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Full text of "Oeuvres complettes de J.J. Rousseau, citoyen de Genève"

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TITAM 
TE  HO. 


N^  IH  m 


Library 

of  the 

Univcrsity  of  Toronto 


I 


(EU  V  RE  s 

COMPLETTES 
DE  J.  J.  ROUSSEAU. 


Digitized  by  the  Internet  Archive 

in  2010  with  funding  from 

University  of  Ottawa 


http://www.arclnive.org/details/oeuvrescomplette37rous 


ŒUVRES 

COMPLETTES 

DE   J.  J.  ROUSSEAU, 

ClTOTES    DE     GekÈVE. 

NOUVELLE      ÉDITION. 

TOME  TRENTE -SEPTIÈME* 


A    PARIS, 

(BÉLrjj,  Libraire,  rue  St.  Jacques,  n**.  ao^ 
Caille  ,  rue  de  la  Harpe,  n°.  i5o. 
Gr.ÊGQiRE,  rue  du  Coq  St.  Honoré. 
\  oLLAKD  ,  quai  des  Augustiùs  ,  n°.  aj. 

T  7  9  3. 


PIECES 

I  V  E  R  S  E  S, 

TOME    SECOND. 


Pièces  àif.  Toia«  II. 


PROJET 

POUR 

L^  ÉDUCATION 

DE     MONSIEUR 

DE     SAINTE-MARIE. 

V  ou  s  m'avez  fait  l'Iioiinem-,  Monsieur, 
df  iiK-  confier  l'iiistructioM  de  messieurs  vos 
çnfjiris.  C'est  à  moi  il'y  repondre  par  tousmes 
soins  et  par  toute  l'ctcaduc  des  lumières  que 
je  puis  avoir  ;  et  j'ai  cru  que  pour  cela  ,  luoa 
premier  objet  devait  être  de  bien  connaître 
les  sujets  auxquels  j'aurai  à  faire  :  c'est  à  quoi 
j'ai  principalement  euiployé  le  temps  qu'il  y 
a  quci'ai  l'hoMiKMir  rl'ètr<- dans  votre  m-dsofi, 
et  je  crois  être  suirisan<iri(>nt  au  fait  àc(  t  e'^^ard 
pour  pouvoir  régler  ia-dcssns  le  pian  de  ieur 
e'cliitition.  Il  n'est  pas  uécpssaire  que  je  vous 
fasse  compliment ,  iMonsienr,  sur  ce  qup  j'y 
ai  remari.  éd'avantacicux;  l'aflection  que  j'ai 
courue  ^.our  eux  se  déclarera  par  des  marques 

A  2 


^  PROJET 

plus  solides  que  des  louanges;  et  te  n'est  p» 
un  père  aussi  tendre  et  aussi  éclairé  que  vous 
l'êtes,  qu'il  faut  instruire  de»  belles  qualité* 
de  ses  cnfans. 

Tl  me  reste  à  présent,  Monsieur,  d'être 
éclairci  par  Tous-mêmc  des  vues  particuiièjx» 
que  vous  pouvez  avoir  sur  chacun  d'eux,  (la 
degré  d'autorité  que  vous  êtes  dans  le  desscia 
de  m'accorder  à  leur  é-ard  ,  et  des  borne» 
que  vous  donnerez  à  uies  droits  pour  les 
récompenses  et  les  chàtimeus. 

11  est  probable.  Monsieur,  que  m'ayant 
fait  la  faveur  de  m'agrcer  dans  votre  maison 
avec  un  appointcment  honorable  et  des  dis- 
tinctions   aalteuses  ,    vous  avez  attendu  do 
moi  des  effets  qui  ropondisseut  a  drs  condi- 
tions si  avantageuses  ;  et  l'on  voit  hiea  qu'il 
ne  fallait  pas  tant  de  frais  ni  de  façons  pour 
donnera  messieurs  vos  enfans  un  précepteur 
ordinaire  qui  leur  apprît  le  rudiment,   l'or- 
tboçr.iphe  ,  et  le  catecbismc.  Je  me  promets 
bien  aussi  de  iust.licr  de  tout  mon  pouvoir 
les  espérances  favorables  que   vous   avez  pa 
concevoir  sur   mou    coîupte  ;  et  tout   plein 
d'ailleurs  de  fautes  et  de  faiblesses,  vous  n« 
lue  trouverez  jamais  à  me  dûuealir  uu  instaut 


D'Ê  D  U  C  A  T  I  O  N.  S 

s«r  le  zèle  et  l'attachement  que  je  dois  à  mes 
cièvcs. 

Mais  ,  Monsieur  ,  quelques  soins  et  quel- 
ques peines  que  je  puisse  prendre,  le  succès 
est  bien  e'ioigne'de  dépendre  de  moi  seul.  C'est 
riiarmonie  parfaite  qui  doit  rc'gncr  entre 
MOUS,  la  conBance  que  vous  daignerez  m'ac- 
corder,  et  l'autorilc  que  vocs  me  donnerez 
sur  mes  élèves  ,  qui  d<#'cidera  de  l'effet  de  mou 
travail.  Je  crois,  Monsieur,  qu'il  vous  est 
tout  manifeste  qu'un  homme  qui  n'a  sur  des 
entans  des  droits  de  nulle  espèce  ,  soit  pour 
ircndre  ses  instructions  aimables,  soit  pour 
icur  donner  du  poifîs  ,  ne  prendra  jamais 
d":'  coudant  sur  desespritqui  ,  dans  le  fond, 
qu(^lque  précoces  qu'on  les  veuille  supposer  , 
icglenl  toujours  à  certain  âge  les  trois  quarts 
de  leurs  opérations  sur  les  impressions  des 
sens.  Vous  sentez  aussi  qu'un  maître  obligé 
déporter  ses  plaintes  sur  toutes  les  fautes  d'un 
enfant  ,  se  gardera  bien  ,  quand  il  le  pourrait 
avec  bienséance,  de  se  rendre  insupportable 
en  renouveilantsans  cesse  de  vaines  lamenta- 
tions :  et  d'ailleurs,  mille  petites  occasions 
décisives  de  faire  une  correction,  ou  de 
flattera  propos,  s'échappent  dans  l'absence 
■d'uu  père  et  d'uuemère,  ou  dans  des  momcas 

A  i 


6  PROJET 

où  il  serait  messc'aiit  de  les  intcnompve  aussi 
désa-n'ablcmcut  ;  et  l'on  n'est  plus  à  temps 
d'v  revenir  dans  un  autre  instant,  où  leclian- 
geineiit  des   idées  d'un    enfant  lui    reiuhait 
pernicieux  ce  qui  aurait  e'tc'  salutaire   :  enfîa 
un  enfant  qui  ne  tarde  pas  à  s'apercevoir  de 
rin.'puissance   d'un   maître  à  son   c'j,iird  ,  en. 
prend   occasion    de  faire   peu   de   cas  de  ses 
défenses  et  de   ses  précept  s  ,  et  de  détruire 
sans  retour  l'ascendant  que  l'autre  s'ellnrcait 
de  prendre.  Vous  ne  devtz  pas  croire,  Mon- 
sieur ,  qu'en  parlant  sur  c«.  to!î-'<à  ,  le  sou- 
haite de  me  procurer  le  dro  t  de   maltraiter 
messieurs   vos  enfant  par  des  conps;   le  me 
suis  toujours  déclaré  contre  cetlL-  métlio?lc  : 
rien  ne  me  paraîtrait  plus  triple  pour  M.  de 
Sainte-Marie  que  s'il  ne  restait  que  cette  voie 
de  le  réduire  ;  et  j'ose  me  promettre  d'oljtenir 
désormais  de  lui  tout  ce  qu'on  aura  lieu  d'ea 
exiger,  par  des  voies  moins  dures  et  plus  con- 
venables ^si  vous  i^outcz  le  plan  que  j'ai  l'hon- 
neur de  vous  proposer.  D'ailleurs,  à  pailer 
franehcment-j  si  vous  pensez,  Monsieur, qu'il 
y  eut  de  ri<;nominie   a  monsieur  votre    lil» 
d'être   frappé    pr.r  des  mains    étrangères,  jo 
trouve    aussi    de   mon   cAté  qu'un   honnête 
liQuuuc  ne  saurait  "uèrc  mettre  les  siennes  q 


D'EDtyCATION.  7 

un  usage  plus  honteux  queclr  1rs  «  in;>lovcrà 
maltraiter  un  enfant.  Mais  à  l'c'^iiard  <(•  Ui.  le 
Sainte-Marie,  il  ne  manque  pas  d^  voif  ue 
le  cliâticr  dans  le  besoin  ,  par  des  mon  Bc•a-- 
tion5  qui  lui  feraient  encore  plus  d'impres- 
sion, et  qui  produiraient  de  meilleurs  t;fi"'?ts; 
cardans  un  esprit  aussi  vif  que  le  sien  ,  l 'idéo 
des  coups  s'eQ'accra  aussitôt  que  la  douleur  , 
tandis  que  celle  d'un  mépris  marque,  ou 
d'une  privaliou  sensible,  y  restera  beaucoup 
plus  loiig-tenips. 

TJn  maître  doit  être  craint  ;  il  faut  pour 
cela  que  l'clève  soit  bien  conraincu  qu'il  est 
en  droit  de  le  punir  :  mais  il  doit  sur-tout  être 
aimé;  ctquelmoyc-n  auu  gouverneur  de  se  faire 
aimer  d'un  entant  à  qui  il  n'a  iamaisàprojjoscr 
que  deà  occupations  contraires  à  son  --oiU  , 
si  d'ailleurs  il  n'a  If  pouvoir  de  lui  accorder 
certainespetitcsdouceurs  dedétail  qui  iiecoû- 
tent  presque  ni  dépenses  ni  perte  de  tefnps  ,  et 
qui  lie  laissent  pas  ,  étant  raénaj^rcs  îi  propos, 
d'être  extrêmement  sensibles  à  un  enfjut,  et 
de  l'attacher  beaucoup  à  son  maîlif  ?  J'ap- 
puierai peu  sur  cet  article,  parce  qu'un  père 
peut  sans  incouvéuient ,  se  cotiserv  r  1^  dio-t 
exclusif  d'accorder  des  !ti  âces  àsoii  fi!  >,  pourvu 
qu'il  y  apporte  les  précautions  suivautci  ,ué-. 

A  4 


8  PROJET 

sessairessnr-toutà  M.  de  Sainte-Marie,  dont 
la  vivauitc  et  le  pendant  à  la  dissipation  de- 
mandent plus  de  dépendance,  i^  Avant  que 
de  lui  faiif  quelque  cadran,  savoir  secrcte- 
inent  du  gouverneur  s'il  a  lieu  détre  satisfait 
de  la  conduite  de  l'enfant.  2".  Déclarer  au 
jeune  homme  que  quand  il  a  quelque  grâce 
à  demander,  il  doit  le  faire  par  la  bouche  de 
son  gouverneur,  et  que  s'il  lui  arrive  de  la 
demander  de  son  chef,  cela  s»-iil  suffira  pour 
l'en  exclure.  3^.  Prendre  de-ià  occasion  de 
rej)rochcr  quelquefois  au  gotvcrmur  qu'il  est 
trop  bon,  que  sou  trop  de  facilite  nuira  »u 
progrès  de  son  élève,  et  que  c'est  h  sa  prudence 
à  lui  de  corriger  ce  qui  manque  à  la  modé- 
ration d'iuienfant.  4".  (^>ue  si  le  maître  croit 
avoir  quelque  raison  de  s'ojiposïr  à  quelque 
cadeau  qu'on  voudrait  faire  à  ^u  élève,  re- 
fuser absolument  de  le  lui  accorder  ,  jusqu'à 
ce  qu'il  ait  trouvé  le  moyen  de  f!éi.hir  sou 
précepteur.  Au  reste  ,  ri  ne  sera  point  du  tout 
nécessaire  d'expliquer  au  jeune  enf.-nt,  dans 
l'occasion  ,  qu'on  lui  accorde  quelque  faveur 
précisément ,  p;;rcc  qu'il  a  bien  fait  son  de- 
voir :  nuis  il  vaut  mieux  qu'il  conçoive  que 
les  plai.>irs  et  les  ilouceurs  sont  les  suites  na- 
turelles de  la  sagesse  et  de  la  bouuc  condu^c. 


D' ÉDUCATION.  9 

que  s'il  les  regardait  comme  des  recompenses 
arbitraires  qui  peuvent  dépendre  du  caprice  , 
et  qui  dans  le  fond  ne  doivent  jamais  être 
propose'es  pour  l'objet  et  le  prix  de  l'étude  et 
de  la  vertu. 

Voilà  tout  au  moins,  Monsieur ,  les  droits 
que  vous  devez  in'accorder  sur  monsieur  vo- 
tre fils,  si  vous  sovïhaitez  de  lui  donner  une 
heureuse  éducation  ,  et  qui  réponde  aux 
telles  qualités  qu'il  moutre  à  bien  des  égards  , 
mais  qui  actuellement  sont  offusquées  par 
^beaucoup  de  mauvais  plis  ,  qui  demandent 
d'être  corrigés  a  bonne  heure,  et  avant  que  le 
temps  ait  rendu  la  cliosc  impossible.  (Jela  est 
si  vrai ,  qu'ils'en  faudra  beaucoup  ,  par  exem- 
ple, que  tant  de  précautions  ne  soient  nécet- 
saires  envers  M.  de  Condillac  ;  il  a  autant 
besoin  d'être  poussé  que  l'autre  d'être  rete- 
nu, et  je  saurai  bien  prendre  de  moi-même 
tout  l'ascendant  dont  j'aurai  besoin  sur  lui  : 
mais  pour  M.  de  Sainte-Marie  ,  c'est  un  coup 
de  partie  pour  son  éducation  ,  que  de  lui  don- 
ner une  bride  qu'il  sente  ,  et  qui  soit  capable 
de  le  retenir  ;  et  dans  l'état  où  sont  les  choses, 
les  sentimens  quevous  souhaitez,  Monsieur, 
qu'il  ait  sur  mon  compte  ,  dépeucioiit  beau- 
coup plus  de  vous  que  de  moi-mêinr. 

A  5 


10  PROJET 

Je  suppose  toujours  ,  Moti«icnr  ,  que  vov»s 
n'aurici:  j^arde  de  coufur  reMiicalion  de  incs- 
sieiiis  vos  eiifans  à  un  homme  qu?  vous  ne 
croiriez  pas  difi^uc  de  votre  csliino  ;  et  ne 
pensez  point  ,  je  vous  prie  ,  que  p;ir  le  parti 
que  j'ai  pris  de  ni'attaclicr  sans  n-sirveà  votre 
uiaison  dans  une  occasion  délicate  ,  j'aie  pré- 
tendu vous  eiiga;:;er  vous-même  en  aucune 
manière;  il  y  a  bien  de  la  dillerence  entre 
nous  ;  en  tcsaiit  mon  devoir  autant  que  vous 
m'en  laisserez  la  lii^crté  ,  je  ne  suis  responsa- 
ble de  rien  ;  et  dans  le  lond,  comme  vous 
êtes  ,  Monsieur  ,  le  maître  et  le  supérieur  na- 
turel de  vos  enfans,  je  ne  suis  pas  en  droit 
de  vouloir  à  l'égard  de  leur  éducatioii  ,  forcer 
voire  goût  de  se  rapporter  au  mien  ;  ainsi  après 
vous  avoir  fait  les  représentations  qui  m'ont 
paru  nécrss  lires  ,  sM  arrivait  que  vous  n'en 
jugeassiez  pas  de  mcnie  ,  ma  conscience  serait 
quitte  à  cet  c^ard  ,  et  il  ne  me  resterait  qu'à 
uie  conformera  votre  volonté.  Mais  |)(inr 
Vous,Moiisieur,nu!le  considérât  Ion  lui  mai  ne 
ne  peut  balancer  ce  que  vous  devez  aux  mœurs 
et  à  l'éducation  de  mcshienrs  vos  enfans;  et 
je  ne  trouverais  nullement  mauvais  qu'après 
in'avoir  découvert  des  défauts  que  vous  n'au- 
riez peut-être  pas  d'abord  aperçus  ,  et   qui 


D'E  D  U  C  A  T  I  O  N.         ti 

seraient  d'une  certaine  conséquence  pour  mes 
élèves  ,  vous  vous  pourvussiez  ailleurs  d'un 
meilleur  sujet. 

J'ai  donc  lieu  de  penser  que  tant  que  vous 
me  souS'cz  dans  votre  maison,  vons  n'avea 
pas  trouvé  enmoi  de  quoi  effacer  l'estime  dont 
vous  m'aviez  honoré.  Il  est  vrai,  Monsieur, 
que  je  pourrais  me  plaindre  que  dans  les 
occasions  où  j'ai  pu  commettre  quelque  fau- 
te ,  vous  ne  m'ayez  pas  fait  l'honneur  de  m'ea 
avertir  tout  un  ment  :  c'est  une  grâce  que  je 
vous  ai  demandée  en  entrant  chez  vous^et 
qui  marquait  du  uioins  ma  bonne  volonté  : 
et  si  ce  n'est  en  ma  propre  considération  ,  ce 
serait  du  u^oins  pour  celle  de  messieurs  vos 
enfans  ,  de  qui  l'intérêt  serait  que  je  devinsse 
un  homme  parfait,  s'il  était  possible. 

Dans  ces  supponitions ,  je  crois  ,  Monsieur, 
que  vons  ne  devez  pas  faire  dilBcnlté  de  com- 
muniquer à  M.  votre  Gis  les  bons  scntimens 
que  vous  pouvez  avoir  sur  mon  compte,  et 
que  comme  il  est  impossible  que  mes  fautes  et 
mes  faiblesses  échappent  à  c'cs  yeux  aussi 
clairvoyans  que  les  vôtres  ,  vons  ue  saurica 
trop  éviter  de  vous  en  entretenir  en  sa  pré- 
sence :  car  ce  sont  des  impressions  qui  portent 
coup  ;  et  j  comme  ditM.  de  la  Bruyère ,  le  pr^ 

A  6 


ÎI2       •  PROJET 

iniorsoin  deseufansestdechcrcherlescndiolts 
faibles  de  leurs  maîtres  pour  acquérir  le  droit 
de  les  mépriser  :  or ,  je  demande  quelle  im- 
pression pourraient  faire  les  leçons  d'un  hom- 
me pour  qui  sou  écolier  aurait  du  niéj)ris  ? 

Pour  me  flatter  d'un  heureux  succès  dans 
l'éducation  de  M.  votre  fils  ,  je  ne  puis  doue 
pas  moins  exiger  que  d'en  être  aimé ,  craint  , 
et  estimé,  (^ue  si  l'on  me  répondait  que  tout 
cela  devait  être  mou  ouvrage  ,  et  que  c'est  ma 
faute  si  je  n'y  ai  pas  réussi  ,  j'aurais  à  me 
plaindred'un  jugement  si  injuste.  V''ousn'avo2S 
jamais  eu  d'explication  avec  moi  sur  l'auto- 
rité que  vous  me  permettiez  de  prendre  à  soQ 
ég  rd  :  ce  qui  éta;t  d'autant  plus  nécessaire 
<}i'e  )e  commence  vn  métier  que  je  n'ai  jamais 
fait;  que  lui  nyant  trouvé  d'abord  une  résis- 
tance parfaiio  à  mes  instructions  et  une  négli- 
gence excessive  pour  moi ,  je  ti'ai  su  comtijent 
}c  réduire;  et  qu'au  moindre  mécontentement 
il  courait  chercher  un  asile  inviolable  auprès 
deson  papa,  auquel  peut-étrcil  ne  manquait 
pas  ensuite  de  conter  les  choses  comme  il  lui 
plai.sait. 

Heureusement  le  mal  n'est  pas  jrrand  ,  à 
l'âge  cù  il  est;  nous  avons  eu  le  loisir  de  nous 
tâlouacrpourainsidirejéciproqucmcnt ,  sans 


D'Ê  DUCATION.  ïS 
que  ce  retard  ait  pu  porter  encore  un  grand 
préjudice  à  ses  progrès,  que  d'ailleurs  la  déli- 
catesse de  sa  santé  n'aurait  pas  permis  de 
pousser  beaucoup  :  (*)mais  comme  les  mau- 
vaises habitudesj  dangereuses  à  tout  âge,]e 
sout  infiniment  plus  à  celui-là  ,  il  est  temps 
d'y  mettre  ordre  sérieusement;  non  pour  le 
charger  d'études  et  de  devoirs,  mais  pour  lui 
donner  h  bonne  heure  un  pli  d'obc'issanco  et 
de  docilité  qui  se  trouve  tout  acquis  quaad  il 
en  sera  temps, 

IVousapprochoasdela  fin  de  l'année  :  vous 
ne  saunez,  Monsieur,  prendre  une  occasion 
pi  us  na  tu)  elle  que  le  commencement  de  l'autre 
pour  faire  un  petit  discours  à  M.  votre  fils  à 
la  portée  de  son  â-c  ,  qui  lui  mettant  devant 
les  yeux  les  avantaj^es  d'une  bouneéducation  , 
et  les  inconvénietis  d'une  enfance  négligée  , 
le  dispose  à  se  |.réter  de  bonne  grâce  à  ce  que 
la  connaissance  de  son  intérêt  bien  entendu 
nous  fera  dans  la  suite  exiger  de  lui.  Après 
quoi,  vous  auriez  la  bonté  de  me  déclarer  en 
sa  présence  que  vous  me  rendez  le  dépositaire 


(  )  II  était  fort  languissant  quand  je  suis  entré 
flans  la  maison  :  aujourd'hui  sa  samé  s'afieriràt 
visiblement. 


u4  PROJET 

de  votreautoritésur  lui,  et  que  vous  m'accor- 
dez sans  réservtle  droit  de  l'oblig;erà  roiuplir 
son  devoir  par  tous  les  moyens  qui  lue  paraî- 
tront convenables  ,  lui  ordonnant ,  en  consé- 
quence ,  de  m'obélr  comuie  à  vous  -  niéuie  , 
sous  peine  de  votre  indignation.  Celte  décla- 
ration j  qui  ne  sera  que  pour  taire  sur  lui  une 
plus  vive  unprossiou  ,  n'aura  d'ailleurs  d'eUet 
que  couforméuicnt  à  ce  que  vous  aurez  pris  la 
peine  de  uic  prescrire  en  particulier. 

Voilà,  Monsieur,  les  préluninaircs  qui  ms 
paraissent  incli-^pensablcs  pour  s'assurer  que 
les  soins  cjuc  je  duniierai  à  monsieur  votre  lils 
ne  seront  pas  (le.^  ;.oins  perdus.  Je  vais  main- 
tenant Udcerl'e.'quissedeson  éducation,  telle 
que  j'en  avais  couru  le  pian  sur  ce  que  j'ai 
connu  jusqu'ici  de  son  caractère  et  de  vos 
vues.  Je  ne  le  propose  point  comme  une  rè- 
gle à  laquelle  il  faille  s'attacher,  mais  comme 
un  projet  qui  ayant  besoin  d'être  refondu  et 
corri;:;é  par  vos  liiniicrcs  et  parcelles  de  M. 

l'abbc  de ,  servira  seulement  à  lui  don- 

ÏH-r  quelque  idée  du  gcnic  de  1  enfant  à  qui 
nous  avons  à  faire  ;  <rt  je  m'estimerai  trop  heu- 
reux que  M.  votre frcre  veuille  bien  me  guider 
dans  Us  routes  que  je  dois  tenir  :  il  piut  étro 
flssurc  que  je  me  ferai  un  principe  inviolable 


D'  É  D  U  C  A   T  I  O  N.  la 

de  suivre  entièrement ,  etseton  tonte  la  petite 
portée  de  mes  lumières  et  de  mes  talens  ,  les 
roiitis  qu'il  aura  pris  la  peine  de  me  prescrire 
avec  votre  agrément. 

Le  but  qu'on  doit  se  proposer  dans  l'cdii- 
cntion  d'iui  )cune  lioujine  ,  c'est  de  lui  fortner 
le  cœur  ,  1c  jugement  ,  et  l'esprit  ;  et  cela  dans 
l'ordre  qaofcles  nomme  :  la  plupart  des  maî- 
tres, les  pc'daiîs  sur-loiit  ,  regardent  l'acqui- 
sition et  l'entassement  des  sciences  comme 
l'uniqne  objet  d'une  belle  e'ducation  ,  sans 
penser  que  souvent  ,  comiiie  dit  Molière  ; 

Un  sot  savant  est  sot  plus  qu'un  soi  ignorant. 

D'un  autre  côté,  bien  des  pères  méprisant 
assez  tout  ce  qu'on  appelle  études  ,  ne  se  sou- 
cient guère  que  de  former  leurs  enfans  aux 
exercices  du  corps  et  à  ia  connaissance  du 
monde.  Entre  ces  exlrém  tés  nous  prendrons 
un  juste  milieu  pour  conduire  monsieur  votre 
lils  ;  les  sciences  ne  doivent  pas  être  négbi^éis  , 
j'en  parlerai  tout-h-l'heure  ,  mais  aussi  elles 
lie  doivent  pas  précéder  les  mœurs  sur-tout 
dans  un  esprit  pétillant  et  plein  de  IVu,  peu 
capable  d'attention  jusqu'à  \\\\  certain  âge  ,  et 
dont  le  caractère  se  trouvera  décide   tiès.cj 


i6  PROJET 

boune  heure.  A  quoi  sert  ^  un  liouimelcsaroir 
de  l'airon,  si  d'ailleurs  il  ne  sait  pas  penser 
uste  ?  que  s'il  a  eu  le  malbeur  de  laisser  cor- 
rompre sou  cœur,  les  sciences  sont  dans  «« 
tétc  couiino  autant  d'armes  entre  les  mains 
d'un  furieux.  De  deux  personnes  également 
engafre'es  dans  le  vice,  le  moins  habile  fera 
toujours  le  moins  de  mal  ;  et  les  sciences  , 
même  les  plus  spéculatives  etles  plus  éloignées 
en  apparence  de  la  société,  ne  laissent  pas 
d'exercer  l'esprit,  et  de  lui  donner  en  l'cxcr- 
rant  une  force  dont  il  est  facile  d'abuser  dans 
le  commerce  de  la  vie  quand  ou  a  le  cœuc 
mauvais» 

Il  y  a  plus  à  l'c'^iard  de  ^\.  de  Sainte- 
Jllurie.  Il  a  conçu  un  dégoût  si  fort  contre 
tout  ce  qui  porte  le  nom  d'étude  et  d'ap- 
plication ,  qu'il  faudra  beaucou[)  d'art  et  do 
temps  pour  le  détruire,  et  il  ocrait  fâcheux 
que  ce  temps-là  fût  perdu  pour  lui  :  car  il 
y  aurait  trop  d'inconvénicns  à  le  contraindre  , 
et  il  vaudrait  encore  mieux  «{u'il  ignorât 
entièrement  ce  que  c'est  qu'études  et  que 
sciences  ,  que  de  ne  les  connaître  que  pour 
les  détester. 

A  l'égard  delà  religion  et  de  la  morale  ,  c« 
n'est  point  par  la  luulliplicilc  des  prcteptes 


D'  E  D  U  C  A  T  I  O  N.         17 

qu'on  pourra  parvenir  à  lui  en  inspirer  des 
principes  solides,  qui  servent  de  règles  à  sa 
conduite  pour  le  reste  de  sa  vie.  Excepté  les 
éleuicns  à  la  portée  de  son  âge,  on  doit  moins 
sonj^er  à  fatiguer  sa  méuioirc  d'un  détail  de 
lois  et  de  devoirs  ,  qu'à  disposer  son  esprit 
et  son  cœur  à  les  connaître  et  à  les  goûter, 
à  mesure  que  l'occasion  se  présentera  de  les 
lui  développer  ;  et  c'est  par-là  même  que  ces 
préparatifs  sont  tout-à-fait  à  la  portée  de 
son  âge  et  de  son  esprit,  parce  qu'ils  ne  ren- 
ferment que  des  sujets  curieux  et  intéressans 
sur  le  couuaerce  civil  ,  sur  les  art«  et  les 
métiers  ,  et  sur  la  manière  variée  dont  la 
Providence  a  rendu  tous  les  hommes  utiles 
et  nécessaires  les  uns  aux  autres.  Ces  sujets 
qui  sont  plutôt  des  matières  de  conversations 
et  de  promenades  que  d'études  réglées,  au- 
ront encore  divers  avantages  dont  l'effet  me 
paraît  infaillible. 

1°.  M'aËFectant  point  désagréahlemcnt  sou 
esprit  par  des  idées  de  contrainte  et  d'étudo 
réglée,  n'exigeant  nas  de  lui  vwie  attentiou 
pénible  et  continue  ,  ils  n'auront  rien  de 
nuisible  à  sa  santé.  2*^.  Ils  accoutumeront^ 
bonne  heure  son  esprit  à  la  réflexion  ,  et  h 
considérer  les  choses  par  leurs  suites  et  pav 


-ïS  PROJET 

leurs  iffcts.  3*^.  Ils  le  reudront  cuiîevii  et 
lui  iuspiieiontdu  goût  pour  les  sciences  natu- 
jrellcs. 

Je  devrais  ici  aller  nu-devant  d'une  im- 
prcssioa  qu'on  pourrait  recevoir  de  moa 
pro)Ct,  eu  s'iiuagMi.Ttit  qiif  je  nccbeichc  qu'à 
lii'egaycr  moi-jucnie  ,  et  à  nie  dcharrasscr  de 
ce  que  les  icçuj.^  oui  de  sec  et  d'enuuycux  , 
pour  me  procurer  une  occupation  plus  agréa- 
ble. Je  ne  crois  pas,  Monsieur,  qu'il  puiASe 
vous  tomber  dans  l'esprit  de  penser  ainsi  sur 
Kiou  compte.  Peut-être  jamais  homme  ne  se 
fit  une  alTaire  plus  importante  que  celle  que 
je  me  fais  ,  de  l'éducation  de  messieurs  vos 
enfaus,  pour  peu  que  vous  veuiliicz  seconder 
luou  zèle  :  vous  n'avez  pas  eu  lieu  tie  vous 
apercevoir  jusqu'à  présent  que  je  clierclic  à 
fuir  le  travail  ;  mais  je  ne  crois  point  que  pour 
se  donner  un  air  de  zèle  et  d'occupation  ,  un 
maître  doive  affecter  de  surcharger  ses  élèves 
d'un  travail  rebutant  et  sérieux  ,  de  leur 
montrer  toniours  une  contenance  S('vèrr  et 
fâchée,  et  de  se  faire  ainsi  à  leurs  dé.xMis  la 
réput  tion  d'homme  exact  et  laborieux.  Pour 
moi  ,  Monsieur  ,  je  le  déclare  une  fois  pour 
toutes;  jaloux  (usqu'au  scrupule  de  l'accorn- 
plisscmcnt  de  mou  devoir,  je  suis  iucapjbr« 


D'  É  D  U  C  .\   T  I  O  N.         ï9 

de  m'eu  relâcher  jamais  ;  mou  goût  ni  mes 
principes  ne  me  portent  ni  à  la  paresse  ni 
au  relàcbement  :  mais  de  deux  voies  pour 
m'aosuier  le  même  succès,  je  préfe'rcrai  tou- 
jours celle  qui  coûtera  !e  moins  de  peine  et 
de  désagre'uijnt  à  mes  élèves  ;  et  j'ose  assu- 
rer ,  saus  vouloir  passer  pour  un  homme 
tre's-occupé,  que  moins  ils  travailleront  eïi 
apparence  ,  plus  eu  cCfct  je  Iravailkiai  pour 
eux. 

