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(EUVRES
COMPLETTES
I
D'ALEXIS PIRON,
PUBLICS
Par m. Rigoley de Juvigny,
Conseiiler honoraire au Parlement de Metz , de
1'Academie des Sciences 8c Belles-Lettres de Dijon.
TOME PREMIER.
A PARIS,
De l Imprimerie de M. Lambert,
rue de la Harpe , pres Saint Come,
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M. PCC. -LXXVl
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I S CO UR S
PRELIM1NAIRE-
! ■■ V oici les GEuvres complettes de feu M.
I.1 Piron. Jedoisason amitie leprecicux depot
qu'il m'en a fait , en mourant. II auroit pu
le remettre en des mains plus habiles j mais
je doute qu'il eut trouve un depositaire plus
fidele.
z La reputation de ce Poete celebre est faite
^ depuis long-temps. Le rang distingue qu'il
occupe sur ic Parnasse , mc dispense de fairs
^Teloge de ses Ecrits. Je mt bornerai done
a rendre compte de cette 1 iition.
^ On y retrouvera toutcs les Pieces que M.
I Piron a donnees au Theatre Francois , &£
"x dans le meme ordre qu'il les publia , avec de
*nouvelles Prefaces, en 1758. J'y ai ajoute
June Pastorale Lyrique , en un acte, intitulee
s La fausse Alarme; & la Comedie de I'Amant
Mysterieux. On verra, par le court Avcrtis*
sement qui est a la tete de cette Comedie,
que l'intention de 1'Auteur n'etoit pas dc
lasoustraire , pour toujours , a l'impression.
On remarqucra furtout , dans quelques notes
jj DISCOURS
qu'il a mises sur plnsieurs cndroits des pre-
mieres scenes, la franchise, avec laquelle , il
avoue les defauts dc fa piece , & conime
il sc plaisante lui-meme, en fe foumettant
au jugement precipite du Parterre. Exemple
d'une modeftie rare , &c qui contrastc mer-
veiileusement avec 1'ufage que Ton fuit au-
jourd'hui , de faire foi-merne I'elcgc de ses
propres Ouvragcs, ou ri'avoir des Proncurs
am des , dont on le devicnt a fon tour.
Ce ten n'eft pas eclui des Prefaces dc M.
Piron. S'il y regne un certain egoisme, on
conviendra du moins que ce lVest pas l'egois-
rae de la vanite. Ces Prefaces ont pouttant
trouve des Censeurs. Elles ont paru trop
longucs, & Ton n'en a pas goute le style.
Lesuns m'ontconfeille de les fupprimcr ; les
autres m'ont engage a les laiffer fans y tou-
cher. Pour concilier ces avis contraires, j'ai
peut-ctre temerairement porte la main snr
ces Prefaces, auxquelles j'ai fait, a regret &
en tremblant , des retranchemens considera-
bles; car il s'en faut que j'aye la prefomp-
tion de me croire arTez habile pom* trancher
en maitre. J'ai respecte la fcule Preface dc
la Mstromanie. Comme elle eft un recit naif
6c abrege de la vie de PAuteur, je me serois
P R E L I M I N A I R E. iij
fait un scrupule d'en alterer le moindre de-
tail.
M. Piron travailla d'abord pout les Thea-
tres de la Poire, &c fur-tout pour celui de
POpera-Comique , fpectacle qui avoit alors
la plus grande vogue , par la gaite & la
malignite du vaudeville qui en etoit Fame.
Les Opera- Comiqucs de ce Poete n'ont
point encore ete imprimes, & e'est pour la
premiere fois qu'ils voient le jour. Quoi-
quils ne foient pas tous egalement bons &£
de la meme force , je n'en ai rejete aucun.
La raifon qui m'a determine, est fondee->
premierement , fur ce que ces productions
ne font pasassez serieuses, pour influer fur
la reputation de l'Auteur , qui ne les a pas
regardees lui-meme , comme des titres
propres a l'etablir. Secondement , sur la
persuasion oil je suis que le plus mediocre
de ces Opera- Comiques est plein de ces
saillies originales , qui n'appartiennent qu'a.
Piron , &c sur - tout de cette gaite qu'on
ne connoit plus depuis que nos insipides
Dramaturges , fecondes de leurs Brodeurs Ita-
liens,ont chasse Momus &: Thalie du do-
maine qui leur etoit consacre de tout temps.
L'Ancien Opera-Coaiiqueeft ne parmi nous;
*ij
iv T> I S C O U R S
nous en avons cree le genre : il tient ail
caractere de la Nation par sa gaite , comme
le genre qu'on lui a substitue 3 tient au gout
anti national qu'on s'efforce d'etablir , par
la destruction modiree de tout ce qui porte
le caractere Francois \ car notre siecle peut
etre appele le siecle destructeur par excel-
lence.
Il est certain que nous avions, en France,
une Musique &: une Poesie Lyrique , avant
que des Etrangers vinssent nous dire que
nous n'en avions point : il est certain que
Lulli j de Lalande _, Destouches j Campra _,
Mouret &c Rameau j etoient regardes , a juftes
titrcs , comme d'excellens Maitres dans l'Art
de la Mufique , avant que ces menies Etran-
gers eusscnt osedire que ces grands homines
n'avoient qu'une legerc teinture de leur art.
Comment s'y est - on pris pour nous le prou-
ver ? En livrant la scene Lyrique Francoife
a de pitoyables Bouffons uniquement faits
pour les trcteaux dltalie , &c en oppofant
aux inimitables &C majestueux chef d'eeu-
Vres &Armide _, de Roland , de Castor &
Pollux , des scenes &: une musique du plus
bas comique. Telle eft Torigine de la re-
volution que nous eprouvons. On est enfin
PR&LIMINAIRE. v
parvenu a degouter le Francois de la seule
mufique qui convienne au genie de la Lan-
gue Franchise & a sa vraie prosodie , qu'on
mutile , qu'on estropie , qu'on dechire 8c
qu'on ne petit prononcer qu'en begayant,
lorsqu'on l'adapte a la musique nouvelle.
Mais que nous importcnt les paroles , dit-
on , froidement , on ne les entend pas ? A ia
bonne heure , pour celles que Ton fait au-
jourd'hui. Mais on entendoit, on retenoit
celles de Quinault &: de plusieurs autres Poetes
Lyriques qui l'ont fuivi j on chantoit pres-
que tons les airs de LulU , de Campra , de
Destouches , de Mount, & meme dcliameau,
en sortant de la representation de leurs
Opera. Voila ce qui n'arrive point aux pro-
ductions de nos Poetes & de nos Musiciens
moderncs. La raifon en eft fimple ; e'est
que la Mufique Franc^oife eft faite pour le
cceur , &: la Mufique Italienne pour les
oreilles. Orilya a parier que lesoreilles ont
plus de part a renthousiasme de la nou-
veaute , que le sentiment. Aussi sommes-
nous bientot reduits a n'avoir plus de Spec-
tacle Lyrique j &: , suppose que nous reve-
nions de i'erreur ou nous nous fommes
laisscs cntrainer , &: qu'on remette les an-
ciens Opera, poutront-ils ctre executes,
* iij
Vj D 1 S C O U R S
chant.es par dcs A&curs qui auront perdu
le gout du chant Francois &c plie lenrs or-
ganes a des inflexions purement Italiennes?
Il faut pourtant etre jufte. La Musique
Italienne, malgre ses charmes , qu'elle pros-
titue ibuvent aux plus fottes &: plus ridi-
cules paroles , n'a pas empeche qu'on ne
foit accouru en foule aux representations
d' Acajou &C des Nymphes dc Diane , excelkns
Opera- Comiques en vaudevilles, du ceie-
bre M. Favart. Nos Prudes phiiofophes ,
tout en criant a Tindccence , n'ont pas laiiTe
<}ue de remplir lcs loges 3 raunies a la verite
de fort grands eventails , presque a jour ,
avecune petite lorgnette artistemcnt adaptee
aux batons de l'eventail , pour ne ricn per-
dre du jeu des A&eurs. Le genre de l'ancien
Opera- Comique eft, fans doute , un peu
libre \ mais il faut considerer que c'eit un
spectacle ambulant & forain , qui ne res-
pire que la gaite , &: qui , par confe-
quent , doit etre neccssaircment moins
chatie qu'un fpectacle regulicr & pcrma-
nant. Ccpcndant , quclque liberte qui regne
dans les vrais Opera- Comiques , ils me pa-
roiffent bicn moins dangcrcux pour les
moeurs, que certains Drames dont l'intri-
PRELIMINAIRE. \\\
gue Sc le denouement ne sont pas dun trop
bon exemple. On s'y porte pourtanten foulc,
& ces memes Prudes , qui fe fervent ii fre-
quemment de leurs eventails aux reprefen-
tations d1 Acajou 6C des Nymphes de Diane ,
n'ont ni assez d'yeux , ni affez d'oreilles pour
Isabelle &c Gertrude ; sur-tout dans la scene noc-
turne , bien capable de donner a rever aux
jeunesfilles qu'on y menc sans fcrupule, 6c
de leur faire naitre l'envie d'avoir aussi , a
Pexcmple de leurs meres, une de ces Intel-
ligences qui rendent les gens heurcux (i).
Quoi qiTil en soit , on doit regretter la
perre de Pancien Opera Comique , qui com-
mencoit a fe perfectionner lous les pinceaux
riants &: facilcs de M. Favart ; car ce Spec-
tacle etoit encore au berceau , lorsque M.
Piron y travailla. J'espere done qu'on nc
jugera pas a la rigueur ces legeres produc-
tions d'une imagination riantc &; badine,
dont, malgre tous leurs defauts , le Lecteur
pent s'a ni user.
— — — — — — — _ — , -, ,. m
(i) Voyez dans la Comedie d'lsabeUe ^Gertrude, la scene,
oil la jeune fille , venant respirer le frais de la nuit, & ap-
percevant de la lumiere dans le Pavi'lon de sa mere, qu'elle
croyok cou:We , s'approche, ecoute , & entend distin&ement
sa mere souplrer & parlant a M. Dupre da bonheur qu'elle
cprouve avec lui. Toye* scenes VllL IX. X.
* iv
viij DISCOURS
Les Contcs nc sont pas la partie la moins
interessante de cc Receuil. M. Piron a ex-
celle dans ce genre , ou il est le seul qui
approche de Lafontaine , sans etre son
imitateur. Sa maniere de raconter est a lui :
il n'a pas les hcureuscs negligences de fon
inimitable Predecesseur j mais il en a toutes
les graces , &: toute la naivete. Les Fables
de Lafontaine rcndent insipidcs prcsque
toutes celles dcs Fabulistes qui out ose mar-
cher apres lui 5 ses Contes n'otent rien aux
charmes qu'on trouve a la lecture des Contes
de Piron. II n'en a compofe qu'un ties-
petit nombre. Prcsque tous ceux qu'on lui
a attribues dans differcntes editions furti-
ves , soit qu'ils blessent , ou non, la de-
cence $c les mceurs, ne font point de lui.
J'cn fais ici la declaration formelle, pour
que le Public n'y (bit point trompe ; & e'est
d'apres i'Auteur lui-meme, que je la fais.
Sa bonne foi , fa sincerite ne peuvent etre
suspectes. 11 a eu foin de mcttre a cote
dcs Contes imprimes furtivement sous son
nom & qui lui sont etrans;ers , cette
lpostillc de sa main : Ce Conte nest pas d\:
v..'. Ce qn'il y a de singulicr , e'est que
des deux seuls Contes qui! ait avoues etre
de lui , ou il regne tin pen trop de liberte,
PR&LIMINAIRE. ix
on nc lui en a derobe qu'un , qui fe
trouve imprime ; mais avec des alterations
sensibles &c grossieres. Telle eft la deftinee
d'un Auteur,qui, comme le dit Piron, dans
sa Preface ( i ) de la Metromanie , a donne
prife sur lui , par une heure ou deux defeu
mal employe , dans fa premiere jeunefle.
Quarante annees d'une conduite irreprocha-
blc, passees a ne composer que des ecrits
sages & decens ,ne le mettent point a cou*
vert des reproches durables , ni fouvent
meme de la punition que meritent 8c qu en-
trainent une foule d'ecrits impies ou fcan-
daleux qu'on lui attribue temerairement ,
&c qu'on imprime effrontement sous son
nom. II suffit qu'il ait ete coupable une
scule fois en sa vie , pour qu'on le croyc
toujours coupable. Voila , en deux mots,
Thistoire de M. Piron. Ce n'est point son
apologie que je fais : mais je me dois a la
verite ; & je la presente ici pour faire taire
la calomnie.
Ce que je viens de dire des Contes de
M. Piron, doit s'appliquer aussi a ses Epi-
(i ) Voyez Treface de la Metromanie, pag. 141 §c
suivantes.
x D I S C 0 U R S
grammes. Je les ai toutes rassemblees avec
soin : j'aurois voulu pouvoir supprimer
entierement celles qui sont dirigees contre
quelques Autcurs cstimes ; mais outre
qu'elles font trop connucs &:, que lonra'au-
roit reprcche mon infidelite , une ration
plus forte m'a determine a les inserer tou-
tes dans cette edition. Je n'ai pas voulu
enhardir la haine , la vengeance ou l'au-
dace de quelques Ecrivains obscurs , lesqucls
se seroient joues de la credulite du Public,
en lan<^ant, leurs traits , a l'abri du nom dc
Firon. 11 ne faut , pour s'en convaincre ,
cu'ouvnr le pretendu Recueil des Potf.es _, ou
(zLuvrcs diverges de M. Pi ron, imprime a
Lausane, en i7"73. Onletrouveraremplid'une
quantire de mauvaifes cv, inichantes Epi-
gramtnes, contre les Autcurs distinguesdont
Pi kon pretendoit avoir a sc plaindre , &c ce-
pendant eilcs ne sont point de lui : mais il
iuffit qu'il en ait fait , pour qu'on lui at-
tribue ceiles qu'il n'apas faites Je voudrois,
pour fa propre gioirc , qu'il n'ciit jamais
fait usage decette arme legere qu'il manioit
si bien \ aussi tie chcrchcrai je pas a \e justi-
fiersur ce point : je diraisimplementqu'iln'a
point vomi d'injuresgrossieres , ni en vers ni
en profe 5 que la calomnie n a point empoi-
PRELIM I N A I R E. xj
sonne ses traits ; que le ficl n'a point coule
de fa plume a la plus legcre often fe ; qu'il
n'a interesse dans sa querelle ni les Grands ,
ni les Petits j mais qu'il s'eft egaye fur ses
rivaux , & que fa malice etoit dans son
esprit &: non dans son coeur. Ce que je ne
peux ni ne dois passer ici sous silence , est
l'atroce calomnie consignee dans la Lettre
d'un pretendu Theologien ( i ) a FAuteur du
Dictlonnaire des trois Sleeks , oil Ton attribue
a M. Piron , l'Epigramme la plus horrible
&: la plus impie. Non-seulement cette Epi-
gramme n est pas de lui j mais je soutiens ,
que dans le peu de pieces qui lui font echap-
pees , aucune ne refpire l'impiete. Je fuis en
etat de le prouver, par Pexamen scrupuleux
que j'ai fait de tous les ouvrages qu'il m'a lais-
( i ) Voyez pag. iz. Cctte Brochure , sans style & fans es-
prit , est une ceuvre detenebres 3 une rapsodie ami- morale ,
line diatribe qui n'a d'autre merite que d'etre anti-Chre'tiennc.
Tout y respire le sectaire impie. Elle est remplie de blas-
phemes contre Dieu & contre la Religion & d'mjures con-
tre le Parlement , qui y est traite de fanatique. On y
vomit des horreurs contre deux Magistrate recommandables
& refpc&ables a plus d'un titre j & contre M. l'Eveque
d' Amiens , mort l'anneederniere [1774] en odeur de saintete.
On peut dire a 1'Auteur de ce mauyais ecrit, quel qu'il foit;
Novimus & qui te 3 &c.
xij DISCOURS
ses , &: qui comprennent generalement tout
ce qu'il a compose pendant le cours de sa
vie. Jamais l'Anonyme qui le calomnie si
gratuitcment & si indignement, n'auroit
hasarde de le faire du vivant de Piron.
Le Poete n'auroit pas repousse cette injure
avec fes armes ordinaires , il auroit invoque
la severite des Loix contre le Calomnia-
teur. Quoi ! c'cst dans un siecle aum* eclaire ,
dit-on , que le notre , que des Auteurs im-
pies usurpent les noms les plus respectables ,
leur imputent leurs lbttises &: leurs blas-
phemes , Sc jouissent de Timpunite , a la fa-
veur du voile dont ils fe couvrent : Eft-ce
done la le fruit de nos lumiercs ? Quoi
qu'il en foit , je le repete , j'ai publie tou-
tes les Epigrammes de M. Firon , pour op-
pofcr un frein a ceux qui oferoicnt en pu-
blier d'autres sous son nom, & flctrir ainsi
sa memoire. Je declare , en merne- temps,
que je mis loin d'adopter ce genre de Satire,
innocent on non , serieux on badin ; &
que je refpectc autant lesperfonncs, que les
talens qui y sont attaques. Hcurcufement
leur rcnommec n'en eft ni moins etendue ,
mI moins cclcbrc.
Quant aux Poefies fugitives de M. Piron ,
PRiLIMINAIRE. xiij
quoiqu'elles soicnt en grand nombre, il y
en a tres-peu de connucs. La legeretc , Fai-
sance , Fharmonie , les graces , les caracteri-
sent presque toutes. II semble merae qn'il
ait emprunte , tantot le pinceau de XAibane,
tan tot celui du Correge , &l toutes refpirent
cette gaite qui ne Fabandonnoit jamais. II
est agrcable dans ses Epitres , fublime dans
fes Odes , plein de force & de choses dans
ses Poemes divers. II a parcouru , tous les
genres \ &C jusques dans ses Chansons ,
tout est marque au coin du genie. La
traduction des sept Pseaumes de la Penitence ,
par laquelle je termine les Poesies , ne se
ressent point de 1 age avance dans lequel
il Fa compofce. Elle est encore animee
par ce feu poetique quil a conserve , pour
ainsi dire , jusqu'au dernier moment de
sa vie. Mais ce qui lui fera le plus d'hon-
ncur, aupres des honnetcs gens, est Fex-
pression du repentir sincere quil y temoi-
gne du scandale quil a donne dans sa jeu-
nesse.
J'ai ajoute a cette collection quelques
productions , en prose , de M. Piron , dont
plusieurs sont deja connues, &: ont etebien
revues du Public. En un mot, je nai lien
xv D1SCOURS
neglige pour rendrc , comme je Tanncnce,
cette edition complette. Si quclqu'un , par
cupiditi, ou par un motif plus bas encore ,
par mcchancete , respectoit assez peu le
Public 8c la verite , pour ajouter d'autres
pieces a celles que renferrae cette Edition ;
j'affirme qu'ellcs ne sont point de Piron.
Je supplie le Lecteur de m'en croire fur ma
parole. Je nai aucun interet , quel qtfil
foit , a dcguiser la verite. L'Auteur a ete
aiTez maiheureux & aiTez puni dc fon vivant
fans encore chercher a rendre sa memoirc
odieuse , en pcrpetuant le scandale apres
sa mort.
J'ai ecrit la vie dc cet homme celebre.
J'aurois pu m'y borner a remuneration dc
ses ouvrages, comme on le doit en trai-
tant la vie d'unhomme de lettres ordinaire,
&c de la plupart des gens a talens j mais la vie
d'un homme de genie , d'un homme rare
en tout genre , exigc dc plus longs details,
Rien n'est plus satisfaisant que de voir rex-
position des caufes &c des circonstanccs , qui
ont produit les premieres etincclles du ge-
nie, dans les modeles que nous nous pro-
posons d'i miter. Rien nc provoque aurant
notre ardcur 3 que le portrait au vrai de ces
PRELIMINAIRE. xr
homines que le Public a couverts de lau-
riers : nous ne pouvons admirer leurs chef
d'oeuvres, sans nous interesser a leurs per-
sonnes. On defire des vertus a tons ceux
dont on estime les talens. On voudroit que
1'homme moral rut grand dans lc grand
homme j &: il faut convenir , malgre le
n ombre des exceptions , que si la noble
simplicite fait la grandeur de riiomme mo-
ral / elle fe trouve ordinairement reunie a
l'elevation du genie. Je me suis done per-
miSjdans la vie de feu M. Piron , tous les
details qui pouvoient donner une idee juste
de sa candeur, de sa frailchife, de fon
desintereffement tedd'excellcnce de fon ca-
ractere , que fes rivaux arFectoient de me-
connoitre , lors memc qu'ils avouoient ses
talens. Voila mon excuie ou mes raifons
snr l'etendue que j'ai donnee au recit de la
vij du puis celcbre Poete dc nos jours.
VIE
V I E
D' ALEXIS PI3RON,
V I E
D' A LEXIS PI RON.
x\lexis Piron , ne le 9 Juillct 1689, a
Dijon, etoit fils d'Aime Piron , Apothicaire,
&: d'Anne Dubois , sa seconde femme. Unc
probite inalterable , &: reconnue dans toute la
Province , leur tenoit lieu de fortune. Des raoeurs
antiques & pures entretenoient la paix &
l'union qui regnoient au sein de cettc honnetc
famiile, ou les Muses n'etoient point etran-
geres. Le pere d'Alexis les cultivoit; ellcs ai-
moient a parler quelquefois avec lui le lahgagc
de l'ancienne Rome , &" fe pretoient mcmc fbu~
vent au patois du pays , qu'elles embellissoier t
de leurs charmes. Estime , cheri , considere de
fes concitoyens , il parvint a l'Echevinage de
Dijon. Quelques affaires qu il cut a trailer pour
les interets de la ville , le fircnt connoitre , &
lui donncrent acccs aupres de M. le Prince de
Conde , dont il gagna la bienveiflance &: la
protection par sa naivete , la franchise & i'en-
aij
4 VIE D'ALEXIS PIRON.
joucment singulier de foil caractere. II cut ega-
lement le bonhenr de p aire aux deux augustes
successeurs de M. le Prince, qui Padmettoient
familierement a leur cour ; car c'etoit encore le
temps oil les Grands prenoient plaisir a rccher-
cher la fociete des Cens de lettres , parce qu'a-
lors le scavoir etant joint aux moeurs , l'estime
accompagnoit toujours l'accueil honorable &
les suffrages flatteurs qu'ils obtenoient, sans les
briguer.
Dans ce temps- la meme, un Pocte celebre,
Fornement du Parnasse Latin , Santeul 3 avoit
accompagne M. le Prince aux Etats de Bour-
gogne. Aime Piron ne fut pas plutot informe
de l'arrivee de Santeul , qui! cournt fur le
champ lui rendre hommage. Mais ce Pocte ,
qui portoit a l'exces Tivresse orgueilleuse de son
art , le recut avec tant de hauteur , qu'il revolta
le Pocte Bourguignon. Bientot les humbles cgards
se changcrent en railleries pleines de fel ; aux
complimens succeda 1'ironie •■, les propos de-
vinrcnt enfin si vifs &c si plaisans de part Sc
d'autre , qu'il fe passa, en presence du Prince,
VIE D' ALEXIS PIRON. j
une scene des plus comiques , dont le Poere
Latin fut plus pique qu'humilie. lis fe brouil-
lerent done a leur premiere entrevua j mais
cette brouillerie ne dura quun moment. Un
ami commun , le bon vin du pays , les recon-
cilia le jour meme. Devoit-on s'attendre au fort
funeste que cet ami preparoit a Santeul ? Tout
le monde sait qu'une colique de miserere J Ten-
leva , pour ainsi dire , au milieu d'un repas.
L'Apothicaire Poete fut en vainappele ausecours ?
les ressources de fonart devinrent inutiles jle mal-
heureux Santeul etoit frappe du coup mortel.
Cet evenement repandit un deuil general
fur le Parnasse. Aime Pi RON y fit entendre
fes regrets a fa maniere, e'eft-a-dire, en vers
Bourguignons. Nous avons de lui , dans ce dia-
lette , une infinite de petits Poemes 3 dc Chan-
sons , de Harangues Sc de Pieces fugitives char-
mantes , dont la plupart ont ete imprimees. II
celebroit tantot les evenemens interessans pour
■ — ■ — <
x On remplit son verre d'une force dofc de Tabac d'Es-
pagne3 & on le lui fit avalcr,
a iij
6 VIE D'JLEXIS PIRON.
la Nation , tels que la Naissance du Due de Bour-
gogne l _, les Victoires du Grand Condi 2 , Ic Re-
tour de la fame du Roi 3 3 &r tantot les evene-
mens particuliers a fa Province. Plusieurs autres
pieces , en vers Francois , pourroient encore lui
faire honnenr. Mais les Noels qu'il composoit,
en patois Bonrguignon , etoient l'objet de son
occupation favorite. II en publia , tons les Avents ,
pendant trente ans de suite. Ces Cantiques res-
pirent l'onction la plus tendre. II y faisoit quel-
qucFois allusion aux evenemens du jour; commc
dans celui ou il parie de la guerre de la suc-
cession d'Espagne , & dans celui ou il forme
les vceux les plus touchans pour la prosperite
de Louis XV , qui ne faisoit que de naitre.
Bernard de la Monnoye , avec lequel Aime Pi RON
fut lie de l'amitic !a plus etroite , pendant l'es-
pacc de 80 ans 4, ie piaisantoit sou vent, &c
1 L'Ebaudisseman Dijonnoi su lai naissance du Due dc
Brcgogne.
x Guillaume Encharbotai.
3 Joycusetai su lc rcror dc lai sanrai du Roi.
4 Aime Piron, etoit ne le premier Oclobrc 1 640 , Sc
FIE Dy ALEXIS PIRON. 7
lui reprochoit de ne pas tirer tout le parti qu'on
pouvoit de la naivete , de la finesse &: de
l'energie du patois Bourguignon ; ce savant lit-
terateur le possedoit eminemment. Aussi Piron ,
dont l'amour - propre etoit de la meilleure com-
position du monde , passoit - il condamnation :
il s'excusoit neanmoins sur l'importunite du Li-
braire, & fur Pimpatience des bonnes gens,
qui ne croyoient jamais avoir assez-tot fes Noels,
pour les vendre ou les chanter j mais Ton ami
ne goutant point cettc excuse , Aime Piron
le pressa si vivemcnt po Valmor de. Dieu & de
fran BarS^ai , d'en composer d'autres , que la
Monnoye fe rendit a ses instances. De-la na-
quirent les famenx Noels Bourguignons de cet
illustre Academicien , lesquels accompagnes de
fon ingenieux 6v doCle commentaire passeront
a la posterite.
D'apres ce que je viens de rapporter de
mouiut lc 5 Decembre 17x7, age de 87 ans, z mois, 8
jours : EtM.de la Monnoye etoit ne le 15 Juin 1641 y 5c
inourut le 15 Octohre 1718, age de 87 ans 4 mois,
a iv
S VIE D3 ALEXIS PIRON.
Tesprit & du cara&ere d'AimePiRON, on peut
dire que les Muses assisterent a la naissance
&' Alexis , son fils , fk que la Gaite le recut en
venant au monde, pour ne le quitter jamais.
Son education fi.it , comme on la donnoit dans
ce temps-la , savante , utile &: severe. Malgre
la vivacite de fon age , Alexis en profita &:
fit d'excellentes etudes. On voit , par ce qu'il dit
lui - meme dans sa preface de la Metromanie ,
avec quelle avidite il ecoutoit ses Maitres , &:
de quel enthoufiasme il etoit saisi a la lecture
des bons ouvrages & a la vue des beautes que
presentent les grands modeles de l'antiquite
Greeque & Latine. Mais comme il falloit son-
ger a prendre un etat utile &" conforme a la
mediocrite de sa fortune, scs parens s'efForce-
rent par toutes fortes de voies , meme par des
chatimens , d'etoufFer en lui cet amour poeti-
que qui oeceloit deja le feu de fan genie.
Si le jeunc Piron parut sc rendre aux ins-
tances de sa famille , ce ne fut pas sans se faire
une extreme violence. 11 trouvoit des incon-
veniens a tons les partis qu'on lui proposoit.
L'ctat Ecclcsiastique etoit eelui que scs Parents
VIE Ds ALEXIS PIRON. 9
auroient desire qu'il choisit , comme le plus
avantageux. II ne voulut point l'embrasser, parce
que, disoit-il , l'homme le plus pur ne Test jamais
aflez pour remplir dignement cet etat. Qu'on ne
s'imagine pas que nous lui pretions ce langage 5
nous avons trouve , plus d'une fois , cette facon
de penser consignee dans ses ecrits. Au defaut
de l'etat Ecclesiastique , Part de la Medecine
lui ofFroit encore , en perspective , 11 n chemin , a
la verite , difficile & laboricux , mais un but
utile. II n'y vit que des obstacles insurmonta-
bles. Reflechissant sur le prix de la vie des hom-
ines, il s'etonnoit qu'on Tabandonnat si facile-
ment aux incertitudes 6V aux conjectures hasar-
deufes d'un Art , auquel les maux , comme des
Protees , echappent malgre l'attention la plus
scrupuleuse <k l'expcricnce la plus confommce.
II ne lui restoit done que la profession d'Avo-
cat : il crut que e'etoit celle qui lui convenoit
le mienx. Cc n'est pas qu'il n'y vit aussi des
ecueils : il savoit que le defenseur des biens ,
de llionncur , de la vie meme des citoyens ,
avoit besoin d'etre done de grands talens &" de
grandes vertus : mais il pensoit qua un juge-
io VIE D3 ALEXIS PIRON.
ment sain , un esprit a&if & penetrant , unc
ame elevee &: sensible , une droiture de cceur
& un desinteressement a toute epreuve, joi-
gnant une etude approfondie &: raisonnee des
loix,on pouvoit risquer de s'engager dans leur
labyrinthe , en sortir triomphant , & meriter un
nom p.irmi les plus celebrcs Orateurs du Bar-
rsau. Ainsi , determine a suivre letnde de la
Jurisprudence j il partit pour Besancon ou il
prit ses degres.
De retour a Dijon , il se fit recevoir Avocat ,
bien resolu pourtant , a la premiere bonne cause
quil perdroit, de renoncer a la profession. Mais
au moment meme ou il se preparoit a. son de-
but, un derangement subit &: imprevu arrive
dans la fortune deja fort mediocre de sa fa-
mille, leloigna , pour jamais, d'nn etat qui sup-
pose au moins l'honnete necessaire. Ce revcrs
qui influa sur tout le reste de sa vie , le toil-
cha moins que le plaisir de pouvoir se consa-
crcr tout entier au service des Muses : leurs char-
mes trompcurs , dc son propre aveu , l'avoient
seduit au point, qu'il ne voyoit pas de gloire
FIE D' ALEXIS PIRON. n
plus brillante & de bien pins desirable j que
d'etre couronne de letirs mains.
Ainsi Piron , sans experience , s'abandonna
a la douce illusion qu'il s'etoit faite, Son carac-
tcrc franc & honnete 3 sa conversation pleine
de sel &: d'ingenuite , sa gaite naturelle &: fou-
tenue, ses saillies tonjonrs neuves &c intarrissa-
bles , que le bon vin du pays rendoit quelque-
fois plus piquantes & plus vives , le firent re-
chercher , surtout par ces societes formees fous
les seuls auspices du plaisir &c de la liberte. II
y fut introduit par un de ses camarades de Col-
lege , M. Jchannin , depuis Conseiller au Parle -
ment de Dijon. Celt-la qu'il oublioit, en ap-
parence, ses malhcurs domestiques ; car malgre
son humeur enjouee , il ne se livroit pas au
plaisir autant qu'on l'auroit desire. Aussi se dc-
roboic-ilsouvent a l'empressement qu'on lui temoi-
gnoit de I'avoir. S'il aimoit la dissipation , ii ai~
moit encore davantage l'etude &: la retraite.
Il etoit alors dans l'age ou 1'amour triomphe
aisement d'un cceur, 6V le sien tendre &: sensi-
ii VIE W A LEX IS PIROIV.
ble s etoit deja rendu aux charmes d'unc de se$
parentes, dont il n'eprouva que des rigueurs.
Cette paffion malheureuse, qui fit le tourment
de ses plus beaux jours, fortifioit encore son gout
pour la solitude.
Le jeune Jehannin qui joignoit a l'esprit le
plus nature! &: le plus aimable , beaucoup de
talens pour la poesie , ctoit au contraire entie-
rement livre a la societe •, une indolence vo-
luptueuse formoit le fond de son cara&ere ,
qu'il ne surmonta jamais. 11 souffroit impatiem-
ment la conduite sauvage dc son camarade ,
qu'il avoit souvent surpris egare dans les bois,
&: fuyant tout commerce avec lcs humains.
Comme ils'avisoit un jour de lui en faire des re-
proches-, Piron, a fon tour ., voulut lui faire
honte de sa paresse , &: prcnant un ton grave
&c serieux , il lui demontra avec beaucoup de
vivacite , &" encore plus dc fermete , combien
ce vice etoit dangereux, par la lcthargie dans
laquelle il rctient les facultcs de Tame, par le
dcsordre qu'il portc dans la fortune la mieux
etablie , par le dcgout qu'il repand sur les dc-
VIE & ALEXIS PIRON. 15
voirs les plus indispensables * en un mot , par
tons les inconvenients qui en resultent pour nous-
memes & pour les autres.
Jehannin crut devoir repondre a la
morale de Piron, par une Ode, dans laquelle
il chantoit les douceurs de la Paresse , & les
plailirs de T Amour. Piron recoit cette Ode :
mais quelle est sa surprise , de la trouver remplie
damages indecentes & lascives, de maximes
dangereiises&r libertines, de vers heureux & pleins
d'harmonie j enfin l'Ode lui tombe des mains a la
derniere strophe, terminee par la pensee la plus
licencieufe &: le mot le plus obscene. Sortant
tout-a-coup de son etonnement ,, par un grand
eclat de rire, pique d'une folic emulation <k croyant
que son ami lui faisoitun defi, il lui repond fur
le champ, lui rend Ode pour Ode, &: trouve
plaisant de commencer sa piece par le meme
mot qui terminoit celle qu'il venoit de lire. Son
imagination le servit trop bien ; il mit en tres-
peu de temps la derniere main a. l'ouvrage ,
1'cnvoya a Jehannin, &c lui ecrivit que c'etoit
moins pour le braver & lui montrer un mat-
i4 VIE D' ALEXIS PIRON.
tre , qu'il avoit compose cette piece , que pour
lui prouver combien il etoit facile de reussir
dans ce genre , &: pour le detourner , lui &:
toute Muse libertine , de la criminclle deman-
geaison de s'y livrer : il le prioit surtout avec
instance de jeter l'Ode au feu , des qu'il l'au-
roit luc , 6V de ne la communiquer a personne.
Le premier soin de Jehannin fut de violer le
secret 11 la donna a quelques jeunes Confeil-
lers de ses amis , qui ne fc fi rent point un scru-
pulede la lire , a huis clos , &r meme en presence
de 1'illustre President Z?ow/zier.LeProcureur Gene-
ral en fut informe, &:crut devoir mander Piron,
qui , saisi d'efFroi & se doutant qu'ii etoit trahi,
courut chez Jehannin pour l'accabier de repro-
ches. Celui-ci egalement alarme , vole chez le
President Bouhier , pour implorer, dans cette
delicate &" facheusc circonstance , sa protection
en faveur de Piron , laquelle lui devenoit d'au-
tant plus necessaire , qu'alors le Ministere public
sevissoit avec la plus grande rigueur contrctout
auteur qui instiltoit , dans ses ecrits, a la Reli-
gion &c aux bonnes ma'nrs. « Rassurez Piron
( dit le President Bouhier ) » ^u'il fe rende sans
VIE D> ALEXIS PIRON. iy
r> rarder aux ordres de M. le Procureur -Gene-
» ral ; qu il desavoue son ouvrage ; &: pour peu
» que M. le Procureur - General insiste a ce que
» Piron lui declare qui en est l'auteur , qu'U
» me nomme hardiment ; la chose en demeurera-
» la , &: je saurai rendre a Piron , en temps
« &c lieu , scs droits de propriete ».
Arme de cette bonne reponse , Piron fe
presenta devant M. le Procureur -General, non
sans rougir, lorsqu'interroge quel etoit l'auteur
des vers , il nomma le President Bouhier. A ce
nom respectable, M. le Procureur - General fe
mit a sonrire , & apres avoir fait une severe
reprimande a Piron , le congedia , en lui disant,
qu'il n'eviteroit pas la punition que meritoit une
pareille produ&ion , si jamais il se rendoit cou-
pable de sa publicite. 11 finit par l'exhorter a
mieux employer desormais ses talens.
Telle fut , dans la plus exa&e verite , l'o-
rigine de ce fameux chef-d'oeuvre de genie &
de licence , devenu malheureusement trop ceie-
16 VIE D' ALEXIS PIRON.
bre &: trop repandu. L'auteur , par soixante ans
&: plus dc repentir &: de regrets , s'etoit flattc
d'en avoir efface jusqu'au moindre souvenir :
mais ses ennemis nJen ont que trop abuse pour
rendre ses mceurs suspe&es; quoique cette Ode
ne fut ni le fruit d'une honteuse orgie , ni la
suite d'un libertinage reflechi ., & encore moins
le sujet d'un prix propose par un grand Prince,
comme on a ose le debiter. L'Auteur en avoit
conserve la datte ; je Pai trouvee ecrite de sa
main ; elle est de Tannee 1710& detruit tous ces
faux bruits 5 Piron n'avoit alors que vingt ans.
Neanmoins nous ne cherchons point ici a le
justifier d'une faute que l'envie lui a trop souvent
reprochee. Nous voulons seulement arrcter lc
progres de la calomnie 3 afin que , si elle ne fa
pas epargne pendant sa vie , elle respe&e du
moins sa memoire.
La reprimande severe de M. le Procureur-
General eut son effet; Piron s'efforca de se
concilier l'estime des honnctes gens , en faisant
oublier , par sa conduite , la coupable erreur
d'un
VIE D> ALEXIS Pi RON. if
dun moment, a laquelleson cceur n'avoit point1'
eu de part. On l'aimoit, 8c c'etoit avec peine*
qu'on le voyoit dans l'ina&ion 8>c sous le poids*
de 1'infortunc. La nature l'avoit affiige d'ime vu#
tres-foible & tres-basse : sans ce defaut , i! ain
roit pu tirer un grand avantage dun petit ta-
lent qu'il possedoit superieurement. Son ccriture
etoit presque aufli belle que le burin j mais il
se fatiguoit bcaucoup le corps &: les yeux en
ecrivant : il fallut neanmoins faire usage de cette
miserable ressource. Le hasard avoit conduit a
Dijon un Financier fort riche : tout le monde
s'empressa de lui parler en faveur de Pirom.
Le Financier le prit en qualite de second Se-
cretaire , & Piron lui fit le sacrifice de ses 4
talents & de sa liberie , pour 200 livres par an.
II subit , sans murmurcr , sa triste destinee ; 6t sui-
vlt le Financier dans une tournce , espcrant que,
lorsque il seroit mieux connu , il en obtiendroit
un meilleur traitement. Cette efpe ranee lui pa-
roissoit d'autant mieux fondee > que ce Financier ,
du cote de la naissance &: de l'education ,
n'avoit rien de commun avec les Financiers dc
ce temps -la. Au desir d'amasser des richesses,
b
18 FIE D' ALEXIS PIRON.
il joignoit le gout des Lettres , &: avoit de
plus des pretentions an bel esprit : on l'a vu
meme qnelquefois suspendre ses calculs lucratifs ,
pour descendre un moment sur l'arene, entrcr
en lice & dispurer le prix : en un mot , il etoit
Metromane. PiRON quil occupoit le plus sou-
vent a copier ses vers , n'etoit ni assez bas flat-
teur^ pour les trouver bons, ni meme allez po-
litique, pour se taire. Quelques procedes peu con-
venables lui firent voir qu'on etoit blesse de sa
franchise , &: quil etoit temps de se retirer. Il
le fit sans regret , &c rentra dans le sein de sa
famille , avec un commencement d'experiente
bicn propre a lui (aire comprendre , pourquoi
les demi-talens, & meme l'ignorance , trouvent
des prote&eurs en foulc , tandis que le vrai
merire , le savoir modeste , &: les talens reels
en manquent presque toujours. 11 en vit clai-
rement la raison ; e'est qu'on ne protege pas
cc qu'on n'a point, ce qu'on ne peut avoir,
e\r ce qu'on ne connoit pas : ajoutons encore
que l'ignorance 6V la mediocrite , plus accoutu-
mees aux bassesscs , par consequent plus sou-
ples cV moins dedicates sur les moyens de par-
VIE D* ALEXIS PIRON. 19
venir , aflrontent aisement les obstacles &" ne
font humiliees de rien ; au lieu qu'une noble
fierte , naturelle a toute ame elevce , empeche
l'hommc honnete d'avilir son talent , en I'offranc
a 1 idole devant iaquelle il seroit contraint dc
se courber , &: par consequent ecarte loin de
lui les prote&eurs dont il auroit a rougir.
Piron revint doac a Dijon, ou , malgre
Textreme rigueur de son sort , il rapporta sa
gaite toute entiere , &: continua , comme aupa-
ravant j d'y mener tantot une vie studieuse &
solitaire , 6V tantot agreable &c dissipee. Quel-
que - temps apres son retour , en 1 7 1 5 , les Che-
valiers de PArquebuse de Dijon , rendirent le
prix d'usage, <k y inviterent les Compagnies
de l'Arquebuse des villes voisines. Dans cette
fete j la vi&oire favorisa les Chevaliers Beaunois.
La muse de Piron s'egaya sur les Vainqueurs,
&: celebra leurs exploits dans une Ode Burlesque
£j Satirique. Quoiqu'il cut pns la precaution
de garder l'anonyme, personne ne sJy trompaj
il paflTa constamment pour en etre l'auceur , &:
la guerre s'alluma.
bij
2o VIE & ALEXIS PIRON.
Les Host.ilites commencement par un deluge
de couplets dont on accabla PirOn : mais mal-
heureusement les Muses de Beaune , malgre
leur organe * bruyant, n'etoient pas de la force
de la Muse Dijon oise , dont les traits plaisans
& malinSj rangeoient toujours les rieurs de son
cote. Jamais la scene n etoit vuide j Piron Toe-
cupoit , sans cesse , aux depens de scs ennemis.
U ajloit dans la Campagne des environs de la
vjlle, coupant, abbatant , arrachant tous les char-
dons qui s'ofFroient a sa vue. » Eh ! parbleu
repondoit-il aux passans qui l'interrogeoient ,
etonnes de la fureur avec laquelle il moissonnoit
ces chardons , » je suis en guerre avec les
» Beaunois , je leur coupe les vivres ». On au-
roit pu de part & d'autre , en demeurer la.
D'ailleurs, cette piece satirique etoit a tous
egards , peu digne de son auteur , &: Piron avoit
I On die , en Boulogne , les Asnes de Beaune , parce
«ue ccs animaux font tres-beaux & forts communs a Beau,
nc. lis y font de la plus grande utilite , pour le service des
vignes du canton. C'cst-la ce qui a donne lieu au sobri-
quet, qui n'est qu'une plaisanterie , puisqu'on trouve dans
•«ttc jolie ville , autant d'esprit qu'ailleurs.
FIE D' ALEXIS Pi RON. ai
cu le plus grand tort de livrer indistin&ement att
ridicule tous les habitans d'une ville qui a fourni
plusieurs homines celcbres.
Quoi qu'il en soit , le ressenti'ment de 1'injure
durajusqu'en 17 17, que les Beaunois rendircnt
aleurtour, leprixde l'Arquebuse. Piron voulut
y aller. On l'avertit en vain du danger qu'il cou-
roit : rien ne l'intimida , ni ne put le detour-
ner de son dessein. Le jour arrive, rl partit a
pied de Dijon , pour se rendre a Bcaune , Sc
apres s'ctre recommande a la Dame de ses pen-
sees , il s'abandonna a son deftin. Son ami
Jchannin PaccOmpagna jusqu'a une demi-lieue
de la ville, & Piron continua sa route, seul,
jusqu'a Vougeot , ou ii s'arreta pour en gouter
le bon vin. La, de nouveaux compagnons de
voyage se joignirent a lui ; on se remit en che-
min &c Ton marcha le reste de la nuit, Jamais
nuit ne fut plus orageuse &: plus noire. Piron
en tira un mauvais augure , &: n'en fut pas' moins
de bonne bumeur.
Il etoit cinq heures du matin, lorsque f&
biij
±1 FIE D' ALEXIS PIRON.
joyeuse caravanne arriva aux portes de Beaune.
Deja les rues de la ville etoient remplies dJtm
peuple nombreux , que les preparatifs de la
fete avoient eveille bien avant l'aube du jour.
Des que Piron se vit sur les terres ennemies ,
il ne fut pas le maitre d'une certaine emotion
qui le saisit ; mais il reprit bientot courage a
la vue de la maison ou il etoit attcndu , &
ou il s'etoit menage des intelligences secrettes ,
en cas de surprise. 11 s'y delassa jusqu'a cinq
heures du soir , qu'un bruit d'instrumens guer-
riers , qui annoncoit l'ouverture du prix, le fit
sortir de table, ou il etoit encore avec ses
amis. 11 descendit dans la rue pour etre plus
a portee de voir dcfiler les Chevaliers. Ceux de
l'Arquebuse de Dijon ouvroient la marche. A
peine eurent ils appercn Pi RON, qu'ils s'arreterent,
&: l'ayant entoure , le presserent de vcnir se
ranger fous leur drapeau. Les propos qu'ils avoient
entendus , les efirayoient pour lui. On lui dit que
ion arrivee avoit rait du bruit dans la ville \
que fon nomvoloit de bouche en bouche , &: que
deja une juie perflde eclatant de toutes parts ,
donnoit le signal de la vengeance. Piron
FIE D1 ALEXIS PIRON. 2}
rt'ecouta rien : il ne fut sensible qu'aux instances
de ses compatriotes , & a Famine qu'ils lui temoi-
gnoient dans cette circonstance critique. 11 les
en remercia , en leur disant ,
Allez, je ne crains point leur impuissant courroux ,
Er quand jc ferois fed, je les Batcrois tous.
Les Chevaliers Dijonnois voyantl'impossibilite
de le determiner a les suivre , reprirent leurs
rangs , &: le quitterent a regret. Toutes les
Compagnies passerent ainsi en revue devant
lui. Les Beaunois fermoienc la marche. Commc
ils l'avoient reconnu de loin , des qu'ils furent
pres de lui, ils firent briller a fes yeux quarantc
cpees nues; mais chaque Cavalier , en lui prefen-
tant la pointe baiffee , l'honora d'un falut ,
auquel il repondit par une profonde inclination ,
deux doigts appuyes sur ses levres , en leur faisant
entendre par ce signe, qu'il seroit desormais plus
circonspeel:.
Ces Cavaliers ctoient fuivis d'une troupe de
jeunes fantassins, le fufil sur l'epaule , marchant
sur une colonne de cinq hommes cle front.
Un tics-large ruifleau couloit dans la Ville. Le
b iv
i4 FIE p'JLEXIS PIRON.
Fantassin qui se trouvoit snr la ligne du milieu,
craignant de se mouiller , &: ne voulant pas nean-
rnoins rompre la file 5 marchoit les jambcs ri-
diculcment ecartees fur Tun &: I'autre bord du
ruisscau. Cette attitude plaifante frappa Pi RON ,
&: pensa lux faire enfreindre le traite de paix
qu'il venoit, pour ainfi dire , dejurer dans l'instant
mcme. II se permit quelqucs saiilics , qui lui
attirercnt, de la part de cette brave Infanterie,
des regards menacans , dont il ne fit pas
semblant de s'appercevoir. La marche terminee ,
chacun se rcndit au lieu ou devoit s'adjuger
le prix ', & la journce se passa sans aucune de-
sastreuse aventurc.
Le lendcmain les plaisirs recommencerent
avec le jour. Piron tut reveille par le bruit
dcs instrumcns qui rappeloient les Chevaliers
au Drapeau , 6v a de nouvcaux divertissemens.
11 se contenta de ceux dont il avoit etc temoin
la veille , &: alia pafler la journce chez les
Pretres de l'Oratoirc qui Tavoient invite a diner,
& ou il avoit nn frere. On l'y traita splendide-
taenr, U egaya si bien la pieusc Congregation 3
VIE D' ALEXIS PIRON. if
que pour la premiere & la derniere fois , peut-
ccre j lc rcpas fut prolonge bicn au - dela dn
temps ordinaire , tant on prenoit de plaisir a
l'entendrc &: a le faire caufer. II ne fbrtit dc la
Communaute qu'a huit hcures du foir 3 pour
aller a la Comedie.
Les Beaunois n'avoient rien cpargne pour
rendre la journee plus brillante. lis avoient arrete
une troupe dc Comedicns, & fait dresser un theatre
dans une vastc grange. Piron arrive a la porte
du spe&acle , ne sachant pas quelle Piece on
alloit jouer ., s'adrcssa au plus apparent de ceux
qui faisoient foulc, &: qui, par un air plus
avantageux que les autres 6v donnant des ordres ,
paroiflbit devoir etre plus inftruit : les fureurs de
Scapin > lui dit gravement le jeunc Beaunois :
Ah ! Monsieuryv6^ondit3 Piron, enlc rcmerciant ,
je croyois que cetoient les four her les <£ Ores te ; &C
tout de suite cntra sc placer dans le parterre,
A peine fut-il dans la falle., que tous les
regards fe tournerent vers lui. Lafiemblec etoit
nombreufe : on lui lanca millc brocards , qu'il
26 VIE D' ALEXIS PIRON.
repoussa toujours avec sa supcriorite ordinaire.
Enfin la toile se leve , &: le bruit ceflfe jusqu'au
troisiemea&e : mais au moment ouScapin enfermc
Geronte dans le sac , un petit makre , qui , fans
doute , trouvoit cette scene attendrissante, apos-
tropha tout-a-coup le parterre , qui etoit fort
tranquilie , d'un paix-la _, palx Messieurs j on
nentend pas ! ( Ce n'eft pas faute d'oreilles ) cria
Pi ron ! mot cruel qui pensa faire ensanglanter
la scene &: terminer la Comedie par la catas-
trophe la plus tragique. A ce mot, il s'eleve
un murmure confus : {'indignation eclate dans
tons les yeux fixes fur Pi ron •, on est pret a
fondre sur lui : deja le petit Maitre transportc
de fureur , alioit , suivi de beaucoup d'autres ,
s'elancer du theatre au milieu du parterre , l'epee
a la main , lorfqu'un Genie bienfaisant retablit
heureufement le calmc. Le Petit-Maitre remit
son epce dans le fourreau , rcprit sa place , Scapin
san role, &: Geronte, qui, par prudence &: a
tout evenement , etoit sorci de son sac , y rentra
ai grand coiiLcntement des Speclateurs.
I A Piece finie, Pi a on jugea bien , qn'il
FIE V ALEXIS PIRON. 2,7
n'y avoit de salut pour lui que dans la fuite. II
n'attendit pas que la toile fut baissee : il s'emprefla
de sortir , esperant se fauver a la faveur de la
nnit. II sechappa done avec la vitesse d\\n homme
qui fe fent poursuivi, 11 1'etoit en efiet , car
dans 1'instant il fut atteint par une troupe de
jeuncs gens lepee a la main : a'ors il redouble
sa course &: fait bientot perdre la trace de ses
pas. Com me il n'entend plus de bruit , il croit
ses ennemis bien loin : il s'arrete nn moment
pour respirer , &: sc felicite deja d'avoir echappe
au pins grand danger, lorsque le voila de nouveau
assailli } par cette jeunesse furieuse , prete a le
percer de mille coups. Piron voit le peril
qui le menace : fort & vigoureux il sou-
tient le choc avec courage , rompt deux ou trois
epces •, mais accable par le nombre , il alloit
infailliblcment succom'oer , si lc Maire de la ville,
devant la maison duquel cctte fcene fe passoit ,
ne fut accouru a son secours, &c ne l'eut arrache
des mains de ses ennemis. II lc retira chez lui ,
ou il passa le reste de la nuit ^ & sortit de
Beaune aussi t6c qu'on e:i cut ouvert les portes.
*8 VIE B3 ALEXIS PIROfr.
Ainsi se termina cette fameuse aventure ,
dont le heros se plaisoit , encore long - temps
apres , a raconter, en riant, les details : aventure
qui auroit pu neanmoins devenir funefte , si (a
conduite &: ses mceurs eussent prete des armes
a la vengeance. On fit encore des couplets contre
lui ; mais comme il n'y a que des coups a gagner
dans ce genre d'escrime, & que Piron devenoit
de plus en plus a, charge a ses parents ; apres
avoir , en vain , employe tous les moyens de sc
passer d'enx, il refolutenfin de venir a Paris pour
y tenter fortune.
Il abandonna done , en 1719, avec le plus
grand regret, les foyers paternels , &: se rendit
a Paris ,sous les feuls auspices de la Providence ,
e'eft - a - dire , sans argent , ni credit. Avant
que de quitter Dijon, M. de Berbisey, alors
Premier President du Parlement , &: M. le Marquis
de Montmain lui donnerent des lettres de recom-
mandation pour difFerentcs personnes. Mais on
scait , par experience , combien il eft rare que
ccs sortes de recommandations produiscnt leur
effet. Les lettres de M. de Montmain etoient
FIE D' ALEXIS PIRON, 2^
adressees a ses deux beaux-freres , le Comte l
&c le Chevalier de Belle-Isle.
Piron se prescnta d'abord chez le Comte; la
reception qu'il lui fit fut courte. A peine eut-il lu
la lettre de son beau-frere , qu'il dit a Piron
d'aller trouver le Chevalier •, que , pour lui , ii
n'avoit besoin de personne. Le Comte & lc
Chevalier de Belle-Isle etoient alors occupes des
projets de fortune &: d'elevation, que leurs talens,
leur merite personnel & les circonstances reali-
serent depuis,
Le Comte & le Chevalier de Belle - Isle ,
mettoient a profit Fintervalle du repos que la paix
laissoit a la France, tk chacun de son cote Fern-
ployoit a s'instruire , soit dans l'art de la guerre ,
soit dans Tart de la politique. lis concertoient
ensemble l'objet de leurs etudes, &: dans le silence
i II est mort Due de Belle-Isle , Marechal de France 8c
Ministre de la Guerre. II avoir eu un fils digne, par ses vertus,
de la plus longue & de la plus brillanre carriere ; mais il fut
moissonnd a la fleur de son age, ayant trop peu vecu pour
lc bonheur das siens, mais sans doute asset pour sa gloirc.
3o riE D' ALEXIS PIRON.'
du cabinet, ils approfondissoient la science si
difficile de connoitre les hommes ; science qui
fait seule les habiles Ncgociateurs &: les excellent
Ministres. En unmot, tons leurs travauxtendoient
a se rendre utiles a leur Patrie , & a meriter par-
la les honneurs 8c les dignites auxquels ils aspi-
roieat.
Le Chevalier de Belle-Isle, avoit rassemble
une multitude de memoires Manuscrits, de projets,
de negotiations , de traites , &rc. Piron se pre-
sents chez lui, comrae ll commencoit a faire
transcrire cette immense collection ; mais il ne
put penetrer jusqu'a. lui. Le Chevalier , sans avoir
egard a la lertre de Ion beau-rrere, qu'on lui
remit , sans s'informer autrement de Piron 6c
sans le voir , lui fit dire que son ecriture lui
convenoit , ik qu'il lui payeroit Ton travail sur le
pied de quarante io!s la journee.
Qu'on juge de l'etonnement on plurot de
l'abattcmcnc de Tame de Piron . a cette pro-
position ! Neanmoins il l'accepta , piesse par la
ncccsshc. Un valet dechambie le menu prendie
VIE D' ALEXIS PIRON. 31
possession de son nouvel etat , le conduisic
dans une espece de galletas, a peine lambrisse,
&: l'installa vis-a-vis d'un de nos Cesars a quarre
sols par jours. Cetoit un trcs - honncte Soldat
aux Gardes - Francoises , qui ecrivoit assez passa-
blementbien ,& auquel vingt sols que luidonnoic
le Chevalier de Belle -Isle, ajoutes a sa paye
ordinaire, faisoient un bien etre qui le rendoit
heureux.
Piron pour se consoler de son sort , se
ressouvint sans doute en ce moment , qu'Apollon
ctant exile de l'OIympe , fut force , tout Dieu
qu'il etoit , de faire le metier de macon cbez
Laomedon. II s'arma done de courage , &c se
mit a. copier. On s'appercut aisement de la beaute
de lecriture , & Ton remarqua , sur-tout , 1'in-
tclligcnce &: la corre&ion du nouveau Copiste ;
ce qui mettoit une grande difference entre lui &
son Compagnon de Cabinet. Cela supposoit
encore une education soignee & quelques etudes.
Cependant on n'en fut pas plus curieux dc
s'informer quel pouvoit etre cet ecrivain. On
se contenta seulement de renvoyer le Soldat
3* FIE D> ALEXIS PI RON.
aux Gardes, & de charger Piron de toute la
besogne : on lui en donna meme pour l'oecuper
au moins pendant dix ans.
De i A six mois s'etoient ecoules , sans que
Piron eut entendu parler encore du salaire d'un
travail si rebutant & 11 triste pour nn homme
de genie , qui s'y voit condamne. Cependant ,
ses besoins augmentoient &c son credit diminuoit.
II refolut enfin de solliciter son payement, &
fit demander a cet efret, au Chevalier, qu'il
n'avoit pu voir encore , une audience qui lui
fut refusee. Dcsespere de ce refus 3 il eut recours
au Chien favori du Chevalier. 11 s'etoit attache
a. Piron , de facon qu'il ne le quittoit presque
pas de la journee. Piron imagina d'entourer
le collier du Chien d'une piece de vers., dans
l'esperance que le Chevalier jetteroit au moins
les yeux dessus , & seroit , peut - etre , curieux
d en connoitre l'Auteur. II fut encore trompe
dans son attente : huit jours se passerentj sans
que le fldele animal lui apportat la moindre
nouvelle consolante. Alors reduit aux abois.,
presse de toutes parts, son hote lui rerusant
&
VIE D> ALEXIS PIRON. 33
& l'asyle &" la subsistance , Piron chargea de
nouveau le Chien , son seul ami , d'une autre
piece de vers, ou il peignoit si vivement sa
detresse, que pour cette fois le moyen reussitj
il fut paye. Croira-t-on que ni le Chevalier,
ni son Secretaire nc soupconnerent Piron d'avoir
fait ces vers ? II paroit du moins qu'ils n'y firenc
aucune attention, puisquele Secretaire du Che-
valier , en apportant a Piron son salaire ,
garda sur ces vers le plus profond silence. Piron
ne chercha pas davantage a se faire connoitre;
& vraisemblablement il cut ete toujonrs ignore,
sans une occasion ou son secret lui cchappa tout
naturellement.
Le Secretaire du Chevalier de Belle- Isle,
se croyoit Poete; & son coup d'essai n'etok
pas moins qu'une Tragedie. Comme il etoit tres-
empresse de la lire a quelques-uns de ses amis,
il pria Piron de lui preter , pour une matinee ,
la chambre ou il travailloit , &: Tinvira meme
a la le&ure de ce chef-d'eeuvre. L'Auteur n'y
avoit appele que des gens qui ne se connois-
soient gueres mieux en Pieces de Theatre, que
c
34 VIE D> ALEX IS PIRON.
tant d'autres qui s'arrogent tous les jours le droit
de juger ,en dernier ressort, desouvrages d'esprit,
&" dont les suffrages font eclore tant de reputa-
tions ephemeres. Le seul auditeur qu'il eut a
craindte , etoit Piron , & il ne s'en doutoit
pas. Aussi se mit-il a lire avec la plus grande
confiance.
Des la premiere scene, Piron l'interrompit ,
pour lui en faire remarquer les defauts. L'Auteur ,
d'un air dedaigneux, fit iigne au critique de se
taire , <k continua sa leclure jusqu'a la fin du
premier A&e. Alors Piron, profitant du
moment d'intervalle, reprit sa critique , & apres
avoir demontre en quoi pechoit le style &r la
conduite des scenes qu'il venoit d'entendre, il
park si disertement de Tart des Vers & des
regies du Theatre , qu'il etonna toute l'assem-
blee. L'Auteur confondu, mais sentant toute la
force & la justesse de la critique, ferma son
cahier a la hate, prit conge dc son Aristarque ,
sans lui repondre , tk sortit avec ses amis qu'il
emmena. Si ce Poete eut eu malheureusement
l'orgueil ordinaire des dcmi-talents , avec quelle
hauteur n'eut-il pas traite Piron? II vint au
FIE & ALEXIS PIROK 3?
contraire lc trouver le soir meme , & lui dit :
« Je rougirai toute ma vie du mauvais role
» que j'ai joue devant un homme de merite
» tel que vous. Vous m'avez ouvert les yeux
» sur les defauts de ma Tragedie : elle est au
» feu : je vous prie de l'oublier , & de m'en
» garder un secret eternel ». Piron touche
de cette noble franchife , gu6rit du mieux qu'ii
put la blessure qu'il avoit faite a l'amour-propre
de TAuteur ; &: celui-ci , qui etoit encore plus
honnete homme que Poete , devint son ami pour
.toujours. Une circonstance lui fournit roccasion
de prouver a Piron 1'estime qu'il avoit concue
pour lui , &: l'idee qu'il avoit de son talent. Le feu
avoit consume , au mois de Decembre i 7 1 9 ,
nne partie de la ville d'Arcy-sur-Aube 5 &: le
meme malheur arrive au mois d'Avril 1727,
l'avoit entierement detruite. Un particulier L
generenx, la retablit a ses depens. Les habitans
d'Arcy voulant temoigner leur gratitude a leur
bienfaiteur , avoient fait elevcr une colonne, arm
de perpetuer a jamais la memoire d'un pareii
bienfait. lis s'adresserent a. M, Elin ( e'etoit le
1 M. Grassin.
cii
3£ VIE D'ALEXIS PIRON.
nom du Secretaire du Chevalier de Belle-Isle ) pour
leur composer Inscription qu'ils vouloient graver
sur cette colonne. Mais loin de se faire valoir ,
M. Blin leur proposa Piron , comme le Poete
le plus capable de remplir leurs vues. Piron
sollicite , se defendit long-temps ; enfin il se
rendit aux instances des habitans de la ville
d'Arcy , auxquels il donna cette belle inscription
qu'on ne se lasse point d'admirer.
La flamme avoit detruit ces lieux ;
Grassin les retablit par sa munificence.
Que ce marbre a jamais serve a tracer aux yeux
Le malheur , le bienfait & la reconnoissance.
Piron demenra quelque temps encore chez le
Chevalier de Belle-Isle , travaillant beaucoup 3c
gagnant peu. La mcfianee continuelle ou il etoit
de ses talents, lui rendoit necessaire son malheureux
esclavagc. Mais enfin presse par M. Blin, &
par quelques autres amis , d'essayer son genie, il
laissa copier a d'autres les reveries politiqnes
du Comte de Bonlainvilliers , qui l'avoicnt si
pen enrichi , & si mortellement ennuye.
I l est bien rare qu'un homme de genie
songe a jraire fortune. Si Piron cut ete tour-
FIE D' ALEXIS PIRON. 37
mente par la soif des richesses , il 1'auroit pcut-
etre satisfaite aussi facilement que tant d'autres ;
car c etoit le temps du fameux systeme de Law ,
ou la Fortune conduite par la folie , s'etoit eleve
un temple fantastique au milieu de la rue Q'uin-
campoix. Ce temple fut bientot assiege par une
foule innombrable d'adorateurs de tout pays,de
tout sexe, de tout rang& de tout etat. C'est-la queri
un instant 1'aveugle Deesse depouilfoit, avec le plus
cruel caprice , les uns de leurs propres biens ,
ik combloit les autres de richesses ; & que , dans le
delire inoui dont eile avoit frappe la multitude,
elle elevoit au plus haut , ou precipitoit au
plus bas de sa Roue ceux qui le meritoient le
moins»
Pi RON vit tout ce desordre; il entendit
les plaintes & les gemissemens des malheureux }
&■ fut temoin de la joie insensee des nouveaux
Parvenus , sans fe douter d'ou pouvoit provenir
un renversement si etrange. Libre &" rendu a
lui-mcme, il ne songea qua tirer parti de se$
talens.
c ii;
;g FIE D* ALEXIS PIRON.
La Foire Saint -Germain etoit alors fort fre*
quentce. Le jeu , les parties de plaisir qui s'y
formoient , les differents Spe&acles , Sc surtout
1'Opera Comiquc, y attiroientbeaucoup demondc.
L'Opera &V le Theatre Francois etoient presque
deserts : les Comcdiens Italiens se morfondant
sur celui de l'hotel de Bourgogne , etoient venus
chercher fortune a la Foire , & en occupoient
le Preau. Rivaux jaloux , ils mirent tout en usage,
pour nuire a leur voisin , 1'Opera Comique, dont
ils usurpoient le domaine. Mais le succes de ce
dernier fpectacle, ou la gaite etoit encore aiguisee
par la malignite des vaudevilles courans, rendoit
inutiles tous lcs efforts des difFerens Theatres ,
ligues contre les Entrepreneurs. Envain sur les
clameurs de leurs cnnemis , leur avoit-on interdit
la parole ', les acteurs savoient en cinder la
defense , tantot en faisant descendre du ceintre
leurs roles, tantot en les portant au haut d'une
perche , ecrits en gros caradercs , avec les airs des
vaudevilles notes : lcs violons donnoient le ton,
&z des gens gages , &: repandus , sans qu'on s'en
doutat, dans le Parquet, ^Amphitheatre cV les
Logcs , se mcttoient a chanter , accompagnes de
riE D' ALEXIS PIRON. 35
l'orcheftre , & entrainoient ainsi le Public qui
faisoit chorus avec eux.
O N ne doit point etre etonne de l'affluence
de monde qu'attiroit la singularite de ce Spec-
tacle. Si Ton abandonnoit , pour courir aux
foliesde Momus , les chefs-d'eeuvres deCorneille,
de Racine , de Moliere &c de Crebillon , cette
preference avoit du moins alors son excuse dans
l'yvresse de l'extreme gaite que ce Spectacle
faisoit naitre ; au lieu que rien ne peut excuser
aujourd'hui le mauvais gout , qui prefcre aux
produ&ions du genie , les Drames insipides , nes
du cerveau glace du bel esprit moderne.
Enfin , les Comediens Francois obtinrent , en
1 7 z 1 , un Arret qui restrcignoit rEntrepreneur
de l'Opera Comique, au seul jeu des Voltigeurs
eV des Danseurs de Corde. Francisque en avoit
alors l'entreprise ■> &: au moment meme ou cet
Arret lui fut signific , il arrivoit de Lyon , presque
mine , par un incendie considerable , dans lequel
il avoit perdu tons scs diets. I/csperance de
retablir ses affaires , fondce sur la recette que
c iv
4o VIE D* ALEXIS PIRON.
devoit lui prcduire la Foire de cette anneCj
s'evanouit a la vue du fatal Arret. Cependant a
force de sollicitations & de protection , on
lui accorda , pour toute grace, tin seul Acteur
parlant snr la scene. Cette grace n'en etoit point
une , par la difficulte , l'impossibilite meme de
trouver d'unepart un Auteur capable de composer
une Piece raisonnable , en un seul monologue ;
&" de l'autre, un Acteur qui put la jouer a lui
seul.
Les Anteurs attaches a ce Spe&acle , etoient
principalement Le Sage, qu'on appelloit le Molicre
de la Foire, Lafond , Autrcau , d'Orneval &
Fu^e/ier.Deuxdcces Anteurs, Le Sage cV Fu-^elier,
avoient prepare des Pieces pour l'ouverture de
l'Opera Comique •, mais instruits de la defense
port.ee par TArret , ils avoient donne leurs Pieces
aux Marionnettes. Francisque eut en vain reconrs
a eux , dans ces circonftances : ils refuserent
impitoyablement de travail ler pour son Theatre.
Plus embarrasse que jamais j& ne sachant plus
a qui s'adresser , il se rappelle qu'on lui a parle
de Piron : il vole chez lui , se presente cV lui
VIE D> ALEXIS PI RON. 41
dit : » Je suis Francisque , Entrepreneur de
» l'Opera Comique : la Police me defend de
» faire paroitre plus d'un Ac"teur parlant sur la
» scenes M M. Le Sage 6V Fuzelier m'abandonnent;
» je suis mine , si vous ne venez a mon secours ;
» vous etes le seul homme qui puissiez me tirer
» d'affaires ; tcncz _, voila cent ecus , travaillez
» 6V comptez que ces cent ecus ne seront pas
» lcs seuls que vous recevrez ». 11 dit 6V sans
attendrede reponse , sort de la chambre, tire la
porte 6V s'enfuit, laissant Piron dans une surprise
aisee a concevoir.
Com me l'Opera Comique etoit la seule
ressource sur laquelle Piron avoit d'abord jete
les yeux , il ne balanea pas a saisir l'occasion
que le hasard lui prcsentoit. 11 commenca par
mettre a part les cent ecus que Francisque lui
avoit laisscs , ne voulant point en disposer ,
qu'il ne fiit certain de les avoir gagnes : ensuite
revant un moment au sujet qu'il vouloit choifir ,
celui A'Arlequin Deucalion lui parnt propre a
remplir exa&ement les conditions imposees par
1* Arret, 6V les vues de l'Entrcpreneur. La Piece
4i VIE D* ALEXIS PIRON-.
fut achevee en deux jours : les moments etoient
precieux , & Francisque n'en avoit point a perdre.
Le troisieme jour il vient savoir si Ton songe a
lui : » Tenez , lui dit Piron , voila la Piece
» &: votre argent. Si Touvrage eft bon, vous
» serez toujours a temps de me payer ; s'il est
» mauvais , jetez-le au feu ». Francisque loin de
le prendre au mot , le forca non-feulement de
garder les cent ecus , mais en ajouta cent autres,
&: le pria de venir sur le champ ,avec lui, distri-
buer les roles.
A ce trait de generosite , de justice meme 3
de la part d'un histrion , Piron renechit , en
soupirant, sur le sort qu'il avoit ci-devant eprouve,
&: vk bien que ce n'est pas toujours dcs gens
riches , ou de cenx qui jouent les premiers roles
dans le monde , que le merite doit attendre sa
recompense &: sa consideration. II se livra done
a Francisque , qui n'eut point a se repentir de
son genereux procede. Arlequin Deucalion eut le
plus grand succes, & fut cause que Piron
consacra , pour un temps , ses travaux , a l'Opera
Comique. Quelques-unes des Pieces qu'il donna
VIE D> ALEXIS PIRON. 43
par la suite , eurent l'avantage d'etre embellies
par plusieurs morceaux de musique de son illustre
compatriote , Rameau , ce grand &: profond
Musicien , auquel tons les efforts de ses detraclenrs
injustes , le fol enthousiasme des Novateurs , &:
leurs ridicules echos , ne pourront jamais arracher
le sceptre de Tharmonie , ni ravir la gloire
d'etre l'Orphee de notre siecle.
Arlequin Deucalion contenoit nne
critique ingenieuse & comique de toutes les
nouveautes dramatiques & lyriques du jour. II
falloit l'imagination riante &: feconde , &■ peut-
etre meme tout le genie de Piron , pour jetcr
tant de traits brillants & une variete si piquante ,
dans un sujet qui paroit en etre si peu susceptible ,
surtout traite en un seul monologue divise en
trois acles.
Comme Piron traversoit le theatre , a la fin
de la premiere representation , la Marquise de
Mimeure &la Marquise de Colandrel'appelerent,
pour lui faire compliment sur le succes de sa piece j
cVlui demander } en meme temps } comme certain
44 VIE D' ALEXIS PIRON.
Cardinal al'Arioste , ou il avoit pris tant de folics*
II alloit lcur repondre., lorsqu'il appercut par
dessus la tete de cts deux Dames , un Auteur ele-
vant subitement la sienne, &C qui 1'apostropha
ainsi : « Je me felicitc , Monsieur ., d'etre pour
» quelque chose dans votre chef-d'ceuvre ». Vous,
Monsieur? lui repondit Piron. Eh! quelle part
s'il vous plait pouvez-vous y avoir ? « Quelle part?
=5 Qu'est-ce que ces deux vers T que vous faites
« dire a votre Arlequin , lorsque vous le faites
•>■> tomber de dessus Pegaze » ? Je l'ignore _, dk
Piron ; je les possedois de reminiscence _, &■ crai-
gnant d'en richer T Auteur ,avant de les employer,
j'ai demande a tout venant d'ou ils etoient, a qui
ils appartenoient, &* personneje vous jure, n'a pu
me le dire , ni voulu se les approprier : je !cs ai
hasardes commc deux inconnus. Scroient-ils mal-
heureusement de vous? *c Quittons le sarcasme,
» Monsieur , interrompit l'Auteur en colcre , &
» dites-moi ce que je vous ai fait pour me tcur-
^__ — , ■ — >
I Oui , tous ces conquerans rassembles sur ce bord „
Soldats sous Alexandre, & Rois apressa rnort.
Eryphile Tragedie de M. A. de V. Voyc^ tome 111. page
54 aull. Acted' Arlequin Deucalion.
VIE Dy ALEXIS PI RON. 4^
J? ner ainsi en ridicule «? Pas plus, reponditPiRON,
que la Motte a l'Auteur du Bourbier \ A cette re-
plique , l'Auteur baissa la tete 6V disparut en di-
sant : Ah! je suis embourbi !
Cette leg ere vengeance de la partdePiRON,
etoit une suite de ce qui lui etoit arrive chez la
Marquise de Mimeure , 011 il etoit recu &: traite
avec amitie j car son honnetete , ses mceurs sim-
ples 6V douces , 6V son excellent caractere l'avoient
fait admettre depuis long-temps dans la bonne
compagnie •, 6V d'ailieurs „ il avoit ete honore de
l'amitie de feu M. le Marquis de Mimeure.
Piron avoit coutume d'aller presque tous les
matins au Bois de Boulogne ., pour y rever a son
aise. Ses distractions l'entrainoient souvent dans
les endroits les plus ecartes du bois ., 6V sa mau-
vaise vue I'cmpechoit de reconnoitre son chemin,
ensorte qu'il etoit quelquefois quatre on cinq
heures du soir quand il le retrouvoit. C'est ce qui
l'avoit engage, a prendre la precaution dc porter
toujours avec lui un morceau de pain 6V un fiacon
« — i
i Piece satyrique , de M. A** ., conrre Lauioru-.
46 VIE D' ALEXIS PIRON.
de vin , qui lui servoient de ressource , lorsqu'il lui
arrivoit de s egarer.
'Dl
Un jour qu'il passoit devant 1'hotel de la
Marquise de Mimeure , pour se rendre a sa pro-
menade ordinaire j il voit qu'il est heure de pou-
voir faire sa cour a la Marquise. 11 cntre : on Tan-
nonce. « Soyezlebien venu , lui dit la Marquise;
» vous desiriez depuis long-temps dc faire con-
j5 noissance avec A * * : le hasard vous scrt a mer-
» veille ; il est ici ; entrez dans ma chambre , vous
« le trouverez aupres du feu qui m'attend ».
Piron y court tout joyeux, appercoit M. A**
plonge jusqu'aux epaules dans un large fauteuil ,
les jambes ecartees , &: les talons poses sur 1'un &z
l'autre chenet. Une legere inclination de tete fit
les frais du salut qu'il rendit a Piron _, pour cinq
ou six reverences de la part de celui - ci , qui
ne laissa pas , quoiquun pcu humilie de cet
accueil sauvage , de tirer un fauteuil &c de s'asseoir
le plus pres qu'il put de la cheminee.
Apr£s un assez long silence, Piron qui avoit
la plus grande envie d'entendre &: de faire cau-
VIE D' ALEXIS P IRON. 47
ser M. A *"* pour l'admirer , rompit le silence le
premier. Ilentama la conversation. A deux outrois
reponses nonchalament & comme a regret pro-
nonceeSjSuccede un nouveau silence rquelques pa-
roles jetees aii hasard &: de loin en loin seule-
ment : la conversation tombe enfin tout-a-fait.
Piron veut en vain la ranimer par quelque trait
interressant. Soin inutile : on ne lui repond rien :
il ne peut tirer M. A* * de sa distraction ou de sa
profonde taciturnite. Leur entretien commence a
prendre alors toute la tournure de celui de Pa-
nurge J avec l'Anglois. L'un tire sa montre j Tautre
sa tabatiere : celui-ci prend les pincettes ; celui-la
du tabac : Tun eternue , 1'autre se mouche : enfin
Tun se met a bailler d'une si grande force , que
Piron en alloit faire autant, lorsque M. A** tire
de sa poche une croute de pain , &c la broie sous
ses dents , avec un bruit si extraordinaire , qu'il
etonne Piron , lequel sans perdre de temps, tire
son flacon de vin & l'avale d'un trait. Loin d'ap-
plaudir a cct heureux impromptu , &: de s'ecrier
1 Voyez (Euvres de Rabelais, tome II. Liv. II. Chap.XiX.
Comment Panurge fait quinault l'Anglois qui arguoit par
signes.
48 VIE D' ALEXIS PI RON.
comme 1'Anglois ; Ecce plusquam Salomon hie ;
M. A** s'en trouve offense., & ditd'un air sec a
Piron : « J'entendsj Monsieur, raillerie tout
s> comme un autre ; & votre plaisanterie , si e'en
» est une, est tres-deplacee ». Ce n'en est point
line , Monsieur , repondit Piron 3 le pur hasard
a part a tout ceci. M. A* * l'interrompit alors
pour lui dire j qu'il sortoit d'une maladie , qui lui
avoit laisse un besoin continue), de manger. Man-
ge^j Monsieur j mange^ } repliqua Piron 3 vous
fakes bien j & mol je sors de Bourgogne > avec un
besoin continuel de boire , & je bois. M. A* * sourit_,
se leva &: sortit.
Piron demeure seul refiechit tout a son aise
sur les caprices des grands hommes , qui mclent
toujours a leur grandeur quelques petits grains de
singularite. La Marquise de Mimeure vint inter-
rompre ses reflexions. A** en sortant d'avec vous
m'a demande j dit-elle , quel etoit ce grand fou
d'ivrogne , que j'avois aupres de mon feu? Auriez-
vous bu si matin ? Oui, Madame , repondit- il, tc-
moin cette bouteille vuide , en lui montrant son
flacon renverse. 11 lui raconta tout de suite la
scene
VIE D> ALEXIS PIRON. 4*
sce'ne qui venoit de se passer. La Marquise s'en
amusa, & fit remplirle flacon de Piron qui s'eti
alia gaiement retrouver sa muse au Bois de Sou*-
lognc
Ce jour-la mcme , il s'egara dans le Bois , &
n'en sortit qu'a quatre heures du soir, si las de sa.
promenade , qu'il rut oblige" de se reposer sur ua
banc tenant a un des piliers de la Porte de la
Conference x. A peine est-il assis, que , de droite &c
de gauche, il est salue par tous les passansqui en-
troient & sortoient , a pied , a cheval ou en voi-
ture. Piron d'oter son chapeau plus ou moins ba$>
suivant la qualite apparente des personnes. Oh 1
oh ! disoit-il en lui-meme j je suis beaucoup plus
connu que je ne le pensois ! Que M. A** n'est-il
ici, pour etre temoin de la consideration dont je
jouis dans ce moment , lui , devant Iequel je me
suis presque prosterne ce matin , sans qu'il ait
daigne autrement y repondre que par un leger
mouvement de tete ! Pendant qu'il faisoit ccs re-
1 Cetce pone ecoit an bout du Quai de La tcrrasse de*
Tuilei ies , & a eie donate depuis-
d
50 FIE D' ALEXIS PIRON.
flexions j le monde alloit & venoit a la fois, tant
qua la fin l'exercice du chapeau devint tres-fati-
guant pour Pi ron : il l'dta tout-a-fait , se con-
tentant de s'incliner devant ceux qui le saluoient*
Une vieille femme survient j qui se jette a ses
genoux les mains jointes. Piron surpris & ne
sachanr pas ce qu'elle veut , relevez-vous , lui dit-
il y bonne femme > relevez-vous : vous me traitez
en faiseur de poeme epique ou de tragedie ; vous
vous trompez ; je n'ai pas encore cet honneur-la ;
je n'ai fait parler jusqu'a present que des ma-
rionnettes. Mais la vieille restant toujours a ge-
noux , sans lecouter , Piron croit appercevoir
qu'elle remue les levres &: qu'elle lui parle. 11 se
baisse , s'approche & prete l'oreille. II enrend en
effet qu'elle marmotte quelque chose entre ses
dents: c'etoit xm.Ave qu'elle adressoit a une Image
de laVierge,placeedirectement au-dessus du banc
ou Piron ctoit assis. Alors il leve les yeux &c
voit que c'est a cette Image que s'adressoient aussi
tous les saluts qu'il avoit pris pour lui. Voila bien
les Poe'tes , dit Piron en s'en allant : ils croyent
que toute la terre les contemple , ou qu'elle est a
leurs pieds, qnand on ne songe seulement pas s'ils
existent !
VIE D* ALEXIS PIRON. yi
Depuis la premiere entrevue de Piron avec
M. A* * , celui-ci avoit rendu plusieurs visites a la
Marquise de Mimeure > laquelle chaque fois qu'elle
en trouvoit l'occasion , disoit du bien de Piron.
