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TITAM
TE HO.
N^ IH m
Library
of the
Univcrsity of Toronto
I
(EU V RE s
COMPLETTES
DE J. J. ROUSSEAU.
Digitized by the Internet Archive
in 2010 with funding from
University of Ottawa
http://www.arclnive.org/details/oeuvrescomplette37rous
ŒUVRES
COMPLETTES
DE J. J. ROUSSEAU,
ClTOTES DE GekÈVE.
NOUVELLE ÉDITION.
TOME TRENTE -SEPTIÈME*
A PARIS,
(BÉLrjj, Libraire, rue St. Jacques, n**. ao^
Caille , rue de la Harpe, n°. i5o.
Gr.ÊGQiRE, rue du Coq St. Honoré.
\ oLLAKD , quai des Augustiùs , n°. aj.
T 7 9 3.
PIECES
I V E R S E S,
TOME SECOND.
Pièces àif. Toia« II.
PROJET
POUR
L^ ÉDUCATION
DE MONSIEUR
DE SAINTE-MARIE.
V ou s m'avez fait l'Iioiinem-, Monsieur,
df iiK- confier l'iiistructioM de messieurs vos
çnfjiris. C'est à moi il'y repondre par tousmes
soins et par toute l'ctcaduc des lumières que
je puis avoir ; et j'ai cru que pour cela , luoa
premier objet devait être de bien connaître
les sujets auxquels j'aurai à faire : c'est à quoi
j'ai principalement euiployé le temps qu'il y
a quci'ai l'hoMiKMir rl'ètr<- dans votre m-dsofi,
et je crois être suirisan<iri(>nt au fait àc( t e'^^ard
pour pouvoir régler ia-dcssns le pian de ieur
e'cliitition. Il n'est pas uécpssaire que je vous
fasse compliment , iMonsienr, sur ce qup j'y
ai remari. éd'avantacicux; l'aflection que j'ai
courue ^.our eux se déclarera par des marques
A 2
^ PROJET
plus solides que des louanges; et te n'est p»
un père aussi tendre et aussi éclairé que vous
l'êtes, qu'il faut instruire de» belles qualité*
de ses cnfans.
Tl me reste à présent, Monsieur, d'être
éclairci par Tous-mêmc des vues particuiièjx»
que vous pouvez avoir sur chacun d'eux, (la
degré d'autorité que vous êtes dans le desscia
de m'accorder à leur é-ard , et des borne»
que vous donnerez à uies droits pour les
récompenses et les chàtimeus.
11 est probable. Monsieur, que m'ayant
fait la faveur de m'agrcer dans votre maison
avec un appointcment honorable et des dis-
tinctions aalteuses , vous avez attendu do
moi des effets qui ropondisseut a drs condi-
tions si avantageuses ; et l'on voit hiea qu'il
ne fallait pas tant de frais ni de façons pour
donnera messieurs vos enfans un précepteur
ordinaire qui leur apprît le rudiment, l'or-
tboçr.iphe , et le catecbismc. Je me promets
bien aussi de iust.licr de tout mon pouvoir
les espérances favorables que vous avez pa
concevoir sur mou coîupte ; et tout plein
d'ailleurs de fautes et de faiblesses, vous n«
lue trouverez jamais à me dûuealir uu instaut
D'Ê D U C A T I O N. S
s«r le zèle et l'attachement que je dois à mes
cièvcs.
Mais , Monsieur , quelques soins et quel-
ques peines que je puisse prendre, le succès
est bien e'ioigne'de dépendre de moi seul. C'est
riiarmonie parfaite qui doit rc'gncr entre
MOUS, la conBance que vous daignerez m'ac-
corder, et l'autorilc que vocs me donnerez
sur mes élèves , qui d<#'cidera de l'effet de mou
travail. Je crois, Monsieur, qu'il vous est
tout manifeste qu'un homme qui n'a sur des
entans des droits de nulle espèce , soit pour
ircndre ses instructions aimables, soit pour
icur donner du poifîs , ne prendra jamais
d":' coudant sur desespritqui , dans le fond,
qu(^lque précoces qu'on les veuille supposer ,
icglenl toujours à certain âge les trois quarts
de leurs opérations sur les impressions des
sens. Vous sentez aussi qu'un maître obligé
déporter ses plaintes sur toutes les fautes d'un
enfant , se gardera bien , quand il le pourrait
avec bienséance, de se rendre insupportable
en renouveilantsans cesse de vaines lamenta-
tions : et d'ailleurs, mille petites occasions
décisives de faire une correction, ou de
flattera propos, s'échappent dans l'absence
■d'uu père et d'uuemère, ou dans des momcas
A i
6 PROJET
où il serait messc'aiit de les intcnompve aussi
désa-n'ablcmcut ; et l'on n'est plus à temps
d'v revenir dans un autre instant, où leclian-
geineiit des idées d'un enfant lui reiuhait
pernicieux ce qui aurait e'tc' salutaire : enfîa
un enfant qui ne tarde pas à s'apercevoir de
rin.'puissance d'un maître à son c'j,iird , en.
prend occasion de faire peu de cas de ses
défenses et de ses précept s , et de détruire
sans retour l'ascendant que l'autre s'ellnrcait
de prendre. Vous ne devtz pas croire, Mon-
sieur , qu'en parlant sur c«. to!î-'<à , le sou-
haite de me procurer le dro t de maltraiter
messieurs vos enfant par des conps; le me
suis toujours déclaré contre cetlL- métlio?lc :
rien ne me paraîtrait plus triple pour M. de
Sainte-Marie que s'il ne restait que cette voie
de le réduire ; et j'ose me promettre d'oljtenir
désormais de lui tout ce qu'on aura lieu d'ea
exiger, par des voies moins dures et plus con-
venables ^si vous i^outcz le plan que j'ai l'hon-
neur de vous proposer. D'ailleurs, à pailer
franehcment-j si vous pensez, Monsieur, qu'il
y eut de ri<;nominie a monsieur votre lil»
d'être frappé pr.r des mains étrangères, jo
trouve aussi de mon cAté qu'un honnête
liQuuuc ne saurait "uèrc mettre les siennes q
D'EDtyCATION. 7
un usage plus honteux queclr 1rs « in;>lovcrà
maltraiter un enfant. Mais à l'c'^iiard <(• Ui. le
Sainte-Marie, il ne manque pas d^ voif ue
le cliâticr dans le besoin , par des mon Bc•a--
tion5 qui lui feraient encore plus d'impres-
sion, et qui produiraient de meilleurs t;fi"'?ts;
cardans un esprit aussi vif que le sien , l 'idéo
des coups s'eQ'accra aussitôt que la douleur ,
tandis que celle d'un mépris marque, ou
d'une privaliou sensible, y restera beaucoup
plus loiig-tenips.
TJn maître doit être craint ; il faut pour
cela que l'clève soit bien conraincu qu'il est
en droit de le punir : mais il doit sur-tout être
aimé; ctquelmoyc-n auu gouverneur de se faire
aimer d'un entant à qui il n'a iamaisàprojjoscr
que deà occupations contraires à son --oiU ,
si d'ailleurs il n'a If pouvoir de lui accorder
certainespetitcsdouceurs dedétail qui iiecoû-
tent presque ni dépenses ni perte de tefnps , et
qui lie laissent pas , étant raénaj^rcs îi propos,
d'être extrêmement sensibles à un enfjut, et
de l'attacher beaucoup à son maîlif ? J'ap-
puierai peu sur cet article, parce qu'un père
peut sans incouvéuient , se cotiserv r 1^ dio-t
exclusif d'accorder des !ti âces àsoii fi! >, pourvu
qu'il y apporte les précautions suivautci ,ué-.
A 4
8 PROJET
sessairessnr-toutà M. de Sainte-Marie, dont
la vivauitc et le pendant à la dissipation de-
mandent plus de dépendance, i^ Avant que
de lui faiif quelque cadran, savoir secrcte-
inent du gouverneur s'il a lieu détre satisfait
de la conduite de l'enfant. 2". Déclarer au
jeune homme que quand il a quelque grâce
à demander, il doit le faire par la bouche de
son gouverneur, et que s'il lui arrive de la
demander de son chef, cela s»-iil suffira pour
l'en exclure. 3^. Prendre de-ià occasion de
rej)rochcr quelquefois au gotvcrmur qu'il est
trop bon, que sou trop de facilite nuira »u
progrès de son élève, et que c'est h sa prudence
à lui de corriger ce qui manque à la modé-
ration d'iuienfant. 4". (^>ue si le maître croit
avoir quelque raison de s'ojiposïr à quelque
cadeau qu'on voudrait faire à ^u élève, re-
fuser absolument de le lui accorder , jusqu'à
ce qu'il ait trouvé le moyen de f!éi.hir sou
précepteur. Au reste , ri ne sera point du tout
nécessaire d'expliquer au jeune enf.-nt, dans
l'occasion , qu'on lui accorde quelque faveur
précisément , p;;rcc qu'il a bien fait son de-
voir : nuis il vaut mieux qu'il conçoive que
les plai.>irs et les ilouceurs sont les suites na-
turelles de la sagesse et de la bouuc condu^c.
D' ÉDUCATION. 9
que s'il les regardait comme des recompenses
arbitraires qui peuvent dépendre du caprice ,
et qui dans le fond ne doivent jamais être
propose'es pour l'objet et le prix de l'étude et
de la vertu.
Voilà tout au moins, Monsieur , les droits
que vous devez in'accorder sur monsieur vo-
tre fils, si vous sovïhaitez de lui donner une
heureuse éducation , et qui réponde aux
telles qualités qu'il moutre à bien des égards ,
mais qui actuellement sont offusquées par
^beaucoup de mauvais plis , qui demandent
d'être corrigés a bonne heure, et avant que le
temps ait rendu la cliosc impossible. (Jela est
si vrai , qu'ils'en faudra beaucoup , par exem-
ple, que tant de précautions ne soient nécet-
saires envers M. de Condillac ; il a autant
besoin d'être poussé que l'autre d'être rete-
nu, et je saurai bien prendre de moi-même
tout l'ascendant dont j'aurai besoin sur lui :
mais pour M. de Sainte-Marie , c'est un coup
de partie pour son éducation , que de lui don-
ner une bride qu'il sente , et qui soit capable
de le retenir ; et dans l'état où sont les choses,
les sentimens quevous souhaitez, Monsieur,
qu'il ait sur mon compte , dépeucioiit beau-
coup plus de vous que de moi-mêinr.
A 5
10 PROJET
Je suppose toujours , Moti«icnr , que vov»s
n'aurici: j^arde de coufur reMiicalion de incs-
sieiiis vos eiifans à un homme qu? vous ne
croiriez pas difi^uc de votre csliino ; et ne
pensez point , je vous prie , que p;ir le parti
que j'ai pris de ni'attaclicr sans n-sirveà votre
uiaison dans une occasion délicate , j'aie pré-
tendu vous eiiga;:;er vous-même en aucune
manière; il y a bien de la dillerence entre
nous ; en tcsaiit mon devoir autant que vous
m'en laisserez la lii^crté , je ne suis responsa-
ble de rien ; et dans le lond, comme vous
êtes , Monsieur , le maître et le supérieur na-
turel de vos enfans, je ne suis pas en droit
de vouloir à l'égard de leur éducatioii , forcer
voire goût de se rapporter au mien ; ainsi après
vous avoir fait les représentations qui m'ont
paru nécrss lires , sM arrivait que vous n'en
jugeassiez pas de mcnie , ma conscience serait
quitte à cet c^ard , et il ne me resterait qu'à
uie conformera votre volonté. Mais |)(inr
Vous,Moiisieur,nu!le considérât Ion lui mai ne
ne peut balancer ce que vous devez aux mœurs
et à l'éducation de mcshienrs vos enfans; et
je ne trouverais nullement mauvais qu'après
in'avoir découvert des défauts que vous n'au-
riez peut-être pas d'abord aperçus , et qui
D'E D U C A T I O N. ti
seraient d'une certaine conséquence pour mes
élèves , vous vous pourvussiez ailleurs d'un
meilleur sujet.
J'ai donc lieu de penser que tant que vous
me souS'cz dans votre maison, vons n'avea
pas trouvé enmoi de quoi effacer l'estime dont
vous m'aviez honoré. Il est vrai, Monsieur,
que je pourrais me plaindre que dans les
occasions où j'ai pu commettre quelque fau-
te , vous ne m'ayez pas fait l'honneur de m'ea
avertir tout un ment : c'est une grâce que je
vous ai demandée en entrant chez vous^et
qui marquait du uioins ma bonne volonté :
et si ce n'est en ma propre considération , ce
serait du u^oins pour celle de messieurs vos
enfans , de qui l'intérêt serait que je devinsse
un homme parfait, s'il était possible.
Dans ces supponitions , je crois , Monsieur,
que vons ne devez pas faire dilBcnlté de com-
muniquer à M. votre Gis les bons scntimens
que vous pouvez avoir sur mon compte, et
que comme il est impossible que mes fautes et
mes faiblesses échappent à c'cs yeux aussi
clairvoyans que les vôtres , vons ue saurica
trop éviter de vous en entretenir en sa pré-
sence : car ce sont des impressions qui portent
coup ; et j comme ditM. de la Bruyère , le pr^
A 6
ÎI2 • PROJET
iniorsoin deseufansestdechcrcherlescndiolts
faibles de leurs maîtres pour acquérir le droit
de les mépriser : or , je demande quelle im-
pression pourraient faire les leçons d'un hom-
me pour qui sou écolier aurait du niéj)ris ?
Pour me flatter d'un heureux succès dans
l'éducation de M. votre fils , je ne puis doue
pas moins exiger que d'en être aimé , craint ,
et estimé, (^ue si l'on me répondait que tout
cela devait être mou ouvrage , et que c'est ma
faute si je n'y ai pas réussi , j'aurais à me
plaindred'un jugement si injuste. V''ousn'avo2S
jamais eu d'explication avec moi sur l'auto-
rité que vous me permettiez de prendre à soQ
ég rd : ce qui éta;t d'autant plus nécessaire
<}i'e )e commence vn métier que je n'ai jamais
fait; que lui nyant trouvé d'abord une résis-
tance parfaiio à mes instructions et une négli-
gence excessive pour moi , je ti'ai su comtijent
}c réduire; et qu'au moindre mécontentement
il courait chercher un asile inviolable auprès
deson papa, auquel peut-étrcil ne manquait
pas ensuite de conter les choses comme il lui
plai.sait.
Heureusement le mal n'est pas jrrand , à
l'âge cù il est; nous avons eu le loisir de nous
tâlouacrpourainsidirejéciproqucmcnt , sans
D'Ê DUCATION. ïS
que ce retard ait pu porter encore un grand
préjudice à ses progrès, que d'ailleurs la déli-
catesse de sa santé n'aurait pas permis de
pousser beaucoup : (*)mais comme les mau-
vaises habitudesj dangereuses à tout âge,]e
sout infiniment plus à celui-là , il est temps
d'y mettre ordre sérieusement; non pour le
charger d'études et de devoirs, mais pour lui
donner h bonne heure un pli d'obc'issanco et
de docilité qui se trouve tout acquis quaad il
en sera temps,
IVousapprochoasdela fin de l'année : vous
ne saunez, Monsieur, prendre une occasion
pi us na tu) elle que le commencement de l'autre
pour faire un petit discours à M. votre fils à
la portée de son â-c , qui lui mettant devant
les yeux les avantaj^es d'une bouneéducation ,
et les inconvénietis d'une enfance négligée ,
le dispose à se |.réter de bonne grâce à ce que
la connaissance de son intérêt bien entendu
nous fera dans la suite exiger de lui. Après
quoi, vous auriez la bonté de me déclarer en
sa présence que vous me rendez le dépositaire
( ) II était fort languissant quand je suis entré
flans la maison : aujourd'hui sa samé s'afieriràt
visiblement.
u4 PROJET
de votreautoritésur lui, et que vous m'accor-
dez sans réservtle droit de l'oblig;erà roiuplir
son devoir par tous les moyens qui lue paraî-
tront convenables , lui ordonnant , en consé-
quence , de m'obélr comuie à vous - niéuie ,
sous peine de votre indignation. Celte décla-
ration j qui ne sera que pour taire sur lui une
plus vive unprossiou , n'aura d'ailleurs d'eUet
que couforméuicnt à ce que vous aurez pris la
peine de uic prescrire en particulier.
Voilà, Monsieur, les préluninaircs qui ms
paraissent incli-^pensablcs pour s'assurer que
les soins cjuc je duniierai à monsieur votre lils
ne seront pas (le.^ ;.oins perdus. Je vais main-
tenant Udcerl'e.'quissedeson éducation, telle
que j'en avais couru le pian sur ce que j'ai
connu jusqu'ici de son caractère et de vos
vues. Je ne le propose point comme une rè-
gle à laquelle il faille s'attacher, mais comme
un projet qui ayant besoin d'être refondu et
corri;:;é par vos liiniicrcs et parcelles de M.
l'abbc de , servira seulement à lui don-
ÏH-r quelque idée du gcnic de 1 enfant à qui
nous avons à faire ; <rt je m'estimerai trop heu-
reux que M. votre frcre veuille bien me guider
dans Us routes que je dois tenir : il piut étro
flssurc que je me ferai un principe inviolable
D' É D U C A T I O N. la
de suivre entièrement , etseton tonte la petite
portée de mes lumières et de mes talens , les
roiitis qu'il aura pris la peine de me prescrire
avec votre agrément.
Le but qu'on doit se proposer dans l'cdii-
cntion d'iui )cune lioujine , c'est de lui fortner
le cœur , 1c jugement , et l'esprit ; et cela dans
l'ordre qaofcles nomme : la plupart des maî-
tres, les pc'daiîs sur-loiit , regardent l'acqui-
sition et l'entassement des sciences comme
l'uniqne objet d'une belle e'ducation , sans
penser que souvent , comiiie dit Molière ;
Un sot savant est sot plus qu'un soi ignorant.
D'un autre côté, bien des pères méprisant
assez tout ce qu'on appelle études , ne se sou-
cient guère que de former leurs enfans aux
exercices du corps et à ia connaissance du
monde. Entre ces exlrém tés nous prendrons
un juste milieu pour conduire monsieur votre
lils ; les sciences ne doivent pas être négbi^éis ,
j'en parlerai tout-h-l'heure , mais aussi elles
lie doivent pas précéder les mœurs sur-tout
dans un esprit pétillant et plein de IVu, peu
capable d'attention jusqu'à \\\\ certain âge , et
dont le caractère se trouvera décide tiès.cj
i6 PROJET
boune heure. A quoi sert ^ un liouimelcsaroir
de l'airon, si d'ailleurs il ne sait pas penser
uste ? que s'il a eu le malbeur de laisser cor-
rompre sou cœur, les sciences sont dans ««
tétc couiino autant d'armes entre les mains
d'un furieux. De deux personnes également
engafre'es dans le vice, le moins habile fera
toujours le moins de mal ; et les sciences ,
même les plus spéculatives etles plus éloignées
en apparence de la société, ne laissent pas
d'exercer l'esprit, et de lui donner en l'cxcr-
rant une force dont il est facile d'abuser dans
le commerce de la vie quand ou a le cœuc
mauvais»
Il y a plus à l'c'^iard de ^\. de Sainte-
Jllurie. Il a conçu un dégoût si fort contre
tout ce qui porte le nom d'étude et d'ap-
plication , qu'il faudra beaucou[) d'art et do
temps pour le détruire, et il ocrait fâcheux
que ce temps-là fût perdu pour lui : car il
y aurait trop d'inconvénicns à le contraindre ,
et il vaudrait encore mieux «{u'il ignorât
entièrement ce que c'est qu'études et que
sciences , que de ne les connaître que pour
les détester.
A l'égard delà religion et de la morale , c«
n'est point par la luulliplicilc des prcteptes
D' E D U C A T I O N. 17
qu'on pourra parvenir à lui en inspirer des
principes solides, qui servent de règles à sa
conduite pour le reste de sa vie. Excepté les
éleuicns à la portée de son âge, on doit moins
sonj^er à fatiguer sa méuioirc d'un détail de
lois et de devoirs , qu'à disposer son esprit
et son cœur à les connaître et à les goûter,
à mesure que l'occasion se présentera de les
lui développer ; et c'est par-là même que ces
préparatifs sont tout-à-fait à la portée de
son âge et de son esprit, parce qu'ils ne ren-
ferment que des sujets curieux et intéressans
sur le couuaerce civil , sur les art« et les
métiers , et sur la manière variée dont la
Providence a rendu tous les hommes utiles
et nécessaires les uns aux autres. Ces sujets
qui sont plutôt des matières de conversations
et de promenades que d'études réglées, au-
ront encore divers avantages dont l'effet me
paraît infaillible.
1°. M'aËFectant point désagréahlemcnt sou
esprit par des idées de contrainte et d'étudo
réglée, n'exigeant nas de lui vwie attentiou
pénible et continue , ils n'auront rien de
nuisible à sa santé. 2*^. Ils accoutumeront^
bonne heure son esprit à la réflexion , et h
considérer les choses par leurs suites et pav
-ïS PROJET
leurs iffcts. 3*^. Ils le reudront cuiîevii et
lui iuspiieiontdu goût pour les sciences natu-
jrellcs.
Je devrais ici aller nu-devant d'une im-
prcssioa qu'on pourrait recevoir de moa
pro)Ct, eu s'iiuagMi.Ttit qiif je nccbeichc qu'à
lii'egaycr moi-jucnie , et à nie dcharrasscr de
ce que les icçuj.^ oui de sec et d'enuuycux ,
pour me procurer une occupation plus agréa-
ble. Je ne crois pas, Monsieur, qu'il puiASe
vous tomber dans l'esprit de penser ainsi sur
Kiou compte. Peut-être jamais homme ne se
fit une alTaire plus importante que celle que
je me fais , de l'éducation de messieurs vos
enfaus, pour peu que vous veuiliicz seconder
luou zèle : vous n'avez pas eu lieu tie vous
apercevoir jusqu'à présent que je clierclic à
fuir le travail ; mais je ne crois point que pour
se donner un air de zèle et d'occupation , un
maître doive affecter de surcharger ses élèves
d'un travail rebutant et sérieux , de leur
montrer toniours une contenance S('vèrr et
fâchée, et de se faire ainsi à leurs dé.xMis la
réput tion d'homme exact et laborieux. Pour
moi , Monsieur , je le déclare une fois pour
toutes; jaloux (usqu'au scrupule de l'accorn-
plisscmcnt de mou devoir, je suis iucapjbr«
D' É D U C .\ T I O N. ï9
de m'eu relâcher jamais ; mou goût ni mes
principes ne me portent ni à la paresse ni
au relàcbement : mais de deux voies pour
m'aosuier le même succès, je préfe'rcrai tou-
jours celle qui coûtera !e moins de peine et
de désagre'uijnt à mes élèves ; et j'ose assu-
rer , saus vouloir passer pour un homme
tre's-occupé, que moins ils travailleront eïi
apparence , plus eu cCfct je Iravailkiai pour
eux.
S'il y a quelques occasions où la se'vcrité
soit ue'ccssalrc n l'égard des enfaus, c\st dans
les cas ou les n^mirs sont attaquées , ou quand
il s' J^it de corr-ger fie mauvaises habitudes.
Souvent plus un enfant a d'esprit, et plus
la conna:«snnce de ses propres avantages le
rend indocile sur ceux qui lui restent à
acqne'rir. De-Ià , le mépris des inférieurs, la
désobéissance aux supérieurs , et l'impolitesse
avec le» égaux : quand on se crojt parfait,
dans quels travers ne donne-t-on pas ? M. de
Soiii/e-Marie a trop d'intelligence pour no
pas sc;itir ses belles qualités ; mais si l'on n'y
prend garde il y comptera trop, et négligera
d'en tirer tout le parti qu'il faudrait. Ces
semences de vanité ont déjà produit eu lui
YiGM de petits peuchaas nécessaires à corriger.
30 PROJET
C'est h oet égard, Monsieur, que nous n»
saurions agir avec trop de correspondance ;
et il est très-important que dans les occasion»
où l'on aura lieu d'être mécontent de lui , il
ne ironve de toutes parts qu'une apparence
de mépris et d'iudinérence, qui le uiortiliera
d'uutatit plus que ces marques de froideur ne
lui seront point ordinaires, C^esl punir l'or-
gueil par ses propres armes , et l'attaquer dans
sa source même ; et Von peut s'assurer quo
M. de Sainte-Marie est trop bien né , pour
n'être pas intiniment sensible à l'estime des
personnes qui lui sont clicrcs.
La droiture du cœur , quand tUe est
ofîermie par le raisonnement , est la source de
la justesse de l'esprit : un honnête linuuno
pei48e presque toujours juste ; et quand oa
est accoutumé cfcs l'enfance à ne pas s'étour-
dir sur la réflexion , «t à ne se livrer au plaisir
présent qu'après eu avoir pe<é les suites et
balancé les avantages avec les inconvéniens ,
ou a presque , avec un peu d'expérience , tout
l'acquis nécessaire pour former le jugement-
11 semble eu ell'et , que le hon sens dépend
encore plus des senliinens du cœur que des
lumières de l'e.-prit ; et l'on éprouve que les
gt:n& les plus savans et les plus éclairés u*
D' È D U C A T I O N. zr
aont pas toujours ceux qui se conduisent le
mieux dans les affaires de la vie : ainsi après
avoir rempli M. de Sainte-Marie de bons
prijicipcs de morale , on pourrait le regarder
en un sens comme assez avancé dans la science
du raisonnement : mais s'il est quelque point
important dans son éducation , c'est sans
contredit celui-là ; et l'on ne saurait trop
Lien lui apprendre à connaître les hommes,
à savoir les prendre par leurs vertus et même
par leurs faibles , pour les amener à son but,
et à choisir toujours le meilleur parti dans
les occasions difficiles. Cela dépend , en partie
de la manière dont on l'exercera à considérer
les objets et à les retourner de toutes leurs
faces , et en partie de l'usage du monde. Quant
au premier point , vous y pouves contribuer
beaucoup , Monsieur , et avec un très-grand
succès , en feignant quelquefois de le con-
sulter sur la manière dont vous devez vous
conduire dans des incidcns d'invention ; cela
flattera sa vanité , et il ue regardera point
comme travail le temps qu'on mettra h déli-
bérer sur une affaire oîi sa voi.\ sera comptée
pour quelque chose. C'est dans de telles con-
versations qu'on peut lui donner le plus de
lumières sur la science du monde 3 et il ap-
î3 PROJET
picmlra plus dans deux heures de temps par
ce moyen , qu'il ne ferait en un an par d(«
instructions en règle; mais il HaU observer
de ne lui présenter que des iralièrcs propor-
tionnées à sou â-e , et sur-tout l'exercer long-
temps sur des snjets où le meilleur parti se
présente aisément , tant afin de l'amener faci-
lement à le trouver coinjue de lui-même, qu«
pour éviter de lui f.iire envisager les aHairei
de la vie , comme une suite de problèmes où
les divers partis paraissant également proba-
bles, il serait presque indillërent de se delcr-
miner plutôt pour l'un que pour l'autre
ce qui le mènerait à l'mdolence dajis le rai-
sonnement et à riudirtérence dans la con-
duite.
L'usage du monde est aussi d'une néces-
sité absolue, et d'autant plus pour 31. do
Sairi/i-'-Mcirie , que, né timide , il a bcsoia
de voir souvent compagnie pour apprendre à
«'y trouver en liberté , et à s'y conduire avec
ces grâces et cette aisance qui cr.raclérisent
riionune du monde et l'homme aimable.
Pour cela, Monsieur, vous auriez la bonté
de m'indiqucr deux ou trois maisons où jo
pourrais le mener quelquefois p;ir forme do
délasbcmcut et do rccouipeuse j il cii vra*
D' é D U C A T I O N. 52
qu'ayant à corriger en moi-même les défauts
que je clierclic à pre'vcuir eu lui , je pourrais
paraître peu propre à cet usage. C'est à vous ,
Mousicnr , et à madame sa mère à voir ce
qui convient, et à vous donner la peine de
le conduire quelquefois avec vous, si vous
jugez que cela lui soit plus avantageux. Il
sera bon aussi que quand on aura du moud»
on le retienne dans la chambre , et qu'ea
l'interrogeant quelquefois et à propos sur les
matières de la conversation , on lui douno
lieu de s'y mêler insensiblement. Mais il y
a un point sur lequel je crains de ne me pas
trouver tout-à-faitdevotre sentiment. Quand
M. de Sainte-Marie se trouve eu compa-
gnie sous vos yeux , il badine et s'e'gaie autour
de vous , et n'a des yeux que pour son papa ;
tendresse bien flatteuse et bien aimable , mais
s'il est contraint d'aborder une autre per-
sonne ou de lui parler , aussi-tot il est décon-
tenance, il ne peut marcher ni dire \\\\ seul
mot , ou bien il prend l'extrêtue, et lâche
quelque, indiscrétion. Voilà qui est pardoa-
Jia!)le à son âge: mais eiilin onj^randit, et
ce qui convenait hier ne convient plus au-
jourd'hui ; et j'ose dire qu'il n'apprendra
jamais à se prcscûter, taut q^u'il gardera c»
24 PROJET
défaut. La raison en est , qu'il n'est point eu
compar;nie quoiqu'il y ait du monde autour
de lui ; de peur d'être contraint de se f^cncr
il affecte de ne voir personne , et le papa lui
sert d'objet pour se distraire de tous les
autres. Cette hardiesse forcée, bien loin de
détruire sa timidité , ne feri; sûrement que
l'enraciner davantage , tant qu'il n'osera
point envisager une assemblée ni répondre
à ceux qui lui adressent la parole. Pour pré-
venir cet inconvénient , je crois , Monsieur,
qu'd serait bien de le tenir quelquefois éloigné
de vous, soit à table, soit ailleurs, et de
le livrer aux étrangers pour l'accoutumer de
se familiariser avec eux.
On conclurait très-mal si de tout ce que
je viens de dire on concluait que , me vou-
lant débarrasser de la peine d'enseigner, ou
peut-être , par mauvais goût , méprisant les
sciences , je n'ai nul dessein d'y former
M. votre lils, et qu'après lui avoir enseigné
les élémens indispensables, je m'en tiendrai
là , sans me mettre en peine de le pousser
dans les études convenables. Ce n'est pas
ceux qui me connaîtront qui raisonneront
ainsi ; on sait mon goût déclaré pour les
scicucgs , et je les ai as»cK cultivées pour avoir
dû
D' É D U C A T I O N. 25
dû y faire des progrès pour peu que j'eusse
eu de disposition.
Oa a beau parler au désavantage des
études, et tâcher d'en ane'aatir la ne'cessité
et d'en grossir les mauvais eCFets , il sera tou-
jours beau et utile de savoir; et quant au
pédantisme , ce n'est pas l'étuJe même qui
le donne, mais la mauvaise disposition du
sujet. Les vrais savans sont polis et ils sont
modestes, parce que la connaissance de ce
qui leur manque , les empêche de tirer vanité
de «e qu'ils ont ; et .1 n'y a que les petits
génies et les dcmi-savans qui croyant savoir
tout , inépnscnt orgueilleusement ce qu;ils
ne connaissent point. D'ailleurs,. le goût des
lettres est d'une grande ressource dans la
vie , même pour un homme d'épce. Il est
Lien gracieux de n'avoir pas touiours besoin
du concours des autres hommes pour se
procurer des plaisirs ; et il se commet tant
d'miust.ces dans le monde, l'on y est sujet
à tant de revers , qu'on a souvent occasion
de s'csiuner heureux de trouver des amis
et des consolateurs dans sou cabiuet , au
défaut de ceux que le monde nous 6tè ou
«ous refuse.
Ma,s il s'agit d'en fdïre naître le goût 4
Faces: dir. Toma U, 3
26 P R O J E t
M. votre fils, qui témoigne actuellement une
aversion horrible pour tout ce qui s.ut l'ap-
pl, cation. Déjà la % ioleuce n'y doit concourir
en 1 en , j'en ai dit la raison ci-devant:
mais pour que cela revienne naturellement,
il faut remonter jusqu'à la source de cette
antipathie. Cette source est un ^oùt excessif
de d.ssipation qu'.l a pris en badinant avec
ses frères et sa sœur, qui fait qu'il t>e peut
souQVir qu'où l'en distraie un instant et qu'il
prend en aversion tout ce qui produit cet
eflet: car d'ailleurs , je me suis convaincu
qu'il n'a nulle baine pour l'étude en elle-
mrnie , rt qu'il y a même des dispositions
dont on peut se promettre beaucoup. Pour
remédier à cet inconvénient , il faudrait lui
procurer d'autres amuscmens qui le déta-
cha.ssentdes niaiseries auxquelles il s'occupe,
cl pour cela, le tenir uu peu séparé de se»
frères et de sa sœur. C'est ce qui ne se peut
«'iièrr faire dans un appartement comme le
mien , trop petit pour les mouveuiens d'un
enfant aussi vif, et où même il serait dan-
j^eicus d'altérer sa santé, si l'on voulait le
contraindre d'y rester trOp renfermé. Il serait
plus iin:i>ortant , Monsieur , que vous ne pen-
scita d'avoir uac chambre raisouuable pour
D' É D U C A T I O N. 27
y faire son étude et sou séjour ordinaire : je
tâcherais de la lui readre aimable par ce que
je pourrais lui présenter de plus riant : et ce
serait déjà beaucoup de gagné que d'obtcuir
qu'il se plut dans l'cndroit où il doit étudier.
J^iors pour le détacher insensiblement de ces
badinàges puérils, je me mettrais de moitié
de tous ses amuscmens, et je lui en procure-
rais dea plus propres à hti plaire et à exciter
sa curiositc : de petits jeux, des découpures,
un peu de dessin, la musique, les iustru-
nieus, ua prisme , un microscope, un verre
ardent, et mille autres petites curiosités me
foiJruiraieiit des sujets de le divertir et de
rattacher peu-à-peu à son appartement , au
pointdos y plaire plus que par-tout ailleurs.
Ti'un autre côté, ou aurait soin de me l'en-
voyer dès qu'il serait levé, sans qu'aucua
prétexte pût l'en dispenser ; l'on ne permet-
trait pciat qu'il allât dandinant par la mai-
son , m qu'il se réfugiât près de vous aus
heures de son travail ; et afin de lui faire
îegarderl'étudecommed'une importance que
rien ne pourrait balancer, on éviterait de
prendre ce temps pour le peigner, le friser,
ou lui donner quelque autre soin nécessaire.
^P^ci , par rapport à moi, comment Je m'y;
28 PROJET
prendrais pour l'amener insensiblement à
l'étude, de sou propre mouvement. Aux
heures où je voudrais l'occuper, )d lui re-
trancherais toute espèce d'amusement, et je
lui proposerais le travail de celle heure-là;
s'il ne s'y livrait pas de bonne grâce, je n»
ferais pas même semblant de m'en aperce-
voir , et je le laisserais seul et sans amuse-
ment se morfondre , jusqu'à ce que l'ennui
d'être absolument sans rien faire l'eiit ramené'
de lui-mcra- ù ce que j'exigeais de lui ; alors
j'affecterais de répandre un enjoiiemcnt et
une gaité sur son travail , oui lui lit sentir
la différence qu'il y a , même pour le plaisir,
de la fainéantise à une occupation honnête,
gnand ce moyen ne réussirait pas , je ne I*
maltraiterais point : mais je lui retrancherais
toute récréation pource jour-là, en lui disant
froidement que je ne prétends point le faire
étudier par force , niais que le divertissement
n'étant légitime que quand il est le délassc-
meiit du travail , ceux qui ne font rien n'en
ont aucun besoin. De plus, vous auriez la
bonté de convenir avec moi d'un signe par
lequel sans apparence d'intelligence , je pour-
rais vous témoigner, de roéinc qu'à madame
sa mire, quand je serais mécontent de lui.
D' É D U C A T I O ?:. 29
Alors la froideur et l'indifférence qu'il trou-
verait de toutes parts, sans cependant lui
faire le moindre reproche , le surprendrait
d'autant plus qu'il ne s'apercevrait point que
je me fusse plaint de lui ; et il se porterait à
croire que comme la récompense naturelle
du devoir est l'amitié et les caresses de ses
supérieurs, de même la fainéantise et l'oisi-
veté portent avec elles un certain caractère
méprisable qui se fait d'abord sentir, et qui
refroidit tout le monde à son é-ard.
J'ai connu un père tendre qui ne s'en fiait
pas tellement à un mercenaire sur l'instruc-
tion de ses enfans , qu'il ne voulût lui-même
y avoir l'œil ; le bon père , pour ne rien né-
gliger de tout ce qui pouvait donner de l'é-
mulation à ses enfans , avait adopté les mêmes
moyens que j'expose ici. Quand il revoyait?
ses enfans, il jetait avant que de les aborder
un coup-d'œil sur leur gouverneur: lorsque
celui-ci touebait de la main droite le premier
bouton de son habit , c'était une marque
qu'd était content, et le père caressait sou
fils à son ordinaire ; si le gouverneur tou-
chait le stcond , alors c'était marque d'une
parfaite satisfaction , et le père ne donnait
point de bornes à la tendresse de ses caresses ,
Tî 3
3o PROJET
et y ajoutait ordinairement quelque cadeau;
Hiais sans atTcctatiou : quand le gouverneur
ne lisait aucun signe , cela voulait dire qu'il
e'tait mal satisfait, et la froideur du père
répondait au méconteutement du maître ;
mais , quand de la main gauche celui-ci tou-
chait sa première boutonnière, le père fcsait
sortir son fils de sa présence , et alors le
gouverneur lui expliquait les fautes de 1 en-
fant. J'ai vu ce jeune seigneur acquérir en
peu de temps de si grandes perfections, que
je crois qu'on ne peut trop bien augurer
d'une méthode qui a produit de si bons rff. ts.
Ce n'est aussi qu'une harmonie et une corres-
pondance parfaite entre un père et un précep-
teur, qui peut assurm- le succès d'une boui.e
éducation ; et comme le meilleur pcve se
donnerait vainement des raouvcmens pour
bien élever son tils, si d'ailleurs ii le laissait
entre ks mains d'un précepteur inatti-nlif , de
même le pins intelligent cl le plus zélé de tous
les maîtres prendrait des peines inutiles , si le
père, au lieu de le seconder , détruisait sou
ouvrage par des démarches a coutre-lemps.
Pour que M. votre fils prenne ses études à
cœur, je crois, Afoiisieur, que vous devez
témoigner y prendre vous- nicmc beaucoup de
D' É D U C A T I O N. 3i
part. Pour cela vous auriez la bonté de Tiri-
terroger quelquefois sur ses progrès, mais clans
les temps seulement et sur les matières où il
aura le mieux fait, afin de n'avoir que du
contenteincnt et de la satisfaction à lui mar-
quer , non pas cependant par de trop gr nds
ciogos propres à lui inspirer de l'orgueil et
à le faire trop compter sur lui-même. V^utl-
qucfois aussi , mais plus rarement, votre
examen roulerait sur les matières où il se
sera négligé ; alors vous vous informeriez de
sa santé et des causçs de son relâchement y
avec des marques d'inquiétude qui lui ea
communiqueraient à lui-même.
Quand vous , Monsieur , ou madame sa
mère , aurez quelque cadeau à lui faire , vous
aurez la bonté de choisir les temps où il y
aura le plus lieu d'être content de- lui , ou
du moins de m'en avertir d'avance , a&n que
j'évite dans ce temps-là de l'exposer à me
donner sujet de m'en plaindre ; car à cet
âge -là les moindres irrégularités portent
GOlip.
Quant à l'ordre même de ses études , il
sera très-simple, pendant les deux ou trois
premières années. Les élémcns du latin , de
l'Uistoire , «t d« la géographie , partagcioi^t
« 4
32 PROJET
son te:Tps;à l'cgard du i u i , je n'ai point
dessein de l'cxcrcor p;u- 'Uu eludt trop mé-
tliodiqne, et moins encore p^r la couiposi-
tioo des thèmes. Les thcmci, suivant M. Kol-
Jin , sont la croix des onfans ^ et dans
l'intention où je suis de lui rendre ses e'tudcs
aimables, je me garderai bien de le faire
passer par cette croix, ni de lui n» tire c'aiis
la tête les mauvais •gallicismes de mon latin ,
au-Iieu de celui de Tite-Lii'e , de Ccsar ,
et de Ciréron. D'ailleurs un jcunt" lionuue,
sur-tout s'il est destine à l'epée , cftudie le
latiu pour l'entendre et non pour l'écrire,
chose dont il ne lui arrivera pas d'avoir
besoin une fois en sa vie. Qu'il traduise donc
les anciens auteurs , et qu'il prenne 'ans leur
lecture le goût de la bonne latinité et de la
belle litlc'ralure, c'est tout ce que j'exigerai
de lui à cet égard.
Pour l'histoire et la géogr;iphie, il faudra
seulement lui eu donner d'abord une teinture
aisée , d'où je bannirai tout ce qui stnt trop
la sécheresse et l'élude, réserv.int pour un âge
plus avancé les difliculiés les plus nécessaires
de la clirouolOj'^ic et de la sphère. Au reste,
in'«icartant un peu du plan ordinaire des
études, je m'attacherai beaucoup plus à l'his-
D' É D U C A T I O N. 33
toire moderne qu'à l'aucfcniic ; parce que Je
la crois beaucou|) plus coiiveuable à uu offi-
cier , et que d'ailleurs je suis couvaiucu , sur
l'histoire uioderue eu général , de ce que
dit M. Tabbe' de . . . . , de celle de France
en particulier, qu'elle n'abonde pas moins
eu grands ti'aits que l'histoire ancienne , et
qu'il n'a manqué que de meilleurs histo-
riens pour les mettre dans un aussi beau jour.
Je suis d'avis de supprimer à M. de Sainte-
Marie toutes CCS espèces d'études , où sans
aucun usage solide on fait languir la jeunesse
pendant nombre d'annét'S. La rhétorique , la
logique, et la philosophie scolastique , sont
à mou sens toutes choses très-supcrflncs pour
lui , et que d'ailleurs je serais peu propre à
lui enseigner; seulement quand il en seni
temps , je lui ferai lire la logique de Port-
Royal , et, tout au plus , l'art de parler du
P. Lanii , mais sans l'amuser d'un côté au
détail des tropes et des hgures , ui de l'autre
aux vaincs subtilités de la dialectique; j'ai
dessein seuleir^nt de l'exercer à la précision
et à la pureté dans le style , a l'ordre et la
méthode dans ses raisoiucmeiis , et à se
faire un esprit de justesse qui lui serve à
démêler le faux orné , de la vérité simple ,
B 5
34 PROJET
toutes les fois qi!c l'occasion s'en préfcrtcra;
ï.'iiistoijc tuiiurcUf peut pnsseranjoiirj'luii,
pnr la inin t'ie dont elle est traitée, pour
la plus iiilricssante de toutes les sciences que
les 'nommes cultivent^ et celle qui vous ra-
mtnp le piux naturellement de l'admiration
d'*s ouvrar^es à l'amour de l'ouvrier. Je ne
U(;,^!rr,.r3i pas de le rendre curieux sur les
matières qui y n'M i-apport ; et je nie propose
de l'y introduire dans deux ou trois ans par
la lecture du Spectacle de la nature , que ie
forai suivre de celle de Niiiiyertfit.
On ne va pas loin en plivsiquc s-n? le
secours des matlicniatiques , et je lui en ferai
faire une année, ce qui servira eiif'ore à lui
apprendre à raisonner conscquenimcnt et à
s'appliquer avec lin peu d'attention .exercice
dont il aura grand besoin. Cela le mettra aussi
à portée de se faire mieux considérer parmi
1rs ofljciers, dont une teinture de mathéma-
tiques et de fortifications fait une partie du
métier.
EiiBn , s'il arrive que mon r'ièvc reste assez
long-temps entre mes mains , je hasarderai
de lui donner quelque connaissance de la
morale et du droit naturel par la lecture de
Fiiffendorf et de Grolius ; parce qu'il est
D' É D U C A T I O N. 3$
digne d'un honoéte homme et d'un homme
raisonnable de connaître les principes du bien
et du mal ^ et les fondemeus sur lesquels la
socic'té dont il fait partie est établie.
En fesant succe'dcr ainsi les sciences les
unes aux autres, je ne perdrai point l'histoiro
de vue , comme le principal objet de toutes
ses études , et celui dont les branches s'éten-»
dent le plus loiti sur toutes les autres sciences.
Je le rament rai , au bout de quelques années j
à ses premiers principes avec plus de méthode
et de détail ; et je tâcherai de h i en faire tirer
alors tout le profit qu'on peut c?pérer de cette
«tude.
Je me propose aussi de lui faire une récréa-i
tion ainusantcdccequ'on appelle proprement
belles-lettres, comme la con aissance des
livres et des auteurs, la critique, la poésie,
le style , l'éloquence , le théâtre , et en un inor
tout ce qui peut coutribuer à lui former lot
goût et à lui présenter l'étude sous une face
yiantc.
Je ue m'arrêterai pas davantaj^e sur cet
article ; parce qu'après avoir donné une légère»
idée de la route que je m'étais à-peu-près pro-
posé de suivre dans les études de mon é ève ,
j'cs^jère que M. votre frère voudra bien vous
s 6 PROJET D'ÉDUCATION.
tenir la promesse qu'il vons a laite de nous
dresser un projet qui puisFe me servir de j;uidc
dans un «liemiu auisi nouveau pour inoi. Je
le supplie d'avance d'être assure , que je m'y
•ficndrai attaché avec une exactitude et un
soin qui le convaincront du profond respect
que j'ai pour ce qui vient de sa part ; et j'ose
A'ous répondre qu'il ne tiendra pas à mon
zèle et à mon attachement, que MM. ses
ueveuxue devienueut des hommes parfaits.
MÉMOIRE
A S^ON EXCELLENCE
MONSEIGNEUR LE GOUVERNEUR
DE SAVOIE.
»I'ai l'honneur d'exposer très-respectueuses»
ment h Son Excellence le triste délai! de la
situation oij je me trouve, la suppliant de
daigner e'couterJa générosité de ses pieux stn-
timcns , pour y pourvoir de la manière qu'elle
jugera convenable.
Je suis sorti très-jeune de Genève , vaa
patrie, ayant abandonné mes droits , pour
entrer dans le sein de l'Eglise , sans avoir
cependant jamais fait aucune démarche, jus-
qu'aujourd'hui , pour implorer des secours
dont j'aurais toujours tâché de me passer , s'il
n'avait j)lu à la Providence de m'affligcr par
des maux qui m'en ont ôté le pouvoir. J'ai
toujours eu du mépris, et même de l'indi-
gnation pour ceux qui ne rougissent poiut
38 MÉMOIRE
de faire im trafic honteux de leur foi , et
d'abuser des bienfaits qu'on Icnr accorde.
J'ose dire qu'iJ a paru parnia conduite, que je
suis bien éloigné de pareils sentimens. Tombé,
encore enfant, entre les mains de feu mot^sçi-
gneur l'é véque de Genève , je tâchai de répon-
dre, par l'ardeur et l'assiduité de mes études,
auxvuesflateusesquece respectable prélat avait
sur moi. Madnmela baronne de TJ'arensvouf.
lut bien condescendre à la prière qu*il lui lit de
prendre soin de mon éducation; et il ue dépen-
dit pas de inoi de témoigner à celte dame , pal-
mes progrès, ledésir passionné que j'avais de la
rendre satisfaite de l'effet de ses bontés et de ses
5oins.
Ce grand évéque ne ])orna paslà ses bontés;
il me recommanda encore à 31. le marquis de
Bonne , ambassadeur de France auprès du
corps Ililvétique. Voilà les trois seuls protec-
teurs à qui j'ai eu o])ligation du moindre 5c-
cours ; il est vrai qu'ils m'ont tenu lieu de tout
au trci;.ir la manière dont ils ont daigne me faire
éprouver leur j;éiiérosilé. Ils ont envisage eu
moi un jeune homme assez !jien né, rempli d'é-
mulation, et qu'ils entrevoyaient pourvu de
quelques talcus, et qu'ils se proposaicut de
A SON EXCELLENCE etc. 3.9
pousser. Il me serait glorieux de détailler àSnn
Excellence ce que ces deuxseigncurs a/aie. it eîi
la boute' de concerter pour mon etablisscuicnl;
mais la Riprt de monseigneur l'evêque de Gc-
nève, et la maladie înortclle de M. l'ainhassa-
deur, ont ë(é la fatale e'poquedu coinmence-
meiît de tous mes desastres.
Je cominenrai aussi moi-même d'être attar
que de la langueur qui me met au ourd'liai
au fombrau. Je retombai par conséquent à
Ja charge dt Madame de Jf orens . qu'il fau-
drait iie pas connaître pour croire qu'elle eut
pu liçmentir .sfs premi<-rs biciifaiis, en m'a-
bandonnant dans iiue si triste situation.
]\i;i!gre toutjj^^ tâchai , tant qu'il me resta
quelques forc^^s , de tirer parti de mes faibles
te., eu.-. ; mais de quoi servent les ta^leus dans ce
pays ? Jcledis dans I"amertume de mou coeur ;
il vaudrait nulle fois mi'U\ n'en avoir aucun,
r.Ii ! n'êprouve'-)e pas encore aujourd'hui le
retour plein d'ingrallLude et dedurete'de gens
pour Ic.-qi.els j'ui achevé' de m'êpuiser , en leur
enseignant ivec beaucoup d'asïiduitc et d'ap-
piicalion , ce <;'r. înayait coûté bieu des soins
et (les Iravaiixà apprendre. EaQn, pour com-
ble de disgrâces j me voilà tombé dans uuq
40 MÉMOIRE
maladie affreuse, qui me dëQgure. Je suis
désormais renferme' , sans ijouvoir presque
sortir du litct de la cliaqjbre , jusqu'à ce qu'il
plaise à Dieu de disposer de ma courte mais
mise'rable vie.
Ma douleur est de voir queMadame de ffa-
refis a déjà trop fait pour moi ; je la trouve,
pour le reste de mes jours , accablée du fardeau
de mes infirmités, dont son cxlrèiiie bonté
ne lui laisse pas sentir le poids ; mais qui n'in-
commode pas moins ses afl'aires , déjà trop
resserrées par ses aboiidantes charités , et par
l'abus que des misérables n'ont que trop sou-
vent fait de sa conljance.
J'ose donc , sur le détail de tous ces faits,
recourir à vSon Excellence , counne au père des
afflif^és. Je ne dissimulerai p.>!jit qu'il eut dur
àuTi homme dcscn timens , et qui pense comme
je fais, d'être oblii^é, faute d'autre moyen,
d'implorcrdes assistances et des secours : mais
tel est le décret de I;i Providence. 11 me sufQt,
en mon ]înrticulier , d'être bien assuré que je
n'ai donné, par m.i fan le, aucun lieu , ni à
la misère, ni aux maux dont je suis acc>ihlé.
J'ai toujours abhorré le libcrtinap,e et l'oisi-
Vcté ; et tel que je suis, j'ose être assuré qu»
A SON EXCELLENCE etc. 41
personne, de qui j'aie l'honneur d'être connu,
n'aura ;^nr ma conduite, mes sentimeus, et
mes mœurs , que de favorables témoignages
à reiKire.
Dans un e'tatdonc aussi déplorable que le
micu , et sur lequel je n'ai nul reprocha* me
faire , je crois qu'il n'est pas honteus; à moi
d'implorer de Son Excellence la grâce d'être
admis a participer aux bienfaits établis par la
piété des princes, pour de pareils usages. Ils
sont destinés pour des cas semblables aus
miens , ou ne le sont pour personne.
En conséquence de cet exposé, je supplie
très-humblement Son Excellence de vouloir
me procurer une pension, telle qu'elle jugera
raisonnable, sur la fondation que la piété du
roi l^^ictor a établie à Annecy , ou de tel au-
trcendroit qu'il lui semblera bon , pour pou-
voir subvenir aux nécessités du reste de ma
triste carrière.
Déplus, l'impossibilité où je me trouve de
faire des voyages, et de traiter aucune aftairo
civile , m'engage à supplier encore Son Excel-
knce , qu'il lui plaise de faire régler la chose
de manière que ladite pension puisse être payée
ici en droiture, et remise entre mes mains,, ou
4? MÉMOIRE
celles de madame la Baronne de TT^aren.'!'
qui voudra bien, à ma. très-liumblo sollici-
tation, sechargevde l'employer à mes besoins.
Aiusi , Jouissant pour le peu de jours qu'il me
reste, des secours nécessaires pour le timporcl ,
je recueillerai mon esprit et mes forces pour
mettre mon amcetma conscience eu paix avec
Dteu ; pour me pre'parer à commencer avec
courage et re'sipuntion levoyaf^c del'étcrnite' ;
et pour prier Di£ii sincèrement et s; ns distrac-
tion pour la parfaite prospérité», t !a très-pri-
cieuse coiucrvationdc Sou Eictllcncc.
J. J. ROUSSEAU.
A M. BOUDET ANTONIN. 43
MÉMOIRE
Remis le î^ avril ij^z, à M. Boudeê
Anton'm , qui travaille à V histoire de.
feu M. de Bernex , évêque de Genève.
J.V AKS l'intention on l'on est , de n'omettre
dans Thisloire <le M. de Bernex ancun des
faits consK^çiahles qui peuvent servir à mettre
s»'s vcMus cliretiennes dans toft leur jour, ou
me saurait oublier la conversion de niadaino
la haromie de /-f arens ce la Tour ^ qui fut
l'ouvraj^a- de ce piéiat.
An mois de )iii!!et de l'année 1726, le roî
de vSarr!ai.gr.ee'lantà Evian , ph.'s.eLjrs pcrson-
nesdc distinetioudu pays de Vaud s'y rendi-
Tcat pour voir la cour. ]Madanie de U-^arens
fut du nombre ; et cette dame, qu'uu pur
mot'l de curiosité avait amenée, fut retenu,»
par des motifs d'un genre supérieur, et qqi
Il '^n furent pas moins efficaces , pour avoi,r
ctj îMoins prévus. Ayant a^sibtc par hasard \
lia des discours qiie ce piciat prononçait avco
44 MÉMOIRE
ce zèle et cette onction qui portaient dans les
Cœurs le feu de sa charité , Madame de TFa-
rens ca fut e'mue aa point qu'on peut regarder
cet instant comme l'époque de sa conversion.
La chose cepend iiit devait paraître d'autant
plus difficile, que cet te d ami- étant très-éclairée,
se tenait en garde contrcles séductions de l'é-
loquence , et n'était pas disposée à céder san»
être pleinement convaincue : mais quand ou
a l'esprit juste et le cœur droit , que peut-il
manquer pour coûter la vérité, que le secours
de la grâce ? Et M. de Berner n'était-il pas
accoutumé à la porter dans les cncnrs les plus
endurcis? Madame de Wa-fus vit le prélat;
ses préjugés furent (léiruis: ses (Toutes furent
dissipés ; et pénétrée des -M.inc'es vérités qui
lui étaient annoncées, eil. e détermina à ren-
dre à la foi , par un sacrifice éclatant , leprijf
des lumières dont elle venait Je l'éclairer.
Le bruit du dessein de Madame de fT'urcns
ne tarda pis à se répandre d:::is le pays do
Vaud : ce fut un deuil et des alarmes \.ai^er-
scUes-. celte dame y e'tait adorée , et l'amour
qu'on avait pour clic se changea en fureur ,
contre ce qii*on appelait ses séducteurs et ses
ravisseurs. Les habitans de Vcvcy uepovlaicnt
pasmoins que de mettre le feu àEviau, et de
A M. BOUDET ANTONïN. 4'J
l'enlever à main armée au milieu même ae la
cour. Ce projet insensé, fruit ordinaire d'un
zèle fanatique, parvint aux oreilles de Sa Ma-
jesté, et ce fut à cette occasion qu'elle fit à
M. de Bernex cette espèce de reproche si glo-
rieux , qu'il fesait des conversionsbien bruyan-
tes. Le roi fit partir sur-le-champ Madame de
Tf^arens pour Annecy , escortée de quarante
desesgardes.Cefutlàoù,quelque temps après,
Sa Majesté l'assura de sa protection dans les
termes les plus flattteur«, et lui assigna une
pension , qui doit passer pour une preuve
éclatante de la piété et dç \a générosité de ce
Prince, ma^s qui n'ôte point à Mad. de Wa-
rcns le mérite d'avoir abandonné de grands
biens, et un rang brillant dans sa patrie, pour
suivre la voix du Seigneur, et se livrer sans
réserve à sa providence. Il eut même la bon té
de lui offrir d'augmenter cette pension, de
sorte qu'cllepût figurer avec tout l'éclat qu'elle
souhaiterait, et de lui procurer la situation la
plus gracieuse, si elle voulait se rendreaTurin
auprès de la reine. Mais Madame de Warcns
n'abusa point des bontés du Monarque : elle
allait acquérir les plus grands biens, en par-
ticipant à ceux que l'Eglise répand sur les tî-
dcUcs ; et l'éclat des autres u'avait désormais
46 M É M O I R K
plus rien qui pût la toucher. C'est ainsi qu'elle
s'en explique à M. de Bernex ; et c'est sur ces
maximes de détachement et de modération,
qu'on l'a vue se conduire constamment depuis
lors.
Enfin le jour arriva, où M. de Bernex al-
lait assurera l'Eglise la conquête qu'iUui avait
acquise : il reçut publiquement l'ab-uratioa
de Madame de warans j et lui administra le
sacrement de confirmation le 8 septembre 1726,
jour de la nativité de j\'otre-Dame, dans Te-
glise de la Visitation, devant la reJique de
St-François de Sales. Cette dame eut l'hon-
neur d'avoir pour marraine, dans cette cére'-
ilionie , madame la Princesse de Hesse , sœur
de la Princesse de Piémont , depuis reiue do
Sardaignfc. Ce fut un spectacle touchant de
voir une Jeune dame d'une naissance illustre,
favorisée des grâces de la nature , enrichie des
biens de la fortune , et qui , peu de temps au-
paravant, fesait les délices de sa patrie, s'ar-
racher du scm de l'abondance et des plaisirs,
pour venir déposer au pied de la croix de
Christ, l'écliit et les voluptés du monde , et
y r«»noncer pour jamais. M. de Bernex lit à
ce buiotun discours frcs-touchaut et trcs-pa-
thctK^uc : i'ai-dcur de som xèle lui prêta 6&
A M. BOUDET ANTÔNIN. 47
jour-là de nouvelles forces ; toute cette nom~
breuse assemblée fondit en larnits ; et les da-
mes, baigne'es dep!eur> , vinrent embrasser
Madame de Warens , la féliciter , et rendre
grâces à Dieu avec elle de la victoire qu'il lui
fcsait remporter. Au reste, On a cherché iuu-
tilcment parmi tous les papiers de feu M. de
Sernex le discours qu'il prononça eu cette
occasion , et qui , au témoignage de tous ceux
qui reuteiidirent , est un chef-d'œuvre d'élo-
quence: il y a lieu de croire que, quelque beau
qu'il soit, il a été composé sur-le-champ et
sans préparation.
Depuis ce jour-là , M. de Bernex n'appela
plus Madame de Warens que sa fille, et elle
l'appelait son père. Il a en effet toujours con-
servé pour elle les bontés d'un père; et il ne
faut pass'étnnner qu'il res^ardâtavecime sorte
de coinplaitaiice l'ouvrage de ses soins apos-
toliques, puisque cette dame s'est toujours
cfi'orcée de suivre , d'aussi près qu'il lui a élc
possible , les saints exemples de ce prélat , soiC
dans sort détachement des choses mondaines,
soit dans son extrême charité envers les pau-
vres : deux vertus qui définissent parfaitement
le caractère de Madame de Tf^arens.
L9 fait suivant peut entrer aussi parmi les
48 M É INÏ O I R E
preuves qui constatent les actions miraculeuses
de M. de Bernex.
