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Full text of "Oeuvres complettes de J.J. Rousseau, citoyen de Genève"

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TÏTA 
TEUO. 


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Library 

of  thc 

University  of  Toronto 


(E  U  V  RE  s 


C  OMPLETTES 


DE  J.  J.  ROUSSEAU. 


V  R  E  s 

CO:\IPLETTES 

DE    J.  J.    ROUSSEAU 
Citoyen  de  Ge]n-ève. 

NOUVELLE       ÉDITION. 

TOME     SIXIÈME. 


A    PARIS, 

'Bèlin  ,  Libraire  ,  me  Sr.  Jacques,  n**.  26. 
I  Caille,  r\ie  de  la  Hnrpc,  n".  lio. 
cliez\  GrËi,oire  ,  rue  ilu  Coq  Sr.  Honoré. 

^  OLLA>D  ,  quai  des  Augustins ,  n".  25. 

1795. 


Digitized  by  the  Internet  Archive 

in  2010  with  funding  from 

University  of  Ottawa 


http://www.archive.org/details/oeuvrescomplette06rous 


LETTRES 

D  E 

DEUX    AMANS, 

HABITANS  D'UNE  PETITE  VILLE 
AU    PIED    DES   ALPES. 

SUITE  DE   LA  CINQ^UîÈME  PARTIE, 

LETTRE    IV. 

DE    MILORD    EDOUARD 
A     SAINT-PREUX. 

Je.  vois  par  vos  deux  dernières  lettres  qu'U 
m'en  manque  une  ante'rieure  à  ces  deux-là 
appareuiinciit  la  première  que  vous  m'aviez 
écrite  à  l'armée  ,  et  dans  laquelle  c'tait  l'ex- 
plication des  chagrins  secrets  de  madame  da 
Wo/mar.  Je  n'ai  point  reçu  cette  lettrç,  et 
je  conjecture  qu'elle  pouvait  être  dans  la  mails 
d'un  courrier  qui  nous  a  ote  euicvé.  Répetex- 
^oi  donc,  mon  ami,  ce  qu'elle  contenait • 
Nouyella  Héloisg.  Tome  IV»         A  ' 


a  LANOUVELr,  E 

,na  raison  s'yptrd,  et  mon  cœur  s'en  iuquic-te: 
car:  encore  une  fois,  si  le  bonheur  cl  la  pa.s 
ne  sont  pas  dans  l'ame  de  Ju/ic  ,    où   scra^ 
leur  asile  ici-bas  ? 

Rassurez-la  sur  les  risques  auxquels  elle  m. 
croit  cxposd;  nous  avons  a  faire  à  un  ennemi 
trop  habile  pour  nous  en  laisser  courir.  Avec 
wne    poignée   de  monde   il  rend    toutes  uo» 
forces  inutiles, et  nousôtepar-loullesmoyens 
de  l'altaquer.Cepcndant,  comme  nous  sommes 
conhans,  nous  pourrions  bien  lever  Içs  d.l- 
lieultés   insuruu.Mlables    pour    de    meilleurs 
généraux  ,  et  forcer  a  la  fui  les  Français  de 
BOUS  battre.  J'augure  que  nous  paierons  cher 
nos  premiers  succès  ,  et  que  la  baladle  gagnée 
h   Dellingnc   nous  en    fera    perdre   une    en 
-Flandre.  INous  avons  en  tête  un  grand  capi- 
taine; ce  n'est  pas  tout:  il  a  la  conliance  de 
ses  troupes-,  et  le  soldat  français  qui  compte 
sur  son  général  est  invi.icible.  Au  contraire, 
6n   en    a  si    bon  marché  quand  il    est  com- 
juatulc  par  des  courtisans  qu'il   méprise  ,  et 
cela  arrive  si  souvent,  qu'il  ne  faut  qu'attendre 
1rs  intrigues   de    cour   et    l'occaMon  ,    pour 
^vaincre  à  coup  sur  la   plus  brave  nation   du 
conlin.nl.  Ils  le  savent  fort  bien  eux-mêmes. 
Wdord  Marlborov^h  Toyanl  la  bonne  uun« 


H  É  L  O  ï  s  E.  3 

et  lair  guenier  d'un  soldat  pris  à  Blenlieîm, 
(  fl)  lui  dit  :  S'il  y  c;U  eu  cinquante  mille 
hommes  comme  toi  à  l'arm^^e  française,  elle 
Jie  se  fut  pas  ainsi  laisse  battre.  Eh  morbleu! 
repartit  le  grenadier  ,  nous  avions  assea 
d'hommes  comme  moi  ;  il  ue  nous  en  man- 
quait qu'un  comme  vous.  Or  cet  homme 
comme  lui  commande  u  présent  l'armée  de 
France  ,  et  manque  à  la  noire;  mais  nous  ne 
songeons  guère  à  cela. 

(Quoiqu'il  en  soit,  je  veux  voir  les  manœu- 
vres du  reste  de  cette  campagne  ,  et  j'ai  résolu 
de  restera  l'arme'e  jusqu'à  ce  qu'elle  entre  eu 
quartiers.  Nous  gagnerons  tous  à  ce  délai.  La 
saison  étant  trop  avancée  pour  traverser  les 
luonts,  nous  passerons  l'hiver  où  vous  êtes, 
et  n'irons  en  Italie  qu'au  commencement  du 
printemps.  Dites  à  M.  et  madame  de  ffo/mar 
que  je  fais  ce  nouvel  arrangement  pour  jouir 
à  mon  aise  du  touchant  spectacle  que  vous 
décrivez  si  bien  ,  et  pour  voir  madame  cVOr/,e 
élablic  avec  eux.  Continuez,  mon  clier  ,  à 
m'écrire  avec  le  même  soin  ,  et  vous  me  ferez 
plus  de  plaisir  que  jamais.  Mon    équipage 

(M  C'est  le  nom  que  les  Anglais  donntnt  k 
la   bataille  d'HoLhstet. 

A    2 


4  L  A     N  O  U  T  F  L  L  E 

a  ct('  pris  ,  et  )c  suis  sans  livres  ;  mais  je  Iis 
vos  lettres. 

LETTRE    V. 

DE    s  JIM- PREUX    A   MJLOllD 
É  DOUA  ni)' 

\'j  u  El.  t.  E  joie  vous  me  donnez  ni  ni'an- 
ii^Muant  que  nous  pa^serons  l'hiver  à  Clarcns  ! 
mais  que  vous  me  la  faites  payer  ehcr  en  |.ro- 
loni^eant  votre   séjour  h  l'armée!  Ce  qvu  me 
déplaît    sur-tout,   c'est   de    voir    clairemcjit 
qn'avant  m.tre  séparation  le  parti  de  faire  la 
campagne  était. leià  pns  ,  et  que  vous  nem'ea 
voulûtes  rien  d.re.  Milord  ,  je  sens  la  ra.sou 
de  ce  mystère,  et  uc  puis  vous  en  savoir  bou 
gré.  Me  .néprisericz-vous   assez   pour   croire 
qu'il  me  IVit  bon  de  vous  survivre  ?  ou  m'avM- 
vou.   connu    des   attachemens  si   bas  que   )• 
les  préfère  à  ri.oimcur  de  mourir  avec  mou 
ami  '  Si  je  ne  uurilais  pas  de  vous  suivre,  il 
fiillait  m--  laisser  à  Lo.ulres  ;  vous  m'auric» 
moins  olfonsé  que  de  m'cnvoyer  ici. 

Il  est  clair  ,  par  la  dernière  de  vos  lettres, 
^u'uii  cQVl  nue  des  mieiiacs  ^^'est  perdue,  et 


H  É  L  O  ï  s  E.  5 

•ette  perte  a  dû  vous  rendre  les  deux  lettres 
suivantes  lort  obscures  à  bien  des  égards  ;  mais 
les  éclaircissemens  nécessaires  pour  les  bieu 
entendre  viendront  à  loisir.  Ce  qui  presse  le 
plus  à  pre'sent,  est  de  vous  tirer  de  l'inquie'-. 
tude  oij  vous  êtes  sur  le  chagrin  secret  de 
madame  de  Wolmar. 

Je  ne  vous  redirai  point  la  suite  de  la  con- 
versation que  j'eus  avec  elle  après  le  départ" 
de  son  mari.  Il  s'est  passé  depuis  bien  des 
clioscs  qui  m'en  ont  fait  oublier  une  partie, 
ft  nous  la  reprîmes  tant  de  fois  durant  sou 
absence,  que  je  m'en  tiens  au  sommaire  pour 
épargner  des  répétitions. 

Elle  m  apprit  donc  que  ce  même  époux  , 
qui  fesait  tout  pour  la  rendre  heureuse,  était 
l'uniqueauteur  de  toute  sa  peine,  et  que  plus 
leur  attachement  mutuel  était  sincère  ,  plus 
il  lui  donnait  à  souflrir.  Le  dinez-vous, 
Milord  ?  cet  homme  si  sage,  si  raisonnable, 
si  loin  de  toute  espèce  de  vice  ,  si  peu  soumis 
an\- passions  humaines,  ne  croit  rien  de  ce  qui 
donne  un  prix  aux  vertus,  et,  dansTinnocence 
d'une  vie  irréprochable,  il  porte  au  fond  de 
son  coeur  l'.inVeuse  paix  des  médians.  La  ré- 
flexion qui  naît  de  ce  contras  te  augmente  la  dou. 
leur  de  Julie,  ci\\  semble  qu'elle  lui  pardoa- 

A    3 


6  LA     NOUVELLE 

lierait  plutôt  de  im-conii;iîlre  rantcur  dr  son 
être  s'il  avait  ijliisdcniotirsiiourlccraindrcoii 
pliisd'ori^ucil  pour  le  braver.  (^)iruii  coupable 
apaiïe  sa  conscience  anx  dépens  de  sa  raison, 
querhonuenrde  penser  antreuient  que  le  vul- 
gaire anime  celui  qui  doi^uiatise  ,  cette  erreur 
au  inoins  se  conçoit;  mais,  poursuit-elle  eu 
sou[iiranl,  pour  un  si  honnête  liounne  et  si 
peu  vain  de  son  savoir,  c'était  bien  la  peino 
d'être  incre'dule  ! 

Il  faut  être  instruit  des  caractères  des  dcu>: 
époux,  il  faut  les  imaj^iner  concentrés  dans  lo 
sein  de  leur  famille  ,  et  se  tenant  l'un  îi  l'autre: 
lieu  du  reste  de  l'univers-,  il  faut  connaîlio 
l'union  qui  replie  eiitr'eii\  dans  tout  K-  reste,' 
jiour  concevoir  combien  leur  dillerend  sur  co 
seul  point  est  capable  d'en  troubler  les  eharines-' 
M.  de  W^C7////<7/-,  elevcdans  le  rit  p;rec,  n'rlait 
pas  fait  pour  supporter  l'alisurditê  d'un  cullc 
a\issi  ridicule.  Sa  raison,  trop  supérieure  a 
l'imbceilie  jou-  qu'on  lui  voulait  imposer ,  le 
secoua  bientôt  avec  mépris -,  el  reietant  ù-la- 
foistoutce  qui  lui  venait  d'une  autoritcsi  sus- 
pecte, force  d'être  impie,  il  se  lit  athée. 

Daiisia  suite,  ayan ttoujours  vécudansdc» 
pays  catholiques,  il  n'apprit  pas  a  concevoir 
Mlle  meilleure  opinion  de  la  foi  chrétienne  par 


H  É  L  0  ï  s  E.  f 

eelle  qu'on  yprofcsse.il  n'y  vitd'autrereligiou 
que  rintërêtde  sesministies.il  vit  que  tout  y 
consistait  encore  en  vaincs  simagrées,  plàtrc'es 
un  peu  plus  subtilement  par  des  mots  qui  ne 
signifiaient  rien;  ils'aperçutqne  tous  les  /lon- 
nétcs gensy  e'taient unanimement  de  son  avis 
et  ne  s'en  cachaient  guère,  queleclergéméme  , 
un  peu  plus  discrètement,  se  moquait  en 
secret  de  ce  qu'il  enseignait  en  public;  et  il 
m'a  proteste' souvent  qu'après  bien  du  temps 
et  des  recherches  ,  il  n'avait  trouve'  de  sa  vie 
que  trois  prêtres  qui  crussent  en  Dieu  {h  ). 
En  voulant  s'eclaircir  de  bonne  foi  sur  ces 


(  fc  )  A  DiEC  ne  plaise  que  je  veuille  approu- 
ver ces  assertions  dures  et  téméraiies  ;  j'alfiime 
•eulcment  qu'il  y  a  des  gens  qui  les  font  ,  68 
dont  la  conduite  du  clergé  de  tous  les  pays  et 
de  routes  les  sectes  n'autorise  que  trop  souvent 
l'indiscrétion.  Mais  loin  que  mon  dessein  dan& 
cette  uote  soit  dfi  me  mettr»  lâchement  à  cou- 
vert, voici  bien  nettement  mou  propre  sentiment 
sur  ce  point.  C'est  que  nul  vrai  croyant  ne 
«aurait  être  intolérant  ni  persécuteur.  Si  j'étais, 
magistrat,,  et  que  la  loi  portât  peine  de  mort 
contre  les  athées ,  je  commencerais  jiar  fairn 
brûler  comme  tel  quiconque  en  viendrait  dénonce* 
tin  autre. 

A  4 


è  L  A     N  O  tr  V  ELLE 

matières,  il  s'était  enfoncé  dans  les  te'ncbrcà 
de  la  lurtapliysiqne  ,  où  riunniuc  n"a  d'autres 
guide»  que  les  systèmes  qu'il  y  porte,  et  ne 
voit  par-tout  que  doutes  et  coutradietions  ; 
quand  cutin  il  est  venu  parmi  des  chrétiens, 
il  est  venu  trop  tard  ,  sa  foi  s'était  déjà  fermée 
à  la  vérité,  sa  raison  u'élnit  plus  accessible  à 
la  certitude;  tout  ce  qu'onlui  prouvait  détrui- 
sant plus  un  sentiment  qu'd  n'en  établissait 
Un  autre,  il  a  fini  par  combattre  également 
les  dotâmes  de  toute  espèce  ,  et  na  cessé  d'élro 
athco  que  pour  devenir  sceptique. 

Voilà  le  mari  que  le  ciel  destinait  à  cette 
Julie  ,c\\  qui  vous  connaissez  une  foi  sisunplo 
et  une  p'.été  si  douce  :  mais  il  faut  avoir  vécu 
aussi  familièrement  avec  elle  que  sa  cousine  et 
moi ,  pour  savoir  combien  cette  amc  tendre 
est  naturellement  portée  à  la  dévotion.  Ow 
dirait  que  rien  de  terrestre  ne  pouvant  sufTiro 
au  besoin  d'aimer  dont  elle  est  dévorée,  cet 
fcxcès  de  sensibilité  so.t  forcé  de  remonter  à 
sa  source.  Ce  n'est  point ,  comme  Ste.  Thé" 
rese  ,  un  cre ur  amoureux  qui  se  donne  le 
change  et  veut  se  tromper  d'objet;  c'est  uii 
cœur  vraiment  intarissable  ,  que  lamour  ni 
l'anutié  n'ont  pu  épuiser,  et  qui  porte  ses 
aacclious  surabondantes  au  seul  être  diijnc  de 


H  E  L  O  I  s  E.  9 

les  absorber  (  c  ).  L'amour  de  Dieu  ne  la  dé- 
tache point  des  créatures;  il  ne  lui  donne  ni 
dureté  ni  aigreur.  Tous  ces  attachemens  pro- 
duits par  la  niéme  cause,  en  s'animant  l'uu 
par  l'antre  ,  en  deviennent  plus  cLarmans  et 
plus  doux;  pour  moi,  je  crois  qu'elle  serait 
moins  dévote  si  elle  aimait  moins  tendrement 
son  père  ,  sou  mari,  ses  enfans  ,  sa  cousine  et 
moi-même. 

Ce  qu'il  y  a  de  singulier  ,  c'est  que  plus  elle 
l'est,  moins  elle  croit  l'être  ,  et  qu'elle  se  plaint 
de  sentir  en  elle-même  une  ame  aride  qui  no 
sait  po  nt  aimer  Dieu.  On  a  oeau  faire ,  dit- 
elle  souvent,  le  cœur  ne  s'attache  que  par 
l'entremise  des  sens  ou  de  l'imagination  qui 
les  représente,  et  le  moyen  de  voir  ou  d  ima- 
giner l'immensité  du  grand  être  (  ^)  !  Quand 

(c)  Comment!  Dif.u  n'aura  donc  que  les  restes 
des  créatures  ?  Au  contraire,  ce  que  les  créature» 
peuvent  occuper  du  cœur  humain  est  si  peu  de 
chose  que,  quand  on  croit  l'avoir  rempli  d'elles, 
il  est  encore  vide.  Il  faut  un  objet  infini  pour 
le  remplir. 

(d)  Il  est  certain  qu'il  faut  se  fatiguer  l'am* 
pou^-  l'élever  aux  sublimes  idées  delà  Divinité; 
un  culte  plus  sensible  repose  l'esprit  du  peuple, 
11  aime  qu'on  lui   offre  des  objets  de  prêté  qui 

A  3 


lo         LA     NO  U  V  E  L  L  E 

je  veux  m'rlcvcr  à  lui  ,  je  iic  sni>  où  je  suis  ; 
n'apercevant  aucun  rapport  entre  lui  et  moi , 
je  ne  sais  par  où  l'atteinilrc  ,  je  ne  vois  ni  n« 
sens  plus  rien  ,  je  me  trouve  dans  l\\^Q  espèce 
d'anéantissement;  et  si  j'osais  jui^er  d'autrui 
par  moi-mcnic  ,  je  craindrais  que  les  cNtascs 
des  mystiques  ne  vinssent  moins  d'un  cuur 
plein  que  d'un  cerveau  vide. 

(^)ue  faire  donc,  continue-t-(  lie  ,  pour  nie 
dérober  aux  fantômes  d'une  raison  qui  s'é- 
gare? Je  substitue  un  culte  grossier ,  mais  II 
ma  portée  ,  à  ces  sublimes  contemplations 
qui  passent  ni.^  facidtés.  Je  rabaisse  à  rej:;ret 
la  majesté  divine;  j'interpose  entr'elle  et  moi 
des  objets  sensibles:  ne  la  jionvanl  contem- 
pler dans  son  essence  ,  je  la  contemple  au 
moins  dans  ses  rouvres  ,  je  l'aime  dans  ses 
bienfaits  :  mais  de  quelque  manière  que  je  m'y 

le  dispensent  de  penser  h  Dtrr.  Sur  ces  maxi- 
mes, les  catholiques  ont-ils  mal  fait  de  remjilir 
leurs  légendes ,  leurs  calendriers,  leurs  éj^lises, 
de  petits  ani;ps  ,  de  beaux  gaiçons  et  de  jolira 
saintes  ?  I^'enfant  Jdsiis ,  eiuic  les  bras  d'une 
nièie  charmante  et  modeste,  est  on  ménie-teinps 
un  (les  plus  tourhans  et  «les  plus  aptéables  spcc- 
tarlcs  <pio  la  dévotion  chrtliciine  puisse  ofliiv  aux 
rcux  des  fideilâSv 


H  É  L  O  1  s  E.  î,> 

prenne,  an-lieu  de  l'amour  pur  qu'elle  exige, 
je  n'ai  qu'une  reconnaissance  intéressée  à  lui 
présenter. 

C'est  ainsi  que  tant  devient  acntinicnt  dans 
un  cœur  sensible,  ./////f  ne  trouve  dans  l'uni- 
Ters  eutier  que  des  sujets  d'attendrissement 
et  de  gratitude.  Par-tout  elle  apereoit  la  bien- 
fe-sante  main  de  la  Providence;  ses  enfans 
sont  le  cher  dépôt  qu'elle  en  a  reçu  ;  elle 
recueille  ses  dons  dans  les  productions  de 
de  la  terre;  elle  voit  sa  table  couverte  p.' r 
SCS  soins  ;  elle  s'endort  sous  sa  protection  ; 
sou  paisible  réveil  lui  vient  d'elle  ;  elle  sent 
ses  leçons  dans  les  disgi'accs,  et  ses  faveurs 
dans  les  plaisirs  ;  les  biens  dont  jouit  tout  co 
qui  lui  est  clicr  sont  autant  de  nouveaux 
sujets  d'iiommagcs  :  si  le  Dieu  de  l'univers 
échappe  à  ses  faibles  yeux,  elle  voit  par-tout 
le  père  commun  des  hommes.  Honorer  ainsi, 
ses  bienfaits  suprêmes,  n'est-ce  pas  servir  au-- 
tant  qu'on  peut  l'Etre  iniini  ? 

Concevez  ,  Milord,  quel  tourment  c'est  d« 
•vivre  dans  la  retraite  avec  celui  qui  partafio- 
notre  existence  ,  et  ne  peut  partager  resjioic 
qui  nous  la  rend  chère!  de  ne  pouvoir  aver» 
lui  ni  bénir  les  oeuvres  de  Dieu  ,  ni  parie? 
Jv,riieur»ux  av«nir  (j^uonous  promet  sa  Ijoîv-» 

A   6 


12  LA     NOUVELLE 

te  !  de  le  voir  insensible  en  fesaut  le  bien  S 
tout  ce  qui  le  rend  agréable  a  faire,  et  par  la 
plus  bizarre  incous'.'quencc,  penser  en  impie 
et  vivre  en  chrétien  !  Imaj^inez  Julie  à  la 
promenade  avec  son  mari  ;  l'une  admirant 
dans  la  riche  et  brillante  parure  que  la  terre 
étale  l'ouvrage  et  les  dons  de  l'auteur  de  l'u- 
nivers ;  l'autre  ne  voyant  en  tout  cela  qu'une 
cnnibinaisoM  fortuite,  où  rien  n'est  lié  que 
par  une  force  aveugle-,  imaginez  deux  époux 
sineiM-enuntunis  ,  n'osant  ,  de  peur  de  s'im- 
portuner mutuellement,  se  livrer,  l'un  aux 
réflexions  ,  lautre  aux  sentimens  que  leur 
iispirent  les  obiets  qui  les  eutojircnt ,  et  tirer 
de  leur  attacliemfut  nièuie  le  devoir  de  se 
contraindre  iucessamiuenl.  IVous  ne  nous 
promenons  presque  jamais  ,  Julie  et  moi  , 
que  quelque  vue  frappante  et  pittoresque  ne 
iui  rappelle  ces  idées  douloureuses.  Helas  ! 
dit-elle  avec  attendrissement  ,  le  spectacle  do 
la  nature,  si  vivant,  si  animé  pour  nous  , 
est  mort  aux  yeux  de  Tinfortunc  Wolmar; 
et  dans  cette  graiulr  harmonie  des  êtres,  où 
tout  parle  de  Ditr  d'une  voix  si  douce,  il 
n'aperçoit  qu'un  silence  éternel. 

Vous  qui  connaissez  Julie  ,   vous   qui  sa- 
vez combicu  cette  amc  coimiiuuicativc  aimo 


H  É  L  O  ï  s  E.  t3 

a  se  répandre  ,  concevez  ce  qu'elle  souffrirait 
de  CCS  réserves  ,  quand  elles  n'auraient  d'au- 
tre inconvénient  qu'un  si  triste  partage  entre 
ceuK  à  qui  tout  doit  être  commun.  Mais  des 
idées  plus  fnnestes  s'élèvent  malgré  qu'elle 
en  ait  à  la  suite  de  celle-là.  Elle  a  beau  vou- 
loir rejeter  ces  terreurs  involontaires,  elles 
reviennent  la  troubler  à  chaque  instant. 
Quelle  horreur  pour  une  tendre  épouse  d'i- 
maginer l'être  suprême  vengeur  de  sa  divi- 
nité méconnue  ,  de  songer  que  le  bonheur  de 
celui  qui  fait  le  sien  doit  finir  avec  sa  vie, 
et  de  ne  voir  qu'un  réprouvé  dans  le  père  de 
ses  enfans  !  A  cette  affreuse  image,  toute  sa 
douceur  la  garantit  à  peine  du  désespoir;  et 
la  religion,  qui  lui  rend  amèrc  l'incrédulité 
de  son  mari,  lui  donne  seule  la  force  de  la 
supporter.  Si  le  ciel,  dit-elle  souvent,  me 
refuse  la  conversion  de  cet  honnête  homme, 
je  n'ai  plus  qu'une  grâce  à  lui  demander  , 
c'est  de  mourir  la  première. 

Telle  est,  Milord  ,  la  trop  juste  cause  de 
SCS  chagrins  secrets  ;  telle  est  la  peine  inté- 
rieure qui  semble  charger  sa  conscience  de 
l'endurcissement  d'autrni  ,  et  ne  lui  devient 
que  plus  cruelle  par  le  soin  qu'elle  prend 
de  la  dissimuler.  L'athéisme ,   qui  maiclio  à 


14         LA     NOUVELLE 

visage  dc'couvert  chez  les  papistes  ,  est  obli- 
ge' de  se  cacher  dans  tout  pays  où,  la  rai- 
son permettant  de  croire  en  Dieu  ,  la  seule 
excuse  des  incrédules  leur  est  otce.  Ce  sys- 
tème est  naturellement  désolant;  s'il  trouve 
des  partisans  chez  les  grands  et  les  riches 
qu'il  favorise,  il  est  par-tout  en  horreur  au 
])euple  opprimé  et  misérable,  qui,  voyant 
délivrer  ses  tyrans  du  seul  frein  propre  à  le^ 
contenir,  se  voit  encore  enlever,  dans  l'es- 
poir d'une  autre  vie,  la  seule  consolation 
qu'on  lui  laisse  en  celle-ci.  ^L^damc  de 
Ji^o/mar  sentant  doue  le  mauvais  ed'et  que, 
ferait  ici  le  pyrrlinnisme  de  son  mari,  et 
voulant  sur-tout  garantir  ses  en  fans  d'un  si 
dangereux  exemple,  n'a  pas  eu  de  peine  ii 
engager  au  secret  un  homme  siiuèrc  et  vrai  ^ 
mais  discret,  simple,  sans  vanité,  et  fort 
éloigné  de  vouloir  ôter  au\  autres  un  bien 
dont  il  est  fâché  d'être  privé  lui-même.  Il 
ne  dogmatise  jamais  ,  il  vient  aulcm|)le  avec 
nous  ,  il  se  conforme  aux  usages  établis  ; 
sans  professer  de  bouche  une  foi  qu'il  n'a  pas, 
ilévit«  le  scandale,  et  fuit  sur  le  culte  réglé 
par  les  lois  tout  ce  que  l'Etat  peut  exiger 
d'un  citoyen. 

Depuis  près  de  kuit  ans  qu'ils  sont  unis  , 


H  É  L  O  ï  s  E.  Tf 

la  seule  madame  (yOrhe  est  du  secret,  parco 
qu'on  le  lui  a  confié.  Au  surplus  ,  les  appa- 
rences sont  si  bien  sauvées  ,  et  avec  si  peu 
d'aQ'ectation  ,  qu'au  bout  de  six  semaines 
passées  ensemble  dans  la  plus  grande  in^:i- 
mité,  je  n'avais  pas  même  conçu  le  moindre 
soupçon,  et  n'aurais  peut-être  jamais  péné- 
tré la  vérité  sur  ce  point,  si  Julie  elle- 
même  ne  me  l'eut  apprise. 

Plusieurs  motifs  l'ont  déteriuinée  à  cette 
confidence.  Premièrement  ,  quelle  réserv.e 
est  compatible  avec  l'amitié  qui  règne  entre 
nous  ?  N'est-ce  pas  aggraver  ses  chagrins  à 
pure  perte,  que  s'ôter  la  douceur  de  les  par- 
tager avec  un  ami? -De  plus,  elle  n'a  pas 
voulu  que  ma  présence  fiit  plus  long-lems 
un  obstacle  aux  entretiens  qu'ils  ont  souvent 
ensemble  sur  un  sujet  qui  lui  tient  si  fort 
au  cœur,  Eufin,  sachant  que  vous  deviez 
bientôt  venir  nous  joindre,  elle  a  désiré, 
du  consentement  de  sou  mari,  que  vous 
fussiez  d'avance  instruit  de  ses  sentimens  ; 
ear  elle  attend  de  votre  sagesse  un  supplé- 
ment à  nos  vains  eflorts  ,  et  des  clfcts  dignes 
de  vous. 

IjC  tcms  qu'elle  choisit  pour  me  confier  sa 
ptioe  m'a  fait  soupçonner  uxie  autre  raisoa 


î6  L  A     N  O  U  V  E  I.  L  E 

dont  clic  n'a  eu  gaidc  do  me  parler.  Son 
mari  nous  quittait;  nous  restions  seuls;  nos 
coeurs  s'étaient  aimes;  ils  s'en  souvenaient 
encore:  s'ils  s'e'taicnt  lui  instant  oublies, 
tout  nous  livrait  à  l'opprobre.  Je  voyais 
clairement  qu'elle  avait  craint  ce  têle-a-téte 
et  làclic  de  s'en  fijarantir  ,  et  la  scène  de 
31eillcrie  m'a  trop  appris  que  cehiiMes  deuK 
qni  se  défiait  le  moins  de  liii-nuine  devait 
seul   s'en  délier. 

Dans  l'injuste  crainte  que  lui  inspirait  sa 
timidité  natnrclle  ,  elle  n'imagina  point  de 
précaution  plus  sure  que  de  se  donner  inces- 
samment un  témoin  (|u'il  Lillnt  r(S|)eelcr  , 
d'appeler  en  tiers  le  iuf,e  intègre  et  redou- 
table qui  voit  les  actions  secrètes,  et  sait  lire 
au  fond  des  cncni-s.  Elle  s'environnait  de  la 
majesté  suprême  ;  je  voyais  Dif.u  sans  cesse 
cntr'ellc  et  moi.  Quel  coupable  désir  eut  pu 
franeliir  une  telle  sauve-^ardo  ?  Mon  cd  iir 
s'c'purait  au  feu  de  son  zèle  ,  et  je  partageai» 
sa  vertu. 

(^cs  graves  entreliens  remplirent  presque 
tous  nos  Icte-iJ-téle  dmant  l'absence  de  son 
mari  ;  et  dej)uis  son  retour  ,  nous  les  rejîre- 
nons  fréquenunent  en  sa  présence.  Jl  s'y 
prête  comme  s'il  «tait  (jucsliou  d'un  autre. 


H  É  L  O  ï  s  E.  17 

et  ,  sans  mépriser  nos  soins  ,  il  nous  donne 
souvent  de  bons  conseils  sur  la  manière  dont 
nous    devons    raisonner   avec    lui.  C'est  cela 
même  qui  me  fait  désespérer  du  succès  ;  car, 
s'il  avait  moins  de  bonne  foi  ,  l'on  pourrait 
attaquer  le  vice  de  l'amé  qui   nourrirait  son 
incrédulité;  mais,   s'il  n'est  question  que  de 
convaincre  ,    où   clierchcrons-nous  des    lu- 
mières qu'il   n'ait  point  eues    et  des  raisons 
qui  lui    aient    échappe  ?    Quand  j'ai  voulu 
disputer   avec   lui,  j'ai   vu  que    tout  ce  que 
je  pouvais  employer    d'argumens    avait  été 
déjà  vainement  épuisé  par,/7///V,  et  que  ma 
sécheresse  était  bien  loin  de  cette  éloquence 
du    cœur    et  de  cette  douce   persuasion  qui 
coule  de  sa  bouche.  Milord  ,   nous  ne  ramè- 
nerons jamais  cet  homme  ;   il  est  trop  froid 
et  n'est  ponit  méchant  :  il   ne  s'agit  pas  de 
le  toucher  ;  la  preuve  Intérieure  ou  de  sen- 
timent  lui   manque  ,    et    celle-là    seule  peut 
rendre  invincibles  toutes  les  autres. 

Quelque  soin  que  prenne  sa  femme  de  lui 
déguiser  sa  tristesse  ,  il  la  sent  et  !a  partage  : 
ce  n'est  pas  un  «ril  aussi  clair-voyant  qu'on 
abuse.  Ce  chagnn  dévoré  ne  lui  en  est  que 
plus  sensible.  Il  m'a  dit  avoir  été  tenté  plu- 
sieurs  fois  de   céder  en    apparence  ,   et  de 


i8  LA     NOUVELLE 

feindre  ,  pour  la  tranquilliser,  des  sent  f- 
inens  qu'il  n'avait  pas;  mais  ufie  telle  bas- 
sesse d'anie  est  trop  loin  de  lui.  Sans  en  im- 
poser à  Julie,  cette  dissimulation  n'eût  été 
qu'un  nouveau  tourment  pour  elle.  La  bonne 
foi  ,  la  francUisc  ,  l'union  des  cœurs  qui 
console  de  tant  de  maux,  se  fussent  e'tlii)- 
sécs  cntr'cux.  Etait-ce  en  se  fcsant  moins 
estimer  de  sa  fenuue  qu'il  j)ouvait  la  ras-^ 
surcr  sur  ses  craintes  ?  Au-lieu  d'user  de  dt'- 
guisemcnt  avec  elle,  il  lui  dit  sincèrement 
ce  qu'il  pense;  mais  il  le  dit  d'un  ton  si 
simple  ,  avec  si  peu  de  mépris  des  opinions 
vulgaires,  si  peu  de  cette  ironique  fierté  des 
esprits  forts,  fjuc  ces  tristes  aveux  donnent 
bien  plus  d'affliction  que  de  colère  à  .hilie  , 
et  que,  »e  pouvant  transmettre  à  sot»  mari 
ses  sentimens  et  ses  espérances  ,  elle  eti 
clicrclie  avec  plus  de  soin  à  rassembler  au- 
tour de  lui  ces  douceurs  passagères  aux- 
quelles il  borne  sa  félicité.  Ah  !  dit-ello 
avec  douleur  ,  si  l'inrorfunè  fait  son  paradis 
en  ce  monde,  rendons-le  lui  du  moins  aussi 
doux  qu'il  est  possible!   (<•) 

(c)  (]onil)ien    co   scniiinriU   plein    (l'innn.mirw 
n'tist-il  pas  plus  naturel  que  le  xlIc  aitVeujL  J«» 


'  H  E  L  O  l  s  E.  ï^ 

liC  voile  de  tristesse  dontcettc  opposition  de 
sentimciis  convie  leur  union  prouve  mieux 
que  toute  autre  chose  l'invincible  ascendant 
de  Julie ^  par  les  consolations  dont  cette 
tristesse  est  mêlée  ,  et  qu'elle  seule  au  moiido 
e'tait  peut-être  capable  d'y  joindre.  Tous 
leurs  de'mèlés,  toutes  leurs  disputes  sur  ce 
point  important,  loin  de  se  tourner  en  ai- 
greur, en  mépris,  en  querelles,  finissent 
toujours  par  quoique  scène  attendrissante  , 
qui  ne  fait  que  les  rendre  plus  chers  l'un  à 
l'autre. 

Hier  l'entretien  s'e'tant  fixé  sur  ce  texte  , 
qui  revient  souvent  quand  nous  ne  sommes 
que  nous  trois,  nous  tombâmes  sur  Torigin» 
du  mal,  et  je  m'efïbrçais  de  montrer  quo 
non-seideraen t  il  n'y  avait  point  de  mal  ab- 
solu et  f^o'nêral  dans  le  système  des  êtres  , 
mais  que  même  les  maux  particuliers  e'taient 
beaucoup  moindres  qu'ils  ne  le  semblent  au 


persécufeurs  ,  toujours  occupé';  h.  tourmenter  le» 
lacréilules  ,  comme  pour  les  damner  dès  ceiie 
Tie ,  et  se  fiiire  les  précurseurs  des  démons  ?  Je 
ne  cesserai  jamais  de  le  redire  ;  c'est  que  ces 
persécuteurs-là  ne  sont  poiut  des  croyans  ;  c« 
•ont  des  fourbes. 


20  LA     NOUVELLE 

premier  conp-d'œil  ,  et  qu'à  tout  prendre 
ils  étaient  suriJ.Tssés  de  beaucoup  pu  les  hicus 
particuliers  et  individuels.  Je  titius  à  M.  de 
Wolniar  son  propre  exemple  ,  et  [n-ntlreda 
bonheur  de  sa  situation  ,  je  la  peit^nais  avec 
des  traits  si  vrais  qu'il  en  parut  einu  Irri- 
niêuie.  Voilà  ,  dit-il  en  ui'interroinpant  , 
les  séductious  de  Julie.  Elle  lucl  toujours 
le  sentiment  à  la  place  des  raisons,  et  le 
rend  si  touchant  qu'il  iaut  louloursTcnibras- 
ser  pour  toute  réponse  :  ne  serait-ce  point 
de  son  maître  de  philosophie ,  ajouta-t-il 
en  riant,  qu'elle  aurait  appris  cette  luanière 
d'argumenter  ? 

Deux  mois  plutôt  ,  la  plaisanterie  m'eût 
déconcerté  cruellement  ;  mais  le  lems  de 
l'embarras  est  jiassé  ,  je  n'en  fis  que  rire  à 
mon  tour;  et  quoique  Julie  eut  un  peu 
rougi  ,  elle  ne  parut  pas  plus  embarrassée 
que  moi.  Noui  continuâmes.  Sans  disj)uter 
sur  la  (juantilé  du  nud  ,  Woliiiar  se  con- 
tentait de  l'aveu  qu'il  Jallnt  bien  Taire,  que, 
pe»i  ou  beaucoup,  enlin  le  mal  existe;  et 
de  cette  seule  existence  il  déduisait  délaut 
de  puissance  ,  d'intelligence  ou  de  bonté  dans 
la  première  cause,  ^loi,  de  nton  côté,  jo 
tâchais  de  montrer  l'origiue  du  mal  physique 


II  É  L  O  l  S  E.  21 

ôans  la  nature  de  la  matière  ,  et  du  mal 
moral  dans  la  liberté  de  l'iiomme.  Je  lui 
soutenais  que  Dieu  pouvait  tout  faire,  hors 
de  créer  d'autres  substances  aussi  parfaites 
que  la  sienne,  et  qui  ne  laissassent  aucune 
prise  au  mal.  Nous  étions  dans  la  chaleur  de 
la  dispute  quand  je  m'apperçus  que  Ju/ie 
avait  disparu.  Devinez  où  elle  est,  me  dilson 
mari  voyant  que  je  la  cherchais  des  yeux  ? 
Mais  ,  dis-je  ,  elle  est  allée  donner  quelque 
ordre  dans  le  ménage.  Non  ,  dit-il  ,  elle 
u'aurait  point  pris  pour  d'autres  aflaires  le 
tems  de  celle-ci.  Tout  se  fait  sans  qu'elle  me 
quitte,  etjeuela  vois  jamais  rien  faire.  Elle 
est  donc  dans  la  chambre  desenfans?  Tout 
aussi  j)eu  ;  ses  enl'ans  ne  lui  sont  pas  plus 
chers  qiie  mon  salut.  Hé  bien  ,  repris-je,  ce 
qu'elle  fait,  je  n'en  sais  rien;  mais  je  suis 
trcs-sùr  qu'elle  ne  s'occupe  qu'à  des  soins 
utiles.  Encore  moins  ,  dit-il  froidement  ; 
venez,  venez;  vous  verrez  si  j'ai  bien  deviné. 
Il  se  mit  à  marcher  doucement  ;  je  le  sui- 
Tis  sur  la  pointe  du  pied.  Nous  arrivâmes 
à  la  porte  du  cabinet;  elle  était  fermée;  il 
l'ouvrit  bruhqnemcnt.  INlilord,  quel  spec- 
tacle !  je  vis  Ju/ie  a  genoux  ,  les  mains 
jointes,  et  toute  eu  larmes.  Elle  se  lève  avec 


il         LA     NOUVELLE 

précipitation  ,  s'cssuyant  les  yeux  ,  se  ca- 
chant le  visaj;e,  et  ciicrcliant  à  s'cchapper: 
ou  ne  vit  jamais  une  houle  p:ircille.  Sou 
mari  ne  lui  laissa  j)as  le  teins  dr  fuir.  H 
courut  à  elle  dans  vxnc  espèec  de  transport. 
Chère  épouse  !  lui  dit  -  il  en  l'embrassant  , 
l'ardeur  même  de  tes  vœux  trahit  ta  cause. 
Que  leur  manque-t-il  pour  ëlie  eflicaces  ? 
Va  ,  s'ils  étaient  entendus  ,  ils  seraient  bien- 
tôt exauces.  Ils  le  seront,  lui  dit-elle  d'ua 
ton  ferme  et  persuade'  ;  j'en  ignore  l'heuro 
et  l'occasion.  Puisse'-jc  l'acheter  aux  dc'pcns 
de  ma  vie  !  mon  dernier  jour  serait  le  mieux 
cinploy('. 

\  enez  ,  Miiord,  quittez  vos  malheureux 
combats  ;  venez  reui|)lir  un  devoir  plu» 
noble.  Le  saj^e  prefère-t-il  l'Iioiiueur  de  tuer 
des  hommes  aux  soins  qui  peuvent  en  sau> 
ver  un  ?   (  /' ) 

(/)  Il  y  avait  ici  une  grande  lettre  Je  nn"lori 
Edoturd  i  Julie.  Dans  la  siiiie  il  sera  fjarh'  de 
celle  lettre  ;  mais  pour  Je  bounes  raisons  j'ai 
•  lé  IbiLc  de   la  suj)j)riiuL'i. 


H  É  L  O  ï  s  E.  23 

LETTRE     VI. 

DE    SAINT -PREUX  A   MI  LORD 
EDOUARD. 

v^uo  I  !  même  après  la  séparation  de  l'ar- 
njce  ,  encore  un  voyage  à  Paris  !  Oublie?;, 
vous  donc  tout-à-fait  Clarens  et  celle  qui 
riiabite  ?  Nous  étes-vous  moins  cher  qu'à 
Milord  Hide  ?  étes-vous  plus  ne'ccssaire  à 
cet  ami  qu'à  ceux  qui  vous  attendent  ici  ? 
Vous  nous  forcez  à  faire  des  vœux  opposes 
aiiK  vôtres,  et  vous  me  faites  souhaiter  d'a- 
voir du  crédit  à  la  cour  de  France  ponr 
vous  empêcher  d'obtenir  les  passe-ports  nue 
vous  en  attendez.  Contenttz-vous  toutefois: 
nUez  voir  votre  digne  compatriote.  3Jalgre' 
lui  ,  maigre  vous,  nous  serons  venges  de 
cette  préférence  ;  et  quelque  plaisir  que  vous 
goûtiez  à  vivre  avec  lui  ,  je  sais  que  quand 
vous  serez  avec  nous,  vous  regretterez  le 
tcms  que  vous  ne  nous  aurez  pas  donne. 
En  recevant  votre  lettre,    j'avais  d'abord 

soupçonne'  qu'une    commission    secrète 

«jucl  plus  digue  uicdiatsur  de  paix  ? 


24  L  A     N  O  U  V  E  L  I.  E 

Mais  les  rois  donnent-Ils  lenr  conQancc^l  des 
i.onuncs  vc.u.erx?  osent-ils  écouter  la  vé- 
ritc?  savent-ils  mOnie  honorer  le  vrai  uic- 
lito  ?  .  .  .  .  Non  ,  non  ,  cher  Edouard, 
TOUS  n'êtes  pas  fait  pour  le  nii.iislère  ,  et  ,c 
pense  trop  l.icn  do  vous  ponr  croire  que  , 
si  vous  n'Jlitz  pas  ne  pair  d'Angleterre, 
vous  le  lussiez  jainais  aevcnii. 

Viens  ,  aini ,  t..  seras  mieux  à  Clarens  qu'à 
la  cour.  O  quel  hiver  nous  allons  passer 
lousen.cn.l.le,  si  l'espoir  de  notre  réunion 
lu-  ui'ahnsc  pas!  chaque  jour  la  prépare  en 
rau.enant  ici  quelqu'une  de  ces  an.es  privi- 
lé-içesqnisoutsi  chères  l'une  h  Taulre,  qui 
S(u.l  SI  dignes  de  s'aimer,  cl  qui  seiuhleiit 
i.'alle.ulre  .[ue  nous  pour  se  passer  du  reste 
de  l'univers.  Fn  app.enanl  quel  heureux  ha- 
sard a  lail  passer  ici  la  i>arlie  adverse  du 
baron  iVEt^nge,  vous  ave/  prévu  tout  ce 
qui  devait  arriver  de  cetle  reneonnc,  et  ce 
qui  est  arrivé  rcellement.  (i')  Ce  vieux  plai- 

(p)  On  voit  qu'il  in.in.pie  iri  plusieius  lettres 
inicrinéainiies,  auisi  .pi  en  be.iuconp  d'autiv» 
endroiis.  Le  lecteur  dira  qu'on  se  lue  lo.t.om- 
ino.l.'mpnl  »r..ir.iire  avcr  de  pareilles  omissions. 

et  je  suis  loui-à-lail  de  son  avis. 

'  dour 


H  É  L  O  ïs  E.  af 

dcur,  quoique  inHexible  et  entier  prcsqu'au- 
taut  que  son  adversaire ,  n'a  pu  résister  à 
l'ascendant  qui  nous  a  tous  subju-uës 
Après  avoir  vu  Julie  ,  après  l'avoir  enten-* 
due  ,  après  avoir  conversé  avec  elle  ,  il  a  eu 
honte  de  plaider  contre  son  père.  Il  est  parti 
pour  Berne  si  bien  disposé,  et  l'accommode- 
ment est  actuellement  en  si  bon  train  que 
sur  la  dernièi^e  lettre  du  baron,  uous  l'at' 
tendons  de  retour  dans  peu  de  jours. 

Voilà  ce  que  vous  aurez  déjà  su  par  M.  de 
Wohnar:  mais  ce  que  probablement  vous 
ne  savez  point  encore  ,  c'est  que  lAfadame 
à' Orbe  ayant  enfin  terminé  ses  affaires  est  ici 
depuis  jeudi  ,  et  n'aura  plus  d'autre  demeura 
que  celle  de  son  amie.  Comme  j'étais  prévcim 

du  jourde .son arrivée ,  j'allai  au-dcvan td'eile 
à  i'insçu  de    Madame    de    Jf^olmar  qu'élis 
vouloi;  surprendre;  et  l'ayant  rencontrée  au- 
decà  de  Lutri  ,  je  revins  sur  mes  pas  avec  elle. 

Je  la  trouvai  plus  vive  et  plus  charmante 
que  jamais  ;  mais  inégale  ,  distraite  ,  n'é.ou- 
tant  point  ,  répondant  encore  moins;  par- 
lant sans  suite  et  par  saillies,  enfin  livrée  à 
cette  inquiétude  dont  on  ne  peut  se  défendry 
«ur  le  point  d'obtenir  ce  qu'on  a  fortement 
désiré.  On  eût  dit  à  chaque   instant   qu'clie 

Nouvelle  Iléloise,  Tome  IV.         B 


a6         L  A    N  O  U  V  E  L  L  E 

tremblait  do  rctomuer  en  arricre.  Ce  départ ," 
quoique  long-lcnps  diiïné  ,  sVtait  fait  si  à 
la  hâte  que  la  tête  en  tournait  à  la  maîtresse 
et  aux  domestiques.  Il  régnait  un  désordre 
risihlc  dans  le  menu  bagage  qu'on  amenait. 
A  mesure  que  la  femme-de-cbambre  crai- 
gnait d'avoir  oublie  quelque  chose  ,  Claire 
assurait  toujours  l'avoir  lait  mettre  dans  le 
colTre  du  carrosse  ,  et  le  plaisant ,  quand  ou 
y  ret;aida  ,  fut  qu'il  ne  s'y  trouva  rien    d* 

tout. 

Connue  elle  ne  voulait  pas  que  ./////<' en- 
tendît sa  voiture  ,  elle  de.scendit  dans  l'avenue  , 
traversa  la  cour  en  courant  comme  une  folle  , 
et  monta  si  précipitamment  qu'il  fallut  res- 
pirer après  la  première  rampe  avant  d'aelie- 
ver  démonter.  M.  de  Tf  o//nar\int  au-devaut 
d'elle  ;  elle  ne  put  lui  dire  uu  seul  mot. 

En  ouvrant  la  porte  de  la  chambre  ,  je  vis 
'.7////V  assise  vers  la  fenêtre  ,  et  tenant  sur  ses 
j;rn()ux  la  petite  JJenrictte  ,  comme  elle  fesait 
souvent.  C/aire  avait  médité  un  beau  dis- 
cours à  ."a  manière  ,  mêlé  do  senlimeiit  et 
de  gaieté;  mais  en  mettant  le  pied  .«ur  lesciiil 
de  la  porte,  le  discours  ,  la  gaieté  ,  tout  fut 
oublié  -,  elle  vole  a  sou  auiie  :  en  s'c'criatit 
avcouu  cinporlemail  iiupossiblc  d  peindre: 


H  E  L  O  1  s  E.  27 

Cousine, tonjours,  pour  toujours  jusqu'à  la 
luort  !  Henriette  apercevant  sa  mère  ,  saute  et 
courtau- devant  d'elle  en  criants,aussi  ;  J/^- 
vian  '.maman  !  de  tou  te  sa  force  ;  et  la  rencon- 
tre si  rudement  que  la  pauvre  petite  tomba  du 
coup.  Cette  subite  apparition  ,  cette   chute, 
la  joie,  le  trouble  ,  saisirent  ./////Va tel  point 
quesetantleve'e  en  étendant  les  bras  avec  un 
cri   très-aigu  ,  elle  se  laissa    retomber   et   se 
trouva  mal.  Claire^  voulant  relever  sa  fille  , 
voit  pâlir  son  amie  ,  elle  lu-site  ,  elle  ne  sait 
à  laquelle  courir.  Enfin  ,  me   vo3-ant  relever 
Henriette  ,^\\it  s'élance  pour  secourir  Julie 
défaillante,  et  tombe  sur  elle  dans  le  mémo 
t'iat. 

Henriette  les  apercevant  toutes  deux  sans 
mouvement  se  mit  à  pleurer  et  à  pousser  des 
cris  qui  firent  accourir  la  FancJwn  ;  l'une 
court  à  sa  mère  ,  l'aulre  à  sa  maîtresse.  Pour 
inoi  ,  saisi  ,  transporté  ,  hors  de  sens  ,  j'errais 
il  si;>iids  pas  par  la  chambre  sans  savoir  ce  que 
)'■  k'sais,avec  Cic?^  exclamations  interrompues  , 
rt  dans  un  ujouvement  convnisif  dont  je 
n'étais  pas  le  maître,  //o/z/mr  lui  -  même  , 
le  froid  //^o/w^r se  sentit  ému,  O  sentiment  ! 
sentiment!  douce  vie  de  l'ame  ,  quel  est  le 
cœur  de  Icr  que  tu  n'as  jamais  touché  ?  quel 

B    2 


ftS         LA    NOUVELLE 

est  rinfortUDc  mortel  à  qui  tu  n'ariaclias  ja- 
mais de  larmes  ?  Au-lieu  de  courir  à  Julie  , 
cet  heureux  e'poux  se  jeta  sur  uu  fauteuil  pour 
contempler  avidement  ce  ravissant  spectacle. 
Ne  craignez  rien  ,  dit-il,  eu  voyant  notre  cui- 
prcsscment.  Ces  scènes  de  plaisir  et  de  joi« 
«'«.'puisent  un  instant  la  tiature  que  pour  la  ra- 
nimer d'une  vigueur  noiivelle-,  elles  ne  sont 
jamais    dangereuses.  Laissez  -  moi   jouir   du 
Louhcur  que  je  goûte  et   que  vous  partagez, 
(^uc  doit- il  être  pour  vous  ?  je  n'en  connus 
jamais  de  semblable  ,  et  je  suis  le  moins  iicu- 
rcux  des  six. 

Milord  ,sur  ce  premier  moment  vous  pou- 
vez juger  du  reste.  Cette  reunion  excita  dans 
toute  la  maison  un  retentissement  d'ailegres.';e 
et  une  fermentation  qui  n'est  pas  encore  cal- 
nw.  Julie  hors  d'elle-même  était  dans  une  agi- 
talion  où  je  ne  l'avais  jamais  vue  ;  il  fut  im- 
possible de  songer  à  rien  de  toute  la  journée  , 
qu'à  se  von-  et  s'end)rasser  sans  cesse  avec  de 
nouveaux  transports.  Ou  ne  s'avisa  pas  mem» 
du  sallond'.^/'o//o/;  ;  le  iilaisir  était  par-lout, 
ou  n'avait  pas  besoin  d'y  songer.  A  peine  le 
lendemain  eut-on  assez   de  sang -froid  pour 
préparer  une  fête.  Sans  îf^ohna r  ,\.ou\.  serait 
alie  de  travers.  Chacun  se  para  de  sou  mieux. 


H  Ê  L  O  ï  s  E.  2^. 

Il  n'y  eut  de  travail  permis  que  ce  qu'il  en 
fallait  pour  les  auiusemens.  La  fête  fut  célé- 
brée ,  non  pas  avec  pompe  ,  mais  avec  délire  • 
il  y  régnait  une  confusion  qui  la  rendait  tou- 
chante ,  et  le  désordre  eu  fesait  le  plus  bel 
ornement. 

La  matîné«6e  passa  à  mettre  Madamed'Orie 
en  possession  de  son  emploi  d'intendante  ou 
de  maîtresse -d'hôtel  ,  et  elle  se  hâtait  d'en 

fa.reles  fonctions  avec  un  empressement  d'en, 
faut  qui  nous  fit  rire.  En  entrant  pour  dîner 
dans  le  beau  sallou  ,  les  deux  cousines  virent 
de  tous  côtés  leurs  chiffres  unis  et  fonnés  avec 

des  fleurs.  ./„//,  devina  dans  l'instant  d'où 
Tcnaitce  soin;  elle  m'embrassa  dans  un  saisis- 
scment  de  }o\e',C/aire  ,  contre  son  a.icicnne 
coutume,  hésita  d'en  faire  autant.   ll>'o/mar 

l'i  en  ût  la  guerre;  elle  prit,  eu  rougissant , 
le  parti  d'imiter  sa  cousine.  Cette  rougeur 
que  ,e  remarquai  trop  ,  me  fit  un  elfet  que  je 
ne  saurais  dire  ;  mais  je  ne  me  sentis  pas  dans 
SCS  bras  sans  émotion. 

L'après-midi  il  y  eut  une  belle  collation 
dans  le  gynécée  ,  où  pour  le  coup  le  inaîtia 
et  moi  fûmes  admis.  Les  hommes  tirèrent  au 
blanc  une  mise  donnée  par  Madame  (.VOrùe. 
LcuouFcau  venu  l'emporta,  quoique  moin^ 

B  3 


3o  L  A     IV  O  U  V  E  L  L  E 

exercé  que  les  autres  ;  Claire  ne  fut  pas  la 
dupe  de  son  adresse.  Hanz  lui-iucmc  uc  s'y 
trouipn  pas,  et  refusa  d'accepter  le  prix  ;  mais 
tous  ses  camarades  l'y  forcèrent  ,  et  vers 
pouvez  juger  que  cette  Lonnètctc  de  leur  part 
ne  fut   pas    perdue. 

Le  soir  toute   la   maison  ,   augmentée  de 
trois  personnes  ,  se   rassembla  pour  danser. 
Claire  semblait  parée  par  la  main  des  G  races; 
elle   n'avait  été  si  brillante   que  ce  jour- Ta. 
Elle  dansait  ,  clic  causait  ,  elle  riait  ,  elle  dou- 
blait ses  ordres  -,  elle  suthsait  h  tout.  Elle  avc.t 
juré  de  m'e>;céder   de  fatigne  ;  et  aprcs  c:nq 
ou  six  contre-danses   tr^s  -  vives  tout  d'une 
haleine  ,  elle  n'oublia  pas  le  reproche  ovdi- 
naire  que  je  dansais  comme  uu   philosonl.e. 
.Te  lui    dis  ,  moi  ,  qu'elle  dansait  comn.e  .m 
Inlin  ,  qu'elle  ne   ferait  pas  moins  de  rava.e, 
et  que  j'avais  peur  qu'elle   ne  me  laissât  re- 
poser ni  jour  ni  nuit.  Au  contraire  ,  d.t-elle  , 
voici  de  quoi  vous  faire  dormir    tout  d  «nie 
pièce;  elàl'iustar.t  elle  me  reprit  pour  danser. 
Elle  était  infatigable;  mais  .1  n'en  6ta.t  ;u» 
ainsi  de  Julie  ,  «  lie  avait  pe.ne  b  se  tenu-  ;  !« 
5,nM.ouT  lui  tremblaient  en  daM.«;ant  ;  elle  était 
î'rop  touchée  pour  po'.voir  être  gais.  Souvent 
ou  voyait  des  larmes  de  joie  couler   de  :» 


H  Ê  L  O  ï  s  E.  3f 

yeux  :  elle  contemplait  sa  cousine  avec  uue 
sorte  de  ravissement  ;  elle  aimait  à  se  croird 
re'traiii^ère  à  qui  l'on  donnait  la  fête  ,  et  a 
regarder  Claire  comme  la  maîtresse  de  la  mai- 
son ,  qui  l'ordonuait.  Après  Icsouper  ,  je  tirai 
des  l'usées  que  j'avais  apportées  de  la  Cliiuo  , 
et  qui  firent  beaucoup  d'efFc t.  Nous  veillâmes 
fort  avant  dans  la  nuit:  il  lallut  enfin  se  quit- 
ter ;  madame  A' Orbe  était  lasse  ou  devait 
l'être  ,  et  Julie  voulut  qu'on  se  couchât  do 
houuc  heure. 

Insensiblement  le  calme  renaît  ,  et  l'ordre 
avec  lui.  Claire  ,  toute  folâtre  qu'elle  est, 
sait  prendre  quand  il  lui  plaît  un  ton  d'auto- 
rité' qui  en  impose.  Elle  a  d'ailleurs  du  sens  , 
un  discernement  exquis  ,  la  pénétration  de» 
'Wolmar  ^  la  bonté  de  Julie  ,  et  quoique 
extréjuement  libérale , elle  ne  laisse  pas  d'avoir 
aussi  beaucoup  de  prudence  ;  eiisorte  que 
reste'e  veuve  si  jeune,  et  chargée  de  la  garde- 
noble  de  sa  fille,  les  biens  de  l'une  et  de  l'autre 
n'ont  fait  que  prospérer  daus  ses  mains  s 
ainsi  l'on  n'a  pas  lieu  de  craindre  que  sousses 
ordres  la  maison  soit  moins  bien  gouvernco 
qu'auparavant.  Cela  donne  à  Julie  le  plaisir» 
de  se  livrer  toute  entière  à  l'occupation  qui 
est  le  plus  de  son  goût,  savoir  l'éducation  des 

ii  4 


S«  LA     NOUVELLE 

tnrans;ct  je  ne  doute  pas   t{\\' Henriette  n» 
profile  extiéincmciit  de  tous  les    soins  don» 
tme  de  SCS  uièrcs  aura  sonla^^c  l'autre.  Je  dis 
ses  mercs  ,  car  à  voir  la   manière  dont   elles 
Tivcnt  avec  clic,  il  est  dilî'icilc  de  distinj^ucr 
la  vcri table  ;  et  des  étrangers  qui  nous  sont 
venusaujourd'huisont  ou  paraissent  Ih-dtssus 
encore  en  doute.  En  eifet  ,  tontes  doux  rap- 
pellent Henriette^  ou  ma  fille,  indinVreni- 
ment.  Elle  appelle  l'une  Maman   et  l'autre 
jtetite  Maman  ;  la  même  tendresse  rè^nc  do 
part  et  d'aiirtre;  elle  obéit  eValement  a  toutes 
deux.  S'ils  demandent  aux  dames    h  laquelle 
elle  apparùciit  ,cbacuue  repond  ,à  moi.  S'ils 
interrogent  Henriette  ^  il  se  trouve  qu'elle  a 
deux  mères  ;  on  serait  endmrrasse  à  nioin:*# 
Les  plus  clair-voyans  se  décident  pointant  à 
la  fin  pour  Julie.  Henriette  , dont  le  père  était 
blond  ,  est  blonde  ccunne  elle  et  lui  ressemble 
beaucoup.  Une  certaine  tendresse  de  mère  so 
peint  encore  mieux  dan»  ses  yeux  que  dans 
les  rcsards  de  Claire.  La  petite  prend  auprès 
de./«/.'Vun  air  phuOrspectucux  ,  plus  atten- 
tif sur  elle-même.  Macbinalemcnt  elle  se  met 
plus  souvent;!  ses  côtés  -,  parce   que    ,hiUe  a. 
pins  souvent  quelque  cbose  à  lui  dire.  Il  faut 
avouer   ^uc  toubcs    les  apparences   sont  e- 


Hl 


H  É  L  O  ï  s  E.  85 

faveur  de  la  petite  maman  ,  et  je  me  suis 
.ipercu  que  cette  erreur  est  si  agréable  aux 
deux  cousines  qu'elle  pourrait  bieu  être  quel- 
quefois volontaire  ,  et  devenir  un  moyen  d« 
leur  faire  sa  cour. 

Milord  ,  dans  quinze  jours  il  ne  manquera 
plus  ici  que  vous.  Quand  vous  y  serez,  il 
faudra  mal  penser  de  tout  homme  dont  le 
cœur  cherchera  sur  le  reste  de  la  terre  des 
vertus  ,  des  plaisirs  qu'il  n'aura  pas  trouve's 
dans  cette  maison. 

LETTRE    VII. 

HE    SAINT -PREUX    A    MILORD 
EDOUARD. 

T 

XL  y  a  trois  ;ours  que  j'essaie  chaque  soir 
de  vous  écrire.  Mais  après  une  jourue'e  labo- 
rieuse ,  le  sommeil  me  gagne  en  rentrant:  le 
matin,  dès  le  point  du  jour ,  ilfautrctourner 
à  l'ouvrage.  Une  ivresse  plus  douce  que  celle 
du  vin  me  jette  au  fond  de  l'amc  un  trouble 
dclieieux  ,  et  je  ne  puisdérober  uumbmcntà 
des  plaisirs  devenus  tout  nouveaux  pour  moi. 
Je  uc  conoois  pas  cjucl  séjour  pourrait  juac 
S  % 


^4  L  A     N  O  U  Y  E  L  L  E 

déplaire  avec   la  soeiélé  que   je  tiouvr   dan» 
celui-ci  :  mais  savez- vous  cil  quoi  Clavens  nie 
plaît  pour  lui-même  ?  c'est  que  ic    m'y  ^ens 
vraiment  à  la  campasnc,  et  que  c'ea  pres- 
que la  picnncic  fois  que  j'en  ai  pu  dire  au- 
tant. Les  j^ensde  ville  ne  savent  point  a. mer 
la  campagne  ;  ils  ne  savent  pas  même  yc'lrc  : 
à  peine  quand  ils  y  so.it ,  s:ivent-ils  cequ  on 
y  ia.t.  Ils  en  dcdai-neut  les  travaux  ,  1rs  plai- 
sirs ,  ilsles  ignorent  ;  ils  sont  chez  eux  eouunc 
en  pays  étran-er  ,  je  ne   m"élonne  pas  qu'ils 
s'y  déplaisent.  Il lauK- lie  villaj^eois au  village . 
ou  n'y  point  aller  ;  car  qu'y  va-t-on  faire? 
Les  lial)itaus    de  Paris  ,   qui  croient  all-r  à 
la  campagne  ,  n'y  vont   point;  ils  portent 
Paris  avec  eux.  Les  clianlours  ,  les  bcaus-cs- 
prils  ,  les  auteurs ,  les  parasites  sont  le  eoricgc 
qui  les  suit.  Le  jeu  ,  la  miisique  ,  la  comédie 
y  sont  leur  seule  occupation.  (//) 'Leur  laide 
est  couverte  comuic  à  Paris  ;  ils  y    uxuwA'nt 
Hux  menus  lieures  ,  on  leur  y  sert  les  mêmes 

(/i)  Il  y  faut  ajouter  la  rliassc  :  encore  la 
font-ils  si  comiuodc<ineiit  .{u'ils  n'en  oiu  ji.v.  la 
moitié  de  U  fdti-uc  iiiilii  plaisir.  Mais  je  u'.-n- 
tnnie  j.oiiit  ici  cet  article  do  la  rliassc,  il  fou.  nu 
iroj.  pour  être  tv:iilé  daiu  un.-  noir..  Jaui:ii  pcut- 
dlio  occasion  J  eu  parier  uilkur». 


H  É  L  O  ï  s  E.  35 

mets  ,  avec  le  mêuie  appareil  ;  ils  u'j  font  que- 
les  mêmes  choses;  autant  valait  y  rester  :  car 
quelque  riche  qu'eu  puisse  être  et  quelque 
soin  qu'on  ait  pris,  ou  seut  toujours  quelque 
privation  ,  et  l'on  ne  saurait  apporter  avec 
soi  Paris  tout  entier.  Ainsi  cette  variété'  qui 
leur  est  si  chère  ,  ils  la  fuient;  ils  ne  connais^ 
seut  Jamais  qu'une  manière  de  vivre,  et  s'ea 
eanuient  toujours. 

Le  travail  de  la  campa-i^ne  est  agréable  à 
considérer  ,  et  n'a  rien  d'assez  pénible  en  lui- 
même  pour  e'mouvoir  à  couipassioîi.  L'objet 
de  l'utilité'  publique  et  prive'e  le  rend  inté- 
ressant; et  puis  ,  c'est  la  première  vocatiou 
de  l'homme  ,  il  rappelle  à  l'esprit  un» 
ide'e  agréable  ,  et  au  cœur  tous  les  charme» 
de  l'âge  d'or.  L'imagination  ne  reste  point 
froide  à  l'aspect  du  labourage  et  des  mcMssous. 
La  simplicité  de  la  vie  pastorale  et  champê- 
tre a  ton  Jours  quel  que  chose  qin  touche.  Qu'on 
regarde  les  prés  couverts  de  geus  qui  faueufc 
et  cliantent  ,et  des  troupeaux  épars  dans  l'c» 
loignement,  insensibleuicnt  on  se  sent  atten- 
drir sans  savoir  pourquoi.  Ainsi  queiquefois. 
encore  la  voi\  de  la  natiue  r.mollit  nos  cœurs, 
farouches    ,     et    quoiqu'on    l'entende     avc« 

n  6 


36         LA    NOUVELLE 

nu  rr^rct  iiintile,  clic  est  si  douce  qu'où  no 
retitciid  jamais  sans  plaisir. 

J'avoue  que,  la  luiscrc  qui  couvre  leschnmps 
eu  certains  pays  où  le  publicaiu  dcvoïc  lis 
fruits  delà  terre,  l'âpre  avidiit  d'un  fermier 
avare  ,  l'inllexiblc  ri-^ucur  d'iui  maître  iuhu- 
niaiu  ôtent  beaucoup  d'atlrail  à  ces  tableaux. 
Des  chevaux  cliques  près  d'expirer  sous  les 
coups  ,  de  maUicureux  paysaus  cxténue's  de 
jeûne  ,  excèdes  de  fatigue  ,  et  couverts  do 
haillons  ,  des  hameaux  de  masures  ,  ollVent  un 
triste  spectacle  à  la  vue  ;  on  a  presque  regret 
d'être  homme  quand  ou  sonp;c  aux  malheu- 
reux dont  il  lant  manger  le  sang.  Mais  quel 
charme  de  voir  de  bons  et  sages  régisseurs 
f  lire  de  la  culture  de  leurs  terres  l'instrument 
de  leurs  bienfaits  ,  leurs  amusemens  ,  leurs 
plaisirs;  vcr.ser  îi  pleines  mains  les  dons  de  la 
providence  ;  engraisser  tout  ce  qui  les  entoure  , 
hommes  et  beslianx  ,  des  biens  dont  regor- 
gent leurs  granges  ,  leurs  caves  ,  leurs  gre- 
niers ;  aecuuudcr  l'abondance  et  la  joie  autour 
d'eux,  et  faire  du  travail  qui  les  eurichitune 
lae  continuelle  !  Counuent  se  dérobera  la 
douce  illusion  que  ces  objets  font  naître  ?  On 
oublie  sou  siècle  et  ses  contemporains  ;  oh  se 
trausporlc  au  temps  dci^  patiiarchcs  ;  ou  Tcut 


H  É  L  O  I  s  E.  3/ 

jncttie  soi-même  la  main  à  l'œuvre  ,  partager 
les  travaux  rustiques  et  le  bonheur  qu'on  y 
voit  attache'.  O  temps  de  l'amour  et  de  l'in- 
nocence ,  où  les  femmes  étaient  tendres  et 
modestes,  où  les  hommes  étaient  simples  et 
vivaient  coiitens  !  O  Rachel  !  fille  charmante 
et  si  constamment  aimée  ,  heureux  celui  qui 
pour  t'obtenir  ne  regretta  pas  quatorze  ans 
d'esclavage  !  O  douce  élève  de  Noemi !  heu- 
reux le  bon  vieillard  dont  tu  réchauEFais  les 
pieds  et  le  cœur  !  Non  ,  jamais  la  beauté  ne 
règne  avec  plus  d'empire  qu'au  milieu  des 
soins  champêtres.  C'est  là  que  les  Grâces  sont 
sur  leur  trône,  que  la  simplicité  les  pare  ,  que 
la  gaieté  les  anime  ,  et  qu'il  faut  les  adorer 
malgré  soi.  Pardon  ,  Milord,  Je  reviens  à  nous. 
Depuis  uu  mois  les  chaleurs  del'automue 
apprêtaient  d'heureuses  vendanges- les  pre- 
mières gelées  en  ont  amené  l'ouverture  ;  (/)  le 
pampre  grillé  ,  laissant  la  grappe  à  découvert , 
étale  aux  yeux  les  dons  du  père  Lyée ,  et 
semble  inviter  les  mortels  à  s'en  emparer. 
Toutes  les  vignes  chargées  de  ce  fruit  bieu- 


(i)  On  vendange  Fort  tard  dans  le  pays  de  Vau(T, 
parce  ([ue  la  principale  iccohe  est  en  vins  blancs, 
«t  que  k  gelée  leur  est  salutaire. 


38          L  A    N  O  U  V  E  L  L  E 

fcsant  que  le  ciel  oiïre  aux  inrortuiu-s  pour 
leur   faire  oublier  leur  misère;  le  bruit  des 
tonneaux  ,  dei cuves  ,  des  legrefass  (A)  qu'où 
relie    de    lentes   parts  ;    le    chant    des    ven- 
dangeuses   dont  ces  coteaux    retentissent  ;  la 
marche  continuelle   de  ceux  qui  portent  la 
vendange  au  pressoir  ;  le  rauquc  sou  des  ins- 
truuicris  rustiques  qui  les  anime  au  travail; 
l'aimable  et  touchant  tableau  d'une  allégresse 
générale  qui  semble  en  ce  nu)ment  eteiulu  sur 
la  face  de  la  terre  -,  enQn  le  voile  de  brouillard 
que  le  soleil  élève  au  matin  comme  une  toilo 
de  théâtre  pour  découvrir  î»  l'ivll  un  si  char- 
mant speclailc  ;  tout   conspire  à  lui  donner 
un  air  de  fête  ,  et  cette  fête  n'en  devient  que 
plus  belle   a  la     réncxion    quand    on    songo 
qu'elle  est  la  seule  où   les  hommes  aient  su 
joindre  l'agréable  à  l'utile. 

M.  de  Wolninr  ,  dont  ici  le  meilleur  ter- 
rain confislc  eu  viguoblcs  ,  a  fait  d'avance 
tous  les  préparatii:.  néce*saires.  kes  cuves,  Fc 
pressoir,  le  cellier  ,  les  futailles  n'altendaient 
que  la  douce  liqueur  poiir  laquelle  ils  sont 
destinés.  .Madame  de  Wo/mar  s'est  chargée 

(k)  Sorte  de  luuJrc  ou  de  giand  tonneau  tlu 
pays, 


H  É  L  O  1  s  E.  39 

delà  récolte  ;  le  choix  des  ouvriers  ,  l'ordre 
et  la  distribution  du  travail  la  regardent. 
Madame  ô.'Orbe  préside  aux  festius  de  ven- 
dange et  ail  salaire  des  journaliers  selou  la 
police  établie  ,  dont  les  loix  ne  s'enfreignent 
jamais  ici.  Mon  inspection  ,  à  moi  ,  est  de 
faire  observer  au  pressoir  les  directions  de 
Julie,  dont  la  tète  ne  supporte  pas  [a  vapeur 
des  cuves,  et  Claire  n'a  pas  manqué  d'ap- 
plaudir a  cet  emploi  ,  comme  étant  tout-à- 
fait  du  ressort  d'un  buveur. 

Les  tâches  ainsi  partagées  ,  le  métier  com- 
mun pour  rem|)lir  les  vides  est  celui  de  ven- 
dangeur. Tout  le  monde  est  sur  pied  de  grand 
matin  :  on  se  rasscm!)!e  pour  allerà  la  vigne. 
Madame  à'Or/ie  ,  qui  n'est  jamais  assez  oc- 
cupée au  gré  de  son  activité,  se  charge  pouy 
surcroît  de  faire  avertir  et  tancer  les  pares- 
•eux  ,  et  je  puis  me  vanter  qu'elle  s'acquitte 
envers  moi  de  ce  soin  avec  une  maligne  vi- 
gilance. Quant  au  vieux  baron  ,  tandis  que 
nous  travaillons  tous  ,  il  se  promène  avec  ua 
fusil  ,  et  vient  de  temps  en  temps  m'ôter  aux 
vendangeuses  pour  aller  avec  lui  tirer  des 
gnves  ,  à  quoi  l'on  ne  manque  pas  de  dire 
ipie  je  l'ai  secrètement  engage  ,  si  bien  que 
j'en  perds  peu-a-pcu  le  uom  de  philosopha 


40  LA     NOUVELLE 

pour  gagner  celui  de  fainéant  ,  qui  dans  le 
fond  ncn  didcre  pas  de  beaucoup. 

Vous  vojcz  ,  par  ce  que  je  viens  de  vous 
inarquer  du  baron  ,  que  uotre  recoMciliiitioti 
est  sincère  ,  et  que  W^olniar  a  lieu  d'ctrc 
content  de  sa  seconde  e'prcuve  (/).  Moi  de  I4 
haine  pour  le  père  de  mon  amie  !  Non  ,  quand 
j'aurais  été  son  fils  ,  je  ne  l'aurais  pas  plus 
parfaitement  houoré.  En  vérité  ,  je  ne  connais 
point  d'homme  plus  droit ,  plus  franc  ,  plus 

(  /)  Ceci  s'entendra  mieux  par  l'extrait  suivant 
d'une  lettre  de  Julie,  qui  n'est  pas  dans  ce  re- 
cueil. 

K  Voilà  ,  me  dit  I\I.  de  Wolmar  en  me  tirant 
»  à  part ,  la  seconde  épreuve  tjue  je  lui  dcsti- 
»  nais.  S'il  n'eût  pas  caresse  votre  père,  je  mo 
M  serais  délié  de  lui.  Mais,  dis-je ,  comment 
•"  concilier  ces  caresses  et  votre  épreuve  avcs 
>>  l'antipathie  que  vous  avez  vous-mi'me  trouvé© 
«  entr'eux  ?  Elle  u'exisie  plus  ,  reprit-il  ;  les 
'>  préjugés  de  voire  p(';re  ont  lait  à  Saint-Preux- 
■»  tout  le  mal  qu'ils  pouvaieiu  lui  faire  :  il  n'en 
'»  a  ])lus  rien  à  craindre,  il  ne  les  hait  plus, 
>»  il  les  plaint.  Le  buroa  tle  son  citxh  ue  le  crauit 
w  plus;  il  a  le  cœur  bon,  il  sent  qu'il  lui  a  fait 
»  bien  du  mal,  il  en  a  pitié.  Je  vois  qu'ils  seront 
«  fort  bien  ensemble  ,  et  se  verront  avec  plaisir. 
»  Aussi  dès  cet  iustHut  je  compte  sur  lui  loyt- 
M  à-fait.  >j 


H  E  L  O  I  s  E.  41 

généreux,  plus  lespectable  à  tons  égards  que 
ce  bou  geutilliouime  :  mais  la  bisarrcric  de  ses 
préjugés  est  étrange.  Depuis  qu'il  est  sûr  que 
je  uc  saurais  \m  appartenir  ,  il  n'y  a  sorte 
d'iionneur  qu'il  ne  me  fasse;  et  pourvu  que 
je  ne  sois  pas  son  gendre  ,  il  se  mettrait  vo- 
lontiers au-dessous  de  moi.  La  seule  chose 
que  je  ne  puis  lui  pardonner  ,  c'est  ,  quand 
nous  sommes  seuls,  de  railler  quelquefois  le 
prétendu  philosophe  sur  îes  anciennes  leçons. 
Ces  plaisanteries  me  sont  amères  ,  et  je  les 
reçois  toujours  fort  mal  ;  mais  il  rit  de  ma 
eolèrc  ,  et  dit  :  Allons  tirer  des  grives,  c'est 
assez  pousser  d'arguracns.  Puis  il  crie  en  pas- 
sant :  C/aire  y  Claire!  un  bon  souper  à  toa 
maître  ,  car  je  lui  vais  faire  gagner  de  l'ap- 
pétit. En  effet  ,  \  sou  âge  il  court  les  vignes 
avec  son  fusil  tout  aussi  vigoureusement  que 
moi  ,  et  tire  incomparablement  mieux.  Ce 
qui  me  venge  un  peu  de  se;;  railleries  ,  c'est 
que  devant  sa  fille  il  n'ose  plus  souffler  ,  et 
la  petite  écolière  n'en  impose  guère  moins  à 
son  père  mcnic  qu'à  sou  précepteur.  Je  re- 
viens à  nos  vendanges. 

Depuis  huit  jours  que  cet  agréable  travail 
nous  occupe  ,  on  est  à  peine  à  la  moitié  de 
l'ouvrage.  Outre  les   vins  destinés  pour  lu 


42  LA     NOUVELLE 

vente  et  pour  1rs  provisions  ordinaires,  les- 
quels n'ont  d'autre  iueon  que  d'être  recueillis 
avec  soin  ,  la  bienl'esante  feeen  prépare  d'au- 
tres plus  lins  pour  nos  buveurs,  et  j'aide  aux 
oi)e'ratious  inap;iqucs  dont  je  vous  ai  parlé, 
pour  tirer  d'un  inéiuc  vignoble  des  vins  do 
tous  les  pays.  Pour  l'un  ,  elle  l'ait  tordre  la 
grappe  quand  elle  est  rnure  ,  et  la  laisse  flé- 
trir au  soleil  sur  la  souche  ;  jjour  l'autre  , 
clic  fait  é-^rapper  le  raisin  et  trier  les  grains 
avant  de  les  jeter  dans  la  cuve  ;  pour  un 
autre  ,  elle  fait  cueillir  avant  le  lever  du  so- 
leil du  raisin  routée  ,  et  le  porter  doucement 
sur  le  pressoir  couvert  encore  de  sa  fleur  et 
de  sa  rosée  ,  pour  en  exprimer  du  vin  blnne  : 
elle  pre'pare  un  vin  de  liqueur  ,  en  mêlant 
dans  les  tonneaux  du  mov'it  réduit  en  sirop, 
sur  le  feu  ;  un  vin  sec  en  reuipêeliant  de 
cuver;  un  vin  d'absinthe  pour  l'estomac  (/h  ), 
un  vin  muscat  avec  des  simi)lcs.  Tous  ces 
vins  différcns  ont  leur  apprêt  particulier  ; 
toutes  CCS  préparations  sont  saines  et  natu- 
relles :  c'est  ainsi  qu'une  économe  industrie 

(m)  En  Suisse  on  huit  beoucoup  de  vin  d'ab- 
sinthe ;  et  en  géii<-ral  ,  rumine  les  hcibes  des 
Alpes  ont  plus  ds  vertu  que  dans  les  plaines, 
ou  y    fait  plus  d'usajje  des   infusions. 


H  E  L  O  f  s  E.  43 

«upplec  a  la  diversité  des  terrains   ,  et  ras- 
semble vingt  climats  en  un  seul. 

Vous  ne  sauriez  concevoir  avec  quel  zèle 
arec  quelle  gaieté  tout  cela  se  fait  Ou  chante 
on  rit  toute  la  journée,  et  le  travail  n'en  va 
que  mieux.  Tout  vit  dans  la  pins  grande  fa- 
miliarité; tout  le  monde  est  égal  ,  et  per- 
sonne ne  s'oublie.  Les  dames  sont  sans  airs 
les  paysannes  sont  décentes,  les  hommes  ba- 
dins et  non  grossiers.  C'est  à  qui  trouvera 
les  meilleures  chansons  ,  à  qui  fera  les  meil- 
leurs contes,  à  qui  dira  les  meilleurs  traits. 
L'unionméme  eugcndre  les  folâtres  querelles , 
et  l'on  ne  s'agace  mutuellement  que  pour 
montrer  combien  on  est  sur  les  uns  des 
autres.  On  ne  revient  point  ensuite  chez  soi 
faire  les  messieurs  ;  on  passe  aux  vignes  toute 
la  journée;  ./i///e  y  a  fait  faire  une  loge  oii 
l'on  va  sechauller  quand  on  a  froid  ,  et  dans 
laquelle  on  se  réfugie  eu  cas  de  pluie.  On  dîno 
avec  les  paysans  et  à  leur  heure  ,  aussi-bieu 
qu'on  travaille  avec  eux.  0;i  mange  aveq 
appétit  leur  soupe  un  peu  grossière,  mais 
bonne,  saine  et  chargée  d'c.xceltens  légumes. 
On  ne  ricanne  point  otgueilleusement  de 
leur  air  gauche  et  de  leurs  complimeiis  rus- 
tauds ;  pour  les  meUrc  à  leur  aise  ,  ou  s'y 


44  L  A     N  O  U  V  E  L  L  E 

prête  sans  afTcclation.  Ces  complaisances  ne 
leur  échappent  pas;  ils  y  sont  sensibles;  et 
voyant  qu'on   veut  bien  sortir  pour  eux  de 
sa  place,   ils  s'en  tiennent  d'autant  plus  vo- 
lontiers dans  la  leur.  A  dîner  ,  on  amène  les 
cufans  ,   et  ils  passent  le  reste  de  la  journe'c 
à  la    vigne.  Avec  quelle  joie  ces  bons  villa- 
geois les  voient  arriver  !  O  bienheureux  en  fans  ! 
disent-ils  en  les  pressant  dans  leurs   bras  ro- 
bustes ,  que  le  bon  Dieu  prolonge  vos  jours 
aux  dépens  des  nôtres  !  ressemblez  à  vos  [/ères 
et  mères  ,  et  soyez  comme  eux  la  bénédic- 
tion du  pays  !  Souvent  en  songeant  que  la 
plupart  «le  ces  honnnosont  porté  les  armes  ,  et 
savent  manier  répée  et  le  mousquet  aussi-bien 
que  la  serpette  et  la  houe  ;  en  voyant  Julie  au 
milieu  d'eux  ,  si  charmante  et  si  respectée, 
recevoir,  elle  et  ses  enfuns  ,  leurs  toucliantcs 
acclatuations  ,     je   me   rappelle   l'illustre    et 
vertueuse    ^^/-//'/'///e?  montrant  son  bis  aux 
troupes  de  Germaniciis.  Julie  ■'  femme  in- 
comparable ,  vous  exercez  dans  la  simplicité 
de  la  vie  pri\ée   le  despotique  empire  de  la 
sagesse  et  des  bienfaits;  vous  êtes  pour  tout 
le  pavs  un  dépôt  cher  et  sacré  que  chacun 
voudrait  défendre   et  conserver   au   j)rix  de 
iousauj,';  et  vous  vive*  plus  sùremcal ,  plu» 


n  É  L  o  ï  s  E.  4$ 

Iionorableraent  au  milieu  d'un  peuple  entier 
qui  vous  aime  ,  que  les  rois  entourés  de  tous 
leurs  soldats. 