M. A**,par un petit ressentiment du passe,l'ecou-
toit impatiemment, feignoit de douter., &" s'echap-
poit en propos peu flatteurs pour Pabsent , auquel
ils etoient rendus dans toute leur candeur. Piron
les prenoit toujours en riant. A la fin , il ne lui fut
plus possible de s'en amuser.
Un jour M. A** arrive chez la Marquise,
d'un air triomphant , tenant a la main le scan-
daleux chef-d'oeuvre dont Piron s'etoit rendu
coupable, 8c qu'il croyoit enseveli depuis quinze
ans dans l'oubli le plus profond. Dcs la porte de
l'appartement de la Marquise, M. A** s'ecrie:
« Madame , voici du neuf : il y a bien un peu de
» gravelure , mais un bon esprit comme le votre
<« n'est pas a. cela pres ». Et de suite , il se met a
declamer la premiere strophe, continue hardiment
la lecture de la seconde , malgre 1'etonncment de
la Marquise qui lui ordonne en vain de se taire.
11 n'en fait rien : elle se bouche lcs oreilles , il
dij
ji VIE D3 ALEXIS PIRON.
eleve sa voix davantage ; elle appelle ses gens ,
il en rit , poursuit jusqu'a la fin,, gagne la porte ,
en disant a la Marquise : « C'est pourtant Toii-
« vrage de cet innocent que vous appelez votrt
» grand benet ».
M. A** n'avoit pas fait encore trois pas dans
la rue, qu'il rencontra Piron face a face. Ce-
lui-ci charme de cette rencontre ,, lui dit qu'il vc-
noit de chez lui , pour lui porter une Epitre en
vers marotiques sur sa convalescence. « Je la crois
» bonne, repondit M. A**" j car je n'ignore pas
55 ce que vous savez faire. Je viens dans le mo-
» ment meme d'enentretenir laMarquise: entrez-
>5 y, vous serez bien recu ».
Piron entre en effet, & a peine 1'a-t-on
annonce : » Je songeois a vous faire fermer ma
55 porte , lui - dit la Marquise en le voyant .5.
A moi , Madame ! Qu'ai - je done fait qui ait
pu m'attirer vorre disgrace ? » Une Ode abomi-
»5 nable , que ce fou d'A * * , a qui je ne le
55 pardonnerai jamais, vient d'oser me reciter
55 toute entiere »>. Ah le trakre 1 s'ecria Piron,
riE D> ALEXIS PIRON yj
frappant des mains &" courant cornme un furieux
par la chambre .,. » Ecoutez , reprit la Marquise
» d'un ton plus radouci , vous voila pour vous
» justifier : vous etes franc & naif: peut-etre cette
»> Ode n'est-elle pas de vous; A** est malin :
» je croirai ce que vous m'en direz ; car je me
» sens disposee , sur la connoissance que j'ai de
» vos deux caracleres , a croire que ce n'est
»j qu'une imposture ». Dkes une mechancefe ,
Madame. Plut a Dieu que ce ne fut qu'une
imposture : oui , je le voudrois pour toutes choses
au monde : mais pour rien je ne voudrois vous
avoir menu ! Ne me disgraciez - pas pour une
premiere folie de ma jeunesse , helas ! bien cri-
minelle. Je ne l'ai que trop expiee , &: par le
desaveu que la peur & la honte m'arracherent
devant notre Procureur-Gcneral, & par le repentir
sincere que j'en conserve depuis quinze ans. En
prononcant ces mots, il etoit si penetre , si emu,
si tremblant que la Marquise en fut touchee.
» Asseyez-vous la, grand nigaud, lui dit-elle;
« dans le fonds,j'eii dois plus vouloir au de-
3? lateur , qu'au penitent. 11 est vrai , je l'avoue ,
» qu'a votre air de simplicite , je ne vous aurois
d ii;
54 VIE D' ALEXIS PIRON.
» jamais cru capable d'un pareil ecart , & il ne
3J me falloit pas moins que votre aveu pour me
"desabuser ». Piron acheva de se justifier
pleinement , en racontant a la Marquise , ce
qui avoit donne lieu a cette piece scandaleuse,
qui faisoit & feroit toujours le tourment de sa
vie.
Piron ne disoit que trop vrai , comme on
le verra par la suite : 6V si Monsieur A** s'en
etoit servi, uniquement en plaisantant , &
pour desabuser la Marquise sur la bonho-
mie & la simplicite de Piron, des ennemis
plus cruels en ont abuse pour le perdre de
reputation. Mais n'anticipons point sur ce qui
nous reste a dire de la vie de cet homrac
celebre. Content du pardon qu'il venoit d'obtenir
de la Marquise de Mimeure , 6V des temoignages
de bonte dont elle l'honora dans cette circonstance,
il reprit sa belle humeur , 6V parvint a eflacer 3
tans peine, les impressions facheuses qu'elle auroit
pu conserver sur son compte.
Il continua de travailler pour l'Opera Comi-
VIE D} ALEXIS PIRON. yy
que •, &" si les lauriers que lui offroit cette car-
riere etoient moins dignes d'etre cu eillis , il y
trouvoit du moins de quoi satisfaire les besoins
de la vie. 11 n'avoit point d'ailleurs cette bonne
opinion de soi - meme , qui donne de l'audace aux
sots. Sa modestie au contraire etoit si grande,
quit fallnt toutes les sollicirations & les encou-
ragemens de ses amis, & surtout du grand
Crebillon , pour lui faire prendre un essor digne
de son genie.
Il abandonna done les jeux de Momus , pour
parcourir une plus noble carriere ; mais ce ne
fut pas sans crainte fk sans inquietude. La Come-
die des Fils Ingrats, qu'il donna en i 7 1 $ , c\r
dont il changea depuis le titre en celni de
fEcole des Peres _, fut son premier essai sur la
scene Francoise. Cette Piece qui est restee au
Theatre , respire une excellente morale , & est
remplie d'heureuses saillies & de vers dignes
d'etre retenus. Le Public l'accueiltit favorable-
ment 6c concut les plus grandes esperances des
talens de l'Auteur.
Le principal defaut qu'on ait a reprocher a
d iv
56 FIE D 'ALEXIS PI RON.
cette Comedie , est celui du Comiquc tarmoyant j
defaut dans lequel Ie sujet a peut - etre
entraine Piron malgre lui : & il esc eton
nant qu'avec I'heureux naturel dont le cicl I'a-
voit doue 3 il se soit si fort ecarte du veritable
caraCtere de Thalie. 11 est vrai qu'il abjtira bientot
cette erreur, car il ne cessa depuis de verser
a pleines mains le ridicule sur un genre , tran-
chons le mot, non-feulement insipide , mais
degoutant , devenu la ressource de Fimpuis-
sante mediocrite, &: l'aliment de l'admira-
tion des sots : genre inconnu jusqu'a nos jours,
entitlement oppose au ton de la bonne Comedie ,
&:qui ne doit etre regarde que comme une super-
fetation du froid bcl- esprit qui domine en ce
siccle.
Piron, en 1750 _, fit paroitrc Callisthcnc ,
Tragedie. 11 y avoir long temps que le genie de
Sophocle & d'Euripide avoir suivi Corneille 6z
Racine au tombeau : le seul esprit de Senequc
sembloit revivre parmi nous ; &: sous le nom
d'esprit philosophique , il commencok a s'em-
parer de la scene Francoise : plus occupe de
VIE D'ALEXIS PIROTT. ft
soi que des personnages qu'il avoit a peindre &
a faire parler, il ne se laissoit prcsquc jamais
perdre de vue \ c'etoit coujours son langage , &c
non celui qu'ils devoient tenir, qu'il leur pretoit : a
l'aide de quelquesfauxbrillans^lcherchoit a plaire
a la multitude ; il I'accoutumoit insensiblement a
ces tirades pompeuses , inuskees jusqu'alors- , ou
l'Acteur , s'arretant a point nommc , semble
dire ^ applaudissez : il y jetoit , au hasard , des
maximes isolees , capables de surprendre par leur
hardiesse , & en meme-temps de revolter par
leur temcrite ; enfin la tragedie, qui n etoit plus
qu'un melange bizarre de lieux communs de
morale , de centons de poesie , &: de coups de
theatre j avoit perdu le cara&ere de sa majes-
tueuse simplicity
Pi ron , nourri de la lecture des modeles de
Tantiquite, 6V forme par l'etude qu'il en avoit
faite^ne se laissa point entrainer par le torrent
de la nouveaute. Envisageant la tragedie sous son
vrai point de vue, il choisit un sujet simple ; mais
le caradtere stoique de Callisthene , quoique ma-
jestueux, a etoit pas fait pour inspirer la pitie ni Ja
58 FIE D'ALEXIS P I R O N.
terreur : il ne pouvoit done emouvoir profon-
dement Tame du spedtateur ; ainsi l'Auteur avoit
manque son but. La piece n'eut qu'un mediocre
succes. File rut retiree a la dixieme representa-
tion. Neanmoins il faut convenir qu'il y a de
grandes beautes dans cette Tragedie , & qu'elle
est marquee au coin du genie. Pir on n'a jamais
pu se departir de la preference qu'il lui donnoit
sursesantrcs Pieces de theatre. Peut-etre trouve-
rions-nous la raison de cette predilection , dans
l'honnetete de son cceur reconnoissant & sen-
sible. Pouvoit - il oublier qu'il devoit a cette-
Tragedie le bonheur d'avoir connu M. le Comte
de Llvry ? Elle fut en e.ffet l'heureuse epoque de
Futile &: constante amitie dont l'honora,jusqu'a
sa mort , ce digne & genercux bienfaiteur.
Pique du jugement qu'on avoit porte de
Callisthene , Piron s'm vengea gaiement ,
comme a son ordinaire, par une Piece char-
mante , intitulee la Calotte du Public. Quoiqu'il
cut garde l'anonyme, on lereconnutaisement,a ce
tour d'esprit original qui lui etoit propre , a une
foule d'epigrammes &: de traits plus vifs 6V plus
VIE D'ALEXIS P IRON. 59
plaisans les uns que les autres , dont cette inno-
cente satire etoit assaisonnee. Comme il s'en
defendoit , dans un soupe avec ses amis , ils lu-
rent cette Piece devant lui , en y melant mali-
cieusement , des fautes grossieres , que Pirqn
corrigeoit a mesure j avec un mouvement d'hu-
meur qui deceloit trop bien l'amour propre
afflige d'un Auteur, mouvement que saisit sur
le champ Fun des convives, M. Colli , auquel
Piron avoua qu'il etoit en eflfet l'Auteur de cette
Calote. . .
M. Colle l j plein de feu , d'csprit &: de
gaite, fort jeune alors, content d'etre le favori
d'Erato &: le Chantre des plaisirs , ne songeoit
point encore aux lauriers qu'il a cueillis depuis,
ni a la reputation qu'il s'est acquise dans la Re-
publique des Lettres. Le hasard lui avoit fait Her
la connoissance la plus intime avec Piron.
1 M. Colic , Lecteur de S. A. S. Mgr. Ic Due d'Orleans ,
Premier Priace du Sang. Dupuis & des Ronais, la Par tie de
Chajfe de Henri IV, le Theatre de Societe , & plufleurs
autres Pieces charmantes , lui ont afligne une place diflinguee
parmi nos meilleurs Ecrivains,
6o VIE D'ALEX IS PIRON.
Leurs cara&eres sympathisoient si bien, qu'ils
nc se separoient gueres , lorsqu'il s'agissoit de
quelque partie de plaisir. lis alloient souvenc
cftner ensemble chez Gallet> Marchand spicier ,
le meilleur chansonnier que la France ait cu de-
puis 1'origine du Vaudeville , jusqu'a sa destruc-
tion, arrivee vers le milieu du siecle, sous 1c
despotisme des Boufons d'ltalie.
Gallet, qui savoit balancer son interet
&" son plaisir , egalement ardent &: pour
Tun &: pour Pautre , invitoit frequemment
Piron & M. Colle, & ne manquoit jamais de
leur associer quelques uns desCommercans avec
ksquels il etoit en relation d'affaires. II y trouvoit
son compte ; sqs confreres sortant de table , ani-
mes par la bonne chere &" par la joie, riant
encore des contes , des bons mots & des saillies
de Piron , etoient moins difficiles, mieux dis-
poses , & les negotiations s'entamoient ou se
terminotent toujours a l'avantage de l'Amphi-
trion. Piron s'appercutun jour de ce manege, &r
avant que de se mettre a table, tirant M Colli
a l'ecart, il lui die a l'oreilie : « Mon clier ami ,
VIE D'ALEXIS P IRON. 61
>s je crois que cct homme-cl me prete sur gages »>.
Dapres cette idee , il monta si bien son imagi-
nation , que le credit de GatUt haussa , en raison
du plaisir qu'il avoit procure a ses convives.
L'esprit & le genie sont de tomes les condi-
tions : il suffit de les cultiver pour se distingner ,
&■ pour se mettre memeau-dessus de la profession,
a laqueile souvent la neceffite , plutot que Ic
gout & l'inclination , nous attache &: nous lie.
Gallet , Marchand Epicier, etoit en meme-temps
le nourrisson des Muses. A ce titre on l'avoit
admis dans uneSociete de gens deLettres, dont
etoientaussi Piron & M.Cb///.llsse rassembloient,
deux fbis la semaine, a souper chez une Dame,
belle autrefois , mais qui n'ayant plus d'autre role
a jouer dans le monde, que celui de devote
ou de bel esprit, avoit prefere ce dernier,
com me plus amusant.
Un jour que Pi RON , Gullet & M. Colli
s'etoient fait attendre pour souper , on se mit
a table , plus tard qu'a Tordinaire , &: avec ua
plus grand appetit. Tout annoncoit la presence
du plaisir j &: tout invitoit a s'y livrer sans
con trainee. La gaiie s'empara des Convives ,
6i r IE D'ALEXIS PIRON.
des le premier service : la chere etoit delicate
& fine j les vins excellens , de toute espece.
L'Hotesse , qui avoit reellement de Tesprit 3
faisoit les honneurs du repas , avec des graces ,
qui ajontoient encore a ses attentions -y & ses
yeux sembloient reprendre lenr empire par mille
propos aimables qu ils inspiroient. Jamais Piron
ne flit plus brillanc , plus varie , plus fertile en
bons mots : c'etoient des eclairs continus , en-
tremeles des joyeux couplets , & des impromptus
de Gallet & de M. Colli , qui s'attaquoient &
se repondoient alternativement. Pour intermede,
un Champagne mousseux &: frais petilloit dans
les verres , remplis aussitot que sables , faisoit
oublier l'heure , &c ranimoit a chaque instant
le plaisir &c la joie.
La nuit etoit deja fort avancee , 6c Ton
ne songeoit pas encore a sortir de table.
Enfin , on se lcve &: Ton se separe , en se
faisant les plus tendres adieux , avec promesse
de renouvcller souvent cettc joyeuse orgic.
Les trois amis sortirent ensemble. Quand ils
furent au coin de la rue de Harlay , sur
le quai des Orfevres , Piron voulant
FIE D'ALEXIS P I R 0 N. 6$
congedier ses deux Compagnons , s'arrete tout-a-
coup , &: leur montre le chemin qu'ils doivent
prendre, pourgagner le quartier Saint-Eustache,
ou ils logeoient , &: se dispose a s'en aller seul
dans le Fauxbourg Saint-Germain , ou il de-
meuroit. Loin d'y consentir , Gallet & M. Colli
s'obstinent a ne le point quitter, & veulent
le reconduire malgre lui : grand debat des plus
comiques , de part & d'autre ; ils lui repre-
sentent tous les dangers auxquels il s'expose ,
lui racontent mille histoires de voleurs , cher-
chent a l'intimider , lui rappellent l'heure qu'il
est , lui font remarquer la profonde obscurite
de la nuit : vaines representations, il persiste
sous divers pretextes , a s'en aller seul. Il leur
donne , sur-tout pour raison , qu'il a dans la
tete , une piece de vers qu'il veut composer
en chemin. Nouvelles instances de la part des
deux amis. « Songe done , mon cher Piron ,
lui dirent - ils, avec une effusion de cceur , que
le vin rendoit encore plus tendre : « Songe done,
»> que tu as un habit de velours tout neufj
» qu'au premier coin de rue , le premier voleur
h qui te rencontrera , trompe par l'apparence ,
£4 VIE D% ALEX IS PIRON.
m en te voyant si bien vetu , te prendra pour
w un Financier , t'attaquera , & te tuera pour
» avoir ton argent &: ton habit. Quelle douleur
» d'apprendre demain matin que .... »i Ah !
Messieurs , interrompit brusquement Piron ,
c'etoit mon habit que vous vouliez reconduire !
Que ne te disiez-vous plutot ? Tenez le voila :
quand les voleurs me verront en chemise, ils
ne m'attaqueront plus. En un clin d'oeil l'habit
est a bas , tombe aux pieds de Gallet & de
M. Colle , & Piron part comme un eclair.
Apres un instant de surprise , ils ramassent l'ha-
bit , se mettent a courir apres Piron , lui criant
qu'il va s'enrhumer : mais le temps qu'ils avoient
perdu a s'etonner , Piron l'avoit employe a
gagner le bout du Quai. II revenoit meme sur
ses pas , escorte d'nne escouade de Guet , qui
voyant un homme en chemise , courant a toutes
jambes , l'avoit interroge , 6V sur ses respon-
ses , le crut effe&ivement depouille par dcs
voleurs.
L'escouade en fut con^aincne dans l'instant
meme , a la rencontre de deux hommes courans
avcc
VIE D> ALEXIS PIRON. rfy
avec tin habit qirils cmportoient. On les en-
toure : on demande a Piron, si ce ne sont pas la
les voleurs qui Tone depouille. Oui , repondit-il.
Aussitot on reprend l'habit, qu'on ltd rend , &:
Ton arrcte Galht &: M. Colli. Gallet , auquel ,
une nuit passee an Chatelet , pouvoit faire grand
tort dans son commerce , ne se soucioit point
de suivre i'aventnre jusqu'au bout -, il veut ex-
pliquer le fait : mais la Garde est sourde , & lui
dit de marcher. 11 resiste j on lui presente les
menotres : cctte offre lui fit prendre son parti 5
il marcha. Quant a M, Colic, le Guet lui
ayant demande son epee j il la remit entre les
mains de l'Officier , avec la meme fierre , &: en
prononcant les memes paroles que le Com re
d' Essex } dans la Tragedie , lorsqu'il remet la
sienne. Aussitot on les conduit chez le Com-
missaire.
Piron , en pleine liberie , marchoit a la tete
dc l'cscouade -, a cote du Sergent , qu'il question-
noit comiquement , en chemin , sur le sort des deux
voleurs i &: le Sergent lui repondoit tres-sericu-
sement : Us seront pendus 3 s'il ne leur arrive pas
e
66 VIE D'ALEXIS PIRON'.
pis. Cependant voyant qu'il etoit temps de nc
pas pousser plus loin l'aventure , Piron vouluc
changer de ton , 6V persuader , tant au Sergent
qu'a l'escouade , que ces deux Messieurs etoient
jes amis , qu'ils venoient de souper ensemble ,
6V que c'etoient de tres-honnetes gens. Le Guet
n'en veut rien croire : Piron se fache, 6V se
met en devoir de faire relacher les deux prison-
niers. Maintenant que vous avez votre habit,
lui dit-on , ce sont d'honnetes gens . & vos amis :
vous voulez sauver des voleurs : patience ; vous
allez voir que M. le Commissaire va envoyer
vos amis en prison. Comme ce colloque finis-
soit , on arrive a la porte du Commissaire ,
qui etoit couchc , mais son Clerc nc Tetoit pas
encore.
Qu'on se figure, en presence de ce Clerc,
nos trois personnagcs , dispos , gail lards , aimant
a rire , sortant de faire bonne chcre , & ayant
la tete un peu echaufFee \ on aura l'idce de la
scene qui se passa. D'abord le Sergent com-
mence son rapport \ mais il est si plaisamment
intcrrompu , 6V a tant de fois , par Piron ,
VIE D' ALEXIS PIRON. 67
tquMl ne pcut l'achever. Alors Piron prenant
la parole , fak un reeic fidele & succint du pre-
tendu delit. Malheureitsement le Clerc , diffi-
cile a persuader , traite l'histoire de mensonge,
cV THistorien d'imposteur , prend sa plume , or-
donne qu'on reponde , &: qu'il va dresser Proces-
Verbal. « Tout comme il vous plaira , dit
» Piron > depechez - vous , je vous aiderai a
w le mettre en vers , si vous voulez. » Parler de
vers a ce Clerc , c'etoit lui parler Hebreu ;
aussi repliqua-t- il : Pas tant de verbiage; procedonsj &
commencons par vous : Voire nom ? — Et le votre ? —
Ahvous plaisantei la Justice ! Je ne plaisante point
ia Justice, poursuit Piron ; mais je vous trouve
plaisant de vouloir savoir mon nom , avant que
je sache le votre ! Le Clerc , dont Tesprit n ecoic
pas des plus delies , traite le propos de rebellion
a Justice, &: menace Piron de i'envoyer en
prison: a la fin, Piron se nomme. Le Clerc
continue de l'interroger , & lui demande : Quel est
votre etat? Que faites-vous ? — Des vers. — Quest"
ce que des vers ? Vous mocque^-vous encore de moi?
— Je ne me mocque point } je fais des vers , 8c
eij
68 FIE D'JLEXIS PIRON.
pour vous le prouver, j'cn vais faire, tout-a-
l'heurc , sur vous , pour ou contre , a vorre choix.
Je vous ai deja dit que je nentendois rien a tout ce
verbiage , & Jivous me pousse^ a bout , vous pourre^
bien vous en repentir.
Le Clerc ayant cessc d'interroger Piron.,
cntreprit Ga.Uet , auquel ii fit egalement declincr
son nom. Puis elevant la voix : Quelle est votre
profession ? Que fa'aes - vous ? Des chansons ,
Monsieur , lui repond modestement Gullet Oh !
pour le coup je vols quilfaut necessairement eveiller
M.le Commissaire. Nc troublez point, Monsieur,
le repos de M. le Commissaire , fepartit res-
pectueusement Gullet ; laissez-le dormir : vous
£tes si fort eveille, que vous valez, a vous seul ,
sans compliment , un Commissaire , deux Com-
missaires , trois Commissaires ensemble. Au restc,
rien n'est plus vrai , je fais des chansons _, 6\r
vous devez meme,si vous avcz du gout, savoir,
par cceur , la derniere, qu'on chante depuis un
mois dans les rues , dont void le refrain ;, 3c
tout de suite Gal let chante :
VIE D> ALEXIS PI ROW. 6?
Daphnis m'aimoit,
Le difolt ,
Si joliment,
Qu'il me plaifoit
Infiniracnt
Volts* voyez, ajouta-t-il , que jc nc vous en
impose point : je suis reellcment Chansonnier , &
de plus ( en faisant au Clerc une profonde reve-
rence; Marchand Epicier, en gros, pour vous
servir , rue de la Truanderie.
ApcmcGallet eut-il cesse de parler, que M.
Colli , saisissant la parole , pour nc pas donne*
le temps au Clerc de I'interroger. « Je vais ,
» lui dit-il, vous eviter la peine de me raire des
» questions : je m'appelle Charles Colli; je de-
■>•> meure rue du Jour , Paroisse Saint-Eustache j
« ma profession est de nc rien faire, dont ma
» famille enrage : mais lorsque Ics couplets de
» Monsieur sont bons , je les chante ». Aussitct
M. Colli se met a chanter :
e nj
jo VIU D* J LEX IS PIROfc
Avoir dans fa cave profonde ,
Vins excellens, en cjuantite j
Faire I'amour , boirc a la ronde ,
Eft la leule felicice.
II n'eft point de vrais biens au monde r
Sans vin s fans amour , fans gaite.
Puis, en montrant Piron : & quand Morv
sicur fait de bons vers , je les declame. Et soudaio
il declame avee emphase ;
J'aitout die 5 tout, Seigneur j cefa doitvous fuffirc.
Qu'on me mene a la mort , je n'ai plus lien a dire.
En achevant ces mots, M. Colli s'avance,
en heros , vers la Garde , qui rioit , a gorge
deployee, de ce burlesque interrogatoire. Le
Clerc seul , loin de rire , palissant de colere ,
devient furieux, se leve, & court eveiller le
Commissaire. Piron lui cne,d\in ton railleur :
Eh! Monsieur _> ne nous perde% pas _, nous sommes
des enfans de fam'dle !
Le Commissaire etoit si profondement endormi,
qu'on eut toutes les peines du noonde a le tirer
de son lit Pendant qu'on l'attendoit ., la scene
FIE D' ALEXIS PIRON. 71
avoit change de lieu, &rsepassoit dans la conr.
Piron , le principal heros de la piece , soutenoit
merveilleusement son caradtere, &c ne laissoic
point refroidir l'a&ion.Il y jetoits a toute minute ,
finteretleplus vif &: le plus piquant. Les voisins,.
depuis le haut de la maison jusqu'en bas , etoient
a leurs fenetres > une lumiere a la main, & fai-
soient, avec les gens du Guet, retentir fair de si
grands eclats de rire, que ce bruit, mieux que
les efforts du Clerc , reveilla le Commissaire. li
descend, tout cbancelant, baillant encore & se
frottant les yeux. Sa maison illuminee du haut
en bas 5 sa cour remplie de monde, les rires
immoderes des voisins, hommes , femmes , enfans
& domestiques, tous en chemise x ; la Garde pres-
que pamee , &" se tenant les cotes a force de rire *,
nos trois Adeurs au milieu, debout, dont Tun
parlant, avec une admirable volubilite, &: les
deux autres Tecoutant , dans des attitudes grotes-
ques &: comiquement serieusesj tout cela lui
paroit un songe; il ne sait ou il est, se frotte de
nouveau les yeux , les ouvre de toute leur
iCctte scene se passoit vats la. fin du mois de Mars en 1 73 ij
c iv
72, FIE & ALEXIS PIRON.
grandeur , promcne ses regards incertains a
droite , a gauche, de tons les cotes, bailie pour
la derniere fois } & se reveille enfin tout-a-fait.
« Ouf; voi'a bien du bruit! Qu'est-ce que tout
11 ceci ? Voyons ». Alors s'adressant a PiroN:
11 Qui etes-vous? votre nom ? — Piron : •"■" Quel est
votre ecat? — Poete. — Poete ! — Oui, Monsieur.,
Poete.Eh! ou vivez-vousdonc pour ne pas connoitre
le Poete Piron ? Je le passois a votre Clerc.
Quelle idee aurai-je de vous, d'ignorer mon
ctat quand je me nomme? Oui, Monsieur,
rnon etat est d'etre Poete , ctat le plus
grand, le plus noble , le plus sublime que les
hommes puissent embrasser , quand e'est du genie
qu lis le tiennent ! Quelle honte pour un Officier
public, de ne pas connoitre le Poete Piron,
Auteur des Fils Ingrats , applaud is , si justement ,
de tout Paris ; de Callisthene , qu'il a si injustement
siiHc , comme je viens de le prouver au public ,
par des vers qui valent une demonstration ? . . .
Piron auroit pousse plus loin cette vehemente
tirade , si le Commissaire i avec une sortc de
vivacite , assez plaisantc , ne 1'eiit interrompu ,
en lui disant : Que park?- vous dc Pieces dc
VIE D' ALEXIS PIRON. 73
Theatre f Save^-vous que Lafosse est mon frere , quil
en a fait d'excellemes 3 & quil est V Auteur de la belle
Tragedie de Manliusf Comment la trouve^-vous? Hem?
Oh ! mon frere est un homme de beaucoup a" esprit ! —
» Je lecrois, Monsieur, car lemienn'estqu'une...
» bete , quoiquo Pretre de l'Oratoire , &: que je
» fosse des Tragedies, repond Piron, avec une
sorte d'enthousiasme risible, &: se dormant en
meme - temps des louanges outrces. Ce trait ,
assez vif, ik tres- cavalierement exprime , ne
facha point le Commissure Lafosse, qui le prit
en galant homme. A la contenance des Acleurs,
a la gaite de leurs propos, il ne fut pas long-
temps a percer le mystere de toute cette aven-
ture. 11 se la fit raconter par Piron, & s'en
amusa beaucoup. Aprcs quoi il renvoya ces Mes-
sieurs,* en leur faisant la poJitesse de les prier de
venir chez lui le samedi suivant , diner & manger,
des huitres. Ah! mes amis, dit Piron, en sortant
dc la maison du Commissaire : Rienne manque plus
a ma g loir e , fai fait rire le Cuet.
La nouvelle de cettc joyer.se nuit se rcpandit
bicntotpar toute la villc. Le Commbsaire Lafosse
74 VIE D' A LEXIS P IRON.
en fit , Ie lendemain , son rapport a M. Eeraulty
alors Lieutenant de Police. Ce Magistrat connois-
soit beaucoup PiRON,avec lequel il avoit dine
qnelques jours auparavant, Il le manda , pour
savoir jusqu'aux plus petites particularites de
l'histoire, & voulut en divertir sa famille. Piron
se rendit aux ordres de M. Herault , lequel , afFec-
tant un air grave & severe, en le voyant paroi-
tre , le traitad'abord de Tapageur, &: lui ordonna
de rendre compte de sa conduite , & du bruit
qu il avoir fait la nuit precedente. Piron ne se
demonta pas. Sa mauvaise vue Fempeeha dc
reconnoitre lespersonnes qui etoient dans le cabi-
net , & s'irnaginant etre devant un Juge affis dans
son tribunal , il commenca 6V poursuivit si comi-
quement son recit jusqu'a la fin, que la gra~
vite de ses Auditeurs se dementit, de maniere
qu'un eclat de rire general se fit entendre; &
M. Herault, apres avoir ri tout a son aise,dit:
C 'est fort bun, mon cher PiRON ; mais convene^
que vous meriterie^ une Bonne calotte pour cette
folie ? « Eh , qui seroit assez hardi , Monsieur y
v rcpliqua Piron , de m'en donner une ; quand
» votre chapeau m'en tient lieu? » EfFe&ivement
VIE Dy ALEXIS PIRON. 75-
il presenta , dans le moment meme , le chapean
de M. Herauli , qu'il avoit pris , par megarde ,
pour le sien , le jour qu'il avoit eu l'honneur de
diner avec ce Magistrate
C'est ainsi que toutofFroit egalement a Piron
l'occasion de deployer son extreme gaite : gaite
franche & naturelle , doux bienfait de la Provi-
dence , avec lequel il supportoit les rigueurs du
sort, & vivoit content de son travail, & du
produit de ses Pieces de Theatre. 11 eiic reussi ,
peut-etre , a rendre par la suite, ce produit plus
utile pour lui , & meme pour ses confreres, s'il
eut voulu suivre , a l'occasion dc Callisthene , les
conseils de la Motte 6V de M. de Voltaire.Tout le
nionde sait la modicite du prix qu'on met aux
veilles d'un Pocte Dramatique , meme le plus
accredite : Brutus &: Ines devoient suivre im-
meJiatement Callisthene. Les celebres Auteurs
de ces deux Tragedies, mcirmuroient depuis long-
temps , commc bien d'autres , de Tinegalite d'un
partagCj ou le profit demeuroit entierement
aux Comediens. M. de. Voltaire , que son admira-
ble &: prodigieuse recondite rendoit plus interesse
76 VIE D> ALEXIS PIROX.
qu'aucun autre , a faire cesser l'injustice , ne
voulut pas , neanmoins , hasarder la premiere ten-
tative. 11 invita, par ecrit, Piron a se trouvcr
chez M. de la Motte. Pi RON s'y rendit. M. de
Voltaire lui fit part dc son projet } qu'il lui de-
tailla , & apres l'avoir instruit de la conduite qu'il
devoit tenir avec les Comcdiens > le sollicita dc
nc point leur livrer sa Tragedie de Callisthene ,
qu'il nc les eut forces a prendre des arrangemens
plus convenables aux intcrets des Gens de Lettres.
11 mit beaucoup de chaleur , ainsi que la Motte 3
dans les raisons qu'ils allcguerent, pour lui per-
suader que e'etoit a lui a entamer cette affaire.
Piron les ecouta froidement tousdeux , (k parnt
etonne qu'on l'eut choisi pour faire cette demar-
che, lui qui n'avoit encore qu'une repuration
naissante j tandis que la Motte , & M. de Voltaire
sur-tout , comme seul possesseur de la Scene Tragi-
que, pouvoit parler en maitre & donner la loi. II
declaradonc formellement, qu'il ne se chargeroit
point dc cette proposition. M. de Voltaire insista
vainement,en Iuidisant qu'il ne devoit pas negliger
ainsi son propre a vantage; car , ajouta-t-il, vous
notes pas ricks, man pauvrc PlRON, Cela est vrai
FIE & ALEXIS PIRON. 77
repliqua Piron , mais je m'en c'est comme
si je l'etois.Sur quoi il prit conge de ces Mes-
sieurs, en vrai Poete, plus avide de gloire que
d'argent.
Il etoit lie alors avec une Societe de gens de
Lettres , qui se reunissoient regulierement , toutes
les semaines , pour souper , a frais communs , chez
Landel, Traiteur, rue de Bussy : le Caveau etoit
le nom qu'ils avoient donne au lieu de leur
assemblee. On peut se former une juste idee de
ce lieu , d'apres Fagreable description qu'en a
faite, comme temoin, M.Saurin, aujourd'hui de
I'Academie Francoise j dans sa charmante £pitre
a M. CollL
La , s'etoit forme une espece d'Areopage , que
le haut rang quoccupoient, dans la Republiquc
dcs Lettres , la plupart de ceux qui le compo-
nent, rendit bientot celebre. Quelques Ama-
teurs y etoient admisj mais Fentree n'en etoit pas
accordee , indistindement, a tout le monde. Elle
etoit principalement interdite aux talens vains/anx,
orgueilleux & jaloux. Comme on ny elevoit point
78 FIE D* ALEXIS PIROK.
d'idole, le peu d'encens qu'on y bruloit etoit
toujours pur. La louange y etoit aussi severe que
la critique : on y lisoit ses Ouvrages , non avec
l'emphatique impudence de l'orgeuil •, mais avec
le ton de la modestie & de la mefiance de soi-
mane: on vous ecoutoit sans prevention, ck Ton
vous jugeoit sans partialite : malheur au mauvais
Ouvrage soumis a la censure de ce tribunal!
L'appui dcs femmes , quelque puissant qu'il
soit , devenoit inutile , & le zele enthou-
siaste des Proneurs gages , interesses ou pre-
venus , n'en imposoit point : on ne laissoit
aucun repos a l'Auteur , qu'il n'eut ., ou tout-a fait
condamne lui meme son Ouvrage a l'oubli , ou
qu'il ne I'eut rendu digne de voir le jour , par les
corre&ions indiquees nccessaires. 11 failoit que
l'amour-propre le plus fier, se tut, & pour peu
qu'il osat se revolter , il etoit aussi tot assailli ,
confondu par une grele d'Epigrammes , plus vives
les unes que les autres. Au reste, I'amitie si severe
dans l'interietir de cetAreopage, deployoit, au
dehors , toute sa sensibilite, a la nouvelle d'un
succcs merite. Avec quelle joie il etoit partage !
VIE D' ALEXIS PIRON. 7?
De quels eloges on accompagnoit ceux du public I
Avec quel interet , quelle chaleur on repoussoit
les critiques injustes ? Quels soins on apportoit a
excuser,& non a soutenir les defauts qu'il eft
quelquefois impossible j a un Auteur ^ d'eviter i
En un mot,il ne s'agissok plus dejuger, d'cclairer
son ami , son rival , son concurrent \ il s'agissoit
dele soutenir, de l'encourager 3 de le defendre,
&: de Tapplaudir avec le public. Tel etoit l'esprit
de cette Societe , ou regnoient une gaite , une fran-
chise, une bon-hommie meme, dont on ne trou-
vera point d'exemple ailleurs.
C'est-la que Tillustre Auteur de Rhadamistt
&" Zenobie *, que son fils , le Petrone du siecle 2j
que le Peintre de l'Amour &: des Graces ? , que
r£muie de Quinault 4 , le Chantre ingenieux &c
charmant de Ververt * , l'Anacreon de nos jours 6 ,
&: une infinite d'autres gens de Lettres distingues ,
entouroient Piron, l'animoient , faisoient
1 De Crebillon , le Trngique.
x M Crebillon , le filj.
3 M. Bernard.
4 La Br.uere.
5 M. Gres;et.
i M. Colic.
go VIE D' ALEXIS PI RON.
cclore de son imagination , cette foule de bons
mots, ces sailljes pleines de feu, qu'on ne se
lassoit point d'entendre. Cest la , que docile a la
critique de ses egaux , il ne rougissoit point
d'avouer qu'il en profitoit. 11 dut en eflfet plusieurs
de ses succes, aux avis qu'on lui donna. Combien
d'autres que lui y trouvoient le meme avan-
tage? Lanoue &: la Bruere y lurent, l'un sa Tra~
gedie de Mahomet II , l'autre son Opera de
Dardanus; & les changemens qu'on leur indiqua,
assurerent le succes des deux Pieces.
N'imaginons pas , neanmoins , qu'on mit
un appareil pedantesque on de l'importance,
dans tout ce qui se passoit ou se disoit au
Caveau. Le ton dominant de cette Societe, ctoit
une gaiete vive & piquante. Tout ce qui inter-
rompoit, mal-a-propos, cette gaiete, etoit puni
du ridicule. Parloit-on trop long-temps de soi ,
s'avisoit-on de disscrter du ton d'un bel- esprit,
ou d'entamer un conte languissant & sans scl : on
appcloit aussi - tot le garcon Traiteur, auquel
on versoit razade, pour boirc a la sante du
fat, du bel esprit, ou du content" ennuyeux$ &
cctic
VIE D> ALEXIS PIRON. %\
sante portee , terminoit la louange , la disserta-
tion &: le conte. Comme il n'y avoit point &
d'Amphitrion auquel il fallut plaire , on ne s'ef-
rorcoit point d'avoir de l'esprit ou de faire
parade de science ; un trait , une saillie , une
verite naive , etoient mille fois mieux accueillies,
que toutes les pensees philosophiquement alam-
biquees , on exprimees en jargon emphatique. La
critique etoit, a la verite, severe, mais enjouee.
Le plaisir & la liberte etoient les Divinites Tute-
laires du Caveau. On y celebroit , sans exces , &r
Comus &: le Dieu du vin. S'e!evoit-il , par hasard ,
quelque dispute, ce qui arrivoit tres-rarement :
elles etoient appaisees aussi-tot , par les accens les
plus harmonieux •, Jelyote l chantoit ; & le calmc
renaissoit a sa voix.
Les talens , l'esprit , les autres agremens natu-
relsou acquis , qui pouvoient faire illusion ailleurs,
ne suffisoient pas pour etre admis ou conserve
i M. Jelyote, qui joint a son art enchantcur, un savoir
agrcable, des connoissances utiles & beaUcoup (l'esprit ? faiidic
*m d°s piincipaux agremens de cette Societe.
f
Si VIE D> ALEXIS PIROK
dans cette Societe ; il falloit y joindre encore
une reputation sans tache , Sc se comporter d'une
maniere a ne pas s'exposer a la perdre. La
moindre action mal honnete, en excluoit pour
toujours. Un des Associes en fit la triste epreuve.
Convaincu d'avoir prete a usure \ il recut un
billet concu en ces termes : « Monsieur *** est
» prie de diner , tous les Dimanches , par-tout
j) ailleurs quau Caveau ». M. de Crebillon , le fils,
fut 1'jnventeur de cette singuliere invitation.
On continua de s'assembler comrae a 1'ordi-
naire : mais le Caveau , devenu trop fameux 4
ayant excite la curiositc de la ville & de la
Cour , ne subsista gueres que jusqu'a la fin
de 1739. Quelques Seigneurs de la Cour vou-
lant s'amuser , formerent un jour la partie
d'y venir. lis arriverent comrae on etoit a table.
La Societe les invita d'y prendre place. Mais par
hauteur, ils refuscrent de s'asseoir; &r a leur
attitude & leur contenance, ils sembloient dire:
aHonSj commence^ _, diver tisse^-nous. Leur dedain
fut puni par le silence le plus absolu j &: ils se
virent forces de s'en aller, sans avoir joui de la
FIE D'ALEXIS PIRON. 8$
satisfa&ion qu'ils s'etoient promise. lis devoient
pourtant bien penser que chaque membre du
Caveau etoit plutot fait pour rire des sots, que
pour les faire rire. Le desagrement qu'on venoit
d'essuyer , deplut si fort , que la Societe cessa de
se reunir , &: des ce moment le Caveau rut detruit
pour toujours.
Tant que subsista ce joyeux Comite, ou Ton
faisoit , a table , & en riant ., la guerre aux sots
ecrits , il fut utile a Piron , qui loin de se decou-
rager du peu de succes de Callisthene, fit de nou-
veaux efforts pour la Scene Tragique. L'heureuse
simplicite du snjet , comme nous Tavons remar-
que plus haut, ne suflit pas pour reussir; il faut
encore que l'objet en soit int6ressant. Mais
Piron , toujours persuade que cette simplicite
seule avoit nui a sa Piece , en imagina nne plus
compliquee , & ou il cut l'art de reunir , a la fois ,
sans trop blesser les vraisemblances , les coups de
Theatre les plus imprevus , &: les situations les
plus interessantes.
Il deploya done, dans Custave , routes les
fij
84 FIE D' ALEX IS PI RON.
ressonrces de son genie ; 6V prit, des-lors, si
place parmi les meilleurs Poetes Tragiques. En
vain la critique voudroit-t-elle la lui disputer , 6V
lui enlever le merite de la poesie de style : si les
noms durs de Stockolm , de Dannemarck , de
Christian , de Rodolphe, necessairement rappro-
ches les uns des autres , dans les cinq ou six pre-
miers vers de la premiere scene , frappent desa-
greablement une oreille delicate > par combien de
beaux vers , 6V de scenes ecrites avec la plus
grande purete, jointe a la plus grande force, ces
taches legeres nc sont-elles pas effacees, sans
parler encore de l'interet vif 6V touchant des situa-
tions ? merite seul capable de faire disparoitre des
defauts beaucoup plus essentiels que ceux de la
prosodie. Potir etre autorise a raire un pareil
reproche a Pi R on, il falloit avoir autant de
genie que lui , ecrire mieux en verSj ou ne pas
se hasarder a lutter , avec des armes inegales ,
contre un Rival redontable , 6V dont le triomphe
etoit assure. Au reste,PjRON a etc bien venge de
son vivant, 6V Test encore apres sa mort, par les
applaudissemens que sa Tragcdie de Gustave
recoit , routes les fois quelle reparoit sur la
VIE By ALEX IS PIRON. 8y
Scene, & qu'elle y recevra toujours, tant que
le vrai ton de la Tragedie regnera sur le Theatre
•Francois.
Quoi qu'il en soit, notre Poete berna ses
Critiques , & a sa man ere , les terrassa , avec les
armes legeres de rEpigramme.Glorieux des suffra-
ges constans du public impartial , il saisit cettc
occasion de rendre ce meme public , le confident
&: Je depositaire, de la reconnoissance eternellc
qu'il consacroit a son illiistre bienfaiteur , en
dediant, sa Tragedie de Gustave , a M. le Comtc
de Livry. 11 ne se contenta pas meme de cette
premiere dedicace : son ccenr s'epancha de nou-
veau, long- temps, aprcs la mort de cet homme
bienfaisant , dans une Epure a sa Memoire , qu'il
mit a la tete de cette Tragedie, lorsqu'il publia
une partie de ses Ouvrages, en 1758. Cette
£pitre, pleine de feu &; de sentiment, montre
quels ctoient l'esprit & l'amc de Piron, &
combien il ctoit dignc d'etre aime.
M. LEComte de livry, qui se I'etoit p-artictt-
f iij
$6 VIE D'ALEXIS PIRON,
Herement attache , par des bienfaits , avoit
voulu que Piron choisit tin appartement dans
son chateau de Livry , &: avoit ordonne qu'on lui
obeit , &: qu'on le regardat comme le maitre du
chateau. La premiere fois qu'il prit possession de
cet appartement, ne voulanr. pas manger seul,
fte cherchant a egayer son repas, Piron engagea
la Concierge, Janseniste outree, a lui tenir com-
pagnie a table. On imagine ailment quel devoit
etre le sujet de leur conversation.Notre Poete affec-
toit d'etre le plus decide Moliniste , &c la dispute
s'echauffbit au point , que souvent les domestiques
accouroient au bruit. La Concierge , assez instruite,
s'etoit mis en tete de le convcrtir. Plus elle le
pressoit , plus il la contrarioit, & lui faisoit , coup-
sur-coup , les raisonnemens les plus comiques &c
&c les objections les plus plaisantcs, dont le refrain
ctoit toujours : chacun a son gout , Madame La-
marre ; pour mol je veux etre damne. A peine
hint jours s'etoient ecoules , que le Comte de
Livry, ennuie de ne pas voir Piron , &: voulant
savoir s'il se plaiscit a Livry, vint le surprendre
al'heure du diner, & arriva dans. l'instant mcrae
FIE D'ALEXIS PI RON. 87
que la dispute ordinaire finissoit. He bien I
Binbin1, (c etoitunnom d'amitie qu'il lui donnoit
ordinairement ) , He bien ! Binbin , lui dit - il j
apres Tavoir embrasse ., comment te trouves-tu ici ?
Es-tu content? Te sert-on bien ? Oui , Monsieur
le Comte, repondit Pi ron, mais Madame
Lamarre ne vent pas. ...» Comment morbleu elle
ne veut pas ! Je pretends que tu sois ici le maitre ,
comme moi-meme ; entende^ - vous , Madame ? Et si
Monsieur me porte la moindre plainte. . . En un
mot , je veux. .. . « Calmez-vous, Monsieur le
» Comte, lui dit Piron, &: daignez, je vous
» prie , m'entendre jusqu'au bout : Madame
» Lamarre ne veut pas que je sois damne. ...»
Eh ! pourquoi , s'dvous plait, Madame , reprit le
Comte ? nest - il pas le maitre ? De quoi vous
mele^-vous ? Encore unefois, je vous le rephe , je
veux qu'il fasse ici sa volontc : ce nest pas a vous
a y trouver a. redire. Madame Lamarre n'osa pas
repliquer , &: se contenta de prier pour la con-
version du Poete Molinistc.
1 Nom milliard en Bourguignon , qui signific Benigne a
Benin.
f iv
88 FIE D' ALEXIS PIRON.
L'Astree de d'Urfe, avoit fait autrefois les
delices de Piron. Le sejour champetre de
Livry luien rappela le souvenir, tk reveilla son
gout pour la Poesie pastorale. Ce genre, le plus
ancien de tons, est uniquement consacre aux
images douces, simples &: naturelles , &: ne pent
etre anime, que par une chaleur toute de senti-
ment. C'est-la , sans doute , ce qui rend si diffi-
cile, au Theatre, le succes d'un sujet purement
champetre. Les nuances trop dedicates , &: trop
legerement variees de Tinnocence, les contrastes
unsensibles des mceurs de ceux qui vivent sous ses
loix, echappent au spe&ateur le plus attentif.
Alors ces mceurs lui paroissent fades ou mono-
tones , grossieres ou ridicules : de-la , le degoilt
&c l'ennui, dont il ne pent se defendre, & qu'il
a l'injustice de rejeter sur le genre pastoral,
plutot que sur le pen de talent du Poete , ou sur
le pcu d'innocence de nos mceurs.
Piron voyoit, avec peine, ce degout s'ac-
croitre de plus en plus; &: par une inspiration
sccrette , il cherchoit les moyens de 1c faire
cesser. 11 aimoit a se representer le bonheur des
FIE D> ALEXIS PIRON. 89
Bcrgers, la puretede leurs feux, la Constance de
leurs amours^ & le calme de leur ame.ll regrettoit
sinccrement cet age d'or ., dans lequel il auroit
ete digne de vivrc : car malgre la licence &" la
liberte qui regnent dans un petit nombre de sqs
ecrits , nous ponvons affirmer , sans craindre
d'etre dementis j que ses mceurs ont toujours ete
pures , ses sentimens pleins de candeur ,, fk sa
conduite constamment irreprochable. Ainsi en-
traine par son gout naturel , & son genie se
pretant au penchant de son cceur, il hasarda.,
sur le Theatre Francois ., la Pastorale des Courses
de Tempi.
Il accompagna cette Piece Champetre de la
Comcdie de XAmant mysterieux ; Comedie com-
poses j d'abord pour ramuscment de la Societe
de M. le Comte de Livry. Jamais inquietude
n'egala la sienne, a la premiere representation
de cesdeux Pieces, qui vircnt le jour en mcme-
temps , avec un succes bicn different. Sa crainte
redoubla davantage a la chute de XAmant myste-
ricux j qui preccdoit les Courses de. Temve\ Mais le
public courcnna la Pastorale > avec la meme
$o VIE D1 ALEXIS PI RON.
equite qu'il venoit de condamner la Comedie ,
dont l'original etoit peint d'apres un hommc de
qualite > vivant dans la societe de M. le Comte
de Llvry , homme tres-estimable , mais qui avoit
la manie de mettre du mystere par-tout. Alioit-il
quelque part, a la ville ou a la campagne?Ce
n etoit jamais le chemin direct qu'il prenoit : il
faisoit un detour plus ou moins long, pour qu'on
ne devinat pas ou il alloit & ou il pouvoit avoir
ete. Arrivoit-il dans un appartement ? Des Tanti-
chambre, ses yeux inquiets se portoient de tous
cotes; il cherchoit a lire sur le visage des do-
mestiques , s'ils ne penetroient pas le motif de sa
visiter puis marchant sur la pointe du pied., il
paroissoit se glisser, plutot qu'entrer dans l'ap-
partemcnt. S'il s'entretenoit avec quelqu'un ,
c'etoic toujours a l'ecart 3 ou dans Tembrasure
d'une croiseejapress'etre assure den'etre entendu
de personne. Enfin,s'il donnoit une commission
a ses domestiques , il s'expliquoit si mysterieuse-
mcnt j qu'il falloit qu'ils le devinassent , ou qu'ils
fissent la commission de travers. En un mot, il
etoit de ces gens :
Qui, jusqucs au bon jour, disenc tout al'oreillc.
FIE D* ALEXIS PIRON. 91
On proposa a Piron de traiter Ce caractere.
II s'y refusa d'abord : mais force, par des instances
reiterees j qu'il regarda comme des ordres de
la part de ceux qui le pressoient, il s'en occupa
serieusement. D'ailleurs^ cette Comedie n'etoit
point destinee pour le Public : elle ne devoit etre
jouee qu'en societe j &: en presence mane dc
Toriginal , qui en avoit fourni le caractere prin-
cipal. Le sujet ne plaisoit point a 1'Auteur ; &
peut-etreest-celaraisonqui Tempecha de soigner,
avec plus de scveiite,son Ouvrage.
Des que cette Comedie fut achevee, on la
representa plusieurs fois dans la Societe, &: tou-
jours avec un succes marque , succes qui paroissoit
d'autant moins suspect, que les Spectateurs joi-
gnoient a l'usage du grand monde, beaucoup
d'esprit , &: par consequent , etoient en etat de
prononcer. Aucun d'eux n'hesita ; tous la trouve-
rent digne de paroitre au grand jour , tk Ton
engagea Piron a la donner au Theatre Francois j
enfin elle fut recue , par les Comediens , d'une
voix unanimc.
La personne de qui je tiens cette anecdote^
5)i FIE D' ALEXIS PIRON.
amie intimc dc M. le Comte de Livry 3 jouoit,
dans la Piece, le role de XAmant mysterieux. PiROM
lui avoit les pins grandes obligations, &" s'en est
ressouvenu , toujours avec attendrissement , jus-
qu'an dernier moment de sa vie. Independamment
des droits que cette pcrsonne avoit sur son coeur ,
par ses bons offices 3 elle en avoit encore de tres-
puissans sur son esprit , par les excellens conseils
quelle lui donnoit , au sujet de ses Ouvrages ,
conseils diriges &: dictes par un jugement
sain , un discernement sur , & le gout le
plus delicat.
Malgre tantde motifs > capables d'entretenir
&: de fortifier la securite., trop ordinaire dc
l'amour-propre , un pressentiment intimc affli-
geoit Pi ron, sur le sort de sa Piece. II ne l'eut
pas plutot livrce aux Comediens, qu'il en vit tons
les defauts. II la retoucha soigneusement \ mais
pasassezheureusemcnt, pour la garantir d'un mau-
vais succcs decide. II se rcpentit , mais trop tard ,
de sa complaisance j & se hata dc prcvenir le
jugement severe dn Public , en sc plaisant a
predire, commc il le dit lui-meme dans son aver»
VIE D3 ALEXIS PIRON. 95
tissement, la chute de sa Piece, plusieurs jours
avant la premiere representation.
Cependant il auroit pu , a l'exemple de tant
d'autres Auteurs , s'autoriser des eloges qu'on
avoir prodigues a saComedie, dans les ledures
&: les representations particulieres qui en avoient
ete faites , &: soutenir , au Public , qu'il avoit eii
tort de la condamner. Mais son amour-propre
etoit trop raisonnable & trop eclaire j pour
ne pas sentir que nos partisans & nos amis,
sont toujours moins eclaires , plus prevenus
que ce Public incorruptible & redoutable ,
qui nous juge de sang froid, & dont l'arret
triomphe., tot ou tard , malgre les cabales &C
l'intrigue. Aussi , combien avons nous vu de
ces pretendus chef- d'ceuvres tant lus cV relus,
tant prdnes, tant vanres d'avance, comme des
prodiges de genie, tomber presque aussi-tot la
toiie levee , sans que ces chutes humiiiantes &:
soudaines, aient rien rabattu de la suffisance des
protecteurs, <k de l'orgueil des proteges !
On n'a point de scmblable reproche a faire a
c>4 WE D> ALEXIS PIRON.
Pi ron. II se soumic a la rigoureuse decision du
Public , en retirant sa Piece a la premiere repre-
sentation. 11 alia , le soir meme , trouver ses amis
au Caveau 3 &: leur apprit la nouvelle du different
succes de ses deux Pieces, en leur disant :
Mes amis 3 le Public ma haise sur une joue _,
& ma donne un bon soufflet sur V autre. On le
plaignit, on le felicita , tour-a-tour , a la mode
duCaveau, c'eft-a-dire, avec bcaucoup de plai-
santeriessur sa bonne &mauvaise fortune. Pi ron
s'y livra de bonne grace , & la soiree se passa
delicieusement. Le baiser sur la joue, avoit gueri
la douleur du soufflet applique sur l'autre.
S i la Comedie de rAmant mystericux fit
essuyer , a Piron ,les desagremens d'unc chute,
il s'en releva , en 1 7 3 8 , avec le triomphe le plus
complet ck: la gloirc la plus durable. Malgre \es
Comedies de Regnant ' 3 le seul Autcur digne >
depuis Moliere , d'occnpcr ce qu'on appelle pro-
premcnt la Scene Comique, Thalie regrettoit
encore tous les jours la perte de ce grand homme_,
que personne ne remplacera jamais , Iorsque
Piron concut le dessein de sa Metromanie , ce
FIE D* ALEXIS PIRON". 95
chef-d'oeuvre, qu'on peut placer a cote des
meilleures Pieces deMoliere, & celui, de tous
les Ouvrages de notre Poete, qui porre da van-
tage l'empreinte du genie. 11 est peu de Come-
dies ou Ton trouve autant de finesse & dc
naturel dans le dialogue , d'aisance & de per-
fection dans les vers , & de vrai-comique dans
toutes les situations ; ou les cara&eres soient
mieux soutenus •, ou l'interet ,, toujours vif &
toujonrs nouveau , augmente de scene en scene ,
jusqu'a la fin; en un mot, ou tous les ressorts dc
la Comedie soient plus heureusement employes.
11 falloit done , je ne dis pas de Tesprit , mais les
plus grandes ressources du genie, pour entre-
prendre un pareil sujet &: y renflir. Quoi qu en
dise la critique, le succes de la Metromanle sera
constamment le meme , jusques dans la postcrite la
plus rcculee , parce qu'il est, & sera toujours
independant de la petite anecdote de la Demoi-
selle Malcrals de Lavigne l , cette dixieme Muse
1 Nom suppose, sous le^uel M. Dcsforges Maillard , du
Croissic, petite villc de Bretagne , sc deguisa long-temps, Si
envoya , re'gulierement tous les myis , ses productions
96 VIE D> ALEXIS PlROX.
pretendue, dont le sexe, quand elle eut laisse
tomber son masque j deconcerta les Poe'tes
hs plus renommes du temps , qui setoient
passionnes pour elle, &: Tavoient parfumec de
toutl'encens du Pinde &"deCythere. 11 est certain
encore que si le sujet de la Metromanie se fut
presente , avec les memes circonstanccs , a la
feconde imagination de^/o/za^jill'auroit saisi, 6V:
peut-etre rendu dela meme manicre que Piron.
Au reste, croira-t-on que cette admirable
Piece fut d'abord rejetee par les Comediens j
qu'elle eprouva les plus ridicules difficultes pour
etre recue , &: qu'il fallut enfin un ordre du Mi-
nistre pour la faire jouer? Croira-t-on encore
qu'apres le brillant succes dont elle fut suivie,
on ne daigna pas Tinscrire sur le repertoire; &
poctiques auMercure, n'ayant pujouir, sous son propre nom,
de cct avantage ineffable , que la Roquelui avoit refuse dure-
rnent. A la faveur de son sexe suppose, il recur, les hommages
les plus galans , & les declarations les plus tendres. Made-
moiselle Malcrais de Lavigne devint line dixieme Muse.
Mais 1'enchanr.ement ccssa , quand M. Desforges Maillard
vint a Paiis , se montrer a ses soupiians.
qu'oublice
FIE D' ALEXIS PIRON. 97
•qu'oubliee pendant dix ans , die n'auroit, peut-
etre, jamais reparue sur le Theatre , sans le sienr
Granval , qui j lots de sa rentree , en proposa la
reprise a ses camarades ? Cet affront , fait plus au
bon gout qua Pi RON ., etoit la suite des cabales
excitees , par des Auteurs jaloux de l'odat de son
triomphe , qui blessoit leur orgueil.
La Metromanie triompha done malgre l'envie.
^'excellent A&eur qui devoit y jouer le role de
M. de I'Empiree , &: qui etoit de la plus belle
figure du monde , embarrasse de la maniere dont il
s'habilleroitj ne voulant pas representor un Poere,
dans toutelarigueurdu costume _,consulta Pi RON,
qui lui dit : « Tranquillisez-vous : a la pre-
.-> miere repetition , vous prendrez modcle sur
» moi ». En effet il y parut avec un tres - bel
habit , richement galonne. A peine le reconnut-
on, tant cet habit relevoit sa bonne mine. On
1'admira , on l'applaudit, 6c l'A&eur en fit faire
un, a peu pres pareil.
Au sortirde la repetition ^ Piron^ suivant
son usage , entra au Cafe de Procope. On n'etoit
?8; FIE D'ALEXIS PIRON.
point accoutume a le voir si snperbement vetu.
Tout le monde l'entoura, & lui fit compliment
L'Abbe Desfontaines etoit present. II voulut plai-
santer Piron, &: soulcvant , avec une curiosite
affcclee, &: une feinte admiration , la basque de
l'habit , pour en faire mieux remarquer la richesse :
Quel habit > s'ecria-t-il , pour un eel hommel PiRON
soulevant, a son tour, le rabat de I'Abbc,
repartit sur le champ : « Eh ! quel homme pour
» un tel habit ». Cette vive &: prompte repartie
ferma la bouchc a I'Abbe , &c termina l'examen
& l'elosre de l'habit du Poete.
Ta n d i s que la Metromanie manquoit au
repertoire des Comediens Francois , celui des
Troupes de province en etoit utilement decore.
La bonne t ecette que cette Comedie rapportoit
anx Directcurs, les engagcoit a la representer
souvent ; 6V sans faire tort anx talens forains, on
peut assurer que les roles n'en etoicnt pas rendus,
avec la supcriorite de talent des Acleurs, qui
faisoient alors rornement du Theatre de la Ca-
pitale. La Metromanie reunissoit tous les suffrages
par-tout ou clle etoit jouee : mais la ville , ou
VIE D' ALEXIS PIROU. w
Cettc Piece excita la plus singuliere sensation >
fut Toulouse , au mois de Fevrier 1751.
Les Comediens ayant annonce le jour quJil*
devoient la donner, a peine lasalle put-elle con-
tenir l'affluence du monde qui s'y rendit. tJn
Capitoul, nouvellement en place j etoit au
nombre des Spcclateurs. Des qu'on eut leve la
toile , i'attention avec laquelle on eccuta la
Piece y ne fut interrompue que par des appiau-
dissemens : mais a l'endroit de la Scene ou
Francaleu dir. a Baliveau ,
Monsieur le Capitoul vous avez Jes vertiges I . „ «,
Mais apprcnez dc moi qu'uri ouvrage d'eclat;
Anobiic bicn autant que 1c Capitoular.
Apprenez ....
Le nouvcau Capitoul, qui n'avoit connu , sans
doute, de sa vie, d'autres vers que ceux de ce
Vieux di&on Toulouzain ,
Cil , de noblesse a grand ritoul ,
Qui de Tholoze est: Capitoul.
prenant pour un guet-a-pens les vers adrcs=
ses a Baliveau , &: se croyant insulte , se leva
&: voulut faire cesser la representation. Ori
gi.i
loo VIE D' ALEXIS PIRON.
eut la plus grande peine du monde a lui fairc
entendre raison ; &: Ton n'obtintla grace d'achever
la Piece , qu'apres lui avoir donne la satisfaction
de lui en nommer l'Auteur, pour le faire arreter
&r mettre en prison. En effet il envoya , sur le
champ, cinq ou six fusilliers pour le prendre :
mais Piron etoit tranquille a Paris j &: ne
songeoit gueres,en ce moment, qu'a pres de
deux cens lieues de lui, on voulut attenter a sa
liberte.
Cependant le Capitoul, informe par ses
gens , que le de I'm quant navolt pu etre apprehende
au corps , attendu quil etoit inconnu dans le pays ,
desespere d'avoir manque sa vengeance , nc
voulut pas en perdre cntierement le fruit. 11 rendic
une ordcnnance , par laquelle il proscrivit , a
jamais, la Metromanie du Theatre Toulousain.
Anecdote remarquable de sonCapitouIat , bonne
a citer ck a. joindre a pareille aventure, qui lui
arriva quelques jours apres , a l'occasion de
YAvare de Moliere. II crnt se reconnoitre dans
Earpagon , vole par son fiis. La resscmblance
etoit, dit-on, frappante. 11 s'imagina que dc$
VIE D3 ALEXIS PI RON. 101
Auteurs , jaloux de sa nouvelle dignitc , s'etoient
donne le mot, pour le jouer sur le Theatre, ll
interrompit encore le spectacle , 6V dcmanda le
nom de l'Auteur de la Piece. On lui dit que
c'etoit Moliere. Pour cette fois il se contenta de
decreter de prise de corps le nomme Moliere.
Mais quand il fallut mettre a execution le decret j
on lui dit que Moliere etoit mort depuis 8 o ans.
£tonne de ce contre - temps , il s'ecria : De quels
diables dAuteurs se sert-on la ? Que ne nous donne-
i-on des Comedies de gens connusl M. le Marquis
de Montgailhard ecrivit a Pi RON , le danger qu'il
avoit couru , sans qu'il s'en doutat , & lui demanda^
en memc-temps 3 une Epigramme contre ceCapi-
toul. II rcpondit que , Martial j Owen 3 Marot 3 le
grand Rousseau, ni lui, ne feroient jamais rien
de micux, contre ceCapitoul, que cc qu'il avoit
fait lui-meme.
La reconnoissance avoit determine Piron ,
vers l'annee 1735 , a faire un voyage a Bruxellcs ,
pour y voir un etranger, dont il avoit recu une
lettre de change assez considerable , en remerci-
ment d'un exemplaire de la Tragedie de Gustave ,
101 riE D'ALSXIS PlROK.
que Pi ron lni avoit envoye. II crut ne pouvoir
pas sc dispenser d'aller lui en faire ses remerci-
mens sinceres, avec d'autant plus de raison , que
cet etrange; l'avoit toujours traite avec beaucoup
de bonte , chez M. le Comte de Livry j ou ik
§etoient vus ancicnncment.
Dans le peu de sejour qu'il fit alors a
Bruxelles , il se lia d'une amitie intime avec l'il-
lustrc & trop mdWiQuvsm. Rousseau. Celui-ci, lui
fit donner sa parole de revenir le voir & le con-
soler. 11 entretint depuis , avec lui, un commerce
de lettres regie , & dans toutes , il le pressoit
d executer sa promesse. Piron se rendit aux
instances de Rousseau en 1740. 11 l'avoit deja
bicn observe dans son premier voyage. 11 sonda ,
pour ainsi dire , son coeur , dans le second
voyage qu'il fit a Bruxelles , &: y reussit d'autant
plus aisement , que Rousseau ne pouvoit sc separcr
dePiKON, qn'ils passoient ensemble des pur-
pees enticres, & qu'il le regardok comme un
Ance consolateur, que la Providence lui avok
envoye, dans une terre etrangere, pour adoucic
I'aiTiertLime &r \es ennuis de son exit
FIE D'ALEXIS PIRON. 103
Le chagrin avoit aigri ce grand homme, mais
ne l'avoit point abattu. Piron ., dans une lettrc
qu'il ecrivit a la Marquise de Mimeure > dont les
anciennes bontes pour Rousseau _, ne setoient
point refroidics , park avec eloge de sa piete ,
avoue qu'elle lui a paru solide &: sincere 3 6c
soutient qu'il n'etoit pas coupable des infames
couplets qui causerent ses malheurs. Ce juge-
ment de Piron n'est point susped ; car il
ajoute , avec sa franchisse ordinaire, qu'il l'avoit
etudie soigneusement ; & malgre sa devotion 3
continue-t-il , j'ai vu quit tenoit encore un peu aux
premieres idees } dont il fcrma ses Epigrammes • car
il me donna la matiere d'un Conte asse% gai/lardj
que je mis en vers j par complaisance pour lui , &
dont il me parut content.
Piron, dont le cceur n'a jamais etc soniHe
par le venin de l'envie, ni reserre par la bassesse
de ia jalousie, regarda eonstamaient Rousseau
comme le genie le plus rare & le plus grand
Poete Iyrique dela France , cV qui lui fera le plus
d'honneur dans la posterita II le quitta, avec
g iv
104 vlE D' ALEXIS PIRON.
regret,& revint a Paris. Rousseau>de son cote, avoit
concu pour lui la plus haute estime. On le voit
par les lettres quit lui ecrivoit, &: quePiRON
avoit conservees. On le vbit encore par celles
qu'il adressoit a ses amis , <k sur-tout kM. Racine*
le fils 3 auquel il parle du plaisir qu'il avoit
de posseder Piron.
C ' e s t a l'occasion d'une de ccs lettres , en
date du 24 Juillet 1740, imprimee dans la
superbe edition i/z-4*. desCEuvres de Rousseau l ,
donnee par M. Seguy en 1745 , que Piron se
brouilla avec l'Abbe Desfomaines. Ce celebre
Critique, en rendant compte de cette edition ,
rapporte ainsi la lcttre : « Je possede ici , depuis
>■> quelques jours , un de mes compatriotes au
'iParnasse, M. Piron, que le Ciel scmble
« m'avoir envoy e, pour passer le temps agrea-
» blement, dans un sejour , ou je ne fais qu'as-
53 sister , tristement , aux plus grands repas du
1 Tome III, page 41^,
VIE VJ LEXIS P IRON. ioj
» monde. M. Pi RON est un excellent preservatif
s> contre l'ennui. Mais, &c. l ». Ce fatal maisy
auquel, malicieusement ou non, le Critique
s'arrete, au lieu d'achever la phrase : Mais il
rctourne a Paris , & je vais retomber dans mes lan-
gueurs : ce fatal mais , dis je, irrka PiRON , & fut
l'origine des Epigrammes sanglantes,dont il accabla
Desfontaines j &r que tout le monde sait par
cceur. Ce qu il y eiit de plus plaisant , c'est qu'a-
pres avoir repandu , dans le Public , la premiere
de ces Epigrammes, Piron alia voir Y Abbe Des-
fontaines. 11 le trouva avec deux Jesuites. Le Jour-
nalists, palissant de colere en le voyant: Comment >
s'ecria-t-il , etes-vous asse% hardi de vous presenter
a ma vue _, apres V 'horrible Epigramme que vous ave%
faite contre moi ? « Horrible, ditPiRON ! Comment
>a vous les fant-il done ? Elle est pourtant fort jolie».
Ce sang froid redoubla la colere de TAbbe _, tk fit
partir, d'un grand eclat de rire, les deux Jesuites,
qui etoient presens. Point d'emportement I ajouta
i Voyez Jugemens sur quelques £crits nouveaux. Tome I >
Icttre C y pnga 65.
lo$ Fie D' ALEXIS PIRON.
Pi r on. Crier & jurer ne remedie a rien ; I'Epi-
gramme n'en esc pas moins faite. Mais puisqu'ellc
vous fache , je vous propose un arrangement. —
Eh ! quel est-il? — Le voici : vous ecrivez au Public
toutcs les semaines : mandez-lui, la premiere
fois,-que l'Epigramme en question, a etc faite,
on ne sait par qui, ni contre qui, il y a cin-
quante ans; & tout sera dit. — A la bonne heure.
Donncz-la moi. Cest oii Pi RON I'attendoit.
Je vais vous la di&er, lui rcpondit-il : &: TAbbd
de lecrire aussi-tot, commentant deson cote, &
le Poete du sien, chaque vers de TEpigramme. je-
ne crois pasqu'il y ait, au Theatre, unemeilleure
scene , une situation plus piquante &: plus eomi-
que , que celle qu'offrirent alors nosdeux Auteurs.
Les commentaires ne finissoient point. Mais ce
qui choquoit sur - tout TAbbe dans cette £pi-
gramme, etoit ce vers:
Que fait lc Roue en si joli bercail?
T pense^ - vous ^ disoit - il aPlRON, est-ce
que je suis un Bouc? cte^^oui ccBouc? «_Ccla ne
» se psutj repliqua Piron t sans romprc lamesure .*
FIE D' ALEXIS PIRON. 107
» mais vons ctes le maitre de ne pas ecrire 1c
» mot tout entier. Mettez seulement ; Que fait cc
» B. le vers y sera toujours , &: le le&eur y
suppleera >>. Ilfallut enfinque I'Abbe Desfontaines
laissat l'Epigrammc telle qu'elle eioit. Piron le
quitta , en lui promettant que tant qu'ils vivroicnt
Tun &: l'autre , il lui en apporteroit une tous les
matins, 6V il lui tint parole.
La reticence dont s'cioit servi I'Abbe Des-
fentaines j en rapportant , par exrrait, la lettre de
Rousseau a Racine , le fils, avoir, sans doute,
quelque malignite : mais devoit-elle lui attirer
tine correction aussi sanglante de la part de Piron,
lui qui n'avoit jamais ete cheque des critiques,
assez vives de quelques-uns de ses Ouvrages,
faites par ce meme Journalise? 11 paroit quil nc
fut done offense que du double sens que presenroit
cette reticence ; &: il est certain, que dans cette
occasion , il se montra plus jaloux de la reputation
d'honntte homme, que dc celle d'Auteur. Au
reste } malgre le sel qu'il mettoit dans ses Epi-
grammes contre I'Abbe Desfontaines _, ii ne Ten
rcgardoit pas moins comme un bon fccrivain , un
lo8 FIE D'ALE XI S P I R O N.
excellent Critique , plein de gout dc de raisorc,
auquel la Rcpublique des Lett res devoit la plus
grande reconnoissance, pour avoir combattu ,
avec autant de courage que de succesje Neolo-
gisme &: les ecarts du Bel -esprit moderne. La
mort de cet A ristarque celebre , arrivee en 1745,
peu de temps apres sa querelle avec Piron,
n'eteignit point la vengeance des autres Auteurs :
ce Poete est le seul qui n'ait point trouble sa
cendre, & qui l'ait meme regret te.
Une forte constitution , une sante robuste ,
line gaiete inalterable, promettoient a Piron
les plus longs jours : mais aussi peu fortune
qu'il letoit., comment envisager la vieillesse ,
sans la redouter ? La Providence lui menageoit
une ressource , dans un mariage avantagcux j a
considerer la position ou il se trouvoit , qu'il
contrada a son retour de Bruxelles, avec Demoi-
moiselle Marie - Therese Quenaudon _> agce dc
5 5 ans j qu'il avoit connue chez la Marquise de
Mimeure. Cette Demoiselle jouissoit de deux
mille livres de rentes viagcres ou environ , aux-
quelles le genereux Comte dc Livry ajouta., pa?
FIE D'ALE XIS P I R O N. 10$
le contrat de mariage , six cens livres dc ren-
tes , aussi viageres , au profit de Piron.
Le lien qui serra leur union j rut celui de la
simple & pure amitie. Piron sentit alors, pour
la premiere fois , la douceur d'etre a l'abri de
I'inquietude , dans un age ou l'on a le plus besoin
de secours , ou tout le monde vous abandonne ,
sur-tout quand on n'a rien a laisser a la cupidite,
qui ne meurt point. Jamais deux personnes ne
furent mieux assorties. Madame Piron avoit
beaucoup d'esprit & de gaite. Elle eroit tres-
versee dans la connoissance de nos anciens
Romanciers,dont elle possedoit superieurement,
le vieux langage : elle imitoit leur style a s'y
tromper. Les Beaux esprits qu'elle voyoit chez la
Marquise de Mimeure 3 consultoient souvent son
gout sur leurs Ouvrages. Avcc une compagne de
ce caradlcre , Piron ne pouvoit manquer d'etre
heureux.
Rien ne troubla son bonheur pendant les
quatre premieres annees de son mariage. Cest
dans ce temps qu'il composa sa Tragedie dc
no VIE D' ALEXIS PIRON.
Fernand Corte^ , le dernier cle ses Ouvrages Dra-
matiques, &qui fut jouce, pour la premiere fois,
le 8 Janvier 1744. Ce sujet est un des plus
beaux qui soientau Theatre. On voit , parplnsieurs
morceaux de cette Tragedie , l'eievation a
laquelle le genie de Piron pouvoit attein-
dre. Cependant le Public ne la gouta point*
11 eut ete possible , &: meme facile , a Piron,
d'en faire disparoitre les defauts. Les Comedicns
le presserent vivement d'y faire des corrections,
&: lui citerent Texemple d'un de ses plus ccicbres
confreres, qui corrigeoit , & refondoit meme
quelquefois, jusqu'a des a&es entiers. Parbleu ,
Messieurs , je le crols bien j dit-il, il travaille en
marqueterie 3 & moi je jcttc en bron~e. Cette
reponse n'est point vaine. II est certain que
rhomme de genie jeue en bronze , fk brise oil
abandonne , comme le statuaire , tout ouvrage
manque a la fonte.
Piron aimoit la gloire,sans neanmoins en
ctre jaloux au point d'en perdre le rcpos. Mais
tandis qu'il se consoloit du pcu de succcs dc
Fernand CVrqr, la fortune lui preparok des pcir.es
VIE D' ALEXIS PIRON. in
autrcment sensibles que celles qu'il avoic eprou-
vees jusqu'alors.
Il falloit user dune grande economic , pour
pouvoir vivre honorablement, avec le modiquc
revenu dont Piron &: sa femme jouissoient. La
moindre depense extraordinaire etoit capable ,
non - seulement de les gener beaucoup, mais
encore de les deranger. Forces de dcmenager trois
fois , en treVpeu de temps , Madame Piron
regrettoit les frais que ces deplacemens successifs
&■ imprevus occasionnoient. Le dernier depla-
cement sur-tout, lui causa le plus cruel chagrin,
parce qu'il s'agissoit encore moins d'interct pecu-
niaire que de procede.
U N E espece d'ami , homme de qualite , au
bonheur & a la fortune duquel Madame Put on
avoit contribue , voyant sa repugnance a changer
si souvent de maison , lui offrit un appartcment
dans son hotel : ii mit , au loyer , un prix asscz
honnete. L'appartement demandoit quclques de-
penses indispensables , &: meme asscz fortes ,
avant que de pouvoir ctre occupe. M. 6V Madame
iii VIE D' ALEXIS PIRON.
Piron firent ces reparations a leurs frais. A peine
en avoient-ils joui six mois , que le proprietaire
leur donna conge, sous pretexte que sa belle-
mere trouvoit a redire qu'ii logeat tin Poete chez
lui. II disoit vraicmais n'auroic-il pas du com-
battre la ridicule aversion de cette femme pour
les Poeres ? II agit au contraire, avec ses hotes,
comme s'ils eussent ete dcs etrangers , &: les
pressa vivement de sortir de leur appartement.
Ce procede fit une impression si profonde sur
Madame Piron , que de ce moment la meme ,
son esprit se troubla. Son mari tenta vainement
de la tranquilliser : elle etoit frappee, & son
triste etat , auquel se joignit , quelques jours
apres , une paralysie , parut bientot sans remede.
C ' E s t alors que Piron connut , pour la
premiere fois, la tristesse. AfHige de ce cruel
accident, qui n'avoit pas altere la douceur du
caracl:ere de sa femme , il ne voulut jamais Taban-
donncr a des soins etrangers. Continuellement
occupe d'elle, &" seconde de sa niece (aujourd'hui
Madame Capron )} il lui administroit les secours
dont
VIE D> ALEXIS PIRON. n$
dont die avoit besoin , & n'epargnoit rien pour
lui rendre sa situation moins malheureuse.
Cependant son revenu, trop modique, ne
pouvoit suffire a la depense qu'exig eoient les
remedes & les soins necessaires a la' malade. 11
se voyoit a la veille de la perdre , 8c avec elle le
revenu quelle avoit apporte, lorsque le Marechal
de Saxej informe du sort qui menacoit Piron,
lui envoya cinquante louis. II accompagna ce
present dune lettre si honnete &: si obligeante,
que Piron ne put refuser ; car il etoit fort eloigne
de mendier des bienfaits; il conservoit merne
une certaine fierte > qui, dans une ame naturelle-
ment elevee, loin de s'affoiblir , se forti^e par
l'adversite. On peut dire aussi qu'il etoit accou-
tume aux soins que la Providence avoit toujours
pn.. de lui j <k ii en eut bientot de nouvellcs
p. -uves,
Au mois dc Septembre 1750$ il recut un
billet ancuymej par lequel on le prk : de se
rendre chez Doyen > Notaire; il s'y rend. Le
Notaire lui prcsente a signer la r iute d'un
contratde 600 livres de rentes viag es,consti-
h
H4 v IE &ALEXIS P IRON.
tuees a son profit , comme en ay am fourni lesfonds,
A ces mots Pi ron s'imagine que leNotaire se
trompe, &: lui dit qu'il n'a fourni aucun fonds,
& qu'il n'a meme jamais possede une somme
aussi considerable. M. Doyen l'assure qu'il ne se
trompe point, &: il le prie de signer la minute du
contrat , sans craindre aucune meprise. Notre
Pot'te aonne , le questionna en vain : il lui
nomma tontes les personnes qui lJhonoroient
de leurs bontes. A tomes ces questions M. Doyen
ne repond qu'en lui disant de ne pas chercher a
peuetrer le mystere \ qu'il l'ignore lui-meme : 5c
remet , entre scs mains , la grosse du contrat, &:
la premiere annce d avance de sa rente.
Pi ron voulant connoitre son bienfaiteur .,
court chez tons ses amis , ses protecleurs , ses
connoissances , publier son agreable aventure,
la raconte aux uns & aux autres, dans l'esperance
que quelqu'un se trahiroit. Quinzc jours se passent
sans qu'il puisse rien decouvrir. Enfinjdesesperede
voir ses rccherchesinutiles, il prit le parti d'ecrire,
le i 5 Septcmbre i 7 5 o , a l'Anteur du Mercure l ,
Yoycz le Mercure d'Oclobre 1750, page 101.
riE D' J LEXIS PIRON. ny
<m le priant de rendre sa Icttre publiquc , ainsi
cjue sa reconnoissance. Par cc moyen ll laissoit a
son bienfaiteur invisible , le plaisir de jouir , en
secret, de toure la noblesse de son proccde, cVr
en meme -temps la satisfaction de voir qu'il
n'avoit pas oblige nn ingrat. Cette lettre nc
produisit aucun eclaircissement ; &c Piron est
mort , sans avoir eu la consolation de connoitrc
l'auteur dune si belle action. C'etoit M. lc Mar-
quis de Lassay. Je le sais de la Personne meme a
laquelleil avoit remis les deux mille ecus,formant
le capital des 600 livres de rentes viageres. Cette
personne respectable, a plus d'un titre , &: qui
m'honore de son amide depuis long-temps ,ne
m'a revele ce secret, qu'apres avoir appris que
Piron j a sa mort , m'avoit fait le depositaire de
ses Ouvrages. Ce secret fait trop d'honneur a la
memoire de M. le Marquis de Lassay, &" son acle
de bienfaisance est si noble 6V si rare , que je me
fais tin devoir de le reveler j a mon tour , au
Public.
Ce seconrs inesper£, qui assuroit a P 1 r o n
^00 livres de rente viagere, ourre celle que
hi)
Ii6 r IE D'A LE X IS P IR ON.
lui avoit constitute M. le Comte de Livry3 etoit
line ressource pour lui sur le declin de ses jours.