S'il  y  a  quelques  occasions  où  la  se'vcrité 
soit  ue'ccssalrc  n  l'égard  des  enfaus,  c\st  dans 
les  cas  ou  les  n^mirs  sont  attaquées  ,  ou  quand 
il  s'  J^it  de  corr-ger  fie  mauvaises  habitudes. 
Souvent  plus  un  enfant  a  d'esprit,  et  plus 
la  conna:«snnce  de  ses  propres  avantages  le 
rend  indocile  sur  ceux  qui  lui  restent  à 
acqne'rir.  De-Ià  ,  le  mépris  des  inférieurs,  la 
désobéissance  aux  supérieurs  ,  et  l'impolitesse 
avec  le»  égaux  :  quand  on  se  crojt  parfait, 
dans  quels  travers  ne  donne-t-on  pas  ?  M.  de 
Soiii/e-Marie  a  trop  d'intelligence  pour  no 
pas  sc;itir  ses  belles  qualités  ;  mais  si  l'on  n'y 
prend  garde  il  y  comptera  trop,  et  négligera 
d'en  tirer  tout  le  parti  qu'il  faudrait.  Ces 
semences  de  vanité  ont  déjà  produit  eu  lui 
YiGM  de  petits  peuchaas  nécessaires  à  corriger. 


30  PROJET 

C'est  h  oet  égard,  Monsieur,  que  nous  n» 
saurions  agir  avec  trop  de  correspondance  ; 
et  il  est  très-important  que  dans  les  occasion» 
où  l'on  aura  lieu  d'être  mécontent  de  lui  ,  il 
ne  ironve  de  toutes  parts  qu'une  apparence 
de  mépris  et  d'iudinérence,  qui  le  uiortiliera 
d'uutatit  plus  que  ces  marques  de  froideur  ne 
lui  seront  point  ordinaires,  C^esl  punir  l'or- 
gueil par  ses  propres  armes ,  et  l'attaquer  dans 
sa  source  même  ;  et  Von  peut  s'assurer  quo 
M.  de  Sainte-Marie  est  trop  bien  né  ,  pour 
n'être  pas  intiniment  sensible  à  l'estime  des 
personnes  qui  lui  sont  clicrcs. 

La  droiture  du  cœur  ,  quand  tUe  est 
ofîermie  par  le  raisonnement ,  est  la  source  de 
la  justesse  de  l'esprit  :  un  honnête  linuuno 
pei48e  presque  toujours  juste  ;  et  quand  oa 
est  accoutumé  cfcs  l'enfance  à  ne  pas  s'étour- 
dir sur  la  réflexion  ,  «t  à  ne  se  livrer  au  plaisir 
présent  qu'après  eu  avoir  pe<é  les  suites  et 
balancé  les  avantages  avec  les  inconvéniens  , 
ou  a  presque  ,  avec  un  peu  d'expérience  ,  tout 
l'acquis  nécessaire  pour  former  le  jugement- 
11  semble  eu  ell'et  ,  que  le  hon  sens  dépend 
encore  plus  des  senliinens  du  cœur  que  des 
lumières  de  l'e.-prit  ;  et  l'on  éprouve  que  les 
gt:n&  les  plus  savans  et  les   plus   éclairés   u* 


D'  È  D  U  C  A  T  I  O  N.         zr 

aont  pas  toujours  ceux  qui  se  conduisent  le 
mieux  dans  les  affaires  de  la  vie  :  ainsi  après 
avoir  rempli  M.  de  Sainte-Marie  de  bons 
prijicipcs  de  morale  ,  on  pourrait  le  regarder 
en  un  sens  comme  assez  avancé  dans  la  science 
du  raisonnement  :  mais  s'il  est  quelque  point 
important  dans  son  éducation  ,  c'est  sans 
contredit  celui-là  ;  et  l'on  ne  saurait  trop 
Lien  lui  apprendre  à  connaître  les  hommes, 
à  savoir  les  prendre  par  leurs  vertus  et  même 
par  leurs  faibles  ,  pour  les  amener  à  son  but, 
et  à  choisir  toujours  le  meilleur  parti  dans 
les  occasions  difficiles.  Cela  dépend  ,  en  partie 
de  la  manière  dont  on  l'exercera  à  considérer 
les  objets  et  à  les  retourner  de  toutes  leurs 
faces  ,  et  en  partie  de  l'usage  du  monde.  Quant 
au  premier  point ,  vous  y  pouves  contribuer 
beaucoup  ,  Monsieur  ,  et  avec  un  très-grand 
succès  ,  en  feignant  quelquefois  de  le  con- 
sulter sur  la  manière  dont  vous  devez  vous 
conduire  dans  des  incidcns  d'invention  ;  cela 
flattera  sa  vanité  ,  et  il  ue  regardera  point 
comme  travail  le  temps  qu'on  mettra  h  déli- 
bérer sur  une  affaire  oîi  sa  voi.\  sera  comptée 
pour  quelque  chose.  C'est  dans  de  telles  con- 
versations qu'on  peut  lui  donner  le  plus  de 
lumières  sur  la  science  du  monde  3  et  il  ap- 


î3  PROJET 

picmlra  plus  dans  deux  heures  de  temps  par 
ce  moyen  ,  qu'il  ne  ferait  en  un  an  par  d(« 
instructions  en  règle;  mais  il  HaU  observer 
de  ne  lui  présenter  que  des  iralièrcs  propor- 
tionnées à  sou  â-e  ,  et  sur-tout  l'exercer  long- 
temps sur  des  snjets  où  le  meilleur  parti  se 
présente  aisément ,  tant  afin  de  l'amener  faci- 
lement à  le  trouver  coinjue  de  lui-même,  qu« 
pour  éviter  de  lui  f.iire  envisager  les  aHairei 
de  la  vie  ,  comme  une  suite  de  problèmes  où 
les  divers  partis  paraissant  également  proba- 
bles, il  serait  presque  indillërent  de  se  delcr- 
miner  plutôt  pour  l'un  que  pour  l'autre 
ce  qui  le  mènerait  à  l'mdolence  dajis  le  rai- 
sonnement et  à  riudirtérence  dans  la  con- 
duite. 

L'usage  du  monde  est  aussi  d'une  néces- 
sité absolue,  et  d'autant  plus  pour  31.  do 
Sairi/i-'-Mcirie ,  que,  né  timide  ,  il  a  bcsoia 
de  voir  souvent  compagnie  pour  apprendre  à 
«'y  trouver  en  liberté  ,  et  à  s'y  conduire  avec 
ces  grâces  et  cette  aisance  qui  cr.raclérisent 
riionune  du  monde  et  l'homme  aimable. 
Pour  cela,  Monsieur,  vous  auriez  la  bonté 
de  m'indiqucr  deux  ou  trois  maisons  où  jo 
pourrais  le  mener  quelquefois  p;ir  forme  do 
délasbcmcut  et  do   rccouipeuse  j  il   cii  vra* 


D'  é  D  U  C  A  T  I  O  N.         52 

qu'ayant  à  corriger  en  moi-même  les  défauts 
que  je  clierclic  à  pre'vcuir  eu  lui  ,  je  pourrais 
paraître  peu  propre  à  cet  usage.  C'est  à  vous  , 
Mousicnr  ,  et  à  madame  sa  mère  à  voir  ce 
qui  convient,  et  à  vous  donner  la  peine  de 
le  conduire  quelquefois  avec  vous,  si  vous 
jugez  que  cela  lui  soit  plus  avantageux.  Il 
sera  bon  aussi  que  quand  on  aura  du  moud» 
on  le  retienne  dans  la  chambre  ,  et  qu'ea 
l'interrogeant  quelquefois  et  à  propos  sur  les 
matières  de  la  conversation  ,  on  lui  douno 
lieu  de  s'y  mêler  insensiblement.  Mais  il  y 
a  un  point  sur  lequel  je  crains  de  ne  me  pas 
trouver  tout-à-faitdevotre  sentiment.  Quand 
M.  de  Sainte-Marie  se  trouve  eu  compa- 
gnie sous  vos  yeux  ,  il  badine  et  s'e'gaie  autour 
de  vous  ,  et  n'a  des  yeux  que  pour  son  papa  ; 
tendresse  bien  flatteuse  et  bien  aimable  ,  mais 
s'il  est  contraint  d'aborder  une  autre  per- 
sonne ou  de  lui  parler  ,  aussi-tot  il  est  décon- 
tenance, il  ne  peut  marcher  ni  dire  \\\\  seul 
mot  ,  ou  bien  il  prend  l'extrêtue,  et  lâche 
quelque,  indiscrétion.  Voilà  qui  est  pardoa- 
Jia!)le  à  son  âge:  mais  eiilin  onj^randit,  et 
ce  qui  convenait  hier  ne  convient  plus  au- 
jourd'hui ;  et  j'ose  dire  qu'il  n'apprendra 
jamais  à  se  prcscûter,  taut  q^u'il  gardera  c» 


24  PROJET 

défaut.  La  raison  en  est ,  qu'il  n'est  point  eu 
compar;nie  quoiqu'il  y  ait  du  monde  autour 
de  lui  ;  de  peur  d'être  contraint  de  se  f^cncr 
il  affecte  de  ne  voir  personne  ,  et  le  papa  lui 
sert  d'objet  pour  se  distraire  de  tous  les 
autres.  Cette  hardiesse  forcée,  bien  loin  de 
détruire  sa  timidité  ,  ne  feri;  sûrement  que 
l'enraciner  davantage  ,  tant  qu'il  n'osera 
point  envisager  une  assemblée  ni  répondre 
à  ceux  qui  lui  adressent  la  parole.  Pour  pré- 
venir cet  inconvénient  ,  je  crois  ,  Monsieur, 
qu'd  serait  bien  de  le  tenir  quelquefois  éloigné 
de  vous,  soit  à  table,  soit  ailleurs,  et  de 
le  livrer  aux  étrangers  pour  l'accoutumer  de 
se  familiariser  avec  eux. 

On  conclurait  très-mal  si  de  tout  ce  que 
je  viens  de  dire  on  concluait  que  ,  me  vou- 
lant débarrasser  de  la  peine  d'enseigner,  ou 
peut-être  ,  par  mauvais  goût  ,  méprisant  les 
sciences  ,  je  n'ai  nul  dessein  d'y  former 
M.  votre  lils,  et  qu'après  lui  avoir  enseigné 
les  élémens  indispensables,  je  m'en  tiendrai 
là  ,  sans  me  mettre  en  peine  de  le  pousser 
dans  les  études  convenables.  Ce  n'est  pas 
ceux  qui  me  connaîtront  qui  raisonneront 
ainsi  ;  on  sait  mon  goût  déclaré  pour  les 
scicucgs  ,  et  je  les  ai  as»cK  cultivées  pour  avoir 

dû 


D'  É  D  U  C  A  T  I  O  N.         25 

dû  y  faire  des  progrès  pour  peu  que  j'eusse 
eu  de  disposition. 

Oa    a    beau    parler    au    désavantage    des 
études,  et  tâcher  d'en  ane'aatir  la  ne'cessité 
et  d'en  grossir  les  mauvais  eCFets  ,  il  sera  tou- 
jours beau  et  utile  de  savoir;   et  quant  au 
pédantisme  ,  ce  n'est  pas  l'étuJe  même  qui 
le  donne,  mais  la  mauvaise  disposition  du 
sujet.  Les  vrais  savans  sont  polis  et  ils  sont 
modestes,  parce  que  la  connaissance  de  ce 
qui  leur  manque  ,  les  empêche  de  tirer  vanité 
de  «e  qu'ils  ont  ;  et  .1  n'y  a  que  les  petits 
génies  et  les  dcmi-savans  qui  croyant  savoir 
tout  ,  inépnscnt  orgueilleusement  ce  qu;ils 
ne  connaissent  point.  D'ailleurs,. le  goût  des 
lettres  est  d'une    grande   ressource   dans    la 
vie  ,   même  pour  un  homme  d'épce.  Il  est 
Lien  gracieux  de  n'avoir  pas  touiours  besoin 
du    concours   des    autres    hommes    pour   se 
procurer  des  plaisirs  ;  et   il  se  commet  tant 
d'miust.ces  dans  le  monde,  l'on  y  est  sujet 
à  tant  de  revers  ,  qu'on  a  souvent  occasion 
de   s'csiuner  heureux   de    trouver  des   amis 
et    des   consolateurs  dans    sou    cabiuet  ,  au 
défaut  de  ceux  que  le  monde  nous  6tè  ou 
«ous  refuse. 

Ma,s  il  s'agit  d'en  fdïre  naître  le  goût  4 
Faces:  dir.  Toma  U,  3 


26  P  R  O  J  E  t 

M.  votre  fils,  qui  témoigne  actuellement  une 
aversion  horrible  pour  tout  ce  qui  s.ut  l'ap- 
pl, cation.  Déjà  la  %  ioleuce  n'y  doit  concourir 
en  1  en  ,  j'en  ai  dit  la  raison  ci-devant: 
mais  pour  que  cela  revienne  naturellement, 
il  faut  remonter  jusqu'à  la  source  de  cette 
antipathie.  Cette  source  est  un  ^oùt  excessif 
de  d.ssipation  qu'.l  a  pris  en  badinant  avec 
ses  frères  et  sa  sœur,  qui  fait  qu'il  t>e  peut 
souQVir  qu'où  l'en  distraie  un  instant  et  qu'il 
prend  en  aversion  tout  ce  qui  produit  cet 
eflet:  car  d'ailleurs  ,  je  me  suis  convaincu 
qu'il  n'a  nulle  baine  pour  l'étude  en  elle- 
mrnie  ,  rt  qu'il  y  a  même  des  dispositions 
dont  on  peut  se  promettre  beaucoup.  Pour 
remédier  à  cet  inconvénient  ,  il  faudrait  lui 
procurer  d'autres  amuscmens  qui  le  déta- 
cha.ssentdes  niaiseries  auxquelles  il  s'occupe, 
cl  pour  cela,  le  tenir  uu  peu  séparé  de  se» 
frères  et  de  sa  sœur.  C'est  ce  qui  ne  se  peut 
«'iièrr  faire  dans  un  appartement  comme  le 
mien  ,  trop  petit  pour  les  mouveuiens  d'un 
enfant  aussi  vif,  et  où  même  il  serait  dan- 
j^eicus  d'altérer  sa  santé,  si  l'on  voulait  le 
contraindre  d'y  rester  trOp  renfermé.  Il  serait 
plus  iin:i>ortant ,  Monsieur ,  que  vous  ne  pen- 
scita  d'avoir  uac  chambre  raisouuable  pour 


D'  É  D  U  C  A  T  I  O  N.         27 

y  faire  son  étude  et  sou  séjour  ordinaire  :  je 
tâcherais  de  la  lui  readre  aimable  par  ce  que 
je  pourrais  lui  présenter  de  plus  riant  :  et  ce 
serait  déjà  beaucoup  de  gagné  que  d'obtcuir 
qu'il  se  plut  dans  l'cndroit  où  il  doit  étudier. 
J^iors  pour  le  détacher  insensiblement  de  ces 
badinàges  puérils,  je  me  mettrais  de  moitié 
de  tous  ses  amuscmens,  et  je  lui  en  procure- 
rais dea  plus  propres  à  hti  plaire  et  à  exciter 
sa  curiositc  :  de  petits  jeux,  des  découpures, 
un  peu  de  dessin,   la  musique,  les  iustru- 
nieus,  ua  prisme  ,  un  microscope,  un  verre 
ardent,  et  mille  autres  petites  curiosités  me 
foiJruiraieiit  des  sujets  de  le  divertir  et  de 
rattacher  peu-à-peu  à  son  appartement ,  au 
pointdos  y  plaire  plus  que  par-tout  ailleurs. 
Ti'un  autre  côté,  ou  aurait  soin  de  me  l'en- 
voyer  dès  qu'il  serait  levé,  sans  qu'aucua 
prétexte  pût  l'en  dispenser  ;  l'on  ne  permet- 
trait pciat  qu'il  allât  dandinant  par  la  mai- 
son ,   m  qu'il  se  réfugiât  près  de  vous  aus 
heures  de  son   travail  ;    et  afin   de  lui  faire 
îegarderl'étudecommed'une  importance  que 
rien    ne   pourrait  balancer,  on  éviterait  de 
prendre  ce  temps  pour  le  peigner,  le  friser, 
ou  lui  donner  quelque  autre  soin  nécessaire. 
^P^ci ,  par  rapport  à  moi,  comment  Je  m'y; 


28  PROJET 

prendrais    pour    l'amener    insensiblement   à 
l'étude,    de  sou    propre   mouvement.   Aux 
heures  où  je  voudrais  l'occuper,   )d  lui    re- 
trancherais toute  espèce  d'amusement,  et  je 
lui  proposerais  le  travail  de  celle  heure-là; 
s'il  ne  s'y  livrait  pas  de  bonne  grâce,  je  n» 
ferais  pas  même  semblant  de   m'en  aperce- 
voir ,  et  je   le  laisserais  seul   et  sans  amuse- 
ment se  morfondre  ,  jusqu'à  ce  que  l'ennui 
d'être  absolument  sans  rien  faire  l'eiit  ramené' 
de  lui-mcra-  ù  ce  que  j'exigeais  de  lui  ;  alors 
j'affecterais   de   répandre  un   enjoiiemcnt  et 
une  gaité  sur  son  travail  ,  oui  lui  lit  sentir 
la  différence  qu'il  y  a  ,  même  pour  le  plaisir, 
de  la  fainéantise  à  une  occupation  honnête, 
gnand  ce  moyen  ne  réussirait  pas  ,  je  ne  I* 
maltraiterais  point  :  mais  je  lui  retrancherais 
toute  récréation  pource  jour-là,  en  lui  disant 
froidement  que  je  ne  prétends  point  le  faire 
étudier  par  force  ,  niais  que  le  divertissement 
n'étant  légitime  que  quand  il  est  le  délassc- 
meiit  du  travail  ,  ceux  qui  ne  font  rien  n'en 
ont  aucun  besoin.  De  plus,  vous  auriez  la 
bonté  de  convenir  avec  moi  d'un  signe  par 
lequel  sans  apparence  d'intelligence  ,  je  pour- 
rais vous  témoigner,  de  roéinc  qu'à  madame 
sa  mire,  quand  je  serais  mécontent  de  lui. 


D'  É  D  U  C  A  T  I  O  ?:.  29 
Alors  la  froideur  et  l'indifférence  qu'il  trou- 
verait de  toutes  parts,  sans  cependant  lui 
faire  le  moindre  reproche  ,  le  surprendrait 
d'autant  plus  qu'il  ne  s'apercevrait  point  que 
je  me  fusse  plaint  de  lui  ;  et  il  se  porterait  à 
croire  que  comme  la  récompense  naturelle 
du  devoir  est  l'amitié  et  les  caresses  de  ses 
supérieurs,  de  même  la  fainéantise  et  l'oisi- 
veté  portent  avec  elles  un  certain  caractère 
méprisable  qui  se  fait  d'abord  sentir,  et  qui 
refroidit  tout  le  monde  à  son  é-ard. 

J'ai  connu  un  père  tendre  qui  ne  s'en  fiait 
pas  tellement  à  un  mercenaire  sur  l'instruc- 
tion de  ses  enfans  ,  qu'il  ne  voulût  lui-même 
y  avoir  l'œil  ;  le  bon  père  ,  pour  ne  rien  né- 
gliger de  tout  ce  qui  pouvait  donner  de  l'é- 
mulation à  ses  enfans ,  avait  adopté  les  mêmes 
moyens  que  j'expose  ici.  Quand  il  revoyait? 
ses  enfans,  il  jetait  avant  que  de  les  aborder 
un  coup-d'œil  sur  leur  gouverneur:  lorsque 
celui-ci  touebait  de  la  main  droite  le  premier 
bouton  de  son  habit  ,  c'était  une  marque 
qu'd  était  content,  et  le  père  caressait  sou 
fils  à  son  ordinaire  ;  si  le  gouverneur  tou- 
chait le  stcond  ,  alors  c'était  marque  d'une 
parfaite  satisfaction  ,  et  le  père  ne  donnait 
point  de  bornes  à  la  tendresse  de  ses  caresses  , 

Tî  3 


3o  PROJET 

et  y  ajoutait  ordinairement  quelque  cadeau; 
Hiais  sans  atTcctatiou  :  quand  le  gouverneur 
ne  lisait  aucun  signe  ,  cela  voulait  dire  qu'il 
e'tait  mal  satisfait,  et  la  froideur  du  père 
répondait  au  méconteutement  du  maître  ; 
mais  ,  quand  de  la  main  gauche  celui-ci  tou- 
chait sa  première  boutonnière,  le  père  fcsait 
sortir  son  fils  de  sa  présence  ,  et  alors  le 
gouverneur  lui  expliquait  les  fautes  de  1  en- 
fant. J'ai  vu  ce  jeune  seigneur  acquérir  en 
peu  de  temps  de  si  grandes  perfections,  que 
je  crois  qu'on  ne  peut  trop  bien  augurer 
d'une  méthode  qui  a  produit  de  si  bons  rff.  ts. 
Ce  n'est  aussi  qu'une  harmonie  et  une  corres- 
pondance parfaite  entre  un  père  et  un  précep- 
teur, qui  peut  assurm- le  succès  d'une  boui.e 
éducation  ;  et  comme  le  meilleur  pcve  se 
donnerait  vainement  des  raouvcmens  pour 
bien  élever  son  tils,  si  d'ailleurs  ii  le  laissait 
entre  ks  mains  d'un  précepteur  inatti-nlif ,  de 
même  le  pins  intelligent  cl  le  plus  zélé  de  tous 
les  maîtres  prendrait  des  peines  inutiles  ,  si  le 
père,  au  lieu  de  le  seconder ,  détruisait  sou 
ouvrage  par  des  démarches  a  coutre-lemps. 
Pour  que  M.  votre  fils  prenne  ses  études  à 
cœur,  je  crois,  Afoiisieur,  que  vous  devez 
témoigner  y  prendre  vous- nicmc  beaucoup  de 


D'  É  D  U  C  A  T  I  O  N.         3i 

part.  Pour  cela  vous  auriez  la  bonté  de  Tiri- 
terroger  quelquefois  sur  ses  progrès,  mais  clans 
les  temps  seulement  et  sur  les  matières  où  il 
aura  le  mieux  fait,  afin  de  n'avoir  que  du 
contenteincnt  et  de  la  satisfaction  à  lui  mar- 
quer ,  non  pas  cependant  par  de  trop  gr  nds 
ciogos  propres  à  lui  inspirer  de  l'orgueil  et 
à  le  faire  trop  compter  sur  lui-même.  V^utl- 
qucfois  aussi  ,  mais  plus  rarement,  votre 
examen  roulerait  sur  les  matières  où  il  se 
sera  négligé  ;  alors  vous  vous  informeriez  de 
sa  santé  et  des  causçs  de  son  relâchement  y 
avec  des  marques  d'inquiétude  qui  lui  ea 
communiqueraient  à  lui-même. 

Quand  vous  ,  Monsieur  ,  ou  madame  sa 
mère  ,  aurez  quelque  cadeau  à  lui  faire  ,  vous 
aurez  la  bonté  de  choisir  les  temps  où  il  y 
aura  le  plus  lieu  d'être  content  de-  lui  ,  ou 
du  moins  de  m'en  avertir  d'avance ,  a&n  que 
j'évite  dans  ce  temps-là  de  l'exposer  à  me 
donner  sujet  de  m'en  plaindre  ;  car  à  cet 
âge -là    les    moindres    irrégularités    portent 

GOlip. 

Quant  à  l'ordre  même  de  ses  études  ,  il 
sera  très-simple,  pendant  les  deux  ou  trois 
premières  années.  Les  élémcns  du  latin  ,  de 
l'Uistoire  ,  «t  d«  la  géographie  ,  partagcioi^t 

«  4 


32  PROJET 

son  te:Tps;à  l'cgard  du  i  u    i ,  je  n'ai  point 
dessein   de  l'cxcrcor  p;u-  'Uu   eludt  trop  mé- 
tliodiqne,  et  moins  encore  p^r  la  couiposi- 
tioo  des  thèmes.  Les  thcmci,  suivant  M.  Kol- 
Jin  ,    sont  la    croix    des    onfans  ^   et   dans 
l'intention  où  je  suis  de  lui  rendre  ses  e'tudcs 
aimables,    je  me  garderai    bien   de  le  faire 
passer  par  cette  croix,  ni  de  lui  n»   tire  c'aiis 
la  tête  les  mauvais  •gallicismes  de  mon  latin  , 
au-Iieu  de  celui  de   Tite-Lii'e  ,  de  Ccsar  , 
et  de  Ciréron.  D'ailleurs  un  jcunt"  lionuue, 
sur-tout  s'il  est  destine  à  l'epée  ,  cftudie  le 
latiu  pour  l'entendre  et  non  pour  l'écrire, 
chose    dont  il    ne   lui   arrivera    pas   d'avoir 
besoin  une  fois  en  sa  vie.  Qu'il  traduise  donc 
les  anciens  auteurs  ,  et  qu'il  prenne  'ans  leur 
lecture  le  goût  de  la  bonne  latinité  et  de  la 
belle  litlc'ralure,  c'est  tout  ce  que  j'exigerai 
de  lui  à  cet  égard. 

Pour  l'histoire  et  la  géogr;iphie,  il  faudra 
seulement  lui  eu  donner  d'abord  une  teinture 
aisée  ,  d'où  je  bannirai  tout  ce  qui  stnt  trop 
la  sécheresse  et  l'élude,  réserv.int  pour  un  âge 
plus  avancé  les  difliculiés  les  plus  nécessaires 
de  la  clirouolOj'^ic  et  de  la  sphère.  Au  reste, 
in'«icartant  un  peu  du  plan  ordinaire  des 
études,  je  m'attacherai  beaucoup  plus  à  l'his- 


D'  É  D  U  C  A  T  I  O  N.         33 

toire  moderne  qu'à  l'aucfcniic  ;  parce  que  Je 
la  crois  beaucou|)  plus  coiiveuable  à  uu  offi- 
cier ,  et  que  d'ailleurs  je  suis  couvaiucu  ,  sur 
l'histoire  uioderue  eu  général  ,  de  ce  que 
dit  M.  Tabbe'  de  .  .  .  .  ,  de  celle  de  France 
en  particulier,  qu'elle  n'abonde  pas  moins 
eu  grands  ti'aits  que  l'histoire  ancienne  ,  et 
qu'il  n'a  manqué  que  de  meilleurs  histo- 
riens pour  les  mettre  dans  un  aussi  beau  jour. 
Je  suis  d'avis  de  supprimer  à  M.  de  Sainte- 
Marie  toutes  CCS  espèces  d'études  ,  où  sans 
aucun  usage  solide  on  fait  languir  la  jeunesse 
pendant  nombre  d'annét'S.  La  rhétorique  ,  la 
logique,  et  la  philosophie  scolastique ,  sont 
à  mou  sens  toutes  choses  très-supcrflncs  pour 
lui  ,  et  que  d'ailleurs  je  serais  peu  propre  à 
lui  enseigner;  seulement  quand  il  en  seni 
temps  ,  je  lui  ferai  lire  la  logique  de  Port- 
Royal  ,  et,  tout  au  plus  ,  l'art  de  parler  du 
P.  Lanii ,  mais  sans  l'amuser  d'un  côté  au 
détail  des  tropes  et  des  hgures  ,  ui  de  l'autre 
aux  vaincs  subtilités  de  la  dialectique;  j'ai 
dessein  seuleir^nt  de  l'exercer  à  la  précision 
et  à  la  pureté  dans  le  style  ,  a  l'ordre  et  la 
méthode  dans  ses  raisoiucmeiis  ,  et  à  se 
faire  un  esprit  de  justesse  qui  lui  serve  à 
démêler  le  faux  orné ,   de  la  vérité  simple  , 

B  5 


34  PROJET 

toutes  les  fois  qi!c  l'occasion  s'en  préfcrtcra; 

ï.'iiistoijc  tuiiurcUf  peut pnsseranjoiirj'luii, 
pnr  la  inin  t'ie  dont  elle  est  traitée,  pour 
la  plus  iiilricssante  de  toutes  les  sciences  que 
les  'nommes  cultivent^  et  celle  qui  vous  ra- 
mtnp  le  piux  naturellement  de  l'admiration 
d'*s  ouvrar^es  à  l'amour  de  l'ouvrier.  Je  ne 
U(;,^!rr,.r3i  pas  de  le  rendre  curieux  sur  les 
matières  qui  y  n'M  i-apport  ;  et  je  nie  propose 
de  l'y  introduire  dans  deux  ou  trois  ans  par 
la  lecture  du  Spectacle  de  la  nature  ,  que  ie 
forai  suivre  de  celle  de  Niiiiyertfit. 

On  ne  va  pas  loin  en  plivsiquc  s-n?  le 
secours  des  matlicniatiques  ,  et  je  lui  en  ferai 
faire  une  année,  ce  qui  servira  eiif'ore  à  lui 
apprendre  à  raisonner  conscquenimcnt  et  à 
s'appliquer  avec  lin  peu  d'attention  .exercice 
dont  il  aura  grand  besoin.  Cela  le  mettra  aussi 
à  portée  de  se  faire  mieux  considérer  parmi 
1rs  ofljciers,  dont  une  teinture  de  mathéma- 
tiques et  de  fortifications  fait  une  partie  du 
métier. 

EiiBn  ,  s'il  arrive  que  mon  r'ièvc  reste  assez 
long-temps  entre  mes  mains  ,  je  hasarderai 
de  lui  donner  quelque  connaissance  de  la 
morale  et  du  droit  naturel  par  la  lecture  de 
Fiiffendorf  et   de  Grolius  ;   parce  qu'il  est 


D'  É  D  U  C  A  T  I  O  N.  3$ 

digne  d'un  honoéte  homme  et  d'un  homme 
raisonnable  de  connaître  les  principes  du  bien 
et  du  mal  ^  et  les  fondemeus  sur  lesquels  la 
socic'té  dont  il  fait  partie  est  établie. 

En  fesant  succe'dcr  ainsi  les  sciences  les 
unes  aux  autres,  je  ne  perdrai  point  l'histoiro 
de  vue  ,  comme  le  principal  objet  de  toutes 
ses  études  ,  et  celui  dont  les  branches  s'éten-» 
dent  le  plus  loiti  sur  toutes  les  autres  sciences. 
Je  le  rament  rai  ,  au  bout  de  quelques  années  j 
à  ses  premiers  principes  avec  plus  de  méthode 
et  de  détail  ;  et  je  tâcherai  de  h  i  en  faire  tirer 
alors  tout  le  profit  qu'on  peut  c?pérer  de  cette 
«tude. 

Je  me  propose  aussi  de  lui  faire  une  récréa-i 
tion  ainusantcdccequ'on  appelle  proprement 
belles-lettres,  comme  la  con  aissance  des 
livres  et  des  auteurs,  la  critique,  la  poésie, 
le  style  ,  l'éloquence ,  le  théâtre  ,  et  en  un  inor 
tout  ce  qui  peut  coutribuer  à  lui  former  lot 
goût  et  à  lui  présenter  l'étude  sous  une  face 
yiantc. 

Je  ue  m'arrêterai  pas  davantaj^e  sur  cet 
article  ;  parce  qu'après  avoir  donné  une  légère» 
idée  de  la  route  que  je  m'étais  à-peu-près  pro- 
posé de  suivre  dans  les  études  de  mon  é  ève  , 
j'cs^jère  que  M.  votre  frère  voudra  bien  vous 


s 6  PROJET  D'ÉDUCATION. 

tenir  la  promesse  qu'il  vons  a  laite  de  nous 
dresser  un  projet  qui  puisFe  me  servir  de  j;uidc 
dans  un  «liemiu  auisi  nouveau  pour  inoi.  Je 
le  supplie  d'avance  d'être  assure  ,  que  je  m'y 
•ficndrai  attaché  avec  une  exactitude  et  un 
soin  qui  le  convaincront  du  profond  respect 
que  j'ai  pour  ce  qui  vient  de  sa  part  ;  et  j'ose 
A'ous  répondre  qu'il  ne  tiendra  pas  à  mon 
zèle  et  à  mon  attachement,  que  MM.  ses 
ueveuxue  devienueut  des  hommes  parfaits. 


MÉMOIRE 

A    S^ON    EXCELLENCE 
MONSEIGNEUR   LE   GOUVERNEUR 

DE    SAVOIE. 


