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TÏTA
TEUO.
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y^i/r
i^'^i^u'^
Library
of thc
University of Toronto
(E U V RE s
C OMPLETTES
DE J. J. ROUSSEAU.
V R E s
CO:\IPLETTES
DE J. J. ROUSSEAU
Citoyen de Ge]n-ève.
NOUVELLE ÉDITION.
TOME SIXIÈME.
A PARIS,
'Bèlin , Libraire , me Sr. Jacques, n**. 26.
I Caille, r\ie de la Hnrpc, n". lio.
cliez\ GrËi,oire , rue ilu Coq Sr. Honoré.
^ OLLA>D , quai des Augustins , n". 25.
1795.
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in 2010 with funding from
University of Ottawa
http://www.archive.org/details/oeuvrescomplette06rous
LETTRES
D E
DEUX AMANS,
HABITANS D'UNE PETITE VILLE
AU PIED DES ALPES.
SUITE DE LA CINQ^UîÈME PARTIE,
LETTRE IV.
DE MILORD EDOUARD
A SAINT-PREUX.
Je. vois par vos deux dernières lettres qu'U
m'en manque une ante'rieure à ces deux-là
appareuiinciit la première que vous m'aviez
écrite à l'armée , et dans laquelle c'tait l'ex-
plication des chagrins secrets de madame da
Wo/mar. Je n'ai point reçu cette lettrç, et
je conjecture qu'elle pouvait être dans la mails
d'un courrier qui nous a ote euicvé. Répetex-
^oi donc, mon ami, ce qu'elle contenait •
Nouyella Héloisg. Tome IV» A '
a LANOUVELr, E
,na raison s'yptrd, et mon cœur s'en iuquic-te:
car: encore une fois, si le bonheur cl la pa.s
ne sont pas dans l'ame de Ju/ic , où scra^
leur asile ici-bas ?
Rassurez-la sur les risques auxquels elle m.
croit cxposd; nous avons a faire à un ennemi
trop habile pour nous en laisser courir. Avec
wne poignée de monde il rend toutes uo»
forces inutiles, et nousôtepar-loullesmoyens
de l'altaquer.Cepcndant, comme nous sommes
conhans, nous pourrions bien lever Içs d.l-
lieultés insuruu.Mlables pour de meilleurs
généraux , et forcer a la fui les Français de
BOUS battre. J'augure que nous paierons cher
nos premiers succès , et que la baladle gagnée
h Dellingnc nous en fera perdre une en
-Flandre. INous avons en tête un grand capi-
taine; ce n'est pas tout: il a la conliance de
ses troupes-, et le soldat français qui compte
sur son général est invi.icible. Au contraire,
6n en a si bon marché quand il est com-
juatulc par des courtisans qu'il méprise , et
cela arrive si souvent, qu'il ne faut qu'attendre
1rs intrigues de cour et l'occaMon , pour
^vaincre à coup sur la plus brave nation du
conlin.nl. Ils le savent fort bien eux-mêmes.
Wdord Marlborov^h Toyanl la bonne uun«
H É L O ï s E. 3
et lair guenier d'un soldat pris à Blenlieîm,
( fl) lui dit : S'il y c;U eu cinquante mille
hommes comme toi à l'arm^^e française, elle
Jie se fut pas ainsi laisse battre. Eh morbleu!
repartit le grenadier , nous avions assea
d'hommes comme moi ; il ue nous en man-
quait qu'un comme vous. Or cet homme
comme lui commande u présent l'armée de
France , et manque à la noire; mais nous ne
songeons guère à cela.
(Quoiqu'il en soit, je veux voir les manœu-
vres du reste de cette campagne , et j'ai résolu
de restera l'arme'e jusqu'à ce qu'elle entre eu
quartiers. Nous gagnerons tous à ce délai. La
saison étant trop avancée pour traverser les
luonts, nous passerons l'hiver où vous êtes,
et n'irons en Italie qu'au commencement du
printemps. Dites à M. et madame de ffo/mar
que je fais ce nouvel arrangement pour jouir
à mon aise du touchant spectacle que vous
décrivez si bien , et pour voir madame cVOr/,e
élablic avec eux. Continuez, mon clier , à
m'écrire avec le même soin , et vous me ferez
plus de plaisir que jamais. Mon équipage
(M C'est le nom que les Anglais donntnt k
la bataille d'HoLhstet.
A 2
4 L A N O U T F L L E
a ct(' pris , et )c suis sans livres ; mais je Iis
vos lettres.
LETTRE V.
DE s JIM- PREUX A MJLOllD
É DOUA ni)'
\'j u El. t. E joie vous me donnez ni ni'an-
ii^Muant que nous pa^serons l'hiver à Clarcns !
mais que vous me la faites payer ehcr en |.ro-
loni^eant votre séjour h l'armée! Ce qvu me
déplaît sur-tout, c'est de voir clairemcjit
qn'avant m.tre séparation le parti de faire la
campagne était. leià pns , et que vous nem'ea
voulûtes rien d.re. Milord , je sens la ra.sou
de ce mystère, et uc puis vous en savoir bou
gré. Me .néprisericz-vous assez pour croire
qu'il me IVit bon de vous survivre ? ou m'avM-
vou. connu des attachemens si bas que )•
les préfère à ri.oimcur de mourir avec mou
ami ' Si je ne uurilais pas de vous suivre, il
fiillait m-- laisser à Lo.ulres ; vous m'auric»
moins olfonsé que de m'cnvoyer ici.
Il est clair , par la dernière de vos lettres,
^u'uii cQVl nue des mieiiacs ^^'est perdue, et
H É L O ï s E. 5
•ette perte a dû vous rendre les deux lettres
suivantes lort obscures à bien des égards ; mais
les éclaircissemens nécessaires pour les bieu
entendre viendront à loisir. Ce qui presse le
plus à pre'sent, est de vous tirer de l'inquie'-.
tude oij vous êtes sur le chagrin secret de
madame de Wolmar.
Je ne vous redirai point la suite de la con-
versation que j'eus avec elle après le départ"
de son mari. Il s'est passé depuis bien des
clioscs qui m'en ont fait oublier une partie,
ft nous la reprîmes tant de fois durant sou
absence, que je m'en tiens au sommaire pour
épargner des répétitions.
Elle m apprit donc que ce même époux ,
qui fesait tout pour la rendre heureuse, était
l'uniqueauteur de toute sa peine, et que plus
leur attachement mutuel était sincère , plus
il lui donnait à souflrir. Le dinez-vous,
Milord ? cet homme si sage, si raisonnable,
si loin de toute espèce de vice , si peu soumis
an\- passions humaines, ne croit rien de ce qui
donne un prix aux vertus, et, dansTinnocence
d'une vie irréprochable, il porte au fond de
son coeur l'.inVeuse paix des médians. La ré-
flexion qui naît de ce contras te augmente la dou.
leur de Julie, ci\\ semble qu'elle lui pardoa-
A 3
6 LA NOUVELLE
lierait plutôt de im-conii;iîlre rantcur dr son
être s'il avait ijliisdcniotirsiiourlccraindrcoii
pliisd'ori^ucil pour le braver. (^)iruii coupable
apaiïe sa conscience anx dépens de sa raison,
querhonuenrde penser antreuient que le vul-
gaire anime celui qui doi^uiatise , cette erreur
au inoins se conçoit; mais, poursuit-elle eu
sou[iiranl, pour un si honnête liounne et si
peu vain de son savoir, c'était bien la peino
d'être incre'dule !
Il faut être instruit des caractères des dcu>:
époux, il faut les imaj^iner concentrés dans lo
sein de leur famille , et se tenant l'un îi l'autre:
lieu du reste de l'univers-, il faut connaîlio
l'union qui replie eiitr'eii\ dans tout K- reste,'
jiour concevoir combien leur dillerend sur co
seul point est capable d'en troubler les eharines-'
M. de W^C7////<7/-, elevcdans le rit p;rec, n'rlait
pas fait pour supporter l'alisurditê d'un cullc
a\issi ridicule. Sa raison, trop supérieure a
l'imbceilie jou- qu'on lui voulait imposer , le
secoua bientôt avec mépris -, el reietant ù-la-
foistoutce qui lui venait d'une autoritcsi sus-
pecte, force d'être impie, il se lit athée.
Daiisia suite, ayan ttoujours vécudansdc»
pays catholiques, il n'apprit pas a concevoir
Mlle meilleure opinion de la foi chrétienne par
H É L 0 ï s E. f
eelle qu'on yprofcsse.il n'y vitd'autrereligiou
que rintërêtde sesministies.il vit que tout y
consistait encore en vaincs simagrées, plàtrc'es
un peu plus subtilement par des mots qui ne
signifiaient rien; ils'aperçutqne tous les /lon-
nétcs gensy e'taient unanimement de son avis
et ne s'en cachaient guère, queleclergéméme ,
un peu plus discrètement, se moquait en
secret de ce qu'il enseignait en public; et il
m'a proteste' souvent qu'après bien du temps
et des recherches , il n'avait trouve' de sa vie
que trois prêtres qui crussent en Dieu {h ).
En voulant s'eclaircir de bonne foi sur ces
( fc ) A DiEC ne plaise que je veuille approu-
ver ces assertions dures et téméraiies ; j'alfiime
•eulcment qu'il y a des gens qui les font , 68
dont la conduite du clergé de tous les pays et
de routes les sectes n'autorise que trop souvent
l'indiscrétion. Mais loin que mon dessein dan&
cette uote soit dfi me mettr» lâchement à cou-
vert, voici bien nettement mou propre sentiment
sur ce point. C'est que nul vrai croyant ne
«aurait être intolérant ni persécuteur. Si j'étais,
magistrat,, et que la loi portât peine de mort
contre les athées , je commencerais jiar fairn
brûler comme tel quiconque en viendrait dénonce*
tin autre.
A 4
è L A N O tr V ELLE
matières, il s'était enfoncé dans les te'ncbrcà
de la lurtapliysiqne , où riunniuc n"a d'autres
guide» que les systèmes qu'il y porte, et ne
voit par-tout que doutes et coutradietions ;
quand cutin il est venu parmi des chrétiens,
il est venu trop tard , sa foi s'était déjà fermée
à la vérité, sa raison u'élnit plus accessible à
la certitude; tout ce qu'onlui prouvait détrui-
sant plus un sentiment qu'd n'en établissait
Un autre, il a fini par combattre également
les dotâmes de toute espèce , et na cessé d'élro
athco que pour devenir sceptique.
Voilà le mari que le ciel destinait à cette
Julie ,c\\ qui vous connaissez une foi sisunplo
et une p'.été si douce : mais il faut avoir vécu
aussi familièrement avec elle que sa cousine et
moi , pour savoir combien cette amc tendre
est naturellement portée à la dévotion. Ow
dirait que rien de terrestre ne pouvant sufTiro
au besoin d'aimer dont elle est dévorée, cet
fcxcès de sensibilité so.t forcé de remonter à
sa source. Ce n'est point , comme Ste. Thé"
rese , un cre ur amoureux qui se donne le
change et veut se tromper d'objet; c'est uii
cœur vraiment intarissable , que lamour ni
l'anutié n'ont pu épuiser, et qui porte ses
aacclious surabondantes au seul être diijnc de
H E L O I s E. 9
les absorber ( c ). L'amour de Dieu ne la dé-
tache point des créatures; il ne lui donne ni
dureté ni aigreur. Tous ces attachemens pro-
duits par la niéme cause, en s'animant l'uu
par l'antre , en deviennent plus cLarmans et
plus doux; pour moi, je crois qu'elle serait
moins dévote si elle aimait moins tendrement
son père , sou mari, ses enfans , sa cousine et
moi-même.
Ce qu'il y a de singulier , c'est que plus elle
l'est, moins elle croit l'être , et qu'elle se plaint
de sentir en elle-même une ame aride qui no
sait po nt aimer Dieu. On a oeau faire , dit-
elle souvent, le cœur ne s'attache que par
l'entremise des sens ou de l'imagination qui
les représente, et le moyen de voir ou d ima-
giner l'immensité du grand être ( ^) ! Quand
(c) Comment! Dif.u n'aura donc que les restes
des créatures ? Au contraire, ce que les créature»
peuvent occuper du cœur humain est si peu de
chose que, quand on croit l'avoir rempli d'elles,
il est encore vide. Il faut un objet infini pour
le remplir.
(d) Il est certain qu'il faut se fatiguer l'am*
pou^- l'élever aux sublimes idées delà Divinité;
un culte plus sensible repose l'esprit du peuple,
11 aime qu'on lui offre des objets de prêté qui
A 3
lo LA NO U V E L L E
je veux m'rlcvcr à lui , je iic sni> où je suis ;
n'apercevant aucun rapport entre lui et moi ,
je ne sais par où l'atteinilrc , je ne vois ni n«
sens plus rien , je me trouve dans l\\^Q espèce
d'anéantissement; et si j'osais jui^er d'autrui
par moi-mcnic , je craindrais que les cNtascs
des mystiques ne vinssent moins d'un cuur
plein que d'un cerveau vide.
(^)ue faire donc, continue-t-( lie , pour nie
dérober aux fantômes d'une raison qui s'é-
gare? Je substitue un culte grossier , mais II
ma portée , à ces sublimes contemplations
qui passent ni.^ facidtés. Je rabaisse à rej:;ret
la majesté divine; j'interpose entr'elle et moi
des objets sensibles: ne la jionvanl contem-
pler dans son essence , je la contemple au
moins dans ses rouvres , je l'aime dans ses
bienfaits : mais de quelque manière que je m'y
le dispensent de penser h Dtrr. Sur ces maxi-
mes, les catholiques ont-ils mal fait de remjilir
leurs légendes , leurs calendriers, leurs éj^lises,
de petits ani;ps , de beaux gaiçons et de jolira
saintes ? I^'enfant Jdsiis , eiuic les bras d'une
nièie charmante et modeste, est on ménie-teinps
un (les plus tourhans et «les plus aptéables spcc-
tarlcs <pio la dévotion chrtliciine puisse ofliiv aux
rcux des fideilâSv
H É L O 1 s E. î,>
prenne, an-lieu de l'amour pur qu'elle exige,
je n'ai qu'une reconnaissance intéressée à lui
présenter.
C'est ainsi que tant devient acntinicnt dans
un cœur sensible, ./////f ne trouve dans l'uni-
Ters eutier que des sujets d'attendrissement
et de gratitude. Par-tout elle apereoit la bien-
fe-sante main de la Providence; ses enfans
sont le cher dépôt qu'elle en a reçu ; elle
recueille ses dons dans les productions de
de la terre; elle voit sa table couverte p.' r
SCS soins ; elle s'endort sous sa protection ;
sou paisible réveil lui vient d'elle ; elle sent
ses leçons dans les disgi'accs, et ses faveurs
dans les plaisirs ; les biens dont jouit tout co
qui lui est clicr sont autant de nouveaux
sujets d'iiommagcs : si le Dieu de l'univers
échappe à ses faibles yeux, elle voit par-tout
le père commun des hommes. Honorer ainsi,
ses bienfaits suprêmes, n'est-ce pas servir au--
tant qu'on peut l'Etre iniini ?
Concevez , Milord, quel tourment c'est d«
•vivre dans la retraite avec celui qui partafio-
notre existence , et ne peut partager resjioic
qui nous la rend chère! de ne pouvoir aver»
lui ni bénir les oeuvres de Dieu , ni parie?
Jv,riieur»ux av«nir (j^uonous promet sa Ijoîv-»
A 6
12 LA NOUVELLE
te ! de le voir insensible en fesaut le bien S
tout ce qui le rend agréable a faire, et par la
plus bizarre incous'.'quencc, penser en impie
et vivre en chrétien ! Imaj^inez Julie à la
promenade avec son mari ; l'une admirant
dans la riche et brillante parure que la terre
étale l'ouvrage et les dons de l'auteur de l'u-
nivers ; l'autre ne voyant en tout cela qu'une
cnnibinaisoM fortuite, où rien n'est lié que
par une force aveugle-, imaginez deux époux
sineiM-enuntunis , n'osant , de peur de s'im-
portuner mutuellement, se livrer, l'un aux
réflexions , lautre aux sentimens que leur
iispirent les obiets qui les eutojircnt , et tirer
de leur attacliemfut nièuie le devoir de se
contraindre iucessamiuenl. IVous ne nous
promenons presque jamais , Julie et moi ,
que quelque vue frappante et pittoresque ne
iui rappelle ces idées douloureuses. Helas !
dit-elle avec attendrissement , le spectacle do
la nature, si vivant, si animé pour nous ,
est mort aux yeux de Tinfortunc Wolmar;
et dans cette graiulr harmonie des êtres, où
tout parle de Ditr d'une voix si douce, il
n'aperçoit qu'un silence éternel.
Vous qui connaissez Julie , vous qui sa-
vez combicu cette amc coimiiuuicativc aimo
H É L O ï s E. t3
a se répandre , concevez ce qu'elle souffrirait
de CCS réserves , quand elles n'auraient d'au-
tre inconvénient qu'un si triste partage entre
ceuK à qui tout doit être commun. Mais des
idées plus fnnestes s'élèvent malgré qu'elle
en ait à la suite de celle-là. Elle a beau vou-
loir rejeter ces terreurs involontaires, elles
reviennent la troubler à chaque instant.
Quelle horreur pour une tendre épouse d'i-
maginer l'être suprême vengeur de sa divi-
nité méconnue , de songer que le bonheur de
celui qui fait le sien doit finir avec sa vie,
et de ne voir qu'un réprouvé dans le père de
ses enfans ! A cette affreuse image, toute sa
douceur la garantit à peine du désespoir; et
la religion, qui lui rend amèrc l'incrédulité
de son mari, lui donne seule la force de la
supporter. Si le ciel, dit-elle souvent, me
refuse la conversion de cet honnête homme,
je n'ai plus qu'une grâce à lui demander ,
c'est de mourir la première.
Telle est, Milord , la trop juste cause de
SCS chagrins secrets ; telle est la peine inté-
rieure qui semble charger sa conscience de
l'endurcissement d'autrni , et ne lui devient
que plus cruelle par le soin qu'elle prend
de la dissimuler. L'athéisme , qui maiclio à
14 LA NOUVELLE
visage dc'couvert chez les papistes , est obli-
ge' de se cacher dans tout pays où, la rai-
son permettant de croire en Dieu , la seule
excuse des incrédules leur est otce. Ce sys-
tème est naturellement désolant; s'il trouve
des partisans chez les grands et les riches
qu'il favorise, il est par-tout en horreur au
])euple opprimé et misérable, qui, voyant
délivrer ses tyrans du seul frein propre à le^
contenir, se voit encore enlever, dans l'es-
poir d'une autre vie, la seule consolation
qu'on lui laisse en celle-ci. ^L^damc de
Ji^o/mar sentant doue le mauvais ed'et que,
ferait ici le pyrrlinnisme de son mari, et
voulant sur-tout garantir ses en fans d'un si
dangereux exemple, n'a pas eu de peine ii
engager au secret un homme siiuèrc et vrai ^
mais discret, simple, sans vanité, et fort
éloigné de vouloir ôter au\ autres un bien
dont il est fâché d'être privé lui-même. Il
ne dogmatise jamais , il vient aulcm|)le avec
nous , il se conforme aux usages établis ;
sans professer de bouche une foi qu'il n'a pas,
ilévit« le scandale, et fuit sur le culte réglé
par les lois tout ce que l'Etat peut exiger
d'un citoyen.
Depuis près de kuit ans qu'ils sont unis ,
H É L O ï s E. Tf
la seule madame (yOrhe est du secret, parco
qu'on le lui a confié. Au surplus , les appa-
rences sont si bien sauvées , et avec si peu
d'aQ'ectation , qu'au bout de six semaines
passées ensemble dans la plus grande in^:i-
mité, je n'avais pas même conçu le moindre
soupçon, et n'aurais peut-être jamais péné-
tré la vérité sur ce point, si Julie elle-
même ne me l'eut apprise.
Plusieurs motifs l'ont déteriuinée à cette
confidence. Premièrement , quelle réserv.e
est compatible avec l'amitié qui règne entre
nous ? N'est-ce pas aggraver ses chagrins à
pure perte, que s'ôter la douceur de les par-
tager avec un ami? -De plus, elle n'a pas
voulu que ma présence fiit plus long-lems
un obstacle aux entretiens qu'ils ont souvent
ensemble sur un sujet qui lui tient si fort
au cœur, Eufin, sachant que vous deviez
bientôt venir nous joindre, elle a désiré,
du consentement de sou mari, que vous
fussiez d'avance instruit de ses sentimens ;
ear elle attend de votre sagesse un supplé-
ment à nos vains eflorts , et des clfcts dignes
de vous.
IjC tcms qu'elle choisit pour me confier sa
ptioe m'a fait soupçonner uxie autre raisoa
î6 L A N O U V E I. L E
dont clic n'a eu gaidc do me parler. Son
mari nous quittait; nous restions seuls; nos
coeurs s'étaient aimes; ils s'en souvenaient
encore: s'ils s'e'taicnt lui instant oublies,
tout nous livrait à l'opprobre. Je voyais
clairement qu'elle avait craint ce têle-a-téte
et làclic de s'en fijarantir , et la scène de
31eillcrie m'a trop appris que cehiiMes deuK
qni se défiait le moins de liii-nuine devait
seul s'en délier.
Dans l'injuste crainte que lui inspirait sa
timidité natnrclle , elle n'imagina point de
précaution plus sure que de se donner inces-
samment un témoin (|u'il Lillnt r(S|)eelcr ,
d'appeler en tiers le iuf,e intègre et redou-
table qui voit les actions secrètes, et sait lire
au fond des cncni-s. Elle s'environnait de la
majesté suprême ; je voyais Dif.u sans cesse
cntr'ellc et moi. Quel coupable désir eut pu
franeliir une telle sauve-^ardo ? Mon cd iir
s'c'purait au feu de son zèle , et je partageai»
sa vertu.
(^cs graves entreliens remplirent presque
tous nos Icte-iJ-téle dmant l'absence de son
mari ; et dej)uis son retour , nous les rejîre-
nons fréquenunent en sa présence. Jl s'y
prête comme s'il «tait (jucsliou d'un autre.
H É L O ï s E. 17
et , sans mépriser nos soins , il nous donne
souvent de bons conseils sur la manière dont
nous devons raisonner avec lui. C'est cela
même qui me fait désespérer du succès ; car,
s'il avait moins de bonne foi , l'on pourrait
attaquer le vice de l'amé qui nourrirait son
incrédulité; mais, s'il n'est question que de
convaincre , où clierchcrons-nous des lu-
mières qu'il n'ait point eues et des raisons
qui lui aient échappe ? Quand j'ai voulu
disputer avec lui, j'ai vu que tout ce que
je pouvais employer d'argumens avait été
déjà vainement épuisé par,/7///V, et que ma
sécheresse était bien loin de cette éloquence
du cœur et de cette douce persuasion qui
coule de sa bouche. Milord , nous ne ramè-
nerons jamais cet homme ; il est trop froid
et n'est ponit méchant : il ne s'agit pas de
le toucher ; la preuve Intérieure ou de sen-
timent lui manque , et celle-là seule peut
rendre invincibles toutes les autres.
Quelque soin que prenne sa femme de lui
déguiser sa tristesse , il la sent et !a partage :
ce n'est pas un «ril aussi clair-voyant qu'on
abuse. Ce chagnn dévoré ne lui en est que
plus sensible. Il m'a dit avoir été tenté plu-
sieurs fois de céder en apparence , et de
i8 LA NOUVELLE
feindre , pour la tranquilliser, des sent f-
inens qu'il n'avait pas; mais ufie telle bas-
sesse d'anie est trop loin de lui. Sans en im-
poser à Julie, cette dissimulation n'eût été
qu'un nouveau tourment pour elle. La bonne
foi , la francUisc , l'union des cœurs qui
console de tant de maux, se fussent e'tlii)-
sécs cntr'cux. Etait-ce en se fcsant moins
estimer de sa fenuue qu'il j)ouvait la ras-^
surcr sur ses craintes ? Au-lieu d'user de dt'-
guisemcnt avec elle, il lui dit sincèrement
ce qu'il pense; mais il le dit d'un ton si
simple , avec si peu de mépris des opinions
vulgaires, si peu de cette ironique fierté des
esprits forts, fjuc ces tristes aveux donnent
bien plus d'affliction que de colère à .hilie ,
et que, »e pouvant transmettre à sot» mari
ses sentimens et ses espérances , elle eti
clicrclie avec plus de soin à rassembler au-
tour de lui ces douceurs passagères aux-
quelles il borne sa félicité. Ah ! dit-ello
avec douleur , si l'inrorfunè fait son paradis
en ce monde, rendons-le lui du moins aussi
doux qu'il est possible! (<•)
(c) (]onil)ien co scniiinriU plein (l'innn.mirw
n'tist-il pas plus naturel que le xlIc aitVeujL J«»
' H E L O l s E. ï^
liC voile de tristesse dontcettc opposition de
sentimciis convie leur union prouve mieux
que toute autre chose l'invincible ascendant
de Julie ^ par les consolations dont cette
tristesse est mêlée , et qu'elle seule au moiido
e'tait peut-être capable d'y joindre. Tous
leurs de'mèlés, toutes leurs disputes sur ce
point important, loin de se tourner en ai-
greur, en mépris, en querelles, finissent
toujours par quoique scène attendrissante ,
qui ne fait que les rendre plus chers l'un à
l'autre.
Hier l'entretien s'e'tant fixé sur ce texte ,
qui revient souvent quand nous ne sommes
que nous trois, nous tombâmes sur Torigin»
du mal, et je m'efïbrçais de montrer quo
non-seideraen t il n'y avait point de mal ab-
solu et f^o'nêral dans le système des êtres ,
mais que même les maux particuliers e'taient
beaucoup moindres qu'ils ne le semblent au
persécufeurs , toujours occupé'; h. tourmenter le»
lacréilules , comme pour les damner dès ceiie
Tie , et se fiiire les précurseurs des démons ? Je
ne cesserai jamais de le redire ; c'est que ces
persécuteurs-là ne sont poiut des croyans ; c«
•ont des fourbes.
20 LA NOUVELLE
premier conp-d'œil , et qu'à tout prendre
ils étaient suriJ.Tssés de beaucoup pu les hicus
particuliers et individuels. Je titius à M. de
Wolniar son propre exemple , et [n-ntlreda
bonheur de sa situation , je la peit^nais avec
des traits si vrais qu'il en parut einu Irri-
niêuie. Voilà , dit-il en ui'interroinpant ,
les séductious de Julie. Elle lucl toujours
le sentiment à la place des raisons, et le
rend si touchant qu'il iaut louloursTcnibras-
ser pour toute réponse : ne serait-ce point
de son maître de philosophie , ajouta-t-il
en riant, qu'elle aurait appris cette luanière
d'argumenter ?
Deux mois plutôt , la plaisanterie m'eût
déconcerté cruellement ; mais le lems de
l'embarras est jiassé , je n'en fis que rire à
mon tour; et quoique Julie eut un peu
rougi , elle ne parut pas plus embarrassée
que moi. Noui continuâmes. Sans disj)uter
sur la (juantilé du nud , Woliiiar se con-
tentait de l'aveu qu'il Jallnt bien Taire, que,
pe»i ou beaucoup, enlin le mal existe; et
de cette seule existence il déduisait délaut
de puissance , d'intelligence ou de bonté dans
la première cause, ^loi, de nton côté, jo
tâchais de montrer l'origiue du mal physique
II É L O l S E. 21
ôans la nature de la matière , et du mal
moral dans la liberté de l'iiomme. Je lui
soutenais que Dieu pouvait tout faire, hors
de créer d'autres substances aussi parfaites
que la sienne, et qui ne laissassent aucune
prise au mal. Nous étions dans la chaleur de
la dispute quand je m'apperçus que Ju/ie
avait disparu. Devinez où elle est, me dilson
mari voyant que je la cherchais des yeux ?
Mais , dis-je , elle est allée donner quelque
ordre dans le ménage. Non , dit-il , elle
u'aurait point pris pour d'autres aflaires le
tems de celle-ci. Tout se fait sans qu'elle me
quitte, etjeuela vois jamais rien faire. Elle
est donc dans la chambre desenfans? Tout
aussi j)eu ; ses enl'ans ne lui sont pas plus
chers qiie mon salut. Hé bien , repris-je, ce
qu'elle fait, je n'en sais rien; mais je suis
trcs-sùr qu'elle ne s'occupe qu'à des soins
utiles. Encore moins , dit-il froidement ;
venez, venez; vous verrez si j'ai bien deviné.
Il se mit à marcher doucement ; je le sui-
Tis sur la pointe du pied. Nous arrivâmes
à la porte du cabinet; elle était fermée; il
l'ouvrit bruhqnemcnt. INlilord, quel spec-
tacle ! je vis Ju/ie a genoux , les mains
jointes, et toute eu larmes. Elle se lève avec
il LA NOUVELLE
précipitation , s'cssuyant les yeux , se ca-
chant le visaj;e, et ciicrcliant à s'cchapper:
ou ne vit jamais une houle p:ircille. Sou
mari ne lui laissa j)as le teins dr fuir. H
courut à elle dans vxnc espèec de transport.
Chère épouse ! lui dit - il en l'embrassant ,
l'ardeur même de tes vœux trahit ta cause.
Que leur manque-t-il pour ëlie eflicaces ?
Va , s'ils étaient entendus , ils seraient bien-
tôt exauces. Ils le seront, lui dit-elle d'ua
ton ferme et persuade' ; j'en ignore l'heuro
et l'occasion. Puisse'-jc l'acheter aux dc'pcns
de ma vie ! mon dernier jour serait le mieux
cinploy('.
\ enez , Miiord, quittez vos malheureux
combats ; venez reui|)lir un devoir plu»
noble. Le saj^e prefère-t-il l'Iioiiueur de tuer
des hommes aux soins qui peuvent en sau>
ver un ? ( /' )
(/) Il y avait ici une grande lettre Je nn"lori
Edoturd i Julie. Dans la siiiie il sera fjarh' de
celle lettre ; mais pour Je bounes raisons j'ai
• lé IbiLc de la suj)j)riiuL'i.
H É L O ï s E. 23
LETTRE VI.
DE SAINT -PREUX A MI LORD
EDOUARD.
v^uo I ! même après la séparation de l'ar-
njce , encore un voyage à Paris ! Oublie?;,
vous donc tout-à-fait Clarens et celle qui
riiabite ? Nous étes-vous moins cher qu'à
Milord Hide ? étes-vous plus ne'ccssaire à
cet ami qu'à ceux qui vous attendent ici ?
Vous nous forcez à faire des vœux opposes
aiiK vôtres, et vous me faites souhaiter d'a-
voir du crédit à la cour de France ponr
vous empêcher d'obtenir les passe-ports nue
vous en attendez. Contenttz-vous toutefois:
nUez voir votre digne compatriote. 3Jalgre'
lui , maigre vous, nous serons venges de
cette préférence ; et quelque plaisir que vous
goûtiez à vivre avec lui , je sais que quand
vous serez avec nous, vous regretterez le
tcms que vous ne nous aurez pas donne.
En recevant votre lettre, j'avais d'abord
soupçonne' qu'une commission secrète
«jucl plus digue uicdiatsur de paix ?
24 L A N O U V E L I. E
Mais les rois donnent-Ils lenr conQancc^l des
i.onuncs vc.u.erx? osent-ils écouter la vé-
ritc? savent-ils mOnie honorer le vrai uic-
lito ? . . . . Non , non , cher Edouard,
TOUS n'êtes pas fait pour le nii.iislère , et ,c
pense trop l.icn do vous ponr croire que ,
si vous n'Jlitz pas ne pair d'Angleterre,
vous le lussiez jainais aevcnii.
Viens , aini , t.. seras mieux à Clarens qu'à
la cour. O quel hiver nous allons passer
lousen.cn.l.le, si l'espoir de notre réunion
lu- ui'ahnsc pas! chaque jour la prépare en
rau.enant ici quelqu'une de ces an.es privi-
lé-içesqnisoutsi chères l'une h Taulre, qui
S(u.l SI dignes de s'aimer, cl qui seiuhleiit
i.'alle.ulre .[ue nous pour se passer du reste
de l'univers. Fn app.enanl quel heureux ha-
sard a lail passer ici la i>arlie adverse du
baron iVEt^nge, vous ave/ prévu tout ce
qui devait arriver de cetle reneonnc, et ce
qui est arrivé rcellement. (i') Ce vieux plai-
(p) On voit qu'il in.in.pie iri plusieius lettres
inicrinéainiies, auisi .pi en be.iuconp d'autiv»
endroiis. Le lecteur dira qu'on se lue lo.t.om-
ino.l.'mpnl »r..ir.iire avcr de pareilles omissions.
et je suis loui-à-lail de son avis.
' dour
H É L O ïs E. af
dcur, quoique inHexible et entier prcsqu'au-
taut que son adversaire , n'a pu résister à
l'ascendant qui nous a tous subju-uës
Après avoir vu Julie , après l'avoir enten-*
due , après avoir conversé avec elle , il a eu
honte de plaider contre son père. Il est parti
pour Berne si bien disposé, et l'accommode-
ment est actuellement en si bon train que
sur la dernièi^e lettre du baron, uous l'at'
tendons de retour dans peu de jours.
Voilà ce que vous aurez déjà su par M. de
Wohnar: mais ce que probablement vous
ne savez point encore , c'est que lAfadame
à' Orbe ayant enfin terminé ses affaires est ici
depuis jeudi , et n'aura plus d'autre demeura
que celle de son amie. Comme j'étais prévcim
du jourde .son arrivée , j'allai au-dcvan td'eile
à i'insçu de Madame de Jf^olmar qu'élis
vouloi; surprendre; et l'ayant rencontrée au-
decà de Lutri , je revins sur mes pas avec elle.
Je la trouvai plus vive et plus charmante
que jamais ; mais inégale , distraite , n'é.ou-
tant point , répondant encore moins; par-
lant sans suite et par saillies, enfin livrée à
cette inquiétude dont on ne peut se défendry
«ur le point d'obtenir ce qu'on a fortement
désiré. On eût dit à chaque instant qu'clie
Nouvelle Iléloise, Tome IV. B
a6 L A N O U V E L L E
tremblait do rctomuer en arricre. Ce départ ,"
quoique long-lcnps diiïné , sVtait fait si à
la hâte que la tête en tournait à la maîtresse
et aux domestiques. Il régnait un désordre
risihlc dans le menu bagage qu'on amenait.
A mesure que la femme-de-cbambre crai-
gnait d'avoir oublie quelque chose , Claire
assurait toujours l'avoir lait mettre dans le
colTre du carrosse , et le plaisant , quand ou
y ret;aida , fut qu'il ne s'y trouva rien d*
tout.
Connue elle ne voulait pas que ./////<' en-
tendît sa voiture , elle de.scendit dans l'avenue ,
traversa la cour en courant comme une folle ,
et monta si précipitamment qu'il fallut res-
pirer après la première rampe avant d'aelie-
ver démonter. M. de Tf o//nar\int au-devaut
d'elle ; elle ne put lui dire uu seul mot.
En ouvrant la porte de la chambre , je vis
'.7////V assise vers la fenêtre , et tenant sur ses
j;rn()ux la petite JJenrictte , comme elle fesait
souvent. C/aire avait médité un beau dis-
cours à ."a manière , mêlé do senlimeiit et
de gaieté; mais en mettant le pied .«ur lesciiil
de la porte, le discours , la gaieté , tout fut
oublié -, elle vole a sou auiie : en s'c'criatit
avcouu cinporlemail iiupossiblc d peindre:
H E L O 1 s E. 27
Cousine, tonjours, pour toujours jusqu'à la
luort ! Henriette apercevant sa mère , saute et
courtau- devant d'elle en criants,aussi ; J/^-
vian '.maman ! de tou te sa force ; et la rencon-
tre si rudement que la pauvre petite tomba du
coup. Cette subite apparition , cette chute,
la joie, le trouble , saisirent ./////Va tel point
quesetantleve'e en étendant les bras avec un
cri très-aigu , elle se laissa retomber et se
trouva mal. Claire^ voulant relever sa fille ,
voit pâlir son amie , elle lu-site , elle ne sait
à laquelle courir. Enfin , me vo3-ant relever
Henriette ,^\\it s'élance pour secourir Julie
défaillante, et tombe sur elle dans le mémo
t'iat.
Henriette les apercevant toutes deux sans
mouvement se mit à pleurer et à pousser des
cris qui firent accourir la FancJwn ; l'une
court à sa mère , l'aulre à sa maîtresse. Pour
inoi , saisi , transporté , hors de sens , j'errais
il si;>iids pas par la chambre sans savoir ce que
)'■ k'sais,avec Cic?^ exclamations interrompues ,
rt dans un ujouvement convnisif dont je
n'étais pas le maître, //o/z/mr lui - même ,
le froid //^o/w^r se sentit ému, O sentiment !
sentiment! douce vie de l'ame , quel est le
cœur de Icr que tu n'as jamais touché ? quel
B 2
ftS LA NOUVELLE
est rinfortUDc mortel à qui tu n'ariaclias ja-
mais de larmes ? Au-lieu de courir à Julie ,
cet heureux e'poux se jeta sur uu fauteuil pour
contempler avidement ce ravissant spectacle.
Ne craignez rien , dit-il, eu voyant notre cui-
prcsscment. Ces scènes de plaisir et de joi«
«'«.'puisent un instant la tiature que pour la ra-
nimer d'une vigueur noiivelle-, elles ne sont
jamais dangereuses. Laissez - moi jouir du
Louhcur que je goûte et que vous partagez,
(^uc doit- il être pour vous ? je n'en connus
jamais de semblable , et je suis le moins iicu-
rcux des six.
Milord ,sur ce premier moment vous pou-
vez juger du reste. Cette reunion excita dans
toute la maison un retentissement d'ailegres.';e
et une fermentation qui n'est pas encore cal-
nw. Julie hors d'elle-même était dans une agi-
talion où je ne l'avais jamais vue ; il fut im-
possible de songer à rien de toute la journée ,
qu'à se von- et s'end)rasser sans cesse avec de
nouveaux transports. Ou ne s'avisa pas mem»
du sallond'.^/'o//o/; ; le iilaisir était par-lout,
ou n'avait pas besoin d'y songer. A peine le
lendemain eut-on assez de sang -froid pour
préparer une fête. Sans îf^ohna r ,\.ou\. serait
alie de travers. Chacun se para de sou mieux.
H Ê L O ï s E. 2^.
Il n'y eut de travail permis que ce qu'il en
fallait pour les auiusemens. La fête fut célé-
brée , non pas avec pompe , mais avec délire •
il y régnait une confusion qui la rendait tou-
chante , et le désordre eu fesait le plus bel
ornement.
La matîné«6e passa à mettre Madamed'Orie
en possession de son emploi d'intendante ou
de maîtresse -d'hôtel , et elle se hâtait d'en
fa.reles fonctions avec un empressement d'en,
faut qui nous fit rire. En entrant pour dîner
dans le beau sallou , les deux cousines virent
de tous côtés leurs chiffres unis et fonnés avec
des fleurs. ./„//, devina dans l'instant d'où
Tcnaitce soin; elle m'embrassa dans un saisis-
scment de }o\e',C/aire , contre son a.icicnne
coutume, hésita d'en faire autant. ll>'o/mar
l'i en ût la guerre; elle prit, eu rougissant ,
le parti d'imiter sa cousine. Cette rougeur
que ,e remarquai trop , me fit un elfet que je
ne saurais dire ; mais je ne me sentis pas dans
SCS bras sans émotion.
L'après-midi il y eut une belle collation
dans le gynécée , où pour le coup le inaîtia
et moi fûmes admis. Les hommes tirèrent au
blanc une mise donnée par Madame (.VOrùe.
LcuouFcau venu l'emporta, quoique moin^
B 3
3o L A IV O U V E L L E
exercé que les autres ; Claire ne fut pas la
dupe de son adresse. Hanz lui-iucmc uc s'y
trouipn pas, et refusa d'accepter le prix ; mais
tous ses camarades l'y forcèrent , et vers
pouvez juger que cette Lonnètctc de leur part
ne fut pas perdue.
Le soir toute la maison , augmentée de
trois personnes , se rassembla pour danser.
Claire semblait parée par la main des G races;
elle n'avait été si brillante que ce jour- Ta.
Elle dansait , clic causait , elle riait , elle dou-
blait ses ordres -, elle suthsait h tout. Elle avc.t
juré de m'e>;céder de fatigne ; et aprcs c:nq
ou six contre-danses tr^s - vives tout d'une
haleine , elle n'oublia pas le reproche ovdi-
naire que je dansais comme uu philosonl.e.
.Te lui dis , moi , qu'elle dansait comn.e .m
Inlin , qu'elle ne ferait pas moins de rava.e,
et que j'avais peur qu'elle ne me laissât re-
poser ni jour ni nuit. Au contraire , d.t-elle ,
voici de quoi vous faire dormir tout d «nie
pièce; elàl'iustar.t elle me reprit pour danser.
Elle était infatigable; mais .1 n'en 6ta.t ;u»
ainsi de Julie , « lie avait pe.ne b se tenu- ; !«
5,nM.ouT lui tremblaient en daM.«;ant ; elle était
î'rop touchée pour po'.voir être gais. Souvent
ou voyait des larmes de joie couler de :»
H Ê L O ï s E. 3f
yeux : elle contemplait sa cousine avec uue
sorte de ravissement ; elle aimait à se croird
re'traiii^ère à qui l'on donnait la fête , et a
regarder Claire comme la maîtresse de la mai-
son , qui l'ordonuait. Après Icsouper , je tirai
des l'usées que j'avais apportées de la Cliiuo ,
et qui firent beaucoup d'efFc t. Nous veillâmes
fort avant dans la nuit: il lallut enfin se quit-
ter ; madame A' Orbe était lasse ou devait
l'être , et Julie voulut qu'on se couchât do
houuc heure.
Insensiblement le calme renaît , et l'ordre
avec lui. Claire , toute folâtre qu'elle est,
sait prendre quand il lui plaît un ton d'auto-
rité' qui en impose. Elle a d'ailleurs du sens ,
un discernement exquis , la pénétration de»
'Wolmar ^ la bonté de Julie , et quoique
extréjuement libérale , elle ne laisse pas d'avoir
aussi beaucoup de prudence ; eiisorte que
reste'e veuve si jeune, et chargée de la garde-
noble de sa fille, les biens de l'une et de l'autre
n'ont fait que prospérer daus ses mains s
ainsi l'on n'a pas lieu de craindre que sousses
ordres la maison soit moins bien gouvernco
qu'auparavant. Cela donne à Julie le plaisir»
de se livrer toute entière à l'occupation qui
est le plus de son goût, savoir l'éducation des
ii 4
S« LA NOUVELLE
tnrans;ct je ne doute pas t{\\' Henriette n»
profile extiéincmciit de tous les soins don»
tme de SCS uièrcs aura sonla^^c l'autre. Je dis
ses mercs , car à voir la manière dont elles
Tivcnt avec clic, il est dilî'icilc de distinj^ucr
la vcri table ; et des étrangers qui nous sont
venusaujourd'huisont ou paraissent Ih-dtssus
encore en doute. En eifet , tontes doux rap-
pellent Henriette^ ou ma fille, indinVreni-
ment. Elle appelle l'une Maman et l'autre
jtetite Maman ; la même tendresse rè^nc do
part et d'aiirtre; elle obéit eValement a toutes
deux. S'ils demandent aux dames h laquelle
elle apparùciit ,cbacuue repond ,à moi. S'ils
interrogent Henriette ^ il se trouve qu'elle a
deux mères ; on serait endmrrasse à nioin:*#
Les plus clair-voyans se décident pointant à
la fin pour Julie. Henriette , dont le père était
blond , est blonde ccunne elle et lui ressemble
beaucoup. Une certaine tendresse de mère so
peint encore mieux dan» ses yeux que dans
les rcsards de Claire. La petite prend auprès
de./«/.'Vun air phuOrspectucux , plus atten-
tif sur elle-même. Macbinalemcnt elle se met
plus souvent;! ses côtés -, parce que ,hiUe a.
pins souvent quelque cbose à lui dire. Il faut
avouer ^uc toubcs les apparences sont e-
Hl
H É L O ï s E. 85
faveur de la petite maman , et je me suis
.ipercu que cette erreur est si agréable aux
deux cousines qu'elle pourrait bieu être quel-
quefois volontaire , et devenir un moyen d«
leur faire sa cour.
Milord , dans quinze jours il ne manquera
plus ici que vous. Quand vous y serez, il
faudra mal penser de tout homme dont le
cœur cherchera sur le reste de la terre des
vertus , des plaisirs qu'il n'aura pas trouve's
dans cette maison.
LETTRE VII.
HE SAINT -PREUX A MILORD
EDOUARD.
T
XL y a trois ;ours que j'essaie chaque soir
de vous écrire. Mais après une jourue'e labo-
rieuse , le sommeil me gagne en rentrant: le
matin, dès le point du jour , ilfautrctourner
à l'ouvrage. Une ivresse plus douce que celle
du vin me jette au fond de l'amc un trouble
dclieieux , et je ne puisdérober uumbmcntà
des plaisirs devenus tout nouveaux pour moi.
Je uc conoois pas cjucl séjour pourrait juac
S %
^4 L A N O U Y E L L E
déplaire avec la soeiélé que je tiouvr dan»
celui-ci : mais savez- vous cil quoi Clavens nie
plaît pour lui-même ? c'est que ic m'y ^ens
vraiment à la campasnc, et que c'ea pres-
que la picnncic fois que j'en ai pu dire au-
tant. Les j^ensde ville ne savent point a. mer
la campagne ; ils ne savent pas même yc'lrc :
à peine quand ils y so.it , s:ivent-ils cequ on
y ia.t. Ils en dcdai-neut les travaux , 1rs plai-
sirs , ilsles ignorent ; ils sont chez eux eouunc
en pays étran-er , je ne m"élonne pas qu'ils
s'y déplaisent. Il lauK- lie villaj^eois au village .
ou n'y point aller ; car qu'y va-t-on faire?
Les lial)itaus de Paris , qui croient all-r à
la campagne , n'y vont point; ils portent
Paris avec eux. Les clianlours , les bcaus-cs-
prils , les auteurs , les parasites sont le eoricgc
qui les suit. Le jeu , la miisique , la comédie
y sont leur seule occupation. (//) 'Leur laide
est couverte comuic à Paris ; ils y uxuwA'nt
Hux menus lieures , on leur y sert les mêmes
(/i) Il y faut ajouter la rliassc : encore la
font-ils si comiuodc<ineiit .{u'ils n'en oiu ji.v. la
moitié de U fdti-uc iiiilii plaisir. Mais je u'.-n-
tnnie j.oiiit ici cet article do la rliassc, il fou. nu
iroj. pour être tv:iilé daiu un.- noir.. Jaui:ii pcut-
dlio occasion J eu parier uilkur».
H É L O ï s E. 35
mets , avec le mêuie appareil ; ils u'j font que-
les mêmes choses; autant valait y rester : car
quelque riche qu'eu puisse être et quelque
soin qu'on ait pris, ou seut toujours quelque
privation , et l'on ne saurait apporter avec
soi Paris tout entier. Ainsi cette variété' qui
leur est si chère , ils la fuient; ils ne connais^
seut Jamais qu'une manière de vivre, et s'ea
eanuient toujours.
Le travail de la campa-i^ne est agréable à
considérer , et n'a rien d'assez pénible en lui-
même pour e'mouvoir à couipassioîi. L'objet
de l'utilité' publique et prive'e le rend inté-
ressant; et puis , c'est la première vocatiou
de l'homme , il rappelle à l'esprit un»
ide'e agréable , et au cœur tous les charme»
de l'âge d'or. L'imagination ne reste point
froide à l'aspect du labourage et des mcMssous.
La simplicité de la vie pastorale et champê-
tre a ton Jours quel que chose qin touche. Qu'on
regarde les prés couverts de geus qui faueufc
et cliantent ,et des troupeaux épars dans l'c»
loignement, insensibleuicnt on se sent atten-
drir sans savoir pourquoi. Ainsi queiquefois.
encore la voi\ de la natiue r.mollit nos cœurs,
farouches , et quoiqu'on l'entende avc«
n 6
36 LA NOUVELLE
nu rr^rct iiintile, clic est si douce qu'où no
retitciid jamais sans plaisir.
J'avoue que, la luiscrc qui couvre leschnmps
eu certains pays où le publicaiu dcvoïc lis
fruits delà terre, l'âpre avidiit d'un fermier
avare , l'inllexiblc ri-^ucur d'iui maître iuhu-
niaiu ôtent beaucoup d'atlrail à ces tableaux.
Des chevaux cliques près d'expirer sous les
coups , de maUicureux paysaus cxténue's de
jeûne , excèdes de fatigue , et couverts do
haillons , des hameaux de masures , ollVent un
triste spectacle à la vue ; on a presque regret
d'être homme quand ou sonp;c aux malheu-
reux dont il lant manger le sang. Mais quel
charme de voir de bons et sages régisseurs
f lire de la culture de leurs terres l'instrument
de leurs bienfaits , leurs amusemens , leurs
plaisirs; vcr.ser îi pleines mains les dons de la
providence ; engraisser tout ce qui les entoure ,
hommes et beslianx , des biens dont regor-
gent leurs granges , leurs caves , leurs gre-
niers ; aecuuudcr l'abondance et la joie autour
d'eux, et faire du travail qui les eurichitune
lae continuelle ! Counuent se dérobera la
douce illusion que ces objets font naître ? On
oublie sou siècle et ses contemporains ; oh se
trausporlc au temps dci^ patiiarchcs ; ou Tcut
H É L O I s E. 3/
jncttie soi-même la main à l'œuvre , partager
les travaux rustiques et le bonheur qu'on y
voit attache'. O temps de l'amour et de l'in-
nocence , où les femmes étaient tendres et
modestes, où les hommes étaient simples et
vivaient coiitens ! O Rachel ! fille charmante
et si constamment aimée , heureux celui qui
pour t'obtenir ne regretta pas quatorze ans
d'esclavage ! O douce élève de Noemi ! heu-
reux le bon vieillard dont tu réchauEFais les
pieds et le cœur ! Non , jamais la beauté ne
règne avec plus d'empire qu'au milieu des
soins champêtres. C'est là que les Grâces sont
sur leur trône, que la simplicité les pare , que
la gaieté les anime , et qu'il faut les adorer
malgré soi. Pardon , Milord, Je reviens à nous.
Depuis uu mois les chaleurs del'automue
apprêtaient d'heureuses vendanges- les pre-
mières gelées en ont amené l'ouverture ; (/) le
pampre grillé , laissant la grappe à découvert ,
étale aux yeux les dons du père Lyée , et
semble inviter les mortels à s'en emparer.
Toutes les vignes chargées de ce fruit bieu-
(i) On vendange Fort tard dans le pays de Vau(T,
parce ([ue la principale iccohe est en vins blancs,
«t que k gelée leur est salutaire.
38 L A N O U V E L L E
fcsant que le ciel oiïre aux inrortuiu-s pour
leur faire oublier leur misère; le bruit des
tonneaux , dei cuves , des legrefass (A) qu'où
relie de lentes parts ; le chant des ven-
dangeuses dont ces coteaux retentissent ; la
marche continuelle de ceux qui portent la
vendange au pressoir ; le rauquc sou des ins-
truuicris rustiques qui les anime au travail;
l'aimable et touchant tableau d'une allégresse
générale qui semble en ce nu)ment eteiulu sur
la face de la terre -, enQn le voile de brouillard
que le soleil élève au matin comme une toilo
de théâtre pour découvrir î» l'ivll un si char-
mant speclailc ; tout conspire à lui donner
un air de fête , et cette fête n'en devient que
plus belle a la réncxion quand on songo
qu'elle est la seule où les hommes aient su
joindre l'agréable à l'utile.
M. de Wolninr , dont ici le meilleur ter-
rain confislc eu viguoblcs , a fait d'avance
tous les préparatii:. néce*saires. kes cuves, Fc
pressoir, le cellier , les futailles n'altendaient
que la douce liqueur poiir laquelle ils sont
destinés. .Madame de Wo/mar s'est chargée
(k) Sorte de luuJrc ou de giand tonneau tlu
pays,
H É L O 1 s E. 39
delà récolte ; le choix des ouvriers , l'ordre
et la distribution du travail la regardent.
Madame ô.'Orbe préside aux festius de ven-
dange et ail salaire des journaliers selou la
police établie , dont les loix ne s'enfreignent
jamais ici. Mon inspection , à moi , est de
faire observer au pressoir les directions de
Julie, dont la tète ne supporte pas [a vapeur
des cuves, et Claire n'a pas manqué d'ap-
plaudir a cet emploi , comme étant tout-à-
fait du ressort d'un buveur.
Les tâches ainsi partagées , le métier com-
mun pour rem|)lir les vides est celui de ven-
dangeur. Tout le monde est sur pied de grand
matin : on se rasscm!)!e pour allerà la vigne.
Madame à'Or/ie , qui n'est jamais assez oc-
cupée au gré de son activité, se charge pouy
surcroît de faire avertir et tancer les pares-
•eux , et je puis me vanter qu'elle s'acquitte
envers moi de ce soin avec une maligne vi-
gilance. Quant au vieux baron , tandis que
nous travaillons tous , il se promène avec ua
fusil , et vient de temps en temps m'ôter aux
vendangeuses pour aller avec lui tirer des
gnves , à quoi l'on ne manque pas de dire
ipie je l'ai secrètement engage , si bien que
j'en perds peu-a-pcu le uom de philosopha
40 LA NOUVELLE
pour gagner celui de fainéant , qui dans le
fond ncn didcre pas de beaucoup.
Vous vojcz , par ce que je viens de vous
inarquer du baron , que uotre recoMciliiitioti
est sincère , et que W^olniar a lieu d'ctrc
content de sa seconde e'prcuve (/). Moi de I4
haine pour le père de mon amie ! Non , quand
j'aurais été son fils , je ne l'aurais pas plus
parfaitement houoré. En vérité , je ne connais
point d'homme plus droit , plus franc , plus
( /) Ceci s'entendra mieux par l'extrait suivant
d'une lettre de Julie, qui n'est pas dans ce re-
cueil.
K Voilà , me dit I\I. de Wolmar en me tirant
» à part , la seconde épreuve tjue je lui dcsti-
» nais. S'il n'eût pas caresse votre père, je mo
M serais délié de lui. Mais, dis-je , comment
•" concilier ces caresses et votre épreuve avcs
>> l'antipathie que vous avez vous-mi'me trouvé©
« entr'eux ? Elle u'exisie plus , reprit-il ; les
'> préjugés de voire p(';re ont lait à Saint-Preux-
■» tout le mal qu'ils pouvaieiu lui faire : il n'en
'» a ])lus rien à craindre, il ne les hait plus,
>» il les plaint. Le buroa tle son citxh ue le crauit
w plus; il a le cœur bon, il sent qu'il lui a fait
» bien du mal, il en a pitié. Je vois qu'ils seront
« fort bien ensemble , et se verront avec plaisir.
» Aussi dès cet iustHut je compte sur lui loyt-
M à-fait. >j
H E L O I s E. 41
généreux, plus lespectable à tons égards que
ce bou geutilliouime : mais la bisarrcric de ses
préjugés est étrange. Depuis qu'il est sûr que
je uc saurais \m appartenir , il n'y a sorte
d'iionneur qu'il ne me fasse; et pourvu que
je ne sois pas son gendre , il se mettrait vo-
lontiers au-dessous de moi. La seule chose
que je ne puis lui pardonner , c'est , quand
nous sommes seuls, de railler quelquefois le
prétendu philosophe sur îes anciennes leçons.
Ces plaisanteries me sont amères , et je les
reçois toujours fort mal ; mais il rit de ma
eolèrc , et dit : Allons tirer des grives, c'est
assez pousser d'arguracns. Puis il crie en pas-
sant : C/aire y Claire! un bon souper à toa
maître , car je lui vais faire gagner de l'ap-
pétit. En effet , \ sou âge il court les vignes
avec son fusil tout aussi vigoureusement que
moi , et tire incomparablement mieux. Ce
qui me venge un peu de se;; railleries , c'est
que devant sa fille il n'ose plus souffler , et
la petite écolière n'en impose guère moins à
son père mcnic qu'à sou précepteur. Je re-
viens à nos vendanges.
Depuis huit jours que cet agréable travail
nous occupe , on est à peine à la moitié de
l'ouvrage. Outre les vins destinés pour lu
42 LA NOUVELLE
vente et pour 1rs provisions ordinaires, les-
quels n'ont d'autre iueon que d'être recueillis
avec soin , la bienl'esante feeen prépare d'au-
tres plus lins pour nos buveurs, et j'aide aux
oi)e'ratious inap;iqucs dont je vous ai parlé,
pour tirer d'un inéiuc vignoble des vins do
tous les pays. Pour l'un , elle l'ait tordre la
grappe quand elle est rnure , et la laisse flé-
trir au soleil sur la souche ; jjour l'autre ,
clic fait é-^rapper le raisin et trier les grains
avant de les jeter dans la cuve ; pour un
autre , elle fait cueillir avant le lever du so-
leil du raisin routée , et le porter doucement
sur le pressoir couvert encore de sa fleur et
de sa rosée , pour en exprimer du vin blnne :
elle pre'pare un vin de liqueur , en mêlant
dans les tonneaux du mov'it réduit en sirop,
sur le feu ; un vin sec en reuipêeliant de
cuver; un vin d'absinthe pour l'estomac (/h ),
un vin muscat avec des simi)lcs. Tous ces
vins différcns ont leur apprêt particulier ;
toutes CCS préparations sont saines et natu-
relles : c'est ainsi qu'une économe industrie
(m) En Suisse on huit beoucoup de vin d'ab-
sinthe ; et en géii<-ral , rumine les hcibes des
Alpes ont plus ds vertu que dans les plaines,
ou y fait plus d'usajje des infusions.
H E L O f s E. 43
«upplec a la diversité des terrains , et ras-
semble vingt climats en un seul.
Vous ne sauriez concevoir avec quel zèle
arec quelle gaieté tout cela se fait Ou chante
on rit toute la journée, et le travail n'en va
que mieux. Tout vit dans la pins grande fa-
miliarité; tout le monde est égal , et per-
sonne ne s'oublie. Les dames sont sans airs
les paysannes sont décentes, les hommes ba-
dins et non grossiers. C'est à qui trouvera
les meilleures chansons , à qui fera les meil-
leurs contes, à qui dira les meilleurs traits.
L'unionméme eugcndre les folâtres querelles ,
et l'on ne s'agace mutuellement que pour
montrer combien on est sur les uns des
autres. On ne revient point ensuite chez soi
faire les messieurs ; on passe aux vignes toute
la journée; ./i///e y a fait faire une loge oii
l'on va sechauller quand on a froid , et dans
laquelle on se réfugie eu cas de pluie. On dîno
avec les paysans et à leur heure , aussi-bieu
qu'on travaille avec eux. 0;i mange aveq
appétit leur soupe un peu grossière, mais
bonne, saine et chargée d'c.xceltens légumes.
On ne ricanne point otgueilleusement de
leur air gauche et de leurs complimeiis rus-
tauds ; pour les meUrc à leur aise , ou s'y
44 L A N O U V E L L E
prête sans afTcclation. Ces complaisances ne
leur échappent pas; ils y sont sensibles; et
voyant qu'on veut bien sortir pour eux de
sa place, ils s'en tiennent d'autant plus vo-
lontiers dans la leur. A dîner , on amène les
cufans , et ils passent le reste de la journe'c
à la vigne. Avec quelle joie ces bons villa-
geois les voient arriver ! O bienheureux en fans !
disent-ils en les pressant dans leurs bras ro-
bustes , que le bon Dieu prolonge vos jours
aux dépens des nôtres ! ressemblez à vos [/ères
et mères , et soyez comme eux la bénédic-
tion du pays ! Souvent en songeant que la
plupart «le ces honnnosont porté les armes , et
savent manier répée et le mousquet aussi-bien
que la serpette et la houe ; en voyant Julie au
milieu d'eux , si charmante et si respectée,
recevoir, elle et ses enfuns , leurs toucliantcs
acclatuations , je me rappelle l'illustre et
vertueuse ^^/-//'/'///e? montrant son bis aux
troupes de Germaniciis. Julie ■' femme in-
comparable , vous exercez dans la simplicité
de la vie pri\ée le despotique empire de la
sagesse et des bienfaits; vous êtes pour tout
le pavs un dépôt cher et sacré que chacun
voudrait défendre et conserver au j)rix de
iousauj,'; et vous vive* plus sùremcal , plu»
n É L o ï s E. 4$
Iionorableraent au milieu d'un peuple entier
qui vous aime , que les rois entourés de tous
leurs soldats.