Rien ne pronve mieux Tinteret qu'il inspiroit a
ceux qui le connoissoient particulicrement , que
ces bienfaits multiplies , sans etre sollicites ou
achetes par de serviles hommages , puisqu'on lui
epargnoit meme l'embarras du remerciment. II
n'eut pas la satisfaction de partager long-temps,
avec sa femme, cette petite augmentation de
fortune, fc'lle mourut le i 7 Mai 1 7 5 1 , environ
htiit mois apres. Tout le monde a ete temoin de
la douleur que cette perte lui causa, & des lar-
mes sinceres &c durables qu'elle lui fit repandre.
Il n'en est pas des peines du cceur comme de
celles de f esprit : celles-ci sont susceptibles de
soulagement. Le plus legcr rayon d'espoir , le
moindre evenement heureux les suspend ou les
dissipe. Mais quand le cceur est profondcment
arPiige , le calme ne s'y retablit pas aisement , &c
tout, jusqu'a la joic meme, semble redoubler sa
tristessc, &" ncurrir sa douleur. 11 lui faut un
long temps avant qu'il puisse goiiter quelque
consolation. Tout cc que Pikqn avoit soufFcrt
VIE D'ALEXIS PI RON. 117
depuis sa naissance, du cote de la fortune, n'avoit
point altere sa gaiete naturelle ; ou du moins , s'il
s'etoit livre quelquefois a de tristes reflexions, son
cara&ere original n'en avoit pas soufrert. Mais le
chagrin que lui causa la mort de sa femme,
absorba son ame toute entiere. 11 etoit ne pour
sentir , plus qu'un autre , corabien il est difficile
de supporter la privation des douceurs mutuelles,
reservees aux liens heureux d'une union fondee
sur l'amitie, l'estime &: la reconnoissance.
Madame Piron jouissoit d'une grande
consideration parmi les personnes qui aimoient
son mari. Eiie avoit gagne l'estime de Madame
de Tencin , qui se connoissoit en merite , & dont
lamaison etoit ouverte a quelques Gens de Lettres,
qu'elle appeloit ses Betes. Piron etoit dunombre,
&: faisoit les beaux jours de cette Menagerie.
Chacun y parloit son langage. C'est-la que le
Bel - esprit , devenu Gcometre , expliquoit son
systeme des Mondes , quittoit 6V reprenoit, tour-
a-tour, le compas &: la lyre :que le Metaphysicien
analysoit le cceur &: l'esprit, d'une maniere si
h iij
Iig VIE D'ALEXIS PIRON.
subtile & dans un jargon si precieux , qu'on ne
1'entendoit pas, &: qu'il ne s'entendoit peut-etrc
pas lui-memej c'est-la que TAntiquaire vouloit
fixer le temps, eclaircir les tenebres des sieclcs
fabuleux , &c ne manquoit pas d'ajouter ses pro-
pres conjectures , a d'autres conjectures plus
antiques ; cJest-la que l'Historien , aussi brusque
que la vcrite, dont il affeftoit d'etre le partisan ^
tracoit les portraits d' l Acajou & de Louis XI _, puis
comme Philosophe, meditoit les Considerations
sur les mceurs &T les Confessions du Comte de*** :
que le docle Medecinparloit lalangue de tousles
SavanSjcVtres-peu cclle de son art. Enfin > cetoit-
la que se rassembloient les Beaux esprits du
temps , & les savans a pretentions. Madame de
Tencin , digne de Ics presider , n'j etoit point un
personnage muet j elle payoit , comme les autres,
son tribute par des Ouvrages plcins d'esprit &:
d'agrement. Souvent meme elle inspiroit ses
Betes , 6V Pi ron a compose , pour elle, plusieurs
Pieces charmantes.
Ce fut chez elle, que feu M. Languet9 Cure
FIE D' ALEXIS PIRON'. u*
de Saint Sulpice , rcncontra Piron , sans le
connoitre. Elle le lui prcsenta comme un con*-
patriote, qui faisoit honneur a laBourgogne^
& le nomma. Quoi ! cest vous , M. Piron , die 1c
Pasteur : je suis ravi de vous voir I N'etes-vous
pas le fils d'un Piron , Apothicaire a Dijon , que
j'ai beaucoup connu. II avoit Us bras si longs. . . .
« Ah! Monsieur le Cure, que vos mains n'etoient-
» elles an bout , repartit Piron-, monsort stroit
» bien different! M. Languet cominua, en riant
de Texclamation : Mais il y a longtemps que vous
demeure^ sur ma Paroisse x& il est .etonnant qu&
tare de compatriote & de P aroissien y vous ne $oye%
pas venu me voir , & que je ne vous connoisse
point, u Cela n'est pas si etonnant que vous fe
» pensez : e'est que vous connoissez mieux vo$
» vaches 1 que vos brebis , lui repondk Piron ».
M. Languet trouva, comme les autres, la plai-
santerie tres bonne ; 6c invita Piron a le venir
i Allusion au revenu que la Comm'inaute de 1' 'Enfant Jesus ,
fbndee pat cet iilastrc Pasteur , tire d'unc certaine quantili
»Ie Va.ches, dont Ic kit serta faire Ic plus excellent bcure.
h-iv
-no FIE D1 A LEX IS PIRON.
voir souvent. 11 n'en manqua pas Toccasion ; &
depuis il eut immortalise cet illustre & pieux
Pasteur, par l'Ode qu'il a intitulee le Temple de
Saint Sulpicet si les charites & les grands etablis-
semens que ce Pasteur a faits pour la Religion ,
n'avoient pas irrevocablement assure son immor-
talite.
Malgre les droits incontestables dePiRON,
aux honneurs Litteraires, sa modestie, autant
que son indifference, Ten avoit toujours eloignej
mais ses amis & ses prote&eurs s'en occupoient
pour lui. La mort de l'Abbe Terrasson laissa , en
1750, une place vacante a FAcademie Francoise.
•.Plusieurs Academiciens, &: sur-tout Messieurs de
Fonteneile , de Bo^e , TAbbe Sal Her _, Crebillon^
engagerent Piron a se presenter, quoiqu'ils
n'ignorassent pas toutes les plaisanteries qu'il se
pcrmettoit, 6V sur-tout le propos qu'il tint un
jour a un de ses amis , en passant dans le Louvre :
Tene^y voyc^-vous, lui dit-il, en lui montrant
l'Academie Francoise , Us sont la quarante , qui
ont de V esprit comme quatre. lis etoient trop senses
VIE D'ALEXIS PIROK. in
pour lui en faire un crime , &: ils rioienc
les premiers de ce bon mot. Ils le determi-
nerent a faire les visites d'usage , en l'assurant ,
que si , centre leur attente , il n'avoit pas les
voix a cette election , il les auroit routes a la
sui^ante , sans exiger de lui de nouvelies de-
marches.
Il remplit done le ceremonial accoutume,
non avec cette gravke religiense , qu'observcnt
ordinairement les Candidats , mais tres-gaiement,
& peut-etre un peu trop cavalierement, au gre
de quelques Academiciens } austeres sur rctiquette.
Entre autres plaisanteries, il laissa, chez un des
trente-neuf Ele&eurs , ( Nivelle de la Chaussee ) ,
son billet , sur leqnel etoient ccrits ces denx vers
amphigouriques , tires de je ne sais quelle piece
de ce triste pere du Comique larmoyant :
En passant par ici j 'ai cru de mon devoir ,
De joindrc 1c plaisir a l'honneur de vous voir.
Des visites si peu serieuses, n'indisposerent
ouvertement personne contre lui \ du moins il le
crut, on l'assura meme que ics suffrages se
I zi FIE D'AL EXIS PIR ON,
reunissoient en sa faveur. Le Dire&eur de 1'Aca-
demie, Itii-meme, acheva de le persuader, en
lui disant de prendre tout le temps necessaire
pour composer son discours de reception. PiroN
Ten remercia , & lui repondit , en riant : « Ne vous
n inquietez point de cette corvee. Nos deux
m discours sont deja fairs : ils seront prets du jour
>: au lendemain de mon election ». Comment cela?
lui demand* le Dire&eur j d'un air surpris.
« Comment cela ? repartit P I r o n. Le voici : je
>3 me leverai , j'oterai mon chapeau y puis , a
sj haute & intelligible voix , je dirai : Messieurs ^
>♦ grand merci. Et vous, sans m'otervotre chapeau,
» vous me repondrez : Monsieur s il ny a pas de
» quoi »5. A ces mots le Dire&eur partft d'un
faux eclat de rire , lui tourna le dos , & le laissa
dans Fincertitude de savoir, s'il avoit bien ou
mal pris la plaisanterie , & s'il ne s'en serviroit
pas , pour lui nuire aupres de ses Confreres.
Quoi qu'il en soit, le jour de rejection arrive,
on y proceda; & contre routes les apparences, qui
ctoient pour P i r ON, 1'Abbe de la Blettrie fut
clu. Piron de ce moment , se crut degage pour
VIE D* ALEXIS PIRON. 125
toujours : mais quelqnes heures apres on vint lui
dire que la nomination de l'Abbe de la BUterie
avoit deplu au Roi , &: que 1* Academic avoit
ordrede procedcr a une nouvelle election. Comme
l'exclusion n'avoit ete donnee a l'Abbe de la
BUterie ^ que pour cause de Jansenisme, Racine ,
1c fils , digne , atoutes sortes de titres, du fauteuil
Acadcmique , Sc qui faisoit aussi des demarches
pour Pobtenir, se retira, dans la crainte qu'etant
egalement soupconne d'etre Janseniste,il n'essuyat
le meme desagrement.
Ces deux concurrens ecartes, le champ de
bataille demeuroit a Piron. On lui persuada de
ne pas desemparer : il ceda , mais a regret. L'ex-
elusion de l'Abbe de la Ble'teric &C la retraite de
Racine , firent du bruit. Les Agreables de la Cour
cV de la ville en plaisantoient , &z rioient sur-tout,
de voir I'Ecrivain licentieux l'emporter sur deux
Rigoristes averes.Cespropos etant parvenus jusqu'a
Piron, il se hata de fermer la bouchc a ces
mauvais plaisans. 11 ecrivit a l'Abbe Sallier , &
lui envoya son desistcment , en le priant de le
faire agreer a l'Academie. A peine sa lcttre etoit-
124 VIE D> ALEXIS PIRON.
elle partie, que M. Melot, son compatriotc,
Garde des Manuscrits de la Bibliotheque du Roi ,
Tun des plus savans hommes de l'Europe, le plus
modeste en meme- temps & le plus estimable,
arrive chez Piron , presque leslarmes aux yeux,
&: lui apporte nne lettre de M. Boyer, Eveque de
Mirepoix , ecrite a l'Abbe Sallier3 par laquelle il
chargeoit cet Academicien £ engager Piron a
renoncer a son droit', & d'attendre la premiere
place vacante> & pour cause : quil pouvoit I' y assurer ',
en meme-temps , quil seroit alors le premier a. lui
donner sa voix.M.Melot , porteur d'une nouvelle
qu'il croyoit devoir affliger Pi RON, fut bien
soulage, quand il lui dit : « Pai tout prevu : vous
3) trouverez,a votre retour chez l'Abbe Saltier,
» la lettre que je viens de lui ecrire j en lui
« envoyant mon desistement , &: par la , vous
» verrez que la prudence du Poete egale ici,
« la delicatesse du Prelat ». Les choses en demeu-
rerent la , & M. de Mairan fut elu.
Il est aise de voir qu'on avoit desservi Piron
aupres de M. l'liveque de Mirepoix. Nivelle de la
Chaussee , ennemi declare de P i R o N , tint , sur
VIE B'ALEXIS PIRON. iif
sou compte au Prelat , des propos plus que desa*
vantageux ; il appuya sur le scandale & l'inde-
cence de ses ecrits licentieux, &: eut la mauvaise
foi de taire le repentir sincere qui devoit les lui
faire pardonner. La delation reussit, &: Piron
s'en embarrassa peu. 11 n'imaginoit pas qu'il
auroit encore a la redouter par la suite.
Trois ans apres , au mois de Mai 1755,
M. Languet , Archeveque de Sens, mourut. Nou-
velle place vacante a F Academic Francoise.
Piron etoit bien eloigne de songer a seremettre
sur les rangsi lui qui, dans tous les temps, avoit
montre la plus grande indifference pour les hon-
neurs Academiques. Cependant ses amis , ses
protecteurs , les Academiciens eux-memes,le
sollicker ent, si vivement , de reprendre ses droits,
qu'il eut la foiblesse d'y consentir. On lui dit au
surplus, qu'il n'auroit aucune demarche a faire,
& que route l'Academie etoit si parfaitement
d'accord a son sujet , qu'elle Texemptoit de faire
les visites accoutumees. Vaincu par tant d'instan-
ces , il attendit tranquiliement son sort , sans lc
ii£ VIE D'ALEXIS PIROK
desirer ni lc craindre, &: il fut elu dune voix
unanime.
Il y avoit neanmoins un faux frere, qui porta
TOde licentieuse dePi r on, a l'Eveque de Mirepoix,
lequel, dejaprevenu y&xNivdlede la Chaiusee> alia
sur le champ chez lc Roi , pour le supplier de fairc
casser l'ele&ion. Le Roi lui en ayant demande la
raison : La voila. _, Sire^ dans cet ecrlt scandaleux 3
que j'apportc a VotreMajeste. Le Prince ne sachant
pas ce que cet ecrit contenoit , ordonna , au
Pielat, de lui en faire la leclure, afin de con-
damner & d'exclure TAuteur , en connoissance
de cause. L'Eveque deploy e l'ecrit, en suppliant
le Roi de le dispenser de faire la lecture d'une
piece, qui blessoit cruellement la pudeur. Sa
Majeste prit alors lc papier , & dit a l'Eveque
d'ecrire a r Academic , quelle cut a lui rendre
compie de cette election.
Le President de Montesquieu 3 Dirccteur dc
1'Academie , fut depute vers le Roi. Sa Majeste
lui dit qu'il falloit nommer nn autre sujet , que
VIE VAX EX IS PI RON. nj
TAutcur de l'ouvrage licentieux qu'on lui avoit
rcmis. M. de Montesquieu > qui aimoit PiRON, &
<jui , depuis cette malhenreiisc exclusion , n'a cessc
de 1'appeler son cher confrere 3 voulut hasarder
de lc justifier, mais ie Roi.oe repondit rien.
Desespere de ce mauvais succes , qui
perdoit a jamais Piron , il vole chez la Marquise
de Pompadour^ oil , apres lui avoir cite plusieurs
cxemples -d'Acadcmiciens , ses confreres 3 qui
n'auroient jamais ete admis>si on les eilt traites
avec la meme rigueur, apres s'etre cite lui mane
pour exemple , il ajouta : Quoi y Madame ! en
nommant^ tout d'une voix9 le pauvre Pi RON , sans
quil y eut songei nous avons cru lui faire un honneur
extraordinaire , & nous ne lui aurions attire quune
disgrace ajfreuse , capable de le conduire au tombeau !
Ah ! daigne^ reparer le tort que I'envie lui a fait , &
prene^le sous votre protection , en diminuant , aux
yeux du Boi , une faute que la haine a trop enve-
nimee. La Marquise n'eut pas besoin d'etre solli-
citee davantage; elle en parla le meme jour, avec
1'interet le plus vif; cV: Sa Majeste ayant demands
ce que pouvoit valoir une place de 1' Academic
Ii8 VIE D* ALEXIS PIRON.
Francoise, accorda , sur sa cassette, aPiROtf,
line pension annuelle de mille livres. Celui-ci
ignoroit encore tout ce qui s'etoit passe , lorsqu'il
recut une lcttre d'un de ses prote&eurs , qu
avoit montre le plus de zele pour son election.
Cette lettre portoit : Je vous felicite j mon cher
Pi RON j de ce que vous riaure\ point a vaincre
yotre repugnance ; & je vous demande pardon de
V avoir combattue quelques momens. Vous avie^ hien
raison 3 & vous voila ce que vous voulie^ etre- cest-
a-dire 5 litre. Que la joic que vous en aure^vous
rcnde aussi gai , que la crainte d'etre elu vous avoit
rendu triste & morne. C'ctoit lui annoncer, assez
clairement, que sa nomination n'auroit pas lieu.
Sur ces entrefaites arrive, chez Piron , l'Abbe
Trublet, qui lui confirme, en soupirant, qu'il n'a
plus d'esperance. « Grand merci, l'Abbe, lui dit
3» Piron , je vous ai enfin corrige de la fureur de
» porter de mauvaises nouvelles. Embrassez-moi ,
« fc'icitez - moi , & me contez comment les
« choscs se sont passees ». L'Abbe commencoit a
peine son recit , qu'on apporte de la p-.irt du
President de Montesquieu 9 un billet a Piron. II
s'empresse
VIA D' ALEXIS PIRON. 12$
s'empresse de l'ouvrir; le lit, & transports: de
joie : « Ah I dit-il a l'Abbe Trublet^ vous me
» cachiez la moitie de mon bonheurl Tenez,
» lisez j Monsieur <fe Montesquieu m'annonce que
» le Roi m'a gratifie d'une pension de miile livres
» snr sa cassette , pour me dedommager de la
5> place de l'Academie ». L'Abbe Trublet 1'em-
brassa , & le felicita sur cette agreable nouvelle.
Quelle douce satisfaction en effet pour Piron!
Ce bienfait, accorde par le meilleur des Rois,
consola le Poete persecute, & penetra son cceur
d'une eternelle & respeclueuse reconnoissance.
A cette faveur Royale se joignit un
honneur extraordinaire, que l'Academie n'avoit
encore accorde a. personne. Sensible a tout ce
qui etoit arrive aPiRON,au sujet de son election,
elle lui deputa qnatre Academiciens , Messieurs
de Mairan , Mirabeau , l'Abbe duResnel &: Duclcs3
pour lui temoigner I'interet quelle prenoit a la
grace que le Roi venoit de lui acccrder , &c en
meme-temps le regret sincere qu'elle avoir de ne
pouvoir pas , suivant le vceu general de la
Compagnie, le compter an nombre de ses
i
130 VIE D' ALEXIS PIRON.
Membres. Les Deputes enrent lieu d'etre satisfaits
de la maniere reconnoissante & respeclueusc
avec laquelle il les recut; mais ils ne purent s'em-
pecher de lui marqner lenr surprise de sa serenite.
« Elle n'est point hcroique , Messieurs , leur
» die - il, puisque que tout se termine a une
« faveur Roy ale, qne je n'ai pas plus sollicitee
» ni esperee que ma nomination , &: que j'ai
>j encore moins meritee que ma disgrace ».
Peu de jours apres cette deputation , comme il
ctoit a diner, on frappe a sa porte : le domestique
cuvre, 6c trouvc un homme rangeant des bou-
teilles. Piron se live de table, voit les bouteilles,
interroge le porteur. Une voix de Stentor, lui
crie , du bas de i'escalier : Prene^ toujour s & tuveu
ce sont quaraute bouteilles de vin d'tspagne le plus
exquis Porteur acheve & descend vite j je
t attends. « Mais encore faut-il savoir de quelle
» part, demande Piron a la voix »? Point de
reponse •, le porteur finissant de poser les bou-
teilles, reprend sa hone cV court encore.
Cette aventure jeta Piron dans Ic plus
VIE D' ALEXIS PIROV. 131
grand etonncment: ce n est pas qu'il ne rut accou-
tume ,conime on I'adeja vu , a dcs bienfaits anony-
mes. Cependant il se baisse, compte les bouteilles :
quarante bouteilles, scene- t-il! On en donnc
douze , vingr-quatre, cinquante; mais quarante,
ce nombre n'est point ordinaire ! il cache absolu-
ment un mysterequ'il rant que je devine. Quarante
bouteilles! Ce ne peut etre qu'un present dcs Qua-
rante de l' Academic, 011 unegalanterie Espagnole,
faite a une Muse Rourguignone. Parmi les
quarante bouteilles il s'en trouva unc dont le
goulot etoic casse net, &: cependant die etoit
bouchee comrae les autrcs. Oh ! pour le coup ,
dit Piron, ccttc bouteilie confirme ma conjec-
ture : elle est le contingent du President dc lJ Aca-
demic naissante de Berlin , l'illustre Geometre Maw
pertuls y lequeletanten froid avec moi , depuis quel-
que temps , aura voulucalculer la somme du plaisir
qu'il est force de me procurer , a l'exemplc de
ses Confreres , en me fournissant son quarantieme,
nioins un goulot. Ce probleme est aise a resoudrc.
Plein dc son idee, il ecrit a l'Academic, 3c
132, VIE D'JLEXIS P1RON.
commence sa lettre par ces beaux versj que
la Fontaine met dans la bouche du paysan dti
Danube :
Romains , & vous Senat , assis pour m'ecouter ;
Je supplie , avant tout , les Dieux de m'assister ;
Veuillent les Immortels , conducteurs de ma langue,
Que je ne dise rien qui doive etre repris!
Sans leur aide il ne peut cntrer dans les esprits ,
Rien qui ne gate une harangue.
"Messieurs, depuis que , de votre mou-
» vement, vousdaignatesm'honorerdevossufFra-
» gesj &: que j par vos officieuses representations,
» il a plu au Roi , qu'on avoit indispose contre
» moi , de substituer, a l'honneur peu merite que
» vous m'avez fait , des bontes encore moins
» meritees , je vous dois des remercimens , &: je
» les medite. Mais souffrez que jeles differe encore
3> quelque temps , &: que je m'occupe anjourdliui ,
» tout entier , de l'objet qui me Fait prendre la
» liberte de vous ecrire. Je recois, dans le moment ,
» quarante bouteilles de vin d'Espagne ,sans avoir
» pu me procurer la satisfaction de savoir a qui je
FIE D' ALEXIS PIRON. 133
» suis redevable d'un cadeau si galant , &• si fort
» de raon gout. Je suis , a la verite , dans la
» singuliere habitude de cette espece de torture :
« en bon Philosophe je tache de m'y faire &: je
» m'y fais. Mais ici , un peu fonde snr Ies circons-
>3 tances, je m'avise , &" je me plais dans l'idce que
ji c'est vous, Messieurs _, qui vous etes divertis a
» faire cette galanterie Espagnole, a une Muse
» Bonrguignone. Ma modestie neanmoins me
» jette dans l'incertitudc, &: c'est la premiere fois
>i que je ne veux point l'ecouter. Je suis trop
55 glorieux de& bontcs que vous me tcmoignez. II
» ne me reste qu'une grace a vous demander : c'est
5> de me continuer ces memes bontcs apres ma
» mort.. Daignez etre les depositaires de mes der-
» nieres volontcs. Je les joins ici tellcs que la
35 franchise , dont j'ai fait profession toute ma vie,
J? me les a diclees.J'emporterai, dans lc tombeau ,
33 la reconnoissance eternclle que vous m'avez
33 inspiree. Heureux de mourir, aprcs vous avoir
w donne des preuves du profond respect avec
» lequel je suis, Messieurs > voire admirateur >
33 P 1 KG N v.
i iij
U4 FIE D* ALEXIS P1RON.
Son Testament ecoit a la suite dc cette Iettre*?
le void :
« Je me recommande a la posrerite. J'espere
» plus dans son indulgence, que danscelle de mes
t> contemporains. Comme jrai toujour s fui lavaine
}■> gloire , & que je crains qu'une main arnie ou
*> ennemic, ne barbouille mon tombeau d'une
« platte ou mechante cpiraphe, je veuxqu'ou n'y
» grave que celle-ci :
Ci gir PiRon , qui ne fat ikn ,
Pas meme Acadeir.icien.
^ J E laisse mes Ouv rages en proie a tous fes
'» Journalistes , de quelque pays , profession , q«a-
s> lite &r secte qu'ils soient, saurThypotbeque des
35 Satiriques, des Critiques , des Compilatcurs ,
» des Plagiaires &: des Commentateurs, Le grand
» Comeiilene leur ctant point echappe, il y auroie
3> de I'indcccnce a moi , du ridicule meme , de ne
» pas me laisser tourmenter , fuuiiler 6V saisir par
33 ccs Earaecrs.
VIE D'ALEXIS PIRON. i?y
» Je legue aux jeunes insenses , qui auront la
« malheureuse demangeaison de sc signaler par des
» ecrits liccntieux & corrupteurs ; je lcur laisse ,
» dis-je, mon exemple, ma punition, fk mon
» repentir sincere &z public.
» Je laisse enfin mon cceur a Timmortelle
» Academie Francoise , & la supplie de vou-
» loir bien recevoir ce petit diamant , assez
» precienx par sa rarete , n'y ayant chez Ie
» Mogol mcme, aucuns joyaux qui vaillcnt un
» cceur vraiment reconnoissant.
Sa lettre & son testament ecrits , il prend
son verre , rempli de vin d'Espagne, &: s'adres-
sant a sa niece : « voila, dit-il, mes grandes
« affaires fakes. Dut ce verre de vin terminer
» ma vie, j'aurai c!u moins eu Ie plaisir de la
» finir aussi dclicieusement que ce drole d'An*
» glois , qui , ayant le choix du genre de sa
« mort , aima mieux se noyer dans une tonne
" de Malvoisie, que de se faire ouvrir les veines,
j? comme Seneque ». Puis apres avoir bu la
i iv
1)6 VIE W ALEXIS PIRON.
moitie de son verre: quel parfum! secria-t-ils
Ah qu'il est bon '. c'cst la liqueur choisie ,
Le pur nedlar , la celeste ambroisie ,
Qu'on sert aux Dieux dans leur felicite 1
Boire a longs traits de cette Malvoisies
C'est partager leur immortalite.
La niece rioit de tout son cceur , ds la gravitc
comiquc, avec laquelle il rendoit ses a&ions de
graces. Mais mon oncle , lui dit-elle, si ce n'est
pas l'Academie qui vous a fait ce cadeau , voila
toutes vos belles aclions de graces perdues. Non
mafille, non ; que ce soit l'Academie _, ou tout autre
qu'elle , j'aimerois mieux ne boire que de l'eau
toute ma vie , que de passer pour un ingrat.
Il persista done a vouloir que les quarante
bouteilles de vin d'Espagne, fussent un present
de l'Academie Francoise, & il envoya sa lettrc
de remerciment 6V son testamenr, a l'Abbe
Saltier ., son compatriote &z son ami. L'Abbe
vint sur le champ le desabuser , 6V rire avec lui
de sa plaisante erreur. Des que Piron rut
VIE D' ALEXIS PIRON. i$7
certain qu'il s'etoit trompe dans ses conjectures ,
il jeta ses soupcons de reconnoissance sur M. le
Comte de M***". lis etoient d'autant mieux
fondes , que ce Ministre , [ prote&eur ne des
Sciences &: des Lettres , avoit toujours honore
Piron de ses bontes.
T a N T d'interets reunis en sa faveur , le
dedommageoient bien d'etre privc d'une place a
l'Academie Francoise , dont il suffit d'etre reconnu
digue., quand meme on ne l'obtiendroit pas. 11
est difficile d'ailleurs d'avoir de meilleurs titres ,
pour arriver au Temple de Memoire , que son
Gustave &: sa Metromanie. Au reste , si la Pos-
terite , pour sauver un nom de 1'oubli , n'avoit
jamais consulte que les registres de l'Academie 3
que seroient devenus tant de noms, vraiment
immortels, qui ne s'y trouvent point inscrits? H
en est souvent des honnenrs Academiques ,
comme de certaines charges ou dignites ., dont
les droits cV les prerogatives ne s'etendent pasau-
dela de la vie du Titulaire. Ainsi , quoiqu'ii soit
glorieux d'obtenir les premiers honneurs de la
Republique des Lettres ; si 1'on veut survivre a
138 VIE Dy ALEXIS PIRON.
cette gloire , il faut qu'clle soit acquise par cti
merite reel , &: dcs talens distingues. tile cut
ere la recompense de P i R o n , si la haine &:
la jalousie ne la lui eussenc pas arrachee La
conduite que l'Academie tint a son cgard y dans
cette facheuse circonstance, fut bien iiatteuse
pour lui, & di^ne de ccttc Compagnie cgalement
illustre ck respe&able. La dispense qu'elle lui
accordade faire les visites d'usage , est line grace
qn'eile n'avoit encore accordee > qu'a de la Monnoie,
comme je l'ai remarque dans les Memoires que
j'ai donnes sur la vie & les e'crlts de ce celcbre &
savant Litterateur.
La pension de mille livres que le Roi venoit
d'accorder a Piron, le mettoit en etat d'attendre
d'autres graces, il y avoit quaranteans , & plus , que
ce Poete etoit celcbre, lorsque le privilege du
Mercure fut donne a Boissyy au mois d'Q&obre
i 7 < 4. Le fen Roi cut la bonte de se ressouvenir
du Poete fiourguignon, &: de lui assigner ., sur le
produit du Mercure j une pension annuelle de
1200 livres j pour en jouir du premier Janvier
175;. Cectc peiiiioa fut portee iiHoo iivres , en
FIE D' ALEXIS PlRON. I39
1758 ; &f fixee enfin a 2000 livrcs en 1761.
Ces graces lui furcnt annoncees successivement »
par M. le Comte de Saint- Flore ntin 3 depuis Due
de la Vrilliere 3 a la prote&ion duquel , new- sett-
lement PiRON,mais un grand nombre de Gens
de lettres , ont du, cV doivent encore, les recom-
penses qu'ils ont obtenues.
Qui n'eut pen.se, avec tine pension de 1000
livres, n'ctre pas, pour jamais, a 1'abri des coups de
la fortune ? Cependant ie Mercure tomba dans uri
tel discredit, que les pensions cesserent detre
payees. Les Interesses tinrent entr'eux plusieurs
assemblies, pour trouver les moyens de soutenir
cet Ouvrage periodique. Mais Piron leur
repetoit toujours : F.h ! Messieurs , comment vou-
lez- vous que ce qui est au-dessous de rien , prodliise
quclque chose , & vous fosse vivrc ? Cependant ,
si pour le bien commun 3 il faut faire queique
reduction sur les pensions , je consens qu'on
commence par la mienne , qu'on la supprimc
I C'tst aiiisique Labruyerc cjuali£ele Mercure.
140 VIE D ALEXIS PIROK
meme toute entiere ; quelque besoin que j'en aie,
je la sacrifierai de tout mon coeur. Je ne l'ai point
demandec , parce qu'il ne m'est jamais venu dans
la pensce que je la meritasse ; &: j'aime encore
mieux rien avoir , que de meriter ricn , ici sur-
tout, ou tire en ligne pour 2000 livres, je ne
saurois servir qu'a nuirc! Quelle difference de
ce Iangage 3 si modeste & simple ., dans la bouche
d'un homme qui avoit fait ses preuves de genie,
&: alors age de 73 ans, au Iangage presomp-
tueux de certains talens tres-douteux , &: du
merite, souvent equivoque ., qui briguent &:
obtiennent de pareilles recompenses! On n'ac-
cepta point la proposition de Piron, &c Ton
attendit des jours plus heureux.
Les obstacles qui avoient eloigne Piron de
TAcademie Francoise, n'empecherent point i'A-
cademie de Dijon de l'adopter. La Capitale de la
Bourgogne, voyoit , avec complaisance 3 la gloire
de son nouveauLycee., devenir de jour en jour
plus briilantc , par le nombre de Savans illustres
qui en faisoient rorncment , lorsqu'en 1751 en
proposa., a Piron , d'y venir prendre place, il
VIE D' ALEXIS PIRON. 141
pleuroit encore la mort desafcmmc*, &: 1111 an
presque ecoule, n'avoit point suffi a sa douleur.
Peu sensible a tout ce qui pouvoit natter son
amour-propre j il repondit modestement aux
propositions qu'on lui fit , & refusa constamment
un honncur , auquel , selon lui , il ne pouvoit ni
ne devoit prctendre.
Cependant, plus 1' Academic de Dijon acque*
roit de celebrite , plus elle etoit jalouse du choix
des Membres destines a soutenir &: a augmenter
sa gloire. Elle regrettoit de ne pas voir inscrit
sur scs registresj lc nom d'un compatriote tel
que Piron. Elle redoubla done ses instances en
17^1; ellcs furent si pressantes , &c en memc-
temps si honorablcs pour luij qu'elles rcbran-
lerent. M. de Brasses j alors President a Mortier,
& aujourd'hui Premier President du Parlement
de Dijon _, se trouvant a Paris , l'alla voir. La visite
de ce savant Magisirat, egalcment recomman-
dable par son etude profonde des loix , &: par
son integrite , par ses connoissances , par la va-
riete, le nombre &: l'utilite de ses curieux 8c
savans ecrits , aeheva de le determiner. II
i4z VIE D* ALEXIS PIRON.
acccpta l'honneur que rAcademie vouloit bicn
Jgi fairej& il y fuc recti le 11 Juin \-jGi.
Ce qui le fiatca le plus , fut de voir son
pom mele a ceux dcs BouhUr y des Cre'bil/on,
de$ Buffon , qui feront , a jamais , la gloire ,
non - seulement de la province de Bour-
gognej mais de la France entiere r. Eh ! quelle
province , quelle ville autre que la Bourgogne
&: Dijon , petit se vanter d'avoir donne nais-
sance a un si grand nombre d'Hommes illustres
i QuandPiRON eut ete admis a PAcadrmie de Dijon, il
^crivic au President Richard de Ruffey : « Eh quelle place
*> voulez-vous que j'occupe dans none Academic, parmitant
» de Genies originaux & sublimes, qui y repandcnt le plus
a» grand eclat 1 N'otre bon - honirne Rarneau , avec la plus
» petite dose de gios sens comnmn , tout brut & sai:s
>j manege , n'a-t-ii pr.s de son senl ge"nie ecrase tous ics
» Troubadours de Provence & d'ltaliej Notre rier Crebiilon 3
as ( devant Apollon soicnt fes Manes; avec une tres-Iegere cri,.-
»»ceiie dc ce que le vulgaire appeiie esprit, & n'ayantque son
>s geiiie tout nud, ne laisse-t-il pas un a-pic dcvora-.it & 1c
» vautour de Piome:bee au C'Oeur tnvieux. . . . Je ne vous
»pa:lo''ai point dc M. dc Burton. Cc: horame de geuie appar-
v tienc a i'Uraven.. J'cntends les Norma.ids se vaurer d'avoir
33 uroduit Mfil.'K.bc j iain:-Ev;cr-ior.d, (-hauiieu, PonteueHe ,;
33 pas un »»ot at C jiii.Ui* ».
FIE D* ALEXIS PIRON. 14$
&■ veritablement grands? Cette province est la
seule , si Ion veut parcourir tons les Arts , toutes
les Sciences , toutes les branches diverses de la
Litterature., qui ait a se glorirkr , a l'exempic de
laGrece &c de l'ancienne Rome d'avoir prodnit,
dans tons les genres, des Genies du premier ord re.
Le Bel esprit ne parok pas avoir encore ravage
cette heureuse contree. C'est aux ombres immor-
telles des Bossuet > des Bouhier _, des la Monnoie _,
des Crebillorij des Piron , a veiller sur elle , &
a la defendre des attsques de cet ambitieux
ennemi du Genie.
Quelle influence en effet ces excellent
Modeles ne doivent-ils pas avoir sur les esprits?
Qui ne brulera pas , comme eux , du desir d'il-
lustrer sa patrie? Quelle elevation leur renommee
•nedoit-elle pas porter dans rime de celui qui a
eu le bonheur de respirer, en naissant, le
meme air qu'ils ont respire? En un mot, quel
pouvoir leur exemple n'aura-t-il pas sur 1'amour-
propre honnete , qui fera scs efforts pour les
imiter , les suivre, les egaler, les surpasser meme,
s'll est possible ? C'est ainsi que le coeur dePip^ON
144 vlE D' ALEXIS PIRON.
s'cnflamma. Cette foule de Savans , de tout rang
& de tout etat , frappa ses premiers regards j des
lors il jura de suivre leurs traces , &: remplit son
serment, malgre les obstacles que la fortune ne
cessa de lui opposer.
Jamais 1'amour de la patrie n'eut plus
d'empire sur un cceur, que sur le sien. Glorieux
d'etre neBourguignon, il concut, malheurensement
trop tard, le dessein de faire Teloge des Hommes
illustres de sa province : mais il n'a fait qu'ebau-
chcr cet Ouvrage, qu'il commenca dans un
temps ou il etoit presque avenglc. On doit
regretter qu'il n'ait pu l'achever.
Il s'etoit fait une si haute idee de letat
d'Homme de Lettres , qu on ne doit point etre
etonne de la fierte avec laquelle il en soutenoit la
noblesse. line souffrit jamais qu'on osat la rabaisser
en sa presence , & e'est ce qu'il fit sentir a un
grand Seigneur, dans Pappartement duquel il
etoit pret d'entrer, comme celui-ci reconduisoit
nne personne qualifiee. Passe% j Monsieur, dit le
maitre du logis, a la personne qui s'arretoit par
politesse ;
VIE D* ALEXIS PI RON. 14 j
politcsse ; passe% ; ce nest quun Poete. « Puisque
»» les qualites sont connues , repartit Piron , je
*> prends mon rang « , &: il passa le premier. 11 ne
devoit point, a la reflexion, de pareilles reparties •,
clles lui etoient inspirces sur le champ , par cette
elevation qui regnoit naturellement dans son
ame.
Si l'education qu'on recoit sous des Maitres
habiles , consiste dans les lecons de sagesse &: de
vertu qui forment le coeur , &: dans les bons
preceptes qui developpent l'esprit &" ie rendent
propre a embrasser les Sciences humaines : si a
ces lecons & a ces preceptes 1'E'eve joint des
dispositions heureuses, 6V que pour surcroit d'en-
couragement, il trouve encore, au sein de sa
famille , des modcles &: des exemples , personne
ne recut une meilleure education , &: n'en profita
mieux que Piron. Malgre les peines qui traver-
scrent les trois quarts de sa vie , il perfectionna
ses talcns naturels , par l'etude des grands Mo-
dels de TAntiquite Grecque & Ptomaine. La
laigue d'llomere lui etok aussi familiere que celle
de Firgile. U paroit done que ceux qui lui
k
14* FIE D* ALEXIS P1R0K
reprochent une certaine durete de style, &: un
defaut de gout &" d'harmonie, se trcmpent, en
l'attribuant a son peu d'education. lis abusent de
l'aveu qu'il a fait souvent , non de son peu d'edu-
cation, mais dune privation de fortune, qui
ralentit ses progres. S'il eut cte depourvu de gout j
s'il eut meconnu l'harmonie , auroit-il senti si
vivement cclle qui fait Ic charme de la poesie
d'Homere, de Kirgile 3 cV & Horace? Auroit-il
admire CorneilU ? Auroit - il eprouve ce doux
ravissement que produisent les vers de Racine
qu'il savoit par coeur ; il admiroit son style inimi-
table, qu'on ne trouve depuis dans aucun de nos
Poaes , sans exception , Sc qu'aucun de nos
Poetes a venir ne ressuscitera peut - ctre jamais.
Cette durete pretendue qu'une critique injuste
& jalouse exagere , &" qu'elle a aussi reprochee
a 1'illustre Crebillon, tient a la maniere forte dont
ils concevoient leurs pensees. C'est meme ce qui
distingue particulierement le genie, de l'esprit. Le
genie ne produit que des beautes males, dont les
graces nerveuses rejettent tout ornement qu'clles
ne tiennent pas de la Nature : l'esprit au contraire
ne produit que des beautes dedicates j soumises
PIE D> ALEXIS PlROK 147
an caprice des gouts divers ,&: dont les graces
taolles & fugitives ont besoin de toutes les res-
sources de Tart pour seduire &" pour plaire. Les
unes sont de tous les temps &: de routes les
nations , & arrachent , comme malgre nous ,
nocre admiration ; les autres dependent des lieux,
des temps & des circonstances , &: le gout qui
les admet est inconstant comme elles.
Un reproche que Ton fait encore a Piron ,
tombe sur les premieres societes qu'il frequenta;
& dans lesquelles il contra&a, dit-on , cette
aprete , cette radesse qui choque si fort ses Criti-
ques trop delicats. Le ton de la societe peut
influer , sans doute, sur ce que le vulgaire appelle
communement Tesprit , mais ce ton ne change
fien au genie. L'espric imite 6V le genie cree : Tun
est un miroir qui recoit &: reflcchit la lumiere ,
le genie est une flamme divine qui la produit &
la rcpand. Piron , a soixante ans, avoir le memo
genie qu'a vingt ans , avec cette difference essen-1
tielle , qu'il l'avoit fortifie par la reflexion 6V par
letude.
Ge n'est en e#bt que dans la solitude & le
k ij
14S FIE D' ALEXIS PIRON.
silence du cabinet , qu'on peut nourrir son genie
par une reflexion profonde sur soi - meme , &:
epurer son gout par la meditation continuelle des
bons Auteurs anciens & modernes. Quiconque ,
avec des dispositions hcureuses , s'en tiendroit a
ne voir & a ne consultcr que ce qu'en nomme
souvent , mal-a-propos , la bonne Compagnie ,
courroit risque de s'egarcr. Je dis plus , la fre-
quentation prematuree du grand mende, outre
qu'elle detourne de letude , ne fait que des
homines vains, parce qu'on se bate d'enivrer de
louanges , les talens precoces , sous pretexte de
les encourager.
Piron fut assez henreux pour netre point
gate par la faus.se louange , il n'eut d'autre aiguillon
que sa verve, tk d'autre encouragement que sa
propre volonte. Aussi fnt-il toujours modeste. Si
les Societes que la province lui offrit d'abord
n'avoient ni le brillant ni la legerete de celles de
Paris , il y rcncontroit du moins les Bouhier , les
Demay , les laMonnoie, & beaucoup d'autres
Savans, avcclesquels il s'instnmoitj & sans doute
ces Societes vaioient bien la bonne Compagnie
VIE D* ALEXIS PIRON. 149
dcla Capitale, ou Ton fait si souvent la guerre
au bon gout &: au bon sens. A11 reste , si ses
Rivanx eussent eu a vaincre, comme lui, les
obstacles qu'il a vaincusj si , comme lui , ils
eussent ete forces de lutter sans cesse contre la
fortune, je douce qu'iis les eussenc surmontes
avec autant de courage , de gloire &" de vraie
philosophic
La cclcbritc qu'il s'etoit acquise , depuis qu'il
avoit quitte Dijon , engagea l'Eciiteur de la Bl-
bliotheque des Auteurs de Bourgogne, a lui deman-
der qu'il composat Particle concernant Piron le
pere, & en meme-temps qu'il voulut bien aussi
faire celui qui le regardoit Itii-meme. II s'en
defendit longtemps. On lui ecrivoit lettres stir
lettres auxquelles il ne repondoit point. Enfin
1'Editeur le pressa tant , qu'il lui envoya seule«
ment Particle de son pere , tres-bien fait &: tres-
ample: a l'egard dusien, il etoit en deux lignes. La
vraie modestie rend ordinairement l'amour-pro-
pre muet. Mais par tine mal-adresse qu'on ne sau-
roit comprendre , 6V qu'on ne pent excuser ,
1'Editeur de cette Bibliotheque , au lieu d'y inserer
k iij
iyo VIE D' ALEX IS Pi RON.
ces deux articles tels qu lis etoient , s'avisa d'ea
substituer deux autres , si sees &: si dechar-
nes, que Piron en fut pique. II ne s'en vengea
pas autrement } qu'en communiquant les siens tels
qu'ils les avoit composes , a TAbbe Desfontainesy
au moment que ce Journaliste alloit rendre
compte de la Eibliotksque des Autcurs dc Bour-
gogne. Le Critique en profita , &£ les insera dans
sa feuille , en reproehant , a 1'Editeur , son peu de
disccrnement.
Malgre la foiblessede sa vue, Piron entrctc-
noit une correspondance trcs-etendue &: trcs-exa^te^
avee scs protefceurs , ses amis , & beaucoup
de Gens de Lcttrcs tres - celcbres. C'est dans ce
commerce epistolaire qu'eclatte singulierement sa
gaiete , sa franchise, 6c toutes les excellentes qua-
litcs dc son cceur & de son esprit. Quoique ne
pour rEpigrammCj il avoit la satire en horreur.
II n'empoisonnoit jamais le trait qu'il lancoit :
toujours plus de gaiete que dc malice, &: jamais
de noirceur. Si ce que j'avance ici n'etoit pas
avoue par tous ceux qui Font connu, j'en rappor-
teurs mil'c preuves pour une. Je me conteatcrai
FIE D* ALEXIS PIRON. iyi
de citer ici la reponse qu'il fit a la lettre d'un
Chanoine de la Sainre-Chapellc de Dijon, qui
lui demandoit unc satire contre une personnc
qu'il lui nommoit. « Vous avez jete les yeux sur
« moi , lui repondit-il , eomme sur quelqu'un qui
y> pourroit-etre moins honnete homme que vous,
» & moins Chretien : vous vous trompez. Si je
» faisois une action si infame,je me rendrois
>•> eterneliement indiprne de la societe &: de Pes-
» time des honnctcs gens ».
Ce caractere plein de bon-hommie., de fran-
chise &: d'honnetete, le faisoit rechercher autant
que les charmes de son esprit & de sa conversa-
tion. Toujours brillant, toujours nouveau , il ne
i'epuisoit jamais. Ses saillies, ses bons mots, cou-
loient de source avec un naturel &: une simplicite
charmante. La plus lcgere circonstance , la moin-
drc question, lui foumissoient d'excellentes repar-
ties-, temoin celle qu'il fit a un Eveque, qui lui
demandoit, d'un ton a qneter un eloge : Ave%-
vous lu mon Mandcment , Monsieur P I R O N ?
*' Non, Monseigneurj 6V vous? ».
k iv
iyi VIE D'ALEXIS PIRON.
I l avoit entierement perdu la vue , dans les
dernieres annees de sa vie* & comme il ne sor-
toit presquc plus de chez lui , il etoit enchante
qu'on le vint voir. U mettoit tant de gaiete dans
sa conversation , fk Ton se plaisoit si fort a l'cn-
tendre , qu'on ne l'interrompoit que pour lui
fournir le moyen de reprendre la parole avec
une nouvclle chaleur & de nouveaux agremens.
Une Dame infiniment aimable 5 tres-spirituelle ,
&: trcs-jolie , temoigna l'envie de le voir 6V de
causer avec lui. Elle y fut conduite par M. R** ,
qui connoissoit Par on, &: l'avoit prevent! stir
cette agreable visite. La Dame etoit instruite de
la haute estime de Pirgn pour son ami le Pre-
sident de Montesquieu. Jalouse de lui donner une
idee avanrageuse de son esprit .,&" de ne pas paroi-
tre aussi superficiellc que la plnpart des personnes
de son sexe, elle entama la conversation par
l'eloge 6V l'analyse de {'Esprit dcs Zoi^jOuvrage
au dessus de la portce , je ne dis pas des femmes ,
mais des trois quarts des hommcs mcme les plus
savans. Elle soutint assez bicn son texte , pendant
cinq ou six minutes , ck: elle commencoit a s'ern*
FIE D' ALEXIS PIRON. 15-3
brouiller, lorsque Piron s'en appercut, & lui
die : Madame , croye\-moi ., sauve^-vous par le
Temple de Guide \ Cette heureuse saillie ramena
la gaiete dans la conversation > & cette Dame
y fit bnller alors, tous les agremens de son
esprit.
Tous ceux qui ont vecu familierement avec
Piron, rendent justice a la beaute de son ame
& a l'excellence de son cceur. « Je voudrois voir,
» ecrivoit-il , en 1 7 6 6 , a M. le Gou% de Gerlandj
» tous ceux que j'aimc , Sc que j'estime ne
h faisant qu'un meme cercle ; &: moi dans le
jj centre, les faire rire a la ronde, dut-ce etre a
»j mes depens. Le singe n'auroit point de regret a
« sa monnoie > en si belle &: pleine jouissance ».
Avec quelle effusion de cceur ne m'a-t-il pas
parle cent fois de ses illustres &: principaux
Bienfaiteurs ., M. le Comte de Livry _, M. le Prince
1 Le Temple de Guide 3 Ouvragc galant & voluptueux dc
la jeunesse du President de Montesquieu.
I j4 VIE D' ALEXIS VIROK.
Charles , M. le Due de Nevers , M. ie Comtc de
Maurepas , & M. le Due de la Vrillierel Que
seroit-il en effet devenu sans leur protection &:
leurs secours genereux! Mais s'il estdoux, pour un
caeur reconnoissant , de se rappeler sans cesse ,
avec transport j le nom cheri de ses Bienfaiteurs ;
n'est-il jpas plus doux encore d'avoir a se dire a
soi meme: j'ai rempli les devoirs sacres de l'hu-
manite; 6V pour comble de satisfaction, mes
bienfaits sont tombes sur un etre malheureux, &:
qui les meritoit !
Sensible au merite de ses Rivaux , Piron nc
les attaqua jamais -, Sc TEpigramme, qu'il avoit
toujours prete , n'etoit que pour sa defense. Lors-
qu'un de ses amis vint lui annoncer la fausse
nouvelle de la mort du plus celebre Poete de
nos jours , il fut temoin dn saisissement qu'elle
lui causa. 11 vit Piron se lever avec vivacite de
son fanteuilj s'agiter, cV s'ecrier a plnsieurs fois:
Ah ! le pauvre homme! Quelle perte ! C Utoit le plus
hel-esprit de la France] Puis rcprenant ses sens,
dire a son ami : au mains , Monsieur , vous me
reponde\ de voire nouvelle. Qu'il est aisc de voir.
VIE D'ALEXIS PIRON. ijy
comme l'a judicieusement remarque M. Bret l ,
que cette anecdote peint,dans sa tolalite , le cceur &
V esprit de Pi RON. Par son exclamation , il rend
un juste hommage a son Rival. Mais son iniaris-
sable gaiete renait tout-a-coup. 11 se rappelle toutes
les plaisanteries quil setoit permises sur cet Ecri-
yain celebre ; & il veut encore soutenir ce role qui
I'avoit amuse : voila la source du dernier trait. M.
Bret ajoute , que le Panegyriste 2 de Piron a
y entablement frappe au but , lorsquil a dit que cette
espece de guerre d' esprit netoity au plus, que le
resultat du projet quil avoit forme > de moderer
I'enthousiasme exagere des partisans de son Emule ,
a. cote duquel on semble ne vouloir admettre aucun
autre Po'ete. Cette observation est d'autant plus
juste, que Piron, naturellement modeste, ne
pouvoit soufFrir la louange, meme la plus mode-
rec; & qu'il disoit que rien n'etoit plus capable
i Voyez Journal Encyclopedique d'Avril 1775 , Tome III ,
parr. II. pag. 309 & 510.
2. Voyez Eloge de Piron , Id a la seance publique de
l'Acadcmie de Dijon, du 23 Decembrc 1773 , par M. Ferret,
Avocat, Secretaire perpetuel , pour la paitie des Bdles-Lettres,
Paris , chez Pissot , Libraire , 1 774.
156 VIE D1 ALEXIS PIROM
a inspirer la modcstie , que de voir un Auteur
ivred*encens,a peu pres comme ces miserables
Hoces que les Spartiates enivroient , pour inspirer
a leurs enfans Pamour dc ia sobriece.
Si dans sa jeunesse Piron ent le malheur dc
blesser la decence & les mceurs , par un petit
nombre d'ecrits Ikentieux , il respe&a toujonrs
la Religion 3 contre tequelle il ne s'est jamais
eleve dans aucun de scs Ouvrages. 11 a meme
donne des marques publiques de son repentir
sincere, au sujet dn scandale qn*il avoir cause. 11
traduisit les Pseaumcs de la Penitence j & e'est a
cette occasion qu'il ecrivoit a. M. Tannevot3 Poete
& Philosophe Chretien * : Ma sincere & chre'tienne
palinodie y Monsieur y apn's la satisfaction de ma
conscience , ne pouvoit men causer une plus sensible ,
que de ni" avoir rappele dans votre souvenir. Nos
demi- beaux Fsvrits, nos quarts de Philosopkes,
peuvent me ridiculiser tout a leur aise. Un suffrage
i Voyez Tome VII, pag. 415. Voyc7 aufli l'e'loge de M.
Tanncvo: , dan? lc Necrologe des Homines eclcbres. dc
Jrauce 1775 , page 66.
VIE D'ALEXIS PIRON. lyy
mussl desirable que le voire , a tous egards , & sur-
lout pour VOuvrage en question A acheve de aiai
consoler -pleinemenu
Une chute facheuse qu*il fit au mois de De-
cembre 1771, hata son dernier moment. Malgre
cet accident , il conserva sa gaiete jusqu'a sa
mort. Sa niece , qui etoit mariee depnis trois ans ,
avoit cache, parune delicatesse tres louable , son
mariage a son oncle , dans la crainte qu'il ne crut
qu'elie alloit Tabandonncr. Mais elle fnt bien
etonnee de s'entendre appeler par son nom de
femme ■ , lors de la lecture du testament de son
Oncle , qu'unc egale delicatesse avoit empeche de
lui faire connoitre qu'il savoit son mariage. C'est
aux soins assidus &c constans qu'elle lui a rendus
pendant jo ans, qu'il a du la tranquillite dont
il jouissoit. Elle le pleure encore tous les jours ,
& croit le voir en jetant les yeux sur son buste,
fait par M. Caffieri 2 , ouvrage de l'amitie , que l'art
1 Elle est femme ee M. Capron, excellent Musicien , &
celebre Hans son arr , par la legeretd , la finesse & 1'agr^-
snent de son jeu sur le violon.
2, M. CarBeri, Sculpteur du Roi, & Profcsscur de 1'Aca-
Ij8 VIE D'ALEXIS PlRON.
a consacrc a l'lmmortalite. Pi RON mourut 1c
Jeudi 11 Janvier 1775, a 11 heures du soir,
ago de 8 3 ans, 6 mois 1 2 jours.
demic Royale de Peinture & de Sculpture , ayant fait , en terrc
cuite , le buste de Piron , son ancien ami, l'a execute" en
marbre,pour ctre place dans la salle qu'on doit construire
pour la Comedie Francoise. II a etc expose cctteannee 177 J ,
au Sallon, & areunitous les suffrages, tantparlaressemblance
fiappante de ce Po:*re celebre, qu'il fait revivre , que par la
beaute* , la finesse , Telegancc & la perfection jdu £iseau dc
rArtisce.
L £ C O L E
DES PERES,
COMEDIE-
A
SON ALTESSE S^R^NISSIME
MA DAME
LA DUCHESS E
DOUAlRlfiRE
M
A D A M E>
Xl y a quelque temerite sans doute h placer ici
Vauguste nomde V. A. S. Mais puisje entendre Id.
yoix publiquey& mettre aujourunPoeme oh triomphe
la tendre generosite , sans le dedier a. une Princesse ±
qui j dans toutes ses actions } en est le plus constant &
le plus par fait modele f Cette mime voix m' aver tit
quejeferois tres-malma cour, si, me laissant allerau
plaisir d'etre son 6cho , j'osois travestir cette Epitre
Tome I. A
4 PREFACE,
quelque chose d'aussi detestable que Pingratitucfe
filiale , je craignois que le coloris ne fin trop vif ,
ou l'expression trop forte. II a resulte de cette crainte
assez raisonnable , que ces Fils en tout , representent
moins , dit-on, des Enfans ingrats, que des Enfans
8c ces Hommes , faits a-peu-pres comme tous les
autres •, c'est-a-dire , des Enfans &c des Hommes
uniquement occupes d'eux-memes & de leurs in-
teretsparticuliers.Du moins s a mon grand etonne-
ment , de ces Personnes intelligences qui voyent &C
quicomposent ce qu'onappelle la bonne Compagnie,
& a qui on alloue ce qui s'appeile encore le bon ton ,
m'ont assure qua la sortie de la representation , ils
n'en emportoient que cette impression contre eux.
De pareils sentimens font toutefois que ces me-
dians Enfans manquent vilainement a leur Pere ,
dans une occasion tres-essentielle. II setrouve mine
par un evenement impreVu , sans que pas un des
trois parle ni s'ingere de le secourir de la moindre
partie des grands biens dontil s'etoitdepouille pour
eux. La morale du siecle seroit-elle done si relachee ,
que ce ne fut pas la une faute encore assez capitale
a ses yeux , pour justifier mon premiertitre? Quoi
que m'ayent pu dire la bonne Compagnie & ces
Messieurs du bon ton , j'ai bien de la peine a me le
persuader. Ce qu'il y a de vrai , je l'avoue , e'est
que ce trait de noire ingratitude n'est qu'episodi-
:\ie3 &: qu'encore une fois, je l'ai frappe avec le
PREFACE. $
plus de management que j'ai pu , de peur de
revolter, en ne voulant qu'interesser. Ainsi tout
l'accommodement que j'y trouve , c'est de conti-
nuer a croire , en mon particulier , ces Fils , des
Fils ingrars & tres-ingrats , mais sans permerrre a
cette qualification d'intituler desorxnais , on de
caradte riser ma Piece.
L'action principale roulant done sur le refus sett-
lement que font les trois Frcres , d'epouser au gre
de leur Pere , une OrpheLine , fille d'un Ami mine ,
a qui ce Pere devoit tous les biens qu'il leur avoit
prodigues , il s'agit moins de leur ingratitude , que
de l'aveugle prevention d'un Pere, qui, en leur
orFrant cette Fille , les croyoit aussi tendres , aussi
genereux , aussi desinteresses, aussi reconnoissans ,
qu'il se le sentoitlui-meme J qui les croyoit , si j'ose
ainsi m'exprimer , son coeur com me son sang. Leur
refus aggrave de l'indigne procede dont je viens de
parler, lui dessille enfin les yeux : il se des abuse.}
il les reconnoit pour tels qu'ils sont ; revient ainsi
de ses preventions paternelles , se reproche sa fa.-
cilite passee j & ressaisi de sss biens , redevient le
maitre dzs Ingrats qui venoient de l'abandonner»
C'est-Ia le denouement de la Piece j & , par conse-
quent 3 XEcole des Peres en est le vrai titre.
J'avois tellement peur de remplir mon sujet .
relativement a son premier titre , qu'a ce propos je
Eae rappelle un fait dont je ne puis m'empeche! de
Aiij
C PREFACE.
faire part a mes Le£teurs , si j'ai Ie bonheur d'en
avoir. Peut-etre ce fait servira-t-il merne a fonder
deux verites qui ne seront pas indifFcrentes , l'une
aux Amateurs du Theatre , l'autre aux jeunes Can-
didats de mon metier.
Rien, comme on concoit bien , ne se presentoit
plus naturellement a l'imagination dans un portrait
deFilsingrats, qu'une scene oil, par une sotte va-
nite , <3c du hautde leur opulence , ils mcconnus-
sem <k desavouassent leur malheureux Pere appau-
vri. Aussi cet incident fur un des premiers qui me
vinrent a l'idee, lorsque je jetailesfondemens de
roa Fable.
Mais comme autrefois un Legislateur afFecta de
lie point statuer conrre les parricides , pour insinuer,
par cette omission , qu'il ne devoit pas seulement
romber dans l'esprit que de pareils monstres exis-
rassentj de merne, a-peu-pres, jc rejetai cet inci-
dent comme une image infame & scandaleuse ,
dont on ne devoit soupconner la realite nulle part.
Je trouvai cette bassesse & cet exces aussi indignes
d'etre mis au Theatre, qu'au rang des choses vrai-
semblables , &: sur-tout dans des Enfans que je
supposois avoir des sentimens d'honneur , d'apres
queique education.
Cependant ne me pouvant resoudre a renoncer
tenement a ce petit avantage de mon triste sujet,
PREFACE. 7
je le fis valoir comme je pus , en me rabattant sur
les Personnages subalternes du Paysan pere , & du
Valet Ills. Non que le cara&ere paternel ne soit
egalement sacre dans toutes les conditions ; &: que
je ne sache bien qu'un Paysan doit etre le Roi de sa
famiile , comme un Roi doit etre le Pere de son
Peuple j mais c'est que Tindignation naive d'un
Pere tel que le Paysan , & la ridicule impudence
d'un Fils tel que Pasquin , devenoient , seion moi ,
compatibles avec cette espece de comique faite
pour ime sorte d'Auditeurs , dont nos Maitres ont
cru ne devoir pas negliger le suffrage 6c la satisfac-
tion. En un mot , l'ctat vil & grossier de ces Per-
sonnages, me sembloit demander grace pour quel-
ques messeances que je n'imaginois insupportables
que dans desgens d'une condition plus relevee.
Que d'entraves je medonnois-lagratuiment! Et
qu'nne des plus heureuses Comedies de nos jours ,
qui parut apres celle-ci, m'a bien du faire abjurer
ces vaines delicatesses , puisqu'elle dut une partie
de son brillant succes , a la liberte dont je venois
de m'abstenir ; ou , pour mieux dire , de n'oser
proiiter qu'a demi !
On voitbien que je parle du Glorleux. En effet,
ce n'est plus la nn Valet qui meconnoit son Pere;
ce n'est pas moins que le Maitre , que le Glorieux>
que le Comte lui-meme \ qu'un Homme enfin de
toute autre condition que mes Fils ingrats\ Homme
Aiv
*$ PREFACE.
de qualite , Homme a grands sentimens , Sc qui ,
comme on l'apprend de sa propre bouche , respecte
infiniment l'Auteur de sa naissance. Toutefois ce
lespe&able Auteur de sa naissance paroissant tout-
a-coup devant luij en assez mauvais equipage,
voila ce Fils respe6fcueux dans le meme embarras
que celui dans lequel tombe ici mon drole de Pas-
quin a. l'aspecl: imprevu de son pere Gregoire. La
mauvaise honte du Glorieux ne lui laisse pas seule-
ment le courage d'avouer devant son Valet , cet
honnete-homme de Pere. L'Auteur , a tous egards _,
plus verse que moi dans la pratique du Theatre,
n'a garde aussi de rien perdre des avantages d'une
situation si piquante } il l'etend, Ten j olive &c s'egaie
le plus long-tems qu'il peut , sur la scandaleuse
inquietude de ce coquin de Fils, dont la lachete va
jusqu'a faire passer effrontement son Pere pour un
de ses Domestiques. Machine si frcle 6c si casuelle,
que peut-etre aussi se fut-elle detraquee trop aise-
ment , si ., par une rare condescendance , ce Pere
tres-indulgent ne vouloit bien lui- meme en etre
un ressort , en se pretant a I'etrange foiblesse de
son Fils. Autre coup de Maitre , autre hardiesse
heureuse qui m^eiit encore ete bien autrement
suspecte , si je Feusse imaginee , comme j'avois
d'abord imagine la premiere &c la principale.
L'evcnement favorable me detrompe done , 8c
me detrompe d'autant plus , qu'il fut favorable a
PREFACE. 9
rEcrivain de nos jours le plus attentlf aux mocurs,
le plus delicat sur les bienseances , & le plus doue
de cette simplicite nue &c sensee , qui tire toutes
ses graces de la seule &c belle nature * sans le
moindre secours des subtilites du bel-esprir.
Venons maintenant aux deux verites qui resul-
tent de ce detail , peut-etre un peu trop long.
La premiere est que, si dans nos commencemens,
nous sommes sujets a. faire des fautes d'inadver-
tance , quelquefois aussi , comme on vient de le
voir, nous pechons par trop de circonspection; la
seconde , qu'heureusement rien ne se perd j & que
l'habilete clairvoyante des Maitres qui nous regar-
dent entrer dans la carriere , sait relever toujouts
6c recueillir ^ au profit du Theatre & du Public , ce
qu'une timide 8c scrupuleuse inexperience peut
nous avoir fait rejeter mal-a-propos, Cependant,
l'avouerai-je ? Je ne serois pas plus hardi si c'etoit
a refaire. Non que je veuille inferer de-la. que per-
sonne ait tort : a Dieu ne plaise ! Mais c'est que
telle chose, je ne sais comment , va tres-bien aux
uns , qui ne reussit nullement aux autres. Que
sais-je enfin , si dans cette parrie triomphante du
Glorleux _, ll ne rcgne pas une finesse cachee , un
correclif adroit , quelqtie fil imperceptible a mes
foibles lumieres , qui conduit a un succcs immaii-
quable , & , par consequent _, trcs-merite.
Jl paroit bien que je ne suis pas revenu de ma
jo PREFACE,
premiere facon de penser , puisque parmi les chan-
ge mens considerables que je me suis donne la. peine
&: le piaisir de faire a cecce Piece, je me suis, pour
la seconde fois , interdit un avantage si aise a faire
vatoir , & rendu si legitime j & j'espere qu'on ne
traitera pas ma seconde retenue , de moderation
rorcee , en l'attribuant a la peur d'etre mis au rang
des Ecrivains sur qui Von crie : O imhatores ,
servum pecus ! O pauvre petit troupeau de Singes !
Car je n'aurois pas eu ce reproche a me faire , puis-
que j'aurois toil jours ere le premier en date aux
yeux du Lecteur j & que je n'aurois fait que chasser
de plein droit sur mes rerres , en transportane
seulement cette partie du role de mes Acteurs
subalternes, dans celui de mes Acteurs principaux„
Si peu qu'on m'eiit chicane la - dessus , j'en eusse
aopele a l'equitable Auteur du Glontux lui-meme *
qui , dans un cas pared , dit fort bien a la fin de la
Preface de son Dissipateur : // m'esi permis de
revendiquer un bun quon a usurpe sur moi y & de
rentrer hardiment dans un droit qui ne soujfre point
de prescription.
Aprcs cela j'ai retouche , avec route Inattention
dont je suis capable, la diction , les vers , le style ,
Ies moeurs & les caradieres. J'ai enleve &c change
des scenes entieres. J'ai resserre Faction le plus qu'il
m'a cte possible j 3c je lui ai sacrihe les morceaux
us iravailles , pour peu que j'ave cru voir qu'ils
PREFACE. ii
en interrompoient la chaleur ou I'unite. J'ai trans-
pose, retranche , rectifie 3 refondu ; enfin, ne pou-
vant transmuer les metaux, j'ai fait du moins tou$
mes efforts pour les purifier. Que n'a pas dii souf-
frir l'amour - propre d'une Muse un peu jalouse
de bonne reputation , tout le temps que ces Pieces
( les deux premieres sur-tout) ont paru sous leurs
anciennes formes ? Quel etat violent ! C'est le
supplice d'une Coquette exposee long-temps aux
regards, dans le desordre d'un neglige desavanta-
geux. Juste punition de la prcsomptueuse impa-
tience d'un jeune Auteur ! Puisse, pourl'honneur
des Lettres , puisse mon exemple toucher mes
nouveaux Confreres & leurs successems ! Puissent-
ils , au lieu de se precipiter a la poursuite des hon-
• neurs litteraires, mettre un peu plus leur attention
a les meriter ! lis donneroient decemment aux
Muses le temps Sc les veilles qu'ils consacrent a la
vanite du manege & des protections : Et avec ce
qu'ils auroient de talens superieurs aux miens , quel
accroisscment n'en resulteroit-il pas a. la gloire du
siecle & a la leur ? Le travail leur acquerroit pouc
long-temps deslauriers que Tintrigue & la souplesse
n'usurpent que pour un bien petit nombre d'annees.
La terrible balance en effet pour nous autres
Auteurs , que le trebuchet d'un Lectern* impartial
&: penetrant, assis a l'aise, Sc nous pesant tout a
loisir dans le silence du cabinet ! Rien n'echappe
u PREFACE.
alors a l'homme aux cent yeux. Plans defectueux ,
Scenes ouvertes, finies & dialoguees sans cet en-
ehainement naturel & si necessaire a la continuite
de Paction \ plagiats manifestes ou deguisesj mau-
vaise logique ; constructions vicieuses ; ambitieux
ornemens ; termes foibles ou impropres ; rimes
irregulieres j contradictions j negligences, dec. tout
perce , tout se demele &c se decouvre : la faveurdes
preventions , I'illusion theatrale , Ies petites res-
sources de brigue & de cabale , le torrent de l'accla-
mation , rien de tout cela n'agit plus : les talismans
sont brises j tous les voiles dechires } rien ne se met
plus entre Pceil & la verite. Qu'il rcste souvent pen
de chose au fonds de la coupelle , apres que tont
cela s*est evapore ! Une pareiile image ne doit-elle
pas faire trembler l'Auteur le pins accredite ? Et
quelle impression , a plus forte raison , n'a-t-elle
pas du faire sur moi ! C'est pourtant cet Homme
sage & recueilli dans la paix du cabinet, que nous
devons sans cesse avoir present dans les tourbillons
du notre. Oh ! que cet Homme si paisible & si
froid m'a faitsuerj sans que je sois encore , ni que
je doive etre jamais aussi tranquille que lui ni que
ses pareils !
Plut au Ciel que ces sortes de Le&eurs , pen
nombreux & bien assis , fussent d'aussi bonne com-
position que des milliers d'Auditeurs debout , que
j'ai vu souvent s'extasier a nos Spectacles , quand
PREFACE. t $
raisonnablement ils auroient du s'endormir , tout
debout qu'ils etoient ! Ce seroit alors le cas de se
produire au grand jour dans une pleine securite 8c
sans le secours des Prefaces. Alors , libre des efforts
de l'invention , 8c souvexainement affranchi de
l'empire du bon sens 8c de la tyrannie des regies ,
on se pourroit perdre impunement , 8c meme avec
succes > dans le vague de son imagination ou de;
celle d'autrui. Les exclamations alors , les meta-
phores outrees, les maximes triviales , les epithetes
accumulees, recits, portraits , antitheses , centau-
tres superfluites harmonieuses 8c deplacees , tien-
droient lieu d'aCtion , de vrai , de sublime 8c de
pathetique. Alors , l'aile brillante 8c legere du pa*
pillon dispenseroit du vol de l'aigle ; 8c l'eclat du
verre 8c de l'oripeau suppleeroit a celui de For 8c
des pierreries. Que de ratures , de recherches, de
veilles 8c de peines epargnees ! Le beau chemin pour
aller commodement a lagloire! Mais , par malheur,
ce beau chemin n'est qu'une chimere. Cette hu-
meur accommodante d'un Lecleur eclaire n'existera
jamais. Malheureusement encore, le suffrage d'un
seul de ces Lecterns si difficiles , pese plus que celui
d'une centaine de ces Auditeurs si benevoles ) 8c ,
qui pis esc enfin , ce suffrage est celui qui reste 8c
qui nous apprecie j le seul qui nous immortalise
pu nOus aneantit.
Mais revenons a ma Piece. Entre bien des defauts
i4 PREFACE.
qui ont resiste a la reforme , }Qi\ laisse deux consi-
derables.
Le premier est repandu dans les quatre derniers
Actes. C'est le langage grossier du Paysan.
Le second , bien moins excusable , c'est cette
partie sombre du Poeme , qui vise au Larmoyant.
DirFormite presque inevitable dans un sujet de la
nature de celui-ci.
Le jargon du Paysan n'est pas insupportable a
toute sorte d'oreilles. Gaire, precision, justesse,
energie , vcrite , tout cela lui est passe en compte
par plus d'un bon esprit, mais ne le sera jamais,
il est vrai , par ces Athletes qui , debout sur I'arene
des Colleges ,
Non indecoro pulvere conditl.
Se croyant la converts d'unc noble poussiere ,
sont les Champions-nes &C declares des regies de
la Syntaxe. Ainsi ma cause seroit bien aventuree au
tribunal de l'Academie Franchise. Mais je prends
l'honnete hardiesse d'en appeler au Souverain , au
Public , devant qui j'ai d'assez beaux modeles 3c
d'assez bons garants a produire. Bonrsaut , Du-
fresni , Regnard , Moliere , & d'aiitres Comiques
de cette voice , pour n'avoir pas grossi de ieurs noms
la liste des hnmonds , nen sont pas moins vivans
ni moins en bonne posture sur notre Paruasse. Leur
P R E FA C E. i $
txemple petit mcriter a mon Gregolre la merae
grace qu'onc trouvee les A 'lalns j les Georgettes 3
les Marlines ., les Gulllots , tant d'autres pareils
Personnages inrroduits dans leurs Chef-cTcEiivres,
Eh ! pourquoi le Theatre , comme la Peinrare ,
n'auroit-il pas ses Tenures ainsi que ses Raphaels ?
Le Paysage n'est pas la moindre partie de ce bel
Arc j & lorsqu'on jette des figures dans le Paysage ,
y drappe-r-on celle du Villageois qui passe , comme
celle du Gentilhomme qui court le lievre ? Que
n'aurois-je pas encore de mieux a dire a mes graves
Aristarques pour ma justification sur cet article , si
1'autre vraiment capital, ne me pressoicinfiniment
da vantage ?
Le second 5c le plus grand acfaut que je me
reproche done , est, comme je 1'ai deja dit, cette
parrie sombre du Pocme , qui excite a la commi-
seration pour un Pere abandonne par des Enrans
sans naturel Sc sans pudeur.
Si les Maitres de 1'art out bien permis la cole re
& i'inve&ive a Crimes :
Internum iratus tumido diiitigat ore ,
jls ne lui permettent pas le desespoir & les larrnes;
parce que i'inve<5bive & la colcre melees a propos
dans une Comedie , peuvent ne rien avoir de tra-
gique j ainsi que le beau familier, manic habile-
nun: dans la Tragedie , peut ne rien avoir de co-
i<? Preface,
mique. Mais touc sentiment de douleur , 6c de
douleur aussi respectable que celle - ci , ne peut
qn'etre deplace dans un Poeme, dont l'objet essen-
tiel 6c principal fut toujours 6c doit toujours etre
de rejouir autant que de plaire.
Ce defaut toutefois , a. la honte du gout, on, si
Ton veut, a l'honneur des bons caeurs d'a present j
ce defaut, dis-je, qui domine sur-tout dans le de-
nouement , est l'endroit de la Piece qui interessa
le plus , 6c y par consequent , celui qui reussit le
mieux aux representations. Mais c'est precisement
pour cette raison que j'en parle comme je fais, arm
de detourner, s'il se peutj nos jeunes Poetes d'une
route ou les egareroit le chant des Syrenes, je veux
dire, la dangereuse melodie des applaudissemens
de la multitude , qui , depuis ce temps-la , n'en a
que trop seduits.
Car , appuye de I'exemple , 6c nourri du sue des
Anciens 6c de nos illustres Modernes j que dis-je ?
eclaire seulement des lumieres du sens commun,
un bon esprit ne goutera jamais au Theatre nos
innovations melancoliques : froid 6c monstrueux
melange , spedacle amphibie dont la frivolite du
siecle se repair 6c nous caresse un instant ; mais qui ,
au fond , ne doit sa naissance qua la foiblesse du
talent ; comme il peut aussi ne tenir son succes
passager que de la bizarrerie des modes , & de la
corruption du gout.
L'erreuj:
PREFACE. iy
L'erreur commune la-dessus, va pourtant jusqu'l
honorer du nom de Nouveau genre de Comedie t des
Drames heteroclites uniquement composes <ie ce
qui depare ici le mien. Comme si, composer touts
une Piece de ce qui forma la moindre partie ( 8c
rneme La plus vicieuse) dequelques autres, c'etoit
meriter le titre eminent d'Inventeur : comme si
corrompre c'etoit creer ! Non assurement ; &c quoi
que puissent dire pour nous nos Partisans, tout se
reduira , ce me semble , a ne devoir jamais appre-
cier notre malheureuxComique ou Ton s'attendrir ,
que sur le pied du Tragique ou i'on s'egaye. Le
couronnement de nos Pieces muldtres ne detruira
jamais cez axiome de Physique : Tout corps mixu
est imparfait & pirissabk.
Je me devois cette petite vesperie a moi-meme,
en expiation d'une faute , devenue ? par hasard ou
autrement , l'epoque du mauvais genre de comique
en vogue depuis vingt-ans. Puisse finir ici le scan-
dale !
En tour cas , s'il est ccrit que ce pretendu nouveau
genre de Comique se maintiendra dans sa faveur,
il y aura du moins un grand probleme de resolu.
Car on ne disputera plus j comme on fait depuis si
long-tems , pour savcir quel genre est le plus dif-
ficile , du Comique ou du Tragique. Le Comique 3
qui, je crois, ecoit sans comoaraison le plus diffi-
cile , restera sans comparaison le plus aise. Quoi
Tome I. B
1 8 PREFACE.
de plus commode en effet & de plus a la portee d'un
mediocre genie , qu'un genre dispense du vif en-
jouement de la Comedie , telle qu'elle fut 5 &c de
la sublime elevation du Tragique , tel qu'il doit
etre ? Qu'un genre qui n'exige pour tout feuqu'une
chaleur empruntee , que la tiedeur d'un interet fa-
cile a, puiser dans le premier Roman ?
Ce seroit ici la place d'une heureuse transition ,
pour engager insensiblement le Le£teur dans une
nouvelle Poetique de ma facon ; & j'en serois bien
rente , tout peu fait que je sois pour dogmatiser
en aucune matiere. Mais, apres tout, a quoi ser-
viroit ma Poetique , quand je suis oblige d'avouer
que je n'ai retire aucun profit de celles que j'ai
lues , quoique je les aie toutes etudiees avec le plus
grand desir de me perfe&ionner? Je renonce done
au plaisir que j'aurois de donner , comme tant de
nos modernes Dramatistes , qui font les impor-
tans , Pc qui cependant n'ont pas trop de quoi l'etre ,
deslecons & des prcceptes d'un art ou le genie ne
doit connoitre 3c ne doit suivre que les loix de la
belle & simple Nature : loix qu'Aristote, Horace,
Boileau ont redige.es , mais qu'il faut etudier dans
les chef- d'eeuvres des grands Maitres 3 pour pen
qu'on soit jaloux de meriter <Sc d'obtenic les suf-
frages de la Pcsterite,
L'feCOLE
DES PERES,
CO ME D I E.
Representee ^ pour la premiere fois ^ par Us ComsdUns
Francois , k i o Oclobre i 7 z 3 .
Bij
PERSONNAGES.
G E R O N T E , Ami d'A vgante.
CHRISALDE, Frere de Gerontc.
ANGJ&LIQUE, Fille d'Argante.
D A M I S , Financier j *J
V A L E R E , Capitaine _, >fi/s de Gcronu.
£ R A S T E , Auditeur „ J
G R E G O I R E , Metayer de Gerontc
P ASQUIN , Fits de Gregoire & Valet de Gerontc.
N E R I N E , Suivante d'Angelique.
L A Q U A I S des trois Fils.
La Scene est dans V Antichambre de Gerontc.
L'lCOLE
DES PERES,
C O M E D I E.
ACTE PREMIER.
SCENE PREMIERE.
GERONTE, CHRISALDE.
Chrisalde.
-T2lH ! que me dites-vous ? Quoi ! la belle Angelique
Geronte.
Oui, monFrcre-, d'Argante elle est laFille unique.
Chrisalde.
De ce Negotiant si riche, disoit-on?
G E R O N T E.
Oui, de ce chcr ami que j'avois a Toulon*.
Chrisalde.
II meurt pauvre ?
G E R O N T E.
Obere.
B iij
iz VECOLE DES P^RES^
Chrisalde.
Sa chute , je l'avoue. . . *
G H O N T E.
Dc k fortune ainsi tonrne , ici bas , la roue.
Depuis un an entier , la perte d'un Vaisseau
A cause sa ruine , &: l'a mis au tombeau.
Voila, de ses malheurs, la premiere nouvelle,
II auroit dii compter sur un ami fidele \
Et fans s'abandonner a son mortel ennui ,
M'ecrire , & s'assurer que j etois tout a lui.
Sa disgrace, apres tout, n'etoitpas sans remede.
Ce que j'ai lui restoit. Sa fillc lui succede ;
Sa fille heritera de ce que je lui doi %
Et vous n'ignorez pas ce qu'il a fait pour moi,
Chrisalde,
Vous m'avez dit cent fois qu'Argante , en Italie a
Au peril de ses jours, defendit votre vie;
Puis , vous associant a sa prosperite ,
Vous mit dans l'opulencc ou vous avez etc.
Angelique est au point ou vous trouva son Pere.
Mais pour elle, entre nous,que voulez-vous qu'opere
Ce tcndre cmpressemcnt que vous lui faites voir 1
Geronte.
Je songc a son bonhcur ; & je la vcux pourvoir.
Chrisalde.
De scmblables projets nc sont pas des vctillesv
1 a pourvoir I Et comment?
C O M E D I E. i?
Ger on t e.
Comme on pourvoit les Fillers
En la mariant.
Chrisalde.
Oui , je vous entends fort bicn •,
Mais a qui , s'il vous plait? Angelique n'a rien.
Vos Fils vous ont rendu presque aussi pauvre quelle,
Aurois-je penetre le but d'un si beau zele?
Vous la voulez pourvoir , peut-etre , en lepousant ?
Mon Frere ,une main vuide est un mauvais present.
G E R O N T E.
Touche de sa beaute , d'abord , malgre mon age,
Je formois , je Tavoue , un projet si peu sage -y
Et laissois naitre en moi , sons ombre de pitie ,
Des sentimens plus vifs que ceux de 1'amitie.
De-la vient qu'a mes Fils , qui lui rendent visiter
J'ai cache , quelque temps , mes pas &: ma conduite ,
Et que , de ce qu'elle est , loin d'a voir nuls sonpeons,
Us ignorent encor que nous nous connoissons.
Mais je me suis bientot reprochc ma foiblesse.
La Jeunesse est pour ctre unie a la Jeunesse :
Et l'offire de ma main tiendroit plus , en efFct ,
De Tabus du malheur , que du prix d'un bienfait.
Chrisalde.
Votre age ici nuiroit moins que cette indigence ,
Ou vous a , pour vos Fils , reduit votre indulgence.
Avec un bon esprit , tout homme bien rente,
L'emporte en agrcmens sur un jeune evente.
Biv
*4 L' EC OLE DES PJSRESj
Mais nc la pouvant rendre heureusc par vous-meme,
A qui done la donner dans sa misere extreme ?
