &  bien  coi. 


jS        L'ECOLE   DES  P&RFS, 

— — ■■— — — — gi  ■  m  — — —  m— a— i nw — 

SCENE    VII. 

GERONTE,  ANGELIQUE,  PASQUIN, 
GRkGOlRE. 

Geronte. 

v  OUS  arrivcz ,  Madame ,  a  temps  pour  etre  instruite 
D'un  malheurqui  m'annonceun  bonheur  cVsa  suite. 
Entrons.  Rien  ne  pouvoitdeja  m'etre  plus  doux , 
Qti'un  moment  d'entreticn ,  en  secret ,  avec  vous. 


SCENE     VIII. 

PASQUIN,     GREGOIRL 

Gregoire. 

JO.EIM !  Jeannot ,  qucn  dis-tu  ?  Sais-je  bailie  de  collel 
Comme  je  m'y  sis  pris  tout  d'abord  par  bricole , 
Afln  qu'i  gobit  mieux  par  apres  le  marlan  1 

P  a  S  Q  u  1  N. 

Fort  bien !  Contre  les  fils  suivons  done  notre  plan, 
Ceci  ne  fait  encor  que  preparer  la  trame 
Qui  va  developper  leur  cara&ere  infame  ; 
Songeons  bien  desormais  tous  deux  a  nous  unir5 
Pour  appreter  le  coup  qui  doit  les  en  punir. 


C  O  M  £  D  I  E.  59 

Gregoire. 
Morgue !  j'aimc  a  tc  voir  dans  le  parti  de  pere! 
Bon  signe  !  Ecrason  done  ce  race  de  vipere ! 
Note  Maitre  a  deja  bailie  dans  mon  panniau. 

Pasquin. 
Moi,  je  les  dois  leurrer  du  retour  d'un  vaisseau, 
Dire  qu'il  vous  a  mis  seul  dans  la  confidence  > 
Et  pourquoi  la-dessus  il  garde  le  silence. 
Vous ,  souvenez-vons  en ;  des  que  j'aurai  jete 
Une  si  belle  amorce  a  leur  avidite , 
lis  vous  amadoueront  de  leur  patelinage: 
Tirez-vous  bien  alors  de  votre  personnage ! 
Sachez  me  seconder 

Gregoire. 

T'as  pu  d'esprit  que  moi ; 
Mais  je  sis  eun  compere  aussi  madre  que  toi : 
Vas !  vas !  tu  ne  scais  pas  encore  a  qui  tu  parle. 
J'onz  ete,  comme  d'aute ,  eun  denicheux  de  Marie. 
Et  pis ,  de  fils  ingrats !  Tians ;  ca  seul  me  rendroit 
Pu  malin  qu'eun  vieux  singe,  &  me  degourdiroit. 
Croirois-tu  bian  jusqu'ou  va  leuz  impartinance  2 
C'est  peu ,  depis  qu'i  sont  des  Monsieux  d'importancc , 
D'avoir  change  de  train,  de  mceurs,  de  noms ,  de  tout  j 
Je  vois  qu'i  voudriont  change  de  pere  itout. 
Leux  Pere  leuxfaiz  honte.  Oui ,  Jeannot,quandj'y  revc. 

P  A  S  Q  U  I  N  ,  a  part. 
Avis  au  sieur  Pasquin. 


£o        VECOLE  DES  PERES, 

Gregoire. 

Jarnicoton !  J'endevc. 

PASQUIN,  a  part. 

Et  justement  j  voici  Nerine! 

Gregoire. 

I  le  pairont ! 
Et  jc  varrons  biau  jeu ,  si  la  corde  ne  rompr. 

■''mm  !■■ mnmmwmmm.mmummmmtwm  wnw ■■  u 

SCENE     IX. 

GREGOIRE,   PASQUIN,    NERINE. 

NERINE  ,  dcrriere  Pasquin  qui  ne  fait  pas  scmblant 
de  la  voir. 

^U'EST-moi,  mon  cher  Pasquin. 

PASQUIN ,  has  &  la  faisant  reculer  avec  lui. 

Je  te  vois  bien ,  ma  fille. 
Bon  pur.  (a pan.)  Cecivamalpourl'enfantdefamille, 

Nerine,  has. 

Chassc-moi  ce  manant,  que  je  te  parle. 

Pasquin,  has. 

Attends. 
Nerine. 
Tout  a  1'hcure. 


C  O  M  £  D  I  B.  €1 

PASQUlK,   apart. 
J'enrage ! 
GREGOIRE,   sans  se  retourner. 
Heim !  Quoi  ? 

PASQUIN,  a  part. 

Quel  contretemps ! 

Gregoire. 

Tu  crains  le  contretan  ?  Gnien  aura  pas ,  te  dis-je. 

Pasquin. 
Si  vous. . . . 

Gregoire. 

Tant  de  redite  ,  a  la  parfin  m'afflige. 
Tais-toi !  tu  n'es  qu'eun  sot. 

NERINE,  has. 

II  est  bien  familier  ! 

Pasquin,  bus. 
Avec  gens  de  ma  robe  on  est  peu  regulier. 

Gregoire. 
Tout  ira  bian,  mon  fils. 

NERINE,  has. 

Mon  fils  1  Cest-la  ton  perc? 
Pasquin,  has. 
Je  te  dis  bien ,  ma  fille  :  ai-je  epouse  ta  mere  ? 
{a  Greg.)  Si  vousvouliez  un peu  vous  eloigner  d'ici? 


6i        ViCOLE  DES  P&RES, 

Gregoire. 
Moi  I  Nenni.  Pourqnoi ,  done  ?  Je  reste  ou  me  voicL 

Pasquin. 
De  grace  i 

Gregoire. 
La  raison  ? 

Pasquin. 
Je  vous  en  prie. 

Gregoire. 

A  cause  ? 

(  Se  retournant  en/in  &  appercevant  Nerine. ) 
Ah  ,ah ,  Monsieu-Fgaillard  '.Via  done  le  pot- au- rose! 
Est-ce  pour  etre  seul  aveuc  ste  dondon-la  ? 

NERINE,  haut  &  s'avancant. 

Sa presence,  apres  tout,  ne  fait  rien  a  ecla. 
Madame  est  ceans  ? 

Pasquin,  brusquement. 
Oui. 
Nerine. 

J'apporte  ,  pour  nouvellc , 
Denostrois  amoureux  trois  billets  dcxix  pourelle. 

PASQUIN  ,  la  poussant  par  les  e'paulcs. 
Vas !  Tiens !  Entre  !  A  revoir ! 

N  E  R  I  N  E  ,  rcvenant. 

Ton  projet  va-t-il  bien  ? 


€  O  M  t  D  I  E.  <T| 

PASQUIN ,  la  renvoyant  toutes  lesfcis  quelle  revieaz. 
Nc  tJembarrasse  pas ! 

Nerine. 

Je  te  reponds  du  mien. 

P  A  S  Q  U  l  N. 

Je  n'exi  suis  pas  en  peine. 

N  £  R  I  N  E. 

Et  je  vais ,  pour  bien  faire— 

PASQUIN,  la  chassant  tout- a- fait. 

Tu  me  diras  cela  tantot ;  fais  ton  affaire. 

Gr.EGOIRE,k  mcttant  au-devant. 

Atans !  Que  je  reluqne  encore  enn  tantinet 
Sa  meine  apetissante ,  &:  son  ar  dadouiilet ! 

N  E  R  I  N  E. 

Allons  done !  Finissez !  Livrcz-moi  Ie  passage  ! 

Gregoire. 

Eun  ptit  coup  de  grouin ,  pour  le  droit  depeage. 

N  E  R  I  n  E. 
Tenez,  ce  gros  lourdaut  1  Ca,  vous  m'importnncz  I 
Passerai-je ! Pasquin ,  donne-lui  sur  le  nez. 

Gregoire. 
Me  bailie  sus  Ie  nez  !  Pargue,  je  li  conseille  ! 

N  k  I  N  E. 

Lcvoila,  comaie  un  sot,  sans  yeux  &:  sans  oreillc. 


64        VECOLE  DES  PiRES, 

Tu  me  vois  cajoler  ;  &  n'es  pas  plus  jaloux  ? 
Eh  bicn !  laissez  passer,  bon-homme ,  &"  payez-vous, 
{Elk  siechappe3  &  Gregoire  court  apres.) 
PASQUIN,  seul. 

Je  n'en  sortirai  pas  tou jours  a  si  bon  compte ; 
Et  ne  men  puis  tirer  tot  ou  tard  qu'a  ma  honte. 
Le  plus  court,  ce  seroit  de  la  desabuser. 
Mais  aussi  de  quoi  diable  ai-je  ete  m'aviser ! . . .  * 

Gregoire  rcvicnt. 
Les  voici ! 

P   A   S  Q  U    I  N. 

Bon  1  Songez  qu'il  est  de  consequence 
Que  nous  leur  paroissions  en  mesintelligence , 
Pour  etablir  d'abord  leur  confiance  en  moi. 

Gregoire. 

Je  ferai  le  fache  \  fais  done  le  honteux ,  toi : 
Je  n'aurai  pas  de  peine  a  paroitre  en  colere. 

P  A  S  Q  U  I  N. 

Traitcz-moi ,  devant  eux,  de  membre  de  galcre ! 
Figurez-vous ,  pour  etre  ainsi  que  je  le  veux, 
Que  je  suis  un  maraud,  qui  ne  vaux  pas  mieux  queux. 


SCENE 


C  O  M  E  D  I  E.  £5 

SCENE     X. 

GREGOIRE,  DAMIS,  VALfeRE,  &RASTE, 
PASQUIN. 

GrEGOIREj  levant  la  main  sur  Pasquin, 

\jf  are  ,  aveuc  tes  propos,  qn'eun  jour  je  ne  t'etrillc 
Et  je  ne  te  repasse  en  enfant  de  famille , 
Blitre ! 

VALERE,  .galement. 
Bon  jour,  Gregoire. 

GrEGOIRE,  en  grondanu 
Horn  ! 
tRASTE,  niaisetnent. 

Comment  t'en  va  1 
Gregoire. 

Bian. 
Da  MIS,  obl'igeamment. 
Tu  grondes  ?  Qu'as-tu  done  ? 

Gregoire. 

Un  fils  qui  ne  vaut  rian. 
Le  pcre  de  ce  temps  sont  diantrement  a  plaindrej 
Et  je  ne  sis  pas  seul  ici  qui  devroit  geindre. 

Tome  L       E 


6$         VECOLE  DES  PERESj 

^    '■■■"        '  ■  »■■—!■  -■— — ,.  .  ■■ ■-„....      |      .     __ ,       .^.  ,.  |       „ «| 

SCENE    XI. 

DAMIS ,  VALERE,  £RASTE  ,  PASQUIN. 

D   A   M    I    S. 

o'ils  ncsontpas  a  plaindre,ilsseplaignent  ton  jours, 
Du  moins  -y  &:,  jour  &:  nuit,  voila  de  leurs  discours. 

Pasquin. 

Qui  dit  pcrc ,  en  cfrct,  dit  un  hommc  qui  gronde. 
On  est  bien  malheureux  d'etre  fils  en  ce  monde  ! 
11  faut ,  voussoutint-on  quetrois  &  trois  font  sept , 
N'cn  pas  disconvenir ,  &:  garder  le  tacet. 

V    A    L    E    R   E. 

Oui.  Qu'un  demele  naisse  cntre  un  fils  cV  son  pcrc, 
Le  pcre  suit  sa  fougue,  &:  le  fils  se  modcre  : 
Lcur  droit  n'est  toutefois  que  le  droit  du  plus  fort. 

E  r  A  s  T  e. 

Jc  gage  avee  Pasquin,  que  le  sien  avoit  tort. 

Pasquin. 

Le  plus  grand  tort  du  monde !  Et  jc  vous  en  fais  jugc. 
Car,  enfin,  croiriez-vous  d'ou  vient  tout  cc  erabn  :;c? 
Du  rcfus  que  jc  fais  de  lachcr  quelquc  argent 
Qu'il  vient  me  demander  a  titre  d'indigent. 


C  O  M  E  D  I  E.  Gy 

Au  bon  Pere  queteur  j'ai  fort  bien  fait  la  nique. 
Parbleu !  comme  jJai  dit :  suis-je  done  fils  unique  ? 
Mais  ton  frere  &  ta  sceur  par  lent  tout  comme  toi. 
Tant  pis  pour  vous !  Chacun  n'en  a  pas  trop  pour  soi. 

£  r  A  s  T  E. 
Vraiment ,  les  temps  sont  durs. 
Pas  quin. 

Lui,  de  prendre  la  mouche,' 
Et  d'avoir  aussi-tot  le  reproche  a  la  bouche ! 

E  R  A  S  T  E. 

Les  voila !  Mais  qu'y  faire  i 

V  A  L  E  R  E. 

Helas!  Render  sen  frein! 

D  A    M  I   S. 

Et  baiser  la  ferule ,  en  presentant  la  main. 

P  A  S  Q  U  I  N. 

Et  tout  cela  ,  notez,  souvent  pure  grimace 
D'un  avare  qui  craint  de  toucher  a  la  masse ; 
Et  qui  fait  l'importun,  pour  qu  on  ne  le  soit  pas. 
De  vous  a  moi,  mon  pere  est,  je  crois,  dans  le  cas; 
Du  moins  je  le  suppose  ;  &:  je  pense  qu'il  raille. 
Sans  quoi...  Car  apres  tout,on  n'est  pas  sans  entraille. 
II  est  certains  devoirs.... 

V  A  L  E  R  E. 

Oh !  pui ,  qui  sont  sacr&. 
Eij 


6%         L'ECOLE  DES  P^RESJ 

Pasquin. 
Les  peres ,  apres  tout... 

D  A  M  I  S. 

Doivent  etre  honores. 
Dis-moi ;  ne  sais-tn  pas  ce  que  nous  veut  le  notre  ? 

Pasquin. 

Non  •,  le  mien  des  long-temps  me  brouille  avec  le  votre. 

Je  leur  suis  devenu  tres-susped ,  &  je  voi 

Que ,  depuis  quelques  jours ,  on  se  cache  de  moi ; 

Demoi,  portier ,  valet,  cocher  &  secretaire  ! 

Et  puis  on  veut  encor  que  je  sachc  me  taire  ! 

Ma  foi  non  !  Je  Favoue  a  vos  yeux ,  franc  &:  net: 

A  makre  defiant ,  serviteur  indiscret. 

Un  secret  depose;  secret  inviolable. 

Un  secret  derobe  ,  j'irois  le  dire  au  diable! 

Que  j'en  surprenne  ici,  bons  a  vous  confier , 

Je  me  fais  un  regal  de  les  sacrifier. 

D  A  M  I  S. 

Par  exemple ,  crois-tu  qu'ainsi  qu'il  )e  proteste  , 
Sa  maison  de  campagne  est  tout  ce  qui  lui  reste  ? 
Et  que ,  pour  tout  vaillant ,  notre  pere  en  effet , 
N'eut  que  le  peu  de  biens  dont  nous  f  avons  defait  ? 

Pasquin. 
C'est  de  quoi ,  bien  a  fond ,  je  ne  puis  vous  instruire ; 
Mais,  depuis  neu,  i'cndoute  j  &  ,.puisqu'il  faut  tout  dire, 
Je  ne  sais  quel  micmac,  entre  mon  pere  &:  lui, 
Se  brasse  a  la  sourdine,  &:  se  trame  aujourd'hui. 


C  O  M  E  D  I  E.       '  09 

D  A  M  I  S. 

Que  seroit-ce? 

P  a  s  q  u  1  N. 

Tantot,  de  derriere  line  treille, 
Comme  ils  parloient  tout  bas,  jc  Ieur  pretois  foreillej 
Jecrois....  qu'il  s'agissoit  de. ..  vaisseaux  revenus. 
D  AMIS. 

De  vaisseaux  revenus  l 

P  A  S  Q  U  I  N. 

Oui. 

D  A  M  I  S. 

Ne  m'en  dis  pas  plus! 
Mon  pere  a  mis  sur  mer  jadis  dc  grosses  sommes.  - 

P  A  S  Q  U  I  N. 

Oui. 

Damis. 
Quand  je  te  Ie  dis. 

Pa  s  q  u  i  n. 

C'cst  assez ;  nous  y  sommes. 
Je  ne  m'etonne  plus  s'il  cherche  a  vous  parler: 
De  nouveaux  dons,  sans  doute,  il  veut  vous  rcgaler, 
Car(  si  faut-il  lui  rendre  encor  cette  justice  ) 
11  n'est  rien  dont  pour  vous  il  ne  se  denantisse. 
Le  gain  qu'il  aura  fait ,  vous  l'aurez.  Sur  ce  pointy 
S'il  arrivoit  pourtant  qu'il  ne  vous  parlat  point , 
Te  rejoins 3  de  ce  pas,  mon  bon-hommc  dc  pere  a 

E  iij 


7d         L'ECOLE  DES  P&RES j 

Dont  j'aurai  peu  de  peine  a  calmer  la  colere  -y 
II  nest  ni  bien  discret,  ni  des  plus  rafines  > 
Et  je  lui  saurai  bien  tirer  les  vers  du  nez. 

V  A  L  E  R  E. 

En  gens  reconnoissans ,  nous  acceptons  tes  ofFres. 


SCENE    XII. 

DAMIS,  &RASTE,  VALERE. 

t  R  A  S  T  E. 

JVj.es  Freres  ,  c'est de l'or  qui  tombc  dans nos  coffrcs 
Mon  Pcre,  pour  cela,  nous  mandc  assurcment. 
II  est  pourtant  bon  Pcre,  a  parler  franchement. 

D  a  M  i  s. 
Lui !  Le  plus  digne  Pcre  &:  le  mcillcur  du  mondc ! 
Ma  veneration  pour  cc  Pere  est  profondc  1 
(  a  Erajle. ) 

Je  savois  que  j'avois  a  me  plaindre  de  vous. 
Pourquoi  ne  pas  1'avoir  a  diner  avcc  nous? 

V  A  L  E  R    E. 

Bon  !  Cela  pcnse-t-i!  ?  Voila  de  plaisans  contes. 
II  est  bon  Auditeur  de  la  Chambre  des  Comptes: 
II  ne  sait  qu'une  chose ;  il  nc  sait  que  diner. 

E  R  A  S  T  E. 

Jc  irai  pas  plus  que  vous  le  don  de  deviner, 


C  O  M  E  D  IE.  ft 

V  A   L    E  R  E    a  Damis. 
A  combien  le  profit  peut-il  monter  encore  ? 

Damis. 

Ccla  peut  aller  loin. 

£  R  A   S   T   E. 

Deja  je  le  devore. 
Lapeste  !  Quelplaisir,  s'il  doubloit  mes  ducats! 

Damis. 
Je  ferois  un  beau  coup  ! 

V  A  L  E  R  E. 

Et  moi ,  bien  du  fracas ! 
&  r  a  s  t  e. 
Eh!  mon  Dieu!  L'embarras  n'est  pas  d'en  faire  usage, 
En  fussions-nous  deja  seulement  au  partage ! 

Damis. 

II  sera  bientot  fait. 

V  a  l  e  r  e. 

Prenons  que  le  magot 
Soit  de  cent  mille  ecus. 

£  R  A  S  T  E. 

Oui-da !  chacun  son  lot. 
Voyons.  Cent  mille  a  trois  ? 
Damis. 

Le  calcul  est  facile. 
D'abord,  comme  1'aine,  j'en  p  rends  cinquante  mille, 

E  iv 


7i         L'ECOLE  DES  P^RES, 

V  A  L  E  R  E. 

Et  moi  je  prends  le  resre. 

£  r  a  s  T  E. 

Et  moi  done?  Et  ma  part! 
Rafle  de  tout !  Mais !  mais !  le  partage  est  gaillard  1 
Le  bien  de  mon  Pcre  est  le  mien  commc  le  yotre. 
Je  veux  avoir  mon  tiers. 

D   A    M    I    S. 

Moi ,  la  moitie. 

V  A  L  E  R  E. 

Moi,  1'au  tre, 

£  R  A  S  T  E. 

Nous  allons  voir.  Entrons ,  entrons. 


wmnaeattBE* 


SCENE     XIII. 
DAMIS  ,  VALERE  ,  ERASTE  ,  NERINE 

D    A    M    I    S. 

JN'erine  ici! 
Par  quel  hasard  ? 

N    E   R    I   N    E. 

Madame  y  vient  j  j'y  viensaussL 
D  a  M  i  s. 
Madame  la  Comtesse  l  Eh !  que  vient- elle  y  faire : . 


C  O  M  E  D  I  E.  ?} 

N  E  R  I  N  E. 

Recommander,  je  crois,  a  Monsieur  votre  Pere, 
La  fille  dun  ami  quil  avoit  a  Toulon. 

D    A    M    I    S. 

D'Argante  ? 

N    E    R    I    N    E. 

Oui. 

D  A  M  I  S. 

N'a-t-il  pas  laisse  de  gros  biens? 
N  E  R  I  N  E. 

Non. 
11  est  mort  pauvre,  8c  laisse  unc  fille bien nee, 
Qui  n'a  d'autres  dcfuuts,  que  d'etre  infortunee. 

Value. 
Belle? 

N  E  R  I  N  E. 

A  ravir. 

Value. 
Tant  mieux ! 

D  A  M  I  S. 

Coquette? 
N  E  R  I  N  E. 

Non. 

t  R  A  S  T  E. 

Tant  pis! 


74     ricoiE  des  p£res* 

D  a  m  i  s. 

Allons,  dans  le  jardin,  amnser  le  tapis, 
Attendant  que  la  Dame  ait  fini  sa  visite. 

(  Voyant  que  les  deux  autres  ne  le  suivent  pas. ) 
D'ou  vient  done  qua  me  sui  vre  &:  Tun  &:  l'autre  hesite  ? 
{aNe'rine.)  {bas). 

Adieu, ma  chere  enfant.  Mon  billet? 

N  E  R  I  N  E. 

On  la  111 
V  A  L  E  R  E  ,  de  meme. 
Ma  declaration  ? 

N  E  R  I  N  E. 
Plait. 
ERASTE,  de  meme. 
Ma  lcttre  ? 
Nerine. 

Elle  a  plu. 

£  R  A  S  T  E. 

Guette  bien  le  moment  ou;plantant-la  mes  freres3 
Je  m'esquive,  &  reviens  pourteparler  d'affaires, 


C  O  M  E  D  I  ZT.  75 

SCENE     XIV. 

N  t  R  I  N  E,  seule. 

%^H  ACUN  d'eux,  comme  lni ,  brule  de  s'abouchcr , 
Et  ne  s'eloignc  exprcs,  que  pour  me  rapprocher. 
Qu'ils  y  viennent !  Tenez,  les  plaisantes  especes ! 
II  vous  en  faut ,  Messieurs ,  des  aimables Comtesses. 
II  me  fallen  t ,  a,  moi ,  des  dupes  comme  vous : 
Et  vous  la  danserez,  avec  vos  billets  doux  ! 

Fin  du  fecond  Acts. 


76         V  EC  OLE  DES  PiRES, 


■■   'SH 


A  C  T  E    III. 


w  aKiiidystcaaa— wwai  M  inBggafiTaaarcaaajBfflyaat'iCBKgqag 


SCENE  PREMIERE. 
PASQUIN,  N  E  R  I  N  E. 

PASQUIN,    a  Nerine  qui  boude. 

'is-moi  done  tes  raisons. 

Nerine. 

Tu  nen  vaux  pas  la  peine. 
P  a  s  q  u  I  N. 
Quoi  I  Le  matin  sensible  5  &  le  soir  inhumaine? 

Nerine. 
Oui ;  quand  ce  que  je  vois  declair  &:  de  certain  > 
Me  detrompe  le  soir  des  erreurs  du  matin. 

P  a  s  Q  u  i  N. 
Quelle  est  done  cette  erreur  dont  tu  t'es  detrompee? 

Nerine. 
L'amour ,  dont  je  t'ai  cm ,  pour  moi ,  Tame  occupee, 

Pasquin. 
Mais  je  t'aime ,  te  dis-je. 

Nerine. 

Eh !  oui;  fiez-vous-y! 


C  O  M  E  D  I  £.  77 

P  A  S  Q  U  I  N. 

Jenc  t'aime  pas? 

Nerine. 
Non! 
Pasquin, 

Vous  en  avcz. . . .  Eh !  fi ! 
Tu  fais  {'enfant.  J'ai  dit  tout  sur  cette  matierej 
Jc  t'ai ,  de  mes  secrets ,  fait  confidence  entiere  : 
Pour  prouver  que  je  t'aime,  6V  me  raire  cherir  , 
Que  devois-je  done  faire  encor  ? 

Nerine. 

Me  hair. 
Pasquin. 

Pour  prouver  que  je  t'aime  ? 

Nerine. 

Oui.  Voit-on,  sans  colere  5 
La  personne  qu'on  aime,  inconstantc  &  legere  } 
J'afFcCle ,  devant  toi ,  de  trouver  a  mon  gout , 
Ce  rustre  qui  m'en  conte  ,  &:  qui  me  suit  par- tout, 
Sans  que ,  par  aucun  trait ,  ta  jalousie  eclatel 
Et  tu  m'aimes  ? 

Pasquin. 

Eh !  bien ,  veux-tu  que  je  te  batte  ? 

Nerine. 
Jc  veux  qu'on  sc  murine  ,  &  qu' ivec  son  rival , 
Un  amant  sc  querelle,  ou  vive  un  pen  plus  mal. 


78         L'ECOLE  DES  P&RES , 

Pasquin. 
Mais  j'ai  l'esprit  bien  fait;  6c  cet  esprit.... 

N  E  R  I  N  E. 

Radotte. 

Pasquin. 

Ma  pleine  confiance  en  toi 

Nerine. 

N'est  qu'une  sotte. 
Pasquin. 

Mais  ;e  ne  te  crois  pas  coquette. 

Nerine. 

Et  pourquoi  non  ? 
Pasquin. 

Tu  medircis  de  toi  vainement  sur  ce  ton  ; 
Et  ce  bon  Paysan  d'ailleurs ,  outre  son  age , 
N'est  pas  d'une  tournure  a  donner  de  l'ombrage. 
Compte  enfin  sur  mon  cceur,comme  moi  sur  le  tien; 
Et,  sur  nos  trois  rivaux,  ramenons  l'entretien. 
Se  louent-ils  de  tes  soins  &  de  leurs  tentatives  ? 

Nerine. 
Ah !  tres-fort. 

Pasquin. 

Qu'as-tu  fait  de  leurs  tendrcs  missives  ? 
Nerine. 
Un  usage  qui  va  les  rendre  bien  camus. 


C  O  M  E  D  I  E.  79 

Pasquin. 
Nc  pourrions-nous  parler  en  style  plus  diflfus  J 

N  E  R  I  N  E. 

Madame  ,  avec  mepris  5  Ies  ayant  rejetees, 
A  ses  adorateurs  jc  les  ai  rapportees  ; 
Non  la  sienne  a  chacun j  chaque  amantengeole 
Tient  celle  du  rival  qu'il  se  croit  immole. 
Chaque  frere,  en  secret,  triomphe  de  son  frere. 
Damis  a  dans  ses  mains  le  billet  de  Valere  j 
Valere  tient  celui  d'Eraste ;  &:  j'ai  remis 
A  cet  Eraste  enfin ,  le  billet  de  Damis. 
Le  meilleur  de  ceci ,  c'est  que  chacun  me  prie 
De  laisser  croire  an  fat  que  je  lui  sacrifie  , 
Qu'Angeliqne  a  la  lettre  ,  fk  qu'il  en  est  aime. 
De  mon  manege  ainsi ,  chacun  d'eux  est  charme. 
Le  Financier ,  sous  cape ,  insulte  au  Capitaine  j 
Le  Capitaine  aussi ,  sc  contenant  a  peine , 
Du  credule  Auditcur  sc  moque  en  tapinois  : 
Le  dernier ,  du  premier  j  &  moi ,  de  tous  les  trois. 

Pasquin. 
Et  bien  remerciee  encor  de  tes  prouesses  ? 

N  E  R  I  N  E. 
Comblec ,  avec  raison ,  de  dons  &  de  caresses. 

Pasquin. 
Je  nc  croyois  pcrsonne  aussi  fourbe  que  moi  j 
Mais  je  baisse  humblement  pavilion  devant  toi. 


So  L'ECOLE  DES  P&RES* 

N  E  R  I  N  E. 

Je  leur  envie  encor  l'etat  ou  je  les  laisse  : 
C'est  une  douce  erreur  que  je  pretends  qui  cesse  i 
Et  dont  je  ne  dois  pas  long  temps  les  amuser. 
Je  vais  done  me  hater  de  les  desabuser  ; 
Amorcer  mes  Galants  d'un  billet  circulaire  -, 
Donner  a  tous  les  trois ,  d'une  main  de  faussairc, 
Rendez-vous,  a  meme  heurc,  &  dans  un  mcmelieu; 
Et  la,  leur  faiie  voir  leurs  bcjar.nes.  Adieu. 


uvMMKmMUMHmuwaimma  wm 


SCENE     II. 

PASQUIN,  feu/. 

jlls  ont  la,  par  ma  foi,  deux  agens  tres-fideles. 
Du  Vaisscau  rcvenu  les  flatteuscs  nouvclles 
Ne  leur  preparent  pas  un  moindre  pied  de  nez. 
Au  partage ,  d'avance ,  a  coup  sur ,  acharnes , 
De  chateaux  en  Espagne,  ensemble  ils  s'entrctiennent. 


SCENE 


€  O  M  £  D  t  &  tii 

9UBKtosa*BBmm^r!f^iriim-»mi\tm\\i  m n wi  —  unj—ti  i  M mv  ■ 

""  "  ■■  ■     mza 

SCENE     III. 
GJERONTE,  ANGELIQUE,  PASQUIR 

G  E  R  O  N  T  E. 

It  J.ES  fils  sont  au  jardin :  Pasquin,  dis-leur  qu'ils  viennent, 
£t  vous ,  dont  l'interet  m  occupe  de  cc  soin  > 
De  ma  felicitc  daigncz  etre  temoin  , 
Angelique.  A  mon  sort ,  plusqu'au  votre,  attentive* 
Vous  venez  de  montrer  la  pitie  la  plus  vive  ; 
Je  vais  d'un  pcre  aime  sentir  tout  le  bonheur  -y 
Partagez-en ,  de  grace ,  avec  moi ,  la  douceur. 

Angelique. 
Ainsi  je  vous  oppose  en  vain  la  repugnance 

Que  j'ai  d'embarrasser  ici  de  ma  presence. 
Geronte. 

Oui ;  j'exige  ce  prix  de  mes  soins  emprcsses> 

Mes  fils  &:  votre  ccenr  y  sont  interesses. 

Et  pour  vous  cV:  pour  eux,  soyez-y  done  presents 

Vous  craignez,  je  le  vois,  qu'on  ne  les  violcnte  -t 

Qu'en  se  donnant  a  vous ,  leur  propre  voionte 

N'agisse  moins  sur  eux ,  que  mon  autorite. 

Vous  voulez  un  epoux  qui  soit  charme  de  1  ctrc. 

Leurs  cceurs,  a decouvert,devant  vous,  vontparokre* 

Vous  allez ,  avec  moi ,  les  voir  &  les  ou'ir 

Se  disputer ,  entre  eux ,  le  plaisir  d'obeir. 

Tome  L      F 


8i         VECOLE  DES   P^RES, 

Votre  presence  au  reste,  en  ce  que  je  projette , 
N'aura  rien  d'etonnant ,  ni  rien  qui  vous  commette. 
Pour  la  fille  d'Argante  ils  ne  vous  prennent  pas. 
Grace  a  Nerine  enfin ,  vous  etes  dans  le  cas 
D'une  Dame  sensible  aux  malhcursde  sa  vie, 
Qui  sollicite  ici ,  pour  elle ,  en  bonne  amie  j 

En  un  mot 

Angelique. 

En  un  mot ,  vous  le  voulez  ainsi  ? 
J'y  conscns i  mais  je  crains. . . . 

Geronte. 

Taisons-nous.  Les  void. 


m*itmj'.iwvm.\nimmM!m!mii!iimmii*mf«mmmr-r-mrwBn 


SCENE     IV. 

GERONTE,    ANGELIQUE,    DAMIS  , 
VALERE,    &RASTE. 

VALE  RE  ,  courant  les  bras  ouverts  a  Geronte. 


ue  je  sois  le  premier  qui  saute  aucoud'unpcre ! 
Comment  vous  portez-vous? 

Geronte. 

Fort  bien.  Eon  jour,  Valere 
{aEraJle.) 
Bonjour,Damis.Bonjour.  Des  sieges*  Placons-nous, 
Jc  veux  m'cntretenir  un  moment  avec  vous. 


C  O  M  £  D  I  E>  %  j 

Damis. 
Madame  nous  fait  done  aussi  l'honneur  d'en  etre? 

GUONTE. 

Je  viens  de  Ten  presser. 

Angelique. 

J'incommode  peut-etre  ? 
Damis. 
Au  contraire,  tin  aspect  si  fort  selon  mes  vceux, 
De  ce  qu'on  veut  nous  dire  est  tin  presage  heureux, 

Angelique, 
La  rcponse  est  polie. 

Damis. 

Encore  plus  sincere. 
£  r  a  s  T  E. 

Jc  pense,  mot-a-mot,  tout  ce  que  dit  mon  Frerc, 
De  si  beaux yeux  par-tout  sont  les  tres-bien  venus, 

Valere. 
Silence, 

G  i  r  o  N  T  E. 

D'oU  vicnt  done  chez  vous  qu'on  nentre  plus  ? 
Chez  lui,  ce  jour  encore  ou  vous  etiez  ensemble, 
J'allois  pour  vous  parlcr  de  ce  qui  nous  rassemble, 

ValEre,  se  levant  d'un  air  furieux. 
Grizon !  Picard ! 


84         riCOLE  DES  PgRES> 

mm — emamm — i — — »»fa«i««gi»inmil* «li  w  mn  n-arjacasaESg 

SCENE     V. 

G&RONTE,  ANGEL1QUE,  DAMIS,  VALfcRE, 
£RASTE,  LAQUAIS. 

VaLERE,  aux  Laquais. 


J.7J.0N  Pere  est  venu  pour  nous  voir? 

D  A  M  I  S. 

Sans  qu'on  l'ait  fait  entrcr  ? 

£  R  A  S  T  E. 

J'en  suis  au  dcsespoir ! 
Valere. 
Coquins !  a  peu  ne  tient .... 

Premier   Laquais. 

Mais,  c'est  vons  qui.... 
Va  LERE,  lui  dormant  un  souffiet. 

Tn  souffles ! 
Je  veux  morigener  quelqu'un  de  ces  Maroufies. 

DaMIS,  gravcment. 
Devant  un  Pere ,  Ah  !  ah ! 

ValEre,  a  Geronte. 

Qnand  vous  voyez  cela , 
De  coups  de  canne  aussi  rouez~moi  ces  gueux-la. 
Cest  que  ce  ne  sont  pas  ici  des  bagatelles, 


C  O  M  E  D  I  E.  $5 

D  A  M  I  S. 

L'injure  qu'on  nous  fait  seroit  des  plus  cruelles  : 
Nous!  monPere!  nous  rendre  invisibles  pour  vous!" 

Eraste1 

Nous!  donncr  a  la  porte  un  pareil  ordre ! 

Tous    TROIS. 

Nous! 

Geronte. 

Non;  je  ne  vous  fais  point  d'injustice  si  haute; 
Et  sur  vos  gens  toujours  j'en  ai  jete  la  faute. 

VALERE  ,  courant  I'embrasser  de  nouveau. 

Ah!  vous  me  soulagez!  Et  vous  m'otez  un  poids.... 
Que  je  vous  baise  encore  &:  mille  &  mille  fois  1 

Angelique. 

Monsieur  est  caressant. 

Geronte,     * 

Autant  que  Ton  pent  l'etre. 
\hiis,  ccmmc  vousvoyez,  tout  poudre  &:  tout  salpetrc; 
Voilacommc  ,  a  son  age,  autrefois  j'ctois  fait ; 
Gai,  vif,  impetueux,  &  c'cst  tout  mon  portrait. 
Damis  est  plus  pose  :  c'est  la  mere  en  personne ; 
Pour  lui . . . 

ERASTEj  has  a  son  pere, 

Dices  que  j'ai  Tame  tendre  6V  moutonne. 

F  iij 


$6      rjscoLE  des  p£res> 

D  a  m  i  s. 

Cest  trop  de  vos  discours  interrompre  le  fil  > 
Que  voulez-vous  de  nous? 

Valere. 

Oui  \  de  quoi  s'agk-il  ? 
G  E  R  o  N  T  E. 
De  voi}s  faire  un  present  que  vous  n'attendez  guere..... 
Era  STE,^  kvant  av$c  vivacite. 

Vous  ferez  done  les  parts;  car  autrement,  mon  Fere, 
je  vous  en  avertis ;  mes  freres,  sans  pitie, 
De  ce  present  chacun  prendront  une  moitie  ; 
Et  moi,  zestc  1  Entre  nous  que  requite  prononce. 

G  E  R  O  N  T  E. 

L'un  de  vous  aura  seul  le  present  que  j'annonce* 
Au  plus  sense  des  trois  il  appartiendra  tout. 

Valere. 

II  m'appartiendra  done  ? 

Geronte. 

Ecoutez  jusqu'au  bout. 
Mcs  enfans ,  l'honnete  hommc  a  la  rcconnoissance  3 
Sur  toute  autre  vcrtu ,  donne  la  preference  : 
Un  bienfait  le  captive  ;  &:  des  vices  du  cceur , 
11  voit  1'ingratitude  avec  le  plus  d'horreur. 

Valere. 
i'lioniKte-homme  a  raison;  6z  e'est  commcil  faut  arc. 


C  O  M  E  D  I  £.  S7 

D  A  M  I  S. 

Jc  n'aime  un  bienfait,  moi,  que  pour  le  reconnoitre. 

Eraste. 
Des  ingrats  1  Ah !  fi  done !  Personne  ne  les  hait..M 

V  A  L  E  R  E. 

Plus  que  moi, 

Eraste. 
Doucement.  Apres  moi ,  s  ll  vous  plait- 

D  A  M  I  S. 

Se  peut-il  seulement  qu  ll  en  soit  dans  te  monde? 

Angelique. 
Helas !  Messieurs ,  que  trop ! 

D  A  M  I  S. 

Que  le  Ciel  les  confonde  ! 

G  E  R  O  N   T   E. 

Et  vons  protege  tous!  Je  vous  crois  si  peu  tels, 
Et  suis  si  fort  en  paix  sur  vos  bons  naturels , 
Que  ce  qu'a  I'instant  memeon  est  venu  m'apprendf  e 
De  ma  maison  des  champs,  qui  d'hier  estencendre, 
N'a  pas  du  moindre  trouble  agite  mes  esprits. 

D  A  M  I  S. 

Vous  n'avez  done  plus  rien,  mon  Pere? 

G  £  R  O  N  T  E. 

J'ai  mes  Fils, 
3?  iv 


'ti        VECOLE  DES  P£RES> 

£  R  A  S  T  E. 

Vous  n'en  avez  que  trop ,  n'en  deplaise  a  mes  Freres, 

Valere. 
Un  de  moins  en  effet ,  vous  n'y  perdriez  gucres. 

E  r  a  s  t  E. 
Non  vraimenr,  mais  pourvu  que  ce  ne  fut  pas  moi. 
Geronte,<j  Eraste. 

Quel etrange  propos !  Mon  pauvre  enfant,  tais-toil 
Tu  n'es  tk  nc  seras  jamais  ( dont  bien  me  fache . . . ) 


SCENE     VI. 

GERONTE,  ANGELIQUE,  DAMIS  ,  VALERE, 
ERASTE,  N&RINE, 

Nerine. 

IVIadame  lunhomme  en  botte,&:  qui  fait  sans  relache? 
Claquer  &  reclaqucr  son  fouet  de  Postilion, 
Pour  vous  expres ,  dit-il ,  arrive  de  Toulon. 

Angelique. 
Je  prends  conge ,  Messieurs. 

TOUS  TROIS  se  levant  & lui  presentant  lamaln. 

II  faut  vous  reconduire. 
Angelique. 
h\x \  je  le  defends  bien. 


C  O  M  E  D  I  E.  g9 

G  E  R  O  N  T  E. 

J'ai  deux  mots  a  vous  dire. 
Qui  l'interessent  plus  qu'un  si  leger  devoir. 
Restez. 


SCENE    VII. 

GERONTE ,  DAMIS ,  VAL^RE ,  feRASTE 

Geronte. 

JCjT  commencons,  mesFils,  par  nous  rasseoir. 
Ce  que  je  vous  disois  de  la  reconnoissance, 
Ne  concernoit  que  moi ,  qui  suis  dansl'impuissance 
De  payer  des  bienfaits  que  jadis  j'ai  recus? 
A  des  Fils  vertueux  j'ai  recours  la-dessus. 
Je  ne  vous  ferai  point  de  lecon  fatigante , 
Sur  ce  que  nous  devons  au  genereux  Argante; 
Je  tiens  de  lui  la  vie  &:  les  heureux  moyens 
Qui  m'ont  fait  acqucrir  pour  vous  d'assez  grands  biens. 
Nous  en  avons  recu  millc  autrcs  bons  offices , 
Sans  les  avoir  jamais  payes  d'aucuns  services : 
La  fortune  ,  long  temps  constante  en  safaveur, 
A  refuse  toujours  ce  plaisir  a  mon  cceur. 
Ellc  ne  s'est  que  trop  tout-a-coup  dementic, 
Lui  ravissant  ensemble  6V  les  biens  &  la  vie3 
Et  le  plaisir  touchant,  la  rare  volupte 
Dc  trouver  un  ami  dans  son  adversite > 


9©        VECOLE  DES  PliRES  > 

Volupte  que  je  goute  au  sein  de  ma  famille, 
Je  Iui  survis :  je  sais  qu'il  en  reste  tine  Fillc , 
Digne  des  sentimens  que  j'eus  toujours pour  Iui, 
Charmante ,  vercueuse ,  &  pourtant  sans  appui. 
Dans  mon coeur  attendri,  son pere  vit  encore. 
Pour  elle,  par  ma  voix,  cet  ami  vous  implore: 
Je  Iui  devois  mes  biens,  &:  vous  me  les  devez  j 
Vous  Iui  devez  le  pere  enfin  que  vous  avez. 
Que  Tun  de  vous  m'acquitte ,  en  s'acquittant  lui-meme : 
Rendons  saFille  heureuse;  elle  est  digne  qu'on  l'aime; 
Je  vous  1'ofFre :  voila  de  quoi  vous  signaler  -y 
Et  cest-la le  present  dont  je  voulois parler, 

ERASTE,  saluant  ses  Frkres* 
Honneur  a  mes  aines.  Repondez. 

D  A  M  I  S. 

Mon  silence 
Temoigne  que  j'approuve  ;  &r  non  que  je  balance 
Oui ,  la  Fille  d'Argante  a  droit  sur  Tun  de  nous  j 
Et ,  pour  une  inconnue  opposer  des  degouts, 
Ce  seroit  s'excuser  sur  un  frivole  obstacle ; 

(a  ses  Freres ) 
11  la  faut  epouser. 

Value. 

C'est  parler  a  miracle  i 
Si  l'Auditeur  ditnon  3  l'Auditeur  est  un  sot. 
Cadet ,  crois-moi ,  prends-la ;  c'est-la  ton  vrai  ballot, 
Un  garconcommetoi  ne  sent  rien,  n'a  point  d'ame; 
Et  ne  sait  sculcmcnt  ce  que  c'est  qu'unc  femme. 


C  O  M  E  D  I  E.  <)i 

Laide ,  ou  belle ,  connue  ou  non  \  tout  n'y  fait  rien  j 
Et  si pcu  quelle  vaille  ,  elle  te  vaudra  bien. 
spouse.  Ouais !  Le  voila  muet  comme  ime  souchc ! 
Ah !  par  plaisir  un  pcu,  fais  la  petite  bouche ! 
Allons ,  allons ,  epouse ! 

E  R  A  S  T  E. 

Autre  sot  demele! 
(  Montrant  Damis. ) 
Qu'il  epouse  lui-meme  \  il  a  si  bien  parle ! 
Mais  voyez  avec  moi  leurs  procedes  infames! 
lis  prenoient  les  ecus,  &c  me  laissent  les  fcmmes. 
Oh  bien  1  Tel  que  je  suis ,  tant  sot  qu'il  vous  plaira5 
J'aime. 

V  A  L  ERE,  eclatant  de  rite. 

Le  fat  S  II  aime !  il  a  reve  cela. 
Allons ,  epouse ,  epouse ! 

E  R  A  S  T  E. 

Oui ,  deux  yeux  adorablcs 
SontdevenusmesDieux,c\:  mesDieux  favorables; 
RailleZjdesapprouvez  ce  penchant  amoureux: 
Jcveux  languir,  briller,  vivre ,  mourir  pour  eux, 
Et  n'etre  plus  nomme  que  le  Berger  fidele. 

V  a  l  E  R  E. 

Joli  Pastor  fido !  La  bonte  paternelle 
Voudra  bien  excuser  ce  dentil  Celadon  : 
Son  imbccillitc  lui  mgrite  un  pardon, 


9x         L'ECOLE  DES  PgRES; 

GUONTE. 

C'est  bien  dit :  laissons  la  sa  fiamme  extravagance: 
Suffit  qu'un  de  vous  reste  a  la  fille  d'Argante ; 
Aussi-bien,  entre  nous  ,  cette  main  n'etoit  pas 
Une  main  dont  peut-etre  cllc  auroit  fait  grand  cas. 
Vous,  si  vous  m'en  croyez,  vous  ofFrirez  la  votre, 
Dar -  -s:  j'avois  sur  vous  Peril  plus  que  sur  tout  autre. 
La  fille  ctantsansbiens,  pour  un  hymen  heureux, 
Voire  ctat  eit  l'ctat  le  plus  avantageux. 

Valerea  Damis. 

Ne  vous  avisez  pas  de  faire  ici  la  buse; 
Ni  d'oscr  emprunter  sa  ridicule  excuse. 
On  le  croit,  iui  qui  lit  jour  cV  nuit  les  Romans: 
Mais  Bareme  n'est  pas  un  livre  a  sentimens. 

Damis. 

La  Raison  seule  ici  doit  etre  la  maitresse. 
Je  m'excuserois  mal,  avec  cette  foiblesse. 
Sur  cc  pretcxte  Erastc  a  grand  tort  d'hesiter : 
Et  je  le  blame  trop  pour  vouloir  J'imiter  •> 
Aussi.... 

G   E  R  O  N  T  E. 

Voici  votreOncle;  &"  je  fuis  sa  presence. 
Je  ne  veux  pas  qu'il  soit  dc  notre  conference ; 
Dites-lui  que,  s'il  vent,  il  viennenne  autre  fois; 
Puis,  dans  mon  cabinet,  suivez-moi  tous  les  trois. 


C  O  M  E  D  I  E. 


5>3 


H  HUM  III11IIIM  ■■■m.ii— 


S  C  £  N  E     VIII. 

CHRISALDE,  DAMIS,  VALERE,  &RASTE. 
Chrisalde. 

1l  m'evite!  Avouezquevous  n'attendiezguere 
La  proposition  qu'il  avoit  a  vous  faire. 

Tous    TROIS. 

Ma  foi  non,  mon  Oncle. 

Chrisalde. 

Or,  dites-moi  libremcntj 
Tout  vain  respect  a  part ,  &:  sans  deguisement : 
Comment  la  trouvez-vous  ? 

D  A  m  i  s. 

Folic 

Valere. 

Absurde. 

E  R  A  S  T  E. 

Erronce, 
Chrisalde. 
Et  la  seance ,  en  paix ,  s3est-elle  tcrminee  ? 

D  A  M  I  S. 

Oui,  grace  a  vous. 


94        L'iC OLE  DES  P£RE$- 

Chrisalde. 
Comment  ? 

D  A  M  I  S. 

Selon  son  bon  plaisir^ 
Entre  Valcre  &r  moimon  Pere  alloit  choisir  j 
Lorsque ,  fort  a  propos ,  vous  l'avez  mis  en  fuite. 

Value. 
Vous  devriez  deja,  monfrere ,  etre  a.  sa  suite* 

Damis. 
Ah !  vous  m'en  envieriez  l'honneur. 

V  A  L  E  R  E. 

Nennijparbleu! 

6  R  A  S  T  E. 

Moi,  j'ai  tire  gaiement  mon  cpingle  du  jcu, 
Et  laisse  demcler  aux  autres  la  fusee. 

Damis. 

Notre  ame ,  devant  vous ,  a  nu  s'est  exposce , 
Mon  Oncle ;  a.  notre  tour ,  sachons  votre  secret , 
Et  ce  que  vous  pensez  du  present  qu'on  nous  fait. 

Chrisalde. 
Jc  1'ai  dit  a  mon  Frere  ;  &r  e'est  ce  qui  I'irrite , 
Et,  comme  un  importnn ,  ce  qui  fait  qu'il  m'evitc. 

Damis. 
Avez-vous  vu  jamais  rien  d'cgal  a  ccla? 
Et  son  pouvoir  sur  nous  s'ctend-il  jusques  la? 


C  O  M  £  D  I  E.  9$ 

Valere. 

Eh  quoi !  parce  qu'un  homme  aima  jadis  mon  pere, 
II  faudra  se  charger  de  sa  lignee  entiere ! 
Lui ,  ses  hoirs,  ayans-cause,  avoir  tout  sur  les  brasl 
En  epouser  la  race ,  ou  passer  pour  ingrats ! 

£  R  A  S  T  E. 

Et  s'il  etoit  reste  trente  filles  d'Argante , 
II  les  eut  fallu  done  epouser  toutes  trente! 
II  en  reste  une :  a  peine  on  vient  la  proposer , 
Quonveutquetouslestrois  nous  courionsrepouser! 

Valere. 
Dispose-t-on  des  cceurs  qui  peuvent  etre  a  d'autres  2 

Chrisalde. 
Non,  certes !  Et  sur-tout,  de  cceurs  tels  que  les  votresj 
De  ceeurs  a  sentimens  nobles  &"  delicats , 
Qui  du  parfait  amour  font  uniquement  cas. 

£  r  a  s  T  E. 

C  etoit-la  maraison ;  j'aime.  Etquand  j'aime,  oh !  j'aime... 
Dame !  Au  possible !  Au  mieux  1  Au  parfait !  Au  supreme  1 

Valere. 
Qui  ne  se  rendroit  pas  a  ces  tendres  raisons  3 
Si  dignes  d'une  Ioge  aux  petites-Maisons  ? 
11  pretend  rafiner  sur  Tart  d'aimer  d'Ovide. 

Chrisalde. 
Damis  opposera  quelque  raison  solide. 


<?<r       r  AC  OLE  DES  p£res3 

D  A  M  I  S. 

Vbus  me  rendez  justice  :  &"  je  gagerois  bien 
Que  votre  avis  aura  d'abord  ete  le  mien. 

Chrisalde. 
Voyons. 

D  A  M  I  S. 

Qui  ne  saic  pas  qu'nn  homme  de  finance 
Doit  s'appuyer  toujours  d'une  noble  alliance , 
Dont  le  credit  puissant ,  dans  les  temps  de  revers, 
Offre  a  rimpunite  des  asyles  ouverts  ? 
Deloin ,  contre  l'orage ,  un  Nautonnier  s'apprete : 
Avec  le  vent  en  pouppe ,  il  songe  a  la  tempete : 
Ainsi  doit  faire  &  fait  l'habile  Financier. 
Ainsi  fais-je. 

Chrisalde. 
Fort  bien.  Et  vous ,  mon  Officier  2 
V  a  l  I  R  E. 
Oui-da !  J'ai ,  tout  au  plus ,  dix  mille  ecus  de  rente  s 
Et  j'irois  epouser  une  fille  indigente  1 
Aveciin  bien  qu  au  jeu  je  puis  perdre  en  un  coup , 
Et  l'unique  talent  d'en  depenser  beaucoup  : 
Et  cela  justement  quand  j'ai  fait  la  conquete 
D'un  excellent  parti  qui  se  jette  a  ma  tcte ; 
Que  dis-je  ?  au  moment  mcmc  ou,  par  un  coup  soudain 
Mon  Pere  est  a  l'aumone  &:  va  manquer  de  pain. 
Ne  lui  suffit-il  pas  de  sa  propre  misere  , 
Sans  qu'il  y  joigne  encor  celle  d'une  etrangere  \ 
Qu'il  amass e  de  quoi  rebatir  sa  maison. 

C  H  R  I  S  A  L  D  E. 


C  O  M  E  D  I  E.  *>7 

Chrisalde. 
C'est  son  moindre  souci. 

Damis. 

Peut-etre  a-t-il  raison. 
Pourquoi  la  rebatir?  Eneflfet,  quel  usage 
Vent  on ,  las  comme  il  est  des  tracas  d'un  menage, 
Qu'il  fasse  de  cc  fonds  qui  n'est  plus  qu'onereux? 
Qu'il  nous  en  accommode ;  &r,Philosopheheureux, 
Moyennant  peu  de  chose  ,  il  aura  pour  asyle  , 
Une  Communaute  respectable  &  tranquille , 
Ou  des  soins  d'ici  bas  son  esprit  exempte , 
S occupera  du  Ciel ,  en  toute  liberte. 

Chrisalde. 

Mais,  oui. 

Value. 

Trcs-bien. 

£  R  A  S  T  E, 

Sans  doute. 
Chrisalde. 

Et  pour  son  Angeliquc, 
Qui  fait  votre  embarras  &  son  affaire  unique, 
Jem'en  charge.  Apres  tout,  riche,  vieuxck  garcon- 

Value,  bas. 

Que  diable  va-t-il  dire  ? 

E  R  A  S  T  E. 

Ouf !  J'en  ai  le  frisson. 
Toms  I.     G 


>>8         L'ECOLE  DES  PiRESj 

Damis. 
L'epouseriez-vous  ? 

Chrisalde. 

Moi ,  Pepouser !  Quelle  idee ! 
Jc  n'ai  pas  du  Malin  Tame  assez  possedee , 
Pour  faire  un  si  grand  tort  a  mes  chers  heritiers. 
Je  ne  la  veux qu'aider. 

Damis. 

Passe  I 
Valere. 

Ah  1  tres-volontiers. 

t  R  A  S  T  E. 

A  vous  permis. 

Chrisalde. 

Allez ,  Messieurs,  laissez-moi  faire ! 
De  nos  arrangemens  j'instruirai  votre  Pere. 

Damis. 

Et  tourncrez  la  chose  au  moins  du  bon  cote. 

Chrisalde. 
Je  pretends  bien  vraiment  qu'il  en  soit  enchante. 

t  R  A  S  T  E. 

Ma  foi  je  precherois  d'exemple  a  votre  place ; 
Et ,  chargeant  mes  neveux  d'un  bien  qui  m'embarrassc, 
En  Sage,  qui  du  monde  auroit  su  triompher , 
Avec  mon  Frere,  en  paix,  j'irois  philosopher. 


t  O  M  &  D  1  E>  $*> 

Valere. 
C*est  la  premiere  fois ,  secouant  son  genie } 
Qu'il  a  passablement  raisonne  dans  sa  vie. 

&  R  A   S  T  E. 

Le  tout  pour  votre  bien ,  mon  Oncie. 
Chrisalde. 

Grand  merri. 


S     C     E     N     E     IX. 

CHRISALDE  seuL 

jl  ERES  infatues  d'enfans  tels  que  ceux-ci  I 
Voila  done  ces  objets  de  votre  complaisance , 
Dont,  avec  tant  dc  soins,  vous  elcvez  l'enfancCj 
Et  que  de  vos  vieux  ans  vous  croyez  les  souticnsl 
Leur  facon  de  penscr  se  mesure  a  vos  biens. 
Respediueux ,  rampans ,  tant  qu'un  espoir  les  flatte  > 
Mais  du  Pere  epuisc  la  plainte  a  peine  eclate , 
A  peine  implore-t-il ,  que  tout  le  meconnoit  ; 
Et  ie  monstre  succede  au  fils  qui  disparoit. 
Je  prepare  a.  mon  Frere  une  horrible  surprise ; 
Mais  aussi  de  scs  gens  secondant  rcntreprise } 
Je  pretends  tout-a-rheure... 


G  ii 


ioo       VECOLE   DES  PliRES, 


i  n.ii 


SCENE     X. 

CHRISALDE,  PASQUIN. 

Chrisalde. 

-TSLh!  Pasquin,  te  voila? 
Viens-t'en  prendre  chezmoi.dcs  que  j'aurai  fait-la, 
Le  sac  de  louis-d'or  ,  dont  tu  sais  le  mystere  j 
Et  que ,  pour  aujourd'hui,  je  coniie  a  ton  Pere. 
Entends-tu  ? 

P  A  s  q  u  i  N. 
Tout  va  done  commc  on  Favoit  prevu  ? 
Chrisalde. 
lis  ont  fait  mille  fois  pis  que  je  n'aurois  cru. 
( //  sort. ) 

PasqUIN,  seul. 
Cest  pour  mon  pauvre  Maitre  un  furieux  deboire. 
Mais  e'est  un  entete  qui  ne  vouloit  rien  croire. 
Au  point  que  nous  voulions  nous  l'avons  fait  venir : 
11  voit  quels  sont  scs  fils :  songeons  a  les  punir. 


C  O  M  E  D  I  E.  iai 


SCENE     XI. 

DAMIS,  VALfcRE,  &RASTE,  PASQUIN. 
D  A  M  I  S ,  de  loin, 
JJ/AsquiN,  st!  st! 

P  A  S  Q  U  I  N. 

Entrez ,  cntrez ,  sans  vous  contraindre. 
Value. 
Mon  Pere . . . 

P  A  S  Q  U  I  N. 

Est  occupe.  Vous  n'avez  ricn  a  craindre. 

V  A  L  E  R  E. 

Sais-tu  les  beaux  propos  que  l'on  nous  a  tenus? 

P  A  S  Q  U  I  N. 

Oui.  Cc  ne  sont  pas  la  nos  vaisseaux  revenus. 

V  A  L   E  R  E. 

Des  l'instant  oii  mon  Pere  a  parle  d'incendie, 

La  contenance  etoit  deja  bien  etourdie  , 

Et  chacun  d'etre  ici  se  mordoit  bien  les  doigts, 

E  R  A  S  T  E. 

Nous  avons ,  sans  mentir ,  ete  bien  sots  tous  trois,  \ 

P  A  S  Q  U  I  N. 

Qui ,  sans  mentir. 

G  ii) 


foi       L'ECOLE  DES  P&RES, 

D  A  M  I  S. 

Sous  cape ,  a  rire  tu  t'ocaipes  \ 
D'ou  vie nt  done? 

P  A  S  Q  U  I  N. 

Par  ma  foi,  vaus  etes  pris  pour  dupes? 
Votre  Pere  enferme  depuis  cet  entretien, 
A  gorge  deployee ,  en  rit  avec  h  mien, 

D  A  M  I  S. 

II  rit  ? 

Value. 

Bon !  son  oreille  encor  s'est  abusee. 
P  a  s  q  u  I  n. 
H  rit, 

D  A  M  I  S. 

Quoi !  Ruine ,  perdu ! 

P  a  s  q  u  I  N. 

Billevesee ! 
L'incendie  est  un  conte  r  envoyez  sur  Ies  Iieux; 
Oli  plutot,  allez-y ;  vous  en  croirez  vos  yeux, 

Value. 
Avant  unc  heure  ou  deux  nous  en  aurons  nouveUe. 

Eraste. 
Notre  Pere ,  en  ce  cas ,  nous  Tauroit  bailie  belle! 

P  a  s  q  u  I  N, 
Ah !  je  vous  en  rcponds. 


COME  DIE.  ie5 

:'  D  a  m  i  s. 

Gregoire  aura  jase. 
P  a  s  Q  u  I  N. 
Quoi  done?  Qu'avois-je  dit  ?  II  est  si  peu  ruse  I 
Er  la  simplicite  livree  a  la  colere, 
Sair  si  mal  d'un  secret  renfermer  le  mystere  S 
Du  malheur  dont  encore  il  ne  m'avoit  rien  dit. 
En  mentcur  mal-adroit ,  il  ma  fait  le  recit ; 
Du  besoin  qui  le  presse ,  accusant  cette  perte ; 
Dedaignant  toutefois  quelque  pistole  ofFerte ; 
Entamant  cent  discours  qu'il  ne  finissoit  pas ; 
Se  desolant  tout  haut,  se  consolant  tout  bas ; 
Son  cceur  qui  ne  sent  point  ce  qu'il  veut  que  Ton  croie, 
Petilloit dans  ses  yeux  dune  visible  joie ; 
De  mon  Maitre  6V  deluila  belle  humeur  enfin, 
Tout  prouve  notre  erreur  &  leur  esprit  malin : 
Bien  plus,  d'un  tas  d'ecus  qua  huis-clos  on  manic, 
Mon  oreille  a  surpris  l'indiscrette  harmonic. 
Mon  jugement  est  sur,  le  votre  Test  aussi ; 
L'incendie  est  un  conte ,  &  l'argent  roule  ici. 

V  A  L  E  R  E. 

Que  pretend  done  mon  Pere,  cV  qu'a-t-il  voulu  dire  5 

D  A  m  i  s. 
Ah !  je  vois  ou  tendoit  le  jeu  qui  le  fait  rirc 

P  A  s  q  u  i  N. 
Quant  a  moi  j'en  penetre  aisement  le  moti£ 
C'cst  que,  sur  votre  compte,  onl'a  rendu  crainti£ 

G  iv 


i©4        VECOLE  DES  PlzRES, 

Dans  son  credule  esprit  sans  cesse  on  vous  decric, 
On  traite  votre  amour  pour  lui  de  momerie. 
Helas !  le  monde  est  plein  de  si  mechantes  gens ! 
Votre  Pere  a  concu  des  soupcons  outrageansj 
La  Fortune  lui  fait  de  nouveaux  avantages ; 
II  vous  les  destinoit  j  mais  avant  les  partages , 
II  a ,  sur  vos  bons  cceurs,  voulu  vous  eprouvers 
Et  c  etoit  un  panneau  qu'il  falloit  esquiver. 

Value. 
Morbleu  !  Qu'avons-nous  fait  ? 
Pasquin. 

Un  pas  de  Clcrc  terrible, 

Value. 
Moi ,  j'y  vais  simplement. 

Pasquin. 

L'imposture  est  horrible 

£  R  A  S  T  E. 

C'est  vous ,  Messieurs ,  avec  vos  esprits  d'interet ; 
Que  n'epouser  aussi  d'abord  ? 

V  A  L  E  R  E. 

Tais-toijbcnct? 
D  a  M  i  s. 
Mon  Pere  a,  dans  le  fond,quelquc  lieu  de  se  plaindre, 

E  r  a  s  T  E. 
Et  notre  Oncle  a  present  nous  achevc  de  peindre. 