Le soir ou revient gaiement tous ensemble.
On nourrit et loge les ouvriers tout le temps
^e la vendange , et même le dimanche , après
le prêche du soir, on se rassemble avec eux et
l'on danse jusqu'au souper. Les autres jours
on ne se sépare point non plus en rentrant
au logis , hors le baron qui ne soupe jamais
et se couche de fort bonne heure , et Julie
qui monte avec ses enfans chez lui jusqu'à ce
qu'il s'aille coucher. A cela près , depuis le
moment qu'on prend le métier de vendan-
geur jusqu'à celui qu'on le quitte , ou ne
mêle pins la vie citadine à la vie rustique. Ces
saturnales sont bien plus agréables et plui
sages que celles des Romains. Le renverse-
jnent qu'ils affectaient était trop vain pour
instruire le maître ni l'esclave : mais la douce
égalité qui règne ici rétablit l'ordre de la na-
ture , forme une instruction pour les uns,
une consolation pour les autres , et un lien
d'amitié pour tous ( // ).
(n) Si (le-là naît un commun état de fête, non
moins doux à ceux qui descendent quk ceux
46 LA NOUVELLE
Le lieu d'assemblée est une salle ù l'anti-
que , avec une grande clieuiincc ou l'on fait
bon feu. La pièce este'clairéc de trois lampes ,
auxquelles seulement M. de MWoImar a fait
a)outcr des capuchons de fer blanc , pour
intercepter la fuiuée et rélléchir la lumière.
Pour prévenir Teiivie et les regrets , on l;iciie
do ne rien étaler aux yeux de ces bonnes
gens qu'ils ne puissent retrouver chez eux ,
de ne leur montrer d'autre opulence que le
Ciioix du bon dans les choses connuunes, et
\\\\ peu plus de largesse dans la distribu (ioilt
Le souper est servi sur deux longues tables.
Le liixe et l'appareil des festins n'y sont pas,
qui montent , ne s'ensiiit-il pas que tous les états
sont prestjue indiUérens par eux-mêmes, pourvu
qu'on jiuisse et qu'on veuille en sortir quelque-
fois ? l.es gueux sont malheureux par- e qu'ils
sont toujours gueux ; les rois sont malheureux
parce qu'ils sont toujours rois. Les états niovens,
dont on sort plus uisûment, olfVcut des plaisirs
au-dessus et au-dessous de soi ; ils étendent aussi
les lumières de ceux qui les remplissent, en leur
donnant plus de préjugés k connaître et plus d«
degrés à conqiarer. VoilA , ce me semble , la
principale raison pourquoi c'est {généralement
dans les conditions médiocres qu'on trouve les
houtmes les plus heureux et du meilleur sens.
H É L O ï S E. 47
mais l'abondance et la joie y sont. Tout le
monde se met à table , maîtres , journaliers ,
domestiques ; chacun se lève indjfFeremmeiit
]îour servir, sans exclusion, sans préférence,
et le service se fait toujours avec grâce et avec
plaisir. On boit à discrétion ; la liberté n'a
point d'autres bornes que l'honnêteté. La pré-
sence de maîtres si respectés contient tout le
inonde, et n'enipcche pas qu'on ne soit à son
aise et gai. <^ue s'il arrive à quelqu'un de s'ou-
tlier, on ne trouble point la fête par des ré-
primandes , mais il est congédié sans rémis-
siion des le lendemain.
Je me prévaux aussi des plaisirs du pays et
fle la saison. Je reprends la liberté de vivre
a la valai.sane, et déboire assez souvent du
vui pur; mais je n'en bois point qui n'ait
été versé de la main d'une des deux cousi-
nes. Files se chargent de mesurer ma soif à
«les forces , et de ménager ma raison. Qui
sait ïuieux qu'elles comment il la faut gou-
verner , et l'art de me l'ôter et de me la ren-
<lre ? Si le travail de la journée, la durée et
la gaieté du repas donnent plus de force au
vm versé de ces niainscbéries, je laisse exha-
ler mes transports sans contrainte; iU n'ont
plus ncu que je doive taire , rien que géuc
4S LA NOUVELLE
la présence du sage U^olmar. Je ne crain.
point que sou œil éclaire lise au fond de
iuon cœur; et quand un tendre souvcn.r y
veut renaître, un regard de Claire\n\ donne
le cha.igc , un regard de Julie m'en lait
long
Après le souper on veille encore une lieure
ou deux en teillant du chanvre -, chacun d.l sa
chanson tour-à-tour.guelq«efois les vendan-
geuses chantent en chœur toutes ensemhlc, ou
l.icn alternativementàvois seule et enrcfra.n.
La plupart de ces chansons sont de v.cilh^i
romances dont les airs ne sont pas piquans;
mais ils ont ienesaisquoid'antiquectdcdouï
qui touche à la longue. Les paroles sont snn-
ples , naïves , soutent tr.sles ; elles pla.sent
pourtant. Nous ne pouvons nous empêcher,
Claire , de sourire , Julie de rougir , mo. d«
soupirer , quand nous retrouvons dans ces
chansons dos tours et des expressions dont
ïiou* nous sommes servis autrefois. Alors eu
jetant les yeux sur elles , et me rappelant les
temps éloignes , un tressaillement me prend ,
un poids insupportahlc me tombe tout-à-coup
sur le cœur, et me laisse une impression fu-
„este qui ne s'cnace qu'avec peine. Cepen-
dant je trouve à c« VciUec» une sorte cU;
rUaruic
ft É L O ï s E. 49
eîiarme que je ne puis vous expliquer, et qui
m'est pourtant fort sensible. Cette réunion
des diffe'rens états , la simplicité de cette oc-
cupation, l'idée de délassement , d'accord,
de tranquillité , le sentiment de paix qu'elle
porte à l'ame , a quelque chose d'attendris-
sant qui dispose à troviver ces chansons plus
intéressantes. Ce concert de voix de femmes
n'est pas non plus sans douceur. Pour moi ,
je suis convaincu que de toutes les harmo-
nies , il n'y en a point d'aussi agréable que
le chant à l'unisson , et que s'il nous faut
des accords , c'est parce que nous avons le
goût dépravé. En effet , toute l'harmonie ne
se trouve-t-elle pas dans un son quelconque,
et qu'y pouvons-nous ajouter sans altérer les
proportions que la nature a établies dans la
force relative des sons harmonieux ? En dou-
blant les uns et non pas les autres , en n©
les renforçant pas en même rapport , n'ôtons-
nouspasà l'instant ces proportions ? La na-
ture a tout fait le mieux qu'il était possible ;
mais nous voulons mieux faire encore , et
nous gâtons tout.
Il y a une grande émulation pour co
travail du soir aussi-bien que pour celui de
la journée , et la filouterie que j'y voulais cm-
NouvclU Hélçise. Tome lY. G
:^o L A N O U V E L L E
ployer m'atliia hier un pclit afliont. Coiiim»
if uc suis pas des pins ndioits à tcillcr, et ijue
j'ai souvent des distractious , ennuyé d eire
toujours note' pour avoir fnil le uioius d'ou-
Tragc , je tiiai doucement avec le pied des
chenevolles de mes voisins pour grossir mon
tas; mais cette impitoyable Madame iX'Orha
s'en e'taut aperçue fjt figue à Julie, qui,
in'avant pris sur le fait , me tança sévèrc-
luciit. Monsieur le fripon, me dit-elle tout
haut, pointd'injustice, même en plaisantant;
c'est ainsi qu'on s'accoutume à devenir mc-
chant tout de bon, et qui pis est, à plai-
santer encore.
Toilà comment se passe la soire'e. Quand
riicure de la retraite approche. Madame de
Wolinor dit : Allons tirer le feu d';uti(ic«.
A linstaut chacun prend son paquet de che-
iievottes , signe honorable de son travail ;
on les porte en triomphe au milieu de la
cour, on les rassemble en un tas, on eu fait
\u\ trophée, on y met le feu ; mais n'a pas
cet honneur qui veut ; Julie l'adjuge, eu
présentant le flambeau îi celui ou celle qui
a fait ce soir-là le plus d'ouvrage ; fut- ce
elle -même, clic se l'attribue sans façon.
L'auguste céréuiouic est aceomj)agncc d'uc-
H E L O I s E. 5i
clamations et de battemeiis de mains. Les
cbenevottcs font uu feu clair et brillant qui
s'élève jusqu'aux nues , un vrai feu de joie
autour duquel on saute, on rit. Ensuite ou
oQVe à boire à toute rassemblée; chacun boit
à la santé du vainqueur, et va se coucher
content d'une journée passée dans le travail,
la i^aieté, l'innocence, et qu'on ne .'crait pas
fâché de recommencer le lendemain , le sur-
lendemain et toute sa vie.
LETTRE VIII.
DE S^INT-PREUX
A M. DE Tf^OLMAR.
Jouissez, cher TP'olniar , du fruit de
TOS soins. Recevez les hommages d'un cœur
épuré , qu'avec tant de peine vous avez rendu
di{»ne de vous être offert. Jamais homme
n'entreprit ce que vous avez entrepris ; jamais
homme ne tcnla ce que vous avez exécuté;
jamais atne reconnaiss tn te et sensible ne sen lit
ce que vous m'avez inspiré. La mienne avait
perdu son ressort, sa vigueur, son être ;
vous m'avez tout rendu. J'étais mort aux
52 LA NOUVELLE
Tcrtus ainsi qu'au bonheur ; je vous dois
cette vie morale à laquelle je me sens re-
naître. O mon bienfaiteur ! ô mon père î en
me donnant à vous tout entier, je ne puis
TOUS odVir, comme à Dieu même, que le«
dons que je tiens de vous.
Faut -il vous avouer ma faiblesse et me»
craintes? Jusqu'à- présent je me suis tou-
jours de'fic' de moi. Il n'y a pas huit jour»
que j'ai rougi de mou coeur, et cru toute»
vos bontés perdues. Ce moment fut cruel et
décourageant pour la vertu ; grâces au ciel,
grâces à vous, il est passé pour ne pin»
revenir. Je ne me crois j)Uia guéri seulement
parce que vous me le dites, mais parce que
je le sens. Je n'ai pins besoin que vous me
répondiez de moi. Vous m'avez mis en état
d'en répondre moi-même. Il m'a fallu séparer
de vous et d'elle pour savoir ce que je pouvais
être sans votre appui. C'est loin des lieux
qu'elle habite que j'apprends à ne plus crain-
dre d'en approclier.
J'écris à .Madanu- d'C)r/>e le détail de notre
voyage. .Je ne vous le répéterai point ici. Je
veux bien que vous connaissiez toutes mes
faiblesses, niais je n'ai pas la force de vous
le» dire. Cher Wolinar j c'est ma dcruièi»
H Ê L O ï s E. 8Î
faute ; je tu'eu seus déjà si loin que je nV
songe point sans fierté'; mais l'instant en esC
si près encore que je ne puis l'avouer sans
peine. Vous qui sûtes pardonner mes e'gare-
mens, comment ne pardonneriez -vous pas
la honte qu'a produit leur repentir ?
Rien ne manque plus à mon bonheur
Miîord m'a tout dit. Cher ami , je serai donc
à vous ? J'élèverai donc vos enfans ? L'aîné
des trois élèvera les deux autres. Avec quelle
ardeur je l'ai désiré! combien l'espoir d'étra
trouvé digne d'un si cher emploi redoublait
mes soins pour répoudre aux vôtres ! com-
bien de fois j'osai montrer là-dessus mou
empressement à Julie ! qu'avec plaisir j'in-
terprétais souvent en ma faveur vos discours
et les siens ! Mais quoiqu'elle fût sensibl»
à mon zèle et qu'elle eu parût approuver
l'objet, je ne la vis point entrer assez préci-
sément dans mes vues pour oser en parler
plus ouvertement. Je sentis qu'il fallait mé-
riter cet honneur et ne pas le demander.
J'attendais de vous et d'elle ce gage de votre
confiance et de votre estime. Je n'ai point
été trompé dans mon espoir : mes amis,
croj-ez-moi, vous ne serez point trompé»
daus le vôtre.
C3
l4 L ^ NOUVELLE
Vovis savez qn'h la suite de nos conver-
sations sur rëducation de vos cnfans, i'avais
jeté sur le papier quelques idées qu'elles m'a-
vaient foiimies et que tous approuvàlcs.
Depuis mon départ il m'est veau de uou-
Telles réflexions sur le mêtnc sujet, et j'ai
réduit le tout en une espèce de système
que je vous communiquerai quand je l'aurai
niieux digéré , alin que vous l'cxaminie/ à
votre tour. Ce u'est qu'après notre arrivée à
Kome que j'espère pouvoir le mettre en état
de vous être monlré. Ce syslême commence
où finit celui de Jv/ic, ou plutôt il n'en est
que la suite et le développement , car tout
consiste h ne pas gAfcr rUomme de la naluru
en l'appiopriaul à la société.
J'ai recouvré ma raisou par vos soius ;
redevenu libre et sain de ca'ur , je me sens
aime de tout ce qui m'est dur ; l'avenir le
plus cUarniaut se présente à moi ; ma silua-
tiou devrait èlre délicieuse -, mais il est dit
que je n'aurai jamais l'ame en paix. En ap-
prochant du terme de noire voya^^e , j'y
vois l'époque dvi sort de mon illustre ami ;
c'est moi (|ui (lois pour ainsi dire eu décider,
feaiuai-jc faire au nuiius une l'ois pour lui co
«ju'il a fait si souvent pour iuoi ? Saurai-}*»
H É L O ï s E. 55
remplir digacment le plus grand ,- le plus
important devoir de nia vie ? Cher Wol/nar,
j'emporte au foud'de mon cœur toutes vos
leçons; mais pour savoir les rendre utiles,
que ne puis-je de même emporter votre sa-
gesse ! Ah ! si je puis voir un jour Edcuard
heureux ; si, selon son projet et le vôtre,
nous nous rassemblons tous pour ne plus
nous séparer, quel vœu me resteia-t-d à
faire ? un seul, dont l'accomplissement ne
de'pcnd ni de vous , ni de moi , ni de per-
sonne au monde ; mais de celui qui doit un
prix aux vertus de votre épouse , et compte eu
secret vos bienfaits.
LETTRE IX.
DE SyJ IN r -PREUX
A MADAME V'OJiBE.
O.
U étes-vous, charmante cousine ? oîi
êtes-vous, aimable coniidcntc de ce faible
eœur que vous partagez à tant de titres, et
que vous avez consolé tant de fois ? Venez,
qu'il verse aujourd'hui dans le vôtre l'aveu
de sa dernière erreur. N'est-ce pas à vous
56 LA NOUVELLE
qu'il appartient toii)oiiis de le purifier , et
sait-il se reprocher encore les torts qu'il vous
a confesses ? Non, je ne, suis plus le lucme,
et ce changement vous est dû : c'est un nou-
veau cœur que vous ui'avez fait, et qui vous
ofTre ses prémices ; mais je ne luc croirai
délivre de celui que je quitte qu'après l'avoir
de'posé dans vos mains. () vous qui ra\ezvu
naître, recevez ses derniers soupirs !
L'eussiez-vous jamais pense ? le moment
de ma vie où je fus le plus content de moi-
même fut celui où je me séparai de vous.
Revenu de mes longs egaremcns, je fixai à
cet instant la tardive époque de mon retour
à mes devoirs. Je commençai « payer enfin
les imincnscs dettes de l'amitié, eu m'arra-
chant d'un séjour si chéri pour suivre un
bienfaiteur, un sage, qui, feignant d'avoir
besoin de mes soins , mettait le succès des
sien» à l'cpreuvc. Plus ce départ m'était dou-
loureux, plus je m'honorais d'un pareil sacri-
fice. Après avoir perdu la moitié de ma vie
à nourrir une passion malheureuse , je con-
sacrais l'autre à la justifier, h rendre parures
vertus un plus digne hommage à celle qui
reçut si long-temps tous ceux de mou cœur.
Je war^uais liautcwcut le premier de luc»
H É L O I s E. 57
Jours où je ne fcsais rougir de moi , ni
TOUS , ni elle , ni rien de tout ce qui m'était
cher.
Milord Edouard avait craint l'attendris-
sement des adieux, et naus voulions partir
sans être appercus : mais tandis qv».e tout
dormait encore, nous ne pûmes tromper votre
rigilante amitié. En apercevant votre port©
eutr'ouverte et votre femme-de-chambrc au
guet , en vous voyant venir au-devant de
nous , en entrant et trouvant une table à
thé préparée , le rapport des circonstances
me fit songer à d'autres temps ; et comparant
ce départ à celui dont il me rappelait l'idée,
je me sentis si différent de ce que j'étais alors ,
que me félicitaut d'avoir Edouard pour
témoin de ces différences, j'espérai bien lui
faire oublier à Milan l'indigne scène de Be-
sancon. Aimais je ne m'étais senti tant do
courage ; je me fesais une gloire ^e vous le
montrer ; je me parais auprès de vous de
cette fermeté que vous ne m'aviez jamais
▼ue, et je me glorifiais en vous quittant de
paraître un moment à vos yeux tel que j 'allais
être. Cette idée ajoutait à mou courage, je
nie fortifiais de votre estime, et peut-être
TOUS eussé-jc dit adieu d'uuçeilsccj si tqs
5R LA NOUVELLE
lanncs, coulant sur ma ioiic, n'eussent force
les uîieancs de s'y confondre.
J2 partis le cœur plein de tous ines devoirs,
pe'riétre' sur- tout de ceux que votre amitié
«u'impn.se, et bien résolu d'employer le reste
de ma vie à la nicriter. Edouard ijassaiit eu
revue tontes uics fautes , uie remit devant
les yeux un tnhlr.ui qui n'était pas flatte; ot
je connus, par sa jnsti rii^ueur à hlamcr tant
dp f.iibiesses , qu'il crai;i;na,t peu de les imiter.
Cependant il feii^uait d'avoir cette crainte ;
il me parlait avec inquiétude de son voyage
de Rome et des itulij^ncs c->ttachcmens qui
l'y rappelaient nial;:;iT lui : mais ie juL';eai
facilement qu'il augmentait ses propre.-» dan-
gers pour m'en occuper davantage , etm'cloi-
guer d'autant plu» de c 'ux auxquels j'étais
expose.
Ciomme nous approchions de Villeneuve ,
un laquais qui moulait un mauvais clieval se
laissa toujber, et :-t lit une le^^èro contusion
à la trte. Son maitrc le tit saigner et voulut
coucher là cette nuit. Ayant dîne' de bouiio
heure , nous primes tles clievaux pour aller à
lîcx voir la saline ; et Milord ayant des raisons
particulières qui lui rendaient cet examen in-
tcressaut , je pris les mesures et le dessin du
H È L O ï S E. 5<^
ïiâtiraent de graduation; nous ne rentrâmes
â Villeneuve qu'à la nuit. Apres le souper
nous causâmes en buvant du punch , et veil-
lâmes assez tard. Ce fut alors qu'il m'aporit
quels soins m'e'taient couSe's , et ce qui avait
«te' fait pour rendre cet arraugenieut prati-
cable. Vous pouvez juger de Teffet que fit sur
znoi cette nouvelle ; une telle conversation
ji'amenait pas le sommeil. Il fallut pourtant
enfin se coucher.
Eu entrant dans la chambre qui m'e'tait
destinée , je la reconnus pour la même que
j'avais occupc'e autrefois en allant à Sion. A
cet aspect je sentis une impression que j'au-
rais peine à vous rendre. J'en fus si vivement
frappe' que je crus redevenir à l'instant tout
ce que j'étais alors ; dix auue'es s'effacèrent
■de ma vie, et tous mes malheurs furent ou-
Jilie's. Hélas! cette erreur fut courte, et io
second instant me rendit plus accablant le
poids de toutes mes anciennes peines. (ç)uel]cs
tristes réflexions succédèrent à ce premier en-
chantement ! quelles comparaisons doulou-
Tcuscs s'offrirent à mon espYit ! Cliarmes de
la première jeunesse, ddlices des premières
amours , pourquoi vous retracer encore îk co
cœur accablé d'enuui et surchargé de lui-
Êo LA NOUVELLE
même !0 temps! temps heureux, tu n'esplus^
J'aimais, j'étais aime. Je me livrais dans la
jjaix de l'iuiiocence atix transports d'un amour
parta-z.é: )e savourais à longs traits le déli-
cieux sentiment qui me fesait vivre. La douco
vapeur de l'espérance enivrait mon cœur. Une
extase , un ravissement, un délire absorbait
toutes mes facultés. Ah ! sur les rochers do
Mcillcrie, au milieu de l'hiver et des glaces ,
d'affreux abymcs devant les yeux , quel élro
au monde jouissait d'un sort comparable au
luien ?... Et je pleurais! et je me trouvais à
plaindre! et la tristesse osait approcher do
moiî que serai-jc donc aujounrhui que
j'ai tout possédé , tout perdu ? J'ai bien
nierité ma misère , puisque j'ai si peu senti
mon bonheur! Je pleurais alors ? Tu
pleurais ?.... Infortuné , tu ne pleures plus....
tu n'as pas même le droit de |)leurer... ^iie
n'est-elle morte ! osai -je m'écrier dans un
transport de rage; oui , je serais moins mal-
heureux ; j oserais me livrer a mes douleurs ;
j'embrasserais sans remord» sa froide tombe,
mes regrets seraient dignes d'elle; je dirais :
Elle entend mes cris, eUe voit mes pleurs,
rnes génussemens la toucl.ent , elle approuve
9t reçoit uion pur hommage J'aurais au
uiouis
îï É L O ï s E. fij;
Jûoins resjioir de la rejoindre... Mais elle rit ;
elle est heureuse !... Elle vit , et sa v!e est ma
mort, et son bonheur est mon supplice; e|
le ciel , après me l'avoir arrache'e , m'ôt«
jusqu'à la douceur de la regretter !... Elle vit,
mais non pas pour inoi ; elle vit pour inoii
desespoir. Je suis cent fois plus loin d'elle
que si elle u'était plus.
Je me couchai dans ces tristes ide'es. Elles
ane suivirent durant mon soiruneil , et le rem-
plirent d'images funèbres. Les amères dou-
leurs , les regrets, la mort se peignirent dans
mes songes, «t tous les maux que j 'avais souf-i
ferte reprenaient à mes yeux cent formes nou-
velles, pour me tourmenter uue seconde fois.
Un rêve sur-tout, le plus cruel de tous, s'obs-
tinait à me poursuivre, et de fantôme eu fan-
tôme toutes leurs apparitions confuses linis-
saient toujours par celui-là.
Je crus Toir la digne mère de votre ami<
dans soti lit expirante, et sa fille à genoux
devant elle, fondaut en larmes, baisant ses
mains et recueillant ses derniers soupirs. Je
revis cette scène que vous m'avez autrefois
dépeinte, et qui nesortira jamais de mon sou-
venir. O ma mère ! disait Ju/Zc d'un ton à me
uavrer l'ame , celle qui vous doit le jour vou«
62 i.iL nouvelle:
l'ôtc ! AU '. reprenez votre bienfait , sans volis
il n'est pour moi qu'un don funeste. INlou
enfant, lepoiulit sa tendre mère il faut
remplir son sort... Dieu est iusle... tu seras
îiièrc b ton tour elle ne put achever Je
voulus lever les yeux sur clic; je ne la vis
plus. Je vis Julie :i sa place; je la vis, je la
reconnus, quoique son visa-cfiitcouvert d'ur»
voile. Je fais un cri ; je m'élance pour écarter
le voile ; je ne pus l'atteindre ; j'ctendais les
Inas, je me tourmctilais et ne touchais rien.-
Ami , calme-toi, me dit-cUe d'une voix fai-
lle : le voile redoutable ne couvre , nullo
jiiain ne peut l'écarter. A ce mot, je m'a-itc
et fais un nouvel elfort ; cet elTort me ré-
veille : je me trouve dans mon lit, accablé
de fatisue , et trempé de sueur et de larmes.
Bientôt ma frayeur se dissipe , rcpuisemeut
me rendort ; le même songe me rcndles mêmes
n^ilalious ; je m'éveille et me rendors une troi-
sième fois. Toujours ce spectacle lui^ubre , tou-
jours ce même appareil de mort, toujours co
voile impénétrable échappe à mes mains, et
dérobe à mes yeux l'objet expirant qu'il
couvre.
A ce dernier réveil ma tcrrciu- fut si forte,
que je uc la pus vauicrc ctaut c veillé. Je mo
iL ""■ "'
( '-ft
....
\U/.'
• ni- /,
rrr,rnu /'/m'- •
.y..;-.'.-
^-===
m
H E L O 1 s E. 6S
jette à bas de mon lit sans savoir ce que je
iVsai*^ je lAe mets à errer par la chambre ,
ettVavc comme un jcnfant des ombres de la
"iiuit , proyantruc voir environne de fantômes ,
et l'oreille encore frappéede cette voix plain-
tive dont je n'entendis jamais le son sans
émotion. Le crépuscule , en commençant d'é-
clairer les objets, ne fit que les transformer
an ^r6 de mon imaj»i nation troublée. Mon
eilroi redouble et m'ôte le jugement : après
avoir trouve ma porte avec peine , je m'en-
fuis de ma chambre , j'entre brusquement
dans celle d'Edouard : j'ouvre son rideau et
inc laisse tomber sur son lit, eu m'écriant
Iiors d'habine: C'en ci^t fait, je ne la verrai
])lns ! Il s'éveille eu sursaut , il saute à ses
armes , se croyant surpris par un voleur. A.
l'ii -taut.il me reconnaît; je me reconnais
inoi-mcmc ; et pour la seconde fois de ma
vie , je me vois devant lui dans la confusion
que vous pouvez concevoir.
n nie fit asseoir, me remettre et parler. Si
tôt qu'il sut de quoi il s'agissait, il voulut
tourner la chose en plaisanterie ; mais voyant
que j'étais vivement frajipé , et qug cotte im-
pression ne serait pas facile a détruire , il
whaugea de ton. Vous ne méritez ni mou
D a
64
LA N O U V E L L T:
amitic ni mon estime , ïuc dit-il assez durr>-
luciit; si j'avais pris pour mon laquais lu
quart des soins que j'ai [)ris porir vous, j'eil
aurais fait un houinie ; mais vovis n'êtes rien..
j\li! lui dis-jc , il est trop vrai. Tout ce que
j'avais de bon me venait d'elle : je ne la re-
verrai jamais ; ;e ne suis plus rien. Jl sourit ,
et m'embrassa. Tranquillisez - vous aujour-
d'hui , inc dit-il , denuun vous serez raison-
nable. Je me charge de l'événement. Après
cria , changeant de eonversaliou , il me pro-
posa de partir. J'y consentis, on lit metlr»
les chevaux , nous nous habillâmes. Kii eii-
traul dans la chaise , Milord dit iu\ mot à
Torcille au postillon , et nous partîmes.
Nous marchions sans rien dire. .1 "étais si
occuj)c' de mou funeste rêve que je n'enten-
dais et ne voyais rien. Je ne lis pas mèm«
attention que le lac , qui la veille était à ma
droite , était maintenant h ma gauche. Il n'y
eut qu'un bruit de pave qui me lira de ma
léthargie , et me lit apercevoir , avec un eloii_
juruent facile à comprendre, que nous ren-
trions dans ('lareiis. A trois cents pas delà
grille Milord lit arrêter; et me tirant à l'é-
cart : Vous voyez, me dit-il , mon projet;
a. u'a paï botoiu d'c:iplication. Allez, yisiou-
H E L O I s E. 65
uairc ^ a;ov:ta-t-il en nie sciiant la main ,
allez la revoir. Heureux de ne montrer vos
folies qi l'à des gens qui vous aiment ! Hâtez-
vous , '^c vous attends; mais sur- tout ne
revenez qu'après avoir dc'chirc ce fatal voile
tiSsu 'dans votre cerveau.
Qri'aurais-)e dit? je partis sans répondre.
JeiD archais d'un pas pre'cipite' que la réflexion
raleitit eu approchant de la maison. Quel
personnage allais-je faire ? comuicnt oser me
mC'iitrer? De quel pre'texte couvrir ce ?etour
lia pre'vu ? avec quel front irais-je alle'guer mes
rùlicules terreurs et supporter le regard mépri-
si:nt du géne'reux Tf olmar? Plus j'appro-
C hais , plus ma frayeur me paraissait puérile,
'-■t mon extravagance uie fesait pitié. Cepen-
dant un noir pres.sentiment m'agitait encore ,
et ;e ne me sentais point rassuré. J'avançais
toujours, quoique lentement, et j'étais déjà
près de la cour, quand j'entendis ouvrir et
refermer la porte de l'Elysée. N'en voyant sor-
tir personne , je fis le tour eu dehors , et j 'allai
par le rivage côtoyer la volière autant qu'il
me fut possible. Je ne tardai pas de juger
qu'on en approchait. Alors prêtant l'oreille ,
}e vous entcndi.s parler toutes deux, et, sans
qu'il me fut possible de distuigucr uu seul
U 3
66 LA NOUVELLE
mot , je trouvai dans le son de votre voix je
ue sais quoi de languissant et de tcnilre qui
me donna de l'euiotion , et dans la sienne nu
accent alIVctncux et doux ù son ordi.naire ,
mais paisible et serein , qui me remit ii l'ins-
tant , et qui Ht le vrai réveil démon rêve
Snr-lc-cliainp , je aie sentis tellement clii use
qnc je nie moquai de nioi-tncinc et de mes vaines
alarmes. En sonp;eant qnc je n'avais qu'une
baie et quelques buissons à Iranchir pourvoir
pleine de vie et de santé celle que j'avais o»u
ne revoir jamais, j'abjurai pour toujours mrs
craintes, mon eflVoi , nies cliimères , et je \\\n
déterminai sans peine à repartir , même sans
la voir. Claire, je vous le jure, non-seule-
ment je ne la vis point -, mais je m'en relournaî
iierde ne l'avoir point vue, de n'avoir pasél(^
faible etcre^dule jusqu'au l>onl , el d'avoir aiU,
moins rendu cel honneur à ï:\\\\\iV Edouard ^
de le mettre au-dessus d'un son^e.
Voilb, chère cousine , ce que j'avais à vous
dire, et le deniirr aveu ([ui me restait a vous
l'aire. Le détail du reste de notre voyage n'a
plus rien d'intéressant; il me sulFit de vous
iirotesterquedepuislorsnon-seidement.Milorrl
est content de moi , mais cpie je le suis ciuorc
plus moi-même, qui sens mon entière guéri-
H É L O ï s E. 6j^
son Jjionniîeux qu'il ne la peut voir. De peur
de lui laisser une défiance inutile, je lui ai
cache' que je ne vous avais point vues, guand
iImec!cmandasilevoileetaitlcvé,iel'aflinnai
sans balancer , et nous u eu avons plus parle'.
Oui, cousine, il est levé pour jamais ce voile
dont ma raison fut long-temps offusquée.
Tous mes transports inquiets sont éteints. 3&
vois tous mes devoirs et je les aime. Vous
m'êtes toutes deux plus chères que jamais;
mais mon cœur ne distingue plus l'une de
l'autre, et ne sépare point les inséparables.
Nous arrivâmes avant-hier à Milan. NoU»
en repartons après-demain. Dans huit jours
nous comptons être à Rome , et j'espère
y trouver de vos nouvelles en arrivant. Qu'il
uie tarde de voir ces deux étonnantes per^
sonnes qui troublent depuis si long-temps le
repos du plus grand des hommes ! O Ju/ie ! 6
Claire! il faudrait volrc égale pour mériter
4jç le reudr« hoiueux.
D 4
63 tA NOUVELLE
LETTRE X.
DE M^DyfME D'ORBE
y4 SAI.\r-PREUX.
Ne
ous attendions tous de vos nouvelles
«vec iinp:itiencc , et je u'ai pas besoin de vous
dire coiuhicn vos lettres ont fait de plaisir à
la petite communauté': mais ce que vous u©
(ijevinerez pas de même , c'est que de toute la
maison je suis |)eut-êtrc celle qu'elles ont lo
moins réjouie. Ils ont tous appris que vous
aviez lieurcusement passe les Alpes, moi, j'ai
iont^o que vous étiez au-delà.
A J'c'-ard du de'tail que vous m'avez fait'
nous n'en avons ricu dit au baron, et j'en ai
passé à tout le monde quelques soliloques
fort inutiles. M. de ff-'olinar a cki rhoniiétcto
de ne faire que se moquer de vous: mais
%Ju/ie n'a pu se rappeler les derniers uiomcns
de sa mère sans de nouveaux rej^rets et do
iiouvelles larme?. Elle nu rtniarqué de votre
rêve que ce qui ranimait ses douleurs.
(^)uant à moi , je vous dirai , mon cher
taaitr'î, que je ne suis plus surprise de vou^
H É L O ï s E. 69
voir eu con ti nu cl îeacliui ratio II de vous-même,
toujours achevaut quelque folie, et toaijours
commeiicaut d'être sage; car il y a long -temps
que vous passez votre vie à vous reprocher le
Jour de la veille , et à vous applaudir pour le
Icudemaiii.
Je vous avoue aussi que ce granci effort
de courage , qui , si près de nous , vous a
fait retourner comuie vous étiez venu ^ ne me
paraît pas aussi merveilleux qu'à vous. Je le
trouve plus vain que sensé, t^t je cirois qu'à
tout prendre j'aimerais autant luoinii de force
avec un peu plus de raison. Surcett ? manière
de vous en aller, pourrait-on vous demauder
ce que vous êtes venu faire? Vous avez eu
honte de vous montrer , et c'était de n'oser
vous montrer qu'il fallait avoir boute ; comme
si la douceur de voir ses amis u'enacait pas
cent fois le petit chagrin de l.çur raillerie î
N'éticz-vous pas trop heureux, de venir nous
offrir votre air effaré pour rjous faire rire ?
Hé bien donc , je ne me sui s pas moquée do
de vous alors; mais jem'eia moque tant plus
aujourd'hui, quoique, n'ayant pas le plaisir
de vous mettre en colère ^ je ne puisse pas rire
de si bon cœur.
Malheureusemeut il r apis encore; c'est que
D 5
79 LA N O U V E L L E
j'ai gagné toutes vos teneurs sans me rassiircr
comme vous. Ce r<>ve a quelque cliose d'ef-
frayant qui nrinqulcle et m'attrisic malgré
que j'en aie. En lisant votre lettre , je ])Iàuinis
vos a-^italions; en la finissant, j'ai bhuuc' volve
sécurité. L'on n<> saurait voir à-la-fois pour-
quoi vous étiez', si ému , et pourquoi vous êtes
devenu si tranquille. Far quelle bizarrerie
avez- vous i:;nr(ié les plus tristes prcssentt-
mens jusqu'au uioment où vous avez 1)U les
détruire et ne l'avez pas voulu ? Lu pas , uu
geste, un mot, tout était iini. Vous vous
étiez alannésans raison, vous vous êtes la.s-
surc de uume ; mais vous m'avez transmis la
frayeur que vous n'avez plus , et il se trouve
qu'ayant eu de la l'orée une seule fois ci- volru
vie , vous l'avez eue à mes dépens. Depuis
votre fatale lettre un serrement de cœur ne
m'a pas quittée ; je n'approche point de Julie.
sans treud.Ier de la perdre. \ chaque instant
je crois voir sur son visage la pâleur tle la nu)rt ;
et ce matin , la pressant dans mes bras , jcmo
suis sentie en pleTirs sans savoir pourquoi. Ce
voile ! ce voile ! il a je ne sais quoi de
sinistre qui me trouble chaqiic l'ois que j'y
pense. Non , je ne puis vous pardonner rl'avoir
j)U l'écui ter sans l'ayoir fait, et j'ai bien peur
H É L O ï s E. 7
de n'avoir plus désonnais un moment de
contentement que je ne vous revoie auprès
d'elle. Convenez aussi qu'après avoir si long-
temps parle' de philosophie , vous vous êtes
montre' philosophe à la fin bien mal-à-pro-
pos. Ah î rêvez , et voyez vos amis ; cela vaut
mieux que de les fuir et d'être un sage.
II paraît , par la lettre de Milord a M. d«
'JJ^ohnar ^ qu'il songe se'rieusement à venir
s'e'tablir avec nous. Sitôt qu'il aura pris son
parti là-bas, et que son cœur sera décide,
revenez tous deux heureux et fixés, c'est le
vœu de la petite communauté, et sur-tout
celui de votre amie ,
C}aire d'Orbe^
p. S. Au reste , s'il est vrai que vous n'ave»
rien entendu de notre conversation dans
l'Elysée, c'est peut-être tantmicux pour vous ;
car Vous ma savez assez alerte pour voir les
gens sans qu'ils m'aperçoivent, et assez ui Si-
ligae pour per«iûer les écouteurs..
n m
73 LA NOUVELLE
LETTRE XI.
D E M, D E W O L M A R
A SAINT- Pli EUX.
J'ECRish Miloid Edouard^ et Je lui parle
do vous «i au long qu'il ne uic reste en vous
écrivant à vous-même qu'ïi vous renvoyer à
sa lettre. La vôtre exij;crait peut-être de uia
part un retour d'iionnclc te: mais vous appeler
dans ma famille vous traiter en frère, ca
ami; faire votre sncur de celle qui fut votre
amante; vous remettre Tautorilê paternoUe
sur mes enfans; vous confier mes droits après
avoir usurpe' les vôtres ; voilà les complimens
dont je vous ai cru digne. De votre part, si
vous justifiez ma conduite et mes soins ,
vous m'aurez assez Joue. J'ai tâche de vous
honorer par mon estime ; honorez-moi par
vos vertus: tout autre éloge doit être banni
d'entre nous.
Loin d'être surprisdcvous voir frappe d'un
«onge , je ne vois pas trop pourquoi vous voua
trprocliczdc ravoirélé. Il me semble que pour
H É L O ï s E. «7^
un homme à systèmes ce n'est pas une si grande
affaire qu'un rêve de plus.
Mais ce que je vous reprocherais volon-
.tiers, c'est moins rcBct de votre songe que
son espèce , et cela par une raison fort dilfe'-
rente de celle que vous pourrez penser. Un
tyran lit autrefois mourir un homme qui
dans un songe avait cru le poignarder. Rap-
pelez-vous la raison qu'il donna de ce meurtre,
et faites-vous en l'application. Quoi ! vous
allez décider du sort de votre ami , et vous
songez à vos anciennes amours ! Sans les
conversations du soir précédent , ]c ne vous
pardonnerais jamais ce révc-là. Pensez le
jour à ce que vous allez faire à Rome , vous
songerez moins la unit à ce qui s'est fait a
Vevai.
La Fanchon est malade ; cela tient ma
femme occupée, et lui ôte le temps de vous
ccrire.Iiya ici quelqu'un qui supplée volontiers
à ce soin. Heureux jeune hoiume! tout cons-
pire à votre bonheur : tous les prix de la vertu
vous recherchent pour vous forceràles mériter.
Quant à celui de mes bienfaits, n'en chargez
personne que vous-même j c'est de vous seul
que je l'attcuds.
V4 LA NOUVELLE
LETTRE XII.
DE SAINT -PREUX
A M. DE Tf^'OLMAR.
V_ #UE celte lettre cleineure entre vous et
luoi. (Ju'iiu pioroiid secret cache à jamais les
cnciiis du plus vertueux des lioiumcs. Dans
quel pas dangereux je nie trouve engage ! O
mon sage et bienlesant ami! que n'ai-je tous
vos conseils dans la mémoire , comme )'ai vos
bontés dans le creur ! Jamais je n'eus si grand
besoin de [)rudence , «i jamais la peur dVii
manquer ne nuisit tant au peu que j'cu ai.
K\\ ! où sont vos soins paternels ? où sont
vos leçons , vos lumières ? que deviendrai-jo
sans vous ? Dans ce moment de crise , je don-
nerais tout l'espoir de ma vie pour vous avoir
ici durant huit jours.
Je me suis trompe dans toutes mes conjec-
tures ; je n'ai fait que des fautes jusqu'à ce
moment. Je ne redoutais que la marquise,
ilprcs l'avoir vue, effrayé de sa beauté, de
sou adresse , je m'efforçais d'en détacher tou^.
a-fait l'amc lioble de SQU aoiciça ajuaut.
H É L O i s E. 79
Charmé de le ramener du côté d'où je ne
■voyais rien à craindre, je lui parlais de Laure
avec l'estime et l'admiration qu'elle m'avait
inspirée; eu rclâcliaut sou plus fort attaclie-
mcnt par l'autre, j'espérais les rompre enfin
tous les deux.
Il se prêta d'abord à mon projet; il outra
même la complaisance, et voulant peut-être
punir mes importunités par un peu d'alar-
mes , il aflécta pour Laine encore plusc'.'em-
prcssement qu'il ne croyait en avoir. Que vous
dirai-je aujourd'hui? Son empresseuicnt est
toujoins le même , mais il n'afiecte pins rien.
Son cœur, épuisé par tant de combats, s'est
trouvé dans un état de faiblesse dont elle a
proBté. Il serait difficile a tout autre de
feindre long-temps de l'amour auprès d'elle,
jugez-cn par l'objet même de la passion qui
le consume. En vérité, Ton ne peut voir cette
infortunée sans être touché de sou air et de
sa ligure ; une impression de langiienr et
d'abattement qui ne quitte point sou char-
mant visage , en éteignant la vivacité de sa
physionomie, la rend plus intéressante, et,
comme les rayons du soleil échappés à tra-
vers les nuages , ses yeux ternis par la dou-
leur knceut des feux plus piq[uaus. Sou Uumk-
76 LA NOUVELLE
liation incrae a tontes les grâces de la mo-
destie : en la voyant on la plaint , en l'écou-
tant on l'honore ; enfin je dois dire , à la
justification de mon auii , que je ne connais
que deux honnnes au monde qui puissent
rester sans risque auprès d'elle.
Il s'ci^are , ô V'^o/nmr ! je le vois , je lo
sens; Je vous l'avoue dans ratncrfnuie do ino;i
cœur. Jt' IVeniis en soui^eaiit iusqn'où sou
cgareuuiit peut lui faire oublier ce qu'il est
et ce qu'il se d(Mt. Je tremble que cet ii: tré-
pide amour de la vertu , qui lui fait mépriser
l'opinion publique , ne le porte à l'autre
extrémité, et ne lui fasse braver encore les
lois sacrées de la décence et de rhonnctcle.
Edouard Bonis ton , faire un tel ma-
riage !.... vous concevez !.... sous les veux do
son ami.... qui le permet !... qui le souffre !....
et qui lui doit tout !... 11 faudra qu'il m'ar-
raclirle ca'urde sa main avaiitdrl.i piofaner
QUISI.
Cependant , que faire ? connnent me com^
porter ? vous connaisse?: sa violence. On no
pngne rien avec lui par les discours , et les
siens depuis quelque temps ne sont pas pro-
pres à calmer mes craintes. J'ai fait indirec-
tement parler la raisou eu maximes ^cac-
H É L O ï s E. 77
raies : à son tour il ne m'entend point. Si
j'essaie de le toucher uu peix plus au vif, il
rcponddes sentences , et croit m'avoir rclnté.
Si j'insiste , il s'euipovte , il prend un ton
qu'un anii devrait ignorer , et auquel rauiitié
ne sait point répondre. Croyez que je ne
suis en cette occasion ni craintif ni timide;
quand on est dans son devoir , on n'est que
trop tenté d'être lier : mais il ne s'agit pas
icide fierté' , il s'agit de réussir , et de fausses
tentatives peuvent nuire aux meilleurs
moyens. Je n'ose presque entrer avec lui dans
aucune discussion ; car je sens tous los jours
la vérité de ravertlsscment que vous m'avez
donné, qu'il est plus fort que moi de rai-
sonnement, et qu'il ne faut point l'enflammer
par la dispute.
Il paraît d'ailleurs un peu refroidi pour
moi. On dirait que je l'Inquiète. Combien
avec tant de supériorité à tous égards un
honune est rabaissé par un moment de fai-
blesse ! Le grand , le sublime Edouard a
peur de sou ami , de sa créature , de son
élève ! il semble même , par quelques mots
jetés sur le choix de son séjour s'd ne se
marie pas , voi.loir tenter ma iidélite par
jaoïi intérêt. Il sait bien que je ne dois ni
78 LA NOUVELLE
ne veux le quitter. O Tf'olmar ! je ferai iiion
devoir, et .«uivrai par-tout mon hieiifaitciu !
Si j'e'lais lâche et vil , que saguerais-je à ma
perOdie ? Julie et sou digne époux co!i-
lieraieut-ils leurs enfans à un traître ?
Vous m'avez dit souvent que les petites
passions ne prennent jamais le cliange et vont
toujours à leur lin , mais qu'on peut armer
les grandes contre elles-mêmes. J'ai cru pou-
voir ici faire usage de cette maxime. En ellet^
la compassion , le mépris des préjugés , l'ha-
bitude, tout ce qui d<'terminc KdonarJ eu
cette occasion , échap|)e à force de petitesse
et devient presque inattaquable : au-lieu que
le véritable amour est insc-parable de la géné-
rosité , et que par elle on a toujours sur lui
quelque prise. J'ai tenté cette voie indirecte,
et je ne désespère pas du succès. Ce moyen
j)araît cruel ; je ne l'ai pris qu'avec répu-
gnance. Cependant , tout bien pesé, je crois
rendre service à J,nure elle-même. Que ferait-
elle dans l'état auquel elle peut monter ,
qu'y montrer son ancienne ignominie? Mais
qu'elle peut être grande en demeurant ce
qu'elle est ! Si je connais bien celte élratige
illlc , elle est faite pour jouir de son sacri-
ijce , plui que du rang qu'elle doit refuser.
H E L O I s E. 79
SI cette ressource me manque, il m'en reste
une delà part du gouvernement à cause de
la religion ; mais ce moyen ne doit être em-
ployé qu'à la dernière extrémité' et au dclaut
de tout autre : quoi qu'il en soit , je n'en veux
épargner aucun poiu" prévenir une alliance
indigne et dc'slioniiêle.O respectable /5^o/ot(7//
je suis jaloux de votre estime durant tous
les momcns de ma vie. Quoi que puisse vous
écrire Edouard ^ quoi que vous puissiez en-
tendre dire , souvenez-vous qu'à quelque prix
que ce puisse être , tant que mon cœur
battra dans ma poitrine , jamais Lajireita
Pisana ne sera ladi Bomston.
Si vous approuvez mes mesures, cette lettre
n'a pas besoiu de réponse ; si je me trompe ,
instruisez-moi : mais Iintez-vous , car il n'y
a pas un moment à perdre, ,1c ferai mettre
l'adresse par une main étrangère. Faites do
inème en me répondant. Après avoir examine
ce qu'il faut faire , brûlez ma lettre et oubliez
ce qu'elle contient. Voici le premier et le seul
secret que j'aurai eu de ma vie à caciier au^c
deux cousi\îes : si j'osais me fîer davantage
à mes lumières, vous-même n'eu sauriez ja-
mais rien ( o).
(o) Pour bien entendre cette lettre et la troi-
8o LA NOUVELLE
LETTRE XIII.
DE MADAJilE DE WOLMAR
A MADAME D'ORBE.
1 jF. counlor d'Ilalic semblait n'attendre
pour anivcM- que le moment de ton départ ,
comme pour te punir de ne l'avoir difle'ié
qu'a cause de lui. Ce n'est pas moi qui ai fait
cette jolie de'couverte ; c'est mon mari qui a
remarqué qu'ayant i'ail mettre les clicvaux^à
liuit heures , tu tardas de partir jusqu'à onze,
non pour l'amour de nous, mais après avoir
demandé vin^t fois s'il en itait dix , paico
que c'est ordinairement l'iieure où la posto
passe.
siiMue «le I.i sixième paiiii' , 11 r.r.irli-.iir savoir
les avcntuiGs do niilord Edouard; et j'avais d'a-
bord résolu de les njoiiter à ce rcrafil. Kn y
repensant , je n'ni pu me résoudre à gâter la
simplin'té de l'histoire des deux amans par la
romanescpip de la sienne. Il vaut mieux laisset
fiueli|uc chose à deviner an Icrienr. (*)
( * ) Les aventures de miîord Edouard ont c'té ajou-
tées a cette édition.
H É L O ï s E. St
Tu es prise , pauvre cousine , tu ne peus
plus t'eu dédire. Malgré l'augure de la
C/iai/lof, cette C/aire si folle, ou plutôt si
sa"-e , n'a pu l'être jusqu'au bout ; te voilà
dans les mêmes las (/;) dout tu pris tant de
pelue à me dégager, et tu n'as pu conserver
pour loi la liberté' que tu m'as rendue. Mou
tour de rire est-il donc venu ? Clière amie,
il faudrait avoir ton charme et tes grâces pour
savoir plaisanter comme toi , et donner à la
raillerie elle-même l'accent feudreet touchant
des caresses. Et puis, quelle dillërence entre
nous ! de quel front pourrais-je me jouer
d'un mal dont je suis la cause et que tu t'es
fait pour me l'ôter i il n'y a pas un sentiment
dans ton cœur qui n'oQre au mien quelque
çujct de reconnaissance , et tout, jusqu'à ta
faiblesse , est en toi l'ouvrage de ta vertu.
C'est cela même qui me console et m'êgaic.
Il fallait me plaindre et pleurer de mes fautes ;
maison peut se moquer de lamauvaise houte
qui te fciit rougir d'un altachcment aussi pur
^ue toi.
(p) Je n'ai pris voulu laisser lacs , à cause
de la iiroiioiicidtioii i^eiievoise rciii;uiiut-'C par
jnailanie d'Orbi , duus la lettrç citsiiuièuic du la
•i:ii^me f a,riie.
È2 LA NOUVELLE
Revenons au courrier d'Italie , et laissons
nu moment les moralités. Ce serait trop
abuserde mes anciens titres ; car il est permis
d'endormir son auditoire , mais non pas de
l'impalienlcr. Ile' bien donc ! ce courrier
que je fais si lentement arriver , qu'a-t-il
raj)porté ? Rien que de bien sur la santé
de nos amis , et de plus une grande lettre
pour toi. Ali bon ! je te vois déjà sourire et
ie|)reiulre baleine ; la lettre venue te fait
atCeiulre plus palienunent ce qu'elle contient.
Klle a pourtant bien son prix encore
même après s'être fait désirer; car elle res-
J»ire une si.... mais je ne veu\ te parler quo
de nouvelles, et sûrement ce que j'allais dire
lien est pas une.
j\vec cette lettre , il en est venu une autre
de milord F.JoiinrJ pour mon mari , et
beaneouj) d'annttès pour nous. Cdle-ei con-
tient vérila 1)1 emcnt de» nouvelles, et d'autant
moins attendues (jue la première n'^n dit
rien. Jls devaient le lendemain partir pour
IVapIcs , où Milord a quelques ailaires et
d'où ils iront voir le Vésuve.... Concois-tu
ma chère , ce que celte vue a de si attravant ?
Revenus il Rome , Claire^ pense , imagine....
Jîdoiiard cbt sur le poiut d'cpous»r.... uoii.
H E L O ï s E. S3
glaces au citl , cette indigne marquise ; il
uiaïque , au contraire , qu'elle est fort lual.
(^ui donc ?.... Laure , l'aimable Laure ?
qui.... mais jjourtant.... quel mariage !
Notre ami n'eu dit pas un mot. Aussi-tot
après ils partirotit tous trois , et viendront
ici prendre leurs derniers arrangcmens. Mou
Diari ne m'a pas ç\it quels ; mais il compte
toujours que Saint-Preux nous restera.
Je t'avoue que son silence m'inquiète un
peu. J'ai peine à voir clair dans tout cela.
J'y trouve des situations bizarres et des jeux
du cœur humain qu'on n'entend guère. Coni-
nicnt un liomine aussi vertueux a-t-il pu se
])rciulrc d'une passion si durable pour une
aussi mc'chante temme que cette marquise 'i
comment elle-même , avec un caractère vio-
lent et cruel , a-t-elle pu conccvoirct nourrir
un amour aussi vif pour ini iionune qui lui
)osseiu!)!ait si peu \ si tant est cependant qu'où
])uisse honorer du nom d'amour une fureur
capable d'inspirer des crimes? Comment lui
jeune cœur aussi généreux , aussi tendre ,
aus.si désintéressé que celui de Laure , a-t-il
pu supporter ses premiers désordres ? coui-
inent s'en est-il retiré par ce penchant trom-.
peur fait pour égarer son sexe ? et comment
84 L A N O U V E L L E
rauioin- , qui perd tant d'iionnctcs fcniincî,
a-t-il pu venir à bont d'en faire une ? Dis-
moi , ma Claire , désunir deux cœurs qui
s'aimaient sans se convenir; ioiiulrcccux qui
se convenaient sans s'entendre ; l'aire Iriuui-
pher l'amour de l'amour même -, du sein du
Vice et de l'opprobre tirer le boidieur il la
vertu : délivrer sou ami d'un monstre , eu
lui créant, pour ainsi dire , une eompa-
{;ne.... infortunée, il est vrai , mais aimable ,
iionnéte même , au moins si , conmie. je
l'ose croire, ou peut le revenir : dis; celui
qui aurait fait tout cela serail-il coupable ?
celui qui l'aurait souUert serait - il a blâ-
mer ?
Ladi Bomstoii viciulra donc ici ? ici , mou
ange ? qu'on pensc-tu ? Apres tout , quel pro-
dige ne doit pas être cette êlounante nile.iue
son éducation perdit , que son ctrura sauvée ,
et pour qui l'amour lut la route de la vertu?
<^ui doit plus l'udmlrer que moi qui lis tout
lccontraue,ctqueuu)n penchant seul égara ,
quand tout concourait à me b.ru concl.ure ?
Je m'avihs moins , il est vrai ; mais me suis-
jc élevée comme elle ? ai-je évite tant de pièges
et fait tant de sacriliees ? Du d«»rn.er degré de
la boute elle a su remonter au premier degrc
H É L O I s E. 85
â.c l'honneur ; elle est plus respectable cent
fois que si jamais elle n'eût cte' coupable.
Elle est sensible et vertueuse : que lui faut-
il de plus pour nous resserubler ? S'il n'y a
point de retour aux fautes de la jeunesse,
quel droit ai-je à plus d'indulgence , devant
qui dois-je espérer de trouver grâce , et à quel
honneur pourrais-je prétendre eu refusant do
riionorer ?
Hc' bien , cousine, quand ma raison me
dit cela , mon cœur en murmure; et, sans que
Je puisse expliquer pourquoi , j'ai peine à
trouver bon (^n Edouard ait fait ce mariage,
et que son ami s'en soit mêle. O l'opinion î
l'opinion ! qu'on a de peine à secouer son
}oug ! toujours elle nous porte à l'injusliceî
le bien passe' s'efTacc par le mal présent-, le
3Uial passe' ne s'cUacera-t-il jamais par aucuu
bien ?
•Tai laisse' voira mon mari mou inquiétude
sur la conduite de Saint-Preux daus cette
affaire. Il semble , ai-je dit , avoir honte d'en
parler à ma cousine. Il est incapable de lâ-
cheté, mais il est faibU. ... trop d'indulgence
pour les fautes d'un ami.... Non, m'a-t-il dit,
il a lait sou devoir ; il le fera , je lésais ; je na
^uis rien vous dire Ac\A\i%:vadh Saint-Preux
JS' cure lie Héloisc. Toum 17. E
86 LA NOUVELLE
est im honiirlc gnicon. Je irponds de lui ;
vous cil serez cohUmUc. . . . Claire , il est iui-
])ossiblc que 7/ olmnr lUC tiouipc ,et qu'il se
tioiiipr. Lin discours si positif m'a fait reu-
Ircr en iiioi-nicnic ; j'ai compris que tous mes
scrupules ne venaient que de fausse délica-
tesse , et que si j'e'tais moins vainc et plus
équitable , je trouverais ladi Bomston plus
digne de son raug.
Mais laissons un peu ladi Bomston et rêve-
rons à nous. Ne scns-tu point trop en lisant
cette lettre que nos amis rcvicudrout plutôt
qu'ils n'étaient attendus , et le cimir ne le dit-
il rien ? Ne hal-il pointa présent plus fort
qu'à l'ordinaire , ce cœur trop tendre et trop
senblable au mien ?]\c songe- t-il point au
dann^er de vivre familièrement avec un objet
tliéri ? de le voir tous les jours? de loger soug
le mriue loît ? et si mes erreurs ne m'otèrcnt
point tonestime , mou exemple ne le fait-il
rien craindre pour toi ? Cioinbien dans nos
jeunes ans la raison , l'amitié , l'iionneur
t'inspirèrcJJ.l pour moi de craintes que l'a-
veugle autour me fit mt^priser ! c'est moix
tour mainlenant , ma doiuc amie , et j'ai do
plus , pour me faire ceouler , la triste aulo-
lUé de rc\pcricucc. EcouU-moi doue tandis
H É L O ï s El 87
qn'Il est temps , de peur qu'après avoir passé
la moitié de ta vie à déplorer mes fautes , tu no
passes l'autre à déplorer les tiennes. Sur-tout ,
ne te fie plus à cette gaieté folâtre qui garde
celles qui n'ont rien à craindre , et perd celles
qui sont en danger. Claire ! Claire ! tu te
moquais de l'amour une fois ; mais c'estparce
que tu ne le connaissais pas; et pour n'eu
avoir pas senti les traits , tu te croyais au-
dessus de ses atteintes. Use venge, et rit à sou
tour. Apprends à te déHer de sa traîtresse joie ,
ou crains qu'elle ne te coûte un jour bieu
despleurs.Chcrcamie, il est temps de temon-
trerà toi-même , car jusqu'ici tu ne t'es pas
bien vue : tu t'es trompée sur ton caractère ,
et n'as pas su t'estimer ce que tu valais. Tu t'es
fixée aux discoursdela Chaillot ; sur ta viva-
cité badine elle te jugea peu sensible : maisu.i
cœur comme le tien était au - dessus de sa
portée. La ChaiUot n'était pas faite pour to
connaître ; personne au monde ne t'a bien
connue , excepté moi seule. Notre ami même
a plutôt senii ;j^'uc vu tout ton prix. Je t'ai
laissé ton erseur tant qu'elle a pu t'être utile ;
à présent qu'cTîe te perdrait il faut te l'ôtcr'.
Tu es vive , et te crois peu sensible. Pauvre
eufaut , que tu t'abuses ! ta vivacité uicme
£ 2
8S L A N O U V E L L E
prouve le contraire. N'est-ce pas toujours sur
des choscsdcsentimcntqu'ellcs exerce ? N est-
ce" pa.de tou cœur que vieuneut les grâces
de ton enioucuunl ? Tes railleries sout des
si.,K-s d'iulcrcl i^lus touchausquc les com-
pl-meus d'une autre ; tu caresses quand tu
folâtres; tu ris, u.ais tou rire pénèXrel. me i
turis,u.ais tu sais pleurer de tendresse et
je te vois presque loujours sérieuse avec les
indillérrus.
Si tu n'étais que crquo tu prétends être ,
dis-tnoi ce qui nous unirait si fort Tune à
l'autre? Où serait entre, nous le l.eu dune
amit.c satrs e.en^ple ? l'ar quel prod.^e un tel
attacheineut serait-.l venu el.e.cber par pré-
férence un cœur si peu capable d attachc-
Uie ,t ? Uuoi ! celle qui n'a vécu que pour sou
au.ienesaitpaïauuer?(:elIequivoulutquater
pcre,épouK,parens,eL son pays pour la
suivre, ne sait préférer Tamitie à nen ? Et
qu'ai - je donc fait, moi qui porte uu cœur
sensible ? Cousine , je uu« suis laissée a.incr ,
et j'ai beaucoup fait , avec toute n'a sensibi-
lité , de te rendre une amitié qui valut 1«
tienne. . , , -
Ces contradiclious t'ont donne de toU
çaractcr« Vid^ Ui i>lu» bi^arro qu'uu* foU»
HEL0ISE> «9
eomûie toi pût jamais ooacevoir ; c'est de ta
croire à-la-fois ardente amie et froide amaate»
Ne pouvant disconvenir du tendre attache»
ment donttu te sentais pénétrée, tu crus n'être
capable que de celui-là. Hors ta Julie , ta
ïie pensais pas que rien pût t'émouvoir au
monde , comme si les coeurs naturelleuaeat
sensibles pouvaient ne l'être que pour un ob-
jet , et que ue sachant aimer que moi , tu
m'eusses pu bien aimer moi -même. Tu de-
mandais plaisamment si l'ame avait un sexe.