GERONTE.
A celui de mes Fils qu'elle aimera le plus.
Chrisalde.
Fort bien. Avez-vous pris leurs avis la-dessus ?
Geronte.
I/honncur interesse n'a point d'av is a prendre ;
Et suppose qu'aux leurs il me fallut descendre ,
Je les sais trop bien nes & trop reconnoissans 3
Pour ne pas ressentir tout ce que je rcssens.
Chrisalde.
Quelle prevention !
Geronte.
Eh ! oui , oui ; je radote.
Chrisalde.
Vous jugez trop bien d'eux ; voila votrc marote.
Geronte.
Votre marote , a vous , est d'en juger trcs-mal.
Leur respeel:, leur amour est pour moi sans egal.
Pourquoi vouloir contr'eux que mon courroux s'emcuvc
Chrisalde.
Eh ! vous n'avcz pas mis cet amour a 1'epreuve.
Geronte.
Chaque jour je. leprouvc , 6V jusqu a cet instant,
Je n'ai point a m'en -plainclre , & j'en suis tres-contcnt.
C O M E D I E. 15
Chrisalde.
Parce que , chaque jour , de vos folles largesses,
Jusqu'ici vous avez achetc leurs caresses ;
Mais le mal est
G e r o N T E.
Mon Dieu ! Voici de vos discours !
Epargnez-vous le soin de parler a des sourds.
Le mal , si e'en est nn , est un mal necessaire.
Aura-t-on done toujours ce reproche a me faire?
De tout ce que j'avois, j'ai fait part a mes Fils :
Oui , mon Frere ; cxrjcfis fort bien , quand je le fis.
Le poids de la richesse , a notre age , importune.
A peu de passions, suffit pen de fortune.
De Tor & de l'argent , sources de tous plaisirs,
La jouissance est due a 1 age des desirs.
Devois-je, a votre avis , thesaurisant sans ccsse,
Imitcr ces vieillards , tyrans de la Jeunesse ,
Qui , la faisantlanguir , sans etre plus heureux,
La privent des plaisirs qui sont pcrdus pour cux ?
Et que devient souvent le bien d'un Pere avareJ
L'Heritier est frustre, l'Usurier s'en emparc ,
Cctte pestepubliqueayant, a notre inscu,
Devore l'heritage , avant qu'il fut echu 5
Ou , si le fils echappe a ce desordre extreme ,
Le Pere est deteste, Je veux , moi , qu'un fils m'aimej
Et ne soit pas reduit, pour voir changer son sort,
Au deplorable point de desircr ma mort.
iG L'ECOLE DES PERES,,
Chrisalde.
Jc m'en remcts sur eux du soin de vous confondre.
Geronte.
Si j'en suisobei, qu'aurez-vous a repondre ?
Chrisalde.
Rien. Mais j'en doute fort.
Geronte.
Moi , j'en doute si peu T
Et suis , avec raison , si sur de leur aveu ,
Que , sans leur en parler , je suis pret a conclure.
Je viens d'envoyer meme expres chez la Future >
Lui demander une heure ou je puisse la voir ;
Mon offre &: son choix faits , ils feront leur devoir.
Chrisalde.
Avant que de rien dire a la belle Angclique ,
Je deploirois d'abord, pres d'euXj ma rethoriqnCj,
Et ne hasardant rien
Geronte.
Peste soit de Pasquin !
Dcpuis une heure anssi que j'attends ce coqtiin...*.
C O M E D I F. 17
SCENE II.
g£ronte, chrisalde, pasquin.
G er o n t l
itH! Viens done. Qu'il te faut de temps pour pen de chose!
Pasquin.
De Tun de vos trois fils la cuisine en est cause.
En passant, commeun basque ,auprcsdesamaison,
De cent ragouts exquis la douce exhalaison
M'est , parun soupirail , venu rompre en visiere ;
Mon ame en a passe dans mon ncz , touteenticre>
Et piquant l'appetit dont le Ciel m'a doue ,
Stir la place , un instant , Vodorat m'a cloue.
Excusez , s'il vous plait , ma friandise emue
Dcs charmes d'une odeur , chez vous, si peu connuc.
Si vous vous ofFensez d'un plaisir si leger,
Notre pain sec ici va bien vous en venger.
G E R O N T E.
Pour un mechant Valet , ma cuisine est trop bonne.
Dis seulement quelle heure Angeliqne me donne.
Pasquin.
Vrous n'avez qua l'attendre, & qua rester ici :
Kile me suit , Monsieur \ $c deja la void.
z8 L'ECOLE DES PERES,
$mmmmmmmmmmmmmmmmmmmmmKmmtmmmmmmmmmmmmmammKmk
SCENE III.
G&RONTE, CHRISALDE, ANG&LIQUE,
P A S Q U I N.
G i R O N T E.
jlV.il ad ame , a vos malhenrs , qu'enfin je remcdie ;
Et que j'assure ainsi le repos de ma vie.
Votre Pere , qui fit pour moi plus que pour vous ,
Pour sa Fille aujourd'hui me demande un Epoux.
Tout ici , grace a lui , prospere a ma Famille.
Partagez ma fortune , en devenant ma Fille.
Mes Fils sont a leur aise ; en offrant l'un des trois ,
D'un assez riche Epoux , je vous offre le choix.
Chrisalde, b&s.
Je vous offre un sanglant affront.
Geronte.
lis vous ont vue j
Vous leur avez parle , sans en etre connue.
Vous pouvez dire ici votre gout librement.
Lequcl vous plait le micux?Parlez-moi franchement.
De celui pour lcquel votre cceur s'interesse ,
Je vous promets la foi , l'cstime & la tcndresse.
PaSQIUN, a Voreillc de Geronte.
Etmoi Je vous promets , Monsieur, unpieddenez.
C O M E D I E. i$
GeroNTE, has.
Maraud I (.kaut). Sachons pour qui vous vous determinez.
Je vous ai vu rougir.
Angelique.
Ma home vous abuse.
De vos bontes , Monsieur , vous me voyez confuse :
Cest la seule raison qui mauxoit fait rougir :
Mais .du reste , a son gre , votre choix peut agir.
Nommez qui vous plaira : cet Epoux respectable ,
A mon coeur penetre , nc peut qu etre agreable ,
Des qu'en lui je verrai , joignant mon sort aii sicn,'.
Le choix d'un pere en qui je retxouve le mien.
G E k o N T e. ,'i
Mais peut-ctre undes trois l^emportesurscsficresj
Est-ce lc Capitaine? Est-ce l'Hom me d'affaires ?
Seroit-ce lAuditeur?
Angelique.
lis sont tons trois vos Fils >
Ccla fait tout pour eux. Prononcez; j'obcis.
Geronte,
Ainsi ni vous ni moi ne realerons la chose :
o
Et je vois bien qu'il faut que le Ciel en dispose.
J'etudierai leurs cceurs , 6V vous promets stir-tout,
Celui qui , pour l'hy men, aura le plus de gout.
Jevaislcurenparler.
CHRISALDE, Farrhant.
Mon frere !
3o ricoLE des p£res>
GERONTE, brufquemcnt.
Quoi! monfrerc?
C H R I S A L D E. :
De grace, donnez-vous le plaisir du mystere.
De la fille d'Argante en exposant le droit ,
Laissez.-leur ignore r que c'est Madame.
Geronte.
Soit.
Chrisalde.
Qu'ils ne sachent, qu'apres 1'arFaire bien conclue,
Que la fille d'Argante est celle qu'ils out vuc.
Geronte.
Trcs-volontiers.
Chrisalde.
L'cpoux d'nn objet si charmarit
N'en sera que surpris plus agrcablcmcnr.
Geronte.
C'est bien dit. ( II sort).
PASQUIN ( has a Chrisalde qui sort aussi ).
Lcs Vilains ne voudront jamais d'elle.
Chrisalde (has a P'asquln ).
Comme tu vois , l'injufe en sera moins cruelle \
Et du moins ce qu'ici je conseille a dessein ,
Diminuera FaiFront dun refus trow certain.
•2C
C O M E D I E, 31
SCENE IV.
ANGfeLIQUE, PASQUIN.
Angeliqul
3 E vois une pitie dans ses yeux, qui m'alarmc
Dun vain espoir , Ami ,tu pcux rompre le charmc.
Je n'ai vu ces Messieurs que tres-legerement ,
Et l'on ne connoit pas son mondc en un moment.
Je serois, dans le fond , quoi que je disc au pere ,
Eien-aise de savoir un peu lcur caractere.
Dissipe les soupcons qui me viennent saisir:
L'un vaut-il micux que l'autre , cV falloit-il choisir 1
P A S Q U I N.
Non, Madame ; le choix entr'eux est inutile.
Tous les trois sont egaux : le Financier habile
Est un vrai Financier , un Arabe,en un mot :
Ee Capitaine unfatj &: FAuditeur un sot.
Tons trois enfin , soit dit sans offcnser monMaitre,
Lcstroisplus francs vauriensque vouspuissiezconnokre
Angelique.
Ah ! Ciel ! Et j'ai promis . . .
P A S Q U I N.
Ne vous alarmez pas,
Madame ; le pauvre homme en sera pour ses pasj
J'en reponds. Si pas un sc rend a ses pricrcs ,
}*. VtCOLE des p£res>
Je veux mourir ici sous les coups detrivieres.
Lesbourreaux, pour unsou , se les feroient donner.
11 aura beau jurer , pester, crier, proner ,
Dire que tout leur bien lui vient de votre Pere ;
Qu'il entendjComme a lui,que vous leur soyez chere;
Supplier celui-ci j menacer celui-la :
Elk estpauvre ? Oui , mes fils. Eh bien, epouse^-la.
Vous n'avcz pas, Madame, autre reponse a craindre.
Angelique.
Je le plains.
P A S Q U I N.
Et moi , non. C'est bien fait. Faut-il plaindre
Ces Peres , vrais Beaux de la societe ,
Tout petris des fadeurs de la paternite ;
Qui, de leurs yeux benins, couvrentlcursotte race i
Pretendent,qu'ainsi qu'eux,chacun s'en embarrasse:
Regardent de travers , &: traitent de facheux ,
Quiconque ose ne pas s'y complaire autant qu'eux?
Tels sont de celui-ci les malheureux vertiges.
II s'imagine avoir engendre trois Prodiges.
Mon Financier ! La pestc ! Un habile garcon !
Pour mon pauvre Auditeur , helas ! 11 est si bon !
Et Valcre I Tudieu ! Mon tils le Capitaine !
Je vous le garantis, a trcnte ans un Turenne!
11 les revere enfin, tant il en est charme.
Et Dieu sait cependant comme ils vous l'ont plume !
Mcs d roles doucement , de carcsse en carcsse ,
L'ont, de ce qu'il avoit, dcpouille piece a piece ;
Si
C O M E D I E. yy
Si bien que , tout en gros , ce qui reste est forme
D'un petit bien champetre a mon pere afferme:
Et je vois le moment ou quelqu'un d'eux le prie
De se dcfaire encor de' cette metairie.
Angelique.
Dont il se defcroit ?
P A S Q U I N.
Sur le champ. Des ingratj
L'indigne avidite ne le rebate pas.
Et malheur a qui veut lui dessiller la vue I
Le moindre mot contre eux l'assassine , le tue.
Doux, traitable d'ailleurs, & d'un esprit fort bori*
Sur cet article seul il n'entcnd point raison.
Angelique.
C'est un pere.
Pasquin.
Ma foi c'est . . . c'est un imbccille:
L'un est plus sur que l'autre. En un mot commc en milk ,
Nous souffrons : sans ccla je m'en soucierois pen :
Que m'importc a moi ? Mais, a peine un pot au feu.
Boire de belle eau claire, &: manger du pain d'orge,
Tandis que chez les fils le supefflu regorge \
Jeiine eternel ici , vingt repas la pour un ;
Quand on est saoul chez eux , chez nous tout est X jetin*
N'cst-ce pas une chose indignc, horrible, infame,
Qui mcrite ?... Eh 1 morblcu ! raisonncz done 3 Madame.
Tome I. C
34 VECOLE DES P^RES,
Angelique.
Je conviens qu'en ceci tes cris sont de saison ;
Que rien ne fut jamais pins contre la raison :
Mais je tiens,quelque tort que Ton donne a Geronte,
Que cen est pas sur lui qu'en doit tomber la honte ;
Et que tous gens de bien doivent etre saisis
De pitie pour le pere, &: dliorreur pour les fils.
Faut-il, si des bienfaits l'ingratitude abuse ,
Qua de tels Bicnfaiteurs l'estime se refuse ?
Un amour si sacre Test meme en ses exces ;
Et n'est que plus touchant pour etre sans succes.
Plus ce Pere est train , plus son sort m'intcresse.
Jc sens meme, oui, je sens qu'envers lui ma tendresse
Me charge des devoirs que Ton ne lui rend pas.
P A S Q U I N.
Voila , voila les cceurs qu il lui falloit , helas !
Bon comme il est ; & vous, si douce &: si gentille,
Vous avez bien mal fait de n'ctre pas sa fille ;
Comme eux, de n'aller pas chercher un pere ailicurs.
Angelique.
Ton ccenr , je le vois bien , est aussi des meilleurs.
Le ciel dut a Geronte un sujet si fidele.
P a s Q u I N.
Oh ! je veux des Valets are le vrai modclc.
Non , ccs fripons qu'on voit , snr la Scene , a Paris ,
Toujours prcts a tromper les Peres pour les Fils
Laissez-moi frequenter un pcu votrc Nerine ;
Que jc vous la faconne, &c que je l'endoclrine.
C O M £ D I M> |j
Qu'a-t-elle a demeler avec notre Auditeur ?
Tout- a- l'hcure^ls parloient ensemble avec chaleuft
Je crois .... Mais la void*
5 ■ ' ' , ■ ' ..■in
SCENE V.
ANGtLIQUE, NERINE> pasqu in.
ANGELIQUE a qui Nerine baise & rebaise les mains*
23 'Oil vient cette caresse?
Es-tu folle j Nerine ?
Nerine.
Ah I ma chere Mairresse !
Mille remerciemens ! Que ne vous dois-je pas l
Angelique.
Mille remerciemens ! De quoi ?
Nerine.
De vos appas.
Angelique.
De mes appas ?
Nerine.
Eh I oui.
Angelique.
Si j'enai, jc I'ignore j
Mais que t'en revient-il ?
Nerine.
Qu'on maimc , qu'on m'adore t
Cij
$6 ViCOLE DBS PtiRESj
Et que trois Cavaliers, run de l'autre jaloux ,
Me vienncnt ,tour-a-tour, d'embrasser les genoux.
Le tout pour vos beaux yeux.
P A S Q U I N.
Fort bien , bonne nouvelle !
Nos trois originaux en out nour vous dans l'aile.
O J.
De les bien balotter vous tenez un moyen j
J?en ferois mon profit.
Nerine.
J'en ai bien fait le mien -y
Et c'est de qe profit que je vous remercie.
Angelique.
Mais quel est-il enfin ? Voici quelque folie.
Nerine.
Nenni, ncnni. Tenez, Madame; examinez
Ces trois beaux diamans dont j'ai les doigts ornes.
Ma foi , vive Paris 1 En Province une fille
Long- temps sc fiattc en vain, quoiqu'elle soit gentillc
Pour s'enrichir ici , belle ou non, commc on voit ,
II suffit d'en servir quelqu'une qui le soit.
Angeliqu e.
Ccci me deplait fort ; &: vous deviez , Nerine
Nerine.
Oh ! J'ai bien recule , repousse , fait la mine ;
Rougi , baisse lesycux, fait ce que nous faisons,
Lorsque nous voulons bien cc que nous refusons,
C O M E D IE. $j
Angelique.
Oh ! Mais , des diamans !
Nerine.
Ces Messieurs mc les tendent}
Je me fache : on m'appaise ; &: je crois qu'ils se r endent -9
Point du tout : cent propos encor plus engageans.
II se faut bien enfin debarrasser des gens.
Pasquin.
Je tombe de mon haut, tant lc cas est bizarre ! -
Je sais bien qu'en amour on cesse d'etre avare ;
D'accord: mais je les eusse exceptes toutefois:
Et mon ceil j a ces dons, les meconnoit tous trois,
Nerine.
Nc vous ctonnez pas d'un si grand sacrifice ;
Leur generosite vicnt de leur avarice.
Peut-etre, sans cela, j'aurois tout rebute.
Mais comment croyez-vous qu'ils avoient debute?
Par exalter Madame , ou leurs feux? Bagatelle.
Au solide. Son nom :- Qu'aura-t-ellc ? Qu'a-t-elle !
Que repondre , Madame, a ce debut galant ?
Saisie aussi pour vous d'un depit violent,
J'ai paye d'impudence -y &:, vous faisant Comtessc,
Jai , d'un front Provencal, vante votre noblesse ;
Nocnme tous vos ayeux , barons on chevaliers ;
I x I ait monter la souchc a quinze ou vingt quartiers ,
Item , je vous ai faitc une grande heritiere.
A cctte qualite x qui passe la premiere ,
C iii
5* L'ECOLE DES PERES,
J'ai vu , pleins d'une ardeur qu'ils ne pouvoient cou vrir ,
De l'avide trio les six grands yeux s'ouvrir ,
Commc on verroit des loups, quand la faim les fourvoie,
Les gosiers aflfames s'ouvrir sur une prcie.
lis se sont separes. De la , sans s'etre vus ,
Tous trois , Tun apres 1'autre , a moi sont revenus j
Ont tres-eloquemment brigue mon assistance;
Mont cffert (a regret) ccs bijoux d'importance :
D'unprocede si noble enfin le ccenr epris ,
J'ai, d'un air ingcrra , promis tout } 6V tout pris.
P A S Q U I N.
Et tout pris I Que ce mot finit bien la tirade !
Angelique.
Oui > mais il faut tout rendrc.
N E R I N F.
Est-il vrai , Camaradc2
P A S Q, U I N.
Non : partageons plut&t.
N E R I N E.
Ecoutez tons les deux y
Dc quel style &r comment jc vais parler pour eux.
C'cst en vous exhortant, commc sagc&rprtidente,
A les traitcr , Madame , en Comtcsse opulentc ,
A qui de plats Bourgeois oscroient en compter :
Si vous en aimez un, a vous bien surmonter.
Point de quartier pour gens d'un pareil caractere J
Qui, dussiez-vous comber cent fois dans la misere3
C O M E D 1 E. w
Plus affreuse cent fois, se montrat-elle a vous,
Embrassez-la plut6t cent fois qu'un tel epoux.
Vengez , a la faveur du faux nom qui les tente ,
Le mepris qu'ils feroicnt de la fillc d'Argante >
Et payez en un mot leurs tendres sentimens,
Comme vous me voyez payer leurs diamans.
P A S Q U I N.
C'est parler comme un Ii vre 3 on le Diable m'emporte !
Angelique.
Je n'avois pas besoin d'un avis de la sorte.
Leur Pere vainement s'en feroit ecouter j
Mon amitie pour lui me les rait dctester.
mamaam^^aams^^aam^amimm^mm i ■■■■■■ mt
SCENE VI.
PASQUIN, NERINE.
N E R I N E.
ST our nous venger, un jour, toutes tant que nous sommej
Puisse la soif de Tor etrangler tons les homines !
On sc moque par-tout des Miles sans vertus ;
N'avons-nousqueccla,ron s'en moque encor plus.
Adieu.
P A S Q U I N , la rappdant.
Nerine ?
N E R I N E.
Eh bicn 2
C iv
40 VtCOLE DES PliRES 3
P A S Q U I N.
J'ai deux mots a te dire
N i K i N E.
Parle.
P A S Q U I N.
Qu'elle a de grace !
N E R I N E.
Apres ?
P A S Q U I N.
Oui , je 1'admirc.
Si tu concevois !. . . .
N e R i n E.
Quoi ?
P A s q u i n.
Ce qu'en si peu d'instans. .. .
Tout le progres .
N E R I N E,
Poursuis.
P A S Q U I N.
Je te jure
N E R I N E.
J'attends,
P a s q u I N.
Eh blent Quel? Park. A prist Pourfuis. J* attends. Dc vine.
C O M E D I E. 4*
N E R I N E.
Tum'aimes?
P A S Q U I N.
T'y voila.
N E R I N E.
Je n'en fais point la fine :
Je t'aime aussi.
P A S Q U I N,
Quoi ! Tu. . . .
N E R I N E , fe rengorgeant.
Point d'incredulite,
Cct aveu coute trop , pour etre repcte.
P A S Q U I N.
Ma foi ! j'ai bien aimc des fillcs en ma vie-,
Mais pas une , a mes yeux , n'a paru si jolie.
NERINEj reprenant Vair aife.
J'aibien eu des Amans; milled'entr'euxm'ontplu^
Mais je ne m'en remets pas un qui t'ait valu.
P A S Q U I N j /e redrejfant a fon tour.
Je le crois. Entre ceux qui cherchoient a. te plaire,
Tu ne pouvois choisir qu'un valet ordinaire ,
Un valet ne pour l'etre : &" , sans fairc le fat,
Je suis bien au-dessus de ceux de mon ctat.
J'ai , par libertinage , endosse la mandille :
Mais je n'en suis pas mojns un enfant de famille ,
4*~ ViCOLE DES P^RESJ
D'un riche Procurcur l'heritier & 1'aine ;
Et Ton se sent toujours , tiens , de ce qu on est ne.
N E R I N E.
Fils d'un pere opulent, honnere-homme peut-etre ,
S'abbaisser a servir! Vivre aux gages d'unMaitre!
Quelle honte !
P A S Q U I N.
Oh que non! J'ai consulte lc cas:
Pour etre un peu laquais , on ne deroge pas.
Bien-loin meme qu'en rien, notre ordre qui te blesse,
Tout roturier qu'U est , deroge a la Noblesse ,
II a servi de grade a mille honnetes gens ,
Pour y pouvoir atteindre a beaux deniers comptans.
D'ailleurs , mes chaines sont honnetes & legeres •>
Mon Maitre a des egards , &r nous vivons en freres.
S'il est meme entre nous un peu d'autorite,
Je puis dire , a bon droit, qu'elle est de mon cote.
Ah ! Que ne suis-je entre plutot a son service !
11 n'eut pas de ses fils entretenu le vice ;
Ni, s'abysmant pour eux , dupe de sa douceur ,
De leur ingratitude essuye la noirceur.
Contre leur flatterie il auroit tenu roide ;
Et la Cuisine ici ne seroit pas si froide.
Mais baste ! Le passe , comme on dit , est passe.
L'avenir nous menace , 6V c'est le plus presse.
Aussi mon Pere 6V moi nous allons.. . . Patience !
Je ne dis mot: Suifit! J'y mcttrai ma science.
CO Mi DIE. .4?
Mesgaillards sont en pied ; mais quils se tiennent biea ;
Car on va les sangler , qu'il nJy manque ra rien.
N E R I N E.
Signalons done contr'enx chacun notre malice.
Je jouerai leur amour.
P a s Q u i N.
Et moi , leur avarice.
N E R I N E.
Je les rends amoureux toustrois, comme troisfous.
P a s q u I N.
Et je raccroche, moi, tout ce qu'ils ont a nous.
N E R i N E.
Vivent les gens d'esprit !
P A S Q U I N.
Bien armes d'impudencc.
N E R I N E.
Eh! comment vas-tu faire?
PASQUIN , gravement.
Oh ! point de confidence.
Lc Sage , en scs projets , scait mieux se comporter :
Un dessein qu on cvente est tout pres d'avorter.
N E R I N E.
Pour opposer sentence ici contre sentence .*
Quand nous questionnons , qui se tait nous offense.
Je me moque du Sage , >&: je veux tout savoir.
44 VECOLE DES PERES*
P A S Q U I N.
Toutsavoir? Et la chose est-elle en ton pouvoir>
N E R I N E.
Pourquoi non?
P A s Q u I N.
Par exemple , il faut savoir se taire;
Le sauras-tu ?
N E r i N E.
Tres-bien.
P A S Q U I N.
Ton sexe , d'ordinaire ,
Sur une lettre close est un mauvais cachet.
N E R I N E.
Eh! mon ami ! Le tien est cent fois moins discrete
Car je sais tel secret que, pas pour un Empire ,
De force ni de gre , Ton ne nous feroit dire ;
Et que par des sermens, vainement retenu ,
Un homme court souvent dire au premier venu.
P A S Q U I N.
Voici done mon dessein. Je vcuxsansqu'onsoupconne.,.,
Tu ne le diras done siirement a pcrsonne I
N E R I N E.
A personnc.
P a s q u I N.
Pas meme a ta Maitresse ?
CO ME D IE, \^\
N E R I N E.
Non.
P A S Q U I N.
Jc vais Mais jure-moi. —
N E R I N E.
Voila trop de facon.
Ou parle, ou plus d'amie. Opte. Le temps me presses
Tu ne veux pas? Adieu. Je rejoins ma Maitresse.
P a s Q u i N.
Suivons-la ; Jeme rends. Viens.Tu vas savoir tout.
Qu'un bee un peu mignon met de sagesse a bout \
&-y w*
V5f ViCOLEDESPiRES,
A C T E II.
S.CENE PREMIERE.
P A S Q U I N , fad.
S E n'ai rien avance , que bientot je nc fasse,
Ou j'ose 3 a la Soubrette , nn peu mentir en face ,
Cestquand , de panvre enfant d'un simple laboureuf t
La vanite m'erige en fils de Procureur.
Mais cela n'est pourtant pas trop bien , qnand j *y pense ,
De mcconnoitre ainsi l'auteur de sa naissance.
Lc meconnoitre ! Non : pourquoi done , s'il vons plait >
Je le fais seulement plusgros Seigneur qu'iln'est.
La peccadille est mince ; & |e me la pardonne.
Furcur d'en imposer, ridicule ou Ton donne
Dans l'etat de Marquis, ainsi que dans le mien.
Et puis j'aime a mentir j cela me fait du bien.
Mon Pere, parmalheur, vaparoitre; &: je tremble
Que lui , Nerine cV moi , nous nous trou vions ensemble.
Mais j'appercois mon Maitre. A la mine qu'il fait ,
De ses pas , a coup sur , il est peu satisfiit,
C O M £ D I E. 47
^—— — *— — — — — — — »m*—m — — — — — ■
SCENE II.
g£ronte, chrisalde, pasquin,
Chrisalde.
\^u'est-ce done? Vous avezl'air tout melancolique.
Pas un , je le vois bien } n'a voulu d'Angelique.
Vous avez rcpondu trop tot de leurs aveux.
P A S Q U I N.
Qui repond paye \ il n'a qu a l'epouser pour eux,
GERONTE, un peu fdche.
Pasquin , cherche mes fils. Vas •, Damis &r Valcre ,
Sont , je crois, pres d'ici , chez Eraste leur frere.
Cours, frappe, entre, & leur dis que, sans perdre de temps .
II viennent tout-a-1'heure ; &: que je les attends.
Pasquin.
J'attends , moi , que bientot ce feu se ralentisse.
De vos fils , en tout cas , je vous ferai justice ;
Oui , moi-meme ! Voyons si vous vous soutiendrez:
Mais je serai le Maitre ; ou vous le deviendrcz.
G E R O N T E.
Fais ce que Ton te dit ; Sors.
4S VECOLE DES PliRESj
SCENE III.
GERONTE, CHRISALDE,
Chrisalde.
V ous avez beaufaire*
On devine aisement ce que vous voulez taire.
Mais je ne vous plains point. Vous etiez averti.
GERONTE.
Je n'ai trouve personne , &: tout etoit sorti.
Comme on voit toutefois, je disce qu'il m'en semblc*
Chez Eraste , a diner , je crois qu'ils sont ensemble*
Du moins , de leurs valets son logis etoit plein ;
Et j'ai vu repasser les debris d'un festin,
Chrisalde.
Entrer contre leur ordre , cut ete malhonnete ;
Et votre compagnie auroit trouble la fete J
G E R O N T E.
Oui , mon frere j a notre age , on ne fait chez autrui,
Que trainer apres soi la tristesse cV l'ennui ;
Et , puisque vous voulez qu'on parle avec courage ,
Votre presence ici m'en est un temoignage.
Chrisalde.
Jc vous amuserois , si j'approuvois vos fils :
Ah ! qua cela ne tienne , 6c soyons bons amis.
Js
C O M E D I E. 49
Jc croistoutce que d'eux vous voulez que jc croye.
Ordonner,ousoufFrirdu moins qu'on vous renvoye>
Cela s'appelle ( oui-da ) des fils tres-obligeans.
G E r o N x £.
Ce pourroit etre aussi la faute de lcurs gens,
ChriSaLde.
L'etrange entetement en faveur de ces traitres !
I/impudence des gens vient de celle des Maitres;
Du Maitre , quel qu'il soit , peu , beaueoup , ou zero,
Le valet fut tonjours &: le singe &: Techo;
Vosfils, par vous combles des biens de la fortune,
En trouvent aujourd'hui Torigine importune;
Et, n'espcrant plus rien de vous quand vous vefief ,
Vous font effrontemcnt fermer la porte au nez.
C'est bien fait. Je m'attcnds que demain , Tun ou ['autre
Vous dira de sortir , & de passer la votre.
J'enrage , quand je vois que Ton s'aveugle ainsi;
Et je perds patience !
G E R O N T E.
Oh ! Je la perds aussi
Chris alde.
Brisons-la. Finissons un debat inutile,
Qui ne feroit qu'en vain nous echaurrer la bile.
Et songez seulement a quoi votre bon co^ur
Vient de vous engager de parole &: d'honneur.
Avec vos fils enfin soyez ferme & severe :
Joignez la voix du Maitre a la bonte du Pcre \
Toms I, D
56 ViCOtE DE$ PgRES,
Non que , dc quelquc ton que vous vous y prcnicz ,
On vous soit plus soumis , ni que vous y gagniez :
Mais qu'au moins unc fois on apprennc a vous craindrc
S'ils manquent an respect , sachez les y contraindre;
Et faites voir qu'un droit par la Nature ecrit ,
Pour are neglige , jamais ne se prescrit.
Geronte.
Eh! pourquoi? Tout ceci finira sans dispute.
Je connois bien mes fils , vous dis- je. On leur impute
De plus bas scntimens , plus de tort qu'ils n'en ont j
Et Ton se les est faits plus mauvais qu'ils ne sont.
— — — — — — —— — iiui.iuii ,i ■■Jiui.'mi.j»jljmj«ui >.i.m—a^
— — i ■ i m
S C £ N E IV.
GERONTE , CHR1SALDE , PASQUIN.
Geronte.
V lENDRONT-ils ?
Pasquin.
Oui , Monsieur ;&: la nappe levee,
Ces Messieurs voudront bien faire cette corvee.
Chez Monsieur l'Auditeur , entrant tout essoufie ,
J'ai paru devant eux , &: je leur ai parle :
Voire Pere _, Messieurs ., vous mande en diligence.
Un d'eux m'a repondu, d'un air de nonchalance ,
Aussi froid que le mien paroissoit echaufre :
llfuffit ; nous irons. Eh ! Quclquun. Le cafe.
C O M £ D I E> 5 1
Le <rtf/*Valloit faire ; & c'est a vcus d'attendre :
Car, avant lc cafe 3 l'oa ne peut vous entendre.
CHRISALDE, a. Geronte.
£t Ton vous les a peints plus mauvaisqu'ils ne sont !
GERONTE,<z pan.
Patience! Bientoc tous ces bruits finiront.
{haut.)
Pasquin cherche a vousplaire , &" charge un peu les roles.
P A S Q U I N.
Point. Je vous chante au juste 8c I'air &" les paroles.
Chrisalde.
Pasquin vous est fidele : &r vous nous saurez gre
D'un projet que , pour vous , en tete on s'est fourre.
Geronte.
Un projet ?
Pasquin.
Oni , Monsieur. La, parlons sans finesse.
Ne voudriez-vous pas retcnir vos richesses?
Geronte.
Non ', si je les avois , j'en ferois , sans regret ,
Le meme usage en cor que j'en ai deja fait.
Avec ton pere &: toi , content dans ma ChaumieYe,
J'ai plus qu'il ne nVen faut , pour vivre a ma manierc.
-Ainsi . point de projet,
Dij
5a ViCOLE DES P$RE$>
Pasquin,
Monsieur , cela suffit.
G i R O N T E.
Tout ira bien.
Pasquin.
Prenez qu'on ne vous ait rien dir.
Geronte.
Et l'hymen acheve , pour vous laisser tranquille ,
Mon frere, sans retour , j'abandonne la Ville ;
Car je vois bien qu ici nous nous incommodons.
Pasquin.
Allons planter nos choux , &: garder les Dindons.
Partons.
Geronte.
Pasquin repugne a suivre la son Maitre ?
Pasquin.
Mes talcns sont pen faits pour un scjour champetre,
Mais , n'importc : on le veut , nVy voila resigne.
GERONTE, a Chris aide qui sort.
Vous sortez ?
Chrisalde.
Oui , je sors ; &: je sors indigne.
Vous ne meritez pas que Ton vous contrarie ;
Encor moins qu'on vous serve. Adieu dene. De ma vie,
Chez vous , si je fais bien, je ne remcts le pied.
Cc n'est pas ctre un homme 3 6V cela fait pitic !
C O M E D I E.
5 5
SCENE V.
G-fe R O N T E, PASQUIN.
G E R o n r E.
jl itie , soit ! Eh ! mon Dieu ! Quand j'ecoute mon frere ,
11 est beau raisonneur : mais a-t-il ete pere ?
Peut-etre ai-jc trop fait j &: , pour faire encor pis ,
Tel qui m'ose blamer , n'a bcsoin que d'un fils.
P A S Q U I N.
Pour les votres aussi , c'cst folic , a votre age >
D'aller vous confiner au fond d'un hermitage.
Quel parti prencz-vous, pour unhommed'esprit?
Le Diable ctoit plus vieux que vous quand il le prit.
Pons trois enfans gates , votre tendre manic ,
Tout jcunc , vous sevra des douceurs de la vie s
Et vcuf a vingt-cinqans , rare & fidcle epoux ,
Votre femme , en mourant , vous entcrra chez vous.
Ressuscitez ! Vivez ! Jc veux , tel que vous etes ,
Vous voir , a vos mugnets , enlevcr dcs conquctes.
Qu'cst- ce , dc notre temps , qu'un jeune hommc en cffet?
Unc frele poupee , un fat, un freluquet
Un debile Adonis , un valetudinaire ,
Avant trente ans , dcja prcsque scxagenaire.
Vous en debusquercz !
Geronte,
Ah ! Tu nc concois pas
Diij
54 VECOLE DES P^RESj
Ce que pour moi , Pasquin , la campagne a d'appas.
Ce rut de mes travaux, long-temps, Tobjet unique:
Elle est de la Vertu le sejour pacifique ;
Les beautes que la terre y decouvre a nos yeux ,
En eloignent l'esprit , &c Fapprochent des Cieux.
JV pense avec transport.
P A S Q U I N.
Et moi , non j ma pensec
Ne vole pas plus haut que le rez-de-chaussce.
Nouscheminonstoujoursterre-a-terre, elle cV moi.
Oh ! le sot vis-a-vis que le vis-a-vis soi ,
Monsieur ! S'il faut pourtanu... Mais que nous veut
monpere?
SCENE VI.
GERONTE, GREGOIRE, PASQUIN.
GhoNTE.
%£ ui t'amene , Gregoire ? Et qu'est-ce qui t'altere I
Gregoire.
Hai la ! vous m'en voyez encor tout ahuri !
Ce n'est pas note faute ; fte j'en son bian marri,
Geronte.
Tu m'alarmes ! Quoi done ?
Gregoire.
J'onz-eu tretous biau fairc;
C O M £ D I E. 55
Temps pardu! Je n'ons rait tretous que de l'iau clakc.
Gerontl
Quest il arrive?
Gregoire.
(Ja va vous mettre en chaleur j
Escuse , si je sis message de malbeur.
GUONTE.
II me fait craindre pis qu'il n'a peut-etre a dire.
Gregoire.
Ah I craigne hardiman ; & boute tout au pire.
Geronte.
Parle done , si tu vcux ; je me fache : Entends-ftU
Gregoire.
Cc qu'ous alle savoir , vons fachera bian pu.
Geronte.
Finiras-tu ? Bourreau ! Ma patience est lassc.
GrIgoirl
J'avions eune maison : gnien'a pu que la place.
Le feu viant d'y passe.
Pasquin.
Le feu I
Geronte.
Quoi I ma maison ?.«;
Gregoire.
N'cst pu qu'cun gros monciau de centre Sc de charbon I
Diy
]d VECOLE DES PJ$RE$,
Meubles , chevaux, bestiaux, lecurie Sz letable,'
Et la grange, &: la paiile tte le blq , tout au diable !
Pasquin.
Ah ! Monsieur !
G E R O N T E.
Le revers est des plus violens.
Pasquin.
Nous voila, pour le coup, dans de jolisdraps blancs.
Gregoire.
Ne nous accuse pas , vous dis-je de l'esclandre.
Ce n'est qu'au feu du ciel,Monsieu , qu'i faut s'en prendre
Ste nuit , que je dormion , par le mitan du toit ,
Patatras ! su la grange , al est chu tout fin droit.
Je m'evaille en sursaut;&: vois, de ma couchette...
Tatigue ! (^a flambloit tout comme nncallumctte I
( a Pasquin. )
Tantia que moi , ma femme , &: ta sceur Isabiau ,
( S'attendrissant. )
J'onz-eu bian de la peine a. sauve note piau \
Que je irons , pourabri , pu qu'eun pande muraille,
Et que nous via tretous , Dieumarci , su la paiile \
Geronte.
Vous pleurez , mes enfans l
Gregoire.
On plcureroit a moinSi
C O M E D I E, 57
GkoNTE.
Allez , le Ciel saura pourvoir a nos besoins.
Greg oire.
Mafi , pour a present , a ce qu'il viant de faire ,
J'en demande pardon , mais il n'y pourvoitguere*
Geronte.
C'est se trop alarmer.
Gregoire.
N'avons-je pas grand tort ?
P A S Q U I N.
Nous n'avons pas , Monsieur , commc vous lesprit fort-
Geronte.
Le dirai-je ? Loin d'etre a la doulenr en proie >
En faveur de mes fils , j'en ressens qnelquejoie.
Leur honneurattaque m'est plus cher que mon bien}
Et le Ciel a permis que je n'eusse plus rien ,
Pour qu'ils puisscnt confondre enfin la medisance.
On n'eut etc temoin que de leur complaisance ;
Et Ton va 1 cere encor de leur amour pour moi.
Ceci rendra le monde cV bien sot & bien coi.
jS L'ECOLE DES P&RFS,
— — ■■— — — — gi ■ m — — — m— a— i nw —
SCENE VII.
GERONTE, ANGELIQUE, PASQUIN,
GRkGOlRE.
Geronte.
v OUS arrivcz , Madame , a temps pour etre instruite
D'un malheurqui m'annonceun bonheur cVsa suite.
Entrons. Rien ne pouvoitdeja m'etre plus doux ,
Qti'un moment d'entreticn , en secret , avec vous.
SCENE VIII.
PASQUIN, GREGOIRL
Gregoire.
JO.EIM ! Jeannot , qucn dis-tu ? Sais-je bailie de collel
Comme je m'y sis pris tout d'abord par bricole ,
Afln qu'i gobit mieux par apres le marlan 1
P a S Q u 1 N.
Fort bien ! Contre les fils suivons done notre plan,
Ceci ne fait encor que preparer la trame
Qui va developper leur cara&ere infame ;
Songeons bien desormais tous deux a nous unir5
Pour appreter le coup qui doit les en punir.
C O M £ D I E. 59
Gregoire.
Morgue ! j'aimc a tc voir dans le parti de pere!
Bon signe ! Ecrason done ce race de vipere !
Note Maitre a deja bailie dans mon panniau.
Pasquin.
Moi, je les dois leurrer du retour d'un vaisseau,
Dire qu'il vous a mis seul dans la confidence >
Et pourquoi la-dessus il garde le silence.
Vous , souvenez-vons en ; des que j'aurai jete
Une si belle amorce a leur avidite ,
lis vous amadoueront de leur patelinage:
Tirez-vous bien alors de votre personnage !
Sachez me seconder
Gregoire.
T'as pu d'esprit que moi ;
Mais je sis eun compere aussi madre que toi :
Vas ! vas ! tu ne scais pas encore a qui tu parle.
J'onz ete, comme d'aute , eun denicheux de Marie.
Et pis , de fils ingrats ! Tians ; ca seul me rendroit
Pu malin qu'eun vieux singe, & me degourdiroit.
Croirois-tu bian jusqu'ou va leuz impartinance 2
C'est peu , depis qu'i sont des Monsieux d'importancc ,
D'avoir change de train, de mceurs, de noms , de tout j
Je vois qu'i voudriont change de pere itout.
Leux Pere leuxfaiz honte. Oui , Jeannot,quandj'y revc.
P A S Q U I N , a part.
Avis au sieur Pasquin.
£o VECOLE DES PERES,
Gregoire.
Jarnicoton ! J'endevc.
PASQUIN, a part.
Et justement j voici Nerine!
Gregoire.
I le pairont !
Et jc varrons biau jeu , si la corde ne rompr.
■''mm !■■ mnmmwmmm.mmummmmtwm wnw ■■ u
SCENE IX.
GREGOIRE, PASQUIN, NERINE.
NERINE , dcrriere Pasquin qui ne fait pas scmblant
de la voir.
^U'EST-moi, mon cher Pasquin.
PASQUIN , has & la faisant reculer avec lui.
Je te vois bien , ma fille.
Bon pur. (a pan.) Cecivamalpourl'enfantdefamille,
Nerine, has.
Chassc-moi ce manant, que je te parle.
Pasquin, has.
Attends.
Nerine.
Tout a 1'hcure.
C O M £ D I B. €1
PASQUlK, apart.
J'enrage !
GREGOIRE, sans se retourner.
Heim ! Quoi ?
PASQUIN, a part.
Quel contretemps !
Gregoire.
Tu crains le contretan ? Gnien aura pas , te dis-je.
Pasquin.
Si vous. . . .
Gregoire.
Tant de redite , a la parfin m'afflige.
Tais-toi ! tu n'es qu'eun sot.
NERINE, has.
II est bien familier !
Pasquin, bus.
Avec gens de ma robe on est peu regulier.
Gregoire.
Tout ira bian, mon fils.
NERINE, has.
Mon fils 1 Cest-la ton perc?
Pasquin, has.
Je te dis bien , ma fille : ai-je epouse ta mere ?
{a Greg.) Si vousvouliez un peu vous eloigner d'ici?
6i ViCOLE DES P&RES,
Gregoire.
Moi I Nenni. Pourqnoi , done ? Je reste ou me voicL
Pasquin.
De grace i
Gregoire.
La raison ?
Pasquin.
Je vous en prie.
Gregoire.
A cause ?
( Se retournant en/in & appercevant Nerine. )
Ah ,ah , Monsieu-Fgaillard '.Via done le pot- au- rose!
Est-ce pour etre seul aveuc ste dondon-la ?
NERINE, haut & s'avancant.
Sa presence, apres tout, ne fait rien a ecla.
Madame est ceans ?
Pasquin, brusquement.
Oui.
Nerine.
J'apporte , pour nouvellc ,
Denostrois amoureux trois billets dcxix pourelle.
PASQUIN , la poussant par les e'paulcs.
Vas ! Tiens ! Entre ! A revoir !
N E R I N E , rcvenant.
Ton projet va-t-il bien ?
€ O M t D I E. <T|
PASQUIN , la renvoyant toutes lesfcis quelle revieaz.
Nc tJembarrasse pas !
Nerine.
Je te reponds du mien.
P A S Q U l N.
Je n'exi suis pas en peine.
N £ R I N E.
Et je vais , pour bien faire—
PASQUIN, la chassant tout- a- fait.
Tu me diras cela tantot ; fais ton affaire.
Gr.EGOIRE,k mcttant au-devant.
Atans ! Que je reluqne encore enn tantinet
Sa meine apetissante , &: son ar dadouiilet !
N E R I N E.
Allons done ! Finissez ! Livrcz-moi Ie passage !
Gregoire.
Eun ptit coup de grouin , pour le droit depeage.
N E R I n E.
Tenez, ce gros lourdaut 1 Ca, vous m'importnncz I
Passerai-je ! Pasquin , donne-lui sur le nez.
Gregoire.
Me bailie sus Ie nez ! Pargue, je li conseille !
N k I N E.
Lcvoila, comaie un sot, sans yeux &: sans oreillc.
64 VECOLE DES PiRES,
Tu me vois cajoler ; & n'es pas plus jaloux ?
Eh bicn ! laissez passer, bon-homme , &" payez-vous,
{Elk siechappe3 & Gregoire court apres.)
PASQUIN, seul.
Je n'en sortirai pas tou jours a si bon compte ;
Et ne men puis tirer tot ou tard qu'a ma honte.
Le plus court, ce seroit de la desabuser.
Mais aussi de quoi diable ai-je ete m'aviser ! . . . *
Gregoire rcvicnt.
Les voici !
P A S Q U I N.
Bon 1 Songez qu'il est de consequence
Que nous leur paroissions en mesintelligence ,
Pour etablir d'abord leur confiance en moi.
Gregoire.
Je ferai le fache \ fais done le honteux , toi :
Je n'aurai pas de peine a paroitre en colere.
P A S Q U I N.
Traitcz-moi , devant eux, de membre de galcre !
Figurez-vous , pour etre ainsi que je le veux,
Que je suis un maraud, qui ne vaux pas mieux queux.
SCENE
C O M E D I E. £5
SCENE X.
GREGOIRE, DAMIS, VALfeRE, &RASTE,
PASQUIN.
GrEGOIREj levant la main sur Pasquin,
\jf are , aveuc tes propos, qn'eun jour je ne t'etrillc
Et je ne te repasse en enfant de famille ,
Blitre !
VALERE, .galement.
Bon jour, Gregoire.
GrEGOIRE, en grondanu
Horn !
tRASTE, niaisetnent.
Comment t'en va 1
Gregoire.
Bian.
Da MIS, obl'igeamment.
Tu grondes ? Qu'as-tu done ?
Gregoire.
Un fils qui ne vaut rian.
Le pcre de ce temps sont diantrement a plaindrej
Et je ne sis pas seul ici qui devroit geindre.
Tome L E
6$ VECOLE DES PERESj
^ '■■■" ' ■ »■■—!■ -■— — ,. . ■■ ■-„.... | . __ , .^. ,. | „ «|
SCENE XI.
DAMIS , VALERE, £RASTE , PASQUIN.
D A M I S.
o'ils ncsontpas a plaindre,ilsseplaignent ton jours,
Du moins -y &:, jour &: nuit, voila de leurs discours.
Pasquin.
Qui dit pcrc , en cfrct, dit un hommc qui gronde.
On est bien malheureux d'etre fils en ce monde !
11 faut , voussoutint-on quetrois & trois font sept ,
N'cn pas disconvenir , &: garder le tacet.
V A L E R E.
Oui. Qu'un demele naisse cntre un fils cV son pcrc,
Le pcre suit sa fougue, &: le fils se modcre :
Lcur droit n'est toutefois que le droit du plus fort.
E r A s T e.
Jc gage avee Pasquin, que le sien avoit tort.
Pasquin.
Le plus grand tort du monde ! Et jc vous en fais jugc.
Car, enfin, croiriez-vous d'ou vient tout cc erabn :;c?
Du rcfus que jc fais de lachcr quelquc argent
Qu'il vient me demander a titre d'indigent.
C O M E D I E. Gy
Au bon Pere queteur j'ai fort bien fait la nique.
Parbleu ! comme jJai dit : suis-je done fils unique ?
Mais ton frere & ta sceur par lent tout comme toi.
Tant pis pour vous ! Chacun n'en a pas trop pour soi.
£ r A s T E.
Vraiment , les temps sont durs.
Pas quin.
Lui, de prendre la mouche,'
Et d'avoir aussi-tot le reproche a la bouche !
E R A S T E.
Les voila ! Mais qu'y faire i
V A L E R E.
Helas! Render sen frein!
D A M I S.
Et baiser la ferule , en presentant la main.
P A S Q U I N.
Et tout cela , notez, souvent pure grimace
D'un avare qui craint de toucher a la masse ;
Et qui fait l'importun, pour qu on ne le soit pas.
De vous a moi, mon pere est, je crois, dans le cas;
Du moins je le suppose ; &: je pense qu'il raille.
Sans quoi... Car apres tout,on n'est pas sans entraille.
II est certains devoirs....
V A L E R E.
Oh ! pui , qui sont sacr&.
Eij
6% L'ECOLE DES P^RESJ
Pasquin.
Les peres , apres tout...
D A M I S.
Doivent etre honores.
Dis-moi ; ne sais-tn pas ce que nous veut le notre ?
Pasquin.
Non •, le mien des long-temps me brouille avec le votre.
Je leur suis devenu tres-susped , & je voi
Que , depuis quelques jours , on se cache de moi ;
Demoi, portier , valet, cocher & secretaire !
Et puis on veut encor que je sachc me taire !
Ma foi non ! Je Favoue a vos yeux , franc &: net:
A makre defiant , serviteur indiscret.
Un secret depose; secret inviolable.
Un secret derobe , j'irois le dire au diable!
Que j'en surprenne ici, bons a vous confier ,
Je me fais un regal de les sacrifier.
D A M I S.
Par exemple , crois-tu qu'ainsi qu'il )e proteste ,
Sa maison de campagne est tout ce qui lui reste ?
Et que , pour tout vaillant , notre pere en effet ,
N'eut que le peu de biens dont nous f avons defait ?
Pasquin.
C'est de quoi , bien a fond , je ne puis vous instruire ;
Mais, depuis neu, i'cndoute j & ,.puisqu'il faut tout dire,
Je ne sais quel micmac, entre mon pere &: lui,
Se brasse a la sourdine, &: se trame aujourd'hui.
C O M E D I E. ' 09
D A M I S.
Que seroit-ce?
P a s q u 1 N.
Tantot, de derriere line treille,
Comme ils parloient tout bas, jc Ieur pretois foreillej
Jecrois.... qu'il s'agissoit de. .. vaisseaux revenus.
D AMIS.
De vaisseaux revenus l
P A S Q U I N.
Oui.
D A M I S.
Ne m'en dis pas plus!
Mon pere a mis sur mer jadis dc grosses sommes. -
P A S Q U I N.
Oui.
Damis.
Quand je te Ie dis.
Pa s q u i n.
C'cst assez ; nous y sommes.
Je ne m'etonne plus s'il cherche a vous parler:
De nouveaux dons, sans doute, il veut vous rcgaler,
Car( si faut-il lui rendre encor cette justice )
11 n'est rien dont pour vous il ne se denantisse.
Le gain qu'il aura fait , vous l'aurez. Sur ce pointy
S'il arrivoit pourtant qu'il ne vous parlat point ,
Te rejoins 3 de ce pas, mon bon-hommc dc pere a
E iij
7d L'ECOLE DES P&RES j
Dont j'aurai peu de peine a calmer la colere -y
II nest ni bien discret, ni des plus rafines >
Et je lui saurai bien tirer les vers du nez.
V A L E R E.
En gens reconnoissans , nous acceptons tes ofFres.
SCENE XII.
DAMIS, &RASTE, VALERE.
t R A S T E.
JVj.es Freres , c'est de l'or qui tombc dans nos coffrcs
Mon Pcre, pour cela, nous mandc assurcment.
II est pourtant bon Pcre, a parler franchement.
D a M i s.
Lui ! Le plus digne Pcre &: le mcillcur du mondc !
Ma veneration pour cc Pere est profondc 1
( a Erajle. )
Je savois que j'avois a me plaindre de vous.
Pourquoi ne pas 1'avoir a diner avcc nous?
V A L E R E.
Bon ! Cela pcnse-t-i! ? Voila de plaisans contes.
II est bon Auditeur de la Chambre des Comptes:
II ne sait qu'une chose ; il nc sait que diner.
E R A S T E.
Jc irai pas plus que vous le don de deviner,
C O M E D IE. ft
V A L E R E a Damis.
A combien le profit peut-il monter encore ?
Damis.
Ccla peut aller loin.
£ R A S T E.
Deja je le devore.
Lapeste ! Quelplaisir, s'il doubloit mes ducats!
Damis.
Je ferois un beau coup !
V A L E R E.
Et moi , bien du fracas !
& r a s t e.
Eh! mon Dieu! L'embarras n'est pas d'en faire usage,
En fussions-nous deja seulement au partage !
Damis.
II sera bientot fait.
V a l e r e.
Prenons que le magot
Soit de cent mille ecus.
£ R A S T E.
Oui-da ! chacun son lot.
Voyons. Cent mille a trois ?
Damis.
Le calcul est facile.
D'abord, comme 1'aine, j'en p rends cinquante mille,
E iv
7i L'ECOLE DES P^RES,
V A L E R E.
Et moi je prends le resre.
£ r a s T E.
Et moi done? Et ma part!
Rafle de tout ! Mais ! mais ! le partage est gaillard 1
Le bien de mon Pcre est le mien commc le yotre.
Je veux avoir mon tiers.
D A M I S.
Moi , la moitie.
V A L E R E.
Moi, 1'au tre,
£ R A S T E.
Nous allons voir. Entrons , entrons.
wmnaeattBE*
SCENE XIII.
DAMIS , VALERE , ERASTE , NERINE
D A M I S.
JN'erine ici!
Par quel hasard ?
N E R I N E.
Madame y vient j j'y viensaussL
D a M i s.
Madame la Comtesse l Eh ! que vient- elle y faire : .
C O M E D I E. ?}
N E R I N E.
Recommander, je crois, a Monsieur votre Pere,
La fille dun ami quil avoit a Toulon.
D A M I S.
D'Argante ?
N E R I N E.
Oui.
D A M I S.
N'a-t-il pas laisse de gros biens?
N E R I N E.
Non.
11 est mort pauvre, 8c laisse unc fille bien nee,
Qui n'a d'autres dcfuuts, que d'etre infortunee.
Value.
Belle?
N E R I N E.
A ravir.
Value.
Tant mieux !
D A M I S.
Coquette?
N E R I N E.
Non.
t R A S T E.
Tant pis!
74 ricoiE des p£res*
D a m i s.
Allons, dans le jardin, amnser le tapis,
Attendant que la Dame ait fini sa visite.
( Voyant que les deux autres ne le suivent pas. )
D'ou vient done qua me sui vre &: Tun &: l'autre hesite ?
{aNe'rine.) {bas).
Adieu, ma chere enfant. Mon billet?
N E R I N E.
On la 111
V A L E R E , de meme.
Ma declaration ?
N E R I N E.
Plait.
ERASTE, de meme.
Ma lcttre ?
Nerine.
Elle a plu.
£ R A S T E.
Guette bien le moment ou;plantant-la mes freres3
Je m'esquive, & reviens pourteparler d'affaires,
C O M E D I ZT. 75
SCENE XIV.
N t R I N E, seule.
%^H ACUN d'eux, comme lni , brule de s'abouchcr ,
Et ne s'eloignc exprcs, que pour me rapprocher.
Qu'ils y viennent ! Tenez, les plaisantes especes !
II vous en faut , Messieurs , des aimables Comtesses.
II me fallen t , a, moi , des dupes comme vous :
Et vous la danserez, avec vos billets doux !
Fin du fecond Acts.
76 V EC OLE DES PiRES,
■■ 'SH
A C T E III.
w aKiiidystcaaa— wwai M inBggafiTaaarcaaajBfflyaat'iCBKgqag
SCENE PREMIERE.
PASQUIN, N E R I N E.
PASQUIN, a Nerine qui boude.
'is-moi done tes raisons.
Nerine.
Tu nen vaux pas la peine.
P a s q u I N.
Quoi I Le matin sensible 5 & le soir inhumaine?
Nerine.
Oui ; quand ce que je vois declair &: de certain >
Me detrompe le soir des erreurs du matin.
P a s Q u i N.
Quelle est done cette erreur dont tu t'es detrompee?
Nerine.
L'amour , dont je t'ai cm , pour moi , Tame occupee,
Pasquin.
Mais je t'aime , te dis-je.
Nerine.
Eh ! oui; fiez-vous-y!
C O M E D I £. 77
P A S Q U I N.
Jenc t'aime pas?
Nerine.
Non!
Pasquin,
Vous en avcz. . . . Eh ! fi !
Tu fais {'enfant. J'ai dit tout sur cette matierej
Jc t'ai , de mes secrets , fait confidence entiere :
Pour prouver que je t'aime, 6V me raire cherir ,
Que devois-je done faire encor ?
Nerine.
Me hair.
Pasquin.
Pour prouver que je t'aime ?
Nerine.
Oui. Voit-on, sans colere 5
La personne qu'on aime, inconstantc & legere }
J'afFcCle , devant toi , de trouver a mon gout ,
Ce rustre qui m'en conte , &: qui me suit par- tout,
Sans que , par aucun trait , ta jalousie eclatel
Et tu m'aimes ?
Pasquin.
Eh ! bien , veux-tu que je te batte ?
Nerine.
Jc veux qu'on sc murine , & qu' ivec son rival ,
Un amant sc querelle, ou vive un pen plus mal.
78 L'ECOLE DES P&RES ,
Pasquin.
Mais j'ai l'esprit bien fait; 6c cet esprit....
N E R I N E.
Radotte.
Pasquin.
Ma pleine confiance en toi
Nerine.
N'est qu'une sotte.
Pasquin.
Mais ;e ne te crois pas coquette.
Nerine.
Et pourquoi non ?
Pasquin.
Tu medircis de toi vainement sur ce ton ;
Et ce bon Paysan d'ailleurs , outre son age ,
N'est pas d'une tournure a donner de l'ombrage.
Compte enfin sur mon cceur,comme moi sur le tien;
Et, sur nos trois rivaux, ramenons l'entretien.
Se louent-ils de tes soins & de leurs tentatives ?
Nerine.
Ah ! tres-fort.
Pasquin.
Qu'as-tu fait de leurs tendrcs missives ?
Nerine.
Un usage qui va les rendre bien camus.
C O M E D I E. 79
Pasquin.
Nc pourrions-nous parler en style plus diflfus J
N E R I N E.
Madame , avec mepris 5 Ies ayant rejetees,
A ses adorateurs jc les ai rapportees ;
Non la sienne a chacun j chaque amantengeole
Tient celle du rival qu'il se croit immole.
Chaque frere, en secret, triomphe de son frere.
Damis a dans ses mains le billet de Valere j
Valere tient celui d'Eraste ; &: j'ai remis
A cet Eraste enfin , le billet de Damis.
Le meilleur de ceci , c'est que chacun me prie
De laisser croire an fat que je lui sacrifie ,
Qu'Angeliqne a la lettre , fk qu'il en est aime.
De mon manege ainsi , chacun d'eux est charme.
Le Financier , sous cape , insulte au Capitaine j
Le Capitaine aussi , sc contenant a peine ,
Du credule Auditcur sc moque en tapinois :
Le dernier , du premier j & moi , de tous les trois.
Pasquin.
Et bien remerciee encor de tes prouesses ?
N E R I N E.
Comblec , avec raison , de dons & de caresses.
Pasquin.
Je nc croyois pcrsonne aussi fourbe que moi j
Mais je baisse humblement pavilion devant toi.
So L'ECOLE DES P&RES*
N E R I N E.
Je leur envie encor l'etat ou je les laisse :
C'est une douce erreur que je pretends qui cesse i
Et dont je ne dois pas long temps les amuser.
Je vais done me hater de les desabuser ;
Amorcer mes Galants d'un billet circulaire -,
Donner a tous les trois , d'une main de faussairc,
Rendez-vous, a meme heurc, & dans un mcmelieu;
Et la, leur faiie voir leurs bcjar.nes. Adieu.
uvMMKmMUMHmuwaimma wm
SCENE II.
PASQUIN, feu/.
jlls ont la, par ma foi, deux agens tres-fideles.
Du Vaisscau rcvenu les flatteuscs nouvclles
Ne leur preparent pas un moindre pied de nez.
Au partage , d'avance , a coup sur , acharnes ,
De chateaux en Espagne, ensemble ils s'entrctiennent.
SCENE
€ O M £ D t & tii
9UBKtosa*BBmm^r!f^iriim-»mi\tm\\i m n wi — unj—ti i M mv ■
"" " ■■ ■ mza
SCENE III.
GJERONTE, ANGELIQUE, PASQUIR
G E R O N T E.
It J.ES fils sont au jardin : Pasquin, dis-leur qu'ils viennent,
£t vous , dont l'interet m occupe de cc soin >
De ma felicitc daigncz etre temoin ,
Angelique. A mon sort , plusqu'au votre, attentive*
Vous venez de montrer la pitie la plus vive ;
Je vais d'un pcre aime sentir tout le bonheur -y
Partagez-en , de grace , avec moi , la douceur.
Angelique.
Ainsi je vous oppose en vain la repugnance
Que j'ai d'embarrasser ici de ma presence.
Geronte.
Oui ; j'exige ce prix de mes soins emprcsses>
Mes fils &: votre ccenr y sont interesses.
Et pour vous cV: pour eux, soyez-y done presents
Vous craignez, je le vois, qu'on ne les violcnte -t
Qu'en se donnant a vous , leur propre voionte
N'agisse moins sur eux , que mon autorite.
Vous voulez un epoux qui soit charme de 1 ctrc.
Leurs cceurs, a decouvert,devant vous, vontparokre*
Vous allez , avec moi , les voir & les ou'ir
Se disputer , entre eux , le plaisir d'obeir.
Tome L F
8i VECOLE DES P^RES,
Votre presence au reste, en ce que je projette ,
N'aura rien d'etonnant , ni rien qui vous commette.
Pour la fille d'Argante ils ne vous prennent pas.
Grace a Nerine enfin , vous etes dans le cas
D'une Dame sensible aux malhcursde sa vie,
Qui sollicite ici , pour elle , en bonne amie j
En un mot
Angelique.
En un mot , vous le voulez ainsi ?
J'y conscns i mais je crains. . . .
Geronte.
Taisons-nous. Les void.
m*itmj'.iwvm.\nimmM!m!mii!iimmii*mf«mmmr-r-mrwBn
SCENE IV.
GERONTE, ANGELIQUE, DAMIS ,
VALERE, &RASTE.
VALE RE , courant les bras ouverts a Geronte.
ue je sois le premier qui saute aucoud'unpcre !
Comment vous portez-vous?
Geronte.
Fort bien. Eon jour, Valere
{aEraJle.)
Bonjour,Damis.Bonjour. Des sieges* Placons-nous,
Jc veux m'cntretenir un moment avec vous.
C O M £ D I E> % j
Damis.
Madame nous fait done aussi l'honneur d'en etre?
GUONTE.
Je viens de Ten presser.
Angelique.
J'incommode peut-etre ?
Damis.
Au contraire, tin aspect si fort selon mes vceux,
De ce qu'on veut nous dire est tin presage heureux,
Angelique,
La rcponse est polie.
Damis.
Encore plus sincere.
£ r a s T E.
Jc pense, mot-a-mot, tout ce que dit mon Frerc,
De si beaux yeux par-tout sont les tres-bien venus,
Valere.
Silence,
G i r o N T E.
D'oU vicnt done chez vous qu'on nentre plus ?
Chez lui, ce jour encore ou vous etiez ensemble,
J'allois pour vous parlcr de ce qui nous rassemble,
ValEre, se levant d'un air furieux.
Grizon ! Picard !
84 riCOLE DES PgRES>
mm — emamm — i — — »»fa«i««gi»inmil* «li w mn n-arjacasaESg
SCENE V.
G&RONTE, ANGEL1QUE, DAMIS, VALfcRE,
£RASTE, LAQUAIS.
VaLERE, aux Laquais.
J.7J.0N Pere est venu pour nous voir?
D A M I S.
Sans qu'on l'ait fait entrcr ?
£ R A S T E.
J'en suis au dcsespoir !
Valere.
Coquins ! a peu ne tient ....
Premier Laquais.
Mais, c'est vons qui....
Va LERE, lui dormant un souffiet.
Tn souffles !
Je veux morigener quelqu'un de ces Maroufies.
DaMIS, gravcment.
Devant un Pere , Ah ! ah !
ValEre, a Geronte.
Qnand vous voyez cela ,
De coups de canne aussi rouez~moi ces gueux-la.
Cest que ce ne sont pas ici des bagatelles,
C O M E D I E. $5
D A M I S.
L'injure qu'on nous fait seroit des plus cruelles :
Nous! monPere! nous rendre invisibles pour vous!"
Eraste1
Nous! donncr a la porte un pareil ordre !
Tous TROIS.
Nous!
Geronte.
Non; je ne vous fais point d'injustice si haute;
Et sur vos gens toujours j'en ai jete la faute.
VALERE , courant I'embrasser de nouveau.
Ah! vous me soulagez! Et vous m'otez un poids....
Que je vous baise encore &: mille & mille fois 1
Angelique.
Monsieur est caressant.
Geronte, *
Autant que Ton pent l'etre.
\hiis, ccmmc vousvoyez, tout poudre &: tout salpetrc;
Voilacommc , a son age, autrefois j'ctois fait ;
Gai, vif, impetueux, & c'cst tout mon portrait.
Damis est plus pose : c'est la mere en personne ;
Pour lui . . .
ERASTEj has a son pere,
Dices que j'ai Tame tendre 6V moutonne.
F iij
$6 rjscoLE des p£res>
D a m i s.
Cest trop de vos discours interrompre le fil >
Que voulez-vous de nous?
Valere.
Oui \ de quoi s'agk-il ?
G E R o N T E.
De voi}s faire un present que vous n'attendez guere.....
Era STE,^ kvant av$c vivacite.
Vous ferez done les parts; car autrement, mon Fere,
je vous en avertis ; mes freres, sans pitie,
De ce present chacun prendront une moitie ;
Et moi, zestc 1 Entre nous que requite prononce.
G E R O N T E.
L'un de vous aura seul le present que j'annonce*
Au plus sense des trois il appartiendra tout.
Valere.
II m'appartiendra done ?
Geronte.
Ecoutez jusqu'au bout.
Mcs enfans , l'honnete hommc a la rcconnoissance 3
Sur toute autre vcrtu , donne la preference :
Un bienfait le captive ; &: des vices du cceur ,
11 voit 1'ingratitude avec le plus d'horreur.
Valere.
i'lioniKte-homme a raison; 6z e'est commcil faut arc.
C O M E D I £. S7
D A M I S.
Jc n'aime un bienfait, moi, que pour le reconnoitre.
Eraste.
Des ingrats 1 Ah ! fi done ! Personne ne les hait..M
V A L E R E.
Plus que moi,
Eraste.
Doucement. Apres moi , s ll vous plait-
D A M I S.
Se peut-il seulement qu ll en soit dans te monde?
Angelique.
Helas ! Messieurs , que trop !
D A M I S.
Que le Ciel les confonde !
G E R O N T E.
Et vons protege tous! Je vous crois si peu tels,
Et suis si fort en paix sur vos bons naturels ,
Que ce qu'a I'instant memeon est venu m'apprendf e
De ma maison des champs, qui d'hier estencendre,
N'a pas du moindre trouble agite mes esprits.
D A M I S.
Vous n'avez done plus rien, mon Pere?
G £ R O N T E.
J'ai mes Fils,
3? iv
'ti VECOLE DES P£RES>
£ R A S T E.
Vous n'en avez que trop , n'en deplaise a mes Freres,
Valere.
Un de moins en effet , vous n'y perdriez gucres.
E r a s t E.
Non vraimenr, mais pourvu que ce ne fut pas moi.
Geronte,<j Eraste.
Quel etrange propos ! Mon pauvre enfant, tais-toil
Tu n'es tk nc seras jamais ( dont bien me fache . . . )
SCENE VI.
GERONTE, ANGELIQUE, DAMIS , VALERE,
ERASTE, N&RINE,
Nerine.
IVIadame lunhomme en botte,&: qui fait sans relache?
Claquer & reclaqucr son fouet de Postilion,
Pour vous expres , dit-il , arrive de Toulon.
Angelique.
Je prends conge , Messieurs.
TOUS TROIS se levant & lui presentant lamaln.
II faut vous reconduire.
Angelique.
h\x \ je le defends bien.
C O M E D I E. g9
G E R O N T E.
J'ai deux mots a vous dire.
Qui l'interessent plus qu'un si leger devoir.
Restez.
SCENE VII.
GERONTE , DAMIS , VAL^RE , feRASTE
Geronte.
JCjT commencons, mesFils, par nous rasseoir.
Ce que je vous disois de la reconnoissance,
Ne concernoit que moi , qui suis dansl'impuissance
De payer des bienfaits que jadis j'ai recus?
A des Fils vertueux j'ai recours la-dessus.
Je ne vous ferai point de lecon fatigante ,
Sur ce que nous devons au genereux Argante;
Je tiens de lui la vie &: les heureux moyens
Qui m'ont fait acqucrir pour vous d'assez grands biens.
Nous en avons recu millc autrcs bons offices ,
Sans les avoir jamais payes d'aucuns services :
La fortune , long temps constante en safaveur,
A refuse toujours ce plaisir a mon cceur.
Ellc ne s'est que trop tout-a-coup dementic,
Lui ravissant ensemble 6V les biens & la vie3
Et le plaisir touchant, la rare volupte
Dc trouver un ami dans son adversite >
9© VECOLE DES PliRES >
Volupte que je goute au sein de ma famille,
Je Iui survis : je sais qu'il en reste tine Fillc ,
Digne des sentimens que j'eus toujours pour Iui,
Charmante , vercueuse , & pourtant sans appui.
Dans mon coeur attendri, son pere vit encore.
Pour elle, par ma voix, cet ami vous implore:
Je Iui devois mes biens, &: vous me les devez j
Vous Iui devez le pere enfin que vous avez.
Que Tun de vous m'acquitte , en s'acquittant lui-meme :
Rendons saFille heureuse; elle est digne qu'on l'aime;
Je vous 1'ofFre : voila de quoi vous signaler -y
Et cest-la le present dont je voulois parler,
ERASTE, saluant ses Frkres*
Honneur a mes aines. Repondez.
D A M I S.
Mon silence
Temoigne que j'approuve ; &r non que je balance
Oui , la Fille d'Argante a droit sur Tun de nous j
Et , pour une inconnue opposer des degouts,
Ce seroit s'excuser sur un frivole obstacle ;
(a ses Freres )
11 la faut epouser.
Value.
C'est parler a miracle i
Si l'Auditeur ditnon 3 l'Auditeur est un sot.
Cadet , crois-moi , prends-la ; c'est-la ton vrai ballot,
Un garconcommetoi ne sent rien, n'a point d'ame;
Et ne sait sculcmcnt ce que c'est qu'unc femme.
C O M E D I E. <)i
Laide , ou belle , connue ou non \ tout n'y fait rien j
Et si pcu quelle vaille , elle te vaudra bien.
spouse. Ouais ! Le voila muet comme ime souchc !
Ah ! par plaisir un pcu, fais la petite bouche !
Allons , allons , epouse !
E R A S T E.
Autre sot demele!
( Montrant Damis. )
Qu'il epouse lui-meme \ il a si bien parle !
Mais voyez avec moi leurs procedes infames!
lis prenoient les ecus, &c me laissent les fcmmes.
Oh bien 1 Tel que je suis , tant sot qu'il vous plaira5
J'aime.
V A L ERE, eclatant de rite.
Le fat S II aime ! il a reve cela.
Allons , epouse , epouse !
E R A S T E.
Oui , deux yeux adorablcs
SontdevenusmesDieux,c\: mesDieux favorables;
RailleZjdesapprouvez ce penchant amoureux:
Jcveux languir, briller, vivre , mourir pour eux,
Et n'etre plus nomme que le Berger fidele.
V a l E R E.
Joli Pastor fido ! La bonte paternelle
Voudra bien excuser ce dentil Celadon :
Son imbccillitc lui mgrite un pardon,
9x L'ECOLE DES PgRES;
GUONTE.
C'est bien dit : laissons la sa fiamme extravagance:
Suffit qu'un de vous reste a la fille d'Argante ;
Aussi-bien, entre nous , cette main n'etoit pas
Une main dont peut-etre cllc auroit fait grand cas.
Vous, si vous m'en croyez, vous ofFrirez la votre,
Dar - -s: j'avois sur vous Peril plus que sur tout autre.
La fille ctantsansbiens, pour un hymen heureux,
Voire ctat eit l'ctat le plus avantageux.
Valerea Damis.
Ne vous avisez pas de faire ici la buse;
Ni d'oscr emprunter sa ridicule excuse.
On le croit, iui qui lit jour cV nuit les Romans:
Mais Bareme n'est pas un livre a sentimens.
Damis.
La Raison seule ici doit etre la maitresse.
Je m'excuserois mal, avec cette foiblesse.
Sur cc pretcxte Erastc a grand tort d'hesiter :
Et je le blame trop pour vouloir J'imiter •>
Aussi....
G E R O N T E.
Voici votreOncle; &" je fuis sa presence.
Je ne veux pas qu'il soit dc notre conference ;
Dites-lui que, s'il vent, il viennenne autre fois;
Puis, dans mon cabinet, suivez-moi tous les trois.
C O M E D I E.
5>3
H HUM III11IIIM ■■■m.ii—
S C £ N E VIII.
CHRISALDE, DAMIS, VALERE, &RASTE.
Chrisalde.
1l m'evite! Avouezquevous n'attendiezguere
La proposition qu'il avoit a vous faire.
Tous TROIS.
Ma foi non, mon Oncle.
Chrisalde.
Or, dites-moi libremcntj
Tout vain respect a part , &: sans deguisement :
Comment la trouvez-vous ?
D A m i s.
Folic
Valere.
Absurde.
E R A S T E.
Erronce,
Chrisalde.
Et la seance , en paix , s3est-elle tcrminee ?
D A M I S.
Oui, grace a vous.
94 L'iC OLE DES P£RE$-
Chrisalde.
Comment ?
D A M I S.
Selon son bon plaisir^
Entre Valcre &r moimon Pere alloit choisir j
Lorsque , fort a propos , vous l'avez mis en fuite.
Value.
Vous devriez deja, monfrere , etre a. sa suite*
Damis.
Ah ! vous m'en envieriez l'honneur.
V A L E R E.
Nennijparbleu!
6 R A S T E.
Moi, j'ai tire gaiement mon cpingle du jcu,
Et laisse demcler aux autres la fusee.
Damis.
Notre ame , devant vous , a nu s'est exposce ,
Mon Oncle ; a. notre tour , sachons votre secret ,
Et ce que vous pensez du present qu'on nous fait.
Chrisalde.
Jc 1'ai dit a mon Frere ; &r e'est ce qui I'irrite ,
Et, comme un importnn , ce qui fait qu'il m'evitc.
Damis.
Avez-vous vu jamais rien d'cgal a ccla?
Et son pouvoir sur nous s'ctend-il jusques la?
C O M £ D I E. 9$
Valere.
Eh quoi ! parce qu'un homme aima jadis mon pere,
II faudra se charger de sa lignee entiere !
Lui , ses hoirs, ayans-cause, avoir tout sur les brasl
En epouser la race , ou passer pour ingrats !
£ R A S T E.
Et s'il etoit reste trente filles d'Argante ,
II les eut fallu done epouser toutes trente!
II en reste une : a peine on vient la proposer ,
Quonveutquetouslestrois nous courionsrepouser!
Valere.
Dispose-t-on des cceurs qui peuvent etre a d'autres 2
Chrisalde.
Non, certes ! Et sur-tout, de cceurs tels que les votresj
De ceeurs a sentimens nobles &" delicats ,
Qui du parfait amour font uniquement cas.
£ r a s T E.
C etoit-la maraison ; j'aime. Etquand j'aime, oh ! j'aime...
Dame ! Au possible ! Au mieux 1 Au parfait ! Au supreme 1
Valere.
Qui ne se rendroit pas a ces tendres raisons 3
Si dignes d'une Ioge aux petites-Maisons ?
11 pretend rafiner sur Tart d'aimer d'Ovide.
Chrisalde.
Damis opposera quelque raison solide.
<?<r r AC OLE DES p£res3
D A M I S.
Vbus me rendez justice : &" je gagerois bien
Que votre avis aura d'abord ete le mien.
Chrisalde.
Voyons.
D A M I S.
Qui ne saic pas qu'nn homme de finance
Doit s'appuyer toujours d'une noble alliance ,
Dont le credit puissant , dans les temps de revers,
Offre a rimpunite des asyles ouverts ?
Deloin , contre l'orage , un Nautonnier s'apprete :
Avec le vent en pouppe , il songe a la tempete :
Ainsi doit faire & fait l'habile Financier.
Ainsi fais-je.
Chrisalde.
Fort bien. Et vous , mon Officier 2
V a l I R E.
Oui-da ! J'ai , tout au plus , dix mille ecus de rente s
Et j'irois epouser une fille indigente 1
Aveciin bien qu au jeu je puis perdre en un coup ,
Et l'unique talent d'en depenser beaucoup :
Et cela justement quand j'ai fait la conquete
D'un excellent parti qui se jette a ma tcte ;
Que dis-je ? au moment mcmc ou, par un coup soudain
Mon Pere est a l'aumone &: va manquer de pain.
Ne lui suffit-il pas de sa propre misere ,
Sans qu'il y joigne encor celle d'une etrangere \
Qu'il amass e de quoi rebatir sa maison.
C H R I S A L D E.
C O M E D I E. *>7
Chrisalde.
C'est son moindre souci.
Damis.
Peut-etre a-t-il raison.
Pourquoi la rebatir? Eneflfet, quel usage
Vent on , las comme il est des tracas d'un menage,
Qu'il fasse de cc fonds qui n'est plus qu'onereux?
Qu'il nous en accommode ; &r,Philosopheheureux,
Moyennant peu de chose , il aura pour asyle ,
Une Communaute respectable & tranquille ,
Ou des soins d'ici bas son esprit exempte ,
S occupera du Ciel , en toute liberte.
Chrisalde.
Mais, oui.
Value.
Trcs-bien.
£ R A S T E,
Sans doute.
Chrisalde.
Et pour son Angeliquc,
Qui fait votre embarras & son affaire unique,
Jem'en charge. Apres tout, riche, vieuxck garcon-
Value, bas.
Que diable va-t-il dire ?
E R A S T E.
Ouf ! J'en ai le frisson.
Toms I. G
>>8 L'ECOLE DES PiRESj
Damis.
L'epouseriez-vous ?
Chrisalde.
Moi , Pepouser ! Quelle idee !
Jc n'ai pas du Malin Tame assez possedee ,
Pour faire un si grand tort a mes chers heritiers.
Je ne la veux qu'aider.
Damis.
Passe I
Valere.
Ah 1 tres-volontiers.
t R A S T E.
A vous permis.
Chrisalde.
Allez , Messieurs, laissez-moi faire !
De nos arrangemens j'instruirai votre Pere.
Damis.
Et tourncrez la chose au moins du bon cote.
Chrisalde.
Je pretends bien vraiment qu'il en soit enchante.
t R A S T E.
Ma foi je precherois d'exemple a votre place ;
Et , chargeant mes neveux d'un bien qui m'embarrassc,
En Sage, qui du monde auroit su triompher ,
Avec mon Frere, en paix, j'irois philosopher.
t O M & D 1 E> $*>
Valere.
C*est la premiere fois , secouant son genie }
Qu'il a passablement raisonne dans sa vie.
& R A S T E.
Le tout pour votre bien , mon Oncie.
Chrisalde.
Grand merri.
S C E N E IX.
CHRISALDE seuL
jl ERES infatues d'enfans tels que ceux-ci I
Voila done ces objets de votre complaisance ,
Dont, avec tant dc soins, vous elcvez l'enfancCj
Et que de vos vieux ans vous croyez les souticnsl
Leur facon de penscr se mesure a vos biens.
Respediueux , rampans , tant qu'un espoir les flatte >
Mais du Pere epuisc la plainte a peine eclate ,
A peine implore-t-il , que tout le meconnoit ;
Et ie monstre succede au fils qui disparoit.
Je prepare a. mon Frere une horrible surprise ;
Mais aussi de scs gens secondant rcntreprise }
Je pretends tout-a-rheure...
G ii
ioo VECOLE DES PliRES,
i n.ii
SCENE X.
CHRISALDE, PASQUIN.
Chrisalde.
-TSLh! Pasquin, te voila?
Viens-t'en prendre chezmoi.dcs que j'aurai fait-la,
Le sac de louis-d'or , dont tu sais le mystere j
Et que , pour aujourd'hui, je coniie a ton Pere.
Entends-tu ?
P A s q u i N.
Tout va done commc on Favoit prevu ?
Chrisalde.
lis ont fait mille fois pis que je n'aurois cru.
( // sort. )
PasqUIN, seul.
Cest pour mon pauvre Maitre un furieux deboire.
Mais e'est un entete qui ne vouloit rien croire.
Au point que nous voulions nous l'avons fait venir :
11 voit quels sont scs fils : songeons a les punir.
C O M E D I E. iai
SCENE XI.
DAMIS, VALfcRE, &RASTE, PASQUIN.
D A M I S , de loin,
JJ/AsquiN, st! st!
P A S Q U I N.
Entrez , cntrez , sans vous contraindre.
Value.
Mon Pere . . .
P A S Q U I N.
Est occupe. Vous n'avez ricn a craindre.
V A L E R E.
Sais-tu les beaux propos que l'on nous a tenus?
P A S Q U I N.
Oui. Cc ne sont pas la nos vaisseaux revenus.
V A L E R E.
Des l'instant oii mon Pere a parle d'incendie,
La contenance etoit deja bien etourdie ,
Et chacun d'etre ici se mordoit bien les doigts,
E R A S T E.