»I'ai  l'honneur  d'exposer  très-respectueuses» 
ment  h  Son  Excellence  le  triste  délai!  de  la 
situation  oij  je  me  trouve,  la  suppliant  de 
daigner  e'couterJa  générosité  de  ses  pieux  stn- 
timcns  ,  pour  y  pourvoir  de  la  manière  qu'elle 
jugera  convenable. 

Je  suis  sorti  très-jeune  de  Genève  ,  vaa 
patrie,  ayant  abandonné  mes  droits  ,  pour 
entrer  dans  le  sein  de  l'Eglise  ,  sans  avoir 
cependant  jamais  fait  aucune  démarche,  jus- 
qu'aujourd'hui ,  pour  implorer  des  secours 
dont  j'aurais  toujours  tâché  de  me  passer ,  s'il 
n'avait  j)lu  à  la  Providence  de  m'affligcr  par 
des  maux  qui  m'en  ont  ôté  le  pouvoir.  J'ai 
toujours  eu  du  mépris,  et  même  de  l'indi- 
gnation pour  ceux  qui  ne  rougissent  poiut 


38  MÉMOIRE 

de  faire  im  trafic  honteux  de  leur  foi  ,  et 
d'abuser  des  bienfaits  qu'on  Icnr  accorde. 
J'ose  dire  qu'iJ  a  paru  parnia  conduite,  que  je 
suis  bien  éloigné  de  pareils  sentimens.  Tombé, 
encore  enfant,  entre  les  mains  de  feu  mot^sçi- 
gneur  l'é véque  de  Genève ,  je  tâchai  de  répon- 
dre,  par  l'ardeur  et  l'assiduité  de  mes  études, 
auxvuesflateusesquece  respectable  prélat  avait 
sur  moi.  Madnmela  baronne  de  TJ'arensvouf. 
lut  bien  condescendre  à  la  prière  qu*il  lui  lit  de 
prendre  soin  de  mon  éducation;  et  il  ue  dépen- 
dit pas  de  inoi  de  témoigner  à  celte  dame  ,  pal- 
mes progrès,  ledésir  passionné  que  j'avais  de  la 
rendre  satisfaite  de  l'effet  de  ses  bontés  et  de  ses 
5oins. 

Ce  grand  évéque  ne  ])orna  paslà  ses  bontés; 
il  me  recommanda  encore  à  31.  le  marquis  de 
Bonne  ,  ambassadeur  de  France  auprès  du 
corps  Ililvétique.  Voilà  les  trois  seuls  protec- 
teurs à  qui  j'ai  eu  o])ligation  du  moindre  5c- 
cours  ;  il  est  vrai  qu'ils  m'ont  tenu  lieu  de  tout 
au  trci;.ir  la  manière  dont  ils  ont  daigne  me  faire 
éprouver  leur  j;éiiérosilé.  Ils  ont  envisage  eu 
moi  un  jeune  homme  assez  !jien  né,  rempli  d'é- 
mulation, et  qu'ils  entrevoyaient  pourvu  de 
quelques  talcus,  et  qu'ils  se  proposaicut  de 


A  SON  EXCELLENCE  etc.  3.9 

pousser.  Il  me  serait  glorieux  de  détailler  àSnn 
Excellence  ce  que  ces  deuxseigncurs  a/aie. it  eîi 
la  boute' de  concerter  pour  mon  etablisscuicnl; 
mais  la  Riprt  de  monseigneur  l'evêque  de  Gc- 
nève,  et  la  maladie  înortclle  de  M.  l'ainhassa- 
deur,  ont  ë(é  la  fatale  e'poquedu  coinmence- 
meiît  de  tous  mes  desastres. 

Je  cominenrai  aussi  moi-même  d'être  attar 
que  de  la  langueur  qui  me  met  au  ourd'liai 
au  fombrau.  Je  retombai  par  conséquent  à 
Ja  charge  dt  Madame  de  Jf  orens .  qu'il  fau- 
drait iie  pas  connaître  pour  croire  qu'elle  eut 
pu  liçmentir  .sfs  premi<-rs  biciifaiis,  en  m'a- 
bandonnant  dans  iiue  si   triste  situation. 

]\i;i!gre  toutjj^^  tâchai  ,  tant  qu'il  me  resta 
quelques  forc^^s  ,  de  tirer  parti  de  mes  faibles 
te., eu.-.  ;  mais  de  quoi  servent  les  ta^leus  dans  ce 
pays  ?  Jcledis  dans  I"amertume  de  mou  coeur  ; 
il  vaudrait  nulle  fois  mi'U\  n'en  avoir  aucun, 
r.Ii  !  n'êprouve'-)e  pas  encore  aujourd'hui  le 
retour  plein  d'ingrallLude  et  dedurete'de  gens 
pour  Ic.-qi.els  j'ui  achevé' de m'êpuiser  ,  en  leur 
enseignant  ivec  beaucoup  d'asïiduitc  et  d'ap- 
piicalion  ,  ce  <;'r.  înayait  coûté  bieu  des  soins 
et  (les  Iravaiixà  apprendre.  EaQn,  pour  com- 
ble de  disgrâces  j  me  voilà   tombé  dans  uuq 


40  MÉMOIRE 

maladie  affreuse,  qui  me  dëQgure.  Je  suis 
désormais  renferme' ,  sans  ijouvoir  presque 
sortir  du  litct  de  la  cliaqjbre  ,  jusqu'à  ce  qu'il 
plaise  à  Dieu  de  disposer  de  ma  courte  mais 
mise'rable  vie. 

Ma  douleur  est  de  voir  queMadame  de  ffa- 
refis  a  déjà  trop  fait  pour  moi  ;  je  la  trouve, 
pour  le  reste  de  mes  jours  ,  accablée  du  fardeau 
de  mes  infirmités,  dont  son  cxlrèiiie  bonté 
ne  lui  laisse  pas  sentir  le  poids  ;  mais  qui  n'in- 
commode pas  moins  ses  afl'aires  ,  déjà  trop 
resserrées  par  ses  aboiidantes  charités  ,  et  par 
l'abus  que  des  misérables  n'ont  que  trop  sou- 
vent fait  de  sa  conljance. 

J'ose  donc  ,  sur  le  détail  de  tous  ces  faits, 
recourir  à  vSon  Excellence  ,  counne  au  père  des 
afflif^és.  Je  ne  dissimulerai  p.>!jit  qu'il  eut  dur 
àuTi  homme  dcscn  timens ,  et  qui  pense  comme 
je  fais,  d'être  oblii^é,  faute  d'autre  moyen, 
d'implorcrdes  assistances  et  des  secours  :  mais 
tel  est  le  décret  de  I;i  Providence.  11  me  sufQt, 
en  mon  ]înrticulier  ,  d'être  bien  assuré  que  je 
n'ai  donné,  par  m.i  fan  le,  aucun  lieu  ,  ni  à 
la  misère,  ni  aux  maux  dont  je  suis  acc>ihlé. 
J'ai  toujours  abhorré  le  libcrtinap,e  et  l'oisi- 
Vcté  ;  et  tel  que  je  suis,  j'ose  être  assuré  qu» 


A  SON  EXCELLENCE  etc.  41 
personne,  de  qui  j'aie  l'honneur  d'être  connu, 
n'aura  ;^nr  ma  conduite,  mes  sentimeus,  et 
mes  mœurs  ,  que  de  favorables  témoignages 

à  reiKire. 

Dans  un  e'tatdonc  aussi  déplorable  que  le 
micu  ,  et  sur  lequel  je  n'ai  nul  reprocha*  me 
faire  ,  je  crois  qu'il  n'est  pas  honteus;  à  moi 
d'implorer  de  Son  Excellence  la  grâce  d'être 
admis  a  participer  aux  bienfaits  établis  par  la 
piété  des  princes,  pour  de  pareils  usages.  Ils 
sont  destinés  pour  des  cas  semblables  aus 
miens  ,  ou  ne  le  sont  pour  personne. 

En  conséquence  de  cet  exposé,  je  supplie 
très-humblement  Son  Excellence  de  vouloir 
me  procurer  une  pension,  telle  qu'elle  jugera 
raisonnable,  sur  la  fondation  que  la  piété  du 
roi  l^^ictor  a  établie  à  Annecy  ,  ou  de  tel  au- 
trcendroit  qu'il  lui  semblera  bon  ,  pour  pou- 
voir subvenir  aux  nécessités  du  reste  de  ma 
triste  carrière. 

Déplus,  l'impossibilité  où  je  me  trouve  de 
faire  des  voyages,  et  de  traiter  aucune  aftairo 
civile  ,  m'engage  à  supplier  encore  Son  Excel- 
knce  ,  qu'il  lui  plaise  de  faire  régler  la  chose 
de  manière  que  ladite  pension  puisse  être  payée 
ici  en  droiture,  et  remise  entre  mes  mains,,  ou 


4?  MÉMOIRE 

celles  de  madame  la  Baronne  de  TT^aren.'!' 
qui  voudra  bien,  à  ma.  très-liumblo  sollici- 
tation, sechargevde  l'employer  à  mes  besoins. 
Aiusi ,  Jouissant  pour  le  peu  de  jours  qu'il  me 
reste,  des  secours  nécessaires  pour  le  timporcl , 
je  recueillerai  mon  esprit  et  mes  forces  pour 
mettre  mon  amcetma  conscience  eu  paix  avec 
Dteu  ;  pour  me  pre'parer  à  commencer  avec 
courage  et  re'sipuntion  levoyaf^c  del'étcrnite'  ; 
et  pour  prier  Di£ii  sincèrement  et  s;  ns  distrac- 
tion pour  la  parfaite  prospérité»,  t  !a  très-pri- 
cieuse  coiucrvationdc  Sou  Eictllcncc. 

J.  J.  ROUSSEAU. 


A  M.  BOUDET  ANTONIN.         43 

MÉMOIRE 

Remis  le  î^  avril  ij^z,  à  M.  Boudeê 
Anton'm  ,  qui  travaille  à  V histoire  de. 
feu  M.  de  Bernex ,  évêque  de  Genève. 

J.V  AKS  l'intention  on  l'on  est ,  de  n'omettre 
dans  Thisloire  <le  M.  de  Bernex  ancun  des 
faits  consK^çiahles  qui  peuvent  servir  à  mettre 
s»'s  vcMus  cliretiennes  dans  toft  leur  jour,  ou 
me  saurait  oublier  la  conversion  de  niadaino 
la  haromie  de  /-f  arens  ce  la  Tour  ^  qui  fut 
l'ouvraj^a-  de  ce  piéiat. 

An  mois  de  )iii!!et  de  l'année  1726,  le  roî 
de  vSarr!ai.gr.ee'lantà  Evian  ,  ph.'s.eLjrs  pcrson- 
nesdc  distinetioudu  pays  de  Vaud  s'y  rendi- 
Tcat  pour  voir  la  cour.  ]Madanie  de  U-^arens 
fut  du  nombre  ;  et  cette  dame,  qu'uu  pur 
mot'l  de  curiosité  avait  amenée,  fut  retenu,» 
par  des  motifs  d'un  genre  supérieur,  et  qqi 
Il  '^n  furent  pas  moins  efficaces  ,  pour  avoi,r 
ctj  îMoins  prévus.  Ayant  a^sibtc  par  hasard  \ 
lia  des  discours  qiie  ce  piciat  prononçait  avco 


44  MÉMOIRE 

ce  zèle  et  cette  onction  qui  portaient  dans  les 
Cœurs  le  feu  de  sa  charité  ,  Madame  de  TFa- 
rens  ca  fut  e'mue  aa  point  qu'on  peut  regarder 
cet  instant  comme  l'époque  de  sa  conversion. 
La  chose  cepend  iiit  devait  paraître  d'autant 
plus  difficile, que  cet  te  d  ami- étant  très-éclairée, 
se  tenait  en  garde  contrcles  séductions  de  l'é- 
loquence ,  et  n'était  pas  disposée  à  céder  san» 
être  pleinement  convaincue  :  mais  quand  ou 
a  l'esprit  juste  et  le  cœur  droit  ,  que  peut-il 
manquer  pour  coûter  la  vérité,  que  le  secours 
de  la  grâce  ?  Et  M.  de  Berner  n'était-il  pas 
accoutumé  à  la  porter  dans  les  cncnrs  les  plus 
endurcis?  Madame  de  Wa-fus  vit  le  prélat; 
ses  préjugés  furent  (léiruis:  ses  (Toutes  furent 
dissipés  ;  et  pénétrée  des  -M.inc'es  vérités  qui 
lui  étaient  annoncées,  eil.  e  détermina  à  ren- 
dre à  la  foi  ,  par  un  sacrifice  éclatant ,  leprijf 
des  lumières  dont  elle  venait  Je  l'éclairer. 

Le  bruit  du  dessein  de  Madame  de  fT'urcns 
ne  tarda  pis  à  se  répandre  d:::is  le  pays  do 
Vaud  :  ce  fut  un  deuil  et  des  alarmes  \.ai^er- 
scUes-.  celte  dame  y  e'tait  adorée  ,  et  l'amour 
qu'on  avait  pour  clic  se  changea  en  fureur  , 
contre  ce  qii*on  appelait  ses  séducteurs  et  ses 
ravisseurs.  Les  habitans  de  Vcvcy  uepovlaicnt 
pasmoins  que  de  mettre  le  feu  àEviau,  et  de 


A  M.  BOUDET  ANTONïN.         4'J 

l'enlever  à  main  armée  au  milieu  même  ae  la 
cour.  Ce  projet  insensé,  fruit  ordinaire  d'un 
zèle  fanatique,  parvint  aux  oreilles  de  Sa  Ma- 
jesté, et  ce  fut  à  cette  occasion  qu'elle  fit  à 
M.  de  Bernex  cette  espèce  de  reproche  si  glo- 
rieux ,  qu'il  fesait  des conversionsbien bruyan- 
tes. Le  roi  fit  partir  sur-le-champ  Madame  de 
Tf^arens  pour  Annecy  ,  escortée  de  quarante 
desesgardes.Cefutlàoù,quelque  temps  après, 
Sa  Majesté  l'assura  de  sa  protection  dans  les 
termes  les  plus  flattteur«,  et  lui  assigna  une 
pension  ,  qui  doit  passer  pour  une  preuve 
éclatante  de  la  piété  et  dç  \a  générosité  de  ce 
Prince, ma^s  qui  n'ôte  point  à  Mad.  de  Wa- 
rcns  le  mérite  d'avoir  abandonné  de  grands 
biens,  et  un  rang  brillant  dans  sa  patrie,  pour 
suivre  la  voix  du  Seigneur,  et  se  livrer  sans 
réserve  à  sa  providence.  Il  eut  même  la  bon  té 
de  lui  offrir  d'augmenter  cette  pension,  de 
sorte  qu'cllepût  figurer  avec  tout  l'éclat  qu'elle 
souhaiterait,  et  de  lui  procurer  la  situation  la 
plus  gracieuse,  si  elle  voulait  se  rendreaTurin 
auprès  de  la  reine.  Mais  Madame  de  Warcns 
n'abusa  point  des  bontés  du  Monarque  :  elle 
allait  acquérir  les  plus  grands  biens,  en  par- 
ticipant à  ceux  que  l'Eglise  répand  sur  les  tî- 
dcUcs  ;  et  l'éclat  des  autres  u'avait  désormais 


46  M  É  M  O  I  R  K 

plus  rien  qui  pût  la  toucher.  C'est  ainsi  qu'elle 
s'en  explique  à  M.  de  Bernex  ;  et  c'est  sur  ces 
maximes  de  détachement  et  de  modération, 
qu'on  l'a  vue  se  conduire  constamment  depuis 
lors. 

Enfin  le  jour  arriva,  où  M.  de  Bernex  al- 
lait assurera  l'Eglise  la  conquête  qu'iUui  avait 
acquise  :  il  reçut  publiquement  l'ab-uratioa 
de  Madame  de  warans  j  et  lui  administra  le 
sacrement  de  confirmation  le  8  septembre  1726, 
jour  de  la  nativité  de  j\'otre-Dame,  dans  Te- 
glise  de  la  Visitation,  devant  la  reJique  de 
St-François  de  Sales.  Cette  dame  eut  l'hon- 
neur d'avoir  pour  marraine,  dans  cette  cére'- 
ilionie  ,  madame  la  Princesse  de  Hesse  ,  sœur 
de  la  Princesse  de  Piémont  ,  depuis  reiue  do 
Sardaignfc.  Ce  fut  un  spectacle  touchant  de 
voir  une  Jeune  dame  d'une  naissance  illustre, 
favorisée  des  grâces  de  la  nature  ,  enrichie  des 
biens  de  la  fortune  ,  et  qui  ,  peu  de  temps  au- 
paravant, fesait  les  délices  de  sa  patrie,  s'ar- 
racher du  scm  de  l'abondance  et  des  plaisirs, 
pour  venir  déposer  au  pied  de  la  croix  de 
Christ,  l'écliit  et  les  voluptés  du  monde  ,  et 
y  r«»noncer  pour  jamais.  M.  de  Bernex  lit  à 
ce  buiotun  discours  frcs-touchaut  et  trcs-pa- 
thctK^uc  :  i'ai-dcur  de  som  xèle  lui  prêta  6& 


A  M.  BOUDET  ANTÔNIN.         47 

jour-là  de  nouvelles  forces  ;  toute  cette  nom~ 
breuse  assemblée  fondit  en  larnits  ;  et  les  da- 
mes,  baigne'es  dep!eur>  ,  vinrent  embrasser 
Madame  de  Warens ,  la  féliciter  ,  et  rendre 
grâces  à  Dieu  avec  elle  de  la  victoire  qu'il  lui 
fcsait  remporter.  Au  reste,  On  a  cherché  iuu- 
tilcment  parmi  tous  les  papiers  de  feu  M.  de 
Sernex  le  discours  qu'il  prononça  eu  cette 
occasion  ,  et  qui ,  au  témoignage  de  tous  ceux 
qui  reuteiidirent ,  est  un  chef-d'œuvre  d'élo- 
quence: il  y  a  lieu  de  croire  que,  quelque  beau 
qu'il  soit,  il  a  été  composé  sur-le-champ  et 
sans  préparation. 

Depuis  ce  jour-là  ,  M.  de  Bernex  n'appela 
plus  Madame  de  Warens  que  sa  fille,  et  elle 
l'appelait  son  père.  Il  a  en  effet  toujours  con- 
servé pour  elle  les  bontés  d'un  père;  et  il  ne 
faut  pass'étnnner  qu'il  res^ardâtavecime sorte 
de  coinplaitaiice  l'ouvrage  de  ses  soins  apos- 
toliques, puisque  cette  dame  s'est  toujours 
cfi'orcée  de  suivre  ,  d'aussi  près  qu'il  lui  a  élc 
possible  ,  les  saints  exemples  de  ce  prélat ,  soiC 
dans  sort  détachement  des  choses  mondaines, 
soit  dans  son  extrême  charité  envers  les  pau- 
vres :  deux  vertus  qui  définissent  parfaitement 
le  caractère  de  Madame  de  Tf^arens. 

L9  fait  suivant  peut  entrer  aussi  parmi  les 


48  M  É  INÏ  O  I  R  E 

preuves  qui  constatent  les  actions  miraculeuses 

de  M.  de  Bernex. 

Au  mois  de  septembre  1729,  Madame  do 
Tf^ctiens  ,  demeurant  dans  la  maison  de  M.  de 
Jioige  ,  le  feu  prit  au  four  des  cordcliers ,  qui 
donnait  dans  la  cour  de  cette  maison  ,  avec 
une  telle  violence,  que  ce  four  ,  qui  contenait 
un  bâtiment  assczgrand,enticremcnr  plein  de 
fascines  et  de  bois  sec,  fut  bientôt  embrase. 
Le  feu  ,  porte'  par  uu  vent  impétueux  ,  s  atta- 
cha au  toît  delà  maison  ,  et  pénétra  même  par 
les  fenêtres  dans  les  appartemcns  :  Madame  de 
Warcns  donna  aussitôt  ses  ordres  pour  arrê- 
ter les  progrès  du  feu,  et  pour  faire  transporter 
ses  meubles  dans  son  jardin.  F.lleélaitoccupce 
à  CCS  soins^  quand  elle  apprit  que  M.  l'Iivéque 
était  accouru  au  bruit  du  danger  qui  la  mena- 
çait, et  qu"d  allait  paraître  à  l'instant  ;  elle  fut 
âu-dcvaul  de  lui.  Ils  entrèrent  ensemble  dans 
le  jardin  ;  il  se  mit  a  genoux,  ainsi  que  tous 
ceux  qui  e'taient  préseus  ,  du  nombre  desquels 
j'étais,  cUMjmniencaà  prononcer  des oraisous 
avec  ccUe  ferveur  qui  était  inséparable  de  ses 
prières.  L'effot  en  fut  sensible  ;  le  vent  qui 
portait  les  flammes  par-dessus  la  maison  ,  jus- 
que près  du  jardin  ,  changea  tout-à-coup  ,  et 
les  cloijiua  si  bien  ,  que  lu  four,  quoique  con- 


A  M.  BOUDET  ANTONIN.         49 

tigu,  fut  ciitièremeut  consumé,  sans  que  I* 
maison  en  eût  d'autre  mal  que  le  dommage 
qu'elle  avait  reçu  auparavant.  C'est  ua  fait 
connu  de  tout  Aunecy ,  et  que  moi ,  écrivain 
du  présent  mémoire,  ai  vu  de  mes  propres 
yeux. 

M.  de  Beinex  a  continué  constamment  à 
prendre  le  même  intérêt,  dans  tout  ce  qui 
regardait  Madame  de  Tf>'arens;\\  fitfaire  le 
portrait  de  cette  dame  ,  disant  qu'il  souhaitait 
qu'il  restât  dans  sa  famille,  comme  un  monu- 
uicnt  honorable  d'un  de  ses  plus  heureux  tra- 
\Mux.  EnQn  ,  quoiqu'elle  fut  éloignée  de  lui, 
il  lui  a  donné,  peu  de  temps  avant  que  de 
mourir,  des  marques  de  son  souvenir,  et  ca 
a  même  laissé  dans  son  tcstamment.  Après  la 
mort  de  ce  prélat,  Madame  de  fP^arens  s'est 
entièrement  consacrée  à  la  solitude  et  à  la  re- 
traite ,  disant  qu'a;)rès  avoir  perdu  son  père, 
nen  ne  l'attachait  plus  au  monde. 


Piècei  Jiv.  Tomo  lit 


ORAISON    FUNÈBRE 

D  E     S.    A.     S. 

MONSEIGNEUR  LE   DUC 

D'  O  R  L  É  A  N  S  , 

Premier  prince  du  sang  de  France. 

Modicùm  plorafupra  mortuum  ,  quoniam  requicvU. 

Pleurez  modérément  cpIuÏ  que  vous  avez  perdu, 
car  il  est  en  paix.  Ecclcslastu.  c.  22 ,  v.  11. 

ÏVIessieurs, 

Les  écrivains  profan«-s  nous  disent  qu'im 
puissant  roi,  considérant  avec  orgueil  la  su- 
perbe et  nombreuse  armée  qu'il  comman- 
dait ,  versa  pourtant  des  pleurs,  en  songeant 
que  dans  peu  d'années  ,  de  tant  de  milliers 
d'borames,  il  n'en  resterait  pas  un  seul  eu 
vie.  Il  avait  raison  de  s'affliger  ,  sans  doute* 
la  mort  pour  un  paicu  ne  pouvait  être  qu'un 
sujet  de  larmes. 


ORAISON    FUNÈBRE.         Si 

Le  spectacle  funèbre  qui  frappe  mes  yeux  , 
et  rassemblée  qui  m'i-coute  ,  m'arrache  au- 
jourd'hui la,  même  rétlcKion  ,  mais  avec  des 
motif'-  de  consolation  capables  d'en  tempe'rer 
latncrtunie  et  de  la  vendre  utile  au  cïnetien. 
Oui,  Messieurs,  si  nos  atr.cs  étaient  assez 
pures  pour  subjuguer  les  affoctions  terrestres 
et  pour  s'élever  par  la  contemplation  iusqu'au 
séjour  des  bienheureux,  nous  nous  acquit- 
terions sans  douleur  et  sans  larmes  du  triste 
devoir  qui  nous  assemble;  novis  nous  dirions 
i  nous-mêmes  dans  une  sainte  joie  :  celui  qui 
a  tout  fait  pour  le  ciel  est  en  possession  de  la 
récompense  qui  lui  était  duc:  et  la  mort  du 
graricl  prince  que  nous  pleurons  ne  serait  à 
nos  yeux  que  le  triomphe  du  juste. 

Mais,  faibles  chrétiens  encore  attachés  à  la 
terre,  que  nous  sommes  loin  de  ce  degré  de 
perfection  nécessaire  pour  jug'-r  sans«iassioix 
des  chose?  véritablement  désirables  !  Kh  com- 
ment oserions- lions  décider  de  ce  qui  peut 
être  avanta^'euxaux  autrt-s,  nous  quinc  savons 
pas  seulement  ce  qui  nous  est  hou  à  nous-mê- 
mes ?  Comment  pourrions-nous  non-  réjouir 
avec  les  saints  d'un  boidiîur  dont  nous  sen- 
tons si  peu  le  prix?  Ne  cherchons    pointa 

C     2 


Sa  ORAISON 

ëtouGFcr  notre  juste  doxilcur.  A  Dieimeplaise 
qu'une  coupable  insen.si!)ilite  not^bdonne  une 
constance  que  nous  ne  devons  ten  r  que  de  la 
religion. 

La  France  vient  de  perdre  le  premier  prince 
du  sang  de  ses  rois  ;  les  pauvres  ont  perdu  leur 
père,  les  savans  leur  protecteur,  tousiesclirc- 
tiens  leur  modèle  :  notre  perte  est  assez  grande 
pour  nous  avoir  acquis  le  droit  de  pleurer,  an 
uioins  sur  nous-inctncs.  Mais  pleurons  avec 
modération  ,et  connue  il  convient  à  des  chré- 
tiens :  ne  songeons  pas  telicinenl  à  iws  pertes 
que  nous  oubliions  ic  prix  inestimablequ'elks 
ont  acquis  au  grand  prince  que  nous  regret- 
tons. Bénissons  le  saint  uoui  de  Uieu  et  des 
dons  qu'il  nous  a  faits  ,  et  de  ceux  qu'il  nous 
a  repris.  Si  Je  tableau  que  je  dois  exposer  à 
vos  yeux  vous oITre  de  justes  sujets  de  douleur 
dojis  la  mort  de  trÈs-uaut  ,  Tuis-  puis- 
sant, ET  TnÈS-tXCUl.LENT  l'U  1  NCF.  ,  LOU  IS 
DUC    d'OrLKAKS,   FREMlllR   rRI>CE   UO    SA>(> 

DE  France, vous  y  trouverez  aussi  de  grands 
motifs  de  consolation  dans  respérancu  légi- 
linie  de  son  éternelle  félicite.  L'humanit(<' ^ 
Tiotre  intérêt,  nous  pcrmettcntdcnous  aflliger 
de  lie  l'avoir  plus;  mais  la  sainteté  de  sa  vie 


FUNÈBRE.  S3 

et  la  religion  nous  consolent  po«r  lui  ;  car  il 
est  en  paix.  Blodiciimplora supramortiiu/n y 
tjuon  ia m  requ icv it. 

PREMIÈRE  P  ARTIE. 


D 


A>s  l'hommaj^e  que  je  viens  rendre  au- 
jourd'hui à  la  mémoire  de  monseigneur  le  duc 
d'Orlcaas,  il  me  sera  plus  aisé  de  trouver  des 
louanges  qui  lui  sont  dues,  quede  retrancher 
de  ce  nombre  toutes  celles  dont  sa  vertu  n'a 
pas  besoin  pour  paraître  avec  tout  son  t'clat. 
Telles  soQt  celles  qui  ont  pour  objet  les  (l;oits 
delanaissance;  droitsdantceuxqi/on  nomme 
graiuls  sont  ordiuairementsi  jaloux , et  qui  ncs 
décèlent  que  trop  souvent  leur  petitesse  par 
leur  attention  à  les  faire  valoir.  Il  naquit  du 
plus  illustre  sang  du  monde  ,  à  côté  du  pre- 
mier trône  del'univers  ,  et  d'un  prince  qui  en 
a  été  l'appui.  Ces  avantages  sont  grands  ,  sans 
doute;  il  les  a  comptés  pour  rien.  Que  la 
modestie  de  ce  grand  prince  règne  jusque  dans 
son  éloge;  et  comme  il  ne  s'est  souvenu  desoa 
rang  que  pour  en  étudier  les  devoirs  ,  ne  noui 
eu  souvenons  nous  -  mêmes  que  pour  Toi^ 
comment  il  les  a  remplis, 

C 


54  O  R  A  I  S  O  N. 

Il  le  fa,u  avoncr,  ^lessicurs  ,  si  ces  devoirs 
consistent  dans  raCTectation  d'une  vaine  pom- 
pe, souvent  plus  propie  à  révolter  les  cœurs 
qu'à  éblouir  les  yeux;  dans  l'éclat  d'un  luxe 
çffréne'qui  substitue  les  marques  de  la  richesse 
à  celles  de  la  grandeur  ;  dans  l'exercice  im- 
périeux d'une  autorité  dont  la  rigueur  montre 
communément  plus  d'orgueil  que  de  justice: 
SI  ce  sont-Ià  ,  dis-jc  ,  les  devoirs  des  princes  , 
j'en  conviens  avec  plaisir  ,  il  ne  les  a  point 
ïempiis. 

IVlais  si  la  Véritable  grandeur  consiste  dans 
rcxercice  des  vertus  bienfosantes ,  à  rexemple 
decelie  de  Dieu  qui  ne  se  manifeste  que  par 
les  biens  qu'il  répand  sur  nous  ;  si  le  premier 
devoir  des -princes  est  de  travailler  au  hon- 
Iicur  des  hommes  ;  s'ils  ne  sont  élevés  au- 
dessus  d'eux  que  pour  être  attcntirsh  prcH'cnir 
leurs  besoins  ;  s'il  ne  leur  est  permis  d'user 
de  l'autorité  que  le  ciel  leur  donne  ,  que  pour 
Jes  forcer  d'être  sages  et  heureux;  si  l'invin- 
cible penchant  du  |)euple  à  admirer  et  imiter 
la  conduite  de  ses  maîtres  n'e^^t  pour  eux 
qu'un  moyen,  c'est-à-dire,  un  devoir  de 
plus  pour  le  porter  à  bieu  faire  par  leur 
exemple  ,  toujours  plus  fort  que  leurs  lois  ; 
eoûa  s'il   est   vrai   que   leur  vertu  doit  être 


FUNÈBRE.  5,5 

pro.povtionuée  à  leur  élévation  :  Grands  de 
la  terre,  venez  apprendre  cette  science  rare, 
sublime  et  si  peu  connue  ùe  vous,  de  biea 
user  de  votre  pouvoir  et  de  vos  richesses  , 
d'acquérir  des  grandeurs  qui  vous  appar- 
tiennent, et  que  vous  puissiez  emporter  avec 
vous  en  quittant  toutes  les  autres,  , 

Le  premier  devoir  de  l'homme  est  d'étudier 
ses  devoirs  ;  et  cette  connaissance  est  facile 
à  acquérir  dans  les  conditions  privées.  La 
voix  do  la  raison  et  le  cri  de  la  conscience 
s'y  font  entendre  sans  obstacle  ;  et  si  le 
tumulte  des  passions  nous  empêche  quelque- 
fois d'écouter  ces  conseillers  importuns  ,  la. 
crainte  des  lois  nons  rend  justes,  notre  im- 
puissance nous  rend  modérés  ;  en  un  mot  , 
tout  ce  qni  nous  envi'onnc  nous  avertit  de 
nos  fautes  ,  les  prévient ,  nous  eu  corrige  ,  ou 
nous  eu  punit. 