Non , mou enfant, l'ame n'a point de sexe ;
mais ses alTcctions les distinguent , et tucom-
menccs trop à le sentir. Parce que le premier
amant qui s'offrit ue t'avait pas émue , tu
crus aussi-tôt ne pouvoir l'être ; parce que
tu maii<;uais d'amour pour ton soupirant,
tu crus n'en pouvoir siiitir pour personne,
^uand il fut ton mari , tu l'aimas pourtant,
et si fort que notre intimité même en souf-
frit; cette ame si peu sensible sut trouvera
l'amour un supplément encore assez tendre
pour satisfaire un honnête homme.
Pauvre cousine ! c'est à toi désormais d©
ïcsoudrc tes propres doutes j^ et s'il est frai»
E3-
9^
LA NOUVELLE
Xg')Ch'unfreddo amante c jualsiciiro amico*
j'ai {;rand'pcur d'avoir maintenant une rai-
son de trop pourçouiptcr sur toi : mais il faut
que j'achève de te dire là-dessus tout ce qu»
]t peM<;e.
Je soiiproiuicquc tu as aimé sans le savoir ,
tien plutôt que lu ne crois , ou du moins ,
que le même pcndiant qui juc prrdit t'eut
séduite si je ne t'avais prévenue. Conçois-tu
qu'un scutiment si naturel et si doux puisse
tarder si long-temps à naître ? Conçois -tu
qu'à l'âge où nous c'tions ou puisse impunc-
»ent se familiariser avec un jeune homme
aimable , ou qu'avec tant de conformité dan*
tous nos goûts , celui-ci seul ne nous eût pas
cte conuTiun ? Non , mon ange , tu l'aurais
aime' , j'en snis sûre , si je ne l'eusse aimé
la première. JNIoins faible et non moins scn-
eensible , tu aurais été plus sage que moi sans
(,q) Ce vers est renversé de l'original , et, n'eu
déplaise aux belles dames, le sens de l'auieur
••t plus véritable et plus beau.
(*) Qu'un froid amant c«r un peu sûr ami.
H É L O ï s E. çi
être pins heureuse. Mais quel penchant eût
pu vaincre dans ton amc honnête l'horreur de
la trahison et de l'infidélité ? L'amitié te sauva
des pièges de l'amour; tu ne vis plus qu'un
ami dans l'amant de ton amie, et tu rachetas
ainsi ton eœur auxdépcns du mien.
Ces conjectures ne sont pas même si conjec-
tures que tu penses; et si je voulais rappeler
des temps qu'il faut oublier , il me serait aisé
de trouver dans l'intérêt que tu croyais ne
prendre qu'à moi seule , un intérêt nonmoius
vifpource qui m'était cher. N'osant l'aimer ,
tu voulais que je l'aimasse; tu jugeas chacun
de nous nécessaire au bonheur de l'autre , et
ce cœur, qui n'a point d'égal au monde ,
nous en chérit plus tendrement tous les deux.
Sois sûre que sans ta propre faiblesse tu m'au-
rais été moins indulgente ; mais tu te serais
reprochée sous le nom de jalousie une juste
sévérité. Tu ne te sentais pas en droitde com-
battre eu moi le penchant qu'il eût fallu vain-
cre ; et craignant d'être perfide plutôt quo
sage, en immolant ton bonheur au nôtre ^
tu crus avoir assez fait pour la vertu.
Ma Claire , voilà ton histoire ; voilà com-
nient ta tyranniquc amitié me force à te savoir
grc dcxnaliQnte , età te reiuercier Ue mes tort&^
^2 LA NOUVELLE
Ne crois pas pourtant que je veuille t'imîtcr
eu cela. Je ne suis pas plus disposée à suivra
ton exemple , que loi le mien ; et comme tu
n'as pas à craindre mes fautes, je n'ai plus,
grâces au ciel , tes raisons d'indulgence, (^ucl
plus difine usage ai-je à faire de la vertu que
tu m'as rendue, que de t'aider ù laconscrver ?
Il faut donc te dire encore mou avis sur lou
état présent. Lalongue abscuce de notre maître
li'a pas cbanj^é tes dispositions pour lui. Ta
liberté recouvrée et sou retour ont produit
une nouvelle époque dont l'amour a su pro-
fiter. Un nouveausenlluienl n'est pas né dans
ton cœur ; celui qui s'y cacha si long- ump3
n'a fait que se mettre plus à l'aise. Fit're d'oser
te l'avouer à loi-méme , tu t'es pressée de me
le dire. Cet aveu te semblait presque néces-
saire pour le rendre lout-à-fait innocent; eu
devenant un crime pour ton amie , il cessait
d'en être un pour toi ,et peut-être ue t'es-tu
livrée au mal que tu comballais depuis tant
d'années que pour mieux achever de m'eu
gur'rir.
J'ai senti tout cela ma chère; Je me suis
peu alarmée d'un penchant qui meservaitdo
sauve-garde , et que tu n'avais point à te re-
oroclici. CclUivcr,quc uousavouspassé tous
H É L O ï s E. 53
ensemble au sein de la paix et de l'amitié, m'a
donne' plus de confian?e encore , en voyant
que loin de rien perdre de ta gaieté , tu sem*
biais l'avoir augmente'e. Je t'ai vue tendre,
empressée , attentive ; mais franche dans tes
caresses , naïve dans tes Jeux , .'san.' mystère,
sans ruse en toutes choses , et dans tes plus
vives agaceries la joie de riunoceucc réparait
tout.
Depuis notre entretien de l'Elysée , je ne
suis plus si contente de toi. Je te trouve tristo
et rêveuse. Tu te plais seule autant qu'avec
touamie; tu n'as pas changé doia/i^^age, mais
d'accent; tes plaisanteries sont plus timides;
tu n'oses plus parler de lui si souvent: oa
dirait que tu cra.ns toujours qu'il ne t'é-
coute, et l'on voit à to:i inquiétude que tu
attends de ses nouvelles plutôt que tu n'ea
demandes.
Je tremble , bonne cousine , que tu ne
sentes pas tout ton mal , et que le trait -ne
Soit enfoncé plus avant que tu n'as paru lo
craindre. Crois-moi , sonde bien ton cœur
Xnalade: dis-toi bien , je le répète , si , quel-
que sage qu'on puisse être , on peut sans ris-
que demeurer long-teni[)S avec ce qu'on aime,
•t $i la couiiauce qui me perdit est tout-a-
94 ï. A NOUVELLE
fait sans danger poitr toi : vous ptps libi-f«
tous deux ; c'est |)reciseiucnt ce qui rend le»
occasions j)lus suspectes. Il n'y a point , dans
un cœur vertueux , de faiblesse qui cède aux
remords, et je conviens avec toi qu'on esk
toujours assez forte contre le crime ; mais
he'las ! qui peut se garantir d'être faible ? Ce-
pendant, regarde les suites , songe aux effets
delà honte. Il faut s'iionorer pour être liono,-
ree; comment peut-on jiuMi ter le rcspi et d 'au-
trui sansenavoiâ- pour soi-même ; el où s'arrê-
tera dans la route du vice celle qui fait le pro-
ïnier pas sans efiroi ? Voilà ce que je dirais à
ces femmes du monde pour qtii la morale et
la religion ne sont rien , et q\ii n'ont de loi
que l'opinion d'aulrui. Mais toi , femme ver-
tueuse et chrétienne ; toi qui vois ton devoir
et qui l'aimes ; toi qui connais et suis d'au-
tres règles que les ju^emens j>ul)lics , ton prc>-
luier honneur est celui qui te rend ta coii.s-
oience,«t c'est celui-là qu'il s'agit de conserver.
Veux-tu savoir quel est ton sort en (out«
cette affaire? C'est, je te le redi.s, de rougir
d'un sentiment honnête que lu n'as qu'à dé-
clarer pour le rendre innocent (r) ; mais avec
(»•) Pourqucù l'ctliteur laisse-t-il le» continueUai
H É L O ï s E. ç§
foute ton humeur folâtre, rien n'est si tîmid»
que toi. Tu plaisantes pour faire la brave et
je vois ton pauvre cœur tout tremblant. Tu
fais avec l'amour , dont tu feins de rire
comme ces enfans qui chantent la nuit quand
ils ont peur. O chère amie ! souviens-toi de
l'avoir dit mille fois , c'est la fausse honte
qui mène à la véritable, et la vertu ne sait
jougir que de ce qui est mal. L'amour ea
lui-même est -il uu crime ? N'est- il pas la
plus pur ainsi que le plus doux penchant de
la nature ? N'a-t-il pas une fin bonne et
louable ? ne dédaignc-t-il pas les âmes basses
et rampantes ? n'anime- t- il pas les âmes
grandes et fortes ? n'ennoblit -il pas tous
leurs sentimens ? ne double-i^il pas leur
être ? ne les clève-t-il pas au-dessus d'elles-
lucmes ? Ah ! si pour être honnête et sage,
il faut être inaccessible à ses traits, dis, que
reste -t- il pour 'la vertu sur la terre ? le
rebut de la nature , et les plus vils des
tuortels.
répétiiions dont cette lettre est pleine, ainsi qua
beaucoup d'autres ? Par une raison fore simple -
c est ([uM ne se soucie peint du tout que ces
îeur«s plaisent i ceiu qui feront cett» quesugn.
pô LA NOUVELLE
Qu'as-tu donc fait que tu puisses te rcpro->
cher ? N'as-tu pas fait choix d'un honnct»
lioitnne ? n'cst-il pas libre ? ne l'es-tu pas î
aie luciitc-t-il pas toute ton cstiuic ? n'as-tii
pas toute la sienne ? ne seras-tu pas trop
heureuse de faire le bonheur d'un auil si
digne de ce nom, de payer de tou cœur et
de ta personne les anciennes dettes de ton
amie, et d'honorer, en iélevant à toi, Itt
Xuc'ritc outragé par la fortune ?
Je vois les petits scrupules qui t'arr^'tcut.
Démentir une résolution prise et déclarée,
donner un successeur au défunt, montrer sa
faiblesse au public, épouser uu aventurier ;
car les auics basses, touiours prodigues d«
titrcsfl(tris8ans, sauront bien trouver celui-ci.
Voilà donc lesraisonii sur icsqneiies tu aime»
mieux te reprocher ton penchant que le jus-
tifier , et couver tes feux au fond de toi»
^œur que les rendre légitimes ? Mais, )e to
prie, la honte est-elle d'épouser celui qu'où
aime, ou de l'aimer sans l'épouser? Voilà
le choix qui te reste a faire. L'honneur qu«
lu (loin au défunt est de respecter assez sa
Tcuvcponr lui donner un mari plutôt qu uu
eiuaut, et si la jeniussc te force à remplir
M place , u'psl-cc j)a» i«judr» cucorc hom-
luago
fl É L O ï s Ë. ^y
ttlcige à sa mémoire de cLoisir im homme
qui lui fut clier ?
Quant à l'inégalité, je croirais t'olfenser de
combattre une objection si frivole, lorsqu'il
s'agit de sagesse et de bonnes mœurs. Je ne
connais d'inégalité déshonorante que celle
qui vient du caractère ou de l'éducation. A
quelque état que parvienne un hormne imbu
de maximes basses, il est toujours honteux
de s'allier à lui : mais un homme élevé dans
des scntimens d'honneur est l'égal de tout
le monde, il n'y a point de rang où il ne
soit à sa place. Tu sais quel était l'avis de
toii père même quand il fut question de moi
pour notre ami. Sa famille est honnête quoi-
qu'obscure. Il jouit de l'estime publique, il
la mérite. ^ vcc cela, fùt-il le dernier des
hommes, encore ne faudrait-il pas balancer •
car il vaut mieux déroger h la. noblesse qu'à
la vertu : et la femme d'un cl.arboiuiicr est
plus respectable que la maîtresse d'un prince.
J'entrevois bien encore une autre espèce
d'embarras dans la nécessité de te déclare?
la première ; car, comme tu dois le sentit- ,
pour qu'il ose aspirer à toi il faut que tu Iti
lui permettes ; et c'est un des justes retour»
de l'inégalilé, qu'elle coûte souvent au plus
A'ouvelU J/chïse, Tome IV, Ji
98 LA NOUVELLE
élevé des avances moilifiaiitci. Quant à crtlo
diilicultc , je te la pardonne , et j'avone n;êm»
qu'elle me paraîlialt fort grave si je ne pre-
nais soin de la lever : j'espère que tu coinples
assez sur ton auiic pour croire que ce sera
sans teconiproiacttrc ; dcmon côlc, je compte
assez sur le succès pour m'en charger avec
conriauee ; car, quoi que vous m'ayiez dit
aulrelois tous deux sur ladillicullé de trans-
former une amie en maîtresse, si je connais
bieu un cœur dans lequel j'ai trop ap\nh à
lire, je ne crois pas qu'en celte occasion
l'entreprise exige une grande habileté de ma
part, .le te propose donc do me laisser cliarn;cr
de celle négociation , alin que tu puisses te
livrer au plaisir (pu- te fera so>i u tour, sans
mystère , sans regrets , sans danger , sans
liônto. Ah î cousine, quel charme pour moi
de réunir à jamais de ux cœurs si bien faits
l'un pourraulre,etqui se confondent depuis
si long-temps dans le mun ! Quils s'y con-
fondent micu.x encore, sM est possible, ne
soycy. plus qu'un pom- vous et pour moi.
Oui, ma r/w//v, tu serviras encore Ion amie
c-n couronnant ton amour, et j'en serai plus
sûre de mes propres scnlimens, quand je u*
pourrai plus Icï disliiiS"<-i'C"l»'^' ^"^"''
H E L O r s E. 99
Que si, malgré mes raisons, ce projet ne
te conyient pas, mon avis est qu'à quelque
prix que ce soit, nous écartions de nous cet
homme dangereux , toujours redoutable à
l'une ou à l'autre ; car, quoi qu'il arrive,
l'e'ducation de nos enfans nous importe en-
core moins que la vertu de leurs inèjes. Je
te laisse le temps de réflécliir sur tout ceci
durant ton voyage. Nous en parlerons après
ton retour.
Je prends le parti de l'envoyer cette lettre
en droiture à Genève, parce que tu n'as dû
coucher qu'une nuit à Lausanne, et qu'elle
ne t'y trouverait plus. Apporte-moi bien des
détails de la petite république. Sur tout le
bien qu'on dit de cette ville ciiariuante, je
t'estimerais licureuse de l'aller voir, si je
pouvais faire cas des plaisirs qu'on achète
aux dépens de ses amis. Je n'ai jamair; aimé
le luxe, et je le hais maintenant de t'avoir
ttée à moi pour je ne sais combien d'années.
Mon enfant , nous n'allâmes ni l'une ni l'autre
faire nos emplettes de noce à Genève ; mais
quelque mérite que puisse avoir ton frèic,
je doute que ta belle-sœnr soit plus heureuse
avec sa dentelle de Flandre et ses étoffes de»
Indes, que nous dans notre simplicité. Je t»
F 2
«00 L A N O U V E L L E
charge pourtant , malgré uia rancune , d*
l'enn^at^cr à venir faire la noce à Clarens. Moa
père écrit au tien, et mon mari à la mère de
l'cpousc pour les eu prier : voilà les lettres,
donne-les, et soutiens l'invitation de toa
crédit renaissant ; c'est tout ce que Je puis
faire pour que la fête ne s« fasse pas sans
moi ; car je te déclare qu'à quelque prix que
ce soit, je ne veux pas quitter ma fauiille.
Adieu , cousine , un mot de tes nouvelles,
et que je sache au moins quand je dois t'al-
tendre. Voici le deuxième jour depuis toa
départ , et je ne sais plus vivre si iong-tetnp»
sans toi.
P. S. Tandis que j'achevais cette lettre
interrompue, M^-H»-- Henriette se donnait les
airs d'écrire aussi de son côte. Comme je veux
que les enfans disent toujours ce qu'ils pen-
sent, et non ce qu'on leur fait dire, j'ai laissé
la petite curieuse écrire tout ce qu'elle a
voulu , sans y chaiiger un seul mot. Troisicm»
lettre ajoutée à la mienne. Je me doute bien
que ce n'est pas encore celle (jue tu cherchais
du coin de l'oeil en furetant ee paquet. Pour
celle-là, dispense - toi de l'y chercher plu»
loug-lcmp», cax tu ne la trouveras pas. £11»
H É L O ï s E. rot
«se adressée à Clarcns ; c'est à Clarens tju'ell*
doit être lue : arrauge-toi là-dessus.
LETTRE XIV.
D'HENRIETTE A SA MERE.
V_/U étes-vous donc, maman? Ou dit que
vous êtes à Genève, et que c'est si loin, si
loin, qu'il faudrait marcher deux jours tout
le jour pour vous atteindre : voulez -vous
donc faire aussi le tour du monde ? Mon
petit papa est parti ce matiu pour Etangc ;
mon petit grand- papa est à la chasse ; ma
petite maman vient de s'enfermer pour écrire :
il ne reste que uia mie Pernette et ma mie
Fanchon. iVloii Dieu ! je ne sais plus com-
ment tout va , mais depuis le départ de notre
bon ami, tout le monde s'éparpille. Maman,
TOUS avez commence la première. On s'en-
nuyait déjà hicn quand vous n'aviez plus
personne à faire endêver. Oh ! c'est cnco'e
pis depuis que vous êtes partie; car la petite
inaniaii n'est pas non plus de si bonne hu-
meur que quand vous y êtes. Manum, moa
petit iilaîi se porte bien \ mais il ne vous
F 3
,02 L A IV O U V E L L E
aituc plus, parce que vous ne l'avez pas fait
sauter hier comme à l'ordinaire. xMoi , )e crois
que je vous aimerais encore un peu si vous
reveniez bien vile, afin qnon ne s'cnnuyat
pas tant. Si vous voulez m'npaiser tout-à-fait,
apportez a mon petit JJo/i quelque chose qui
lui lasse plaisir. Pour l'apaiser, lui , vous aurez
bien l'esprit de trouver aussi ce qu'il faut
faire. Ah , mon Dieu ! si notre bon ami était
iei, connue il l'aurait ddjà deviné ! mon bel
éventail est tout brisé -, mon ajustement bleu
u'est plus qu'un chiffon ; ma pièce de blonde
est en loques ; mes mitaines a jour ne valent
plus rien. Bon jour, maman ; il faut finir
ma lettre, car la petite maman vient de Unir
la sienne et sort de son cabinet. Je crois qu'elle
a les yeux rou-es, mais je n'ose le lui dire ;
mais en lisant ceci elle verra bien que ic l'ai
vu. Ma bonncmaman,<iuevouséles méchante
6i vous faites pleurer ma pet. le maman !
p. S. .Tembrasse mon grand-papa, j'em-
brasse mes oncles , j'embrasse ma nouvelle
tante et sa maman ; j'embrasse tout le monde
excepté vous. Maman , vous m'entendez bien;
je n'ai pas pour vous de si longs bras.
li/i de hj cinijuicmc partie.
SIXIÈME PARTIE.
LETTRE PREMIÈRE.
JDE MADAME D'ORBE
A 31 AD AME DE IVOLMAR.
1\. V A N T de partir de Lausanne il fauÉ
t'ccrire uu petit mot po ar t'appreiidre que
j'y suis arrivée, non pas pourtant aussi
joyeuse que j'espérais. Je uie fcsaisuue fête de
ce petit voyaj^e qui t'a toi-m'huc si souvent
tentc'c ; mais en refusant d'eu être, tu me
l'as rendu prcsqu'importuu ; car quelle res-
source y trouvcrai-je ? S'il est ennuyeux ,
j'aurai l'ennui pour mon compte; et s'il est
agréable, J'aurai le regrvt de m'amuser sans
toi. Si je n'ai rien à dire contre tes raisons,
crois-tu pour cela que )c m'en contente ? Ma
foi , cousine , tu te (rompes bien i'oit , et c'est
encore ce qui me lacbc, de n'être pas même
en droit de me fâcher. Dis , mauvaise, n'as-tu
pas honte d'avoir toujours raison avec ton
amie , et dt- résister à ce qui lui fait plaisir,
sans lui laisser môme celui de f^ronder? (^uand
tu aurais planté là pour huit jours ton mari,
ton ménage et tes marmots, ne duait-on
F4
»04 LA NOUVELLE
pas que tout eut etc perdu ? Tu aurais fait
une etourderie , il est vrai; uiais tu en vau-
drais cent fois mieux; au-lieu qu'en te uié-
laiit d'être parfaite , tu ne seras plus bonne
«I rien , et tu n'auras qu'à te chercher des amis
parmi les anges.
Maigre les mécontenteœcns passes, je n'ai
pu sans atteiulr'.ssement me retrouver au mi-
lieu de ma famille; j'y ai e'ie' reçue avec plaisir,
ou du moins avec beaucoup de caresses. J'at-
tends , pour le |)arler de mon frère, que j'aio
iaitconnaissanceaveclui. Avec une asse?. belle
ligure^ il a l'air empesé du pays d'où il vient.
11 est sérieux et froid ; je lui trouve mémo
lin peu de morgue : j'ai graud'peur pour la
petite personne, qu'au-licu d'être un aussi
bon mari que les nôtres, il ne tranche un
peu du seigneur maître.
Mon père a été si charme de me voir qu'il
B quitté pour m'embrasser la relation d'une
grande bataille que les Français viennent do
gagner en Flandre, connue pour vérifier la
prédiction de l'ami de notre ami. (^uel bon-
Jieur qu'il n'aitpas e'té là ! Imagincs-tu le brave
J-^ ifor/ord \oyai\t fuir les Anglais, et fujant
Jui-mèmc ?... Jamais , jamais !,.. il se fiit fait
tucv cent fois.
H E L O I s E. io5
Mais a. propos de nos amis , il y a long-
temps qu'ils ne nous ont écrit. N'était-ce
pas hier, je crois, jour de courrier ? Si tu
reçois de leurs lettres , j'espère que tu u'ou-
blîeras pas l'iutérct qvie j'y prends.
Adieu , cousine , il faut partir. J'attends de
tes nouvelles à Genève , oii nous comptons
arriver demain pour dîner. Au reste , je t'aver-
tis que de manière ou d'autre la noce ne se
fera pas sans toi , et que si tu ne veux pas
venir à Lausaune, moi je viens avec tout mou
monde mettre Clarens au pillage, et boire les
fias de tout l'univers.
LETTRE II.
DE MADAME D'ORBE
A MADAME DE fP'OLMAR.
A
merveille , sœur prêcheuse ! mais tu
comptes un peu trop , ce me scnililc , sur
l'eflet salutaire de les sermons : sans juger
s'ils endoruiaientbcaucoup autrefois ton anit,
)c t'avertis qu'ils n'endormeut point aujour-
d'hui ton amie ; et celui que j'ai reçu hier
au soir, loiu de ui'exciCcr au somiueil, me
Y 5
ïo6 L A N O U Y E L L E
l'a ôtc diiiaiit la nuit ciUièrc. Gare la para-
phrase de mon yjrgiis , s'il voit cotte lettre!
mais j'y mettrai bon ordre , et je te jure que
tu te brilleras les doigts plutôt que de la lui
Iiiontrer.
Si j'allais te récapituler point par jioint ,
j'empiéterais sur les droits ; il vaut mieuK
suivre ma tète; et puis, pour avoir l'air plus
modcsle et ne pas le donner trop beau jeu ,
je ne veux pas d'abord parler de nos voya-
geurs et du courrier d'Italie. Le pis aller,
si cela m'arrive , sera de récrire ma lettre ,
et de mettre le commencement à la lin. Par-
lons de la prétendue ladi Boinston.
Je m'indigne îi ce seul titre. Je ue pardon-
nerais pas plus à Saint-Preux de le laisser
prendre à cette Cille qu'à Edouard de le lui
donner , et à toi de le reconnaître. Jnlic de
Wolmar recevoir Lariretta Pisaua dans sa
maison ! la sonllrir auprès d'elle! lu- , nu>ii
enfant, y penses-tu? Quelle doiueur crucllo
est cela ? Ne sais-tu pas que l'air qui t'en-
toure est mortel h rinfaniie ? La pauvre nwil-
heurcusc oserait-elle \wi:\\:i fon haleine à l'i
tienne? oserait-elle respirer près Je toi? l'H^'
V serait plus mal à son aise qu'un poS!=c (U-
touché par tics icliqucb \ tou «cul regard la
H É L O ï s E. ïQj
ferait rentrer en terre ; ton ombre seule î«
tuerait.
Je ne iiie'prisc point Laiire , a Dieu ue
plaise : au contraire, je l'admire et la res-
pecte d'autant plus qu'un pareil retour est
héroïque et rare. En est-ce assez pour auto-
riser les comparaisons basses avec lesquelles
, tu t'oses profaner toi-même ; comme si dans
ses plus grandes faiblesses le véritable amour
ne gardait pas la pcrsoJine , et ne rendait pas
l'honneur phis jaloux ? Mais je t'entends et
je t'excuse. Lc-s objets e'ioignc's et bas se con-
fondent maintenant à ta vue ; dans ta sublime
élévation tu regardes la terre , et \\ç^n vois
plus les inégalités Ta dévote humilité sait
mettre à profit jusqu'à ta vertu.
Hé bien, que sert tout cela ? Les sentiinens
naturels en reviennent-ils moins ? l'amonr-
propre en fait-il m.oinsson jeu? Malgré toi tu
sens ta répugnance, tu la taxes d'orgueil, tu
la voudrais combattre, tu l'imputes à l'opi-
nion. Bonne tille! et dcjjuis quand l'opprobro
du vice n'est-il que dans l'opinion ? (Quelle
société coiu'ois -tu possible avec une fcunnu
devant qui l'on ne saurait nommer la clias-
teté , 1 honnêteté, la vertu, sans lui iairo
verser des larme» de honte, saus ranimer ses-
1" 6
ToR LA NOUVELLE
douleurs, sans insulter presque à son reppn-
tir ? Crois-moi, mon aiu;ç , il faut respecter
X^w'vetiiela point voir. La fuir est r.n e'gnrd
que lui doivent d'iionnétes femmes ; elle au-
rait trop à souQVir avec nous.
Ecoute. Ton cœur te dit que ce inarin£;e ne
je doit point faire? n'est-ce j)as te dire qu'il ne
86 fera point ?... Notre ami , dis-tu , n'en parle
pas dans sa lettre?... dans la lettre que tu dis
qu'il m'écrit?... et tu dis que cette lettre est
fort longue ?... et puis vient le discours do
ton mari il est mystérieux, ton mari!
vous êtes un couple de fripons qui me jouez
d'intelligence ;uvais... son sentiment , au reste,
31'ctait |)as ici fort nécessaire... sur-tout pour
toi qui as vu la lettre ni pour moi (jui no
l'ai pas vue... car je suis plus sure de ton ami ,
du mien, que de toute la philosophie.
Ah ca ! ne voilù-l-il pas dé)à cet ini|)()rtun
qui revient , t)n ne sait commenl ? Ma foi , de
peur qu'il ne revienne encore , puisque je suis
sur son chapitre, il faut que je l'épuisé , afin
de n'en pas faire h deux fois.
N'allons point nous perdre dans le pays des
chimères. Si lu n'avais pas été Julie , si ton
ami n'eut pas été ton amant, j'ignore ce qu'il
«ût été pour moi, je ne sai» te que j'aurais
H E L O 1 s E. . 109
dté moi-inéme. Toutce que je sais bien , c'est
qnc si sa mauvaise étoile me l'ciit adressé
d'abord , c'était l'ait de sa pauvre tête ^ et ,
que je sois folle ou non , je l'aurais infailli-
blement rendu fou. Mais qu'importe ce que
je pouvais être? parlous de ce que je suis. La
première chose que j'ai faite a été de t'aimer.
Dès uos premiers ans mon cœur s'absorba
dans le tien. Toute tendre et sensible quo
j'eusse été , je ne sus jjlus aimer ni sentir par
moi-même. Tous mes sentimens me vinrent
de toi; toi seule me tins lieu de tout, et je
De vécus que poiu- être ton amie. Voilà c»
que vit la Chaiîlot ; voilà sur quoi elle me
jugea: réponds, cousine, se trompa-t-elle?
Je fis mon frère de ton ami , tu le sais ;
l'amant de mon amie nie fut comme le fils de
ma mère. Ce ne fut point ma raison , mais
mon cœur qui lit ce choix. J'eusse été plus
sensible encore, que je ne l'aurais pa.s autre-
ment aimé. Je l'exiihrassais en embrassant la
plus chère nioltic de toi-même; j'avais pour
garant de la pureté de mes caresses leur pro-
pre vivacité. Une fille traite-t-clle ainsi ce
qu'elle aiiue ? le traitais-tu toi-même ainsi ?
Non , Julie j l'amour chez nou'S est craintif
•et timide ; la réserve et la honte sont ses
iio L A N O U V E L L E
avances , il s'annonce par jcs icliis , et si-tôt
qu'il iransformc cil t'avcurs les caresses , il eu
sait bien ilistin{:;uer le prix. L'amilié est pvo-
ditjMC, mais l'amoiir est avare.
J'avoue que de trop étroites liaisons sont
toujours périlleuses a l'âge où nous étions lui
et moi; mais tous deux le cœur |)lein du même
objet, nous nousaccoutuuiàiues tellement àlc
placer entre nous , qu'à moins de t'anéantir
nous ne pouvions plus arriver l'un à l'aulre.
La faaiiliaritc même dont nous avions pris
la douce habitude, cette laïuiliaritc , dans
tout autre cas si dangereuse, fut alors ma
saiive-"-ardc. Kos stnlmicus dcpendent de
nos idées-, et quand elles ont pris un certain
coins , elles en changent ditlicilcmeut. INous
en avions trop dit sur un ton pour recom-
luencer sur un autre; nous étions déjà trop
loin pour revenir sur nos pas. L'amour veut
faire tout son progrès lui-même, il n'aime
T)oint que l'amitié lui épargne la moitié du
chemin, l^nhii , je l'ai dit autrefois, et j'ai
lieu de le croire encore, on ne prend guère
de baisers coupables sur la même bouche où
l'on en prit d'innocens.
A l'appui de tout cela vint celui que le ciel
destinait à luire le court boaUcur de iua yiç.
H É L O ï 5 "E. 111
Tu le sais, cousine , il ëtai^ jeune, bien fait,
honnête, attentif, complaisant : il ne savait
pas aimer comme ton ami ; mais c'c'tait moi
qu'il aiuriit , et quand on a le cœur libre, la
p;ission ([ui s'adresse a nous a toujours quel-
que chose de contagieux. Je lui rendis donc
du mi( ri tout ce qu'il en restait à prendre ,
et sa part fut encore assez bonne pour ue lui
pas laisser de regret à son choix. Avec cela
qu'avais-je à redouter ? J'avoue même que les
droits du sexe , joints a ceux du devoir , por-
tèrent un moment préjudice aux tiens, et
que Uviéc à. mon nouvel ctat je fus d'abord
plus épouse qu'amie; mais en revenant à toi
je te ra[q)ortai deux cœurs au-llcu d'un, et
je n'ai pas oublié depuis que je suis restée
seule chargée de cette double dette.
Que te dirai-je encore, ma douce amie?
Au retour de notre ancien maître, c'était,
pour ainsi dire, une nouvelle connaissance à
faire : je crus le voir avec d'autres yeux ; je
crus sentir en l'embrassant un frémissement
qui jusqucs-là m'avait été inconnu ; plus cette
cuiotion me fut délicieuse, plus elle me lit
. de peur : je m'alarmai comme d'un crime ,
d'un sentiment qui n'existait pcut-élie que
parce q^u'il u'cUiit plus CiimuKl. Je pensai
112 LA NOUVELLE
trop que ton amant ne l'était plus , et qu'il
ne pouvait plus l'ctrc ; je sentis trop qu'il
était libre et que ;o l'étais aussi. Tu sais 1»
reste , aimable euusiiic , mes frayeurs , mes
scrupules te lurent connus aussi-lot (jn'à moi.
]\Jon C(Tcur sans expérience s'iiiliumlail lelle-
mcut d'un état si nouveau pour lui, que )o
me reprochais moueiuprcbsemenlde le rejoin-
dre , comme s'il n'eut pas précédé le retour de
cetarai. Je n'aimaispointqu'il fijt précisément
où je désirais si fort d'être, et ;c crois que
J'aurais moins soufTert de sentir ce désir pins
tiède que d'imaginer qu'il ne^ fiit pas tout
pour toi.
En lin, je te rejoip;nis , et je fus presqiir
rassurée. Je m'étais moins reproché ma lai-
blesse après t'en avoir fait l'aveu. Près de
toi je me la reprochais moins encore ; )»
crus m'ctro luise à mon tour sous (a j^arde,
et je cessai de craindre pour moi. Jert-solus,
par ton conseil même , de ne j)oinl chanj^er
de conduite avec lui. Il est conslaiil qu'utie
plus grande réserve eût été une espèce de dé-
chiration , et ce n'était que trop de celles
qui pouvaient m'écliapper malgré moi, sans
en faire une volontaire. Je continuai donc^
d'être badine par iioute , cl iamiliètc par
H E L O I s E. TiS
modestie : mais peut-être tout cela se fesant
moins uaturellement ne se fcsait-il plus avec
la même mesure. De folâtre que j'étais , je
devins tout-à-fait folle , et ce qui m'eu ac-
crut la couGauce, fut de sentir que je povi-
Tais l'être impunément. Soit que l'exemple
de ton retour à toi-même me donnât plus
de force pour t'imiter ; soit que ma Julie
épure tout ce qui l'approche, je me trouvai
tout-à-fait tranquille, et il ne me resta de
"Ynes premières émotions qu'un sentiment
très-doux , il est vrai , mais calme et paisible,
et qui ne demandait rien de plus à mon
cœur que la durée de l'état où j'étais.
Oui , chère amie , je suis tendre et sensible
aussi-bien que toi ; mais je le suis d'une
autre manière. Mes aflcctioïis sont plus vives ;
les tiennes sont plus pénétrantes. Peut-être
avec des sens plus animés ai-je plus de res-
sources pour leur donner le change, et cette
même gaieté qui coûte l'innocence à tant
d'autres me l'a toujours conservée. Ce n'a
pas toujours été sans peine, il faut l'avouer.
Le moyen de rester veuve à mon âge , et
de ne pas sentir quelquefois que les jours ne
font que la moitié de la vie? INIais , conmio
tu l'as dit, et comme tu l'éprouves , la sa*
tu LA NOUVELLE
gesse est un grand luoyeii d'être sage; car J
avec toute ta boi.uc coiileiiatiee , je ne le
crois pas daus uu cas fort différent du mien.
C'est alors que rcujouciueiit vient à mon
secours, et fait plus peut-être pour la vertu
que n'eussent fait les graves leçons de la rai-
son. Combien de lois, dans le silence de la
nuit, où l'on ne peut s'échapper à soi-iMeinc,
j'ai chassé des idées importunes en méditant
des tours pour le lendemain ! combien de
fols j'ai sauvé les dangers d'un lète-à-lêto
l)ar une saillie extravagante ! tiens, ma chère,
il y a toujours, quand on est faible, uu
moment où la gaieté devient sérieuse, et co
ïnoment ne viendra point ))our moi. \ oilîi
ce qne je crois sentir, et do quoi je t'ose ré-
poildre.
_\près cela , je te confirme librement tout
ce que je t'ai dit dans rK.lysée snr l'attuehc-
ment que j'ai senti naître , cl sur tout le
l)onheur dont j'ai joui cet hiver. Je m'en
Jivrais de uu-ilicur c<rur au charme de vivre
avec ce ([ne j'aime , en sentant qne je no
désirais rien de plus. .Si ce tems eut duré tou-
jours , je n'en aurais jamais souhaité im
autre. Ma galelc- vcn.-U de contentement et
non darlihce. Je toui„ais eu espièglerie I«
IT É L O ï s E, 1I&
plaisir de m'occnper de lui sans cesse. Je
sentais qu'eu me bornant à rire, je uc m'ap-
prêtais point de pleurs.
Ma foi, ma cousiae , j'ai cru m'apcrcc-
voir quelquefois que le jeu ne lui déplaisait
pas trop à Ini-méme. Le ruse' n'était pas fâché
d'être fàclic , et il ne s'apaisait avec tant de
peine que pour se faire apaiser plus long-
tems. J'en tirais occasion de lui tenir des
propos assez tendres eu paraissant me mo-
quer de lui ; c'était à qui des deux serait le
plus enfant. Un jour qu'eu ton absence il
jouait aux échecs avec ton mari , et que je
jouais au volant avec la Fanchon dans la
même salle , elle avait le mot , et j'observais
notre pliilosophe. A son air humblement
iÏLM- et à la promptitude de ses coups , je vi$
qu'il avait beau jeu. La table était petite ,
et l'échiquier débordait. J'attendis le mo-
ment, et sans paraître y tâcher , d'un revers
de raquette , je renversai léchec-et-mat. Tu
ne vis de tes jours pareille colère ; il était
si furieux que lui ayant laissé le choix d'un
soulllct ou d'un baiser pour ma pénitence ,
il se détourna quand je lui présentai la joue.
Je lui demandai pardon ; il fut inQexible :
il m'aurait laissée ù genoux si je m'y étai»
ïî6 LA NOUVELLE
mise. Je finis par lui faiic une autre pièc»
qui lui fit oublier la première , et nous fumes
meilleurs amis que jamais.
Avec une autre méthode, infailliblement
je m'en serais moins bien tirée ; et je m'a-
pcreus une fois que, si le jeu fiit tloveim
plus sérieux , il eut pu trop l'être. C'était
un soir qu'il nous aeconipap;nait ce duo si
simple et si touchant de Lco , radoa inoriry
bcn Ttiio. Tu chantais avec assez de nc'gli-
geuce , )c n'en fesais pas de méuic ; et ,
comme j'avais une main appuyée sur lecla-
Tecin , au moincnt le plus pathétique et où
j'c'tais moi-même éunie , il appliqua sur
cette main un baiser que je sentis sjir uou
cœur. Je ne connais pas bien les baisers de
l'amour ; mais ce que je peux te dire, c'est
que jamais l'amitié, pas m;'nu- la nôtre,
n'en a donne ni reçu de scmi)!able à celui-
Jà. Ile bien, mon enlanl, après de pareils
momcns que devieiit-on (piand on s'en va
rêver seule, et qu'on emporte avec soi leur
souvenir ? .Moi , je troublai la luusique , il
fallut danser, je lis danser le philosophe, ou
soupa presque en l'air, ou veilla fort avant
dans la nuit , je lus jiie coucher bien lasse,
•t je lie lis qu'un somme.
H E L O I s E. Î17
J'ai donc de fort bonnes raisons pour ne
point gêner mon liumenr ni chanj^cr de
manières. Le moment qni rendra ce chan-
gement nécessaire est si près qne ce n'est pas
Ja peine d'anticiper. Le temps ne viendra que
trop tôt d'être prude et réserve'e ; tandis que
je compte encore par vinu,t , ]e me dépêche
d'user de mes droits ; car passé la trentaine
on n'est plus folle , mais ridicule ; et toa
epiiogueur d'homme ose bien me dire qu'il
ne me reste que six mois encore a retour-
ner la salade avec les doigts. Patience !
j)our payer ce sarcasme , je prétends la lui
retourner dans six ans , et je te jure qu'il
faudra qu'il la mange : mais revenons.
Si l'on n'est pas maître de ses senti-
iiicns , au moins on l'est de sa conduite.
.Sans doute je demanderais au ciel un cœur
plus tranquille ; mais puissé-je à mon der-
nier jour offrir au souverain juge une vie
aussi peu criminelle que celle que j'ai pas-
sée cet hiver ! En vérité je ne me repro-
chais rien auprès du seul homme qui pou-
vait me rendre coupable. Ma chère, il n'en
est pas de mcjue depuis qu'il est parti ; en
m'accoutumant à pensera lui dans son ab-
sence, j'y pense à tous le» iustiins dn jour^
ri» LA NOUVELLE
et je trouve son image j^lus dangereuse qne
sa personne. S'il est loin , je suis amou-
reuse ; s'il est pics , je «e suis que folle ;
qu'il revienne , et je ne le crains plus.
Au chagrin de son eloignement s'est joint»
l'inquictudr de son rcve. Si tu as tout mis
sur le compte de l'amour , tu t'es trompée;
l'araitie' avait part à ma tristesse. Depuis
leur départ je te voyais pâle et changée ; à
chaque instant je pensais te voir toml)cr
malade. Je ne suis pas crédule , mais crain-
tive. Je sais bien qu'un songe n'amène pas
un cvcuenient, mais j'ai toujours jieur que
i'c'vénement n'arrive à sa suite. A jicine oc
ïuaudit rêve m'a-l-il laissé une nuit traii-
quille , jusqu'à ce que je t'aie vue bien remisa
et reprendre tes couleurs. Dussc-je avoir mis
sans le savoir un intérêt suspect à cet em-
pressement , il est sur que j'aurais donné
tout au inonde pour qu'il se IVit montrû
quand il s'en retourna comme im imbc'ciile.
Enfin ma vaine terreur s'en est allée avec
ton mauvais visage. Ta santé, ton appétit
ont plus fait que tes plaisanteries, et je t'ai
vu si bien argumenter à table contre mes
frayeurs , qu'elles se sont lout-à-fait dissi-
pées. Pour surcroît de bonheur il revient,
H E L o ï s r:. IT9
et j'en suis charmée à tous égards. Son re-
toiu- ne m'alarme point, il me rassure ; et
si-tôt que nous le verrons , je ne craindrai
plus rien pour tes joiu's ni pour luon repos.
Cousine , conserve-moi mou amie , et ne
sois point en peine de la tienne ; Je réponds
d'elle tant qu'elle t'aura Mais , mon
33 1 E u , qu'ai-je donc quim'inquicte encore,
et me serre le cœur sans savoir pourquoi ?
Alil mon enfant, fnudra-t-il un jour qu'une
des deux survive à l'autre ? ]Malhcur à celle
sur qui doit tomber un sort si cruel ! elle
restera peu digue de vivre , on sera morte
avant sa mort.
Pourrais-tu me dire à propos de quoi je
m'épuise en sottes lamentations ? Loin de
nous CCS terreurs paniques qui n'ont pas le
sens conunun ! au-lieu de parler de mort,
parlons de mariage, cela sera pins amusant.
Il y a long-temps que cette idée est venne à
ton mari, et s'il ne m'en eût jamais i)arlé,
peut-être ne me iïit-elle point venue à moi-
même. Depuis lors j'y ai pensé quelquefois,
et toiîjonrs avec dédain, l-'i ! cela vieillit
une jeune veuve ; si j'avais des enfans d'iui
Mcond lit, je mo croirais la grand'nun- de
ocux du premier. Je te trouve au*si fort
120 L A N O U V E L L E
bonue de faire avec Icgcrctc les honneurs de
ton amie , et de regarder cet arrangement
comme un soin de ta bénigne charité. Oh
bien , je t'apprends , moi , que toutes les
raisons fondées sur tes soucis ol)ligeans no
valent pas la moindre des miennes contre ua
second mariage.
Parlons sérieusement , je r.'ai pas l'ainc
assez basse pour faire entrer dans ces raisons
la honte de me rétracter diin engagement
téméraire pris avec moi seule, ni la crainte
du bl.hue en fe.sant mon devoir, ni l'inéga-
lité d's fortunes dans un cas où tout Ihon-
ueur est pour celui des deux à qui l'autre
veut bien devoir la sienne : mais, sans ré-
péter ce que je t'ai dit tant île fois sur mou
humeur indépendanle et sur mon éloigue-
ïnent naturel pour le joug du mariage , je
me tiens à une seule objection , et je la tire
de cette voix si sacrée que personne au
inonde ne respecte autani que loi ; lèv»
cette objection , cousine , et )e me rend.l.
Dans tous ces jeux qui te donnent tant
d'eflroi ma conscience est tranquille. Le sou-
venu- de mon mari ne me fait point rougir;
j'aime à l'appeler à témoin de mou inno-
ccucc , et pour(j[uoi craindrais-jc de faire de-»
yaut
H É L O ï s E. t2f
rant son image tout ce que je f&sais autre-
fois devant lui? Eu serait-il de même, ô
Julie ! si je violais les s-aints engagcmeus
qui nous unirent , que j'osasse jurer à ua
autre l'amour éternel que je lui jurai tant
de fois , que mon coeur indignement parta-
gé dérobât à sa mémoire ce qu'il donnerait
à son successeur, et ne pût, sans offenser
l'un des deux , remplir ce qu'il doit à l'au-
tre ? Cette même image qui m'est si chère
ne me donnerait qu'épouvante et qu'effroi;
sans cesse elle viendrait empoisonner mou
bonheur; et son souvenir , qui fait la dou-
ceur de ma vie , en ferait le tourment.
Comment oses-tu me parler de donner uu
successeur a mon mari, après avoir juré de
n'en jamais donner au tien ? comme si les
raisons que tu m'allègues t'étaient moins
applicables en pareil cas! Ils s'aimèrent?
c'est pire encore. Avec quelle indignation
verrait-il uu homme qui lui l'ut si cher
usurper ses droits et rendre sa femme infi-
delle ! Enfin, quand il serait vrai que je ne
lui dois plus rien à lui-même , ne dois-je
rien au cher gage de son amour, et puis-je
croire qu'il eut jamais voulu de moi , s'il
•lit prévu que j'eusse un jour exposé sa fille
^'ouyellt //X'ioïse. Tom« IV. C
122 LA N O U r F î, L E
unique à se voir coiifondue arec les cufana
d'un autre ?
Encore un mot , et j'ai fini. Qn'i t'a dit que
tous les obstacles viendraient de moi seidc ?
En repondant de celui que cet engaj^e-
ment rcj^arde , n'as-tu point plutôt consulte
ton désir que ton pouvoir ? (^)uand tu serais
sûre de son aveu, n'aurais-tii donc aucun
scrupidc i\v m'odrir un cœur use par une
autre passion ? (Irois-lu que le mien dût
fi'cu contenter , etquu je pusse être heureuse
avec un liounnc que je ne rendrais pas heu-
reux ? Cousine , pcnscs-y mieux ; sans exi-
ger plus d'amour que je n'en puis ressentir
moi-même, tous les senlimcns que j'accorde,
je veux qu'ils me soient rendus , et je suit
trop honnête femme pour pouvoir me passer
de ]>laire à mon iiuiri. (>uv\ î7,arant as - tu
donc de tes cspe'rances ? un certain plaisir
à se voir qui peut être l'eRet de la seule
amitié ; un transport passat;er qui peut
naître à notre àj;c de la seule dillVrence da
sexe ; tout cela sulTit-il pour les fonder ? Mi
ce Irans ort eût prodiut (pirlque sentiment
durable, est-il croyable qu'il s'en fût tu ,
ïu)u-seulement à moi, mais h toi, mais S
t-oii jLuari, de qui ce propos n'eût pu qu ctï»
H E L O 1 s E. 123
favorableincnt reçu ? Eu a-t-il jaanais dit un
mot à personne ? Dans nos téte-à- tête a-t-il
jamais été question que de toi ? a-t-il jci-
luais etc question de moi dans les vôtres ?
Puis-jc penser que , s'il avait eu là-dessus
quelque secret pénible à garder, je n'anrais
jamais aperçu sa contrainte, ou qu'il ue lui
serait jamais ccliappé d'indiscrétion ? Enfin
même depuis son départ, de laquelle de nous
deux parle-t-il le plus dans ses lettres, de la-
quelle est-il occupe dans ses songes? Je t'ad-
mire de me croire sensible et tendre , et de ne
pas imaginer que je me dirai tout cola ! Mais
j'aperçois vos ruses , ma mignone. C'est
pour vous donner droit de représailles qne
vous m'accusez d'avoir jadis sauvé luon
cœur aux dépens du vôtre : je ue suis pas
Ja dupe de ce tour-là.
Voilà toute ma confession , cousine. Je l'ai
faite pour l'éclairer et non pour (c contre-
dire. 11 me reste à te déclarer ma résolution
sur cette afîàire. Tu connais à présent mon
intérieur aussi-bien et ])eut-élre mieux que
ïiioi-méme; mon bonneiu" , mon bonlicnr te
sont cliers autant qu'à moi , et dans le calme
des passions , la raison te fera mieux voir
OÙ je dois trouver l'uu et l'aufrc. (Uuuge-
Î24 LA NOUVELLE
toi donc de rua conduite , je t'en remets
rentière direction. Rentrons dans noire état
naturel et changeons entre nous de métier,
jious nous en tirerons mieux toutes deux.
Gouverne , je serai docde ; c'est à toi de vou-
loir ce que je dois faire, à moi de faire ce
que tu voudras. Tiens mon amc à couvert
dans la tienne ; que sert aux inséparables
d'en avoir deux ?
Ab çà,revenonsà présenta nos voyaf;purs;
mais j'ai déjà tant parlé de l'un que je n'ose
plus parler de l'autre , de peur que la diUe-
rence du style ne se fît un peu trop sentir,
et que l'amitié même que j'ai pour l'an^laii
ne dît trop en faveur du suisse. Et puis, que
dire sur des lettres qu'on n'a pas vues ? Tu
devais bien au moins m'envoyer celle de
milord Edouard ; mais lu n'as ose l'envoyer
sans l'autre , et tu as fort bien fait lu pou-
vais |)ourtant faire mieux encore... Ab ! \ ivent
les duof^nes de vinj^t ans ! elles sont plus trai-
tables qu'à trente.
Il faut au moins que jr me venge en l'ap-
prenant ce que tu as opéré pir cette belle
réserve , c'est de me faire imaj;iner la lettre
ru question..., cette lettre si cent fois
plus si , qu'elle ne l'est réellement. De dépit,
H É L O ï s E. 125
je me plais à la rcinplir de choses qnî n'y
sauraient être. Va , si je n'y suis pas adorée
c'est à toi que je ferai payer tout ce qu'il eu
faudra rabattre.
En vérité', je ne sais après tout cela com-
ment tu m'oses parler du'courricr d'Italie. Ta
prouves que mon tort ne fut pas de l'attendre,
mais de ne pas l'attendre assez long-temps.
Un pauvre petit quart-d'hcurcdcplus , j'allais,
au-devant du paquet , je m'en emparais la
première , je lisais le tout à mon aise , et
c'était mon tour de me faire valoir. Les raisins
sont trop verds; on me retient deux lettres ;
mais j'en ai deux autres que, quoi que tu
puisses croire, je ne changerais sûrement pas
contre celles-là , quand tous les si du monde
y seraient. Je te jure que si celle à'HcnrietfK
ne tient pas sa place h côté de la tienne, c'est
qu'elle la passe , et que ni toi ni moi n'écri-
rons delà vie rien d'aussi joli. Et puis on se
donnera des airs de traiter ce prodige de petite
impertinente ! Ah ! c'est assurément pure
jalousie. En effet, te voit-on jamais devant
elle à genou\ lui baiser humblement les deux
mains l'une après l'autre? Grâces à toi, la
Toilà modeslo conune ui,e vierge, et grav»
comme uu Caion • respectant tout le monde ^
ï26 I. A N O U Y E I. L E
jusqu'à sa mire ; il n'y a plus le mot \)o^^T
j-ire à ce qu'elle dit; à ce qu'elle eerit, nasse
encore, Aussi depuis que )'ai découvert ce
nouveau talent , nvaut qui> tu gâtes ses
lellies comme ses propos , je compte établir
de sa chauduT à la mienne \n\ connier
d'Italie , dont on u'escamotcia point les
paquets.
Adieu, petite cousine, voilà des réponses
qui t'a|)prcndront à respecter mou crédit
lenaissant. Je voulais te |)arlei de ce pays et
de ses linbitans, mais il i'aul mettre lin à ce
Vohune, cl puis tu m'as toute brouillée avco
tes fantaisies, et le mari m'a presque fait
oublier les bôles. Comme nous avons encore
cinq ou six jours à rester ici, et que j'aurai
3c temps de mieux revoir le peu que j'ai vu,
tu ne perdras rien pour attendre, et tu peux
compter sur un second tome avant luou
départ.
H É L O ï s E. 127
LETTRE III.
l^ E M I LO B D É D O LA R D
A M. DE WOLMAR,
iNoN, cher Wolniar , vous ne vous êtes
point trompé ; le jeune homme est si'ir ; mais
nioijeue le suis guère, et j'ai failli payer cher
l'expérieucc (jui m'en a convaincu. Sans lui,
je succombais moi-même à l'cprcuve que je
lui avais destnie'e. Vous savez que pour con-
tenter sa reconnaissance et remplir sou cœur
de nouveaux objets, j'art'ectais de donner à
ce voyage plus d'importance qu'il n'eu avait
rc'clleuicnt. D'anciens penchans à flatter , une
Tieillchabitudcà suivre encore une fois , voilà ,
avec ce qui se rap[)ortait à Saint-Preux y
tout ce qui m'engageait a l'entreprendre.
Dire les derniers adieux aux attaehemeus de
ma jeunesse, ramener un ami parfaitement
guéri , voilà tout le fruit que j'en voulais
recueillir.
Je vous al marqué que le son-cçc de Tille-
neuvc m'avait laisse des inquiétudes. Ce songo
Uic rendit suspects les trausporls de joie aux-
128 LA NOUVELLE
quels il s'était livre quand je lui avais annonce'
qu'il e'tait le maître d'élever vos enfans, et
de passer sa vie avec vous. Pour mieux l'ob-
server dans les cfTnsioiis de son cœur, j'avais
d'abord prévenu ses difficultés ; en lui décla-
rant que je m'établirais moi-même avec vous,
je ne laissais plus à sou amitié d'objections
amelairc: mais de nouvelles résolutions ni«
firent cliangcr de langage.
Il n"cut pas vu trois fois la marquise qu«
nous fumes d'accord sur sou compte. ]Mal-
henreusexnent [)our elle elle voulut le gagner,
et ne fit que lui montrer ses artlGces. L'infor-
tunée ! que de grandes qualités sans vertu !
que d'aujoursans honneur! cet amour ardint
et vrai me touchait , m'atlaciiait , nourrissait
lemien: maisil prit la teintcdeson amenoirc,
et finit par me faire horircur. Il ne fut plus
question d'elle.
(^uaiid il eut vu f,nu?e , qu'il connut son
corur, ta beauté, son esprit, cl cet attache-
ment sans «emple, trop fait pour me rendre
heureux , je résolus de me servir d'elle pour
bien éclaircir l'état de ^'i/////-/^rf7/.i-. Si j'épou.s»
Lttj/rc , lui dis-je, mon dessein n'est j)oint
de la mener à Lotulres où quelqu'un pourrait
la rccouuaîlre, mais daus des lieu.-s où l'o»
H É L O ï s E. 129
sait honorer la vertu par-tout où elle est ;
vous remplirez votre emploi, et nous ne
cesserons point de vivre ensemble. Si je ne
réponse pas, il est temps de me recueillir.
Vous connaissez ma maison d'Oxfort-shirc ,
et vous choisirez d'élever les eufans d'un de
vos amis , ou d'accompagner l'autre dans
sa solitude. Il me fit la réponse à laqueiîœ
je pouvais m'atteudre; mais je voulais l'ob-
server par sa conduite. Car si pour vivre à
Clanns il Tavorisait un mariage qu'il eût dû
blâmer, ou si dans cette occasion délicate il
préférait à son bonheur la gloire de son ami ,
dans l'un et dans l'autre cas l'épreuve était
faite , et son cœur était jugé.
Je le trouvai d'abord tel que je le désirais ;
ferme contre le projet que je feignais d'avoir ^
et armé de ton tes les raisons qui devaient m'cm-
pêclicr d'épouser Lanrc. Je sentais ces raisons
jnieux que lui , mais je la voyais sans cesse ,
et je la voyais affligée et tendre. Mon cœur,
lout-à-fait détaché de la marquise , se fixa
par ce commerce assidu. Je trouvai dans les
scntinieiis de Laiire de quoi redoubler ratta-
chement qu'elle m'avait inspiré. J'eus honte
de sacrifier à l'opinion , que je méprisais ,
l'estime que je devais à son mérite ; ne devais-
ï3o LA NOUVELLE
je lien aussi à l'cspc'raucc que je lui avais
doniie'c , sinon par mes discours, au moins
par mes soins ? Sans avoir rien promis , ne
j-ien tenir c'était la tromper; celle tromperio
était barbare. Enlin joignant à mon pen-
chant une espèce de devoir, et songeant plus
à mon ])oniicnr qu'à ma gloire, j'achevai do
î'ainier par raison; je résolus do pousser la
feinte aussi loin qu'elle pouvait aller, et
jusqu à la réalité même , si je ne pouvais
m'en tirer autrement sans injustice.
Cependant je sentis auguienler mon inquie'^
tndc sur le compte du jeune lionune, voyant
qu'il ne remplissait pas dans toute sa force le
ïôlc dont il s'était charge. Il s'opposait à mes
vues , il improuvait le nœud que je voulais
former; mais il cumbatlait iiuil mon inclina»
lion nais.'îantc, et me parlait de JLaure a\Tc
tant d'éloges qu'en paraissant mo détourner
de l'cjîouser , il augmentait mon penchant
Jiour elle. Os contradictions m'alanuèrent.
,7e ne le trouvais point aussi iVrnie qu'il aurait
dii l'être. Il .-^euddait n'oser heurter de front
jnon .sentiment, il mollissait contre ma résis-
tance, il craignait de me fâcher, il n'avait,
point à mon gré pour son devoir l'intréiJidilé
cju'il inspire à ceux qui l'aiment.
li Ë L OÏ s E. i3£
D'aiifrcs observations augmentcreùt ma
df'liaiicc; je sus qu'il voyait Laure en secret,
je remarquais entr'eux des signes d'intelli-
gence. L'espoir de s'unir à celui qu'elle avaifc
tant aime ne la rendait point gaie. Je lisais
bien la niênie tendresse dans ses regards,
Inais cette tendresse n'était plus méle'e de
joie à u!on abord , la tristei;se y dominait tou-
jours. Souvent dans les pins doux e'panche-
mens de son cœur, je la voyais jeter sur Ig
jeune liorunic un coup d'œil à la dérobée
et ce coup d'œil était suivi de quelques larmes
qu'on cherchait à me cacher. Enfin lemvstèrei
lut poussé au point que j'en fus alarmé. Jugez
de ma surprise. Que pouvais-je penser 2
li'avais-je réchauflé qu'un serpent dans mou
sein? Jusqu'où n'osais-je point porter mes
soupçons et lui rendie son ancienne injus-
tice ? Fail)les etmalhcureuvque noussommes ,
c'est nous qui lésons nos propres maux .' pour-
qnoi nous plaind.c que les méchans nous
tounnententj.Mlesbonssetourmeutentencoro
entr'eux ?
Tout c<-la ne lit qu'achever de me déteniîi-
iier. (^)uoique j'ignorasse le fond de cette
intrigue, je voyais que le cœur de Z.7,/rc' étais
tuu)uurs le uicHie, ck cette épreuve ne ii>g 1«
532 L A ^^ O U V E L L E
rendait que plus dure. Je luc proposai»
d'avoir uuc c^pVicatiou avec elle avant la cou-
clusion ; mais )• voulais attendre jusqu'au
dernier ruouu nt , pour prendre auparavant
par moi-uièn.e tous les eclaireisseniens pos-
sibles. Pour lui, jetais résolu de me con-
vaincre , de le convaincre , enlin d'aller
iusqua.i bout avant que de lui rien dire , n.
de prendre un parti par rapport a lui , pre-
Tovant une rupture infaillible , el ne voulant
pas mettre un bon naturel et vingt ans d'hon-
iKur en balance avec des ^^oupçons.
La marquise n'Ignorait rien de ce qu. se
passait entre nous. Elle avait des ep.es dan,
le couvent de Z^//r^, et parvint à savo.rqu .1
était question de mariage. H u'eu iallut pas
davantage pour réveiller ses fureurs ; ello
m'écrivit des lettres menaçantes. Elle lit plus
qnc d'ccrirc; mais comme ce n'ctalt pas la
première fols , cl que nous étions sur nos
gardes, ses tentatives furent vaines. J'eus
seulement le plaisir de voir dans l'oceaslon ,
que Saint-Preux savait paj er de .*a peisonne ,
«t i-.c Miarehandail pas sa vie pour sauver celle
«l'un ami.
Vaincue par les transports de sa ra-e, la
marquiéc tomba malade, et ne se releva plus.
H É L O ï s E. t33
Ce fut là le terme de ses tourmens ( ^ ) et
de ses crimes. Je ne pus apprendre son e'tat
sans"eu être afflige. Je lui envoyai le docteur
JEsifin ; Sa/nt-Prei/x j ÏLit de ma part: eli»
ne voulut voir ni l'unni l'autre; elleue voulut
pas même entendre parler de iiu)i, et m'ac-
cabla d'impre'cations horribles cbaf|ue fois
<ja'elle entendit prononcer mou nom. Je
gémis sur elle, et sentis mes blessures prêtes
à se rouvrir ; la raison vainquit wicore, mais
j'eusse e'té le deiuier des hommes de songer
au mariage , tandis qu'une femme qui me
fut si chère était à rextréinité. Saini-Prcnx
craignant qu'enfin je ne pusse résister au désir
delà voir, me proposa le voyage de Napics,
et j'y consentis.