Nous avons , sans mentir , ete bien sots tous trois, \
P A S Q U I N.
Qui , sans mentir.
G ii)
foi L'ECOLE DES P&RES,
D A M I S.
Sous cape , a rire tu t'ocaipes \
D'ou vie nt done?
P A S Q U I N.
Par ma foi, vaus etes pris pour dupes?
Votre Pere enferme depuis cet entretien,
A gorge deployee , en rit avec h mien,
D A M I S.
II rit ?
Value.
Bon ! son oreille encor s'est abusee.
P a s q u I n.
H rit,
D A M I S.
Quoi ! Ruine , perdu !
P a s q u I N.
Billevesee !
L'incendie est un conte r envoyez sur Ies Iieux;
Oli plutot, allez-y ; vous en croirez vos yeux,
Value.
Avant unc heure ou deux nous en aurons nouveUe.
Eraste.
Notre Pere , en ce cas , nous Tauroit bailie belle!
P a s q u I N,
Ah ! je vous en rcponds.
COME DIE. ie5
:' D a m i s.
Gregoire aura jase.
P a s Q u I N.
Quoi done? Qu'avois-je dit ? II est si peu ruse I
Er la simplicite livree a la colere,
Sair si mal d'un secret renfermer le mystere S
Du malheur dont encore il ne m'avoit rien dit.
En mentcur mal-adroit , il ma fait le recit ;
Du besoin qui le presse , accusant cette perte ;
Dedaignant toutefois quelque pistole ofFerte ;
Entamant cent discours qu'il ne finissoit pas ;
Se desolant tout haut, se consolant tout bas ;
Son cceur qui ne sent point ce qu'il veut que Ton croie,
Petilloit dans ses yeux dune visible joie ;
De mon Maitre 6V deluila belle humeur enfin,
Tout prouve notre erreur & leur esprit malin :
Bien plus, d'un tas d'ecus qua huis-clos on manic,
Mon oreille a surpris l'indiscrette harmonic.
Mon jugement est sur, le votre Test aussi ;
L'incendie est un conte , & l'argent roule ici.
V A L E R E.
Que pretend done mon Pere, cV qu'a-t-il voulu dire 5
D A m i s.
Ah ! je vois ou tendoit le jeu qui le fait rirc
P A s q u i N.
Quant a moi j'en penetre aisement le moti£
C'cst que, sur votre compte, onl'a rendu crainti£
G iv
i©4 VECOLE DES PlzRES,
Dans son credule esprit sans cesse on vous decric,
On traite votre amour pour lui de momerie.
Helas ! le monde est plein de si mechantes gens !
Votre Pere a concu des soupcons outrageansj
La Fortune lui fait de nouveaux avantages ;
II vous les destinoit j mais avant les partages ,
II a , sur vos bons cceurs, voulu vous eprouvers
Et c etoit un panneau qu'il falloit esquiver.
Value.
Morbleu ! Qu'avons-nous fait ?
Pasquin.
Un pas de Clcrc terrible,
Value.
Moi , j'y vais simplement.
Pasquin.
L'imposture est horrible
£ R A S T E.
C'est vous , Messieurs , avec vos esprits d'interet ;
Que n'epouser aussi d'abord ?
V A L E R E.
Tais-toijbcnct?
D a M i s.
Mon Pere a, dans le fond,quelquc lieu de se plaindre,
E r a s T E.
Et notre Oncle a present nous achevc de peindre.
COMEDIE, J05
Damis.
Avec un peu d'esprit on fait ce que Ton veut.
Je saurai in en tirer , Messieurs. Sauvc qui peut I
Valere.
II n'est rien , pour ma part, que je n'y sacrifie.
(a Pasquin.)
Toi, redouble tes soins : rode , examine , epie.
Assure- nous du fait; &" tu t'en sentiras.
E R A S T E.
Pasquin sait qu'il n'a point affaire a des ingrats,
Pasquin.
Ni vous a quelque sot. J'ai la de la cervelle ;
Et , devant qu'il soit peu , vous en aurez nouvclle.
ERASTE , en s'en allant.
Le joli petit piege ou nous tombions sans lui I
Pasquin, seul
Us en auront nouvclle : &: quand ? Dcs aujourd'hui.
SCENE XII.
g£ronte,chrisalde, gregoire,
PASQUIN.
G E r o N T E.
jLes monstres! Sepeut-il...
Chrisalde.
Tous trois vous abandonnent.
Et vous ctes le seul en ccla qu'ils etonnent 1
io<£ VECOLE DES PiRES^
Geronte.
Eh ! je ne m'cn doutois que trop des le moment
Ou j'ai paru vous fuir si precipitamment.
Sur mon etat present Ieur silence funeste
Ne m'avoit que trop fait pressentir tout le reste.
Triomphez de la honte , insultez au malheur
D'un insense que rien n'avoit tire d'erreur.
Chrisalde.
II faudroit de vos fils avoir la barbarie.
Je viens, dans ce malheur qui nous reconcile,
En reproches contre eux avec vous m'exhaler j
Vous plaindre \ 6V, s'il se pent encor, vous consoler,
Geronte.
Reste d'un cher ami, deplorable Angelique ,
Si des ingrats du moins j'etois viciime unique !
Mais le comble des maux ou je me vois plonger3
Cest que votre jeunessc ait a les partager i
Chrisalde.
Rcposez-vous sur moi : je me dois, en bon frcre*
Ressentirdes bontes qu'avoit pour vous son pere.
Geronte.
Pour Pamour demoi done, daignez la secourir!
Ne prenez soin que d'elle, &c me laissez perin
G R E G O I R E.
Vivatl Arde,Monsieu, point de mirancolic S
Al est temps dc vous dire... •
C O M E D I E. 107
( a Pasquin , qui lui fait signe de se taire. )
Oh ! non ; tians , c'est folic !
Qa me fend trop le coeur 1 Et je veux me hater . . .
Pasquin.
De qnoi faire ? En parlant trop tot , de tout gater?
Je connois mieux que vous Monsieur &: ses foi blesses ;
Et ne connois pas moins ses fils 6V leurs souplesses >
II ne pourra pres d'eux nous garder le secret j
Us se rapatrieront ; 6c nous n'aurons rien fait.
G E R O N T E.
Que meditez-vous done ?
Gregoire.
Tout ira comme eun charme i
Mais ne lanterne pa; ha'isse-le don farme !
Ne fezon pa le gniais ! Dame itou , comme on di 3
Je nous serion bailie bian du mal a credi.
Ne ririais vous pas bian si ce varmine ingrate,
Euz &• tout leux frusquin retombion sous vo patte?
Pasquin.
Bon ! Ce sont ses chers fils !
Geronte.
II ne leur est plus du,
Ce nom , que pour jamais les ingrats ont perdu.
Sans pitie ! sans pudeur....
Gregoire.
Kon ! la maudite graine !
roS VECOLE DES P£RESy
Geronte.
Si je les hairai ! C'est peu que de ma haine j
Mon indignation les condamne a l'oubli !
Helas ! Je n'en puis plus ! &: mon coeur affoibli....
Chrisalde.
Allons prendre un peu l'air, mon frere, & hon courage i
C'est desormais snr eux que se tourne l'orage :
Par leur endroit sensible ils seront chaties ;
Et les laches bientot tomberont a vos pieds.
Fin du trolsieme Aclc.
C O M E D I E. 109
A C T E IV.
SCENE PREMIERE.
gr£goire, nerine.
Gregoire.
01 bian qu'anfin tantia , tous trois par ta menee ,
lei vont arrive , la gueule enfarinee ;
Faire , en s'y rencontran , bian du brouillamini j
Et prande un rat , pensan trouvc la pie au ni.
Fezan frime de rian , & comme a la passade,
Je pretan bian itou leux bailie la cassade.
Tout men etonneman , e'est quemant il ozon ,
Apres ce qu'iz ont fait, rantre dans la maison.
Nerine.
N'ai-jc pas , tout expres , ecrit avec adresse ,
Dans les billets remis au nom de ma Maitresse:
jj Pour etre en paix & loin du bruit ,
» Sur--toi.it pour ne pas etre aborde par un frerc,
jj Retrouvez-vous chcz votie pert-,
v> Qui ne cioit rentier qu'a minuit m.
J'amenerai Madame, en toute bienseance :
£t je les garantis chapitres d'importance.
no L'ECOLE DES PERESj
Gregoire.
Que de ruse dessou ce petiz-escofion ,
La malice du diable ! Et pis je nous y fion!
Et meme je voudrais,du meilleu de mon ame,
Un peu de s-t-esprit la dans le corps de ma femmc*
C^a ne laisscrait pas de m'amuse.... Mais , non !
De si fine femelle en save un peu trop Ion:
C^a vous goaille en derri ere ; en devant ca flagornc j
La femme a la culotte ; &c le mari de corne.
Je n'en veux point 1
N E R I N E.
Gregoire est homme de bon sens:
Extravagant par fois , mais non pas pour long-temps.
SCENE II.
GREGOIRE, N&RINE, PASQUIN.
Pasquin, courant a Vetourdlc vers Nerine*
iS Erine , ecoute , ecoutc.
Nerike.
Et quoi?
Pasquin.
Que je te conte
Un trait... Mais un beau trait du frere de Geronte.
C O M & D I B. in
N E R I N E.
Eh bicn ?
PASqUlN, voyant tout~a-ccup Gregoire & Ventrainant.
Ah! vous voila ? Quatre mots en secret.
Suivez-moi.
Gregoire.
Mais avant , dis li don ce biau trait \
P A S Q U I N.
Ceci presse un peu plus.
Gregoire.
Mais! Cest commc un vartige!
P a s q u I N.
Cest ce qu'il vous plaira: sortons vite, vous dis-je.
GreG0IREj« laissant emmener.
Allons done !
vmm. t ju-ifBumnne 'jgi««UMimanTMffHiwB^
SCENE III.
NERINE, seuk.
C^/E Man an est , selon mon avis ,
Le riche Procureur dont Pasquin se dit fils.
Sa presence a mes yeux l'embarrasse & I'etonne:
A plus d'un autre signe encor je le soupconne.
Qu'il se soit avise d'etre fat a ce point ;
Tout mon ami qu'il est, je nc l'epargne point;
Et.... Mais voici qu on vient au rendez-vous....
ni LECOLE DES PERESj
SCENE IV.
ERASTE, NERINE.
t R A S T E.
ARRIVE*
Et tu me vois brulant de l'ardeur la plus vive.
Avertis la Comtesse •■, &" pressons l'entretien.
N E R I N E.
Je vais vous l'amener , Monsieur; tenez-vous bien.
SCENE V.
£ R A s r E.
ira.TTENDANT le moment. I e plus douxde ma vie3
Tendre Amour ! En ces lieux soupire une Elegie.
( Se passionnant. )
« Charmante Amaryllis dont l'eclat sans pareil
3> Me paroit comparable a l'eclat du Soleil !
55 L'hcurcuxMyrthilt'attendsurrherbette <k la mousse.
» Doux moment! Moment doux! Que ta douceur est douce I
» Moment delicieux, s'il en fut jamais un !
« Hate-roi . . .
Maugrebleu du maudit importun !
SCENE
C O M & D 1 E. 1 1 j
SCENE VI.
DAMIS, &RASTE.
Damis.
J E vous rencontre ici ! Je le vols bien , mon frere ,'
Le recit de Pasquin se confirme &: s'avere 5
Vous venez menager un raccommodement ?
£ r a s T E.
Non i je cherchois Gregoire.
Damis.
Et moi pareillement.
£ R a s T E.
Mais le coquin nous fait , &: n est point abordable,
Damis.
Oh ! je le saurai bien avoir moi !
S C £ N E VII.
fcRASTE, DAMIS, VALfcRE.
Valbre.
Comment diable !
Tons trois ?
Eraste & Damis, a van.
Autre facheux !
Tome I, H
*i4 ricoLE des p£re$>
V A L E R E.
Et que faitcs-vous la ?
D A M 1 S.
Nous vouloiis voir Gregoire.
Valere.
Eh ! tenez, le voila.
i ' inmnitjii i*™°—^' — — ■ 'T'iiuifl*iiTnr mmaam *~*—-——^—m
. ' ' ."
SCENE YIII.
DAMIS, VALERE, ERASTE, GREGOIRE.
D A M I S a Greg dire j qui feint de les eviter.
Cxreg o ire , un mot ! viens ca ! viens done ! viens !
Qu'on te voie !
(Lui mettant la main sous le menton. )
Admirez-moi sa face ! Elle inspire la joie.
Tu ne nous aimes point ?
Gregoire.
Ni je ne m'en sens pret.
Valere.
C'est cet air de franchise en lui sur-tout qui plait.
E R A S T E.
louche la !
Gregoire.
Palsangue I Via dc jan bian honnete !
Qui diantre 1 On ne me fit de me jour rant de rcte !
C 6 M E D I E. i i 5
Pourquoi done ? Su quelle harbe ont-i tretou marched
D A M I S.
Tantot , en nous quittant , tu paroissois fache ,
Et nous voulons bien vivre avec l'ami Gregoireo
Pour cimenter la paix il aura de quoi boire.
Tiensi
Valere*
J'ai sur moi , je crois , une pistole ou deux i
C'est toujours autant; prends, prendsj ne sois pas honteuX
ErasiE, ouyrant sa tabadere.
Veux-tu du tabac ?
G R E G O I R E.
Ouais ! Tout ca n'est pas sans cause !
Morgue ! Dite-moi vrai : vous save queuque chose ?
D a M i s.
Que saurions-nous? C'est toi qui nous fais concevoir
Qu'il est done quelque chose a nous faire savoir.
GrEGOIRE, falsant V embarrass/.
Nannin ! Ce que j'en dis c'est a la boullevue.
V A L E R E.
Ta franchise t*a fait commettre une bevue<
Avoue* On nous trompoit ?
Gregoire.
Qui ?
Hi;
u6 L'ZCOLE DES P^RESj
V A L E R E.
Dis-nous, dis-nous?
G R E G O I R I.
Quoi?
D A M I S.
Ce que tu sals.
Gregoire,
Quesais-je?
ALE RE, impatiente>
Oh ! rien.
Gregoire.
Non,parmafoi!
D A M I S.
Tu sais...
Gregoire.
Je sais... Jc sais...
V A L E R E.
Parie 8c sois veritable*
Gregoire.
Je sai que les enfans ne valon pas le diable.
D A m i s.
Nous blamons la facon dont le tien t'a traite.
Gregoire.
Oui da ! Vou trouve ca
CO ME DIE, 1x7
Toys trois,
Tres-mal !
G R E G O 1 R E.
En verite ?
Damis,
Ton doute nous fait tort ; d'un refus malhonnete,
C'etoit a qui de nous lui lavcroit la (etc,
£ R A S T E.
Oui , certe ; il a recti de nous sur son devoir
Des lecons de morale,.. Ah ! peste! il falloit voir!
Value.
II faut avoir le cceur bien dur & bien de pierre !
Un pere ! Et qu'avons-nous de plus cher sur la terre ?
£ R A S T E.
Je regarde Pasquin comme un enfant maudir,
V A L E R E,
II perira S
Gregoire.
Sans faute : & vous avez bian dit.
Mais stanpandant, Messieurs, ( je vous propose excuse)
De ne pasmieu valoir tout chacun vous accuse.
Damis.
Oh! franchement mon Pere est aussi trop cruel ,
E: pousse un peu trop loin le pouvoir paternel.
II veut que Ton epouse une fille inconnue ,
De Province, sans biens , sans nom. J'ai quelquevuc
Hiij
ji8 riCOLE DES p£re$,
gt quelque ambition.
£ R A S T E.
Moi , je suis amoureux !
Valere.
Toute ma pcur a moi , c'est de devenir gueux<
D A M I S.
Je veux de la noblesse appuyer ma roturc.
t R A S T E.
Je veux m'Amie.
Valere,
Et moi, de quoi faire figure,
D A M I S.
Comme tu vois, chacun de nous a sa raison :
Mon pere a quelque tort. N'en convicns-tu pas ?
Gregoire.
Non.
Valere.
Quoi ! Tu nous souticndras , tant fils puissions-nous etre .
Qu'un pere de nos mains peut disposer en maitre j
Et pour quelques bienfaits dont lui seul a joui ,
]1 faut qu'aveuglemcnt Tun de nous s'immole ?
Gregoire.
Oui
Exempe. J etais sec &r n 'avais pa la maille.
Je trouve par hasard eun ami qui m an bailie.
C O M £ B I M. xr^
Aveuc ca je m'engraisse , &: j'ai cheu moi du grain ,
Eun gros beu , eun cheval 5 eun ane , &: tout le train.
Au bout d'eun tarns st'ami meurt \ & , pour tout potagc^
Ne laisse a son enfan qu'un petit heritage \.
Et st'enfan-la n'a pa, ou sez affaire easont ,.
De quoi faire valoir ni laboure son fond \.
Et je n'aure pas droit moi , sans qu'on me chicanne,
De li bailie mon beu , mon cheval ou mon ane ?
Si fait., mordienne I
£ R, A S T E,
Ou tendxe que vous nous contez?
Vos animaux, Gregoire , ont-ils des volontes ?
Gregojre.
De volonte ! Pardi , pardi , belle defaite !
Pour nous , &: non pour vous le volonte sont faitc.
J'ons la note ; i suffi ; conformc-vous dessu :
Si mebeux raispnnion , i n'en aurion pa pu.
Et vo pauve soeurs done, pisqu'i fan qu'on vou bourrc ,
Quand , poul'amonrde vous , au Conven on le fotirrc-*
Et qu'alle vourion bian tire d'autre cote;
Lenz alle-vous prechan d'avoir de volonte ?
Mais, baste ! Laisson-ca : venoaa votePere ;
Pandan que vous piafe, le via dans la miserc ,
Sans que pas eun de vous li tande eun varre d'aw.
Mon fils vous scandalise ; £•< vous trouve ca biau ?
Et vous 6c li , tene , e'est la meme tnrlure.
D A M I S.
Nous nemeritons pas encor que Ton murmure,
H iv
ixo LiCOLE DES PiRESy
Aujourd'hui Ton a tort ; demain Ton auroit droit ;
Mais les choses peut-etre iront mieux qu'on ne croit,
G R i G O I R E.
Faite bian le vilain ! Mais bailie vous dc garde
Que le Pere n'y gagne au fond pu qui n'i parde*
Le pu fute de fois sont ceux-la qui son pris.
£ R A S T E.
Nous ne concevons rien a ce que tu nous dis*
Gregoire.
Moi, je m'entan; suffi.Queun dc vous Iantipone3
Je nous en passeron •, la Providance est bonne.
D A M I S.
Tous mes biens sont a lui.
t R A S T E.
Qu'il prenne tout mon fair.
Valere.
Dis-luL..
Gregoire.
Cest votre affaire. Adieu. Vote valet-
CO M £ D I E. •.. izt
LLL.J— MM.' II Mil' >■■
SCENE IX.
DAMIS, VALfeRE, feRASTE.
D A M I S.
t/EST devoiler assez les secrets de mon Perc,
Et nous en faire a fond penetrer le mystere.
Allez chacun chez vous maintenant aviser
Et courir aux moyens qui pourront l'appaiser.
TOUS LES TROIS, feignant de s'en alkr.
Allons.
DaMIS, cedant le pas a Valere.
Sortez.
VALERE , de meme a. Eraste & a. Damis.
Passez.
&RASTE , a Damis & a Valere.
Apres vous.
Damis.
Le troisieme.
Valere.
Quoi ! personne ne branle ? Eh bien !
DAMIS, reculant toujour s.
Eh bien! vous-meme.
Que nctes-vous dehors \
in VtCOLE DES PtiRES,
Value.
Je demcurc.
D A M I S.
Pourquoi*
V A L E R E.
Jc veux pres de Pasquin m'instruire encore.
D A M I S.
Et moi;
£ R A S T E..
Et moi.
V A L E R E.
Je vous rendrai mot-a-mot les nouvellcs.
D A M I S.
Je saurai pour le moins les rend re anssi fidelles.
V A L E R E.
Aih ! Hors d'ici tous deux ! Votre presence y nuit.
D a M i s.
J'y reste encore une heure.
£ r a s T E.
Et moi jusqiva minuit,
V a L E R E.
Mon tres-cher frcre , & vous , 6 Pccore importune !
Je l'avoue : il y va d'une bonne fortune.
J'ai rendcz-vous ici.
co mi d ie. ri5
t R A S T E.
Je vous en livrc autant.
La Comtesse en ce lieu va se rcndre a Tinstant ;
Et, puisqu'il faut parler, &r que Ies momens pressent,
file est l'astre adorable a qui mes vceuxs'adressent.
VALERE, ricanant.
Mais tu l'aimes done bien ?
t R A S T E.
Et me crois memc aime\
Valerl
Serieusement ?
£ r A s T E.
Oui.
Valere.
Parbleu ! J'en suis charme.
Oh ! bien , cesse pourtant d'aller sur mes brisees ;
Et prends une autre fois un peu mieux tes visees.
Tout ce qui t'a flatte n etoit qu'un jeu malin.
Tiens , lis : reconnois-tu ce billet de ta main ?
Nerine m'en a fait tantot le sacrifice.
Vois ta honte &ma gloire: &: tot,qu'on deguerpisse!
£ R A S T E.
La scelerate !
Valere.
Adieu. Fais place a ton vainqueur
DAMIS, a Valere.
J'ignorois son amour. Vous etes ne moqueur;
U4 VtCOLE DES PiRES>
Et vous avez beau jeu. Mais, pour venger sa flamme,
En vous plaignantpourtant du meilleur de moname.
( Car il ne faut jamais railler les malheureux)
Voila. votre billet ; retirez-vous tous deux.
Value.
Mon billet !
D A M I S.
Oui; qu'il serve a vous faire connoitre
Qui du champ de bataille est ici le vrai maitre.
Au favori , Nerine immoloit deux Rivaux.
tRASTE, souriant.
Si je suis malheureux , j'ai du moins des egaux,
Value.
Berne moi ! Je n'ai pas le petit mot a dire.
DAMlSj gravement.
Un aveu si penible a de quoi vous suffire,
Allons, £raste ! un peu de generosite!
E R A S T E j gaiement,
Et vous, Damis, allons; un peu de fermete I
Le revers sur lequel votre fierte se fonde ,
N'en est qu'a ses deux tiers , &" n'a pas fait sa ronde j
Votre billet y manque ; heurenx que cette main
Mette, en vous le rendant, notre aventure a fin,
VALERE, eclatant de tire.
File est ma foi complctte •, &" ceci me console.
CO ME DIE, tij
( a Dafnis. )
Cest done vous,rhomme heureux,a qui Ton nous immofe*
je vous dois les egards que vous aviez pour nous,
Et je me garde bien de me moquer de vous*
D A M I S»
Et sur quoi venez-vous ?
Value.
Sur cette fausse lettre,
Chaste.
Et moi sur celle-la qu'on vient de me remettrc.
D A M I S.
Nerinc est une fille a pendre*
£ R A S T E.
Plaidons-la»
Crime de faussete ; le vol , outre cela :
Autre grief encor, qui plus encor mc choque*
J'en suis pour un bijou que la chienne m'escroquc
V A l E r E.
Motus. Quelqu'un peut-etre est dans le meme cas;
Et fait en homme sage , en ne s'en vantant pas,
D A M I S.
Ma penetration va plus loin que la votre.
Souvent un artifice en enveloppe un autre*
Elle nous repaissoit de chimeres ici :
Si le bien de la Dame en etoit une aussi?
ti6 VECOLE DES P^RES*
Value.
Non : ses biens sont reels , &: c'est un fait notoire ;
J'ai pour garant notre oncle, & nous Ten devons croirej
Lui-meme il me l'a dit, sans savoir nos desseins j
11 a cent mille ecus pour elle entre les mains.
D A M I S«
On vient j c'est elle-meme*
V a l E r E.
Affrontons les alarmes*
11 fautde la bravoure en amour comme aux armes*
Pourquoi nous separer &: fuir a son abord ?
Parlons , declarons-nous , & sachons notre sort.
SCENE X.
DAM1S, VALfeRE, &USTE, ANGELIQUE,
D A M I S.
JL/E nous trouver ici vous etes etonnee,
Madame; &: ce qui s'est passe Taprcs-dinee. ..-
Angeliqu e.
Votre pcrc , Messieurs , n'est done pas au logis ?
D A M I S.
Non, Madame.
Angeliqu e.
Je n'ai rien a dire a scs fib.
C O M E D I E> 1x7
£ R A S T E.
Mais ses fils voudroient bien vous direquelquc chose,
Madame 5 demeurez , s'il vous plait , & pour cause.
Mes freres vous diront.... ce que vous ignorez....
Et vous allez savoir.... ce que vous apprendrez.
Contez, contez-lui ca.
D A M I S.
Nous trompons votre attente,
Madame, en repugnant a la main d'une absente,
En qui le seul appui qui l'honore en ces lieux,
Devoit etre un merite asscz rare a nos yeux.
A ce merite un pere ay ant joint sa puissance,
On auroit dii s'attendre a plus d'obeissance.
Mais des engagemens qu'en secret nous formons,'
Des obstacles trop grands y nuisoient.
V A L E R E.
Nous aimons.
Damis.
Nous n'osions l'avouer.
£ R A S T E.
JHai seul eu cette audace.
Damis.
Sur de telles raisons un pere est tout de glace.
LJage ou Ton n'aime plus lni fait, surleretour,
De vaine illusion traiter en nous 1'amour.
Mais vous , en qui , Madame, un beau feu peuteclore ,
Vous , sur qui cet amour a tous ses droits encore,
ii* VECOLE DES PliRES,
Aimez, ressentez-en le charme sedu&eur :
Nous aurons notre excuse au fond de votre cceur
Angelique.
Ne vous alarmez plus des volontes d'un perc
Qui vous trace un devoir en efFet trop austere.
Non qu'il n'eut ete beau , peut-etre meme heureux,
De se plier an gre d'un coeur si genereux.
Une ame , je dis meme une ame assez commune,
De rOrpheline ofFerte eut cheri l'infortune ;
On la peignoit aimable , &c pensant assez bien
Pour faire le bonheur de qui feroit le sicn.
Que n'auroit pas en elle opere la puissance
D'un chaste amour fonde sur la reconnoissance ?
Pleine de sentimens si tendres & si doux ,
Que n'eut-elle pas fait pour plaire a son epoux?
Plaisir, honneur, devoir, pitie de sa jeunesse,
Gloire de relever ce que le Sort abaisse ,
Les prieres d'un pere , <k les bienfaits du sien ,
Tout cela vous parloit pour elle , & n'a pu ricn.
Si je voulois encor , je vous pourrois plus dire;
Sans m'eloigner du but ou votre cceur aspire ,
D'un mot, si jusques-la jedaignois m'abaisser,
D'un seul mot je pourrois vous bien embarrasser.
Mais, encore une fois , Messieurs, soyez tranquilies.
Et sachez, pour trancher des propos inutiles,
Que cette infortunee a qui, dans son malheur,
"Un ami s'interesse avec tant dc chaleur ,
De tout ce qui se passe apprcnant la nouvelle,
Dcsavoucroit
C 0 M £ D I E. ii?
Desavoueroit les soins qu'on prend ici pour elle j
Craindroit que Tun de vous ne s'en laissat toucher,
Et seroit la premiere a se le reprocher.
D a M i s.
Madame, je le vois , l'amour qu'on vous oppose,
Et qui pour nous est tout , est pour vous peu dc chose ,
Peut-etre si l'objet vous en etoit connu ,
Auriez-vous contre nous l'esprit moins prevenu.
Pour moi , plus je le vois , moins je me desapprouve ;
Mon cceur a son aspecl; de plus en plus Teprouve . . .
Eraste.
Le mien aussi , Madame ; &: je sens qu'en efFet....
V A L E R E.
Que de jargon perdu pour dire un mot ! Au fait.
De riens & de fadeurs , Madame , on vous amuse.
C'est vous que nous aimons , & voila notre excuse.
Angelique.
Vous m'aimez !
£ R A S T E.
Tendrement ! Si celle qui vous suit
£toit honnete fille, elle vous l'auroit dit.
D A M I S.
Peut-etre cet aveu, Madame, est temeraire :
Mais nous ne le faisons que pour vous moins deplairej
Et que pour nous purger d\in reproche odieux
Qui nous peint comme autant de monstres a vos ycus,
Toms L I
rj* VECOLE DES P^RESj
Une pareille excuse est-elle illegitime ?
Seroit-elle pour nous encore un nouveau crime?
Et pas un de nous trois ne se peut-il flatter
Que du malheurcommun vous voudrez l'excepter?
Nous nous en remettons a larret redoutable
Que va nous prononcer votre bouche equitable:
Daignez baisser les yeux sur quelqu'un d'entre nous,
Et qu*il lui soit permis d'oser pretendre a vous.
Angelique.
Si j'avois su toucher des cceurs si peu scnsibles ,
Je n'en trouverois plus desormais d'invincibles ;
Vous signaler iez trop le peu que j'ai d'appas;
Et lc signaleriez en ne l'honorant pas.
Quiconque aime en effet doit poser pour maxime,
Qu'il n'honore qu'autant qu'il est dignc d'estime.
Examinez-vous bien ; & voyez quel honneur
Pent revenir jamais du don de votre cceur.
Quelles ames ce jour avez-vous fait paroitre ?
Et pour qui venez-vous de vous faire connoitre?
Vousm'aimcz, dites-vous. Osez-vous un moment,
Colorcr vos refus d'un parcil sentiment?
Osez-vous esperer que ce propos m'abuse ,
Et qu'un si fade encens me flatte 6V vous excuse ?
Angelique indigente excita vos refus :
Et Topulence en moi vous tente , &: ricn ue plus.
Ne vit-on pas toujours unis d'un nccud perfidc,
La noire ingratitude & l'interet sordidc?
C O M £ D t & !M>
L'une vient d'eclater , i'autre eckte a son tour :
Et'je juge par-la du prix de votrc amour.
V A L I R E.
Tres-mal juge , Madame !
kASTE,
Ah ! sentence cruelle!
J'y suis le plus lese , Madame \ & fen appelle.
Qui? moi! de Tinteret! Parce que? Quoi! Voyons*
Value.
Mais , oui : quel procede veut-on que nous ayons?
Je ne dirai qu'un mot, Madame. Je vous aime j
Cela sans interet , purement pour vous-meme.
Vous aimez Angelique : Eh bien ! ajustons-nous>
Vous vous efforcerez pour elle , &: nous pour vous t
Voyez de nous d'abord celui qui pent vous plaire ,,
Et qu'il soit votre epoux
£ R A S T E.
C'est une affaire a fairc i
Apres quoi , pour sa dot , boursillant en commun,
Elle aura par de-la de quoi s'en trouver un.
D A M I S , a Angelique qui vcut soriir.
Ah ! Madame , arrctcz. Des ofFres de mes freres ,
Retranchons ce qui peut les rendre temeraires:
Votre chere Angelique aura part a nos biens;
Pour elle a votre gre choisissez dans les miens ;
Je ne demande pas le moindre sacrifice ;
Traitez-moi seulement avec plus de justice;
I ii
iji VECOLE DES P£RES3
Et sachez disringuer ce coenr ou vous regnez ,
De ces indignes coeurs qu'ici vous nous peignez!
Eh quoi ! pour ne pouvoir aimer une inconnue ,
Que de vos yeux vainqueurs le charme a prevenue ,
Comme un lache, anime du plus vil interet,
Dois-je etre fondroye d'un si cruel arret ?
Accusez mon amour , condamnez son audace j
C'est aux soumissions a. meriter sa grace ;
Mais que de vos soupcons vous ne nVexccptiez pas^
Me supposer a moi des sencimens si bas j
Voirlesvceuxlesplus purstraites de mercenairesj
Madame, mille morts me seroient moins ameres.
&R AST E, bas a Valerc.
11 pourroit bien sur nous l'emporter aujourd'hui :
Nous n'avons pas le bee affile comme lux.
Value.
Madame
Angelique.
Vos discours, quoi que vous puissiez dire;
Apres ce que j'ai vu, ne me sauroicnt seduire.
Si pourtant mon esrime a de quoi vous toucher,
II vons reste un moyen de vous en rapprocher.
Laissons-la cette fille a qui je m'intcresse j
Un soin plus important vous regarde &£ vous prcssc.
Angelique n'a plus de rcssources qu'en moi.
De vos biens la pitie reclame un autre emploi.
la derniere infortune accable votrc Pere ;
J'ai vu sa gratitude , cV sa vertu m'est cherc i
C O M E D I E. i}}
Imitez-la ; courez l'aider en des besoins
Quil n'eprouveroit pas s'il vous eut aimes moins.
1 remblez,laissant l'honneur de ce devoir a d'autres,
Qn'un secours etranger ne previennelesvotres;
£c n'esperez jamais de commerce entre nous >
Qu'autant que ce jour meme on se louera de vous.
SCENE XI.
ANGfeLIQUE, DAMIS,VAL£RE,
£raste, nerine,
N E r i N E.
ESSiEURSjCxcusez-moi, si j'entresans mystcre.
Madame attend sans doute ici Monsieur leur Pere j
II est a la maison, ou je l'ai fait asscoir ,
Fatigue, foible, triste, & commc au desespoir.
Damis, a Angeltque _, qui sort precipitamment.
Vous serez obcic ; & mon cccnr sc rcsigne —
Angelique.
Je nc vous parle plus que vous n'en soycz dignc.
I iij
,34 VECOLE DESP&RES,
SCENE X I I.
pamis,valere,£raste3nerine.
ValERE, arritani Nirinc par U bras*
jS' ERiNE 1 Un petit mot.
N E R I N E.
Oh ! Madame a raison.
Soyez honnetes gens, ou point de liaison.
D A M IS.
Tu veux moraliser ? La singerie est bonne.
N E R I N E.
Oui , j'aime la morale.
Valere.
Est-ce elle qui t'ordonnc
De te faire payer des gens pour les trahir j
N E R I N E.
J'aime a la debiter , &" non pas a l'ouir.
Valere.
Oh ! je te tiens. Voyons , que pourrois-tu nous dire 3
N i r i N E.
Mille choses pour une.
Valere.
Entre autres?
N E R I N E.
Quel martyrci
C O M £ D I E. Vj5
Mais vousm'estropiez I
Value.
Tu n'echapperas pas.
Nous imaginons pen ce que tu nous diras.
N E R I N E.
Quoi que je pusse dire, on ne me croiroit gucre*
Dami s.
C'esr que tu mentirois.
N E R I N E.
Non, je serois sincere.
E r A s t E.
Voyons, parle : on t'ecoute.
N E R I N E.
Eh bien done , je vous dis
Que , si je l'avois pu , j'aurois fait cent fois pis.
Tous TROIS.
fort bicn.
Nerine.
Que je suis fourbe, &: tant soit peu friponne.
D A M I S.
Sur ce point, contre toi , tu n'as deja pcrsonne.
Nerine, rapidemenu
Mais que vous etes , vous , des tigres, des per vers,
Des Arabes , des Juifs , des Turcs , des Ladres verd&,
Des Cancres.... en un mot , s'il faut que je le dise 3
Des gens..., Fuyons 1 J'allois lacher une sottise..
I iv
ri$t VECOLE DES P£RES>
SCENE XIII.
DAMIS, VALERE, ERASTE
D A M I S.
jLA belle retenue! Elle a trop de bonte.
Yalere.
L'impudente !
£ r a s T E.
La masque I
D A M I S.
Elle m'a demonte,
V A L E R E , a Damis.
Mais vous, que scntez-vous encor pour la Comtesse?
Damis.
Plus d' amour que jamais.
t R A S T E.
J'ai la meme foiblessc.
Elle est de qualite; cela Matte mon gout.
Unc belle Bourgeoise est belle , & puis e'est tout.
Mais, dans la qualite, que d'appas j'imaginc !
Qu'une femme bien noble a je crois la peau fine >
Je m'y figure un tout si doux , si delicat,
Si... Tencz, le vrai beau n est pas du tiers- tW
C O M £ D I E, i37
Valere.
t)h'!bien, renoncez-y tous deux; car jeTadorc?
Sa colere a mes yeux l'embellissoit encore.
Je vois bien a quel prix on sera son epoux:
Mon pere apparemment la trompe ainsi que nous ;
Elle a Tesprit frappe de sa ruine entiere;
Quand on sera plus riche, elle sera moins fiere.
Elle a raison •, l'utile , en ce siccle fatal ,
Marche avant l'agreable ....
SCENE XIV.
PAMIS, VALfeRE, &RASTE, PASQUIN,
Valere.
Juh bien ! notre real*
P a s q u 1 n.
Nous triomphons ! Jc suis au fait de nos affaires ;
Et vous en fais dans peu lcs temoins oculaires.
Mon Pere , de caissicr s'est fait donner 1'emploi.
Par vingt commissions il sc defait dc moi.
Pour compter son argent cherchant un sur asyle,
Et, voulant au logis rester seul &: tranquille ,
II m'en fait deposer lcs clefs en m'en allant.
Mais ce passage echappe a son ceil vigilant.
Sortez par ce degre; vous en savez Tissue:
Par one fausse-porte il descend dans la rue;
i*8 L'tiCOLE DES P£rES,
J'irai I'ouvrir: sortezj &", rentrant par mes soins..-
GrEGOIRE, derriere k theatre.
J^annot !
P A S Q U I N.
Mon Pere !
Gregoire.
Acoute !
P A S Q U I N.
On y va !
{Aux trois Freres t en les poussant dehors. )
Je vous joins,
wmmBKmmamammmmmmmBmmBammmmmmmmmmmmmmmmmmmmmmmmmm
SCENE XV.
GREGOIRE, PASQUIN.
Pa S QU I N , arrangeant une table _, une chaise & une
marine pleine de sacs quapporte Gregoire.
V oici Tinstant critique, &: le coup de partie,
Mon Pere; il faut jouer ici la comedie.
Gregoire.
M'an si-je don dcja si mal acquitte?
PASQUIN, fa'isant asseoir Gregoire.
Non.
Jc suis content de vous. Asseyez-vous la : Bon.
Dcs que j'aurai tousse , ne tournez plus la tete.
C O M E D I E. ijj
Gregoire.
Mais tu me pranra don toujou pour eune bete>
P A S Q U I N.
Rangeons autonr de vous tous ces sacs a present.
GREGOIRE , faisant sauter ks sacs p kin de paillc.
Je troqueron st'or-la conte dn pu pesan.
P A S Q, U I N , lid dormant un sac de louis.
Voici le sac de l'Oncle ou git notre fortune.
Faites-le bien sonner.
Gregoire.
Va-t'en ! Tu m'importunc
Seuleman ver la nasse ameune 1c poisson ;
Et laisse-moi le soin d'ajance l'hamecon.
mauiyinn mn—i— —Mmeagsya
SCENE XVI.
GREGOIRE, seal.
*y A, baillon nou les ar d'un Quaissier d'importancc.
Via don tou lc mctie dc cc jan de finance?
En remuan le pouce , i devenon pu gras
Que le puzhonnete horamc en se rompan 16 bras.
Et ca vous est pu fiar que si e'etait grand chose.
Voye Monsieu Damis , comme i vous en impose.
Stanpandan qu'est-ce au fond ? Rian ! De quoi sarvont-i?
Je yandon note peine ; eun Marchan , des habi.
14© VECOLE DES P&RE3,
L'artisan sa bcsogne ; un Valet son sarvice :
Eun Gendarme sa vie ; eun Robin la justice.
Euz en ne vendan rian , sans rian faire , avon ton,
Maugrebieu de la race , 6V de la race itou !
Chut ! Oni ; c'est lc signal : j'entan tousse mon drole.
<^a! Bridon la becasse ! &: quemancon mon role ,
Par faire, en mon chapiau, sonnaille cc lonis.
SCENE XVII.
GRfeGOIRE, PASQUIN , DAMIS , VALERE ,
t R A S T E.
GrEGOIRE compte , pendant que les trois Freres
s'avancent doucement par derriere , pour voir les
sacs done la manne est pleine.
L/N, deux, trois, quatre, cinq, six, sept, huh, neux & dix.
Jarnigoil qued'arjan! Et on^e, & dou^e , cV trei\e.
Qu'i fait bon magnie ca 1 quator^e j quince _, sei\e,
Dix-sept , dix-huitj dix-neuf & vingt. Pezon stila,
I me paroit lege. Mon trebuchet ? Le via.
( Pendant qu il pese. )
S'i savion que j'on cian l'arjan a pleine- hotte ;
Comma diantre i vienrion nous accole la botte I
Lc canaille! Et leux pcre encore en a piquie 1
Et dit, s'i s'avision de li faire amiquie,
Qu'i ne seroit pas homme a teni son courage !
C O M E D I E. 141
Tout ca serait pour zeux ! Par la morgue, j'enrage!
Horn ! Qu'aveuc mon arjan je serais fier &c sec!
Et que je saurais bian leuz en torche le bee !
I zon le cceur de far ; moi , je l'aurais de bronze.
( Pasqu'm & les trois Freres s'en vont. )
Urij deux _, trois j quatre> clnq3 sixj septj huitj ncufj dix3 orrze.
( Tournant la tete. )
Gnia pu personne. Via mon parsonnage fait.
C^a n'a pas ete mal , &: j'en varron TefFet.
Fin du quatrieme Aclc,
i4* VECOLE DES P&RES,
A C T E V.
SCENE PREMIERE.
ANGELIQUE, NERINE.
N £ R I N E.
JLviLAispourquoi done cette ame a. la douleurenproic,
Quand je ne vois pour vous que des sujets de joie?
Au comble du bonheur vous vons desesperez ?
En un mot, tout vous rit, Madame; & vous plcurez !
Qui m'interrogeroit sur ce qui vous afflige ,
Ne sauroit que penser de ce nouvcau prodige.
« Un Courier nous apprend le retour d'un vaisseau,
« Qui lui rend des tresors que Ton croyoit sous l'eau.
» On vient de lui compter cent mille ecus sur table i
» Et, depuis ce moment, elle est inconsolable ».
Madame, a. ce discours, vous tomberez d'accord,
Qu'on me droit au nez; &" qu'on n'auroit pas tort.
Angelique.
Jc suis riche , il est vrai ; e'est un grand avantagc.
De Tun a l'autrc etat je sens 1'heureux passage :
J'ai connu I'indigence; &" qui s'en vit presser,
D'un ceil indifferent ne la voit pas cesser.
Mais quels que soicnt cniin ces biens qui te seduisent,
Je n en soufFre pas moins du faux bruit qn'ils deiruiscnt.
C O M £ D I E. i4$
Ce coup irreparable a fait mcs vrais malheursi
Et l'espace d'un an n'a pas tari mes pleurs.
Ce faux bruit enleva mon Pere a sa famille.
II mourut, en pleurant sur ie sort de sa fille.
Rien n'egala pour moi son amour paternel \
Et mon scul intetet porta le coup mortel.
Aujourd'hui cependant je me trouve enrichic
Du retour de ces biens qui m'ont coute sa vie :
Jen vais jouir sans lui , Ncrine ! Est-ce un bonheur
Si pur que je le puisse apprendre sans douleur i
N E R I N E.
L'excellent naturel! Ousont,pour vons entendre,
Tant d'honnetes enfans, si peu faitspourattendre,
Qui hatcnt dans leurs coeurs d'un vieux pere opulent,
LJheritage tardif, &: le trepas trop lent?
Bel exemple , sur-tout pour les fils de Geronte !
Mais de la fsrmete sied bien , au bout du compte.
La raison fixe un termc a des regrets si vains.
L'esprit, le temps, l'argent sont trois grands medecins.
L'argent seul ! Est-il mal, execpte l'avarice ,
Qu'un si doux elixir n'endorme on ne guerissc ?
Est-il ennui qui perce a travers un gros bien ?
Ce n'est pas tout encor ; ne comptez-vous pour rien
Le depit des Messieurs qui vous ont meprisec?
lis vous trouvent charmante , & vous ont refusec.
Avec une fortune egale a vos appas ,
De leur confusion ne jouirez-vous pas?
Qu'Angelique a present , demasquant la Comtesse ,
144 VECOLE t)ES PliRES,
Sc vengc ouvertement du refus qui la blessc ,
Lcs plaisante, sen moque....
Angelique.
Us sont assez punis*
Non , je ne joindrai point la bravade au mepris.
Maitresse de ccs biens echappes dii naufrage,
D'un plaisir plus sense je me forme l'image;
Allons-en faire part au Pcre infortune,
A cet homme d'honneur quils ont abandonne.
Avec quelle bonte , digne ami de mon Pere ,
Nerine , il a d'abord aecueilli ma misere !
Avec quelle tendresse & quelle bonne foi,
A ses indignes Fils il a parle pour moi !
Et que n'a pas tente sa pitie genereuse ?
Mon infortune cesse, £k la sienne est afFreuse.
Quel plaisir de lui faire , en l'etat ou je suis,
Rencontrer une amie ou lui manquoient des fils !
Voila , dans ma douleur , tout ce qui me console.
Je brulois de laider j je le puis, &" j'j vole.
Nerine.
Allez, Madame, allez confondre des ingrats.
Helas 1 ils rougiront , mais ne changeront pas.
SCENE
€ O M $D I E. t4j
SCENE II.
N&RIN E, seute.
A. Pasquin cependant j'apprete une autre crise.
Le faquin tout-a-l'heure expiera sa sottise.
II n'est done pas content d'un pere villageois ;
Et Monsieur en veut un dans le petit bourgeois !
Nous lui confronterons le bon horn me Gregoire.
Qu'il vienne! Le voici. J 'attends l'autre.
S C £ N E III.
n£rine, pasquin.
P a s q u i n.
V ICTOIRE !
N £ R I N E.
A ton honneur enfin t'en voila done sorti?
Pasquin.
De trois cents mille francs &: plus , je suis nantl
Nerine.
Savent-ils le retour du vaisseau d'Angelique ?
P a s q u i N.
Oui. J'ai fait venir meme, en menteur methodise,,
Tome L K
?4S VtCOLE DES P&RES,
Tout Tor, qu'ici lcursyeuxont cm voir en monceau ,
Dune part que leur pere avoit dans ce vaisseau.
A peine leur en ai-je annonce Ics nouvelles,
Qu'ils out vole chez eux , pleins du plus beau dcs zeles $
Cest a qui fera mieux. Mais , chez nous revenus ,
Comme ils nous recevoient nous les avons recus.
On n'entroit point. Chacun , pour prevenir son frere,
De l'oncle a mendie, sous main, Ieministere;
Le cher onde est charge par scs dignes neveux,
En faisant leurs presens , de bien plaidcr pour eux.
II ne manquera pas d'etre , dans cette affaire ,
Aussi bon avocat que bon dcpositaire.
Et la cause cV 1'argent sont en tres-bonne main.
On tient mes garncmens ; &T je te vengc enfin ,
Pauvrcpcre aveugle si long-temps surleurcompte!
Puissent-ils en crever de depit 6c de honte !
N E R I n E.
J'aime a te voir dcs mceurs.
P A S Q U I N.
Dcs mceurs ? Oui, oui , j'en ai !
N E R i N E.
Cest qu'on se sent toujours de ce que Ton est ne:
Tu me le disois bien.
P a s q u i N.
Eh! laissons la naissance.
Comme tuvois, sur eux cl!e a pen de puissance.
Cest que j'ai de Fhonneur ; 6c voila le grand point.
C O M t D I E. i47
N i R I N E.
Ce grand point est plus sur quand a i' autre il est joint.
P A S Q U I N.
Tel est ton sentiment ; mais ce n'est plus le notre.
N E R I N E.
Quoi qu'il en soit , en toi j'aime a voir Tun &: I'autre.
P A S Q U I N.
Quoi qu'il en soit, venx-tu de moi tel que je suis J
N E R I N E.
Oui \ mais je ne fais point de faux pas , si je puis.
P A S Q U I N.
Qu'appelles-tu , faux pas ? Qui te parle d'en faire ?
Tout-a-1'heure veux-tu venir chez le Notaire >
Nerine,
Tu m'entends mal aussi : ma crainte est que Pasquin,
Aujourd'hui mon epoux , ne le soit plus demain.
P A S Q U I N.
Sur quoi peux-tu fonder ce que tu t'imagines \
Nerine.
Sur l'inegalite de nos deux origines.
( Grsgoire parou. )
Consultons-en Gregoirc.
P A S Q U I N , voulant s'en alter.
Oh! non, non; laissez-moi.
N E R I N E , le retenant.
Demeure ici. Je veux lui parler dcvant toi.
Kij
i4$ ViCOLE DES PfiRES,
SCENE IV.
gr£goire, pasquin, n£rine.
Gregoire.
JM. ais dres que tu me vois.tu fui comrac la foudre.
Pasquin, a part.
Demeurons, puisqu'il faut tot outards'y resoudre.
Gregoire.
Par ce que t'es feru de ste grosse gagui?
Gnia pa gran mal a ca j sis-je eun je ne sai qui ?
Est-ce que tu me pran pour eun fagot d'epeine?
Loin de t'en vouloir mal , je veux que tu la prenne
N E R I N E.
Votre avis seroit-il, s'il etoit assez fou....
Gregoire.
Mon avi, s'i te pran, e'est de le prande itou.
N E R I N E.
J'accepte le marche \ mais e'est pourvu qu'il tienne.
Gregoire.
Ca tiant pu qu'on ne veut \ va, n'en sois pas en peine.
N E R I n e.
Si je redevenois fillc dans quelque temps?
Gregoire.
Fillc :
C O M E D I E. 149
Nerine.
Oui; je ne suis rien , je n'ai rien, & jc prends
L'heritier &: l'aine d'un Procureur tres-riche !
Si la chicane un jour de son lit me deniche ?
Gregoire.
Qui ? li! Note Jeannot mourra comme il est ne a
D'eunbon gros Paysan l'heritier & l'aine.
II est a moi.
Nerine,,
Quel conte !
Gregoire.
Oui, si vous plait, Madame.
II est filsd'un brave homme &: d'eune honnete-femme.
Li, fils d'eun Procureux ! Fi don ! en a-t-il I'air ?
Trouve-vous qu'i ressemble a i'ouvrage d'eun Clair?
Toi , defan don ta cause.
Nerine.
II auroit trop dc peine
A plaider contre vous.
P A S Q U I N , a part.
Our'! La hichcuse scene 1
Gregoire.
Conte moi 1 Queman don, li-meme auroit dit ca ).
Nerine.
Vas, Jeannot! Cc n'est pas ce qui nous brouillera.
J'en veux d'autant plus meme etre de tes amies,
Que jc n'ai plus de peur que tu te mesallies.
Adieu.
K ii)
i5o L'ECOLE DES PiRES,
SCENE V.
gregoire, pasquin.
Gregoire.
J* I , le vilain, qui me renie! Encor
Si c'etoitpour unComte,ou queuque autre Milor !
Mais pour se dire issu dJou? de qui ? d'eune race
Don tout le reluisan ne vau pa note crasse,
Pasquin.
Ma foi non! Maintenant je pense , en verite.
Que ce que j'en ai dit e'est par humilite.
Gregoire.
Va tc cache, aveuc ta sotte suffisance !
Via don pourquoi mon drole evitoit ma presence ',
Tu rougis du saro don ton prre est couvar !
Eh ! va , va , mon saro vau bian ton habit var.
Et pis , devan le jans, je fon le bon Apote !
lene, le brave enfan, qui veu parle dez-aute!
Pasquin.
Eh ! je vous ai bien dit que je ne valois rien.
Oni,je suisun maraud, un miserable, un chien,
Digne je ne sais pas dc quoi ! De cent nazardes.
Je serai contre moi desormais sur mes gardes.
J'etois garcon d'honneur , si jamais il en rut 5
Mais pres de nous le Diable est toujours a lafrut.
C O M E D I E. i 5 x
Si vous saviez combien , maudissant ma sottise ,
J'ai fait de mauvais sang depuis qu'elle est commiscl
Le mal que jc m'en veux....
Gregoire.
Parles-tu tou de bon?
Pasquin,
Oui -y c'cst du fond du coeur.
Gregoire.
Note Maite a raison.
Je ne son que de sot ! Le pandar ont biau faire,
Et n'ete pa no fils ; je son toujou leux pere.
Oh bian! j'oublire tou: mais c'est aveuc le tarns,
Etca, quand tu m'aura devalize no jans.
Fai nous, su ce qu'izon, faire an plutot main-bassc.
Ta paix est faite alors ; sinon
Pasquin.
Je tiens ma grace I
Le Frcre de Gcrontc est , depuis un instant,
Gardien d'un depot dont vous serez content.
L'avide Financier , d'une main de Forrante,
Lache, en de bons contrats, trois mille ecus de rente.
Gregoire.
Tiron toujou. Aprcs.
Pasquin.
On a de PAuditeura
Quarante mille ecus en billets au porteur.
Kiv
j5i VECOLE DES P&RES,
Gregoire.
N'a-t'on du Capitaine ancor que de paroles ?
P a s q u I N.
Vn cofFret plein de neuf ou dix mille pistoles,
En est-ce assez ?
Gregoire.
Apres cet acle de vartu,
Vian ! Je t'ambrasserois , quand tu m'aurois battu.
Et de sa fante , au fond, qui veut-on qui soit cause?
C'est !e mauvais exempe, & ce n'est autre chose.
Eh ! Messieux de la ville., aveuc vos moeurs du tams ,
Que vous nous gate bian tons nos pauves enfans !
Je vous les envoyon bons, simpes, sans malice ,
Vous nous le deniaise ; mais c'est aveuc de vice.
Oh ! bian , bian , guieumarci , j'avon quasiman tou>
Et , de note cote , je tenon le bon bou.
De conte-bleu , Geronte a traite l'entreprise 3
Allon li montre.... Non •> retardons la surprise.
( Voyant venir Geronte. )
Vian ! De la reussite i ne faut nous targue
Qua la barbe de ceux que je voulons nargue.
*¥
c^?
C O M E D I E.
MJ
SCENE VI.
GERONTE, ANG&LIQUE.
Angelique.
JL/E mesoffresen vain vous voulez vous defendrc.
Je nc vous quitte point.
Geronte.
Jc ne veux ricn entendre.
Angelique.
Songezde quels malheurs vos jours sont menaces.
Geronte.
Ma maison de campagnc existe , Sc e'est assez.
Ce bien mc suffisoit ; il me suffit encore.
Et j'y cours enfermer 1'ennui qui mc devore.
Angelique.
Ce bien peut vous manquer par des coups imprc vus.
Vous comptiez sur vos fils, cV vous n'y comptcz plus.
Geronte.
Non , Madame ; 3c c'est-la ma perte irreparable.
Angelique.
Garantissez-vous done d'un sort plus deplorable;
Prevenez un etat dont j'ai long-temps gum 3
Ou je vous ai trouve si veritable ami.
154 L'iCOLE DES P£RES3
Vous seul aurez-vons cu de la reconnoissance?
Le Ciel a-t-il remis ces biens en ma puissance,
Pour me voir emporter le reprochc au tombeau 3
D'avoir eu, sans le suivre , un exemple si beau?
L'amitie de mon Pere etoit plus engageante.
Qu'il revive en sa Fille \
Geronte.
O trop heureux Argante !
Oni ! tu revis en elle , &c tu m'en vois jaloux.
Genereuse Angelique ! Adieu , separons-nous.
Quel horrible surcroit seroit-ce a ma misere ,
Que je vous dusse encore autant qu'a votre pere;
Moi, qui rougis deja de vous voir aujourd'hui
Ne tenir rien de moi , quand je tiens tout de lui I
Le Ciel a fait pour vous ce que je voulois faire.
Votre prosperite me tient lieu de salaire.
N'honorez plus ccs lieux d'un aspecl si charmant:
Fuyez-nous pour jamais ! Quelquefois seulement
Souvenez-vous de moi , dans le cours dune vie
Dont la felicite fit ma plus chere envie ;
J'aurois fait aujourd'hui moi-meme ce bonheur;
Mais j'etois sans fortune , & mes fils sans honneur,
Angelique.
Je ne vous parle plus que dcvant ces barbares.
Par une offre si juste, &" des refus si rares ,
Inspirons , ou du moins faisons-leur concevoir ?
Vous 3 le mepris des biens ^ moi, Tamour du devoir.
C O M E D I E. 155
Reduisons aux remords ravarice inhumainc!
J'attends qu'ici bientot l'interet les ramene.
De votre faux malheur ils sont desabuses:
Et, daas I'espoir des biens qu'on vous a supposes,
11 nest procede noble a present qui leur coute.
Geronte,
Oseroient-ils paroitre ?
Angelique.
Oui : se flattant sans doutc
Que vous ne les croyez encore instruits de rien.
Geronte.
Et moi , je ne veux plusavcc eux d'entreticn.
Angelique.
Les voila.
Geronte.
Je les fuis.
SCENE VII.
Tous LES Personnages.
CHRISALDE, arraant Geronte.
-fctCOUTEZ-NOUS, mon Frcrc,
Gcs Messieurs se plaignant d'une injustc eolerc,
M'engagent a venir interceder pour eux.
Que reprocbez-vous done a ces fils genaeux?
i$6 L'ECOLE DES P$RES3
lis n'ont rien , disent ils , qu'ils ne vous sacrifient :
Pour moi, je I'avouerai ,leurs bons cceurs medifient 5.
Et c'est pour qui vous aime un spectacle bien doux,
De les voir a 1'envi se depouiller pour vous.
DaMIS, ajfeciueusement a son Pere.
Ai-je done merite cctte rigueur outrce
Qui m'a de la maison fait refuser l'entree'
VALERE, d'un ton furieux.
II est des medisans qui vous font soupconner
Que i'etois un infame a vous abandonner ?
Nommez-les moi , nommez !
E R A S T E.
VoilaGregoire; approche!
Tantot, pour me purger d'un injuste reproche ,
N'ai-je pas sur le chimp fait offre de mes biensi
Va LERE, le sccouant rudement par le bras.
Qui de nous , le premier , a presente les siens l
Gregoire.
Ouf ! Ma piau n'en peu mais.
Valere.
Dcdis-moi , si tu l'oscs !'
Parle !
Gregoire, a Geronte.
Oh ! pour ca, Monsieu , i-zon bin fai le choses.
D A M I S.
Jc n'attcstc pcrsonnc en ce juste conflit:
Mon Pcrc mc connoit ^ 6c cela me suffif.
€ O M E D I E. 157
Je devois , il est vrai , d'abord & sans repliquc,
M'ofFrir a votre gre pour epoux d5 Angelique.
Mais, mon Pere, excusez -, j'aimois : &r dans un cceur,
De la raison l'amour est aisement vainqueur.
Cette raison bientot est rentree en mon ame;
( a Angelique. )
Et j'en dois le retour a vos bontes , Madame.
Oni; j'ai sur vos lecons murement reflechi.
Et de mes premiers fers par vous-mcme affranchi ,
Je viens....
Valere.
Tout beau ! C'est moi qui le premier m'explique,
Et qui veux , s'il vous plait , epouser Angelique.
Era S T E , a ses Freres.
Oui ! tantot, malgre moi, vous m'en faisiezTepoux !
Et c'est moi qui veux l'etre a present malgre vous.
D A M I S , a Geronte.
Vous me la destiniez \ c'est a moi qu'clle est due.
Valere.
Mandez-lui qu'elle vienne ■■, & je 1'cpouse a vue.
E r a s T E.
J'aimois ailleurs aussi ; mais cela n'y fait rien.
N E r 1 N E.
Vous savez donc,Messieurs,qu' Angelique a du bien?
Geronte.
Enfans denatures , que tout le monde abhorre ,
i5* ViCOLE DES PERES,
Qu'ainsi que le refus, ce retour deshonorel
Laches ! qu'attendez-vous d'Angelique &" de moi?
Vous voulez, a Fenvi, lui donner votre foi !
Armcz done votre front d'une audace nouvelle.
Savez-vous devant qui vous parlez? Devant die.
Voila cette Angelique ofFerte a votre choix,
Et que vous offensez pour la seconde fois.
Flattez-vous maintenant d'un espoir legitime;
Chcrchez mon entremise, &: briguez son estime.
Lorsque, dans ses malheurs, un Pcre vous I'ofFroit ,
II falloit disputcr alors a qui l'auroit !
D'appas 6V de vertus un si rare assemblage ,
Seroit de Tun de vous a present le partage i
Mais votre ame n'a pu jusques-la selever ,
Quand pour vous, contre moi fai pu me soulever;
Car enfin, je Taimoisc elle y pouvoit repondre :
( u Ana clique. )
{ Pardonnez un aveu qui sert a les confondrc.;
Oui, cruels ! en secret pour elle je brulois
D'un veritable amour que je vous immolois.
Vos refus m'ont fait perdre un si grand sacrifice:
Qu'a jamais vos rerus fassent votre supplicc !
La Nature sur elle a rcpandu ses dons ;
Et la Fortune y joint les siens. Nous la perdons.
Triomphez du depit qui s'eleve en lcur ame ;
Vous etes bien vengce. Adieu , partcz, Madame?
Allcz, loin des Ingrats , vous choisir un epoux ,
Moins meprisable qu'eux , &: plus digne de vous.
C O M E D I E. 159
Ang£lique.
Non, non : je dois, Monsieur, vous prendre pour modele.
A l'exemple d'une ame &: si grande &: si belle ,
Je leur pardonne , & veux fixer ici mon choix.
G E R O N T E.
Ah ! Que pretendez-vous ? Detestez-les tous trois 1
Point d'egard pour mon sang ! Je ne suis plus leur Pere.
Angelique.
Vous le redeviendrez quand je serai leur Mere.
Je voulois partager mes biens entre nous deux :
Je vous les livre tous , &: moi-meme avec eux.
G E R O N T E.
Et vous-meme ! Ah ! Madame I O bonte magnanime i
Angelique.
De mon Pere, en ceci, le pur esprit m'anime.
Pleine de sa memoire , il me semble aujourd'hui ,
Qu3en m'unissant a vous , je me rejoins a lui.
Chrisalde.
Voila pour mes neveux un trait bicn cxemplaire.
Vous plairoit-il, Madame , attenJant le Notairc,
Aller vous reposer duns cet appartement ?
Nous vous suivons, mon Frere 6c moi, dans le moment.
S%
%
i<To VECOLE DES P&RES*
SCENE VIII, & ^rm'e«.
Tousles Personnages,excepteAngelique.
CHRiSALDE,fl Gironte.
J?\ssurez sur les biens que Ton vous restituc,
Son douaire, & la dot quelle se constitue.
( Aux trois Freres. )
Et vous , une autre fois , soyez plus connoisseurs
Au choix que vous ferez de vos Intercesseurs.
Pcnsez-vous qu aveugle sur votre cara&ere,
Tout le monde ait pour vous les yeuxde votre Pere ?
Vos lachetes sans doute esperent l'adoucir ;
Mais , pres de moi , jamais n'y croycz reussir.
Tons mes biens , apres moi , devoient etre les votres.
N'y pretendez plus rien, ni les uns ni les autres j
A l'aimable Augcliquc ils sont abandonnes.
Et vous allez encore ctre plus etonnes.
Ce vaisseau revenu , ce courier , ces richesses ,
N'ctoicnt , jc vous l'apprends , que d'honnetes finesses 5
Pour lui faire accepter les dons que je lui fais ;
Ellc a cent mille ecus deja de mes bienfaits.
Sa facon d'en user la rend ditrnc du rcste.
Vous avez trop suivi votre penchant funeste.
Angclique 6V mon Frere ont des vertus sans prix.
lis sont recompenses, 8c vous etes punis.
Gregoire
C O M E D I E. itfi
Gregoire.
( Rendant un sac a Chrisalde qui sort. )
Via le sac aveuc quoi j'avon fait no recrue ,
Et le biau filet d'or ou j'avon pri le grue.
( Aux trois Freres. )
Lez aute sacs, Messieu, qu ou rcluquiais de loin ,
En lieu d'or &: d'arjan , n'etion plein que de foin.
I vous ressemblion : fausse & belle apparance.
Vote Pere dans vous boutoit son esperancei
II a vu dans le fond que vous ne valiais rian.
Vous revla sous sa coupe : adieu ; porte vous bian.
( // sort. )
Geronte.
Malheureux 1 Je vous plains , tout ingrats que vous ctes ,
Je n'ai point rassemble tant de coups sur vos tetes.
Accusez-en des coeLirs indignes contre vous ,
Et touches du malheur ou vous me laissiez tous.
Allez ! Je veux encor disposer en bon Pere,
De ce que vous avez depose chez mon Frere ;
Ce que je vous enleve en cet heureux moment,
Suffit , 6c par dela , pour votre chatiment.
( II sort. )
N E R I N E.
Comme dans le peche leur ame est cndurcie i
Voyez si seulement un d'eux me remercie.
{ElksortS
Tome J. L
1 6 x L EC OLE DES P$RES, CO ME DIE.
D A M I S , a Pasquin.
Scelerat ! Que penser de tout ce que je voi?
Pasquin.
Qu'on vons jouoit.
V A L E R E.
Et qui !
Pasquin.
L'Oncle , Nerinc...,
( Fuyant sur la pone du logis. )
Et moi,
Va LEREj courant a. lui la canne levee.
Vous en serez payes selon votre merite.
PASQUIN, s3 arretant fierement.
Morbleu! n'avancez pas, ou je vous desherite!
D A M I S.
Peut-on plus outrager , &" dc plus de facons >
£ r a s T E.
En effet, nous voila de fort jolis garcons!
Fin du cinquleme & dernier Acle.
4th
callisth£ne,
T RAG E D I E.
Representee y pour la premiere fois > par les
Comediens FranfoiSj le 18 Feyrier 1730.
Lij
A
SON ALTESSE S£r£NISSIME
MA DAME
LA DUCHESSE
DOUAIRIERE.
M
A D A M E,
Vol CI un fruit de ? accueil obligcant que V. A. S.
daigna faire a mon premier Ouvrage. Ainsi quc} dans
les champs de Mars 3 le Soldat sent sa valeur se
ranimer a I' aspect du Prince : ainsi ma Muse ., dans
sa carrier e epineuse _, a send redoubler son courage &
son aclivite sous les yeux de I'auguste Princesse qui
Vhonore de ses regards. Mon projet ^ sous tout
autre auspice j neiit ete quune pure temerite. Avoir
a peindre un Heros tel qu Alexandre _, un homme que
l' imagination 3 depu'is tant de siecles 3 se complait &
s3 habitue a placer au-dessus d'elle-meme ; prctendre
d'un souffle de la raison renverser ce colosse accreditee
L iij
166 £ P I T R E.
& qua la voix du simple Philosophy 3 se taise un
Conquerant devant qui la Verite nous apprend que se
tut le monde entier : c'e'toit } pour un talent aussi pea.
decide que le mien3 une entreprise qui ne demandoitpas
un moindre mobile que V ardeur de meriter le suffrage
de V. A. S. Cette ardeur ne ma pas seulement en-
hardi ; elle ma guide 3 in me fa is ant soigneusement
eviter les peintures molles & flatteuses a" une passion
plus convtnakle aux graces effe'minees de la Pastorale y
qua la majcste de la Vragedie ; & des peintures de
plus 3 qui 3 ninteressant gueres quen seduisant 3
de'shonorent j pour ainsi dire 3 & degradent la sensi-
bility un des plus beaux sentimens du cceur humain.
Enfin3 Madame 3 anime a" une si louable ardeur j
je ne me suis laisse saisir a V enthousiasme 3 que sur
Us seules ide'es du vrai 3 du vertueux & du grand. Aussi
les ressorts employes dans ce Poe'me ne remueront-ils
que les ames elevees ; raison qui vous le consacroit j
independamment de Vender devouement & du tres-
profond respect avec lesquels j'ai deja publiquemcnt
ose me dire 3
MADAME
Votrc tres-humble & trcs-
obeissant Servitcur
PI RON,
,s7
PR E F A C E.
%se monde, a penser philosophiquement , n'est,
comme on le saic assez , qu'un vrai theatre sur lequel
se jouent toutes sortes de scenes qui disparoissent
8c se renouvellent a chaque inftant j scenes presque
toutes egalement frivoles & ridicules.
Limitation de quelques - unes de ces scenes
passageres, ou , si Ton veut, l'art de les representer
devant les ac"teurs originaux j en un mot , ce que
nous appelons les Spectacles ou le Theatre , n'etant
qu'une tres- foible copie du grand spectacle 6c du
theatre universel 3 les plus belles productions de cet
art si vante ne sauroient etre par consequent aux
yeux du vrai Philosophe , qu'une ombre , qu'un
fantome.
De ce fantome toutefois, de cette ombre si vaine,
de cette legere image d'un rien , grace a notre gouc
pour les riens , ii resulte &c se forme en nous plus
d'unesorred'illusion; cVdeces illusions (singularite
non moins remarquable) la plus douce 6c la plus
amusante a nos yeux , p3toit etre celle qui nous
aftede sous le masque lugubre 3c les sombres cou-
leurs de la Tragcdie.
Je n'oserois hasarder ici comme une decouverte
L iv
i6t PREFACE.
bien sure , les raisons que je concois d'une predi-
lection si bizarre. L'homme le seroir-il assez lui-
meme pour trouver plus de passe-temps a pleurer
sur ses infirmites qua fire de ses ridicules ? Ou notre
sot entetement des grandeurs d'ici-bas, agissant
jusques dans ces reves poetiques , nous feroit-il
preferer entre la Tragedie &: la Comedie , le reflet
du faux eclat qui brille dans l'une , a l'etincelle de
lumicre plus pure & plus naturelle qui luit dans
l'autre ? Ou bien ne seroit ce que l'eftet d'une va-
mte puerile qui s'applaudiroit tacitement de ce
qu'on lui livre en spectacle des Rois Ik des Princes,
plutor que des personnes ordinaires? Ou bien enfin
nous en prendrons - nous a la malignite du cceur
humain , qui se feroit un plaisir cruel & extrava-
gant de comidcrer dans le malheur , ceux que le
pre jug ■': met au rang des plus heureux mortels ?
Seroit-ce une seule de ces raisons ? Les seroient-ce
toutes ensemb'e ? Ssroit-ce encore autre chose de
plus ou de moins sense qui fait le gout predomi-
nant qu'on a pour la Tragedie ? Decide qui pourra.
Je m'en rapporte a ces hauts speculatifs , a ces
esprits subtils , crees pour sonder les cavitcs de
1'interieur de l'homme } pour descendre dans ce
noir & profond labyrinthe , pour en demeler les
detours & pour s'y promener a pas ferme , le fil
d'Ariane dc la lanterne de Diogcne a la main,
Laissant done les causes , 6: m'en tenant aux
PREFACE. i6t)
efFets , il me suffisoit de ne pouvoir douter de la
preeminence du Tragique , pour avoir envie de
tenter ce genre apres l'autre, non-seulement com-
me le mieux accueilli , mais encore , selon moi ,
comme le moins difficile , & le plus a la portce de
la mediocrite des talens dramatiques ; la grandeur
apparente des sujets suppleant en quelque maniere
a la petitesse du genie qui les traite ; & la fiction
brillante, soutenue de quelque vain apparat, emit
toujours plusavantageuse a produire aux yeux de la.
multitude, que la verite simple 8c sansornemens.
Mais, d'un autre cote, je voyois avec quelque
degout que cette sorte d'avantage n'ayant deja. que
trop encourage mes Devanciers, avoitetrangement
multiplie nos Tragedies , dont les grands ressorts
sont en assez petit nombre. Je considerai que ces
ressorts meme avoient , par le long usage , perdu
beaucoup de leur elasticite ; &c que les differentes
combinaisons epuisees , introduisoient necessaire-
ment & de plus en plus dans les chants de Melpo-
mene, une uniformite fort insipide, &c devenue
tres-fatigante : uniformite, je le sais , qui ne laisse
pas de plaire encore quelquefois ; mais , helas ,
pour combien de temps ! Et qu'est - ce qu'une si
courte duree , en comparaison de celle a laquelle
aspire &c doit aspirer un orgueil vraiment poed-
que ?
En effet, notre machine tragique ne tourne guere
17© PREFACE.
que sur ces trois grands pivots : l' Amour } la Vcn-
geance & V Ambition.
L' Amour 8c la Vengeance ne sont pourtant que
deux passions fort communes, egalement naturelles
aux plus petites & aux plus grandes ames. Les ega-
rsmens de l'amour en particulier tiennent meme
en tout du ridicule ou du plaisant , plus que du no-
ble & que du pathetique. Est-il sur le theatre du
monde de plus grands jouets de la societe , que les
malheureux agites de cette foiblesse orageuse ? Qui
ne rit de leurs alterations , de leurs inquietudes, de
leurs jalousies , & de tous leurs autres emportemens ?
Ou si , dans cet etatj ils excitent par hasard quelque
pitie , e'en est une qui ne leur est qu'injurieuse.
De-la. vient que la Comedie 8c la Farce meme , se
sont mises en possession de ces personnages , com-
me d'une proie devolue de plein droit a la raillerie
& a la risee. Cela seul ne devroit-il pas , comme
autrefois en Grece j les bannir en France aujour-
d'hui d'une scene , ouverte settlement a ce que
nous appelons a&es heroi'ques & grands sentimens ?
D'ailleurs , que dire de cet amour , ptis de son plus
beau cote , qui ne soit rebatru, & que n'ayent dit 8c
redit ( un peu mieux peut-etre qu'il n'eut convenu)
Felegant Racine, le doucereux & galant Quinaut ,
nos jolis Roinanciers , 8c la foule innombrable de
Copistes qu'ont eu ces Originaux illustres.
II y autoit un amour tendre 8c sense , dont les
PREFACE. i7x
malheurs vraiment dignes d'excirer la noble pitie
des ames raisonnables , ne rabaisseroient point la
dignite pretendue du cochurne ; ce seroit l'amour
conjugal. Mais, a ce nom seul , je vois deja rire ou
sourciller, non-seulement norre folatre Jeunesse ,
mais encore nos Francois de rous age? , maris 2c
femmes. La delicatesse & l'aisance des maeurs ont
renvoye bienloin , &c des long- temps ont livre aux
sarcasmes de Thalie cette espcce d'amour suranne j
amour tres-decent, a la verite ; amour peut-erre
plus doux & plus naturel que l'autre j amour auto-
rise des loix divines &humaineSj comme essentiel
a la societe ; amour des-li qui, je ne sais pourquoi,
ne peut plus etre interessant parmi nous , pas meme
vraisemblable. De nos jours cependant ll a rcussi
quelquefois sur les theatres , je l'avoue j dans Ines s
par exemple , dans le Philosophe marie , & dans h
Prejuge d la mode. Mais observons dans les deux
premieres Pieces , que les mariages y sont clandes-
tins. Sans cette petite irregularite , qui corrige un
pen la fadeur de l'amour conjugal , probablement
il echouoit ; & si la troisieme de ces Pieces s'est
tiree d'affaire sans un pareil correctif , e'est qu'il est
bien compense, par le prodige de la rare timidite
dc de la tendre galanterie du mari qui redevient
amant. Un autre prodige encore de l'art, e'est le
denouement de cette Piece , qui , finissant par ce
bon mari a genoux devant sa femme3 finit precise-
i7* PREFACE.
roenr comme George Dandin'y avec la belle diffe-
rence, que ce qui fait rire dans celle-ci, fait pleurer
dans 1'autre : nouveau genre de parodie bien esti-
mable 8c bien ingenieux I
Voili pour l' ' Amour x passons a la Vengeance. Le
grand Corneille , & quelques-uns de ses Imitateurs ,
n'ont pas moins epuise le jeu des fureurs de cette
odJeuse passion , sans comparaison moins excusable
encore qua Pautre. Oui, j'ose le penser 8c le dire,
n'en di'plaise meme au prejuge barbare introduit
malheureusement parmi nous , sous le nom spe-
cieux de point d'konneur 3 le Sage trouvera toujours
la vengeance, si eloignee non-seulement de la veri-
table grandeur d'ame , mais meme dss premiers
principesde la saine raison 8c de l'humanite, qu'il
ne concevra jamais que la peinture un peu forte en
pmsseetre am usance, ni meme supportable a. 1'esprit
d'un Auditoire sense. Une imagination rcglee re-
pugnera done toujours a rafiner ( quand cela se
pouiroit encore) sur les motifs 8c sur les ressources
d'une passion si detestable. Comment se plaire a
multiplier, a. charger les portraits d'un monstre qui
devroit n 'avoir jamais existe ? Ne seroit-ce pas ai-
mer a perpetuer, en quelque sorte^ ce qu'on vou-
droit qui fiit aneanti de toute facon ?
Je ne dis rien de la P erf die ni de la Cruautc\ ce
ne seroit que du tronc monter aux branches 3 8c
PREFACE* i7j
descendre de la cause a 1'erTetj puisqueces oppro-
bres de l'humanite sont, dans la Tragedie, les suites
ordinaires des deux passions dont j'ai parle ; &
qu'ils excitenc si naturellement notre horreur , que,
malgre le privilege etendu <\es Peintres & des Po'c-
tes , cette matiere , ce me semble 3 devroit hon-
netement etre inrerdite , du moins a ces derniers :
& je crois qu'il leur sieroit tres-bien de se refuser
au triste talent qu'ils auroient de reussir a des sujets
si rebutans.
Pour pouvoir done etre un peu neuf encore , &
l'etre avec quelque decence &c quelque dignite , je
ne vis rien de mieux ni de plus utile a produire an
Theatre , que 1' Ambition. On sait trop ce que e'ese
que ce vice j & qu'il a , selon les etats , sa me sure
& son espece dans tous les cceurs \ mais de quelle
consequence n'est-il pas dans Tame d'un Prince ?
Et jusqu'ou ne l'egare pas ce desir immodere &
mal-entendu de remplir du bruit de son nom , a
quelque prix que ce soit, tout 1'univers & tous les
temps? Foiblesse ou frenesie, qui j n'etant ni si
meprisable que V Amour , ni , dans un sens , si
odieuse que la Vengeance , me paroit avoir quel-
que chose de moins contraire 6c de plus analogue
a la pretendue elevation du Tragique. De plus, s'il
est vrai , comme on le veut , que le Theatre serve
a purger les mceurs , entre les trois vices dont j'ai
parle , en est-il un dont il fut plus utile de les pur-
174 P R £ F A C E.
ger que celui-ci , vu que les deux autres nim4»
ressent d'ordinaire que le repos de quelques Parti-
culiers , ou , tout au plus , que celui de quelques
families; au lieu que l'ambition ne tend jamais a
rooms qu'a troubler la paix de l'univers entier, 8c
qu'a fletrir la ^loire de ceux qui le gouvernent,
en les faisant devenir les fleaux du genre humain?
Or , de I'aveu general , ambition ne fut jamais
plus a<5tive,ni plus demesuree que celle d'Alexandre,
Presque au sortir du berceau , il pleure de ce que
eelle de son Pere, en se satisfaisant , devient nui-
sible a la sienne. S'il continue , disoit il a ceux qui
lui annoncpient les vidloires de Philippe , il ne me
laissera rien a conquerir. Aussi rompt-il le frein des
le premier point de son adolescence. Des-lors il
attaque , envahit , ravage tout ce qui se trouve de
pays libre sous ses pas ; il ne s'arrete qu'ou finit la
terre habitee. Furieux de lui trouver des bornes, il
a la folie de s'en plaindre aux Dieux ; &, pour se
venger du mauvais tour qu'ils lui jouent de ne lui
laisser qu'un monde a detruire, il s'avised'oser les
attaquer eux-memes , en entreprenant de se faire
adorer comme eux. Je le prends au moment de
cette extravagance la plus signalee,& la derniere de
sa vie \ car la mort l'enleva peu de temps apres, a la
fleur de son age , & dans les plus violens acces de
cette fievre, que le dernier soupir, a ce que Ton clir,
peat seuieteindre.
PREFACE. 175
Quel objet plus brillant & plus interessant pou-
vois-je prefenter sur la scene heroi'que & sous les
yeux des Nations ? Quel plus grand exemple , &
quoi de plus instru&if pour tant de Rois, qui n'au-
ront pas le bonheur de ressembler a celui , donr il
plait au Ciel de nous gratifier dans sa bienveillance!
A ce farouche orgueil , enfle du poison de la flat-
terie &c du torrent des prosperity j'aicrune pou-
voir aussi rien opposer de plus frappanr, que la
pleine franchise d'un homme sage & d'une femme
forte , du philosophe Callisthene & de sa soeur Leo-
nide ; les deux seuls Personnages qui se trouvoienc
libres & independans au milieu d'une Cour de flat-
teurs & d'esclaves : tous deux citoyens de la seule
ville de Grece qui avoit refuse de concourir au
projet du destructeuf de l'Asie ; tous deux 1'hon-
neur de leur Patrie , de Sparte , de la ville unique
<k fameuse, oil Tun $c Pautre sexe suc,oient avec le
lait &c conservoient jusqu'au tombeau , le senti-
ment de la vertu la plus aprej le mepris des ri-
chesses , des rangs , de la ryrannie, des rourmens
& de la more meme : seul peuple que , sans l'a-
mour de la gloire , & la peur de la home , on auroic
pu dire au-dessus de toutes les miseres humaines.
La puissance efFrenee & menacanre d'un core ,
le pur & tranquille heroismede 1'autre j quel plus
beau contraste ! Eh quoi ! si, comme il est vra;,
les grandes images nous enflent le coeur , & nous
i76 PREFACE.
recreent Tame en Pelevant, l'intime satisfaction de
voir le vice, arme du plein pouvoir , gemir de son
impuissance devant la verite nue & paisible j certe
satisfaction , dis-je, ne devroit-elle pas etre pour le
moins aussi delicieuse au Spe&ateur , qu'une espece
d'horreur ou qu'une vaine commiseration excitee
par les traits odieux de la vengeance , ou par les
honteuses foiblesses de l'amour ? La vive & bell©
emotion qu'une ame forte & courageuse sent alors
a l'aspe£t d'une sage & male assurance qui foule
aux pieds la force in juste & couronnee , ne devroit-
elle pas , pour le plaisir , l'emporter de beaucoup
sur les ebranlemens que la terreur Sc la pitie cau-
sent a des ames foibles ou voluptueuses ?