Au mois de septembre 1729, Madame do
Tf^ctiens , demeurant dans la maison de M. de
Jioige , le feu prit au four des cordcliers , qui
donnait dans la cour de cette maison , avec
une telle violence, que ce four , qui contenait
un bâtiment assczgrand,enticremcnr plein de
fascines et de bois sec, fut bientôt embrase.
Le feu , porte' par uu vent impétueux , s atta-
cha au toît delà maison , et pénétra même par
les fenêtres dans les appartemcns : Madame de
Warcns donna aussitôt ses ordres pour arrê-
ter les progrès du feu, et pour faire transporter
ses meubles dans son jardin. F.lleélaitoccupce
à CCS soins^ quand elle apprit que M. l'Iivéque
était accouru au bruit du danger qui la mena-
çait, et qu"d allait paraître à l'instant ; elle fut
âu-dcvaul de lui. Ils entrèrent ensemble dans
le jardin ; il se mit a genoux, ainsi que tous
ceux qui e'taient préseus , du nombre desquels
j'étais, cUMjmniencaà prononcer des oraisous
avec ccUe ferveur qui était inséparable de ses
prières. L'effot en fut sensible ; le vent qui
portait les flammes par-dessus la maison , jus-
que près du jardin , changea tout-à-coup , et
les cloijiua si bien , que lu four, quoique con-
A M. BOUDET ANTONIN. 49
tigu, fut ciitièremeut consumé, sans que I*
maison en eût d'autre mal que le dommage
qu'elle avait reçu auparavant. C'est ua fait
connu de tout Aunecy , et que moi , écrivain
du présent mémoire, ai vu de mes propres
yeux.
M. de Beinex a continué constamment à
prendre le même intérêt, dans tout ce qui
regardait Madame de Tf>'arens;\\ fitfaire le
portrait de cette dame , disant qu'il souhaitait
qu'il restât dans sa famille, comme un monu-
uicnt honorable d'un de ses plus heureux tra-
\Mux. EnQn , quoiqu'elle fut éloignée de lui,
il lui a donné, peu de temps avant que de
mourir, des marques de son souvenir, et ca
a même laissé dans son tcstamment. Après la
mort de ce prélat, Madame de fP^arens s'est
entièrement consacrée à la solitude et à la re-
traite , disant qu'a;)rès avoir perdu son père,
nen ne l'attachait plus au monde.
Piècei Jiv. Tomo lit
ORAISON FUNÈBRE
D E S. A. S.
MONSEIGNEUR LE DUC
D' O R L É A N S ,
Premier prince du sang de France.
Modicùm plorafupra mortuum , quoniam requicvU.
Pleurez modérément cpIuÏ que vous avez perdu,
car il est en paix. Ecclcslastu. c. 22 , v. 11.
ÏVIessieurs,
Les écrivains profan«-s nous disent qu'im
puissant roi, considérant avec orgueil la su-
perbe et nombreuse armée qu'il comman-
dait , versa pourtant des pleurs, en songeant
que dans peu d'années , de tant de milliers
d'borames, il n'en resterait pas un seul eu
vie. Il avait raison de s'affliger , sans doute*
la mort pour un paicu ne pouvait être qu'un
sujet de larmes.
ORAISON FUNÈBRE. Si
Le spectacle funèbre qui frappe mes yeux ,
et rassemblée qui m'i-coute , m'arrache au-
jourd'hui la, même rétlcKion , mais avec des
motif'- de consolation capables d'en tempe'rer
latncrtunie et de la vendre utile au cïnetien.
Oui, Messieurs, si nos atr.cs étaient assez
pures pour subjuguer les affoctions terrestres
et pour s'élever par la contemplation iusqu'au
séjour des bienheureux, nous nous acquit-
terions sans douleur et sans larmes du triste
devoir qui nous assemble; novis nous dirions
i nous-mêmes dans une sainte joie : celui qui
a tout fait pour le ciel est en possession de la
récompense qui lui était duc: et la mort du
graricl prince que nous pleurons ne serait à
nos yeux que le triomphe du juste.
Mais, faibles chrétiens encore attachés à la
terre, que nous sommes loin de ce degré de
perfection nécessaire pour jug'-r sans«iassioix
des chose? véritablement désirables ! Kh com-
ment oserions- lions décider de ce qui peut
être avanta^'euxaux autrt-s, nous quinc savons
pas seulement ce qui nous est hou à nous-mê-
mes ? Comment pourrions-nous non- réjouir
avec les saints d'un boidiîur dont nous sen-
tons si peu le prix? Ne cherchons pointa
C 2
Sa ORAISON
ëtouGFcr notre juste doxilcur. A Dieimeplaise
qu'une coupable insen.si!)ilite not^bdonne une
constance que nous ne devons ten r que de la
religion.
La France vient de perdre le premier prince
du sang de ses rois ; les pauvres ont perdu leur
père, les savans leur protecteur, tousiesclirc-
tiens leur modèle : notre perte est assez grande
pour nous avoir acquis le droit de pleurer, an
uioins sur nous-inctncs. Mais pleurons avec
modération ,et connue il convient à des chré-
tiens : ne songeons pas telicinenl à iws pertes
que nous oubliions ic prix inestimablequ'elks
ont acquis au grand prince que nous regret-
tons. Bénissons le saint uoui de Uieu et des
dons qu'il nous a faits , et de ceux qu'il nous
a repris. Si Je tableau que je dois exposer à
vos yeux vous oITre de justes sujets de douleur
dojis la mort de trÈs-uaut , Tuis- puis-
sant, ET TnÈS-tXCUl.LENT l'U 1 NCF. , LOU IS
DUC d'OrLKAKS, FREMlllR rRI>CE UO SA>(>
DE France, vous y trouverez aussi de grands
motifs de consolation dans respérancu légi-
linie de son éternelle félicite. L'humanit(<' ^
Tiotre intérêt, nous pcrmettcntdcnous aflliger
de lie l'avoir plus; mais la sainteté de sa vie
FUNÈBRE. S3
et la religion nous consolent po«r lui ; car il
est en paix. Blodiciimplora supramortiiu/n y
tjuon ia m requ icv it.
PREMIÈRE P ARTIE.
D
A>s l'hommaj^e que je viens rendre au-
jourd'hui à la mémoire de monseigneur le duc
d'Orlcaas, il me sera plus aisé de trouver des
louanges qui lui sont dues, quede retrancher
de ce nombre toutes celles dont sa vertu n'a
pas besoin pour paraître avec tout son t'clat.
Telles soQt celles qui ont pour objet les (l;oits
delanaissance; droitsdantceuxqi/on nomme
graiuls sont ordiuairementsi jaloux , et qui ncs
décèlent que trop souvent leur petitesse par
leur attention à les faire valoir. Il naquit du
plus illustre sang du monde , à côté du pre-
mier trône del'univers , et d'un prince qui en
a été l'appui. Ces avantages sont grands , sans
doute; il les a comptés pour rien. Que la
modestie de ce grand prince règne jusque dans
son éloge; et comme il ne s'est souvenu desoa
rang que pour en étudier les devoirs , ne noui
eu souvenons nous - mêmes que pour Toi^
comment il les a remplis,
C
54 O R A I S O N.
Il le fa,u avoncr, ^lessicurs , si ces devoirs
consistent dans raCTectation d'une vaine pom-
pe, souvent plus propie à révolter les cœurs
qu'à éblouir les yeux; dans l'éclat d'un luxe
çffréne'qui substitue les marques de la richesse
à celles de la grandeur ; dans l'exercice im-
périeux d'une autorité dont la rigueur montre
communément plus d'orgueil que de justice:
SI ce sont-Ià , dis-jc , les devoirs des princes ,
j'en conviens avec plaisir , il ne les a point
ïempiis.
IVlais si la Véritable grandeur consiste dans
rcxercice des vertus bienfosantes , à rexemple
decelie de Dieu qui ne se manifeste que par
les biens qu'il répand sur nous ; si le premier
devoir des -princes est de travailler au hon-
Iicur des hommes ; s'ils ne sont élevés au-
dessus d'eux que pour être attcntirsh prcH'cnir
leurs besoins ; s'il ne leur est permis d'user
de l'autorité que le ciel leur donne , que pour
Jes forcer d'être sages et heureux; si l'invin-
cible penchant du |)euple à admirer et imiter
la conduite de ses maîtres n'e^^t pour eux
qu'un moyen, c'est-à-dire, un devoir de
plus pour le porter à bieu faire par leur
exemple , toujours plus fort que leurs lois ;
eoûa s'il est vrai que leur vertu doit être
FUNÈBRE. 5,5
pro.povtionuée à leur élévation : Grands de
la terre, venez apprendre cette science rare,
sublime et si peu connue ùe vous, de biea
user de votre pouvoir et de vos richesses ,
d'acquérir des grandeurs qui vous appar-
tiennent, et que vous puissiez emporter avec
vous en quittant toutes les autres, ,
Le premier devoir de l'homme est d'étudier
ses devoirs ; et cette connaissance est facile
à acquérir dans les conditions privées. La
voix do la raison et le cri de la conscience
s'y font entendre sans obstacle ; et si le
tumulte des passions nous empêche quelque-
fois d'écouter ces conseillers importuns , la.
crainte des lois nons rend justes, notre im-
puissance nous rend modérés ; en un mot ,
tout ce qni nous envi'onnc nous avertit de
nos fautes , les prévient , nous eu corrige , ou
nous eu punit.
Les princes n'ont pas sur ce point Jcs
mêmes avantages. Leurs devoirs sont beau-
coup plus grands , et les luovens de s'en
instruire beaucoupplus didiciles. Malheureux
dans leur élévation , tout scuîble concoTirir
à écarter la lumière de lem-s yeux et la vertu
de leurs cœurs. I^c vil et dangereux cortège
des flatteurs les assiège des leurs plus tendre
S6 ORAISON
jeunesse ; leurs faux amis, interesses à nourrir
leur ignorance , .. ictteut tons leur-s soins à le»
empêcher de rien voir par It-nrs ycnx. Des
passions que rien ne contraint , un orgueil que
rien ne mortifie , leur insp're les plus mons-
trueux préjugés , et les jettent dans un aveu-
glement funeste que tout ce qui les approche
ne fait qu'augmenter: car pour ctic puissant
sur eux, on n'cpaJgne rien pour les rendre
faillies , et la vertu du maîtle sera toujours
l'ellroi des courtisans.
C'est ainsi que les fautes des princes vien-
nent de leuf aveuglement plus souventcncore
que de leur mauvaise volonté ; ce qui ne
rend pas ces fautes moins criminelles, et ne
les rend que pltis irréparables. Pénétré dès
son enfance de cette grande vérité ,lcducd'()r-
l'éans travailla de bonne heureh écarter le voile
que son rang mcttajit au devant de ses yeux.
La première chose qu'on lui avait apprise ,
c'est qu'il était un grand prince. Ses propres
réflexions lui apprirent encore qu'il était un
homme, sujet à toutes les faibloses de l'hu-
luanitc; que dans le rang qu'il occupait , il
avait de grands devoirs à remplir et de grandes
erreurs h craindre. Il comprit que ces pre-
uiicrcs couuaistauces lui imposaicut l'obiiga-
FUNEBRE. 57
tion d'en acquérir beaucoup d'autres. Il se
livra avec ardeur à l'ctude , et il travailla à
se faire daus les bons auteurs, et sur-tout
dans nos livres sacre's , des amis lidelles et des
oouseillers sincères qui ^ sans songer sans cesse
à leur intérêt, lui parlassent quelquefois pour
le sien. Le succès fut tel qu'on pouvait l'at-
tendre de ses dispositions. Il cultiva toutes les
sciences ; il npprit toutes les langues; et l'Eu-
rope vit avec étonnement un prince, tout
jeune encore , sachant par soi-même, et ayant
des connnissancesà lui.
Telles furent les premiers sources des vertus
dont il orna et éditia le monde. A peine fut-il
livré à lui-même qu'il les mit^loutes en prati-
que. Uni par les nœuds sacrés à une épouse
chérie et digne de l'être, il fit voir par sa
douceur , par ses égarci*, et par sa tendrons»
pour elle, que la véritable piété n'endurcit
point les cœurs, n'ôte rien à l'agrément d'une
lioniiéte société , et ne fait qu'ajouter plus
de cliarme et de fidélité à l'affection conju-
gale. La mort lui enleva cette vertueuse épouse
h. la fleur de sou âge ; et s'il témoigna par
sa douleur combien elle lui avait été chère,
il uio Ira par sa constance que cekii qui
n'abuse point du boabcur ne se laisse poiut
58 ORAISON
non plus abattre par l'adversité. Cette perte
lui apprit à connaîire J'instabilitc' des choses
huuraiMcs , et i'arantaRc qu'on trouve à re'u-
nir toutes ses afïecfioiis dans celui qui ne
lueurt poiut. C'est dan;* tes circonsianccs
qu'il se choisit une pieuse solitude pour s'y
livrer avec plus de tranquillité à sou juste
regret et à ses méditations chrétiennes ; et
sM ne rjuitta pas abjolnnien' la cour et le
«londc où son devoir le retenait encore, il
fit du -moins assez coan?ître que le seul
commerce qui pouvait désormais lui être
apicablc , était celui qu'il voulait avoir avec
Dieu.
L educafiou de son fils était le principal
motif qui l'airacliait h sa retraite: il n'éjiar-
gua rien pour bien remplir ce devoir impor-
tant. Le succès nie dispense de lu 'étendre sur
ce qu'il fil à cet épaid , 1 1 il nous serait d'au-
tant moins permis de l'oublier que nous
jouissons aujourd'hui du fruit de ses soi"ns.
S'il tuf bon père et bon mari , il ne fut pas
moins lidclle sujet et zcié citoyen. Passionne
pour la gloire du roi , c'csl-à-dire , pour la
pro-i'érité de l'Etat, on sait de quel zèle il
était animé par-tout où il la croyait inté-
ïcsscL- ; ou sait qu'aucune considération u»
FUNÈBRE. 59
put Jamais lui faire dissimuler soti sentiment
dès qu'il était question du bien public ;
exemple rare et peut-être unique à la cour
où Les mots de bien pub''c et de icr^icc du
priiKc , ne sig.iiîient guère dans li bouche d©
ceux qui les emploient qu'inlèrét personnel,
jalousie et acidité.
j^ppelé dans les conseils , je ne dirai point
par son ran^ , mais plus honoraôlemeut
encore par l'estime et la conBa-jc^ d'u: roi
qui n'en accorde qu'au mérite ; c'est-ià ^ru'il
fesait briller également et ses taiens et ses
vertus ; c'est-'.à que la droiture de son ame
la sagesse de ses avis , et la force de sou élo-
quence , consacrées au service de la patrie
ont ramc-nc plusd'une foi>* toutes les opinions
à la sienne ; c'est-lh qu'il eût étonné par la
solidité de ses raisons , ces esprits plus subtils
que judicieux qui ne peuvent comprendre
que dans le gouvernement des Etats , être
juste soit la suprême politique; c'est-là, pour
tout dire en un mot^ que secondant les yues
bii'iifosantes du monarque qui nous rend
heureux, il concourait à le rendre heureux
lui-même en tiavaillant avec lui pour le boa-
luur de ses peuples.
]Vlais le respect m'arrête, et je sens qu'il ur
6o O R A I s O X
ni'uBt point permis de porter des regards indis-
crets sur ces mystères du cabinet , où les des-
tins de l'Rtat sont fYi secret balancés au poids
de l'équité et de la raison. Et pourquoi vou-
loir en apjjrervdre plus qu'il n'est nécessaire ?
Je l'ai déjà dit ; pour bortorer la ïuéuioirc
d'un si grand homme ,novisu'avons pas besoin
de compter tous les devoirs qu'il a remplis,
ni toutes les vertus qu'il a possédées. Hàtons-
tious d'arriver à ce^doux momens de sa vie,
où tont-à-fait retiré du monde, après avoir
acquitté ce qu'il devait à sa naissance et ?i
sou rang , il se livra tout entier dans sa soli-
tude aux prncbans de son cœur et aux vertus
de son choix.
C'est alors qu'on le vit déployer cette am«
Lienfpsanlc dont l'amour de l'huniaiiilé lit le
principal caractère^ et qui ne chercha son.
bonheur que dans celui des autres. C'est alors
que h'élevant à une gloire plus sublime, il
commença de montrer au.\ hommes un spec-
tacle plus rare et infiniment plus admirable
que tous les chcfd'oeuvrcs des politiques ef
tous les triomphes des conquérans. Oui,i\Ies-
sicurs, pardonnez-moi dans ce jourdc tristesse
cet te affligeante remarque. L'histoire a coiisi'cré
la uiemoiis d'une multitude de héros en tous
genres ;
FUNÈBRE. 6t
genres ; degrands capitaines , de grands uiinis'*
très, et même de grands rois ; mais nous ne
saurions nous dissimuler qi?e tous ces hommes
illustres n'aient beaucoup plus travaille' pour
leur gloire et pour leur avantage particulier
que pour le bonheur du genre-humain et
qu'ils n'aientsacri hé cent fois la paix et le repos
des peuples au désir d't'tendre leur pouvoir o»
d'immortaliser leurs noms. Ali ! combien c'est
un plus rare et plus préuicux don du ciel qu'un
prince véritablement bicnfcsant dont le pre-
micret l'unique soinsoic la félicite' publique -
dont la main secourablc et l'exemple admire
fassent régnerpar-tout le bonheur et la vertul
Depuis tant de siècles , un seul a me'rifé l'im-
mortalitéà ce titrei encore celui qui fut la
gloircetl'amourdu monde n'y a- t-il para qi;e
comme une fleur qui brille au matin et périt
avant le déclin du jour. Vous en regrettez ua
second , Messieurs , qui sans posséder un tr^ie
n'en fut pas moins digne; ou q„i plutôt
affrancb. des obstacles insurmontables que le'
poids du dîadème oppose sans cesse aux meil-
leurcs intentions , iitencorc plus de b-cn nlus
d'heureux, peut-être, du fond de sa retraite
que n'en lit Titus gonvernant i'univer* R
n'est pas difficile de décider lequel des deux
Pièces diP. Tome XI. jj
6a O R A I s O N
mérite la préfc'ier.cc. Tiius du c'tieii ; Titus
Teriucux et bienfcsant des sa pit-mière jcu-
rcsse ; Titus ne pcr'laut pas un seul ;our,
eût c'ic égal au duc d'Orléans.
J'ai dit qu'il s'était retiré du monde ; et il
est vrai qu'il avait quitte ce nioiulc frivole ,
brillant et corrompu , où la sas^esse des saints
passe pour folie , où la vertu est inconnue et
méprisée , où son nom même n'est jamais
prononcé, où l'orgueilleuse philoso])liic dont
on s'y pique consiste en quelques maximes
«tel ilc-i j débitées d'un ton de hauteur , et dont
la pratique rendrait criminel ou ridicule qui-
conque oserait la tenter , irais il conunenca
\ se fa:n'liariscr avec ce monde si nouveau
pour ses pareils , si ignoré , si dédaigné do
l'autre, où les membres di' Jksus-GhrisT
«oulTians attirent rindi^nalion céleste sur les
Iicurciîx d'i s;èc'c ; où la religion , la probité,
trop négl é.-s , sans doute, sont du-moins
encore en honneur , et où il est encore pTmis
d'être homme de bien sans craindre la rail-
lerie et la haine de ses égaux.
Telle fut la nouvelle société qu'il rn<i.<eTnhla
autour de lui , pour répandre sut elle , comme
une roscc bienfcsantc , Us trésors de sa charité.
Chaque jour il duuuait daus sa retraite uu»
FUNÈBRE. 63
audience el des soulagemens à touslesmalheu-
leux indifferemtnenf, r^servanl pourle Palais-
Royal des audiences plus soîcmuellcs où lo
rang et la naissance reprenaient leurs droits ,
où la noblesse retrouvait un protecteur et utî
grand prince dans celui que les pauvres ve-
naient d'appeler leur père. Ce fut la tendresse
mëmedesonamequileforçad'accoutumerses
yeux à l'affligeant spectade des misères lui-
ïHaints. Il ne craignait point de voir les maux
qu'il pouvait soulager, et n'avait point cette
repugnanee criminelle qui ne vient que d'un
mauvais cœur, ni cette pitié barbare dont
plusieurs osent se vanier, qui n'est qu'une
cruauté c'cguise,., et un prétexte odieux pour
s'éloigner de ceux qui souvent. Et comment
se peut-il, mon Dieu ! que ceux qui n'ont
pas le courage d'cnvisai;er ks plaies d'un pau-
vre, aient celui de reluser l'aumône au mal-
Leureux qui en est couvert ?
Entrerai-je dans le détail immense de tous
les biens qu'il a répandus, de tous les beureux
qu'il a faits, de tous les mnlhcu.cux qu'il a
soulagés, et de ces aveugles plus malheureux
encore qu'il „'a pas dédaigné de rappeler de
leurs égaremeus parles même motifs qui les y
D a
I
64 ORAISON
avalent plonges , afin qu'ayaut une fois goûté
le plaisir d'être liOunctcs gens , ils fissent de'-
sormals par auiour pour la vertu ce qu'ils
avaient couimencé de taire par intérêt ? Non ,
Messieurs, le respectme retient, ctui'empcclic
de lever le voile qu'il a mis lui-même au-devant
de tant d'actions héroïques, et ma voix n'est
pas digne de leS célcbnr.
O vous , chastes Vicri^esdc Jtsus-CHRiST,
vous ses épouses régénérées, que la main se-
courable du duc d'Orléans a retirées ou garan-
ties des dangers de l'opprobre et de la séduc-
tion, et à qui il a procuré de saints et inviolables
asyles ; vous, pieuses mères de famille qu'il a
uniesd'un nœud sacré poui élever desenfans
dans la crainte du Seigneur ; vous, gens de
lettres indigens , qu'il a mis en état de consa-
crer uniquement vos talens h la gloire de ceiuî
de qui vous les tenez -, vous guerriers bliincliis
sous les armes , à qui le soin de vos devoirs a
fait oublier celui de votre fortune, que le poids
dcsansa forcéde recourir à lui, cldon tics fronts
cicatrisés n'ont point eu à rougir delà lionle
de SCS refus ; élevez tous vos voix : pleurczvolrc
bienfaiteur et votre pcré. J'espère que du haut
du ciel sou ame pure sera seusiblcà votre re-
FUNÈBRE. 65
connaissance: qu'elle soit immortelle comme
sa uiGiuoire ; les beiiétlictioiis de vos cœurs
sont le seul clogc digne de lui.
Ne nous Je dissinaulons point , Messieurs ;
nous avons fait une perte irréparable. Sans
parlericides monarques, trop occupcsdubiea
ge'nc'ral pour pouvoir descendre dans des de'-
tails qui le leur ("croient négliger , je sais que
l'Europe ne manque pas de grands princes; je
crois qu'il est encore des âmes vraiment bien>^
fesautes ; encore plus d'esprits écldirc's qui
sauroieut dispeus.r sagement les bienfaits
qu'ils devroient airner à répandre. Toutes ces
choses prises séparément peuvent se trouver :
mais oii les Irouverons-no-us réunies ? Où
cherclons-nous un homme qui , pouvant voir
nos besoins parses yeux et les soulager parses
mains , rassemble en lui seul la puissance et la
volonté de bien faire avec les lumières néces-
saires pourbien faire toujoursà propos? Voilà
le» qualités réunies que nous admirions et que
nous aimions sur-tout dans cekii que nous
Tenons de perdre ; et voilà le trop juste motif
des j)Icurs que nous devons W;:rser sur son
tombeau.
D 3
66 O II A I S O N
SECONDE PARTIE.
Je le sens bien , Messieurs ; ce n'est point
avec le, tableau que je viens de vous offrir que
je dois me flatter de calmer une douleur trop
Icgitinie;etriinage des vertus du grand princo
dout nous honorons la uiémoirc, ne peut être
propre qu'à redoubler nos regrets. C'estpour-
tanten vous le peignant orné do vertus beau-
coup plus sublimes que j'cntrepicnds de mo-
dérer votre Juste afflction. A Dieu ne plaise
qu'une insensée présomption de mes force»
soit le principe de cet espoir î II est établi sur
des fondemens plus raisonnables et plus soli-
des : c'est de la piété de vos cœurs , c'est des
maximes consol.uitcs du christianisme , c'est
des détails édiliaiis qui me restent avons faire,
que je tire maconûance. Religion sainte! re-
fuge toujours sûr et touioursouvert aux cœurs
affligés , venez pénélrer les nôtres de vos divi-
nes vérités; faites-nous sentir tout le néant
des choses humaines; inspirez-nous ledédaiu
que nous devons avoir pour celte vallée de
larmes , pour cette courte vie qui n'est qu'uu
FUNÈBRE. 67
passage pourarriveià cellequi ne finit point ;
et rctupiissez nos amcs de cette douce espé-
rance, que le serviteur de Dieu qui a tant fait
pour vous, jouit en paix dans le séjour de»
bienheureux du prix de ses vertus et de se»
travaux.
(^ue ces ide'es sont consolantes ! (^)u'il est
doux de penser qu'après avoir f;,Grité dans
cette vie le plaisir touchant de bien faire,
BOUS en recevrons encore dans l'autre la ré-
compense e'ternelle ! Il faut plus , il est vrai ,
que de bonnes actions pour y prétendre; et
c'est cela même qui doit animer notre coa«
fiance. Le duc à.' Orléans , avec les vertus
dont j'ai parlé , n'eût encore été qu'un grand
liomme ; mais il reçut avec elles la foi qui les
sanctifie , et rien ne lui manqua pour étr« ua
chrétien.
Cette foi puissante qui n'est pourtant rien
sans les œuvres , mais sans laquellcles œuvre»
ne sont rien , germa dan» son cœur dès le»
prcniièros années , et comme ce grain de se-
uiencc de l'Evangile (^) , elle y devint bientôt
un griuid arbre qui élendait au loin ses r»-.
(a) Luc ^ chap. XIII, verset iq.
D 4
^8 O R A I S O X
leieaux bienfcsans. Ce u'ctait point cet»e foi
stérile et glacée d'un esprit convaincu par la
raison, à laqurlle le cœur n'a point de part, et
d'estituce égaitnicut d'espérance cl d'au;our.
Ce n'était point la foi morte de ces mauvais
chrétiens qui vaiucuicut disent chaque jour ,
Seigneur, Seigneur, et n'entreront point
dans le royaume des cieux. (;'étoit cette foi
pure et vivo qui fesait uiarcherlcs ai)i)tres sur
les eaux, et dont le Seigneur niénie a dit qu'un
seul grain suftirait pour uc rien trouver d'im-
jjosMblc. Elle était si ardeite en son ame , et
»i présente à sa mémoire^ qu'il en fesait ré-
gulièrement un acte au coniœencfment do
toutes ses actions ; ou plutôt sa vie entière n'a
été qu'un acte de foi continuel , puisqu'otj
tient d'un témoignage av,suré , qu'il n'a jamais
eu un seul instant de doute sur Jcs vérités et
les mystères de la religion «atlioliquc. Et com-
ment donc avec tant de fui ii'a-t-il point opéré
de miracles? Chrétiens , Dieu vous diH^t-il
compte de ses grâces , et sa\Tz-vous ju^qu'oft
peutallcr l'humilité d'un !u>.le? Pourquoi de-
mander des luuacks? u'l'u a-t-il pas fait un
plus grand et plus édiliantque de transporter
UesiuoutagneB? (^ucl est doue ce miracle, me
FUNÈBRE. 69
âîrez-vous ? La sainteté jlc sa vie dans un
rang aussi sublime et dans un siècle aussi cor-
rompu.
Le duc d'Orléans croyait ; et c'est assez.
dire. On peut s'étonner qu'il se trouve des
hommes capables d'offenser un Dieu qu'ils
■«avent être mort pour eux; mais qui s'éton-
nera jamais qu'un clirétieu ait été humble ,
juste , tempérant , humain , charitable , et
qu'il ait accompli à la lettre les préceptes
d'une religion si pure, si sainte, et dont il
était si inutilement persuadé? Ah! non , sans
doute; on ne remarquait point entre ses maxi-
mes et sa conduite cette opposition mons-
trueuse qiii déshonore nos mœurs ou notre
raison; et l'on ne saurait peut-être citer une
seule de ses actions qui ne montre , avec la
force dé cette grande ame^ faitepour soumet-
tre ses passions à l'empire de sa volonté , la
force plus puissante de la grâce, faite pour
soumettre en toutes choses sa volonté à celle
de son Dieu.
Toutes ses vertus ont porté cette divine
empreinte du christianisme; c'est dire assez
combien elles ont effacé l'éclat des v,ertus hu-
maines , toujcnirs sicniprcsséesàs^attirer cette
vaine admiiatiou (juL est leur unique récom-
D è
7° ORAISON
pense, et qu'elles perdent pourtant encore
comparées à celles du vrai rhrccien. Les plus
grands boiuines <ie l'antiquité se seraient Lo-
nore'sderoii ^on nom inscrit à cÔLé des leurs
et ils ii'auraienLpasinêmeenhesoiii de croire
comme lui , pour admirer et rcspecterces ver-
tus héroïquLS qu',1 consacrait ou sacriliait
toutes au tr'oniphc de sa foi.
II ctaii Ijunible ; non de ce tle fausse et trom-
peuse humilitéqni n'est qu'orgueil ou busscsse
d'amc, mais d'une humilité pieuse et discrète,
e'galcmciit convenable à un chrJticn pécheur
et à un grand prince qui , sans arilir sou titre,
sait humilier sa personne. Vous l'avez vu.
Messieurs , modeste dans son élévation et
grand dans sa vie privée , simple comme Tua
de nous, renoncera la pompe consacréeà son
lang, san> renoncer à sa dignité : vous l'ave*
vu , dédaignant cette grandeur apparente
dont personne n'est si jaloux que ceux qui
n'en ont point de réelle , ne garder des bon'- .
neurs dus à sa naissance que ce qu'ils avaient
pour lui de pénible , ou ce qu'il n'en pouvait
négliger sans s'oOenser soi mémo. Prosterné
chaque iour.iu pied de la croix , la touchante
ini^'gcd'un Diiiu .oialMut , plu. présente cu-
coïc à sou cœur qu'à ses veux , ac lui laissait
FUNEBRE. 71
point oublier que c'est eu son seul amour que
consisieuths richesses , la gloire et la jus-^
tice (/6) / et il n'ignorait pas , non plus , mal-"
gré tant de vains discours , que si celui qui
sait soutenir les grandeurs en est digne , celui
qui sait les mépriserestaudessusd'elles. Hom-
mes vulgaires , qu'un e'clat frivole éblouit ,
ïrrêrtie quand vous affectez de le dédaigner,
lisez une fois dans vos âmes, et apprenez \
admirer ce que nul de vous n'est capable de
faire.
Il était bienfcsant, je l'ai déjà dit , et quî
pourrait l'ignorer ? Qu'il me soit permis d'y
revenir encore ; je ne puis quitter un o.,^et si
doux. Un homme bienfesant est l'honneur de
i'humanitéj lavéritable image de Diitr, 'imi-
tateur de la plus active de toutes ses vertus ; et
l'on ne peut douter qu'il ne reçoive un jour
le prix du bien qu'il aura fait, et même de
celui qu'il aura voulu faire , ni que le père
des humains ne rejette avec indignation ces
âmes dures qui sont insensibles à la peine d©
leur frère, et qui n'ont aucun plaisir à le sou-
lager. Hélas ! cette vertu si digne de notre
amour est peut-être bien plus rare eucor»
{b) Piov. chap. VUI, verset iS.
D %
7» ORAISON
qu'on ne pense. Je le dis avec douleur , si du
^jotnbre de ceux qui semblent y pi'eletiJro, ou
écartait tous ces esprits orgueilleux qui no
four du bii.ii qucpouravoir la repututiou d'eu
faire , tous ces esprits faibles qui u'accorrieut
des grâces quu parce qu'ils u'out pas la force
de les refuser; qu'il eu resterait peu , de ces
cœurs vraiment généreux dont la plus douce
i-e'cornpeuse pour le bien qu'ils fout est lo
plaisir de l'avoir fait ! Le duc d'Orléans eût
été à la tête de ce petit nombre. I! savait ré-
pandre ses grâces avec choix et proportion ;
son cœur tendre et compatissant , mais ferme
et judicieux , eût même su les refuser à ceux
qu'il ncn croyait pas dignes , s'il ne se fut
jessou venu sans cesse que nous avons un trop
grand besoin nous-mcuies de 'la miséricorde
céleste pour être en droit de refuser la nôtre à
personne.
Il était bienfcsaut, ai-je dit ? Ah! il était
plus que cela ; il était charitable. Et coninu-nt
3ie l'eùl-il pas été ? Comment avec une foi si
vive n'eût-il pas aim<* Qp Dif.o qui avait tant
fait pour lui ? Comuient la sainte ardeur dont
il brûlait pour sou Dieo , ne lui cùt-elle pas
inspiré de l'amour pour tous les hommes que
JÉSDS'CuRioT a rachetés do son saug,et pouv
FUNÈBRE. 73
les peuvrcs qu'il adopte ? La gloire du Sei-
gneur e'tait sou premier de'sir_, le salut des
âmes sou premier soin ; secourir les malheu-
reux o'e'taitdcsa part qu'tme occasion de leur
faire de ilus grauds biens eu travaillant à
leur sanctitication. Il rougissait de la négli-
gence avec laquelle les dogmes sacrés de la
morale sainte du christianisme étaient appris
et enseignés. 11 ne pouvait voir sans douleur
plusieurs de ceux qui se chargent du respecta-
ble soin d'instruire et d'éditicr les tidellcs ,
se piquer de savoir toutes choses , excepte la
seule qui leur soit nécessaire , et préférer
l'ëtude d'une orgueilleuse philosophie à celle
des saintes lettres , qu'ils ne peuvent négliger
sans se rendre coupables de leur propre igno-
rance et de la nôtre. Il n'a rien oublié pour
procurer à l'Eglise de plus grandes lumières ,
et au peuple de meilleures instructions. Cha-
cun sait avec quelle ardeur il montrait l'exem-
ple même sur ce point. Semblable à un enfant
préféré, qui, pénétre d'une tendre reconnais-
snnee , feuilleté , avec un plaisir mêlé de lar-
mes, le testament de sou père, il méditait sans
cesse nos livres sacrés ; il y trouvait sans c( sse
de nouveaux motifs de bénir leur divin au-
muttde s'attïister cVcs Ueus terrestres ^ui Iç
74 ORAISON
tenoient éloigné de lui. Il possédait la sainte
écriture mieux que personne au monde ; il ea
savait toutes les langues, et eu connaissait
tous les textes. Les commentaires qu'il a faits
sur saint Paul et sur la Genèse , ne sont pas
un témoignage moins certain de la justesse de
sa critique et de la profondeur de son érudi-
tion , que de son zèle pour la gloire de lEs-
prit saint qui a dicté ces livres ; et la chaire
de professeur en langue hébraïque qu'il a
fondée en SOI bonne, n'3^ sera pas moins un
monument des lumières qui lui en on» fait
apercevoir le besoin , que de la muuiticenc»
chrétienne qui l'a porlé à y pourvoir.
Mais à quoi sert d'cntrrr ici dans tous ces
détails ? Ne nous suf5t-il pas desavoir qu'il
avait à ce haut degré une seule de ces vertus ,
pour être assures qu'il les avait toutes. Les
vertus chrétiennes sont indivisiblcscommc le
principe qui les produit. La foi , la chnrité,
Tt-spcrance, quand elles sont assez parfaites ,
«'excitent, se soutiennentmutuellement ; tout
devient facile aux grandes anies avec la vo-
lonté de tout faire pour plaire à Dieu , et le»
rigueurs mêmes delà |)énitcncc n'ont presque
plus rirn de pénible pour ceux qui savent ea
sentir la nécessité et en considérer le prix. En-»
FUNEBRE. 75
treprendrai-je , Messieurs , de vous décrire
les anste'ritc's qu'il exerçait sur soi-même ?
K'cffrayons pasà ce point lamolesse de notre
siècle. Ne rebutons pas !cs âmes pe'nitentes
qui, avec beaucoup plus d'offenses à leparer ,
sont incapables de supporter de si rudes tra-
vaux. Les siens étaient trop au-dessus des
forces ordinaires pour oser les proposer pour
modèles. Et ! peu s'en faut , mon Died , que
je n'aie à justifier leur excès devant ce monde
elTe'niiné si peu fait pour jnger d« la douceur
de votre joug ! Comliieti de téméraires oseront
lui reprocher d'avoir abrégé sçs jours à force
de mortifications et de jeûnes, qui ne rou-
gissent point d'abrég^er les leurs dans les plus
honteux excès! Laissons-les au sein de leurs
ëgarernens prononcer avec orgueil les maxi-
mes de leur prétendue sagesse ; et cependant
le jour viendra où chacun recevra le salaire
de ses œuvre», ("ontentons-nous de dire ici
que ce grand et vertueux prince mortifia sa
chair comme saint Paul, sans avoir à pleurer
comme lui l'aveuglement de sa jeunesse. Il
pécha , sans doute ; et quel homme en est
exempt? Aussi , quoique son cœur ne se fût
point endurci ; quoiqu'il pût dire comme cet
homme de l'Evanjjile pour lequel Jésus con-
76 ORAISON
eut de l'afFcctioii : O mon maître , j'ai oh-
serve toutes ces choses dis mon enfance (c) ;
il u'imiorait pas qu'il avait pourtant des fautes
à expier ou à prcvenlr ; il n'ignorait pas que
pour arriver au Icrine qu'il se proposait, le clie-
tnin le plus sûr était le plus dilïicile , selou co
grand prc'cepte du Seigneur : EJf'orcei-vous
d'entrer par la porte étroite , car je vous dix
que plusieurs demanderont à entrer et ne
Vohtiendront point (d) ; il n'ignorait pas,
en6a , ces terribles paroles de l'écriture : £n.
vain rc/iapperions-noj/s <7 Ar main des hom-
mes ; si nous nefespns ptnilence ^ nous tom-
berons dans celle J^ Dieu (f).
Nous l'avons vu dans cesdernie«s momens
de sa vie où son corps exténué était prêt à
laisser cette ame pure en liberté de se re'u-
nir à son Créateur , rernscr encore de modérer
ces saintes rigueurs qu'il exerçait sur sa cliair :
nous l'avons vu jusqu'à la veille de son décès,
et tout ce peuple en larmes l'a vu avec nous ,
se lever avec edbrt , et se soutenant à pciiic, so
traîner chaque jour à l'Eglise en prononçant
(c') M-irc , rlinp. X, verset 20.
( <f ) Luc , i liiip. XllI , verset i\.
( c ) Ecclçiiasuc. cbup. U , verset 2a.
F U N E B R E. 77
ces paroles dont il sentait avec )oie approcher
l'accomplisseraent: Nous irons avec joie dans
la maison du Seigneur. (/). Bien diffcieat
de cet empereur païen qui voulut mourir de-
bout pour le frivole plaisir de prononcer une
sentence , il voulut mourir debout pour ren-
dre à son Créateur jusqu'au dernier jour de
sa vie , cet hommage public qu'il n'avait ja-
mais ne'gligéde lui rendre ; il voulut mourir
comme il avait vécu , en servant DiEO etédi-
fig/ît les hommes.
Ne doutons point qu'une si sainte vie n'ob-
tienne la récompense quiluiestdue.Soufltons
sans murmure que celui qui a tant aimé le
bonheur des hommes voie enfin couronner le
sien. Espérons que le désir de répandre sur
nous des bienfaits , qui a été sur la terre l'ob-
jetde toutes SCS actions , deviendra dans le ciel
celui de toutes ses prières. Enfin , travaillons à
nous sanctifier comme lui , et fesons en sort©
que ne pouvant plus nous être utile par ses
])onnes œuvres , il le soit encore par sou
exemple.
En attendant qu'il partage sur nos autels
les honneurs de sou saiut et glorieux anccU©
(/) Psal. 121 , verset i.
78 ORAISON FUXÈBRE-
LouislX; en attendant quesoniiomsoit ins-
crit dans les fastes sucrer de l'blglise , comme
il est déjà dans le livre de vie, invoquons
pour lui la divine mise'rjcorde .'adressons ans
saints en sa faveur les priùrcs que nous lui
adresserons un jour à lui-même : deiiiandon»
au Seigneur qu'il lui fasse part de sa gloire
pour laquelle il a tant eu de .?cle , qu'il ré-
pande ses bénédictions sur toute la maisoa
royale , dout ce vertueux prince soutint si
dignement l'honneur, et que l'auguste nom
de Bourbon soit grand à jamais , et dans U$
cicux et »ur la teiie.
LETTRES
A MONSIEUR D B.
SUR L\ RÉFUTATION DU LIVRE
DE L'ESPRIT D'HELVÉTIUS,
PAR J. J. ROUSSEAU.
Suivies de deux lettres d'Helvétius sur le
même sujet,
LETTRE PREMIÈRE.
V<
oas desirez savoir , Monsieur , si je suis
encore possesseur de l'exemplaire de l'Esprit
d'Helvétius (lui avaitappartenuà J. J. Rous-
seau , et si les noies que ce dernier avait faites
sur cet ouvrage , à dessein de le réfuter , sont
aussi importantes qu'on vous l'a représenté ?
La mort de J. J. Rousseau me laissant libra
de faire de ces notes l'usage que je jugerai à
propos , je n'hésite point à satisfaire votr»
empressement à cet égard.
8o lettres;
Il y a douze ans que j'achetai à Londres
les livres de J. J. Rousseau , au noiiibie d'en-
viron mille volumes. Un exemplaire du livre
de VEsprit , avec des remarques à la marge
de la propre main de Rousseau , lequel se
trouvait parmi ces livres , me détermina prin-
cipalement à eu faire l'acquisition ; et Rous-
seau consentit à me les céder , à condition
que pendant sa vie je ne publierais point les
notes que je pourrais trouver sur les livres
qu'il me vendait , et que, lui viv:.nt , l'exem-
plaire du livre de V Esprit ne soi lirait pas
de mes mains. Il paraît qu'il avait entrepris
de réfuter cet ouvrage de M. Helvëtius , mais
qu'il avait abandonne' cette idée dès qu'il
l'avait vu persécuté. M. Helvétius ayant
appris que j'étais en possession de cet exem-
plaire , me Gt proposer par le célèbre ^NL tluino
et quelques autres amis, de le lui envoyer.
J'étais lié par ma promesse , je le représentai
à M. Helvétius , i! approuva ma délicatesse ,
et se réduisit à me prier de lui extraire quel-
ques-unes des remarques qui portaient lo
plus coup contre ses principes, et de les lui
communiquer; ce que je lis. 11 fut tellement
alarmé du daiiger que courait un édifice qu'il
avait pris tant de plaisir à élever , qu'il me
A M. D B....: 8t
répondît sur-lc-cbamp , aQu d'effacer les im-
pressions qu'il ne doutait pas que ces note,
^Vus.cut faite sur mou esprit. Il m annon-
çait une autre lettre par le courncr suivant,
;;„ais la mort renleva. huit ou d.x jours après
sa seconde lettre. Les remarques dont il s ag.t
sont en petit nombre , mais suffisantes pour
détruire les principes sur lesquels M. Helve-
tius établit un système que ,'ai toujours
xe-ardé comme pernicieux a la société. Elles
décèlent cette pénétration profonde , ce coup-
d'œilvifet lumineux , si propres à leur auteur.
Vous en jugerez, Monsieur , par l'expose que
ie vais vous en mettre sous les yeux.
Le grand but de M. Helvétius , dans son
ouvrage , est de réduire toutes les facultés de
l'homme à une existence purement matérielle.
Il débute par avancer « que nous avons eu
« nous deux facultés, ou, s'il l'ose dire,
u deux puissances passives ; la sensibilité
* physique et la mémoire : et il définit la
« mémoire une sensation continuée , mais
. affaiblie - (^0 A quoi Rousseau répond :
// me semble ^u' il faut distivgtier les im-
pressions purement organiques et locales ,
(û) DerEipiif, Paris 1758, ia-4°. p. 2.
8* LETTRES
des impressions qui alertent tovt Vindii
*>iau ; les premières ne sovt ,jue de simples
sensaf.ons; ,es autre, ont des senfimens.
Et un pen plus bas il ajoute : Non pas; la
mémoire est la faculté de se rappeler la
sensation ; mais la sensation , rnéme affai-
tlie, ne dure pas continuellement.
« Za mémoire, contume Helvctius , ne
« peut être qu'un des organes de la sensibilité
- pl.ys,qne : ic principe qui .eut eu nous
- doit être nécessairement le principe qui .e
- ressouvient ; puisque .. ressourenir ,
- *=°'"'"e Je vais le prouver, n'est propre.
lue sentir .. .A- „^ sais pas encore .
dit Rousseau , comme il ra proiner cela
maisje sais hien <jue sentir rol,jet présent]
et sentir PoLjet absent, sont deux opéra-
Uons dont la différence mérite Lien d^êtr,
examinée.
- Lorsque par une suite de mes idées
* «'«"'« l'auteur, ou par l'ébranlement qui
• certams sons causent dans l'organe de moa
« ore,llc,,emo rappelle r.u.aged'un cl.énc,
* niors mes orjjancs .nié. leurs doivent néces,
« sa.rement ,e trouver à-peu-près dans la
« u.enie situation où ils étaient à l.i vue de
• ce cUêiie : or celte situatiou des organe» doit
A M. D..;.. B...:: 83
•« incontestablement produire une sensation ;
« il est doue évident que se ressouvenir c'est
« sentir ».
Oui , dit Rousseau , vos organes intérieurs
se trou(--ent, à la vérité , dans la même situa-
tion oh ils étaient à la vue du chêne , mais
par V effet d'une opération très- différente.
Et quant à ce que vous dites que cette situa-
tion doit produire une sensation , iju'appe-
lez-vous sensation ? dit-il : si une sensation
est fimpression transmise par torgane.
extérieur à f organe intérieur , la situation
de l'organe intérieur a beau être supposée
la mênie , celle de Forgane extérieur man-
quant ^ ce défaut seul suffit pour distinguer
le soiii'entr de la sensation. D'ailleurs il
n'est pas vrai que la situation de l'organe
intérieur soit la même dans la mémoire et
dans la sensation / autrement il serait im-
possible de distinguer le soutenir de la sen-
sation d'at^ec la sensation. Aussi Fauteur
se sauve-t-il par un A-rttJ-pRis; mais une
situation d'organes , qui nest qu à-peu-
pris la même ne doit pas produira exacte-
ment le même effet.
Il est donc évident, dit Helyélius , qu©
«4 LETTRES
« se reîsouvenir c'est sentir ». Il y a cette
différevce , répond Rousseau , que la mé-
moire produit une sensation scmhiahle et
non pas h sentiment , et cette autre diffc-
rencc encore , que la cause n'est pas la
vicme.
L'auteur ayant pose son principe se croit
en droit de conclure ainsi : « Je dis encore
«< que c'est dans la capacité que nous avons
* d'apercevoir les ressemblances ou les dif-
« ff'rences, les convenances ou les disconve-
« nonces, qu'ont enir'eux les objels divers,
« que consistent toutes les opérations de
« l'esprit. Or celte capacité n'est que la sen-
« sibililépliy.'iiquemcme: tout sercduit donc
«« à sentir ». /^oici qui est plaisant , s'ccric
son adversaire ! après avoir légèrement af"
firme qu"apcrcci>oir et comparer sont la
même chose , fauteur conclut en grand appa'
reil que juger c'est sentir. La conclusion
me parait claire ; mais c'est de V antécédent
ijuil s'agit.
Je viens à l'obiectioti la plus forte de toute»
celles que renferment les notes du citoyen do
Genève ; et qui alarma le plus M. Hclvctius,
lorsque je la lui communiquai. L'auteur re-
pète
A M. D...:: B...:; 8S
|)c(c sa conclusion d'une autre manicre, (/>)
et tlil ; « La conclusion de ce que )e vicus de
« duc, c'est que, si tous les mots des diverses
•< langues ne dc>)if;ncnt jamais que des objets ,
« ou les rapports do ces objets avec nous et
« cnir'cux, tout l'esprit par conséquent con-
« siste à comparer et nos sensations et nos
« idées ; c'est-ii dire à voir les ressemblances
« et les dillVrenccs, les convenances et les
« tlisconvenances, qu'elles ont etitr'cllcs. Or,
« connue le jugement n'est que cette aper-
« ccv.'ince elle-même , ou du-moins que le
« prononce de cette aperccvance , il s'ensuit
« que toutes les opérations de l'esprit so
« réduisent h ju;;er ». ilousseau oppose à
cette conclusion une distinction si lumineuse
qu'elle suliit i)our e'claircir cntiireuicnt oelte
question ,efdissiper les (êncbrcs dont la fausse
philosophie cliercfie à envelopper les jeunes
esprits. Apercevoir lfs odjets , dit-il ,
C'j;ST SENTIR ; APERCEVOIR LES RAPPOKTS,
c'est .hjoer. Ce peu de mots n'a pas besoiu
de commentaire ; ils serviront li jamais de
bouclier contre toutes les entrcpris-«s des ma-
tcnalistcs pour anéantir dans rUoiumc la
(/.) Pag.r,.
t'icces dn: Tome H, g
85 LETTRES
su!)>-ta"ce >.p;iitnellc. Ils établissent claire-
ment , ncn utu.v pu i-so /ic^s passiff s , comme
ledit ^1. Kc'lvélius au tomnuin.cuieiit de soa
ouvrage , mais uue substance passive qui
reçoit les impressions , et uue puissance active
qui examine ces impressions , voit leurs rap-
ports , l'S combine, et juge, jilpercecoir les
objets , c est sentir i apercei^'oir les }-apports ^
c'est jiiger.
J'aurais à me reprocher \y\\ manque d'c-
quité cîitrc les deux ajilaf^onistrs qiu' je fais
entrer en lice, si je ne publiais la rcpon5e que
AI. Ilclvetius me fit lorsque je lui envoyai
cette objci-'l'O" > acconipaj^ucc de doux ou
trois autres ; on verra (<■) que non-scuUinent
il ne bannit point de l'esprit les doutes que
Rousseau y introduit , mais qu'il apprclicndc
lui-même le peu d'iflct de sa I. ttie , puisqu'il
m annonce une antre sur le même sujet, et
qu'il eut écrite sans doute s'il ciit vécu. Mais
continuons à le suivre dans les preuves qu'il
allègue pour justilier sa conclusion.
« La question rcntcrmee dans ces bornes,
• contiuue l'auteur de I'A'.t?/-/'/, j'examinerai
(c) Voyez la leure de M. Ilelvétius, ??*'. 2
à U liu,
A M. D... B...:: 87
« maintenant 81 jnger n'est pas sentir. Quand
« je juge de !a grandeur ou de la couleur des
« o})jcts qu'on me présente, il cstévidentque
« le jiigementporté surles différentes impres-
« siens que ces objets ont faites sur mes sens,
« n'est proprement qu'une sensation*, que je
« puis dire e'galement , je juge ou je sens
« que, de deux objets, l'un, que j'appelle
« toise , fait sur moi une impression diffe'-
« rente de celui que j'appelle /^/edf; que la
* couleur que je nomme rouge , agit sur mes
« yeux différemment de celle que je nomme
« jaune ; et j'en conclus qu'en pareil cas
« juger n'est jamais que sentir ». Jl y a. ici
un sophisme très-subtil et très-important à
bien remarquer y reprend Rousseau; autre
chose est sentir une différence entre une
toise et un pied , et autre c/iose mesurer cette
différence. Dans la première opération Ves-
prit est purement passifs mais dans l autre
il est actif. Celui qui a plus de justesse
dans l'esprit pour transporter par la pensée
le pied sur la toise , et voir combien de
fois il y est contenu , est celui qui en ce
point a l'esprit le plus juste et juge le mieux.
Et quant à lu conclusioa « qu'en pareil ca»
88 LETTRES
« juger n'est jamais que sentir » , Rousseau
soutient que cest antre chose ; parce ijiie la
comparaison dit jaune et du rcn^e n'est
pas la sensation du jaune ni celle du
rouge.
L'auteur se fait ensuite cette objection :
« mais dira-t-on , supposons qu'on veuille
« savoir ïi la force est préfe'rahle à la pran-
« deur du corps , peut-on assurer qu'alors
« juger soit sentir ? oui , reponcJrai-jc : car
« pour porter uu jugement sur ce sujet ,
« ma mémoire doit me tracer successivement
« les tableaux des situations différentes où je
« puis liie trouver le plus communément
« dans le cours de uia vie ». Comment , répli-
que à cela Rousseau , la co.;i/\nraison suc-
cessire de mille idées est aussi un sentiment ?
Jl ne faut pas disputer des mots ; mais
Vautcur se fait là un itrangc dictionnaire.
Il se trouve quelques autres notes à ce
chapitre premier de l'ouvrage de l'Ksprit,
dans lesquelles Rousseau accuse son auteur
deraisonneinenssopbKliques. F.nfinllclvelius
finit iiinsi : « Mais dira-t-on , couuuent jus-
« qu'à ce jour a-t-on suppose en nous une
« faculté de juger distincte de la faculté d«
A M. D B...... 89
« sentir? l'on ne doit cette supposition,
« re'pondrai-je , qu'à l'impossibilité où l'on
« s'est cru jusqu'à-piésent d'expliquer d'aù-
« cune autre manière certaines erreurs de
« l'esprit H. Point du tout ^ reprend Rous-
seau : cest qiiHl est très-simple de supposer
que deux opérations d'espèces différentes se
font par deux différentes facultés.
Voici , Monsieur , l'expose' de la réfutation
des principes d'Helvétius contenus dans le
premier chapitre de son livre. Rousseau avait
i'aitdccesnotts le canucvas d'un ouvrage qu'il
avait dessein de mettre au jour. Vous sentez
qu'il n'était pas aisé de donner de la liaison ù
des notes jetées au hasard sur la marge d'un
livre ; j'ai clierché à vous les présenter de lu
manière la plus suivie , et je me flatte que
vous irapiUerez au sujet ce qu'il peut y avoir
de défectueux dans la méthode que j'ai
adoptée , pour vous mettre au fait de ce que
vous désiriez savoir.
Il y a beaucoup d'autres notes répandues
dans le reste de l'ouvrage ; mais comme elles.
attaquent le plus souvent des idées particu-
icres de l'auteur , et ne sont pas relatives au
système favori qu'il a voulu établir au coin-
£ 3
Ç9 LETTRES
meneeiTiciit de son ouvrage, je rcmrtsà vous
eu fa're part dans nue autre lettre , pour peu
çuc vous le desiriez.
J'ai riionncur d'être,
Monsieur,
Votre très-liunible et très-
obéissant serviteur^
L. D O TEH 6.
LETTRE II.
V eus êtes bien bon , "Monsieur , de mettre
tant de prix au peu de temps que j'ai eniplové
pour vous eouinuiuiqtier 1rs notes de J. J.
Rousseau loiitre le livre de l'Esprit. A ous
avez raison de dire qii'ellcs contiennent des
objections et des ar^uniens irréplicables. TVf.
ilelvctius le sentait bien lui-même , et sa let-
tre en est i\nr preuve. On ne peut en effet
disconvenir que le citoycu de Genève, si
iti^éuieus à soutenir les paradoxes les plus
A M. D....: B...:.- 9T
inexplicaljl.es , ne fi';t aussi le champion le plus
propre à renverser les autels du sophisrae.
C'est Diogène qui , tout fou qu'il e'tait , n'ea
fouruissait pas moins des armes à la vérité.
Vous témoignez tant d'empressement do
connaître les aiitrcs notes qui se trouvent à la
marge de l'exemplaire de l'Esprit , que je ne
pu isïne refuser au plaisir de vous donner cette
satisfaction j mais ne vous attendez plus à
une marcha régu'ièie. L'ouvrage d'HIvétius
n'étaiitcomposé que de chapitres sansliaison,
d'idées décousues , de jolis petits contes , et
de bons mots ; les notes que vous allez lire ,
à deux ou trois près , ne sont aussi que des
sorties sur quelques seutimeus particuliers;
vous en allez juger.
A la tin du premier discours (J) , M. Hcl-
vétius revenant à son grand principe, dit:
« Rien ne m'empêche maintenant d'avancer
« (\uc juger , comme je l'ai déià prouvé , n'est
« proprement C[nG sentir^, f'ousn'avez tien
prouve sur ce point, répond Rousseau, sinon
tfiie vous ajoutez au sens du mot sentir, le
sens que nous doutions au mot JUGER ; vous
réunissez sous jin mot commun deuxfacul-
(</) Chap. 4, page4i.
92 LETTRES
tés essentiellement différentes. Et sur c? que
Hclvétius dit encore ; que « l'esprit peut
« être considère' couiniela faculté productrice
« de nos pensées , et n'est en ce sens que
« sensibilité et ine'moire » ; Rousseau met eu
notes: sensibilité , mémoire y jugemf.nt.
Ces deuK notes appartiennent encore au sujet
de ma première lettre , celles qui suivent sont
difTcrentes.
Dans son second discours^ M. Helve'tiu*
avance « que nous ne concevons que des idées
« analogues aux nôtres, que nous n'avons
m. d'estime sentie que pour cette espèce d'i-
«c de'cs:etde-lb cette haute opinion que clia-
«c cun est , pour ainsi dire , forcé d'avoir de
« soi-même , et qu'il appelle la nécessité où
«t nous sommes de nous estimer prcféral)lc-
« ment aux autres {c). Mais , nioutc-t-il {/) ,
« on me dira que l'on voit quelques i;ens
« reconnaître dans les autres plus d'esprit
n qu'en eux. Oui , répondrai-je , on voit des
* hommes en faire l'aveu ; et cet aveu est
« d'une belle amc: cependant ils n'ont pour
* celui qu'ils avouent leur supérieur qu'une
Ce) Discours deuxième ,cliap. 2 , page 68,
A M. D B...:r 9S
« estime sur parole ; ils ne font que donner
« à l'opinioa publique la pre'fe'icnce sur la
« leur, et convenir que ces per.'ionnes sont
t< plus estimées , sans être inte'; ieureuieut
« convaincus qu'elles soient plus eslima-
« blés ». Ce/a n'est pas vz-az, reprend brus-
quement Rousseau ; J'ai long-temps médité
sii-r un sujet, et j'en ai tiré tfuel^fues vues-
arec toute l'attention que j'étais capable d'y
mettre. Je communique ce même sujet à un
autre hom,me , et durant notre entretien je
t'Ois sortir du cerveau de cet homme desfoi£~
les d'idées neuves et de grandes vues sur ce
même sujet qui m'en avait fourni si peu. Je
lie suis pas assez stupide pour ne pas sentir
l'avantage de ses vues et de ses idées sur les
miennes ; je suis donc forcé de sentir inté-
rieurement que cethomme a plus d'esprit que
moi , et de lui accorder dans mon cœur une
estime sentie^ supérieure à celle que j'ai pour
moi. Tel/ut le jugement que Philippe second
porta de l'esprit d'j41onx.o Ferez ^ et qui fit
que celui-ci s'estima perdu.