Le surlendemain de uotre arrivc'e , je le vis
jcntrcr dans ma chambre avec une contenance
ferme et grave , et tenant une lettre à la main.'
Je m'écriai: La marquise est morte ! Plût à
Dieu ! reprit -il froidem^ent : il vaut mieux
n'être plus que d'exister pour mal faire; mais
ce n'est pas d'elle que je viens vous parler;
écoutez-moi. J'attendis en silence.
(s) Par la lettre de milortl Edouard, ci-rle^ant
»upj)iimée , on voit qu'il pensait qu'à la niorc
des inôclians leurs aines étaient anéanties.
j\' OU y elle H c loi se. Tome IV. H
i34 LA NOUVELLE
Milovd , me dit-il , en me donnant le saint
rom d'ami , vous m'apprîtes à le porter. J'ai
rempli la fonction dont vous m'avez charge ,
et vous voyant prêt ù vous oublier, j'ai dû
vous rappeler à vous-même. Vous n'avez pu
Tompre une chaîne que par une autre. Toutes
deux étaient indignes de vous. S'il n'eut été
question que d'un mariage inégal, je vous
aurais dit : Songez que vous êtes pair d'An-
gleterre, et renoncez aux honneurs du monde ,
ou respectez l'opinion. Mais un mariage
abject ! . . . . vous ! .. . . choisissez mieux votre
t'pouse. Ce n'est pas assez qu'elle soit ver-
tueuse; elle doit être sans tache la femme
6." Edouard Uoivston n'est pas facile?» trouver.
Voyez ce que j'ai fait.
Alors il me remit la lettre. Elle était de
J.avre. Je ne l'ouvris pas sans émotion.
L'amour n vaincu , me disait-elle; roux
avez roula m'cpouscr ; je suis contente.
J'otrc ami m'a dicté mon devoir ; /<• le
remplis sans regret. Kn rous déshonorant
j'aurais vécu malheureuse ; en vous laissant
votre é;loire je crois la partager. Le sacrifice
tie tout mon bonheur à un devoir si cruel
vie fait oublier la honte de ma jeunesse.
u4dicu ; dès cet instant je cesse d'être en
H Ê L O ï s E. îS5
votre pout'oir et au inien. A dieiipoitr jamais.
O IL douar d! ne portez pas le désespoir dans
ma retraite ; écoutez mon dernier vœu. A e
donnez à nul autre une place que je n'ai pu
remplir. Il fut au monde un cœur fait pour
vous , et c'était celui de Laure.
"L'agitation m'empêchait de parler. Il pro-
fita de mon sileuce pour me dire qu'après
mon départ elle avait pris le voile dans le
couvent où elle était pensionnaire; que la
eourdeRome, informée qu'elle devait épouser
\\\\ luthérien , avait donné des ordres pour
m'empccher de la revoir , et il m'avoua IVau-
chement qu'il avait pris tous ces soins de
concert avec elle. Je ne mi'opposai point h
vos projets^ continua-t-il , aussi vivement
que je l'aurais pu, craij:,nant un retour à la
marquise, et voulant donner le change à
cette ancienne passion par celle de JLoure.
En vous voyant aller plus loin qu'il ne fallait,
je fis d'abord parler la raison ; mais aN'ant
trop acquis par mes propres fautes le droit
deinc dtiierd elle, je sondai le cœur CicL,aure ,
et y trouvant toute la jçéncrosité qui est insé-
parable du véritable amour , je m'en prévalus
pour la porter au sacri liée qu'elle vient défaire.
L'assurance de n'être plus l'objet de votre
li 2
a36 L A N O U V E L L E
mépiis lui releva le courage et la rendit plus
di^^ne de votre estime. Elle a fait son devoir ;
il faut faire le vôtre.
Alors s'approtbant avec trausport , il me
dit en me serrant contre sa poitrine : Ami ;
je lis dans le sort commun que le ciel nous
envoie la loi commune qu'il nous proscrit.
Le règne de l'amour est passe, que celui de
l'amitié commente; mon cœur n'entend plus
que sa voix sacrée, il neconnaîl plusd'aiiUe
chaîne que celle qui me lie à loi. (Jioisis le
scjonr que tu veux liai)iter. Clarens , Di^fort ,
Londres Paris ou Rome; tout uic convient
pourvu que nous y vivions ensemble. Va,
viens où tu voudras ; cberche un asile, en
quelque lîcu que ce puisse être , jo le suivrai
par-tout. J'en fais le scrutent solemnel a la
face du Dieu vivant , je ne te quitte i)lus qu'à
la mort.
Je fus touché. Le zèle et le feu de cet ar-
dent jeune iiomme éclataient dans ses j-cuï.
J'oubliai la marquise et Laiire. (^uc peut-
on regretter au monde quand on y conserve
un ami ? Je vis aussi , par le parti qu'il
prit sans hésiter dans cette occasion , qu'il
était guéri véritablement et que vous n'aviez
pas perdu vos peines ; cutin j'osai croire.
H É L O 1 s E, 337
par le vœu qu'il fit de si bon cœur , de
rester attaché à moi , qu'il l'était plus k
la vertu qu'à ses anciens penchans. Je puis
donc vous le ramener en toute confiance :
oui, cher TP^olmar , il est digne d'élever des
hommes , et qui plus est , d'habiter votr»
maison.
•Peu de jours après j'appris la mort de la
marquise ; il y avait loug-tcmps pour moi
qu'elle était morte : cette perte ne me toucha
plus. Jusqu'ici j'avais regardé le mariaga
comme une dette que chacun contracte à sa
naissance envers son espèce , envers son pays,
et j'avais résolu de me marier , moins par
inclination que par devoir : j'ai changé de
sentiment. L'obligation de se marier n'est pas
conuuune à tous : elle dépend pour chaqu»
honunc de l'état où le sort l'a placé ; c'est
pour le penplc , pour l'artisan , pour le vil-
lageois , pour les hommes vraiment utiles que
le célibat est illicite : pour les ordres qui do-
minent les autres, auxquels tout tend sans
cesse, et qui ne sont toujours que trop rem-
plis , il est permis et même couvenable. Sans
cela , l'Etat ne fait que se dépeupler par la
multiplication des sujets qui lui sont à charge.
Les hommes auront toujours assez do mailics ,
H 'i
i38 LA NOUVELLE
et rAnglctcnc manque! a plutôt de laboureurs
que de pairs.
Je me crois donc libre et maître de moi
dans la condition où le ciel ui'a lait n;:itre.
A l'âge où )e suLsoii ne repare plus les pertes
que mon cœur a faites. Je le dévoue à cul-
tiver ce qui me reste , et ne puis mieux lo
rassemblerqu'àClarens. J'accepte donc toutes
vos ollVes, sous les conditions que ma fortuiro
y doit mettre , afin qu'elle ne me soil pas
inutile. Après l'engagement qu'a pris Si^irit-
JR/ei/x,]c n'ai plus d'autre moyen de le tenir
auprès de vous que d'y demeurer moi-
niêuie , et si jamais il y est de trop , il mo
sulTira d'en ])artir. Le seul embarras qui me
reste est pour mes voyages d'Angleterre ;
car quoique je n'aie plus a\icun crédit dans
le parlement , il me sulFit d'en être mend)rc
pour laire mon devoir jusqu'à la lin. Mais
j'ai un collègue et un ami si'ir, que je puis
cliargerde ma voi\ dans les aiïaires courantes.
Dans les occasions où je croirai devoir m'y
trouver moi-même , notre élève pourra m'ao
conipagner , même avec les siens quand ils
seront un peu plus graiuls , et que vous vou-
drez bien nous les conlier. Os voyages no
sauraicut que leur cire utiles et ne seront
H É L O ï s E. i39
pas assez longs pour affliger beaucoup leur
mère.
Je n'ai point montre' cette lettre a Saint-
Preux : ne la montrez pas entière à vos
dames; il convient que le projet de cette
épreuve ne soit jamais connu que de vous et
de moi. Au surplus , ne leur cachez rien d«
ce qui fait lionneurà mon digne ami, même
à mes dépens. Adieu , cher Tfohnar. Je vous
envoie les dessins de mon pavillon. Réfor-
mez , changez comme il vous plaira ; mais
faites-y travailler dès-à-présent , s'il se peut.
J'en voulais ôter le sallon de musique , car
tous mes goûts sont éteints, et je ne me soucie
plus de rien. Je le laisse à la prière de Sair.t-
Preux qui se propose d'exercer dans ce salloa
vos enfans. Vous recevrez aussi quelques
livres pour l'augmentation de votre biblio-
thèque. Mais que trouvcrez-vous de nouveau
dans des livres ? O fPolmar ! il ne vous
manque que d'apaeudre à lire dans celui
de la nature , pour être le plus sage des
mortels.
H4
740 LA NOUVELLE
LETTRE IV.
VE 31. DE WOLM^R A MILORD
EDOUARD. .
3 E nie suis attendu , cher Bomston , au
deiioncniciit de vos longues aventures. Il eut
paru bien étrange qu'ayant résiste si long-
temps d vos peiiclians , vous eussiez attendu
pour vous laisser vainere qu'un ami vînt
vous soutenir ; quoiqu'il vrai dire ou soit
souvent plus faible en s'appuyant sur uu
autre , que quand on ne eonipte que sur soi.
J'avoue |)ourtaiit que je lus alarme de votre
dcriiirre lettre où vous m'annoneiez votre
mariage avec ].aiirc couune une aflaire ab-
soluuient décidée. Je doutai de l'evciu^ment
inaigre votre assurance , et si mon ntlento
eut été trompée , de mes jours je n'aurais
revu Saint-Preux. Vous avez fait tous deux
ce que j'avais espéré de l'un et de l'autre ,
et vous avez trop bien justifié le jugeuunt
que j'avais porté de vous , pour que ^ ne
sois pas charmé de vous voir reprendre nos
jneiuiers.Tirangemcns. Venez , honmus rares,
augmenler et parl.iger le bonheur de celtR
maison. (^)uoi qu'il en soit de l'espoir des
H É L O I s E. Ï41
croyans dans l'autre vie , j'aime à passer
avec eux celle-ci , et je sens que vous m©
convenez tous mieux tels que vous êtes que
si vous aviez le malheur de penser comrn*
moi.
Au reste vous savez ce que je vous dis sur
son sujet à votre départ. Je n'avais pas besoin
pour lefuger,de votre épreuve ; car la mienne
était faite , et je crois le connaître autant
qu'un homme en peut connaître un autre.
J'ai d'ailleurs plus d'une raison de compter
sur son cœur , et de bien meilleures cau-
tions de lui que lui-même. (Quoique dans
■votre renonceuieut au mariage il paraisse
-vouloir vous imiter , peut-être trouvcrcz,-
vous ici de quoi l'engager a changer de
système. Je m'expliquerai mieux après votre
retour.
(pliant à vous , je trouve vos distinctions
sur le célibat toutes nouvelles et fort subtiles.
Je les crois même judicieuses pour le poli-
tique qui balance les forces respectives de
l'Etat, alin d'eu maintenir l'équilibre: mais
je ne sais si dans vos principes ces raifioiis
sont assez solides pour dispenser les parti-
culiers de leur devoir envers la nature. 11
semblerait que la vie est uu bien qu'on u©
H5
142 LA NOUVELLE
reçoit qu'à la charge de le transmet irc^ une
sorte de substitution qni doit passer de race
en race , et qne quiconque eut un père est
oMige' de le devenir. C'était votre scntiuient
jusqu'ici , c'était une des raisons de votre
Toyage ; mais Je sais d'où vous vient celte
tiouvcllc philosoj)hie , et j'ai vu dans le liillet
de Lmire un argument auquel votre coeur n'a
point de réplique.
La petite cousine est depuis huit ou dix
jours à Genève avec sa faindlepour des eiu-
pkttes et d'antres allaires. Nous l'attendons
de retour de jour en jour. J'ai dit à ma
femme de votre lettre tout ce qu'elle en de-
vait savoir. Nous avions appris par M. Aiiof
que le mariage était rompu; mais elle igno-
rait la part qu'avait Sniiit-Preux à cet cvc-
iicment. Soyczsi'irqu'clie n'apprendra jamais
qu'avec la plus vive joie tout ce qu'il fera
pour uièriter vos hienrails cl justifier votre
estime. Je lui ai montre les dessins de votre
pavillon : elle les trouve de très-bon gont ;
nousy ferons pourtant quelques cliaiigcmens
qne le local exige el qui rendront voire loge-
ment plus conunodc ; vous les approuverez
sûrement. Nous attendons l'avis de Claire
avaut d'y toucher; car vous savez qu'on uo
H É L O ï s E. 143
peut rien faire sans elle. En attendant j'ai
déjà mis du monde en œuvre , et j'espère
qu'avant l'hiver la maçonnerie sera fort
avancée.
Je vous remercie de vos livres : mais je ne
lis plus ceux que j'entends , et il est trop
tard pour apprendre à lire ceux que je n'en-
tends pas. Je suis pourtant moins ignorant
que vous ne m'accusez de l'être. Le vrai livre
de la nature est pour moi le cœur des hommes,
et la preuve qne j'y sais lire est dans mon
amitié pour vous.
LETTRE V.
DE MADAME D' O R J3 E
A MADAME DE Fi^OLMAR.
J'ai bien des {griefs , cousine , à la charge
de ce séjour. Le plus grave est qu'il me donne
envie d'y rester. La ville est charmante , les
habitans sont hospitaliers , les mœurs sont
honnêtes, et la liberté^ que j'airne sur toutes
choses , semble s'y être réfugiée. Plus je con-
. temple ce petit Etat, plus je trouve qu'il est
beau. d'avoir une patrie , et DiKu garde de
mal tous c«ux qui pensent eu avoir une , et
H 6
144 LA NOUVELLE
n'ont pourtant qu'un pays ! pour moi , jo
stns que si j'étais iicc dans celui-ci , j'aurais
l'auic toute romaine. Je n'oserais pourtant
pas trop dire ii présent :
Rome n'est plus à Rome, elle est toute où je suis,
car j'aurais peur que dans ta malice tu n'al-
lasses penser le contraire. IVlais pourquoi
donc Rome , et toujours Rome ? Restons à
Genève.
Je ne te dirai rien de l'aspect du pays. Il
ressemble au notre, excepte' qu'il est moins
xuontneux, plus champêtre, et qu'il n'a pas
des chalets si voisins (/). Je ne te dirai rien,
non plus, du j;ouvernement. Si Ditu ne
t'aide, mon père l'en parlera de reste : il passe
toute la journée à poliliquer avec les magis-
trats dans la joie de son cœur, et je le vois
de;à très -mal édilié que la gazette parle
si peu de Genève. Tu peux juger de leurs
conférences par mes lettres, (^uand ils m'ex-
cèdent, je me derohe , et je t'ennuye pour
me de'scnnuver.
Tout ce qui m'est resté de leurs longs
entretiens, c'est beaucoup d'estime pour le
(t) L'éditeur les rroît un pfu rapprochés.
H É L O ï s E. Î45
grand sens qui règne en cette ville. A voir
l'action et rc'action mutuelles de toutes les
parties de l'Etat qui le tiennent eu équilibre ,
ou ne peut douter qu'il n'y ait plus d'art et
de vrai talent employe's au gouvernement de
cette petite république , qu'à celui des plus
vastes empires, où tout se soutient par sa
propre masse , et où les rênes de l'Etat peu-
vent tomber entre les mains d'un sot, sans
que les aCFaires cessent d'aller. Je te réponds
qu'il n'en serait pas de même ici. Je n'entends
jamais parler à mon père de tous ces grands
luinistres des grandes cours, sans songer à
ce pauvre musicien qui barbouillait si fière-
ment sur notre grand orgue (//) à Lausanne,
et qui se croyait un fort habile homme parce
qu'il lésait beaucou|>-de bruit. Cvs gens-ci
n'ont qu'une petite épinettc, mais ils en sa-
vent tirer une bonne harniouir , quoiqu'elle
8oit souvent assez mal d'accord.
(lOll y a\ au grande orgue. Je remarquerai
pour ceux de nos. Suisses et Genevois qui se
piquent (le parler correctement que le mot orgue
est masculin au singulier , léminin au phuiel ,
et s'emploie également dans les deux nombres,
mais le sliii^ulier est plus élégant.
146 LA NOUVELLE
Je ne te dirai rien non plus mais à
force de ne te rien dire , je ne linirais pas.
Parlons de quelqne chose ponr avoir plutôt
fait. I.c (jenevois est de tous les |)eiiples du
monde celui qui caclic le moins son carac-
tère, et qu'on connaît le plus pronijjloruenl.
Ses mœurs , ses vices mêmes sont uiêles de
franchise. Il »e sent naturellement bon , et
cela lui suHit pour ne pas craindre de se
montrer tel qu'il est. Il a do la gc'uérosite',
du sens , de la pénétration ; mais il aime
trop l'argent ; défaut que j'attribue à sa
situation qui le lui rend nécessaire ; car
le territoire uc sullirait pas pour nourrir les
habitaus.
Il arrive de-Ki que les Genevois , ej)ars dans
l'Europe pour s'enrichir, imitent les grands
airs des étrangers, et après avoir pris Us vices
des pays où ils ont vécu (.r) , les rapportent
chez eux en triomphe avec leurs trt-sors. Ainsi
le luxe des autres peuples leur fait mépriser
leur antique simplicité ; la ficrc liberté' leur
paraît ignoble ; ils se forgent des fersd'argenl,
non comme une chaîne , mais connue un
ornement.
( X ) Mainlcnaiic nn no leur iloniir plus la peiiiO
de les aller clieixiicr , vu les leur porte.
H É L O ï s E. 147
Hc bien , ne me voilà-t-il pas encore dans
cette maudite politique ? Je m'y perds, je
m'y noie, j'en ai par-dessus la tête, je ne
sais plus par où m'en tirer. Je n'entends
parler ici d'autre chose , si ce n'est quand
mou père n'est pas avec nous , ce qui n'arrive
qu'aux heures des courriers. C'est nous, mou
enfant, qui portons par-tout notre iufluence;
car d'ailleurs les entretiens dvi pays sont utiles
et variés , et l'on n'apprend rien de bon dans
les livres qu'on ne puisse apprendre ici dans
la conversation. Comme autrefois les mœurs
anglaises ont pe'uétré jusqu'en ce pays , les
hommes y vivant encore un peu plus séparés
des femmes que dans le nôtre, contractent
cutr'eux un ton plus grave, et généralement
plus de solidité dans leurs discours. Mais aussi
cet avantage a son inconvénient qui se fait
bientôt sentir. Des longueurs toujours exce-
dcntcs, des argumens, des exordes , un peu
d'apprct, quelquefoisdes phrases, rarcmentde
laléi^éreté ,)aniaisde cette simplicité naïve qui
dit le sentiment avant lapcntée , et fait si bien
valoir ce qu'elle dit. Au-lieu que le Français
écrit comme il parle , ceux-ci parlent comme
ils écrivent-, ils dissertent au-lieu de causer;
on les croirait toujours prêts a soutenir xhHc.
148 LA NOUVELLE
Ils distinguent, ils divisent, ils traitent la
conversation par points ; ils uietlcnt dans
leurs propos la niêuie nu-tliode que dans leurs
livres ; ils sont auteurs, et toujours auteurs.
Ils semblent lire en parlant, tant ils observent
bien Icse'tynjologies, tan tdsfont son lier toutes
les lettres avec soin. Ils articulent le morr du
raisin connue Marc noui d'Iioninie ; ils disent
exactement du taha-/: et non pas du taha ,
un yaic-.sol et non pas uw parasol, aran-t-
hicr et non pas avaii/iicr, sccrctairc et non
pas secrétaire , un lac- d'amour où l'on so
iioic et non pas où l'on s'étrangle ; par-tout
les s finales , par-tout les r des inUnitifs ;
cnlin leur parler est toujours soutenu, leurs
discours sont des harangues , et ils j.iscnt
oouune s'ils prêchaient.
Ce qu'il y a de singulier, c'est qu'avec ce
ton dogmatique et froid , ils sont vils, impé-
tueux , et ont les passions très-ardentes; ils
diraient même assez bien les choses de senti-
ment s'ils ne disaient pas tout, ou s'ils ne
parlaient qu'à des oreilles. .Mais leurs points,
leurs virgules sont fellemenl insupportables,
ils peignent si |)osêment des émotions si vi-
ves, que quand ils ont achevé leur dire, on
•hcichcrail volontiers autour d'eux où est
n E L O I s E. 149
l'homme qui sent ce qu'ils ont décrit.
Au reste il faut t'avouer que je suis ua
peu paye'e pour bien penser de leurs cœurs,
et croire qu'ils ne sont pas de mauvais goût.
Tu sauras en confidence qu'un joli monsieur
à marier, et, dit-on, fort riche, m'honore
de ses attentions, et qu'avec des propos assez
tendres, il ne m'apoiutfait chercher ailleurs
l'auteur de ce qu'il me disait. Ah ! s'il était
venu il y a dix-huit mois, quel plaisir j'aurais
pris à me donner un souverain pour esclave ,
et à faire tourner la tétc à un magnifique
seigneur ! mais à-présent la mienne n'est plus
assez droite pour que le jeu me soit agréable,
et je sens que toutes mes folies s'en vont avec
ma raison.
Je reviens à ce goût de lecture qui porte les
Genevois à penser. Il s'étend à tous les états,
et se fait sentir dans tous avec avantage. Le
Français lit beaucoup ; mais il ne lit que les
livres nouveaux, ou plutôt il les parcourt,
moins pour les lire que pour dire qu'il les a
lus. Le Genevois ne lit que les bons livres ; il
les lit, il les digère ; il ne les juge pas, mais
il les sait. Le jugement et le choix se font à
Taris ; les livres choisis sont prcsqne les seuls
«jui vont à Genève. Cela fait que la lecture y
35o LA NOUVELLE
est moins mclëe et s'y fait avec plus de profit.
Les foiumcs dans leur retraite (v) lisent de
leur côte', et leur ton s'en ressent aussi, mais
d'une autre manière. Les belles uiadamcs y
sont petites maîtresses et beaux-esprits tout
comme chez nous. Les petites citadines elles-
mêmes prennent dans les livres un babil plus
arrange', et certain chois d'expression qu'pn
est étonné d'entendre sortir de leur bouche,
comme quelquefois de celle des enfans. 11 faut
tout le bon sens des hommes, toute la gaieté
des femmes , et tout l'esprit qui leur est
commua, pour qu'on ne trouve pas les pre>
miers un peu pedans et les autres un peu
précieuses.
Hier vis-à-vis de ma fenêtre deux filles
d'ouvriers , fort jolies , causaient de\ ant leur
boutiqued'un airassczenjoué pouruicdonncr
de la curiosité. Je prêtai l'oreille et j'entendis
qu'une des deux proposait en riant d'e'crire
leur journal. Oui, re|)rit l'autre à l'instant;
le journal tous les matins, et tons les soirs le
commentaire. (^)u"cn dIs-tu, cousine ? Je ne
sais si c est là le ton des filles d'artisans , mais
(y) On se souvien Ira que rntte lettre est de
vieille date, et je trains bieu qu« cela ne soit
trop iàtile à voir.
H E L O 1 s E. i5ï
je sais qu'il faut faire un furieux emploi du
temps pour uc tirer du cours des journées
que le comiiicutaire de sou journal. Assuve-
mcnt la petite persouiie avait lu les aventures
de mille et une nuits.
Avec ce style un peu guindé', les Gene-
voises ne laissent pas d'être vives etpiquantes,
et roii voit autant de grandes passions ici qu'eu
aucune ville du monde. Dans la simplicité
de leur parure elles ont de la grâce et du goût ;
elles en ont dans leur entretien, dans leurs
manières. Comme les hommes sont moins
galans que tendres, les femmes sont moins
coquettes que sensibles, et cette sensibilité
donne , même aux plus houuêtes , un touv
d'esprit agréable et fin qui va au cœur, et
qui en tire toute sa iînesse. Tant que les
Genevoises seront Genevoises, elles seront
les plus aimables femmes de l'Europe ; mais
bientôt elles voudront être Françaises ,et alors
les Françaises vaudront mieux qu'elles.
Ainsi tout de'pcrit avec les rnreurs. Le
meilleur goût tient à la vertu même ; il
disparait avec elle, et fait place h un goût
factice et guindé qui n'est plus que l'ouvrage
de la mode. Le véritable cs[)rit est presque
dans le même cas. 1\ 'est-ce pas la inodestio
i52 LA NOUVELLE
de notre sexe qui iipiis oblige d'user d'adresse
pour repousser les agaceries des hoiiiuies, et
s'ils ont besoin d'art pour se faire écouter,
nous eu faut-il moins pour savoir ne les pas
entendre ? N'est-ce pas eux qui nous délient
l'esprit et la langue , qui nous rendent plus
vives à la riposte (c), et nous forcent de
nous uioquer d'eux ? Car enfin, tu as beau
dire , une certaine coquetterie maligne et
railleuse désoriente encore plus les soupirans
que le silence ou le mépris, (^uel plaisir do
voir un beau Céladon tout déconcerté , se
confondre, se perdre à chaque repartie ; de
s'environner co?itrc lui de traits moins bru-
lans , mais plus aigus que ceux de l'amour*
de le cribler de pointes de glace, qui piquent
cl l'aide du froid ! Toi-même qui ne fais
semblant de rien, crois-tu que tes manières
naïves et tendres, ton air timide et doux,
cachent moins de ruse et d'habileté que toutes
mes étourderies? Ma foi ,mignone, s'il fallait
compter les galans que chacune de nous a
persifllés, je doute fort qu'avec ta mine hy-
pocrite, ce lut toi qui serais en reste. Je ne
({) Il fallait r'tsposte , de ritalicii rlsposta ; toute-
fois rispostc f.9 (lit aussi , et je le laisse. Ce n'est
au pis aller (ju'uiic fauic de [jIus.
H É L O ï s E. i53
puis m'empéclicr de rire encore en songeant
à ce pauvre Conjlans ', qui venait tout en
furie me reprocher que tu l'aimais trop. Elle
est si caressante, me disait-il, que je ne sais
de quoi me plaindre : elle me parle avec tant
déraison que j'ai honte d'en manquer devant
elle, et je la trouve si fort mou amie que je
n'ose être son amant.
Je ne crois pas qu'il y ait nulle part au
ïiionde des époux plus unis et de meilleurs
ménages que dans cette ville ; la vie domesr
tique y est agrcahie et douce ; on y voit des
maris complaisaus et presque d'autres Julies.
Ton système se vénhe très-bien ici. Les deux
sexes "agncnt de toutes mamères a se donner
des travaux et des amuscmens diflcrens qui
les empêchent de se rassasier l'un de l'autre,
et Tonl qu'ils se retrouvent avec plus de plai-
sir. Ainsi s'aiguise la volupté du sage : s'abs-
tenir pour jouir , c'est ta philosophie ; c'est
i'épicureisme de la raison.
Malheureusement cette antique modestie
commence à décliner. On se rapproche , et
les cœurs s'éloignent. Ici comme chez nous
tout est mêlé de bien et de mal; mais à dilk-
rcntes mesures. Le Genevois tire ses vertus
delui-jncmc, ses vices lui viennent d'ailleurs.
jH la nouvelle
^"ou-seulcment il voya-c l)caucoiip , mais il
adopte aisément les mccurs et les luaiiiires
des autrespenpks ; il parle avec facilite toutes
les langues; il prend sans peine leurs divers
accens, quoiqu'il ait lui-inéuie un accent
traînant très-sensible, sur-toiil dans les fenunes
qui voyagent moins. Plus liumbledesa peti-
tesse que lier de sa liberté , il se fait cliczles
nations étrangères un« honte de sa patrie ; il
se hàtc, pour ainsi dire , de se naturaliser
dans le pays où il vit , comme pour faire
oublier le sien ; peut-être la réputation qu'il
a d'être âpre au gain contribue-t-elle à cettt
coupal)Ie lionte. Il vaudrait mieux , sans
doute jcllacer par son désintéressement l'oi)-
probrc du nom genevois , que de l'avilircn-
corc en craignant de le porter : mais le Ge-
nevois le méprise , même en le rendant esti-
mable , et il a plus de tort encore de ne pas
honorer son pays de son propre mérite,
(Quelque avide qu'il puisse être, on ne le
voit guère aller à la fortune par des moyens
servilcs et bas; il n'aime point s'attacher aux
grands et ramper dans les cours. I/esclavag»
per.sonnel ne Un est pas moins oduux que
l'csclavagecivil. Fle.vibleetliaut comme ^Ai-
biiuie j\\ supporte aussi j)eu la servitude •
H É L O ï s E. ^^5
et quand il se plie aux usages des autres , il
les imite sans s'y assujettir. Le commerce étant
de tous les moyens de s'enrichir le plus com-
patible avec la liberté, est aussi celui que les
Genevois préfèrent. Ils sont presque tous mar-
chands ou banquiers , et ce grand objet de
leurs désirs leur fait souvent enfouir de rares
talens que leur prodigua la nature. Ceci me
ramène au commencement de ma lettre. Ils
ont du génie et du courage. Us sont vifs et
pénétrans , il n'y arien d'honnête et de grand
au-dessus de leur portée : mais plus passionnés
d'argent que de gloire , pour vivre dans l'a-
bondance ils meurent dans l'obscurité , et
laissent à leurs enfans pour tout exemple l'a-
mour des trésors qu'ils leur ont acquis.
Je tiens tout cela des Genevois mêmes ;
carils parlcntd'eux fort impartialement. Pour
moi , j« ne sais comment ils sont chez les au-
tres, mais Je les trouve aimables chez eux, et
je ne connais qu'un moyen de quitter sans
regret Genève. (^>nel est ce moyeu , cousine?
oh ! ma foi tu as beau prendre ton air hum-
ble ; si tu dis ne l'avoir pas déjà deviné, tu
ments. C'est après demain que s'embarque la
bande joyeuse dans un joli brigantm appa-
reillé de fcte -, car nous avons choisi l'eau à
Iô6 LA NOUVELLE
cause de la saison , et pour dciucuicr tous
rassembles. Nous comptons coucher le même
soir à Morf^cs , le lendemain ù Lausanne (^na")
pour la ctremouie , rt le sur-lendemain....
tu m'eiileruls. Quand tu verras de loin briller
dfs llanniu's , llotlcr des bandcrollcs , quand
lu cntenilias ronfler le eanou , cours parloutc
la uiaison comuie une folle , en criant: armes!
armes ! voici les ennemis ! voici les ennemis !
P. S. Quoique la distribution des loe;emeus
entre incoulestablcinent dans les droits de
ma charge , je veux bien m'en désister eu celte
occasion. J'entends seulement que uu)ti père
soit loge' chez Jli/ord Jidouard à cause des
cartes de géographie , et qu'on achève d'eu
tapisser du haut en bas tout l'appartement.
( aa ) (yommeiit rela ? Laiisane n'est pns au
bord tJu lac ; il y a du jiort à la ville luie ilcnii-
lieue de Tort mauvais chemiii , et puis il faui un
peu supposer que tous ces jolis anangemens n»
seront poiat contrariés p«r le veut.
LETTRE
H É L O i s E. i57
LETTRE VI.
DE MADAME DE TP^OLMAR
A SAINT-PREUX.
V^ u E L sentijncnt délicieux j'cpvonve eu
coimucnçaiit cette lettre ! Voici la prcniicre
fois de ma vie où j'ai pu vous écrire saus
craiutc et sans honte. Je m'honore de l'ainitié
fjui nous jointcomrac d'un retour sanseseœ-
ple.Oii étouffe de grandes passions , rarement
on les cpurc. Oublier ce qui nous fut clu-r
quand l'honneur le veut, c'est l'cfFort d'une
ame honnête et commune ; mais après avoir
été ce que nous fûmes , être ce que nous
sommes au)onrd'hui , voilà le vrai triomphe
de la vertu. La cause qui fait cesser d'aimer
peut être un vice , celle qui change un tendre
amour en une amitié non laoius ^iveuesau-
raitctrc équivo(jue.
Aurions-nous jamais fait ce progrès par
nos seules forces ? Jamais , jamais , mon bon
ami , le tentermcme était une témérité. Nous
fuir était pour nous la première loi du de-
voir , que rien ne nous eût permis d'euiVeiu-
Nouvclle Hcloisc, Tome IV. I
»5R LA NOUVELLE
dre. Nous nous serions toniours cstimi's j
sans donlc; mais nous aillions cesse de nous
voir, de nous écrire-, nonsiioiisscrionseQorcé»
de ne plus penser l'un à l'autre , et le plus
j;raii(i lionnci;r que nous pouvions nous ren-
dre luntucllemcnt c'iait de rouipre toutcoiu-
yicrce entre nous.
Voyez , au-lieu de cela , quelle est uotre
Biluation présente. En est - il au monde une
pins aj^reablc , et ne goùlons-nous pas mille
fois le jour le prix des combats qu'elle nous
a contés V Se voir, s'aimer, le sentir , s'en lé-
liciter, passer les jouis ensemble dans la la-
xiiiliarité fraternelle et dans la paix de l'iiino-
cence, s'occuper Inn de l'aulre, y penser wans
remords , eu parler sans rougir , et s'honorer
h ses propres yeux du même attachement
qu'on s'est si long -temps reproche, voilà le
point où nous en sommes. O ami ! quelle
carrière d'honneur nous avons déjà par-
courue ! Osons nous en gloriUer pour savoir
nous y maintenir , et l'achever comme nous
l'avons commencée.
A qui devons-nous un bonheur si rare ?
vous le savez. J'ai vu votre cœur sensible ,
plein desbienlaitsdii meilleur des hommes ,
aimer à s'tu leiiclrer ; et comment nous
H E L O I s E. iS^
seraient-ils k charge , a vous et à moi ? Ils
lie lions imposent point de nonvcaux de-
voirs , ils ne fout que nous rendre plus cliers
ceux qui nous e'taient déjà si sacre's. Le seul
luoyen de reconnaître ses soins est d'en être
digues, et tout leur prix est dans leur succès.
Tenons-nous etji donc là dans l'effusion de
notre zèle. Payons de nos vertus celles de
notre bienfaiteur ; voilà tout ce que nous de-
vons. Il a fait assez pour nous et pour lui
s'il nous a rendus à nous-mêmes. Absens ou
présens , vivans ou morts , nous porterons
par-tout un témoignage qui ne sera perdu
pour aucun des trois.
Je fcsais ces réflexions en moi-même quand
mon mari vous destinait l'éducation de ses
enfans. Quand milord J^do7/ard m annonça
son prochain retour et le vôtre , ces mêmes
réflexions revinrent et d'autres encore qu'il
importe de vous communiquer , tandis qu'il
est temps de les faire.
Ce n'est point de moi qu'il est question ,
c'est de vous : je me crois jilns eu droit de
vous donner des conseils depuis qu'ils sont
tout-à-fait désintéressés , et que n'ayant plus
ma sûreté pour objet ils ne se rapportent qu'à
V0us-.mcme, Ma tendre amitié ne vous est pas
1 2
j6o la nouvelle
suspecte , et je u'ai que trop acquis de lu-
mières pour l'aire écouter nus avis.
Permettez-moi de vous offrir le tableau de
l'état où vous allez être, afiu que vous exa-
miniez vous-même s'il u'a ritii qui vous doiv«
cHrayer. O bou jeune bonuueîsi vous aimez
la vertu , écoutez d'une oreiPle chaste les
conseils de votre amie. Elle commence eu
tremblant un discours qu'elle voudrait taire ;
mais comment le taire sans vous trahir ?
Sera-t-il temps de voir les objets que vous
devez craindre quand ils vous auront égare ?
Non , mon ami , je suis la seule personne au
monde assez familière avec vous pour vous
les présenter. ]\'ai - je pas le droit de vous
parler au besoin comme uu« sœur , couim»
une mère ? Ah ! si les leçons trim cœur bou-
uéte étaient capables de souiller le votre ,
il y a long -temps que je n'eu aurais plus à
vous donner.
Votre carrière , dites-vous , est finie : mais
convenez qu'elle est finie avant l'âge. L'a-
mour est eleinit ; lesseus lui siuvivciit , et leur
délire est d'autant plus à craindre que le seul
sentiment qui le bornait n'existant plus , tout
est occasion de cluile à qui ne tient plus à
jrJen. Lu homme ardent cl sensible , jeune et
H É L O î: s E. i6j
jçarcoii , veut étve continent et chants ; il sait^
il seut, il l'a dit mille fois , que la force d©
l'aioe qui produit toutes les vertus tient à la
pureté qui les nourrit toutes. Si l'amour le
préserva des mauvaises mœurs dans sa jeu-
nesse , «1 veut que la raison l'eu préserve
dans tous les temps; il connaît poui' les de-
Toirs pénibles un prix qui console de leur
rigueur , et s'il eu coûte des combats quand
on veut se vaincre, fera-t-il moins aujourd'hui
pour le Dieu qu'il adore , qu'il ne fit pour
la maîtresse qu'ilservitautrefois? (]csont là,
ce me semble , des maximes de votre morale ;
ce sont do ne aussi des régies de votrecondui te J^
car vous avez toujours méprisé ceux qui ,
couteus de l'apparence , parlent autrement
qu'ils n'agissent , et chargent les autres de
lourds fardeaux auxquels ils ne veulent pas
toucher eux-mêujes.
(^iiel genre de vie a choisi cet homme
sage pour suivre les lois qu'il se prescrit ?
Moins philosophe encore qu'il n'est vertueux
et chrétien , sans doute il n'a point pris so»
orgueil ponr guide: il sait que l'homme est
plus libre d'éviter les tentations que de les
vaincre , et qu'il n'est pas question de répri-
mer lo«. passious irritées , mais de les cmpô-
I a
t62 la nouvelle
cher de iiaîlio. Se dciobc-t-il donc aux oeca-
sious dangereuses ? fmt-il les objets capables
derciiionvoir? fait-il d'une liiunble deliancc
delui-uicnic bi sauve-garde de sa vertu? Tout
au contraire ; il nbésitc pas à s'offrir aux
plus téuieraircs combats. A trente a «s il va
s'cnferuurdaus unv solitude avec des fcumies
de son à-c , dont une lui fut trop cbèro
pour qu'un si dau^ereuX souvenir se puisse
effacer, dont Tautro vit avec lui dans une
étroite faniiliarilc ; et dont une troisicuic
lui tient encore par les droits qu'ont les
bienfaits sur les auies veconnaissanles. Il va
s'exposer a tout ce qui peut reveiller en lui
des passions mal éteintes ; il va s'enlacer dans
les pièges qu'il devrait le plus redouter. Il
n'y a pas un rapport dans sa situation qui
ne dut le faire délier de sa force , et pas un
qui ne l'avilît h jamais s'il était faible xui
ïuomcnt. Où est-elle donc , cette grande force
d'aine à laquelle il ose tant se .fier ? qu'a-
t-elle fait iutiqu'ici qui lui réponde de l'ave-
nir? Le tira-t-elle b Paris de la maison du
colonel ? est-ce elle qui lui dicta l'été dernier
la scène de .Meilleric ? l'a-t-ellc bien sauvé
cette hiver des cbannes d'im autre objet, et
ce printemps des frayeurs d'uu icvc ? s'csl-il
H E L O J s E 163
vaincu pour elle au inouïs une fois , pour
espe'ier desc vaincre saii» cesse? Il sait, quand
le devoir l'exige, combattre les passions d'mi
ami ; mais les siennes ? H cl as ! sur la ])!us
belle moitié' de sa vie , qu'il doit penser mo-
destement de l'autre !
Ou supporte un état violent , quand il
passe. Six mois , un an ne sont rien ; on en-
visage uu terme et l'on prend courage. Mais
quand cet e'tat doit durer toujours , qui est-ce
qui le supporte ? Qui est-ce qui sait triom-
pher de lui-même jusqu'à la mort? O mon
ami ! si la vie est courte pour le plaisir, qu'elle
est longue pour la vertu ! Il tant être inces-
sauuncnt sur ses gardes. L'instant de jouir
passe et ne revient plus ; celui de mal faii'o
passe et revient sans cesse : on s'oublie uu
moment, et l'on est perdu. Est-ce dans cet
ttat enVayant qu'on peut couler des jours
tranquilles , et ceux mêmes qu'on a sauve's
du péril n'offrent-ils pas une raison de n'y
plus exposer les autres ?
Que d'occasions peuvent renaître , aussi
dangereuses que celles dont vous avez échappé,
et qui pis est, non moins imprévues ! Croyez-
vous que les monuuicns à craindre n existent
qu'à Mcillcric ? ils existent par-tout où nous
i64 LA NOUTELLE
«ommes ; car nous les portons avec nous.
Eh ! vous savez trop qu'une aiue attendris
intéresse l'univers entier à sa passion , et
que uiéme après la guérison , tous les ob;et«
de la nature nous rappellent encore ce qu'on
sentit autrefois en les voyant. Je crois pour-
tant, oui , j'ose le croire, que ces périls ne
reviendront plus , et mon cœur me répond.
du vôtre : mais pour être au-dessus d'une
lâcheté , ce cœur lacde est-il au-dessus d'une
faiblesse, et suis-je la seule ici qu'il lui en
contera peut-être de respecter ? Songez ,
Saint-Preux j que tout ce qui m'est cher
doit être couvert de ce même respect que
Vous nie devez; songez que vous aurez sans
cesse à porter Huioccnunenl les jeux innocens
d'une fonnne cliannante ; songez aux mépris
éternels que vous auriez mérités , si jamais
votre cœur osait s'oublier un moment, et
profaner ce qu'il doit honorer à tant de
titres.
Je v*(U\ que le devoir, la foi, l'ancienne
amitié vous arrêtent : que l'obstacle oppose
par la vertu vous ôte un vain espoir , et qu'au
moins par raison vous étoulliez des vœux
inutiles , serez-vous pour cela délivré de l'em-
pire des ïcu«, cl des pitj^es dcriuiajjiaatiou?
H É L O ï s E. i65
Forcé de nous respecter toutes deux , et d'ou-
blier eu uous uotre sexe , vous le verrez dans
celles qui uoiis servent , et en vous abaissant
TOUS croirez vous justilior: ruais sercz-vous
moius coupable eu effet, et la différence des
rangs cbaogc-t-elle ainsi la nature des fautes?
Au contraire , vous vous avilirez d'autaat
plus que les moyens de réussir seront moins
honnêtes. Quels moyens ! Quoi 1 vous ?... Ab !
périsse l'homme iiidiyne qui marchande ua
cœur, et rend l'amour mercenaire ! c'est lux
qui couvre la terre d- s crimes que la débauche
y fait commettre. Comment ne serait pas
toujours à vendre celle qui se laisse acheter
une fois ? Et dans l'opprobre où bientôt eilo
tombe , lequel est l'auteur de sa misère, du
brutal qui la maltraite en un mauvais lieu,
ou du séducteur qui l'y traîne, en mettant
le premier ses faveurs à prix ?
Oserai-je a)Outer une considération qui vous
touchera , si je ne me trompe ? Vous avez vu
quels soins j'ai pris pcuir établir ici la règle
et les bonnes mœurs -, la modestie et la paix
y régnent , tout y respire le boiilicur et 1 in-
nocence. Mou ami, songez à vous, à moi,
à ce que nous fiiines , à ce que uous sommes ,
à ce que nous devons étic. Faudra-t-il que
i66 L A N O U Y F L L E
je (lise un jour en leiçrettant mes peines
perdues : C'est de lui que vicut le désordre
de ma maison ?
Disons tout , s'il est nécessaire , et sacrifions
la modestie elle-niénie au véritable amour
de la vertu. Lliomme n'est pas lait pour le
célil)at , et il est bien dilVieile qu'un état si
contraire à la nature naniine \mv: qnelquo
déiordre public ou caché, f^e moyen d'é-
cbapper toujours à l'ennemi qu'on porte san»
cesse avec soi ! Voyous en d autres pays ces
téméraires qui font vœu de n'être pas liom-»
nu-s. l'our Us punir d'avoir tenté DiEir ,
DiEiT les abandiinue ; ils se disent saints et
ils sont désliouiu'tes ; leur feinte coulineneo
n'est que souillure , et pour avoir dédaij^no
l'humanité , ils s'abaissent au-dessous d'elle.
Je comprends qu'il en coûte peu de se rendre
didicilc sur des lois qu'on n'observe qu'eu
ap;)arencc ; ( />/* ) mais celui qui veut ctro
{bb ) Quelques-uns sont conliuons sans mérite,
d'aunes le sont par vertu , et je ne diuiic point
que plusieurs pn^tres ratliolinues ne soient dans
ce dernier ras : mais iuiposer le céliliat à un cor[>9
oussi nond)roux que le clerj^é He rKglise louiaine,
ce n'est pas tniu lui «léleiube de n'avoir point de
femmes , ((ue lui otdouner (la s« (ontciuci ila
H É L O ï s E. 167
Sincèrement vertueux se sent assez charge' des
devoirs de l'homme sans s'en imposer de nou-
veaux. Voilà, cher Saint-Preux , la véritable
humilité du chrétien; c'est de trouver tou-
jours sa tâche au-dessus de ses forces, bien
loin d'avoir l'orgueil de la doubler. Faites-
vous l'application de cette règle , et vou»
sentirez qu'un état qui devrait seulement
alarmer un autre homme , doit par mille
raisons vous faire trembler. Moins vous crai-
gnez, plus vous avez à craindre , et si vous
n'êtes point effrayé de vos devoirs, n 'espérez
pas de les remplir.
Tels sont les dangers qui vous attendent
ici. Pensez-y tandis 'qu'il en est temps. Je
sais que jamais de propos délibéré vous ne
vous exposerez à mal faire , et le seul mal
que je crains de vous est celui que vous
n'aurez pas prévu. Je ne vous dis donc pas
de vous déterminer sur mes raisons , mais
de les peser. Trouvez-y quelque réponse dont
vous soyez content , et je m'en contente;
osez compter sur vous et j'y compte. Dites-
celles d'autrui. Je suis surpiis que dans touj
pays où K'S honnes mœurs sont encore eu os-
tmie, les lois et les magistral* tolèrent un vœu
ai «candaicux.
,68 L A N O U V E L L E
5noi , ie suis un auge, cl Je vous reçois à
bras ouverts.
Quoi ! toîijour^ des privalions et des pei-
nes! toujours des devoirs cruels à remplir!,
toujours fuir les gens qui uous sont ehers!
JVou , mou aiuiable aun. Heureux qui peut
des celte vie oHVir un prix à la vertu ! J'eu
vois un digne d'uu -homme qui sut combattre
et HoulTrir pour elle. Si je ne présuuu> pas
trop de moi , ce prix que j'ose vous destiner
acquittera tout ce que luon cœur redoit au
vôtre, et vous aurez plus que vous u'eussiez
obtenu si le ciel eûtb(fni uos preuuères iucli-
nations. ISe pouvant vous faire ange vous-
même, je veux vous en-donner un qui garde
votre Lmc, qui iV'pure , qui la ranime , et
sous les auspices duquel vous puissiez vivro
avec uous daus la paix du séjour céleste.
Vous n'aurez pas , je crois , beaucoup d«
peine à deviner qui je veux due; c'est l'objet
qui se trouve a-pcu-près établi d'avance dan»
le oœur qu'il doit rvUiplir un jour, si luoii
projet réussit.
Je vois toutes les difficultés de ce projet
sans en être rebutée ; car il est honnête. Je
connais tout l'emj/.requc j'ai sur mon amie,
et uc crain» point d'eu abuser «n l'excrrant
eu
H É L O ï s E. 1^9
en votre faveur. Mais ses résolutions vous
spiU connues, et avant de les ébranler je dois
m'assurer de vos dispositions , afin qu'eu
l'exhortant de vous permettre d'aspirer à elle
)e puisse répondre de vous, et de vos seuti-
tnens ; car si rinégalité que le sort a mise
entre l'un et l'antre vous ôte le droit de vous
proposer vous-même , elle permet encore
moins que ce droit vous soit accordé sans
savoir qncl usage vous en pourrez faire.
Je coiuiais tonte votre délicatesse , et si
vous avez des objections à m'opposer , je
sais qu'elles seront pour elle bieji plus que
pour vous. Laissez ces vains scrupules. Scrcz-
Toijs plus jaloux que moi de l'honneur de
mon amie ? Non , quelque cher que vous
me puissiez être , ne craignez point que je
préfère votre intérêt à sa gloire. Mais autant
je mets de prix à l'estime des gens sen.sés ,
autant je méprise les jugemeus téméraires do
la multitude qui se laisse éblouir par un faux
éclat, et ne voit rien de ce qui est honnête.
La difïéienee fut-elle cent fois plus grande,
il n'est point de rangs auxquels les talens et
les mœurs n'aient droit d'atteindre , et à quek
titre une femme oserait-elle dédaigner pour
époux celui qu'elle s'honore d'avoir pour
JSou^-tille fJt-Ioiie. Toma VI. JC
«70 LA NOUVELLE
ami ? Vous savez quels sont là-dessus nos
principes à tontes deux. La faussr honli et
la crainte du blanic inspirent plus de mau-
vaises actions que de bonnes , et la vertu
lie sait rougir que de ce qui est mal.
A voue ^'j^aitl , ia lierte que je vous ai
quclquelois connue ne saurait être plus dé-
placée que da'.is cette occasion , et ce serait
à vous une ingratitude de craindre d'elle
•un bienfait de plus. Et puis, quelque dilli-
cilc que vous puissiez être, convenez qu'il
est i)lus doux et mieux séant de devoir su
fortune à son épouse qu'à son ami ; car ou
devient le protecteur de l'une et le protégé
do l'autre; et quoi que l'on puisse dire, un
honnête bomuJC n'aura jamais de meilleur
ami que sa fcuimc.
One s'il reste au fond de votre ame queliiue
Tépusnanee à former de nouveaux cnj^age-
inens , vous ue pouvez trop vous liàter de
3a détruire pour votre honneur et pour mon
repos -, car je ne serai jamais contente de vous
et de moi , que quand vous serez en c(ï"et tel
qnc vous devez être , et que vous aimerez les
devoirs que vous a\tz à remplir. F.li ! mon
ami, je devrais moins craindre cette re|)u-
gnauce qu'au cmincESCWicm trop relatif «
H Ê L O ï S E. lyr
▼os anciens pcnchaus. Que ne fais-;c point
pour iri'acqnittcr auprès de vous ? je tiens
plus que jc n'avais promis. Wcst-ce pas aussi
Julie que je vous donne ? n'aniez-vous pas
la meilleure partie de moi-ir.cnic , et n'en,
serez-vous pas plus cher à l'autre ? K vcc quel
charme alors je me livrerai sans contrainte
à tout mon attachement pour vous ! Oui ,
portez-lui la foi que vous m'avez jurée; que
votre CiXîur remplisse avec clic tous les enga-
gciucns qu'il prit avrc moi; qu'il lui rende,
s'il est possible, tout ce que vous redevez
au mien. O Saint-Freux ! je lui transmets
cette aucicnue dette. Souvenez-vous qu'elle
n'est pas tVicilc à payer.
V^oilà, mou ami, !e moyeu que j'imagine
de nous réunir sans danger , en vous donnant
dans notre famiiie la même place que vous
tenez dans nos cœurs. Dans le nœud cher et
sacre qui nous unira tous, nous ne serons plus
entre nous que des sœurs et des frères; vous
ne serez plus votre propre ennemi ni le nôtre;
les plus doux senlimens devenus légitimes ne
seioiit plus dangereux; quand il nefaudra plus
les etouller on n'aura plus à les craindre.
liOin de résister à desscntimens si charniaus ,
nous eu fcrous à- la-fois nos dcToir» et nos
172 LA NOUVELLE
plaisirs ; c'est alors que nous nous aimerons
tous i>liis parfailenuMit, et que nous goûterons
véritablement réunis les channcs de raraitié,
de l'amour et de l'innocence. Que si dans
l'emploi dont vous vous oliargcz , le ciel
rccoiiipcusc du botilieur d'être pèr,* le soin
que vous prendrez de nos cnlaiis, alors vous
connaîtrez par vous-uiênic le prix de ce que
vous aurez l'ait pour nous, f Comblé des vrais
biens deriuiuianilé, vous apprendrez à porter
avec plaisir le dou\ fardeau d'une vie utile à
vos proches; vous sentirez enfin ce que la
vaine sagesse des médians n'a jamais pu cronc,
qu'il est un bonheur réserve dès ce monde
aux seuls amis de la vertu.
Réfléchissez à loisirsurle parti que je vous
propose , non pour savoir s'il vous convient,
je n'ai pas besoin là-dessus de votre réponse,
mais s'il convient à Madame d'UrI>e , et si
vous pouvez faire son bonheur, comme elle
doit faire le vôtre. Vous savez connnent ello
a rempli ses devoirs dans tous les états de.
son sexe ; sur ce qu'elle est, )Un^"2 de ce qu'elle
a droit dcx!:;(M-. l'.lle aime connue Julie j elle
doit être aimée comme elle. Si vous sentez
pouvoir la luc-riler, parlez, mon amitié ten-
tera le reste , et .se promet tout de la sienne;
H E L O 1 s E. 173
mais si j'ai trop cspeié de vous, au moins
vous êtes honnête homme, et vous connais-
sez sa délicatesse ; vous ne voudriez pas d'un
bonheur qui lui coûterait le sien; que votre
cœur soit digne d'elle , ou qu'il ne lui soit
jamais offert.
Encoreune fois , consultez-vous bien. Pesez
votre re'ponsc avant de la faire. Quand il s'agit
du sort de la vie , la prudence ne permet pas
de se déterminer légèrement ; mais toute déli-
bération légère est un crime quand il s'agit du
destinderameetduchoixdelavcrtu.Fortihez
la vôtre, ô mon bon aiui , de tous les secours
de la sagesse. La mauvaise bon te m'empêche-
rai t-elle de vous rappeler le plus nécessaire ?
Vous avez de la religion ; mais j'ai peur que
Vous n'en tiriez pas tout l'avantage qu'cllç
offre dans la conduite de la vie , et que la
hauteur philosophique ne dédaigne la sim-
plicité du chrétien. Je vous ai vu sur la prière
des maximes que je ne saurais goûter. Selon
vous , cet acte d'Iuunilité ne nous est d'aucun
fruit, et Dieu nous aAant donné dans la
conscience tout ce qui peut nous porter au
bien , nous abandonne ensuite à nous-mêmes
•t laisse ri.;ir jiotre liberté. (]e n'est pas l;i ,
TOUS le savez, la doctrine de saiiit Paul ,
K 3
174 LA NOUVELLE
ni celle qu'on proTcssc dons notre F.glisc. IVouî
soumics libres , il est vrai , mais nous somuu*
ij:;noraiis, t'ai bits, ])or tes au mal -, et d'où nous
viendraient la luuicrc cl la force, si ce n'est
de celui qui eu est la source ; et pourquoi
les oblitndrioiis-nous si nous ne daignons
pas les demander ? Prenez garde, mon ami ,
qu'aux idées sublimes qne vous vous laites
du grand être , l'orgueil humain ne mêle des
idves basses qui te rapportent à l'hounnc ,
comme si les moyens qui soulagent notru
laiblcsse convenaient à la puissance divine,
et qu'elle ent besoin d'art comme nous pour
généraliser les choses, aûn fie les traiter plus
facilement. Il semble, à vous entendre, quo
ce soit un euibarras pour elle de veiller sur
chaque individu; vous craiguez qu'une atten-
tion partagée et continuelle ue la l'atiguc, et
vous trouvez bien plus beau qu'elle fasso
lu\it par des lois gc'ncralcs, sans doute parce
qu'elles lui coûtent moins de soin. O grands
jjhilosophes ! que Uir.o vous est oblige do
lui fournir ainsi des méthodes commodes ,
et de lui abréger le travail !
A quoi bon lui rien dcuiaiulrr , diles-vous
encore, lie cuuuaît-il pa» tous nos besoins 3
»'cst«il pas autre père pour y pourvoir 2
H É L O ï s E. ï;!?
taVons-nous mieux que lui ce qu'il nous faut,
et voulons-nous notre bonheur plu»; vérita-
blement qu'il ne le veut lui - uiéiuc ? Cher
Saint^Prenx ^ que de vains sopliismcs ! Le
plus j:;rand de nos besoins , le seul auquel
nous })ouvons pouivoir , est celui de sentir
nos besoins , et le premier pas pour sortir de
notre misère est de la connaître. Soyons hum-
bles pour être sages ; voyons notre faiblesse,
et nous serons forts; ainsi s'accorde là justice
avec la clémence; ainsi rcgiîent à-la-fois la
grâce et la liberté. E>clavcs par notre fai-
blesse, nous scmuics libres par la prière; car
il dépend de nous de demander et d'obtenir
la force qu'il ne dépend pas de nous d'avoir
par nous-mêmes.
-Apprenez donc à ne pas prendre toujours
conseil de vous seul dans les occasion:; diffi-
ciles, mais de celui qui joint le pouvoir à la
prudence, et sait faire !c meilleur parti du
parti qu'il no'us fait préférer. Le grand dé-
faut de la sagesse humaine , même de celle
qui n'a que la vertu pour objet , est un cïcès
de conIJance qui nous fait juger de l'avenif
par le présent, et par un moment de la vie
entière. On se sent ferme un instant, et l'oiv
«>OJn])ie n'être jamais ébraailé. Plein d'un or-
K 4
1-6 T, A NOUVELLE
gueil que rcxpï'rience confond tous les jour? ,
on croit n'avoir pins à craindre un piéj^e une
fois évité. Le inocii-.(o langage de la vaillance
est, je fus brave liu tel jour; mais celui qui
dit, je suis brave , ne sait ce qu'il sera de-
main , cl tenant jjour sienne une valeur qu'il
ne s'ist P'is donnée , il mérite de la perdreau
ïuoujenl d'' s'<'n servir.
(^no tou> nos profels doivent être ridicules,
que tons nos raison ut-mcns doivent être in-
sensés devant l'ctrc pour qui les temps n'ont
point de succession , ni les lieux de distance!
Nous com|)tons pour rien ce qui est loin de
iiousj nt)us ne voyons que ce qui nous loiiclie :
quand nous aurons cliangéde lieu nos juge-
mens seront tout contraires, et ne seront pas
jTucux foiulc's. Nous rc';;;lons l'avenir sur ce
qui nous convient aujourd'hui, sans savoir
s'il nous conviendra demain; nous jugeons
de nous comme étant toujours les mêmes ,
et nous changeons tous les jours. Qui sait si
nous ni nierons ce que nous aimons , si nous
voudrons ce que nous voulons , si nous se-
rons ce que nous sommes , si les objets étran-
gers et les alte'rations de nos corps n'auront
pas autrement niodiQe nos âmes , et si nous
ne trouverons pas notre misère dans ce que
H É L O ï s E. 177
nous aurons anaugé pour notre bonlieur ?
Moutrez-moi la règle de la sagesse luiiuaiiie,
et je vais la prendre pour guide: luais si sa
ineilleure lecou est de nous apprendrez nous
déher d'elle, recourons à celle qui ne trompe
point et fesons ce qu'elle nous inspire. Je lui
demande d'ëclairer vos résolutions. Quelque
parti que vous preniez , vous ne voudrez que
ce qui est bon et honnête, je le sais bien ;
mais ce n'est pas assez encore : il faut vouloir
ce qni le sera toujours ; et ni vous ni moi
n'en sommes les juges.
LETTRE VIL
T>E SAINT-PREUX y4 MjiDAME
DE TJ^OLM A B.
J
V 1 1 E ! une lettre de vous !... après sept
ans de silence... oui , c'est elle ; je le vois,
je le sens: mes yeux méconnaîlraient-ils des
traits que mon cœur ne peut oublier? Qnoi?
vous vous souvenez de mou nom ! vous le
savez encore écrire!... en formant ce nom (< r)
TOtre main u'a-t-elle point tremblé ? Je
( ce ) On a dit que Saint-Preux ér.iit un nom
controuvé. Peut-être le véritable était- il sur
l'adresse.
lyR LA NOUVELLE
m'égare , rt c'est vodc faute. La forme , le |ili ,
lecneiiet , l'adresse , tout dans cette lettre m Vu
rappelle de trop didcrciites. Le cœur et la
juaiu seuil)le:it se contredire. Ali ! deviez-vous
employer la mêuic c'crilurc pour tracer d'au-
tres seutimens ?