COMEDIE,  J05 

Damis. 
Avec  un  peu  d'esprit  on  fait  ce  que  Ton  veut. 
Je  saurai  in  en  tirer ,  Messieurs.  Sauvc  qui  peut  I 

Valere. 
II  n'est  rien ,  pour  ma  part,  que  je  n'y  sacrifie. 
(a  Pasquin.) 

Toi,  redouble  tes  soins :  rode ,  examine ,  epie. 
Assure- nous  du  fait;  &"  tu  t'en  sentiras. 

E  R  A  S  T  E. 

Pasquin  sait  qu'il  n'a  point  affaire  a  des  ingrats, 

Pasquin. 
Ni  vous  a  quelque  sot.  J'ai  la  de  la  cervelle ; 
Et ,  devant  qu'il  soit  peu ,  vous  en  aurez  nouvclle. 

ERASTE  ,  en  s'en  allant. 
Le  joli  petit  piege  ou  nous  tombions  sans  lui  I 

Pasquin,  seul 
Us  en  auront  nouvclle :  &:  quand  ?  Dcs  aujourd'hui. 


SCENE     XII. 
g£ronte,chrisalde,  gregoire, 

PASQUIN. 

G  E  r  o  N  T  E. 

jLes  monstres!  Sepeut-il... 

Chrisalde. 

Tous  trois  vous  abandonnent. 
Et  vous  ctes  le  seul  en  ccla  qu'ils  etonnent  1 


io<£       VECOLE  DES  PiRES^ 

Geronte. 
Eh !  je  ne  m'cn  doutois  que  trop  des  le  moment 
Ou  j'ai  paru  vous  fuir  si  precipitamment. 
Sur  mon  etat  present  Ieur  silence  funeste 
Ne  m'avoit  que  trop  fait  pressentir  tout  le  reste. 
Triomphez  de  la  honte ,  insultez  au  malheur 
D'un  insense  que  rien  n'avoit  tire  d'erreur. 

Chrisalde. 
II  faudroit  de  vos  fils  avoir  la  barbarie. 
Je  viens,  dans  ce  malheur  qui  nous  reconcile, 
En  reproches  contre  eux  avec  vous  m'exhaler  j 
Vous  plaindre  \  6V,  s'il  se  pent  encor,  vous  consoler, 

Geronte. 
Reste  d'un  cher  ami,  deplorable  Angelique , 
Si  des  ingrats  du  moins  j'etois  viciime  unique  ! 
Mais  le  comble  des  maux  ou  je  me  vois  plonger3 
Cest  que  votre  jeunessc  ait  a  les  partager  i 

Chrisalde. 
Rcposez-vous  sur  moi :  je  me  dois,  en  bon  frcre* 
Ressentirdes  bontes  qu'avoit  pour  vous  son  pere. 

Geronte. 
Pour  Pamour  demoi  done,  daignez  la  secourir! 
Ne  prenez  soin  que  d'elle,  &c  me  laissez  perin 

G  R  E  G  O  I  R  E. 

Vivatl  Arde,Monsieu,  point  de  mirancolic  S 
Al  est  temps  dc  vous  dire...  • 


C  O  M  E  D  I E.  107 

(  a  Pasquin  ,  qui  lui  fait  signe  de  se  taire. ) 

Oh  !  non ;  tians ,  c'est  folic ! 
Qa  me  fend  trop  le  coeur  1  Et  je  veux  me  hater . . . 

Pasquin. 

De  qnoi  faire  ?  En  parlant  trop  tot ,  de  tout  gater? 
Je  connois  mieux  que  vous  Monsieur  &:  ses  foi  blesses ; 
Et  ne  connois  pas  moins  ses  fils  6V  leurs  souplesses  > 
II  ne  pourra  pres  d'eux  nous  garder  le  secret  j 
Us  se  rapatrieront ;  6c  nous  n'aurons  rien  fait. 

G  E  R  O  N  T  E. 

Que  meditez-vous  done  ? 

Gregoire. 

Tout  ira  comme  eun  charme  i 
Mais  ne lanterne  pa;  ha'isse-le  don  farme ! 
Ne  fezon  pa  le  gniais !  Dame  itou ,  comme  on  di  3 
Je  nous  serion  bailie  bian  du  mal  a  credi. 
Ne  ririais  vous  pas  bian  si  ce  varmine  ingrate, 
Euz  &•  tout  leux  frusquin  retombion  sous  vo  patte? 

Pasquin. 

Bon !  Ce  sont  ses  chers  fils ! 

Geronte. 

II  ne  leur  est  plus  du, 
Ce  nom  ,  que  pour  jamais  les  ingrats  ont  perdu. 
Sans  pitie  !  sans  pudeur.... 

Gregoire. 

Kon !  la  maudite  graine ! 


roS      VECOLE   DES    P£RESy 

Geronte. 
Si  je  les  hairai !  C'est  peu  que  de  ma  haine  j 
Mon  indignation  les  condamne  a  l'oubli ! 
Helas !  Je  n'en  puis  plus !  &:  mon  coeur  affoibli.... 

Chrisalde. 

Allons  prendre  un  peu  l'air,  mon  frere,  &  hon  courage  i 
C'est  desormais  snr  eux  que  se  tourne  l'orage : 
Par  leur  endroit  sensible  ils  seront  chaties ; 
Et  les  laches  bientot  tomberont  a  vos  pieds. 

Fin  du  trolsieme  Aclc. 


C  O  M  E  D  I  E.  109 


A  C  T  E    IV. 


SCENE    PREMIERE. 
gr£goire,  nerine. 

Gregoire. 

01  bian  qu'anfin  tantia ,  tous  trois  par  ta  menee , 
lei  vont  arrive ,  la  gueule  enfarinee  ; 
Faire ,  en  s'y  rencontran ,  bian  du  brouillamini  j 
Et  prande  un  rat ,  pensan  trouvc  la  pie  au  ni. 
Fezan  frime  de  rian ,  &  comme  a  la  passade, 
Je  pretan  bian  itou  leux  bailie  la  cassade. 
Tout  men  etonneman ,  e'est  quemant  il  ozon  , 
Apres  ce  qu'iz  ont  fait,  rantre  dans  la  maison. 

Nerine. 

N'ai-jc  pas ,  tout  expres ,  ecrit  avec  adresse , 
Dans  les  billets  remis  au  nom  de  ma  Maitresse: 

jj  Pour  etre  en  paix  &  loin  du  bruit , 
»  Sur--toi.it  pour  ne  pas  etre  aborde  par  un  frerc, 
jj  Retrouvez-vous  chcz  votie  pert-, 
v>  Qui  ne  cioit  rentier  qu'a  minuit  m. 

J'amenerai  Madame,  en  toute  bienseance : 
£t  je  les  garantis  chapitres  d'importance. 


no       L'ECOLE  DES  PERESj 

Gregoire. 

Que  de  ruse  dessou  ce  petiz-escofion , 
La  malice  du  diable !  Et  pis  je  nous  y  fion! 
Et  meme  je  voudrais,du  meilleu  de  mon  ame, 
Un  peu  de  s-t-esprit  la  dans  le  corps  de  ma  femmc* 
C^a  ne  laisscrait  pas  de  m'amuse....  Mais ,  non ! 
De  si  fine  femelle  en  save  un  peu  trop  Ion: 
C^a  vous  goaille  en  derri  ere ;  en  devant  ca  flagornc  j 
La  femme  a  la  culotte  ;  &c  le  mari  de  corne. 
Je  n'en  veux  point  1 

N  E  R  I  N  E. 

Gregoire  est  homme  de  bon  sens: 
Extravagant  par  fois ,  mais  non  pas  pour  long-temps. 


SCENE     II. 

GREGOIRE,  N&RINE,  PASQUIN. 
Pasquin,  courant  a  Vetourdlc  vers  Nerine* 

iS  Erine  ,  ecoute ,  ecoutc. 

Nerike. 

Et  quoi? 
Pasquin. 

Que  je  te  conte 
Un  trait...  Mais  un  beau  trait  du  frere  de  Geronte. 


C  O  M  &  D  I  B.  in 

N  E  R  I  N  E. 

Eh  bicn  ? 

PASqUlN,  voyant  tout~a-ccup  Gregoire  &  Ventrainant. 

Ah!  vous  voila  ?  Quatre  mots  en  secret. 
Suivez-moi. 

Gregoire. 
Mais  avant ,  dis  li  don  ce  biau  trait  \ 

P   A   S    Q  U   I  N. 

Ceci  presse  un  peu  plus. 

Gregoire. 

Mais!  Cest  commc  un  vartige! 
P  a  s  q  u  I  N. 
Cest  ce  qu'il  vous  plaira:  sortons  vite,  vous  dis-je. 

GreG0IREj«  laissant  emmener. 
Allons  done ! 


vmm.  t  ju-ifBumnne  'jgi««UMimanTMffHiwB^ 


SCENE     III. 

NERINE,  seuk. 

C^/E  Man  an  est ,  selon  mon  avis , 
Le  riche  Procureur  dont  Pasquin  se  dit  fils. 
Sa  presence  a  mes  yeux  l'embarrasse  &  I'etonne: 
A  plus  d'un  autre  signe  encor  je  le  soupconne. 
Qu'il  se  soit  avise  d'etre  fat  a  ce  point ; 
Tout  mon  ami  qu'il  est,  je  nc  l'epargne  point; 
Et....  Mais  voici  qu  on  vient  au  rendez-vous.... 


ni      LECOLE  DES  PERESj 


SCENE     IV. 
ERASTE,  NERINE. 

t  R  A  S  T  E. 


ARRIVE* 

Et  tu  me  vois  brulant  de  l'ardeur  la  plus  vive. 
Avertis  la  Comtesse  •■,  &"  pressons  l'entretien. 

N  E  R  I  N  E. 

Je  vais  vous  l'amener ,  Monsieur;  tenez-vous  bien. 


SCENE     V. 

£  R  A  s   r  E. 

ira.TTENDANT  le  moment.  I  e  plus  douxde  ma  vie3 
Tendre  Amour !  En  ces  lieux  soupire  une  Elegie. 

( Se  passionnant. ) 

«  Charmante  Amaryllis  dont  l'eclat  sans  pareil 

3>  Me  paroit  comparable  a  l'eclat  du  Soleil ! 

55  L'hcurcuxMyrthilt'attendsurrherbette  <k  la  mousse. 

»  Doux  moment!  Moment  doux!  Que  ta  douceur  est  douce  I 

»  Moment  delicieux,  s'il  en  fut  jamais  un  ! 

«  Hate-roi . . . 

Maugrebleu  du  maudit  importun ! 

SCENE 


C  O  M  &  D  1  E.  1 1  j 

SCENE    VI. 

DAMIS,  &RASTE. 

Damis. 

J  E  vous  rencontre  ici !  Je  le  vols  bien ,  mon  frere  ,' 
Le  recit  de  Pasquin  se  confirme  &:  s'avere  5 
Vous  venez  menager  un  raccommodement  ? 

£  r  a  s  T  E. 
Non  i  je  cherchois  Gregoire. 

Damis. 

Et  moi  pareillement. 

£  R  a  s  T  E. 
Mais  le  coquin  nous  fait ,  &:  n  est  point  abordable, 

Damis. 
Oh  !  je  le  saurai  bien  avoir  moi ! 


S  C  £   N  E    VII. 

fcRASTE,  DAMIS,  VALfcRE. 

Valbre. 

Comment  diable ! 
Tons  trois  ? 

Eraste  &  Damis,  a  van. 
Autre  facheux ! 

Tome  I,      H 


*i4     ricoLE  des  p£re$> 

V  A  L  E  R  E. 

Et  que  faitcs-vous  la  ? 

D  A  M  1  S. 

Nous  vouloiis  voir  Gregoire. 

Valere. 

Eh !  tenez,  le  voila. 

i         '  inmnitjii  i*™°—^' — —  ■  'T'iiuifl*iiTnr  mmaam *~*—-——^—m 

.  '  '  ." 

SCENE   YIII. 

DAMIS,  VALERE,  ERASTE,  GREGOIRE. 

D  A  M I S  a  Greg  dire  j  qui  feint  de  les  eviter. 

Cxreg  o ire , un  mot !  viens  ca !  viens  done !  viens ! 
Qu'on  te  voie ! 
(Lui  mettant  la  main  sous  le  menton. ) 
Admirez-moi  sa  face !  Elle  inspire  la  joie. 
Tu  ne  nous  aimes  point  ? 

Gregoire. 

Ni  je  ne  m'en  sens  pret. 
Valere. 
C'est  cet  air  de  franchise  en  lui  sur-tout  qui  plait. 

E  R  A  S  T  E. 

louche  la ! 

Gregoire. 

Palsangue  I  Via  dc  jan  bian  honnete ! 
Qui  diantre  1  On  ne  me  fit  de  me  jour  rant  de  rcte ! 


C  6  M  E  D  I  E.  i  i  5 

Pourquoi  done  ?  Su  quelle  harbe  ont-i  tretou  marched 

D  A  M  I  S. 

Tantot ,  en  nous  quittant ,  tu  paroissois  fache , 
Et  nous  voulons  bien  vivre  avec  l'ami  Gregoireo 
Pour  cimenter  la  paix  il  aura  de  quoi  boire. 
Tiensi 

Valere* 

J'ai  sur  moi ,  je  crois ,  une  pistole  ou  deux  i 
C'est  toujours  autant;  prends,  prendsj  ne  sois  pas  honteuX 

ErasiE,  ouyrant  sa  tabadere. 
Veux-tu  du  tabac  ? 

G  R  E  G  O  I  R  E. 

Ouais !  Tout  ca  n'est  pas  sans  cause ! 
Morgue !  Dite-moi  vrai :  vous  save  queuque  chose  ? 

D  a  M  i  s. 

Que  saurions-nous?  C'est  toi  qui  nous  fais  concevoir 
Qu'il  est  done  quelque  chose  a  nous  faire  savoir. 

GrEGOIRE,  falsant  V embarrass/. 
Nannin !  Ce  que  j'en  dis  c'est  a  la  boullevue. 

V  A  L  E  R  E. 

Ta  franchise  t*a  fait  commettre  une  bevue< 
Avoue*  On  nous  trompoit  ? 

Gregoire. 

Qui  ? 

Hi; 


u6      L'ZCOLE  DES  P^RESj 

V  A  L  E  R  E. 

Dis-nous,  dis-nous? 

G  R  E  G  O  I  R  I. 

Quoi? 

D  A  M  I  S. 

Ce  que  tu  sals. 

Gregoire, 

Quesais-je? 

ALE  RE,  impatiente> 

Oh !  rien. 

Gregoire. 

Non,parmafoi! 

D  A  M  I  S. 

Tu  sais... 

Gregoire. 

Je  sais...  Jc  sais... 

V  A  L  E  R  E. 

Parie  8c  sois  veritable* 
Gregoire. 
Je  sai  que  les  enfans  ne  valon  pas  le  diable. 

D  A  m  i  s. 
Nous  blamons  la  facon  dont  le  tien  t'a  traite. 

Gregoire. 
Oui  da !  Vou  trouve  ca 


CO  ME  DIE,  1x7 

Toys  trois, 
Tres-mal ! 
G  R  E  G  O  1  R  E. 

En  verite  ? 
Damis, 
Ton  doute  nous  fait  tort ;  d'un  refus  malhonnete, 
C'etoit  a  qui  de  nous  lui  lavcroit  la  (etc, 

£  R  A  S  T  E. 

Oui ,  certe ;  il  a  recti  de  nous  sur  son  devoir 
Des  lecons  de  morale,..  Ah !  peste!  il  falloit  voir! 

Value. 
II  faut  avoir  le  cceur  bien  dur  &  bien  de  pierre ! 
Un  pere !  Et  qu'avons-nous  de  plus  cher  sur  la  terre  ? 

£  R  A  S  T  E. 

Je  regarde  Pasquin  comme  un  enfant  maudir, 

V  A  L  E  R  E, 

II  perira  S 

Gregoire. 
Sans  faute  :  &  vous  avez  bian  dit. 
Mais  stanpandant,  Messieurs,  ( je  vous  propose  excuse) 
De  ne  pasmieu  valoir  tout  chacun  vous  accuse. 

Damis. 

Oh!  franchement  mon  Pere  est  aussi  trop  cruel , 
E:  pousse  un  peu  trop  loin  le  pouvoir  paternel. 
II  veut  que  Ton  epouse  une  fille  inconnue , 
De  Province,  sans biens ,  sans  nom.  J'ai  quelquevuc 

Hiij 


ji8       riCOLE  DES  p£re$, 

gt  quelque  ambition. 

£  R  A  S  T  E. 

Moi ,  je  suis  amoureux ! 
Valere. 
Toute  ma  pcur  a  moi ,  c'est  de  devenir  gueux< 

D  A  M  I  S. 

Je  veux  de  la  noblesse  appuyer  ma  roturc. 

t  R  A  S  T  E. 

Je  veux  m'Amie. 

Valere, 

Et  moi,  de  quoi  faire  figure, 

D  A  M  I  S. 

Comme  tu  vois,  chacun  de  nous  a  sa  raison : 
Mon  pere  a  quelque  tort.  N'en  convicns-tu  pas  ? 
Gregoire. 

Non. 
Valere. 

Quoi !  Tu  nous  souticndras ,  tant  fils  puissions-nous  etre . 
Qu'un  pere  de  nos  mains  peut  disposer  en  maitre  j 
Et  pour  quelques  bienfaits  dont  lui  seul  a  joui , 
]1  faut  qu'aveuglemcnt  Tun  de  nous  s'immole  ? 

Gregoire. 

Oui 

Exempe.  J  etais  sec  &r  n 'avais  pa  la  maille. 
Je  trouve  par  hasard  eun  ami  qui  m  an  bailie. 


C  O  M  £  B  I  M.  xr^ 

Aveuc  ca  je  m'engraisse ,  &:  j'ai  cheu  moi  du  grain , 

Eun  gros  beu ,  eun  cheval  5  eun  ane ,  &:  tout  le  train. 

Au  bout  d'eun  tarns  st'ami  meurt  \  & ,  pour  tout  potagc^ 

Ne  laisse  a  son  enfan  qu'un  petit  heritage  \. 

Et  st'enfan-la  n'a  pa,  ou  sez  affaire  easont ,. 

De  quoi  faire  valoir  ni  laboure  son  fond  \. 

Et  je  n'aure  pas  droit  moi ,  sans  qu'on  me  chicanne, 

De  li  bailie  mon  beu ,  mon  cheval  ou  mon  ane  ? 

Si  fait.,  mordienne  I 

£  R,  A  S  T  E, 

Ou  tendxe  que  vous  nous  contez? 
Vos  animaux,  Gregoire ,  ont-ils  des  volontes  ? 

Gregojre. 

De  volonte !  Pardi ,  pardi ,  belle  defaite ! 

Pour  nous ,  &:  non  pour  vous  le  volonte  sont  faitc. 

J'ons  la  note ;  i  suffi ;  conformc-vous  dessu : 

Si  mebeux  raispnnion ,  i  n'en  aurion  pa  pu. 

Et  vo  pauve  soeurs  done,  pisqu'i  fan  qu'on  vou  bourrc , 

Quand ,  poul'amonrde  vous ,  au  Conven  on  le  fotirrc-* 

Et  qu'alle  vourion  bian  tire  d'autre  cote; 

Lenz  alle-vous  prechan  d'avoir  de  volonte  ? 

Mais,  baste  !  Laisson-ca :  venoaa  votePere ; 

Pandan  que  vous  piafe,  le  via  dans  la  miserc , 

Sans  que  pas  eun  de  vous  li  tande  eun  varre  d'aw. 

Mon  fils  vous  scandalise ;  £•<  vous  trouve  ca  biau  ? 

Et  vous  6c  li ,  tene ,  e'est  la  meme  tnrlure. 

D  A  M  I  S. 

Nous  nemeritons  pas  encor  que  Ton  murmure, 

H  iv 


ixo        LiCOLE  DES  PiRESy 

Aujourd'hui  Ton  a  tort ;  demain  Ton  auroit  droit ; 
Mais  les  choses  peut-etre  iront  mieux  qu'on  ne  croit, 

G  R  i  G  O  I  R  E. 

Faite  bian  le  vilain  !  Mais  bailie  vous  dc  garde 
Que  le  Pere  n'y  gagne  au  fond  pu  qui  n'i  parde* 
Le  pu  fute  de  fois  sont  ceux-la  qui  son  pris. 

£  R  A  S  T  E. 

Nous  ne  concevons  rien  a  ce  que  tu  nous  dis* 

Gregoire. 

Moi,  je  m'entan;  suffi.Queun  dc  vous  Iantipone3 
Je  nous  en  passeron  •,  la  Providance  est  bonne. 

D  A  M  I  S. 

Tous  mes  biens  sont  a  lui. 

t  R  A  S  T  E. 

Qu'il  prenne  tout  mon  fair. 

Valere. 
Dis-luL.. 

Gregoire. 

Cest  votre  affaire.  Adieu.  Vote  valet- 


CO  M  £  D  I  E.     •..       izt 


LLL.J— MM.'  II  Mil'  >■■ 


SCENE   IX. 

DAMIS,  VALfeRE,  feRASTE. 

D  A  M  I  S. 

t/EST  devoiler  assez  les  secrets  de  mon  Perc, 
Et  nous  en  faire  a  fond  penetrer  le  mystere. 
Allez  chacun  chez  vous  maintenant  aviser 
Et  courir  aux  moyens  qui  pourront  l'appaiser. 

TOUS  LES  TROIS,  feignant  de  s'en  alkr. 
Allons. 

DaMIS,  cedant  le  pas  a  Valere. 
Sortez. 
VALERE  ,  de  meme  a.  Eraste  &  a.  Damis. 
Passez. 
&RASTE ,  a  Damis  &  a  Valere. 
Apres  vous. 
Damis. 

Le  troisieme. 
Valere. 
Quoi !  personne  ne  branle  ?  Eh  bien ! 

DAMIS,  reculant  toujour s. 

Eh  bien!  vous-meme. 
Que  nctes-vous  dehors  \ 


in       VtCOLE  DES  PtiRES, 

Value. 

Je  demcurc. 

D   A    M   I   S. 

Pourquoi* 

V    A    L    E   R  E. 

Jc  veux  pres  de  Pasquin  m'instruire  encore. 

D   A  M   I    S. 

Et  moi; 

£  R  A  S  T  E.. 

Et  moi. 

V  A  L  E  R  E. 

Je  vous  rendrai  mot-a-mot  les  nouvellcs. 

D   A    M   I    S. 

Je  saurai  pour  le  moins  les  rend  re  anssi  fidelles. 

V  A  L  E  R  E. 

Aih !  Hors  d'ici  tous  deux !  Votre  presence  y  nuit. 

D  a  M  i  s. 
J'y  reste  encore  une  heure. 

£  r  a  s  T  E. 

Et  moi  jusqiva  minuit, 

V  a  L  E  R  E. 

Mon  tres-cher  frcre ,  &  vous ,  6  Pccore  importune ! 
Je  l'avoue :  il  y  va  d'une  bonne  fortune. 
J'ai  rendcz-vous  ici. 


co  mi  d  ie.  ri5 

t  R  A  S  T  E. 

Je  vous  en  livrc  autant. 
La  Comtesse  en  ce  lieu  va  se  rcndre  a  Tinstant ; 
Et,  puisqu'il  faut  parler,  &r  que  Ies  momens  pressent, 
file  est  l'astre  adorable  a  qui  mes  vceuxs'adressent. 

VALERE,  ricanant. 
Mais  tu  l'aimes  done  bien  ? 

t  R  A  S  T  E. 

Et  me  crois  memc  aime\ 

Valerl 
Serieusement  ? 

£  r  A  s  T  E. 
Oui. 

Valere. 

Parbleu !  J'en  suis  charme. 
Oh !  bien ,  cesse  pourtant  d'aller  sur  mes  brisees ; 
Et  prends  une  autre  fois  un  peu  mieux  tes  visees. 
Tout  ce  qui  t'a  flatte  n  etoit  qu'un  jeu  malin. 
Tiens ,  lis :  reconnois-tu  ce  billet  de  ta  main  ? 
Nerine  m'en  a  fait  tantot  le  sacrifice. 
Vois  ta  honte  &ma  gloire:  &:  tot,qu'on  deguerpisse! 

£  R  A  S  T   E. 

La  scelerate ! 

Valere. 
Adieu.  Fais  place  a  ton  vainqueur 
DAMIS,  a  Valere. 
J'ignorois  son  amour.  Vous  etes  ne  moqueur; 


U4      VtCOLE  DES   PiRES> 

Et  vous  avez  beau  jeu.  Mais,  pour  venger  sa  flamme, 
En  vous  plaignantpourtant  du  meilleur  de  moname. 
(  Car  il  ne  faut  jamais  railler  les  malheureux) 
Voila.  votre  billet ;  retirez-vous  tous  deux. 

Value. 
Mon  billet ! 

D  A  M   I    S. 

Oui;  qu'il  serve  a  vous  faire  connoitre 
Qui  du  champ  de  bataille  est  ici  le  vrai  maitre. 
Au  favori ,  Nerine  immoloit  deux  Rivaux. 

tRASTE,  souriant. 
Si  je  suis  malheureux ,  j'ai  du  moins  des  egaux, 

Value. 
Berne  moi !  Je  n'ai  pas  le  petit  mot  a  dire. 

DAMlSj  gravement. 

Un  aveu  si  penible  a  de  quoi  vous  suffire, 
Allons,  £raste !  un  peu  de  generosite! 

E   R  A  S  T  E  j  gaiement, 

Et  vous,  Damis,  allons;  un  peu  de  fermete  I 
Le  revers  sur  lequel  votre  fierte  se  fonde , 
N'en  est  qu'a  ses  deux  tiers ,  &"  n'a  pas  fait  sa  ronde  j 
Votre  billet  y  manque ;  heurenx  que  cette  main 
Mette,  en  vous  le  rendant,  notre  aventure  a  fin, 
VALERE,  eclatant  de  tire. 

File  est  ma  foi  complctte  •,  &"  ceci  me  console. 


CO  ME  DIE,  tij 

( a  Dafnis. ) 

Cest  done  vous,rhomme  heureux,a  qui  Ton  nous  immofe* 
je  vous  dois  les  egards  que  vous  aviez  pour  nous, 
Et  je  me  garde  bien  de  me  moquer  de  vous* 

D  A  M  I  S» 

Et  sur  quoi  venez-vous  ? 

Value. 

Sur  cette  fausse  lettre, 

Chaste. 

Et  moi  sur  celle-la  qu'on  vient  de  me  remettrc. 

D   A   M    I    S. 

Nerinc  est  une  fille  a  pendre* 

£  R  A  S  T  E. 

Plaidons-la» 
Crime  de  faussete ;  le  vol ,  outre  cela  : 
Autre  grief  encor,  qui  plus  encor  mc  choque* 
J'en  suis  pour  un  bijou  que  la  chienne  m'escroquc 

V  A  l  E  r  E. 
Motus.  Quelqu'un  peut-etre  est  dans  le  meme  cas; 
Et  fait  en  homme  sage ,  en  ne  s'en  vantant  pas, 

D    A    M    I    S. 

Ma  penetration  va  plus  loin  que  la  votre. 
Souvent  un  artifice  en  enveloppe  un  autre* 
Elle  nous  repaissoit  de  chimeres  ici : 
Si  le  bien  de  la  Dame  en  etoit  une  aussi? 


ti6       VECOLE  DES  P^RES* 

Value. 

Non :  ses  biens  sont  reels ,  &:  c'est  un  fait  notoire ; 
J'ai  pour  garant  notre  oncle,  &  nous  Ten  devons  croirej 
Lui-meme  il  me  l'a  dit,  sans  savoir  nos  desseins  j 
11  a  cent  mille  ecus  pour  elle  entre  les  mains. 

D  A  M  I  S« 

On  vient  j  c'est  elle-meme* 

V  a  l  E  r  E. 

Affrontons  les  alarmes* 
11  fautde  la  bravoure  en  amour  comme  aux  armes* 
Pourquoi  nous  separer  &:  fuir  a  son  abord  ? 
Parlons ,  declarons-nous ,  &  sachons  notre  sort. 


SCENE     X. 

DAM1S,  VALfeRE,  &USTE,  ANGELIQUE, 

D    A    M    I    S. 

JL/E  nous  trouver  ici  vous  etes  etonnee, 
Madame;  &:  ce qui  s'est  passe  Taprcs-dinee. ..- 

Angeliqu  e. 
Votre  pcrc ,  Messieurs ,  n'est  done  pas  au  logis  ? 

D  A  M  I  S. 

Non,  Madame. 

Angeliqu  e. 

Je  n'ai  rien  a  dire  a  scs  fib. 


C  O  M  E  D  I  E>  1x7 

£  R  A   S  T   E. 

Mais  ses  fils  voudroient  bien  vous  direquelquc  chose, 
Madame  5  demeurez ,  s'il  vous  plait ,  &  pour  cause. 
Mes  freres  vous  diront....  ce  que  vous  ignorez.... 
Et  vous  allez  savoir....  ce  que  vous  apprendrez. 
Contez,  contez-lui  ca. 

D  A  M  I  S. 

Nous  trompons  votre  attente, 
Madame,  en  repugnant  a  la  main  d'une  absente, 
En  qui  le  seul  appui  qui  l'honore  en  ces  lieux, 
Devoit  etre  un  merite  asscz  rare  a  nos  yeux. 
A  ce  merite  un  pere  ay  ant  joint  sa  puissance, 
On  auroit  dii  s'attendre  a  plus  d'obeissance. 
Mais  des  engagemens  qu'en  secret  nous  formons,' 
Des  obstacles  trop  grands  y  nuisoient. 

V    A    L    E   R   E. 

Nous  aimons. 

Damis. 
Nous  n'osions  l'avouer. 

£  R  A  S  T  E. 

JHai  seul  eu  cette  audace. 
Damis. 

Sur  de  telles  raisons  un  pere  est  tout  de  glace. 
LJage  ou  Ton  n'aime  plus  lni  fait,  surleretour, 
De  vaine  illusion  traiter  en  nous  1'amour. 
Mais  vous ,  en  qui ,  Madame,  un  beau  feu  peuteclore , 
Vous ,  sur  qui  cet  amour  a  tous  ses  droits  encore, 


ii*        VECOLE  DES  PliRES, 

Aimez,  ressentez-en  le  charme  sedu&eur  : 
Nous  aurons  notre  excuse  au  fond  de  votre  cceur 

Angelique. 

Ne  vous  alarmez  plus  des  volontes  d'un  perc 
Qui  vous  trace  un  devoir  en  efFet  trop  austere. 
Non  qu'il  n'eut  ete  beau ,  peut-etre  meme  heureux, 
De  se  plier  an  gre  d'un  coeur  si  genereux. 
Une  ame ,  je  dis  meme  une  ame  assez  commune, 
De  rOrpheline  ofFerte  eut  cheri  l'infortune ; 
On  la  peignoit  aimable  ,  &c  pensant  assez  bien 
Pour  faire  le  bonheur  de  qui  feroit  le  sicn. 
Que  n'auroit  pas  en  elle  opere  la  puissance 
D'un  chaste  amour  fonde  sur  la  reconnoissance  ? 
Pleine  de  sentimens  si  tendres  &  si  doux , 
Que  n'eut-elle  pas  fait  pour  plaire  a  son  epoux? 
Plaisir,  honneur,  devoir,  pitie  de  sa  jeunesse, 
Gloire  de  relever  ce  que  le  Sort  abaisse , 
Les  prieres  d'un  pere ,  <k  les  bienfaits  du  sien  , 
Tout  cela  vous  parloit  pour  elle ,  &  n'a  pu  ricn. 
Si  je  voulois  encor ,  je  vous  pourrois  plus  dire; 
Sans  m'eloigner  du  but  ou  votre  cceur  aspire , 
D'un  mot,  si  jusques-la  jedaignois  m'abaisser, 
D'un  seul  mot  je  pourrois  vous  bien  embarrasser. 
Mais,  encore  une  fois ,  Messieurs,  soyez  tranquilies. 
Et  sachez,  pour  trancher  des  propos  inutiles, 
Que  cette  infortunee  a  qui,  dans  son  malheur, 
"Un  ami  s'interesse  avec  tant  dc  chaleur , 
De  tout  ce  qui  se  passe  apprcnant  la  nouvelle, 

Dcsavoucroit 


C  0  M  £  D  I  E.  ii? 

Desavoueroit  les  soins  qu'on  prend  ici  pour  elle  j 
Craindroit  que  Tun  de  vous  ne  s'en  laissat  toucher, 
Et  seroit  la  premiere  a  se  le  reprocher. 
D  a  M  i  s. 

Madame,  je  le  vois ,  l'amour  qu'on  vous  oppose, 
Et  qui  pour  nous  est  tout ,  est  pour  vous  peu  dc  chose , 
Peut-etre  si  l'objet  vous  en  etoit  connu , 
Auriez-vous  contre  nous  l'esprit  moins  prevenu. 
Pour  moi ,  plus  je  le  vois ,  moins  je  me  desapprouve ; 
Mon  cceur  a  son  aspecl;  de  plus  en  plus  Teprouve . . . 

Eraste. 

Le  mien  aussi ,  Madame ;  &:  je  sens  qu'en  efFet.... 

V  A  L  E  R  E. 

Que  de  jargon  perdu  pour  dire  un  mot !  Au  fait. 
De  riens  &  de  fadeurs ,  Madame ,  on  vous  amuse. 
C'est  vous  que  nous  aimons ,  &  voila  notre  excuse. 

Angelique. 
Vous  m'aimez ! 

£  R  A  S  T  E. 

Tendrement !  Si  celle  qui  vous  suit 
£toit  honnete  fille,  elle  vous  l'auroit  dit. 

D  A  M  I  S. 

Peut-etre  cet  aveu,  Madame,  est  temeraire  : 
Mais  nous  ne  le  faisons  que  pour  vous  moins  deplairej 
Et  que  pour  nous  purger  d\in  reproche  odieux 
Qui  nous  peint  comme  autant  de  monstres  a  vos  ycus, 

Toms  L        I 


rj*        VECOLE  DES  P^RESj 

Une  pareille  excuse  est-elle  illegitime  ? 
Seroit-elle  pour  nous  encore  un  nouveau  crime? 
Et  pas  un  de  nous  trois  ne  se  peut-il  flatter 
Que  du  malheurcommun  vous  voudrez  l'excepter? 
Nous  nous  en  remettons  a  larret  redoutable 
Que  va  nous  prononcer  votre  bouche  equitable: 
Daignez  baisser  les  yeux  sur  quelqu'un  d'entre  nous, 
Et  qu*il  lui  soit  permis  d'oser  pretendre  a  vous. 

Angelique. 

Si  j'avois  su  toucher  des  cceurs  si  peu  scnsibles , 
Je  n'en  trouverois  plus  desormais  d'invincibles ; 
Vous  signaler iez  trop  le  peu  que  j'ai  d'appas; 
Et  lc  signaleriez  en  ne  l'honorant  pas. 
Quiconque  aime  en  effet  doit  poser  pour  maxime, 
Qu'il  n'honore  qu'autant  qu'il  est  dignc  d'estime. 
Examinez-vous  bien ;  &  voyez  quel  honneur 
Pent  revenir  jamais  du  don  de  votre  cceur. 
Quelles  ames  ce  jour  avez-vous  fait  paroitre  ? 
Et  pour  qui  venez-vous  de  vous  faire  connoitre? 
Vousm'aimcz,  dites-vous.  Osez-vous  un  moment, 
Colorcr  vos  refus  d'un  parcil sentiment? 
Osez-vous  esperer  que  ce  propos  m'abuse , 
Et  qu'un  si  fade  encens  me  flatte  6V  vous  excuse  ? 
Angelique  indigente  excita  vos  refus : 
Et  Topulence  en  moi  vous  tente ,  &:  ricn  ue  plus. 
Ne  vit-on  pas  toujours  unis  d'un  nccud  perfidc, 
La  noire  ingratitude  &  l'interet  sordidc? 


C  O  M  £  D  t  &  !M> 

L'une  vient  d'eclater ,  i'autre  eckte  a  son  tour : 
Et'je  juge  par-la  du  prix  de  votrc  amour. 

V  A  L  I  R  E. 

Tres-mal  juge ,  Madame ! 

kASTE, 

Ah !  sentence  cruelle! 
J'y  suis  le  plus  lese ,  Madame  \  &  fen  appelle. 
Qui?  moi!  de  Tinteret!  Parce  que?  Quoi!  Voyons* 

Value. 
Mais ,  oui :  quel  procede  veut-on  que  nous  ayons? 
Je  ne  dirai  qu'un  mot,  Madame.  Je  vous  aime  j 
Cela  sans  interet ,  purement  pour  vous-meme. 
Vous  aimez  Angelique  :  Eh  bien !  ajustons-nous> 
Vous  vous  efforcerez  pour  elle ,  &:  nous  pour  vous  t 
Voyez  de  nous  d'abord  celui  qui  pent  vous  plaire  ,, 
Et  qu'il  soit  votre  epoux 

£  R  A  S  T  E. 

C'est  une  affaire  a  fairc  i 
Apres  quoi ,  pour  sa  dot ,  boursillant  en  commun, 
Elle  aura  par  de-la  de  quoi  s'en  trouver  un. 
D  A  M  I  S ,  a  Angelique  qui  vcut  soriir. 
Ah !  Madame ,  arrctcz.  Des  ofFres  de  mes  freres , 
Retranchons  ce  qui  peut  les  rendre  temeraires: 
Votre  chere  Angelique  aura  part  a  nos  biens; 
Pour  elle  a  votre  gre  choisissez  dans  les  miens ; 
Je  ne  demande  pas  le  moindre  sacrifice  ; 
Traitez-moi  seulement  avec  plus  de  justice; 

I  ii 


iji        VECOLE  DES  P£RES3 

Et  sachez  disringuer  ce  coenr  ou  vous  regnez , 
De  ces  indignes  coeurs  qu'ici  vous  nous  peignez! 
Eh  quoi  !  pour  ne  pouvoir  aimer  une  inconnue , 
Que  de  vos  yeux  vainqueurs  le  charme  a  prevenue , 
Comme  un  lache,  anime  du  plus  vil  interet, 
Dois-je  etre  fondroye  d'un  si  cruel  arret  ? 
Accusez  mon  amour ,  condamnez  son  audace  j 
C'est  aux  soumissions  a.  meriter  sa  grace ; 
Mais  que  de  vos  soupcons  vous  ne  nVexccptiez  pas^ 
Me  supposer  a  moi  des  sencimens  si  bas  j 
Voirlesvceuxlesplus  purstraites  de  mercenairesj 
Madame,  mille  morts  me  seroient  moins  ameres. 

&R  AST  E,  bas  a  Valerc. 
11  pourroit  bien  sur  nous  l'emporter  aujourd'hui : 
Nous  n'avons  pas  le  bee  affile  comme  lux. 
Value. 

Madame 

Angelique. 

Vos  discours,  quoi  que  vous  puissiez  dire; 
Apres  ce  que  j'ai  vu,  ne  me  sauroicnt  seduire. 
Si  pourtant  mon  esrime  a  de  quoi  vous  toucher, 
II  vons  reste  un  moyen  de  vous  en  rapprocher. 
Laissons-la  cette  fille  a  qui  je  m'intcresse  j 
Un  soin  plus  important  vous  regarde  &£  vous  prcssc. 
Angelique  n'a  plus  de  rcssources  qu'en  moi. 
De  vos  biens  la  pitie  reclame  un  autre  emploi. 
la derniere  infortune  accable  votrc  Pere  ; 
J'ai  vu  sa  gratitude ,  cV  sa  vertu  m'est  cherc  i 


C  O  M  E  D  I  E.  i}} 

Imitez-la ;  courez  l'aider  en  des  besoins 
Quil  n'eprouveroit pas s'il  vous eut aimes moins. 
1  remblez,laissant  l'honneur  de  ce  devoir  a  d'autres, 
Qn'un  secours  etranger  ne  previennelesvotres; 
£c  n'esperez  jamais  de  commerce  entre  nous  > 
Qu'autant  que  ce  jour  meme  on  se  louera  de  vous. 

SCENE    XI. 

ANGfeLIQUE,  DAMIS,VAL£RE, 

£raste,  nerine, 

N  E  r  i   N   E. 


ESSiEURSjCxcusez-moi,  si  j'entresans  mystcre. 
Madame  attend  sans  doute  ici  Monsieur  leur  Pere  j 
II  est  a  la  maison,  ou  je  l'ai  fait  asscoir  , 
Fatigue,  foible,  triste,  &  commc  au  desespoir. 

Damis,  a  Angeltque _,  qui  sort precipitamment. 

Vous  serez  obcic  ;  &  mon  cccnr  sc  rcsigne  — 

Angelique. 

Je  nc  vous  parle  plus  que  vous  n'en  soycz  dignc. 


I  iij 


,34       VECOLE    DESP&RES, 


SCENE     X  I  I. 
pamis,valere,£raste3nerine. 

ValERE,  arritani  Nirinc par  U  bras* 

jS'  ERiNE  1  Un  petit  mot. 

N    E   R    I    N   E. 

Oh  !  Madame  a  raison. 
Soyez  honnetes  gens,  ou  point  de  liaison. 

D  A  M  IS. 

Tu  veux  moraliser  ?  La  singerie  est  bonne. 

N    E    R    I    N    E. 

Oui ,  j'aime  la  morale. 

Valere. 

Est-ce  elle  qui  t'ordonnc 
De  te  faire  payer  des  gens  pour  les  trahir  j 

N    E    R    I    N    E. 

J'aime  a  la  debiter ,  &"  non  pas  a  l'ouir. 

Valere. 
Oh !  je  te  tiens.  Voyons ,  que  pourrois-tu  nous  dire  3 

N  i  r  i  N  E. 
Mille  choses  pour  une. 

Valere. 
Entre  autres? 

N  E  R  I  N  E. 

Quel  martyrci 


C  O  M  £  D  I  E.  Vj5 

Mais  vousm'estropiez  I 

Value. 

Tu  n'echapperas  pas. 
Nous  imaginons  pen  ce  que  tu  nous  diras. 

N  E  R  I  N  E. 

Quoi  que  je  pusse  dire,  on  ne  me  croiroit  gucre* 

Dami  s. 
C'esr  que  tu  mentirois. 

N  E  R  I  N  E. 

Non,  je  serois  sincere. 
E  r  A  s  t  E. 
Voyons,  parle  :  on  t'ecoute. 

N  E  R  I  N  E. 

Eh  bien  done  ,  je  vous  dis 
Que ,  si  je  l'avois  pu ,  j'aurois  fait  cent  fois  pis. 

Tous    TROIS. 
fort  bicn. 

Nerine. 
Que  je  suis  fourbe,  &:  tant  soit  peu  friponne. 

D  A  M  I  S. 

Sur  ce  point,  contre  toi ,  tu  n'as  deja  pcrsonne. 

Nerine,  rapidemenu 
Mais  que  vous  etes ,  vous ,  des  tigres,  des  per  vers, 
Des  Arabes ,  des  Juifs ,  des  Turcs ,  des  Ladres  verd&, 
Des  Cancres....  en  un  mot ,  s'il  faut  que  je  le  dise  3 
Des  gens...,  Fuyons  1  J'allois  lacher  une  sottise.. 

I  iv 


ri$t      VECOLE  DES  P£RES> 


SCENE     XIII. 
DAMIS,  VALERE,  ERASTE 

D  A  M  I  S. 

jLA  belle  retenue!  Elle  a  trop  de  bonte. 

Yalere. 

L'impudente ! 

£  r  a  s  T  E. 

La  masque  I 

D  A  M  I  S. 

Elle  m'a  demonte, 
V  A  L  E  R  E ,  a  Damis. 
Mais  vous,  que  scntez-vous  encor  pour  la  Comtesse? 

Damis. 
Plus  d' amour  que  jamais. 

t  R  A  S  T  E. 

J'ai  la  meme  foiblessc. 
Elle  est  de  qualite;  cela  Matte  mon  gout. 
Unc  belle  Bourgeoise  est  belle ,  &  puis  e'est  tout. 
Mais,  dans  la  qualite,  que  d'appas  j'imaginc  ! 
Qu'une  femme  bien  noble  a  je  crois  la  peau  fine > 
Je  m'y  figure  un  tout  si  doux ,  si  delicat, 
Si...  Tencz,  le  vrai  beau  n  est  pas  du  tiers- tW 


C  O   M  £  D  I  E,  i37 

Valere. 

t)h'!bien,  renoncez-y  tous  deux;  car  jeTadorc? 
Sa  colere  a  mes  yeux  l'embellissoit  encore. 
Je  vois  bien  a  quel  prix  on  sera  son  epoux: 
Mon  pere  apparemment  la  trompe  ainsi  que  nous  ; 
Elle  a  Tesprit  frappe  de  sa  ruine  entiere; 
Quand  on  sera  plus  riche,  elle  sera  moins  fiere. 
Elle  a  raison  •,  l'utile ,  en  ce  siccle  fatal , 
Marche  avant  l'agreable .... 


SCENE     XIV. 

PAMIS,  VALfeRE,  &RASTE,  PASQUIN, 
Valere. 

Juh bien !  notre real* 
P  a   s  q  u  1  n. 
Nous  triomphons !  Jc  suis  au  fait  de  nos  affaires ; 
Et  vous  en  fais  dans  peu  lcs  temoins  oculaires. 
Mon  Pere  ,  de  caissicr  s'est  fait  donner  1'emploi. 
Par  vingt  commissions  il  sc  defait  dc  moi. 
Pour  compter  son  argent  cherchant  un  sur  asyle, 
Et,  voulant  au  logis  rester  seul  &:  tranquille , 
II  m'en  fait  deposer  lcs  clefs  en  m'en  allant. 
Mais  ce  passage  echappe  a  son  ceil  vigilant. 
Sortez  par  ce  degre;  vous  en  savez  Tissue: 
Par  one  fausse-porte  il  descend  dans  la  rue; 


i*8     L'tiCOLE  DES  P£rES, 

J'irai  I'ouvrir:  sortezj  &",  rentrant  par  mes  soins..- 

GrEGOIRE,  derriere  k  theatre. 
J^annot ! 

P    A    S    Q   U    I    N. 
Mon  Pere ! 

Gregoire. 

Acoute ! 

P  A  S  Q  U  I  N. 

On  y  va ! 
{Aux  trois  Freres  t  en  les  poussant  dehors. ) 

Je  vous  joins, 

wmmBKmmamammmmmmmBmmBammmmmmmmmmmmmmmmmmmmmmmmmm 

SCENE    XV. 

GREGOIRE,  PASQUIN. 

Pa  S  QU  I N ,  arrangeant  une  table  _,  une  chaise  &  une 
marine  pleine  de  sacs  quapporte  Gregoire. 

V  oici  Tinstant  critique,  &:  le  coup  de  partie, 
Mon  Pere;  il  faut  jouer  ici  la  comedie. 

Gregoire. 
M'an  si-je  don  dcja  si  mal  acquitte? 

PASQUIN,  fa'isant  asseoir  Gregoire. 

Non. 
Jc  suis  content  de  vous.  Asseyez-vous  la :  Bon. 
Dcs  que  j'aurai  tousse  ,  ne  tournez  plus  la  tete. 


C  O  M  E  D  I  E.  ijj 

Gregoire. 
Mais  tu  me  pranra  don  toujou  pour  eune  bete> 

P  A  S  Q  U  I  N. 

Rangeons  autonr  de  vous  tous  ces  sacs  a  present. 
GREGOIRE  ,  faisant  sauter  ks  sacs p kin  de  paillc. 
Je  troqueron  st'or-la  conte  dn  pu  pesan. 

P  A  S  Q,  U  I N  ,  lid  dormant  un  sac  de  louis. 
Voici  le  sac  de  l'Oncle  ou  git  notre  fortune. 
Faites-le  bien  sonner. 

Gregoire. 

Va-t'en !  Tu  m'importunc 
Seuleman  ver  la  nasse  ameune  1c  poisson ; 
Et  laisse-moi  le  soin  d'ajance  l'hamecon. 


mauiyinn    mn—i— —Mmeagsya 


SCENE   XVI. 

GREGOIRE,  seal. 

*y  A,  baillon  nou  les ar  d'un  Quaissier  d'importancc. 
Via  don  tou  lc  mctie  dc  cc  jan  de  finance? 
En  remuan  le  pouce ,  i  devenon  pu  gras 
Que  le  puzhonnete  horamc  en  se  rompan  16  bras. 
Et  ca  vous  est  pu  fiar  que  si  e'etait  grand  chose. 
Voye  Monsieu  Damis ,  comme  i  vous  en  impose. 
Stanpandan  qu'est-ce  au fond  ?  Rian !  De  quoi  sarvont-i? 
Je  yandon  note  peine ;  eun  Marchan ,  des  habi. 


14©      VECOLE  DES  P&RE3, 

L'artisan  sa  bcsogne ;  un  Valet  son  sarvice : 
Eun  Gendarme  sa  vie  ;  eun  Robin  la  justice. 
Euz  en  ne  vendan  rian ,  sans  rian  faire ,  avon  ton, 
Maugrebieu  de  la  race  ,  6V  de  la  race  itou  ! 
Chut !  Oni ;  c'est  lc  signal :  j'entan  tousse  mon  drole. 
<^a!  Bridon  la  becasse !  &:  quemancon  mon  role , 
Par  faire,  en  mon  chapiau,  sonnaille  cc  lonis. 


SCENE    XVII. 

GRfeGOIRE,  PASQUIN ,  DAMIS  ,  VALERE , 
t  R  A  S  T  E. 

GrEGOIRE  compte ,  pendant  que  les  trois  Freres 
s'avancent  doucement  par  derriere ,  pour  voir  les 
sacs  done  la  manne  est  pleine. 

L/N,  deux,  trois,  quatre,  cinq,  six,  sept,  huh,  neux  &  dix. 
Jarnigoil  qued'arjan!  Et  on^e,  &  dou^e ,  cV  trei\e. 
Qu'i  fait  bon  magnie  ca  1  quator^e  j  quince  _,  sei\e, 
Dix-sept ,  dix-huitj  dix-neuf  &  vingt.  Pezon  stila, 
I  me  paroit  lege.  Mon  trebuchet  ?  Le  via. 

(  Pendant  qu  il  pese. ) 
S'i  savion  que  j'on  cian  l'arjan  a  pleine-  hotte ; 
Comma  diantre  i  vienrion  nous  accole  la  botte  I 
Lc  canaille!  Et  leux  pcre  encore  en  a  piquie  1 
Et  dit,  s'i  s'avision  de  li  faire  amiquie, 
Qu'i  ne  seroit  pas  homme  a  teni  son  courage ! 


C  O  M  E  D  I  E.  141 

Tout  ca  serait  pour  zeux !  Par  la  morgue,  j'enrage! 
Horn  !  Qu'aveuc  mon  arjan  je  serais  fier  &c  sec! 
Et  que  je  saurais  bian  leuz  en  torche  le  bee ! 
I  zon  le  cceur  de  far  ;  moi ,  je  l'aurais  de  bronze. 

(  Pasqu'm  &  les  trois  Freres  s'en  vont. ) 
Urij  deux _,  trois j  quatre>  clnq3  sixj  septj  huitj  ncufj  dix3  orrze. 
(  Tournant  la  tete. ) 

Gnia  pu  personne.  Via  mon  parsonnage  fait. 
C^a  n'a  pas  ete  mal ,  &:  j'en  varron  TefFet. 

Fin  du  quatrieme  Aclc, 


i4*       VECOLE  DES   P&RES, 


A   C   T   E    V. 


SCENE    PREMIERE. 
ANGELIQUE,   NERINE. 

N  £  R  I  N  E. 

JLviLAispourquoi  done  cette  ame  a.  la  douleurenproic, 
Quand  je  ne  vois  pour  vous  que  des  sujets  de  joie? 
Au  comble  du  bonheur  vous  vons  desesperez  ? 
En  un  mot,  tout  vous  rit,  Madame;  &  vous  plcurez ! 
Qui  m'interrogeroit  sur  ce  qui  vous  afflige , 
Ne  sauroit  que  penser  de  ce  nouvcau  prodige. 
«  Un  Courier  nous  apprend  le  retour  d'un  vaisseau, 
«  Qui  lui  rend  des  tresors  que  Ton  croyoit  sous  l'eau. 
»  On  vient  de  lui  compter  cent  mille  ecus  sur  table  i 
»  Et,  depuis  ce  moment,  elle  est  inconsolable  ». 
Madame,  a.  ce  discours,  vous  tomberez  d'accord, 
Qu'on  me  droit  au  nez;  &"  qu'on  n'auroit  pas  tort. 

Angelique. 

Jc  suis  riche ,  il  est  vrai ;  e'est  un  grand  avantagc. 
De  Tun  a  l'autrc  etat  je  sens  1'heureux  passage  : 
J'ai  connu  I'indigence;  &"  qui  s'en  vit  presser, 
D'un  ceil  indifferent  ne  la  voit  pas  cesser. 
Mais  quels  que  soicnt  cniin  ces  biens  qui  te  seduisent, 
Je  n  en  soufFre  pas  moins  du  faux  bruit  qn'ils  deiruiscnt. 


C  O  M  £  D  I  E.  i4$ 

Ce  coup  irreparable  a  fait  mcs  vrais  malheursi 
Et  l'espace  d'un  an  n'a  pas  tari  mes  pleurs. 
Ce  faux  bruit  enleva  mon  Pere  a  sa  famille. 
II  mourut,  en  pleurant  sur  ie  sort  de  sa  fille. 
Rien  n'egala  pour  moi  son  amour  paternel  \ 
Et  mon  scul  intetet  porta  le  coup  mortel. 
Aujourd'hui  cependant  je  me  trouve  enrichic 
Du  retour  de  ces  biens  qui  m'ont  coute  sa  vie  : 
Jen vais  jouir sans lui , Ncrine !  Est-ce un bonheur 
Si  pur  que  je  le  puisse  apprendre  sans  douleur  i 

N  E  R  I  N  E. 

L'excellent  naturel!  Ousont,pour  vons  entendre, 
Tant  d'honnetes  enfans,  si  peu  faitspourattendre, 
Qui  hatcnt  dans  leurs  coeurs  d'un  vieux  pere  opulent, 
LJheritage  tardif,  &:  le  trepas  trop  lent? 
Bel  exemple ,  sur-tout  pour  les  fils  de  Geronte ! 
Mais  de  la  fsrmete  sied  bien ,  au  bout  du  compte. 
La  raison  fixe  un  termc  a  des  regrets  si  vains. 
L'esprit,  le  temps,  l'argent  sont  trois  grands  medecins. 
L'argent  seul !  Est-il  mal,  execpte  l'avarice  , 
Qu'un  si  doux  elixir  n'endorme  on  ne  guerissc  ? 
Est-il  ennui  qui  perce  a  travers  un  gros  bien  ? 
Ce  n'est  pas  tout  encor ;  ne  comptez-vous  pour  rien 
Le  depit  des  Messieurs  qui  vous  ont  meprisec? 
lis  vous  trouvent  charmante  ,  &  vous  ont  refusec. 
Avec  une  fortune  egale  a  vos  appas , 
De  leur  confusion  ne  jouirez-vous  pas? 
Qu'Angelique  a  present ,  demasquant  la  Comtesse , 


144        VECOLE  t)ES  PliRES, 

Sc  vengc  ouvertement  du  refus  qui  la  blessc , 
Lcs  plaisante,  sen  moque.... 

Angelique. 

Us  sont  assez  punis* 
Non ,  je  ne  joindrai  point  la  bravade  au  mepris. 
Maitresse  de  ccs  biens  echappes  dii  naufrage, 
D'un  plaisir  plus  sense  je  me  forme  l'image; 
Allons-en  faire  part  au  Pcre  infortune, 
A cet  homme d'honneur  quils ont  abandonne. 
Avec  quelle  bonte ,  digne  ami  de  mon  Pere , 
Nerine ,  il  a  d'abord  aecueilli  ma  misere ! 
Avec  quelle  tendresse  &  quelle  bonne  foi, 
A  ses  indignes  Fils  il  a  parle  pour  moi ! 
Et  que  n'a  pas  tente  sa  pitie  genereuse  ? 
Mon  infortune  cesse,  £k  la  sienne  est  afFreuse. 
Quel  plaisir  de  lui  faire ,  en  l'etat  ou  je  suis, 
Rencontrer  une  amie  ou  lui  manquoient  des  fils ! 
Voila ,  dans  ma  douleur ,  tout  ce  qui  me  console. 
Je brulois de laider j  je le puis,  &"  j'j  vole. 

Nerine. 

Allez,  Madame,  allez  confondre  des  ingrats. 
Helas  1  ils  rougiront ,  mais  ne  changeront  pas. 


SCENE 


€  O  M  $D  I  E.  t4j 

SCENE     II. 

N&RIN  E,  seute. 

A.  Pasquin  cependant  j'apprete  une  autre  crise. 
Le  faquin  tout-a-l'heure  expiera  sa  sottise. 
II  n'est  done  pas  content  d'un  pere  villageois ; 
Et  Monsieur  en  veut  un  dans  le  petit  bourgeois ! 
Nous  lui  confronterons  le  bon  horn  me  Gregoire. 
Qu'il  vienne!  Le  voici.  J 'attends  l'autre. 

S  C  £  N  E     III. 
n£rine,  pasquin. 

P  a  s  q  u  i  n. 

V  ICTOIRE  ! 
N  £  R  I  N  E. 

A  ton  honneur  enfin  t'en  voila  done  sorti? 

Pasquin. 
De  trois  cents  mille  francs  &:  plus ,  je  suis  nantl 

Nerine. 
Savent-ils  le  retour  du  vaisseau  d'Angelique  ? 

P  a  s  q  u  i  N. 
Oui.  J'ai  fait  venir  meme,  en  menteur  methodise,, 

Tome  L     K 


?4S      VtCOLE   DES  P&RES, 

Tout  Tor,  qu'ici  lcursyeuxont  cm  voir  en  monceau , 
Dune  part  que  leur  pere  avoit  dans  ce  vaisseau. 
A  peine  leur  en  ai-je  annonce  Ics  nouvelles, 
Qu'ils  out  vole  chez  eux ,  pleins  du  plus  beau  dcs  zeles $ 
Cest  a  qui  fera  mieux.  Mais ,  chez  nous  revenus , 
Comme  ils  nous  recevoient  nous  les  avons  recus. 
On  n'entroit  point.  Chacun  ,  pour  prevenir  son  frere, 
De  l'oncle  a  mendie,  sous  main,  Ieministere; 
Le  cher  onde  est  charge  par  scs  dignes  neveux, 
En  faisant  leurs  presens ,  de  bien  plaidcr  pour  eux. 
II  ne  manquera  pas  d'etre ,  dans  cette  affaire , 
Aussi  bon  avocat  que  bon  dcpositaire. 
Et  la  cause  cV  1'argent  sont  en  tres-bonne  main. 
On  tient  mes  garncmens ;  &T  je  te  vengc  enfin  , 
Pauvrcpcre  aveugle  si  long-temps  surleurcompte! 
Puissent-ils  en  crever  de  depit  6c  de  honte ! 

N  E  R  I  n  E. 
J'aime  a  te  voir  dcs  mceurs. 

P  A  S  Q  U  I  N. 

Dcs  mceurs  ?  Oui,  oui ,  j'en  ai ! 

N  E  R  i  N  E. 
Cest  qu'on  se  sent  toujours  de  ce  que  Ton  est  ne: 
Tu  me  le  disois  bien. 

P  a  s  q  u  i  N. 

Eh!  laissons la  naissance. 
Comme  tuvois,  sur  eux  cl!e  a  pen  de  puissance. 
Cest  que  j'ai  de  Fhonneur ;  6c  voila  le  grand  point. 


C  O  M  t  D  I  E.  i47 

N  i  R  I  N  E. 

Ce  grand  point  est  plus  sur  quand  a  i' autre  il  est  joint. 

P  A  S  Q  U  I   N. 

Tel  est  ton  sentiment ;  mais  ce  n'est  plus  le  notre. 

N  E  R  I  N  E. 

Quoi  qu'il  en  soit ,  en  toi  j'aime  a  voir  Tun  &:  I'autre. 

P  A  S  Q  U  I  N. 

Quoi  qu'il  en  soit,  venx-tu  de  moi  tel  que  je  suis  J 

N  E  R  I  N  E. 
Oui  \  mais  je  ne  fais  point  de  faux  pas ,  si  je  puis. 

P    A    S    Q    U    I    N. 

Qu'appelles-tu  ,  faux  pas  ?  Qui  te  parle  d'en  faire  ? 
Tout-a-1'heure  veux-tu  venir  chez  le  Notaire  > 

Nerine, 
Tu  m'entends  mal  aussi :  ma  crainte  est  que  Pasquin, 
Aujourd'hui  mon  epoux ,  ne  le  soit  plus  demain. 

P  A  S  Q  U  I  N. 

Sur  quoi  peux-tu  fonder  ce  que  tu  t'imagines  \ 

Nerine. 
Sur  l'inegalite  de  nos  deux  origines. 

(  Grsgoire  parou.  ) 
Consultons-en  Gregoirc. 

P  A  S  Q  U  I  N ,  voulant  s'en  alter. 

Oh!  non,  non;  laissez-moi. 
N  E  R  I  N  E  ,  le  retenant. 

Demeure  ici.  Je  veux  lui  parler  dcvant  toi. 

Kij 


i4$      ViCOLE  DES  PfiRES, 

SCENE     IV. 

gr£goire,  pasquin,  n£rine. 

Gregoire. 

JM. ais  dres  que  tu  me  vois.tu  fui  comrac la  foudre. 

Pasquin,  a  part. 
Demeurons,  puisqu'il  faut  tot  outards'y  resoudre. 

Gregoire. 
Par  ce  que  t'es  feru  de  ste  grosse  gagui? 
Gnia  pa  gran  mal  a  ca  j  sis-je  eun  je  ne  sai  qui  ? 
Est-ce  que  tu  me  pran  pour  eun  fagot  d'epeine? 
Loin  de  t'en  vouloir  mal ,  je  veux  que  tu  la  prenne 

N  E  R  I  N  E. 

Votre  avis  seroit-il,  s'il  etoit  assez  fou.... 

Gregoire. 
Mon  avi,  s'i  te  pran,  e'est  de  le  prande  itou. 

N  E  R  I  N  E. 

J'accepte  le  marche  \  mais  e'est  pourvu  qu'il  tienne. 

Gregoire. 
Ca  tiant  pu qu'on  ne  veut  \  va,  n'en  sois  pas  en  peine. 

N  E  R  I  n  e. 
Si  je  redevenois  fillc  dans  quelque  temps? 

Gregoire. 
Fillc : 


C  O   M  E  D  I  E.  149 

Nerine. 
Oui;  je  ne  suis  rien  ,  je  n'ai  rien,  &  jc  prends 
L'heritier  &:  l'aine  d'un  Procureur  tres-riche ! 
Si  la  chicane  un  jour  de  son  lit  me  deniche  ? 