Helvétius veut appuyer son sentiment d'un
exemple et dit (^) : « Eu pocaic Fonteuelie
(g) Page 69, noce,
94 LETTRES
« serait sans peine convenu de la supe'rioiité
« du ge'iiie de Corneille sur le sien , mais il
« nd'auiait pas scntiP^Sesujjposc , pours'ca
« convaincre , qu'on eût prie' ce même Fou-
« tenellc de donner ,en fait de poésie , l'idée
« qu'il s'était formé de la perfection ; il est
« certain qu'il n'aurait en ce genre proposé
« d'autres règles fînes que ;,ellcs qu'il avait
V lui-même aussi bien observées que Cor-
• neille ». Mais Rousseau ob'iccte à cela : //
ne s'agit pas de rrgles , il s'agit du génie
qui trouve les grandes images ci les grands
scntimens. Fontcneile aurait pu se croire
meilleur juge de tout cela que Corneille , mais
von pas aussi bon inventeur ; il était fait
poin- sentir le génie de Corneille r/ non pour
régaler. Si l'auteur ne croit pas qu'un
homme puisse sentir la supériorité d'un au-
tre dans son propre genre , assurément il se
trompe beaucoup y moi - même je sens la
sfinne, quoique je ne sois pas de son senti-
ment. Je sens qu'il se tronipc en homme qui
a plus desprit que moi. Jl a plus de rues y
et plus liniiineiiyes , mais les miennes sont
plus /tairri. Ft'uélon l'emportait .'^ur moi à
tous égards ^ cela est certain . A ce sujet HeU
vétius ajaut laisse échapper l'cxprcssiou « du
A M. D....: B..:.; gh
« poids importun de l'estime >» , Rousseau le
relève en s'ccriant : le poids importun de l'es"
timc ! eh Dieu! rien n^esê'si "doux que l'es-
time, même pourceux qu'on croit supérieur»
a soi.
« Ce n'est peut-être qu'en vivant loin des
« sociétés , dit Helvétius (//) , qu'on peut se
« défendre des illusions qui les séduisent. Il
« est du moins certain que , dans ces mêmes
« sociétés^ on ne peut conserver une vertu
♦c toujours forte et pure, sans avoir habituel-
« Icment présent à l'esprit le principe de
«< l'utilité publique , sans avoir une connais-
« sancc profonde des véritables intérêts do
♦c ce public, et par conséquent de la morale
« et de la politique ». ^ ce compte , répond
Rousseau, il n'y a de véritable proiiié que
chez les philosophes. Ma foi , ils font bien
de s'en faire compliment les uns aux au-
tres.
Conséquerament au principe que venait
d'avancer l'auteur (/) , il dit « auc Foatenelle
« définissait le mensonge , taire une vérité
« qu'on doit. Un homme sort du lit d'une
(h) Page 70.
(i) P.^l;c 70, note.
^S LETTRES
« femme , il en rencontre le mari : D'oh te'
« J^ez-^'Ons, lui dit^cilni-ci ? Que lui répon-
« cire ? lui doii-ou alors la vrritc ? uoii , dit
« Fontenelle , parce qu'alors la vérité' n'est
« utile à personne ». Phiisoiit exeiirylc .'
s'écrie Rousseau , comme si oehii qui ne se
fait pas lin scrupule de coucher avec la
femme d'autrui s'en fcsail un de dire un
mensonge! II se peut qu'un adultère soit
obligé de mentir; mais Vliommc de bien ne
veut être ni menteur , ni adultère.
Dans le chapitre (A) où l'auteur avance que
dans ses jugcmcns le public ne prend conseil
quedeson intérêt, il apporte plusicurscxcm-
ples,à l'appui de sou sentiuicnt, qui ne sont
point admis par son censeur. Lorsqu'il dit :
« Qu'un pocte dramatique fasse une bonne
« tragédie sur un plan déjà connu , c'est ,
*. dit-on , un plagiaire méprisable ; mais
« qu'un st-'it-ral se serve dan.-« nue campagne
« de l'ordre de bataille et des stratagèmes
« d'un autre général , il n'en paraît souvent
« que plus estimable ». L'autre le relève eu
disant: yraimenije le crois bien ! le premier
se donnepour l'auteur d'une pièce nouvelle ^
(A) Cbap. w,Disc. m, page lo.i.
le
A M; D...:: B...:: 97
le second ne se donne pour rjen, son ohjet
est de battre son ennemi. S'ilfesaitun lii>re
sur les batailles , on ne lu- pardonnerait
pas plus le plagiat qu'à Vau'eur dramati-
que. Rousseau n'est pas plus indalgeut envers
M. Helvétius lorsque celui-: i altère les faits
pour autoriser ses principes. Par exemple
lorsque voulant prouver qu-« dans tous les
» siècles et dans tons les pays la probité
« u'est que l'hahittide des actions utiles à sa
« nation» , il allègue l'exemple des Lace'de'-.
menions qui permettaient le vol , et conclut
ensuite « que le vol , nuisible à tout peuple
« riclie , uiais utile à Sparte, y devrait êtr«
« honore (/)» ; Rousseau remarque y7/e/e vol
n'était permis (^ v aux enfans , et qu'il n'est
dit nul part que les hommes volassent ce
qui est vrai. Et sur le même sujet l'auteur
dans une note ayant dit : « qu'un jeune La-
« ccdémonicn plutôt que d' avouer %on larcin
« se laissa sans crier dévorer le ventre parua
« jeune renard qu'il avait volé et caciié sous
« sa robe » ; son critique le rcprond ainsi
avec raison : il n'est dit nulle part que l'en-
(/) Chap. i3, page iSG.
Pièces dit: 'l'ouic U. F
9? LETTRES
faut fût questionné. Il ne s\^i'issaitcjnc de
ne pas déceler son vol et non de le nier.
Mais r auteur est bien aise de mettre adroi-
tement le ynenson^c au nombre des vertus
lacédémonicn n es.
M. Helvétius , fcsant l'apologie du luxe,
porte l'esprit flu paradoxe jusqu'à dire que
les femmes calantes , dans uu sens politique ,
sont plus utiles à l'État que les l'cunnes sages.
Mais Rousseau repond : l'une soulcge des
gens qui souffrent^ Vautre favorise des gens
qui veulent s'enrichir. En excitant l'indus-
trie des artisans du luxe , elle en aui^mcnta
le nombre y en fcsant la fortune de deux ou
trois , elle en excite vingt à prendre un étal
où ils resteront miserai Us. Elle multiplie
les sujets dans les professions inutiles , et
les fait manquer dans les professions né-
cessaires.
Daus une autre ccca-^lon M. Helvétius re-
marquant que « l'envie permet à cliacuu
« d'être le panégyriste de sa probité, et nou
« de son esprit » ; Rousseau loin d'être d«
son avis dit : ce n'est point cela , mais c'est
qu'en premier lieu la probité est indispen-
sable et non l'isfriti et qu'eu second lieu
A M. D..-.;. B...:; 99
'il dépend de nous d'être honnêtes gens , et
non pas gens d'esprit.
Enfia dans le premier chapitre du troi-
sième discour-*, l'auteur entredans la question
de l'éducation , et de l'égalité naturelle des
esprits. Voici le sentiment de Rousseau là-
dessus , exprimé dans une de ses notes. La
principe duquel Fauteur déduit dans les
chapitres suivans V égalité naturelle des es-
prits , et qu'il tache d^ établir au commen-
cement de cet ouirage , est que les jvgemens
humains sont purement passifs. Ce prin-
cipe a été établi et discuté avec beaucoup
de philosophie et de profondeur dans V En-
cyclopédie , article ÉTiDE>"cr:. J'ignore
quel est V auteur de cet article ; mais c^est
certainement un très - grand métaphy-
sicien. Je soupçonne l'abbé de Condillac
ou M- de Buffon. Quoi qu'il en soit , j'ai
tâché de combattre et d'établir l'activité
de nos jvgemens dans les notes que j'ai
écrites au commencement de ce livre , et sur-
tout dans la première partie de la profes-
sion de foi du vicaire savoyard.. Si j'ai
raison , et que le principe de M. Helvétius
et de l'auteur susdit soit faux , les raison-
nemens dts chapitres suivans qui n'en sont
F 2
TCO LETTRES
que des cOitstijJiences ^ tombent ^ et il n^est
pas vrai queV inégalité des esprits soitTe^et
de la seule éducation , quoiqu'elle y puisse
influer beaucoup.
Voici, Monsieur , tout ce que j'ai cru digne
de votre attention parmi les notes que j'ai
trouve'es à la marge du livre de l'Esprit ; il
y eu a encore d'autres moins importantes
que vous pourrez vous même parcourir uu
jour ; je vous le porterai la première t'ois que
j'irai à Paris , et le laisserai même avec vous ,
en ayant à présent fait tout l'usage que je
désirais eu faire.
Je vous envoie aussi une copie des lettres
que M. Helv étuis m'écrivait à ce sujet ; il est
juste de lui donner le champ libre pour re-
pousser les attaques d'un aussi puissant an-
tagoniste ; mais vous verrc-z qu'il n'y réussit
pas, et qu'eu se battant même il a le senti-
ment de sa déf.iite.
Vous voulez aussi voir les lettres que je vous
ai dites avoir rtru quelquefois de Rousseau ;
comme elles ont rapport à l'acquisition que
■je lis de ses livres , et qu'elles contiennent
certaines particularités ignorérs de cctbommc
extraordinaire, je vous envoie la copie, avec
d'autaut moius de re'puguaace qu'elles n«
A M. D...,. B...., 103
dévoilent rien de secret. Elles peuvent mêttie
servir à ajouter quelques traits à son carac-
tère , et pour vous mettre eu état de les
mieux comprendre, j'ai ajoute' quelques notes
qui cclaircisseut ce qui aurait été obscurpour
\ous.
J'ai l'honneur d'être ,
MOKSIKUR,
Votre très-humble et trts-
obéissant serviteur,
L. D UT£?Î S-
ï 3
LETTRES
D E
M. H E L V É T I U S.
LETTRE PREMIÈRE.
A Paris, ce iz septembre 1771.
M O N S I K tJ K ,
V OT R E parole est une chose saciée , et )e
ne TOUS dcinaiulc plus rien , puisque vous
avez promis de garder inviolablemeiit Texeui-
plairc de M. Rousseau. .T'aurais été bien aiso
de voir les notes qu'il a mises sur mon ou-
■vragc , ni.iis mes désirs à cet é^nrd sont fort
modérés. J'estime fort son éloquence et fort
peu sa pliiIoso])hie. C'est , dit milord Bolin-
ghrolfo, du ciel que Platon part pour descen-
dre sur la terre , et c'est de la terre que De-
LETTRE BE M. TÎELVÉTIUS. ic3
inocrite part pour s'élever aa ciel ; !e vol du
dernier est le p'us sûr. M. Kuiiic ne m"a com-
muniqué aucune des notes dont vous lui
aviez fait part ; j'étais alors vraisemblable-
ment à mes terres. Prcscntez-lui Je vous prie ,
mes respects ainsi qu'à M. Elissou. S'il y
avait cependant dans les notes de M. Rous-
seau quelques-unes qui vous parussent très-
fortes et que vous puissiez me les adresser, je
vousenverraisla réponse, si elle u'esigeait pas
trop de discussion.
Je suis avec un très-profond respect,
MOKSIEUR,
Votre très-humble et très-
obéissant serviteur ,
Helvétitjs.
F 4
T04
LETTRES
LETTRE II.
A Voie, ce 2G lîoveiuLie 177J.
!M o K s I E o R ,
u,
K E indisposition de inn GUc ma retenu à
]a campapine quinze iours de plus qii'à l'or-
dinaire , c'est à mes terres que J'ai ri çii la
lettre que vous m'avez fi.it riioimcur tle m'c-
crirc- Jf" serai dans hu;t jouis h Paris ; à mou
arrivée ie ferai tenir h M. l.ultin la lettre que
vous m'adressez pour lui. Je vous reii:crc;e
bien des notes que vous m'dvrz onvovées.
Vous avez le tact sur ; c'est dans la notcqua-
tricuic et la dernière que se trouvent les plui
fortes obiections contre mes principes.
Le plan de l'ouvrage de l'Esprit ne nie lais-
sait pas la liberté de tout dire sur ce sujot ; je
m'attendais, lorsque ie le donnai au public,
qu'on ni'attaquerailsur ces deux points, et j'a-
vais déjà trace l'esquisse d'un ouvraj^c dont le
plan me permettait de m'ctcndrc sur ces deux
question». L'ouîfc-'ge est fait , mais je ne pour-
DE M. HELVETIUS. io5
rais le faire impriiîier sans m'exposer à de
grandes perï;écutions. Notre parlement n'est
plus compose qne de prêtres , et rinquisition
est pins sévère iei qu'en Espagne. Cot ou-
vrage où je traite bien ou mal une infinité
de questions piquantes , ne peut donc paraître
qu'à ma mort.
Si vous veniez à Paris , je serais ravi de
vous le communiquer, mais comment vous
en donner un extrait dans une lettre ? C'est
sur u:ie infinité d'observations fines que j'éta-
blis mes principes : la copie de ces observa-
tions serait trop longue •, il est vrai qu'avec
nn homme d'autant d'esprit que vous , ou
peut enjamber sur bien des raiiotuiemens ;
et qu'il sulBt de lui montrer de loin en loin
quelques jallons , pour qu'il devine tons les
points par où la route doit passer.
Examinez donc ce que l'ame est eu nous,
après en avoir abstrait l'organe physique de
la mcmoirequi se pord par un coup , une apo-
plexie, etc. L'ame alors se trouvera réduite à
la seule facidté do sentir ; sans mémoire, il
n'est point d'esprit dor. i toutes les opérations
se réduisent à voiV /a ressemblance ou la dif-'
féience , la CQin'en.an&eoïi ki disconvenançs
,o6 LETTRES
que Us ohjetaont entr'evx et a^'cc nous. Esprit
suppose comparaison des objets , et point de
coinparaisou sansOTcmo/r^; aussi les muses,
selon les Grecr , étaicut les Qlles de Mncmo-
sine ; l'irabécille qu'on met sur le pas de sa
porte n'est qu'un homme privé plus ou moins
de l'organe de la mémoire.
Assuré par ce raisonnement et une infinité
d'autres que l'ame n'est pas l'esprit ^ puis-
qu'un imbccillc a une amc , on s'aperçoit que
l'ame n'est en nous que la faculté de sentir ;
je supprime les conséquentes de ce principe,
vous les devinez.
Pour éclaircir toutes les opérations de l'es-
prit, examinez d'abord ce que c'est que juger
dans les objets physiques; vous verrez que
tout jugement sujipose comparaison entre
deux ou plusieurs objets. Mais dans ce cas
qu'est-ce que comparer? C'est voir alterna-
tivement. On met deux échantillons jaunes
sous mes yeux ; je les compare , c'cst-à-dire ,
je les regarde alternativement , et quand je
dis que l'un est plus /b/zfef que l'outre ^ je
dis, Btlon l'observation de Newton , que l'un
réjh'cliit moins de rayons d'une certaine
dépecé , c'cst-à-dirc , que vi9n œil reçoit une
DE M. HELVÉTÏUS. 107
moindre sensation , c'est-à-dire qu'il est plus
foncé : or le jugement n'est que le prononcé
de la sensation éprouvée.
A l'égard des mots de nos langues qui ex-
posent les idées, si je l'ose dire, intellectuel-
les , tels sout les mots force , grandeur, etc.
qui ne sont représentatifs d'aucune substance
physique , je prouve que ces mots , et géné-
ralement tous ceux qui ne sont représentatifs
d'aucun de ces objets, ne vous donnent au-
cune idée réelle , et que nous ne pouvons
porter aucun jugement sur ces mots, si nous
ne les avons rendus physiques parleur appli-
cation à telle ou telle substance. Que ces
mots sont dans nos langues ce que sont û; efc
b en algèbre , auxquels il est impossible d'at-
tacher aucune idée réelle s'ils ne sont mis en
équations ; aussi avons-nous une idée diffé-
rente du mot grandeur , selon que nous l'at-
tachons à une mouche ou à uu éléphant.
Quant à la faculté que nous avons de com-
parer les objets enlr'eux , il est facile de prou-
ver que cette faculté n'est autre chose que
l'intérêt mt^me que nous avons de les com-
pairr, lequel intérêt mis eu décomposition,
peut lui-même toujours se réduireàune sen-
sation physique.
F 6
io3 LETTRES
S'il était pos«iible que nous fussions impas-
sibles , nous ne i-ornparcrions pas faute d'iu-
tèiêt pour coinparer.
Si d'ailleurs toutes nos idées, comme le
provive Locke nous viennent par les sens,
c'est que nous n'avons que des sens; aussi
peut-on pareillement réduire toutes Icside'es
abstraites et collectives ù de pures sensa-
tions.
Si la dc'tousu de toutes ces idées ne vous
en fait naître aucune , il faudrait que le hasard
vous amtiK'it à Paris , pour que je pusse vous
montrer tout le développement de mes idées,
par- tout appuyées de faits.
Tout ce que je vous marque b ce sniet ne
sont que des indications obscures , et pour
lu'cntendre, peut-être fauchait-il que vous
vissiez mon livre.
Si par hasard ces idées vous paraissaient mé-
riter la peine d'j- rêver, je vous esquisserais
dans une seconde les motifs qui me portentà
poser que tous les hounues , communément
Lieu organisés , ont tous une égale aptitude
à penser.
Je vous prie de ne commuuiqucr celte lellre
DE M. H E L V É T î U S xor,
"h personup , (*) elle pourrait donner à qnel-
qa'uu le fil de mes idées ; et puisque l'ouvrage
est fait j il faut que le mérite de mes idées ,
si elles sont vraies , me reste.
J'ai l'honneur d'être avec respect ,
Monsieur,
Votre très-Iiumble et très-
obéissant serviteur,
H E I..V É T I TI s.
Je VOUS prie d'assurer MM. Hume et
Elissou de mes respects.
(* ) L'ouvrage auquel ceci a rapport est le livre
de VHumme publié peu après la mort de ]\I. Hel-
ve'lius ; et cette lettre n'a été communiquée qu'ar
près la publication de cet ouvrage.
LETTRE
DE J. J. ROUSSEAU
A SON LIBRAIRE DE PARIS.
T
*/E vous envoie , "^^onsleul•, une pièce im-
primée et publiée à Genève , et que je vous
prie d'imprimer et publier à Paris , pour
mettre le public en état d'entendre les deux
parties, en attendant les antres réponses plus
foudroyantes qu'on prépare h Genève contre
moi. Celle-ci est de M. de V. . . . si toute-
fois je ne me trompe : il ne faut qu'attendre
pour s'en éclaircir; car s'il eu est l'auteur ,
il ne manquera pas de la reconnaître bautc-
ment , scion le devoir d'un liomme d'hon-
neur et d'un bon chrétien ; s'il ne l'est pas,
il la désavouera de même, et le public saura
bientôt à quoi s'en tenir.
Je vous connais trop , ■Vronsicur , pour
croire que vous voulussiez imprimer une
pièce pareille, si elle vous venait d'une autre
main; mais puisque c'est moi qui vous en
prie , vous ne devra vous ca faire aucun scru-
pule. Je vous saiue^elc. IlousSKAu.
SENTIMENT
DES CITOYENS (i).
A
PRÈS les lettres de la campagne, sont
venues celles (4e la montagne. Voici les sen-
timens de la ville.
On a pitié d'un fou ; mais quand la de'mence
devient fureur , on le lie. La tolérance , qui
est une vertu , serait alors un vice.
Nous avons plaint J. J. Rousseau , ci-de-
vant citoyen de notre ville, tant qu'il s'est
home' , dans Paris , au malheureux me'tier
d'un bouffon , qui recevait des nazardes à
l'opëra , et qu'on prostituait marchant à
quatre pattes sur le the'àtre de la comédie.
A la vérité, ces opprobres retombaient, eu
quelque façon, svir nous : il était triste, pour
lin genevois arrivant à Pari» , de se voir hu-
milié par la honte d'un compatriote. Quel-
ques-uns de nous l'avertirent, et ne le corri-
( I ) L'auteur de cette pièce avait si bien imiti*
1<^ style (le M. de Vernes , que M. Rousseau parut
cruire qu'elle pouvait être de lui Ce ne fut qu'au
bout de quelque temps qu'il apprit que «an véri-
tableauieuritaitM. de Voltaire.
IÎ3 S E 2: T I :*i E N T
gèrent pas. Nous avons pardonne à ses
romans , dans lesquels In dcccnuc et la pudeur
sont aussi peu mcn.igccs que le hou sciu;.
Notre ville n'était connue auparavant quo
par des mœins pures , et par des ouvrages
solides qui attiraient les étrangers à notre
académie : c'est ponr la première fois qu'un
de nos citoyens l'a fait connaître par des
livres qui alarment les moeurs , que les
lionnéCes s^ens méprisent, et que la piétc
condamne.
Lorsqu'il mêla l'irréligion a ses roîuans ,
nos magistrats furent indispensabîcmcnt
oMigés d'imiter ceux de Pari.set de Ecrnc (2),
dont les uns le décrélèreut, et les autres le
chassèrent. Mais le conseil de Genivc, écou-
lant encore sa compassion dans sa justice ,
laissait une porte ouverte au repentir d'un
coupable égaré, qui pouvait revenir dans sa
patrie et y mériter sn gràic.
Aujourd'hui la patience n'est-el!e pns
lassée , quaud il ose publier un nouveau
libelle , dans lequel il outrage avec fureur la
religion chrétienne^ la réforuu.tion tju'il pio-
( -1 ) Je ne fus cliass(' du canton dç Deiûc qu'uj:
mois après le décj:|i Je Gcuève,
DES CITOYENS. ii5
fesse, tous les ministres du saint Evans^i'ie ^
et tons les corps de l'Etat ? La dcincnce ii«
peut plus servir d'excuse , q^uand elle fait
comuiettrc des crimes.
Il aurait beau dire à présent : reconnaièse25
nui maladie du cerveau à mes incoiist'quences
et d mes contradictions : il u'eu demeurera
pas moins vrai que cette folie l'a poussé jus-
qu'à insulter à Jéstjs-Christ , jusqu'à im-
primer que rÉfangi/e est un Hi're scanda-
leux , ( page 40 de la petite édition , ) témé-
raire , impie ; dont la morale est d'apprendre
aux en/ans à renier leurs mères , leurs
frères, etc. Je ne répéterai pas les antres
paroles : elles font frémir. Il croit en déguiser
riiorreur en les mettant dans la boiiclic d'un
contradicteur; mais il ne répond point à co
contradicteur iuiaj^uiairc. Il n'y en a jamais
eu d'assez abandonné pour faire ces inlâmes
objections , pour tordre si raécbammcnt le
sens naturel et divin des paraboles de notre
Sauveur. Figurons-nous , ajoutc-t-il , une
ame infernale ^ analysant ainsi f Évangile.
Eb ! qui l'a jaujais ainsi analysé ? Où est cette
Sme infernale 3 (3) La métrie , dans son
( 3 } Il paraîi que l'auteur ds celte pièce pour-
114 S E N T I M E X T
homme machine, dit q.i'.I a comm un dan-
gereux .nheo, dont il rapporte Jcs raisonnc-
niens saas les réfuter : ou voit assez qui cUait
cet athée ; il n'est pas permis assurément
<1 étaler de tels poisons sans présenter lan-
tidote.
Il est vrai que Rousseau , dans cet endroit
mémo se compare à Jisas-CnRisT avec la
même humilité qu'il a dit que nous devions
lu. dresser une statue. On sait que cette com-
paraison est un des accès de sa folie. Mais
une folie qui blasphème à ce point, peut-
elle avoir d'autre médecin que la même main
qui a fait justice de ses autres scandales?
S'd a cru préparer dans son style obscur;
iiue excuse à ses blasphèmes , en les attril
buant à un délateur imaginaire , il u'i^n peut
avoir aucune pour la manière dont il parle
des miracles de notre Sauveur. 11 dit nette-
ment , sous son propre nom , ( page 98 ) :
// y a des miracUs dans VEvmi^ih iju'it
n'est pas possible de prendre au pied de la
rait mieux répondre que personne à sa question.
Je pi le le lecteur rie ne pas inaïKjiK-i de ro.isulter,
tlans l'endroit qu'il cite, ce .jui précède et ce qu'i
*uir. *
DES CITOYENS. iiS
lettre sans renoncer an bon sens y il tourne
«n ridicule tous les prodiges que Jésus daigna
ope'rer pour établir la religion.
Nous avouons encore ici la de'mence qu'il
a de se dire chrétien quand il sape le premier
fondement du christianisme , mais cette folie
ne le rend que plus criminel. Etre chrétien ,
et vouloir détruire le christianisme , n'est pas
seulement d'un blasphémateur , mais d'un
traître.
Après avoirinsulté Jestjs-Christ , il n'est
pas surprenant qu'il outrage les ministres de
son saint Evangile.
Il traite une de leurs professions de foi
à*amphygouri^ ( page 53 ) : terme bas et de
jargon qui signifie déraison. Il compare leur
déclaration aux plaidoyers de Rabelais ; ils
ne savent , dit-il , ni ce qu'ils croient , ni co
qu'ils veulent , ni ce qu'ils disent.
On ne sait , dit-il , ailleurs , ( page 64 ) , ni
et qu'ils croient) ni ce qu'ils ne croient
pas , ni ce qu'ils font semblant de croire.
Le voilà donc qui les accuse de la plus noir»
hypocrisie, sans la moindre preuve , sans le
moindre prétexte. C'est ainsi qu'il traite ceux
qui lui ont pardonné sa première apostasie.
ii6 S E R ^î E N T
et qui n'oMt pns eu la tnoinclrc part Ti la p\i-
niltotidc la seconde , quuid les blasphctu.s ,
réijaiidiis dans un nuniv.iis roman , ont été
livres au bourreau. V a-t-d un seul citoyen
p rmi MOU'*, qui, eci pensant de sang-froid
cette conduite , ne soit indigne contre le ca-
loinii'atpur ?
Est-il permis à un homme né dans notrs
ville d'ofienser à ce point nos pasteurs , dont
la plupart sont nos parens et nos amis , et qui
sont qiiehjuefois nos consolateurs? Considc-
rous qui les traite ainsi ; est-ce un savant qui
dispute contre dcssavans ? Non, c'est l'auteur
d'un opéra , et de deux come'dies sifllécs.
Est-ce un homme de hi^n , qui , trompe' par
un f<iux zèle, fait des reproches indiscrets à
des lioauncs vertueux ? Nous avouons aveo
douleur , et en rougissant , que c'est un
honune qui porte encore les in.nques funcslcs
de ses débauches; et qui degiisé en salt.ru-
banque, traîne avec lui , de village en village
et de mont ;!f;uc en montagne, la malheureuse
dont il fit mourir la mère , et dor.t il a exposa
les enfans à la porte d'un hôpital , eu rejetant
les soins qu'une personne charitable voulait
avoir d'eux, et en abjurant tous les sentiuiens
D E s C I T O y E N s. 1T7
âe la nature, comme il dépouille ceux de
l'houncuret de la religion (4).
C'est donc là celui qui ose donner des con-
seils à nos concitoyens ! ( Nous vcrro-ns
bientôt quels conseils ). C'est donc Ik celui
qui parle des devoirs de la société !
Certes il ne remplit pas ces devoirs , quand
dans le même libelle, trahissant ia couQance
■ (A) Je YCBX faire avec simplicité la Jcclara-
tîon que semble exiger de moi cet arricle. Jamais
aucuic maladie de celles dont parle ici l'aureur ,
ni petite, niçrande, n'a souillé mon corp<=. Celle
dont je suis affligé, n'y a pas le moindre rapport:
elle est née avec moi, comme le savent les per-
sonnes en-ore vivantes qui ont pris soin fie mon
enfance. Cette maladie est connue de mess>eurs
Malouin , Morand , Thierry , Daran , et du f. ère
Côme. S'il s'y trouve la moindre marque de de-
taucbe , je les prie de me confondre , et de mn l.are
honte de ma devise. La personne sage et jjenera-
lemenl estimée, qui me «=oigne dans mes maux
et me console clans mes afflictions , n'est malheu-
reuse , que parce qu'elle partage le sort d un
homm^forrmalhpurpu:.;samèt-estacruel!em.nt
p'.nne déviée: enbonnesantémalgrésa vieillesse.
J,. ,.Vi jamais exposé, ri f.ii e>:pos«r , aucun en-
iml a la porte d'aucun h6;,iial ni ailleurs. Jne
personne <iuL aurait eu U oharue dont on parle.
ii8 SERMENT
d'un ami (5), il fait imprimer uuc de set
lettres pour brouiller ensemble trois pasteurs.
C'est ici qu'on peutdire avec un des premiers
hommes de l'Europe, de ce même e'crivain ,
auteur d'un roman d'éducation ,quc, pour
élever un jeune homme, il faut commencer
par avoir été bien élevé (6).
aurait eu celle d'en garder la secret; et chacun
«ent que ce n'est pas de Genève, où je n'ai poi„t
vécu, et d où tant d'animosité se rôpand contre
moi, qu'on doitaitfndrcdes informations /ideJies
«ur nia conduite. Je n'ajouterais rien sur ce passa-
ge, sinon qu'au meurtre près, j'aimerais mieux
avoir fait ce dont son auteur m'accuse, que d'«n
avoir tcrit un pareil.
(5) Je crois devoir nver;ir le public que la
théologien qui a écrit la lettre dont j'ai donné un
extrait, n'est, ni ne fut jamais mon ami; que j«
ne l'ai vu qu'une fois en ma vie, et qu'il n'a pas
la moindre chose à démêler, ni en bien ni en mal
avec les ministres de Genève. Cet avertissement
m'a paru nécessaire pour prévenir lej témérairei
applications.
(G) Tout le monde accorder-, je pense à
l'auteur de celte pi>ce , que lui et moi n'avons pai
plus eu la même éducation, que nous n'avons U
mémo religion.
DES CITOYENS. 119
Venons à ce qui nous regarde particulière-
ment, à lîotre ville qu'il voudrait bouleverser
p-irce qu'il y a e'té repris de justice. Dans quel
esprit rappelle- t-il nos troubles assoupis 2
Pourquoi réveille-t-il nos anciennes querelles?
Vcut-II que nous nous e'gorgions (7}, parce
qu'où a brûle' un mauvais livre à Paris et à Go-
uijvc? Quand notreliberté et nos droits scrout
en danger, nous les défendrons bien sans
lui. Il est ridicule qu'un homme de sa sor-
te , qui n'est plus notre concitoyen, nous
dise :
Fous n'êlcs ni des Spartiates , ( page
040 ) , ni des AtlLcniens / vonsêtes des mar-
cliands ^ des artisans , des bourgeois occu-
pés de vos intérêts privés et de votre gain.
Nous n'étions pas autre tbose quand nous ré-
sistâmes à Philippe II et au duc de Savoie;
nous avons acquis notre ifberté par uotro
courage , et au prix de notre sang , et nous la
mainticndrans de même.
(7) On pont voir dans ma conduite les doulou-
reux sacrifices que j'ai faits pour ne pas troubler
la paix «le ma patrie, et dans mon ouvrage, avec
quelle force j'exhorte les citoyens à nela troubUr
jamais, k. quelque extrémité qu oa les réduis».
î20 S E N T I M E N T
Qu'il cesse de nous appeler esclaves ( page
260); nous ne le serons jamais. Il traite de
tyrans les mif^istrats de notre république ,
dont les premiers sont élus par riou£-uiê:ncs.
On a toujours iu , dit-il ( page 269 ) , dans
1c conseil des deux-cents , peji de lumières ,
el encore moins de courtjge. Il cherche par
des mensonges accumulés , à exciter les
deux-cents contre le petit conseil ; les pas-
teurs contre ces deux cor|;s ; et cnlin , tous
contre tous , pour nous exposer au mépris et
à la risée de nos voisins. Veut-il nous animer
en nous outrageant? Ycut-il rsnverser notre
constitution en la défiguraiit , comme ii veut
renverser le christianisme, dont il ose faire
profession ? Il suffit d'avertir que la ville qu'il
veut troubler , le désavoue nvec horreur. vS'il
a cru que nous tirerions l'épée pour le vomaa
d'Emile , il pe<it metire celle idée dans l«
nombre de ses ridicules et de ses folies. 3fai8
il faut lui apprendre que si oh châtie légèrc-
inent un romancier inipio , on punit capita-
lement un vil séditieux,
P S. d'un ouvrage des c'.to} cns de (Jcncvr,
intitulé : H'^ponse aux kitrcs tcrites de la
campagne.
DES CITOYENS. 121
Il a paru depuis quelques jours une bro-
cliure de huit pages in-^'^ . sous le titre de
Sentimens des Citoyens ; personne ne s'y est
trompe. II serait au-dessous des citoyens de
se justiQer d'une pareille production. Con-t
foruiement à l'article 3 du titre XI de l'édit,
ils l'ont jetée au feu , comme un iufàme
libelle.
Pièces diV' Tome H*
DÉCLARATION
D E
J. J. ROUSSEAU,
RELATIVE
A M. LE PASTEUR VERNES.
V-/'est un des lualbenrs de uia vie , qu'avec
un si grand dosir d'être ouMié , je sois con-
traint de parier de moi sans cesse. Je n'ai
jamais attaqué personne , et je ne me suis
défendu , que lorsqu'on ni'v a force. Mais
quand l'Iionncur oblige de parler, c'est ua
crime de se. taire. Si M. le pasteur Vcrncs
se fut contente de désavouer l'ouvrage où
je l'ai reconnu , j'aurais gardé le silence. Il
veut de plus une déclaration de ma part, il
faut kl faire ; il m'accuse publiquement de
l'avoir calomnié, il faut me défendre ; il de-
mande les raisons que j'ai eues de le nommer ,
il faut les dira : mou sileuco ea pareil cas ,
DÉCLARATION etc. laS
me serait reproché , et ce reproche ne serait
pas injuste. Les préventions du public m'ont
appris depuis long-temps , à me mettre au-
dessus de sa censure ; il ne m'importe plus
qu'il pense bien ou mal demoi ; mais il m'im-
portera toujours de me conduire de telle
sorte , que quand il en pensera mal , il ait
tort.
Je dois dire pourquoi, faisant réimprimer
à Pans , un libelle imprimé à Genève , je l'ai
attribué à M. Vernes; je dois déclarer si je
continue , après son désaveu, a le croire au-
teur du libelle; enfin je dois prendre sur la
réparation qu'il désire , le parti qu'exige la
justice et la raison. Mais on ne peut bien
juger de tout cela qu'après l'exposé des faits
qui s'y rapportent.
Au commencement de janvier , dix ou
douze jours après la publication des Lettres
écrites de la montcgne , parut à Genève une
feuille intitulée , Sentiment des citoyens; on
m'expédia par la poste un exemplaire do
cette pièce pour mes étrennes. Après l'avoir
lue , je l'envoyai de mou côté , à un libraire
dp Pans , comme une réponse aux Lettres
/entes de la montagne , avec la lettre sui-
Tante.
G X
124 DÉf!L.\RATIONDER0USSEAU,
« Je vous envoie , Moisicnr , une pièce
«c iuiprUnée et publiée à Genève , et que je
« vous prie d'imprimer et publiera Pans,
« pour mettre le public eu état d'entendr»
« les doux partie? , en attendant les autres
« réponses plus foudroyautes , qu'on pré-
« pare à Genève contre moi. Celle - ci est
« de M. Ternes , ministre du Saint h vangiic
« et pasteur à Ce'ligny : )e l'ai reconnu
« d'abord à son style pastoral. Si toutefois
« je me trompe , il ne faut qu'attendre pour
« s'en cclaircir ; car s'il en est l'auteur, il ne
« manquera pas de le reconnaître hautc-
« ment, selon le devoir d'un homme d'hou-
« ncur , et d'un bon chrétien ; s'd ne l'est
« pas il ladésaYoueradeniéme.et le public
« saura bientôt à quoi s'en tenir.
« Je vous conuai, trop , Monsieur, pour
« croire que vous voulussiez imprimer une
« pièce pareille , si elle vous tenait d'une
« autre main : mais puisque c'est moi qui
« vous en prie , vous ne devez vous en faire
« aucun scrupule. Je vous salue de tout mou
«t cœur».
A pcincla pièce était-elle impriniéoàParis,
qu'il en fut expédié , sans quoie sache par qui,
des exemplaires à Gcuè.vc, avec ces trois mots;
RELATIVE A M. YERNES. 125
Lisez , bonnes gens. Cela donna occasion à
M. Vernes de m'e'crire plusieurs lettres qu'if a
publie'es avec mes réponses, et que je trausciis
ici de riuiprirué.
Première lettre de M. le pastevr yernes.
A Genève, le ; février 1765.
^loi^SIÏUR,
On a imprimé une lettre signée Rousseau ,
dans laquelle on luc nomme, eu quelque ma-
nière , de dire publiquement , si je suis l'au-
teur d'une brochure intitulée , Sentiment
des citoyens. Quoique je doute fort que cette
lettre soit de vous , Monsieur, je suiscepen-
<]oiit tellement indigne du soupçon qu'il pa-
rait qu'ont quelques personnes , relative-
ment au libelle dont il est question , qu©^
)'ai cru devoir vous déclarer que non -seu-
lement je n'ai aucune part à cette infâme
brochure, mais que j'ai par-tout témoigné
l'horreur qu'elle ne peut que faire à tout
honnête homme. Quoique vous m'ayez ditr
des injures , dans vos Lettres écrites de la
montagne , parce que je vous ai dit sans ai-
greur et sans lielj^ue je ne pense pas comme
W 3
,6 DÉCLARATION DE ROUSSEAU,
vous sur le christiauisrae,)e me garderai bien
dr iii'avilir rcolk-ment par une vengcauce
aussi basse que celle don L des gens qui ne me
coniutis.seiit pas sans doute , ont pu me croire
capable. J'ai satisfait à ma conscience , eu
soutenant la cause de l'Evangile , qui m'a
paru attaqué dans quelques-uns de vos ou-
vrages ; j'attendais une réponse qui fiit digne
de vous , et je me suis contenté de dire en
vousli«-Biit j/V nr rffO/2«<7/.v /»^.v /à M. Rous-
seau. Voilà, Monsieur, ce que j'ai cru devoir
vous déclarer ; et pour vous épargner dans la
suite, de nouvelles lettres de ma part, s'il
paraît quelque ouvrage anonyme , où il y
ait de Ihumeur , de la bile, de la méchan-
ceté , je vous préviens que ce n'est pas là mon
cachet. J'ai l'houncui d'être , etc.
A Motieis, le i5 février 17G5.
J'ai reçu , Monsieur , la lettre que voiw
m'avez fait llionneur de m'écrire le 3 de ce
mois , et par laquelle vous désavouez la pièce
intitulée , Sentiment des citoyens. J'ai e'crit
à Paris pour qu'on y supprimât l'édition que
J'y ai fait faire de cette pièce. «Si je pui» iioni
RELATIVE A M. VERNÊS. 127
tiibuer en quelqu'autre manière , à constater
votre de'saveu , vous n'avt-z qu'à ordonner.
Je vous salue , Monsieur, très- humblement.
Seconde Lettre de M. le pasteur Vernesl
Genève , le S février 1765.
J'avoue, Monsieur, que je ne reviens point
de ma surprise. Quoi ! vous êtes re'ellemeut
l'auteur de la lettre qui précède le libelle , et
des notes qui l'accompagnent ? Quoi ! c'est
vous, de qui j'ai e'tc particulièrementconnu,
et qui m'assurâtes si souycnt de toute votre
estime, c'est vous qui noiî-sculcment m'avez
soupçonne capable de l'action la plus basse,
mais qui avez fait imprimer cet odieux soup-
çon ! C'est vous qui n'avez point craint de
ïnc diffamer dans les pays étrangers , et , s'il
ciit été possible, aux yeux de mes conci-
toyens , dont vous savez combien l'estime
doit m'ètre précieuse! Et vous me dites après
cela , avec la froideur d'unliorame qui aurait
fait l'action la plus indifférente ,7'^/ écrit à
Paris pour qu'on y supprimât r édition que.
fai fait faire de cette pièce. Si je puis con^
iribueren qutlijue autre manière à constater
1 2S DÉCLA R \TI0N de ROUSSEAU,
votre désai-en , vous n'avez iju\) ordonner.
Vous parlez , sans doute , Mau-ieur , d'uue
seconde édition , car la première est épuisée.
Et par rappoit au désaveu , ce n'est pas le
mien qu'il s'aj^itde conslatcr , je l'ai rendu
public , comme vous m'y invitiez dans votre
lettre au libraire de Paris ; i'ai fait imprimer
celle que j'ai eu l'honneur de vous écrire. Mou
devoir est rempli • c'est à vous maintenant à
voir quel est le vôtre ; vous devriez rtgarder
comme une injure , si je vous indiquais co
qu'en pareil cas , ferait un honnête homme.
Je n'exige rien de vous , ^lonsienr , si vous
n'en exigez rien vous-même. J'ai l'iionucur
d'être.
Hcponsc.
A ]\Iotiers^ le iJ r<'viicr i7f'S
De peur , Monsieur , qu'une vainc attente
tie vous tienne en suspens, je vous préviens
que je ne forai point la déclaration que vous
paraissez espérer ou désirer de moi. .le n ai
pas besoin de vous direla raison qui m'en em-
pêche ; pcrsonn'; au monde uc la sait uiicu\
^uc vous.
RELATIVE A M. VERNES. 129
Comme nous ne devons plus rien avoir à
nous dire j vous permettrez que notre corres-
pondance finisse ici. Je vous salue, Monsieur,
très-humblemcut.
Troisième Lettre de 31. le pasteur Vernes.
Genève , le ic février 1765.
Monsieur,
Je terminerais volontiers , une correspon-
dance qui n'est pas p'us de mon goût que da
vôtre, si vous ne m'aviez pas mis dans l'im-
possibilité de t;ar..ier le silence. Le tour que
vous avez pris , [)Our ne pas donner une dé-
claration qui mo paraissait un simple acte de
la justice la plus étroite , et que par là je ne
croyais pas devoir exiger de vous; ce tour,
dis-je , e>t sans doute susceptible d'un grand
nombre d'explications; mais il en est une qui
touche trop à mon honneur , pour que ie ne
doive pas vous demander de me déclarer po-
sitivement , si vous soupçonneriez encore que
je suis l'auteur du libelle^ maigre le désaveu
formel que je vous eu ai fait publiquement.
i30 DÉCLARATION DE ROUSSEAU,
Je n'ose ICC livrer à cette interprétation , qui
vous serait plus injurieuse qu'à moi ; mais il
suffit qu'cllesoit possible, pourquejenedoute
pas de votre empressement à me dire, si je
dois l'éloigner absolument de votre pense'e.
C'est là tout ce que je vous demande, Mon-
sieur; ce sera ensuite à vous à juger, s'il vous
convient de laissera la phrase dont vous vous
êtes servi , une apparence de faux-fuyant , ou
de me marquer nettement , dans quel sens elle
doit être entendue. Ce qu'il y a de certain ,
c'estque je ne crains point de vous voir sortir
du luuiqe oii vous scmblcz vous cacher. J'ai
l'honneur d'être , etc.
Réponse.
A Moticrs , le a4 février 1765.
La phrase dont vous me demande/ l'expli-
cation, Monsieur ,ne nie paraît pas avoir deux
sens. J'ai voulu dite , le plus clairement et lo
moins durement qu'il était possible, que ,
nonobstant un dcsavcu auquel je m'étais at-
tendu , )c ne pouvaisattribucr qu'à vous seul
l'cciit désavoué, ni par conséquent faire une
RELATIVE A M. VERNES.
i/îï
déclaration qui , de ina part , serait un rnea-
songe. Si celle-ci n'est pasclaire , ce n'est assu-
rément pas ma faute, et je serais fort embar-
rasse' de m'expliquer plus positivement. Re-
cevez , Monsieur, je vous sujiplie , mes très-
humbles salutations.
J. J. Rousseau.
Quatrième Lettre de M. Id pasteur p^erne%
Cfcligny J le i mar» 1 7G5.
Monsieur,
La lumière n'estassure'ment pas plus claire
que l'explication que vous me donnez. Si c'est
par me'iiagement que vous aviez emplovd la
phrase e'quivoque de votre pre'ce'dente lettre
c'est par la même raison que j'avais e'cartëlc
sens dans lequel vous me déclarez qu'elle doit
être prise. Il reste à préscntd'autres ténèbres
que vous seul pouvez dissiper. Si , comme "
paraît par votre dernière lettre , vous étiea
fermement résolu de me croire l'auteur du
libelle; si vous entreteniez au-dedans de vous
«ette per«uaiio« avec une sorte de complai-
aSî DÉCLARATION DE ROUSSEAU,
sauce pourquoi m'avicz-vous invité vous-
même à rcconr.aUre hù n'cment celle pièce ,
ou à la àâsr. ovcr? Pourquoi aviez -vous
laissé croivo qu'il était possible que vous fus-
siez dans l'erreur à cet cq.'rd ? Pourquoi aviez-
vous (lit , si je me iroinye.. il ve faut iju at-
tendre pour s'en éclni ni r? Pourquoi avex-
vous ajouté que lorsque j'aurais parlé , U
publie saurait à ijuoi s'en tenir? Tout cela
j]'était-il qu'un icu de votre part? Ou bien ,
auru-z-voas été capable de former l'odieux
projet d'ajouter une nouvelle injure, a celle
que vous n'aviez pas craint de me faire par
nue odieuse imputation ?C'està rcgrot, Mon-
sieur , que je me livre à une conieclure qui
TOUS déshonorerait, si elle était fondée; je
ne me résoudrai jamaisà pense r mal de vous ,
que lorsque vous m'y foiccrez vous-même.
Ce n'est pas tout. M mon désaveu n'a lait sur
vous aucune impic^siou , pourquoi donc
avpz-vn..s ordonne au libraire de Paris de
•uppri"'<r votre édition du libelle ? Pour-
quoi, comme je l'ai su de bonne part, avez-
-ous écrit a \u\ liommc d'un ranç; distingué,
i3u'aya"lfl<^ "''«"i'^ instruit , vous ne m'attri-
buiez plus lettc i)i<"ce ? .le vous le demande,
•St-Upossiblcde vous trouver CD cela d'accord
avce
RELATIVE A M. VERNES. i3.^
avec vous-même ? Si de nouvelles raisons ,
plus décisives que celles que vous avait four-
nies mon pre'tendu style pastoral^ qui est la
seule que vous ayez alle'guée, et dont le ridi-
cule vous aurait frappé , sans son air de sar-
casme , qui a pu vous séduire ; si , dis-;e, de
nouvelles raisons out arrêté ce premier mou-
vement de justice, que la droiture naturelle
de votre cœur avait fait naître", pourauoi ne
m'exposez-vQus pas ces raisons, avec cette
franchise et cette candeur qu'annonce en vous
cette belle devise, ritam impendere vero?
Ce silence ne donnera-t-il point lieu decroire
qu'il est des cas où vous aimez à mettre ua
bandeau sur vos yeux, où la découverte de la
vérité coûterait trop à certain sentiuLcnt
souvent plus fort que l'amour qu'on a pour
elle ? Voyez donc. Monsieur, quel cstr le
parti qu'il vous convient de prendre. Pour
inoi , loin de redouter l'exposition des motifs
qui vou» empécbent de vous rendre à mou
desaveu , je suis très-curieux de les appren-
dre , ne pouvant pas en imaginer un seul. Je
TOUS demande de vous expliquer , à cet égard,
avec toute la clarté possible, et sans aucun
ménagement; tant je suis convaincu que vou»
ne ferez pas là , que couQrmer le jugement d«
Pièces div. Tome IX, H
t34 DÉCLARATION DE ROUSSEAU,
toutes les personnes dont je suis connu, qui
dirent, eu lisant ma première lettre, que
j'aurais dii me ta.re sur une imputation qui
tombait d'ellc-uicmc , et ne pouvait faire tort
qu'à son auteur. Je reçois bien volontiers ,
Monsieur, vos salutations, et je vous prie
d'agréer les mieuucs.
A la fin du recueil de ces lettres , M. Ver-
nos aioiile : M. Rousseau n'a yas cru.ai.t
doute, cpi'il/ui coufiiit de répoudre h cette
dernière lettre; il n'est pas difficile d'en
imaginer la raison. Non , cela n'est point
diilieile-, mais comment M. Vernes sentant
si bien cette raison , n'en a-t-il pas prcvu
i'enel ? Comment a-t-il pn se flatter de lier,
de suivre avec moi, une coirespondance eu
Ifeolc , pour <\iscntcr les preuves de ses outra-
ges , comme on discuterait nn point de litté-
rature ? Peut-il croire que j'irai plaider de-
vant l,.i,ma cause contre lui-même : que
j'irai le prendre ici pour jui;e dans son propre-
fa. t? Kt dans quel tait 2 Snr la modërat.oa
quM voit réi;ner dans ma conduite . pr6umc-
t-il que je puisse penser à lui de sans fro.d .
„oi qui ne lis pas une de .es lettres, sans lo
plus cvuclcQort, moi qui iic pu., sans frcmir.
* Relative a m. a~erxes. iSs
Entendre piououcer son nom ; que is' puisse
tranquillement coirespondrc ot continerccr
avec lui? Non; j'ai cru devoir lui dc(larer
nettement mon sentiment , et io tirer de l'in^
certitude où il fcii;nalt d'être. Je n'en dois ui
n'en veux faire avec lui davantage. Que la
décence de mes expressions ne l'aînisc plus.
Dans le fond de mon cœur, je lui rends jus-
tice ; mais dans u.es procédés, c'est à moi
que je la rends. Comme mon amour-propre
n'est point aveugle , et que j'ai appris à m'at-
tendre à tout de la part des liommfe.< , leurS
outrajîcs nctn'ont point pris au dépourvu; ils
ni'ont trouvé assez préparé pour les supporter
avec dignité. L'idver^ité ne m'a ni abattu ni
aigri : c'est une 'ecou dont j'avais besoin
peut-être. J'en suis devenu plus dciux, mais
jen'ensuis pas devenu plusfaible. Mes épreu-
Tes sont faites, je suis à présent sur de moi.
Je ne veux plus de guerre avec personne , et
désormais je cesse de n)e défendre. ^Jais a
quelque extrémité qu'on me lY'duise, il n'y
aura jamais ui traité , ru commerce en trc J. J.
Rousseau et les nléciians.
M. V'crnes veutsavoir lesmotifsqui m'em-
jiêcbent de nie rendre à son désaveu : il m'ex-
horte à m'cxpliquer a cet égard , avec toute
H 2
i36 DECLARATION DE ROUSSEAU^
la clarté possible et sans aucun ine'nageuieiit ;
c'est une e\pl cation que je lui dois, puisqu'il
la demande, mais que je ue veux lui donner
qu'en public.
Je commence par de'clarer que je ne suis
point exempt de blâme , pour lui avoir al tri-
bue' publiquement le libelle : non que fe croie
avoir manqué à la vérité ni à la justice; mais
dans un premier mouvement , j'ai manqué à
mes principes. En cela j'ai eu tort. Si je
pou vais réparer ce tort sans dire un mensonge'
je le forais de toutmou cœur. Avouer mafunie
e-it tout ce que je puis faire ; tant que la
persuasion où je suis , subsiste, toute autre
réparation ne dépend pas de moi. Ke.ite a
voir si cette persuasion est bien ou mal (on-
dée , ou si on doit la présumer de ma part do
bonne ou de mauvaise foi. (^u'on saisisse
doncla question. li ne s'agit ,.asde savoir pré-
cisément si M. Verncsestou n'est pas l'auteur
du libelle , mais si je dois croire ou ne pas
croire qu'ill'cst. Queue puis-je si bien séparer
ces deux questions, que la dcrncrc ne conclue
rien pour l'autre ! (^ne ne puis-je établir les
motifs de ma persuasion sans entraîner celle
des lecteurs ! Je le ferais avec joie. Je
ne vttux point prouver que Jacob Vcruas est
RELATIYE A M. VERNES. 137
wn infâme ; mais je dois prouver que J. J.
ijlousscau n'est point un ciilomniateur.
Pour exposer d'abord ce qu'il y a eu de
personnel entre ce ministre et moi, il faut
remonter à nos premières liaisons et suivre
l'historique de nos demélës.
En 1762 ou 63 , M. Vernes passa à Paris ,
revenant, je crois, d'Angle terre ou d'Hollande.
Le Devin du village m'avait mis en vogue, il dé-
sira me connaître ; il employa pour cela moa
ami M. de Gauffecourt ; et nous eûmes quel-,
ques liaisons qui finirent à son de'païf , mais
qu'il eut soin de renouveller à Genève, dans
un voyage que j'y fis l'annét- suivante. Car j'ai
deux maximes inviolables dans la prospe'rité
même : l'une, de ne jamais rechercher p; rsoii-
Me ; l'autre , de ne jamais courir après les gens
qui s'en vont. vSinsi tous ceux qui m'ont quitté
durant mes disgrâces , sont partis comme ils
étaient venus.
Tout Genève fut témoin des avances de M.
Ventes, de ses soins, de ses einpressemens ,
de sc5caresses;il réussit. C'est toujours là mon
côté faible ; résister aux caresses n'est pas au
pouvoir démon cœur; Heureusement, on uc
m'a pas gâté là-dessus.
De retour à Paris, je coatinuai d'être eu
H 6
i38 DÉCLARATION DE ROUSSEAU,
Jiaisou avec M. Venics ; rintimité diminua;
mais clU- était uce de la seule habitude -, l'éloi-
giicincnlljraietitil Je ne tiouvai pasd'aillours
dans son cotninercc , ces altculioiis qui uiai-
qiieiit ral(u:licuic'iit,et qui produiscutU con-
Caucv.^;iUiradcI'EiicycIo,)édieraiticle/:to/;o-
7nir/'0.'i/;i/uc ,i'l\i- fifimpiimer It partsaiis me
con-ul ter. Il répandit desletlrcsdeM.lecomte
de 'Ircssaii , avec les réponses. Ces lettres , qui
ii'étaiiit i)oiiit de nature à être iuipnuiées ,
l'ont été à mon insu ;et M. Verues eslle seul x
qui je les aie coot'iées. Mille bagatelles parcdlcs
se fo!itspntir= sans valoir la peine d'être dites ,
etsanvuioutrer une inauvai.si.'Vo! on lé décidée,
montrent une indiscrétion que u'a point la
véiimblc arn tié.
Cependant nous nous e'crivous encore de
temps- n- temps, Jusqu'au commencement de
nus dé<a ires- : alors je n'entendis plus parler
de lui ni <lc beaucoup d'autres. C'est à la cou-
pelle de l'adversité , que la plupart des amitiés
s'en vont en fumée. Il reste peu d'or, mais
il e.^t pur. Toutefoii, quand M- Vcrncs uic
sut i)!ii> tranquille, il s'avisa de ïn'écrirc une
lettre fort pc<ljntc.-que et fort sèche , à la-
qnell • je ne daignai pas répondre. Vodil la
source de sa haine coulrc moi.
RELATIVE A M. VERNES. 139
Cette cause paraît Icf^èie ; elle ne l'e'tait
pourtant pas. Jl sentit le dédain caché sdus ce
silence , son amour-propre en fut blessé vive-
ment. Il suffit de connaître M. Vcrnes , pour
savoir à quel point il porte la suffisance, la
liante opinion de lui-même et de ses talens.
Je ne récuse sur ce point aucun de ses amis,
s'il en a. Si j'ai tort, qu'ils le disent, et jemje
rends, On ne m'a point vu, mali.;nemeut saty-
rique, éplucher les vices, ni même les défauts
de mes ennemis. * Je n'examine point leurs
mœurs , leur relii^lon , leurs principes. Je
n'usai de personnalités de ma vie, et je n©
veux pas commencer : mais ici je dois dire co
qui fait à ma cause ; je dois dire sur quoi j ai
porté mes jugemens.
Voilà comment la vanité, la 'vengeance
enflammèrent !i sainie ardeur de M. Verues^
prédicateur parce que c'est son métier do
l'être , mais qui jusqnes là u'avait point été
dévoré du zèle de l'orthodoxie. Voilà le sen-
timent secret qui lui dicta les lettres sur mou
christianisme. Son orgueil irrité lui mit à la
ïîiain les rames de son métier : sans songrr à
la charité qui défend d'accabler celui qui
sonflVe, à la justice qui, quand même j au-^
yais été coupable , devait me trouver trop
H 4
14© DÉLCARATION DE ROUSSEAU,
puni , à la hienbï-ancc qui veut qu'on res-
pecte l'amitié, même après qu'elle est éteinte,
voilà le bien-disant , 1« calant, le plaisant
M. Vernes transforme tout-à-coup en apôtre,
et lançant ses foudres tliéologiques sur son
ancien ami malheureux. Est-il étonnant que
la haine et l'envie emploient si volontiers cet
expéd eut? Il est si coniuiodc et si doux d é-
diijer tout le monde , en écrasant pieusement
son homme ! Ce graud mot , noire sainte
religion , dans un livre est presque toujours
une sentence de mort contre quelqu'un ;
c'est le mctiteau sacré dont se couvrent de»
passions viles et basse? , qui n'osent se mon-
trer nues. Toutes les fois que vous verr' z un
homme en attaquer un autre avec animosité,
sur la religion, dites hardiment, ra;;re<seur
est un frippon, vous ne vous tromperez de
la vie.
(^)ue le pur zèle de la foi n'ait point dicte
les lettres de M. Jacob Veru's sur mon chris-
tianisme , cela se voit d'abord par le titre
même , par la personnalité la plus rt'roitantc ,
la moins charitabip , par la fierté meuarantc
avec laquelbc l'autmir monte sur son tribu-
nal , pour juger, non mes livres , mais ma
pcrsounc, pour prononcer publiquement eu
RELATIVE A M. VERNES. 141
son noTii , la senteuce qui ine retranche du
corps des chrétiens , pour in'excommuuier de
son autorité privée.
Cela se voit encore par l'épigraphe, où
l'on m'accuse d'offrir au lecteur , dans un
vase de paroles doiées _, de l'aconit et des
poisons.
Ce terrible de'but n'est point de'menti par
rouvrfi;;;e ; on y attaque mes propositions par
leurs conséquences les plus éloignées; ce qui
serait permis en raisonnant bien , pour mon-
trer que ces propositions sont fausses ou dan-
gereuses, mais non pas pour juger des senti-
mens de l'auteur , qui peut n'avoir pas vu
CCS conséquences. M. Vernes ne se proposant
pas d'examiner si j'ai raison ou tort, mais si
je suis chrétien on non , doit me juger exac-
tement sur ce que j'ai dit, et non sur ce qui
peut se déduire subtilement de ce que j'ai dit ,
parce qu'il se peut que je n'aie pas eu cotte
subtilité; il se peut que j'eusse rejeté le sen-
timent que j'ai avancé , si j'avais vu jusqu'où
il pouvait me conduire. Quand on veut prou-
ver qu'un homme est coupable , il faut
prouver qu'il n'a pu ne l'être pas , et ce n'est
ttullcmeut uu crim» de n'avoir pas su vqir
14= DÉCLARATION DE ROUSSEAU,
aussi loin qu'un auÇie, dans une chaîne à,o
raisonuciuens.
Kou content de cette injustice, M. Vernçs
va jusqu'à la calomnie , en ui'impulant les
sentimcns les plus punissables et les moins
découhiiis des mini» , comme quand il ose
rue faire dire que Jésus-Cbiist est un impos-
teur, ou du-uu)iiis tne taire mcllie en dor.le
ce blasplicaie : doulc (ju'ilctvud, qu'il con-
firme , et sur lequel on voit qu'il appuie avec
plaisir, et cela par le raisonnement le plus
sopliistivjue et le plus faux qu'on puisse faire,
puisqu'd établit à-la-fois, le pour et le con-
tre : car s'il prouve que je ne suis |)as elnc-
tien parce que je n'admels pas tout l'Évangile,
comment peut-il prouver ensuite par l'Evan-
gile , que, selon moi, .Ic'sus fut un impos-
teur ? Comment peut-il savoir si les pass3;;cs
qu'il cite dans cette vue , ue sont point de
ceux dont je n'admets pas l'autorité ? Qui
doute que Jésus ait lait tous le> miracles qu'on
lui attribue, |)cul douter qu'il ait tenu tous
les discours qu'on lui fait tenir. Je n'entends
pas justiljcr ici ces doutes. Je dis seulement
que M. Vernes en fait usa^^e avec injustice et
îiiç'cbaucctc ; qu'il uie fait rejeter l'auloritc
RELATIVE A M. VERNES. 143S
de rÉrangile , pour me traiter d'apostat , et
qu'il me la fait admettre, pour me traiter de
blasphémateur.