Vous trouverez, pcut-cire , qnr son£;er si
fort à vos anciennes lettres , c'est trop justifier
la dcruicrc. Vous vous trompez. Je me sens
bien ; je ne suis plus le uiême , ou vous n'êtes
plus la même; et ce qui me le prouve est
qu'e.vceptê les cliarmesel la honte, tout ce que
je retrouve en vous de ce que j'y trouvais
autrefois m'est mi nouveau sujet de sui prise,
Otto observation repond d'avance à vos crain-
tes. Je ne me fie point à mes forces, mais au
sentiment qui me dispense d'y recourir. Pleju
do tout ce qu'il faut que j'honore <n celle que
j'ai cesse' d'adorer , je sais à quels respects doi-
vent s'élever mes anciens hommages. Pcnctii;
de la j)lus tendre reconnaissance , je vous aime
autant que jamais, il est vrai ; mais ce qui
m'attache le plus b vous est le retour de ma
raison. Elle vous montre à nu)i telle que vouj»
ctfs ; clK? vous sert mieux <|ue l'amour même.
Non , si j'étais reste coupable vous tic m»-
sciic2 pas aussi clicrc.
H E L O l 8 E. 179
Depuis que j'ai cesse de prendre le change ,
et que le pciictraiit If'ohnar m'a éclaire sur
mes vrais seutiineiis , )'ai unienx appris ù me
comiaître, et je m'alarmc moins de ma fai-
blesse. (Qu'elle abuse mon imagination , que
cette erreur iiîe soit douce encore , il suffit
pour mon repos qu'elle ne puisse plus vous
offenser, etla chimère qui m'c'gareàf sa pour-
suite me sauve d'un danger rccl.
O Julie! il est des impressions e'ternellcj
que le temps ai les soins u'efTaccnt point. Lat
hiessnre guérit , mais la marque reste , et cetto
marque est un sceau respecté qui préserve le
c(Eur d'une autre atteinte. L'inconstance c£
l'ainonr sont inoonipatibles : l'aïuant qui
cliangc , ne change pas ; il conuucncc ou lini<
d'aimer. Pour moi , j'ai hni ; mais en cessant
d'être ù vous , je suis rusté sous votre garde^
.]c ne vous crains phis ; mais vous m'cmpè-
cUcz d'en crainrlre un<:- autre. Non , Julie ,
non , fvinmc respectable , vous ne verrez ja-
mais en moi que l'airu de voire personne ce
l'amant de vos vertus: mais nos auujurs ,
nos ()reuiières et unit[ues ainonrsne sortironc
jamais de mon c<rur. l.a llcur de mes aM^ ne
se Hélrira point dans ma mémoire. I)nsse-jo
vivre dv8 siècles entiers, U doi'-X temps do ma
K6
i8o LA ÎÇ O U T E L L F.
jeunesse ne peut ni reuaîtie pour moi , ni
s'ctTaccr de mon souvenir. Noxis avons beau
: ■' T plus les mcmcs , je ne puis oublier ce
!îs avons été... ]*.lais parlons de votre
ie,il faut l'avouer ; depuis qjic je
n " |,,..si.ontpmpler vos charmes, je deviens
plus .•'onsiblf aux siens. Quels yeux peuvent
frrer toujours de beautés en beautés sans ja-
lu.i.s se lîvcr sur aucune ? l,es miens l'ont
revue avec trop de plaisir peut-être, et depuis
niou éloîj^ncMicnt ses traits déjà i^ravt's dans
xuou ctrur y lonl une impression proiondc.
Le sanctuaire est fermé, mais son image est
dans le temple. Insensiblement je deviens pour
elle ce que j'aurais été si je ne vous avais ja-
mais vue , et il n'appartenait qu'à vous seule
de me faire sentir la dillérence de ce qu'elle
m'inspire à l'amour. Les sens, libres de cette
passion li-rrible, se joij^ncnt au doux senti-
ment de l'amitié. Devient-elfe amour j)our
cela ? Julie , ah ! quelle tlidéreuce ! où est
l'cnthousia.-.ne ? où est l'idolâtrie ? où sont
ces divins égarcmcns de la raison , plus bril-
lans, plussublimes, plus Torts, uieilleurs cent
fois que la raison même ? lin l'eu passai:,er
m'cmbiase, uu délire d'au momcut me saisit.
H É L O ï s E. i8i
me trouble et me quitte. Je retrouve eu'r'eile
et moi deux amis qui s'aiment tendrement
et qui se le disent. Mais deux amans s'aimcnt-
ils l'un l'autre? Non , vous et moi sont des
mots proscrits de leur langue : ils ne sont plus
deux , ils sont un.
Suis-je donc tranquille en elTet ? comment
puis-Je l'ctrc ? elle est charmanlc , elle est votre
amie et la mienne : la reconnaissance m'at-
taclic à elle ; elle entre dans mes souvenirs les
plus doux; que de droits sur une ame sensible ,
et comment e'cartcr un sentiment plus tendre
de tant de scntimenssi bien dûs ! Helas! il est
dit qu'entr'elle et vous je ne serai jamais ua
moment paisible !
Femmes ! femmes ! objets cbcrs et funestes ,
que la nature orna pour notre supplice, qui
punissez quand on vous brave, qui poursui-
vez quand on vous craint, dont la haine et
l'amour sont également nuisibles, et qu'on
ne peut ui rechercher ni fuir iuipuncmciit !
Beauté', charme, attrait , sympathie ! être ou
chimère inconcevable, ahyme de douleurs et
de volu[)tés! beauté |>lus terrible aux mortels
que l'élément où l'on l'a fuit naître, malheu-
l-cux qui se livre à ton calme tiom[)eur ! (''est
toi qui produis les tcuipctes qui touimcnlcut
iS3 L V N O U A^ r L L E
le gcmc - huuiaiii. O Julie! ô Claire ! qii«?
vous me vendez cher cette aiuilié cruelle dont
vous osez vous vanter ù moi !... J'ai vécu dan»
l'orage , et c'est toujours vous qui l'avez e\-
citc ; mais quelles aj^ilatious diverses vousavez
fait éprouver à mou c(rur! Celles du lae do
Genève ne ressemhlcut pas plus au\ Dots du
vaste Oce'au. L'un n'a que d^-s ondes vives
et courtes dont le perpétuel trau-chant aj^ite,
cmeut , submerge quelquefois, sans jamais
former de longs cours : mais sur la mer tran-
quille en apparence , on se sent élevé , porté
doucement et loin par un Uot lent et presque
insensible; on croit ne pas sortir de la place,
et l'on arrive au bout du monde.
Telle est la diUercncc de i'ellet qu'ont pro-
duit sur moi vos attraits et les siens. Ce premier,
cet unique amour qui fit le destin de ma vie ,
et que rien n'a pu vaincre que lui-même, était
né sans que je m'en lusse aperçu; il luen-
trainait que je l'ignorais encore: )c me perdis
sans croire m'êtrc égaré. Durant ie vent ) étais
ou ciel ou dans les abymes; le calme vient , je
ne sais plusoTi je suis. Au contraire, je vois,
je sens mou trouble auprès d'elle, cl me lu
Ijgurc plus grand qu'il n'est, j'éprouve des
iraiis])0A*t8 passagers et sanssuitCjjcui'cuipoils
II É t, O ï S E. ig3
ui n!o meut, cl suis paisible niîiKoiTicnt après:
l'oiulc tour«ie»te en vaiu le vaisseau, lovent
n'cnllc point les voiles; mon cœur, content
de ses channcs , ne leur prête point son illu-
sion ; )e la vois plus belle que je ne l'imaj^inc ,
et je la redoute plus de près que de loin ; c'est
presque reffrt eontraire à celui qui me vient
ds vous, et j'éprouvais constamment l'un et
l'autre à Clarei>s.
Depuis mon départ, il est vrai qu'elle so
présente à moi quelquclois avec plus d'em-
pire. Malheureusement il m'est difiicilede ta
voirseule. Enlin je la vois , et c'est bien assez;
elle ne m'a pas laisse de l'auiour , mais de
l'inquiétude.
Voilà (idellcmcntce quejesuis pour l'une
<t pour l'autre. Tout le reste de votre sexe
ne m'est plus rien ; mes longues peines m«
]'ont l'ait oublier.
Efornitol. mio laiipo a mczzo gli anni. (dd)
liC malheur m'a tcim lieu de force pour
vaincre la nature et triompher des tenta-
tions. Ou a pou de (Maxi quand on soufîre ,
' dd) ]\r;i ranière est Hiiic au )niiicii de mes
an:;.
i?54 L A N O U V E L L E
et vous ui'avcz appris à les «teindre en Irnr
icsislaiit. Une u,ranclc passion uialhcnien.c
t*st un i^rand moyen de sai^essc. IMon cœur
est tleven 11 , pour ainsi dire, l'ori^nne de tous
mes l)e5oins ; /e ncn ai point <juand il est
tranquille. Laisse/.-lc en paix l'une et 1 antre ,
et désormais il l'est pour toujours.
Dans cet état qu'ai-je à craindre de inoi-
ïiiêmc , et [).ir quelle prc'caution cruellft
voulez-vous m'ôter mon bonheur pour ne.
])as m'cxposcr à le perdre ? quel caprice de
m avoir lait combattre et vaincre , pour
uicnlcvcr le jirix après la victoire ! n'est-ce
pas vous qui rendez blâmable un danger
hravc sans raison ? Pourquoi ni'avoir appelé
près de vous avec tant de risques, ou pour-
quoi m'en bannir quand je suis dii^ne d'y
rester ':" Dcviez-vous laisser prendre à votre
inari tant de peine à pure perte ? que uv le
fesiez-vous renoncer à dos soins que vous
avier rt^xilu de rendre inutiles ? que ne lui
disiez-vous : Laisse z-li- au bout du monde,
piiisqu'aussi bien je l'y veux renvoyer ?
liélas! plus vous crni.;ne7 pour moi , pins il
i'audrait vous liàter de me rajipeler. Non,
ce n'est pas près de vous qu'est le danger ,
c'est eu votre absi-ncc , et je ue vous ciaiuii
H E L O 1 s E. 180
qu'où vous n'êtes pas. Quand cette redou-
table Julie me poursuit , je me réfiigi? auprès
de madame de JJ^oImar ^X je snis tranquille;
où fnirai-jc si cet asile m'est ôte' ? Tous les
temps , tous les lieux me sont dangereux
loin d'elle ; par-tout je trouve Claire ou
Julie. Dans le passé, dans le présent l'une
et l'autre m'agite à son tour -, ainsi mon
imagination toujours troublée ne se calme
qu'à votre vue , et ce n'est qu'auprès de vous
que je suis eu sûreté contre moi. Comment
vous exphqucr le changement que j'éprouve
en vous abordant ? Toujours vous exercez
le même empire, mais son cRet est tout op-
po.sé \ en réprimant les transports que vous
causiez autrefois, cet empire est plus grand ,
plus sublime encore ; la paix , la sénérité
succèdent au trouble des passions ; mon cœur
toujours formé siu- le vôftre aima comme lui ,
et devient paisible à son exemple. ÎMais ce
rqîos passager n'est qu'une trêve , et j'ai beau
in'élever jusqu'à tous en votre présence, je
retombe en moi-même en vous quittant.
Julie, çn vérité je crois avoir deux amcs ,
dont la bonne est en dépôt dans vos mains.
Ah! voulez-vous me séparer d'elle ?
Mais les erreurs des gens vous alarment ;
i86 L A NOUVEL L E
vous ciaigncz les restes 'ruiic jt-micssc ctciiite
par les ennuis ; vous craignez pour les jeunes
personnes qui sont sous voire i^arcle ; vous
craignez de moi ce que le saj^e J/ olinnr n'a
pas crainl ! () Dieu ! que toutes ces fravcurs
ïnlnimilicnl ! estimez-vous donc votre ami
inoins que le dernier de vos f;ens ? Je puis
vous pardonner de mal penser de moi , ja-
mais de ne vous pas iTudre à vous-mémo
l'honneur que vous vous devez. Non , non ,
les feux d(jnt j'ai i)rrile m'ont purifié; le n'ai
plus rien d'un liouune onlinaire. Après ce
que je fus , si je pouvais être vil un mo-
ment , j'irais me cacher au l)out du monde,
et ne me croirais jamais assez loin de vous.
(^)uoi '.je troublerais cet ordre aimable (jiie
j'admirais avec tant de plaisir! )e eouillcrais
ce; séjour d'innocence cl de paix que j'habitais
avec tant de respect ! je pourrais être assez
làciie.... eli ! comment le plus corrompu des
liorumcs ne serait-il pas louche d'uusi char-
mant tableau ! ccunmenL ne reprendrait-ii
pas dans «et asile l'amour de i'honnclelé ?
Loin d'y porler ses nuuivaises mœurs, c'est
là qu'il irait s'en défaire.... (^ui?moi, Julie ^
moi ?.... si tard ?.... sous vos yeux ?... ('hiro
auiie , ouvrcz-iuoi votre maison sans crainte \
H É L O ï s E. 1S7
elle est pour mot le temple de la ver tu ;
pai-lout j'y vois son simulacre auguste ,
«tne puis servir qu'elle auprès de vous. Je ne
suis pas nu aiif^e , il est vrai ; mais j'habiterai
leur demeure , j'imiterai leurs exemples : ou
les t'ait quaud ou ne leur veut pas ressembler.
Vous le voyez , j'ai peine à venir au point
principal de votre lettre , le premier auquel
il fallait songer , le seul dont je m'occupe-
rais si j'osais pre'tendrc au bien qu'il m'an-
nonce. O Julie! ame bienfesante , amie in-
eomparable! en m'olTraut la digne moitié do
vous-même ,et le plus précieux trésor qni soit
au uionde après vous, vous faites plus , s'il est
possible, que vous ne fîtes jamais pour moi.
L'amour , l'aveugle amour put vous forcer à
▼eus donner , mais douucr votre amie est uuo
preuve d'estime non suspecte. Dès cet instant
je crois vraiment être homme de mérite ; car
je suis honore de vous , mais que le témoi-
gnage de cet houneur m'est cruel ! En l'ac-
ceptant, i^ le démentirais, et pour le mé-
riter il faut que j'y renonce. Vous me con-
naissez ; jiige/.-nioi. Ce n'est pas assez que
votre adorable cousine .soit aiine'e ; elle doit
l'être connue vous , je lésais; le sera-t-elle ?
le peut-elle être ? et dépend-il de moi de lui
i88 LA NOUVELLE
rciulie sur ce point ce qui lui est du ? Ah!
51 vous vouliez m'iinir avec elle , que ne me
laissicz-vous nu cœur à lui donner! un c(Eur
auquel elle inspirât des scntimens uouvcaur
dont il lui put ollrir les prémices ! En est-il
un moins digue d'elle que celui qui sut vous
aimer ? II faudrait avoir l'ame librcet paisihlo
du bon et sage iVOr/te pour s'occuper d'elle
seule à son exemple. Jl faudrait le valoir pour
lui succéder ; autrement la comparaison do
son ancien état lui rendrait le dernier plus
insupportable , et l'amour faible et distrait
d'un second époux , loin de la consoler du
premier , le lui ferait ri'[;reller davantaj^e.
D'un ami tendre et reconnaissant elle aurait
fait un mari vuli^aire. Gagnerai l-elle à cet
ccliaiige ? elle y perdrait doublement, ."^ou
coeur délicat et sen.^ible tentirait trop cette
perte, et moi comment supporterais-je le spec-
tacle continuel d'une tru-tesse dont je.sernis
cause , et dont je ne pourrais la i;uérir ? Hclas!
j'en mourrais de douleur luéuic avant elle.
!Non,.^////V, Je ne ferai point mon bonlieur aux
dépens du sien, .le l'ainu' trop pour l'i-ponser.
Mon bonheur? non. Scrais-jc heureux uu)i-
mémc eu ne la rendant pas henreu.se ? L'un
desdeu.v peut-il se faire un sort exclu.>if ilans
H É L O 1 s E. Î89
le mariage ? Les biens , les maux n'y sont-ils
pas communs , malgré qu'on en ait , et les
chni^iiiis qu'on se donne l'un à l'autre ne
retombent-ils pas toujours sur celui qui les
cause ? Je serais malheureux par ses peines
«ans être heureux par ses bienfaits. Grâces ,
beauté , mérite , attachement , fortune , tout
concourrait à ma félicite ; mon cœur , mou
coeur seul euipoisoniierait tout cela, et me
reluirait misérable au sein du bonheur.
Si mon état présent est jilcin de charme
anjîics d'elle , loin que ce charme pût aug-
iii'.Miter par une uriion plus étroite, les plus
doux plaisirs que j'y goûte me seraient ôtés.
Son humeur badine peut laisser un aimable
essor à sou amitié , mais c'est quand elle a
d^s témoins de ses caresses. Je puis avoir
quelque émotion trop vive auprès d'elle mais
c'est quand votre présence me distrait de
vous. Toujours entre elle et moi dans nos
tête-à-tête , c'est vous qui nous les rendez
délicieux. Plus notre attachement augmente ,
j)lus nous songeons aux chaînes qui l'ont
forme-, le doux lien de notre amitié se res-
serre , et nous nous aimons pour parler de
vous. Ainsi mille souvenirs chers à votre
amie , plus chers à votre ami , les réunis-
190 L A N O U V E L L E
sent; unis par d'aulrcs nœuds , il y Faudra
renoncer. Ces souvenirs trop cliaruians ne
seraient-ils pas autant d'inlidelités envers
clic ? Et de quel front prendrais - je un©
oponsc respectée et che'rie pour confidente de»
outrages que mon ccenr lui ferait malf^rc lui !
Ce cœur ti'oserait donc plus sVpancher dans
Je sien, il se fermerait à sou abord. N'osant
plus lui parler de vous , bientôt je uelni par-
lerais plus de moi. Lu devoir , Tbonnour ,
en ui'imposanl pourelle unerescrve nouvelle ,
)ne rendraient ma IVjuine étrangère , et je
n'aurais plus ni guide ni couscil pour éclairer
mon auie et corriger mes erreurs. Est-ce là
l'honunnge qu'elle doit attendre ? est-ce là
Je tribut de tendresse et de rcconuaissanca
que j'irais lui porter ? est-ce ainsi que je ferais
son bonheur et le mien?
Julie , oubliàtcs-vous mes sermens avec
Jcs vôtres ? Pour moi , je ne les ai ))oint
oubliés. J'ai tout perdu ; ma foi seule m'est
restée; elle me restera jnsqn'au tombeau. Je
n'ai pu vivre à vous; je mourrai libre. Si
l'engagctncnt en était à prendre ^ je le pren-
drais aujourd'hui : car si c'est un devoir de
se marier , un devoir plus indispensable
encore est de ne faire le vialheur de personne ,
H É L O i s E. 191
et tout ce qui me reste à sentir en d'autres
iKieiKls , c'est l'éternel regret de ceux auxquels
j'osai prétendre. Je porterais dans ce lien
sacré lidée de ce que j'espérais y trouver une
l'ois. Cette idée ferait mon supplice et celui
d'une infortunée. Je lui demanderais compte
des jours heureux que j'attendis de vous.
Quelles comparaisons j'aurais à faire ! quelle
femme au monde les pourrait soutenir ? Ahl
comment me consolerais-je à-la-fois de n'être
pas à vous , et d'être à une autre ?
Chère amie, n'ébranlez point des résolu-
tions dont dépend le repos de mes jours; ne
cherchez point à me tirer de l'anéantissement
où je suis tombé; de peur qu'avec le senti-
ment de mou existence je ne reprenne celui
de mes maux , et qu'un état violent ne rouvre
toutes mes blessures. Depuis mon retour j'ai
senti , sans m'en alarmer, l'intérêt plus vif
que je prenais à votre amie ; car je savais bien
que l'état de mon cœur ne lui permettrait
jamais d'aller trop loin, et voyant co nou-
veau goût ajouter à l'attachement déjà si
tendre que j'eus pour elle dans tous les tem|)s ,
je me suis félicité d'une éuiotion qui m'aidait
à prendre le change, et rac fcsait supporter
votre image avec moins de peine. Celte émo-
,92 LA NOUVELLE
tioii a quelque chose des douceurs de l'amour
et n'eu a pas les tournieus. Le plaisir de la
voir n'est point trouble par le de'sir de la
poisc'dcr; content de passer uia vie entière
comme j'ai pnssé cet hiver, je trouve entre
vous deux cette situation paisible ( ce ) et
douce qui tempère l'auslerilc de la vcrlu et
rend ses leçons aimables. Si quelque v-aiu
transport m'agite usi moment, tout le réprime
et le lait taire: j'en ai trop vaincu de plus
dauf^oreux poiu- qu'il m'en reste aucun à
crainche. J'honore votre amie comme je
l'aime, et c'est tout dire, (^uand je ne son-
gerais qu'à mon intérêt, tous les droits de la
tendre amitié me sont trop chers auprès d'elle
pour que je m'expose à Ie>perclrecu cherchant
•1 les étendre, ctje n'ai pas même en besoin
de soufrer au respect ([ue je lui dois pour ne
)amais lui dire un seul mot dans le tétc-à-
tctc , qu'elle eut besoin d'inter[)réter ou de
ne pas entendre. Que si {)eut-êlre elle a Irouvé
quelquetoi-sun peu trop d'empressement dans
( ce ) Il a (Ht précisément le contraire qiu'hjues
pa^es aupar.'ivaiit. Le pauvic philosophe, eiiiie
doux jolies femmes , me paraît dans un jilais.int
eiiiharras. On dirait qu'il veut n'aimer ni l'uu»
tu l'autie , aiiu d« les aimer toutes deux.
H E L O 1 s E. 193
mes manières , sûrement elle n'a point vu
dans mon cœur la volonté de le témoigner.
Tel que je fus six mois auprès d'elle, tel je
serai toute ma vie. Je ne connais rien après
vous de si parfait qu'elle , mais fût-elle plus
parfaite que vous encore , je sens qu'il fau-
drait n'avoir jamais été votre amant pour
pouvoir devenir le sien.
Avant d'achever cette lettre, il faut vous
dire ce que je pense de la vôtre. J'y trouve
avec toute la prudence de la vertu, les scru-
pules d'une arae craintive qui se faitun devoir
de s'épouvanter, et croit qu'il faut tout
craindre pour se garantir de tout. Cette extrême
timidité a son danger ainsi qu'une conîîance
exccjsivc. En nous montrant sans cesse des
monstres où il n'y en a point, elle nous
cpuise à combattre des chimères , et ù force
de nous edarouclier sans sujet , elle nous tient
moins en garde contre les périls vcritahles et
nous les laisse moins discerner. Relisez quel-
qiufois la lettre que milord Edouard vous
écrivit l'année dernière au sujet de votre luari ;
vous y trouverez de hons avis à votre u<age
à |)liis (}.\\\\ égard. .Te ne blâme point voUe
dévotion ; elle est touchante , aimable et douce
eommc vous , elle doit plaire à votre uiari
Nouvelle Hclolsc. Tuuie IV. L
«94 LA K O U V E L L B
ïnênif. Mdh prriicz garde qu'à force de TOU«
rendre timide et prévoYaiite elle ne vous inètie
au quiétisme par une route opposée, et que
vous montrant par-tout du risque à courir,
clic ucvous empêche culin d'acquiescer à rien.
Chère amie , ne savez-voiis pas que la vertu
est un ctal de guerre , et que pour y vivre
on a toujours quelque combat à rendre contre
soi ? Occupons-nous moins des dangers que
de nous , afin de tenir notre ame prête à
tout événement. vSi chercher les occasions ,
c'est mériter d'v succomber, les fuir avec trop
de soin , c'est souvent nous rcfui^erà de farauds
devoirs , et il n'est pas bon de songer sans
cesse aux tentations, même pour les éviter.
On ne me verra jamais rechercher des luomens
dangereux , ni des têle-à-lêlc avccdrs IVnnnes;
jnais dans quelque situation que me place
désormais la Providence, j'ai pour sûreté de
jno". les huit mois que j'ai passés à (llarens,
et ne crains plus que personne m'oie le prix
que vous m'avez fait mériter. Je ne serai pas
plus faible que je l'ai été , je n'aïuai pas do
plus grands combutsà rendre; j'ai senti l'amer-
tume des remords , j'ai goutc les douceurs d«
la victoire; après de telles cotnparaisons , ou
Jd'kwïitc plu* sur Ii; cUolx : twut jiwq^u'i u»«h
H E L 0 ï s E. ,95
fentes passées m'est garant de l'avenir.
Sans vouloir entrer avec vous dans de nou-
velles discussions sur l'ordre de l'univers et sur
la direction des êtres qui le composent , je me
contenterai de vous dire que sur des questions
s: fort au-dessus de l'homme, il ne peut juger
des choses qu'il ne voit pas que par induction
surcelles qu'il voit, et que touteslesanalogics
sont pour ces lois générales que vous scmblez
rejeter. La raison même et les plus saines idc'es
que nous pouvons nous former de l'être su-
prême sont trcs-favorablcs à cette opinion, car
bien que sa puissance n'ait pas besoin de mé-
thode pour abroger le travail, il est digne de sa
sagesse de préférer pourtant les voies les plus
«impies, atiM qu'il n'yait rien d'inutile dansJes
moyens non plusquc dans lesedets. En créant
l'homnic , il l'a doué de toutes les facultés
nécessaires pour accomplirce qu'il exigeait de
lui , et quand nous lui demandons le pouvoir
de bien faire, nous nelui demandons rien qu'il
ne nous ait déjà donné. Il nous a donné la
raison pour connaître ce qui est bien, la
conscience pour l'aimer, (//) a la liberté
iff) Saint-Preux fait de la conscience morale
un scnlimcnt et non pas un jugement, ce nui
((SI tonne les dé/initions des philosophes Je cipis
L 2
396 LA NOUVELLE
pour le choisir. C'est dans ces dons sublimes
que consiste la j;ràce divine; et comme nous
les avons tous reçus, nous en sommes tous
comptables.
J'entends beaucoup raisonner contre la
liberté' de l'iiomme , et je méprise tous ces
sopliismes; parce qu'un raisonneur a beau me
prouver que Je ne suis pas libre, le sentiment
intérieur, plus fort que tous ses aryuiurns ,
les dénient sans cesse, et quelque parti que
je prenne, dans quelque delibcraliou que ce
soit, je sens parfaitement qu'il ne tient qu'à
moi de prendre le parti contraire. Toutes ces
subtilités de l'école sont vaines précis«'ment
parce qu'elles ])rouvent trop , qu'elles com-
battent tout aussi-bien la vérité que le men-
songe , et que soit que la liberté existe ou
non , elles peuveutscrvir également à prouver
qu'elle n'existe pas. A entendre ces gens-là.
Dieu même ne serait pas libre , et ce mot
de liberté n'aurait aucun sens. Ils triomphent,
non d'avoir résolu la question , mais d'avoir
mis à sa place une chimère, lis commencent
par supposer que tout cire intelligent est
pourtant qu'eq ceci leur piéieiulu confrère a.
ruison.
H E L O E s E. 197
•purement passif, et puis ils déduisent decetto
supposition des conséquences pour prouver
qu'il u'est pas actif; la comuiode méthode
qu'ils ont trouvée là ! S'ils accusent leurs
adversaires de raisonner de même , ils ont
tort. Nous ne nous supposons point actifs,
et libres; nous sentons que nous le sommes.
C'est à eux de prouver non-seulement que c©
seutimcnt pourrait nous tromper, mais qu'il
nous trompe en eQct (sg)- L'évéque de
Cloync a démontré que sans rien changer aux
apparences , la matière et les corps pourraient
ue pas exister; est-ce assez pour affirmer qu'ils
11 "existent pas ? En tout ceci la seule apparence
coûte plus que la réalité; je m'en tiens à ca
qui est plus simple.
Je ne crois donc pas qu'après avoir pourvia
de toute manière aux besoins de l'homme ^
Dieu accorde à l'un plutôt qu'à l'autre des
secours extraordinaires, d(;nt celui qui abus»
des secours communs à tous est indigne , e*
dont celui qui en use bien n'a pas besoin.
Celte acception de personnes est injurieuse à
(pff) Ce n'esr pas de tout cela qu'il s'agit. Il
«'agu «ie savoir si la volonté se déiermiuc sana-
cause , ou quelle en la. caïue qui détennine k.
voJojué-
«98 L A N O U V E L L E
la justice divine. Quand cette dure et decou-
Tageanle doctrine se déduirait de rEcriturc
clle-ménie, mon premier devoir n'est-d pas
d'honorcr Dieu ? Quelque respect que )c
doive au texte sacré, j'en dois plus encore à
son auteur , et i'aiinerais mieux croire la liible.
falsifiée ou inintelligible que Dieu injuste ou-
jnalfcyaut. Saivt-Panl ne vent pas que le
•vase dise au potier , pourquoi m'as-lu fait
ainsi? Cela est fort bien ^ si le potier n'exige
du vase que des services qu'il l'a mis en état
de lui rendre; mais s'il s'en prenait au vase
de n'être pas propre h un usage pour lequel
il ne l'aurait pas fait, le vase aurait-il lorfe
de lui dire, pourquoi in'as-tu fait ainsi ?
S'ensuit-il dc-là que la prière soit inutile ?
a Dieu ne plaise que je m'ote cette rcssourco
contre mes fai!)lesscs. Tous les actes de l'en-
tcndenient qui nous élèvent à Dieu nous
portent au-dessus de nous-mêmes-, en imjjlo-
jdutson secours nous apprenons à le troiirer.
Ce n'est pas lui qui nous change, c'est nous
«ni nous cliangct)ns en nous élevant à lui.
ihh ) Tout ce qu'on lui demande comme il
( hh ) jMolre p;dant pliiiosopliC, apiV-s avoir imin»
la coiiJuilc K^Abdard^ semble en vouloir prcndi»
H E L O I s E. 799
faut, on se le donne, et, comme vous l'avez
dit, on augmente sa force en reconnaissant
sa faiblesse. Mais si l'on abuse de l'oraisou
et qu'on devienne mystique , on se perd à
force de s'elevcr; en chercliant la grâce, on
renonce à la raison; pour obtenir un don du
ciel , on en foule aux pieds un autre ; eu
s'obstinant à vouloir qu'il nous e'claire , ou
s'ôtc les lumières qu'il nous a données. Qui
sommes-nous pour vouloir forcer Dieu de
faire un miracle ?
V^ous le savez ; il n'y a rien de bien qui
n'ait un excès blâmable, même la de'votion
qui tourne en délire. La vôtre est trop pure
pour arriver jamais à ce point : mais l'excès
qui produit l'égarement counncncc avant lui ,
et c'est de ce premier terme qvic vous avez
à vous déQcr. Je vous ai souvent entendu
aussi l;i «lortiine. Leurs scntïmcns sur la prière
ont beaucoup de rapport. Eien des gens , rele-
vant cette hérésie , trouveront qu'il eût mieux
valu jiersister dans l'égarement que de tomber
dans l'erreur ; je ne pense pas ainsi. C'est un
petit mal de se tromper ; c'en est un grand de
se mal conduire. Ceci ne contredit point , à mon
avis , ce que j'ai dit ci-devant sur le danger deSL
fausses maximes de morale. Mais il faut laisser
quelque chose à faire au lecteur»
200 LA NOUVELLE
blâmer les extases des ascétiques ; savez-vouîs
coauucut elles viennent ? en prolongeant le
temps qu'où donne à la prière plus que uc
le permet la faiblesse humaine. Alors l'esjjrit
s'cpuise, rima-inalion s'alluuieet donne des
visions; on devient inspire, prophète, et il
n'y a plus ni sens ni f;enie qui garantisse du
fanatisme. Vous vous enfermez fréquemment
dans votre cabinet ; vous vous recueillez,
vous priez sans cesse : vous ne voyez ])as
encore les pictistcs (i/),iua\s vous lisez leurs
livres. Je ifai jamais blâme votre j^out pour
les écrits du bon h'cinlon : mais que faites-
vous de ceux de sa disciple ? Vou.s lisez Murait,
je le lis aussi ; mais je choisis ses lettres, et
Vouschoisissez.-îon instinct divin. Voyez com-
nicnt il a fini, déplorez les égaremens de cet
liomme sage , et songez à vous. Femme pieuse
et chre'tieinie, allez-vous n'être plus qu'une
dévote ?
( i' ) Sorte (le fouxqni avaient la fantaisie d'être
cJnéiiens,et de sin"vre l'éviuigile à la lettre; à-peu-
près comme sont aujourd'hui les niéihodlsies en
Angleterre, les moraves en Allemagne, les jansé-
nistes en France; excepré pourtant tpt'il ne man-
que à ces derniers que d'ôire les maures pour (îire
plus durs et i)lus intoléruns que leurs cuuemis.
H E L O 1 s E. 201
Chère et respectable amie , je reçois vos
avis avec la docilité d'un eufaut, et voua
donne les miens avec le zèle d'un père. Depuis
que la vertu, loin de rompre nos liens , les
a rendus indissolubles, ses devoirs se con-
fondent avecles droits de l'amitic. Les mêmes
leçons nous conviennent, le même intérêt
nous conduit. Jamais nos cœurs ne se parlent,
jamais nos yeux ne se rencontrent sans ofl'rir
à tous deux un objet d'honneur et de gloire
qui nous élève conjointement, et la perfectioa
de chacun de nous importera toujours à l'au-
tre. Mais si les délibérations sont communes ^
la décision ne l'est pas, elle appartient à vous
seule. O vous, qui fîtes toujours mon sort,
ne cessez point d'en être l'arbitre , pesez mes
réflexions , prononcez ; quoi que vous or-
donniez de moi , je me soumets , je serai digne
au moins que vous ne cessiez pas de me con-
duire. Dussé-jc ne vous plus revoir, vous me
serez toujours présente, vous présiderez tou-
jours à mes actions ; dussiez -vous m'ùter
l'iionneur d'élever vos cnfans , vous ne m'ô-
terez point les vertus que je tieus de vous ;
ce sont les enfans de votre ame , la,mie!Uio
les adopte, et rien ne les lui peut ravir.
Parlez-moi sans détour, Julie. A préscuS
eo2 LA WOtJVELLÏ!
que Je vous ai bien explique' ce que ]f seffs
et ce que je pense, ditcs-nioi ce qu'il fairt
que je fasse. Vous savez à quel point mon
sort est lie' à celui de mon illustre ami. Je
ne l'ai point consulte' dans cette occasion ;
je ne lui ai montre' ni cette lettre ni la vôtre.
S'il apprend que vous désapprouviez son
projet ou ])lul6t celui de votre époux , il
le desapprouvera lui-mèuie, et je suis bien
cloignéd'en voidoir tirer une objection contre
vos scrupules ; il convient seulement qu'il
les ic;nore jusqu'à votre entière décision. En
attendant je trouverai , pour dilTércr Jiotrft
départ, des prétextes qui pourront le sur-
prendre, mais auxquels il acquiescera sûre-
ment. Pour moi, j'aime mieux ne vous plus
voir que de vous revoir pour vous dire un
nouvel adieu. S|ipreudre à vivre chez vows
en étranger, est une liumilialion quo je u'^i
pas uiériLév.
H E L O l 9 E. 2®!3
t. E T T R E VIII.
tpi: MADAME DE Tf^O LM A H
A S A I N T- PRE UX.
Hj
.E bien ! ne voilà-t-il pas encore votre
iiuagination effaroucliéc ? Et sur quoi , J9
vous prie ? vSur les plus vrais témoignage»
d'cstiine et d'amitiô que vous avez jamais
reçus de moi ; sur les paisibles réflexions
que le soin de votre vrai bonheur m'ins-
pire ; sur la proposition la plus obligeante,
la plus avantageuse , la plus honorabl*
qui vous ait jamais elc faite ; sur l'cin-
presseuieut îildiscrct , peut-être , de vous
unir à ma famille par des noeuds indissolu-
bles -, sur le désir de faire mon allie', mou
parent, d'un ingrat qui croit ou qui feint
de croire que je ne veux plus de lui pour
ami. Pour vous tirer de 1 inquiétude où vous
paraissez être , il ne fallait que prendre ce
que je vous écrisdaus son sens le plus naturel :
mais il y a long-tcuips que vous aimczà voui
tourmenter par vos injustices. Votre lettre
es comme votre vie, sublime et rampante,
pleine de force et d» pnérdités. 31ou cher
204 L A N O t V E L L E
philosophe, lie ccsscrcz-vous jamais dVlrc
cnlaiit ?
Où avc/.-vous donc pris que je soiiscassc
à vous imposer des lois , à n.mprc avec
vous, et pour iiic servir de vos Urines, a
vo.-.s renvoyer au bout du monde ? De bonne
foi , lrouvc"z-vous-la l'esprit de ma lettre ?
Toi'u au contraire. En jouissant d'avance du
plaisir de vivre avec vous , j'ai craint les
inconvcuiens qui pouvaient le troubler ; je
uic suis occupée des moyens de prévenir
ces inconvéuicns d>ne manière agréable et
douce, en vous lesanl un sort digue de votre
mérite' et de mon attachement pour vous.
Voilà tout mon crime ; il n'y avait pas là,
ce me sem!)lc , de quoi vous alarmer si
fort.
Yousaveztort, mon ami, car vous n ignorea
pas combien vous mVtes cher ; mais vous
ain.c/ à vous le lairc redire , et conune je
n'aime guère moins à le répéter, il vous est
aisé d'ol)lcnir ce que vous voulez sans que
la plainte et l'iitmeur s'en mêlent.
Sove/ donc bien sur que si votre séjour
ici vous est agréable, il me l'est tout autant
qu'à vous, et que de tout ce que ]M. de
i/ oïmar a fait pour jiioi, ricu ne m'est plus
seii^iblcf
H É L O ï s E: 2û5
«ensîble que le soin qu'il a pris de vous ap-
peler dans sa maison, et de vous mettre en
état d'y rester. J'en conviens avec plaisir,
nous tommes utiles l'uuài'autl-e. Plus propres
^ recevoir de bous avis qu'à les prendre de
Mous-rjêmes , nous avons tous deux besoin
de guides , et qui saura mieux ce qui convient
à l'un, que l'autre qui le connaît si bien?
Qui sentira mieux le danger de s'égarer paf
tout ce que coûte un retour pe'uibl'.' ? Quel
objet peut mieux nous rappeler ce danger 2
devant qui rougirions- nous autant d'avilir
im si grand sacrifice ? Après avoir rompu de
tels liens , ne devons-nous pas à leur mémoiro
de ne rien faire d'indigne du motif qui noug
les fit rompre ? oui, c'est une fide'lité que ]o
veux vous garder toujours, de vous prendre
à témoin de toutes les actions de ma vie et
de vous dire, à chaque sentiment qui m'ani-
>ne, voilà ce que je vous ai préféré. Ah , mou
ami ! je sais rendre honneur à ce que moa
cœur a si bien senti. Je puis être faible devant
toute la terre ; mais je réponds de moi devant
"VOUS.
C'est dans cette délicatesse qui survit foii-
joura au véritable amour, i)lulôt que dans le»
fubtilcs distinctions de M. de Tf^'olmar^ qu'il
Nouvelle liéloise. Tome IV. 2S,
2û6 LA NOUVELLE
fautclicrchcr la raison dcccttci-lcvation cram»
et de ccUc force intéiicure que uous cproii-
vons l'un près de l'anUe , et que }e crois sentir
comme vout.. Celte explication du moins est
Ijliis naiinolle, plus hono.al.le à nos ccpurs
<jiiela.s'onne,cl\autmicn:xpours'encouiagcr
à bien luire ; ce qui suffit pour la prclVrcr.
Ainsi croyez que loin d'ètrr dans la disposi-
tion bizarre où vous nn supposez , celle où je
suis est directement contraire, (^ue s'il lallait
renoncer au projet de nous réunir, je regarde-
rais ce cliangcmcnl comme un grand malheur
pour vous, pour m^i , pour mes enfans, eJk
your mon mari même qui , vous le savez , entre
pour beaucoup dans les raisons que j'ai de vous
desner ici. INTais : our ne parler que de n.oa
inclination particulière, souvenez-tons du
«uoment de votre arrivée : marquai-je moins
de joie à vous voir que vous n'en eûtes ca
ïu'al)ordant ? vous a-t-il paru que votre séjour
«) Clarens me lui ennuyeux ou pénible? avez-
vous jui^c que je vous en visse partir avec
plaisir? Faul-il aller jusqu'au bout , et vous
parler avec ma franchise ordinaire ? Je vous
avouerai sans détour que les six derniers moi»
que nous avons pa»ses ensemble ont élé le
nii^in IcpUu douj do ma ¥i?, et que j'ai goût»
H E L O 1 s E; 207
Bans ce court espace tous les biens dont ma
sensibilité m'ait fourni l'ide'e.
Je n'oublierai jamais un jour de cet hiver
où, après avoir fait en communia lecture de
vos voyages et celle des aventures de votre
ami, nous soupâmes dans la saWad'^poHon ,
et où, songeant a la félicité que Dieu m'en-
voyait en ce monde, je vis tout autour de
moi , mon père , mon mari , mes eufans , ma
cousine, milord£:Jo7/^r^, vous, sans compter
la Fanchon qui ne gâtait rieii au tableau ; et
tout cela rassemblé pour l'beureuse Julie. Je
tne disais: Cette petite chambre contient tout
ce qui est cher à mon cœur, et peut-être tout
ce qu'il y a de meilleur sur la terre : je suis
environnée de tout ce qui m'intéresse, tout
î'univers est ici pour moi ; je jouis à-la-fois
de l'attachement que j'ai pour mes amis, de
celui qu'ds me rendent, de celui qu'ils ont
l'un pour l'autre; leur bienveillance mutuelle
ou vient de moi ou s'y rapporte ; je ne vois
ïien qui n'étende mon être, et rien qui le
divise ; il est dans tout ce qui ua'enviroune ,
il Wtw reste aucune portion loin de moi ; mou
imagination n'a plus rien à faire , je n'ai rien à
désirer; sentir et jouirsont pour moila même
•kose ; je yi» à-la-fois dans tout ce que j'aime ,
M 2
2o8 LA NOUVELLE
je me rassasie de bonheur et de vie. O mort!
▼ iens quand tu voudras ! je ne te crains plus,
j'ai vécu, je t'ai pre'vcnuc, je n'ai pln« de
nouveaux sciitiniens à connaître, tu n'as plu»
rien à me dc'rol)cr.
Plus j'ai senti le plaisir de vivre avec vous,"
plus il m'était doux d'y compter, et plus
aussi tout ce qui pouvait troubler ce plaisir
m'a donné d'inquiétude. Laissons un niouicnt
à part cette morale craintive, et celte pré-
tendue dévotion que vous me reproche?.
Convenez du moins que tout le charme de
Li société qui régnait entre nous est danscetic
ouverture de cœur qui met en commun toii»
les sentimcns, toutes les pensées, et qui fait
que chacun se sentant tel qu'il doit être, se
montre à nous tel qu'il est. Supposez uti
moment quelque intrigue secrète , quelque
liaison qu'il faille cacher, quelque raison de
réserve et de mystère ; à l'instant tout 1«
plaisir de se voir s'évanouit, on est contraint,
l'un devant l'autre, on cherche à se dérober;
quand on se rassemble on voudrait se fuir ;
Ja circonspection , la bienséance amènent la
déliance et le dégoût. Le moyen d'aimur
long-temps ceux qu'<ui craint! On se devient
iniportuu l'uu à l'autic Julie iuipor-
H É L O ï s E. 209
tune! importune a son ami ! non , non^
«ela ne saurait être ; on n'a jamais de maux «
craindre que ceux qu'on peut supporter.
En vous exposant naïvement mes scrupu-
les, je n'ai point prétendu changer vos réso-
lutions , mais les éclairer ; de peur que ,
prenant un parti dont vous n'auriez pas prévu
toutes les suites, vous n'eussiez peut-être à
vous en repentir quand vous n'oseriez jîlus
vous en dédire. A l'égard des craintes que
M. de Tf^'olmar n'a pas eues , ce n'est pas à
lui de les avoir, c'est à vous : nul n'est juge
du danger qui vient de vous que vous-même-.
Réfléchisscr-y bien, puis dites - moi qu'il
n'existe pas , et je n'y pense plus : car je connais
votre droiture ,et ce n'est pas de vos inten-
tions que je me délie. Si votre cœur est ca-
pable d'une faute imprévue, très -sûrement
le mal prémédité n'en approcha jamais. C'est
ce qui distingue l'homme fragile du méchant
homme.
D'ailleurs , quand mes objections auraient
plus de solidité que je ne n'aime à le croire,
pourquoi mettre d'abord la chose au pis
connue vous faites ? Je n'envisaf^e point les
précautions a prendre aussi sévèrement que
■vous. S'agll-il pour cela de rompre aussi-lût
M 3
210 L A N O U T E L L E
tons vos projets , et nous fuir pour tou)onrs ?
Non , mon aimable ami , de si tristes ressour-
ces ne sont point nécessaires. Encore enfant
par la tête , vous êtesdéià vieux i)ar le cœur.
Les grandes passions usées dégoiilcnt des
autres: la paix de l'ame qui leur succède est
le seul sentiment qui s'accroît par la jouis-
sance. Un coeur sensible craint le repos qu'il
ue connaît pas; qu'il le sente une fois , il n«
voudra pins le perdre. En comparant deux
ctats si contraires on apprend à préférer !•
meilleur; mais pour les comparer il les faut
connaître. Pour moi , je vois le moment de
votre sûreté plus près peut-être que vous n.
le voyez vous - même. Vous avez trop senti
pour"senlir long-temps ; vRus avez trop aimé
pour ne pas devenir indifférent; on ne ral-
lume plus la cendre qui sort de la fournaise ,
mais il faut attendre que tout soit consume.
Encore quelques années d'attention sur vous-
même , et vous n'avez plus de risque à courir.
Le sort que je voulois vous faireeùt anéanti
ce risque ; mais itulcpendammcnt de cette
considération , ce sort était assez doux pour
devoir être envié pour lui - même , et si voti»
délicatesse vouç cmpêilie d'oser y prélemire ,
je u'ai pas besoin que vous me disiez ce qu'un»
H K L OÏ s E. 21 î
telle retenue a pu vous coûter. Mais )'ai peui
qu'il ne se mêle à vos raisons des prétextes
plus spécieux que sol.des ; )'ai peur qu'en
TOUS piquant de tenir des engngcraeus dout
tout vous dispense et qui n'intéressent plus
personne , vous ne vous fassiez une fausse
vertu de je ne sais qu'elle vaine constance
plus à blâmer qu'à louer , et dé.-ormais tout-
à-fait déplacée. Je vous l'ai déjà dit autre-
fois , c'est un second crime de tenir un ser-
ment criminel ; si le vôtre ne l'était pas, il
l'est devenu ; c'en est assez pour rannuiicr,
La promesse qu'il faut tenir sans cesse est celle
d'être honnête homme et toujours ferme dans
son devoir ; chau-er quand il change , ce n'est
pas légèreté, c'est constance. Vous n tes bien,
peut-être, alors de promettre ce que von*
feriez, mal aujourd'hui de tenir. Faites dcus-
tons les temps ce que la vertu demande , vous
ne vous démentirez jamais.
Que s'il y a parmi vos scrupules quelque-
objection solide , c'est ce que nous pourrons-
examiner à loisir. En attendant , je ne suis pas
trop fâchée que vous n'aviez pas saisi mou
idée avec la même avidité qnc moi , uiniquo
mon étourdcrie vous soit moins cruelle , si
^'cn ai lait une. J'avais médite ce projet duraut
M 4
212 LA NOUVELLE
l'absence de ma cousine. Depuis son reloiir
et le départ de ma lettre , avant eu avec élis
quelques conversations générales sur un se-
cond mariage , elle m'en a paru si éloignée
que , malgré loutlepencliantqueje lui coiip.ais
jjour vous , )e craindrais qji'il ne me faillit
user de plus d'autorité qu'il ne me convient
pour vaincre sa répugnance , même en volic
faveur ; car il est un point où l'cinpire de l'a-
mitié doit respecter celui des inclinations et
lesjjrincipcs que chacun se fait sur les devoirs
arbitraires en eux-mêmes , mais relatifs à l'état
du cœur qui se les impose.
Je vous avoue pourtant que ]o tiens encore
a. mon projet ; i\ nous convient si bien à
tous, il vous tirerait si lionorablcmentde l'état
précaire où vous vivez dans le monde , il
confondrait tellement nos intérêts, il nous
ierait nu devoir si naturel de cette amitié qui
ïious est si douce , que ie n'y puis renoncer
tout-îi-fait. Non , mon ami , vous ne m'ap-
partiendrez jamais de trop près ; ce n'est pas
même assez que vous soyiez mon cousin ; ab !
je voudrais que vous fussiez mon frère!
C^uoi qu'il en soit de toutes ces idées , ren-
dez plus de justice à mes sentimenspour vous.
Jouisi'ez sauf réserve de mon amitié , de ma
H É L O ÏS E. 2i3
êonfiancc, de mon estime. Souvenez-vous que
je n'ai plus lien a vous prcbcriie , et que ;c
uc crois point en avoir besoin. ISe môtez
pas le droit de vous donner des consens , mais
n'imaginez jamais que j'en fasse des ordres.
Si vous sentez pouvoir habiter Clareus sans
danger, venez-y, demeurez-y, j'en serai char-
mée. Si vous croyez donner encore quelques
années d'absence aux restes toujours suspects
d'une jeunesse impétueuse , écrivez-moi sou-
vent, venez nous voir quand vous voudrez,
entretenons la correspondancela plus intime.
Quelle peinen'cst pas adoucie par cette conso-
lation ? quel éloignement ne supporte-t-oii
pas par lespoir de tinir ses jours ensemble ?
Je ferai plus; je suis prête à vous conlicr uil
de mes enfans; je le croirai mieux dans vos
mains que dans les miennes: quand vous me
le ramèiieYez, je ne sais duquel des deux le re-
tour me touchera le plus. Si tout à-fait devenu
raisonnable vous bannissez cnlinTOSchimcres,
et voulez mériter ma cousine , venez , aimez-
la , scrvez-la ; achevez deiui plaire; en vërite',
je crois que vous avez déjà commence ; triom-
phez de son cœur et des obstacles qu'il vous
oppose , je vous aiderai de tout mou pou-
Toir; faites enfin le bonheur l'un de l'autre j
Ma
2T4 LA NOUVELLE
et ricunenianqncia plus an mien. iMais quel-
que parti que vous puissie/. prendre , après J
avoir sérieusement pensé, preuez-le en toute
assuranee, et noutragez plus votre amie ca
l'accusant de se délier de vous.
A force de sonc,er a vous, je m'oublie. Il
faut pourtant que mofi tour vienne ; car vous
faites avec vos amis dans la dispute comme
avec votre adversaire aux échecs, vous atta-
quez en vous défendant . Vous vous excusez
d'être pliiiosoplie en m'accusant d'être dc^
vole ; c'est comme si j'avais renoncé au vin
lorsqu'il vous eût enivré. Je suis donc dévote ,
à votre compte , ou prêle à le devenir! soit :
les dénominations méprisantes cliann;enl-elie$
la naturedesclioses?Si ladévotioncst boTine,
où est le tort d'en avoir ? Mais peut -cire ce
mot est-il trop bas pour vous. l,a dignité
pliiloso|)liiqtic dédaigne un culte vulgaire ;
elle vcïit servir Diku plus noblement : elle
porte jusqu'au ciel même ses prétentions et
sa fierté. () mes pauvres philosophes !
Revenons îi moi.
J'aimai la vertu dès mon etifaner , et cul-
livai ma raiioii dans tous les temps. Avec
du «entimcnl et de* lumières j'ai voulu m»
jjouv«ruer, et je uit suis mal conduite. Avant
H É L O I s E. 2î5
de m'ôtcr le guide que Y ai choisi, donner-'
ïu'eu quelque autre sur lequel je puisse couf
pter. Mon bon ami ! toujours de l'orgueil ,.
quoi qu'on fasse; c'est lui qui vous élève, et
c'est lui qui m^bumilie. Je crois valoir autant
qu'une autre, et mille autres ont vécu plus
sat^cment que moi. Elles avalent donc des
ressources que je n'avais pas. Pourquoi nie
sentant bien née ai-jc eu besoin de cacher ma
vie ? Pourquoi liaïssais-je le mal que j'ai fait
nial<Tré moi? Je ne connaissais que ma force ;
elle n'a pumesnilire. Toute la résistance qu'on
peut tirer de soi, je crois l'avoir faite, et
toutefois j'ai succombé; comment £out ccre&
qui résistent? elles ont un uicilleur appui.
Après l'avoir pris à leur exemple, j'ai
trouvé dans ce choix un autre avantage au-
quel je u'avais pas pensé. Dans le règne des
pa.'sioii-s, elles aident à supporter les tour-
ineus qu'elles dotnient ; elles tiennent l'espé-
rance à coté du désir. Tant qu'on désire oia
peut se paiscr d'clrc heureux ; on s'attend à
le devenir : si le bonheur ne vient point ,
l'espoir se prolonge , et le charme de l'illusion
dure autant qua la passion qui la cause.
Ainsi cet état se snllit à lui-même , et l'in-
quictud* qu'il donuc «st une sorte de jouiii»
Al 6
itï6 LA NOUVELLE
sauce qui supplée à la rc'alitc, qui vaiitmicnT,
peut- ('trc. JMaliieiir ù qui n'a plus iieii à
désirer! il perti , pour ainsi dire, tout co
qu'il possède, ('u jouit moins de ce qu'on
obtient que de ce qu'on cs|)èrc, et l'on n'est
heurt ux qu'avant d'élre heureux. En eflet,
riionnne avide ri borné, lait pour tout vou-
loir et peu obtenir , a n eu du ciel une force
consolante qui raj)proche de lui tout ce qu'il
désire , qui le soiauct à son iuKij;ina(ion ,
qui le lui rend présent et sensible, qui le lui
livre on quelque sorte, et pour lui rendre
cetrt- iuia{i,inaire ]jroprie(c plus douce , le
modilie au i^ré de sa ])a.<sion. _Alais tout
ce j)nslip,c disparait devant l'objel niouie ;
rien n'embellit plus cet objet .tu\ veux du
possesseur; on ue se Ji[;,ure point ce qu'on
voit ; rimas'ii'Tl'Oii ue pare plus rien de ce
qu'on po.sscdc; l'dlusion cesse où comiucnco
la jouissance. Le pays des chimères est en ce
monde le scid di^ne d'élre habité, et tel est
le néant des choses humaines, qu'hors (^X)
( AA ) Il r.ill.iit que hors , et sûrement niatlanid
de IVolinar lie l'ignorait pas. Mais ouue les fan tfis
qui lui érhappaicnt par ignorance ou par inarl-
fertauce , il parait qu'elle avait i'oieille trop dé-
licûle pour s'asseivir toujuuis aux règles mêmes
H É L O ï s E. 217
rôh-e existant par lui~n.rirc , il n'y a riea
de beau que ce qui u'csi pas.
Si cet eifct n'a pas toujours lien sur les
objets particuliers de nos passions , il est in-
faillible dans le sentiment commun qui les
comprend toutes. Vivre sans peine n'est pas
un e'tat d'homme ; vivre ainsi c'est être
mort. Celui qui poivrait tout sans être dieu^
serait une misérable cre'ature ; il serait privé
du plaisir de désirer; toute autre privation
serait plus supportable. ( //)
Voilà ce que j'éprouve en partie depuis
mon mariage , et depuis votre retour. Je ne
vois par- tout que sujets de contentement ,
et je ue suis pas contente. Une langueur
secrète s'insinue au fond de mon cœur ; je le
qu elle savait. Ou peut employer un style plos
pur, mais non pas plus doux ni plus harmonieux
que le sien.
( //) D'où il suit que tout prince qui aspire au
despotisme, aspire à l'honneur de mourir d'ennui.
Dans tous les royaumes du monde, cherchcz-
Tous l'homme le plus ennuyé du pays ? allez
toujours directement au souverain ; sur-tout s 11
est très-absolu. C'est bien Ix peine de fane tant
de misérables ? ne aauruil-il s'ewmyei H moin-
dres frais ?
si8 LA NOUVELLE
sens vide et gonfle , comme vous disiez au-
trefois du vôtre ; l'allaclicuient que j'ai pour
tout ce qui m'est cher ne snllit pas pour
l'occuper; il lui rcjlc une lorcc inutile dont
il ne sait que l'aire. Cette pciiu' est bizarre ,
j'en conviens ; mais elle n'est pas moins
réelle. Mon ami , je ssis trop heuicuse ] le
bonheur m ennuie, (^/inii^
Concevez-vous quelque remède à ce dé-
goût du ùicn-êlre ? Pour moi , je vous avoue
qu'un sentiment si peu raisonnable et si peu
•volontaire a hcaucoui) ôtti du pri\ que j*
donnais à la vie, et je n'imaçjinc pas quelle
sorte de charme on y peut trouver qui m«
manque, ou qui me sullise. Une autre srra-
t-ellc plus sensible que moi ? aimcra-t-<lle
niieuK sou père , son mari , ses enfaus , ses
amis, ses proches? en scra-t-clle mieux ai-
mée ? mènera-l-elleune vie plnsde son i^onl ?
scru-t-elle plus libre d'en choisir wnv autre?
jouira-t-cUc d'une meilleure saute ? aura-
(mti) Quoi /«/ie .' aussi des roiitrailirtions !
ail \ je crains bien, clKiiniaiite dévote, que vous
re soyez pas, uon plus, trop d'aceoid avcc\ou.s-
]iit'>iNv ! Au reste, j'avoue tju* CHtte ieurtt mc
purtUt le cliaiit du cvguc.
tt EL O ï s E. 2ïf
t-ellc plus de ressources contre rciinui, plus
t]v. li'.tis qui rattachent au luoade ? Et tou-
tclois j'y vis inquète; mon cœur ignore c«
qui lui manque-, il deiiire sans savoir qnoi.
Ne trouvant doue rien ici - bas qui lui
saffisc , mou amc avide cherche ailleurs de
quoi la remplir; en s élevant à la source du
sentiment et de rétro , elle y perd sa séche-
Tesse H sa langueur : elle y reuatt , elle s'y
ranime , y trouve un nouveau ressort , clic
y puise une nouvelle vie ; elle y prend une
autre existence qm ne tient point aux passions
du corps , ou plutôt elle n'est plus en moi-
même ; elle est toute dans letre immense
qu'elle contemple; et dégagée un moment
de ses entraves, elle se console d'y rentrer,
par cet essai d'un état plus sublime , qu'elle
espère être uu jour le sien.
Vous souriez ; je vous entends , mon bon
ami; j'ai prononcé mon propre jugement,
en blâmant autrefois cet état de raison que
je confesse aimer aujourd'hui. A cela je n'ivi
qu'un mot à vous dire , c'est que je ne l'avais
pas éprouvé. Je ne prétends pas même le
^ustihcr de toutes manières. Je ne dis pas
que ce goût soit sage, je dis seulement qu'il
•«t doux j tiu'il supplée au scut.mcut da
220 LA NOUVELLE
bonheur qui s'épuise, qu'il remplit le vicie
de l'amc , et qu'il jette un nouvel intérêt
sur la vie passée à le mériter. S'il produit
quelque mal , il faut le rejeter sans doute ;
s'il abuse le cœur par une fausse jouissance,
il faut encore le rejeter. Mais enlin lequel
tient mieux à la vertu , du philosophe avec
ses grands principes , ou du chrétien dans
sa simplicité ? Lequel est le pins heureux
dès ce monde, du saj^c avec sa raison, ou
du dévot dans son déliix ? Qu'ai-jc besoin
de penser, d'imaginer, dans un moment oii
toutes mes facultés sont aliénées ? L'ivresse
a ses plaisirs , ce délire , disiez-vous si hii-n ,
en est une. Ou laissez-moi dans un état qui
m'est agréable , ou moutrcr-moi comment
je puis être mieux.
J'ai blâmé les extases des mystiques. J«
les blâme encore quand elles nous détachent
de nos devoirs, et que nous dégoûtant de
la vie active par les charmes de la contem-
plation, elles nous mènent à ce quiétisme
dont vous me croyez si proche, et dont je
crois être au.ssi loin que vous.
Servir Dieu, ce n'est point passer sa vie
à genoux dans un oratoire, je le sais bien ;
c'eut jeuïjJlJU" sur U tcac les dcToirs qu'il
H E L O l s E. 22t
nous împosc -, c'est faire eu vue de lui plaire
tout ce qui couvieut à l'état où il uous a
mis :
// cor gj- a dis ce /
E serve aluichVUuo doser compisce. (un)
Il faut prcinièrcmeut faire ce qu'on doit,
et puis prier quand on le peut. Voilà la
règle que je tâche de suivre ; je ne prend»
point le recueillement que vous me repro-
chez comme une occupation , mais comme
une récréation , et je ne vois pas pourquoi,
parmi les plaisirs qui sont à ma portée , je
m'interdirais le plus sensible et le plus inno-
cent de tous.