Le  soir  ou  revient  gaiement  tous  ensemble. 
On  nourrit  et  loge  les  ouvriers  tout  le  temps 
^e  la  vendange  ,  et  même  le  dimanche  ,  après 
le  prêche  du  soir,  on  se  rassemble  avec  eux  et 
l'on  danse  jusqu'au  souper.  Les  autres  jours 
on  ne  se  sépare  point  non  plus  en  rentrant 
au  logis  ,  hors  le  baron  qui  ne  soupe  jamais 
et  se  couche  de  fort  bonne  heure  ,  et  Julie 
qui  monte  avec  ses  enfans  chez  lui  jusqu'à  ce 
qu'il  s'aille  coucher.  A  cela  près  ,  depuis  le 
moment  qu'on  prend  le  métier  de  vendan- 
geur jusqu'à  celui  qu'on  le  quitte ,  ou  ne 
mêle  pins  la  vie  citadine  à  la  vie  rustique.  Ces 
saturnales  sont  bien  plus  agréables  et  plui 
sages  que  celles  des  Romains.  Le  renverse- 
jnent  qu'ils  affectaient  était  trop  vain  pour 
instruire  le  maître  ni  l'esclave  :  mais  la  douce 
égalité  qui  règne  ici  rétablit  l'ordre  de  la  na- 
ture ,  forme  une  instruction  pour  les  uns, 
une  consolation  pour  les  autres  ,  et  un  lien 
d'amitié  pour  tous  ( // ). 

(n)  Si  (le-là  naît  un  commun  état  de  fête,  non 
moins  doux  à   ceux  qui  descendent  quk  ceux 


46  LA     NOUVELLE 

Le  lieu  d'assemblée  est  une  salle  ù   l'anti- 
que ,  avec  une  grande  clieuiincc  ou  l'on  fait 
bon  feu.  La  pièce  este'clairéc  de  trois  lampes  , 
auxquelles  seulement  M.  de  MWoImar  a   fait 
a)outcr   des  capuchons  de   fer  blanc   ,   pour 
intercepter  la  fuiuée    et  rélléchir  la  lumière. 
Pour  prévenir  Teiivie  et  les  regrets  ,  on  l;iciie 
do   ne    rien   étaler  aux    yeux   de  ces   bonnes 
gens  qu'ils  ne  puissent  retrouver  chez  eux  , 
de  ne  leur  montrer  d'autre  opulence  que  le 
Ciioix  du  bon  dans  les  choses  connuunes,  et 
\\\\  peu  plus  de  largesse  dans  la  distribu (ioilt 
Le  souper  est  servi  sur  deux   longues  tables. 
Le  liixe  et  l'appareil  des  festins  n'y  sont  pas, 

qui  montent  ,  ne  s'ensiiit-il  pas  que  tous  les  états 
sont  prestjue  indiUérens  par  eux-mêmes,  pourvu 
qu'on  jiuisse  et  qu'on  veuille  en  sortir  quelque- 
fois ?  l.es  gueux  sont  malheureux  par-  e  qu'ils 
sont  toujours  gueux  ;  les  rois  sont  malheureux 
parce  qu'ils  sont  toujours  rois.  Les  états  niovens, 
dont  on  sort  plus  uisûment,  olfVcut  des  plaisirs 
au-dessus  et  au-dessous  de  soi  ;  ils  étendent  aussi 
les  lumières  de  ceux  qui  les  remplissent,  en  leur 
donnant  plus  de  préjugés  k  connaître  et  plus  d« 
degrés  à  conqiarer.  VoilA  ,  ce  me  semble  ,  la 
principale  raison  pourquoi  c'est  {généralement 
dans  les  conditions  médiocres  qu'on  trouve  les 
houtmes    les  plus  heureux  et    du  meilleur   sens. 


H  É  L  O  ï  S  E.  47 

mais  l'abondance  et  la  joie  y  sont.  Tout  le 
monde  se  met  à  table  ,  maîtres  ,  journaliers  , 
domestiques  ;  chacun  se  lève  indjfFeremmeiit 
]îour  servir,  sans  exclusion,  sans  préférence, 
et  le  service  se  fait  toujours  avec  grâce  et  avec 
plaisir.  On  boit  à  discrétion  ;  la  liberté  n'a 
point  d'autres  bornes  que  l'honnêteté.  La  pré- 
sence de  maîtres  si  respectés  contient  tout  le 
inonde,  et  n'enipcche  pas  qu'on  ne  soit  à  son 
aise  et  gai.  <^ue  s'il  arrive  à  quelqu'un  de  s'ou- 
tlier,  on  ne  trouble  point  la  fête  par  des  ré- 
primandes ,  mais  il  est  congédié  sans  rémis- 
siion  des  le  lendemain. 

Je  me  prévaux  aussi  des  plaisirs  du  pays  et 
fle  la  saison.  Je  reprends  la  liberté  de  vivre 
a  la  valai.sane,  et  déboire  assez  souvent  du 
vui  pur;  mais  je  n'en  bois  point  qui  n'ait 
été  versé  de  la  main  d'une  des  deux  cousi- 
nes. Files  se  chargent  de  mesurer  ma  soif  à 
«les  forces  ,  et  de  ménager  ma  raison.  Qui 
sait  ïuieux  qu'elles  comment  il  la  faut  gou- 
verner ,  et  l'art  de  me  l'ôter  et  de  me  la  ren- 
<lre  ?  Si  le  travail  de  la  journée,  la  durée  et 
la  gaieté  du  repas  donnent  plus  de  force  au 
vm  versé  de  ces  niainscbéries,  je  laisse  exha- 
ler mes  transports  sans  contrainte;  iU  n'ont 
plus  ncu  que  je  doive  taire  ,  rien  que  géuc 


4S         LA    NOUVELLE 

la  présence  du  sage  U^olmar.  Je  ne  crain. 
point  que  sou  œil  éclaire  lise  au  fond  de 
iuon  cœur;  et  quand  un  tendre  souvcn.r  y 
veut  renaître,  un  regard  de  Claire\n\  donne 
le   cha.igc  ,   un  regard    de  Julie    m'en  lait 


long 


Après  le  souper  on  veille  encore  une  lieure 
ou  deux  en  teillant  du  chanvre  -,  chacun  d.l  sa 
chanson  tour-à-tour.guelq«efois  les  vendan- 
geuses chantent  en  chœur  toutes ensemhlc,  ou 

l.icn  alternativementàvois  seule  et enrcfra.n. 
La  plupart  de  ces  chansons  sont  de  v.cilh^i 

romances  dont  les  airs  ne  sont  pas  piquans; 

mais  ils  ont  ienesaisquoid'antiquectdcdouï 

qui  touche  à  la  longue.  Les  paroles  sont  snn- 
ples  ,  naïves  ,  soutent  tr.sles  ;  elles  pla.sent 
pourtant.  Nous  ne  pouvons  nous  empêcher, 
Claire  ,  de  sourire  ,  Julie  de  rougir ,  mo.  d« 
soupirer  ,  quand  nous   retrouvons  dans  ces 
chansons  dos    tours  et  des  expressions   dont 
ïiou*  nous  sommes  servis  autrefois.  Alors  eu 
jetant  les  yeux  sur  elles  ,  et  me  rappelant  les 
temps  éloignes  ,  un  tressaillement  me  prend  , 
un  poids  insupportahlc  me  tombe  tout-à-coup 
sur  le  cœur,  et  me  laisse  une  impression  fu- 
„este   qui  ne   s'cnace  qu'avec  peine.  Cepen- 
dant je  trouve  à   c«    VciUec»    une   sorte   cU; 


rUaruic 


ft  É  L  O  ï  s  E.  49 

eîiarme  que  je  ne  puis  vous  expliquer,  et  qui 
m'est  pourtant  fort  sensible.  Cette  réunion 
des  diffe'rens  états  ,  la  simplicité  de  cette  oc- 
cupation,  l'idée  de  délassement  ,  d'accord, 
de  tranquillité  ,  le  sentiment  de  paix  qu'elle 
porte  à  l'ame ,  a  quelque  chose  d'attendris- 
sant qui  dispose  à  troviver  ces  chansons  plus 
intéressantes.  Ce  concert  de  voix  de  femmes 
n'est  pas  non  plus  sans  douceur.  Pour  moi  , 
je  suis  convaincu  que  de  toutes  les  harmo- 
nies ,  il  n'y  en  a  point  d'aussi  agréable  que 
le  chant  à  l'unisson  ,  et  que  s'il  nous  faut 
des  accords  ,  c'est  parce  que  nous  avons  le 
goût  dépravé.  En  effet ,  toute  l'harmonie  ne 
se  trouve-t-elle  pas  dans  un  son  quelconque, 
et  qu'y  pouvons-nous  ajouter  sans  altérer  les 
proportions  que  la  nature  a  établies  dans  la 
force  relative  des  sons  harmonieux  ?  En  dou- 
blant les  uns  et  non  pas  les  autres  ,  en  n© 
les  renforçant  pas  en  même  rapport ,  n'ôtons- 
nouspasà  l'instant  ces  proportions  ?  La  na- 
ture a  tout  fait  le  mieux  qu'il  était  possible  ; 
mais  nous  voulons  mieux  faire  encore  ,  et 
nous  gâtons  tout. 

Il  y  a  une  grande  émulation  pour  co 
travail  du  soir  aussi-bien  que  pour  celui  de 
la  journée ,  et  la  filouterie  que  j'y  voulais  cm- 

NouvclU  Hélçise.  Tome  lY.  G 


:^o  L  A    N  O  U  V  E  L  L  E 

ployer  m'atliia  hier  un  pclit  afliont.  Coiiim» 
if  uc  suis  pas  des  pins  ndioits  à  tcillcr,  et  ijue 
j'ai  souvent  des  distractious  ,  ennuyé  d  eire 
toujours  note'  pour  avoir  fnil  le  uioius  d'ou- 
Tragc  ,  je  tiiai  doucement  avec  le  pied  des 
chenevolles  de  mes  voisins  pour  grossir  mon 
tas;  mais  cette  impitoyable  Madame  iX'Orha 
s'en  e'taut  aperçue  fjt  figue  à  Julie,  qui, 
in'avant  pris  sur  le  fait  ,  me  tança  sévèrc- 
luciit.  Monsieur  le  fripon,  me  dit-elle  tout 
haut,  pointd'injustice,  même  en  plaisantant; 
c'est  ainsi  qu'on  s'accoutume  à  devenir  mc- 
chant  tout  de  bon,  et  qui  pis  est,  à  plai- 
santer encore. 

Toilà  comment  se  passe  la  soire'e.  Quand 
riicure  de  la  retraite  approche.  Madame  de 
Wolinor  dit  :  Allons  tirer  le  feu  d';uti(ic«. 
A  linstaut  chacun  prend  son  paquet  de  che- 
iievottes  ,  signe  honorable  de  son  travail  ; 
on  les  porte  en  triomphe  au  milieu  de  la 
cour,  on  les  rassemble  en  un  tas,  on  eu  fait 
\u\  trophée,  on  y  met  le  feu  ;  mais  n'a  pas 
cet  honneur  qui  veut  ;  Julie  l'adjuge,  eu 
présentant  le  flambeau  îi  celui  ou  celle  qui 
a  fait  ce  soir-là  le  plus  d'ouvrage  ;  fut- ce 
elle -même,  clic  se  l'attribue  sans  façon. 
L'auguste  céréuiouic  est  aceomj)agncc  d'uc- 


H  E  L  O  I  s  E.  5i 

clamations  et  de  battemeiis  de  mains.  Les 
cbenevottcs  font  uu  feu  clair  et  brillant  qui 
s'élève  jusqu'aux  nues  ,  un  vrai  feu  de  joie 
autour  duquel  on  saute,  on  rit.  Ensuite  ou 
oQVe  à  boire  à  toute  rassemblée;  chacun  boit 
à  la  santé  du  vainqueur,  et  va  se  coucher 
content  d'une  journée  passée  dans  le  travail, 
la  i^aieté,  l'innocence,  et  qu'on  ne  .'crait  pas 
fâché  de  recommencer  le  lendemain  ,  le  sur- 
lendemain et  toute  sa  vie. 

LETTRE     VIII. 

DE      S^INT-PREUX 
A    M.    DE    Tf^OLMAR. 

Jouissez,  cher  TP'olniar ,  du  fruit  de 
TOS  soins.  Recevez  les  hommages  d'un  cœur 
épuré  ,  qu'avec  tant  de  peine  vous  avez  rendu 
di{»ne  de  vous  être  offert.  Jamais  homme 
n'entreprit  ce  que  vous  avez  entrepris  ;  jamais 
homme  ne  tcnla  ce  que  vous  avez  exécuté; 
jamais  atne  reconnaiss  tn  te  et  sensible  ne  sen  lit 
ce  que  vous  m'avez  inspiré.  La  mienne  avait 
perdu  son  ressort,  sa  vigueur,  son  être  ; 
vous  m'avez    tout  rendu.   J'étais  mort  aux 


52         LA     NOUVELLE 

Tcrtus  ainsi  qu'au  bonheur  ;  je  vous  dois 
cette  vie  morale  à  laquelle  je  me  sens  re- 
naître. O  mon  bienfaiteur  !  ô  mon  père  î  en 
me  donnant  à  vous  tout  entier,  je  ne  puis 
TOUS  odVir,  comme  à  Dieu  même,  que  le« 
dons  que  je  tiens  de  vous. 

Faut -il  vous  avouer  ma  faiblesse  et  me» 
craintes?  Jusqu'à- présent  je  me  suis  tou- 
jours de'fic'  de  moi.  Il  n'y  a  pas  huit  jour» 
que  j'ai  rougi  de  mou  coeur,  et  cru  toute» 
vos  bontés  perdues.  Ce  moment  fut  cruel  et 
décourageant  pour  la  vertu  ;  grâces  au  ciel, 
grâces  à  vous,  il  est  passé  pour  ne  pin» 
revenir.  Je  ne  me  crois  j)Uia  guéri  seulement 
parce  que  vous  me  le  dites,  mais  parce  que 
je  le  sens.  Je  n'ai  pins  besoin  que  vous  me 
répondiez  de  moi.  Vous  m'avez  mis  en  état 
d'en  répondre  moi-même.  Il  m'a  fallu  séparer 
de  vous  et  d'elle  pour  savoir  ce  que  je  pouvais 
être  sans  votre  appui.  C'est  loin  des  lieux 
qu'elle  habite  que  j'apprends  à  ne  plus  crain- 
dre d'en  approclier. 

J'écris  à  .Madanu-  d'C)r/>e  le  détail  de  notre 
voyage.  .Je  ne  vous  le  répéterai  point  ici.  Je 
veux  bien  que  vous  connaissiez  toutes  mes 
faiblesses,  niais  je  n'ai  pas  la  force  de  vous 
le»  dire.   Cher   Wolinar  j  c'est  ma  dcruièi» 


H  Ê  L  O  ï  s  E.  8Î 

faute  ;  je  tu'eu  seus  déjà  si  loin  que  je  nV 
songe  point  sans  fierté';  mais  l'instant  en  esC 
si  près  encore  que  je  ne  puis  l'avouer  sans 
peine.  Vous  qui  sûtes  pardonner  mes  e'gare- 
mens,  comment  ne  pardonneriez -vous  pas 
la  honte  qu'a  produit  leur  repentir  ? 

Rien  ne  manque  plus  à  mon  bonheur 
Miîord  m'a  tout  dit.  Cher  ami ,  je  serai  donc 
à  vous  ?  J'élèverai  donc  vos  enfans  ?  L'aîné 
des  trois  élèvera  les  deux  autres.  Avec  quelle 
ardeur  je  l'ai  désiré!  combien  l'espoir  d'étra 
trouvé  digne  d'un  si  cher  emploi  redoublait 
mes  soins  pour  répoudre  aux  vôtres  !  com- 
bien de  fois  j'osai  montrer  là-dessus  mou 
empressement  à  Julie  !  qu'avec  plaisir  j'in- 
terprétais souvent  en  ma  faveur  vos  discours 
et  les  siens  !  Mais  quoiqu'elle  fût  sensibl» 
à  mon  zèle  et  qu'elle  eu  parût  approuver 
l'objet,  je  ne  la  vis  point  entrer  assez  préci- 
sément dans  mes  vues  pour  oser  en  parler 
plus  ouvertement.  Je  sentis  qu'il  fallait  mé- 
riter cet  honneur  et  ne  pas  le  demander. 
J'attendais  de  vous  et  d'elle  ce  gage  de  votre 
confiance  et  de  votre  estime.  Je  n'ai  point 
été  trompé  dans  mon  espoir  :  mes  amis, 
croj-ez-moi,  vous  ne  serez  point  trompé» 
daus  le  vôtre. 

C3 


l4         L  ^     NOUVELLE 

Vovis  savez  qn'h  la  suite  de  nos  conver- 
sations sur  rëducation  de  vos  cnfans,  i'avais 
jeté  sur  le  papier  quelques  idées  qu'elles  m'a- 
vaient   foiimies    et    que   tous    approuvàlcs. 
Depuis  mon  départ   il  m'est  veau  de  uou- 
Telles  réflexions  sur  le   mêtnc  sujet,  et   j'ai 
réduit    le    tout   en    une   espèce   de    système 
que  je  vous  communiquerai  quand  je  l'aurai 
niieux   digéré  ,    alin   que   vous  l'cxaminie/  à 
votre  tour.  Ce  u'est  qu'après  notre  arrivée  à 
Kome  que  j'espère  pouvoir  le  mettre  en  état 
de  vous  être  monlré.  Ce  syslême  commence 
où  finit  celui  de  Jv/ic,  ou  plutôt  il  n'en  est 
que  la  suite  et  le  développement  ,  car  tout 
consiste  h  ne  pas  gAfcr  rUomme  de  la  naluru 
en  l'appiopriaul  à  la  société. 

J'ai  recouvré  ma  raisou  par  vos  soius  ; 
redevenu  libre  et  sain  de  ca'ur  ,  je  me  sens 
aime  de  tout  ce  qui  m'est  dur  ;  l'avenir  le 
plus  cUarniaut  se  présente  à  moi  ;  ma  silua- 
tiou  devrait  èlre  délicieuse  -,  mais  il  est  dit 
que  je  n'aurai  jamais  l'ame  en  paix.  En  ap- 
prochant du  terme  de  noire  voya^^e  ,  j'y 
vois  l'époque  dvi  sort  de  mon  illustre  ami  ; 
c'est  moi  (|ui  (lois  pour  ainsi  dire  eu  décider, 
feaiuai-jc  faire  au  nuiius  une  l'ois  pour  lui  co 
«ju'il  a  fait  si  souvent  pour  iuoi  ?  Saurai-}*» 


H  É  L  O  ï  s  E.  55 

remplir  digacment  le    plus    grand  ,-  le   plus 
important  devoir  de  nia  vie  ?  Cher  Wol/nar, 
j'emporte  au  foud'de  mon  cœur  toutes  vos 
leçons;  mais  pour  savoir  les  rendre  utiles, 
que  ne  puis-je  de  même  emporter  votre  sa- 
gesse !  Ah  !  si  je  puis  voir  un  jour  Edcuard 
heureux  ;  si,  selon  son  projet  et  le  vôtre, 
nous   nous    rassemblons    tous   pour  ne  plus 
nous  séparer,   quel   vœu    me   resteia-t-d  à 
faire  ?   un  seul,  dont   l'accomplissement  ne 
de'pcnd  ni  de  vous  ,  ni  de  moi ,  ni  de   per- 
sonne au  monde  ;  mais  de  celui  qui  doit  un 
prix  aux  vertus  de  votre  épouse  ,  et  compte  eu 
secret  vos  bienfaits. 

LETTRE     IX. 


DE     SyJ  IN  r  -PREUX 
A    MADAME  V'OJiBE. 


O. 


U  étes-vous,  charmante  cousine  ?  oîi 
êtes-vous,  aimable  coniidcntc  de  ce  faible 
eœur  que  vous  partagez  à  tant  de  titres,  et 
que  vous  avez  consolé  tant  de  fois  ?  Venez, 
qu'il  verse  aujourd'hui  dans  le  vôtre  l'aveu 
de  sa  dernière  erreur.  N'est-ce   pas  à  vous 


56  LA     NOUVELLE 

qu'il  appartient  toii)oiiis  de  le  purifier  ,  et 
sait-il  se  reprocher  encore  les  torts  qu'il  vous 
a  confesses  ?  Non,  je  ne, suis  plus  le  lucme, 
et  ce  changement  vous  est  dû  :  c'est  un  nou- 
veau cœur  que  vous  ui'avez  fait,  et  qui  vous 
ofTre  ses  prémices  ;  mais  je  ne  luc  croirai 
délivre  de  celui  que  je  quitte  qu'après  l'avoir 
de'posé  dans  vos  mains.  ()  vous  qui  ra\ezvu 
naître,  recevez  ses  derniers  soupirs  ! 

L'eussiez-vous  jamais  pense  ?  le  moment 
de  ma  vie  où  je  fus  le  plus  content  de  moi- 
même  fut  celui  où  je  me  séparai  de  vous. 
Revenu  de  mes  longs  egaremcns,  je  fixai  à 
cet  instant  la  tardive  époque  de  mon  retour 
à  mes  devoirs.  Je  commençai  «  payer  enfin 
les  imincnscs  dettes  de  l'amitié,  eu  m'arra- 
chant  d'un  séjour  si  chéri  pour  suivre  un 
bienfaiteur,  un  sage,  qui,  feignant  d'avoir 
besoin  de  mes  soins  ,  mettait  le  succès  des 
sien»  à  l'cpreuvc.  Plus  ce  départ  m'était  dou- 
loureux, plus  je  m'honorais  d'un  pareil  sacri- 
fice. Après  avoir  perdu  la  moitié  de  ma  vie 
à  nourrir  une  passion  malheureuse  ,  je  con- 
sacrais l'autre  à  la  justifier,  h  rendre  parures 
vertus  un  plus  digne  hommage  à  celle  qui 
reçut  si  long-temps  tous  ceux  de  mou  cœur. 
Je  war^uais  liautcwcut  le  premier  de  luc» 


H  É  L  O  I  s  E.  57 

Jours  où  je  ne  fcsais  rougir  de  moi  ,  ni 
TOUS  ,  ni  elle  ,  ni  rien  de  tout  ce  qui  m'était 
cher. 

Milord  Edouard  avait  craint  l'attendris- 
sement des  adieux,  et  naus  voulions  partir 
sans  être   appercus  :    mais  tandis  qv».e   tout 
dormait  encore,  nous  ne  pûmes  tromper  votre 
rigilante  amitié.  En  apercevant  votre  port© 
eutr'ouverte  et  votre  femme-de-chambrc  au 
guet  ,    en  vous  voyant  venir  au-devant  de 
nous  ,  en  entrant   et   trouvant  une  table  à 
thé  préparée  ,  le  rapport    des  circonstances 
me  fit  songer  à  d'autres  temps  ;  et  comparant 
ce  départ  à  celui  dont  il  me  rappelait  l'idée, 
je  me  sentis  si  différent  de  ce  que  j'étais  alors , 
que   me  félicitaut    d'avoir    Edouard   pour 
témoin  de  ces  différences,  j'espérai  bien  lui 
faire  oublier  à  Milan  l'indigne  scène  de  Be- 
sancon. Aimais  je  ne  m'étais  senti  tant  do 
courage  ;  je  me  fesais  une  gloire  ^e  vous  le 
montrer  ;    je  me   parais  auprès  de  vous  de 
cette  fermeté    que   vous  ne    m'aviez   jamais 
▼ue,  et  je  me  glorifiais  en  vous  quittant  de 
paraître  un  moment  à  vos  yeux  tel  que  j 'allais 
être.   Cette  idée  ajoutait  à  mou  courage,  je 
nie  fortifiais  de  votre  estime,  et  peut-être 
TOUS  eussé-jc  dit  adieu  d'uuçeilsccj  si  tqs 


5R         LA     NOUVELLE 

lanncs,  coulant  sur  ma  ioiic,  n'eussent  force 
les  uîieancs  de  s'y  confondre. 

J2  partis  le  cœur  plein  de  tous  ines  devoirs, 
pe'riétre'  sur- tout  de  ceux  que  votre  amitié 
«u'impn.se,  et  bien  résolu  d'employer  le  reste 
de  ma  vie  à  la  nicriter.  Edouard  ijassaiit  eu 
revue  tontes  uics  fautes  ,  uie  remit  devant 
les  yeux  un  tnhlr.ui  qui  n'était  pas  flatte;  ot 
je  connus,  par  sa  jnsti  rii^ueur  à  hlamcr  tant 
dp  f.iibiesses  ,  qu'il  crai;i;na,t  peu  de  les  imiter. 
Cependant  il  feii^uait  d'avoir  cette  crainte  ; 
il  me  parlait  avec  inquiétude  de  son  voyage 
de  Rome  et  des  itulij^ncs  c->ttachcmens  qui 
l'y  rappelaient  nial;:;iT  lui  :  mais  ie  juL';eai 
facilement  qu'il  augmentait  ses  propre.-»  dan- 
gers pour  m'en  occuper  davantage  ,  etm'cloi- 
guer  d'autant  plu»  de  c 'ux  auxquels  j'étais 
expose. 

Ciomme  nous  approchions  de  Villeneuve  , 
un  laquais  qui  moulait  un  mauvais  clieval  se 
laissa  toujber,  et  :-t  lit  une  le^^èro  contusion 
à  la  trte.  Son  maitrc  le  tit  saigner  et  voulut 
coucher  là  cette  nuit.  Ayant  dîne'  de  bouiio 
heure  ,  nous  primes  tles  clievaux  pour  aller  à 
lîcx  voir  la  saline  ;  et  Milord  ayant  des  raisons 
particulières  qui  lui  rendaient  cet  examen  in- 
tcressaut  ,  je  pris  les  mesures  et  le  dessin  du 


H  È  L  O  ï  S  E.  5<^ 

ïiâtiraent  de  graduation;  nous  ne  rentrâmes 
â  Villeneuve  qu'à  la  nuit.  Apres  le  souper 
nous  causâmes  en  buvant  du  punch  ,  et  veil- 
lâmes assez  tard.  Ce  fut  alors  qu'il  m'aporit 
quels  soins  m'e'taient  couSe's  ,  et  ce  qui  avait 
«te'  fait  pour  rendre  cet  arraugenieut  prati- 
cable. Vous  pouvez  juger  de  Teffet  que  fit  sur 
znoi  cette  nouvelle  ;  une  telle  conversation 
ji'amenait  pas  le  sommeil.  Il  fallut  pourtant 
enfin  se  coucher. 

Eu  entrant  dans  la  chambre  qui  m'e'tait 
destinée  ,  je  la  reconnus  pour  la  même  que 
j'avais  occupc'e  autrefois  en  allant  à  Sion.  A 
cet  aspect  je  sentis  une  impression  que  j'au- 
rais peine  à  vous  rendre.  J'en  fus  si  vivement 
frappe'  que  je  crus  redevenir  à  l'instant  tout 
ce  que  j'étais  alors  ;  dix  auue'es  s'effacèrent 
■de  ma  vie,  et  tous  mes  malheurs  furent  ou- 
Jilie's.  Hélas!  cette  erreur  fut  courte,  et  io 
second  instant  me  rendit  plus  accablant  le 
poids  de  toutes  mes  anciennes  peines.  (ç)uel]cs 
tristes  réflexions  succédèrent  à  ce  premier  en- 
chantement !  quelles  comparaisons  doulou- 
Tcuscs  s'offrirent  à  mon  espYit  !  Cliarmes  de 
la  première  jeunesse,  ddlices  des  premières 
amours  ,  pourquoi  vous  retracer  encore  îk  co 
cœur   accablé  d'enuui  et  surchargé  de  lui- 


Êo         LA    NOUVELLE 
même  !0  temps!  temps  heureux,  tu  n'esplus^ 
J'aimais,  j'étais  aime.  Je  me  livrais  dans  la 
jjaix  de  l'iuiiocence  atix  transports  d'un  amour 
parta-z.é:  )e   savourais  à  longs   traits  le    déli- 
cieux sentiment  qui  me  fesait  vivre.  La  douco 
vapeur  de  l'espérance  enivrait  mon  cœur.  Une 
extase  ,  un  ravissement,  un  délire  absorbait 
toutes  mes  facultés.  Ah  !  sur  les  rochers  do 
Mcillcrie,  au  milieu  de  l'hiver  et  des  glaces  , 
d'affreux  abymcs  devant  les  yeux  ,  quel  élro 
au  monde  jouissait  d'un  sort  comparable  au 
luien  ?...  Et  je  pleurais!  et  je  me  trouvais  à 
plaindre!  et  la  tristesse   osait  approcher  do 

moiî que  serai-jc  donc  aujounrhui   que 

j'ai   tout  possédé  ,   tout  perdu  ? J'ai  bien 

nierité  ma  misère  ,  puisque  j'ai  si  peu  senti 

mon   bonheur! Je  pleurais  alors  ? Tu 

pleurais  ?....  Infortuné  ,  tu  ne  pleures  plus.... 
tu  n'as  pas  même  le  droit  de  |)leurer...  ^iie 
n'est-elle  morte  !  osai -je  m'écrier  dans  un 
transport  de  rage;  oui  ,  je  serais  moins  mal- 
heureux ;  j  oserais  me  livrer  a  mes  douleurs  ; 
j'embrasserais  sans  remord»  sa  froide  tombe, 
mes  regrets  seraient  dignes  d'elle;  je  dirais  : 
Elle  entend  mes  cris,  eUe  voit  mes  pleurs, 
rnes  génussemens  la  toucl.ent  ,  elle  approuve 
9t  reçoit  uion  pur  hommage J'aurais   au 


uiouis 


îï    É    L   O  ï  s   E.  fij; 

Jûoins  resjioir  de  la  rejoindre...  Mais  elle  rit  ; 
elle  est  heureuse  !...  Elle  vit ,  et  sa  v!e  est  ma 
mort,  et  son  bonheur  est  mon  supplice;  e| 
le  ciel  ,  après  me  l'avoir  arrache'e  ,  m'ôt« 
jusqu'à  la  douceur  de  la  regretter  !...  Elle  vit, 
mais  non  pas  pour  inoi  ;  elle  vit  pour  inoii 
desespoir.  Je  suis  cent  fois  plus  loin  d'elle 
que  si  elle  u'était  plus. 

Je  me  couchai  dans  ces  tristes  ide'es.  Elles 
ane  suivirent  durant  mon  soiruneil ,  et  le  rem- 
plirent d'images  funèbres.  Les  amères  dou- 
leurs ,  les  regrets,  la  mort  se  peignirent  dans 
mes  songes,  «t  tous  les  maux  que  j 'avais  souf-i 
ferte  reprenaient  à  mes  yeux  cent  formes  nou- 
velles, pour  me  tourmenter  uue  seconde  fois. 
Un  rêve  sur-tout,  le  plus  cruel  de  tous,  s'obs- 
tinait à  me  poursuivre,  et  de  fantôme  eu  fan- 
tôme toutes  leurs  apparitions  confuses  linis- 
saient  toujours  par  celui-là. 

Je  crus  Toir  la  digne  mère  de  votre  ami< 
dans  soti  lit  expirante,  et  sa  fille  à  genoux 
devant  elle,  fondaut  en  larmes,  baisant  ses 
mains  et  recueillant  ses  derniers  soupirs.  Je 
revis  cette  scène  que  vous  m'avez  autrefois 
dépeinte,  et  qui  nesortira  jamais  de  mon  sou- 
venir. O  ma  mère  !  disait  Ju/Zc  d'un  ton  à  me 
uavrer  l'ame  ,  celle  qui  vous  doit  le  jour  vou« 


62      i.iL  nouvelle: 

l'ôtc  !  AU  '.  reprenez  votre  bienfait ,  sans  volis 
il  n'est  pour  moi  qu'un  don  funeste.   INlou 

enfant,  lepoiulit  sa   tendre  mère il  faut 

remplir  son  sort...  Dieu  est  iusle...  tu  seras 

îiièrc  b  ton  tour elle  ne  put  achever Je 

voulus  lever  les   yeux  sur  clic;  je  ne  la  vis 
plus.  Je  vis  Julie  :i  sa   place;  je  la  vis,  je  la 
reconnus,  quoique  son  visa-cfiitcouvert  d'ur» 
voile.  Je  fais  un  cri  ;  je  m'élance  pour  écarter 
le  voile  ;  je  ne  pus  l'atteindre  ;  j'ctendais  les 
Inas,  je  me  tourmctilais  et  ne  touchais  rien.- 
Ami  ,  calme-toi,  me   dit-cUe  d'une  voix  fai- 
lle :  le  voile   redoutable   ne   couvre  ,   nullo 
jiiain  ne  peut  l'écarter.  A  ce  mot,  je  m'a-itc 
et    fais  un  nouvel   elfort  ;  cet  elTort  me  ré- 
veille :  je  me  trouve  dans  mon  lit,  accablé 
de  fatisue  ,  et  trempé  de  sueur  et  de  larmes. 
Bientôt  ma  frayeur  se  dissipe  ,  rcpuisemeut 
me  rendort  ;  le  même  songe  me  rcndles  mêmes 
n^ilalious  ;  je  m'éveille  et  me  rendors  une  troi- 
sième fois.  Toujours  ce  spectacle  lui^ubre ,  tou- 
jours ce  même  appareil  de  mort,  toujours  co 
voile  impénétrable  échappe  à  mes  mains,  et 
dérobe    à  mes    yeux    l'objet   expirant    qu'il 

couvre. 

A  ce  dernier  réveil  ma  tcrrciu-  fut  si  forte, 
que  je  uc  la  pus  vauicrc  ctaut  c veillé.  Je  mo 


iL    ""■ "' 

(  '-ft 

.... 

\U/.' 

•  ni-  /, 

rrr,rnu  /'/m'-  • 

.y..;-.'.- 

^-=== 

m 

H  E  L  O  1  s  E.  6S 

jette  à  bas  de  mon  lit  sans  savoir  ce  que  je 
iVsai*^  je  lAe  mets  à  errer  par  la  chambre  , 
ettVavc  comme  un  jcnfant  des  ombres  de  la 
"iiuit ,  proyantruc  voir  environne  de  fantômes , 
et  l'oreille  encore  frappéede  cette  voix  plain- 
tive dont  je  n'entendis  jamais  le  son  sans 
émotion.  Le  crépuscule  ,  en  commençant  d'é- 
clairer les  objets,  ne  fit  que  les  transformer 
an  ^r6  de  mon  imaj»i nation  troublée.  Mon 
eilroi  redouble  et  m'ôte  le  jugement  :  après 
avoir  trouve  ma  porte  avec  peine  ,  je  m'en- 
fuis de  ma  chambre  ,  j'entre  brusquement 
dans  celle  d'Edouard  :  j'ouvre  son  rideau  et 
inc  laisse  tomber  sur  son  lit,  eu  m'écriant 
Iiors  d'habine:  C'en  ci^t  fait,  je  ne  la  verrai 
])lns  !  Il  s'éveille  eu  sursaut  ,  il  saute  à  ses 
armes  ,  se  croyant  surpris  par  un  voleur.  A. 
l'ii  -taut.il  me  reconnaît;  je  me  reconnais 
inoi-mcmc  ;  et  pour  la  seconde  fois  de  ma 
vie  ,  je  me  vois  devant  lui  dans  la  confusion 
que  vous  pouvez  concevoir. 

n  nie  fit  asseoir,  me  remettre  et  parler.  Si 
tôt  qu'il  sut  de  quoi  il  s'agissait,  il  voulut 
tourner  la  chose  en  plaisanterie  ;  mais  voyant 
que  j'étais  vivement  frajipé  ,  et  qug  cotte  im- 
pression ne  serait  pas  facile  a  détruire  ,  il 
whaugea   de  ton.  Vous  ne  méritez    ni  mou 

D  a 


64 


LA      N  O  U  V  E  L  L  T: 


amitic  ni  mon  estime  ,  ïuc  dit-il  assez  durr>- 
luciit;  si  j'avais  pris  pour  mon  laquais  lu 
quart  des  soins  que  j'ai  [)ris  porir  vous,  j'eil 
aurais  fait  un  houinie  ;  mais  vovis  n'êtes  rien.. 
j\li!  lui  dis-jc  ,  il  est  trop  vrai.  Tout  ce  que 
j'avais  de  bon  me  venait  d'elle  :  je  ne  la  re- 
verrai jamais  ;  ;e  ne  suis  plus  rien.  Jl  sourit  , 
et  m'embrassa.  Tranquillisez  -  vous  aujour- 
d'hui ,  inc  dit-il  ,  denuun  vous  serez  raison- 
nable. Je  me  charge  de  l'événement.  Après 
cria  ,  changeant  de  eonversaliou  ,  il  me  pro- 
posa de  partir.  J'y  consentis,  on  lit  metlr» 
les  chevaux  ,  nous  nous  habillâmes.  Kii  eii- 
traul  dans  la  chaise  ,  Milord  dit  iu\  mot  à 
Torcille  au   postillon  ,  et  nous  partîmes. 

Nous  marchions  sans  rien  dire.  .1  "étais  si 
occuj)c'  de  mou  funeste  rêve  que  je  n'enten- 
dais et  ne  voyais  rien.  Je  ne  lis  pas  mèm« 
attention  que  le  lac  ,  qui  la  veille  était  à  ma 
droite  ,  était  maintenant  h  ma  gauche.  Il  n'y 
eut  qu'un  bruit  de  pave  qui  me  lira  de  ma 
léthargie  ,  et  me  lit  apercevoir  ,  avec  un  eloii_ 
juruent  facile  à  comprendre,  que  nous  ren- 
trions dans  ('lareiis.  A  trois  cents  pas  delà 
grille  Milord  lit  arrêter;  et  me  tirant  à  l'é- 
cart :  Vous  voyez,  me  dit-il  ,  mon  projet; 
a.  u'a  paï  botoiu  d'c:iplication.  Allez,  yisiou- 


H  E  L  O  I  s  E.  65 

uairc  ^  a;ov:ta-t-il  en  nie  sciiant  la  main  , 
allez  la  revoir.  Heureux  de  ne  montrer  vos 
folies  qi  l'à  des  gens  qui  vous  aiment  !  Hâtez- 
vous  ,  '^c  vous  attends;  mais  sur- tout  ne 
revenez  qu'après  avoir  dc'chirc  ce  fatal  voile 
tiSsu  'dans  votre  cerveau. 

Qri'aurais-)e  dit?  je  partis  sans  répondre. 
JeiD  archais  d'un  pas  pre'cipite'  que  la  réflexion 
raleitit  eu  approchant  de  la  maison.  Quel 
personnage  allais-je  faire  ?  comuicnt  oser  me 
mC'iitrer?  De  quel  pre'texte  couvrir  ce  ?etour 
lia  pre'vu  ?  avec  quel  front  irais-je  alle'guer  mes 
rùlicules  terreurs  et  supporter  le  regard  mépri- 
si:nt  du  géne'reux  Tf  olmar?  Plus  j'appro- 
C  hais  ,  plus  ma  frayeur  me  paraissait  puérile, 
'-■t  mon  extravagance  uie  fesait  pitié.  Cepen- 
dant un  noir  pres.sentiment  m'agitait  encore  , 
et  ;e  ne  me  sentais  point  rassuré.  J'avançais 
toujours,  quoique  lentement,  et  j'étais  déjà 
près  de  la  cour,  quand  j'entendis  ouvrir  et 
refermer  la  porte  de  l'Elysée.  N'en  voyant  sor- 
tir personne ,  je  fis  le  tour  eu  dehors ,  et  j 'allai 
par  le  rivage  côtoyer  la  volière  autant  qu'il 
me  fut  possible.  Je  ne  tardai  pas  de  juger 
qu'on  en  approchait.  Alors  prêtant  l'oreille , 
}e  vous  entcndi.s  parler  toutes  deux,  et,  sans 
qu'il  me  fut  possible  de  distuigucr  uu    seul 

U  3 


66  LA     NOUVELLE 

mot  ,  je  trouvai  dans  le  son  de  votre  voix  je 
ue  sais  quoi  de  languissant  et  de  tcnilre  qui 
me  donna  de  l'euiotion  ,  et  dans  la  sienne  nu 
accent  alIVctncux  et  doux  ù  son  ordi.naire  , 
mais  paisible  et  serein  ,  qui  me  remit  ii  l'ins- 
tant ,  et  qui  Ht  le  vrai  réveil  démon  rêve 

Snr-lc-cliainp  ,  je  aie  sentis  tellement  clii  use 
qnc  je  nie  moquai  de  nioi-tncinc  et  de  mes  vaines 
alarmes.  En  sonp;eant  qnc  je   n'avais  qu'une 
baie  et  quelques  buissons  à  Iranchir  pourvoir 
pleine  de  vie  et  de  santé  celle  que  j'avais  o»u 
ne  revoir  jamais,  j'abjurai  pour  toujours mrs 
craintes,  mon  eflVoi  ,  nies  cliimères  ,  et  je  \\\n 
déterminai  sans  peine  à  repartir ,  même  sans 
la  voir.   Claire,  je  vous  le  jure,   non-seule- 
ment je  ne  la  vis  point  -,  mais  je  m'en  relournaî 
iierde  ne  l'avoir  point  vue,  de  n'avoir  pasél(^ 
faible  etcre^dule  jusqu'au  l>onl  ,  el  d'avoir  aiU, 
moins  rendu  cel  honneur  à  ï:\\\\\iV Edouard ^ 
de  le  mettre  au-dessus  d'un  son^e. 

Voilb,  chère  cousine  ,  ce  que  j'avais  à  vous 
dire,  et  le  deniirr  aveu  ([ui  me  restait  a  vous 
l'aire.  Le  détail  du  reste  de  notre  voyage  n'a 
plus  rien  d'intéressant;  il  me  sulFit  de  vous 
iirotesterquedepuislorsnon-seidement.Milorrl 
est  content  de  moi  ,  mais  cpie  je  le  suis  ciuorc 
plus  moi-même,  qui  sens  mon  entière  guéri- 


H  É  L  O  ï  s  E.  6j^ 

son  Jjionniîeux  qu'il  ne  la  peut  voir.  De  peur 
de  lui  laisser  une  défiance  inutile,  je  lui  ai 
cache'  que  je  ne  vous  avais  point  vues,  guand 
iImec!cmandasilevoileetaitlcvé,iel'aflinnai 
sans  balancer  ,  et  nous  u  eu  avons  plus  parle'. 
Oui,  cousine,  il  est  levé  pour  jamais  ce  voile 
dont  ma  raison  fut  long-temps  offusquée. 
Tous  mes  transports  inquiets  sont  éteints.  3& 
vois  tous  mes  devoirs  et  je  les  aime.  Vous 
m'êtes  toutes  deux  plus  chères  que  jamais; 
mais  mon  cœur  ne  distingue  plus  l'une  de 
l'autre,  et  ne  sépare  point  les  inséparables. 

Nous  arrivâmes  avant-hier  à  Milan.  NoU» 
en  repartons  après-demain.  Dans  huit  jours 
nous  comptons  être  à  Rome  ,  et  j'espère 
y  trouver  de  vos  nouvelles  en  arrivant.  Qu'il 
uie  tarde  de  voir  ces  deux  étonnantes  per^ 
sonnes  qui  troublent  depuis  si  long-temps  le 
repos  du  plus  grand  des  hommes  !  O  Ju/ie  !  6 
Claire!  il  faudrait  volrc  égale  pour  mériter 
4jç  le  reudr«  hoiueux. 


D  4 


63         tA     NOUVELLE 

LETTRE      X. 

DE      M^DyfME     D'ORBE 
y4    SAI.\r-PREUX. 


Ne 


ous  attendions  tous  de  vos  nouvelles 
«vec  iinp:itiencc ,  et  je  u'ai  pas  besoin  de  vous 
dire  coiuhicn  vos  lettres  ont  fait  de  plaisir  à 
la  petite  communauté':  mais  ce  que  vous  u© 
(ijevinerez  pas  de  même  ,  c'est  que  de  toute  la 
maison  je  suis  |)eut-êtrc  celle  qu'elles  ont  lo 
moins  réjouie.  Ils  ont  tous  appris  que  vous 
aviez  lieurcusement  passe  les  Alpes,  moi,  j'ai 
iont^o  que  vous  étiez  au-delà. 

A  J'c'-ard  du  de'tail  que  vous  m'avez  fait' 
nous  n'en  avons  ricu  dit  au  baron,  et  j'en  ai 
passé  à  tout  le  monde  quelques  soliloques 
fort  inutiles.  M.  de  ff-'olinar  a  cki  rhoniiétcto 
de  ne  faire  que  se  moquer  de  vous:  mais 
%Ju/ie  n'a  pu  se  rappeler  les  derniers  uiomcns 
de  sa  mère  sans  de  nouveaux  rej^rets  et  do 
iiouvelles  larme?.  Elle  nu  rtniarqué  de  votre 
rêve  que  ce   qui  ranimait    ses  douleurs. 

(^)uant  à  moi  ,   je   vous  dirai  ,   mon  cher 
taaitr'î,  que  je  ne  suis  plus  surprise  de  vou^ 


H  É  L  O  ï  s  E.  69 

voir  eu  con  ti  nu  cl  îeacliui  ratio  II  de  vous-même, 
toujours  achevaut  quelque  folie,  et  toaijours 
commeiicaut  d'être  sage;  car  il  y  a  long -temps 
que  vous  passez  votre  vie  à  vous  reprocher  le 
Jour  de  la  veille  ,  et  à  vous  applaudir  pour  le 
Icudemaiii. 

Je  vous  avoue  aussi  que  ce  granci  effort 
de  courage  ,  qui  ,  si  près  de  nous  ,  vous  a 
fait  retourner  comuie  vous  étiez  venu  ^  ne  me 
paraît  pas  aussi  merveilleux  qu'à  vous.  Je  le 
trouve  plus  vain  que  sensé,  t^t  je  cirois  qu'à 
tout  prendre  j'aimerais  autant  luoinii  de  force 
avec  un  peu  plus  de  raison.  Surcett  ?  manière 
de  vous  en  aller,  pourrait-on  vous  demauder 
ce  que  vous  êtes  venu  faire?  Vous  avez  eu 
honte  de  vous  montrer  ,  et  c'était  de  n'oser 
vous  montrer  qu'il  fallait  avoir  boute  ;  comme 
si  la  douceur  de  voir  ses  amis  u'enacait  pas 
cent  fois  le  petit  chagrin  de  l.çur  raillerie  î 
N'éticz-vous  pas  trop  heureux,  de  venir  nous 
offrir  votre  air  effaré  pour  rjous  faire  rire  ? 
Hé  bien  donc  ,  je  ne  me  sui  s  pas  moquée  do 
de  vous  alors;  mais  jem'eia  moque  tant  plus 
aujourd'hui,  quoique,  n'ayant  pas  le  plaisir 
de  vous  mettre  en  colère  ^  je  ne  puisse  pas  rire 
de  si  bon  cœur. 

Malheureusemeut  il    r  apis  encore;  c'est  que 

D  5 


79  LA     N  O  U  V  E  L  L  E 

j'ai  gagné  toutes  vos  teneurs  sans  me  rassiircr 
comme  vous.  Ce  r<>ve  a  quelque  cliose  d'ef- 
frayant qui  nrinqulcle  et   m'attrisic  malgré 
que  j'en  aie.  En  lisant  votre  lettre  ,  je  ])Iàuinis 
vos  a-^italions;  en  la  finissant,  j'ai  bhuuc' volve 
sécurité.  L'on   n<>  saurait  voir  à-la-fois  pour- 
quoi vous  étiez',  si  ému  ,  et  pourquoi  vous  êtes 
devenu   si    tranquille.   Far   quelle    bizarrerie 
avez- vous    i:;nr(ié   les    plus  tristes   prcssentt- 
mens  jusqu'au  uioment  où  vous  avez  1)U  les 
détruire  et  ne  l'avez  pas  voulu  ?  Lu  pas  ,  uu 
geste,   un    mot,  tout  était  iini.  Vous  vous 
étiez  alannésans  raison,  vous  vous  êtes  la.s- 
surc  de  uume  ;  mais  vous  m'avez  transmis  la 
frayeur  que  vous  n'avez  plus  ,  et  il  se  trouve 
qu'ayant  eu  de  la  l'orée  une  seule  fois  ci-  volru 
vie  ,    vous   l'avez  eue  à   mes  dépens.  Depuis 
votre  fatale  lettre  un  serrement  de  cœur  ne 
m'a  pas  quittée  ;  je  n'approche  point  de  Julie. 
sans  treud.Ier  de  la  perdre.  \  chaque  instant 
je  crois  voir  sur  son  visage  la  pâleur  tle  la  nu)rt  ; 
et  ce  matin  ,  la  pressant  dans  mes  bras  ,  jcmo 
suis  sentie  en  pleTirs  sans  savoir  pourquoi.  Ce 

voile  !   ce  voile  ! il  a  je  ne  sais  quoi  de 

sinistre  qui  me  trouble  chaqiic  l'ois  que  j'y 
pense.  Non  ,  je  ne  puis  vous  pardonner  rl'avoir 
j)U  l'écui  ter  sans  l'ayoir  fait,  et  j'ai  bien  peur 


H  É  L  O  ï  s  E.  7 

de  n'avoir  plus  désonnais  un  moment  de 
contentement  que  je  ne  vous  revoie  auprès 
d'elle.  Convenez  aussi  qu'après  avoir  si  long- 
temps parle'  de  philosophie  ,  vous  vous  êtes 
montre'  philosophe  à  la  fin  bien  mal-à-pro- 
pos. Ah  î  rêvez  ,  et  voyez  vos  amis  ;  cela  vaut 
mieux  que  de  les  fuir  et  d'être  un  sage. 

II  paraît ,  par  la  lettre  de  Milord  a  M.  d« 
'JJ^ohnar  ^  qu'il  songe  se'rieusement  à  venir 
s'e'tablir  avec  nous.  Sitôt  qu'il  aura  pris  son 
parti  là-bas,  et  que  son  cœur  sera  décide, 
revenez  tous  deux  heureux  et  fixés,  c'est  le 
vœu  de  la  petite  communauté,  et  sur-tout 
celui  de  votre  amie  , 

C}aire  d'Orbe^ 

p.  S.  Au  reste  ,  s'il  est  vrai  que  vous  n'ave» 
rien  entendu  de  notre  conversation  dans 
l'Elysée,  c'est  peut-être  tantmicux  pour  vous  ; 
car  Vous  ma  savez  assez  alerte  pour  voir  les 
gens  sans  qu'ils  m'aperçoivent,  et  assez  ui Si- 
ligae  pour  per«iûer  les  écouteurs.. 


n  m 


73         LA    NOUVELLE 
LETTRE     XI. 

D  E     M,     D  E      W  O  L  M  A  R 
A    SAINT- Pli  EUX. 

J'ECRish  Miloid  Edouard^  et  Je  lui  parle 
do  vous  «i  au  long  qu'il  ne  uic  reste  en  vous 
écrivant  à  vous-même  qu'ïi  vous  renvoyer  à 
sa  lettre.  La  vôtre  exij;crait  peut-être  de  uia 
part  un  retour  d'iionnclc  te:  mais  vous  appeler 
dans  ma  famille  vous  traiter  en  frère,  ca 
ami;  faire  votre  sncur  de  celle  qui  fut  votre 
amante;  vous  remettre  Tautorilê  paternoUe 
sur  mes  enfans;  vous  confier  mes  droits  après 
avoir  usurpe'  les  vôtres  ;  voilà  les  complimens 
dont  je  vous  ai  cru  digne.  De  votre  part,  si 
vous  justifiez  ma  conduite  et  mes  soins  , 
vous  m'aurez  assez  Joue.  J'ai  tâche  de  vous 
honorer  par  mon  estime  ;  honorez-moi  par 
vos  vertus:  tout  autre  éloge  doit  être  banni 
d'entre  nous. 

Loin  d'être  surprisdcvous  voir  frappe  d'un 
«onge ,  je  ne  vois  pas  trop  pourquoi  vous  voua 
trprocliczdc  ravoirélé.  Il  me  semble  que  pour 


H  É  L  O  ï  s  E.  «7^ 

un  homme  à  systèmes  ce  n'est  pas  une  si  grande 
affaire  qu'un  rêve  de  plus. 

Mais  ce  que  je  vous  reprocherais  volon- 
.tiers,  c'est  moins  rcBct  de  votre  songe  que 
son  espèce  ,  et  cela  par  une  raison  fort  dilfe'- 
rente  de  celle  que  vous  pourrez  penser.  Un 
tyran  lit  autrefois  mourir  un  homme  qui 
dans  un  songe  avait  cru  le  poignarder.  Rap- 
pelez-vous la  raison  qu'il  donna  de  ce  meurtre, 
et  faites-vous  en  l'application.  Quoi  !  vous 
allez  décider  du  sort  de  votre  ami ,  et  vous 
songez  à  vos  anciennes  amours  !  Sans  les 
conversations  du  soir  précédent ,  ]c  ne  vous 
pardonnerais  jamais  ce  révc-là.  Pensez  le 
jour  à  ce  que  vous  allez  faire  à  Rome  ,  vous 
songerez  moins  la  unit  à  ce  qui  s'est  fait  a 
Vevai. 

La  Fanchon  est  malade  ;  cela  tient  ma 
femme  occupée,  et  lui  ôte  le  temps  de  vous 
ccrire.Iiya  ici  quelqu'un  qui  supplée  volontiers 
à  ce  soin.  Heureux  jeune  hoiume!  tout  cons- 
pire à  votre  bonheur  :  tous  les  prix  de  la  vertu 
vous  recherchent  pour  vous  forceràles  mériter. 
Quant  à  celui  de  mes  bienfaits,  n'en  chargez 
personne  que  vous-même  j  c'est  de  vous  seul 
que  je  l'attcuds. 


V4         LA     NOUVELLE 

LETTRE    XII. 

DE       SAINT -PREUX 
A  M.  DE   Tf^'OLMAR. 

V_ #UE  celte  lettre  cleineure  entre  vous  et 
luoi.  (Ju'iiu  pioroiid  secret  cache  à  jamais  les 
cnciiis  du  plus  vertueux  des  lioiumcs.  Dans 
quel  pas  dangereux  je  nie  trouve  engage  !  O 
mon  sage  et  bienlesant  ami!  que  n'ai-je  tous 
vos  conseils  dans  la  mémoire  ,  comme  )'ai  vos 
bontés  dans  le  creur  !  Jamais  je  n'eus  si  grand 
besoin  de  [)rudence  ,  «i  jamais  la  peur  dVii 
manquer  ne  nuisit  tant  au  peu  que  j'cu  ai. 
K\\  !  où  sont  vos  soins  paternels  ?  où  sont 
vos  leçons  ,  vos  lumières  ?  que  deviendrai-jo 
sans  vous  ?  Dans  ce  moment  de  crise  ,  je  don- 
nerais tout  l'espoir  de  ma  vie  pour  vous  avoir 
ici  durant  huit  jours. 

Je  me  suis  trompe  dans  toutes  mes  conjec- 
tures ;  je  n'ai  fait  que  des  fautes  jusqu'à  ce 
moment.  Je  ne  redoutais  que  la  marquise, 
ilprcs  l'avoir  vue,  effrayé  de  sa  beauté,  de 
sou  adresse ,  je  m'efforçais  d'en  détacher  tou^. 
a-fait  l'amc   lioble  de  SQU  aoiciça  ajuaut. 


H  É  L  O  i  s  E.  79 

Charmé  de  le  ramener  du  côté  d'où  je  ne 
■voyais  rien  à  craindre,  je  lui  parlais  de  Laure 
avec  l'estime  et  l'admiration  qu'elle  m'avait 
inspirée;  eu  rclâcliaut  sou  plus  fort  attaclie- 
mcnt  par  l'autre,  j'espérais  les  rompre  enfin 
tous  les  deux. 

Il  se  prêta  d'abord  à  mon  projet;  il  outra 
même  la  complaisance,  et  voulant  peut-être 
punir  mes  importunités  par  un   peu  d'alar- 
mes ,  il  aflécta  pour  Laine  encore  plusc'.'em- 
prcssement  qu'il  ne  croyait  en  avoir. Que  vous 
dirai-je  aujourd'hui?  Son   empresseuicnt  est 
toujoins  le  même  ,  mais  il  n'afiecte  pins  rien. 
Son  cœur,  épuisé  par  tant  de  combats,  s'est 
trouvé  dans   un  état  de  faiblesse  dont  elle  a 
proBté.    Il  serait   difficile    a    tout    autre   de 
feindre  long-temps  de  l'amour  auprès  d'elle, 
jugez-cn  par  l'objet  même  de   la  passion  qui 
le  consume.  En  vérité,  Ton  ne  peut  voir  cette 
infortunée  sans  être  touché  de  sou  air  et  de 
sa  ligure  ;    une    impression  de  langiienr   et 
d'abattement  qui  ne  quitte  point  sou  char- 
mant visage  ,  en  éteignant  la  vivacité  de  sa 
physionomie,  la  rend  plus  intéressante,  et, 
comme  les  rayons  du  soleil  échappés  à  tra- 
vers les  nuages  ,  ses  yeux  ternis  par   la  dou- 
leur knceut  des  feux  plus  piq[uaus.  Sou  Uumk- 


76         LA     NOUVELLE 

liation  incrae  a  tontes  les  grâces  de  la  mo- 
destie :  en  la  voyant  on  la  plaint ,  en  l'écou- 
tant on  l'honore  ;  enfin  je  dois  dire  ,  à  la 
justification  de  mon  auii  ,  que  je  ne  connais 
que  deux  honnnes  au  monde  qui  puissent 
rester  sans  risque  auprès  d'elle. 

Il  s'ci^are  ,  ô  V'^o/nmr  !  je  le  vois  ,  je  lo 
sens;  Je  vous  l'avoue  dans  ratncrfnuie  do  ino;i 
cœur.  Jt'  IVeniis  en  soui^eaiit  iusqn'où  sou 
cgareuuiit  peut  lui  faire  oublier  ce  qu'il  est 
et  ce  qu'il  se  d(Mt.  Je  tremble  que  cet  ii: tré- 
pide amour  de  la  vertu  ,  qui  lui  fait  mépriser 
l'opinion  publique  ,  ne  le  porte  à  l'autre 
extrémité,  et  ne  lui  fasse  braver  encore  les 
lois  sacrées  de  la  décence  et  de  rhonnctcle. 
Edouard  Bonis  ton  ,  faire  un  tel  ma- 
riage !....  vous  concevez  !....  sous  les  veux  do 
son  ami....  qui  le  permet  !...  qui  le  souffre  !.... 
et  qui  lui  doit  tout  !...  11  faudra  qu'il  m'ar- 
raclirle  ca'urde  sa  main  avaiitdrl.i  piofaner 


QUISI. 


Cependant  ,  que  faire  ?  connnent  me  com^ 
porter  ?  vous  connaisse?:  sa  violence.  On  no 
pngne  rien  avec  lui  par  les  discours  ,  et  les 
siens  depuis  quelque  temps  ne  sont  pas  pro- 
pres à  calmer  mes  craintes.  J'ai  fait  indirec- 
tement parler  la  raisou  eu  maximes  ^cac- 


H  É  L  O  ï  s  E.  77 

raies  :  à  son   tour  il  ne  m'entend  point.  Si 
j'essaie  de  le  toucher  uu  peix  plus  au  vif,  il 
rcponddes  sentences  ,  et  croit  m'avoir  rclnté. 
Si  j'insiste  ,   il  s'euipovte  ,  il   prend  un  ton 
qu'un  anii  devrait  ignorer ,  et  auquel  rauiitié 
ne  sait    point   répondre.   Croyez  que   je    ne 
suis   en  cette  occasion  ni  craintif  ni  timide; 
quand  on  est  dans  son  devoir  ,  on  n'est  que 
trop   tenté  d'être  lier  :  mais  il  ne  s'agit  pas 
icide  fierté' ,  il  s'agit  de  réussir  ,  et  de  fausses 
tentatives      peuvent     nuire     aux     meilleurs 
moyens.  Je  n'ose  presque  entrer  avec  lui  dans 
aucune  discussion  ;  car  je  sens  tous  los  jours 
la  vérité  de  ravertlsscment  que  vous  m'avez 
donné,  qu'il  est  plus  fort   que  moi  de  rai- 
sonnement,  et  qu'il  ne  faut  point  l'enflammer 
par  la  dispute. 

Il  paraît  d'ailleurs  un  peu  refroidi  pour 
moi.  On  dirait  que  je  l'Inquiète.  Combien 
avec  tant  de  supériorité  à  tous  égards  un 
honune  est  rabaissé  par  un  moment  de  fai- 
blesse !  Le  grand  ,  le  sublime  Edouard  a 
peur  de  sou  ami  ,  de  sa  créature  ,  de  son 
élève  !  il  semble  même  ,  par  quelques  mots 
jetés  sur  le  choix  de  son  séjour  s'd  ne  se 
marie  pas  ,  voi.loir  tenter  ma  iidélite  par 
jaoïi  intérêt.  Il  sait  bien  que  je   ne  dois  ni 


78  LA     NOUVELLE 

ne  veux  le  quitter.  O  Tf'olmar  !  je  ferai  iiion 
devoir,  et  .«uivrai  par-tout  mon  hieiifaitciu  ! 
Si  j'e'lais  lâche  et  vil  ,  que  saguerais-je  à  ma 
perOdie  ?  Julie  et  sou  digne  époux  co!i- 
lieraieut-ils  leurs  enfans  à  un  traître  ? 

Vous  m'avez  dit  souvent  que  les  petites 
passions  ne  prennent  jamais  le  cliange  et  vont 
toujours  à  leur  lin  ,  mais  qu'on  peut  armer 
les  grandes  contre  elles-mêmes.  J'ai  cru  pou- 
voir ici  faire  usage  de  cette  maxime.  En  ellet^ 
la  compassion  ,  le  mépris  des  préjugés  ,  l'ha- 
bitude, tout  ce  qui  d<'terminc  KdonarJ  eu 
cette  occasion  ,  échap|)e  à  force  de  petitesse 
et  devient  presque  inattaquable  :  au-lieu  que 
le  véritable  amour  est  insc-parable  de  la  géné- 
rosité ,  et  que  par  elle  on  a  toujours  sur  lui 
quelque  prise.  J'ai  tenté  cette  voie  indirecte, 
et  je  ne  désespère  pas  du  succès.  Ce  moyen 
j)araît  cruel  ;  je  ne  l'ai  pris  qu'avec  répu- 
gnance. Cependant  ,  tout  bien  pesé,  je  crois 
rendre  service  à  J,nure  elle-même.  Que  ferait- 
elle  dans  l'état  auquel  elle  peut  monter  , 
qu'y  montrer  son  ancienne  ignominie?  Mais 
qu'elle  peut  être  grande  en  demeurant  ce 
qu'elle  est  !  Si  je  connais  bien  celte  élratige 
illlc  ,  elle  est  faite  pour  jouir  de  son  sacri- 
ijce  ,  plui  que  du  rang  qu'elle  doit  refuser. 


H  E  L  O  I  s  E.  79 

SI  cette  ressource  me  manque,  il  m'en  reste 
une  delà  part  du  gouvernement  à  cause  de 
la  religion  ;  mais  ce  moyen  ne  doit  être  em- 
ployé qu'à  la  dernière  extrémité'  et  au  dclaut 
de  tout  autre  :  quoi  qu'il  en  soit ,  je  n'en  veux 
épargner  aucun  poiu"  prévenir  une  alliance 
indigne  et dc'slioniiêle.O respectable /5^o/ot(7// 
je  suis  jaloux    de  votre  estime  durant  tous 
les  momcns  de  ma  vie.  Quoi  que  puisse  vous 
écrire  Edouard  ^  quoi  que  vous  puissiez  en- 
tendre dire  ,  souvenez-vous  qu'à  quelque  prix 
que  ce    puisse    être  ,   tant    que   mon   cœur 
battra  dans   ma  poitrine  ,  jamais  Lajireita 
Pisana  ne  sera  ladi  Bomston. 

Si  vous  approuvez  mes  mesures,  cette  lettre 
n'a  pas  besoiu  de  réponse  ;  si  je  me  trompe  , 
instruisez-moi  :  mais  Iintez-vous  ,  car  il  n'y 
a  pas  un  moment  à  perdre,  ,1c  ferai  mettre 
l'adresse  par  une  main  étrangère.  Faites  do 
inème  en  me  répondant.  Après  avoir  examine 
ce  qu'il  faut  faire  ,  brûlez  ma  lettre  et  oubliez 
ce  qu'elle  contient.  Voici  le  premier  et  le  seul 
secret  que  j'aurai  eu  de  ma  vie  à  caciier  au^c 
deux  cousi\îes  :  si  j'osais  me  fîer  davantage 
à  mes  lumières,  vous-même  n'eu  sauriez  ja- 
mais rien  (  o). 

(o)  Pour  bien  entendre  cette  lettre  et  la  troi- 


8o         LA     NOUVELLE 

LETTRE     XIII. 

DE  MADAJilE   DE    WOLMAR 
A  MADAME  D'ORBE. 

1  jF.  counlor  d'Ilalic  semblait  n'attendre 
pour  anivcM-  que  le  moment  de  ton  départ  , 
comme  pour  te  punir  de  ne  l'avoir  difle'ié 
qu'a  cause  de  lui.  Ce  n'est  pas  moi  qui  ai  fait 
cette  jolie  de'couverte  ;  c'est  mon  mari  qui  a 
remarqué  qu'ayant  i'ail  mettre  les  clicvaux^à 
liuit  heures  ,  tu  tardas  de  partir  jusqu'à  onze, 
non  pour  l'amour  de  nous,  mais  après  avoir 
demandé  vin^t  fois  s'il  en  itait  dix  ,  paico 
que  c'est  ordinairement  l'iieure  où  la  posto 
passe. 

siiMue  «le  I.i  sixième  paiiii'  ,  11  r.r.irli-.iir  savoir 
les  avcntuiGs  do  niilord  Edouard;  et  j'avais  d'a- 
bord résolu  de  les  njoiiter  à  ce  rcrafil.  Kn  y 
repensant  ,  je  n'ni  pu  me  résoudre  à  gâter  la 
simplin'té  de  l'histoire  des  deux  amans  par  la 
romanescpip  de  la  sienne.  Il  vaut  mieux  laisset 
fiueli|uc  chose  à  deviner  an  Icrienr.  (*) 

(  *  )  Les  aventures  de  miîord  Edouard  ont  c'té  ajou- 
tées a  cette  édition. 


H  É  L  O  ï  s  E.  St 

Tu  es  prise  ,   pauvre  cousine  ,  tu  ne  peus 
plus    t'eu    dédire.     Malgré    l'augure    de    la 
C/iai/lof,  cette  C/aire  si  folle,  ou  plutôt  si 
sa"-e  ,  n'a  pu  l'être  jusqu'au  bout  ;  te  voilà 
dans  les  mêmes  las  (/;)  dout  tu  pris  tant  de 
pelue  à  me  dégager,  et   tu  n'as  pu  conserver 
pour  loi  la  liberté'  que  tu  m'as  rendue.  Mou 
tour  de  rire  est-il  donc  venu  ?  Clière  amie, 
il  faudrait  avoir  ton  charme  et  tes  grâces  pour 
savoir  plaisanter  comme  toi  ,  et  donner  à  la 
raillerie  elle-même  l'accent  feudreet  touchant 
des  caresses.  Et  puis,  quelle  dillërence  entre 
nous  !    de  quel  front  pourrais-je   me  jouer 
d'un  mal  dont  je  suis  la  cause  et  que  tu  t'es 
fait  pour  me  l'ôter  i  il  n'y  a  pas  un  sentiment 
dans  ton  cœur  qui  n'oQre  au  mien  quelque 
çujct  de  reconnaissance  ,  et  tout,  jusqu'à  ta 
faiblesse  ,   est  en   toi   l'ouvrage  de   ta   vertu. 
C'est  cela  même  qui  me  console  et  m'êgaic. 
Il  fallait  me  plaindre  et  pleurer  de  mes  fautes  ; 
maison  peut  se  moquer  de  lamauvaise  houte 
qui  te  fciit  rougir  d'un  altachcment  aussi  pur 
^ue  toi. 

(p)  Je  n'ai  pris  voulu  laisser  lacs  ,  à  cause 
de  la  iiroiioiicidtioii  i^eiievoise  rciii;uiiut-'C  par 
jnailanie  d'Orbi  ,  duus  la  lettrç  citsiiuièuic  du  la 
•i:ii^me  f  a,riie. 


È2  LA     NOUVELLE 

Revenons  au  courrier  d'Italie  ,  et  laissons 
nu  moment  les  moralités.  Ce  serait  trop 
abuserde  mes  anciens  titres  ;  car  il  est  permis 
d'endormir  son  auditoire  ,  mais  non  pas  de 
l'impalienlcr.  Ile'  bien  donc  !  ce  courrier 
que  je  fais  si  lentement  arriver  ,  qu'a-t-il 
raj)porté  ?  Rien  que  de  bien  sur  la  santé 
de  nos  amis  ,  et  de  plus  une  grande  lettre 
pour  toi.  Ali  bon  !  je  te  vois  déjà  sourire  et 
ie|)reiulre  baleine  ;  la  lettre  venue  te  fait 
atCeiulre  plus  palienunent  ce  qu'elle  contient. 

Klle  a    pourtant    bien    son    prix  encore 
même   après  s'être  fait   désirer;  car  elle  res- 
J»ire  une  si....  mais  je  ne  veu\   te  parler  quo 
de  nouvelles,  et  sûrement  ce  que  j'allais  dire 
lien  est  pas  une. 

j\vec  cette  lettre  ,  il  en  est  venu  une  autre 
de  milord  F.JoiinrJ  pour  mon  mari  ,  et 
beaneouj)  d'annttès  pour  nous.  Cdle-ei  con- 
tient vérila  1)1  emcnt  de»  nouvelles,  et  d'autant 
moins  attendues  (jue  la  première  n'^n  dit 
rien.  Jls  devaient  le  lendemain  partir  pour 
IVapIcs  ,  où  Milord  a  quelques  ailaires  et 
d'où  ils  iront  voir  le  Vésuve....  Concois-tu 
ma  chère  ,  ce  que  celte  vue  a  de  si  attravant  ? 
Revenus  il  Rome  ,  Claire^  pense  ,  imagine.... 
Jîdoiiard  cbt  sur  le  poiut  d'cpous»r....  uoii. 


H  E  L  O  ï  s  E.  S3 

glaces  au  citl  ,  cette  indigne  marquise  ;  il 
uiaïque  ,  au  contraire ,  qu'elle  est  fort  lual. 
(^ui    donc  ?....    Laure    ,  l'aimable   Laure  ? 

qui....   mais    jjourtant....    quel  mariage    ! 

Notre  ami  n'eu  dit  pas  un  mot.  Aussi-tot 
après  ils  partirotit  tous  trois  ,  et  viendront 
ici  prendre  leurs  derniers  arrangcmens.  Mou 
Diari  ne  m'a  pas  ç\it  quels  ;  mais  il  compte 
toujours  que   Saint-Preux  nous  restera. 

Je  t'avoue  que  son  silence  m'inquiète  un 
peu.  J'ai  peine  à  voir  clair  dans  tout  cela. 
J'y  trouve  des  situations  bizarres  et  des  jeux 
du  cœur  humain  qu'on  n'entend  guère.  Coni- 
nicnt  un  liomine  aussi  vertueux  a-t-il  pu  se 
])rciulrc  d'une  passion  si  durable  pour  une 
aussi  mc'chante  temme  que  cette  marquise  'i 
comment  elle-même  ,  avec  un  caractère  vio- 
lent et  cruel ,  a-t-elle  pu  conccvoirct  nourrir 
un  amour  aussi  vif  pour  ini  iionune  qui  lui 
)osseiu!)!ait  si  peu  \  si  tant  est  cependant  qu'où 
])uisse  honorer  du  nom  d'amour  une  fureur 
capable  d'inspirer  des  crimes?  Comment  lui 
jeune  cœur  aussi  généreux  ,  aussi  tendre  , 
aus.si  désintéressé  que  celui  de  Laure  ,  a-t-il 
pu  supporter  ses  premiers  désordres  ?  coui- 
inent  s'en  est-il  retiré  par  ce  penchant  trom-. 
peur  fait  pour  égarer  son  sexe  ?  et  comment 


84         L  A     N  O  U  V  E  L  L  E 

rauioin-  ,   qui  perd  tant  d'iionnctcs  fcniincî, 
a-t-il  pu  venir  à  bont  d'en  faire  une  ?  Dis- 
moi  ,  ma  Claire  ,  désunir  deux  cœurs   qui 
s'aimaient  sans  se  convenir;  ioiiulrcccux  qui 
se  convenaient  sans  s'entendre  ;  l'aire  Iriuui- 
pher  l'amour  de  l'amour  même  -,  du  sein  du 
Vice  et  de   l'opprobre   tirer  le  boidieur  il  la 
vertu  :    délivrer  sou  ami  d'un    monstre  ,  eu 
lui    créant,   pour  ainsi    dire    ,    une   eompa- 
{;ne....  infortunée,  il  est  vrai  ,  mais  aimable  , 
iionnéte   même  ,   au    moins  si    ,    conmie.   je 
l'ose  croire,  ou  peut   le   revenir  :  dis;  celui 
qui  aurait  fait  tout  cela  serail-il  coupable  ? 
celui    qui   l'aurait   souUert   serait  -   il  a   blâ- 
mer ? 

Ladi  Bomstoii  viciulra  donc  ici  ?  ici ,  mou 
ange  ?  qu'on  pensc-tu  ?  Apres  tout ,  quel  pro- 
dige ne  doit  pas  être  cette  êlounante  nile.iue 
son  éducation  perdit ,  que  son  ctrura  sauvée  , 
et  pour  qui  l'amour  lut  la  route  de  la  vertu? 
<^ui  doit  plus  l'udmlrer  que  moi  qui  lis  tout 
lccontraue,ctqueuu)n  penchant  seul  égara  , 
quand  tout  concourait  à  me  b.ru  concl.ure  ? 
Je  m'avihs  moins  ,  il  est  vrai  ;  mais  me  suis- 
jc  élevée  comme  elle  ?  ai-je  évite  tant  de  pièges 
et  fait  tant  de  sacriliees  ?  Du  d«»rn.er  degré  de 
la  boute  elle  a  su  remonter  au  premier  degrc 


H  É  L  O  I  s  E.  85 

â.c  l'honneur  ;  elle  est  plus  respectable  cent 
fois  que  si  jamais  elle  n'eût  cte'  coupable. 
Elle  est  sensible  et  vertueuse  :  que  lui  faut- 
il  de  plus  pour  nous  resserubler  ?  S'il  n'y  a 
point  de  retour  aux  fautes  de  la  jeunesse, 
quel  droit  ai-je  à  plus  d'indulgence  ,  devant 
qui  dois-je  espérer  de  trouver  grâce ,  et  à  quel 
honneur  pourrais-je  prétendre  eu  refusant  do 
riionorer  ? 

Hc'  bien  ,  cousine,  quand  ma  raison  me 
dit  cela  ,  mon  cœur  en  murmure;  et,  sans  que 
Je  puisse  expliquer  pourquoi  ,  j'ai  peine  à 
trouver  bon  (^n  Edouard  ait  fait  ce  mariage, 
et  que  son  ami  s'en  soit  mêle.  O  l'opinion  î 
l'opinion  !  qu'on  a  de  peine  à  secouer  son 
}oug  !  toujours  elle  nous  porte  à  l'injusliceî 
le  bien  passe'  s'efTacc  par  le  mal  présent-,  le 
3Uial  passe'  ne  s'cUacera-t-il  jamais  par  aucuu 
bien  ? 

•Tai  laisse' voira  mon  mari  mou  inquiétude 
sur  la  conduite  de  Saint-Preux  daus  cette 
affaire.  Il  semble  ,  ai-je  dit ,  avoir  honte  d'en 
parler  à  ma  cousine.  Il  est  incapable  de  lâ- 
cheté, mais  il  est  faibU. ...  trop  d'indulgence 
pour  les  fautes  d'un  ami....  Non,  m'a-t-il  dit, 
il  a  lait  sou  devoir  ;  il  le  fera  ,  je  lésais  ;  je  na 
^uis  rien  vous  dire  Ac\A\i%:vadh  Saint-Preux 

JS' cure  lie  Héloisc.  Toum  17.  E 


86         LA     NOUVELLE 

est  im  honiirlc  gnicon.  Je  irponds  de  lui  ; 
vous  cil  serez  cohUmUc.  . .  .  Claire  ,  il  est  iui- 
])ossiblc  que  7/  olmnr  lUC  tiouipc  ,et  qu'il  se 
tioiiipr.  Lin  discours  si  positif  m'a  fait  reu- 
Ircr  en  iiioi-nicnic  ;  j'ai  compris  que  tous  mes 
scrupules  ne  venaient  que  de  fausse  délica- 
tesse ,  et  que  si  j'e'tais  moins  vainc  et  plus 
équitable  ,  je  trouverais  ladi  Bomston  plus 
digne  de  son  raug. 

Mais  laissons  un  peu  ladi  Bomston  et  rêve- 
rons à  nous.  Ne  scns-tu  point  trop  en  lisant 
cette  lettre  que  nos  amis  rcvicudrout  plutôt 
qu'ils  n'étaient  attendus  , et  le  cimir  ne  le  dit- 
il  rien  ?  Ne  hal-il  pointa  présent  plus  fort 
qu'à  l'ordinaire  ,  ce  cœur  trop  tendre  et  trop 
senblable  au  mien  ?]\c  songe- t-il  point  au 
dann^er  de  vivre  familièrement  avec  un  objet 
tliéri  ?  de  le  voir  tous  les  jours? de  loger  soug 
le  mriue  loît  ?  et  si  mes  erreurs  ne  m'otèrcnt 
point  tonestime  ,  mou  exemple  ne  le  fait-il 
rien  craindre  pour  toi  ?  Cioinbien  dans  nos 
jeunes  ans  la  raison  ,  l'amitié  ,  l'iionneur 
t'inspirèrcJJ.l  pour  moi  de  craintes  que  l'a- 
veugle autour  me  fit  mt^priser  !  c'est  moix 
tour  mainlenant  ,  ma  doiuc  amie  ,  et  j'ai  do 
plus  ,  pour  me  faire  ceouler  ,  la  triste  aulo- 
lUé  de  rc\pcricucc.  EcouU-moi  doue  tandis 


H  É  L  O  ï  s  El  87 

qn'Il  est  temps ,  de  peur  qu'après  avoir  passé 
la  moitié  de  ta  vie  à  déplorer  mes  fautes ,  tu  no 
passes  l'autre  à  déplorer  les  tiennes.  Sur-tout , 
ne  te  fie  plus  à  cette  gaieté  folâtre  qui  garde 
celles  qui  n'ont  rien  à  craindre  ,  et  perd  celles 
qui  sont  en  danger.  Claire  !  Claire  !  tu  te 
moquais  de  l'amour  une  fois  ;  mais  c'estparce 
que  tu  ne  le  connaissais  pas;  et  pour  n'eu 
avoir  pas  senti  les  traits  ,  tu  te  croyais  au- 
dessus  de  ses  atteintes.  Use  venge,  et  rit  à  sou 
tour.  Apprends  à  te  déHer  de  sa  traîtresse  joie , 
ou  crains  qu'elle  ne  te  coûte  un  jour  bieu 
despleurs.Chcrcamie,  il  est  temps  de  temon- 
trerà  toi-même  ,  car  jusqu'ici  tu  ne  t'es  pas 
bien  vue  :  tu  t'es  trompée  sur  ton  caractère  , 
et  n'as  pas  su  t'estimer  ce  que  tu  valais.  Tu  t'es 
fixée  aux  discoursdela  Chaillot  ;  sur  ta  viva- 
cité  badine  elle  te  jugea  peu  sensible  :  maisu.i 
cœur  comme  le  tien  était  au  -  dessus  de  sa 
portée.  La  ChaiUot  n'était  pas  faite  pour  to 
connaître  ;  personne  au  monde  ne  t'a  bien 
connue  ,  excepté  moi  seule.  Notre  ami  même 
a  plutôt  senii  ;j^'uc  vu  tout  ton  prix.  Je  t'ai 
laissé  ton  erseur  tant  qu'elle  a  pu  t'être  utile  ; 
à  présent  qu'cTîe  te  perdrait  il  faut  te  l'ôtcr'. 
Tu  es  vive  ,  et  te  crois  peu  sensible.  Pauvre 
eufaut  ,  que  tu   t'abuses  !  ta  vivacité  uicme 

£   2 


8S         L  A    N  O  U  V  E  L  L  E 

prouve  le  contraire.  N'est-ce  pas  toujours  sur 
des  choscsdcsentimcntqu'ellcs  exerce  ?  N  est- 
ce"  pa.de  tou  cœur  que  vieuneut  les  grâces 
de  ton  enioucuunl  ?  Tes  railleries  sout  des 
si.,K-s  d'iulcrcl  i^lus  touchausquc  les  com- 
pl-meus  d'une  autre  ;  tu  caresses  quand  tu 
folâtres;  tu  ris,  u.ais  tou  rire  pénèXrel. me  i 
turis,u.ais  tu  sais  pleurer  de  tendresse  et 
je  te  vois   presque  loujours  sérieuse  avec  les 

indillérrus. 

Si  tu  n'étais  que  crquo  tu   prétends  être  , 

dis-tnoi  ce  qui  nous  unirait  si  fort  Tune  à 
l'autre?  Où  serait  entre,  nous  le  l.eu  dune 
amit.c  satrs  e.en^ple  ?  l'ar  quel  prod.^e  un  tel 
attacheineut  serait-.l  venu  el.e.cber  par  pré- 
férence un  cœur  si  peu  capable  d  attachc- 
Uie  ,t  ?  Uuoi  !  celle  qui  n'a  vécu  que  pour  sou 
au.ienesaitpaïauuer?(:elIequivoulutquater 

pcre,épouK,parens,eL  son  pays  pour  la 
suivre,  ne  sait  préférer  Tamitie  à  nen  ?  Et 
qu'ai  -  je  donc  fait,  moi  qui  porte  uu  cœur 
sensible  ?  Cousine  ,  je  uu«  suis  laissée  a.incr  , 
et  j'ai  beaucoup  fait  ,  avec  toute  n'a  sensibi- 
lité ,  de  te  rendre    une   amitié  qui    valut  1« 

tienne.  .    ,      ,    - 

Ces    contradiclious    t'ont    donne  de   toU 

çaractcr«  Vid^  Ui  i>lu»  bi^arro  qu'uu*  foU» 


HEL0ISE>  «9 

eomûie  toi  pût  jamais  ooacevoir  ;  c'est  de  ta 
croire  à-la-fois  ardente  amie  et  froide  amaate» 
Ne  pouvant  disconvenir  du  tendre  attache» 
ment  donttu  te  sentais  pénétrée,  tu  crus  n'être 
capable  que  de  celui-là.  Hors  ta  Julie  ,  ta 
ïie  pensais  pas  que  rien  pût  t'émouvoir  au 
monde ,  comme  si  les  coeurs  naturelleuaeat 
sensibles  pouvaient  ne  l'être  que  pour  un  ob- 
jet ,  et  que  ue  sachant  aimer  que  moi  ,  tu 
m'eusses  pu  bien  aimer  moi -même.  Tu  de- 
mandais plaisamment  si  l'ame  avait  un  sexe. 
Non  ,  mou  enfant,  l'ame  n'a  point  de  sexe  ; 
mais  ses  alTcctions  les  distinguent ,  et  tucom- 
menccs  trop  à  le  sentir.  Parce  que  le  premier 
amant  qui  s'offrit  ue  t'avait  pas  émue  ,  tu 
crus  aussi-tôt  ne  pouvoir  l'être  ;  parce  que 
tu  maii<;uais  d'amour  pour  ton  soupirant, 
tu  crus  n'en  pouvoir  siiitir  pour  personne, 
^uand  il  fut  ton  mari  ,  tu  l'aimas  pourtant, 
et  si  fort  que  notre  intimité  même  en  souf- 
frit; cette  ame  si  peu  sensible  sut  trouvera 
l'amour  un  supplément  encore  assez  tendre 
pour  satisfaire  un  honnête  homme. 