Quand il aurait raison dans tous ΀s points
de sa critique, ses i^gempns co-titre moi n'en,
seraient pas moins téméraires, puisqu'il iii'in-
pxitc des discours qu'il n'a vu nulle part être
les inieus : car cnfm où a-t-il pris. que la pro-
fession de foi du vicaire était celle de J. J.
Rousseau ? Il n'a sûrement rien trouve' de cela
dans mon livre ^ au contraire, il y a trouvé
positivement que je la donnais pour être d'un
antre. Voilà mes expressions. Je transcris un
ouvrage , et je dis que je le transcris. Dans un
passage j on voit que c'est un de mes conci-
toyens qui me l'adresse , ou moi qui l'adressa,
à un de mes concitoyens. Dans un autre pas-
passage , on lit : un caractèi'e timide sup^
pléqit à la ^êne , et prolongeait pour lui ,
çtite époque dans laquelle vous maintenez
rotrç clive apcc tant de soin. Cela décide le
doute , et il devient clair par-là, que la pro-
fcssjoti de foi n'est point un écrit que j'adresse,
ruais un écrit qui m'est adressé. En repreuanï
la parole, je dis que je ne donne point cei
écrit pour règle des sentimens qu'on doit iui4^
Tie eu matière de leligiou. M'imputer à ix]j]||
H 6
144 DÉCLARATION DE ROUSSEAU,
tous ces spi.timens, est donc une te'rnc'iité
très-injusle et très-peu chré.tienue. Si cette
pièce est repréhensibic , on peut uir pour-
suivre pour l'avoir publiée , mais non p.is
pour eu être l'auteur, à moins qu'on ne lo
prouve. Or M. Vcrnes l'affiriue, sans le jirnu-
■yer. Il m'a reconnu sans cloute à mon style;
de quoi donc se plaint-il aujourd'hui ? Je le
]u^e suivant sa règle ; et conuîie on verra
tout-à-l'lii ure , j'ai |)lus de preuves qu'il est
l'auteur du libelle fait contre moi , qu'il n'en
n que je suis l'auteur d'une profession de foi
qu'il trouve si criminelle.
M. Vernes enchérit par-tout^ sur le sens
naturel des mots , pour me rendre plus cou-
pable. Par la forme de l'ouvraf^c , le style de
la profession de foi devait être familier et
même ncglipié ; t'était pécher autant contre le
goiit que contre In charité , de presser l'exacte
propriété des termes. Après avoir loué avec
la plus firande éner2;ie , la beauté, la subli-
mité de l'Évangile, le vicaire ajoute , quo
cependant ce même Evangile est plein de
choses incroyables. IM. Vernes part de-là ,
pour prendre au pied de la lettre oe terme
plein. Il l'écrit en italique, il le répète avec
l'emphase du scaudulc : comme s'il yorulait
RELATIVE A M. VERNES. 145
dire que l'Evangile est tellemeut ^'/<'/« de ces
clioses incroyables , qu'il n'y ait piaec pour
•nulle aitve chose. Supposons qu'entrant dans
uusallon poudreux , vous disiez qu'il est beau,
mais pleiu de poussière, s'il n'en est pleia
jusqu'au plafond , M. Vernes vous accusera
de tnensonge. C'est ainsi du-moius qu'il rai-
sonne avec moi.
Les conséquences qu'il tire de ce que j'ai
dit, et les fausses interprétations qu'il en don-
ne,neluisuffisentpas encore ; il Djefait penser
même au gré de sa haine. vSi je fais une décla-
ration qui me soit contraire, il la prend au
pied de la lettre , et la pousse aussi loin qu'elle
peut aller : si j'en fais une qui me soit favora-
ble , il la dément parles sentimens secrets qu'il
me suppose, et dont il n'a d'autre preuve que
le désir secret de me les trouver. Il chcvclie
par-tout à me noircir avec adresse, par des
maximes générales, dont il ne me fait pas
ouvertement l'application , mais qu'il place
de manière à forcer le lecteur de la faire. Dans
quels écarts y dit-il , ne jettent point Vimagi-
nationmiseenjeupar f esprit de système,
la singiiJurité y le dédain de penser comme le
grand nombre , ou cjnelque antre passion qui
fermente en secret dans le cœur ! V«iià l'iina»
ja6 Déclaration de ROUSSEAU,
giiiatioii du lecteur à son tour mise eu jeu par
CCS paroles, et clicrchaut quelle est cette pai-
siou qui fermente eu secret dans mon cœur.
M. Verne» dit ailleurs : ce mol de M- Rousseau
ne peut s'npp/ù/uer cjuti trop de ^ens. On
fait comme les autres , sauf à rire en secret de
ce qji on feint ^c respecter en public. A qui
W. V'crncs veut-il appliquer ici ces remarques 2
A personne, dira-t-il ; je parle eu geucr.il.
Pourquoi M. Kous.^eau s'en ferait-t-il l'a|)pl;-
calion^h'il ne sentait qu'elle est juste ? ^oici
donc là-dessus ma positicn. Si je laisse passcj
ces maximes sans y rt-pondre , Iç lecteur dira,:
l'auteur n'a pas lâche ces propos pour rien ;
sans doiUe il en sait plus qu'il n'en veut dire ,
et Rousseau a ses raisoas pour tVituhe de ne
pas l'avoir entendu : et si je picnds le puiti (le
repondre, il dira : pourquoi Rousseau releve-
rait-il des maximes générales, s'il n'en sen-
tait l'application ?Soit donc que je parle, ou
que je me taise, la maxime lait son oîTet , sai^s
que celui qui l'ctablit se cotnpronielte. Ou
conviendra que le tour n'est pas uial-adroit.
C'était peu de m'inculper par le mal qu'on
cîiert liait dans mon livre, ou qu'on imputait
h l'auteur ; il restai t à ni'inculper par *lc bien
^néîue : de celte mauièrc on était plus cofgud .
RELATIVE A M. VERNES. 147
écoutez M. Verncs,ou l'Iionuête ami qu'il so
doaiic, et qui n'est pas moius charitable que
lui.
liemarquez à caitt^ occasion , me dit Jil....'^
que si fauteur d'Emile se fût montré ennemi
ouvert de la religion chrétienne , s'il n tût
rien dit qniparûtluiêtrefavorable , il aurait
étc moins à redouter ; son ouvrage aurait
porté arec iui-méme sa réfutation ^parce que
dans lefon d , // ne renferme que des objectio n s
■souvent répétées ^ et aussi souvent détruites^
Mais je ne connais rien déplus dangereux
qu'un mélange d'un peu de bien avec beaucoup
de mal ; l'un passe à la faveur <iç t autre. Lç
poison agit plus sourdement ^ mais ses effets
n'en sont pas moins funestes.ZJn ennemi n'est
jamais plus à craindre ^que dans les momens
ouon le croit ami : ses coup s n' en sontqueplus
assurés ^la plaie nen est que plus prof on de.i
Ainsi tout ce qu'on est forcé de trouver bien
daus uiou livre, et ce n'est surcLceut pas la
moindre partie, n'est là que pour rendre le
mal plus dangereux ; l'auteur punissable par
ce qui est mauvais , l'est plus encore par ce qui
est bon. vSi quelqu'un voit un moyen d'e'cha-
per à des accusations pareilles, il mobiigcra
de me l'indiquer.
148 DÉCLARATION DE ROUSSEAU,
Joif^ncz à cela, l'air ioyeux et content qui
règne d«..i foui l'ouvrage, et le ton railleur
et folâtre, avec le quel M. le pasteur Vcrncs
dépouille sou ancien ami d'un christianisme
qui faisait toute sa consolation , ce Chinois
snr-iJÙtsi goguenard , si louFtick, qui lo rc-
piébcnte , ce qu'il nous assure être nu homme
d'esprit et de sens ; vous connaîtrez à tous ces
signes, si la cruelle fonction qu'il s'impose, lui
est pénible, si c'est un devoir qui lui coûte ,
et que son cœur remplisse à regret.
11 ne s'ensuit point de tout ceci, que M.
Vernesait raison ni tort dans cette querelle ;
ce n'est pas de cela qu'il s'agit. 11 s'ensuit seu-
lement, mais avec évidence, quelereledc la
foi n'est que son prétexte ; que son vr.ii motif
est de me nuire, de satisfaire son animcsité
contre moi. J'ai montré la source de cette ani-
mositc : il fautà présent en montrer les suites.
M. Vernes s'attendait à une réponse expres-
se , dans laquelle j'entrasse m lice avec lui : il
la desirait et il disait avec satisfaction , qu'il
en tirerait occasion d'amplilier les gentillesses
de son Chinois. Ce Chinois , plus badin qu'un
Français , était l'onfant chéri du christianisme
de monsieur le pasteur ; il se vantait de l'avoir
nourri de ma substance , et c'était le yampiro
RELATIVE A M. VERNES. 149
qu'il destinait à sucer le reste de mou sang.
Je ne répondis point à M. Vernes ; mais
i'eus occasion dans mou dernier ouvrage , de
parler deux fois du sien. Je ne de'yuisai ni
le peu de cas que j'en faisais , ni mon mc'-
pris pour les motifs qui l'avaient dicte. Du
reste , constamment attache' à mes principes ,
}e me renfermai dans ce qui tenait à l'ouvrage ,
je ne me permis nulle personnalité qui lui
fut étrangère, et je poussai la circpnspectiou
jusqu'à ne pas nommer l'auteur qui m'avait
si souvent nommé avec si peu de ménage-
ment.
Il était facile à reconnaître ; il se reconnut.
Qu'où juge de sa fureur par sa vanité. Blessé
dans ses talens littéraires , dans son mérite
d'auteur, dont il fait un si grand cas , il
poussa les plus hauts cris, et ces cr-'s furent
moins de douleur que de rage. Ses premiers
transports ont ,)as!;é tonte mesure ; il faut eu
avoircté témoiu soi-même , pour comprendre
a quel point un homme de son état peut s'ou-
blier dans la colère ; ce qu'il disait, ce qu'il
écrivait, ne se répète ni ne s'imagine. I/éner-
gie de ses outrages n'est à la portée d'aucun
homme de sang-froid; et ce qui rendit ses
transports encore plus remarquables , fu t qu'il
î 5o DÉCLARATION DE ROUSSEAU,
était le seul qui s'y livrât, A la première ap-
parition du livre, tout le monde gardait le
silence. Le conseil n'avait point encore de'li-
be're'sur ce qu'il y avait à faire , tousses clicns
se taisaient à son imitation. La bourgeoisie
ellc-uiémc , qui ne voulait pas se commettre ,
attendait pour avouerou dcsavoucrTouvrage,
qu'elle eut vu comment le prendraient les
magistrats. Il n'y avait pas d'exemple a
Genève , que personne eût oi-c dire ainsi la
vérité sans détour. Un des partis était con-
fondu, l'autre effrayé; tous attendaient dans
le plus profond silence , que quelqu'un l'osât
rompre le premier. C'était au milieu de cette
inquiète tranquillité, que le seul M. Veines
élevant sa voix et sts cris, s'efforçait d'm-
traîner par son exemple , le public qu'il ne
laisait qu étonner. Comme ii criait seul , tout
le monde l'entindit ; et ce que je dis est g
notaire, qu'il n'y a personne .\ (ieiiève, qu
Ile puisïc le conlirmtr. Toutes les lettres qu
m'en vinrent dans ce temps-là sont pleines
de CCS expressions; l'entes est hors de lui
f erties dit des choses incroyables. / eriies
ne se possède pas. J^ fureur de férues est
au-delà de toute idée. Le dernier qui m'en
parla , m'écrivit : / eriies dans ses fureurs ,
RELATIVE A M. VERNES. iti
(st si mal-adroit qu'il n'épargne pas viêms
votre style. Il disait hier que vous écriviez
comme un chartier. Cela peut être , lui dit
quelqu'un ; mais avouez qu'il fouette dia-
hlementfurt,
Sur la fin de l'aiiuée , o'est-à-dire , dix ou
douze jours aprcs la publication du livre,
taudis que le silence public et les cris forcenés
de M. Verties duraient encore, je reçus par
la poste , la brochure intitulée, Sentiment
des citoyens. En y jetant les yeux , je reconnus
à l'instant mou homme, aux choses imprimées
qu'il débitait seul de vive voix. De plus, je
VIS un furieux que la rage fai.^ait extravagucr ;
et qroiqiie j'aie à Genève des ennemis nou
Miojns ardcns , je n'en ai point de si mal-
adroits. N'ifyant eu d-s démêlés pcrt-onucis
avec aucun d'eux, je n'ai point irrité !eur
?monr-propre. Leur haine est de sang-froid,
et x\&n est que plus terrible ; elle porte aveo
poids et mesure j des coups moins pesans eu
apparence, mais qui blcsjcnt plus prol'cudé-
xncnt.
Les premiers mouvcmcns peignent ics ca-
ractères de ceux qui s'y livrent. Celui de l'au-
teur du libelle fut de l'écrire et de le publics
« Genève ; le mien fut de le publier uussi a
T 5 2 DÉCLARATION DE ROUSSEAU,
Paris , et d'en nommer l'auteur pour toute
vengeance. J'eus tort ; mais qu'un autre
homme d'un esprit ardent se mettre à ma
place, qu'il lise le libelle, qu'il s'en suppose
l'objet , qu'il sente ce qu'il aurait fait dans
le picmicr saisissement , et puis qu'il me
juge.
Cependant^ maigre la plus intime persua-
sion de ma part , et même en nommant
M. Vernes , non-seulcmeut je m'abstins de
laisser croire que j'eusse d'autres preuves que
celles que j'avais en elfet , mais je m'abstins
de donner en public , à ces mêmes preuves,
autant de force qu'elles en avaient pour moi.
Je dis que je reconnaissais l'auteur à soa
style; mais je n'njoulai point de quel style
j'entendais parier , ni quelle comparaison
m'avait rendu cette uniformité si fiappanle.
Il est vrai qu'aucun Genevois iic put s'y
tromper à Paris, puisque M. Vernes y icp.m-
dxiit par ses correspondans , et culr'autrcs
par M. Ouradc , précisément les mêmes clio-
scs que j'.ivais dites dans le libelle, et où
j'avais reconnu son style postoral.
Je lis plus; je déclarai que, soit qu'il re-
connût ou désavouât la pièce , on devait s'en
tenir à sa déclaration : non que quant à moi,
RÈLATITE A M. VERNES. iS»
j'eusse le moindre doute ; mais pre'voyant ce
qu'il ferait , j'étais content de le couvaincre
entre son cœur et moi , par son désaveu , qu'il
avait fait deux fois un acte vil. Du reste,
j'étais très-résolu de le laisser en paix , et de
ne point ôter au public l'impression qu'ua
désaveu non démenti devait naturellement y
faire.
La chose arriva comme je l'avais prévue."
TNI.Vernes m'écrivit unelettre, où désavouant
hautement lelibelle, il le traitaitsausdétour ,
de brochure infâme qui devait être en hor-
ïeur aux honnêtes gens. J'avoue qu'une dé-
claration si nette ébranla ma persuasion.
J'eus peine a concevoir qu'un homme, à
quelque point qu'il se fut dépravé, pût eu
venir jusqu'à s'accuser ainsi sans détour,
d'infamie , jusqu'à se déclarer à lui-même
qu'il devait faire horreur aux honnêtes gens.
J'aurais non seulement publié le désaveu de
M. Vernes; mais j'y aurais m«me ajouté le
mien sur cette seule lettre, si je n'y eusse ea
même-temps trouvé un mensonge , dont l'au-
dace cllaçait l'effet de sa déclaration. Ce fut
d'affirmer qu'il s'était contenté de dire aa
sujet de mon livre : je ne reconnais pas là
M. Rousseau. Il s'était si peu coûtante de
ih.i DÉCLARATION DE ROUSSEAU,
parler de celte manière , et tout le monde I9
savait si liieii , que , révolté de cette impu-
dence , et ne sachant où elle pouvait se bor-
ner daus un homme qui en était capable, j'a
restai cnsuspens sur cettelettre;et ileu résulta
t'oujours dans mon esprit, que M. Vernes
était un homme que je ne pouvais estimer.
Cependant, comme son desaveu me lais-
sait des scrupules , je remplis lidèlement l'es-
pèced'engagement que l'avais prisa cet égard:
ainsi, avec la bonne foi que je mets à toute
chose, j'envoyai sur-le-chaup à tous mes
amis le désaveu de M. Vernci ; et ne pouvant
le coulirmer par lo mien , je n'ajoutai pas ua
mot qui pût l'afTaiblir. J'écrivis en méme-
tcmps au libraire , qu'il supprimât la pièce
qui ne faisait que de paraître , et il me mar-
qua rn'avoir si bien obéi, qu'il ne s'en était
pas débité cinquante exemplaires. Voilà ce
que je crus devoir faire en toute e'quité ; je
ne pouvais aller au - delà sans mensonge.
Puisque j'avais fait dépendre ma déclaration
de celle dcM. Vernes , lais-ser courir la sienne
sans y répondre, et la répandre moi-même,
ctaitlafaire valoir autant qu'il m'était permis.
En réponse h sa lettre , je lui donnai avis
de ce que j'avais fait , et je crus que cette cot-
RELATIVE A M. rERNES. }5â
i-cspondance finira!t-là : poiat. D'autres let-
tres suivirent. M. Verncs attendait une dé-
claratioa de ma part ; il fallut lui marquer que
je ne la roulais pas faire; il voulut savoir lii
raisonde ce refus ; il fallut la luidire; ilyou-
lut entrer là dessus en discussion ; alors je me
tus.
Duranteette négociation , parut un second
libelle intitule , Scntùrieiit des Jjirisconsnl-
tes. Dis lors tous mes doutes furent leve's ;
tant de la conduite de M. Vernes que de
l'examen des deux libelles , il resta clair à mes
yeux, qu'il avait fait l'un et l'autre, et que
l'objet principal du second , était de mieux
couvrir l'auteur du pi'cmier.
Voilà i'iiistorique de cette affaire; voici
maintenant les raisons du sentiment dans le-
quel je suis demeuré.
J'ai à Genève un grand hombrs d'ennemis
trcs-ardcns , qui nie haïssent tout autant que
pçut faire M. Vernes; mais leur haine étant
une affaire de parti, et n'ayant rien qui soit
personnel à aucun d'eux , n'est point aveu-
glée par la colère; et dirigeant à loisir ses
atteintes, elle ne porte aucun coup à faux :
clic est d'autant plus dangereuse qu'elle est
plusinjustc; je les craiudiais beaucoup moins,
ï56 DÉCLARATIO:>î DE ROUSSEAU,
si je les avais offenses. Mais bien loin delà ,
je n'en connais pas même un seul. Je n'ai
jamais eu le moindre démêlé personnel avec
aucun d'eux, à moins qu'on ne veuille ea
supposer un entre l'aulcur des Lettres de la
campagne, etceluides Lettres de lamontngne.
I\Iais qu'y a-t-il de personnel dans un pareil
démêlé? Rien, puisque ces deux auteurs ne
se connaissent point , et n'o;i t pas même parlé
directement l'un de l'autre. J'ose ajouter que
si CCS deux auteurs ne s'aiment pas récipro-,
quement , ils s'estiment ; chacun des deux se
respecte lui-même, il ne peut y avoir de que-
relle entre eux que pour la cause publique ; et
dans cc.^ querelles, ils ne se diront sûrement
pas des injures : des hommes de cette trempe
ne font point de libelle».
D'ailleurs , on sent a la lecture de la pièce,
que celui qui l'écrit n'est oint homme do
parti , qu'il est très-ind fièrent sur cet article,
qu'il ne songe qu'il sa colère , et qu'il ne veut
\enger que lui seul. J'o^e ajouter que la
stupidc indécence qui règne dans le libelle,
prouve elle-même qu'il ne vient ni des ma-
gistrats ni de leurs amis, qui se garderaient
d'aviliramsi leur cause. Je suis désormais un
homme à qui ils dpiveut des égards , par cela
seul*
RELATIVE A M. VERNES. xh-f
seul, qu'ils croient lui devoir de la haine,
attaquer mou honneur serait de leur part
nue passion trop inepte et trop basse. La
dignité', le noble orgueil d'un tel corps de
magistrature ne doit pas laisser présumer
qu'un homme vil puisse lui porter des coups
qui lui soient sensibles, des coups qu'il soit
obligé de parer.
II m'est doue de la dernière évidence , par
la nature du libelle, qu'il ne peut être que
d'un homme aveuglé par l'indignation de
l'amour-propre ; et le seul M. Vcrnes , à
<^enève, peut être avec moi dans ce cas. Si le
public , qui sait si j'ai eu des querelles per-
sonnelles avec d'autres Genevois, ne peut
sentir le poids de cette raison , en a-t-elle
pour moi moins de force, et n'est-ce pas de
ma persuasion qu'il s'agit ici ? De plus , com-
bien le public même ne doit-il pas être frappé
de la conformité des propos de M. Vernes
avec le libelle ? A qui puis-Je attribuer ces
propos écrits, si ce n'est au seul qui les ait
tenus de bouche dans le temps , dans le lieu ,
dans la circonstance où le libelle fut publi«?
Quand il l'eût été par un autre , cet autre
n'eût fait qu'écrire , pour ainsi dire , sous la
dictée de ÏM. Vernes ; M. Vcraeseùt toujours
Pièecs dlv. Tome II. I
ïS^ DÉCLARATION DE ROUSSEAU,
été le vcritahlc auteur , l'autre n'cûl elé que
le secrétaire.
Trois ici uc raison. T 'état de l'auteur se mon-
ti-e à découvert dans l'esprit de l'otirrage ; il
est impossible de s'j tromper. Dans réditioti
originale, la pièce entière est de huit pa-
g'es , dont une pour le pre'atnl)ule ; les cinq-
suivantes, qui font le corps de la pièce ^ rou-
lent sur des qiierelles de rcli{;ion , et sur Ici
roiriistrcs de Genève. A la septième, l'auteur
dit, venons à ce qui nolis ic^arùc ; c'est y
venir bien tard , dans un écrit intitule Sen-
timent dtr.f citoye/is. Dans ces deux dernière»
pages qui ne disent rieti , il revient encore a
parler des pasteiirs.
(^u'ori se rappelle la disposition des esprits
à Genève, en ce momentde crise , où les de*ix
partis, tout entiers à leurs deuièlcs , ne son-
geaient pas seulement à ce que j'avais dit de
la religion ctdts ministres ; et qu'on voicàqui
tbutl'on peut altiihuer un écrit, où l'auteur
occupe' de ces messieurs, songe à p«ine aux
afFairespubliques.
Il y a des ol).scrvatinns fiiirs r l sûres, queie
grand nombre no peut setil'r, mais qui frap-
pent beaucoup les gens attcntils qui les savent
fali'ej et ce qu'il fuut pour cela , n'c'.l pas tant
RELATIVE A M. VERNES. 1^9
d'avoir beaucoup d'esprit , que de prendre ua
frraad intcrct à la cUosc : eu voici une de celle
espèce.
Certes , pst-il di^ dans la pièce , il ne reni"
plit pas ses devoirs ^ i^uaiid dans le viême
libelle , trahissant la confiance d'un ami , il
fait imprimer une de ses lettres, pour brouil-
ler ensemble trois pasteurs.
Il n'y a pas plus de ve'r.tc dans ces trois
lignes que dans le reste de la pièce ; mais pas-
sons. Je demande d'où peut venir à l'auteur ,
l'idée de ce reproche, d'avoir voulu brouiller
trois pasteurs , si lui-uicmc n'est pas du nom-
tre ? J3ans la lettre citçe, deir< pasteurs sont
nouiuies d'une nlanic^■e qui ne saurait les
fcrouilkr Liilr'tux ; il conjecture le troisième
très-téincrairement et très-l'ausseuieut , mais
en homme au surplus, trop bien au fait du
tripot, pour n'eu être pas lui-même. D'où.
a-t-il tiré qi;e ce troisiènie prétendu pasteur
était mon ami , et que j'avais trahi sa con-
fiance ? Il n'y a pas un mot , dans l'extrait
que j'ai donne' , qui puisjc autoriser cette
accusation. Esl-cc ainsi qu'un homme qui
n'eut pas ctéciu corps , eut envisagé la chose ?
Il fallait étro uiiiiislrc , instruit dos tracasse-
ries dvi minisUcs , et leur donner la plus
i z
1 6o DÉCLARATION DE ROUSSEAU,
grande importance pour voir ici la brouil-
Icrie de trois d'cntr'eux , et la faire entrer
dans tant d'accusations iITroyablcs, dont un
écrit do luiit pa^cs est rempli. Cette remarque
me confirme avec certitude , que cette pièce
qui ne roule que sur des intérêts de ministres,
est d'un ministre. J'ose affirmer que quicon-
que n'est pas Trappe de la même évidence ,
le serait s'il y donnait autant d'attention,
et qu'il y prît le même intérêt que moi.
Or , s'il est étonnant que dans une com-
pagnie aussi respectable que celle des pas-
teurs de Genève, il s'en trouve un capable
de faire un pareil libelle, il est certain du
moins qu'il nes'3''en trouve pas deuv. Auquel
donc nous (ixerons-nous ? Si le lecteur lié-
site, j'en suis fâché pour ces Messieurs. Quaut
h moi , je les honore trop malgré leurs torts,
pour former là-dessus le moindre doute.
Je n'ai eu quelques liaisons suivies qu'a-
vec cinq d'cntr'eux. Jl en est mort deux , et
plut ;i Dieu qu'ils vécussent! Il est probable
que les choses auraient pris un tour bien dif-
férent.
Des trois qui restent, l'un est un homme
grave, respectable par son âge, par son savoir,
par sa conduite, par ses écrits, et qui, loin
RELATIVE A M. VERNES. i6t
d'avoir pour inoi de la haine,, me doit, j'ose
le dire, une estime particulière par mes pro-
ccdéb envers lui.
Le second est «a homme plein d'urbanité,
d'un caractère liant et doux, et dont la cor-
respondance qui m'e'tait agréable, n'a cessé
de ma part, que par l'impossibilité de four-
nir à tout. Du reste , il y a si peu de rupture
entre nous^ qu'abstraction faite des afiaires
pui/liques, je n'ai point cessé de compter sur
son amitié, comme il peut toujours compter
sur la mienne.
Le troisième est M. Vcrncs. Lecteurs , meti
tez-vous à ma place, à qui des trois dois-je
attribuer la pièce ? Il faut clioisir ; car si J'en,
ai connu personnellement quelques autres,
ce n'est que par des relations passagères de
mutuelles honnêtetés. Or, je le demande, cela
produit-il^ cela peut-il produire des libelles
teis que celui dont il s'agit ?
Il est triste sans doute , d'être forcé d'attri-
buer à un ministre de la parole de dieu , une
pièce pleine d'horreurs et de mensonf;cs : mais
après avoir souillésaboucheetsapluuic de ces
horreurs, pourquoi craiudrait-il d'en souil-
ler la presse , et pourquois'abstiendrait-il dans
un libelle anonyme , défaire des mensonges^
l 3
* ^r. DÉrLA RATION DE ROUSSEAU^
piiirrn' 1 nt- craint pas d'en faire dans des lei-
tres écrites et vignées de sa main ? J'en ai re-
Itvé i.n hitii liard' dans la proniicrc ; eu voici
X'.n autre dans la dernière , qui u'est pr.s plus
ti îMdeuicnt avaucé. M. Vcrnes me demande
dans tia qiia rième lettre, pourquoi , eoiiiiao
il l'i. u de -onne part, j'ai écrit à un homme
d'u:i Hiuj;distinguc', ciu^ayntit cté luifur ins-
triùt j je ne lui attribuais plus ccfle ficie ?
Je u^ sais point rendie raison de ce qui n'«st
pas , et )(' suis tits-sùr rJe n'avoir rini écrit de
parcd à p rsonne. M. le prince dcW'irtemberf;
a bif'i voulu me faire tivmscrire ce que Je lui
avai- errit à çc su).ol ; en voici lai ticit' mot
pcirniot. }JJ 'er/ics di^safcuc arerhoi rcur^
1( Hhellf que j'ai cru de lui. En attendart i/ne
je puisse parler de ruoi-uicun' , je crois iju' il
e."t Je mon dct'oir de rcpaudrc son dcsaicu.
Kl (;Uoi do'iv suis-jc eu cofitradiclion avec
ïtKi'-mêm'' dans ce passaj;r ? Si M. \'erucs eu
a quelque «iiitre eu vue , qu'il le dise ; qu'il d:?e
d'où il tient cç qu'il dit savoir de si bonne
part.
Voilà donc des mcn o.ij;<*s,di' la bainr ,dei
calomnies , inde'pcndainautdu libelle, et tout
cela bien avère. La disconvcuauccde l'oiivrago
à l'auteur, maigre son état, a'cst donc pas li
RELATIVE A M- VERNES, i63
grande. Voici plus. Je trouve dans la pièce ,
des cIiosl-s qui tae désiguent si dibtiuctemeut
M. Vcrgncs , que je ne puis m'y uicprendre :
il Fallait (oulo la mal-adresse de la colère ,
pour laisser ces choses-là, youlan,t se cacher.
Pour prouver que je ne suis poiijt uu savant,
çequi u'avait assurément pas besoin de preu-
ves|, on m'a fc,it dans le libelle, auteur d'un
opc'ra et de deux comc'dics siUlèe.^. Pourquoi
devix comédies ? Je n'en ci donne qu'une au
théâtre : mais j'en avais une aulrc qui ne
valait pas mieux , dont j'avais parlé a très-peu
dcgcns à l^aris , ctauseul M. Vernes à Genève.
Lui seul à Genève , savait que celte pièce exis-
tait. Je suis, selon le libelle , uu boulfon qui
reçoit dos nasardes à l'opéra, et qu'on j^rosti-
ttiait uiarthaiit à quatre pattes , -ur le théâtre
de la comédie. Aies liaisons avec 31. Verncs
suivirent iuiiuédiatemeut le temps où l'on
m'ôta mes ciifréos à l'opéra. J'eu parlais avc^
lui quelquefois ; tettc idée lui est restée. A.
l'égard de la comédie , il était naturel qu'il fut
plus fi.ippé que tout autre , de celle où je suis
représente maitliant à quatre pattes , parce
qu'il a eu de grandes liaisons avec l'auteur :
sans cela , ce souvenir n'eût point clé naturel
en pareilles circoastaaccs 5 car dans ce rôle ,
164 DÉCLARATION DE ROUSSEAU,
où l'on me donne des ridicules, 011 m'aceorde
aussi des vertus , ce qui n'est pas le compte de
l'auteur du libelle. Il compare mes raisoiiuc-
inenx à ceux de La Mctrie, doiitlrs livres sont
geiieralciiiciit oublies, mais qu'on sait être uu
des autcuis l'ivoiisdr M. Vcrnc«. En un mot,
il y a peu de lignes dans tout le libelle, où je
u'appcrGoivc M. Verncs par quelque cote'.
J'accorde qu'un autre pouvait avoir les mê-
mes ide'es, mais non toutes à la l'ois, ni dans
la même occasion.
Si j'examine ?i présent ce qui s'est passé de-
puis la publication fin libelle, j'y voisdes soins
pour medonncr Iceliani^e, uiais qui ne servcn t
qu'à me co'ibrmer dans mon opinion, .l'ai
déjà parlé tie la première lettre de M- Verncs ;
j'en reparlerai encore ; passons aux autres.
(yOtnment concevoir le ton dont elles sont
écrites ? Comment accorder la douceur plus
qu'anj^élique qui règne dans ces lettres , avec
le motif qui les dicte, et av«c la conduite
pre'cédente de celui qui les écrit ? (^uoi, ce
même homme qui, pour avoir été jui:,c mau-
vais auteur, se livre aux fureurs les plus exces-
sives, chargé maintenant d'un libelle atroce,
lie une paisible correspondance avec celui qui
lui iutcutc publir[ueinciil celle accusaliou , et
RELATIVE A M. VERNES. lôS
!a discute avec lui dans les termes les pkis
honnêtes ? Une si suMime vertu peut-elle être
l'ijuvrai^e d'un moment? Que je l'envie à qui-
conque eu est capable ! Oui , jeue crains point
de le dire : si M. Vernes u'est pas l'auteur du
libelle , il est le plus grand ou le plus vil des
mortels.
iMais supposons qu'il en fut l'auteur ; que,
quelques mesures qu'il eût prises pour se biea
cacher, le ton ferme avec lequel [ele nomme ^
lui donnât quelque inquiétude sur son stcret;
que , craignant que je n'eusse contre lui
quelque preuve , il voulut e'claircir doucc-
luent ee soupçon sans m'irriter ni se compro-
mettre , comuieut par;;ît-il qu'il devait s'y
prendre? Précisément comme il a fait. Il feiii-
drait d'abord de douter que l'accusation fût
de moi, pour me lais-er la liberté de uc la
jjns reconnaître, et pouvoir, sans me foi'cer
à la soutenir , la faire regarder cointue aiio-
jiymc , et par conséquent comme nulle. Si je
la reconnaissais, ilmc reproclierait avec mo-
dération mon erreur, et tâcherait de m'cn-
}î;aç;crà me dédire, sans pourlaut l'exiger ab-
solument , de peur de me réduire à casser !c3
vitres. Si je tu'cu défendais en termes d'au-
tant plus dédaigneux qu'ils disent moins et
î56 DîvTLARATION DE ROUSSEAU,
foui j;his fntciulrc , rcip^naiit de ne les avoir
p;!8 coiii|jiis , il m'en demanderait l'c.\plifa-
tioii • et fjnaiid Ciiûn je l'Tiurals doniic'e , i,I
tâchei'aiid'i'iiii/r en discussion sur mes preu-
ves , cifin qu'eji eÇaiit instruit , il pût travail-
ler à l^s faire disparaitro : car qui jainaii ,
dans une accusation publique , s'avisa d'ca
vouloir disciitcr les preuves tctc-à-téle avec
l'a ciisateur? l''>(itin si voyant clairement S04
flPî^.-eiM , je ccs-siiis de lui répondre, il pren-
rira.it acte de ce silence, et tâclierait de pcc-
iuade.ran ;>; b ic , que j'ai rauipu la corrcs-
rio)i>ianec, fiite de pouvoir soutenir l'cclaiv
'ci-'euKîU. Je 5rpplie ici le lecteur de suivre
-jiiroi.veiU' nt les lettres do AJ. Vernes , de
vo.rsi i- les explique , et s'il voit quelqu'autre
explication à i<ur donner.
l)a:is l'interv-ille de cette'plaisatilo négo.-
cialinn , t.nrm le second libelle ilonl i'ui parle',,
eer,! Jm uiè.ne style que le premier , avec U
m/' lie i'<|uilc, la mciac bicnseauee , avec I9
tiwMtie esprit. U nie fut envoyé par la poste,
«•-otnuie le premier, avec Icïnéinesoin , sous
le rièinc eaclirt , et j'y reconnus d'abord le
inèinc iuileur. Dans ce second liliclie, ou
cci'sijie mon style , couiuie M. Vernes lo
censurait de vive voix , comme le zucuic M.
RELATIVE A M. TERXES. ^&j
Ternes a trouvé mal écrite un.- lettre rie d'x
lif;ncs , arlressée à uu libraire. Avant quo
J'eusse repoussé ses outrages , il m'accusnt de
bien écrire , et ui'en fesaitun nouveau critîîe.
Maintenant je n'ai qu'un style obscur, j'écris
comme un cliartier , mes lettres sont mal
écrites. Ces critiques peuvent êtres vr its ;
mais comme elles ne sont pas communes ,
ba voit qu'elles partent de la même main.
L'auteur connu des unes l'ait connaître laii-
teur des antres.
L'objet secret de s& setond libelle me pa-
i-aît cependant avoir été de donner le change
sur l'auteur du premier; voici comment. On
avait sourdement répandu dans le public à
Cenève et à Paris , que le libelle était de
M. de Voltaire ; et M. Verncs , dont on con-
naît la modestie , ne doutait pas qu'on ne
s'y trompât: les cachets de bcs deux auteurs
sont si semblables. Il s*agis.-ait de conGrmer
cette erreur ; c'est ce qu'on crut faire, au
moyeu du second libelle : car comment pen-
•cr qu'au moment que M. Vernes marquait
tant d'horreur pour le premier, il s'o, cupât
à composer le second ? On y prit la précau-
tion qu'on avait négligée dans le presiiier
«l'cmploycrdausquelqucsrQotSjl'ortiiographi
1 6?. DÉCLARATION DEROUSSEAU,
de M. de A'oltniic, cnttinic un oubli de sa
part, eiicor , serait. On affrclc d'y parler de
la -ciiuQcxion dans des sentiincns coati aii es
à teux de M. Vernes. /'ersis viarum ir.di-
,iis : mais qu'avait à faire dans un libelle
trrit contre moi , la génuflexion dont je n'ai
)u:nais pillé? C'est ainsi qu'en se caclianl uiaU
adroitemcnt , on se xnonUc.
Ouel cslThounne assez dépourvu do iroût
et de sens, pour attribuer de pareils écrits
à ÎSl. de Voltaire , à la plume la plus ele-
ganlc de son sit-ck-? M. de Voltaire aurail-il
einplové six pa'-es d'une pièce qui en eo.i-
lienl huit, à parler de.^ ministres de Genivc
et à tracacser sur rorlhodoxie ? I^l'aurait-.l
Tcprocl.c d'avoir mèlc rirréligion à n-.cs ro-
man. ? M'aurait - il accuse d'avoir voulu
brouiller des pasteurs? Aurait-il dit qu'il
j.'fst pas permis d'étaler des poisons san*
ofFru- l'antidote ? Aurait-il aîTeelé de mettre
l.s auteurs dramatiques si fort au - dessous
drs snvans? Aurait-il fait si grand peur aux
Genevois d'appeller les élransors pour )n},^r
leurs diiïérens ? Aurait - il usé du mot de
Jnif conunun , sans savoir ce qu'il sisniHe,
lui qui met une attention si grande à n'ein-
l,lo>cv les terme» de science , que dans leur
sens
RELATIVE A M. VERNES. 169
sens le plus exact ? Aurait-il dit que le ii^ot
anipliigouri signifiait déraison ? Aurai î-;l
écrit quinze cent , faire cent iude'clinable
étant une des fautes de lanj^ue particulières
aux Genevois? Enfin , après avoir pris si "-rand
soin de déj!;uiscr son oriliographe dans le
premier libelle , se seraii-jl jie'giige' dans le
second, lorsqu'on l'accusait déjà du premier?
M. de Voltaire sait que les libelles sont ua
mo^-en mal-adroit de nuire; il eu connaît do
plus sûrs que celui-là.
Eu rassemblant tous ces dirers motifs de
croire, quel lecteur pourrait refuser son ac-
quiescement à la persuasion ou je suis, que
M. Vernes est l'auteur du libelle , scit par les
trait* cumuk's qui l'y peignent, soit par les
circoi.'stancesqni ne pcuventse rapporter qu'à
lui ? Maigre' cela , /e suis convenu , je cou-
vicns encore da tort que j'.'-' eu de le lui atti-i-
butr publiquement : ruais Je demande s'il
m'est permis de réparer ce tort jjar un men-
songe authentique , en déclarant puj)lique-
mcnl que cette pièce n'est point de lui
tauflis que je suis intimement assuTrë qu'elle
eu est.
Je conviens cependant que tontes ces rai-
PLscea dit. Tome U, K
170 Dr.Cr.Aï^ ATIOIS- DEROUSSEAU,
sons tics-suflisantcs pour me persuader moi-
iv.ciuo , tie le 5=eraicnt pas pour convaincre M.
VeniPS devant les tribunaux. J'en ai plus
qu'il n'eu faut pour croire , je n'en ai pqs
açïcz Vonr prouver. Fn cet état, tout ce que
^e puis dire et que ]c dis nssurenicnt de très-
bou cœur , est qu'il est absolument possible
eue M. Vernes ue soit pas l'auteur du libelle.
■Aussi n'ai-")e afrumé qu'il l'était , qn'aufant
qu'il uc dirait pas le contraire , et en m'ap-
puy-^'it d'une seule raison , dont uuune le
public ne pouvait sentir la valeur.
Or il est possible à »oute vigueur, que la
pièce ,ic soit pas de celui à qui je l'ai altri-
{,„ée • il Pst certain dans celle supposition,
ono lui avant (ait la plus cruelle ini..re, je
îui dois la plus éclatante réparation , et .1 n'est
l,as moins certain que je veux faire mon de-
voir si-tôt qu'd nie sera connu. Comment
,„'y prendre en cette occasion ponr le con-
.^\,rr ' Te ne vcnsétre ni ininste niopini.itre ,
Tais jeUG veu. être ui bkl>e ni faux. Tant
aueie me porterai pour |Ui;c dans ma propre
oau.e , la pas.ion peut m'avcuslcr: ce n'est
x^lus à moi que je dois m'en rapporfr , et
en conscience ie ne pnis m'en raupor-er à
RELATIVE A M. VRRNES. 171
teoycn ; mnh je le croîs sûr , la rdison nie
l'a sngf^cic , mon coeur l'approuve ; eu fi^t-il
d'antres , celui-là serait le pins d gnc de moi.
Uaiis une petite ville comme Genève , où
la police est d'autant plus vigilante qu'elle a
pour [jremier ol))ct , le plus vif iiite'rét des
uiagistrats , il n'est pas possible que des faits
tels que l'impression et le débit d'un libelle ,
échappent à leurs recluri lies _, quand ils eu
voudront découvrir les auteurs. Il s'agit ici
de l'honneur d'un citoyen , d'un pasteur ;
et l'honneur des part;cnliers n'est pas moins
sous la garde du gouvca'ncment , que leurs
biens et leurs vies.
(^ue M. Vcrnes se pourvoie pai-devant le
conseil de Genève. One le conseil daigne faire
sur l'auteur du libelle, les perquisitions suf-
fisantes pour constater que M. \ crues ne l'est
pas , et qu'il le déclare ; voilà tout ce que je
dcjnaude.
Il y a deux voies dilTérentes de procéder
dans cette affaire. M. Venu s aura le choix. S'il
croit la pouvoir suivre juridiquement , qu'il
obtienne une sentence qui lu décharge de
l'accusation , et qui mecundamne pom- l'avoir
iifiijej je déclare que je me soumets pour ce fait,
K 2
1 7 DÉCLA RATION DE ROUSSEAU,
aux peiacset rt'pirations auxquelles me con-
damnera cette scntcuce , et que je les cxe'cu-
terai de tout mon pouvoir.
Si contre toute yraiscml)Iancc , on ne pou-
vait obtenir de preuve juridique ni pour ni
contre, cela serait inêine un préjugé de pli;s
contre M. Vcnifs : car quel auire que lui
pouvait avoir un si grand intérêt à se eaclicr
des magistrats , avec tant de soin ? Fouvait-il
craindre qu'on ne lui fit un grand crime de
m'avoir si cruellement Ira, lé ? A-t-on \u
même que ce libelle elTroyable ait éié pros-
crit ? Toutefois levons encore c^tle diiriculté
supposée. Si le consiil n'a pas ici d( s pi 'tu es
juridiques, ou qu'il veuille n'en pas avo.r ,
il aura du moins des raisons de pcrsiiasioa
pour ou contre la mienne. En ce dernier cas,
il me suffit d'une attestation de M. le pie-
inier syndic , qui déclare au nom du conseil ,
qu'oTi ne croit point M. Vcrnes auteur du
libelle. Je m'engage eu ce cas , à soumettre
mon sentiment à celui du conseil , ;i laire à
M. Vcrnes la réj)aration la plus pleine, la plu»
authentique , et telle qu'il en soit content
lui-même. Je vais plus loin : qu'on prouv»
ou qu'on atteste que M. Vcrucs u'cst pas
RELATITE A M. VERNES. 173
l'auteur du second libelle, et je suis prêt à
croire et à recouuaître qu'il n'est pas uou
plus , l'auteur du premier.
Voilà les engageuieus que l'aiiionr de la
Terifé , de la justice, la crainte d'avoir fait
tort à mou emiemi le plus déclaré , lue fait
prendre à la face du public , et que je rempli-
rai de inèmc. S; quelqu'un connaît unuioveu
plus sur de constater mou tort et de ie répa-
rer, qu'il le dise, et je Lrai mon devoir.
K 3
LETTRE
SUR
J. J. ROUSSEAU,
ADRESSÉE A M. D'ES
Paris, le lo dJcembrc 1778.
Nous aTons H.it , Mons-cnr , IVté dernier
u.,c perte irrcparol.lc a„N yeux des homnu-s
d. ^énic et des amcs sensibles ; je veux parler
de c. Ile de .F. J. Rousseau , un des liommes
les plus eMraor<linaires qui aunt paru dans
leuiondc. 11 avait cl.olsi , depuis nombre
d'années, U France pour sou sc)our, ou il a
vécu céUbre et invisible, et où il a bn. , ea
vrai philosophe , sa carrière sans trouble et
sans bruit.
\insi,dansrannéei77S^^l^'^'^'^*'^*^ •'"'":•*'
qni aura vu se fornu r des revobUu,M> |-ul.O-
cjucs, uicmorables à )a.uais dans les laslcs du
LETTRE SUR J. J- ROUSSEAU, t 7S
monHe, les plus grands-hommes qu'eut notre
siècle pour l'esprit et les talens nous ont cté
enlevés ; car ces derniers, lorsqu'ils soiH porte's
a un certain degré, n.ériletit réellement d'être
«ilés à la suite du génie.
Nul pays , sans doute , puisque Rousseau
avait rompu solemncUement ses liens avec sa
patrie ; nul corps , nulle académie, puisqu'il
n'a aupartenu à aucune , ne se chargera par-
ticulièrement de consacrer le nom d'un homme
à qui cependant l'esprit humain doit un hom-
mage à tant de litres.
li me semble donc que c'est a la France j
long-temps l'asile de Rousseau , et dont la
terre contient aujourd'hui les cendres, à ac-
quitter ce que Ton doit à sa mémoire (*)
(*; Lorsque cetre lettre & été errire, il n'avait
paru encore rioii de marqué, et même il n'a paru
jusqu'à ce jour auriin ouvrage raisonaé d'une cer-
taine étendue sur feu M. Rousseau de Gejiève.
Cet écrit devait rester ignoré , et l'eù" loujourS
été si l'esprit de critique et même de blâme, au-
quel on se livre a' ce une sorte de persécution ,
depuis uu rcitain temps, sur le compte dj cet
auteur , n'eût excité le désir de repousser, s il est:
yiossible , l'iuj\isiice faite à sa mémoire. (Quelque»
personnes é<~!airé«s à qui caiu lettre a été. lu*, ea
convÊuaut de la vérité du fond des «Loses, oat
176 L E T T p. E
Qne si , contre toute attente , il ne restait lieii
de caractérise sur le compte fi'uu homme si
rare parmi une natior qai idolâtre si tort lo
liiérit» , mais qn» aussi quelquefois l'ouiilie si
prompteraent , il ne faut pas douter qu'il n'y
cjt chez elle un grand nombre de personnes,
ci; particulièrement une portion précieuse de
la bocic'té, dont le cœur accuserait vivement
C'jt étrange silence. On sent aisément de qui
je veux parler. Eu cRct , Monsieur , j'ai vu
plusieurs femnirs , également dihliiii;iié(s par
l'esprit et par le seiilimeiit , donner, dans le
temps de la mort d<» Jlousscnii , sincèrement
des larmes à sa perte , sans qu'elles eussent
jjamais connu sa personne ; exemple , peut-être
nnique au monrle, d'au homuie ainsi pleure
>ur ses seuls écrits. Ce trait^ i]"' j pu"»" 1«
trouvi' que M. Rousseau y érait jugn généralemeni
aver beaucoup (\c laveur. Ou leur a i^iiomlu qus
les lo'ts rpii HppHriiounent purement >'i l'hinuanité
«'evaieni disparaître après la uiort ; quil s'.i^issait
seulement de l'aire connaître aux temps prtscns
et futurs riioir.mc esse;i:iel et IVnivaiu lelscpi'ils
t.nr éti'; enfui , qu'il était mieux eucnie d'exieiler
uu peu dans les louanges justement ducs à un
j;rfjnd-liomnie qui n'en plus, que de s'exposer à
«Itérer sn renommto pardes jugeuioii^i sui des laiia
■ peu iotibtaus.
SUR J. J. ROUSSEAU. T77
3ire en passant, décide en faveur de la sen-
sibilité de cette partie du genre-humain, saf-
firaix seul à l'éloge de l'illustre étranger. Uu
tel honneur, quand il est vraiment unique,
est eflecti ventent la plus rare récompense que
puissent recevoir les dons de l'ame et de l'es-
prit ; et nul homme , que je sache , n'a joui
comme Rousscaii d'une gloire pareille, pure-
* ment comme auteur.
Je vais donc , ccnime contemporain. , être
l'interprète du pajs et du sièlc où il a vécu. Je
souhaite que ce faible monument qucmamaiu
lui élève par le pur mouvement démon cœur,
et sans avoir jamais eu aucune liaison avec sa
personne, porté par son nom vers des temps
reculés, puisse attirer à cet homme mémo-
rable quelques actes de plus d'admiration et
d'amour.
L'homme et l'auteur dans Rousseau ont
passés pour être à-h-fois un prodige et un para-
doxe ; selon moi , le prodige explique Licile-
ment le paradoxe.
La création de cet homme , bien plus ad-
mirable que singulier, a été une crcatiou
vraiment unique. Nul être , à ce qu'il semble ,
ne s'est trouvé doué d'une sensibilité d'amo
j),!us exquise , Jointe à uu degré de force dans
,-8 L F. T T rv K
les sensations pr.-t^quc bans exemple. Ne, da
côte des sens, avec inu' organisation s. par-
faite, qu'il ctait einin.iiMiK-nt propre à tous
les ans sensibles et a-reabics , il réun.t à ers
dons corporels un génie -doinétriquc et clair ,
profond et vaste , et aussi pur que br.Uant
du côté de i'i.nasiiiation. Celte rectitude de
raison, celte élévation de t^énic , cette déli-
catesse d'ame unique ne pouvaient qu'être
accouipa-nées d'un pencbant ardent pour le
vrai, pour le beau, pour'.c bon eu tout genre.
Une éducation républicaine et austère, des
exemples domestiques et honnêtes , qui nais-
saient comme du sein des mœurs p^cuerales
de sa patrie, furent en lui la seconde nature
sur laquelle riiominc et l'auteur furent
édifiés.
Quand ou considère tant d'.ivantages natu-
rel» avec tontes leurs circonstances, la vue
d'une si parfaite création , où il est si rare que
la naiure aiciimiile , assortisse et accorde à
un seul iionuuedans un depé si parfait, taat
de dons divers , explique , d'une manière bieu
simple, le prétendu paradoxe des cents et do
la vie de Jcan-Jncqu«».
Le citoyen de Genève, né avec les perfec-
tions qu'on vient de voir, élevé comme o«
SUR J. J. ROUSSEAU. 17^
a dit, jeté ensuite dans le monde sans fortune,
sans anUc appui que ses propres forces , dont
cependant le levier eût été' si puissant dans
les mains d'nn homme atnbiticus , mais qui ,
pour uae*personne du caractère de Rousseaa,
n'ont servi qu'à troublt-r sa vie en lui acqué-
rant du renom ; un tel bomme , dis-je, avec
«ne ame et un esprit de cette trcuspe, devait
naturellement , s'il eût écrit, écrire comme
Jean-Jacques a écrit , et agir ca tout presque
comme il a fait.
Rousseau ne commença à se produire nii
jour , comme auteur , qu'à l'âge d'environ
quarante ans; à cet â^^e où l'imagination, cette
première source des bons écrits , conserve
encore tonte sa force, et où le jugement, qui
en consacre la durée, est parvenu i presque
toute sa maturité. Jusque-là, il avait amasse
dans le silence, par ses travaux, par ses mé-
ditations, de grandes provisions en connais-
9anc«»s de toute espèce. Pliilosoplie et obser-
vateur par caractère, il fait d'autre part dan»
le monde une étude réfléchie des us.^ge9, de»
lois diverses , et sur-lout du conur humain où
son propre coeur l'avait si fort initié; car l'un
sans l'autre n'instruit pas , et il faut sentie
i^Q L E T T E
vivement en sol la naline, pour la connaître
dans autrui.
^ussi peut-on dire que jamais homme ne
prit la plume avec de si grandes avances et
dus maloriaux si abondans. D'autres ont écrit
par un vain de'sir d'écrire, trop souvent avec
les uiains et l'esprit vides. Dans Rousseau ,
ce lut un besoin qui le maîtrisa, dont il fut
lui-!ncmc surpris, parce que la publicité e'init
réellement contraire à une partie de son carac-
tère et iiiC'iue contraire à ses ytics. Il ne put
plus contenir tant de richesses , et il céda aux
circonstances qui lui uiiient la plume à la
main comme uialgré lui ; mais il 1» prit , dès
le premier inoiueut, eu u> âtre d- a destinée
couime auteur.
\'oyc7. en cfat la i lanière dont ïl parle à
tes lecteurs dès ses premir-rs écrits , et depuis
dans tou« ses ouvrat;es ! ronnncnt il s'j-lève
au-di*ssns <|r la gloiro que nourtiuit il idolâ-
trait ! (-"omment, en sn prési niant au pid)lic,
il rechercîic son SLdVia;'e sans eu dépendre ?
CouMuent , en lui parlant , il prend toujours
sa propre opinion et sa seule conscience pour
juRcs ! (^)uel ton ! (Quelle hauteur de lan-
gage ! >Si des prlncip«?s si altiers peuvent cho»
SUR J- J. ROUSSEAU. i2i
qncr avant qu'on ait lu les ouvrages de Jean-
Jacaucs ; des qu'une fois ses beaux écrits
ont passé sous les yeux , la véracité , la fore©
de l'auteur, rendent ce ton noble, uatnrelle-
meut grand ; elles font p'us , elles le rcn-
dent aimable^ modeste uiéme en un certaia
sens. Effectivement la vérité la plus haute ,
liiéme pour soi , lorsqu'elle a évidemment co
caractère , porte aussi avec elle une sorte d»
modestie , particulièrement propre aux talens
du premier ordre , mais en même temps, et
il ne faut pas s'y tromper , qui n'est propre
qu'à eux seuls.
Déjà a vaut que d'écrire,. T«an- Jacques avait
outre-passé le terme connu des vonnaissanct*
littéraires: il eu avait , suivant IfS appa-
rences, boulvcrsé tout le système dans se»
conceptions vastcset originales. Tout annonce
que ses études prélimiuajres l'avaient Jeté fort
loin des routes ordinaires.
Une académie littéraire mit alors en ques-
tion bi les sciences avaient influé en bien ou
en mal sur les mœurs , c'cst-à-dire , si au fond
elles avaient plus prejudicié que servi au bon-
heur des hommes ; car il est constant, pour
quiconque a médité sur le bien réel de»
•ociétés, que la féliuilé humaiua rctside ea
•y^i LETTRE
grande partie dans la conservntiftn de»
mœurs, et mcinc qu'elle eu naît essentielle-
ment.
Ce corpsiitterairc entrevit la matière d'une
discussion où les esprits prévenus n'av;iit'nt
pas aperçu jusqu'alors le motif nicine d'un
doute. Jl est à croire que Jean-Jacques arait
etë occupé quelquefois d'une ici.e p;ircille ;
j1 est probable même qu'il avait déjà résolu,
à part lui . cette étratii^c question. F.n con-
séquence il e'crivit sur ce sujet, et il le lit
étant orné au phi» haut drc^ié de toutes les
perfections de l'intelligence, étant revêtu do
ccquifaitsapluscrrande beauté, l'éloquence.
Ce fut avec de telU-s arm>s qu'il plaida la
cause de l'ignorance en laveur du bonheur
des hommes , et il la défendit avec applau-
dissemcu t auprès de l'académie et d'u ne partie
du public, détruisant ainsi , par sou propre
succès, rinslrununt même qui avait servi à
le faire triompher.
Dans cette singulière discussion , Roussi-au
prouva, autant qu'il était possible , le para-
doxe. ÎMal-ré cela , il fa;it convenir qu'il n'éta-
blit, pur aucune preuve solide , ce prétendu
point de vérité. La manière dont il vit l'objet,
ce qui décidait absoluuicut duus cette matière
SUR J. J. ROTJSSEAIT. tSS
tlu jugement à porter, provint evi partie du
fond de son caractère , fortifié en outre par
quelques circonstances de sa vie, où l'on pré-
tend qu'.il n'avait pas en à se louer des hom-
mes , particulicicment d« l'ordre de ceux qui
cultivent les lettres ; ce qui cependant, poui?
le dire eu passant , devrai tctic la même chose
que cultiver la vertu.
En considerautdans cette disposition d'aruA
. la science avec ses abus , les connaissance^
avec leurs erreurs , il ne se'para pas assez , dan»
«on opinion , de la chose même ce que les pas-
sions y mêlent niaiheurcusemcnt , et il im-
puta ainsi à l'une ce qui est particulièrement
du fait des autres; en un mot , il fit porter
tout ?on raisonnement sur cette fausse base ,
110 réfléchissant pas encore d'autre part que la
barbarie ne saurait être un étatpour l'homme;
que comme être perfectible, il en sort invin-
ciblement par le seul exercice de ses facultés ;
et que si-tôt qu'il est contraint d'en sortir ,
il n'y a plus que la perfection humainement
possible de ses lumières, qui puisse réprimer
les moyens mêmes que ses connaissances met-
tent en SCS mains pour servir ses passions.
Cette culture , la plus parfaite de l'esprit hu-
main, dirigée lUr- tout vers unesaiuc morale,
194- LETTRE
était un troisième terme que Jean-Jacques
eut pu envisager cntiola barbarie et la science
défigurée par tant d'abus divers. Toutes cho-
ses égales, il ciit assigne avec plus de raison ,
dans un pareil état , le véritable degré' de
prospérité' de la terre : disons plus , il semble
nicnie qu'il eut étédic;ne d'au ("trc si éclaire
d'embrasser une pareille doctrine.
Cette thèse, considérée comme on vient de
dire, présentai!-, à ce qu'on croit, un beau-
coup plus juste rondement que l'opinion qu'il
adopta ; mai» Rous.seau , frappé des maux de
la société , sans vouloir discerner que ces
maux, loin d'être l'efTet précis et iuunédiat
des lumières , étaient plutôt le fruit malheu-
reux d'une autre partie de la nature de l'hom-
me , les passions ; également indestructible
en lui , haïssant par lui-même le vice bien plus
que l'ignorance , séduit de cette mauiàrc ,
et très-réellcmant par sa pro;)re vertu , laissa
tomber la balence où I,i pente de son ame
l'entraîna. II préféra de réduire, par sou vœu
l'homme à un état où il ne pouvait ni ne de-<
v.iit exister, plutrtt que de le mettre à .sa vé-
ritable place, à celle de l'intelligence la plus
perfectionnée, nu hasard des d mgers de cclto
Situatiou , uc voulant pas se dire cucore qu'eu
SUR J. J. ROUSSEAU. i8S
pnreil cas l'état de l'homme pouvait s'élever
a.sez pour que ses passions no restassent maî-
tresses que de ce que sa raison, pleinement
éclairée , ne pourrait pas leur ôter de nuisible
et de fâcheux.
Il faut avouer que cette question envisagée
sous toutes ses faces , méditée dans tous ses
rapports, était de toute l'étendue de l'esprit
humain. Tersonne , pins que Rousseau , u'a-
\ait eu soi cette prodiç;ic"3e d iuiension ; aussi
parut-il gagner un procès que la force de son
génie, si elle lui eût été opposée , eût pu seule
lui faire perdre. Mais en cette matière , encore
un coup, ce qui est glorieux pour un esprit
de cet ordre, il se décida par sa propension
naturelle. Son ame prit les fonctions de sa
raison ; elle jngca en ce moment à sa phce.