Je me suis examinée avec plus de soin
depuis votre lettre. J'ai étudié les cficts que
produit sur mon amc ce penchant qui semble
si fort vons déplaire , et je n'y sais rien voir
jusqu'ici qui me fasse craindre, au moins
si-tôt, l'abus d'une dévotion mal entendue.
Premièrement , je n'ai point pour cet
exercice un goût trop vif qui me fasse souf-
{nn^ Le cœur lui suffit, et qui fait son de-
voir le prie.
RltTAST.
222 LÀ NOUVELLE
fiir quand j'en suis privée , ni qui nie donne
de l'Iiiiiiicur quand on m'en flistrail. II no
me donne point non j)Ius de distractions
dans la journée, et ne j«tte ni de'goût ni
impatience sur la pratique de mes devoirs.
Si quelquefois mon cabinet m'est nc'cessaire,
c'est quand ([uclque émotion m'aj^itc , et que
je serais moins bien par-tout ailleurs. C'est
là que , rentrant en luoi-même , j'y re-
trouve le calme de la raison. Si quelque
souci me trouble, si quelque peine lu'af^i^c,
c'est là que je vais les déposer. Toutes ces
«lisérés s'évanouissent devant un plus grand
ohict. F.u songeant à tous les bieiiTails de
Ja Providence , j'ai honte d'être sensible à
de si i'aibles chagrins , et d'oublier de si
grandes glaces. Jl ne me faut des séances
ni lré(juentes ni longues, yuand la tristesse
m'y suit malgré moi , quelques pleurs verses
devant celui qui console, soulagent mon
cœur à Tinslant. Mes réflexions ne sont
jamais amères ni douloureuses , mon repen-
tir même estcMiupt d alarmes ; mes fautes
nie donnent moins d'ellroi que de honte;
j'ai des regrets et non des remords. Le Dieu
que je sers est un Dieu elc'ment, un père;
ce qui me touche c^t sa boulé ; elle eflàcu
H É L O ï s E. 223
à mes yeux tous ses autres attributs; elle
est le seul que je conçois. Sa puissance m'e'-
toiiae,soa iuimcasité me couroud, sa jus-
tice il a fait l'homme faible ; puisqu'il
cït iustc , il est clément. Le Dieu vengeur
est le Dieu des me'cbaus ; je ne puis ni le
craindre pour moi , ni l'implorer contre un
autre. O Dieu de paix ! Dieu de bonté, c'est
toi que j'adore ! c'est de toi , je le sens , que
je suis l'ouvrage , et j'cspère te retrouver au
dernier jugement tel que tu parles à mou
cœur durant ma vie.
Je ne sanrais vous dire combien ces idées
jettejit de douceur sur mes jours et de joie
au fond de mou cœur. En sortant de mou
cabinet , ainsi disposée , je me sens plus lé-
gère et plus gale. Toute la peine s'évanouit,
tous les cml.arras disparaissent ; riou de
*-ude , rien d'anguleux; tout devient facile
et coulant ; tout prend h mes yeux une face
plus riante ; la complaisance ne me coule
plus rien ; J'en aime encore jnieux ceux que
j'aime rt leur en suis plus agréable. Mon
mari même en est plus couteut de mon hu-
meur. I.adévotiun , prétend-il, est un opium
pour l'auie. Elle égaie, anime et soutient
f|i»aud ou en prend peu ; une trop forte
224 LA NOUVELLE
dose endort, ou rciul furieux, ou lue; j'es-
père ne pas allcK jusque-là.
Vous voyez que je ne in'ofTense pasdcco
titre de dévote autant peut-être que vous
l'auriez voulu ; mais je ne lui donne pas
plus tout le prix que vous pourriez croire.
Je u'aiuie point , par exemple, qu'on allîche
cet ctat par un extérieur allccté, et couunc
une espèce d'emploi qui dispense de tout
autre. Ainsi , celte madame Giiyon dont
vous nie i)arlcz eût mieux fait , ce me semble,
do reui|)lir a\ec soin ses devoirs de mère de
famille, d'élever ehrélienncmenl ses enfans,
de {gouverner saj^euient sa maison , que
d'aller composer des livres de dévotion ,
disputer avec des évcques, et se faire mettre
à la l);istillc pour des rêveries où l'on ne
comprend rien. Je n'aime pas non plus ce
langage mystique et figuré qui nourrit le
cœur des cliiuières de 1 imagination , et subs-
titue au véritable amour de Dieu des seu-
timens imités de l'amour terrestre, et trop
propres à le réveil'er. Plus on a le ccrur
tendre et l'imagination vive, |)lus on doit
éviter ce qui tend à les émouvoir; carenlni,
conunent voir les rai>|H)rts de I "objet mys-
tique , si l'on ne voit aussi l'objet scusucl ;
H É L O ï s E. 225
«t comment un honnête femme ose-t-elle
JHia'^incr avec assurance des objets quelle
n'oserait regarder ? ( oo )
Hais ce qui m'a donne le plus d'eloi-
gnemeut pour les dévots de profession ,
c'est cette âpretc de mœurs qui les rend iu-
sensiblcs à l'humanité, c'est cet orgueil ex-
cessif qui leur fait regarder en pitié le reste
du monde. Dans leur élévation sublime s'ils
daignent s'abaisser a quelque acte de bonté,
c'est d'une manière si humiliante , ils plai-
gnent les autres d'un ton si cruel, leur jus-
ticc est si rigoureuse , leur chanté est si
dure , leur zèle est si amer , leur mépris
ressemble si fort à la haine, que l'infcusi-
bilite' même des gens du uioude est moins
barbare que leur commisération. L'amour
de Dieu leur sert d'excuse pour u'aimer
personne , ils ue s'aiment pas même l'uu
l'autre • vit-on jamais d'amitié véritable
entre les dévots? Mais plus ils se détachent
tles hommes , plus ils en exigent , et Toa
( 00) Cette objection me paraît tellement solide
•t sans réplique, que si j'avais le moindre pouvoir
dans l'Eglise , je l'emploierais à faire retrancher
de nos livres sacrés le cantique tles cannques,
«t j'aurais bien du regret d'avoir attendu si tard.
226 LA NOUVELLE
dirait qu'ils ne s'élèvent à Dieu que pour
exercer son cTutoiite' sur la terre.
Je me sens pour tous ces abiis une aver-
sion qui doit naturellrniofit m'en garantir.
Si j'y tombe, ce sera surement sans le vou-
loir, et j'espère de l'amitir de tons ceux qui
m'cnvirontient qne ce ne sera pas sans être
avertie. Je vous avoue que j'ai ctc lonj;-
tems sur le sort de mon mari d'nne inquié-
tude qui m'eut peut-cire altéré l'Iinmeur m
la longue. Hcureuscuu-nt la sage lettre de-
milord K<ioiiord à laquelle vous me ren-
voyez avec grande raison , ses entretiens con-
solans et sensés, les vôtres ont loiil-à-faiC
dissipe ma crainte et chanp,é mes principes.
Je vois qu'il est imj.ossibic que l'intolé-
rance n'en<lnrcissc l'aine. Comment chérir
tendrement les gens qu'où réprouve ? quelle
charité peut-on conserver parmi des damnés ?
Les aimer, ce serait haïr Dieu rrui les pn-iit.
Voulons-nous donc éirc humains ? jugeons
lesactionsct noti pas les hommes. N'empiétons
point sur l'horrible fonction des démons.
N'ouvrons point si iégcrcinent l'^iifcr î> nos
frères. Fh ! s'il était desti-ié pour ceux qui be
trompent, quel mortel pourrait léviter ?
U mss amis ! de (^uel poids vous avez
H E L O I s E. 227
soulage mon cœur! eu in'appicnant que l'cr-
îcur n'est poiat uu crime, vous m'avez dé-
livre'cdc mille inquiétaas scrupules. Je laisse
la subtile interprétation des dogmes que je
ne comprends j)as ; je m'eu tieus aux vcrite's
lumineuses qui frappent mes yeux et con-
vainquent ma raison , aux vérités de pra-
tique qui m'instruisent de mes devoirs. Sur
tout le reste, j'ai pris pour règle votre an-
«iciine réponse à M. de // o'/n-'r (^pp ). Est-
on maître de croire ou de ne pas croire ?
est-ce vui crime de n'avoir pas su bien ar-
gumenter ? Non; la couscience ne nous dit
point la vérité des choses, mais la règle de
nos devoirs ; clic ne nous dicte point ce
qu'il faut penser, mais ce qu'il faut faire ;
clic ne nous apprend pointa bien raisonner,
mais ; bien dgir. En quoi mou mari peut-
il être coiipal)lc devant Dieu ? Détourne-
t-il les yeux de lui ? DiEa lui-même a voilé
«a face. Il ne fuit point la vérité , c'est la
vérité qui le fnit. L'orgueil ne le guide point;
il ne veut égarer personne, il est bien aise
qu'on ne pense pas comme lui. Il aime nos
scnlimcns , il voudrait les avoir, il ne peut.
ipp ) Voyez iûm« III , let. XXVL
228 L A N O U V E L L E
Notre espoir, nos cousolalions , tout lui
échappe. Il fait le bien sans attendre de rc-
compeasc; il est plus vertueux , plus désin-
téresse que nous. Hélas ! il est à plaindre ,
mais de quoi scra-t-il pmii ? Non, non, la
boute, la droiture, les mœurs, rhounéleté,
la vertu; voilà ec que le ciel exige et qu'il
rëcouipen.sc ; voilà le véritable eultc que
DiEO veut de nous, et qu'il reçoit de lui
tous les iours de f^a vie. Si Dieu juge la loi
par les œuvres, c'est croire en lui que d'être
liounne de bien. Le vrai chrétien c'est
riiouune juste; les vrais incrédules sont les
inéehans.
Ne soyjz donc pas étonné, mon aiiuahlo
ami, si je ne dispute pas aveC vonssnr plu-
sieurs points do votre lettre où nous ne
souimes pas de même avis. Je sais t«op bien
ce que vous êtes, pour être en iK'"ic de ce
que vous croyez, ^ue m'importent toutea
CCS questions oiseuses sur la liberté? (Juejc
sois libre de vouloir le bien par moi-même,
ou que j'obtienne en priant cette volonté ,
si je trouve cnhii le moyen de bien faire,
tout cela ne revient-il pas au même ? Ouc
je me donne ce qui me manque en ledemau-
Uaul, ou que Ditu l'accorde à ma prière ,
' s'il
H E L O I s E. 22g
s'^il faut toujours, pour l'avoir, que je le
dciuaude , ai-;e besoin d'autre cclaircisse-
iiieiit ? Trop heureux de convcuir sur les
points principaux de notre croyance , que
chcrciions-nous au-delà ? Voulons-nous pe'-
iie'trer dans ces abîmes de métaphysique qui
u'ont ni fond ni rive, et perdre à disputer
sur l'essence divine ce tems si court qui
nous est donne pour l'iionorcr ? Nous igno-
rons ce qu'elle est, mais nous savons qu'elle
est ; que cela nous suffise ; elle se fait voir
dans ses oeuvres ; elle se fait sentir au-dcdans
de nous, ^ous pouvons bien disputer contre
elle , mais non pas la méconxiaîtrc de bonne
foi. Elle nous a donne' ce degré de sensibi-
lité qui l'apcrtoit et la touche : plaignons
ceux à qui elle ne l'a pas départi , sans nous
flatter de les éclairer à son défaut. Qui do
uous fera ce qu'elle n'a pas voulu faire ?
Respectons ses décrets en silence et fesons
notre devoir; c'est le meilleur moyeu d'ap-
prendre le leur aux autre.".
Connaissez-vous quelqu'un plus plein d*
sens et de raison que M. de Pf-'olmar ? quel-
qu'un plus sincère, plus droit, plus iuste ,
plus vrai , moins livré à ses passions , qui
uit plus à gagner à la iustice divine et 4
Aom-elle JJéloisc. Tome IV. ?f
23o LA NOUVELLE
rimraorlalilé de l'aiiie ? (.onnaisscz-voiis ifh
homme plus fort, plus élevé, pins grand,
pins foudroyant dans la dispute que milord
î:douard, plus digne par sa vertu de dé-
fendre la cause de Dieu, plus certain de
«on existence, plus pénétré de sa majesté
suprême , plus zélé pour sa gloire et plu»
fait pour la soutenir ? Vous avez vu ce qui
s'est passé durant trois mois à Clarens ; vous
avez vu deux hommes pleins d'estime et de
respect l'un pour pour l'autre, éloignés par
leur état et par leur goût des point. Me-
rles de collège , passer un hiver entier k
chercher dans des disputes sages e( paisihies,
mais vives et profondes, à s'éclairer unituel-
lement, s'attaquer , se défendre, se saisir par
touîes les prises que peut avoir l'entcnde-
ment humain , et sur une malière où tous
dcux,n'tyant que le même intérêt, ne di-
ïiiandaient pas mieux que d'être d'accord.
(Ju'est-il arrivé ? ils ont redoublé d'es-
liiiu- l'un pour l'autre, mais chacun est res-
té dans son sentiment. Si cet exemple ne
guérit pas à jaiuais un homme sage de la
dispute, l'amour de la vérité ne le touche
guère ; il cherche à briller.
Tour luoi , j'abaudouuo à jamais celle
H É L O ï s E. aSt
âvme inutile, et j'ai résolu de ne plus tlire
à mon mari un seul mot de rcligiou , que
quand il s'agira de rendre raison de la
mienne. Non que l'idée de la tolérance di-
rine m'ait rendue iudifTerente sur le besoin
qu'il en a. Je vous avoue mé:ue que , tran-
quillisée sur son sort à venir, je ne sens point
pour cela diminuer mon zile pour sa con-
version. Je voudrais , au prix de mon saii'^,
le voir une fois convaincu , si ce n'est pour
son bonheur dans l'autre monde , c'est pour
son bonheur dans celui-ci. (]ar de combien
de douceurs n'est-il point privé ? quel sen-
timent peut le consoler dans ses peines ?
quel spectateur anime les bonnes actions qu'il
fait en secret? quclîc voix peut parler au
fond de son ame ? quel prix peut-il at-
tendre de sa vertu ? comment doit-il envi-
sager la mort ? Non , je l'espère , il ne l'at-
tendra jias dans cet état horrible. Il me reste
«ne ressource pour l'eu tirer , et j'v con-
sacre le reste de ma vie; ce n'est plus de le
convaincre , mais do le toucher ; c'est de lui
montrer un cjfemple qui l'entraîne, et de
lui rendre la religion si aimable qu'il ne
puisse lui résister. Ah ! mon ami , quel ar-
gument contre l'incrédule , que la vie du
A 3
t'^2 "LA NOUVELLE
vrai chrétien ! croyez-vous qu'il y ait qneU
que ame a i'cprcuvc de celui-là ? Voilà cl»i-
sovuuiis la tâche que je m'impose ; aidcz-
luoi tous à la remplir, n'oliiuir est Tioid ,
ïuais il n'est pas insensible, (^uel tableau
nous pouvons ullrir à son cœur, quand ses
amis , ses cnfans , sa femme concourront
tous à l'instruire en l'cdiUant ! quand, sans
lui prêcher Dieu dans leurs discours, ils lo
lui montreront dans les actions qu'il ins-
pire , dans les vertus dont il est l'auteur,
dans le eliarmc qu'on trouve à lui plaire !
quand il verra briller rim:ij;c du ciel dans
sa maison! quand, cent fois le jour, il
sera force de se dire : Non , l'homme n'est
pas ainsi par lui-même, quelque chose de
plus qu'humain règne ici î
Si celte entreprise est de votre goût , si
vous vous sentez digne d'y concourir , venez,
passons nos jours ensemble et ne nous quit-
tons plus qu'à la mort. Si le projet von»
déplaît ou vous épouvante, écoutez votre
conscience-, elle vous dicte votre devoir. Je
n'ai rien de plus à vous dire.
Selon ce que milord Edouard nout
marque, je vous attcmls tous deux vers la
tu du uu)is prochaiu. Vous ue rcconnaW
H E L O I s E, 23S
trez pas votre appartement ; mais, dans les
changcmeiis qu'on y a faits , vous recon-
naîtrez les soins et le crenr d'une bonne
amie , qui s'est fait un plaisir de l'orner.
Vous y trouverez aussi un petit a.-sortinicnt
de livres qu'elle a choisis a Genève , meil-
leurs et de meilleur goût que VAdone ,
quoiqu'il y soit aussi par plaisanterie. Ais
reste, soyez discret, car, comme elle ne
veut pas que vous sachiez que tout cela vient
d'elle , ;e me dépêche de vous i'tfcrire ,
avant qu'elle me défende de vous en parler.
Adieu , mon ami. Cette partie du châioau
de Chillou (</'/) que nous devions tous faire
{qq^ Le rliàieau de Chillon , nncien séjour des
Laillis de Vevai , est siuié dans ie lac sur un
roclier qui forme une presqu'île , et auîour du-
quel j'ai vu sonder à plus de cent cin.juante
brasses , qui font pn^s de 800 picls , sans trouver
le fond. On a creusé dans ce rocher des caves ec
des cuisines au-dessous du niveiu do l'eau , qu'oa
y introduit quand on veut par des robinets. Cesf,
là que fut détenu six ans prisonnier Fiaiifcit
Honnivaid , prieur de St Victor , homme d'un
mérite raie , d'une droiture et d'une fermetâ
i toute épreuve, ami de la liberté, quoique sa-
voyard , et tolérant quoique prêtre. Au reste,
r^uBée oîi ces dçjnièiÇS lettres paraissent Rvoia
N 3
2?4 ^ ^ NOUVELLE
ensemble se fera demain sans vous. Elle n'en
vaudra pas mieux, quoiqu'on la fasse avec
plaisir. M. le bailli nous a invitt's avec nos
eiifans, te qui ne m'a point laisse d'excuse ;
mais je ne sais pourquoi je voudrais êlrc
déjà de rtlour.
LETTRE IX.
IJJ^ FyîNCHON y4NET
^ SAI .V T-PRE VX.
jTk. n , Monsieur ! ali , mon bienfaiteur! que
me charge-t-on de vous apprendre ? .... Ma-
dame!... ma pauvre maîtresse... O DiKO ! )0
Tois déjà votre frayeur... mais vous ne voyez
pas notre désolation.... Te n'ai pas un moment
à perdre-, il f.nit vous dire... il faut courir...
je voudrais déjà vous avoir tout dit... Ah !
quedeviendrez-vous quand vous saurez notre
Xuallicur ?
Toute la famille alla hier dincr a Chillou.
été écrites , il y nvait très-long-tcins que \c9
baillis de Ven.i n'iu.hitaient |his le clui'c.iu de
Chillon. On Mippos. .,. , si l'on vent , que celui
de C8 tems-U y était allé passer quelques luuv».
H É L O ï s K. 235
lyïonsieur le baron, qui allait en Savoie passer
quelques jours au cliâteau deBlonay, partit
après le dîner. On l'accompagna quelques pas;
puis on se promena le lonji; de la digue.
Madame d'Oî-he et Madame la baillive mar-
chaient devant avec Monsieur. Madame sui-
vait, tenantd'une main //dV/r/>//^ et de l'autre
Marccllin. J'étais derrière avec l'aîne'. Mon-
seigneur le baillif, qui s'e'tait arrête pour
parler à quelqu'un , vint rejoindre la com-
pagnie et offrit le bras à Madame. Pour le
prendre elle me renvoie iilarcelliii / il court
à moi, j'accours à lui ; en courant l'enfant
fait un faux pas , le pied lui manque, il
tomlie dans l'eau. Je pousse un cri perçant;
Madame se retourne, voit tomber son ûls ,
part comme un trait et s'e'lauce après lui
AU ! misérable , que n'en fis-jc autant ! que
n'y suis-je restée ! Hélas! je retenais l'aîne'
qui voulait xauter après sa mère elle se
débattait en serrant l'autre entre ses bras
ou n'avait là ni gens ni bateau , il fallut du
temps pour les retirer l'enfant est remis ,
mais la mère le saisissement , la cliiile >
l'état où elle était qui sait mieux que nu)i
rond)ien cette chute est dangereuse! elle
resta trcs-lous-tcmps saus counaissaucc. A.
236 LA NOUVELLE
peine reut-clle reprise qu'elle demanda son
fils... avec quels transports de joie elle l'em-
brassa ! je la crnssauvc'c ; mais sa vivacité ne
dura qu'un nionienl ; elle voulut être ramenc'e
ici ; durant la roule elle s'est trouvée mal plu-
sieurs fois. Sur quelques ordres qu'elle m'a
donnés , je vois qu'elle ne croit pas en reve-
nir. Je suis trop malheureuse, elle n'en re-
viendra |jas. Madame dUJr/ievsl plus elian}:;éc
qu'elle. Tout le monde est dans une a};itation,..
Je suis la plus tranquille de toute la maison...
de quoi m'inquiéterais-je ?... Ma bonne maî-
tresse ! Ah ! si je vous perds, je n'aurai jilus
besoin de personne... Oh mon cher Monsieur !
que le bon Dieu vous soutienne dans cette
épreuve Adieu le uiédecin sort de la
chambre. Je cours au - devant de lui s'il
nous donne quelque bonne espérance , j*
vous le marquerai, bi je ne dis rieii..^.
H É L O ï s E, ttf
LETTRE X.
:^ SAINT - PREUX.
Commeiiccc par Madame à.' Orbe et aebey»»
par M. de Tf^olmar^
Mort de Julie,
V^ ' E N est fait. Homme imprudent, homme
iufortLinc, malheureux visiouuaire ! Jamais
vous ue la reverrez le voile Julie
n'est
Elle vous a écrit. Attendez sa lettre : ho-
norez SCS dcniicrcs volontés. Il vous reste de
grands devoirs à remplir sur la terre.
t5S LA NOUVELLE
LETTRE XI.
D E M. D E 7J- O L MA R
A SA IN T- PUE LA.
vf 'a I laissé passer vos pieinicrcs douleurs en
sileiRc; ma lellre n'eut fait que les nij^rir-
vous n'étiez pas plus en état de supporter ces
détails que moi dcles faire. Aujourd'hui peut-
être nous seront-ils doux à tous deux. Il ne
Inc reste d'elle que des souvenirs , mon cœur
se p'aît à les reeiu-illîr. Vous n'avez plus qno
des pleurs a lui df)nutr-, vousaurtz la eoiiso-
latiou d'en versir |)Our elle. Cv plaisir des
inrortuiiés ui'c't le'usé dans ma misère ; jo
suis plus mallit»iirtux que vous.
Ce n'est poitit de sa maladie ; c'est d'elle
que je veux vous parler. D'autres mères peu-
vent se jeter après leur enfant: l'aeeldcnl, la
lièvre , la nu)i t sont de la nature : c'est l« sort
conunun des mortels ; mais l'emploi de ses
denn( rs moïnens , ses diseoins, ses senti-
mens , son aine, tout cela n'appartient qu'à
Jiiliv. Klle n'a iioint vécu connue une autre:
perioinic , que je sache , n'ctt mort comm»
9
H Ê L O ï S E. 23^
elle. Voilà ce que j'ai puseul obserrer, et an
^ous n'apprendrez que de moi.
Vous savez que l'effroi, l'émotion, la chiite,
l'e'vacuation de l'eau lui laissèrent une lon<^uo
faiblesse dont elle ne revint teut-à-fait qu'ici.
En arrivant, elle redemanda son fils , il vint -
a. peine le vit-elle marcher et répondre à ses
caresses qu'elle devint tout-à-fait tranquille ,
et consentit à prendre uu peu de repos. Soa
sommeil fut court , et comme le médecin
n'arrivait point encore, eu l'attendant elle
nous fit asseoir autour de son lit, XdiFanchon
sa cousine et moi. Elle nous parla de ses eu-
fans , des soins assidus qu'exigeait auprès d'eux
la forme d'éducation qu'elle avait prise , et
du danger de les négliger un moment. Sans
donner une grande importance à sa maladie
clic prévoyait qu'elle l'empéiîicra.t qtjclque
temps de remplir sa part &ci mcmts son:,, et
nous chargeait tous de répartir cette part sur
les nôtres.
Elle s'étendit sur tous ses projets, sur les
vôtres, sur les moyens le plus propres à les
faire réussir, sur les observ a(ons qu'elle avait
faites ci qui pouvaient les favoriser ou leur
nuire, enlin sur tout ce qui dcv.-'.t nous metlie
•H ctat de suppléer à ses fonctions de mtrc.
,40 LA NOUVELLE
«ussl long -temps qu'elle «erait lorcc'c à lc9
suspendre. C'était , pcn.ais-je , bien des pré-
cautions pour quelqu'un qui ne se croya.l
privée que durant quelques jours d'une occu-
pation si chère -, mais ce qui m'ciïraya tout-à-
iail ce fut de voir qu'elle en Irai t x^oux Henriette
dans un bien plus s>-^»d détail encore. Elle
s'était bornée à ce qui regardait la prem:cre
enfance de ses fils, comme se déchargeant .ur
vn autre du soin de leur ieunes^e; pourra Cille
elle embrassa tous les temps, et ^entanlbieu
qnc personne ne suppléerait sur ce point aux
TcdexioMS que sa propre cvpénence lui avait
fait faire , elle nous exposa eu abré^^é , mais
avec force et clarté , le plan d'éducation qu'elle
avait fait pour elle , employan l près de la luerc
les raisons les plus vives et les plus touchantes
exhortations pour l'engager à le suivie.
Toutes ces id«:es sur l'éducation des jeunes
personnes et sur les devoirs des mères , mêlées
do fréquens retours sur elle-même , ne pou-
Taicnt manquer de jeter de la chaleur dans
Vcntrclien ; je vis qu'il s'a :ùm;:it trop. Chmé
tenait unedesmainsdesa cousine, et la pies-
sait a chaque instant contre sa bouche en san-
glotant pour toute réponse ; la Fanchon
n'était pa» pi"» tranquilii* : nour Julie , je
icuiarquai
H É L O ï s É. 24t
icmaïqnai que les larmes lui roulaient aussi
dans les yeux, mais qu'elle n'osait pleuréi-
de peur de nous alahncr davantage. Aussi-tôe
je me dis : elle se voit morte. Le seul espoir
qui me resta fut que la frayeur pouvait l'abuseï'
Sur son état et tui montrerledaiigcrplus "t?iîd
qu'il n'était peut-être. Malheurcuscmen" Je là
connaissais trop ponr compter beaucoup siiic
cette ciM-cur. J'avais essayé plusieurs fois do
la calmer; je la priais derechef de ne pas
s'agiter hors de propos par des discours qu'oii
pouvait reprendre à loisir. Ah! dit-cllfe, rien
ne fait tant de mal aux fclnmcs que le silence !
et puis je me sCns un peu de lièvre; autant vaut
employer le babil qu'elle dômle à des sujets
utiles , qn'a battre sans raison la caiu|)a-nd.
L'arrivée du médecin Causa dans la maisoti
Un trouble impossible à peiiulrc. Tous iea
domestiques l'un sur l'autre à la porte de la
chambre attendaient, l'ce:! inquiet et Icsniains
jointes, son jugement sur l'état de loin- maî-=
^esse , cônmie l'arrêt de leur sort. Ce spectacle
jeta la pauue C/aire d.ins une agitation qiiî
me fit craindre pour sa tétc. I( fillut leséioi-»
gner sous diiTérens prétextes pour écarter d«
ses yeux cet objet d'cHroi. Le iMédeci.i donrta
Vaguement lul peu d'espérance, mais d'Uil
jy'ourel/e Hélolsc. Tome lY, O
541 LA NOUVELLE
ton propre l.tnerotev..7./.V ne dit pas non
T .. au'ellc pensait i la présence de sa
P^"^:^^t.nait en respect, (^uand il sort.t,
*'^"^'"'.'' "v.m- en vonlut faire autant,
ip le SUIVIS ; lioik- «. , ,, ., • ^
Lis.7»/KlaretintetnKtitdelœ.lnns.,ne
!^erc"tendis.jcn,ebâla.daverur eu,c-
^cinques'ilyavaitdudan5er,.lfala. 1.
c cherl Madau.e .VOrl>e avec autant et plu,
l' o.n qu'à la malade , de peur que le de-
n\?acUevàtdelatroubler,etnelauùt
;ra"-^e servir son amie. I.dccla.
«'•d y avait en cQVt du danger , .ua.s que
v-Lt-quat>e benvcs étant à peme écoulées
Ilp:nsraccident,iUalla.tplnsdetemp.pour
! blir un pronostic assuré que la nu, tpro-
1 , aine déciderait du sort de la xnalad.c , et
l'U ne pouvait prononcer que le tro,s.en,c
?our La Fancl^on seule fut tc.uo.u de ce
il, cours, et après ravoir eu.asee, non sau.
pie ^secontenir, on convint de ce q.u
Trait d>tî. Madame dOWu- et au reste de la
"" X"'lc soir Julie obligea s» confine, qni
«vait passé la nuit précédente auprès d elle ,
",c,u voulait encore y passer la suivante, a
iL reposer .nclqncs bernes. Duranc
tcmp. , la malade avant su qu on alUut
H É L O ï s E. 24S
•atgiier du pied , et que le médecin préparait
des ordonnances , elle le fit appeler et lui tint
ce discours : « Monsieur du Bosson , quand
a» on croit devoir tromper un malade craintif
» sur son état, c'est une précaution d'Iiuma-
5» uitéque j'approuve; mais c'est une cruauté
» de prodiguer également à tous des soins
■» superflus et désagréables , dont plusieurs
» n'ont aucun besoin. Prescrivez-moi tout
» ce que vous jugerez ni'étre véritablement
» utile, j'obéirai ponctuellement. Ouant aux
» remèdes qui ne sont que pour l'imagination,
V faites-m'en grâce ; c'est mon corps et non
» mon esprit qui souHVe , je n'ai pas peur de
» finir mes jours , mais d'en mal employer le
>» reste. Les derniers mouicns de la vie sont
■» trop précieux pour qu'il soit permis d'en
» abuser. Si vous ne pouvfz prolonger la
» luieiinc , au moins ne l'abrégez pas , en
a» m'ôtuut l'emploi du peu d'instans qui me
» sont laissés par la nature. Moins il m'en
>. reste , plus vous devez les respecter. Faitcs-
» moi vivre ou laissez-jnoi : je saurai bien
» mourir seule». Voilà commentcctte feunne
si timide et si douce dans le commerce ordi-
naire , savait trouver un ton forme et scricu.x
daus les occasjous importantes.
O 2
244 LA NOUVELLE
La nuit fut cruelle ctdecisivc. EtonfFcmcnt^
oppression , syncope, la peau scclie et l)rri-
lantc; inie lièvre ardeiilc , durant laquelle on
l'enteudalt souvent appeler vivement Mar-
cellin , comme pour le retenir , et prononcer
aussi quelquefois un autre nom jadis si répelé
dans une occasion pareille. Le lendemain le
ïiiedecin me déclara sans détour qu'il n'esti-
mait pas qu'elle eut trois jours à vivre. Je
fus seul d(-pobitaire de cet affreux secret , et
la plus terrible licure de ma vie fut celle où
je le portai dans le fond de mon crenr , sans
savoir qu^'l usage j'en devais faire. J'allai seul
errer dans les bosquets , rêvant au parti que
j'avais à prendre ; non sans quelques tristes
réflexions sur le sort qui me ramenait dans
ma vieillesse à cet état solitaire, dont je m'rn-
nuvais , même avant d'en connaître un plus
doux.
La veille , j'avais promis à Julie de lui
rapporter tidellement le jugement du méde-
cin ; elle m'avait intéressé par tout ce qui
pouvait toucher mon cœur à lui tenir parole.
Je sentais cet enj^aj^ement sur ma conscience ;
luaisquoi ! pour un devoir chimérique et sans
iitililc, fiUait-il eontrister smi amc , et lui
faire à lon-is traits savourer la mort ? (^uel
H É L O ï s E. 245
pouvait être âmes yeux l'objet d'une pi écau-
tion si cruelle ? Lui annoncer sa dernière
heure , n'e'tait-cc pas l'avancer ? Dans un
intervalle si court que deviennent les désirs
l'espérance , élémcus de la vie ? Est-ce eu
jouir encore que de se voir si près du moment
de la perdre ? Etait-ce à moi de lui donner
la mort ?
Je marchais à pas pre'cipite's avec une
agitation que je n'avais jamais e'prouve'e.
Cette longue et pe'nible anxiété' me suivait
par-tout; j'en tramais après moi l'insntjpor-
table poids. Une idée vint cuba me déter-
miner. JVe vouseEForcez pas de la prévoir ; il
faut vous la dire.
Pour qui est-ce que je délibère , est-ce pour
elle ou pour moi ? Sur quel principe est-ce
que je raisonne, est-ce sur son système ou sur
le mien ? Qu'est-ce qui m'est démontre sur
l'un ou sur l'autre ? Je n'ai pour croire ce que
je crois que mon opinion armée de quelques
probabilités. Nulle démonstration ne la ren-
verse , il est vrai , mais quelle démonstration
l'établit ? Elle a pour croire ce quelle croit
«on opinion de même , mais elle y voit l'évi-
dence ; celle opinion à ses yeux est un©
démonstration, (^url droit ai-je de piéférer^
O 3
246 LA NOUVELLE
quand il s'agit d'elle , ma simple opinion que
je reconnais doukuse à son opinion qn'cUe
tient ponr démontrée ? Comparons les con-
séquences des deux scntimcns. Dans le sien ,
la disposition de sa dernière heure doit
décider de son sort durant rétcrnité. Dans
le mien , les ménagemens que je veux avoir
l)Our elle lui seront indillércns dans trois
jours. Dans trois jours , selon moi , elle no
sentira plus rien : mais si pe*it-être clic avait
raison , quelle dinérence ! Des biens ou des
inaux éternels ! Peut-être ! ce mot est
terrible !.... malheureux ! risque ton ame et
non la sienne.
Voilà le premier doute qui m'ait rendu
suspecte l'incertitude que vous avez si souvent
attaquée. Ce n'est pas la dernière fois qu'il
est revenu depuis ce temps - là. (^>uoi qu'il
en soit, ce doute me délivra de celui qui mo
tourmentait. Je prissur-lc-cluimp mon parti ,
et de peur d'en changer , je courus en liàtc
au lit de Julie, .le bs sortir tout le nu)ude,
et je m'assis ; vous pouvez juger avec quelle
contenance. Je n'employai point aupvr»
d'elle les précautions nécessaires pour le»
petites âmes. Je ne dis rien ; mais elle me»
Vit et me comprit à l'instant. Croyc^ê-vout
H É L O ï s C. S4r
me l'apprendre , dit elle eu me tendant la
piahi ? non , mou ami , je me sens bien : la
mort me presse , il faut nous quitter.
Alors elle me tint un long discours dont
i'aurai à vous parler quelque jour , et durant
lequel elle écrivit son testament dans moa
cœur. Si j'avais moins connu le sœn , ses
dernières dispositions auraient suffi pour me
le faire connaître.
Elle me demanda si son état était connu
dans la maison. Je lui dis que l'alarme y
■ .égnait, mais qu'on nc-savait rien de posiff
et que du Bosson s'était ouvert à moi s.ul-
EUe me conjura que le secret fut soigneu-
sement gardé le reste de la journée, antre,
ajouta-t-elle , ne supportera jamai. ce coup
que de ma main ; elle en mourra s il lui
vient d'uHC autre. Je destine la nu.t pro-
chaine à ce triste devoir. C'est pour cela sur-
tout que j'ai voulu avoir l'avis du mcdect. ,
alin de ne pas exposer sur mon seul sentiment
cette infortunée à recevoir a faux une si
cruelle atteinte. Faites qu'elle ne soupçonne
rien avant le temps , ou vous risquez de
rester sans amie et de laisser vos eufa.issans
Elle me parla de son père. J avouai lui
0 4
54^ L A N O U V E L L E
avoir envoyé un exprès; mais je me gardai
d'ajonicr que cet liomnie ^ an lieu de se con,
tentcidcdoiHur ma J( tdc- coniuie je lui avais
ordonné , s'était l.àté de parler, et si lour-
dement que mon vieux an;i croyant sa fille
«oyéc était tombé d'effroi .sur l'escalirr , et
$'était fait une blessure qui le iitcnail à
Blonay dans son lit. L'espoir de re\oir sou
père la toucha sensiblement, et la certitude
çjue cette espéiaiice était vaine ne fut pas
]e moindre des mau\ qu'il me fallut dévorer.
Le redoublement de la nuit précédente
i'avait exirémement atlaiblie. Ce lonj; entre-
tien n'avait pas contribué à la forldicr; dans
l'accablement où elle était , elle essaya dr
prendre un jxu de repc s durant la journée;
il' n'appris que le sur-lendemain qu'elle ne
i'avait pas pas.sée toute entière ;i dormir.
Cej)eM(lant la conslernation régnait dans
}n maison. Chacun dans un morne silence
otiendait qu'on le tirât de peine, et n'osait
interroger personne, crainte d'apprendre plus
qu'il ne voulait savoir. On se disait , s'il y a
quelque bonne nouvelle, on s'empres.sera de
la due ; s'il y eu a de mauvaises , on ne les
paura louioiirs que trop toi. Dans la Frayeur
dont ils élaiçut saisis , c'était assez pour eux
H É L O i s E. 249
qu'il n'arrivât riea qui fit nouvelle. Au
milieu de ce morne repos, Madame à'Urbe
était la seule active et parlante. Si-lôt qu'elle
était hors de la chambre de Jnlie , aii-lieu
de s'aller reposer dans la sieune , elle par-
eourait toute ia maison , elle arrêtait tout le
monde, demaiidaii tce qu'avait dit le racdccin,
ce qu'où disait. Elle avait e'té témoin de la
nuit précédente , elle ne pouvait ignorer ce
qu'elle avait vu ; mais elle cherchait à se
tromper elle-même , et à récuser le témoi-
gnage de ses yeux. Ceux qu'elle questionnait
ne lui répondant rien que de favorable ,
cela l'encourageait à questionner les autres,
et toujours avec une inquiétude si vive , avec
un air si cflrayant , qu'on eût su la vérité
mille fois sans être tenté de la lui dire.
Auprès de Julie elle se contraignait, et
l'objet touchant qu'elle avait sous les yeux
la disposait plus à raflliction qu'à l'empor-
tement. Elle craignait sur-tout de lui laisser
voir ses alarmes, mais elle réussissait mal à
les cacher. On apercevait sou trouble dans
sou aflectation même à paraître tranquille.
Julie de sou côté n'épargnait rien pour
l'abuser. Sans exténuer son mal , elle en par-
lait presque comme d'uuc chose passAs , et
O a
250 t A NOUVELLE
ne semblait en peine que du temps qu'il lui
far.drait pour se remeltie. C'était encore im
de uics supplices de les voir chercher à se
rassurer mutuellement , moi qui savais si
bieu qu'aucune des deux n'avait dans l'amc
l'espoir qu'elle s'efforçait de donner à l'autre.
JNÎadame û'Orhe avait veillé les deux nuits
prccédeiiles ; il y avait trois jours qu'elle uc
s'était désaiiilléc. Julie lui proposa de s'aller
coucher; elle n'en voulut rien faire. Hé bien
donc , dit Julie , qu'on lui tende un petit
lit dans ma chambre, à moins , aiouta-t-el!c
connue par réflexion , qu'elle ne veuille par-
tager le mien. Qu'en dis-tu, cousine? mou
mal ne se ^nj^ne pas, tu ne te dégoûtes ]>as
de moi , couche dans mon lit. T<e j)arti lut
accepté. Pour moi , l'on me renvoya , et véii-
tabk-ment j'avais be.'^oin de repos.
Je fus levé de bonne heure. Inquiet de ce.
qui s'était passé durant la nuit, au premier
bruit que j'entendis , j'entrai dans la chambre.
Sur l'état où Madame d'^^/Z-r était la veille ,
je jugeai du désesjioir o\\ j'allais la trouver
et des fureurs dont je serais le témoin. En
entrant je la vis assise dans un fauteuil ,
défaite et pâle , ou plutôt livide, les 3'CUT
plombés et presque étciuts ; mais douce ,
H Ê L O I s E. 25i
tranquille , parlant peu , et fesant tout ce
qu'on lui disait sans répondre. Pour JuliCy
elle paraissait moins faible que la veille , sa
voix était plus ferme , son geste plus animé ;
elle semblait avoir pris la vivacité de sa
cousine. Je connus aisément à son teint que
ce mieux apparent était l'effet de la fièvre:
mais je vis aussi brûler dans ses regards jo
ne sais quelle secrète joie qui pouvait y
«ontribuer , et dont je ne démêlais pas la
cause. Le médecin n'en confirma pas moins
son jugement de la veille; la malade n'en
continua pas moins de penser comme lui,
et il ne me resta plus aucune espérance.
Ayant été forcé de m'abscntcr pour quelque
temps , je remarquai en rentrant que l'appar-
tement était arrangé avec soin; il y régnait
de l'ordre et de l'élégance ; elle avait faiÉ
mettre des pots de fleurs sur la cbeminée ;
ses rideaux étaient entr'ouverts et rattachée:
l'air avait été changé; on y sentait une odeur
agréable ; on n'eut jamais cru être dans la
chambre d'un malade. Elle avait fait sa toi-
lette avec le même soin : la grâce et le goût
se montraient encore dans sa par ire négligée.
Tout ct;la lui donnaitplutot l'air d'une fcmiuo
du monde qui attcud coinpagiie , que d uuo
O 6
î52 LA NOUVELLE
campagnarde qui attend sa dernière heure.
Elle vitiua surprise, elle en sourit , et lisant
dausniapcnsécelic allaitiue répondre , quand
on amena les enfans. Alors il nclnt plus ques-
tion que dVnx ; et vous pouvez juger si se sen-
tant prêle à les quitter, ses caresses furent
ticdos et modére'cs! .l'observai uièuie qu'elle
revenait plus souvent et avec des étreintes
encore plus ardentes h celui qui lui coûtait la
vie , comme s'il lui lût devenu plus cher à ce
prix.
Tous ces emhrassomens , ces soupirs , ces
transports élaientcles uiyslères pour ces pau-
vres enfans. Ils l'aimaient tendrement, mais
c'était la tendresse de leur âge, ils ne coui-
prenaient rien à son clat , au redoublement
de ses caresses , à ses regrets de ne les voir
pins ; ils nous voyaient triste.'* et ils pieu-
laient : ils n'en savaient pas davantage.
(Quoiqu'on apprenne aux enfans le nom
de la UKul , ils n'en ont aucune idée ; ils
lie la craignent ni pour eux , ni pour les
autres ; ils cra:i,nent de soullrir et non de
mourir, (^nand la douleur arrachait quelque
plainte b leur mère, ils perçaient l'air de leurs
«ris;quandoa leurparlait de la perdre , ouïes
«ur^itcrusstupidcs. La seule yA7ir/f//f,uu peu
H Ê L O ï s E. 2S3
plus âgée , et d'un sexe où le sentiment et les
lumières se développent plutôt , paraissait
troublée et alarmée de voir sa petite maman
dans uu lit, elle qu'on voyait toujours levée
avec ses enfans. Je me souviens qu'à c- propos
Julie fit une réflexion ' tout-à-fait dans sou
caractère sur l'imbécillc vanité de f-^espasien
qui resta couché tandis qu'il pouvait agir ,
et se leva lorsqu'il ne put plus rien faire (r/-).
Je ne sais pas dit-elle , s'il faut qu'un empe-
reur meure debout , mais je sais bien qu'un©
mère de famille ne doit s'aliter que pour
mourir.
A près avoir épanchéson coeur sur ses en fans;
après les avoir pris cliacun ii part, sur-tout
Henriette qu'elle tint fort long-temps , et
qu'on entendait plaindre et sanglolter en
recevant ses baisers, elle les appela tous trois,
(^rr) Ceci n'est pas bien oxact. Suétone dit que
Vespasicn travaillait comme àTordinaire dans son
lit de mort , et donnait même ses audiences ; mais
peut-être, en effet, eùt-il mieux valu se lever
pour donner ses audiences , et se recoucLer pour
mourir. Je sais rpie Vespasien sans être un grand
homme était au moins un grand prince. JN 'im-
porte ; quelque r61e qu'on ait pu faire durant sa
\ie , ou ne doit point jouer la comédie à -a mon.
«54 L A N O U V E L L E
leur donna sa bcncdiclion , et leur dilen leur
luontianl madame d'0>/je : A liez mes enfaiis ;
allez vous jeteraux pieds de votre mère: voilk
celle que DiF.o vous donne, il ne vous a rien
ôte'. A l'instant ils courent à clic, se mettent
à ses genoux, lui prennent les mains, 1 ap-
pellent leur bon ne maman , leur socondc mère.
Claire se pencha sur eux; mais en les serrant
dans SCS bras elle s'efl'orça vainement de parler,
elle ne trouva que des ge'missemcns- , elle ne
put jamais prononcer uu seul mol , elle
élouflait. Juge/ si Julie était émue ! (aIIc
scène commençait à devenir trop vive ; je I4
fis cesser.
Ce moment d'attendrissement passé, l'on
se remit à causer autour ilu Ht , et quoique
la vivacité de Julie se iùt un peu éteinte
avec le redoublement, on voyait le même air
<le contentement sur sou visage; elle parlait
de tout aNcc lUie attention et un intérêt qui
montraient un es|)rit très-libre de soins; rieii
ne lui échappait, elle était à la conversation
comme, si elle n'avait eu autre chose à iaire.
Elle nous proposa de dîner dans sa chambre,
pour nous quitter le moins qu'il se pourrait;
vous pouvez croire que cela ne lut pas refuj.c.
Ou servit sans bruit, sans conlusion , sans
H É L O IS E. aSS
desordre , d'uu air aussi rangé que si l'on eiit
été dans le sallon à^' Apollon. La Fanchon ,
les enfans dînèrent à table. Julie voyant qu'on
manquait d'appétit trouva le secret de faire
manger de tout , tantôt prétextant l'instruc-
tion de sa cuisinière , tantôt voulant savoir
si elle oserait en goûter, tantôt nous intéres-
sant par notre santé même dont nous avions
besoin pour la servir, toujonrs montrant le
plaisir qu'on pouvait lui faire, de manière
, à ôter tout moj'cn de s'y refuser, et mêlant à
tout cela un enjouement propre à nous dis-
traire du triste objet qui nous.occupait. Enfin
une maîtresse de maison , attentive à faire ses
honneurs, n'aurait pas en pleine santé pour
des étrangers des soins plus marqués , plus
obligcans , plus aimables que ceux que Julie
mourante avait pour sa famille. Rien de
tout ce que j'avais cru prévoir n'arrivait, ncu
de ce que je voyais ne s'arrangeait dans ma
tête. Je ne savais plus qu'imaginer; je n'y
étais plus.
A près le dîner , on annonça M. le ministre.
Il venait comme ami de la maison , ce qui
lui arrivait fort souvent. Quoique je ne l'eusse
point fait appeler, parce que Julie ne l'avait
jas demandé , je vous avoue que je f iis cliariiié
256 LA N O U V E L L E
de son anlvcc , et je iic crois pas qu'en pareille
circonstance le plus zc'lc croyant l'eût pu
voir avec pins de plaisir. Sa i)réscnce allait
éclaircir bien des doutes et me tirer d'uuc
étrange perplexité.
Rappclcz-vous le motif qui m'avait porté
à lui annoncer sa lin prochaine. Sur IViTct
qu'aurait di'i selon moi produire cette a(lVen.>;e
nouvelle , comment concevoir celui qu'elle
avait j)rotlult réeilenicnt? (^uoi! cette femme
de'votc qui dans l'état de santé ne passe pus
un jour sans se recueillir, qui fait un de ses
plaisirs de la prière, n'a plus que deux jours
à vivre, elle se voit prête à paraître devant le
juge redoutable; et au-licu de se préparer à
ce nu)mcnt terrible, au-lieu de mettre ordre
à sa conscience , elle s'amuse à parer sa cbarn
bre, à faire sa toilette, îi causer avec ses amis,
à égayer leurs repas; et daas tous ses entre-
tiens pas un seul mot de Dieu ni du salut!
Que devais-je penser d'elle et de ses vrais
senlimens ? comment arranger sa conduite
avec les idées que j'avais de sa pieté V connuent
accorder l'usage qu'elle fesait des derniers
luomens de sa vie avec ce qu'elle avait dit
au médecin de leur ])rix ? Tout cela formait
ùmou scusimcéuiguieiacxpUcablc. Car culiu.
H É L O ï s E. 257
quoique je ne m'attendisse pas à lui trouv( r
toute la petite cagoterie des dévotes, il mo
seiiiblait pourtant que c'e'tait le temps de
songer à ce qu'elle estimait d'une si grande,
importance, et qui ncsonOVait aucuu retard.
Si l'on est dévot durant le tracas de cette vie,
comment ne le sera-t-on pas au moment qu'il
la faut quitter , et qu'il ue reste plus qu'à
penser a l'autre ?
Ces re'flexions m'amenèrent à un point oii
je ne me serais guère attendu d'arriver. Je
commençai presque d'être inquiet que mes
opinions indiscrètement soutenues n'eussent
enfin trop gagne sur elle. Je n'avais pas adopte
les siennes , et pourtant je n'aurais pas voulu,
qu'elle y eut renoncé. Si j'eusse été malade je
seraiscertaincinent mortdansmon sentiment,
mais Je désirais qu'elle mourut dans le .sien ,
et je trouvais, pour ainsi dire, qu'en elle je
risquais plus qu'en moi. Ces contradictions
vousparaîtrontextravagantes; je ne les trouve
pas raisonnables , et cependant elles ont existé.
Je ne me charge pas de les justifier -, je vous les
rapporte.
Enfin le moment vint où mes doutes
allaient être éclaircis. Car il était aisé de
prévoir que tôt ou lard le pasteur amènerait
258 LA NOUVELLE
lacotiversatioti sur ce qui fait l'objet de son
niiaistcre ; et quand Julie eut cle' cajiable
de dcguiscmeut dans ses réponses , il lui eut
ëtc' bien dillicile «le se dc'guiscr assez pour
qu'attenlilet prévenu , je n'eusse pas dcuiéU»
SCS vrais senliuieus-
Tout arriva comme je l'avais prévu. Je
laisse à pari les lipi'x-communs mcle's d'élo-
ges, qui servirent de transitions au ministre
pour venir à sou stijet ; je laisse encore ce
qu'il lui dit de touchant sur U bonlieur
de couronner une bonne vie par une lia
chrétienne. Il ajouta qu'à la vérité il lui avait
quelqx.efois trouvé sur certains pointsdes seu-
tiniens qui ne s'accordaient pas entièrement
avec la doctrine de l'Eglise, c'csl-à-dire ,
avec celle que la plus saine raison pouvait
déduire de l'Kcriture ; mais comme elle ne
s'était jamais aheurtée à les dérendre , il espé-
rait qu'elle voulait mourir ainsi qu'elle avait
vécu dans la communion des fidelles ,
et acquiescer en tout à la commune profession
de foi.
Comme la n'ponsc de .//// V «'lait décisive
sur mes doutes, et n'élail pas, h l'égard des
lieux-cômmuns , dans le cas de rexhorlation ,
je vais vous la rapporter presque mot à mot.
H E L O I s E. 25^
car je l'avais bien écoutée, et j'allai l'écrire
dans le moment.
« Permettez -moi , IMonsieur , de com-
* mencer par vous remercier de tous les soins
*t que vous avez pris de me conduire dans
« la droite route de la morale et de la foi
« chrétienne, et de la douceur avec laquelle
« vous avez corrigé ou supporté mes erreurs
« quand je me suis égarée. Pénétrée de respect
« pour votre zèle , et de reconnaissance pouv
« vos bontés, je déclare avec plaisir que je
« vous dois toutes mes bonnes résolutions ,
« et que vous m'avez toujours portée à
« faire ce qui était bien , et à croire ce qui
* était vraL
« J'ai vécu et je meurs dan^ la commu-
« nion protestante qui tire son unique règle
•t de l'Ecriture sainte et de la raison ; mon
« cœur a toujours confirmé ce que pronon-
«t çait ma bouche, et quand je n'ai pas eu
« pour vos Kimières toute la docilité qu'il
« eut fallu peut-être , c'était un effet de mou
« aversion pour toute espècede déguisement*
« ce qu'il m'était impossible de croire , je n'ai
« pu dire que je le croyais ; j'ai toujours
« cherché sincèrement ce qui était conforme
<» â la gloire de Dieu et à la vérité. Jai pu
26o L A N O U V E L L E
K me tioinpcr dans ma rechciclic; je n'ai
« pas l'orgueil de penser avoir eu toujours
« raison; j'ai pcut-élre eu toujours torl; mais
«. mou intention a toujours vl-'- pure , et j'ai
«c toujours cru ce que je disais croire. C:'etait
« sur ce point tout ce qui dépendait de moi.
« Si Dieu n'a pas c'cla ré ma raison au-
<' delà , il est cic'ment et juste ; pourrait-il
« me demander compte d'un don qu'il ne m a
« pas fait ?
« VoWh , ^lonsieur , ce que j'avais d'cs-
u senliel à vous dire sur les seiitimens que
« j'ai professes. Sur tout le reste mon état
« pro'sent vous répond pour moi. Distraite
« par le mal, li\rcc au dclir.' de la lièvre,
« est-il temps d'e.-sayer de raisoniu-r mieux
« que je n'ai fait jouissant d'iui entendement
« aussi sain que je l'ai reçu ? Si je me suis
« tro;npée alors , me Momi)erais-)e uu)ins
« aujourd'lmi, et dans l'abattement où ie suis
•c dcpeiul-il de moi de croirr aulie cliose quo
« ce que j'ai cru étant en santé ? (-'est la
« rai.M)n qui dcc.dc du senlimeut qu'on pré-
« fère , et la mienne ayant perdu ses mcil-
* Icurcs fonctions, que'leaulorilépeutdonner
« ce qui m'en reste aux opinions que j'adopte-
« raissaus elle ? (^ue me reste-t-il donc désor-
H È L O ï s E. a&i
« maîs^ faire? c'est de m'en rapportera ce qiîe
« j'ai cru ci-devaiU : car la droiture d'ira-
« teution est la mèuie , et j'ai le jugeineut de
« moins. Si je suis dans Terreur, c'est sar^s
« l'aimer; cela suffit pour me tranquilliser sur
« ma croyance
« (^uant à la préparation à la mort ,
.« Monsieur, elle est faite ; mal, il est vrai,
« mais de mon mieux , et mieux du moins
« que je ne la pourrais faire à présent. J'ai
« tàclic de ne pas attendre pour remplir cet
« important devoir que j'en fusse incapable.
« Je priais en san té ; main tcnau t je me résigne.
« La prière du malade est la patience : la pré-
« paration a la mort est une bonne vie; >e
« n'en connais point d'autre. (^)nand je con-
« versais avec vous, quand je me recneillais
« seule , quand je meflorcais de remplir les
« devoirs que Dieo m'impose ; c'est alors
« que je me disposais à paraître devant lui;
« c'est alors que je l'adorais de toutes les
« forces qu'il m'a données ; que ferais-je au-
« jourd'bui que je les ai perdues ? mon anie
« aliénée est-elle en état de s'élever à lui ? Ces
« restes d'une vie à demi-éteinte , alisorbcs
« par la soullVance , sont-ils dignes de luL
« être oiferts ? Non , Monsieur; il me les
262 LA NOUVELLE
«c laisse pour c tic donnes à ceux qu'il m'a fait
« aimer et qu'il veut que je quitte; je leur
« fais mes adieux pour aller à lui ; c'est d'eux
« qu'il faut que je m'occupe : bientôt ;e in'oc-
« tuperai de lui seul. 31es derniers plaisirs
» sur la terre sont aussi mes derniers devoirs;
« n'est-ce pas le servir encore et faire sa
« volonté que de remplir les soinsque l'humafi
« iiite' m'impose , avant d'abandonner sa
«< dépouille ? (^uc faire pour apaiser des
« troubles que je n'ai pas ? Afa conscience
« n'est point agitée ; si quelquefois elle m'a
« donné des craintes , j'en avais j)lus en sauté
« qu'aujourd'hui. 3Ia confiance les efface;
« elle me dit que Dieu est plus clément que
« je ne suis coupable , et ma sécurité redoul)I«
« en me seutaut approcher de lui. Je ne lui
« porte point un repentir imparfait, tardif
« et forcé, qui, dicté par la peur , ne saurait
«■ être sincère, et n'est qu'un piège pour le
« tromper. Je ne lui porte |)as le reste et le
« rebut de tues jou«-s , pleins de peines pt
« d'ennuis, en proie h in maladie, aux dou-
« leurs, aux angoisses de la mort et que je ne
w lui doiiucrais que quand je n'en poiirr.iii
« plus rien faire. .Te lui porte Tna vie enticrr,
« pleiue depéciié* et de fautes, u*ai«e;wcmpt#
H É L O 1 s E. 263
« des remords de l'impie et des crimes du
« méchant.
« A quels toiirraens Dieu pourrait -il
« coudauiuer mou ame ? Les réprouves ,
« dit-oa, le haïssent! il faudrait doue qu'il
« m'empécliât de l'aiaier ? Je ne crains pas
d'augmenter leur uombre. O grand Etre !
« Etre éternel , suprême intelligence, source
de vie et de félicité, créateur, conserva-
teur , père de l'homme et roi de la uature.
Dieu très-puissant, très-bon, dont je ne
doutai jamais un moment , et sous les yeux
duquel j'aimai toujours à vivre ! je le sais,
je m'en réjouis , je vais paraître devant ton
« trône. Dans peu de jours mou ame, libre
« de sa dépouille , commencera de t'oflrir
« plus digueuient cet immortel hommage qui
« doit faire mou bonheur durant l'éternité.
« Je compte pour rien tout ce que je serai
« ju.squ'à ce moment. Mon corps vit encore,
« mais ma vie morale est finie. Je suis au
« bout de ma carrière et déjà jugée sur le
« passé. îSoulTrir et mourir est tout ce qui
« uie reste à faire ; c'est l'aftalrc de la nature :
« mais moi , j'ai tâché de vivre de maiiicro
« à n'avoir pas besoin de songera la mort,
« et maiutcuaiU ^u'vllo approche, }9 la vois
264 L A N O U T E L L î:
« venir sans clTroi. (^)ni s'cndo.l dans le seîrt
« d'un pcre n'est pas en souci du rcvcil >>.
Ce dicouis prononce d'abord d'un ton
<„avc et pose , puis avec plus d'accent et d'une
voix plus dlevee , &t sur tous les assistans ,san«
m'en excepUr, une impression d'autant plus
Vive que les yeux de celle qui le prononça
hrilla.enld'un leu surnaturel ; un nouvel éclat
animait son teint, elle paraissait rayonnante;
et s'd y a quelque chose au moiule qui mente
le nom de céleste, c'était son visage, tandis
qu'elle parlait.
Le pasle.M- lui-même saisi, transporte d*
ce qu'il vcna.t d'entendre, s'écria en l.vant
les yeux et les mains au c.el : Grand Died !
voilà le culte qui l'honore ; daij^ne t'y rendre
propice , les huma. us l'en ollrenl peu d»
Madame, dit-il en s'npproehnnt du lit,
je croyais vous inslrulrc, el c'est vous qui
m'instruisez. Je ua. plus rien à vous dire.
Vous avez la véritable loi, celle qu. lait ai-
mer DiKU. Kmporlv/ ee précieux repos d'une
bonne couse. enee, .1 «h vo.is trompera pas ;
)'ai vu bien des chrétiens dans letat où vous
êtes, ie ne l'ai trouve qu en vous seule. (Quelle
diUc'rcuce d'une lia si paisible à celle de ce»
pécheur*
H E L O I s F: 265
jDCclieurs bourrelés qui u'accumulent tant de
vaines et sèches prières que parce qu'ils sont
indignes d'être exauces ! iNîadaine, votre mort
est aussi belle que votre vie : vous avez vécu
pour la charité ; vous mourrez martyre de
l'amour maternel. Soit que Dieu vous rende
à nous pour nous servir d'exemple , soit qu'il
vous appelle a lui pour couronner ves vertus ,
puissions-nous tous tant que nous sommes
vivre et mourir comme vous! nous serons bien
sûrs du bonheur de l'autre vie.
II voulut s'en aller ; elle le retint. Vous êtes
de mes aaiis , lui dit-elle, et l'un de ceux que
je vois avec le plus de plaisir ; c'est pomcux
que mes derniers moinens me sont précieux.
Nous allons nous quitter pour si long-temps
qu'il ne faut pas nous quitter si vite. Il fut
charme de rester, et je sortis là-dessus.