Gregoire. 
Qui  ?  li!  Note  Jeannot  mourra  comme  il  est  ne  a 
D'eunbon  gros  Paysan  l'heritier  &  l'aine. 
II  est  a  moi. 

Nerine,, 
Quel  conte ! 

Gregoire. 

Oui,  si  vous  plait,  Madame. 
II  est  filsd'un  brave  homme  &:  d'eune  honnete-femme. 
Li,  fils  d'eun  Procureux !  Fi  don  !  en  a-t-il  I'air  ? 
Trouve-vous  qu'i  ressemble  a  i'ouvrage  d'eun  Clair? 
Toi ,  defan  don  ta  cause. 

Nerine. 

II  auroit  trop  dc  peine 
A  plaider  contre  vous. 

P  A  S  Q  U  I  N  ,  a  part. 

Our'!  La  hichcuse  scene  1 
Gregoire. 
Conte  moi  1  Queman  don,  li-meme  auroit  dit  ca ). 

Nerine. 
Vas,  Jeannot!  Cc  n'est  pas  ce  qui  nous  brouillera. 
J'en  veux  d'autant  plus  meme  etre  de  tes  amies, 
Que  jc  n'ai  plus  de  peur  que  tu  te  mesallies. 
Adieu. 

K  ii) 


i5o      L'ECOLE  DES  PiRES, 


SCENE    V. 

gregoire, pasquin. 

Gregoire. 

J*  I ,  le  vilain,  qui  me  renie!  Encor 
Si  c'etoitpour  unComte,ou  queuque  autre  Milor ! 
Mais  pour  se  dire  issu  dJou?  de  qui  ?  d'eune  race 
Don  tout  le  reluisan  ne  vau  pa  note  crasse, 

Pasquin. 
Ma  foi  non!  Maintenant  je  pense  ,  en  verite. 
Que  ce  que  j'en  ai  dit  e'est  par  humilite. 

Gregoire. 
Va  tc  cache,  aveuc  ta  sotte  suffisance ! 
Via  don  pourquoi  mon  drole  evitoit  ma  presence ', 
Tu  rougis  du  saro  don  ton  prre  est  couvar ! 
Eh !  va ,  va ,  mon  saro  vau  bian  ton  habit  var. 
Et  pis ,  devan  le  jans,  je  fon  le  bon  Apote ! 
lene,  le  brave  enfan,  qui  veu  parle  dez-aute! 

Pasquin. 
Eh !  je  vous  ai  bien  dit  que  je  ne  valois  rien. 
Oni,je  suisun  maraud,  un  miserable,  un  chien, 

Digne je  ne  sais  pas  dc  quoi !  De  cent  nazardes. 

Je  serai  contre  moi  desormais  sur  mes  gardes. 
J'etois  garcon  d'honneur ,  si  jamais  il  en  rut  5 
Mais  pres  de  nous  le  Diable  est  toujours  a  lafrut. 


C   O  M  E  D  I  E.  i  5  x 

Si  vous  saviez  combien ,  maudissant  ma  sottise , 
J'ai  fait  de  mauvais  sang  depuis  qu'elle  est  commiscl 
Le  mal  que  jc  m'en  veux.... 

Gregoire. 

Parles-tu  tou  de  bon? 
Pasquin, 
Oui  -y  c'cst  du  fond  du  coeur. 

Gregoire. 

Note  Maite  a  raison. 
Je  ne  son  que  de  sot !  Le  pandar  ont  biau  faire, 
Et  n'ete  pa  no  fils ;  je  son  toujou  leux  pere. 
Oh  bian!  j'oublire  tou:  mais  c'est  aveuc  le  tarns, 
Etca,  quand  tu  m'aura  devalize  no  jans. 
Fai  nous,  su  ce  qu'izon,  faire  an  plutot  main-bassc. 
Ta  paix  est  faite  alors ;  sinon 

Pasquin. 

Je  tiens  ma  grace  I 
Le  Frcre  de  Gcrontc  est ,  depuis  un  instant, 
Gardien  d'un  depot  dont  vous  serez  content. 
L'avide  Financier ,  d'une  main  de  Forrante, 
Lache,  en  de  bons  contrats,  trois  mille  ecus  de  rente. 

Gregoire. 
Tiron  toujou.  Aprcs. 

Pasquin. 

On  a  de  PAuditeura 
Quarante  mille  ecus  en  billets  au  porteur. 

Kiv 


j5i       VECOLE  DES   P&RES, 

Gregoire. 

N'a-t'on  du  Capitaine  ancor  que  de  paroles  ? 

P  a  s  q  u  I  N. 

Vn  cofFret  plein  de  neuf  ou  dix  mille  pistoles, 
En  est-ce  assez  ? 

Gregoire. 

Apres  cet  acle  de  vartu, 
Vian  !  Je  t'ambrasserois ,  quand  tu  m'aurois  battu. 
Et  de  sa  fante ,  au  fond,  qui  veut-on  qui  soit  cause? 
C'est  !e  mauvais  exempe,  &  ce  n'est  autre  chose. 
Eh !  Messieux  de  la  ville.,  aveuc  vos  moeurs  du  tams , 
Que  vous  nous  gate  bian  tons  nos  pauves  enfans ! 
Je  vous  les  envoyon  bons,  simpes,  sans  malice , 
Vous  nous  le  deniaise ;  mais  c'est  aveuc  de  vice. 
Oh !  bian ,  bian ,  guieumarci ,  j'avon  quasiman  tou> 
Et ,  de  note  cote ,  je  tenon  le  bon  bou. 
De  conte-bleu  ,  Geronte  a  traite  l'entreprise  3 
Allon  li  montre....  Non  •>  retardons  la  surprise. 

(  Voyant  venir  Geronte. ) 
Vian  !  De  la  reussite  i  ne  faut  nous  targue 
Qua  la  barbe  de  ceux  que  je  voulons  nargue. 


*¥ 


c^? 


C  O  M  E  D  I  E. 


MJ 


SCENE    VI. 

GERONTE,  ANG&LIQUE. 

Angelique. 

JL/E  mesoffresen  vain  vous  voulez  vous  defendrc. 
Je  nc  vous  quitte  point. 

Geronte. 

Jc  ne  veux  ricn  entendre. 
Angelique. 
Songezde  quels  malheurs  vos  jours  sont  menaces. 

Geronte. 
Ma  maison  de  campagnc  existe ,  Sc  e'est  assez. 
Ce  bien  mc  suffisoit ;  il  me  suffit  encore. 
Et  j'y  cours  enfermer  1'ennui  qui  mc  devore. 

Angelique. 

Ce  bien  peut  vous  manquer  par  des  coups  imprc vus. 
Vous  comptiez  sur  vos  fils,  cV  vous  n'y  comptcz  plus. 

Geronte. 

Non  ,  Madame  ;  3c  c'est-la  ma  perte  irreparable. 

Angelique. 
Garantissez-vous  done  d'un  sort  plus  deplorable; 
Prevenez  un  etat  dont  j'ai  long-temps  gum  3 
Ou  je  vous  ai  trouve  si  veritable  ami. 


154      L'iCOLE  DES  P£RES3 

Vous  seul  aurez-vons  cu  de  la  reconnoissance? 
Le  Ciel  a-t-il  remis  ces  biens  en  ma  puissance, 
Pour  me  voir  emporter  le  reprochc  au  tombeau  3 
D'avoir  eu,  sans  le  suivre ,  un  exemple  si  beau? 
L'amitie  de  mon  Pere  etoit  plus  engageante. 
Qu'il  revive  en  sa  Fille  \ 

Geronte. 

O  trop  heureux  Argante ! 
Oni !  tu  revis  en  elle ,  &c  tu  m'en  vois  jaloux. 
Genereuse  Angelique !  Adieu ,  separons-nous. 
Quel  horrible  surcroit  seroit-ce  a  ma  misere , 
Que  je  vous  dusse  encore  autant  qu'a  votre  pere; 
Moi,  qui  rougis  deja  de  vous  voir  aujourd'hui 
Ne  tenir  rien  de  moi ,  quand  je  tiens  tout  de  lui  I 
Le  Ciel  a  fait  pour  vous  ce  que  je  voulois  faire. 
Votre  prosperite  me  tient  lieu  de  salaire. 
N'honorez  plus  ccs  lieux  d'un  aspecl  si  charmant: 
Fuyez-nous  pour  jamais !  Quelquefois  seulement 
Souvenez-vous de  moi ,  dans  le  cours  dune  vie 
Dont  la  felicite  fit  ma  plus  chere  envie ; 
J'aurois  fait  aujourd'hui  moi-meme  ce  bonheur; 
Mais  j'etois  sans  fortune ,  &  mes  fils  sans  honneur, 

Angelique. 

Je  ne  vous  parle  plus  que  dcvant  ces  barbares. 
Par  une  offre  si  juste,  &"  des  refus  si  rares  , 
Inspirons ,  ou  du  moins  faisons-leur  concevoir  ? 
Vous 3  le  mepris  des  biens ^  moi, Tamour  du  devoir. 


C  O  M  E  D  I  E.  155 

Reduisons  aux  remords  ravarice  inhumainc! 
J'attends  qu'ici  bientot  l'interet  les  ramene. 
De  votre  faux  malheur  ils  sont  desabuses: 
Et,  daas  I'espoir  des  biens  qu'on  vous  a  supposes, 
11  nest  procede  noble  a  present  qui  leur  coute. 

Geronte, 
Oseroient-ils  paroitre  ? 

Angelique. 

Oui :  se  flattant  sans  doutc 
Que  vous  ne  les  croyez  encore  instruits  de  rien. 

Geronte. 
Et  moi ,  je  ne  veux  plusavcc  eux  d'entreticn. 
Angelique. 

Les  voila. 

Geronte. 

Je  les  fuis. 


SCENE    VII. 

Tous    LES    Personnages. 
CHRISALDE,  arraant  Geronte. 

-fctCOUTEZ-NOUS,  mon  Frcrc, 
Gcs  Messieurs  se  plaignant  d'une  injustc  eolerc, 
M'engagent  a  venir  interceder  pour  eux. 
Que  reprocbez-vous  done  a  ces  fils  genaeux? 


i$6       L'ECOLE  DES  P$RES3 

lis  n'ont  rien ,  disent  ils ,  qu'ils  ne  vous  sacrifient : 
Pour  moi,  je  I'avouerai  ,leurs  bons  cceurs  medifient  5. 
Et  c'est  pour  qui  vous  aime  un  spectacle  bien  doux, 
De  les  voir  a  1'envi  se  depouiller  pour  vous. 
DaMIS,  ajfeciueusement  a  son  Pere. 
Ai-je  done  merite  cctte  rigueur  outrce 
Qui  m'a  de  la  maison  fait  refuser  l'entree' 

VALERE,  d'un  ton furieux. 
II  est  des  medisans  qui  vous  font  soupconner 
Que  i'etois  un  infame  a  vous  abandonner  ? 
Nommez-les  moi ,  nommez ! 

E  R  A  S  T  E. 

VoilaGregoire;  approche! 
Tantot,  pour  me  purger  d'un  injuste  reproche  , 
N'ai-je  pas  sur  le  chimp  fait  offre  de  mes  biensi 
Va  LERE,  le  sccouant  rudement  par  le  bras. 
Qui  de  nous ,  le  premier ,  a  presente  les  siens l 

Gregoire. 
Ouf !  Ma  piau  n'en  peu  mais. 

Valere. 

Dcdis-moi ,  si  tu  l'oscs !' 
Parle ! 

Gregoire, a  Geronte. 
Oh !  pour  ca,  Monsieu ,  i-zon  bin  fai  le  choses. 

D  A  M  I  S. 

Jc  n'attcstc  pcrsonnc  en  ce  juste  conflit: 
Mon  Pcrc  mc  connoit  ^  6c  cela  me  suffif. 


€  O  M  E  D  I  E.  157 

Je  devois ,  il  est  vrai ,  d'abord  &  sans  repliquc, 
M'ofFrir  a  votre  gre  pour  epoux  d5  Angelique. 
Mais,  mon  Pere,  excusez  -,  j'aimois :  &r  dans  un  cceur, 
De  la  raison  l'amour  est  aisement  vainqueur. 
Cette  raison  bientot  est  rentree  en  mon  ame; 

(  a  Angelique.  ) 
Et  j'en  dois  le  retour  a  vos  bontes ,  Madame. 
Oni;  j'ai  sur  vos  lecons  murement  reflechi. 
Et  de  mes  premiers  fers  par  vous-mcme  affranchi , 
Je  viens.... 

Valere. 

Tout  beau !  C'est  moi  qui  le  premier  m'explique, 
Et  qui  veux ,  s'il  vous  plait ,  epouser  Angelique. 

Era  S  T  E  ,  a  ses  Freres. 
Oui !  tantot,  malgre  moi,  vous  m'en  faisiezTepoux ! 
Et  c'est  moi  qui  veux  l'etre  a  present  malgre  vous. 

D  A  M  I  S ,  a  Geronte. 
Vous  me  la  destiniez  \  c'est  a  moi  qu'clle  est  due. 

Valere. 
Mandez-lui  qu'elle  vienne  ■■,  &  je  1'cpouse  a  vue. 

E  r  a  s  T  E. 
J'aimois  ailleurs  aussi ;  mais  cela  n'y  fait  rien. 

N  E  r  1  N  E. 
Vous  savez  donc,Messieurs,qu' Angelique  a  du  bien? 

Geronte. 
Enfans  denatures ,  que  tout  le  monde  abhorre , 


i5*        ViCOLE  DES  PERES, 

Qu'ainsi  que  le  refus,  ce  retour  deshonorel 
Laches !  qu'attendez-vous  d'Angelique  &"  de  moi? 
Vous  voulez,  a  Fenvi,  lui  donner  votre  foi ! 
Armcz  done  votre  front  d'une  audace  nouvelle. 
Savez-vous  devant  qui  vous  parlez?  Devant  die. 
Voila  cette  Angelique  ofFerte  a  votre  choix, 
Et  que  vous  offensez  pour  la  seconde  fois. 
Flattez-vous  maintenant  d'un  espoir  legitime; 
Chcrchez  mon  entremise,  &:  briguez  son  estime. 
Lorsque,  dans  ses  malheurs,  un  Pcre  vous  I'ofFroit , 
II  falloit  disputcr  alors  a  qui  l'auroit ! 
D'appas  6V  de  vertus  un  si  rare  assemblage , 
Seroit  de  Tun  de  vous  a  present  le  partage  i 
Mais  votre ame  n'a pu  jusques-la  selever  , 
Quand  pour  vous,  contre  moi  fai  pu  me  soulever; 
Car  enfin,  je  Taimoisc  elle  y  pouvoit  repondre  : 

(  u  Ana  clique.  ) 

{ Pardonnez  un  aveu  qui  sert  a  les  confondrc.; 
Oui,  cruels !  en  secret  pour  elle  je  brulois 
D'un  veritable  amour  que  je  vous  immolois. 
Vos  refus  m'ont  fait  perdre  un  si  grand  sacrifice: 
Qu'a  jamais  vos  rerus  fassent  votre  supplicc  ! 
La  Nature  sur  elle  a  rcpandu  ses  dons ; 
Et  la  Fortune  y  joint  les  siens.  Nous  la  perdons. 
Triomphez  du  depit  qui  s'eleve  en  lcur  ame ; 
Vous  etes  bien  vengce.  Adieu  ,  partcz,  Madame? 
Allcz,  loin  des  Ingrats ,  vous  choisir  un  epoux  , 
Moins  meprisable  qu'eux ,  &:  plus  digne  de  vous. 


C  O  M  E  D  I  E.  159 

Ang£lique. 
Non,  non :  je  dois,  Monsieur,  vous  prendre  pour  modele. 
A  l'exemple  d'une  ame  &:  si  grande  &:  si  belle , 
Je  leur  pardonne ,  &  veux  fixer  ici  mon  choix. 

G  E  R  O  N  T  E. 

Ah !  Que  pretendez-vous  ?  Detestez-les  tous  trois  1 
Point  d'egard  pour  mon  sang !  Je  ne  suis  plus  leur  Pere. 

Angelique. 
Vous  le  redeviendrez  quand  je  serai  leur  Mere. 
Je  voulois  partager  mes  biens  entre  nous  deux  : 
Je  vous  les  livre  tous ,  &:  moi-meme  avec  eux. 

G  E  R  O  N  T  E. 

Et  vous-meme !  Ah !  Madame  I  O  bonte  magnanime  i 

Angelique. 

De  mon  Pere,  en  ceci,  le  pur  esprit  m'anime. 
Pleine  de  sa  memoire  ,  il  me  semble  aujourd'hui , 
Qu3en  m'unissant  a  vous ,  je  me  rejoins  a  lui. 

Chrisalde. 

Voila  pour  mes  neveux  un  trait  bicn  cxemplaire. 
Vous  plairoit-il,  Madame  ,  attenJant  le  Notairc, 
Aller  vous  reposer  duns  cet  appartement  ? 
Nous  vous  suivons,  mon  Frere  6c  moi,  dans  le  moment. 


S% 


% 


i<To       VECOLE  DES  P&RES* 

SCENE  VIII,  &  ^rm'e«. 

Tousles  Personnages,excepteAngelique. 

CHRiSALDE,fl  Gironte. 

J?\ssurez  sur  les  biens  que  Ton  vous  restituc, 
Son  douaire,  &  la  dot  quelle  se  constitue. 
(  Aux  trois  Freres. ) 

Et  vous ,  une  autre  fois ,  soyez  plus  connoisseurs 
Au  choix  que  vous  ferez  de  vos  Intercesseurs. 
Pcnsez-vous  qu  aveugle  sur  votre  cara&ere, 
Tout  le  monde  ait  pour  vous  les  yeuxde  votre  Pere  ? 
Vos  lachetes  sans  doute  esperent  l'adoucir  ; 
Mais ,  pres  de  moi ,  jamais  n'y  croycz  reussir. 
Tons  mes  biens ,  apres  moi ,  devoient  etre  les  votres. 
N'y  pretendez  plus  rien,  ni  les  uns  ni  les  autres  j 
A  l'aimable  Augcliquc  ils  sont  abandonnes. 
Et  vous  allez  encore  ctre  plus  etonnes. 
Ce  vaisseau  revenu  ,  ce  courier ,  ces  richesses , 
N'ctoicnt ,  jc  vous  l'apprends ,  que  d'honnetes  finesses 5 
Pour  lui  faire  accepter  les  dons  que  je  lui  fais  ; 
Ellc  a  cent  mille  ecus  deja  de  mes  bienfaits. 
Sa  facon  d'en  user  la  rend  ditrnc  du  rcste. 
Vous  avez  trop  suivi  votre  penchant  funeste. 
Angclique  6V  mon  Frere  ont  des  vertus  sans  prix. 
lis  sont  recompenses,  8c  vous  etes  punis. 

Gregoire 


C  O  M  E  D  I  E.  itfi 

Gregoire. 
( Rendant  un  sac  a  Chrisalde  qui  sort. ) 

Via  le  sac  aveuc  quoi  j'avon  fait  no  recrue , 
Et  le  biau  filet  d'or  ou  j'avon  pri  le  grue. 

( Aux  trois  Freres. ) 
Lez  aute  sacs,  Messieu,  qu ou rcluquiais  de  loin , 
En  lieu  d'or  &:  d'arjan ,  n'etion  plein  que  de  foin. 

I  vous  ressemblion :  fausse  &  belle  apparance. 
Vote  Pere  dans  vous  boutoit  son  esperancei 

II  a  vu  dans  le  fond  que  vous  ne  valiais  rian. 
Vous  revla  sous  sa  coupe :  adieu ;  porte  vous  bian. 

(  //  sort. ) 

Geronte. 

Malheureux  1  Je  vous  plains ,  tout  ingrats  que  vous  ctes , 
Je  n'ai  point  rassemble  tant  de  coups  sur  vos  tetes. 
Accusez-en  des  coeLirs  indignes  contre  vous , 
Et  touches  du  malheur  ou  vous  me  laissiez  tous. 
Allez  !  Je  veux  encor  disposer  en  bon  Pere, 
De  ce  que  vous  avez  depose  chez  mon  Frere ; 
Ce  que  je  vous  enleve  en  cet  heureux  moment, 
Suffit ,  6c  par  dela ,  pour  votre  chatiment. 

( II  sort. ) 
N  E  R  I  N  E. 

Comme  dans  le  peche  leur  ame  est  cndurcie  i 
Voyez  si  seulement  un  d'eux  me  remercie. 

{ElksortS 
Tome  J.      L 


1 6  x  L EC OLE  DES  P$RES,  CO  ME  DIE. 

D  A  M  I  S  ,  a  Pasquin. 

Scelerat !  Que  penser  de  tout  ce  que  je  voi? 

Pasquin. 
Qu'on  vons  jouoit. 

V  A  L  E  R  E. 

Et  qui ! 
Pasquin. 

L'Oncle ,  Nerinc..., 
(  Fuyant  sur  la  pone  du  logis. ) 

Et  moi, 
Va LEREj  courant  a.  lui  la canne  levee. 
Vous  en  serez  payes  selon  votre  merite. 

PASQUIN,  s3  arretant  fierement. 
Morbleu!  n'avancez  pas,  ou  je  vous  desherite! 
D  A  M  I  S. 

Peut-on  plus  outrager ,  &"  dc  plus  de  facons  > 

£  r  a  s  T  E. 
En  effet,  nous  voila  de  fort  jolis  garcons! 

Fin  du  cinquleme  &  dernier  Acle. 

4th 


callisth£ne, 

T  RAG  E  D  I  E. 


Representee  y  pour  la  premiere  fois  >  par  les 
Comediens  FranfoiSj  le  18  Feyrier  1730. 


Lij 


A 
SON   ALTESSE   S£r£NISSIME 

MA  DAME 

LA   DUCHESSE 

DOUAIRIERE. 


M 


A  D  A  M  E, 


Vol  CI  un  fruit  de  ?  accueil  obligcant  que  V.  A.  S. 
daigna  faire  a  mon  premier  Ouvrage.  Ainsi  quc}  dans 
les  champs  de  Mars  3  le  Soldat  sent  sa  valeur  se 
ranimer  a  I' aspect  du  Prince  :  ainsi  ma  Muse  .,  dans 
sa  carrier e  epineuse _,  a  send  redoubler  son  courage  & 
son  aclivite  sous  les  yeux  de  I'auguste  Princesse  qui 
Vhonore  de  ses  regards.  Mon  projet  ^  sous  tout 
autre  auspice  j  neiit  ete  quune  pure  temerite.  Avoir 
a  peindre  un  Heros  tel  qu  Alexandre  _,  un  homme  que 
l' imagination  3  depu'is  tant  de  siecles 3  se  complait  & 
s3  habitue  a  placer  au-dessus  d'elle-meme  ;  prctendre 
d'un  souffle  de  la  raison  renverser ce  colosse  accreditee 

L  iij 


166  £  P  I  T  R  E. 

&  qua  la  voix  du  simple  Philosophy 3  se  taise  un 
Conquerant  devant  qui  la  Verite  nous  apprend  que  se 
tut  le  monde  entier :  c'e'toit  }  pour  un  talent  aussi  pea. 
decide  que  le  mien3  une  entreprise  qui  ne  demandoitpas 
un  moindre  mobile  que  V ardeur  de  meriter  le  suffrage 
de  V.  A.  S.  Cette  ardeur  ne  ma  pas  seulement  en- 
hardi  ;  elle  ma  guide 3  in  me  fa  is  ant  soigneusement 
eviter  les  peintures  molles  &  flatteuses  a" une  passion 
plus  convtnakle  aux graces  effe'minees  de  la  Pastorale  y 
qua  la  majcste  de  la   Vragedie  ;  &  des  peintures  de 
plus  3   qui  3   ninteressant   gueres   quen   seduisant 3 
de'shonorent  j  pour  ainsi  dire  3  &  degradent  la  sensi- 
bility un  des  plus  beaux  sentimens  du  cceur  humain. 
Enfin3  Madame  3  anime  a" une  si  louable  ardeur j 
je  ne  me  suis  laisse  saisir  a  V  enthousiasme  3  que  sur 
Us  seules  ide'es  du  vrai  3  du  vertueux  &  du  grand.  Aussi 
les  ressorts  employes  dans  ce  Poe'me  ne  remueront-ils 
que  les  ames  elevees ;  raison  qui  vous  le  consacroit  j 
independamment  de  Vender  devouement  &  du  tres- 
profond  respect  avec  lesquels  j'ai  deja  publiquemcnt 
ose  me  dire  3 


MADAME 


Votrc  tres-humble  &  trcs- 
obeissant  Servitcur 

PI  RON, 


,s7 


PR  E  F  A  C  E. 

%se  monde,  a  penser  philosophiquement ,  n'est, 
comme  on  le  saic  assez ,  qu'un  vrai  theatre  sur  lequel 
se  jouent  toutes  sortes  de  scenes  qui  disparoissent 
8c  se  renouvellent  a  chaque  inftant  j  scenes  presque 
toutes  egalement  frivoles  &  ridicules. 

Limitation  de  quelques  -  unes  de  ces  scenes 
passageres,  ou ,  si  Ton  veut,  l'art  de  les  representer 
devant  les  ac"teurs  originaux  j  en  un  mot ,  ce  que 
nous  appelons  les  Spectacles  ou  le  Theatre ,  n'etant 
qu'une  tres- foible  copie  du  grand  spectacle  6c  du 
theatre  universel  3  les  plus  belles  productions  de  cet 
art  si  vante  ne  sauroient  etre  par  consequent  aux 
yeux  du  vrai  Philosophe ,  qu'une  ombre ,  qu'un 
fantome. 

De  ce  fantome  toutefois,  de  cette  ombre  si  vaine, 
de  cette  legere  image  d'un  rien ,  grace  a  notre  gouc 
pour  les  riens ,  ii  resulte  &c  se  forme  en  nous  plus 
d'unesorred'illusion;  cVdeces  illusions  (singularite 
non  moins  remarquable)  la  plus  douce  6c  la  plus 
amusante  a  nos  yeux  ,  p3toit  etre  celle  qui  nous 
aftede  sous  le  masque  lugubre  3c  les  sombres  cou- 
leurs  de  la  Tragcdie. 

Je  n'oserois  hasarder  ici  comme  une  decouverte 

L  iv 


i6t  PREFACE. 

bien  sure  ,  les  raisons  que  je  concois  d'une  predi- 
lection si  bizarre.  L'homme  le  seroir-il  assez  lui- 
meme  pour  trouver  plus  de  passe-temps  a  pleurer 
sur  ses  infirmites  qua  fire  de  ses  ridicules  ?  Ou  notre 
sot  entetement  des  grandeurs  d'ici-bas,  agissant 
jusques  dans  ces  reves  poetiques ,  nous  feroit-il 
preferer  entre  la  Tragedie  &:  la  Comedie ,  le  reflet 
du  faux  eclat  qui  brille  dans  l'une ,  a  l'etincelle  de 
lumicre  plus  pure  &  plus  naturelle  qui  luit  dans 
l'autre  ?  Ou  bien  ne  seroit  ce  que  l'eftet  d'une  va- 
mte  puerile  qui  s'applaudiroit  tacitement  de  ce 
qu'on  lui  livre  en  spectacle  des  Rois  Ik  des  Princes, 
plutor  que  des  personnes  ordinaires?  Ou  bien  enfin 
nous  en  prendrons  -  nous  a  la  malignite  du  cceur 
humain  ,  qui  se  feroit  un  plaisir  cruel  &  extrava- 
gant de  comidcrer  dans  le  malheur ,  ceux  que  le 
pre  jug  ■':  met  au  rang  des  plus  heureux  mortels  ? 
Seroit-ce  une  seule  de  ces  raisons  ?  Les  seroient-ce 
toutes  ensemb'e  ?  Ssroit-ce  encore  autre  chose  de 
plus  ou  de  moins  sense  qui  fait  le  gout  predomi- 
nant qu'on  a  pour  la  Tragedie  ?  Decide  qui  pourra. 
Je  m'en  rapporte  a  ces  hauts  speculatifs  ,  a  ces 
esprits  subtils  ,  crees  pour  sonder  les  cavitcs  de 
1'interieur  de  l'homme  }  pour  descendre  dans  ce 
noir  &  profond  labyrinthe ,  pour  en  demeler  les 
detours  &  pour  s'y  promener  a  pas  ferme  ,  le  fil 
d'Ariane  dc  la  lanterne  de  Diogcne  a  la  main, 

Laissant  done  les  causes ,  6:  m'en  tenant  aux 


PREFACE.  i6t) 

efFets ,  il  me  suffisoit  de  ne  pouvoir  douter  de  la 
preeminence  du  Tragique  ,  pour  avoir  envie  de 
tenter  ce  genre  apres  l'autre,  non-seulement  com- 
me  le  mieux  accueilli ,  mais  encore  ,  selon  moi , 
comme  le  moins  difficile ,  &  le  plus  a  la  portce  de 
la  mediocrite  des  talens  dramatiques ;  la  grandeur 
apparente  des  sujets  suppleant  en  quelque  maniere 
a  la  petitesse  du  genie  qui  les  traite ;  &  la  fiction 
brillante,  soutenue  de  quelque  vain  apparat,  emit 
toujours  plusavantageuse  a  produire  aux  yeux  de  la. 
multitude,  que  la  verite  simple  8c  sansornemens. 

Mais,  d'un  autre  cote,  je  voyois  avec  quelque 
degout  que  cette  sorte  d'avantage  n'ayant  deja.  que 
trop  encourage  mes  Devanciers,  avoitetrangement 
multiplie  nos  Tragedies ,  dont  les  grands  ressorts 
sont  en  assez  petit  nombre.  Je  considerai  que  ces 
ressorts  meme  avoient ,  par  le  long  usage  ,  perdu 
beaucoup  de  leur  elasticite  ;  &c  que  les  differentes 
combinaisons  epuisees ,  introduisoient  necessaire- 
ment  &  de  plus  en  plus  dans  les  chants  de  Melpo- 
mene, une  uniformite  fort  insipide,  &c  devenue 
tres-fatigante  :  uniformite,  je  le  sais ,  qui  ne  laisse 
pas  de  plaire  encore  quelquefois ;  mais ,  helas , 
pour  combien  de  temps  !  Et  qu'est  -  ce  qu'une  si 
courte  duree  ,  en  comparaison  de  celle  a  laquelle 
aspire  &c  doit  aspirer  un  orgueil  vraiment  poed- 
que  ? 

En effet, notre  machine  tragique  ne  tourne  guere 


17©  PREFACE. 

que  sur  ces  trois  grands  pivots :  l' Amour  }  la  Vcn- 
geance  &  V Ambition. 

L' Amour  8c  la  Vengeance  ne  sont  pourtant  que 
deux  passions  fort  communes,  egalement  naturelles 
aux  plus  petites  &  aux  plus  grandes  ames.  Les  ega- 
rsmens  de  l'amour  en  particulier  tiennent  meme 
en  tout  du  ridicule  ou  du  plaisant ,  plus  que  du  no- 
ble &  que  du  pathetique.  Est-il  sur  le  theatre  du 
monde  de  plus  grands  jouets  de  la  societe ,  que  les 
malheureux  agites  de  cette  foiblesse  orageuse  ?  Qui 
ne  rit  de  leurs  alterations ,  de  leurs  inquietudes,  de 
leurs  jalousies ,  &  de  tous  leurs autres  emportemens  ? 
Ou  si ,  dans  cet  etatj  ils  excitent  par  hasard  quelque 
pitie ,  e'en  est  une  qui  ne  leur  est  qu'injurieuse. 
De-la.  vient  que  la  Comedie  8c  la  Farce  meme ,  se 
sont  mises  en  possession  de  ces  personnages ,  com- 
me  d'une  proie  devolue  de  plein  droit  a  la  raillerie 
&  a  la  risee.  Cela  seul  ne  devroit-il  pas ,  comme 
autrefois  en  Grece  j  les  bannir  en  France  aujour- 
d'hui  d'une  scene  ,  ouverte  settlement  a  ce  que 
nous  appelons  a&es  heroi'ques  &  grands  sentimens  ? 
D'ailleurs ,  que  dire  de  cet  amour ,  ptis  de  son  plus 
beau  cote ,  qui  ne  soit  rebatru,  &  que  n'ayent  dit  8c 
redit  ( un  peu  mieux  peut-etre  qu'il  n'eut  convenu) 
Felegant  Racine,  le  doucereux  &  galant  Quinaut , 
nos  jolis  Roinanciers ,  8c  la  foule  innombrable  de 
Copistes  qu'ont  eu  ces  Originaux  illustres. 

II  y  autoit  un  amour  tendre  8c  sense ,  dont  les 


PREFACE.  i7x 

malheurs  vraiment  dignes  d'excirer  la  noble  pitie 
des  ames  raisonnables  ,  ne  rabaisseroient  point  la 
dignite  pretendue  du  cochurne  ;  ce  seroit  l'amour 
conjugal.  Mais,  a  ce  nom  seul ,  je  vois  deja  rire  ou 
sourciller,  non-seulement  norre  folatre  Jeunesse  , 
mais  encore  nos  Francois  de  rous  age? ,  maris  2c 
femmes.  La  delicatesse  &  l'aisance  des  maeurs  ont 
renvoye  bienloin  ,  &c  des  long- temps  ont  livre  aux 
sarcasmes  de  Thalie  cette  espcce  d'amour  suranne  j 
amour  tres-decent,  a  la  verite  ;    amour  peut-erre 
plus  doux  &  plus  naturel  que  l'autre  j  amour  auto- 
rise  des  loix  divines  &humaineSj  comme  essentiel 
a  la  societe  ;  amour  des-li  qui,  je  ne  sais  pourquoi, 
ne  peut  plus  etre  interessant  parmi  nous ,  pas  meme 
vraisemblable.    De  nos  jours  cependant  ll  a  rcussi 
quelquefois  sur  les  theatres ,  je  l'avoue  j  dans  Ines s 
par  exemple  ,  dans  le  Philosophe  marie ,  &  dans  h 
Prejuge  d  la  mode.  Mais  observons  dans  les  deux 
premieres  Pieces ,  que  les  mariages  y  sont  clandes- 
tins.  Sans  cette  petite  irregularite  ,  qui  corrige  un 
pen  la  fadeur  de  l'amour  conjugal ,  probablement 
il  echouoit ;  &  si  la  troisieme  de  ces  Pieces  s'est 
tiree  d'affaire  sans  un  pareil  correctif ,  e'est  qu'il  est 
bien  compense,  par  le  prodige  de  la  rare  timidite 
dc  de  la  tendre  galanterie  du  mari  qui  redevient 
amant.  Un  autre  prodige  encore  de  l'art,  e'est  le 
denouement  de  cette  Piece ,  qui ,  finissant  par  ce 
bon  mari  a  genoux  devant  sa  femme3  finit  precise- 


i7*  PREFACE. 

roenr  comme  George  Dandin'y  avec  la  belle  diffe- 
rence, que  ce  qui  fait  rire  dans  celle-ci,  fait  pleurer 
dans  1'autre  :  nouveau  genre  de  parodie  bien  esti- 
mable 8c  bien  ingenieux  I 

Voili  pour  l' '  Amour  x  passons  a  la  Vengeance.  Le 
grand  Corneille ,  &  quelques-uns  de  ses  Imitateurs  , 
n'ont  pas  moins  epuise  le  jeu  des  fureurs  de  cette 
odJeuse  passion ,  sans  comparaison  moins  excusable 
encore  qua  Pautre.  Oui,  j'ose  le  penser  8c  le  dire, 
n'en  di'plaise  meme  au  prejuge  barbare  introduit 
malheureusement  parmi    nous ,  sous  le  nom  spe- 
cieux  de  point  d'konneur  3  le  Sage  trouvera  toujours 
la  vengeance,  si  eloignee  non-seulement  de  la  veri- 
table grandeur  d'ame ,  mais  meme  dss  premiers 
principesde  la  saine  raison  8c  de  l'humanite,  qu'il 
ne  concevra  jamais  que  la  peinture  un  peu  forte  en 
pmsseetre  am  usance,  ni  meme  supportable  a.  1'esprit 
d'un  Auditoire  sense.  Une  imagination  rcglee  re- 
pugnera  done  toujours  a   rafiner  (  quand  cela  se 
pouiroit  encore)  sur  les  motifs  8c  sur  les  ressources 
d'une  passion  si  detestable.    Comment  se  plaire  a 
multiplier,  a.  charger  les  portraits  d'un  monstre  qui 
devroit  n 'avoir  jamais  existe  ?  Ne  seroit-ce  pas  ai- 
mer a  perpetuer,  en  quelque  sorte^  ce  qu'on  vou- 
droit  qui  fiit  aneanti  de  toute  facon  ? 

Je  ne  dis  rien  de  la  P  erf  die  ni  de  la  Cruautc\  ce 
ne  seroit  que  du  tronc  monter  aux  branches  3  8c 


PREFACE*  i7j 

descendre  de  la  cause  a  1'erTetj  puisqueces  oppro- 
bres  de  l'humanite  sont,  dans  la  Tragedie,  les  suites 
ordinaires  des  deux  passions  dont  j'ai  parle  ;  & 
qu'ils  excitenc  si  naturellement  notre  horreur ,  que, 
malgre  le  privilege  etendu  <\es  Peintres  &  des  Po'c- 
tes ,  cette  matiere ,  ce  me  semble  3  devroit  hon- 
netement  etre  inrerdite ,  du  moins  a  ces  derniers : 
&  je  crois  qu'il  leur  sieroit  tres-bien  de  se  refuser 
au  triste  talent  qu'ils  auroient  de  reussir  a  des  sujets 
si  rebutans. 

Pour  pouvoir  done  etre  un  peu  neuf  encore  ,  & 
l'etre  avec  quelque  decence  &c  quelque  dignite ,  je 
ne  vis  rien  de  mieux  ni  de  plus  utile  a  produire  an 
Theatre  ,  que  1' Ambition.  On  sait  trop  ce  que  e'ese 
que  ce  vice  j  &  qu'il  a ,  selon  les  etats ,  sa  me  sure 
&  son  espece  dans  tous  les  cceurs  \  mais  de  quelle 
consequence  n'est-il  pas  dans  Tame  d'un  Prince  ? 
Et  jusqu'ou  ne  l'egare  pas  ce  desir  immodere  & 
mal-entendu  de  remplir  du  bruit  de  son  nom  ,  a 
quelque  prix  que  ce  soit,  tout  1'univers  &  tous  les 
temps?  Foiblesse  ou  frenesie,  qui  j  n'etant  ni  si 
meprisable  que  V Amour ,  ni  ,  dans  un  sens  ,  si 
odieuse  que  la  Vengeance  ,  me  paroit  avoir  quel- 
que chose  de  moins  contraire  6c  de  plus  analogue 
a  la  pretendue  elevation  du  Tragique.  De  plus,  s'il 
est  vrai ,  comme  on  le  veut ,  que  le  Theatre  serve 
a  purger  les  mceurs ,  entre  les  trois  vices  dont  j'ai 
parle  ,  en  est-il  un  dont  il  fut  plus  utile  de  les  pur- 


174  P  R  £  F  A  C  E. 

ger  que  celui-ci ,  vu  que  les  deux  autres  nim4» 
ressent  d'ordinaire  que  le  repos  de  quelques  Parti- 
culiers  ,  ou  ,  tout  au  plus  ,  que  celui  de  quelques 
families;  au  lieu  que  l'ambition  ne  tend  jamais  a 
rooms  qu'a  troubler  la  paix  de  l'univers  entier,  8c 
qu'a  fletrir  la  ^loire  de  ceux  qui  le  gouvernent, 
en  les  faisant  devenir  les  fleaux  du  genre  humain? 

Or ,  de  I'aveu  general  ,  ambition  ne  fut  jamais 
plus  a<5tive,ni  plus  demesuree  que  celle  d'Alexandre, 
Presque  au  sortir  du  berceau  ,  il  pleure  de  ce  que 
eelle  de  son  Pere,  en  se  satisfaisant ,  devient  nui- 
sible  a  la  sienne.  S'il  continue  ,  disoit  il  a  ceux  qui 
lui  annoncpient  les  vidloires  de  Philippe  ,  il  ne  me 
laissera  rien  a  conquerir.  Aussi  rompt-il  le  frein  des 
le  premier  point  de  son  adolescence.  Des-lors  il 
attaque ,  envahit ,  ravage  tout  ce  qui  se  trouve  de 
pays  libre  sous  ses  pas ;  il  ne  s'arrete  qu'ou  finit  la 
terre  habitee.  Furieux  de  lui  trouver  des  bornes,  il 
a  la  folie  de  s'en  plaindre  aux  Dieux ;  &,  pour  se 
venger  du  mauvais  tour  qu'ils  lui  jouent  de  ne  lui 
laisser  qu'un  monde  a  detruire,  il  s'avised'oser  les 
attaquer  eux-memes ,  en  entreprenant  de  se  faire 
adorer  comme  eux.  Je  le  prends  au  moment  de 
cette  extravagance  la  plus  signalee,&  la  derniere  de 
sa  vie  \  car  la  mort  l'enleva  peu  de  temps  apres,  a  la 
fleur  de  son  age  ,  &  dans  les  plus  violens  acces  de 
cette  fievre,  que  le  dernier  soupir,  a  ce  que  Ton  clir, 
peat  seuieteindre. 


PREFACE.  175 

Quel  objet  plus  brillant  &  plus  interessant  pou- 
vois-je  prefenter  sur  la  scene  heroi'que  &  sous  les 
yeux  des  Nations  ?  Quel  plus  grand  exemple ,  & 
quoi  de  plus  instru&if  pour  tant  de  Rois,  qui  n'au- 
ront  pas  le  bonheur  de  ressembler  a  celui ,  donr  il 
plait  au  Ciel  de  nous  gratifier  dans  sa  bienveillance! 

A  ce  farouche  orgueil ,  enfle  du  poison  de  la  flat- 
terie  &c  du  torrent  des  prosperity  j'aicrune  pou- 
voir  aussi  rien  opposer  de  plus  frappanr,  que  la 
pleine  franchise  d'un  homme  sage  &  d'une  femme 
forte ,  du  philosophe  Callisthene  &  de  sa  soeur  Leo- 
nide ;  les  deux  seuls  Personnages  qui  se  trouvoienc 
libres  &  independans  au  milieu  d'une  Cour  de  flat- 
teurs  &  d'esclaves :  tous  deux  citoyens  de  la  seule 
ville  de  Grece  qui  avoit  refuse  de  concourir  au 
projet  du  destructeuf  de  l'Asie  ;  tous  deux  1'hon- 
neur  de  leur  Patrie ,  de  Sparte ,  de  la  ville  unique 
<k  fameuse,  oil  Tun  $c  Pautre  sexe  suc,oient  avec  le 
lait  &c  conservoient  jusqu'au  tombeau  ,  le  senti- 
ment de  la  vertu  la  plus  aprej  le  mepris  des  ri- 
chesses ,  des  rangs  ,  de  la  ryrannie,  des  rourmens 
&  de  la  more  meme  :  seul  peuple  que  ,  sans  l'a- 
mour  de  la  gloire ,  &  la  peur  de  la  home ,  on  auroic 
pu  dire  au-dessus  de  toutes  les  miseres  humaines. 

La  puissance  efFrenee  &  menacanre  d'un  core , 
le  pur  &  tranquille  heroismede  1'autre  j  quel  plus 
beau  contraste  !  Eh  quoi  !  si,  comme  il  est  vra;, 
les  grandes  images  nous  enflent  le  coeur ,  &  nous 


i76  PREFACE. 

recreent  Tame  en  Pelevant,  l'intime  satisfaction  de 
voir  le  vice,  arme  du  plein  pouvoir  ,  gemir  de  son 
impuissance  devant  la  verite  nue  &  paisible  j  certe 
satisfaction  ,  dis-je,  ne  devroit-elle  pas  etre  pour  le 
moins  aussi  delicieuse  au  Spe&ateur ,  qu'une  espece 
d'horreur  ou  qu'une  vaine  commiseration  excitee 
par  les  traits  odieux  de  la  vengeance ,  ou  par  les 
honteuses  foiblesses  de  l'amour  ?  La  vive  &  bell© 
emotion  qu'une  ame  forte  &  courageuse  sent  alors 
a  l'aspe£t  d'une  sage  &  male  assurance  qui  foule 
aux  pieds  la  force  in  juste  &  couronnee ,  ne  devroit- 
elle  pas  ,  pour  le  plaisir ,  l'emporter  de  beaucoup 
sur  les  ebranlemens  que  la  terreur  Sc  la  pitie  cau- 
sent  a  des  ames  foibles  ou  voluptueuses  ? 

Non,  repondront,  a  coup  sur,  nos  Esprits  d'ha- 
bitude  &c  de  comparaison.  Le  Theatre  est  fait  pour 
emouvoir  fortement  notre  ame  ,  &  y  exciter  la 
plus  vive  sensibilite  :  Or,  la  terreur  &:  la  pitie 
Tattaquent  de  plus  pres  &  plus  vivement  que  ne 
fera  jamais  votre  genre  appele ,  si  Ton  veut ,  le  genre 
admiratif.  Genre  qui  ne  va  gueres  qua  l'esprit , 
comme  ii  ne  vient  aussi  que  de  resptit ;  &  dans 
lequel  en  effet  un  Auteur  semble  avoir  plutot  en 
vue  l'interet  de  sa  gloire,  que  celui  de  notre  plaisir  j 
tandis  que,  de  notre  cote,  nous  prenons,  avec  rai- 
son  ,  mille  fois  plus  d'interet  a  notre  plaisir  qu'a  sa 
gloire. 

Rien  n'est  plus  juste  que  cette  preference  :  je 

n'en 


PREFACE.  1 77 

n*eh  saurbis  disconvenir  ,  non  plus  que  du  malheur 
que  peut  avoir  ce  genre  ,  de  ne  vous  remuer  que 
mediocrement  ,  parce  qu'en  effet  il  parie  im  peu 
moins  au  sentiment  qu'a  la  raison :  mais  convenez 
aussi  que  le  propre  interetde  votre  plaisir  exige  de 
la  variete  dans  les  moyensqu'on  emploie  pour  vous 
le  procurer.  Que  ne  fait-on  pas  tous  les  jours  pour 
multiplier  ces  moyens  ?  N'est  ce  pas  dans  la  vue  de 
les  varier  ,  qu'a  fenjoue  qui  veillissost ,  la  Comedie 
vient  de  substiruer  le  larmoyant  3  ton  consacre  de 
tout  temps  a  la  seule  Tragedie  ?  SoufFrez  done  que 
la  Tragedie  ,  sans  user  de  reprcsadles,  ose  aussi  se 
diversifier  j  &  se  diveisiher  en  s'ennobhssant  du 
moins,  &  non  pas  en  se  defigurant.  SourTrez  qu'e- 
tendant  son  terrem  d'un  cote  ,  tandis  qu'on  iui  en 
usurpe  de  l'autre,  elle  cultive  un  peu  ce  genre  ad- 
miratif ,  la  partie  de  son  domaine  le  plus  en  friche , 
&C  pourtant  la  plus  ligne  d'elle  ,  &  ,  si  je  puis  m'ex- 
primer  ainsi,  la  plus  S-:igneuriale. 

Du  reste,  tout  ce  que  j'ose  avanc :r  ici  en  faveur 
du  genre  admiratif ,  ne  va ,  comme  on  pent  croire  , 
qua  vouloir  justifier  ma  tentative  &  nulLment  a 
pretendre  insinuer,  en  aucune  facon  ,  que  j'aye  fait 
d'heureux  efforts  ,  tels  que  les  auroit  pu  faire  un 
plus  digne  imitateur  des  beaux  endroits  de  Pompee, 
de  Nicomede 3  de  Senorius  &  ft  Athalie.  En  sentant, 
ainsi  que  tout  autre ,  la  necessite  qu'il  y  auroit , 
pour  plaire  au  grand  nombre ,  de  se  plier  au  gout 

Tome  L      M 


17*  PREFACE. 

dominant,  & le peril  que  Ton  court,  en  le  voulant 
plier  lui-meme  contre  lui-meme  j  en  sentant ,  dis- 
je,  l'avantage  assure  que  le  tendre  &  I'interessanc 
conserveront  toujours  sur  1'admiratif  a  certains 
egards ;  je  sens  encore  plus  combien  ce  dernier 
genre  est  au-dessus  de  mes  forces ,  le  premier  ne 
les  surpassant  deja  que  trop  ,  quoiqu'assurement  il 
trouveroit  dans  les  foiblesses  de  mon  cceur,  bien 
plus  de  ressources ,  que  celui-ci  n'en  trouvera  jamais 
dans  mon  esprit.  Je  ne  releve  done  ce  dernier  genre, 
que  pour  tacher,  en  lui  faisant  trouver  grace  aux 
yeux  du  Le&eur,  de  m'attirer  son  attention  j  ii  en 
naitroit  peut-etre  pour  ce  Poeme,  un  peu  plus  d'in- 
dulgence  que  n'en  eut  leSpectateur.  Car  le  Letteur, 
d'ordinaire,  etant  plus  tranquille  &z  plus  reflechi , 
est  par  consequent  aussi  plus  clairvoyant  &  plus 
equitable,  qu'un  Spectateur  presque  toujours  in- 
quiet  ,  inappliquc,  partial  &  prevenu.  Ce  ne  seroit 
pas  la  premiere  fois  que  le  cabinet  auroit  casse  les 
Arrets  du  theatre.  A  la  verite,  pour  un  Auteur  qui 
se  louera  de  cette  sorte  de  revolution ,  mille  auront 
a  s'en  plaindre  \  elle  est  bien  rare  telle  que  je  la  sou- 
haite.  Aussi ,  tous  les  soins  que  j'ai  pris  a  corriger 
ma  Piece,  &  tous  ces  beaux  raisonnemens  de  Pre- 
faces ,  ne  me  laissent  pas  la-dessus  dans  une  secu- 
rite  bien  grande. 

Void  maintenant  le  sujet  de  ma  Tragedie  ,  tel 
que  me  l'a  presence  Justin,  Lib,  XV.  cap.  ill. 


PREFACE,  t?$; 

QtflPPE  cum  Alexander  Magnus  Callistheneni 
Philosophum  propter  salutationis  Persies,  interpella- 
tum  morem  y  insidiarum  qu&  sibi  paratx,  fuerant  con- 
scium  fuisse  iratus  finxisset  j  eumque ,  truncatis  cru~ 
deliter  omnibus  membris,  abscissisque  auribus^  acnaso 
labiisque ,  deforme  ac  miserandum  speclaculum  red" 
didisset ,  insuper  cum  cane  in  cavea  clausum  ad  me  turn 
c&terorum  circumferret :  Tunc  Lysimachus  audire  Cal- 
listhenem  &  pracepta  ab  eo  accipere  virtutis  sohtus  , 
misertus  tanti  viri  non  culpa  ,  sed  libertatis  pcenas 
pendent'iSy  venenum  ei  in  remedium  calamitatum  deditb 
Quod  adeb  agre  Alexander  tulit ,  ut  eum  objici  fero~ 
cissimo  Leoni  juberet.    Sed  cum  ad  conspeclum  ejus 
concitaius  Leo  impetum  fecisset ,  manurn  amiculo  in- 
volutam  Lysimachus  in  os  Leonis  immersit ;  arrepta* 
que  lingua,  feram  eXanimavit.  Quod  cum  nunciatum 
Regi  esset,  admiraiio  in  satisfaclionem  cessit  ;  caric* 
remque  eum  propter  tanta  censtantiam  virtutis  habuit* 

«  Alex andre le Grand,  mire  centre  le  Philoso- 
«  phe  Callisthcne,  de  ce  qu  ll  dc^approuvoit  haute- 
»  ment  qu'il  se  vouliit  faire  adorer ,  a  la  facon  des 
»  Rois  de  Perse,  feignit  de  croire  qu'il  trempoit 
»  dans  une  conspiration  formee  contre  lui ;  &  ,  sar 
55  ce  pretexre  j  non  content  de  lui  avoir  fait  inhu- 
35  mainement  couper  les  levres,  le  nez  &  les  oreilles, 
»)  ainsi  defigurc  &  mutile ,  il  le  faisoit  trainer  a  sa 
»  suite ,  enferme  avec  un  chien,  dans  une  c  ge  de 
»  fer,  pour  etre,  a  son  armee,  un  spe&acle  d'horreur 

Mij 


180  PREFACE. 

»  &  d'epouvante.  Lysimaque ,  disciple  de  ce  ver» 
«  tueux  Personnage  ,  touche  de  le  voir  languir 
»  dans  une  misere  qu'ii  ne  s'etoit  attiree  que  par 
«  une  louable  franchise,  lui  fit  tenir  du  poison  qui 
55  le  delivra  de  tant  de  tourmens  &  d'indignites. 
«  Alexandre  l'ayant  su  .,  en  fur  si  transport^  de 
»  colere  3  qu'il  fit  exposer  Lysimaque  a.  la  rage 
>5  d'un  Lion  aflfame.  Quand  ce  brave  homme  vie 
»  venir  a  lui  le  monstre  pret  a  le  devorer 3  il  sq\\- 
»  veloppa  le  bras  de  son  manteau  >  lui  plongea  la 
55  main  dans  la  gueule  \  & ,  lui  ayant  arrache  la  lan- 
»  gue  ,  l'etendit  mort  sur  la  place.  Unactesi  cou- 
>5  rageux  frappa  le  Roi  d'une  admiration  qui  le 
»5  desarma  ,  Sz  qui  lui  rendit ,  depuis  ,  Lysimaque 
»  plus  cher  que  jamais  ». 

Je  me  suis  bien  garde  ,  comme  on  se  l'imasine 
assez,  de  pousser  la  catastrophe  aussi  loin  qu'elle 
est  rapportce  la.  Voici  done,  en  deux  mots,  sur 
quel  plan  j'ai  accommode  le  sujet  au  theatre. 

Alexandre _,  flatte  par  Anaxarque ,  dansle  projet 
insense  qu'il  forme  de  se  faire  adorer  ,  dc  furieax 
de  ne  pouvoir  engager  Callisthene  a  lc  seconder  la- 
dessus  du  grand  credit  qu'il  a  parmi  les  Grecs ,  le 
condamne  3  sur  d'autres  pretextes  ,  a  des  supplices 
longs  &  ignominieux  qui  ne  sont  point  designes , 
ik  dont  le  delivre  un  poignard  que  lui  apporte  son 
ami  Lysimaque.  Telle  est  l'a&ion  principale. 


PREFACE.  i  8  i 

L'interct  de  Leon'ide  ,  Soeur  do  Calllsthene  3 
Amante  de  Lysimaque,  &:  recherchee  par  Anaxar- 
que,  occasionne  la  more,  de  ce  lache  Favori :  e'ese 
l'episode. 

La  juste  punirion  d'Anaxarque  ,  ainsi  que  les 
regrets  &  les  remords  d' Alexandre  vivement  pe- 
netre  des  dernieres  paroles  de  Calisthene  expiranr, 
indiquent  le  pome  moral  qui  resulte  de  la  Piece. 

En  faisant  perir  le  Personnage  verrueux  auquel 
je  pretends  interesser  ,  j'aurois  commis  Line  fauce 
plus  inexcusable  que  toutes  les  autres  ,  si  premiere- 
ment  il  etoit  tout-a-fait  innocent.  Mais  il  avoit  a 
se  reprocher  d'etre  le  seulSpaniare ,  qui,  contre  le 
grc  de  ses  Concitoyens ,  avoit  voulu  suivre  Alexan- 
dre ;  finite  assez  grave  a  Lacedemone  ,  pour  y  me  • 
riter  un  grand  blame  ,  &c  blame  assez  sensible  a 
un  Lacedemonien  repentant,  pour  qu'il  se  devouat 
lui-meme  a  la  mort.  Aussi  Callistliene  prononce- 
t-il  son  Arret ,  en  s'avouant  coupable  devant  sa 
Socur  Leonide  ,  lorsqu'elle  l'exhorte  a  fair  avec 
elie  j  taadis  qu'il  le  pent  encore.  (Scene  II y  Acle  V.) 

Laissez-moi  3 

Seul  assouvir  ici  les  cruautes  du  Pvoi; 

Et  ne  m'en  croyez  pas  innocenta  victime. 

Spavte ,  helas !  n'a  que  irop  a  m'accuser  d'un  crime  : 

Contre  sa  volonrc  ,  la  mienne  m'a  banni. 

J'osai  desobeir  :  'fen  dois  etre  puni. 

Jv!  iij 


i$t  PREFACE. 

Oui,j'oavreenfinlesyeux;j'aicruneserv!rqu*efte$ 
J'ai  servi  sonTyran  :  je  ne  suis  qu'un  rebelle. 
D'un  saint  devoir  mes  pas  se  sont  crop  ecartes ; 
Erreur  ou  crime  j  adieu.  J'expierai  tout.  Partez. 

Uue  seconde  raison  qui  fait  que  cette  catastrophe 
jae  doit  pas  erre  comptee  parmi  les  denouemens 
jnalheureux  qui  renvoient  le  Speclateur  mecon- 
tent,  c'est  qn'elle  est  moins  un  evenement  funeste* 
qu'une  espece  de  salut  pour  celui  qui  la  subit  j 
puisqu'elle  le  soustrait  a  des  tourmens  atroces  > 
&: ,  qui  plus  est  (ou  plutot  ce  qui  est  tout  pour  im 
Laccdemonien)  a  la  honte  &  a  l'esclavage.  Callis- 
thene  lui-meme  &  son  fidele  Ami  regardant  cette 
iin  comme  une  derniere  faveur  de  la  Fortune ,  ce 
rfest  plus  a  mes  Spectateurs  a  l'envisager  d'un  autre 
osil.  Quelques-uns  meme  d'entre  -  eux  pousscrent, 
H-dessus  les  choses  beaucoup  plus  avant  qu'assure- 
ment  je  n'aurois  voulu.  Us  trouverent  que  mon 
Philosoohe  etaloi:  tant  &  de  si  bonnes  raisons  pour 
setuer*,  &  qu'effec"tivement  ilse  tuoitsia  propos,. 
que  loin  d'y  compatir  &  de  s'en  aller  mecontens  , 
ils  crurent  devoir  prendre  part  a  sa  satisfaction  ,  &: 
quits  Ten  feliciterent  tout  haut.  Compliment  qui 
fit  une  facheuse  diversion  ,  comme  on  concoir  bien , 
au  serieux  de  ces  momens  critiques.  Mais  voici  bien 

*  J'avoue  qu'il  y  avoit  en  cet  endroit  bien  de  la  prolixite\ 
puiscuie ,  sans  rien  gatcr,  j'ai  enleve  la  pres  de  cent  vers. 


PREFACE.  !35 

«licore  un  autre  evenement  plus  facheux  pour  moi  , 
&  qui,  pour  n'etre  point  du  toutde  mon  fait ,  n'en 
acheva  pas  moins  de  me  submerger  a  la  premiere 
representation  j  oil ,  jusques-la  ,  tout  s'etoit  assez 
bien  passe.  Celui-ci  meme  ,  anterieur  a  l'autre , 
lui  servit,  pour  ainsi  dire  ^  de  preparatif  &:  de  ve- 
hicule. 

Disons  d'abord  un  mot  de  la  prevention  un  pen 
trop  forte  ou  Ton  est  contre  ramour-propre  des 
Auteurs ,  &j  en  particulier,  contre  celui  des  Au- 
teurs  maltraites ;  carje  vois  dc'ja  cette  prevention 
s'armer  ici  contre  moi.  On  sait  qu'elle  a  mis  des 
long- temps  nos  appels  au  rang  des  pures  folies ;  &: 
ce  ne  seront  ni  nos  Rivaux  ,  ni  les  Feuilles  periodi- 
ques ,  qui  s'aviseront  jamais  de  nous  protcger  &c  de 
ramener  les  esprits  du  bon  cote.  Conclusion :  le 
Public  ne  demord  guere  de  son  premier  jugement* 
sur-tout ,  comme  je  crois  l'avoir  dit ,  si  ce  jugemenc 
est  desavaiitageux  ;  car ,  sil  est  favorable  ,  oh  cect 
devient  different;  le  Public  alors  est  ton  jours  tout 
pret  de  se  rctra&er.  II  n'y  en  a  que  trop  d'exemples : 
l'opinion  generale  etant  que  la  condamnation  esc 
toujours  juste ,  quoique  precipitee  'y  mais  non  pas 
1'approbation.  Ce  Public  a  pourtant  plusd'une  fois 
ete  pris  en  defaut  dans  un  cas  comme  dans  l'autre. 
11  a  plus  d'une  fois  ete  force  de  rchabiliter  le  boa 
droit  opprime  ;  signe  evident  que  le  hasard  preside 
souvent  a  la  seance  ;  &  que  peu  de  chose  par  coiirr 

Miv 


iS4  PREFACE. 

sequent ,  y  pent  faire  opiner  du  bonnet ,  &c  tout  de 
travers.  Pourquoi  non  ?  Le  Hasard  &  le  Rien  domi- 
nent  par-tout.  Une  boufFee  de  vent  reduisit  bien  la 
flotte  de  Xerxes  a  un  esquif  j  &:  les  plus  petits  inci- 
dens  du  monde  ont  renverse  les  plus  grands  Em- 
pires. Pourquoi  vouloir  que  ce  Hasard  n'ait  pas  aussi 
ses  droits  sur  les  Pieces  de  Theatre  j  &c  que  des 
Riens  quelquefois  ne  fassentpas  tomber  ces  Riens  ? 

Par  exemple  j  la.  fameuseTvagedie  inconnue, ,  qui 
commenc.oit  par  ce  malheureux  vers  si  connu  : 

Vous  souvient-il,  ma  Sceur,  du  feu  Roi  notre  Pere? 
eut-elle  ete  ,  de  ce  premier  vers  jusqu'au  dernier  _, 
aussi  bien  ecrite  que  la  Henriade  3  croit-on  quelle 
n'eiit  pas  toujours  succombe,  comme  elle  fit ,  sous 
le  fou-rire  inextinguible.  qu'excita  subitement  ce  se- 
cond vers  riposte  par  un  Gascon  du  Parterre  : 

Saudis !  S'il  m'en  souvient ,  il  ne  men  souvienc  guere. 

Une  bagatelle  du  meme  poids^  &,  encore  un 
coup  j  imputable  a  tout  autre  qu'a  moi  3  egaya  de 
meme  ici  le  denouement  jusqu'a  l'annonce.  Le  recit 
succinct  de  cette  anecdote  egayera  la  fin  de  ma  Pre- 
face un  peu  moins  mal-a-propos. 

Le  poignard  qu'on  presentoit  alors  a  mon  He- 
ros  * ,  &  dont  il  se  devoit  percer,  se  trouva  ,  soit 
par  vetuste  ou  autrement,  en  si  mauvais  etat ,  qu'en 

*On  ne  le  lui  presentc  plus;  Iui-meme  I'enleve  aLysima- 
que,   au  moment  qu'il  veut  s'en  frapper. 