En eSct , tout dans Rousseau indique qu'il
fcit toujours plus touché du bon et du bien ,
q\\'il ue fut prceisénient jaloux du relief du
savoir ; qu'il eut enfin plus de vertu que
d'amour-propre , quoique né i/vec un genre
d'orgueil trèB-haut,ce que certaines person-
nes expliqueront sans nnlle peine.
Ce premier essai enfanta son discours sur
l'inégalité des conditions ; ouvrage lié au prc,
«lier ; ouvrage moral , métaphysique , ijolitir
t86 lettre
que, tics-profondcnieut travaille, lequel ofTir
encore le luémc para.iose, ioride.Mir les mêmes
vucs,etdontrargijmen(uepoiiva.té{reetaI)li
que par le prestige dii raisn.u.emeni nui à la
plus brillante cloqueiico , à cette éloquence,
q'iisagnelc ca-iir , lais uiémc c-u'clle égare
quelquefois la raison.
Eu mcme-tempssi cet ouvrage pedif par un
manque réel de justesse dans son système , de
combien de heautéi de détail , àf, grandes
ventés, de notions iumineuses et nouvelles sur
la nature de l'bomme, »ur celle de ses facul-
tés, n'est-il pas rempli ? Les pages de ce livre
en sont couvertes; les propositions particu-
lières éclatent presque toutes de lumières ;
mais il eut vrai de dire que leur liaison h la
proposition principale, bien qu'liahi lement
pratiquée, eslabsolumeni inexacte. TouHoni-
bc par ce vice radical ; malgré cela , les dél)ris
de cet édiQce offrent autant de trésors dont la
raison aima à s'emparer avec fruit.
Les hommes inégaux par nature , en force ,
eutalenseten intelligence, ne pouvaient pas,*
sans doute , rester égaux , dans la société ok
cette même nalur* les suit. Les institutions
civiles ontdonc sagement et lieureuscmcnt été
adaptés à cotte inégalité naturelle.
SUR J. J. ROUSSEAU. 187
Ro\iss(îau , ton jours plus aCfectéàsa manière
de qiici\|aes effets fâcheux que des fruits sans
nombre de la civili-SiTtioii , prétend iiiutile-
mcut rauieoer l'iiommc à l'état de n tiire. La
raison , plus forte que tous ses discours élo-
queus , lui crie que cet état cîe nature n'est
point l'état naturel de rhoiiimc , un état qui
lui soit propre ; qu'il ne mérite même pas le
nom d'état pour un être de son espèce , et
qu'il doit plutôt être envisagé comme l'ancan-
tissemcnt de son existence. Elle lui dst que
cette idée injurieuse à une créature intelli-
gente , com!)at la fin de sa création ; que
l'honmie a été doué pour qu'une semiilable
pensée fut repousséc de son esprit ; en ua
mot, qu'un tel vœu, outre qu'il est criminel ,
est encore bien vain à former. Elle lui dit que
la saine doctrineenseigiicau contraire d< por-
ter l'espèce humaine, par la voie des lumiè-
TCi , vers un état social de plus en plus perfec-
tionné, parce que l'être, qui form^ comme
les matériaux de ce bel éditice qu'on nomme
la société, ne peut rester brute tt barbare ,
À nioms que des causes physiques ne prédo-
minent sur la puissance et l'activité de son
intelligence, ce qui est impossible générale-
xucut.
i88 L E T T R E.
Il y a plus ; l'iiiég-Iilé des conditions est
noivsculeuient nécessaire , en tant que con-
forme à la nature, elle est de plus un bien
rc'cl , quand clic est snj^cnient re;j,lee parla loi,
parce qu'elle cimente alors l'elat civil , qui
est incontesti.blcrucnt l'ordre le plus partait
de cet univers, et la plus hcjle production de
l'intelligence de riiouime, connue le plus lui
ornement de sa nalurc élevée à toute sa di-
gnité.
Dès que les honiincs dans ce second élnt,
véritable {ju d'un être doué de raison, sont
cgaux dans tout ce qui est du dioil naturel ,
toute égalité essentielle , la seule iuiporlunte ,
Ja «cule d'une nécessité abiolue , se trouva
conservée. L'iné^;dilé des ranj^s lait bien peu
au bonheur intrinsèque des humains ; ello
u'est uniquement que l'allure de l'orpianisa-
tioii sociale ,une forme extéricurr ré;;;lée par
la nécessité , vu qu'elle est fondée sur cctl»
inégalité primitive qui existe invinciblement
entre les individu^;, au point que, dans une
bonno pulii^e, clic ne doit même faire autre
cliosc qu'en dériver, iuulant en cela lidellc-
ment son premier type, qui est la nature d©
l'Iiouuiie.
Co u'est pas tout, et il y a quciquo cLos»
SUR J- J ROUSSEAU. 189
déplus eucore à considérer : qui sait si dans
ce partage, ou plutôt daus cette différence
de situation , cette nature tutclaire , tant
que ses lois ne sont pas blessées , ne laisse
pas , en bonne mère , an moins autant de
latitude à la véritable félicité dans le» rangs
inférieurs que dans les conditions dominan-
tes? L'expérience a décidé plus d'une fois
cette question intéressante. Sous cet aspect
essentiel , l'inégalité des conditions n'estdouo
qu'un vain mot: dès-là que la constitutiou
politique et saine, dès-là que les droits de
l'homme sur ses biens , sur sa personne , sur
ses opinions sont réglés sur cette JHslicc uni-
Tcrselle , tout est égal quant au droit : l'iné-
galité de fait , d'ailleurs démontrée indispcn-
sable, n'est plus comptée pour rien ; elle est
in<-me , aux yeux de la raison , à bien des
égards , la gardienne del'autre.
Si nous suivons à présent Rousseau dans
ses autres productions , nous les trouverons
toutes conséquentes au même système. Cet
bomme , qui éclairait >a rai^on humaine d'un
flambeau si éttlataut , formait l'étrange voeu
de vouloir éteindre celui des sciences dans
tout l'univers , parce qu'il craignait qu'il n'é- '
elaivât trop les vices et le* passions des hom-
V
390 LETTRE
mes. Par amour pourriuuninité, par pns.Moii
pour ]a vertu , il se croyait rcrlnit à d-'-rader
son csjH'cc, quand il considéiait les ctraiif^cs
çoiifraric'tcà qui règniMit ru sa untine. Se li-
raut tropà ses deniiCTCs idées , doijt il paraît
que Paical futaussiafLcfeautrcl'ois, mais que
})ic!U6t sa raison supérieure rc/cla , et qu'elle
expliqua ensuite d'une manière si parfaite
à l'aide des lumières de la révélation , il ne
régla pas se» opinions aussi sagement que ce
dernier. Il s'ai)ai)donna en un mot à rétran^c
souhait dont nous venons de parler, quand
il rétléchit à tant de j;ran-leur, mêlée de tant
de faiblesse, à des lumières si liantes, défi-
gurées par des erreurs si déplorables ; vrai
sujet en effet d'étonnement et de chagrin qne
Platon ,Sénèque , Montayne et sur-tout Pat-
«al , tous génies ciéaleurs , évidemment pré-
cepteurs du sien , avaient apereu avant lui
mais qu'aucun d'eux u'uvaii , avec les scnicl
lumières de l'homme , prcs>Mi(é sons de phxs
Tivcs images et avec la philosophie pcrfcc-
tionnécdu dixhuitième siècle, avec cette phi-
losophie claire , e\ac(e, qui serait tonjouis
Utile si, présumant trop de ses forces, elle
ii'outrc-passaitpas (juclçtuefois témcrairçtuent
au* borHcs.
SUR J. J. ROUSSEAU. 191
11 faut dire le vrai ; l'homme delà societc- ,
tel qu'il est, 11c plat jamais à Konsscau. Dans
l'austcritédes principes dont il avait tite' imbu
des l'cutance , et que sou caractère naturel
n'avait faitque former, il censura avecc'naleur
ses usa^^es, ses mœurs , sou éducation ; il con-
damna jusqu'à ceux de ses plaisirs publics
dont il se vante le plus ; de-là , il entra plus
avant dans son cœur, et liaita à fond cette
passion puissante qui anime etgouvernel'uni-
vers. Idolâtredesfcuuucs, il juj^ea avec rigueur
leurs ridicules et leurs de'faul.-, mais en re-
vanche , il leur [)rcsenta uu culte si pur et
si anime dans l'amour vrai qu'il leur peignit,
que la nature, qui jic se trompe pas, leur
riuiJ.l inlinimeut cher un censeur qui , en les
connaissant si parfaitement , savait mieux
qu'lionuiie au monde les iute'resscr et les
aimer.
Ce fut après avoir parcouru , dans l'csjjrît
dont je parle, la plupart des établissemens
civils, qu'il écrivit sou Emile ; ouvrage où lo
précepte mis en action , forme , dans un tissu
de faits intéressaus, une législation continue,
ctdont l'exécution , quant au mérite littéraire
de l'ouYiage. égale la beauté de la coaccp-.
lion.
192 LETTRE
Ce liviT, qui contiinl 1rs vrais priiicipesde
Rousseau sur presque tous les points iiupor-
tans tlcla vie, lui lit des eimemisct beaucoup
de sectateurs ; car il est à reiuarquer que (ont
ce que cet lioiumc a o'crit est de nature a lui
foruuM- des partisans de ctMlcrnier <;;,enre. On
sait que cet ouvrage a produit dan» l'éduca-
tion domestique, première bas- de cette édu-
cation politique que nous nommons consti-
tution des Etals ^ de ircs-i^rands chan-emens ;
cnlin qu'ilaopc'ré réellement une rc'vnlutiou
dans beaucoup d'ol)jets de la conduite pra-
tique delà vie , tant cet honnne , par la torce
dcscsMées, et la persuasion deson éloquence ,
était né j)o\ir changer la face Hes clioses. Purmi
nombre d'essais peu pr.itlcables ou trop ns-
qurux, qu'il indiqua touionrsaycc la niéuio
séduction , nous lui avons .''obligation do
plusieurs usa-^es essentiels , et de diverses
réformes très - heureuses. L'enfance , cette
enfance qui rru.iit les plus vives espéran-
ces et les plus douces consolations soit des
familles particulières, soit de la fauiille pé-
jicrale. , la patrie, cette enfance si intéres-
sante à la considérer sous tons ses aspects , lu»
doit parliculicrement etsans qu'elltî le sache ,
sa libellé, sa saule, et par cojiscqueut .out
1»
SUR J. J. R O U S S E A U. 193
le bonheur qu'on peut goiiter à cet à^c ; et
l'on se rappellera que sur ce point les ten-
dres uières, persuades les premières, peisuadè-
rentàleur tour les époux; car eu matière de sen-
timent , cette partie du^enre-lnimain marche
toujours la première et guide l'autre.
La socic'té entière lui doit une foule de
notions qui sont autant de maximes et dô
règles dans la pratique des devoirs (!c la vie.
C'est à ces traits que le génie se reconnaît et
qu'une œuvre se marque du sceau de l'im-
mortalité. De tels écrits restent à jamais ; ils
se propagent ; ils agissent sans cesse dans le
moment où j'écris; ô pouvoir étounaut de
la pensée ! Emile , en ce qu'il a d'utile (et
cette pai tie n'est pas pou considérable ) opère
sur la félicité de nombre d'êtres. Traduit dans
plus d'une langue , il parcourut les hémis-
phères,etangmenteainsi surlaterrela somma
du bonheur et la masse des lumières.
Ce livre instruit les générations présentes
dans l'artdc former lesgénératious qui doivent
suivre, par la doctrine qu'il offre svxr le gou-
vernement de l'enfance , sur la direction de Ia
jeunesse, ainsi que sur la capacité et les forces
de ces deux âges : vue qui, à quelques points
près, où les principes de l'auteur , suivant 8OU
Fié ces diy. Toma II. L
194
LETTRE
gt'iiic, pont souvent trop oulr(-s , pnraissent
au fouddiclt's par la raison luénie. C'est réelle-
ment dans cet ouvraf^e où Rousseau , nialfjré
bien des eeaits, oilrc, du Ion de sensibilité le
plus insinuant, aux lionnues de tout ctat et
de tout pays, une infin. té dérègles deconduite
iionassczuicdttpes,etqiiisont la vraiesourcedu
peu de bonluur permis h res|)('ce hninainè sur
la terre •, honlienr qui ne déeoule dnns son
livre, eomnie il ne ])rovient en tllel , que de la
vertu seule. On sent parfa. teuient (jne eel cio;;;©
uc s'appli<jii>' qu'à des points de uioriili (<' de
l'ouvrage , et qu'il ne peut être iai pour justi-
fier ce qu'il j a justement de ré|jr(diensibc par
rapport à la rcli;:;ion.
J\0!tssctm riiwl sur le point de lever le voile
de di'ssus les lois politiques des Km pires , <t do
peser, à la balance de. l'i-qnitc, les droits des
humains dans les diverses consli iulions ; de
sorte ([u'après avoir instinit i'iiommc d.ms
ion cliit prive , il allait le servir et le délVndrc
dans son état publie, (l'est dans cet esprit qu'il
entreprit son contrat social , celle de tontes
ses prodnetions qui caractérise le plus le génie
ctc|ui aiiiioiiee un es|)nl proloudément versé
dans ce qu'il est le |)lus dillieile, comme ic
plus iuiporlaul m» cuuuaitic, Lut priuci]_)c»
SUR J. J. ROUSSEAU. 19S
de ce livre anéantissent en partie ceux qui ont
étc po.ses iHscurà piëhcnt sur le même sujet,
et ils sont tels qu'ils portent les preuiièrcs
vérités de la terre, lesverilés les plus abstraites
presque jusqu à une tlémonstratiou matcma-
tique. Ce travail n'était dans le plan de l'au-
teur, que la pierre d'attente d'un ouvrag»
complet en ce genre. Il allait en trop dire,
et certainenient avecdani^er pour les grandes
sociétés, parce que cette extrême perfection
politique est malheureusement dans le fait
inipraticalilc, lorsqu'il s'arrêta sans doute par
ces consiùératiouH , et qu'il se détourna sage-
ment de «a route.
Diverses maximes de l'ouvrage excl tinrent 1«
Llûmc de la république de Cencvc contre soa
auteur. Son conseil crut devoir condamner ce
livre, ainsi que celui d'Emile.
Hoiissenii , qui ne )Ugea pas cette condam-
nation fondée, se souvint à son tour de ses
droits ; il abdiqua soicmnellement son titrede
citoyen. Un parti si extrême dut lui coûter
beaucoup. La disgrâce que la patrie fait éprou-
ver, est infinimentsenâible,enccqu'ellebîcsse
un sentiment Ircs-profcnd , néd'unseuliment
natinel ; sentiment qui tient à i'aiuonr desoi ,
à l'juiour dcsou sanj^ avec Icsciuels celui de la
I. 2
rgS LETTRE
pallie se mêle et se confond de la manière la
plus intime et la plus forte, (lett? rlis-race
toucha encore pins particulicreuicnt Rous-
seau qui idolâtrait sin^nlièreinent la sienne,
a un ju^cr par la manier, dont il en parle dans
plusii'ursendroitsdc se** écrits, et lou|Oursdu
ton le plus iiitciicssant , se rappelant souvent
celte patrie clicne où il avait pui.-é ces exeuï-
ples et cette éducation aus;crc auscjucls il
devaiten partie ses vertus.
Une séparation aussi cruelle pour un hom-
me qui sentait autant que lui la puissance et
tout à-la-fois la douceur d'un pareil lieu , ne
lui ein[)èclia |;iis de venir à son «econrs lors-
qu'd crut ses lois exposées; et il écrivit pour
son service ces lettres intilulées de la [Mon-
tagne ^ où brillent tant de savoir et même do
})alriotisinc ; c;ir ce dernier sentiment , qui
formeune csjièce j articnlièrc dans cegcnrcdo
passion qu'on noniinc amour , ne s'cleint pn»
plus que l'antre à volonté. l'eiU-être entra-
t-il dans sa résolution un peu de resseiui-
mcnt : quel lioruine est exempt des im[)res-
sions de l'humanité? Mais ce ressenliuicnt
juste ou non , eo qu'on ne décide pas ,fnt au
moins celui d'une amc noble : il ne se vengea
de sa patrie qu'eu la servant. U désirait encore
SUR J. J. ROUSSEAU. 197
qu'elle esis-tât avec toute la perfection de ses
lx)is, lorsuiéme qu'elle ue devait plus exister
jiour lui.
Ce fut aussi pour son pays qu'il écrivit sa
lettre admirable sur les spectables ; lettre
d'une doctrine très-saiue , fort applicable à
lia petit état constitué comme Genève , mais
qui ne saurait l'être à tout état cousidérabls
où ce jrîal , devenu nécessaire , peut se con-
vertir en un très-grand bien ; parce que la
Tcrtu , lorsqu'elle n'a plus le frein des mœurs
publiques et privées , trouve alors uu autre
rcsso;-t, souvent efficace, d^us l'honneur et
l'élcTalion des sentimens ; chose à quoi lo
théâtre épuré est merveilleusement propre.
Je passe à d'autres écrits de Rousseau sanà
xn'attaclier à leur ordre , les parcourant ici à
mesure qu'ils se présentent jousma pliuuc.
Ona dit assczgénéralemant, daaslc temps,
que Jean-Jacques avait daussou porte-feuille
la correspondance d'une grande passion qu'il
avait éprouvée dans sa Jeunesse, et qui avaifc
fait, par plusd'uuc cause, une époque mar-
quée dans sa vie. Pour une aaie de la naturo
de la sienne , de semblables impressions u»
s'ufFaccnt plu», l.c public , fort occupé de lui
pour lors J était dans tout l'en ihousiasuie du
L 4
ic)8 LETTRE
feu de yes profluctions. F. -iKinfre à ?nn tonr
par C'.'tto ;!f!iiiir''tion j^éiieiale , cni" riri) ne so
repcicui'- plus qu'un tel iiiniivciiuiu , Il so
complut à uiotilicr à c piihlic ('pris l;i puis-
sance (le ses ïetisutioiis daus cclU- d<"s passions
Luruaiiics qui les excite le plus. Il y trouvait
cncon la douceur de cous.ier'-r à riinniorta-
litCMu uoui et disqun'iles que i'.'uiour pailait
voudrait |j(juvoir toujours dediiv.
Une passuju extraordinaire et funeste entre
deuT êtres lares ( ytbailard et Ilcloisc') n'a-
vait pas cessé d'être présente dans la métuoire
des liouiines. L'excès do la passion des deux
p-irts , ici l'aiblesse de l'amante , les vertus des
d''u\ auriiis , leurs uialhcurs euGu mcttaicut
])lus d'iuie conformité entr*; les deux e'vcne-
lueus. L 1 Julie de Jea-i-Jacqurs fut aussi-tAt
une autre Héloïse : quant ?i lui , il se produi-
sit sur la scène sous le nom de S<n'nt-Preii.r.
J I faut l'avouer; Rousseau, mieux qu'Abai-
lavd , méritait de trouver une Mc'loïsc ; et
quelle Héloïse que cell(;quc cet homme pas-
sionne nous a peinte! L'imagination mémo
lie saurait offrir un pi us beau tableau de ten-
dresse et de perfections : tout ^ jusqu'à la
faute de celte femme , y met les derniers traits.
Un amour comme, celui de Julie uc pcutccr-
SUR J. J. ROUSSEAU. ï9^
tes qu'atténuer inônimeut le bîâme du a sa
faiblesse , parce qu'à la vue des grandes pas-
sions, qui sont plus rares qu'on ne ci oit , la
moraledevient d'autant plus indulgente , que
la nature se montre moins coupable. En ou-
tre, la conduite qui a suivi la faute de Julie ,
donne à cette Faute, si on l'osedire , une sorte
de pureté qui rend , par un second effet , cette
erreur des sens bien dangereusement intéres-
sante. Voilà aussi ce qui a fait dire à cet
homme de bonne Foi, en prémunissant con-
tre la lecture de son livre , qu'un jeune cœur
était perdu , si , malgré ses avis , il cédait à la
curiosité ou à l'attrait de cette lecture aprè»
l'avoir une Fois commencée. Il ne se (rompait
pas; mais en même t«mps ne risquaitil pas
trop , en rlonuant la tentation avec la Icço;- ,
sur-tout dans un temps où les Héioïscs et les
Saint-Preux ne peuvent qu'être fort rares?
L'émulation des ouvrages de Ricliardson ,
le premier de tous le» écrivains en cp g^enre ,
fut encore vraisemblablement une des causeï
qui produisirent ce roman de la part de Rous-
seau. On sait qu'il y mêla beaucoup trop
d'objets étrangers à son sujet , parce qu'il en
était alors Fort occupé , et que d'ailleurs il
eslbieu diCiuilcde puiser daun uu fait uai^u«
500 LETTRE
un livre entier. Malgré cela, il faut convenir
qu'à la prolixité près , partapjc orcliiiairc de
cette passion , et dont l'auteur aiij^lais n'est
point exempt , l'anioiir n'a jamais été peint,
pas même dans les meilleurs ouvrages de ce
genre, aveo des couleurs plus délicatement
fondues, plus douces et en même temps plus
fortes , plus vives et plus pures qu'il l'a été
par Rousseau daas sou Héluïse. TNul bouimc
sensible , qu« je sache , n'a représenté cette
passion avec une telle volupté et avec tant de
chasteté tout à-la-fois, vrai caractère de ce
sentiment, quand il u'est ni factice, ni cor-
rompu. On ne j)eutsc lasser d'>idmirer com-
ment la passion de Julie y naît immédiate-
ment de la nature la plus sensible comme de
la plus parfaite innocence ; combien les mou-
vemensdcson amour sont éperdus , ses sens
inèmes éj:;arés ^ sans que son auie cesse au
fond d'être vertueuse; avec quel intérêt la
naUire la fait succomber , et avec quelle
beauté la dignité de ses sentimcns la main-
tient respectable sans ia!iiais la laisser s'avi-
lir, et va même jusqu'à la rendre plus chère ,
parce quon aiuie d'autant plus la personne
en pared cas , que ses erreurs obtieniicut ixx'S.
yeux do i'Uumauilé plus d'«xcui>e.
SUR J. J. ROUSSEAU. 201
Les passions ordinaires, c'est -à -dire les
passions qui souillent l'ame et que celle-ci
îi'e'pure pas , n'ont leur chute qu'au deruier
terme : celle de Julie a bien un autre caractère.
La chiite de celte file vertueuse , par la rai-
son mémo de cette rare vertu , est marquée a.
la première faveur , à la faveur la plus le'gère ,
que même , si je ue me trompe , elle ne reçoit
pas, mais qu'elle- accorde a Saint-Preux. Ua.
baiser qu'elle lui donne , un seul baiser que
l'amour lui arrache , a entièrement triomphé
d'elle. De ce moment, elle a déià cédé; et
l'auteur, en peignant , dans le cours de l'ac-
tion , cette situation avec un feu tout parti-»
culicr, a voulu sans doute marquer dans son
roman , par ce trait profond , vraiment ueul",
Vépoque dont je parle. Il est constant qu'il
n'y a que la nature la plus excellente et l'hon-
neur le plus pur qui aient pu révéler à Rous-
seau ce secret ducœur hiunaiu; ainsi l'amour
d'Héloïse a-t-il perfectionné sou ame, tandis
que les passions de ce genre les corrompent
presque toutes.
D'autre part, combien l'amour de Saint-
Preux n'csl-il pas ardent et soumis ? combien
n'cst-il pas idolâtre et réservé, impétueux et
fidclle à l'houueur? 11 est intércssaul de voir
#02 LETTRE
avccqiifllp Fuile d'iiiu^n-t ses artinnf: , srs HIs-
cour.-, ses ii;ms|)n ts, ^(»ll delir<- ciirui , cié~
terriiiluiit pn^ a \i>-> tout'!. ...s (.cm .ll■ll(•^ de
Julie, iluciiiil plus possible que ii-ttc Julie ,
si Ifiidrc , n'aiiiiiit |,.il^ Sai m- ('. eux comme
elle en ctait jin:cc, ou il ml (alln qiiN Ile no
fui plus clic , ou plutôt qu'elle u'exisiài pas :
en un îJiot , tous les traits qui cnacteiisont
l'une et ra:itic tic ces liassions, sont d'une
grande vcrilc et du pins beau choix; les ta-
tolcaux eu seul pciie'trans et doux, nitucis,
ravissans. C'est pour cela aussi que cet ou-
Trage a f.iii palpiter en secret tant de cœurs,
et qu'il s'cu est trouve' qui ont conçu pour
l'auteur j sans que sa personne leur fût con-
nue , un auiour réel; dernier délire de citte
sorte de passion , et dont Rousseau , non s;ius
doute sans intcMition , nous n donne lui-mcinc
l'idée si enivrante dans Kniile, où Sophie
idcdàtre un êire f.intasliquc , pur oiavrage de
6on imagination.
En même temps quel caractère que Celui (\c
Woimar que l'auteur a ose' introduire da.-i»
son plan ! (.'.c caractère fait , à mon sens, une
des plus t'rniKlrs heaulés de i'onvr.:i:e , et
P' ut être )<!:/!rde coiniuc un fies uails de
génie les plus hardis que l'esprit humain ait
SUR J. J. ROUSSEAU. 2o3
employés. On a dit souvent que ce caractère
et. il hors de la nature. Ce reproche est bon à
l</ire devant des âmes vulgaires; mais il n'est
iiuJIe.nciU fondé ici. En effet, il est dans le
c<eur de l'homme un espace -où les yeux ordi-
naires ne pénètrent jamais. Tous les person-
nages de ce roman sont, par l'élévation des
sentimens, hors de l'ordre commun; celui
de \Yolmar est également de cette espèce^'
Ison-seiiicment ce carauère est vraisemi^Ia^
Jj!e; mais on peut dire encore qu'il est vrai ,
ou du moins on sent sans effort qu'il a pu
être réel.
Cc^ra ers amcs peu ordinaires que je viens
de désigner, à comprendre ce que je vais dire.
Auxycnx d'rm honnu- comme Wol.mar , ( et
c-tctre n'est ni dépravé, ni déraijonnihlc )
une femme, telle qu'Héloïîc , pouvait être
choisie presqu 'à l'égal de l'innocc-icr^ même.
D'a:)ord elle est si nclic de sa beauté et dj
toutes SCS perfections, q,,'nnc lâche unique
et si bien rff-jr.éc peut >-n alté-rr b<rmcoup
ïrioinsl'eclru. De plus , un - vertu ain.i éprou-
vée, si elle „>.t pas également i.Kacte , n'est
peut-être pas uun.ispureau fond, si, comme
il est vrai, la pureté de l'ame peut ré.jarer
la soudlure des «.eus : une vertu comme la
214 LETTRE
sienne csl du moins beaucoup p!us sûre; et
pour dire tout ^ cUeest dans la circonstance
de Jnlic, plus éclataute par ses effets que
l'iuuoccnce même.
11 est certain qu'il n'y a qu'une idc'c de la
rature de celle-ci qui ait pu inspirer à Wol-
inar le parti auquel il se porte. Eu uiémc
temps , »i cette idée u'est pas dépourvue de
raison, comme on le croit, non-seulement
cet acte de sa p.irt n'étonne plus ^mais encore
il parait scnsc; il a même une sorte de gran-
deur, parce que, tout considéré, il semble
bien moins cboquer les idées reçues que s'éle-
ver au-dessus d'elles, attendu que la per-
sonne de Julie et toutes les circonstances de
son ciat sont réellement une juste exceptiou
a tous les cas ordinaires.
Sousre point de vue, toute la conduite de
W'olmar , conduite qui prouve que l'auteur
il raisonné comme on le fait penser ici, n'est
},lns difficile h expliquer : elle a inéme son
priucipedans cette délicatesseque d'abord elle
paraît blesser. Le procédé commun eut été
fl'eloiî^ntr Saint -Preux de sa liaison t un
toup-d'œil supérieureuscifçuc îk Wolmar une
route opposée. Instruit de l'erreur de Julie ,
*lc lu force de sa pttssiou, sur-lout tjans une
aino
SUR J. J. ROUSSEAU. 205
àrae comme la sienne; mais assure aussi de
SCS vertus, persuadé en même-temps de là
droiture et de l'honneur de Saint-Preux, que
tait Wolmar dans cet état? jl appelle dans
sa maison cet amant jadis favorisé; il le traite
avec confiance; il la parle une fois et à lui
seul de cette terrible particularité dans la vie
de l'un et de l'autre ; après quoi , il les met
en tiers entre sa femme et lui , dans ses affai-
res , dans son amitié. En se conduisant ainsi ,
Wo!mar risquait à pcioc quelque cLose ayes
un homme de riioiincùrde Saint-Preux- mais
certainement il ne risquait ricu avec -^ue
femme de la vertu de Julie , et il risquait bien
moins encore après une démarche d'une si
laro confiance.
Rien n'est donc plus sensé, rien même n'est
plus noble que cette conduite : elle est de la
plus parlaite expérience des hommes et de
toute la hauteur de l'humanité dans sa plus
grande élévation. En même temps plus cet
acteest{;rand, phw aussi il produit sûrement
son taVt. \\'olniar, par ce trait d'une pleine
conhance , î;;naîilit non-seulement, comme
j'ai dit, invariablement la foi de Julie; ilfait
plus, il se l'attache par cette preuve signalé©
•l'estime , ce qui était pour elle bien plnsaué
Picces dii>. Tome IL M
2o6 L E T T R E
de l'amour , dans sa position ; il fait plus qno
tout cela encore, il unit à lui , par la seule
voie ..rallccihlc , deux êtres que rien à l 'ave-
nir ne pouvait plus désunit entre eux. il pro-
cure son bonheur par le leur , en converl.s-
sant, à l'aide du respect qu'imprime une
«ainte hospitalité , si g.M.éreuseu.cnt exercée ,
leur passion mutuelle, eertainrn.ent ton, ours
vivante dans leurs anies , eu une douce ami lié
de la part de Julie, et celle de Saint - l'reux
en une tendre et profonde vénération pour
Julie. En un mot , Wohnar par celte ton-
dnite, plutôt eslraordinairc que bisaric , mar-
che vers son but par la voie la plus conlorme
i la raison. Sans parler de l'acte d'une huma-
»ilc indulgente qu'il exerce dans celle occa-
sion , (acte peut-être plus doux qu'on ne croit
à remplir, pour qui avait devaHll.'s yeux tout
le prix que valait Julie); ce piis une fois fait,
Wolmar, sans nul doute, conlienl bien mieux
par-Pa deux êtres qui ne seront plus désor-
mais indiiïerens à son bonheur , el qu'il doit
absolument craindre ou aimer. Il les irp^ne ;
il se les attache bien plus sûrement qu'il no
les lente, ou ne les expose par ce procédé
confiant. Julie même, cette tendre cl iicre
Julie , cuYUOUuc'e dci iruiU de sou un.on ,
SUR J. J. ROUSSEAU. 207
dès-lors préservée par eux, ayant d'ailleurs
sou amant pour témoin de ses vertus , ou si
l'on veut de ses sacnGccs, eu remplit comine
inviuciblemcntles oblip;ationsde sûu état; elle
les remplit même avec un certain charme,
parce qu'il est encore des douceurs dans les
privations auxquelles l'amour lui-même se
condamne: le cœur de Julie ainsi pnriGé , u'a
plus à se nourrir que par la pratique de ses
devoirs.
Rousseau , pourautoriser un carfK tore aussi
Inrcii que celui de W^olmar, a cru devoir l'af-
fiancliir de tout lien aux opinions communé-
ment reçues. II va même jusqu'à placer l'élé-
vntion des sentimens qu'il lui attribue , au
scinde la plus funeste des erreurs, l'atlici-sme-
Ce coup de piuL-eau , qui u'a jîas été mis sans
intention , produit le plus grand eCct dans la
suite de l'ouvrage.
Fiiialemeut ce livre enchanteur par tant
d'endroits , malgré bieti des défauls réels, se
termine par un trait de génie qui produit
plusieurs effets de la plus grande impressiou
dans le dénouement, j' ulic mère , Julie épouse
tiiéric et respectée, iunie sati.^f.:;te , vivant au
sein , sinon du bonheur , du-moms au seiu
de la pai.\ , dans celui de l'ordre et des vertus,
M 2
nos? L F. T T R E
Julie en cet ctat incuit ; elle expie ainsi sa
fante passée par la perte de la vie : elle meurt
avec héroïsme et j;randeur ; mais près dfs.i
bii _, elle semble moins perdre une vie chère
à tons les êtres , que rompre cnhn la barrière
qui la séparait du scnl homme h qui el'e pou-
vait iippartcnir. lloiisscau , i)our achever )•
caractère de cette passion vraiment cxliaorili-
uaire , et pour faiie connaître »,ce qui < >t vrai ,
que Ics^raudrs impressions sont incU'acables,
principalement dans les cœurs vertueux,*
donné à Saint-Preux les dernières pensées et
les derniers senlimcns de Julie.
Il est dans ce terrible passage un moment
où tous les liens h la vie sont cnuime rompus,
et où pourtant l'être vite;icore. C/est dans ce
court mouKiit que la nature reprend tous ses
droits et qu'elle se umntie sans contrainic.
C'est alors , lorsque le ciel et la terre sont
satisfaits, et que le devoir n'a jdus rien à
reprocher h l'.une vertueuse qui a vaincu ses
penchans , que ceux-ci se montrent une der-
nière fois sous les traits delcur premicrempire,
mais avec pureté. Cctti; tlanuiie involoMtniro
est comme la dirnièrc lueur (jui éclate du
il Mubeau «le la vie. Hpusenu lin!)ile à saisir
tous Icï mouvcuicns du cœur humain , a su
SUR J. J. KOUSSF. AU. 209
ni.irqncr parfaitement ce moment rù Saint-
Preux obtient .sans de'gniseiueut , sur l'amc de
Julie expiraii le, l'empire qu'au fond il n'avait
jamais perdu ; juste et vrai (éinoignage qu'il
rcnd_, par un trait si sensli)le , à la puissance
indestructible des grandes passions.
Cette mort extraordinaire dans fontes ses
circonslaHces , produit un troislènu- effet d'un
grand i\itcrêt: die remplit le vœu le plus vif
de Julie en faveur de Wo!mar,en le rendant
au ciel dont ses opinions le s^âoaraient. Le
spectacle des vertus et de la foi du sa femme,
dans ces derniers instans , opère ce grand chnu-
gcment. Wolmar avait posse'dé la beauté, les
pcrfictions, l'estime de celte femme rare,
sans lomais pos^e'der son amour ; il avait su
honorer sa personne pendant leur union.
L'admirable auteur de cet ouvrage lui fait
trouver le prix de cette conduite dans le thau-
gcuicnt que les prières constantes et les exem-
ples de Julicïnourante produisentcn son ame.
Julie à sou tour recueille le prix de la persévé-
rance dans ses devoirs , en rapprocîiant
Wolmar de Ditu, alors que la mort la sépare
de lui.
Ln touche sublime de tous ces caractères, et
If mt'laugc de tant de traits heureux , reufcr-
M 3
210 LETTRE
mctit (■\ flonuiicnt une i^ramle connaissnnco
du cœur humain. C'est sur-tout dans crtle
science si intime , si cliùrc à l'iiomme , et qui ,
parc- •?K' rciisoti , plaît tant à ï^ou anic pai-tout
où elle se pvrscute, que Rousseau rxcoUe. Il
joint encore à la vérité de vcprc'scutation la
plus rare en ce fleure, un caractère exquis de
sensibilité dont il y a pou d'exemples : voilà
rciKhoitsinr^ulicroinent par lequel il me paraît
surpasser tous leï hommes de j^cuic de cet
ordre.
Doux hommes célèbres ont vécu dans le
même siècle , et sont morts b-peu-près eu
même temps. IMais , ou je me trompe Tort, ou
malgré l'cstrème célébrité de l'un inlîiiimcnt
juslc à !)cauconp d'éf;ards, la postérité , à la
Jous^nr , mettra quelque dinérence entre les
écrits (le ces deux bonuues, et même entre la
l'oreo (le leur f;éu!C. Encore l'un a-t-il tout
accorcb' au siei\ , et souvcul outre mesure ,
tandis rtit" l'autre lui a presque tout relusc, et
s'est privé bien des fois , par vertu , de nombre
de productions. Il est hors de mon su)et de
comparer ici les personnes, l'eu d'écrivains sur
ce point peuvent être mis h cc'ité de Rous-
seau , dont la piobilé , comme homme et
couiiue auteur, a été ccrtainemeut fort rare.
SUR J. J. ROUSSEAU. an
Je lie parlerai cas de plusieurs ouvrages
détaches de Jeaii-J acques , de ses pioducuons
diaraïautes eu fait de musique , de ses écrits
sur cet art ?' puissant ,si agréable ctd'uueÉFet
si uni v; s ji, parce que la musique est VI aiment
la saule Jangue naturelle des hommes, tandis
que les lan^jucs pariées ou écrites ne sont quo
des langues secondaires ou des s'gnes d'iusti-
tutiou. Je ne parierai pa.î du mérite qu'il a
eu d'annoncer et de procurer eu France, au
prix de so:i r(pos, la rcvolutioii en ce genre
qui s'opère de jour en jour parmi nous , et que
lien désormais ne peut plus empêcher; révo-
lution heureuse qui multipliera nos richesses
sans les détruire, si de grands maîtres^ tels
que Gluck et d'autres de cet ordre, parvien-
nent à l'aciicvcr selon le génie de notre langue ,'
et qui fera alors notre gloire et nos délices ;
révoinfion qui a commencé réclh'mcntà Rous-
seau , et qui a di'i nécessnirfment êtie fort
lente, parce que rien n'est plus li(Ficileà vaincro
qu'un jjrc'iugé de goût , sur-tout de goût na-
tional fondé sur le préjuge ou l'habitude des
sens.
Toutes les productions , tons les ouvrage»
dâRonss<'au méritent d'être considéics; tous
portent le sceau du génie, et de ce ^-nic keu-
M 4
212 LETTRE
rcux qui rj su icpanclre de ra<;rc<ncnl jusqne
sur les ol)jets qui en pm"aisscnl le moins sns-
cci^libies. Tout est animé sons sj pîiinic , et
d'nue manière si sériuisanle , (|n"on clitrit
rhoinme autant qu'on aduiiic l'a'.itcur.
Je n*ii;iiQre pas qu'on a dit quelquefois, un
peu so jrdementà la vorité,que pUuieurs per-
sonnes éclairées dont l'opinion doit avoir un
tiès-graud poids, puisque l'une d'elles a inéuiQ
en sa faveur l'autorité du j^'-nic, étaient d'avis
que llousseau ^ j!ial5:;rc «es grands talens , avait
eu eu piirt.if^R plus de ilialfur que de véritablo
■iîioquence ; mais je doute qu'un pareil )uge-?
meut, qui peu;, partir d'un ;ï;orit trop difficile,
reçoive la sanction du public, lorsqu'il jcltera
les yeux de nouveau sur la eollecfiou des
ouvvaj^es de cet auteur qui va Micesijuiiuieut
lui èlre oHcrte.
Sans dontc lV'lo<;ucnc?. de Rou-^srau ren-
ferme une très-grande clia'eur , et un'nio un
genre de chaleur dont ou ne trouve point
d'exemple d.nis aucun vTU'.re écrivain, lin
inênic temps si ce feu , si cette nobîe cbalcui*
de l'amc , ont réclleuient crée ioulc»- ([uiacle
dit , écrit d'cloquenl , cl même fait de i^rand
parmi les Iiommes, ( car c'est !c uiéme IVu de
scutiiueut (jui l'ait uaîtrc une grande pcascc ,
-SUR J. J. ROUSSEAU. 2i3
et qui produit mie grande aclion ) , il serait
bien t-ingulier que la plus !)tile propriéfé du
genre d'éloquence de Rousseau , celle qui la
caractérise , devînt un défaut qui la teruîtaux
yeux de certains juges.
Cette critique pourrait avoir quelque fon-
dement , si la chaleur dame proprfi a Rous-
seau , avait empêche' la veritaWe grandeur^ la
noblesse, l'originalité, ( chose fort rare même
parmi les hommes de génie ) , ainsi que la
justesse de ses idées. Pour se détromper sur ce
point, il ne faut que lire ses ouvrages de dis-
cussion , de controverse , où la logique de l'é-
crivain se montre d'une manière plus particu-
lière ; et l'on verra qu'il y a peu d'hommes qui
aient été doués d'une justesse et d'une force
aussi grande de raisonuement. Sur ce point il
j)Osséda le talent , peut-être malheureux , de
Bayle, avec tous les charmes de sentiment et
de goût de Montagne.
A la vérité Rousseau n'a point eu l'&lo-
qnence concise et vraiment législative de
Montesquieu ; celle majestueuse , pure et
douce de M. de lîuffoii ; celle rapide et forte
dp Bossuet ; celle souvent sarnaturcllo et plus
qu'humaine de Pascal. Mais l'éloquence de
Rousseau a ce rare mérite, qu'elle parti-cip©
M 5
214 LETTRE
d(' tous ce? caiacùres , de sort.- qu'il \ a peu
tic licr.ulc:; propres au génie fie ers grands
lioinnips , qui sout ceux auxquels il rcsscuihlc
le plus, flout ou ne trouve dans ses écrils une
foul(; (le trait» égaux en beauté , qui placcut
cet îiiiti'ur justemcut à leurs côtés.
Parmi ces boruuies, Pascal, le plus cNtrnor-
diuairc de tous , est uu îiouiuie divin qui sem-
ble lire daus le ciel tout ce qu'il expose aux
hommes -,5011 éloquence lieat toutcà la sublj-
ïiii té. le sou intelligence; sou coc m- parle moins
dans ses écrits. Montesquieu se préscntt: acux
comirie un législateur d'une raison vaste et
profonde; M. de BufTon , comme le rc\cla-
teur dos secrets delà nature, comme son con-
fident et son i^einlrc le plus parlait ; Rossuet
comme l'organe et roraclc de la religion ; tous
ensemble avec la voix et le ton de la véritable
éloquence.
Si l'on y Tait attention , Rousseau réunit à
beaucoup d'égards, le mérite de ces diiïérens
génies. S'il n'a pas leur manière précise de
peindre, d'émouvoir et de raisonner, ce qui
ne constituerait plus un Iionunc grand parlui-
mênie, il en a une tvès-beureuso , propre à lui
seul , et qui rassemble souvent les beautés
qu'on admire dans tous les autres.
SUR J. J. ROUSSEAU. 2iS
Souéloqucnccn'estdoncpasuue vainecha»
leur qui s'éviiporc à la réflexion. Cette chaleur
au contraire unie à une manière de raisormer
pressante et forte, lorsque rien ne préoccupe
l'esprit de Rousseau , produit une éloquence
vraiment solide , tantôt originale , noble et
animée, le plus souvent persuasive et douce
mais toujours clièrc aucœurpar rextrémesen-'
sibilité , par celte sensibiliic si vraie , si péné-
trante qui anime tousses ouvrages.
Ce qui est sur-tout à remarquer en faveur
de Jean-Jacques, c'est qu'il n'a point abusé
de l'art de penser et d'écrire. s;il s'est trompé,
il n'a jamais trompé volontairement les hom-
mes, et a toujours écrit de bonne foi. On ne
peutpas non plus lui reprocher d'avoir souillé
ses livres par tous ces traits libres et obscè-
nes, indignes d'un être intelligent, et qui
laissent après, eux tôt ou tard de si longs re-*-
Uiords.
Tous SCS travaux ont été diriges vers la mo-
ralité. Par-tout ou voit qu'il s'occupe à rendre
les Iiumains plus religieux envers le ciel, et
plus parfaits entr'eux. Le travail est le plus
grand précepte de sa morale ; il en fait avec
rai.'.oii la base de tout, jusque-là qu'il veut
que ckaquc homme instruit d'un métier,
TVI 6
2ï6 T' K T T R E
puisse au bcs-oin vivre ou tRcivail de ses malus.
Eu effet , ce ^raud prccept« enseigné par plu-
sieurs lef;islalions , par l'AIcorun nicmc , de
la ir.niiière la i)lus expresse , corihcnt pres-
que tous les devoirs et renferme prcs'|ue tout
leboniienr dcrhoinuie, tandis (|u"en lui seul
L,ît tonte la force et même la science bien
entend ue du gouverueiuent des Empires. Tan-
tôt llouLScau s'applique à ranimer l'esprit et à
faire aimer les liens du mariage, seul etatsnr la
terre où l'on puisse assignernne placeau bon-
heur. Alors il marque le« devoirs des femmes,
ceux des uiaris , ceux des enfans , avec uno
raison si relevée et des images si louchantes,
que l'art du bonheur de la vie découle évi-
demment dans ses écrits ^ de la science simple
de la vertu et d<Ja pratique douce de ses de-
voirs. Tantôt cR homme qui a jeté ailleurs
les yeux sur l'élat civil pour en déplorer les
maux , en pose les pins beaux fondemens sur
la sainteté de la religion dont 11 parle d'une
manière plus qu'humaine , et sur les principes
de toute espèce qu'il d cduit clalioinenl des
droits de l'homme les mieux connus, et qu'il
aflcniit ensuite avec la luaiu assurée d i]p.
yrai législateur.
SUR J. J. ROUSSEAU. 217
Nul des ouvrages de Jean -Jacques ne parait
avoir été écrit pour le simple onicmeiit ou
l'ostentation de l'esprit. Il semble que ce sage
écrivain sesoit dit : mes livres compoïés selon
mes lumières et ma conçciencc forment mon
travail : ils sout par conséquent la dette qu'il
faut que j'acquitte. .Si ce travail n'est pas utile,
je trompe la loi de la nature, je trompe la
société dans les oMigations qu'elle m'impose.
Que si quelquefois cet homme sensible à tous
les genres de beautés , a cnbaudonné ces objets
de religion , d^' morale, de mœurs , de devoirs
pul)lics , c'aété pour se délasser innocemment
dans des arts ngrcables, lesquels il a enseignés
et pratiqués en maître. Il occupait dans ces
loisirs honnêtes ujic auire partie de lui-même
( son imagination) aussi riche et aussi impé-
ricu.-c que so)i génie.
Eiili.i pour tout dire , Rousseau a été l'écri-
vain de l'humanité, même jusqu'à outrer ses
idées en sa faveur par la seule raison qu'il l'a
trop aimée. I! a été celui delà religion pour la
morale, celui delà patrie pouvrainourqu'clle
exige , celui de la société pour tousses devoirs;
il dit été celui de la justice dt s empires , si ce
grand rôle lui eut été permis. A ces titres il
^JCHt, à Lieu des égards , OCre i( «-.rdé cemm«
21 s LETTRE
l'écrivain du bonheur des Lomnips : et l'oti
peut ajouter , d'après uiicconsécraiion parti-
culière etfortnelle de son ^énic, attestée pir
tous ses ouvrat^es , qu'il a été émincmir.cat
celui delà vertu qu'il a fait briller jusque dans
le sein des p:i?s':ons , et même de leurs faibles-
ses, en les peignant en liouiuie qui eu a senti
toute la force sansen avoir jamais éprouvé la
corruption. Heureux si des lumières puiiées
daîis des sources encore jjlus pures , l'av^icMit
rendu le dcfonscur , en tout point , d'un le-
li^ion d'vine dont il a si bien connu , rcijvc-
sentc et fait chérir la morale .•^
(]'c^tsous ces traits que je nie représente ses
qualités et son mérite d'auteur : je vais jeter à
présent uu coup-d'œil sur le caractère de sa
pcrsonue , et sur sa vie.
La vie de Rousseau a été semée de Irvin-
coup de tribiiialions. N ul homme n'a prc^vlmt
de f^randes choses tans essuyer de ^r mdscom-
bats; les persécutions sont même communé-
ment en proportion de la supériorité des
lumières et de la grandeur des services. Celle
fatalité , vrai sujet de rollexion , forme un
grand i^ricf contre l'humanité.
r.a discussion du premier point est hors de
uion sujet •, elle ne m\)[)nai tient pas. D ail-
SUR. J. J. ROUSSEAU. 219
leurs , Rousseau s'est défendu lui-inémc ; et
sans )n~er du fond de sa detcnse. on ne peut
disconvenir qu'il a du moins coiivniucu de
l'innocence dt' ses intention»;. Peuî-étre même
ne serait-il pas impossible de trouver des rai-
sonsp'ajsiblcs qui mcttraieut l'autcurù l'abri
de tout jugement personnel qui pourrait lui
ctrc fâcheux , sans blesser pour cela le respect
dû à tous lis actes publics de justice. Eu
effet , quelque indulgence que mcrile un
Iiommc vrai et de bonne foi , il y a certai-
nement queiquedarigerà tok-ier l'erreur, bien
qu'accompagnée de beaucoup de vérités uti-
les. Les ouvrages de cette espèce exigent en-
core plus d'attention lorsque la doctrine , qui
contient un semI)lab[emé!anL;e, peut être épi-
déiuique par la manière éloquente et puissant©
dont elle est enseignée, (^uant à ce qui se
trouve dans ces sortes d'oavragcs , au rang
précieux des vérités , il en est telles encore
parmi celles-ci, que l'état présent des sociétés
ne peut pas tout-à-coup, et peut-être ne peut
plus supporter. Les grands écrivains exigent
donc uue toute autre sévérité que les antres ,
par la raison même de la sorte de domina-
tion qu'ils exercent sur les e»prits. Cette scvc-
i:o LETTRE
ri.te que le soin de l'ordre public rend néces-
saire , devient dès-lors unejustice , parce que
les écrits des lioumies supérieurs, de uiciuc
que les lois, font bientôtautorilc et précepte.
Ouoi qu'il en soit de ces réflexion» faites
sans aucune prétention pour ses propres idées,
on peut dire qu'il n'est aucun pays qui n'iat
bientôt rendu justice aux i\itcntioiis pures de
Rousseau , et que celui qu'il a continué d'ba-
biter, n'a pas eu lieu de se repentir tic lui
avoir ouvert de nouveau son sein , après les
tribulations qu'il y avait éprouvées.
Ami du vrai , uiais autant ami de la pair,"
des qu'il vit les esprits s'écliaun'ersur ses opi-
nions, il ne fit plus rien pour unlretcnir le feu
qu'il avait été sur le point (rallumei , ce qui
lui rut été facile avec un esprit moins sage
que le sien. Rousseau , sans jamais abjurer
publiquement ni en particulier un sentiment
qu'il crut fonde , sut néanmoins respecter
sincèrement l'ordre public. Tout lui fut i)OS-
sible pour le maintenir, à l'iiypocrisie prè».
On peut dire qu'il u'iùt pas été en son pou-
voir d'être chef de secte , aj^ut pourtant eu
lui tant de moyens pour l'être. Jamais , par
exemple , il n'eut été ni Luther , ni Calvin.
II répu-^nait à sou cœur d'arriver au vrai
SUR J. J. ROUSSEAU. 221
autreinenit que par le doux empire de la per-
suasion ,ct par l'inQuence encore plus douce
des aflcclions de l'auie et du sentirncut; e«|:c(îe
d'empire qui est au fond le vrai dominateur
des esprits.
Il ailamérae par des ca'iscsqui ne sont pas
assez connues pour être citc'cs, jusqu'à éviter,
depuis noniorc d'anue'es , toute liaison aveo
les ;^cns-de-lcttrcs en j;euc'ral ,77ialg;re' l'attrait
dont les personnes de cet ordre eussent été
pour lui ; ce qui a fait dire , on ignore sur
quel fondement , qu'il n'e'tait pas aimé d'eux,
tt qu'à son tour il ne les aimait pas.
Knfi!! , c'.miiio il recueillait dans la carrière
des lettres , plus de déplaisirs secrets que de
s?tisriietio!is par la gloire qu'elles lui appor-
taient, après «'être entièrement sép.'ré de ceux
qui les cultivent , il Huit par se séparer des
lettres mêmes ; du moins il ne s'en occup-aplus
que pour lui seul, s'étant voué dan;; les dix
tlernières années de sa vie absolument au si-
IcucG. L'amour de la paix fut évidemment
le motif de cette conduite. Ni les attaques de
ses ennemis , ni les tentations si vives de la
p,Ioiio , ni celles si pressantes du besoin , ricix
n put lui faire al)andonrier celte résolution.
Jl iuuii.ola tout à sa trauquiliifré ; il s'y im-
222 LETTRE
Mioia lui-même , et livra jusqu'à sa rcpnta-
tioiiau doute , aux critiques qu'il ue repoussa
plus , u'ayaiit cherché, ilcs-iors de consola-
tion., loin de la société' des hommes , qu'eu
DiEir et dans sa seule conscience.
Ce qu'on ne saurait assez admirer daiîs cet
liomuie rare , et dont la seule idée arrnclio des
larmes , c'est !a parlai le rectitude il'atncqjiia
régné en j:;éiie'rai dans toUe la conduite rie sa
vie. Ce n'est point par le !.Tnu,ii{;e ; ce n'ist pas
par les écrite t^u'il i'nit iui^cr le? hommes.
C'est .'»iir lire, pou> ainsi iKMler, et non
leur dire , c'est eu un mot loi i' la vie qui
est la pierri de touche C\\' oœur hi':;:nr,:. Or,
Rousseau a été si semhiablt j lui-mcmi' d.uis
ce qu'il a écrit et pense', dit et fait , qu'une
telle vied'iiomuic et une telle carrière d'au-
teur c<uuparécs l'une à l'autre , sont un vrai
prodi-e.
11 était si iuvaiiahlrmcut l'ixé aux {^r.mrlcs
lois '!ela nature, qu'il ne s'en «létourna ;!;nis
Ja pialiqiie , ni par l'.îttïait des sens, ui
par l'ascendant presqu'invineiblc de l'usage.
Animé de cet or^^uci! qui sied à \\\\ être in-
tc!li};cnt , il méprisa les richesses et cr.uj;nit
é};alenirnt la d<-pet)(!aMcc , même celle que
l'on contracte par les rervices reçus. 11 cou-
SUR J. J. ROUSSEAU. mZ
sidc'ra toujours qie dans l'ordre civil , tout
Lomme avait u:)e tâche àr-jintilir. Rappor-
tant tout à celte idée, vraie fia de la cre'a-
tiou , et mesurciMt les besoins humains, uou
sur ceux de l'opinioa, mais sur ceux de la
"2" MO , il posa pour loi que tout homme
hitu co istitué , ctpardcToiretpargrandcur,
lie devait dépecdrc que de soi et de son tra-
vail , en consw'vi.w nce ne teuir sa subsistance
que de lui seul.
D'après cette i egle , il estima mieux un
me'tier qu'un ta'.-iit , et l'un et l'autre, que
tous les dons p-.:'.- meut agréables. Fidèle à ses
principes, il veut laborieusement , soit des
productions d, - .n esprit , soit d'un travail
manuel, ne uicl it aux premiers (choEC rare)
de valeur qu'à jaison du prix de son temps ,
et non à raison du très-grand prix qu'y atta-
chait l'opinion publique, suppléant pour le
surplus à ses besoins de nécessité pieiuicre,
P ir un travail aussi ingrat que pc'iuble.
Dat's lescntiment qu'il ne pouvaitma:iquer
d'avo.rdesa propre valeur, (car les hommes
supérieurs ont le secret de leur grandeur , et
])ersoniie n'acesccret cotnmeeux , ) il ne vou-
lut lainais faire dépendre arbitrairement son
sort de qui que ce fut , pas même des services
224 LETTRE
le plus pnromcnt rendus. Peut-être en cela
allat-il trop loin: mais les grandes vertus s-jnt
outrées ; elles ont même besoin en quelque
sorte de cet excès , pour ne pas desLcndro.
Tour tout dire, Rousseau dans le siècle et la
lieu le plus corrompu, fit voir un philosoplio
léel et de fait, ayant les mrc:irs austères do
l'antiquité', sans faste danssa vertu , sansprd-
tention personiielle , aitn.uit l;ii;loirepourson
nom, etclic'rissant rohscuritè poursa person-
ne , ce qui est le vrai caractère du grand hom-
me et du snge.
Je sais que depuis sa mort, dans la société',
et surtout dans le monde littc'rairc, plusieurs
voiv se sont ëlcvces, dont les unes ontde'sap-
pre'cic' ses c'crits , et d'autres ont charité' sa
mt'tnoirc de divers rcj^roclics capables d'affai-
blir ridc'c de ses vert js. Ou l'a accuse' non-
seulement d'un orgueil déraisonnable, mai«
encore de fausseté', et qui pluscst de noirceur.
On a cite le lui divers traits qui no s'accordent
nullement avec cette droiture d'amo que j«
viens de vanter ; rnlin , ou l'a inculpe d'avoir
aKaque' d.ins un ouvraf^v poslluimc, ses bien-
faiteurs et ses amis, laissant pour tout bcritag»
cette terrible iiroduLtioii de sou esprit, si peu
honorable pour son cceur.
SUR J. 3. ROUSSEAU. 22^
C'est cette production même dont je parlerai
Lientôt , que j'invoquerai pour purger sa
ine'moire de tous ces reproches. Ou tout me
trompe dans tnes conjectures , ou cet écrit
doit mettre le dernier sceau à sa probité et à sa
vei Lu.
De pins, on doit rejeter de pareils faits^
quand ils ne sont pas évidemment prouvés ,
sur- tout lorsqu'ils sont démentis par une vie
entière. Le total de la vie de Rou.sseau m'ap-
prend clairement qu'il n'a pu être ni un hom-*
me faux , ni un homme méchant avec des-
sein. Il faut nécessairement expliquer de
qucicnie antre manière ces différens traits de
conduite , en supposant leur vérité prouvée,
puisqu'on est forcé }>ar l'ensemble de sa vie
et d'une vie bien rare, de reconnaître dans
Rousseau un philosophe pratique, droit, et
non comme dit Montagne , un philosophe
.'ier et de pure ostentation. D'aUleurs ce
uc serait pas quelques torts bien graves ; ce
lie serait même pas une j;raudc faute qui
m'et'^p^^'^^''''' '^^ mettre Rousseau au rang
uniqne où je le place. C'est un homnie que
i'adniiroeiilui,etnou un ange qiJe jepréteuds
y trouver ', et cet homme , voici , malgré tou-
tes les détractalious , ce qu'il est îi mes yeux*
226 LETTRE
S'il s'y est mêle quelques vices d'iiuinrnr lia-
bitiiellc , des traits clioquans d'un caiacleic
ouihraEçeux ou trop sensible, méinc des ta-
clus dans diverses actions particulières que
l'on ne peut i^nèrc révoquer en doute sur la
foi de nombre de rapports, tout cela , selon
moi, necliange rien dansRousseauà l'houjine
essentiel. Ses maladies, ses peines de toute
csiK'ce,ïans tout cela l'Iiumanitc seule , si ou
l'écoute, l'en excuserait bien d:ivantat;e en-
core , aux erreurs près de ses principes reli-
j^icux que nous n'avons t;arde de vouloir,
encore iu\ coup , justifier.