Pauvre  cousine  !  c'est  à  toi  désormais    d© 
ïcsoudrc  tes  propres  doutes  j^  et  s'il  est  frai» 

E3- 


9^ 


LA     NOUVELLE 


Xg')Ch'unfreddo amante c  jualsiciiro  amico* 

j'ai  {;rand'pcur  d'avoir  maintenant  une  rai- 
son de  trop  pourçouiptcr  sur  toi  :  mais  il  faut 
que  j'achève  de  te  dire  là-dessus  tout  ce  qu» 
]t  peM<;e. 

Je  soiiproiuicquc  tu  as  aimé  sans  le  savoir  , 
tien  plutôt  que  lu  ne  crois  ,  ou  du  moins  , 
que  le  même  pcndiant  qui  juc  prrdit  t'eut 
séduite  si  je  ne  t'avais  prévenue.  Conçois-tu 
qu'un  scutiment  si  naturel  et  si  doux  puisse 
tarder  si  long-temps  à  naître  ?  Conçois -tu 
qu'à  l'âge  où  nous  c'tions  ou  puisse  impunc- 
»ent  se  familiariser  avec  un  jeune  homme 
aimable  ,  ou  qu'avec  tant  de  conformité  dan* 
tous  nos  goûts  ,  celui-ci  seul  ne  nous  eût  pas 
cte  conuTiun  ?  Non  ,  mon  ange  ,  tu  l'aurais 
aime'  ,  j'en  snis  sûre  ,  si  je  ne  l'eusse  aimé 
la  première.  JNIoins  faible  et  non  moins  scn- 
eensible  ,  tu  aurais  été  plus  sage  que  moi  sans 

(,q)  Ce  vers  est  renversé  de  l'original ,  et,  n'eu 
déplaise  aux  belles  dames,  le  sens  de  l'auieur 
••t  plus  véritable  et  plus  beau. 

(*)  Qu'un  froid  amant  c«r  un  peu  sûr  ami. 


H  É  L  O  ï  s  E.  çi 

être  pins  heureuse.  Mais  quel  penchant  eût 
pu  vaincre  dans  ton  amc  honnête  l'horreur  de 
la  trahison  et  de  l'infidélité  ?  L'amitié  te  sauva 
des  pièges  de  l'amour;  tu  ne  vis  plus  qu'un 
ami  dans  l'amant  de  ton  amie,  et  tu  rachetas 
ainsi  ton  eœur  auxdépcns  du  mien. 

Ces  conjectures  ne  sont  pas  même  si  conjec- 
tures que  tu  penses;  et  si  je  voulais  rappeler 
des  temps  qu'il  faut  oublier  ,  il  me  serait  aisé 
de  trouver  dans  l'intérêt  que  tu  croyais  ne 
prendre  qu'à  moi  seule  ,  un  intérêt  nonmoius 
vifpource  qui  m'était  cher.  N'osant  l'aimer  , 
tu  voulais  que  je  l'aimasse;  tu  jugeas  chacun 
de  nous  nécessaire  au  bonheur  de  l'autre  ,  et 
ce  cœur,  qui  n'a  point  d'égal  au  monde  , 
nous  en  chérit  plus  tendrement  tous  les  deux. 
Sois  sûre  que  sans  ta  propre  faiblesse  tu  m'au- 
rais été  moins  indulgente  ;  mais  tu  te  serais 
reprochée  sous  le  nom  de  jalousie  une  juste 
sévérité.  Tu  ne  te  sentais  pas  en  droitde com- 
battre eu  moi  le  penchant  qu'il  eût  fallu  vain- 
cre ;  et  craignant  d'être  perfide  plutôt  quo 
sage,  en  immolant  ton  bonheur  au  nôtre  ^ 
tu  crus  avoir  assez  fait  pour  la  vertu. 

Ma  Claire  ,  voilà  ton  histoire  ;  voilà  com- 
nient  ta  tyranniquc  amitié  me  force  à  te  savoir 
grc  dcxnaliQnte ,  età  te  reiuercier  Ue  mes  tort&^ 


^2         LA    NOUVELLE 

Ne  crois  pas  pourtant  que  je  veuille  t'imîtcr 
eu  cela.  Je  ne  suis  pas  plus  disposée  à  suivra 
ton  exemple  ,  que  loi  le  mien  ;  et  comme  tu 
n'as  pas  à  craindre  mes  fautes,  je  n'ai  plus, 
grâces  au  ciel ,  tes  raisons  d'indulgence,  (^ucl 
plus  difine  usage  ai-je  à  faire  de  la  vertu  que 
tu  m'as  rendue,  que  de  t'aider  ù  laconscrver  ? 
Il  faut  donc  te  dire  encore  mou  avis  sur  lou 
état  présent.  Lalongue  abscuce  de  notre  maître 
li'a  pas  cbanj^é  tes  dispositions  pour  lui.  Ta 
liberté  recouvrée  et  sou  retour  ont  produit 
une  nouvelle  époque  dont  l'amour  a  su  pro- 
fiter. Un  nouveausenlluienl  n'est  pas  né  dans 
ton  cœur  ;  celui  qui  s'y  cacha  si  long-  ump3 
n'a  fait  que  se  mettre  plus  à  l'aise.  Fit're  d'oser 
te  l'avouer  à  loi-méme  ,  tu  t'es  pressée  de  me 
le  dire.  Cet  aveu  te  semblait  presque  néces- 
saire pour  le  rendre  lout-à-fait  innocent; eu 
devenant  un  crime  pour  ton  amie  ,  il  cessait 
d'en  être  un  pour  toi  ,et  peut-être  ue  t'es-tu 
livrée  au  mal  que   tu  comballais  depuis  tant 
d'années  que  pour  mieux  achever  de  m'eu 
gur'rir. 

J'ai  senti  tout  cela  ma  chère;  Je  me  suis 
peu  alarmée  d'un  penchant  qui  meservaitdo 
sauve-garde  ,  et  que  tu  n'avais  point  à  te  re- 
oroclici.  CclUivcr,quc  uousavouspassé  tous 


H  É  L  O  ï  s  E.  53 

ensemble  au  sein  de  la  paix  et  de  l'amitié,  m'a 
donne'  plus  de  confian?e  encore  ,  en  voyant 
que  loin  de  rien  perdre  de  ta  gaieté  ,  tu  sem* 
biais  l'avoir  augmente'e.  Je  t'ai  vue  tendre, 
empressée  ,  attentive  ;  mais  franche  dans  tes 
caresses  ,  naïve  dans  tes  Jeux  ,  .'san.' mystère, 
sans  ruse  en  toutes  choses  ,  et  dans  tes  plus 
vives  agaceries  la  joie  de  riunoceucc  réparait 
tout. 

Depuis  notre  entretien  de  l'Elysée  ,  je  ne 
suis  plus  si  contente  de  toi.  Je  te  trouve  tristo 
et  rêveuse.  Tu  te  plais  seule  autant  qu'avec 
touamie;  tu  n'as  pas  changé  doia/i^^age,  mais 
d'accent;  tes  plaisanteries  sont  plus  timides; 
tu  n'oses  plus  parler  de  lui  si  souvent:  oa 
dirait  que  tu  cra.ns  toujours  qu'il  ne  t'é- 
coute,  et  l'on  voit  à  to:i  inquiétude  que  tu 
attends  de  ses  nouvelles  plutôt  que  tu  n'ea 
demandes. 

Je  tremble  ,  bonne  cousine  ,  que  tu  ne 
sentes  pas  tout  ton  mal  ,  et  que  le  trait  -ne 
Soit  enfoncé  plus  avant  que  tu  n'as  paru  lo 
craindre.  Crois-moi  ,  sonde  bien  ton  cœur 
Xnalade:  dis-toi  bien  ,  je  le  répète  ,  si  ,  quel- 
que sage  qu'on  puisse  être  ,  on  peut  sans  ris- 
que demeurer  long-teni[)S  avec  ce  qu'on  aime, 
•t  $i  la  couiiauce  qui  me  perdit  est  tout-a- 


94         ï.  A    NOUVELLE 

fait  sans  danger  poitr  toi  :  vous  ptps  libi-f« 
tous  deux  ;  c'est  |)reciseiucnt  ce  qui  rend  le» 
occasions  j)lus  suspectes.  Il  n'y  a  point ,  dans 
un  cœur  vertueux  ,  de  faiblesse  qui  cède  aux 
remords,  et  je  conviens  avec  toi  qu'on  esk 
toujours  assez  forte  contre  le  crime  ;  mais 
he'las  !  qui  peut  se  garantir  d'être  faible  ?  Ce- 
pendant, regarde  les  suites  ,  songe  aux  effets 
delà  honte.  Il  faut  s'iionorer  pour  être  liono,- 
ree;  comment  peut-on  jiuMi ter  le rcspi et d 'au- 
trui sansenavoiâ- pour  soi-même  ;  el  où  s'arrê- 
tera dans  la  route  du  vice  celle  qui  fait  le  pro- 
ïnier  pas  sans  efiroi  ?  Voilà  ce  que  je  dirais  à 
ces  femmes  du  monde  pour  qtii  la  morale  et 
la  religion  ne  sont  rien  ,  et  q\ii  n'ont  de  loi 
que  l'opinion  d'aulrui.  Mais  toi  ,  femme  ver- 
tueuse et  chrétienne  ;  toi  qui  vois  ton  devoir 
et  qui  l'aimes  ;  toi  qui  connais  et  suis  d'au- 
tres règles  que  les  ju^emens  j>ul)lics  ,  ton  prc>- 
luier  honneur  est  celui  qui  te  rend  ta  coii.s- 
oience,«t  c'est  celui-là  qu'il  s'agit  de  conserver. 
Veux-tu  savoir  quel  est  ton  sort  en  (out« 
cette  affaire?  C'est,  je  te  le  redi.s,  de  rougir 
d'un  sentiment  honnête  que  lu  n'as  qu'à  dé- 
clarer pour  le  rendre  innocent  (r)  ;  mais  avec 

(»•)  Pourqucù  l'ctliteur  laisse-t-il  le»  continueUai 


H  É  L  O  ï  s  E.  ç§ 

foute  ton  humeur  folâtre,  rien  n'est  si  tîmid» 
que  toi.  Tu  plaisantes  pour  faire  la  brave  et 
je  vois  ton  pauvre  cœur  tout  tremblant.  Tu 
fais  avec  l'amour  ,  dont  tu  feins  de  rire 
comme  ces  enfans  qui  chantent  la  nuit  quand 
ils  ont  peur.  O  chère  amie  !  souviens-toi  de 
l'avoir  dit  mille  fois  ,  c'est  la  fausse  honte 
qui  mène  à  la  véritable,  et  la  vertu  ne  sait 
jougir  que  de  ce  qui  est  mal.  L'amour  ea 
lui-même  est -il  uu  crime  ?  N'est- il  pas  la 
plus  pur  ainsi  que  le  plus  doux  penchant  de 
la  nature  ?  N'a-t-il  pas  une  fin  bonne  et 
louable  ?  ne  dédaignc-t-il  pas  les  âmes  basses 
et  rampantes  ?  n'anime- t- il  pas  les  âmes 
grandes  et  fortes  ?  n'ennoblit -il  pas  tous 
leurs  sentimens  ?  ne  double-i^il  pas  leur 
être  ?  ne  les  clève-t-il  pas  au-dessus  d'elles- 
lucmes  ?  Ah  !  si  pour  être  honnête  et  sage, 
il  faut  être  inaccessible  à  ses  traits,  dis,  que 
reste -t- il  pour 'la  vertu  sur  la  terre  ?  le 
rebut  de  la  nature  ,  et  les  plus  vils  des 
tuortels. 

répétiiions  dont  cette  lettre  est  pleine,  ainsi  qua 
beaucoup  d'autres  ?  Par  une  raison  fore  simple - 
c  est  ([uM  ne  se  soucie  peint  du  tout  que  ces 
îeur«s  plaisent  i  ceiu  qui  feront  cett»  quesugn. 


pô         LA    NOUVELLE 

Qu'as-tu  donc  fait  que  tu  puisses  te  rcpro-> 
cher  ?  N'as-tu  pas  fait  choix  d'un  honnct» 
lioitnne  ?  n'cst-il  pas  libre  ?  ne  l'es-tu  pas  î 
aie  luciitc-t-il  pas  toute  ton  cstiuic  ?  n'as-tii 
pas  toute  la  sienne  ?  ne  seras-tu  pas  trop 
heureuse  de  faire  le  bonheur  d'un  auil  si 
digne  de  ce  nom,  de  payer  de  tou  cœur  et 
de  ta  personne  les  anciennes  dettes  de  ton 
amie,  et  d'honorer,  en  iélevant  à  toi,  Itt 
Xuc'ritc  outragé  par  la  fortune  ? 

Je  vois  les  petits  scrupules  qui  t'arr^'tcut. 
Démentir  une  résolution  prise  et  déclarée, 
donner  un  successeur  au  défunt,  montrer  sa 
faiblesse  au  public,  épouser  uu  aventurier  ; 
car  les  auics  basses,  touiours  prodigues  d« 
titrcsfl(tris8ans,  sauront  bien  trouver  celui-ci. 
Voilà  donc  lesraisonii  sur  icsqneiies  tu  aime» 
mieux  te  reprocher  ton  penchant  que  le  jus- 
tifier ,  et  couver  tes  feux  au  fond  de  toi» 
^œur  que  les  rendre  légitimes  ?  Mais,  )e  to 
prie,  la  honte  est-elle  d'épouser  celui  qu'où 
aime,  ou  de  l'aimer  sans  l'épouser?  Voilà 
le  choix  qui  te  reste  a  faire.  L'honneur  qu« 
lu  (loin  au  défunt  est  de  respecter  assez  sa 
Tcuvcponr  lui  donner  un  mari  plutôt  qu  uu 
eiuaut,  et  si  la  jeniussc  te  force  à  remplir 
M  place ,  u'psl-cc  j)a»  i«judr»  cucorc  hom- 

luago 


fl  É  L  O  ï  s  Ë.  ^y 

ttlcige  à  sa  mémoire  de  cLoisir   im  homme 
qui  lui  fut  clier  ? 

Quant  à  l'inégalité,  je  croirais  t'olfenser  de 
combattre  une  objection  si  frivole,  lorsqu'il 
s'agit  de  sagesse  et  de  bonnes  mœurs.  Je  ne 
connais  d'inégalité  déshonorante  que  celle 
qui  vient  du  caractère  ou  de  l'éducation.  A 
quelque  état  que  parvienne  un  hormne  imbu 
de  maximes  basses,  il  est  toujours  honteux 
de  s'allier  à  lui  :  mais  un  homme  élevé  dans 
des  scntimens  d'honneur  est  l'égal  de  tout 
le  monde,  il  n'y  a  point  de  rang  où  il  ne 
soit  à  sa  place.  Tu  sais  quel  était  l'avis  de 
toii  père  même  quand  il  fut  question  de  moi 
pour  notre  ami.  Sa  famille  est  honnête  quoi- 
qu'obscure.  Il  jouit  de  l'estime  publique,  il 
la  mérite.  ^  vcc  cela,  fùt-il  le  dernier  des 
hommes,  encore  ne  faudrait-il  pas  balancer  • 
car  il  vaut  mieux  déroger  h  la.  noblesse  qu'à 
la  vertu  :  et  la  femme  d'un  cl.arboiuiicr  est 

plus  respectable  que  la  maîtresse  d'un  prince. 

J'entrevois  bien  encore  une  autre  espèce 
d'embarras  dans  la  nécessité  de  te  déclare? 
la  première  ;  car,  comme  tu  dois  le  sentit- , 
pour  qu'il  ose  aspirer  à  toi  il  faut  que  tu  Iti 
lui  permettes  ;  et  c'est  un  des  justes  retour» 
de  l'inégalilé,  qu'elle  coûte  souvent  au  plus 
A'ouvelU  J/chïse,  Tome  IV,  Ji 


98          LA    NOUVELLE 

élevé  des  avances  moilifiaiitci.  Quant  à  crtlo 
diilicultc  ,  je  te  la  pardonne  ,  et  j'avone  n;êm» 
qu'elle  me  paraîlialt  fort  grave  si  je  ne  pre- 
nais soin  de  la  lever  :  j'espère  que  tu  coinples 
assez  sur  ton   auiic  pour  croire  que  ce  sera 
sans  teconiproiacttrc  ;  dcmon  côlc,  je  compte 
assez  sur  le  succès  pour  m'en  charger  avec 
conriauee  ;   car,  quoi  que  vous  m'ayiez  dit 
aulrelois  tous  deux  sur  ladillicullé  de  trans- 
former une  amie  en  maîtresse,  si  je  connais 
bieu  un  cœur  dans  lequel  j'ai  trop  ap\nh  à 
lire,   je   ne  crois  pas  qu'en  celte   occasion 
l'entreprise  exige  une  grande  habileté  de  ma 
part,  .le  te  propose  donc  do  me  laisser  cliarn;cr 
de  celle  négociation  ,  alin  que  tu  puisses  te 
livrer  au  plaisir  (pu-  te  fera  so>i  u  tour,  sans 
mystère  ,    sans   regrets  ,  sans   danger  ,  sans 
liônto.  Ah  î  cousine,  quel  charme  pour  moi 
de  réunir  à  jamais  de  ux  cœurs  si  bien  faits 
l'un  pourraulre,etqui  se  confondent  depuis 
si  long-temps  dans  le  mun  !  Quils  s'y  con- 
fondent micu.x  encore,  sM  est  possible,  ne 
soycy.  plus  qu'un  pom-  vous    et   pour   moi. 
Oui, ma  r/w//v,  tu  serviras  encore  Ion  amie 
c-n  couronnant  ton  amour,  et  j'en  serai  plus 
sûre  de  mes  propres  scnlimens,  quand  je  u* 
pourrai  plus  Icï  disliiiS"<-i'C"l»'^'  ^"^"'' 


H  E  L  O  r  s  E.  99 

Que  si,  malgré  mes  raisons,  ce  projet  ne 
te  conyient  pas,  mon  avis  est  qu'à  quelque 
prix  que  ce  soit,  nous  écartions  de  nous  cet 
homme  dangereux  ,  toujours  redoutable  à 
l'une  ou  à  l'autre  ;  car,  quoi  qu'il  arrive, 
l'e'ducation  de  nos  enfans  nous  importe  en- 
core moins  que  la  vertu  de  leurs  inèjes.  Je 
te  laisse  le  temps  de  réflécliir  sur  tout  ceci 
durant  ton  voyage.  Nous  en  parlerons  après 
ton  retour. 

Je  prends  le  parti  de  l'envoyer  cette  lettre 
en  droiture  à  Genève,  parce  que  tu  n'as  dû 
coucher  qu'une  nuit  à  Lausanne,  et  qu'elle 
ne  t'y  trouverait  plus.  Apporte-moi  bien  des 
détails  de  la  petite  république.  Sur  tout  le 
bien  qu'on  dit  de  cette  ville  ciiariuante,  je 
t'estimerais  licureuse  de  l'aller  voir,  si  je 
pouvais  faire  cas  des  plaisirs  qu'on  achète 
aux  dépens  de  ses  amis.  Je  n'ai  jamair;  aimé 
le  luxe,  et  je  le  hais  maintenant  de  t'avoir 
ttée  à  moi  pour  je  ne  sais  combien  d'années. 
Mon  enfant ,  nous  n'allâmes  ni  l'une  ni  l'autre 
faire  nos  emplettes  de  noce  à  Genève  ;  mais 
quelque  mérite  que  puisse  avoir  ton  frèic, 
je  doute  que  ta  belle-sœnr  soit  plus  heureuse 
avec  sa  dentelle  de  Flandre  et  ses  étoffes  de» 
Indes,  que  nous  dans  notre  simplicité.  Je  t» 

F  2 


«00       L  A    N  O  U  V  E  L  L  E 

charge  pourtant  ,  malgré  uia  rancune  ,  d* 
l'enn^at^cr  à  venir  faire  la  noce  à  Clarens.  Moa 
père  écrit  au  tien,  et  mon  mari  à  la  mère  de 
l'cpousc  pour  les  eu  prier  :  voilà  les  lettres, 
donne-les,  et  soutiens  l'invitation  de  toa 
crédit  renaissant  ;  c'est  tout  ce  que  Je  puis 
faire  pour  que  la  fête  ne  s«  fasse  pas  sans 
moi  ;  car  je  te  déclare  qu'à  quelque  prix  que 
ce  soit,  je  ne  veux  pas  quitter  ma  fauiille. 
Adieu  ,  cousine  ,  un  mot  de  tes  nouvelles, 
et  que  je  sache  au  moins  quand  je  dois  t'al- 
tendre.  Voici  le  deuxième  jour  depuis  toa 
départ ,  et  je  ne  sais  plus  vivre  si  iong-tetnp» 
sans  toi. 

P.  S.  Tandis  que  j'achevais  cette  lettre 
interrompue,  M^-H»--  Henriette  se  donnait  les 
airs  d'écrire  aussi  de  son  côte.  Comme  je  veux 
que  les  enfans  disent  toujours  ce  qu'ils  pen- 
sent,  et  non  ce  qu'on  leur  fait  dire,  j'ai  laissé 
la  petite  curieuse  écrire  tout  ce  qu'elle  a 
voulu  ,  sans  y  chaiiger  un  seul  mot.  Troisicm» 
lettre  ajoutée  à  la  mienne.  Je  me  doute  bien 
que  ce  n'est  pas  encore  celle  (jue  tu  cherchais 
du  coin  de  l'oeil  en  furetant  ee  paquet.  Pour 
celle-là,  dispense  -  toi  de  l'y  chercher  plu» 
loug-lcmp»,  cax  tu  ne  la  trouveras  pas.  £11» 


H  É  L  O  ï  s  E.  rot 

«se  adressée  à  Clarcns  ;  c'est  à  Clarens  tju'ell* 
doit  être  lue  :  arrauge-toi  là-dessus. 

LETTRE    XIV. 

D'HENRIETTE  A   SA  MERE. 

V_/U  étes-vous  donc,  maman?  Ou  dit  que 
vous  êtes  à  Genève,  et  que  c'est  si  loin,  si 
loin,  qu'il  faudrait  marcher  deux  jours  tout 
le  jour  pour  vous  atteindre  :  voulez -vous 
donc  faire  aussi  le  tour  du  monde  ?  Mon 
petit  papa  est  parti  ce  matiu  pour  Etangc  ; 
mon  petit  grand- papa  est  à  la  chasse  ;  ma 
petite  maman  vient  de  s'enfermer  pour  écrire  : 
il  ne  reste  que  uia  mie  Pernette  et  ma  mie 
Fanchon.  iVloii  Dieu  !  je  ne  sais  plus  com- 
ment tout  va  ,  mais  depuis  le  départ  de  notre 
bon  ami,  tout  le  monde  s'éparpille.  Maman, 
TOUS  avez  commence  la  première.  On  s'en- 
nuyait déjà  hicn  quand  vous  n'aviez  plus 
personne  à  faire  endêver.  Oh  !  c'est  cnco'e 
pis  depuis  que  vous  êtes  partie;  car  la  petite 
inaniaii  n'est  pas  non  plus  de  si  bonne  hu- 
meur que  quand  vous  y  êtes.  Manum,  moa 
petit  iilaîi  se  porte  bien  \  mais    il    ne  vous 

F  3 


,02        L  A    IV  O  U  V  E  L  L  E 

aituc  plus,  parce  que  vous  ne  l'avez  pas  fait 
sauter  hier  comme  à  l'ordinaire.  xMoi ,  )e  crois 
que  je  vous  aimerais  encore  un  peu  si  vous 
reveniez  bien  vile,  afin  qnon  ne  s'cnnuyat 
pas  tant.  Si  vous  voulez  m'npaiser  tout-à-fait, 
apportez  a  mon  petit  JJo/i  quelque  chose  qui 
lui  lasse  plaisir.  Pour  l'apaiser,  lui ,  vous  aurez 
bien  l'esprit  de    trouver   aussi   ce  qu'il  faut 
faire.  Ah  ,  mon  Dieu  !  si  notre  bon  ami  était 
iei,  connue  il  l'aurait  ddjà  deviné  !  mon  bel 
éventail  est  tout  brisé  -,  mon  ajustement  bleu 
u'est  plus  qu'un  chiffon  ;  ma  pièce  de  blonde 
est  en  loques  ;  mes  mitaines  a  jour  ne  valent 
plus  rien.   Bon  jour,  maman  ;  il  faut  finir 
ma  lettre,  car  la  petite  maman  vient  de  Unir 
la  sienne  et  sort  de  son  cabinet.  Je  crois  qu'elle 
a  les  yeux  rou-es,  mais  je  n'ose  le  lui  dire  ; 
mais  en  lisant  ceci  elle  verra  bien  que  ic  l'ai 
vu.  Ma bonncmaman,<iuevouséles méchante 

6i  vous  faites  pleurer  ma  pet. le  maman  ! 

p.  S.  .Tembrasse  mon  grand-papa,  j'em- 
brasse mes  oncles  ,  j'embrasse  ma  nouvelle 
tante  et  sa  maman  ;  j'embrasse  tout  le  monde 
excepté  vous.  Maman  ,  vous  m'entendez  bien; 
je  n'ai  pas  pour  vous  de  si  longs  bras. 
li/i  de  hj  cinijuicmc  partie. 


SIXIÈME    PARTIE. 
LETTRE    PREMIÈRE. 

JDE    MADAME   D'ORBE 
A  31  AD  AME    DE     IVOLMAR. 

1\.  V  A  N  T  de  partir  de  Lausanne  il  fauÉ 
t'ccrire  uu  petit  mot  po ar  t'appreiidre  que 
j'y  suis  arrivée,  non  pas  pourtant  aussi 
joyeuse  que  j'espérais.  Je  uie  fcsaisuue  fête  de 
ce  petit  voyaj^e  qui  t'a  toi-m'huc  si  souvent 
tentc'c  ;  mais  en  refusant  d'eu  être,  tu  me 
l'as  rendu  prcsqu'importuu  ;  car  quelle  res- 
source y  trouvcrai-je  ?  S'il  est  ennuyeux  , 
j'aurai  l'ennui  pour  mon  compte;  et  s'il  est 
agréable,  J'aurai  le  regrvt  de  m'amuser  sans 
toi.  Si  je  n'ai  rien  à  dire  contre  tes  raisons, 
crois-tu  pour  cela  que  )c  m'en  contente  ?  Ma 
foi ,  cousine  ,  tu  te  (rompes  bien  i'oit ,  et  c'est 
encore  ce  qui  me  lacbc,  de  n'être  pas  même 
en  droit  de  me  fâcher.  Dis  ,  mauvaise,  n'as-tu 
pas  honte  d'avoir  toujours  raison  avec  ton 
amie  ,  et  dt-  résister  à  ce  qui  lui  fait  plaisir, 
sans  lui  laisser  môme  celui  de  f^ronder?  (^uand 
tu  aurais  planté  là  pour  huit  jours  ton  mari, 
ton  ménage   et    tes  marmots,  ne  duait-on 

F4 


»04        LA     NOUVELLE 

pas  que  tout  eut  etc  perdu  ?  Tu  aurais  fait 
une  etourderie  ,  il  est  vrai;  uiais  tu  en  vau- 
drais cent  fois  mieux;  au-lieu  qu'en  te  uié- 
laiit  d'être  parfaite  ,  tu  ne  seras  plus  bonne 
«I  rien  ,  et  tu  n'auras  qu'à  te  chercher  des  amis 
parmi  les  anges. 

Maigre  les  mécontenteœcns passes,  je  n'ai 
pu  sans  atteiulr'.ssement  me  retrouver  au  mi- 
lieu de  ma  famille;  j'y  ai  e'ie' reçue  avec  plaisir, 
ou  du  moins  avec  beaucoup  de  caresses.  J'at- 
tends ,  pour  le  |)arler  de  mon  frère,  que  j'aio 
iaitconnaissanceaveclui.  Avec  une  asse?. belle 
ligure^  il  a  l'air  empesé  du  pays  d'où  il  vient. 
11  est  sérieux  et  froid  ;  je  lui  trouve  mémo 
lin  peu  de  morgue  :  j'ai  graud'peur  pour  la 
petite  personne,  qu'au-licu  d'être  un  aussi 
bon  mari  que  les  nôtres,  il  ne  tranche  un 
peu  du  seigneur  maître. 

Mon  père  a  été  si  charme  de  me  voir  qu'il 
B  quitté  pour  m'embrasser  la  relation  d'une 
grande  bataille  que  les  Français  viennent  do 
gagner  en  Flandre,  connue  pour  vérifier  la 
prédiction  de  l'ami  de  notre  ami.  (^uel  bon- 
Jieur  qu'il  n'aitpas  e'té  là  !  Imagincs-tu  le  brave 
J-^  ifor/ord  \oyai\t  fuir  les  Anglais,  et  fujant 
Jui-mèmc  ?...  Jamais  ,  jamais  !,..  il  se  fiit  fait 
tucv  cent  fois. 


H  E  L  O  I  s  E.  io5 

Mais  a.  propos  de  nos  amis  ,  il  y  a  long- 
temps qu'ils  ne  nous  ont  écrit.  N'était-ce 
pas  hier,  je  crois,  jour  de  courrier  ?  Si  tu 
reçois  de  leurs  lettres  ,  j'espère  que  tu  u'ou- 
blîeras  pas  l'iutérct  qvie  j'y  prends. 

Adieu  ,  cousine  ,  il  faut  partir.  J'attends  de 
tes  nouvelles  à  Genève  ,  oii  nous  comptons 
arriver  demain  pour  dîner.  Au  reste ,  je  t'aver- 
tis que  de  manière  ou  d'autre  la  noce  ne  se 
fera  pas  sans  toi ,  et  que  si  tu  ne  veux  pas 
venir  à  Lausaune,  moi  je  viens  avec  tout  mou 
monde  mettre  Clarens  au  pillage,  et  boire  les 
fias  de  tout  l'univers. 

LETTRE    II. 

DE      MADAME     D'ORBE 
A  MADAME  DE  fP'OLMAR. 


A 


merveille ,  sœur  prêcheuse  !  mais  tu 
comptes  un  peu  trop  ,  ce  me  scnililc  ,  sur 
l'eflet  salutaire  de  les  sermons  :  sans  juger 
s'ils endoruiaientbcaucoup autrefois  ton  anit, 
)c  t'avertis  qu'ils  n'endormeut  point  aujour- 
d'hui ton  amie  ;  et  celui  que  j'ai  reçu  hier 
au  soir,  loiu  de  ui'exciCcr  au  somiueil,  me 

Y  5 


ïo6        L  A     N  O  U  Y  E  L  L  E 

l'a  ôtc  diiiaiit  la  nuit  ciUièrc.  Gare  la  para- 
phrase de  mon  yjrgiis  ,  s'il  voit  cotte  lettre! 
mais  j'y  mettrai  bon  ordre  ,  et  je  te  jure  que 
tu  te  brilleras  les  doigts  plutôt  que  de  la  lui 
Iiiontrer. 

Si  j'allais  te  récapituler  point  par  jioint  , 
j'empiéterais  sur  les  droits  ;  il  vaut  mieuK 
suivre  ma  tète;  et  puis,  pour  avoir  l'air  plus 
modcsle  et  ne  pas  le  donner  trop  beau  jeu  , 
je  ne  veux  pas  d'abord  parler  de  nos  voya- 
geurs et  du  courrier  d'Italie.  Le  pis  aller, 
si  cela  m'arrive  ,  sera  de  récrire  ma  lettre  , 
et  de  mettre  le  commencement  à  la  lin.  Par- 
lons de  la  prétendue  ladi  Boinston. 

Je  m'indigne  îi  ce  seul  titre.  Je  ue  pardon- 
nerais pas  plus  à  Saint-Preux  de  le  laisser 
prendre  à  cette  Cille  qu'à  Edouard  de  le  lui 
donner  ,  et  à  toi  de  le  reconnaître.  Jnlic  de 
Wolmar  recevoir  Lariretta  Pisaua  dans  sa 
maison  !  la  sonllrir  auprès  d'elle!  lu-  ,  nu>ii 
enfant,  y  penses-tu?  Quelle  doiueur  crucllo 
est  cela  ?  Ne  sais-tu  pas  que  l'air  qui  t'en- 
toure est  mortel  h  rinfaniie  ?  La  pauvre  nwil- 
heurcusc  oserait-elle  \wi:\\:i  fon  haleine  à  l'i 
tienne?  oserait-elle  respirer  près  Je  toi?  l'H^' 
V  serait  plus  mal  à  son  aise  qu'un  poS!=c  (U- 
touché   par  tics  icliqucb  \    tou  «cul  regard  la 


H  É  L  O  ï  s  E.  ïQj 

ferait  rentrer  en    terre  ;  ton    ombre  seule  î« 
tuerait. 

Je  ne  iiie'prisc  point  Laiire  ,  a  Dieu  ue 
plaise  :  au  contraire,  je  l'admire  et  la  res- 
pecte d'autant  plus  qu'un  pareil  retour  est 
héroïque  et  rare.  En  est-ce  assez  pour  auto- 
riser les  comparaisons  basses  avec  lesquelles 
,  tu  t'oses  profaner  toi-même  ;  comme  si  dans 
ses  plus  grandes  faiblesses  le  véritable  amour 
ne  gardait  pas  la  pcrsoJine  ,  et  ne  rendait  pas 
l'honneur  phis  jaloux  ?  Mais  je  t'entends  et 
je  t'excuse.  Lc-s  objets  e'ioignc's  et  bas  se  con- 
fondent maintenant  à  ta  vue  ;  dans  ta  sublime 
élévation  tu  regardes  la  terre  ,  et  \\ç^n  vois 
plus  les  inégalités  Ta  dévote  humilité  sait 
mettre  à  profit  jusqu'à  ta  vertu. 

Hé  bien,  que  sert  tout  cela  ?  Les  sentiinens 
naturels  en  reviennent-ils  moins  ?  l'amonr- 
propre  en  fait-il  m.oinsson  jeu?  Malgré  toi  tu 
sens  ta  répugnance,  tu  la  taxes  d'orgueil,  tu 
la  voudrais  combattre,  tu  l'imputes  à  l'opi- 
nion. Bonne  tille!  et  dcjjuis  quand  l'opprobro 
du  vice  n'est-il  que  dans  l'opinion  ?  (Quelle 
société  coiu'ois -tu  possible  avec  une  fcunnu 
devant  qui  l'on  ne  saurait  nommer  la  clias- 
teté ,  1  honnêteté,  la  vertu,  sans  lui  iairo 
verser  des  larme»  de  honte,  saus  ranimer  ses- 

1"  6 


ToR        LA     NOUVELLE 

douleurs,  sans  insulter  presque  à  son  reppn- 
tir  ?  Crois-moi,  mon  aiu;ç  ,  il  faut  respecter 
X^w'vetiiela  point  voir.  La  fuir  est  r.n  e'gnrd 
que  lui  doivent  d'iionnétes  femmes  ;  elle  au- 
rait trop  à  souQVir  avec  nous. 

Ecoute.  Ton  cœur  te  dit  que  ce  inarin£;e  ne 
je  doit  point  faire?  n'est-ce  j)as  te  dire  qu'il  ne 
86  fera  point  ?...  Notre  ami ,  dis-tu  ,  n'en  parle 
pas  dans  sa  lettre?...  dans  la  lettre  que  tu  dis 
qu'il  m'écrit?...  et  tu  dis  que  cette  lettre  est 
fort  longue  ?...  et  puis  vient  le  discours    do 

ton  mari il  est  mystérieux,  ton  mari! 

vous  êtes  un  couple  de  fripons  qui  me  jouez 
d'intelligence  ;uvais...  son  sentiment  ,  au  reste, 
31'ctait  |)as  ici  fort  nécessaire...  sur-tout  pour 

toi  qui  as  vu  la  lettre ni  pour  moi  (jui  no 

l'ai  pas  vue...  car  je  suis  plus  sure  de  ton  ami , 
du  mien,  que  de  toute  la  philosophie. 

Ah  ca  !  ne  voilù-l-il  pas  dé)à  cet  ini|)()rtun 
qui  revient ,  t)n  ne  sait  commenl  ?  Ma  foi ,  de 
peur  qu'il  ne  revienne  encore  ,  puisque  je  suis 
sur  son  chapitre,  il  faut  que  je  l'épuisé  ,  afin 
de  n'en  pas  faire  h  deux  fois. 

N'allons  point  nous  perdre  dans  le  pays  des 
chimères.  Si  lu  n'avais  pas  été  Julie  ,  si  ton 
ami  n'eut  pas  été  ton  amant,  j'ignore  ce  qu'il 
«ût  été  pour  moi,  je  ne  sai»  te  que  j'aurais 


H  E  L  O  1  s  E.    .  109 

dté  moi-inéme.  Toutce  que  je  sais  bien  ,  c'est 
qnc  si  sa  mauvaise  étoile  me  l'ciit  adressé 
d'abord  ,  c'était  l'ait  de  sa  pauvre  tête  ^  et , 
que  je  sois  folle  ou  non  ,  je  l'aurais  infailli- 
blement rendu  fou.  Mais  qu'importe  ce  que 
je  pouvais  être?  parlous  de  ce  que  je  suis.  La 
première  chose  que  j'ai  faite  a  été  de  t'aimer. 
Dès  uos  premiers  ans  mon  cœur  s'absorba 
dans  le  tien.  Toute  tendre  et  sensible  quo 
j'eusse  été  ,  je  ne  sus  jjlus  aimer  ni  sentir  par 
moi-même.  Tous  mes  sentimens  me  vinrent 
de  toi;  toi  seule  me  tins  lieu  de  tout,  et  je 
De  vécus  que  poiu-  être  ton  amie.  Voilà  c» 
que  vit  la  Chaiîlot  ;  voilà  sur  quoi  elle  me 
jugea:  réponds,  cousine,  se  trompa-t-elle? 

Je  fis  mon  frère  de  ton  ami  ,  tu  le  sais  ; 
l'amant  de  mon  amie  nie  fut  comme  le  fils  de 
ma  mère.  Ce  ne  fut  point  ma  raison  ,  mais 
mon  cœur  qui  lit  ce  choix.  J'eusse  été  plus 
sensible  encore,  que  je  ne  l'aurais  pa.s  autre- 
ment aimé.  Je  l'exiihrassais  en  embrassant  la 
plus  chère  nioltic  de  toi-même;  j'avais  pour 
garant  de  la  pureté  de  mes  caresses  leur  pro- 
pre vivacité.  Une  fille  traite-t-clle  ainsi  ce 
qu'elle  aiiue  ?  le  traitais-tu  toi-même  ainsi  ? 
Non  ,  Julie  j  l'amour  chez  nou'S  est  craintif 
•et  timide  ;  la  réserve   et  la    honte    sont   ses 


iio       L  A     N  O  U  V  E  L  L  E 

avances  ,  il  s'annonce  par  jcs  icliis  ,  et  si-tôt 
qu'il  iransformc  cil  t'avcurs  les  caresses  ,  il  eu 
sait  bien  ilistin{:;uer  le  prix.  L'amilié  est  pvo- 
ditjMC,  mais  l'amoiir  est  avare. 

J'avoue  que  de  trop  étroites  liaisons  sont 
toujours  périlleuses  a  l'âge  où  nous  étions  lui 
et  moi;  mais  tous  deux  le  cœur  |)lein  du  même 
objet,  nous  nousaccoutuuiàiues  tellement  àlc 
placer  entre  nous  ,  qu'à  moins  de  t'anéantir 
nous  ne  pouvions  plus  arriver  l'un  à  l'aulre. 
La  faaiiliaritc  même  dont  nous  avions  pris 
la  douce  habitude,  cette  laïuiliaritc  ,  dans 
tout  autre  cas  si  dangereuse,  fut  alors  ma 
saiive-"-ardc.  Kos  stnlmicus  dcpendent  de 
nos  idées-,  et  quand  elles  ont  pris  un  certain 
coins  ,  elles  en  changent  ditlicilcmeut.  INous 
en  avions  trop  dit  sur  un  ton  pour  recom- 
luencer  sur  un  autre;  nous  étions  déjà  trop 
loin  pour  revenir  sur  nos  pas.  L'amour  veut 
faire  tout  son  progrès  lui-même,  il  n'aime 
T)oint  que  l'amitié  lui  épargne  la  moitié  du 
chemin,  l^nhii  ,  je  l'ai  dit  autrefois,  et  j'ai 
lieu  de  le  croire  encore,  on  ne  prend  guère 
de  baisers  coupables  sur  la  même  bouche  où 
l'on  en  prit  d'innocens. 

A  l'appui  de  tout  cela  vint  celui  que  le  ciel 
destinait  à  luire  le  court  boaUcur  de  iua  yiç. 


H  É  L  O  ï  5  "E.  111 

Tu  le  sais,  cousine  ,  il  ëtai^  jeune,  bien  fait, 
honnête,  attentif,  complaisant  :  il  ne  savait 
pas  aimer  comme  ton  ami  ;  mais  c'c'tait  moi 
qu'il  aiuriit  ,  et  quand  on  a  le  cœur  libre,  la 
p;ission  ([ui  s'adresse  a  nous  a  toujours  quel- 
que chose  de  contagieux.  Je  lui  rendis  donc 
du  mi(  ri  tout  ce  qu'il  en  restait  à  prendre  , 
et  sa  part  fut  encore  assez  bonne  pour  ue  lui 
pas  laisser  de  regret  à  son  choix.  Avec  cela 
qu'avais-je  à  redouter  ?  J'avoue  même  que  les 
droits  du  sexe  ,  joints  a  ceux  du  devoir ,  por- 
tèrent un  moment  préjudice  aux  tiens,  et 
que  Uviéc  à. mon  nouvel  ctat  je  fus  d'abord 
plus  épouse  qu'amie;  mais  en  revenant  à  toi 
je  te  ra[q)ortai  deux  cœurs  au-llcu  d'un,  et 
je  n'ai  pas  oublié  depuis  que  je  suis  restée 
seule  chargée  de  cette  double  dette. 

Que  te  dirai-je  encore,  ma  douce  amie? 
Au  retour  de  notre  ancien  maître,  c'était, 
pour  ainsi  dire,  une  nouvelle  connaissance  à 
faire  :  je  crus  le  voir  avec  d'autres  yeux  ;  je 
crus  sentir  en  l'embrassant  un  frémissement 
qui  jusqucs-là  m'avait  été  inconnu  ;  plus  cette 
cuiotion  me  fut  délicieuse,  plus  elle  me  lit 
.  de  peur  :  je  m'alarmai  comme  d'un  crime  , 
d'un  sentiment  qui  n'existait  pcut-élie  que 
parce  q^u'il  u'cUiit  plus  CiimuKl.  Je  pensai 


112        LA     NOUVELLE 

trop  que  ton  amant  ne  l'était  plus  ,  et  qu'il 
ne  pouvait  plus  l'ctrc  ;  je  sentis  trop  qu'il 
était  libre  et  que  ;o  l'étais  aussi.  Tu  sais  1» 
reste  ,  aimable  euusiiic  ,  mes  frayeurs  ,  mes 
scrupules  te  lurent  connus  aussi-lot  (jn'à  moi. 
]\Jon  C(Tcur  sans  expérience  s'iiiliumlail  lelle- 
mcut  d'un  état  si  nouveau  pour  lui,  que  )o 
me  reprochais  moueiuprcbsemenlde  le  rejoin- 
dre ,  comme  s'il  n'eut  pas  précédé  le  retour  de 
cetarai.  Je  n'aimaispointqu'il  fijt précisément 
où  je  désirais  si  fort  d'être,  et  ;c  crois  que 
J'aurais  moins  soufTert  de  sentir  ce  désir  pins 
tiède  que  d'imaginer  qu'il  ne^  fiit  pas  tout 
pour  toi. 

En  lin,  je  te  rejoip;nis  ,  et  je  fus  presqiir 
rassurée.  Je  m'étais  moins  reproché  ma  lai- 
blesse  après  t'en  avoir  fait  l'aveu.  Près  de 
toi  je  me  la  reprochais  moins  encore  ;  )» 
crus  m'ctro  luise  à  mon  tour  sous  (a  j^arde, 
et  je  cessai  de  craindre  pour  moi.  Jert-solus, 
par  ton  conseil  même  ,  de  ne  j)oinl  chanj^er 
de  conduite  avec  lui.  Il  est  conslaiil  qu'utie 
plus  grande  réserve  eût  été  une  espèce  de  dé- 
chiration  ,  et  ce  n'était  que  trop  de  celles 
qui  pouvaient  m'écliapper  malgré  moi,  sans 
en  faire  une  volontaire.  Je  continuai  donc^ 
d'être  badine  par  iioute ,  cl  iamiliètc   par 


H  E  L  O  I  s  E.  TiS 

modestie  :  mais  peut-être  tout  cela  se  fesant 
moins  uaturellement  ne  se  fcsait-il  plus  avec 
la  même  mesure.  De  folâtre  que  j'étais  ,  je 
devins  tout-à-fait  folle  ,  et  ce  qui  m'eu  ac- 
crut la  couGauce,  fut  de  sentir  que  je  povi- 
Tais  l'être  impunément.  Soit  que  l'exemple 
de  ton  retour  à  toi-même  me  donnât  plus 
de  force  pour  t'imiter  ;  soit  que  ma  Julie 
épure  tout  ce  qui  l'approche,  je  me  trouvai 
tout-à-fait  tranquille,  et  il  ne  me  resta  de 
"Ynes  premières  émotions  qu'un  sentiment 
très-doux  ,  il  est  vrai  ,  mais  calme  et  paisible, 
et  qui  ne  demandait  rien  de  plus  à  mon 
cœur  que  la  durée  de  l'état  où  j'étais. 

Oui ,  chère  amie  ,  je  suis  tendre  et  sensible 
aussi-bien  que  toi  ;  mais  je  le  suis  d'une 
autre  manière.  Mes  aflcctioïis  sont  plus  vives  ; 
les  tiennes  sont  plus  pénétrantes.  Peut-être 
avec  des  sens  plus  animés  ai-je  plus  de  res- 
sources pour  leur  donner  le  change,  et  cette 
même  gaieté  qui  coûte  l'innocence  à  tant 
d'autres  me  l'a  toujours  conservée.  Ce  n'a 
pas  toujours  été  sans  peine,  il  faut  l'avouer. 
Le  moyen  de  rester  veuve  à  mon  âge  ,  et 
de  ne  pas  sentir  quelquefois  que  les  jours  ne 
font  que  la  moitié  de  la  vie?  INIais ,  conmio 
tu  l'as  dit,  et  comme  tu  l'éprouves  ,  la  sa* 


tu       LA     NOUVELLE 

gesse  est  un  grand  luoyeii  d'être  sage;  car  J 
avec  toute  ta  boi.uc  coiileiiatiee ,  je  ne  le 
crois  pas  daus  uu  cas  fort  différent  du  mien. 
C'est  alors  que  rcujouciueiit  vient  à  mon 
secours,  et  fait  plus  peut-être  pour  la  vertu 
que  n'eussent  fait  les  graves  leçons  de  la  rai- 
son. Combien  de  lois,  dans  le  silence  de  la 
nuit,  où  l'on  ne  peut  s'échapper  à  soi-iMeinc, 
j'ai  chassé  des  idées  importunes  en  méditant 
des  tours  pour  le  lendemain  !  combien  de 
fols  j'ai  sauvé  les  dangers  d'un  lète-à-lêto 
l)ar  une  saillie  extravagante  !  tiens,  ma  chère, 
il  y  a  toujours,  quand  on  est  faible,  uu 
moment  où  la  gaieté  devient  sérieuse,  et  co 
ïnoment  ne  viendra  point  ))our  moi.  \  oilîi 
ce  qne  je  crois  sentir,  et  do  quoi  je  t'ose  ré- 
poildre. 

_\près  cela  ,  je  te  confirme  librement  tout 
ce  que  je  t'ai  dit  dans  rK.lysée  snr  l'attuehc- 
ment  que  j'ai  senti  naître  ,  cl  sur  tout  le 
l)onheur  dont  j'ai  joui  cet  hiver.  Je  m'en 
Jivrais  de  uu-ilicur  c<rur  au  charme  de  vivre 
avec  ce  ([ne  j'aime  ,  en  sentant  qne  je  no 
désirais  rien  de  plus.  .Si  ce  tems  eut  duré  tou- 
jours ,  je  n'en  aurais  jamais  souhaité  im 
autre.  Ma  galelc-  vcn.-U  de  contentement  et 
non  darlihce.  Je  toui„ais  eu  espièglerie  I« 


IT  É  L  O  ï  s  E,  1I& 

plaisir  de  m'occnper  de  lui  sans  cesse.  Je 
sentais  qu'eu  me  bornant  à  rire,  je  uc  m'ap- 
prêtais point  de  pleurs. 

Ma  foi,  ma  cousiae  ,  j'ai   cru  m'apcrcc- 
voir  quelquefois  que  le  jeu  ne  lui  déplaisait 
pas  trop  à  Ini-méme.  Le  ruse'  n'était  pas  fâché 
d'être  fàclic  ,  et  il  ne  s'apaisait  avec  tant  de 
peine  que  pour  se  faire  apaiser  plus  long- 
tems.   J'en  tirais  occasion   de  lui  tenir   des 
propos  assez  tendres  eu   paraissant  me  mo- 
quer de  lui  ;  c'était  à  qui  des  deux  serait  le 
plus  enfant.  Un  jour  qu'eu  ton   absence    il 
jouait  aux  échecs  avec   ton  mari  ,  et  que  je 
jouais  au  volant  avec    la  Fanchon    dans  la 
même  salle  ,  elle  avait  le  mot ,  et  j'observais 
notre   pliilosophe.    A    son    air  humblement 
iÏLM-   et  à  la  promptitude  de  ses  coups  ,  je  vi$ 
qu'il  avait  beau    jeu.  La  table  était  petite  , 
et  l'échiquier  débordait.    J'attendis    le   mo- 
ment, et  sans  paraître  y  tâcher  ,  d'un  revers 
de  raquette  ,  je  renversai  léchec-et-mat.  Tu 
ne  vis  de  tes  jours  pareille  colère  ;  il  était 
si  furieux  que  lui  ayant  laissé  le   choix  d'un 
soulllct  ou  d'un  baiser  pour  ma  pénitence  , 
il  se  détourna  quand  je  lui  présentai  la  joue. 
Je  lui  demandai   pardon  ;    il  fut  inQexible  : 
il  m'aurait  laissée  ù  genoux  si  je  m'y  étai» 


ïî6        LA     NOUVELLE 

mise.  Je  finis  par  lui  faiic  une  autre  pièc» 
qui  lui  fit  oublier  la  première  ,  et  nous  fumes 
meilleurs  amis  que  jamais. 

Avec  une  autre  méthode,  infailliblement 
je  m'en  serais  moins  bien  tirée  ;  et  je  m'a- 
pcreus  une  fois  que,  si  le  jeu  fiit  tloveim 
plus  sérieux  ,  il  eut  pu  trop  l'être.  C'était 
un  soir  qu'il  nous  aeconipap;nait  ce  duo  si 
simple  et  si  touchant  de  Lco  ,  radoa  inoriry 
bcn  Ttiio.  Tu  chantais  avec  assez  de  nc'gli- 
geuce  ,  )c  n'en  fesais  pas  de  méuic  ;  et  , 
comme  j'avais  une  main  appuyée  sur  lecla- 
Tecin  ,  au  moincnt  le  plus  pathétique  et  où 
j'c'tais  moi-même  éunie  ,  il  appliqua  sur 
cette  main  un  baiser  que  je  sentis  sjir  uou 
cœur.  Je  ne  connais  pas  bien  les  baisers  de 
l'amour  ;  mais  ce  que  je  peux  te  dire,  c'est 
que  jamais  l'amitié,  pas  m;'nu-  la  nôtre, 
n'en  a  donne  ni  reçu  de  scmi)!able  à  celui- 
Jà.  Ile  bien,  mon  enlanl,  après  de  pareils 
momcns  que  devieiit-on  (piand  on  s'en  va 
rêver  seule,  et  qu'on  emporte  avec  soi  leur 
souvenir  ?  .Moi  ,  je  troublai  la  luusique  ,  il 
fallut  danser,  je  lis  danser  le  philosophe,  ou 
soupa  presque  en  l'air,  ou  veilla  fort  avant 
dans  la  nuit  ,  je  lus  jiie  coucher  bien  lasse, 
•t  je  lie  lis  qu'un  somme. 


H  E  L  O  I  s  E.  Î17 

J'ai  donc  de  fort  bonnes  raisons  pour  ne 
point  gêner  mon  liumenr  ni  chanj^cr  de 
manières.  Le  moment  qni  rendra  ce  chan- 
gement nécessaire  est  si  près  qne  ce  n'est  pas 
Ja  peine  d'anticiper.  Le  temps  ne  viendra  que 
trop  tôt  d'être  prude  et  réserve'e  ;  tandis  que 
je  compte  encore  par  vinu,t ,  ]e  me  dépêche 
d'user  de  mes  droits  ;  car  passé  la  trentaine 
on  n'est  plus  folle  ,  mais  ridicule  ;  et  toa 
epiiogueur  d'homme  ose  bien  me  dire  qu'il 
ne  me  reste  que  six  mois  encore  a  retour- 
ner la  salade  avec  les  doigts.  Patience  ! 
j)our  payer  ce  sarcasme  ,  je  prétends  la  lui 
retourner  dans  six  ans  ,  et  je  te  jure  qu'il 
faudra   qu'il  la  mange  :  mais   revenons. 

Si  l'on  n'est  pas  maître  de  ses  senti- 
iiicns  ,  au  moins  on  l'est  de  sa  conduite. 
.Sans  doute  je  demanderais  au  ciel  un  cœur 
plus  tranquille  ;  mais  puissé-je  à  mon  der- 
nier jour  offrir  au  souverain  juge  une  vie 
aussi  peu  criminelle  que  celle  que  j'ai  pas- 
sée cet  hiver  !  En  vérité  je  ne  me  repro- 
chais rien  auprès  du  seul  homme  qui  pou- 
vait me  rendre  coupable.  Ma  chère,  il  n'en 
est  pas  de  mcjue  depuis  qu'il  est  parti  ;  en 
m'accoutumant  à  pensera  lui  dans  son  ab- 
sence, j'y  pense  à  tous  le»  iustiins  dn  jour^ 


ri»       LA    NOUVELLE 

et  je  trouve  son  image  j^lus  dangereuse  qne 
sa  personne.  S'il  est  loin  ,  je  suis  amou- 
reuse ;  s'il  est  pics  ,  je  «e  suis  que  folle  ; 
qu'il  revienne  ,    et  je  ne  le  crains  plus. 

Au  chagrin  de  son  eloignement  s'est  joint» 
l'inquictudr  de  son  rcve.    Si  tu  as  tout  mis 
sur   le  compte  de  l'amour ,  tu  t'es  trompée; 
l'araitie'    avait    part   à    ma   tristesse.  Depuis 
leur  départ  je  te  voyais  pâle  et  changée  ;  à 
chaque   instant    je    pensais  te    voir   toml)cr 
malade.  Je  ne  suis  pas  crédule  ,  mais  crain- 
tive. Je  sais  bien  qu'un   songe  n'amène   pas 
un  cvcuenient,  mais  j'ai    toujours   jieur  que 
i'c'vénement  n'arrive  à  sa  suite.  A   jicine  oc 
ïuaudit  rêve  m'a-l-il  laissé   une    nuit    traii- 
quille  ,  jusqu'à  ce  que  je  t'aie  vue  bien  remisa 
et  reprendre  tes  couleurs.  Dussc-je  avoir  mis 
sans  le  savoir  un  intérêt  suspect  à   cet  em- 
pressement ,  il  est  sur    que   j'aurais   donné 
tout    au    inonde    pour   qu'il   se  IVit    montrû 
quand  il  s'en  retourna  comme  im  imbc'ciile. 
Enfin  ma   vaine   terreur  s'en  est  allée    avec 
ton  mauvais   visage.    Ta  santé,  ton  appétit 
ont  plus   fait  que  tes  plaisanteries,  et  je  t'ai 
vu   si    bien    argumenter   à   table   contre  mes 
frayeurs  ,  qu'elles    se  sont   lout-à-fait  dissi- 
pées. Pour  surcroît    de  bonheur  il   revient, 


H  E  L  o  ï  s  r:.  IT9 

et  j'en  suis  charmée  à  tous  égards.  Son  re- 
toiu-  ne  m'alarme  point,  il  me  rassure  ;  et 
si-tôt  que  nous  le  verrons  ,  je  ne  craindrai 
plus  rien  pour  tes  joiu's  ni  pour  luon  repos. 
Cousine  ,  conserve-moi  mou  amie  ,  et  ne 
sois  point  en  peine  de  la  tienne  ;  Je  réponds 

d'elle  tant  qu'elle    t'aura Mais  ,    mon 

33 1  E  u  ,  qu'ai-je  donc  quim'inquicte  encore, 
et  me  serre  le  cœur  sans  savoir  pourquoi  ? 
Alil  mon  enfant,  fnudra-t-il  un  jour  qu'une 
des  deux  survive  à  l'autre  ?  ]Malhcur  à  celle 
sur  qui  doit  tomber  un  sort  si  cruel  !  elle 
restera  peu  digue  de  vivre  ,  on  sera  morte 
avant  sa  mort. 

Pourrais-tu  me  dire  à  propos  de  quoi  je 
m'épuise  en  sottes  lamentations  ?  Loin  de 
nous  CCS  terreurs  paniques  qui  n'ont  pas  le 
sens  conunun  !  au-lieu  de  parler  de  mort, 
parlons  de  mariage,  cela  sera  pins  amusant. 
Il  y  a  long-temps  que  cette  idée  est  venne  à 
ton  mari,  et  s'il  ne  m'en  eût  jamais  i)arlé, 
peut-être  ne  me  iïit-elle  point  venue  à  moi- 
même.  Depuis  lors  j'y  ai  pensé  quelquefois, 
et  toiîjonrs  avec  dédain,  l-'i  !  cela  vieillit 
une  jeune  veuve  ;  si  j'avais  des  enfans  d'iui 
Mcond  lit,  je  mo  croirais  la  grand'nun-  de 
ocux  du  premier.  Je    te    trouve    au*si   fort 


120       L  A     N  O  U  V  E  L  L  E 

bonue  de  faire  avec  Icgcrctc  les  honneurs  de 
ton  amie  ,  et  de  regarder  cet  arrangement 
comme  un  soin  de  ta  bénigne  charité.  Oh 
bien  ,  je  t'apprends  ,  moi  ,  que  toutes  les 
raisons  fondées  sur  tes  soucis  ol)ligeans  no 
valent  pas  la  moindre  des  miennes  contre  ua 
second  mariage. 

Parlons  sérieusement ,  je  r.'ai  pas  l'ainc 
assez  basse  pour  faire  entrer  dans  ces  raisons 
la  honte  de  me  rétracter  diin  engagement 
téméraire  pris  avec  moi  seule,  ni  la  crainte 
du  bl.hue  en  fe.sant  mon  devoir,  ni  l'inéga- 
lité d's  fortunes  dans  un  cas  où  tout  Ihon- 
ueur  est  pour  celui  des  deux  à  qui  l'autre 
veut  bien  devoir  la  sienne  :  mais,  sans  ré- 
péter ce  que  je  t'ai  dit  tant  île  fois  sur  mou 
humeur  indépendanle  et  sur  mon  éloigue- 
ïnent  naturel  pour  le  joug  du  mariage  ,  je 
me  tiens  à  une  seule  objection  ,  et  je  la  tire 
de  cette  voix  si  sacrée  que  personne  au 
inonde  ne  respecte  autani  que  loi  ;  lèv» 
cette  objection  ,  cousine  ,  et  )e  me  rend.l. 
Dans  tous  ces  jeux  qui  te  donnent  tant 
d'eflroi  ma  conscience  est  tranquille.  Le  sou- 
venu- de  mon  mari  ne  me  fait  point  rougir; 
j'aime  à  l'appeler  à  témoin  de  mou  inno- 
ccucc  ,  et  pour(j[uoi  craindrais-jc  de  faire  de-» 

yaut 


H  É  L  O  ï  s  E.  t2f 

rant  son   image  tout  ce  que  je  f&sais  autre- 
fois devant   lui?  Eu  serait-il    de  même,  ô 
Julie  !    si   je  violais  les  s-aints   engagcmeus 
qui  nous  unirent  ,    que   j'osasse  jurer  à  ua 
autre  l'amour  éternel    que  je  lui  jurai  tant 
de  fois  ,  que  mon  coeur  indignement  parta- 
gé dérobât  à  sa  mémoire   ce  qu'il  donnerait 
à   son  successeur,   et  ne  pût,  sans  offenser 
l'un   des  deux  ,  remplir  ce  qu'il  doit  à  l'au- 
tre ?  Cette  même  image   qui  m'est    si    chère 
ne  me  donnerait  qu'épouvante  et  qu'effroi; 
sans  cesse  elle   viendrait  empoisonner  mou 
bonheur;  et  son  souvenir  ,  qui  fait  la  dou- 
ceur   de  ma    vie  ,   en   ferait    le    tourment. 
Comment  oses-tu  me  parler    de  donner  uu 
successeur  a  mon  mari,  après  avoir  juré  de 
n'en  jamais  donner  au    tien  ?  comme  si  les 
raisons    que    tu    m'allègues   t'étaient    moins 
applicables    en    pareil  cas!   Ils   s'aimèrent? 
c'est    pire  encore.  Avec   quelle    indignation 
verrait-il    uu    homme    qui    lui   l'ut    si   cher 
usurper  ses  droits   et  rendre   sa  femme  infi- 
delle  !   Enfin,  quand  il  serait  vrai  que  je  ne 
lui   dois   plus   rien  à   lui-même  ,    ne  dois-je 
rien    au   cher  gage  de  son  amour,  et  puis-je 
croire   qu'il  eut  jamais  voulu   de  moi  ,  s'il 
•lit  prévu  que  j'eusse  un  jour  exposé  sa  fille 
^'ouyellt  //X'ioïse.  Tom«  IV.  C 


122        LA     N  O  U  r  F  î,  L  E 

unique  à  se  voir  coiifondue  arec  les  cufana 
d'un  autre  ? 

Encore  un  mot ,  et  j'ai  fini.  Qn'i  t'a  dit  que 
tous  les  obstacles  viendraient  de  moi  seidc  ? 

En  repondant  de  celui  que  cet  engaj^e- 
ment  rcj^arde  ,  n'as-tu  point  plutôt  consulte 
ton  désir  que  ton  pouvoir  ?  (^)uand  tu  serais 
sûre  de  son  aveu,  n'aurais-tii  donc  aucun 
scrupidc  i\v  m'odrir  un  cœur  use  par  une 
autre  passion  ?  (Irois-lu  que  le  mien  dût 
fi'cu  contenter  ,  etquu  je  pusse  être  heureuse 
avec  un  liounnc  que  je  ne  rendrais  pas  heu- 
reux ?  Cousine  ,  pcnscs-y  mieux  ;  sans  exi- 
ger plus  d'amour  que  je  n'en  puis  ressentir 
moi-même,  tous  les  senlimcns  que  j'accorde, 
je  veux  qu'ils  me  soient  rendus  ,  et  je  suit 
trop  honnête  femme  pour  pouvoir  me  passer 
de  ]>laire  à  mon  iiuiri.  (>uv\  î7,arant  as  -  tu 
donc  de  tes  cspe'rances  ?  un  certain  plaisir 
à  se  voir  qui  peut  être  l'eRet  de  la  seule 
amitié  ;  un  transport  passat;er  qui  peut 
naître  à  notre  àj;c  de  la  seule  dillVrence  da 
sexe  ;  tout  cela  sulTit-il  pour  les  fonder  ?  Mi 
ce  Irans  ort  eût  prodiut  (pirlque  sentiment 
durable,  est-il  croyable  qu'il  s'en  fût  tu  , 
ïu)u-seulement  à  moi,  mais  h  toi,  mais  S 
t-oii  jLuari,  de  qui  ce  propos  n'eût  pu  qu  ctï» 


H  E  L  O  1  s  E.  123 

favorableincnt  reçu  ?  Eu  a-t-il  jaanais  dit  un 
mot  à  personne  ?  Dans  nos  téte-à- tête  a-t-il 
jamais  été  question  que  de  toi  ?  a-t-il  jci- 
luais  etc  question  de  moi  dans  les  vôtres  ? 
Puis-jc  penser  que  ,  s'il  avait  eu  là-dessus 
quelque  secret  pénible  à  garder,  je  n'anrais 
jamais  aperçu  sa  contrainte,  ou  qu'il  ue  lui 
serait  jamais  ccliappé  d'indiscrétion  ?  Enfin 
même  depuis  son  départ,  de  laquelle  de  nous 
deux  parle-t-il  le  plus  dans  ses  lettres,  de  la- 
quelle est-il  occupe  dans  ses  songes?  Je  t'ad- 
mire de  me  croire  sensible  et  tendre  ,  et  de  ne 
pas  imaginer  que  je  me  dirai  tout  cola  !  Mais 
j'aperçois  vos  ruses  ,  ma  mignone.  C'est 
pour  vous  donner  droit  de  représailles  qne 
vous  m'accusez  d'avoir  jadis  sauvé  luon 
cœur  aux  dépens  du  vôtre  :  je  ue  suis  pas 
Ja  dupe  de  ce  tour-là. 

Voilà  toute  ma  confession  ,  cousine.  Je  l'ai 
faite  pour  l'éclairer  et  non  pour  (c  contre- 
dire. 11  me  reste  à  te  déclarer  ma  résolution 
sur  cette  afîàire.  Tu  connais  à  présent  mon 
intérieur  aussi-bien  et  ])eut-élre  mieux  que 
ïiioi-méme;  mon  bonneiu" ,  mon  bonlicnr  te 
sont  cliers  autant  qu'à  moi  ,  et  dans  le  calme 
des  passions  ,  la  raison  te  fera  mieux  voir 
OÙ  je   dois   trouver  l'uu  et  l'aufrc.  (Uuuge- 


Î24       LA     NOUVELLE 

toi  donc  de  rua  conduite  ,  je  t'en  remets 
rentière  direction.  Rentrons  dans  noire  état 
naturel  et  changeons  entre  nous  de  métier, 
jious  nous  en  tirerons  mieux  toutes  deux. 
Gouverne  ,  je  serai  docde  ;  c'est  à  toi  de  vou- 
loir ce  que  je  dois  faire,  à  moi  de  faire  ce 
que  tu  voudras.  Tiens  mon  amc  à  couvert 
dans  la  tienne  ;  que  sert  aux  inséparables 
d'en  avoir  deux  ? 

Ab  çà,revenonsà présenta  nos  voyaf;purs; 
mais  j'ai  déjà  tant  parlé  de  l'un  que  je  n'ose 
plus  parler  de  l'autre  ,  de  peur  que  la  diUe- 
rence  du  style  ne  se  fît  un  peu  trop  sentir, 
et  que  l'amitié  même  que  j'ai  pour  l'an^laii 
ne  dît  trop  en  faveur  du  suisse.  Et  puis,  que 
dire  sur  des  lettres  qu'on  n'a  pas  vues  ?  Tu 
devais  bien  au  moins  m'envoyer  celle  de 
milord  Edouard  ;  mais  lu  n'as  ose  l'envoyer 
sans  l'autre  ,  et  tu  as  fort  bien  fait lu  pou- 
vais |)ourtant  faire  mieux  encore...  Ab  !  \  ivent 
les  duof^nes  de  vinj^t  ans  !  elles  sont  plus  trai- 
tables  qu'à  trente. 

Il  faut  au  moins  que  jr  me  venge  en  l'ap- 
prenant ce  que  tu  as  opéré  pir  cette  belle 
réserve  ,  c'est   de  me  faire  imaj;iner  la   lettre 

ru   question...,  cette    lettre   si cent   fois 

plus  si ,  qu'elle  ne  l'est  réellement.  De  dépit, 


H  É  L  O  ï  s  E.  125 

je  me  plais  à  la  rcinplir  de  choses  qnî  n'y 
sauraient  être.  Va  ,  si  je  n'y  suis  pas  adorée 
c'est  à  toi  que  je  ferai  payer  tout  ce  qu'il  eu 
faudra  rabattre. 

En  vérité',  je  ne  sais  après  tout  cela  com- 
ment tu  m'oses  parler  du'courricr  d'Italie.  Ta 
prouves  que  mon  tort  ne  fut  pas  de  l'attendre, 
mais  de  ne  pas  l'attendre  assez  long-temps. 
Un  pauvre  petit  quart-d'hcurcdcplus ,  j'allais, 
au-devant  du  paquet  ,  je  m'en  emparais  la 
première  ,  je  lisais  le  tout  à  mon  aise  ,  et 
c'était  mon  tour  de  me  faire  valoir.  Les  raisins 
sont  trop  verds;  on  me  retient  deux  lettres  ; 
mais  j'en  ai  deux  autres  que,  quoi  que  tu 
puisses  croire,  je  ne  changerais  sûrement  pas 
contre  celles-là  ,  quand  tous  les  si  du  monde 
y  seraient.  Je  te  jure  que  si  celle  à'HcnrietfK 
ne  tient  pas  sa  place  h  côté  de  la  tienne,  c'est 
qu'elle  la  passe  ,  et  que  ni  toi  ni  moi  n'écri- 
rons delà  vie  rien  d'aussi  joli.  Et  puis  on  se 
donnera  des  airs  de  traiter  ce  prodige  de  petite 
impertinente  !  Ah  !  c'est  assurément  pure 
jalousie.  En  effet,  te  voit-on  jamais  devant 
elle  à  genou\  lui  baiser  humblement  les  deux 
mains  l'une  après  l'autre?  Grâces  à  toi,  la 
Toilà  modeslo  conune  ui,e  vierge,  et  grav» 
comme  uu  Caion  •  respectant  tout  le  monde  ^ 


ï26       I.  A     N  O  U  Y  E  I.  L  E 

jusqu'à  sa  mire  ;  il  n'y  a  plus  le  mot  \)o^^T 
j-ire  à  ce  qu'elle  dit;  à  ce  qu'elle  eerit,  nasse 
encore,  Aussi  depuis  que  )'ai  découvert  ce 
nouveau  talent  ,  nvaut  qui>  tu  gâtes  ses 
lellies  comme  ses  propos  ,  je  compte  établir 
de  sa  chauduT  à  la  mienne  \n\  connier 
d'Italie  ,  dont  on  u'escamotcia  point  les 
paquets. 

Adieu,  petite  cousine,  voilà  des  réponses 
qui  t'a|)prcndront  à  respecter  mou  crédit 
lenaissant.  Je  voulais  te  |)arlei  de  ce  pays  et 
de  ses  linbitans,  mais  il  i'aul  mettre  lin  à  ce 
Vohune,  cl  puis  tu  m'as  toute  brouillée  avco 
tes  fantaisies,  et  le  mari  m'a  presque  fait 
oublier  les  bôles.  Comme  nous  avons  encore 
cinq  ou  six  jours  à  rester  ici,  et  que  j'aurai 
3c  temps  de  mieux  revoir  le  peu  que  j'ai  vu, 
tu  ne  perdras  rien  pour  attendre,  et  tu  peux 
compter  sur  un  second  tome  avant  luou 
départ. 


H  É  L  O  ï  s  E.  127 

LETTRE    III. 

l^  E     M  I  LO  B  D     É  D  O  LA  R  D 
A     M.     DE     WOLMAR, 

iNoN,  cher  Wolniar ,  vous  ne  vous  êtes 
point  trompé  ;  le  jeune  homme  est  si'ir  ;  mais 
nioijeue  le  suis  guère,  et  j'ai  failli  payer  cher 
l'expérieucc  (jui  m'en  a  convaincu.  Sans  lui, 
je  succombais  moi-même  à  l'cprcuve  que  je 
lui  avais  destnie'e.  Vous  savez  que  pour  con- 
tenter sa  reconnaissance  et  remplir  sou  cœur 
de  nouveaux  objets,  j'art'ectais    de  donner  à 
ce  voyage  plus  d'importance  qu'il  n'eu  avait 
rc'clleuicnt.  D'anciens  penchans  à  flatter ,  une 
Tieillchabitudcà  suivre  encore  une  fois  ,  voilà  , 
avec  ce  qui  se    rap[)ortait  à  Saint-Preux  y 
tout    ce    qui   m'engageait   a    l'entreprendre. 
Dire  les  derniers  adieux  aux  attaehemeus  de 
ma  jeunesse,   ramener  un  ami   parfaitement 
guéri  ,    voilà   tout  le  fruit  que   j'en    voulais 
recueillir. 

Je  vous  al  marqué  que  le  son-cçc  de  Tille- 
neuvc  m'avait  laisse  des  inquiétudes.  Ce  songo 
Uic  rendit  suspects  les  trausporls  de  joie  aux- 


128        LA    NOUVELLE 

quels  il  s'était  livre  quand  je  lui  avais  annonce' 
qu'il  e'tait  le  maître  d'élever  vos  enfans,  et 
de  passer  sa  vie  avec  vous.  Pour  mieux  l'ob- 
server dans  les  cfTnsioiis  de  son  cœur,  j'avais 
d'abord  prévenu  ses  difficultés  ;  en  lui  décla- 
rant que  je  m'établirais  moi-même  avec  vous, 
je  ne  laissais  plus  à  sou  amitié  d'objections 
amelairc:  mais  de  nouvelles  résolutions  ni« 
firent  cliangcr  de  langage. 

Il  n"cut  pas  vu  trois  fois  la  marquise  qu« 
nous  fumes  d'accord  sur  sou  compte.  ]Mal- 
henreusexnent  [)our  elle  elle  voulut  le  gagner, 
et  ne  fit  que  lui  montrer  ses  artlGces.  L'infor- 
tunée !  que  de  grandes  qualités  sans  vertu  ! 
que  d'aujoursans  honneur!  cet  amour  ardint 
et  vrai  me  touchait ,  m'atlaciiait ,  nourrissait 
lemien:  maisil  prit  la  teintcdeson  amenoirc, 
et  finit  par  me  faire  horircur.  Il  ne  fut  plus 
question  d'elle. 

(^uaiid  il  eut  vu  f,nu?e  ,  qu'il  connut  son 
corur,  ta  beauté,  son  esprit,  cl  cet  attache- 
ment sans  «emple,  trop  fait  pour  me  rendre 
heureux  ,  je  résolus  de  me  servir  d'elle  pour 
bien  éclaircir  l'état  de  ^'i/////-/^rf7/.i-.  Si  j'épou.s» 
Lttj/rc  ,  lui  dis-je,  mon  dessein  n'est  j)oint 
de  la  mener  à  Lotulres  où  quelqu'un  pourrait 
la  rccouuaîlre,  mais  daus  des  lieu.-s  où  l'o» 


H  É  L  O  ï  s  E.  129 

sait  honorer  la  vertu  par-tout  où  elle  est  ; 
vous  remplirez  votre  emploi,  et  nous  ne 
cesserons  point  de  vivre  ensemble.  Si  je  ne 
réponse  pas,  il  est  temps  de  me  recueillir. 
Vous  connaissez  ma  maison  d'Oxfort-shirc , 
et  vous  choisirez  d'élever  les  eufans  d'un  de 
vos  amis  ,  ou  d'accompagner  l'autre  dans 
sa  solitude.  Il  me  fit  la  réponse  à  laqueiîœ 
je  pouvais  m'atteudre;  mais  je  voulais  l'ob- 
server par  sa  conduite.  Car  si  pour  vivre  à 
Clanns  il  Tavorisait  un  mariage  qu'il  eût  dû 
blâmer,  ou  si  dans  cette  occasion  délicate  il 
préférait  à  son  bonheur  la  gloire  de  son  ami , 
dans  l'un  et  dans  l'autre  cas  l'épreuve  était 
faite  ,  et  son  cœur  était  jugé. 

Je  le  trouvai  d'abord  tel  que  je  le  désirais  ; 
ferme  contre  le  projet  que  je  feignais  d'avoir  ^ 
et  armé  de  ton  tes  les  raisons  qui  devaient  m'cm- 
pêclicr  d'épouser  Lanrc.  Je  sentais  ces  raisons 
jnieux  que  lui  ,  mais  je  la  voyais  sans  cesse  , 
et  je  la  voyais  affligée  et  tendre.  Mon  cœur, 
lout-à-fait  détaché  de  la  marquise  ,  se  fixa 
par  ce  commerce  assidu.  Je  trouvai  dans  les 
scntinieiis  de  Laiire  de  quoi  redoubler  ratta- 
chement qu'elle  m'avait  inspiré.  J'eus  honte 
de  sacrifier  à  l'opinion  ,  que  je  méprisais  , 
l'estime  que  je  devais  à  son  mérite  ;  ne  devais- 


ï3o        LA    NOUVELLE 

je  lien  aussi  à  l'cspc'raucc  que  je  lui  avais 
doniie'c  ,  sinon  par  mes  discours,  au  moins 
par  mes  soins  ?  Sans  avoir  rien  promis  ,  ne 
j-ien  tenir  c'était  la  tromper;  celle  tromperio 
était  barbare.  Enlin  joignant  à  mon  pen- 
chant une  espèce  de  devoir,  et  songeant  plus 
à  mon  ])oniicnr  qu'à  ma  gloire,  j'achevai  do 
î'ainier  par  raison;  je  résolus  do  pousser  la 
feinte  aussi  loin  qu'elle  pouvait  aller,  et 
jusqu  à  la  réalité  même  ,  si  je  ne  pouvais 
m'en  tirer  autrement  sans  injustice. 

Cependant  je  sentis  auguienler  mon  inquie'^ 
tndc  sur  le  compte  du  jeune  lionune,  voyant 
qu'il  ne  remplissait  pas  dans  toute  sa  force  le 
ïôlc  dont  il  s'était  charge.  Il  s'opposait  à  mes 
vues  ,  il  improuvait  le  nœud  que  je  voulais 
former;  mais  il  cumbatlait  iiuil  mon  inclina» 
lion  nais.'îantc,  et  me  parlait  de  JLaure  a\Tc 
tant  d'éloges  qu'en  paraissant  mo  détourner 
de  l'cjîouser  ,  il  augmentait  mon  penchant 
Jiour  elle.  Os  contradictions  m'alanuèrent. 
,7e  ne  le  trouvais  point  aussi  iVrnie  qu'il  aurait 
dii  l'être.  Il  .-^euddait  n'oser  heurter  de  front 
jnon  .sentiment,  il  mollissait  contre  ma  résis- 
tance, il  craignait  de  me  fâcher,  il  n'avait, 
point  à  mon  gré  pour  son  devoir  l'intréiJidilé 
cju'il  inspire  à  ceux  qui  l'aiment. 


li  Ë  L  OÏ  s  E.  i3£ 

D'aiifrcs  observations  augmentcreùt  ma 
df'liaiicc;  je  sus  qu'il  voyait  Laure  en  secret, 
je  remarquais  entr'eux  des  signes  d'intelli- 
gence. L'espoir  de  s'unir  à  celui  qu'elle  avaifc 
tant  aime  ne  la  rendait  point  gaie.  Je  lisais 
bien  la  niênie  tendresse  dans  ses  regards, 
Inais  cette  tendresse  n'était  plus  méle'e  de 
joie  à  u!on  abord  ,  la  tristei;se  y  dominait  tou- 
jours. Souvent  dans  les  pins  doux  e'panche- 
mens  de  son  cœur,  je  la  voyais  jeter  sur  Ig 
jeune  liorunic  un  coup  d'œil  à  la  dérobée 
et  ce  coup  d'œil  était  suivi  de  quelques  larmes 
qu'on  cherchait  à  me  cacher.  Enfin  lemvstèrei 
lut  poussé  au  point  que  j'en  fus  alarmé.  Jugez 
de  ma  surprise.  Que  pouvais-je  penser  2 
li'avais-je  réchauflé  qu'un  serpent  dans  mou 
sein?  Jusqu'où  n'osais-je  point  porter  mes 
soupçons  et  lui  rendie  son  ancienne  injus- 
tice ?  Fail)les  etmalhcureuvque  noussommes  , 
c'est  nous  qui  lésons  nos  propres  maux .'  pour- 
qnoi   nous   plaind.c  que  les  méchans   nous 

tounnententj.Mlesbonssetourmeutentencoro 
entr'eux  ? 

Tout  c<-la  ne  lit  qu'achever  de  me  déteniîi- 

iier.   (^)uoique   j'ignorasse    le   fond    de    cette 

intrigue,  je  voyais  que  le  cœur  de  Z.7,/rc' étais 

tuu)uurs  le  uicHie,  ck  cette  épreuve  ne  ii>g  1« 


532  L  A  ^^  O  U  V  E  L  L  E 
rendait  que  plus  dure.  Je  luc  proposai» 
d'avoir  uuc  c^pVicatiou  avec  elle  avant  la  cou- 
clusion  ;  mais  )•  voulais  attendre  jusqu'au 
dernier  ruouu  nt  ,  pour  prendre  auparavant 
par  moi-uièn.e  tous  les  eclaireisseniens  pos- 
sibles. Pour  lui,  jetais  résolu  de  me  con- 
vaincre ,  de  le  convaincre  ,  enlin  d'aller 
iusqua.i  bout  avant  que  de  lui  rien  dire  ,  n. 
de  prendre  un  parti  par  rapport  a  lui ,  pre- 
Tovant  une  rupture  infaillible ,  el  ne  voulant 
pas  mettre  un  bon  naturel  et  vingt  ans  d'hon- 
iKur  en  balance  avec  des  ^^oupçons. 

La  marquise  n'Ignorait  rien  de  ce  qu.  se 

passait  entre  nous.  Elle  avait  des  ep.es  dan, 

le  couvent  de  Z^//r^,  et  parvint  à  savo.rqu  .1 

était  question  de  mariage.  H  u'eu  iallut  pas 

davantage    pour    réveiller   ses  fureurs  ;    ello 

m'écrivit  des  lettres  menaçantes.  Elle  lit  plus 

qnc  d'ccrirc;  mais  comme  ce  n'ctalt  pas   la 

première  fols  ,    cl  que  nous   étions  sur  nos 

gardes,   ses    tentatives  furent   vaines.  J'eus 

seulement  le  plaisir  de  voir  dans  l'oceaslon  , 

que  Saint-Preux  savait  paj  er  de  .*a  peisonne  , 

«t  i-.c  Miarehandail  pas  sa  vie  pour  sauver  celle 

«l'un  ami. 

Vaincue  par  les  transports  de  sa  ra-e,  la 
marquiéc  tomba  malade,  et  ne  se  releva  plus. 