PREFACE.  185 

passant  de  la  main  de  Lysimaque  a.  la  sienne ,  le 
manche  ,  la  poignee  3  la  garde  &  la  lame  3  tout  se 
separa  de  facon  que  l'Acteur  recut  l'arme  piece  a 
piece  ,  8c  fut  oblige   de  tenir  le  tout  du  mieux 
qu'il  put  a  pleine  main,  tandis  que  gesticulant  de 
cette  main _,  il  declamoit  pompeusement  nombre 
de   vers  qui    precedoient  la  catastrophe.    Quand 
l'illusion   theatrale  chez  des   Francois  ,   aidee  du 
serieux  de  quelques  gens  senses,  pourroit  tenir 
co ntre  une  pareille  minutie,  la  malveillance  en  eut 
bien  emp~che  par  la  manoeuvre  de  ces  esorits  cha- 
ritables ,  dont  nos  Parterres  n'etoient  alors  que  trop 
infestes.  Qu'on  se  les  rappelle  ,  ces  agrcables  Tu- 
multueux  ,  qu'a  ,  depuis  trop  peu  de  temps,  mori- 
genes  le  bon   ordre  ,  ces  levrlers  de  la  satire  _,  si 
prompts  a  saisir  les  moindrescirconstances  risibles, 
a  la  faveur  desquelles  ils  deconcertoient  le  ;eu  > 
mettoient  les  attentions  en  deroute,  ik  faisoient 
avorter  un  succcs  naissant.    On  peut  juger  si  la 
Meutc  eveillee  tira  bon  parti  du  contretemps  de  ce 
maudit  poiguard  en  bloc  enferme  dans  la  main  du 
Declamateur  \  &  si  les  ricannemcns  surcnt  bien 
soulever  le  lire,  &  faire  eclore,  par degrcs  ,  la  ri- 
see  generate  ,  au  fatal  instant  oil  le  Comcdien  se 
poignarda  d'un  grand  coup  de  poing  ,  &  jeta  au 
loin  l'arme  meurtriere  en  quaire  011  cinq  morceaux. 
II  n'y  eutque  le  faux  Moribond  &moi  qui  ne  rimes 
point.  Quoi  qu'il  en  soit,  cette  belle  huee  produisit, 


i$6  PREFACE. 

je  crois ,  un  efFet  retroactif  sur  toute  la  Piece ,  6c  fat 
peut-etre  le  vrai  coup  de  poignard  qui  tuamon  pauvre 
Callisrhene.  Peut-etre  ausst  cela  seul  n'eut-il  pas 
tout  i'honneur  de  madefaite,  La  secheresse  5c  la 
gravite  du  sujet  purent  bien  y  etre  pour  quelque 
ehose.  Certe  Piece,  dtnuee  des  incidens  favoris , 
qui  tournenr  i'espL'ic  de  nos  Auditeurs  a  indul- 
gence ,  8c  pins  destitute  encore  du  grand  sublime 
qui  devoit  y  supplier  ,  n'etoit  gueres  de  nature  a 
pouvoir  par  elle-mcme  sous  ma  plume,  s'attendre 
a  plus  de  succes.  D'ailleurs  l'Amour,  quoiqu'ici 
puririe  de  la  mollesse  de  celui  qui  s'est  empare  de 
nos  Drames  Elegiaques,  ne  detonne  t-il  pas  encore 
un  peu  trop  avec  la  haute  idie  qu'on  nous  veut 
dormer  de  l'austerite  des  mrcurs  de  l'ancienne  La- 
cedemone  ?  On  ,  rout  au  contraire  ,  (  on  se  perd  a. 
ces  sortes  de  conjectures  )  trop  conform e  a  cette 
austerite ,  un  amour  si  serieux  &c  si  laconique  te- 
nant deja  de  la  severite  de  i'amour  conjugal ,  ne 
devoit  -  ll  pas  naturellement  revolter  la  galanterie 
Francoise  &  lui  deplaire  ?  C'est  a  mes  sages  Lec- 
teuts  a  decider :  car  il  me  les  faut  de  ce  rare  carac- 
tere-la.  Ainsi  l'a  prononce  du  moms  POracle  du 
Temple  du  Gout.  Interrogc  sur  les  raisons  du  pen 
de  cours  que  venoit  d'avoir  cette  Piece  ,  dont  it 
daignoit  parler  assez  avantageusement :  II  cutfalluy 
dit-il ,  pour  la  {aire  reussir  3  que  tous  les  Spectateurs 
tusscnt  etc  des  Catons  on  </«  Socrates.  Onconvien- 


PREFACE.  187 

clra  qu'il  eut  fallu  avoir  bien  du  bonheur  pour  faire 
ici ,  &  par-tout  ailleurs,  de  pareilles  chambrees. 

La  hauteur  de  Leonide  fut  encore  une  singularite 
malheureuse  :  elle  n'est  pourtant  pas  une  bizarrerie 
de  mon  imagination.  Les  Femmes  de  Sparte  par- 
loient  pour  le  moins  aussi  haut  que  les  DameS 
Romaines.  Elles  se  piquoient  meme  de  comman- 
der aux  hommes ,  fondees  sur  ce  que ,  disoient- 
elles  ,  elles  settles  mettolent  de  vrais  hommes  an 
monde,  Nos  Dames  n'ont  qu'a  penser ,  qu'a.  parler 
de  meme;  &  des-lors  le  costume  ici  trouvera  grace 3 
en  paroissant  moins  singulier. 


»i  —  »ii  ■  ■ — <■■ "  '■ ■  '  ■■■■.■■        ■  ■  i      i 

PERSONNAGES. 

ALEXANDRE   le  Grand. 
CALLISTHENE,  Philosophe  de  Sparte. 
LEONIDE,  Sccur  de  Callisthtne. 
LYSIMAQUE,  Amant  de  Leonide. 
ANAXARQUE,  Amour cux  de  Leonide. 
CRATERUS,  Caphainc  des  Gardes. 
AG  AMEE,  Lacede'monien _>  Ami  de  Callisthknt 
CHEFS  de  Varmee  d?  Alexandre. 
GARDES. 


La  Seine  est  dans  le  Camp  d"  Alexandre  _,    sur  les 
bords  du  Jaxartc  ,  en  Sogdiane. 


189 


CALLISTHENE, 

T  RA  G  E  D  I  E. 


ACTE  PREMIER. 

SCENE    PREMIERE. 

ALEXANDRE,  LYSIMAQUE,  CRATJfeRUS, 

Gardes. 

Alexandre^  Lysimaque. 

ic<H  bicn !  les  Mecomens  vont  me  voir  &  m 'entendre  \ 
A  mon  mepris  pour  eux  reconnoitre  Alexandre  j 
Respecter  mes  arrets,  se  taire ,  011  partager 
Le  sort  du  Criminel  qu'ils  osent  proteger. 
Les  Grecs  m'ont-ils  remis  une  autorite  vaine  ? 
lis  sontlas  j  disent-ils,  des  fers  de  Callisthene: 
Je  le  suis  de  leur  plainte  •,  &:  e'est  trop  en  sonfFrir: 
lis  veulent  le  revoir;  sa  prison  va  s'ouvrir. 

( a  Cratcrus. ) 
Que  de  pres,  Amintas  eclairant  les  Perfides, 
Fasse  armer  la  Phalange  tk  les  Argyraspides. 


i5>o       CALLlSTHiNEj 

Qu'Anaxarque  paroisse  &:  marche  a  mes  cotes. 
Qu'on  l'avcrtisse.  Et  vous ,  Lysimaque ,  sortez. 

Lysimaque. 

Votre  gloire  m  ordonne,  &:  mon  devoir  exige.... 

Alexandre. 

Que  vous  obeissiez. 

Lysimaque. 

Seigneur.... 

Alexandre. 

Sortez,  vous  dis-jej 
Callisthene  estcoupable:  en  douter  aujourd'hui , 
C'est  oser  me  le  croire ,  6c  l'etre  plus  que  lui. 

Lysimaque. 

Punissezdonc,  Seigneur,  macriminelle  audace! 
Que  j'obtienne  son  sort ,  n'obtenant  pas  sa  grace. 
Si  le  croire  innocent ,  c'est  orFenser  mon  Roi , 
Pcrsonne  n'est  ici  plus  coupable  que  moi. 

Alexandre. 
Lysimaque  I 

Lysimaque. 

Oui,  Seigneur;  privez-moi  d'unc  vie 
Que  pcut  aussi  bientot  rletrir  la  calomnie ! 
Je  n'oserois  survivre  a  l'lnnocent  proscrit : 
Et  le  jour  m'cst  a  charge  ou  la  Vertu  perir. 


T  RA  G  E  D  I  E.  i9% 

Alexandre. 
Ainsi  done  la  Verm  gemit  sous  ma  puissance  ? 
Et  je  suis  un  Tyran  qui  proscrir  Tlnnocence  ? 

Lysimaque. 
Se  jetant  aux  pieds  (['Alexandre. 
Eh ,  Seigneur !  l'lmposteur,  de  sa  perfide  voix, 
N'a-t-il  jamais  surpris  la  justice  des  Rois  ? 

Alexandre. 

Examinons  done  mieux  si  la  mienne  a  pu  1'etre. 
Le vez-vous.  Je  vous  parle  en  ami  plus  qu'en  maitre , 
Et  suis  de  votre  eftime  encore  assez  jaloux, 
Pour  craindre  de  paroitre  injuste  devant  vous. 
Ai-je  legerement  condamne  Callisthcne? 
Du  Trone  mille  fois  sa  liberte  hantaine 
N'a-t-elle  pas  en  moi  blesse  la  majeste  ? 
A  ma  gloire,  a  mes  jours  n'a-t-il  pas  attentc? 
Lysimaque. 

Callisthcne ,  Seigneur  ?  Lui  de  qui  la  sagesse 

Fut  de  tout  temps  Texemple  &  l'honneur  de  la  Grcce! 

Callisthene ,  qui  seul  de  ses  Concitoyens , 

A  vos  jours  glorieux  consacra  tous  les  siens ! 

Rappelez-vous  le  temps  ou  ce  grand  Personnage 

Vint  a  votre  valcur  rendre  un  premier  hommage, 

Nc  reconnoissant  point  de  maitre  ni  d'egaux , 

Sparte  avoit  refuse  de  suivre  vos  drapeaux. 

Lui  seul  desavoua  hautement  sa  Patrie  ; 

Par  ce  refus  honteux  la  reputa  fletrie  j 


x9i  CALLISTHiNEj 

Et,  du  jeune  Alexandre  annoncant  la  grandeur, 
Devanca  le  retour  de  votre  Ambassadeur. 
On  n'oubliera  jamais  cette  heureuse  entrevue, 
Oii  votre  ame  parut  si  noblement  emue. 
En  digne  Spartiate  il  s'ofFrit  devant  vous , 
Aussi  respe&ueux,  mais  pins  libre  que  nous. 
.«  Sur  rOrient,  dit-il,  ton  Sceptre  vas'etendre; 
j3  Moi ,  je  viens  conquerir  le  grand  cceur  d'Alexandre, 
sj  Je  vons  lc  livre,  Ami  j  ne  m'abandonnez  pas , 
(  Lui  repondites-vous,  le  serrant  dans  vos  bras ) ! 
53  Que  ne  peut  le  courage  aide  de  la  sagesse  ? 
53  Vencz  de  vos  conscils  secourir  ma  jeunesse; 
53  De  Spane,dans  ma  Cour,introduisez  les  mceursj 
>5  Etloin  de  moi  sur-tout  reponssez  les  Flattcurs. 
Vous  parliez  sans  detour  ;  il  rut  sans  defiance. 
Vous  en  savez  1'efFet :  tandis  que  la  vaillance  , 
Du  triompheen  tons  lieux  vous  acqucroit  1'honneur, 
Du  Hcros,  de  voiis-meme,  il  vous  rendoit  vainqucur. 
Souvcnt  d'une  si  belle  tk  si  rare  vicloire  , 
Votre  aveu  devant  nous  lui  rapporta  la  gloire. 
Et  e'est  iuiqu'on  accuse  tk  que  vous  soupconnez! 
Lui  qu'on  charge  de  fcrs,  cV  que  vous  condamnez !. 
Ah  !  precinitez  moins  la  pcrte  irreparable 
D'un  homme  qui  vous  fnt  si  chcr ,  si  venerable  \ 
Vous  touchez  au  moment  d'un  regret  eternel. 
Puisque  je  lc  defends,  il  n'est  pas  criminel. 
D'un  homme  que  nos  Grecs,  que  tant  de  Peoples  vantent  ? 
Ne  crovcz  pas  qu'ainsi  les  vcrtus  sc  dementent ; 
Et  ne  dementez  pas  vous-meme  un  si  grand  cccur, 

Qui 


T  RA  G  E  D  1  E.  i93 

Qui  de  tant  de  vertus  etoit  l'admirateur ! 
Peut-etre  Hermolalis,  ou  quelqu'un  des  Complices 
Vous  l'a  rendu  suspect  au  milieu  des  supplices ; 
Mais ,  Seigneur ,  un  Coupable  immole  en  ces  momens 
La  vertu  la  plus  pure  a  l'horreur  des  tourmens. 

Alexandre. 

Non,  j'en  ai  vainement  tente  la  violence. 

Les  Conjures  pour  lui  sont  morts  dans  le  silence. 

Lysimaque. 

Quel  indice  evident  l'aura  done  condamne? 

Alexandre. 

Me  le  demandez-vous  ?  Leur  silence  obstine , 
Leur  sacrilege  audace  a  m'accabler  d'injures  \ 
Leur  courage  a  braver  la  mort  cV  les  tortures, 
Plutot  que  de  livrer  a  mon  juste  courroux 
Le  Zelateur  outre  qui  les  seduisit  tons. 
Oui ,  quand  Lacedemone  cut  merite  ma  haine3 
Je  sais  qu'avec  bonte  je  recus  Callisthene ; 
Que ,  voulant  approcher  la  verite  de  moi , 
II  me  plut  d'egaler  le  Philosophe  au  Roi 
Maisqu'il  s'aveugle  moins  de  l'orgueil  qui  le  flatte. 
Ce  fut  le  rang  du  Sage ,  &  non  du  Spartiate. 
Comme  le  moindre  Grcc ,  s'il  nuit  a  mes  projets, 
Le  Spartiate  tombe  au  rang  de  mes  Sujets: 
Un  Spartiate  enfin  n'est  qu'un  homme  ordinaire, 
Que  je  n'epargne  point,  des  qu*il  est  temeraire. 

Tome  I.     N 


1 94  CALLI  S  THt  N  E, 

Et  tel  est  celui-ci.  Que  n'a-t-il  point  ose  ? 
Jusqu'ou  de  sa  faveur  n'a-t-il  pas  abuse  ? 
Sa  franchise  avec  moi  degenere  en  outrage  ; 
Elle  n'est  plus  en  lui  qu'une  fierte  sauvage , 
Qu'une  ferocite  qu'il  aime  a  signaler , 
Et  dont  l'exces  en  tout  cherche  a  me  ravaler. 
Son  eloquence ,  au  gre  de  son  fougueux  genie , 
Se  dechaine  en  public  contre  la  tyrannic ; 
Trace  de  faux  portraits ,  dont  Tart  seditieux 
Sur  moi  plus  d'une  fois  a  fait  tourner  les  yeux. 
Vous  l'avouerai-je  enfin  ?  Mon  orgueil  en  soupire: 
Grecs,  Macedoniens,  tout  me  blame  &  1'admire; 
C^est  lui  qui  rcgne ;  &:  moi,  je  n'ai  plus  que  1'afFront 
De  me  voir  enlever  tous  les  cceurs  qu'il  corrompt. 
Vingt  Conjures  imbus  de  ses  fausses  maximes, 
En  meurent  aujourd'hui  les  coupables  vidimes. 
J'ai  vu  ces  Furieux  ( je  vous  l'ai  deja  dit ) 
Dans  leurs  derniers  soupirs  exhaler  son  esprit. 
Leur  animosite  ,  leurs  discours ,  leur  silence, 
Tout  deceloit  la  source  ou  puisoit  leur  licence. 
Et  sur  un  faux  rapport  je  me  serois  trompe  ? 
Non,  non !  Dans  le  complot  Callisthcne  a  trempc. 
Et  cet  esprit  d'aillcurs  qu'a  tous  il  communique, 
Cecte  seduclion  n'est  pas  son  crime  unique. 
De  plus  d'un  attentat  l'insolent  s'eft  noirci  -y 
Et  l'avis  qui  m'engage  a  le  penser  ainsi, 
Se  trouve  soutenu  d'une  forte  apparence. 
Sparte  rcmue  •■>  Agis  prepare ,  en  mon  absence , 
Contre  la  Macedoine,  cV  la  flamme  dc  le  ferj 


T  RA  G  E  D  I  E.  15,5 

Deja.  meme  sa  marche  alarme  Antipater. 
Le  per  fide  ici  n'est ,  a  ce  que  Ton  soupconne, 
Que  l'espion  d'Agis  &:  de  Lacedemone. 
C'en  est  trop  a  la  fois  ;  ne  m'en  parlez  done  plus  j 
Vous  tentcriez  pour  lui  des  efforts  superfius: 
Ou ,  si  vous  le  voulez  derober  au  supplice , 
Implorez  ma  clemence  &  non  pas  ma  justice. 

Lysimaque. 

Un  homme  tel  que  lui ,  blesse  du  seul  soupcon , 

N'accepte  pas  la  vie  a  titre  de  pardon  ; 

Et  vouloir  l'y  forcer,  e'est  vouloir  qu'on  le  pleure. 

Alexandre. 
Je  ne  dis  que  ce  mot :  qu'il  flechisse ,  ou  qu'il  meure. 

Lysimaque. 
II  ne  flechira  point :  il  mourra.  Mais,  Seigneur, 

(Sort ant  d'un  air  furieux.) 
Ce  fcr  auparavant  me  perccra  le  cceur. 

Alex  ANDRE,  le  retenant. 
Lysimaque,  arrctez  1 

Lysimaque. 

Ma  douleur  est  trop  vivc ! 
Alexandre. 
Vous  m'osez  resister  ? 

Lysimaque. 

Que  je  meure,  ou  qui!  vivc  I 
Nij 


I5>6  C  A  LLIS  TH  £  N  E, 

Alexandre. 
Gardes !  Qu'on  le  dcsarme  *.  il  suffiti  laissez-nous. 

Lysimaque. 
Vous  n'avez  done  pour  moi  ni  pitie  ni  courroux? 

Alexandre. 

Alexandre  vous  aime,  &:  n'est  point  un  Barbare. 
Mon  coeur  se  sent  touche  d'une  amitie  si  rare. 
Par  egard  pour  des  nceuds  si  tendres  Sc  si  forts, 
L'Ami  d'Ephestion  pardonne  a  vos  transports. 
L'intcret  dont  m'occupe  une  tete  si  chere, 
Se  reveillant  en  moi ,  talentit  ma  colere ; 
Je  suspendrai  le  cours  de  mes  inimities. 
Mais,  Lysimaque,  avant  que  vous  en  profitiez  , 
Trop  dc  prevention  vous  aveuglc  peut-ctre: 
*Nc  rougiriez-vous  pas  de  parlcr  pour  un  traitre? 
Pensez-y  mieux  :  puis-je  etre  en  repos  sur  sa  foi  ? 

Lysimaque. 

Mais  vous-meme,Seigneur3que  pensez-vous  de  moi? 

Alexandre. 

Que  vous  avcz  le  cceur  vertueux  &  sensible; 
Que  vous  brulcz  pour  moi  dun  zele  incorruptible ; 
Et  qu'a  ce  devouement  sans  reserve  ck  sans  fare! , 
Le  Prince  &  la  Personne  cgalement  ont  part. 

*  On  lui  ote  son  epee. 


TRAGED1E.  i97 

L  Y  S  I  M  A  Q  U  E. 

Ehbien!  ces  sentimensdontvotre  Cour  est  plcine  , 
Comme  d'elle  &  sje  moi,sont  ceux  de  Callisthene; 
II  a,  par-dessus  nous,  l'art  de  les  inspirer , 
D'y  savoir  affermir,  de  vous  faire  adorer; 
II  consacre  a  ce  soin  ses  vcilles  cV  sa  vie. 
Voila  de  qui  Ton  vent  que  mon  Roi  se  defie ! 

Alex  andre. 
Mais  cnfin  quelle  excuse  a  sa  temerite  ? 
Faut-il  que  ce  qu'en  lui  Ton  nomme  austerite , 
Jusqu'a  l'irreverencc  impunement  s'ecarte  ? 
Qu'il  m'ose  contredire  en  tout  J 

Lysimaque. 

II  est  de  Sparte. 
Qui  sort  de  cette  ecole  a  feindre  est  mal  instruit ; 
Mais  le  vrai  zele  eclate  ou  la  verife  luit. 
Eh!  daignez  supporter,  Seigneur,  une  rudesse 
Qui  n'est  telle  souvent  que  par  trop  de  sagcsse  i 
Asscz  de  Courtissans ,  rampans  adulateurs , 
Laissant  vos  interets ,  pour  ne  veiller  qu'anx  leurs , 
Sous  un  air  de  vertus  vous  dcguiscnt  les  vices , 
Et  de  rleurs  sous  vos  pas  couvrcnt  les  precipices : 
N'etcignczpas,  Seigneur,  sans  vousbicnconsultcr, 
Le  scul  flambeau  qui  petit  vous  les  faire  eviter. 

Alexandre. 

Qu'il  s'obscrve  done  mieux :  fanes  qu'il  s'accoutume 
A  meler  ses  conseils  d'un  peu  moins  d'amcrtumcj 

N  iij 


198  CALLIS  TH  £  NM  , 

Qu'un  respect  attentif  a  les  assaisonner , 
Lui  merite,  en  nn  mot,  l'honneur  de  nVen  donncr. 
Enfin,  qu'il  vous  unite;  &",  soit  iyftice  ou  grace, 
A  ce  prix  je  lui  rends  mon  estime  &:  sa  place ; 
Me  fie  a  vos  discours ,  & ,  m'en  laissant  toucher , 
De  ma  Personne  encor  veux  bien  le  rapprocher. 
Qu'il  reparoisse.  Mais,  des  ce  jour,qu'il  commence 
A  signaler  son  zele,  ou  du  moins  sa  prudence ! 
Ce  jour  ( pour  votre  Ami  jour  d'horreur  ou  de  paix ) 
U  m'est  plusodieux,  ou  plus  cher  que  jamais. 
Je  ne  m'explique  pas  maintenant  davantage ; 
Aujourd'hui  je  Teprouve  enfin.  Voyons  l'usage 
Qu'il  fera  du  retour  de  scs  premiers  honneurs, 
Et  de  ce  grand  pouvoir  qu'il  a  sur  tous  les  coeurs. 


SCENE     II. 

ALEXANDRE,  LYS1MAQUE,  ANAXARQUE, 
GARDES. 

Alexandre. 

Anaxarque  ,  partez.  Qu'ainsi  que  par  moi-meme, 

Sparte  apprenne  par  vous  ma  volonte  supreme. 

Un  rcste  de  bonte  retient  mon  bras  vengcur. 

Du  Nil  &:  de  f  Euphrate  Alexandre  vainqueur 

Pent ,  la  foudre  a  la  main  ,  repasscr  le  Bosphore. 

De  Thcbe ,  aux  yeux  des  Grecs ,  la  ccndrc  Fume  encore, 


TRAGEDIE.  i9<> 

Que  Spartc ,  en  vous  voyant ,  par  un  prompt  repentir  ^ 
D'un  traitement  pareil  songe  a  se  garantir. 
Amenez,pour  garants  dune  foi  peu  certaine, 
Avec  un  des  deux  Rois,  la  Sceur  de  Callisthenc . . » 

Lysimaqul 
Leonide  I 

Alexandre. 
Elle-memc.  Ellc  me  repondra 
De  ce  que  desormais  cc  Peuple  entreprendra. 
Je  sais  que  son  Pays  1'ecoute  &"  la  revere. 
J'ai  des  raisons  encor  qui  regardent  son  Frere. 
Allez;  &" ,  des  demain,  abandonnant  ces  lieux, 
Ne  representez  plus  qu'un  Roi  vidtoricux. 

SCENE     III. 
ANAXARQUE,  LYSIMAQUE. 

Lysimaque. 

jAnaxarque  triomphe;  on  le  voir  a  la  joie 
Qu'il  temoigne  a  volcr  ou  son  Maitre  I'envoie* 
11  benit  la  rigueur  de  cet  ordre  fatal 
Qui  semble  consommer  le  malhcur  d'un  rival. 
II  auroit  du  songer  qu'encor  que  tout  lui  rie  , 
La  faveur  a  la  Cour  a  chaque  instant  varie  ; 
Et  qu'au  fragile  honneur  d'un  poste  si  glissant, 
Tel  s'eleve  aujourd'hui ,  qui  demain  en  descend.. 

Niv 


too  CALLI  ST  H  &NE, 

Anaxarque. 

Pour  etre  moins  en  bntte  a  ce  revers  funeste, 
Je  remplirai  mon  poste  en  Courtisan  modeste ; 
Et,  des les  premiers  pas ,  je  plains,  dans  cet  esprit, 
Votre  Ami  malheureux  dont  l'exemple  m'instruit. 

Lysimaque. 

Arbitre  de  son  sort ,  &:  du  votre  peut-etre , 
Mon  Ami  redevient  celui  de  votre  Maitre; 
Et  dans  le  meme  rang  qui  fit  tant  de  jaloux, 
II  va  revoir  tomber  la  Cour  a  ses  gcnoux. 
Ne  vous  alarmez  pas;  je  promcts  delui  taire 
La  joie  ou  vous  nagiez ,  dans  l'espoir  du  contrairc. 
De  semblables  rapports  seroicnt  mal  adresses; 
Et  son  bonheur  me  venge,  Sc  vous  punit  asscz. 

Anaxarque. 

Tel  estle  cceur  humain :  qu'il  aime  ou  qu'il  haisse, 
De  la  prevention  il  passe  a  l'in justice. 
Je  plaignois  Callisthene ;  &" ,  d'un  ceil  satisfait , 
De  vos  louables  soins  je  vois  L'heureux  cflet. 
Quant  a  cette  ambassade  ou  mon  Maitre  m'envoie, 
Si  je  vous  ai  parn  l'acccpter  avee  joie, 
t/emotion  naissoit  d'un  sentiment  bien  doux  \ 
Et,  pour  vous  en  convaincre,  il  faut  m'ouvrir  a  vous. 
L'Amour ,  plus  que  le  Prince,  ordonne  que  je  parte ; 
Moins  Ministrc  qn'Amant,  jebrule  d'etre  aSparte; 
J'y  vole  en  benissant  l'ordre  &  le  choix  heureux 
Qui  me  font  un  devoir  du  comblc  de  mes  vecux. 


T  RAG  ED  IE.  zoi 

Lysimaque. 

Et  quelle  est  la  Beaute  que  votre  coeur  adore? 
J'ai  mes  raisons.  Son  nom ,  de  grace  ? 

Anaxarque, 

Je  l'ignore. 
Apprenez  settlement  comme  au  fond  de  mon  coeur 
L'amour  le  plus  ardent  lanca  le  trait  vainqueur. 
Quand  de  Persepolis  meditant  la  conquete , 
Tons  les  Grecs  eurent  mis  Alexandre  a  leur  tete; 
C'est  moi  qui ,  de  sa  part ,  aux  bords  de  l'Eurotas , 
Demandai  les  secours  que  nous  n'obtinmes  pas. 
Le  jour  que  je  qnittai  cette  Ville  orgueilleuse  , 
Que  les  loix  de  Lycurgue  out  rendu  si  fameuse, 
La  Jeunesse  intrepide  y  celebroit  des  jeux , 
Dont  le  prix  dispute  reste  au  plus  courageux. 
Je  m'approchai  du  Cirque  j  &  j'y  vis  la  vaillancc, 
Par  la  temerite  s'annoncer  des  I'enfance. 
J'admirai  quelque  temps  ces  Eleves  de  Mars  ■-, 
Mais  un  autre  spedacle  attacha  mes  regards. 
La  plus  tendre  moitic  de  l'espoir  des  families , 
Tout  ce  que  Sparte  avoit  de  rare  entrc  ses  Filles, 
La  couronnc  a  la  main  ,  assistant  au  combat, 
Y  brilloit  a  Tenvi  du  plus  naif  eclat. 
On  veutetre  invincible  aux  yeux  de  cc  qu'on  aime ; 
Et  de  Lycurgue  ainsi  la  sagesse  supreme 
Voulut  que  la  Beaute  triomphante  en  ce  jour  3 
Allumat  le  courage  en  inspirant  l'amour. 
D'inutiles  atours  nc  brilloicnt  point  sur  elles ; 


not  CALLISTH&NE, 

II  auroient  avili  leurs  graces  natureiles : 

La  simple  Modestie  etoit  leur  vetement  9 

Hz  I'austere  Pudeur  leur  unique  ornement. 

Quelle  ame  a  cet  aspect  ne  se  fut  pas  emue  t 

Parmi  ces  beaux  objets  ou  s'egaroit  ma  vue, 

Ten  vis  tin  qui  bientot  fixa  par  ses  attraits, 

Mes  yeux ,  ponr  un  moment ,  &  mon  coeur  pour  jamais* 

Cellcq  a'au  meme  lieu  ramenerent  nos  amies, 

La  Fil'.e  de  Tindare,  Helene,eut  moins  de  charmes. 

Plein  d'un  feu  jusqu'alors  a  man  coeur  inconnu, 

Passionne,  ravi ,  rien  ne  m'eut  retenu  ; 

I'aliois,  fendant  la  presse ,  en  amant  temeraire , 

Par  un  aveu  public  ,  1'ofFenser  ou  lui  plaire; 

Quand  dti  Peuple  attentif  la  soudaine  clameur 

Marqua  la  fin  des  jeux ,  par  le  nom  du  Vainqueur. 

La  foule  se  disperse  &c  m'entraine  avec  eile; 

Anx  soins  d'un  prompt  retour  mon  devoir  me  rappelle  ? 

J'y  pourvois,  &"  je  pars,  sans  pouvoir  etre  instruit 

Du  nom  de  la  Beaute  dont  Fimage  me  suit. 

J'esperois  Tenacer  •,  mais,  Dieux!  qui  l'eut  pu  croire* 

Le  temps  de  plus  en  plus  la  grave  en  ma  memoire; 

Plus  je  veux  l'oublier ,  plus  je  crois  la  revoir. 

L'absence ,  la  raison  ,  jusqu'a  mon  pen  d'espoir , 

Tout  n'est  qu'un  aliment  au  feu  qui  me  consume. 

Ce  feu  plus  que  jamais  aujourd'hui  se  rallume  j 

Et  je  retourne  enfin ,  loin  qu'il  soit  amorti, 

Plus  amonrcux  cent  fois  que  je  ne  suis  parti. 

Vousvoyez,  Lysimaquc ,  en  cet  aveu  sincere, 

Ce  qua  d'heureux  ponr  moi  mon  nouvcau  ministerer. 


T  R  A  G  E  D  I  E.  ioj 

De  cellc  que  j'adore  il  rapproche  mes  soins ; 
Peut-etre  ils  lui  plairont ;  jc  la  verrai  du  moinsj 
Mes  regards  enchantes  justifieront  l'idee 
Que ,  depuis  si  long  temps,  mon  ame  en  a gardec; 
Et  de  ce  plaisir  seul  suffisamment  charme.... 
Mais,  je  vous  parle  en  vain ,  si  vous  n'avcz  aimel 

Lysimaque. 

Personne  mieux  que  moi  ne  concoit  votre  joie. 
Devant  votre  pareil  votre  cceur  se  deploie. 
Egalement  epris  du  plus  constant  amour , 
Je  me  dois  &:  me  vais  declarer  a  mon  tour. 
Sachez.... 

Anaxarque. 

Une  autre  fois.  Craterus  nous  aborde. 
Des  long-temps  entre  nous  on  jeta  la  discorde; 
Et  des  ressentimens  a  la  Cour  trop  communs , 
Nous  rendroient  en  ces  lieux  Tun  a  l'autre  importuns. 


SCENE     IV. 

CRATERUS,  LYSIMAQUE. 

Craterus. 

jLe  perfide  Anaxarque  a-t-il  1'ame  asscz  vaine , 
Pour  oser  approcher  l'ami  de  Callisthcnc  ? 
Et  fier  d'une  faveur  prcte  a  nous  perdre  tons , 
Est-ce  pour  nous  braver  qu  il  se  prescnte  a  vous  2 


i©4  CA  LLISTH  i  NE  , 

L  Y  S  I  M  A  Q  U  E. 

Non^  mon  cher  Craterus  ;  Anaxarque  s'excuse  .* 
II  m'assure ,  &:  je  crois.... 

Craterus. 

Croyez  qu'il  vous  abuse. 
Du  moindre  voile  ainsi  le  crime  revetu, 
Trompe  l'oeil  indulgent  de  la  simple  vertu. 
Comme  vous  autrefois,  jeune  6V  sans  defiance,. 
Je  payai  ce  tribut  a  l'inexpcrience; 
Mais  le  vieux  Courtisan  sait  lire  au  fond  des  coeurs. 
Anaxarque ,  il  est  vrai ,  n'est  pas  de  ces  Flaneurs 
Dont  la  louange  outree,  a  celui  qu'on  encense 
Parent  moins ,  s'il  est  sage ,  un  tribut  qu'une  offense  j 
Celui-ci  se  glissant  par  de  plus  surs  detours , 
Plait  par  des  actions  plus  que  par  des  discours. 
Inftigatcur  adroit  du  pouvoir  arbitraire, 
D'autant  plus  dangcrcux  qu'il  est  moins  temeraire, 
II  sabstient  prudemment  de  lui  ricn  proposer ; 
Mais  I'approuvant  en  tout ,  Tengagc  a  tout  oser. 
Cc  pouvoir  sevit-il  au  gre  de  l'imposture  ; 
Est-ii  pret  d'opprimer  la  vertu  la  plus  pure; 
II  fait  tairc  pour  ellc  un  credit  circonspcd:, 
Sans  rougir  d'appclcr  ce  silence  un  respect, 
Quand  ce  n'est  qu'un  grossicr,  qu'un  indigne  artifice 
Pour  laisser  le  champ  libre  &:  plairc  a  ('injustice; 
Pour  travailler  sous-main  a  son  propre  bonheur, 
Au  risque  de  livrcr  sen  Prince  au  deshonneur. 
Du  Traitrc  ccpendant  la  commode  basscssc 


T  R  A  G  £  D  I  E.  105 

lait  dans  Tintegrite  sentir  de  la  rudesse; 
Gagne  la  confiance ,  & ,  l'ayant  tout  a  soi , 
Rend  l'approche  du  Sage  insupportable  au  Roi. 
Du  grand  Homme  accuse  d'une  odieuse  trame, 
11  n'est  pas ,  dira-t-il ,  le  deiateur  infame; 
Je  le  veux  :  mais  du  Juge  il  gouverne  l'esprit ; 
Sa  voix  seule  ecoutee  ,  ou  l'appaise ,  ou  l'aigrit: 
Que  pour  l'innoccnt  done  elle  se  fasse  entendre ; 
Qu'il  eclaire ,  combatte ,  ou  ficchisse  Alexandre : 
Autrement,  quoi  qu'il  puisseallegueraujourd'hui, 
Si  Callisthene meurt ,  je  ne  men  prends  qu'a  iui. 

Lysimaque. 

Qu'importe  qu'un  respeel:  faux  ou  vrai  le  retienne , 
Si  ma  franchise  agit  au  defaut  de  la  sienne  ? 
Par  mes  soumissions  Alexandre  amolli, 
A  revoque  TArret  dont  nous  avons  pali. 

Craterus. 
Eh!  je  le  sais.  Au  bruit  de  la  Phalange  armce, 
De  Chefs  &:  de  Soldats  une  troupe  alarmce, 
Esperant  l'adoucir,  se  venoit  joindre  a  vous. 
Vous  scul  vous  avicz  fait  plus  qu'ils  n'auroicnt  fait  tons : 
C'est  ce  que  nettcment  il  leur  a  fait  entendre. 
Mais  qui  ne  voit  du  reste  a  quoi  Ton  doit  s'attendrc , 
Et  que  cette  bonte  prcte  a  sc  dementir  , 
N'a  suspendu  le  coup  que  pour  l'appesantir ; 
Elle  agit  dans  Pcspoir  de  quclque  complaisance 
Qu'exigera  Tabus  de  la  pleine  puissance  , 
Et  que  n'aura  jamais  votrc  Ami  vertueux. 


2o£  CALLISTH  £  NE, 

Ainsi ,  pour  un  orage ,  en  eclateront  deux. 

De  Callisthene  ici  la  Soeur  infbrtunee , 

Par  Anaxarque  alors  en  esclave  amenee , 

Ne  s'en  presentera  qu'avec  plus  de  fierte. 

Et  que  ne  craindre  pas  d'un  Monarque  irrite , 

Qui  veut  que  devant  lui  tout  s'abaisse  &  tout  tremble  J 

Lysimaque. 
Mes  soucis  se  calmoient ;  tous  renaissent  ensemble : 
Inhumain !  de  quels  traits  dechirez-vous  mon  coeur  ? 
Pourquoi  d'un  peu  de  paix  lui  ravir  la  douceur  ? 
Je  me  fermois  les  yeux;  je  voulois  a  moi-meme 
Me  deguiser  l'horreur  d'une  infortune  extreme  j 
Me  cacher  le  peril  qui  menace  en  un  jour, 
L'amitic  la  plus  vive  cV  le  plus  tendre  amour  j 
Je  ne  le  puis;  il  faut  que  votre  soin  barbare 
Detrompc  un  malheurcux  qu'un  foible  espoir  egarej 
Et ,  pour  micux  l'accabler ,  votre  cruaute  joint 
Aux  coups  deja  tout  prets,  ceux  qui  ne  le  sont  point. 

Craterus. 

lis  ne  le  sont  que  trop ;  il  n  est  plus  temps  de  feindre. 
Songeons  a  les  parer  plutot  qu'a  nous  en  plaindre  : 
Je  verrai  Callisthcne ,  &  Toserai  prier 
T)e  reduire  une  fois  son  courage  a  plier. 
A  Sparte,  ainsi  que  vous,  j'ai  quelquc  intelligence. 
D'Anaxarque  d'abord  ,  trompons  la  diligence ; 
Qu'avant  son  arrivee  on  sache  scs  desseins ; 
Et  qu'on  ne  livre  pas  Leonide  en  scs  mains. 
Quale  iguore  sur-tout  les malhcurs  de  son  Frerc 


TRAG&DIE.  x«7 

Lysimaque. 
Un  bruit  si  repandu  peut-il  etre  un  mystere  i 
Tout  le  Peloponese ,  iustruit  depuis  deux  mois, 
A  notre  gre ,  pres  d'elle ,  a-t-il  ete  sans  voix? 
Combien  de  fois,  helas !  lisant  dans sa  pensec, 
D'un  juste  eflfroi  mon  amea-t-elleeteglacee? 
Combien  de  fois  mes  yeux  ont-ils  craint  de  la  voir? 
Anaxarque  sans  vous  devenoit  mon  espoirj 
J'allois  1'interesser....  pour  moi..~  pour  Leonide.... 

Craterus. 
Vous  versiez  vos  secrets  dans  le  sein  d'un  perfidc 

Lysimaque. 
Par  un  aveu  sincere  il  m'avoit  rassure. 

Craterus. 
Venez,  venez;  le  Ciel  m'aura  mieux  inspired 

Lysimaque. 
Hatons-nous  -,  faisons  done  embarquer  Agamee. 
Que  par  lui  ie  premier  Sparte  soit  informee 
Des  fureurs  d' Alexandre,  &  de  l'arfreux danger 
Qu'en  venant  j  Leonide  auroit  a  partager. 

Fin  du  premier  Acle. 


%K. 


io8  CALLISTH£  N  E, 


^m. 


A  C  T  E    II. 


SCENE    PREMIERE. 

LYSIMAQUE,  CRATERUS. 

CllATERUS. 

'issipez  des  frayeurs  &:  vaines  &:  nuisibles , 
Ou  deguisez  les  mieux  sous  des  dehors  paisibles. 
Callisthene,  Seigneur,  va  paroitre  en  ces  lieux; 
Voulcz-vous  l'embrasser,  le  trouble  dans  les  yeux? 
S'il  soupconnoit  qu'cncore  a  la  merci  d'un  Maitre , 
II  n'est  libre  qu'autant  qu'il  osera  pen  letre ; 
Sa  patience  a  bout,  son  courage  indigne, 
Rapprocheroient  bientot  le  danger  eloigne. 
Songez,  pour  vous  montrcr  sous  un  front  plus  tranquilly 
Qu'Anaxarque  entreprend  un  voyage  inutile; 
Que  la  foudre  en  scs  mains  ne  fera  qu'un  vain  bruit ; 
Et  que  notre  emissaire  est  parti  bien  instruit. 
Et  depuis  quand  d'ailleurs }  craintive ,  obeissante , 
Sparte  ecoutcroit-cllc  une  voix  menacante? 
La  meme  voix  en  vain  mendia  son  secours ; 
Sparte  y  fut  sourde  alors ,  &:  lc  sera  tou jours. 
Outre  l'appui  d'Agis,  &:  de  plus  d'un  Ephore, 
Leonide  a  pour  elle  un  Pcuplc  quil'adore, 

A 


T  R  A  G  E  D  I  E.  109 

A  soil  secours  enfin  Sparte  est  pretc  a  volcr ; 
Et  l'asyle  n'est  pas  facile  a  violer. 

Lysimaque. 

Sparte  pent  la  defendre,  &" ,  honteux  de  sa  hainc^ 
Le  Roi  redevenir  l'ami  dc  Callisthene ; 
Quel  que  soit  leur  peril ,  ne  pas  esperer  mieux  , 
Ce  seroit  faire  injure  a  I'equite  des  Dieux. 

Craterus. 

Pourquoi  done  cet  ennui  qu'on  voit  qui  vous  devore 
Esperant  tout ,  de  quoi  vous  plaignez-vous  encore  ? 

Ly  simaque. 
Dli  depart  d'Agamee. 

Craterus. 

Est-ce  vous  que  j'entends  ? 
Lysimaque. 

Et  que  vous  entendrcz  le  repctcr  long-temps. 
Avec  tranquillite  j'attendois  Tarrivec 
D'une  Amantc  a  mes  feux  promise  &:  reservee, 
Quand  vous  etcs  venu  m'mspirer  1111  efFroi, 
Qui,  pour  jamais,  helas !  nous  scpare  ellc  &  moi. 
L'esquif  ou  s'est  jete  l'ami  de  Callisthene, 
Sur  l'onde  ,  au  gre  des  vents ,  disparoissuit  a  peine , 
Que,  rcntre  dans  le  camp,  j'y  trouve  repandu 
Un  bruit  qui  me  fait  voir  que  je  me  suis  perdu. 
Alexandre  emporte  par  une  ardeur  etrango-, 
Entre  rEuripe  6c  nous  pretend  mettre  le  Ganges 

Toms  I.      O 


no  CALLIS  TH  }<  N  E  3 

Et  bientot,  voulant  voir  le  monde  a  ses  genoux, 

Mettra  le  memc  espace  entre  le  Gauge  &  nous, 

Roxane  cependant,  au  sein  de  la  Pcrside  , 

Doit  pres  d'elle  ,  clit-on,  rctenir  Leonide  ; 

Ec  nous  ne  partions  pas  qu'elle  ne  fut  ici  : 

L'ayant  done  pu  revoir,  &:  m'eloignant  ainsi  3 

Concevez  mes  regrets  &"  ma  douleur  mortelle; 

J'etois  a  Leonide ,  en  me  separant  d'elle  ; 

Je  partirois  I'epoux  d'un  objet  si  cheri. 

Car  enfin,  quoi  qu'on  dise  ,  elle  n'eut  point  peri* 

Sa  presence  eut  du  Roi  desarme  la  colere. 

Elle  cut  etc  l'appui  3  le  saint  de  son  Frere. 

Que  ne  pent  la  sagesse  unie  a.  la  beaute  ? 

Lcs  plus  cruels  n'ont-ils  que  dc  la  cruautc? 

Et  quand  de  1'astre  ici  contraire  a  l'innocence, 

Son  aspecl  n'auroit  pu  corriger  l'infiuence  , 

Tout  mon  sang,  pour  eux  deux,  devant  elle  cut  conic, 

Et  du  moins  a  scs  ycux  jc  me  fusse  immole. 

A  laperdre ,  en  un  mot,  rien  n'a  du  me  contraindre. 

Exempt  de  ma  foiblesse  ctoit-ce  a  vous  a  craindre? 

Nous  voila  condamnes  a  ne  plus  nous  revoir; 

Eh  !  e'est  le  seul  malhcur  qui!  eut  faliu  prevoir. 

Cratekus. 

Cc  qu'eut  prcvu  bien  moins  nn  Ami  qui  vous  guide  , 
(Test  qu'il  cut  pu  vous  nuire  ,  en  servant  Leonide. 
Mais  tel  est  des  Amans  l'esprit  irrcsolu. 
Jc  n'ai  fait,  apres  tout,  que  cc  qu'il  vous  a  plu; 
Pcurquoi  s'en  prendre  a  moi  uc  nos  terreurs  soudaines ; 


T  R  A  G  i  D  I  E.  zii 

Les  vAcres ,  ce  me  semble ,  ont  precede  les  miennes. 
Votre  cceur  ,  disiez-vous,  en  fut  cent  fois  glace. 

Lysimaque. 

Oui;  mais,  je  le  repete,  e!Ies  avoient  cesse, 
Quand  vous  etes  venu  tout-a-coup  me  les  rendre, 
Exafferant  si  fort  les  fureurs  d' Alexandre, 
Et  me  pcignant... 


SCENE     I.I. 

LYSIMAQUE,  CRATERUS,  AGAMEE. 
Craterus. 


'ue  vois-je  J  Agamee !  Est- ce  vcus ? 
Vous  que  la  voile  avoit  emporte  loin  de  nous ! 
Quelle  disgrace  done  auriez-vous  eprouvee  l 

Agamee. 
Leonide,  Seigneur... 

Lysimaque, 
Eh  bien  ? 
Agamee, 

Est  art  ivee. 
Lysimaque. 

Arrivec !  Ah !  courons  au-devant  de  ses  pas ! 
Sauvons-la  !  Qu'elle  fine ,  &  ne  ;e  montre  pas  I 

Of! 


in  CALLlSTHllNE, 

A  G  A  M  E  E. 

Seigneur  ,il  n'est  plus  temps:  tout  vole  au-devant  d'ellc- 

Et  lc  Roi  maintenant  en  apprend  la  nouvelle. 

Je  l'ai  vue  au  moment  qu'avec  rapiditc, 

Dli  Jaxarte  a  la  mer  j'allois  etre  porte. 

Pour  courir  des  premiers  m'offrir  a  son  passage , 

En  vain  j'ai  promptement  regagne  le  rivage  ■■, 

De  nos  Soldats  campes  au  pied  de  ccs  remparts , 

Ses  habits  a  la  Grecqnc  ont  frappe  les  regards. 

Des  Chefs  l'ont  reconnue ,  &  1  iin  d'enx  l'a  nommec. 

Le  bruit  en  un  instant  sen  repand  dans  rarmeej 

On  l'approche,  on  Fentoure,  on  l'admire,  on  la  plaint  j 

Pas  un  n'ose  l'instruire ,  &  chacun  se  contraint. 

Mais  cc  myftcrieux  &  lugubre  silence 

Ne  sett qu'a  redoubler  sa  vive  impatience  : 

Et,  prcsageant  des  maux  qui  ne  sont  que  trop  vrais_, 

Lui  fait  prccipiter  ses  pas  vers  ce  Palais. 

LYSIMAQUE  voulant  sort'ir. 

C'cst  pour  y  signaler  Famine  fratcrnelle, 

Par  quelque  trait  iunestc  &  pour  nous  6V  pour  ellel 

CRATERUS/e  racnant. 

Calmez  anparavant  le  trouble  ou  je  vous  voi. 
Elle  n'est  pas  sans  doute  encore  auprcs  du  Roi, 
Courez  asa  rencontre  :  allez  ,  chcr  Agamec ; 
Quel  que  soit  le  courroux  dont  elle  est  animce  , 
Obtenez  d'elle,  avant  tout  eclaircisscment. 
Que  Lysimaque  ici  Fentreticnnc  un  moment. 


TRAGEDIE.  213 

uKfltwuiM  iifflfl  mum  t  Traaas 


SCENE     III. 
LYSIMAQUE,  CRATERUS. 

Lysimaque. 

*5  a  fierte  va  tout  perdre :  helas !  qua  son  approche, 
Vous  ctes  bien  venge  d'un  injustc  rcprochcl 
L'extremite  m'eclaire ;  &  le  danger  present 
Leve  d'un  fol  espoir  le  bandeau  scduisant. 
Jouisscz  ,  Craterus ,  dc  toutc  ma  foiblesse. 

Craterus. 
Ne  songez  qu'a  la  vaincre;  &r  pour  moi  je  vous  laisse, 
Pour  aller  disposer  son  Frere  a  la  douceur  , 
£t  faire  que  lui-meme  y  dispose  sa  Sceur. 
Retenez  cependant  sa  colere  enchainee ; 
Et  ne  1'entretenant  que  de  votre  hymenee. . .. 

Lysimaque. 
L'entrctien  sera  court.  Pres  d'clle  un  motsnfHt. 
Eh!  des  Femmcs  de  Spartc  oublicz-vousrespriL? 
Leurs  bouches  &  leurs  cceurs  voues  a  la  sagesse  3 
De  l'amoureux  langagc  ignorent  la  mollcsse; 
Et  leur  feu  vertueux  s'exprimant  sans  detours, 
Permct  peu  qu'on  s'etende  en  h'ivoles  discours. 
Bicnrot  ses  questions  sauront  done  me  confendre, 
Sur  l'etat  de  son  Frere  ayant  a  lui  rependrc. . . 
Que  dire  ? 

Oiij 


U4  CALLISTHENE; 

C  R   ATERUS. 

Qu'elJe  ignore  an  moins,  ainsi  que  Iui , 
Qu  Alexandre  menace  &  leprouve  aujourd'hui. 
Cette  epreuve ,  apres  tout ,  pent  n'etre  pas  funeste: 
Le  danger  estdouteux;  il  seroit  manifeste. 
Flattez-la .  rlattcz-vous.  Adieu.  Je  1'appercois. 


■i^sntaaur  raw  Mrarasacss  ztt  -. 


SCENE     IV. 

LEONIDE,  LYSIMAQU  E, 

Leonide. 

A.H!  Scisncur ! 

Lysimaqul 
Ah!  Madame!  Est-ce  vons  que  je  vols? 
Dc  cct  heureux  prodige  instruit  par  Agamee, 
Je  ne  Ten  osois  croire*,  &  mon  ame  charmec... 

Leonide. 
Rendez  d'abord  le  calmc  a  mon  cceur  indigne : 
Callisthene  vit-il  ? 

Lysimaque. 

II  vit  >  ii  a  regno , 
Et  pent  regner  encor,  s'il  vent,  sur  Alexandre,, 

Leonide. 
Ke  m'en  ditespas  plus  que  je  veux  en  entendre. 
11  vit ;  mais  cst*illibre; 


TRAGtDIE,  iij 

Lysima  que. 

Aussi  librc  que  vous  \ 
En  etat  de  jouir  du  destin  lc  plus  doux. 

L  e  o  N  I  D  E. 

Pourquoi  done  ces  regards  d'une  foule  eperduc 
Qui  m'evite,  se  rait,  ou  sonpire  a  ma  vue* 

Lysimaque. 

L'Armee  ignore  encorun  si  prompt  changement: 
Votrc  arrivee  en  marque  6V  l'heure  &  le  moment. 
Les  Destins  las  en  fin  d'opprimer  l'innoccncc  , 
On  plutot  cc  que  d'eux  cxige  une  presence 
Qui  du  bonheur  par-tcut  doit  ctre  lc  signal  3 
Rclevc  Callisthenc,  cz  confond  son  Rival. 
De  cc  moment  ei/n  la  calomnie  expire, 
Et  la  vertu  triemphe. 

L  E  O  N  I  D  E. 

II  suffit  :  jc  respire. 
Maintenant  de  nos  fcux  qu'il  s'agisse  un  instant; 
Je  crois,  comme  lc  mien ,  que  le  votre  est  constant, 

Lysimaqu  e. 

Vos  attraits  sur  les  cceurs  ont-ils  une  puissance 
Qu'affoiblissent  jamais  ni  le  temps  ni  l'abscncc  ': 
N'en  doutez  point;  le  mien  de  safidclite 
A  rait  toute  sa  gloirc  &  sa  fclicitc. 
J'attcite . ., 

Oiv 


n£  CJLLIS  T H £  NEj 

L  E  O  N  I  D  E. 

Jc  n'en  veux  de  garant  que  moi-meme; 
Je  crois  que  vous  rnaimez,  parce  que  je  vous  aime, 
Revenons  done,  Seigneur,  a  l'interet  commun. 
Peignez-moi  nos  malheurs,  sans  en  omettre  aucun, 
A-t>on  pu  menacer  la  liberte,  la  vie 
D'un  Sage  dont  on  sait  que  Sparte  est  la  patrie  » 
Et  se  dissimuler  dans  un  tel  attentat, 
Qu'un  Citoyen  pareil  egaleun  Potentat? 
Ne  me  deguisez  rien :  d'ou  nous  vient  cette  injure? 
Parlez*,  de  quel  forfait,  la  hardie  imposture 
Osa-t-elle  a  mon  frere  imputcr  la  noircenr  l 
Quels  sont  ses  ennemis  ?  Quel  eft  son  defenseur  i 
Etrange  recompense ,  helas !  de  ses  services  , 
Et  du  plus  signale  de  tous  les  sacrifices  1 

Lysymaque. 

Ce  mortel ,  le  plus  grand  que  votre  ville  ait  eu 
N'a  d'autres  ennemis  que  ceux  de  la  vcrtu  ; 
Nous  rendons  a  la  sienne  un  hommage  unanime  ; 
On  1'aime ,  on  le  respecle :  &  voila  tout  son  crime. 
Aux  pieges  d'un  rival  envieux  de  son  sort , 
Cet  amour  ,  ces  respects  ont  servi  de  ressort. 
DuRoi,  que  le  courroux  trop  aisement  enflamme, 
Anaxarquc  a  d'abord  ebranle  la  grande  amc  , 
En  lui  faisant  penser  qu'on  usurpoit  ses  droits  •, 
Que  regner  sur  les  occurs ,  e'est  depouiller  les  Rois , 
Partager  avec  cux  leur  plus  noble  avantage  , 
Ft  meme  aller  tou jours  plus  loin  que  le  partage. 


T  R  A  G  &  D  1  E.  11  7 

A  cqs  traits  venimeux  s'est  joint  plus  d'un  malhcur, 

D'un  complot  criminel ,  Hermolaiis  auteur  , 

Osant  de  la  vcrtu  prendre  le  ton  severe  , 

A  ,  pour  modele  au  Roi ,  propose  votre  frere. 

Des  raux  bruits ,  la-dessus  repandus  a  dessein  , 

Lacedemone  armee  ,  un  Conquerant  enfin 

A  qui  d'un  fol  encens  le  flatteur  est  prodigue  , 

£t  que  d'un  sage  ami  Fausterite  fatigue  , 

Dc  concert,  contre  nous ,  tout  cela  s'unissant , 

A  cote  du  conpable  avoit  mis  l'innocent. 

C'cn  ctoit  fait.  Le  Sage  &:  de  Grece  6V  de  Spartc 

Signaloit  par  sa  mort  lcs  rives  du  Jaxartc  ; 

Le  Roi ,  dans  sa  colerc  en  prononcoit  l'Arret  ; 

On  lioit  la  viclime  &:  le  fcr  etoit  pret 

Vous  fremissez.  Jc  fais  un  reck  trop  fidclc 

L  E  o  N  I  d  E. 
Cetoit  a  ma  prierc,  6V  je  la  rcnouvclle. 

Lysimac>ue. 

Lesmicnncs  6Vmes  plenrs  etant  done  sans  pouvoir, 
Je  n'ai  plus  pris  d'avis  que  de  mon  descspoir. 
J'allois  me  delivrer  dune  importune  vie  : 
Le  Roi  s'est  oppose  lui  -  meme  a  ma  furie  , 
Et  de  la  sienne  alors  un  peu  moins  possede , 
11  a  daigne  m'ehtendre  &  m'a  tout  accorde. 
Tout  a  repris,  des-la,  sa  place  legitime  ■, 
L'Envie  est  retombee  aux  pieds  de  sa  victime  ; 
Et  l'estimable  objet  de  sa  lache  fureur , 


n8  CALLISTHENEy 

Du  pied  de  1  echafaud,  rcmonte  a  la  faveur. 
C'est  a  l'amitie  seule  ici  qu'on  actribue 
Un  desespoir  auquel  cette  vi&oire  est  due: 
MaisTamour,  je  l'avoue ,  cut  part  a  mes  transports. 
Ce  frere,  autantqua  moi,  vous  est  cherj  cV,  des-lors, 
Vivement  penetre  des  atteintes  mortelles 
Dont  vous  ailoient  frappcr  de  si  tristes  nouvelles, 
Je  voulois  m'epargner  de  plus  funestes  coups , 
Et  mourir  avec  lui ,  pour  mourir  avant  vous. 

L  E  O  N  I  D  E. 

Mon  sang  ,  en  arrosant  &:  1'une  &"  l'autre  cendrc, 
D'un  opprobre  de  plus  cut  couvcrt  Alexandre. 
De  vos  soins ,  notre  vie  est  done  l'heureux  efFet: 
Egalons,  s'il  sc  pent,  le  salaire  au  bienfait. 
Ma  main  nc  suffit  pas :  l'amour  qui  la  presente, 
Pour  acquirer  la  sceur  ,  satisrait  trop  I'amantc  : 
Un  autre  prix  plus  beau,  c'est  que,  malgre  scs  loix, 
Je  vous  apprendsque  Sparte  applaudit  a  mon  choix. 
Sparte  qui ,  dans  la  pair  que  sa  vertu  ne  change  , 
D'aucun  sang  etrangcr  ne  souffre  lc  melange  , 
Se  relachc  pour  vous ,  vent  bien  vous  excepter, 
Vous  juge  digne  d'clle  ,  &:  va  vous  adopter. 
Peut-etre  on  denieroit ,  racme  au  fils  dc  Philippe, 
L'honneur  ou  Lysimaque  anjourd'hui  participe. 
Que  dc  cet  honneur  done ,  &  du  don  de  ma  main, 
Le  Heros  &  PAmant  benisscnt  lc  Dcstin  •, 
Kt  ouisse  votre  amour  trouver  dans  sa  vicfoire, 


T  R  A   G  E  D  I  E.  u9 

Le  degre  de  bonheur  qu  y  doit  trouvcr  h  glcire  ! 
Restc  a  i'avcu  d'un  frere  (  aveu  qui  vous  est  siir  ) 
Dc  conronncr  un  feu  si  ficlelc  6z  .si  pur. 
Qui  1'arretc?  Ou  plutot  qui  mc  reticnt  mci-meme? 
Contcntez  d'une  sceur  I'impaticnce  extreme  : 
Du  lieu  qui  me  le  cache,  ouvrez-moi  Ies  cheminsj 
Je  veux  toucher  ies  fcrs  qui  rombent  dc  scs  mains, 
En  baiser  h  premiere  &  la  place  &  la  marque, 
Insultcr  ,  par  ma  joie  ,  an  depit  d'Anaxarque.... 
Ailons ,  chcr  Lysimaquc ,  &:  ,  sans  l'attendre  ici , 
Courons.... 

L  Y  5  I  M  A  Q  U  E. 

II  vous  previcnt ,  Madame;  &:  le  voici 
L'elitc  de  nos  Chefs  1c  suit  &r  l'cnvironnc; 
tt  vous  voycz  le  rang  que  sa  vcrtu  lui  donne. 

SCENE     V, 

CALL1STH&NE,  LEONIDE  ,  LYS1MAQUE, 
CRATERUS,  Chefs  dc  1'Armee  d'Alcxandrc. 

L  E  O  N  I  D  E. 

ijj  nous  retrouvons-nous ,  6  mon  frcre  I 

Callisthene. 

Ma  sceur , 
Dc  nos  embrasscmens  suspendons  la  douceur  ; 


no         callisthSne; 

Et  souffrez  que  j'acheve  ici  de  rend  re  grace 
A  ccs  braves  Guerriers  qu'a  touches  ma  disgrace, 
Allez,  nobles  amis  de  l'innocence  aux  fers , 
Ne  vous  souvenez  plus  des  maux  que  j'ai  soufferts. 
C'est  a.  mcs  delateurs  a  rougir  d'une  injure  , 
Que  votre  desaveu  repare  avec  usure. 
Retirez-vous;  allcz ,  vous  dis-je-,  &r  privez-moi 
Des  traits  d'une  amitie  suspede  a  votre  Roi. 


SCENE    VI. 

CALLISTHENE,  LEONIDE,  LYSIMAQUE. 

Callisthene. 

V  ous  qui  sauvcz  des  jours  que  l'imposture  attaquc 
Embrassez  votre  ami ,  gcnereux  Lysimaque. 
Si  ma  soLjur  est  un  bien  digne  de  vous  Matter  , 
Je  suis  libre  ;  elle  arrive ;  ellc  peut  m'acquiter. 

Lysimaque. 

Mon  coeur,de  cc  moment,  n'a  plus  de  vceux  a  fairc. 
Vous  les  comblez  vous  deux ;  une  faveur  sichcrc  , 
Tous  trois  nous  unissant  des  liens  les  plus  forts , 
Pouvoit  scule  egaler  le  malheur  d'ou  je  sors. 

L  E  o  N  I  d  E. 

Que  vous  m'avcz  jetee  en  de  vives  alarmes ! 


T  R  A  G  i  I)  I  E.  in 

Callissthene. 
Lapaixquipeutlessuivre,  en  aura  plus  decharmes. 

L  E  O  N  I  D  E. 

Vous  voulutes  partir ,  malgre  tous  nos  avis. 

Callisthene. 
Je  me  repentirois  de  les  avoir  suivis.... 

L  E  O  N  I  D  E. 
Pour  un  ingrat  par  qui  votre  mort  fut  jurce  ? 

Callisthene. 
De  ses  persecuteurs  la  Grece  est  dclivrec. 

L  E  O    N  I   D   E. 

C'est  la  gloire  d'un  Roi  dont  vous  ornez  la  Cour ; 
Et  ce  n'est  point  la  notre. 

Callisthene. 