Quoi qu'il en soit, je pense que Rousseau
a ai'.né ins^loireavec passion; mais je crois eu
mÔMic-teuips qu'il a aime' avec pins d'ardeur
encore la vertu; que non-sculcment ii en a
dotuié les leçons les plus pures , mais qu'il les
a rigidement pratiquées pour lui-même , si
roncncxccptc quciqucsccarts ncccssaireme:;t
insé[)arables de notre ualnrc. Nul homme, si
l'on veut, n'a eu plus d'orgueil; mais et
OP;;ueiI si mal juge , n'a été en lui que ce no-
ble sentiment de foi que les honnnes médio-
cres ne connaissent même pas, et qui n'est
à juste titre l'iippHnage que de la véritablo
grandeur. Nul bommc ca mcuic-tcnips na
SUR J. J. ROUSSEAU. 227
montré pîns de vraie modestie , n'a chéri
davantage la simplicité, l'oubli des liommes
dans sa vie privée ; n'a supporte plus véoll«-
mcjit la pauvreté , ju-qu'à refuser , dans l'es-
prit d'une noble indépendance , les offres qui
l'assiégèrent de toutts paris , les offres âcs
bomraes les plus puissans , les offres mcracs
des rois. Quel autre écrivain encore a moins
leel.crclié et les honneurs et tons les faux
biens de la vie? (^uel antre a moins défcnda
ses écrits, a moins censuré ceux d'antrui , et
s est abstenu plus co islamnient de tiempor
jamais sa plume du fiel de la satire? Il est fa-
cile devoir qu'il n'a jamais songé à défendre
que sa personne et ses actions ; encore quand
il l'a fait, sans toutefois vonloir juger ici du
niérifc du fond de sa défense, ni prétendre
approuver la hauteur et le ton tranchant de
son style dans quelques occurrences , c'a été
du moins avec cette publicité , cette légalité,
pour ainsi dire, que l'on apporte dans les
tribunàux.Controversisteautant et plus habile
qu'aucun homme de son siècle, d n'a écrit,
lorsqu'il a été question de lui , que pour main-
tenir sa probité et son honneur ; et alors la
iorcc de ses raisons a laissé peu de chose à
désirer sur ce poiut pour sa défonsc. Aussi
228 LETTRE
ses tiuiidos ennemis, en rc qui concerne sort
]Kisouafl,ont-ilssardc,pcndantqu'iUvccu,
le silence awc lui , parce qu'ils avaient autant
à cra.Lidrc la rectitude de ses actions, que le
poids <.U- SCS paroles. Je ne crois donc pas me
nionlrtr préoccupe, en jns;eanl que le fond
do celte vie no peut élre dcMunli ; que son
juste renom est au conlraiie glorieusement
conlhiuc par ces uiémoircs posthumes où
Jlousseaii cependant est accusé d'avoir alla-
que ses propres bienfaiteurs et ses amis. San$
douta il a juge ces derniers avec la même \«'-
rllé qu'il s'est juge lui-même. Victime inai-
Leureuso et pendant long-temps de bien dfS
sortes de haine,; , il s'ctait vu lorec, peur ac-
quérir la paix , de se vouer absolumenl au
silence et u.ême à l'inaction. Il l'a rompu
enfin ce silence dans un ouvrage qui n'c:t
point adressé précisément aux honmics , uials
que tout indique avoir été fait en vue seu-
lement de l'Etre éternel , pour l'apaisement
des chagrins de sou ame si cruellement mé-
connue,et pour sa propre conscience. Mal-
heur, a mon avis, à ceux que cet ouvrage peut
Ijlcsscr! L'homme qui s'y dénonce lui-même
avec tantde rigueur , avait pcut-^-tre aussi lo
dioit d'y articulci- ses i^ritis contre des tiers,
lor^^ufc
SUR J. J. ROUSSEAU. 2^9
lorsque les faits de leur vie se trouvaient ué-
cessaircuicut lies à la luani !c>taliou de l'iiino-
ceuce de la sienne. Wallicur à eux encore ! car
si le droit de citation dont je vieas de parler
peut être conteste', la foi duc h un pareil écrit,
ne le sera certainement jamais.
Roiisi-emi a passé, )C le sai s, pour un bomrae
singulier, bisaire, même jusqu'à l'incoMse'-
qucnce. L'extrême sagesse aura loujours le
coup d'œil de la sinj:ularite ; elle sera uicine
politiqiicu'.cnt une très- mauvaise conduite
pour la Fortune et ravancemcnt dans tous
les temps et dans tous les lieux. Et comment
en serait-il autrement ? Cette sagesse rigide
condamne une inlinite' de ciioscs ; illc blesse
sans cesse les uiodcs , les usag -s reçus ; elle
rei'oraierait presque tout si elle en avait le
pouvoir.
L'Uomme sage est regarde' communément
comme un homme singulier , extraordinaire :
oui sans doute il rcst;mais comment? Dans
ses hautes pensées il considère peu tous ces
minutieux détails qui forment ce qu'on ap-
pelle la ïcieuce de la vie-, le corps do la société
jic se présente à lui qu'en grand ; «ans ccsse il
s'élève ju.^qu'à l'ensemble de toutes les socié-
tés de l'univers. Au pliysique, toute la nature
J^icces dîp. ïouie 11. JN
23o LETTRE
créée dépciulaule des nicjncs lois , s'offre i
SCS yeux; au moral , DiKn , l'iioiumc naturel,
rjioninic civil, sons quelque loruu- politique
qur cette civilisation st; soit etublie: voilà les
trois grands rapports auxquels il applique
toutes SCS pensées.
Que deviennent ensuite tontes ces insti-
tutions d'un particulier , quelque f;rand qu'il
soit , mais toujours si peu considérable dans
le vaste tout de l'univeis? ces lois de quel-
ques siècles , ces usnj;es locaux de queuinc*
années , et souvent de quelques niomeus ?
<^uc deviennent ensuite dansce^rand tout
les actions d'un seul liunune reiil'eruiées dans
un petit espace et bornées à un point de la
durée? l.'honr.ne ordinaire est frappé de c«
point ; il ne voit que cet e-pace ; il rè?;lc sur
cela toutes -es démarches. L'Iiomme mpéricur
examine la totalité des Ikux , des objets, et le
cours de tous les temps. En tont^ occasion
les trois i:,rands rapports dont j'ai pailé pins
liant, tout la nasure d- ses idées, celle de sc5
discours et de ses .-.étions. Il n'envisage rien
que sous cet aspect, il parle et agitconstau>
nient d'après ces impressions qui seules ani-
pient son intelligence.
(Quelle n'est pas aussi la puissance de la
SUR J. J. ROUSSEAU. 23i
pensée diiis un liounne de cet ordre? Certes,
quoi qu'on eu dise, elle est bien supérieure
à toutes les lorccs physiques de la terre, même
les plus imposantes ; et il ne faut pas s'y
tromper. Le maître de dix , de vingt millions
d'hommes, a dans ses mains toute cette masse
de forces, il eu dispose h sa voix ou sur la s-im^
pic iîihpcclion de son oidre ; effet surprenant,
uiais cependant juste et salutaire d'une loi
constitutive qui do nue à lui sei;l homme ce
grand ressort de pouvoir par le seul cîl'et d»
l'opinion : un produit aussi étonnant est la
mesure de la puissance de la loi.
Malgré cela le sa<^.- , oui le sage tout seul,
le phiiesoj}he , lo Ic^iviateur , et surtout ce
derni.r , sont bien plus puissans encore. Si
leur pGîîsée se j^rave , si elle fui: autorité pariai
les r.ouanc^s ,eile peut at^ir, et agit en ellct sur
une partie de l'univers. Elle eudjrasse tons les
temps comme lou;^ les lieux ;elie détruit même
lorsqu'elle ne fortifie jas, toute autre espèce
de puisifance. En lui mol rien n'est éj^al à sa
force, parce qu'elle cjj!. celle de toute l'iu-
tei'ij^ente humaine, c'est-à-die , qu'elle est
sans bornes, de même qu'elle est sans me-
sure.
Voilà quel est lo caractère d'une tête pcn-
233 T. F, T T U E
saute: voilà iincl c.it pu être Hcussc.-yv , ^'d
eut ohei avec liberté h l'iuip>il^io'» (U- son
"cnic. Parmi les lionimcs moticrnîs , il csi le
^enl, avec ]]Joi:tcsqvieu , qui ;/t en IVsprit
des nncicufi Icgislalcursà 1;> vé. i.e av. c ...oins
dcconc!s;onctdcn.a"ievlé,quoiqn"avrr plus
de cl.;.leiu que lui- H eut en oiUrc qu-, Iqiic
chose de pins préa-cix encore , .1 eut ( car ,c
nr peux me lassrr d'> rove.vr »ur ce point,)
il eut l'anw d'nn Jes iiounncs h', plus vertueux
de la terre-. Si «^es idées en p,é éial , eocnmo
on le prétend, l-iM-c;.: lortexaltéc-, ses actions,
sa conduite corre.i.ondiret.t p.rfnacnun.t ,
antnn^ qn. rinimanité le i.eru.et, à la li;.n-
tcnr 4e son svstê.nc. I.'lion.me en lui dans la
pvatlqJîT'-, fnt an nivean de sa doelrnie. U
sV-ala à SOS pensées, de sorte (-n. tontes les
pii^o^ de cet être ^nrprenant pcrali^ent atia-
lo.M,esc.itr'enes,el lorn.cnt r.n tout .ntun-
B-cntinléressant^qu; niénteà p^^'*"^*''^ ^'^'''^
Vndmiration, qu'il ne I.I-sm- ou peut blesser
par son peu de coulovM.ité à .!Os usages.
Ajoutons encore d'autre, traitr. pour achc-
ver de représenter tout ce qui a coiisl.tuc
l'hnnunc de g^ulc el l'honauc r.ue dont je
^ Rousseau fiît religieux. Tout csprilcclairé
sua J. .T. ROUSSEAU. c33
eroit^et toute anie sensible aime. L'idcc d'uu
Dieu est si intime, si consolante cl si douce,
qu il n'y a qu'un f^tre tle'prave' dans sa raison ,
et dc'naiure' pour Ini-înême qui la lejette.
Mais lionsscau crut et aitun à proportion de
ses lumières et de sa sensibilité ; et il écrivit
sur CCS matières scion le der^ié émiuent qu'a-
vai-vit CM lui CCS deux nualtés. Entre toutes
les bcau'.és toucbaiitis de son éloquence ,
c'est principalement dans; la peinture qu'il
oITic souvi-Ht de In religion , qu'il est admi-
rable, l! s'est exprimé sur ce sujet avec une
persuasion si imposante et si vive, que cet
homme vraiment sul>!in-;e dans sa liioraîe ,
peut ;);!s;;rr ;>our le préJicateur de DiEfi dans
tons K-s cuites
Je luc plais, comme vous voyea, Mon^ieur,
à rcuiiir to jt ce qsic j'ai pu apprendre de
particulier sur le caractère de Ixoiisseau ; et
) ai de ia satisfaction à me retracer à moi-
mciiî:! tous ses traits, en les consignant dans
cet écrit.
Quelques p?rson''cs qui ontcu des liaisons
avec Ini^ assurent qu'il a clé plein d'.'.ma!)i-
lité dans i'âgc où celle qualité éclate davan-
tage. (Je point est peu important; mais ce
qu'on v»oii clairement par ses écrits, c'est qu'il
JN 3
,3^ L E T T R E
a ete quelque clio.c de nlus qn'nu hoiutnc
alma!.lo,sc'lou uolic IVivolc acccpliou , |nns.
qu'il citait lie pour être iiivincihleuuMU aune :
avec cela il c.t \ù>.\>osûhW' de ne plaire pas.
11 est une ccrlaine chaleur de sc.u.Kunt qui
produit sur les âmes, ce que le soUil , qm
Chauffe tout ce qu'il éclaire, opcrc sur le
m ■tcriel de lu nature. De tous les auteurs cou-
nus, liou.^scau est sans contredit celui qui a
clé le plus doué de celte cl.aleur couununi-
cative qui s'e.upare du lecteur, et qui lait
ou'ou aime avec tant d'iulé.ct la personne
de l'auteur, cl qu'elle paraît Ta tous les ycuK
autsi disui^ d'amour que de feloirc.
Ou assure encore que Jîousscau Jovl me-
dilatir par caractère , le devint ensuite de plus
eu plus par halulude. Les hommes do cet
ordre l'ont toujours etc. C'est même IT, un
dcssigne» par lesquels les léus pensantes so
man.iestcnt aux yeux de ceux cjui savent (.ujer
de la nature de ce genre de tae.turn.le.
C'est uniquement dans, la solitude qne se
forment les lortes impressions , et c'est de
l'ame que naissent les grandes pensées: mot
admirable du duc de h, Ilar/K/oucoj^hi^qni
s'applique si l)iea à Iloi^sscau , delim tout
entier i>ar cette seule et belle maxime , quo
SUR J. J. ROUSSEAU. s35
la Rochefoucauld, en l'écrivan t, semble avoir
a pneu dacs l'avenir le célèbre citoyen de
Gciièïc.
R;Cii ne donne lieu à plus de réflexions qu©
la vciilJ que Je Tiens de présenter. En effet,
a\\ milieu des mouvemens divers de la société,
les scns'tions se perdent ou s'effacent. Ce
' n'est vraiment que dans le silence, dans cette
ccMVcrsation intérieure , lorsque le trouble
des objets du dehors cesse, que l'Lonime sondo
son ame dans toute sa profondeur , et qu'il
élève son esprit à toute la hauteur dont il est
susceptible. Alors dans vjue pleine paix il
j;oùtc les vrais délie es wde la pensée; il s'ins-
truit, et il doute; il devient meilleur, plus
éclairé , et il apprend toul-à-la-fois à être
modeste. C'est-là sur-tout qu'il peut écouter
la voix de Dieu au fond de son coeur, eÉ
qu'aussi-tôt la chaleur de ce stintiment intime
lui en Fait naître l'amour. C'est-là que,couun9
PyliiOi^ore , il entend , sans trop d'dlusion ^
l'harmonie de tous les corps célestes; que des-
cendant dé-là sur la terre , il voit tous les
êtres végétans ;, animes et sensibles , unis ii
son être par quelque rapport, rouler dans
le temps et l'espace avec lui, et que, cousi--
déra-nt euliu sou espèce , il Ycit l'hiimanit*
£36 LETTRE
entière lanj^ec .ailour cJe ss s icp;ord? ; celte
liuiuanilc si agissante dans les ciil'an? , si
sublime , --i toiuliante dans l'agc luùr, si ics-
pt-ctahlc et si instructive dans les vieillards.
Pcir-loiit .lilUiirs les obets etrins^crs s' ^:-
parent pins ou iiioins de son auic et de mii
esprit. Dans i'clude,dans les écoles, dans lo
couiaicrccj les lacullés peuvent se développer
çt les lumières s'aecroître ; mais pour bieu
connaître et pour sentir fortement, il faut
toujours rentrer eu soi-même, et y considé-
rer les objets à fond et sous toutes les faces :
Toiià le se ul moyen pour a^graiif'.ir se", eon-
ceptious, le seul pour que la force de la pen-
S'^'e acquière , pour ainsi parler, toute, sa lati-
tude. Deuiando!is-lc aux hommes du caractère
de cens que je dépeins : ils nous diront tous
que ce n'est qu'à la suite de ces momens d'une
loiii^ue (t profonde méditation , que la nature
intcrroj.',ce ï^e montre; qu'elle révèle au "^énic,
son confident, ses secrets les plus intimes;
qu'elle lui iîisnirc ces belles imagt'S avec Ir.s-
qucllcs il la caiaetérisc, ou qu'elle lui mani-
feste ces licnrcuses inventions h l'aide des-
quelles il la découvre aux autres hommes.
L'esprit, pour éclater ou pour briller, peut
nvpir besoiu de la société des autres esprits ;j
SUR .T. J. ROUSSEAU. 2^7
mais il ne faut an £;cnie aucun de ces secours
pour SCS productions. Il a en lui sa fécondité
et sa puissance; il cufaute seul, semblabloà
uti volcan qui uourrltet puise en lui tousses
feux, et qui , lorsqu'il ue peut plus les conte-
nir, les répand au dcliors avec un éelal et une
explosion qui imite encore en cela pr«;raitc-
ment l'enfantemeut du génie.
Rousseau était teliemeut né pour ce re-
cueillement d'esprit , qu'on le vit chercher
toute .sa vie la retraite , laquelle il eut le mal-
heur de voir troubler souvent. Ami de la na-
ture et des grands spectacles qu'elle offre ^ il
préféra constamment le séjour de la campa-
gne à celui des villes, et consacra enfin à co
genre de vie ses jours trop tôt termines , dans
la société de deux hôtes vertueux qui ont eu
l'houneur et le bonheur de consoler ses der-
nières années, et qui possèdent aujourd'hui
dans leur héritasse les r;;stes précieux de ce
grand-hounue. Puissent, pour urix de cette
action hospitalière, leurs vertus passer, scloa
le voîu de /iousscau ,A:\\^s, le cœur de leurs
fi!i,ct puissent aussi s'y joindre toutes celle»
de t'iioninic dont ils ont honoré la vJo ! Ce
boiilicur digne d'eux, est le plus grand que
des îiioitels puissent éprouver sur la terre, j
s38
LETTRE
Je finis , Moiî^ieiir , cetle lettre pnr le der-.
Iiicr trait que i'ai amionté plus haut.
On a su qiir Iîous.''( m ,(x^u- le (U'clin do
son â^c,cl voyant ai; ver sou dernier tciinc,
dont 11 i.aiure avertit toujours cens qui ue
Teuicut pas étie "-onrUs à «^a voix, a terininô
sa carrière par un ccr.t dont , couinie il dit
fort bien ,il n'y apuiul eu et il n'y aura jamais
d'cxeuiple.
Cet écrit, dont la curiosité publique sera
loujours avide ius.ju'à ce qu'elle soit satis-
fnie , conlieni , à en )Uj:!;er par une belle pre-
l;iee qu'on a déjà f.iil coun;iilre , les lue'uioircs
c)c la v.e de ,1eiiu^Joci.]ues \ non ces sortes
de incujotr<s dont on d.^l-)llte le coilenu sur
l'iiiUMél de ses passions ou sur celui de sou
ainoii>-|)n)p!e,mais la confession e.N.vle quo
Hpiisscaii lad à Dtf.u nu'ui'- d;! tont^ sa v.e
daii.s un oerit autlicutiqui , si (lié de sa foi,
où II a expo.-e le i)i u et e mal de loul-'s ses
actions, sans .ivo r . -uivant ses expressions,
lien lu, rien d: s. mule , ri( n pallie.
C'est avec ce livre à la main qu'il se trans-
porte aux pieds de rt'.tcnifl au iour du
dernier iug<'meiii , 't que là, comparaissant
avec tons ie^ humains, il o<e sous les y«nx
de i'£lre suprême , se douiicr d'après sa
SUR J. J. ROUSSEAU. 23^
conscience, le témoii^oage que nul homme
fesaut le uicne aveu, iic pourra dirt- a\oir
été ra vJJcnr que lu' : rlécîar .t on bien iia.-te
bien ferme, bien prc'. iscj mas qui , île ia
part d'un lionimc tel que Rousseau , ;jutli,!i,
iique p'tinemeut Ih vérné de son exuosé et
Je iondemeat du jugement qu'il porte tu
conse'qucnce sur lui-méuir. ' u t-fiFei , qîiancl
ou a comme lui, connu si parfaitfment le
cœur humain et le sien propre, et qu'on à
confci^se' e/tsuite sa vie entière, il faut être
un angG pour porter de soi devant Dieu ua
scmbkbîe tcu.oignage, ou un monstre pour
le produire avec le désaveu secret de sa
conscience.
^ Sous ce point de vue, que doit paraître
l'entreprise d'un pareil livre ? Quelle est la
créature assez grande pour en eoncevoir seule-
ment la pensée ? Quelle est celle surtout asscB
courageuse^ assez vraie pour l'exécuter de
bonne foi ? Quelle est celle enfui assrz pure,
pour qu'après une telle confession , il en ré-'
suite , uon p.s tant un témoi-na^r- auî^i
gloncux à produire pour soi , mais un lémoi-
gnas<' aussi consolant pour un lio.Mme qui
cramt l'iare suprême , et qui aune sincère-
i»c«t la vertu ? L'idée d'uue pareille cmrc*
3^0 LETTRE
prise fait pâlir de crainte , ou transporte d'ad-
xriiration. Oui, on le répète, il n'y a qu'nu
l,ou-uic bien supérieur à la nature luunauie
qui ait pu rcxccutcn- , ou un clic impie qui
ait ose vouloir tromper les bonnnes sans^ pou-
voir croire tromper Dicu-méme.
Vertueux Housscau .' on a bientôt porte
sur toi sou iuseiuent. Toute ta vie dicte né-
cessairement la seule opinidxj qu'on puisse
adopter sur un acte si essentiel de ta part.
Oui homme rare , et peut-être trop peu
connu encore, malgré ton ^:u.d renom!
tu n'as point eu et tu n'auras point d .mi-
tateurs ; ou si tu eu as, tu n'auras ,ama.s
d'égaux.
ï^on , sans doute , tu n'as pas voulu mentir
au ciel et îi la terre dans un écrit si sencux.
Toutes les actions de ta vie cautionnent la
foi de cet écrit; et cet écrit à son tour sanc-
tionne la pureté de ta vie. Adlcurs lu as
parlé comme auteur ; tes lumières cl ton gea.e
t'ont inspiré : ici lu as écrit comme homme,
et ta conscience a tout dicté. Touks les en-
fiques tombent -, lous les doutes cessent. Il
faut te croire le pins coupable, le plus de-
yravc des luoxtds , co q^ui u est pas possible ,
SUR J. J. ROUSSEAU. 241
ou te considérer comme im homme unique
pour la ve'iité, pour la droiture, pour la
sensibilité de Tame ; ce qu'il est si facile et
si doux de penser d'après toi , tes actions et
tes ouvrages.
J'oublie dans ce moment les charmes ravis-
sans de ton génie. C'est à cet acte sublime
que je m'arrête ; c'est ton ame que je con-
sidère -, c'est l'énergie si rare , et tont-à-la-fois
si honnête de cette ame que j'admire. C'est
dans ton adoration profonde pour l'Etre su-
prême, c'est dans cette affection innée pour
tous les hommes ; c'est dans ta conduite cons-
tante envers eux et avec toi-même , que je
te trouve supérieur à l'humanité; et quand
^e réuni^ par la pensée ce que l'auteur a écrit
avec ce que l'homme a senti , exécuté et pra-
tiqué , c'est alors que rapprochant la gloire
éclatante de l'écrivain , du mérite plus parfait
encore de la personne , je m'explique , après
avoir exciué quelques écarts dans lesquels
les hautes lumières ne servent que trop sou-
vent à faire tomber, je m'ex[>l que , dis-jc ,
sans nulle peine le piéttndu paradoxe de ta
Aie et de tes écrits. C'est alors que tu obtiens
de moi plus que l'hommage du au génie,
i^icces 4iv. Tome II, O
342 LETTRE SUR J. J. ROUSSEAU.
celui du retour le plus tendre en incmoiie
de l'amonr que tu as porte aux hommes, et
qvxe mon vœu le plus vif qui s'exauce chaque
jour, est que tou nom soit place' paimi le
petit uombre des noms précieux que l'estime
des hommes se plaît à couscrycr.
LETTRES
SUR LES OUVRAGES
E T
LE CARACTÈRE
B E
J. J. ROUSSEAU*
Vous qui de ses écrits savez goûter les charmes,
\ ous tous, qui lui devez des leçons et des larmes,
Pour prix de ces leçons et de ces pleurs si doux,
Cœurs sensibles, venez: je le confie à vous.
UAbbê de Lille
êi
p p. É F A C E.
Je ne connais point d'éloge de
Rousseau ; j'ai senti le besoin de voir
mon admiration exprimée. J aui-ais
souhaité sans doute qu'un autre eût
peint ce que j'éprouve ; mais j'ai
goûté quelque plaisir encore en ma
retraçant à moi même le souvenir et
l'impression de mon enthousiasme.
J'ai pensé que si les hommes de gé-
nie ne pouvaient être jugés que par
un petit no:nbre d'esprits supérieurs,
ils devaient accepter tous les tributs
de reconnaissance. Les Ouvrages
dont le bonheur du genre-humaia
est le but, placent leurs auteurs au
rang de ceux que leurs actions im-
mortalisent : et quand on na pas
yécu de leur temps , on peut être
o s
i] PRÉFACE.
impatient de s'acquitter envers leur
ombre , et de déposer sur leur tombe
l'hommage que le sentiment de sa
faiblesse même ne doit pas empê-
cher d'offrir.
Peut-être ceux dont l'indulgence
da"gnera présager quelque talent e-i
moi, me reproclieront-ils de m'étre
hâtée de traiter un sujet au-dessus
même des forces que je pouvais es-
pérer un jour. Mais qui sait si le
temps ne nous ôte pas plus qu'il ne
nous donne? Qui peut oser j»révoir
les progrès de son esprit? Comment
consentir à s'attendre, et renvoyer
à l'époque d'un avenir incertain ,
l'expression d'un sentiment qui nous
presse? Le temps sans doute détrom-
pe iles illusions , mais il porte quel-
C^^uefois atteint^ à la vérité même «
PRÉFACE iij
et sa main destructrice ne s'arrête
pas toujours à l'erreur. N'est-ce pas
aussi dans la jeunesse qu'on doit à
Rousseau le plus de reconnaissance?
Celui qui a su faire une passion de
la vertu, qui a consacré l'éloquence
à la morale , et persuadé par l'en-
thousiasme , s'est servi des qualités
et des défauts mêmes de cet âge pour
se rendre maître de lui.
O 4
LETTRES
SUR LES OUVRAGES
E T
LE CARACTÈRE
D E
J. J. ROUSSEAU.
LETTRE PREMIÈRE.
Du alylc de Rousseau , et de ses premiers-
discours sur les sciences , Vincgalilé des
conditions et le danger des spectacles.
\^^'t3T2i l'âge de quarante ans que Rousseau,
cornpofa sou premier ouvrr.ge; i! Fallait quo
sou cœur et sou esprit fusscut calmés, pour
qu'il put se cousacrcr au travail \ et tandis
que la plupart des bomuics out bcsoiu do
saisircetteprcmièrc Qauiuic de lajeuucsse,pour
suppléera la véritable clialcur, l'auiede Kous-.
se:ui était cousume'e par un Icu qui le dévora
iQug-teinps ayaut de l'éclaiicr ; des idées sau;^.
0)
25o LETTRE
jiombrc le doiuiiialcnt toui-à- louv ; il n'eu
pouvait suivre aucune, parce qu'elles l'en-
traînaient toutes e'galcment. Il appnricnait
trop aux pb')cls extérieurs pour rcuticr eti
Jui-nicmc ; il sentait trop pour penser ; il ne
«avait pas vivre et réflécliir à-la-fois. Rous-
seau s'est donc voué à la nic.lllalion , quand
les evencnicns de la vie ont eu inoins d'em-
pire sur lui , et lorsque son aine , sans oljjct
de passion , a pu s'enflauimer toute entière
pour des idées et des seutinicns abstraits. Il
ne travaillait ni avec rapidité, ni avec faci-
Jilé : niaiti c'était parce qu'il lui fallait, pour
choisir entre toutes ses pensée, le? teuii'sct les
eliorls que les hommes médiocres eni[)loient
à tâcher d'en avoir: d'ailleurs ses sentimens
sont si profonds, ses idées si vastes, qu'on
souhaite à son génie cette marche auguste et
lente : le déhrouillemeiit du chaos , la créa-
tion du monde , se peint à la pensée comme
l'oiivrage d'une loif^ue suite d'années, et la
puissance de soti auteur n'en paraît que plus
imposante.
Le premier sujet queRousscan a traité, c'est
la question sur l'utilité des sciences et des ai ts.
L'opinion qu'il a soutenue est certainement
païadoxakjmuiscUe est d'accordavccses idées
SUR J. J. ROUSSEAU. 25i
habituelles, et tous les ouvraj^cs qu'il a donnes
depuis sont comme le développement du sys-
tème dont ce discours est le premier germe.
On trouve dans tous ses écrits la passion de
la nature^ et la liaine pour ce que les hommes
y ont ajoute' : il semble que pour s'expliquer
le me'lange du bien et du mal , ill'avait ainsi
distribue'. Il voulait ramener les hommes à une
sorte d'e'tat dont l'âge d'or de la fable donne
seul ridee,e'galfment éloigné des inconve'iiiens
de la barbarie et de ceux de la civilisation. Ce
pro)ct sans doute est une chimère : mais les al-
chimistes,en cherchant la pierre philosophale,
ont découvert des secrets vraiment utiles.
Rousseau, de même, eu s'efïorçant d'attein-
dre à la connaissance de la félicité parfaite
a trouvé sur sa route plusieurs vérités im-
portantes. Peut-être en s'occnpant de la ques-
tion sur l'utilité des sciences et des arts , ii'a-
t-il pas assez observé tous les côtés de l'objet
qu'il traitait; peut-être a-t-il trop souvent lié
les a; ts aux sciences , tandis que les effets des
luis et des autres diffèrent entièrement. Peut-
«*tr.-, en parlant de la décadence des empires ,
suiie naturelle des révolutions poliliques ,
a-t-ii eu tort de regarder le progrès des sciences
comme une cause, taudis qu'il n'était qu'ua
O 6
252 T. E T T R F.
évcucnjciit coiiteinporaiii : ptut-ctic u'.>-»-il
pas assez distingué dans ce discours la !eh-
citc des hommes de la prospérité des empires ;
car quand il serait vrai que l'amour des cou-
naissances aurait distrait les peuples guerriers
da la passion des armes, le honlicnr du genre-
humain n'y aurait pas perdu. Peut-être enfin,
avant de décider cette question, valail-il
mieux balancer les inconvcnicns et les avan-
tages des deux partis. C'est la seule manière
de parvenir à la vérité. Les idées morales ne
sont jamais assez piécises pour ne pas offrir
des ressources à la controverse: le bien et le
mal se trouvent par-tout; et celui qui ne se
servirait pas de la faculté de comparer et
d'additionner, pourainsi dire, l'un et raulrc,
se tromperait, ou resterait sans cesse dan»
l'incertitude. C'est à la raison plutôt qu'à l'e-
loqncMce qu'il appartient de concilier des
opinions cojitraires : l'esprit montre une
puissance plus {:;rande, loisqu'il sait se rete-
nir, se transporter d'une idée à l'autre. Mais
il me semble que l'aine n'a toute sa lorc.c
qu'en s'abandonnant , et je ne connais qu'un
homme qui ait su joindre la chaleur à la
modération , soutenir avec éloquence des opi-
uions également cloiguccs de tous les cxiro-
SUR J. .1- ROUSSEAU. 2o3
nirs , et faire éprouver pour !a raison la pas-
Sio;i <inoa n'avait jusc^uaiors ia^pircfc que
pour les sj^stcmcs.
Lg second discours de Roiisser.u traite de
l'origine de l'iné-alité des conditions: c'est
peut-être de tous ses ouvrag-s , celui où il a
mis le plus d'idées. C'est un ^rand effort du
gc-nic de se reporter ainsi aux simples coui-
biïxaisons de l'instinct naturel. Les hommes
ordinaires ne conçoivent pas ce qui ei^t au-
dessus ni au-dessous d'eux; ils restent fixés
a leur horizon. Ou voit à chaque pa-e com-
bien Ro::ssean rcgrjltj la vie sauvaj;e: il avait
son genre de misaiithropic ; ce n'était pas
les liommcs , mais leurs institutions qu'il
iiaï.-sait : il voulait prouver que tout était
bien en sortant des mains du Créateur; mais
peut-être devait-il avouer que celle aideur
. de connaître et de savoir ;, c'tnit aussi un sen-
timent naturel, don dn cici, comme toutes
les autres facullcs des hommes ; moyens de
bonheur , lorsqu'elles sont exercées ; tour-
Ttient, quand elles ^ont coudamnétis au repo*:
c'est en vain qu'aprl-s avoir tout connu , tout
senti , tout éprouvé, il s'écrie : «N'allez pas
V plus avant ; je reviens , et ic n'ai rien vu
> qui valût la pciue du voyage »• CUaqu»
2 54 1' '^ " T R E
boimtie \rnL c'tie à sou tour délroaipë , et
jauiais les désirs ne fureut calmes parl'cxpé-
rieucc dfs antres. Il est remarquable qu'il u
des hommes les plus sensibles et les pli.s
distingue'» par ses connaissances et îon génie,
ait voulu réduire l'esprit et ic cœur humain
à un état presque semblable à l'abrutissement;
mais c'est qu'il avait seuti plus qu'un autre
toutes les piincs que ces avantages , portes
à l'excès, peuvent faire éprouver. C'est peut-
être auK dépens du bonheur qu'on obtient
ces succès cxlraordiuaires, dus à des talen*
sublimes. T^a nature, épuiïér par ces supcibc»
dons, refuse sou\ eut au\ grands-houunes les
qualités qui pcuvont rendre licureuj;. (^)u'il
est cruel de leur accorder avec tant de peine,
de leur envier avec tant de fureurcelte gloire,
seule jouissance qu'il soit pcut-élic en Icmt
pouvoir de goûter.
Mais avec quelle finesse Rousseau suit les
progrès des idées des hommes ! comme il
inspire de l'admiration pour les premiers pas
de i'fr.'^prit humain , et de retonnemcrit pour
le coneouis de circonstances qui put les lui
faire faire ! comme il trace la route de la
pensée, compose son histoire, et fait un clforl
d'ima^inaliou intellectuelle, de créaliou abs-
SUR J. J. ROUSSEAU. 255
traite, au-di-ssus de tcvites les inventions
d'ëvéoeiiicns et d'images dont les poètes nous
ont donne l'idée! comme il sait an milieu
de ces systèmes , exagére's pcut-éde, inspirer
de justes sentimcns de liaine pour le vice , et
d'amour pour la vertu ! Il est vrai, ses idées
positives, comm? celles de Montesquieu ^vlq
montrent pas à-la-fois le mal et le remède,
le but et les moyc >? ; il ne se charge pas d'ap-
J)rendrc à exécuter sa pensée ; mais il agit sur
l'arae , et remonte ainsi plus haut à la pre-
mière source. On a souvent vanté la ^)crfcc-
tioM du style de noussemi\ je ne sais pas si
c'est-!à précisément Télngc qu'il ftuxt lui don-
ner:'a perfection semble consister plus encore
dans l'absence des défauts , que dans l'exis-
tuice de grandes beautés; dans la nu.sure,
que dans !'aI)andon ; dans ce qu'on est tou-
jours, que dans ce qu'on se montre q:ie!qne-
f(HS -, enfin la perfection donne l'idée de la
proportion plutôt que de la grandeur. Mais
Rousseau s'élève et s'abaisse tour-à-tour ; il
est tantôt au-dessus, tantôt au-dessous de la
perfection même; il rassemble toute sa clia-
Irur dans un centre, et réunit , pour brûler,
tous K's ravons qui n'eussent fait qu'éclairer,
s'ils ctaieut restés épars. AU! si l'homme u'a
2 56
LETTRE
jamais qn'inic certaine mesure ilc force, J'aùno
ïuieu\ celui qui les emploie tontes à-la-lois;
qu'il s'c'puise s'il le faut, qu'il me laisse ic-
totubcr, pourvu qu'il ui'ait une fois élevé jus-
qu'aux cieux. Cependant Rousseau joignant
à la chaleur et au gcaic , ce qu'on appelle
précisément de l'esprit, celte (acuité de saisir
des rapports lins et éloignes, qui, sans recu-
ler les bornes de la pensée, trace de nouvelles
routes dans les p;iys qu'elle a déjà parcourus;
qui, sans donner du niouvemeiit au style^
ranime cependant par des contia>lcs et des
oppositions ; Rousseau remplit souvent , par
des pensées ingénieuses, les intervalles de sou
éloquence , et retient ainsi toujours l'attcntiori
cl rmlérèt des lecteurs. Une -grande propriétô
de lerims, une simplicité remarquable dans,
la construction f;r uimalic.Tlc de sa pliras»,
donnent à 5on style une claito parfaite : sou
expression rend tàdilcu-icnt sa p.nséc ; mais
le cli.;rme de son expression , c'est à son amo
qu'il le doit. iM, de lînffon colore son slylc
j)ar sou imagination; Rousseau l'anime par
sou caractère: l'un civoisit les expressions ;
elles écliappent à l'autre, l^'éloquence de ]M,
de FJnfloM ne peut a|)partenir qu'à un honuno
de gvuic i la passiQu pouvruit clcyci" à celle
SUR J. J. ROUSSEAU. 257
de RouJsean. ?.Tais quel |î1us bel élcgc peut-
on lui donner, que de lui trouver, presque
toujours et spr tant de suicts , la chaleur que
le transport de l'amour , de la liaiue , ou d'au-
tres passions , peuvent inspirer une fois dans
la vie à celui qui les resscrit ? Son style n'est
pas co:t:nuclleiueut Larinonicux ; mais dans
les morceaux inspires par son amc , on trouve,
no'i cette liarmonie iniitative dont les poètes
ont fait usage, uon cette suite de mots so-
nores , qui plairait à ceux même qui n'ea
comprendraient pas le i-cns ; mais , s'il est
permis de le dire , uac sorte d'harmonie natu-
relle , accent de la passion, et s'aecordant
avec cllcjfomine un air parlait avec les pa-
roles qu'il exprime. Il a le tort de se servir
souvent d'expressions de mauvais goût ; mais
on voit au-inoins, par l'alFtctation avec la-
quelle il les emploie , qu'il comiaît bien les
critiques qu'on peut en ("aire: il se pique de
forcrr ses lecteurs à les approuver; et pcul-
étre aussi que par une sorte d'esprit républi-
cain, il lie veut point reconnaître qu'il existe
des termes bas ou releve's , des rangs même
entre les mots; mais s'il hasarde des expres-
sions que le poût rcjcterait, eoumie il a su
se le concilier par des morceaux euticrb,paï-«
j58 lettre
faits SOU;. :ous les rapports , ccluî qui s'affinn-
chit des rcpjles, après avoir su si Lien s'y sou-
Uiettre , piouve au-moius qu'il ne les blàiuc
pas piii im[)uissance de les suivre.
Un des discours de Rousseau qui m'a le
plus frappe , c'est sa lettre contre l'étahlisse-
lueut des spectacles à Genève. Il y a une
réuuiou étonnante de moyens de persuation ,
la losiqi'C «:t l'éloquence , la passion et la
raison. Jamais llousscau ne s'est uionlrc
avec autant de dignité ; l'auiour de la patrie,
l'entliousiasuic de la liberté, l'attachement
à la morale, guident et animent sa pensée.
La cause qu'il soutient, sur-tout appliquée
à Genève , est parrailcmont juste ; tout l'esprit
qu'il met quelquefois à soutenir un paradoxe,
est consacré dans cet ouvrage à appuyer la
V«ri<é ; aucim de ses efforts n'c^t perdu , aucun
de ses monvcmens no porte à f.u.x ; il a toutes
les idées q.ie^on sHJet peut faire naître, louta
l'élevidun , la cliaU-ur qu'il doit exciter : c'est
dan» cet ouvrage qu'il établit son opinion
fc„r k^ avantages qui doivent résulter pour
les homiues cl les IVmmcs , de ne p.is se voir
souvent en société : sans doutr dans uno
république cet u>:i-e .-M préférable. L'amour
de la patrie est \.n\. mobile si puissant, qu'il
SUR J. J. ROUSSEAU. 259
rend les liommes indifiérens j même à ce que
nous appelons la gloire : mais dans les
pays où le pouvoir de l'opinioa affranchit
seul de la puissance du maître, les applau-
dissenjeus et les suffrages des femmes de-
viennent un motif de plus d'einulation dont
il est important de conserver rinfluence. Dans
les re'publiquf^s , il faiu que les hommes
gardent )usc|u'à leurs défauts mêmes 5 leur
âpreté, leur rudesse fortlHent eu eux la pas-
sion de la liberté. Mais ces mêmes de'fauts
dans un royaume absolu rendraient seule-
ment tyrans tous ceux qui pourraient exercer
quelque pouvoir. D'ailleurs je hasarderai de
dire, que dans une monarchie, les femmes
conservent peut-être plus de sentiment d'in-
dcpeuclance tt de fierté que les hommes : la
forme des gouvernemens ne les atteint point ;
leur esclavage toujours domestique est égal
dans tous les pays : leur nature n'< st dono
pas dégradée, niéaie d;ms les ct.its despotes;
mais les homuies , créés poiu" la liberté civile ,
quand ils s'en sont ravi l'usage, se sentent
avilis et tombent souvent alors au-dessous
d'eux-mêmes. (Quoique Rousseau ait tâché
d'ejnpêcher les femmes de se mêler des ailaires
publiques, de jouer uu rolo éclatant, qu'il
26o 1. F. T T R E
a £u Icnr plaire en pr.rlaiil d'c'ies ! ali ! >"il
a voulu les priver de quelques droits étrangers
à leur sexe, coiuuie il leur a rcu'lu tous ceux
qui lui appartiennent à jamais ! S'il a voulu
diuiinuer leur inQiiencc sur les délibérations
des hommes , comme il a consacre l'empire
qu'elles ont sur leur bonheur ! S'il les a fait
descendre d'un trône usurpé , connue il les
a replacées sur celui que la nature leur a
destine ! S'il s'iudi,2;ne contre elles , lors-
qu'elles veulent ressembler auv hommes ,
combien il les adore , quand elles se pré-
sentent à lui avec les channes, les fa'i blesses ,
les vertus et les torts de leur sexe ! I<',n(iii il
croit à l'aujour ; sa giâce est obtenue : (ju'iui-
jiortc aux femmes que sa raison leur dispute
l'empire, quand sou coeur leur est soumis;
qu'importe même à celles que la uaiurc a
douces d'une ame tendre , qu'on leur ravisse
le faux honneur {le f^ouvevmr celui qu'elles
ain\iut ? Non , elles préfèrent de sentir sa
supériorité, de l'admirer , de le croire mille
fois nu-Jessus d'elles , de dépendre de lui ,
p;:rec qu'elles l'adorent ; de se stunuettre
volontairement, d'abaisser tout b ses piuds,
d'eu donner elles-mêmes l'esemple , et de
uc domuuder d'autre retour que celui du
SUR J. J. ROUSSEAU 261
eœur , dont en aimant, elles se sont rendues
digues. Cependant le seul tort qu'au nom des
femmes je reprocherai à Rousseau ^ c'est d'a-
voir avance, dans une note de sa lettre sur
les spectacles , qu'elles ne sont jamais ca-
pables des ouvrages qu'il faut e'crire avec de
l'ame ou de la passion. Qu'il leur refuse, s'il
le veut , ces vains talens littéraires , qui , loia
de les faire aimer des hommes, les mettent
en lutte avec eux ; qu'il leur refuse cette
puissante force de tête, cette profonde fa-
culté d'attention dont les grands génies sont
doues ; leurs faibles organes s'y opposent,
et k-nr cœur, trop scuvent occupé par leurs
sentimcns et par leur malheur , s'empare sans
cesse de leur pensée, et ne la laisse pas se
fixer sur des méditations ctraiigèrcs à leur
idée dominante ; mais qu'il ne les accuse
pas de ne pouvoir écrire que froidement ,
de ne savoir pas même peindre l'amour. C'est
par l'ame , l'ame seule , qu'elles sont dis-
tinguées ; c'est elle qui donne du mouvement
à leur esprit; c'est elle qui leur fait trouver
quelque charme dans une destinée dont les
sentimens sont les seuls évèneniens , et les
alVcctioiis les seuls intérêts ; c'est elle qui les
iJculiiic au sort de ce qu'elles aimcat_, et
€i LETTRE
leur compose un bonheur dont l'unique
source est la fe'licilé des olj/tts de leur teni
dresse ; c'est elle euQn qui leur tient lieu d'ins-
truction et d'expe'riencé , et les reud dignes
de sentir ce qu'elles sout incapables de juger.
Sapho , seule entre toutes les femmes , dit
jfî07Jssca7/ , a su faire p.TrIer l'amour. AU !
quand elles rougiraient d'employer ce langage
brûlant, signe d'un délire insensé', plutôt
que d'une passion profonde , elles sauraient
du uioins cxprinier ce qu'elles é]irouvent ;
et cet abandon sublime , cette mélancolique
douleur , ces scntiincns tout-puissans , qui
les font vivre et mourir , porteraient peut-
être plus avant l'cinotion dans le cœur des
lecteurs , que toi's les transports nés de l'ima-
gination,exallcs des poêles ou amans.
LETTRE IL
D'Hélo'ise.
La profondeur des pensées , l'énergie du
jtyle , tout sur-tout le natritc et l'éclat des
SUR J. J. ROUSSEAU. 863
divers discours dont j'ai parlé dans ma lettre
précédente ; mais on y trouve aussi des mou-
vemeus de sensibilité, qui caractérisent d'a-
vance l'auteur d'Héloïse. C'est avec plaisir
que je me livre à me retracer l'effet que cet
ouvrage a produit sur moi : )e tâcherai sur-
tout de me défendre d'un enthousiasme qu'on
pourrait attribuer à la disposition de mon
auie plus qu'au talent de l'auteur. L'admi-
ration véritable inspire le désir de faire par-
tager ce qu'on éprouve ; on se modère pour
pt'r:;uader , on ralentit ses pas afin d'être suivi.
Je me transporterai donc à quelque distance
dos impressions que )'ai reçues, et j'écrirai
sur iléloïse, comme je le ferais , je trois , si
le temps avait vielli mon cœur.
Uaroman peut être une peinture des moeurs
et des ridicules du moment , ou un jeu de
l'imagination , qui rassemble des évènemeu»
extraordinaires , pour captiver rinti-rct de la
curiosité , ou une grande idée morale mise ea
•ictioaet rendue dramatique j c'est dans cette
dernière classequ'il fantinettre Héioïse. Il pa-
raît que le but del'auteu rot ait d'encourager ail
repentir, par l'exemple de la vertu de Julie,
les femmes coupables de la même faute qu'elle.
Je commeace par admettre toutesles critique»
^64. LETTRE
que l'on peut faire sur ce plan. On dira qu'il
cbt daugcrcuv d'inlércs?cr a Julie ; que t'est
répandre du clinruic sur le crime , et que le
mal que ce roniau peut faire aux jeunes lilics
encore innocentes, est plus certain que l'u-
tilité dont il pourrait être à celles qui ut le
sont plus. Cette criliqnc est vraie. Je vou{ii;rs
que liousseau u'ciil peint Julie coup.i!)!e'q\ie
par la passion de son cœur. Je vais plus loin ;
je pense que c'est pour Us cœurs pur» seuls
qu'il faut écrire la morale \ d'alîord peut-être
pcrfectionne-t-elle,plntûl qu'elle ne chance,
guide-t-ellc, plutôt qu'elle ne rniucnc; mais
d'ailleurs quand elle est destinée aux nn:cs
honnêtes, elle peut servir encore à celles qui
ont cessé de rètrc. Combien on fait roi.^ir
d'une grande faute, en pei<;naut les remords
et les malheurs que de plus légères doivent
causer ! Il me semble aussi que rindult;,cncc
est la seule vertu qu'il est dangereux de prê-
cher, quoiqu'il soit si utile de la pratiquer.
Le crime abstraitement , doit exciter l'indi-
gnation. La pitié ne peut naître que de l'in-
térêt qu'inspire le coupable; l'austérité doit
ctrc dans la morale , cl la boulé dans son
application. J'avoue donc , avec les censeurs
lie JlQttssciU' , qnc le sujet de Clarisse et do
Grandifïju
SUR J. J. ROUSSEAU. 26S
Giancllsson est plus moral ; mais la véritable
utilité d'un roman est dans son effet bien plus
que dans son plan , dans les sentimens qu'il
inspire , bien plus que dans les ëvènemens
qu'il raconte. Pardonnons à Rousseau ^ si à
la fin de cette lecture, on se sent plus animé
d'amour pour la vertu , si l'on tient plus à
ses devoirs , si les mœurs simples, la bien-
faisance, la retraite, ont plus d'attraits pour
iious. Cessons de condamner ce roman , si
telle est l'impression qu'il laisse dans l'ame.
Rousseau lui-méuie a paru penser que cet
ouvrage était dangereux ; il a cru qu'il n'avait
écrit eu lettres de feu que les ainours de Julie ,
et que l'image de la vertu , du bonheur tran-
quille de madame de Wolmar, paraîtrait sans
couleur auprès de ces tableaux brûlans. II s'est
troaipé; son talent de peindre se retrouve
par-tout ; et dans ses fictions comme dans
la vérité , les orages des passions et la paix
de l'innocence agitent et calment successive-
ment.
C'est un ouvrage de morale que Rousseau
a eu intention d'écrire ; il a pris, pour le faire,
la forme d'un roman : il a peint le sentiment ,
qui domine dans ce genre d'ouvrage ; mais
s'jI est vrai qu'on ne peut émouvoir les
Piècts iiiv. Tome II, P
266 LETTRE
hommes sans le ressort d'une passion ;s*il est
rrai qu'il en est peu qui s'etifilamnicnt par la
pensée , s'cicvciit par sa puissance à l'entliou-
siasme de la vertu, sans qu'aucun sentiment
étranger à elle ait dontie' du charme et de la
vie à cet amour abstrnit de la nerîcttion ; si
Je langage des auges ne lait p'us eflct sur les
liommes , un ange mcinc De devrait-ii i)as y
renoncer? S'il faut, pour ainsi dire, entraîner
les hommes à la vertu ; si leur luperlcctioii
force à recourir , pour les intéresser, h l'clo-
qucnce d'une passion, faut-il hlànter f!o!r<:-
seau d'avoir choisi l'amour ? Quel antif eut
etc plus près de la vertu même ? Sii;iit-ee
l'ambition ? toujours la haine et l'envie rac-
compagnent : l'ardeur de la gloire? ce sen-
timent n'est pas fait pour tous les hommes ^
il n'est pas uituie entendu par ceux qui
ne l'ont jamais éprouvé. Quel théâtre et quel
talent ne fnut-il pas à celte passion ! à qui
l'inspirer, si ce n'est à ceux qne rien ne peut
empcciicr de la ressentir ! (^)uc font les livre* au
petit nomljie d'hommes qui devance l'e.'^^prit
humain ? Non, l'amour seul pouvait inlé-
rcsscr universellement , remplir tous les
cœurs , et se proportionner à leur énergie ;
l'amour seul enhu pouvait devenir uu mohil»
SUR J. J. ROUSSEAU. 267
aussi puissant qu'utile, lorscîue Rousseau la
dirigeait.
Peut-être que dans les premiers temps , le*
homuirs ue conuaiï^aieut d'autres vertus que
celles qui naissent de l'amour. L'amour peut
quclcjuefois donner toutes celles que la reli-
fçion et la morale prcscviveut. L'orif^uic est
liioins céleste ; mais il serait possible de s'y
méprendre : quand l'objet de son culte est
vertueux, bientôt on le devient soi-même;
un suClit pour qu'il y eu ait deux. On est
Tcriui u:c quand on aime ce qu'on doit aimer;
involontairement on lait ce que le df-voir
ordonne : enQii cet abandon de soi-même,
ce mépris pour tout ce que la vanité fait
rci h>rtlicr , pre'parc !"ame à la vertu; lors-
que l'amour sera e'tcint ^ elle y refînera seule 5
quand on s'cf t ncco!:lui!'.ê à ne metlre de va-,
leur dsoi qu'à caus- d'un autre , quand on s'est
une fois enticrcuicnt détaché de soi , on ne
peut plus s'y rcpreiulre, et la piété succède
à l'amour. C'est là l'histoire la plu vraisem-
blalc du cœur.
La bienfaisance et l'iiumanité, la douceur
et la bonté , sendileut aussi appartenir à l'a-
mour. On s'intéresse aux tnalheureux; le cœur
est toujours disnosé^s'alteudrir: il est comme
P 2
268 LETTRE
cescor.lcr tc»Khi''«,qa'im s^onni.-faitraisoaner.
L'arannt aimé est à-la-fois étranger a IVnvie
et iticlifférciit aux injustices de* hoinracs ; leurs
défauts ne l'irritent point, p.irce qu'ils ue
le blessent pas ; il les supporte, parce qu'il
ne les sent pas : sa pensée est à sa imîtresse ;
sa vie est dans son cœur : le ma! qu'on lui
fait ailleurs, il le pardonne, parce qu'il l'ou-
blie ; il est généreux sans effort. Loin <lc moi
cependant de comparer celte vcrtii du mo-
ment avec la véritable; loin de moi sur-tout
de lui accorder la même estime. Mais, je le
répète encore, puisqu'il faut intéresser l'anie
par les sentimens pour lixer l'esprit sur les
pensées, puisqu'il faut mêler la passion à la
vertu pour forcer ;i los écouter foules deux,
est-ce /loi/ssi'ijr/ qu'il faut l)iàirur ? et l'iiu-
perfcclion des hommes ue lui faisait-il [las
une loi des torts dont on le blâme ?
Je sais ((ii'on lui rcpioclie d';ivoir piiiit
un précepteur qui séduit lu pupille qui lui
était confiée ; mais j'avouerai (;ue j'ai fait à
peine cette rédcxion eu lisant la nouvelle
Héloïse. D'abord il me semble qu'on voit
clairement que celte circonstance n'a pas
frappé noiis.Krnii lui-mènit- , qu'il l'a prise do
l'aucicnnc Ueloïsc -, que toute la iiioralilé do
SUTv J. J. ROUSSEAU. 269
son roînau est daus l'histoire de Julie , et
<^u'il u'a songe' à peindre^ Saint- Preux quo
comme le plus pussiotiué des hommes. Sou
ouvrage est pour les femmes ; c'est pour elles
qu'il est fait ; c'est à elles qu'il peut nuire
ou servir. N'est-ce pas d'elles que dc'pend
tout le sort de l'amour ? Je conviens qiie ce
roman pourrait égarer un homme daus la
jjosition de Saint-Preux : mais le danger d'ua
livre est dans l'espression des scntimeus qui
conviennent a tous les hommes, bien plus
que dans le rc'cit d'un concours d'e'vènemens
qui , ne se retrouvant peut-être jamais , u'au-
toriscra jajnais personne. Saint-Preux n'a
point le langage ni les principes d'un cor-
rupteur ; Saint-Preux était rempli de ces ide'e*
d'é'^alité , que l'on retrouve encore en '^uissc ;
Saint-Preux était du même âge que Julie.
Entra! lés l'un avec l'autre, ils se renooii traient
malgré eux : Saint-Preux n'employait d'autres
armes que la vérité et l'amour; il n'attaquait
pas ; il se montrait involontairement, l'aint-
Preux avait aimé avant de voiiioir l'être ;
Saint-Picux avait voulu mourir avant de ris-
quer de troubler la vie de ce qu'il a. malt ;
Saint-Preux combattait sa {)assion : c'est-ià
la vertu de* hommes j celle des femmes es^
P 3
370 LETTRE
d'en triompher. Non, I'ex(iti))lf.liS>iInt.Prci:x
n'est point iir.îtiorul ; mais celui cic Julie pou-
vait Iclre. la sitiidlioii de Julie se rapproi lie
de toutes celles que le cœur fait nnîlre ; et le
tableau rie ses torts pourrait être dan;;creux ,
ci ses rcuiords et la suite de sa vie n'en dé-
truisaient pas l'eric t , si dans ce roinaii la vtrtu
n'e'lait pas peinte en traits aussi ineiïaçables
que l'amour.
Le tableau d'une passion violente est suis
doute dangereux ; mais i'indiflerencc et la
Ic^èrclc' avec lafiuclle d'antres auteurs ont
traité les principes, supposent bien plus de
corruption de mœurs, et y contribuent da-
vantage. Julie coupable insulte moins à la
vertu , que cello inèiuc qui la conserve sans
y mettre de prix , qui n'y manque pas par
calcul et l'observe sans l'aimer. Si l'indul-
genc» était réservée à l'excès de la passion,
l'eserccrail-on souvent? faudrait-il désespérer
du cœur qui l'aurait éprouvé ? Non , sou
aine égarée pourrait encore retrouver toute
son énergie ; mais n'attendci', rien de ccllo
qui s'est <léj^(H'ilée de la vertu, qui s'est cor-
«•ouipuc lentcnient ; tout ce qui aiiivc \)ur
d'es;rc est irrcmediable.
l'cut-ctrc Ilûusicuu n'cblril l'aibic aller à
SUR J. J. ROUSSEAU. 271
l'irapuisioii <le soh ame et de son talent : il
avait le besoin d'cx[)iinicr ce qu'il y a de
plus violent au mon(ie , la passion et la vertu
en contraste et réunies. Mais voyez comme
il a respecté l'amour conjugal ! peut-être
que , suivant le cours habituel de ses pensc'es,'
il a voulu attaquer, par l'exemple des mal-
licurs de Julie et ds l'inflexible orgueil de
son père , les préjuges et les institutions
«ociiiles. Mais comme il révère le lien auquel
la nature nous destii>e ! comme il a voulu
prouver qu'il est fait pour rendre heureux,
qu'il p«ut suffire au c&iur , lors même qu'il
a connu d'autrts délices î Qui oserait se
refuser a sa morale ! F,;,t-il étranger aux
passions ? méconnaît-il leur empire ? a-t-ij
acquis le droit de parler aux araes tendres,
et de leur apprendr» quels sont les sacrifices
qui sont en leur puissance ? Qui oserait
répondre qu'ils sont impossibl<s , lorsque
Jiousscau nous apprend que la plus pas-
sionnée des femmes , que Julie eu a été
capable \ qu'elle a pu trouver le bonheur
dans l'accomplissement de ses devoirs; et no
s'en est plus écartée jusqu'au dernier mo-
xiicnt de sa vie ? On se croit dispensé de
ressembler aux h«roïues parfaites -, ou aurait
373 LETTRE
lioute de n'avoir pas lucuic les vcitus d'uno
ietniue coupable.
j\os usages rt'tienmMit les jeunes filics dans
les couvens. H n'est pas rncuic à craidic que
ce roman Ks éloigne des iur.ria,^es de conveA
jiance. Elies ne dépeiulciit j.uiiais d'elles ;
toi't c qui les environne s'occupe à deG iidre
leur cœur d'impr; s.^ions seiisibb.s ; la veilu ,
et souvcnl aussi l'ambition de leiiis parcns ,
vcillenlsurelles. Loshomnies uiêuics, bizarres
dans leurs principes , attendent qu'elles soient
jmariécsi)our!eurparlcrci'aui()ur.Toutcliang«
autour d'elles à cette époque ; on ne clicrclio
pas à leur exalter la téie par des seutimens
romanesques , mais h leur Uct/ir le cœur par
de froides plai^anteries sur tout ce qu'elles
avaient appris à respecter. C'est alors qu'elles
doivent lire Hcloïsc; elles sentiront d'abord
en lisant les lettres de Saiul-Prcux , combien
ceux qui les environnent sont loin du crime
luënie de les aimer ; elles -\crront ensuit»
combien le nœud du niariaç;e est sacré ; elles
^ppren, Iront h connaître ruMporlanee de ces
devoirs, le bonheur qu'ils peuvent donner,
ïors même que le sentiment ne leur |)rête
poiut ces cUarmcs. (^ui jamais l'a senti plus
SUR J. J. ROUSSEAU. S73
profondément que Roriffseaii ? q^^cUe preuve
pins fr.ippai'.te poiivait-il en orTrir ?
S'il ctit peint deux amans que la destinea
aurait réunis ,'dout toute la vie serait coii!-
pose'e de jours dont l'attciite d'un si ul eût
autrefois suffi pour embellir un long espace
de l'année ; qui, faisant ensend^lc la route
de la vie, seraient indilférens sur les pays
qu'ils parcourraient ; qui artorcraieut dans
leur enfant une iïrage chérie ; uu être dans
lequel leurs atties se sont réunies, leurs vies
se sont confondues ; qui aecottipliraient tous
leurs devoir? comme s'ils cédaient à tous h urs
mouvemens ; pour qui le charinc de !a vertu
se serait joint à l'altrait de l'aïuour , la
volupté du cœiii- aux cliarm»s de l'iiiuocence s
la piété attacherait cicorv ces deux époux
l'un à l'antre; eusetrible ils rettiercieraienfe
l'Etre suprcfiio. Le bonheur permet-il d'élro
alliée ! Il est des bienfaits si grand.-;, qu'ils
donnent le besoin de la reconuaissar.ce ; il
ett (les bienfaits do it il serait si ciucl de
TIC pas jouir toujours, que le cœur cherche
à se repo!<er sur des espérances sensibles : le
liasard est une idée trop aride, qui n'a jamais
pu rassurer une amc tendre. Ce ne serait plu»
couuue auircfo:s, par un lieu secret, iu^
a74 LETTRE
connu, qu'ils ticiiflmicnt l'iinà l'autre; c'csi
^ la fdce lits lioiîiuies, c'est devant Uicu qu'ils
auiaiciît Ibruic fc nœud que rien ne pourrait
plus ronij ir ; icir nom, leurs eufaii-. , leur
dciiiciiic , tout leur rappellerait leur boti-
1)( m , tout leur autioncerait sa durée ; chaque
iii.suitii ferait naître une nouvelle jouissance.