Les  princes  n'ont  pas  sur  ce  point  Jcs 
mêmes  avantages.  Leurs  devoirs  sont  beau- 
coup plus  grands  ,  et  les  luovens  de  s'en 
instruire  beaucoupplus  didiciles.  Malheureux 
dans  leur  élévation  ,  tout  scuîble  concoTirir 
à  écarter  la  lumière  de  lem-s  yeux  et  la  vertu 
de  leurs  cœurs.  I^c  vil  et  dangereux  cortège 
des  flatteurs  les  assiège  des  leurs  plus  tendre 


S6  ORAISON 

jeunesse  ;  leurs  faux  amis,  interesses  à  nourrir 
leur  ignorance  ,  ..  ictteut  tons  leur-s  soins  à  le» 
empêcher  de  rien  voir  par  It-nrs  ycnx.  Des 
passions  que  rien  ne  contraint ,  un  orgueil  que 
rien  ne  mortifie  ,  leur  insp're  les  plus  mons- 
trueux préjugés  ,  et  les  jettent  dans  un  aveu- 
glement funeste  que  tout  ce  qui  les  approche 
ne  fait  qu'augmenter:  car  pour  ctic  puissant 
sur  eux,  on  n'cpaJgne  rien  pour  les  rendre 
faillies  ,  et  la  vertu  du  maîtle  sera  toujours 
l'ellroi  des  courtisans. 

C'est  ainsi  que  les  fautes  des  princes  vien- 
nent de  leuf  aveuglement  plus  souventcncore 
que  de  leur  mauvaise  volonté  ;  ce  qui  ne 
rend  pas  ces  fautes  moins  criminelles,  et  ne 
les  rend  que  pltis  irréparables.  Pénétré  dès 
son  enfance  de  cette  grande  vérité  ,lcducd'()r- 
l'éans  travailla  de  bonne  heureh  écarter  le  voile 
que  son  rang  mcttajit  au  devant  de  ses  yeux. 
La  première  chose  qu'on  lui  avait  apprise  , 
c'est  qu'il  était  un  grand  prince.  Ses  propres 
réflexions  lui  apprirent  encore  qu'il  était  un 
homme,  sujet  à  toutes  les  faibloses  de  l'hu- 
luanitc;  que  dans  le  rang  qu'il  occupait ,  il 
avait  de  grands  devoirs  à  remplir  et  de  grandes 
erreurs  h  craindre.  Il  comprit  que  ces  pre- 
uiicrcs  couuaistauces  lui  imposaicut  l'obiiga- 


FUNEBRE.  57 

tion  d'en  acquérir  beaucoup  d'autres.  Il  se 
livra  avec  ardeur  à  l'ctude  ,  et  il  travailla  à 
se  faire  daus  les  bons  auteurs,  et  sur-tout 
dans  nos  livres  sacre's  ,  des  amis  lidelles  et  des 
oouseillers  sincères  qui  ^  sans  songer  sans  cesse 
à  leur  intérêt,  lui  parlassent  quelquefois  pour 
le  sien.  Le  succès  fut  tel  qu'on  pouvait  l'at- 
tendre de  ses  dispositions.  Il  cultiva  toutes  les 
sciences  ;  il  npprit  toutes  les  langues;  et  l'Eu- 
rope vit  avec  étonnement  un  prince,  tout 
jeune  encore  ,  sachant  par  soi-même,  et  ayant 
des  connnissancesà  lui. 

Telles  furent  les  premiers  sources  des  vertus 
dont  il  orna  et  éditia  le  monde.  A  peine  fut-il 
livré  à  lui-même  qu'il  les  mit^loutes  en  prati- 
que. Uni  par  les  nœuds  sacrés  à  une  épouse 
chérie  et  digne  de  l'être,  il  fit  voir  par  sa 
douceur  ,  par  ses  égarci*,  et  par  sa  tendrons» 
pour  elle,  que  la  véritable  piété  n'endurcit 
point  les  cœurs,  n'ôte  rien  à  l'agrément  d'une 
lioniiéte  société  ,  et  ne  fait  qu'ajouter  plus 
de  cliarme  et  de  fidélité  à  l'affection  conju- 
gale. La  mort  lui  enleva  cette  vertueuse  épouse 
h.  la  fleur  de  sou  âge  ;  et  s'il  témoigna  par 
sa  douleur  combien  elle  lui  avait  été  chère, 
il  uio  Ira  par  sa  constance  que  cekii  qui 
n'abuse  point  du  boabcur  ne  se  laisse  poiut 


58  ORAISON 

non  plus  abattre  par  l'adversité.  Cette  perte 
lui  apprit  à  connaîire  J'instabilitc'  des  choses 
huuraiMcs  ,  et  i'arantaRc  qu'on  trouve  à  re'u- 
nir  toutes  ses  afïecfioiis  dans  celui  qui  ne 
lueurt  poiut.  C'est  dan;*  tes  circonsianccs 
qu'il  se  choisit  une  pieuse  solitude  pour  s'y 
livrer  avec  plus  de  tranquillité  à  sou  juste 
regret  et  à  ses  méditations  chrétiennes  ;  et 
sM  ne  rjuitta  pas  abjolnnien'  la  cour  et  le 
«londc  où  son  devoir  le  retenait  encore,  il 
fit  du -moins  assez  coan?ître  que  le  seul 
commerce  qui  pouvait  désormais  lui  être 
apicablc  ,  était  celui  qu'il  voulait  avoir  avec 
Dieu. 

L  educafiou  de  son  fils  était  le  principal 
motif  qui  l'airacliait  h  sa  retraite:  il  n'éjiar- 
gua  rien  pour  bien  remplir  ce  devoir  impor- 
tant. Le  succès  nie  dispense  de  lu 'étendre  sur 
ce  qu'il  fil  à  cet  épaid  ,  1 1  il  nous  serait  d'au- 
tant moins  permis  de  l'oublier  que  nous 
jouissons  aujourd'hui  du  fruit  de  ses  soi"ns. 

S'il  tuf  bon  père  et  bon  mari  ,  il  ne  fut  pas 
moins  lidclle  sujet  et  zcié  citoyen.  Passionne 
pour  la  gloire  du  roi  ,  c'csl-à-dire  ,  pour  la 
pro-i'érité  de  l'Etat,  on  sait  de  quel  zèle  il 
était  animé  par-tout  où  il  la  croyait  inté- 
ïcsscL-  ;   ou  sait   qu'aucune  considération  u» 


FUNÈBRE.  59 

put  Jamais  lui  faire  dissimuler  soti  sentiment 
dès  qu'il  était  question  du  bien  public  ; 
exemple  rare  et  peut-être  unique  à  la  cour 
où  Les  mots  de  bien  pub''c  et  de  icr^icc  du 
priiKc  ,  ne  sig.iiîient  guère  dans  li  bouche  d© 
ceux  qui  les  emploient  qu'inlèrét  personnel, 
jalousie  et  acidité. 

j^ppelé  dans  les  conseils  ,  je  ne  dirai  point 
par  son  ran^  ,  mais  plus  honoraôlemeut 
encore  par  l'estime  et  la  conBa-jc^  d'u:  roi 
qui  n'en  accorde  qu'au  mérite  ;  c'est-ià  ^ru'il 
fesait  briller  également  et  ses  taiens  et  ses 
vertus  ;  c'est-'.à  que  la  droiture  de  son  ame 
la  sagesse  de  ses  avis ,  et  la  force  de  sou  élo- 
quence ,  consacrées  au  service  de  la  patrie 
ont  ramc-nc  plusd'une  foi>*  toutes  les  opinions 
à  la  sienne  ;  c'est-lh  qu'il  eût  étonné  par  la 
solidité  de  ses  raisons  ,  ces  esprits  plus  subtils 
que  judicieux  qui  ne  peuvent  comprendre 
que  dans  le  gouvernement  des  Etats  ,  être 
juste  soit  la  suprême  politique;  c'est-là,  pour 
tout  dire  en  un  mot^  que  secondant  les  yues 
bii'iifosantes  du  monarque  qui  nous  rend 
heureux,  il  concourait  à  le  rendre  heureux 
lui-même  en  tiavaillant  avec  lui  pour  le  boa- 
luur  de  ses  peuples. 

]Vlais  le  respect  m'arrête,  et  je  sens  qu'il  ur 


6o  O  R  A  I  s  O  X 

ni'uBt  point  permis  de  porter  des  regards  indis- 
crets sur  ces  mystères  du  cabinet ,  où  les  des- 
tins de  l'Rtat  sont  fYi  secret  balancés  au  poids 
de  l'équité  et  de  la  raison.  Et  pourquoi  vou- 
loir en  apjjrervdre  plus  qu'il  n'est  nécessaire  ? 
Je  l'ai  déjà  dit  ;  pour  bortorer  la  ïuéuioirc 
d'un  si  grand  homme  ,novisu'avons  pas  besoin 
de  compter  tous  les  devoirs  qu'il  a  remplis, 
ni  toutes  les  vertus  qu'il  a  possédées.  Hàtons- 
tious  d'arriver  à  ce^doux  momens  de  sa  vie, 
où  tont-à-fait  retiré  du  monde,  après  avoir 
acquitté  ce  qu'il  devait  à  sa  naissance  et  ?i 
sou  rang  ,  il  se  livra  tout  entier  dans  sa  soli- 
tude aux  prncbans  de  son  cœur  et  aux  vertus 
de  son  choix. 

C'est  alors  qu'on  le  vit  déployer  cette  am« 
Lienfpsanlc  dont  l'amour  de  l'huniaiiilé  lit  le 
principal  caractère^  et  qui  ne  chercha  son. 
bonheur  que  dans  celui  des  autres.  C'est  alors 
que  h'élevant  à  une  gloire  plus  sublime,  il 
commença  de  montrer  au.\  hommes  un  spec- 
tacle plus  rare  et  infiniment  plus  admirable 
que  tous  les  chcfd'oeuvrcs  des  politiques  ef 
tous  les  triomphes  des  conquérans.  Oui,i\Ies- 
sicurs,  pardonnez-moi  dans  ce  jourdc  tristesse 
cet  te  affligeante  remarque.  L'histoire  a  coiisi'cré 
la  uiemoiis  d'une  multitude  de  héros  en  tous 

genres  ; 


FUNÈBRE.  6t 

genres  ;  degrands  capitaines  ,  de  grands  uiinis'* 
très,  et  même  de  grands  rois  ;  mais  nous  ne 
saurions  nous  dissimuler  qi?e  tous  ces  hommes 
illustres  n'aient  beaucoup  plus  travaille' pour 
leur  gloire  et  pour  leur  avantage  particulier 
que  pour  le  bonheur  du  genre-humain  et 
qu'ils  n'aientsacri  hé  cent  fois  la  paix  et  le  repos 
des  peuples  au  désir  d't'tendre  leur  pouvoir  o» 
d'immortaliser  leurs  noms.  Ali  !  combien  c'est 
un  plus  rare  et  plus  préuicux  don  du  ciel  qu'un 
prince  véritablement  bicnfcsant  dont  le  pre- 
micret  l'unique  soinsoic  la  félicite'  publique  - 
dont  la  main  secourablc  et  l'exemple  admire 
fassent  régnerpar-tout  le  bonheur  et  la  vertul 
Depuis  tant  de  siècles  ,  un  seul  a  me'rifé  l'im- 
mortalitéà  ce  titrei  encore  celui  qui  fut  la 

gloircetl'amourdu  monde  n'y  a- t-il  para  qi;e 
comme  une  fleur  qui  brille  au  matin  et  périt 
avant  le  déclin  du  jour.  Vous  en  regrettez  ua 
second  ,  Messieurs ,  qui  sans  posséder  un  tr^ie 
n'en  fut  pas  moins  digne;  ou  q„i  plutôt 
affrancb.  des  obstacles  insurmontables  que  le' 
poids  du  dîadème  oppose  sans  cesse  aux  meil- 
leurcs  intentions  ,  iitencorc  plus  de  b-cn  nlus 
d'heureux,  peut-être,  du  fond  de  sa  retraite 
que  n'en  lit  Titus  gonvernant  i'univer*  R 
n'est  pas  difficile  de  décider  lequel  des  deux 
Pièces  diP.  Tome  XI.  jj 


6a  O  R  A  I  s  O  N 

mérite  la  préfc'ier.cc.  Tiius  du c'tieii  ;  Titus 
Teriucux  et  bienfcsant  des  sa  pit-mière  jcu- 
rcsse  ;  Titus  ne  pcr'laut  pas  un  seul  ;our, 
eût  c'ic  égal  au  duc  d'Orléans. 

J'ai  dit  qu'il  s'était  retiré  du  monde  ;  et  il 
est  vrai  qu'il  avait  quitte  ce  nioiulc  frivole  , 
brillant  et  corrompu  ,  où  la  sas^esse  des  saints 
passe  pour  folie  ,  où  la  vertu  est  inconnue  et 
méprisée  ,  où   son   nom  même  n'est  jamais 
prononcé,  où  l'orgueilleuse  philoso])liic  dont 
on  s'y  pique  consiste  en   quelques  maximes 
«tel  ilc-i  j  débitées  d'un  ton  de  hauteur  ,  et  dont 
la  pratique  rendrait  criminel  ou  ridicule  qui- 
conque oserait  la  tenter  ,  irais  il  conunenca 
\   se  fa:n'liariscr  avec  ce   monde  si  nouveau 
pour  ses   pareils  ,  si    ignoré  ,   si  dédaigné  do 
l'autre,   où   les  membres  di'  Jksus-GhrisT 
«oulTians  attirent  rindi^nalion  céleste  sur  les 
Iicurciîx  d'i  s;èc'c  ;  où  la  religion  ,  la  probité, 
trop  négl     é.-s  ,  sans  doute,  sont  du-moins 
encore  en  honneur  ,  et  où  il  est  encore  pTmis 
d'être  homme  de  bien  sans  craindre  la  rail- 
lerie et  la  haine  de  ses  égaux. 

Telle  fut  la  nouvelle  société  qu'il  rn<i.<eTnhla 
autour  de  lui ,  pour  répandre  sut  elle  ,  comme 
une  roscc  bienfcsantc  , Us  trésors  de  sa  charité. 
Chaque  jour  il  duuuait  daus  sa  retraite  uu» 


FUNÈBRE.  63 

audience  el  des  soulagemens à  touslesmalheu- 
leux  indifferemtnenf,  r^servanl  pourle  Palais- 
Royal  des  audiences  plus  soîcmuellcs  où  lo 
rang  et  la  naissance  reprenaient  leurs  droits  , 
où  la  noblesse  retrouvait  un  protecteur  et  utî 
grand  prince  dans  celui  que  les  pauvres  ve- 
naient d'appeler  leur  père.  Ce  fut  la  tendresse 

mëmedesonamequileforçad'accoutumerses 
yeux  à  l'affligeant  spectade  des  misères  lui- 
ïHaints.  Il  ne  craignait  point  de  voir  les  maux 
qu'il  pouvait  soulager,  et  n'avait  point  cette 
repugnanee  criminelle  qui  ne  vient  que  d'un 
mauvais  cœur,  ni  cette  pitié  barbare  dont 
plusieurs  osent  se  vanier,  qui  n'est  qu'une 
cruauté  c'cguise,.,  et  un  prétexte  odieux  pour 
s'éloigner  de  ceux  qui  souvent.  Et  comment 
se  peut-il,  mon  Dieu  !  que  ceux  qui  n'ont 
pas  le  courage  d'cnvisai;er  ks  plaies  d'un  pau- 
vre, aient  celui  de  reluser  l'aumône  au  mal- 
Leureux  qui  en  est  couvert    ? 

Entrerai-je  dans  le  détail  immense  de  tous 
les  biens  qu'il  a  répandus,  de  tous  les  beureux 
qu'il  a  faits,  de  tous  les  mnlhcu.cux  qu'il  a 
soulagés,  et  de  ces  aveugles  plus  malheureux 
encore  qu'il  „'a  pas  dédaigné  de  rappeler  de 
leurs  égaremeus  parles  même  motifs  qui  les  y 

D  a 


I 


64  ORAISON 

avalent  plonges  ,  afin  qu'ayaut  une  fois  goûté 
le  plaisir  d'être  liOunctcs  gens  ,  ils  fissent  de'- 
sormals  par  auiour  pour  la  vertu  ce  qu'ils 
avaient  couimencé  de  taire  par  intérêt  ?  Non  , 
Messieurs, le  respectme  retient, ctui'empcclic 
de  lever  le  voile  qu'il  a  mis  lui-même  au-devant 
de  tant  d'actions  héroïques,  et  ma  voix  n'est 
pas  digne  de  leS  célcbnr. 

O  vous ,  chastes  Vicri^esdc  Jtsus-CHRiST, 
vous  ses  épouses  régénérées,  que  la  main  se- 
courable  du  duc  d'Orléans  a  retirées  ou  garan- 
ties des  dangers  de  l'opprobre  et  de  la  séduc- 
tion, et  à  qui  il  a  procuré  de  saints  et  inviolables 
asyles  ;  vous, pieuses  mères  de  famille  qu'il  a 
uniesd'un  nœud  sacré  poui  élever  desenfans 
dans  la  crainte  du  Seigneur  ;  vous,  gens  de 
lettres  indigens  ,  qu'il  a  mis  en  état  de  consa- 
crer uniquement  vos  talens  h  la  gloire  de  ceiuî 
de  qui  vous  les  tenez  -,  vous  guerriers  bliincliis 
sous  les  armes  ,  à  qui  le  soin  de  vos  devoirs  a 
fait  oublier  celui  de  votre  fortune,  que  le  poids 
dcsansa  forcéde  recourir  à  lui, cldon  tics  fronts 
cicatrisés  n'ont  point  eu  à  rougir  delà  lionle 
de  SCS  refus  ;  élevez  tous  vos  voix  :  pleurczvolrc 
bienfaiteur  et  votre  pcré.  J'espère  que  du  haut 
du  ciel  sou  ame  pure  sera  seusiblcà  votre  re- 


FUNÈBRE.  65 

connaissance:  qu'elle  soit  immortelle  comme 
sa  uiGiuoire  ;  les  beiiétlictioiis  de  vos  cœurs 
sont  le  seul  clogc  digne  de  lui. 

Ne  nous  Je  dissinaulons  point  ,  Messieurs  ; 
nous  avons  fait  une  perte  irréparable.  Sans 
parlericides  monarques,  trop  occupcsdubiea 
ge'nc'ral  pour  pouvoir  descendre  dans  des  de'- 
tails  qui  le  leur  ("croient  négliger  ,  je  sais  que 
l'Europe  ne  manque  pas  de  grands  princes;  je 
crois  qu'il  est  encore  des  âmes  vraiment  bien>^ 
fesautes  ;   encore  plus   d'esprits  écldirc's  qui 
sauroieut    dispeus.r   sagement    les   bienfaits 
qu'ils  devroient  airner  à  répandre.  Toutes  ces 
choses  prises  séparément  peuvent  se  trouver  : 
mais  oii  les  Irouverons-no-us   réunies  ?  Où 
cherclons-nous  un  homme  qui ,  pouvant  voir 
nos  besoins  parses  yeux  et  les  soulager  parses 
mains  ,  rassemble  en  lui  seul  la  puissance  et  la 
volonté  de  bien  faire  avec  les  lumières  néces- 
saires pourbien  faire  toujoursà  propos?  Voilà 
le»  qualités  réunies  que  nous  admirions  et  que 
nous  aimions  sur-tout  dans  cekii  que  nous 
Tenons  de  perdre  ;  et  voilà  le  trop  juste  motif 
des  j)Icurs  que  nous  devons  W;:rser  sur  son 
tombeau. 


D  3 


66  O  II  A  I  S  O  N 

SECONDE    PARTIE. 


Je  le  sens  bien  ,  Messieurs  ;  ce  n'est  point 
avec  le,  tableau  que  je  viens  de  vous  offrir  que 
je  dois  me  flatter  de  calmer  une  douleur  trop 
Icgitinie;etriinage  des  vertus  du  grand  princo 
dout  nous  honorons  la  uiémoirc,  ne  peut  être 
propre  qu'à  redoubler  nos  regrets.  C'estpour- 
tanten  vous  le  peignant  orné  do  vertus  beau- 
coup plus  sublimes  que  j'cntrepicnds  de  mo- 
dérer votre  Juste  afflction.  A  Dieu  ne  plaise 
qu'une  insensée  présomption  de  mes  force» 
soit  le  principe  de  cet  espoir  î  II  est  établi  sur 
des  fondemens  plus  raisonnables  et  plus  soli- 
des :  c'est  de  la  piété  de  vos  cœurs  ,  c'est  des 
maximes  consol.uitcs  du  christianisme  ,  c'est 
des  détails  édiliaiis  qui  me  restent  avons  faire, 
que  je  tire  maconûance.  Religion  sainte!  re- 
fuge toujours  sûr  et  touioursouvert  aux  cœurs 
affligés  ,  venez  pénélrer  les  nôtres  de  vos  divi- 
nes vérités;  faites-nous  sentir  tout  le  néant 
des  choses  humaines;  inspirez-nous  ledédaiu 
que  nous  devons  avoir  pour  celte  vallée  de 
larmes  ,  pour  cette  courte  vie  qui  n'est  qu'uu 


FUNÈBRE.  67 

passage  pourarriveià  cellequi  ne  finit  point  ; 
et  rctupiissez  nos  amcs  de  cette  douce  espé- 
rance, que  le  serviteur  de  Dieu  qui  a  tant  fait 
pour  vous,  jouit  en  paix  dans  le  séjour  de» 
bienheureux  du  prix  de  ses  vertus  et  de  se» 
travaux. 

(^ue  ces  ide'es  sont  consolantes  !  (^)u'il  est 
doux  de  penser  qu'après  avoir  f;,Grité  dans 
cette  vie  le  plaisir  touchant  de  bien  faire, 
BOUS  en  recevrons  encore  dans  l'autre  la  ré- 
compense e'ternelle  !  Il  faut  plus  ,  il  est  vrai  , 
que  de  bonnes  actions  pour  y  prétendre;  et 
c'est  cela  même  qui  doit  animer  notre  coa« 
fiance.  Le  duc  à.' Orléans  ,  avec  les  vertus 
dont  j'ai  parlé  ,  n'eût  encore  été  qu'un  grand 
liomme  ;  mais  il  reçut  avec  elles  la  foi  qui  les 
sanctifie ,  et  rien  ne  lui  manqua  pour  étr«  ua 
chrétien. 

Cette  foi  puissante  qui  n'est  pourtant  rien 
sans  les  œuvres  ,  mais  sans  laquellcles  œuvre» 
ne  sont  rien  ,  germa  dan»  son  cœur  dès  le» 
prcniièros  années  ,  et  comme  ce  grain  de  se- 
uiencc  de  l'Evangile  (^)  ,  elle  y  devint  bientôt 
un  griuid  arbre  qui  élendait  au  loin  ses  r»-. 

(a)  Luc ^  chap.  XIII,  verset  iq. 

D  4 


^8  O  R  A   I  S  O  X 

leieaux  bienfcsans.  Ce  u'ctait  point  cet»e  foi 
stérile  et  glacée  d'un  esprit  convaincu  par  la 
raison,  à  laqurlle  le  cœur  n'a  point  de  part, et 
d'estituce  égaitnicut  d'espérance  cl  d'au;our. 
Ce  n'était  point  la  foi  morte  de  ces  mauvais 
chrétiens  qui  vaiucuicut  disent  chaque  jour  , 
Seigneur,  Seigneur,  et  n'entreront  point 
dans  le  royaume  des  cieux.  (;'étoit  cette  foi 
pure  et  vivo  qui  fesait  uiarcherlcs  ai)i)tres  sur 
les  eaux,  et  dont  le  Seigneur  niénie  a  dit  qu'un 
seul  grain  suftirait  pour  uc  rien  trouver  d'im- 
jjosMblc.  Elle  était  si  ardeite  en  son  ame  ,  et 
»i  présente  à  sa  mémoire^  qu'il  en  fesait  ré- 
gulièrement un  acte  au  coniœencfment  do 
toutes  ses  actions  ;  ou  plutôt  sa  vie  entière  n'a 
été  qu'un  acte  de  foi  continuel  ,  puisqu'otj 
tient  d'un  témoignage  av,suré  ,  qu'il  n'a  jamais 
eu  un  seul  instant  de  doute  sur  Jcs  vérités  et 
les  mystères  de  la  religion  «atlioliquc.  Et  com- 
ment donc  avec  tant  de  fui  ii'a-t-il  point  opéré 
de  miracles?  Chrétiens  ,  Dieu  vous  diH^t-il 
compte  de  ses  grâces  ,  et  sa\Tz-vous  ju^qu'oft 
peutallcr  l'humilité  d'un  !u>.le?  Pourquoi  de- 
mander des  luuacks?  u'l'u  a-t-il  pas  fait  un 
plus  grand  et  plus  édiliantque  de  transporter 
UesiuoutagneB?  (^ucl  est  doue  ce  miracle,  me 


FUNÈBRE.  69 

âîrez-vous  ?  La  sainteté  jlc  sa  vie  dans  un 
rang  aussi  sublime  et  dans  un  siècle  aussi  cor- 
rompu. 

Le  duc  d'Orléans  croyait  ;  et  c'est  assez. 
dire.  On   peut  s'étonner  qu'il   se  trouve  des 
hommes  capables   d'offenser  un    Dieu  qu'ils 
■«avent  être  mort  pour  eux;  mais  qui  s'éton- 
nera jamais  qu'un  clirétieu  ait  été  humble  , 
juste  ,  tempérant  ,    humain  ,  charitable  ,  et 
qu'il   ait  accompli   à  la    lettre   les    préceptes 
d'une  religion  si  pure,  si  sainte,  et  dont  il 
était  si  inutilement  persuadé?  Ah!  non  ,  sans 
doute;  on  ne  remarquait  point  entre  ses  maxi- 
mes  et  sa  conduite  cette  opposition  mons- 
trueuse qiii  déshonore  nos  mœurs  ou  notre 
raison;  et  l'on  ne  saurait  peut-être  citer  une 
seule  de  ses  actions  qui  ne  montre  ,  avec  la 
force  dé  cette  grande  ame^  faitepour  soumet- 
tre ses  passions  à  l'empire  de  sa  volonté  ,  la 
force  plus  puissante  de  la  grâce,    faite  pour 
soumettre  en  toutes  choses  sa  volonté  à  celle 
de  son  Dieu. 

Toutes  ses  vertus  ont  porté  cette  divine 
empreinte  du  christianisme;  c'est  dire  assez 
combien  elles  ont  effacé  l'éclat  des  v,ertus  hu- 
maines ,  toujcnirs  sicniprcsséesàs^attirer  cette 
vaine  admiiatiou  (juL  est  leur  unique  récom- 

D  è 


7°  ORAISON 

pense,  et  qu'elles  perdent  pourtant  encore 
comparées  à  celles  du  vrai  rhrccien.  Les  plus 
grands  boiuines  <ie  l'antiquité  se  seraient  Lo- 
nore'sderoii  ^on  nom  inscrit  à  cÔLé  des  leurs 
et  ils  ii'auraienLpasinêmeenhesoiii  de  croire 
comme  lui ,  pour  admirer  et  rcspecterces  ver- 
tus héroïquLS  qu',1  consacrait  ou  sacriliait 
toutes  au  tr'oniphc  de  sa  foi. 

II  ctaii  Ijunible  ;  non  de  ce  tle  fausse  et  trom- 
peuse humilitéqni  n'est  qu'orgueil  ou  busscsse 
d'amc,  mais  d'une  humilité  pieuse  et  discrète, 
e'galcmciit  convenable  à  un  chrJticn  pécheur 
et  à  un  grand  prince  qui ,  sans  arilir  sou  titre, 
sait  humilier  sa  personne.  Vous  l'avez  vu. 
Messieurs  ,  modeste    dans   son  élévation  et 
grand  dans  sa  vie  privée  ,  simple  comme  Tua 
de  nous,  renoncera  la  pompe  consacréeà  son 
lang,  san>  renoncer  à  sa  dignité  :  vous  l'ave* 
vu  ,  dédaignant    cette  grandeur   apparente 
dont  personne  n'est  si  jaloux   que  ceux  qui 
n'en  ont  point  de  réelle  ,  ne  garder  des  bon'-  . 
neurs  dus  à  sa  naissance  que  ce  qu'ils  avaient 
pour  lui  de  pénible  ,  ou  ce  qu'il  n'en  pouvait 
négliger  sans  s'oOenser  soi  mémo.  Prosterné 
chaque  iour.iu  pied  de  la  croix  ,  la  touchante 
ini^'gcd'un  Diiiu  .oialMut  ,  plu.  présente  cu- 
coïc  à  sou  cœur  qu'à  ses  veux  ,  ac  lui  laissait 


FUNEBRE.  71 

point  oublier  que  c'est  eu  son  seul  amour  que 
consisieuths  richesses  ,  la  gloire  et  la  jus-^ 
tice  (/6)  /  et  il  n'ignorait  pas  ,  non  plus  ,  mal-" 
gré  tant  de  vains  discours  ,  que  si  celui  qui 
sait  soutenir  les  grandeurs  en  est  digne  ,  celui 
qui  sait  les  mépriserestaudessusd'elles.  Hom- 
mes vulgaires  ,  qu'un  e'clat  frivole  éblouit  , 
ïrrêrtie  quand  vous  affectez  de  le  dédaigner, 
lisez  une  fois  dans  vos  âmes,  et  apprenez  \ 
admirer  ce  que  nul  de  vous  n'est  capable  de 
faire. 

Il  était  bienfcsant,  je  l'ai  déjà  dit ,  et  quî 
pourrait  l'ignorer  ?  Qu'il  me  soit  permis  d'y 
revenir  encore  ;  je  ne  puis  quitter  un  o.,^et  si 
doux.  Un  homme  bienfesant  est  l'honneur  de 
i'humanitéj  lavéritable  image  de  Diitr,  'imi- 
tateur de  la  plus  active  de  toutes  ses  vertus  ;  et 
l'on  ne  peut  douter  qu'il  ne  reçoive  un  jour 
le  prix  du  bien  qu'il  aura  fait,  et  même  de 
celui  qu'il  aura  voulu  faire  ,  ni  que  le  père 
des  humains  ne  rejette  avec  indignation  ces 
âmes  dures  qui  sont  insensibles  à  la  peine  d© 
leur  frère,  et  qui  n'ont  aucun  plaisir  à  le  sou- 
lager. Hélas  !  cette  vertu  si  digne  de  notre 
amour  est  peut-être  bien  plus  rare  eucor» 

{b)  Piov.  chap.  VUI,  verset  iS. 

D  % 


7»  ORAISON 

qu'on  ne  pense.  Je  le  dis  avec  douleur  ,  si  du 
^jotnbre  de  ceux  qui  semblent  y  pi'eletiJro,  ou 
écartait  tous  ces  esprits  orgueilleux  qui  no 
four  du  bii.ii  qucpouravoir  la  repututiou  d'eu 
faire  ,  tous  ces  esprits  faibles  qui  u'accorrieut 
des  grâces  quu  parce  qu'ils  u'out  pas  la  force 
de  les  refuser;  qu'il  eu  resterait  peu  ,  de  ces 
cœurs  vraiment  généreux  dont  la  plus  douce 
i-e'cornpeuse  pour  le  bien  qu'ils  fout  est  lo 
plaisir  de  l'avoir  fait  !  Le  duc  d'Orléans  eût 
été  à  la  tête  de  ce  petit  nombre.  I!  savait  ré- 
pandre ses  grâces  avec  choix  et  proportion  ; 
son  cœur  tendre  et  compatissant  ,  mais  ferme 
et  judicieux  ,  eût  même  su  les  refuser  à  ceux 
qu'il  ncn  croyait  pas  dignes  ,  s'il  ne  se  fut 
jessou venu  sans  cesse  que  nous  avons  un  trop 
grand  besoin  nous-mcuies  de 'la  miséricorde 
céleste  pour  être  en  droit  de  refuser  la  nôtre  à 
personne. 