H  É  L  O  ï  s  E.  t33 

Ce  fut  là  le  terme  de  ses  tourmens  (  ^  )  et 
de  ses  crimes.  Je  ne  pus  apprendre  son  e'tat 
sans"eu  être  afflige.  Je  lui  envoyai  le  docteur 
JEsifin  ;  Sa/nt-Prei/x  j  ÏLit  de  ma  part:  eli» 
ne  voulut  voir  ni  l'unni  l'autre;  elleue  voulut 
pas  même  entendre  parler  de  iiu)i,  et  m'ac- 
cabla d'impre'cations  horribles  cbaf|ue  fois 
<ja'elle  entendit  prononcer  mou  nom.  Je 
gémis  sur  elle,  et  sentis  mes  blessures  prêtes 
à  se  rouvrir  ;  la  raison  vainquit  wicore,  mais 
j'eusse  e'té  le  deiuier  des  hommes  de  songer 
au  mariage  ,  tandis  qu'une  femme  qui  me 
fut  si  chère  était  à  rextréinité.  Saini-Prcnx 
craignant  qu'enfin  je  ne  pusse  résister  au  désir 
delà  voir,  me  proposa  le  voyage  de  Napics, 
et  j'y  consentis. 

Le  surlendemain  de  uotre  arrivc'e  ,  je  le  vis 
jcntrcr  dans  ma  chambre  avec  une  contenance 
ferme  et  grave  ,  et  tenant  une  lettre  à  la  main.' 
Je  m'écriai:  La  marquise  est  morte  !  Plût  à 
Dieu  !  reprit -il  froidem^ent  :  il  vaut  mieux 
n'être  plus  que  d'exister  pour  mal  faire;  mais 
ce  n'est  pas  d'elle  que  je  viens  vous  parler; 
écoutez-moi.  J'attendis  en  silence. 

(s)  Par  la  lettre  de  milortl  Edouard,  ci-rle^ant 
»upj)iimée   ,  on  voit  qu'il  pensait  qu'à  la  niorc 
des  inôclians  leurs  aines   étaient  anéanties. 
j\' OU  y  elle  H c  loi  se.  Tome  IV.  H 


i34       LA    NOUVELLE 

Milovd  ,  me  dit-il  ,  en  me  donnant  le  saint 
rom  d'ami  ,  vous  m'apprîtes  à  le  porter.  J'ai 
rempli  la  fonction  dont  vous  m'avez  charge  , 
et  vous  voyant  prêt  ù  vous  oublier,  j'ai  dû 
vous  rappeler  à  vous-même.  Vous  n'avez  pu 
Tompre  une  chaîne  que  par  une  autre.  Toutes 
deux  étaient  indignes  de  vous.  S'il  n'eut  été 
question  que  d'un  mariage  inégal,  je  vous 
aurais  dit  :  Songez  que  vous  êtes  pair  d'An- 
gleterre,  et  renoncez  aux  honneurs  du  monde , 
ou  respectez  l'opinion.  Mais  un  mariage 
abject  !  .  . .  .  vous  !  .. . .  choisissez  mieux  votre 
t'pouse.  Ce  n'est  pas  assez  qu'elle  soit  ver- 
tueuse; elle  doit  être  sans  tache la  femme 

6." Edouard  Uoivston  n'est  pas  facile?»  trouver. 
Voyez  ce  que  j'ai  fait. 

Alors  il  me  remit  la  lettre.  Elle  était  de 
J.avre.  Je  ne  l'ouvris  pas  sans  émotion. 
L'amour  n  vaincu  ,  me  disait-elle;  roux 
avez  roula  m'cpouscr  ;  je  suis  contente. 
J'otrc  ami  m'a  dicté  mon  devoir  ;  /<•  le 
remplis  sans  regret.  Kn  rous  déshonorant 
j'aurais  vécu  malheureuse  ;  en  vous  laissant 
votre é;loire  je  crois  la  partager.  Le  sacrifice 
tie  tout  mon  bonheur  à  un  devoir  si  cruel 
vie  fait  oublier  la  honte  de  ma  jeunesse. 
u4dicu  ;    dès  cet  instant  je  cesse  d'être  en 


H  Ê  L  O  ï  s  E.  îS5 

votre pout'oir  et  au  inien.  A dieiipoitr  jamais. 
O  IL  douar d!  ne  portez  pas  le  désespoir  dans 
ma  retraite  ;  écoutez  mon  dernier  vœu.  A  e 
donnez  à  nul  autre  une  place  que  je  n'ai  pu 
remplir.  Il  fut  au  monde  un  cœur  fait  pour 
vous  ,  et  c'était  celui  de  Laure. 

"L'agitation  m'empêchait  de  parler.  Il  pro- 
fita de  mon  sileuce  pour  me  dire  qu'après 
mon  départ  elle  avait  pris  le  voile  dans  le 
couvent  où  elle  était  pensionnaire;  que  la 
eourdeRome,  informée  qu'elle  devait  épouser 
\\\\  luthérien  ,  avait  donné  des  ordres  pour 
m'empccher  de  la  revoir  ,  et  il  m'avoua  IVau- 
chement  qu'il  avait  pris  tous  ces  soins  de 
concert  avec  elle.  Je  ne  mi'opposai  point  h 
vos  projets^  continua-t-il  ,  aussi  vivement 
que  je  l'aurais  pu,  craij:,nant  un  retour  à  la 
marquise,  et  voulant  donner  le  change  à 
cette  ancienne  passion  par  celle  de  JLoure. 
En  vous  voyant  aller  plus  loin  qu'il  ne  fallait, 
je  fis  d'abord  parler  la  raison  ;  mais  aN'ant 
trop  acquis  par  mes  propres  fautes  le  droit 
deinc  dtiierd  elle,  je  sondai  le  cœur  CicL,aure , 
et  y  trouvant  toute  la  jçéncrosité  qui  est  insé- 
parable du  véritable  amour ,  je  m'en  prévalus 
pour  la  porter  au  sacri  liée  qu'elle  vient  défaire. 
L'assurance  de   n'être  plus  l'objet  de  votre 

li    2 


a36       L  A     N  O  U  V  E  L  L  E 

mépiis  lui  releva  le  courage  et  la  rendit  plus 
di^^ne  de  votre  estime.  Elle  a  fait  son  devoir  ; 
il  faut  faire  le  vôtre. 

Alors  s'approtbant  avec  trausport  ,  il  me 
dit  en  me  serrant  contre  sa  poitrine  :  Ami  ; 
je  lis  dans  le  sort  commun  que  le  ciel  nous 
envoie  la  loi  commune  qu'il  nous  proscrit. 
Le  règne  de  l'amour  est  passe,  que  celui  de 
l'amitié  commente;  mon  cœur  n'entend  plus 
que  sa  voix  sacrée,  il  neconnaîl  plusd'aiiUe 
chaîne  que  celle  qui  me  lie  à  loi.  (Jioisis  le 
scjonr  que  tu  veux  liai)iter.  Clarens  ,  Di^fort , 
Londres  Paris  ou  Rome;  tout  uic  convient 
pourvu  que  nous  y  vivions  ensemble.  Va, 
viens  où  tu  voudras  ;  cberche  un  asile,  en 
quelque  lîcu  que  ce  puisse  être  ,  jo  le  suivrai 
par-tout.  J'en  fais  le  scrutent  solemnel  a  la 
face  du  Dieu  vivant ,  je  ne  te  quitte  i)lus  qu'à 
la  mort. 

Je  fus  touché.  Le  zèle  et  le  feu  de  cet  ar- 
dent jeune  iiomme  éclataient  dans  ses  j-cuï. 
J'oubliai  la  marquise  et  Laiire.  (^uc  peut- 
on  regretter  au  monde  quand  on  y  conserve 
un  ami  ?  Je  vis  aussi  ,  par  le  parti  qu'il 
prit  sans  hésiter  dans  cette  occasion  ,  qu'il 
était  guéri  véritablement  et  que  vous  n'aviez 
pas  perdu  vos  peines  ;   cutin  j'osai   croire. 


H  É  L  O  1  s  E,  337 

par  le  vœu  qu'il  fit  de  si  bon  cœur  ,  de 
rester  attaché  à  moi  ,  qu'il  l'était  plus  k 
la  vertu  qu'à  ses  anciens  penchans.  Je  puis 
donc  vous  le  ramener  en  toute  confiance  : 
oui,  cher  TP^olmar ,  il  est  digne  d'élever  des 
hommes  ,  et  qui  plus  est  ,  d'habiter  votr» 
maison. 

•Peu  de  jours  après  j'appris  la  mort  de  la 
marquise  ;   il  y  avait   loug-tcmps  pour  moi 
qu'elle  était  morte  :  cette  perte  ne  me  toucha 
plus.    Jusqu'ici  j'avais  regardé    le    mariaga 
comme  une  dette  que  chacun  contracte  à  sa 
naissance  envers  son  espèce  ,  envers  son  pays, 
et  j'avais  résolu  de  me  marier  ,  moins  par 
inclination   que    par  devoir  :    j'ai  changé  de 
sentiment.  L'obligation  de  se  marier  n'est  pas 
conuuune  à  tous  :  elle  dépend  pour  chaqu» 
honunc  de  l'état  où  le  sort  l'a  placé  ;  c'est 
pour  le   penplc  ,  pour  l'artisan  ,  pour  le  vil- 
lageois ,  pour  les  hommes  vraiment  utiles  que 
le  célibat  est  illicite  :  pour  les  ordres  qui  do- 
minent les  autres,  auxquels  tout    tend  sans 
cesse,  et  qui  ne  sont  toujours  que  trop  rem- 
plis ,  il  est  permis  et  même  couvenable.  Sans 
cela  ,   l'Etat  ne  fait  que  se  dépeupler  par  la 
multiplication  des  sujets  qui  lui  sont  à  charge. 
Les  hommes  auront  toujours  assez  do  mailics , 

H  'i 


i38        LA     NOUVELLE 

et  rAnglctcnc  manque!  a  plutôt  de  laboureurs 
que  de  pairs. 

Je  me  crois  donc  libre  et  maître  de  moi 
dans  la  condition  où  le  ciel  ui'a  lait  n;:itre. 
A  l'âge  où  )e  suLsoii  ne  repare  plus  les  pertes 
que  mon  cœur  a  faites.  Je  le  dévoue  à  cul- 
tiver ce  qui  me  reste  ,  et  ne  puis  mieux  lo 
rassemblerqu'àClarens.  J'accepte  donc  toutes 
vos  ollVes,  sous  les  conditions  que  ma  fortuiro 
y  doit  mettre  ,  afin  qu'elle  ne  me  soil  pas 
inutile.  Après  l'engagement  qu'a  pris  Si^irit- 
JR/ei/x,]c  n'ai  plus  d'autre  moyen  de  le  tenir 
auprès  de  vous  que  d'y  demeurer  moi- 
niêuie  ,  et  si  jamais  il  y  est  de  trop  ,  il  mo 
sulTira  d'en  ])artir.  Le  seul  embarras  qui  me 
reste  est  pour  mes  voyages  d'Angleterre  ; 
car  quoique  je  n'aie  plus  a\icun  crédit  dans 
le  parlement  ,  il  me  sulFit  d'en  être  mend)rc 
pour  laire  mon  devoir  jusqu'à  la  lin.  Mais 
j'ai  un  collègue  et  un  ami  si'ir,  que  je  puis 
cliargerde  ma  voi\  dans  les  aiïaires  courantes. 
Dans  les  occasions  où  je  croirai  devoir  m'y 
trouver  moi-même  ,  notre  élève  pourra  m'ao 
conipagner  ,  même  avec  les  siens  quand  ils 
seront  un  peu  plus  graiuls  ,  et  que  vous  vou- 
drez bien  nous  les  conlier.  Os  voyages  no 
sauraicut  que  leur  cire    utiles    et  ne  seront 


H  É  L  O  ï  s  E.  i39 

pas  assez  longs  pour  affliger  beaucoup  leur 
mère. 

Je  n'ai  point  montre'  cette  lettre  a  Saint- 
Preux  :  ne  la  montrez  pas  entière  à  vos 
dames;  il  convient  que  le  projet  de  cette 
épreuve  ne  soit  jamais  connu  que  de  vous  et 
de  moi.  Au  surplus  ,  ne  leur  cachez  rien  d« 
ce  qui  fait  lionneurà  mon  digne  ami,  même 
à  mes  dépens.  Adieu  ,  cher  Tfohnar.  Je  vous 
envoie  les  dessins  de  mon  pavillon.  Réfor- 
mez ,  changez  comme  il  vous  plaira  ;  mais 
faites-y  travailler  dès-à-présent  ,  s'il  se  peut. 
J'en  voulais  ôter  le  sallon  de  musique ,  car 
tous  mes  goûts  sont  éteints,  et  je  ne  me  soucie 
plus  de  rien.  Je  le  laisse  à  la  prière  de  Sair.t- 
Preux  qui  se  propose  d'exercer  dans  ce  salloa 
vos  enfans.  Vous  recevrez  aussi  quelques 
livres  pour  l'augmentation  de  votre  biblio- 
thèque. Mais  que  trouvcrez-vous  de  nouveau 
dans  des  livres  ?  O  fPolmar  !  il  ne  vous 
manque  que  d'apaeudre  à  lire  dans  celui 
de  la  nature  ,  pour  être  le  plus  sage  des 
mortels. 


H4 


740        LA     NOUVELLE 
LETTRE     IV. 

VE  31.   DE    WOLM^R  A  MILORD 
EDOUARD.    . 

3  E  nie  suis  attendu  ,  cher  Bomston  ,  au 
deiioncniciit  de  vos  longues  aventures.  Il  eut 
paru  bien  étrange  qu'ayant  résiste  si  long- 
temps d  vos  peiiclians  ,  vous  eussiez  attendu 
pour  vous  laisser  vainere  qu'un  ami  vînt 
vous  soutenir  ;  quoiqu'il  vrai  dire  ou  soit 
souvent  plus  faible  en  s'appuyant  sur  uu 
autre  ,  que  quand  on  ne  eonipte  que  sur  soi. 
J'avoue  |)ourtaiit  que  je  lus  alarme  de  votre 
dcriiirre  lettre  où  vous  m'annoneiez  votre 
mariage  avec  ].aiirc  couune  une  aflaire  ab- 
soluuient  décidée.  Je  doutai  de  l'evciu^ment 
inaigre  votre  assurance  ,  et  si  mon  ntlento 
eut  été  trompée  ,  de  mes  jours  je  n'aurais 
revu  Saint-Preux.  Vous  avez  fait  tous  deux 
ce  que  j'avais  espéré  de  l'un  et  de  l'autre  , 
et  vous  avez  trop  bien  justifié  le  jugeuunt 
que  j'avais  porté  de  vous  ,  pour  que  ^  ne 
sois  pas  charmé  de  vous  voir  reprendre  nos 
jneiuiers.Tirangemcns.  Venez  ,  honmus rares, 
augmenler  et  parl.iger  le  bonheur  de  celtR 
maison.  (^)uoi   qu'il  en  soit  de   l'espoir  des 


H  É  L  O  I  s  E.  Ï41 

croyans  dans  l'autre  vie  ,  j'aime  à  passer 
avec  eux  celle-ci  ,  et  je  sens  que  vous  m© 
convenez  tous  mieux  tels  que  vous  êtes  que 
si  vous  aviez  le  malheur  de  penser  comrn* 
moi. 

Au  reste  vous  savez  ce  que  je  vous  dis  sur 
son  sujet  à  votre  départ.  Je  n'avais  pas  besoin 
pour  lefuger,de  votre  épreuve  ;  car  la  mienne 
était  faite  ,  et  je  crois  le  connaître  autant 
qu'un  homme  en  peut  connaître  un  autre. 
J'ai  d'ailleurs  plus  d'une  raison  de  compter 
sur  son  cœur  ,  et  de  bien  meilleures  cau- 
tions de  lui  que  lui-même.  (Quoique  dans 
■votre  renonceuieut  au  mariage  il  paraisse 
-vouloir  vous  imiter  ,  peut-être  trouvcrcz,- 
vous  ici  de  quoi  l'engager  a  changer  de 
système.  Je  m'expliquerai  mieux  après  votre 
retour. 

(pliant  à  vous  ,  je  trouve  vos  distinctions 
sur  le  célibat  toutes  nouvelles  et  fort  subtiles. 
Je  les  crois  même  judicieuses  pour  le  poli- 
tique qui  balance  les  forces  respectives  de 
l'Etat,  alin  d'eu  maintenir  l'équilibre:  mais 
je  ne  sais  si  dans  vos  principes  ces  raifioiis 
sont  assez  solides  pour  dispenser  les  parti- 
culiers de  leur  devoir  envers  la  nature.  11 
semblerait  que  la  vie  est  uu   bien  qu'on  u© 

H5 


142        LA     NOUVELLE 

reçoit  qu'à  la  charge  de  le  transmet irc^  une 
sorte  de  substitution  qni  doit  passer  de  race 
en  race  ,  et  qne  quiconque  eut  un  père  est 
oMige' de  le  devenir.  C'était  votre  scntiuient 
jusqu'ici  ,  c'était  une  des  raisons  de  votre 
Toyage  ;  mais  Je  sais  d'où  vous  vient  celte 
tiouvcllc  philosoj)hie  ,  et  j'ai  vu  dans  le  liillet 
de  Lmire  un  argument  auquel  votre  coeur  n'a 
point  de  réplique. 

La  petite  cousine  est  depuis  huit  ou  dix 
jours  à  Genève  avec  sa  faindlepour  des  eiu- 
pkttes  et  d'antres  allaires.  Nous  l'attendons 
de  retour  de  jour  en  jour.  J'ai  dit  à  ma 
femme  de  votre  lettre  tout  ce  qu'elle  en  de- 
vait savoir.  Nous  avions  appris  par  M.  Aiiof 
que  le  mariage  était  rompu;  mais  elle  igno- 
rait la  part  qu'avait  Sniiit-Preux  à  cet  cvc- 
iicment.  Soyczsi'irqu'clie  n'apprendra  jamais 
qu'avec  la  plus  vive  joie  tout  ce  qu'il  fera 
pour  uièriter  vos  hienrails  cl  justifier  votre 
estime.  Je  lui  ai  montre  les  dessins  de  votre 
pavillon  :  elle  les  trouve  de  très-bon  gont  ; 
nousy  ferons  pourtant  quelques  cliaiigcmens 
qne  le  local  exige  el  qui  rendront  voire  loge- 
ment plus  conunodc  ;  vous  les  approuverez 
sûrement.  Nous  attendons  l'avis  de  Claire 
avaut  d'y  toucher;  car  vous  savez  qu'on  uo 


H  É  L  O  ï  s  E.  143 

peut  rien  faire  sans  elle.  En  attendant  j'ai 
déjà  mis  du  monde  en  œuvre  ,  et  j'espère 
qu'avant  l'hiver  la  maçonnerie  sera  fort 
avancée. 

Je  vous  remercie  de  vos  livres  :  mais  je  ne 
lis  plus  ceux  que  j'entends  ,  et  il  est  trop 
tard  pour  apprendre  à  lire  ceux  que  je  n'en- 
tends pas.  Je  suis  pourtant  moins  ignorant 
que  vous  ne  m'accusez  de  l'être.  Le  vrai  livre 
de  la  nature  est  pour  moi  le  cœur  des  hommes, 
et  la  preuve  qne  j'y  sais  lire  est  dans  mon 
amitié  pour  vous. 

LETTRE      V. 

DE    MADAME    D'  O  R  J3  E 
A  MADAME  DE  Fi^OLMAR. 

J'ai  bien  des  {griefs  ,  cousine  ,  à  la  charge 
de  ce  séjour.  Le  plus  grave  est  qu'il  me  donne 
envie  d'y  rester.  La  ville  est  charmante  ,  les 
habitans  sont  hospitaliers  ,  les  mœurs  sont 
honnêtes,  et  la  liberté^  que  j'airne  sur  toutes 
choses  ,  semble  s'y  être  réfugiée.  Plus  je  con- 
.  temple  ce  petit  Etat,  plus  je  trouve  qu'il  est 
beau. d'avoir  une  patrie  ,  et  DiKu  garde  de 
mal  tous  c«ux  qui  pensent  eu  avoir  une  ,  et 

H  6 


144        LA     NOUVELLE 

n'ont  pourtant  qu'un  pays  !  pour  moi  ,  jo 
stns  que  si  j'étais  iicc  dans  celui-ci ,  j'aurais 
l'auic  toute  romaine.  Je  n'oserais  pourtant 
pas  trop  dire  ii  présent  : 

Rome  n'est  plus  à  Rome,  elle  est  toute  où  je  suis, 

car  j'aurais  peur  que  dans  ta  malice  tu  n'al- 
lasses penser  le  contraire.  IVlais  pourquoi 
donc  Rome  ,  et  toujours  Rome  ?  Restons  à 
Genève. 

Je  ne  te  dirai  rien  de  l'aspect  du  pays.  Il 
ressemble  au  notre,  excepte'  qu'il  est  moins 
xuontneux,  plus  champêtre,  et  qu'il  n'a  pas 
des  chalets  si  voisins  (/).  Je  ne  te  dirai  rien, 
non  plus,  du  j;ouvernement.  Si  Ditu  ne 
t'aide, mon  père  l'en  parlera  de  reste  :  il  passe 
toute  la  journée  à  poliliquer  avec  les  magis- 
trats dans  la  joie  de  son  cœur,  et  je  le  vois 
de;à  très -mal  édilié  que  la  gazette  parle 
si  peu  de  Genève.  Tu  peux  juger  de  leurs 
conférences  par  mes  lettres,  (^uand  ils  m'ex- 
cèdent, je  me  derohe  ,  et  je  t'ennuye  pour 
me  de'scnnuver. 

Tout  ce  qui  m'est  resté  de  leurs  longs 
entretiens,  c'est  beaucoup  d'estime  pour  le 

(t)  L'éditeur  les  rroît  un  pfu  rapprochés. 


H  É  L  O  ï  s  E.  Î45 

grand  sens  qui  règne  en  cette  ville.  A   voir 
l'action  et  rc'action  mutuelles  de  toutes  les 
parties  de  l'Etat  qui  le  tiennent  eu  équilibre  , 
ou  ne  peut  douter  qu'il  n'y  ait  plus  d'art  et 
de  vrai  talent  employe's  au  gouvernement  de 
cette  petite  république  ,  qu'à  celui  des  plus 
vastes  empires,  où   tout   se   soutient  par  sa 
propre  masse  ,  et  où  les  rênes  de  l'Etat  peu- 
vent tomber  entre  les  mains  d'un  sot,  sans 
que  les  aCFaires  cessent  d'aller.  Je  te  réponds 
qu'il  n'en  serait  pas  de  même  ici.  Je  n'entends 
jamais  parler  à  mon  père  de  tous  ces  grands 
luinistres  des  grandes  cours,   sans  songer  à 
ce  pauvre  musicien  qui  barbouillait  si  fière- 
ment sur  notre  grand  orgue  (//)  à  Lausanne, 
et  qui  se  croyait  un  fort  habile  homme  parce 
qu'il    lésait   beaucou|>-de  bruit.   Cvs  gens-ci 
n'ont  qu'une  petite  épinettc,  mais  ils  en  sa- 
vent tirer  une  bonne  harniouir ,  quoiqu'elle 
8oit  souvent  assez  mal  d'accord. 


(lOll  y  a\ au  grande  orgue.  Je  remarquerai 
pour  ceux  de  nos.  Suisses  et  Genevois  qui  se 
piquent  (le  parler  correctement  que  le  mot  orgue 
est  masculin  au  singulier  ,  léminin  au  phuiel  , 
et  s'emploie  également  dans  les  deux  nombres, 
mais   le  sliii^ulier  est   plus  élégant. 


146       LA     NOUVELLE 

Je  ne  te  dirai  rien  non  plus mais  à 

force  de  ne  te  rien  dire  ,  je  ne  linirais  pas. 
Parlons  de  quelqne  chose  ponr  avoir  plutôt 
fait.  I.c  (jenevois  est  de  tous  les  |)eiiples  du 
monde  celui  qui  caclic  le  moins  son  carac- 
tère, et  qu'on  connaît  le  plus  pronijjloruenl. 
Ses  mœurs  ,  ses  vices  mêmes  sont  uiêles  de 
franchise.  Il  »e  sent  naturellement  bon  ,  et 
cela  lui  suHit  pour  ne  pas  craindre  de  se 
montrer  tel  qu'il  est.  Il  a  do  la  gc'uérosite', 
du  sens  ,  de  la  pénétration  ;  mais  il  aime 
trop  l'argent  ;  défaut  que  j'attribue  à  sa 
situation  qui  le  lui  rend  nécessaire  ;  car 
le  territoire  uc  sullirait  pas  pour  nourrir  les 
habitaus. 

Il  arrive  de-Ki  que  les  Genevois  ,  ej)ars  dans 
l'Europe  pour  s'enrichir,  imitent  les  grands 
airs  des  étrangers,  et  après  avoir  pris  Us  vices 
des  pays  où  ils  ont  vécu  (.r) ,  les  rapportent 
chez  eux  en  triomphe  avec  leurs  trt-sors.  Ainsi 
le  luxe  des  autres  peuples  leur  fait  mépriser 
leur  antique  simplicité  ;  la  ficrc  liberté'  leur 
paraît  ignoble  ;  ils  se  forgent  des  fersd'argenl, 
non  comme  une  chaîne  ,  mais  connue  un 
ornement. 

(  X  )  Mainlcnaiic  nn  no  leur  iloniir  plus  la  peiiiO 
de  les  aller  clieixiicr  ,  vu  les  leur  porte. 


H  É  L  O  ï  s  E.  147 

Hc  bien ,  ne  me  voilà-t-il  pas  encore  dans 
cette  maudite  politique  ?   Je  m'y  perds,   je 
m'y  noie,  j'en  ai  par-dessus  la  tête,  je  ne 
sais  plus  par  où    m'en   tirer.   Je  n'entends 
parler  ici  d'autre  chose  ,   si  ce  n'est  quand 
mou  père  n'est  pas  avec  nous  ,  ce  qui  n'arrive 
qu'aux  heures  des  courriers.  C'est  nous, mou 
enfant,  qui  portons  par-tout  notre  iufluence; 
car  d'ailleurs  les  entretiens  dvi  pays  sont  utiles 
et  variés  ,  et  l'on  n'apprend  rien  de  bon  dans 
les  livres  qu'on  ne  puisse  apprendre  ici  dans 
la  conversation.  Comme  autrefois  les  mœurs 
anglaises  ont  pe'uétré  jusqu'en  ce  pays ,  les 
hommes  y  vivant  encore  un  peu  plus  séparés 
des  femmes  que  dans  le  nôtre,  contractent 
cutr'eux  un  ton  plus  grave,  et  généralement 
plus  de  solidité  dans  leurs  discours.  Mais  aussi 
cet  avantage  a  son  inconvénient  qui  se  fait 
bientôt  sentir.  Des  longueurs  toujours  exce- 
dcntcs,  des  argumens,  des  exordes ,  un  peu 
d'apprct,  quelquefoisdes phrases, rarcmentde 
laléi^éreté  ,)aniaisde  cette  simplicité  naïve  qui 
dit  le  sentiment  avant  lapcntée  ,  et  fait  si  bien 
valoir  ce  qu'elle  dit.  Au-lieu  que  le  Français 
écrit  comme  il  parle  ,  ceux-ci  parlent  comme 
ils  écrivent-,  ils  dissertent  au-lieu  de  causer; 
on  les  croirait  toujours  prêts  a  soutenir  xhHc. 


148        LA     NOUVELLE 

Ils  distinguent,  ils  divisent,  ils  traitent  la 
conversation  par  points  ;  ils  uietlcnt  dans 
leurs  propos  la  niêuie  nu-tliode  que  dans  leurs 
livres  ;  ils  sont  auteurs,  et  toujours  auteurs. 
Ils  semblent  lire  en  parlant,  tant  ils  observent 
bien  Icse'tynjologies,  tan  tdsfont  son  lier  toutes 
les  lettres  avec  soin.  Ils  articulent  le  morr  du 
raisin  connue  Marc  noui  d'Iioninie  ;  ils  disent 
exactement  du  taha-/:  et  non  pas  du  taha , 
un  yaic-.sol  et  non  pas  uw  parasol,  aran-t- 
hicr  et  non  pas  avaii/iicr,  sccrctairc  et  non 
pas  secrétaire  ,  un  lac- d'amour  où  l'on  so 
iioic  et  non  pas  où  l'on  s'étrangle  ;  par-tout 
les  s  finales  ,  par-tout  les  r  des  inUnitifs  ; 
cnlin  leur  parler  est  toujours  soutenu,  leurs 
discours  sont  des  harangues  ,  et  ils  j.iscnt 
oouune   s'ils   prêchaient. 

Ce  qu'il  y  a  de  singulier,  c'est  qu'avec  ce 
ton  dogmatique  et  froid  ,  ils  sont  vils,  impé- 
tueux ,  et  ont  les  passions  très-ardentes;  ils 
diraient  même  assez  bien  les  choses  de  senti- 
ment s'ils  ne  disaient  pas  tout,  ou  s'ils  ne 
parlaient  qu'à  des  oreilles.  .Mais  leurs  points, 
leurs  virgules  sont  fellemenl  insupportables, 
ils  peignent  si  |)osêment  des  émotions  si  vi- 
ves, que  quand  ils  ont  achevé  leur  dire,  on 
•hcichcrail  volontiers  autour  d'eux   où   est 


n  E  L  O  I  s  E.  149 

l'homme    qui    sent    ce     qu'ils    ont    décrit. 
Au   reste   il  faut  t'avouer   que  je  suis  ua 
peu  paye'e  pour  bien  penser  de  leurs  cœurs, 
et  croire  qu'ils  ne  sont  pas  de  mauvais  goût. 
Tu  sauras  en  confidence  qu'un  joli  monsieur 
à  marier,  et,  dit-on,   fort  riche,  m'honore 
de  ses  attentions,  et  qu'avec  des  propos  assez 
tendres,  il  ne  m'apoiutfait  chercher  ailleurs 
l'auteur  de  ce  qu'il  me  disait.  Ah  !  s'il  était 
venu  il  y  a  dix-huit  mois,  quel  plaisir  j'aurais 
pris  à  me  donner  un  souverain  pour  esclave , 
et  à   faire  tourner   la  tétc  à  un  magnifique 
seigneur  !  mais  à-présent  la  mienne  n'est  plus 
assez  droite  pour  que  le  jeu  me  soit  agréable, 
et  je  sens  que  toutes  mes  folies  s'en  vont  avec 
ma  raison. 

Je  reviens  à  ce  goût  de  lecture  qui  porte  les 

Genevois  à  penser.  Il  s'étend  à  tous  les  états, 

et  se  fait  sentir  dans  tous  avec  avantage.  Le 

Français  lit  beaucoup  ;  mais  il  ne  lit  que  les 

livres  nouveaux,  ou  plutôt  il  les  parcourt, 

moins  pour  les  lire  que  pour  dire  qu'il  les  a 

lus.  Le  Genevois  ne  lit  que  les  bons  livres  ;  il 

les  lit,  il  les  digère  ;  il  ne  les  juge  pas,  mais 

il  les  sait.  Le  jugement  et  le  choix  se  font  à 

Taris  ;  les  livres  choisis  sont  prcsqne  les  seuls 

«jui  vont  à  Genève.  Cela  fait  que  la  lecture  y 


35o       LA    NOUVELLE 

est  moins  mclëe  et  s'y  fait  avec  plus  de  profit. 
Les  foiumcs  dans  leur  retraite  (v)  lisent  de 
leur  côte',  et  leur  ton  s'en  ressent  aussi,  mais 
d'une  autre  manière.  Les  belles  uiadamcs  y 
sont  petites  maîtresses  et  beaux-esprits  tout 
comme  chez  nous.  Les  petites  citadines  elles- 
mêmes  prennent  dans  les  livres  un  babil  plus 
arrange',  et  certain  chois  d'expression  qu'pn 
est  étonné  d'entendre  sortir  de  leur  bouche, 
comme  quelquefois  de  celle  des  enfans.  11  faut 
tout  le  bon  sens  des  hommes,  toute  la  gaieté 
des  femmes  ,  et  tout  l'esprit  qui  leur  est 
commua,  pour  qu'on  ne  trouve  pas  les  pre> 
miers  un  peu  pedans  et  les  autres  un  peu 
précieuses. 

Hier  vis-à-vis  de  ma  fenêtre  deux  filles 
d'ouvriers  ,  fort  jolies  ,  causaient  de\  ant  leur 
boutiqued'un  airassczenjoué  pouruicdonncr 
de  la  curiosité.  Je  prêtai  l'oreille  et  j'entendis 
qu'une  des  deux  proposait  en  riant  d'e'crire 
leur  journal.  Oui,  re|)rit  l'autre  à  l'instant; 
le  journal  tous  les  matins,  et  tons  les  soirs  le 
commentaire.  (^)u"cn  dIs-tu,  cousine  ?  Je  ne 
sais  si  c  est  là  le  ton  des  filles  d'artisans  ,  mais 

(y)  On  se  souvien  Ira  que  rntte  lettre  est  de 
vieille  date,  et  je  trains  bieu  qu«  cela  ne  soit 
trop  iàtile  à  voir. 


H  E  L  O  1  s  E.  i5ï 

je  sais  qu'il  faut  faire  un  furieux  emploi  du 
temps  pour  uc  tirer  du  cours  des  journées 
que  le  comiiicutaire  de  sou  journal.  Assuve- 
mcnt  la  petite  persouiie  avait  lu  les  aventures 
de  mille  et  une  nuits. 

Avec  ce   style  un  peu   guindé',  les  Gene- 
voises ne  laissent  pas  d'être  vives  etpiquantes, 
et  roii  voit  autant  de  grandes  passions  ici  qu'eu 
aucune  ville  du  monde.  Dans  la  simplicité 
de  leur  parure  elles  ont  de  la  grâce  et  du  goût  ; 
elles  en  ont  dans  leur  entretien,  dans  leurs 
manières.    Comme  les  hommes   sont  moins 
galans  que  tendres,  les  femmes  sont  moins 
coquettes   que  sensibles,  et  cette  sensibilité 
donne  ,  même  aux  plus   houuêtes  ,  un  touv 
d'esprit  agréable  et  fin  qui  va  au  cœur,  et 
qui  en   tire   toute  sa  iînesse.   Tant   que  les 
Genevoises   seront   Genevoises,   elles   seront 
les  plus  aimables  femmes  de  l'Europe  ;  mais 
bientôt  elles  voudront  être  Françaises  ,et  alors 
les  Françaises  vaudront  mieux  qu'elles. 

Ainsi  tout  de'pcrit  avec  les  rnreurs.  Le 
meilleur  goût  tient  à  la  vertu  même  ;  il 
disparait  avec  elle,  et  fait  place  h  un  goût 
factice  et  guindé  qui  n'est  plus  que  l'ouvrage 
de  la  mode.  Le  véritable  cs[)rit  est  presque 
dans  le  même  cas.  1\ 'est-ce  pas  la  inodestio 


i52        LA     NOUVELLE 

de  notre  sexe  qui  iipiis  oblige  d'user  d'adresse 
pour  repousser  les  agaceries  des  hoiiiuies,  et 
s'ils  ont  besoin  d'art  pour  se  faire  écouter, 
nous  eu  faut-il  moins  pour  savoir  ne  les  pas 
entendre  ?  N'est-ce  pas  eux  qui  nous  délient 
l'esprit  et  la  langue  ,  qui  nous  rendent  plus 
vives  à  la  riposte  (c),  et  nous  forcent  de 
nous  uioquer  d'eux  ?  Car  enfin,  tu  as  beau 
dire  ,  une  certaine  coquetterie  maligne  et 
railleuse  désoriente  encore  plus  les  soupirans 
que  le  silence  ou  le  mépris,  (^uel  plaisir  do 
voir  un  beau  Céladon  tout  déconcerté  ,  se 
confondre,  se  perdre  à  chaque  repartie  ;  de 
s'environner  co?itrc  lui  de  traits  moins  bru- 
lans  ,  mais  plus  aigus  que  ceux  de  l'amour* 
de  le  cribler  de  pointes  de  glace,  qui  piquent 
cl  l'aide  du  froid  !  Toi-même  qui  ne  fais 
semblant  de  rien,  crois-tu  que  tes  manières 
naïves  et  tendres,  ton  air  timide  et  doux, 
cachent  moins  de  ruse  et  d'habileté  que  toutes 
mes  étourderies?  Ma  foi  ,mignone,  s'il  fallait 
compter  les  galans  que  chacune  de  nous  a 
persifllés,  je  doute  fort  qu'avec  ta  mine  hy- 
pocrite, ce  lut   toi   qui  serais  en  reste.  Je  ne 

({)  Il  fallait  r'tsposte  ,  de  ritalicii  rlsposta ;  toute- 
fois rispostc  f.9  (lit  aussi  ,  et  je  le  laisse.  Ce  n'est 
au  pis  aller  (ju'uiic  fauic  de  [jIus. 


H  É  L  O  ï  s  E.  i53 

puis  m'empéclicr  de  rire  encore  en  songeant 
à  ce  pauvre  Conjlans  ',  qui  venait  tout  en 
furie  me  reprocher  que  tu  l'aimais  trop.  Elle 
est  si  caressante,  me  disait-il,  que  je  ne  sais 
de  quoi  me  plaindre  :  elle  me  parle  avec  tant 
déraison  que  j'ai  honte  d'en  manquer  devant 
elle,  et  je  la  trouve  si  fort  mou  amie  que  je 
n'ose  être  son  amant. 

Je  ne  crois  pas  qu'il  y  ait  nulle  part  au 
ïiionde  des  époux  plus  unis  et  de  meilleurs 
ménages  que  dans  cette  ville  ;  la  vie  domesr 
tique  y  est  agrcahie  et  douce  ;  on  y  voit  des 
maris  complaisaus  et  presque  d'autres  Julies. 
Ton  système  se  vénhe  très-bien  ici.  Les  deux 
sexes  "agncnt  de  toutes  mamères  a  se  donner 
des  travaux  et  des  amuscmens  diflcrens  qui 
les  empêchent  de  se  rassasier  l'un  de  l'autre, 
et  Tonl  qu'ils  se  retrouvent  avec  plus  de  plai- 
sir. Ainsi  s'aiguise  la  volupté  du  sage  :  s'abs- 
tenir pour  jouir  ,  c'est  ta  philosophie  ;  c'est 
i'épicureisme  de  la  raison. 

Malheureusement  cette  antique  modestie 
commence  à  décliner.  On  se  rapproche  ,  et 
les  cœurs  s'éloignent.  Ici  comme  chez  nous 
tout  est  mêlé  de  bien  et  de  mal;  mais  à  dilk- 
rcntes  mesures.  Le  Genevois  tire  ses  vertus 
delui-jncmc,  ses  vices  lui  viennent  d'ailleurs. 


jH     la  nouvelle 

^"ou-seulcment  il  voya-c  l)caucoiip  ,  mais  il 
adopte  aisément  les  mccurs  et  les  luaiiiires 
des  autrespenpks  ;  il  parle  avec  facilite  toutes 
les  langues;  il  prend  sans  peine  leurs  divers 
accens,  quoiqu'il  ait  lui-inéuie  un  accent 
traînant  très-sensible,  sur-toiil  dans  les  fenunes 
qui  voyagent  moins.  Plus  liumbledesa  peti- 
tesse que  lier  de  sa  liberté  ,  il  se  fait  cliczles 
nations  étrangères  un«  honte  de  sa  patrie  ;  il 
se  hàtc,  pour  ainsi  dire  ,  de  se  naturaliser 
dans  le  pays  où  il  vit  ,  comme  pour  faire 
oublier  le  sien  ;  peut-être  la  réputation  qu'il 
a  d'être  âpre  au  gain  contribue-t-elle  à  cettt 
coupal)Ie  lionte.  Il  vaudrait  mieux  ,  sans 
doute  jcllacer  par  son  désintéressement  l'oi)- 
probrc  du  nom  genevois  ,  que  de  l'avilircn- 
corc  en  craignant  de  le  porter  :  mais  le  Ge- 
nevois le  méprise  ,  même  en  le  rendant  esti- 
mable ,  et  il  a  plus  de  tort  encore  de  ne  pas 
honorer  son   pays  de  son  propre  mérite, 

(Quelque  avide  qu'il  puisse  être,  on  ne  le 
voit  guère  aller  à  la  fortune  par  des  moyens 
servilcs  et  bas;  il  n'aime  point  s'attacher  aux 
grands  et  ramper  dans  les  cours.  I/esclavag» 
per.sonnel  ne  Un  est  pas  moins  oduux  que 
l'csclavagecivil.  Fle.vibleetliaut comme  ^Ai- 
biiuie  j\\  supporte    aussi    j)eu  la  servitude  • 


H  É  L  O  ï  s  E.  ^^5 

et  quand  il  se  plie  aux  usages  des  autres  ,  il 
les  imite  sans  s'y  assujettir.  Le  commerce  étant 
de  tous  les  moyens  de  s'enrichir  le  plus  com- 
patible avec  la  liberté,  est  aussi  celui  que  les 
Genevois  préfèrent.  Ils  sont  presque  tous  mar- 
chands ou  banquiers  ,  et  ce  grand  objet  de 
leurs  désirs  leur  fait  souvent  enfouir  de  rares 
talens  que  leur  prodigua  la  nature.  Ceci  me 
ramène  au  commencement  de  ma  lettre.  Ils 
ont  du  génie  et  du  courage.  Us  sont  vifs  et 
pénétrans  ,  il  n'y  arien  d'honnête  et  de  grand 
au-dessus  de  leur  portée  :  mais  plus  passionnés 

d'argent  que  de  gloire  ,  pour  vivre  dans  l'a- 
bondance ils  meurent  dans  l'obscurité  ,  et 
laissent  à  leurs  enfans  pour  tout  exemple  l'a- 
mour des  trésors  qu'ils  leur  ont  acquis. 

Je  tiens  tout  cela  des  Genevois  mêmes  ; 
carils  parlcntd'eux  fort  impartialement.  Pour 
moi ,  j«  ne  sais  comment  ils  sont  chez  les  au- 
tres, mais  Je  les  trouve  aimables  chez  eux, et 
je  ne  connais  qu'un  moyen  de  quitter  sans 
regret  Genève.  (^>nel  est  ce  moyeu  ,  cousine? 
oh  !  ma  foi  tu  as  beau  prendre  ton  air  hum- 
ble ;  si  tu  dis  ne  l'avoir  pas  déjà  deviné,  tu 
ments.  C'est  après  demain  que  s'embarque  la 
bande  joyeuse  dans  un  joli  brigantm  appa- 
reillé de  fcte  -,  car  nous  avons  choisi  l'eau  à 


Iô6        LA     NOUVELLE 

cause  de  la  saison  ,  et  pour  dciucuicr  tous 
rassembles.  Nous  comptons  coucher  le  même 
soir  à  Morf^cs  ,  le  lendemain  ù  Lausanne  (^na") 
pour  la  ctremouie  ,  rt  le  sur-lendemain.... 
tu  m'eiileruls.  Quand  tu  verras  de  loin  briller 
dfs  llanniu's  ,  llotlcr  des  bandcrollcs  ,  quand 
lu  cntenilias  ronfler  le  eanou  ,  cours parloutc 
la  uiaison  comuie  une  folle  ,  en  criant:  armes! 
armes  !  voici  les  ennemis  !  voici  les  ennemis  ! 

P.  S.  Quoique  la  distribution  des  loe;emeus 
entre  incoulestablcinent  dans  les  droits  de 
ma  charge  ,  je  veux  bien  m'en  désister  eu  celte 
occasion.  J'entends  seulement  que  uu)ti  père 
soit  loge'  chez  Jli/ord  Jidouard  à  cause  des 
cartes  de  géographie  ,  et  qu'on  achève  d'eu 
tapisser  du  haut  en  bas  tout  l'appartement. 

(  aa  )  (yommeiit  rela  ?  Laiisane  n'est  pns  au 
bord  tJu  lac  ;  il  y  a  du  jiort  à  la  ville  luie  ilcnii- 
lieue  de  Tort  mauvais  chemiii  ,  et  puis  il  faui  un 
peu  supposer  que  tous  ces  jolis  anangemens  n» 
seront  poiat  contrariés  p«r  le  veut. 


LETTRE 


H  É  L  O  i  s  E.  i57 

LETTRE    VI. 

DE  MADAME  DE    TP^OLMAR 
A    SAINT-PREUX. 

V^  u  E  L  sentijncnt  délicieux  j'cpvonve  eu 
coimucnçaiit  cette  lettre  !  Voici  la  prcniicre 
fois  de  ma  vie  où  j'ai  pu  vous  écrire  saus 
craiutc  et  sans  honte.  Je  m'honore  de  l'ainitié 
fjui  nous  jointcomrac  d'un  retour  sanseseœ- 
ple.Oii  étouffe  de  grandes  passions  ,  rarement 
on  les  cpurc.  Oublier  ce  qui  nous  fut  clu-r 
quand  l'honneur  le  veut,  c'est  l'cfFort  d'une 
ame  honnête  et  commune  ;  mais  après  avoir 
été  ce  que  nous  fûmes  ,  être  ce  que  nous 
sommes  au)onrd'hui  ,  voilà  le  vrai  triomphe 
de  la  vertu.  La  cause  qui  fait  cesser  d'aimer 
peut  être  un  vice  ,  celle  qui  change  un  tendre 
amour  en  une  amitié  non  laoius  ^iveuesau- 
raitctrc  équivo(jue. 

Aurions-nous  jamais  fait  ce  progrès  par 
nos  seules  forces  ?  Jamais  ,  jamais  ,  mon  bon 
ami  ,  le  tentermcme  était  une  témérité.  Nous 
fuir  était  pour  nous  la  première  loi  du  de- 
voir ,  que  rien  ne  nous  eût  permis  d'euiVeiu- 

Nouvclle  Hcloisc,  Tome  IV.  I 


»5R       LA     NOUVELLE 

dre.  Nous  nous  serions  toniours  cstimi's  j 
sans  donlc;  mais  nous  aillions  cesse  de  nous 
voir, de  nous  écrire-,  nonsiioiisscrionseQorcé» 
de  ne  plus  penser  l'un  à  l'autre  ,  et  le  plus 
j;raii(i  lionnci;r  que  nous  pouvions  nous  ren- 
dre luntucllemcnt  c'iait  de  rouipre  toutcoiu- 
yicrce  entre  nous. 

Voyez  ,  au-lieu  de  cela  ,  quelle  est  uotre 
Biluation  présente.  En  est  -  il  au  monde  une 
pins  aj^reablc  ,  et  ne  goùlons-nous  pas  mille 
fois  le  jour  le  prix  des  combats  qu'elle  nous 
a  contés  V  Se  voir,  s'aimer,  le  sentir  ,  s'en  lé- 
liciter,  passer  les  jouis  ensemble  dans  la  la- 
xiiiliarité  fraternelle  et  dans  la  paix  de  l'iiino- 
cence,  s'occuper  Inn  de  l'aulre,  y  penser  wans 
remords  ,  eu  parler  sans  rougir  ,  et  s'honorer 
h  ses  propres  yeux  du  même  attachement 
qu'on  s'est  si  long -temps  reproche,  voilà  le 
point  où  nous  en  sommes.  O  ami  !  quelle 
carrière  d'honneur  nous  avons  déjà  par- 
courue !  Osons  nous  en  gloriUer  pour  savoir 
nous  y  maintenir  ,  et  l'achever  comme  nous 
l'avons  commencée. 

A  qui  devons-nous  un  bonheur  si  rare  ? 
vous  le  savez.  J'ai  vu  votre  cœur  sensible  , 
plein  desbienlaitsdii  meilleur  des  hommes  , 
aimer  à  s'tu  leiiclrer  ;   et  comment    nous 


H  E  L  O  I  s  E.  iS^ 

seraient-ils  k  charge  ,  a  vous  et  à  moi  ?  Ils 
lie  lions  imposent  point  de  nonvcaux  de- 
voirs ,  ils  ne  fout  que  nous  rendre  plus  cliers 
ceux  qui  nous  e'taient  déjà  si  sacre's.  Le  seul 
luoyen  de  reconnaître  ses  soins  est  d'en  être 
digues,  et  tout  leur  prix  est  dans  leur  succès. 
Tenons-nous  etji  donc  là  dans  l'effusion  de 
notre  zèle.  Payons  de  nos  vertus  celles  de 
notre  bienfaiteur  ;  voilà  tout  ce  que  nous  de- 
vons. Il  a  fait  assez  pour  nous  et  pour  lui 
s'il  nous  a  rendus  à  nous-mêmes.  Absens  ou 
présens ,  vivans  ou  morts  ,  nous  porterons 
par-tout  un  témoignage  qui  ne  sera  perdu 
pour  aucun  des  trois. 

Je  fcsais  ces  réflexions  en  moi-même  quand 
mon  mari  vous  destinait  l'éducation  de  ses 
enfans.  Quand  milord  J^do7/ard  m  annonça 
son  prochain  retour  et  le  vôtre  ,  ces  mêmes 
réflexions  revinrent  et  d'autres  encore  qu'il 
importe  de  vous  communiquer  ,  tandis  qu'il 
est  temps  de  les  faire. 

Ce  n'est  point  de  moi  qu'il  est  question  , 
c'est  de  vous  :  je  me  crois  jilns  eu  droit  de 
vous  donner  des  conseils  depuis  qu'ils  sont 
tout-à-fait  désintéressés  ,  et  que  n'ayant  plus 
ma  sûreté  pour  objet  ils  ne  se  rapportent  qu'à 
V0us-.mcme,  Ma  tendre  amitié  ne  vous  est  pas 

1    2 


j6o        la     nouvelle 

suspecte  ,  et  je  u'ai  que  trop   acquis   de  lu- 
mières pour  l'aire  écouter  nus  avis. 

Permettez-moi  de  vous  offrir  le  tableau  de 
l'état  où  vous  allez  être,  afiu  que  vous  exa- 
miniez vous-même  s'il  u'a  ritii  qui  vous  doiv« 
cHrayer.  O  bou  jeune  bonuueîsi  vous  aimez 
la  vertu  ,  écoutez  d'une  oreiPle  chaste  les 
conseils  de  votre  amie.  Elle  commence  eu 
tremblant  un  discours  qu'elle  voudrait  taire  ; 
mais  comment  le  taire  sans  vous  trahir  ? 
Sera-t-il  temps  de  voir  les  objets  que  vous 
devez  craindre  quand  ils  vous  auront  égare  ? 
Non  ,  mon  ami ,  je  suis  la  seule  personne  au 
monde  assez  familière  avec  vous  pour  vous 
les  présenter.  ]\'ai  -  je  pas  le  droit  de  vous 
parler  au  besoin  comme  uu«  sœur  ,  couim» 
une  mère  ?  Ah  !  si  les  leçons  trim  cœur  bou- 
uéte  étaient  capables  de  souiller  le  votre  , 
il  y  a  long -temps  que  je  n'eu  aurais  plus  à 
vous  donner. 

Votre  carrière  ,  dites-vous  ,  est  finie  :  mais 
convenez  qu'elle  est  finie  avant  l'âge.  L'a- 
mour est  eleinit  ;  lesseus  lui  siuvivciit  ,  et  leur 
délire  est  d'autant  plus  à  craindre  que  le  seul 
sentiment  qui  le  bornait  n'existant  plus  ,  tout 
est  occasion  de  cluile  à  qui  ne  tient  plus  à 
jrJen.  Lu  homme  ardent  cl  sensible ,  jeune  et 


H  É  L  O  î:  s  E.  i6j 

jçarcoii  ,  veut  étve  continent  et  chants  ;  il  sait^ 
il  seut,  il  l'a  dit  mille  fois  ,  que   la  force  d© 
l'aioe  qui  produit  toutes  les  vertus  tient  à  la 
pureté  qui  les  nourrit  toutes.  Si  l'amour  le 
préserva  des  mauvaises  mœurs  dans  sa  jeu- 
nesse ,  «1   veut  que  la    raison    l'eu    préserve 
dans  tous  les   temps;  il  connaît  poui' les  de- 
Toirs  pénibles   un  prix   qui  console  de    leur 
rigueur  ,  et  s'il  eu  coûte  des  combats  quand 
on  veut  se  vaincre,  fera-t-il moins  aujourd'hui 
pour  le  Dieu  qu'il  adore  ,  qu'il    ne  fit  pour 
la  maîtresse  qu'ilservitautrefois?  (]csont  là, 
ce  me  semble  ,  des  maximes  de  votre  morale  ; 
ce  sont  do  ne  aussi  des  régies  de  votrecondui  te  J^ 
car    vous  avez   toujours  méprisé  ceux  qui  , 
couteus   de    l'apparence  ,  parlent  autrement 
qu'ils  n'agissent  ,  et  chargent  les   autres  de 
lourds   fardeaux   auxquels  ils  ne  veulent  pas 
toucher  eux-mêujes. 

(^iiel  genre  de  vie  a  choisi  cet  homme 
sage  pour  suivre  les  lois  qu'il  se  prescrit  ? 
Moins  philosophe  encore  qu'il  n'est  vertueux 
et  chrétien  ,  sans  doute  il  n'a  point  pris  so» 
orgueil  ponr  guide:  il  sait  que  l'homme  est 
plus  libre  d'éviter  les  tentations  que  de  les 
vaincre  ,  et  qu'il  n'est  pas  question  de  répri- 
mer lo«.  passious  irritées  ,  mais  de  les  cmpô- 

I  a 


t62        la     nouvelle 

cher  de  iiaîlio.  Se  dciobc-t-il  donc  aux  oeca- 
sious  dangereuses  ?  fmt-il  les  objets  capables 
derciiionvoir?  fait-il  d'une  liiunble  deliancc 
delui-uicnic  bi  sauve-garde  de  sa  vertu?  Tout 
au  contraire  ;  il    nbésitc   pas  à  s'offrir  aux 
plus  téuieraircs  combats.  A  trente  a  «s  il  va 
s'cnferuurdaus  unv  solitude  avec  des  fcumies 
de  son    à-c  ,    dont   une  lui  fut   trop    cbèro 
pour  qu'un  si  dau^ereuX  souvenir  se  puisse 
effacer,  dont  Tautro  vit  avec   lui  dans  une 
étroite   faniiliarilc  ;    et    dont   une    troisicuic 
lui    tient    encore   par    les   droits   qu'ont    les 
bienfaits  sur   les  auies  veconnaissanles.  Il  va 
s'exposer   a  tout  ce  qui  peut  reveiller  en  lui 
des  passions  mal  éteintes  ;  il  va  s'enlacer  dans 
les  pièges  qu'il   devrait  le  plus  redouter.   Il 
n'y  a  pas  un  rapport  dans  sa  situation   qui 
ne  dut  le  faire  délier  de  sa  force  ,  et  pas  un 
qui  ne   l'avilît  h   jamais  s'il  était  faible  xui 
ïuomcnt.  Où  est-elle  donc ,  cette  grande  force 
d'aine  à  laquelle    il  ose    tant  se  .fier  ?  qu'a- 
t-elle  fait  iutiqu'ici  qui  lui  réponde  de  l'ave- 
nir? Le  tira-t-elle  b   Paris  de   la  maison  du 
colonel  ?  est-ce  elle  qui  lui  dicta  l'été  dernier 
la  scène  de  .Meilleric  ?  l'a-t-ellc  bien  sauvé 
cette  hiver  des  cbannes  d'im  autre  objet,  et 
ce  printemps  des  frayeurs  d'uu  icvc  ?  s'csl-il 


H  E  L  O  J  s  E  163 

vaincu  pour  elle  au  inouïs  une  fois  ,  pour 
espe'ier  desc  vaincre  saii»  cesse? Il  sait,  quand 
le  devoir  l'exige,  combattre  les  passions  d'mi 

ami  ;  mais  les  siennes  ? H  cl  as  !  sur  la  ])!us 

belle  moitié'  de  sa  vie  ,  qu'il  doit  penser  mo- 
destement de  l'autre  ! 

Ou  supporte  un  état  violent  ,  quand  il 
passe.  Six  mois  ,  un  an  ne  sont  rien  ;  on  en- 
visage uu  terme  et  l'on  prend  courage.  Mais 
quand  cet  e'tat  doit  durer  toujours  ,  qui  est-ce 
qui  le  supporte  ?  Qui  est-ce  qui  sait  triom- 
pher de  lui-même  jusqu'à  la  mort?  O  mon 
ami  !  si  la  vie  est  courte  pour  le  plaisir,  qu'elle 
est  longue  pour  la  vertu  !  Il  tant  être  inces- 
sauuncnt  sur  ses  gardes.  L'instant  de  jouir 
passe  et  ne  revient  plus  ;  celui  de  mal  faii'o 
passe  et  revient  sans  cesse  :  on  s'oublie  uu 
moment,  et  l'on  est  perdu.  Est-ce  dans  cet 
ttat  enVayant  qu'on  peut  couler  des  jours 
tranquilles  ,  et  ceux  mêmes  qu'on  a  sauve's 
du  péril  n'offrent-ils  pas  une  raison  de  n'y 
plus  exposer  les  autres  ? 

Que  d'occasions  peuvent  renaître  ,  aussi 
dangereuses  que  celles  dont  vous  avez  échappé, 
et  qui  pis  est,  non  moins  imprévues  !  Croyez- 
vous  que  les  monuuicns  à  craindre  n  existent 
qu'à  Mcillcric  ?  ils  existent  par-tout  où  nous 


i64        LA     NOUTELLE 

«ommes  ;  car  nous  les  portons  avec  nous. 
Eh  !  vous  savez  trop  qu'une  aiue  attendris 
intéresse  l'univers  entier  à  sa  passion  ,  et 
que  uiéme  après  la  guérison  ,  tous  les  ob;et« 
de  la  nature  nous  rappellent  encore  ce  qu'on 
sentit  autrefois  en  les  voyant.  Je  crois  pour- 
tant, oui  ,  j'ose  le  croire,  que  ces  périls  ne 
reviendront  plus  ,  et  mon  cœur  me  répond. 
du  vôtre  :  mais  pour  être  au-dessus  d'une 
lâcheté  ,  ce  cœur  lacde  est-il  au-dessus  d'une 
faiblesse,  et  suis-je  la  seule  ici  qu'il  lui  en 
contera  peut-être  de  respecter  ?  Songez  , 
Saint-Preux  j  que  tout  ce  qui  m'est  cher 
doit  être  couvert  de  ce  même  respect  que 
Vous  nie  devez;  songez  que  vous  aurez  sans 
cesse  à  porter  Huioccnunenl  les  jeux  innocens 
d'une  fonnne  cliannante  ;  songez  aux  mépris 
éternels  que  vous  auriez  mérités  ,  si  jamais 
votre  cœur  osait  s'oublier  un  moment,  et 
profaner  ce  qu'il  doit  honorer  à  tant  de 
titres. 

Je  v*(U\  que  le  devoir,  la  foi,  l'ancienne 
amitié  vous  arrêtent  :  que  l'obstacle  oppose 
par  la  vertu  vous  ôte  un  vain  espoir  ,  et  qu'au 
moins  par  raison  vous  étoulliez  des  vœux 
inutiles  ,  serez-vous  pour  cela  délivré  de  l'em- 
pire des  ïcu«,  cl  des  pitj^es  dcriuiajjiaatiou? 


H  É  L  O  ï  s  E.  i65 

Forcé  de  nous  respecter  toutes  deux  ,  et  d'ou- 
blier eu  uous  uotre  sexe  ,  vous  le  verrez  dans 
celles  qui  uoiis  servent  ,  et  en  vous  abaissant 
TOUS  croirez  vous  justilior:  ruais  sercz-vous 
moius  coupable  eu  effet,  et  la  différence  des 
rangs  cbaogc-t-elle  ainsi  la  nature  des  fautes? 
Au  contraire  ,  vous  vous  avilirez  d'autaat 
plus  que  les  moyens  de  réussir  seront  moins 
honnêtes.  Quels  moyens  !  Quoi  1  vous  ?...  Ab  ! 
périsse  l'homme  iiidiyne  qui  marchande  ua 
cœur,  et  rend  l'amour  mercenaire  !  c'est  lux 
qui  couvre  la  terre  d-  s  crimes  que  la  débauche 
y  fait  commettre.  Comment  ne  serait  pas 
toujours  à  vendre  celle  qui  se  laisse  acheter 
une  fois  ?  Et  dans  l'opprobre  où  bientôt  eilo 
tombe  ,  lequel  est  l'auteur  de  sa  misère,  du 
brutal  qui  la  maltraite  en  un  mauvais  lieu, 
ou  du  séducteur  qui  l'y  traîne,  en  mettant 
le  premier  ses  faveurs  à  prix  ? 

Oserai-je  a)Outer  une  considération  qui  vous 
touchera  ,  si  je  ne  me  trompe  ?  Vous  avez  vu 
quels  soins  j'ai  pris  pcuir  établir  ici  la  règle 
et  les  bonnes  mœurs  -,  la  modestie  et  la  paix 
y  régnent ,  tout  y  respire  le  boiilicur  et  1  in- 
nocence. Mou  ami,  songez  à  vous,  à  moi, 
à  ce  que  nous  fiiines  ,  à  ce  que  uous  sommes  , 
à  ce  que  nous  devons  étic.  Faudra-t-il  que 


i66       L  A     N  O  U  Y  F  L  L  E 

je  (lise  un  jour  en  leiçrettant  mes  peines 
perdues  :  C'est  de  lui  que  vicut  le  désordre 
de  ma  maison  ? 

Disons  tout ,  s'il  est  nécessaire ,  et  sacrifions 
la   modestie   elle-niénie   au  véritable   amour 
de  la  vertu.  Lliomme  n'est  pas  lait  pour  le 
célil)at  ,  et   il  est  bien  dilVieile   qu'un  état  si 
contraire  à   la   nature  naniine   \mv:  qnelquo 
déiordre   public    ou   caché,    f^e   moyen   d'é- 
cbapper  toujours  à  l'ennemi  qu'on  porte  san» 
cesse  avec  soi  !  Voyous  en  d  autres  pays  ces 
téméraires  qui  font  vœu  de  n'être  pas  liom-» 
nu-s.   l'our   Us    punir   d'avoir    tenté   DiEir  , 
DiEiT  les  abandiinue  ;  ils  se  disent  saints  et 
ils  sont  désliouiu'tes  ;  leur  feinte  coulineneo 
n'est  que  souillure  ,  et  pour  avoir  dédaij^no 
l'humanité ,  ils  s'abaissent  au-dessous  d'elle. 
Je  comprends  qu'il  en  coûte  peu  de  se  rendre 
didicilc   sur  des  lois  qu'on   n'observe   qu'eu 
ap;)arencc  ;   (  />/*  )  mais  celui  qui   veut  ctro 

{bb  )  Quelques-uns  sont  conliuons  sans  mérite, 
d'aunes  le  sont  par  vertu  ,  et  je  ne  diuiic  point 
que  plusieurs  pn^tres  ratliolinues  ne  soient  dans 
ce  dernier  ras  :  mais  iuiposer  le  céliliat  à  un  cor[>9 
oussi  nond)roux  que  le  clerj^é  He  rKglise  louiaine, 
ce  n'est  pas  tniu  lui  «léleiube  de  n'avoir  point  de 
femmes  ,  ((ue  lui    otdouner  (la  s«  (ontciuci  ila 


H  É  L  O  ï  s  E.  167 

Sincèrement  vertueux  se  sent  assez  charge'  des 
devoirs  de  l'homme  sans  s'en  imposer  de  nou- 
veaux. Voilà,  cher  Saint-Preux ,  la  véritable 
humilité  du  chrétien;  c'est  de  trouver  tou- 
jours sa  tâche  au-dessus  de  ses  forces,  bien 
loin  d'avoir  l'orgueil  de  la  doubler.  Faites- 
vous  l'application  de  cette  règle  ,  et  vou» 
sentirez  qu'un  état  qui  devrait  seulement 
alarmer  un  autre  homme  ,  doit  par  mille 
raisons  vous  faire  trembler.  Moins  vous  crai- 
gnez, plus  vous  avez  à  craindre  ,  et  si  vous 
n'êtes  point  effrayé  de  vos  devoirs,  n 'espérez 
pas  de  les  remplir. 

Tels  sont  les  dangers  qui  vous  attendent 
ici.  Pensez-y  tandis 'qu'il  en  est  temps.  Je 
sais  que  jamais  de  propos  délibéré  vous  ne 
vous  exposerez  à  mal  faire ,  et  le  seul  mal 
que  je  crains  de  vous  est  celui  que  vous 
n'aurez  pas  prévu.  Je  ne  vous  dis  donc  pas 
de  vous  déterminer  sur  mes  raisons  ,  mais 
de  les  peser.  Trouvez-y  quelque  réponse  dont 
vous  soyez  content  ,  et  je  m'en  contente; 
osez  compter  sur  vous  et  j'y  compte.  Dites- 

celles  d'autrui.  Je  suis  surpiis  que  dans  touj 
pays  où  K'S  honnes  mœurs  sont  encore  eu  os- 
tmie,  les  lois  et  les  magistral*  tolèrent  un  vœu 
ai  «candaicux. 


,68       L  A     N  O  U  V  E  L  L  E 

5noi  ,  ie  suis  un   auge,   cl  Je  vous  reçois  à 
bras  ouverts. 

Quoi  !  toîijour^  des  privalions  et  des  pei- 
nes! toujours  des  devoirs  cruels  à  remplir!, 
toujours  fuir  les  gens  qui  uous  sont  ehers! 
JVou  ,  mou  aiuiable  aun.  Heureux  qui  peut 
des  celte  vie  oHVir  un  prix  à  la  vertu  !  J'eu 
vois  un  digne  d'uu -homme  qui  sut  combattre 
et  HoulTrir  pour  elle.  Si  je  ne  présuuu>  pas 
trop  de  moi  ,  ce  prix  que  j'ose  vous  destiner 
acquittera  tout  ce  que  luon  cœur  redoit  au 
vôtre,  et  vous  aurez  plus  que  vous  u'eussiez 
obtenu  si  le  ciel  eûtb(fni  uos  preuuères  iucli- 
nations.  ISe  pouvant  vous  faire  ange  vous- 
même,  je  veux  vous  en-donner  un  qui  garde 
votre  Lmc,  qui  iV'pure  ,  qui  la  ranime  ,  et 
sous  les  auspices  duquel  vous  puissiez  vivro 
avec  uous  daus  la  paix  du  séjour  céleste. 
Vous  n'aurez  pas  ,  je  crois  ,  beaucoup  d« 
peine  à  deviner  qui  je  veux  due;  c'est  l'objet 
qui  se  trouve  a-pcu-près  établi  d'avance  dan» 
le  oœur  qu'il  doit  rvUiplir  un  jour,  si  luoii 
projet  réussit. 

Je  vois  toutes  les  difficultés  de  ce  projet 
sans  en  être  rebutée  ;  car  il  est  honnête.  Je 
connais  tout  l'emj/.requc  j'ai  sur  mon  amie, 
et  uc  crain»  point  d'eu  abuser  «n  l'excrrant 

eu 


H  É  L  O  ï  s  E.  1^9 

en  votre  faveur.  Mais  ses  résolutions  vous 
spiU  connues,  et  avant  de  les  ébranler  je  dois 
m'assurer  de  vos  dispositions  ,  afin  qu'eu 
l'exhortant  de  vous  permettre  d'aspirer  à  elle 
)e  puisse  répondre  de  vous,  et  de  vos  seuti- 
tnens  ;  car  si  rinégalité  que  le  sort  a  mise 
entre  l'un  et  l'antre  vous  ôte  le  droit  de  vous 
proposer  vous-même  ,  elle  permet  encore 
moins  que  ce  droit  vous  soit  accordé  sans 
savoir  qncl  usage  vous  en  pourrez  faire. 

Je  coiuiais  tonte  votre  délicatesse  ,  et  si 
vous  avez  des  objections  à  m'opposer  ,  je 
sais  qu'elles  seront  pour  elle  bieji  plus  que 
pour  vous.  Laissez  ces  vains  scrupules.  Scrcz- 
Toijs  plus  jaloux  que  moi  de  l'honneur  de 
mon  amie  ?  Non  ,  quelque  cher  que  vous 
me  puissiez  être  ,  ne  craignez  point  que  je 
préfère  votre  intérêt  à  sa  gloire.  Mais  autant 
je  mets  de  prix  à  l'estime  des  gens  sen.sés  , 
autant  je  méprise  les  jugemeus  téméraires  do 
la  multitude  qui  se  laisse  éblouir  par  un  faux 
éclat,  et  ne  voit  rien  de  ce  qui  est  honnête. 
La  difïéienee  fut-elle  cent  fois  plus  grande, 
il  n'est  point  de  rangs  auxquels  les  talens  et 
les  mœurs  n'aient  droit  d'atteindre  ,  et  à  quek 
titre  une  femme  oserait-elle  dédaigner  pour 
époux  celui    qu'elle    s'honore    d'avoir   pour 

JSou^-tille  fJt-Ioiie.  Toma  VI.  JC 


«70        LA     NOUVELLE 

ami  ?  Vous  savez  quels  sont  là-dessus  nos 
principes  à  tontes  deux.  La  faussr  honli  et 
la  crainte  du  blanic  inspirent  plus  de  mau- 
vaises actions  que  de  bonnes  ,  et  la  vertu 
lie  sait  rougir  que  de  ce  qui   est  mal. 

A  voue  ^'j^aitl  ,  ia  lierte  que  je  vous  ai 
quclquelois  connue  ne  saurait  être  plus  dé- 
placée que  da'.is  cette  occasion  ,  et  ce  serait 
à  vous  une  ingratitude  de  craindre  d'elle 
•un  bienfait  de  plus.  Et  puis,  quelque  dilli- 
cilc  que  vous  puissiez  être,  convenez  qu'il 
est  i)lus  doux  et  mieux  séant  de  devoir  su 
fortune  à  son  épouse  qu'à  son  ami  ;  car  ou 
devient  le  protecteur  de  l'une  et  le  protégé 
do  l'autre;  et  quoi  que  l'on  puisse  dire,  un 
honnête  bomuJC  n'aura  jamais  de  meilleur 
ami  que  sa  fcuimc. 

One  s'il  reste  au  fond  de  votre  ame  queliiue 
Tépusnanee  à  former  de  nouveaux  cnj^age- 
inens  ,  vous  ue  pouvez  trop  vous  liàter  de 
3a  détruire  pour  votre  honneur  et  pour  mon 
repos  -,  car  je  ne  serai  jamais  contente  de  vous 
et  de  moi  ,  que  quand  vous  serez  en  c(ï"et  tel 
qnc  vous  devez  être  ,  et  que  vous  aimerez  les 
devoirs  que  vous  a\tz  à  remplir.  F.li  !  mon 
ami,  je  devrais  moins  craindre  cette  re|)u- 
gnauce  qu'au  cmincESCWicm  trop  relatif  « 


H  Ê  L  O  ï  S  E.  lyr 

▼os  anciens  pcnchaus.  Que  ne  fais-;c  point 
pour  iri'acqnittcr  auprès  de  vous  ?  je  tiens 
plus  que  jc  n'avais  promis.  Wcst-ce  pas  aussi 
Julie  que  je  vous  donne  ?  n'aniez-vous  pas 
la  meilleure  partie  de  moi-ir.cnic  ,  et  n'en, 
serez-vous  pas  plus  cher  à  l'autre  ?  K  vcc  quel 
charme  alors  je  me  livrerai  sans  contrainte 
à  tout  mon  attachement  pour  vous  !  Oui  , 
portez-lui  la  foi  que  vous  m'avez  jurée;  que 
votre  CiXîur  remplisse  avec  clic  tous  les  enga- 
gciucns  qu'il  prit  avrc  moi;  qu'il  lui  rende, 
s'il  est  possible,  tout  ce  que  vous  redevez 
au  mien.  O  Saint-Freux  !  je  lui  transmets 
cette  aucicnue  dette.  Souvenez-vous  qu'elle 
n'est  pas  tVicilc  à  payer. 

V^oilà,  mou  ami,  !e  moyeu  que  j'imagine 
de  nous  réunir  sans  danger ,  en  vous  donnant 
dans  notre  famiiie  la  même  place  que  vous 
tenez  dans  nos  cœurs.  Dans  le  nœud  cher  et 
sacre  qui  nous  unira  tous,  nous  ne  serons  plus 
entre  nous  que  des  sœurs  et  des  frères;  vous 
ne  serez  plus  votre  propre  ennemi  ni  le  nôtre; 
les  plus  doux  senlimens  devenus  légitimes  ne 
seioiit  plus  dangereux;  quand  il  nefaudra  plus 
les  etouller  on  n'aura  plus  à  les  craindre. 
liOin  de  résister  à  desscntimens  si  charniaus  , 
nous  eu  fcrous  à- la-fois    nos   dcToir»  et  nos 


172        LA     NOUVELLE 

plaisirs  ;  c'est  alors  que  nous  nous  aimerons 
tous  i>liis  parfailenuMit,  et  que  nous  goûterons 
véritablement  réunis  les  channcs  de  raraitié, 
de  l'amour  et  de  l'innocence.  Que  si  dans 
l'emploi  dont  vous  vous  oliargcz  ,  le  ciel 
rccoiiipcusc  du  botilieur  d'être  pèr,*  le  soin 
que  vous  prendrez  de  nos  cnlaiis,  alors  vous 
connaîtrez  par  vous-uiênic  le  prix  de  ce  que 
vous  aurez  l'ait  pour  nous,  f Comblé  des  vrais 
biens  deriuiuianilé,  vous  apprendrez  à  porter 
avec  plaisir  le  dou\  fardeau  d'une  vie  utile  à 
vos  proches;  vous  sentirez  enfin  ce  que  la 
vaine  sagesse  des  médians  n'a  jamais  pu  cronc, 
qu'il  est  un  bonheur  réserve  dès  ce  monde 
aux  seuls  amis  de  la  vertu. 

Réfléchissez  à  loisirsurle  parti  que  je  vous 
propose  ,  non  pour  savoir  s'il  vous  convient, 
je  n'ai  pas  besoin  là-dessus  de  votre  réponse, 
mais  s'il  convient  à  Madame  d'UrI>e  ,  et  si 
vous  pouvez  faire  son  bonheur,  comme  elle 
doit  faire  le  vôtre.  Vous  savez  connnent  ello 
a  rempli  ses  devoirs  dans  tous  les  états  de. 
son  sexe  ;  sur  ce  qu'elle  est,  )Un^"2  de  ce  qu'elle 
a  droit  dcx!:;(M-.  l'.lle  aime  connue  Julie j  elle 
doit  être  aimée  comme  elle.  Si  vous  sentez 
pouvoir  la  luc-riler,  parlez,  mon  amitié  ten- 
tera le  reste  ,  et  .se  promet  tout  de  la  sienne; 


H  E  L  O  1  s  E.  173 

mais  si  j'ai  trop  cspeié  de  vous,  au  moins 
vous  êtes  honnête  homme,  et  vous  connais- 
sez sa  délicatesse  ;  vous  ne  voudriez  pas  d'un 
bonheur  qui  lui  coûterait  le  sien;  que  votre 
cœur  soit  digne  d'elle  ,  ou  qu'il  ne  lui  soit 
jamais  offert. 

Encoreune  fois ,  consultez-vous  bien.  Pesez 
votre  re'ponsc  avant  de  la  faire.  Quand  il  s'agit 
du  sort  de  la  vie ,  la  prudence  ne  permet  pas 
de  se  déterminer  légèrement  ;  mais  toute  déli- 
bération légère  est  un  crime  quand  il  s'agit  du 
destinderameetduchoixdelavcrtu.Fortihez 
la  vôtre,  ô  mon  bon  aiui  ,  de  tous  les  secours 
de  la  sagesse.  La  mauvaise  bon  te  m'empêche- 
rai t-elle  de  vous  rappeler  le  plus  nécessaire  ? 
Vous  avez  de  la  religion  ;  mais  j'ai  peur  que 
Vous  n'en  tiriez  pas  tout  l'avantage  qu'cllç 
offre  dans  la  conduite  de  la  vie  ,  et  que  la 
hauteur  philosophique  ne  dédaigne  la  sim- 
plicité du  chrétien.  Je  vous  ai  vu  sur  la  prière 
des  maximes  que  je  ne  saurais  goûter.  Selon 
vous  ,  cet  acte  d'Iuunilité  ne  nous  est  d'aucun 
fruit,  et  Dieu  nous  aAant  donné  dans  la 
conscience  tout  ce  qui  peut  nous  porter  au 
bien  ,  nous  abandonne  ensuite  à  nous-mêmes 
•t  laisse  ri.;ir  jiotre  liberté.  (]e  n'est  pas  l;i , 
TOUS  le  savez,  la  doctrine  de  saiiit  Paul , 

K    3 


174        LA     NOUVELLE 

ni  celle  qu'on  proTcssc  dons  notre  F.glisc.  IVouî 
soumics  libres  ,  il  est  vrai  ,  mais  nous  somuu* 
ij:;noraiis,  t'ai  bits,  ])or  tes  au  mal  -,  et  d'où  nous 
viendraient  la  luuicrc  cl  la  force,  si  ce  n'est 
de  celui   qui   eu    est  la  source  ;  et  pourquoi 
les  oblitndrioiis-nous  si    nous  ne  daignons 
pas  les  demander  ?  Prenez  garde,  mon  ami  , 
qu'aux  idées  sublimes  qne  vous  vous  laites 
du  grand  être  ,  l'orgueil  humain  ne  mêle  des 
idves  basses  qui  te  rapportent    à    l'hounnc  , 
comme   si   les   moyens   qui    soulagent    notru 
laiblcsse  convenaient  à  la  puissance  divine, 
et  qu'elle  ent  besoin  d'art  comme  nous  pour 
généraliser  les  choses,  aûn  fie  les  traiter  plus 
facilement.  Il  semble,  à  vous  entendre,  quo 
ce  soit  un    euibarras  pour  elle  de  veiller  sur 
chaque  individu;  vous  craiguez  qu'une  atten- 
tion partagée  et  continuelle  ue  la  l'atiguc,  et 
vous    trouvez    bien    plus    beau    qu'elle   fasso 
lu\it  par  des  lois  gc'ncralcs,  sans  doute  parce 
qu'elles  lui  coûtent  moins  de  soin.  O  grands 
jjhilosophes  !   que  Uir.o    vous   est  oblige  do 
lui  fournir  ainsi    des  méthodes   commodes  , 
et  de  lui  abréger  le  travail  ! 

A  quoi  bon  lui  rien  dcuiaiulrr  ,  diles-vous 
encore,  lie  cuuuaît-il  pa»  tous  nos  besoins  3 
»'cst«il  pas   autre    père    pour  y   pourvoir  2 


H  É  L  O  ï  s  E.  ï;!? 

taVons-nous  mieux  que  lui  ce  qu'il  nous  faut, 
et  voulons-nous  notre  bonheur  plu»;  vérita- 
blement qu'il  ne  le  veut  lui  -  uiéiuc  ?  Cher 
Saint^Prenx  ^  que  de  vains  sopliismcs  !  Le 
plus  j:;rand  de  nos  besoins  ,  le  seul  auquel 
nous  })ouvons  pouivoir  ,  est  celui  de  sentir 
nos  besoins  ,  et  le  premier  pas  pour  sortir  de 
notre  misère  est  de  la  connaître.  Soyons  hum- 
bles pour  être  sages  ;  voyons  notre  faiblesse, 
et  nous  serons  forts;  ainsi  s'accorde  là  justice 
avec  la  clémence;  ainsi  rcgiîent  à-la-fois  la 
grâce  et  la  liberté.  E>clavcs  par  notre  fai- 
blesse, nous  scmuics  libres  par  la  prière;  car 
il  dépend  de  nous  de  demander  et  d'obtenir 
la  force  qu'il  ne  dépend  pas  de  nous  d'avoir 
par  nous-mêmes. 

-Apprenez  donc  à  ne  pas  prendre  toujours 
conseil  de  vous  seul  dans  les  occasion:;  diffi- 
ciles, mais  de  celui  qui  joint  le  pouvoir  à  la 
prudence,  et  sait  faire  !c  meilleur  parti  du 
parti  qu'il  no'us  fait  préférer.  Le  grand  dé- 
faut de  la  sagesse  humaine  ,  même  de  celle 
qui  n'a  que  la  vertu  pour  objet ,  est  un  cïcès 
de  conIJance  qui  nous  fait  juger  de  l'avenif 
par  le  présent,  et  par  un  moment  de  la  vie 
entière.  On  se  sent  ferme  un  instant,  et  l'oiv 
«>OJn])ie  n'être  jamais  ébraailé.  Plein  d'un  or- 

K  4 


1-6        T,  A     NOUVELLE 

gueil  que  rcxpï'rience  confond  tous  les  jour?  , 
on  croit  n'avoir  pins  à  craindre  un  piéj^e  une 
fois  évité.  Le  inocii-.(o  langage  de  la  vaillance 
est,  je  fus  brave  liu  tel  jour;  mais  celui  qui 
dit,  je  suis  brave  ,  ne  sait  ce  qu'il  sera  de- 
main ,  cl  tenant  jjour  sienne  une  valeur  qu'il 
ne  s'ist  P'is  donnée ,  il  mérite  de  la  perdreau 
ïuoujenl  d''  s'<'n  servir. 

(^no  tou>  nos  profels  doivent  être  ridicules, 
que  tons  nos  raison ut-mcns  doivent  être  in- 
sensés devant  l'ctrc  pour  qui  les  temps  n'ont 
point  de  succession  ,  ni  les  lieux  de  distance! 
Nous  com|)tons  pour  rien  ce  qui  est  loin  de 
iiousj  nt)us  ne  voyons  que  ce  qui  nous  loiiclie  : 
quand  nous  aurons  cliangéde  lieu  nos  juge- 
mens  seront  tout  contraires,  et  ne  seront  pas 
jTucux  foiulc's.  Nous  rc';;;lons  l'avenir  sur  ce 
qui  nous  convient  aujourd'hui,  sans  savoir 
s'il  nous  conviendra  demain;  nous  jugeons 
de  nous  comme  étant  toujours  les  mêmes  , 
et  nous  changeons  tous  les  jours.  Qui  sait  si 
nous  ni  nierons  ce  que  nous  aimons  ,  si  nous 
voudrons  ce  que  nous  voulons  ,  si  nous  se- 
rons ce  que  nous  sommes  ,  si  les  objets  étran- 
gers et  les  alte'rations  de  nos  corps  n'auront 
pas  autrement  niodiQe  nos  âmes  ,  et  si  nous 
ne  trouverons  pas  notre  misère  dans  ce   que 


H  É  L  O  ï  s  E.  177 

nous  aurons  anaugé  pour  notre  bonlieur  ? 
Moutrez-moi  la  règle  de  la  sagesse  luiiuaiiie, 
et  je  vais  la  prendre  pour  guide:  luais  si  sa 
ineilleure  lecou  est  de  nous  apprendrez  nous 
déher  d'elle,  recourons  à  celle  qui  ne  trompe 
point  et  fesons  ce  qu'elle  nous  inspire.  Je  lui 
demande  d'ëclairer  vos  résolutions.  Quelque 
parti  que  vous  preniez  ,  vous  ne  voudrez  que 
ce  qui  est  bon  et  honnête,  je  le  sais  bien  ; 
mais  ce  n'est  pas  assez  encore  :  il  faut  vouloir 
ce  qni  le  sera  toujours  ;  et  ni  vous  ni  moi 
n'en  sommes  les   juges. 

LETTRE     VIL 

T>E    SAINT-PREUX  y4   MjiDAME 
DE     TJ^OLM  A  B. 


J 


V  1 1  E  !  une  lettre  de  vous  !...  après  sept 
ans  de  silence...  oui  ,  c'est  elle  ;  je  le  vois, 
je  le  sens:  mes  yeux  méconnaîlraient-ils  des 
traits  que  mon  cœur  ne  peut  oublier?  Qnoi? 
vous  vous  souvenez  de  mou  nom  !  vous  le 
savez  encore  écrire!...  en  formant  ce  nom  (<  r) 
TOtre  main  u'a-t-elle   point    tremblé  ? Je 

(  ce  )  On  a  dit  que  Saint-Preux  ér.iit  un  nom 
controuvé.    Peut-être    le    véritable    était- il    sur 

l'adresse. 


lyR         LA     NOUVELLE 

m'égare  ,  rt  c'est  vodc faute.  La  forme  ,  le  |ili  , 
lecneiiet ,  l'adresse  ,  tout  dans  cette  lettre  m  Vu 
rappelle  de  trop  didcrciites.  Le  cœur  et  la 
juaiu  seuil)le:it  se  contredire.  Ali  !  deviez-vous 
employer  la  mêuic  c'crilurc  pour  tracer  d'au- 
tres seutimens  ? 