Q\n- de détails dr bonheur dans une uniou
inliuie ! j\ Il ! si 3 pour nous tiirc adorer co
lien rcspeelabie, Jiousseau non» eut peint
une telle union , sa tâ« lie eut é;c facile ;
Iii.-îls esl-oe la vertu (jii*il eut prêché ? est-ce
«ne leçon qu'il eut donnée? aur.iit-il été
utile aux lioninies , en excitant l'cnvic des
malheureux , en n'apprenant aux heureux
que ce qu'ils savent ? Kon, c'est un plaa
l>lus moral qu'il a suivi.
Il a ])eint une irmine mariée i!inlp;ré elle,
3ie tenant à son épouv que par l'estime ,
portant au fond du coeur eî le souvenir d'un
antre bonluur, et l'ainour d un autre ol);et;
p;issaiil sa vie entière ^ non cU;ns ce tourhillou
du monde, qui peut fair'; oublier et son
é|>onx et son amant ; qui- ne permet à aucune
pensée , à aucun sentiment de dominer en
nous ; éteint toutes 1rs |)nssions , et i établit
le calme paï la couiusiou , et le repos pay
SUR J. J. ROUSSEAU. i-^
l'-a-itatiou; mais dans une retraite absolue'
seule avec H. deWolmar.à la campagne, près
de la nature , et disposée par elle à tous les
sciitimens du cœur qu'elle inspire ou retrace;
C'est dans cette situation que Boussean nous
peint Julie, se faisaut par la vertu une féli-
cité à cîîc ; heureuse par le bonheur qu'elle
donne a son époux , heureuse par l'éduca-
tion qu'elle destine à ses enfans, heureuse
par l'effet de son exemple sur ce qui Vci, tourc
heureuse par les consolations qu'elle trouve
dans sa coiiî'i.ince en son Dieu. C'est un autro
bonlicur sans doute que celiii que je viens
de peindre ; il est plus mélancolique • od
le peut î^oùtcr et verser encore quelquefois
des larmes : mais c'est un bonheur plus fait
pour des élres passagers sur la terre qu'ils
habitent; on en jouit, sans le regretter quand
on le perd ; c'est wn. bonheur habituel , qii'oa
possède tout entier, sans que la réflexioa ni
la crainte lui ôtent rien ; un bonheur, enfin •
dans lequel les amrs pieuses trouvent touâ
les délices que l'amour promet aux autres :
c'est ce sentiment si pur , peint avec tant de
charmes , qui rend ce roman moral ; c'est
ce ssntime.it qui eu eût fait le pluj i^oral
de ;eu« , si Julie mous eût olfcrt eu tout
5-6 LETTRE
temps, non, ccnuiic disent les anciens, le
«pectaclc de la vertu anx prises avec le mal-
heur, mais arec la passion , bien plus ter-
rible cneore , et si cetl» vertu pure et sans
taclic n'eût pas perdu de son cbarme en rcs-
remblant au repentir..
Je sais aussi que l'impression du tableau
delà vie domestique de madame de VVolmar,
pourrait être détruite par le reproche qu'on
lui lait d'avoir consenti à se marier : mai»
jnalheur à celle qui se croirait le courago
de ne pas l'imiter ! Les droits , les volontés
d'un père pc^ivent être oublies loin de lui;
la passion prc'sente efface tous les souvenirs;
Xnais un père à genoux plaidant lui-même
sa cause ; sa puissance , auj;nientc'c par sa
dépendance volontaire ; son malheur , en op-
position avec le nôtre; la prière, lorsqu'on
attendait la force, qui peut résister à ce spec-
tacle ? il suspend l'amour même. Un père
qui parle comme un ami , qui c;ncut h-la-
fois le Cixîur et la n.itufc, est souverain do
l'arae, et peut tout obtenir. 11 reste encore
â justifier Julie de ne pas avoir avoué sa faut©
àM.de\VoIui:ir. La révéler avant son mariage,
c'était tenter un moven sur de le rendre im«
jossiblo ; c'était tromper sou père. Après
(ju'uu
SUR J. J. tlOÛSSFAtr. 277
qu'un lien iiulissoliible ; l'e;. afiat lie à M. de
Yolmar , c'était ri.'rqufr le . onbciir ûc on
époux, que de lui f ir- per I l'estiiii»' qu'il
ava.t pour elle. Je il. sa s pas si le ^tl'•lltice
de sa délicatesse, uiéiiu- au epors diin lulre,
n'est pas d j^iie d'un s,r?»nd aduiitîit.d'i , '(s
vertus qui ne dilfcieni jjus I - V'<". s aux v me
des ho iifMcs, sont les plus d ffieils à f x(icer.
Se coiilief dans la pureté d..- ses m'eiinons ;
s'élever aii-deisus de l'opinion , n'est-ce pas
là le caraelère d'un amour dé- nti r, ^sé pfuir
ce qui est bien ? iÀpendaii t > oonunf» j'aiin rais
le mouvement qui portirait à voift .TioïKr !
Je le r» trouve avrc plaisir Ja 1» .Julie , et
j'applaudis à Funs.-ieau ^ qUi a pense qip ce
n'était pas a.^sez tt'oj, poser dans la .-.è ne
personne la rei] \ on an pinc!i<int , tiiais un il
fallait encore qur ce tnt t<n autre, qu< cfc
fût ('laire qui se chai" :cdl de .létourm-r .Inié
de dceouvrij sa faute à M. de Vo'uiar, Mui
que .Julie conservât touf lo cti;'rine de l'a-
bariciou et panil p utôt arrêté- , qiK eîijjalde
de se retenir, yu^de q.ie »(. t >ur ce point
l'opMi'On génc'rde, au moins il est vrai, que
quand Rousseau se trorTipe , c'est presque
touiours en s'atiachaiit à une née tn;»rale,
piutô' qu'à une du Ire : c'est eutrc les veiiUS
ay8 LETTRE
qu'il clioisit, et la picTciencc qu'il donner,
peut seule être attaquée ou deUiiduc.
Mais couiiucnl admirer assez rdoquence
et le lahut de Jiousseav ? Quel ouvrat^c qii«
ce roman ! quelles idées sur tous les >ujits
sont cparscs dans ce livre ! Il par.iit que
Bousseaii n'avait pas rimai:,ination qui sait
inventer v.i.c succession d'evènemens nou-
veaux : )nais combien les senlimi-ns rt les
pense'es suppléent à la variété des situatl;)a-s !
ce n'est pins un roman, ce sont des Ktlrcs
sur des sujets diîl'crens ; on y découvre celui
qui doit faire Emile et le Contrat social : c'est
ainsi qi'c les lettres Persanes annoncent
l'esprit des lois. Plusieurs écrivains céléljres
ont mis de ménir- dans leur premier ouvra-e
le norme de tons les antres. On cornu. e:icc
par penser sur tout, on parcourt tous le»
obJLts , avant de s'iissujettir à un plan , avant
c!e suivre une roule : dans la jeunes: e les
idées viennent en foule : on a peut-être des-
lors toutes celles qu'on aura -, mais elles sont
encore confuses : on les met en ordre en-
suite , e^ leur nombre aui^menle au\ yeux
des autres; on les domine , on les soumet à
la raiiou, tt leur puissance devieut en clUt
plu» ^vaud'j.
SUR J. J. ROUSSEAU. 279
Quelle belle lettre pour ctcontre le suicide!
quel puissant ar^jumcnt de metapliysique et
de pensée ! Celle qui condamne le suicide
est inférieure à celle qui le défend , soit que
riiurrciir naturelle et l'iiislinct de la con-
science l'as-'^cut la force de cctie s-age opinion,
plus que le raisonnement i!:cn:c , soit que
Ro7/sscau se scjitît né pour être niallieureux ,
et craignît de s'ûtcr sa dernière ressource tu
se persuadant lui-même.
Quille lettre sur le duel ! con-me il a
combattu ce préjuge' en lionunc d'honneur !
comme il a respec é le courat;e ! comme il a
senti qu'il fallait ci\ ctre enthousiaste pour
avoir le droit de le Mômer , et lui parier à
genoux pour pouvoir l'arrêter ! (,'cst vlulie,
je le sais, qui écrit cette lettre ; usais c'est
le tort de liousseaii , comme auteur de ce
Touian , c'est son mérite, connue écrivain
penseur, de l'aire ])arler toujours Juliecouimc
s'il eut parle lui-même.
Je l'avouerai cependant, sonvcut je n'aime
pas à rccoiuiaître FLouxscnrj dans Julie ; je
voudrais y trouver les idées , mais non le
caractère d'un homme. I,a convenance, la
modestie d'une femme, d'une femme même
•oupable , y mauquent dans plusieurs lettre» :
y 2
28o LETTRE
la jMiJcnr survit encore an crime , quand la
passion l'a fait coiainettrc. Il me seini)le aussi
que ses sermons continuels à Saint-Prcnx son!
dcpliices ; une fcniuic co!'|) ble |kmU encore
aimer la veriii;inais il ne hiicst plus permis de
la prêcher : c'est avec un senlimcnt de tristesse
et de regret qne ce mot doit sortir de sa
bouche. Je ne retrancherais rien à la morale
de Jnlie ; mais je voudrais qn'olle se l'adresbiU
à elic-tiicmc. et que le spectacle de son re-
pentir tilt le seul movcn qu'elle cn'it avoir
le droit d'employer pour ramener son anvant
à la vcrUi. Je ne puis sujiporter le ton de
supériorité qu'elle conurve. avec Saint-lV ux :
une IVniiiic est au-dessous de son amant
quand il l'a rendue coupable : les charmes
de son sexe lui restcit ; luais ses droits sont
perdus; elle peut ciitraîntr, mais elle ne doit
plus commander.
Ou a souvent agiic' s'il c'tait tlans la n iturc
que Julie sacriljàt le seul rendez vous qu'elle
croy ut pouvoir donner à «Saint-Preux , au
désir d'obtenir le confié de (;laude A net. Je
cjois possible qu'un acte de bienfaisance l'em-
porte dans son cœur , sur le bonheur de voir
son amant ; il peut être dans la nature de ne
pas ôtra arrêté par le premier des devoirs ,
SUR. J. J. ROUSSEAU- iRi
et de ce'icr à la pitié; c'c^t un Jnouvpmcnt
qui tient de la passion , qui ajzit connue elle
à l'instant et dirt-cteinont sur le cœur ; il
lutte avec pins de succès contre elle, que
les plus imporlanics rcflexjons .sur l'honneur
tt la vertu. Mais je trouve quelquefois dans
cet ouvrage des ide'es bis. rres en scii.sibilite',
et je crois qu'elles viennent toutes de la tcte,
car le cœur ne peut plus rien inventer : il
peut se servir d'expressions nouvelles ; mais
tous ses mouvenicns , pour être vrais, doivent
être connus ; car c't.«tt par-là que tous les
hommes .se ressemblent. Je ne puissupporter ,
par exemple , la me'ihode que Julie met qucl-
quifois dans sa passion; enfin tout ce qui,
dans ses lettres, semble prouver q .'lie est
encore nn»( rc«3< d'elle-même ; et qu'cllt. prend
d'avance la resolution d'être toupabic. (^hiand
0!i rer.onee Rir< ch.r.rmvs de la vii tn , :l faut
au îuoitis avoir tous ceux que l'abandon du
cœur peut donner. Rousseau s'est tron^pe',
«'il a cru , suivant les règles ordinaires, que
Julie paraîtrait plus it;o ieste en se montrant
nioiis passiounr''' ; non : ,\ fd!! lit quv It \cès
iiïè^iu; de celte pa^siou fût son rxc;>se , et ce
B est qu'eu peiguaai la riolcnc' d< son amour
g 3
282 T- F. T T :i F.
qu'il diîiiimi.i' t r:iiimoralilc de la faute que
l'amour lui faisait commettre.
11 ine reste encore une critique à fjirc : je
me liâte ; elles in'iin|)ortuncnt. Les plaisan-
teries (le (Maire manquent à mes ycu\' presque
toujours (le goiit comme de grâce : il faut
pour atteindre à la perfection de ce genre,
avoir acquis à Paris cette espèce d'insiinct
qui rejette, sans s'en rendre mente raison,
tout ce que l'exuincn le plus fin cond.ini-
Jieiait ; c'est à sou propre tribimnl qu'on peut
ju{;er SI un sentiment est vrai , si u;;e pensée
est juste -y mais il faut avoir une L;ran.de habi-
tude de la société pour prévoir sûrcmeni l'effet
d'une plaisanterie. D'ailleurs /{ous.veaii *^tait
l'homme du monde le moins profère à écrire
gaiement : tout le frappait proioudéitient. Il
alt;iehait Us plus jurandes peu'-ées aux plus
])elits «vèncimiis; les senlimens les plus pro-
fonds, au\ avantures les plus indillércntes ;
et In gaieté fait le contraire. Habituellement
in;ilheiMeax , celle du caractère lui manquait,
et sou esprit n'était pas propre h y suppléer:
enfiii , il est tellement fait pour la passion
et pour la don!' iir , que sa gaieté tnèmo
conserve ton; ours un caractère de contrainte ;
on s'-nipcreoit que c'est avec tlTort qu'il y
SUR J. J. AOUSSL--. „; aTîv
cit jiarveiiii : il n'en a pas la mesure, parce
qu'il ii'rii a pas ie beutiinuiit, et les nuages
de la tristesse ob»carcissent^ malgré lui, c©
qu'il croit des rayons de joie. AIi ! qu'U pou-
vait aiséuietit renoncr à ce genre , si peu
di ;iie d'admiration ! (,)uelle éloquence! quel
talent que le sien pour transmettre et Com-
niiiiiiquer les plus violens mouvemeus de
l'aine !
13rs idées de destin, de sort inévitable,
de courroux d.s dieux, diminuent l'intérêt:
de Phèdre et de tous les amours peints par
les anciens : l'Iiéroïsme et la galanterie clie-
valeresquc , f )nt le ciiartue de nos romaar
modernes ; mais le sentiment qui naît du
libre pencha it du cœur, le sentiuient h-la-
fois arlent et tendre , délicat et passionné
c'est Rousseau qui , le premier, a cru qu'oa
pouvait exprimerscsbrùlautesagltations; c'est
liousscau qui , le premier , l'a prouvé.
(^ue le lieu de la scène est heureusomeut
choisi ! La nature eu Suisse est si bien d'accord
avec les grandes passions ! comme elle ajoute
"a l'efTct de la touchante scène de la vieillerie !
comme h's talileaux que Housseun eu fait
»ont nouveaux ! qu'il laisse loin derrière lui
CCS id^ Iles de Gesucr , ces prairies emaLUé«v.
^ 4
2^4 LETTRE
d« :]'-nrs, ces l'frccaux eiiticlacc» de roses?
C'M'i.f l'onjieia Mveincni i^iu- le caur M-mit
V'ii- '=111.1, s.Miviiraii -ii.s à ramour pK>s rie
C(> u.M.-r >un m-narcnt lej r eux, à ra>[KCt
<)o .-c la»- :um..iis,', au iV.nd fie ics iOiél> do
t.ViMcs, sur I,. bord di- ^es lorivus ra .dc-s,
d .ns cr sci(,.ji- QUI Minble sur U-.s eoiifms <lu
cuci .s, mit- djns ce» lieux eiichaiite, , laJe»
ço'iiiiie le ber!.-ers qui l'haiiitMit !
l'.iifi I i] est une lettre mo us vanlc'e quQ
les :i..(ris, uiai.s que j* „";,i p,, lire jamais
f'i. > un aiirndrisreru ut iu. xpriuiable ; c'est
f I ' 11"' .Idi( éeritàSaiut-Preiix aunio.uent
de iiH.nr.r: o ui-ëire n'(st-elle ,)js aus.M tou-
clui'iii I ,>. j,. le pc.i.M- ; ioiivut un mot qui
rei)r.n I jusr- -, .lotre cœur , .. t s (,,.itioM qui
ITnis r tiacr on des sonveii r.s on des dii-
liièrfs, nous fa t i!'i .sioii , rt iinrs croyons
qn- .'d .l^ur .> 1 la e.j.ise dr cet e^]\ t de son
ojvr.am- ; ,„a ii.lu ,. -, pr?>n;»t à Sjiiit Preux
qii'c le n'.i |)u cessci de !',i u; . , .h<]:- , que
/'• fr>jy«;s },>ieii , nr uu>'iti:i,i mi cœur
!••' <so plu- proCo-i IcuKTit qtie i^uiiaf!* ; e sen-
' 1 'e boiilui.r (jue 1,1 ec^s.it ou d'un long
(«»•'.!,,,, lui ,|o Ml-' ; en ai.andou que la innrt
fl' lo . Cl q,,r 1 . ii.nrt \h leiuiiiUT: ces «r. Is
»» bouibrcs et si uic.a.itojicjuci» , adieu pour
SUR J. J. ROUSSEAU. -2S
jamais^ adieu j st- tiif'latit aux f-sprcssions
d'un sciitiiiiffit crée pour le bonheur de la
vie ; ct-tte ccrtilnde dt mourir, qni donne à
toutes SCS paroles un cst^c tcrr si bolcnim-let
»i vrai ; cette idce tiomiiHinlc ; cet obirt qui
i'occppc seul au uioai< nt où la plupart des
tommes concentrt it sur eny-méuies ce qu'il
loin- reste de );enséi •, ce cxliue qu'à l'instant
de la mort le niallu ur donne eiuore plus sû-
Temcut qne le courjige; chaque uiot de cette
lettre enfin , ont rempli mon ame delà plus
vive émotion. Ali ! qu'on voit .ivec peine la
fin d'une lecture qui nous ititenssait comme
ïjn événement de notre vie , ef qui , sans trou-
bler notre cœur , mettait en inouvimeat tous
DOS sentlmens et toutes nos pensées !
LETTRE III.
D'Emile.
Je vais maintenant parler de l'ouvrage qni
a consacré la gloire de Bousseuii y de celui
que sou nom d'abord nous rappelle , et ^ui
y 5
286 LETTRE
coiifoiu! l\iivic, i:[)vbs l'avoir cscitcc. L'Au-
teur trÈiiiilc s'était t'ait connaître dans ses
preiiiiLTs écrits : avant uiênie d'avoir éli vc
ce grand édilicc ^ il en avait montré la puis-
sance ; mais radniiration , sentiment plus
qu'involontaire , puisqu'on se plaît à y ré-
sister, n'aurait peut-être pas été e^énérale-
incut accordée aiïx autres ouvraf;es de Iîo7iS'
xeau , si , forcé dccourowner EunU, il n'avait
pas fallu respecte» par -tout la trace du
tiâlent qui sut ainsi se développer à nos
yeux.
C'est un beau système, que celui qui,
recevant l'hounue des ri:ains de la Nature,
réunit toutes ses forces pour conserver ea
liM l'empreinte qu'il a reçue d'elle , et l'expo-
ser au monde sans l'elTaccr. On répète souvent
que dans la vie sociale, il est impossible;
mais je ne sais pas pourquoi l'on n'a voulu
trouver celte auj^ustc empreinte que dans
riionuiie sauvar^e; ce n'est pas le pro;:;rès des
lumières, ni l'ordre civil, c'est l'erreur et
ruijustice qui nous éloignent de la nature :
riionnue seul ne |H-ut atteindre m toutes le»
connaissances des hommes réunis pendant
plusieurs siècles. Mais le fil d'Ariane conduit
depuis les premiers pas jusqu'aux derniers :
SUR J. J. R.OUSSEAU. 287
resjDVÏt juste et le cœur droit peuvent conce-
voir toutes les combinaisons nécessaires des.
devoirs et des pensées de cette vie. On croit
avoir jut^é les idées de Rousseau , quand oa
(1 api)clp' son livre nu ouvrage systématique :
peut-être les bornes de l'esprit humain ont-
elles été assez reculées depuis uu siècle pour
qu'on ait l'habitude de respecter les pensées
uouvelles ; mais ne serait-il pas possible mê-
me qu'il vtnt un temps où l'on se fut telle-
ment éIoi;^iié des sentimcns naturels , qu'ils
parussent une découverte , et où l'on eut be-
soin d'un homme de génie pour revenir sur
ses pas, et retrouver la route dont les pré-
jugés du monde auroient efl'acé la trace ?
C'est ce sublime eQort dont Rousssau s'est
montre capable.
r.'houunc iccoit trois éducations , celle de
la nature, de son précepteur et du monde:
IxOiissemi a voulu confondre ks deu-i pre-
mières ; il développe les facultc*de sou élève ,
comme ses forces physiques, avec le temps ;
sans ralentir ni hâter sa marche, il sait qu'i.
doit vivre parmi des. hommes qui sesonlcon-
damnés b une existence contraire iius idée î.
naturelles; mais comme la loi de la nécessite
est la première qu'il lui apprit à respecter, il
(^6
2?8 LETTRE
Mip orîrtales ii-i tniions soc'alfj coiumclej
a».i-.(i«i)scl- la rijiuic; cl !cs iuj;,iiuei).s ciroits ,
les si'iiiiineii;-. >iu'pl«'s qu'on lui a ii)>p;iés
gut irroiit -^< iilemtiUsa coî'duiU- ^l^outlen^
dioij' «ou anii-. (^iii'iir-porio si, sur le tliéâtro
du uiou J , ,1 ' i Hci. i:r ou i. iioiu ? ou ne
l'> verra point Hopbi i le >orLtciclc: «-t si les
il'Usi)i)s lui ma.o.|ueiit , k-;: plaisirs vrais lui
nsr.eioal. Un se [.la nt do soins infinis que
CRt e(Ji cation exifjiail ; .-ans doute dans
un sëjoiir pcsiiteië l'on se défctiJ avec peino
dtt la contagion; ma. a Emile enfant, s'ële-
vcrait Hp lui-incnic dans une ville babitéo
par di'> Êutiles. Mais quand la moitié de la
V.» serai» to'isacreV à assurer le bonheur d©
C'IIc d'un a«tre, y a-t-il beaucoup d'hom-
in, s qui dussent r"»;retler cet emploi de leur
liinps ? Knbn si les, feinnus , s'élevanl au-
di-su.» dl•»rur^ort, oi-acul retendre à l'ëdu-
tation dis lioumies ; m elle > saraetil dire ce
qiiMs Ho Vent l'aire; si elles avaient le .enti-
ineiit (\v îcms «étions ^ quelle uoblc destinée
leur »< jait ës<T\ii !
Jiou.s.si^ott \eul (ju'en de'vi-Ioppe le? facul-
tés inaiii d'apj;ri non- Us scienies ; en «Qët
rciil'iiiK noiil l'opiii n'est ya;- iiu niveau de la
ttJcutOAic, vcucudta co ^u'il u'cutcud ^)as , t%
SUR J. J ROUSSEAU. 2^f
cet'c hûhitiule tlis|>ose à l'erreur. J'ignore si
hoify^ec7i ne tarde pas trop le moincnt où
rctudcfloil ^tre permise : il ne peut être fixé ;
les eiifans diffèreui entre eux comme les ho n-
raps. (^uel hou esprit ou prépare à celui qui
n'adopta jamais que ce qu'il a couipri» ! Je
le sais, la jeunesse efface les erreurs de l'en-
fciiice (.t perd Its sienues à sou tour ; mais
celui qui , suivant sou âge , n'aurait jamais
cru que la venté, arriverait à la principalo
époque de la vie avec un jugement inaltéra-
ble , et les idées morales , devenues pour lui
comme des propositions de pcouiétrie , s'eu^
chaîneraient dans sa pensée depuis »a nais-
sance jusqu'à sa mort ; on ne le préserverait
pas des mouvtmeus des passions, mais ou le
garantirait des excuses qu'elles cherchent : il
pourrait être entraîné , mais jamais égaré ; et
s'il tombaitdans le précipice , il s'y verrait aU
moins , et ses yeux restés ouvcits , l'aideraient
bientôt à s'en retirer lui-méuie. Que j'aimo
eetle éducation saui ruse et sans despotisme ,
qui traite l'enfant couiuie wn homme faible,
et non comme un être dépendant, qui le forç«
^ l'obéisance, non eu le farant plier sous
la volonté d'un ^^oiiverncur ou d'un père dont
il ue ç^uuaîifflit pas les droits ^ et dont il
29° I E T T R E
haiVait IVmpire ; mais sous la nt'cessité
muette, mais inflcxil)k-; sons la necissiie ,
«teiiiellc puissance qui le couuuaridera quand
SCS maîtres ne pourront plus rien sur lui •
pouvoir qui n'avilit pas celui qui s'y soumet,'
et ne donne point à un homme l'iiabitudc
d'obéir aux autre, hommes. L'enfance pré-
cède la. vie; quelle en soit le tableau rac-
courci : le soir du jour souille' parues fr.utes,
un maître sévère ne vient point nous impo-
ser des punitions qui ne naissent poitit d'elles •
mais nos amis s'éloignent, si nous les avons
blessés; mais on cesse de nous croire , si nous
avons trompé. La seule luse permise avec les
enfans, c'est de les traiter couimc des hom-
mes ; de faire naître autoir d'eux l'expé-
rience, en leur cacliant le peu d'importance
qu'on attache à leurs premiers torts , et lo
charme de leurs petites grâces, prébJi^c d«
l'empiie que d'autres séductions peuvent
avoir un jour. Il est un };cnrc d'exprrienco
toutefois qu'on doit retarder le plus possible;
c'est la connaissance des vices des hommes :
il faut être bien fort pour bravci l'exemple et
supporter l'injustice. Les enfans ne doivent
jamais éprouver les défauts de ceux qui les
euyirouacut. (^ue celte grande et deniiuo
SUR J. J- ROUSSEAU. 291
leçon soit réservée pour làçc où l'on a
dcT<i choisi sa route. La vertu nV.-t pas , com-
xne la gloire , uu but d'émulation ; ceux qui
prétendent à l'uae ne veulent point d'égaux ;
ceux qui cherchent l'autre , raleutisscnt quel-
quefois leurs eflbrts, lorsqu'ils trouvent des
compagnons de paresse. Il faut c-tre homme
pour apprendre sans danger à connaître les
hommes. 11 paraissait difficile d'exciter les
enfans à l'étude , sans employer les moyens
ordinaires de l'éducation, sans manquer au
principe qui conserve dans l'enfant la dignité
de l'iiorame , en ne lui apprenant ni à com-
mander ni à obéir. Morisseau s'assure de sa
docilité par la dépendance de sa nature : elle
l'oblige a un échange de service , premier
fondement de toute société. Les connaissan-
ces sont nées du besoin des hommes ; et de-
puis que tous les ont acquises , elles sont en-
core plus utiles à chacun d'eux. On pe'iit
amener une circonstance qui en fasse sentir
1 l'enfant la nécessité , et lui inspire aujour-
d'hui le désir de cette même science , dont
hier il cûtfallu lui commander l'étude : mais,
dira-t-on , pourquoi ne pas le conduire par
la reconnaissance et par la tendresse? Le pre-
wiicr de ces sentiinens n'est pas conçu par un
2gi LETTRE
enfant; il n'unit poiut ensemble le présent
et le passé : le second doit naître .e Ini-
mënit ; mais son action ne développe ni ie
jiif^emeat ni la pensée: elle n'a pas le uiémo
empire sur tons ces jeunes cœurs , et ne leur
donne point l'idée de la vie , où ries relations
de tons genres tirent leurs forces de la raisoa
et de la nécesstc. Rouxseau se sert pour l'en-
fiince de» ressorts qui doivent mouvoir tout
les âges. Avec quel soin n'interdit-il pas ces
motifs d'mujl.'tion etde rivalité, qui prépa-.
rent d'avance les passions de la jeunesse!
Emile n'est point un guerrier, un po'éte ,
un administrateur ; c'est un bonuue , Thom-
lue de la nature, instruit de toutes les dc'cou-
vtrtes de la f ociété : il v&it plus loin que la
sauvage , mais dans la wxhm direction : il a
ajouté des idées justes à dcï idées justes ; mais
une erreur ne peut entrer dans sa tête. Tout
Je monde a .idoptë le système pliysiiqne d'e'-
ducation de Rousseau. Un succès certain n'a
point trouvé de contradicteurs ; ses idées
morales sont sur le même modèle; aucua
lien importun ne géiie les mouvemens des cu-
taiis; la contrainte ne home point leur li-
berté : Rousseau les e\rrcc par d<grés ; il veut
^u'iU fasscuL eux-mêmes tout ce que leur*
SUR J. J. ROUSSEAU. 293
prtitf's forces leur permettent ; il ne liâte
])Oint leur esprit; il ne les fait pas arriver au
re'- jltat sans passer par la route : enfin si la
TTié:nc pensée avait créé le monde plivsique
et \c iDOnde moral ; si l'nn était , pour ainsi
dire, le relief de l'autre , pourquoi se refu-
serait-on à tiouver dans renyenible du sys-
tème de fi on.';. ••eau la preuve de sa vérité ? Je
tie sais pas si je suivrais entièrement jîour
mon til.s la mrlliode de Hons.seau \ peit-étre
ma vanilé voudrait-elle le former pour ua
e'tat dctcrniino', afin qu'il fut de bonne heure
avancé dans une carrière ; au moins je me
dirais ; cv.X ainsi qu'on doit é'ever riiomine,
c'est l'édiication de l'espcce , plutôt que celle
de l'iddivit'u. Mais il f ut l'^'uidier comme
CCS inorIcJos de proponion , que les sculpteurs
ont toujours devant les yeux , quelles que
so'ent loi statues qu' Is veulent l'aire. C'est
l'éloquence d- hoit.-seou qui laiimalesen-
tiiu ■'.: •îKit-nic! , dans une cerlaiMe classe de
la sn>: ( 0 ; il Tu connaître aux mères c<' de-
voir et ce l)()ii!i. ur; il 1. ur insp-ra I- d sir
de n • cél r ■) p<*' onne U's nr mic'es car sses
de leur- ■•hI is ; il interdit autour d'eux Ici
servil s 1 spccis des vaU-ts , qui leur fou! en»
tir Lur lan^, tu leur uioutiauiie coutru»t»
294 L E T T R E
de leur faiblesse et de lonr puissance • mais il
permet Jes tendres soins d'une «.ère : ils ne
gâteront point l'enfant qui les reçoit ; être
servi rend tyran; mais être aiu.e/rend sen-
sible, (^ui , des mères où des cnfans, doit le
plus de reconnaissance à Rousseau ? Ah ! ce
sont les jnères sans donte : ne Icnr a-t-il pas
appris, (comm • l'écrivait nue ftmme, dont
l'aniert ! -esprit font lecliarme de ceux qu'elle
iiduirt à la coonaitrc) ,, à retrouver dans leur
« ciifanl une seconde jennossc^ dont l'espé-
« rancc recommence pour elles , quand la
« premère s'év;inouii ,,. Ah ! tout n'est pas
encore perdu pour la mère malhrurtuse ,
dont les lautcs ou la destitice ont empoisonna
la vi.- !cc-s jour.s de douleur lui ont peut-être
valu rexpe'ricnce, qu. |)>es,.,vera des mêmes
peines le jeune objet deses soins et de sa ten-
dresse. Dans tous les portraits de Rousseau,
on l'a peint couronne par des enfiris. Kn effet
il a su lendrecetàneàson bonheur ; et peut-
être n'esl-il que celui-là d'assuré dans la vie.
Bientôt la jeunesse arrive; co temps f.nisse-
inent vante , ce temps des passions et de lar-
mes : oui , ma fille, j'écouterai pour toi les
leçons de Rousseau : son éloquente bonté te
répond de mou iudul-cnce : peut-être l'au-
SUR J. J. ROUSSEAU. 29^
rnis-ic trouvée dans mon âtiie ;inai5 l'iuiprcs-
siou de ses suhiimes oiivrau;cs est si pioronde ,
qu'on la confoiid arec celle de la natuve
ruême : oui , je t'assurerai des jours de bou-
hcur , daus cet âge où l'itnai^liiatiou ne craint
rien de l'avenir , où le luomc ut pi ésent com-
pose toute la vie, où le cœur aime sans in*
quiétude, où le plaisir se fait sentir, tandis
que la peine est encore inconnue. Le bonheur
de l'enfant dépend de sa mcrc : hélas ! viti
jour pcut-étie je te presserai vainement con-
tre iron sein -, mes caresses ne feront plu»
rcnailrele caluie dans ton ame. Jouis donc,
jouis de ces courts instans , d'une félicité qu'oa
cesse de de.^lrer en cessant delà goûter , et qui
ne laisse après elle ai rcî;ret ni repentir. Je
ne veux point oublier q^ic la jeunesse suc-
cèdeà l'enfance, je ne veux point que la pre-
mière époque de la vie soit inutile au reste
de la tienne -, mais je veux la considérer com-
me une partie deccs années que tu dois passer
sur la terre , et m'occupcr d'elles pour elles.
Si je meurs avant d'avoir vu le succès de laes
soins , tu me devras du moins les beaux jours
de ton enfance , et ce dous' souvenir te fera
chérir rua mémoire et respecter le génie su-
296 LETTRE
blitne qui rafTennit mon esprit flans la rout*
que mon cneir était Tuipatient de suivre.
Rousseau n'a point voulu qu'Emile fût un
lioturneexlr 'orcliiia re. .e j^éiiie et l'hc'roïsiue
sont des evcrptiotis de la nature dont elle
fait seule l'éducation, il l'a peint tel que tous
les pères peuvent eupcrcr de rendre leur Gis ,
en suivant le même plan ; je me demande-
rais, pour ju'^er de ce système, s'il est vrai
que tous les effets naissent des uioyeus , et si
ces efFets sont désirables? or, il rac semble
que l'enfant élevé suivant les principes de
Housseau serait Kmile , et qu'on serait luu-
reux d'avoir Emile pour fils ! Je suis loin
d'adopter le sjstétne d'Helvctius, et d'attri-
buer à l'éducation seule la dis-tarice de VoU
taire aux autres hommes! Les talens de l'es-
prtt sont sans doute inégaux par la «latiire ;
Uiaia ledsentimens innés dans tous les cœurs
peuvent ëirc développés par l'éducation ; ot
je crois qu'elle avait presque toujours une
manière de rfMidre, ou plutrtt de laisser à
l'ame sa bonlé primitive. Pour un aveugle-
né, combien ont perdu la vue! Je sais qu'il
paraîtra peut être extraordinaire d'adopter
le système de Rousseau : on s'accorde pour
admirer sou éloquence \ mais on a trouva
SUR J. J. ROUSSEA V. 297
simple j de croire que cette imagiiintion si
■vive et si féconde , cette ame si p;i.s.sioanéc ,
avait acquitté la nature envers lui , et qu'un
tel talent de peindre ne pouvait être uni à
la justesse d'esprit nécessaire , pour tracer un
•plan utile. Ou a dit que ses opinions étaient
impraticables ou fau'^ses, afin de le ranger
dans cette classe que 1<'S lionunes médiocres
même traitent avec dédain , ravis d'opposer
le court enchaînement de leurs incontesta-
bles idées communes aux erreurs qui peuvent
se rencontrer dans la suite des p<'nsées nou-
velles d'un grand génie. TVloi , je ne crois
pas qu'uu ouvrage sur l'éducation , dont le
système est parfaitement suivi depuis la pre-
mière ligne jnsqn'à la dernière, et qui doit
Tcvciller sans cesse tous nos sentimeus et tou-
tes nos idées habituelles , pût intéresser, s'il
fatiguait l'esprit par sa fausseté. Enfin je voi.s
adopter en détail ce plan dont on re>ttc l'cu-
8end)Ic, et je ne p!:is m'aecoutmner ù en-
tendre juger le style »au!« les pensées , comme
si V*-ïïi't de l'un était sépare de l'impression
des autres, et. comme s'il uc fallait pas au
moins, quand tout le système ne serait pas
juste , que ks idées et les sentimcns dont
Vclo^ueacc se couipose , le fusscut toujours.
29 8 LETTRE
J'avouerai que pour me conformer à l'avis
de la multitude, qui ne veut pas croire vraies
tant de pensées neuves, vainement à chaque
pa^e j'étais de l'avis de Jlonsseau : à la (in du
livre, je me disais : c'est sûrcLnent laux ; et
j'altribnais à son talent seul la perïuiisioti
dont je ne pouvais me défendre; mais j'ai
fini cependant par m'en ijer asstz à la ré-
flexion pour ne pas craindre les Oijinions
mêmes que l'éloquence développe; sans doute
quand e'Ie s'aide du geste et de l'accent , clic
peut, à la létc des armées , d.i us une emeulc
populaire, entraîner les hommes p.jr (o.U ce
qu'ils ont de sensible, et suspendre leurs au-
tres facultés: mais dans la relraltf , lorsqu'au-
cune passion ne nous aveugle , limpressioii
du talent reste, mais son illusion disparaîf.
Pourquoi, si je trouve que l'ajtcir d'Emile
a Maison , préférerais-je d'adopter î'opinioa
que je n'ai pas? pourquoi, pour me délVndrc
de moi, ne m'écoulerais-jc jamais, et pour-
quoi donc enfin, effrayée parles jugemens acs
autres, prendrais-je le Ciirps pour l'ombre^
connue l'enfant prend l'ombre pour l< corj)>.
Rousseau voulait élever la femme conm<e
l'homme, fl'après la nature , et suivant les
dilTércuccs qu'elle a uiiso« cutr'cux : mais j«
SUR J. J. ROUSSEAU. 295
ne sais pas s'il faut tant la seconder , en for-
tifiant , pour ainsi dire , les femmes dans leur
faiblesse. Je vois la ue'cessite' de leur inspirer
des vertus que les hommes n'ont pas; bien
plus que celle de les encourager dans leur
iafe'riorité sous d'autres rapports ; elles con-
tribueraient peut-être autant au bonheur de
leurs époux , si elles se bornaient à leur des-
tinée par choix plutôt que par faiblesse, et
si elles se soumollaicnt à l'objet de leur ten-
dresse par amour plutôt que par bctom d'ap-
pui. Une grande force d'âme leur est néces-
saire ; leurs passions et leur destine'e sont eu
contraste dans un pays où le sort impose
souvent au-, femmes la loi de n'aimer jamais,
oCi , plus ù plaindre que ces pieuses tilles qui
se consacrent à leur Uicu , elles doivent ac-
corder tous les droits de l'amour, et s'inter-
dire tous les plaisirs du cœur; ne faut-il pas
un sentiment énergique de ses devoirs, pour
înarclicr isolée dans le monde , et mourir sans
avoir été la première pensée d'un autre , sans
avoir sur-tout attaché la sienne sur un objet
qu'on pût aimer sans remords ?
Kousscau , dira-t-on , ne s'occupait pas des
bisarrcs institutions delà vanité; il n'appuyait
pas un éditicc ç[u'il eût voulii renverser ; mais
îo© LETTRE
pourquoi ilonc a-t-il peint sa vSopliie trop
faible mctrc , pour la plus heuieiisc s.iuation
du monde? Comment, dans nn uioneau
fubliine d'éloquence , snpple'uifnt de son
ouvrage , a-t-il peint Sopli e Irali s^a it son
époux ? li a coudauiiic loi-Hirnie son é<luca-
tioa , il l'a sacrifiée au dcsir de faire v.'Ioir
celle d'iùnile , en donnant le spectacle de
son counge dans la plus violcnle Min.ilion
du cœur, ("oiniiicnt a-t-il jni se réboudrc à
sous offrir Sophie au-ciestiuus de tout, inli-
dellc à ce qu'elle aiuje ? ("/est |)lti5 |ue f.i hle
qu'il l'a montrée. Avait-elle besoin fie fur. e?
clic avait épousé son amant. Ali ! pouiquoi
ilélrir le cœur par la triste fin de ^lti^toire
d'Emile et de Sophie ? pourquoi seconder
ceux qui , tie crovant pas à la durée d' s s( n-'
tinieus, pensent qu'il r<^t é,'al de commencer
ou de lin r par ne pas s', lun r ? pourquoi dé-
grader It.s fcnunesjcn laisanl tomber celle qui
semblait devoir être leur ui<»dè!e? Aliî Rous'
seau , c'est mal les connaître; leur cœur peut
les ét^arer, mais leur cœur sait les (défendre:
aucune, de celles même que la ycriu siule
n'arrcîcrail pas, unie h ton Emili.' , aimée par
lui , n'aura. t changé la paix et le bonheur
contrôle désespoir et la nouie; aucune, faibl*
likekU*
SUR J. J. ROUSSEAU. 3ox
même comme tn veux les clevcr et les pein-
dre, ne se fut bannie du paradis terrestre ,
en rompant les iicns d'un hymen forme par
l'amour. Je ne sois pas s'il fallait montrer
Émi'e en proie aux plus cruelles infortunes.
Ij'inflLieiiCe de la v^rtu sur le bonheur, était
un spectacle plus utile; il est sans doute des
peints dont elle ne piésrrve pas; mais il ea
est tant qu'elle épargne, qu'il evt permis dVm-
ployer cet ap|>àl pour attirer vers elle. Mais
quel charme dans tous Us tableaux He cet
ouvragf ! quelle (àtieysc et qiu'iie étendue lian»
les idéos! Tantôt l'auteur a;oute une pcnsc'c
nouvelle à un sujet qui senihîa:t e'pui-é, ou
sait, par une seule , ouvrir une tairièrc im-
mense à la n'flexion. î u voulant former un
homme, il s'est nécessaireinenl occupé de
toutes les idées qui peuvent entrer dans la
tête. (Quelle méditatiou Cvla srppose , ou plu-
tôt, quel'e originalité dans léuivain à qui
tons Icï ob;ets connus se présen'ent si>us un©
forme neuve et vraie, et qui trouve pre.-que
toujours son esprit d ns la nature! (]'est un©
pensée bien lieurtuse , d'avoir donne b un
traité d'éducatiun la forme de l'histoire de sou
élève. Rien n'est élranj^cr au but ; rien ne dé-
tourne de l'idée abstraite ; mais la pensée se
Pièces div. Taïue II. R
2o2 LETTRE
repose , et l'attention est entraînée. Rousseau
veut que des cvéueinens de sa vie , gravent
dans la lélc de l'enfant les vérités qu'il doit
apprendre. S'il Tant lui donner l'idée des
droits de la propriété , son travail estdétrnit
par Robert , possesseur du champ dont il
s'est emparé; le chagrin et la colère d'Kinile
impriment dans son esprit le souvenir de
l'explication qu'il a reçue. C'est par les sen-
timens de son amc que Houssiau captive son
intérêt; il traite de même le lecteur , et son
inc,énieusc adresse emploie le nicmc moyen
pour élever l'enlantjet retenir l'attention dos
homtnes. Les circonstances les plus léi^èrcs
frappent riniapjination, et aiontent à la vérité
des tableaux. Les détails font jv.-u «l'imiires-
siou quand ils rappellent des circonstances
ondes |)ersonncs indiHéronles ; mais lorsqu'ils
tiennent à de i^rands seutimens , lorsqu'on
a loiii:;-tcinps d'avaiuc intéressé le lecteur
pour Emile et pour Sophie , le cœur bat eu
les voyant lutter à la course ensemble , s'a-
lunser encore dans l'àse des passions, de o.s
jeunes plaisirs , et savoir unir la simplieité
de l'en lance au charme de la jeunesse. Heu-
reux par ce scutimcnt qui fait une époque
des évcucuicus les plus orUiuairee de la vie.,
SUR J. J. ROUSSEAU. 3o3
Éinilc ne peut lutter dans un combat inégal;
i! sent sa force ; il aime la faiblesse de Sojîliie,
et la portant au but dan*; ses bra^ , tombe
ù ses pieds, et se reconnaît vaincu. Cette
ijjiage ravissante s'est souvent offerte à ma
];ense'e. Rousseau , dans He'loïse , avait peint
la passion exaltée par le eoml^at du remords,
par l'ivresse de la faute: le tableau de deux
ntuaiis ignorant le repentir et la crainte, s'ai-
iiiatit sans ou; Tobs-acle , ce besoni des cœurs
l'.sés, soit ntces-aire pour les ranimer, est
peut-être un ^ussi grand effort du talent;
la vérité, la justekse y étaient encore plus
uéccssaircs , it des ons si doux j)our émou-
voir le cœur , doivent bien y répondre. Je
sais qu'on peut avec raison être frappé du
mauvais goiit que Rousseau se pertnet quel-
quefois; il se plaît dans les contrastes , et les
lait par les mots autant que par les idées:
on pourrait blâmer un tel .système; l;i pensée
doit voiries extrêmes, mais non l'imagination;
l'imprcs ion du dégoût ([u'elle en recoii^iio
rend pas la vérité plus sensible , et déplaît
innlitement. On a quelquefois accusé Hous-
se au d'exagération et de fausse eliahnr; j'a-
vouerai qu'en ne trouvan»: pas louioi4rs toutes
ses idées justes, eu n'étant pas toujours émuo
R a
So4 LETTRE
par tous ses uiouvemeus, il m'a paru cons-
tamment iiamrrl*, il dillèit dvn aiurcs, mais
c'est pour lui , non pour eux qu'il parle. Ou
a pu le iii^er fou dans quelques p.iges , mais
ritu n'est plus loin de l'afFcciation ; sa foiie
si l'on doit employer ce mot, est l'exaltatioa
de tout ce qui est bien ; ce sont des idc' s qui
n'out pas été, pour ainsi dire , rnc\ordri'«
avec les hommes, mais qui seraient rraics
abstraitement. Comment ne |'as atlorcr son
amour pour la vertu , sa passion p(,iir la
nature; il ne l'a pas peinte conmie Virî);ile,
mais il l'a gravée dans le cœur , et Ion se
rappelle ses sentimcns et ses penseVs en re-
voynnt les lieux qu'il a parcourus, le» site»
qu'il préférait.
Quel écrivain que RoJ'SMfo?/ ! On a so J-
vcnt parle du danî;-r dr l'éloquence ; mais
ic la crois bien néccss.i're , qnand il l.iut op-
poser la vertu à la passion : elle fait naître
dans l'air. e ces nonvemens qui décident seul»
du parti qi'c l'un prend; il scinlie que ia
raisnn s'oIVre lon.'-lempf à l'espi il «vuit que
le e« iir CM rcçoivcrimpression ; mais lorsqu'il
l'éprouve, on n'a plus besoin do réfloxirns ;
on va de soi-même , on est cntraitié; c'est
réioqucuccBCulc qui peut ajouter celle foret
SUR J. J. ROUSSEAU. 3g5
d'impulsion à la raison , et lui donner assez
de vie pour liiittr à force égaie contre les
passions ; ma s , heureux Emile , si celui qui
vtilk- !^ur sa destinée le préserve des combats
avec lu!-inénic, et ne le place pas dans ces
cruelles situ:itious qui naissent de la société,
et s'opposent à la nature ! Puisse-t-.l suivre
l'intiiuion de la providence, qui n'a rien
ordonné à l'homme que pour sa félicité,
même sur celte terre, et ne lui ht une loi de
la vertu, que pour assurer son bonheur , eu
ne le ku>sant pas dépendre des bornes de sa
propre intelli,i;'"t)ce , et sup|)léer par l'obéis-
sance aux lum.ères de sa raison ! Ou repro-
che à Kousseau de donner trop tard à son
élève la connaissance d'un Dieu : cette vé-
rité de sentiment pourrait être connue avant
]c dévoloppement des facultés de l'esprit. Je
Tie sais pas cependant, si ce superbe mot de
l'énigme du monde ne frajiperait jjas davan-
tage celui qui ne l'apprendrait qu'en le con-
cevant. On a souvent remarqué que les mer-
veilles de tous les Jours n'excitaient plus no-
tre étonnement. Une grande idée qu'un en-
fant met à son niveau, qu'il rapproche de
ce qu'il connaît, qu'il confond avec toutes
les petites pensées de sou âge, est moins
R 3
3o6 LETTRE
auguste à ses yeux que si, pour la prentlère
fois elle rcpniitlait dt-s loircns de luuuère
sur les lénibr s de l'univers, lîoiisseau
croyait à l'existence de Dieu , par son esprit
et par *uii cœur. (Qu'elle est belle, sa Ittir»
a rartiicvèqiic de Paris 1 Quel avantage ta
Traie philosophie n'a-t-clic pas sur la plu-
part des bccles relijjieuscs , qnand ille ne tenta
pas d'ébranler les élernelk-s bases de toute
croya-ïce ! Quel chef-d'œuvre d'éloquence
dans le sentiment, de métaphysique dans
les preuves,, que la profession de foi du vi-
caire savoyard ! /ioiisseau était le seul homme
de p,cniede son temps qui respectât les pieuses
pensées, dont nous avons tant de besoin;
il consulte l'instinct naturel, et consacre
ensuite toute la force de la réllesion à lo
prouver à sn raison. La philosophie rej«lt«
ces persuiiaions intimes^ involontaires, qui
tie sont point nées du calcu cl de In médi-
tation de l'esprit. Mais, que j'aime mieux
celui qui leur prête l'appui de ses pensées,
tâche d" les fortifier en moi, et loin d'op-
poser ma raison à mou instinct, chccclie à
les réunir pour faire pencher la balance, et
cesser le combat! La profession de foi du
vicaire savoyard ctait justcuicut admire*
SUR J. J. ROUSSEAU. 3o7
comme une suite de raisonnemens forts et
profonds, qui formaient un ensemble d'opi-
nions que l'on adoptait avec transport au
milieu des csrai-enieiis des fanatiques et des
athe'es. Mais cet ouvrage n'était que le pre'-
curseur de ce livre , époque dans l'histoir»
des pensées, puisqu'il en a rec.jlé l'empire ;.
de ce livre qui semble anticiper sur la vie à
venir, en devinant les secrets qui doivent
un jour nous être dévoilés; de ce livre que
les hommes réunis pourraient présenter 11
l'être suprême, comme le plus grand pa»
qu'ils ont fait vers lui; de ce livre que le
nom de son auteur consacre en le mettant à
raj)ri du dédain de la médiocrité, puisque
c'est le plus grand administrateur de son
siècle, le génie le plus clair et le plus juste,
qui a demandé d'être écouté sur ce qu'on
voulait rejeter comme obscur et comme va^-
gue ; de ce livre dont la sensibilité majes-
tueuse et sublime peint l'auteur aimant les
hommes, comme l'aage gardien de la terre
doit les chérir. Pardonue-moi , Rousseau:
mon ouvrage t'est consacré , et cependant
un moment un autre est devenu l*oi>jct de
mon culto î Toi-mc:nc, loi sur-tout, toa
cœur pa^ûoiiQç ^our l'huiuaultc, eût adoiip
So8 LETTRE
celui qui , loi^-îeii!])s occupe de l'existence
cL 1 lioiMiiC sur la Icne, après avoir indi-
que tous ks biens qu'un bon gouveriicruent
peut lu: as--u:ir , a vovlu prévenir ses plus
cruels aiailieurs en portant du calme dvins
son ame agitée, et donner ainsi la cbaî'ie
des pensc'cs qui forme toute sa destinée.
Oui, Jlousseau savait admirer, el n'écri-
vant jaiiiais que pour céder a i'unpuis on
de son amc , les vaincs jalouï'ics n'catrùcnt
point dans son cœur. Jl aurait eu besoin
de louer celui que je n'use nomuicV,, celui
dont je m'approche sans crainte , quand je
ne vois en lui que l'objet de uia tendresse:
mais qui me pénètre plus que personne de
respect, quand je le contemple à quelque
distance ; enfin , cel\ii que la postéiité connue
$on siècle, désignera par tous les tiins du
génie , mais que mon destin et mon amour
me permet le ut d'appeler mou père.
SUR J. J. "ROUSSEAU. So^
LETTRE IV.
Sur Tes ouvrages politiques de Rousseau.
\^ E tous les objets offerts à la méditation ^
la co.istitntion des gouverueiueiis est sans
doute le plus important comme le plus tlif-
Ëcilc à connaître. Le lesjislateur qui saurait
fonaer ua corps politique, lier ses mem-
bres par un iatcrét comiuii-i et immu ble ,
rassembler da'ts sa pensée tuut ce quL* lo
choc des passions des liomm>:s , la réunioa
de leurs facultés , l'iiiQueuce des climats , la
puissauce descinp'res voisins pourraient ja-
mais produire d n< O'ivénien» ou d'avan-
tages; celui qui saurait ccntooir et diriger
par des ioix faïK-s pour durer toujours le peu-
ple qiw se serait joumis à son génie, aurait
conciJ iC plus grand projet que l'on puisse
croire po^sib'e , etse serait associé , pour ainsi
dire, à 1.1 g'iHire de la cicalion 'lu luoncle ,
en donnant h sis habitons des loi\ ui-.iTcr-
gcllcs et nécessniros , comme celles de la na-
ture ; mais l'esprit humain n'a point fnitea
MU moment la pas immense de l'état lau»
âio LETTRE
vagr à l'état civil ; les idées se sont lentement
dévoloppécs ; les circonstances ont quelque-
fois fait naître des iii-ilitntions si lu urcuses ,
<]ni" !a pcnscp iloiten envier |.i ç;ioirc au lia-»
sard. La plupart de- ^ouvei ii' mens se sont
foi mes par la «lUile dis temps et des évéïic-
m 'US , t-t souvent la connuis»aiice de leur
nature et de leur pr'i;cipe a plutôt suivi
que précédé leur établissement. L'ouvrage
donc qu nous fait bien connaître les ])re-
mièrcï bases du contrat social, qui fixe les
vrai» fondemens de toute puissance légitime,
est aussi Tïtiic que digne d'admiration : tel
est le plan et le but fin livre de Jiousseaii^
il démontre qu'aucune convention ue peut
subsister, qui soumette l'intérêt général à
l'int. rét p.rticulier; qu'il est insensé do
croire qu'une nation doive obéir à dc^ lois
qui sont coulrair» s à sou bonheur, ol que
sjns sou con.-rniemeut j aucun gouverne-
ment puisse être éial>li ni maiuli uu ; quo
la dependan(e du plus fort, à l'égard du
plus faible, est contraire à la raison con.ruo
d la nature, el qu'enfin l'idco d'un état des-
potique est encore plus absurde qu- révol-
tante ; mais ce «^ouveruemrnt excepté ( les
^iionstrcs ne sont pas comptés parmi les liom-t
SUR J. J. ROUSSEAU. 3ti
mçs ) , il n'en est point que llonsseon no
justifie; il remonte à l'orif; ne de toute au-
torité sur la terre _, et prouve même que la
nionarcbie, établie parla volonté ge'néraie ,
fondcc sur des lois que la nation seule a le
droit de changer , est un gouvernement aussi
légitime et peut-être meilleur que les autres.
.Toperai blâmer Rousseau , cependant, de
ne pas rr;^arder comme libre la nation qui
a SCS ri?|jrésentans pour législateurs ,et d'exi-
ger l'assemblée générale de tous les individus,
L'entliousiasai'j; est permis dans les senti-
mens, mais jamais dans les proii-ts ; les dé-
tcuscurif de la liberté doivent se préserver de
l'exagération. Ses cuncm.s seraient si heu-
reux de la croire iiHpossibIc! Le plan de
l'ouvrage de Montesquieu, est sans doute
plus étendn que celui du contrat social;
toutes les loix qui ont été faites y sont exa-
minées, etm Ile biens de détail peuvent ré-
sulter encore de ce livre si remarquable par
les idées générales ; mais Rousseau ne s'est
occupé que de la constitution politique des
état», de celui quia le pouvoir de donner
des loix, non des loix elles-mêmes. Montes-
quieu est plus utile aux sociétés formées;
Hpusseau le serait dayaatagc à celles qui
2f a LETTRE
■voudraient se rassembler pour la premicro
fois; la plupart des vérités qu'U développ»
«ont spéculatives; on doit, j'en conviens,
accorder plus d'admiration à celui qui cré»
nn systéuie , même imparfait , luais possi-
ble , qu'au philo^ophP qui, luttant contre
la nature seule des choses, offre un plan sans
défauts a l'imaginaiion ; mais peut-être faut-
il avoir administré soi-uiéme, pour renoncer
au bien idéal ^ pour se ré.>ourdrc h placer le
mieux, qu'on peut obtenir, à cAlé du mal
qu'on doit supporter, pour se borucr a fair©
lentement quelques pas vers le but qu'on at-
teint si rapidement par la pensée. Enfin,
peut-être faut-il avoir observé de près le uial-
beur des pcup'es, pour regarder encore
comme une gloire suffisante, le léger adou-
cissement que l'on api)oite à leurs maux,
(^u'ou place donc au-dessus de l'ouvrage de
Kousseaii , celui de l'homme d'état dont
les observations auraient précédé les résul-
tats, qui serait arrivé aux idées générales
par la connaissance des faits particuliers , et
qui se livrerait n><)ius en artiste à tracer 1©
pla > d'un rdilice régulier , qu'en homme ha-
bile- à reparer celui qu' I trouverait .ons-
Uuit. Mais qu'on accorde ccpoudant un.
sraad
SUR J. J- ROUSSEAU. 2i3
"rand tribut de louanges à celui qui nous
a fait conuaître tout ce qu'on peut obtenir
par la me'ditation , et qui s'étaut saisi d'une
irrandc idée, l'a suivie dans toutes ses con-
séquences , jusqu'à sa source la plus rccule'e.
Housseau emprunte la méthode des géouic-
tres pour l'appliquer à l'enchaînement des
idées ; il soumet au calcul les problèmes po-
litiques ; il me semble qu'il fait admirer éga-
lement la force de sa tête , soit par ses rai-
sonnemens , soit par la forme de ces raison*
nemeiis lucnies. La conciption de la haute
métaphysique ne demande pas nue puis-
sanccd'atteution suruaturelle : comme les bor-
nes n'en sont pas connues, la précision n'y est
pas nécessaire; mais quand ou veut traiter
d'une manière abstraite des sujets dont la
base est réelle, c'est alors que toutes les fa-
cultés humaines peuvent à peine suffire- pour
s'élever sans perdre son objet de vue, et dé-
crire dans le ciel le cercle qui doit être ré-
pété sur la terre. Mais ce n'était point assez
d'avoir démontré les droits desliommes; il
fallait, et c'était sur-tout le taknl do Jlous-
seaiiyW fallait, dans tous ses ouvrages ^ leur
faire sentir le prix qu'ils doivent y attaelicr.
Peut-éire est-il quelquefois iuj]jOssiblc au
pièces dit'' Touic il. • *
3i4 LETTRE
"ériie de transmettre toutes ses ide'cs à tous
les esiprits; mais il faut qu'il entraîne par
son cloquence; c'est elle qui doit e'mouvoir
et persuader également tous les liornnic?..
Les Tc'ritcs auxquelles la pcnse'c setilc peut
atteindre, ne se repandeat que Iculcnient ,
et le temps est nécessaire pour aclievtr la
persuasion universelle; uiais les vérités de
sentiment, ces vérités que i'auic doit saisir,
malheur r.u talent qui n'enflamme pas pour
elles à l'instant qu'il les présente!