Il  était  bienfcsaut,  ai-je  dit  ?  Ah!  il  était 
plus  que  cela  ;  il  était  charitable.  Et  coninu-nt 
3ie  l'eùl-il  pas  été  ?  Comment  avec  une  foi  si 
vive  n'eût-il  pas  aim<*  Qp  Dif.o  qui  avait  tant 
fait  pour  lui  ?  Comuient  la  sainte  ardeur  dont 
il  brûlait  pour  sou  Dieo  ,  ne  lui  cùt-elle  pas 
inspiré  de  l'amour  pour  tous  les  hommes  que 
JÉSDS'CuRioT  a  rachetés  do  son  saug,et  pouv 


FUNÈBRE.  73 

les  peuvrcs  qu'il  adopte  ?  La  gloire  du  Sei- 
gneur e'tait  sou  premier  de'sir_,  le  salut  des 
âmes  sou  premier  soin  ;  secourir  les  malheu- 
reux o'e'taitdcsa  part  qu'tme  occasion  de  leur 
faire  de  ilus  grauds  biens  eu  travaillant  à 
leur  sanctitication.  Il  rougissait  de  la  négli- 
gence avec  laquelle  les  dogmes  sacrés  de  la 
morale  sainte  du  christianisme  étaient  appris 
et  enseignés.  11  ne  pouvait  voir  sans  douleur 
plusieurs  de  ceux  qui  se  chargent  du  respecta- 
ble soin  d'instruire   et  d'éditicr  les  tidellcs  , 
se  piquer  de  savoir  toutes  choses  ,  excepte  la 
seule  qui  leur  soit    nécessaire  ,    et    préférer 
l'ëtude  d'une  orgueilleuse  philosophie  à  celle 
des  saintes  lettres  ,  qu'ils  ne  peuvent  négliger 
sans  se  rendre  coupables  de  leur  propre  igno- 
rance et  de  la  nôtre.  Il  n'a  rien  oublié  pour 
procurer  à  l'Eglise  de  plus  grandes  lumières  , 
et  au  peuple  de  meilleures  instructions.  Cha- 
cun sait  avec  quelle  ardeur  il  montrait  l'exem- 
ple même  sur  ce  point.  Semblable  à  un  enfant 
préféré,  qui,  pénétre  d'une  tendre  reconnais- 
snnee  ,  feuilleté  ,  avec  un  plaisir  mêlé  de  lar- 
mes, le  testament  de  sou  père,  il  méditait  sans 
cesse  nos  livres  sacrés  ;  il  y  trouvait  sans  c(  sse 
de  nouveaux  motifs  de  bénir  leur  divin  au- 
muttde  s'attïister  cVcs  Ueus  terrestres  ^ui  Iç 


74  ORAISON 

tenoient  éloigné  de  lui.  Il  possédait  la  sainte 
écriture  mieux  que  personne  au  monde  ;  il  ea 
savait  toutes  les  langues,  et  eu  connaissait 
tous  les  textes.  Les  commentaires  qu'il  a  faits 
sur  saint  Paul  et  sur  la  Genèse  ,  ne  sont  pas 
un  témoignage  moins  certain  de  la  justesse  de 
sa  critique  et  de  la  profondeur  de  son  érudi- 
tion ,  que  de  son  zèle  pour  la  gloire  de  lEs- 
prit  saint  qui  a  dicté  ces  livres  ;  et  la  chaire 
de  professeur  en  langue  hébraïque  qu'il  a 
fondée  en  SOI  bonne,  n'3^  sera  pas  moins  un 
monument  des  lumières  qui  lui  en  on»  fait 
apercevoir  le  besoin  ,  que  de  la  muuiticenc» 
chrétienne  qui  l'a  porlé  à  y  pourvoir. 

Mais  à  quoi  sert  d'cntrrr  ici  dans  tous  ces 
détails  ?  Ne  nous  suf5t-il  pas  desavoir  qu'il 
avait  à  ce  haut  degré  une  seule  de  ces  vertus  , 
pour  être  assures  qu'il  les  avait  toutes.  Les 
vertus  chrétiennes  sont  indivisiblcscommc  le 
principe  qui  les  produit.  La  foi  ,  la  chnrité, 
Tt-spcrance,  quand  elles  sont  assez  parfaites  , 
«'excitent,  se  soutiennentmutuellement  ;  tout 
devient  facile  aux  grandes  anies  avec  la  vo- 
lonté de  tout  faire  pour  plaire  à  Dieu  ,  et  le» 
rigueurs  mêmes  delà  |)énitcncc  n'ont  presque 
plus  rirn  de  pénible  pour  ceux  qui  savent  ea 
sentir  la  nécessité  et  en  considérer  le  prix.  En-» 


FUNEBRE.  75 

treprendrai-je  ,  Messieurs  ,  de  vous  décrire 
les  anste'ritc's  qu'il  exerçait  sur  soi-même  ? 
K'cffrayons  pasà  ce  point  lamolesse  de  notre 
siècle.  Ne  rebutons  pas  !cs  âmes  pe'nitentes 
qui,  avec  beaucoup  plus  d'offenses  à  leparer  , 
sont  incapables  de  supporter  de  si  rudes  tra- 
vaux. Les  siens  étaient  trop  au-dessus  des 
forces  ordinaires  pour  oser  les  proposer  pour 
modèles.  Et  !  peu  s'en  faut ,  mon  Died  ,  que 
je  n'aie  à  justifier  leur  excès  devant  ce  monde 
elTe'niiné  si  peu  fait  pour  jnger  d«  la  douceur 
de  votre  joug  !  Comliieti  de  téméraires  oseront 
lui  reprocher  d'avoir  abrégé  sçs  jours  à  force 
de  mortifications  et  de  jeûnes,  qui  ne  rou- 
gissent point  d'abrég^er  les  leurs  dans  les  plus 
honteux  excès!  Laissons-les  au  sein  de  leurs 
ëgarernens  prononcer  avec  orgueil  les  maxi- 
mes de  leur  prétendue  sagesse  ;  et  cependant 
le  jour  viendra  où  chacun  recevra  le  salaire 
de  ses  œuvre»,  ("ontentons-nous  de  dire  ici 
que  ce  grand  et  vertueux  prince  mortifia  sa 
chair  comme  saint  Paul,  sans  avoir  à  pleurer 
comme  lui  l'aveuglement  de  sa  jeunesse.  Il 
pécha  ,  sans  doute  ;  et  quel  homme  en  est 
exempt?  Aussi  ,  quoique  son  cœur  ne  se  fût 
point  endurci  ;  quoiqu'il  pût  dire  comme  cet 
homme  de  l'Evanjjile  pour  lequel  Jésus  con- 


76  ORAISON 

eut  de  l'afFcctioii  :  O  mon  maître  ,  j'ai  oh- 
serve  toutes  ces  choses  dis  mon  enfance  (c)  ; 
il  u'imiorait  pas  qu'il  avait  pourtant  des  fautes 
à  expier  ou  à  prcvenlr  ;  il  n'ignorait  pas  que 
pour  arriver  au  Icrine  qu'il  se  proposait,  le  clie- 
tnin  le  plus  sûr  était  le  plus  dilïicile  ,  selou  co 
grand  prc'cepte  du  Seigneur  :  EJf'orcei-vous 
d'entrer  par  la  porte  étroite  ,  car  je  vous  dix 
que  plusieurs  demanderont  à  entrer  et  ne 
Vohtiendront  point  (d)  ;  il  n'ignorait  pas, 
en6a  ,  ces  terribles  paroles  de  l'écriture  :  £n. 
vain  rc/iapperions-noj/s  <7  Ar  main  des  hom- 
mes ;  si  nous  nefespns  ptnilence  ^  nous  tom- 
berons dans  celle  J^  Dieu  (f). 

Nous  l'avons  vu  dans  cesdernie«s  momens 
de  sa  vie  où  son  corps  exténué  était  prêt  à 
laisser  cette  ame  pure  en  liberté  de  se  re'u- 
nir  à  son  Créateur  ,  rernscr  encore  de  modérer 
ces  saintes  rigueurs  qu'il  exerçait  sur  sa  cliair  : 
nous  l'avons  vu  jusqu'à  la  veille  de  son  décès, 
et  tout  ce  peuple  en  larmes  l'a  vu  avec  nous  , 
se  lever  avec  edbrt ,  et  se  soutenant  à  pciiic,  so 
traîner  chaque  jour  à  l'Eglise  en  prononçant 

(c')  M-irc  ,  rlinp.  X,  verset  20. 

(  <f  )  Luc  ,  i  liiip.  XllI ,  verset  i\. 

(  c  )  Ecclçiiasuc.  cbup.  U ,  verset  2a. 


F  U  N  E  B  R  E.  77 

ces  paroles  dont  il  sentait  avec  )oie  approcher 
l'accomplisseraent:  Nous  irons  avec  joie  dans 
la  maison  du  Seigneur.  (/).  Bien  diffcieat 
de  cet  empereur  païen  qui  voulut  mourir  de- 
bout pour  le  frivole  plaisir  de  prononcer  une 
sentence  ,  il  voulut  mourir  debout  pour  ren- 
dre à  son  Créateur  jusqu'au  dernier  jour  de 
sa  vie  ,  cet  hommage  public  qu'il  n'avait  ja- 
mais ne'gligéde  lui  rendre  ;  il  voulut  mourir 
comme  il  avait  vécu  ,  en  servant  DiEO  etédi- 
fig/ît  les  hommes. 

Ne  doutons  point  qu'une  si  sainte  vie  n'ob- 
tienne la  récompense  quiluiestdue.Soufltons 
sans  murmure  que  celui  qui  a  tant  aimé  le 
bonheur  des  hommes  voie  enfin  couronner  le 
sien.  Espérons  que  le  désir  de  répandre  sur 
nous  des  bienfaits  ,  qui  a  été  sur  la  terre  l'ob- 
jetde  toutes  SCS  actions  ,  deviendra  dans  le  ciel 
celui  de  toutes  ses  prières.  Enfin  ,  travaillons  à 
nous  sanctifier  comme  lui ,  et  fesons  en  sort© 
que  ne  pouvant  plus  nous  être  utile  par  ses 
])onnes  œuvres  ,  il  le  soit  encore  par  sou 
exemple. 

En  attendant    qu'il  partage  sur  nos  autels 
les  honneurs  de  sou  saiut  et  glorieux  anccU© 

(/)  Psal.  121 ,  verset  i. 


78         ORAISON   FUXÈBRE- 

LouislX;  en  attendant  quesoniiomsoit  ins- 
crit dans  les  fastes  sucrer  de  l'blglise  ,  comme 
il  est  déjà  dans  le  livre  de  vie,  invoquons 
pour  lui  la  divine  mise'rjcorde  .'adressons  ans 
saints  en  sa  faveur  les  priùrcs  que  nous  lui 
adresserons  un  jour  à  lui-même  :  deiiiandon» 
au  Seigneur  qu'il  lui  fasse  part  de  sa  gloire 
pour  laquelle  il  a  tant  eu  de  .?cle  ,  qu'il  ré- 
pande ses  bénédictions  sur  toute  la  maisoa 
royale  ,  dout  ce  vertueux  prince  soutint  si 
dignement  l'honneur,  et  que  l'auguste  nom 
de  Bourbon  soit  grand  à  jamais ,  et  dans  U$ 
cicux  et  »ur  la  teiie. 


LETTRES 
A  MONSIEUR  D B. 


SUR  L\  RÉFUTATION  DU  LIVRE 
DE  L'ESPRIT  D'HELVÉTIUS, 
PAR  J.  J.  ROUSSEAU. 

Suivies  de  deux  lettres  d'Helvétius  sur  le 
même  sujet, 

LETTRE  PREMIÈRE. 


V< 


oas  desirez  savoir  ,  Monsieur  ,  si  je  suis 
encore  possesseur  de  l'exemplaire  de  l'Esprit 
d'Helvétius  (lui  avaitappartenuà  J.  J.  Rous- 
seau ,  et  si  les  noies  que  ce  dernier  avait  faites 
sur  cet  ouvrage  ,  à  dessein  de  le  réfuter  ,  sont 
aussi  importantes  qu'on  vous  l'a  représenté  ? 
La  mort  de  J.  J.  Rousseau  me  laissant  libra 
de  faire  de  ces  notes  l'usage  que  je  jugerai  à 
propos  ,  je  n'hésite  point  à  satisfaire  votr» 
empressement  à  cet  égard. 


8o  lettres; 

Il  y  a  douze  ans  que  j'achetai  à  Londres 
les  livres  de  J.  J.  Rousseau  ,  au  noiiibie  d'en- 
viron mille  volumes.  Un  exemplaire  du  livre 
de  VEsprit ,  avec  des  remarques  à  la  marge 
de  la  propre  main  de  Rousseau  ,  lequel  se 
trouvait  parmi  ces  livres ,  me  détermina  prin- 
cipalement à  eu  faire  l'acquisition  ;  et  Rous- 
seau consentit  à  me  les  céder  ,  à  condition 
que  pendant  sa  vie  je  ne  publierais  point  les 
notes  que  je  pourrais  trouver  sur  les  livres 
qu'il  me  vendait  ,  et  que,  lui  viv:.nt  ,  l'exem- 
plaire du  livre  de  V Esprit  ne  soi  lirait  pas 
de  mes  mains.  Il  paraît  qu'il  avait  entrepris 
de  réfuter  cet  ouvrage  de  M.  Helvëtius  ,  mais 
qu'il  avait  abandonne'  cette  idée  dès  qu'il 
l'avait  vu  persécuté.  M.  Helvétius  ayant 
appris  que  j'étais  en  possession  de  cet  exem- 
plaire ,  me  Gt  proposer  par  le  célèbre  ^NL  tluino 
et  quelques  autres  amis,  de  le  lui  envoyer. 
J'étais  lié  par  ma  promesse  ,  je  le  représentai 
à  M.  Helvétius  ,  i!  approuva  ma  délicatesse  , 
et  se  réduisit  à  me  prier  de  lui  extraire  quel- 
ques-unes des  remarques  qui  portaient  lo 
plus  coup  contre  ses  principes,  et  de  les  lui 
communiquer;  ce  que  je  lis.  11  fut  tellement 
alarmé  du  daiiger  que  courait  un  édifice  qu'il 
avait  pris  tant  de  plaisir  à  élever  ,  qu'il  me 


A    M.     D B....:  8t 

répondît  sur-lc-cbamp  ,  aQu  d'effacer  les  im- 
pressions qu'il  ne  doutait  pas  que  ces  note, 
^Vus.cut  faite  sur  mou  esprit.  Il  m  annon- 
çait une  autre  lettre  par  le  courncr  suivant, 
;;„ais  la  mort  renleva.  huit  ou  d.x  jours  après 

sa  seconde  lettre.  Les  remarques  dont  il  s  ag.t 
sont  en  petit  nombre  ,  mais  suffisantes  pour 
détruire  les  principes  sur  lesquels  M.  Helve- 
tius  établit  un  système  que  ,'ai  toujours 
xe-ardé  comme  pernicieux  a  la  société.  Elles 
décèlent  cette  pénétration  profonde  ,  ce  coup- 
d'œilvifet  lumineux  ,  si  propres  à  leur  auteur. 
Vous  en  jugerez,  Monsieur  ,  par  l'expose  que 
ie  vais  vous  en  mettre  sous  les  yeux. 

Le  grand  but  de  M.  Helvétius  ,  dans  son 
ouvrage  ,  est  de  réduire  toutes  les  facultés  de 
l'homme  à  une  existence  purement  matérielle. 

Il  débute  par  avancer  «  que  nous  avons  eu 
«  nous  deux  facultés,  ou,  s'il  l'ose  dire, 
u  deux  puissances  passives  ;  la  sensibilité 
*  physique  et  la  mémoire  :  et  il  définit  la 
«  mémoire  une  sensation  continuée  ,  mais 
.  affaiblie  -  (^0  A  quoi  Rousseau  répond  : 
//  me  semble  ^u' il  faut  distivgtier  les  im- 
pressions purement  organiques  et  locales  , 

(û)  DerEipiif,  Paris  1758,  ia-4°.  p.  2. 


8*  LETTRES 

des  impressions  qui  alertent  tovt  Vindii 
*>iau  ;  les  premières  ne  sovt  ,jue  de  simples 
sensaf.ons;  ,es  autre,  ont  des  senfimens. 
Et  un  pen  plus  bas  il  ajoute  :  Non  pas;  la 
mémoire  est  la  faculté  de  se  rappeler  la 
sensation  ;  mais  la  sensation  ,  rnéme  affai- 
tlie,  ne  dure  pas  continuellement. 

«  Za  mémoire,  contume  Helvctius  ,  ne 
«   peut  être  qu'un  des  organes  de  la  sensibilité 

-  pl.ys,qne  :   ic  principe   qui   .eut  eu   nous 

-  doit  être  nécessairement  le  principe  qui  .e 

-  ressouvient  ;     puisque     ..    ressourenir  , 

-  *=°'"'"e  Je  vais  le  prouver,  n'est  propre. 

lue  sentir  ..  .A-  „^  sais  pas  encore  . 
dit  Rousseau  ,  comme  il  ra  proiner  cela 
maisje  sais  hien  <jue  sentir  rol,jet présent] 
et  sentir  PoLjet  absent,  sont  deux  opéra- 
Uons  dont  la  différence  mérite  Lien  d^êtr, 
examinée. 

-  Lorsque  par  une  suite  de  mes  idées 

*  «'«"'«  l'auteur,  ou  par  l'ébranlement  qui 

•  certams  sons  causent  dans  l'organe  de  moa 
«   ore,llc,,emo  rappelle  r.u.aged'un  cl.énc, 

*  niors  mes  orjjancs  .nié.  leurs  doivent  néces, 
«  sa.rement  ,e  trouver  à-peu-près  dans  la 
«  u.enie  situation  où  ils  étaient  à  l.i  vue  de 

•  ce  cUêiie  :  or  celte  situatiou  des  organe»  doit 


A     M.     D..;..     B...::  83 

•«  incontestablement  produire  une  sensation  ; 
«  il  est  doue  évident  que  se  ressouvenir  c'est 
«    sentir  ». 

Oui ,  dit  Rousseau ,  vos  organes  intérieurs 
se  trou(--ent,  à  la  vérité ,  dans  la  même  situa- 
tion oh  ils  étaient  à  la  vue  du  chêne  ,  mais 
par  V effet  d'une  opération  très- différente. 
Et  quant  à  ce  que  vous  dites  que  cette  situa- 
tion doit  produire  une  sensation  ,  iju'appe- 
lez-vous  sensation  ?  dit-il  :  si  une  sensation 
est  fimpression  transmise  par  torgane. 
extérieur  à  f  organe  intérieur  ,  la  situation 
de  l'organe  intérieur  a  beau  être  supposée 
la  mênie  ,  celle  de  Forgane  extérieur  man- 
quant ^  ce  défaut  seul  suffit  pour  distinguer 
le  soiii'entr  de  la  sensation.  D'ailleurs  il 
n'est  pas  vrai  que  la  situation  de  l'organe 
intérieur  soit  la  même  dans  la  mémoire  et 
dans  la  sensation  /  autrement  il  serait  im- 
possible de  distinguer  le  soutenir  de  la  sen- 
sation d'at^ec  la  sensation.  Aussi  Fauteur 
se  sauve-t-il par  un  A-rttJ-pRis;  mais  une 
situation  d'organes  ,  qui  nest  qu  à-peu- 
pris  la  même  ne  doit  pas  produira  exacte- 
ment le  même  effet. 

Il   est  donc  évident,  dit  Helyélius ,  qu© 


«4  LETTRES 

«  se  reîsouvenir  c'est  sentir  ».  Il  y  a  cette 
différevce  ,  répond  Rousseau  ,  que  la  mé- 
moire produit  une  sensation  scmhiahle  et 
non  pas  h  sentiment ,  et  cette  autre  diffc- 
rencc  encore  ,  que  la  cause  n'est  pas  la 
vicme. 

L'auteur  ayant  pose  son  principe  se  croit 
en  droit  de  conclure  ainsi  :  «  Je  dis  encore 
«<  que  c'est  dans  la  capacité  que  nous  avons 
*  d'apercevoir  les  ressemblances  ou  les  dif- 
«  ff'rences,  les  convenances  ou  les  disconve- 
«  nonces,  qu'ont  enir'eux  les  objels  divers, 
«  que  consistent  toutes  les  opérations  de 
«  l'esprit.  Or  celte  capacité  n'est  que  la  sen- 
«  sibililépliy.'iiquemcme:  tout  sercduit  donc 
««  à  sentir  ».  /^oici  qui  est  plaisant ,  s'ccric 
son  adversaire  !  après  avoir  légèrement  af" 
firme  qu"apcrcci>oir  et  comparer  sont  la 
même  chose ,  fauteur  conclut  en  grand  appa' 
reil  que  juger  c'est  sentir.  La  conclusion 
me  parait  claire  ;  mais  c'est  de  V antécédent 
ijuil  s'agit. 

Je  viens  à  l'obiectioti  la  plus  forte  de  toute» 
celles  que  renferment  les  notes  du  citoyen  do 
Genève  ;  et  qui  alarma  le  plus  M.  Hclvctius, 
lorsque  je  la  lui  communiquai.  L'auteur  re- 
pète 


A    M.    D...::    B...:;  8S 

|)c(c  sa  conclusion  d'une  autre  manicre,  (/>) 
et  tlil  ;  «  La  conclusion  de  ce  que  )e  vicus  de 
«  duc,  c'est  que,  si  tous  les  mots  des  diverses 
•<  langues  ne  dc>)if;ncnt  jamais  que  des  objets  , 
«  ou  les  rapports  do  ces  objets  avec  nous  et 
«  cnir'cux,  tout  l'esprit  par  conséquent  con- 
«  siste  à  comparer  et  nos  sensations  et  nos 
«  idées  ;  c'est-ii  dire  à  voir  les  ressemblances 
«  et  les  dillVrenccs,  les  convenances  et  les 
«  tlisconvenances, qu'elles  ont etitr'cllcs.  Or, 
«  connue  le  jugement  n'est  que  cette  aper- 
«  ccv.'ince  elle-même ,  ou  du-moins  que  le 
«  prononce  de  cette  aperccvance  ,  il  s'ensuit 
«  que  toutes  les  opérations  de  l'esprit  so 
«  réduisent  h  ju;;er  ».  ilousseau  oppose  à 
cette  conclusion  une  distinction  si  lumineuse 
qu'elle  suliit  i)our  e'claircir  cntiireuicnt  oelte 
question  ,efdissiper  les  (êncbrcs  dont  la  fausse 
philosophie  cliercfie  à  envelopper  les  jeunes 
esprits.    Apercevoir    lfs  odjets  ,    dit-il  , 

C'j;ST  SENTIR  ;   APERCEVOIR   LES   RAPPOKTS, 

c'est  .hjoer.  Ce  peu  de  mots  n'a  pas  besoiu 
de  commentaire  ;  ils  serviront  li  jamais  de 
bouclier  contre  toutes  les  entrcpris-«s  des  ma- 
tcnalistcs   pour    anéantir   dans   rUoiumc    la 

(/.)  Pag.r,. 

t'icces  dn:  Tome  H,  g 


85  LETTRES 

su!)>-ta"ce  >.p;iitnellc.  Ils  établissent  claire- 
ment ,  ncn  utu.v  pu  i-so /ic^s  passiff  s ,  comme 
ledit  ^1.  Kc'lvélius  au  tomnuin.cuieiit  de  soa 
ouvrage  ,  mais  uue  substance  passive  qui 
reçoit  les  impressions  ,  et  uue  puissance  active 
qui  examine  ces  impressions  ,  voit  leurs  rap- 
ports ,  l'S  combine,  et  juge,  jilpercecoir  les 
objets  ,  c  est  sentir  i  apercei^'oir  les  }-apports  ^ 
c'est  jiiger. 

J'aurais  à  me  reprocher  \y\\  manque  d'c- 
quité  cîitrc  les  deux  ajilaf^onistrs  qiu'  je  fais 
entrer  en  lice,  si  je  ne  publiais  la  rcpon5e  que 
AI.  Ilclvetius  me  fit  lorsque  je  lui  envoyai 
cette  objci-'l'O"  >  acconipaj^ucc  de  doux  ou 
trois  autres  ;  on  verra  (<■)  que  non-scuUinent 
il  ne  bannit  point  de  l'esprit  les  doutes  que 
Rousseau  y  introduit ,  mais  qu'il  apprclicndc 
lui-même  le  peu  d'iflct  de  sa  I.  ttie  ,  puisqu'il 
m  annonce  une  antre  sur  le  même  sujet,  et 
qu'il  eut  écrite  sans  doute  s'il  ciit  vécu.  Mais 
continuons  à  le  suivre  dans  les  preuves  qu'il 
allègue  pour  justilier  sa  conclusion. 

«  La  question  rcntcrmee  dans  ces  bornes, 
•  contiuue  l'auteur  de  I'A'.t?/-/'/,  j'examinerai 

(c)  Voyez  la  leure  de  M.  Ilelvétius,  ??*'.  2 
à  U  liu, 


A    M.    D...    B...::  87 

«  maintenant  81  jnger  n'est  pas  sentir.  Quand 
«  je  juge  de  !a  grandeur  ou  de  la  couleur  des 
«  o})jcts  qu'on  me  présente,  il  cstévidentque 
«  le  jiigementporté  surles  différentes  impres- 
«  siens  que  ces  objets  ont  faites  sur  mes  sens, 
«  n'est  proprement  qu'une  sensation*,  que  je 
«  puis  dire  e'galement  ,  je  juge  ou  je  sens 
«  que,  de  deux  objets,  l'un,  que  j'appelle 
«  toise  ,  fait  sur  moi  une  impression  diffe'- 
«  rente  de  celui  que  j'appelle /^/edf;  que  la 
*  couleur  que  je  nomme  rouge  ,  agit  sur  mes 
«  yeux  différemment  de  celle  que  je  nomme 
«  jaune  ;  et  j'en  conclus  qu'en  pareil  cas 
«  juger  n'est  jamais  que  sentir  ».  Jl  y  a.  ici 
un  sophisme  très-subtil  et  très-important  à 
bien  remarquer  y  reprend  Rousseau;  autre 
chose  est  sentir  une  différence  entre  une 
toise  et  un  pied  ,  et  autre  c/iose  mesurer  cette 
différence.  Dans  la  première  opération  Ves- 
prit  est  purement  passifs  mais  dans  l  autre 
il  est  actif.  Celui  qui  a  plus  de  justesse 
dans  l'esprit  pour  transporter  par  la  pensée 
le  pied  sur  la  toise  ,  et  voir  combien  de 
fois  il  y  est  contenu  ,  est  celui  qui  en  ce 
point  a  l'esprit  le  plus  juste  et  juge  le  mieux. 
Et  quant  à  lu  conclusioa  «   qu'en  pareil  ca» 


88  LETTRES 

«  juger  n'est  jamais  que  sentir  »  ,  Rousseau 
soutient  que  cest  antre  chose  ;  parce  ijiie  la 
comparaison  dit  jaune  et  du  rcn^e  n'est 
pas  la  sensation  du  jaune  ni  celle  du 
rouge. 

L'auteur  se  fait  ensuite   cette  objection  : 
«  mais  dira-t-on  ,    supposons  qu'on  veuille 
«   savoir  ïi  la  force  est  préfe'rahle  à  la  pran- 
«   deur  du  corps  ,   peut-on  assurer  qu'alors 
«   juger  soit  sentir  ?  oui  ,  reponcJrai-jc  :  car 
«   pour    porter  uu  jugement  sur   ce    sujet  , 
«  ma  mémoire  doit  me  tracer  successivement 
«   les  tableaux  des  situations  différentes  où  je 
«   puis    liie    trouver   le    plus   communément 
«   dans  le  cours  de  uia  vie  ».  Comment ,  répli- 
que à  cela  Rousseau  ,  la  co.;i/\nraison  suc- 
cessire  de  mille  idées  est  aussi  un  sentiment  ? 
Jl  ne  faut  pas  disputer  des  mots  ;   mais 
Vautcur  se  fait  là  un  itrangc  dictionnaire. 
Il  se   trouve   quelques   autres   notes   à    ce 
chapitre  premier  de  l'ouvrage  de    l'Ksprit, 
dans  lesquelles  Rousseau  accuse  son  auteur 
deraisonneinenssopbKliques.  F.nfinllclvelius 
finit  iiinsi  :  «  Mais  dira-t-on  ,  couuuent  jus- 
«  qu'à  ce  jour  a-t-on  suppose  en  nous  une 
«  faculté  de  juger  distincte  de  la  faculté  d« 


A     M.     D B......  89 

«  sentir?  l'on  ne  doit  cette  supposition, 
«  re'pondrai-je  ,  qu'à  l'impossibilité  où  l'on 
«  s'est  cru  jusqu'à-piésent  d'expliquer  d'aù- 
«  cune  autre  manière  certaines  erreurs  de 
«  l'esprit  H.  Point  du  tout  ^  reprend  Rous- 
seau :  cest  qiiHl  est  très-simple  de  supposer 
que  deux  opérations  d'espèces  différentes  se 
font  par  deux  différentes  facultés. 

Voici  ,  Monsieur  ,  l'expose'  de  la  réfutation 
des  principes  d'Helvétius  contenus  dans  le 
premier  chapitre  de  son  livre.  Rousseau  avait 
i'aitdccesnotts  le  canucvas  d'un  ouvrage  qu'il 
avait  dessein  de  mettre  au  jour.  Vous  sentez 
qu'il  n'était  pas  aisé  de  donner  de  la  liaison  ù 
des  notes  jetées  au  hasard  sur  la  marge  d'un 
livre  ;  j'ai  clierché  à  vous  les  présenter  de  lu 
manière  la  plus   suivie  ,   et  je  me  flatte  que 
vous  irapiUerez  au  sujet  ce  qu'il  peut  y  avoir 
de    défectueux   dans    la    méthode    que    j'ai 
adoptée  ,  pour  vous  mettre  au  fait  de  ce  que 
vous  désiriez  savoir. 

Il  y  a  beaucoup  d'autres  notes  répandues 

dans  le  reste  de  l'ouvrage  ;  mais  comme  elles. 

attaquent   le  plus  souvent  des  idées  particu- 

icres  de  l'auteur  ,  et  ne  sont  pas  relatives  au 

système  favori  qu'il  a  voulu  établir  au  coin- 

£  3 


Ç9  LETTRES 

meneeiTiciit  de  son  ouvrage,  je  rcmrtsà  vous 
eu  fa're  part  dans  nue  autre  lettre  ,  pour  peu 
çuc  vous  le  desiriez. 

J'ai  riionncur  d'être, 
Monsieur, 

Votre  très-liunible  et  très- 
obéissant  serviteur^ 

L.    D  O  TEH  6. 

LETTRE    II. 

V  eus  êtes  bien  bon  ,  "Monsieur  ,  de  mettre 
tant  de  prix  au  peu  de  temps  que  j'ai  eniplové 
pour  vous  eouinuiuiqtier  1rs  notes  de  J.  J. 
Rousseau  loiitre  le  livre  de  l'Esprit.  A  ous 
avez  raison  de  dire  qii'ellcs  contiennent  des 
objections  et  des  ar^uniens  irréplicables.  TVf. 
ilelvctius  le  sentait  bien  lui-même ,  et  sa  let- 
tre en  est  i\nr  preuve.  On  ne  peut  en  effet 
disconvenir  que  le  citoycu  de  Genève,  si 
iti^éuieus  à  soutenir  les  paradoxes  les  plus 


A    M.    D....:    B...:.-  9T 

inexplicaljl.es  ,  ne  fi';t  aussi  le  champion  le  plus 
propre  à  renverser  les  autels  du  sophisrae. 
C'est  Diogène  qui  ,  tout  fou  qu'il  e'tait  ,  n'ea 
fouruissait  pas  moins  des  armes  à  la  vérité. 