Vous  trouverez,  pcut-cire  ,  qnr  son£;er  si 
fort  à  vos  anciennes  lettres  ,  c'est  trop  justifier 
la  dcruicrc.  Vous  vous  trompez.  Je  me  sens 
bien  ;  je  ne  suis  plus  le  uiême  ,  ou  vous  n'êtes 
plus  la  même;  et  ce  qui  me  le  prouve  est 
qu'e.vceptê  les  cliarmesel  la  honte,  tout  ce  que 
je  retrouve  en  vous  de  ce  que  j'y  trouvais 
autrefois  m'est  mi  nouveau  sujet  de  sui  prise, 
Otto  observation  repond  d'avance  à  vos  crain- 
tes. Je  ne  me  fie  point  à  mes  forces,  mais  au 
sentiment  qui  me  dispense  d'y  recourir.  Pleju 
do  tout  ce  qu'il  faut  que  j'honore  <n  celle  que 
j'ai  cesse'  d'adorer  ,  je  sais  à  quels  respects  doi- 
vent s'élever  mes  anciens  hommages.  Pcnctii; 
de  la  j)lus  tendre  reconnaissance  ,  je  vous  aime 
autant  que  jamais,  il  est  vrai  ;  mais  ce  qui 
m'attache  le  plus  b  vous  est  le  retour  de  ma 
raison.  Elle  vous  montre  à  nu)i  telle  que  vouj» 
ctfs  ;  clK?  vous  sert  mieux  <|ue  l'amour  même. 
Non  ,  si  j'étais  reste  coupable  vous  tic  m»- 
sciic2  pas  aussi  clicrc. 


H  E  L  O   l  8  E.  179 

Depuis  que  j'ai  cesse  de  prendre  le  change  , 
et  que  le  pciictraiit  If'ohnar  m'a  éclaire  sur 
mes  vrais  seutiineiis ,  )'ai  unienx  appris  ù  me 
comiaître,  et  je  m'alarmc  moins  de  ma  fai- 
blesse. (Qu'elle  abuse  mon  imagination ,  que 
cette  erreur  iiîe  soit  douce  encore  ,  il  suffit 
pour  mon  repos  qu'elle  ne  puisse  plus  vous 
offenser,  etla  chimère  qui  m'c'gareàf  sa  pour- 
suite me  sauve  d'un  danger  rccl. 

O  Julie!  il  est  des  impressions  e'ternellcj 
que  le  temps  ai  les  soins  u'efTaccnt  point.  Lat 
hiessnre  guérit ,  mais  la  marque  reste  ,  et  cetto 
marque  est  un  sceau  respecté  qui  préserve  le 
c(Eur  d'une  autre  atteinte.  L'inconstance  c£ 
l'ainonr  sont  inoonipatibles  :  l'aïuant  qui 
cliangc  ,  ne  change  pas  ;  il  conuucncc  ou  lini< 
d'aimer.  Pour  moi  ,  j'ai  hni  ;  mais  en  cessant 
d'être  ù  vous  ,  je  suis  rusté  sous  votre  garde^ 
.]c  ne  vous  crains  phis  ;  mais  vous  m'cmpè- 
cUcz  d'en  crainrlre  un<:-  autre.  Non  ,  Julie  , 
non  ,  fvinmc  respectable  ,  vous  ne  verrez  ja- 
mais en  moi  que  l'airu  de  voire  personne  ce 
l'amant  de  vos  vertus:  mais  nos  auujurs  , 
nos  ()reuiières  et  unit[ues  ainonrsne  sortironc 
jamais  de  mon  c<rur.  l.a  llcur  de  mes  aM^  ne 
se  Hélrira  point  dans  ma  mémoire.  I)nsse-jo 
vivre  dv8 siècles  entiers,  U  doi'-X  temps  do  ma 

K6 


i8o        LA     ÎÇ  O  U  T  E  L  L  F. 

jeunesse  ne  peut  ni   reuaîtie   pour  moi  ,    ni 

s'ctTaccr  de  mon  souvenir.  Noxis  avons  beau 

:    ■' T  plus  les  mcmcs  ,  je  ne  puis  oublier  ce 

!îs  avons  été...  ]*.lais  parlons  de  votre 

ie,il  faut  l'avouer  ;  depuis  qjic  je 
n  "  |,,..si.ontpmpler  vos  charmes,  je  deviens 
plus  .•'onsiblf  aux  siens.  Quels  yeux  peuvent 
frrer  toujours  de  beautés  en  beautés  sans  ja- 
lu.i.s  se  lîvcr  sur  aucune  ?  l,es  miens  l'ont 
revue  avec  trop  de  plaisir  peut-être,  et  depuis 
niou  éloîj^ncMicnt  ses  traits  déjà  i^ravt's  dans 
xuou  ctrur  y  lonl  une  impression  proiondc. 
Le  sanctuaire  est  fermé,  mais  son  image  est 
dans  le  temple.  Insensiblement  je  deviens  pour 
elle  ce  que  j'aurais  été  si  je  ne  vous  avais  ja- 
mais vue  ,  et  il  n'appartenait  qu'à  vous  seule 
de  me  faire  sentir  la  dillérence  de  ce  qu'elle 
m'inspire  à  l'amour.  Les  sens,  libres  de  cette 
passion  li-rrible,  se  joij^ncnt  au  doux  senti- 
ment de  l'amitié.  Devient-elfe  amour  j)our 
cela  ?  Julie  ,  ah  !  quelle  tlidéreuce  !  où  est 
l'cnthousia.-.ne  ?  où  est  l'idolâtrie  ?  où  sont 
ces  divins  égarcmcns  de  la  raison  ,  plus  bril- 
lans,  plussublimes,  plus  Torts,  uieilleurs  cent 
fois  que  la  raison  même  ?  lin  l'eu  passai:,er 
m'cmbiase,  uu  délire  d'au  momcut  me  saisit. 


H  É  L  O  ï  s  E.  i8i 

me  trouble  et  me  quitte.  Je  retrouve  eu'r'eile 
et  moi  deux  amis  qui  s'aiment  tendrement 
et  qui  se  le  disent.  Mais  deux  amans  s'aimcnt- 
ils  l'un  l'autre?  Non  ,  vous  et  moi  sont  des 
mots  proscrits  de  leur  langue  :  ils  ne  sont  plus 
deux  ,  ils  sont  un. 

Suis-je  donc  tranquille  en  elTet  ?  comment 
puis-Je  l'ctrc  ?  elle  est  charmanlc  ,  elle  est  votre 
amie  et  la  mienne  :  la  reconnaissance  m'at- 
taclic  à  elle  ;  elle  entre  dans  mes  souvenirs  les 
plus  doux;  que  de  droits  sur  une  ame sensible  , 
et  comment  e'cartcr  un  sentiment  plus  tendre 
de  tant  de  scntimenssi  bien  dûs  !  Helas!  il  est 
dit  qu'entr'elle  et  vous  je  ne  serai  jamais  ua 
moment  paisible  ! 

Femmes  !  femmes  !  objets  cbcrs  et  funestes , 
que  la  nature  orna  pour  notre  supplice,  qui 
punissez  quand  on  vous  brave,  qui  poursui- 
vez quand  on  vous  craint,  dont  la  haine  et 
l'amour  sont  également  nuisibles,  et  qu'on 
ne  peut  ui  rechercher  ni  fuir  iuipuncmciit  ! 
Beauté',  charme,  attrait ,  sympathie  !  être  ou 
chimère  inconcevable,  ahyme  de  douleurs  et 
de  volu[)tés!  beauté  |>lus  terrible  aux  mortels 
que  l'élément  où  l'on  l'a  fuit  naître,  malheu- 
l-cux  qui  se  livre  à  ton  calme  tiom[)eur  !  (''est 
toi  qui  produis  les  tcuipctes  qui  touimcnlcut 


iS3        L    V     N  O  U  A^  r  L  L  E 

le  gcmc  -  huuiaiii.  O  Julie!  ô  Claire  !  qii«? 
vous  me  vendez  cher  cette  aiuilié  cruelle  dont 
vous  osez  vous  vanter  ù  moi  !...  J'ai  vécu  dan» 
l'orage  ,  et  c'est  toujours  vous  qui  l'avez  e\- 
citc  ;  mais  quelles  aj^ilatious  diverses  vousavez 
fait  éprouver  à  mou  c(rur!  Celles  du  lae  do 
Genève  ne  ressemhlcut  pas  plus  au\  Dots  du 
vaste  Oce'au.  L'un  n'a  que  d^-s  ondes  vives 
et  courtes  dont  le  perpétuel  trau-chant  aj^ite, 
cmeut ,  submerge  quelquefois,  sans  jamais 
former  de  longs  cours  :  mais  sur  la  mer  tran- 
quille en  apparence  ,  on  se  sent  élevé  ,  porté 
doucement  et  loin  par  un  Uot  lent  et  presque 
insensible;  on  croit  ne  pas  sortir  de  la  place, 
et  l'on  arrive  au  bout  du   monde. 

Telle  est  la  diUercncc  de  i'ellet  qu'ont  pro- 
duit sur  moi  vos  attraits  et  les  siens.  Ce  premier, 
cet  unique  amour  qui  fit  le  destin  de  ma  vie , 
et  que  rien  n'a  pu  vaincre  que  lui-même,  était 
né  sans  que  je  m'en  lusse  aperçu;  il  luen- 
trainait  que  je  l'ignorais  encore:  )c  me  perdis 
sans  croire  m'êtrc  égaré.  Durant  ie  vent  )  étais 
ou  ciel  ou  dans  les  abymes;  le  calme  vient ,  je 
ne  sais  plusoTi  je  suis.  Au  contraire,  je  vois, 
je  sens  mou  trouble  auprès  d'elle,  cl  me  lu 
Ijgurc  plus  grand  qu'il  n'est,  j'éprouve  des 
iraiis])0A*t8  passagers  et  sanssuitCjjcui'cuipoils 


II  É  t,  O  ï  S  E.  ig3 

ui  n!o  meut,  cl  suis  paisible  niîiKoiTicnt  après: 
l'oiulc  tour«ie»te  en  vaiu  le  vaisseau,  lovent 
n'cnllc  point  les  voiles;  mon  cœur,  content 
de  ses  channcs  ,  ne  leur  prête  point  son  illu- 
sion ;  )e  la  vois  plus  belle  que  je  ne  l'imaj^inc  , 
et  je  la  redoute  plus  de  près  que  de  loin  ;  c'est 
presque  reffrt  eontraire  à  celui  qui  me  vient 
ds  vous,  et  j'éprouvais  constamment  l'un  et 
l'autre  à  Clarei>s. 

Depuis  mon  départ,  il  est  vrai  qu'elle  so 
présente  à  moi  quelquclois  avec  plus  d'em- 
pire. Malheureusement  il  m'est  difiicilede  ta 
voirseule.  Enlin  je  la  vois  ,  et  c'est  bien  assez; 
elle  ne  m'a  pas  laisse  de  l'auiour  ,  mais  de 
l'inquiétude. 

Voilà  (idellcmcntce  quejesuis  pour  l'une 
<t  pour  l'autre.  Tout  le  reste  de  votre  sexe 
ne  m'est  plus  rien  ;  mes  longues  peines  m« 
]'ont  l'ait  oublier. 

Efornitol.  mio  laiipo a  mczzo gli anni.  (dd) 

liC  malheur  m'a  tcim  lieu  de  force  pour 
vaincre  la  nature  et  triompher  des  tenta- 
tions. Ou  a  pou  de  (Maxi  quand  on  soufîre  , 

'  dd)  ]\r;i  ranière  est  Hiiic  au  )niiicii  de  mes 
an:;. 


i?54        L  A     N  O  U  V  E  L  L  E 

et  vous  ui'avcz  appris  à  les  «teindre  en  Irnr 
icsislaiit.  Une  u,ranclc  passion  uialhcnien.c 
t*st  un  i^rand  moyen  de  sai^essc.  IMon  cœur 
est  tleven  11  ,  pour  ainsi  dire,  l'ori^nne  de  tous 
mes  l)e5oins  ;  /e  ncn  ai  point  <juand  il  est 
tranquille.  Laisse/.-lc  en  paix  l'une  et  1  antre  , 
et  désormais  il  l'est  pour  toujours. 

Dans  cet  état  qu'ai-je  à  craindre  de  inoi- 
ïiiêmc  ,  et  [).ir  quelle  prc'caution  cruellft 
voulez-vous  m'ôter  mon  bonheur  pour  ne. 
])as  m'cxposcr  à  le  perdre  ?  quel  caprice  de 
m  avoir  lait  combattre  et  vaincre  ,  pour 
uicnlcvcr  le  jirix  après  la  victoire  !  n'est-ce 
pas  vous  qui  rendez  blâmable  un  danger 
hravc  sans  raison  ?  Pourquoi  ni'avoir  appelé 
près  de  vous  avec  tant  de  risques,  ou  pour- 
quoi m'en  bannir  quand  je  suis  dii^ne  d'y 
rester  ':"  Dcviez-vous  laisser  prendre  à  votre 
inari  tant  de  peine  à  pure  perte  ?  que  uv  le 
fesiez-vous  renoncer  à  dos  soins  que  vous 
avier  rt^xilu  de  rendre  inutiles  ?  que  ne  lui 
disiez-vous  :  Laisse  z-li-  au  bout  du  monde, 
piiisqu'aussi  bien  je  l'y  veux  renvoyer  ? 
liélas!  plus  vous  crni.;ne7  pour  moi  ,  pins  il 
i'audrait  vous  liàter  de  me  rajipeler.  Non, 
ce  n'est  pas  près  de  vous  qu'est  le  danger  , 
c'est  eu  votre  absi-ncc ,  et  je  ue  vous  ciaiuii 


H  E  L  O  1  s  E.  180 

qu'où  vous  n'êtes  pas.  Quand  cette  redou- 
table Julie  me  poursuit ,  je  me  réfiigi?  auprès 
de  madame  de  JJ^oImar  ^X  je  snis  tranquille; 
où  fnirai-jc  si  cet  asile  m'est  ôte'  ?  Tous  les 
temps  ,  tous  les  lieux  me  sont  dangereux 
loin  d'elle  ;  par-tout  je  trouve  Claire  ou 
Julie.  Dans  le  passé,  dans  le  présent  l'une 
et  l'autre  m'agite  à  son  tour  -,  ainsi  mon 
imagination  toujours  troublée  ne  se  calme 
qu'à  votre  vue  ,  et  ce  n'est  qu'auprès  de  vous 
que  je  suis  eu  sûreté  contre  moi.  Comment 
vous  exphqucr  le  changement  que  j'éprouve 
en  vous  abordant  ?  Toujours  vous  exercez 
le  même  empire,  mais  son  cRet  est  tout  op- 
po.sé  \  en  réprimant  les  transports  que  vous 
causiez  autrefois,  cet  empire  est  plus  grand  , 
plus  sublime  encore  ;  la  paix  ,  la  sénérité 
succèdent  au  trouble  des  passions  ;  mon  cœur 
toujours  formé  siu-  le  vôftre  aima  comme  lui , 
et  devient  paisible  à  son  exemple.  ÎMais  ce 
rqîos  passager  n'est  qu'une  trêve  ,  et  j'ai  beau 
in'élever  jusqu'à  tous  en  votre  présence,  je 
retombe  en  moi-même  en  vous  quittant. 
Julie,  çn  vérité  je  crois  avoir  deux  amcs  , 
dont  la  bonne  est  en  dépôt  dans  vos  mains. 
Ah!  voulez-vous  me  séparer  d'elle  ? 

Mais  les  erreurs   des  gens  vous  alarment  ; 


i86        L  A     NOUVEL  L  E 

vous  ciaigncz  les  restes  'ruiic  jt-micssc  ctciiite 
par  les  ennuis  ;  vous  craignez  pour  les  jeunes 
personnes  qui  sont  sous  voire  i^arcle  ;  vous 
craignez  de  moi  ce  que  le  saj^e  J/  olinnr  n'a 
pas  crainl  !  ()  Dieu  !  que  toutes  ces  fravcurs 
ïnlnimilicnl  !  estimez-vous  donc  votre  ami 
inoins  que  le  dernier  de  vos  f;ens  ?  Je  puis 
vous  pardonner  de  mal  penser  de  moi  ,  ja- 
mais de  ne  vous  pas  iTudre  à  vous-mémo 
l'honneur  que  vous  vous  devez.  Non  ,  non  , 
les  feux  d(jnt  j'ai  i)rrile  m'ont  purifié;  le  n'ai 
plus  rien  d'un  liouune  onlinaire.  Après  ce 
que  je  fus  ,  si  je  pouvais  être  vil  un  mo- 
ment ,  j'irais  me  cacher  au  l)out  du  monde, 
et  ne  me  croirais  jamais  assez  loin  de  vous. 
(^)uoi  '.je  troublerais  cet  ordre  aimable  (jiie 
j'admirais  avec  tant  de  plaisir!  )e  eouillcrais 
ce;  séjour  d'innocence  cl  de  paix  que  j'habitais 
avec  tant  de  respect  !  je  pourrais  être  assez 
làciie....  eli  !  comment  le  plus  corrompu  des 
liorumcs  ne  serait-il  pas  louche  d'uusi  char- 
mant tableau  !  ccunmenL  ne  reprendrait-ii 
pas  dans  «et  asile  l'amour  de  i'honnclelé  ? 
Loin  d'y  porler  ses  nuuivaises  mœurs,  c'est 
là  qu'il  irait  s'en  défaire....  (^ui?moi,  Julie  ^ 
moi  ?....  si  tard  ?....  sous  vos  yeux  ?...  ('hiro 
auiie  ,  ouvrcz-iuoi  votre  maison  sans  crainte  \ 


H  É  L  O  ï  s  E.  1S7 

elle  est  pour  mot  le    temple   de  la  ver  tu  ; 
pai-lout   j'y    vois   son    simulacre    auguste   , 
«tne  puis  servir  qu'elle  auprès  de  vous.  Je  ne 
suis  pas  nu  aiif^e  ,  il  est  vrai  ;  mais  j'habiterai 
leur  demeure  ,  j'imiterai  leurs  exemples  :  ou 
les  t'ait  quaud  ou  ne  leur  veut  pas  ressembler. 
Vous  le  voyez  ,  j'ai  peine  à  venir  au  point 
principal  de  votre  lettre  ,  le  premier  auquel 
il  fallait  songer  ,  le  seul  dont  je  m'occupe- 
rais si  j'osais   pre'tendrc  au  bien  qu'il  m'an- 
nonce. O  Julie!   ame  bienfesante  ,  amie  in- 
eomparable!  en  m'olTraut  la  digne  moitié  do 
vous-même  ,et  le  plus  précieux  trésor  qni  soit 
au  uionde  après  vous,  vous  faites  plus  ,  s'il  est 
possible,  que  vous  ne  fîtes  jamais  pour  moi. 
L'amour  ,  l'aveugle  amour  put  vous  forcer  à 
▼eus  donner  ,  mais  douucr  votre  amie  est  uuo 
preuve  d'estime  non  suspecte.  Dès  cet  instant 
je  crois  vraiment  être  homme  de  mérite  ;  car 
je  suis  honore  de  vous  ,   mais  que  le  témoi- 
gnage de  cet  houneur  m'est  cruel  !  En  l'ac- 
ceptant, i^  le  démentirais,  et  pour   le  mé- 
riter il  faut  que  j'y  renonce.  Vous  me  con- 
naissez ;   jiige/.-nioi.  Ce  n'est  pas    assez   que 
votre  adorable  cousine  .soit  aiine'e  ;  elle  doit 
l'être  connue  vous  ,  je  lésais;   le  sera-t-elle  ? 
le  peut-elle  être  ?  et  dépend-il  de  moi  de  lui 


i88        LA     NOUVELLE 

rciulie  sur  ce  point  ce  qui  lui  est  du  ?  Ah! 
51  vous  vouliez  m'iinir  avec  elle  ,  que  ne  me 
laissicz-vous  nu  cœur  à  lui  donner!  un  c(Eur 
auquel  elle  inspirât  des  scntimens  uouvcaur 
dont  il  lui  put  ollrir  les  prémices  !  En  est-il 
un  moins  digue  d'elle  que  celui  qui  sut  vous 
aimer  ?  II  faudrait  avoir  l'ame  librcet  paisihlo 
du  bon  et  sage  iVOr/te  pour  s'occuper  d'elle 
seule  à  son  exemple.  Jl  faudrait  le  valoir  pour 
lui  succéder  ;  autrement  la  comparaison  do 
son  ancien  état  lui  rendrait  le  dernier  plus 
insupportable  ,  et  l'amour  faible  et  distrait 
d'un  second  époux  ,  loin  de  la  consoler  du 
premier  ,  le  lui  ferait  ri'[;reller  davantaj^e. 
D'un  ami  tendre  et  reconnaissant  elle  aurait 
fait  un  mari  vuli^aire.  Gagnerai l-elle  à  cet 
ccliaiige  ?  elle  y  perdrait  doublement,  ."^ou 
coeur  délicat  et  sen.^ible  tentirait  trop  cette 
perte,  et  moi  comment  supporterais-je  le  spec- 
tacle continuel  d'une  tru-tesse  dont  je.sernis 
cause  ,  et  dont  je  ne  pourrais  la  i;uérir  ?  Hclas! 
j'en  mourrais  de  douleur  luéuic  avant  elle. 
!Non,.^////V,  Je  ne  ferai  point  mon  bonlieur  aux 
dépens  du  sien,  .le  l'ainu'  trop  pour  l'i-ponser. 
Mon  bonheur?  non.  Scrais-jc  heureux  uu)i- 
mémc  eu  ne  la  rendant  pas  henreu.se  ?  L'un 
desdeu.v  peut-il  se  faire  un  sort  exclu.>if  ilans 


H  É  L  O  1  s  E.  Î89 

le  mariage  ?  Les  biens  ,  les  maux  n'y  sont-ils 
pas  communs  ,  malgré  qu'on  en  ait  ,  et  les 
chni^iiiis  qu'on  se  donne  l'un  à  l'autre  ne 
retombent-ils  pas  toujours  sur  celui  qui  les 
cause  ?  Je  serais  malheureux  par  ses  peines 
«ans  être  heureux  par  ses  bienfaits.  Grâces  , 
beauté  ,  mérite  ,  attachement ,  fortune  ,  tout 
concourrait  à  ma  félicite  ;  mon  cœur  ,  mou 
coeur  seul  euipoisoniierait  tout  cela,  et  me 
reluirait  misérable  au  sein  du  bonheur. 

Si  mon  état  présent  est  jilcin  de  charme 
anjîics  d'elle  ,  loin  que  ce  charme  pût  aug- 
iii'.Miter  par  une  uriion  plus  étroite,  les  plus 
doux  plaisirs  que  j'y  goûte  me  seraient  ôtés. 
Son  humeur  badine  peut  laisser  un  aimable 
essor  à  sou  amitié  ,  mais  c'est  quand  elle  a 
d^s  témoins  de  ses  caresses.  Je  puis  avoir 
quelque  émotion  trop  vive  auprès  d'elle  mais 
c'est  quand  votre  présence  me  distrait  de 
vous.  Toujours  entre  elle  et  moi  dans  nos 
tête-à-tête  ,  c'est  vous  qui  nous  les  rendez 
délicieux.  Plus  notre  attachement  augmente  , 
j)lus  nous  songeons  aux  chaînes  qui  l'ont 
forme-,  le  doux  lien  de  notre  amitié  se  res- 
serre ,  et  nous  nous  aimons  pour  parler  de 
vous.  Ainsi  mille  souvenirs  chers  à  votre 
amie  ,   plus   chers  à  votre  ami  ,    les  réunis- 


190       L  A     N  O  U  V  E  L  L  E 

sent;  unis  par  d'aulrcs  nœuds  ,  il  y  Faudra 
renoncer.  Ces  souvenirs  trop  cliaruians  ne 
seraient-ils  pas  autant  d'inlidelités  envers 
clic  ?  Et  de  quel  front  prendrais  -  je  un© 
oponsc  respectée  et  che'rie  pour  confidente  de» 
outrages  que  mon  ccenr  lui  ferait  malf^rc  lui  ! 
Ce  cœur  ti'oserait  donc  plus  sVpancher  dans 
Je  sien,  il  se  fermerait  à  sou  abord.  N'osant 
plus  lui  parler  de  vous  ,  bientôt  je  uelni  par- 
lerais plus  de  moi.  Lu  devoir  ,  Tbonnour  , 
en  ui'imposanl  pourelle  unerescrve  nouvelle  , 
)ne  rendraient  ma  IVjuine  étrangère  ,  et  je 
n'aurais  plus  ni  guide  ni  couscil  pour  éclairer 
mon  auie  et  corriger  mes  erreurs.  Est-ce  là 
l'honunnge  qu'elle  doit  attendre  ?  est-ce  là 
Je  tribut  de  tendresse  et  de  rcconuaissanca 
que  j'irais  lui  porter  ?  est-ce  ainsi  que  je  ferais 
son  bonheur  et  le  mien? 

Julie  ,  oubliàtcs-vous  mes  sermens  avec 
Jcs  vôtres  ?  Pour  moi  ,  je  ne  les  ai  ))oint 
oubliés.  J'ai  tout  perdu  ;  ma  foi  seule  m'est 
restée;  elle  me  restera  jnsqn'au  tombeau.  Je 
n'ai  pu  vivre  à  vous;  je  mourrai  libre.  Si 
l'engagctncnt  en  était  à  prendre  ^  je  le  pren- 
drais aujourd'hui  :  car  si  c'est  un  devoir  de 
se  marier  ,  un  devoir  plus  indispensable 
encore  est  de  ne  faire  le  vialheur  de  personne  , 


H   É  L  O  i  s  E.  191 

et  tout  ce  qui  me  reste  à  sentir  en  d'autres 
iKieiKls ,  c'est  l'éternel  regret  de  ceux  auxquels 
j'osai  prétendre.  Je  porterais  dans  ce  lien 
sacré  lidée  de  ce  que  j'espérais  y  trouver  une 
l'ois.  Cette  idée  ferait  mon  supplice  et  celui 
d'une  infortunée.  Je  lui  demanderais  compte 
des  jours  heureux  que  j'attendis  de  vous. 
Quelles  comparaisons  j'aurais  à  faire  !  quelle 
femme  au  monde  les  pourrait  soutenir  ?  Ahl 
comment  me  consolerais-je  à-la-fois  de  n'être 
pas  à  vous  ,  et  d'être  à  une  autre  ? 

Chère  amie,  n'ébranlez  point  des  résolu- 
tions dont  dépend  le  repos  de  mes  jours;  ne 
cherchez  point  à  me  tirer  de  l'anéantissement 
où  je  suis  tombé;  de  peur  qu'avec  le  senti- 
ment de  mou  existence  je  ne  reprenne  celui 
de  mes  maux  ,  et  qu'un  état  violent  ne  rouvre 
toutes  mes  blessures.  Depuis  mon  retour  j'ai 
senti  ,  sans  m'en  alarmer,  l'intérêt  plus  vif 
que  je  prenais  à  votre  amie  ;  car  je  savais  bien 
que  l'état  de  mon  cœur  ne  lui  permettrait 
jamais  d'aller  trop  loin,  et  voyant  co  nou- 
veau goût  ajouter  à  l'attachement  déjà  si 
tendre  que  j'eus  pour  elle  dans  tous  les  tem|)s  , 
je  me  suis  félicité  d'une  éuiotion  qui  m'aidait 
à  prendre  le  change,  et  rac  fcsait  supporter 
votre  image  avec  moins  de  peine.  Celte  émo- 


,92        LA     NOUVELLE 

tioii  a  quelque  chose  des  douceurs  de  l'amour 
et  n'eu  a  pas  les  tournieus.  Le  plaisir  de  la 
voir   n'est  point  trouble   par  le    de'sir   de  la 
poisc'dcr;   content  de  passer  uia   vie  entière 
comme  j'ai  pnssé  cet  hiver,    je  trouve  entre 
vous   deux   cette    situation   paisible   (  ce  )   et 
douce  qui  tempère  l'auslerilc  de  la  vcrlu  et 
rend   ses  leçons   aimables.    Si   quelque    v-aiu 
transport  m'agite  usi  moment,  tout  le  réprime 
et  le  lait   taire:  j'en   ai  trop  vaincu  de  plus 
dauf^oreux    poiu-    qu'il    m'en    reste    aucun   à 
crainche.    J'honore    votre    amie  comme    je 
l'aime,  et  c'est  tout  dire,  (^uand  je  ne  son- 
gerais qu'à  mon  intérêt,  tous  les  droits  de  la 
tendre  amitié  me  sont  trop  chers  auprès  d'elle 
pour  que  je  m'expose  à  Ie>perclrecu  cherchant 
•1  les  étendre,  ctje  n'ai  pas  même  en  besoin 
de  soufrer  au  respect  ([ue  je  lui  dois  pour  ne 
)amais  lui    dire   un  seul    mot  dans  le  tétc-à- 
tctc  ,  qu'elle  eut  besoin  d'inter[)réter  ou  de 
ne  pas  entendre.  Que  si  {)eut-êlre  elle  a  Irouvé 
quelquetoi-sun  peu  trop  d'empressement  dans 

(  ce  )  Il  a  (Ht  précisément  le  contraire  qiu'hjues 
pa^es  aupar.'ivaiit.  Le  pauvic  philosophe,  eiiiie 
doux  jolies  femmes  ,  me  paraît  dans  un  jilais.int 
eiiiharras.  On  dirait  qu'il  veut  n'aimer  ni  l'uu» 
tu  l'autie  ,  aiiu  d«  les  aimer  toutes  deux. 


H  E  L  O  1  s  E.  193 

mes  manières  ,  sûrement  elle  n'a  point  vu 
dans  mon  cœur  la  volonté  de  le  témoigner. 
Tel  que  je  fus  six  mois  auprès  d'elle,  tel  je 
serai  toute  ma  vie.  Je  ne  connais  rien  après 
vous  de  si  parfait  qu'elle  ,  mais  fût-elle  plus 
parfaite  que  vous  encore  ,  je  sens  qu'il  fau- 
drait n'avoir  jamais  été  votre  amant  pour 
pouvoir  devenir  le  sien. 

Avant  d'achever  cette  lettre,  il  faut  vous 
dire  ce  que  je  pense  de  la  vôtre.  J'y  trouve 
avec  toute  la  prudence  de  la  vertu,  les  scru- 
pules d'une  arae craintive  qui  se  faitun  devoir 
de  s'épouvanter,  et  croit  qu'il  faut  tout 
craindre  pour  se  garantir  de  tout.  Cette  extrême 
timidité  a  son  danger  ainsi  qu'une  conîîance 
exccjsivc.  En  nous  montrant  sans  cesse  des 
monstres  où  il  n'y  en  a  point,  elle  nous 
cpuise  à  combattre  des  chimères  ,  et  ù  force 
de  nous  edarouclier  sans  sujet  ,  elle  nous  tient 
moins  en  garde  contre  les  périls  vcritahles  et 
nous  les  laisse  moins  discerner.  Relisez  quel- 
qiufois  la  lettre  que  milord  Edouard  vous 
écrivit  l'année  dernière  au  sujet  de  votre  luari  ; 
vous  y  trouverez  de  hons  avis  à  votre  u<age 
à  |)liis  (}.\\\\  égard.  .Te  ne  blâme  point  voUe 
dévotion  ;  elle  est  touchante  ,  aimable  et  douce 
eommc   vous  ,  elle  doit  plaire  à  votre  uiari 

Nouvelle  Hclolsc.  Tuuie   IV.  L 


«94       LA     K  O  U  V  E  L  L  B 

ïnênif.  Mdh  prriicz  garde  qu'à  force  de  TOU« 
rendre  timide  et  prévoYaiite  elle  ne  vous  inètie 
au  quiétisme  par  une  route  opposée,  et  que 
vous  montrant  par-tout  du  risque  à  courir, 
clic  ucvous  empêche  culin  d'acquiescer  à  rien. 
Chère  amie  ,  ne  savez-voiis  pas  que  la  vertu 
est  un  ctal  de  guerre  ,  et  que  pour  y  vivre 
on  a  toujours  quelque  combat  à  rendre  contre 
soi  ?  Occupons-nous  moins  des  dangers  que 
de  nous  ,  afin  de  tenir  notre  ame  prête  à 
tout  événement.  vSi  chercher  les  occasions  , 
c'est  mériter  d'v  succomber,  les  fuir  avec  trop 
de  soin  ,  c'est  souvent  nous  rcfui^erà  de  farauds 
devoirs  ,  et  il  n'est  pas  bon  de  songer  sans 
cesse  aux  tentations,  même  pour  les  éviter. 
On  ne  me  verra  jamais  rechercher  des  luomens 
dangereux  ,  ni  des  têle-à-lêlc  avccdrs  IVnnnes; 
jnais  dans  quelque  situation  que  me  place 
désormais  la  Providence,  j'ai  pour  sûreté  de 
jno".  les  huit  mois  que  j'ai  passés  à  (llarens, 
et  ne  crains  plus  que  personne  m'oie  le  prix 
que  vous  m'avez  fait  mériter.  Je  ne  serai  pas 
plus  faible  que  je  l'ai  été  ,  je  n'aïuai  pas  do 
plus  grands  combutsà  rendre;  j'ai  senti  l'amer- 
tume des  remords  ,  j'ai  goutc  les  douceurs  d« 
la  victoire;  après  de  telles  cotnparaisons ,  ou 
Jd'kwïitc  plu*  sur  Ii;  cUolx  :  twut  jiwq^u'i  u»«h 


H  E  L  0  ï  s  E.  ,95 

fentes  passées  m'est  garant  de  l'avenir. 
Sans  vouloir  entrer  avec  vous  dans  de  nou- 
velles discussions  sur  l'ordre  de  l'univers  et  sur 
la  direction  des  êtres  qui  le  composent ,  je  me 
contenterai  de  vous  dire  que  sur  des  questions 
s:  fort  au-dessus  de  l'homme,  il  ne  peut  juger 
des  choses  qu'il  ne  voit  pas  que  par  induction 
surcelles  qu'il  voit,  et  que  touteslesanalogics 
sont  pour  ces  lois  générales  que  vous  scmblez 
rejeter.  La  raison  même  et  les  plus  saines  idc'es 
que  nous  pouvons  nous  former  de  l'être  su- 
prême sont  trcs-favorablcs  à  cette  opinion,  car 
bien  que  sa  puissance  n'ait  pas  besoin  de  mé- 
thode pour  abroger  le  travail,  il  est  digne  de  sa 
sagesse  de  préférer  pourtant  les  voies  les  plus 
«impies,  atiM  qu'il  n'yait  rien  d'inutile  dansJes 
moyens  non  plusquc  dans  lesedets.  En  créant 
l'homnic  ,  il  l'a  doué  de  toutes  les  facultés 
nécessaires  pour  accomplirce  qu'il  exigeait  de 
lui ,  et  quand  nous  lui  demandons  le  pouvoir 
de  bien  faire,  nous  nelui  demandons  rien  qu'il 
ne  nous  ait  déjà  donné.  Il  nous  a  donné  la 
raison  pour  connaître  ce  qui  est  bien,  la 
conscience  pour  l'aimer,  (//)  a  la  liberté 

iff)  Saint-Preux  fait  de  la  conscience  morale 
un  scnlimcnt  et  non  pas  un  jugement,  ce  nui 
((SI  tonne  les  dé/initions  des  philosophes  Je  cipis 

L    2 


396        LA     NOUVELLE 

pour  le  choisir.  C'est  dans  ces  dons  sublimes 
que  consiste  la  j;ràce  divine;  et  comme  nous 
les  avons  tous  reçus,  nous  en  sommes  tous 
comptables. 

J'entends  beaucoup  raisonner  contre  la 
liberté'  de  l'iiomme  ,  et  je  méprise  tous  ces 
sopliismes;  parce  qu'un  raisonneur  a  beau  me 
prouver  que  Je  ne  suis  pas  libre,  le  sentiment 
intérieur,  plus  fort  que  tous  ses  aryuiurns  , 
les  dénient  sans  cesse,  et  quelque  parti  que 
je  prenne,  dans  quelque  delibcraliou  que  ce 
soit,  je  sens  parfaitement  qu'il  ne  tient  qu'à 
moi  de  prendre  le  parti  contraire.  Toutes  ces 
subtilités  de  l'école  sont  vaines  précis«'ment 
parce  qu'elles  ])rouvent  trop  ,  qu'elles  com- 
battent tout  aussi-bien  la  vérité  que  le  men- 
songe ,  et  que  soit  que  la  liberté  existe  ou 
non  ,  elles  peuveutscrvir  également  à  prouver 
qu'elle  n'existe  pas.  A  entendre  ces  gens-là. 
Dieu  même  ne  serait  pas  libre  ,  et  ce  mot 
de  liberté  n'aurait  aucun  sens.  Ils  triomphent, 
non  d'avoir  résolu  la  question  ,  mais  d'avoir 
mis  à  sa  place  une  chimère,  lis  commencent 
par   supposer   que    tout  cire    intelligent  est 

pourtant  qu'eq  ceci    leur    piéieiulu   confrère    a. 
ruison. 


H  E  L  O  E  s  E.  197 

•purement  passif,  et  puis  ils  déduisent  decetto 
supposition  des  conséquences  pour  prouver 
qu'il  u'est  pas  actif;  la  comuiode  méthode 
qu'ils  ont  trouvée  là  !  S'ils  accusent  leurs 
adversaires  de  raisonner  de  même  ,  ils  ont 
tort.  Nous  ne  nous  supposons  point  actifs, 
et  libres;  nous  sentons  que  nous  le  sommes. 
C'est  à  eux  de  prouver  non-seulement  que  c© 
seutimcnt  pourrait  nous  tromper,  mais  qu'il 
nous  trompe  en  eQct  (sg)-  L'évéque  de 
Cloync  a  démontré  que  sans  rien  changer  aux 
apparences ,  la  matière  et  les  corps  pourraient 
ue  pas  exister;  est-ce  assez  pour  affirmer  qu'ils 
11  "existent  pas  ?  En  tout  ceci  la  seule  apparence 
coûte  plus  que  la  réalité;  je  m'en  tiens  à  ca 
qui  est  plus  simple. 

Je  ne  crois  donc  pas  qu'après  avoir  pourvia 
de  toute  manière  aux  besoins  de  l'homme  ^ 
Dieu  accorde  à  l'un  plutôt  qu'à  l'autre  des 
secours  extraordinaires,  d(;nt  celui  qui  abus» 
des  secours  communs  à  tous  est  indigne  ,  e* 
dont  celui  qui  en  use  bien  n'a  pas  besoin. 
Celte  acception  de  personnes  est  injurieuse  à 

(pff)  Ce  n'esr  pas  de  tout  cela  qu'il  s'agit.  Il 
«'agu  «ie  savoir  si  la  volonté  se  déiermiuc  sana- 
cause  ,  ou  quelle  en  la.  caïue  qui  détennine  k. 

voJojué- 


«98        L  A     N  O  U   V    E  L  L  E 

la  justice  divine.  Quand  cette  dure  et  decou- 
Tageanle   doctrine   se  déduirait  de  rEcriturc 
clle-ménie,  mon  premier  devoir  n'est-d  pas 
d'honorcr   Dieu  ?    Quelque   respect  que  )c 
doive  au  texte  sacré,  j'en  dois  plus  encore  à 
son  auteur  ,  et  i'aiinerais  mieux  croire  la  liible. 
falsifiée  ou  inintelligible  que  Dieu  injuste  ou- 
jnalfcyaut.  Saivt-Panl  ne  vent  pas  que   le 
•vase  dise  au   potier  ,   pourquoi  m'as-lu  fait 
ainsi?  Cela  est  fort  bien  ^  si  le  potier  n'exige 
du  vase  que  des  services  qu'il  l'a  mis  en  état 
de  lui  rendre;  mais  s'il  s'en  prenait  au  vase 
de  n'être  pas  propre  h  un  usage  pour  lequel 
il  ne  l'aurait  pas  fait,  le  vase  aurait-il  lorfe 
de  lui  dire,  pourquoi  in'as-tu  fait  ainsi  ? 

S'ensuit-il  dc-là  que  la  prière  soit  inutile  ? 
a  Dieu  ne  plaise  que  je  m'ote  cette  rcssourco 
contre  mes  fai!)lesscs.  Tous  les  actes  de  l'en- 
tcndenient  qui  nous  élèvent  à  Dieu  nous 
portent  au-dessus  de  nous-mêmes-,  en  imjjlo- 
jdutson  secours  nous  apprenons  à  le  troiirer. 
Ce  n'est  pas  lui  qui  nous  change,  c'est  nous 
«ni  nous  cliangct)ns  en  nous  élevant  à  lui. 
ihh  )  Tout  ce  qu'on  lui  demande  comme  il 

(  hh  )  jMolre  p;dant  pliiiosopliC,  apiV-s  avoir  imin» 
la  coiiJuilc  K^Abdard^  semble  en  vouloir  prcndi» 


H  E  L  O  I  s  E.  799 

faut,  on  se  le  donne,  et,  comme  vous  l'avez 
dit,  on  augmente  sa  force  en  reconnaissant 
sa  faiblesse.  Mais  si  l'on  abuse  de  l'oraisou 
et  qu'on  devienne  mystique  ,  on  se  perd  à 
force  de  s'elevcr;  en  chercliant  la  grâce,  on 
renonce  à  la  raison;  pour  obtenir  un  don  du 
ciel  ,  on  en  foule  aux  pieds  un  autre  ;  eu 
s'obstinant  à  vouloir  qu'il  nous  e'claire  ,  ou 
s'ôtc  les  lumières  qu'il  nous  a  données.  Qui 
sommes-nous  pour  vouloir  forcer  Dieu  de 
faire  un  miracle  ? 

V^ous  le  savez  ;  il  n'y  a  rien  de  bien  qui 
n'ait  un  excès  blâmable,  même  la  de'votion 
qui  tourne  en  délire.  La  vôtre  est  trop  pure 
pour  arriver  jamais  à  ce  point  :  mais  l'excès 
qui  produit  l'égarement  counncncc  avant  lui , 
et  c'est  de  ce  premier  terme  qvic  vous  avez 
à  vous  déQcr.    Je  vous  ai   souvent  entendu 

aussi  l;i  «lortiine.  Leurs  scntïmcns  sur  la  prière 
ont  beaucoup  de  rapport.  Eien  des  gens  ,  rele- 
vant cette  hérésie  ,  trouveront  qu'il  eût  mieux 
valu  jiersister  dans  l'égarement  que  de  tomber 
dans  l'erreur  ;  je  ne  pense  pas  ainsi.  C'est  un 
petit  mal  de  se  tromper  ;  c'en  est  un  grand  de 
se  mal  conduire.  Ceci  ne  contredit  point  ,  à  mon 
avis  ,  ce  que  j'ai  dit  ci-devant  sur  le  danger  deSL 
fausses  maximes  de  morale.  Mais  il  faut  laisser 
quelque  chose  à  faire  au  lecteur» 


200        LA     NOUVELLE 

blâmer  les  extases  des  ascétiques  ;  savez-vouîs 
coauucut  elles  viennent  ?  en  prolongeant  le 
temps  qu'où  donne  à  la  prière  plus  que  uc 
le  permet  la  faiblesse  humaine.  Alors  l'esjjrit 
s'cpuise,  rima-inalion  s'alluuieet  donne  des 
visions;  on  devient  inspire,  prophète,  et  il 
n'y  a  plus  ni  sens  ni  f;enie  qui  garantisse  du 
fanatisme.  Vous  vous  enfermez  fréquemment 
dans  votre  cabinet  ;  vous  vous  recueillez, 
vous  priez  sans  cesse  :  vous  ne  voyez  ])as 
encore  les  pictistcs  (i/),iua\s  vous  lisez  leurs 
livres.  Je  ifai  jamais  blâme  votre  j^out  pour 
les  écrits  du  bon  h'cinlon  :  mais  que  faites- 
vous  de  ceux  de  sa  disciple  ?  Vou.s  lisez  Murait, 
je  le  lis  aussi  ;  mais  je  choisis  ses  lettres,  et 
Vouschoisissez.-îon  instinct  divin.  Voyez  com- 
nicnt  il  a  fini,  déplorez  les  égaremens  de  cet 
liomme  sage ,  et  songez  à  vous.  Femme  pieuse 
et  chre'tieinie,  allez-vous  n'être  plus  qu'une 
dévote  ? 

(  i'  )  Sorte  (le  fouxqni  avaient  la  fantaisie  d'être 
cJnéiiens,et  de  sin"vre  l'éviuigile  à  la  lettre;  à-peu- 
près  comme  sont  aujourd'hui  les  niéihodlsies  en 
Angleterre,  les  moraves  en  Allemagne,  les  jansé- 
nistes en  France;  excepré  pourtant  tpt'il  ne  man- 
que à  ces  derniers  que  d'ôire  les  maures  pour  (îire 
plus  durs  et  i)lus  intoléruns  que  leurs  cuuemis. 


H  E  L  O  1  s  E.  201 

Chère  et  respectable  amie  ,  je  reçois  vos 
avis  avec  la  docilité  d'un  eufaut,  et  voua 
donne  les  miens  avec  le  zèle  d'un  père.  Depuis 
que  la  vertu,  loin  de  rompre  nos  liens  ,  les 
a  rendus  indissolubles,  ses  devoirs  se  con- 
fondent avecles  droits  de  l'amitic.  Les  mêmes 
leçons  nous  conviennent,  le  même  intérêt 
nous  conduit.  Jamais  nos  cœurs  ne  se  parlent, 
jamais  nos  yeux  ne  se  rencontrent  sans  ofl'rir 
à  tous  deux  un  objet  d'honneur  et  de  gloire 
qui  nous  élève  conjointement,  et  la  perfectioa 
de  chacun  de  nous  importera  toujours  à  l'au- 
tre. Mais  si  les  délibérations  sont  communes  ^ 
la  décision  ne  l'est  pas,  elle  appartient  à  vous 
seule.  O  vous,  qui  fîtes  toujours  mon  sort, 
ne  cessez  point  d'en  être  l'arbitre  ,  pesez  mes 
réflexions  ,  prononcez  ;  quoi  que  vous  or- 
donniez de  moi ,  je  me  soumets ,  je  serai  digne 
au  moins  que  vous  ne  cessiez  pas  de  me  con- 
duire. Dussé-jc  ne  vous  plus  revoir,  vous  me 
serez  toujours  présente,  vous  présiderez  tou- 
jours à  mes  actions  ;  dussiez -vous  m'ùter 
l'iionneur  d'élever  vos  cnfans  ,  vous  ne  m'ô- 
terez  point  les  vertus  que  je  tieus  de  vous  ; 
ce  sont  les  enfans  de  votre  ame  ,  la,mie!Uio 
les  adopte,  et  rien  ne  les  lui  peut  ravir. 
Parlez-moi  sans  détour,  Julie.  A  préscuS 


eo2        LA     WOtJVELLÏ! 

que  Je  vous  ai  bien  explique'  ce  que  ]f  seffs 
et  ce  que  je  pense,  ditcs-nioi  ce  qu'il  fairt 
que  je  fasse.  Vous  savez  à  quel  point  mon 
sort  est  lie'  à  celui  de  mon  illustre  ami.  Je 
ne  l'ai  point  consulte'  dans  cette  occasion  ; 
je  ne  lui  ai  montre'  ni  cette  lettre  ni  la  vôtre. 
S'il  apprend  que  vous  désapprouviez  son 
projet  ou  ])lul6t  celui  de  votre  époux  ,  il 
le  desapprouvera  lui-mèuie,  et  je  suis  bien 
cloignéd'en  voidoir  tirer  une  objection  contre 
vos  scrupules  ;  il  convient  seulement  qu'il 
les  ic;nore  jusqu'à  votre  entière  décision.  En 
attendant  je  trouverai  ,  pour  dilTércr  Jiotrft 
départ,  des  prétextes  qui  pourront  le  sur- 
prendre, mais  auxquels  il  acquiescera  sûre- 
ment. Pour  moi,  j'aime  mieux  ne  vous  plus 
voir  que  de  vous  revoir  pour  vous  dire  un 
nouvel  adieu.  S|ipreudre  à  vivre  chez  vows 
en  étranger,  est  une  liumilialion  quo  je  u'^i 
pas  uiériLév. 


H  E  L  O  l  9  E.  2®!3 

t.  E  T  T  R  E    VIII. 

tpi:    MADAME    DE    Tf^O LM A H 
A     S  A  I  N  T- PRE  UX. 


Hj 


.E  bien  !  ne  voilà-t-il  pas  encore  votre 
iiuagination  effaroucliéc  ?  Et  sur  quoi  ,  J9 
vous  prie  ?  vSur  les  plus  vrais  témoignage» 
d'cstiine  et  d'amitiô  que  vous  avez  jamais 
reçus  de  moi  ;  sur  les  paisibles  réflexions 
que  le  soin  de  votre  vrai  bonheur  m'ins- 
pire ;  sur  la  proposition  la  plus  obligeante, 
la  plus  avantageuse  ,  la  plus  honorabl* 
qui  vous  ait  jamais  elc  faite  ;  sur  l'cin- 
presseuieut  îildiscrct  ,  peut-être  ,  de  vous 
unir  à  ma  famille  par  des  noeuds  indissolu- 
bles -,  sur  le  désir  de  faire  mon  allie',  mou 
parent,  d'un  ingrat  qui  croit  ou  qui  feint 
de  croire  que  je  ne  veux  plus  de  lui  pour 
ami.  Pour  vous  tirer  de  1  inquiétude  où  vous 
paraissez  être  ,  il  ne  fallait  que  prendre  ce 
que  je  vous  écrisdaus  son  sens  le  plus  naturel  : 
mais  il  y  a  long-tcuips  que  vous  aimczà  voui 
tourmenter  par  vos  injustices.  Votre  lettre 
es  comme  votre  vie,  sublime  et  rampante, 
pleine  de  force   et   d»  pnérdités.   31ou  cher 


204        L  A     N  O  t   V  E  L  L  E 

philosophe,  lie  ccsscrcz-vous  jamais  dVlrc 

cnlaiit    ? 

Où  avc/.-vous  donc  pris  que  je  soiiscassc 
à  vous  imposer  des  lois  ,  à  n.mprc  avec 
vous,  et  pour  iiic  servir  de  vos  Urines,  a 
vo.-.s  renvoyer  au  bout  du  monde  ?  De  bonne 
foi  ,  lrouvc"z-vous-la  l'esprit  de  ma  lettre  ? 
Toi'u  au  contraire.  En  jouissant  d'avance  du 
plaisir  de  vivre  avec  vous  ,  j'ai  craint  les 
inconvcuiens  qui  pouvaient  le  troubler  ;  je 
uic  suis  occupée  des  moyens  de  prévenir 
ces  inconvéuicns  d>ne  manière  agréable  et 
douce,  en  vous  lesanl  un  sort  digue  de  votre 
mérite' et  de  mon  attachement  pour  vous. 
Voilà  tout  mon  crime  ;  il  n'y  avait  pas  là, 
ce    me    sem!)lc  ,    de    quoi    vous    alarmer  si 

fort. 

Yousaveztort, mon  ami, car  vous  n  ignorea 

pas  combien  vous  mVtes  cher  ;  mais  vous 
ain.c/  à  vous  le  lairc  redire  ,  et  conune  je 
n'aime  guère  moins  à  le  répéter,  il  vous  est 
aisé  d'ol)lcnir  ce  que  vous  voulez  sans  que 
la  plainte  et  l'iitmeur  s'en  mêlent. 

Sove/   donc   bien   sur  que  si   votre  séjour 

ici  vous  est  agréable,  il  me  l'est  tout  autant 

qu'à    vous,    et   que    de    tout  ce    que    ]M.  de 

i/  oïmar  a  fait  pour  jiioi,  ricu  ne  m'est  plus 

seii^iblcf 


H  É  L  O  ï  s  E:  2û5 

«ensîble  que  le  soin  qu'il  a  pris  de  vous  ap- 
peler dans  sa  maison,  et  de  vous  mettre  en 
état  d'y  rester.  J'en  conviens  avec  plaisir, 
nous  tommes  utiles  l'uuài'autl-e.  Plus  propres 
^  recevoir  de  bous  avis  qu'à  les  prendre  de 
Mous-rjêmes ,  nous  avons  tous  deux  besoin 
de  guides  ,  et  qui  saura  mieux  ce  qui  convient 
à  l'un,  que  l'autre  qui  le  connaît  si  bien? 
Qui  sentira  mieux  le  danger  de  s'égarer  paf 
tout  ce  que  coûte  un  retour  pe'uibl'.'  ?  Quel 
objet  peut  mieux  nous  rappeler  ce  danger  2 
devant  qui  rougirions- nous  autant  d'avilir 
im  si  grand  sacrifice  ?  Après  avoir  rompu  de 
tels  liens  ,  ne  devons-nous  pas  à  leur  mémoiro 
de  ne  rien  faire  d'indigne  du  motif  qui  noug 
les  fit  rompre  ?  oui,  c'est  une  fide'lité  que  ]o 
veux  vous  garder  toujours,  de  vous  prendre 
à  témoin  de  toutes  les  actions  de  ma  vie  et 
de  vous  dire,  à  chaque  sentiment  qui  m'ani- 
>ne,  voilà  ce  que  je  vous  ai  préféré.  Ah  ,  mou 
ami  !  je  sais  rendre  honneur  à  ce  que  moa 
cœur  a  si  bien  senti.  Je  puis  être  faible  devant 
toute  la  terre  ;  mais  je  réponds  de  moi  devant 

"VOUS. 

C'est  dans  cette  délicatesse  qui  survit  foii- 
joura  au  véritable  amour,  i)lulôt  que  dans  le» 
fubtilcs  distinctions  de  M.  de  Tf^'olmar^  qu'il 

Nouvelle  liéloise.  Tome  IV.       2S, 


2û6  LA  NOUVELLE 
fautclicrchcr  la  raison  dcccttci-lcvation  cram» 
et  de  ccUc  force  intéiicure  que  uous  cproii- 
vons  l'un  près  de  l'anUe  ,  et  que  }e  crois  sentir 
comme  vout..  Celte  explication  du  moins  est 
Ijliis  naiinolle,  plus  hono.al.le  à  nos  ccpurs 
<jiiela.s'onne,cl\autmicn:xpours'encouiagcr 
à  bien  luire  ;  ce  qui  suffit  pour  la  prclVrcr. 
Ainsi  croyez  que  loin  d'ètrr  dans  la  disposi- 
tion bizarre  où  vous  nn  supposez ,  celle  où  je 
suis  est  directement  contraire,  (^ue  s'il  lallait 
renoncer  au  projet  de  nous  réunir,  je  regarde- 
rais ce  cliangcmcnl  comme  un  grand  malheur 
pour  vous,  pour  m^i  ,  pour  mes  enfans,  eJk 
your  mon  mari  même  qui ,  vous  le  savez ,  entre 
pour  beaucoup  dans  les  raisons  que  j'ai  de  vous 
desner  ici.  INTais  :  our  ne  parler  que  de  n.oa 
inclination  particulière,  souvenez-tons  du 
«uoment  de  votre  arrivée  :  marquai-je  moins 
de  joie  à  vous  voir  que  vous  n'en  eûtes  ca 
ïu'al)ordant  ?  vous  a-t-il  paru  que  votre  séjour 
«)  Clarens  me  lui  ennuyeux  ou  pénible?  avez- 
vous  jui^c  que  je  vous  en  visse  partir  avec 
plaisir?  Faul-il  aller  jusqu'au  bout ,  et  vous 
parler  avec  ma  franchise  ordinaire  ?  Je  vous 
avouerai  sans  détour  que  les  six  derniers  moi» 
que  nous  avons  pa»ses  ensemble  ont  élé  le 
nii^in  IcpUu  douj  do  ma  ¥i?,  et  que  j'ai  goût» 


H  E  L  O  1  s  E;  207 

Bans  ce  court  espace  tous  les  biens  dont  ma 
sensibilité  m'ait  fourni  l'ide'e. 

Je  n'oublierai  jamais  un  jour  de  cet  hiver 
où,  après  avoir  fait  en  communia  lecture  de 
vos  voyages  et  celle  des  aventures  de  votre 
ami,  nous  soupâmes  dans  la  saWad'^poHon  , 
et  où,  songeant  a  la  félicité  que  Dieu  m'en- 
voyait en  ce  monde,  je  vis  tout  autour  de 
moi ,  mon  père  ,  mon  mari ,  mes  eufans  ,  ma 
cousine,  milord£:Jo7/^r^,  vous,  sans  compter 
la  Fanchon  qui  ne  gâtait  rieii  au  tableau  ;  et 
tout  cela  rassemblé  pour  l'beureuse  Julie.  Je 
tne  disais:  Cette  petite  chambre  contient  tout 
ce  qui  est  cher  à  mon  cœur,  et  peut-être  tout 
ce  qu'il  y  a  de  meilleur  sur  la  terre  :  je  suis 
environnée  de  tout  ce  qui  m'intéresse,  tout 
î'univers  est  ici  pour  moi  ;  je  jouis  à-la-fois 
de  l'attachement  que  j'ai  pour  mes  amis,  de 
celui  qu'ds  me  rendent,  de  celui  qu'ils  ont 
l'un  pour  l'autre;  leur  bienveillance  mutuelle 
ou  vient  de  moi  ou  s'y  rapporte  ;  je  ne  vois 
ïien   qui   n'étende  mon    être,  et  rien  qui  le 
divise  ;  il  est  dans  tout  ce  qui  ua'enviroune  , 
il  Wtw  reste  aucune  portion  loin  de  moi  ;  mou 
imagination  n'a  plus  rien  à  faire  ,  je  n'ai  rien  à 
désirer;  sentir  et  jouirsont  pour  moila  même 
•kose  ;  je  yi»  à-la-fois  dans  tout  ce  que  j'aime  , 

M  2 


2o8        LA     NOUVELLE 

je  me  rassasie  de  bonheur  et  de  vie.  O  mort! 
▼  iens  quand  tu  voudras  !  je  ne  te  crains  plus, 
j'ai  vécu,  je  t'ai  pre'vcnuc,  je  n'ai  pln«  de 
nouveaux  sciitiniens  à  connaître,  tu  n'as  plu» 
rien  à  me  dc'rol)cr. 

Plus  j'ai  senti  le  plaisir  de  vivre  avec  vous," 
plus  il  m'était  doux  d'y  compter,  et  plus 
aussi  tout  ce  qui  pouvait  troubler  ce  plaisir 
m'a  donné  d'inquiétude. Laissons  un  niouicnt 
à  part  cette  morale  craintive,  et  celte  pré- 
tendue dévotion  que  vous  me  reproche?. 
Convenez  du  moins  que  tout  le  charme  de 
Li  société  qui  régnait  entre  nous  est  danscetic 
ouverture  de  cœur  qui  met  en  commun  toii» 
les  sentimcns,  toutes  les  pensées,  et  qui  fait 
que  chacun  se  sentant  tel  qu'il  doit  être,  se 
montre  à  nous  tel  qu'il  est.  Supposez  uti 
moment  quelque  intrigue  secrète  ,  quelque 
liaison  qu'il  faille  cacher,  quelque  raison  de 
réserve  et  de  mystère  ;  à  l'instant  tout  1« 
plaisir  de  se  voir  s'évanouit,  on  est  contraint, 
l'un  devant  l'autre,  on  cherche  à  se  dérober; 
quand  on  se  rassemble  on  voudrait  se  fuir  ; 
Ja  circonspection  ,  la  bienséance  amènent  la 
déliance  et  le  dégoût.  Le  moyen  d'aimur 
long-temps  ceux  qu'<ui  craint!  On  se  devient 
iniportuu  l'uu  à  l'autic Julie  iuipor- 


H  É  L  O  ï  s  E.  209 

tune! importune  a  son  ami  ! non ,  non^ 

«ela  ne  saurait  être  ;  on  n'a  jamais  de  maux  « 
craindre  que  ceux  qu'on  peut  supporter. 

En  vous  exposant  naïvement  mes  scrupu- 
les, je  n'ai  point  prétendu  changer  vos  réso- 
lutions ,  mais  les  éclairer  ;  de  peur  que  , 
prenant  un  parti  dont  vous  n'auriez  pas  prévu 
toutes  les  suites,  vous  n'eussiez  peut-être  à 
vous  en  repentir  quand  vous  n'oseriez  jîlus 
vous  en  dédire.  A  l'égard  des  craintes  que 
M.  de  Tf^'olmar  n'a  pas  eues  ,  ce  n'est  pas  à 
lui  de  les  avoir,  c'est  à  vous  :  nul  n'est  juge 
du  danger  qui  vient  de  vous  que  vous-même-. 
Réfléchisscr-y  bien,  puis  dites  -  moi  qu'il 
n'existe  pas  ,  et  je  n'y  pense  plus  :  car  je  connais 
votre  droiture  ,et  ce  n'est  pas  de  vos  inten- 
tions que  je  me  délie.  Si  votre  cœur  est  ca- 
pable d'une  faute  imprévue,  très -sûrement 
le  mal  prémédité  n'en  approcha  jamais.  C'est 
ce  qui  distingue  l'homme  fragile  du  méchant 
homme. 

D'ailleurs  ,  quand  mes  objections  auraient 
plus  de  solidité  que  je  ne  n'aime  à  le  croire, 
pourquoi  mettre  d'abord  la  chose  au  pis 
connue  vous  faites  ?  Je  n'envisaf^e  point  les 
précautions  a  prendre  aussi  sévèrement  que 
■vous.  S'agll-il  pour  cela  de  rompre  aussi-lût 

M  3 


210       L  A    N  O  U  T  E  L  L  E 

tons  vos  projets  ,  et  nous  fuir  pour  tou)onrs  ? 
Non  ,  mon  aimable  ami  ,  de  si  tristes  ressour- 
ces ne  sont  point  nécessaires.  Encore  enfant 
par  la  tête  ,  vous  êtesdéià  vieux  i)ar  le  cœur. 
Les   grandes    passions  usées    dégoiilcnt  des 
autres:  la  paix  de  l'ame  qui  leur  succède  est 
le  seul  sentiment  qui  s'accroît  par  la  jouis- 
sance. Un  coeur  sensible  craint  le  repos  qu'il 
ue  connaît  pas;  qu'il  le  sente  une  fois  ,  il  n« 
voudra  pins  le  perdre.    En  comparant  deux 
ctats  si  contraires  on  apprend  à  préférer  !• 
meilleur;  mais  pour  les  comparer  il  les  faut 
connaître.  Pour  moi  ,  je  vois  le  moment  de 
votre  sûreté  plus  près  peut-être  que  vous  n. 
le  voyez  vous  -  même.  Vous   avez  trop  senti 
pour"senlir  long-temps  ;  vRus  avez  trop  aimé 
pour  ne  pas  devenir  indifférent;  on   ne  ral- 
lume plus  la  cendre  qui  sort  de  la  fournaise  , 
mais  il  faut  attendre  que  tout  soit  consume. 
Encore  quelques  années  d'attention  sur  vous- 
même  ,  et  vous  n'avez  plus  de  risque  à  courir. 
Le  sort  que  je  voulois  vous  faireeùt  anéanti 

ce  risque  ;  mais  itulcpendammcnt  de  cette 
considération  ,  ce  sort  était  assez  doux  pour 
devoir  être  envié  pour  lui  -  même  ,  et  si  voti» 
délicatesse  vouç  cmpêilie  d'oser  y  prélemire  , 
je  u'ai  pas  besoin  que  vous  me  disiez  ce  qu'un» 


H  K  L  OÏ  s  E.  21  î 

telle  retenue  a  pu  vous  coûter.  Mais  )'ai  peui 
qu'il  ne  se  mêle  à  vos    raisons  des  prétextes 
plus  spécieux  que  sol.des  ;    )'ai   peur  qu'en 
TOUS  piquant  de  tenir  des  engngcraeus  dout 
tout  vous  dispense  et  qui  n'intéressent  plus 
personne  ,  vous  ne  vous  fassiez    une  fausse 
vertu    de  je  ne  sais  qu'elle  vaine  constance 
plus  à  blâmer  qu'à  louer ,  et dé.-ormais  tout- 
à-fait  déplacée.   Je  vous  l'ai  déjà  dit  autre- 
fois ,  c'est  un  second  crime  de  tenir  un  ser- 
ment criminel  ;  si  le  vôtre  ne  l'était  pas,  il 
l'est  devenu  ;  c'en  est  assez  pour  rannuiicr, 
La  promesse  qu'il  faut  tenir  sans  cesse  est  celle 
d'être  honnête  homme  et  toujours  ferme  dans 
son  devoir  ;  chau-er  quand  il  change  ,  ce  n'est 
pas  légèreté,  c'est  constance.  Vous  n  tes  bien, 
peut-être,  alors    de  promettre  ce   que  von* 
feriez,  mal  aujourd'hui  de  tenir.  Faites  dcus- 
tons  les  temps  ce  que  la  vertu  demande  ,  vous 
ne  vous  démentirez  jamais. 

Que  s'il  y  a  parmi  vos  scrupules  quelque- 
objection  solide  ,  c'est  ce  que  nous  pourrons- 
examiner  à  loisir.  En  attendant ,  je  ne  suis  pas 
trop  fâchée  que  vous  n'aviez  pas  saisi  mou 
idée  avec  la  même  avidité  qnc  moi  ,  uiniquo 
mon  étourdcrie  vous  soit  moins  cruelle  ,  si 
^'cn  ai  lait  une.  J'avais  médite  ce  projet  duraut 

M  4 


212        LA     NOUVELLE 

l'absence  de  ma  cousine.  Depuis  son  reloiir 
et  le  départ  de  ma  lettre  ,  avant  eu  avec  élis 
quelques  conversations  générales  sur  un  se- 
cond mariage  ,  elle  m'en  a  paru  si  éloignée 
que ,  malgré  loutlepencliantqueje  lui  coiip.ais 
jjour  vous  ,  )e  craindrais  qji'il  ne  me  faillit 
user  de  plus  d'autorité  qu'il  ne  me  convient 
pour  vaincre  sa  répugnance  ,  même  en  volic 
faveur  ;  car  il  est  un  point  où  l'cinpire  de  l'a- 
mitié doit  respecter  celui  des  inclinations  et 
lesjjrincipcs  que  chacun  se  fait  sur  les  devoirs 
arbitraires  en  eux-mêmes ,  mais  relatifs  à  l'état 
du  cœur  qui  se  les  impose. 

Je  vous  avoue  pourtant  que  ]o  tiens  encore 
a.  mon  projet  ;  i\  nous  convient  si  bien  à 
tous,  il  vous  tirerait  si  lionorablcmentde  l'état 
précaire  où  vous  vivez  dans  le  monde  ,  il 
confondrait  tellement  nos  intérêts,  il  nous 
ierait  nu  devoir  si  naturel  de  cette  amitié  qui 
ïious  est  si  douce  ,  que  ie  n'y  puis  renoncer 
tout-îi-fait.  Non  ,  mon  ami  ,  vous  ne  m'ap- 
partiendrez jamais  de  trop  près  ;  ce  n'est  pas 
même  assez  que  vous  soyiez  mon  cousin  ;  ab  ! 
je  voudrais  que  vous  fussiez  mon  frère! 

C^uoi  qu'il  en  soit  de  toutes  ces  idées  ,  ren- 
dez plus  de  justice  à  mes  sentimenspour  vous. 
Jouisi'ez  sauf  réserve  de  mon  amitié  ,  de  ma 


H  É  L  O  ÏS  E.  2i3 

êonfiancc,  de  mon  estime.  Souvenez-vous  que 
je  n'ai  plus  lien  a  vous  prcbcriie  ,  et  que  ;c 
uc  crois  point  en  avoir  besoin.  ISe  môtez 
pas  le  droit  de  vous  donner  des  consens  ,  mais 
n'imaginez  jamais  que  j'en  fasse  des  ordres. 
Si  vous  sentez  pouvoir  habiter  Clareus  sans 
danger,  venez-y,  demeurez-y,  j'en  serai  char- 
mée. Si  vous  croyez  donner  encore  quelques 
années  d'absence  aux  restes  toujours  suspects 
d'une  jeunesse  impétueuse  ,  écrivez-moi  sou- 
vent,  venez  nous  voir  quand  vous  voudrez, 
entretenons  la  correspondancela  plus  intime. 
Quelle  peinen'cst  pas  adoucie  par  cette  conso- 
lation ?  quel  éloignement  ne  supporte-t-oii 
pas  par  lespoir  de  tinir  ses  jours  ensemble  ? 
Je  ferai  plus;  je  suis  prête  à  vous  conlicr  uil 
de  mes  enfans;  je  le  croirai  mieux  dans  vos 
mains  que  dans  les  miennes:  quand  vous  me 
le  ramèiieYez,  je  ne  sais  duquel  des  deux  le  re- 
tour me  touchera  le  plus.  Si  tout  à-fait  devenu 
raisonnable  vous  bannissez  cnlinTOSchimcres, 
et  voulez  mériter  ma  cousine  ,  venez  ,  aimez- 
la  ,  scrvez-la  ;  achevez  deiui  plaire;  en  vërite', 
je  crois  que  vous  avez  déjà  commence  ;  triom- 
phez de  son  cœur  et  des  obstacles  qu'il  vous 
oppose  ,  je  vous  aiderai  de  tout  mou  pou- 
Toir;  faites  enfin  le  bonheur  l'un  de  l'autre  j 

Ma 


2T4        LA     NOUVELLE 

et  ricunenianqncia  plus  an  mien.  iMais  quel- 
que parti  que  vous  puissie/.  prendre  ,  après  J 
avoir  sérieusement  pensé,  preuez-le  en  toute 
assuranee,  et  noutragez  plus  votre  amie  ca 
l'accusant  de  se  délier  de  vous. 

A  force  de  sonc,er  a  vous,  je  m'oublie.  Il 
faut  pourtant  que  mofi  tour  vienne  ;  car  vous 
faites  avec  vos  amis  dans  la  dispute  comme 
avec  votre  adversaire  aux  échecs,  vous  atta- 
quez en  vous  défendant  .  Vous  vous  excusez 
d'être  pliiiosoplie  en  m'accusant  d'être  dc^ 
vole  ;  c'est  comme  si  j'avais  renoncé  au  vin 
lorsqu'il  vous  eût  enivré.  Je  suis  donc  dévote  , 
à  votre  compte  ,  ou  prêle  à  le  devenir!  soit  : 
les  dénominations  méprisantes  cliann;enl-elie$ 
la  naturedesclioses?Si  ladévotioncst  boTine, 
où  est  le  tort  d'en  avoir  ?  Mais  peut  -cire  ce 
mot  est-il  trop  bas  pour  vous.  l,a  dignité 
pliiloso|)liiqtic  dédaigne  un  culte  vulgaire  ; 
elle  vcïit  servir  Diku  plus  noblement  :  elle 
porte  jusqu'au  ciel    même  ses  prétentions  et 

sa  fierté.  ()  mes  pauvres  philosophes  ! 

Revenons  îi  moi. 

J'aimai  la  vertu  dès  mon  etifaner  ,  et  cul- 
livai  ma  raiioii  dans  tous  les  temps.  Avec 
du  «entimcnl  et  de*  lumières  j'ai  voulu  m» 
jjouv«ruer,  et  je  uit  suis  mal  conduite.  Avant 


H  É  L  O  I  s  E.  2î5 

de  m'ôtcr  le  guide  que  Y  ai  choisi,  donner-' 
ïu'eu  quelque  autre  sur  lequel  je  puisse  couf 
pter.  Mon  bon  ami  !  toujours  de  l'orgueil  ,. 
quoi  qu'on  fasse;  c'est  lui  qui  vous  élève,  et 
c'est  lui  qui  m^bumilie.  Je  crois  valoir  autant 
qu'une  autre,  et  mille  autres  ont  vécu  plus 
sat^cment  que  moi.  Elles  avalent  donc  des 
ressources  que  je  n'avais  pas.  Pourquoi  nie 
sentant  bien  née  ai-jc  eu  besoin  de  cacher  ma 
vie  ?  Pourquoi  liaïssais-je  le  mal  que  j'ai  fait 
nial<Tré  moi?  Je  ne  connaissais  que  ma  force  ; 
elle  n'a  pumesnilire. Toute  la  résistance  qu'on 
peut  tirer  de  soi,  je  crois  l'avoir  faite,  et 
toutefois  j'ai  succombé;  comment  £out  ccre& 
qui  résistent?  elles  ont  un  uicilleur  appui. 

Après  l'avoir  pris  à  leur  exemple,  j'ai 
trouvé  dans  ce  choix  un  autre  avantage  au- 
quel je  u'avais  pas  pensé.  Dans  le  règne  des 
pa.'sioii-s,  elles  aident  à  supporter  les  tour- 
ineus  qu'elles  dotnient  ;  elles  tiennent  l'espé- 
rance à  coté  du  désir.  Tant  qu'on  désire  oia 
peut  se  paiscr  d'clrc  heureux  ;  on  s'attend  à 
le  devenir  :  si  le  bonheur  ne  vient  point  , 
l'espoir  se  prolonge ,  et  le  charme  de  l'illusion 
dure  autant  qua  la  passion  qui  la  cause. 
Ainsi  cet  état  se  snllit  à  lui-même  ,  et  l'in- 
quictud*  qu'il  donuc  «st  une  sorte  de  jouiii» 

Al  6 


itï6       LA     NOUVELLE 

sauce  qui  supplée  à  la  rc'alitc,  qui  vaiitmicnT, 
peut- ('trc.  JMaliieiir  ù  qui  n'a  plus  iieii  à 
désirer!  il  perti  ,  pour  ainsi  dire,  tout  co 
qu'il  possède,  ('u  jouit  moins  de  ce  qu'on 
obtient  que  de  ce  qu'on  cs|)èrc,  et  l'on  n'est 
heurt  ux  qu'avant  d'élre  heureux.  En  eflet, 
riionnne  avide  ri  borné,  lait  pour  tout  vou- 
loir et  peu  obtenir  ,  a  n  eu  du  ciel  une  force 
consolante  qui  raj)proche  de  lui  tout  ce  qu'il 
désire  ,  qui  le  soiauct  à  son  iuKij;ina(ion  , 
qui  le  lui  rend  présent  et  sensible,  qui  le  lui 
livre  on  quelque  sorte,  et  pour  lui  rendre 
cetrt-  iuia{i,inaire  ]jroprie(c  plus  douce  ,  le 
modilie  au  i^ré  de  sa  ])a.<sion.  _Alais  tout 
ce  j)nslip,c  disparait  devant  l'objel  niouie  ; 
rien  n'embellit  plus  cet  objet  .tu\  veux  du 
possesseur;  on  ue  se  Ji[;,ure  point  ce  qu'on 
voit  ;  rimas'ii'Tl'Oii  ue  pare  plus  rien  de  ce 
qu'on  po.sscdc;  l'dlusion  cesse  où  comiucnco 
la  jouissance.  Le  pays  des  chimères  est  en  ce 
monde  le  scid  di^ne  d'élre  habité,  et  tel  est 
le  néant  des  choses  humaines,  qu'hors  (^X) 

(  AA  )  Il  r.ill.iit  que  hors  ,  et  sûrement  niatlanid 
de  IVolinar  lie  l'ignorait  pas.  Mais  ouue  les  fan tfis 
qui  lui  érhappaicnt  par  ignorance  ou  par  inarl- 
fertauce  ,  il  parait  qu'elle  avait  i'oieille  trop  dé- 
licûle  pour  s'asseivir  toujuuis  aux  règles  mêmes 


H  É  L  O  ï  s  E.  217 

rôh-e  existant  par  lui~n.rirc  ,  il    n'y  a  riea 
de  beau   que  ce  qui  u'csi  pas. 

Si  cet  eifct  n'a  pas  toujours  lien  sur  les 
objets  particuliers  de  nos  passions  ,  il  est  in- 
faillible dans  le  sentiment  commun  qui  les 
comprend  toutes.  Vivre  sans  peine  n'est  pas 
un  e'tat  d'homme  ;  vivre  ainsi  c'est  être 
mort.  Celui  qui  poivrait  tout  sans  être  dieu^ 
serait  une  misérable  cre'ature  ;  il  serait  privé 
du  plaisir  de  désirer;  toute  autre  privation 
serait  plus  supportable.  (  //) 

Voilà  ce  que  j'éprouve  en  partie  depuis 
mon  mariage  ,  et  depuis  votre  retour.  Je  ne 
vois  par-  tout  que  sujets  de  contentement  , 
et  je  ue  suis  pas  contente.  Une  langueur 
secrète  s'insinue  au  fond  de  mon  cœur  ;  je  le 

qu  elle  savait.  Ou  peut  employer  un  style  plos 
pur,  mais  non  pas  plus  doux  ni  plus  harmonieux 
que  le  sien. 

(  //)  D'où  il  suit  que  tout  prince  qui  aspire  au 
despotisme,  aspire  à  l'honneur  de  mourir  d'ennui. 
Dans  tous  les  royaumes  du  monde,  cherchcz- 
Tous  l'homme  le  plus  ennuyé  du  pays  ?  allez 
toujours  directement  au  souverain  ;  sur-tout  s  11 
est  très-absolu.  C'est  bien  Ix  peine  de  fane  tant 
de  misérables  ?  ne  aauruil-il  s'ewmyei  H  moin- 
dres frais  ? 


si8        LA     NOUVELLE 

sens  vide  et  gonfle  ,  comme  vous  disiez  au- 
trefois du  vôtre  ;  l'allaclicuient  que  j'ai  pour 
tout  ce  qui  m'est  cher  ne  snllit  pas  pour 
l'occuper;  il  lui  rcjlc  une  lorcc  inutile  dont 
il  ne  sait  que  l'aire.  Cette  pciiu'  est  bizarre  , 
j'en  conviens  ;  mais  elle  n'est  pas  moins 
réelle.  Mon  ami  ,  je  ssis  trop  heuicuse  ]  le 
bonheur  m  ennuie,    (^/inii^ 

Concevez-vous  quelque  remède  à  ce  dé- 
goût du  ùicn-êlre  ?  Pour  moi  ,  je  vous  avoue 
qu'un  sentiment  si  peu  raisonnable  et  si  peu 
•volontaire  a  hcaucoui)  ôtti  du  pri\  que  j* 
donnais  à  la  vie,  et  je  n'imaçjinc  pas  quelle 
sorte  de  charme  on  y  peut  trouver  qui  m« 
manque,  ou  qui  me  sullise.  Une  autre  srra- 
t-ellc  plus  sensible  que  moi  ?  aimcra-t-<lle 
niieuK  sou  père  ,  son  mari  ,  ses  enfaus  ,  ses 
amis,  ses  proches?  en  scra-t-clle  mieux  ai- 
mée ?  mènera-l-elleune  vie  plnsde  son  i^onl  ? 
scru-t-elle  plus  libre  d'en  choisir  wnv  autre? 
jouira-t-cUc  d'une  meilleure   saute  ?    aura- 


(mti)  Quoi  /«/ie  .' aussi  des  roiitrailirtions  ! 
ail  \  je  crains  bien,  clKiiniaiite  dévote,  que  vous 
re  soyez  pas,  uon  plus,  trop  d'aceoid  avcc\ou.s- 
]iit'>iNv  !  Au  reste,  j'avoue  tju*  CHtte  ieurtt  mc 
purtUt  le  cliaiit  du  cvguc. 


tt  EL  O  ï  s  E.  2ïf 

t-ellc  plus  de  ressources  contre  rciinui,  plus 
t]v.  li'.tis  qui  rattachent  au   luoade  ?   Et  tou- 
tclois  j'y  vis  inquète;  mon  cœur  ignore  c« 
qui  lui  manque-,  il  deiiire  sans  savoir  qnoi. 
Ne   trouvant   doue   rien  ici  -  bas    qui   lui 
saffisc  ,  mou  amc  avide  cherche  ailleurs  de 
quoi  la  remplir;  en  s  élevant  à  la  source  du 
sentiment  et  de  rétro  ,   elle  y  perd  sa  séche- 
Tesse  H  sa  langueur    :  elle  y  reuatt ,  elle  s'y 
ranime  ,  y  trouve  un  nouveau   ressort ,  clic 
y  puise  une  nouvelle  vie  ;  elle  y  prend  une 
autre  existence  qm  ne  tient  point  aux  passions 
du  corps  ,   ou  plutôt  elle  n'est  plus  en  moi- 
même  ;  elle  est    toute    dans    letre   immense 
qu'elle  contemple;   et  dégagée  un  moment 
de  ses  entraves,  elle  se  console   d'y  rentrer, 
par  cet  essai  d'un  état  plus  sublime  ,  qu'elle 
espère  être  uu  jour  le  sien. 

Vous  souriez  ;  je  vous  entends  ,  mon  bon 
ami;  j'ai  prononcé  mon  propre  jugement, 
en  blâmant  autrefois  cet  état  de  raison  que 
je  confesse  aimer  aujourd'hui.  A  cela  je  n'ivi 
qu'un  mot  à  vous  dire  ,  c'est  que  je  ne  l'avais 
pas  éprouvé.  Je  ne  prétends  pas  même  le 
^ustihcr  de  toutes  manières.  Je  ne  dis  pas 
que  ce  goût  soit  sage,  je  dis  seulement  qu'il 
•«t  doux  j   tiu'il    supplée  au  scut.mcut  da 


220       LA     NOUVELLE 

bonheur  qui  s'épuise,  qu'il  remplit  le  vicie 
de  l'amc ,  et  qu'il  jette  un  nouvel  intérêt 
sur  la  vie  passée  à  le  mériter.  S'il  produit 
quelque  mal  ,  il  faut  le  rejeter  sans  doute  ; 
s'il  abuse  le  cœur  par  une  fausse  jouissance, 
il  faut  encore  le  rejeter.  Mais  enlin  lequel 
tient  mieux  à  la  vertu  ,  du  philosophe  avec 
ses  grands  principes  ,  ou  du  chrétien  dans 
sa  simplicité  ?  Lequel  est  le  pins  heureux 
dès  ce  monde,  du  saj^c  avec  sa  raison,  ou 
du  dévot  dans  son  déliix  ?  Qu'ai-jc  besoin 
de  penser,  d'imaginer,  dans  un  moment  oii 
toutes  mes  facultés  sont  aliénées  ?  L'ivresse 
a  ses  plaisirs  ,  ce  délire  ,  disiez-vous  si  hii-n  , 
en  est  une.  Ou  laissez-moi  dans  un  état  qui 
m'est  agréable ,  ou  moutrcr-moi  comment 
je  puis  être  mieux. 

J'ai  blâmé  les  extases  des  mystiques.  J« 
les  blâme  encore  quand  elles  nous  détachent 
de  nos  devoirs,  et  que  nous  dégoûtant  de 
la  vie  active  par  les  charmes  de  la  contem- 
plation, elles  nous  mènent  à  ce  quiétisme 
dont  vous  me  croyez  si  proche,  et  dont  je 
crois  être  au.ssi  loin  que  vous. 