Je l'ai aimée aussi , cette liberté qui no
hict^iilrc les hommes d'aulro distinction que
celles marquées par la natuic-, et m'( x.illant
avec l'auteur des lettres sur la montagne ,
je la voulais telle qu'on la conroit sur le
sommet des Alpes , ou dans leurs vallées
inaccessibles. Maintenant, un sentiment plus
fort sans être contraire, suspend toutes mes
idées; je crois, au-lieu de penser : j'adopte,
au lieu de rélléclur; mais cependant ji.- n'ai
sacrilié mon juj^ement qu'après en avoir Idit
ini noble usage; j'ai vu que le génie le i)lns
t'tonuant était uni au cccur le plus pur, et
à l'ame la plus forte; j'ai vu que les i)ass-ons
ni le caractère n'é«3;areraienl jamais les lacultes
les plus sublimes dont un homme ait été
StTR J. J. ROUSSEAU. 3iS
doué; ft après avoir osé fa', cet examen , Jô
iiiesiiis Iiviccà la foi, pourra* parg;icr !a peine
d'un rnisoniiemeiit qui la ju t fierait toujours.
Vous , Jurande nation , bitiitôt rasscuibic'o
pour consulter sur vos droits ; étonnée de
vous retrouver après deux siècles , et peu faite
encore , peut-être , à l'exercic" du pouvoir (}ue
vous avez oljtenu de nouv au , je ne voua
d^in.uule pas ce sentiment aveii^ijle dent j'ai
fait ma lauièie ; mais ne vous défiz pas
de la raison ; et puisque la succession d'évè-
iicniens qui ont agité ce royauuje depuis"
deux anoécs . vous ont cnlin amenée à devoir
au progrè"! seul des lumières les av;nit,igcs
que U;s nations n'ont tamais acquis que par
des fluti. d.i sang; n'effarez point le sceau do
raijon et de paix que le de^tiu veat i!:jposer
sur voirc constiuition ; et qunnd l'accord
unanime vous pt rnict de compter sur ie but
que vous voulez atteindre, prét<Midez à la
gloire de l'obtenir s^i is l'avoir passé, lit toi,
JZm/xxedT/fi^rntid lionîtnesi maUieureux qu'on
ose à ptine le rej^celuM- sur cette terre- que
tes l;innes ont taiu do lois arrosic ! que
n'es-tu le témoin du spectacle imposant que
va donner la France , d'un graud évène-
xucut iùéparé d'ayaucc , et dont , pour la
5i6 LETTRE
preniicrc fois, le hasard ne se niclera point !
Ccsl-ià , peut-être , c'cst-là que les liouuncs
te paraîtraient plus dignes d'estimes ! On je
me trompe, ou nulle pa-ïsion personnelle ne
doit maintenant les animer. Il ne mettront
en commua que ce qu'ils ont de céleste. Ah !
Rousseau, quel bonheur pour toi, si tou
éloquence se fut fait entendre dans celte
aut^uste assemblée ? (Quelle inspiration pour
le talent , que l'es[)oir d'être utile ? (Quelle
émotion différente , quand la pensée ecisarit
de retomber sur ellc-nivine , peut avoir au-
devant d'elle un l>ut qu'elle peut attiindre,
une action qu'elle produira ? Les peines du
cœur seraient suspendues dans de si grandes
circonstances; l'hominc occupe des idées ye'-
iicralcs disparaît à ses propres yeux, llcnais
àonc, à Roj/sscnu .' renais donc de ta cendre!
Parais , et que tes vœux cllkacrs encouragent
d.inssa carrière celui qui part de l'extrcmité
des maux , en ayant pour but la jierfictiou
des biens ; celui que la Fancc a nonunc sou
ange tutelaire ,etqui n'avudans ses transports
pour lui , que ses devoirs envers elle ; celui
que tous doivent seconder, connue s'ils se-
couraient la chose publique ; enlin celui qui
dev>it avoir un juge, uu admirateur, uu
♦oucitoyeu comme toi.
SUR J. J. ROUSSEAU. 3i,^
LETTRE y.
Sur le goût de Rousseau pour la Musique
[et la Botanique.
■I*-ous3EAC a écrit plusieurs ouvrages sur
la musique ; il aitna toute sa vie cet art avec
passion. Le Deviu du Village annonce même
du talent pour la composition. 11 voulait laire
adopter en France les mélodrames ; il oa
donna Pygmalion pour exemple; peut-être
ce genre ne devrait-il pas être rejeté, (^uaud
les paroles succc dent à la musique , et la
musique auv paroles, l'effet des unes et de
l'autre est plus grand ; elles se servent mieux
quand elles ne sont pas forcées d'aller en-
scmhlc. r,a musique exprime les situations , et
les paroles les développent. La musique pour-
rait se charger de peindre les mouvcmens
au-dessous des paroles ; et les paroles, de»
scntimcns trop nuancés pour la musique ;
mais quelle éloquence dans le monologue
(le Pygnialiou ! Comme l'on trouve vraisem-
blable c[je la statue s'anime à sa voix ! comme
S 3
3i8 LETTRE
l'on errait tonte rîc noire c.uc 1rs dieux ne
sont pour ri<n dans cr iM-raclc !
Rousseau a fait pour plusieurs romances
tirs ars simplis et sensibles, He ccs airs qui
s'aU;e:;t si bim avec la situation de l'arne ,
et que l'on peut chanu-r encore quaiul un
est nnlheunnjx. 11 en est q :clqiics-:in!. qui
me seitiniairnt nationaux; ic uic cvovais, en
Ifs ciuei ti iiii . irnii.-j)Ortée sur le >fiirnnct de
DOS juantii^uîb , ioii-quc le son de la tliiie
du Lfii^rr se prolo ij^e Icntctnt-nt au loin,
p<'r les C'.lios qui successivement lé répèlent.
Ils me rappelaient celte musique plutôt calme
que souilne, qui se prête aux srniiniens de
celui qni l'écoute , cl devient pour lui l'cx-
presMOii (le ce qu'il e'proi.vc (^uel esl l'iiomme
siMisible que la iiinMqne n'a iamais einii ! l'in-
fortune , lorstju'il peut l'cLOUter , (•hticnt
par elle la douceur de rép.iii'iio n<s I.iiiîus,
vi la rncla*:colie succîvlc à son de>eNjîoir ;
pendant qu'on rcuiend , se.-: st-usalions siif-
ijseut à l'espiit lomme au c(rur , et n'y
laissent pas rie vide. Il est des air.s qui mettent
1411 ruon.ciil d MIS l'extase ; 1< s ravisscmrns
;iu ciii sont toujours prccé;'tsdu cliœur dos
aiij;es. (^ue la nmsique retrace i>uissammont
Içs souvcuirs ! Comme elle ca dtvicut insé-
SUR J. J. ROUSSEAU. 3 = 9
parablc ! Quel homme agité par les pn^siosis
de la vie , entendit sans cinotion l'air qui
dans sa paisible cnfancs animait ses dauLCS
et ses jeux ! Quelle femme , lorsque le temps
a flctri sa beauté , peut écouter tans vcr^^er
des lermcs , la rcmauce que sou amant clian-
tait jadis pour elle ! l'air de cttte romance,
plus encore que ses paroles , renouvelle dans
nos cœur les mouvemcns de la jeunesse ;
l'aspect des lieux , des objets qui uons en-
touraient , aucune circoustance accessoire ne
se lie aux cvènemens de la vie comiuc la
musique ; les souvenirs qui nous viennent
par elle ne sont point accompagnés de re-
grets ; elle rend un uiomcut lee plaisirs qu'elle
retrace; c'est plutôt ressentir que se rappeler,
RoJisseau n'aimait que ks airs mélanco-
liques ; à la campagne, c'est ce genre de
musique que l'on soubaitc. La nature entière
semble .accompagner les sons plaintifs d'une
voix touchante. Il fuit avoir une ame douce
et pure peur sentir ces jouissances. Uu
homnu- ;v-/;ué par le souvenir de ses fautes,
ne pouiiait supporter la rêverie dans laquHlo
une musique sensible plonge. Un homme
tourmcnié par des remords déchira.is , ne
pourrait aimer à se rapprocher ainsi de luw
320 LETTRE
même , à distinguer tous ses scntimens , à
les éprouver tous , lentement et sucicïsive-
ment. Je suis porte'e à me couder à celui
que la musique , les fleurs et la campagne
ravissent. Ali ! le penchant au vice naît sans
doule dans le cœur de l'homme; car toutes
les sensations qu'il rcro't par les objets qui
renvironncnt , l'eu éloignent. Je ne sais ,
mais souvent à la lin ci'vm beau jour, dans
des retraites clianipêtrcs , îi l'aspect d'un ciel
e'toilc , il me semblait qi:c le spiclaelc de
la nature parlait li l'amede vertu , d'espérance
et de bonté.
Rousseau s'est long-temps occupé de la
botanique : c'est lujc uianière de s'intéresser
eu détail à la compagne. Il avait adopte ua
syslêine qui prouve encore , peut-être com-
))ien il trouvait que le scuvenir nuMUC des
lioin MUS, gâtait le plaisir que laconli niplatiou
<le la nalure fait éprouver. Il di.^tniguait les
plantes par leur forme, et jamais par leur
propriété; il lui hemblait que c'était les dé-
grader , fie ne les cousidérer que sous le
rapport d<- l'utilité dont elles peuvent être
aux hommes. Il ne nu^ paraît pas, je l'avoue,
que cette opinion doive être adoptée ; ce
n'est pas aviUir les ouvrages du Créateur <juo
SUR J. J. ROUSSEAU. 32»
de les croire destines à une cause finale, et
!e luoiide paraît plus imposant et plus lua-
jcitucux à celui qui n'y voit qu'une seule
Ii-'nsée ; mais l'imagination poétique et sau-
vap,e de Rousseau ne pouvait supporter de
lier à l'image d'un arbuste ou d'une fleur,
Ciiicment de la nature , le souvenir des maux
et des infirmités des hommes. Avec quel
charme il peint, dans ses confessions , ses trans-«
ports eu revoyant de la pervenche ; comme
elle lui retraçait tout ce qu'il avait éprouvé
jadis ! elle produisait sur lui l'effet de cet
air que l'on défend de jouer aux Suisses hors
de leur pays, dans la crainte qu'ils ne dé-
sertent. Cette pervenche pouvait lui inspirer
la passion de retourner dans le pays de Vaux;,
une seule circonstance semblable lui rendait
présent tous ses souvenirs. Sa maîtresse , sa
patrie , sa jeunesse , ses amours ; il recouvrait.
tout, il ressentait tout à-la-iois.
S 5
322
LETTRE
LETTRE VI.
S'if' 'l' caraciîre de Rousseai/.
J K n'ai pn'ut commence par ]>eindiT le
craiiulère de Rousseau. Ii n'u ccr.l ses coiw
fcssi lis qu" iprcs ses antres ouvrages ; il n'a
soiiuité raitciiiiou tics lir>tfuu-s pour lui-
xnpiiic , cri'apics avoir Jiieiité Irur r<"con-
waissaucc , cil Itiit coii>acriiiil piiid-'ni vini;t;
ans >û;i i^çiiie. J'ai suivi la marclu- qu'il in'a
tiaccf , cl t '< si pa'- I'.i'Miv ■ .nioii que sqs cents
doivent inspiiLV , que je inc suis piéparco
à iii?.?r son caratlîre , souvciil calouinic ,
souvent peut-i'lre trop jii.-tcuuM l bîàuie. Je
çhcrclu' à ne pas le tromcrcn conliastc avec
SCS ouvrages; je \ic i)Viis rc'iMv.r le mépris çt
r.idin'r:jt ou -, je lU' veux p-T^ v.nwf , sur mut,
qui d.ins irs écrils , le sceau de la \crilc
puiss;.- ctre iinilé par l'esprit , et qu'il ne r( sle
pas aux cœuis puis ci s'-nsibles, des s^pncs
ccrtaii's pour se reci» ii.iîue. Je \ais dor-o
essayer de i>eindre Rousseau, mais j'en eroi-
Vai souvent sci to.iliâsious. Cet ouvra;;e na
s r R .T. J. R O U s s E A U. 3 : •?
pas saii? (Innli- ce caractèie d'élevniinii qu'on
soubaiti rnità riioiiimc qui parîeae lui-uiéiuc,
cecaraclère qui sait pardonner la pciKcnalilc,
parce qu'on trouve firjplc que celui qui
le possède , soit important à ses yeux cornmc
aux nôtres*, mais il me semble qu'il est dif-
ficile de douter de sa since'rité ; on culie
plutôt qu'on n'inveute les aveux que les
confcssior»s contiennent. Les cvènciTicns qui
y sont racontés , paraissent vrais dans tous
les détails. II y a dos circo;ista'.:crs que 1':-
luaginalion ne trouverait jamais. D'nd'cms,
Ro7tsscmi avait un sentiment d'orgue:! qui
rc'potid de la véracité de ses mémoipcs. Il
se croyait le meilleur des lionuues \ il «ut
rougi de penser qu'il avait besoin pour se
montrer à eus , de dissimuler une seule de ses
fautes. EuTni, je trouve qu'il a écrit ses mé-
moires plutôt pour briller co'ume KisforieH
que comme liéros de l'histoire. Il s'est pbis
occupé du portrait que de la figure, il s'est
observé ; il s'est peint comme s'il s'était .>^crvi
de modèle à lui-même : je suis sure que son
premier désir était de se faire ressembla-it.
Je pense donc qu'on peut peindre Rmts-
sean d'après ses confessions , comme si l'on
avait vécu long-temps avec lui ; car ca
S 6
324 LETTRE
etudiimt ce qu'il dit, on peut se permettre
de ne pas pinscr comme lui. Le jugcuuiit
d'un homme sur son propre caractère , lo
fait connaître, même alors qu'on ne l'adopto
pas.
Rousseau devait avoir une figure qu'on
ne remarquait point quand on le voyait
passer, mais qu'on ne pouvait jamais ou-
blier quand on l'avait regarder parler ; de
j.'ctits yeux qui n'avaient pas un caraclîr©
à eux, mais recevaient successivement celui
des divers inouvcmens de son amc; ses sour-
cils étaient fort avances ; ils semblaient faits
pour servir sa sauvagerie, pour le garantir
de la vue des hommes. 11 portait presque
toujours la tête baisse'c , mais ce n'était point
la Qitterie ni la crainte qui l'avait courbée;
la méditation et la mélancolie l'ayaicnt fait
pencher comme une n<Mir que son propre
poids ou les orages ont inclinée. Lorsqu'il
se taisait , sa pliysionomie u'avait point
d'expression; ses all'cctions et ses pensées ne
se pei;^naient sur son visage que quand il
se mêlait à la conversation -, lorsqu'il gardait
le silence, tlles se retiraient dans la profon-
deur de son ame ; ses traits étaient communs ;
mais quaud i) parlait , ils dtiucelajcut tous j
SUR J. .T- ROUSSEAU. 325
îl ressemblait à ces dieux qu'Ovide nous, peint
quelquefois quittant par degrés leur dcgui-
simeiit terrestre , ri se faisant reconnaître
enfin aux rayons e'clataus que lauçaitnt leurs
regards. i
Son esprit e'tait lent , et son ame ardente ,
a force de penser , il se passionnait ; il
n'avait pas de inonvemens subits, appnrens,
triais tous ses sentimens s'accroissaient par
la re'flexioii. Il lui est peut être arrivé de
devenir amoureux d'une femme, à la longue,
en s'occupant d'elle pendant son absence ; elle
l'avait laissé de sang-froid ; elle le retrouvait
tout de flamme ; quc'quefois aussi il vous
quittait vous aimant encore , mais si vous
aviez dit une seule parole qui pût lui dé-
plaire , il se la rappelait , l'examinait , l'exa-
gérait, y pewsait pendant Imit jours et finis-
sait f^Br se brouiller avec vous; c'est ce qui
rendait presqu'irapossiMe de le détromper.
La lumière qui lui venait tout-à-coup , ue
détruisait pas des erreurs si lentement et si
profondément gravées dans son cœur. Il
était aussi bien dillicilc de rester pendant
long-temps très lié avec lui, un mot, un
geste faisait le su-et de ses plus profondes
médi^tatious 5 il euehaiuait les plus pctitw
326 I, E T T R K
circoiisîcnccsconimc dos propnjîiilons de [;éo-
inctric , f t il arrivait à ce qiiM appelait mio
démoi'.'tiMtio!!.. 7e crois que rima^inalioiie':ait
la preir.ière de ses facullc's, et qu'elle absor-
bait iii('ire tniUes les antres. ]1 rêvait plutôt
qu'il n'existait , et les évèncmcns de sa vio
se passaient dans sa tctc ,phitôl qu'au dehors
<K lui. Cittc ir.nnicri" d'être, semblait devoir
r'Ioii^ncr de la défiance , puisqu'elle uc pcr-
lueltait pas mêuie l'observation , mais clic
ne l'emp.'cliait pas de regarder , et faisait
seulement qu'il voyait n:al. Il avnit une auic
tendre : conruent en douter , lorsqu'on a
lu ses ouvraj^cs ? mais son imagination se
plaçait quelquefois entre ses an'ections et sa
raison , et tlctruisait leur puissance ;s'il pa-
raissait quelquefois insensible, c'estqn'il n ap-
pereevait pas les objets tels qu'ils c'talcnt, et
son creur eut » te plus emu que le r.ôti;c, s'il
avait eu les mêuios ycnx que nous. Le plus
grand reproche qu'on puisse faire a sa mé-
moire, celui qui ne trouvera point de défen-
seur , c'est d'avoir abandonne' ses cnfans ;
cil bierj ! ce même liomme eut t'ie' cependant
capable de donner les plus grands exemples
d'amour paternel , d'exposer sa vie vingt fois
pour conserver la leur , s'il n'eût pas et»
SL'Tl J. .7. R.OUSSEAU. .'J27
cot-îva-.cii t'jii'il If m- c, air^nait 1rs plus .r^rands
cmii'.'s Cl i'i'i- i<^l^^a.■•t ijyioicr ic iioiu de
leur porc ; s'il u'ciit ].ias cni qu'on voulait;
Cl) l'di.c clo îiouvcnL.xScïcles. L'iiuJigne icuiuie
q-.M pats^iit sa vie .-.vcc lui , avait appris assez
à If coiuiaîlie pour savoir le rcutire mal-
LtLircux, cl U- ictit ([non m'a f;:it des ruses
dont cil'-' se servait poui aLcruîuc scv craïutts ,
pour le rciuire certain ^ c ses .toutes, pour se-
coudcr SCS (iclcuiis, tst à pfiue croyable (i),
Rousseau n'etdit pas fou , mais une l'a-
cuUé de |ui-n\èine, i'iuia-^iiiatioQ cta;t eu
démence; il a^ait nac ^raiide puissance de
raison snr les me livres abstraites , sur les
(1) Un Genpvoi'î qui a véru avec Rousseau
pendant les viiif^l dernières années de su via ,
dans la jjIus t^iaude iaFÎinité, m'a peint souveat
l'aboiniuiibie caiitc'èie de sa femme. Les sollici-
tations arroces qu<? rciti^ mère de^naturée li;i fit
pour mettre ses enlans à l'iiôpiir.l , ne cessant
de lui réj)étpr que tous ceux qu'il croyait s*8
amis, s'ci'i'orreraient d'inspirer à ses enians une
haine raorteile conîro lui; làcîiant enfin de le
remplir, par se< ralomnies et ses i'einies IV.iyeurs,
de douleur et dw défiaiic£. C'est unegramle folie
sans doute d'é'outer ei d'aimer une telle ft-mnii-;
mais cette folie suppçsée, toutes les autres sont
vraiseinbkbles.
323 LETTRE
objets qui n'ont de rcaliti- que dans Kn pcnsc'c,
et une extravagance absolue sur tous ceux
dont la mesure est prise au dehors de nous;
il avait de tout une trop grnnilc dose ; à force
d'être supérieur , il était près d'être fou.
C'était un liouiuic fuit pour vivre dans la
retraite avec un petit nombre de personnes
d'un esprit borné, aliu que rien n'ajoutât ».
son agitation intérieure, et qu'il fut envi-
ronné de calme. Il était bon ; les inférieurs
l'adoraient ; ce sont eux qui juissenl sur-
tout de cette qualité ; mais Paris l'avait
troublé. Il était né pour l.i société de la
nature , et non jiour celle d'institution. Tons
ses ouvrnj^es expriment l'horreur qu'elle lui
ins;>ii;Mt ; il ne lui lut possible , ni de la
co!niM<ndre, ni dt- la supporter; c'était un
saiivaj;" des bords de l'Oréiioque , qui s«t fut
trouvé heureux de ])asser sa vie à regarder
couler l'eau. Il était ne contcinplalif , et la.
rêverie lai.sait son bonheur suprême ; sou
esprit et son ccKiir, tour-à-tour, s'cmpa-
raie!it de lui. Il vivait dans sa pensée ; le
mniid** pa-s.iil doucement sous ses yeux ; la
r:lit:;ion, les hommes, l'amour, la politique
l'occupaient successivement; apiès s'être pro-
wcuc seul tout jour, il revenait caLuie et
SUR .T. J.ROUSSEAU. 329
doux Les ineclians gagnent-ils à rester avec
eux-mêmes ! Ou ne peut pas dire , ccpeudaut,
que Rousseau e'tait vertueux , parce qu'il
faut des actioui> et de la suite dans ces ac-
tions , pour mériter cet élogp ; ma!s c'était
uu hoîumt qu'il fallait laisser penser sans en
rien exiger de plus, qu'il fallait conduire
comm'?un enfant , écouter comme un oracle;
dont le cœur était profondément sensible,
et qu'on devait ménager j uoa avec les pré-
cautions ordinaires, mais av.c celles qu'ua
tel. caractère exigeait • il ne fallait [)as s'en Ger à
sa propre innocence. Rousseau avait moins
que personne le diviu pouvoir de lire dans les
cœi.rs ; il fallait s'occuper de se montrer ce
qu'on était , de mettre en dehors ce qu'on
smtait pour lui. Je sais qu'on dira que ce
n'est pas .à I, pins noble inanicre d'aimer ,
mais uioi , je trouve qu'en sentiment, il n'y
a q l'une règle : c'est de rendre heureux
l'objet de nos afli étions; toutes les autres
sont plutôt inventées par la vanité que par
la délicatess-.
Rojt seau a été accusé d'hypocrisie, d'a-
bord p.iree que dans ses oivrages on a trouvé
qu'il soutenait des opinions exaltés : tout ce
<liii est, exagéré est faux, disent souvent ceux
33o LETTRE
qui veulent f .ire croire qu'où est plus loin
du but eu le passant qu'en n'y arrivant pas ;
il y a J" persoun- s exagérées à froid , si je
puis le dire, qui, sans être entraînées par
degrés, sans y être amenées par la suite de
leurs pensct's; avancent tout-à-coup uneopt-
nion cNtr'iue , et se décident à la défendre :
cclles-'ià , c'est un parti qu'elles prennent,
et non un mouvement qui les emporte ;
d'autres , dans diverses circonstances de leur
vie , ou dans les dilTérentes situations qu'elles
peignent dans leurs ouvra-ci , ne se sentant
pas l'accent du cœur , le prennent trop liant,
dans la crainte de le manquer : celles-là
peuvent ("tre accusées d'hy|)Ocrisie ; mais celui
qm- le transport de sou imagination et do sou
ame élève au-dessus de lui-uicmc, t sur-iout,
pewt-èlrc, au-de:-sus de ceux qui le Tsent,
celui que BOn élan emporte, et qui ^ent un
jr.oment ce qu'il n'aura peut-êlrc pas la forco
de stiilMtou)ours, est-ce cet hommc-ra qu'on
devrait accuser d'hypocrisie ? Ali ! celte cxaU
t.ition est le dciirc du génie; mais écoutez-Io
encore : il se pourrait que quand on raceusc
d'avoir passé le but, il n'eut fait que fian-
tliir les bornes ; cependant il faut blâmer
Roussea7t , s'il mauciuc à cette modération
SUR J. .T. ROUSSEAU.
33i
sars îaqu'-'llc on -le f)»rsjade pas criix qui
crotciit q!H' !a cîial'urck- l'auie nuitàla^us-
tcîsr de rcsprli *, >1 iant !c blâmer, s'il n'a
p." sfnti qn; le mon voiitfnt oioial n'est pas
soiut'is aux loix du mouvonient physique,
et qu'il ')'• bt pas besoin fie le cionner pfiis
lort qu' l HP faut, pour le ccmiTiuniqiur au
dcojië liéccssaire; mais poni rais-jc le trouver
ex seic , si je partageais tous ses sentimcns,
et si j'aJoptus tontes ses opinioiis? On accuse
encore Kouscnu d'iiyjjocrisie , en coin-
paraiit sa coM;iuitc nvic ses jjrinc'pes : les
act OMS iKi'sscnt du carac-lèie , et pcnvent en
donner l'ide'c; mais ies pen.'-iNS viennent sou-
vint pn- in-pirat 0!i ; <'t l'homme enivre par
l'esprit div M qui l'aminé , n'e>it pins lui-
même , quoiqu'il soit iiiiis \rii que lamais^
et s'a') i^uloMne CMlicrcnic; t au seutiuu-nt
qu'il eproi.ve en écrivant. Il existe un petit
nombre de morceaux d'e)oni'<Mice , dont le
c.irnc<cro auguste et mfsnré , calme et ferme ,
simple et noi)l<' , prouve , sans eu pouvoir
rl-outer , que leur auteur a toults les vertus
dont il parle; m lis quand ou n^' trouverait
Y)i^^i a Roii.^ seau ce seure d'éloquence , ipiand il
scri.it vrai qu'il détend Is puis grandes, les
plus belles, les plus touchantes des ventés,
3^12 LETTRE
avec lui cnlhoiisiasiîie trop poî'liquc , pour-
rait-on le soupçonner d'iiy poci isic ? Jious-
semi, liypociite! Ah! je ne vois dans toute
sa vie qu'un homme parlant, écrivant, agis-
sant involontaimcnt ; ses actions ne ressem-
blaient pas II ses principes j mais il se rendait
coupable en les appliquant faussement, plu-
tôt qu'en les abandonnant. Il sembl.iit aussi
quelquefois que son ame e'tait c'puisée par
ses pensées , et qu'elle n'avait plus le ressort
nécessaire pour agir. Un honune qui l'a beau-
coup vu , m'a pci it souvent avec quels
délices il se livrait au repos le plus absolu.
Un jour ils se promenaient ensemble sur le»
montapçncs de la Suisse: ils arrivèrent enfin
dans un séjour eiiehanteur ; un espace im-
mense se découvrait h leur yeux ; ils respi-
raient à celte hauteur , cet air pur de la
nature , auquel le sonfle des hommes ne s'est
|Kis encore mêlé. Le cnmiiagnon de Roris-
seau espérait alors que l'inQucnce de ce lieu
animerait son génie ; d'avance il l'écontait
parler : mais Rousseau se mit toul-à-conp
à joutr sur l'herbe, comme dans sa preiuièic
enfance ; iieureux d'être libre de se^ sentiniens
et de ses pensées, il n'était tourmente par
aucune de ses lacullcs , et co fut peul-clro
SUR J. J. ROUSSEAU. 333
un des plus doux niomens de sa vie. Ne le
voit-on pas , dès sou enfance , dans une sorte
d'égarement de méditation ? ne paraît-il pas
uiarchcr comme un aveugle dans la vie , et
juger de tout par ses pensées plus que par
^ses observations ?
Il y a des traits dans ses confessions, qui
révoltent les âmes nobles ; il en est dont il
inspire l'horreur lui-même par les couleurs
odieuses dont son repentir les charge : sans
doute quelques personnes, en finissant cette
lecture , ont le droit de s'indigner de ce que
Rousseau se croyait le meilleur de tous les
hommes ; mais moi, ce mouvement orgueil-
leux de Rousseau ne m'a point éloignée de
lui ; j'en ai conclu qu'il se sentait bon. Les
hommes se jugent eux-mêmes par le carac-
tère, plutôt que par leurs actions ; et il n'y
a que ce inayen de connaître un cœur sus-
ceptible d'erreurs et de folies. Il est exfraor-
dinaire que Rousseau raconte les fautes de
tout gcnro qu'il a commises ; mais si ce n'est
pas toujours seulement par franchise, c'est
quelquefois , je pense , un tour de force qu'il
entreprend : il ressemble à ces bons écrivains ,
qui essayent de faire passer un mot ignobic
dans la langue, J "avoue que je vois avec peine
834 LETTRE
dans ses confcssloos, des torts qnî tiennent
aux linl)tlmJes tic sa p>-cmicre di'stiiu-i' : mais
rélcvalioa de l'amc est pciil-êtrc unv ((> iiiite
qu'une seule faute fait perdre ; tllo naît de
la conscience de soi , et ccte conscK-nce se
loiidc sur la suite de toulr la vie : un -.cuE
souvenir qui fait rougir, trouble la noble as-
surance qu'elle inspire, et diminue mcuie le
prix qu'on y atlaclie. De tous los vices, il
est vrai, la bawsse est celui qui inspire le
moins'rinduli;'nce;i'eNcisd"uueqnaiucpcut
*Otrci'orir,'ne df tous Icsaaircs : cchu-là seul
ii»ît delà privai. on Ar- tout, s: nia.s quoiqu'il
y ait dans ks uiëmoircs de Roussetiu quel-
ques tra.ts qui maaqmnt sûrement de no-
Messes, ils ue iiK- paraissait d'accord ni avec
son caractère , ai avec le reste de sa vie. Ou
serait tenté de les prendre pour d-s actes
de folie , pour des absences de iCte ; ces traits
semblent en lui des bizarreries-, il n'est pas,
si l'on peut dire , l'arbre des fruilsquil porte:
c'est p:nt-élie le seul lioinuieqni ait été bas
par uunncns ; ccr t'est de to::s ses défauts
le plus habituel. Ces distinitions paraîtront
puut-clre trop subtiles pour le justifur : je
lie sais p.!S cependant si dans le» eontrasle»
c'iouuausdoutlos Louiiucs doiuient sans cc«s«
SUR J. J. ROUSSEAU. 335
rcîcmple , il ne faut pas apprendre à Ks
dislinjjuer par des nuances liues ? Je crois
aussi que quand on trouve dans la vie d'un
homme des mouremens et des actions d'une
hoDté parfaite, lorsque ses e'crils respirent
les sentimens les plus nobles et les plus ver-
tueux ; lorsqu'il possède un langage dont cha-
que mot porte l'empreinte de la vérité, ou
lui doit de chercher le secret de ses tcrts , de
tenir à l'admiration qu'il avait inspirée, de
la retirer lentement. Enfui les caractèrts ver-
tueux , comme les caracfères vicieux, se re-
connaissent mieux par des traits de de'tails,
que par des actions d'éclat. La plupart des
liomtnes , en bien comme eu mal, peuvent
être une fois differens d'eux-mêmes.
•Soit qu'on entende parler de Rousseau à
ceux qui l'ont aimé , soit qu'on lise ses ou-
vr:!gcs , on trouve dans sa vie , conune dans
ses écrits , des mouvemens , des sentimens ,
qui ne peuvent appartenir qu'aux an)es pures
et bonnes. (^)uand ou le voit aux prises
avec les hommes , on l'aime moins , mais
dès-qu'ou le retrouve avec la nature, tous
SCS mouvcmens répondent à notre cœur , et
son éloquence développe tous ks scutuncns
de udtrc ame. Comme sou séjour aux Cliar*
336 LETTRE
mettes est peint délicieusement ! comme il
était lieureux dans la paix de la campa-^ne !
Les jeunes gens désirent ordinairement le
mouvement ; ils appellent vivacité le besoin
qu'ils eu ont ; mais les auics vraiment ar-
dentes le redoutent : elles prévoient ce qu'il
eu coûte pour quitter le repos; elles s-ntent
que le feu qu'on allume peut devortr : mais
Rousseau, paisible dans sa retraite, n'é-
prouvait point de dcsir d'exercer scn géuie;
rêver , aimer , sulïïsail à ses facultés. Aimer,
que", que fiit l'objet de sa tendresse, c'était
sur cot objet qu'il plaçait ses chimères : ce
n'était pas à madame de li^ avens , c était à
l'amour qu'il songeait : ses sentinnms ne le
tommenlaicnt pas ; il n'étudiait pas dans les
regards de sa maîtresse le degré de passion
qu'ils lui inspiraient, c'était une personne à
aiuitr qu'il lui fallait. Madame de Tf'arens^
lans s'en mêler, faisait son bonheur. Fcuf-
élrc est-il vrai qu'un grand-homme, domi. é
par le génie de la pensée , que Rousseau sur-
tout,'n'a jamais éprouvé une passion qui vînt
uniquement du coeur : elle l'aurait distrait ,
elle n'aurait pas servi son imagination. Il
fallait que les facultés de son esprit fussent
pour quclv-jue chose dans ses scntiaiens ; il
fallait
SUR .T. J. ROUSSEAU. 33;
fallait ([u'il eût besoin de douer sa mailrcsse :
une iemnic parîaile aurait été sa meilicure
aitiic , mais non l'objet de son amour. Je suis
certaine qu'il n'a jamais lait que des clioix
bizarres; je suis certaine aussi que Julie est
la personne du monde dont il a été Iv pins
tpi'S ; c'était un liouime qui ne pouvait se
pai>>ionncr que pour des illnsloiis; heureux
si elles n'eussent pcs troui)!c son cœur avec
plus de violence qne la réalité même ! Il était
né bon, sensible et coudant ; mais lorsque
C'.tle cruelle folie de Tinjuslice et de riu;:,ra-
t.ludo des hounues l'eut saisi , il devint le
pins uialiu-nrcux do tous les ctrcs : ces uio-
nicns si doux de sa jeunesse, qu'il pr.j^nait
avec tant de charmes, ne se renouvelèrent
plus ; ses rêveries étaient des espérances; ses
lôvcrics devinrent des rcj;rets. A Turin autre-
fois, un sif;ne de sa jeune mattrcsïe ruviisait
son cœur, et malntcnaint le salut d'un vieux
invalide , qui seiid.le ne pas le liaïr , est le seul
Lien qu'il envie ( i). Mais rappekz-vous com-
( I ) On se souvient «lu lablrau diarmant nue
Jloussc.iu fair, dans se< Conlessiotis, de matbuîie
r.asilc , MarcbanJe à Turin, qui lui lit si-ue
ûviic le dolgl dans une glace , de se mettre à
riii.es div. Tome 11. T
338 LETTRE
Lien ,danssa)euncss9, ilestiinaitlcslibmmcs :
s'il a j)Ius changé qu'un antre , c'est qu'il s'at-
tendait iiîoius aux premières lumières qu'il
fut force de rcccToir. flh ! qui donc perd sc:m3
douleur l'aveugle bonté de sa jeunesse ? qui
donc perd sans douleur le." riantes espérances,
]a douce confiance du prnuier âge de la vie?
Rousseau n a pu le supporter : mais quille
est l'amc sensible dont le cœur se resserre sans
peine, et dont l'imaginatlan ne se décolore
pas avec regret ?
L'on a souvent accusé Rousseau d'être )ié
ingrat; mais je ne i-ais pas s'il est vrai que sou
ëloignement pour les bicsiiaits eu soit une
preuve. Peut-èlrc est-il des cœurs qui sen-
tent trop ce qu'exige la recoiuiaissancc j)Our
se soumettre à la devoir à ceux qu'ils n'ai-
inent pas; peut-être eu (.st-il aussi qui trou-
vent plus de clunm s dans le senlimcnt ,
lorsqu'il naît d'un allrait in\incible, d'uii
choix voloutaire, qu'aucun devoir ne com-
genoux devant elle ; et dans son Dialogue insen-
sé de Jeun Jacques avec Rousseau , du trausporC
qu'il éprouva loisqu'ini vieux Invaliile lu salua,
n'ctan: pas encore cnt,c , dil-iJ, dans la cor.jujatien
générale sontre mol.
SUR J. .1. ROUSSEAU. 339
mande. On peut craindre que la reconnais-
sance n'inspire pas assez d'attachement pour
cens qui noiis étaient indinérens; on peut
craindre qu'elle ne se inéie tr( p aux senti-
liieiis que mous éprouvons pour nos amis;
enfin ce (ier amour de l'indépendance me pa-
raît noble s'il s'applique aux étranj^ers, et
d(-licat, s'il regarde les objets de nos affec-
tions. Heureux celui qui n'a jamais eu be-
soin des autres que par le cœur , qui ne s'est
soumis que parce qu'il aimait , et sur qui per-
sonne , excepté les auteurs de ses jours, n'eut
jamais d'autres droits que ceux qu'ils recu-
rent de sa teurlresse ! Rousseau , il est vrai ,
en se faisant un système de ses principes,
avait le ridicule de toiitcs ses qualités, et
souvent même le toit dont elles approchent,
alors qu'on les exa;i,ère : mais l'obtcntation
même de celte haine pour les bienfaits a de
tels avantai^cs , 1rs preuves qu'il faut iii don-
ner sont si claires et si rares, qu'on pour-
rait sans danj^er se permettre aujoind'hvu
d'exciter en ce genre la va ni té des hommes (r)»
[i] Esr-il possible de ne p.is a^liniror la
uoi)le fietté avec laquelle le pauvre Rousseau da
G crève refusa consramment la [eiision que Ic
Roi d'Aiiglvlcne lui offrait.
T 2
340 T, F. T T R E
Ou a rcproilic à Jioiisseait , car celui que
toutes Its ailles scfisiljles dcvaicr.t iltTciiclre
coulino Kui- propre cause, n trouve bien des
accusa Uurs. ; ou a reproche à Uoasxeait d'a-
voir le. (Icsir dose sliicjulariscr : c>t-ee celui
qui obtenait h sou gré la p.ilme de In gloire,
qui pouvait soubaitcr de se signaler par des
Lizarrcrics ; et quand la supériorité de sou
génie le rendait si extraordinaire, pcut-oti
croire qu'il clurc'ir.it a l'ctrc par nue oriî^i-
riulUc pucrile? Il voulait, dit-on, se faire
remarquer de toutes les manières pos>ibIes ;
et jaujais îiomuie n'a tant aime' la solitude!
vovcz comme \\ e'tait beureux pendant le
temps qu'il passa dans l'isle de Saitit-Picrrc !
sciotir cliarniaut ! asyle délicieux! e'e^l-là
que l'aïuc <lc lloiixxeati erro encore ; c'est
dans les lieux qui exciièteiU ses pensées,
qu'il faut a!l:r r.ndve hor.rnase à sa jnc-
molre : que 1rs auics seiiMlji-s conçoivent
aiscment le bouheur qu'on j^oiitait dans celle
retraite ! 2io?{sscnu s'y livrait à ses profondes
luédilations; mais d'autres auraient |)u s'y
ab.indoMutr ;i lems rêveries; et tandis (ju'il
réUécliissait sur L- temps, le monde et la vie,
une femme malheureuse eut laissé le calme
SUR J. J. H O U S S E A U. 34 r
de la nature pcnctrer doucement Jusqu'à sou
cœnr.
l,es liommes sont peut-être plus faits pour
la solitude qu'ils ne pensent. Vers le milieu
de la vie^ on pourrait s'y trouver heureux;
ou ne serait plus attire' dans le monde par
rospérancc , on porterait dans la retraite des
souvenirs qui rempliraient la pcnstfe , et la
mort serait encore trop e'ioiyne'e pour sentir
le besoin de s'entourer de vivaus.
Rousseau fuyait çc qu'où appelle la so-
cie'té; mais il aimait les" paysans , et le mou-
vement que la vue des hommes répand dans
la cami)n;:;ne lui jjlaisait. Les habitans de
l'isle Saiiit-Picrre l'adoraient ; ils étalent
frappés de sa bonté; les malheureux sont si
doux dans un moment de repos ! Rousseau y
ravi des simples mœurs de ces pnysans, s'a-
bandonnait de nouveau à sa première es-
time pour les hommes; il les retrouvait sem-
blables à l'idée qu'il s'en était faite : il mon-
trait pour les enfans une prédilection ex-
trême; il avait tant le besoin d'aimer, que
son cœur s'y livrait , quand rol)iet seulement
i>e s'y opposait pas ! Pourquoi do"c> dans
les jardins d'I'Zrmenonvilli' , ne fiit-il pas
licurcux tomme dans l'islo Saint - Pierre ?
T 3
341 LETTRE
PoLuquoi donc, licla< ! est-ce dans ce séjour
qu'il a tiiii/itu' sa vie ? .Mi ! vous qui l'iio-
cusiez (le jouer un rwlc, de feindre le mal-
heur , qu'avez-vous dit quand vous avcznp-
jîris qu'il s'est donne la inort(i)? C'est à
(i) On sera priir-ètie c'tonnô «io c.-? que je le
j;arile ron:mc c:rtinn que Roussenu s'est donné
la moi r. Mais le niii'ine Genevois donr j'ai parle ,
rcrti; uv.c lenredeliu.fjuelqMetcinsavantsa njoit,
qiu' scnibliu'r anno;uer «c dessein. Depuis, s'ctant
infornii'' avec un «oin extrôinr* de ses derniers mo-
mens, il a sn rpie le matin dn jonron Rousseau
nionrur , il se leva en p.nfaite santé , mais dit cc-
ïiendiuit nn'i! uliair voir le soleil pour la dernière
fois, et prit , avant de sortir , du eaf't* qu'il fic
lui-!i,("n-.e. 11 renîia quelques heures après , et
corninenreiit idors à Mii.lT, it horriblement, il dé-
fendit eonsiRnimcnl q-i'on api'e'àt du secours et
qu'on e.vertît pcisonne. Peu du jouis avant re
triste jour , il s'ttaii flppi-rçu des viles inclina-
tions de s.i fenui'C ]ioitr nrt lionune de l'état le
plus li.is: il panu accable de cette découvcrie , ci
resta Iniil henic- de suite sur le bord de l'eau
d.!;!-; une ni''diia:ion profonde. Il me semble que-
si i'.in réunit ces détails à sa tristesse habituelle,
à l'acr^roissement cxiraordiiKiIre de ses terreurs
et de sesdéliaiiCJS , il ii'cS! plus possible de dou-
ter que ce faraud et lualheurcyx. hununen'au ter«
piiué voloaluircmem sa vie.
SUR J. J. ROUSSEAU. 348
ce »«is que les borauics lents à plaindre le»
autres , croient à l'infortune. Mais qui put
inspirer à lloiisseaii im dessein si fuiieïte ?
Coat in'a-t-on dit, la certitude d'avoir ctç
trompe par la i'euune qui avait seule cou-
serve sa conliauce, et s'était rendue néces-
saire en l<rdctacl)ant de tous ses autres liens.
IMais peut-é<re aussi que les longues rêve-
ries finissent par plonger dans le desespoir :
les piciniers jaurs sont ravissans ; l'ou se
trouve , l'on jouit de sts senlimeus et de ses
)3cn£ccs : uiais peut-on lixer long-temps la
desliute de l'hofume, sans tomber dans la
wiéiancolic ? mais nu-tout y a-t-il des téfcs
asficz^forles pour supportcrla vie iuactiv.e ctia
contemplation l.ahituellc. Rousseau accroisr
sait par la rcflcxioa toutes les idées qni l'afTli-
ccaient; bientôt un regard, un geste d'urv
liou^aie qu'il rencontrait, un cnîaut qui s c-
loigna'.t dtt lui, lui parurent; rie uoui'cllcs
preuves de cette baine universelle dont il so
croyait l'objet : mais , maigre cette cruelle
dcfuncc , il est toujours reste le meilleur des
liOMiines. 11 croyait que tout ce qui Tcavi-
ïonuiMt conspirait à lui faire du mal, et ja-
mais La pensée de le rendre ou de le pré-
venir u'est cutre'c daas sou auic, U se croyait
5^4 r^ "P f T R F.
dcstineà «î'juni^-, rt n'fltjissait pas con(rc sa
destinée. J'ai ru des hommes qu'il avait ai-
me's , dont il s'était se'pare', s'attendrir au
souvenir de leur liaison , s'accuser des négli-
gonces qui avaient pu faire naître ks sou[)-
cons de liousseau ^ l'aimer dans «on iii)i'!i-
tice, regarde* enfin le j^enre de folip qui Je
tourmentait comine e't rangé re à lui , conmie
une barrière qui einpécliait de se r.ii)|Mochcr ,
mais non de Si)uliaiter de le rejoindre. Les
dcîians , tels qu'on les voit dans le monde,
apprennent à jui;cr les hommes d'après ce
qu'ils sont eus-mèmes ; ils se craignent dans
les entres : mais Rousseau n'clait di'Haiit
que parce qu'il ne croyait plus au bonheur,
parce cjuM avait cte' tellement couraiuiu de
la p;uTail?, boule des hoinuu-s, qno, lorcc
de n'v plus croire, rien ne lui paraissait plus
cert.iin .«ur la t' rre : il l'eto't aussi, parce
qiif sa sublime raison sur les plus grands
sujets ne remn^ehait pas d'être domine' par
une idée iusrwyee, de peujer qu'd était dé-
teste par tous les honmirs. A h ! que je triuivo
durs ceux c[ui disent qu'il fallait bien de l'or-
j;ueil pour se croire ainsi l'olip t do l'atten-
tion universelle! Ouel triste orf;ucil , quo
tclui qui le portail i penser qu'il u'cxislait
s U II J. J. K 0 U 3 :> E A U. 34 5
pas âiir la terre un i'Lre qui iic ressentît de
la liaine pour iui ! Ah\ pourquoi u'a-t-iï
j)as rencontre une atne tendre qui eut mis
tous ses soins à le rassurer, à relever sou
courage abattu ; qui l'eût aimé profonde-»
jiient! il eût fini parle croire: le sentiment
auquel l'iimour-propre ni l'intérêt ne se mê-
lent point est si pur, si tendre et si vrai,
que cti.:quc mot le prouve; chaque mouve-
ineut ne permet plus d'en douter. Ah ! Roizs'
seau ^ qu'il eût été doux de te rattaclicr li la
vie, d'accompagner tes pas dans tes prome-
nades solitaires, de suivre tes pensées, etd»
les ramener p.ir degrés sur des espérances,
plus riantes ! Que rarement ou sait consoler
les nia';!ionre;!\ ! qu'on se met rurtment ati
to:i d'j it-ur aiuc ! ou oppose sa raison àleur
égarement, son sang-froid ù leur agitation ,
et Ifur conQanec s'arrête, et leur douleur scr
retire plus avant encore dans leur cœur. N;>
clurcliz [)as à leur prouver qu'ils n'oat pas
de vrais sujets de p:iues; oQVcz-lcur î)lul6t
quelques nouveaux moyens de boulicur:
Jaisstv-'.es croire àrinfortuuc qu'ils senteîiî:
les C()!!S()l('re/-vous , en leur appicn.i-nt que
le nialliLur qui les accable n'est pas digue do
pitié ! Ali ! SI la perte d'un objet paosioiiOÂÎ^
^4«» L ÎL 1 r R E
ment aime ci'it cause la tristesse <le Rojjs-
.«r(77/ , je ne m'afflii^prais pas de ce qu'il a
pp'ri saus coiiso atio"9 , de ce qu'un être >eii-
»ible ne lui a pas consacre sa vie ! Quelles
paroics d'espérance jienl-oa faire entendre
à celui qu'un s. uiblable nialli ur a frappe ?
Qur fait-il sur la terio , qu atteiuMe I;! mort ?
(Quelles expressions de ten Messe peut-on lui
adresser ? Un antre les a prononcées : il s'ea
Si rvait pour un antre ; elles le font tressaillir
de douU iM.(Jurlle8 iiiélc^aut pour lu 1 1-^sou-
vrnrqui ne quitte pas son cœur ? (Quelles
jouis'-anecs ponrrail-il avoir , sans sentir le rc-
gtelde les éprouver seul ? Non , à ce mallieur ,
quand le cœur en connaît l'étendue , la pro-
vidence ou la tnort peuvent seuleà servir de
consolation. Mais le deses] oir ce Rc21st
sciiu futtausé par cotte sombre mélancolie,
par ce découraj^enient de vivre , qui peut
saisir tons les hommes isolés, quelle que
soit leur destinée. Son anic était flétrie par
l'injustice ; il était effrayé d'être seul , do
îi 'avoir pas un cœur près du sien, de re-
tomber sans cesse sur lui-même, de n'iusr
pircr ni de ne ressentir uucun intérêt, d'être
indifférent «i sa {gloire, lassé (ic son génie,
tovumcuté par le bcsoiu d'aimer, et le uial-
SUR J. J. ROUSSEAU. 3^^
ieur de ne pas l'être. Dan la jeunesse, c'est
du mouvemeiit qu'on cherche, c'est de l'a-
mour qu'il faut; mais vers le déclin de là
vie, que ce besoin d'aimer est touchant!
qu'il prouve une ame douce et bonne, qui
teut s'ouvrir et s'épancher; que la pei'sou-
nalité fatigue, et qui demande à se quitter
pour vivre dans un autre! Rousseau était
aussi tourment* par quelques remords- il
avait besoin de se sentir aimé pour ne pas
se croire haïssable. Etre deux dans le mond^-
calme tant de frayeurs! les jugemens des
hommes et de Dieu ne surprendront pas seul.
Rousseau s'est peut-être permis le suicide
sans remords ; il «e trouvait si peu de chose
dans l'immensité de l'uaivers ! on fait n peii
de vide à ses propres yeux, qu'oa n'oc-
cupe pas de place dans un cœur qui nous
iurvit, qu'il est possible de compter pour
tien sa vie. Quoi l'auteur de Julie est mort
pour n'avoir pas été aimé! Un jour, dans
ces sombres forêts, il s'est dit : Jo fj,is iso7é
sur la terre j Je soufre ^ jt suis malhcu^
reux , sans ijne mon existence s.-rve à pcr^
sonne: je puis mourir. Vous qui T'accu»
«iez d'orsueU, sont-cc des «uccùs qui ]^^^
inaui|uaicat ? N'en pouyait-ii pav ^oquç,.;.
34« J. E T T R È
chaque Jour de nouveaux ? Mais avec q«i
les etil-il partagés? (^ui en auwAt )oui pour
l'en faire jouir? Il avait des nduiiratcurs ,
ïuais il u'ent pas d'aïuis. Ah! inaintcuant
»n iuulile altt iidrisscmciil se mêle à Tcn-
thousiasnie qu'il iiKspire ! ses ouvrages, si
ïemplis de vertus, d'amour de l'irtiuianitc ,
le fout aimer quaud il n'est piiis; et quand
il vivait, la calomnie retenait éloigne de lui;
elle iriouiphc jusqu'à la mort, et u'e'-t tout
ce qu'elle dcmand.-. t^ue le séjour eneiian-
teur où sa cendre, repose s'accorde avec le«
sentiuiens que sou souvenir iniipire! cet as-
pect niclaucoliquc préparé doucement au
jccuiilleuieut du cœur que demande i'hom-
inaf'e qu'on vii lui rendre. Ou ne lui a p.-;*
élevé eu marbre un faslr.cnx mausolée ; mais
la nature sominc, majestueuse cl belle, qui
euviroiuio son tombeau , st-mblc un non-
Veau î'enre de monument qui ra|)eile cl le
caraciorc et le génie de Rousseau : c'est
dans une île que son urne fnnéruire ett
placée: on n'eu approche pas .sansdessein ^ et
le sentiment religieux qui fait traverser lo
l?i; qui l'entoure, prouve que l'on est digne
d'y porter son olfreiule. Je. n'ai point j<lë
des Uoius s>u- celle tr.ste tombe : je l'ai loiî^-
icuips
SUR J. J- ROUSSEAU. 349
temps consi<Iérée les yeux baignés de pleurs :
Je l'ai quittée en silence, et je sui» re .éo
plongée dans la profond.u de la rêverie l
Vous qui êtes heureux, tie v.nez pas insul-
ter à son ombre ! laissez u malheur ua
a^ylc oij le spectacle de la félicité ne le [jour-
suivc pas. Ou s'empresse d montrer aux
étrangers qui se promènent dans ces bois,
les sites que Housseau préférait, les lieux
où il se reposait long-temps , les inscrip-
tions de ses ouvrages , d'Héloïse sur-tout,
qu'il avait gravées ?ur 1rs arbres ou sur les
rochers. Les paysans de ce village se joi-
gnent à l'enthousiasme des voyas^^eurs par
de« louanges sur la douceur , sur la bien-
faisance de ce pauvre Rousseau. Il étaii
bien triste ^ dirent-ils, mais il était bien
l'On. Dans ce séiour qu'il a habité, danses
séjour qui lui est consacré, ou dérobe à la
mort tout ce que le souvenir peut lui arra-
cher ; mai» l'impression de sa perte n'en est
que plus terrible : on le voit presque , on
l'uppclle, et les abîmes répondent. Ah!
Rousseau ! déleiiseur des faibles , ami des
aialheureux, amant passionné de la vertu,
toi qui peignis tous les mouvemens de l'ame;
et t'attendris sur tous les gaure» d'infortuuc,
eiicss Uip* Tome U/, X
^So LETTRE
tlignc l ton tour de ce sentiment de coui-
passion, que tou cœur sut si bien cxpriuur
et ressentir, puisse une voix dio„e de toi
sViGver pour tedcTendrc! et puisque tes ou-
vrages ne le j;aran tissent pas des traits de la
celonuiic, puisqu'ils ne sufliscnt pas h ta
jnst.Geation, puisqu'on trouve des âmes qui
résistent encore aux scnliuiens qu'ils inspi-
rent pour leur auteur, que J'ardeur de te
Jouer enflamme du moins ceux qui t'admi-
rent !
Les lainics des mallienrcux cfTacent cLa-
que jour les simples inscriptions que l'amitié
fit graver sur la tombe de Rousseau. Je
demande que la reeonn.îiisanee des hommes
qu'il éclaira, des hommes dont le bonheur
l'occupa toute sa vie, trouve enlin une in-
terprète; que l'éloquence s'arme pour lui,
qu'à son (our elle le serve, (^uel est le^rand
homme qui pourrait dedai-ner d'assu'Icr la
gloire d'un ^rand homme? Ou'il serait beau
de voir daui ions les siècles c<'lte lij^ue du
géuie contre l'envie! que les hommes su-
périeurs, qui prendraient la défense de»
linnunes sui)erieurs qui 1rs auraient piccé-
de's, donuneraieut un sublime exemple à liurs
successeurs I le wouumcut r^u'ils auraient
SUR J J. ROUSSEAU. 35ï
élcve servirait un jour de piédestal à leur
statue! Si la oalomuie osait aussi les atta-
quer, ils auraient d'avance mis en détiance
contre ellfc, c'mousse' ses traits odieu\; et la
justice que leur rendrait la poste'rite, ac-
quitterait la reconnaissance de l'ouibre abaa-
donnée dont ils auraient prote'ge'ia gloire»
FIN.
V *
LETTRE
De madame la Comtesse Alexandre
DE f^ASSY y à madame la Baronne
de Staël , sur le livre intitulé :
hettvp.s sur les Ouvrages et le
Caractère de J. J. Rousseau.
J^o USSE AU , eiî mourant, a laissé, Ma-
dame, à ceux qui rentomaicnt le souvenir
de ses vertus et l'amour de sa gloire : voilà
mes titres pi ur vous parler des lettres que
Vous avez écrites sur lui ; cet ouvraire, fait
pour être distingué , excitera vlvemouln cu-
riosifc du })i)b!ic et la satisfera. Malheur <i
celui qui, après la lecture de ce livre, n'é-
prouvera pis, pour l'auteur,, le *cnliiueut
dont vous êtes pénctice pour Jlousseau.
Mais, Madame, on vous a trompée, en
vous disant qxC il s'est donne la mort ^ et
cette erreur que vous accréditez peut avoir
des conséquence» si dani^ereuses par leur
effet , si fâcheuses pour la mémoire de Ilous-
^eaUf ^ue je crois remplir un devoir sacre
V 3
SUR J. J. ROUSSEAU. 353
en me hâtant de la détruire. Un homme tel
que lui appartient à l'univers, ses préceptes
persuadent, ses exemples en (raî lient.
La tuort de Rousseau est si touchante,
si belle, si sublime, c'est une si grande le-
coa qu'un grand homme, aux prises avec
la douleur, recevant avec reconnassance ,
les soins qu'on lui rend , et voyant arriver,
sans efîroi , le moment prescrit pour sa des-
truct.on; cet exemple est si frappant pour
moi , qui en ai été presque témoin , que je
ne puis voir sans douleur, accuser Rous-
seau d'une action qui était loin de son cœur,
et en contradiction avec ses principes,
IVon , Madame, Rousseau n'a point ter-
mine volontairement sa vie, le détail que
vous rapportez des circonstances qui précé-
dèrent ses derniers momens , n'est point
exnci; Rousseau nt pouvait pas être instruit
de l'infidélité de sa femme ou du moins de la
personne à laquelle il avait accordé la grâce
d'en porter le nom , puisque ce n'e t que
pins d'un an après la moit de Rousseau y
qu'ille a eu des torts assez graves pour ne
pouvoir plus rester à Krnienonville.
I,es preuves que je m'ofTie à vous donner.
Madame , sont la copie du procès-verbal fait
3^4 LETTIl K etc.
par les chirurgiens, le temoi-na.qc de mnn
père, celui de M. le Bc-ne de I>rcsie, ami
intimo de J{o;/sseau , et qui ct.iic à Ermc-
uonvilic à cette l^itaîe époque. E.ifi.i niicre-
ktioii qui contient les détails les pins cir-
constanciés de ce malÎHMiretix cveneirent.
Votre attaclie:nent pour la mémoire de
r^usseau vous rend dij^nc d'entendre la vé-
rité', le mien wrimpcsc !<i loi de la dire. Js
ne vous demaridc point d'excuses i>our une
lettre que sou inofii' justifie.
J'ai l'honneur d'être , Madame, votre très-
humble , trcj-obeissante servante,
DE GER^JUniX , Ccmtv^.e
REPONSE
De madame de Staël a la lettre de
madame la comtesse ^iIlexandre de
f^Assr.
N Genevois, secrétaire de mon père;
Madame , et qui a passé Ja plus grande partie
de sa vie avec Jioussean ; un autre, nommé
Mouton, Iiommc de beaucoup d'esprit, et
coîiîident de s^s dernières pcnse'cs , m'ont
assure ce o^xxz j'ai écrit; et des lettres que
J ai vues dcJiii , peu de tempsavant sa mort,
annonçaient le dessein de terminer sa vie;
vodà ce qui peut excuser mon erreur, car
c est ainsi que j'appelle une opinion que
vous combattez. Je pensais à joind-e votre
iettre à celies que j'ai e'critcs sur jf?o?/^.yeaz/,
niais quelques mots de bonté qui s'y trou-
vent, m'ont lait craindre qu'on ne me soup-
çonnât de m'étre plus occupée de j)ublier
votre suflVaj^e que de justifier Rousseau.
Est-ce le justifier, en eflct, et jugcrcz-vous
sévèrement une faute qui porte avec elle-
même \xnQ si grande excuse, le malheur qui
peut y entraîner? Vous, Aladaine, qui n'êtes
euyirunnée que de geus qui vous aiuieut.
358 RÉPONSE etc.
CCS profondes douleurs ne peuvent vous étr«
connues; mais vous avez un cœur qui doit
les concevoir et Jes pardonner. Je crois donc
que , si je me suis trompée , je n'ai pas fait
tort à la mémoire de Rousseau \ d'adleurs,
cet ouvrage connu seulement de mes amis,
ne niéritp pas de la corriger, ce serait lui
donner une importance qu'il ne peut avoir,
et qu'il n'aura j.Ttnais. Agre'ez, Madame,
jnes remercirnens , pardonnez-moi de n'avoir
pas, comme je l'aurais désiré, r»iuUi hom-
mage au grand liotume qnc vous avez aimé.
Si je Ini avais connu ce bonlitiir^ j'aurais
ctc certaine qu'il u'ayait pas quitté voiou-
taireuicut la vie.
J'ai , ect,
NECKER, Baronne VE
STAËL.
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