Vous  témoignez  tant  d'empressement  do 
connaître  les  aiitrcs  notes  qui  se  trouvent  à  la 
marge  de  l'exemplaire  de  l'Esprit ,  que  je  ne 
pu  isïne  refuser  au  plaisir  de  vous  donner  cette 
satisfaction  j  mais  ne  vous  attendez  plus  à 
une  marcha  régu'ièie.  L'ouvrage  d'HIvétius 
n'étaiitcomposé  que  de  chapitres  sansliaison, 
d'idées  décousues  ,  de  jolis  petits  contes  ,  et 
de  bons  mots  ;  les  notes  que  vous  allez  lire  , 
à  deux  ou  trois  près  ,  ne  sont  aussi  que  des 
sorties  sur  quelques  seutimeus  particuliers; 
vous  en  allez  juger. 

A  la  tin  du  premier  discours  (J)  ,  M.  Hcl- 
vétius  revenant  à  son  grand  principe,  dit: 
«  Rien  ne  m'empêche  maintenant  d'avancer 
«  (\uc  juger ,  comme  je  l'ai  déià  prouvé  ,  n'est 
«  proprement  C[nG  sentir^,  f'ousn'avez  tien 
prouve  sur  ce  point,  répond  Rousseau,  sinon 
tfiie  vous  ajoutez  au  sens  du  mot  sentir,  le 
sens  que  nous  doutions  au  mot  JUGER  ;  vous 
réunissez  sous  jin  mot  commun  deuxfacul- 

(</)  Chap.  4,  page4i. 


92  LETTRES 

tés  essentiellement  différentes.  Et  sur  c?  que 
Hclvétius  dit  encore  ;  que  «  l'esprit  peut 
«  être  considère' couiniela  faculté  productrice 
«  de  nos  pensées  ,  et  n'est  en  ce  sens  que 
«  sensibilité  et  ine'moire  »  ;  Rousseau  met  eu 
notes:  sensibilité  ,  mémoire  y  jugemf.nt. 
Ces  deuK  notes  appartiennent  encore  au  sujet 
de  ma  première  lettre  ,  celles  qui  suivent  sont 
difTcrentes. 

Dans  son  second  discours^  M.  Helve'tiu* 
avance  «  que  nous  ne  concevons  que  des  idées 
«  analogues  aux  nôtres,  que  nous  n'avons 
m.  d'estime  sentie  que  pour  cette  espèce  d'i- 
«c  de'cs:etde-lb  cette  haute  opinion  que  clia- 
«c  cun  est  ,  pour  ainsi  dire  ,  forcé  d'avoir  de 
«  soi-même  ,  et  qu'il  appelle  la  nécessité  où 
«t  nous  sommes  de  nous  estimer  prcféral)lc- 
«  ment  aux  autres  {c).  Mais  ,  nioutc-t-il  {/)  , 
«  on  me  dira  que  l'on  voit  quelques  i;ens 
«  reconnaître  dans  les  autres  plus  d'esprit 
n  qu'en  eux.  Oui  ,  répondrai-je  ,  on  voit  des 

*  hommes  en  faire  l'aveu  ;  et  cet  aveu   est 
«  d'une  belle  amc:  cependant  ils  n'ont  pour 

*  celui  qu'ils  avouent  leur  supérieur  qu'une 

Ce)  Discours  deuxième  ,cliap.  2  ,  page  68, 


A    M.    D B...:r  9S 

«   estime  sur  parole  ;  ils  ne  font  que  donner 
«  à  l'opinioa  publique  la  pre'fe'icnce  sur  la 
«  leur,  et  convenir  que  ces  per.'ionnes  sont 
t<   plus  estimées  ,    sans    être    inte';  ieureuieut 
«   convaincus  qu'elles    soient    plus    eslima- 
«   blés  ».  Ce/a  n'est  pas  vz-az,  reprend  brus- 
quement Rousseau  ;  J'ai  long-temps  médité 
sii-r  un   sujet,  et  j'en  ai  tiré  tfuel^fues  vues- 
arec  toute  l'attention  que  j'étais  capable  d'y 
mettre.  Je  communique  ce  même  sujet  à  un 
autre  hom,me ,  et  durant  notre  entretien  je 
t'Ois  sortir  du  cerveau  de  cet  homme  desfoi£~ 
les  d'idées  neuves  et  de  grandes  vues  sur  ce 
même  sujet  qui  m'en  avait  fourni  si  peu.  Je 
lie  suis  pas  assez  stupide pour  ne  pas  sentir 
l'avantage  de  ses  vues  et  de  ses  idées  sur  les 
miennes  ;  je  suis  donc  forcé  de  sentir  inté- 
rieurement que  cethomme  a  plus  d'esprit  que 
moi  ,  et  de  lui  accorder  dans  mon  cœur  une 
estime  sentie^  supérieure  à  celle  que  j'ai  pour 
moi.  Tel/ut  le  jugement  que  Philippe  second 
porta  de  l'esprit  d'j41onx.o  Ferez  ^  et  qui  fit 
que  celui-ci  s'estima  perdu. 

Helvétius  veut  appuyer  son  sentiment  d'un 
exemple  et  dit  (^)  :  «  Eu  pocaic  Fonteuelie 

(g)  Page  69,  noce, 


94  LETTRES 

«  serait  sans  peine  convenu  de  la  supe'rioiité 
«  du  ge'iiie  de  Corneille  sur  le  sien  ,  mais  il 
«  nd'auiait  pas  scntiP^Sesujjposc  ,  pours'ca 
«  convaincre  ,  qu'on  eût  prie'  ce  même  Fou- 
«  tenellc  de  donner  ,en  fait  de  poésie  ,  l'idée 
«  qu'il  s'était  formé  de  la  perfection  ;  il  est 
«  certain  qu'il  n'aurait  en  ce  genre  proposé 
«  d'autres  règles  fînes  que  ;,ellcs  qu'il  avait 
V  lui-même  aussi  bien  observées  que  Cor- 
•  neille  ».  Mais  Rousseau  ob'iccte  à  cela  :  // 
ne  s'agit  pas  de  rrgles  ,  il  s'agit  du  génie 
qui  trouve  les  grandes  images  ci  les  grands 
scntimens.  Fontcneile  aurait  pu  se  croire 
meilleur  juge  de  tout  cela  que  Corneille ,  mais 
von  pas  aussi  bon  inventeur  ;  il  était  fait 
poin-  sentir  le  génie  de  Corneille  r/  non  pour 
régaler.  Si  l'auteur  ne  croit  pas  qu'un 
homme  puisse  sentir  la  supériorité  d'un  au- 
tre dans  son  propre  genre  ,  assurément  il  se 
trompe  beaucoup  y  moi  -  même  je  sens  la 
sfinne,  quoique  je  ne  sois  pas  de  son  senti- 
ment. Je  sens  qu'il  se  tronipc  en  homme  qui 
a  plus  desprit  que  moi.  Jl  a  plus  de  rues  y 
et  plus  liniiineiiyes  ,  mais  les  miennes  sont 
plus  /tairri.  Ft'uélon  l'emportait  .'^ur  moi  à 
tous  égards  ^  cela  est  certain .  A  ce  sujet  HeU 
vétius  ajaut  laisse  échapper  l'cxprcssiou  «  du 


A     M.     D....:    B..:.;  gh 

«  poids  importun  de  l'estime  >»  ,  Rousseau  le 
relève  en  s'ccriant  :  le  poids  importun  de  l'es" 
timc  !  eh  Dieu!  rien  n^esê'si  "doux  que  l'es- 
time, même pourceux  qu'on  croit  supérieur» 
a  soi. 

«  Ce  n'est  peut-être  qu'en  vivant  loin  des 
«  sociétés  ,  dit  Helvétius  (//)  ,  qu'on  peut  se 
«  défendre  des  illusions  qui  les  séduisent.  Il 
«  est  du  moins  certain  que  ,  dans  ces  mêmes 
«  sociétés^  on  ne  peut  conserver  une  vertu 
♦c  toujours  forte  et  pure,  sans  avoir  habituel- 
«  Icment  présent  à  l'esprit  le  principe  de 
«<  l'utilité  publique  ,  sans  avoir  une  connais- 
«  sancc  profonde  des  véritables  intérêts  do 
♦c  ce  public,  et  par  conséquent  de  la  morale 
«  et  de  la  politique  ».  ^  ce  compte  ,  répond 
Rousseau,  il  n'y  a  de  véritable  proiiié  que 
chez  les  philosophes.  Ma  foi  ,  ils  font  bien 
de  s'en  faire  compliment  les  uns  aux  au- 
tres. 

Conséquerament  au  principe  que  venait 
d'avancer  l'auteur  (/)  ,  il  dit  «  auc  Foatenelle 
«  définissait  le  mensonge  ,  taire  une  vérité 
«  qu'on  doit.  Un  homme  sort  du  lit  d'une 

(h)  Page  70. 

(i)  P.^l;c  70,  note. 


^S  LETTRES 

«  femme  ,  il  en  rencontre  le  mari  :  D'oh  te' 
«  J^ez-^'Ons,  lui  dit^cilni-ci  ?  Que  lui  répon- 
«  cire  ?  lui  doii-ou  alors  la  vrritc  ?  uoii  ,  dit 
«  Fontenelle  ,  parce  qu'alors  la  vérité'  n'est 
«  utile  à  personne  ».  Phiisoiit  exeiirylc  .' 
s'écrie  Rousseau ,  comme  si  oehii  qui  ne  se 
fait  pas  lin  scrupule  de  coucher  avec  la 
femme  d'autrui  s'en  fcsail  un  de  dire  un 
mensonge!  II  se  peut  qu'un  adultère  soit 
obligé  de  mentir;  mais  Vliommc  de  bien  ne 
veut  être  ni  menteur  ,  ni  adultère. 

Dans  le  chapitre  (A)  où  l'auteur  avance  que 

dans  ses  jugcmcns  le  public  ne  prend  conseil 

quedeson  intérêt,  il  apporte  plusicurscxcm- 

ples,à  l'appui  de  sou  sentiuicnt,  qui  ne  sont 

point  admis  par  son  censeur.  Lorsqu'il  dit  : 

«   Qu'un  pocte  dramatique  fasse  une  bonne 

«   tragédie   sur   un  plan  déjà  connu  ,  c'est  , 

*.  dit-on  ,   un    plagiaire   méprisable  ;    mais 

«   qu'un  st-'it-ral  se  serve  dan.-«  nue  campagne 

«  de  l'ordre   de    bataille  et  des   stratagèmes 

«  d'un  autre  général  ,  il  n'en  paraît  souvent 

«   que  plus  estimable  ».  L'autre  le  relève  eu 

disant:  yraimenije  le  crois  bien  !  le  premier 

se  donnepour  l'auteur  d'une  pièce  nouvelle ^ 

(A)  Cbap.  w,Disc.  m,  page  lo.i. 

le 


A    M;    D...::    B...::  97 

le  second  ne  se  donne  pour  rjen,  son  ohjet 
est  de  battre  son  ennemi.  S'ilfesaitun  lii>re 
sur  les  batailles  ,  on  ne  lu-  pardonnerait 
pas  plus  le  plagiat  qu'à  Vau'eur  dramati- 
que. Rousseau  n'est  pas  plus  indalgeut  envers 
M.  Helvétius  lorsque  celui-:  i  altère  les  faits 
pour  autoriser  ses  principes.  Par  exemple 
lorsque  voulant  prouver  qu-«  dans  tous  les 
»  siècles  et  dans  tons  les  pays  la  probité 
«  u'est  que  l'hahittide  des  actions  utiles  à  sa 
«  nation»  ,  il  allègue  l'exemple  des  Lace'de'-. 
menions  qui  permettaient  le  vol ,  et  conclut 
ensuite  «  que  le  vol ,  nuisible  à  tout  peuple 
«  riclie  ,  uiais  utile  à  Sparte,  y  devrait  êtr« 
«  honore  (/)»  ;  Rousseau  remarque  y7/e/e  vol 
n'était  permis  (^  v  aux  enfans  ,  et  qu'il  n'est 
dit  nul  part  que  les  hommes  volassent  ce 
qui  est  vrai.  Et  sur  le  même  sujet  l'auteur 
dans  une  note  ayant  dit  :  «  qu'un  jeune  La- 
«  ccdémonicn  plutôt  que  d' avouer  %on  larcin 
«  se  laissa  sans  crier  dévorer  le  ventre  parua 
«  jeune  renard  qu'il  avait  volé  et  caciié  sous 
«  sa  robe  »  ;  son  critique  le  rcprond  ainsi 
avec  raison  :  il  n'est  dit  nulle  part  que  l'en- 

(/)  Chap.  i3,  page  iSG. 

Pièces  dit:   'l'ouic  U.  F 


9?  LETTRES 

faut  fût  questionné.  Il  ne  s\^i'issaitcjnc  de 
ne  pas  déceler  son  vol  et  non  de  le  nier. 
Mais  r auteur  est  bien  aise  de  mettre  adroi- 
tement le  ynenson^c  au  nombre  des  vertus 
lacédémonicn  n  es. 

M.  Helvétius  ,  fcsant  l'apologie  du  luxe, 
porte  l'esprit  flu  paradoxe  jusqu'à  dire  que 
les  femmes  calantes  ,  dans  uu  sens  politique  , 
sont  plus  utiles  à  l'État  que  les  l'cunnes  sages. 
Mais  Rousseau  repond  :  l'une  soulcge  des 
gens  qui  souffrent^  Vautre  favorise  des  gens 
qui  veulent  s'enrichir.  En  excitant  l'indus- 
trie des  artisans  du  luxe  ,  elle  en  aui^mcnta 
le  nombre  y  en  fcsant  la  fortune  de  deux  ou 
trois  ,  elle  en  excite  vingt  à  prendre  un  étal 
où  ils  resteront  miserai  Us.  Elle  multiplie 
les  sujets  dans  les  professions  inutiles  ,  et 
les  fait  manquer  dans  les  professions  né- 
cessaires. 

Daus  une  autre  ccca-^lon  M.  Helvétius  re- 
marquant que  «  l'envie  permet  à  cliacuu 
«  d'être  le  panégyriste  de  sa  probité,  et  nou 
«  de  son  esprit  »  ;  Rousseau  loin  d'être  d« 
son  avis  dit  :  ce  n'est  point  cela  ,  mais  c'est 
qu'en  premier  lieu  la  probité  est  indispen- 
sable et  non  l'isfriti  et  qu'eu  second  lieu 


A    M.     D..-.;.     B...:;  99 

'il  dépend  de  nous  d'être  honnêtes  gens  ,  et 
non  pas  gens  d'esprit. 

Enfia  dans  le  premier  chapitre  du  troi- 
sième discour-*,  l'auteur  entredans  la  question 
de  l'éducation  ,  et  de  l'égalité  naturelle  des 
esprits.  Voici  le  sentiment  de  Rousseau  là- 
dessus  ,  exprimé  dans  une  de  ses  notes.  La 
principe  duquel  Fauteur  déduit  dans  les 
chapitres  suivans  V égalité  naturelle  des  es- 
prits ,  et  qu'il  tache  d^ établir  au  commen- 
cement de  cet  ouirage  ,  est  que  les  jvgemens 
humains  sont  purement  passifs.  Ce  prin- 
cipe a  été  établi  et  discuté  avec  beaucoup 
de  philosophie  et  de  profondeur  dans  V  En- 
cyclopédie ,  article  ÉTiDE>"cr:.  J'ignore 
quel  est V auteur  de  cet  article  ;  mais  c^est 
certainement  un  très  -  grand  métaphy- 
sicien. Je  soupçonne  l'abbé  de  Condillac 
ou  M-  de  Buffon.  Quoi  qu'il  en  soit ,  j'ai 
tâché  de  combattre  et  d'établir  l'activité 
de  nos  jvgemens  dans  les  notes  que  j'ai 
écrites  au  commencement  de  ce  livre  ,  et  sur- 
tout dans  la  première  partie  de  la  profes- 
sion de  foi  du  vicaire  savoyard..  Si  j'ai 
raison  ,  et  que  le  principe  de  M.  Helvétius 
et  de  l'auteur  susdit  soit  faux  ,  les  raison- 
nemens  dts  chapitres  suivans  qui  n'en  sont 

F    2 


TCO  LETTRES 

que  des  cOitstijJiences ^  tombent  ^  et  il  n^est 
pas  vrai  queV  inégalité  des  esprits  soitTe^et 
de  la  seule  éducation  ,  quoiqu'elle  y  puisse 
influer  beaucoup. 

Voici,  Monsieur  ,  tout  ce  que  j'ai  cru  digne 
de  votre  attention  parmi  les  notes  que  j'ai 
trouve'es  à  la  marge  du  livre  de  l'Esprit  ;  il 
y  eu  a  encore  d'autres  moins  importantes 
que  vous  pourrez  vous  même  parcourir  uu 
jour  ;  je  vous  le  porterai  la  première  t'ois  que 
j'irai  à  Paris  ,  et  le  laisserai  même  avec  vous  , 
en  ayant  à  présent  fait  tout  l'usage  que  je 
désirais  eu  faire. 

Je  vous  envoie  aussi  une  copie  des  lettres 
que  M.  Helv étuis  m'écrivait  à  ce  sujet  ;  il  est 
juste  de  lui  donner  le  champ  libre  pour  re- 
pousser les  attaques  d'un  aussi  puissant  an- 
tagoniste ;  mais  vous  verrc-z  qu'il  n'y  réussit 
pas,  et  qu'eu  se  battant  même  il  a  le  senti- 
ment de  sa  déf.iite. 

Vous  voulez  aussi  voir  les  lettres  que  je  vous 
ai  dites  avoir  rtru  quelquefois  de  Rousseau  ; 
comme  elles  ont  rapport  à  l'acquisition  que 
■je  lis  de  ses  livres  ,  et  qu'elles  contiennent 
certaines  particularités  ignorérs  de  cctbommc 
extraordinaire,  je  vous  envoie  la  copie,  avec 
d'autaut  moius  de  re'puguaace   qu'elles  n« 


A     M.     D...,.     B....,  103 

dévoilent  rien  de  secret.  Elles  peuvent  mêttie 
servir  à  ajouter  quelques  traits  à  son  carac- 
tère ,  et  pour  vous  mettre  eu  état  de  les 
mieux  comprendre,  j'ai  ajoute'  quelques  notes 
qui  cclaircisseut  ce  qui  aurait  été  obscurpour 
\ous. 

J'ai  l'honneur  d'être  , 

MOKSIKUR, 

Votre  très-humble  et  trts- 
obéissant  serviteur, 

L.    D  UT£?Î  S- 


ï    3 


LETTRES 

D  E 

M.      H  E  L  V  É  T  I  U  S. 

LETTRE    PREMIÈRE. 

A  Paris,  ce  iz  septembre  1771. 

M  O  N  S  I  K  tJ  K   , 

V  OT  R  E  parole  est  une  chose  saciée  ,  et  )e 
ne  TOUS  dcinaiulc  plus  rien  ,  puisque  vous 
avez  promis  de  garder  inviolablemeiit  Texeui- 
plairc  de  M.  Rousseau.  .T'aurais  été  bien  aiso 
de  voir  les  notes  qu'il  a  mises  sur  mon  ou- 
■vragc  ,  ni.iis  mes  désirs  à  cet  é^nrd  sont  fort 
modérés.  J'estime  fort  son  éloquence  et  fort 
peu  sa  pliiIoso])hie.  C'est  ,  dit  milord  Bolin- 
ghrolfo,  du  ciel  que  Platon  part  pour  descen- 
dre sur  la  terre  ,  et  c'est  de  la  terre  que  De- 


LETTRE  BE  M.  TÎELVÉTIUS.     ic3 

inocrite  part  pour  s'élever  aa  ciel  ;  !e  vol  du 
dernier  est  le  p'us  sûr.  M.  Kuiiic  ne  m"a  com- 
muniqué aucune  des  notes  dont  vous  lui 
aviez  fait  part  ;  j'étais  alors  vraisemblable- 
ment à  mes  terres.  Prcscntez-lui  Je  vous  prie  , 
mes  respects  ainsi  qu'à  M.  Elissou.  S'il  y 
avait  cependant  dans  les  notes  de  M.  Rous- 
seau quelques-unes  qui  vous  parussent  très- 
fortes  et  que  vous  puissiez  me  les  adresser,  je 
vousenverraisla  réponse,  si  elle  u'esigeait  pas 
trop  de  discussion. 

Je  suis  avec  un  très-profond  respect, 

MOKSIEUR, 

Votre  très-humble  et  très- 
obéissant  serviteur  , 

Helvétitjs. 


F  4 


T04 


LETTRES 


LETTRE     II. 


A  Voie,  ce  2G  lîoveiuLie  177J. 


!M  o  K  s  I  E  o  R  , 


u, 


K  E  indisposition  de  inn  GUc  ma  retenu  à 
]a  campapine  quinze  iours  de  plus  qii'à  l'or- 
dinaire ,  c'est  à  mes  terres  que  J'ai  ri  çii  la 
lettre  que  vous  m'avez  fi.it  riioimcur  tle  m'c- 
crirc-  Jf"  serai  dans  hu;t  jouis  h  Paris  ;  à  mou 
arrivée  ie  ferai  tenir  h  M.  l.ultin  la  lettre  que 
vous  m'adressez  pour  lui.  Je  vous  reii:crc;e 
bien  des  notes  que  vous  m'dvrz  onvovées. 
Vous  avez  le  tact  sur  ;  c'est  dans  la  notcqua- 
tricuic  et  la  dernière  que  se  trouvent  les  plui 
fortes  obiections  contre  mes  principes. 

Le  plan  de  l'ouvrage  de  l'Esprit  ne  nie  lais- 
sait pas  la  liberté  de  tout  dire  sur  ce  sujot  ;  je 
m'attendais,  lorsque  ie  le  donnai  au  public, 
qu'on  ni'attaquerailsur  ces  deux  points,  et  j'a- 
vais déjà  trace  l'esquisse  d'un  ouvraj^c  dont  le 
plan  me  permettait  de  m'ctcndrc  sur  ces  deux 
question».  L'ouîfc-'ge  est  fait ,  mais  je  ne  pour- 


DE    M.    HELVETIUS.       io5 

rais  le  faire  impriiîier  sans  m'exposer  à  de 
grandes  perï;écutions.  Notre  parlement  n'est 
plus  compose  qne  de  prêtres  ,  et  rinquisition 
est  pins  sévère  iei  qu'en  Espagne.  Cot  ou- 
vrage où  je  traite  bien  ou  mal  une  infinité 
de  questions  piquantes  ,  ne  peut  donc  paraître 
qu'à  ma  mort. 

Si  vous  veniez  à  Paris  ,  je  serais  ravi  de 
vous  le  communiquer,  mais  comment  vous 
en  donner  un  extrait  dans  une  lettre  ?  C'est 
sur  u:ie  infinité  d'observations  fines  que  j'éta- 
blis mes  principes  :  la  copie  de  ces  observa- 
tions serait  trop  longue  •,  il  est  vrai  qu'avec 
nn  homme  d'autant  d'esprit  que  vous  ,  ou 
peut  enjamber  sur  bien  des  raiiotuiemens  ; 
et  qu'il  sulBt  de  lui  montrer  de  loin  en  loin 
quelques  jallons  ,  pour  qu'il  devine  tons  les 
points  par  où  la  route  doit  passer. 

Examinez  donc  ce  que  l'ame  est  eu  nous, 
après  en  avoir  abstrait  l'organe  physique  de 
la  mcmoirequi  se  pord  par  un  coup  ,  une  apo- 
plexie, etc.  L'ame  alors  se  trouvera  réduite  à 
la  seule  facidté  do  sentir  ;  sans  mémoire,  il 
n'est  point  d'esprit  dor.  i  toutes  les  opérations 
se  réduisent  à  voiV  /a  ressemblance  ou  la  dif-' 
féience  ,  la  CQin'en.an&eoïi  ki  disconvenançs 


,o6  LETTRES 

que  Us  ohjetaont  entr'evx  et  a^'cc  nous.  Esprit 
suppose  comparaison  des  objets  ,  et  point  de 
coinparaisou  sansOTcmo/r^;  aussi  les  muses, 
selon  les  Grecr  ,  étaicut  les  Qlles  de  Mncmo- 
sine  ;  l'irabécille  qu'on  met  sur  le  pas  de  sa 
porte  n'est  qu'un  homme  privé  plus  ou  moins 
de  l'organe  de  la  mémoire. 

Assuré  par  ce  raisonnement  et  une  infinité 
d'autres  que  l'ame  n'est  pas  l'esprit  ^  puis- 
qu'un imbccillc  a  une  amc  ,  on  s'aperçoit  que 
l'ame  n'est  en  nous  que  la  faculté  de  sentir  ; 
je  supprime  les  conséquentes  de  ce  principe, 
vous  les  devinez. 

Pour  éclaircir  toutes  les  opérations  de  l'es- 
prit, examinez  d'abord  ce  que  c'est  que  juger 
dans  les  objets  physiques;  vous  verrez  que 
tout  jugement  sujipose  comparaison  entre 
deux  ou  plusieurs  objets.  Mais  dans  ce  cas 
qu'est-ce  que  comparer?  C'est  voir  alterna- 
tivement. On  met  deux  échantillons  jaunes 
sous  mes  yeux  ;  je  les  compare  ,  c'cst-à-dire  , 
je  les  regarde  alternativement ,  et  quand  je 
dis  que  l'un  est  plus  /b/zfef  que  l'outre  ^  je 
dis,  Btlon  l'observation  de  Newton  ,  que  l'un 
réjh'cliit  moins  de  rayons  d'une  certaine 
dépecé ,  c'cst-à-dirc ,  que  vi9n  œil  reçoit  une 


DE    M.    HELVÉTÏUS.       107 

moindre  sensation  ,  c'est-à-dire  qu'il  est  plus 
foncé  :  or  le  jugement  n'est  que  le  prononcé 
de  la  sensation  éprouvée. 

A  l'égard  des  mots  de  nos  langues  qui  ex- 
posent les  idées,  si  je  l'ose  dire,  intellectuel- 
les ,  tels  sout  les  mots  force  ,  grandeur,  etc. 
qui  ne  sont  représentatifs  d'aucune  substance 
physique  ,  je  prouve  que  ces  mots  ,  et  géné- 
ralement tous  ceux  qui  ne  sont  représentatifs 
d'aucun  de  ces  objets,  ne  vous  donnent  au- 
cune idée  réelle  ,  et  que  nous  ne  pouvons 
porter  aucun  jugement  sur  ces  mots,  si  nous 
ne  les  avons  rendus  physiques  parleur  appli- 
cation à  telle  ou  telle  substance.  Que  ces 
mots  sont  dans  nos  langues  ce  que  sont  û;  efc 
b  en  algèbre  ,  auxquels  il  est  impossible  d'at- 
tacher aucune  idée  réelle  s'ils  ne  sont  mis  en 
équations  ;  aussi  avons-nous  une  idée  diffé- 
rente du  mot  grandeur  ,  selon  que  nous  l'at- 
tachons à  une  mouche  ou  à  uu  éléphant. 
Quant  à  la  faculté  que  nous  avons  de  com- 
parer les  objets  enlr'eux  ,  il  est  facile  de  prou- 
ver que  cette  faculté  n'est  autre  chose  que 
l'intérêt  mt^me  que  nous  avons  de  les  com- 
pairr,  lequel  intérêt  mis  eu  décomposition, 
peut  lui-même  toujours  se  réduireàune  sen- 
sation physique. 

F  6 


io3  LETTRES 

S'il  était  pos«iible  que  nous  fussions  impas- 
sibles ,  nous  ne  i-ornparcrions  pas  faute  d'iu- 
tèiêt  pour  coinparer. 

Si  d'ailleurs  toutes  nos  idées,  comme  le 
provive  Locke  nous  viennent  par  les  sens, 
c'est  que  nous  n'avons  que  des  sens;  aussi 
peut-on  pareillement  réduire  toutes  Icside'es 
abstraites  et  collectives  ù  de  pures  sensa- 
tions. 

Si  la  dc'tousu  de  toutes  ces  idées  ne  vous 
en  fait  naître  aucune  ,  il  faudrait  que  le  hasard 
vous  amtiK'it  à  Paris  ,  pour  que  je  pusse  vous 
montrer  tout  le  développement  de  mes  idées, 
par- tout  appuyées  de  faits. 

Tout  ce  que  je  vous  marque  b  ce  sniet  ne 
sont  que  des  indications  obscures  ,  et  pour 
lu'cntendre,  peut-être  fauchait-il  que  vous 
vissiez  mon  livre. 

Si  par  hasard  ces  idées  vous  paraissaient  mé- 
riter la  peine  d'j-  rêver,  je  vous  esquisserais 
dans  une  seconde  les  motifs  qui  me  portentà 
poser  que  tous  les  hounues  ,  communément 
Lieu  organisés  ,  ont  tous  une  égale  aptitude 
à  penser. 

Je  vous  prie  de  ne  commuuiqucr  celte  lellre 


DE  M.     H  E  L  V  É  T  î  U  S         xor, 

"h  personup  ,  (*)  elle  pourrait  donner  à  qnel- 
qa'uu  le  fil  de  mes  idées  ;  et  puisque  l'ouvrage 
est  fait  j  il  faut  que  le  mérite  de  mes  idées  , 
si  elles  sont  vraies  ,  me  reste. 

J'ai  l'honneur  d'être  avec  respect , 

Monsieur, 

Votre  très-Iiumble  et  très- 
obéissant  serviteur, 

H  E  I..V  É  T  I  TI  s. 

Je  VOUS  prie  d'assurer  MM.  Hume  et 
Elissou  de  mes  respects. 

(*  )  L'ouvrage  auquel  ceci  a  rapport  est  le  livre 
de  VHumme  publié  peu  après  la  mort  de  ]\I.  Hel- 
ve'lius  ;  et  cette  lettre  n'a  été  communiquée  qu'ar 
près  la  publication  de  cet  ouvrage. 


LETTRE 

DE    J.     J.     ROUSSEAU 

A  SON  LIBRAIRE  DE  PARIS. 

T 

*/E  vous  envoie  ,  "^^onsleul•,  une  pièce  im- 
primée et  publiée  à  Genève  ,  et  que  je  vous 
prie  d'imprimer  et  publier  à  Paris  ,  pour 
mettre  le  public  en  état  d'entendre  les  deux 
parties,  en  attendant  les  antres  réponses  plus 
foudroyantes  qu'on  prépare  h  Genève  contre 
moi.  Celle-ci  est  de  M.  de  V.  .  .  .  si  toute- 
fois je  ne  me  trompe  :  il  ne  faut  qu'attendre 
pour  s'en  éclaircir;  car  s'il  eu  est  l'auteur  , 
il  ne  manquera  pas  de  la  reconnaître  bautc- 
ment  ,  scion  le  devoir  d'un  liomme  d'hon- 
neur et  d'un  bon  chrétien  ;  s'il  ne  l'est  pas, 
il  la  désavouera  de  même,  et  le  public  saura 
bientôt  à  quoi  s'en  tenir. 

Je  vous  connais  trop  ,  ■Vronsicur  ,  pour 
croire  que  vous  voulussiez  imprimer  une 
pièce  pareille,  si  elle  vous  venait  d'une  autre 
main;  mais  puisque  c'est  moi  qui  vous  en 
prie  ,  vous  ne  devra  vous  ca  faire  aucun  scru- 
pule. Je  vous  saiue^elc.  IlousSKAu. 


SENTIMENT 

DES     CITOYENS    (i). 


A 


PRÈS  les  lettres  de  la  campagne,  sont 
venues  celles  (4e  la  montagne.  Voici  les  sen- 
timens  de  la  ville. 

On  a  pitié  d'un  fou  ;  mais  quand  la  de'mence 
devient  fureur  ,  on  le  lie.  La  tolérance  ,  qui 
est  une  vertu  ,  serait  alors  un  vice. 