Servir  Dieu,  ce  n'est  point  passer  sa  vie 
à  genoux  dans  un  oratoire,  je  le  sais  bien  ; 
c'eut  jeuïjJlJU"   sur   U  tcac  les  dcToirs  qu'il 


H  E  L  O  l  s  E.  22t 

nous  împosc  -,  c'est  faire  eu  vue  de  lui  plaire 
tout  ce  qui  couvieut  à  l'état  où  il  uous  a 
mis  : 

//  cor  gj- a  dis  ce  / 
E  serve  aluichVUuo  doser  compisce. (un) 

Il  faut  prcinièrcmeut  faire  ce  qu'on  doit, 
et  puis  prier  quand  on  le  peut.  Voilà  la 
règle  que  je  tâche  de  suivre  ;  je  ne  prend» 
point  le  recueillement  que  vous  me  repro- 
chez comme  une  occupation  ,  mais  comme 
une  récréation  ,  et  je  ne  vois  pas  pourquoi, 
parmi  les  plaisirs  qui  sont  à  ma  portée  ,  je 
m'interdirais  le  plus  sensible  et  le  plus  inno- 
cent de  tous. 

Je  me  suis  examinée  avec  plus  de  soin 
depuis  votre  lettre.  J'ai  étudié  les  cficts  que 
produit  sur  mon  amc  ce  penchant  qui  semble 
si  fort  vons  déplaire  ,  et  je  n'y  sais  rien  voir 
jusqu'ici  qui  me  fasse  craindre,  au  moins 
si-tôt,   l'abus  d'une  dévotion  mal  entendue. 

Premièrement  ,  je  n'ai  point  pour  cet 
exercice  un  goût  trop  vif  qui   me  fasse  souf- 

{nn^  Le  cœur  lui  suffit,  et  qui  fait  son  de- 
voir le  prie. 

RltTAST. 


222        LÀ     NOUVELLE 

fiir  quand  j'en  suis  privée  ,  ni  qui  nie  donne 
de  l'Iiiiiiicur  quand  on  m'en  flistrail.  II  no 
me  donne  point  non  j)Ius  de  distractions 
dans  la  journée,  et  ne  j«tte  ni  de'goût  ni 
impatience  sur  la  pratique  de  mes  devoirs. 
Si  quelquefois  mon  cabinet  m'est  nc'cessaire, 
c'est  quand  ([uclque  émotion  m'aj^itc  ,  et  que 
je  serais  moins  bien  par-tout  ailleurs.  C'est 
là  que  ,  rentrant  en  luoi-même ,  j'y  re- 
trouve le  calme  de  la  raison.  Si  quelque 
souci  me  trouble,  si  quelque  peine  lu'af^i^c, 
c'est  là  que  je  vais  les  déposer.  Toutes  ces 
«lisérés  s'évanouissent  devant  un  plus  grand 
ohict.  F.u  songeant  à  tous  les  bieiiTails  de 
Ja  Providence  ,  j'ai  honte  d'être  sensible  à 
de  si  i'aibles  chagrins  ,  et  d'oublier  de  si 
grandes  glaces.  Jl  ne  me  faut  des  séances 
ni  lré(juentes  ni  longues,  yuand  la  tristesse 
m'y  suit  malgré  moi ,  quelques  pleurs  verses 
devant  celui  qui  console,  soulagent  mon 
cœur  à  Tinslant.  Mes  réflexions  ne  sont 
jamais  amères  ni  douloureuses  ,  mon  repen- 
tir même  estcMiupt  d  alarmes  ;  mes  fautes 
nie  donnent  moins  d'ellroi  que  de  honte; 
j'ai  des  regrets  et  non  des  remords.  Le  Dieu 
que  je  sers  est  un  Dieu  elc'ment,  un  père; 
ce  qui  me    touche   c^t  sa  boulé  ;  elle  eflàcu 


H  É  L  O  ï  s  E.  223 

à  mes  yeux  tous  ses  autres  attributs;  elle 
est  le  seul  que  je  conçois.  Sa  puissance  m'e'- 
toiiae,soa  iuimcasité  me  couroud,  sa  jus- 
tice   il  a  fait  l'homme  faible  ;   puisqu'il 

cït  iustc  ,  il  est  clément.  Le  Dieu  vengeur 
est  le  Dieu  des  me'cbaus  ;  je  ne  puis  ni  le 
craindre  pour  moi  ,  ni  l'implorer  contre  un 
autre.  O  Dieu  de  paix  !  Dieu  de  bonté,  c'est 
toi  que  j'adore  !  c'est  de  toi  ,  je  le  sens  ,  que 
je  suis  l'ouvrage  ,  et  j'cspère  te  retrouver  au 
dernier  jugement  tel  que  tu  parles  à  mou 
cœur  durant  ma  vie. 

Je  ne  sanrais  vous  dire  combien  ces  idées 
jettejit  de  douceur    sur  mes  jours  et  de  joie 
au  fond  de  mou  cœur.  En  sortant  de  mou 
cabinet ,  ainsi  disposée  ,  je  me  sens  plus  lé- 
gère et  plus  gale.  Toute  la  peine  s'évanouit, 
tous    les    cml.arras    disparaissent  ;    riou    de 
*-ude  ,   rien    d'anguleux;  tout  devient   facile 
et  coulant  ;   tout  prend  h  mes  yeux  une  face 
plus   riante  ;    la    complaisance   ne  me  coule 
plus  rien  ;  J'en  aime  encore  jnieux  ceux   que 
j'aime    rt   leur   en    suis  plus  agréable.  Mon 
mari  même  en  est  plus  couteut  de  mon  hu- 
meur. I.adévotiun  ,  prétend-il,  est  un  opium 
pour  l'auie.     Elle  égaie,  anime    et  soutient 
f|i»aud   ou   en    prend  peu  ;  une  trop   forte 


224        LA     NOUVELLE 

dose  endort,  ou  rciul  furieux,  ou  lue;  j'es- 
père ne  pas  allcK  jusque-là. 

Vous  voyez  que  je  ne  in'ofTense  pasdcco 
titre  de  dévote  autant  peut-être  que  vous 
l'auriez  voulu  ;  mais  je  ne  lui  donne  pas 
plus  tout  le  prix  que  vous  pourriez  croire. 
Je  u'aiuie  point  ,  par  exemple,  qu'on  allîche 
cet  ctat  par  un  extérieur  allccté,  et  couunc 
une  espèce  d'emploi  qui  dispense  de  tout 
autre.  Ainsi  ,  celte  madame  Giiyon  dont 
vous  nie  i)arlcz  eût  mieux  fait ,  ce  me  semble, 
do  reui|)lir  a\ec  soin  ses  devoirs  de  mère  de 
famille,  d'élever  ehrélienncmenl  ses  enfans, 
de  {gouverner  saj^euient  sa  maison  ,  que 
d'aller  composer  des  livres  de  dévotion  , 
disputer  avec  des  évcques,  et  se  faire  mettre 
à  la  l);istillc  pour  des  rêveries  où  l'on  ne 
comprend  rien.  Je  n'aime  pas  non  plus  ce 
langage  mystique  et  figuré  qui  nourrit  le 
cœur  des  cliiuières  de  1  imagination  ,  et  subs- 
titue au  véritable  amour  de  Dieu  des  seu- 
timens  imités  de  l'amour  terrestre,  et  trop 
propres  à  le  réveil'er.  Plus  on  a  le  ccrur 
tendre  et  l'imagination  vive,  |)lus  on  doit 
éviter  ce  qui  tend  à  les  émouvoir;  carenlni, 
conunent  voir  les  rai>|H)rts  de  I "objet  mys- 
tique ,  si  l'on  ne  voit  aussi  l'objet  scusucl  ; 


H  É  L  O  ï  s  E.  225 

«t  comment  un  honnête  femme  ose-t-elle 
JHia'^incr  avec  assurance  des  objets  quelle 
n'oserait  regarder  ?    (  oo  ) 

Hais  ce  qui  m'a  donne  le  plus  d'eloi- 
gnemeut  pour  les  dévots  de  profession  , 
c'est  cette  âpretc  de  mœurs  qui  les  rend  iu- 
sensiblcs  à  l'humanité,  c'est  cet  orgueil  ex- 
cessif qui  leur  fait  regarder  en  pitié  le  reste 
du  monde.  Dans  leur  élévation  sublime  s'ils 
daignent  s'abaisser  a  quelque  acte  de  bonté, 
c'est  d'une  manière  si  humiliante  ,  ils  plai- 
gnent les  autres  d'un  ton  si  cruel,  leur  jus- 
ticc  est  si  rigoureuse  ,  leur  chanté  est  si 
dure  ,  leur  zèle  est  si  amer  ,  leur  mépris 
ressemble  si  fort  à  la  haine,  que  l'infcusi- 
bilite'  même  des  gens  du  uioude  est  moins 
barbare  que  leur  commisération.  L'amour 
de  Dieu  leur  sert  d'excuse  pour  u'aimer 
personne  ,  ils  ue  s'aiment  pas  même  l'uu 
l'autre  •  vit-on  jamais  d'amitié  véritable 
entre  les  dévots?  Mais  plus  ils  se  détachent 
tles  hommes  ,  plus   ils  en   exigent ,   et  Toa 

(  00)  Cette  objection  me  paraît  tellement  solide 
•t  sans  réplique,  que  si  j'avais  le  moindre  pouvoir 
dans  l'Eglise  ,  je  l'emploierais  à  faire  retrancher 
de  nos  livres  sacrés  le  cantique  tles  cannques, 
«t  j'aurais  bien  du  regret  d'avoir  attendu  si  tard. 


226        LA     NOUVELLE 

dirait  qu'ils  ne  s'élèvent  à  Dieu   que  pour 
exercer  son  cTutoiite'  sur  la  terre. 

Je  me  sens  pour  tous  ces  abiis   une  aver- 
sion qui  doit  naturellrniofit   m'en  garantir. 
Si  j'y   tombe,  ce  sera   surement   sans  le  vou- 
loir,  et  j'espère  de  l'amitir  de  tons  ceux  qui 
m'cnvirontient  qne  ce  ne    sera  pas  sans  être 
avertie.    Je    vous    avoue   que    j'ai  ctc   lonj;- 
tems  sur  le  sort  de  mon  mari  d'nne  inquié- 
tude qui  m'eut   peut-cire  altéré  l'Iinmeur  m 
la  longue.    Hcureuscuu-nt  la  sage  lettre  de- 
milord    K<ioiiord  à    laquelle  vous  me   ren- 
voyez avec  grande  raison  ,  ses  entretiens  con- 
solans   et  sensés,    les   vôtres    ont   loiil-à-faiC 
dissipe  ma  crainte  et  chanp,é  mes  principes. 
Je    vois    qu'il    est    imj.ossibic    que    l'intolé- 
rance n'en<lnrcissc    l'aine.    Comment  chérir 
tendrement  les  gens  qu'où  réprouve  ?  quelle 
charité  peut-on  conserver  parmi  des  damnés  ? 
Les  aimer,  ce  serait  haïr  Dieu  rrui  les  pn-iit. 
Voulons-nous  donc  éirc  humains  ?    jugeons 
lesactionsct  noti  pas  les  hommes.  N'empiétons 
point    sur    l'horrible  fonction    des  démons. 
N'ouvrons  point  si  iégcrcinent  l'^iifcr  î>  nos 
frères.   Fh  !  s'il  était  desti-ié  pour  ceux  qui  be 
trompent,  quel  mortel  pourrait  léviter  ? 
U  mss    amis  !    de   (^uel  poids    vous  avez 


H  E  L  O  I  s  E.  227 

soulage  mon  cœur!  eu  in'appicnant  que  l'cr- 
îcur  n'est  poiat  uu  crime,  vous  m'avez  dé- 
livre'cdc  mille  inquiétaas  scrupules.  Je  laisse 
la  subtile  interprétation  des  dogmes  que  je 
ne  comprends  j)as  ;  je  m'eu  tieus  aux  vcrite's 
lumineuses  qui  frappent  mes  yeux  et  con- 
vainquent ma  raison  ,  aux  vérités  de  pra- 
tique qui  m'instruisent  de  mes  devoirs.  Sur 
tout  le  reste,  j'ai  pris  pour  règle  votre  an- 
«iciine  réponse  à  M.  de  //  o'/n-'r  (^pp  ).  Est- 
on  maître  de  croire  ou  de  ne  pas  croire  ? 
est-ce  vui  crime  de  n'avoir  pas  su  bien  ar- 
gumenter ?  Non;  la  couscience  ne  nous  dit 
point  la  vérité  des  choses,  mais  la  règle  de 
nos  devoirs  ;  clic  ne  nous  dicte  point  ce 
qu'il  faut  penser,  mais  ce  qu'il  faut  faire  ; 
clic  ne  nous  apprend  pointa  bien  raisonner, 
mais  ;  bien  dgir.  En  quoi  mou  mari  peut- 
il  être  coiipal)lc  devant  Dieu  ?  Détourne- 
t-il  les  yeux  de  lui  ?  DiEa  lui-même  a  voilé 
«a  face.  Il  ne  fuit  point  la  vérité  ,  c'est  la 
vérité  qui  le  fnit.  L'orgueil  ne  le  guide  point; 
il  ne  veut  égarer  personne,  il  est  bien  aise 
qu'on  ne  pense  pas  comme  lui.  Il  aime  nos 
scnlimcns  ,  il  voudrait  les  avoir,  il  ne  peut. 

ipp  )  Voyez  iûm«  III ,  let.  XXVL 


228       L  A    N  O  U  V  E  L  L  E 

Notre  espoir,  nos  cousolalions  ,  tout  lui 
échappe.  Il  fait  le  bien  sans  attendre  de  rc- 
compeasc;  il  est  plus  vertueux  ,  plus  désin- 
téresse que  nous.  Hélas  !  il  est  à  plaindre  , 
mais  de  quoi  scra-t-il  pmii  ?  Non,  non,  la 
boute,  la  droiture,  les  mœurs,  rhounéleté, 
la  vertu;  voilà  ec  que  le  ciel  exige  et  qu'il 
rëcouipen.sc  ;  voilà  le  véritable  eultc  que 
DiEO  veut  de  nous,  et  qu'il  reçoit  de  lui 
tous  les  iours  de  f^a  vie.  Si  Dieu  juge  la  loi 
par  les  œuvres,  c'est  croire  en  lui  que  d'être 
liounne  de  bien.  Le  vrai  chrétien  c'est 
riiouune  juste;  les  vrais  incrédules  sont  les 
inéehans. 

Ne  soyjz  donc  pas  étonné,  mon  aiiuahlo 
ami,  si  je  ne  dispute  pas  aveC  vonssnr  plu- 
sieurs points  do  votre  lettre  où  nous  ne 
souimes  pas  de  même  avis.  Je  sais  t«op  bien 
ce  que  vous  êtes,  pour  être  en  iK'"ic  de  ce 
que  vous  croyez,  ^ue  m'importent  toutea 
CCS  questions  oiseuses  sur  la  liberté?  (Juejc 
sois  libre  de  vouloir  le  bien  par  moi-même, 
ou  que  j'obtienne  en  priant  cette  volonté  , 
si  je  trouve  cnhii  le  moyen  de  bien  faire, 
tout  cela  ne  revient-il  pas  au  même  ?  Ouc 
je  me  donne  ce  qui  me  manque  en  ledemau- 
Uaul,  ou  que  Ditu  l'accorde  à  ma  prière  , 
'  s'il 


H  E  L  O  I  s  E.  22g 

s'^il  faut  toujours,  pour  l'avoir,  que  je  le 
dciuaude  ,  ai-;e  besoin  d'autre  cclaircisse- 
iiieiit  ?  Trop  heureux  de  convcuir  sur  les 
points  principaux  de  notre  croyance ,  que 
chcrciions-nous  au-delà  ?  Voulons-nous  pe'- 
iie'trer  dans  ces  abîmes  de  métaphysique  qui 
u'ont  ni  fond  ni  rive,  et  perdre  à  disputer 
sur  l'essence  divine  ce  tems  si  court  qui 
nous  est  donne  pour  l'iionorcr  ?  Nous  igno- 
rons ce  qu'elle  est,  mais  nous  savons  qu'elle 
est  ;  que  cela  nous  suffise  ;  elle  se  fait  voir 
dans  ses  oeuvres  ;  elle  se  fait  sentir  au-dcdans 
de  nous,  ^ous  pouvons  bien  disputer  contre 
elle  ,  mais  non  pas  la  méconxiaîtrc  de  bonne 
foi.  Elle  nous  a  donne'  ce  degré  de  sensibi- 
lité qui  l'apcrtoit  et  la  touche  :  plaignons 
ceux  à  qui  elle  ne  l'a  pas  départi  ,  sans  nous 
flatter  de  les  éclairer  à  son  défaut.  Qui  do 
uous  fera  ce  qu'elle  n'a  pas  voulu  faire  ? 
Respectons  ses  décrets  en  silence  et  fesons 
notre  devoir;  c'est  le  meilleur  moyeu  d'ap- 
prendre le  leur  aux  autre.". 

Connaissez-vous  quelqu'un  plus  plein  d* 
sens  et  de  raison  que  M.  de  Pf-'olmar  ?  quel- 
qu'un plus  sincère,  plus  droit,  plus  iuste  , 
plus  vrai ,  moins  livré  à  ses  passions  ,  qui 
uit  plus    à    gagner  à  la  iustice    divine    et  4 

Aom-elle  JJéloisc.  Tome  IV.         ?f 


23o       LA     NOUVELLE 
rimraorlalilé  de  l'aiiie  ?  (.onnaisscz-voiis  ifh 
homme  plus  fort,  plus  élevé,  pins   grand, 
pins  foudroyant  dans  la  dispute  que  milord 
î:douard,  plus  digne   par  sa  vertu   de  dé- 
fendre  la  cause  de    Dieu,  plus  certain   de 
«on   existence,   plus   pénétré    de    sa    majesté 
suprême  ,   plus    zélé  pour   sa  gloire    et  plu» 
fait   pour  la  soutenir  ?    Vous  avez  vu  ce  qui 
s'est  passé  durant  trois  mois  à  Clarens  ;  vous 
avez  vu  deux  hommes  pleins  d'estime  et  de 
respect  l'un  pour  pour  l'autre,  éloignés  par 
leur    état    et   par    leur    goût    des   point. Me- 
rles de    collège  ,    passer    un    hiver  entier  k 
chercher  dans  des  disputes  sages  e(  paisihies, 
mais  vives  et  profondes,  à  s'éclairer  unituel- 
lement,  s'attaquer  , se  défendre,  se  saisir  par 
touîes  les   prises  que    peut  avoir  l'entcnde- 
ment  humain  ,  et  sur  une  malière  où   tous 
dcux,n'tyant  que  le  même  intérêt,   ne  di- 
ïiiandaient  pas  mieux    que   d'être  d'accord. 
(Ju'est-il    arrivé  ?    ils   ont    redoublé    d'es- 
liiiu-  l'un  pour  l'autre,  mais  chacun  est  res- 
té   dans   son    sentiment.   Si    cet   exemple    ne 
guérit  pas  à  jaiuais   un    homme    sage   de  la 
dispute,  l'amour  de  la  vérité  ne    le  touche 
guère  ;  il  cherche  à  briller. 

Tour  luoi ,   j'abaudouuo    à   jamais   celle 


H  É  L  O  ï  s  E.  aSt 

âvme  inutile,  et  j'ai  résolu  de  ne  plus  tlire 
à  mon  mari  un  seul  mot  de  rcligiou  ,  que 
quand  il  s'agira  de  rendre  raison  de  la 
mienne.  Non  que  l'idée  de  la  tolérance  di- 
rine  m'ait  rendue  iudifTerente  sur  le  besoin 
qu'il  en  a.  Je  vous  avoue  mé:ue  que  ,  tran- 
quillisée sur  son  sort  à  venir,  je  ne  sens  point 
pour  cela  diminuer  mon  zile  pour  sa  con- 
version. Je  voudrais  ,  au  prix  de  mon  saii'^, 
le  voir  une  fois  convaincu  ,  si  ce  n'est  pour 
son  bonheur  dans  l'autre  monde  ,  c'est  pour 
son  bonheur  dans  celui-ci.  (]ar  de  combien 
de  douceurs  n'est-il  point  privé  ?  quel  sen- 
timent peut  le  consoler  dans  ses  peines  ? 
quel  spectateur  anime  les  bonnes  actions  qu'il 
fait  en  secret?  quclîc  voix  peut  parler  au 
fond  de  son  ame  ?  quel  prix  peut-il  at- 
tendre de  sa  vertu  ?  comment  doit-il  envi- 
sager la  mort  ?  Non  ,  je  l'espère  ,  il  ne  l'at- 
tendra jias  dans  cet  état  horrible.  Il  me  reste 
«ne  ressource  pour  l'eu  tirer  ,  et  j'v  con- 
sacre le  reste  de  ma  vie;  ce  n'est  plus  de  le 
convaincre  ,  mais  do  le  toucher  ;  c'est  de  lui 
montrer  un  cjfemple  qui  l'entraîne,  et  de 
lui  rendre  la  religion  si  aimable  qu'il  ne 
puisse  lui  résister.  Ah  !  mon  ami  ,  quel  ar- 
gument contre  l'incrédule  ,   que    la   vie  du 

A  3 


t'^2       "LA     NOUVELLE 

vrai  chrétien  !  croyez-vous  qu'il   y  ait  qneU 
que  ame  a  i'cprcuvc  de  celui-là  ?    Voilà  cl»i- 
sovuuiis    la    tâche    que  je  m'impose  ;  aidcz- 
luoi    tous  à  la   remplir,    n'oliiuir  est  Tioid  , 
ïuais   il    n'est   pas   insensible,    (^uel   tableau 
nous  pouvons  ullrir  à  son  cœur,  quand  ses 
amis  ,    ses    cnfans  ,    sa    femme  concourront 
tous  à  l'instruire  en  l'cdiUant  !  quand,  sans 
lui  prêcher  Dieu  dans  leurs  discours,  ils  lo 
lui   montreront    dans  les  actions  qu'il  ins- 
pire ,  dans    les    vertus  dont  il  est  l'auteur, 
dans  le  eliarmc   qu'on  trouve    à  lui  plaire  ! 
quand  il  verra   briller  rim:ij;c   du   ciel   dans 
sa   maison!    quand,    cent   fois    le    jour,   il 
sera  force  de  se  dire  :   Non  ,  l'homme  n'est 
pas   ainsi    par  lui-même,  quelque  chose  de 
plus  qu'humain  règne  ici  î 

Si  celte  entreprise  est  de  votre  goût  ,  si 
vous  vous  sentez  digne  d'y  concourir ,  venez, 
passons  nos  jours  ensemble  et  ne  nous  quit- 
tons plus  qu'à  la  mort.  Si  le  projet  von» 
déplaît  ou  vous  épouvante,  écoutez  votre 
conscience-,  elle  vous  dicte  votre  devoir.  Je 
n'ai  rien  de  plus  à  vous  dire. 

Selon  ce  que  milord  Edouard  nout 
marque,  je  vous  attcmls  tous  deux  vers  la 
tu  du  uu)is   prochaiu.   Vous    ue  rcconnaW 


H  E  L  O  I  s  E,  23S 

trez  pas  votre  appartement  ;  mais,  dans  les 
changcmeiis  qu'on    y   a  faits  ,   vous    recon- 
naîtrez   les   soins    et    le    crenr  d'une  bonne 
amie  ,  qui    s'est  fait   un   plaisir   de   l'orner. 
Vous  y  trouverez  aussi  un   petit  a.-sortinicnt 
de  livres  qu'elle  a  choisis  a  Genève  ,    meil- 
leurs   et  de    meilleur    goût    que    VAdone , 
quoiqu'il   y  soit  aussi  par  plaisanterie.  Ais 
reste,    soyez   discret,    car,  comme  elle  ne 
veut  pas  que  vous  sachiez  que  tout  cela  vient 
d'elle  ,    ;e    me    dépêche    de    vous   i'tfcrire , 
avant  qu'elle  me  défende  de  vous  en  parler. 
Adieu  ,  mon  ami.  Cette  partie  du  châioau 
de  Chillou  (</'/)  que  nous  devions  tous  faire 

{qq^  Le  rliàieau  de  Chillon  ,  nncien  séjour  des 
Laillis  de  Vevai  ,  est  siuié  dans  ie  lac  sur  un 
roclier  qui  forme  une  presqu'île  ,  et  auîour  du- 
quel j'ai  vu  sonder  à  plus  de  cent  cin.juante 
brasses  ,  qui  font  pn^s  de  800  picls  ,  sans  trouver 
le  fond.  On  a  creusé  dans  ce  rocher  des  caves  ec 
des  cuisines  au-dessous  du  niveiu  do  l'eau  ,  qu'oa 
y  introduit  quand  on  veut  par  des  robinets.  Cesf, 
là  que  fut  détenu  six  ans  prisonnier  Fiaiifcit 
Honnivaid  ,  prieur  de  St  Victor  ,  homme  d'un 
mérite  raie  ,  d'une  droiture  et  d'une  fermetâ 
i  toute  épreuve,  ami  de  la  liberté,  quoique  sa- 
voyard ,  et  tolérant  quoique  prêtre.  Au  reste, 
r^uBée  oîi  ces  dçjnièiÇS  lettres  paraissent  Rvoia 

N  3 


2?4       ^  ^    NOUVELLE 

ensemble  se  fera  demain  sans  vous.  Elle  n'en 
vaudra  pas  mieux,  quoiqu'on  la  fasse  avec 
plaisir.  M.  le  bailli  nous  a  invitt's  avec  nos 
eiifans,  te  qui  ne  m'a  point  laisse  d'excuse  ; 
mais  je  ne  sais  pourquoi  je  voudrais  êlrc 
déjà  de  rtlour. 

LETTRE    IX. 

IJJ^     FyîNCHON     y4NET 
^    SAI  .V  T-PRE  VX. 

jTk.  n  ,  Monsieur  !  ali ,  mon  bienfaiteur!  que 
me  charge-t-on  de  vous  apprendre  ?  ....  Ma- 
dame!... ma  pauvre  maîtresse...  O  DiKO  !  )0 
Tois  déjà  votre  frayeur...  mais  vous  ne  voyez 
pas  notre  désolation.... Te  n'ai  pas  un  moment 
à  perdre-,  il  f.nit  vous  dire...  il  faut  courir... 
je  voudrais  déjà  vous  avoir  tout  dit...  Ah  ! 
quedeviendrez-vous  quand  vous  saurez  notre 

Xuallicur  ? 

Toute  la  famille  alla  hier  dincr  a  Chillou. 

été  écrites  ,  il  y  nvait  très-long-tcins  que  \c9 
baillis  de  Ven.i  n'iu.hitaient  |his  le  clui'c.iu  de 
Chillon.  On  Mippos. .,.  ,  si  l'on  vent  ,  que  celui 
de  C8  tems-U  y  était  allé  passer  quelques  luuv». 


H  É  L  O  ï  s  K.  235 

lyïonsieur  le  baron,  qui  allait  en  Savoie  passer 
quelques  jours  au  cliâteau  deBlonay,  partit 
après  le  dîner.  On  l'accompagna  quelques  pas; 
puis  on  se  promena  le  lonji;  de  la  digue. 
Madame  d'Oî-he  et  Madame  la  baillive  mar- 
chaient devant  avec  Monsieur.  Madame  sui- 
vait, tenantd'une  main //dV/r/>//^  et  de  l'autre 
Marccllin.  J'étais  derrière  avec  l'aîne'.  Mon- 
seigneur le  baillif,  qui  s'e'tait  arrête  pour 
parler  à  quelqu'un  ,  vint  rejoindre  la  com- 
pagnie et  offrit  le  bras  à  Madame.  Pour  le 
prendre  elle  me  renvoie  iilarcelliii  /  il  court 
à  moi,  j'accours  à  lui  ;  en  courant  l'enfant 
fait  un  faux  pas  ,  le  pied  lui  manque,  il 
tomlie  dans  l'eau.  Je  pousse  un  cri  perçant; 
Madame  se  retourne,  voit  tomber  son    ûls  , 

part  comme  un  trait  et  s'e'lauce  après  lui 

AU  !  misérable  ,  que  n'en  fis-jc  autant  !  que 

n'y  suis-je  restée  ! Hélas!  je  retenais  l'aîne' 

qui  voulait   xauter  après  sa  mère elle  se 

débattait  en  serrant  l'autre  entre  ses  bras 

ou  n'avait  là  ni  gens   ni   bateau  ,  il  fallut  du 

temps  pour  les  retirer l'enfant  est  remis  , 

mais  la  mère le  saisissement  ,    la   cliiile  > 

l'état  où  elle  était qui  sait  mieux  que  nu)i 

rond)ien  cette  chute  est  dangereuse! elle 

resta  trcs-lous-tcmps   saus  counaissaucc.   A. 


236       LA     NOUVELLE 

peine  reut-clle  reprise  qu'elle  demanda  son 
fils...  avec  quels  transports  de  joie  elle  l'em- 
brassa !  je  la  crnssauvc'c  ;  mais  sa  vivacité  ne 
dura  qu'un  nionienl  ;  elle  voulut  être  ramenc'e 
ici  ;  durant  la  roule  elle  s'est  trouvée  mal  plu- 
sieurs fois.  Sur  quelques  ordres  qu'elle  m'a 
donnés  ,  je  vois  qu'elle  ne  croit  pas  en  reve- 
nir. Je  suis  trop  malheureuse,  elle  n'en  re- 
viendra |jas.  Madame  dUJr/ievsl  plus  elian}:;éc 
qu'elle.  Tout  le  monde  est  dans  une  a};itation,.. 
Je  suis  la  plus  tranquille  de  toute  la  maison... 
de  quoi  m'inquiéterais-je  ?...  Ma  bonne  maî- 
tresse !  Ah  !  si  je  vous  perds,  je  n'aurai  jilus 
besoin  de  personne...  Oh  mon  cher  Monsieur  ! 
que  le  bon  Dieu  vous  soutienne  dans  cette 

épreuve Adieu le   uiédecin  sort  de  la 

chambre.  Je  cours  au  -  devant  de  lui s'il 

nous  donne  quelque  bonne  espérance ,  j* 
vous  le  marquerai,  bi  je  ne  dis  rieii..^. 


H  É  L  O  ï  s  E,  ttf 

LETTRE   X. 

:^   SAINT  -  PREUX. 

Commeiiccc  par  Madame  à.' Orbe  et  aebey»» 
par  M.  de   Tf^olmar^ 

Mort  de  Julie, 

V^  ' E  N  est  fait.  Homme  imprudent, homme 
iufortLinc,  malheureux  visiouuaire  !  Jamais 

vous  ue    la  reverrez le  voile Julie 

n'est 

Elle  vous  a  écrit.  Attendez  sa  lettre  :  ho- 
norez SCS  dcniicrcs  volontés.  Il  vous  reste  de 
grands  devoirs  à  remplir  sur  la  terre. 


t5S       LA    NOUVELLE 
LETTRE     XI. 

D  E     M.     D  E      7J-  O  L  MA  R 
A     SA  IN  T- PUE  LA. 

vf 'a  I  laissé  passer  vos  pieinicrcs  douleurs  en 
sileiRc;  ma  lellre  n'eut  fait  que  les  nij^rir- 
vous  n'étiez  pas  plus  en  état  de  supporter  ces 
détails  que  moi  dcles  faire.  Aujourd'hui  peut- 
être  nous  seront-ils  doux  à  tous  deux.  Il  ne 
Inc  reste  d'elle  que  des  souvenirs  ,  mon  cœur 
se  p'aît  à  les  reeiu-illîr.  Vous  n'avez  plus  qno 
des  pleurs  a  lui  df)nutr-,  vousaurtz  la  eoiiso- 
latiou  d'en  versir  |)Our  elle.  Cv  plaisir  des 
inrortuiiés  ui'c't  le'usé  dans  ma  misère  ;  jo 
suis  plus  mallit»iirtux  que  vous. 

Ce  n'est  poitit  de  sa  maladie  ;  c'est  d'elle 
que  je  veux  vous  parler.  D'autres  mères  peu- 
vent se  jeter  après  leur  enfant:  l'aeeldcnl,  la 
lièvre  ,  la  nu)i  t  sont  de  la  nature  :  c'est  l«  sort 
conunun  des  mortels  ;  mais  l'emploi  de  ses 
denn(  rs  moïnens  ,  ses  diseoins,  ses  senti- 
mens  ,  son  aine,  tout  cela  n'appartient  qu'à 
Jiiliv.  Klle  n'a  iioint  vécu  connue  une  autre: 
perioinic  ,  que  je  sache  ,  n'ctt  mort  comm» 


9 


H  Ê  L  O  ï  S  E.  23^ 

elle.  Voilà  ce  que  j'ai  puseul  obserrer,  et  an 
^ous  n'apprendrez  que  de  moi. 

Vous  savez  que  l'effroi,  l'émotion,  la  chiite, 
l'e'vacuation  de  l'eau  lui  laissèrent  une  lon<^uo 
faiblesse  dont  elle  ne  revint teut-à-fait qu'ici. 
En  arrivant,  elle  redemanda  son  fils  ,  il  vint - 
a.  peine  le  vit-elle  marcher  et  répondre  à  ses 
caresses  qu'elle  devint  tout-à-fait  tranquille  , 
et  consentit  à  prendre  uu  peu  de  repos.  Soa 
sommeil  fut  court ,  et  comme  le  médecin 
n'arrivait  point  encore,  eu  l'attendant  elle 
nous  fit  asseoir  autour  de  son  lit,  XdiFanchon 
sa  cousine  et  moi.  Elle  nous  parla  de  ses  eu- 
fans  ,  des  soins  assidus  qu'exigeait  auprès  d'eux 
la  forme  d'éducation  qu'elle  avait  prise  ,  et 
du  danger  de  les  négliger  un  moment.  Sans 
donner  une  grande  importance  à  sa  maladie 
clic  prévoyait  qu'elle  l'empéiîicra.t  qtjclque 
temps  de  remplir  sa  part  &ci  mcmts  son:,,  et 
nous  chargeait  tous  de  répartir  cette  part  sur 
les  nôtres. 

Elle  s'étendit  sur  tous  ses  projets,  sur  les 
vôtres,  sur  les  moyens  le  plus  propres  à  les 
faire  réussir,  sur  les  observ  a(ons  qu'elle  avait 
faites  ci  qui  pouvaient  les  favoriser  ou  leur 
nuire,  enlin sur  tout  ce  qui  dcv.-'.t  nous metlie 
•H  ctat  de  suppléer  à  ses  fonctions  de  mtrc. 


,40       LA    NOUVELLE 

«ussl  long -temps  qu'elle  «erait  lorcc'c  à  lc9 
suspendre.  C'était  ,  pcn.ais-je  ,  bien  des  pré- 
cautions pour  quelqu'un  qui   ne    se  croya.l 
privée  que  durant  quelques  jours  d'une  occu- 
pation si  chère  -,  mais  ce  qui  m'ciïraya  tout-à- 
iail  ce  fut  de  voir  qu'elle  en  Irai  t  x^oux Henriette 
dans  un  bien  plus  s>-^»d  détail  encore.  Elle 
s'était  bornée  à  ce  qui  regardait  la  prem:cre 
enfance  de  ses  fils,  comme  se  déchargeant  .ur 
vn  autre  du  soin  de  leur  ieunes^e;  pourra  Cille 
elle  embrassa  tous  les  temps,  et  ^entanlbieu 
qnc  personne  ne  suppléerait  sur  ce  point  aux 
TcdexioMS  que  sa  propre  cvpénence  lui  avait 
fait  faire  ,  elle  nous  exposa  eu  abré^^é  ,  mais 
avec  force  et  clarté  ,  le  plan  d'éducation  qu'elle 
avait  fait  pour  elle ,  employan  l  près  de  la  luerc 
les  raisons  les  plus  vives  et  les  plus  touchantes 
exhortations  pour  l'engager  à  le  suivie. 

Toutes  ces  id«:es  sur  l'éducation  des  jeunes 
personnes  et  sur  les  devoirs  des  mères  ,  mêlées 
do  fréquens  retours  sur  elle-même  ,  ne  pou- 
Taicnt  manquer  de  jeter  de  la  chaleur  dans 
Vcntrclien  ;  je  vis  qu'il  s'a :ùm;:it  trop.  Chmé 
tenait  unedesmainsdesa  cousine,  et  la  pies- 
sait  a  chaque  instant  contre  sa  bouche  en  san- 
glotant pour  toute  réponse  ;  la  Fanchon 
n'était  pa»  pi"»  tranquilii*  :  nour  Julie  ,   je 

icuiarquai 


H  É  L  O  ï  s  É.  24t 

icmaïqnai  que  les  larmes  lui  roulaient  aussi 
dans  les  yeux,  mais  qu'elle  n'osait  pleuréi- 
de  peur  de  nous  alahncr  davantage.  Aussi-tôe 
je  me  dis  :  elle  se  voit  morte.  Le  seul  espoir 
qui  me  resta  fut  que  la  frayeur  pouvait  l'abuseï' 
Sur  son  état  et  tui  montrerledaiigcrplus  "t?iîd 
qu'il  n'était  peut-être.  Malheurcuscmen"  Je  là 
connaissais  trop  ponr  compter  beaucoup  siiic 
cette  ciM-cur.  J'avais  essayé  plusieurs  fois  do 
la  calmer;  je  la  priais  derechef  de  ne  pas 
s'agiter  hors  de  propos  par  des  discours  qu'oii 
pouvait  reprendre  à  loisir.  Ah!  dit-cllfe,  rien 
ne  fait  tant  de  mal  aux  fclnmcs  que  le  silence  ! 
et  puis  je  me  sCns  un  peu  de  lièvre;  autant  vaut 
employer  le  babil  qu'elle  dômle  à  des  sujets 
utiles  ,    qn'a  battre  sans  raison  la  caiu|)a-nd. 

L'arrivée  du  médecin  Causa  dans  la  maisoti 
Un  trouble  impossible  à  peiiulrc.  Tous  iea 
domestiques  l'un  sur  l'autre  à  la  porte  de  la 
chambre  attendaient,  l'ce:!  inquiet  et  Icsniains 
jointes,  son  jugement  sur  l'état  de  loin- maî-= 
^esse  ,  cônmie  l'arrêt  de  leur  sort.  Ce  spectacle 
jeta  la  pauue  C/aire  d.ins  une  agitation  qiiî 
me  fit  craindre  pour  sa  tétc.  I(  fillut  leséioi-» 
gner  sous  diiTérens  prétextes  pour  écarter  d« 
ses  yeux  cet  objet  d'cHroi.  Le  iMédeci.i  donrta 
Vaguement  lul    peu  d'espérance,  mais  d'Uil 

jy'ourel/e  Hélolsc.  Tome  lY,  O 


541       LA     NOUVELLE 

ton  propre  l.tnerotev..7./.V  ne  dit  pas  non 

T      ..  au'ellc  pensait  i    la    présence  de  sa 
P^"^:^^t.nait  en  respect,  (^uand  il  sort.t, 

*'^"^'"'.''  "v.m- en  vonlut  faire  autant, 
ip  le  SUIVIS  ;   lioik-  «.  ,    ,,    .,  •     ^ 

Lis.7»/KlaretintetnKtitdelœ.lnns.,ne 

!^erc"tendis.jcn,ebâla.daverur  eu,c- 
^cinques'ilyavaitdudan5er,.lfala.  1. 
c  cherl  Madau.e  .VOrl>e  avec  autant  et  plu, 

l'  o.n  qu'à  la  malade  ,  de  peur  que  le  de- 
n\?acUevàtdelatroubler,etnelauùt 
;ra"-^e  servir  son  amie.  I.dccla. 
«'•d  y  avait  en  cQVt  du  danger ,  .ua.s  que 
v-Lt-quat>e  benvcs  étant  à  peme  écoulées 
Ilp:nsraccident,iUalla.tplnsdetemp.pour 

!    blir  un  pronostic  assuré     que  la  nu, tpro- 

1  , aine  déciderait  du  sort  de  la  xnalad.c  ,  et 
l'U  ne  pouvait  prononcer  que    le  tro,s.en,c 

?our  La  Fancl^on  seule  fut  tc.uo.u  de  ce 
il,  cours,  et  après  ravoir  eu.asee,  non  sau. 
pie  ^secontenir,  on  convint  de  ce  q.u 
Trait  d>tî.  Madame  dOWu-  et  au  reste  de  la 

""  X"'lc  soir  Julie  obligea  s»  confine,  qni 

«vait  passé  la  nuit   précédente  auprès  d  elle  , 

",c,u    voulait  encore  y  passer  la  suivante,  a 

iL    reposer  .nclqncs    bernes.   Duranc 

tcmp.  ,    la  malade  avant  su  qu  on  alUut 


H  É  L  O  ï  s  E.  24S 

•atgiier  du  pied  ,  et  que  le  médecin  préparait 
des  ordonnances  ,  elle  le  fit  appeler  et  lui  tint 
ce  discours  :  «  Monsieur  du  Bosson  ,  quand 
a»  on  croit  devoir  tromper  un  malade  craintif 
»  sur  son  état,  c'est  une  précaution  d'Iiuma- 
5»  uitéque  j'approuve;  mais  c'est  une  cruauté 
»  de   prodiguer  également  à  tous  des  soins 
■»   superflus  et   désagréables  ,  dont  plusieurs 
»   n'ont   aucun  besoin.   Prescrivez-moi   tout 
»  ce  que  vous  jugerez  ni'étre  véritablement 
»  utile,  j'obéirai  ponctuellement. Ouant  aux 
»  remèdes  qui  ne  sont  que  pour  l'imagination, 
V  faites-m'en  grâce  ;  c'est  mon  corps  et  non 
»  mon  esprit  qui  souHVe  ,  je  n'ai  pas  peur  de 
»   finir  mes  jours  ,  mais  d'en  mal  employer  le 
>»  reste.  Les  derniers  mouicns  de  la  vie  sont 
■»  trop  précieux  pour  qu'il  soit  permis  d'en 
»  abuser.  Si  vous   ne   pouvfz    prolonger  la 
»   luieiinc   ,  au  moins   ne  l'abrégez  pas  ,  en 
a»  m'ôtuut  l'emploi  du  peu  d'instans  qui  me 
»   sont  laissés  par  la  nature.  Moins  il  m'en 
>.   reste ,  plus  vous  devez  les  respecter.  Faitcs- 
»   moi  vivre   ou   laissez-jnoi  :   je  saurai  bien 
»   mourir  seule».  Voilà  commentcctte  feunne 
si  timide  et  si  douce  dans  le  commerce  ordi- 
naire ,  savait  trouver  un  ton  forme  et  scricu.x 
daus  les  occasjous  importantes. 

O  2 


244        LA     NOUVELLE 

La  nuit  fut  cruelle  ctdecisivc.  EtonfFcmcnt^ 
oppression  ,  syncope,  la  peau  scclie  et  l)rri- 
lantc;  inie  lièvre  ardeiilc  ,  durant  laquelle  on 
l'enteudalt  souvent  appeler  vivement  Mar- 
cellin  ,  comme  pour  le  retenir  ,  et  prononcer 
aussi  quelquefois  un  autre  nom  jadis  si  répelé 
dans  une  occasion  pareille.  Le  lendemain  le 
ïiiedecin  me  déclara  sans  détour  qu'il  n'esti- 
mait pas  qu'elle  eut   trois  jours  à  vivre.  Je 
fus  seul  d(-pobitaire  de  cet  affreux  secret  ,  et 
la  plus  terrible  licure  de  ma  vie  fut  celle  où 
je  le  portai  dans  le  fond  de  mon  crenr  ,  sans 
savoir  qu^'l  usage  j'en  devais  faire.  J'allai  seul 
errer  dans  les  bosquets  ,  rêvant  au  parti  que 
j'avais  à  prendre  ;    non  sans  quelques  tristes 
réflexions   sur  le  sort  qui  me  ramenait  dans 
ma  vieillesse  à  cet  état  solitaire,  dont  je  m'rn- 
nuvais  ,  même  avant  d'en  connaître  un  plus 
doux. 

La  veille  ,  j'avais  promis  à  Julie  de  lui 
rapporter  tidellement  le  jugement  du  méde- 
cin ;  elle  m'avait  intéressé  par  tout  ce  qui 
pouvait  toucher  mon  cœur  à  lui  tenir  parole. 
Je  sentais  cet  enj^aj^ement  sur  ma  conscience  ; 
luaisquoi  !  pour  un  devoir  chimérique  et  sans 
iitililc,  fiUait-il  eontrister  smi  amc  ,  et  lui 
faire  à  lon-is  traits  savourer  la  mort  ?  (^uel 


H  É  L  O  ï  s  E.  245 

pouvait  être  âmes  yeux  l'objet  d'une  pi  écau- 
tion  si  cruelle  ?  Lui  annoncer  sa  dernière 
heure  ,  n'e'tait-cc  pas  l'avancer  ?  Dans  un 
intervalle  si  court  que  deviennent  les  désirs 
l'espérance  ,  élémcus  de  la  vie  ?  Est-ce  eu 
jouir  encore  que  de  se  voir  si  près  du  moment 
de  la  perdre  ?  Etait-ce  à  moi  de  lui  donner 
la  mort  ? 

Je  marchais  à  pas  pre'cipite's  avec  une 
agitation  que  je  n'avais  jamais  e'prouve'e. 
Cette  longue  et  pe'nible  anxiété'  me  suivait 
par-tout;  j'en  tramais  après  moi  l'insntjpor- 
table  poids.  Une  idée  vint  cuba  me  déter- 
miner. JVe  vouseEForcez  pas  de  la  prévoir  ;  il 
faut  vous  la  dire. 

Pour  qui  est-ce  que  je  délibère ,  est-ce  pour 
elle  ou  pour  moi  ?  Sur  quel  principe  est-ce 
que  je  raisonne,  est-ce  sur  son  système  ou  sur 
le  mien  ?  Qu'est-ce  qui  m'est  démontre  sur 
l'un  ou  sur  l'autre  ?  Je  n'ai  pour  croire  ce  que 
je  crois  que  mon  opinion  armée  de  quelques 
probabilités.  Nulle  démonstration  ne  la  ren- 
verse ,  il  est  vrai  ,  mais  quelle  démonstration 
l'établit  ?  Elle  a  pour  croire  ce  quelle  croit 
«on  opinion  de  même  ,  mais  elle  y  voit  l'évi- 
dence ;  celle  opinion  à  ses  yeux  est  un© 
démonstration,  (^url  droit  ai-je  de  piéférer^ 

O  3 


246        LA     NOUVELLE 

quand  il  s'agit  d'elle  ,  ma  simple  opinion  que 
je  reconnais  doukuse  à  son  opinion  qn'cUe 
tient  ponr  démontrée  ?  Comparons  les  con- 
séquences des  deux  scntimcns.  Dans  le  sien  , 
la  disposition  de  sa  dernière  heure  doit 
décider  de  son  sort  durant  rétcrnité.  Dans 
le  mien  ,  les  ménagemens  que  je  veux  avoir 
l)Our  elle  lui  seront  indillércns  dans  trois 
jours.  Dans  trois  jours  ,  selon  moi  ,  elle  no 
sentira  plus  rien  :  mais  si  pe*it-être  clic  avait 
raison  ,  quelle  dinérence  !    Des  biens  ou  des 

inaux  éternels  !    Peut-être  ! ce  mot  est 

terrible  !....  malheureux  !  risque  ton  ame  et 
non  la  sienne. 

Voilà  le  premier  doute  qui  m'ait  rendu 
suspecte  l'incertitude  que  vous  avez  si  souvent 
attaquée.  Ce  n'est  pas  la  dernière  fois  qu'il 
est  revenu  depuis  ce  temps  -  là.  (^>uoi  qu'il 
en  soit,  ce  doute  me  délivra  de  celui  qui  mo 
tourmentait.  Je  prissur-lc-cluimp  mon  parti  , 
et  de  peur  d'en  changer  ,  je  courus  en  liàtc 
au  lit  de  Julie,  .le  bs  sortir  tout  le  nu)ude, 
et  je  m'assis  ;  vous  pouvez  juger  avec  quelle 
contenance.  Je  n'employai  point  aupvr» 
d'elle  les  précautions  nécessaires  pour  le» 
petites  âmes.  Je  ne  dis  rien  ;  mais  elle  me» 
Vit  et  me  comprit  à   l'instant.  Croyc^ê-vout 


H  É  L  O  ï  s  C.  S4r 

me  l'apprendre  ,  dit  elle  eu  me  tendant  la 
piahi  ?  non ,  mou  ami  ,  je  me  sens  bien  :  la 
mort  me  presse  ,  il  faut  nous  quitter. 

Alors  elle  me  tint  un  long  discours  dont 
i'aurai  à  vous  parler  quelque  jour  ,  et  durant 
lequel  elle  écrivit  son  testament  dans  moa 
cœur.  Si  j'avais  moins  connu  le  sœn  ,  ses 
dernières  dispositions  auraient  suffi  pour  me 
le  faire  connaître. 

Elle  me  demanda  si  son  état  était  connu 
dans  la  maison.  Je  lui  dis  que  l'alarme  y 
■  .égnait,  mais  qu'on  nc-savait  rien  de  posiff 
et  que  du  Bosson  s'était  ouvert  à  moi  s.ul- 
EUe  me  conjura  que  le  secret  fut  soigneu- 
sement gardé  le  reste  de  la  journée,  antre, 
ajouta-t-elle  ,  ne  supportera  jamai.  ce  coup 
que  de  ma  main  ;  elle  en  mourra  s  il  lui 
vient  d'uHC  autre.  Je  destine  la  nu.t  pro- 
chaine à  ce  triste  devoir.  C'est  pour  cela  sur- 
tout que  j'ai  voulu  avoir  l'avis  du  mcdect.  , 
alin  de  ne  pas  exposer  sur  mon  seul  sentiment 
cette  infortunée  à  recevoir  a  faux  une  si 
cruelle  atteinte.  Faites  qu'elle  ne  soupçonne 
rien  avant  le  temps  ,  ou  vous  risquez  de 
rester  sans  amie  et  de  laisser  vos  eufa.issans 

Elle  me   parla  de  son  père.    J  avouai   lui 

0  4 


54^       L  A     N  O  U  V  E  L  L  E 

avoir  envoyé  un  exprès;  mais  je  me  gardai 
d'ajonicr  que  cet  liomnie ^  an  lieu  de  se  con, 
tentcidcdoiHur  ma  J(  tdc- coniuie  je  lui  avais 
ordonné  ,  s'était  l.àté  de  parler,  et  si  lour- 
dement que  mon  vieux  an;i  croyant  sa  fille 
«oyéc  était  tombé  d'effroi  .sur  l'escalirr  ,  et 
$'était  fait  une  blessure  qui  le  iitcnail  à 
Blonay  dans  son  lit.  L'espoir  de  re\oir  sou 
père  la  toucha  sensiblement,  et  la  certitude 
çjue  cette  espéiaiice  était  vaine  ne  fut  pas 
]e  moindre  des  mau\  qu'il  me  fallut  dévorer. 

Le  redoublement  de  la  nuit  précédente 
i'avait  exirémement  atlaiblie.  Ce  lonj;  entre- 
tien n'avait  pas  contribué  à  la  forldicr;  dans 
l'accablement  où  elle  était  ,  elle  essaya  dr 
prendre  un  jxu  de  repc  s  durant  la  journée; 
il'  n'appris  que  le  sur-lendemain  qu'elle  ne 
i'avait   pas  pas.sée  toute  entière  ;i   dormir. 

Cej)eM(lant  la  conslernation  régnait  dans 
}n  maison.  Chacun  dans  un  morne  silence 
otiendait  qu'on  le  tirât  de  peine,  et  n'osait 
interroger  personne,  crainte  d'apprendre  plus 
qu'il  ne  voulait  savoir.  On  se  disait  ,  s'il  y  a 
quelque  bonne  nouvelle,  on  s'empres.sera  de 
la  due  ;  s'il  y  eu  a  de  mauvaises  ,  on  ne  les 
paura  louioiirs  que  trop  toi.  Dans  la  Frayeur 
dont  ils  élaiçut  saisis  ,  c'était  assez  pour  eux 


H  É  L  O  i  s  E.  249 

qu'il  n'arrivât  riea  qui  fit  nouvelle.  Au 
milieu  de  ce  morne  repos,  Madame  à'Urbe 
était  la  seule  active  et  parlante.  Si-lôt  qu'elle 
était  hors  de  la  chambre  de  Jnlie ,  aii-lieu 
de  s'aller  reposer  dans  la  sieune  ,  elle  par- 
eourait  toute  ia  maison  ,  elle  arrêtait  tout  le 
monde,  demaiidaii  tce  qu'avait  dit  le  racdccin, 
ce  qu'où  disait.  Elle  avait  e'té  témoin  de  la 
nuit  précédente  ,  elle  ne  pouvait  ignorer  ce 
qu'elle  avait  vu  ;  mais  elle  cherchait  à  se 
tromper  elle-même  ,  et  à  récuser  le  témoi- 
gnage de  ses  yeux.  Ceux  qu'elle  questionnait 
ne  lui  répondant  rien  que  de  favorable  , 
cela  l'encourageait  à  questionner  les  autres, 
et  toujours  avec  une  inquiétude  si  vive  ,  avec 
un  air  si  cflrayant  ,  qu'on  eût  su  la  vérité 
mille  fois  sans  être  tenté  de  la  lui  dire. 

Auprès  de  Julie  elle  se  contraignait,  et 
l'objet  touchant  qu'elle  avait  sous  les  yeux 
la  disposait  plus  à  raflliction  qu'à  l'empor- 
tement. Elle  craignait  sur-tout  de  lui  laisser 
voir  ses  alarmes,  mais  elle  réussissait  mal  à 
les  cacher.  On  apercevait  sou  trouble  dans 
sou  aflectation  même  à  paraître  tranquille. 
Julie  de  sou  côté  n'épargnait  rien  pour 
l'abuser.  Sans  exténuer  son  mal ,  elle  en  par- 
lait presque  comme  d'uuc  chose  passAs ,  et 

O   a 


250        t  A     NOUVELLE 

ne  semblait  en  peine  que  du  temps  qu'il  lui 
far.drait  pour  se  remeltie.  C'était  encore  im 
de  uics  supplices  de  les  voir  chercher  à  se 
rassurer  mutuellement  ,  moi  qui  savais  si 
bieu  qu'aucune  des  deux  n'avait  dans  l'amc 
l'espoir  qu'elle  s'efforçait  de  donner  à  l'autre. 

JNÎadame  û'Orhe  avait  veillé  les  deux  nuits 
prccédeiiles  ;  il  y  avait  trois  jours  qu'elle  uc 
s'était  désaiiilléc.  Julie  lui  proposa  de  s'aller 
coucher;  elle  n'en  voulut  rien  faire.  Hé  bien 
donc  ,  dit  Julie  ,  qu'on  lui  tende  un  petit 
lit  dans  ma  chambre,  à  moins  ,  aiouta-t-el!c 
connue  par  réflexion  ,  qu'elle  ne  veuille  par- 
tager le  mien.  Qu'en  dis-tu,  cousine?  mou 
mal  ne  se  ^nj^ne  pas,  tu  ne  te  dégoûtes  ]>as 
de  moi  ,  couche  dans  mon  lit.  T<e  j)arti  lut 
accepté.  Pour  moi  ,  l'on  me  renvoya  ,  et  véii- 
tabk-ment  j'avais  be.'^oin  de  repos. 

Je  fus  levé  de  bonne  heure.  Inquiet  de  ce. 
qui  s'était  passé  durant  la  nuit,  au  premier 
bruit  que  j'entendis  ,  j'entrai  dans  la  chambre. 
Sur  l'état  où  Madame  d'^^/Z-r  était  la  veille  , 
je  jugeai  du  désesjioir  o\\  j'allais  la  trouver 
et  des  fureurs  dont  je  serais  le  témoin.  En 
entrant  je  la  vis  assise  dans  un  fauteuil  , 
défaite  et  pâle  ,  ou  plutôt  livide,  les  3'CUT 
plombés  et   presque  étciuts  ;  mais  douce  , 


H  Ê  L  O  I  s  E.  25i 

tranquille  ,  parlant  peu  ,  et  fesant  tout  ce 
qu'on  lui  disait  sans  répondre.  Pour  JuliCy 
elle  paraissait  moins  faible  que  la  veille  ,  sa 
voix  était  plus  ferme  ,  son  geste  plus  animé  ; 
elle  semblait  avoir  pris  la  vivacité  de  sa 
cousine.  Je  connus  aisément  à  son  teint  que 
ce  mieux  apparent  était  l'effet  de  la  fièvre: 
mais  je  vis  aussi  brûler  dans  ses  regards  jo 
ne  sais  quelle  secrète  joie  qui  pouvait  y 
«ontribuer  ,  et  dont  je  ne  démêlais  pas  la 
cause.  Le  médecin  n'en  confirma  pas  moins 
son  jugement  de  la  veille;  la  malade  n'en 
continua  pas  moins  de  penser  comme  lui, 
et  il  ne  me  resta  plus  aucune  espérance. 

Ayant  été  forcé  de  m'abscntcr  pour  quelque 
temps  ,  je  remarquai  en  rentrant  que  l'appar- 
tement était  arrangé  avec  soin;  il  y  régnait 
de  l'ordre  et  de  l'élégance  ;  elle  avait  faiÉ 
mettre  des  pots  de  fleurs  sur  la  cbeminée  ; 
ses  rideaux  étaient  entr'ouverts  et  rattachée: 
l'air  avait  été  changé;  on  y  sentait  une  odeur 
agréable  ;  on  n'eut  jamais  cru  être  dans  la 
chambre  d'un  malade.  Elle  avait  fait  sa  toi- 
lette avec  le  même  soin  :  la  grâce  et  le  goût 
se  montraient  encore  dans  sa  par  ire  négligée. 
Tout  ct;la  lui  donnaitplutot  l'air  d'une  fcmiuo 

du  monde  qui  attcud  coinpagiie  ,  que  d  uuo 

O    6 


î52        LA     NOUVELLE 

campagnarde  qui  attend  sa  dernière  heure. 
Elle  vitiua  surprise,  elle  en  sourit  ,  et  lisant 
dausniapcnsécelic  allaitiue  répondre  ,  quand 
on  amena  les  enfans.  Alors  il  nclnt  plus  ques- 
tion que  dVnx  ;  et  vous  pouvez  juger  si  se  sen- 
tant prêle  à  les  quitter,  ses  caresses  furent 
ticdos  et  modére'cs!  .l'observai  uièuie  qu'elle 
revenait  plus  souvent  et  avec  des  étreintes 
encore  plus  ardentes  h  celui  qui  lui  coûtait  la 
vie  ,  comme  s'il  lui  lût  devenu  plus  cher  à  ce 
prix. 

Tous  ces  emhrassomens  ,  ces  soupirs  ,  ces 
transports  élaientcles  uiyslères  pour  ces  pau- 
vres enfans.  Ils  l'aimaient  tendrement,  mais 
c'était  la  tendresse  de  leur  âge,  ils  ne  coui- 
prenaient  rien  à  son  clat  ,  au  redoublement 
de  ses  caresses  ,  à  ses  regrets  de  ne  les  voir 
pins  ;  ils  nous  voyaient  triste.'*  et  ils  pieu- 
laient  :  ils  n'en  savaient  pas  davantage. 
(Quoiqu'on  apprenne  aux  enfans  le  nom 
de  la  UKul  ,  ils  n'en  ont  aucune  idée  ;  ils 
lie  la  craignent  ni  pour  eux  ,  ni  pour  les 
autres  ;  ils  cra:i,nent  de  soullrir  et  non  de 
mourir,  (^nand  la  douleur  arrachait  quelque 
plainte  b  leur  mère,  ils  perçaient  l'air  de  leurs 
«ris;quandoa  leurparlait  de  la  perdre  ,  ouïes 
«ur^itcrusstupidcs. La  seule yA7ir/f//f,uu  peu 


H  Ê  L  O  ï  s  E.  2S3 

plus  âgée  ,  et  d'un  sexe  où  le  sentiment  et  les 
lumières  se  développent  plutôt  ,  paraissait 
troublée  et  alarmée  de  voir  sa  petite  maman 
dans  uu  lit,  elle  qu'on  voyait  toujours  levée 
avec  ses  enfans.  Je  me  souviens  qu'à  c-  propos 
Julie  fit  une  réflexion  '  tout-à-fait  dans  sou 
caractère  sur  l'imbécillc  vanité  de  f-^espasien 
qui  resta  couché  tandis  qu'il  pouvait  agir  , 
et  se  leva  lorsqu'il  ne  put  plus  rien  faire  (r/-). 
Je  ne  sais  pas  dit-elle  ,  s'il  faut  qu'un  empe- 
reur meure  debout ,  mais  je  sais  bien  qu'un© 
mère  de  famille  ne  doit  s'aliter  que  pour 
mourir. 

A  près  avoir  épanchéson  coeur  sur  ses  en  fans; 
après  les  avoir  pris  cliacun  ii  part,  sur-tout 
Henriette  qu'elle  tint  fort  long-temps  ,  et 
qu'on  entendait  plaindre  et  sanglolter  en 
recevant  ses  baisers,  elle  les  appela  tous  trois, 

(^rr)  Ceci  n'est  pas  bien  oxact.  Suétone  dit  que 
Vespasicn  travaillait  comme  àTordinaire  dans  son 
lit  de  mort ,  et  donnait  même  ses  audiences  ;  mais 
peut-être,  en  effet,  eùt-il  mieux  valu  se  lever 
pour  donner  ses  audiences  ,  et  se  recoucLer  pour 
mourir.  Je  sais  rpie  Vespasien  sans  être  un  grand 
homme  était  au  moins  un  grand  prince.  JN 'im- 
porte ;  quelque  r61e  qu'on  ait  pu  faire  durant  sa 
\ie  ,  ou  ne  doit  point  jouer  la  comédie  à  -a  mon. 


«54       L  A     N  O  U  V  E  L  L  E 

leur  donna  sa  bcncdiclion  ,  et  leur  dilen  leur 
luontianl  madame  d'0>/je  :  A  liez  mes  enfaiis  ; 
allez  vous  jeteraux  pieds  de  votre  mère:  voilk 
celle  que  DiF.o  vous  donne,  il  ne  vous  a  rien 
ôte'.  A  l'instant  ils  courent  à  clic,  se  mettent 
à  ses  genoux,  lui  prennent  les  mains,  1  ap- 
pellent leur  bon  ne  maman  ,  leur  socondc  mère. 
Claire  se  pencha  sur  eux;  mais  en  les  serrant 
dans  SCS  bras  elle  s'efl'orça  vainement  de  parler, 
elle  ne  trouva  que  des  ge'missemcns- ,  elle  ne 
put  jamais  prononcer  uu  seul  mol  ,  elle 
élouflait.  Juge/  si  Julie  était  émue  !  (aIIc 
scène  commençait  à  devenir  trop  vive  ;  je  I4 
fis  cesser. 

Ce  moment  d'attendrissement  passé,  l'on 
se  remit  à  causer  autour  ilu  Ht  ,  et  quoique 
la  vivacité  de  Julie  se  iùt  un  peu  éteinte 
avec  le  redoublement,  on  voyait  le  même  air 
<le  contentement  sur  sou  visage;  elle  parlait 
de  tout  aNcc  lUie  attention  et  un  intérêt  qui 
montraient  un  es|)rit  très-libre  de  soins;  rieii 
ne  lui  échappait,  elle  était  à  la  conversation 
comme,  si  elle  n'avait  eu  autre  chose  à  iaire. 
Elle  nous  proposa  de  dîner  dans  sa  chambre, 
pour  nous  quitter  le  moins  qu'il  se  pourrait; 
vous  pouvez  croire  que  cela  ne  lut  pas  refuj.c. 
Ou  servit  sans  bruit,  sans  conlusion  ,  sans 


H  É  L  O  IS  E.  aSS 

desordre  ,  d'uu  air  aussi  rangé  que  si  l'on  eiit 
été  dans  le  sallon  à^' Apollon.  La  Fanchon  , 
les  enfans  dînèrent  à  table.  Julie  voyant  qu'on 
manquait  d'appétit  trouva  le  secret  de  faire 
manger  de  tout  ,  tantôt  prétextant  l'instruc- 
tion de  sa  cuisinière  ,  tantôt  voulant  savoir 
si  elle  oserait  en  goûter,  tantôt  nous  intéres- 
sant par  notre  santé  même  dont  nous  avions 
besoin  pour  la  servir,  toujonrs  montrant  le 
plaisir  qu'on  pouvait  lui  faire,  de  manière 
,  à  ôter  tout  moj'cn  de  s'y  refuser,  et  mêlant  à 
tout  cela  un  enjouement  propre  à  nous  dis- 
traire du  triste  objet  qui  nous.occupait.  Enfin 
une  maîtresse  de  maison ,  attentive  à  faire  ses 
honneurs,  n'aurait  pas  en  pleine  santé  pour 
des  étrangers  des  soins  plus  marqués  ,  plus 
obligcans  ,  plus  aimables  que  ceux  que  Julie 
mourante  avait  pour  sa  famille.  Rien  de 
tout  ce  que  j'avais  cru  prévoir  n'arrivait,  ncu 
de  ce  que  je  voyais  ne  s'arrangeait  dans  ma 
tête.  Je  ne  savais  plus  qu'imaginer;  je  n'y 
étais  plus. 

A  près  le  dîner ,  on  annonça  M.  le  ministre. 
Il  venait  comme  ami  de  la  maison  ,  ce  qui 
lui  arrivait  fort  souvent.  Quoique  je  ne  l'eusse 
point  fait  appeler,  parce  que  Julie  ne  l'avait 
jas  demandé ,  je  vous  avoue  que  je  f iis  cliariiié 


256        LA     N  O  U  V  E  L  L  E 

de  son  anlvcc ,  et  je  iic  crois  pas  qu'en  pareille 
circonstance  le  plus  zc'lc  croyant  l'eût  pu 
voir  avec  pins  de  plaisir.  Sa  i)réscnce  allait 
éclaircir  bien  des  doutes  et  me  tirer  d'uuc 
étrange  perplexité. 

Rappclcz-vous  le  motif  qui  m'avait  porté 
à  lui  annoncer  sa  lin  prochaine.  Sur  IViTct 
qu'aurait  di'i  selon  moi  produire  cette  a(lVen.>;e 
nouvelle  ,  comment  concevoir  celui  qu'elle 
avait  j)rotlult  réeilenicnt?  (^uoi!  cette  femme 
de'votc  qui  dans  l'état  de  santé  ne  passe  pus 
un  jour  sans  se  recueillir,  qui  fait  un  de  ses 
plaisirs  de  la  prière,  n'a  plus  que  deux  jours 
à  vivre,  elle  se  voit  prête  à  paraître  devant  le 
juge  redoutable;  et  au-licu  de  se  préparer  à 
ce  nu)mcnt  terrible,  au-lieu  de  mettre  ordre 
à  sa  conscience ,  elle  s'amuse  à  parer  sa  cbarn 
bre,  à  faire  sa  toilette,  îi  causer  avec  ses  amis, 
à  égayer  leurs  repas;  et  daas  tous  ses  entre- 
tiens pas  un  seul  mot  de  Dieu  ni  du  salut! 
Que  devais-je  penser  d'elle  et  de  ses  vrais 
senlimens  ?  comment  arranger  sa  conduite 
avec  les  idées  que  j'avais  de  sa  pieté  V  connuent 
accorder  l'usage  qu'elle  fesait  des  derniers 
luomens  de  sa  vie  avec  ce  qu'elle  avait  dit 
au  médecin  de  leur  ])rix  ?  Tout  cela  formait 
ùmou  scusimcéuiguieiacxpUcablc.  Car  culiu. 


H  É  L  O  ï  s  E.  257 

quoique  je  ne  m'attendisse  pas  à  lui  trouv(  r 
toute  la  petite  cagoterie  des  dévotes,  il  mo 
seiiiblait  pourtant  que  c'e'tait  le  temps  de 
songer  à  ce  qu'elle  estimait  d'une  si  grande, 
importance,  et  qui  ncsonOVait  aucuu  retard. 
Si  l'on  est  dévot  durant  le  tracas  de  cette  vie, 
comment  ne  le  sera-t-on  pas  au  moment  qu'il 
la  faut  quitter  ,  et  qu'il  ue  reste  plus  qu'à 
penser  a  l'autre  ? 

Ces  re'flexions  m'amenèrent  à  un  point  oii 
je  ne  me  serais  guère  attendu  d'arriver.  Je 
commençai  presque  d'être  inquiet  que  mes 
opinions  indiscrètement  soutenues  n'eussent 
enfin  trop  gagne  sur  elle.  Je  n'avais  pas  adopte 
les  siennes  ,  et  pourtant  je  n'aurais  pas  voulu, 
qu'elle  y  eut  renoncé.  Si  j'eusse  été  malade  je 
seraiscertaincinent  mortdansmon  sentiment, 
mais  Je  désirais  qu'elle  mourut  dans  le  .sien  , 
et  je  trouvais,  pour  ainsi  dire,  qu'en  elle  je 
risquais  plus  qu'en  moi.  Ces  contradictions 
vousparaîtrontextravagantes;  je  ne  les  trouve 
pas  raisonnables  ,  et  cependant  elles  ont  existé. 
Je  ne  me  charge  pas  de  les  justifier -,  je  vous  les 
rapporte. 

Enfin  le  moment  vint  où  mes  doutes 
allaient  être  éclaircis.  Car  il  était  aisé  de 
prévoir  que  tôt  ou  lard  le  pasteur  amènerait 


258        LA     NOUVELLE 

lacotiversatioti  sur  ce  qui  fait  l'objet  de  son 
niiaistcre  ;  et  quand  Julie  eut  cle'  cajiable 
de  dcguiscmeut  dans  ses  réponses  ,  il  lui  eut 
ëtc'  bien  dillicile  «le  se  dc'guiscr  assez  pour 
qu'attenlilet  prévenu  ,  je  n'eusse  pas  dcuiéU» 
SCS  vrais  senliuieus- 

Tout  arriva  comme  je  l'avais  prévu.  Je 
laisse  à  pari  les  lipi'x-communs  mcle's  d'élo- 
ges,  qui  servirent  de  transitions  au  ministre 
pour  venir  à  sou  stijet  ;  je  laisse  encore  ce 
qu'il  lui  dit  de  touchant  sur  U  bonlieur 
de  couronner  une  bonne  vie  par  une  lia 
chrétienne.  Il  ajouta  qu'à  la  vérité  il  lui  avait 
quelqx.efois  trouvé  sur  certains  pointsdes  seu- 
tiniens  qui  ne  s'accordaient  pas  entièrement 
avec  la  doctrine  de  l'Eglise,  c'csl-à-dire  , 
avec  celle  que  la  plus  saine  raison  pouvait 
déduire  de  l'Kcriture  ;  mais  comme  elle  ne 
s'était  jamais  aheurtée  à  les  dérendre ,  il  espé- 
rait qu'elle  voulait  mourir  ainsi  qu'elle  avait 
vécu  dans  la  communion  des  fidelles  , 
et  acquiescer  en  tout  à  la  commune  profession 
de   foi. 

Comme  la  n'ponsc  de  .////  V  «'lait  décisive 
sur  mes  doutes,  et  n'élail  pas,  h  l'égard  des 
lieux-cômmuns  ,  dans  le  cas  de  rexhorlation  , 
je  vais  vous  la  rapporter  presque  mot  à  mot. 


H  E  L  O  I  s  E.  25^ 

car  je  l'avais  bien  écoutée,  et  j'allai  l'écrire 
dans  le  moment. 

«  Permettez -moi  ,  IMonsieur  ,  de    com- 

*  mencer  par  vous  remercier  de  tous  les  soins 
*t  que  vous  avez  pris  de  me  conduire  dans 
«  la  droite  route  de  la  morale  et  de  la  foi 
«  chrétienne,  et  de  la  douceur  avec  laquelle 
«  vous  avez  corrigé  ou  supporté  mes  erreurs 
«  quand  je  me  suis  égarée.  Pénétrée  de  respect 
«  pour  votre  zèle  ,  et  de  reconnaissance  pouv 
«  vos  bontés,  je  déclare  avec  plaisir  que  je 
«  vous  dois  toutes  mes  bonnes  résolutions  , 
«  et  que  vous  m'avez  toujours  portée  à 
«  faire  ce  qui  était  bien  ,  et  à  croire  ce  qui 

*  était  vraL 

«  J'ai  vécu  et  je  meurs  dan^  la  commu- 
«  nion  protestante  qui  tire  son  unique  règle 
•t  de  l'Ecriture  sainte  et  de  la  raison  ;  mon 
«  cœur  a  toujours  confirmé  ce  que  pronon- 
«t  çait  ma  bouche,  et  quand  je  n'ai  pas  eu 
«  pour  vos  Kimières  toute  la  docilité  qu'il 
«  eut  fallu  peut-être  ,  c'était  un  effet  de  mou 
«  aversion  pour  toute  espècede  déguisement* 
«  ce  qu'il  m'était  impossible  de  croire ,  je  n'ai 
«  pu  dire  que  je  le  croyais  ;  j'ai  toujours 
«  cherché  sincèrement  ce  qui  était  conforme 
<»  â  la  gloire  de  Dieu  et  à  la  vérité.  Jai  pu 


26o        L  A     N  O  U  V  E  L  L  E 

K  me  tioinpcr  dans   ma    rechciclic;   je  n'ai 

«  pas  l'orgueil  de  penser  avoir  eu   toujours 

«  raison;  j'ai  pcut-élre  eu  toujours  torl;  mais 

«.  mou  intention  a  toujours  vl-'-  pure  ,  et  j'ai 

«c  toujours  cru  ce  que  je  disais  croire.  C:'etait 

«  sur  ce  point  tout  ce  qui  dépendait  de  moi. 

«  Si    Dieu    n'a    pas   c'cla  ré    ma   raison   au- 

<'  delà  ,   il  est  cic'ment  et   juste  ;    pourrait-il 

«  me  demander  compte  d'un  don  qu'il  ne  m  a 

«  pas  fait  ? 

«  VoWh  ,  ^lonsieur  ,  ce  que  j'avais  d'cs- 
u  senliel  à  vous  dire  sur  les  seiitimens  que 
«  j'ai  professes.  Sur  tout  le  reste  mon  état 
«  pro'sent  vous  répond  pour  moi.  Distraite 
«  par  le  mal,  li\rcc  au  dclir.'  de  la  lièvre, 
«  est-il  temps  d'e.-sayer  de  raisoniu-r  mieux 
«  que  je  n'ai  fait  jouissant  d'iui  entendement 
«  aussi  sain  que  je  l'ai  reçu  ?  Si  je  me  suis 
«  tro;npée  alors  ,  me  Momi)erais-)e  uu)ins 
«  aujourd'lmi,  et  dans  l'abattement  où  ie  suis 
•c  dcpeiul-il  de  moi  de  croirr  aulie  cliose  quo 
«  ce  que  j'ai  cru  étant  en  santé  ?  (-'est  la 
«  rai.M)n  qui  dcc.dc  du  senlimeut  qu'on  pré- 
«  fère  ,  et  la  mienne  ayant  perdu  ses  mcil- 
*  Icurcs  fonctions, que'leaulorilépeutdonner 
«  ce  qui  m'en  reste  aux  opinions  que  j'adopte- 
«  raissaus  elle  ?  (^ue  me  reste-t-il  donc  désor- 


H  È  L  O  ï  s  E.  a&i 

«  maîs^  faire?  c'est  de  m'en  rapportera  ce qiîe 
«  j'ai  cru  ci-devaiU  :  car  la  droiture  d'ira- 
«  teution  est  la  mèuie ,  et  j'ai  le  jugeineut  de 
«  moins.  Si  je  suis  dans  Terreur,  c'est  sar^s 
«  l'aimer;  cela  suffit  pour  me  tranquilliser  sur 
«  ma  croyance 

«  (^uant  à  la  préparation  à  la  mort  , 
.«  Monsieur,  elle  est  faite  ;  mal,  il  est  vrai, 
«  mais  de  mon  mieux  ,  et  mieux  du  moins 
«  que  je  ne  la  pourrais  faire  à  présent.  J'ai 
«  tàclic  de  ne  pas  attendre  pour  remplir  cet 
«  important  devoir  que  j'en  fusse  incapable. 
«  Je  priais  en  san  té  ;  main  tcnau  t  je  me  résigne. 
«  La  prière  du  malade  est  la  patience  :  la  pré- 
«  paration  a  la  mort  est  une  bonne  vie;  >e 
«  n'en  connais  point  d'autre.  (^)nand  je  con- 
«  versais  avec  vous,  quand  je  me  recneillais 
«  seule  ,  quand  je  meflorcais  de  remplir  les 
«  devoirs  que  Dieo  m'impose  ;  c'est  alors 
«  que  je  me  disposais  à  paraître  devant  lui; 
«  c'est  alors  que  je  l'adorais  de  toutes  les 
«  forces  qu'il  m'a  données  ;  que  ferais-je  au- 
«  jourd'bui  que  je  les  ai  perdues  ?  mon  anie 
«  aliénée  est-elle  en  état  de  s'élever  à  lui  ?  Ces 
«  restes  d'une  vie  à  demi-éteinte  ,  alisorbcs 
«  par  la  soullVance  ,  sont-ils  dignes  de  luL 
«  être    oiferts  ?  Non  ,  Monsieur;    il  me  les 


262        LA     NOUVELLE 

«c  laisse  pour  c tic  donnes  à  ceux  qu'il  m'a  fait 
«   aimer  et  qu'il  veut  que  je  quitte;   je  leur 
«   fais  mes  adieux  pour  aller  à  lui  ;  c'est  d'eux 
«   qu'il  faut  que  je  m'occupe  :  bientôt  ;e  in'oc- 
«   tuperai   de   lui  seul.  31es  derniers  plaisirs 
»   sur  la  terre  sont  aussi  mes  derniers  devoirs; 
«  n'est-ce  pas  le    servir  encore    et    faire    sa 
«  volonté  que  de  remplir  les  soinsque  l'humafi 
«  iiite'   m'impose  ,  avant   d'abandonner    sa 
«<   dépouille  ?    (^uc    faire    pour    apaiser    des 
«    troubles  que   je   n'ai  pas  ?   Afa   conscience 
«   n'est  point  agitée  ;  si  quelquefois  elle  m'a 
«  donné  des  craintes  ,  j'en  avais  j)lus  en  sauté 
«   qu'aujourd'hui.  3Ia   confiance   les  efface; 
«   elle  me  dit  que  Dieu  est  plus  clément  que 
«  je  ne  suis  coupable  ,  et  ma  sécurité  redoul)I« 
«  en  me  seutaut  approcher  de  lui.  Je  ne  lui 
«   porte  point  un  repentir  imparfait,   tardif 
«  et  forcé,  qui,  dicté  par  la  peur  ,  ne  saurait 
«■  être  sincère,  et  n'est  qu'un  piège  pour  le 
«   tromper.  Je  ne  lui  porte  |)as  le  reste  et  le 
«  rebut  de  tues   jou«-s  ,  pleins   de  peines  pt 
«  d'ennuis,  en  proie  h  in  maladie,  aux  dou- 
«   leurs,  aux  angoisses  de  la  mort  et  que  je  ne 
w   lui  doiiucrais  que  quand  je  n'en   poiirr.iii 
«   plus  rien  faire.  .Te  lui  porte  Tna  vie  enticrr, 
«  pleiue  depéciié*  et  de  fautes,  u*ai«e;wcmpt# 


H  É  L  O  1  s  E.  263 

«  des  remords  de  l'impie  et  des  crimes  du 
«  méchant. 

«  A  quels  toiirraens  Dieu  pourrait -il 
«  coudauiuer  mou  ame  ?  Les  réprouves , 
«  dit-oa,  le  haïssent!  il  faudrait  doue  qu'il 
«  m'empécliât  de  l'aiaier  ?  Je  ne  crains  pas 
d'augmenter  leur  uombre.  O  grand  Etre  ! 
«  Etre  éternel  ,  suprême  intelligence,  source 
de  vie  et  de  félicité,  créateur,  conserva- 
teur ,  père  de  l'homme  et  roi  de  la  uature. 
Dieu  très-puissant,  très-bon,  dont  je  ne 
doutai  jamais  un  moment ,  et  sous  les  yeux 
duquel  j'aimai  toujours  à  vivre  !  je  le  sais, 
je  m'en  réjouis  ,  je  vais  paraître  devant  ton 
«  trône.  Dans  peu  de  jours  mou  ame,  libre 
«  de  sa  dépouille  ,  commencera  de  t'oflrir 
«  plus  digueuient  cet  immortel  hommage  qui 
«  doit  faire  mou  bonheur  durant  l'éternité. 
«  Je  compte  pour  rien  tout  ce  que  je  serai 
«  ju.squ'à  ce  moment.  Mon  corps  vit  encore, 
«  mais  ma  vie  morale  est  finie.  Je  suis  au 
«  bout  de  ma  carrière  et  déjà  jugée  sur  le 
«  passé.  îSoulTrir  et  mourir  est  tout  ce  qui 
«  uie  reste  à  faire  ;  c'est  l'aftalrc  de  la  nature  : 
«  mais  moi  ,  j'ai  tâché  de  vivre  de  maiiicro 
«  à  n'avoir  pas  besoin  de  songera  la  mort, 
«  et  maiutcuaiU  ^u'vllo  approche,  }9  la  vois 


264       L  A    N  O  U  T  E  L  L  î: 

«  venir  sans  clTroi.  (^)ni  s'cndo.l  dans  le  seîrt 
«  d'un  pcre  n'est  pas  en  souci  du  rcvcil  >>. 

Ce  dicouis  prononce  d'abord  d'un  ton 
<„avc  et  pose ,  puis  avec  plus  d'accent  et  d'une 
voix  plus  dlevee  ,  &t  sur  tous  les  assistans  ,san« 
m'en  excepUr,  une  impression  d'autant  plus 
Vive  que  les  yeux  de  celle  qui  le  prononça 
hrilla.enld'un  leu  surnaturel  ;  un  nouvel  éclat 
animait  son  teint,  elle  paraissait  rayonnante; 
et  s'd  y  a  quelque  chose  au  moiule  qui  mente 
le  nom  de  céleste,  c'était  son  visage,  tandis 
qu'elle  parlait. 

Le  pasle.M-  lui-même  saisi,  transporte  d* 
ce  qu'il  vcna.t  d'entendre,  s'écria  en  l.vant 
les  yeux  et  les  mains  au  c.el  :  Grand  Died  ! 
voilà  le  culte  qui  l'honore  ;  daij^ne  t'y  rendre 
propice  ,    les    huma. us    l'en    ollrenl    peu    d» 

Madame,  dit-il  en  s'npproehnnt  du  lit, 
je  croyais  vous  inslrulrc,  el  c'est  vous  qui 
m'instruisez.  Je  ua.  plus  rien  à  vous  dire. 
Vous  avez  la  véritable  loi,  celle  qu.  lait  ai- 
mer DiKU.  Kmporlv/  ee  précieux  repos  d'une 
bonne  couse. enee,  .1  «h  vo.is  trompera  pas  ; 
)'ai  vu  bien  des  chrétiens  dans  letat  où  vous 
êtes,  ie  ne  l'ai  trouve  qu  en  vous  seule.  (Quelle 
diUc'rcuce  d'une  lia  si  paisible  à  celle  de  ce» 

pécheur* 


H  E  L  O  I  s  F:  265 

jDCclieurs  bourrelés  qui  u'accumulent  tant  de 
vaines  et  sèches  prières  que  parce  qu'ils  sont 
indignes  d'être  exauces  !  iNîadaine,  votre  mort 
est  aussi  belle  que  votre  vie  :  vous  avez  vécu 
pour  la  charité  ;  vous  mourrez  martyre  de 
l'amour  maternel.  Soit  que  Dieu  vous  rende 
à  nous  pour  nous  servir  d'exemple  ,  soit  qu'il 
vous  appelle  a  lui  pour  couronner  ves  vertus  , 
puissions-nous  tous  tant  que  nous  sommes 
vivre  et  mourir  comme  vous!  nous  serons  bien 
sûrs  du  bonheur  de  l'autre  vie. 