Non, repondront, a coup sur, nos Esprits d'ha-
bitude &c de comparaison. Le Theatre est fait pour
emouvoir fortement notre ame , & y exciter la
plus vive sensibilite : Or, la terreur &: la pitie
Tattaquent de plus pres & plus vivement que ne
fera jamais votre genre appele , si Ton veut , le genre
admiratif. Genre qui ne va gueres qua l'esprit ,
comme ii ne vient aussi que de resptit ; & dans
lequel en effet un Auteur semble avoir plutot en
vue l'interet de sa gloire, que celui de notre plaisir j
tandis que, de notre cote, nous prenons, avec rai-
son , mille fois plus d'interet a notre plaisir qu'a sa
gloire.
Rien n'est plus juste que cette preference : je
n'en
PREFACE. 1 77
n*eh saurbis disconvenir , non plus que du malheur
que peut avoir ce genre , de ne vous remuer que
mediocrement , parce qu'en effet il parie im peu
moins au sentiment qu'a la raison : mais convenez
aussi que le propre interetde votre plaisir exige de
la variete dans les moyensqu'on emploie pour vous
le procurer. Que ne fait-on pas tous les jours pour
multiplier ces moyens ? N'est ce pas dans la vue de
les varier , qu'a fenjoue qui veillissost , la Comedie
vient de substiruer le larmoyant 3 ton consacre de
tout temps a la seule Tragedie ? SoufFrez done que
la Tragedie , sans user de reprcsadles, ose aussi se
diversifier j & se diveisiher en s'ennobhssant du
moins, & non pas en se defigurant. SourTrez qu'e-
tendant son terrem d'un cote , tandis qu'on iui en
usurpe de l'autre, elle cultive un peu ce genre ad-
miratif , la partie de son domaine le plus en friche ,
&C pourtant la plus ligne d'elle , & , si je puis m'ex-
primer ainsi, la plus S-:igneuriale.
Du reste, tout ce que j'ose avanc :r ici en faveur
du genre admiratif , ne va , comme on pent croire ,
qua vouloir justifier ma tentative & nulLment a
pretendre insinuer, en aucune facon , que j'aye fait
d'heureux efforts , tels que les auroit pu faire un
plus digne imitateur des beaux endroits de Pompee,
de Nicomede 3 de Senorius & ft Athalie. En sentant,
ainsi que tout autre , la necessite qu'il y auroit ,
pour plaire au grand nombre , de se plier au gout
Tome L M
17* PREFACE.
dominant, & le peril que Ton court, en le voulant
plier lui-meme contre lui-meme j en sentant , dis-
je, l'avantage assure que le tendre & I'interessanc
conserveront toujours sur 1'admiratif a certains
egards ; je sens encore plus combien ce dernier
genre est au-dessus de mes forces , le premier ne
les surpassant deja que trop , quoiqu'assurement il
trouveroit dans les foiblesses de mon cceur, bien
plus de ressources , que celui-ci n'en trouvera jamais
dans mon esprit. Je ne releve done ce dernier genre,
que pour tacher, en lui faisant trouver grace aux
yeux du Le&eur, de m'attirer son attention j ii en
naitroit peut-etre pour ce Poeme, un peu plus d'in-
dulgence que n'en eut leSpectateur. Car le Letteur,
d'ordinaire, etant plus tranquille &z plus reflechi ,
est par consequent aussi plus clairvoyant & plus
equitable, qu'un Spectateur presque toujours in-
quiet , inappliquc, partial & prevenu. Ce ne seroit
pas la premiere fois que le cabinet auroit casse les
Arrets du theatre. A la verite, pour un Auteur qui
se louera de cette sorte de revolution , mille auront
a s'en plaindre \ elle est bien rare telle que je la sou-
haite. Aussi , tous les soins que j'ai pris a corriger
ma Piece, & tous ces beaux raisonnemens de Pre-
faces , ne me laissent pas la-dessus dans une secu-
rite bien grande.
Void maintenant le sujet de ma Tragedie , tel
que me l'a presence Justin, Lib, XV. cap. ill.
PREFACE, t?$;
QtflPPE cum Alexander Magnus Callistheneni
Philosophum propter salutationis Persies, interpella-
tum morem y insidiarum qu& sibi paratx, fuerant con-
scium fuisse iratus finxisset j eumque , truncatis cru~
deliter omnibus membris, abscissisque auribus^ acnaso
labiisque , deforme ac miserandum speclaculum red"
didisset , insuper cum cane in cavea clausum ad me turn
c&terorum circumferret : Tunc Lysimachus audire Cal-
listhenem & pracepta ab eo accipere virtutis sohtus ,
misertus tanti viri non culpa , sed libertatis pcenas
pendent'iSy venenum ei in remedium calamitatum deditb
Quod adeb agre Alexander tulit , ut eum objici fero~
cissimo Leoni juberet. Sed cum ad conspeclum ejus
concitaius Leo impetum fecisset , manurn amiculo in-
volutam Lysimachus in os Leonis immersit ; arrepta*
que lingua, feram eXanimavit. Quod cum nunciatum
Regi esset, admiraiio in satisfaclionem cessit ; caric*
remque eum propter tanta censtantiam virtutis habuit*
« Alex andre le Grand, mire centre le Philoso-
« phe Callisthcne, de ce qu ll dc^approuvoit haute-
» ment qu'il se vouliit faire adorer , a la facon des
» Rois de Perse, feignit de croire qu'il trempoit
» dans une conspiration formee contre lui ; & , sar
55 ce pretexre j non content de lui avoir fait inhu-
35 mainement couper les levres, le nez & les oreilles,
») ainsi defigurc & mutile , il le faisoit trainer a sa
» suite , enferme avec un chien, dans une c ge de
» fer, pour etre, a son armee, un spe&acle d'horreur
Mij
180 PREFACE.
» & d'epouvante. Lysimaque , disciple de ce ver»
« tueux Personnage , touche de le voir languir
» dans une misere qu'ii ne s'etoit attiree que par
« une louable franchise, lui fit tenir du poison qui
55 le delivra de tant de tourmens & d'indignites.
« Alexandre l'ayant su ., en fur si transport^ de
» colere 3 qu'il fit exposer Lysimaque a. la rage
>5 d'un Lion aflfame. Quand ce brave homme vie
» venir a lui le monstre pret a le devorer 3 il sq\\-
» veloppa le bras de son manteau > lui plongea la
55 main dans la gueule \ & , lui ayant arrache la lan-
» gue , l'etendit mort sur la place. Unactesi cou-
>5 rageux frappa le Roi d'une admiration qui le
»5 desarma , Sz qui lui rendit , depuis , Lysimaque
» plus cher que jamais ».
Je me suis bien garde , comme on se l'imasine
assez, de pousser la catastrophe aussi loin qu'elle
est rapportce la. Voici done, en deux mots, sur
quel plan j'ai accommode le sujet au theatre.
Alexandre _, flatte par Anaxarque , dansle projet
insense qu'il forme de se faire adorer , dc furieax
de ne pouvoir engager Callisthene a lc seconder la-
dessus du grand credit qu'il a parmi les Grecs , le
condamne 3 sur d'autres pretextes , a des supplices
longs & ignominieux qui ne sont point designes ,
ik dont le delivre un poignard que lui apporte son
ami Lysimaque. Telle est l'a&ion principale.
PREFACE. i 8 i
L'interct de Leon'ide , Soeur do Calllsthene 3
Amante de Lysimaque, &: recherchee par Anaxar-
que, occasionne la more, de ce lache Favori : e'ese
l'episode.
La juste punirion d'Anaxarque , ainsi que les
regrets & les remords d' Alexandre vivement pe-
netre des dernieres paroles de Calisthene expiranr,
indiquent le pome moral qui resulte de la Piece.
En faisant perir le Personnage verrueux auquel
je pretends interesser , j'aurois commis Line fauce
plus inexcusable que toutes les autres , si premiere-
ment il etoit tout-a-fait innocent. Mais il avoit a
se reprocher d'etre le seulSpaniare , qui, contre le
grc de ses Concitoyens , avoit voulu suivre Alexan-
dre ; finite assez grave a Lacedemone , pour y me •
riter un grand blame , &c blame assez sensible a
un Lacedemonien repentant, pour qu'il se devouat
lui-meme a la mort. Aussi Callistliene prononce-
t-il son Arret , en s'avouant coupable devant sa
Socur Leonide , lorsqu'elle l'exhorte a fair avec
elie j taadis qu'il le pent encore. (Scene II y Acle V.)
Laissez-moi 3
Seul assouvir ici les cruautes du Pvoi;
Et ne m'en croyez pas innocenta victime.
Spavte , helas ! n'a que irop a m'accuser d'un crime :
Contre sa volonrc , la mienne m'a banni.
J'osai desobeir : 'fen dois etre puni.
Jv! iij
i$t PREFACE.
Oui,j'oavreenfinlesyeux;j'aicruneserv!rqu*efte$
J'ai servi sonTyran : je ne suis qu'un rebelle.
D'un saint devoir mes pas se sont crop ecartes ;
Erreur ou crime j adieu. J'expierai tout. Partez.
Uue seconde raison qui fait que cette catastrophe
jae doit pas erre comptee parmi les denouemens
jnalheureux qui renvoient le Speclateur mecon-
tent, c'est qn'elle est moins un evenement funeste*
qu'une espece de salut pour celui qui la subit j
puisqu'elle le soustrait a des tourmens atroces >
&: , qui plus est (ou plutot ce qui est tout pour im
Laccdemonien) a la honte & a l'esclavage. Callis-
thene lui-meme & son fidele Ami regardant cette
iin comme une derniere faveur de la Fortune , ce
rfest plus a mes Spectateurs a l'envisager d'un autre
osil. Quelques-uns meme d'entre - eux pousscrent,
H-dessus les choses beaucoup plus avant qu'assure-
ment je n'aurois voulu. Us trouverent que mon
Philosoohe etaloi: tant & de si bonnes raisons pour
setuer*, & qu'effec"tivement ilse tuoitsia propos,.
que loin d'y compatir & de s'en aller mecontens ,
ils crurent devoir prendre part a sa satisfaction , &:
quits Ten feliciterent tout haut. Compliment qui
fit une facheuse diversion , comme on concoir bien ,
au serieux de ces momens critiques. Mais voici bien
* J'avoue qu'il y avoit en cet endroit bien de la prolixite\
puiscuie , sans rien gatcr, j'ai enleve la pres de cent vers.
PREFACE. !35
«licore un autre evenement plus facheux pour moi ,
& qui, pour n'etre point du toutde mon fait , n'en
acheva pas moins de me submerger a la premiere
representation j oil , jusques-la , tout s'etoit assez
bien passe. Celui-ci meme , anterieur a l'autre ,
lui servit, pour ainsi dire ^ de preparatif &: de ve-
hicule.
Disons d'abord un mot de la prevention un pen
trop forte ou Ton est contre ramour-propre des
Auteurs , &j en particulier, contre celui des Au-
teurs maltraites ; carje vois dc'ja cette prevention
s'armer ici contre moi. On sait qu'elle a mis des
long- temps nos appels au rang des pures folies ; &:
ce ne seront ni nos Rivaux , ni les Feuilles periodi-
ques , qui s'aviseront jamais de nous protcger &c de
ramener les esprits du bon cote. Conclusion : le
Public ne demord guere de son premier jugement*
sur-tout , comme je crois l'avoir dit , si ce jugemenc
est desavaiitageux ; car , sil est favorable , oh cect
devient different; le Public alors est ton jours tout
pret de se rctra&er. II n'y en a que trop d'exemples :
l'opinion generale etant que la condamnation esc
toujours juste , quoique precipitee 'y mais non pas
1'approbation. Ce Public a pourtant plusd'une fois
ete pris en defaut dans un cas comme dans l'autre.
11 a plus d'une fois ete force de rchabiliter le boa
droit opprime ; signe evident que le hasard preside
souvent a la seance ; & que peu de chose par coiirr
Miv
iS4 PREFACE.
sequent , y pent faire opiner du bonnet , &c tout de
travers. Pourquoi non ? Le Hasard & le Rien domi-
nent par-tout. Une boufFee de vent reduisit bien la
flotte de Xerxes a un esquif j &: les plus petits inci-
dens du monde ont renverse les plus grands Em-
pires. Pourquoi vouloir que ce Hasard n'ait pas aussi
ses droits sur les Pieces de Theatre j &c que des
Riens quelquefois ne fassentpas tomber ces Riens ?
Par exemple j la. fameuseTvagedie inconnue, , qui
commenc.oit par ce malheureux vers si connu :
Vous souvient-il, ma Sceur, du feu Roi notre Pere?
eut-elle ete , de ce premier vers jusqu'au dernier _,
aussi bien ecrite que la Henriade 3 croit-on quelle
n'eiit pas toujours succombe, comme elle fit , sous
le fou-rire inextinguible. qu'excita subitement ce se-
cond vers riposte par un Gascon du Parterre :
Saudis ! S'il m'en souvient , il ne men souvienc guere.
Une bagatelle du meme poids^ &, encore un
coup j imputable a tout autre qu'a moi 3 egaya de
meme ici le denouement jusqu'a l'annonce. Le recit
succinct de cette anecdote egayera la fin de ma Pre-
face un peu moins mal-a-propos.
Le poignard qu'on presentoit alors a mon He-
ros * , & dont il se devoit percer, se trouva , soit
par vetuste ou autrement, en si mauvais etat , qu'en
*On ne le lui presentc plus; Iui-meme I'enleve aLysima-
que, au moment qu'il veut s'en frapper.
PREFACE. 185
passant de la main de Lysimaque a. la sienne , le
manche , la poignee 3 la garde & la lame 3 tout se
separa de facon que l'Acteur recut l'arme piece a
piece , 8c fut oblige de tenir le tout du mieux
qu'il put a pleine main, tandis que gesticulant de
cette main _, il declamoit pompeusement nombre
de vers qui precedoient la catastrophe. Quand
l'illusion theatrale chez des Francois , aidee du
serieux de quelques gens senses, pourroit tenir
co ntre une pareille minutie, la malveillance en eut
bien emp~che par la manoeuvre de ces esorits cha-
ritables , dont nos Parterres n'etoient alors que trop
infestes. Qu'on se les rappelle , ces agrcables Tu-
multueux , qu'a , depuis trop peu de temps, mori-
genes le bon ordre , ces levrlers de la satire _, si
prompts a saisir les moindrescirconstances risibles,
a la faveur desquelles ils deconcertoient le ;eu >
mettoient les attentions en deroute, ik faisoient
avorter un succcs naissant. On peut juger si la
Meutc eveillee tira bon parti du contretemps de ce
maudit poiguard en bloc enferme dans la main du
Declamateur \ & si les ricannemcns surcnt bien
soulever le lire, & faire eclore, par degrcs , la ri-
see generate , au fatal instant oil le Comcdien se
poignarda d'un grand coup de poing , & jeta au
loin l'arme meurtriere en quaire 011 cinq morceaux.
II n'y eutque le faux Moribond &moi qui ne rimes
point. Quoi qu'il en soit, cette belle huee produisit,
i$6 PREFACE.
je crois , un efFet retroactif sur toute la Piece , 6c fat
peut-etre le vrai coup de poignard qui tuamon pauvre
Callisrhene. Peut-etre ausst cela seul n'eut-il pas
tout i'honneur de madefaite, La secheresse 5c la
gravite du sujet purent bien y etre pour quelque
ehose. Certe Piece, dtnuee des incidens favoris ,
qui tournenr i'espL'ic de nos Auditeurs a indul-
gence , 8c pins destitute encore du grand sublime
qui devoit y supplier , n'etoit gueres de nature a
pouvoir par elle-mcme sous ma plume, s'attendre
a plus de succes. D'ailleurs l'Amour, quoiqu'ici
puririe de la mollesse de celui qui s'est empare de
nos Drames Elegiaques, ne detonne t-il pas encore
un peu trop avec la haute idie qu'on nous veut
dormer de l'austerite des mrcurs de l'ancienne La-
cedemone ? On , rout au contraire , ( on se perd a.
ces sortes de conjectures ) trop conform e a cette
austerite , un amour si serieux &c si laconique te-
nant deja de la severite de i'amour conjugal , ne
devoit - ll pas naturellement revolter la galanterie
Francoise & lui deplaire ? C'est a mes sages Lec-
teuts a decider : car il me les faut de ce rare carac-
tere-la. Ainsi l'a prononce du moms POracle du
Temple du Gout. Interrogc sur les raisons du pen
de cours que venoit d'avoir cette Piece , dont it
daignoit parler assez avantageusement : II cutfalluy
dit-il , pour la {aire reussir 3 que tous les Spectateurs
tusscnt etc des Catons on </« Socrates. Onconvien-
PREFACE. 187
clra qu'il eut fallu avoir bien du bonheur pour faire
ici , & par-tout ailleurs, de pareilles chambrees.
La hauteur de Leonide fut encore une singularite
malheureuse : elle n'est pourtant pas une bizarrerie
de mon imagination. Les Femmes de Sparte par-
loient pour le moins aussi haut que les DameS
Romaines. Elles se piquoient meme de comman-
der aux hommes , fondees sur ce que , disoient-
elles , elles settles mettolent de vrais hommes an
monde, Nos Dames n'ont qu'a penser , qu'a. parler
de meme; & des-lors le costume ici trouvera grace 3
en paroissant moins singulier.
»i — »ii ■ ■ — <■■ " '■ ■ ' ■■■■.■■ ■ ■ i i
PERSONNAGES.
ALEXANDRE le Grand.
CALLISTHENE, Philosophe de Sparte.
LEONIDE, Sccur de Callisthtne.
LYSIMAQUE, Amant de Leonide.
ANAXARQUE, Amour cux de Leonide.
CRATERUS, Caphainc des Gardes.
AG AMEE, Lacede'monien _> Ami de Callisthknt
CHEFS de Varmee d? Alexandre.
GARDES.
La Seine est dans le Camp d" Alexandre _, sur les
bords du Jaxartc , en Sogdiane.
189
CALLISTHENE,
T RA G E D I E.
ACTE PREMIER.
SCENE PREMIERE.
ALEXANDRE, LYSIMAQUE, CRATJfeRUS,
Gardes.
Alexandre^ Lysimaque.
ic<H bicn ! les Mecomens vont me voir & m 'entendre \
A mon mepris pour eux reconnoitre Alexandre j
Respecter mes arrets, se taire , 011 partager
Le sort du Criminel qu'ils osent proteger.
Les Grecs m'ont-ils remis une autorite vaine ?
lis sontlas j disent-ils, des fers de Callisthene:
Je le suis de leur plainte •, &: e'est trop en sonfFrir:
lis veulent le revoir; sa prison va s'ouvrir.
( a Cratcrus. )
Que de pres, Amintas eclairant les Perfides,
Fasse armer la Phalange tk les Argyraspides.
i5>o CALLlSTHiNEj
Qu'Anaxarque paroisse &: marche a mes cotes.
Qu'on l'avcrtisse. Et vous , Lysimaque , sortez.
Lysimaque.
Votre gloire m ordonne, &: mon devoir exige....
Alexandre.
Que vous obeissiez.
Lysimaque.
Seigneur....
Alexandre.
Sortez, vous dis-jej
Callisthene estcoupable: en douter aujourd'hui ,
C'est oser me le croire , 6c l'etre plus que lui.
Lysimaque.
Punissezdonc, Seigneur, macriminelle audace!
Que j'obtienne son sort , n'obtenant pas sa grace.
Si le croire innocent , c'est orFenser mon Roi ,
Pcrsonne n'est ici plus coupable que moi.
Alexandre.
Lysimaque I
Lysimaque.
Oui, Seigneur; privez-moi d'unc vie
Que pcut aussi bientot rletrir la calomnie !
Je n'oserois survivre a l'lnnocent proscrit :
Et le jour m'cst a charge ou la Vertu perir.
T RA G E D I E. i9%
Alexandre.
Ainsi done la Verm gemit sous ma puissance ?
Et je suis un Tyran qui proscrir Tlnnocence ?
Lysimaque.
Se jetant aux pieds (['Alexandre.
Eh , Seigneur ! l'lmposteur, de sa perfide voix,
N'a-t-il jamais surpris la justice des Rois ?
Alexandre.
Examinons done mieux si la mienne a pu 1'etre.
Le vez-vous. Je vous parle en ami plus qu'en maitre ,
Et suis de votre eftime encore assez jaloux,
Pour craindre de paroitre injuste devant vous.
Ai-je legerement condamne Callisthcne?
Du Trone mille fois sa liberte hantaine
N'a-t-elle pas en moi blesse la majeste ?
A ma gloire, a mes jours n'a-t-il pas attentc?
Lysimaque.
Callisthcne , Seigneur ? Lui de qui la sagesse
Fut de tout temps Texemple & l'honneur de la Grcce!
Callisthene , qui seul de ses Concitoyens ,
A vos jours glorieux consacra tous les siens !
Rappelez-vous le temps ou ce grand Personnage
Vint a votre valcur rendre un premier hommage,
Nc reconnoissant point de maitre ni d'egaux ,
Sparte avoit refuse de suivre vos drapeaux.
Lui seul desavoua hautement sa Patrie ;
Par ce refus honteux la reputa fletrie j
x9i CALLISTHiNEj
Et, du jeune Alexandre annoncant la grandeur,
Devanca le retour de votre Ambassadeur.
On n'oubliera jamais cette heureuse entrevue,
Oii votre ame parut si noblement emue.
En digne Spartiate il s'ofFrit devant vous ,
Aussi respe&ueux, mais pins libre que nous.
.« Sur rOrient, dit-il, ton Sceptre vas'etendre;
j3 Moi , je viens conquerir le grand cceur d'Alexandre,
sj Je vons lc livre, Ami j ne m'abandonnez pas ,
( Lui repondites-vous, le serrant dans vos bras ) !
53 Que ne peut le courage aide de la sagesse ?
53 Vencz de vos conscils secourir ma jeunesse;
53 De Spane,dans ma Cour,introduisez les mceursj
>5 Etloin de moi sur-tout reponssez les Flattcurs.
Vous parliez sans detour ; il rut sans defiance.
Vous en savez 1'efFet : tandis que la vaillance ,
Du triompheen tons lieux vous acqucroit 1'honneur,
Du Hcros, de voiis-meme, il vous rendoit vainqucur.
Souvcnt d'une si belle tk si rare vicloire ,
Votre aveu devant nous lui rapporta la gloire.
Et e'est iuiqu'on accuse tk que vous soupconnez!
Lui qu'on charge de fcrs, cV que vous condamnez !.
Ah ! precinitez moins la pcrte irreparable
D'un homme qui vous fnt si chcr , si venerable \
Vous touchez au moment d'un regret eternel.
Puisque je lc defends, il n'est pas criminel.
D'un homme que nos Grecs, que tant de Peoples vantent ?
Ne crovcz pas qu'ainsi les vcrtus sc dementent ;
Et ne dementez pas vous-meme un si grand cccur,
Qui
T RA G E D 1 E. i93
Qui de tant de vertus etoit l'admirateur !
Peut-etre Hermolalis, ou quelqu'un des Complices
Vous l'a rendu suspect au milieu des supplices ;
Mais , Seigneur , un Coupable immole en ces momens
La vertu la plus pure a l'horreur des tourmens.
Alexandre.
Non, j'en ai vainement tente la violence.
Les Conjures pour lui sont morts dans le silence.
Lysimaque.
Quel indice evident l'aura done condamne?
Alexandre.
Me le demandez-vous ? Leur silence obstine ,
Leur sacrilege audace a m'accabler d'injures \
Leur courage a braver la mort cV les tortures,
Plutot que de livrer a mon juste courroux
Le Zelateur outre qui les seduisit tons.
Oui , quand Lacedemone cut merite ma haine3
Je sais qu'avec bonte je recus Callisthene ;
Que , voulant approcher la verite de moi ,
II me plut d'egaler le Philosophe au Roi
Maisqu'il s'aveugle moins de l'orgueil qui le flatte.
Ce fut le rang du Sage , & non du Spartiate.
Comme le moindre Grcc , s'il nuit a mes projets,
Le Spartiate tombe au rang de mes Sujets:
Un Spartiate enfin n'est qu'un homme ordinaire,
Que je n'epargne point, des qu*il est temeraire.
Tome I. N
1 94 CALLI S THt N E,
Et tel est celui-ci. Que n'a-t-il point ose ?
Jusqu'ou de sa faveur n'a-t-il pas abuse ?
Sa franchise avec moi degenere en outrage ;
Elle n'est plus en lui qu'une fierte sauvage ,
Qu'une ferocite qu'il aime a signaler ,
Et dont l'exces en tout cherche a me ravaler.
Son eloquence , au gre de son fougueux genie ,
Se dechaine en public contre la tyrannic ;
Trace de faux portraits , dont Tart seditieux
Sur moi plus d'une fois a fait tourner les yeux.
Vous l'avouerai-je enfin ? Mon orgueil en soupire:
Grecs, Macedoniens, tout me blame & 1'admire;
C^est lui qui rcgne ; &: moi, je n'ai plus que 1'afFront
De me voir enlever tous les cceurs qu'il corrompt.
Vingt Conjures imbus de ses fausses maximes,
En meurent aujourd'hui les coupables vidimes.
J'ai vu ces Furieux ( je vous l'ai deja dit )
Dans leurs derniers soupirs exhaler son esprit.
Leur animosite , leurs discours , leur silence,
Tout deceloit la source ou puisoit leur licence.
Et sur un faux rapport je me serois trompe ?
Non, non ! Dans le complot Callisthcne a trempc.
Et cet esprit d'aillcurs qu'a tous il communique,
Cecte seduclion n'est pas son crime unique.
De plus d'un attentat l'insolent s'eft noirci -y
Et l'avis qui m'engage a le penser ainsi,
Se trouve soutenu d'une forte apparence.
Sparte rcmue •■> Agis prepare , en mon absence ,
Contre la Macedoine, cV la flamme dc le ferj
T RA G E D I E. 15,5
Deja. meme sa marche alarme Antipater.
Le per fide ici n'est , a ce que Ton soupconne,
Que l'espion d'Agis &: de Lacedemone.
C'en est trop a la fois ; ne m'en parlez done plus j
Vous tentcriez pour lui des efforts superfius:
Ou , si vous le voulez derober au supplice ,
Implorez ma clemence & non pas ma justice.
Lysimaque.
Un homme tel que lui , blesse du seul soupcon ,
N'accepte pas la vie a titre de pardon ;
Et vouloir l'y forcer, e'est vouloir qu'on le pleure.
Alexandre.
Je ne dis que ce mot : qu'il flechisse , ou qu'il meure.
Lysimaque.
II ne flechira point : il mourra. Mais, Seigneur,
(Sort ant d'un air furieux.)
Ce fcr auparavant me perccra le cceur.
Alex ANDRE, le retenant.
Lysimaque, arrctez 1
Lysimaque.
Ma douleur est trop vivc !
Alexandre.
Vous m'osez resister ?
Lysimaque.
Que je meure, ou qui! vivc I
Nij
I5>6 C A LLIS TH £ N E,
Alexandre.
Gardes ! Qu'on le dcsarme *. il suffiti laissez-nous.
Lysimaque.
Vous n'avez done pour moi ni pitie ni courroux?
Alexandre.
Alexandre vous aime, &: n'est point un Barbare.
Mon coeur se sent touche d'une amitie si rare.
Par egard pour des nceuds si tendres Sc si forts,
L'Ami d'Ephestion pardonne a vos transports.
L'intcret dont m'occupe une tete si chere,
Se reveillant en moi , talentit ma colere ;
Je suspendrai le cours de mes inimities.
Mais, Lysimaque, avant que vous en profitiez ,
Trop dc prevention vous aveuglc peut-ctre:
*Nc rougiriez-vous pas de parlcr pour un traitre?
Pensez-y mieux : puis-je etre en repos sur sa foi ?
Lysimaque.
Mais vous-meme,Seigneur3que pensez-vous de moi?
Alexandre.
Que vous avcz le cceur vertueux & sensible;
Que vous brulcz pour moi dun zele incorruptible ;
Et qu'a ce devouement sans reserve ck sans fare! ,
Le Prince & la Personne cgalement ont part.
* On lui ote son epee.
TRAGED1E. i97
L Y S I M A Q U E.
Ehbien! ces sentimensdontvotre Cour est plcine ,
Comme d'elle & sje moi,sont ceux de Callisthene;
II a, par-dessus nous, l'art de les inspirer ,
D'y savoir affermir, de vous faire adorer;
II consacre a ce soin ses vcilles cV sa vie.
Voila de qui Ton vent que mon Roi se defie !
Alex andre.
Mais cnfin quelle excuse a sa temerite ?
Faut-il que ce qu'en lui Ton nomme austerite ,
Jusqu'a l'irreverencc impunement s'ecarte ?
Qu'il m'ose contredire en tout J
Lysimaque.
II est de Sparte.
Qui sort de cette ecole a feindre est mal instruit ;
Mais le vrai zele eclate ou la verife luit.
Eh! daignez supporter, Seigneur, une rudesse
Qui n'est telle souvent que par trop de sagcsse i
Asscz de Courtissans , rampans adulateurs ,
Laissant vos interets , pour ne veiller qu'anx leurs ,
Sous un air de vertus vous dcguiscnt les vices ,
Et de rleurs sous vos pas couvrcnt les precipices :
N'etcignczpas, Seigneur, sans vousbicnconsultcr,
Le scul flambeau qui petit vous les faire eviter.
Alexandre.
Qu'il s'obscrve done mieux : fanes qu'il s'accoutume
A meler ses conseils d'un peu moins d'amcrtumcj
N iij
198 CALLIS TH £ NM ,
Qu'un respect attentif a les assaisonner ,
Lui merite, en nn mot, l'honneur de nVen donncr.
Enfin, qu'il vous unite; &", soit iyftice ou grace,
A ce prix je lui rends mon estime &: sa place ;
Me fie a vos discours , & , m'en laissant toucher ,
De ma Personne encor veux bien le rapprocher.
Qu'il reparoisse. Mais, des ce jour,qu'il commence
A signaler son zele, ou du moins sa prudence !
Ce jour ( pour votre Ami jour d'horreur ou de paix )
U m'est plusodieux, ou plus cher que jamais.
Je ne m'explique pas maintenant davantage ;
Aujourd'hui je Teprouve enfin. Voyons l'usage
Qu'il fera du retour de scs premiers honneurs,
Et de ce grand pouvoir qu'il a sur tous les coeurs.
SCENE II.
ALEXANDRE, LYS1MAQUE, ANAXARQUE,
GARDES.
Alexandre.
Anaxarque , partez. Qu'ainsi que par moi-meme,
Sparte apprenne par vous ma volonte supreme.
Un rcste de bonte retient mon bras vengcur.
Du Nil &: de f Euphrate Alexandre vainqueur
Pent , la foudre a la main , repasscr le Bosphore.
De Thcbe , aux yeux des Grecs , la ccndrc Fume encore,
TRAGEDIE. i9<>
Que Spartc , en vous voyant , par un prompt repentir ^
D'un traitement pareil songe a se garantir.
Amenez,pour garants dune foi peu certaine,
Avec un des deux Rois, la Sceur de Callisthenc . . »
Lysimaqul
Leonide I
Alexandre.
Elle-memc. Ellc me repondra
De ce que desormais cc Peuple entreprendra.
Je sais que son Pays 1'ecoute &" la revere.
J'ai des raisons encor qui regardent son Frere.
Allez; &" , des demain, abandonnant ces lieux,
Ne representez plus qu'un Roi vidtoricux.
SCENE III.
ANAXARQUE, LYSIMAQUE.
Lysimaque.
jAnaxarque triomphe; on le voir a la joie
Qu'il temoigne a volcr ou son Maitre I'envoie*
11 benit la rigueur de cet ordre fatal
Qui semble consommer le malhcur d'un rival.
II auroit du songer qu'encor que tout lui rie ,
La faveur a la Cour a chaque instant varie ;
Et qu'au fragile honneur d'un poste si glissant,
Tel s'eleve aujourd'hui , qui demain en descend..
Niv
too CALLI ST H &NE,
Anaxarque.
Pour etre moins en bntte a ce revers funeste,
Je remplirai mon poste en Courtisan modeste ;
Et, des les premiers pas , je plains, dans cet esprit,
Votre Ami malheureux dont l'exemple m'instruit.
Lysimaque.
Arbitre de son sort , &: du votre peut-etre ,
Mon Ami redevient celui de votre Maitre;
Et dans le meme rang qui fit tant de jaloux,
II va revoir tomber la Cour a ses gcnoux.
Ne vous alarmez pas; je promcts delui taire
La joie ou vous nagiez , dans l'espoir du contrairc.
De semblables rapports seroicnt mal adresses;
Et son bonheur me venge, Sc vous punit asscz.
Anaxarque.
Tel estle cceur humain : qu'il aime ou qu'il haisse,
De la prevention il passe a l'in justice.
Je plaignois Callisthene ; &" , d'un ceil satisfait ,
De vos louables soins je vois L'heureux cflet.
Quant a cette ambassade ou mon Maitre m'envoie,
Si je vous ai parn l'acccpter avee joie,
t/emotion naissoit d'un sentiment bien doux \
Et, pour vous en convaincre, il faut m'ouvrir a vous.
L'Amour , plus que le Prince, ordonne que je parte ;
Moins Ministrc qn'Amant, jebrule d'etre aSparte;
J'y vole en benissant l'ordre & le choix heureux
Qui me font un devoir du comblc de mes vecux.
T RAG ED IE. zoi
Lysimaque.
Et quelle est la Beaute que votre coeur adore?
J'ai mes raisons. Son nom , de grace ?
Anaxarque,
Je l'ignore.
Apprenez settlement comme au fond de mon coeur
L'amour le plus ardent lanca le trait vainqueur.
Quand de Persepolis meditant la conquete ,
Tons les Grecs eurent mis Alexandre a leur tete;
C'est moi qui , de sa part , aux bords de l'Eurotas ,
Demandai les secours que nous n'obtinmes pas.
Le jour que je qnittai cette Ville orgueilleuse ,
Que les loix de Lycurgue out rendu si fameuse,
La Jeunesse intrepide y celebroit des jeux ,
Dont le prix dispute reste au plus courageux.
Je m'approchai du Cirque j & j'y vis la vaillancc,
Par la temerite s'annoncer des I'enfance.
J'admirai quelque temps ces Eleves de Mars ■-,
Mais un autre spedacle attacha mes regards.
La plus tendre moitic de l'espoir des families ,
Tout ce que Sparte avoit de rare entrc ses Filles,
La couronnc a la main , assistant au combat,
Y brilloit a Tenvi du plus naif eclat.
On veutetre invincible aux yeux de cc qu'on aime ;
Et de Lycurgue ainsi la sagesse supreme
Voulut que la Beaute triomphante en ce jour 3
Allumat le courage en inspirant l'amour.
D'inutiles atours nc brilloicnt point sur elles ;
not CALLISTH&NE,
II auroient avili leurs graces natureiles :
La simple Modestie etoit leur vetement 9
Hz I'austere Pudeur leur unique ornement.
Quelle ame a cet aspect ne se fut pas emue t
Parmi ces beaux objets ou s'egaroit ma vue,
Ten vis tin qui bientot fixa par ses attraits,
Mes yeux , ponr un moment , & mon coeur pour jamais*
Cellcq a'au meme lieu ramenerent nos amies,
La Fil'.e de Tindare, Helene,eut moins de charmes.
Plein d'un feu jusqu'alors a man coeur inconnu,
Passionne, ravi , rien ne m'eut retenu ;
I'aliois, fendant la presse , en amant temeraire ,
Par un aveu public , 1'ofFenser ou lui plaire;
Quand dti Peuple attentif la soudaine clameur
Marqua la fin des jeux , par le nom du Vainqueur.
La foule se disperse &c m'entraine avec eile;
Anx soins d'un prompt retour mon devoir me rappelle ?
J'y pourvois, &" je pars, sans pouvoir etre instruit
Du nom de la Beaute dont Fimage me suit.
J'esperois Tenacer •, mais, Dieux! qui l'eut pu croire*
Le temps de plus en plus la grave en ma memoire;
Plus je veux l'oublier , plus je crois la revoir.
L'absence , la raison , jusqu'a mon pen d'espoir ,
Tout n'est qu'un aliment au feu qui me consume.
Ce feu plus que jamais aujourd'hui se rallume j
Et je retourne enfin , loin qu'il soit amorti,
Plus amonrcux cent fois que je ne suis parti.
Vousvoyez, Lysimaquc , en cet aveu sincere,
Ce qua d'heureux ponr moi mon nouvcau ministerer.
T R A G E D I E. ioj
De cellc que j'adore il rapproche mes soins ;
Peut-etre ils lui plairont ; jc la verrai du moinsj
Mes regards enchantes justifieront l'idee
Que , depuis si long temps, mon ame en a gardec;
Et de ce plaisir seul suffisamment charme....
Mais, je vous parle en vain , si vous n'avcz aimel
Lysimaque.
Personne mieux que moi ne concoit votre joie.
Devant votre pareil votre cceur se deploie.
Egalement epris du plus constant amour ,
Je me dois &: me vais declarer a mon tour.
Sachez....
Anaxarque.
Une autre fois. Craterus nous aborde.
Des long-temps entre nous on jeta la discorde;
Et des ressentimens a la Cour trop communs ,
Nous rendroient en ces lieux Tun a l'autre importuns.
SCENE IV.
CRATERUS, LYSIMAQUE.
Craterus.
jLe perfide Anaxarque a-t-il 1'ame asscz vaine ,
Pour oser approcher l'ami de Callisthcnc ?
Et fier d'une faveur prcte a nous perdre tons ,
Est-ce pour nous braver qu il se prescnte a vous 2
i©4 CA LLISTH i NE ,
L Y S I M A Q U E.
Non^ mon cher Craterus ; Anaxarque s'excuse .*
II m'assure , &: je crois....
Craterus.
Croyez qu'il vous abuse.
Du moindre voile ainsi le crime revetu,
Trompe l'oeil indulgent de la simple vertu.
Comme vous autrefois, jeune 6V sans defiance,.
Je payai ce tribut a l'inexpcrience;
Mais le vieux Courtisan sait lire au fond des coeurs.
Anaxarque , il est vrai , n'est pas de ces Flaneurs
Dont la louange outree, a celui qu'on encense
Parent moins , s'il est sage , un tribut qu'une offense j
Celui-ci se glissant par de plus surs detours ,
Plait par des actions plus que par des discours.
Inftigatcur adroit du pouvoir arbitraire,
D'autant plus dangcrcux qu'il est moins temeraire,
II sabstient prudemment de lui ricn proposer ;
Mais I'approuvant en tout , Tengagc a tout oser.
Cc pouvoir sevit-il au gre de l'imposture ;
Est-ii pret d'opprimer la vertu la plus pure;
II fait tairc pour ellc un credit circonspcd:,
Sans rougir d'appclcr ce silence un respect,
Quand ce n'est qu'un grossicr, qu'un indigne artifice
Pour laisser le champ libre &: plairc a ('injustice;
Pour travailler sous-main a son propre bonheur,
Au risque de livrcr sen Prince au deshonneur.
Du Traitrc ccpendant la commode basscssc
T R A G £ D I E. 105
lait dans Tintegrite sentir de la rudesse;
Gagne la confiance , & , l'ayant tout a soi ,
Rend l'approche du Sage insupportable au Roi.
Du grand Homme accuse d'une odieuse trame,
11 n'est pas , dira-t-il , le deiateur infame;
Je le veux : mais du Juge il gouverne l'esprit ;
Sa voix seule ecoutee , ou l'appaise , ou l'aigrit:
Que pour l'innoccnt done elle se fasse entendre ;
Qu'il eclaire , combatte , ou ficchisse Alexandre :
Autrement, quoi qu'il puisseallegueraujourd'hui,
Si Callisthene meurt , je ne men prends qu'a iui.
Lysimaque.
Qu'importe qu'un respeel: faux ou vrai le retienne ,
Si ma franchise agit au defaut de la sienne ?
Par mes soumissions Alexandre amolli,
A revoque TArret dont nous avons pali.
Craterus.
Eh! je le sais. Au bruit de la Phalange armce,
De Chefs &: de Soldats une troupe alarmce,
Esperant l'adoucir, se venoit joindre a vous.
Vous scul vous avicz fait plus qu'ils n'auroicnt fait tons :
C'est ce que nettcment il leur a fait entendre.
Mais qui ne voit du reste a quoi Ton doit s'attendrc ,
Et que cette bonte prcte a sc dementir ,
N'a suspendu le coup que pour l'appesantir ;
Elle agit dans Pcspoir de quclque complaisance
Qu'exigera Tabus de la pleine puissance ,
Et que n'aura jamais votrc Ami vertueux.
2o£ CALLISTH £ NE,
Ainsi , pour un orage , en eclateront deux.
De Callisthene ici la Soeur infbrtunee ,
Par Anaxarque alors en esclave amenee ,
Ne s'en presentera qu'avec plus de fierte.
Et que ne craindre pas d'un Monarque irrite ,
Qui veut que devant lui tout s'abaisse & tout tremble J
Lysimaque.
Mes soucis se calmoient ; tous renaissent ensemble :
Inhumain ! de quels traits dechirez-vous mon coeur ?
Pourquoi d'un peu de paix lui ravir la douceur ?
Je me fermois les yeux; je voulois a moi-meme
Me deguiser l'horreur d'une infortune extreme j
Me cacher le peril qui menace en un jour,
L'amitic la plus vive cV le plus tendre amour j
Je ne le puis; il faut que votre soin barbare
Detrompc un malheurcux qu'un foible espoir egarej
Et , pour micux l'accabler , votre cruaute joint
Aux coups deja tout prets, ceux qui ne le sont point.
Craterus.
lis ne le sont que trop ; il n est plus temps de feindre.
Songeons a les parer plutot qu'a nous en plaindre :
Je verrai Callisthcne , & Toserai prier
T)e reduire une fois son courage a plier.
A Sparte, ainsi que vous, j'ai quelquc intelligence.
D'Anaxarque d'abord , trompons la diligence ;
Qu'avant son arrivee on sache scs desseins ;
Et qu'on ne livre pas Leonide en scs mains.
Quale iguore sur-tout les malhcurs de son Frerc
TRAG&DIE. x«7
Lysimaque.
Un bruit si repandu peut-il etre un mystere i
Tout le Peloponese , iustruit depuis deux mois,
A notre gre , pres d'elle , a-t-il ete sans voix?
Combien de fois, helas ! lisant dans sa pensec,
D'un juste eflfroi mon amea-t-elleeteglacee?
Combien de fois mes yeux ont-ils craint de la voir?
Anaxarque sans vous devenoit mon espoirj
J'allois 1'interesser.... pour moi..~ pour Leonide....
Craterus.
Vous versiez vos secrets dans le sein d'un perfidc
Lysimaque.
Par un aveu sincere il m'avoit rassure.
Craterus.
Venez, venez; le Ciel m'aura mieux inspired
Lysimaque.
Hatons-nous -, faisons done embarquer Agamee.
Que par lui ie premier Sparte soit informee
Des fureurs d' Alexandre, & de l'arfreux danger
Qu'en venant j Leonide auroit a partager.
Fin du premier Acle.
%K.
io8 CALLISTH£ N E,
^m.
A C T E II.
SCENE PREMIERE.
LYSIMAQUE, CRATERUS.
CllATERUS.
'issipez des frayeurs &: vaines &: nuisibles ,
Ou deguisez les mieux sous des dehors paisibles.
Callisthene, Seigneur, va paroitre en ces lieux;
Voulcz-vous l'embrasser, le trouble dans les yeux?
S'il soupconnoit qu'cncore a la merci d'un Maitre ,
II n'est libre qu'autant qu'il osera pen letre ;
Sa patience a bout, son courage indigne,
Rapprocheroient bientot le danger eloigne.
Songez, pour vous montrcr sous un front plus tranquilly
Qu'Anaxarque entreprend un voyage inutile;
Que la foudre en scs mains ne fera qu'un vain bruit ;
Et que notre emissaire est parti bien instruit.
Et depuis quand d'ailleurs } craintive , obeissante ,
Sparte ecoutcroit-cllc une voix menacante?
La meme voix en vain mendia son secours ;
Sparte y fut sourde alors , &: lc sera tou jours.
Outre l'appui d'Agis, &: de plus d'un Ephore,
Leonide a pour elle un Pcuplc quil'adore,
A
T R A G E D I E. 109
A soil secours enfin Sparte est pretc a volcr ;
Et l'asyle n'est pas facile a violer.
Lysimaque.
Sparte pent la defendre, &" , honteux de sa hainc^
Le Roi redevenir l'ami dc Callisthene ;
Quel que soit leur peril , ne pas esperer mieux ,
Ce seroit faire injure a I'equite des Dieux.
Craterus.
Pourquoi done cet ennui qu'on voit qui vous devore
Esperant tout , de quoi vous plaignez-vous encore ?
Ly simaque.
Dli depart d'Agamee.
Craterus.
Est-ce vous que j'entends ?
Lysimaque.
Et que vous entendrcz le repctcr long-temps.
Avec tranquillite j'attendois Tarrivec
D'une Amantc a mes feux promise &: reservee,
Quand vous etcs venu m'mspirer 1111 efFroi,
Qui, pour jamais, helas ! nous scpare ellc & moi.
L'esquif ou s'est jete l'ami de Callisthene,
Sur l'onde , au gre des vents , disparoissuit a peine ,
Que, rcntre dans le camp, j'y trouve repandu
Un bruit qui me fait voir que je me suis perdu.
Alexandre emporte par une ardeur etrango-,
Entre rEuripe 6c nous pretend mettre le Ganges
Toms I. O
no CALLIS TH }< N E 3
Et bientot, voulant voir le monde a ses genoux,
Mettra le memc espace entre le Gauge & nous,
Roxane cependant, au sein de la Pcrside ,
Doit pres d'elle , clit-on, rctenir Leonide ;
Ec nous ne partions pas qu'elle ne fut ici :
L'ayant done pu revoir, &: m'eloignant ainsi 3
Concevez mes regrets &" ma douleur mortelle;
J'etois a Leonide , en me separant d'elle ;
Je partirois I'epoux d'un objet si cheri.
Car enfin, quoi qu'on dise , elle n'eut point peri*
Sa presence eut du Roi desarme la colere.
Elle cut etc l'appui 3 le saint de son Frere.
Que ne pent la sagesse unie a. la beaute ?
Lcs plus cruels n'ont-ils que dc la cruautc?
Et quand de 1'astre ici contraire a l'innocence,
Son aspecl n'auroit pu corriger l'infiuence ,
Tout mon sang, pour eux deux, devant elle cut conic,
Et du moins a scs ycux jc me fusse immole.
A laperdre , en un mot, rien n'a du me contraindre.
Exempt de ma foiblesse ctoit-ce a vous a craindre?
Nous voila condamnes a ne plus nous revoir;
Eh ! e'est le seul malhcur qui! eut faliu prevoir.
Cratekus.
Cc qu'eut prcvu bien moins nn Ami qui vous guide ,
(Test qu'il cut pu vous nuire , en servant Leonide.
Mais tel est des Amans l'esprit irrcsolu.
Jc n'ai fait, apres tout, que cc qu'il vous a plu;
Pcurquoi s'en prendre a moi uc nos terreurs soudaines ;
T R A G i D I E. zii
Les vAcres , ce me semble , ont precede les miennes.
Votre cceur , disiez-vous, en fut cent fois glace.
Lysimaque.
Oui; mais, je le repete, e!Ies avoient cesse,
Quand vous etes venu tout-a-coup me les rendre,
Exafferant si fort les fureurs d' Alexandre,
Et me pcignant...
SCENE I.I.
LYSIMAQUE, CRATERUS, AGAMEE.
Craterus.
'ue vois-je J Agamee ! Est- ce vcus ?
Vous que la voile avoit emporte loin de nous !
Quelle disgrace done auriez-vous eprouvee l
Agamee.
Leonide, Seigneur...
Lysimaque,
Eh bien ?
Agamee,
Est art ivee.
Lysimaque.
Arrivec ! Ah ! courons au-devant de ses pas !
Sauvons-la ! Qu'elle fine , & ne ;e montre pas I
Of!
in CALLlSTHllNE,
A G A M E E.
Seigneur ,il n'est plus temps: tout vole au-devant d'ellc-
Et lc Roi maintenant en apprend la nouvelle.
Je l'ai vue au moment qu'avec rapiditc,
Dli Jaxarte a la mer j'allois etre porte.
Pour courir des premiers m'offrir a son passage ,
En vain j'ai promptement regagne le rivage ■■,
De nos Soldats campes au pied de ccs remparts ,
Ses habits a la Grecqnc ont frappe les regards.
Des Chefs l'ont reconnue , & 1 iin d'enx l'a nommec.
Le bruit en un instant sen repand dans rarmeej
On l'approche, on Fentoure, on l'admire, on la plaint j
Pas un n'ose l'instruire , & chacun se contraint.
Mais cc myftcrieux & lugubre silence
Ne sett qu'a redoubler sa vive impatience :
Et, prcsageant des maux qui ne sont que trop vrais_,
Lui fait prccipiter ses pas vers ce Palais.
LYSIMAQUE voulant sort'ir.
C'cst pour y signaler Famine fratcrnelle,
Par quelque trait iunestc & pour nous 6V pour ellel
CRATERUS/e racnant.
Calmez anparavant le trouble ou je vous voi.
Elle n'est pas sans doute encore auprcs du Roi,
Courez asa rencontre : allez , chcr Agamec ;
Quel que soit le courroux dont elle est animce ,
Obtenez d'elle, avant tout eclaircisscment.
Que Lysimaque ici Fentreticnnc un moment.
TRAGEDIE. 213
uKfltwuiM iifflfl mum t Traaas
SCENE III.
LYSIMAQUE, CRATERUS.
Lysimaque.
*5 a fierte va tout perdre : helas ! qua son approche,
Vous ctes bien venge d'un injustc rcprochcl
L'extremite m'eclaire ; & le danger present
Leve d'un fol espoir le bandeau scduisant.
Jouisscz , Craterus , dc toutc ma foiblesse.
Craterus.
Ne songez qu'a la vaincre; &r pour moi je vous laisse,
Pour aller disposer son Frere a la douceur ,
£t faire que lui-meme y dispose sa Sceur.
Retenez cependant sa colere enchainee ;
Et ne 1'entretenant que de votre hymenee. . ..
Lysimaque.
L'entrctien sera court. Pres d'clle un motsnfHt.
Eh! des Femmcs de Spartc oublicz-vousrespriL?
Leurs bouches & leurs cceurs voues a la sagesse 3
De l'amoureux langagc ignorent la mollcsse;
Et leur feu vertueux s'exprimant sans detours,
Permct peu qu'on s'etende en h'ivoles discours.
Bicnrot ses questions sauront done me confendre,
Sur l'etat de son Frere ayant a lui rependrc. . .
Que dire ?
Oiij
U4 CALLISTHENE;
C R ATERUS.
Qu'elJe ignore an moins, ainsi que Iui ,
Qu Alexandre menace & leprouve aujourd'hui.
Cette epreuve , apres tout , pent n'etre pas funeste:
Le danger estdouteux; il seroit manifeste.
Flattez-la . rlattcz-vous. Adieu. Je 1'appercois.
■i^sntaaur raw Mrarasacss ztt -.
SCENE IV.
LEONIDE, LYSIMAQU E,
Leonide.
A.H! Scisncur !
Lysimaqul
Ah! Madame! Est-ce vons que je vols?
Dc cct heureux prodige instruit par Agamee,
Je ne Ten osois croire*, & mon ame charmec...
Leonide.
Rendez d'abord le calmc a mon cceur indigne :
Callisthene vit-il ?
Lysimaque.
II vit > ii a regno ,
Et pent regner encor, s'il vent, sur Alexandre,,
Leonide.
Ke m'en ditespas plus que je veux en entendre.
11 vit ; mais cst*illibre;
TRAGtDIE, iij
Lysima que.
Aussi librc que vous \
En etat de jouir du destin lc plus doux.
L e o N I D E.
Pourquoi done ces regards d'une foule eperduc
Qui m'evite, se rait, ou sonpire a ma vue*
Lysimaque.
L'Armee ignore encorun si prompt changement:
Votrc arrivee en marque 6V l'heure & le moment.
Les Destins las en fin d'opprimer l'innoccncc ,
On plutot cc que d'eux cxige une presence
Qui du bonheur par-tcut doit ctre lc signal 3
Rclevc Callisthenc, cz confond son Rival.
De cc moment ei/n la calomnie expire,
Et la vertu triemphe.
L E O N I D E.
II suffit : jc respire.
Maintenant de nos fcux qu'il s'agisse un instant;
Je crois, comme lc mien , que le votre est constant,
Lysimaqu e.
Vos attraits sur les cceurs ont-ils une puissance
Qu'affoiblissent jamais ni le temps ni l'abscncc ':
N'en doutez point; le mien de safidclite
A rait toute sa gloirc & sa fclicitc.
J'attcite . .,
Oiv
n£ CJLLIS T H £ NEj
L E O N I D E.
Jc n'en veux de garant que moi-meme;
Je crois que vous rnaimez, parce que je vous aime,
Revenons done, Seigneur, a l'interet commun.
Peignez-moi nos malheurs, sans en omettre aucun,
A-t>on pu menacer la liberte, la vie
D'un Sage dont on sait que Sparte est la patrie »
Et se dissimuler dans un tel attentat,
Qu'un Citoyen pareil egaleun Potentat?
Ne me deguisez rien : d'ou nous vient cette injure?
Parlez*, de quel forfait, la hardie imposture
Osa-t-elle a mon frere imputcr la noircenr l
Quels sont ses ennemis ? Quel eft son defenseur i
Etrange recompense , helas ! de ses services ,
Et du plus signale de tous les sacrifices 1
Lysymaque.
Ce mortel , le plus grand que votre ville ait eu
N'a d'autres ennemis que ceux de la vcrtu ;
Nous rendons a la sienne un hommage unanime ;
On 1'aime , on le respecle : & voila tout son crime.
Aux pieges d'un rival envieux de son sort ,
Cet amour , ces respects ont servi de ressort.
DuRoi, que le courroux trop aisement enflamme,
Anaxarquc a d'abord ebranle la grande amc ,
En lui faisant penser qu'on usurpoit ses droits •,
Que regner sur les occurs , e'est depouiller les Rois ,
Partager avec cux leur plus noble avantage ,
Ft meme aller tou jours plus loin que le partage.
T R A G & D 1 E. 11 7
A cqs traits venimeux s'est joint plus d'un malhcur,
D'un complot criminel , Hermolaiis auteur ,
Osant de la vcrtu prendre le ton severe ,
A , pour modele au Roi , propose votre frere.
Des raux bruits , la-dessus repandus a dessein ,
Lacedemone armee , un Conquerant enfin
A qui d'un fol encens le flatteur est prodigue ,
£t que d'un sage ami Fausterite fatigue ,
Dc concert, contre nous , tout cela s'unissant ,
A cote du conpable avoit mis l'innocent.
C'cn ctoit fait. Le Sage &: de Grece 6V de Spartc
Signaloit par sa mort lcs rives du Jaxartc ;
Le Roi , dans sa colerc en prononcoit l'Arret ;
On lioit la viclime &: le fcr etoit pret
Vous fremissez. Jc fais un reck trop fidclc
L E o N I d E.
Cetoit a ma prierc, 6V je la rcnouvclle.
Lysimac>ue.
Lesmicnncs 6Vmes plenrs etant done sans pouvoir,
Je n'ai plus pris d'avis que de mon descspoir.
J'allois me delivrer dune importune vie :
Le Roi s'est oppose lui - meme a ma furie ,
Et de la sienne alors un peu moins possede ,
11 a daigne m'ehtendre & m'a tout accorde.
Tout a repris, des-la, sa place legitime ■,
L'Envie est retombee aux pieds de sa victime ;
Et l'estimable objet de sa lache fureur ,
n8 CALLISTHENEy
Du pied de 1 echafaud, rcmonte a la faveur.
C'est a l'amitie seule ici qu'on actribue
Un desespoir auquel cette vi&oire est due:
MaisTamour, je l'avoue , cut part a mes transports.
Ce frere, autantqua moi, vous est cherj cV, des-lors,
Vivement penetre des atteintes mortelles
Dont vous ailoient frappcr de si tristes nouvelles,
Je voulois m'epargner de plus funestes coups ,
Et mourir avec lui , pour mourir avant vous.
L E O N I D E.
Mon sang , en arrosant &: 1'une &" l'autre cendrc,
D'un opprobre de plus cut couvcrt Alexandre.
De vos soins , notre vie est done l'heureux efFet:
Egalons, s'il sc pent, le salaire au bienfait.
Ma main nc suffit pas : l'amour qui la presente,
Pour acquirer la sceur , satisrait trop I'amantc :
Un autre prix plus beau, c'est que, malgre scs loix,
Je vous apprendsque Sparte applaudit a mon choix.
Sparte qui , dans la pair que sa vertu ne change ,
D'aucun sang etrangcr ne souffre lc melange ,
Se relachc pour vous , vent bien vous excepter,
Vous juge digne d'clle , &: va vous adopter.
Peut-etre on denieroit , racme au fils dc Philippe,
L'honneur ou Lysimaque anjourd'hui participe.
Que dc cet honneur done , & du don de ma main,
Le Heros & PAmant benisscnt lc Dcstin •,
Kt ouisse votre amour trouver dans sa vicfoire,
T R A G E D I E. u9
Le degre de bonheur qu y doit trouvcr h glcire !
Restc a i'avcu d'un frere ( aveu qui vous est siir )
Dc conronncr un feu si ficlelc 6z .si pur.
Qui 1'arretc? Ou plutot qui mc reticnt mci-meme?
Contcntez d'une sceur I'impaticnce extreme :
Du lieu qui me le cache, ouvrez-moi Ies cheminsj
Je veux toucher ies fcrs qui rombent dc scs mains,
En baiser h premiere & la place & la marque,
Insultcr , par ma joie , an depit d'Anaxarque....
Ailons , chcr Lysimaquc , &: , sans l'attendre ici ,
Courons....
L Y 5 I M A Q U E.
II vous previcnt , Madame; &: le voici
L'elitc de nos Chefs 1c suit &r l'cnvironnc;
tt vous voycz le rang que sa vcrtu lui donne.
SCENE V,
CALL1STH&NE, LEONIDE , LYS1MAQUE,
CRATERUS, Chefs dc 1'Armee d'Alcxandrc.
L E O N I D E.
ijj nous retrouvons-nous , 6 mon frcre I
Callisthene.
Ma sceur ,
Dc nos embrasscmens suspendons la douceur ;
no callisthSne;
Et souffrez que j'acheve ici de rend re grace
A ccs braves Guerriers qu'a touches ma disgrace,
Allez, nobles amis de l'innocence aux fers ,
Ne vous souvenez plus des maux que j'ai soufferts.
C'est a. mcs delateurs a rougir d'une injure ,
Que votre desaveu repare avec usure.
Retirez-vous; allcz , vous dis-je-, &r privez-moi
Des traits d'une amitie suspede a votre Roi.
SCENE VI.
CALLISTHENE, LEONIDE, LYSIMAQUE.
Callisthene.
V ous qui sauvcz des jours que l'imposture attaquc
Embrassez votre ami , gcnereux Lysimaque.
Si ma soLjur est un bien digne de vous Matter ,
Je suis libre ; elle arrive ; ellc peut m'acquiter.
Lysimaque.
Mon coeur,de cc moment, n'a plus de vceux a fairc.
Vous les comblez vous deux ; une faveur sichcrc ,
Tous trois nous unissant des liens les plus forts ,
Pouvoit scule egaler le malheur d'ou je sors.
L E o N I d E.
Que vous m'avcz jetee en de vives alarmes !
T R A G i I) I E. in
Callissthene.
Lapaixquipeutlessuivre, en aura plus decharmes.
L E O N I D E.
Vous voulutes partir , malgre tous nos avis.
Callisthene.
Je me repentirois de les avoir suivis....
L E O N I D E.
Pour un ingrat par qui votre mort fut jurce ?
Callisthene.
De ses persecuteurs la Grece est dclivrec.
L E O N I D E.
C'est la gloire d'un Roi dont vous ornez la Cour ;
Et ce n'est point la notre.
Callisthene.
Elle doit letre un jour.
De l'ennemi commun la puissance est detruite.
La Grece a nous ceder sera bientot reduite.
Avions-nous avee elle , ou la guerre ou la paix ;
Cet ennemi toujours retardoit nos succes.
Si nous etions unis; inondant nos frontieres,
Ses Escadrons nombrcux tarissoient les rivieres.
La dispute du rang naissoit-elle entre nous ;
II appuyoit les uns, pour nous mieux nuirc a tons;
in CALLISTK&NE,
Contre Sparte, l'objet de sa plus juste craintc,
Scs Tresors soulevoient 1 hebe, Athene &Corinthej
Et ce hontenx secouis balancant nos destins ,
Nous arracha cent fois la victoire des mains.
Que Sparte a present monte au rang qu'on lui dispute.
Darius a. ce rang l'cieve par sa chute.
De qui la preparoit, j'ai du suivre les pas ,
Et cm devoir blamer qui ne me suivoit pas.
Alais la mane equite veut qu'aujourd'hui je laisse
Un Prince cnorgueilli que la verite blesse ;
De qui I'ambition ne connoit plus de frein ;
Qui veut rout voir plover sous son sceptre d'airain.
En projets insenses , son esprit sc fatigue ;
Cc n'est plus qu'un torrent prct a romprc sa digue,
Mcnacant a la fois la Grcce 6V l'Etranffcr ,
Et conccvant trop pen d'un Monde a ra vager.
Partoris, sans envicr an reste de la Grccc
Des landers qu'ont fietris le luxe Cv la mollesse ;
Fuyons avee horreur des vainqucurs corrompus;
Et courons dans nos murs nous rcjoindrc aux vertus.
De la verite libre i Is sont 1'unique asyle:
La jamais on ne vit le mensongc servile
S'oser placer cntrc elic Sz i'orciile des Rois ;
Leur regnc est moins le leur que celui de nos loix,
Voila, voilii des Dieux les augur.tcs images ,
Et les rares Mortcls dijnics de nos homma.^es.
Je respire a regret 1'air impur de ces lietix.
Partons. Et vous, Seigneur, rcccvcz nos adicux,
Soneez, en demeurantou le devoir vous lie ,
TRAGEDIE. 115
Que vous ctes nn homme a qui Sparte s'allic \
Et, de ma Sceur un jour devant etre l'epoux,
Cultivez la vertu qui vous egale a nous.
Lysimaque.
Non ! vous ne fuirez point un Roi qui vous honore ,
Qui veut a vos conseils s'abandomier encore ,
Qui vous rappelle au rang de scs plus chers amis,
Qui veut....
Callisthene.
II veut ma honte; il veut me voirsoumis!
11 veut que je le flatte & que je lc trahisse ;
Qu'a ses egaremens je serve & j'applaudkse.
Sparte m'instruisit-elle a de pareils egards ?
Non , Lysimaque ; adieu, je suis libre , je pars ;
Jele fuis &" vous plains. Quel transport vous agitc?
Je vous entends : on va s'opposer a ma fuite >
Je n'ai de liberte qu'autant que votrc Roi
Croit en rcgler I'usage &" disposer de moi ;
A ce prix, je la rends; son csperancc est vainc j
Et je vais de ce pas....
Lysimaque.
Arretez, Callisthene!
Qv.c dites-vous? A peine, helas ! je vous revoi,
A peine votrc Sceur se donne-t-elle a moi ,
Qu'a perdre Tun cV l'autre un adieu me prepare,
Le memc instant tons trois nous joint 6V nous separe :
Et voire esprit, ailleurs qu'en un juste regret ,
114 CJLLlSTHgNEj
Va chercher des raisons a mon trouble secret \
L'ame a des coups pareils est-elle indifferente?
Et suis-je done ici le seul qui les ressente?
Ah ! Madame , auriez-vous un coeur comme le sien ?
Ce coeur, quand vous partez, ne gemit-il de rien?
Leonide.
Ne m'en accusez pas. Aux lieux qui m'ont vu naitre.
On nest pas insensible ; on tache a le paroitre ;
Et, dut-on , parmi nous , souffrir plus que la mort ,
Age ni sexe n'est exempt dun tel effort.
L'arbitre de mon sort vent ce que je desire ;
A run &: l'autre aveu Spartc est pretc a souscrire;
Dcsormais mon Amant ensemble & mon Epoux,
Ricn au monde ne doit m'etre plus cher que vous.
Laisscr voir , en partant, mon cspoir & mafiamme,
C'est vous instruirc assez de l'ctatde mon ame.
Allez, Seigneur, allez achever des combats,
Dont la fin seule doit vous remettre en mes bras.
Mon amour vous attend au sommet de la gloire.
Au char du General enchainez la Vicloire •,
Et , pour effaccr mieux tous les autres Guerriers,
Songez que Leonide a part a vos lauriers.
C A L L I S THE N E.
Sortez : je vous rejoins ; Anaxarque s'avance.
{feul ) Puisqu'il osc ne pas eviter ma presence ,
11 vasavoir de moi quelle idee aujourd'hui
J'emporte, en m'en allant,de son Maitre 6V dc lui.
SCENE
T R A G £ D I E. 115
gJMMK^w ll'Biii jum..nr*-w**mm! r iTT Ml I III ■■!!!■
SCENE VII.
callisth£ne, anaxarque
Anaxarque.
JCt N rival au-dessus des bruits &: du vulgaire ,
De grace , honorez moi d'un regard moins severe.
De tant d'inimities quel est done le sujet ?
Seroit-ce la faveur qui m'en rendroit l'objet ?
D'un mauvaischoix, en moi, blamez-vous Alexandre ?
De ma place, pour vous, jesuis pret de descendrej
Si m'approcher du Roi , e'est vous en eloigner ,
Je dois faire & je fais , prompt a. me resigner ,
Ceder mon interet a celui du Monarque \
Vous avez sur son cceur plus de droit qu' Anaxarque j
Au plus sage des Grecs le depot en est du ;
Et le salut public veut qu'il vous soit rendu.
Callisthene.
On a vu plus d'un Roi , sans que jc m'en ctonne,
Et plus d'un tyran meme , abdiquer la Couronne >
Un prodige plus grand ( plus rare par malheur )
C'est de voir , a la Cour , abdiquer la faveur.
Certes, je conclurois de cet effort insigne ,
Que , las d'en abuser , vous en devencz digne.
D'un si noble retour vous me verriez touche.
Mais TAspic sous les fleurs est peut-etre cache-
Tome I. P
aiff CALLlSTHiNE,
Vous feignez dc vonloir, ou voulez vous demetrre,
Sur que le Roi jamais ne le voudra permettre -,
Ou que , s'il le permec , l'austcre integrite
Achevera de perdre un rival redoute.
Anaxarque.
Daignez recevoir mieux le plus sincere hommagc.
Loin de vous pour jamais tout soupcon qui m'outrage I
Je veux vous plaire autant que je vous ai deplu >
Qu'nn si louable effort ne soit pas superflu !
Qu ai-je fait toutefois de si digne de blame ?
Du Roi , par mes conseils, ai-je empoisonne Tame !
Est-ce moi qui le porte au mepris de nos loix ?
ll etend , a son gre , son pouvoir 6V ses droits.
Son genie est le seul qui le guide &: 1'inspire.
Callisthene.
Cest conseiller souvent , que ne pas contredire.
ANAXARQUE.
Combat-on des projcts , s'ils nesont confies ?
Callisthene.
Quand ils s'executoicnt , vous les applaudissiez.
Anaxarque.
Je n'applaudissois point ; je gardois le silence,
Callisthene.
Pernicieux respecf ! Criminelle indolence 1
Anaxarque.
Ditcs soumlssion.
T R A G & D I E. 117
Callisthene.
Je ne sais point flatter.
Anaxarque.
Mais que pouvois-je faire , apres tout ?
Callisthene.
M'imiter
Et vous ressouvenir que Ies Dieux, Anaxarque ,
N'ayant mis que les loix entre eux &: le Monarqu* ,
One place nos pareils entre son peuple & lui ,
Pour etre de ce peuple & l'organe & 1'appui.
Anaxarque.
Des Rois, vousle savez, l'oreille est delicate}
Et je ne jouis pas des droits d'un Spartiate.
Callisthene.
Je tiens de l'honneur seul les droits dont je jouis;
Et de semblables droits sont de tons les pays.
Anaxarque.
Que me rcprochez-vous enfin que je n 'efface
Et que je ne repare en vous cedant ma place?
J'cn depose l'eclat , l'avantage &: le poids.
Je vous rends Alexandre.
Callisthene.
Oui , mais sourd a ma voix ;
Ne reconnoissant plus de loix que ses caprices ;
Respirant, a la fois , le sang & les delices ;
Meme contre les siens , se croyant tout permis ;
Et plus redoute d'eux , que de ses ennemis.
pi;
ia8 CALLISTEiNE,
Les Grecs m'en sont temoins, j'ai quitte pour leur Maitre
Mon repos, monpays, mes vrais devoirs peut-etre.
Pour en fairc tin Heros , j'ai tout sacrifie j
Et sa haine est leprix dont mon zele estpaye.
De mes lecons, du moins , si gardant la mcmoire,
Ce Roi qui me fut cher , prenoit soin de sa gloire !
Mais elle est mon ouvrage; il semble que l'ingrat,
Pour ne me rien devoir , veuille en ternir l'eclat.
De votre faux respect voyez les tristes suites.
La puissance effrenee a franchi ses limites.
Votre Prince a perdu le cceur de ses sujets.
Eh ! Quel autre que vous , accuser des projets
Qu'un orgueil applaudi, chaque jour lui suggcre ?
A qui s'en prendre ici de la pompe etrangere
D'un luxe , en tous les temps , parmi nous ignore,
Et du Barbarc a nous maintenant transfcre ?
Autre licence affreuse oc non moins inouic !
Le fils d'Olimpias moins sense , pluj impie
Qu'un Xerxes qui voulut faire enchaincr la Mcr ,
S'ose dire a nos yeux , le fils de Jupiter !
II n'eut eu qu'a pousser l'egarement extreme ,
Jusqu'a vouloir passer ponr etre un Dieu lui-meme,
Votre silence encore exemplaire 6c pieux
T R A G E D I E. ii<>
S C £ N E VIII.
LEONIDE , CALLISTHfeNE , ANAXARQUE.
Leonide.
JMlon Frere, vous perdez desinstans precieux.
Nous courons un peril dont on vient de m'instruire ;
Cc Ministre en sait plus , &" vous l'auroit pu dire ;
Mais c'eut ete , servant & Sparte &: vous &: moi3
Se tres-mal acquitter de son nouvel emploi.
ANAXARQUE frappe d'ctonnanaiu
Madame
L E O N I D E.
Allez a Sparte; allcz y faire entendre
Les ordres menacans dont vous charge Alexandre*
CALLISTHENE a Anaxarque,
Quoi done ?
Anaxarque.
Seigneur ....
Le o N I D E.
Vencz: son trouble nous suffir.
La fraude inspire en vain ■, quand la honte intcrdit.
9
Piij
a5o CALLISTHANEj
hi ii im iiiTrrruiiiiiiiiiiii'ir WW———— — — —— — —— >
SCENE IX.
ANAXARQUE.
\j u suis-je? Qu'ai-je vu? Quelle surprise extreme*
C'est elle , juste Ciel ! Cesc cette Beaute meme
Dont l'image par-tout m'a si long-temps suivi !
O coup inespere dont je me sens ravi !
O jour le plus heureux , le plus doux de ma vie !. ..
Que dis-je ? Qu'a ce jour de si digne d'envie ?
Je les revois , helas ! ces charmes eclatans >
Mais dans qui les revois- je? En quels lieux? En quel temps J
Dans la superbe scenr d'un homme qui m'abhorre!
Au milieu d'une Cour ou Ton me deshonore !
Quand il faut que je voleauxlieuxqu'cllc a quittes !
Que de revers ensemble &c de fatalites !
Elle arrive , &: je pars. Ah ! c'est-Ja , je 1'avoue ,
Le plus cruel des coups du Destin qui mc joue !
Deux fois il me la montre; 6V deux fois, au moment
Ou mon devoir exige un prompt cloignement;
El comment , chaque fois, quitte-je l'inhumaine ?
Je parris inconnu : je pars avec sa haine,
T R A G E D IE.
SCENE X.
ALEXANDRE, ANAXARQUE.
Alexandre.
J E vous faisois chcrcher: c'est pour vous avcrtir s
Ami , qu'iln'est plus temps de songera partir.
De Leonidc ici l'arrivee imprevue
Change mon premier ordre, ouplutot Peffe&ue 5
D'autant plus que du reste on est mieux informe.
Ce n'est point contre nous , que Sparte avoit arme,
Ainsi , d'Ambassadeur laissez le caractere ,
Et vous chargcz, pour moi , d'un autre ministers
Au sortir du Conseil , sans attendre plus tard ,
Remplissez le projet dont je vous ai fait part.
Dc l'Oracle d'Hammon rappelant la reponse
Qui me declara ne du sang dont je m'annonce,
Faites-moi deccrncr 1'hommage glorieux
Qui fait marcher de pair &" les Rois &: les Dicux,
Et dont , pour relever Peclat du rang supreme ,
L'usage a fait , en Perse , un droit du Diadcmc.
Vous-mcme , en ce desscin , vous m'avez affcrmi j
Mais parlez-moi toujours cependant en ami.
Je vous ecoute encor. Quelque raison nouvcllc ,
Contre ce coup d'eclat , vous revokeroit-cllc ?
Anaxarque.
Non, Seigneur; commandezj vos ordrcssontmalci;
C'est obeir aux Dieux qu'obeir a son Roi.
P IV
»3i €ALL1STH£NE>
Par votrc volonre la leur se manifcste ,
Et vos droits ne sont pas de ceux que Ton conteste ;
A vous y maintenir tout se doit empresser :
Tropheureux que ma voix serve a les annoncer !
Alexandre.
Un succes toutefois de cette consequence
Depend de votre zele & de votre eloquence.
On dispute souvent les droits les mieux acquis.
Frappez done, ebranlez, subjuguez les esprits.
Je ne connois que trop celui de Callisthcne :
J'avoucrai que ma crainte un pen trop inhumaine,
Sur da bruits , il est vrai, qu'appuyoit votre voix,
L'abandonnoit tantot a la rignenr des loix.
Mais plutot ,s'il se petit ,gagnons cette ame alticre.
J'inJisposois des cceurs qu'il faut que je m'acquiere j
Je me les concilie en l'attirant a nous.
Son suffrage est d'un poids a les reunir tous.
Et meme a coeur ouvert s'il faut que je m explique,
Le remords est ici joint a la politique :
Pcut-etre injustement j'ai soupconne sa foi ;
Et je lui sens touiours de Tascendant sur moi.
Voyez-le done. Allcz. Rapprochons-nous. Qu'il viennc
II n'est rien que sa Sceur, ainsi que lui, n'obtienne.
Pour me les attacher je repandrai sur eux
Tons les bienfaits dun Roi puissant &r genereux.
Aprcs quoi, devant tous, parlant sans me commettre ,
Sachez ce que de lui nous pouvons nous promcttrc.
S3il vons combat, s'il est tel que vous Tavcz craint,
Pour la derniere fois vous vous en scrcz pla.int.
Fin du second Acle.
TRAGtDIE. 13 j
A C T E III.
SCENE PREMIERE.
LEONIDE, ANAXARQUE.
L E O N I D E.
^ntrons done; je vous suis, 6V me sonmets sans peine.
Je me derobe exprcs des yeux de Callisthene ;
Et , tandis que de vains &: longs raisonnemens
Tachent de le resoudre a des menagemens ,
Jaurai fait mon devoir & paru la premiere.
De Callisthene anssi l'ame est un peu trop fiere >
Sa Sceur moins intraitable cV le Roi se verront ;
Et je veux bien moi seule en essuycr l'affront.
A N A X A R Q U E,
Adoucissez , Madame , un esprit qui s'obstine
A douter des honncurs qu un grand Roi vous destine ;
Si pour vous en combler il ne vous cherchoitpas,
Anaxarque jamais n'cut retenu vos pas!
L E o N 1 d E.
J'admire, en veritc, la rare bicnveillancc
Qui va, pour honorer, jusqu'a la violence.
i34 CALL IS TH E N E *
Anaxarque.
Falloit-il se la faire encor plus , permettant
Qu'en arrivant ici vous partiez a 1'instant?
Etsans le moindre accueil vous laisser disparoitre?
Leonide.
Oui •, nous en dispensions le Ministre & le Maitre.
Quel accueil , dites-moi , pourroic nous eblouir >
De quels honneurs ict daignerions-nous jouir ?
Notre gloire les fuit ; elle en seroit fietrie :
Nous n'en reconnoissons qu'au sein de la Patrie j.
Les dons de la Fortune &" la faveur des Rois
Sont des fers dont a Sparte on deteste le poids..
Anaxarque.
Instruit des sentimens d'une ame Spartiate- ,
Jc sais quel traitement la revoke ou la flatte \
Et, n'offrant en efFct que des honneurs communs,
Tons nos empressemens ne seroient qu'importuns.
Mais jugez mieux tons deux du Roi qui vous rappellci.
La Rcine ici pent tout : vous pourrez autant quelle >
Et , quant a Callisthenc , il aura dans scs mains
Les volontes d'un Prince arbitre des Hnmains.
Vous fcrai-je valoir un plus doux charme encore ?
11 est un tendre cceur ici qui vous adore ;
Qui, du soin dc vous plaire uniquement jaloux,
Pcut meriter un jour le bonheur d'etre a vous ;
Et d'un bonheur si »rand &: si digne d'envie,
I aire ici comme ailleurs 3 eclui dc votre vie..
TRAGEDIE. 155
Insensible aux honnenrs oflferts en cette Cour ,
Vous pourriez ne pas Tetre aux douceurs de 1'amour.
L E O N I D E.
Ce soupir echappe laisse voir ma foiblesse.
Je suis femme , &: n'ai pas une ame sans tendressc.
Eh ! par quelle raison desavouerois-je un feu
Qui de Lacedemone a merite l'aveu ?
L'objet en est bicn digne; &: je vous dirai meme
Que , de ma propre bouche, il sait combien je l'aimc j
Mais ce n'est que dans Sparte , au pied de nos autels ,
Qu'il peut s'unir a moi par des noeuds solenncls ;
Et non pas.... Ou tend done cette furcur etrange ?
Anaxarque.
Que la votre , Madame , a son grc vous en venge !
Je n'ai plus rien a craindre apres ce coup fatal ;
De cet Amant heureux vous voyez le rival.
L E O N I D E.
Qu'ai-je ou'i ? L'ennemi , le bourreau de mon Frcrc!
Le rebut de la Thrace & de la Grcce cntiere !
En un mot Anaxarque....
Anaxarque.
Oui, de vous est cpris :
Oui , Madame ; & l'etoit bicn avant ces mepris.
lis sont le tristc fruit d'une avcugle tendressc.
Helas ! j'etudiai cette meme sagessc
Qui rend un Citoyen l'honneur de son Pays ;
Tous mes vocux y tendoient : V Amour les a trahis.
2.1 6 C A L LI STHli N E3
Rejetez, dedaignez, desesperez ma flamme,
Couronnez qui vous plait; mais est-ce a vous, Madame*
A me faire rougir de tout ce que j'ai fait ?
Vous, qui seule en etiez &: la cause 6V lobjet.
L E O N I D E.
Moil...
Anaxarque.
Calmez ce transport ; 6V permettez que j'bsc...,.
Leon i d e.
Moi, de tes lachet.es 6V l'objet 6V la cause '.
Anaxarque.
Deux mots! Daignez m entendre ; 6V tant d'inimitie
Se changera peut-etre en un peu de pitie.
Dans le Cirque, a la fin de ces jeux ou la Grece
Voittriompherchez vous, Tune 6V i'autrcjeunesse,
Un seul 6V meme instant rapide 6V precieux
Offrit 6V deroba vos appas a mes yeux.
Des bords de TEurotas , jnsques sur ce rivage ,
Sans savoir votre nom , j'emportai votre image ;
J'ignorois qui j'aimois , 6V n'en aimois pas moins.
Osant tout cspercr du temps 6V de mes soins,
Embrase , devore de ce feu tyrannique ,
Votre possession fut done mon but unique ;
Et comme un pcuple fier a droit sur votre main ,
Sans des sceptres offerts, j'y cms pretendre en vain-
C'est lc Roi qui les ote 6V qui les distribtic ;
Ma liberie des-lors t ma voix lui fut vendue:'
T RA G E D I E. 137
A Callisthene ainsi j'enlevai la faveur....
Eh ! Qui s'imaginoit que vous etiez sa sceur?
Suis-je assez confondu par ma propre foiblesse ?
Ce que j'ai fait pour vous, me degrade &" vous blesse;
Je ne me dementois que pour vous irriter ;
Et je vous perds , par ou j'ai cm vous meriter.
Mais^Madame^in grand cceur n'est jamais implacable ,
Ni notre premier choix , toujours irrevocable.
A 1'amour le plus vif , si le votre se rend ,
Tout doit , aupres du mien , vous ctre indifferent j
Ou si la vertu seule obtient la preference ,
La mienne renaitroit de la moindre esperance.