En rentrant , je visqiie laconvcrsntion avait
continué sur le niênic sujet, mais d'un antre
ton, et comme sur une matière indidërentc.
Le pasteur parlait de l'esprit faux qu'on don-
nait au christianisme en n'en fcsant que la
religion des mourans, et de ses ministres des
lioinmcsfie mauvais a iii^U'.e. On nuits rc ii^nrde ,
disait-il , comme des m''ssap;ersde mort , parce
que dans l'opinion commode qu'un quart-
J\ ou fi- lie JIchisc.ToniQlY. P
266 ' L A N O U T E L L E
d heure de repentir sudit pour effacer cin-
quante ans de crimes, on n'aime à nous voir
que dans ce temps-là. Il faut nous vêtir d'une
couleur lugubre ; il faut alTccter un air sévère ;
on n'épargne rien pour nous rendre elFrayans.
Dans les autres cultes, c'est pis encore. Ua
catholiqueuu)urant n'est environne que d'ob*
jels qui re[)0uvanleut , et de cérémonies qui
l'enterrcut tout vivant. Au soin qu'on prend
d'écarter de lui les démons, il croit en voir
sa chambre pleine ; il meurt cent fois de ter-
reur avant qu'on l'achève, et c'est dans cet
état d'ellVoi que l'église aime à le plonger
pour avoir meilleur marché de sa bourse.
Rendons grâces au ciel, dit Julie ^ de n'être
point nés dans ces religions vénales qui tuent
les gens pour en hériter, et qui, vendant le
paradis aux riches, portent jusqu'en l'autre
monde l'injuslc inégalité qui règne dans
celui-ci. Je ne doute point que toutes ces
sombre, idées ne fomenlenl rmcrédulilé, et
ne donntul uwz aversion naturelle pour le
culte qui les nourrit. J'espère, dit-elle en me
regardant, (jue celui qui doit élever nos en-
fans i)rciidra des maximes tout opposées, et
qu'il ne leur rendra point la religion lugubre
et triste, eu y mclaut iucessammcul des peu-
H E L O I s E. 267
secs de mort. S'il leur approïicl à bien vivre,
ils sauront assez bien mourir.
Dans la suite dccot eufrctien ,qui fut moins
serré et plus interrouij>a que je ne vous le
rapporte, j'achevai de concevoir les maximes
de Julie et la conduite qui m'avait scanda-
lisé. Tout cela tcna't à ce que sentant sou
état parfaitement désespéré, elle ne songeait
plus qu'à en écarti r l'inutile et func!)re appa-
reil dont l'effroi des mourans les environne ;
soit pour donner le change à notre affliction,
soit pour s'ôter à elle-même un spectacle
attristant à pure perte. La mort, di.sait-elle,
est déjà si pénible ! pourquoi la rendre encore
hideuse ? Les soins que les autres perdent à
vouloir prolonger leur vie, je les emploie à
jouir de la mienne jusqu'au bout : il ne s'agit
que de savoir prendre bou parti ; tout le reste
va de lui-même. Ferai-je de ma chambre un
hôpital , un objet de dégoût et d'cniuii, tandis
que mon dernier soin est d'y rassembler tout
ce qui m'est cher ? Si j'y laisse croupir le
mauvais air, il eu faudra écarter mes enfaus,
ou exposer leur santé. Si je reste dans un
équipage à faire peur, personne ne me re-
connaîtra plus ; je ne serai plus la même,
vous vous souviendrez tous de ni'avoir aimée,
268 LA NOUVELLE
et ne pourrez plus uic souQ'rir. J'aurai, moi
vivante, l'aiïrcux speclaclc de l'horreur qn»
je ferai inéuie à luvs amis, couune si j'étais
déjà morte. Au-lieii de cela, j'ai trouvé l'art
d'étendre ma vie sans la prolon<j;er. .Icxi.vte,
j'aime , je suis aimée , je vis jusqu'à mon
dernier soupir. L'instant de la uu)rt n"c«t
rien ; le mal de la nature est peu de chose;
i'ai banni tous ceux de l'opinion.
Tous ces enlicliens et d'autres semblables
se passaient entre la malade, le pnsteiir,
quelquefois le m'-decin, la l'iitichoit et moi.
Madame d\)rl)e y était toujours présente,
et ne s'v mêlait jamais. Attentive an\ licsoins
de son amie , elle était pronq)lc à la servir.
Le reste dn temps , inuuobilc et pre.squc
inanimée, elle la regardait sans rien dire,
et sans rien entendre de ee qti'on disait.
Pour moi , craignant qnc Julie ne parlât
jujqu'à s'épuiser, je pris le mouu-nt qiu« lo
luniistre et le médecin s'étaient mis à causer
ensemble , et m'approchant d'elle, je lui dis
à l'oreille : Voi'à bien des discours pour
une malade ! voilà bien de la raison pour
quelqu'un qui se croit hors d'état de rai-
sonner !
Oui, me dit- vile tout bas, je parle trop
H E L O I s E. 269
pour une inaiade , mais non pas ponr une
mourante ; bientôt je ne dirai plus rien. A
l'égard des raisonncmens , je n'en Tais pins,
mais j'en ai fait. Je savais en santé' qu'il
fallait mourir. J'ai souvent réfléchi sur ma
dernière maladie ; je profite aujourd'hui de
311a prévoyance. Je ne suis plus en état de
penser ni de résoudre ; je ne fais que dire
ce que j'avais pensé , et pratiquer ce que
^'avais résolu.
Le reste de la journée, à quelques accidens
près, se passa avec la même tranquillilé , et
presque de la même manière que quand tout
le moiide se portait bien. Julie était , coimnc
en pleine santé, douce et caressante ; elle
parlait avec le même sens, avec la même
liberté d'esprit , même d'un air serein qui
allait quelquefois jusqu'à la gaieté : cnlin je
continuai de démêler dans ses ycnv un certain
mouvement de joie qui m'inquiétait de plus
en plus , et sur lequel je résolus de m'éclaircic
avec elle.
Je n'attendis pas plus tard que le même
soir. Comme elle vit que je m'étais méiiagd
un tête-à-tête, elle me dit : Vous m'avez,
prévenue, j'avais à vous parler. Eort bien,,
P 3
270 L A N O U V E L L E
lui dis-je ; mais puisque i'ai pris les devans,
laissez-moi ni'cxpliqucr le prcniier.
Mors m'étant assis auprès d'elle et la re-
gardant Cxtmenl , je lui dis : Julie , ma
chère .hilie ! vous avez navre' mon coeur :
hélas ! vous avez attendu bien tard ! Oui ,
continuai -je, voyant qu'elle me regardait
avec surprise , je vous ai pénétrée ; vous vous
réouissez (U- mourir ; vous êtes bien aise de
me quitter. Rappelez-vouslaconduitede votre
cpoux depuis que nous vivonsensemble. Ai-je
mérité de votre part un sentiment si cruel ?
A l'instant clic me prit les mains, et de ce
ton qui savait aller chercher l'amc : (Jui ,
moi , je veux vous quitter ? est-ce ainsi que
vous' liiez dans mon cœur ? avez -vous
si-tôt oublie notre entretien d'hier ? Cepen-
dant , repris-jc, vous mourez contente
)c l'ji vu je le VOIS Arrêtez, dit-elle ;
je meurs contente , mais c'est de mourir
comme j'ai vécu, digne d'être votre épouse.
Ne m'en demandez pas davantage , je ne vous
dirai rien de plus ; mais voici , continua-t-elle
en tirant un papier de dessous son chevet,
où vou» achèverez d'éclaircir ce mystère. Ce
papier était une lettre, ri je ris qu'elle vous
«luit adressée. Je \ous la remets ouverte ,
H É L O ï s E. 271
ajouta-t-elle en me la donnant ;, afin qu'après
l'avoir lue vous vous détermiaiez à l'envoyer
ou à la supprimer, selon ce que vous trou-
verez le plus convenable à votre sas^esse et à
mon honneur. Je vous prie de ne la lire que
quand je ne serai plus, et je suis si sûre de
ce que vous ferez à ma prière , que je ne
reux pas même que vous me le promettiez.
Cette lettre, cher Saint- Preux , est celle
que vous trouverez ci-jointe. J'ai beau savoir
que celle qui l'a écrite est morte, j'ai peine
à croire qu'elle n'est plus rien.
Elle me parla ensuite de sou père avec
inquiétude. Quoi ! dit-elle, il sait sa bile eu
danger, et je n'entends point parler de lui !
Lui serait-il arrivé quelque malheur ! aurait-il
cessé de m'aimcr ? Quoi ! mon père ! ce
père si tendre m'abandonncr ainsi !
me laisser mourir sans le voir ! sans
recevoir sa bénédiction Hes derniers
embrassemens ! O Dieu! quels reproches
amers il se fera , quand il ne me trouvera
plus ! Cette réflexion lui était dou-
loureuse. Je jugeai qu'elle supporterait plus
aisément l'idée de son père malade, que ('die
de son père indiCTércnt. Je pris le paru de
lui avouer lu vcrité. Eu effet, ralarwc qu'elle
272 LA NOUVELLE
cil courut se trouva moins cnielli; que ses
premiers soupçons. (Apendaut la pcnstfc de
ne plus le voir ratloLla vivement. Hélas !
dit-elle , que deviendia-l-il après moi ? à quoi
ticndra-t-il? Survivre à toute sa famille!
Quelle vie sera la sienne ? Il sera seul ; il ne
vivra plus. Ce moment fut un de ceux où
riiorrcur de la laorl se lésait sentir, et où la
lialurc rcj)rcnait son empire. Elle soupira,
joii^nit les mains , leva les yeux , et je vis
qu'en eflet elle employait celle dilFicile prière
qu'elle avait dit être celle du malade.
Elle revint à moi. Je me sens faible, dit-
elle; je prévois que cet cnlrelicn pourrait élrc
le dernier que nous aurons ensemble. Au nom
de notre union , au nom de nos ehersenfans
qui en sont le ga^e , ne soyez plus iniustc
divers votre épouse. I\loi , me réjouir de
vous quitter! vous qui n'avez vécu que pour
me rendre lieureusc et sage; vous de tous les
hommes celui qui me convenait le plus; le
seul , pcul-élrc , avec qui je pouvais faire un
bon inéna<^e , et devenir une feinme de bien !
Ab ! croyez que si je mettais un prix à la vie,
c'était pour la passer avec tous! Ces mots
prononcés avec tendresse m'émurent au point
^u'cu portant frcqucjiuuciit à ma bouche *cs
H É L O ï s E. 27?
mains que je tenais dans les mienn-s , je les
sentis se mouillerdc mes pleurs. Je ne croyais
pas mes yeux faits pour en répandre. Ce
fnrcnt les premiers depuis ma naissance; ce
seront les derniers jusqu'à ma mort. Après
en avoir versé pour ./«//>, il n'eu faut plus
verser pour rien.
Ce jour fut pour elle un jour de fatigue;
I.a préparation de madame A'Ot'be durant
la nuit , la scène des eiifans le matin , celle
du ministre l'après-midi , l'entretien du soir
avec moi l'avaient jete'e dans l'épuisement.
Elle eut un peu plus de repos cette nuit-là
que les précédentes, soit à cause de sa fai-
blesse, soit qu'en effet la fièvre et le redou-
blement fussent moindres.
Le lendemain dans la matinée on vint me
dire qu'un homme très-mal mis demandait
avec beaucoup d'empressement à vo r 31a-
dame en particulier. On lui avait dit l'état
où elle était; 11 avait insisté, disant qu'il
s'agissait d'une bonne action, qn il connais-
sait bien madame de /J^olmar , et qu'il savait
que tant qu'elle respirerait, elle aimerait cl
en faire de telles. Comme elle avait établi pour
règle inviolable de ne jamais rebuter persou-
ne , et suy-loutles malheureux , on uio parla
374 L A N O U V E L L E
de cet lioimiic avant de le icuvo3ci-. Je )e fij
venir. H était presque eu guenilles , il avait
l'air et le ton de la misère ; au reste , je n'aper-
çus rien dans sa physionomie et dans ses
propos qui lue fît mal augurer de lui. Il
s'obstinait à ne vouloir parler qu'à Julie. Jo
lui dis que s'il ne s'agissait que de quelque se-
cours pour lui aider ù vivre , sans importuner
pour cela nue ft-inuie à rcxlrcuiitc, je ferais
ce qu'elle aurait pu faire. Non, dit-il, je ne
demande point d'argent, quoique j'en aie
grand besoin : jedemandcun bien qui m'ap-
partient , un bien que j'istime plus que tous
les tre'sors de la terre, un bien que j'ai perdu
par ma faute, et que ISIadame seule, de
qui je le tiens, peut uie rendre une seconde
fois.
Ce discours, auquel je ne compris rien ,
me détermina pourtant. Uu mal - honnête
lionnne eut pu dire la même chose; mais il
ne l'ciit jamais dit du même ton. Il exii;eait
du mystère, ni laquais ni femmc-dc-chain-
bre. Ces précautions me semblaient bizarres ;
toutefois je les pris. EnBn je le lui menai.
Il m'avait dit être connu de miuiame ^'Orhe ;
il passa devant elle; elle ne le reconiuit point ,
et j'en fus peu surpris. Pour Julie , clic lô
H É L O ï s E. 275
recounut à l'instant, et le voyant dans ce
triste e'quipage , elle me repro»ha de l'y avoir
laissé. Cette reconnaissance fut touchante.
Claire éveillée par le bruit s'approche et le
reconnaît à la fin, non sans donner aussi
quelques signes de joie ; mais les témoignages
de son bon cœur s'éteignaient dans sa pro-
fonde-affliction : un seul sentiment absorbait
tout ; elle n'était plus sensible à rien.
Je n'ai pas ])csoin , je crois, de votis dire
qui était cet homme. 8a présence rappela
bien des souvenirs : înais tandis que Julie le
consolait et lui donnait de bonnes espéran-
ces , elle fut saisie d'un violent étouffemenl
et se trouva si mal qu'on crut qu'elle allait
expirer. Pour ne pas faire scène, et prévenir
les distractions dans un moment où il ne
falloit songer qu'à la secourir, je fis passer
l'homme dans le cabinet , l'avertissant de le
fermer sur lui ; la Fanchon fut appelée et
à force de temps etde soins la malade revint
enQu de sa pâmoison. En nous voyant tons
con ternes autour d'elle , elle nous dit : Mes
cnfans, ce n'est qu'un essai; cela n'est paa
si cruel qu'on pense.
Le c.iimc se rétablit; mais l'alarme avait
«té si chaude qu'elle me fit oublier l'homme
2:6 LA NOUVELLE
dans le cabinet , et quand Julie me dcinanda
tout bas ce qu'il c'iait devenu , le couvert était
>uis , tout le monde e'tait là. Je vouluscutrer
pour lui parler, mais il avait l'enné la porto
en dedans, comme je lui avaisdil; il fallut
attendre après le dîner pour le faire sorti J*.
Durant le repas, du JJosson qni s'y trou-
vait , parlant d'une jeune veuve qu'on disait
se remarier , ajouta quelque chose sur le triste
sort des veuves. Il y en a , dis-je , de bicu
plus à plaindre encore \ ce sont les veuves
dont les maris sont vivans. Cela est vrai,
reprit I- anclion qui vit quecedi.'courss'adrcs-
saità elle, sur-tont quand iU leur sont cliers.
Alorsl'cntretien tomba sur le sieu , et comme
elle en avait parle' avec alTeclion dans tous
le? temps , il était naturel qu'elle en parlai de
inêmc an moment où la perte de sa bienfai-
trice allait lui rendre la sienne eiu-ore plus
rude. C'est aussi ce qu'elle iil en termes Irès-
touelians , louant son bon naturel , déplorant
les mauvais exemples ((ui l'avoient séduit ,
et le regrettant si sincèrement que déjà dis-
posée ù la tri-stessc, elle senuit jusqu'à pleu-
rer. Toiit-à -coup lecabiuel s'ouvie, l'houimc
ru f^uenilles en sort impctneusenuMit , se
précipite à ses genoux , ks embrasse , et
fond
1ï É L O ï s E. 277
Tond en larmes. Elle teuoit un verre; H lui
échappe : Ah ! lualheurenx ! d'où vieus-tu?
elle se laisse aller sur lui, et serait tombé»
en faiblesse si l'on n'eût été prompt à la
secourir. .
Le reste est facile à imaginer. En un mo-
ment on sut par toute la maison que C/aude
^;.rfjf était arrivé. Le mari de la bonne Fan-
r/roM.' quelle fête! A peine était-il dehors de
]a chambre qu'd fut équipé. Si chacun n'avait
eu que deux chemises ^y4rieten auraitautaat
en lui tout seul qu'il en serait resté à tovis les
autres. Quand je sortis pour le faire habiller,
je trouvai qu'on m'avaitsi bien prévenu, qu'il
fallut user d'autorité pour faire tout repren-
dre à ceux qui l'avaient fourni.
Cependant Fanchon ne vouhiit point quit-
ter sa maîtresse. Pour lui faire donner quel-
ques heures à son mari , ou piétcxta que les
enfans avaient besoin de prendre l'air , et
tous deux furent chargés de les conduire.
Cette scène n'incommoda point !a malade,
comme les précédentes; elle n'avait rien eu
que d'agréable, et ne lui lit que du bien.
IMons passâmes l'après-midi Claire et moi
seuls auprès d'elle , et nous eûmes deux heu-
jrcs d'un entretien paisible , qu't Uc rendit le
278 LA NOUVELLE
plus iutciTssant , le plus chariuaiit que nous
eussions iamais eu.
Elic coiumença par quelques observations
sur le touchant spectacle qui venait de uous
frapper , et qui lui rappelait si vivcuieut les
premiers teuips de sa jeunesse. Puis suivaut
le iil des évcnomcns, elle Dt uue courte réca-
pitulation de sa vie entière, pour montrer
qu'à tout prendre elle avait été douce et
iorlunéc, que de deg,rés en dej^rés elle était
ujontee au coudde du bonheur peruiis sur
la t.'irc, et que l'accident qui tcruiirialt ses
jours au milieu de leur course marquait,
selon toute apparence , dans ^a carrière na-
turelle , le poiut de séparation dis biens et
des maux.
Elle rcnicrcia le ciel de lui avoir donné un
cœur sensible et porté au bien , un cntcndc-
uientsam , une bgurc pieveiumtc , de l'avoir
fait naître dans un pays de bberté et uou
parmi des esclaves , d'une lamille honorable
Cl non d'une race de mallaileurs, dans une
liomiéte lortuue et non dans les grandeurs
tin nu.ude qui corrompent l'auie, ou dans
r,ndi^eucc qui l'avilit. Elle se lelicila d'être
jue d'un père et dune mcrc tous deux ver-
tueux ut bous , pleins de droiture cl dbou-
H É L O l s E. 279
neur , et qui , tempérant les de'fiiuts l'un de
l'autre , avoient formé sa raison sur la leur,
sans lui donner leur faiblesse ou leurs pré-
jugés. Elle vanta l'avantage d'avoir été élevée
dans une religion raisonnable et sainte, qui ,
loin d'abrutir l'homme , l'ennoblit et l'élève ,
qui ne favorisant ni l'impiété ni le fanatisn\e ,
permet d'être sage et de croire , d'être humain
et pieux tout-à-la-fois.
j\près cela , serrant la main de sa cousine
qu'elle tenait dans la sienne , et la regardant
de cet œil que vous devez connaître, et que
la langueur rendait encore plus louchant :
Tous ces biens, dit -elle , ont été donnés à
mille autres; mais celui-ci ! . ,. . le ciel ne l'a
donné qu'à moi. J'étais femme , et j'eus une
amie. Il nous fit naîlre en méuie-tcmps; il
mit dans nos inclinations un accord qui ne
s'est jamais démenti ; il fit nos cœurs l'un
pour l'autre , il nous unit dès le berceau , je
l'ai conservée tout le temps de ma vie, et sa
main me ferme les yeux. Trouvez un autre
exemple pareil au inonde, et je ne me vante
plus de rien. Quels sages conseils ne m'a-t-elle
pas donnes ? de quels périls ne ni'a-t-cllc pas
sauvée? de quels maux ne me consolait-elle
pas ? qu'cussc-jc été sans elle ? ([ue u'eût-elle
(^ 2
aSo LA NOUVELLE
Jias fait de moi , si je l'avais mieux ccoute'c!
Claire pour toiUc lopoiisc baissa la tête sur
le seiu de son amie, et voulut soula"-er ses
san-lots par de» pleurs; il ne fut pas possible.
Julie la pressa long- temps contre sa poi-
trine eu siicnee. Ces mouicns n'ont ni mots
ui larmes.
Elles se remirent , et ./«//<? conlinua. Ces
biens étaient mêles d'inconvénions ; c'est le
sort des choses humaines. Mon cœur était fait
pour l'amour , dillicile en mérite personnel,
indidcrent sur tous les biens de Topiniou, Il
me fallait un amant que j'cu.sse choisi moi-
mcme. 11 s'olfrit; je crus le choisir: sans doute
le ckI le choisit pour moi , aljii que , livre»
aux erreurs de ma j)assion, je ne le fusse pas
aux horreurs du crime , et que l'amour de la
vertu restât au-moins dans mon ame aiircs
clic. Il prit le lanj^a^c Jionnclc et insinuant
avec lequel mille fourbes séduisent tous les
jours autant de biles bien nées : mais seul
parmi tant d'autres il était honnête homme
et |)ensait ce qu'd disait. Etait-ce ma pru-
dence qui l'availdisccrné ? non , je ne connus
d'abord de lui que son langage et je fus
séduite. Je lis \yax désespoir ce que d'autres
£ont par çUVouttiic : je uic jetai , touuue
H É L O ï s E, 281
disait mon père , à sa tête ; il me respecta. Ce
fut alors seuleincnt que je pus le connaître.
Tout homme capable d'un pareil trait a l'arne
belle. Alors ou y peut compter; mais j'y
comptais auparavant , ensuite j'osai compter
sur moi-m<hnc , et voilà comment on se
perd.
Klle s'étendit avec complaisance sur !•
me'ritc de cet amant ; elle lui rendait ju».
tice , mais ou voyait combien sou cœur se
plaisait à la lui rendre. Elle le louait même
à ses propres dépens. A force d'être équitable
envers lui , elle était inique envers elle , et
se t'csait tort pour lui faire honneur. Elle alla
jusqu'à sontcnir qu'il eut plus d'horreur
qu'elle de l'adultère, sans se souvenir au'il
avait lui-même réfuté cela.
Tous les détails du reste de sa vie furent
suivis dans lemcnie esprlt.M'ûord i:doiiard ,
son mari, ses cnfans, votre retour , notr»
amitié , tout fut mis sons un jour avantaceuv.
Ses malheurs mêmes lui en avaient épargné de
plus grands. Elle avait perdu sa mère au
moment que cette perte lui pouvait être la
plus cruelle, mais si le ciel la lui eut con-
servée , bientôt il fut survenu du désordre
daus sa famille. L'appui de santère , quelquo
(^3
282 LA NOUVELLE
fiiblc qu'il fut , eût suffi pour la rendre plus
courageuse à résister à sou père , et <le-là
sortiraient la discorde et les scandales ; peut-
être les desastres et le dcsbonueur: peut-clrc
pis encore si son frère avait vécu. Elle avait
cj)Ousé uialgre' elle uu liouune qu'elle n'ai-
mait point, mais elle soutint qu'elle n'aurait
pu jamais être aussi heureuse avec un autre ,
pas même avec celui qu'elle avait aime. La
mort de M. d'()r//e lui avait été un auii ,
mais eu lui rendant sou amie. Il n'y avait
pas jusqu'à ses chagrins et ses peines qu'elle
ne comptât pour des avantages , eu ce qu'ils
avaient empêche' son cœur de s'endurcir aux
inalheursd'antrui.Oti ne sait pas , disait-elle ,
quille douceur c'est de s'atlcntlrir sur ses
maux et sur ct^ix des autres. La sensibilité
porte toujours dans l'aïuc un certain con-
tentement de soi-même , indépendant de la
fr/tune et des eTcneniens. (^)uc j'ai gémi !
aue j'ai verse de larmes ! Hé bien "s'il fallait
renaître anx uiêmes conditions , le mal que
j'ai eonunis serait le seul que je voudrait
retrancher ; celui que j'ai souHert me serait
agréable encore. Saint-Pniir , je vousrends
ses propres mots ; quand vous aurez lu sa
lettre, vous les comprendrez peut-être uiicui»
H É L O ï s F.. 283
Voyez donc , continuait-elle , a quelle féli-
cité je suis parvenue. J'en avais beaucoup ,
j'en attendais davantage. La prospérité de
ma famille , une bonne éducation pour mes
enfans , tout ce qui m'était cher rassemble
autour de moi ou prêt à l'être. Le présent ,
l'avenirme flattaient également : la jouissance
et l'espoir se réunissaient pour me rendi-e
heureuse : mon bonheur monté par degrés
était au comble , il ne pouvait plus que
déchoir; il était venu sans être attendu , il
se fût enfui quand je l'aurais cru durable.
Qu'eiit fait le sort pour me soutenir à ce
point ? Un état permanent est-il fait pour
l'homme ? non , quand o.i a tout acquis, il
faut perdre ; ne fut-ce que le plaisir de la
possession, qui s'use par elle. Mou père est
déjà vieux ; mes enfaus sont dans l'âge tendre
où la vie est encore mal assurée : que de
pertes pouvaient m'affligcr , sans qu'il me
restât plus rien a pouvoir acquérir ! l'affec-
tion maternelle augmente sans cesse , la ten-
dresse filiale diminue à mesure que les enfans
vivent plus loin de leur mère. Kn avançant
en âge , les miens se seraient plus sépares de
moi. Ils auraient vécu dans le monde; dj
m'auraient pu négliger. Vous en voulez
<s» 4
iS4 LA N O U T E L L E
envoyer un en Russie ; que de pleurs son
départ m'aurait coi'i les ! Tout se serait détaché
de moi pcu-à-pcu , et rien n'eût supplée' aux
pertes que j'aurais faites. (;oui!)ien de fois
i'aurais pu nu- trouver dans l'état où je vous
laisse ? enfin n'ei'it-il pas fallu mourir ? Peut-
être monrir la dernière de tous ! peut-être
seule et abandonnée! Plus on vit , plus ou
. aime à vivre , même sans jouir de rien : j'au-
rais eu l'ennui de la vie et la terreur de la
mort, suite ordinaire de la vieillesse. Au-lieu
de cela, mes derniers instans sont encore
agréables , et j'ai de la vigneiu- pour mou-
Tir ; si même on |)ent apeler mourir , quo
laisser vivant ee cpi'on aime. Non , mes
amis , non , nus eni.iiis , )e ne vous quitte
pas , pour ainsi dire ; je reste avec vous ;
eu vous laissant tons unis , mon esprit , mou
cœur vous demeurent. Vous me verrez san?
cesse entre vons ; vous vous sentirez sans
cesse environnés de moi...F.t puis nous nous
rejoindrons, j'en suis sure ; Ubon /f o/iiiar
lui-même ne ui'ccliappera pas. Mou retour à
DiEC tranquillise mouame , etm'adoucit uu
moment pc-nible ; il me prouiel pour vous
le uiêrue desiin qu'à moi. Mon sort me suit
et s'assure. Je lus heureuse , je le suis , je
H E L O 1 s E. 285
tais l'être : mou bonfieur est fixe , je l'ar-
rache h la fortune ; il n'a plus de borucs que
l'éternité.
Elle en était là quand le ministre entra. Il
l'honorait et l'estimait véritablement. Il savait
mieux que personne combien sa foi était vive
et sincère. Il n'en avait été que plus frappé
de l'entretien de la veille , et en tout, de la
contenance qu'il lui avait trouvée. Il avait vu
souvent mourir avec ostentation Jamais avec
sérénité. Peut-être à l'intérêt qu'il prenait
à elle se joignit-il un désir secret de voir si
ce calme se soutiendrait jusqu'au bout.
Elle n'eut pas besoin de changer beaucoup
le sujet de 1 entretien pour eu amener un
convenable au caractère du survenant. Comme
ses conversations en pleine santé n'étalent
jamais frivoles , elle ne fesait alors que con-
tinuer à traiter dans son lit avec la même
tranquillité des sujets intércssans pour elle
et pour ses amis ; elle agitait indill'ércmment
des questions qui n'étaient pas indiflérentcs.
En suivant le (il de ses idées sur ce qui
pouvait rester d'elle avec nous , elle nous
parlait de ses anciennes réflexions sur l'état
des anirs séparées des corps. Elle admirait
la simplicilé dçs gens qui promettaient à
286 L A N O U V E I, L E
Icuisaniis de venir leur donner dos nouvelles
de l'autre monde. Ola , disait-elle , est aussi
raisonr.able que les contes tles revenans quL
fout mille desordres , et tourmentent les
bonnes feumies , couune si les esprits avaient
des voix pour parler , et des mains pour
battre (.t."')! Comment un pur esprit agirail-
il sur une anie enfermée dans un corps , et
qui , en vertu de celte union, ne peut rien
apercevoir que par l'entremise de ses organes?
Il n'y a pas de sens h cela. Mais j'avoue que
je ne vois point ce qu'il y a d'absurde à
supposer qu'une ame libre d'un corps qui
jadis habita la terre puisse y revenir encore,
( ss ) Platon dit qu'à l.i mort les âmes des justes
qui n'ont point contracté «le souillure sur la
terre , se déj^apeiit seules de \n matière dans
toute leur pureté. Quant h ceux qui se sont ici-
bas asservis à leurs passions, il ajoute que leurs
âmes ne reprennent jioiiif si-iôl leur pureté primir
tive , mais qu'elles entraîuent avec elles des par-
ties tenesires qui les lir^nnent comme enchaînées
autour des «U'-bris de leurs corps; voilà, dit-il,
ce qui produit ces simulacres sensibles qu'oa
voit quelquefois écrans sur les cimetières, en at-
tendant de nouvelles transmigrations. C'est unw
manie communs aux philosophes de tous les âge»
àe nier ce qui est , et d'cxplir]u«r ce qui n'est pas.
H É L O ï s E. 2B7
«vrer , aeincurer peut-être autour de ce qui
lui fut cher ; non pas pour nous avertir de sa
présence , elle n'a nul moyeu pour cela ; non
pas pour agir sur uous et nous cominuuiqn(ST
*es pensées , elle n'a point de prise pour
ébranler les organes de notre cerveau 5 non
pas pour apercevoir non plus ce que nous
fesous , car il faudrait qu'elle eût des sens;
mais pour connaître elle-même ce que nous
pensons et ce que nous sentons , par une
commuuication immédiate , semblable à
celle par laquelle Dieu lit nos pensées des
cette vie , et par laquelle nous lirons récipro-
quement les siennes dans l'autre , puisque
nous le verrons face-a-face ( «)• ^^r cnBn ,
a)outa-t-clle en regardant le ministre , à
quoi serviraient des sens lorsqu'ils n'auront
plus rien à faire ? l'être éternel ne se voit
ni ne s'entend ; il se fait sentir ; il ne pario
ni aux veux ni aux oreiUes , mais au coeur.
Je compris à la réponse du pasteur et à
quelques signes d'intelligence , qu'un des
points ci-devant contestés entre eux était la
(tt) Cela me paraît très-bien dit : rar qu'est-
ce que voir Dieu face-à-facc, si ce n'est lire dan»
la suprême intelligence ?
Q6
2S8 LA NOUVELLE
icsunection des corps. Je urapcrnis anssk
que je coniiueiu-ais à donner un pou plus
d'atlcnliou aux articles de la religion d»
Julie où la foi se rapprochait de la raison.
Elle se complaisait tcliciiient à ses id(?es
que quand clic n'ciit pas pris sou parti sur
ses anciennes opinions, c'eut été une cruautô
d'en détruire une qui lui semblait si doiico
dans l'ëtat où elle se trouvait. Centfois , disait-
elle, j'ai pris plus de plaisir à faire quelque
bonne œuvre en imaginant ma mère pré-
sente, qui lisait dans le (trur de sa fille et
l'apiJÎaudissait. Il y a quelque chose de si
consolaiil à vivre encore sous ks yeux de ce
qui nous fut cher! Cela fait qu'il ne meurt
qu'à moitié pour nous. Vous pouvez juger
si durant ces discours la main de C'A;//YCtait
souvent serrée.
(^)uoiquc le pasteur répondit à tout avec
})eaucoup de douceur et de modération , et
qu'il anVctàt même de ne la conlraiier en
rien , de peur qu'elle ne prît son silence sur
d'autres |)oints pour uu aveu , il ne laissa
pas d'être ecch'siastique \\\\ moment , et
d'exposer sur l'autre vie une doctrine oppo-
sée. Jl dit que l'iinnirnsité, Ja gloire et Je
attributs de Dieu scraieut le seul objet çlomt
' H É L O i s E. 2^9
l'ame des bienheureux serait occupée , que
cette coiiteinplatiou sublime efTaccrait tout
autre souvenir , qu'on ne se verrait point ,
qu'où ne se reconnaîtrait point , mêaie dans
le ciel , et qu'à cet aspect ravissant on ne
songerait plus à rien de terrestre.
Cela peut être , reprit Julie ; il y a si loin
de la bassesse de nos pensées à l'essence
divine , que nous ne pouvons juger des effets
qu'elle produira sur nous que quand nous
serons en état de la contempler. Toutefois
ne pouvant maintenant raisonner que sur
mes idées, j'avoue que je me sens des affec-
tions si chères , qu'il m'en coûterait de penser
que je ne les aurai plus. Je nie suis uicnie
fait une espèce d'argument qui flatte mou
espoir. Je me dis qu'une partie de mou bon-
heur consistera dans le témoignage d'une
bonne conscience. Je me souviendrai donc
de ce que j'aurai fait sur la terre ; je me
souviendrai donc aussi des gens qui m'y ont
été chers ; ils me le seront donc encore : ne
les voir plus ( ww ) serait une peine, et lo
( un ) Il est aisé dr comprendre que par r ©
mot voir , elle entend un pur acte de l'enten-
dement, semblahle à relui par lequel Dieu nous
voit et par le([ucl nous verrons Diel' Les scas
290 LA NOUVELLE
séjour des bienheureux n'en admet point.
Au reste, ajouta-t-elle en regardant le ministre
d'un air assez gai , si ie nie trompe, unionr
ou deux d'erreur seront bientôt passes. Dans
peu j'en saurai là-dessus plus que vous-même.
En attendant , ec qu'il y a pour moi de
trcs-sur , e'est que tant que je me souviendrai
d'avoir habité la terre , j'nimerai ceux que )'y
ai aimés, et mon pasteur n'aura pas la dernière
place.
Ainsi se passèrent les entretiens de cotte
journée , où la sécurité, respérance , le repos
de l'amc brillèrent plus que jamais dans ccll»
de Julie ^ et lui donnaient d'avance , au juge-
ment du ministre , la paix des bienheiu-eux
dont elle allait augmenter le nombre. Jamais
elle ne fut j)lus tendre , plus vraie , ])his
caressante, plus aimable, en \\\\ mot, plus
elle-même. Toujours du sens , toujours du
sentiment , toujours la lermeté du sage, tou-
jours la douceur du chrétien. Point de pré-
tention , point d'apprct , point de sentence;
par-tout la naïve expression de ce qu'elle
ne peuvent imaginer l'imméfliaie roinmiiniraiioii
des esprits : ni;u's la raison la ronijOil tn'^s-Iiieii ,
et mieux , ce. mr scmMe , que la conimunicaiiiM»
du mouvement dans les corps.
H É L O ï s E. 291
sentait; par-tout la siuiplicitc de son cœur.
Si qvielqucfois elle contraignait les plaintes
que la souffrance aurait dû lui arracher , ce
n'était point pour jouer Vintre'pidite'stoïque,
c'était de peur de navrer ceux qui étaient
autour d'elle , et quand les horreurs de la
mort fesaicnt quelque instant pâtir la nature,
elle ne cachait point ses frayeurs, elle se
laissait consoler. Si-tôt qu'elle e'tait remise,
elle consolait les autres. On voyait, on sentait
son retour, son air caressant le disait à tout le
le monde. Sa gaieté' n'était point contrainte,
sa plaisanterie même e'tait louchante ; on
avait le sourire à la bouche , et les yeux en
pleurs. Otez cet effroi qui ne permet pas de
jouir de ce qu'on va perdre, elle plaisait plus,
elle e'tait plus aimable qu'en santé même, et
le dernier jour de sa vie eu fut aussi le plus
charmant.
A^'ers le soir elle eut encore un accident qui,
bien moindre que celui du matin, ne lui
permit pas de voir long-temps ses eufans.
Cependant elle remarqua qu'Henriette était
changée ; on lui dit qu'elle pleurait beaucoup
et ne nianjreait point. On ne la guérira pas d»
cela , dit-elle en regardant Claii e \ la maladie
fst dans le saug.
fl:?2 L A N O U T E L L V-
Se sentant bien revenue, elle voulntqn'o.i
sonpntdanssa chambre. Le médecin s\v trouva
comme le matin. La Fanchan , qu'il fallait
ton/ours avertir , quand elle devait venir
luan^^er à notre table, vint ce soir-là sans sr
faire appeler. Julie s'en aperçut et sourit. Oui ,
ï"on enlant , lui dit-elle, .soupe encore avec
»»o. ce soir; tu auras plus ions-temps to.i
mari que ta maîiresse. Puis elle me dit: Je
n'a. pas besoin devons recouunander ChniJf
^uct: non, repri.s.jc, tout ce que vous avez
l.onore de votre bienveillance n'a pas bcsoiu
de m'être recommande.
Le souper lut encore plus a-reable que je
"0 m'y clais attendu. Julie voyant qu'elle
l'onvait soutenir la lumière, lit approcher Ja
table, et, ce qui sen.blait inconcevable dans
lctatoùcllcétait,ellecutappetit. Le médecin,
qn. ne voyait plus d'inconvénient à le satis-
faire, lui olIVit un blanc de poulet; non,dit-
cile, mais Jr mangerais bien de celte ferra
(.r.r). ()„ l„i en donna un petit morceau;
clic le mangea arec un peu de pain et le trouva
l)on. Pendant qu'elle mangeai. , il fallait voir
(:rr) Kxreijenr poisson part.VubVr an Inr ,1e
^«"ove, Cl ,j«'oM n'y jrouve .ju'.n ccrtauis temp*.
H É L O ï s E. 293
Madame à' Orbe la regarder ; il fallait le voir,
car cela ne peut se dire. T.oiu que ce qu'elle
avait luangé lui fît mal, elle eu parut mieux
le reste du souper. Elle se trouva mciue de si
bounc humeur qu'elle s'avisa de remarquer,
par forme de reproche, qu'il y avait long-
temps que je n'avais bu de vin étranger.
Donnez, dit-elle, nue bouteille de vin d'Es-
pagne à ces messieurs. A la contenance du
médecin , elle vit qu'il s'attendait à boire du
vrai viu d'Espagne , et sourit encore en regar-
dant sa cousine. J'aperçus aussi que, sans
faire attention à tout cela , CJairc de son côté
commençait de temps à autre à e'ieverles yeux
avec un peu d'agitation , tantôt sur Julie ,
et tantôt sur Fan chou , à qui ces yeux
semblaient dire ou demander quelque
chose.
Le viu tardait à venir. On eut beau chercher
la clef de la cave , on ne la trouva point, et
l'on jugea , comme il était vrai , que le valct-
de-chambrc du baron , qui eu était chargé ,
l'avait emportée par mcgardc. Après quelques
autres informations, il fut clair que la pro-
vision d'un seul jour en avait duré cinq , et
^ue le vin manquait sans que pcrsoimc s'en
iut aperçu , malgré plusieurs nuits de veiU«
294 LA NOUVELLE
( v.v).Lcnicdcciii tombaitdcs nues. J^ourinoi
soit qu'il faillit attiihuer cet oubli à la tri.stessc
ou à la sol)iii'tc (1rs doincstiqucs, j'eus honte
d'user avec de telles gens des précautions ordi-
naircs. Je Gs enfoncer la porte ilr la cave
et j'ordonnai que désormais tout le uioudcciit
du vin à discrc'tion.
La bouteille arrivée , on en but. Le vin fut
trouve excellent. La malade en eut envie. Elle
en demanda une cuillerée avec de l'eau , le
médecin le lui donna dans uii verre, et voulut
qu'elle le bût pur. Ici les coups d'œil devinrent
plus frequcnscnlre C/^nrcctla Faiiclioii \ mais
conmie à la dérobée cl craignant toiijoursd'cii
trop dire.
Le jeûne , la faiblesse, le régime ordinaire
à ./////V donnèrent au vin une grande activité'.
A 11 ! dit-elle, vous m'avez cuivrée; après avoir
attendu si tard , ce u'ctait pas la peine de com-
( J7 ) Lecteurs à beaux laquais , ne domandet
poMit avec un ris moipieur où l'on avait juis res
gens-là. On vous a répondu d'avance : on ne les
avait point pris, on les avait faits. Le probiom»
eniier «lépend d'un point unique : trouvez »cu-
Icinont Julie , et tout le reste est trouve. Les
lioinnics en général ne sont point cori ou rcla,
ils sont ce qu'on let fait être.
H É L O I s E. 295
mencer , car c'est un objet bien odieux qu'une
femme ivre. En effet , elle se mit à babiller ,
trcs-scuse'ment pourtant , à son ordinaire ,
mais avec pins de vivacité qu'auparavant. Ce
qu'il y avait d'étonnant, c'est que son teint
n'était point allumé ; ses yeux ne brillaient
que d'un feu modéré par. la langueur de la
maladie ; à la pâleur près on l'aurait crue eu
santé. Pour alors, l'émotion de Claire àew'int
tont-à-fait visible. Elle élevait un œil craintif
alternativement sur Julie , sur moi , sur la
Fauchon , mais principalement sur le méde-
cin : tous ces regards étaient autant d'inter-
jogatious qu'elle voulait et n'osait faire. On
«ùt dit toujours qu'elle allait parler, mais
que la peur d'une nunivai se réponse la retenait;
son inquiétude était si vive qu'elle en parais-
sait opprcbsée
Fanchon , enhardie par tous ces signes ,
liasarda de dire , mais en tremblant et à dcmi-
Toix , qu'il semblait que Madame avait un
peu moins souBcrt aujourd'hui . . , que la
dernière convulsion avait été moins forte
que la soirée.... elle resta interdite. Et Cloire ^
qui pendant qu'elle avait parlé tremblait
coçnmc la feuille, leva des yeux craintils sur
le médecin , les regards attachés aux siens.
29^ LA NOUVELLE
l'oreille attentive, et n'osnnt respirer da
pour de „e pas bien entendre ce qu'Ua'lla.t
une.
Il eût fallu être stupide pour ne pas con-
cevoir tout cela. Du /.W„. ,,„,,' ,j,^^^.
e,>..,lsde]a.a.ade,etdit:J,„';r,::!
J^.c.vresse,nideGèvre;lepouIse3trortb.n.
A l.nstant r/..W. s'écrie en tendant à dnni
ies deux bras : He' hir>n i\r i
ronIs?....lanèvre?....,a voix lui niaa-
qua.t ; n.a.s ses n.ains écartées restaient (ou-
jonrs en avants ses yeux pétillaient d'impa-
t.cnce ; d n y avait pas un mnsele à son vl4.e
qu.nefntenaet.on.Leu.edeein ne rePo-^d
m-n,reprend le poignet, CNami ne les veux
la langue, reste un moment pensif , e't dit •
Madame, ,e vous entends bien. Il m'est in.pos-
«.!> e de dire à pr.^sent rien <Ie positif; mais
*. drma.n matin à pareille beure elle est encore
dans le même état, i<> reponds de sa vie. A
co n.ot Claire part connue un edair , renverse,
drnxcbaiseset presque la .able, saute an cou
'^""HHloein, IVndH-asse, le baise mille fois
on sangiot.an rt pleurant à chaudes larmes
et toujours avec la même impétuosité s'ô.e d.i
do.gt une baguede prix , la met au sien mal^re
i"' , et lui dit hors d'haleine : Ah , Mousicur •
ÎT E L O J s E. 297
si roiis lions la reudez, vous ne la sauverez pas
seule.
Julie vit tout cela. Ce spectacle la decliira.
Elle regarde sou amie, et lui dit d'un ton
tendre et douloureux: Ah! cruelle, que tu
uie fais regretter la vie ! veux-tu me faire
mourir de'sespere'e ? Faudra-t-ii te préparer
deux fois? Ce peu de mots fut un coup de
foudre; il amortit aussi-tôt les transports de
joie; mais il ne putetoulicr tout-à-fait l'espoir
renaissant.
En un instant la re'ponse du médecin fut
suc par toute la maison. Ces bonnes gens cru-
rent déjà leur maîtresse guérie. Ils résolurent:
tout d'une voix de faire au médecin, si elle
en revenait , ww présent en commun pour
lequel chacun donna trois mois de ses gages,
et l'argent fut sur-le-cl.amp consigné dans le»
mains de la Fanchon , les uns prêtant aux
autres ce qui leur manquait pour cela. Cet
accord se lit avec tant d'empressement que
Julie entendait de sou lit le bruit de leurs
acclamations. Jugez de l'effet, dans le cœur
d'une feinm" qui.se sent mourir; elle me fit
si"!ie, et nu- dit a l'oreille : On m'a fait boire
jusqu'à la lie la coupe amèie et douce de la
scuiibiiité.
298 LA NOUVELLE
QuaiidiIfutqucstiondcscrctirer,:',radaine
d't»/-/.^ qui partagea le litdcsacousiue, comme
les dcnx nuits piécedentes , fit appeler sa
feuiine-dc-chauibre pour relayer cette nuit Ja
Fanchon ; mais celle-ci s'itidigua de cette
proposition, plus même, ce meseniblc, qu'elle
u'ciit iailsi sou mari nelVit pas arrive. IMadamc
f^-'Orbe sopiuiâtra de son côte-, et les deux
fcmuies-de-chambre passèrent la nui t ensemble
dans le cabinet. Je la passai dans la chambre
voisine, et l'espoir avait tellement ranime le
2èlc , que ni par ordres ni par menaces je
lie puï envoyer coucher un seul domestique.
Auisi toute la maison resta sur pied cette
iniit avec une telle impatience , qu'il y nvait
peu de SCS habilans qui n'eussent donne
beaucoup de leur vie pour ctrc à ncul' heures
du matin.
J'entendis durant la nuit quelques allées
et venues qui ne m'alarmèient pas: mais sur
le matin que tout était tranquille , un bruit
sourd frappa mon oreille. J'dcoute, je crois
distinguer des gemissemens. J'accours, j'entre,
j'ouvre le rideau ... Sninf.Preux ! cher Saint-
Preux ! )c vois les deux amicssans mouve-
ment, et se tenant endirassccs ; l'une évanouie,
et raulreexpiraute. Je m'ecne, je veux retarder
H É L O l s E. 299
on recueillir «on dernier soupir, je me préci-
pite. iUle n'était plus.
Adorateur de Dieu , Julie n'était plus. . ,
Je ne vous dirai pas ce qui se tJt durant quel-
ques heures. J'ignore ce que je devins uioi-
incmc. Revenu du premier saisissement , je
m'informai de Madame d'Orbe, J'appris qu'il
avait fallu la porter dans sa cliambre, et
mctnery renfermer: car elle rentrait à chaque
instant dans celle de Julie , se jetait sur sou
corps, le réchiiuCfait du sicu , s'efforçait de
le raniuier , le pressait, s'y collait avec un©
espèce de rage , l'appelait à grands cris do
Tuille noms passion nés, et nourrissait sou deses-
poir de tous ses efforts inutiles.
Eu entrant, je la trouvai tout-à-fait hors
de sens, ne voyant rion, n'entendant rien,
ne connaissant personne , se roulant par la
chambre en se tordant les mains et mordant
les pieds des chaises, murmurant d'une voix
sourde quelques paroles extravagantes, puis
poussant , jjar longs intervalles , des cris
aigus qui fesaient tressaillir. Sa femmc-dc-
chambre au pied de son lit consternée,
épouvantée , immobile , u'osantsouffler, cher-
chait à se cacher d'elle , et tremblait de tout
soucorps. Eu effet , les couvulsious dont cil»
3oo LA NOUVELLE
était aj^itc'c avaieut qiulqiic chosed'cfTrayaiiL
Je lis signe à la IViiuir-- de -cliaiubrc de se
attirer ; car je craignais qu'un seul mot de
Consolation làclic iiial-à-propos ne la uiit en
iiireur.
Je n'essayai pas de lui p.iricr ; clic ne m'eût
point écoute' , ni inènic entendu ; mais , au
bout de quelque tems , la voy-ant cpuise'c d«
fatigue, je la pris et la portai dans un fau-
teuil. Je m'assis auprès d'elle , en lui tenant
les mains; j'ordonnai qu'on amenât les en-
fans, et les lis venir autour d'elle. Mallieu-
rcusemeiit , le premier qu'elle apereut fut
précii^emeiit la cause iniiocente de la mort
de son amie. Cet aspect la ût IrtMiiir. Je vis
^cs traits s'altérer , ses regards s'en délournci-
avec une espèce d'horreur, et ses bras en
contraction se roidir pour le repouster. Je
tirai rcnfant à moi. Infortune ! lui dis-jc ,
pour avoir étt' trop cher à l'une, tu deviens
odieux à l'autre ; elles n'eurent pas en tout
le même cœur. Ces mots l'irritèrent vio-
lemiucnt, et m'en allirèrent de très-piquans.
1\$ claisscient pourtant pas de faire inipres-
.sion. Elle })rit l'enfant dans ses bras et s'ef-
i'orea de le caresser -, ce fut en vain ; elle le
rendit presque au mcuic instant. Elle con-
tinue
H Ê L O ï s E. ,^0*
tlnue mcmc à le voir avec moins de plaisir
que l'autre, et je suis bien aise que ce ne
soit pas celui-là qu'on a destiné à sa fille.
Gens sensibles, qu'eussiez-vous fait à ma
place ? ce que fesait madame d'Orbe. Apres
avoir misordreauxenfans, à madame d'(7//^f,
aux fune'raillcs de la seule personne que j'aie
aimée, il fallut monter à cheval et partir ,
la uiort dans le cœur, pour la porter au
plus déplorable père. Je le trouvai soutirant
de sa chiite, agité, troublé de l'accident
de sa fille. Je le laissai accablé de douleurs,
de ces douleurs de vieillards , qu'on n'a-
perçoit pas au-dehors , qui n'excitent ni
gestes ni cris , mais qui tuent. Il n'y résis-
tera jamais, j'en suis siir, et je prévois de
loin le dernier coup qui manque au mallieur
de son ami. Le lendemain je fis toute la
diligence possible pour étr'c de retour de
bonne heure, et rendre les derniers hon-
neurs à la plus dij;;ne des l'emmcs : mais
tout n'était pas dit encore. Il fallait qu'elle
ressuscitât, pour me donner l'horreur de la
perdre une seconde fois.
En approchant du logis , je vois un d©
U»es gens accourir à perte d'haleine, et s'é-
crier tl'aussi loin que je pus l'entendre :
JXûuicUc UCloisc, Tome IV. li
302 L A NOUVELLE
JNJonsicur, ino'isicur , hàtcz-vous ; Madame
n'est pas niortf. Je ne compris rien à ce pro-
pos iu.seiisé : j'acooins loutelois. Je vois la
cour pleine de gen.i qui versaient des larmes
de joie en donnant à grands cris des hénc'-
dictionsà uiadauie de // oliuar. Je demande
ce que c'est ; tout le monde est dans le trans-
port, ]jersonne ne peut me repondre : la
tctc avait tourne' à mes propres gens. Je
monte à pas précipites dans l'apparlemeiàt
de Julie. Je trouve plus de vingt personnes
à genoux autour de sou lit , et les yeux lixes
sur elle. Je m'approche ; je la vols sur ce
lit lial)ille'e et parce ; le cœur me bat ; je
l'examine Hélas ! clic était morte !
Ce moment de fausse joie si-tôt et si cruel-
lenunl etciiUc lui le plus amer de ma vie.
Je ne suis pas colère : je me sentis vi\emcnt
irrite. Je voulus savoir le fond de celte ex-
travagante scène. Tout était déguisé , altère',
changé : j'eus toute la peine du monde à
démêler la vérilé. Enfin j'cu vins à bout, et
voici l'histoire du prodige.
JNlon beau-père ahuwué de l'accideiit qu'il
avait appris , et croyant pouvoir se passer
de son valel-(le-*liambre , l'avait envoyé,
un peu avant luou arri\cc auprès de lui ^
H E L O I s E. ^o3
savoir des nouvelles de sa fille. Le vieux do-
mestique , fatigue' du cheval , avait pris un
bateau , et traversant le lac pendautla uuit,
était arrive à Clareus le matin même dcuion.
retour. En arrivant, il voit la consternation,
il en apprend le sujet , il monte en gémis-
sant à la c'iauibre de Julie ; il se met à
genoux aux pieds de son lit , il la regarde,
il la pleure , il la contemple. Ah ! ma bonne
maîtrosse ! ah ! que DiEa ne m'a-t-il pris
an-lieu de vous ! Moi qui suis vieux , qui
ne tipus à rien , qui ne suis bon à rien , que
fais-je sur la terre ! Et vous qui étiez jeune ,
qui fcsiez la gloire de votre famille , le bon-
Leur de votre maison , l'espoir des mallieu-
rcux .... héias ! quand je vous vis naître,
était-ce pour vous voir mourir ? . . . .
Au milieu des exclamations que lui arra-
chaient son zèle et son bon cœur , les yeux
toujours collés sur ce visage , il crut aper-
cevoir un mouvement : son imagination se
frappe : il voit .////iV tourner les yeux , le re-
garder, lui faire un signe de tête. Il se
lève avec transport etcourt par toute la mai-
son , en criant que Madame n'est pas morte,
qu'elle l'a roc^onuu , qu'il eu est sur, qu'elle
eu reviendra. Il u'en fallut pas davantage ;
R a
3o4 LA NOUVELLE
tout le monde accourt , les voisins , les
pauvres qui fcsaieiit retentir l'air de leurs la-
mentations , tous s'ecricut : Elle n'est pas
morte! Le bruit s'en rc'pand et s'auf^mentc :
le peiijiîc , ami du merveilleux , se prêta
avidement à la nouvelle; on la croit connu©
on la désire ; chacun cherche à se faire lëte
en appuyant la crédulité cotumunc. liientùt
la défunte n'avait pas seulement fait signe ^
elle avait agi , c!'v avait parle', et il y avait
ringt témoins oculaires de faits ciiconsiau-
cie'sqni n'arrivèrent ;;unais.
Si-tôt qn'oncrut qu'elle vivait encore, ou
fit mdle eflorts pour la ranimer; on s'em-
pressait autour d'elle , on lui parlait, on
l'inondait d'eaux s])iritueuses , on touchait
si le pouls ne revenait point. Ses femmes , in-
dignées que le corps de leur maîtresse restât
environne d'honnnes dans un état si néglige',
firent sortir tout le monde , et ne lardèrent
pas à connaître comliien on s'abusait. Tou-
tefois ne |)ouvaMt se résoudre à détruire un*
erreur si chère ; peut-être espérant encore
cllfs-mênies quelque évéïUMuent miraculeuv,
elles vêtirent le corps avec soin^ et quoique
sa garde-robe leur eut été laissée, elles lui
prodiguèrent la parure. Eosuilc, l'cxposauC
H É L O ï s E. SoS-
»nr f.ti lit et laissant les rideaux onrcrts
elles s« remireut a la pleurer au milieu de-
la joie publique..
C'e'tait au plus fort de cette fermentation:
que j'étais arrivé. Je reconnus bientôt qu'il
était impossible de faire entendre raison à
la multitude, que, si je fesais fermer la
porte et porter le corps à la sépulture iî
pourrait arriver du tumulte, que je passerais
au-moins pour un mari parricide qui fesai*
euterror sa femme en vie, et que je serai»
en horreur dans toutlepajs. Je résolus d'at-
tendre. Cependant, après plus de trente-
six lïeures, par l'extrême chaleur qu'il fcsait -
les chairs commençaient à se corrompre et
quoique le visage eût gardé ses traits et sa
douceur , on y voyait déjà quelques signes
d'altération. Je le dis à madame d'Orir
qui restait dcnu-morte au chevet du lit. EU»
n'avait pas le bonheur d'êUc la diipe d'une
illusion si grossière; mais elle feignait des'y
prêter pour avoir un prétexte d'être inces-
sanwuent dans la cliambre, d'y navrer son
cœur à plaisir, de l'y repaître de ce morleL
spectacle, de s'y rassasier de douleur.
Elle m'entendit , et, prenant sou part-i
sans rien dire, elle sortit de la cbanibre. j*~
Il S
So6 LA NOUVELLE
la vis rentrer un moment après tenant nu
voile cl or l>roc!e' de perles qiu- vous lui aviez
apporte des Jndes. ( CC ) Puis s'a[)proeliant
dn lit, elle baisa le voile , eu couvrit en
pleurant la lace de son amie , et s'écria
d'une voix cclalaiite : « Maudite soit l'ili-
» digne uiaiu qui jamais lèvera ce voile !
» maudit soit l'œil impie qui verra ce visage
» déliguré ! » Cette action . ces mots frap-
perçut U'ileuienl les spectateurs , qu'aussi- tôt,
comme par une inspiraliou soudaine, la
jnéme impre'cution fut répétée par mille cris.
Elle a fait tant d'impression snr tout le»
peuple, que la de'faiite avant été mise an
cercueil dans ses liaUits et avec les plu«
grandes précautions , elle a été portée et
inluiuiée dans cet état , sans qu'd se soit
trouvé personne as^ex hardi pour toutlicr
au voile, (a)
( {{ ) '■)ii voir asspz qiiP c'est le sonj;e de Saint'
Prf./r, dont Madame i.VOrhe avait rimaginal'on
toujours pleine , qui lui sugi^ére l'expéflient tle
ce voile. Je émis rjue si l'on y regardair de bien
pr^s , on trouvernit ce même rapport dans l'ac-
complissemiiii de Ijpauroup de préclinions. L'évô-
ntineiu n'est pas prédii parce qu'il arrivera , mais
il arrive parce qu'il a été prédit.
( û ) Le peuple du j>aj s de Vaud , quoique pro-
H Ê L O ï S E. 3o7
Le sort du plus à plaindre est d'avoir en-
core a cousoler les autres. C/est ce qui uie
reste à faire auprès de uiou beau-père , de
madame d'OrZ-e, des amis, des parens, des
voisins , et de mes propres gens. Le reste
n'est rien ; mais mon vieux ami! mais ma-
dame à'Orbe ! il i'aut voir l'afflictiou de cel-
le-ci pour juger de ce qu'elle ajoute à la
mienne. Loin de me savoir gré dcmessf>ins,
elle me les reproche; mes attentionsl'irntent,
ma froide tristesse l'aigrit; il lui faut des
regrets amers semblables aux siens , et sa
douleur barbare voudrait voir tout Icmoude
au de'sespoir. Ce qu'il y a de plus désolant
est qu'on ne peut compter sur rien avec elle,
et ce qui la soulage un moment la dépite ua
moment après. Tout ce qu'elle fait , tout
ce qu'elle dit approche de la folie, et serait
risibic pour des gens de sang-froid. J ai
beaucoup à souffrir ; je ne me rebuterai ja-
mais. En servant ce qu'a'Uia ./////V , je crois
l'honorer mieux que par des |)leurs.
Un seul trait vous fera juger des autres. Jo
croyais avoir tout fait en engageant Claire à
testant, ne laisse pas d'être exlrèrncment supers-
titieux.
33S L A NOUVELLE
se conserver potir remplir les soins dont la
ciiarj^ca son amie. F.xlcniu'c d'ngitntions ,
d'abstinences, de veilles, elle semblait enfin
résolue à revenir sur ellc-niëme , à recoui-
nienccr sa vie ordinaire , à reprendre ses repas
dans la salle à manger. La première fois qu'elle
y vint je lis diner les enfans dans leur
chambre , ne voulant pas conrir le basard
de cet essai devant eux: car le spectacle de
ces passions violentes de toute espèce est un
des plus dangereux qu'on puisse olFrir aux
cnTans. Ces passions ont toujours dans leurs
excès quelque chose de puéril qui les amuse ,
qui les séduit, et leur fait aimer ce qu'ils
devraient craindre. ( /. ) Ils n'en n'avalent
dèjù que trop vu.