Elle  doit  letre  un  jour. 
De  l'ennemi  commun  la  puissance  est  detruite. 
La  Grece  a  nous  ceder  sera  bientot  reduite. 
Avions-nous  avee  elle ,  ou  la  guerre  ou  la  paix  ; 
Cet  ennemi  toujours  retardoit  nos  succes. 
Si  nous  etions  unis;  inondant  nos  frontieres, 
Ses  Escadrons  nombrcux  tarissoient  les  rivieres. 
La  dispute  du  rang  naissoit-elle  entre  nous ; 
II  appuyoit  les  uns,  pour  nous  mieux  nuirc  a  tons; 


in  CALLISTK&NE, 

Contre  Sparte,  l'objet  de  sa  plus  juste  craintc, 
Scs  Tresors  soulevoient  1  hebe,  Athene  &Corinthej 
Et  ce  hontenx  secouis  balancant  nos  destins , 
Nous  arracha  cent  fois  la  victoire  des  mains. 
Que  Sparte  a  present  monte  au  rang  qu'on  lui  dispute. 
Darius  a.  ce  rang  l'cieve  par  sa  chute. 
De  qui  la  preparoit,  j'ai  du  suivre  les  pas , 
Et  cm  devoir  blamer  qui  ne  me  suivoit  pas. 
Alais  la  mane  equite  veut  qu'aujourd'hui  je  laisse 
Un  Prince  cnorgueilli  que  la  verite  blesse  ; 
De  qui  I'ambition  ne  connoit  plus  de  frein  ; 
Qui  veut  rout  voir  plover  sous  son  sceptre  d'airain. 
En  projets  insenses ,  son  esprit  sc  fatigue  ; 
Cc  n'est  plus  qu'un  torrent  prct  a  romprc  sa  digue, 
Mcnacant  a  la  fois  la  Grcce  6V  l'Etranffcr  , 
Et  conccvant  trop  pen  d'un  Monde  a  ra vager. 
Partoris,  sans  envicr  an  reste  de  la  Grccc 
Des  landers  qu'ont  fietris  le  luxe  Cv  la  mollesse ; 
Fuyons  avee  horreur  des  vainqucurs  corrompus; 
Et  courons  dans  nos  murs  nous  rcjoindrc  aux  vertus. 
De  la  verite  libre  i Is  sont  1'unique  asyle: 
La  jamais  on  ne  vit  le  mensongc  servile 
S'oser  placer  cntrc  elic  Sz  i'orciile  des  Rois ; 
Leur  regnc  est  moins  le  leur  que  celui  de  nos  loix, 
Voila,  voilii  des  Dieux  les  augur.tcs  images , 
Et  les  rares  Mortcls  dijnics  de  nos  homma.^es. 
Je  respire  a  regret  1'air  impur  de  ces  lietix. 
Partons.  Et  vous,  Seigneur,  rcccvcz  nos  adicux, 
Soneez,  en  demeurantou  le  devoir  vous  lie  , 


TRAGEDIE.  115 

Que  vous  ctes  nn  homme  a  qui  Sparte  s'allic  \ 
Et,  de  ma  Sceur  un  jour  devant  etre  l'epoux, 
Cultivez  la  vertu  qui  vous  egale  a  nous. 

Lysimaque. 

Non !  vous  ne  fuirez  point  un  Roi  qui  vous  honore , 
Qui  veut  a  vos  conseils  s'abandomier  encore  , 
Qui  vous  rappelle  au  rang  de  scs  plus  chers  amis, 
Qui  veut.... 

Callisthene. 

II  veut  ma  honte;  il  veut  me  voirsoumis! 
11  veut  que  je  le  flatte  &  que  je  lc  trahisse ; 
Qu'a  ses  egaremens  je  serve  &  j'applaudkse. 
Sparte  m'instruisit-elle  a  de  pareils  egards  ? 
Non  ,  Lysimaque  ;  adieu,  je  suis  libre  ,  je  pars ; 
Jele  fuis  &"  vous  plains.  Quel  transport  vous  agitc? 
Je  vous  entends :  on  va  s'opposer  a  ma  fuite  > 
Je  n'ai  de  liberte  qu'autant  que  votrc  Roi 
Croit  en  rcgler  I'usage  &"  disposer  de  moi ; 
A  ce  prix,  je  la  rends;  son  csperancc  est  vainc  j 
Et  je  vais  de  ce  pas.... 

Lysimaque. 

Arretez,  Callisthene! 
Qv.c  dites-vous?  A  peine,  helas  !  je  vous  revoi, 
A  peine  votrc  Sceur  se  donne-t-elle  a  moi , 
Qu'a  perdre  Tun  cV  l'autre  un  adieu  me  prepare, 
Le  memc  instant  tons  trois  nous  joint  6V  nous  separe : 
Et  voire  esprit,  ailleurs  qu'en  un  juste  regret , 


114  CJLLlSTHgNEj 

Va  chercher  des  raisons  a  mon  trouble  secret  \ 

L'ame  a  des  coups  pareils  est-elle  indifferente? 

Et  suis-je  done  ici  le  seul  qui  les  ressente? 

Ah !  Madame ,  auriez-vous  un  coeur  comme  le  sien  ? 

Ce  coeur,  quand  vous  partez,  ne  gemit-il  de  rien? 

Leonide. 

Ne  m'en  accusez  pas.  Aux  lieux  qui  m'ont  vu  naitre. 
On  nest  pas  insensible ;  on  tache  a  le  paroitre ; 
Et,  dut-on ,  parmi  nous ,  souffrir  plus  que  la  mort , 
Age  ni  sexe  n'est  exempt  dun  tel  effort. 
L'arbitre  de  mon  sort  vent  ce  que  je  desire ; 
A  run  &:  l'autre  aveu  Spartc  est  pretc  a  souscrire; 
Dcsormais  mon  Amant  ensemble  &  mon  Epoux, 
Ricn  au  monde  ne  doit  m'etre  plus  cher  que  vous. 
Laisscr  voir ,  en  partant,  mon  cspoir  &  mafiamme, 
C'est  vous  instruirc  assez  de  l'ctatde  mon  ame. 
Allez,  Seigneur,  allez  achever  des  combats, 
Dont  la  fin  seule  doit  vous  remettre  en  mes  bras. 
Mon  amour  vous  attend  au  sommet  de  la  gloire. 
Au  char  du  General  enchainez  la  Vicloire  •, 
Et ,  pour  effaccr  mieux  tous  les  autres  Guerriers, 
Songez  que  Leonide  a  part  a  vos  lauriers. 

C  A  L   L  I    S    THE    N   E. 

Sortez  :  je  vous  rejoins ;  Anaxarque  s'avance. 
{feul )  Puisqu'il  osc  ne  pas  eviter  ma  presence  , 
11  vasavoir  de  moi  quelle  idee  aujourd'hui 
J'emporte,  en  m'en  allant,de  son  Maitre  6V  dc  lui. 

SCENE 


T  R  A  G  £  D  I  E.  115 

gJMMK^w    ll'Biii     jum..nr*-w**mm! r iTT    Ml  I    III    ■■!!!■ 

SCENE   VII. 
callisth£ne,  anaxarque 

Anaxarque. 

JCt  N  rival  au-dessus  des  bruits  &:  du  vulgaire  , 
De  grace ,  honorez  moi  d'un  regard  moins  severe. 
De  tant  d'inimities  quel  est  done  le  sujet  ? 
Seroit-ce  la  faveur  qui  m'en  rendroit  l'objet  ? 
D'un  mauvaischoix,  en  moi,  blamez-vous  Alexandre  ? 
De  ma  place,  pour  vous,  jesuis  pret  de  descendrej 
Si  m'approcher  du  Roi ,  e'est  vous  en  eloigner  , 
Je  dois  faire  &  je  fais ,  prompt  a.  me  resigner  , 
Ceder  mon  interet  a  celui  du  Monarque  \ 
Vous  avez  sur  son  cceur  plus  de  droit  qu' Anaxarque  j 
Au  plus  sage  des  Grecs  le  depot  en  est  du ; 
Et  le  salut  public  veut  qu'il  vous  soit  rendu. 

Callisthene. 

On  a  vu  plus  d'un  Roi ,  sans  que  jc  m'en  ctonne, 
Et  plus  d'un  tyran  meme ,  abdiquer  la  Couronne  > 
Un  prodige  plus  grand  (  plus  rare  par  malheur  ) 
C'est  de  voir ,  a  la  Cour  ,  abdiquer  la  faveur. 
Certes,  je  conclurois  de  cet  effort  insigne  , 
Que ,  las  d'en  abuser ,  vous  en  devencz  digne. 
D'un  si  noble  retour  vous  me  verriez  touche. 
Mais  TAspic  sous  les  fleurs  est  peut-etre  cache- 

Tome  I.     P 


aiff  CALLlSTHiNE, 

Vous  feignez  dc  vonloir,  ou  voulez  vous  demetrre, 
Sur  que  le  Roi  jamais  ne  le  voudra  permettre  -, 
Ou  que  ,  s'il  le  permec ,  l'austcre  integrite 
Achevera  de  perdre  un  rival  redoute. 

Anaxarque. 

Daignez  recevoir  mieux  le  plus  sincere  hommagc. 
Loin  de  vous  pour  jamais  tout  soupcon  qui  m'outrage  I 
Je  veux  vous  plaire  autant  que  je  vous  ai  deplu  > 
Qu'nn  si  louable  effort  ne  soit  pas  superflu ! 
Qu  ai-je  fait  toutefois  de  si  digne  de  blame  ? 
Du  Roi ,  par  mes  conseils,  ai-je  empoisonne  Tame  ! 
Est-ce  moi  qui  le  porte  au  mepris  de  nos  loix  ? 
ll  etend ,  a  son  gre  ,  son  pouvoir  6V  ses  droits. 
Son  genie  est  le  seul  qui  le  guide  &:  1'inspire. 

Callisthene. 

Cest  conseiller  souvent ,  que  ne  pas  contredire. 

ANAXARQUE. 

Combat-on  des  projcts ,  s'ils  nesont  confies  ? 

Callisthene. 
Quand  ils  s'executoicnt ,  vous  les  applaudissiez. 

Anaxarque. 
Je  n'applaudissois  point ;  je  gardois  le  silence, 

Callisthene. 
Pernicieux  respecf  !  Criminelle  indolence  1 

Anaxarque. 
Ditcs  soumlssion. 


T  R  A  G  &  D  I  E.  117 

Callisthene. 

Je  ne  sais  point  flatter. 
Anaxarque. 
Mais  que  pouvois-je  faire ,  apres  tout  ? 
Callisthene. 

M'imiter 
Et  vous  ressouvenir  que  Ies  Dieux,  Anaxarque , 
N'ayant  mis  que  les  loix  entre  eux  &:  le  Monarqu* , 
One  place  nos  pareils  entre  son  peuple  &  lui , 
Pour  etre  de  ce  peuple  &  l'organe  &  1'appui. 

Anaxarque. 
Des  Rois,  vousle  savez,  l'oreille  est  delicate} 
Et  je  ne  jouis  pas  des  droits  d'un  Spartiate. 

Callisthene. 
Je  tiens  de  l'honneur  seul  les  droits  dont  je  jouis; 
Et  de  semblables  droits  sont  de  tons  les  pays. 

Anaxarque. 
Que  me  rcprochez-vous  enfin  que  je  n 'efface 
Et  que  je  ne  repare  en  vous  cedant  ma  place? 
J'cn  depose  l'eclat ,  l'avantage  &:  le  poids. 
Je  vous  rends  Alexandre. 

Callisthene. 

Oui ,  mais  sourd  a  ma  voix  ; 
Ne  reconnoissant  plus  de  loix  que  ses  caprices ; 
Respirant,  a  la  fois ,  le  sang  &  les  delices ; 
Meme  contre  les  siens ,  se  croyant  tout  permis ; 
Et  plus  redoute  d'eux ,  que  de  ses  ennemis. 

pi; 


ia8  CALLISTEiNE, 

Les  Grecs  m'en  sont  temoins,  j'ai  quitte  pour  leur  Maitre 
Mon  repos,  monpays,  mes  vrais  devoirs peut-etre. 
Pour  en  fairc  tin  Heros ,  j'ai  tout  sacrifie  j 
Et  sa  haine  est  leprix  dont  mon  zele  estpaye. 
De  mes  lecons,  du  moins ,  si  gardant  la  mcmoire, 
Ce  Roi  qui  me  fut  cher ,  prenoit  soin  de  sa  gloire ! 
Mais  elle  est  mon  ouvrage;  il  semble  que  l'ingrat, 
Pour  ne  me  rien  devoir  ,  veuille  en  ternir  l'eclat. 
De  votre  faux  respect  voyez  les  tristes  suites. 
La  puissance  effrenee  a  franchi  ses  limites. 
Votre  Prince  a  perdu  le  cceur  de  ses  sujets. 
Eh !  Quel  autre  que  vous ,  accuser  des  projets 
Qu'un  orgueil  applaudi,  chaque  jour  lui  suggcre  ? 
A  qui  s'en  prendre  ici  de  la  pompe  etrangere 
D'un  luxe  ,  en  tous  les  temps ,  parmi  nous  ignore, 
Et  du  Barbarc  a  nous  maintenant  transfcre  ? 
Autre  licence  affreuse  oc  non  moins  inouic ! 
Le  fils  d'Olimpias  moins  sense  ,  pluj  impie 
Qu'un  Xerxes  qui  voulut  faire  enchaincr  la  Mcr , 
S'ose  dire  a  nos  yeux  ,  le  fils  de  Jupiter ! 
II  n'eut  eu  qu'a  pousser  l'egarement  extreme  , 
Jusqu'a  vouloir  passer  ponr  etre  un  Dieu  lui-meme, 
Votre  silence  encore  exemplaire  6c  pieux 


T  R  A  G  E  D  I  E.  ii<> 

S  C  £  N  E    VIII. 

LEONIDE ,  CALLISTHfeNE ,  ANAXARQUE. 

Leonide. 

JMlon  Frere,  vous  perdez  desinstans  precieux. 
Nous  courons  un  peril  dont  on  vient  de  m'instruire ; 
Cc  Ministre  en  sait  plus ,  &"  vous  l'auroit  pu  dire ; 
Mais  c'eut  ete  ,  servant  &  Sparte  &:  vous  &:  moi3 
Se  tres-mal  acquitter  de  son  nouvel  emploi. 

ANAXARQUE  frappe  d'ctonnanaiu 

Madame 

L  E    O    N  I  D   E. 

Allez  a  Sparte;  allcz  y  faire  entendre 
Les  ordres  menacans  dont  vous  charge  Alexandre* 

CALLISTHENE   a  Anaxarque, 

Quoi  done  ? 

Anaxarque. 

Seigneur .... 

Le  o  N  I  D  E. 

Vencz:  son  trouble  nous  suffir. 
La  fraude  inspire  en  vain ■,  quand  la  honte  intcrdit. 


9 


Piij 


a5o  CALLISTHANEj 

hi  ii  im  iiiTrrruiiiiiiiiiiii'ir  WW————  — — —— — —— > 

SCENE     IX. 

ANAXARQUE. 

\j  u  suis-je?  Qu'ai-je  vu?  Quelle  surprise  extreme* 

C'est  elle  ,  juste  Ciel !  Cesc  cette  Beaute  meme 

Dont  l'image  par-tout  m'a  si  long-temps  suivi ! 

O  coup  inespere  dont  je  me  sens  ravi ! 

O  jour  le  plus  heureux  ,  le  plus  doux  de  ma  vie !. .. 

Que  dis-je  ?  Qu'a  ce  jour  de  si  digne  d'envie  ? 

Je  les  revois ,  helas !  ces  charmes  eclatans  > 

Mais  dans  qui  les  revois-  je?  En  quels  lieux?  En  quel  temps  J 

Dans  la  superbe  scenr  d'un  homme  qui  m'abhorre! 

Au  milieu  d'une  Cour  ou  Ton  me  deshonore  ! 

Quand  il  faut  que  je  voleauxlieuxqu'cllc  a  quittes ! 

Que  de  revers  ensemble  &c  de  fatalites ! 

Elle  arrive  ,  &:  je  pars.  Ah !  c'est-Ja  ,  je  1'avoue  , 

Le  plus  cruel  des  coups  du  Destin  qui  mc  joue  ! 

Deux  fois  il  me  la  montre;  6V  deux  fois,  au  moment 

Ou  mon  devoir  exige  un  prompt  cloignement; 

El  comment ,  chaque  fois,  quitte-je  l'inhumaine  ? 

Je  parris  inconnu  :  je  pars  avec  sa  haine, 


T  R  A  G  E  D  IE. 


SCENE     X. 

ALEXANDRE,  ANAXARQUE. 

Alexandre. 

J  E  vous  faisois  chcrcher:  c'est  pour  vous  avcrtir  s 
Ami ,  qu'iln'est  plus  temps  de  songera  partir. 
De  Leonidc  ici  l'arrivee  imprevue 
Change  mon  premier  ordre,  ouplutot  Peffe&ue  5 
D'autant  plus  que  du  reste  on  est  mieux  informe. 
Ce  n'est  point  contre  nous ,  que  Sparte  avoit  arme, 
Ainsi ,  d'Ambassadeur  laissez  le  caractere  , 
Et  vous  chargcz,  pour  moi ,  d'un  autre  ministers 
Au  sortir  du  Conseil  ,  sans  attendre  plus  tard , 
Remplissez  le  projet  dont  je  vous  ai  fait  part. 
Dc  l'Oracle  d'Hammon  rappelant  la  reponse 
Qui  me  declara  ne  du  sang  dont  je  m'annonce, 
Faites-moi  deccrncr  1'hommage  glorieux 
Qui  fait  marcher  de  pair  &"  les  Rois  &:  les  Dicux, 
Et  dont  ,  pour  relever  Peclat  du  rang  supreme  , 
L'usage  a  fait ,  en  Perse  ,  un  droit  du  Diadcmc. 
Vous-mcme  ,  en  ce  desscin  ,  vous  m'avez  affcrmi  j 
Mais  parlez-moi  toujours  cependant  en  ami. 
Je  vous  ecoute  encor.  Quelque  raison  nouvcllc , 
Contre  ce  coup  d'eclat ,  vous  revokeroit-cllc  ? 

Anaxarque. 
Non, Seigneur;  commandezj  vos  ordrcssontmalci; 
C'est  obeir  aux  Dieux  qu'obeir  a  son  Roi. 

P  IV 


»3i  €ALL1STH£NE> 

Par  votrc  volonre  la  leur  se  manifcste  , 
Et  vos  droits  ne  sont  pas  de  ceux  que  Ton  conteste ; 
A  vous  y  maintenir  tout  se  doit  empresser  : 
Tropheureux  que  ma  voix  serve  a  les  annoncer ! 

Alexandre. 
Un  succes  toutefois  de  cette  consequence 
Depend  de  votre  zele  &  de  votre  eloquence. 
On  dispute  souvent  les  droits  les  mieux  acquis. 
Frappez  done,  ebranlez,  subjuguez  les  esprits. 
Je  ne  connois  que  trop  celui  de  Callisthcne  : 
J'avoucrai  que  ma  crainte  un  pen  trop  inhumaine, 
Sur  da  bruits ,  il  est  vrai,  qu'appuyoit  votre  voix, 
L'abandonnoit  tantot  a  la  rignenr  des  loix. 
Mais  plutot  ,s'il  se  petit  ,gagnons  cette  ame  alticre. 
J'inJisposois  des  cceurs  qu'il  faut  que  je  m'acquiere j 
Je  me  les  concilie  en  l'attirant  a  nous. 
Son  suffrage  est  d'un  poids  a  les  reunir  tous. 
Et  meme  a  coeur  ouvert  s'il  faut  que  je  m  explique, 
Le  remords  est  ici  joint  a  la  politique : 
Pcut-etre  injustement  j'ai  soupconne  sa  foi ; 
Et  je  lui  sens  touiours  de  Tascendant  sur  moi. 
Voyez-le  done.  Allcz.  Rapprochons-nous.  Qu'il  viennc 
II  n'est  rien  que  sa  Sceur,  ainsi  que  lui,  n'obtienne. 
Pour  me  les  attacher  je  repandrai  sur  eux 
Tons  les  bienfaits  dun  Roi  puissant  &r  genereux. 
Aprcs  quoi,  devant  tous,  parlant  sans  me  commettre  , 
Sachez  ce  que  de  lui  nous  pouvons  nous  promcttrc. 
S3il  vons  combat,  s'il  est  tel  que  vous  Tavcz  craint, 
Pour  la  derniere  fois  vous  vous  en  scrcz  pla.int. 

Fin  du  second  Acle. 


TRAGtDIE.  13  j 


A     C     T     E      III. 


SCENE    PREMIERE. 
LEONIDE,  ANAXARQUE. 

L  E  O  N  I  D  E. 

^ntrons  done;  je  vous  suis,  6V  me  sonmets  sans  peine. 
Je  me  derobe  exprcs  des  yeux  de  Callisthene  ; 
Et ,  tandis  que  de  vains  &:  longs  raisonnemens 
Tachent  de  le  resoudre  a  des  menagemens , 
Jaurai  fait  mon  devoir  &  paru  la  premiere. 
De  Callisthene  anssi  l'ame  est  un  peu  trop  fiere  > 
Sa  Sceur  moins  intraitable  cV  le  Roi  se  verront ; 
Et  je  veux  bien  moi  seule  en  essuycr  l'affront. 

A  N  A  X  A  R  Q  U  E, 

Adoucissez  ,  Madame  ,  un  esprit  qui  s'obstine 
A  douter  des  honncurs  qu  un  grand  Roi  vous  destine ; 
Si  pour  vous  en  combler  il  ne  vous  cherchoitpas, 
Anaxarque  jamais  n'cut  retenu  vos  pas! 

L  E  o  N  1  d  E. 

J'admire,  en  veritc,  la  rare  bicnveillancc 
Qui  va,  pour  honorer,  jusqu'a  la  violence. 


i34  CALL  IS  TH  E  N  E  * 

Anaxarque. 

Falloit-il  se  la  faire  encor  plus ,  permettant 
Qu'en  arrivant  ici  vous  partiez  a  1'instant? 
Etsans  le  moindre  accueil  vous  laisser  disparoitre? 

Leonide. 

Oui  •,  nous  en  dispensions  le  Ministre  &  le  Maitre. 
Quel  accueil ,  dites-moi ,  pourroic  nous  eblouir  > 
De  quels  honneurs  ict  daignerions-nous  jouir  ? 
Notre  gloire  les  fuit ;  elle  en  seroit  fietrie  : 
Nous  n'en  reconnoissons  qu'au  sein  de  la  Patrie  j. 
Les  dons  de  la  Fortune  &"  la  faveur  des  Rois 
Sont  des  fers  dont  a  Sparte  on  deteste  le  poids.. 

Anaxarque. 

Instruit  des  sentimens  d'une  ame  Spartiate- , 
Jc  sais  quel  traitement  la  revoke  ou  la  flatte  \ 
Et,  n'offrant  en  efFct  que  des  honneurs  communs, 
Tons  nos  empressemens  ne  seroient  qu'importuns. 
Mais  jugez  mieux  tons  deux  du  Roi  qui  vous  rappellci. 
La  Rcine ici  pent  tout :  vous  pourrez  autant  quelle > 
Et ,  quant  a  Callisthenc  ,  il  aura  dans  scs  mains 
Les  volontes  d'un  Prince  arbitre  des  Hnmains. 
Vous  fcrai-je  valoir  un  plus  doux  charme  encore  ? 
11  est  un  tendre  cceur  ici  qui  vous  adore ; 
Qui,  du  soin  dc  vous  plaire  uniquement  jaloux, 
Pcut  meriter  un  jour  le  bonheur  d'etre  a  vous ; 
Et  d'un  bonheur  si  »rand  &:  si  digne  d'envie, 
I  aire  ici  comme  ailleurs  3  eclui  dc  votre  vie.. 


TRAGEDIE.  155 

Insensible  aux  honnenrs  oflferts  en  cette  Cour , 
Vous  pourriez  ne  pas  Tetre  aux  douceurs  de  1'amour. 

L  E  O  N  I  D  E. 

Ce  soupir  echappe  laisse  voir  ma  foiblesse. 

Je  suis  femme ,  &:  n'ai  pas  une  ame  sans  tendressc. 

Eh  !  par  quelle  raison  desavouerois-je  un  feu 

Qui  de  Lacedemone  a  merite  l'aveu  ? 

L'objet  en  est  bicn  digne;  &:  je  vous  dirai  meme 

Que  ,  de  ma  propre  bouche,  il  sait  combien  je  l'aimc  j 

Mais  ce  n'est  que  dans  Sparte  ,  au  pied  de  nos  autels , 

Qu'il  peut  s'unir  a  moi  par  des  noeuds  solenncls ; 

Et  non  pas....  Ou  tend  done  cette  furcur  etrange  ? 

Anaxarque. 
Que  la  votre ,  Madame ,  a  son  grc  vous  en  venge ! 
Je  n'ai  plus  rien  a  craindre  apres  ce  coup  fatal ; 
De  cet  Amant  heureux  vous  voyez  le  rival. 

L  E  O  N  I  D  E. 

Qu'ai-je  ou'i  ?  L'ennemi ,  le  bourreau  de  mon  Frcrc! 
Le  rebut  de  la  Thrace  &  de  la  Grcce  cntiere  ! 
En  un  mot  Anaxarque.... 

Anaxarque. 

Oui,  de  vous  est  cpris : 
Oui ,  Madame  ;  &  l'etoit  bicn  avant  ces  mepris. 
lis  sont  le  tristc  fruit  d'une  avcugle  tendressc. 
Helas !  j'etudiai  cette  meme  sagessc 
Qui  rend  un  Citoyen  l'honneur  de  son  Pays  ; 
Tous  mes  vocux  y  tendoient :  V Amour  les  a  trahis. 


2.1 6  C  A  L  LI  STHli  N  E3 

Rejetez,  dedaignez,  desesperez  ma  flamme, 
Couronnez  qui  vous  plait;  mais  est-ce  a  vous,  Madame* 
A  me  faire  rougir  de  tout  ce  que  j'ai  fait  ? 
Vous,  qui  seule  en  etiez  &:  la  cause  6V  lobjet. 

L  E  O  N  I  D  E. 

Moil... 

Anaxarque. 
Calmez  ce  transport ;  6V  permettez  que  j'bsc...,. 
Leon  i  d  e. 
Moi,  de  tes  lachet.es  6V  l'objet  6V  la  cause  '. 
Anaxarque. 

Deux  mots!  Daignez  m  entendre ;  6V  tant  d'inimitie 
Se  changera  peut-etre  en  un  peu  de  pitie. 
Dans  le  Cirque,  a  la  fin  de  ces  jeux  ou  la  Grece 
Voittriompherchez  vous,  Tune  6V  i'autrcjeunesse, 
Un  seul  6V  meme  instant  rapide  6V  precieux 
Offrit  6V  deroba  vos  appas  a  mes  yeux. 
Des  bords  de  TEurotas ,  jnsques  sur  ce  rivage  , 
Sans  savoir  votre  nom  ,  j'emportai  votre  image  ; 
J'ignorois  qui  j'aimois ,  6V  n'en  aimois  pas  moins. 
Osant  tout  cspercr  du  temps  6V  de  mes  soins, 
Embrase ,  devore  de  ce  feu  tyrannique  , 
Votre  possession  fut  done  mon  but  unique  ; 
Et  comme  un  pcuple  fier  a  droit  sur  votre  main  , 
Sans  des  sceptres  offerts,  j'y  cms  pretendre  en  vain- 
C'est  lc  Roi  qui  les  ote  6V  qui  les  distribtic ; 
Ma  liberie  des-lors  t  ma  voix  lui  fut  vendue:' 


T  RA  G  E  D  I  E.  137 

A  Callisthene  ainsi  j'enlevai  la  faveur.... 

Eh  !  Qui  s'imaginoit  que  vous  etiez  sa  sceur? 

Suis-je  assez  confondu  par  ma  propre  foiblesse  ? 

Ce  que  j'ai  fait  pour  vous,  me  degrade  &"  vous  blesse; 

Je  ne  me  dementois  que  pour  vous  irriter  ; 

Et  je  vous  perds ,  par  ou  j'ai  cm  vous  meriter. 

Mais^Madame^in  grand  cceur  n'est  jamais  implacable , 

Ni  notre  premier  choix  ,  toujours  irrevocable. 

A  1'amour  le  plus  vif ,  si  le  votre  se  rend  , 

Tout  doit ,  aupres  du  mien  ,  vous  ctre  indifferent  j 

Ou  si  la  vertu  seule  obtient  la  preference  , 

La  mienne  renaitroit  de  la  moindre  esperance. 

Enfin  si  quelque  Trone  a  dequoi  vous  tenter  ; 

Farlez,  je  le  demande ,  &:  vous  y  fais  monter. 

L  E  O   N   I  D   E. 

Tu  n'en  es  pas  encor ,  lache ,  ou  tu  crois  en  etre. 
Ton  Maitre  ici  pent  toutjtu  peux  tout  sur  tonMaitre; 
Et ,  contre  sa  Captive,  osant  t'en  prevaloir 

Anaxarque. 

Quel  odieux  soupcon  !  Moi ,  Madame  ,  vouloir  !... 

Le  o  n  i  d  e. 

Mon  juste  etonnement  t'en  a  trop  laisse  dire. 
Je  ne  reponds  qu'un  mot ;  6v  cc  mot  doit  suffire. 
Mon  frere  seul  ici  peut  disposer  de  moi ; 
Vas  le  voir ,  &  l'engage  a  s'allier  a  toi. 


138     callisthene^ 


SCENE     II. 

ANAXARQUE. 

&arbare!  Je  t'entends.Ah!  la  douleur  m'accable! 
Je  suis  done, a  leurs  yeux,  un  monstre  detestable  1 
Eh  bien !  a  juste  titre ,  il  faut  le  meriter  ; 
Je  ne  puis  adoucir  ;  il  faut  epouvanter. 
J'obeirai.  Voyons  ton  inflexible  frere  5 
Mais  tremble ;  ou  qu'avec  moi  sa  fierte  se  modere. 
De  lui ,  tu  fais  dependre  &  ton  sort  &:  le  mien  j 
Et  e'est  de  moi  bientot  que  dependra  le  sien. 

«    11  ^ 

SCENE     III. 

CALLISTHENE  ,  ANAXARQUE 
Callisthene. 

On  m'avoit  dit  qu'ici  ma  sceur  etoit  entree. 

Anaxarque. 
Par  cct  autre  chemin ,  vous  l'eussiez  rencontree. 
Callisthene. 

A  ces  sombres  regards ,  que  sur  moi  vous  lancez..., 
Je  vois.... 

Anaxarque. 
Le  Roi  vous  mandc  :  il  entre.  Paroissez, 


T  R  A  G  E  D  I  E.  159 


SCENE      IV. 

ALEXANDRE,  CALLISTH&NE. 

Callisthen  e. 

o  eigneur, mecroyantlibre autant que  jcdoisletrc, 
Et  d'ici ,  pour  jamais ,  pretendant  disparoitre, 
De  la  loi  du  plus  fort ,  j'ai  subi  la  rigueur : 
Daigneznepas  l'etendre  au  moinsjusqu'amasceur. 
Du  reste,ofTensez-vous  des  plaintes  qui  m'echappent. 
Vos  bourreaux  etoient  prets :  rappelcz-les;  qu'ils  frappent, 
Ce  sera  m'affranchir  d'un  esclavage  affreux  , 
Qui  lasse  ma  Constance  ,  &:  nous  rletrit  tous  deux. 

Alexandre. 

Callisthene ,  quittez  un  si  triste  langage  ; 
Vivez.  Que  parlez-vous  de  mort  &  d'esclavage  , 
Quand  Lysimaque,  instruit  de  mes  vrais  sentimens, 
N'a  du  vous  annoncer  que  d'heureux  changemens ! 
Rendons-nous  desormais  justice  Tun  a  l'autte. 
Mon  estime  renait;  je  veux  ravoir  la  votre  , 
Vous  redonnersurmoi,  les  droits  qui  vous  sont  dus, 
Et  rcprendre ,  sur  vous ,  tous  ceux  que  j'ai  perdus. 
Oui ,  de  ce  quei'ai  fait,  vous  avez  a  vous  plaindre : 
Mais,  sur  plus  d'un  avis,  jem'y  suis  vu  contraindre; 
Aujourd'hui  mane  encor  ,  j'ai  recu  ce  billet. 
On  vouschargeoit:lisezjj'ai  craint.Qu'eussiez-vous  fait  ? 


24o  C  ALLISTH  ENE  _, 

(  Pendant  que  Callisthene  lit.  ) 

O  Trone  !  6  triste  siege  environne  d'abysmes ! 
Quiconqne  te  remplit,craint}ou  commet  des  crimes} 
Un  Roi  les  fuit  en  vain  :  l'indulgence  ou  l'Erreur 
Font  qu'il  en  est  toujours  la  viclime  ou  l'auteur. 

(  Reprenant  le  billet.  ) 
Eh  bien  ? 

Callisthene. 

Qu'eusse-je  fait  ?  Ce  qn'au  mepris  desfuites , 
Dans  les  bras  de  la  mort ,  vous-meme  un  jour  vous  fites 
En  faveur  d  un  fidele  &  sage  Medecin  , 
Faussement  accuse  d'un  semblable  dessein. 
Votre  grand  ccenr  livra  vos  jours  a  sa  science ; 
Vous  les  devez ,  Seigneur  ,  a  cette  confiance  j 
Elle  vous  fit  revivre  3  &  rcvivre  admire  : 
La  meritois-je  moins ,  moi  qui  vous  1'inspirai  ? 
Dites  que  ma  disgrace  etoit  deja  certaine  , 
Que  la  crcdulite  ne  fit  pas  votre  haine  , 
Mais  que  j'avois  deplu  par  ma  sincerite , 
Et  que  la  haine  fit  votre  credulite. 
Vos  soupcons  ne  vcnoient.. . 

Alexandre. 

Brisons  la.  Qu'il  suffisc. 
Que  je  me  les  reproche,  &:  que  jc  vous  le  disc. 
Je  reconnois  ma  faute,  &:  pretends  l'expier  ; 
En  homme  vcrtueux ,  vous  devez  Toublier. 

Dcmeurez 


TRAGtDIE.        '    *4x 
Dcmcurcz  *,  aimez-moi  i  que  tout  vous  y  condamnc. 
Non  content  d'egaler  Leonide  a  Roxane , 
Jaime  Lacedcmone  en  faveur  de  vous  deux , 
Et  je  la  favorise  au-dela  de  vos  vceux. 
Dans  1'Attique  j'ai  fait,  des  depouilles  d'Arbelle, 
£iever  un  trophee  injurieux  pour  elle, 
L'inscription  apprend  a  la  Pofterite, 
Que  Sparte  est  seule  oisive  6V  n'a  rien  merits  -, 
Je  Teftace ,  &  j'admets  Sparte  meme  au  pattage 
De  tout  ce  que  le  Sort  reserve  a  mon  courage , 
Quand  meme  vos  Guerriers  n'y  contribueroient  pas ; 
Vous  seul  vous  me  vaudrez  des  milliers  de  soldats. 

Callisthene. 

La  satisfaction ,  je  l'avone,  est  royale ; 
Jy  vois  une  ame  &  belle  &:  grande  &"  liberate  *, 
Mais  laissez-la,  Seigneur ,  &:  Sparte  &  desbienfaits 
Qu'aussi-bien  sa  fierte  n'accepteroit  jamais. 
Vous  m'arretcrez  mieux  ne  songeant  qua  me  rendre 
Tout  ce  que  je  regrette. 

Alexandre. 
Eh  quoi  ? 
Callisthene. 

Tout  Alexandre  J 
Tout  ce  coeur  ou  l'ami  se  montroit  seul  a  moi, 
Et  qui  ne  nVoffre  plus  que  ics  bontes  d'un  Roi. 

Alexandre. 

Qu'exigeroit  encor  votrc  amitie  blessee  ? 

Tome  I.      Q 


z4*  CALLISTHt  N  Ej 

CallisthEne. 
Le  droit  de  vous  ouvrir  librcmcnt  ma  pensee. 

Alexandre. 
Ne  le  reprendrc  pas  ce  seroit  me  trahir. 

CallisthEne. 
Des  ce  moment,  Seigneur,  je  puis  done  en  jouir? 

Alexandre. 
Parlez. 

CALLISTHENE. 

Que  faites-vous  dans  le  fond  de  1'Asie  ? 
Pourquoi.... 

Alexandre. 
Je  vous  cntends:  laissez-moi ,  je  vous  prie, 
Devancer  le  rcproche  ou  je  vous  vois  venir. 
Oui ,  ma  gloire  en  ces  lieux  risque  de  se  ternir. 
L'ctonnement  est  juste :  on  n'a  pas  du  s'attendre 
A  cette  inaction  qui  degrade  Alexandre  ; 
Je  rougis  d'un  repos  ou  je  me  suis  trop  plu  •, 
Vous  voulez  que  j'en  sorte  •,  &:  j'y  suis  resolu. 
Ocstdequoi,  ce  jourmeme,informeront  l'armce 
Craterus ,  Lysimaqne  ,  Eumenc  &  Ptolomee. 
Un  o-dre  de  ma  part  doitles  conduire  ici. 
Us  cntrent.  Vous  allez  etre  micux  eclairci. 


T  R  A  G  E  D  I  E.  i43 


SCENE     V. 

ALEXANDRE,  CALLISTHENE,ANAXARQUE, 
LYS1MAQUE,  CRAT&RUS,  Chefs  de  l'Armcc 
dAlexandre. 

Alexandre. 

A  oble  sang  des  Guerriers,qui,des  rives  du  Xante, 
Sont  revenus  couverts  d'une  gloire  eclatante  , 
11  est  temps  qu'au  loisir  succedcnt  les  exploits  , 
Et  que  votre  valeur  se  reveille  a  ma  voix. 
Du  Dieuqui  fitdel'Inde ,  avant  moi ,  la  conquete, 
Et  le  pampre  &:.  le  mirthc  ont  couronnc  la  tetc  : 
Mars  n'a  pas  interdit  le  plaisir  aux  Heros  j 
Mais  le  dclasscmcnt  se  mesure  aux  travaux. 
Et,  qu'avons-nous  done  fait  si  digne  dc  memoirc? 
Tout  pour  notre  salut ,  rien  encor  pour  la  gloire. 
Nous  avons  tcrmine  d'anciens  differents  : 
Le  Bosphore  afrranchi  nc  craint  plus  ses  Tyrans ; 
Perscpolis  enfin  n'est  plus  qu'un  pen  de  cendre  ; 
C'est  beaucouppour  laGrecc,&:  pen  pour  Alexandre. 
Des  triomphes  aises  nc  sont  que  des  appats 
Qui  flattent  la  valeur,  &  nc  la  fixent  pas. 
Ranimons  done  la  notre  ,  &:  la  rendons  cclebrs, 
Du  Nil  au  Boristhene  ,  &:  de  l!Hydaspe  a  l'Hebre  ; 
Qu'elle  rassemble  ,  amis,  sons  un  mime  destin  , 
L'lndien ,  le  Gaulois ,  le  Scythe,  Cv  lAfriquain. 

Qi) 


144  CA  LLI  STHt  NE3 

Mon  nom  vous  est  garant  de  la  faveur  celeste : 

Suivez-moi  •,  nousvaincrons.  N'imputez  point  durestc 

A  l'Ambition  seule  un  si  vaste  projet. 

La  Politique  ici ,  comme  elle  ,  a  son  objet. 

An  metier  de  la  Guerre ,  il  est  tel  avantage 

Qui,  s'il  nc  croit  toujours,  sert  moins  qu'il  n'endommagc ; 

Tous  les  voisins  d'un  Peuple  a  peine  encor  dompte, 

Sont  autant  d'enncmis  du  Vainqueur  redoute, 

Qui  l'osent  defier  d'abord  en  temcraires , 

Et,  corrompant  la  ioi  des  nouveaux  Tributaires , 

Le  contraignent  apres  de  venir  au  combat , 

Entre  la  force  ouverte  &:  le  noir  attentat. 

D'un  pole  a  l'autre  enfin  ,  du  Couchant  a  l'Aurorc , 

Si  tout  ne  m'est  soumis,  rien  ne  me  Test  encore  : 

Travcrsant  les  climats  habites  &:  deserts , 

Je  ne  desarme  done  qu'au  bout  de  l'univers. 

J'en  attcste  le  Dieu  que  POrient  revere  , 

Qui  lui  seul  eclairant  l'un  &  l'autre  hemisphere , 

Et  seul  y  suffisant ,  semble  nous  enseigner 

Qu'unc  seule  Puissance  ici-bas  doit  regner. 

Craterus. 
Notre  gloire  ,  Seigneur ,  ctant  jointe  a.  la  votre, 
Sur  de  votre  courage,  assurez-vous  du  notrc  > 
Que  le  passe  temoigne  &:  repondc  pour  nous. 
Rentrez  dans  la  carriere;  cV  nous  vous  suivons  tous. 
Vos  drapeaux  rcleves  nous  comblcront  de  joie-, 
L'Armee  impatiente  attend  qu'on  les  deploie; 
Et  puisse  la  Victoire  etre  dans  les  combats, 
Aussi  prompte  que  nous  a  voler  sur  vos  pas! 


T  RA  G  i  D  I  E.  245 

Alexandre. 
Je  ne  pouvok  partir  sons  de  meilleurs  auspices. 
De  pres ,  de  loin ,  par-tout  j'ai  les  Destins  propices* 
Lc  brave  Ephestion ,  suivi  de  nos  vieux  Corps  3 
De  la  mer  Caspienne  a  nettoye  les  bords : 
Le  sage  Antiochus  commando  en  Sogdiane  y 
Ccenus  dans  la  Perside ;  Attale  en  Bactriane  > 
Et  de  vingt  Lieutenans  le  zele  me  repond 
De  ce  que  j'ai  conquis  du  Nil  a  l'Hejlesponf. 
Partonsdonc;  &  faisons  qu'onne  se  rcssouviennc 
Du  ills  de  Semele ,  ni  de  celui  d' Alcmene : 
Que  ce  que  j'entreprends  decide  entre  nous  trois. 
La  terre ,  en  plus  d'un  lieu  ,  limita  leurs  exploits  j 
Je  ne  vois  plus  aux  miens ,  des  que  tout  me  seconde^ 
D'autres  bornes ,  Amis ,  que  les  bornes  du  monde  s 
Et ,  dans  la  noble  ardeur  dont  je  me  sens  brulera 
Je  voudrois  que  les  Dieux  pussent  les  reculer, 


SCENE    VI. 

€  ALLISTH^NE ,  ANAX  ARQUE ,  LYSIMAQUE  > 
CRATERUS,  Chefs  de  l'Armce  d' Alexandre. 

Craterus, 


u'Alex  andre  a ces  traits  se  faitbien  reconnoitre  I 
(  a  Callisthene.  ) 
Ce  qui  nous  rend  plus  cher  encor  un  si  grand  Maitre, 


246  CALLISTI1  £  NEj 

C'est  qu'il  rcdevient  juste,  &  qu'il  vous  a  remis , 

Malgre  la  calomnie ,  au  rang  de  ses  Amis. 

C  ALL  ISTH  E  N  E. 

II  vous  paroit  change;  mais  moi,  faute  del'etre, 
Jc  vais,dans  un  moment,  lui  dcplaire peut-etre. 

Anaxarque. 

Qui  peut  vous  imposer  cette  necessite  ? 

Callisthene. 
Ce  qu'un  Hatteur  lui  fait  hair  :  la  verite. 

Anaxarque. 

Le  Roi  ne  la  hait  point  >  il  se  plait  a  I'entendre, 
Mais  soumise  au  respect  qu'il  a  droit  de  pretendre. 

Callisthene. 

J'observe,  en  la  disant,  les  egards  que  je  doij 
Et  tel  qui  la  deguise  en  manque  plus  que  moL 

Anaxarque. 

Je  lecrois-,  mais  enfin  cette  rare  franchise 
N'exige  ricn  de  vous  dc?ormais  qui  vous  nuise* 
Le  Roi  n'est-il  pas  tel  que  vous  lc  desiriez  ? 
II  s'arrache  aux  plaisirs  que  vous  lui  reprochiez^ 
Par  un  noble  aiguillon  sa  valeur  animee, 
Va  par  dcla  les  mers  porter  sa  renommee; 
Au  rangdcs  Immortcls  lui  tracer  un  sender, 
Et  fairc3  dcvant  lui  3  taire  le  monde  entier* 


T  RA  G  E  D  I  E.  247 

Callisthene. 

Le  Roi  peut  devant  lui  forcer  par  sa  vaillance , 

La  Terre  cpouvantee  a  garder  lc  silence  , 

Sans  qu'un  homme  ne  libre ,  &:  que  Sparte  a  nourri 

Ou  se  taise,  011  lui  parle  en  lache  Favori. 

Eh  quoi  done !  la  valeur  seule  est-elle  estimable  ? 

Ec  faire  tout  trembler ,  est-ce  etre  irreprochables 

Anaxarque. 

Je  ne  vous  cache  point  ce  qui  se  passe  en  moi. 
Je  crois  voir  plus  qu'un  homme  ou  je  vois  plus  qu'un  Roi 
Heros  superieur  a  ceux  des  premiers  ages , 
II  est  bien  au-dessus  de  nos  foibles  suffrages;, 
En  lui  je  reconnois ,  j'admire  un  demi-Dieu; 
J'admire  plus :  &:  meme  admirer  e'ese  trop  peu, 
Si  d'en  penser  ainsi  vous  pouvez  vous  defendre, 
Mon  transport  en  appelle  a  qui  vient  de  l'entcndrc, 
Tous  ces  illustres  Chefs  en  sont  encore  emus. 
Quel  projet !  Quel  discours !  Non ,  non ,  n'en  doutons  plus3 
Ce  n'est  point  un  Mortel  ne  du  sang  d'un  Philippe3 
De  qui  1' Empire  etroit  se  bornoit  a  1'Euripe  •■> 
Le  Fils  de  Jupiter,  un  Dicu  nous  a  parle. 
Quand  Dclphes,  quandHammon  ne  l'eut  pas  revele3 
Le  prodige  eclatant  qui  marqna  sa  naissance, 
Lcs  mcmorables  traits  de  son  adolescence, 
Thebe  attaquee  &:  prise ,  &:  punie  en  deux  jours, 
Tyr  ,  appelant  en  vain  Neptune  a  son  secours, 
La  Fortune,  avec  nous,  traversant  !c  Graniquc, 
Ec  les  champs  sablonncuxdc  la  briilantc  Afriquc , 

Q  iv 


248  CALLIST H£NE  ; 

Tant  d'escadrons,  -de  murs,  de  trones  renverscs* 
Tout  nous  prouvoit  sa  race,  &  l'annoncoit  assez. 
Mais ,  puisqu'enfin  les  Dieux  ont  a  tant  de  miracles 
Cm  devoir  ajouter  la  foi  de  lcurs  Oracles, 
Que  tardons-nous  encore  a  llionorer  comme  eux2 
A  lui  tons  adresser  notre  encens  &:  nos  vceux  i 
Sur  les  pas  eclaires  du  Satrape  &  du  Mage, 
LOrient  a  ses  Rois  defera  cet  hommage; 
La  Grece  cut  du  deja  le  rendre  a  son  Vengeur , 
Et  du  droit  des  vaincus  faire  un  droit  du  vainqueur* 
Des  Tyrans  valoient-ils  votre  Dieu  tutelaireJ 
II  a  pour  lui  le  droit  du  sang  &  du  salaire; 
11  a  pour  lui  la  voix  du  Pretre  &:  du  Soldat. 
De  son  rang ,  de  son  nom  rehaussez  done  l'eclat  > 
N'abordez  plus  le  FilsduMaitredu  tonnerre, 
Que  ce  titre  a  la  bouche  &:  le  front  contre  terre^ 
Que  pour  vous  desormais  de  ce  Prince  immortel, 
Le  Palais  soit  un  temple ,  &:  le  Trone  un  autel. 
Et  cependant  du  haut  de  la  place  ou  vous  etes, 
Callisthene ,  ordonnez  &  le  cuke  &  les  fetes  y 
Prostcrne  le  premier ,  attirez  le  concours; 
Et,  d'un  si  bel  exemple  ,  appuyez  mon  discours,. 

Callisthene. 

Ciel  exterminateur!  tu  1'entcnds :  &  tafoudre 
N'a  pas  deja  reduit  1c  sacrilege  en  poudre? 
Opprobre  de  la  Grece  !  ii  taut  done,  malgre  soi, 
Jusqu'a  I'emportcmcnt  se  commettte  avec  toi  2 
Je  mc  suis  toujours  tu  x  tant  que  ton  insoisn.ee  a 


TRAGEDIE.  149 

Ne  s'adressant  qu'a  moi ,  merita  mon  silence  > 

La  Victime  maetce  alloit  aux  yeux  de  tous, 

Sans  daigner  se  defendre ,  expirer  sous  tcs  coups. 

A  force  de  mepris  je  me  sentois  paisible. 

L'Artisan  de  mes  matix  m'y  rendoit  insensible. 

Je  plaignois  seulement  un  Prince  infortune 

Qu'a  tes  avis  l'erreur  avoit  abandonnc. 

Mais  voir  encore  en  buttc  a  ton  audace  extreme, 

L'honneur  de  ton  Pays ,  de  ce  Roi ,  du  Ciel  meme; 

Te  voir  prophaner  tout ,  &  ne  pas  eclater , 

Ce  feroit  tout  trahir  ;  cc  seroit  t'imiter. 

Impie  !  ose  outrager  ceux  qui  t'ont  donnc  l'ctrc ; 

Meconnois  les;  maiscrains,  esclave ,  crainstonMaitrc. 

Aimeroit-t-il  letir  gloire  &  la  sienne  assez  pen, 

Pour  ne  pas  de  ton  sang  sceller  son  desaveu  ? 

Grains  un  Roi  qu'en  ses  droits  aux  Tyrans  tu  compares? 

Crains  les  Grecs  que  tumetsdans  le  rang  dcsBarbares! 

Et  quand  ici  tantot ,  a  ton  premier  abord  , 

J'ai  laisse  de  ma  haine  eclater  un  transport , 

Tu  disois  qu'a  I'objet  je  m'etois  pu  meprendre? 

J'cn  appelle ,  a  mon  tour ,  a  qui  vient  de  t'entendrc. 

Tous  ces  illustres  Chefs  te  l'attestcront  micux  : 

Regardc-les ;  cV  lis  ton  arret  dans  leurs  yeux. 

L  y  s  1  M  a  q  u  E. 

Anaxarque  ,  pour  tous  j'ose  ici  vous  repondrc, 
Qi\c  le  trone  ex:  l'autel  ne  sont  pas  a  confondre. 
Le  Monarque  a  ses  droits ,  eV  les  Dieux  out  les  leurs. 
Vous  avez  propose  le  comble  des  horreurs. 


*5*  CALLISTHE  N E y 

S'abstiennc  de  ces  Dieux  la  foudre  vemieresse  s 
Pour  le  crime  d  tin  seul  ,  de  chitier  laGrecej 
Et  rindignation  dont  nous  fremissons  tous , 
Puisse-t-elle  suffire  a  leur  juste  courroux  ! 


SCENE    VII. 
CALLISTHENE,  ANAXARQUE, 

ANAXARQUE  retenant   C alii  s  the  ne. 

C^/ALLiSTHENE,c'est  vous qui  dictez  celangagcj, 
Et  votre  seul  exemple  au  refus  les  engage: 
Peut-erre  que  ie  Roi ,  s'en  tenant  offense  , 
Me  desavoueroit  moins  que  vous  n'avez  pense. 
Je  me  pourrois  venger  de  vos  torrens  d  injures. 
Mais  non ;  de  part  &:  d'autre  etouffant  nos  murmur  es., 
Oublions  Ie  passe  :  reconcilions-nous  \ 
Redevenons  unis  par  les  nceuds  les  plus  doux , 
Et ,  pour  rendre  a  jamais  cette  union  durable  > 
Que  Leonide  en  soit  1c  gage  inestimable. 
J'ose  a  cettc  Heroine  clever  tons  mes  voeux ; 
Instruisons  a  l'envi  vous  &c  moi  nos  neveux: 
Montrez ,  en  m'obligeant  par-dcla  nion  attente  > 
Que  d'animosite  la  Sagesse  est  exemprc  : 
Et  je  montrerai ,  moi,  par  de  nobles  eitets, 
Comme  on  doit  reconnoitre  <k  sentir  les  bienfaits, 
CalLISTHENE  ,  qui  j  de  surprise  &  d' indignation  3 

avoit  jusqu  alors  tenu  les yeux  baissis  3  les  releve.^ 

envisage  Anaxarquc  j  &  s'en  vu* 


TRAGEDIE. 


*5* 


■  ■  ■■'■"— ' 


SCENE    VIII. 
ANAXARQUE. 

uel  dedain !  Tu  paieras  ton  supcrbe  silence : 
Je  n'ai  prevu  que  trop  cette  derniere  offense: 
Vas  te  vanter  aux  Tiens  d'avoir  su  m'outrag'er; 
Vas !  je  l'ai  bien  voulu ,  sur  de  m'en  bien  venger. 

Fin  du  troisieme  Acle, 


ip-yi   —  Vt» 


C  AIL  IS  T  II  An  £ 

A  C  T  E    IV. 

SCENE    PREMIERE. 
LYSIMAQUE,  L  t  O  N  I  D  E.. 

L  E  O  N  I  D  E. 

xTjLettez  fin,  Lysimaque,  a  1'ennui  qui  vons  pressc* 

Vous  craigniez  mon  depart ;  que  votre  crainte  cesse : 

Nous  ne  nous  quittons  plus ;  mon  Frere  ainsi  le  veut  j 

Son  cceur ,  pour  votre  Roi ,  de  plus  en  plus  s'emeut  ? 

II  a  tout  oublie  depuis  leur  entrevue. 

Puisse  tant  d'amitic  ne  pas  etre  dccue  ! 

Helas !  den  abuser  peut-etre  est-on  tout  pret ! 

Cependant  je  m'abaisse  a  tout  ce  qui  lui  plait. 

Jc  depouille ,  a  son  gre ,  mepris ,  vengeance ,  hainc  s 

Pour  lui  complaire  enfin,  j'ai  visite  la  Reinc, 

Qui  vient  dc  m'accabler  dc  ces  sortes  d'honneurs, 

Que  chcz  nous  on  evite,  &  qu'on  mendie  ailleurs. 

Mais ,  aux  devoirs  de  Sceur  quand  ma  fierte  s'immole, 

De  vos  rcux  &:  des  miens  le  succes  me  console: 

A  Spartc,  en  ce  moment,  mon  Frere  ecrit  pour  nous  \ 

J'cn  attends  la  reponse  &  l'attends  pres  de  vous  •, 

Car  enf.n,  jc  lc  sens,  6c  mon  cccur  est  le  votre: 

Quels  seroicnt  nos  ennuis!  eloignes  l\m  de  Lauti'c 


r  RA  G  E  D  I  E,  255 

Lysimaque. 

Xinterromps  a  regret  un  propos  si  charmant ; 
Mais . . . 

L  E  o  n  1  d  E. 

Quoi  2 

Lysimaque. 
Partez ,  Madame ,  &:  partez  promptemcnt. 
Les  Destins  ennemis  vous  ont  ici  conduite. 

Leonidf.. 

Et  vous  vous  opposicz  si  fort  a  not  re  fiiitc  ? 

Lysimaque. 

Votre  Frcre  voyoit  par  des  yenx  plus  senses. 
Fuyez ,  vous  dis-je;  ou  vous  cV  lui ,  vous  perissez! 

L  E  O  N  I  D  E. 

Vous  m  etonnez.  Quoi  done!  a  present  que  tout  scmblc 

Lysimaque. 

Lc  pcrfide  Anaxarque  &:  Ic  Roi  sont  ensemble , 
D'un  zele  adulateur,  Tun  versant  le  poison  , 
Et  l'autre  aveuslcment  v  livrant  sa  raison. 
Le  sacrilege  ici  s'arborc  &:  se  respire. 
A  des  honneurs  divins  la  Tyrannic  aspire; 
Son  crimincl  Agent ,  prct  a  sc  prostcrner , 
Propose  ,  en  plein  Conseil,  de  les  lui  deccrncr; 
Et ,  dans  ce  memo  lieu  qu'il  erigc  en  un  Temple, 
Exhortc  Callisthene  a  nous  donuei"  i'excQipIc. 


254  CA  LL I  ST  H  £  NE , 

Leonidl 
Et  comment  recoit-il  cet  avis  odieux  ? 

Lysimaque. 

En  noble  &  digne  ami  d' Alexandre  &:  des  Dieux. 
De  cette  impiete ,  de  ce  culte  sinistre , 
Sa  voix  a  foudroye  l'execrable  Ministre ; 
De  parler  sans  aveu ,  nous  Tavions  accuse  , 
Mais ,  il  n'etoit ,  helas  I  que  trop  autorisc ! 
Je  n'en  saurois  douter  a  tout  ce  qui  se  passe. 
Anaxarque  triomphc  ;  Alexandre  menace , 
S'agite ,  &  ,  m'cvitant ,  rentre  dans  les  transports 
Que  venoient  d'appaiser  maplainte  &  ses  remords. 

L  E  O  N  I  D  E. 

II  menace  I 

Lysimaque. 

Et  1'efFet  n'en  peut  qu'ctre  terrible ! 

L  E   O  N  I  D  E. 

MonFrere  cependant,tendre,  indulgent, paisible, 
Ne  songe....  Prince  ingrat !  Et  ce  sont ,  dites- vous , 
Des  remords  qui  venoient  de  calmer  son  courroux  > 
Le  remords  cntrc-t-il  dans  le  cceur  d'un  Impie? 
Mon  Frcrecn  jugeoitmieux :  on  n'cpargnoit  sa  vie  3 
Que  dans  le  fol  espoir  de  se  le  voir  soumis , 
Et  d  avoir  aisement  son  suffrage  a  ce  prix. 
Lysimaque. 

Et  cet  espoir  trompc  se  tourneroit  en  rage. 
Caiiisthene  est  perdu,  s'il  ne  cede  a  Forage. 


T  R  A  G  E  D  I  E.  1 5  5 

Nos  soins  pourroicnt  encor  n'etre  pas  superfius; 
Courons  a  lui ;  qu'il  fuye ! 

L  E  O  N  I  D  E. 

II  ne  Ie  voudra  plus. 
Tantot,  quand  il  tournoit  ses  pas  vers  la  Patrie, 
II  fuyoit  la  faveur ,  &:  non  la  barbarie  •, 
Le  mepris  des  honneurs  en  ordonnoitainsi; 
Le  mepris  de  la  morr  doit  l'arreter  ici. 

Lysimaque. 

Oui,  si  I'arret  de  l'lin  n'etoit  I'arrct  de  I'aiitres 
Mais ,  comme  de  sa  vie  ,  il  y  va  de  la  votre. 
Un  si  chcr  interet  flechira  sa  rigueur. 
II  ne  peut  ignorer  qu'en  proie  au  Delateur , 
En  Criminel  d'Etat  on  voudra  qu'il  perisse-, 
Des-lors  etre  sa  Sceur  ,  c'est  etre  son  complice. 
Tout  le  sang  du  coupable  est  proscrit  par  la  Loi. 

L  E  O  N   I  D  E. 

Des-lors  adressez-vous  a  tout  autre  qu3a  moi, 
Pour  tacher  d'en^a^cr  Callisthenc  a  la  fiiitc. 
Dcs  Loix  de  Macedoinc  on  m'avoit  mal  instrukc  ; 
Mais  de  celles  de  Spartc  on  est  mal  informe  , 
Si  Ton  croit  que  mon  cceur  en  doit  etre  alarme. 
C'est  du  sang  innocent  qu'Alexandre  demande. 
Qu'a  son  gre ,  plus  que  moins ,  le  cruel  en  rcpande  5 
Est  ce  a  moi  de  servir  un  Tyran  que  je  hais? 
Et  lui  dois-je  ,  en  fuyant ,  cpargner  des  forfeits  ? 


iS6  CALLISTUi  NE  , 

Lysimaque. 
Mais  n'avons-nous ,  Madame ,  a  craindreqn' Alexandre? 

Lbonidl 
Contrc  qui  done  aurois-je  encore  a  me  defendre? 

Lysimaque. 

Contre  celui  qui  vient ,  au  plus  foible  des  Rois, 
De  vendre  son  honneur  &  de  preter  sa  voix. 
Des  medians  le  plus  lache  6V  Ie  plus  tcmeraire  , 
Aura  snr  le  forfait  mesure  le  salaire  , 
Et,  pour  sa  recompense ,  au  Monarque  inhumain, 
Peut-etre  ose  a  present  demander  votre  main. 

Leonide. 
Quel  en  scroit  le  fruit  ? 

Lysimaque. 

Eh!  doutcz-vous,  Madame, 
Que  rinhumanite  ne  vous  livre  a  sa  flamme? 
En  vous  assassinant  d'un  coup  plus  que  mortel, 
Ne  vous  force  bientot  de  le  suivre  a  Tautel  ? 
Vous  ne  fremissez  pas  I 

Leonide. 

Non.  Que  peut  leur  furie? 
Je  dispose  de  tout,  disposant  de  ma  vie; 
Et  loin  de  relacher  dc  mon  juste  refus , 
J'ai ,  pour  y  pcrsister  ,  unc  raison  dc  plus. 
D'un  Tyran  sanguinaire  impuissante  viclime, 
Toute  ma  joie  etoit  d'ajouter  a  son  crime. 

Je 


T  R  A  G  £  D  I  E.  157 

Je  me  fais  un  plaisir  plus  solide  &:  plus  doux 

De  cohrbndre  Anaxarque,  en  nVimmolant  pour  vous. 

En  ingrate  aussi  bien  j'abandonnois  la  vie. 

De  la  perdrepdur  moi  n'eutes-vous  pas  i'envie? 

Vous  seul  me  l'eussiez  fait  un  moment  regretter : 

En  la  perdant  pour  vous,  je  me  vais  acquitter. 

Lysimaque. 
Eh  !  qu'esperer  d'une  ame  &  si  haute  Sz  si  fiere  l 
Callisthcne  sera  moins  sourd  a  ma  priere; 
Et  je  vole  ou  d'abord  j'aurois  du  m'adresser...* 

(  Voyant  venir  Anaxarque.  ) 
Que  vois-je  ?  Viendroit-on  dqa  vonsannoncer  ?.... 


SCENE    II. 

L^ONIDE,  LYSIMAQUE 
ANAXARQUE. 

Anaxarque. 

V  ous  etes  obeic,  &:  j'ai  vu  Callisthcne, 
Madame  \  j'ai  servi  de  jouet  a  sa  haine ; 
Et  &ans  doute  il  se  vante  a  vous  de  ses  dedains ; 
Mais  je  deposerai  nion  sort  end'autres  mains ; 
Peut-etre  mon  amour  se  fera  mieux  entendre , 
Quand  il  vous  parlera  par  la  voix  d' Alexandre. 
Que  mon  Rival  heureux  lapprenne  avec  efifroL 

i  onu  I.      R 


158  CJLLISTIliNE, 

Lysimaque. 
Et  savez-vous  quel  est  ce  Rival  ? 