II  voulut  s'en  aller  ;  elle  le  retint.  Vous  êtes 
de  mes  aaiis  ,  lui  dit-elle,  et  l'un  de  ceux  que 
je  vois  avec  le  plus  de  plaisir  ;  c'est  pomcux 
que  mes  derniers  moinens  me  sont  précieux. 
Nous  allons  nous  quitter  pour  si  long-temps 
qu'il  ne  faut  pas  nous  quitter  si  vite.  Il  fut 
charme  de  rester,  et  je  sortis  là-dessus. 

En  rentrant ,  je  visqiie  laconvcrsntion  avait 
continué  sur  le  niênic  sujet,  mais  d'un  antre 
ton,  et  comme  sur  une  matière  indidërentc. 
Le  pasteur  parlait  de  l'esprit  faux  qu'on  don- 
nait au  christianisme  en  n'en  fcsant  que  la 
religion  des  mourans,  et  de  ses  ministres  des 
lioinmcsfie  mauvais  a iii^U'.e.  On  nuits  rc  ii^nrde  , 
disait-il ,  comme  des  m''ssap;ersde  mort ,  parce 
que  dans  l'opinion  commode  qu'un  quart- 
J\  ou  fi- lie  JIchisc.ToniQlY.  P 


266   '    L  A     N  O  U  T  E  L  L  E 

d  heure  de  repentir  sudit  pour  effacer  cin- 
quante ans  de  crimes,  on  n'aime  à  nous  voir 
que  dans  ce  temps-là.  Il  faut  nous  vêtir  d'une 
couleur  lugubre  ;  il  faut  alTccter  un  air  sévère  ; 
on  n'épargne  rien  pour  nous  rendre  elFrayans. 
Dans  les  autres  cultes,  c'est  pis  encore.  Ua 
catholiqueuu)urant  n'est  environne  que  d'ob* 
jels  qui  re[)0uvanleut ,  et  de  cérémonies  qui 
l'enterrcut  tout  vivant.  Au  soin  qu'on  prend 
d'écarter  de  lui  les  démons,  il  croit  en  voir 
sa  chambre  pleine  ;  il  meurt  cent  fois  de  ter- 
reur avant  qu'on  l'achève,  et  c'est  dans  cet 
état  d'ellVoi  que  l'église  aime  à  le  plonger 
pour  avoir  meilleur  marché  de  sa  bourse. 
Rendons  grâces  au  ciel,  dit  Julie  ^  de  n'être 
point  nés  dans  ces  religions  vénales  qui  tuent 
les  gens  pour  en  hériter,  et  qui,  vendant  le 
paradis  aux  riches,  portent  jusqu'en  l'autre 
monde  l'injuslc  inégalité  qui  règne  dans 
celui-ci.  Je  ne  doute  point  que  toutes  ces 
sombre,  idées  ne  fomenlenl  rmcrédulilé,  et 
ne  donntul  uwz  aversion  naturelle  pour  le 
culte  qui  les  nourrit.  J'espère,  dit-elle  en  me 
regardant,  (jue  celui  qui  doit  élever  nos  en- 
fans  i)rciidra  des  maximes  tout  opposées,  et 
qu'il  ne  leur  rendra  point  la  religion  lugubre 
et  triste,  eu  y  mclaut  iucessammcul  des  peu- 


H  E  L  O  I  s  E.  267 

secs  de  mort.  S'il  leur  approïicl  à  bien  vivre, 
ils  sauront  assez  bien  mourir. 

Dans  la  suite  dccot  eufrctien  ,qui  fut  moins 
serré  et  plus  interrouij>a  que  je  ne  vous  le 
rapporte,  j'achevai  de  concevoir  les  maximes 
de  Julie  et  la  conduite  qui  m'avait  scanda- 
lisé. Tout  cela  tcna't  à  ce   que  sentant  sou 
état  parfaitement  désespéré,  elle  ne  songeait 
plus  qu'à  en  écarti  r  l'inutile  et  func!)re  appa- 
reil dont  l'effroi  des  mourans  les  environne  ; 
soit  pour  donner  le  change  à  notre  affliction, 
soit   pour   s'ôter  à  elle-même  un  spectacle 
attristant  à  pure  perte.  La  mort,  di.sait-elle, 
est  déjà  si  pénible  !  pourquoi  la  rendre  encore 
hideuse  ?  Les  soins  que  les  autres  perdent  à 
vouloir  prolonger  leur  vie,  je  les  emploie  à 
jouir  de  la  mienne  jusqu'au  bout  :  il  ne  s'agit 
que  de  savoir  prendre  bou  parti  ;  tout  le  reste 
va  de  lui-même.  Ferai-je  de  ma  chambre  un 
hôpital ,  un  objet  de  dégoût  et  d'cniuii,  tandis 
que  mon  dernier  soin  est  d'y  rassembler  tout 
ce  qui  m'est  cher  ?   Si  j'y  laisse  croupir  le 
mauvais  air,  il  eu  faudra  écarter  mes  enfaus, 
ou  exposer  leur   santé.   Si  je  reste  dans  un 
équipage  à  faire  peur,  personne  ne  me  re- 
connaîtra  plus  ;  je  ne   serai  plus   la  même, 
vous  vous  souviendrez  tous  de  ni'avoir  aimée, 


268        LA     NOUVELLE 

et  ne  pourrez  plus  uic  souQ'rir.  J'aurai,  moi 
vivante,  l'aiïrcux  speclaclc  de  l'horreur  qn» 
je  ferai  inéuie  à  luvs  amis,  couune  si  j'étais 
déjà  morte.  Au-lieii  de  cela,  j'ai  trouvé  l'art 
d'étendre  ma  vie  sans  la  prolon<j;er.  .Icxi.vte, 
j'aime  ,  je  suis  aimée  ,  je  vis  jusqu'à  mon 
dernier  soupir.  L'instant  de  la  uu)rt  n"c«t 
rien  ;  le  mal  de  la  nature  est  peu  de  chose; 
i'ai  banni  tous  ceux  de  l'opinion. 

Tous  ces  enlicliens  et  d'autres  semblables 
se  passaient  entre  la  malade,  le  pnsteiir, 
quelquefois  le  m'-decin,  la  l'iitichoit  et  moi. 
Madame  d\)rl)e  y  était  toujours  présente, 
et  ne  s'v  mêlait  jamais.  Attentive  an\  licsoins 
de  son  amie  ,  elle  était  pronq)lc  à  la  servir. 
Le  reste  dn  temps  ,  inuuobilc  et  pre.squc 
inanimée,  elle  la  regardait  sans  rien  dire, 
et  sans  rien  entendre  de  ee  qti'on  disait. 

Pour  moi  ,  craignant  qnc  Julie  ne  parlât 
jujqu'à  s'épuiser,  je  pris  le  mouu-nt  qiu«  lo 
luniistre  et  le  médecin  s'étaient  mis  à  causer 
ensemble ,  et  m'approchant  d'elle,  je  lui  dis 
à  l'oreille  :  Voi'à  bien  des  discours  pour 
une  malade  !  voilà  bien  de  la  raison  pour 
quelqu'un  qui  se  croit  hors  d'état  de  rai- 
sonner   ! 

Oui,  me  dit- vile  tout  bas,  je  parle  trop 


H  E  L  O  I  s  E.  269 

pour  une  inaiade  ,  mais  non  pas  ponr  une 
mourante  ;  bientôt  je  ne  dirai  plus  rien.  A 
l'égard  des  raisonncmens  ,  je  n'en  Tais  pins, 
mais  j'en  ai  fait.  Je  savais  en  santé'  qu'il 
fallait  mourir.  J'ai  souvent  réfléchi  sur  ma 
dernière  maladie  ;  je  profite  aujourd'hui  de 
311a  prévoyance.  Je  ne  suis  plus  en  état  de 
penser  ni  de  résoudre  ;  je  ne  fais  que  dire 
ce  que  j'avais  pensé  ,  et  pratiquer  ce  que 
^'avais  résolu. 

Le  reste  de  la  journée,  à  quelques  accidens 
près,  se  passa  avec  la  même  tranquillilé ,  et 
presque  de  la  même  manière  que  quand  tout 
le  moiide  se  portait  bien.  Julie  était ,  coimnc 
en  pleine  santé,  douce  et  caressante  ;  elle 
parlait  avec  le  même  sens,  avec  la  même 
liberté  d'esprit  ,  même  d'un  air  serein  qui 
allait  quelquefois  jusqu'à  la  gaieté  :  cnlin  je 
continuai  de  démêler  dans  ses  ycnv  un  certain 
mouvement  de  joie  qui  m'inquiétait  de  plus 
en  plus  ,  et  sur  lequel  je  résolus  de  m'éclaircic 
avec  elle. 

Je  n'attendis  pas  plus  tard  que  le  même 
soir.  Comme  elle  vit  que  je  m'étais  méiiagd 
un  tête-à-tête,  elle  me  dit  :  Vous  m'avez, 
prévenue,  j'avais  à  vous  parler.  Eort  bien,, 

P  3 


270       L  A     N  O  U  V  E  L  L  E 

lui  dis-je  ;  mais  puisque  i'ai  pris  les  devans, 
laissez-moi  ni'cxpliqucr  le  prcniier. 

Mors  m'étant  assis  auprès  d'elle  et  la  re- 
gardant Cxtmenl  ,  je  lui  dis  :  Julie  ,  ma 
chère  .hilie  !  vous  avez  navre'  mon  coeur  : 
hélas  !  vous  avez  attendu  bien  tard  !  Oui  , 
continuai -je,  voyant  qu'elle  me  regardait 
avec  surprise  ,  je  vous  ai  pénétrée  ;  vous  vous 
réouissez  (U-  mourir  ;  vous  êtes  bien  aise  de 
me  quitter. Rappelez-vouslaconduitede  votre 
cpoux  depuis  que  nous  vivonsensemble.  Ai-je 
mérité  de  votre  part  un  sentiment  si  cruel  ? 
A  l'instant  clic  me  prit  les  mains,  et  de  ce 
ton  qui  savait  aller  chercher  l'amc  :  (Jui  , 
moi ,  je  veux  vous  quitter  ?  est-ce  ainsi  que 
vous'  liiez  dans  mon  cœur  ?  avez -vous 
si-tôt  oublie  notre  entretien  d'hier  ?  Cepen- 
dant ,  repris-jc,  vous  mourez  contente 

)c  l'ji  vu je  le  VOIS Arrêtez,  dit-elle  ; 

je  meurs  contente  ,  mais  c'est  de  mourir 
comme  j'ai  vécu,  digne  d'être  votre  épouse. 
Ne  m'en  demandez  pas  davantage ,  je  ne  vous 
dirai  rien  de  plus  ;  mais  voici ,  continua-t-elle 
en  tirant  un  papier  de  dessous  son  chevet, 
où  vou»  achèverez  d'éclaircir  ce  mystère.  Ce 
papier  était  une  lettre,  ri  je  ris  qu'elle  vous 
«luit  adressée.  Je  \ous  la  remets  ouverte  , 


H  É  L  O  ï  s  E.  271 

ajouta-t-elle  en  me  la  donnant ;,  afin  qu'après 
l'avoir  lue  vous  vous  détermiaiez  à  l'envoyer 
ou  à  la  supprimer,  selon  ce  que  vous  trou- 
verez le  plus  convenable  à  votre  sas^esse  et  à 
mon  honneur.  Je  vous  prie  de  ne  la  lire  que 
quand  je  ne  serai  plus,  et  je  suis  si  sûre  de 
ce  que  vous  ferez  à  ma  prière  ,  que  je  ne 
reux  pas  même  que  vous  me  le  promettiez. 
Cette  lettre,  cher  Saint- Preux  ,  est  celle 
que  vous  trouverez  ci-jointe.  J'ai  beau  savoir 
que  celle  qui  l'a  écrite  est  morte,  j'ai  peine 
à  croire  qu'elle  n'est  plus  rien. 

Elle  me  parla  ensuite  de  sou  père  avec 
inquiétude.  Quoi  !  dit-elle,  il  sait  sa  bile  eu 
danger,  et  je  n'entends  point  parler  de  lui  ! 
Lui  serait-il  arrivé  quelque  malheur  !  aurait-il 

cessé  de  m'aimcr  ?  Quoi  !  mon  père  ! ce 

père  si  tendre m'abandonncr  ainsi  ! 

me  laisser  mourir  sans  le  voir  ! sans 

recevoir   sa  bénédiction Hes   derniers 

embrassemens ! O  Dieu!  quels  reproches 

amers  il  se  fera  ,  quand  il  ne  me  trouvera 
plus  ! Cette  réflexion  lui  était  dou- 
loureuse. Je  jugeai  qu'elle  supporterait  plus 
aisément  l'idée  de  son  père  malade,  que  ('die 
de  son  père  indiCTércnt.  Je  pris  le  paru  de 
lui  avouer  lu  vcrité.  Eu  effet,  ralarwc  qu'elle 


272        LA     NOUVELLE 

cil  courut  se  trouva  moins  cnielli;  que  ses 
premiers  soupçons.  (Apendaut  la  pcnstfc  de 
ne  plus  le  voir  ratloLla  vivement.  Hélas  ! 
dit-elle  ,  que  deviendia-l-il  après  moi  ?  à  quoi 

ticndra-t-il?  Survivre  à  toute  sa  famille! 

Quelle  vie  sera  la  sienne  ?  Il  sera  seul  ;  il  ne 
vivra  plus.  Ce  moment  fut  un  de  ceux  où 
riiorrcur  de  la  laorl  se  lésait  sentir,  et  où  la 
lialurc  rcj)rcnait  son  empire.  Elle  soupira, 
joii^nit  les  mains  ,  leva  les  yeux  ,  et  je  vis 
qu'en  eflet  elle  employait  celle  dilFicile  prière 
qu'elle  avait  dit  être  celle  du  malade. 

Elle  revint  à  moi.  Je  me  sens  faible,  dit- 
elle;  je  prévois  que  cet  cnlrelicn  pourrait  élrc 
le  dernier  que  nous  aurons  ensemble.  Au  nom 
de  notre  union  ,  au  nom  de  nos  ehersenfans 
qui  en  sont  le  ga^e  ,  ne  soyez  plus  iniustc 
divers  votre  épouse.  I\loi  ,  me  réjouir  de 
vous  quitter!  vous  qui  n'avez  vécu  que  pour 
me  rendre  lieureusc  et  sage;  vous  de  tous  les 
hommes  celui  qui  me  convenait  le  plus;  le 
seul  ,  pcul-élrc  ,  avec  qui  je  pouvais  faire  un 
bon  inéna<^e  ,  et  devenir  une  feinme  de  bien  ! 
Ab  !  croyez  que  si  je  mettais  un  prix  à  la  vie, 
c'était  pour  la  passer  avec  tous!  Ces  mots 
prononcés  avec  tendresse  m'émurent  au  point 
^u'cu  portant  frcqucjiuuciit  à  ma  bouche  *cs 


H  É  L  O  ï  s  E.  27? 

mains  que  je  tenais  dans  les  mienn-s  ,  je  les 
sentis  se  mouillerdc  mes  pleurs.  Je  ne  croyais 
pas  mes  yeux  faits  pour  en  répandre.  Ce 
fnrcnt  les  premiers  depuis  ma  naissance;  ce 
seront  les  derniers  jusqu'à  ma  mort.  Après 
en  avoir  versé  pour  ./«//>,  il  n'eu  faut  plus 
verser  pour  rien. 

Ce  jour  fut  pour  elle  un  jour  de  fatigue; 
I.a  préparation  de  madame  A'Ot'be  durant 
la  nuit  ,  la  scène  des  eiifans  le  matin  ,  celle 
du  ministre  l'après-midi ,  l'entretien  du  soir 
avec  moi  l'avaient  jete'e  dans  l'épuisement. 
Elle  eut  un  peu  plus  de  repos  cette  nuit-là 
que  les  précédentes,  soit  à  cause  de  sa  fai- 
blesse, soit  qu'en  effet  la  fièvre  et  le  redou- 
blement fussent  moindres. 

Le  lendemain  dans  la  matinée  on  vint  me 
dire  qu'un  homme  très-mal  mis  demandait 
avec  beaucoup  d'empressement  à  vo  r  31a- 
dame  en  particulier.  On  lui  avait  dit  l'état 
où  elle  était;  11  avait  insisté,  disant  qu'il 
s'agissait  d'une  bonne  action,  qn  il  connais- 
sait bien  madame  de  /J^olmar ,  et  qu'il  savait 
que  tant  qu'elle  respirerait,  elle  aimerait  cl 
en  faire  de  telles.  Comme  elle  avait  établi  pour 
règle  inviolable  de  ne  jamais  rebuter  persou- 
ne  ,  et  suy-loutles  malheureux  ,  on  uio  parla 


374       L  A     N  O  U  V  E  L  L  E 

de  cet  lioimiic  avant  de  le  icuvo3ci-.  Je  )e  fij 
venir.  H  était  presque  eu  guenilles  ,  il  avait 
l'air  et  le  ton  de  la  misère  ;  au  reste ,  je  n'aper- 
çus rien  dans  sa  physionomie  et  dans  ses 
propos  qui  lue  fît  mal  augurer  de  lui.  Il 
s'obstinait  à  ne  vouloir  parler  qu'à  Julie.  Jo 
lui  dis  que  s'il  ne  s'agissait  que  de  quelque  se- 
cours pour  lui  aider  ù  vivre  ,  sans  importuner 
pour  cela  nue  ft-inuie  à  rcxlrcuiitc,  je  ferais 
ce  qu'elle  aurait  pu  faire.  Non,  dit-il,  je  ne 
demande  point  d'argent,  quoique  j'en  aie 
grand  besoin  :  jedemandcun  bien  qui  m'ap- 
partient ,  un  bien  que  j'istime  plus  que  tous 
les  tre'sors  de  la  terre,  un  bien  que  j'ai  perdu 
par  ma  faute,  et  que  ISIadame  seule,  de 
qui  je  le  tiens,  peut  uie  rendre  une  seconde 
fois. 

Ce  discours,  auquel  je  ne  compris  rien  , 
me  détermina  pourtant.  Uu  mal  -  honnête 
lionnne  eut  pu  dire  la  même  chose;  mais  il 
ne  l'ciit  jamais  dit  du  même  ton.  Il  exii;eait 
du  mystère,  ni  laquais  ni  femmc-dc-chain- 
bre.  Ces  précautions  me  semblaient  bizarres  ; 
toutefois  je  les  pris.  EnBn  je  le  lui  menai. 
Il  m'avait  dit  être  connu  de  miuiame  ^'Orhe  ; 
il  passa  devant  elle;  elle  ne  le  reconiuit  point , 
et  j'en   fus  peu  surpris.  Pour  Julie  ,  clic  lô 


H  É  L  O  ï  s  E.  275 

recounut  à  l'instant,  et  le  voyant  dans  ce 
triste  e'quipage  ,  elle  me  repro»ha  de  l'y  avoir 
laissé.  Cette  reconnaissance  fut  touchante. 
Claire  éveillée  par  le  bruit  s'approche  et  le 
reconnaît  à  la  fin,  non  sans  donner  aussi 
quelques  signes  de  joie  ;  mais  les  témoignages 
de  son  bon  cœur  s'éteignaient  dans  sa  pro- 
fonde-affliction  :  un  seul  sentiment  absorbait 
tout  ;  elle  n'était  plus  sensible  à  rien. 

Je  n'ai  pas  ])csoin  ,  je  crois,  de  votis  dire 
qui  était  cet  homme.  8a  présence  rappela 
bien  des  souvenirs  :  înais  tandis  que  Julie  le 
consolait  et  lui  donnait  de  bonnes  espéran- 
ces ,  elle  fut  saisie  d'un  violent  étouffemenl 
et  se  trouva  si  mal  qu'on  crut  qu'elle  allait 
expirer.  Pour  ne  pas  faire  scène,  et  prévenir 
les  distractions  dans  un  moment  où  il  ne 
falloit  songer  qu'à  la  secourir,  je  fis  passer 
l'homme  dans  le  cabinet ,  l'avertissant  de  le 
fermer  sur  lui  ;  la  Fanchon  fut  appelée  et 
à  force  de  temps  etde  soins  la  malade  revint 
enQu  de  sa  pâmoison.  En  nous  voyant  tons 
con  ternes  autour  d'elle  ,  elle  nous  dit  :  Mes 
cnfans,  ce  n'est  qu'un  essai;  cela  n'est  paa 
si  cruel  qu'on  pense. 

Le  c.iimc  se  rétablit;  mais  l'alarme  avait 
«té  si  chaude  qu'elle  me  fit  oublier  l'homme 


2:6       LA     NOUVELLE 

dans  le  cabinet ,  et  quand  Julie  me  dcinanda 
tout  bas  ce  qu'il  c'iait  devenu  ,  le  couvert  était 
>uis  ,  tout  le  monde  e'tait  là.  Je  vouluscutrer 
pour  lui  parler,  mais  il  avait  l'enné  la  porto 
en  dedans,  comme  je  lui  avaisdil;  il  fallut 
attendre  après  le  dîner  pour  le  faire  sorti J*. 

Durant  le  repas,  du  JJosson  qni  s'y  trou- 
vait ,  parlant  d'une  jeune  veuve  qu'on  disait 
se  remarier  ,  ajouta  quelque  chose  sur  le  triste 
sort  des  veuves.    Il  y  en  a  ,  dis-je  ,  de  bicu 
plus  à  plaindre  encore  \  ce  sont  les  veuves 
dont  les  maris  sont  vivans.    Cela   est  vrai, 
reprit  I-  anclion  qui  vit  quecedi.'courss'adrcs- 
saità  elle,  sur-tont  quand  iU  leur  sont  cliers. 
Alorsl'cntretien  tomba  sur  le  sieu  ,  et  comme 
elle  en  avait  parle'  avec  alTeclion  dans  tous 
le?  temps  ,  il  était  naturel  qu'elle  en  parlai  de 
inêmc  an  moment  où  la  perte  de  sa  bienfai- 
trice allait  lui  rendre  la  sienne  eiu-ore   plus 
rude.  C'est  aussi  ce  qu'elle  iil  en  termes  Irès- 
touelians  ,  louant  son  bon  naturel ,  déplorant 
les  mauvais   exemples  ((ui  l'avoient   séduit  , 
et  le  regrettant  si  sincèrement  que  déjà  dis- 
posée ù  la  tri-stessc,  elle  senuit  jusqu'à  pleu- 
rer. Toiit-à -coup  lecabiuel  s'ouvie,  l'houimc 
ru   f^uenilles    en    sort   impctneusenuMit  ,    se 
précipite  à  ses    genoux  ,  ks   embrasse  ,    et 

fond 


1ï  É  L  O  ï  s  E.  277 

Tond  en  larmes.  Elle  teuoit  un  verre;  H  lui 
échappe  :  Ah  !  lualheurenx  !  d'où  vieus-tu? 
elle  se  laisse  aller  sur  lui,  et  serait  tombé» 
en  faiblesse  si  l'on  n'eût  été  prompt  à  la 
secourir. . 

Le  reste  est  facile  à  imaginer.  En  un  mo- 
ment on  sut  par  toute  la  maison  que  C/aude 
^;.rfjf  était  arrivé.  Le  mari  de  la  bonne  Fan- 
r/roM.' quelle  fête!  A  peine  était-il  dehors  de 
]a  chambre  qu'd  fut  équipé.  Si  chacun  n'avait 
eu  que  deux  chemises  ^y4rieten  auraitautaat 
en  lui  tout  seul  qu'il  en  serait  resté  à  tovis  les 
autres.  Quand  je  sortis  pour  le  faire  habiller, 
je  trouvai  qu'on  m'avaitsi  bien  prévenu,  qu'il 
fallut  user  d'autorité  pour  faire  tout  repren- 
dre à  ceux  qui  l'avaient  fourni. 

Cependant  Fanchon  ne  vouhiit  point  quit- 
ter sa  maîtresse.  Pour  lui  faire  donner  quel- 
ques heures  à  son  mari ,  ou  piétcxta  que  les 
enfans  avaient  besoin  de  prendre  l'air  ,  et 
tous  deux  furent  chargés  de  les  conduire. 

Cette  scène  n'incommoda  point  !a  malade, 
comme  les  précédentes;  elle  n'avait  rien  eu 
que  d'agréable,  et  ne  lui  lit  que  du  bien. 
IMons  passâmes  l'après-midi  Claire  et  moi 
seuls  auprès  d'elle  ,  et  nous  eûmes  deux  heu- 
jrcs  d'un  entretien  paisible  ,  qu't  Uc  rendit  le 


278        LA     NOUVELLE 

plus  iutciTssant ,  le  plus  chariuaiit  que  nous 
eussions  iamais  eu. 

Elic  coiumença  par  quelques  observations 
sur  le  touchant  spectacle  qui  venait  de  uous 
frapper  ,  et  qui  lui  rappelait  si  vivcuieut  les 
premiers  teuips  de  sa  jeunesse.  Puis  suivaut 
le  iil  des  évcnomcns,  elle  Dt  uue  courte  réca- 
pitulation de  sa  vie  entière,  pour  montrer 
qu'à  tout  prendre  elle  avait  été  douce  et 
iorlunéc,  que  de  deg,rés  en  dej^rés  elle  était 
ujontee  au  coudde  du  bonheur  peruiis  sur 
la  t.'irc,  et  que  l'accident  qui  tcruiirialt  ses 
jours  au  milieu  de  leur  course  marquait, 
selon  toute  apparence ,  dans  ^a  carrière  na- 
turelle ,  le  poiut  de  séparation  dis  biens  et 

des  maux. 

Elle  rcnicrcia  le  ciel  de  lui  avoir  donné  un 
cœur  sensible  et  porté  au  bien  ,  un  cntcndc- 
uientsam  ,  une  bgurc  pieveiumtc  ,  de  l'avoir 
fait  naître  dans  un  pays  de  bberté  et  uou 
parmi  des  esclaves  ,  d'une  lamille  honorable 
Cl  non  d'une  race  de  mallaileurs,  dans  une 
liomiéte  lortuue  et  non  dans  les  grandeurs 
tin  nu.ude  qui  corrompent  l'auie,  ou  dans 
r,ndi^eucc  qui  l'avilit.  Elle  se  lelicila  d'être 
jue  d'un  père  et  dune  mcrc  tous  deux  ver- 
tueux ut  bous  ,  pleins  de  droiture  cl  dbou- 


H  É  L  O  l  s  E.  279 

neur  ,  et  qui  ,  tempérant  les  de'fiiuts  l'un  de 
l'autre  ,  avoient  formé  sa  raison  sur  la  leur, 
sans  lui  donner  leur  faiblesse  ou  leurs  pré- 
jugés. Elle  vanta  l'avantage  d'avoir  été  élevée 
dans  une  religion  raisonnable  et  sainte,  qui  , 
loin  d'abrutir  l'homme  ,  l'ennoblit  et  l'élève  , 
qui  ne  favorisant  ni  l'impiété  ni  le  fanatisn\e  , 
permet  d'être  sage  et  de  croire  ,  d'être  humain 
et  pieux  tout-à-la-fois. 

j\près  cela  ,  serrant  la  main  de  sa  cousine 
qu'elle  tenait  dans  la  sienne  ,  et  la  regardant 
de  cet  œil  que  vous  devez  connaître,  et  que 
la  langueur  rendait  encore  plus  louchant  : 
Tous  ces  biens,  dit -elle  ,  ont  été  donnés  à 
mille  autres;  mais  celui-ci  !  . ,. .  le  ciel  ne  l'a 
donné  qu'à  moi.  J'étais  femme  ,  et  j'eus  une 
amie.  Il  nous  fit  naîlre  en  méuie-tcmps;  il 
mit  dans  nos  inclinations  un  accord  qui  ne 
s'est  jamais  démenti  ;  il  fit  nos  cœurs  l'un 
pour  l'autre  ,  il  nous  unit  dès  le  berceau  ,  je 
l'ai  conservée  tout  le  temps  de  ma  vie,  et  sa 
main  me  ferme  les  yeux.  Trouvez  un  autre 
exemple  pareil  au  inonde,  et  je  ne  me  vante 
plus  de  rien.  Quels  sages  conseils  ne  m'a-t-elle 
pas  donnes  ?  de  quels  périls  ne  ni'a-t-cllc  pas 
sauvée?  de  quels  maux  ne  me  consolait-elle 
pas  ?  qu'cussc-jc  été  sans  elle  ?  ([ue  u'eût-elle 

(^  2 


aSo        LA     NOUVELLE 

Jias  fait  de  moi  ,  si  je  l'avais  mieux  ccoute'c! 
Claire  pour  toiUc  lopoiisc  baissa  la  tête  sur 
le  seiu  de  son  amie,  et  voulut  soula"-er  ses 
san-lots  par  de»  pleurs;  il  ne  fut  pas  possible. 
Julie  la  pressa  long- temps  contre  sa  poi- 
trine eu  siicnee.  Ces  mouicns  n'ont  ni  mots 
ui  larmes. 

Elles  se  remirent ,  et  ./«//<?  conlinua.  Ces 
biens  étaient  mêles  d'inconvénions  ;  c'est  le 
sort  des  choses  humaines.  Mon  cœur  était  fait 
pour  l'amour  ,  dillicile  en  mérite  personnel, 
indidcrent  sur  tous  les  biens  de  Topiniou,  Il 
me  fallait  un  amant  que  j'cu.sse  choisi  moi- 
mcme.  11  s'olfrit;  je  crus  le  choisir:  sans  doute 
le  ckI  le  choisit  pour  moi  ,  aljii  que  ,  livre» 
aux  erreurs  de  ma  j)assion,  je  ne  le  fusse  pas 
aux  horreurs  du  crime  ,  et  que  l'amour  de  la 
vertu  restât  au-moins  dans  mon  ame  aiircs 
clic.  Il  prit  le  lanj^a^c  Jionnclc  et  insinuant 
avec  lequel  mille  fourbes  séduisent  tous  les 
jours  autant  de  biles  bien  nées  :  mais  seul 
parmi  tant  d'autres  il  était  honnête  homme 
et  |)ensait  ce  qu'd  disait.  Etait-ce  ma  pru- 
dence qui  l'availdisccrné  ?  non  ,  je  ne  connus 
d'abord  de  lui  que  son  langage  et  je  fus 
séduite.  Je  lis  \yax  désespoir  ce  que  d'autres 
£ont  par  çUVouttiic  :  je  uic  jetai  ,  touuue 


H  É  L  O  ï  s  E,  281 

disait  mon  père  ,  à  sa  tête  ;  il  me  respecta.  Ce 
fut  alors  seuleincnt  que  je  pus  le  connaître. 
Tout  homme  capable  d'un  pareil  trait  a  l'arne 
belle.  Alors  ou  y  peut  compter;  mais  j'y 
comptais  auparavant ,  ensuite  j'osai  compter 
sur  moi-m<hnc  ,  et  voilà  comment  on  se 
perd. 

Klle  s'étendit  avec  complaisance  sur  !• 
me'ritc  de  cet  amant  ;  elle  lui  rendait  ju». 
tice  ,  mais  ou  voyait  combien  sou  cœur  se 
plaisait  à  la  lui  rendre.  Elle  le  louait  même 
à  ses  propres  dépens.  A  force  d'être  équitable 
envers  lui  ,  elle  était  inique  envers  elle  ,  et 
se  t'csait  tort  pour  lui  faire  honneur.  Elle  alla 
jusqu'à  sontcnir  qu'il  eut  plus  d'horreur 
qu'elle  de  l'adultère,  sans  se  souvenir  au'il 
avait  lui-même  réfuté  cela. 

Tous  les  détails  du  reste  de  sa  vie  furent 
suivis  dans  lemcnie  esprlt.M'ûord  i:doiiard , 
son  mari,  ses  cnfans,  votre  retour  ,  notr» 
amitié  ,  tout  fut  mis  sons  un  jour  avantaceuv. 
Ses  malheurs  mêmes  lui  en  avaient  épargné  de 
plus  grands.  Elle  avait  perdu  sa  mère  au 
moment  que  cette  perte  lui  pouvait  être  la 
plus  cruelle,  mais  si  le  ciel  la  lui  eut  con- 
servée ,  bientôt  il  fut  survenu  du  désordre 
daus  sa  famille.  L'appui  de  santère  ,  quelquo 

(^3 


282        LA     NOUVELLE 

fiiblc  qu'il  fut  ,  eût  suffi  pour  la  rendre  plus 
courageuse  à  résister  à  sou  père  ,  et  <le-là 
sortiraient  la  discorde  et  les  scandales  ;  peut- 
être  les  desastres  et  le  dcsbonueur:  peut-clrc 
pis  encore  si  son  frère  avait  vécu.  Elle  avait 
cj)Ousé  uialgre'  elle  uu  liouune  qu'elle  n'ai- 
mait point,  mais  elle  soutint  qu'elle  n'aurait 
pu  jamais  être  aussi  heureuse  avec  un  autre  , 
pas  même  avec  celui  qu'elle  avait  aime.  La 
mort  de  M.  d'()r//e  lui  avait  été  un  auii  , 
mais  eu  lui  rendant  sou  amie.  Il  n'y  avait 
pas  jusqu'à  ses  chagrins  et  ses  peines  qu'elle 
ne  comptât  pour  des  avantages  ,  eu  ce  qu'ils 
avaient  empêche' son  cœur  de  s'endurcir  aux 
inalheursd'antrui.Oti  ne  sait  pas  ,  disait-elle  , 
quille  douceur  c'est  de  s'atlcntlrir  sur  ses 
maux  et  sur  ct^ix  des  autres.  La  sensibilité 
porte  toujours  dans  l'aïuc  un  certain  con- 
tentement de  soi-même  ,  indépendant  de  la 
fr/tune  et  des  eTcneniens.  (^)uc  j'ai  gémi  ! 
aue  j'ai  verse  de  larmes  !  Hé  bien  "s'il  fallait 
renaître  anx  uiêmes  conditions  ,  le  mal  que 
j'ai  eonunis  serait  le  seul  que  je  voudrait 
retrancher  ;  celui  que  j'ai  souHert  me  serait 
agréable  encore.  Saint-Pniir  ,  je  vousrends 
ses  propres  mots  ;  quand  vous  aurez  lu  sa 
lettre,  vous  les  comprendrez  peut-être uiicui» 


H  É  L  O  ï  s  F..  283 

Voyez  donc  ,  continuait-elle  ,  a  quelle  féli- 
cité je  suis  parvenue.  J'en  avais  beaucoup  , 
j'en  attendais  davantage.  La  prospérité  de 
ma  famille  ,  une  bonne  éducation  pour  mes 
enfans  ,  tout  ce  qui  m'était  cher  rassemble 
autour  de  moi  ou  prêt  à  l'être.  Le  présent , 
l'avenirme  flattaient  également  :  la  jouissance 

et  l'espoir    se  réunissaient  pour  me  rendi-e 
heureuse  :  mon  bonheur  monté  par  degrés 
était  au  comble    ,   il    ne  pouvait  plus  que 
déchoir;  il  était  venu  sans  être  attendu  ,  il 
se  fût  enfui  quand  je   l'aurais  cru  durable. 
Qu'eiit  fait  le  sort  pour  me  soutenir  à  ce 
point  ?  Un    état  permanent  est-il  fait  pour 
l'homme  ?  non  ,  quand  o.i  a  tout  acquis,  il 
faut  perdre  ;  ne  fut-ce   que  le  plaisir  de  la 
possession,  qui  s'use  par  elle.  Mou  père  est 
déjà  vieux  ;  mes  enfaus  sont  dans  l'âge  tendre 
où   la  vie  est  encore    mal    assurée  :  que  de 
pertes    pouvaient    m'affligcr  ,   sans  qu'il  me 
restât  plus   rien  a  pouvoir  acquérir  !  l'affec- 
tion maternelle  augmente  sans  cesse  ,  la  ten- 
dresse filiale  diminue  à  mesure  que  les  enfans 
vivent  plus  loin  de  leur  mère.  Kn  avançant 
en  âge  ,  les  miens  se  seraient  plus  sépares  de 
moi.  Ils   auraient  vécu  dans   le   monde;    dj 
m'auraient    pu    négliger.    Vous     en    voulez 

<s»  4 


iS4        LA     N  O  U  T  E  L  L  E 

envoyer  un  en  Russie  ;  que    de  pleurs  son 
départ  m'aurait  coi'i les  !  Tout  se  serait  détaché 
de  moi  pcu-à-pcu  ,  et  rien  n'eût  supplée' aux 
pertes  que   j'aurais  faites.  (;oui!)ien    de    fois 
i'aurais  pu  nu-  trouver  dans  l'état  où  je  vous 
laisse  ?  enfin  n'ei'it-il  pas  fallu  mourir  ?  Peut- 
être  monrir  la  dernière  de   tous  !    peut-être 
seule  et  abandonnée!  Plus  on  vit  ,   plus  ou 
.  aime  à  vivre  ,  même  sans  jouir  de  rien  :  j'au- 
rais eu  l'ennui  de  la   vie  et  la  terreur  de   la 
mort,  suite  ordinaire  de  la  vieillesse.  Au-lieu 
de  cela,    mes   derniers    instans   sont  encore 
agréables  ,  et  j'ai  de  la  vigneiu-  pour  mou- 
Tir  ;  si  même  on    |)ent  apeler  mourir  ,   quo 
laisser    vivant  ee    cpi'on   aime.  Non    ,     mes 
amis  ,  non  ,  nus  eni.iiis  ,  )e   ne  vous  quitte 
pas  ,  pour  ainsi   dire   ;   je  reste   avec  vous  ; 
eu  vous  laissant  tons  unis  ,  mon  esprit ,  mou 
cœur  vous  demeurent.   Vous  me  verrez  san? 
cesse   entre    vons  ;    vous   vous    sentirez  sans 
cesse  environnés  de  moi...F.t  puis  nous  nous 
rejoindrons,  j'en   suis  sure  ;  Ubon  /f  o/iiiar 
lui-même  ne  ui'ccliappera  pas.  Mou  retour  à 
DiEC  tranquillise  mouame  ,  etm'adoucit  uu 
moment   pc-nible  ;   il  me  prouiel   pour  vous 
le  uiêrue  desiin  qu'à  moi.   Mon  sort  me  suit 
et  s'assure.  Je  lus  heureuse  ,  je  le   suis  ,  je 


H  E  L  O  1  s  E.  285 

tais  l'être  :  mou  bonfieur  est  fixe  ,  je  l'ar- 
rache h  la  fortune  ;  il  n'a  plus  de  borucs  que 
l'éternité. 

Elle  en  était  là  quand  le  ministre  entra.  Il 
l'honorait  et  l'estimait  véritablement.  Il  savait 
mieux  que  personne  combien  sa  foi  était  vive 
et  sincère.  Il  n'en  avait  été  que  plus  frappé 
de  l'entretien  de  la  veille ,  et  en  tout,  de  la 
contenance  qu'il  lui  avait  trouvée.  Il  avait  vu 
souvent  mourir  avec  ostentation  Jamais  avec 
sérénité.  Peut-être  à  l'intérêt  qu'il  prenait 
à  elle  se  joignit-il  un  désir  secret  de  voir  si 
ce  calme  se  soutiendrait  jusqu'au  bout. 

Elle  n'eut  pas  besoin  de  changer  beaucoup 
le  sujet  de  1  entretien  pour  eu  amener  un 
convenable  au  caractère  du  survenant.  Comme 
ses  conversations  en  pleine  santé  n'étalent 
jamais  frivoles  ,  elle  ne  fesait  alors  que  con- 
tinuer à  traiter  dans  son  lit  avec  la  même 
tranquillité  des  sujets  intércssans  pour  elle 
et  pour  ses  amis  ;  elle  agitait  indill'ércmment 
des  questions  qui  n'étaient  pas  indiflérentcs. 

En  suivant  le  (il  de  ses  idées  sur  ce  qui 
pouvait  rester  d'elle  avec  nous  ,  elle  nous 
parlait  de  ses  anciennes  réflexions  sur  l'état 
des  anirs  séparées  des  corps.  Elle  admirait 
la  simplicilé   dçs    gens   qui  promettaient   à 


286        L  A     N  O  U  V  E  I,  L  E 

Icuisaniis  de  venir  leur  donner  dos  nouvelles 
de  l'autre  monde.  Ola  ,  disait-elle  ,  est  aussi 
raisonr.able  que  les  contes  tles  revenans  quL 
fout  mille  desordres  ,  et  tourmentent  les 
bonnes  feumies  ,  couune  si  les  esprits  avaient 
des  voix  pour  parler  ,  et  des  mains  pour 
battre  (.t."')!  Comment  un  pur  esprit  agirail- 
il  sur  une  anie  enfermée  dans  un  corps  ,  et 
qui  ,  en  vertu  de  celte  union,  ne  peut  rien 
apercevoir  que  par  l'entremise  de  ses  organes? 
Il  n'y  a  pas  de  sens  h  cela.  Mais  j'avoue  que 
je  ne  vois  point  ce  qu'il  y  a  d'absurde  à 
supposer  qu'une  ame  libre  d'un  corps  qui 
jadis  habita  la  terre  puisse  y  revenir  encore, 

(  ss  )  Platon  dit  qu'à  l.i  mort  les  âmes  des  justes 
qui  n'ont  point  contracté  «le  souillure  sur  la 
terre ,  se  déj^apeiit  seules  de  \n  matière  dans 
toute  leur  pureté.  Quant  h  ceux  qui  se  sont  ici- 
bas  asservis  à  leurs  passions,  il  ajoute  que  leurs 
âmes  ne  reprennent  jioiiif  si-iôl  leur  pureté  primir 
tive  ,  mais  qu'elles  entraîuent  avec  elles  des  par- 
ties tenesires  qui  les  lir^nnent  comme  enchaînées 
autour  des  «U'-bris  de  leurs  corps;  voilà,  dit-il, 
ce  qui  produit  ces  simulacres  sensibles  qu'oa 
voit  quelquefois  écrans  sur  les  cimetières,  en  at- 
tendant de  nouvelles  transmigrations.  C'est  unw 
manie  communs  aux  philosophes  de  tous  les  âge» 
àe  nier  ce  qui  est ,  et  d'cxplir]u«r  ce  qui  n'est  pas. 


H  É  L  O  ï  s  E.  2B7 

«vrer  ,  aeincurer  peut-être  autour  de  ce  qui 
lui  fut  cher  ;  non  pas  pour  nous  avertir  de  sa 
présence  ,  elle  n'a  nul  moyeu  pour  cela  ;  non 
pas  pour  agir  sur  uous  et  nous  cominuuiqn(ST 
*es  pensées  ,    elle  n'a   point  de  prise   pour 
ébranler  les  organes  de  notre  cerveau  5  non 
pas  pour  apercevoir  non  plus  ce  que  nous 
fesous  ,  car  il  faudrait  qu'elle  eût  des  sens; 
mais  pour  connaître  elle-même  ce  que  nous 
pensons  et  ce   que  nous  sentons  ,   par  une 
commuuication    immédiate    ,     semblable    à 
celle  par  laquelle  Dieu  lit  nos  pensées  des 
cette  vie  ,  et  par  laquelle  nous  lirons  récipro- 
quement  les  siennes   dans  l'autre  ,  puisque 
nous  le  verrons  face-a-face  (  «)•  ^^r   cnBn  , 
a)outa-t-clle  en    regardant   le    ministre  ,    à 
quoi  serviraient  des  sens  lorsqu'ils  n'auront 
plus  rien  à  faire  ?   l'être  éternel   ne    se  voit 
ni  ne  s'entend  ;  il  se  fait  sentir  ;  il  ne  pario 
ni  aux  veux  ni  aux  oreiUes  ,  mais  au  coeur. 
Je    compris  à  la  réponse  du  pasteur  et  à 
quelques   signes    d'intelligence  ,    qu'un    des 
points  ci-devant  contestés  entre  eux  était  la 

(tt)  Cela  me  paraît  très-bien  dit  :  rar  qu'est- 
ce  que  voir  Dieu  face-à-facc,  si  ce  n'est  lire  dan» 
la  suprême  intelligence  ? 

Q6 


2S8        LA     NOUVELLE 

icsunection  des  corps.  Je  urapcrnis  anssk 
que  je  coniiueiu-ais  à  donner  un  pou  plus 
d'atlcnliou  aux  articles  de  la  religion  d» 
Julie  où  la  foi  se  rapprochait  de  la  raison. 
Elle  se  complaisait  tcliciiient  à  ses  id(?es 
que  quand  clic  n'ciit  pas  pris  sou  parti  sur 
ses  anciennes  opinions,  c'eut  été  une  cruautô 
d'en  détruire  une  qui  lui  semblait  si  doiico 
dans  l'ëtat  où  elle  se  trouvait.  Centfois  ,  disait- 
elle,  j'ai  pris  plus  de  plaisir  à  faire  quelque 
bonne  œuvre  en  imaginant  ma  mère  pré- 
sente, qui  lisait  dans  le  (trur  de  sa  fille  et 
l'apiJÎaudissait.  Il  y  a  quelque  chose  de  si 
consolaiil  à  vivre  encore  sous  ks  yeux  de  ce 
qui  nous  fut  cher!  Cela  fait  qu'il  ne  meurt 
qu'à  moitié  pour  nous.  Vous  pouvez  juger 
si  durant  ces  discours  la  main  de  C'A;//YCtait 
souvent  serrée. 

(^)uoiquc  le  pasteur  répondit  à  tout  avec 
})eaucoup  de  douceur  et  de  modération  ,  et 
qu'il  anVctàt  même  de  ne  la  conlraiier  en 
rien  ,  de  peur  qu'elle  ne  prît  son  silence  sur 
d'autres  |)oints  pour  uu  aveu  ,  il  ne  laissa 
pas  d'être  ecch'siastique  \\\\  moment  ,  et 
d'exposer  sur  l'autre  vie  une  doctrine  oppo- 
sée. Jl  dit  que  l'iinnirnsité,  Ja  gloire  et  Je 
attributs  de  Dieu  scraieut  le  seul  objet  çlomt 


'     H  É  L  O  i  s  E.  2^9 

l'ame  des  bienheureux  serait  occupée  ,  que 
cette  coiiteinplatiou  sublime  efTaccrait  tout 
autre  souvenir  ,  qu'on  ne  se  verrait  point  , 
qu'où  ne  se  reconnaîtrait  point  ,  mêaie  dans 
le  ciel  ,  et  qu'à  cet  aspect  ravissant  on  ne 
songerait  plus  à  rien  de  terrestre. 

Cela  peut  être  ,  reprit  Julie  ;  il  y  a  si  loin 
de  la  bassesse  de  nos  pensées  à  l'essence 
divine  ,  que  nous  ne  pouvons  juger  des  effets 
qu'elle  produira  sur  nous  que  quand  nous 
serons  en  état  de  la  contempler.  Toutefois 
ne  pouvant  maintenant  raisonner  que  sur 
mes  idées,  j'avoue  que  je  me  sens  des  affec- 
tions si  chères  ,  qu'il  m'en  coûterait  de  penser 
que  je  ne  les  aurai  plus.  Je  nie  suis  uicnie 
fait  une  espèce  d'argument  qui  flatte  mou 
espoir.  Je  me  dis  qu'une  partie  de  mou  bon- 
heur consistera  dans  le  témoignage  d'une 
bonne  conscience.  Je  me  souviendrai  donc 
de  ce  que  j'aurai  fait  sur  la  terre  ;  je  me 
souviendrai  donc  aussi  des  gens  qui  m'y  ont 
été  chers  ;  ils  me  le  seront  donc  encore  :  ne 
les  voir  plus   (  ww  )  serait  une  peine,    et   lo 

(  un  )  Il  est  aisé  dr  comprendre  que  par  r © 
mot  voir  ,  elle  entend  un  pur  acte  de  l'enten- 
dement, semblahle  à  relui  par  lequel  Dieu  nous 
voit  et  par  le([ucl  nous  verrons  Diel'    Les  scas 


290       LA    NOUVELLE 

séjour  des  bienheureux  n'en  admet  point. 
Au  reste, ajouta-t-elle  en  regardant  le  ministre 
d'un  air  assez  gai  ,  si  ie  nie  trompe,  unionr 
ou  deux  d'erreur  seront  bientôt  passes.  Dans 
peu  j'en  saurai  là-dessus  plus  que  vous-même. 
En  attendant  ,  ec  qu'il  y  a  pour  moi  de 
trcs-sur  ,  e'est  que  tant  que  je  me  souviendrai 
d'avoir  habité  la  terre  ,  j'nimerai  ceux  que  )'y 
ai  aimés,  et  mon  pasteur  n'aura  pas  la  dernière 
place. 

Ainsi  se  passèrent  les  entretiens  de  cotte 
journée  ,  où  la  sécurité,  respérance  ,  le  repos 
de  l'amc  brillèrent  plus  que  jamais  dans  ccll» 
de  Julie ^  et  lui  donnaient  d'avance  ,  au  juge- 
ment du  ministre  ,  la  paix  des  bienheiu-eux 
dont  elle  allait  augmenter  le  nombre.  Jamais 
elle  ne  fut  j)lus  tendre  ,  plus  vraie  ,  ])his 
caressante,  plus  aimable,  en  \\\\  mot,  plus 
elle-même.  Toujours  du  sens  ,  toujours  du 
sentiment  ,  toujours  la  lermeté  du  sage,  tou- 
jours la  douceur  du  chrétien.  Point  de  pré- 
tention ,  point  d'apprct ,  point  de  sentence; 
par-tout    la   naïve    expression  de  ce  qu'elle 

ne  peuvent  imaginer  l'imméfliaie  roinmiiniraiioii 
des  esprits  :  ni;u's  la  raison  la  ronijOil  tn'^s-Iiieii , 
et  mieux  ,  ce.  mr  scmMe ,  que  la  conimunicaiiiM» 
du  mouvement  dans  les  corps. 


H  É  L  O  ï  s  E.  291 

sentait;  par-tout  la  siuiplicitc  de  son  cœur. 
Si  qvielqucfois  elle  contraignait  les   plaintes 
que  la  souffrance  aurait  dû  lui  arracher ,  ce 
n'était  point  pour  jouer  Vintre'pidite'stoïque, 
c'était  de   peur  de   navrer  ceux   qui   étaient 
autour  d'elle  ,  et  quand   les  horreurs  de  la 
mort  fesaicnt  quelque  instant  pâtir  la  nature, 
elle  ne    cachait  point  ses   frayeurs,   elle  se 
laissait  consoler.   Si-tôt  qu'elle  e'tait  remise, 
elle  consolait  les  autres.  On  voyait,  on  sentait 
son  retour,  son  air  caressant  le  disait  à  tout  le 
le  monde.  Sa  gaieté'  n'était  point  contrainte, 
sa   plaisanterie  même   e'tait    louchante  ;    on 
avait  le  sourire   à  la  bouche  ,  et  les  yeux  en 
pleurs.  Otez  cet  effroi  qui  ne  permet  pas  de 
jouir  de  ce  qu'on  va  perdre,  elle  plaisait  plus, 
elle  e'tait  plus  aimable  qu'en  santé  même,  et 
le  dernier  jour  de  sa  vie  eu  fut  aussi  le  plus 
charmant. 

A^'ers  le  soir  elle  eut  encore  un  accident  qui, 
bien  moindre  que  celui  du  matin,  ne  lui 
permit  pas  de  voir  long-temps  ses  eufans. 
Cependant  elle  remarqua  qu'Henriette  était 
changée  ;  on  lui  dit  qu'elle  pleurait  beaucoup 
et  ne  nianjreait  point.  On  ne  la  guérira  pas  d» 
cela ,  dit-elle  en  regardant  Claii e  \  la  maladie 
fst  dans  le  saug. 


fl:?2        L  A     N  O  U  T  E  L  L  V- 

Se  sentant  bien  revenue,  elle  voulntqn'o.i 
sonpntdanssa  chambre.  Le  médecin  s\v  trouva 
comme  le  matin.  La  Fanchan  ,  qu'il  fallait 
ton/ours  avertir  ,  quand  elle  devait  venir 
luan^^er  à  notre  table,  vint  ce  soir-là  sans  sr 
faire  appeler.  Julie  s'en  aperçut  et  sourit.  Oui , 
ï"on  enlant  ,  lui  dit-elle,  .soupe  encore  avec 
»»o.  ce  soir;  tu  auras  plus  ions-temps  to.i 
mari  que  ta  maîiresse.  Puis  elle  me  dit:  Je 
n'a.  pas  besoin  devons  recouunander  ChniJf 
^uct:  non,  repri.s.jc,  tout  ce  que  vous  avez 
l.onore  de  votre  bienveillance  n'a  pas  bcsoiu 
de  m'être  recommande. 

Le  souper  lut  encore  plus  a-reable  que  je 
"0  m'y  clais  attendu.  Julie  voyant  qu'elle 
l'onvait  soutenir  la  lumière,  lit  approcher  Ja 
table,  et,  ce  qui  sen.blait  inconcevable  dans 
lctatoùcllcétait,ellecutappetit. Le  médecin, 
qn.  ne  voyait  plus  d'inconvénient  à  le  satis- 
faire, lui  olIVit  un  blanc  de  poulet;  non,dit- 
cile,  mais  Jr  mangerais  bien  de  celte  ferra 
(.r.r).  ()„  l„i  en  donna  un  petit  morceau; 
clic  le  mangea  arec  un  peu  de  pain  et  le  trouva 
l)on.  Pendant  qu'elle  mangeai. ,  il  fallait  voir 

(:rr)  Kxreijenr  poisson   part.VubVr  an  Inr  ,1e 
^«"ove,  Cl  ,j«'oM  n'y  jrouve  .ju'.n  ccrtauis  temp*. 


H  É  L  O  ï  s  E.  293 

Madame  à' Orbe  la  regarder  ;  il  fallait  le  voir, 
car  cela  ne  peut  se  dire.  T.oiu  que  ce  qu'elle 
avait  luangé  lui  fît  mal,  elle  eu  parut  mieux 
le  reste  du  souper.  Elle  se  trouva  mciue  de  si 
bounc  humeur  qu'elle  s'avisa  de  remarquer, 
par  forme  de  reproche,  qu'il  y  avait  long- 
temps que  je  n'avais  bu  de  vin  étranger. 
Donnez,  dit-elle,  nue  bouteille  de  vin  d'Es- 
pagne à  ces  messieurs.  A  la  contenance  du 
médecin  ,  elle  vit  qu'il  s'attendait  à  boire  du 
vrai  viu  d'Espagne  ,  et  sourit  encore  en  regar- 
dant sa  cousine.  J'aperçus  aussi  que,  sans 
faire  attention  à  tout  cela  ,  CJairc  de  son  côté 
commençait  de  temps  à  autre  à  e'ieverles  yeux 
avec  un  peu  d'agitation  ,  tantôt  sur  Julie  , 
et  tantôt  sur  Fan  chou  ,  à  qui  ces  yeux 
semblaient  dire  ou  demander  quelque 
chose. 

Le  viu  tardait  à  venir.  On  eut  beau  chercher 
la  clef  de  la  cave  ,  on  ne  la  trouva  point,  et 
l'on  jugea  ,  comme  il  était  vrai ,  que  le  valct- 
de-chambrc  du  baron  ,  qui  eu  était  chargé  , 
l'avait  emportée  par  mcgardc.  Après  quelques 
autres  informations,  il  fut  clair  que  la  pro- 
vision d'un  seul  jour  en  avait  duré  cinq  ,  et 
^ue  le  vin  manquait  sans  que  pcrsoimc  s'en 
iut  aperçu  ,  malgré  plusieurs  nuits  de  veiU« 


294        LA     NOUVELLE 

(  v.v).Lcnicdcciii  tombaitdcs  nues.  J^ourinoi 
soit  qu'il  faillit  attiihuer  cet  oubli  à  la  tri.stessc 
ou  à  la  sol)iii'tc  (1rs  doincstiqucs,  j'eus  honte 
d'user  avec  de  telles  gens  des  précautions  ordi- 
naircs.  Je  Gs  enfoncer  la  porte  ilr  la  cave 
et  j'ordonnai  que  désormais  tout  le  uioudcciit 
du  vin  à  discrc'tion. 

La  bouteille  arrivée  ,  on  en  but.  Le  vin  fut 
trouve  excellent.  La  malade  en  eut  envie.  Elle 
en  demanda  une  cuillerée  avec  de  l'eau  ,  le 
médecin  le  lui  donna  dans  uii  verre,  et  voulut 
qu'elle  le  bût  pur.  Ici  les  coups  d'œil  devinrent 
plus  frequcnscnlre  C/^nrcctla  Faiiclioii  \  mais 
conmie  à  la  dérobée  cl  craignant  toiijoursd'cii 
trop  dire. 

Le  jeûne  ,  la  faiblesse,  le  régime  ordinaire 
à  ./////V  donnèrent  au  vin  une  grande  activité'. 
A  11  !  dit-elle,  vous  m'avez  cuivrée;  après  avoir 
attendu  si  tard  ,  ce  u'ctait  pas  la  peine  de  com- 

(  J7  )  Lecteurs  à  beaux  laquais ,  ne  domandet 
poMit  avec  un  ris  moipieur  où  l'on  avait  juis  res 
gens-là.  On  vous  a  répondu  d'avance  :  on  ne  les 
avait  point  pris,  on  les  avait  faits.  Le  probiom» 
eniier  «lépend  d'un  point  unique  :  trouvez  »cu- 
Icinont  Julie  ,  et  tout  le  reste  est  trouve.  Les 
lioinnics  en  général  ne  sont  point  cori  ou  rcla, 
ils  sont  ce  qu'on  let  fait  être. 


H  É  L  O  I  s  E.  295 

mencer ,  car  c'est  un  objet  bien  odieux  qu'une 
femme  ivre.  En  effet ,  elle  se  mit  à  babiller  , 
trcs-scuse'ment  pourtant  ,  à  son   ordinaire  , 
mais  avec  pins  de  vivacité  qu'auparavant.  Ce 
qu'il  y  avait  d'étonnant,  c'est  que  son  teint 
n'était  point  allumé  ;  ses  yeux  ne  brillaient 
que  d'un  feu  modéré  par.  la  langueur  de  la 
maladie  ;  à  la  pâleur  près  on  l'aurait  crue  eu 
santé.  Pour  alors,  l'émotion  de  Claire  àew'int 
tont-à-fait  visible.  Elle  élevait  un  œil  craintif 
alternativement  sur  Julie  ,  sur  moi ,  sur  la 
Fauchon  ,  mais  principalement  sur  le  méde- 
cin :  tous  ces  regards  étaient  autant  d'inter- 
jogatious  qu'elle  voulait  et  n'osait  faire.  On 
«ùt  dit  toujours  qu'elle   allait  parler,  mais 
que  la  peur  d'une  nunivai  se  réponse  la  retenait; 
son  inquiétude  était  si  vive  qu'elle  en  parais- 
sait opprcbsée 

Fanchon ,  enhardie  par  tous  ces  signes  , 
liasarda  de  dire  ,  mais  en  tremblant  et  à  dcmi- 
Toix  ,  qu'il  semblait  que  Madame  avait  un 
peu  moins  souBcrt   aujourd'hui .  .  ,    que   la 

dernière  convulsion  avait  été  moins  forte 

que  la  soirée....  elle  resta  interdite.  Et  Cloire ^ 
qui  pendant  qu'elle  avait  parlé  tremblait 
coçnmc  la  feuille,  leva  des  yeux  craintils  sur 
le  médecin  ,  les  regards  attachés  aux  siens. 


29^        LA     NOUVELLE 

l'oreille   attentive,    et   n'osnnt   respirer      da 

pour  de  „e  pas  bien  entendre  ce  qu'Ua'lla.t 
une. 

Il  eût  fallu  être  stupide  pour  ne  pas  con- 
cevoir tout  cela.  Du  /.W„.  ,,„,,'    ,j,^^^. 

e,>..,lsde]a.a.ade,etdit:J,„';r,::! 

J^.c.vresse,nideGèvre;lepouIse3trortb.n. 

A  l.nstant  r/..W.  s'écrie  en  tendant  à  dnni 
ies  deux  bras  :   He'  hir>n      i\r  i 

ronIs?....lanèvre?....,a  voix  lui  niaa- 
qua.t  ;  n.a.s  ses  n.ains  écartées  restaient  (ou- 

jonrs  en  avants  ses  yeux  pétillaient  d'impa- 
t.cnce  ;  d  n  y  avait  pas  un  mnsele  à  son  vl4.e 
qu.nefntenaet.on.Leu.edeein    ne  rePo-^d 
m-n,reprend  le  poignet,  CNami ne  les  veux 
la  langue,  reste  un  moment  pensif ,  e't  dit  • 

Madame,  ,e  vous  entends  bien.  Il  m'est  in.pos- 
«.!>  e  de  dire  à  pr.^sent  rien  <Ie  positif;  mais 
*.  drma.n  matin  à  pareille  beure  elle  est  encore 
dans  le  même  état,  i<>  reponds  de  sa  vie.  A 
co  n.ot  Claire  part  connue  un  edair  ,  renverse, 
drnxcbaiseset  presque  la  .able,  saute  an  cou 
'^""HHloein,  IVndH-asse,  le  baise  mille  fois 
on  sangiot.an  rt  pleurant  à  chaudes  larmes 
et  toujours  avec  la  même  impétuosité  s'ô.e  d.i 
do.gt  une  baguede  prix  ,  la  met  au  sien  mal^re 
i"' ,  et  lui  dit  hors  d'haleine  :  Ah ,  Mousicur  • 


ÎT  E  L  O  J  s  E.  297 

si  roiis  lions  la  reudez,  vous  ne  la  sauverez  pas 
seule. 

Julie  vit  tout  cela.  Ce  spectacle  la  decliira. 
Elle  regarde  sou  amie,  et  lui  dit  d'un  ton 
tendre  et  douloureux:  Ah!  cruelle,  que  tu 
uie  fais  regretter  la  vie  !  veux-tu  me  faire 
mourir  de'sespere'e  ?  Faudra-t-ii  te  préparer 
deux  fois?  Ce  peu  de  mots  fut  un  coup  de 
foudre;  il  amortit  aussi-tôt  les  transports  de 
joie;  mais  il  ne  putetoulicr  tout-à-fait  l'espoir 
renaissant. 

En  un  instant  la  re'ponse  du  médecin  fut 
suc  par  toute  la  maison.  Ces  bonnes  gens  cru- 
rent déjà  leur  maîtresse  guérie.  Ils  résolurent: 
tout  d'une  voix  de  faire  au  médecin,  si  elle 
en  revenait  ,  ww  présent  en  commun  pour 
lequel  chacun  donna  trois  mois  de  ses  gages, 
et  l'argent  fut  sur-le-cl.amp  consigné  dans  le» 
mains  de  la  Fanchon  ,  les  uns  prêtant  aux 
autres  ce  qui  leur  manquait  pour  cela.  Cet 
accord  se  lit  avec  tant  d'empressement  que 
Julie  entendait  de  sou  lit  le  bruit  de  leurs 
acclamations.  Jugez  de  l'effet,  dans  le  cœur 
d'une  feinm"  qui.se  sent  mourir;  elle  me  fit 
si"!ie,  et  nu-  dit  a  l'oreille  :  On  m'a  fait  boire 
jusqu'à  la  lie  la  coupe  amèie  et  douce  de  la 
scuiibiiité. 


298        LA     NOUVELLE 

QuaiidiIfutqucstiondcscrctirer,:',radaine 
d't»/-/.^  qui  partagea  le  litdcsacousiue,  comme 
les  dcnx  nuits  piécedentes  ,  fit  appeler  sa 
feuiine-dc-chauibre  pour  relayer  cette  nuit  Ja 
Fanchon  ;   mais  celle-ci   s'itidigua   de  cette 

proposition,  plus  même,  ce  meseniblc,  qu'elle 
u'ciit  iailsi  sou  mari  nelVit  pas  arrive.  IMadamc 
f^-'Orbe  sopiuiâtra  de  son   côte-,  et  les  deux 

fcmuies-de-chambre  passèrent  la  nui  t  ensemble 
dans  le  cabinet.  Je  la  passai  dans  la  chambre 
voisine,  et  l'espoir  avait  tellement  ranime  le 
2èlc  ,  que  ni  par  ordres  ni  par  menaces  je 
lie  puï  envoyer  coucher  un  seul  domestique. 
Auisi  toute  la  maison  resta  sur  pied  cette 
iniit  avec  une  telle  impatience  ,  qu'il  y  nvait 
peu  de  SCS  habilans  qui  n'eussent  donne 
beaucoup  de  leur  vie  pour  ctrc  à  ncul' heures 
du  matin. 

J'entendis  durant  la  nuit  quelques  allées 
et  venues  qui  ne  m'alarmèient  pas:  mais  sur 
le  matin  que  tout  était  tranquille  ,  un  bruit 
sourd  frappa  mon  oreille.  J'dcoute,  je  crois 

distinguer  des  gemissemens.  J'accours,  j'entre, 
j'ouvre  le  rideau ...  Sninf.Preux !  cher  Saint- 
Preux  ! )c  vois  les  deux  amicssans  mouve- 
ment, et  se  tenant  endirassccs  ;  l'une  évanouie, 
et  raulreexpiraute.  Je  m'ecne,  je  veux  retarder 


H  É  L  O  l  s  E.  299 

on  recueillir  «on  dernier  soupir,  je  me  préci- 
pite. iUle  n'était  plus. 

Adorateur  de  Dieu  ,  Julie  n'était  plus. . , 
Je  ne  vous  dirai  pas  ce  qui  se  tJt  durant  quel- 
ques heures.  J'ignore  ce  que  je  devins  uioi- 
incmc.  Revenu  du  premier  saisissement ,  je 
m'informai  de  Madame  d'Orbe,  J'appris  qu'il 
avait  fallu  la  porter  dans  sa  cliambre,  et 
mctnery  renfermer:  car  elle  rentrait  à  chaque 
instant  dans  celle  de  Julie  ,  se  jetait  sur  sou 
corps,  le  réchiiuCfait  du  sicu ,  s'efforçait  de 
le  raniuier  ,  le  pressait,  s'y  collait  avec  un© 
espèce  de  rage  ,  l'appelait  à  grands  cris  do 
Tuille  noms  passion  nés,  et  nourrissait  sou  deses- 
poir de  tous  ses  efforts  inutiles. 

Eu  entrant,  je  la  trouvai  tout-à-fait  hors 
de  sens,  ne  voyant  rion,  n'entendant  rien, 
ne  connaissant  personne  ,  se  roulant  par  la 
chambre  en  se  tordant  les  mains  et  mordant 
les  pieds  des  chaises,  murmurant  d'une  voix 
sourde  quelques  paroles  extravagantes,  puis 
poussant  ,  jjar  longs  intervalles  ,  des  cris 
aigus  qui  fesaient  tressaillir.  Sa  femmc-dc- 
chambre  au  pied  de  son  lit  consternée, 
épouvantée ,  immobile  ,  u'osantsouffler,  cher- 
chait à  se  cacher  d'elle  ,  et  tremblait  de  tout 
soucorps.  Eu  effet  ,  les  couvulsious  dont  cil» 


3oo        LA     NOUVELLE 

était  aj^itc'c  avaieut  qiulqiic  chosed'cfTrayaiiL 
Je  lis  signe  à  la  IViiuir-- de -cliaiubrc  de  se 
attirer  ;  car  je  craignais  qu'un  seul  mot  de 
Consolation  làclic  iiial-à-propos  ne  la  uiit  en 
iiireur. 

Je  n'essayai  pas  de  lui  p.iricr  ;  clic  ne  m'eût 
point  écoute'  ,  ni  inènic  entendu  ;  mais  ,  au 
bout  de  quelque  tems ,  la  voy-ant  cpuise'c  d« 
fatigue,  je  la  pris  et  la  portai  dans  un  fau- 
teuil. Je  m'assis  auprès  d'elle  ,  en  lui  tenant 
les  mains;  j'ordonnai  qu'on  amenât  les  en- 
fans,  et  les  lis  venir  autour  d'elle.  Mallieu- 
rcusemeiit  ,  le  premier  qu'elle  apereut  fut 
précii^emeiit  la  cause  iniiocente  de  la  mort 
de  son  amie.  Cet  aspect  la  ût  IrtMiiir.  Je  vis 
^cs  traits  s'altérer  ,  ses  regards  s'en  délournci- 
avec  une  espèce  d'horreur,  et  ses  bras  en 
contraction  se  roidir  pour  le  repouster.  Je 
tirai  rcnfant  à  moi.  Infortune  !  lui  dis-jc  , 
pour  avoir  étt'  trop  cher  à  l'une,  tu  deviens 
odieux  à  l'autre  ;  elles  n'eurent  pas  en  tout 
le  même  cœur.  Ces  mots  l'irritèrent  vio- 
lemiucnt,  et  m'en  allirèrent  de  très-piquans. 
1\$  claisscient  pourtant  pas  de  faire  inipres- 
.sion.  Elle  })rit  l'enfant  dans  ses  bras  et  s'ef- 
i'orea  de  le  caresser  -,  ce  fut  en  vain  ;  elle  le 
rendit  presque  au  mcuic  instant.  Elle  con- 
tinue 


H  Ê  L  O  ï  s  E.  ,^0* 

tlnue  mcmc  à  le  voir  avec  moins  de  plaisir 
que  l'autre,  et  je  suis  bien  aise  que  ce  ne 
soit  pas  celui-là  qu'on  a  destiné  à  sa  fille. 
Gens  sensibles,  qu'eussiez-vous  fait  à  ma 
place  ?  ce  que  fesait  madame  d'Orbe.  Apres 
avoir  misordreauxenfans,  à  madame  d'(7//^f, 
aux  fune'raillcs  de  la  seule  personne  que  j'aie 
aimée,  il  fallut  monter  à  cheval  et  partir  , 
la  uiort  dans  le  cœur,  pour  la  porter  au 
plus  déplorable  père.  Je  le  trouvai  soutirant 
de  sa  chiite,  agité,  troublé  de  l'accident 
de  sa  fille.  Je  le  laissai  accablé  de  douleurs, 
de  ces  douleurs  de  vieillards  ,  qu'on  n'a- 
perçoit pas  au-dehors  ,  qui  n'excitent  ni 
gestes  ni  cris  ,  mais  qui  tuent.  Il  n'y  résis- 
tera jamais,  j'en  suis  siir,  et  je  prévois  de 
loin  le  dernier  coup  qui  manque  au  mallieur 
de  son  ami.  Le  lendemain  je  fis  toute  la 
diligence  possible  pour  étr'c  de  retour  de 
bonne  heure,  et  rendre  les  derniers  hon- 
neurs à  la  plus  dij;;ne  des  l'emmcs  :  mais 
tout  n'était  pas  dit  encore.  Il  fallait  qu'elle 
ressuscitât,  pour  me  donner  l'horreur  de  la 
perdre  une  seconde  fois. 

En   approchant  du  logis ,   je  vois    un  d© 
U»es  gens  accourir  à  perte  d'haleine,   et  s'é- 
crier   tl'aussi    loin   que   je    pus  l'entendre  : 
JXûuicUc  UCloisc,  Tome  IV.  li 


302        L  A     NOUVELLE 

JNJonsicur,  ino'isicur  ,  hàtcz-vous  ;  Madame 
n'est  pas  niortf.  Je  ne  compris  rien  à  ce  pro- 
pos iu.seiisé  :  j'acooins  loutelois.  Je  vois  la 
cour  pleine  de  gen.i  qui  versaient  des  larmes 
de  joie  en  donnant  à  grands  cris  des  hénc'- 
dictionsà  uiadauie  de  //  oliuar.  Je  demande 
ce  que  c'est  ;  tout  le  monde  est  dans  le  trans- 
port, ]jersonne  ne  peut  me  repondre  :  la 
tctc  avait  tourne'  à  mes  propres  gens.  Je 
monte  à  pas  précipites  dans  l'apparlemeiàt 
de  Julie.  Je  trouve  plus  de  vingt  personnes 
à  genoux  autour  de  sou  lit  ,  et  les  yeux  lixes 
sur  elle.  Je  m'approche  ;  je  la  vols  sur  ce 
lit  lial)ille'e  et  parce  ;  le   cœur  me  bat  ;   je 

l'examine Hélas  !    clic  était  morte  ! 

Ce  moment  de  fausse  joie  si-tôt  et  si  cruel- 
lenunl  etciiUc  lui  le  plus  amer  de  ma  vie. 
Je  ne  suis  pas  colère  :  je  me  sentis  vi\emcnt 
irrite.  Je  voulus  savoir  le  fond  de  celte  ex- 
travagante scène.  Tout  était  déguisé  ,  altère', 
changé  :  j'eus  toute  la  peine  du  monde  à 
démêler  la  vérilé.  Enfin  j'cu  vins  à  bout,  et 
voici  l'histoire  du  prodige. 

JNlon  beau-père  ahuwué  de  l'accideiit  qu'il 
avait  appris  ,  et  croyant  pouvoir  se  passer 
de  son  valel-(le-*liambre  ,  l'avait  envoyé, 
un  peu  avant   luou  arri\cc    auprès  de  lui  ^ 


H  E  L  O  I  s  E.  ^o3 

savoir  des  nouvelles  de  sa  fille.  Le  vieux  do- 
mestique ,  fatigue'  du  cheval  ,  avait  pris  un 
bateau  ,  et  traversant  le  lac  pendautla  uuit, 
était  arrive  à  Clareus  le  matin  même  dcuion. 
retour.  En  arrivant,  il  voit  la  consternation, 
il  en  apprend  le  sujet ,  il  monte  en  gémis- 
sant à  la  c'iauibre  de  Julie  ;  il  se  met  à 
genoux  aux  pieds  de  son  lit ,  il  la  regarde, 
il  la  pleure  ,  il  la  contemple.  Ah  !  ma  bonne 
maîtrosse  !  ah  !  que  DiEa  ne  m'a-t-il  pris 
an-lieu  de  vous  !  Moi  qui  suis  vieux  ,  qui 
ne  tipus  à  rien  ,  qui  ne  suis  bon  à  rien  ,  que 
fais-je  sur  la  terre  !  Et  vous  qui  étiez  jeune  , 
qui  fcsiez  la  gloire  de  votre  famille  ,  le  bon- 
Leur  de  votre  maison  ,  l'espoir  des  mallieu- 
rcux  ....  héias  !  quand  je  vous  vis  naître, 
était-ce  pour  vous  voir  mourir  ?  .  .  .  . 

Au  milieu  des  exclamations  que  lui  arra- 
chaient son  zèle  et  son  bon  cœur  ,  les  yeux 
toujours  collés  sur  ce  visage  ,  il  crut  aper- 
cevoir un  mouvement  :  son  imagination  se 
frappe  :  il  voit  .////iV  tourner  les  yeux  ,  le  re- 
garder, lui  faire  un  signe  de  tête.  Il  se 
lève  avec  transport  etcourt  par  toute  la  mai- 
son ,  en  criant  que  Madame  n'est  pas  morte, 
qu'elle  l'a  roc^onuu  ,  qu'il  eu  est  sur,  qu'elle 
eu  reviendra.  Il  u'en  fallut  pas   davantage  ; 

R  a 


3o4        LA     NOUVELLE 

tout  le  monde  accourt  ,  les  voisins  ,  les 
pauvres  qui  fcsaieiit  retentir  l'air  de  leurs  la- 
mentations ,  tous  s'ecricut  :  Elle  n'est  pas 
morte!  Le  bruit  s'en  rc'pand  et  s'auf^mentc  : 
le  peiijiîc  ,  ami  du  merveilleux  ,  se  prêta 
avidement  à  la  nouvelle;  on  la  croit  connu© 
on  la  désire  ;  chacun  cherche  à  se  faire  lëte 
en  appuyant  la  crédulité  cotumunc.  liientùt 
la  défunte  n'avait  pas  seulement  fait  signe ^ 
elle  avait  agi  ,  c!'v  avait  parle',  et  il  y  avait 
ringt  témoins  oculaires  de  faits  ciiconsiau- 
cie'sqni  n'arrivèrent  ;;unais. 

Si-tôt  qn'oncrut  qu'elle  vivait  encore,  ou 
fit  mdle  eflorts  pour  la  ranimer;  on  s'em- 
pressait autour  d'elle  ,  on  lui  parlait,  on 
l'inondait  d'eaux  s])iritueuses  ,  on  touchait 
si  le  pouls  ne  revenait  point.  Ses  femmes  ,  in- 
dignées que  le  corps  de  leur  maîtresse  restât 
environne  d'honnnes  dans  un  état  si  néglige', 
firent  sortir  tout  le  monde  ,  et  ne  lardèrent 
pas  à  connaître  comliien  on  s'abusait.  Tou- 
tefois ne  |)ouvaMt  se  résoudre  à  détruire  un* 
erreur  si  chère  ;  peut-être  espérant  encore 
cllfs-mênies  quelque  évéïUMuent  miraculeuv, 
elles  vêtirent  le  corps  avec  soin^  et  quoique 
sa  garde-robe  leur  eut  été  laissée,  elles  lui 
prodiguèrent  la  parure.  Eosuilc,  l'cxposauC 


H  É  L  O  ï  s  E.  SoS- 

»nr  f.ti    lit    et   laissant    les    rideaux  onrcrts 
elles   s«  remireut   a   la  pleurer    au  milieu  de- 
la  joie   publique.. 

C'e'tait  au  plus  fort  de  cette  fermentation: 
que  j'étais  arrivé.  Je  reconnus  bientôt  qu'il 
était  impossible  de  faire  entendre  raison  à 
la  multitude,  que,  si  je  fesais  fermer  la 
porte  et  porter  le  corps  à  la  sépulture  iî 
pourrait  arriver  du  tumulte,  que  je  passerais 
au-moins  pour  un  mari  parricide  qui  fesai* 
euterror  sa  femme  en  vie,  et  que  je  serai» 
en  horreur  dans  toutlepajs.  Je  résolus  d'at- 
tendre. Cependant,  après  plus  de  trente- 
six  lïeures,  par  l'extrême  chaleur  qu'il  fcsait  - 
les  chairs  commençaient  à  se  corrompre  et 
quoique  le  visage  eût  gardé  ses  traits  et  sa 
douceur  ,  on  y  voyait  déjà  quelques  signes 
d'altération.  Je  le  dis  à  madame  d'Orir 
qui  restait  dcnu-morte  au  chevet  du  lit.  EU» 
n'avait  pas  le  bonheur  d'êUc  la  diipe  d'une 
illusion  si  grossière;  mais  elle  feignait  des'y 
prêter  pour  avoir  un  prétexte  d'être  inces- 
sanwuent  dans  la  cliambre,  d'y  navrer  son 
cœur  à  plaisir,  de  l'y  repaître  de  ce  morleL 
spectacle,    de  s'y  rassasier  de  douleur. 

Elle   m'entendit  ,    et,    prenant    sou  part-i 
sans  rien  dire,  elle  sortit  de  la  cbanibre.  j*~ 

Il  S 


So6         LA     NOUVELLE 

la  vis  rentrer  un  moment  après  tenant  nu 
voile  cl  or  l>roc!e'  de  perles  qiu-  vous  lui  aviez 
apporte  des  Jndes.  (  CC  )  Puis  s'a[)proeliant 
dn  lit,  elle  baisa  le  voile  ,  eu  couvrit  en 
pleurant  la  lace  de  son  amie  ,  et  s'écria 
d'une  voix  cclalaiite  :  «  Maudite  soit  l'ili- 
»  digne  uiaiu  qui  jamais  lèvera  ce  voile  ! 
»  maudit  soit  l'œil  impie  qui  verra  ce  visage 
»  déliguré  !  »  Cette  action  .  ces  mots  frap- 
perçut  U'ileuienl  les  spectateurs  ,  qu'aussi- tôt, 
comme  par  une  inspiraliou  soudaine,  la 
jnéme  impre'cution  fut  répétée  par  mille  cris. 
Elle  a  fait  tant  d'impression  snr  tout  le» 
peuple,  que  la  de'faiite  avant  été  mise  an 
cercueil  dans  ses  liaUits  et  avec  les  plu« 
grandes  précautions  ,  elle  a  été  portée  et 
inluiuiée  dans  cet  état  ,  sans  qu'd  se  soit 
trouvé  personne  as^ex  hardi  pour  toutlicr 
au    voile,  (a) 

(  {{ )  '■)ii  voir  asspz  qiiP  c'est  le  sonj;e  de  Saint' 
Prf./r,  dont  Madame  i.VOrhe  avait  rimaginal'on 
toujours  pleine  ,  qui  lui  sugi^ére  l'expéflient  tle 
ce  voile.  Je  émis  rjue  si  l'on  y  regardair  de  bien 
pr^s  ,  on  trouvernit  ce  même  rapport  dans  l'ac- 
complissemiiii  de  Ijpauroup  de  préclinions.  L'évô- 
ntineiu  n'est  pas  prédii  parce  qu'il  arrivera  ,  mais 
il  arrive  parce  qu'il  a  été  prédit. 

(  û  )  Le  peuple  du  j>aj  s  de  Vaud ,  quoique  pro- 


H  Ê  L  O  ï  S  E.  3o7 

Le  sort  du  plus  à  plaindre  est  d'avoir  en- 
core a  cousoler   les  autres.    C/est  ce  qui  uie 
reste  à  faire  auprès  de  uiou  beau-père  ,   de 
madame  d'OrZ-e,  des  amis,  des  parens,  des 
voisins  ,    et  de    mes  propres    gens.  Le   reste 
n'est  rien  ;  mais  mon  vieux  ami!  mais  ma- 
dame à'Orbe  !  il  i'aut  voir  l'afflictiou  de  cel- 
le-ci pour   juger  de   ce  qu'elle   ajoute  à   la 
mienne.  Loin  de  me  savoir  gré  dcmessf>ins, 
elle  me  les  reproche;  mes  attentionsl'irntent, 
ma    froide    tristesse  l'aigrit;  il  lui  faut  des 
regrets   amers    semblables  aux    siens ,  et  sa 
douleur  barbare  voudrait  voir  tout  Icmoude 
au  de'sespoir.  Ce  qu'il   y  a  de  plus  désolant 
est  qu'on  ne  peut  compter  sur  rien  avec  elle, 
et  ce  qui  la  soulage  un  moment  la  dépite ua 
moment   après.   Tout  ce    qu'elle    fait  ,    tout 
ce  qu'elle  dit  approche  de  la  folie,  et  serait 
risibic    pour    des   gens    de    sang-froid.    J  ai 
beaucoup  à  souffrir  ;  je   ne  me  rebuterai  ja- 
mais. En  servant  ce  qu'a'Uia  ./////V  ,  je  crois 
l'honorer  mieux   que  par  des  |)leurs. 

Un  seul  trait  vous  fera  juger  des  autres.  Jo 
croyais  avoir  tout  fait  en  engageant  Claire  à 

testant,  ne  laisse  pas  d'être  exlrèrncment  supers- 
titieux. 


33S        L  A     NOUVELLE 

se  conserver  potir  remplir  les  soins  dont  la 
ciiarj^ca  son  amie.  F.xlcniu'c  d'ngitntions  , 
d'abstinences,  de  veilles,  elle  semblait  enfin 
résolue  à  revenir  sur  ellc-niëme  ,  à  recoui- 
nienccr  sa  vie  ordinaire  ,  à  reprendre  ses  repas 
dans  la  salle  à  manger.  La  première  fois  qu'elle 
y  vint  je  lis  diner  les  enfans  dans  leur 
chambre  ,  ne  voulant  pas  conrir  le  basard 
de  cet  essai  devant  eux:  car  le  spectacle  de 
ces  passions  violentes  de  toute  espèce  est  un 
des  plus  dangereux  qu'on  puisse  olFrir  aux 
cnTans.  Ces  passions  ont  toujours  dans  leurs 
excès  quelque  chose  de  puéril  qui  les  amuse  , 
qui  les  séduit,  et  leur  fait  aimer  ce  qu'ils 
devraient  craindre.  ( /.  )  Ils  n'en  n'avalent 
dèjù  que  trop  vu. 