En entrant elle jeta un eoup-d'œil sur la
tableetvildeuï couverts. A l'instant elles'.issit
.sur la première eliaise q'uelle trouva derrii :c
elle , sans vouloir se mettre à la table ni dire
la raison de ce caprice. Je crus la deviner ,
et ;e lis mellre un troisième couvert h la place
qu'occupait ordinairement sa cousine. Alors
tlle se laissa prendre par la main et mener ^
(b) \ o'\\à pourquoi noncaimons toiisle lUéi'.re,
• t plusieujs dentr* nous l«s roxnam.*
H Ê L O ï s E. 009
tablesansrésistance,ratigeantsarobeavecsoin,
comme si elle eût craint d'embarrasser cette
place vide. A peine avait-elle porté la première
cuillerée de potage à sa boucbe , qu'elle la
leponssc , et demande d'un ton brusque ce
que lésait là ce couvert puisqu'il n'était point
occupé ? Je lui dis qu'elle avait raison , eft
fis ôtcr le couvert. Elle essaya de manger ,
«ans pouvoir en venir à bout. Pcu-à-peu son
eœur se gonflait, sa respiration devcuaitliautc
et ressemblait à des soupirs. Eubn elle se leva
tout-à-coup de table, s'en retourna dans sa
cbambre sans dire un .seul mot , ni ricu
écouter de tout ce que je voulus lui dire ,
«t de toute la journée elle ne prit que du
thé.
Le lendemain ce fut à recommencer. J'ima-
sinai un moyen de la ramener à la raison par
ses propres caprices, et d'amollir la dureté du
désespoir par un sentiment plus doux. Vou»
savez que sa fille ressemble beaucoup à Ma-
dame de fi^'ohivar. Elle se plaidait à marquer
cette ressemblance par des robes de .même
ctofFe , et elle leur avait apporté de Genève
plusieurs ajusleiucns scmbla'oles , dont elles
Ro paraient les mêmes jours. Je lis donc \\Vi-
\i\\\ftv Henriette le plus à l'imitation de Julii
Sro LA N O U V E I, L E
qu'il fut possible, et apùs l'avoir bien iiis-
tniîtc , je lui lis octinjcr à tai)le le troi-
sième couvert qu'on a\u,t uiis comme la
ve lie.
Claire j au prouiier couji-d'œi! , comprit
mou iiileiitioii ; elle eu fut toxliéc; elle
me jeta uu regard trtulre cl oblineaiit. Ce
fut là le premier de mes soins auquel cil©
parut sensible , et j'nugurni bien d'un expé-
dient qni la di.-posait à l'attendrissement.
Henriette , lier- de rr|uesenter sa petite
maman , Joua parfaitement son rôle , cl si jinr-
fa'l.nn lit (pie je v s pleurer les domesli(|ues.
Cc|)end-int elle doiiniil toujours à sa mère le
nom dr maman , et lui parlait avec le respect
couvenal)le. .Mais cnli iidie par le succèsct par
mon a|)prol)alion , qu'elle remarquait fort
bien , elle s'avisa de porter la main sur une
cuiller, et de dire dans une saillie : l luire ^
veux- tu de cela ? Le geste et le ton de voix
furent imites au point que sa mère en tres-
»^iulL(. LU moment après elle part d'un grand
ccl.il dr rire, tend son assiette en disant :
t3ni, nu)ii enli'it , donne ; tu es charmante:
<'t puis ell- S! ma à inang( r avec une avidilti
qni me snrpr I. l-.ii la considérant avec atlen-
lion . je vis de l'c^arcmcut daus ses yeux ,
H É L 0*1 s E. 3iî
et dans soncçeste un mouvement plus brusque
et plusdéciclu qu'à l'ordinaire. Je l'empccliai
de manger davantage, et je fis bien; car
une heure après, elle eut une violente indi-
gestion qui t'eût infailliblement étonnée , si
elle eûtcoiitinuc de manger. Dès ce moment,
je résolus de supprimer tous ces jeux, qui
pouvaient allumer son imagination au point
qu'on n'en serait plus maître. Connue on
gnc'ril plus aisément de l'afflictioM que de la
lulie, il vaut fnicux la laisser souffrir davan-
tage , et ne pis exposer sa raison.
Voilà, mon cher, à-peu-prés où nous eu
sommes. Depuis le retour du Jjaron , C'Inire
monte chez lui tons les nu.t:ns, soit tandis
que j'y suis , soit quand j'en sors ; ils passent
une heure ou deuv ensemble , et les soins
qu'elle lui rend facilitent un peu ceux ffu'oa
prend d'elle. D'ailleurs elle commence à s©
rendre plus- assidue auprès des enfans. Un
des trois a été malade , précisément celui
qu'elle aime le moins. Cet accident lui a fait
sentir qu'il lui reste des pertes à faire, et lui
a rendu le zèle de ses devoirs. Avec tout cela
elle n'est pas encore au point de la tristesse;
le« larmes ne coulent pas encore ; on vous
attend pour en répandre, c'est à vous de
Si2 LA NOUVELLE
les essuyer. Vous devez m'enlendie. Pense*
au dernier conseil de Julie ; il est venu de
moi le premier , et je le crois plus que jamais
utile et sage. Venez vous réunir à tout ce qui
reste d'elle. Son père, son junie , sou mari ,
ses eufaus , tout voui attend , tout vous désire,
vous êtes nécessaire à tous. Enlin , sans m'cx-
pUqucr davantage , venez partager et guéru-
mes ennuis ; je vous devrai peut-être plus que
personne.
LETTRE XII.
VE Jl UE A SAINT'PIIEVX.
Cette lettre ctiiit incluse diitis la prccc dénie.
J. I, Tant renoncer à nos projets. Tout est
ciiangc , mon lion ami; souUrt)ns ce change-
ment sans murmure; il vient d'une ui^in plus
sa"e que iu)us. J\'ous songions à nous réunir:
celte réunion n'était pas bonne. C'est un bien-
fait du ciel de l'avoir prévenue; sans doute il
prévient des mallicurs.
.le me suis loiig-leuips fait illusion. Celte
illusion me fut salutaire; elle se détruit au
jjiomcut
H É L O ï s E. 3i3
tnoment qne je n'eu ai plus besoin. Vous
m'avez cru guérie , et j'ai cru l'ôtrc. Reudojis
grâces à celui qui St durer cette erreur aU-..
taat qu'elle était utile ; qui sait si me voyant
si près de l'abyme , la tête ne m'eût point!
tourné ? Oui , j'eus beau vouloir étouffer la
premier sentiment qui m'a fait vivre , il s'esÉ
concentré dans mon cœur. Il s'y réveille aU
moment qu'il u'cst plus à craindre; il mô
soutient quand mes i'orces m'abandonnent i
il me ranime quand je me meurs. Mon ami^
je fais cet aveu sans honte ; ce sentiment resté
malgré moi fut involontaire , il n'a rie»
coûté à mou innocence ; tout ce qui dcpeud
de ma volonté fut pour mou devoir. Si le
cœur, qui n'eu dépend pas, fut pour vous,
ce fnt mou tourment et non pas mon crime.
J'ai fait ce que j'ai dû faire: la vertu mô
reste sans taclic , et l'autour m'cat resté sau»
remords.
J'ose ut'uonorcr du passé; mais qui m*eût
pu répoudre de l'avenir? Un jour de plus,
peut-être, et j'étais coupable ! Qu'était-ce dcJ
la vie entière passée avec vous? quels dangers
j'ai courus sans le savoir! à quels dangers
plus grands j'allais être exposée ! Sans" douto
je sentais pour moi les craintes que je croyai*
AoufiJ/e H ^l Oise. Tome IV, 6
3i4 L A N O U V E L L E
sentir pour vous.Tou'rs les cprcuvcs ont et«
faites , mais elles pouvaient trop revenir. A'ai-
^e pas'assez vécu pour le bonheur et pour hi
vertu ?qne me restait-il d'utile a tirer de la
vie ? En me l'ôtant , le ciel ne m'ôte plus rien
de re'Mcttable , et met mon honneur a couvert.
>lon"ami , je pars au moment favorable ,
contente de vous et de moi ; je pars avec joie ,
et ce départ n'a rien de cruel. Apres tant de
sacrifices je compte pour peu celui qui me reste
à faire : ce n'est que mourir une fois d«
plus.
Je prévois vos douleurs; je les sens: vous
restez a plaindre , je le sais trop ; et le senti-
ment de votrcamiction estla plnsj;rande peine
que j'emporteavec moi : mais voyez aussi que
de consolations je vous laisse ! l,)ue de soins à
remplir envers celle qui vous fut chère , vous
font un devoir de vou? conserver pour elle ! il
vous reste h la servir dans la meilleure parti*
d'elh-n«ome. Vous ne perde/ de ./;///<•, que
ce que vous eu avez perdu depuis long-
temps. Tout ce qu'elle eut de meilleur vous
reste. Venez vous réunir à sa famille. (^)uc
soii cœur demeure au milieu de vous. (^)uc
tout ce qu'elle aima se lasscm!)!? pour lui
tlouucr un uouycl être. Vos soius, vos plai-
H É L O ï s E. 3ï5
*irs , votre amitié , tout sera sou onvrage. Là
noeud de votre iiiiiou lonnc par elle la fera
j-evivrc; elle ne mourra qu'avec le dernier de
tons.
Songez qu'il vous reste une autre Julie , eï
n'oubliez pas ce que vous lui devez. Chacun
de vous va perdre la moitié de sa vie , unisscz-
Tous pour conserver l'autre; c'est le seul moyen
qui vous reste à tous deux de me survivre , en
servant ma famille et mes enfaiis. Que ne
puis-je inventer des nœuds plus étroits encore
pour unir tout ce qui m'est cher ! Combien
vous devez l'être l'un à l'autre ! combien cette
idée doit renforcer votre attachement muiuel !
Vos ob)ectionscontreceteiigagementvont être
de nouvelles raisons pour le former. Comment
pourrez-vous jamais vous parler de moi sans
•vous attendrir ensemble ? Non , Claire et
Julie seront si bien confondues qu'il ne sera
plus possible à votre cœur de les séparer. Le
sien vous rendra tout ce que aurez senti pour
son amie , elle eu sera la confidente et l'objet :
vous serfz heureux parcelle qui vous restera,
«ans cesser d'être (idellcàcelle qucvous aurez
perdue ; et après tant de regrets et de peines ,
avant que Tàgc de vivre et d'aimer se passe,
S 3
3i6 LA NOUVELLE
vous aurez brûlé d'un feu Icgiliuie ctjouid'uu
boulicur iuuoccut.
C'est dans ce chaste lien que vous pourrez
sans distractions et sanscraiutes vous occuper
des soins que je vous laisse , et après lesquels
vous ne serez plus en peine de dire quel bien
vous aurez fait ici-bas. Vous le savez , il existe
lui hoiuuic digne du bonheur auquel il ne sait
pas aspirer. Cet homnie est votre libe'rateur ,
le mari de l'amie qu'il vous a rendue. Seul ,
sans intérêt à la vie , sans attente de celle qui
la suit , sans plaisir, sans consolation, sans
espoir, il sera bientôt le plus infortune des
mortels. Vous lui devez les soins nu'd a prisdc
vous , et vous savez ce qui peut les rendre
miles. Souvenez-vous de lualettreprécédenlc.
Passez vos jours avec lui. (^ue rien de ce qui
m'aima ne le quitte. Il vous a rendu le goût
de la vertu, montrez-lui eu l'objet et le prix.
Soyez chrétien pour l'engager à l'être. Le
succès est plus près que vous ne pensez : il a
fait son devoir , et je ferai le mien ^ faites le
vôtre. Divii est juste ; ma couQance ne iu«
trompera pas.
Je n'ai qu'un uint à vous dire sur mes
enfans. Je sais quils soins va vous coûter
Leur éducation ; mais je sais biea autïi qu«
H É L OIS E. S17
ces soins ne vous seront pas pénibles. Dans
les niomens de dcgont insc'parables de cet
emploi, dites-vous : Ils sont les enfans de
Julie ^ il ne vous coûtera pins rien. INI. de
Tf^ohnar vous remet Ua les observations que
J'ai faites sur votre mémoire et sur le ca-
ractère de mes deui fils. Cet écrit n'est que
commence : je ne vous le donne pas pour
règle , je le soumets à vos lumières. N'en
faites point des savans , faites -en des hommes
bienfesans et justes. Parlez-leur quelquefois
de leur mère vous savez s'ils lui étaient
c'iers dites à Mavcelliu qu'il ne m'en
coûta pas de mourir pour lui. Dites à son
fière que c'était pour lui que j'aurais aimé
la vie. Dites-leur je me sens fatiguée.
Il faut finir cette lettre. Eu vous laissant mes
enfans, je m'en sépare avec moins de peine ;
je crois rester avec eux.
Adieu, adieu, mon doux ami Hélas!
j'achève de vivre comme j'ai commencé. J en
di<; trop, ]iput-étre, en ce moment où le
cœur ne déguise plus rien Hé, pourquoi
craiîidrais-je d'exprimer tout ce que je sens?
ce n'est plus moi qui te parle \ je suis déjà
dans les bras de la mort. Quand tu 'verras
ceftc lettre, les vers rongeront le visage de
S 3
3i8 LA NOUVELLE
ton amante, et son cœur où tu ne seras plus.
Mais mou anie exislerait-cUe sans toi, sans
toi quelle félicité goi'iterais-je ? Non , je ne
te quitte pas, je vais t'attcndrc. La vertu,
qui MOUS sépara sur la terre, nous unira
dans le sciour éternel. Je meurs dans cette
douce attente ; trop heureuse d'a'.hctcr au
prix de ma vie le droit de t'aimer toujoui-s
sans crime , et de te le dire encore une
fois.
LETTRE XIII.
I) E M.4DAME D'ORBE
A S A I N r-P R E L X.
J'apprends que vous commence?: à vous
remettre assez i)Our qu'on puisse espérer de
vous voir bientôt ici. Il faut, mon ami,
faire ciïortsur votre faiblesse ; il faut tâcher
de passer les monts avant que l'hiver achève
de vous les fermer. Vous trouverez en ce pays
l'air qui vous convient ; vous n'y verrez que
douleur et tristesse , et peut-élre l'afflictiou
commune sera-t-elle un soulagement pour
la votre. La mienne pour s'exhaler a besoin
H É L O ï s E. 3i9
de TOUS. Moi seule je ne puis ni pleurer,
ni parler, ni me faire entendre. Tf ohnar
,u'cnteud et ne me repond pas. La douleur
d'un père infortunése concentre en lu.-meme ;
il n'en imagine pas une plus cruelle ; d no
la sait ni voir ni sentir : il n'y a plus dé-
hanchement pour les vieillards. Mes enlaas
m'attendrissent et ne savent pas s'attendnr.
Je suis seule au milieu de tout le monde.
Un morne silence règne autour de moi. Dans
mon stupide abattement je n'a. plus de com-
merce avec personne. Je n'ai qu'assez de force
et de vie pour sentir les horreurs de la mort.
O venez, vous qui partagez ma perte ! veuciî
partager mes douleurs ; venez nournr moU
cœur de vos regrets; venez l'abreuver de vos
larmes. C'est la seule consolation que )e puisse
attendre -, c'est le seul plaisir qui me reste à
go 11 ter.
Mais avant que vous arriviez, et que
j'apprenne votre avis sur un projet dont je
sais qu'on vous a parlé, il est bon que vous
sachiez le mien d'avance. Je suis ingénue et
franche ; je ne veux rien vous dissimuler.
J'ai eu de l'amour pour vous , je l'avoue ;
peut-être en ai-jc encore ; peul-êne eu
aurai-je toujours j je ne le sais m le vcu;^
S4
320 L A K O U T E L L E
«avoir. On s'en doute , je ne l'iguorc pas ;
je ne m'en lâche ni ne m'en soucie. Mais
voici ce que jai à vous dire, et que vous
devez bien relcnir. C'est qu'un homme qui
fut aime de Julie d'Elonge, et pourrait se
résoudre h en épouser une autre, n'est à
mes yeux qu'un indigue et un lâche que je
tiendrais à déshonneur d'avoir pour ami ;
et quant à moi je vous déclare que tout
îionmic , quel qu'il puisse être, qui désormais
jn'osera parler d'amour, ne m'en reparlera
tic sa vie.
Songez aux soins qui vous adendcnl, aux
devoirs qui vous sont imposés, à celle à qui
vous les avez promis. Ses cnfans se fomicnt
ti grajidisscr\t, son père se consume iuseu-
sihlcment ; son mari s'inquièle et s'agite ; il
;« beau faire, il ne peut la croire anéantie ;
son coeur, maigre' qu'il en ait, se révolte
contre sa vaine raison. Il parle d'elle, il lui
parle, il soupire, .le t roisdéjh voir s'accomplir
les vœux qu'elle a laits tant de fois, et c'est
à vous d'achever ce grand ouvrage. (Juels
ÏJiolifs pour vous attirer ici l'im et l'autre !
Jl est Iii«'n digne du généreux Kdoiicird que
îios uiailieurs ne lui aient pas fait changt-r
do résolution.
H E L O I s E. S21
Triiez donc, cliers et respectables amis,
venez vous réunir à tout ce qui reste d'elle.
Rassemblons tout ce qui lui fut cher. Que
son esprit nous anime ; que son cœur joigne
tous les nôtres \ vivons toujours sous ses yeux.
J aime a croire que du lieu qu'elle habite,
du séjour de réternelle paix, cette ame encore
aimante et sensible se plaît à revenir parmi
nous, à retrouver ses amis pleins de sa me'-
moire,à les voir imiter ses vertus, à s'entendre
honorer par eux , à les sentir embrasser sa
toui'oc, et gémir en prononçant son nom.
Non , elle n'a point quitté ces lieux qu'elle
nous rendit si charraans. Ils sont encore tout
remplis d'elle. Je la vois sur cliaque objet ,
je la sens à chaque pas, à chaque instant du
jour j'entends les accens de sa voix. C'est ici
quVlle.-i vécu; c'est ici que repose sa cendre
la moitié de sa cendre. Deux fois la semaine,
en allant au temple j'aperçois j'aperçois
le lieu triste et respectable Beauté, c'est
donc là ton dernier asile ! confiance,
amitié, vrtus, plaisirs , folâtres jeux, la terre
8 totit englouti je me sens entrainée
j'approche en frissonnant )e crains de
fouler celle terre sacrée.. je ci ois la sentir
palpiter et fiémir sous mes pieds "... j'eu-
S 5
322 LA NOUVELLE
tends niunnurer «nie voix plaintive ! .'
Claire ! ô ma Claire ! où es- tu i que lais-tu
loin de ton amie ? Sou cercueil ue U
contient pas toute entière il attend le
reste de sa proie il ne i'altcndia pas
Joug-tcmps (c).
Fin de la sixième et dernière Partie.
(c) En acliftvaiit de relire re rerueil, je croîs
>nir pourquoi l'intérêt , tout laible qu'il est , ui'i^n
est si agréable , et le sera, je pense, à tout lecteur
d'un bon naturel. C'est qu'au moins ce faible in-
térêt est pur et sans mélange de peine ; <ju'il n'est
point excité par des noirceurs , par des crimes,
ni mêlé du tourment de haïr. Je ne saurais con-
cevoir quel plaisir on peut prendre h imaginer
et composer le perso.-uiage d'un scélérat , à se
jneitre à sa place tandis qu'on le représente, il
lui prêter l'éclat le plus imposant. Je plain»
beaucoup les auteurs de tant de tragédies pleines
d horreurs , lesquels passent leur vie à taira
agir et parler des gens <|u'ou ne peut écouter
jni voir sans souflrii. Il me semblu qu'on devrait
gémir d'être condamné à un travail si cruel ;
ceux qui s'en font un «luusemeiu doivent ùi:9
bien dévorés du y.èle de l'utilité publique. Pour
moi, j'admire de bon cœur leurs talons et leurs
beaux génies ; mais je remercie \)iuv de uo niB
ics awir pAS donnés.
LES AMOURS
DE M I L O R D
EDOUARD BOMSTON. (^)
jLirs bizarres aventures de mûord JSdoj^ard
à Rome e'taieut trop romanesques pour pou-
Toir être méle'es avec celles de Ju/ie sans eu
gâter la simplicité. Je me contenterai donc
d'en extraire et abre'ger ici ce qui sert à l'in-
telligence de deux ou trois lettres où il en
est question.
Milord Edouard dans ses tourne'es d'Italie
avait t'ait connaissance , à Rome , avec nue
femme de qualité, napolitaine , dont il no
tarda pas à devenir fortement amoureux ; elle
de son côte conçut pour lui une passion vio-
lente qui la dévora le reste de sa vie^ et linit
par la mettre au tombeau. Cet homme âpre
et peu galant, mais ardent «t sensible, ex-
(*) Cette pièce a été copiée sur le ninnuscrit
original et uiaquc de la main de l'auteur, qui
existe entre les nuiins de madame la marecliai»
de Luximbourg^ ijui a bien voulu le conlu-'V.
!> 6
S;4 LA NOUVELLE
trcnie et grand en toiU , no pouvait guère
inspirer ni sentir crattachcincJit uie'diocre.
Les principes stoVqncs de ce vertueux an-
glais inquiétaient la marquise. Elle prit le
parti de se faire passer ])our veuve durant
l\dîscnce de son uinri , ce qui lui fut aisé y
parce qu'ils étaient tous deux ('Iranj^ers h
Ilouu- , ot que le marquis servait dans les
troupes de l'empereur. L'amoureux Edouard
jie tarda pas à parler de mariage ; la marquise
allégua la diflërence de religion et d'autres
prétextes. Enfin ils lièrent ensemble un com-
ïiurce intime et libre, jusqu'à ce quF.dor/tJid
a3aiit découvert que le mari vivait, voulut
rompre avec elle, après l'avoir accablée des
plus vifs reproches , outre de se trouver
coupable sans le savoir, d'un crime qu'il
avait en horreur.
La marquise j feunne sans priiuipes, mais
adroite et pleine de charmes, n'épargna ricii
pour le retenir et en vint'à boni. Le com-
Biicrce adultère fut suppiinu" ,mais les liaisons
continuèrent. Toute indigne qu'elle était d'ai..
ïucv, elle aimait pourtant : il fallut conscnlir
i voir sans fruit un homme adoré, qu'elle
jic lîouvait conserver autrement , et e< (to
Manière Toloiitairc irritant l'aniour des deux
H É L O ï s E. 32S
côtes, il civ devint plus ardent pav la cou-
traintc. La marquise ne néglisca pas les soins
qui pouvaient faire oublier a son amant ses
résolutious : elle était séduisante et belle ;
tout fut inutile. I/anglais resta ferme ; s;i
grande ame était à l'épreuve. La première de
ses passions était la vertu. Il eût sacrifié sa
vie à sa maifcsse , et sa maîtresse à son devoir.
Une fois la séduction devint trop pressante;
le moyeu qu'il allait prendre pour s'en dé-
livrer retint la marquise et rendit vains tous
SCS pièges. Ce n'est point parce que nous
sommes faibles , mais parce que nous sommes
lâches que nos sens nous sub)ugucnt toujours.
Quiconque craint moins la mort que le crmic
n'est jamais forcé d'être criminel.
II y a peu de ces âmes fortes qui entraînent
les autres et les élèvent à leur sphère ; mais
il y en a. Celle d'Edoj/ard ét&it de ce nombre.
I,a marquise espérait le gagner ; c'était lui
qui la gagnait insensiblemeut. Quand les le-
çons de la vertu prenaient dans sa bouche
les acccns de l'amour, il la touchait, il la
fesait pleurer, SCS feux sacrés animaient cette
anic rani|iante ; un sentiment de justice et
d'honneur y portait son charme étranger ;
le vrai hciui commençait à Ini plaire : si lo
326 LA NOUVELLE
mc'cliant pouvait changer de nature , le cœur
de la marquise eu aurait change.
L'auiour seul profila de ces émotions lé-
gères ; il en acquit plus de délicatesse : elle
couuncnea d'aiuur avec générosité ; avec un
tempérament ardent et dans uti climat où
les sens ont tant d'empire, elle oublia ses
plaisirs pour songer à ceux de sou amant,
et ne pouvant les partager, elle voulut au
moins qu'il les tînt d'elle. Telle fut de sa
partl'in tcrpre talion favorable d'une de'marchc
où son caractère et celui d'Edouard , qu'elle
connaissait bien, pouvaient faire trouver ua
ralinement de séduction.
Elle n'épargna ni soins ui dépense pour
faire chercher dans tout Home uwt jcun«
personne facile et sure ; on la trouva, non
sans peine. Un soir après un enlretieu fort
tendre, elle la lui présenta : Disposez-en,
lui dit-elle, avec un sourire ; qu'elle jouisse
du prix de mon amour; mais qu'elle soit la
seule. C'est assez pour moi si quelquefois
auprès d'elle vous songez à la main dont
vous la tenez. Elle voulut sortir, Edouard
la re'.int. Arrêtez , lui dit -il ; si vous me
croyez assez lâche pour profiler de votre
offre dans yotic propre uiuison, le sacrillca
H É L O ï s E. S27
ïi*est pas d'un grand prix, et je ne vaux pas
la peine d'être beaucoup regretté. Puisque
vous ne devez pas être à moi, je souhaite,
dit la marquise , que vous ne soyiez à per-
sonne ; mais si l'amour doit perdre ses droits,^
souffrez au moins qu'il en dispose. Pourquoi
mou bienfait vous est-il à charge ? avez-vous
peur d'être un ingrat ? Alors elle l'obligea
d'accepter l'adresse de Lanre (c'était le nom
de la jeune personne), et lui fit jurer qu'il
«'abstiendrait de tout autre commerce. Il dut
être touché, il le fut. Sa reconnaissance lui
donna plus de peincàcontenirque son amour,
et ce fut le picgc le plus dangereux que la
jnarquise lui ait tendu de sa vie.
Extrême en tout, ainsi que sou amant,
elle fit souper Laurc avec clU , et lui prodi-
gua ses caresses , comme pour jouir avec plus
de pompe du plus grand sacrifice que l'amour
ait jamais fait. Edouard pénétré se livrait
à ses transports ; son amc émue et sensible
8'cxhalait daos ses regards, dans ses gestes ; d
ne disait pas ^n mot qui ne fut l'expression
de la passion la plus vive. Laure était char-
riante; à peine la rcgardait-il. Elle n'imita
pas cette iudiffcrcnee -, elle regardait , cl vo)-ait
22?. L A N O U V F L L E
dans le vrai tableau de l'amour un oh]ct tout
nouveau pour elle.
Apres le soupe , la marquise reuvoya /,r7«-
re, et resta seule avec sou auiaiit. Elle avait
comjjle sur les dangers de ce téle-à-tétc ; elle
lie s'était pas trompée en cela ; uiais comptant
qu'il y succomberait , elle se trompa ; toute
son adresse ne fit que rendre le triompbc de
la vertu plus ëcla(ant et plus douloureux à
l'un et ù l'autre. C'est à cette soirée que se
rapporte, à la fin de la quatrième partie de
Julie ^ l'admiration de Saint-Preux pour
la force de sou ami.
Edouard était vertueux mais Iiomme. JI
avait toute la simplicité du verifa!)lc bonneur,
et rien de ces fausses bienscancos qu'on lui
«ub.stituc, et dont les gens du moado font
81 j^rand cas. Après plusieurs jours pas.se's
dans les uiêuies transports près de la mar-
qiii.'îc, il sentit aii<;uunter le p( ril ; et prci -i
se laisser vaincre, il aima mieux manquer
de délicatesse que de vertu ; il fut voir
I.aure.
Elle tre«aillil ?i sa vue : il la Iroiiva triste ;
il entreprit de l'égayer, et ne crut pas avoir
I)esoiu de beaucoup de soins pour y réussir.
Cela uc Uu fut pas si facile qu'il l'avait cru.
H E L O ï s E. 329
Ses earesscs furent mal reçues, ses ofTrcs fu-
rent rc;)ctécs d'un air qu'où ue prend poiut
en disputant ce qu'où veut accorder.
Un accueil aussi ridicule ne le rebuta pas ,
il l'irrita. Devait-il des égards d'enfant à une
fille de cet ordre? Il usa sans ménageiucut
de ses droits. Laure malgré ses cris , ses
pleurs, sa résistance ^ se sentant vaincue, fait
un effort, s'élance à l'autre extrémité de la
chambre , et lui crie d'une voix animée :
Tuez-moi si vous voulez; jamais vous ne m«
toucherez vivante. Le geste , le regard , le
ton n'étaient pas équivoques. Edouard à:ins
un étonnement qu'on ne peut concevoir , se
calme , la prend par la main , la fait rasseoir ,
s'assied à côté d'elle, et la regardant sans
parler, attend froidement le dénouement de
cette comédie.
Elle ne disait rien ; elle avait les yeux
baissés, sa respiration était inégale , son cœur
palpitoit; et tout marquait en elle une agi-
tation extraordinaire. E douard\om\i\tcn^-in.
le silence pour lui demander ce que signifiait
cette étrange scène ? Me serais-je trompé ,
lui dit-il? ne seriez - vous point Lm/retta.
Piaaiina? Plût à Dieu, dit-elle d'une voix
tremblante. Quoi donc! reprit -il avec im
33o LA NOUVELLE
sourire moqueur, auriez - vous par hasard
chan<;é de métier? Nou , dit Laurc ^ je suis
toujours la même : ou ne revient plus de
l'e'tat où je suis. Il trouva dans ce tour de
phrase, et dans laeccnt dont il fut pronon-
cé , quelque chose de si extraordinaire qu'il
ne savait plus que penser et qu'il crut que
cette fille était devenue folle. 11 continua :
Pourquoi donc , charmante Laiirc , ai-je seul
rexclnsion ? dites-moi ce qui m'attire votre
haine. Ma haine! s'eeria-t-clle d'un ton plus
vif. Je n'ai point aime ceux que j'ai reçus.
Je puis soulIVir tout le monde hors vous
seul.
Mais pourquoi cela? Laure , expliquez-
vous mieux , je ne vous entends point. Eh!
ra'entends-je moi-même! tout coque je sais,
c'est que vous ne me loucherez jamais
Non , s'e'cria-l-cllc encore aveccuijîortcmcnt,
jamais vous ne me toucherez. En me sentant
dans vos hras, je sonf^er;iis (pie vous n'y tenez
qu'une fille publique, et j'en mourrais de
rage.
Elle s'animait en parlant. Edouard aper-
çut dans ses yeux des signes de douleur et
de désespoir qui l'ai (end rirent. Il prit, avec
desmauièresmoius méprisantes , un ton plus
H É L O ï s EL 331
Viomiéte et plus caressant. Elle se cachait le
visage; elle c'vitait ses regards. Il lui prit la
main d'un air aflectueus. A peine elle sentit
cette main qu'elle y porta la bouche , et la
pressa de ses lèvres en poussant des sanglots
et .versant des torrens de larmes.
Ce langage , quoiqu'assez clair , n'e'tait pas
pre'cis. Edouard ne l'amena qu'avec peine à
lui parler pins nettement. La pudeur éteinte
était revenue avec l'amour , et Laure n'avait
iamais prodigué sa personne avec tant do
honte qu'elle en eut d'avouer qu'elle aimait.
A peine cet amour était-il né qu'il était
déjà dans toute sa force. Laure était vive et
sensible ; assez belle pour faire une passion,
assez tendre pour la partager. Mais vendue
par d'indignes parens dès sa première leu-
nesse, ses charmes souillés par la débauche
avaient perdu leur empire. Au sein des hon-
teux plaisirs, l'amour fuyait devant elle: de
malheureux corrupteurs ne pouvaient ni le
sentir ni l'inspirer. Les corps combustible»
ne brûlent point d'eux-mêmes; qu'une étin-
celle approche, et tout part. Ainsi prit feu
le coeur de Laure aux transports de ceux
à." Edouard ci de la marquise. A ce nouveau
Jaugage, elle sentit un frémissement délU
S32 LA NOUVELLE
cicux : elle prêtait une oreille attcnlire; se»
avides rej^ards ne laissaient rien échapper.
La flamuie humide qui sortait des j'cux de
l'amant pcnéirait par les sens (iisqu'au fond
du cœur; un sanj; plus br.iiant courait daus
SCS veines; la voix d' £douard avait un accent
qui ra<:çilnit; le sentiment lui seniblait peint
dans tous ses p;cstc8 ; tons ses traits animes
par la passion la lui fesaicnt ressentir. Ainsi
la première image de l'amour lui fit aimer
l'objet qui la lui avait oderlc. S'il n'eut rien
senti pour une autre , peut-cire n'eiit-ellc rien
senti pour lui.
Toute ectip ap;ilation la suivit clir? elle.
Le trouble de l'amour naissant est toujours
doux. Son premier mouvement fut de se
livrer à ce nouveau charme ; le second fut
d'ouvrir les yeux sur elle. Pour la première
fois de sa vie elle vit son rtaî ; elle en eut
liorreur. Tout ce qui nourrit l'espérance et le»
<ltsirs des amans, se tournait en desespoir
dans son amc. La jiossession de ce qu'elle
aimait n'ollVail à ses veux que l'opprobre
d'une abjecte et vile créature , "i laquelle oit
])rodigue son mépris avec ses caresses ; dans
le prix d'un amour heureux , elle ne vif qtae
riiifàmc prostitution. Ses lourmcus les plus
H É L O ï s E. 333
insupportables lui venaient ainsi de ses pro-
pres désirs. Plus il lui était aisé de les satis-
faire , plus son sort lui semblait affreux ; sans
honneur, sans espoir, sans ressources, elle
ne connut l'amour que pour eu regretter les
délices. Ainsi commencèrent ses longues pei-
nes , et finit son bonheur d'un moment.
La passion naissante qui l'humiliait à ses
propres yeux, l'élcvait à ceux à' Edouard,
La voyant capable d'aimer , il ne la méprisa
pins. Mais quelles consolations pouvait-elle
attendre de lui ? Quel sentiment po.iva.t-il
lui marquer , si ce n'est le faible intérêt qu'un
«œur honnête qui n'est pas libre peut pren-
dre à un objet de pitié , qui n'a plus d hon-
neur qu'assez pour sentir sa honte ?
Il la consola comme il put , et promit do
la venir revoir. Il ne lui dit pas un mot de
son état , pas même pour l'exhorter d'en sor-
tir Que servait d'augmenter l'cflroi qu elle
en avait, puisque cet enVoi même la tesa.t
désespérer d'elle? Un seul mot sur un tel
sujet tirait à conséquence et semblaïc la rap-
procher de lui : c'était ce qui ne pouvait
jamais être. Le plus grand malheur des mo-
tiers infâmes est qu'où ne gagne nen « le»
quitter.
S34 LA NOUVELLE
j\pit's une seconde visite, Edouard n'on-
bliatit pas \a. magnificence anj^laise , lui en-
voya un cabinet de lacque et plusieurs bijoux
d'Angleterre. Elle lui renvoya le tout avec
ce billet.
« J'ai perdu le droit de refuser des prcsens.
T> J'ose pourtant vous renvoyer le votre; car
» peut-être n'aviez - vous pas dessein d'eu
>» faire un signe de mépris. Si vous le rcn-
„ voyez encore, il faudra que je l'accepte :
7» mais vous avez une bien cruelle gcuc-
ï» rosi te ».
Edouard fut frappe de ce billet , il le
trouvait à-la-fois bumble et fier. Sans sortir
de la bassesse de son dlai , Laurc y montrait
une sorte de dignité. C'était presque eflaccr
son opprobre à force de s'en avilir. Il avait
cesse d'avoir du mépris pour elle; il com-
luenra de l'estimer. 11 cunlinuadc la voir sang
plus parler de présent; et s'il no s'honora
pas d'élre aimé d'elle, il ne put s'empêcher
de s'en applaudir.
Il ne radia pas ses visites à la marquise.
Il n'axait nulle raison de les lui cacher; et
c'eut été de sa part une ingratitude. Elle en
voulut savoir davantage. Il jura qu'il n'avait
poiul touché Laiirc. Sa mudciation eut un
W É L O ï s E. 335
elTet tout contraire à celui qu'il en attendait.
Quoi! s'e'cria la marquise en fureur , vous la
Toyez et ne la touchez poiut ? Qu'allcz-vous
donc faire chez elle? Alors s'éveilla cette
jalousie infernale qui la fitcentfois attenter
à la vie de l'un et de l'autre , et la consuma
de rage ju^^qu'au moment de sa mort.
D'auUes circonstances achevèrent d'allu-
mer cette passion furieuse et rendirent cette
femme à son vrai caractère. J'ai de'jzi remar-
que' que dans son intègre probité Edouard
manquait de délicatesse. 11 lit à la marquise
le même présent que lui avait renvoyé Laure.
Elle l'accepta , non par avarice, mais parce
qu ils étaient sur le pied de s'en faire l'un
à l'autre; échange auquel, à la vérité, la
marquise ne perdait pas. Malheureusement
elle vint à savoir la première destination de
ce présent, et comment il lui était revenu.
Je n'ai pas besoin de dire qu'à l'instant tout
fut brisé et icté par les fenêtres. Qu'où juge
de te que dut sentir en pareil cas une maî-
tresse jalouse , et une femme de qualité.
Cependant plus Laure sentait sa honte,
moins elle tentait de s'en délivrer; elle y
restait par désespoir, et le dédain qu'elle
avait pour elle-même rejaillissait sur ses cor-
336 LA NOUVELLE
inplenrs. Elle n'était pas IJcie ; quel droit
ciU-clle eu de l'être? mais un profond sciiti-
ancnt d'ignominie qu'on voudroit en vain
repousser; l'affreuse tristesse de l'opprobre
qui se sent et ne peut se fuir; l'indignation
d'un cœur qui s'honore encore , et se sent à
jamais dt'.shonoré; tout versait le remords et
l'ennui sur des plaisirs abhorrés par l'amour.
Un respect étranger à ces âmes viles leur
fesait oublier le ton de la débauche ; un trou-
hle involontaire empoisonnait leurs trans-
j)orts , et touchés du sort de leur victime , ils
s'en retournaient pleurant sur elle et rougis-
sant d'eux.
La douleur la consumait. Edouard^ qui
pcu-à-peu la prenait en amitié ^ vit qu'elle
«'était que trop aflligée, et qu'il fallait plutôt
la ranimer que l'abattre. Il la voyoit ; c'était
déjà beaucoup pour la consoler. >es entre-
tiens firent plus : ils l'cucouragèrcnt. Ses
discours élevés et grands reHdaient à son
auie accablée le ressort qu'elle avait perdu.
<^uel effet ne fesaient-ils point partant d'une
bouche aimée , et pénétrant dans un cœiu-
bien né que le sort livrait à la honte , mais
que la nature avait fait pour rnonnétcté?
C'est dans ce caur qu'il» Uouvaicut de la
pris»
H É L O ï s E. 337
prise , et qu'ils portaient avec fruit les leçons
de la vertu.
Par CCS soins bicnfcsans , il la Ht enfin
mieux penser d'elle. S'il n'y a de ilélrissure
éternelle que celle d'un cœur corrompu, je
sons en moi de quoi pouvoir effacer ma honte.
Je serai toujours méprisée, mais je ne méri-
terai plus de l'être ; je ne me mépriserai pins.
Kcliappéc à l'horreur du vice , celle du mé-
pris m'en sera moins anicre. Eh ! que m'im-
portent les dédains de toute la terre , quand
J<J dOîia7-d n\citimcra ? Qu'il voieson ouvrage
et qu'il s'y complaise ; seul il me dédom-
magera de tout. Quand l'honneur n'y gagne-
rait rien , du moins l'amour y gagnera. Oui ,
donnons au cœur qu'il enûarame une habi-
tation plus pure. Sentiment délicieux ! je ne
profanerai plus tes transports. Je ne puis être
heureuse; je ne la serai jamais, je le sais..
Hélas! je suis indigne des caresses de l'amour,
mais je nen souffrirai jamais d'autres.
Son état était trop violent pour pouvoir
durer; mais quand elle tenta d'en sortir, clic
y trouva des difficultés qu'elle n'avait pas
prévues. Elle éprouva que celle qui renonce
au droit sur sa personne ne le recouvre pas
eomme il lui |)lait , et que l'honneur est nue
j\ouyt://c; HUoiiC. Touic IV. T
S38 L A îsî O U V E L L E
saiivc-p;aide civile qui laisse bien faibles ceux
qui l'ont perdu. Elle ne trouva d'autre parti ,
]îOur se retirer de l'oppressiou , que d aller
l)rusquemc'nt se jeter dans un couvent et
(i'abandonuor sa maison pres([uc au pillage;
car elle vivait dans une opulence couunune
ù ses pareilles , sur-tout en Italie , quand
l'dge et la figure les font valoir. Elle n'avait
rien dit à Jiomslon de son projet, trouvant
une sorte de bassesse à en parler avant l'exé-
cution. (^)uaiid elle fut dans son asile, elle
le lui marqua par un billet, le priant de la
protéger contre les gens puissans qui s'inté-
ressaient à son désordre, et que sa retrait-.',
allait offenser. 11 courut chez elle assci tôt
pour sauver ses elfets. (^)uoiqu'étranger dam
Rome, un grand seigneur considéré , rielie ,
et plaidant avec force la cause de l'honnéicté,
y trouva bientôt assez de crédit pour la main-
tenir dans son couvent , et même 1 y i.iire
jouir d'une pen-jion que lui avait laissée le
card nal auquel ses parent l'avaient vendue.
Il fut la voir. Elle était belle; elle aimait;
elle était pénitente ; clic lui devait tout ce
qu'elle allait être. (^)ue de titres pour touclier
uncii-ur connue le sien ! Il vint plein de tous
lc8 sciitiiuens qui peuvent porter au bicu le»
H E L O 1 s E. 339
cœnrs sensibles ; il n'y manquait que celui
qui pouvait la rendre heureuse , et qui ne
dépondait pas de lui. Jamais elle n'en avait
tant espe'ré ; elle était transportée : elle se
sentait déjà dans l'état auquel on remonte
si rarement. Elle disait : Je suis honnête ;
uu homme vertueux s'intéresse à moi ;
Jimour , je ne rej^rctte plus les pleurs ,
les soupirs que tu me coules -, tu m'as déjà
payé de tout. Tu fis ma force et lu fais ma
récompense; eu me fesaut aimer mes devoirs,
tu deviens le premier de tous. Ce bonheur
n'était réservé qu'à moi seule. C'est l'aiiiour
qui m'élève et m'honore ; c'est lui qui m'ar-
rache au crime , à l'opprobre ; il ne peut
plus sortir de mon coeur qu'avec la vertu.
O Edouard! quand je redeviendrai mépri-
sable, j'aurai cessé de t'aimer.
Cette retraite fit du bruit : les âmes basses,
qui jugent des autres par elles-mêmes, ne
purent imaginer f\\\ Edouard n'eut mis à
cette affaire que de l'intérêt et de l'honnêteté.
Laure était trop aimable pour que les soins
qu'un homme prenait d'elle ne fussent pas
toujours suspects. La niarqiuse , qui avait ses
espions , fut instruite de tout la ])remièie ,
et ses cmpoitemcus, qu'elle ne put contenir,
ï 2
340 LA ]V O U V E L L E
nclievîMTiit(]cdivul|;uci-son iulrij^nc. I.o brnit
cii parvint au marquis jll^qlJ'à Vienne; et
riiivcr suivant il vint à Kouic cliciclier ua
coup d'epc'c pour rcubîir son honneur qui
n'y S'''-o>ia '•<'"•
Ainsi coinmcnccrcnt CCS doubles liaisons,
qui , dans un pays connue lllalic , exposèrent
7;rf<3Mrtrià mille pcrilsdc toute espèce; lanlôt
de la part d'un militaire outrait , t:n]lot de
la part d'une IVmnie jalouse cl vindicative;
tantôt de la part de ceux qui s'étaient attachés
à LaiircQi que sa perle mil en fureur. Liaisons
])izarres s'd eu fut jamais, qui l'environnant
dcpcrilssausutilité, lepartageaienl enlrcdeux
maitrcfscs ijassionncts , sans en pouvoir pos-
séder aucune; refuse de la courtisannc qu'il
nairnait pas, refusant riiouncte femme qu'il
adorait ; toujours vertueux , il csl vrai , mai»
croyaul toujours servir la sagesse en n'icou-
taut qne ses passions.
Jl n'est pas aisé «le dire quelle espèce de
svuipalhie pouvait unir deux caractères si
opposés <[ue ceux d'/:^ciou^rd et de la mar-
quise; mais maigre la diflcrcnce de leurs
principes, ils ne pment jamais se détacher
j>,»rl.iiteuicnt l'iui de l'antre. 0\\ peut juj^jcr
du désespoir de celle icumie emporlce tj^uand
H E L O I s E. 341
cHc crtit s'être donnée une rivale , et quelle
rivale ! par son iiuprudente générosité. Les
reproches , les dédains , les outrages, les me-
naces , les tendres caresses, tout tut employé
tonr-à-tour pour détacher Edouard de cet
indigne commerce , où jamais elle ne put
croire que son cœur n'eût point de part. Jl
demeura ferme ; il l'avait promis. Laiire avait
borné son espérance et son bonheur à le voir
quelquefois. Sa vertu naissante avait besoin
d'appui , elle tenait à celui qui l'avait fait
naître; c'était à lui de la soutenir. V^oilà ce
qu'il disait à la marquise, à lul-mcnie ; et
peut-être ne se disait-il pas tout. Où est
l'homme assez sévère pour fuir les regards
d'un objet charmant, qui ne lui demande
que de se laisser aimer? où est celui dont
les larmes de deux beaux yeux n'entlent pas
lui peu le cœur honnête ? où est i'iiomme
bienfaisant dont l'utile aniour-proprc n'aime
pas à jouir du fruitde ses soins ? Il avaitrcndu
Lanre trop estimable pour ue faire que
l'estimer.
La marquise n'ayant pu obtenir qu'il cessât
de voir cette iulortunée , deviut furieuse;
sans avoir le courage de rompre avec lui , elle
le prit daiis une espèce d'Inrrcur. Elle fré-
T 3
343 L A N O U V E L L E
unissait en voyant son carrosse , le bruit de
fccs pas en montant l'escalier la faisait pal-
piter d'cBroi. Elle était prête à se trouver mal
?i sa vue. Elle avait le cœur serre' tant qu'il
restait auprès d'elle ; quand il partait elle
l'accablait d'imprécations; si-tôt qu'elle no
le vovait plus elle pleurait de rage; elle no
pariait que de vengeance : son dépit sangui-
Vaho ne lui dictait que des projets dignes
d'elle. Elle fi tplusicur- fois attaquer /;jo7/(//-J
fiorlant du cou\ent de Laurc. Elle lui tendit
dos pièges à cUc-uiêino |)our l'en faire sortir
et l'enlever. Tout cela ne put le guérir. Il
yctournait le lendemain chez celle qui l'avait
voulu faire assassiner la veille ; et tou)ours
9vec son chimérique projet de la rendre à la
raison , il exposait la sienne , et nourrissait
^a faiblesse du zèle de sa vertu.
Au bout de quelques mois le marquis mal
guéri de sa Idessure mourut en Allemagne,
peut-être de douleur de la mauvaise conduite
Ùo sa feimne. Cet événement , qui devait
j-npproclicr Edouard de la marquise , ne
Hervit qu'à l'en éloigner encore plus. Il lui
trouva tant d'empressement à mettre b profi*
«a liberté recouvrée qu'il frémit de s'en pré-
Tnloir, Le seul doute si la blessure du luar-
H É L O ï s E. S43
quis n'avait point contribué à sa mort effraya
son cœur, et lit taire ses désirs. Il se disait:
Les droits d'un époux meurent avec lui pour
tout autre; mais pour son meurtrier ils lui
survivent et deviennent inviolables. Quand
riunnauité , la vertu , les lois ne prescri-
raient rien sur ce point , la raison seule ne
nous dit-elle pas que les plaisirs attaches à
la reproduction des hommes ne doivent point
être leprix de leur sang; sans quoi les moyens
destinés à nous donner la vie seraient des
sources de mort, et le genre humain périrait
par les soins qui doivent le conserver.
Il passa plusieurs années ainsi partagé entre
deux maîtresses ; flottant sans cesse de l'une
à l'autre ; souvent voulant renoncer à toutes
deux et nen pouvant quitter aucune , repoussé
par cent raisons , rappelé par mille senti-
mens , et chaque jour plus serré dans ses
liens par ses vains efforts pour les rompre ;
cédant tantôt au penchant , et tantôt au
devoir ; allantde Londres à Rome et de Rome
à Londres sans pouvoir se lixer nulle part;
toujours ardent , vif, passionné , iama's laible
ni coupable , et fort de son ame grande et
belle quand il pensait ne l'être que de sa
maison ; cufiu tous les jours uiéditaut des
344 I' A NOUVELLE
folies, et tous les jouis revenant I» lui , prêt
à Ijiiser SCS indignes lers. C'est dans ses pre-
uiiers uiomcns de dej^oiit qu'il faillit s'at-
tacher à Julie , et il paraît sur qu'il l'eut
fait , s'il n'eût pas trouve la place prise.
Cependant la uitirquisc perdait toujours
du terrain par ses vices ; Laure en gagnait
par ses vertus. Au surj)kis la constance f/tait
t'galc des deux côlcs ; mais le mérite n'était
pas le même ; et la marquise avilie , de'gradéc
J)ar tant de crimes, linit par do!iner à sou
nujonrsans espoir les suppltuiens que n'avait
pu supporter celui de Z.7m;v. A cliaque
voyage, JJomsion trouvaità celle-ci de nou-
velles perfections. Elle avait ajipris l'anglais,
clic savait par creur tout ce qu'il Int avait
conseillé délire; elle s'instruisait dans toutes
les connaissances qu'il paraissait aimer : elle
clierciiait à luouler son auie sur la sienne
et ce qu'il y restait de son fond ne la déparait
pas. Elle était encore dans l'àgc où la beauté
croît avec les années. La marquise était dans
celui où elle ne fait plus que décliner ; et
quoiqu'elle eut ce ton du sentiment qui plaît
<t qui touclie , qu'elle parlât d'humanité,
de (idélilt: , de vertus avec grâce; tout cela
devcuail ridicule par sa coudiUtc , ci sa repu-
H É L O ï s E. 345
tation démentait tous ces beaux discours.
Edouardla conuahsdh trop pour eu espérer
plus rien. Il s'en détachait iuseusiblemeut
sans pouvoir s'en détacher tout-à-fait , il
s'approcliait toujours de riudifféreucc sans
pouvoir jamais y arriver. Sou cœur le rap-
pelait sans cesse chez la marquise ; ses pieds
l'y portaieutsansqu'ily sougcût. Un horama
sensible n'oublie jamais , quoi qu'il fasse,
l'intimité dans laquelle il a vécu. A fore»
d'intrigues , de ruses , de noirceurs , elle par-
vint enfin à s'en faire mépriser; mais il la
méprisa sans cesser de la plaindre, sans pou-
voir jamais oublier ce qu'elle avait fait pour
lui ni ce qu'il avait senti pour elle.
Ainsi dominé par ses habitudes encore plus
que par scspcuehans, Edouard ne pouvait
rompre les attachemcns qui l'attiraient à
Rome. Les douceurs d'un ménage hcurcuv hu
firent désirer d'en établirun semblable avant
de vieillir. Quelquefois il se taxait d'injustice ,
d'ingratitude même envers la nurquisc , et
n'imputait qu'à sa passion les vices de sou
caractère. Quelquefois il oubliait le premier
etatdc Lanre,cl son cœur franchissait sans
y songer la barrière qui le séparait d'elle.
TcujourschercUaotdanssa raisoudes excuses
S46 L A N O U V E L L E
a son penchant , il se fit de son dernier
voyage un motif pour éprouver son ami, sans
songer qu'il s'exposait lui - uièuie à une
épreuve dans laquelle il aurait succombe' sans
lui.
Le succès de cette entreprise, et le dcnoue-
jnent des scènes qui s'y rapportent , sont
délaillc'esdaiis la XII' lettre de la V' partie
tt dans la fil' de la VI' , de manière h
ïi'avoir plus rien d'obscur à la suitederabrégc
précédent. Edouard aime de deux maî-
tresses , sans en posséder aucune , paraît
d'abord dans une situation risible : mais sa
vertu lui donnait en lui-même une jouissancs
plus douce que celle de la beauté , et qui
ne s'cpu.se pas comme elle. Plus heureux
dos plaisirs qu'd se refusait que le volup-
tueux ne l'est de ceux qu'il goùtc , il aima
plus long-temps , resta libre et jouit mieux
de la vie que ceux qui l'usent. Aveugles que
I30US sonunes , nous la passons tous à courir
pprès nos chimères. Eh ! ne saurons-nous
jamais que de toutes les folies des lionuncs ,
il n'y a que celles du juste qui lo rendent
heureux \
FIN,
TABLE
DES LETTRES
ET MATIÈRES
Contenues en ce volume,
r
JLjettre QtTATRijiME, tlo miloid
Edouard à Saiut-Preux.
// //// demande PexpUcation des clingrim
secrets de madame de ff-^olmar , desi/ueh
Saint-Preux lui aidait parlé dans unA
lettre qui n'a pas été reçue. pa^-e t
Let. V , de Saiiit-Prcux à milord Edouard.
Incrédulité de M. de Tf^olmar ^ cause de^
chagrins secrets de Julie. a
Let. TI , de Saint-Preux à milord Edouard,
./arrivée de madame d'Urhe arec sa filU
chez JI- de ff^'ohnar. Transports et féteg
à l'occasion de cette réunion. 2 3
Let. vu , de SaiiU-Preux à luilord Edouard*
Çrdrt et gaieté qui règntnt càeJi M. tié
S48 TABLE.
Tfolmar daiis le temps des refidan^fr.
Le baron d'Étange et Saint-Preux sin-
cèrement rétonciliés. «^-^
Let. VIH, de Saint-Preux à ^I »le ^Vollllal•.
fftuul-Prtux parti atcc milord Edouard
pour Rome. Il témoigne à M, de // olmar
la joie oh il est d'avoir appris qu'il lui,
destine Vcducation de ses en/ans. Si
LtT. IX, de Saint-Preux à mailauic d'Orbe.
// lui rend compte de la première }ournc<i
de son royale. Aoup-elles /'ail'lesses de son
cœur. Son^e funeste. jMilord Edouard
le ramène à Clarcns pour le sucrir de
ses craintes chiun'rijues. Sur que Julie
est en bonne santé ^ Saint-Preux repart
sans la voir. ^^
Lkt. X ^ de luadaitie d'Orbe a Saint-Preux.
HUe lui reproche de ne s'être pas montré
aux deux cousines. Impression que fait
sur Claire le rcvc de Saint-Preux. 6S
I.ET. XI , de ^J. (le Wohuar à Saint-Preux.
// la plaisi.nle iur son rî*>e , et lui Jait
quelques
TABLE. 349
tfvelpies légers reproches sur le som^enir
de ses anciennes amours. 72
ÎLet. Xn j de Saiut-Preus à M. de Woliuar.
'anciennes amours de milord Edouard.
Blotîf de son voyage à Borne. Dans quel
dessein il a emmené avec lui Saint-Preux.
Celui-ci ne souffrira pas ijuc^son ami
fasse un mariage indécent; il demanda
à ce sujet conseil à 31. de TPolmar , et
lui recommande le secret. 74
Let. VIIT , de madame de Wolmar à ma-
dame d'Orbe.
Elle a pénétré les secrets sentimens de sa
cousine pour Saivt-Preux \ lui représente
le danger qu'elle peut courir afec lui, et
lui conseille de repenser. 80
X.ET. XIV , d'Henriette à sa mère.
Elle lui témoigne Vennui ou son absence a,
mis tout le monde ; lui demande des
présens pour son petit Mali y et ne s'ou-
blie pas elle-même. 10^
Ifoucelle Héloise. Tome IV. V
^50 TABLE.
SIXIÈME PARTIE.
Lettre premikrk, de madame d'Orbe à
madame de Wolmar.
£Ue lui apprend son nrrivce à Lausanne y
oh elfe Viniile de venir pour la noce de
son frère. io3
Let. II , de madame d'Orbe à madame
de Wolmar.
JClle instruit sa cousine de ses sentimens
pour Saint-Preux. Sa gaieté la mettra
toujours à Vabri de tout danger. Ses
raisons pour rester vente. ïo5
Let. lir , de mdord Edouard à M. de
Wolmar.
Jl lui apprend Vlieureux dinouement de
ses aventures , effet de la sage conduite
de Saint-Preux y et accepte les offres
cjue lui a fait M. de ff'ohnar , de venir
passer à Clarens le reste de ses jours, i 27
Let. IV , de M. de "Wolmar à milord
Edouard.
Jl r invite de nouveau à venir partager f
TABLE. , 35i
lui et Saint-Preux , le bonheur de sa
maison. 140
Let. V , de madame d'Orbe à madame de
Wolmar.
Caractère , goûts et mœurs des liahitaTis
de Genève. 148
Let. VI ^ de madame de Wolmar à Saint-
Preux.
JËUe lui fait part du dessein qu'elle a de
le marier avec madame d'Orbe / //// donne
des conseils relatifs à ce projet , et combat
ses maximes sur la prière et sur la
liberté, 1 5>7
Let. VII , de Saint-Preux à madame de
Wolmar.
// se refuse au projet formé par madame
de fP^olmar de l'unir à madame d'Orbe,
et par quels motifs. Il défend son senti-
ment sur la prière et sur la liberté. 177
Let. VIII, de madame dcWohnar à Saiut-
Prcnx.
Elle lui fait des reproches dictés par /'n-
V a
252 TABLE.
mitiê f et h quelle occasion. Douceurs dn
désir et charme de l'illusion. Douceurs
de Julie , et quelles. Ses alarmes par
rapport à l' incrédulité de son mari cal-
mées j et par quelles raisons. Elle infonna
Saint-Preux d'une partie' qu'elle doit
faire à Chillon arec sa famille. Funeste
presseu tiuicn t. 2 o 3
Let. IX, de Faiichoii Anct ù Saiiit-Prcuï.
Madame de Tf 'olmar se précipite dans
l'eau , oii elle voit tomber un de ses
enfaus. 2J4
Let. X , à Saiiit-Picnx , cnnuncncéc par
inatlaiiie d'Orbe et acLcvc'c par .M. de
Woiuiar;
Mort de .hilic. 23^
Let. XI, de lAL de \\'oliiiar à Saint-Preux.
Détail circonstancié de la maladie de ma-
dame de fJ olmar. Ses divers en Ire tiens
arec sa famille et arec un ministre , sur
les ol>/\is les plus importans. Retour dt
Claude ^-/net. 'J'raiiqiiillité d'ame de
Julie au sein dt la mort. Elle expire
T A. B "L E. *63
tnfre les bras de sa cousine. On la croit
faussement rendue à la rie, et à quelle
occasion. Comment le rêve de Saint-PreuH
est en quelque sorte accompli. Conster-
nation de toute la maison. Désespoir de
Claire. . ^38
Let. XII , de Julie \ Salnt-Pren-î : cette
lettre était incluse dans la précédeutc.
)Julie regarde sa mort comme un bienfait
du ciel et par quel motif. Elle engage
de nouveau Saint- Preux à épouser ma-
dame d'Orbe, et le charge de r éducation,
de ses enfans. Derniers adieux. 3i3
i,ET. XIII , do madame d'Orbe a Saint-
Preux.
Elle lui fait Pareu de ses sentiment pour
/ni , et lui déclare en même-temps quelle
veut toujours rester libre. Elle lui repré-
sente Vimportance des devoirs dont il est
chargé; lui annonce chez. M. de ffohnar
des dispositions prochaines à abjurer
son incrédulité ; V invite , lui et milord
lldovard , à se réunir au plutjt à la
(aniilU de Julie, f-'ive peinture de l'a-
354 T A B L E.
viitic la plus tendre el de la y lus amère
douleur. 3jg
Les a wo urs de milort» Edouard
BOM STOX.
Edouard fait connaissance à Borne atec
vne dame napolitaine. Caractère de cette
dame. Nature de leur liaison. Cette dame
veut lui donner une maîtresse subalterne.
Danger d'une situation qu'Edouard
évite. Caractère de Laurc : c^ct du véri^
table amour sur elle. Edouard la visite
souvent sanv P aimer. Effet terrible de
son assiduité auprès de Laure sur la
marquise. jMure chaiyge de conduite j et
se retire dan^ un couvent. La marquise
hors d'elle-même ditulgue sa propre in-
trigue. Son mari l'apprend .) I icunc. Ce
qui en résulte. Situation singulière d'É^
douard. Entreprise funeste de la mar-
quise. Le marquis meurt en y411emagne.
Edouard ne reut pas profiter de cet cvé-
vement. Sa manière de titre jusqu'au
•moment où il connut Julie. 32.3
Fin de la Table du qunlrictnc et dernier
Volume.
V
^^
■■ ^^ X"^"-.v, 'H