Ana  xarque. 
Non. 

Lysimaque. 

Cest  moi. 
L* Amour  rie  reconnoit  que  sa  seule  puissance  ; 
Hade  mon  cote  fait  pencher  la  balance; 
Vantez  moins  un  pouvoir  qui  peut  vous  aveugler; 
Si  vous  ne  le  bornez ,  c'est  a  vous  de  trembler. 


SCENE     III. 
L&ONIDE,  ANAXARQUE. 

Leonide. 

jl  erfide!  apres  avoir,  dans  ta  folle  poursuitej 
Essuye  les  mepris  qu'un  inscnse  mcrite  , 
Du  Rival  accompli  qui  sc  voit  preferer , 
La  presence  manquoit  pour  te  desesperer. 
Voila  le  digne  objet  de  mes  feux  legitimes. 
Compare,  en  le  voyant ,  ses  vertns  a  tcs  crimes > 
Et  juge  a  qui  des  deux  se  donneroit  mon  cceur , 
Quand  tu  ne  serois  pas  notre  persecnteur. 
M  te  sied  bien  d'oser  menaccr  ce  que  j'aime  ! 


T  RAG  £  D  1  E.  i59 

Ah!  sails  doute  on  peut  bien  te  menace"  toi  meme, 

Quand  ton  mauvais  destin  soulevc  eontre  toi , 

Ce  Rival,  tous  Its Grecs,  nos  Dieux,  mon Frere &moi. 

ANAXARQUE. 

Tant  de  haine  me  met  en  droit  de  tout  enfreindre. 
Entoure  d'ennemis ,  je  m'en  sens  plus  a  craindre. 
Leur  nombre  m'enhardit  a  les  mieux  terrasser ; 
Et  e'est  trop  en  avoir ,  pour  s'en  embarrasser. 
Nous  nousmenacons  tous:  voyons,  a  nos  disgraces, 
Qui  s'entendrale  mieux  a  remplir  ses  menaces  > 
Lequel  saura  mieux  faire  eclater  son  pouvoir, 
De  ce  dechiinement ,  oti  de  mon  desespoir. 

L  E  O  N  I  D  E. 

Foible  ennemi,  que  peut  ton  desespoir  frivole? 
Mcfera-t-il,  dis-moi,  revoquer  ma  parole  _> 
En  d'execrables  fers  changer  d'heureux  liens , 
Et,  des  bras  d'un  epoux,  passer  cntre  lei  dens  J 

Anaxarque. 

D'un  epoux!  Quelle  image  !  11  ne  Test  pas  encore. 
De  ce  titre,  a  mes  ycux,  malhenr  a  qui  s'honore! 
Tout  doit  epouvanter  ,  tant  qu' Anaxarque  vit , 
Et  qui  le  lui  refuse  6V  qui  le  lui  ravit! 
11  n'est  rien ,  direz-vous ,  que  votre  ame  n'affrontc ; 
Vous  craignez  peu  la  mort ;  mais  vous  craindrez  la honte  ; 
Et  vous  vous  en  couvrez,  expirant ,  en  ce  jour, 
Victime  du  devoir,  moins  que  d'un  fol  amour, 
Callisthcne  recombe  en  un  peril  extreme  , 

Rij 


i60  CALLISTKti  X  E> 

Que  vous  pouvez  ,  d'un  mot,  faire  cesser  vous-meme* 
Maitresse  de  mon  cceur,  vous  l'etiez  de  son  sort; 
Et  vous  n'aurez ,  pour  lui,  pu  faire  un  noble  effort. 
Mourez  dans  cet  opprobre :  oui ,  que  la  Grece  entierc 
Vous  reprochc  a  jamais  le  sang  de  votre  Frere  1 
Ayant  pu  le  sauver  ,  &  ne  l'ayant  pas  fait , 
Que  sa  mort  vous  fietrisse  &:  soit  votre  forfait  I 


SCENE     IV. 

L^ONIDE. 

jEh  !  penses-tu  savoir,  penses-tu  que  j'ignore 
Et  ce  qui  rend  celebre ,  &:  ce  qui  deshonore  ? 
Pour  garants  de  ma  gloire ,  en  cette  occasion  , 
Je  ne  veux  que  ta  rage  &  ta  confusion. 


S  C  £  N  E     V. 

ALEXANDRE,  LEONID  E. 

Alexandre. 

IfyJoN  estime  pour  vous,  &:  cclle  de  laReinc, 
D'un  premier  mouvcment  ont  sauve  Callisthene, 
Madame;  &  si  j'en  use  encore  avec  douceur , 
II  en  est  redevable  a  son  illustre  Sceur. 
Faites  voir  a  l'ingrat  jusqu'ou  va  ma  clemencci 


T  R  A  G  £  D  1  E.  161 

Et ,  de  son  procede  reparant  1'imprudcnce  > 
Portez-le  au  repentir  d'une  temerite 
Qui  de  son  Bienfaiteur  lasse  enfin  la  bonte. 

L  E  O  N  I  D  E. 

Avant  que  de  la  sorte  avec  lui  je  m'exprime, 
De  grace,  apprenez-moi  vos  bienfaits&  son  crime. 
Ne  vous  devant  qu'un  rang  dont  il  fait  pen  d  etat, 
Jeconcois peu,  Seigneur,  qu'il pnisse etre un ingrat. 

Alexandre. 

Je  ne  vous  parle  point  du  rang  que  je  lui  laisse. 
Ce  detour  affecle  sied  mal  a  la  sagesse. 
Sparte  est  votre pays ,  Madame,  &:  vous  feignczi 
Je  parle  de  ses  jours  trop  long-temps  epargnes; 
Je  lui  reproche ,  en  Roi  desormais  inflexible , 
D'abuser  du  pardon  dJun  attentat  visible, 

Leonide. 

Et  c'cst  lui  qui  jamais  n'eut  du  vous  pardonner 
D'avoir  d'un  attentat  ose  le  soupconner ; 
Ose  par  cet  affront  blesser,  en  sa  personne, 
L'honneur  de  Leonide  fk  de  Lacedcrnone. 
C'est  ce  que  ,  de  ma  part,  je  n'oublierai  jamais. 
Voila  sa  £iute:  ou  sont  maintenant  vos  bienfaitsi 

Alexandre. 

Parmi  ceux  que  repand  ma  bonte  meconnue  , 
Madame ,  on  pourroit  mettre  encor  la  retenue 
Que  ma  rare  indulgence  oppose  a  vos  discours* 

Riij 


i6i  CALLISTH&NE, 

Votre  Frere  est  coupable  ;  il  le  sera  toujours; 
Et  je  ne  sens  que  trop  a  1'nne  6V  l'autre  audace, 
Quil  est  temps  que  l'effet  succede  a  la  menace. 

L  E  O  N  I  D  E. 

Et  ne  pent-on  savoir  ,  en  blamant  sa  fierte , 
Par  ou  vous  a  deja  deplu  sa  liberte  ? 

Alexandre. 

J'ai  dn  Monde  a  mes  Grecs  propose  la  conquete; 
Tons  bruloient  de  me  suivrc ;  6V  sa  voix  Ies  arretc, 
Mon  dessein  3  par  lui  seul ,  est  blame  hautcment. 

L  E  O  N  I  D  E. 

Peut-il  penser  en  Sage  ,  6V  parler  autrement  ? 
De  meurtre  6V  de  butin  la  Soldatesque  avide 
Ne  vous  snivra  que  trop  ou  son  penchant  la  guide; 
Et ,  cherchant  du  desordre  a  prolonger  le  cours  , 
A  la  fureur  de  vaincre  applaudira  toujours. 
Mais,  autant  la  distance  estgrande  d  ordinaire, 
Entre  la  voix  du  Sage  6V:  le  cri  du  Vulgaire, 
Autant  l'on  en  doit  mettre,  autant  l'espace  est  grand, 
Entre  le  vrai  Heros  6V  le  vrai  Conquerant. 
J usqu'ici  de  la  Grece  epousant  la  querelle , 
Vengcur  interesse  de  vos  Etats  6V  d'elle, 
Quelque  rayon  de  gloire  a  consacre  vos  coups j 
Vn  pas  plus  loin,  Seigneur,  il  n'en  est  plus  pour  vons ; 
Vous  touche  t  cl!e  encor?  Soyez  modeste  6V  tendre* 
Wctirez  sur  taut  de  sang  qu  il  a  fallu  repandre  » 


T  R  A  G  E  D  I  E.  i6j 

Pleurcz  sur  ces  efforts  d'aveugle  cruautc 
Que  la  gloire  d'un  Roi  coiite  a  l'humanite. 
Qu'apres  I'heureux  guerrier  Fhommeea  vous  sedeclare. 
La  valeur  a  detruit ;  que  la  bonte  repare. 
Ce  fer  qui  vous  rendit  la  terreur  des  bumains , 
Vous  en  rendroit  l'amour ,  en  vous  tombant  des  mains, 
Supposons  vos  succes ,  &"  que  tout  vous  seconde  >' 
Que  deja  vous  touchez  aux  limites  du  monde  ; 
Supposons  tout  vaincu ,  soumis  &  terrasse  : 
Votre  course  a  fini ;  le  torrent  a  passe  > 
Le  tourbillon  de  flamme  a  devore  sa  proie  ; 
L'indomptable  Ocean  l'eteint  6V  vous  renvois. 
Malgre  vous ,  sur  vos  pas  force  de  retourner , 
Quel  fruit  de  vos  exploits  va  vous  environner  ? 
La  desolation  ,  Thorrenr  6V  le  ravage. 
Votre  propre  degat  nuit  a  votre  passage. 
Des  chemins  disparus  sous  tin  fleuve  elargt 
Par  des  ruisseaux  de  sang  dont  vous  l'avez  rougi , 
Quclques  debris  fumans  ,  des  campagnes  steriles  ,. 
Des  deserts  empestcs  ou  florissoient  des  villes } 
Et  des  restes  plaintifs  de  Peupies  vagabonds , 
Composes  de  viei Hards  &:  d'enfans  moribonds : 
Issu  du  sang  d'Hercule  ,  est-ce  ainsi  qu'on  l'imite  ? 
II  protegea  la  terre  ,  &  vous  l'aurez  detruite. 
Vos  soldats  au  pillage  ,  au  massacre  acharnes , 
Sont  autant  de  brigands  qu'il  eut  extermines. 
Licenciez-les  done  :  retournez  a  Larissc , 
Y  remettre  en  vigueur  les  loix  ik  h  justice  ; 
Au  grand  art  de  regner,  y  borner  vos  projets , 

Riv 


*64  CALLISTHgNEt 

Et  recfonner ,  en  vous ,  un  pere  a  vos  sujets. 
Vous  jugerez  alors,  aime ,  couvcrt  dc  gloire , 
Qnand  ils  veulcntse  faire  un  beau  nom  dans  l'histoirc, 
Lequel  est ,  pour  les  Rois ,  preferable  des  c'eux , 
De  cent  peuples  aux  ferSj  ou  d'nn  seul  peuple  heureux. 
Ainsi  pense  ,  &r  peut-etre  ainsi  parle  mon  frere. 
Mais  n'est-ee  qu'en  cela  qu'il  seroit  trop  sincere  ? 
Est-ce,  de  sa  vertu ,  tout  ce  que  vous  craignez  ? 
VbusnVaccusezde  feindre;  &  c'cst  vous  qui  feignez. 
Votre  orgueil  mecontent  renrerme  une  autre  plainte : 
Je  la  penetre  j  &" ,  loin  de  blamer  votre  feinte , 
Dans  un  Monarque  heureux,  si  plein  de  sa  grandeur  5 
Je  ne  puis  qu'admirer  ce  rcsre  de  pudeur, 

Alexandre, 

A  vos  avis  ,  trompe  par  une  avcugle  estime  , 
J'abandonnois  un  Homme  attcintde  plus  d'un  crime. 
Pour  vous  servir  vous-memc,  &  ne  pas  1'egarer, 
Ma  prudence  auroit  du  plutot  vous  separer. 
Gardes !  faites  chercher ,  amenez  Callisthene. 
Vous  cependant ,  Madame  3  allez  pie's  de  la  Reinc 
Dont  la  bonte  veut  bien  me  repondre  dc  vous : 
Prenez-y ,  croyez-moi  3  des  sentimens  plus  doux  , 
Ou  vous  me  reduiriez  a  faire  un  double  excmple, 

L  E  O  N  I  D  E. 

Lc  fils  de  Jupiter  est  ici  dans  son  Temple  \ 

La  revoke  y  sied  mal  a  de  foibles  mottels ; 

&  les  Dieux  sont  a  craiudrc  au  pied  dc  leurs  auteis* 


T  R  A  G  £  D  I  E.  265 

r~^~~~~— — -— r«i    ■  ■  mi— 111      ■!— ■■— 1— ^ 

■  '  .      ..  „r-  I    mmmmmm 

SCENE    VI. 

ALEXANDRE. 

o  ur  leurTrone  dumoins  les  Rois  sont  redoutablcs. 

Vous  l'allez  eprouver,  ennemis  indomptables , 

Pour  qui  je  force  en  vain  mon  ame  a  la  douceur. 

Que  le  raeme  coup  frappe  &  le  frere  &  la  soeur! 

Ou  sommes-nous?  Quisuis-je?  Etqu'ose-t-onprctendrc, 

Qui  done  commande  ici,  de  Sparte  ou  d' Alexandre? 

Ambitieux  Monarque ,  avoue  en  rougissant , 

Qu  en  effet  tu  n'es  pas  ici  le  plus  puissant  j 

Que  tu  condamnes  moins ,  qu'en  secret  tu  n'admires 

L'austerite  contraire  a  ce  que  tu  desires  •, 

Et  qu'a  de  si  grands  cceurs  n'inspirant  nul  effroi , 

Tu  peux  bien  moins  sur  eux,qu'ils  nc  peuven:  sur  toL 


'   SCENE    VII. 
ALEXANDRE,  CALLISTHENE. 
Callisthene. 

Ju  EONIDE ,  Seigneur ,  confiee  a  la  Reinc , 

Mes  amis  alarmes ,  la  garde  qui  m'amene , 

Ce  silence  agite  de  mouvemens  divers , 

Tout  semble  m'annoncer  quelques  nouveaux  revcrs. 

Quels  malheurs  ai-je  done  attires  sur  ma  tcte  ? 

I  ,e,  calme.  est ,  de  bien  pres ,  suivi  de  la  tempete. 


*66         callisth£nes 

La  parole  d'un  Roi  m'auroit-elle  abuse  ? 

Ou  de  quelque  attentat  suis-je  encore  accuse  l 

Callisthene  en  est-il  a  son  dernier  outrage  l 

Alexandre. 
C*est  Iui  que  j'interroge ,  ingrat !  A  quel  usage  % 
i/audacieux  inet-il  un  bienfait  tout  recent  ? 
Libre,  ne  peut-iletre,  ou  paroitre  innocent? 
Pense-t-il  >  ou  jesuis ,  que  e'est  lui  qui  domine  ? 

Callisthene. 
Qui  ?  moij  Seigneur  I 

Alexandre. 

Vous-meme. 
Callisthene. 

Et  plus  je  ni  examine ,. 
Et  moins .... 

Alexandre. 

Dans  vos  execs ,  retombe  sur  le  champ  , 
De  quel  esprit  rebclle  infe&ez-vous  mon  camp  ?■ 
Qu'avez-vous  deja  dk  ? 

Callisthene, 

Rien  qui  dut  vous  deplaire, 
Quelqu'un,  pour  vous  Iouer,  deprimoit  votre  pere ; 
Je  ne  crois  pas  Philippe  un  objet  de  mepris ; 
J'ai  su  le  relever ,  sans  abaisser  son  fils. 
J'ai  dit  que  sa  prudence  egala  son  courage  ; 
Que  vous  avez  ,  sous  lui,  fait  votre  apprentissage  , 
Que ,  si  la  mort  ne  1'eut  surpris  dans  son  projet  3 


T  R  A  C IE  D  I  E.  2*7 

II  eut  pu  faire  un  jour  ce  que  vous  avez  fait ; 
Mais  la  Grece  vengee ,  &:  la  Perse  conquise , 
Qu'il  n'eut  jamais  pousse  plus  loin  son  cntreprise : 
Et  que.... 

Alexandre. 

Ce  qu'il  eut  fait,  ou  non,  n'importeenrien  : 
Philippe  eut  son  genie :  Alexandre  a  le  sien : 
Laissons-la  mes  desseins ;  parlous  de  votre  zcle. 
Pourquoi,  lorsqu'Anaxarque,  en  Ministre  fidcle 
Veut  signaler  le  sien ,  &:  l'inspirer  a  tous , 
Pourquoi  rencontre-t-il  un  Adversaire  en  vous  2 

Callisthene. 
Lui  fidele  cV  zele  ?  Lui ,  Seigneur!  Un  perfide  , 
Un  monstre,trop  long-temps  fatal  au  sang  d'  Alcide  1 
II  est  de  mon  devoir  de  vous  desabuser ; 
Etoit-ce  vous  servir ,  que  de  nous  proposer .... 

Alexandre. 
Arrcte. 

Callisthene. 

Eh  quoi  !  Seigneur  ? 

Alexandre. 

Oui !  Respecle  ou  redoutc 
La  majeste  du  rang  de  celui  qui  t'ecoute. 
Anaxarque  n'a  dit  que  ce  que  j'ai  voulu  , 
Que  ce  que  je  pretends ,  en  Monarquc  absolu. 
C  est  a  moi  que  s'adresse  a  present  ton  audace. 
D'un  met,  depend  ici  ton  supplice  ou  ta  grace ; 


2**  CJLLIS  TH£N£, 

Ou  pour  on  contre  toi ,  fais  un  dernier  effort  5 
Parle:  quel  est  ton  choix  ? 

Callis  thene. 

Le  silence  &  la  mort. 

Alexandre. 

Voulant  appeler  ses  Gardes  j  &  se  retenant. 

Malheureux  Spartiate  \  est-ce  la  ta  sagesse  J 
Ma  clemence  aura-t-elle  a  t'eparguer  sans  ccssef 
Qu'enfin  ton  coenr  se  dompte  a  l'exemple  dn  mien  • 
La  colere  est  mon  foible,  &  lorgueil  est  le  tien  j 
Je  me  sais  moderer :  ne  peux-tu  me  complaire  1 

C  A  L  L  I  S  T  H  E  N  E. 

Non  5  des  qu'il  faut  qu'a.  vons ,  qu  a  moi-menae  contraire, 
Cette  soumission  serve  a  vous  egarer  y 
Ec  que  je  contribue  a  vous  deshonorer. 

Alexandre. 

Oppose-moi  du  moins  de  plausib'es  obstacles. 
Quel  deshonncur  pent  suivre  un  decret  des  Oracles? 
De  fils  de  Jupiter  ils  m'ont  domie  le  nom  ; 
Vousm'environniez  tons  dans  le  Temple  d'Hammon  ; 
Ce  Temple  est  demes  droits  legarant  &:  l'Arbitrc. 

Callisthene. 

Un  Prctre  qu  on  suborne  ,  etablit  mal  un  titrc* 
Je  vous  le  dis  alors ;  &  ce  trait  d'amitie 
Fue  le  premier  instant  de  votre  inimme, 


TRAGEDIE.  z69 

Alexandre. 
Cest  que  de  l'Univers  tu  m'arrachois  l'einpuc 
Car  enfin  (puisqu'il fautou  te  perdre , ou  toutdire ) 
OuiJ'achetai  des  Dieux  I'organc  interesse* 
Mais  le  prestige  impose  au  Vulgaire  insense. 
De  celni-ci  d'abord  tu  vis  naitre  ma  gloire; 
C'cst  lui  qui ,  sur  mes  pas ,  a  fixe  la  victoire  * 
Le  Soldat ,  de  la  foudre ,  a  cru  son  Chef  arme; 
Et  le  plus  grand  peril  ne  la  plus  alarme. 
J'aime  a  vaincre.  Que  vent  ton  humcur  inflexible? 
Detruirai-je  une  erreur  qui  me  rend  invincible  ? 
Puis-je,  par  des  dehors  &:  par  de  vains  honneurs, 
A  trop  de  confiance  accoutumer  les  coeurs? 
Cet  hommage  ,  apres  tout ,  quetu  crois  sacrilege, 
Du  trone  de  Cyrus  ctoit  un  privilege  •> 
Darius  en  jouit  jusqu'au  dernier  moment. 

Callisthene. 
Sa  deplorable  chute  en  est  le  chatiment. 
Craignez  des  memes  Dieux  la  colere  equitable ; 
Vous  en  avez  etc  i'instrument  rcdoutablc  i 
Ne  vous  en  rendez  pas  le  malheurcux  objet.    . 
Si  rien  ne  peut  changer  votre  vaste  projet , 
En  vrai  Heros,  du  moins,  n'cmployez  dans  la  L:cc, 
Qu'un  courage  epure  de  tout  lachc  artifice, 
Et  ne  vousaidez  pas  d'un  criminel  abus 
Qui  mettroit  le  Vainqueur  au-dessous  des  Vaincus. 
Qu'a  la  simple  valeur ,  la  palme  s'attribuc. 
Vous  ignorez  les  bruits  dont  la  Grccc  est  imbue  : 
J'ose  vous  en  instruire :  Alexandre  .,  uit-on , 


*7<>  CJLL1STHENE, 

Et  cfRercule  &  d'Achille  indigne  rejeton  > 
Compte  surses  Devins  j  plus  que  sur  son  courage  * 
A  VAugure  imposteur  suggere  le  presage  ; 
De  sorte  quau  succes  qui  I'aveuale  aujourd'hul^ 
Le  Pontife  Aristandre  a  plus  de  part  que  lu'u 
Honteux  d'etre  lefils  d'un  Roi  que  I'on  revere  y 
En  voulant  ctre  plus ,  Vorgueilleux  digenere  j 
Et  perdj  en  se  donnant  un  Pere  entre  les  Dieux  3 
Leur  appui  _,  son  renom  &  ses  propres  Ayeux  ; 
Veritts  qu'un  Monarque  aussi  fier  qu' Alexandre  , 
Au  milieu  de  sa  Cour  ,  est  etonne  d'entendre ; 
Mais  le  voyant  au  bord  d'un  precipice  affreux , 
Mc  taire  ,  ce  seroit  nous  manquer  a  tous  deux. 
Tremblez  done,  comme  moi,  du  sort  qui  vous  menace. 
'Qu'allez-vous  faire  ?  Armer ,  justifier  l'audace 
Des  premiers  qui  voudront  attenter  a  vos  jours , 
En  tcrnir  a  jamais  le  memorable  cours , 
De  bruits  injurienx  vous  rendrc  la  viciime  , 
Et  le  jouet  des  Grecs  dont  vous  etiez  l'estimej 
Enfin  ,  de  Roi  cheri ,  glorieux  ,  respecle  , 
Devcnir  ( le  dirai-ic? )  un  Tyran  detcste. 
Eh !  qui  voudroitdes  Dieux,  a  qui  tout  rend  hommage  , 
Dans  un  Pro£mateur  ,  reconnoitre  l'iniage  ? 
Pour  qui,  vous  elevant  contre  ces  Dieux  jalotix  , 
Vous  croircz-voussacre,  si  rien  nc  Test  pour  Vous? 
Je  ne  puis  dire  moins ,  sans  vol's  ctre  infidele. 
Vous  aimates  long-temps ,  en  moi ,  ce  noble  zele ; 
Vous  l'exigcates  meme  ,  &"  l'ordre  en  fuc  pressantj 
J'y  defere ;  &■  je  meurs ,  en  vous  obeissant. 


T  R  A  G  E  D  I  E.  *7« 

Alexandre. 

Non,  vous  nc  mourrcz  point.  Sortez-,  allcz  attendrc 
L'effet  qu'aura produit  ce  que  je  viens d'entcndrc 

SCENE     VIII. 

ALEXANDRE. 

JL  U  vivras ,  temeraire !  oui ,  mes  ressentimens 
Te  reservent  aux  fers ,  a  la  honte ,  aux  tourmens* 
L'exemple  fera  plus  que  n'eilt  fait  ton  suffrage. 
Ton  orgueil  a  paru  ;  nous  verrons  ton  courage  , 
Quand  tu  seras ,  au  gre  de  ma  juste  rureur , 
Un  objet  de  mepris ,  d'epouvante  6V  d'horrcur. 

SCENE     IX. 

ALEXANDRE,  LYSIMAQUE. 
Lysimaque. 
.A.H !  Seigneur !  Qu'ai-jeappris  ?  Leonide  &  son  Frere. 
Alexandre. 

Je  l'avois  epargnc ,  Prince,  a  votre  priere  ; 
Pour  assurer  sa  grace ,  il  n'etoit  qu'un  moyen  ; 
L'ingratl'a  neglige:  je  n'ecoute  plus  rien.  ( il  son. ) 

LYSlMAQUE/«  sulvant. 

Quoi !  vous  pourriez ,  Seigneur  ? . ... 


%7l  CJLL1ST  H  &JSTE, 

Alexanbre. 

Je  le  laisserai  vivre. 

Lysimaque. 

Vows  me  fakes  trembler  — 

Alexandre  s'atrhanu 

Gardez-vous  de  me  suivre  ! 
Un  pas,  un  mot  vousperd,  sans  rien  faire  a  son  sort* 


S  C  £  N  E     X. 

LYSIMAQUE. 

\s  'en  est  faitril  est  temps  que  je  courre  a  lamort 
Le  Tyran  se  declare  \  &:  la  Grece  est  captive. 
Je  n'ai  trouve  par  tout  qu'une  pitie  craintive. 
Mourons  \  mais  n'arr  ivons  a  ce  terme  fatal , 
Qu'en  vengeant  ceux  que  j'aime,  cV  qu'apres  mon  Rival 

Fin  du  quatrlemc  Acte* 


ACTE  V, 


TKAGtDIE.  271 


A    C     T    E      V. 


SCENE    PREMIERE. 
CALLISTHENE. 


ui  m3a  done  ose  tendre  nne  main  secourable  ? 
D'oOt  nait  ce  changement  subit  &  favorable  ? 
Quelle  etrange  aventure ,  en  ce  lieu  deserte  , 
Quand  tout  me  menacoit ,  me  Iaisse  en  libeite ? 
On  me  lit  un  Arret  dicti  par  les  Furies  ; 
Ellesy  deployoient  toutes  leurs  barbaries  ; 
Des  bras  de  Leonide  aussi-tot  arrache , 
Et ,  par  d'indignes  mains ,  deja  meme  attache , 
J'allois  n'etre  bientot,  sous  vingt  bourreaux  infancies, 
Qu'un  corps  defigure  par  le  fer  &  les  flammes  \ 
Sur  un  ordre  ,  au  moment  de  ce  funeste  appret , 
Tout  cesse  :  on  me  delie  ;  &  chactin  disparoit. 
Je  suis  senl ;  &:  par-tout  rcgne  un  profond  silence 
N'auroit-on  pretendu  qu  eprouver  ma  Constance  \ 
A  mes  regards,  quelqu'un  ne  s'orrrira-t-il  point  ? 
Ne  pourrai-je, . ,  4 

Tomt  L     S 


t74  CA  LL1S  TRiNE, 

SCENE    II. 

CALL1STHENE,  LEONIDE. 
Callisthene. 

jl\\1  ! masoeur !  quelhasard nous rejoint, 
Et  suspend  le  supplicc  anqucl  on  me  condamne  ? 
Qui  done  agit  pour  nous  ? 

L  E  o  N  I  d  E. 

Vos  vertus  &:  Roxane. 
D'un  Arret  si  cruel  la  Reine  ayant  horrcur  , 
De  son  barbare  Epoux  a  trompe  la  fureur. 
Sabonte,  pour  donner  l'ordre  qu'elle  hasarde  , 
A  saisi  le  moment  que ,  suivi  de  sa  garde, 
Un  tumulte  efrroyablc  a  fait  sortir  le  Roi. 
Mon  frere !  aux  temps ,  aux  lieux  cedons  6V  vons  &  moi ; 
Fuyons !  je  n'ai  pali  ni  pour  Tun  ni  pour  l'autre, 
Tant  que  je  n'ai  prevu  que  ma  mort  &  la  votre  ; 
Entre  elle  &:  cc  depart ,  ayant  meme  a  choisir  , 
J'ai  decide  tantot  pour  elle  avee  plaisir  ■■, 
J'avois,  dans  cet  cspoir  ,  quitte  Lacedcmone. 
Maistoute  ma  Constance,  a  ce  coup,  m'abandonne. 
Je  n'ai  pas  assez craint,  &  j'ai  trop  espcre. 
Un  Tigre ,  de  nos  pleurs  2c  de  sang  altera  , 
Veut  epuiscr  sur  vous  unc  rage  tranquiile  ; 
Vons  priver  d'une  mort,  pour  vous  en  donner  milie > 
Et,  courbe  sous  le  poids  de  l'opprobre  &  desrers, 
Vous  trainer,  en  spectacle  ,  au  bout  de  I'Univers. 


T  R  A  G  E  D  I  B.  175 

Plus  le  courage  est  grand,  plus  Vimage  est  afireusc* 

Secondez  d'un  ami  la  pitie  genereuse. 

A  notre  evasion  Crater  us  attentif , 

Dansle  trouble  ou  tout  est,  nous  prepare  unesquifj 

Ce  trouble  peut  cesser  :  il  a  ccsse  peut-etre  ; 

De  l'un  a  l'autre  instant,  le  Roi  peut  reparoitre. 

Fuyons. 

Callisthene. 

Fuyez ,  ma  sceur ,  fuyez  seule ;  &r  laissez 
Une  vi&imc  pure  aux  Dieux  trop  offenses. 
Que  dis-je  ?  Eh!  suis-je  done  cette  pure  viclime  ? 
Sparte  ,he!as  1  n'a  que  trop  a  m'accuser  d'un  crime. 
Contre  sa  volonte ,  la  mienne  m'a  banni. 
Je  n'ecoutai  que  moi :  j'en  dois  etre  puni. 
Ouijj'ouvreenfinlesyeux  j  j'ai  crune  servir  qu'elle:, 
J'ai  servi  son  Tyran:  je  ne  suis  qu'un  rebelle ; 
D'un  saint  devoir  ,  mes  pas  se  sont  trop  ecartes ; 
Erreur,  ou  crime ,  adieu  ;  j'expierai  tout.  Partez  ; 
Faissez-moi  d'un  cruel  lasscr  ici  la  rage  : 
Votre  seul  interet  ebranloit  mon  courage. 
Vos  jours  en  surete  ,  j'aimerai  mes  tourmens : 
Recevez  le  dernier  de  mes  embrassemens  -y 
Partez  ;  tk  de  mon  sort  instruisez  la  Patrie. 
Pour  meriter  l'bonneur  de  l'avoir  attendee , 
Son  criminel  enfant ,  inebranlable  aux  coups  t 
Va  mille  fois  mourir  digne  d'elle  &  de  vous. 

Leonide. 

Ah  !  si  le  sang  jamais  cut  des  droits  sur  votre  ame..,. 

%  ij 


\y9  CALLlSTHiNE, 

S   C  £   N  E     III. 

CALLISTHENE,  LJ&ONIDE,  AGAMEE  disarm^ 

A   C  A  M   E  E. 


*UE  delibercz-vous,  Seigneur,  Sz  vous,  Madame? 
Craterus  alarme  se  plaint  de  vos  delais. 
C'en  est  fait ,  si  le  Roi  vous  retrouve  au  Palais ; 
Et  c'est  dcja,  pour  nous ,  nne  assez  rude  attaque 
D'avoir ,  en  ces  momens ,  a  pleurer  Lysimaque. . . . 

L  E  O  N  I  D  E. 

Lysimaque. . . . 

A  G  A  M   E  E. 

Subit  1c  plus  horrible  sort. 
II  vcnoit ,  prcs  du  Roi ,  de  faire  un  vain  effort , 
Anaxarque  suivi  d'une  foulc  assidue , 
Aux  portes  du  Palais ,  s'est  offert  a  sa  vue  : 
Du  geste  6V  de  la  voix,  il  l'appelle  au  combat , 
Le  joint  malgre  les  siens  ,nous  en  venge,  eW'abat. 
Contre  une  multitude  a  sa  pcrte  animee , 
Je  soutiens ,  quelque  temps ,  sa  valeur  opprimce  ; 
Mais  le  sort  enviant  cet  honneur  a  mon  bras , 
Rompt,  dans  mcs  mains,  lc  fer  qui  s'cnvolc  en  eclats. 
Tous,  a  la  fois,  bientot  le  prcssent  &  l'entourentj 
Alexandre ,  a  ce  bruit ,  6V  scs  gardes  accoi.rcnt ; 
Le  nombre  enfin  l'accable ;  il  succombe,.  6V  soudain, 
D'un  Lion  dechaine,  dans  le  Cirque  prochain  , 


T  R  A  G  £  D  I  E.  277 

Le  Roi ,  sourd  a  nos  cris,  veut  qu'il  soit  la  pature. 
Quelle  mort ,  juste  Ciel !  &  quelle  sepulture  J 
J'ai  couru  ,  sur  le  champ  ,  I'apprendre  a  Craterus 
Qui  m'apprend  a  son  tour  qu'on  ne  vous  garde  plus. 
L'esquif  appareille  vous  est  un  sur  asyle  ; 
Un  seul  instant  perdu  peut  le  rendre  inutile. 
Hatez-vous;  eV ,  daignant  profiter  de  nos  soins 

Callisthene. 

Je  nc  le  voulois  pas :  je  le  veux  encor  moins. 

L  E  O  N  I  D  E. 

Nousdevons  tout  a  ceux  qui  vers  nous  vous  envoient  5 
Mais  vainement  pour  nous  leurs  amities  s'emploienL 
Qu'on  nous  oublie. 

Agamee. 
O  Ciel » 

L  E  O  N  I  D  E. 

Sortez ,  de  grace. 

Agamee. 

Eh  quoi!  ... 

L  E  O  N  I  D  E. 

Sortez  j  nous  le  voulons. 

Agamee. 

J'obeis  malgre  moi  > 
Et  vais,  dans  tout  le  camp  qui  pour  vous  s'intcresse  y 
Ptibliant  vos  refns ,  redoubler  la  tristesse* 

S  iij 


i78  CALLISTHiNE, 

SCENE     IV. 

CALLISTHENE,  L^ONIDE. 

L  E  O  N  I  D  E. 

A  L  expire  !  il  n'est  plus !  &  Callisthene ,  hclas  I 
Se  vone  a.  des  tourmens  qui  ne  finiront  pas. 
O  Destin  1  je  te  cede  ,  &:  je  te  rends  les  armes ! 
Triomphe !  &:  reconnois  ton  pouvoir  a  mes  larmes ! 

Callisthene. 

Cachez-Ies,  en  fuyant-,  &  laissez  ignorer 
Qu'on  ait  jamais  reduit  Leonide  a  pleurer. 
Fuyez  1  il  en  est  temps  encore. 

Leonide. 

Queje  fuie! 
Ah  !  je  n'ai  desormais  rien  a  fnir  que  la  vie  i 
N'en  parlons  plus. 

Callisthene. 

Les  Dieux  ne  sont  done  pas  content 
i)c  ce  coup  imprevu ,  ni  de  ccux  que  j'attends  ? 
II  raut  encore  3  il  faut  que  ma  sceur  me  refuse. . . . 

Leonide. 

N'ai-je  pas  votre  cxcmple ,  &:  mcrac  votrc  excuse  » 
Vous  vous  ditcs  coupablc;  &"  qui  l'cst  plus  que  moi? 
Jai  fait renaitre  ici  la discorde  fk  VefFroi. 


T  R  A  G  E  D  I  E.  27? 

Tout,  sans  mon  arrivee,  alloit  changer  de  face. 
Anaxarque  partoit ■>  vous  repreniez  sa  place; 
Alexandre  auroitcraintlcs  Dieuxqu'ilmeconnoit, 
Le  Flatteur  eloigne ,  le  Tyran  disparoit. 
Lysimaque  sur  lui  n'eut  point  grossi  d'orage v, 
Et  sa  perte  &:  la  votre  enfin  sont  mon  ouvragc » 
Ma  fatale  presence  a  seule  ici  porte 
Le  Maitre  &:  le  Ministre  a  la  temerite. 
Saisi  de  votre  sceur  ,  sur  un  gage  si  tendre  , 
Le  premier  a ,  de  vous,  cm  pouvoir  tout  pretendre  > 
£t  Tautre  ,  dans  ma  vue ,  a  repris  le  poison  9 
Source  de  nos  malheurs ,  &  de  sa  trahison. 
Oui ,  mon  frere ,  la  peine  a  moi  seule  en  est  due  ! 
Oui ,  cher  Amant,  c  est  moi,  moi  senle  qui  te  tue  I 
Je  suis  le  monstre  affreux  qui  t'a  fait  expirer , 

Et  par  qui  je  te  vois,  je  te  sens  dechirer 

(  Elk  veut  sortlr.  ) 
CALLlSTHENE/fl  retenant. 

Quels  sont  done  ces  transports  ou  votre  esprit  s'egarc : 
Ma  sceur  !  ou  courcz-vous  ? 

L  E  O  N  I  D  E. 

Au-devant  du  barbare, 
Pour  obtenir  de  lui ,  Tirritant  de  nouveau  , 
Et  le  meme  supplice  ,  &;  le  meme  tombeau. ..» 
Dieux !  que  vois-je  ? 


*$* 


S  iv 


i8o  CALLISTHiNE; 

SCENE     V. 
CALLISTHfeNE,  llONIDE,  LYSIMAQUE. 

L  E  O  N  I  D  E. 

JCi  st-ce  vous  que  le  Ciel  nons  renvoie, 
Lysimaque?  D'un  monstre  on  vous  disoit  la  proie  j 
Monfrere  en  gemissoit  j  &  je  vous  ai  pleure. 

Lysimaque. 

Jylon  trepas  ne  pouvoit  ctre  plus  honore. 

( Bas  a  Callisthene  j  en  Vembrassant ) 

Mais ,  helas !  quelle  fin  j'apporte  a  nos  miseres  \ 
Et  quel  prix  je  reserve  a  dcs  larmes  si  chcres  ! 
(haut.)Qm  ,  venge  du  plus  grand  de  tons  nos  ennemis, 
Et  tout  couvert  du  sang  de  ses  laches  amis  3 
Pour  prix  d'une  action  que  le  Ciel  justifie  , 
Dans  un  Amphitheatre ,  on  exposoit  ma  vie. 
L'indignite  du  lieu  m'en  a  cache  l'horrcur. 
J'ai ,  quoique  desarme,  combattu  sans  terrcur. 
Le  paisible  depit  qu'inspire  un  vif  outrage  , 
Joignant  en  moi  l'adresse  &:  la  force  au  courage  3 
D'un  Lion  dans  mes  bras ,  stir  Tarene  ,  etouffe, 
J'ai ,  par  un  rare  crTurt ,  pleinement  triomphc. 
Ma  vi&oire  a  du  Roi  reveille  la  tendresse  j 
A  cherirla  valeurson  projet  i'interessc  : 
Et  Testime  qu'il  fait  de  I'intrepidite , 


TRAGED1E.  iSi 

A  pour  moi ,  dans  son  coeur ,  tenn  lieu  d'equite. 
II  oublie  Anaxarque ,  il  me  flatte ,  il  m'embrasse ; 
De  vous  voir  sans  temoins,  il  m'accorde  la  grace , 
Espcrant  que  ma  vive  &  pressante  amide 
Vous  fera  de  vous-meme  avoir  quelque  pitie. 
Cependant  averti  de  ce  qu  a  fait  la  Reine , 
Et  qu'un  moment  plus  tard ,  sa  colcre  etoit  vaine , 
Pour  remplir  sa  vengeance,  &  se  Tassurer  mieux, 
11  fait ,  par  sa  Phalange  ,  environner  ces  lieux. 
Tout  nous  devient  ainsi  de  plus  en  plus  contraire. 
11  attend  ma  reponse  ;  &  je  viens  done. . . . 

Callisthene. 

Le  voyant  s'interrompre  d'un  air  cmbarrasse. 

Quoi  faire  ? 
Dementant  votre  cceur  par  de  laches  propos , 
Me  dire  d'immoler  ma  gloire  a  mon  repos , 
Et  tous  les  Dieux  de  Sparte  3  a  l'idcle  d' Athene  1 
Vous  en  flatteriez-vous  ? 

Lysimaque. 

Non ,  mon  cher  Callisthene  ? 
Non  ;  ie  n'ai  ni  voulu  vous  parler  d'obeir, 
Ni  cru  que  ,  jusqucs-la,  vous  pourriez  vous  trahir. 
Rendez  plus  de  justice  a  qui  sait  vous  la  rendre. 
J'ai  toujours,  comme  vous,  rougi  pour  Alexandre; 
Je  sais  que  ce  qu'il  cse  exiger  aujourd'hui , 
Est  indigne  &  de  vous  &:  de  nous  &:  de  lui ; 
Mais  jene  sais  pas  moins  le  sort  qu'il  vous  apprete  \ 


t2i  C  ALUS  Til  ENE  3 

Et  je  veux,  a  ce  sort,  derober  votre  tete ; 
Dun  peril  efFrayant  je  viens  vous  delivrer ; 
Et  c'est  par  un  chemin  que  je  vais  vous  montrcr. 

(  a  Leonids.  ) 
Ce  chemin  pent  avoir  ses  dangers  &:  sa  peine ; 
Scparons-nous,  Madame,  &"  rentrezchez  laReine; 
D'autres  lieux,  d'autres  temps  sauront  nous  reunir. 

L  E   O   N  I   D  E. 

Quels  etranges  discours  ose-t-on  me  tenir  l 

CALLISTH  ENE  has  a  Lysimaquc, 

Pour  moi  je  vous  entends:  vous  m'apportez  sans doute 
Dequoitrancher,  d'un  coup,  des  jours  que  je  redoute? 

Lysima  que  has. 
D'une  rare  amitie  triste  &"  dernier  effort ! 

Callisthene. 
Et  present  que  la  mienne  attend  avec  transport, 

Lysimaqu  e. 
Madame ,  au  nom  dss  Dieux.... 

Callisthene, 

Ma  Soeur  daignez  vous  rcndrc 
Aux  alarmes  d'un  cceur  &  si  noble  cV  si  tendrej 
Et,  puisqu'on  le  desire,  cloignez-vous j  rentrcz. 

Leonide, 
Ou  vous  vivrez ,  je  vis ;  je  incurs  on  vous  mcurrez. 


T  R  A  G  E  D  I  E.  iSj 

CALLISTHENE  a  Lysimaque. 

Que  sa  vue,  apres  tout,  n'air  rien  qui  vous  retiennc; 
Sa  fermete  doit  etre,  est  egale  a  la  mienne  ; 
Faisons  que  seulement  sur  ces  bords  etrangers , 
Puisque  j'y  cours  encor  de  visibles  dangers, 
Faisons ,  si  j'y  succombe ,  au  moins  qu'elle  rctronve 
Un  appui  que  son  cocur  &r  que  sa  gloire  approuve; 
Et  qu'en  perdant  un  Frere  ,  il  lui  reste  un  Epoux. 
Vous  avez  desire  long-temps  un  nom  si  doux; 
Recevez-le  de  moi ,  Seigneur  ;  je  vous  le  donne. 
Je  puis  representor  ici  Lacedemone , 
Et  cesser  de  remettre  a  des  temps,  a  des  lieux , 
Ce  qri  peut  s'accomplir  a  la  face  des  Dicux. 
Lenr  vrai  Temple  est  par-tout  ou  le  soleil  eclaire: 
Toute  ame  vertueuse  en  est  le  sanexuaire  -, 
Et  ces  Tcmoins  sacres  d'nn  chaste  ensjaeement, 
Voudront  bien  que  je  sois  leur  Ministre  un  moment. 
Ma  main  done,  devant  eux,  1'un  a.  l'antre  vous  lie. 
Lysimaque ,  aujourd'hui  vous  changez  de  Patrie, 
Qu'aujourd'hui  Sparte  en  vous  acquicre  un  Citoyen 
Digne  de  son  aveu,  comme  il  le  fut  du  mien. 

Lysimaqu  e. 

Oui ,  j'aurai  merite  cette  faveur  insiene : 

Oui ,  Seigneur ;  &:  voila  comme  je  m'en  rends  dignc ! 

CALLISTH  ENEj/ai  enlevant  Uvolgnard 
dont  il  veut  se  frapper. 

ConXre vous-meme,  oCiel !  Pourquoi  cet  attentat? 


284  C  ALUS  TH£  NEy 

Lysimaque. 

Si  vous  ne  Pachevez  vous  etes  un  ingrat ! 
Cruel!  a  millc  morts  en  venant  vous  soustraire, 
Je  ne  me  rescrvois  que  ce  coup  pour  salaire  ! 
Au  nom  des  nouveaux  nceuds  qui  m'attachent  a  vous 
Au  nom  de  Pamitie  qui  ne  meurt  qu'avec  nous, 
Frappez ! 

Callisthene. 
Jcune  insense  I 

Lysimaque. 

Vous  etes  inflexible ! 

Leonide. 

Voila  done  ce  chemin  si  facheux,  si  penible? 

Lysimaque. 

Et  1'unique !  Oui ,  Madame.  Helas ,  mon  desespoir 
Croyoit  donner  Pexemple ,  &:  non  le  rccevoir  1 

Callisthene. 

Vivez;  le  vrai  courage  a  tons  deux  vows  Pordonne ; 
Vivez.  Je  n'ai  d'exemple  a  prendre  de  personne ; 
Et  vous  n'en  avez  point  a  recevoir  de  moi. 
Sparte  vous  redemande  &  vous  a  sous  sa  loi ; 
Sachez  la  respecter.  De  quel  droit,  je  vous  prie, 
L'un  ou  l'autre  osc-t-il  attenter  a  sa  vie  ? 
Quel  infame  appareil  le  vicnt  cpouvanter  > 
Quels  affronts ,  quelle  home  a-  t-il  a  redouter  ? 


TRAAG&DIE.  185 

Soutenez  tout  le  reste ,  &"  laissez  aux  barbares , 
Aux  Scythes,  auxRomains,  ces  exemples  peu  raresj 
Vrais  a&es  de  foiblesse  ou  de  fcrocitc  , 
Plutot  que  de  grandeur  &:  que  de  fcrmete. 
Et  qu'a  de  glorieux  une  mort  volontaire , 
Si  Thonneur  en  peril  ne  la  rend  necessaire  ? 
L'Homme  de  coeur  alors  est  en  droit  d'ycourir ; 
Jusques-  la ,  son  triomphe  est  de  savoir  souffrir  \ 
D'opposer  la  Constance  a  la  force  inhumaine ; 
En  un  mot  de  porter ,  non  de  rompre  sa  chaine. 
Voyez-moi  done  en  paix  terminer  mes  ennuis; 
Et  craignezpeu,  pour  vous,les  horreurs  que  je  fuis. 
La  colere  du  Roi  ne  veut  qn'un  sacrifice  ; 
Le  repentir  en  lui  suit  de  pres  l'injustice. 
Qnand  du  sang  de  Clytus  il  eut  rougi  sa  main, 
Sans  moi ,  du  meme  fer ,  il  se  percoit  le  sein. 
De  raon  sang  repandu ,  ses  vertus  vont  rena'itre. 
J'oseenrepondrc.  Onvient.  C'estluiquivaparokre. 
Leonide  ,  il  est  temps  qu'une  noble  fierce 
Rappelle  tous  vos  sens  a  leur  tranquillite. 
Souvenez-vous  qu'aux  lieux  ou  nous  primes  naissance , 
Un  soupir  est  honteux  a  la  plus  tendre  enrancc ; 
Et  que  Ton  n'y  permet  de  douloureux  transports , 
Qu  auxames  que  le  crime  abandonne  aux  remords. 


1 


V- 


i8£  CA  LLIS  T  H&  NE, 

SCENE    VI. 

ALEXANDRE,  CALLISTH&NE, LYSIMAQUE, 
LEONIDE,  GARDES. 

Alexandre. 

o>£rend-il,Lysimaque,  anx  avis  qu'on  lui  donne? 
L'appareil  qu'il  a  vu  n'a-t-il  ricn  qui  1'etonnej 
A  mesordres,  Madame  ,  est-il  enfin  soumis  ? 
Consent-il  a  sa  pertc  ,  ou  sommes-nous  amis  ? 
Jeme  flattoisen  vain  ;  ce  trouble  me  l'annonce. 

L  E  O  N  I  D  E. 

Mori  frere  est  devant  vons  ;  recevcz  sa  rcponse. 

(Elbe  tombe  tvanouie  dans  bes  bras  de  Lysimaque  qui 
I  emmene.  ) 

SCENE     V  I  L 
ALEXANDRE,  CALLISTH&NE. 

ALEXANDRE  voyant  CaVistbiene  emu. 

o>oupiRE.Iltesiedbien  deles plaindre,  inhnmain, 
Q  land  e'esttoi  qui  leur  merslc poignard  danslesein! 
hiais  sur  ton  front ,  deja  renait  la  folic  audace. 
Vas !  pnisquc  ni  raison  ,  ni  douceur  ,  ni  menace , 
Que  le  sang  ,  l'amitie  ,  que  rien  ne  te  ficchitj 
Peris  dans  les  tourmens  I 


TRAG£DIE.  187 

CaUISTHENE«  frappant 

Ce  coup  m'en  affranchit. 
Alexandre. 

Que  vois-je?  6  trahison !  Gardes,  qu'on  le  soutiennc. 
Quelle  main  temeraire  a  done  arme  la  sienne  l 

Callisthene. 

Alexandre ,  ecoutez  les  Dieux  qui ,  par  ma  voix , 
Se  font  entendre  a  vous  pour  la  derniere  fois. 
De  votre  ambition  ,  belle  en  son  origine  , 
L/edifke  ebranle ,  penchant  vers  sa  mine , 
Peut  n'etaler  bientot  que  de  vastes  debris 
Disperses  par  le  Sort  &  livres  au  mepris. 
De  TKydaspe  tk  du  Gange  asservissez  les  rives ; 
Qu'Amphytrite  gemisse  au  rang  de  vos  captives ; 
SMI  sc  peut  meme  encor ,  franchissez  rOccan  , 
Et  d'un  Monde  inconnu  devenez  le  Tyran  j 
Vous  aurcz  su  courir  par-tout,  hors  a  la  gloire. 
Pour  qui  ne  sc  peut  vaincre,  il  n  est  point  de  victoire  > 
Et,  son  bonheur  frit-il  mille  fois  plus  constant, 
Tous  ses  exploits  ne  sont  qu'un  forfait  eclatant. 
Ces  plans  pernicieux  de  conquete  ck  de  guerre  , 
Quel  110m  de  vous,  Seigneur,  laisseront-ils  sur  Terre? 
Vous  vous  y  serez  cm  le  rival  glorieux  , 
Et  vous  n'aurez  ete  que  le  rlcau  des  Dieux. 
Ah !  de  ces  Dieux  plutot  redevencz  l'iraage  ! 
C'en  est  faic :  votre  nora  doit  passer  d'age  en  age*, 


i88  C  ALUS  T  Hi  NE  , 

Tout  ce  que  vous  ferez  ne  va  plus  desormais 
Qu'en  assurer  le  gloire  ou  la  honte  a  jamais. 
Redevenez  ce  Prince  admire  dans  Athene  , 
Qui ,  de  Lacedemone ,  attira  Callisthene  ; 
Dont  le  moindre  merite  ,  alors ,  fut  la  valeur  j 
Qui ,  des  Thebains  detruits  repara  le  malheur  ; 
Qui ,  d'un  Roi  fugitif  respe&a  la  miscre  , 
Dans  ses  filles }  son  fils ,  son  epouse  &:  sa  mere ; 
Qui  de  cet  ennemi  pleura  la  triste  fin  , 
Poursuivit  la  vengeance  tk  punit  l'assassin. 
Remontez  seulement  aux  vertus  que  vous  eutes; 
Ne  soyez  que  vous-meme  &c  que  ce  que  vous  futes ; 
De  fideles  sujets  &  d'amis  entoure  , 
Sans  1'exiger  alors  vous  serez  adore. 
A  ce  prix ,  je  benis  le  coup  qui  nous  separe. 

Alexandre. 

Et  moi ,  je  le  dcteste!  Ah  !  Qu'as-tu  fait,  barbare  ? 

Callisthene. 

De  mon  dernier  pouvoir,  un  precicux  emploi : 
J  ai  satisfait  ics  Dieux,  Sparte,  Alexandre  &:  moi. 

Alexandre. 
II  se  meurt!  Entcndsmoi!  Suspends  tadernierchcurc 
Callisthene  ,  triomphe  !  Alexandre  te  plcure  : 
Ouvre  les  ycux  ! 

Callisthene. 

Amis ,  otez-moi  de  cc  lieu  , 
J'ai  touche  votre  Prince  \  &C  jc  meurs  libre.  Adieu. 

SCtSE 


T R  A   G  E  D  1  E.  489 


SCENE  VIII   &  derniere. 

ALEXANDRE. 

ortes-en  chez  les  Morts  lanouvellea  mon  pcrc; 
Apprends-lui  de  quel  prix ,  son  fils  qui  degencre, 
Recompensa  ton  zcle  &"  paya  son  amour. 
Eh  bien  !  es-tu  content ,  monstre  indigne  du  jour  ? 
Rcgne  en  paix  !Tu  n'as  plus  de  Censeur  qui  te  blcsse. 
Ton  Trone  est  affranchi  du  joug  de  la  Sagesse. 
Devant  elle  ,  en  secret ,  n'ayant  plus  a  rougir  , 
Ton  orgucil ,  a  son  gre  ,  desormais  pent  agir. 
Rcgne,  abuse  enTyran  des  droits  du  Diadcme  ! 
Maitredetout,  demeure  esclave  de  toi-meme  ; 
Et,  ne  meritant  plus  d'etre  au  rang  des  humains, 
Aspire  encore,  aspire  a  des  honncurs  divins ! 
Malheureux!  cV  je  veuxqu'on  m'aime!  &  je  I'espcre! 
Ah !  Majeste  des  Dieux !  6  Manes  de  mon  pere  ! 
Par  un  mortel  ingrat  vous  futes  outrages  : 
Callisthene  n'est  plus  i  vous  etes  bien  venges. 
La  voix  par  qui  des  Rois  la  vertu  se  reveille, 
Pour  la  derniere  fois ,  a  frappe  mon  orcille  •■, 
Tout  salutaire  avis  de  ma  Cour  est  exclus ; 
L'utile  Verite  n'y  reparoitra  plus. 
L'erreur  ,  les  passions ,  des  Courtisans  perfides ; 
Voila  donc,justes  Dieux,  laressource&  les  guides 

Tome  I.      T 


%  9 •      CALLISfHIiNE >  TRAGtDIE. 

Qui  me  devoient  conduire  a  I'immortalite ! 
Sous  quel  nom  passerai-je  a  la  posterite  ? 
La  fin  de  Callisthene  est  mortelle  a  ma  gloire. 
De  nos  regrets  du  moins  consacrons  la  memoire ; 
Et  prive  pour  jamais  de  mon  plus  ferme  appui, 
Allons  combler  d'honneurs  ce  qui  reste  de  lui. 

Fin  du  cinquieme  &  dernier  Acle. 


L'AMANT  MYSTERIEUX 

C  O  M  £  D  I  E. 


Representee  par  les  Comediens  Francois  ,  eft 
Juillet  i  7  3  4, 


AVERTISSEMENT. 

CJette  Piece  fut  d'abord  faite  en  un  A&e , 
pour  une  Fete  qui  se  donna  chez  des  Person- 
nes  de  consideration.  L'indulgence  due  a  la 
precipitation  d'un  Auteur  officieux,  &:  quel- 
ques  applications  faisables  du  cara&ere  prin- 
cipal dc  cette  Piece ,  a  quelqu'un  de  cctte 
Societe ,  reunirent  les  suffrages  en  ma  faveur, 
au  point  de  faire  souhaiter  qu'elle  fut  mise 
au  Theatre  public.  Je  sentis  assez  la  difference 
des  lieux  pour  retoucher  l'ouvrage  \  mais  noa 
pas,  comme  j'aurois  du,  pour  lebruler.  Mcs 
yeux  ne  s'ouvrirent  que  deux  ou  trois  jours 
avant  la  premiere  representation  :  mais  ii 
etoit  trop  tard.  Ma  vanite  se  satisfit  a  predirc 
ma  honte ',  &£  le  Public  remplit  parfaitemeiit 
la  prophetic.  La  Piece  fut  bicnsimee,coinmc 
eile  le  meritoit;  6c  disparut  du  jour  au  len- 
demain.  La  Pastorale  des  Courses  de  Tempi , 
donnee  a  la  suite  ,  fut  assez  bicn  recuc  ;  ce 
qui  m'engagea  de  dire  a  ceux  qui  m'embras- 
soicnt  en  sortant  :  Messieurs ,  balse^-moi  sur 
cette  joue  j  &  soufflete^  l' autre. 


PERSONNAGES. 

G  £  RONT  E ,  Pere  d'lsabdle. 
ISABELLE,  Fillc  dc  Geronte. 
V  A  L  &  R  E,  Amant  d'lsabdle. 
PASQU1N,  Valtt  dc  VaVerc. 
LI S  E T T E ,  Suivante  d'lsabdle. 

La  Scene  est  deyant  la  Malson  de  Gerontt 


I/AMANT  MYSTERIEUX , 

C   O    M    E    D    I   E. 

<r~  ■■  ■ m 

ACTE  PREMIER. 

SCfiNE   PREMIERED 
VALEIRE^P  ASQUIN. 

V  A   L   E   R    E. 

jMl  onsieur  Pasquin  ,.de  grace  3 

P  A  S   Q   U   I  N. 

Eh  !  Monsieur !  sans  facon  j 
Ces  politesses-la  ne  sentent  rien  de  boa. 

V  A   L    E    R  E. 

Dites-moi ,  s'il  vous  plait.. 

Pasquin. 

Monsieur  ,  je  vous  ccouta 

V  A   L    E    R  E 

Aimeriez-vous  les  coups  de  baton  ? 
Pasquin. 

Non,  sans  doute^ 


*  Cette  premiere  Scene  fit  assez  rire. 

Tiv 


t<>6     'V  AM  ANT  MYSTiRIEVX* 

V  A   L  E   R  E. 

Tu  les  crains  done  ? 

Pas  q  u  i  n. 
Beaucoup ! 

V  A   L  E   R   E. 

Ehbien!  evite-les. 
Pas  q  u  i  n. 

Vous  ne  m'avez  pas  vu ,  je  crois ,  courir  apres. 

V  A   L   E    R   E. 

Oh  !  sans  courir  apres ,  souvent  on  les  attrape. 
Tout  ce  que  Ton  te  dit  de  ta  memoire  echappe- 
Ne  t'ai-je  pas  cent  fois  defendu ,  mairre  sot , 
Quand  Isabelle,  ou  moi,  te  chargerions  d'un  mot, 
D'oser  jamais ,  a  moi ,  la  nommer  Isabelle  , 
Non  plus  que  moi  jamais,  Valere  ,  devant  elle  ? 
Et  tu  laches  sans  cesse  &:  Tun  &:  l'autre  nom, 

P  A   S   Q  U   I   N. 

Reste  a  savoir  comment  vous  nommer  tous  deux. 

V  A  L  E   R    E. 

On. 

P  A   S  Q  U  I  N. 

Valere. 

P  a  s  q  u  i  n. 

Monsieur  on  3  Madame  on  5 


On? 

Oui ;  on. 


C  O  M  E  D  I  E.  197 

V  A  L   E   R   E. 

Ni  Madame  , 
Ni  Monsieur.  On ,  tout  court ,  &:  pour  homme  &: 

pour  femme. 
Par  exemple  ,  pour  elle.  On  vous  fait  avertir; 
On  venoit  de  rentrer  j  on  veno'u  de  scrtir  ; 
On  est  triste .,  on  est  gale  j  on  vous  halt ;  on  vous  aime  ; 
Ongronde;  ainsidureste;  &" pour  moi, tout dememe. 

P  A   S   Q    U   I   N. 

On  n'y  manquera  pas ;  on  a  trop  peur  des  coups  j 
Car  je  ne  m  ose  pas  nommer  non  plus  que  vous. 

V  A   L  E    R   E. 

Tu  te  crois  nn  plaisant  ;  tu  n'es  qu'un  ridicule 
As-tu  vu  de  ma  part  le  rimeur  Crotambule  I 

P  A  S   Q   U  I   N. 

Oui  3  vos  couplets  se  font. 

V  A  L    ERE. 

Tu  ne  m'as  pas  nommc  i 
P  a  s  Q  u  I  N. 

Non. 

V  A   L   E    R   E. 

Ni  designe  ? 

P   A   S   Q  U    IN. 

Non. 
V  A  L  E  R   E. 

Et  t'es  bicn  exprime  2 


i$i     VAMANT  MYST&RIEUX* 

P   A   S   Q  U   I    N. 

Tres-nct. 

V  A  L   E  R   E. 

Voyons.  Dis-moi ,  mot  a  mot  &  repete  » 
Ainsi  que  tes  propos ,  tes  propos  du  Poetc. 

P  A  s  Q  u  I  N. 

Oui-da ,  Monsieur.  Je  veux  des  couplets  de  Chanson. 
JEt  combicn  ?  Plus  que  moins.  Volonticrs  3  mon  Gar  con* 
Etsur  quoi  ?  Sur  P  Amour.  Sur  quel  air  f  II  n'importe. 
Pour  qui  ?  Si  je  le  sais ,  que  le  Diable  m'emporte. 
Ht  tohjet ,  quel  est-il  ?  Tendre  ou  non  j  fier  ou  doux  ? 
Tout  commeil  vous  plaira.  Blondibrun,chatain,gris.,rouxa 
C'est  tout  un.  Diable  aussi  la  matiere  est  trop  vague* 
Accommodez-vous-en.    Veut-on  quej'extravague  ? 
En  un  mot,  faites-nous  la  de  ces  vers  touchans .... 

( Ici  V  alere  chante  en  homme  distrait  &  qui  pense 
a.  autre  chose ). 

Bon!  ne  voila-t-il  pas  deja  mon  homme  aux  champs1. 

{a  part.) 
II  ne  m'ecoute  plus.   Qu'on  est  sot ,  quand  on  aime ! 

V  A  l  £  R  E. 

Je  t'cntends,  &:  t'approuve :  agis  toujours  de  mcmc 
Tu  seras  quelqucfois  porteur  d'un  demi-mot , 
D'un  geste  ,  d'un  coup  d'ceil  ;  rends  tout  en  Idiot. 
Pais  machinalement  tout  ce  qu'on  te  fait  faire , 
Dis  commeon  t'aura  dit:  tais  cequ'on  te  fait  taire; 
Tu  nous  cntendras  mal.  Mais  crois  qu'on  s'cntend  bien, 


C  O  M  E  D  I  E.  %of 

P  A    S   Q  U   I   N. 