Nous  avons  plaint  J.  J.  Rousseau  ,  ci-de- 
vant citoyen  de  notre  ville,  tant  qu'il  s'est 
home' ,  dans  Paris  ,  au  malheureux  me'tier 
d'un  bouffon  ,  qui  recevait  des  nazardes  à 
l'opëra ,  et  qu'on  prostituait  marchant  à 
quatre  pattes  sur  le  the'àtre  de  la  comédie. 
A  la  vérité,  ces  opprobres  retombaient,  eu 
quelque  façon,  svir  nous  :  il  était  triste,  pour 
lin  genevois  arrivant  à  Pari»  ,  de  se  voir  hu- 
milié par  la  honte  d'un  compatriote.  Quel- 
ques-uns de  nous  l'avertirent,  et  ne  le  corri- 

(  I  )  L'auteur  de  cette  pièce  avait  si  bien  imiti* 
1<^  style  (le  M.  de  Vernes  ,  que  M.  Rousseau  parut 
cruire  qu'elle  pouvait  être  de  lui  Ce  ne  fut  qu'au 
bout  de  quelque  temps  qu'il  apprit  que  «an  véri- 
tableauieuritaitM.  de  Voltaire. 


IÎ3  S  E  2:  T  I  :*i  E  N  T 

gèrent  pas.  Nous  avons  pardonne  à  ses 
romans ,  dans  lesquels  In  dcccnuc  et  la  pudeur 
sont  aussi  peu  mcn.igccs  que  le  hou  sciu;. 
Notre  ville  n'était  connue  auparavant  quo 
par  des  mœins  pures  ,  et  par  des  ouvrages 
solides  qui  attiraient  les  étrangers  à  notre 
académie  :  c'est  ponr  la  première  fois  qu'un 
de  nos  citoyens  l'a  fait  connaître  par  des 
livres  qui  alarment  les  moeurs  ,  que  les 
lionnéCes  s^ens  méprisent,  et  que  la  piétc 
condamne. 

Lorsqu'il  mêla  l'irréligion  a  ses  roîuans  , 
nos  magistrats  furent  indispensabîcmcnt 
oMigés  d'imiter  ceux  de  Pari.set  de  Ecrnc  (2), 
dont  les  uns  le  décrélèreut,  et  les  autres  le 
chassèrent.  Mais  le  conseil  de  Genivc,  écou- 
lant encore  sa  compassion  dans  sa  justice  , 
laissait  une  porte  ouverte  au  repentir  d'un 
coupable  égaré,  qui  pouvait  revenir  dans  sa 
patrie  et  y  mériter  sn  gràic. 

Aujourd'hui  la  patience  n'est-el!e  pns 
lassée  ,  quaud  il  ose  publier  un  nouveau 
libelle  ,  dans  lequel  il  outrage  avec  fureur  la 
religion  chrétienne^  la  réforuu.tion  tju'il  pio- 

(  -1  )  Je  ne  fus  cliass('  du  canton  dç  Deiûc  qu'uj: 
mois  après  le  décj:|i  Je  Gcuève, 


DES     CITOYENS.      ii5 

fesse,  tous  les  ministres  du  saint  Evans^i'ie  ^ 
et  tons  les  corps  de  l'Etat  ?  La  dcincnce  ii« 
peut  plus  servir  d'excuse  ,  q^uand  elle  fait 
comuiettrc  des  crimes. 

Il  aurait  beau  dire  à  présent  :  reconnaièse25 
nui  maladie  du  cerveau  à  mes  incoiist'quences 
et  d  mes  contradictions  :  il  u'eu  demeurera 
pas  moins  vrai  que  cette  folie  l'a  poussé  jus- 
qu'à insulter  à  Jéstjs-Christ  ,  jusqu'à  im- 
primer que  rÉfangi/e  est  un  Hi're  scanda- 
leux ,  (  page  40  de  la  petite  édition  ,  )  témé- 
raire ,  impie  ;  dont  la  morale  est  d'apprendre 
aux  en/ans  à  renier  leurs  mères  ,  leurs 
frères,  etc.  Je  ne  répéterai  pas  les  antres 
paroles  :  elles  font  frémir.  Il  croit  en  déguiser 
riiorreur  en  les  mettant  dans  la  boiiclic  d'un 
contradicteur;  mais  il  ne  répond  point  à  co 
contradicteur  iuiaj^uiairc.  Il  n'y  en  a  jamais 
eu  d'assez  abandonné  pour  faire  ces  inlâmes 
objections  ,  pour  tordre  si  raécbammcnt  le 
sens  naturel  et  divin  des  paraboles  de  notre 
Sauveur.  Figurons-nous  ,  ajoutc-t-il  ,  une 
ame  infernale  ^  analysant  ainsi  f  Évangile. 
Eb  !  qui  l'a  jaujais  ainsi  analysé  ?  Où  est  cette 
Sme  infernale  3    (3)  La  métrie  ,  dans  son 

(  3  }  Il  paraîi  que  l'auteur  ds  celte  pièce  pour- 


114  S  E  N  T  I  M  E  X  T 

homme  machine,  dit  q.i'.I  a  comm  un  dan- 
gereux .nheo,  dont  il  rapporte  Jcs  raisonnc- 
niens  saas  les  réfuter  :  ou  voit  assez  qui  cUait 
cet  athée  ;  il  n'est  pas  permis  assurément 
<1  étaler  de  tels  poisons  sans  présenter  lan- 
tidote. 

Il  est  vrai  que  Rousseau  ,  dans  cet  endroit 
mémo  se  compare  à  Jisas-CnRisT  avec  la 
même  humilité  qu'il  a  dit  que  nous  devions 
lu.  dresser  une  statue.  On  sait  que  cette  com- 
paraison est  un  des  accès  de  sa  folie.  Mais 
une  folie  qui  blasphème  à  ce  point,  peut- 
elle  avoir  d'autre  médecin  que  la  même  main 
qui  a  fait  justice  de  ses  autres  scandales? 

S'd  a  cru  préparer  dans  son  style  obscur; 
iiue  excuse  à  ses  blasphèmes  ,  en  les  attril 
buant  à  un  délateur  imaginaire  ,  il  u'i^n  peut 
avoir  aucune  pour  la  manière  dont  il  parle 
des  miracles  de  notre  Sauveur.  11  dit  nette- 
ment ,  sous  son  propre  nom  ,  (  page  98  )  : 
//  y  a  des  miracUs  dans  VEvmi^ih  iju'it 
n'est  pas  possible  de  prendre  au  pied  de  la 

rait  mieux  répondre  que  personne  à  sa  question. 
Je  pi  le  le  lecteur  rie  ne  pas  inaïKjiK-i  de  ro.isulter, 
tlans  l'endroit  qu'il  cite,  ce  .jui  précède  et  ce  qu'i 
*uir.  * 


DES    CITOYENS.      iiS 

lettre  sans  renoncer  an  bon  sens  y  il  tourne 
«n  ridicule  tous  les  prodiges  que  Jésus  daigna 
ope'rer  pour  établir  la  religion. 

Nous  avouons  encore  ici  la  de'mence  qu'il 
a  de  se  dire  chrétien  quand  il  sape  le  premier 
fondement  du  christianisme  ,  mais  cette  folie 
ne  le  rend  que  plus  criminel.  Etre  chrétien  , 
et  vouloir  détruire  le  christianisme  ,  n'est  pas 
seulement  d'un  blasphémateur  ,  mais  d'un 
traître. 

Après  avoirinsulté  Jestjs-Christ  ,  il  n'est 
pas  surprenant  qu'il  outrage  les  ministres  de 
son  saint  Evangile. 

Il  traite  une  de  leurs  professions  de  foi 
à*amphygouri^  (  page  53  )  :  terme  bas  et  de 
jargon  qui  signifie  déraison.  Il  compare  leur 
déclaration  aux  plaidoyers  de  Rabelais  ;  ils 
ne  savent ,  dit-il ,  ni  ce  qu'ils  croient  ,  ni  co 
qu'ils  veulent  ,  ni  ce  qu'ils  disent. 

On  ne  sait ,  dit-il ,  ailleurs  ,  (  page  64  ) ,  ni 
et  qu'ils  croient)  ni  ce  qu'ils  ne  croient 
pas  ,  ni  ce  qu'ils  font  semblant  de  croire. 

Le  voilà  donc  qui  les  accuse  de  la  plus  noir» 
hypocrisie,  sans  la  moindre  preuve  ,  sans  le 
moindre  prétexte.  C'est  ainsi  qu'il  traite  ceux 
qui  lui  ont  pardonné  sa  première  apostasie. 


ii6  S  E  R  ^î  E  N  T 

et  qui  n'oMt  pns  eu  la  tnoinclrc  part  Ti  la  p\i- 
niltotidc  la  seconde  ,  quuid  les  blasphctu.s  , 
réijaiidiis  dans  un  nuniv.iis  roman  ,  ont  été 
livres  au  bourreau.  V  a-t-d  un  seul  citoyen 
p  rmi  MOU'*,  qui,  eci  pensant  de  sang-froid 
cette  conduite  ,  ne  soit  indigne  contre  le  ca- 
loinii'atpur  ? 

Est-il  permis  à  un  homme  né  dans  notrs 
ville  d'ofienser  à  ce  point  nos  pasteurs  ,  dont 
la  plupart  sont  nos  parens  et  nos  amis  ,  et  qui 
sont  qiiehjuefois  nos  consolateurs?  Considc- 
rous  qui  les  traite  ainsi  ;  est-ce  un  savant  qui 
dispute  contre  dcssavans  ?  Non,  c'est  l'auteur 
d'un  opéra  ,  et  de  deux  come'dies  sifllécs. 
Est-ce  un  homme  de  hi^n  ,  qui  ,  trompe'  par 
un  f<iux  zèle,  fait  des  reproches  indiscrets  à 
des  lioauncs  vertueux  ?  Nous  avouons  aveo 
douleur  ,  et  en  rougissant  ,  que  c'est  un 
honune  qui  porte  encore  les  in.nques  funcslcs 
de  ses  débauches;  et  qui  degiisé  en  salt.ru- 
banque,  traîne  avec  lui ,  de  village  en  village 
et  de  mont ;!f;uc  en  montagne,  la  malheureuse 
dont  il  fit  mourir  la  mère  ,  et  dor.t  il  a  exposa 
les  enfans  à  la  porte  d'un  hôpital  ,  eu  rejetant 
les  soins  qu'une  personne  charitable  voulait 
avoir  d'eux,  et  en  abjurant  tous  les  sentiuiens 


D  E  s     C  I  T  O  y  E  N  s.       1T7 

âe  la  nature,  comme  il  dépouille  ceux  de 
l'houncuret  de  la  religion  (4). 

C'est  donc  là  celui  qui  ose  donner  des  con- 
seils à  nos  concitoyens  !  (  Nous  vcrro-ns 
bientôt  quels  conseils  ).  C'est  donc  Ik  celui 
qui  parle  des  devoirs  de  la  société  ! 

Certes  il  ne  remplit  pas  ces  devoirs  ,  quand 
dans  le  même  libelle,  trahissant  ia  couQance 

■  (A)  Je  YCBX  faire  avec  simplicité  la  Jcclara- 
tîon  que  semble  exiger  de  moi  cet  arricle.  Jamais 
aucuic  maladie  de  celles  dont  parle  ici  l'aureur  , 
ni  petite,  niçrande,  n'a  souillé  mon  corp<=.  Celle 
dont  je  suis  affligé,  n'y  a  pas  le  moindre  rapport: 
elle  est  née  avec  moi,  comme  le  savent  les  per- 
sonnes en-ore  vivantes  qui  ont  pris  soin  fie  mon 
enfance.  Cette  maladie  est  connue  de  mess>eurs 
Malouin  ,  Morand  ,  Thierry  ,  Daran  ,  et  du  f.  ère 
Côme.  S'il  s'y  trouve  la  moindre  marque  de  de- 
taucbe  ,  je  les  prie  de  me  confondre ,  et  de  mn  l.are 

honte  de  ma  devise.  La  personne  sage  et  jjenera- 
lemenl  estimée,  qui  me  «=oigne  dans  mes  maux 
et  me  console  clans  mes  afflictions  ,  n'est  malheu- 
reuse ,  que  parce  qu'elle  partage  le  sort  d  un 
homm^forrmalhpurpu:.;samèt-estacruel!em.nt 
p'.nne  déviée:  enbonnesantémalgrésa  vieillesse. 
J,.  ,.Vi  jamais  exposé,  ri  f.ii  e>:pos«r ,  aucun  en- 
iml  a  la  porte  d'aucun  h6;,iial  ni  ailleurs.  Jne 
personne  <iuL  aurait  eu  U  oharue  dont  on  parle. 


ii8  SERMENT 

d'un  ami  (5),  il  fait  imprimer  uuc  de  set 
lettres  pour  brouiller  ensemble  trois  pasteurs. 
C'est  ici  qu'on  peutdire  avec  un  des  premiers 
hommes  de  l'Europe,  de  ce  même  e'crivain  , 
auteur  d'un  roman  d'éducation  ,quc,  pour 
élever  un  jeune  homme,  il  faut  commencer 
par  avoir  été  bien  élevé  (6). 

aurait  eu  celle  d'en  garder  la  secret;  et  chacun 
«ent  que  ce  n'est  pas  de  Genève,  où  je  n'ai  poi„t 
vécu,  et  d  où  tant  d'animosité  se  rôpand  contre 
moi,  qu'on  doitaitfndrcdes  informations  /ideJies 
«ur  nia  conduite.  Je  n'ajouterais  rien  sur  ce  passa- 
ge, sinon  qu'au  meurtre  près,  j'aimerais  mieux 
avoir  fait  ce  dont  son  auteur  m'accuse,  que  d'«n 
avoir  tcrit  un  pareil. 

(5)  Je  crois  devoir  nver;ir  le  public  que  la 
théologien  qui  a  écrit  la  lettre  dont  j'ai  donné  un 
extrait,  n'est,  ni  ne  fut  jamais  mon  ami;  que  j« 
ne  l'ai  vu  qu'une  fois  en  ma  vie,  et  qu'il  n'a  pas 
la  moindre  chose  à  démêler,  ni  en  bien  ni  en  mal 
avec  les  ministres  de  Genève.  Cet  avertissement 
m'a  paru  nécessaire  pour  prévenir  lej  témérairei 
applications. 

(G)  Tout  le  monde  accorder-,  je  pense  à 
l'auteur  de  celte  pi>ce  ,  que  lui  et  moi  n'avons  pai 
plus  eu  la  même  éducation,  que  nous  n'avons  U 
mémo  religion. 


DES     CITOYENS.      119 

Venons  à  ce  qui  nous  regarde  particulière- 
ment, à  lîotre  ville  qu'il  voudrait  bouleverser 
p-irce  qu'il  y  a  e'té  repris  de  justice.  Dans  quel 
esprit  rappelle- t-il  nos  troubles  assoupis  2 
Pourquoi  réveille-t-il  nos  anciennes  querelles? 
Vcut-II  que  nous  nous  e'gorgions  (7},  parce 
qu'où  a  brûle'  un  mauvais  livre  à  Paris  et  à  Go- 
uijvc?  Quand  notreliberté  et  nos  droits  scrout 
en  danger,  nous  les  défendrons  bien  sans 
lui.  Il  est  ridicule  qu'un  homme  de  sa  sor- 
te ,  qui  n'est  plus  notre  concitoyen,  nous 
dise  : 

Fous  n'êlcs  ni  des  Spartiates  ,  (  page 
040  )  ,  ni  des  AtlLcniens  /  vonsêtes  des  mar- 
cliands  ^  des  artisans  ,  des  bourgeois  occu- 
pés de  vos  intérêts  privés  et  de  votre  gain. 
Nous  n'étions  pas  autre  tbose  quand  nous  ré- 
sistâmes à  Philippe  II  et  au  duc  de  Savoie; 
nous  avons  acquis  notre  ifberté  par  uotro 
courage  ,  et  au  prix  de  notre  sang  ,  et  nous  la 
mainticndrans  de  même. 

(7)  On  pont  voir  dans  ma  conduite  les  doulou- 
reux sacrifices  que  j'ai  faits  pour  ne  pas  troubler 
la  paix  «le  ma  patrie,  et  dans  mon  ouvrage,  avec 
quelle  force  j'exhorte  les  citoyens  à  nela  troubUr 
jamais,  k.  quelque  extrémité  qu  oa  les  réduis». 


î20  S  E  N  T  I  M  E  N  T 

Qu'il  cesse  de  nous  appeler  esclaves  (  page 
260);  nous  ne  le  serons  jamais.  Il  traite  de 
tyrans   les  mif^istrats   de  notre  république  , 
dont  les  premiers  sont  élus  par  riou£-uiê:ncs. 
On  a  toujours  iu  ,  dit-il  (  page  269  ) ,  dans 
1c  conseil  des  deux-cents  ,  peji  de  lumières  , 
el  encore  moins  de  courtjge.  Il  cherche  par 
des    mensonges    accumulés   ,    à    exciter    les 
deux-cents  contre   le   petit  conseil  ;  les  pas- 
teurs contre  ces  deux  cor|;s  ;  et  cnlin  ,  tous 
contre  tous  ,  pour  nous  exposer  au  mépris  et 
à  la  risée  de  nos  voisins.  Veut-il  nous  animer 
en  nous  outrageant?  Ycut-il  rsnverser  notre 
constitution  en  la  défiguraiit ,  comme  ii  veut 
renverser  le  christianisme,  dont  il  ose  faire 
profession  ?  Il  suffit  d'avertir  que  la  ville  qu'il 
veut  troubler  ,  le  désavoue  nvec  horreur.  vS'il 
a  cru  que  nous  tirerions  l'épée  pour  le  vomaa 
d'Emile  ,   il   pe<it  metire    celle  idée  dans  l« 
nombre  de  ses  ridicules  et  de  ses  folies.  3fai8 
il  faut  lui  apprendre  que  si  oh  châtie  légèrc- 
inent  un  romancier  inipio  ,  on  punit  capita- 
lement  un  vil  séditieux, 

P  S.  d'un  ouvrage  des  c'.to}  cns  de  (Jcncvr, 
intitulé  :  H'^ponse  aux  kitrcs  tcrites  de  la 
campagne. 


DES     CITOYENS.       121 

Il  a  paru  depuis  quelques  jours  une  bro- 
cliure  de  huit  pages  in-^'^ .  sous  le  titre  de 
Sentimens  des  Citoyens  ;  personne  ne  s'y  est 
trompe.  II  serait  au-dessous  des  citoyens  de 
se  justiQer  d'une  pareille  production.  Con-t 
foruiement  à  l'article  3  du  titre  XI  de  l'édit, 
ils  l'ont  jetée  au  feu  ,  comme  un  iufàme 
libelle. 


Pièces  diV'  Tome  H* 


DÉCLARATION 

D  E 

J.     J.    ROUSSEAU, 

RELATIVE 

A  M.  LE  PASTEUR  VERNES. 


V-/'est  un  des  lualbenrs  de  uia  vie  ,  qu'avec 
un  si  grand  dosir  d'être  ouMié  ,  je  sois  con- 
traint de  parier  de  moi  sans  cesse.  Je  n'ai 
jamais  attaqué  personne  ,  et  je  ne  me  suis 
défendu  ,  que  lorsqu'on  ni'v  a  force.  Mais 
quand  l'Iionncur  oblige  de  parler,  c'est  ua 
crime  de  se.  taire.  Si  M.  le  pasteur  Vcrncs 
se  fut  contente  de  désavouer  l'ouvrage  où 
je  l'ai  reconnu ,  j'aurais  gardé  le  silence.  Il 
veut  de  plus  une  déclaration  de  ma  part,  il 
faut  kl  faire  ;  il  m'accuse  publiquement  de 
l'avoir  calomnié,  il  faut  me  défendre  ;  il  de- 
mande les  raisons  que  j'ai  eues  de  le  nommer , 
il  faut  les  dira  :  mou  sileuco  ea  pareil  cas  , 


DÉCLARATION  etc.  laS 
me  serait  reproché  ,  et  ce  reproche  ne  serait 
pas  injuste.  Les  préventions  du  public  m'ont 
appris  depuis  long-temps  ,  à  me  mettre  au- 
dessus  de  sa  censure  ;  il  ne  m'importe  plus 
qu'il  pense  bien  ou  mal  demoi  ;  mais  il  m'im- 
portera toujours  de  me  conduire  de  telle 
sorte  ,  que  quand  il  en  pensera  mal  ,  il  ait 
tort. 

Je  dois  dire  pourquoi,  faisant  réimprimer 
à  Pans  ,  un  libelle  imprimé  à  Genève  ,  je  l'ai 
attribué  à  M.  Vernes;  je  dois  déclarer  si  je 
continue  ,  après  son  désaveu,  a  le  croire  au- 
teur du  libelle;  enfin  je  dois  prendre  sur  la 
réparation  qu'il  désire  ,  le  parti  qu'exige  la 
justice  et  la  raison.  Mais  on  ne  peut  bien 
juger  de  tout  cela  qu'après  l'exposé  des  faits 
qui  s'y  rapportent. 

Au  commencement  de  janvier  ,  dix  ou 
douze  jours  après  la  publication  des  Lettres 
écrites  de  la  montcgne ,  parut  à  Genève  une 
feuille  intitulée  ,  Sentiment  des  citoyens;  on 
m'expédia  par  la  poste  un  exemplaire  do 
cette  pièce  pour  mes  étrennes.  Après  l'avoir 
lue  ,  je  l'envoyai  de  mou  côté  ,  à  un  libraire 
dp  Pans  ,  comme  une  réponse  aux  Lettres 
/entes  de  la  montagne ,  avec  la  lettre  sui- 
Tante. 

G  X 


124  DÉf!L.\RATIONDER0USSEAU, 

«  Je  vous  envoie  ,  Moisicnr  ,    une  pièce 
«c  iuiprUnée  et  publiée  à  Genève  ,  et  que  je 
«  vous  prie  d'imprimer  et  publiera  Pans, 
«  pour  mettre  le  public  eu  état  d'entendr» 
«  les  doux  partie?  ,    en  attendant  les  autres 
«  réponses  plus  foudroyautes  ,    qu'on  pré- 
«   pare  à    Genève  contre  moi.  Celle  -  ci  est 
«   de  M.  Ternes  ,  ministre  du  Saint  h  vangiic 
«   et    pasteur    à  Ce'ligny   :    )e    l'ai    reconnu 
«   d'abord  à  son    style  pastoral.  Si  toutefois 
«  je  me  trompe  ,  il  ne  faut  qu'attendre  pour 
«  s'en  cclaircir  ;  car  s'il  en  est  l'auteur,  il  ne 
«  manquera  pas    de    le  reconnaître    hautc- 
«  ment,  selon  le  devoir  d'un  homme  d'hou- 
«   ncur  ,  et  d'un    bon  chrétien  ;  s'd  ne  l'est 
«   pas  il  ladésaYoueradeniéme.et  le  public 
«   saura  bientôt  à  quoi  s'en  tenir. 

«  Je  vous  conuai,  trop  ,  Monsieur,  pour 
«  croire  que  vous  voulussiez  imprimer  une 
«  pièce  pareille  ,  si  elle  vous  tenait  d'une 
«  autre  main  :  mais  puisque  c'est  moi  qui 
«  vous  en  prie  ,  vous  ne  devez  vous  en  faire 
«  aucun  scrupule.  Je  vous  salue  de  tout  mou 

«t  cœur». 

A  pcincla  pièce  était-elle  impriniéoàParis, 
qu'il  en  fut  expédié  ,  sans  quoie  sache  par  qui, 
des  exemplaires  à  Gcuè.vc,  avec  ces  trois  mots; 


RELATIVE  A  M.  YERNES.       125 

Lisez  ,  bonnes  gens.  Cela  donna  occasion  à 
M.  Vernes  de  m'e'crire  plusieurs  lettres  qu'if  a 
publie'es  avec  mes  réponses,  et  que  je  trausciis 
ici  de  riuiprirué. 

Première  lettre  de  M.  le  pastevr  yernes. 
A  Genève,  le  ;  février  1765. 

^loi^SIÏUR, 

On  a  imprimé  une  lettre  signée  Rousseau  , 
dans  laquelle  on  luc  nomme,  eu  quelque  ma- 
nière ,  de  dire  publiquement ,  si  je  suis  l'au- 
teur d'une    brochure  intitulée  ,    Sentiment 
des  citoyens.  Quoique  je  doute  fort  que  cette 
lettre  soit  de  vous  ,  Monsieur,  je  suiscepen- 
<]oiit  tellement  indigne  du  soupçon  qu'il  pa- 
rait   qu'ont   quelques    personnes  ,  relative- 
ment au    libelle   dont  il  est  question  ,   qu©^ 
)'ai  cru  devoir  vous  déclarer  que  non -seu- 
lement je    n'ai  aucune  part  à  cette  infâme 
brochure,  mais    que  j'ai  par-tout  témoigné 
l'horreur  qu'elle    ne   peut  que  faire  à  tout 
honnête  homme.  Quoique  vous  m'ayez   ditr 
des  injures  ,  dans  vos  Lettres  écrites  de  la 
montagne  ,  parce  que  je  vous  ai  dit  sans  ai- 
greur et  sans  lielj^ue  je  ne  pense  pas  comme 

W  3 


,6  DÉCLARATION  DE  ROUSSEAU, 

vous  sur  le  christiauisrae,)e  me  garderai  bien 
dr  iii'avilir  rcolk-ment  par  une  vengcauce 
aussi  basse  que  celle  don L  des  gens  qui  ne  me 
coniutis.seiit  pas  sans  doute  ,  ont  pu  me  croire 
capable.  J'ai  satisfait  à  ma  conscience  ,  eu 
soutenant  la  cause  de  l'Evangile  ,  qui  m'a 
paru  attaqué  dans  quelques-uns  de  vos  ou- 
vrages ;  j'attendais  une  réponse  qui  fiit  digne 
de  vous  ,  et  je  me  suis  contenté  de  dire  en 
vousli«-Biit  j/V  nr  rffO/2«<7/.v /»^.v  /à  M.  Rous- 
seau. Voilà,  Monsieur,  ce  que  j'ai  cru  devoir 
vous  déclarer  ;  et  pour  vous  épargner  dans  la 
suite,  de  nouvelles  lettres  de  ma  part,  s'il 
paraît  quelque  ouvrage  anonyme  ,  où  il  y 
ait  de  Ihumeur  ,  de  la  bile,  de  la  méchan- 
ceté ,  je  vous  préviens  que  ce  n'est  pas  là  mon 
cachet.  J'ai  l'houncui  d'être  ,  etc. 

A  Motieis,  le   i5  février  17G5. 

J'ai  reçu  ,  Monsieur  ,  la  lettre  que  voiw 
m'avez  fait  llionneur  de  m'écrire  le  3  de  ce 
mois  ,  et  par  laquelle  vous  désavouez  la  pièce 
intitulée  ,  Sentiment  des  citoyens.  J'ai  e'crit 
à  Paris  pour  qu'on  y  supprimât  l'édition  que 
J'y  ai  fait  faire  de  cette  pièce.  «Si  je  pui»  iioni 


RELATIVE  A  M.  VERNÊS.        127 

tiibuer  en  quelqu'autre  manière ,  à  constater 
votre  de'saveu  ,  vous  n'avt-z  qu'à  ordonner. 
Je  vous  salue  ,  Monsieur,  très- humblement. 

Seconde  Lettre  de  M.  le  pasteur  Vernesl 

Genève  ,  le  S  février  1765. 

J'avoue,  Monsieur,  que  je  ne  reviens  point 
de  ma  surprise.  Quoi  !  vous  êtes  re'ellemeut 
l'auteur  de  la  lettre  qui  précède  le  libelle  ,  et 
des  notes  qui  l'accompagnent  ?  Quoi  !  c'est 
vous,  de  qui  j'ai  e'tc  particulièrementconnu, 
et  qui  m'assurâtes  si  souycnt  de  toute  votre 
estime,  c'est  vous  qui  noiî-sculcment  m'avez 
soupçonne  capable  de  l'action  la  plus  basse, 
mais  qui  avez  fait  imprimer  cet  odieux  soup- 
çon !  C'est  vous  qui  n'avez  point  craint  de 
ïnc  diffamer  dans  les  pays  étrangers  ,  et ,  s'il 
ciit  été  possible,  aux  yeux  de  mes  conci- 
toyens ,  dont  vous  savez  combien  l'estime 
doit  m'ètre  précieuse!  Et  vous  me  dites  après 
cela  ,  avec  la  froideur  d'unliorame  qui  aurait 
fait  l'action  la  plus  indifférente  ,7'^/  écrit  à 
Paris  pour  qu'on  y  supprimât  r  édition  que. 
fai  fait  faire  de  cette  pièce.  Si  je  puis  con^ 
iribueren  qutlijue  autre  manière  à  constater 


1 2S  DÉCLA  R  \TI0N  de  ROUSSEAU, 

votre  désai-en  ,  vous  n'avez  iju\)  ordonner. 
Vous  parlez  ,  sans  doute  ,  Mau-ieur  ,  d'uue 
seconde  édition  ,  car  la  première  est  épuisée. 
Et  par  rappoit  au  désaveu  ,  ce  n'est  pas  le 
mien  qu'il  s'aj^itde  conslatcr ,  je  l'ai  rendu 
public  ,  comme  vous  m'y  invitiez  dans  votre 
lettre  au  libraire  de  Paris  ;  i'ai  fait  imprimer 
celle  que  j'ai  eu  l'honneur  de  vous  écrire.  Mou 
devoir  est  rempli  •  c'est  à  vous  maintenant  à 
voir  quel  est  le  vôtre  ;  vous  devriez  rtgarder 
comme  une  injure  ,  si  je  vous  indiquais  co 
qu'en  pareil  cas  ,  ferait  un  honnête  homme. 
Je  n'exige  rien  de  vous  ,  ^lonsienr  ,  si  vous 
n'en  exigez  rien  vous-même.  J'ai  l'iionucur 
d'être. 

Hcponsc. 

A  ]\Iotiers^  le  iJ  r<'viicr  i7f'S 

De  peur  ,  Monsieur  ,  qu'une  vainc  attente 
tie  vous  tienne  en  suspens,  je  vous  préviens 
que  je  ne  forai  point  la  déclaration  que  vous 
paraissez  espérer  ou  désirer  de  moi.  .le  n  ai 
pas  besoin  de  vous  direla  raison  qui  m'en  em- 
pêche ;  pcrsonn';  au  monde  uc  la  sait  uiicu\ 
^uc  vous. 


RELATIVE  A  M.  VERNES.       129 

Comme  nous  ne  devons  plus  rien  avoir  à 
nous  dire  j  vous  permettrez  que  notre  corres- 
pondance finisse  ici.  Je  vous  salue,  Monsieur, 
très-humblemcut. 

Troisième  Lettre  de  31.  le  pasteur  Vernes. 
Genève  ,  le  ic  février  1765. 
Monsieur, 

Je  terminerais  volontiers  ,  une  correspon- 
dance qui  n'est  pas  p'us  de  mon  goût  que  da 
vôtre,  si  vous  ne  m'aviez  pas  mis  dans  l'im- 
possibilité de  t;ar..ier  le  silence.  Le  tour  que 
vous  avez  pris  ,  [)Our  ne  pas  donner  une  dé- 
claration qui  mo  paraissait  un  simple  acte  de 
la  justice  la  plus  étroite  ,  et  que  par  là  je  ne 
croyais  pas  devoir  exiger  de  vous;  ce  tour, 
dis-je  ,  e>t  sans  doute  susceptible  d'un  grand 
nombre  d'explications;  mais  il  en  est  une  qui 
touche  trop  à  mon  honneur  ,  pour  que  ie  ne 
doive  pas  vous  demander  de  me  déclarer  po- 
sitivement ,  si  vous  soupçonneriez  encore  que 
je  suis  l'auteur  du  libelle^  maigre  le  désaveu 
formel  que  je  vous  eu  ai  fait  publiquement. 


i30  DÉCLARATION  DE  ROUSSEAU, 

Je  n'ose  ICC  livrer  à  cette  interprétation  ,  qui 
vous  serait  plus  injurieuse  qu'à  moi  ;  mais  il 
suffit  qu'cllesoit  possible,  pourquejenedoute 
pas  de  votre  empressement  à  me  dire,  si  je 
dois  l'éloigner  absolument  de  votre  pense'e. 
C'est  là  tout  ce  que  je  vous  demande,  Mon- 
sieur; ce  sera  ensuite  à  vous  à  juger,  s'il  vous 
convient  de  laissera  la  phrase  dont  vous  vous 
êtes  servi  ,  une  apparence  de  faux-fuyant ,  ou 
de  me  marquer  nettement ,  dans  quel  sens  elle 
doit  être  entendue.  Ce  qu'il  y  a  de  certain  , 
c'estque  je  ne  crains  point  de  vous  voir  sortir 
du  luuiqe  oii  vous  scmblcz  vous  cacher.  J'ai 
l'honneur  d'être ,  etc. 