En  entrant  elle  jeta  un  eoup-d'œil  sur  la 
tableetvildeuï  couverts.  A  l'instant  elles'.issit 
.sur  la  première  eliaise  q'uelle  trouva  derrii  :c 
elle  ,  sans  vouloir  se  mettre  à  la  table  ni  dire 
la  raison  de  ce  caprice.  Je  crus  la  deviner  , 
et  ;e  lis  mellre  un  troisième  couvert  h  la  place 
qu'occupait  ordinairement  sa  cousine.  Alors 
tlle  se  laissa  prendre  par  la  main  et  mener  ^ 

(b)  \ o'\\à  pourquoi  noncaimons  toiisle  lUéi'.re, 
•  t  plusieujs  dentr*  nous  l«s  roxnam.* 


H  Ê  L  O  ï  s  E.  009 

tablesansrésistance,ratigeantsarobeavecsoin, 
comme  si  elle  eût  craint  d'embarrasser  cette 
place  vide.  A  peine  avait-elle  porté  la  première 
cuillerée  de  potage  à  sa  boucbe  ,  qu'elle  la 
leponssc  ,  et  demande  d'un  ton  brusque  ce 
que  lésait  là  ce  couvert  puisqu'il  n'était  point 
occupé  ?  Je  lui  dis  qu'elle  avait  raison  ,  eft 
fis  ôtcr  le  couvert.  Elle  essaya  de  manger  , 
«ans  pouvoir  en  venir  à  bout.  Pcu-à-peu  son 
eœur  se  gonflait,  sa  respiration  devcuaitliautc 
et  ressemblait  à  des  soupirs.  Eubn  elle  se  leva 
tout-à-coup  de  table,  s'en  retourna  dans  sa 
cbambre  sans  dire  un  .seul  mot  ,  ni  ricu 
écouter  de  tout  ce  que  je  voulus  lui  dire  , 
«t  de  toute  la  journée    elle  ne   prit  que  du 

thé. 

Le  lendemain  ce  fut  à  recommencer.  J'ima- 
sinai  un  moyen  de  la  ramener  à  la  raison  par 
ses  propres  caprices,  et  d'amollir  la  dureté  du 
désespoir  par  un  sentiment  plus  doux.  Vou» 
savez  que  sa  fille  ressemble  beaucoup  à  Ma- 
dame de  fi^'ohivar.  Elle  se  plaidait  à  marquer 
cette  ressemblance  par  des  robes  de  .même 
ctofFe  ,  et  elle  leur  avait  apporté  de  Genève 
plusieurs  ajusleiucns  scmbla'oles  ,  dont  elles 
Ro  paraient  les  mêmes  jours.  Je  lis  donc  \\Vi- 
\i\\\ftv Henriette  le  plus  à  l'imitation  de  Julii 


Sro        LA     N  O  U  V  E  I,  L  E 

qu'il  fut  possible,  et  apùs  l'avoir  bien  iiis- 
tniîtc  ,  je  lui  lis  octinjcr  à  tai)le  le  troi- 
sième couvert  qu'on  a\u,t  uiis  comme  la 
ve  lie. 

Claire  j  au  prouiier  couji-d'œi!  ,  comprit 
mou  iiileiitioii  ;  elle  eu  fut  toxliéc;  elle 
me  jeta  uu  regard  trtulre  cl  oblineaiit.  Ce 
fut  là  le  premier  de  mes  soins  auquel  cil© 
parut  sensible  ,  et  j'nugurni  bien  d'un  expé- 
dient qni  la  di.-posait  à  l'attendrissement. 

Henriette  ,  lier-  de  rr|uesenter  sa  petite 
maman  ,  Joua  parfaitement  son  rôle  ,  cl  si  jinr- 
fa'l.nn  lit  (pie  je  v  s  pleurer  les  domesli(|ues. 
Cc|)end-int  elle  doiiniil  toujours  à  sa  mère  le 
nom  dr  maman  ,  et  lui  parlait  avec  le  respect 
couvenal)le.  .Mais  cnli  iidie  par  le  succèsct  par 
mon  a|)prol)alion  ,  qu'elle  remarquait  fort 
bien  ,  elle  s'avisa  de  porter  la  main  sur  une 
cuiller,  et  de  dire  dans  une  saillie  :  l  luire  ^ 
veux- tu  de  cela  ?  Le  geste  et  le  ton  de  voix 
furent  imites  au  point  que  sa  mère  en  tres- 
»^iulL(.  LU  moment  après  elle  part  d'un  grand 
ccl.il  dr  rire,  tend  son  assiette  en  disant  : 
t3ni,  nu)ii  enli'it  ,  donne  ;  tu  es  charmante: 
<'t  puis  ell-  S!  ma  à  inang(  r  avec  une  avidilti 
qni  me  snrpr  I.  l-.ii  la  considérant  avec  atlen- 
lion  .  je  vis  de  l'c^arcmcut  daus   ses  yeux  , 


H  É  L  0*1  s  E.  3iî 

et  dans  soncçeste  un  mouvement  plus  brusque 
et  plusdéciclu  qu'à  l'ordinaire.  Je  l'empccliai 
de  manger  davantage,  et  je  fis  bien;  car 
une  heure  après,  elle  eut  une  violente  indi- 
gestion qui  t'eût  infailliblement  étonnée  ,  si 
elle  eûtcoiitinuc  de  manger.  Dès  ce  moment, 
je  résolus  de  supprimer  tous  ces  jeux,  qui 
pouvaient  allumer  son  imagination  au  point 
qu'on  n'en  serait  plus  maître.  Connue  on 
gnc'ril  plus  aisément  de  l'afflictioM  que  de  la 
lulie,  il  vaut  fnicux  la  laisser  souffrir  davan- 
tage ,  et  ne  pis  exposer  sa  raison. 

Voilà,  mon  cher,  à-peu-prés  où  nous  eu 
sommes.  Depuis  le  retour  du  Jjaron  ,  C'Inire 
monte  chez  lui  tons  les  nu.t:ns,  soit  tandis 
que  j'y  suis  ,  soit  quand  j'en  sors  ;  ils  passent 
une  heure  ou  deuv  ensemble  ,  et  les  soins 
qu'elle  lui  rend  facilitent  un  peu  ceux  ffu'oa 
prend  d'elle.  D'ailleurs  elle  commence  à  s© 
rendre  plus-  assidue  auprès  des  enfans.  Un 
des  trois  a  été  malade  ,  précisément  celui 
qu'elle  aime  le  moins.  Cet  accident  lui  a  fait 
sentir  qu'il  lui  reste  des  pertes  à  faire,  et  lui 
a  rendu  le  zèle  de  ses  devoirs.  Avec  tout  cela 
elle  n'est  pas  encore  au  point  de  la  tristesse; 
le«  larmes  ne  coulent  pas  encore  ;  on  vous 
attend  pour  en    répandre,  c'est  à    vous  de 


Si2  LA  NOUVELLE 
les  essuyer.  Vous  devez  m'enlendie.  Pense* 
au  dernier  conseil  de  Julie  ;  il  est  venu  de 
moi  le  premier  ,  et  je  le  crois  plus  que  jamais 
utile  et  sage.  Venez  vous  réunir  à  tout  ce  qui 
reste  d'elle.  Son  père,  son  junie  ,  sou  mari  , 
ses  eufaus ,  tout  voui  attend  ,  tout  vous  désire, 
vous  êtes  nécessaire  à  tous.  Enlin  ,  sans  m'cx- 
pUqucr  davantage  ,  venez  partager  et  guéru- 
mes  ennuis  ;  je  vous  devrai  peut-être  plus  que 
personne. 

LETTRE    XII. 

VE    Jl  UE    A    SAINT'PIIEVX. 

Cette  lettre  ctiiit  incluse  diitis  la  prccc dénie. 

J.  I,  Tant  renoncer  à  nos  projets.  Tout  est 
ciiangc  ,  mon  lion  ami;  souUrt)ns  ce  change- 
ment sans  murmure;  il  vient  d'une  ui^in  plus 
sa"e  que  iu)us.  J\'ous  songions  à  nous  réunir: 
celte  réunion  n'était  pas  bonne.  C'est  un  bien- 
fait du  ciel  de  l'avoir  prévenue;  sans  doute  il 
prévient   des   mallicurs. 

.le  me  suis  loiig-leuips  fait  illusion.  Celte 
illusion  me  fut  salutaire;  elle  se    détruit  au 

jjiomcut 


H  É  L  O  ï  s  E.  3i3 

tnoment  qne  je  n'eu  ai  plus  besoin.  Vous 
m'avez  cru  guérie  ,  et  j'ai  cru  l'ôtrc.  Reudojis 
grâces  à  celui  qui  St  durer  cette  erreur  aU-.. 
taat  qu'elle  était  utile  ;  qui  sait  si  me  voyant 
si  près  de  l'abyme  ,  la  tête  ne  m'eût  point! 
tourné  ?  Oui  ,  j'eus  beau  vouloir  étouffer  la 
premier  sentiment  qui  m'a  fait  vivre  ,  il  s'esÉ 
concentré  dans  mon  cœur.  Il  s'y  réveille  aU 
moment  qu'il  u'cst  plus  à  craindre;  il  mô 
soutient  quand  mes  i'orces  m'abandonnent i 
il  me  ranime  quand  je  me  meurs.  Mon  ami^ 
je  fais  cet  aveu  sans  honte  ;  ce  sentiment  resté 
malgré  moi  fut  involontaire  ,  il  n'a  rie» 
coûté  à  mou  innocence  ;  tout  ce  qui  dcpeud 
de  ma  volonté  fut  pour  mou  devoir.  Si  le 
cœur,  qui  n'eu  dépend  pas,  fut  pour  vous, 
ce  fnt  mou  tourment  et  non  pas  mon  crime. 
J'ai  fait  ce  que  j'ai  dû  faire:  la  vertu  mô 
reste  sans  taclic  ,  et  l'autour  m'cat  resté  sau» 
remords. 

J'ose  ut'uonorcr  du  passé;  mais  qui  m*eût 
pu  répoudre  de  l'avenir?  Un  jour  de  plus, 
peut-être,  et  j'étais  coupable  !  Qu'était-ce  dcJ 
la  vie  entière  passée  avec  vous?  quels  dangers 
j'ai  courus  sans  le  savoir!  à  quels  dangers 
plus  grands  j'allais  être  exposée  !  Sans"  douto 
je  sentais  pour  moi  les  craintes  que  je  croyai* 
AoufiJ/e  H ^l Oise.  Tome  IV,  6 


3i4         L  A     N  O  U  V  E  L  L  E 

sentir  pour  vous.Tou'rs  les  cprcuvcs  ont  et« 
faites  ,  mais  elles  pouvaient  trop  revenir.  A'ai- 
^e  pas'assez  vécu  pour  le  bonheur  et  pour  hi 
vertu  ?qne  me  restait-il  d'utile  a  tirer  de  la 
vie  ?  En  me  l'ôtant ,  le  ciel  ne  m'ôte  plus  rien 
de  re'Mcttable ,  et  met  mon  honneur  a  couvert. 
>lon"ami  ,  je  pars  au  moment  favorable  , 
contente  de  vous  et  de  moi  ;  je  pars  avec  joie  , 
et  ce  départ  n'a  rien  de  cruel.  Apres  tant  de 
sacrifices  je  compte  pour  peu  celui  qui  me  reste 
à   faire  :  ce   n'est  que    mourir    une    fois   d« 

plus. 

Je  prévois  vos  douleurs;  je  les  sens:  vous 
restez  a  plaindre  ,  je  le  sais  trop  ;  et  le  senti- 
ment de  votrcamiction  estla  plnsj;rande  peine 
que  j'emporteavec  moi  :  mais  voyez  aussi  que 
de  consolations  je  vous  laisse  !  l,)ue  de  soins  à 
remplir  envers  celle  qui  vous  fut  chère  ,  vous 
font  un  devoir  de  vou?  conserver  pour  elle  !  il 
vous  reste  h  la  servir  dans  la  meilleure  parti* 
d'elh-n«ome.  Vous  ne  perde/  de  ./;///<•,  que 
ce    que  vous  eu    avez    perdu    depuis   long- 
temps. Tout  ce  qu'elle  eut  de  meilleur  vous 
reste.    Venez  vous  réunir  à  sa   famille.   (^)uc 
soii  cœur  demeure  au   milieu    de  vous.  (^)uc 
tout   ce  qu'elle  aima  se  lasscm!)!?   pour    lui 
tlouucr  un  uouycl  être.  Vos  soius,  vos  plai- 


H  É  L  O  ï  s  E.  3ï5 

*irs  ,  votre  amitié  ,  tout  sera  sou  onvrage.  Là 
noeud  de  votre  iiiiiou  lonnc  par  elle  la  fera 
j-evivrc;  elle  ne  mourra  qu'avec  le  dernier  de 
tons. 

Songez  qu'il  vous  reste  une  autre  Julie ,  eï 
n'oubliez  pas  ce  que  vous  lui  devez.  Chacun 
de  vous  va  perdre  la  moitié  de  sa  vie ,  unisscz- 
Tous  pour  conserver  l'autre;  c'est  le  seul  moyen 
qui  vous  reste  à  tous  deux  de  me  survivre  ,  en 
servant  ma  famille  et  mes  enfaiis.  Que  ne 
puis-je  inventer  des  nœuds  plus  étroits  encore 
pour  unir  tout  ce  qui  m'est  cher  !  Combien 
vous  devez  l'être  l'un  à  l'autre  !  combien  cette 
idée  doit  renforcer  votre  attachement  muiuel  ! 
Vos  ob)ectionscontreceteiigagementvont  être 
de  nouvelles  raisons  pour  le  former.  Comment 
pourrez-vous  jamais  vous  parler  de  moi  sans 
•vous  attendrir  ensemble  ?  Non  ,  Claire  et 
Julie  seront  si  bien  confondues  qu'il  ne  sera 
plus  possible  à  votre  cœur  de  les  séparer.  Le 
sien  vous  rendra  tout  ce  que  aurez  senti  pour 
son  amie  ,  elle  eu  sera  la  confidente  et  l'objet  : 
vous  serfz  heureux  parcelle  qui  vous  restera, 
«ans  cesser  d'être  (idellcàcelle  qucvous  aurez 
perdue  ;  et  après  tant  de  regrets  et  de  peines  , 
avant  que  Tàgc  de  vivre  et  d'aimer  se  passe, 

S    3 


3i6        LA     NOUVELLE 

vous  aurez  brûlé  d'un  feu  Icgiliuie  ctjouid'uu 
boulicur  iuuoccut. 

C'est  dans  ce  chaste  lien  que  vous  pourrez 

sans  distractions  et  sanscraiutes  vous  occuper 

des  soins  que  je  vous  laisse  ,  et  après  lesquels 

vous  ne  serez  plus  en  peine  de  dire  quel  bien 

vous  aurez  fait  ici-bas.  Vous  le  savez  ,  il  existe 

lui  hoiuuic  digne  du  bonheur  auquel  il  ne  sait 

pas  aspirer.  Cet  homnie  est  votre  libe'rateur  , 

le  mari  de  l'amie  qu'il  vous  a  rendue.  Seul  , 

sans  intérêt  à  la  vie  ,  sans  attente  de  celle  qui 

la  suit  ,  sans  plaisir,  sans  consolation,  sans 

espoir,  il  sera  bientôt   le  plus  infortune  des 

mortels.  Vous  lui  devez  les  soins  nu'd  a  prisdc 

vous  ,  et  vous  savez  ce  qui   peut    les  rendre 

miles.  Souvenez-vous  de  lualettreprécédenlc. 

Passez  vos  jours  avec  lui.  (^ue  rien  de  ce  qui 

m'aima  ne  le  quitte.  Il  vous  a  rendu  le  goût 

de  la  vertu,  montrez-lui  eu  l'objet  et  le  prix. 

Soyez   chrétien    pour   l'engager  à    l'être.  Le 

succès  est  plus  près  que  vous  ne  pensez  :  il  a 

fait  son  devoir  ,  et  je  ferai  le  mien  ^  faites  le 

vôtre.  Divii  est    juste  ;  ma  couQance  ne   iu« 

trompera  pas. 

Je  n'ai  qu'un  uint  à  vous  dire  sur  mes 
enfans.  Je  sais  quils  soins  va  vous  coûter 
Leur  éducation  ;  mais  je  sais  biea  autïi  qu« 


H  É  L  OIS  E.  S17 

ces  soins  ne  vous  seront  pas  pénibles.  Dans 
les  niomens  de  dcgont  insc'parables  de  cet 
emploi,  dites-vous  :  Ils  sont  les  enfans  de 
Julie ^  il  ne  vous  coûtera  pins  rien.  INI.  de 
Tf^ohnar  vous  remet Ua  les  observations  que 
J'ai  faites  sur  votre  mémoire  et  sur  le  ca- 
ractère de  mes  deui  fils.  Cet  écrit  n'est  que 
commence  :  je  ne  vous  le  donne  pas  pour 
règle ,  je  le  soumets  à  vos  lumières.  N'en 
faites  point  des  savans  ,  faites -en  des  hommes 
bienfesans  et  justes.  Parlez-leur  quelquefois 

de  leur  mère vous  savez  s'ils  lui  étaient 

c'iers dites   à  Mavcelliu    qu'il   ne  m'en 

coûta  pas  de  mourir  pour  lui.  Dites  à  son 
fière  que  c'était  pour  lui   que  j'aurais  aimé 

la  vie.  Dites-leur je  me   sens  fatiguée. 

Il  faut  finir  cette  lettre.  Eu  vous  laissant  mes 
enfans,  je  m'en  sépare  avec  moins  de  peine  ; 
je  crois  rester  avec  eux. 

Adieu,  adieu,  mon  doux  ami Hélas! 

j'achève  de  vivre  comme  j'ai  commencé.  J  en 
di<;   trop,  ]iput-étre,  en  ce  moment  où  le 

cœur  ne  déguise  plus  rien Hé,  pourquoi 

craiîidrais-je  d'exprimer  tout  ce  que  je  sens? 
ce  n'est  plus  moi  qui  te  parle  \  je  suis  déjà 
dans  les  bras  de  la  mort.  Quand  tu  'verras 
ceftc  lettre,  les  vers  rongeront  le  visage  de 

S  3 


3i8        LA     NOUVELLE 

ton  amante,  et  son  cœur  où  tu  ne  seras  plus. 
Mais  mou  anie  exislerait-cUe  sans  toi,  sans 
toi  quelle  félicité  goi'iterais-je  ?  Non  ,  je  ne 
te  quitte  pas,  je  vais  t'attcndrc.  La  vertu, 
qui  MOUS  sépara  sur  la  terre,  nous  unira 
dans  le  sciour  éternel.  Je  meurs  dans  cette 
douce  attente  ;  trop  heureuse  d'a'.hctcr  au 
prix  de  ma  vie  le  droit  de  t'aimer  toujoui-s 
sans  crime  ,  et  de  te  le  dire  encore  une 
fois. 

LETTRE     XIII. 

I)  E    M.4DAME    D'ORBE 
A     S  A  I  N  r-P  R  E  L  X. 

J'apprends  que  vous  commence?:  à  vous 
remettre  assez  i)Our  qu'on  puisse  espérer  de 
vous  voir  bientôt  ici.  Il  faut,  mon  ami, 
faire  ciïortsur  votre  faiblesse  ;  il  faut  tâcher 
de  passer  les  monts  avant  que  l'hiver  achève 
de  vous  les  fermer.  Vous  trouverez  en  ce  pays 
l'air  qui  vous  convient  ;  vous  n'y  verrez  que 
douleur  et  tristesse  ,  et  peut-élre  l'afflictiou 
commune  sera-t-elle  un  soulagement  pour 
la  votre.  La  mienne  pour  s'exhaler  a  besoin 


H  É  L  O  ï  s  E.  3i9 

de  TOUS.    Moi  seule  je  ne  puis   ni  pleurer, 
ni   parler,  ni  me  faire   entendre.   Tf  ohnar 
,u'cnteud  et  ne  me  repond  pas.  La  douleur 
d'un  père  infortunése  concentre  en  lu.-meme  ; 
il  n'en  imagine  pas  une  plus  cruelle  ;   d  no 
la  sait  ni  voir  ni  sentir  :  il  n'y  a  plus  dé- 
hanchement pour  les  vieillards.  Mes  enlaas 
m'attendrissent  et  ne  savent  pas  s'attendnr. 
Je  suis  seule  au  milieu  de   tout  le  monde. 
Un  morne  silence  règne  autour  de  moi.  Dans 
mon  stupide  abattement  je  n'a.  plus  de  com- 
merce  avec  personne.  Je  n'ai  qu'assez  de  force 
et  de  vie  pour  sentir  les  horreurs  de  la  mort. 
O  venez,  vous  qui  partagez  ma  perte  !  veuciî 
partager  mes  douleurs  ;  venez  nournr  moU 
cœur  de  vos  regrets;  venez  l'abreuver  de  vos 
larmes.  C'est  la  seule  consolation  que  )e  puisse 
attendre  -,  c'est  le  seul  plaisir  qui  me  reste  à 

go  11  ter. 

Mais  avant  que  vous  arriviez,  et  que 
j'apprenne  votre  avis  sur  un  projet  dont  je 
sais  qu'on  vous  a  parlé,  il  est  bon  que  vous 
sachiez  le  mien  d'avance.  Je  suis  ingénue  et 
franche  ;  je  ne  veux  rien  vous  dissimuler. 
J'ai  eu  de  l'amour  pour  vous  ,  je  l'avoue  ; 
peut-être  en  ai-jc  encore  ;  peul-êne  eu 
aurai-je  toujours  j   je  ne  le  sais   m  le  vcu;^ 

S4 


320       L  A     K  O  U  T  E  L  L  E 

«avoir.  On  s'en  doute  ,  je  ne  l'iguorc  pas  ; 
je  ne  m'en  lâche  ni  ne  m'en  soucie.  Mais 
voici  ce  que  jai  à  vous  dire,  et  que  vous 
devez  bien  relcnir.  C'est  qu'un  homme  qui 
fut  aime  de  Julie  d'Elonge,  et  pourrait  se 
résoudre  h  en  épouser  une  autre,  n'est  à 
mes  yeux  qu'un  indigue  et  un  lâche  que  je 
tiendrais  à  déshonneur  d'avoir  pour  ami  ; 
et  quant  à  moi  je  vous  déclare  que  tout 
îionmic  ,  quel  qu'il  puisse  être,  qui  désormais 
jn'osera  parler  d'amour,  ne  m'en  reparlera 
tic  sa  vie. 

Songez  aux  soins  qui  vous  adendcnl,  aux 
devoirs  qui  vous  sont  imposés,  à  celle  à  qui 
vous  les  avez  promis.  Ses  cnfans  se  fomicnt 
ti  grajidisscr\t,  son  père  se  consume  iuseu- 
sihlcment  ;  son  mari  s'inquièle  et  s'agite  ;  il 
;«  beau  faire,  il  ne  peut  la  croire  anéantie  ; 
son  coeur,  maigre'  qu'il  en  ait,  se  révolte 
contre  sa  vaine  raison.  Il  parle  d'elle,  il  lui 
parle,  il  soupire,  .le  t  roisdéjh  voir  s'accomplir 
les  vœux  qu'elle  a  laits  tant  de  fois,  et  c'est 
à  vous  d'achever  ce  grand  ouvrage.  (Juels 
ÏJiolifs  pour  vous  attirer  ici  l'im  et  l'autre  ! 
Jl  est  Iii«'n  digne  du  généreux  Kdoiicird  que 
îios  uiailieurs  ne  lui  aient  pas  fait  changt-r 
do  résolution. 


H   E  L  O  I  s  E.  S21 

Triiez  donc,  cliers  et  respectables  amis, 
venez  vous  réunir  à  tout  ce  qui  reste  d'elle. 
Rassemblons  tout  ce  qui  lui  fut  cher.  Que 
son  esprit  nous  anime  ;  que  son  cœur  joigne 
tous  les  nôtres  \  vivons  toujours  sous  ses  yeux. 
J  aime  a  croire  que  du  lieu  qu'elle  habite, 
du  séjour  de  réternelle  paix,  cette  ame  encore 
aimante  et  sensible  se  plaît  à  revenir  parmi 
nous,  à  retrouver  ses  amis  pleins  de  sa  me'- 
moire,à  les  voir  imiter  ses  vertus,  à  s'entendre 
honorer  par  eux  ,  à  les  sentir  embrasser  sa 
toui'oc,  et  gémir  en  prononçant  son  nom. 
Non  ,  elle  n'a  point  quitté  ces  lieux  qu'elle 
nous  rendit  si  charraans.  Ils  sont  encore  tout 
remplis  d'elle.  Je  la  vois  sur  cliaque  objet , 
je  la  sens  à  chaque  pas,  à  chaque  instant  du 
jour  j'entends  les  accens  de  sa  voix.  C'est  ici 

quVlle.-i  vécu;  c'est  ici  que  repose  sa  cendre 

la  moitié  de  sa  cendre.  Deux  fois  la  semaine, 

en  allant  au  temple j'aperçois j'aperçois 

le  lieu  triste  et  respectable Beauté,  c'est 

donc  là  ton  dernier  asile  ! confiance, 

amitié,  vrtus,  plaisirs  ,  folâtres  jeux,  la  terre 

8  totit  englouti je  me  sens  entrainée 

j'approche  en  frissonnant )e  crains  de 

fouler  celle  terre  sacrée.. je  ci  ois  la  sentir 

palpiter  et  fiémir  sous  mes  pieds "...  j'eu- 

S  5 


322        LA     NOUVELLE 

tends  niunnurer  «nie  voix  plaintive  ! .' 

Claire  !  ô  ma  Claire  !  où  es- tu  i  que  lais-tu 

loin   de  ton   amie  ? Sou  cercueil  ue  U 

contient  pas  toute  entière il  attend  le 

reste  de  sa  proie il  ne  i'altcndia  pas 

Joug-tcmps  (c). 

Fin  de  la  sixième  et  dernière  Partie. 

(c)  En  acliftvaiit  de  relire  re  rerueil,  je  croîs 
>nir  pourquoi  l'intérêt ,  tout  laible  qu'il  est ,  ui'i^n 
est  si  agréable  ,  et  le  sera,  je  pense,  à  tout  lecteur 
d'un  bon  naturel.  C'est  qu'au  moins  ce  faible  in- 
térêt est  pur  et  sans  mélange  de  peine  ;  <ju'il  n'est 
point  excité  par  des  noirceurs  ,  par  des  crimes, 
ni  mêlé  du  tourment  de  haïr.  Je  ne  saurais  con- 
cevoir quel  plaisir  on  peut  prendre  h  imaginer 
et  composer  le  perso.-uiage  d'un  scélérat  ,  à  se 
jneitre  à  sa  place  tandis  qu'on  le  représente,  il 
lui  prêter  l'éclat  le  plus  imposant.  Je  plain» 
beaucoup  les  auteurs  de  tant  de  tragédies  pleines 
d  horreurs  ,  lesquels  passent  leur  vie  à  taira 
agir  et  parler  des  gens  <|u'ou  ne  peut  écouter 
jni  voir  sans  souflrii.  Il  me  semblu  qu'on  devrait 
gémir  d'être  condamné  à  un  travail  si  cruel  ; 
ceux  qui  s'en  font  un  «luusemeiu  doivent  ùi:9 
bien  dévorés  du  y.èle  de  l'utilité  publique.  Pour 
moi,  j'admire  de  bon  cœur  leurs  talons  et  leurs 
beaux  génies  ;  mais  je  remercie  \)iuv  de  uo  niB 
ics  awir  pAS  donnés. 


LES  AMOURS 

DE     M  I  L  O  R  D 
EDOUARD    BOMSTON.  (^) 

jLirs  bizarres  aventures  de  mûord  JSdoj^ard 
à  Rome  e'taieut  trop  romanesques  pour  pou- 
Toir  être  méle'es  avec  celles  de  Ju/ie  sans  eu 
gâter  la  simplicité.  Je  me  contenterai  donc 
d'en  extraire  et  abre'ger  ici  ce  qui  sert  à  l'in- 
telligence de  deux  ou  trois  lettres  où  il  en 
est  question. 

Milord  Edouard  dans  ses  tourne'es  d'Italie 
avait  t'ait  connaissance  ,  à  Rome  ,  avec  nue 
femme  de  qualité,  napolitaine  ,  dont  il  no 
tarda  pas  à  devenir  fortement  amoureux  ;  elle 
de  son  côte  conçut  pour  lui  une  passion  vio- 
lente qui  la  dévora  le  reste  de  sa  vie^  et  linit 
par  la  mettre  au  tombeau.  Cet  homme  âpre 
et  peu  galant,  mais  ardent  «t  sensible,  ex- 

(*)  Cette  pièce  a  été  copiée  sur  le  ninnuscrit 
original  et  uiaquc  de  la  main  de  l'auteur,  qui 
existe  entre  les  nuiins  de  madame  la  marecliai» 
de  Luximbourg^  ijui  a   bien  voulu  le  conlu-'V. 

!>    6 


S;4       LA     NOUVELLE 

trcnie  et  grand    en   toiU  ,  no  pouvait  guère 
inspirer  ni  sentir  crattachcincJit  uie'diocre. 

Les  principes  stoVqncs  de  ce  vertueux  an- 
glais inquiétaient  la  marquise.  Elle  prit  le 
parti  de  se  faire  passer  ])our  veuve  durant 
l\dîscnce  de  son  uinri ,  ce  qui  lui  fut  aisé  y 
parce  qu'ils  étaient  tous  deux  ('Iranj^ers  h 
Ilouu-  ,  ot  que  le  marquis  servait  dans  les 
troupes  de  l'empereur.  L'amoureux  Edouard 
jie  tarda  pas  à  parler  de  mariage  ;  la  marquise 
allégua  la  diflërence  de  religion  et  d'autres 
prétextes.  Enfin  ils  lièrent  ensemble  un  com- 
ïiurce  intime  et  libre,  jusqu'à  ce  quF.dor/tJid 
a3aiit  découvert  que  le  mari  vivait,  voulut 
rompre  avec  elle,  après  l'avoir  accablée  des 
plus  vifs  reproches  ,  outre  de  se  trouver 
coupable  sans  le  savoir,  d'un  crime  qu'il 
avait  en  horreur. 

La  marquise j  feunne  sans  priiuipes,  mais 
adroite  et  pleine  de  charmes,  n'épargna  ricii 
pour  le  retenir  et  en  vint'à  boni.  Le  com- 
Biicrce  adultère  fut  suppiinu"  ,mais  les  liaisons 
continuèrent. Toute  indigne  qu'elle  était  d'ai.. 
ïucv,  elle  aimait  pourtant  :  il  fallut  conscnlir 
i  voir  sans  fruit  un  homme  adoré,  qu'elle 
jic  lîouvait  conserver  autrement  ,  et  e<  (to 
Manière  Toloiitairc  irritant  l'aniour  des  deux 


H  É  L  O  ï  s  E.  32S 

côtes,  il  civ  devint  plus  ardent  pav  la  cou- 
traintc.  La  marquise  ne  néglisca  pas  les  soins 
qui  pouvaient  faire  oublier  a  son  amant  ses 
résolutious  :  elle  était  séduisante  et  belle  ; 
tout  fut  inutile.  I/anglais  resta  ferme  ;  s;i 
grande  ame  était  à  l'épreuve.  La  première  de 
ses  passions  était  la  vertu.  Il  eût  sacrifié  sa 
vie  à  sa  maifcsse ,  et  sa  maîtresse  à  son  devoir. 
Une  fois  la  séduction  devint  trop  pressante; 
le  moyeu  qu'il  allait  prendre  pour  s'en  dé- 
livrer retint  la  marquise  et  rendit  vains  tous 
SCS  pièges.  Ce  n'est  point  parce  que  nous 
sommes  faibles  ,  mais  parce  que  nous  sommes 
lâches  que  nos  sens  nous  sub)ugucnt  toujours. 

Quiconque  craint  moins  la  mort  que  le  crmic 
n'est  jamais  forcé  d'être  criminel. 

II  y  a  peu  de  ces  âmes  fortes  qui  entraînent 
les  autres  et  les  élèvent  à  leur  sphère  ;  mais 
il  y  en  a.  Celle  d'Edoj/ard ét&it  de  ce  nombre. 
I,a  marquise  espérait  le  gagner  ;  c'était  lui 
qui  la  gagnait  insensiblemeut.  Quand  les  le- 
çons de  la  vertu  prenaient  dans  sa  bouche 
les  acccns  de  l'amour,  il  la  touchait,  il  la 
fesait  pleurer, SCS  feux  sacrés  animaient  cette 
anic  rani|iante  ;  un  sentiment  de  justice  et 
d'honneur  y  portait  son  charme  étranger  ; 
le   vrai  hciui  commençait  à  Ini  plaire  :  si  lo 


326        LA     NOUVELLE 

mc'cliant  pouvait  changer  de  nature  ,  le  cœur 
de  la  marquise  eu  aurait  change. 

L'auiour  seul  profila  de  ces  émotions  lé- 
gères ;  il  en  acquit  plus  de  délicatesse  :  elle 
couuncnea  d'aiuur  avec  générosité  ;  avec  un 
tempérament  ardent  et  dans  uti  climat  où 
les  sens  ont  tant  d'empire,  elle  oublia  ses 
plaisirs  pour  songer  à  ceux  de  sou  amant, 
et  ne  pouvant  les  partager,  elle  voulut  au 
moins  qu'il  les  tînt  d'elle.  Telle  fut  de  sa 
partl'in  tcrpre  talion  favorable  d'une  de'marchc 
où  son  caractère  et  celui  d'Edouard ,  qu'elle 
connaissait  bien,  pouvaient  faire  trouver  ua 
ralinement  de  séduction. 

Elle  n'épargna  ni  soins  ui  dépense  pour 
faire  chercher  dans  tout  Home  uwt  jcun« 
personne  facile  et  sure  ;  on  la  trouva,  non 
sans  peine.  Un  soir  après  un  enlretieu  fort 
tendre,  elle  la  lui  présenta  :  Disposez-en, 
lui  dit-elle,  avec  un  sourire  ;  qu'elle  jouisse 
du  prix  de  mon  amour;  mais  qu'elle  soit  la 
seule.  C'est  assez  pour  moi  si  quelquefois 
auprès  d'elle  vous  songez  à  la  main  dont 
vous  la  tenez.  Elle  voulut  sortir,  Edouard 
la  re'.int.  Arrêtez  ,  lui  dit -il  ;  si  vous  me 
croyez  assez  lâche  pour  profiler  de  votre 
offre  dans  yotic  propre  uiuison,  le  sacrillca 


H  É  L  O  ï  s  E.  S27 

ïi*est  pas  d'un  grand  prix,  et  je  ne  vaux  pas 
la  peine  d'être   beaucoup  regretté.  Puisque 
vous  ne  devez  pas  être  à  moi,  je  souhaite, 
dit  la  marquise  ,  que  vous  ne  soyiez  à  per- 
sonne ;  mais  si  l'amour  doit  perdre  ses  droits,^ 
souffrez  au  moins  qu'il  en  dispose.  Pourquoi 
mou  bienfait  vous  est-il  à  charge  ?  avez-vous 
peur  d'être  un  ingrat  ?   Alors  elle  l'obligea 
d'accepter  l'adresse  de  Lanre  (c'était  le  nom 
de  la  jeune  personne),  et  lui   fit  jurer  qu'il 
«'abstiendrait  de  tout  autre  commerce.  Il  dut 
être  touché,  il  le  fut.  Sa  reconnaissance  lui 
donna  plus  de  peincàcontenirque  son  amour, 
et  ce  fut  le  picgc  le  plus  dangereux  que  la 
jnarquise  lui  ait  tendu  de  sa  vie. 

Extrême  en  tout,  ainsi  que  sou  amant, 
elle  fit  souper  Laurc  avec  clU  ,  et  lui  prodi- 
gua ses  caresses  ,  comme  pour  jouir  avec  plus 
de  pompe  du  plus  grand  sacrifice  que  l'amour 
ait  jamais  fait.  Edouard  pénétré  se  livrait 
à  ses  transports  ;  son  amc  émue  et  sensible 
8'cxhalait  daos  ses  regards,  dans  ses  gestes  ;  d 
ne  disait  pas  ^n  mot  qui  ne  fut  l'expression 
de  la  passion  la  plus  vive.  Laure  était  char- 
riante; à  peine  la  rcgardait-il.  Elle  n'imita 
pas  cette  iudiffcrcnee  -,  elle  regardait ,  cl  vo)-ait 


22?.       L  A     N  O  U  V  F  L  L  E 

dans  le  vrai  tableau  de  l'amour  un  oh]ct  tout 
nouveau  pour  elle. 

Apres  le  soupe  ,  la  marquise  reuvoya  /,r7«- 
re,  et  resta  seule  avec  sou  auiaiit.  Elle  avait 
comjjle  sur  les  dangers  de  ce  téle-à-tétc  ;  elle 
lie  s'était  pas  trompée  en  cela  ;  uiais  comptant 
qu'il  y  succomberait  ,  elle  se  trompa  ;  toute 
son  adresse  ne  fit  que  rendre  le  triompbc  de 
la  vertu  plus  ëcla(ant  et  plus  douloureux  à 
l'un  et  ù  l'autre.  C'est  à  cette  soirée  que  se 
rapporte,  à  la  fin  de  la  quatrième  partie  de 
Julie  ^  l'admiration  de  Saint-Preux  pour 
la  force  de  sou  ami. 

Edouard  était  vertueux  mais  Iiomme.  JI 
avait  toute  la  simplicité  du  verifa!)lc  bonneur, 
et  rien  de  ces  fausses  bienscancos  qu'on  lui 
«ub.stituc,  et  dont  les  gens  du  moado  font 
81  j^rand  cas.  Après  plusieurs  jours  pas.se's 
dans  les  uiêuies  transports  près  de  la  mar- 
qiii.'îc,  il  sentit  aii<;uunter  le  p(  ril  ;  et  prci  -i 
se  laisser  vaincre,  il  aima  mieux  manquer 
de  délicatesse  que  de  vertu  ;  il  fut  voir 
I.aure. 

Elle  tre«aillil  ?i  sa  vue  :  il  la  Iroiiva  triste  ; 
il  entreprit  de  l'égayer,  et  ne  crut  pas  avoir 
I)esoiu  de  beaucoup  de  soins  pour  y  réussir. 
Cela  uc  Uu  fut  pas  si  facile  qu'il  l'avait  cru. 


H  E  L  O  ï  s  E.  329 

Ses  earesscs  furent  mal  reçues,  ses  ofTrcs  fu- 
rent rc;)ctécs  d'un  air  qu'où  ue  prend  poiut 
en  disputant  ce  qu'où  veut  accorder. 

Un  accueil  aussi  ridicule  ne  le  rebuta  pas  , 
il  l'irrita.  Devait-il  des  égards  d'enfant  à  une 
fille  de  cet  ordre?   Il  usa  sans  ménageiucut 
de  ses   droits.     Laure  malgré  ses  cris  ,   ses 
pleurs,  sa  résistance  ^  se  sentant  vaincue,  fait 
un  effort,   s'élance  à  l'autre  extrémité  de  la 
chambre  ,    et  lui    crie   d'une    voix   animée  : 
Tuez-moi  si  vous  voulez;  jamais  vous  ne  m« 
toucherez  vivante.  Le  geste ,  le   regard  ,    le 
ton  n'étaient  pas  équivoques.  Edouard  à:ins 
un  étonnement  qu'on  ne  peut  concevoir  ,  se 
calme  ,  la  prend  par  la  main  ,  la  fait  rasseoir  , 
s'assied   à  côté  d'elle,   et    la  regardant  sans 
parler,  attend  froidement  le  dénouement  de 
cette  comédie. 

Elle  ne  disait  rien  ;  elle  avait  les  yeux 
baissés, sa  respiration  était  inégale  ,  son  cœur 
palpitoit;  et  tout  marquait  en  elle  une  agi- 
tation extraordinaire.  E douard\om\i\tcn^-in. 
le  silence  pour  lui  demander  ce  que  signifiait 
cette  étrange  scène  ?  Me  serais-je  trompé  , 
lui  dit-il?  ne  seriez  -  vous  point  Lm/retta. 
Piaaiina?  Plût  à  Dieu,  dit-elle  d'une  voix 
tremblante.    Quoi  donc!  reprit -il  avec  im 


33o       LA    NOUVELLE 

sourire  moqueur,  auriez  -  vous  par  hasard 
chan<;é  de  métier?  Nou  ,  dit  Laurc  ^  je  suis 
toujours  la  même  :  ou  ne  revient  plus  de 
l'e'tat  où  je  suis.  Il  trouva  dans  ce  tour  de 
phrase,  et  dans  laeccnt  dont  il  fut  pronon- 
cé ,  quelque  chose  de  si  extraordinaire  qu'il 
ne  savait  plus  que  penser  et  qu'il  crut  que 
cette  fille  était  devenue  folle.  11  continua  : 
Pourquoi  donc  ,  charmante  Laiirc  ,  ai-je  seul 
rexclnsion  ?  dites-moi  ce  qui  m'attire  votre 
haine.  Ma  haine!  s'eeria-t-clle  d'un  ton  plus 
vif.  Je  n'ai  point  aime  ceux  que  j'ai  reçus. 
Je  puis  soulIVir  tout  le  monde  hors  vous 
seul. 

Mais  pourquoi  cela?  Laure ,  expliquez- 
vous  mieux  ,  je  ne  vous  entends  point.  Eh! 
ra'entends-je  moi-même!  tout  coque  je  sais, 

c'est  que  vous  ne  me  loucherez  jamais 

Non  ,  s'e'cria-l-cllc  encore  aveccuijîortcmcnt, 
jamais  vous  ne  me  toucherez.  En  me  sentant 
dans  vos  hras,  je  sonf^er;iis  (pie  vous  n'y  tenez 
qu'une  fille  publique,  et  j'en  mourrais  de 
rage. 

Elle  s'animait  en  parlant.  Edouard  aper- 
çut dans  ses  yeux  des  signes  de  douleur  et 
de  désespoir  qui  l'ai  (end  rirent.  Il  prit,  avec 
desmauièresmoius  méprisantes  ,  un  ton  plus 


H  É  L  O  ï  s  EL  331 

Viomiéte  et  plus  caressant.  Elle  se  cachait  le 
visage;  elle  c'vitait  ses  regards.  Il  lui  prit  la 
main  d'un  air  aflectueus.  A  peine  elle  sentit 
cette  main  qu'elle  y  porta  la  bouche  ,  et  la 
pressa  de  ses  lèvres  en  poussant  des  sanglots 
et  .versant  des  torrens  de  larmes. 

Ce  langage ,  quoiqu'assez  clair ,  n'e'tait  pas 
pre'cis.  Edouard  ne  l'amena  qu'avec  peine  à 
lui  parler  pins  nettement.  La  pudeur  éteinte 
était  revenue  avec  l'amour  ,  et  Laure  n'avait 
iamais  prodigué   sa   personne  avec  tant  do 
honte  qu'elle  en  eut  d'avouer  qu'elle  aimait. 
A   peine  cet  amour  était-il   né  qu'il  était 
déjà  dans  toute  sa  force.  Laure  était  vive  et 
sensible  ;  assez  belle  pour  faire  une  passion, 
assez  tendre  pour  la  partager.   Mais  vendue 
par  d'indignes  parens  dès  sa  première  leu- 
nesse,  ses  charmes  souillés  par  la  débauche 
avaient  perdu  leur  empire.  Au  sein  des  hon- 
teux plaisirs,  l'amour  fuyait  devant  elle:  de 
malheureux  corrupteurs  ne  pouvaient  ni  le 
sentir  ni  l'inspirer.    Les  corps  combustible» 
ne  brûlent  point  d'eux-mêmes;  qu'une  étin- 
celle approche,  et  tout  part.    Ainsi  prit  feu 
le    coeur   de    Laure  aux  transports  de  ceux 
à." Edouard  ci  de  la  marquise.  A  ce  nouveau 
Jaugage,  elle  sentit  un  frémissement  délU 


S32        LA     NOUVELLE 

cicux  :  elle  prêtait  une  oreille  attcnlire;  se» 
avides  rej^ards  ne  laissaient  rien  échapper. 
La  flamuie  humide  qui  sortait  des  j'cux  de 
l'amant  pcnéirait  par  les  sens  (iisqu'au  fond 
du  cœur;  un  sanj;  plus  br.iiant  courait  daus 
SCS  veines;  la  voix  d' £douard avait  un  accent 
qui  ra<:çilnit;  le  sentiment  lui  seniblait  peint 
dans  tous  ses  p;cstc8  ;  tons  ses  traits  animes 
par  la  passion  la  lui  fesaicnt  ressentir.  Ainsi 
la  première  image  de  l'amour  lui  fit  aimer 
l'objet  qui  la  lui  avait  oderlc.  S'il  n'eut  rien 
senti  pour  une  autre  ,  peut-cire  n'eiit-ellc  rien 
senti  pour  lui. 

Toute  ectip  ap;ilation  la  suivit  clir?  elle. 
Le  trouble  de  l'amour  naissant  est  toujours 
doux.  Son  premier  mouvement  fut  de  se 
livrer  à  ce  nouveau  charme  ;  le  second  fut 
d'ouvrir  les  yeux  sur  elle.  Pour  la  première 
fois  de  sa  vie  elle  vit  son  rtaî  ;  elle  en  eut 
liorreur.  Tout  ce  qui  nourrit  l'espérance  et  le» 
<ltsirs  des  amans,  se  tournait  en  desespoir 
dans  son  amc.  La  jiossession  de  ce  qu'elle 
aimait  n'ollVail  à  ses  veux  que  l'opprobre 
d'une  abjecte  et  vile  créature  ,  "i  laquelle  oit 
])rodigue  son  mépris  avec  ses  caresses  ;  dans 
le  prix  d'un  amour  heureux  ,  elle  ne  vif  qtae 
riiifàmc  prostitution.  Ses  lourmcus  les  plus 


H  É  L  O  ï  s  E.  333 

insupportables  lui  venaient  ainsi  de  ses  pro- 
pres désirs.  Plus  il  lui  était  aisé  de  les  satis- 
faire ,  plus  son  sort  lui  semblait  affreux  ;  sans 
honneur,  sans  espoir,  sans  ressources,  elle 
ne  connut  l'amour  que  pour  eu  regretter  les 
délices.  Ainsi  commencèrent  ses  longues  pei- 
nes ,  et  finit  son  bonheur  d'un  moment. 

La  passion  naissante  qui  l'humiliait  à  ses 
propres  yeux,  l'élcvait  à  ceux  à' Edouard, 
La  voyant  capable  d'aimer ,  il  ne  la  méprisa 
pins.  Mais  quelles  consolations  pouvait-elle 
attendre  de  lui  ?  Quel  sentiment  po.iva.t-il 
lui  marquer  ,  si  ce  n'est  le  faible  intérêt  qu'un 
«œur  honnête  qui  n'est  pas  libre  peut  pren- 
dre à  un  objet  de  pitié  ,  qui  n'a  plus  d  hon- 
neur qu'assez  pour  sentir  sa  honte  ? 

Il  la  consola  comme  il  put ,  et  promit  do 
la  venir  revoir.   Il  ne  lui  dit  pas  un  mot  de 
son  état ,  pas  même  pour  l'exhorter  d'en  sor- 
tir   Que  servait  d'augmenter  l'cflroi    qu  elle 
en  avait,  puisque  cet  enVoi  même  la  tesa.t 
désespérer  d'elle?    Un  seul  mot  sur   un  tel 
sujet  tirait  à  conséquence  et  semblaïc  la  rap- 
procher de  lui   :  c'était  ce   qui   ne    pouvait 
jamais  être.  Le  plus  grand  malheur  des  mo- 
tiers  infâmes  est  qu'où  ne  gagne  nen  «  le» 
quitter. 


S34       LA    NOUVELLE 

j\pit's  une  seconde  visite,  Edouard  n'on- 
bliatit  pas  \a.  magnificence  anj^laise  ,  lui  en- 
voya un  cabinet  de  lacque  et  plusieurs  bijoux 
d'Angleterre.  Elle  lui  renvoya  le  tout  avec 
ce  billet. 

«  J'ai  perdu  le  droit  de  refuser  des  prcsens. 
T>  J'ose  pourtant  vous  renvoyer  le  votre;  car 
»  peut-être  n'aviez  -  vous  pas  dessein  d'eu 
>»  faire  un  signe  de  mépris.  Si  vous  le  rcn- 
„  voyez  encore,  il  faudra  que  je  l'accepte  : 
7»  mais  vous  avez  une  bien  cruelle  gcuc- 
ï»  rosi  te   ». 

Edouard  fut  frappe  de  ce  billet ,  il  le 
trouvait  à-la-fois  bumble  et  fier.  Sans  sortir 
de  la  bassesse  de  son  dlai ,  Laurc  y  montrait 
une  sorte  de  dignité.  C'était  presque  eflaccr 
son  opprobre  à  force  de  s'en  avilir.  Il  avait 
cesse  d'avoir  du  mépris  pour  elle;  il  com- 
luenra  de  l'estimer.  11  cunlinuadc  la  voir  sang 
plus  parler  de  présent;  et  s'il  no  s'honora 
pas  d'élre  aimé  d'elle,  il  ne  put  s'empêcher 
de  s'en  applaudir. 

Il  ne  radia  pas  ses  visites  à  la  marquise. 
Il  n'axait  nulle  raison  de  les  lui  cacher;  et 
c'eut  été  de  sa  part  une  ingratitude.  Elle  en 
voulut  savoir  davantage.  Il  jura  qu'il  n'avait 
poiul  touché  Laiirc.  Sa  mudciation  eut  un 


W  É  L  O  ï  s  E.  335 

elTet  tout  contraire  à  celui  qu'il  en  attendait. 
Quoi!  s'e'cria  la  marquise  en  fureur  ,  vous  la 
Toyez  et  ne  la  touchez  poiut  ?  Qu'allcz-vous 
donc  faire  chez  elle?  Alors  s'éveilla  cette 
jalousie  infernale  qui  la  fitcentfois  attenter 
à  la  vie  de  l'un  et  de  l'autre  ,  et  la  consuma 
de  rage  ju^^qu'au  moment  de  sa  mort. 

D'auUes  circonstances  achevèrent  d'allu- 
mer cette  passion  furieuse  et  rendirent  cette 
femme  à  son  vrai  caractère.  J'ai  de'jzi  remar- 
que' que  dans  son  intègre  probité  Edouard 
manquait  de  délicatesse.  11  lit  à  la  marquise 
le  même  présent  que  lui  avait  renvoyé  Laure. 
Elle  l'accepta  ,  non  par  avarice,  mais  parce 
qu  ils  étaient  sur  le  pied  de  s'en  faire  l'un 
à  l'autre;  échange  auquel,  à  la  vérité,  la 
marquise  ne  perdait  pas.  Malheureusement 
elle  vint  à  savoir  la  première  destination  de 
ce  présent,  et  comment  il  lui  était  revenu. 
Je  n'ai  pas  besoin  de  dire  qu'à  l'instant  tout 
fut  brisé  et  icté  par  les  fenêtres.  Qu'où  juge 
de  te  que  dut  sentir  en  pareil  cas  une  maî- 
tresse jalouse  ,  et  une  femme  de  qualité. 

Cependant  plus  Laure  sentait  sa  honte, 
moins  elle  tentait  de  s'en  délivrer;  elle  y 
restait  par  désespoir,  et  le  dédain  qu'elle 
avait  pour  elle-même  rejaillissait  sur  ses  cor- 


336        LA     NOUVELLE 

inplenrs.  Elle  n'était  pas  IJcie  ;  quel  droit 
ciU-clle  eu  de  l'être?  mais  un  profond  sciiti- 
ancnt  d'ignominie  qu'on  voudroit  en  vain 
repousser;  l'affreuse  tristesse  de  l'opprobre 
qui  se  sent  et  ne  peut  se  fuir;  l'indignation 
d'un  cœur  qui  s'honore  encore  ,  et  se  sent  à 
jamais  dt'.shonoré;  tout  versait  le  remords  et 
l'ennui  sur  des  plaisirs  abhorrés  par  l'amour. 
Un  respect  étranger  à  ces  âmes  viles  leur 
fesait  oublier  le  ton  de  la  débauche  ;  un  trou- 
hle  involontaire  empoisonnait  leurs  trans- 
j)orts  ,  et  touchés  du  sort  de  leur  victime  ,  ils 
s'en  retournaient  pleurant  sur  elle  et  rougis- 
sant d'eux. 

La  douleur  la  consumait.  Edouard^  qui 
pcu-à-peu  la  prenait  en  amitié  ^  vit  qu'elle 
«'était  que  trop  aflligée,  et  qu'il  fallait  plutôt 
la  ranimer  que  l'abattre.  Il  la  voyoit  ;  c'était 
déjà  beaucoup  pour  la  consoler.  >es  entre- 
tiens firent  plus  :  ils  l'cucouragèrcnt.  Ses 
discours  élevés  et  grands  reHdaient  à  son 
auie  accablée  le  ressort  qu'elle  avait  perdu. 
<^uel  effet  ne  fesaient-ils  point  partant  d'une 
bouche  aimée  ,  et  pénétrant  dans  un  cœiu- 
bien  né  que  le  sort  livrait  à  la  honte  ,  mais 
que  la  nature  avait  fait  pour  rnonnétcté? 
C'est  dans  ce  caur   qu'il»   Uouvaicut  de  la 

pris» 


H  É  L  O  ï  s  E.  337 

prise  ,  et  qu'ils  portaient  avec  fruit  les  leçons 
de  la  vertu. 

Par   CCS   soins  bicnfcsans  ,   il   la    Ht  enfin 
mieux  penser  d'elle.  S'il  n'y  a  de  ilélrissure 
éternelle  que  celle  d'un  cœur  corrompu,  je 
sons  en  moi  de  quoi  pouvoir  effacer  ma  honte. 
Je  serai  toujours  méprisée,  mais  je  ne  méri- 
terai plus  de  l'être  ;  je  ne  me  mépriserai  pins. 
Kcliappéc  à  l'horreur  du  vice  ,  celle  du  mé- 
pris m'en  sera  moins  anicre.  Eh  !  que  m'im- 
portent les  dédains  de  toute  la  terre  ,  quand 
J<J dOîia7-d n\citimcra  ?  Qu'il  voieson  ouvrage 
et  qu'il  s'y    complaise  ;    seul  il  me   dédom- 
magera de  tout.  Quand  l'honneur  n'y  gagne- 
rait rien  ,  du  moins  l'amour  y  gagnera.  Oui , 
donnons  au  cœur  qu'il  enûarame  une  habi- 
tation plus  pure.  Sentiment  délicieux  !   je  ne 
profanerai  plus  tes  transports.  Je  ne  puis  être 
heureuse;  je   ne    la  serai  jamais,   je  le   sais.. 
Hélas!  je  suis  indigne  des  caresses  de  l'amour, 
mais  je  nen  souffrirai  jamais  d'autres. 

Son  état  était  trop  violent  pour  pouvoir 
durer;  mais  quand  elle  tenta  d'en  sortir,  clic 
y  trouva  des  difficultés  qu'elle  n'avait  pas 
prévues.  Elle  éprouva  que  celle  qui  renonce 
au  droit  sur  sa  personne  ne  le  recouvre  pas 
eomme  il  lui  |)lait ,  et  que  l'honneur  est  nue 
j\ouyt://c;  HUoiiC.  Touic  IV.  T 


S38        L  A     îsî  O  U  V  E  L  L  E 

saiivc-p;aide  civile  qui  laisse  bien  faibles  ceux 
qui  l'ont  perdu.  Elle  ne  trouva  d'autre  parti , 
]îOur  se   retirer  de  l'oppressiou  ,  que  d  aller 
l)rusquemc'nt   se    jeter    dans    un    couvent   et 
(i'abandonuor  sa  maison  pres([uc  au  pillage; 
car  elle  vivait  dans  une  opulence  couunune 
ù   ses  pareilles  ,    sur-tout    en   Italie  ,   quand 
l'dge  et  la  figure  les  font  valoir.  Elle  n'avait 
rien  dit  à  Jiomslon  de  son  projet,  trouvant 
une  sorte  de  bassesse  à  en  parler  avant  l'exé- 
cution. (^)uaiid    elle  fut   dans  son  asile,   elle 
le  lui  marqua  par  un   billet,  le  priant  de  la 
protéger  contre   les  gens  puissans  qui  s'inté- 
ressaient à  son   désordre,  et  que  sa  retrait-.', 
allait  offenser.  11  courut  chez   elle  assci  tôt 
pour  sauver  ses  elfets.  (^)uoiqu'étranger  dam 
Rome,  un  grand  seigneur  considéré  ,  rielie  , 
et  plaidant  avec  force  la  cause  de  l'honnéicté, 
y  trouva  bientôt  assez  de  crédit  pour  la  main- 
tenir dans  son    couvent  ,   et    même  1  y  i.iire 
jouir  d'une  pen-jion   que  lui  avait  laissée  le 
card  nal  auquel  ses  parent  l'avaient  vendue. 
Il  fut  la  voir.  Elle  était  belle;  elle  aimait; 
elle   était  pénitente  ;  clic  lui   devait  tout   ce 
qu'elle  allait  être.  (^)ue  de  titres  pour  touclier 
uncii-ur  connue  le  sien  !  Il  vint  plein  de  tous 
lc8  sciitiiuens  qui  peuvent  porter  au  bicu  le» 


H  E  L  O  1  s  E.  339 

cœnrs  sensibles  ;  il  n'y  manquait  que  celui 
qui  pouvait  la  rendre  heureuse  ,  et  qui  ne 
dépondait  pas  de  lui.  Jamais  elle  n'en  avait 
tant  espe'ré  ;  elle  était  transportée  :  elle  se 
sentait  déjà  dans  l'état  auquel  on  remonte 
si  rarement.  Elle  disait  :  Je  suis  honnête  ; 
uu  homme  vertueux  s'intéresse  à  moi  ; 
Jimour  ,  je  ne  rej^rctte  plus  les  pleurs  , 
les  soupirs  que  tu  me  coules  -,  tu  m'as  déjà 
payé  de  tout.  Tu  fis  ma  force  et  lu  fais  ma 
récompense;  eu  me  fesaut  aimer  mes  devoirs, 
tu  deviens  le  premier  de  tous.  Ce  bonheur 
n'était  réservé  qu'à  moi  seule.  C'est  l'aiiiour 
qui  m'élève  et  m'honore  ;  c'est  lui  qui  m'ar- 
rache au  crime  ,  à  l'opprobre  ;  il  ne  peut 
plus  sortir  de  mon  coeur  qu'avec  la  vertu. 
O  Edouard!  quand  je  redeviendrai  mépri- 
sable, j'aurai  cessé  de  t'aimer. 

Cette  retraite  fit  du  bruit  :  les  âmes  basses, 
qui  jugent  des  autres  par  elles-mêmes,  ne 
purent  imaginer  f\\\  Edouard  n'eut  mis  à 
cette  affaire  que  de  l'intérêt  et  de  l'honnêteté. 
Laure  était  trop  aimable  pour  que  les  soins 
qu'un  homme  prenait  d'elle  ne  fussent  pas 
toujours  suspects.  La  niarqiuse  ,  qui  avait  ses 
espions  ,  fut  instruite  de  tout  la  ])remièie  , 
et  ses  cmpoitemcus,  qu'elle  ne  put  contenir, 

ï     2 


340      LA     ]V  O  U  V  E  L  L  E 

nclievîMTiit(]cdivul|;uci-son  iulrij^nc.  I.o  brnit 
cii  parvint  au  marquis  jll^qlJ'à  Vienne;  et 
riiivcr  suivant  il  vint  à  Kouic  cliciclier  ua 
coup  d'epc'c  pour  rcubîir  son  honneur  qui 

n'y  S'''-o>ia  '•<'"• 

Ainsi  coinmcnccrcnt  CCS  doubles  liaisons, 
qui  ,  dans  un  pays  connue  lllalic  ,  exposèrent 
7;rf<3Mrtrià  mille  pcrilsdc  toute  espèce;  lanlôt 
de  la  part  d'un  militaire  outrait  ,  t:n]lot  de 
la  part  d'une  IVmnie  jalouse  cl  vindicative; 
tantôt  de  la  part  de  ceux  qui  s'étaient  attachés 
à  LaiircQi  que  sa  perle  mil  en  fureur.  Liaisons 
])izarres  s'd  eu  fut  jamais,  qui  l'environnant 
dcpcrilssausutilité,  lepartageaienl  enlrcdeux 
maitrcfscs  ijassionncts  ,  sans  en  pouvoir  pos- 
séder aucune;  refuse  de  la  courtisannc  qu'il 
nairnait  pas,  refusant  riiouncte  femme  qu'il 
adorait  ;  toujours  vertueux  ,  il  csl  vrai ,  mai» 
croyaul  toujours  servir  la  sagesse  en  n'icou- 
taut  qne  ses  passions. 

Jl  n'est  pas  aisé  «le  dire  quelle  espèce  de 
svuipalhie  pouvait  unir  deux  caractères  si 
opposés  <[ue  ceux  d'/:^ciou^rd  et  de  la  mar- 
quise; mais  maigre  la  diflcrcnce  de  leurs 
principes,  ils  ne  pment  jamais  se  détacher 
j>,»rl.iiteuicnt  l'iui  de  l'antre.  0\\  peut  juj^jcr 
du  désespoir  de  celle  icumie  emporlce  tj^uand 


H  E  L  O  I  s  E.  341 

cHc  crtit  s'être  donnée  une  rivale  ,  et  quelle 
rivale  !  par  son  iiuprudente  générosité.  Les 
reproches  ,  les  dédains  ,  les  outrages,  les  me- 
naces ,  les  tendres  caresses,  tout  tut  employé 
tonr-à-tour  pour  détacher  Edouard  de  cet 
indigne  commerce  ,  où  jamais  elle  ne  put 
croire  que  son  cœur  n'eût  point  de  part.  Jl 
demeura  ferme  ;  il  l'avait  promis.  Laiire  avait 
borné  son  espérance  et  son  bonheur  à  le  voir 
quelquefois.  Sa  vertu  naissante  avait  besoin 
d'appui  ,  elle  tenait  à  celui  qui  l'avait  fait 
naître;  c'était  à  lui  de  la  soutenir.  V^oilà  ce 
qu'il  disait  à  la  marquise,  à  lul-mcnie  ;  et 
peut-être  ne  se  disait-il  pas  tout.  Où  est 
l'homme  assez  sévère  pour  fuir  les  regards 
d'un  objet  charmant,  qui  ne  lui  demande 
que  de  se  laisser  aimer?  où  est  celui  dont 
les  larmes  de  deux  beaux  yeux  n'entlent  pas 
lui  peu  le  cœur  honnête  ?  où  est  i'iiomme 
bienfaisant  dont  l'utile  aniour-proprc  n'aime 
pas  à  jouir  du  fruitde  ses  soins  ?  Il  avaitrcndu 
Lanre  trop  estimable  pour  ue  faire  que 
l'estimer. 

La  marquise  n'ayant  pu  obtenir  qu'il  cessât 
de  voir  cette  iulortunée  ,  deviut  furieuse; 
sans  avoir  le  courage  de  rompre  avec  lui ,  elle 
le  prit  daiis   une  espèce  d'Inrrcur.  Elle  fré- 

T  3 


343        L  A     N  O  U  V  E  L  L  E 

unissait  en  voyant  son  carrosse  ,  le  bruit  de 
fccs  pas  en  montant  l'escalier  la  faisait  pal- 
piter d'cBroi.  Elle  était  prête  à  se  trouver  mal 
?i  sa  vue.  Elle  avait  le  cœur  serre'  tant  qu'il 
restait  auprès  d'elle  ;  quand  il  partait  elle 
l'accablait  d'imprécations;  si-tôt  qu'elle  no 
le  vovait  plus  elle  pleurait  de  rage;  elle  no 
pariait  que  de  vengeance  :  son  dépit  sangui- 
Vaho  ne  lui  dictait  que  des  projets  dignes 
d'elle.  Elle  fi  tplusicur- fois  attaquer /;jo7/(//-J 
fiorlant  du  cou\ent  de  Laurc.  Elle  lui  tendit 
dos  pièges  à  cUc-uiêino  |)our  l'en  faire  sortir 
et  l'enlever.  Tout  cela  ne  put  le  guérir.  Il 
yctournait  le  lendemain  chez  celle  qui  l'avait 
voulu  faire  assassiner  la  veille  ;  et  tou)ours 
9vec  son  chimérique  projet  de  la  rendre  à  la 
raison  ,  il  exposait  la  sienne  ,  et  nourrissait 
^a  faiblesse  du  zèle  de  sa  vertu. 

Au  bout  de  quelques  mois  le  marquis  mal 
guéri  de  sa  Idessure  mourut  en  Allemagne, 
peut-être  de  douleur  de  la  mauvaise  conduite 
Ùo  sa  feimne.  Cet  événement  ,  qui  devait 
j-npproclicr  Edouard  de  la  marquise  ,  ne 
Hervit  qu'à  l'en  éloigner  encore  plus.  Il  lui 
trouva  tant  d'empressement  à  mettre  b  profi* 
«a  liberté  recouvrée  qu'il  frémit  de  s'en  pré- 
Tnloir,  Le  seul  doute  si  la  blessure  du  luar- 


H  É  L  O  ï  s  E.  S43 

quis  n'avait  point  contribué  à  sa  mort  effraya 
son  cœur,  et  lit  taire  ses  désirs.  Il  se  disait: 
Les  droits  d'un  époux  meurent  avec  lui  pour 
tout  autre;  mais  pour  son  meurtrier  ils  lui 
survivent  et  deviennent  inviolables.  Quand 
riunnauité  ,  la  vertu  ,  les  lois  ne  prescri- 
raient rien  sur  ce  point  ,  la  raison  seule  ne 
nous  dit-elle  pas  que  les  plaisirs  attaches  à 
la  reproduction  des  hommes  ne  doivent  point 
être  leprix  de  leur  sang;  sans  quoi  les  moyens 
destinés  à  nous  donner  la  vie  seraient  des 
sources  de  mort,  et  le  genre  humain  périrait 
par  les  soins  qui  doivent  le  conserver. 

Il  passa  plusieurs  années  ainsi  partagé  entre 
deux  maîtresses  ;  flottant  sans  cesse  de  l'une 
à  l'autre  ;  souvent  voulant  renoncer  à  toutes 
deux  et  nen  pouvant  quitter  aucune  ,  repoussé 
par  cent    raisons  ,  rappelé  par   mille  senti- 
mens  ,  et  chaque  jour   plus   serré    dans  ses 
liens  par  ses  vains  efforts  pour  les  rompre  ; 
cédant  tantôt   au    penchant  ,   et  tantôt    au 
devoir  ;  allantde  Londres  à  Rome  et  de  Rome 
à  Londres  sans  pouvoir  se   lixer  nulle  part; 
toujours  ardent ,  vif,  passionné  ,  iama's  laible 
ni  coupable  ,  et  fort  de  son    ame  grande  et 
belle    quand   il  pensait  ne    l'être   que    de   sa 
maison  ;  cufiu  tous  les  jours  uiéditaut   des 


344       I'  A     NOUVELLE 

folies,  et  tous  les  jouis  revenant  I»  lui  ,  prêt 
à  Ijiiser  SCS  indignes  lers.  C'est  dans  ses  pre- 
uiiers  uiomcns  de  dej^oiit  qu'il  faillit  s'at- 
tacher à  Julie  ,  et  il  paraît  sur  qu'il  l'eut 
fait  ,  s'il    n'eût  pas  trouve  la   place  prise. 

Cependant  la  uitirquisc  perdait  toujours 
du  terrain  par  ses  vices  ;  Laure  en  gagnait 
par  ses  vertus.  Au  surj)kis  la  constance  f/tait 
t'galc  des  deux  côlcs  ;  mais  le  mérite  n'était 
pas  le  même  ;  et  la  marquise  avilie  ,  de'gradéc 
J)ar  tant  de  crimes,  linit  par  do!iner  à  sou 
nujonrsans  espoir  les  suppltuiens  que  n'avait 
pu  supporter  celui  de  Z.7m;v.  A  cliaque 
voyage,  JJomsion  trouvaità  celle-ci  de  nou- 
velles perfections.  Elle  avait  ajipris  l'anglais, 
clic  savait  par  creur  tout  ce  qu'il  Int  avait 
conseillé  délire;  elle  s'instruisait  dans  toutes 
les  connaissances  qu'il  paraissait  aimer  :  elle 
clierciiait  à  luouler  son  auie  sur  la  sienne 
et  ce  qu'il  y  restait  de  son  fond  ne  la  déparait 
pas.  Elle  était  encore  dans  l'àgc  où  la  beauté 
croît  avec  les  années.  La  marquise  était  dans 
celui  où  elle  ne  fait  plus  que  décliner  ;  et 
quoiqu'elle  eut  ce  ton  du  sentiment  qui  plaît 
<t  qui  touclie  ,  qu'elle  parlât  d'humanité, 
de  (idélilt:  ,  de  vertus  avec  grâce;  tout  cela 
devcuail  ridicule  par  sa  coudiUtc  ,  ci  sa  repu- 


H  É  L  O  ï  s  E.  345 

tation  démentait  tous  ces  beaux  discours. 
Edouardla  conuahsdh  trop  pour  eu  espérer 
plus  rien.  Il  s'en  détachait  iuseusiblemeut 
sans  pouvoir  s'en  détacher  tout-à-fait  ,  il 
s'approcliait  toujours  de  riudifféreucc  sans 
pouvoir  jamais  y  arriver.  Sou  cœur  le  rap- 
pelait sans  cesse  chez  la  marquise  ;  ses  pieds 
l'y  portaieutsansqu'ily  sougcût.  Un  horama 
sensible  n'oublie  jamais  ,  quoi  qu'il  fasse, 
l'intimité  dans  laquelle  il  a  vécu.  A  fore» 
d'intrigues  ,  de  ruses  ,  de  noirceurs  ,  elle  par- 
vint enfin  à  s'en  faire  mépriser;  mais  il  la 
méprisa  sans  cesser  de  la  plaindre,  sans  pou- 
voir jamais  oublier  ce  qu'elle  avait  fait  pour 
lui  ni  ce  qu'il  avait  senti  pour  elle. 

Ainsi  dominé  par  ses  habitudes  encore  plus 
que  par  scspcuehans,  Edouard  ne  pouvait 
rompre  les  attachemcns  qui  l'attiraient  à 
Rome.  Les  douceurs  d'un  ménage  hcurcuv  hu 
firent  désirer  d'en  établirun  semblable  avant 
de  vieillir.  Quelquefois  il  se  taxait  d'injustice  , 
d'ingratitude  même  envers  la  nurquisc  ,  et 
n'imputait  qu'à  sa  passion  les  vices  de  sou 
caractère.  Quelquefois  il  oubliait  le  premier 
etatdc  Lanre,cl  son  cœur  franchissait  sans 
y  songer  la  barrière  qui  le  séparait  d'elle. 
TcujourschercUaotdanssa  raisoudes  excuses 


S46       L  A     N  O  U  V  E  L  L  E 

a  son  penchant  ,  il  se  fit  de  son  dernier 
voyage  un  motif  pour  éprouver  son  ami,  sans 
songer  qu'il  s'exposait  lui  -  uièuie  à  une 
épreuve  dans  laquelle  il  aurait  succombe' sans 
lui. 

Le  succès  de  cette  entreprise,  et  le  dcnoue- 
jnent  des  scènes  qui  s'y  rapportent  ,  sont 
délaillc'esdaiis  la  XII'  lettre  de  la  V'  partie 
tt  dans  la  fil'  de  la  VI'  ,  de  manière  h 
ïi'avoir  plus  rien  d'obscur  à  la  suitederabrégc 
précédent.  Edouard  aime  de  deux  maî- 
tresses ,  sans  en  posséder  aucune  ,  paraît 
d'abord  dans  une  situation  risible  :  mais  sa 
vertu  lui  donnait  en  lui-même  une  jouissancs 
plus  douce  que  celle  de  la  beauté  ,  et  qui 
ne  s'cpu.se  pas  comme  elle.  Plus  heureux 
dos  plaisirs  qu'd  se  refusait  que  le  volup- 
tueux ne  l'est  de  ceux  qu'il  goùtc  ,  il  aima 
plus  long-temps  ,  resta  libre  et  jouit  mieux 
de  la  vie  que  ceux  qui  l'usent.  Aveugles  que 
I30US  sonunes  ,  nous  la  passons  tous  à  courir 
pprès  nos  chimères.  Eh  !  ne  saurons-nous 
jamais  que  de  toutes  les  folies  des  lionuncs  , 
il  n'y  a  que  celles  du  juste  qui  lo  rendent 
heureux  \ 

FIN, 


TABLE 

DES    LETTRES 

ET    MATIÈRES 

Contenues  en  ce  volume, 

r 

JLjettre  QtTATRijiME,  tlo  miloid 
Edouard  à  Saiut-Preux. 

//  ////  demande  PexpUcation  des  clingrim 
secrets  de  madame  de  ff-^olmar ,  desi/ueh 
Saint-Preux  lui  aidait  parlé  dans  unA 
lettre  qui  n'a  pas  été  reçue.  pa^-e   t 

Let.  V  ,  de  Saiiit-Prcux  à  milord  Edouard. 

Incrédulité  de  M.  de  Tf^olmar  ^  cause  de^ 
chagrins  secrets  de  Julie.  a 

Let.  TI  ,  de  Saint-Preux  à  milord  Edouard, 

./arrivée  de  madame  d'Urhe  arec  sa  filU 
chez  JI-  de  ff^'ohnar.  Transports  et  féteg 
à  l'occasion  de  cette  réunion.  2  3 

Let.  vu  ,  de  SaiiU-Preux  à  luilord  Edouard* 

Çrdrt    et  gaieté  qui    règntnt   càeJi  M.   tié 


S48  TABLE. 

Tfolmar  daiis  le  temps  des  refidan^fr. 
Le  baron  d'Étange  et  Saint-Preux  sin- 
cèrement rétonciliés.  «^-^ 

Let.  VIH,  de  Saint-Preux  à  ^I  »le  ^Vollllal•. 

fftuul-Prtux  parti  atcc  milord  Edouard 
pour  Rome.  Il  témoigne  à  M,  de  //  olmar 
la  joie  oh  il  est  d'avoir  appris  qu'il  lui, 
destine  Vcducation  de  ses  en/ans.  Si 

LtT.  IX,  de  Saint-Preux  à  mailauic  d'Orbe. 

//  lui  rend  compte  de  la  première  }ournc<i 
de  son  royale.  Aoup-elles  /'ail'lesses  de  son 
cœur.  Son^e  funeste.  jMilord  Edouard 
le  ramène  à  Clarcns  pour  le  sucrir  de 
ses  craintes  chiun'rijues.  Sur  que  Julie 
est  en  bonne  santé  ^  Saint-Preux  repart 
sans  la  voir.  ^^ 

Lkt.  X  ^  de  luadaitie  d'Orbe  a  Saint-Preux. 

HUe  lui  reproche  de  ne  s'être  pas  montré 
aux  deux  cousines.  Impression  que  fait 
sur  Claire  le  rcvc  de  Saint-Preux.        6S 

I.ET.  XI  ,  de  ^J.  (le  Wohuar  à  Saint-Preux. 

//  la  plaisi.nle  iur  son    rî*>e  ,   et  lui  Jait 

quelques 


TABLE.  349 

tfvelpies  légers  reproches  sur  le  som^enir 
de  ses  anciennes  amours.  72 

ÎLet.  Xn  j  de  Saiut-Preus  à  M.  de  Woliuar. 

'anciennes  amours  de  milord  Edouard. 
Blotîf  de  son  voyage  à  Borne.  Dans  quel 
dessein  il  a  emmené  avec  lui  Saint-Preux. 
Celui-ci  ne  souffrira  pas  ijuc^son  ami 
fasse  un  mariage  indécent;  il  demanda 
à  ce  sujet  conseil  à  31.  de  TPolmar ,  et 
lui  recommande  le  secret.  74 

Let.  VIIT  ,  de  madame  de  Wolmar  à  ma- 
dame d'Orbe. 

Elle  a  pénétré  les  secrets  sentimens  de  sa 
cousine  pour  Saivt-Preux  \  lui  représente 
le  danger  qu'elle  peut  courir  afec  lui,  et 
lui  conseille  de  repenser.  80 

X.ET.  XIV  ,  d'Henriette  à  sa  mère. 

Elle  lui  témoigne  Vennui  ou  son  absence  a, 
mis  tout  le  monde  ;  lui  demande  des 
présens  pour  son  petit  Mali  y  et  ne  s'ou- 
blie pas  elle-même.  10^ 

Ifoucelle  Héloise.  Tome  IV.  V 


^50  TABLE. 

SIXIÈME    PARTIE. 

Lettre  premikrk,  de  madame  d'Orbe  à 
madame  de  Wolmar. 

£Ue  lui  apprend  son  nrrivce  à  Lausanne  y 
oh  elfe  Viniile  de  venir  pour  la  noce  de 
son  frère.  io3 

Let.  II  ,  de  madame  d'Orbe  à  madame 
de  Wolmar. 

JClle  instruit  sa  cousine  de  ses  sentimens 
pour  Saint-Preux.  Sa  gaieté  la  mettra 
toujours  à  Vabri  de  tout  danger.  Ses 
raisons  pour  rester  vente.  ïo5 

Let.   lir  ,    de   mdord    Edouard   à    M.    de 

Wolmar. 

Jl  lui  apprend  Vlieureux  dinouement  de 
ses  aventures  ,  effet  de  la  sage  conduite 
de  Saint-Preux  y  et  accepte  les  offres 
cjue  lui  a  fait  M.  de  ff'ohnar  ,  de  venir 
passer  à  Clarens  le  reste  de  ses  jours,  i  27 

Let.  IV  ,  de  M.  de  "Wolmar  à  milord 
Edouard. 

Jl  r invite  de  nouveau   à  venir  partager f 


TABLE.       ,  35i 

lui  et  Saint-Preux  ,   le  bonheur   de  sa 
maison.  140 

Let.  V  ,  de  madame  d'Orbe  à  madame  de 
Wolmar. 

Caractère  ,  goûts  et  mœurs  des  liahitaTis 
de  Genève.  148 

Let.  VI ^  de  madame  de  Wolmar  à  Saint- 
Preux. 

JËUe  lui  fait  part  du  dessein  qu'elle  a  de 
le  marier  avec  madame  d'Orbe  /  ////  donne 
des  conseils  relatifs  à  ce  projet ,  et  combat 
ses  maximes  sur  la  prière  et  sur  la 
liberté,  1 5>7 

Let.  VII  ,  de  Saint-Preux  à  madame  de 
Wolmar. 

//  se  refuse  au  projet  formé  par  madame 
de  fP^olmar  de  l'unir  à  madame  d'Orbe, 
et  par  quels  motifs.  Il  défend  son  senti- 
ment sur  la  prière  et  sur  la  liberté.    177 

Let.  VIII,  de  madame  dcWohnar  à  Saiut- 
Prcnx. 

Elle  lui  fait  des  reproches  dictés  par  /'n- 

V  a 


252  TABLE. 

mitiê  f  et  h  quelle  occasion.  Douceurs  dn 
désir  et  charme  de  l'illusion.  Douceurs 
de  Julie  ,  et  quelles.  Ses  alarmes  par 
rapport  à  l' incrédulité  de  son  mari  cal- 
mées j  et  par  quelles  raisons.  Elle  infonna 
Saint-Preux  d'une  partie'  qu'elle  doit 
faire  à  Chillon  arec  sa  famille.  Funeste 
presseu  tiuicn  t.  2  o  3 

Let.  IX,  de  Faiichoii  Anct  ù  Saiiit-Prcuï. 

Madame  de  Tf  'olmar  se  précipite  dans 
l'eau  ,  oii  elle  voit  tomber  un  de  ses 
enfaus.  2J4 

Let.  X  ,  à  Saiiit-Picnx  ,  cnnuncncéc  par 
inatlaiiie  d'Orbe  et  acLcvc'c  par  .M.  de 
Woiuiar; 

Mort  de  .hilic.  23^ 

Let.  XI,  de  lAL  de  \\'oliiiar  à  Saint-Preux. 

Détail  circonstancié  de  la  maladie  de  ma- 
dame de  fJ  olmar.  Ses  divers  en  Ire  tiens 
arec  sa  famille  et  arec  un  ministre ,  sur 
les  ol>/\is  les  plus  importans.  Retour  dt 
Claude  ^-/net.  'J'raiiqiiillité  d'ame  de 
Julie  au  sein    dt    la   mort.  Elle  expire 


T  A.  B  "L  E.  *63 

tnfre  les  bras  de  sa  cousine.  On  la  croit 
faussement  rendue  à  la  rie,  et  à  quelle 
occasion.  Comment  le  rêve  de  Saint-PreuH 
est  en  quelque  sorte  accompli.  Conster- 
nation  de  toute  la  maison.  Désespoir  de 
Claire.  .  ^38 

Let.  XII  ,  de  Julie  \  Salnt-Pren-î  :  cette 
lettre  était  incluse  dans  la  précédeutc. 

)Julie  regarde  sa  mort  comme  un  bienfait 
du  ciel  et  par  quel  motif.  Elle  engage 
de  nouveau  Saint- Preux  à  épouser  ma- 
dame d'Orbe,  et  le  charge  de  r éducation, 
de  ses  enfans.  Derniers  adieux.         3i3 

i,ET.  XIII  ,  do  madame  d'Orbe  a  Saint- 
Preux. 

Elle  lui  fait  Pareu  de  ses  sentiment  pour 
/ni  ,  et  lui  déclare  en  même-temps  quelle 
veut  toujours  rester  libre.  Elle  lui  repré- 
sente Vimportance  des  devoirs  dont  il  est 
chargé;  lui  annonce  chez.  M.  de  ffohnar 
des  dispositions  prochaines  à  abjurer 
son  incrédulité  ;  V invite  ,  lui  et  milord 
lldovard  ,  à  se  réunir  au  plutjt  à  la 
(aniilU  de  Julie,    f-'ive  peinture  de   l'a- 


354  T  A  B  L  E. 

viitic  la  plus  tendre  el  de  la  y  lus  amère 
douleur.  3jg 

Les  a wo urs   de  milort»   Edouard 

BOM  STOX. 

Edouard  fait  connaissance  à  Borne  atec 
vne  dame  napolitaine.  Caractère  de  cette 
dame.  Nature  de  leur  liaison.  Cette  dame 
veut  lui  donner  une  maîtresse  subalterne. 
Danger  d'une  situation  qu'Edouard 
évite.  Caractère  de  Laurc  :  c^ct  du  véri^ 
table  amour  sur  elle.  Edouard  la  visite 
souvent  sanv  P aimer.  Effet  terrible  de 
son  assiduité  auprès  de  Laure  sur  la 
marquise.  jMure  chaiyge  de  conduite  j  et 
se  retire  dan^  un  couvent.  La  marquise 
hors  d'elle-même  ditulgue  sa  propre  in- 
trigue. Son  mari  l'apprend  .)  I  icunc.  Ce 
qui  en  résulte.  Situation  singulière  d'É^ 
douard.  Entreprise  funeste  de  la  mar- 
quise. Le  marquis  meurt  en  y411emagne. 
Edouard  ne  reut  pas  profiter  de  cet  cvé- 
vement.  Sa  manière  de  titre  jusqu'au 
•moment  où  il  connut  Julie.  32.3 

Fin    de  la   Table  du   qunlrictnc  et   dernier 
Volume. 


V 


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■■    ^^       X"^"-.v,    'H