Le  Ciel,  a  votre  esprit ,  subordonna  le  mien : 
Ne  me  chargeassiez-vous  que  d  un  monosyllabe ; 
Ce  mot  fut-il  hebreu,  grec ,  iroquois ,  arabe  ; 
Me  voila  Perroquet ,  &:  Pantomime  :  mais 
Que  pretendez-vous  faire  encor  de  ces  couplets^ 

V  A   L   E   R   E. 

Je  veux,  par  eux,  ce  soir  ,  finir  ma  serenade. 

P  A  S   Q  U  I  N. 

Je  la  finirois  mieux. 

V  A  L    E  R    E. 

Comment  ? 

P  A   S  Q   U   I  N. 

Par  l'escaladc. 
Ma  foi,Monsieur,  la  nuit,  dans  les  mains  d'un  amant, 
Une  echelle  de  corde  est  un  bel  instrument. 

V  A  L    E  R  E. 

Oui ,  si  c'etoit  au  bas  du  balcon  d'Isabelle. 
Songe  done 

P    A   S   Q    U    I    N. 

A  propos !  ou  diable  est  ma  cervelle  2 
Et  ce  portrait ,  Monsieur ,  accompagne  de  vers  ?.„ 

V  A   L    E   R  E. 

Elle  ne  l'aura  pas. 

P  A    S   Q  U  I   No 

Tant  pis ! 

V  A   L    E    R    E. 

D'oii  vient  i 


$oo      VAMANT  MYST&R1EUX, 

P  A  S  Q  U   I  N. 


V  A  L  E   R  E. 


J'y  perds. 


Et  quoi 


P  A   S    Q   U    I  N. 

Quelques  lonis  que  lc  port  du  sien  coutc  , 
Et  qu'au  porteur  du  votre,  elle  eilt  rendus  sansdoute: 
J'ai  remis  la-dessus  quelque  dette  a  payer. 
Et  pourquoi  done,  Monsieur  ,  ne  le  pas  envoyer? 

V  A   L   E    R    E. 

On  n'a  qu'a  le  surprendre  un  jour,  stir  Isabelle  ; 
Et  tout  notre  mystere  aussitot  se  revele. 

Pas  q  u  i  n. 
Si  ce  n'est  que  cela  j'imagine  un  moyen 
Pour  fairc  qu'on  le  trouve,  &:  qu'on  ne  trouve  Hem 

V  A  L  E  r  E. 
Quel  moyen  ? 

P  A   S    Q    U    I   N. 

Faites-vous  peindre  avec  tant  d'adresse 
Que  personne,  en  milleans,  ne  vous  y  reconnoisse  *. 

*  On  me  reprocha  cctte  plaisanterie ,  cornme  unc 
chose  usee,  &  indigne  d'un  Po'c'te  qui  se  pique  d'un  peu 
d 'imagination.  J'avouequej'avois  espere  de  faire  passer 
ce  trait-la  sur  le  compte  de  la  mienne ,  me  flattant  qu'il 
ne  seroit  pas  connu.  L'evcnement  chatia  mon  plagia- 
risme  &  ma  sotte  presomption.  Toutle  monde  savoit 
cette  ingenuite  de  M.  de  R***  an  suiet  de  Madame 
de  ***.  C'etoit  etre  mal  tombe  pour  un  premier  pil- 
lage ,  &  cela  corrige.  Aussi  ai-je  bicn  jure  que  lc  Paon 
eut-il  cent  fois  de  plus  belles  plumes ,  jc  m'en  tiendrctis 
a  mes  vilaines  plumes  de  Geai. 


C  O  M  £  D  I  E.  301 

V  A  L  E   R  E. 

Retourne  aCrotambulc,&:  prends  lui  ses  couplets. 

Je  t'attends  au  logis ,  &:  me  retire  expres. 

Isabelle ,  je  crois ,  m'a  vu  de  sa  fenetre  , 

Et  je  serois  fache  qu  elle  vint  a  paroitre ; 

Sa  rue  &:  le  grand  jour  ne  me  conviennent  pas. 

Suismoi....  Non:  teste....  Ecoute,ecoute....Tudiras.... 

Valere  qui  se  croit  suivi  de  Pasquin  _,  disparoit  en 
chantant :  ce  jeu  de  theatre  fut  extremement  mal 
rendu  par  V  A  clear. 


SCENE     II. 

PASQUIN/^/. 

jL  L  croit  que  je  le  suis ;  je  demeurc,  &  pour  cause  j 
II  a  chante:  voila  le  texte  :  point  de  glose. 
Chan  tons.  Quesavons-nous?  e'estpeut-etreun  signal. 
Croyonsqu'ils'entendbien,  lorsqueje  Tentendsmal. 
Ce  pourroit  netre  aussi  que  la  sotte  habitude 
Qui!  x  de  fredonner  toujours  quelque  prelude. 
Parbleu  soit  1  En  ce  cas  ,  profitons  du  moment 
Ou  je  puis  une  fois  mal  faire  impunement. 


|oa     VAMANT  MTSTE RlEUJt > 


SCENE     III. 

ISABELLE,  LISETTE,  PASQUIN. 

ISABELLE   a  Pasquin. 

%^ omment !  quand  je descends,  ton  maitre se  retire  2 

Pasquin. 
Oui ,  Madame ;  &  me  charge,  en  partant ,  de  vous  dire : 

{Ilchantel'airque  son  Maitre  a  chante  en  le  quittant.) 
L  I    S   E   T   T   E. 

De  nous  dire.  Eh  bien !  quoi  *  ?  (Ja ,  ne  badinons  point. 
Pasquin. 

Par  ma  foi ,  je  n'y  mets ,  ni  n'en  ote  un  seul  point , 
Et  voila ,  mot  a  mot  _,  ma  commission  faite. 


*  Pasquin  recommence  la  meme  Chanson.  Ce  qui  est 
reellement  plaisant  n'a  pas  toujours  lebonheur  de  plaire 
sur  le  Theatre.  Ce  trait  de  Pasquin  etoit  arrive  a  un 
Laquais  du  malheureux  Comte  de  H  *  *  ,  qui  avoit 
coutume  de  siffler,  a  tout  moment,  par  distraction.  Ce 
tic  l'ayant  pris  au  milieu  d'une  commission  qu'il  don- 
noit  a  son  Valet ,  garcon  d'ailleurs  malin  &  mecontent , 
le  drole  sortit  d}s  que  son  Maitre  s'etoit  mis  a  siffler,  & 
fit  positivement  ce  que  fait  ici  Pasquin.  Je  n'ai  jamais 
raconte  ce  trait  que  jen'aye  vurire  les  plus  sericux.  Cela 
ne  fit  point  du  tout  d'effetau  i  heatre.  A  la  verite ,  com- 
me  je  Tai  deja  remarque ,  l'Adleur  principal  en  fut  la 
cause. 


C  O  M  E  D  I  E.  $0$ 

L   I  S   £    T  T  E. 

Valet  digne  du  Maitre  ! 

I  S  A  B   £  L   L    E. 

Ah !  ma  chere  Lisette ! 
LlSETTEa  demi  bas. 
Madame ,  doucement  ;  cachez  votre  chagrin  , 
Et  gardez  qui!  n  eclate  aux  yeux  de  ce  coqnin  , 
Qui  se  riroit  de  vous ,  comme  il  fait  de  son  Maitre. 

a  Pasquin. ' 
Puisque  ta  charge  est  faite,  adieu :  qu'attends-tu,  traitre } 

Pasquin. 
Mais ,  j'attends  ma  reponse. 

Lisette. 

Ah !  ta  reponse  ?  6ui-da  ? 
( Elle  lid  donne  un  soufflct ) 
II  fkut  t'expedier ,  mon  ami :  la  voila. 
Pasquin. 

Est-ce  mafaute,  a  moi  ?  Tu  me  frappes  sans  causes  I 
Suis-je  done  un  sorcier  ,  pour  deviner  les  choses  2 

On  m'a  dit :  tu  diras &:  puis  on  a  chante. 

Moi,  j'ai  cru  que  e'etoit  un  signal  concerte. 
Un  mystere  entre  vous. 

Lisette. 

Tache  encore  a  comprendre 
Que  la  reponse  en  est  un  autre ,  &c  vas  la  rendre. 


504      VAMANT  MYSTERIEUX* 

Pas  q  u  i  n. 

En  message  aujourd'hui  je  suis  trop  malheureux ; 
Vicns  toi-meme  avec  moi,  la  rendre,  si  tu  veux. 
Tu  me  ferois  plaisir. 


SCENE     IV. 

ISABELLE,  LISETTE. 
Li  s  e  t  t  e. 

JLiE  plaisant  caractere  ,' 
Et  le  joli  mignon  que  ce  Monsieur  Valcre , 
Madame  ,  pour  vouloir  que  Ton  courre  apres  lui , 
Et  vous  faire  descendre  anx  faconsd'aujourd'hui ! 
Oh  \  vous  vous  deferez  d'une  bonte  si  grande  ! 
Votre  gloire  le  veut;  &  je  vous  le  commande  j 
Obeissez. 

ISABELLE. 

J'y  tache  :  &  c'est  tout  mon  espoir. 
Li   s  e  t  t  e. 
Et  vons  le  cherchiez  ? 

Isabelle. 

Oui  :  pour  ne  plus  le  revoir  a 
L  i  s  E   T  T  E. 
Vous  ? 

Isabelle. 


C  O  M  £  D  I  E.  505 

ISABELLE. 

Aprcs  ce  que  vicnt  de  dire  Celimene  i 
L  1  s  E   T  T   E. 
II  n'a  qu  a  vous  ecrire  :  &r  sa  grace  est  certaine. 

ISABELLE. 

Non. 

L    I   S    E   T    T   E. 

(  Elle  lui  met  la  main  sur  U  cceur.) 
Quoi!  nom  Mettez  la  votremain ,  sentez-y 
La  vcritc  du  fait  que  vous  niez  ici. 
Que  vous  dit  ce  coeur  ? 

ISABELLE, 

Rien. 
L  I   S   E   T   T  E. 

Rien  > 

ISABELLE, 

Finis ,  ou  me  laiss& 

L   I  S   E    T   T   E. 

Preuve  de  son  bonheur  &  dc  votre  foiblesse* 
Pour  n'importuner  pas ,  il  faudroit  l'excuser, 

ISABELLE. 

Aprcs  tout ,  nous  savons  sa  facon  d'en  user* 

L  1  s  E  T  T  e. 
Nous  y  voila. 

Tome  L     V" 


yo6     VAMANT  MYSTER1EUX, 

ISABELLE. 

Son  gout  est  d'etre  impenetrable  j 
Trop  aimer  le  mystere  est-ce  etre  si  coupable  ? 

L  1   S   E   T    T    E. 

Fort  bien  I 

ISABELLE. 

Qu'ai-je  a  me  plaindre  ?  il  m'ecrit  chaque  jour 
Des  billets  — 

L  i    s  E  T   T   E. 

11  est  vrai. 

ISABELLE. 

Que  lui  dicle  1* Amour. 


Tu  le  sais. 


L    I    S    E    T    T    E. 


Des  billets  1  pcste  1  la  belle  avancc  ! 
Croyez-moi :  c'est  ici  comme  dans  la  finance  ; 
Vive  l'espece '.  aii  diablc  &  papiers  &:  billets  ! 
Cela  souftrc  au  paiement  toujours  quclques  dechets- 
Tous  ces  feux  par  ecrit,  sont  des  feux  d'artifice  : 
Qui  diantre  a  jamais  vu  de  semblable  caprice  ? 
Vous  aimer  &  vous  fuir  I  sur  l'ombre  d'un  eclat 
Quand  vous  Ten  dispcnsez  faire  le  delicat ! 
Moi-meme  ,  de  l'intrigue  avoir  osc  m'exclure ! 
Eviter  votre  pcrc  •■>  &"  craindre  de  conclure  \ 
Ah  !  j'y  mettrai  bon  ordre.  11  ofFrira  sa  main 
Tout  a  l'heure  ;  sinon  ,  congedie  demain. 


C  O  M  E  D  I  E.  30^ 

L'art  de  feindre  si  bien ,  touche  a  la  perfidie. 
Philinte  vainement  des  long-temps  letudie ; 
Philinte  ,  son  intime ,  homme  franc  &  loyal , 
Dont ,  finite  de  parler  ,  il  s'est  fait  un  rival. 

ISABELLE. 

Philinte ,  son  rival !  Philinte  \  ou  vas-tu  prendre 
Que  de  moi  son  bonheur,  jamais  ait  pu  dependre  2 
Lui ,  qui  de  Celimene  adore  les  attraits , 
Et  dont  vers  moi  les  yeux  ne  se  tournent  jamais. 

L  1   s  E  T   T  E. 

C'est  que  vous  n'en  avez  que  pour  votre  Valere ; 
Qui  m'a  tout  Pair,  a  moi,  de  ne  vous  aimer guere. 
Pendant  que  votre  erreur  qui  vous  suit  en  tous  lieux, 
Vous  y  cache  un  amour  qui  vous  creve  les  yeux. 
Philinte  ,  si  je  laide ,  iroit  droit  au  solide. 
Que  Valere  ,  s'il  veut ,  y  songe  &  se  decide  5 
Sinon,  &"  c'est  a  vous  comme  a.  lui  d'y  penser  , 
Foi  de  fille  d'honneur,  on  le  fera  danser. 


SCENE     V. 

V A LfcRE,  ISABELLE,  LISETTE. 

Valere. 

A.H  I  Madame  I  a  vos  pieds,  que  fant-il  que  je  disc  ? 
Pour  pouvoir  d'un  valet  reparer  la  sottise  ? 
L'impertinent  me  joue  un  tour  de  sa  facon* 

V  ij 


5o8      L'AMANT  MYSTERIEUX, 

L    I   S   E    T    T    E. 

Et  pourquoi  vous  en  prendre  a  ce  pauvre  garcon? 
Sachez-vous  recueillir  en  songeanc  a  Madame. 

ISABELLE. 

Taisez-vous. 

L   I   S   E   T    T   E. 

Horn!  j'enrage  I  Est-ce  done  etre  femme  ? 

1    S    A    B  E    L    L    E. 

Ce  n'est  pas  la  ,  Valere  ,  un  sujet  de  courroux , 
J'ai  sur  quelque  autre  chose  a  meplaindre  de  vous, 

Valere. 

Mais  si  nous  attendions  que  la  nuit  flit  venue  ? 
Car  nous  sommes  ici  terriblement  en  vue. 

Isabelle. 
N'importe. 

Valere. 

Est-il  besoin  que  cette  fille  en  soit  ? 
Isabelle. 
Rctirez-vous ,  Lisette. 

L  i  s  e  t  t  e. 
Eh ! quoi  ? 
Isabelle. 

Je  le  veux. 
Lisette. 

Soit  I 


C  O  M  E  D  I  E.  309 

Qnand  Madame  vent  bien  fairela  complaisante, 
Le  role  ne  doit  pas  revolter  la  suivante. 
Je  me  retire  done  ,  pnisqn'on  le  vent  ainsi  j 
Mais  on  anroit  mienx  fait  de  me  laisser  ici. 


SCENE     VI. 

ISABELLE,  VALE  RE. 

ISABELLE. 

JfctNFiN ,  de  vive  voix  pour  qn'on  vons  entretienne, 
II  fantqne  Ton  vons  cherche  &r  qne  Ton  vons  previenne  » 
Je  semble  etre  ponr  vons  nn  objet  odieux  : 
Et  des  que  jc  parois  vons  detonrnez  les  yenx. 
Par  nn  henrenx  hasard ,  dont  mon  ame  est  ravie , 
Nous  tronvons-nons  ensemble  en  qnelqne  compagnie , 
Vons  prodignez  par-tont  vos  regards  &:  vos  soins, 
Et  e'est  a  moitonjonrsqnils  s'adressent  le  moms. 
Vos  lertres ,  il  est  vrai ,  rcparoient  l'cntrevne : 
Je  goutois  vos  raisons  ,  6V  je  m'etois  rendne  ; 
J'ai  crn  qne  votre  ccenr,moins  leger  qne  discrete 
Se  faisoit  nn  plaisir  de  m'aimer  en  secret  > 
Mais  je  vois 

V   A    L    E    R    F, 

Qnoi !  Madame !  inqniete  &  craintive  > 
Vous  donterez  toujonrs  de  Fardenr  la  pins  vive  ? 

V  iij 


5io      V AM A NT  MYSTERIEUXj 

Et  les  soins  que  je  prends  de  m'observer  pour  vous  , 
N'aboutiront  jamais  qu3a  vous  mettre  encourroux? 
Ne  soyez  pas  sensible  a  la  douceur  secrette 
D'un  Amour  dont  la  plume  est  la  seule  interprete. 
( Commerce  toutefois  d'autant  plus  doux  pour  moi, 
Qu'il  fixe  entre  vos  mains ,  les  gages  de  ma  foi ; 
Qu'une  lettre  sans  cesse  aux  yeux  se  renouvclle  j 
Qu'il  me  semble  rcster  pres  de  vous ,  avec  elle  ; 
Et  qu'au  papier  enfin  ,  confier  scs  discours  , 
C'est  ne  se  point  quitter  &:  se  parler  toujours.  ) 
A  dcs  plaisirs  si  purs,  soyez,  dis-je,  insensible; 
Aimez  qua  vos  cotes ,  un  Amant  soit  visible  : 
Qui  nous  garantira  du  peril  evident  , 
Ou  nous  exposeroit  ce  plaisir  imprudent  ? 
Les  pieges ,  les  caquets  &"  les  tracasseries 
Des  jaloux  ,  de  nos  gens ,  de  vos  propres  amies , 
Sur  nous,de  mille  Argus  les  yeux  toujours  diverts, 
Les  persecutions,  &:  tant  d'autres  revers 
Dont  je  vous  ai  sauvee ,  a  1'abri  du  mysterc ! 
Et  qu'importe,  avec  vous,  quand  ma  bouche  est  sincere, 
Que  d'autres  soient  instruits  de  mes  tendrcs  desirs  ? 
Mettez-vous  done  leclat  au  rang  de  vos  plaisirs  ? 
Vcus  qui  si  vivement  frondez  ces  Beautes  vaincs, 
Qui  veulent  qu'un  Amant  se  pare  de  leurschaines , 
Et  qui  comptent  pour  rien  les  plus  tendres  Amours , 
S  ils  n'ont  pour  confidens,  la  Ville  &  les  Fauxbourgs, 

I    S    A    B  E    L   L    E. 

Mais  ce  parfait  Amour  auroit-il  la  Constance 
De  tout  voir  ,  tout  entendre  avec  indifference  ', 


C  O  M  E  D  I  E.  311 

Celimene  lice  avcc  moi  d'amitie , 
Qui,  malgre  tous  nos  soins,  nous  penetre  amoitie, 
Pour  s'assurcr  du  reste,  hier ,  chez  sa  parente, 
Voulut  vous  eprouver  &:  fit  la  medisante  : 
Elle  afFe&a  ,  sur  moi ,  de  tenir  des  propos 
Qui  mettoient  a  bas  prix  tout  le  pen  que  je  vaux. 
L'on  vous  examinoit :  vous  futes  si  paisible  , 
Quelle  vous  croit  pour  moi  tout  a  fait  insensible ,' 
Et  que  de  ses  soupcons  ( tant  elle  en  doute  peu ) 
Ainsi  que  d'nne  erreur ,  elle  m'a  fait  l'aveu. 

V  A  L    E    R    E. 

Ah !  Madame !  je  suis  au  comble  de  ma  joie ! 
Elle  croit  ce  qu'il  faut,  ce  qu'on  veut  qu'elle  croiei 
Par  des  yeux  si  suspects  m'etant  vu  regarde, 
Je  tremblois  de  ne  pas  m'etre  assez  posscdci 
Ma  feinte  a  rcussi :  vous  cependant ,  Madame , 
N'avez-vous  pas  trahi  le  secret  de  ma  flamme  ? 
Quelque  depit  trop  prompt 

ISABELLE. 

Non,  je  n'en  ai  point  eu, 
Et  cela  justement ,  parce  que  j'ai  tout  cm. 
Mon  ame  de  ces  coups  cesse  d'etre  etonnee  : 
Je  ne  lc  vois  que  trop  :  plus  d'une  infortunce 
A  qui  vous  engagcz  faussement  votre  foi , 
Voir,  reduit  a  la  gene  ou  vous  vivez  pour  moi. 
Un  Amant ,  de  soi-meme  est-il  si  fort  le  maitre  J 
Pent-  on  si  bien  jouer  rindifferent  sans  1'etre  ? 

V  iv 


$ri      L'AMANT  MYSTERIEUX, 

Non ,  non :  j'etois  trop  simple  &:  je  m'abusois  bien 
D'admirer  des  efforts  qui  ne  vous  coiltoient  rien, 

V  A  L    E    R    E. 

Qui  ne  me  coutoient  rien !  quel  discours !  ah !  Madame  I 
Que  vous  lisezbien  mieux  dans  le  fond  de  mon  ame  i 
Daignez 


ISABELLE. 

Adieu ,  Valere ,  adieu  j  separons-notis. 
Valere. 
Le  temps  vous  prouvera  .... 

ISABELLE. 

Le  temps  fait  contre  vous. 
Dennis  qui 'a  mon  penchant  je  me  suis  trop  livree, 
Qo'avec  tant  dc  bontc  jc  me  suis  declaree  , 
Qu'autant  que  jc  ic  puis ,  je  flatte  votrc  espoir ; 
Get  Amour  tant  vante  ,  s'cst-il  mis  en  devoir 
De  me  justifier  dans  unc  erreur  si  chere, 
En  vous  autorisant  de  Taveu  dc  mon  pere  ? 
Etoit-cc  done  a  moi ,  Valere ,  a  vous  presser 
Sur  ce  qui  de  si  prcs  doit  vous  interesser  ? 

Valere. 

D'aussi  prcs  en  effct  aucun  soin  ne  me  touche  ; 
Mais  si  j'ai  desraisons  qui  me  ferment  labouche  3 

I  s  a  b  e  l  L  e. 

Quelles  raisons ,  Valere  J 


C  O  M  E  D  I  E.  }  1 5 

V   A   L  E  R   E. 

On  ne  vous  Ies  dit  pas  j 
Vons  les  sanrez  un  jour  &  vous  en  ferez  cas. 

ISABELLE. 

Quoi  done !  avec  moi-meme  employer  le  mystere  ? 

SCENE    VII. 
VALfeRE,  ISABELLE,  LI  SET  T  E. 

L  I    S   E   T   T   E. 

v  enez  parler,  Madame,  a  Monsieur  votre  pere; 
Ne  vous  amusez  pas ;  &:  tot  il  vous  attend. 

ISABELLEtz    Valere. 

Que  je  sache  aujourd'hui  ce  secret  important. 

SCENE     VIII. 

VALERE  seul. 

A.  moi-meme  souvent  je  me  le  dissimule  , 
Car  au  fond  je  me  crois  tant  soit  pen  ridicule. 
Ridicule  !  ah  !  le  terme  est  fort !  singulier  ?  non  ; 
Disons  mieux :  delicat  \  un  peu  trop ,  dira-t-on  3 


3  i4     L'AMANT  MYSTERIEUX, 

Un  peu  trop  delicat !  comme  si  la  tendresse 
Connoissoit  de  l'exces  dans  la  delicatesse  : 
Je  ne  me  presse  pas  de  me  voir  son  epoux? 
Non,  parce  qu  elle  m'aime,  &:  que  rien  n'est  plus  doux 
Que  de  jouir  d'un  feu  que  l'Hymen  peut  eteindre  ; 
Que  d'aller  a  pas  lents ,  ou  Ton  est  sur  d'atteindre; 
Sur-tout  lors  qu'a  leur  gre,  sur  deux  Amans  en  paix, 
Le  plus  profond  mystere  etend  son  voile  epais. 
Puis-je  trop  menager  les  charmes  que  je  goute  J 
De  1'Amour  a  l'Hymen  trop  prolongcr  la  route  ? 
Trop  reculer  Theurcux  &C  le  funeste  jour  , 
Oti  triomphe  a  la  fois  6V  disparoit  1'Amour  ? 
D'un  coeur  vraiment  touche  tels  sont  les  deux  caprices  \ 
II  met  dans  les  desirs  ses  plus  cheres  delices ; 
Et  meme  il  seroit  bon ,  s'en  tenant  aux  souhaits , 
Pour  s'aimer  toujours ,  de 


SCENE    IX. 
VALfeRE,  LISETTE 

LlSETTEfl  part. 

33  E  ne  se  voir  jamais. 
VALE    re   continue  &  se  cTolt  seul. 
Isabelle  ,  pardon !  j  outre  un  peu  la  matiere. 

L  i  s  E  T  T  E  has. 

Donnons-nous  les  plaisirs  &  les  airs  du  mystere  , 


C  O  M  E  D  I  E.  315 

Snr  1'objet  de  ses  feux  feignons  qu'on  s'est  mepris , 
Et  que  de  Celimene ,  on  croit  qu'il  est  epris. 

( haut ) 
Dans  les  yeux  de  Monsieur ,  l'alegresse  etincelle  y 
11  vient  de  recevoir  quelque  heureuse  nouvelle. 

V    A    L    E    R    E. 

Je  n'ai  pas  de  1' Amour  a  me  plaindre  en  efFet. 

L   1    s    E    T   T   E. 
Isabelle  a  l'honneur  d'etre  dans  le  secret  ? 

V   A    L    E    R    E. 

Mais  comme  ce  n'est  qu'une,elle  &:  celle  que  j'aime , 
Qu  adorer  celle-ci ,  c'est  l'aimer  elle-meme  ; 
Sa  mediation  s'est  offerte  entre  nous  , 
Et  par  elle  on  m'annonce  nn  desrin  assez  doux. 

LiSETTEj  avec  un  faux  air  dc  penetration. 

On  sait  que  Celimene  est  sa  meilleure  amie. 

V   A  L    E  R    E. 

Mon  Dieu  !  ne  devinons  personne,  je  vous  prie. 

L    I    S    E    T    T    E. 

Vous  ne  pecherez  pas ,  pour  avoir  trop  parle. 
Le  secret ,  malgre  vous ,  pourtant  est  rcvele. 
La  belle  est  par  malheur  dans  notre  voisinage  ; 
Et  Pasquin  chaque  jour,  y  fait  quelque  message. 
Pourquoi  ce  noble  emploi  m'a-t-il  etc  ravi  ? 
Mieuxqu'un  autre,  pcut-etre,  on  vous  auroit  servi. 


3iS      r  AM  ANT  MYSTERIEUXj 

V  A  L    E    R    E. 

Peut-etre  encore  un  coup  n'est-  ce  pas  Celimene  ? 

L  i    s   E  T  T    E. 
A  feindre  encore  un  coup  vous  perdez  votre  peine ; 
J'en  saurai  plus  que  vous ,  skot  qu'il  me  plaira  > 
Et ,  sans  aller  bien  loin ,  j'ai  qui  m'en  instruira. 

V  A   L  E   R    E. 

Et  qui  peut,  s'il  vous  plait,  vous  rendre  si  savante? 

L   i   s   E  T    T   E. 
C'est  un  pacle  etabli  de  suivante  a  suivante  , 
Qu'au  premier  enrretien ,  de  Fun  a  1' autre  bout , 
A  charge  de  revanche,  on  se  declare  tout, 

V  a   L    ERE. 
J'aime  ta  confiance. 

L  i  s  E   T  T   E. 

Et  moi,  j'aime  la  votre. 

V  A   L    E   R    E. 

Oh  bien !  que  ce  soit  done  Celimene  on  quelque  autre  3 
Je  veux  bien  t'avertir  d'une  chose 

L   I    S    E    T    T    E, 

Et  de  quoi  ? 

V  A   L    E    R    E. 

Tu  me  remercieras  de  Favis. 

L   I    S    E    T    T    E. 

Je  le  croi 


C  O  M  E  D  I  E.  317 

Vale  re. 
C'est  la  pure  franchise  ici  qui  te  conseille. 

L  1   s   E  T   T   E. 
La  votre ,  assurement ,  a  la  mienne  est  pareille. 

V  A    L  E  R    E. 

Je  te  conseille  done  avec  sincerite , 

De  guerir  la-dessus  ta  curiosite  , 

Si  par  ce  moyen  seul  tu  peux  la  satisfaire. 

La  suivante  de  celle  a  qui  je  songe  a  plaire  , 

De  notre  liaison  n'a  pas  le  moindre  vent. 

L  1  s   E  T    T   E. 
Bon! 

V  A  L   E    R    E. 

C'est  la  verite. 

L  I   S  E   T   T  E. 

Vous  raillez. 

V  A  L  E   R    E. 

Non  vraimcntb 

L   I   S    E   T  T    E. 

Vous  vous  trompez  done  ? 

V  A    L    E    R    E. 

Non ,  fais  en  I'experience; 
Mais  j'ai  cm  te  devoir  lav  is  en  conscience. 
Adieu. 


5  i  8      V  AM  ANT  MYS  TERIEUX , 

L   I    S    E  T    T    E. 

Je  reconnois  cette  sincerite  , 
Monsieur,  &:  je  vous  dois  la  merae  charite  : 
Avis  done  pour  avis ,  apres  quoi ,  quitte  a  quittc, 

V  A  L  E  R  E. 

Voyons. 

L  I  S  E  T  T  E. 

Cette  suivante  est  done  bien  mal  instruite  ? 

V  A  L    E  R   E. 

Et  ne  doit  pas  s'attendre  a  l'etre  mieux  : 

L  i  s  E  T  T  E. 

Eh  bien  ! 
Je  vous  annonce ,  moi ,  que  vous  ne  tenez  ricn ; 
Quelle  etoit  de  votre  arc  la  corde  la  meilleure  j 
Que  si  vous  ne  courez  l'appaiser  tout  a  1'heurc  , 
Et  remettre  en  ses  mains  le  soin  de  votre  sort , 
XJn  orage  imprevu  vous  attend  dans  le  Port. 

SCENE     X. 

VALERE,  PASQUIN,  LISETTE. 

P  A   S   Q  U   I    N. 

.M.ONSIEUR,  voici  vos  coupl 

V  A  L    ERE. 

Ah  !  tete  de  linottc  I 


C  O  M  E  D  I  E.  31$ 

P  A  S    Q    V    I    N. 

Pour  la  seren 

V  a  l  E  R  E. 
Encore  i 

P  A  S   Q  U   I   N. 

Et  la  Muse  de  Crotte.  ....* 

( V alert  lid  arr ache  imp atiemment  le papier  des  mains j 
lui  en  donne  par  le  ne^  &  s'en  va.  ) 

— '»■«— —^— n— — 1111  — — — — — —a— — — 

•>         _■ .      .        .  ■  !.«■!■ 

SCENE     XL 

PASQUIN,LISETTE. 

L   I    S    E    T    T    E. 

Ouel  diantre  de  jargon!  Explique-nous un  peu 
Tes  couple  ,  ta  Syrene ,  &  la  Crotte. 

P   A    S    Q   U   I    N. 

Morbleu  I 
Mon  Maitre  avec  raison  me  coupoit  la  parole : 

L  1  s  E  t   x   E, 

Veux-tu  bien  parler  ? 

P    A   S    Q  U    I   N. 

Non :  la  requete  est  frivole  j 
Pour  langue ,  je  n'ai  plus  que  le  geste  6V  les  yeux. 


52o      VAMANT  MYSTERIEUX, 

L  I  S   E   T    T    E. 

Je  ne  t'empeche  pas  d'etre  mysterieux , 
Adieu. 

P    A    S    Q    U    I    N. 

Cruelle ,  arrete,  ecoute  un  pauvre  Diable , 

Qui  brule 

L  i  s  E  T  T  e. 

Brule  ,  soit ;  je  suis  impitoyable. 

P  A  S  Q  U  I  N. 

Je  ne  pourrai  du  moins  te  tenir  un  instant  ? 

L  i  s  E  T  T  E. 
Kon. 

P  A  S  Q  U  I  N. 

De  grace,  un  seul  mot. 
L  i  s  E  T  T  E. 

Ne  me  tire  pas  tant, 

P  A  S  Q  U  I  N. 

Lisette ! 

L  i  s  E  T  T  E. 

Eh  bien ,  Lisette !  Ah !  voici  de  nos  droles 
Qui,  d'Amans ,  a  Ieur  tour ,  veulent  joucr  les  roles. 
Et,  parce  que  leur  Ma'itrc  a  Madame  aura  plu  , 
Croyent  surla  Suivante  avoir  un  devolu. 
Que  Madame  soitdupep.u  point  d'aimcr  ton  M  afore, 
Du  Faquin  de  Valet  je  ne  pretends  pas  I'etre ; 

Et 


C  O  M  E  D  I  E.  3 1 t 

(  //  yeut  la  baiser ) 
Et  si  tu  mioses....  Point  dc  cqs  manieres-la! 
Finissons !  Veux-tu  bien  ? 

P  a  s  Q  u  I  N> 

Sans  consequence.  La  1 
Viens  baiser  cette  joue  ;  &;  reconnois  la  place 
Ou  fut  jadis  l'affront  que  ce  baiser  efface. 
Maintenant  je  ferai  rout  ce  que  tu  voudras ; 
Je  suis  homme  a  t'aimer,  comme  a  ne  t'aimer  pas  j 
A  chacun  la-dessus  liberte  toute  entiere. 
Et  quand  je  me  suis  plaint  de  te  trouver  trop  fiere  4 
Quand  je  te  retenois,  crois  que  de  mes  besoins, 
L'amour  etoit  celui  qui  me  pressoit  le  moins. 

L  i  s  E  T  T  E. 

Ce  petit  ton  brutal  a  pour  moi  plus  de  charmes5 
Qu'une  fadeur  bien  tendre  &  que  le  don  deslarmes; 
Quel  besoin  done  ici  t'engage  a  m'amuser  ? 

P  A  S  Q  U  I  N. 

Nous  en  grillons  tous  deux  :  le  besoin  de  jaser, 

L  i  s  E  T  T  E. 
Jasons.  Chezun  grondeur  qui  veutque  tu  te  taisei 
Je  pense  qu'en  effet  tu  n'a  pas  trop  tes  aises. 

P  A  S  Q  U  I  N. 

Comme  tu  les  aurois  toi-meme  en  pareil  cas, 
Comme  un  enrage  vif  entre  deux  matelas 
J'etoufte. 

Tome  I,      X 


$n     LAM  ANT  MtSTtlUEUX  > 

L  I  S  E  T  T  E. 

Et  moi  deja  je  serois  etouffee. 
De  qui  diantre  Madame  est-elle-la  coef&e. 

P  a  s  q  u  I  N. 

Mon  Maitre ,  si  tu  veux,  la  plante-la  tout  net  \ 
Je  n'ai  qua  l'avcrtir  quelle  t'a  mise  au  fait. 

L  i  s  E  T  t  E. 

Nous  te planterons-la  le  premier,  je  te  jure. 
Mais  bon !  11  n'aime  point :  c'est  de  quoi  je  suis  sure, 

Pasquin. 
Sois  sure  du  contraire;  il  l'aime  comme  un  fou. 

L  i  s  E  T  T  E. 
Par  ma  foi ,  son  amour  est  done  bien  Ioup-garou. 
Pasquin. 

Parlezmieux,s'il  vous plait,  de  l'amour  de  mon  Maitre. 

Vous  ne  connoissez,  vous ,  qu'un  gros  amour  champctre, 

Trop  content  quand  il  a  les  cinq  sens  pour  appui  j 

Amour  hurlubrelu  qui  va  tout  devant  lui. 

H,  le  vilain  amour !  11  est  vieux  comme  Herode, 

Celui-la  !  Mais  le  notre  est  un  amour  de  mode ; 

Un  beau  petit  amour  delicat  cV  blondin  5 

Mignard ,  gentil ,  leger,  fin ,  subtil  &  badin  : 

Frcdonnant  la  flcurette  en  termes  diaphanes , 

Et  plein  de  sentimens  taillcs  en  filigranes. 

Cct  amour ,  ou  pour  rire,  on  ne  voit  pas  le  mot , 

C'est  Tamour  dc  mon  Maitre, 


L  I  S  E  T  T  E. 

Et  c'est  l'amour  d'un  sot* 
Du  portrait  settlement  je  me  sens  afKidie. 
Voila plus quil n  en faut pour  qu'on  le  congedie. 
Et  qui  ne  seroit  pas  de  colere  enflamme  , 
Depuis le  temps  quil aime ,  &  qu'il  est  trop aime , 
En  etre  pour  l'Hymen  au  premier  pas  encore  I 
Vouloir  que ,  jusqu'a  moi ,  tout  le  monde  l'ignore ! 
Comment  donc,s'il  vous  plait,  ce  Monsieur  l'entend-ih 
Croit-il ,  ce  beau  Galand ,  tendre ,  leger ,  subtil , 
Avec  son  feu  follet.... 

P  a  s  Q  u  I  N. 

Autre  delicatesse  5 
On  estime  sa  femme :  on  aime  sa  Maltresse  j 
Et ,  sachant  quil  aura  tout  le  temps  d'estimer , 
II  veut,  tout  a  son  aise ,  auparavant  aimer. 

LlSETTE. 

Fort bien ;  &*  cependant  pointilleux  &"  severe, 
Monsieur  veut  se  donner  le  plaisir  du  mystere. 

P  a  s  q  u  1  N. 
Oui  j  mais  sous  le  pretexte  honnete  6V  specieux , 
De  ce  que  votre  Sexe  a  de  plus  precieux  : 
Du  resped  attentif  qu'on  se  doit  a  soi-memc  j 
Et  du  soin  de  l'honneur  deiicat  a  l'extreme. 

L  I  S  E  T  T  E. 

L'homme  est  un  grand  maraud  •,  I'animal  impudent, 
Pour  son  profit ;  s5eru*e  avec  nous  en  Pedant; 

Xij 


3M      Z'^  Msl  N  T  M  Tb  l  £  it  re  trje, 

Et,  vonlant  nous  soumettre  en  tout  a  ses  caprices , 
Couvre  du  nom  d'honneur,  l'interet  de  ses  vices. 
Mais  celui-ci  se  flatte ,  &c  je  venx  lui  montrer.... 
Pasquin  ,  me  veux-tu  plaire  ?  Avant  que  de  rentrer 
Dans  l'etat  violent  du  masque  &:  du  silence , 
A  ta  langue  une  fois  donne  pleine  licence. 
Quels  secrets  renfermoit  l'ecrit  qu'en  ce  moment 
II  vient  de  t'arracher  si  precipitamment  ? 

Pasquin. 

Cetoit....Mais  de  ceci  ma  vertu  s'effarouche. 

LlSETTE. 

Ah  j  ah  !  Monsieur  Pasquin  fait  la  petite  bouche  j 
Je  pretends  avec  lui  faire  assaut  de  vertus. 
Nous  verrons  qui  des  deux  en  patira  le  plus. 
Deja  le  tete-a-tete  est  matiere  a  scrupule. 

( Ellc  feint  de  s'en  aller. ) 

Pasquin. 
Attends !  Tu  fais  la  sotte ,  &:  moi  le  ridicule. 
Nos  Maitres  ne  sont  pas  des  gens  a  copier. 
Sache  done  quel  tresor  enfermoit  ce  papier. 
Des  couplets  composes  pour  une  serenade. 

L  i  s  E  T  T  E. 
Cette  galanterie  est  bien  vieille  cV  bien  fade. 
Pour  nous ,  sans  doute  ? 

Pasquin. 
Oui. 


C  O  M  E  D  I  E.  325 

Li  s  e  t  t  e. 

Quand  ? 
P  A  s  q  u  1  N. 

Sitot  qu'il  sera  nuit. 

L  I  S  E  T  T  E. 

Notre  Mysterieux  n'a  done  plus  peur  du  bruit ! 

P  A  S  Q  U  I  N. 

Celimene  chez  qui  sera  pour  !ors  mon  Maitre, 
Vis-a-vis  de  chez  vous  l'aura  sous  sa  fenetre. 
Et,  s'en  attribuant  le  regal  en  entier , 
Va  prendre  ainsi  le  change  avec  tout  le  Quartier, 
Par  ce  cadcau  bruyant ,  dont  l'espece  I'etonne , 
II  vent  depayser  quelqu'un  qui  le  soupconne  i 
Et  le  mystere ,  habile  a  se  jouer  d'autrui , 
Du  manteau  de  leclat  s'enveloppe  aujourd'hui. 
Mais  un  billet  demain  doit  instruire  Isabelle 
Que  la  fete  in  petto  n'avoit  d'autre  objet  quelle. 

L  1  s  E  T  T  E. 
Et  nous  enragerons  attendant  ce  billet  ? 
11  seroit  trop  heureux :  non  ,  mon  petit  Poulct  j 
Non:  nous  profiterons  de  cette  decouvcrte. 

P  A  s  q  U  1  N. 
Tu  ne  saurois  en  faire  usage  qu'a  ma  pcrte. 
Mon  Maitre  est  soupconneux  •■,  cV  je  crains  le  baton. 

LlSETTE. 

Je  voudrois  qu'il  le  prlt  avee  toi  sur  ce  ton. 

Xiij 


jitf     VAMANT  MYSTERIEUX, 

P  A  S  Q  U  I  N. 

Tu  lc  voudrois  >  Oui-da !  Peste  !  quelle  tendresse  3 

L  i  s  E  T  t  E. 
Ne  me  jures-tu  pas  qu'il  aime  ma  Maitresse  ? 
Moi,  je  t'aime:  ainsi  done,  quil  tremble  devant  moi* 
Et  que  dorenavant  il  me  respe&e  en  toi. 
Tu  blesses  mon  honneur  lorsquc  tu  l'epouvantes ; 
Quand  on  aime  la  Dame,  on  depend  des  Suivantes. 
Sois  tranquille.  Ton  Maitre  est ,  grace  a  scs  liens, 
A  mes  ordres ,  cent  fois  plus  que  tu  n'es  aux  siens. 


Fin  du  premier  Ac!e, 


C  O  M  E  D  I  E.  327 


A   C    T   E     II. 


SCENE    PREMIERE. 
IS  A  BELLE,  LISETTE. 

ISABELLE. 

v  alere  a,  pour  le  coup,  lasse  ma  patience ; 
Je  ne  l'excuse  plus  dans  son  extravagance  , 
Et  j'en  ai  trop  etc  la  vi&ime  &:  l'appui  : 
Mais  quel  nouveau  sujet  t'anime  contre  lui  2 

L  1  s  E   T   T  E, 

C'est  etrc  bien  hardi ! 

ISAB    ELLE. 

Que  t'a-t-il  fait  encore  ! 
L  1  s   E   T   T    E. 
Si  ma  bile  une  fbis  s'echauffc  eV  s'evapore  1 

ISABELLE. 

T'a-t-il  injuriee  ? 

L  I  S   E   T   T   E. 

11  n'a  qu'a  s'en  melcr  I 
11  trouveroit  du  moins  alors  a  qui  parler. 

Xiv 


1 i 8      V  AM  J  NT  MYST&R  IE  UX, 

ISABELLE. 

Pour  mieux  en  faire  accroire,  auroit-il  le  courage 
D'oser  parler  lui-meme  a  mon  desavantage  ? 
L  i  s   E  T   T  E. 

Le  grand  malheur !  cV  quand  il  mediroit  de  vous , 
Que  nous  font  les  propos  qu'un  homme  tient  de  nous  • 

ISABELLE. 

Sachons  quelle  vapeur  te  passe  par  la  tete  ? 
Tu  pleures ;  dis-moi  done  pourquoi  ? 

L    I    S    E    T    T    E. 

La  pauvre  bete ! 

ISABELLE. 

La  pauvre  bete  !  a  qui  s'adresseroit  cela  ? 
Est-ce  moi  que  tu  plains ,  sous  ce  beau  titre  la  ? 

L  i  s   E  T   T   E. 

Pas  encor  j  mais  un  jour  il  faut  bien  que  j'y  vienne, 

ISABELLE. 

Pour  qui  done  ces  sanglots  ? 

L    I    S    E   T    T    E. 

Pour  Quinquin. 

ISABELLE. 

Pour  ma  chienne  ? 
L  i   s  E  T  T   E. 

Nous  avons  elle  &z  moi  belie  affaire  vraiment , 
An  ridicule  outre  de  votre  sot  Amanr  ! 


C  O  M  E  D  I  E.  31? 

Nous  l'avons  par  malheur  rencontre  dans  la  rue; 
II  a  bien  affecle  de  ne  m'avoir  pas  vue  : 
Je  le  lui  rendois  bien.   Quand  la  chienne  a  couru 
Battre  queue  ,  &:  sauter  aux  jambes  du  Bourru  , 
Maudissant  dans  son  cceur  cette  queue  indiscrette, 
Et  craignant  quelle  n'cut  quelque  habile  intcrprete, 
Votre  vilain  Monsieur,  moins  homme  que  cheval, 
Vous  sangle  une  ruade  a  ce  pauvre  animal , 
L'estropie  ,  &:  ,  pour  prix  de  sa  flatteuse  joie, 
Percant  l'air  de  ses  cris ,  sur  rrois  pieds  le  renvoie ; 
II  fauc  avoir  le  cccur  bien  faux ,  biendur,  bienbas , 
Et  j'en  aurois  bien  peu  ,  s'il  ne  le  payoit  pas. 

I    S    A  B    E   L   L  E. 

Laisse-la.  ta  vengeance,  &:  songeons  a  le  plaindre; 
Son  plus  grand  embarras  ne  sera  plus  de  fcindre  : 
Philintc  son  rival  a  su  le  prevenir  j 
Mon  pcre ,  en  sa  faveur  ,  vientde  m'entretenir. 
Peu  s'en  etoit  fallu  qu'il  ne  m'eut  accordee  , 
Et  cctoit  pour  ccla  tantot  qu'il  m5a  mandce. 

L   1    s    E  T   T   E. 
Que  je  le  plaigne  lui !  non,  Madame,  c'cst  vous 
Qui  seriez  bien  a  plaindre  avec  un  tel  Epoux. 
Un  homme  qui  du  masque  aime  6V  prescrit  l'usage ; 
Dont  le  cceur  est  toujours  a  cent  pas  du  visage  i 
De  vos  secrets  avide  ,  ik  menager  dcs  siens ! 
Chuchotant ,  querellant ,  finassant  sur  dcs  ricns. 
Un  vrai  Sphinx  herissc  d  enigmes  &  de  griffes  , 
Qui  ne  nous  parlcroit  que  par  des  Logogryphes ; 


35o     L'AMANT  MYSTiRIEUX, 

Nous  fermeroit  la  boucbe, &  qui ,  n'en  doutcz  pas? 
S'aviseroit  un  jour  d'y  mettre  un  cadenas  u 

ISABELLE. 

Tu  cbargcs  les  portraits ! 

L  I  S  E  T  T  E. 

Je  peins  d'apres  nature. 
A  quoi  bon ,  dc  plein  gre ,  vous  mettre  a  la  torture  ? 
Choisisscz  mieux ,  Madame ;  &  pour  votrc  rcpos , 
N'cpousez  pas  l'ennui ,  l'algcbre,  &  le  chaos 2. 

ISABELLE. 

Tu  paries  pour  Valerc,  &  fais  voir  sa  prudence 
A  n'admettre  en  amour  jamais  de  confidence  *  j 
En  effet  pour  titer  des  Amans  d'cmbarras , 
Les  incapables  gens  que  ceux  qui  n'aiment  pas ! 
Clairvoyans  sur  lc  mal,sans  y  eux  pour  tout  le  rcste4', 
lis  nc  portent  l'idee  a  ricn  que  de  funeste  ; 
Tandis  que  dc  1'espoir  nous  cherchons  la  douceur 
Et  voyons  tout  d'un  ceil  bicn  different  du  leuy. 

L  i   s   E   T   t   E. 
L'heurcux  petit  mortel !  poursuivez  !  a  merveille  ! 
Les  gens ,  apres  ccla,  vculentqu'on  les  coTiseille! 

i  Oh  !  que  ccla  fut  bien  siffie  ! 

2  Cela  nc  fit  point  rire  ,  &  j'y  comptois. 

3  Mais  est-cc  que  ccs  vers-la  nc  sont  pas  bor.s  ?  lis  ne 
fircnt  point  d'effet. 

4  Reflexion  faite  ,  je  crois  que  l'idee  pouvoit  etre  un 
pea  plus  clairement  renduc. 


C  O  M  E  D  I  E.  53! 

lSABELLE. 

Valere  a  merite  de  moi  quclques  efforts ; 
Je  nc  disconvienspasqu'il  n'ait  eu  de  grands  torts: 
Mais  helas !  que  1'Amour  en  pardonne  bien  d'autres 
Et  que  scs  volontes  nous  laissent  peu  les  notres 


A 


SCENE    II. 
VALERE,  lSABELLE,  LISETTE. 

lSABELLE. 


iTJLONSiEUR  !  Monsieur !  im  mot l  ! 

L  I  S    E   T    T   E. 

Madame  ,  il  est  grand  jour  $ 
Monsieur  veut  me  cacher  l'objet  de  son  amour 2  5 
Et  telle  n'est  pas  loin  ,  qui  venant  a  paroitre , 
Par  quelque  emotion  m'en  feroit  trop  connoitre. 

Valere. 
Mais  Lisette  a  raison  ;  Madame ,  permettez. . . . 

Malgre  tout  le  plaisir  que  je  ressens 

11  vcut  sortir. ) 

i  Bis  in  idem.  Faute  insupportable  8c  hontcusc  a 
1'imagination  ! 

i  Quoiqu'il  y  ait  aprcs  ccia  quelque  merite  a  la 
finesse  du  langage  equivoque  de  Lisette  ;  car  Isabelle 
croit  qu'elle  pane  d'elle ;  &■  Valcre ,  qu'elle  parle  de 
Celimene, 


5*i     VAMANT  MYSTERI&UX, 

ISABELLE   Varr&tant. 

Restez. 

V   A  L   E   R  E. 

Je  crains 

ISABELLE. 

Restez ,  vous  dis-je ,  &  reprenons ,  Valere, 
L'entretien  que  tantot  rn'a  fait  rompre  mon  Pere  : 
Pourquoi  sur  la  recherche  avez-vous  hesite  ? 
Contentez  la-dessus  ma  curiosite. 
Je  nc  veux  de  vos  feux  que  cette  preuve  unique. 

Valere. 

Eh !  n'est-ce  pas ,  Madame ,  etre  un  peu  tyrannique  ? 
N'est-il  pas  des  secrets  que  pour  un  certain  temps 
On  pent  se  rcserver,  sans  offenser  les  gens? 

I    S   A    B    E   L  L    E. 

Mais  le  votre ,  Monsieur,  n'est  pas  de  cette  espece  -y 
II  importe  un  peu  trop  au  feu  qui  m'interesse  : 
Pour  la.  derniere  fois,  le  saurons-nous  ?  ou  non  ? 

Valere. 

De  grace,  encore  un  coup,  Madame,  tronvez-bon... 

I  s  a  b  e  l  l  e. 

C'cstassez  ;  ma  foiblesse  a  la  votre  s'ajuste  ; 
Mais  ne  trouvcz  done  nas  la  represaille  injuste. 
le  vous  tais  un  projet  qui  vient  dc  se  former  , 
£t  qui ,  si  vous  m'aimcz ,  vous  doit  bicn  alarmer. 


C  O  M  £  D  I  E.  333 

Souffrez  a  votre  tour  des  autres  sans  murmure , 
Ce  que  vous  pretendez  que  de  vous  on  endure. 
Ec  si  le  mal  s'accroit ,  ne  vous  en  plaignez  pas. 

V   A  L    E   R   E. 

Oh  !  mais  ceci ,  Madame ,  est  tout  un  autre  cas. 
Songez 

ISABELLE. 

Que  direz-vous,  qu  en  daignant  vous  entendre, 
Mot-a-mot,  pour  reponse,  on  ne  puisse  vous  rendre? 

V  A  L   E    R    E, 

Madame ! 

ISABELLE. 

Finissons  ce  fachenx  cntretien : 
Gardez  votre  secret;  je  garderai  le  mien. 


SCENE     III. 
VA  LERE,  LISETTE. 

L  I   S    E    T  T    E. 

iVJ.  A  foi,  prenez  y  garde  an  moins ;  c'est  votre  affaire, 
Encore  une  heure  ou  deux ,  elle  n'a  qu  a  se  taire  : 
Vouspourriezfairc  apresenvainlechien  couchant3 
Et  de  ceci,  Monsieur,  are  mauvais  marchand. 

V  A  l   E   R    E. 

Tu  serois  done  au  fait  de  quelque  circonstance? 


^4     L'AMAKT  MTSTZRIEUX; 

Li  s  e  t  t  e. 
Non:  ne  m'avez-vous  pas  sevre  de  confidence? 

V  A    L    E    R    E. 

Cela  ne  paroit  pas  a  ton  air  insukant. 

L  I    S    E   T    T   E. 

C'est  quej'airairmalin  quand  j'ai  le  cceur  content* 

V  A  L  E  R   E. 

Si  ton  cocur  est  content  comme  il'le  fait  paroitre , 
Ta  curiosite,  sans  doute3  aussi  doit  l'etre. 

LlSETT    E    a  pan. 
Par  ma  foi,  n'en  oser  railler  effrontement , 
Nc  seroit  pas  pour  moi  parfait  contentement. 

( haut. ) 
Eh  bien!  oui  je  sais  tout. 

V  A   L   E   R    E. 

Ah  1  perfide  Isabclle  I 

L   I   S   E   T   T    E. 

Ne  Ten  aimez  pas  moins  ,  je  n'ai  rien  appris  d'ellc 

V  A   L   E    R    E. 

De  qui  done  ? 

L    I    S    E  T    T   E. 

Ah  !  voyez !  comme  on  le  lui  dira, 

V  A    L    E    R   E. 

EUe  ne  t'a  rien  dit  ? 

L  i  s  e  x  x  E„ 
Pas  le  mot, 


C  O  M  £  D  I  E.  335 

V   A    L    E   R   E. 

On  verra. 
Mais,  puisque  mon  ardcur  pour  elle  t'est  connue, 
Je  te  demande  en  grace  un  peu  de  retenue  j 
Garde-moi  le  secret  qu'on  ne  m'a  pas  garde. 

L   i   s   E  T  T  E. 
Tout  franc ,  entre  mes  mains ,  il  est  bien  hasarde. 

V  A  L   ERE. 

Eli !  prends  un  peu  cela  sur  toi ,  je  t'en  conjure, 

L  i  s  E  T  T  E. 
Oh !  jene  promets  rien,  de  penr  d'etre  parjure. 

V  A   L    E   R  E. 

Veux-tu  me  desoler  > 

L  i  s  E  T  t  E. 

Vous  le  meritez  bien. 

V  A    L   E    R    E. 

Que  t'en  reviendra-t-il  ? 

L    I    S    E  T    T    E. 

Ne  m'en  revint-t-U  rienj 
Ni  perte,  ni  profit,  ni  louange  ,  ni  blame , 
Je  ne  cesserai  pas  pour  vous  d'etre  une  femme. 
Sur  ses  defauts ,  Tun  l'autre  on  se  doit  excuser ; 
Le  votre  est  de  vous  taire  ;  &:  le  mien ,  de  jaser. 

V  A  L    E   R    E. 

Et  de  tourner  aussi  comme  une  girouette. 
Vas ,  je  sais  le  moyen  de  te  rendre  muette. 

L  i   s  E  T  T   E» 
Muette  S  moi ! 


$3*     VAMANT  MYSTER1EUX, 

V  A   L  E  R   E. 

Toi-meme. 

L  I    S   E   T  T   E. 

Ah !  je  gage  que  non. 

V  A   L   E   R   E. 

{II  tire  une  bourse  &  lui  donne  quince  Louis.  ) 
Tu  perdrois  la  gageure ,  heim  ! 

L  I  S   E   T   T  E  les  prenant. 

Vous  avez  raison. 

V  A  L    E    R    E. 

Cest  contre  le  babil  un  charmant  specifique  : 
Qu'en  dis  -  tu  maintenant  ? 

L  i  s  E  T  T  E. 

Je  reste  sans  repliqne, 
Et  conviens  que  Monsieur  entcnd  le  numero. 

Vale  re. 
Tu  te  tairas  i 

L  i   s  E  T  T  E. 
Oui. 

V  A  L    ERE. 

Vrai> 

L  I   S  E  T    T  E. 

Vrai. 

V  A  L   E    R    E. 

Jures-en , 

L  i  s  E  T  X  £. 

Juro. 
Vale  re. 


C  O  M  £  D  I  E.  337 

V  A    L    E    R    E. 

Maintcnant  j'en  reviens  au  projetque  Ton  forme, 
Etquimc  perd,dis-tu,  pour  pen  que  je  m'endorme. 
Ce  secret  j  comme  l'autre.,  est  commis  a  ta  foi  ? 

L  i  s  E  T  T  iz« 
Oui :  Monsieur. 

V  A  L  E  r  E6 
Tu  sais  tout  ? 

L  I   S    E  T   T   E. 

Sans  doute. 

V  A   L   E  R    E. 

Dis-le  moL 
L   i  s  E  T   T  E. 

Que  je  vous  le  disc  ? 

V  A   L    E    R  E. 

Oui. 

L    I    S   E    T    T    E. 

Fi  done. 

V  A   L    E    R  E. 

Fi !  qu'est-ceadire  ? 

L   I   S   E   T    T    E, 

Voulez-vous  m'eprouver  ,  ou  si  vous  voulez  rirc  ? 

V  A    L    E   R    E. 

Ni  Tun  ni  l'autre  ;  parle ,  &:  parle  ingenument. 

L    I    S    E    T   T    £. 

Eh !  de  quoi  tout-a-1'heure  ai-je  done  fait  sentient  > 

Tome  I.      Y 


5j8      VAMANT  MYSTERIEUXy 

V  A   L  E  R   E. 

Que  me  vas-tu  conter  ? 

L  i  s  E  T  T  E. 

N'est-ce  pas  de  me  raire  ? 
Est-ce  pour  le  fausser  que  je  l'ai  voulu  faire? 
Oh !  telle  que  je  suis  6V  que  vous  me  voyez  , 
Jai  plus  d'honneur  encor  que  vous  ne  men  croyez. 

V  A  L   E    R    E. 

Ce  silence  jure  que  ta  malice  oppose  , 

Tu  le  sais  mieux  que  moi,  s'etend  sur  une  chose 

A  laquellc  on  sent  bien  qu'il  se  doit  limiter. 

L  i  s  E  T   T   E. 

Soit :  mais  si  mon  plaisir  est  de  vous  imiter  ? 
Si  je  veux  comme  vous  me  rendre  indcchiffrable  ? 
Et  pourquoi  non,  Monsieur  ?  je  vous  trouve  admirable ; 
Si  e'est  une  vcrtu,  mon  cceur  en  est  jaloux  ; 
Les  bonnes  qualites  ne  vont-elles  qu  a  vous  ? 
Des  votres ,  avec  moi ,  soufFrcz  quelque  partage  \ 
Vous  venez  d'en  tirer  un  si  grand  avantage  ! 
Chacun  son  tour  gallons',  courage !  a  qui  mieux  mieux! 
Do  l'incompiehensible  ,  c\:  du  mysterieux ! 
Plus  d'entrctien  ,  de  voix  ,  de  mots,  ni  de  paroles ! 
Un  clin  d'ceil ,  une  mine  ,  un  geste ,  des  symboles ; 
Ou ,  la  plume  a  la  main  ,  des  chiftres ,  du  Phebus  1 
Et  comme  des  ecrans ,  quantite  de  rebus. 

V  A   L    E    R  E. 

Tu  commences  Fort  bien3  6V  je  crois  te  comprendre : 


C  O  M  E  D  I  £.  339 

Tu  veuxta  bourse  entiere  ?  Eh  bicn !  tu  n'as  qu'a  prendre , 
Tiens ,  fk  parle  a  cette  heure. 

L  I  S  E  T  T   E. 

Encore  des  louis ! 
Comme  de  ce  metal  les  yeux  sont  eblouis ! 
Comme  a  la  plus  reveche  il  fait  baisser  la  crete , 
Et  leve  tout  scrupule  au  coeur  le  plus  honnete. 

V  A  L    E    R    E. 

Laisse-la  ta  morale ,  &  me  declare  tout, 
L  i   s  E   T  T   E. 

Vis-a-vis  de  1'argent  la  morale  est  a  bout. 
Que  je  resserre  done  ces  deux  moities  ensemble. 

V  a  l  E   R  E. 
Cette  bourse  est  d'un  poids  seduisant !  Que  t'en  semble « 

LlSET    T    E. 

D'accord :  mais  un  vrai  monstre  est  logo  clans  son  flanc. 
Une  moitie  vent  noir ,  l'autre  moitie  veut  blanc  i 
Entre  ces  deux  moities ,  jc  suis  comme  en  extase  ; 
L'une  me  dit:  Tais-toi ,  &  l'autre  medit :  Jase. 
Savez-vous  ce  qu'en  moi  je  conclus  en  ce  point  ? 
L'argent  nest  qu'un  trigaud,  Monsieur;  je  n'en  veux  poir«t. 
( Elk  iui  rejette  sa  bourse  &  s'en  va. } 


^p, 


Yij 


34o      V  AM  ANT  MYSTERIEUX, 


"•  ■  zTSTKTXftmBni.  .Hqjim 


SCENE     IV. 

V  A  L  E   R   E  seal. 

JL<A  suivante  discrettc  &:  desintercssee  I 

Cela  fut-il  jamais  venu  dans  la  pensee? 

Je  n'admire  pas  moins  l'embarras  ou  je  suis : 

On  me  tait  dcs  secrets,  &  les  miens  sont  trahis. 

Par  qui  J  Puis-je  en  douter?  ce  n'est  point  Isabelle : 

Ce  sera  done  Pasquin  ?  Le  maraud  nous  decele ; 

Le  scelerat !  le  traitre  ! 

pwi'inii    nun  i  'i   '  ii  11  ririm  i    11       11       i  n        i     i    ,  iiniiiinnu 

m  '*— — -— - — — — — — — ■■ 

SCENE     V. 

VALERE,  PASQUIN, 
Pasquin. 


kjf  !  out  1  je  suis  creve ! 

V  A  L    ERE. 

D'ou  viens-tu? 

Pasquin. 

Du  logis.  Soyez  le  bien  trouvc. 
J'apporte....J'apporte....Ouf !  J'ai  perdu  mon  organc: 

V  a  l  e  r  e, 

Vous  m'auriez  fait  plaisir  dc  m'apporter  ma  canne ! 


C  O  M  E  D  I  E.  j4i 

P  A  S  Q  U  I  N. 

Vous  ne  vous  en  servcz  que  pour  alter  aux  champs. 

V   A    L    E    R  E. 