Enfin si quelque Trone a dequoi vous tenter ;
Farlez, je le demande , &: vous y fais monter.
L E O N I D E.
Tu n'en es pas encor , lache , ou tu crois en etre.
Ton Maitre ici pent toutjtu peux tout sur tonMaitre;
Et , contre sa Captive, osant t'en prevaloir
Anaxarque.
Quel odieux soupcon ! Moi , Madame , vouloir !...
Le o n i d e.
Mon juste etonnement t'en a trop laisse dire.
Je ne reponds qu'un mot ; 6v cc mot doit suffire.
Mon frere seul ici peut disposer de moi ;
Vas le voir , & l'engage a s'allier a toi.
138 callisthene^
SCENE II.
ANAXARQUE.
&arbare! Je t'entends.Ah! la douleur m'accable!
Je suis done, a leurs yeux, un monstre detestable 1
Eh bien ! a juste titre , il faut le meriter ;
Je ne puis adoucir ; il faut epouvanter.
J'obeirai. Voyons ton inflexible frere 5
Mais tremble ; ou qu'avec moi sa fierte se modere.
De lui , tu fais dependre & ton sort &: le mien j
Et e'est de moi bientot que dependra le sien.
« 11 ^
SCENE III.
CALLISTHENE , ANAXARQUE
Callisthene.
On m'avoit dit qu'ici ma sceur etoit entree.
Anaxarque.
Par cct autre chemin , vous l'eussiez rencontree.
Callisthene.
A ces sombres regards , que sur moi vous lancez...,
Je vois....
Anaxarque.
Le Roi vous mandc : il entre. Paroissez,
T R A G E D I E. 159
SCENE IV.
ALEXANDRE, CALLISTH&NE.
Callisthen e.
o eigneur, mecroyantlibre autant que jcdoisletrc,
Et d'ici , pour jamais , pretendant disparoitre,
De la loi du plus fort , j'ai subi la rigueur :
Daigneznepas l'etendre au moinsjusqu'amasceur.
Du reste,ofTensez-vous des plaintes qui m'echappent.
Vos bourreaux etoient prets : rappelcz-les; qu'ils frappent,
Ce sera m'affranchir d'un esclavage affreux ,
Qui lasse ma Constance , &: nous rletrit tous deux.
Alexandre.
Callisthene , quittez un si triste langage ;
Vivez. Que parlez-vous de mort & d'esclavage ,
Quand Lysimaque, instruit de mes vrais sentimens,
N'a du vous annoncer que d'heureux changemens !
Rendons-nous desormais justice Tun a l'autte.
Mon estime renait; je veux ravoir la votre ,
Vous redonnersurmoi, les droits qui vous sont dus,
Et rcprendre , sur vous , tous ceux que j'ai perdus.
Oui , de ce quei'ai fait, vous avez a vous plaindre :
Mais, sur plus d'un avis, jem'y suis vu contraindre;
Aujourd'hui mane encor , j'ai recu ce billet.
On vouschargeoit:lisezjj'ai craint.Qu'eussiez-vous fait ?
24o C ALLISTH ENE _,
( Pendant que Callisthene lit. )
O Trone ! 6 triste siege environne d'abysmes !
Quiconqne te remplit,craint}ou commet des crimes}
Un Roi les fuit en vain : l'indulgence ou l'Erreur
Font qu'il en est toujours la viclime ou l'auteur.
( Reprenant le billet. )
Eh bien ?
Callisthene.
Qu'eusse-je fait ? Ce qn'au mepris desfuites ,
Dans les bras de la mort , vous-meme un jour vous fites
En faveur d un fidele & sage Medecin ,
Faussement accuse d'un semblable dessein.
Votre grand ccenr livra vos jours a sa science ;
Vous les devez , Seigneur , a cette confiance j
Elle vous fit revivre 3 & rcvivre admire :
La meritois-je moins , moi qui vous 1'inspirai ?
Dites que ma disgrace etoit deja certaine ,
Que la crcdulite ne fit pas votre haine ,
Mais que j'avois deplu par ma sincerite ,
Et que la haine fit votre credulite.
Vos soupcons ne vcnoient.. .
Alexandre.
Brisons la. Qu'il suffisc.
Que je me les reproche, &: que jc vous le disc.
Je reconnois ma faute, &: pretends l'expier ;
En homme vcrtueux , vous devez Toublier.
Dcmeurez
TRAGtDIE. ' *4x
Dcmcurcz *, aimez-moi i que tout vous y condamnc.
Non content d'egaler Leonide a Roxane ,
Jaime Lacedcmone en faveur de vous deux ,
Et je la favorise au-dela de vos vceux.
Dans 1'Attique j'ai fait, des depouilles d'Arbelle,
£iever un trophee injurieux pour elle,
L'inscription apprend a la Pofterite,
Que Sparte est seule oisive 6V n'a rien merits -,
Je Teftace , & j'admets Sparte meme au pattage
De tout ce que le Sort reserve a mon courage ,
Quand meme vos Guerriers n'y contribueroient pas ;
Vous seul vous me vaudrez des milliers de soldats.
Callisthene.
La satisfaction , je l'avone, est royale ;
Jy vois une ame & belle &: grande &" liberate *,
Mais laissez-la, Seigneur , &: Sparte & desbienfaits
Qu'aussi-bien sa fierte n'accepteroit jamais.
Vous m'arretcrez mieux ne songeant qua me rendre
Tout ce que je regrette.
Alexandre.
Eh quoi ?
Callisthene.
Tout Alexandre J
Tout ce coeur ou l'ami se montroit seul a moi,
Et qui ne nVoffre plus que ics bontes d'un Roi.
Alexandre.
Qu'exigeroit encor votrc amitie blessee ?
Tome I. Q
z4* CALLISTHt N Ej
CallisthEne.
Le droit de vous ouvrir librcmcnt ma pensee.
Alexandre.
Ne le reprendrc pas ce seroit me trahir.
CallisthEne.
Des ce moment, Seigneur, je puis done en jouir?
Alexandre.
Parlez.
CALLISTHENE.
Que faites-vous dans le fond de 1'Asie ?
Pourquoi....
Alexandre.
Je vous cntends: laissez-moi , je vous prie,
Devancer le rcproche ou je vous vois venir.
Oui , ma gloire en ces lieux risque de se ternir.
L'ctonnement est juste : on n'a pas du s'attendre
A cette inaction qui degrade Alexandre ;
Je rougis d'un repos ou je me suis trop plu •,
Vous voulez que j'en sorte •, &: j'y suis resolu.
Ocstdequoi, ce jourmeme,informeront l'armce
Craterus , Lysimaqne , Eumenc & Ptolomee.
Un o-dre de ma part doitles conduire ici.
Us cntrent. Vous allez etre micux eclairci.
T R A G E D I E. i43
SCENE V.
ALEXANDRE, CALLISTHENE,ANAXARQUE,
LYS1MAQUE, CRAT&RUS, Chefs de l'Armcc
dAlexandre.
Alexandre.
A oble sang des Guerriers,qui,des rives du Xante,
Sont revenus couverts d'une gloire eclatante ,
11 est temps qu'au loisir succedcnt les exploits ,
Et que votre valeur se reveille a ma voix.
Du Dieuqui fitdel'Inde , avant moi , la conquete,
Et le pampre &:. le mirthc ont couronnc la tetc :
Mars n'a pas interdit le plaisir aux Heros j
Mais le dclasscmcnt se mesure aux travaux.
Et, qu'avons-nous done fait si digne dc memoirc?
Tout pour notre salut , rien encor pour la gloire.
Nous avons tcrmine d'anciens differents :
Le Bosphore afrranchi nc craint plus ses Tyrans ;
Perscpolis enfin n'est plus qu'un pen de cendre ;
C'est beaucouppour laGrecc,&: pen pour Alexandre.
Des triomphes aises nc sont que des appats
Qui flattent la valeur, & nc la fixent pas.
Ranimons done la notre , &: la rendons cclebrs,
Du Nil au Boristhene , &: de l!Hydaspe a l'Hebre ;
Qu'elle rassemble , amis, sons un mime destin ,
L'lndien , le Gaulois , le Scythe, Cv lAfriquain.
Qi)
144 CA LLI STHt NE3
Mon nom vous est garant de la faveur celeste :
Suivez-moi •, nousvaincrons. N'imputez point durestc
A l'Ambition seule un si vaste projet.
La Politique ici , comme elle , a son objet.
An metier de la Guerre , il est tel avantage
Qui, s'il nc croit toujours, sert moins qu'il n'endommagc ;
Tous les voisins d'un Peuple a peine encor dompte,
Sont autant d'enncmis du Vainqueur redoute,
Qui l'osent defier d'abord en temcraires ,
Et, corrompant la ioi des nouveaux Tributaires ,
Le contraignent apres de venir au combat ,
Entre la force ouverte &: le noir attentat.
D'un pole a l'autre enfin , du Couchant a l'Aurorc ,
Si tout ne m'est soumis, rien ne me Test encore :
Travcrsant les climats habites &: deserts ,
Je ne desarme done qu'au bout de l'univers.
J'en attcste le Dieu que POrient revere ,
Qui lui seul eclairant l'un & l'autre hemisphere ,
Et seul y suffisant , semble nous enseigner
Qu'unc seule Puissance ici-bas doit regner.
Craterus.
Notre gloire , Seigneur , ctant jointe a. la votre,
Sur de votre courage, assurez-vous du notrc >
Que le passe temoigne &: repondc pour nous.
Rentrez dans la carriere; cV nous vous suivons tous.
Vos drapeaux rcleves nous comblcront de joie-,
L'Armee impatiente attend qu'on les deploie;
Et puisse la Victoire etre dans les combats,
Aussi prompte que nous a voler sur vos pas!
T RA G i D I E. 245
Alexandre.
Je ne pouvok partir sons de meilleurs auspices.
De pres , de loin , par-tout j'ai les Destins propices*
Lc brave Ephestion , suivi de nos vieux Corps 3
De la mer Caspienne a nettoye les bords :
Le sage Antiochus commando en Sogdiane y
Ccenus dans la Perside ; Attale en Bactriane >
Et de vingt Lieutenans le zele me repond
De ce que j'ai conquis du Nil a l'Hejlesponf.
Partonsdonc; & faisons qu'onne se rcssouviennc
Du ills de Semele , ni de celui d' Alcmene :
Que ce que j'entreprends decide entre nous trois.
La terre , en plus d'un lieu , limita leurs exploits j
Je ne vois plus aux miens , des que tout me seconde^
D'autres bornes , Amis , que les bornes du monde s
Et , dans la noble ardeur dont je me sens brulera
Je voudrois que les Dieux pussent les reculer,
SCENE VI.
€ ALLISTH^NE , ANAX ARQUE , LYSIMAQUE >
CRATERUS, Chefs de l'Armce d' Alexandre.
Craterus,
u'Alex andre a ces traits se faitbien reconnoitre I
( a Callisthene. )
Ce qui nous rend plus cher encor un si grand Maitre,
246 CALLISTI1 £ NEj
C'est qu'il rcdevient juste, & qu'il vous a remis ,
Malgre la calomnie , au rang de ses Amis.
C ALL ISTH E N E.
II vous paroit change; mais moi, faute del'etre,
Jc vais,dans un moment, lui dcplaire peut-etre.
Anaxarque.
Qui peut vous imposer cette necessite ?
Callisthene.
Ce qu'un Hatteur lui fait hair : la verite.
Anaxarque.
Le Roi ne la hait point > il se plait a I'entendre,
Mais soumise au respect qu'il a droit de pretendre.
Callisthene.
J'observe, en la disant, les egards que je doij
Et tel qui la deguise en manque plus que moL
Anaxarque.
Je lecrois-, mais enfin cette rare franchise
N'exige ricn de vous dc?ormais qui vous nuise*
Le Roi n'est-il pas tel que vous lc desiriez ?
II s'arrache aux plaisirs que vous lui reprochiez^
Par un noble aiguillon sa valeur animee,
Va par dcla les mers porter sa renommee;
Au rangdcs Immortcls lui tracer un sender,
Et fairc3 dcvant lui 3 taire le monde entier*
T RA G E D I E. 247
Callisthene.
Le Roi peut devant lui forcer par sa vaillance ,
La Terre cpouvantee a garder lc silence ,
Sans qu'un homme ne libre , &: que Sparte a nourri
Ou se taise, 011 lui parle en lache Favori.
Eh quoi done ! la valeur seule est-elle estimable ?
Ec faire tout trembler , est-ce etre irreprochables
Anaxarque.
Je ne vous cache point ce qui se passe en moi.
Je crois voir plus qu'un homme ou je vois plus qu'un Roi
Heros superieur a ceux des premiers ages ,
II est bien au-dessus de nos foibles suffrages;,
En lui je reconnois , j'admire un demi-Dieu;
J'admire plus : &: meme admirer e'ese trop peu,
Si d'en penser ainsi vous pouvez vous defendre,
Mon transport en appelle a qui vient de l'entcndrc,
Tous ces illustres Chefs en sont encore emus.
Quel projet ! Quel discours ! Non , non , n'en doutons plus3
Ce n'est point un Mortel ne du sang d'un Philippe3
De qui 1' Empire etroit se bornoit a 1'Euripe •■>
Le Fils de Jupiter, un Dicu nous a parle.
Quand Dclphes, quandHammon ne l'eut pas revele3
Le prodige eclatant qui marqna sa naissance,
Lcs mcmorables traits de son adolescence,
Thebe attaquee &: prise , &: punie en deux jours,
Tyr , appelant en vain Neptune a son secours,
La Fortune, avec nous, traversant !c Graniquc,
Ec les champs sablonncuxdc la briilantc Afriquc ,
Q iv
248 CALLIST H£NE ;
Tant d'escadrons, -de murs, de trones renverscs*
Tout nous prouvoit sa race, & l'annoncoit assez.
Mais , puisqu'enfin les Dieux ont a tant de miracles
Cm devoir ajouter la foi de lcurs Oracles,
Que tardons-nous encore a llionorer comme eux2
A lui tons adresser notre encens &: nos vceux i
Sur les pas eclaires du Satrape & du Mage,
LOrient a ses Rois defera cet hommage;
La Grece cut du deja le rendre a son Vengeur ,
Et du droit des vaincus faire un droit du vainqueur*
Des Tyrans valoient-ils votre Dieu tutelaireJ
II a pour lui le droit du sang & du salaire;
11 a pour lui la voix du Pretre &: du Soldat.
De son rang , de son nom rehaussez done l'eclat >
N'abordez plus le FilsduMaitredu tonnerre,
Que ce titre a la bouche &: le front contre terre^
Que pour vous desormais de ce Prince immortel,
Le Palais soit un temple , &: le Trone un autel.
Et cependant du haut de la place ou vous etes,
Callisthene , ordonnez & le cuke & les fetes y
Prostcrne le premier , attirez le concours;
Et, d'un si bel exemple , appuyez mon discours,.
Callisthene.
Ciel exterminateur! tu 1'entcnds : & tafoudre
N'a pas deja reduit 1c sacrilege en poudre?
Opprobre de la Grece ! ii taut done, malgre soi,
Jusqu'a I'emportcmcnt se commettte avec toi 2
Je mc suis toujours tu x tant que ton insoisn.ee a
TRAGEDIE. 149
Ne s'adressant qu'a moi , merita mon silence >
La Victime maetce alloit aux yeux de tous,
Sans daigner se defendre , expirer sous tcs coups.
A force de mepris je me sentois paisible.
L'Artisan de mes matix m'y rendoit insensible.
Je plaignois seulement un Prince infortune
Qu'a tes avis l'erreur avoit abandonnc.
Mais voir encore en buttc a ton audace extreme,
L'honneur de ton Pays , de ce Roi , du Ciel meme;
Te voir prophaner tout , & ne pas eclater ,
Ce feroit tout trahir ; cc seroit t'imiter.
Impie ! ose outrager ceux qui t'ont donnc l'ctrc ;
Meconnois les; maiscrains, esclave , crainstonMaitrc.
Aimeroit-t-il letir gloire & la sienne assez pen,
Pour ne pas de ton sang sceller son desaveu ?
Grains un Roi qu'en ses droits aux Tyrans tu compares?
Crains les Grecs que tumetsdans le rang dcsBarbares!
Et quand ici tantot , a ton premier abord ,
J'ai laisse de ma haine eclater un transport ,
Tu disois qu'a I'objet je m'etois pu meprendre?
J'cn appelle , a mon tour , a qui vient de t'entendrc.
Tous ces illustres Chefs te l'attestcront micux :
Regardc-les ; cV lis ton arret dans leurs yeux.
L y s 1 M a q u E.
Anaxarque , pour tous j'ose ici vous repondrc,
Qi\c le trone ex: l'autel ne sont pas a confondre.
Le Monarque a ses droits , eV les Dieux out les leurs.
Vous avez propose le comble des horreurs.
*5* CALLISTHE N E y
S'abstiennc de ces Dieux la foudre vemieresse s
Pour le crime d tin seul , de chitier laGrecej
Et rindignation dont nous fremissons tous ,
Puisse-t-elle suffire a leur juste courroux !
SCENE VII.
CALLISTHENE, ANAXARQUE,
ANAXARQUE retenant C alii s the ne.
C^/ALLiSTHENE,c'est vous qui dictez celangagcj,
Et votre seul exemple au refus les engage:
Peut-erre que ie Roi , s'en tenant offense ,
Me desavoueroit moins que vous n'avez pense.
Je me pourrois venger de vos torrens d injures.
Mais non ; de part &: d'autre etouffant nos murmur es.,
Oublions Ie passe : reconcilions-nous \
Redevenons unis par les nceuds les plus doux ,
Et , pour rendre a jamais cette union durable >
Que Leonide en soit 1c gage inestimable.
J'ose a cettc Heroine clever tons mes voeux ;
Instruisons a l'envi vous &c moi nos neveux:
Montrez , en m'obligeant par-dcla nion attente >
Que d'animosite la Sagesse est exemprc :
Et je montrerai , moi, par de nobles eitets,
Comme on doit reconnoitre <k sentir les bienfaits,
CalLISTHENE , qui j de surprise & d' indignation 3
avoit jusqu alors tenu les yeux baissis 3 les releve.^
envisage Anaxarquc j & s'en vu*
TRAGEDIE.
*5*
■ ■ ■■'■"— '
SCENE VIII.
ANAXARQUE.
uel dedain ! Tu paieras ton supcrbe silence :
Je n'ai prevu que trop cette derniere offense:
Vas te vanter aux Tiens d'avoir su m'outrag'er;
Vas ! je l'ai bien voulu , sur de m'en bien venger.
Fin du troisieme Acle,
ip-yi — Vt»
C AIL IS T II An £
A C T E IV.
SCENE PREMIERE.
LYSIMAQUE, L t O N I D E..
L E O N I D E.
xTjLettez fin, Lysimaque, a 1'ennui qui vons pressc*
Vous craigniez mon depart ; que votre crainte cesse :
Nous ne nous quittons plus ; mon Frere ainsi le veut j
Son cceur , pour votre Roi , de plus en plus s'emeut ?
II a tout oublie depuis leur entrevue.
Puisse tant d'amitic ne pas etre dccue !
Helas ! den abuser peut-etre est-on tout pret !
Cependant je m'abaisse a tout ce qui lui plait.
Jc depouille , a son gre , mepris , vengeance , hainc s
Pour lui complaire enfin, j'ai visite la Reinc,
Qui vient dc m'accabler dc ces sortes d'honneurs,
Que chcz nous on evite, & qu'on mendie ailleurs.
Mais , aux devoirs de Sceur quand ma fierte s'immole,
De vos rcux &: des miens le succes me console:
A Spartc, en ce moment, mon Frere ecrit pour nous \
J'cn attends la reponse & l'attends pres de vous •,
Car enf.n, jc lc sens, 6c mon cccur est le votre:
Quels seroicnt nos ennuis! eloignes l\m de Lauti'c
r RA G E D I E, 255
Lysimaque.
Xinterromps a regret un propos si charmant ;
Mais . . .
L E o n 1 d E.
Quoi 2
Lysimaque.
Partez , Madame , &: partez promptemcnt.
Les Destins ennemis vous ont ici conduite.
Leonidf..
Et vous vous opposicz si fort a not re fiiitc ?
Lysimaque.
Votre Frcre voyoit par des yenx plus senses.
Fuyez , vous dis-je; ou vous cV lui , vous perissez!
L E O N I D E.
Vous m etonnez. Quoi done! a present que tout scmblc
Lysimaque.
Lc pcrfide Anaxarque &: Ic Roi sont ensemble ,
D'un zele adulateur, Tun versant le poison ,
Et l'autre aveuslcment v livrant sa raison.
Le sacrilege ici s'arborc &: se respire.
A des honneurs divins la Tyrannic aspire;
Son crimincl Agent , prct a sc prostcrner ,
Propose , en plein Conseil, de les lui deccrncr;
Et , dans ce memo lieu qu'il erigc en un Temple,
Exhortc Callisthene a nous donuei" i'excQipIc.
254 CA LL I ST H £ NE ,
Leonidl
Et comment recoit-il cet avis odieux ?
Lysimaque.
En noble & digne ami d' Alexandre &: des Dieux.
De cette impiete , de ce culte sinistre ,
Sa voix a foudroye l'execrable Ministre ;
De parler sans aveu , nous Tavions accuse ,
Mais , il n'etoit , helas I que trop autorisc !
Je n'en saurois douter a tout ce qui se passe.
Anaxarque triomphc ; Alexandre menace ,
S'agite , & , m'cvitant , rentre dans les transports
Que venoient d'appaiser maplainte & ses remords.
L E O N I D E.
II menace I
Lysimaque.
Et 1'efFet n'en peut qu'ctre terrible !
L E O N I D E.
MonFrere cependant,tendre, indulgent, paisible,
Ne songe.... Prince ingrat ! Et ce sont , dites- vous ,
Des remords qui venoient de calmer son courroux >
Le remords cntrc-t-il dans le cceur d'un Impie?
Mon Frcrecn jugeoitmieux : on n'cpargnoit sa vie 3
Que dans le fol espoir de se le voir soumis ,
Et d avoir aisement son suffrage a ce prix.
Lysimaque.
Et cet espoir trompc se tourneroit en rage.
Caiiisthene est perdu, s'il ne cede a Forage.
T R A G E D I E. 1 5 5
Nos soins pourroicnt encor n'etre pas superfius;
Courons a lui ; qu'il fuye !
L E O N I D E.
II ne Ie voudra plus.
Tantot, quand il tournoit ses pas vers la Patrie,
II fuyoit la faveur , &: non la barbarie •,
Le mepris des honneurs en ordonnoitainsi;
Le mepris de la morr doit l'arreter ici.
Lysimaque.
Oui, si I'arret de l'lin n'etoit I'arrct de I'aiitres
Mais , comme de sa vie , il y va de la votre.
Un si chcr interet flechira sa rigueur.
II ne peut ignorer qu'en proie au Delateur ,
En Criminel d'Etat on voudra qu'il perisse-,
Des-lors etre sa Sceur , c'est etre son complice.
Tout le sang du coupable est proscrit par la Loi.
L E O N I D E.
Des-lors adressez-vous a tout autre qu3a moi,
Pour tacher d'en^a^cr Callisthenc a la fiiitc.
Dcs Loix de Macedoinc on m'avoit mal instrukc ;
Mais de celles de Spartc on est mal informe ,
Si Ton croit que mon cceur en doit etre alarme.
C'est du sang innocent qu'Alexandre demande.
Qu'a son gre , plus que moins , le cruel en rcpande 5
Est ce a moi de servir un Tyran que je hais?
Et lui dois-je , en fuyant , cpargner des forfeits ?
iS6 CALLISTUi NE ,
Lysimaque.
Mais n'avons-nous , Madame , a craindreqn' Alexandre?
Lbonidl
Contrc qui done aurois-je encore a me defendre?
Lysimaque.
Contre celui qui vient , au plus foible des Rois,
De vendre son honneur & de preter sa voix.
Des medians le plus lache 6V Ie plus tcmeraire ,
Aura snr le forfait mesure le salaire ,
Et, pour sa recompense , au Monarque inhumain,
Peut-etre ose a present demander votre main.
Leonide.
Quel en scroit le fruit ?
Lysimaque.
Eh! doutcz-vous, Madame,
Que rinhumanite ne vous livre a sa flamme?
En vous assassinant d'un coup plus que mortel,
Ne vous force bientot de le suivre a Tautel ?
Vous ne fremissez pas I
Leonide.
Non. Que peut leur furie?
Je dispose de tout, disposant de ma vie;
Et loin de relacher dc mon juste refus ,
J'ai , pour y pcrsister , unc raison dc plus.
D'un Tyran sanguinaire impuissante viclime,
Toute ma joie etoit d'ajouter a son crime.
Je
T R A G £ D I E. 157
Je me fais un plaisir plus solide &: plus doux
De cohrbndre Anaxarque, en nVimmolant pour vous.
En ingrate aussi bien j'abandonnois la vie.
De la perdrepdur moi n'eutes-vous pas i'envie?
Vous seul me l'eussiez fait un moment regretter :
En la perdant pour vous, je me vais acquitter.
Lysimaque.
Eh ! qu'esperer d'une ame & si haute Sz si fiere l
Callisthcne sera moins sourd a ma priere;
Et je vole ou d'abord j'aurois du m'adresser...*
( Voyant venir Anaxarque. )
Que vois-je ? Viendroit-on dqa vonsannoncer ?....
SCENE II.
L^ONIDE, LYSIMAQUE
ANAXARQUE.
Anaxarque.
V ous etes obeic, &: j'ai vu Callisthcne,
Madame \ j'ai servi de jouet a sa haine ;
Et &ans doute il se vante a vous de ses dedains ;
Mais je deposerai nion sort end'autres mains ;
Peut-etre mon amour se fera mieux entendre ,
Quand il vous parlera par la voix d' Alexandre.
Que mon Rival heureux lapprenne avec efifroL
i onu I. R
158 CJLLISTIliNE,
Lysimaque.
Et savez-vous quel est ce Rival ?
Ana xarque.
Non.
Lysimaque.
Cest moi.
L* Amour rie reconnoit que sa seule puissance ;
Hade mon cote fait pencher la balance;
Vantez moins un pouvoir qui peut vous aveugler;
Si vous ne le bornez , c'est a vous de trembler.
SCENE III.
L&ONIDE, ANAXARQUE.
Leonide.
jl erfide! apres avoir, dans ta folle poursuitej
Essuye les mepris qu'un inscnse mcrite ,
Du Rival accompli qui sc voit preferer ,
La presence manquoit pour te desesperer.
Voila le digne objet de mes feux legitimes.
Compare, en le voyant , ses vertns a tcs crimes >
Et juge a qui des deux se donneroit mon cceur ,
Quand tu ne serois pas notre persecnteur.
M te sied bien d'oser menaccr ce que j'aime !
T RAG £ D 1 E. i59
Ah! sails doute on peut bien te menace" toi meme,
Quand ton mauvais destin soulevc eontre toi ,
Ce Rival, tous Its Grecs, nos Dieux, mon Frere &moi.
ANAXARQUE.
Tant de haine me met en droit de tout enfreindre.
Entoure d'ennemis , je m'en sens plus a craindre.
Leur nombre m'enhardit a les mieux terrasser ;
Et e'est trop en avoir , pour s'en embarrasser.
Nous nousmenacons tous: voyons, a nos disgraces,
Qui s'entendrale mieux a remplir ses menaces >
Lequel saura mieux faire eclater son pouvoir,
De ce dechiinement , oti de mon desespoir.
L E O N I D E.
Foible ennemi, que peut ton desespoir frivole?
Mcfera-t-il, dis-moi, revoquer ma parole _>
En d'execrables fers changer d'heureux liens ,
Et, des bras d'un epoux, passer cntre lei dens J
Anaxarque.
D'un epoux! Quelle image ! 11 ne Test pas encore.
De ce titre, a mes ycux, malhenr a qui s'honore!
Tout doit epouvanter , tant qu' Anaxarque vit ,
Et qui le lui refuse 6V qui le lui ravit!
11 n'est rien , direz-vous , que votre ame n'affrontc ;
Vous craignez peu la mort ; mais vous craindrez la honte ;
Et vous vous en couvrez, expirant , en ce jour,
Victime du devoir, moins que d'un fol amour,
Callisthcne recombe en un peril extreme ,
Rij
i60 CALLISTKti X E>
Que vous pouvez , d'un mot, faire cesser vous-meme*
Maitresse de mon cceur, vous l'etiez de son sort;
Et vous n'aurez , pour lui, pu faire un noble effort.
Mourez dans cet opprobre : oui , que la Grece entierc
Vous reprochc a jamais le sang de votre Frere 1
Ayant pu le sauver , & ne l'ayant pas fait ,
Que sa mort vous fietrisse &: soit votre forfait I
SCENE IV.
L^ONIDE.
jEh ! penses-tu savoir, penses-tu que j'ignore
Et ce qui rend celebre , &: ce qui deshonore ?
Pour garants de ma gloire , en cette occasion ,
Je ne veux que ta rage & ta confusion.
S C £ N E V.
ALEXANDRE, LEONID E.
Alexandre.
IfyJoN estime pour vous, &: cclle de laReinc,
D'un premier mouvcment ont sauve Callisthene,
Madame; & si j'en use encore avec douceur ,
II en est redevable a son illustre Sceur.
Faites voir a l'ingrat jusqu'ou va ma clemencci
T R A G £ D 1 E. 161
Et , de son procede reparant 1'imprudcnce >
Portez-le au repentir d'une temerite
Qui de son Bienfaiteur lasse enfin la bonte.
L E O N I D E.
Avant que de la sorte avec lui je m'exprime,
De grace, apprenez-moi vos bienfaits& son crime.
Ne vous devant qu'un rang dont il fait pen d etat,
Jeconcois peu, Seigneur, qu'il pnisse etre un ingrat.
Alexandre.
Je ne vous parle point du rang que je lui laisse.
Ce detour affecle sied mal a la sagesse.
Sparte est votre pays , Madame, &: vous feignczi
Je parle de ses jours trop long-temps epargnes;
Je lui reproche , en Roi desormais inflexible ,
D'abuser du pardon dJun attentat visible,
Leonide.
Et c'cst lui qui jamais n'eut du vous pardonner
D'avoir d'un attentat ose le soupconner ;
Ose par cet affront blesser, en sa personne,
L'honneur de Leonide fk de Lacedcrnone.
C'est ce que , de ma part, je n'oublierai jamais.
Voila sa £iute: ou sont maintenant vos bienfaitsi
Alexandre.
Parmi ceux que repand ma bonte meconnue ,
Madame , on pourroit mettre encor la retenue
Que ma rare indulgence oppose a vos discours*
Riij
i6i CALLISTH&NE,
Votre Frere est coupable ; il le sera toujours;
Et je ne sens que trop a 1'nne 6V l'autre audace,
Quil est temps que l'effet succede a la menace.
L E O N I D E.
Et ne pent-on savoir , en blamant sa fierte ,
Par ou vous a deja deplu sa liberte ?
Alexandre.
J'ai dn Monde a mes Grecs propose la conquete;
Tons bruloient de me suivrc ; 6V sa voix Ies arretc,
Mon dessein 3 par lui seul , est blame hautcment.
L E O N I D E.
Peut-il penser en Sage , 6V parler autrement ?
De meurtre 6V de butin la Soldatesque avide
Ne vous snivra que trop ou son penchant la guide;
Et , cherchant du desordre a prolonger le cours ,
A la fureur de vaincre applaudira toujours.
Mais, autant la distance estgrande d ordinaire,
Entre la voix du Sage 6V: le cri du Vulgaire,
Autant l'on en doit mettre, autant l'espace est grand,
Entre le vrai Heros 6V le vrai Conquerant.
J usqu'ici de la Grece epousant la querelle ,
Vengcur interesse de vos Etats 6V d'elle,
Quelque rayon de gloire a consacre vos coups j
Vn pas plus loin, Seigneur, il n'en est plus pour vons ;
Vous touche t cl!e encor? Soyez modeste 6V tendre*
Wctirez sur taut de sang qu il a fallu repandre »
T R A G E D I E. i6j
Pleurcz sur ces efforts d'aveugle cruautc
Que la gloire d'un Roi coiite a l'humanite.
Qu'apres I'heureux guerrier Fhommeea vous sedeclare.
La valeur a detruit ; que la bonte repare.
Ce fer qui vous rendit la terreur des bumains ,
Vous en rendroit l'amour , en vous tombant des mains,
Supposons vos succes , &" que tout vous seconde >'
Que deja vous touchez aux limites du monde ;
Supposons tout vaincu , soumis & terrasse :
Votre course a fini ; le torrent a passe >
Le tourbillon de flamme a devore sa proie ;
L'indomptable Ocean l'eteint 6V vous renvois.
Malgre vous , sur vos pas force de retourner ,
Quel fruit de vos exploits va vous environner ?
La desolation , Thorrenr 6V le ravage.
Votre propre degat nuit a votre passage.
Des chemins disparus sous tin fleuve elargt
Par des ruisseaux de sang dont vous l'avez rougi ,
Quclques debris fumans , des campagnes steriles ,.
Des deserts empestcs ou florissoient des villes }
Et des restes plaintifs de Peupies vagabonds ,
Composes de viei Hards &: d'enfans moribonds :
Issu du sang d'Hercule , est-ce ainsi qu'on l'imite ?
II protegea la terre , & vous l'aurez detruite.
Vos soldats au pillage , au massacre acharnes ,
Sont autant de brigands qu'il eut extermines.
Licenciez-les done : retournez a Larissc ,
Y remettre en vigueur les loix ik h justice ;
Au grand art de regner, y borner vos projets ,
Riv
*64 CALLISTHgNEt
Et recfonner , en vous , un pere a vos sujets.
Vous jugerez alors, aime , couvcrt dc gloire ,
Qnand ils veulcntse faire un beau nom dans l'histoirc,
Lequel est , pour les Rois , preferable des c'eux ,
De cent peuples aux ferSj ou d'nn seul peuple heureux.
Ainsi pense , &r peut-etre ainsi parle mon frere.
Mais n'est-ee qu'en cela qu'il seroit trop sincere ?
Est-ce, de sa vertu , tout ce que vous craignez ?
VbusnVaccusezde feindre; & c'cst vous qui feignez.
Votre orgueil mecontent renrerme une autre plainte :
Je la penetre j &" , loin de blamer votre feinte ,
Dans un Monarque heureux, si plein de sa grandeur 5
Je ne puis qu'admirer ce rcsre de pudeur,
Alexandre,
A vos avis , trompe par une avcugle estime ,
J'abandonnois un Homme attcintde plus d'un crime.
Pour vous servir vous-memc, & ne pas 1'egarer,
Ma prudence auroit du plutot vous separer.
Gardes ! faites chercher , amenez Callisthene.
Vous cependant , Madame 3 allez pie's de la Reinc
Dont la bonte veut bien me repondre dc vous :
Prenez-y , croyez-moi 3 des sentimens plus doux ,
Ou vous me reduiriez a faire un double excmple,
L E O N I D E.
Lc fils de Jupiter est ici dans son Temple \
La revoke y sied mal a de foibles mottels ;
& les Dieux sont a craiudrc au pied dc leurs auteis*
T R A G £ D I E. 265
r~^~~~~— — -— r«i ■ ■ mi— 111 ■!— ■■— 1— ^
■ ' . .. „r- I mmmmmm
SCENE VI.
ALEXANDRE.
o ur leurTrone dumoins les Rois sont redoutablcs.
Vous l'allez eprouver, ennemis indomptables ,
Pour qui je force en vain mon ame a la douceur.
Que le raeme coup frappe & le frere & la soeur!
Ou sommes-nous? Quisuis-je? Etqu'ose-t-onprctendrc,
Qui done commande ici, de Sparte ou d' Alexandre?
Ambitieux Monarque , avoue en rougissant ,
Qu en effet tu n'es pas ici le plus puissant j
Que tu condamnes moins , qu'en secret tu n'admires
L'austerite contraire a ce que tu desires •,
Et qu'a de si grands cceurs n'inspirant nul effroi ,
Tu peux bien moins sur eux,qu'ils nc peuven: sur toL
' SCENE VII.
ALEXANDRE, CALLISTHENE.
Callisthene.
Ju EONIDE , Seigneur , confiee a la Reinc ,
Mes amis alarmes , la garde qui m'amene ,
Ce silence agite de mouvemens divers ,
Tout semble m'annoncer quelques nouveaux revcrs.
Quels malheurs ai-je done attires sur ma tcte ?
I ,e, calme. est , de bien pres , suivi de la tempete.
*66 callisth£nes
La parole d'un Roi m'auroit-elle abuse ?
Ou de quelque attentat suis-je encore accuse l
Callisthene en est-il a son dernier outrage l
Alexandre.
C*est Iui que j'interroge , ingrat ! A quel usage %
i/audacieux inet-il un bienfait tout recent ?
Libre, ne peut-iletre, ou paroitre innocent?
Pense-t-il > ou jesuis , que e'est lui qui domine ?
Callisthene.
Qui ? moij Seigneur I
Alexandre.
Vous-meme.
Callisthene.
Et plus je ni examine ,.
Et moins ....
Alexandre.
Dans vos execs , retombe sur le champ ,
De quel esprit rebclle infe&ez-vous mon camp ?■
Qu'avez-vous deja dk ?
Callisthene,
Rien qui dut vous deplaire,
Quelqu'un, pour vous Iouer, deprimoit votre pere ;
Je ne crois pas Philippe un objet de mepris ;
J'ai su le relever , sans abaisser son fils.
J'ai dit que sa prudence egala son courage ;
Que vous avez , sous lui, fait votre apprentissage ,
Que , si la mort ne 1'eut surpris dans son projet 3
T R A C IE D I E. 2*7
II eut pu faire un jour ce que vous avez fait ;
Mais la Grece vengee , &: la Perse conquise ,
Qu'il n'eut jamais pousse plus loin son cntreprise :
Et que....
Alexandre.
Ce qu'il eut fait, ou non, n'importeenrien :
Philippe eut son genie : Alexandre a le sien :
Laissons-la mes desseins ; parlous de votre zcle.
Pourquoi, lorsqu'Anaxarque, en Ministre fidcle
Veut signaler le sien , &: l'inspirer a tous ,
Pourquoi rencontre-t-il un Adversaire en vous 2
Callisthene.
Lui fidele cV zele ? Lui , Seigneur! Un perfide ,
Un monstre,trop long-temps fatal au sang d' Alcide 1
II est de mon devoir de vous desabuser ;
Etoit-ce vous servir , que de nous proposer ....
Alexandre.
Arrcte.
Callisthene.
Eh quoi ! Seigneur ?
Alexandre.
Oui ! Respecle ou redoutc
La majeste du rang de celui qui t'ecoute.
Anaxarque n'a dit que ce que j'ai voulu ,
Que ce que je pretends , en Monarquc absolu.
C est a moi que s'adresse a present ton audace.
D'un met, depend ici ton supplice ou ta grace ;
2** CJLLIS TH£N£,
Ou pour on contre toi , fais un dernier effort 5
Parle: quel est ton choix ?
Callis thene.
Le silence & la mort.
Alexandre.
Voulant appeler ses Gardes j & se retenant.
Malheureux Spartiate \ est-ce la ta sagesse J
Ma clemence aura-t-elle a t'eparguer sans ccssef
Qu'enfin ton coenr se dompte a l'exemple dn mien •
La colere est mon foible, & lorgueil est le tien j
Je me sais moderer : ne peux-tu me complaire 1
C A L L I S T H E N E.
Non 5 des qu'il faut qu'a. vons , qu a moi-menae contraire,
Cette soumission serve a vous egarer y
Ec que je contribue a vous deshonorer.
Alexandre.
Oppose-moi du moins de plausib'es obstacles.
Quel deshonncur pent suivre un decret des Oracles?
De fils de Jupiter ils m'ont domie le nom ;
Vousm'environniez tons dans le Temple d'Hammon ;
Ce Temple est demes droits legarant &: l'Arbitrc.
Callisthene.
Un Prctre qu on suborne , etablit mal un titrc*
Je vous le dis alors ; & ce trait d'amitie
Fue le premier instant de votre inimme,
TRAGEDIE. z69
Alexandre.
Cest que de l'Univers tu m'arrachois l'einpuc
Car enfin (puisqu'il fautou te perdre , ou toutdire )
OuiJ'achetai des Dieux I'organc interesse*
Mais le prestige impose au Vulgaire insense.
De celni-ci d'abord tu vis naitre ma gloire;
C'cst lui qui , sur mes pas , a fixe la victoire *
Le Soldat , de la foudre , a cru son Chef arme;
Et le plus grand peril ne la plus alarme.
J'aime a vaincre. Que vent ton humcur inflexible?
Detruirai-je une erreur qui me rend invincible ?
Puis-je, par des dehors &: par de vains honneurs,
A trop de confiance accoutumer les coeurs?
Cet hommage , apres tout , quetu crois sacrilege,
Du trone de Cyrus ctoit un privilege •>
Darius en jouit jusqu'au dernier moment.
Callisthene.
Sa deplorable chute en est le chatiment.
Craignez des memes Dieux la colere equitable ;
Vous en avez etc i'instrument rcdoutablc i
Ne vous en rendez pas le malheurcux objet. .
Si rien ne peut changer votre vaste projet ,
En vrai Heros, du moins, n'cmployez dans la L:cc,
Qu'un courage epure de tout lachc artifice,
Et ne vousaidez pas d'un criminel abus
Qui mettroit le Vainqueur au-dessous des Vaincus.
Qu'a la simple valeur , la palme s'attribuc.
Vous ignorez les bruits dont la Grccc est imbue :
J'ose vous en instruire : Alexandre ., uit-on ,
*7<> CJLL1STHENE,
Et cfRercule & d'Achille indigne rejeton >
Compte surses Devins j plus que sur son courage *
A VAugure imposteur suggere le presage ;
De sorte quau succes qui I'aveuale aujourd'hul^
Le Pontife Aristandre a plus de part que lu'u
Honteux d'etre lefils d'un Roi que I'on revere y
En voulant ctre plus , Vorgueilleux digenere j
Et perdj en se donnant un Pere entre les Dieux 3
Leur appui _, son renom & ses propres Ayeux ;
Veritts qu'un Monarque aussi fier qu' Alexandre ,
Au milieu de sa Cour , est etonne d'entendre ;
Mais le voyant au bord d'un precipice affreux ,
Mc taire , ce seroit nous manquer a tous deux.
Tremblez done, comme moi, du sort qui vous menace.
'Qu'allez-vous faire ? Armer , justifier l'audace
Des premiers qui voudront attenter a vos jours ,
En tcrnir a jamais le memorable cours ,
De bruits injurienx vous rendrc la viciime ,
Et le jouet des Grecs dont vous etiez l'estimej
Enfin , de Roi cheri , glorieux , respecle ,
Devcnir ( le dirai-ic? ) un Tyran detcste.
Eh ! qui voudroitdes Dieux, a qui tout rend hommage ,
Dans un Pro£mateur , reconnoitre l'iniage ?
Pour qui, vous elevant contre ces Dieux jalotix ,
Vous croircz-voussacre, si rien nc Test pour Vous?
Je ne puis dire moins , sans vol's ctre infidele.
Vous aimates long-temps , en moi , ce noble zele ;
Vous l'exigcates meme , &" l'ordre en fuc pressantj
J'y defere ; &■ je meurs , en vous obeissant.
T R A G E D I E. *7«
Alexandre.
Non, vous nc mourrcz point. Sortez-, allcz attendrc
L'effet qu'aura produit ce que je viens d'entcndrc
SCENE VIII.
ALEXANDRE.
JL U vivras , temeraire ! oui , mes ressentimens
Te reservent aux fers , a la honte , aux tourmens*
L'exemple fera plus que n'eilt fait ton suffrage.
Ton orgueil a paru ; nous verrons ton courage ,
Quand tu seras , au gre de ma juste rureur ,
Un objet de mepris , d'epouvante 6V d'horrcur.
SCENE IX.
ALEXANDRE, LYSIMAQUE.
Lysimaque.
.A.H ! Seigneur ! Qu'ai-jeappris ? Leonide & son Frere.
Alexandre.
Je l'avois epargnc , Prince, a votre priere ;
Pour assurer sa grace , il n'etoit qu'un moyen ;
L'ingratl'a neglige: je n'ecoute plus rien. ( il son. )
LYSlMAQUE/« sulvant.
Quoi ! vous pourriez , Seigneur ? . ...
%7l CJLL1ST H &JSTE,
Alexanbre.
Je le laisserai vivre.
Lysimaque.
Vows me fakes trembler —
Alexandre s'atrhanu
Gardez-vous de me suivre !
Un pas, un mot vousperd, sans rien faire a son sort*
S C £ N E X.
LYSIMAQUE.
\s 'en est faitril est temps que je courre a lamort
Le Tyran se declare \ &: la Grece est captive.
Je n'ai trouve par tout qu'une pitie craintive.
Mourons \ mais n'arr ivons a ce terme fatal ,
Qu'en vengeant ceux que j'aime, cV qu'apres mon Rival
Fin du quatrlemc Acte*
ACTE V,
TKAGtDIE. 271
A C T E V.
SCENE PREMIERE.
CALLISTHENE.
ui m3a done ose tendre nne main secourable ?
D'oOt nait ce changement subit & favorable ?
Quelle etrange aventure , en ce lieu deserte ,
Quand tout me menacoit , me Iaisse en libeite ?
On me lit un Arret dicti par les Furies ;
Ellesy deployoient toutes leurs barbaries ;
Des bras de Leonide aussi-tot arrache ,
Et , par d'indignes mains , deja meme attache ,
J'allois n'etre bientot, sous vingt bourreaux infancies,
Qu'un corps defigure par le fer & les flammes \
Sur un ordre , au moment de ce funeste appret ,
Tout cesse : on me delie ; & chactin disparoit.
Je suis senl ; &: par-tout rcgne un profond silence
N'auroit-on pretendu qu eprouver ma Constance \
A mes regards, quelqu'un ne s'orrrira-t-il point ?
Ne pourrai-je, . , 4
Tomt L S
t74 CA LL1S TRiNE,
SCENE II.
CALL1STHENE, LEONIDE.
Callisthene.
jl\\1 ! masoeur ! quelhasard nous rejoint,
Et suspend le supplicc anqucl on me condamne ?
Qui done agit pour nous ?
L E o N I d E.
Vos vertus &: Roxane.
D'un Arret si cruel la Reine ayant horrcur ,
De son barbare Epoux a trompe la fureur.
Sabonte, pour donner l'ordre qu'elle hasarde ,
A saisi le moment que , suivi de sa garde,
Un tumulte efrroyablc a fait sortir le Roi.
Mon frere ! aux temps , aux lieux cedons 6V vons & moi ;
Fuyons ! je n'ai pali ni pour Tun ni pour l'autre,
Tant que je n'ai prevu que ma mort & la votre ;
Entre elle &: cc depart , ayant meme a choisir ,
J'ai decide tantot pour elle avee plaisir ■■,
J'avois, dans cet cspoir , quitte Lacedcmone.
Maistoute ma Constance, a ce coup, m'abandonne.
Je n'ai pas assez craint, & j'ai trop espcre.
Un Tigre , de nos pleurs 2c de sang altera ,
Veut epuiscr sur vous unc rage tranquiile ;
Vons priver d'une mort, pour vous en donner milie >
Et, courbe sous le poids de l'opprobre & desrers,
Vous trainer, en spectacle , au bout de I'Univers.
T R A G E D I B. 175
Plus le courage est grand, plus Vimage est afireusc*
Secondez d'un ami la pitie genereuse.
A notre evasion Crater us attentif ,
Dansle trouble ou tout est, nous prepare unesquifj
Ce trouble peut cesser : il a ccsse peut-etre ;
De l'un a l'autre instant, le Roi peut reparoitre.
Fuyons.
Callisthene.
Fuyez , ma sceur , fuyez seule ; &r laissez
Une vi&imc pure aux Dieux trop offenses.
Que dis-je ? Eh! suis-je done cette pure viclime ?
Sparte ,he!as 1 n'a que trop a m'accuser d'un crime.
Contre sa volonte , la mienne m'a banni.
Je n'ecoutai que moi : j'en dois etre puni.
Ouijj'ouvreenfinlesyeux j j'ai crune servir qu'elle:,
J'ai servi son Tyran: je ne suis qu'un rebelle ;
D'un saint devoir , mes pas se sont trop ecartes ;
Erreur, ou crime , adieu ; j'expierai tout. Partez ;
Faissez-moi d'un cruel lasscr ici la rage :
Votre seul interet ebranloit mon courage.
Vos jours en surete , j'aimerai mes tourmens :
Recevez le dernier de mes embrassemens -y
Partez ; tk de mon sort instruisez la Patrie.
Pour meriter l'bonneur de l'avoir attendee ,
Son criminel enfant , inebranlable aux coups t
Va mille fois mourir digne d'elle & de vous.
Leonide.
Ah ! si le sang jamais cut des droits sur votre ame..,.
% ij
\y9 CALLlSTHiNE,
S C £ N E III.
CALLISTHENE, LJ&ONIDE, AGAMEE disarm^
A C A M E E.
*UE delibercz-vous, Seigneur, Sz vous, Madame?
Craterus alarme se plaint de vos delais.
C'en est fait , si le Roi vous retrouve au Palais ;
Et c'est dcja, pour nous , nne assez rude attaque
D'avoir , en ces momens , a pleurer Lysimaque. . . .
L E O N I D E.
Lysimaque. . . .
A G A M E E.
Subit 1c plus horrible sort.
II vcnoit , prcs du Roi , de faire un vain effort ,
Anaxarque suivi d'une foulc assidue ,
Aux portes du Palais , s'est offert a sa vue :
Du geste 6V de la voix, il l'appelle au combat ,
Le joint malgre les siens ,nous en venge, eW'abat.
Contre une multitude a sa pcrte animee ,
Je soutiens , quelque temps , sa valeur opprimce ;
Mais le sort enviant cet honneur a mon bras ,
Rompt, dans mcs mains, lc fer qui s'cnvolc en eclats.
Tous, a la fois, bientot le prcssent & l'entourentj
Alexandre , a ce bruit , 6V scs gardes accoi.rcnt ;
Le nombre enfin l'accable ; il succombe,. 6V soudain,
D'un Lion dechaine, dans le Cirque prochain ,
T R A G £ D I E. 277
Le Roi , sourd a nos cris, veut qu'il soit la pature.
Quelle mort , juste Ciel ! & quelle sepulture J
J'ai couru , sur le champ , I'apprendre a Craterus
Qui m'apprend a son tour qu'on ne vous garde plus.
L'esquif appareille vous est un sur asyle ;
Un seul instant perdu peut le rendre inutile.
Hatez-vous; eV , daignant profiter de nos soins
Callisthene.
Je nc le voulois pas : je le veux encor moins.
L E O N I D E.
Nousdevons tout a ceux qui vers nous vous envoient 5
Mais vainement pour nous leurs amities s'emploienL
Qu'on nous oublie.
Agamee.
O Ciel »
L E O N I D E.
Sortez , de grace.
Agamee.
Eh quoi! ...
L E O N I D E.
Sortez j nous le voulons.
Agamee.
J'obeis malgre moi >
Et vais, dans tout le camp qui pour vous s'intcresse y
Ptibliant vos refns , redoubler la tristesse*
S iij
i78 CALLISTHiNE,
SCENE IV.
CALLISTHENE, L^ONIDE.
L E O N I D E.
A L expire ! il n'est plus ! & Callisthene , hclas I
Se vone a. des tourmens qui ne finiront pas.
O Destin 1 je te cede , &: je te rends les armes !
Triomphe ! &: reconnois ton pouvoir a mes larmes !
Callisthene.
Cachez-Ies, en fuyant-, & laissez ignorer
Qu'on ait jamais reduit Leonide a pleurer.
Fuyez 1 il en est temps encore.
Leonide.
Queje fuie!
Ah ! je n'ai desormais rien a fnir que la vie i
N'en parlons plus.
Callisthene.
Les Dieux ne sont done pas content
i)c ce coup imprevu , ni de ccux que j'attends ?
II raut encore 3 il faut que ma sceur me refuse. . . .
Leonide.
N'ai-je pas votre cxcmple , &: mcrac votrc excuse »
Vous vous ditcs coupablc; &" qui l'cst plus que moi?
Jai fait renaitre ici la discorde fk VefFroi.
T R A G E D I E. 27?
Tout, sans mon arrivee, alloit changer de face.
Anaxarque partoit ■> vous repreniez sa place;
Alexandre auroitcraintlcs Dieuxqu'ilmeconnoit,
Le Flatteur eloigne , le Tyran disparoit.
Lysimaque sur lui n'eut point grossi d'orage v,
Et sa perte &: la votre enfin sont mon ouvragc »
Ma fatale presence a seule ici porte
Le Maitre &: le Ministre a la temerite.
Saisi de votre sceur , sur un gage si tendre ,
Le premier a , de vous, cm pouvoir tout pretendre >
£t Tautre , dans ma vue , a repris le poison 9
Source de nos malheurs , & de sa trahison.
Oui , mon frere , la peine a moi seule en est due !
Oui , cher Amant, c est moi, moi senle qui te tue I
Je suis le monstre affreux qui t'a fait expirer ,
Et par qui je te vois, je te sens dechirer
( Elk veut sortlr. )
CALLlSTHENE/fl retenant.
Quels sont done ces transports ou votre esprit s'egarc :
Ma sceur ! ou courcz-vous ?
L E O N I D E.
Au-devant du barbare,
Pour obtenir de lui , Tirritant de nouveau ,
Et le meme supplice , &; le meme tombeau. ..»
Dieux ! que vois-je ?
*$*
S iv
i8o CALLISTHiNE;
SCENE V.
CALLISTHfeNE, llONIDE, LYSIMAQUE.
L E O N I D E.
JCi st-ce vous que le Ciel nons renvoie,
Lysimaque? D'un monstre on vous disoit la proie j
Monfrere en gemissoit j & je vous ai pleure.
Lysimaque.
Jylon trepas ne pouvoit ctre plus honore.
( Bas a Callisthene j en Vembrassant )
Mais , helas ! quelle fin j'apporte a nos miseres \
Et quel prix je reserve a dcs larmes si chcres !
(haut.)Qm , venge du plus grand de tons nos ennemis,
Et tout couvert du sang de ses laches amis 3
Pour prix d'une action que le Ciel justifie ,
Dans un Amphitheatre , on exposoit ma vie.
L'indignite du lieu m'en a cache l'horrcur.
J'ai , quoique desarme, combattu sans terrcur.
Le paisible depit qu'inspire un vif outrage ,
Joignant en moi l'adresse &: la force au courage 3
D'un Lion dans mes bras , stir Tarene , etouffe,
J'ai , par un rare crTurt , pleinement triomphc.
Ma vi&oire a du Roi reveille la tendresse j
A cherirla valeurson projet i'interessc :
Et Testime qu'il fait de I'intrepidite ,
TRAGED1E. iSi
A pour moi , dans son coeur , tenn lieu d'equite.
II oublie Anaxarque , il me flatte , il m'embrasse ;
De vous voir sans temoins, il m'accorde la grace ,
Espcrant que ma vive & pressante amide
Vous fera de vous-meme avoir quelque pitie.
Cependant averti de ce qu a fait la Reine ,
Et qu'un moment plus tard , sa colcre etoit vaine ,
Pour remplir sa vengeance, & se Tassurer mieux,
11 fait , par sa Phalange , environner ces lieux.
Tout nous devient ainsi de plus en plus contraire.
11 attend ma reponse ; & je viens done. . . .
Callisthene.
Le voyant s'interrompre d'un air cmbarrasse.
Quoi faire ?
Dementant votre cceur par de laches propos ,
Me dire d'immoler ma gloire a mon repos ,
Et tous les Dieux de Sparte 3 a l'idcle d' Athene 1
Vous en flatteriez-vous ?
Lysimaque.
Non , mon cher Callisthene ?
Non ; ie n'ai ni voulu vous parler d'obeir,
Ni cru que , jusqucs-la, vous pourriez vous trahir.
Rendez plus de justice a qui sait vous la rendre.
J'ai toujours, comme vous, rougi pour Alexandre;
Je sais que ce qu'il cse exiger aujourd'hui ,
Est indigne & de vous &: de nous &: de lui ;
Mais jene sais pas moins le sort qu'il vous apprete \
t2i C ALUS Til ENE 3
Et je veux, a ce sort, derober votre tete ;
Dun peril efFrayant je viens vous delivrer ;
Et c'est par un chemin que je vais vous montrcr.
( a Leonids. )
Ce chemin pent avoir ses dangers &: sa peine ;
Scparons-nous, Madame, &" rentrezchez laReine;
D'autres lieux, d'autres temps sauront nous reunir.
L E O N I D E.
Quels etranges discours ose-t-on me tenir l
CALLISTH ENE has a Lysimaquc,
Pour moi je vous entends: vous m'apportez sans doute
Dequoitrancher, d'un coup, des jours que je redoute?
Lysima que has.
D'une rare amitie triste &" dernier effort !
Callisthene.
Et present que la mienne attend avec transport,
Lysimaqu e.
Madame , au nom dss Dieux....
Callisthene,
Ma Soeur daignez vous rcndrc
Aux alarmes d'un cceur & si noble cV si tendrej
Et, puisqu'on le desire, cloignez-vous j rentrcz.
Leonide,
Ou vous vivrez , je vis ; je incurs on vous mcurrez.
T R A G E D I E. iSj
CALLISTHENE a Lysimaque.
Que sa vue, apres tout, n'air rien qui vous retiennc;
Sa fermete doit etre, est egale a la mienne ;
Faisons que seulement sur ces bords etrangers ,
Puisque j'y cours encor de visibles dangers,
Faisons , si j'y succombe , au moins qu'elle rctronve
Un appui que son cocur &r que sa gloire approuve;
Et qu'en perdant un Frere , il lui reste un Epoux.
Vous avez desire long-temps un nom si doux;
Recevez-le de moi , Seigneur ; je vous le donne.
Je puis representor ici Lacedemone ,
Et cesser de remettre a des temps, a des lieux ,
Ce qri peut s'accomplir a la face des Dicux.
Lenr vrai Temple est par-tout ou le soleil eclaire:
Toute ame vertueuse en est le sanexuaire -,
Et ces Tcmoins sacres d'nn chaste ensjaeement,
Voudront bien que je sois leur Ministre un moment.
Ma main done, devant eux, 1'un a. l'antre vous lie.
Lysimaque , aujourd'hui vous changez de Patrie,
Qu'aujourd'hui Sparte en vous acquicre un Citoyen
Digne de son aveu, comme il le fut du mien.
Lysimaqu e.
Oui , j'aurai merite cette faveur insiene :
Oui , Seigneur ; &: voila comme je m'en rends dignc !
CALLISTH ENEj/ai enlevant Uvolgnard
dont il veut se frapper.
ConXre vous-meme, oCiel ! Pourquoi cet attentat?
284 C ALUS TH£ NEy
Lysimaque.
Si vous ne Pachevez vous etes un ingrat !
Cruel! a millc morts en venant vous soustraire,
Je ne me rescrvois que ce coup pour salaire !
Au nom des nouveaux nceuds qui m'attachent a vous
Au nom de Pamitie qui ne meurt qu'avec nous,
Frappez !
Callisthene.
Jcune insense I
Lysimaque.
Vous etes inflexible !
Leonide.
Voila done ce chemin si facheux, si penible?
Lysimaque.
Et 1'unique ! Oui , Madame. Helas , mon desespoir
Croyoit donner Pexemple , &: non le rccevoir 1
Callisthene.
Vivez; le vrai courage a tons deux vows Pordonne ;
Vivez. Je n'ai d'exemple a prendre de personne ;
Et vous n'en avez point a recevoir de moi.
Sparte vous redemande & vous a sous sa loi ;
Sachez la respecter. De quel droit, je vous prie,
L'un ou l'autre osc-t-il attenter a sa vie ?
Quel infame appareil le vicnt cpouvanter >
Quels affronts , quelle home a- t-il a redouter ?
TRAAG&DIE. 185
Soutenez tout le reste , &" laissez aux barbares ,
Aux Scythes, auxRomains, ces exemples peu raresj
Vrais a&es de foiblesse ou de fcrocitc ,
Plutot que de grandeur &: que de fcrmete.
Et qu'a de glorieux une mort volontaire ,
Si Thonneur en peril ne la rend necessaire ?
L'Homme de coeur alors est en droit d'ycourir ;
Jusques- la , son triomphe est de savoir souffrir \
D'opposer la Constance a la force inhumaine ;
En un mot de porter , non de rompre sa chaine.
Voyez-moi done en paix terminer mes ennuis;
Et craignezpeu, pour vous,les horreurs que je fuis.
La colere du Roi ne veut qn'un sacrifice ;
Le repentir en lui suit de pres l'injustice.
Qnand du sang de Clytus il eut rougi sa main,
Sans moi , du meme fer , il se percoit le sein.
De raon sang repandu , ses vertus vont rena'itre.
J'oseenrepondrc. Onvient. C'estluiquivaparokre.
Leonide , il est temps qu'une noble fierce
Rappelle tous vos sens a leur tranquillite.
Souvenez-vous qu'aux lieux ou nous primes naissance ,
Un soupir est honteux a la plus tendre enrancc ;
Et que Ton n'y permet de douloureux transports ,
Qu auxames que le crime abandonne aux remords.
1
V-
i8£ CA LLIS T H& NE,
SCENE VI.
ALEXANDRE, CALLISTH&NE, LYSIMAQUE,
LEONIDE, GARDES.
Alexandre.
o>£rend-il,Lysimaque, anx avis qu'on lui donne?
L'appareil qu'il a vu n'a-t-il ricn qui 1'etonnej
A mesordres, Madame , est-il enfin soumis ?
Consent-il a sa pertc , ou sommes-nous amis ?
Jeme flattoisen vain ; ce trouble me l'annonce.
L E O N I D E.
Mori frere est devant vons ; recevcz sa rcponse.
(Elbe tombe tvanouie dans bes bras de Lysimaque qui
I emmene. )
SCENE V I L
ALEXANDRE, CALLISTH&NE.
ALEXANDRE voyant CaVistbiene emu.
o>oupiRE.Iltesiedbien deles plaindre, inhnmain,
Q land e'esttoi qui leur merslc poignard danslesein!
hiais sur ton front , deja renait la folic audace.
Vas ! pnisquc ni raison , ni douceur , ni menace ,
Que le sang , l'amitie , que rien ne te ficchitj
Peris dans les tourmens I
TRAG£DIE. 187
CaUISTHENE« frappant
Ce coup m'en affranchit.
Alexandre.
Que vois-je? 6 trahison ! Gardes, qu'on le soutiennc.
Quelle main temeraire a done arme la sienne l
Callisthene.
Alexandre , ecoutez les Dieux qui , par ma voix ,
Se font entendre a vous pour la derniere fois.
De votre ambition , belle en son origine ,
L/edifke ebranle , penchant vers sa mine ,
Peut n'etaler bientot que de vastes debris
Disperses par le Sort & livres au mepris.
De TKydaspe tk du Gange asservissez les rives ;
Qu'Amphytrite gemisse au rang de vos captives ;
SMI sc peut meme encor , franchissez rOccan ,
Et d'un Monde inconnu devenez le Tyran j
Vous aurcz su courir par-tout, hors a la gloire.
Pour qui ne sc peut vaincre, il n est point de victoire >
Et, son bonheur frit-il mille fois plus constant,
Tous ses exploits ne sont qu'un forfait eclatant.
Ces plans pernicieux de conquete ck de guerre ,
Quel 110m de vous, Seigneur, laisseront-ils sur Terre?
Vous vous y serez cm le rival glorieux ,
Et vous n'aurez ete que le rlcau des Dieux.
Ah ! de ces Dieux plutot redevencz l'iraage !
C'en est faic : votre nora doit passer d'age en age*,
i88 C ALUS T Hi NE ,
Tout ce que vous ferez ne va plus desormais
Qu'en assurer le gloire ou la honte a jamais.
Redevenez ce Prince admire dans Athene ,
Qui , de Lacedemone , attira Callisthene ;
Dont le moindre merite , alors , fut la valeur j
Qui , des Thebains detruits repara le malheur ;
Qui , d'un Roi fugitif respe&a la miscre ,
Dans ses filles } son fils , son epouse &: sa mere ;
Qui de cet ennemi pleura la triste fin ,
Poursuivit la vengeance tk punit l'assassin.
Remontez seulement aux vertus que vous eutes;
Ne soyez que vous-meme &c que ce que vous futes ;
De fideles sujets & d'amis entoure ,
Sans 1'exiger alors vous serez adore.
A ce prix , je benis le coup qui nous separe.
Alexandre.
Et moi , je le dcteste! Ah ! Qu'as-tu fait, barbare ?
Callisthene.
De mon dernier pouvoir, un precicux emploi :
J ai satisfait ics Dieux, Sparte, Alexandre &: moi.
Alexandre.
II se meurt! Entcndsmoi! Suspends tadernierchcurc
Callisthene , triomphe ! Alexandre te plcure :
Ouvre les ycux !
Callisthene.
Amis , otez-moi de cc lieu ,
J'ai touche votre Prince \ &C jc meurs libre. Adieu.
SCtSE
T R A G E D 1 E. 489
SCENE VIII & derniere.
ALEXANDRE.
ortes-en chez les Morts lanouvellea mon pcrc;
Apprends-lui de quel prix , son fils qui degencre,
Recompensa ton zcle &" paya son amour.
Eh bien ! es-tu content , monstre indigne du jour ?
Rcgne en paix !Tu n'as plus de Censeur qui te blcsse.
Ton Trone est affranchi du joug de la Sagesse.
Devant elle , en secret , n'ayant plus a rougir ,
Ton orgucil , a son gre , desormais pent agir.
Rcgne, abuse enTyran des droits du Diadcme !
Maitredetout, demeure esclave de toi-meme ;
Et, ne meritant plus d'etre au rang des humains,
Aspire encore, aspire a des honncurs divins !
Malheureux! cV je veuxqu'on m'aime! & je I'espcre!
Ah ! Majeste des Dieux ! 6 Manes de mon pere !
Par un mortel ingrat vous futes outrages :
Callisthene n'est plus i vous etes bien venges.
La voix par qui des Rois la vertu se reveille,
Pour la derniere fois , a frappe mon orcille •■,
Tout salutaire avis de ma Cour est exclus ;
L'utile Verite n'y reparoitra plus.
L'erreur , les passions , des Courtisans perfides ;
Voila donc,justes Dieux, laressource& les guides
Tome I. T
% 9 • CALLISfHIiNE > TRAGtDIE.
Qui me devoient conduire a I'immortalite !
Sous quel nom passerai-je a la posterite ?
La fin de Callisthene est mortelle a ma gloire.
De nos regrets du moins consacrons la memoire ;
Et prive pour jamais de mon plus ferme appui,
Allons combler d'honneurs ce qui reste de lui.
Fin du cinquieme & dernier Acle.
L'AMANT MYSTERIEUX
C O M £ D I E.
Representee par les Comediens Francois , eft
Juillet i 7 3 4,
AVERTISSEMENT.
CJette Piece fut d'abord faite en un A&e ,
pour une Fete qui se donna chez des Person-
nes de consideration. L'indulgence due a la
precipitation d'un Auteur officieux, &: quel-
ques applications faisables du cara&ere prin-
cipal dc cette Piece , a quelqu'un de cctte
Societe , reunirent les suffrages en ma faveur,
au point de faire souhaiter qu'elle fut mise
au Theatre public. Je sentis assez la difference
des lieux pour retoucher l'ouvrage \ mais noa
pas, comme j'aurois du, pour lebruler. Mcs
yeux ne s'ouvrirent que deux ou trois jours
avant la premiere representation : mais ii
etoit trop tard. Ma vanite se satisfit a predirc
ma honte ', &£ le Public remplit parfaitemeiit
la prophetic. La Piece fut bicnsimee,coinmc
eile le meritoit; 6c disparut du jour au len-
demain. La Pastorale des Courses de Tempi ,
donnee a la suite , fut assez bicn recuc ; ce
qui m'engagea de dire a ceux qui m'embras-
soicnt en sortant : Messieurs , balse^-moi sur
cette joue j & soufflete^ l' autre.
PERSONNAGES.
G £ RONT E , Pere d'lsabdle.
ISABELLE, Fillc dc Geronte.
V A L & R E, Amant d'lsabdle.
PASQU1N, Valtt dc VaVerc.
LI S E T T E , Suivante d'lsabdle.
La Scene est deyant la Malson de Gerontt
I/AMANT MYSTERIEUX ,
C O M E D I E.
<r~ ■■ ■ m
ACTE PREMIER.
SCfiNE PREMIERED
VALEIRE^P ASQUIN.
V A L E R E.
jMl onsieur Pasquin ,.de grace 3
P A S Q U I N.
Eh ! Monsieur ! sans facon j
Ces politesses-la ne sentent rien de boa.
V A L E R E.
Dites-moi , s'il vous plait..
Pasquin.
Monsieur , je vous ccouta
V A L E R E
Aimeriez-vous les coups de baton ?
Pasquin.
Non, sans doute^
* Cette premiere Scene fit assez rire.
Tiv
t<>6 'V AM ANT MYSTiRIEVX*
V A L E R E.
Tu les crains done ?
Pas q u i n.
Beaucoup !
V A L E R E.
Ehbien! evite-les.
Pas q u i n.
Vous ne m'avez pas vu , je crois , courir apres.
V A L E R E.
Oh ! sans courir apres , souvent on les attrape.
Tout ce que Ton te dit de ta memoire echappe-
Ne t'ai-je pas cent fois defendu , mairre sot ,
Quand Isabelle, ou moi, te chargerions d'un mot,
D'oser jamais , a moi , la nommer Isabelle ,
Non plus que moi jamais, Valere , devant elle ?
Et tu laches sans cesse &: Tun &: l'autre nom,
P A S Q U I N.
Reste a savoir comment vous nommer tous deux.
V A L E R E.
On.
P A S Q U I N.
Valere.
P a s q u i n.
Monsieur on 3 Madame on 5
On?
Oui ; on.
C O M E D I E. 197
V A L E R E.
Ni Madame ,
Ni Monsieur. On , tout court , &: pour homme &:
pour femme.
Par exemple , pour elle. On vous fait avertir;
On venoit de rentrer j on veno'u de scrtir ;
On est triste ., on est gale j on vous halt ; on vous aime ;
Ongronde; ainsidureste; &" pour moi, tout dememe.
P A S Q U I N.
On n'y manquera pas ; on a trop peur des coups j
Car je ne m ose pas nommer non plus que vous.
V A L E R E.
Tu te crois nn plaisant ; tu n'es qu'un ridicule
As-tu vu de ma part le rimeur Crotambule I
P A S Q U I N.
Oui 3 vos couplets se font.
V A L ERE.
Tu ne m'as pas nommc i
P a s Q u I N.
Non.
V A L E R E.
Ni designe ?
P A S Q U IN.
Non.
V A L E R E.
Et t'es bicn exprime 2
i$i VAMANT MYST&RIEUX*
P A S Q U I N.
Tres-nct.
V A L E R E.
Voyons. Dis-moi , mot a mot & repete »
Ainsi que tes propos , tes propos du Poetc.
P A s Q u I N.
Oui-da , Monsieur. Je veux des couplets de Chanson.
JEt combicn ? Plus que moins. Volonticrs 3 mon Gar con*
Etsur quoi ? Sur P Amour. Sur quel air f II n'importe.
Pour qui ? Si je le sais , que le Diable m'emporte.
Ht tohjet , quel est-il ? Tendre ou non j fier ou doux ?
Tout commeil vous plaira. Blondibrun,chatain,gris.,rouxa
C'est tout un. Diable aussi la matiere est trop vague*
Accommodez-vous-en. Veut-on quej'extravague ?
En un mot, faites-nous la de ces vers touchans ....
( Ici V alere chante en homme distrait & qui pense
a. autre chose ).
Bon! ne voila-t-il pas deja mon homme aux champs1.
{a part.)
II ne m'ecoute plus. Qu'on est sot , quand on aime !
V A l £ R E.
Je t'cntends, &: t'approuve : agis toujours de mcmc
Tu seras quelqucfois porteur d'un demi-mot ,
D'un geste , d'un coup d'ceil ; rends tout en Idiot.
Pais machinalement tout ce qu'on te fait faire ,
Dis commeon t'aura dit: tais cequ'on te fait taire;
Tu nous cntendras mal. Mais crois qu'on s'cntend bien,
C O M E D I E. %of
P A S Q U I N.
Le Ciel, a votre esprit , subordonna le mien :
Ne me chargeassiez-vous que d un monosyllabe ;
Ce mot fut-il hebreu, grec , iroquois , arabe ;
Me voila Perroquet , &: Pantomime : mais
Que pretendez-vous faire encor de ces couplets^
V A L E R E.
Je veux, par eux, ce soir , finir ma serenade.
P A S Q U I N.
Je la finirois mieux.
V A L E R E.
Comment ?
P A S Q U I N.
Par l'escaladc.
Ma foi,Monsieur, la nuit, dans les mains d'un amant,
Une echelle de corde est un bel instrument.
V A L E R E.
Oui , si c'etoit au bas du balcon d'Isabelle.
Songe done
P A S Q U I N.
A propos ! ou diable est ma cervelle 2
Et ce portrait , Monsieur , accompagne de vers ?.„
V A L E R E.
Elle ne l'aura pas.
P A S Q U I No
Tant pis !
V A L E R E.
D'oii vient i
$oo VAMANT MYST&R1EUX,
P A S Q U I N.
V A L E R E.
J'y perds.
Et quoi
P A S Q U I N.
Quelques lonis que lc port du sien coutc ,
Et qu'au porteur du votre, elle eilt rendus sansdoute:
J'ai remis la-dessus quelque dette a payer.
Et pourquoi done, Monsieur , ne le pas envoyer?
V A L E R E.
On n'a qu'a le surprendre un jour, stir Isabelle ;
Et tout notre mystere aussitot se revele.
Pas q u i n.
Si ce n'est que cela j'imagine un moyen
Pour fairc qu'on le trouve, &: qu'on ne trouve Hem
V A L E r E.
Quel moyen ?
P A S Q U I N.
Faites-vous peindre avec tant d'adresse
Que personne, en milleans, ne vous y reconnoisse *.
* On me reprocha cctte plaisanterie , cornme unc
chose usee, & indigne d'un Po'c'te qui se pique d'un peu
d 'imagination. J'avouequej'avois espere de faire passer
ce trait-la sur le compte de la mienne , me flattant qu'il
ne seroit pas connu. L'evcnement chatia mon plagia-
risme & ma sotte presomption. Toutle monde savoit
cette ingenuite de M. de R*** an suiet de Madame
de ***. C'etoit etre mal tombe pour un premier pil-
lage , & cela corrige. Aussi ai-je bicn jure que lc Paon
eut-il cent fois de plus belles plumes , jc m'en tiendrctis
a mes vilaines plumes de Geai.
C O M £ D I E. 301
V A L E R E.
Retourne aCrotambulc,&: prends lui ses couplets.
Je t'attends au logis , &: me retire expres.
Isabelle , je crois , m'a vu de sa fenetre ,
Et je serois fache qu elle vint a paroitre ;
Sa rue &: le grand jour ne me conviennent pas.
Suismoi.... Non: teste.... Ecoute,ecoute....Tudiras....
Valere qui se croit suivi de Pasquin _, disparoit en
chantant : ce jeu de theatre fut extremement mal
rendu par V A clear.
SCENE II.
PASQUIN/^/.
jL L croit que je le suis ; je demeurc, & pour cause j
II a chante: voila le texte : point de glose.
Chan tons. Quesavons-nous? e'estpeut-etreun signal.
Croyonsqu'ils'entendbien, lorsqueje Tentendsmal.
Ce pourroit netre aussi que la sotte habitude
Qui! x de fredonner toujours quelque prelude.
Parbleu soit 1 En ce cas , profitons du moment
Ou je puis une fois mal faire impunement.
|oa VAMANT MTSTE RlEUJt >
SCENE III.
ISABELLE, LISETTE, PASQUIN.
ISABELLE a Pasquin.
%^ omment ! quand je descends, ton maitre se retire 2
Pasquin.
Oui , Madame ; & me charge, en partant , de vous dire :
{Ilchantel'airque son Maitre a chante en le quittant.)
L I S E T T E.
De nous dire. Eh bien ! quoi * ? (Ja , ne badinons point.
Pasquin.
Par ma foi , je n'y mets , ni n'en ote un seul point ,
Et voila , mot a mot _, ma commission faite.
* Pasquin recommence la meme Chanson. Ce qui est
reellement plaisant n'a pas toujours lebonheur de plaire
sur le Theatre. Ce trait de Pasquin etoit arrive a un
Laquais du malheureux Comte de H * * , qui avoit
coutume de siffler, a tout moment, par distraction. Ce
tic l'ayant pris au milieu d'une commission qu'il don-
noit a son Valet , garcon d'ailleurs malin & mecontent ,
le drole sortit d}s que son Maitre s'etoit mis a siffler, &
fit positivement ce que fait ici Pasquin. Je n'ai jamais
raconte ce trait que jen'aye vurire les plus sericux. Cela
ne fit point du tout d'effetau i heatre. A la verite , com-
me je Tai deja remarque , l'Adleur principal en fut la
cause.
C O M E D I E. $0$
L I S £ T T E.
Valet digne du Maitre !
I S A B £ L L E.
Ah ! ma chere Lisette !
LlSETTEa demi bas.
Madame , doucement ; cachez votre chagrin ,
Et gardez qui! n eclate aux yeux de ce coqnin ,
Qui se riroit de vous , comme il fait de son Maitre.
a Pasquin. '
Puisque ta charge est faite, adieu : qu'attends-tu, traitre }
Pasquin.
Mais , j'attends ma reponse.
Lisette.
Ah ! ta reponse ? 6ui-da ?
( Elle lid donne un soufflct )
II fkut t'expedier , mon ami : la voila.
Pasquin.
Est-ce mafaute, a moi ? Tu me frappes sans causes I
Suis-je done un sorcier , pour deviner les choses 2
On m'a dit : tu diras &: puis on a chante.
Moi, j'ai cru que e'etoit un signal concerte.
Un mystere entre vous.
Lisette.
Tache encore a comprendre
Que la reponse en est un autre , &c vas la rendre.
504 VAMANT MYSTERIEUX*
Pas q u i n.
En message aujourd'hui je suis trop malheureux ;
Vicns toi-meme avec moi, la rendre, si tu veux.
Tu me ferois plaisir.
SCENE IV.
ISABELLE, LISETTE.
Li s e t t e.
JLiE plaisant caractere ,'
Et le joli mignon que ce Monsieur Valcre ,
Madame , pour vouloir que Ton courre apres lui ,
Et vous faire descendre anx faconsd'aujourd'hui !
Oh \ vous vous deferez d'une bonte si grande !
Votre gloire le veut; & je vous le commande j
Obeissez.
ISABELLE.
J'y tache : & c'est tout mon espoir.
Li s e t t e.
Et vons le cherchiez ?
Isabelle.
Oui : pour ne plus le revoir a
L i s E T T E.
Vous ?
Isabelle.
C O M £ D I E. 505
ISABELLE.
Aprcs ce que vicnt de dire Celimene i
L 1 s E T T E.
II n'a qu a vous ecrire : &r sa grace est certaine.
ISABELLE.
Non.
L I S E T T E.
( Elle lui met la main sur U cceur.)
Quoi! nom Mettez la votremain , sentez-y
La vcritc du fait que vous niez ici.
Que vous dit ce coeur ?
ISABELLE,
Rien.
L I S E T T E.
Rien >
ISABELLE,
Finis , ou me laiss&
L I S E T T E.
Preuve de son bonheur & dc votre foiblesse*
Pour n'importuner pas , il faudroit l'excuser,
ISABELLE.
Aprcs tout , nous savons sa facon d'en user*
L 1 s E T T e.
Nous y voila.
Tome L V"
yo6 VAMANT MYSTER1EUX,
ISABELLE.
Son gout est d'etre impenetrable j
Trop aimer le mystere est-ce etre si coupable ?
L 1 S E T T E.
Fort bien I
ISABELLE.
Qu'ai-je a me plaindre ? il m'ecrit chaque jour
Des billets —
L i s E T T E.
11 est vrai.
ISABELLE.
Que lui dicle 1* Amour.
Tu le sais.
L I S E T T E.
Des billets 1 pcste 1 la belle avancc !
Croyez-moi : c'est ici comme dans la finance ;
Vive l'espece '. aii diablc & papiers &: billets !
Cela souftrc au paiement toujours quclques dechets-
Tous ces feux par ecrit, sont des feux d'artifice :
Qui diantre a jamais vu de semblable caprice ?
Vous aimer & vous fuir I sur l'ombre d'un eclat
Quand vous Ten dispcnsez faire le delicat !
Moi-meme , de l'intrigue avoir osc m'exclure !
Eviter votre pcrc •■> &" craindre de conclure \
Ah ! j'y mettrai bon ordre. 11 ofFrira sa main
Tout a l'heure ; sinon , congedie demain.
C O M E D I E. 30^
L'art de feindre si bien , touche a la perfidie.
Philinte vainement des long-temps letudie ;
Philinte , son intime , homme franc & loyal ,
Dont , finite de parler , il s'est fait un rival.
ISABELLE.
Philinte , son rival ! Philinte \ ou vas-tu prendre
Que de moi son bonheur, jamais ait pu dependre 2
Lui , qui de Celimene adore les attraits ,
Et dont vers moi les yeux ne se tournent jamais.