Pardonnez-moi ,  Monsieur -,  j'en  regale  mes  gens, 
Quand  ils  font  plus  ou  moins  que  je  ne  leur  commands. 

P  a  s  q  u  i  n. 
Qu'ai-je  fait  qui  merite  une  faveur  si  grande  l 

V  A  L   E   R  E. 

Vous  avez  fait  le  sot. 

P  A    S    Q   U    I    N. 

Ne  le  fait  pas  qui  vcut ; 
Et,  dans  ce  monde,  on  prend  le  role  que  Ton  petit, 

V  a  l  E  R  e. 

Treve  de  sots  discours.  D'ou  Lisette  sait-elle?.»0 

P  A   s  q  u  I   N. 
Quoi ,  Monsieur  ? 

V   A   L    E    R   E. 

Que  je  suis  amoureux  d'Isabelle  ? 
P  a  s  q   u   I   N. 
Est-cc  qu'elle  le  sait  ? 

.   V   A    L    E    R    E. 

La  !  fiis  bien  1'etonne  I 
P  a   s  q  u  I   N. 
Je  1c  suis  bien  aussi ;  qui;,  diable!  eiit  devine 
Qu'Isabelle  jamais  auroit  fait  Fequipee ? .... 

y  iii 


54i      VAMANT  MYSTERIEUX, 

V  A   L   E  R    E. 

Ne  tergiversons  point ;  elle  est  bien  disculpee. 

P  a  s  q  u  I  N. 
Lisettc  seroit  fille  a  dire  que  c'est  moi  i 

V  A   L   E    R    E. 

Elle  ne  le  dit  pas ;  mais  c'est  le  diable  ou  toi. 

P  a   s   q  u  I  N. 
C'est  aussi  le  premier:  car  sur  un  fait  semblable  , 
En  penetration  le  sexe  est  un  vrai  diable. 
Dune  lieue  a  la  ronde  il  sent  un  amoureux  : 
Oui  3  Lisette  est  le  diable  habile  6V  dangereux 
Qui  sans  doute  a  soi-meme  aura  su  se  le  dire , 
Qui  par  vpus-mcme  aprcs  se  sera  fait  instruire  j 
Qui  vous  a  fait  parlcr ,  <k  qui  de  votre  feu 
A ,  de  fil  en  aiguille  ,  escamotte  I'aveu.  _ 

V  A   L   E    R   E. 

Je  rappellc  en  effet  nos  propos  &:  sa  mine ; 
Cela  pourroit  bien  erre  ainsi  qu'il  1'imagine. 
Mais  pourl'heure  brisons  la-dessus;  6V  me  dis 
Ce  que  tu  m'apportois  si  vite  du  logis. 

P   A  S  Q  U   I    N. 

Je  ne  sais  si  c'est  bonne  ou  mauvaise  nouvcllc  ; 
Geronte ..... 

V  A    L    E    R    E. 

Geronte  ? 

P  A   S  Q  U   I   No 

Oui. 


C  O  M  E  D  1  E.  343 

V  A   L   E    R    E. 

Le  pere  d'Isabelle  ? 

P   A   S    Q    U   I    N. 

Oui ,  luimeme  ,  demain ,  s'il  se  peut  aujonrd'hui, 
Veut  vous  entretenir  ou  chcz  vous ,  ou  chez  lui. 

V  A   L   E    R    E. 

Gerontc  ! 

P   A   S    Q  U    IN. 

Eh  oui !  vous  dis-je. 

V  A  L  E  R  E. 

Est-il  vcnu  lui-meme? 

P  A   S    Q  U   I  N. 

Non  :  mais  un  de  scs  gens. 

V  A  L   E  R   E. 

Ma  surprise  est  extreme, 
Et  Ton  a  vu  cet  homme  entrer  dans  la  maison  J 

P  A  S  Q  V  I   N. 

Mais  sans  doute. 

V  A   L    E   R   E. 

En  livree  ? 

P   A    S  Q   U    I    N. 

Oui....Non....Si  fait... .Non ,  non  ! 

V  A    L    E    R    E. 

Est  ce  oui  >  ou  non  > 

Yiv 


344     V  AM  ANT  MYSTERIEUX^ 

P   A    S    Q   U    I    N 

C'est  non  \  je  le  repete  en  formes 
II  etoit  sans  couleur  sous  le  gris  uniforme  , 
Qui  d'auteur  du  mystere  ecarte  les  dangers, 
Et  dont  {'amour  souvent  masque  ses  messagers. 

V  A  L    E  R    E. 

A  la  bonne  heure:ou  diable  en  veut  venir  lepcre? 
Isabelle  menace  :  ouais !  ce  nouveau  mystere 
Seroit-il  relatif  a  celui  qu'on  me  fait  ? 

P  A    S    Q   U    I    N. 

Quoi  j Monsieur !  on  vous  cache ici  quelque  secret? 

V  A  L  E  r  E. 
Qui  meme  etrangement  m'alarme  &  m'inquicte. 

Pasquin. 
Si  la  Dame  se  tait ,  corrompons  la  Soubrette, 

Value. 
J'ai  fait  tous  mes  efforts;  mais  elle  a  term  boil, 

Pasquin. 
Et  1'argent  s'en  meloit  ? 

V  A    L    E    R    E, 

OuL 

Pasquin. 

L'a-t-ellc  pris ' 
V  A  L  £  RE. 

Non. 


C  O  M  E  D  I  E.  545 

Pasquin. 
Vu  la  profession ,  cela  semble  impossible, 
Et  je  me  serois  cru  le  seul  incorruptible. 

Value. 
La  Sotte  a  rejete  la  bourse  avec  mepris. 

Pasquin. 
Vous  vons  y  serez  done  assurement  mal  pris. 
Donnez-moi  cet  argent,  que  j'en  fasse  lcffiar.de; 
Si  vous  le  revoyez,  je  veux  bien  qu'on  me  pende. 

Value. 
Je  ne  refuse  pas  ton  entremise . . .  Mais . . . 

Pasquin. 
Jc  vous  negocierai  la  chose  avec  succes. 
Donnez-le  moi,  vousdis-je,  ck  faites  votre  compte... 

Value. 
Voyons  auparavant  ce  que  nous  veut  Geronte. 
II  vient  avec  Lisette ,  6V  ne  m'appercoit  pas. 
Sitot  qiul  sera  seul ,  tu  m'en  avertiras. 
Je  ne  veux  point  de  tiers  dans  notre  conference, 
Et  je  me  trouve  bien  d'agir  avec  prudence. 


sgjfca^aaBLijPTia 


SCENE    VI. 

GERONTE,  PASQUIN,  LISETTE. 

Pasquin^  I'orellle  de  Lisette  en  sen  allanu 

JuLefuser  de  l'argent  pour  garder  un  secret ! 
Lache  !  (k  tu  ne  meurs  pas  de  honte  cV  de  regret! 


1+6     rJMANT  MYSTERIEUX* 

G   E    R    O   N    T  E. 

Que  te  dit  cc  garcon  ? 

L    I    S   E  T    T    E. 

II  me  park  d'affaire. 
G   E    R    O    N   T    E. 
Je  I'ai  vu  quelque  parr. 

L  I   S  E   T   T    E. 

C'est  un  homme  a  Valere. 
G  e  r   o   N   T  E. 
Ah!  cherchezvotreMaitre^qu'ilsachc  auplutot, 
L'ami ,  ce  que  chez  lui  j'ai  fait  dire  tantot. 


SCENE     VII. 
GERONTE,  LISETTE. 

L    I    S    E    T    T    E. 

V  oila,  je  vousl'avoue,  unordrequim'etonnc, 

G  E   R   O   N  T    E. 

Avant  que  de  promettre  Isabelle  a  personne  , 
Je  veux  entretenir  Valere  a  son  sujet. 

L    I    S   E    T    T    E. 

Mais  ce  n'etoit  pas  la  tantot  notre  projet. 
Quand  je  vousai  parle  de  Philinte  pour  Gendrc, 
V  ous  me  preniez  au  mot ,  fk  sans  presque  m'entendre> 


C  O  M  £  D  1  E.  347 

Mais  votrc  choix  n'a  pas  long- temps  a  varier. 
Je  le  repete  au  moins ;  on  vcut  le  marier. 
C  etoit  fait,  sans  l'amour  qu'il  a  pour  Isahelle ; 
Et  son  Pere  est  charme  de  tout  rompre  pour  elle; 
De  vous  la  demander :  pourvu  que  ,  des  ce  jour, 
II  vous  fasse  lui-meme  approuver  son  amour. 
Ce  jour  done,  ou  jamais,  soyez-lui  favorable. 

G  ER  O  N  T  E. 

Sa  recherche  me  plait ,  &  nous  est  honorable  5 

Tout  ce  qu'on  dit  de  lui  me  le  fait  estimer  j 

Et  j'ai  cru  que  sans  peine  il  se  feroit  aimer. 

Je  connois  ce  qu'il  vaut ,  scs  biens  &  sa  famille ; 

Et  je  le  proposois  de  bon  cceur  a  ma  fille. 

Mais  elle  m'est  bien  chere,  &  je  voudrois  qu'elle  eut, 

Quand  nous  la  marierons,  un  mari  qui  lui  plut. 

Je  ne  veux  lui  donner  aucun  sujet  de  plainte. 

,       LlSETTE. 

Comment  done  ?  trouve-t-elle  a  redire  a  Philinte? 

GUONTE. 

Oui. 

L  I  S  E  T  T  E. 

Le  dit- elle  ? 

Gerontl 

Non. 

L  I  S  E  T  T  E. 

EhbieadoncS 


54S      L3  AM  A  NT  MYSTERIEUX, 

Geronte. 

Eh  bien ! 

LlSETTE. 

Quoi  * 

Gehonte. 

Eile  n'en  paroit  pas  si  contente  que  toi. 

L  i  s  E  T  T  E. 

Bon,bon,  cela  viendra!  1'hymen,  sansqu'onypense.. 
Dc  ramour  trcs-souvcnt  mene  a  l'indiftcrcnce  : 
L'hymen  aussi  par  fois  prend  tout  un  autre  tour  ; 
Et  de  l'indifierence  il  nous  mene  a  l'amour. 
El!e  aimcra  Philinte  &r  hairoit  Valcre. 
Enfin  e'est  votre  Fille ,  tc  vons  etes  son  Perc  ; 
Voyez.  Mais  supposez  que  Philinte  deplait; 
Qui  vous  dit  qua  Valcre  cllc  prenne  interet  ? 

Geronte. 

Jc  crois  m'ctrc  appercu  que  son  aspect  hi  frappe; 

Et  jc  la  vois  rougir  Iorsque  son  noni  m'echappe. 

L  I    S    F.    T    T    E. 

Cela  pent  ne  rien  dire  :  &  puis  ce  n'est  pas  tout ;. 
Valcre  pent  ne  pas  la  trouver  dc  son  gout, 

Geront  e. 
Oh!  je  lui  vois  sans  cessc  arpenter  ccttc  rue  ; 
Du  plus  loin  qu'il  me  voir  d'abord  il  me  salue, 
Ft  meme,  tons  les  jours ,  dc  plus  has  en  plus  has.. 
Jc  suis  un  vieuxRcnard  :  on  ne  m'y  trompe  pas. 


C  O  M  t  D  I  E.  349 

L  I    S    E    T  T    E. 

II  se  declareroit  ? 

Geronte. 

11  en  est  bien  le  maitre. 
L  i  s  E  T  T   E. 
Que  ne  le  fait-il  done? 

Geronte. 

Timidite  pcut-etre. 

L   I   S    E   T  T    E. 

Et  vous  le  previendrez  !  Le  cas  sera  nouveau. 

Geronte. 
Non  pas ;  mais  je  pretends  le  lni  donner  si  beau  , 
Que  s'il  aime  Isabellc,  il  ne  pourra  s  en  taire. 

LlSETTE, 
Vous  ne  savez,  Monsieur ,  ce  que  vous  allez  faire: 
G'est  un  homme  . . . 

Geronte. 

Je  sais  ce  qu'il  en  faut  savoir. 

Li   s  e  t  t  e. 
Ennn  crovcz  . . . 

Geronte. 

Enfin....  Enfin  je  veux  le  voir, 
L  i  s  E   T  T   E. 
Mes  soins  lui  preparoient  ralarme  la  plus  vivc; 
J'aurois  eu  du  plaisir  ;  cet  incident  men  prive. 


j5o      r  AM  ANT  MYSTERIEUX, 

S  C  £  N  E     VIII. 

GtRONTE  seal. 

JL/ans  le  cceur  de  ma  Fille ,  outre  qu'il  n'est  pas  mal^ 
Je  pencherois  pour  lui  plus  que  pour  son  rival. 
Philinte  nva  tout  Fair  d'un  jeune  homme  a  sailliej 
Et  Valeie  a  la  mine  un  pen  plus  recucillie. 
Quand  on  choisit  un  Gendre,  il  faut  le  choisir  bienj 
Et  ce  choix-la  n'est  pas  unc  affaire  de  rien. 
S'il  est  bon ,  vous  gagnez  un  Fils  a  la  Famille ; 
Et  quand  il  est  mcchant ,  vous  perdez  unc  Fille. 


SCENE     IX. 

G^RONTE,  VALERE. 

G  E  R    O   N   T   E. 

Je  sais  que  je  commets  une  incivilite  : 
Excusez-moi  ,  Monsieur,  sur  raon  pen  de  sante  -. 
J'aurois  etc  chez  vous :  mais  l'agc  &  la  roiblesse.... 

Valere. 

Ivloi-meme,  accusez-moi,  Monsieur,  d'impolitesse, 
De  rQchcrchersi  tard  l'honneur  que  je  rceoi. 


C  O  M  E  D  I  E.  j  5  r 

G   E  R   O  N    T    E. 

Nous  etions  bons  amis  feu  votre  pere  &:  moi. 

V  A   L  E    R   E. 

H  me  parloit  sou  vent  de  vous  avec  estime. 

G   E  R    O    N    T    E. 

Si  je  l'aimois ;  pour  vous  1c  raeme  esprit  m'anime. 

V  A   L    E   R    E. 

Avissi  je  vous  avois,  sans  attendre  aujourd'hui , 
Voue  les  sentimens  que  je  n'eus  que  pour  lui, 

G    E    R   O    N    T    E. 

Votre  age  florissant  me  rappelle  le  notrc ; 

Nous  etions  dela  Cour  les  beaux  flls,  Tun  6z  1'autre. 

Nos  pourpoints  taillades  cachoient  de  verds  galants , 

Et  sur  nous  Benserade  exerca  ses  talens. 

Du  reste  ,  votre  pere  eut  une  bonne  tete  \ 

Et  vous  laisse,  je  crois,  un  bien  assez  honn&te! 

Combien  ? 

V  A   L    E    R   E. 

Ma  soeur  &r  moi,  nos  comptcs  bien  rendus , 
Nous  pourrions  posseder  chacun  cent  mille  ecus. 

G   E  R .  O   N    T   E. 

Nous  nous  sommes  en  tout  ressembles  a  merveille> 
Ma  fortune  a  la  sienne  a  merae  etc  pareiile. 
Quel  age  a  votre  soeur  ? 

V   A   L  E   R   E. 

Environ  dix-sept  ans. 


55i      L'AMANT  MYSTERIEUX> 

G    E    R    O    N   T   E. 

Nous  nous  ressemblions  encore  en  beaux  enfans  j 
Car  ma  fille  est  jolie :  au  moins  je  la  crois  telle  j 
Comment  la  trouvez-vous  ? 

•     V  A  L   E  R  E  (  cmbarrassc.  ) 

Qui ,  Monsieur  ? 
G   E  R   O  N   T  E. 

Isabelle, 
( a  part. ) 
H  rougit  1  bon  ! 

V  A  L  E  R  E  froidcmcnu 
Charmante. 

G  E   R  O    N   T    E. 

Et  mon  fils  ? 

V  A   L   E    R    E. 

Dcs  mieux  faits : 

G    E    R    O    N   T    E. 

Et  ma  fille,  avosyeux,  n'est  done  pas  sans  attraits? 

V  A  L   E   R  E. 

Non  vraiment :  il  faudroit  etre  bien  difficile ! 

Geronte(<z  part. ) 

S'il  en  est  amoureux  ,  e'est  un  grand  imbecille. 

Vale  r   e  ( a  part.  ) 

Bon !  le  pere  est  pour  nous ;  jc  nc  saurois  manqucr. 

Gfronte. 


C  O  M  E  D  I  E.  553 

G  E    R    O    N    T   E. 

J'ai ,  Valere  ,  un  dessein  a  vous  communiquer  j 
Je  voudrois  qu'il  vous  pliit. 

Valere. 

Je  snis  pret  de  l'entendre , 
Et  pret  sans  dome  aussi,  Monsieur,  d  y  condescendre. 

G   E    R    O    N    T   E. 

Je  brule  du  desir  de  m'allier  a  vous. 

Valere. 
L/honneur  cVl'avantage  en  resteroient  pour  nous. 

G   E    R    O    N   T    E. 

(  has.  )  ( kaut. ) 

Le  maladroit  !  mon  cceur  a  compte  sur  le  votre; 

Mon  fils  &  votre  soeur  semblent  faits  Tun  pour  Tautre. 

Valere. 

Des  ce  soir  a  ma  soeur  j'en  fais  le  compliment ; 
Et  je  reponds  deja  de  son  consentement. 

G  E   R   O    N  T    E. 

Mon  fils  a,  comme  vous,  vingt-cinq  ans.  A  cet  age, 
Quand  on  est  raisonnable ,  on  songe  au  mariage. 

Valere. 
Je  suis  de  votre  avis ;  on  ne  pent  faire  mieux 

G    E    R   O    N    T    E. 

Le  mari  le  plus  jeune  est  toujours  assez  vieux, 

Torn?  /.     Z 


554  V  AM  ANT  MYSTERIEUX, 
L'union  la  plus  tongue  est  aussi  la  meilleure  ; 
Etl'on  n'en  peut  serrer  les  nceuds  de  trop  bonne  heurc. 

V   A  L  E    R   E. 

C'est  bien  dit. 

G    E    R   O    N    T    E. 

De  jouir  on  trouve  tout  le  temps, 
Se  voir  encore  ensemble  aubout  de  cinquantc  ansi 
Que!  plaisir  ?  Heim  ? 

Vale  re. 

Sans  doute. 

G  E  R   O   N  T    E    (has). 

Ouais !  ce  froid-la  m'assomme. 
{haut.) 
A  combien  de  dangers  s'expose  un  galant  homme! 
Combien  s'appretc-il  eV  de  peine  &  de  soin, 
Qnand  il  ose  pousser  le  celibat  trop  loin  ? 
Vient  le  fatal  instant  a  la  fin  qui  nous  lie  j 
Car  souvcnt ,  sur  le  tard ,  on  en  fait  la  folic. 
Alors  cgards ,  douceurs ,  petits  soins ,  amitic  , 
Contentent  foiblcment  nne  jcune  Moitic. 
Et  quel  astre  malin  !  quelle  afFreuse  plancte , 
Qu'une  jeunc  Moitic  foiblcment  satisraitc  ! 
On  en  sait  1'influencc  •,  clle  abonde  ici  bas ; 
En  garantir  sa  tctc  est  ce  qu'on  ae  sait  pas ; 
Je  vous  parle  en  ami. 


C  O  M  £  D  I  E>  j  5  ^ 

V  A  L   E   R    E. 

Vous  ne  pouvez  comprendre 
Tout  lc  plaisir  quaussi  je  sens  a  vous  entendre. 
Je  yeux  en  profiter. 

G    E    R    O   N  T   E. 

Et  quand  ? 

V  A   L    E    R    E. 

Tout  au  plutot. 

G  E   R   O    N    T    E. 

(has.)  (haut.) 

Quel  homme  \  Mais  encor  > 

V  A  L  E    RE. 

Des  demain ,  s'il  le  faut, 
Mon  cceur  ne  pretend  plus  qu'a  finir  cette  affaire. 

G  E  R  o  N  T  E. 
Aucune  belle  encor  n'a-t-elle  su  vous  plaire  l 

V  A    L   £   R   E. 

Je  ne  dis  pas  cela. 

G    E   R    O    N   T    E. 

Vous  faites  le  discrct. 
Mais  moi-meme  e'est  trop  vous  garder  le  secret  ; 
J'ai  penetre  le  votrej  fk  si  je  ne  me  trompe ...... 

V  A  L  E  r  E. 

SoufFrez ,  Monsieur,  ici  que  je  vous  interrompe, 
Je  me  plais  avec  vous,  j'aime  a  vous  ecouter  > 
Mais  le  jour  qui  finit  me  force  a  vous  quitter. 

Zij 


55<?     V  AM  ANT  MYSTERIEUX, 

Celimene  ici  pres  m'attend  pour  un  quadrille  ; 
Et  meme  nous  comptons  sur  votre  aimable  iille. 
La  compagnie  aussi  merite  bien 

G   E    R    O    N   T    E. 

Oui-da  ! 
Celimene  vaut  bien  ce  sacrifice-la. 

V  A   L   E    R    E. 

Celimene ,  Monsieur ,  n'est  pas  ce  qui  m'attire  > 
Si  c'est-la  le  secret  que  vous  me  voulez  dire  , 
Vous  etes  dans  l'erreur. 

G  E  r  o  N  T  E. 

C'est  parler  de  bon  sens , 
Cette  discretion  sied  bien  aux  jeunes  gens. 
Adieu. 

V  A  L    ERE. 

Je  suis  vos  pas. 

G    E    R    O    N    T   E. 

Continuez  les  votrcs. 

V  A    L    E    R    E. 

Je  veux  vous  detromper ,  cV  je  vous  jure .... 

G   E    R    O    N    T    E. 

A  d 'ant  res  S 
Vale  re. 

Vous  apprendrcz  dans  peu  qui  j'aime. 
G  E   r   o    N  T   E. 

Serviteur. 


C  O  M  t  D  I  E.  357 

Ne  dites  rien  pourtant  encore  a  votre  socur. 
Avant  que  pour  mon  fils  votre  bonte  s'emploie, 
II  faut  que  jc  lui  parle  &:  que  je  vous  revoie. 
V  A  L   E  R  E. 

Monsieur  ! 

G    E   R    O    N    T    E. 

Necraignez  rien ,  Monsieur  j  je  suis  discret. 

V  A   L    E    R  E. 

Mais 

G   E    R    O    N    T   E. 

Mon  Dieu  !  je  suis  d'age  a  garde r  un  secret. 


SCENE     X. 

VALfcRE,  seul. 

XL  faut,  bon  gre,mal  gre, que  bientot  je  la  nomme. 
Du  reste  ,  je  suis  bien  dans  l'esprit  du  bon-homme  ; 
Loin  de  rien  voir  encor  qui  serve  a  m'informer 
D'un  secret  qui ,  dit  on,  me  devroit  alarmer  , 
Tout  ce  que  je  decouvre  est  d'un  heureux  presage. 
Quels  sont  done  les  malhcurs  qu'on  veut  que  {'envisage  ? 
Mais  moins  je  le  concois ,  plus  je  suis  agite ; 
Ne  neidiercons  done  rien  en  cette  extremite. 
£t ,  joignant  son  adresse  a  l'offre  que  j'ai  faite, 
Voyons  ce  que  Pasquin  gagnera  sur  Lisctte. 

Fin  du  second  Acle, 

Ziit 


'j5S      V  AM  ANT  MYST&RIEUX, 


A  C  T  E    III. 

SCENE    PREMIERE. 

PASQUIN  seulj  &  achevant  de  compter  del3 argent 
dans  une  bourse. 

V  iNGT-huit,  vingt-neuf &:  trente:  cchapper un  morceau 
Si  rare  ,  si  friand ,  si  commode  ,  &:  si  beau  ! 
Miserables  valets ,  ridicules  especes , 
Cestbien  pour  nous  qu'est  fait  le  mepris  des  richesses  1 

II  serre  la  bourse. 

J'ai  raccroche  l'aubaine  en  adroit  Conseiller ; 
Reste  as'en  rendre  digne  en  faisant  babillcr. 
Ce  seroit  quelque  chose  a  moi  de  bien  infame. 
Si  je  ne  savois  pas  y  reduire  une  femme  ! 


C  O  M  E  D  I  E.  359 


SCENE    II. 
PASQUIN,LISETTE. 

P    A   S    Q    U    I   N. 

jLTJLADAME,d'etrea  vousquand  j'aurai  lebonhcur, 

Commc  vous,  je  n'auraiqu'ame  piquerd'honneur ; 

Et  nous  ajusterons  jolimcnt  nos  affaires  1 

II  est,  en  verite,  d'etranges  caracleres  i 

Preferer  le  silence  a  trente  louis  d'or ! 

Vas ,  il  faut  bien  t'aimer  pour  t  epouser  encor. 

L    I    S    E    T    T    E. 

Desormais,  la-dessus ,  vis  sans  inquietude: 
Cc  ne  sera  jamais  mon  peche  dliabitude; 
Crois  que  jen'en  suis  pas  a  m'en  mordre  les  doigts  j 
Et  que  e'est  grand  hasard  ,  a  la  seconde  fois , 
Si  ma  fidelite  s'en  tire  saine  &r  sauve. 

P    A   S    Q   U    I    N. 

Eh  oui!  mais  ventreblen ,  l'occasion  est  chauvc. 
Trente  beaux  Louis  d'or  1  suppute  en  enrageant , 
Ce  que  dans  un  Menage  opcrc  un  tel  argent. 
Deux  cents  quarantc  ecus  manquespar  tes  caprices! 
Dc  quoi  payer  le  mois  a  quatre-vingt  Nourriccs  1 

L  I    S   E    T   T   E. 

Eh  ',  Liisse-moi  jouir  du  prix  de  mes  efforts  ; 
Ft  d'un  peu  dc  vertu  nvapplaudir  sans  remords. 

Ziv 


36o      r  AM  ANT  MYSTERIEUX* 

P  A  S   Q   U    I   N. 

Non  pourtant  que  je  veuille  autoriser  les  traitres , 
Ni  vanter  les  valets  prets  a  vend  re  leurs  maitres. 
Je  distingue.  Y  va-t-il  d'interets  precieux? 
Marchons  droit ,  soyons  surs  &:  conscientieux. 
Mais  de  quoi  s'agit-il  ici  ?  d'un  sot  mystere , 
Dont  ta  Dame  se  peut  repentir  la  premiere. 
Aujourd'hui  le  depit  l'emporte  sur  l'amour  ; 
l'amour  peut,  des  demain  _,  l'emporter  a  son  tour, 
Et  la  belle  vertu  qui  nous  coupe  les  vivres , 
Nous  aura  cependant  coutc  sept-cent-vingt  livres. 

L    I    S  E    T    T    E. 

Sept  cent-vingt  livres !  oui ,  le  sacrifice  est  grand; 
Heureux  qui  les  attrape  !  &:  dupe  qui  les  rend! 
Aussi  ,  cessc  dc  rien  imputcr  an  scrupule. 
J'aurois  toutaccepte;  j'cn  brulois ;  &  j'cn  bri'ilc  5 
Mais  tu  sais  a  quel  point  ton  maitre  me  dcplait  j 
Et  la  malignite  subjuguant  l'interet , 
M'afait  trouver  plaisira  son  depit  extreme; 
Au  risque  d'en  secher  &:  d'en  crever  moi-meme. 

P  A  s  q  u  1  N. 
Ainsi  la  main  ,  scion  qu'on  1'aimc  011  qu'on  la  hait 
Ote  011  donnc  le  prix  aux  prcsens  qu'on  nous  fait. 
Recois  done  volontiers  celui  ci  dc  la  mienne: 
Ne  foule  plus  aux  pieds  ma  fortune  6V  la  tienne ; 
Et  de  cet  or  ,  au  nom  de  ma  tendre  amitie  , 
Pour  un  secret  de  rien  partagc  la  moitic. 


C  O  M  &  D  I  E.  }<St 

L  I    S  E  T    T    E. 

Ah  !  la  bourse  par  toi  soit  la  bien  revenue : 

Je  me  sens  d'autant  mieux  satisfaite  a  sa  vue , 

Que  mon  secret,  trop  tardde  Valere  etant  su  , 

Je  vais  etre  vengee  6V  n'aurai  rien  perdu  ; 

J'entrcvois  qu'il  a  fait  la  plus  haute  sottise. 

Isabelle  gemit :  son  pure  moralise  : 

La  rage  du  mystere  a  passe  mon  espoir  •, 

Et  lc  temps  est  venu  ,  de  le  lui  revaloir. 

II  est  bien  amoureux :  du  moins ,  Ton  m'en  assure. 

P  a   s   Q  u   I   N. 

Amoureux  a  se  pendre  ,  en  cas  d'unc  rupture. 

L  i   s   E    T   T   E. 

Bon!  vas  chez  Celimcne  ou  ,  peut-ctre ,  Monsieur 
Du  cadeau  surannedeia  se  fait  honneur. 
Je  sais ,  pour  un  moment  qu'Isabelle  y  doit  etre  ; 
Dcs  quelle  en  sortira  ,  dis  tout  bas  a  ton  Maitre , 
Que  Philinte ,  sans  faute ,  est  demain  son  Epoux  ; 
Et  que  pour  lc  Contrat  le  Notairc  est  chez  nous.  ] 
C'est  le  peu  que  pour  l'heure  il  est  bon  qu'on  lui  disc ; 
Et  des  trente  Louis  voila  la  marchandisc. 

Pasqui  n. 
II  s'evanouira. 

L   I    S    E    T    T    E. 

Tant  micux  !  cours  sins  dclai. 


$6%     V  AM  ANT  MYSTER1EUX, 

P  A  S  Q  U  I  N. 

Mais  ce  que  je  dirai  sera-t-il  faux  ou  vrai  ? 
Ne  me  fais  pas  mentir  innocemment. 

L  i  s  E  T   T   E. 

Qu'importe » 

P  A  S  Q  U  I  N. 

Je  n'ai  point  de  plaisir  a  mentir  de  la  sorte. 

L  I    S   E   T   T   E. 

Ce  petit  coin  obscur  t'en  prepare  nn  plus  grand : 
Viens  y  voir  a  ton  aise  un  joli  difrerend. 
Viens!  jaibesoin  de  toi,  tu  les  verras  aux  prises  \ 
Et  quand  tu  jugeras  les  choses  a  leurs  crises , 
Montre-toi;  ta  presence  importe  au  denouement ; 
Tes  discours  se  sauront  ajuster  au  moment. 

P    A    S    Q    U    I    N. 

J'ai  mes  instructions;  6V,  ministre  fidele  , 
Je  vole  executer  les  ordres  de  ma  Belle, 


%*x  mi  nmmm^ 


SCENE    III. 

GERONTE,  LISETTE. 

GERONTE^  part. 

J 'avois  tort,  je  l*avoue;  cVLisette  araison  : 
j'ai  la  dansle  panncau  donne  comme  un  oison. 


C  O  M  E  D  I  E.  $6} 

Je  faisois  bonnement  aux  charmes  d'Isabelle 

Les  honneurs  d'un  amour  qui  n'ecoit  pas  pour  die; 

(haut.) 
Ah!  Lisette!  c'est  toi !  triomphe :  jc  conviens 
Que  tes  y  eux  pour  le  coup  sont  meilleurs  que  les  miens. 
Sur  Valere,  en  effet ,  je  n'ai  rien  a  pretend  re  ; 
J'en  reviens  a  ton  choix ,  &-  Philinte  est  mon  gendre. 
II  n'a  qua se montrer. 

Lisette. 

Philinte ,  dites-vous  ? 
Oh!  Philinte  ,  je  crois ,  ne  songe  plus  a  nous ; 
Voyant  vos  sentimens  aux  miens  si  peu  conformes, 
Je  viens  de  lui  donner  son  conge  dans  les  formes. 
Cela  vous  apprendra ,  Monsieur ,  une  autre  fois 
A  negliger  l'avis  des  personnes  de  poids ! 

G    E    R    O   N    T    E. 

Tu  m'as  desoblige  d'en  agir  de  la  sorte. 

Lisette. 

A  deux ,  tout  a  la  fois,  faut-il  ouvrir  la  porte  ? 
Valere  nous  refuse  !  11  est  bien  deli  cat ! 
Mais  encor ,  nous  a-t-il  refuse  tout  a  plat  i 

G    E   R    O   N   T    E. 

Non  pas ,  mais  autant  vaut.  Je  le  mets  sur  la  voie ; 
11  est  sourd. 

Lisette. 
Lc  butor  ! 


?£4      VAMJNT  MYSTERIEUX; 

G   &   R    O   N   T   E. 

Tout  mon  art  se  deploic  ' 
Je  lui  nomme  Isabelle  •,  il  demenre  transi. 
Je  lui  vante  ltiymen :  il  me  le  vantc  aussi  •, 
Dit  meme  qu'il  y  songe. 

L  i  s  E   T  T   E. 

II  en  est  bien  le  maitre. 

G  E  R   O  N   T   E. 

J'insiste  :  pas  le  mot. 

L   I  S    E    T    T    E. 

Timidite  peut-etre. 

G    E    R    O    N    T    E. 

Et  non !  de  par  le  diable !  il  a  d'autres  desseins ; 
Ets'il  plait  a  ma  fille,  entre  nous,  je  la  plains. 

L  i  s  E  T  T  E. 

Allez  !  vous  ne  serez  ni  Tun  ni  Taut  re  a  plaindre. 

G   E    R    O  N   T   E. 

Plus  long-  temps  avec  moi  nc  se  pouvant  contraindrc , 
D'aller  chcz  Celimene  un  mouvement  l'a  pris  i 
Et  c'cst  de  Celimene  enfin  qu'il  est  epris. 

L  i  s  E  T  T  E. 
En  jureriez-vous  bien  ? 

G   E  R    O   N   T  E. 

Mais  si  ce  n'est  pas  d'clle  3 
En  tout  cas  ce  seroit  encor  moins  d'lsabellc. 


C  O  M  E  D  I  E,  365 

L'Amant  le  plus  timide  &:  lc  moins  eel  aire , 

Sur  tout  ce  que  j'ai  dit  se  seroit  declare. 

11  n'y  faut  plus  penser ,  &  je  viens  a  ma  fille , 

De  parler  sur  Philinte  en  pere  de  famille. 

Avec  soumission  elle  a  baisse  les  yeux ; 

Mais  jen'en  puis  douter ,  l'autrelui  plairoit  mieux. 

L  1  s  E  T  T  E. 
(has.) 
Bien  lui  prend  qu'a  Madame  il  a  Thonneur  de  plaire ! 

( haut. ) 
Toutira  bien,  Monsieur  rentrez;  laissez-moi  faire. 
Votre  gendre  n'est  pas  si  loin  que  vous  croyez  , 
Et  vous  allez  le  voir  tout  a  l'heure  a  vos  pieds. 


■at"    'j    ■Z'JSfrwsXKz   .-  .  CLStatt 


S  C  E  N  E  I  V. 

GERONTE,ISABELLE,LISETTE, 

ISABELLE. 

xVjlonsieur,  sur  votre  choix  j'ai  garde  le  silence-, 
Cela  peut  avoir  eu  quelque  air  de  repugnance  : 
Je  viens  d'y  rerlechir  ,  &  sur  le  champ  j'accours 
Vous  jurer  que  je  suis  ce  que  je  fus  toujours, 
CTest-a-dire  ,  a  vos  loix  soumise  &:  reWnee  : 
Je  me  destine  a  qui  vous  m'avez  destinee  : 
Croyez  meme  qu'ici  j'obeis  sans  effort ; 
Et  qu'en  moi  le  devoir  &c  le  coeur  sont  d'accord, 


j'64     V AM  ANT  MYSTER1EVX* 

G    £    R    O    N    T   E. 

Tvfa  fille ,  c'est  assez ;  j'en  ai  Tame  ravie  : 

Ce  choix  fera ,  je  crois,  le  bonheur  de  ta  vie  ; 

Lisette  ,  soutiens-la  de  tes  sages  avis , 

Et  tiens-nous  au  plutot  ce  que  tu  m'as  promis. 


SCENE     V. 

ISABELLE,  LISETTE 
Lisette. 
\J  uel  changcment  soudain ,  Madame  2  est-il  croyable ? 

ISABELLE. 

Oni:  Valere,ames  ycux,estun  monstre  effroyable, 
Un  traitre  qne  j'abhorre  !  oui,  Lisette,  aujourd'hui 
Jctouffe  tout  l'amour  qui  m'aveugloit  pour  lui. 

Lisette. 

Qu'est-il  done  arrive  depuis  ? 

ISABELLS. 

Je  suis  outree  1 
Lisette. 
De  quoi  ? 

ISABELLE. 

Que  je  le  hais!  que  nen  suis-je  adoree. 


C  O  M  E  D  I  E.  $6y 

Je  Tabandonnerois  avec  la  meme  horreur , 
Mais  avec  le  plaisir  de  lui  percer  le  cceur. 

L  I  S  E  T  T  E. 

Ah !  le  petit  demon  ! 

ISABELLE. 

Mais  non  !  je  snis  trahie. 
Son  artifice  ,  helas !  m'a  long-temps  eblouie. 
Ailleurs ,  sans  1'affliger  je  porterai  ma  foi , 
Et  toute  ma  fureur  n'aura  puni  qtie  moi. 
Lisette  ! 

L  i   s  E  T   T  E. 

Vous  pleurez  ?  Oourage  !  Ton  s'expliquc; 
Aussi  voilaqui  vise  un  peu  trop  au  tragi  que. 
Qu'a  done  fait  cet  Amant  pour  meriter  l'exces  > . . . 

ISABELLE. 

Ah  !  ne  l'appelle  plus  d'un  nom  qu'il  n'eut  jamais; 
Jamais  il  n3a  senti  qu'une  fausse  tendresse, 
Qui ,  malgrc  tes  conseils ,  a  joue  ma  foiblesse. 
Je  viens  de  m'en  convaincre*,  &"  ma  credulite 
M'a  fait  chercher  l'affront  qu'elle  avoit  merite. 
On  veut  absolument  que  j'epousc  Philinte  ; 
Saisie  ,  a.  ce  revers ,  de  douleur  &  de  crainte  , 
Je  cours  chez  Cclimene  ,  ou  je  nignorois  pas 
Que  Valere ,  ce  soir ,  devoit  porter  ses  pas. 
Apres  les  complimcns  qu'exige  une  visite , 
II  arrive  en  effet  j  je  l'aborde  :  il  m'evite. 


5£S      V  AM  ANT  MYSTER1EUX  t 

Je  fais  signe  sur  signe ,  &  tousse  coups  sur  coups  \ 

Cent  biais  que  j'ai  pris  ayant  echoue  tons , 

Jc  lui  glisse  un  billet  dont  je  m'etois  muniej 

II  le  laisse  tomber-devant  la  Compagnie; 

J'empeche  plusicurs  gens  de  me  le  ramasscr; 

Lui  seul  pour  cet  office  a  peur  de  se  baisser. 

Un  coup  plus  imprevu  vient  dessiller  ma  vucj 

D'un  grand  bruit  d'instrumens  qu'on  entend  dans  la  rue , 

Tout  le  monde  a  son  air  le  declare  l'autcur. 

II  ne  se  defend  point  d'un  soupcon  si  flatteur. 

Celimene  triomphe  <k  vole  a  sa  fenetre; 

II  la  suit;  6V  je  prends  ce  temps  pour  disparoitrc. 

Le  fuyant,  puisqu'il  est  coupable  au dernier  point; 

Prete  a  le  fuir  quand  meme  ll  ne  le  scroit  point. 

L   I   S    E   T    T    E. 

Son  gout  pour  le  mystere  en  effet  doit  suffire  , 
Et  justifie  assez  la  haine  qu'il  s'attire. 
Du  reste ,  vos  soupcons  ne  sont  point  une  erreur  •, 
Jc  sais  que  de  la  fete  il  est  Tordonnateur  : 
Vous  allez  etre  encor  bicn  plus  scandalisee  > 
Votre  possession  lui  devenoit  aisee. 
Voire  Pere  pour  lui  s'etant  pris  d'amitie, 
Des  premiers  pas  lui-meme  avoit  fait  la  moitie  : 
lis  se  sont  vus.  Geronrc  a  fait  tout  son  possible 
Pour  voir  a  vos  appas  s'il  n'etoit  pas  sensible  : 
Du  choc  ,  a  son  honneur,  votre  Amant  est  sorti  j 
Et  cct  Original  ne  s'est  pas  dementi. 

Le 


C  O  M  £  D  I  E.  %G<) 

Lc  voici.  Comment  done?  Mais  je  crois  qu  ils'ingere 
Et  prend  aussi  les  airs  de  se  mettre  en  colere ! 
Vraiment,  j'en  suis  da  vis,  qu'il  vienne  quereller  I 


SCENE     VI. 

VALfcRE,ISABELLE,  LISETTE. 

V  A   L   E    R   E. 


JLTJlADAME  !  ( Hen  reste  lasans  pouvoir  poursuiyre.) 
ISABELLE,  froidement. 
Ehbien,  Monsieur? 
V  A  L  E  R  E,  etoujfant  de  colere. 

Je  ne  saurois  parler. 
L   I  S   E   T  T  E  ,  ironiquement. 
C'est  qiie  je  suis  ici.    ( Elle  feint  de  vouloir  SQftir, ) 
ISABELLE. 

Restez,  Lisette. 

V   A  L   E   R   E. 

A  peine 
Avez-vous  mis  le  pied  hors  de  chez  Celimene, 
Que  Pasquin  m'est  venu m'est  venu  dire...,, 

ISABELLE. 

Quoit 

Toms  L     A  a 


570      VAMANT  MYSTERIEUX, 
Que  mon  Pere  a  la  fin  a  dispose  de  moi. 
J'etois  chez  Celimeneexpres  pour  vousl'apprendre, 
Jusques  la  mes  bontes  avoient  daigne  s'etendre. 
A  ma  confusion  mes  soins  ayant  tourne , 
J'ignore  ce  qui  peut  vous  avoir  amene. 

V  A   L    E    R   E. 

Vous  me  le  demandez  avec  cet  air  tranquille  2 

lSABELLE. 

Eh !  debar rassez-vous  de  ce  role  inutile. 
Jc  sais  combicn  ma  main  vous  interesse  pen. 

V  A    L    E   R    E. 

Ah !  vous  ne  croyez  pas  que  ceci  soit  un  jeu ! 
Pour  mieux  m'assassiner,  vous  feignez  de  le  croirei 
Ainsi  done  le  passe  sort  de  votre  memoir-e  ? 
Madame:  &  les  sermens  dont  la  foi  nous  unit.... 

lSABELLE. 

II  faut  bien  oublier  tout  ce  dont  on  rougit. 

V  a  L   E  R  E. 
Adieu !  ce  dernier  trait  va  me  couter  la  vie. 

I  s  a  b  E  L  L  E. 
Voila ,  quand  on  a  tort ,  comme  on  se  justiiie- 
Li    SETTEa  Isabella 

Ce  qu'il  vous  repondra  doit  etre  curieux. 

(  A  Valere. ) 
Ne  vous  en  allcz  pas,  Monsieur,  sans  mes  adieux. 


C  O  M  E  D  I  E>  57t 

Jc  vous  dois  compliment  sur  l'heureuse  prudence 
Qui  m'a  ravi  l'honneur  de  votre  confidence. 

V  A  L  E  R  E. 
Isabelle  m'oublie  &  rougit  du  passe. 

I  S  A  B  E  L  L  E. 

De  mon  coeur  a  jamais  put-il  etre  efface  I 

.     V  A   L  E   R    E. 

Vous  me  faisiez  tantot  des  menaces  severes  j 
Je  n'en  suis  plus  surpris. 

Isabelle. 

Ni  moi ,  de  vos  myster es, 

V  A    L    E    R    E. 

Que  vous  jouissiez  bien  de  ma  simplicite  1 

Isabelle. 
J'ai  fort  a  m'applaudir  de  ma  subtilite, 

V  A   L   E    R    E. 

Pour  rompre ,  ainsi  de  loin ,  vous  preniez  des  mesurcs  ? 
Isabelle. 

Et  vous-meme  venez  d'en  prendre  de  plus  sures. 
En  recevant  si  mal  tin  Pere  prevenu , 
Qui ,  vous  parlant  de  moi ,  s'est  cru  Ie  bicn  venu. 
Continuez,  Monsieur,  sans  craindre  qu'on  vous  gronur, 
Lc  ton  mysterieux  vous  va  le  mieux  du  moncie. 

A  a  ij 


3/i      V  AM  ANT  MYSTZRIEUXt 

V  A    L   E   R  E. 

Cessez  de  vous  armer  d'un  pretexte  si  vain ; 
Sans  cela,  raon  malheur  n'etoit  que  trop  certain. 
La  circonspe&ion  ne  fut  jamais  un  crime; 
Le  respect  &c  l'amour  en  dictent  la  maxime. 
Celimene  attentive  a  votre  empressement , 
Nous  observoit  tons  deux  impitoyablement. 
J'ai  plus  de  tort  sans  doute  auprcs  de  votre  Pere, 
D  avoir  vu  ses  desscins ,  &:  d'avoir  pu  me  taire. 
Mais  je  ne  I'ai  pas  cm  si  pres  d'un  autre  choixj 
Et  sur  de  son  aveu  ,  pour  la  derniere  fois , 
Avant  d'en  profiler  3  plus  delicat  qu'un  autre , 
J'ai  vculu  m'assurer  &  m'honorer  du  votre.... 

1    S    A    B   E    L    L    E. 

Pour  alter  sur  lc  champ  immoler  cct  aveu 
A  I'estimable  objet  dc  votre  nouveau  feu ! 
Cost  bien  asscz,  Monsieur,  de  la  pieine  victoirc 
Dont  ma  presence  vient  dc  relcver  sa  gloire  ; 
Et  Celimene  ,  apres  cc  qui  vient  ci'arriver, 
Auroit  tort  de  vouloir  encor  vons  eprouvcr. 

V  A   L   E    R   E. 

Vous  croyez.... 

ISABELLE. 

Qui ,  jc  crois,  oui,  je  suis  convaincue 
Qu'elle  a  voulu  tantot  triompher  a  ma  vue; 
Et,  lorsqu'elle  m'a  peint  lc  peu  d'emoiion 
Que  vous  causoithicr  sa  conversation  , 


C  O  M  E  D  I  E.  57} 

De  son  recit  piquant  la  candeur  affe&ee 

Bravoit  impunement  sa  Rivale  insultee. 

Du  restc ,  avis  tres-sage  (  anssi  Ta-t-on  suivi ) 

D'oublier  un  Amant  que  ses  ysux  m'ont  ravi. 

Et cetoient  les  raisons  ou  je  devois  souscrire , 

Qui  vons  fermoicnt  la  bouche,  &  que  vous  n'osiez  dire. 

V  a  l  E  R  E. 

Ah!  ne  m'accablez  pas,  Madame:  je  le  voi3 
Toute  apparence  ici  depose  contre  moi. 
Mais  quand  je  vous  aurai  prouve  mon  innocence ", 
Que  mon  sang,  que  ma  vie  est  en  votre  puissance ; 
Qu'il  n'estricn  des  horreurs  dont  vous  me  soupconnez; 
Que  tout  m'est  odieux,  si  vous  m'abandonnez...* 
Tout  se  ressentira  dune  si  juste hainc  ! 
Pour  la  dernicre  fois  j'aurai  vu  Celimene  I 
Et  cet  Ami  qui  croit  vous  posseder  demain , 
M'arrachcra  la  vie,  ou  mourra  de  ma  main. 

ISABELLE. 

Lisette  !  quel  transport !  Si  je  m'etois  trompee  1 
S'il  m  aimoit  i 

Lisette. 

Vous  serez ,  ma  foi,  bien  attrapee, 

ISABELLE. 

Valere  !  est-il  bien  vrai  que  vous  soyez  constant  :j 

V   A   L   E    R   E. 

Madame,  suivez-moij  je  le  prouve  a  Tinstant, 

Aa  iii 


574     VAMANT  MYSTtRlEUX, 
Venez  chez  Celimene  >  &r,  dcvant  elle-mcme , 
Je  jure  que  c'est  vous ,  oui ,  vous  seule  que  j'aime. 
Plus  de  management  ;  fk ,  s'il  en  est  besoin , 
Je  prends  de  mon  amour  tout  le  monde  a  temoin. 

( a  Isabelle. ) 
Lisette  !  fais  ma  paix  !  Je  cours  chez  votre  Pere* 

L  I   S    E  T   T    E. 

Et  c'est  ce  que  plutot  il  auroit  fallu  faire. 

Mais,  Monsieur ,  c'est  trop  tard ;  leNotaire  est  id. 

V  A   L   E   R    E. 

O  Ciel ! 

Lisette. 
Et  le  Futur  vient  d'arriver  aussi. 
Isabelle  pleurant. 
C'est  le  fruit  de  vos  soins  &  de  tant  de  mysteres. 
Je  vous  croyois  coupable ;  &: ,  rencontrant  mon  Pere ,' 
Au  plus  afFreux  malheur  mon  cceur  s'est  resolu  > 
Et  j'ai  paru  vouloir  tout  ce  qu'on  a  voulu. 


SCENE    VII. 
VALfcRE,  ISABELLE,  PASQUIN, LISETTE. 

Lisette. 

»  ASQUIN ,  veux-tu  de  moi  ? 

P  A  S  Q  U  I  N. 

Du  meilieur  dc  mon  amc. 


C  O  M  E  D  I  E.  37 y 

L   I   S    E    T   T    I. 

Tends  la  main  I  Touche  la. 

P  A   S   Q  U   I    N. 

Tope ! 

L  I    S   E   T    T   E. 

Je  suis  ta  femw& 

P   A    S   Q   U   I    N. 

A  de  pareils  marches,  il  raut  se  prendre  an  mot, 

L   I    S  E  T   T   E. 

En  effet,  a  quoi  bon  tonrner  autour  dit  pot  ? 
Six  mois ,  un  an ,  deux  ans  un  Couple  se  chicane ; 
Ons'approuveaujourd'hui ,  demainonsecondamne, 
On  fuit,  on  se  rapproche;  on  rompt,  on  se  rejoint; 
Elle  est  sotte,  il  est  fou,  j'en  veux ,  je  n'en  veux  point. 
A  la  fin  on  s'epouse ,  &:  puis  Ton  se  meprise: 
Combien  de  temps  perdu  pour  faire  une  sottise! 

P   A  S   Q  U   I   N. 

Ecoutez  done ,  ma  foi ,  e'est  parler  en  Docleur. 

Valere. 

Eh  quoi !  Lisette  enccre  insnlte  a  mon  malhcur, 
Quand  meme  sa  Maitresse  avec  moi  le  partage  ? 

ISABELLE, 

Ah !  ma  chere  Lisette  ,  aurois-tu  le  courage 
De  nous  abandoiiner  dans  ce  peril  pressant  ? 

A  a  iv 


5  7£      VAMANT  MYSTERIEUX, 

L  I  S  E  T  T  E. 

Monsieur ,  un  jour  de  noce  on  fait  quelque  present. 

P  A    S   Q   U    I   N. 

Madame,  e'est  a  vous  a  decider  la  notre. 

L    I    S    E    T    T    E. 

J'aime  ces bonnes-Gens;  donnons-les  1'una  l'autre, 
La ,  la !  vous  en  serez  settlement  pour  la  peur. 
Que  Tespoir  le  plusdoux  rentre  dans  votre  cceur. 
Pardonnez  cependant  ma  petite  vengeance : 

(  a  lsabelle.  ) 
Tons  deux  la  meririez ;  vous,  pour  votre  indulgence j 
(  a  V alere. ) 

Vous,  ponr  avoir  cm  scul  fairc  votre  bonheur; 
Et  pour  avoir  voulu  m'en  derober  l'honneur. 
II  vous  sied  bien  sans  moi  de  rien  oscr  pretendre  \ 
Quand  vous  auriez  etc  tout-a-Phcurc  vous  pendre, 
Vous  n'auricz  fait,  Monsieur ,  dans  votre  desespoir, 
Qu'una&e  de  justice  &:  que  votre  devoir. 
Me  voler  mon  intrigue  &:  inon  droit  authentique ! 
Sait-on  bien  que  ce  vol  est  un  vol  domestiquc? 
Pour  aller  jusqu'au  cceur  ou  vous  voulez  pcrccr , 
Voila  par  quel  chemin  vos  feux  devoicnt  passer  *. 

*  Faisant  Ic  gests  de  quelqu'un  qui  compre  de  l'argent 
dans  sa  main. 


C  O  M  £  D  I  E.  $77; 

i  ■urn  ■mi  1 1^1 

SCENE  VIII  &  dernierc. 

GERONTE  >  &  les  Acteurs  dela  Scene  precedents 

Geronte, 
venant  tout  furieux  &  s'adressant  a  Lisette. 

CoQUlNE  ! 

L    I    S    E    T   T    E. 

Or  admirez  les  effets  du  mystere, 
Personnc  ici  ne  vient  qui  nc  soit  en  colere. 

Geronte. 
Tu  dis.... 

Lisette. 
Quoi  ? 

Geronte. 

Que  Philinte  aime  Isabelle  ? 
Lisette. 

Eh  bien  ? 
Geronte. 
Qu'il  songe  a  l'epouser  ? 

Lisette. 
Apres :- 


>7*     V AM  ANT  MYST&R1EUX, 

G  E  R  O  N  T  E. 

II  n'en  est  rien« 

LlSETTE. 

Qu'cn  savez-vous  ? 

Geronte. 

J'apprends  comme  chose  certainc, 
Qu'il  recherche }  &:  dans  peu  qu'il  aura  Celimene. 
Je  l'ai  trouve  lui-meme  ou  Ton  semoit  ces  bruits, 
Sans  qu'il  semblat  savoir  seulement  qui  je  suis. 
Tu  rjs? 

L  I  S  E  T  T  E. 

Comment  veut-on  qu'autrement  je  reponde* 
Je  ne  sais  seulement  si  Philinte  est  au  monde. 
Ce  n'etoit  qu'un  fantome  aposte  de  ma  main 
Pour  engager  Monsieur  a  faire  son  chemin. 

Geronte. 
Monsieur  J 

V   A    L    E    R    E. 

Oui.  L'on  a  mal  interprete  mes  vues  -y 
Mes  projets  n'ont  par-tout  cause  que  des  be  vues  t 
Oui,  j'adore  Isabelle ;  approuvez  done  mes  feux  > 
Et  vos  Enfans,  maSceur  &:  moi  sommes  heureux* 

Geronte. 

J'ai  desire  toujours  cette  double  alliance; 
Que  ne  m'nonoriez-vous  de  plus  de  confiance. 


C  O  M  £  D  I  E.  S79 

Vous  anriez  eu  deja  ce  doux  consentement , 
Que  je  vous  reitere  en  cet  embrassement. 

VALERE  a  Isabelk  en  lid  dormant  la  main. 

Puisse  notre  tendresse  a  tous  enfin  connue  , 
N'eprouver  pour  cela  rien  qui  la  diminue  ! 

L  i  s  E  T  T  E. 

Ne  se  plaindra-t-il  pas  encore  ? 

P  A  S   Q  U   I  N. 

Son  chagrin, 
Cest  de  n'avoir  pu  faire  un  hymen  clandestin. 

Fin  du  Tome  premier. 


PRIVILEGE    DU   R  O  I. 

3L0UIS  ,    PAR   LA  GRACE    DE   DlEU,  Roi    DE    FRANCE    ET   DE 

Navarre  :  A  nos  ames  &  feaux  Confeillers  ,  les  Gens  tenant 
nos  Cours  de  Parlement  8c  Confeils  Supeiieurs,  Maitres  des  Re- 
queues ordinaires  de  notre  Hotel,  Prevot  de  Paris  ,  Baillifs ,  Sene- 
chaux ,  leurs  Lieutenans  Civils  ,  &  autres  nos  Jufticiers  qu*il  appar- 
tiendra:  SALUT.  Notre  am<5  !e  fieur  Rigoley  DE  Juvigny  Nous 
a  fait  expofer  qu'i!  defireroit  f'aire  imprimer  &  donner  au  Public  les 
(Euvres  defeu  Alexis  PiRON ,  recueillies  &  donnees  avec  la  vie  de. 
I'Auteur ,  far  le  Sieur  Rigoley  de  Juvigny  ,  notre  Conseiller  Ho- 
noraire  en  notre  Cour  de  Parlement  de  Met\  ,  s'il  Nous  plaifoit  lui  accor- 
,der  nos  Lettres  de  Privilege  pour  ce  ne'ceflaires.  A  ces  Causes, 
voulant  favorablement  traiter  l'Expofant  ,  Nous  lui  avons  permis  Sc 
permettons ,  par  ces  Prefentes  ,  de  faire  imprimer  ledit  Ouvrageautant 
de  fois  que  bon  lui  femblera.,  &  de  le  vendre  ,  faire  vendre  &  debiter 
par  tout  notre  Royaume  ,  pendant  le  temps  de  fix  annees  confecutives, 
£  compter  du  jour  de  la  date  des  Prefentes.  Faifons  dcfenfes  a  tons 
Imprimeurs ,  Libraires  ,  &  autres  perfonnes  ,  de  quelque  qualite  & 
condition  qu'elles  foient,  d'en  introduire  d'imprelFion  etrangere  dans 
aucun  lieu  de  notre  obeiffance.  Comme  auffi  d'imprimer  ou  faire 
imprimer  ,  vendre,  faire  vendre,  debiter  ni  conlrefaire  ledit  Ouvrage, 
xii  d'en  faire  aucuns  Extraits,  fous  quelque  pretexte  que  ce  puifle  etre, 
fans  la  permiflion  expreffe  &  par  £crit  dudit  Expofant  ,  ou  de  ceux  qui 
auront  droit  de  lui ,  a  peine  de  confutation  des  Exemulaires  contre- 
faits  ,  de  trois  mi'ile  livres  d'amende  contre  chacun  des  contrevenans  , 
dont  un  tiers  a  Nous  ,  un  tiers  a  l'H6teH>ieu  de  Paris ,  &  l'autre  tiers 
audit  Expofant ,  ou  a  celui  qui  aura  droit  de  lui ,  &  de  tous  depens  , 
dommages  &  interets.  A  la  charge  que  ces  Prefentes  feront  enrc- 
giitrees  tout  au  long  fur  le  Regiftre  de  la  Communaute  des  Impri- 
meurs &  Libraires  de  Paris,  dans  trois  mois  de  la  date  d'icelles  j 
que  i'imprellion  dudit  Ouvrage  fera  fait;:  dans  notre  Royaume  ,  & 
non  ailleurs,  en  ban  papier  &  beaux  cara&eres ;  conformement  aux 
Regleinens  de  la  Librairie  ,  &  notamment  a  celui  du  to  Avril  1715  , 
a  peine  de  decheance  du  prefent  Privilege  ;  qu'avant  de  l'expofer  en 
vente  ,  le  Manufcric  qui  aura  fervi  de  copie  a  l'impreflion  dudit 
Ouvrage  ,  fera  remis  dans  le  meme  etat  ou  l'approbation  y  aura  ece 
connce  ,  es  mains  de  notre  tres-cber  8t  feal  Chevalier  ,  Chmcelier 
Ciidt-d:s-Sc;auA  de  Frr.rrce  .  le  Suur  dvl  M.^uptou  ;  au'il  en  fesa 


enfuite  remis  deux  Exemptaires  dans  notre  Bibliotheque  pubiique  ,  titt 
dans  celle  de  notre  Chateau  du  Louvre ,  &  un  dans  celle  dudit  Sieur 
CE  Maupeou  ;  le  tout  a  peine  de  nullite  des  Prefentes ;  du  contenu 
dcfquelles  vous  mandons  &  enjoignons  de  faire  jouir  ledit  Expofant 
&fes  ayans  -  caufe  ,  pleinement  &  paifiblement  ,  fans  fouffrir  qu'il 
leur  foit  fait  aucun  trouble  ou  empechement.  Voulons  qu'a  la 
topic  des  PreTentes  ,  qui  fera  imprimee  tout  au  long ,  au  com- 
mencement on  a  la  fin  dudit  Ouvrage  ,  foi  foit  ajoutee  comme 
a  l'original.  Commandons  au  premier  notre  Huiffier  ou  Sergent 
fur  ce  requis  ,  de  faire  ,  pour  Pexecution  d'icelles ,  tous  aftes 
requis  &  necefTaires  ,  fans  demander  autre  permiffion ,  &  nonobf- 
tant  clameur  de  Haro  ,  Charte  Normande  ,  &  Lcttres  a  ce  contrai- 
res  :  Car  te!  elt  notre  plaifir.  Donne  a  Paris  le  neuvieme  jour  du 
mois  de  Mr.tS  ,  l'an  mil  fept  cent  foixante-quatorze  ,  &  de  notre 
Regne  le  cinquante-ncuvieme.  Par  le  Roi  en  fon  Confeil. 

Signi   L  E  B  E  G  U  E. 

Jc  foufligne  ,  feconnois  avoir  cede  le  prefent  Privilege  au  fteui 
MlCHEL  LAM3ERT,  Imprimeur-Libraire  a  Paris. 

RlGOLEY   DE  JUVIGNY. 


Regifire  fur  le  Regifire  XIX  de  la  Chambre  Roy  ale  &  Syr.dicalc 
ties  Libraires  &  Jmpnmeurs  de  Paris  ,  N"  2.896  ,  fol.  ~)j,  confor- 
tniment  au  Re  element  de  17^3  ,  qui  fait  defenfes  ,  article  4  ,  a  toittes 
perfonnes  ,  de  antique  qualite  &  condition  qiielles  foient  ,  .nitres  que 
les  Libraires  &  Imprimeurs  ,  de  venire  ,  debiter,  faire  afficher  aucuns 
Livres  pour  les  venire  en  leurs  noms  ,  foit  qitds  s'en  difent  les 
Auteurs  ou  autremenr,  &  a  Li  charge  de  fournlr  a  la  jufdite  Chambre 
huit  exemplaires  prefcrits  par  l' article  10S  du  mime  Rkglement. 

A  Paris ,  ce  20  Mai  1774. 

Signe,  C.  A,  JOMBERT  pere,  Syndic, 


f  t    n 

APP  ROBATIO  N. 

TT 

J'ai  lu  par  ordre  de  Monseigneur  \c  Chancelier, 
un  Manuscrit  qui  a  pour  titre  :  (Euvres  de  feu 
Alexis  Piron 3  rccueillies  &  donnees  avec  la  Vie. 
del'Auteur  3  par  M.  KlGOLEY  DE  JuviGNY  3 
Conseiller  honoraire  au  Parlement  de  Met^^  &  je  n'y 
ai  rien  trouve  qui  puisse  en  empecher  l'lmpression. 
A  Paris  ce  2  Juin  1774.   Crebillon. 


UNIVERSITY  OF  CALIFORNIA  AT  LOS  ANGELES 

THE  UNIVERSITY  LIBRARY 

This  book  is  DUE  on  the  last  date  stamped  below 


Form  L-0 
30m-l, '41(1122) 


^2^^UC^ERNREGI0^ 


fte