L 1 s E T T E.
C'est que vous n'en avez que pour votre Valere ;
Qui m'a tout Pair, a moi, de ne vous aimer guere.
Pendant que votre erreur qui vous suit en tous lieux,
Vous y cache un amour qui vous creve les yeux.
Philinte , si je laide , iroit droit au solide.
Que Valere , s'il veut , y songe & se decide 5
Sinon, &" c'est a vous comme a. lui d'y penser ,
Foi de fille d'honneur, on le fera danser.
SCENE V.
V A LfcRE, ISABELLE, LISETTE.
Valere.
A.H I Madame I a vos pieds, que fant-il que je disc ?
Pour pouvoir d'un valet reparer la sottise ?
L'impertinent me joue un tour de sa facon*
V ij
5o8 L'AMANT MYSTERIEUX,
L I S E T T E.
Et pourquoi vous en prendre a ce pauvre garcon?
Sachez-vous recueillir en songeanc a Madame.
ISABELLE.
Taisez-vous.
L I S E T T E.
Horn! j'enrage I Est-ce done etre femme ?
1 S A B E L L E.
Ce n'est pas la , Valere , un sujet de courroux ,
J'ai sur quelque autre chose a meplaindre de vous,
Valere.
Mais si nous attendions que la nuit flit venue ?
Car nous sommes ici terriblement en vue.
Isabelle.
N'importe.
Valere.
Est-il besoin que cette fille en soit ?
Isabelle.
Rctirez-vous , Lisette.
L i s e t t e.
Eh ! quoi ?
Isabelle.
Je le veux.
Lisette.
Soit I
C O M E D I E. 309
Qnand Madame vent bien fairela complaisante,
Le role ne doit pas revolter la suivante.
Je me retire done , pnisqn'on le vent ainsi j
Mais on anroit mienx fait de me laisser ici.
SCENE VI.
ISABELLE, VALE RE.
ISABELLE.
JfctNFiN , de vive voix pour qn'on vons entretienne,
II fantqne Ton vons cherche &r qne Ton vons previenne »
Je semble etre ponr vons nn objet odieux :
Et des que jc parois vons detonrnez les yenx.
Par nn henrenx hasard , dont mon ame est ravie ,
Nous tronvons-nons ensemble en qnelqne compagnie ,
Vons prodignez par-tont vos regards &: vos soins,
Et e'est a moitonjonrsqnils s'adressent le moms.
Vos lertres , il est vrai , rcparoient l'cntrevne :
Je goutois vos raisons , 6V je m'etois rendne ;
J'ai crn qne votre ccenr,moins leger qne discrete
Se faisoit nn plaisir de m'aimer en secret >
Mais je vois
V A L E R F,
Qnoi ! Madame ! inqniete & craintive >
Vous donterez toujonrs de Fardenr la pins vive ?
V iij
5io V AM A NT MYSTERIEUXj
Et les soins que je prends de m'observer pour vous ,
N'aboutiront jamais qu3a vous mettre encourroux?
Ne soyez pas sensible a la douceur secrette
D'un Amour dont la plume est la seule interprete.
( Commerce toutefois d'autant plus doux pour moi,
Qu'il fixe entre vos mains , les gages de ma foi ;
Qu'une lettre sans cesse aux yeux se renouvclle j
Qu'il me semble rcster pres de vous , avec elle ;
Et qu'au papier enfin , confier scs discours ,
C'est ne se point quitter &: se parler toujours. )
A dcs plaisirs si purs, soyez, dis-je, insensible;
Aimez qua vos cotes , un Amant soit visible :
Qui nous garantira du peril evident ,
Ou nous exposeroit ce plaisir imprudent ?
Les pieges , les caquets &" les tracasseries
Des jaloux , de nos gens , de vos propres amies ,
Sur nous,de mille Argus les yeux toujours diverts,
Les persecutions, &: tant d'autres revers
Dont je vous ai sauvee , a 1'abri du mysterc !
Et qu'importe, avec vous, quand ma bouche est sincere,
Que d'autres soient instruits de mes tendrcs desirs ?
Mettez-vous done leclat au rang de vos plaisirs ?
Vcus qui si vivement frondez ces Beautes vaincs,
Qui veulent qu'un Amant se pare de leurschaines ,
Et qui comptent pour rien les plus tendres Amours ,
S ils n'ont pour confidens, la Ville & les Fauxbourgs,
I S A B E L L E.
Mais ce parfait Amour auroit-il la Constance
De tout voir , tout entendre avec indifference ',
C O M E D I E. 311
Celimene lice avcc moi d'amitie ,
Qui, malgre tous nos soins, nous penetre amoitie,
Pour s'assurcr du reste, hier , chez sa parente,
Voulut vous eprouver &: fit la medisante :
Elle afFe&a , sur moi , de tenir des propos
Qui mettoient a bas prix tout le pen que je vaux.
L'on vous examinoit : vous futes si paisible ,
Quelle vous croit pour moi tout a fait insensible ,'
Et que de ses soupcons ( tant elle en doute peu )
Ainsi que d'nne erreur , elle m'a fait l'aveu.
V A L E R E.
Ah ! Madame ! je suis au comble de ma joie !
Elle croit ce qu'il faut, ce qu'on veut qu'elle croiei
Par des yeux si suspects m'etant vu regarde,
Je tremblois de ne pas m'etre assez posscdci
Ma feinte a rcussi : vous cependant , Madame ,
N'avez-vous pas trahi le secret de ma flamme ?
Quelque depit trop prompt
ISABELLE.
Non, je n'en ai point eu,
Et cela justement , parce que j'ai tout cm.
Mon ame de ces coups cesse d'etre etonnee :
Je ne lc vois que trop : plus d'une infortunce
A qui vous engagcz faussement votre foi ,
Voir, reduit a la gene ou vous vivez pour moi.
Un Amant , de soi-meme est-il si fort le maitre J
Pent- on si bien jouer rindifferent sans 1'etre ?
V iv
$ri L'AMANT MYSTERIEUX,
Non , non : j'etois trop simple &: je m'abusois bien
D'admirer des efforts qui ne vous coiltoient rien,
V A L E R E.
Qui ne me coutoient rien ! quel discours ! ah ! Madame I
Que vous lisezbien mieux dans le fond de mon ame i
Daignez
ISABELLE.
Adieu , Valere , adieu j separons-notis.
Valere.
Le temps vous prouvera ....
ISABELLE.
Le temps fait contre vous.
Dennis qui 'a mon penchant je me suis trop livree,
Qo'avec tant dc bontc jc me suis declaree ,
Qu'autant que jc ic puis , je flatte votrc espoir ;
Get Amour tant vante , s'cst-il mis en devoir
De me justifier dans unc erreur si chere,
En vous autorisant de Taveu dc mon pere ?
Etoit-cc done a moi , Valere , a vous presser
Sur ce qui de si prcs doit vous interesser ?
Valere.
D'aussi prcs en effct aucun soin ne me touche ;
Mais si j'ai desraisons qui me ferment labouche 3
I s a b e l L e.
Quelles raisons , Valere J
C O M E D I E. } 1 5
V A L E R E.
On ne vous Ies dit pas j
Vons les sanrez un jour & vous en ferez cas.
ISABELLE.
Quoi done ! avec moi-meme employer le mystere ?
SCENE VII.
VALfeRE, ISABELLE, LI SET T E.
L I S E T T E.
v enez parler, Madame, a Monsieur votre pere;
Ne vous amusez pas ; &: tot il vous attend.
ISABELLEtz Valere.
Que je sache aujourd'hui ce secret important.
SCENE VIII.
VALERE seul.
A. moi-meme souvent je me le dissimule ,
Car au fond je me crois tant soit pen ridicule.
Ridicule ! ah ! le terme est fort ! singulier ? non ;
Disons mieux : delicat \ un peu trop , dira-t-on 3
3 i4 L'AMANT MYSTERIEUX,
Un peu trop delicat ! comme si la tendresse
Connoissoit de l'exces dans la delicatesse :
Je ne me presse pas de me voir son epoux?
Non, parce qu elle m'aime, &: que rien n'est plus doux
Que de jouir d'un feu que l'Hymen peut eteindre ;
Que d'aller a pas lents , ou Ton est sur d'atteindre;
Sur-tout lors qu'a leur gre, sur deux Amans en paix,
Le plus profond mystere etend son voile epais.
Puis-je trop menager les charmes que je goute J
De 1'Amour a l'Hymen trop prolongcr la route ?
Trop reculer Theurcux &C le funeste jour ,
Oti triomphe a la fois 6V disparoit 1'Amour ?
D'un coeur vraiment touche tels sont les deux caprices \
II met dans les desirs ses plus cheres delices ;
Et meme il seroit bon , s'en tenant aux souhaits ,
Pour s'aimer toujours , de
SCENE IX.
VALfeRE, LISETTE
LlSETTEfl part.
33 E ne se voir jamais.
VALE re continue & se cTolt seul.
Isabelle , pardon ! j outre un peu la matiere.
L i s E T T E has.
Donnons-nous les plaisirs & les airs du mystere ,
C O M E D I E. 315
Snr 1'objet de ses feux feignons qu'on s'est mepris ,
Et que de Celimene , on croit qu'il est epris.
( haut )
Dans les yeux de Monsieur , l'alegresse etincelle y
11 vient de recevoir quelque heureuse nouvelle.
V A L E R E.
Je n'ai pas de 1' Amour a me plaindre en efFet.
L 1 s E T T E.
Isabelle a l'honneur d'etre dans le secret ?
V A L E R E.
Mais comme ce n'est qu'une,elle &: celle que j'aime ,
Qu adorer celle-ci , c'est l'aimer elle-meme ;
Sa mediation s'est offerte entre nous ,
Et par elle on m'annonce nn desrin assez doux.
LiSETTEj avec un faux air dc penetration.
On sait que Celimene est sa meilleure amie.
V A L E R E.
Mon Dieu ! ne devinons personne, je vous prie.
L I S E T T E.
Vous ne pecherez pas , pour avoir trop parle.
Le secret , malgre vous , pourtant est rcvele.
La belle est par malheur dans notre voisinage ;
Et Pasquin chaque jour, y fait quelque message.
Pourquoi ce noble emploi m'a-t-il etc ravi ?
Mieuxqu'un autre, pcut-etre, on vous auroit servi.
3iS r AM ANT MYSTERIEUXj
V A L E R E.
Peut-etre encore un coup n'est- ce pas Celimene ?
L i s E T T E.
A feindre encore un coup vous perdez votre peine ;
J'en saurai plus que vous , skot qu'il me plaira >
Et , sans aller bien loin , j'ai qui m'en instruira.
V A L E R E.
Et qui peut, s'il vous plait, vous rendre si savante?
L i s E T T E.
C'est un pacle etabli de suivante a suivante ,
Qu'au premier enrretien , de Fun a 1' autre bout ,
A charge de revanche, on se declare tout,
V a L ERE.
J'aime ta confiance.
L i s E T T E.
Et moi, j'aime la votre.
V A L E R E.
Oh bien ! que ce soit done Celimene on quelque autre 3
Je veux bien t'avertir d'une chose
L I S E T T E,
Et de quoi ?
V A L E R E.
Tu me remercieras de Favis.
L I S E T T E.
Je le croi
C O M E D I E. 317
Vale re.
C'est la pure franchise ici qui te conseille.
L 1 s E T T E.
La votre , assurement , a la mienne est pareille.
V A L E R E.
Je te conseille done avec sincerite ,
De guerir la-dessus ta curiosite ,
Si par ce moyen seul tu peux la satisfaire.
La suivante de celle a qui je songe a plaire ,
De notre liaison n'a pas le moindre vent.
L 1 s E T T E.
Bon!
V A L E R E.
C'est la verite.
L I S E T T E.
Vous raillez.
V A L E R E.
Non vraimcntb
L I S E T T E.
Vous vous trompez done ?
V A L E R E.
Non , fais en I'experience;
Mais j'ai cm te devoir lav is en conscience.
Adieu.
5 i 8 V AM ANT MYS TERIEUX ,
L I S E T T E.
Je reconnois cette sincerite ,
Monsieur, &: je vous dois la merae charite :
Avis done pour avis , apres quoi , quitte a quittc,
V A L E R E.
Voyons.
L I S E T T E.
Cette suivante est done bien mal instruite ?
V A L E R E.
Et ne doit pas s'attendre a l'etre mieux :
L i s E T T E.
Eh bien !
Je vous annonce , moi , que vous ne tenez ricn ;
Quelle etoit de votre arc la corde la meilleure j
Que si vous ne courez l'appaiser tout a 1'heurc ,
Et remettre en ses mains le soin de votre sort ,
XJn orage imprevu vous attend dans le Port.
SCENE X.
VALERE, PASQUIN, LISETTE.
P A S Q U I N.
.M.ONSIEUR, voici vos coupl
V A L ERE.
Ah ! tete de linottc I
C O M E D I E. 31$
P A S Q V I N.
Pour la seren
V a l E R E.
Encore i
P A S Q U I N.
Et la Muse de Crotte. ....*
( V alert lid arr ache imp atiemment le papier des mains j
lui en donne par le ne^ & s'en va. )
— '»■«— —^— n— — 1111 — — — — — —a— — —
•> _■ . . . ■ !.«■!■
SCENE XL
PASQUIN,LISETTE.
L I S E T T E.
Ouel diantre de jargon! Explique-nous un peu
Tes couple , ta Syrene , & la Crotte.
P A S Q U I N.
Morbleu I
Mon Maitre avec raison me coupoit la parole :
L 1 s E t x E,
Veux-tu bien parler ?
P A S Q U I N.
Non : la requete est frivole j
Pour langue , je n'ai plus que le geste 6V les yeux.
52o VAMANT MYSTERIEUX,
L I S E T T E.
Je ne t'empeche pas d'etre mysterieux ,
Adieu.
P A S Q U I N.
Cruelle , arrete, ecoute un pauvre Diable ,
Qui brule
L i s E T T e.
Brule , soit ; je suis impitoyable.
P A S Q U I N.
Je ne pourrai du moins te tenir un instant ?
L i s E T T E.
Kon.
P A S Q U I N.
De grace, un seul mot.
L i s E T T E.
Ne me tire pas tant,
P A S Q U I N.
Lisette !
L i s E T T E.
Eh bien , Lisette ! Ah ! voici de nos droles
Qui, d'Amans , a Ieur tour , veulent joucr les roles.
Et, parce que leur Ma'itrc a Madame aura plu ,
Croyent surla Suivante avoir un devolu.
Que Madame soitdupep.u point d'aimcr ton M afore,
Du Faquin de Valet je ne pretends pas I'etre ;
Et
C O M E D I E. 3 1 t
( // yeut la baiser )
Et si tu mioses.... Point dc cqs manieres-la!
Finissons ! Veux-tu bien ?
P a s Q u I N>
Sans consequence. La 1
Viens baiser cette joue ; &; reconnois la place
Ou fut jadis l'affront que ce baiser efface.
Maintenant je ferai rout ce que tu voudras ;
Je suis homme a t'aimer, comme a ne t'aimer pas j
A chacun la-dessus liberte toute entiere.
Et quand je me suis plaint de te trouver trop fiere 4
Quand je te retenois, crois que de mes besoins,
L'amour etoit celui qui me pressoit le moins.
L i s E T T E.
Ce petit ton brutal a pour moi plus de charmes5
Qu'une fadeur bien tendre & que le don deslarmes;
Quel besoin done ici t'engage a m'amuser ?
P A S Q U I N.
Nous en grillons tous deux : le besoin de jaser,
L i s E T T E.
Jasons. Chezun grondeur qui veutque tu te taisei
Je pense qu'en effet tu n'a pas trop tes aises.
P A S Q U I N.
Comme tu les aurois toi-meme en pareil cas,
Comme un enrage vif entre deux matelas
J'etoufte.
Tome I, X
$n LAM ANT MtSTtlUEUX >
L I S E T T E.
Et moi deja je serois etouffee.
De qui diantre Madame est-elle-la coef&e.
P a s q u I N.
Mon Maitre , si tu veux, la plante-la tout net \
Je n'ai qua l'avcrtir quelle t'a mise au fait.
L i s E T t E.
Nous te planterons-la le premier, je te jure.
Mais bon ! 11 n'aime point : c'est de quoi je suis sure,
Pasquin.
Sois sure du contraire; il l'aime comme un fou.
L i s E T T E.
Par ma foi , son amour est done bien Ioup-garou.
Pasquin.
Parlezmieux,s'il vous plait, de l'amour de mon Maitre.
Vous ne connoissez, vous , qu'un gros amour champctre,
Trop content quand il a les cinq sens pour appui j
Amour hurlubrelu qui va tout devant lui.
H, le vilain amour ! 11 est vieux comme Herode,
Celui-la ! Mais le notre est un amour de mode ;
Un beau petit amour delicat cV blondin 5
Mignard , gentil , leger, fin , subtil & badin :
Frcdonnant la flcurette en termes diaphanes ,
Et plein de sentimens taillcs en filigranes.
Cct amour , ou pour rire, on ne voit pas le mot ,
C'est Tamour dc mon Maitre,
L I S E T T E.
Et c'est l'amour d'un sot*
Du portrait settlement je me sens afKidie.
Voila plus quil n en faut pour qu'on le congedie.
Et qui ne seroit pas de colere enflamme ,
Depuis le temps quil aime , & qu'il est trop aime ,
En etre pour l'Hymen au premier pas encore I
Vouloir que , jusqu'a moi , tout le monde l'ignore !
Comment donc,s'il vous plait, ce Monsieur l'entend-ih
Croit-il , ce beau Galand , tendre , leger , subtil ,
Avec son feu follet....
P a s Q u I N.
Autre delicatesse 5
On estime sa femme : on aime sa Maltresse j
Et , sachant quil aura tout le temps d'estimer ,
II veut, tout a son aise , auparavant aimer.
LlSETTE.
Fort bien ; &* cependant pointilleux &" severe,
Monsieur veut se donner le plaisir du mystere.
P a s q u 1 N.
Oui j mais sous le pretexte honnete 6V specieux ,
De ce que votre Sexe a de plus precieux :
Du resped attentif qu'on se doit a soi-memc j
Et du soin de l'honneur deiicat a l'extreme.
L I S E T T E.
L'homme est un grand maraud •, I'animal impudent,
Pour son profit ; s5eru*e avec nous en Pedant;
Xij
3M Z'^ Msl N T M Tb l £ it re trje,
Et, vonlant nous soumettre en tout a ses caprices ,
Couvre du nom d'honneur, l'interet de ses vices.
Mais celui-ci se flatte , &c je venx lui montrer....
Pasquin , me veux-tu plaire ? Avant que de rentrer
Dans l'etat violent du masque &: du silence ,
A ta langue une fois donne pleine licence.
Quels secrets renfermoit l'ecrit qu'en ce moment
II vient de t'arracher si precipitamment ?
Pasquin.
Cetoit....Mais de ceci ma vertu s'effarouche.
LlSETTE.
Ah j ah ! Monsieur Pasquin fait la petite bouche j
Je pretends avec lui faire assaut de vertus.
Nous verrons qui des deux en patira le plus.
Deja le tete-a-tete est matiere a scrupule.
( Ellc feint de s'en aller. )
Pasquin.
Attends ! Tu fais la sotte , &: moi le ridicule.
Nos Maitres ne sont pas des gens a copier.
Sache done quel tresor enfermoit ce papier.
Des couplets composes pour une serenade.
L i s E T T E.
Cette galanterie est bien vieille cV bien fade.
Pour nous , sans doute ?
Pasquin.
Oui.
C O M E D I E. 325
Li s e t t e.
Quand ?
P A s q u 1 N.
Sitot qu'il sera nuit.
L I S E T T E.
Notre Mysterieux n'a done plus peur du bruit !
P A S Q U I N.
Celimene chez qui sera pour !ors mon Maitre,
Vis-a-vis de chez vous l'aura sous sa fenetre.
Et, s'en attribuant le regal en entier ,
Va prendre ainsi le change avec tout le Quartier,
Par ce cadcau bruyant , dont l'espece I'etonne ,
II vent depayser quelqu'un qui le soupconne i
Et le mystere , habile a se jouer d'autrui ,
Du manteau de leclat s'enveloppe aujourd'hui.
Mais un billet demain doit instruire Isabelle
Que la fete in petto n'avoit d'autre objet quelle.
L 1 s E T T E.
Et nous enragerons attendant ce billet ?
11 seroit trop heureux : non , mon petit Poulct j
Non: nous profiterons de cette decouvcrte.
P A s q U 1 N.
Tu ne saurois en faire usage qu'a ma pcrte.
Mon Maitre est soupconneux •■, cV je crains le baton.
LlSETTE.
Je voudrois qu'il le prlt avee toi sur ce ton.
Xiij
jitf VAMANT MYSTERIEUX,
P A S Q U I N.
Tu lc voudrois > Oui-da ! Peste ! quelle tendresse 3
L i s E T t E.
Ne me jures-tu pas qu'il aime ma Maitresse ?
Moi, je t'aime: ainsi done, quil tremble devant moi*
Et que dorenavant il me respe&e en toi.
Tu blesses mon honneur lorsquc tu l'epouvantes ;
Quand on aime la Dame, on depend des Suivantes.
Sois tranquille. Ton Maitre est , grace a scs liens,
A mes ordres , cent fois plus que tu n'es aux siens.
Fin du premier Ac!e,
C O M E D I E. 327
A C T E II.
SCENE PREMIERE.
IS A BELLE, LISETTE.
ISABELLE.
v alere a, pour le coup, lasse ma patience ;
Je ne l'excuse plus dans son extravagance ,
Et j'en ai trop etc la vi&ime &: l'appui :
Mais quel nouveau sujet t'anime contre lui 2
L 1 s E T T E,
C'est etrc bien hardi !
ISAB ELLE.
Que t'a-t-il fait encore !
L 1 s E T T E.
Si ma bile une fbis s'echauffc eV s'evapore 1
ISABELLE.
T'a-t-il injuriee ?
L I S E T T E.
11 n'a qu'a s'en melcr I
11 trouveroit du moins alors a qui parler.
Xiv
1 i 8 V AM J NT MYST&R IE UX,
ISABELLE.
Pour mieux en faire accroire, auroit-il le courage
D'oser parler lui-meme a mon desavantage ?
L i s E T T E.
Le grand malheur ! cV quand il mediroit de vous ,
Que nous font les propos qu'un homme tient de nous •
ISABELLE.
Sachons quelle vapeur te passe par la tete ?
Tu pleures ; dis-moi done pourquoi ?
L I S E T T E.
La pauvre bete !
ISABELLE.
La pauvre bete ! a qui s'adresseroit cela ?
Est-ce moi que tu plains , sous ce beau titre la ?
L i s E T T E.
Pas encor j mais un jour il faut bien que j'y vienne,
ISABELLE.
Pour qui done ces sanglots ?
L I S E T T E.
Pour Quinquin.
ISABELLE.
Pour ma chienne ?
L i s E T T E.
Nous avons elle &z moi belie affaire vraiment ,
An ridicule outre de votre sot Amanr !
C O M E D I E. 31?
Nous l'avons par malheur rencontre dans la rue;
II a bien affecle de ne m'avoir pas vue :
Je le lui rendois bien. Quand la chienne a couru
Battre queue , &: sauter aux jambes du Bourru ,
Maudissant dans son cceur cette queue indiscrette,
Et craignant quelle n'cut quelque habile intcrprete,
Votre vilain Monsieur, moins homme que cheval,
Vous sangle une ruade a ce pauvre animal ,
L'estropie , &: , pour prix de sa flatteuse joie,
Percant l'air de ses cris , sur rrois pieds le renvoie ;
II fauc avoir le cccur bien faux , biendur, bienbas ,
Et j'en aurois bien peu , s'il ne le payoit pas.
I S A B E L L E.
Laisse-la. ta vengeance, &: songeons a le plaindre;
Son plus grand embarras ne sera plus de fcindre :
Philintc son rival a su le prevenir j
Mon pcre , en sa faveur , vientde m'entretenir.
Peu s'en etoit fallu qu'il ne m'eut accordee ,
Et cctoit pour ccla tantot qu'il m5a mandce.
L 1 s E T T E.
Que je le plaigne lui ! non, Madame, c'cst vous
Qui seriez bien a plaindre avec un tel Epoux.
Un homme qui du masque aime 6V prescrit l'usage ;
Dont le cceur est toujours a cent pas du visage i
De vos secrets avide , ik menager dcs siens !
Chuchotant , querellant , finassant sur dcs ricns.
Un vrai Sphinx herissc d enigmes & de griffes ,
Qui ne nous parlcroit que par des Logogryphes ;
35o L'AMANT MYSTiRIEUX,
Nous fermeroit la boucbe, & qui , n'en doutcz pas?
S'aviseroit un jour d'y mettre un cadenas u
ISABELLE.
Tu cbargcs les portraits !
L I S E T T E.
Je peins d'apres nature.
A quoi bon , dc plein gre , vous mettre a la torture ?
Choisisscz mieux , Madame ; & pour votrc rcpos ,
N'cpousez pas l'ennui , l'algcbre, & le chaos 2.
ISABELLE.
Tu paries pour Valerc, & fais voir sa prudence
A n'admettre en amour jamais de confidence * j
En effet pour titer des Amans d'cmbarras ,
Les incapables gens que ceux qui n'aiment pas !
Clairvoyans sur lc mal,sans y eux pour tout le rcste4',
lis nc portent l'idee a ricn que de funeste ;
Tandis que dc 1'espoir nous cherchons la douceur
Et voyons tout d'un ceil bicn different du leuy.
L i s E T t E.
L'heurcux petit mortel ! poursuivez ! a merveille !
Les gens , apres ccla, vculentqu'on les coTiseille!
i Oh ! que ccla fut bien siffie !
2 Cela nc fit point rire , & j'y comptois.
3 Mais est-cc que ccs vers-la nc sont pas bor.s ? lis ne
fircnt point d'effet.
4 Reflexion faite , je crois que l'idee pouvoit etre un
pea plus clairement renduc.
C O M E D I E. 53!
lSABELLE.
Valere a merite de moi quclques efforts ;
Je nc disconvienspasqu'il n'ait eu de grands torts:
Mais helas ! que 1'Amour en pardonne bien d'autres
Et que scs volontes nous laissent peu les notres
A
SCENE II.
VALERE, lSABELLE, LISETTE.
lSABELLE.
iTJLONSiEUR ! Monsieur ! im mot l !
L I S E T T E.
Madame , il est grand jour $
Monsieur veut me cacher l'objet de son amour 2 5
Et telle n'est pas loin , qui venant a paroitre ,
Par quelque emotion m'en feroit trop connoitre.
Valere.
Mais Lisette a raison ; Madame , permettez. . . .
Malgre tout le plaisir que je ressens
11 vcut sortir. )
i Bis in idem. Faute insupportable 8c hontcusc a
1'imagination !
i Quoiqu'il y ait aprcs ccia quelque merite a la
finesse du langage equivoque de Lisette ; car Isabelle
croit qu'elle pane d'elle ; &■ Valcre , qu'elle parle de
Celimene,
5*i VAMANT MYSTERI&UX,
ISABELLE Varr&tant.
Restez.
V A L E R E.
Je crains
ISABELLE.
Restez , vous dis-je , & reprenons , Valere,
L'entretien que tantot rn'a fait rompre mon Pere :
Pourquoi sur la recherche avez-vous hesite ?
Contentez la-dessus ma curiosite.
Je nc veux de vos feux que cette preuve unique.
Valere.
Eh ! n'est-ce pas , Madame , etre un peu tyrannique ?
N'est-il pas des secrets que pour un certain temps
On pent se rcserver, sans offenser les gens?
I S A B E L L E.
Mais le votre , Monsieur, n'est pas de cette espece -y
II importe un peu trop au feu qui m'interesse :
Pour la. derniere fois, le saurons-nous ? ou non ?
Valere.
De grace, encore un coup, Madame, tronvez-bon...
I s a b e l l e.
C'cstassez ; ma foiblesse a la votre s'ajuste ;
Mais ne trouvcz done nas la represaille injuste.
le vous tais un projet qui vient dc se former ,
£t qui , si vous m'aimcz , vous doit bicn alarmer.
C O M £ D I E. 333
Souffrez a votre tour des autres sans murmure ,
Ce que vous pretendez que de vous on endure.
Ec si le mal s'accroit , ne vous en plaignez pas.
V A L E R E.
Oh ! mais ceci , Madame , est tout un autre cas.
Songez
ISABELLE.
Que direz-vous, qu en daignant vous entendre,
Mot-a-mot, pour reponse, on ne puisse vous rendre?
V A L E R E,
Madame !
ISABELLE.
Finissons ce fachenx cntretien :
Gardez votre secret; je garderai le mien.
SCENE III.
VA LERE, LISETTE.
L I S E T T E.
iVJ. A foi, prenez y garde an moins ; c'est votre affaire,
Encore une heure ou deux , elle n'a qu a se taire :
Vouspourriezfairc apresenvainlechien couchant3
Et de ceci, Monsieur, are mauvais marchand.
V A l E R E.
Tu serois done au fait de quelque circonstance?
^4 L'AMAKT MTSTZRIEUX;
Li s e t t e.
Non: ne m'avez-vous pas sevre de confidence?
V A L E R E.
Cela ne paroit pas a ton air insukant.
L I S E T T E.
C'est quej'airairmalin quand j'ai le cceur content*
V A L E R E.
Si ton cocur est content comme il'le fait paroitre ,
Ta curiosite, sans doute3 aussi doit l'etre.
LlSETT E a pan.
Par ma foi, n'en oser railler effrontement ,
Nc seroit pas pour moi parfait contentement.
( haut. )
Eh bien! oui je sais tout.
V A L E R E.
Ah 1 perfide Isabclle I
L I S E T T E.
Ne Ten aimez pas moins , je n'ai rien appris d'ellc
V A L E R E.
De qui done ?
L I S E T T E.
Ah ! voyez ! comme on le lui dira,
V A L E R E.
EUe ne t'a rien dit ?
L i s e x x E„
Pas le mot,
C O M £ D I E. 335
V A L E R E.
On verra.
Mais, puisque mon ardcur pour elle t'est connue,
Je te demande en grace un peu de retenue j
Garde-moi le secret qu'on ne m'a pas garde.
L i s E T T E.
Tout franc , entre mes mains , il est bien hasarde.
V A L ERE.
Eli ! prends un peu cela sur toi , je t'en conjure,
L i s E T T E.
Oh ! jene promets rien, de penr d'etre parjure.
V A L E R E.
Veux-tu me desoler >
L i s E T t E.
Vous le meritez bien.
V A L E R E.
Que t'en reviendra-t-il ?
L I S E T T E.
Ne m'en revint-t-U rienj
Ni perte, ni profit, ni louange , ni blame ,
Je ne cesserai pas pour vous d'etre une femme.
Sur ses defauts , Tun l'autre on se doit excuser ;
Le votre est de vous taire ; &: le mien , de jaser.
V A L E R E.
Et de tourner aussi comme une girouette.
Vas , je sais le moyen de te rendre muette.
L i s E T T E»
Muette S moi !
$3* VAMANT MYSTER1EUX,
V A L E R E.
Toi-meme.
L I S E T T E.
Ah ! je gage que non.
V A L E R E.
{II tire une bourse & lui donne quince Louis. )
Tu perdrois la gageure , heim !
L I S E T T E les prenant.
Vous avez raison.
V A L E R E.
Cest contre le babil un charmant specifique :
Qu'en dis - tu maintenant ?
L i s E T T E.
Je reste sans repliqne,
Et conviens que Monsieur entcnd le numero.
Vale re.
Tu te tairas i
L i s E T T E.
Oui.
V A L ERE.
Vrai>
L I S E T T E.
Vrai.
V A L E R E.
Jures-en ,
L i s E T X £.
Juro.
Vale re.
C O M £ D I E. 337
V A L E R E.
Maintcnant j'en reviens au projetque Ton forme,
Etquimc perd,dis-tu, pour pen que je m'endorme.
Ce secret j comme l'autre., est commis a ta foi ?
L i s E T T iz«
Oui : Monsieur.
V A L E r E6
Tu sais tout ?
L I S E T T E.
Sans doute.
V A L E R E.
Dis-le moL
L i s E T T E.
Que je vous le disc ?
V A L E R E.
Oui.
L I S E T T E.
Fi done.
V A L E R E.
Fi ! qu'est-ceadire ?
L I S E T T E,
Voulez-vous m'eprouver , ou si vous voulez rirc ?
V A L E R E.
Ni Tun ni l'autre ; parle , &: parle ingenument.
L I S E T T £.
Eh ! de quoi tout-a-1'heure ai-je done fait sentient >
Tome I. Y
5j8 VAMANT MYSTERIEUXy
V A L E R E.
Que me vas-tu conter ?
L i s E T T E.
N'est-ce pas de me raire ?
Est-ce pour le fausser que je l'ai voulu faire?
Oh ! telle que je suis 6V que vous me voyez ,
Jai plus d'honneur encor que vous ne men croyez.
V A L E R E.
Ce silence jure que ta malice oppose ,
Tu le sais mieux que moi, s'etend sur une chose
A laquellc on sent bien qu'il se doit limiter.
L i s E T T E.
Soit : mais si mon plaisir est de vous imiter ?
Si je veux comme vous me rendre indcchiffrable ?
Et pourquoi non, Monsieur ? je vous trouve admirable ;
Si e'est une vcrtu, mon cceur en est jaloux ;
Les bonnes qualites ne vont-elles qu a vous ?
Des votres , avec moi , soufFrcz quelque partage \
Vous venez d'en tirer un si grand avantage !
Chacun son tour gallons', courage ! a qui mieux mieux!
Do l'incompiehensible , c\: du mysterieux !
Plus d'entrctien , de voix , de mots, ni de paroles !
Un clin d'ceil , une mine , un geste , des symboles ;
Ou , la plume a la main , des chiftres , du Phebus 1
Et comme des ecrans , quantite de rebus.
V A L E R E.
Tu commences Fort bien3 6V je crois te comprendre :
C O M E D I £. 339
Tu veuxta bourse entiere ? Eh bicn ! tu n'as qu'a prendre ,
Tiens , fk parle a cette heure.
L I S E T T E.
Encore des louis !
Comme de ce metal les yeux sont eblouis !
Comme a la plus reveche il fait baisser la crete ,
Et leve tout scrupule au coeur le plus honnete.
V A L E R E.
Laisse-la ta morale , & me declare tout,
L i s E T T E.
Vis-a-vis de 1'argent la morale est a bout.
Que je resserre done ces deux moities ensemble.
V a l E R E.
Cette bourse est d'un poids seduisant ! Que t'en semble «
LlSET T E.
D'accord : mais un vrai monstre est logo clans son flanc.
Une moitie vent noir , l'autre moitie veut blanc i
Entre ces deux moities , jc suis comme en extase ;
L'une me dit: Tais-toi , & l'autre medit : Jase.
Savez-vous ce qu'en moi je conclus en ce point ?
L'argent nest qu'un trigaud, Monsieur; je n'en veux poir«t.
( Elk iui rejette sa bourse & s'en va. }
^p,
Yij
34o V AM ANT MYSTERIEUX,
"• ■ zTSTKTXftmBni. .Hqjim
SCENE IV.
V A L E R E seal.
JL<A suivante discrettc &: desintercssee I
Cela fut-il jamais venu dans la pensee?
Je n'admire pas moins l'embarras ou je suis :
On me tait dcs secrets, & les miens sont trahis.
Par qui J Puis-je en douter? ce n'est point Isabelle :
Ce sera done Pasquin ? Le maraud nous decele ;
Le scelerat ! le traitre !
pwi'inii nun i 'i ' ii 11 ririm i 11 11 i n i i , iiniiiinnu
m '*— — -— - — — — — — — ■■
SCENE V.
VALERE, PASQUIN,
Pasquin.
kjf ! out 1 je suis creve !
V A L ERE.
D'ou viens-tu?
Pasquin.
Du logis. Soyez le bien trouvc.
J'apporte....J'apporte....Ouf ! J'ai perdu mon organc:
V a l e r e,
Vous m'auriez fait plaisir dc m'apporter ma canne !
C O M E D I E. j4i
P A S Q U I N.
Vous ne vous en servcz que pour alter aux champs.
V A L E R E.
Pardonnez-moi , Monsieur -, j'en regale mes gens,
Quand ils font plus ou moins que je ne leur commands.
P a s q u i n.
Qu'ai-je fait qui merite une faveur si grande l
V A L E R E.
Vous avez fait le sot.
P A S Q U I N.
Ne le fait pas qui vcut ;
Et, dans ce monde, on prend le role que Ton petit,
V a l E R e.
Treve de sots discours. D'ou Lisette sait-elle?.»0
P A s q u I N.
Quoi , Monsieur ?
V A L E R E.
Que je suis amoureux d'Isabelle ?
P a s q u I N.
Est-cc qu'elle le sait ?
. V A L E R E.
La ! fiis bien 1'etonne I
P a s q u I N.
Je 1c suis bien aussi ; qui;, diable! eiit devine
Qu'Isabelle jamais auroit fait Fequipee ? ....
y iii
54i VAMANT MYSTERIEUX,
V A L E R E.
Ne tergiversons point ; elle est bien disculpee.
P a s q u I N.
Lisettc seroit fille a dire que c'est moi i
V A L E R E.
Elle ne le dit pas ; mais c'est le diable ou toi.
P a s q u I N.
C'est aussi le premier: car sur un fait semblable ,
En penetration le sexe est un vrai diable.
Dune lieue a la ronde il sent un amoureux :
Oui 3 Lisette est le diable habile 6V dangereux
Qui sans doute a soi-meme aura su se le dire ,
Qui par vpus-mcme aprcs se sera fait instruire j
Qui vous a fait parlcr , <k qui de votre feu
A , de fil en aiguille , escamotte I'aveu. _
V A L E R E.
Je rappellc en effet nos propos &: sa mine ;
Cela pourroit bien erre ainsi qu'il 1'imagine.
Mais pourl'heure brisons la-dessus; 6V me dis
Ce que tu m'apportois si vite du logis.
P A S Q U I N.
Je ne sais si c'est bonne ou mauvaise nouvcllc ;
Geronte .....
V A L E R E.
Geronte ?
P A S Q U I No
Oui.
C O M E D 1 E. 343
V A L E R E.
Le pere d'Isabelle ?
P A S Q U I N.
Oui , luimeme , demain , s'il se peut aujonrd'hui,
Veut vous entretenir ou chcz vous , ou chez lui.
V A L E R E.
Gerontc !
P A S Q U IN.
Eh oui ! vous dis-je.
V A L E R E.
Est-il vcnu lui-meme?
P A S Q U I N.
Non : mais un de scs gens.
V A L E R E.
Ma surprise est extreme,
Et Ton a vu cet homme entrer dans la maison J
P A S Q V I N.
Mais sans doute.
V A L E R E.
En livree ?
P A S Q U I N.
Oui....Non....Si fait... .Non , non !
V A L E R E.
Est ce oui > ou non >
Yiv
344 V AM ANT MYSTERIEUX^
P A S Q U I N
C'est non \ je le repete en formes
II etoit sans couleur sous le gris uniforme ,
Qui d'auteur du mystere ecarte les dangers,
Et dont {'amour souvent masque ses messagers.
V A L E R E.
A la bonne heure:ou diable en veut venir lepcre?
Isabelle menace : ouais ! ce nouveau mystere
Seroit-il relatif a celui qu'on me fait ?
P A S Q U I N.
Quoi j Monsieur ! on vous cache ici quelque secret?
V A L E r E.
Qui meme etrangement m'alarme & m'inquicte.
Pasquin.
Si la Dame se tait , corrompons la Soubrette,
Value.
J'ai fait tous mes efforts; mais elle a term boil,
Pasquin.
Et 1'argent s'en meloit ?
V A L E R E,
OuL
Pasquin.
L'a-t-ellc pris '
V A L £ RE.
Non.
C O M E D I E. 545
Pasquin.
Vu la profession , cela semble impossible,
Et je me serois cru le seul incorruptible.
Value.
La Sotte a rejete la bourse avec mepris.
Pasquin.
Vous vons y serez done assurement mal pris.
Donnez-moi cet argent, que j'en fasse lcffiar.de;
Si vous le revoyez, je veux bien qu'on me pende.
Value.
Je ne refuse pas ton entremise . . . Mais . . .
Pasquin.
Jc vous negocierai la chose avec succes.
Donnez-le moi, vousdis-je, ck faites votre compte...
Value.
Voyons auparavant ce que nous veut Geronte.
II vient avec Lisette , 6V ne m'appercoit pas.
Sitot qiul sera seul , tu m'en avertiras.
Je ne veux point de tiers dans notre conference,
Et je me trouve bien d'agir avec prudence.
sgjfca^aaBLijPTia
SCENE VI.
GERONTE, PASQUIN, LISETTE.
Pasquin^ I'orellle de Lisette en sen allanu
JuLefuser de l'argent pour garder un secret !
Lache ! (k tu ne meurs pas de honte cV de regret!
1+6 rJMANT MYSTERIEUX*
G E R O N T E.
Que te dit cc garcon ?
L I S E T T E.
II me park d'affaire.
G E R O N T E.
Je I'ai vu quelque parr.
L I S E T T E.
C'est un homme a Valere.
G e r o N T E.
Ah! cherchezvotreMaitre^qu'ilsachc auplutot,
L'ami , ce que chez lui j'ai fait dire tantot.
SCENE VII.
GERONTE, LISETTE.
L I S E T T E.
V oila, je vousl'avoue, unordrequim'etonnc,
G E R O N T E.
Avant que de promettre Isabelle a personne ,
Je veux entretenir Valere a son sujet.
L I S E T T E.
Mais ce n'etoit pas la tantot notre projet.
Quand je vousai parle de Philinte pour Gendrc,
V ous me preniez au mot , fk sans presque m'entendre>
C O M £ D 1 E. 347
Mais votrc choix n'a pas long- temps a varier.
Je le repete au moins ; on vcut le marier.
C etoit fait, sans l'amour qu'il a pour Isahelle ;
Et son Pere est charme de tout rompre pour elle;
De vous la demander : pourvu que , des ce jour,
II vous fasse lui-meme approuver son amour.
Ce jour done, ou jamais, soyez-lui favorable.
G ER O N T E.
Sa recherche me plait , & nous est honorable 5
Tout ce qu'on dit de lui me le fait estimer j
Et j'ai cru que sans peine il se feroit aimer.
Je connois ce qu'il vaut , scs biens & sa famille ;
Et je le proposois de bon cceur a ma fille.
Mais elle m'est bien chere, & je voudrois qu'elle eut,
Quand nous la marierons, un mari qui lui plut.
Je ne veux lui donner aucun sujet de plainte.
, LlSETTE.
Comment done ? trouve-t-elle a redire a Philinte?
GUONTE.
Oui.
L I S E T T E.
Le dit- elle ?
Gerontl
Non.
L I S E T T E.
EhbieadoncS
54S L3 AM A NT MYSTERIEUX,
Geronte.
Eh bien !
LlSETTE.
Quoi *
Gehonte.
Eile n'en paroit pas si contente que toi.
L i s E T T E.
Bon,bon, cela viendra! 1'hymen, sansqu'onypense..
Dc ramour trcs-souvcnt mene a l'indiftcrcnce :
L'hymen aussi par fois prend tout un autre tour ;
Et de l'indifierence il nous mene a l'amour.
El!e aimcra Philinte &r hairoit Valcre.
Enfin e'est votre Fille , tc vons etes son Perc ;
Voyez. Mais supposez que Philinte deplait;
Qui vous dit qua Valcre cllc prenne interet ?
Geronte.
Jc crois m'ctrc appercu que son aspect hi frappe;
Et jc la vois rougir Iorsque son noni m'echappe.
L I S F. T T E.
Cela pent ne rien dire : & puis ce n'est pas tout ;.
Valcre pent ne pas la trouver dc son gout,
Geront e.
Oh! je lui vois sans cessc arpenter ccttc rue ;
Du plus loin qu'il me voir d'abord il me salue,
Ft meme, tons les jours , dc plus has en plus has..
Jc suis un vieuxRcnard : on ne m'y trompe pas.
C O M t D I E. 349
L I S E T T E.
II se declareroit ?
Geronte.
11 en est bien le maitre.
L i s E T T E.
Que ne le fait-il done?
Geronte.
Timidite pcut-etre.
L I S E T T E.
Et vous le previendrez ! Le cas sera nouveau.
Geronte.
Non pas ; mais je pretends le lni donner si beau ,
Que s'il aime Isabellc, il ne pourra s en taire.
LlSETTE,
Vous ne savez, Monsieur , ce que vous allez faire:
G'est un homme . . .
Geronte.
Je sais ce qu'il en faut savoir.
Li s e t t e.
Ennn crovcz . . .
Geronte.
Enfin.... Enfin je veux le voir,
L i s E T T E.
Mes soins lui preparoient ralarme la plus vivc;
J'aurois eu du plaisir ; cet incident men prive.
j5o r AM ANT MYSTERIEUX,
S C £ N E VIII.
GtRONTE seal.
JL/ans le cceur de ma Fille , outre qu'il n'est pas mal^
Je pencherois pour lui plus que pour son rival.
Philinte nva tout Fair d'un jeune homme a sailliej
Et Valeie a la mine un pen plus recucillie.
Quand on choisit un Gendre, il faut le choisir bienj
Et ce choix-la n'est pas unc affaire de rien.
S'il est bon , vous gagnez un Fils a la Famille ;
Et quand il est mcchant , vous perdez unc Fille.
SCENE IX.
G^RONTE, VALERE.
G E R O N T E.
Je sais que je commets une incivilite :
Excusez-moi , Monsieur, sur raon pen de sante -.
J'aurois etc chez vous : mais l'agc & la roiblesse....
Valere.
Ivloi-meme, accusez-moi, Monsieur, d'impolitesse,
De rQchcrchersi tard l'honneur que je rceoi.
C O M E D I E. j 5 r
G E R O N T E.
Nous etions bons amis feu votre pere &: moi.
V A L E R E.
H me parloit sou vent de vous avec estime.
G E R O N T E.
Si je l'aimois ; pour vous 1c raeme esprit m'anime.
V A L E R E.
Avissi je vous avois, sans attendre aujourd'hui ,
Voue les sentimens que je n'eus que pour lui,
G E R O N T E.
Votre age florissant me rappelle le notrc ;
Nous etions dela Cour les beaux flls, Tun 6z 1'autre.
Nos pourpoints taillades cachoient de verds galants ,
Et sur nous Benserade exerca ses talens.
Du reste , votre pere eut une bonne tete \
Et vous laisse, je crois, un bien assez honn&te!
Combien ?
V A L E R E.
Ma soeur &r moi, nos comptcs bien rendus ,
Nous pourrions posseder chacun cent mille ecus.
G E R . O N T E.
Nous nous sommes en tout ressembles a merveille>
Ma fortune a la sienne a merae etc pareiile.
Quel age a votre soeur ?
V A L E R E.
Environ dix-sept ans.
55i L'AMANT MYSTERIEUX>
G E R O N T E.
Nous nous ressemblions encore en beaux enfans j
Car ma fille est jolie : au moins je la crois telle j
Comment la trouvez-vous ?
• V A L E R E ( cmbarrassc. )
Qui , Monsieur ?
G E R O N T E.
Isabelle,
( a part. )
H rougit 1 bon !
V A L E R E froidcmcnu
Charmante.
G E R O N T E.
Et mon fils ?
V A L E R E.
Dcs mieux faits :
G E R O N T E.
Et ma fille, avosyeux, n'est done pas sans attraits?
V A L E R E.
Non vraiment : il faudroit etre bien difficile !
Geronte(<z part. )
S'il en est amoureux , e'est un grand imbecille.
Vale r e ( a part. )
Bon ! le pere est pour nous ; jc nc saurois manqucr.
Gfronte.
C O M E D I E. 553
G E R O N T E.
J'ai , Valere , un dessein a vous communiquer j
Je voudrois qu'il vous pliit.
Valere.
Je snis pret de l'entendre ,
Et pret sans dome aussi, Monsieur, d y condescendre.
G E R O N T E.
Je brule du desir de m'allier a vous.
Valere.
L/honneur cVl'avantage en resteroient pour nous.
G E R O N T E.
( has. ) ( kaut. )
Le maladroit ! mon cceur a compte sur le votre;
Mon fils & votre soeur semblent faits Tun pour Tautre.
Valere.
Des ce soir a ma soeur j'en fais le compliment ;
Et je reponds deja de son consentement.
G E R O N T E.
Mon fils a, comme vous, vingt-cinq ans. A cet age,
Quand on est raisonnable , on songe au mariage.
Valere.
Je suis de votre avis ; on ne pent faire mieux
G E R O N T E.
Le mari le plus jeune est toujours assez vieux,
Torn? /. Z
554 V AM ANT MYSTERIEUX,
L'union la plus tongue est aussi la meilleure ;
Etl'on n'en peut serrer les nceuds de trop bonne heurc.
V A L E R E.
C'est bien dit.
G E R O N T E.
De jouir on trouve tout le temps,
Se voir encore ensemble aubout de cinquantc ansi
Que! plaisir ? Heim ?
Vale re.
Sans doute.
G E R O N T E (has).
Ouais ! ce froid-la m'assomme.
{haut.)
A combien de dangers s'expose un galant homme!
Combien s'appretc-il eV de peine & de soin,
Qnand il ose pousser le celibat trop loin ?
Vient le fatal instant a la fin qui nous lie j
Car souvcnt , sur le tard , on en fait la folic.
Alors cgards , douceurs , petits soins , amitic ,
Contentent foiblcment nne jcune Moitic.
Et quel astre malin ! quelle afFreuse plancte ,
Qu'une jeunc Moitic foiblcment satisraitc !
On en sait 1'influencc •, clle abonde ici bas ;
En garantir sa tctc est ce qu'on ae sait pas ;
Je vous parle en ami.
C O M £ D I E> j 5 ^
V A L E R E.
Vous ne pouvez comprendre
Tout lc plaisir quaussi je sens a vous entendre.
Je yeux en profiter.
G E R O N T E.
Et quand ?
V A L E R E.
Tout au plutot.
G E R O N T E.
(has.) (haut.)
Quel homme \ Mais encor >
V A L E RE.
Des demain , s'il le faut,
Mon cceur ne pretend plus qu'a finir cette affaire.
G E R o N T E.
Aucune belle encor n'a-t-elle su vous plaire l
V A L £ R E.
Je ne dis pas cela.
G E R O N T E.
Vous faites le discrct.
Mais moi-meme e'est trop vous garder le secret ;
J'ai penetre le votrej fk si je ne me trompe ......
V A L E r E.
SoufFrez , Monsieur, ici que je vous interrompe,
Je me plais avec vous, j'aime a vous ecouter >
Mais le jour qui finit me force a vous quitter.
Zij
55<? V AM ANT MYSTERIEUX,
Celimene ici pres m'attend pour un quadrille ;
Et meme nous comptons sur votre aimable iille.
La compagnie aussi merite bien
G E R O N T E.
Oui-da !
Celimene vaut bien ce sacrifice-la.
V A L E R E.
Celimene , Monsieur , n'est pas ce qui m'attire >
Si c'est-la le secret que vous me voulez dire ,
Vous etes dans l'erreur.
G E r o N T E.
C'est parler de bon sens ,
Cette discretion sied bien aux jeunes gens.
Adieu.
V A L ERE.
Je suis vos pas.
G E R O N T E.
Continuez les votrcs.
V A L E R E.
Je veux vous detromper , cV je vous jure ....
G E R O N T E.
A d 'ant res S
Vale re.
Vous apprendrcz dans peu qui j'aime.
G E r o N T E.
Serviteur.
C O M t D I E. 357
Ne dites rien pourtant encore a votre socur.
Avant que pour mon fils votre bonte s'emploie,
II faut que jc lui parle &: que je vous revoie.
V A L E R E.
Monsieur !
G E R O N T E.
Necraignez rien , Monsieur j je suis discret.
V A L E R E.
Mais
G E R O N T E.
Mon Dieu ! je suis d'age a garde r un secret.
SCENE X.
VALfcRE, seul.
XL faut, bon gre,mal gre, que bientot je la nomme.
Du reste , je suis bien dans l'esprit du bon-homme ;
Loin de rien voir encor qui serve a m'informer
D'un secret qui , dit on, me devroit alarmer ,
Tout ce que je decouvre est d'un heureux presage.
Quels sont done les malhcurs qu'on veut que {'envisage ?
Mais moins je le concois , plus je suis agite ;
Ne neidiercons done rien en cette extremite.
£t , joignant son adresse a l'offre que j'ai faite,
Voyons ce que Pasquin gagnera sur Lisctte.
Fin du second Acle,
Ziit
'j5S V AM ANT MYST&RIEUX,
A C T E III.
SCENE PREMIERE.
PASQUIN seulj & achevant de compter del3 argent
dans une bourse.
V iNGT-huit, vingt-neuf &: trente: cchapper un morceau
Si rare , si friand , si commode , &: si beau !
Miserables valets , ridicules especes ,
Cestbien pour nous qu'est fait le mepris des richesses 1
II serre la bourse.
J'ai raccroche l'aubaine en adroit Conseiller ;
Reste as'en rendre digne en faisant babillcr.
Ce seroit quelque chose a moi de bien infame.
Si je ne savois pas y reduire une femme !
C O M E D I E. 359
SCENE II.
PASQUIN,LISETTE.
P A S Q U I N.
jLTJLADAME,d'etrea vousquand j'aurai lebonhcur,
Commc vous, je n'auraiqu'ame piquerd'honneur ;
Et nous ajusterons jolimcnt nos affaires 1
II est, en verite, d'etranges caracleres i
Preferer le silence a trente louis d'or !
Vas , il faut bien t'aimer pour t epouser encor.
L I S E T T E.
Desormais, la-dessus , vis sans inquietude:
Cc ne sera jamais mon peche dliabitude;
Crois que jen'en suis pas a m'en mordre les doigts j
Et que e'est grand hasard , a la seconde fois ,
Si ma fidelite s'en tire saine &r sauve.
P A S Q U I N.
Eh oui! mais ventreblen , l'occasion est chauvc.
Trente beaux Louis d'or 1 suppute en enrageant ,
Ce que dans un Menage opcrc un tel argent.
Deux cents quarantc ecus manquespar tes caprices!
Dc quoi payer le mois a quatre-vingt Nourriccs 1
L I S E T T E.
Eh ', Liisse-moi jouir du prix de mes efforts ;
Ft d'un peu dc vertu nvapplaudir sans remords.
Ziv
36o r AM ANT MYSTERIEUX*
P A S Q U I N.
Non pourtant que je veuille autoriser les traitres ,
Ni vanter les valets prets a vend re leurs maitres.
Je distingue. Y va-t-il d'interets precieux?
Marchons droit , soyons surs &: conscientieux.
Mais de quoi s'agit-il ici ? d'un sot mystere ,
Dont ta Dame se peut repentir la premiere.
Aujourd'hui le depit l'emporte sur l'amour ;
l'amour peut, des demain _, l'emporter a son tour,
Et la belle vertu qui nous coupe les vivres ,
Nous aura cependant coutc sept-cent-vingt livres.
L I S E T T E.
Sept cent-vingt livres ! oui , le sacrifice est grand;
Heureux qui les attrape ! &: dupe qui les rend!
Aussi , cessc dc rien imputcr an scrupule.
J'aurois toutaccepte; j'cn brulois ; & j'cn bri'ilc 5
Mais tu sais a quel point ton maitre me dcplait j
Et la malignite subjuguant l'interet ,
M'afait trouver plaisira son depit extreme;
Au risque d'en secher &: d'en crever moi-meme.
P A s q u 1 N.
Ainsi la main , scion qu'on 1'aimc 011 qu'on la hait
Ote 011 donnc le prix aux prcsens qu'on nous fait.
Recois done volontiers celui ci dc la mienne:
Ne foule plus aux pieds ma fortune 6V la tienne ;
Et de cet or , au nom de ma tendre amitie ,
Pour un secret de rien partagc la moitic.
C O M & D I E. }<St
L I S E T T E.
Ah ! la bourse par toi soit la bien revenue :
Je me sens d'autant mieux satisfaite a sa vue ,
Que mon secret, trop tardde Valere etant su ,
Je vais etre vengee 6V n'aurai rien perdu ;
J'entrcvois qu'il a fait la plus haute sottise.
Isabelle gemit : son pure moralise :
La rage du mystere a passe mon espoir •,
Et lc temps est venu , de le lui revaloir.
II est bien amoureux : du moins , Ton m'en assure.
P a s Q u I N.
Amoureux a se pendre , en cas d'unc rupture.
L i s E T T E.
Bon! vas chez Celimcne ou , peut-ctre , Monsieur
Du cadeau surannedeia se fait honneur.
Je sais , pour un moment qu'Isabelle y doit etre ;
Dcs quelle en sortira , dis tout bas a ton Maitre ,
Que Philinte , sans faute , est demain son Epoux ;
Et que pour lc Contrat le Notairc est chez nous. ]
C'est le peu que pour l'heure il est bon qu'on lui disc ;
Et des trente Louis voila la marchandisc.
Pasqui n.
II s'evanouira.
L I S E T T E.
Tant micux ! cours sins dclai.
$6% V AM ANT MYSTER1EUX,
P A S Q U I N.
Mais ce que je dirai sera-t-il faux ou vrai ?
Ne me fais pas mentir innocemment.
L i s E T T E.
Qu'importe »
P A S Q U I N.
Je n'ai point de plaisir a mentir de la sorte.
L I S E T T E.
Ce petit coin obscur t'en prepare nn plus grand :
Viens y voir a ton aise un joli difrerend.
Viens! jaibesoin de toi, tu les verras aux prises \
Et quand tu jugeras les choses a leurs crises ,
Montre-toi; ta presence importe au denouement ;
Tes discours se sauront ajuster au moment.
P A S Q U I N.
J'ai mes instructions; 6V, ministre fidele ,
Je vole executer les ordres de ma Belle,
%*x mi nmmm^
SCENE III.
GERONTE, LISETTE.
GERONTE^ part.
J 'avois tort, je l*avoue; cVLisette araison :
j'ai la dansle panncau donne comme un oison.
C O M E D I E. $6}
Je faisois bonnement aux charmes d'Isabelle
Les honneurs d'un amour qui n'ecoit pas pour die;
(haut.)
Ah! Lisette! c'est toi ! triomphe : jc conviens
Que tes y eux pour le coup sont meilleurs que les miens.
Sur Valere, en effet , je n'ai rien a pretend re ;
J'en reviens a ton choix , &- Philinte est mon gendre.
II n'a qua se montrer.
Lisette.
Philinte , dites-vous ?
Oh! Philinte , je crois , ne songe plus a nous ;
Voyant vos sentimens aux miens si peu conformes,
Je viens de lui donner son conge dans les formes.
Cela vous apprendra , Monsieur , une autre fois
A negliger l'avis des personnes de poids !
G E R O N T E.
Tu m'as desoblige d'en agir de la sorte.
Lisette.
A deux , tout a la fois, faut-il ouvrir la porte ?
Valere nous refuse ! 11 est bien deli cat !
Mais encor , nous a-t-il refuse tout a plat i
G E R O N T E.
Non pas , mais autant vaut. Je le mets sur la voie ;
11 est sourd.
Lisette.
Lc butor !
?£4 VAMJNT MYSTERIEUX;
G & R O N T E.
Tout mon art se deploic '
Je lui nomme Isabelle •, il demenre transi.
Je lui vante ltiymen : il me le vantc aussi •,
Dit meme qu'il y songe.
L i s E T T E.
II en est bien le maitre.
G E R O N T E.
J'insiste : pas le mot.
L I S E T T E.
Timidite peut-etre.
G E R O N T E.
Et non ! de par le diable ! il a d'autres desseins ;
Ets'il plait a ma fille, entre nous, je la plains.
L i s E T T E.
Allez ! vous ne serez ni Tun ni Taut re a plaindre.
G E R O N T E.
Plus long- temps avec moi nc se pouvant contraindrc ,
D'aller chcz Celimene un mouvement l'a pris i
Et c'cst de Celimene enfin qu'il est epris.
L i s E T T E.
En jureriez-vous bien ?
G E R O N T E.
Mais si ce n'est pas d'clle 3
En tout cas ce seroit encor moins d'lsabellc.
C O M E D I E, 365
L'Amant le plus timide &: lc moins eel aire ,
Sur tout ce que j'ai dit se seroit declare.
11 n'y faut plus penser , & je viens a ma fille ,
De parler sur Philinte en pere de famille.
Avec soumission elle a baisse les yeux ;
Mais jen'en puis douter , l'autrelui plairoit mieux.
L 1 s E T T E.
(has.)
Bien lui prend qu'a Madame il a Thonneur de plaire !
( haut. )
Toutira bien, Monsieur rentrez; laissez-moi faire.
Votre gendre n'est pas si loin que vous croyez ,
Et vous allez le voir tout a l'heure a vos pieds.
■at" 'j ■Z'JSfrwsXKz .- . CLStatt
S C E N E I V.
GERONTE,ISABELLE,LISETTE,
ISABELLE.
xVjlonsieur, sur votre choix j'ai garde le silence-,
Cela peut avoir eu quelque air de repugnance :
Je viens d'y rerlechir , & sur le champ j'accours
Vous jurer que je suis ce que je fus toujours,
CTest-a-dire , a vos loix soumise &: reWnee :
Je me destine a qui vous m'avez destinee :
Croyez meme qu'ici j'obeis sans effort ;
Et qu'en moi le devoir &c le coeur sont d'accord,
j'64 V AM ANT MYSTER1EVX*
G £ R O N T E.
Tvfa fille , c'est assez ; j'en ai Tame ravie :
Ce choix fera , je crois, le bonheur de ta vie ;
Lisette , soutiens-la de tes sages avis ,
Et tiens-nous au plutot ce que tu m'as promis.
SCENE V.
ISABELLE, LISETTE
Lisette.
\J uel changcment soudain , Madame 2 est-il croyable ?
ISABELLE.
Oni: Valere,ames ycux,estun monstre effroyable,
Un traitre qne j'abhorre ! oui, Lisette, aujourd'hui
Jctouffe tout l'amour qui m'aveugloit pour lui.
Lisette.
Qu'est-il done arrive depuis ?
ISABELLS.
Je suis outree 1
Lisette.
De quoi ?
ISABELLE.
Que je le hais! que nen suis-je adoree.
C O M E D I E. $6y
Je Tabandonnerois avec la meme horreur ,
Mais avec le plaisir de lui percer le cceur.
L I S E T T E.
Ah ! le petit demon !
ISABELLE.
Mais non ! je snis trahie.
Son artifice , helas ! m'a long-temps eblouie.
Ailleurs , sans 1'affliger je porterai ma foi ,
Et toute ma fureur n'aura puni qtie moi.
Lisette !
L i s E T T E.
Vous pleurez ? Oourage ! Ton s'expliquc;
Aussi voilaqui vise un peu trop au tragi que.
Qu'a done fait cet Amant pour meriter l'exces > . . .
ISABELLE.
Ah ! ne l'appelle plus d'un nom qu'il n'eut jamais;
Jamais il n3a senti qu'une fausse tendresse,
Qui , malgrc tes conseils , a joue ma foiblesse.
Je viens de m'en convaincre*, &" ma credulite
M'a fait chercher l'affront qu'elle avoit merite.
On veut absolument que j'epousc Philinte ;
Saisie , a. ce revers , de douleur & de crainte ,
Je cours chez Cclimene , ou je nignorois pas
Que Valere , ce soir , devoit porter ses pas.
Apres les complimcns qu'exige une visite ,
II arrive en effet j je l'aborde : il m'evite.
5£S V AM ANT MYSTER1EUX t
Je fais signe sur signe , & tousse coups sur coups \
Cent biais que j'ai pris ayant echoue tons ,
Jc lui glisse un billet dont je m'etois muniej
II le laisse tomber-devant la Compagnie;
J'empeche plusicurs gens de me le ramasscr;
Lui seul pour cet office a peur de se baisser.
Un coup plus imprevu vient dessiller ma vucj
D'un grand bruit d'instrumens qu'on entend dans la rue ,
Tout le monde a son air le declare l'autcur.
II ne se defend point d'un soupcon si flatteur.
Celimene triomphe <k vole a sa fenetre;
II la suit; 6V je prends ce temps pour disparoitrc.
Le fuyant, puisqu'il est coupable au dernier point;
Prete a le fuir quand meme ll ne le scroit point.
L I S E T T E.
Son gout pour le mystere en effet doit suffire ,
Et justifie assez la haine qu'il s'attire.
Du reste , vos soupcons ne sont point une erreur •,
Jc sais que de la fete il est Tordonnateur :
Vous allez etre encor bicn plus scandalisee >
Votre possession lui devenoit aisee.
Voire Pere pour lui s'etant pris d'amitie,
Des premiers pas lui-meme avoit fait la moitie :
lis se sont vus. Geronrc a fait tout son possible
Pour voir a vos appas s'il n'etoit pas sensible :
Du choc , a son honneur, votre Amant est sorti j
Et cct Original ne s'est pas dementi.
Le
C O M £ D I E. %G<)
Lc voici. Comment done? Mais je crois qu ils'ingere
Et prend aussi les airs de se mettre en colere !
Vraiment, j'en suis da vis, qu'il vienne quereller I
SCENE VI.
VALfcRE,ISABELLE, LISETTE.
V A L E R E.
JLTJlADAME ! ( Hen reste lasans pouvoir poursuiyre.)
ISABELLE, froidement.
Ehbien, Monsieur?
V A L E R E, etoujfant de colere.
Je ne saurois parler.
L I S E T T E , ironiquement.
C'est qiie je suis ici. ( Elle feint de vouloir SQftir, )
ISABELLE.
Restez, Lisette.
V A L E R E.
A peine
Avez-vous mis le pied hors de chez Celimene,
Que Pasquin m'est venu m'est venu dire...,,
ISABELLE.
Quoit
Toms L A a
570 VAMANT MYSTERIEUX,
Que mon Pere a la fin a dispose de moi.
J'etois chez Celimeneexpres pour vousl'apprendre,
Jusques la mes bontes avoient daigne s'etendre.
A ma confusion mes soins ayant tourne ,
J'ignore ce qui peut vous avoir amene.
V A L E R E.
Vous me le demandez avec cet air tranquille 2
lSABELLE.
Eh ! debar rassez-vous de ce role inutile.
Jc sais combicn ma main vous interesse pen.
V A L E R E.
Ah ! vous ne croyez pas que ceci soit un jeu !
Pour mieux m'assassiner, vous feignez de le croirei
Ainsi done le passe sort de votre memoir-e ?
Madame: & les sermens dont la foi nous unit....
lSABELLE.
II faut bien oublier tout ce dont on rougit.
V a L E R E.
Adieu ! ce dernier trait va me couter la vie.
I s a b E L L E.
Voila , quand on a tort , comme on se justiiie-
Li SETTEa Isabella
Ce qu'il vous repondra doit etre curieux.
( A Valere. )
Ne vous en allcz pas, Monsieur, sans mes adieux.
C O M E D I E> 57t
Jc vous dois compliment sur l'heureuse prudence
Qui m'a ravi l'honneur de votre confidence.
V A L E R E.
Isabelle m'oublie & rougit du passe.
I S A B E L L E.
De mon coeur a jamais put-il etre efface I
. V A L E R E.
Vous me faisiez tantot des menaces severes j
Je n'en suis plus surpris.
Isabelle.
Ni moi , de vos myster es,
V A L E R E.
Que vous jouissiez bien de ma simplicite 1
Isabelle.
J'ai fort a m'applaudir de ma subtilite,
V A L E R E.
Pour rompre , ainsi de loin , vous preniez des mesurcs ?
Isabelle.
Et vous-meme venez d'en prendre de plus sures.
En recevant si mal tin Pere prevenu ,
Qui , vous parlant de moi , s'est cru Ie bicn venu.
Continuez, Monsieur, sans craindre qu'on vous gronur,
Lc ton mysterieux vous va le mieux du moncie.
A a ij
3/i V AM ANT MYSTZRIEUXt
V A L E R E.
Cessez de vous armer d'un pretexte si vain ;
Sans cela, raon malheur n'etoit que trop certain.
La circonspe&ion ne fut jamais un crime;
Le respect &c l'amour en dictent la maxime.
Celimene attentive a votre empressement ,
Nous observoit tons deux impitoyablement.
J'ai plus de tort sans doute auprcs de votre Pere,
D avoir vu ses desscins , &: d'avoir pu me taire.
Mais je ne I'ai pas cm si pres d'un autre choixj
Et sur de son aveu , pour la derniere fois ,
Avant d'en profiler 3 plus delicat qu'un autre ,
J'ai vculu m'assurer & m'honorer du votre....
1 S A B E L L E.
Pour alter sur lc champ immoler cct aveu
A I'estimable objet dc votre nouveau feu !
Cost bien asscz, Monsieur, de la pieine victoirc
Dont ma presence vient dc relcver sa gloire ;
Et Celimene , apres cc qui vient ci'arriver,
Auroit tort de vouloir encor vons eprouvcr.
V A L E R E.
Vous croyez....
ISABELLE.
Qui , jc crois, oui, je suis convaincue
Qu'elle a voulu tantot triompher a ma vue;
Et, lorsqu'elle m'a peint lc peu d'emoiion
Que vous causoithicr sa conversation ,
C O M E D I E. 57}
De son recit piquant la candeur affe&ee
Bravoit impunement sa Rivale insultee.
Du restc , avis tres-sage ( anssi Ta-t-on suivi )
D'oublier un Amant que ses ysux m'ont ravi.
Et cetoient les raisons ou je devois souscrire ,
Qui vons fermoicnt la bouche, & que vous n'osiez dire.
V a l E R E.
Ah! ne m'accablez pas, Madame: je le voi3
Toute apparence ici depose contre moi.
Mais quand je vous aurai prouve mon innocence ",
Que mon sang, que ma vie est en votre puissance ;
Qu'il n'estricn des horreurs dont vous me soupconnez;
Que tout m'est odieux, si vous m'abandonnez...*
Tout se ressentira dune si juste hainc !
Pour la dernicre fois j'aurai vu Celimene I
Et cet Ami qui croit vous posseder demain ,
M'arrachcra la vie, ou mourra de ma main.
ISABELLE.
Lisette ! quel transport ! Si je m'etois trompee 1
S'il m aimoit i
Lisette.
Vous serez , ma foi, bien attrapee,
ISABELLE.
Valere ! est-il bien vrai que vous soyez constant :j
V A L E R E.
Madame, suivez-moij je le prouve a Tinstant,
Aa iii
574 VAMANT MYSTtRlEUX,
Venez chez Celimene > &r, dcvant elle-mcme ,
Je jure que c'est vous , oui , vous seule que j'aime.
Plus de management ; fk , s'il en est besoin ,
Je prends de mon amour tout le monde a temoin.
( a Isabelle. )
Lisette ! fais ma paix ! Je cours chez votre Pere*
L I S E T T E.
Et c'est ce que plutot il auroit fallu faire.
Mais, Monsieur , c'est trop tard ; leNotaire est id.
V A L E R E.
O Ciel !
Lisette.
Et le Futur vient d'arriver aussi.
Isabelle pleurant.
C'est le fruit de vos soins & de tant de mysteres.
Je vous croyois coupable ; &: , rencontrant mon Pere ,'
Au plus afFreux malheur mon cceur s'est resolu >
Et j'ai paru vouloir tout ce qu'on a voulu.
SCENE VII.
VALfcRE, ISABELLE, PASQUIN, LISETTE.
Lisette.
» ASQUIN , veux-tu de moi ?
P A S Q U I N.
Du meilieur dc mon amc.
C O M E D I E. 37 y
L I S E T T I.
Tends la main I Touche la.
P A S Q U I N.
Tope !
L I S E T T E.
Je suis ta femw&
P A S Q U I N.
A de pareils marches, il raut se prendre an mot,
L I S E T T E.
En effet, a quoi bon tonrner autour dit pot ?
Six mois , un an , deux ans un Couple se chicane ;
Ons'approuveaujourd'hui , demainonsecondamne,
On fuit, on se rapproche; on rompt, on se rejoint;
Elle est sotte, il est fou, j'en veux , je n'en veux point.
A la fin on s'epouse , &: puis Ton se meprise:
Combien de temps perdu pour faire une sottise!
P A S Q U I N.
Ecoutez done , ma foi , e'est parler en Docleur.
Valere.
Eh quoi ! Lisette enccre insnlte a mon malhcur,
Quand meme sa Maitresse avec moi le partage ?
ISABELLE,
Ah ! ma chere Lisette , aurois-tu le courage
De nous abandoiiner dans ce peril pressant ?
A a iv
5 7£ VAMANT MYSTERIEUX,
L I S E T T E.
Monsieur , un jour de noce on fait quelque present.
P A S Q U I N.
Madame, e'est a vous a decider la notre.
L I S E T T E.
J'aime ces bonnes-Gens; donnons-les 1'una l'autre,
La , la ! vous en serez settlement pour la peur.
Que Tespoir le plusdoux rentre dans votre cceur.
Pardonnez cependant ma petite vengeance :
( a lsabelle. )
Tons deux la meririez ; vous, pour votre indulgence j
( a V alere. )
Vous, ponr avoir cm scul fairc votre bonheur;
Et pour avoir voulu m'en derober l'honneur.
II vous sied bien sans moi de rien oscr pretendre \
Quand vous auriez etc tout-a-Phcurc vous pendre,
Vous n'auricz fait, Monsieur , dans votre desespoir,
Qu'una&e de justice &: que votre devoir.
Me voler mon intrigue &: inon droit authentique !
Sait-on bien que ce vol est un vol domestiquc?
Pour aller jusqu'au cceur ou vous voulez pcrccr ,
Voila par quel chemin vos feux devoicnt passer *.
* Faisant Ic gests de quelqu'un qui compre de l'argent
dans sa main.
C O M £ D I E. $77;
i ■urn ■mi 1 1^1
SCENE VIII & dernierc.
GERONTE > & les Acteurs dela Scene precedents
Geronte,
venant tout furieux & s'adressant a Lisette.
CoQUlNE !
L I S E T T E.
Or admirez les effets du mystere,
Personnc ici ne vient qui nc soit en colere.
Geronte.
Tu dis....
Lisette.
Quoi ?
Geronte.
Que Philinte aime Isabelle ?
Lisette.
Eh bien ?
Geronte.
Qu'il songe a l'epouser ?
Lisette.
Apres :-
>7* V AM ANT MYST&R1EUX,
G E R O N T E.
II n'en est rien«
LlSETTE.
Qu'cn savez-vous ?
Geronte.
J'apprends comme chose certainc,
Qu'il recherche } &: dans peu qu'il aura Celimene.
Je l'ai trouve lui-meme ou Ton semoit ces bruits,
Sans qu'il semblat savoir seulement qui je suis.
Tu rjs?
L I S E T T E.
Comment veut-on qu'autrement je reponde*
Je ne sais seulement si Philinte est au monde.
Ce n'etoit qu'un fantome aposte de ma main
Pour engager Monsieur a faire son chemin.
Geronte.
Monsieur J
V A L E R E.
Oui. L'on a mal interprete mes vues -y
Mes projets n'ont par-tout cause que des be vues t
Oui, j'adore Isabelle ; approuvez done mes feux >
Et vos Enfans, maSceur &: moi sommes heureux*
Geronte.
J'ai desire toujours cette double alliance;
Que ne m'nonoriez-vous de plus de confiance.
C O M £ D I E. S79
Vous anriez eu deja ce doux consentement ,
Que je vous reitere en cet embrassement.
VALERE a Isabelk en lid dormant la main.
Puisse notre tendresse a tous enfin connue ,
N'eprouver pour cela rien qui la diminue !
L i s E T T E.
Ne se plaindra-t-il pas encore ?
P A S Q U I N.
Son chagrin,
Cest de n'avoir pu faire un hymen clandestin.
Fin du Tome premier.
PRIVILEGE DU R O I.
3L0UIS , PAR LA GRACE DE DlEU, Roi DE FRANCE ET DE
Navarre : A nos ames & feaux Confeillers , les Gens tenant
nos Cours de Parlement 8c Confeils Supeiieurs, Maitres des Re-
queues ordinaires de notre Hotel, Prevot de Paris , Baillifs , Sene-
chaux , leurs Lieutenans Civils , & autres nos Jufticiers qu*il appar-
tiendra: SALUT. Notre am<5 !e fieur Rigoley DE Juvigny Nous
a fait expofer qu'i! defireroit f'aire imprimer & donner au Public les
(Euvres defeu Alexis PiRON , recueillies & donnees avec la vie de.
I'Auteur , far le Sieur Rigoley de Juvigny , notre Conseiller Ho-
noraire en notre Cour de Parlement de Met\ , s'il Nous plaifoit lui accor-
,der nos Lettres de Privilege pour ce ne'ceflaires. A ces Causes,
voulant favorablement traiter l'Expofant , Nous lui avons permis Sc
permettons , par ces Prefentes , de faire imprimer ledit Ouvrageautant
de fois que bon lui femblera., & de le vendre , faire vendre & debiter
par tout notre Royaume , pendant le temps de fix annees confecutives,
£ compter du jour de la date des Prefentes. Faifons dcfenfes a tons
Imprimeurs , Libraires , & autres perfonnes , de quelque qualite &
condition qu'elles foient, d'en introduire d'imprelFion etrangere dans
aucun lieu de notre obeiffance. Comme auffi d'imprimer ou faire
imprimer , vendre, faire vendre, debiter ni conlrefaire ledit Ouvrage,
xii d'en faire aucuns Extraits, fous quelque pretexte que ce puifle etre,
fans la permiflion expreffe & par £crit dudit Expofant , ou de ceux qui
auront droit de lui , a peine de confutation des Exemulaires contre-
faits , de trois mi'ile livres d'amende contre chacun des contrevenans ,
dont un tiers a Nous , un tiers a l'H6teH>ieu de Paris , & l'autre tiers
audit Expofant , ou a celui qui aura droit de lui , & de tous depens ,
dommages & interets. A la charge que ces Prefentes feront enrc-
giitrees tout au long fur le Regiftre de la Communaute des Impri-
meurs & Libraires de Paris, dans trois mois de la date d'icelles j
que i'imprellion dudit Ouvrage fera fait;: dans notre Royaume , &
non ailleurs, en ban papier & beaux cara&eres ; conformement aux
Regleinens de la Librairie , & notamment a celui du to Avril 1715 ,
a peine de decheance du prefent Privilege ; qu'avant de l'expofer en
vente , le Manufcric qui aura fervi de copie a l'impreflion dudit
Ouvrage , fera remis dans le meme etat ou l'approbation y aura ece
connce , es mains de notre tres-cber 8t feal Chevalier , Chmcelier
Ciidt-d:s-Sc;auA de Frr.rrce . le Suur dvl M.^uptou ; au'il en fesa
enfuite remis deux Exemptaires dans notre Bibliotheque pubiique , titt
dans celle de notre Chateau du Louvre , & un dans celle dudit Sieur
CE Maupeou ; le tout a peine de nullite des Prefentes ; du contenu
dcfquelles vous mandons & enjoignons de faire jouir ledit Expofant
&fes ayans - caufe , pleinement & paifiblement , fans fouffrir qu'il
leur foit fait aucun trouble ou empechement. Voulons qu'a la
topic des PreTentes , qui fera imprimee tout au long , au com-
mencement on a la fin dudit Ouvrage , foi foit ajoutee comme
a l'original. Commandons au premier notre Huiffier ou Sergent
fur ce requis , de faire , pour Pexecution d'icelles , tous aftes
requis & necefTaires , fans demander autre permiffion , & nonobf-
tant clameur de Haro , Charte Normande , & Lcttres a ce contrai-
res : Car te! elt notre plaifir. Donne a Paris le neuvieme jour du
mois de Mr.tS , l'an mil fept cent foixante-quatorze , & de notre
Regne le cinquante-ncuvieme. Par le Roi en fon Confeil.
Signi L E B E G U E.
Jc foufligne , feconnois avoir cede le prefent Privilege au fteui
MlCHEL LAM3ERT, Imprimeur-Libraire a Paris.
RlGOLEY DE JUVIGNY.
Regifire fur le Regifire XIX de la Chambre Roy ale & Syr.dicalc
ties Libraires & Jmpnmeurs de Paris , N" 2.896 , fol. ~)j, confor-
tniment au Re element de 17^3 , qui fait defenfes , article 4 , a toittes
perfonnes , de antique qualite & condition qiielles foient , .nitres que
les Libraires & Imprimeurs , de venire , debiter, faire afficher aucuns
Livres pour les venire en leurs noms , foit qitds s'en difent les
Auteurs ou autremenr, & a Li charge de fournlr a la jufdite Chambre
huit exemplaires prefcrits par l' article 10S du mime Rkglement.
A Paris , ce 20 Mai 1774.
Signe, C. A, JOMBERT pere, Syndic,
f t n
APP ROBATIO N.
TT
J'ai lu par ordre de Monseigneur \c Chancelier,
un Manuscrit qui a pour titre : (Euvres de feu
Alexis Piron 3 rccueillies & donnees avec la Vie.
del'Auteur 3 par M. KlGOLEY DE JuviGNY 3
Conseiller honoraire au Parlement de Met^^ & je n'y
ai rien trouve qui puisse en empecher l'lmpression.
A Paris ce 2 Juin 1774. Crebillon.
UNIVERSITY OF CALIFORNIA AT LOS ANGELES
THE UNIVERSITY LIBRARY
This book is DUE on the last date stamped below
Form L-0
30m-l, '41(1122)
^2^^UC^ERNREGI0^
fte