Réponse. 
A  Moticrs  ,  le  a4  février  1765. 

La  phrase  dont  vous  me  demande/  l'expli- 
cation, Monsieur  ,ne  nie  paraît  pas  avoir  deux 
sens.  J'ai  voulu  dite  ,  le  plus  clairement  et  lo 
moins  durement  qu'il  était  possible,  que  , 
nonobstant  un  dcsavcu  auquel  je  m'étais  at- 
tendu ,  )c  ne  pouvaisattribucr  qu'à  vous  seul 
l'cciit  désavoué,  ni  par  conséquent  faire  une 


RELATIVE  A  M.  VERNES. 


i/îï 


déclaration  qui ,  de  ina  part ,  serait  un  rnea- 
songe.  Si  celle-ci  n'est  pasclaire  ,  ce  n'est  assu- 
rément pas  ma  faute,  et  je  serais  fort  embar- 
rasse' de  m'expliquer  plus  positivement.  Re- 
cevez ,  Monsieur,  je  vous  sujiplie  ,  mes  très- 
humbles  salutations. 

J.  J.  Rousseau. 

Quatrième  Lettre  de  M.  Id  pasteur  p^erne% 

Cfcligny  J  le  i  mar»  1 7G5. 

Monsieur, 

La  lumière  n'estassure'ment  pas  plus  claire 
que  l'explication  que  vous  me  donnez.  Si  c'est 
par  me'iiagement  que  vous  aviez  emplovd  la 
phrase  e'quivoque  de  votre  pre'ce'dente  lettre 
c'est  par  la  même  raison  que  j'avais  e'cartëlc 
sens  dans  lequel  vous  me  déclarez  qu'elle  doit 
être  prise.  Il  reste  à  préscntd'autres  ténèbres 
que  vous  seul  pouvez  dissiper.  Si ,  comme    " 
paraît  par  votre  dernière   lettre  ,  vous  étiea 
fermement  résolu  de  me   croire  l'auteur  du 
libelle;  si  vous  entreteniez  au-dedans  de  vous 
«ette  per«uaiio«  avec  une  sorte  de  complai- 


aSî  DÉCLARATION  DE  ROUSSEAU, 

sauce      pourquoi  m'avicz-vous   invité  vous- 
même  à  rcconr.aUre  hù n'cment  celle  pièce , 
ou  à  la   àâsr.   ovcr?  Pourquoi  aviez -vous 
laissé  croivo  qu'il  était  possible  que  vous  fus- 
siez dans  l'erreur  à  cet  cq.'rd  ?  Pourquoi  aviez- 
vous  (lit ,  si  je  me  iroinye..  il  ve  faut  iju  at- 
tendre pour  s'en  éclni  ni  r?  Pourquoi  avex- 
vous    ajouté  que    lorsque   j'aurais  parlé ,    U 
publie  saurait  à  ijuoi  s'en  tenir?  Tout  cela 
j]'était-il  qu'un  icu  de  votre  part?    Ou  bien  , 
auru-z-voas  été   capable  de  former  l'odieux 
projet  d'ajouter  une  nouvelle  injure,  a  celle 
que  vous  n'aviez  pas  craint  de  me  faire  par 
nue  odieuse  imputation  ?C'està  rcgrot,  Mon- 
sieur ,  que  je   me  livre  à  une  conieclure  qui 
TOUS  déshonorerait,  si  elle  était  fondée;   je 
ne  me  résoudrai  jamaisà  pense  r  mal  de  vous  , 
que  lorsque   vous  m'y   foiccrez  vous-même. 
Ce  n'est  pas  tout.  M  mon  désaveu  n'a  lait  sur 
vous   aucune    impic^siou   ,     pourquoi   donc 
avpz-vn..s   ordonne  au  libraire    de   Paris  de 
•uppri"'<r  votre  édition  du   libelle  ?   Pour- 
quoi, comme  je  l'ai   su  de  bonne  part,  avez- 
-ous  écrit  a  \u\  liommc  d'un  ranç;  distingué, 
i3u'aya"lfl<^  "''«"i'^  instruit ,  vous  ne  m'attri- 
buiez plus  lettc  i)i<"ce  ?  .le  vous  le  demande, 
•St-Upossiblcde  vous  trouver  CD  cela  d'accord 

avce 


RELATIVE  A  M.  VERNES.       i3.^ 

avec  vous-même  ?  Si  de  nouvelles  raisons  , 
plus  décisives  que  celles  que  vous  avait  four- 
nies mon  pre'tendu  style  pastoral^  qui  est  la 
seule  que  vous  ayez  alle'guée,  et  dont  le  ridi- 
cule vous  aurait  frappé  ,  sans  son  air  de  sar- 
casme ,  qui  a  pu  vous  séduire  ;  si ,  dis-;e,  de 
nouvelles  raisons  out  arrêté  ce  premier  mou- 
vement de  justice,  que  la  droiture  naturelle 
de  votre  cœur  avait  fait  naître",  pourauoi  ne 
m'exposez-vQus  pas  ces  raisons,  avec  cette 
franchise  et  cette  candeur  qu'annonce  en  vous 
cette  belle  devise,  ritam  impendere  vero? 
Ce  silence  ne  donnera-t-il  point  lieu  decroire 
qu'il  est  des  cas  où  vous  aimez  à  mettre  ua 
bandeau  sur  vos  yeux,  où  la  découverte  de  la 
vérité  coûterait  trop  à  certain  sentiuLcnt 
souvent  plus  fort  que  l'amour  qu'on  a  pour 
elle  ?  Voyez  donc.  Monsieur,  quel  cstr  le 
parti  qu'il  vous  convient  de  prendre.  Pour 
inoi  ,  loin  de  redouter  l'exposition  des  motifs 
qui  vou»  empécbent  de  vous  rendre  à  mou 
desaveu  ,  je  suis  très-curieux  de  les  appren- 
dre ,  ne  pouvant  pas  en  imaginer  un  seul.  Je 
TOUS  demande  de  vous  expliquer  ,  à  cet  égard, 
avec  toute  la  clarté  possible,  et  sans  aucun 
ménagement;  tant  je  suis  convaincu  que  vou» 
ne  ferez  pas  là ,  que  couQrmer  le  jugement  d« 
Pièces  div.  Tome  IX,  H 


t34  DÉCLARATION  DE  ROUSSEAU, 

toutes  les  personnes  dont  je  suis  connu,  qui 
dirent,  eu  lisant  ma  première  lettre,  que 
j'aurais  dii  me  ta.re  sur  une  imputation  qui 
tombait  d'ellc-uicmc  ,  et  ne  pouvait  faire  tort 
qu'à  son  auteur.  Je  reçois  bien  volontiers  , 
Monsieur,  vos  salutations,  et  je  vous  prie 
d'agréer  les  mieuucs. 

A  la  fin  du  recueil  de  ces  lettres  ,  M.  Ver- 
nos  aioiile  :  M.  Rousseau  n'a  yas  cru.ai.t 
doute,  cpi'il/ui  coufiiit  de  répoudre  h  cette 
dernière  lettre;    il  n'est  pas  difficile   d'en 
imaginer  la    raison.   Non  ,  cela  n'est  point 
diilieile-,  mais  comment  M.   Vernes   sentant 
si  bien   cette  raison  ,  n'en   a-t-il   pas   prcvu 
i'enel  ?  Comment  a-t-il  pn  se  flatter  de  lier, 
de  suivre  avec  moi,  une  coirespondance  eu 
Ifeolc  ,  pour  <\iscntcr  les  preuves  de  ses  outra- 
ges ,  comme  on  discuterait  nn  point  de  litté- 
rature ?  Peut-il    croire  que  j'irai    plaider  de- 
vant  l,.i,ma   cause  contre  lui-même  :  que 
j'irai  le  prendre  ici  pour  jui;e  dans  son  propre- 
fa. t?   Kt  dans  quel  tait  2   Snr  la  modërat.oa 
quM  voit  réi;ner  dans  ma  conduite  .  pr6umc- 
t-il  que  je  puisse  penser  à  lui  de  sans  fro.d  . 
„oi  qui  ne  lis  pas  une  de  .es  lettres,  sans  lo 

plus  cvuclcQort,  moi  qui  iic  pu.,  sans  frcmir. 


*       Relative  a  m.  a~erxes.      iSs 

Entendre  piououcer  son  nom  ;  que  is'  puisse 
tranquillement   coirespondrc   ot  continerccr 
avec  lui?    Non;  j'ai  cru  devoir  lui  dc(larer 
nettement  mon  sentiment  ,  et  io  tirer  de  l'in^ 
certitude  où  il  fcii;nalt  d'être.    Je  n'en  dois  ui 
n'en  veux  faire  avec  lui  davantage.    Que  la 
décence  de  mes  expressions  ne  l'aînisc  plus. 
Dans  le  fond  de  mon  cœur,  je  lui  rends  jus- 
tice ;  mais  dans  u.es  procédés,   c'est  à   moi 
que  je  la  rends.  Comme  mon  amour-propre 
n'est  point  aveugle  ,  et  que  j'ai  appris  à  m'at- 
tendre  à  tout  de  la  part  des  liommfe.<  ,  leurS 
outrajîcs  nctn'ont  point  pris  au  dépourvu;  ils 
ni'ont  trouvé  assez  préparé  pour  les  supporter 
avec  dignité.  L'idver^ité  ne  m'a  ni  abattu  ni 
aigri  :   c'est    une  'ecou  dont  j'avais    besoin 
peut-être.  J'en  suis  devenu  plus  dciux,  mais 
jen'ensuis  pas  devenu  plusfaible.  Mes  épreu- 
Tes  sont  faites,  je  suis  à  présent  sur  de  moi. 
Je  ne  veux  plus  de  guerre  avec  personne  ,  et 
désormais  je  cesse   de  n)e   défendre.    ^Jais   a 
quelque  extrémité  qu'on  me  lY'duise,  il  n'y 
aura  jamais  ui  traité  ,  ru  commerce  en  trc  J.  J. 
Rousseau  et  les  nléciians. 

M.  V'crnes  veutsavoir  lesmotifsqui  m'em- 
jiêcbent  de  nie  rendre  à  son  désaveu  :  il  m'ex- 
horte à  m'cxpliquer  a  cet  égard  ,  avec  toute 

H    2 


i36  DECLARATION  DE  ROUSSEAU^ 

la  clarté  possible  et  sans  aucun  ine'nageuieiit  ; 
c'est  une  e\pl  cation  que  je  lui  dois,  puisqu'il 
la  demande,  mais  que  je  ue  veux  lui  donner 
qu'en  public. 

Je  commence   par  de'clarer  que  je  ne  suis 
point  exempt  de  blâme  ,  pour  lui  avoir  al  tri- 
bue'  publiquement  le  libelle  :  non  que  fe  croie 
avoir  manqué  à  la  vérité  ni  à  la  justice;  mais 
dans  un  premier  mouvement ,  j'ai  manqué  à 
mes   principes.    En   cela    j'ai   eu    tort.    Si   je 
pou  vais  réparer  ce  tort  sans  dire  un  mensonge' 
je  le  forais  de  toutmou  cœur.  Avouer  mafunie 
e-it   tout    ce  que  je  puis   faire  ;    tant  que    la 
persuasion  où  je  suis  ,  subsiste,  toute  autre 
réparation    ne    dépend  pas  de  moi.  Ke.ite  a 
voir  si  cette  persuasion  est  bien  ou  mal  (on- 
dée ,  ou  si  on  doit  la  présumer  de  ma  part  do 
bonne  ou   de    mauvaise  foi.    (^u'on  saisisse 
doncla  question.  li  ne  s'agit  ,.asde  savoir  pré- 
cisément si  M.  Verncsestou  n'est  pas  l'auteur 
du  libelle  ,  mais  si  je  dois  croire  ou  ne  pas 
croire  qu'ill'cst.  Queue  puis-je  si  bien  séparer 
ces  deux  questions,  que  la  dcrncrc  ne  conclue 
rien  pour  l'autre  !  (^ne  ne  puis-je  établir  les 
motifs  de  ma  persuasion  sans  entraîner  celle 
des   lecteurs  !      Je  le   ferais     avec     joie.    Je 
ne  vttux  point  prouver  que  Jacob  Vcruas  est 


RELATIYE  A  M.  VERNES.       137 

wn  infâme  ;  mais  je  dois  prouver  que  J.  J. 
ijlousscau  n'est  point  un  ciilomniateur. 

Pour  exposer  d'abord  ce  qu'il  y  a  eu  de 
personnel  entre  ce  ministre  et  moi,  il  faut 
remonter  à  nos  premières  liaisons  et  suivre 
l'historique  de  nos  demélës. 

En  1762  ou  63  ,  M.  Vernes  passa  à  Paris  , 
revenant,  je  crois, d'Angle  terre  ou  d'Hollande. 
Le  Devin  du  village  m'avait  mis  en  vogue,  il  dé- 
sira me  connaître  ;  il  employa  pour  cela  moa 
ami  M.  de  Gauffecourt  ;  et  nous  eûmes  quel-, 
ques  liaisons  qui  finirent  à  son  de'païf ,  mais 
qu'il  eut  soin  de  renouveller  à  Genève,  dans 
un  voyage  que  j'y  fis  l'annét-  suivante.  Car  j'ai 
deux  maximes  inviolables  dans  la  prospe'rité 
même  :  l'une,  de  ne  jamais  rechercher  p;  rsoii- 
Me  ;  l'autre  ,  de  ne  jamais  courir  après  les  gens 
qui  s'en  vont.  vSinsi  tous  ceux  qui  m'ont  quitté 
durant  mes  disgrâces  ,  sont  partis  comme  ils 
étaient  venus. 

Tout  Genève  fut  témoin  des  avances  de  M. 
Ventes,  de  ses  soins,  de  ses  einpressemens  , 
de  sc5caresses;il  réussit.  C'est  toujours  là  mon 
côté  faible  ;  résister  aux  caresses  n'est  pas  au 
pouvoir  démon  cœur;  Heureusement,  on  uc 
m'a  pas  gâté  là-dessus. 

De  retour  à  Paris,  je  coatinuai  d'être  eu 

H   6 


i38  DÉCLARATION  DE  ROUSSEAU, 

Jiaisou  avec  M.  Venics  ;  rintimité  diminua; 
mais  clU-  était  uce  de  la  seule  habitude  -,  l'éloi- 
giicincnlljraietitil  Je  ne  tiouvai  pasd'aillours 
dans  son  cotninercc  ,  ces  altculioiis  qui  uiai- 
qiieiit  ral(u:licuic'iit,et  qui  produiscutU  con- 
Caucv.^;iUiradcI'EiicycIo,)édieraiticle/:to/;o- 

7nir/'0.'i/;i/uc  ,i'l\i-  fifimpiimer  It  partsaiis  me 
con-ul ter.  Il  répandit desletlrcsdeM.lecomte 

de  'Ircssaii ,  avec  les  réponses.  Ces  lettres  ,  qui 
ii'étaiiit  i)oiiit  de  nature  à  être  iuipnuiées  , 
l'ont  été  à  mon  insu  ;et  M.  Verues  eslle  seul  x 
qui  je  les  aie  coot'iées.  Mille  bagatelles  parcdlcs 
se  fo!itspntir=  sans  valoir  la  peine  d'être  dites , 
etsanvuioutrer  une  inauvai.si.'Vo!  on  lé  décidée, 

montrent  une  indiscrétion  que  u'a  point  la 
véiimblc  arn  tié. 

Cependant  nous  nous  e'crivous  encore  de 
temps-  n- temps,  Jusqu'au  commencement  de 
nus  dé<a  ires-  :  alors  je  n'entendis  plus  parler 
de  lui  ni  <lc  beaucoup  d'autres.  C'est  à  la  cou- 
pelle de  l'adversité  ,  que  la  plupart  des  amitiés 
s'en  vont  en  fumée.  Il  reste  peu  d'or,  mais 
il  e.^t  pur.  Toutefoii,  quand  M-  Vcrncs  uic 
sut  i)!ii>  tranquille,  il  s'avisa  de  ïn'écrirc  une 
lettre  fort  pc<ljntc.-que  et  fort  sèche  ,  à  la- 
qnell  •  je  ne  daignai  pas  répondre.  Vodil  la 
source  de  sa  haine  coulrc  moi. 


RELATIVE  A  M.  VERNES.       139 

Cette  cause  paraît  Icf^èie  ;  elle  ne  l'e'tait 
pourtant  pas.  Jl  sentit  le  dédain  caché  sdus  ce 
silence ,  son  amour-propre  en  fut  blessé  vive- 
ment. Il  suffit  de  connaître  M.  Vcrnes ,  pour 
savoir  à  quel  point  il  porte  la  suffisance,  la 
liante  opinion  de  lui-même  et  de  ses  talens. 
Je  ne  récuse  sur  ce  point  aucun  de  ses  amis, 
s'il  en  a.  Si  j'ai  tort,  qu'ils  le  disent,  et  jemje 
rends, On  ne  m'a  point  vu,  mali.;nemeut  saty- 
rique,  éplucher  les  vices,  ni  même  les  défauts 
de  mes  ennemis.  *  Je  n'examine  point  leurs 
mœurs  ,  leur  relii^lon  ,  leurs  principes.  Je 
n'usai  de  personnalités  de  ma  vie,  et  je  n© 
veux  pas  commencer  :  mais  ici  je  dois  dire  co 
qui  fait  à  ma  cause  ;  je  dois  dire  sur  quoi  j  ai 
porté  mes  jugemens. 

Voilà  comment  la  vanité,  la 'vengeance 
enflammèrent  !i  sainie  ardeur  de  M.  Verues^ 
prédicateur  parce  que  c'est  son  métier  do 
l'être  ,  mais  qui  jusqnes  là  u'avait  point  été 
dévoré  du  zèle  de  l'orthodoxie.  Voilà  le  sen- 
timent secret  qui  lui  dicta  les  lettres  sur  mou 
christianisme.  Son  orgueil  irrité  lui  mit  à  la 
ïîiain  les  rames  de  son  métier  :  sans  songrr  à 
la  charité  qui  défend  d'accabler  celui  qui 
sonflVe,  à  la  justice  qui,  quand  même  j  au-^ 
yais    été  coupable  ,   devait  me  trouver  trop 

H  4 


14©  DÉLCARATION  DE  ROUSSEAU, 

puni  ,  à  la  hienbï-ancc  qui  veut  qu'on  res- 
pecte l'amitié,  même  après  qu'elle  est  éteinte, 
voilà  le  bien-disant ,  1«  calant,  le  plaisant 
M.  Vernes  transforme  tout-à-coup  en  apôtre, 
et  lançant  ses  foudres  tliéologiques  sur  son 
ancien  ami  malheureux.  Est-il  étonnant  que 
la  haine  et  l'envie  emploient  si  volontiers  cet 
expéd  eut?  Il  est  si  coniuiodc  et  si  doux  d  é- 
diijer  tout  le  monde  ,  en  écrasant  pieusement 
son  homme  !  Ce  graud  mot  ,  noire  sainte 
religion  ,  dans  un  livre  est  presque  toujours 
une  sentence  de  mort  contre  quelqu'un  ; 
c'est  le  mctiteau  sacré  dont  se  couvrent  de» 
passions  viles  et  basse?  ,  qui  n'osent  se  mon- 
trer nues.  Toutes  les  fois  que  vous  verr' z  un 
homme  en  attaquer  un  autre  avec  animosité, 
sur  la  religion,  dites  hardiment,  ra;;re<seur 
est  un  frippon,  vous  ne  vous  tromperez  de 
la  vie. 

(^)ue  le  pur  zèle  de  la  foi  n'ait  point  dicte 
les  lettres  de  M.  Jacob  Veru's  sur  mon  chris- 
tianisme ,  cela  se  voit  d'abord  par  le  titre 
même  ,  par  la  personnalité  la  plus  rt'roitantc , 
la  moins  charitabip  ,  par  la  fierté  meuarantc 
avec  laquelbc  l'autmir  monte  sur  son  tribu- 
nal ,  pour  juger,  non  mes  livres  ,  mais  ma 
pcrsounc,  pour  prononcer  publiquement  eu 


RELATIVE  A  M.  VERNES.       141 

son  noTii  ,  la  senteuce  qui  ine  retranche  du 
corps  des  chrétiens  ,  pour  in'excommuuier  de 
son  autorité  privée. 

Cela  se  voit  encore  par  l'épigraphe,  où 
l'on  m'accuse  d'offrir  au  lecteur  ,  dans  un 
vase  de  paroles  doiées  _,  de  l'aconit  et  des 
poisons. 

Ce  terrible  de'but  n'est  point  de'menti  par 
rouvrfi;;;e  ;  on  y  attaque  mes  propositions  par 
leurs  conséquences  les  plus  éloignées;  ce  qui 
serait  permis  en  raisonnant  bien  ,  pour  mon- 
trer que  ces  propositions  sont  fausses  ou  dan- 
gereuses, mais  non  pas  pour  juger  des  senti- 
mens  de  l'auteur  ,  qui  peut  n'avoir  pas  vu 
CCS  conséquences.  M.  Vernes  ne  se  proposant 
pas  d'examiner  si  j'ai  raison  ou  tort,  mais  si 
je  suis  chrétien  on  non  ,  doit  me  juger  exac- 
tement sur  ce  que  j'ai  dit,  et  non  sur  ce  qui 
peut  se  déduire  subtilement  de  ce  que  j'ai  dit  , 
parce  qu'il  se  peut  que  je  n'aie  pas  eu  cotte 
subtilité;  il  se  peut  que  j'eusse  rejeté  le  sen- 
timent que  j'ai  avancé  ,  si  j'avais  vu  jusqu'où 
il  pouvait  me  conduire.  Quand  on  veut  prou- 
ver qu'un  homme  est  coupable  ,  il  faut 
prouver  qu'il  n'a  pu  ne  l'être  pas  ,  et  ce  n'est 
ttullcmeut  uu  crim»  de  n'avoir  pas  su  vqir 


14=  DÉCLARATION  DE  ROUSSEAU, 

aussi  loin  qu'un  auÇie,  dans  une  chaîne  à,o 
raisonuciuens. 

Kou  content  de  cette  injustice,  M.  Vernçs 
va  jusqu'à  la  calomnie  ,  en  ui'impulant  les 
sentimcns  les  plus  punissables  et  les  moins 
découhiiis  des  mini»  ,  comme  quand  il  ose 
rue  faire  dire  que  Jésus-Cbiist  est  un  impos- 
teur, ou  du-uu)iiis  tne  taire  mcllie  en  dor.le 
ce  blasplicaie  :  doulc  (ju'ilctvud,  qu'il  con- 
firme ,  et  sur  lequel  on  voit  qu'il  appuie  avec 
plaisir,  et  cela  par  le  raisonnement  le  plus 
sopliistivjue  et  le  plus  faux  qu'on  puisse  faire, 
puisqu'd  établit  à-la-fois,  le  pour  et  le  con- 
tre :  car  s'il  prouve  que  je  ne  suis  |)as  elnc- 
tien  parce  que  je  n'admels  pas  tout  l'Évangile, 
comment  peut-il  prouver  ensuite  par  l'Evan- 
gile ,  que,  selon  moi,  .Ic'sus  fut  un  impos- 
teur ?  Comment  peut-il  savoir  si  les  pass3;;cs 
qu'il  cite  dans  cette  vue  ,  ue  sont  point  de 
ceux  dont  je  n'admets  pas  l'autorité  ?  Qui 
doute  que  Jésus  ait  lait  tous  le>  miracles  qu'on 
lui  attribue,  |)cul  douter  qu'il  ait  tenu  tous 
les  discours  qu'on  lui  fait  tenir.  Je  n'entends 
pas  justiljcr  ici  ces  doutes.  Je  dis  seulement 
que  M.  Vernes  en  fait  usa^^e  avec  injustice  et 
îiiç'cbaucctc  ;  qu'il  uie   fait   rejeter  l'auloritc 


RELATIVE  A  M.  VERNES.       143S 

de  rÉrangile ,  pour  me  traiter  d'apostat ,  et 
qu'il  me  la  fait  admettre,  pour  me  traiter  de 
blasphémateur. 

Quand  il  aurait  raison  dans  tous  ΀s  points 
de  sa  critique,  ses  i^gempns  co-titre  moi  n'en, 
seraient  pas  moins  téméraires,  puisqu'il  iii'in- 
pxitc  des  discours  qu'il  n'a  vu  nulle  part  être 
les  inieus  :  car  cnfm  où  a-t-il  pris. que  la  pro- 
fession de  foi  du  vicaire  était  celle  de  J.  J. 
Rousseau  ?  Il  n'a  sûrement  rien  trouve'  de  cela 
dans  mon  livre  ^  au  contraire,  il  y  a  trouvé 
positivement  que  je  la  donnais  pour  être  d'un 
antre.  Voilà  mes  expressions.  Je  transcris  un 
ouvrage  ,  et  je  dis  que  je  le  transcris.  Dans  un 
passage  j  on  voit  que  c'est  un  de  mes  conci- 
toyens qui  me  l'adresse  ,  ou  moi  qui  l'adressa, 
à  un  de  mes  concitoyens.  Dans  un  autre  pas- 
passage  ,  on  lit  :  un  caractèi'e  timide  sup^ 
pléqit  à  la  ^êne  ,  et  prolongeait  pour  lui  , 
çtite  époque  dans  laquelle  vous  maintenez 
rotrç  clive  apcc  tant  de  soin.  Cela  décide  le 
doute  ,  et  il  devient  clair  par-là,  que  la  pro- 
fcssjoti  de  foi  n'est  point  un  écrit  que  j'adresse, 
ruais  un  écrit  qui  m'est  adressé.  En  repreuanï 
la  parole,  je  dis  que  je  ne  donne  point  cei 
écrit  pour  règle  des  sentimens  qu'on  doit  iui4^ 
Tie  eu  matière  de  leligiou.  M'imputer  à  ix]j]|| 

H  6 


144  DÉCLARATION  DE  ROUSSEAU, 

tous  ces  spi.timens,  est  donc  une  te'rnc'iité 
très-injusle  et  très-peu  chré.tienue.  Si  cette 
pièce  est  repréhensibic  ,  on  peut  uir  pour- 
suivre pour  l'avoir  publiée  ,  mais  non  p.is 
pour  eu  être  l'auteur,  à  moins  qu'on  ne  lo 
prouve.  Or  M.  Vcrnes  l'affiriue,  sans  le  jirnu- 
■yer.  Il  m'a  reconnu  sans  cloute  à  mon  style; 
de  quoi  donc  se  plaint-il  aujourd'hui  ?  Je  le 
]u^e  suivant  sa  règle  ;  et  conuîie  on  verra 
tout-à-l'lii  ure  ,  j'ai  |)lus  de  preuves  qu'il  est 
l'auteur  du  libelle  fait  contre  moi  ,  qu'il  n'en 
n  que  je  suis  l'auteur  d'une  profession  de  foi 
qu'il  trouve  si  criminelle. 

M.  Vernes  enchérit  par-tout^  sur  le  sens 
naturel  des  mots  ,  pour  me  rendre  plus  cou- 
pable. Par  la  forme  de  l'ouvraf^c  ,  le  style  de 
la  profession  de  foi  devait  être  familier  et 
même  ncglipié  ;  t'était  pécher  autant  contre  le 
goiit  que  contre  In  charité  ,  de  presser  l'exacte 
propriété  des  termes.  Après  avoir  loué  avec 
la  plus  firande  éner2;ie  ,  la  beauté,  la  subli- 
mité de  l'Évangile,  le  vicaire  ajoute  ,  quo 
cependant  ce  même  Evangile  est  plein  de 
choses  incroyables.  IM.  Vernes  part  de-là  , 
pour  prendre  au  pied  de  la  lettre  oe  terme 
plein.  Il  l'écrit  en  italique,  il  le  répète  avec 
l'emphase  du  scaudulc  :    comme  s'il  yorulait 


RELATIVE  A  M.  VERNES.       145 

dire  que  l'Evangile  est  tellemeut  ^'/<'/«  de  ces 
clioses  incroyables ,  qu'il  n'y  ait  piaec  pour 
•nulle  aitve  chose.  Supposons  qu'entrant  dans 
uusallon  poudreux  ,  vous  disiez  qu'il  est  beau, 
mais  pleiu  de  poussière,  s'il  n'en  est  pleia 
jusqu'au  plafond  ,  M.  Vernes  vous  accusera 
de  tnensonge.  C'est  ainsi  du-moius  qu'il  rai- 
sonne avec  moi. 

Les  conséquences  qu'il  tire  de  ce  que  j'ai 
dit,  et  les  fausses  interprétations  qu'il  en  don- 
ne,neluisuffisentpas  encore  ;  il  Djefait  penser 
même  au  gré  de  sa  haine.  vSi  je  fais  une  décla- 
ration qui  me  soit  contraire,  il  la  prend  au 
pied  de  la  lettre  ,  et  la  pousse  aussi  loin  qu'elle 
peut  aller  :  si  j'en  fais  une  qui  me  soit  favora- 
ble ,  il  la  dément  parles  sentimens  secrets  qu'il 
me  suppose,  et  dont  il  n'a  d'autre  preuve  que 
le  désir  secret  de  me  les  trouver.  Il  chcvclie 
par-tout  à  me  noircir  avec  adresse,  par  des 
maximes  générales,  dont  il  ne  me  fait  pas 
ouvertement  l'application  ,  mais  qu'il  place 
de  manière  à  forcer  le  lecteur  de  la  faire.  Dans 
quels  écarts  y  dit-il  ,  ne  jettent  point  Vimagi- 
nationmiseenjeupar  f esprit  de  système, 
la  singiiJurité  y  le  dédain  de  penser  comme  le 
grand  nombre ,  ou  cjnelque  antre  passion  qui 
fermente  en  secret  dans  le  cœur  !  V«iià  l'iina» 


ja6  Déclaration  de  ROUSSEAU, 

giiiatioii  du  lecteur  à  son  tour  mise  eu  jeu  par 
CCS  paroles,  et  clicrchaut  quelle  est  cette  pai- 
siou  qui  fermente  eu  secret  dans  mon  cœur. 
M.  Verne»  dit  ailleurs  :  ce  mol  de  M- Rousseau 
ne  peut  s'npp/ù/uer  cjuti  trop  de  ^ens.  On 
fait  comme  les  autres ,  sauf  à  rire  en  secret  de 
ce  qji  on  feint  ^c  respecter  en  public.  A  qui 
W.  V'crncs  veut-il  appliquer  ici  ces  remarques  2 
A  personne,  dira-t-il  ;  je  parle  eu  geucr.il. 
Pourquoi  M.  Kous.^eau  s'en  ferait-t-il  l'a|)pl;- 
calion^h'il  ne  sentait  qu'elle  est  juste  ?  ^oici 
donc  là-dessus  ma  positicn.  Si  je  laisse  passcj 
ces  maximes  sans  y  rt-pondre ,  Iç  lecteur  dira,: 
l'auteur  n'a  pas  lâche  ces  propos  pour  rien  ; 
sans  doiUe  il  en  sait  plus  qu'il  n'en  veut  dire  , 
et  Rousseau  a  ses  raisoas  pour  tVituhe  de  ne 
pas  l'avoir  entendu  :  et  si  je  picnds  le  puiti  (le 
repondre,  il  dira  :  pourquoi  Rousseau  releve- 
rait-il  des  maximes  générales,  s'il  n'en  sen- 
tait l'application  ?Soit  donc  que  je  parle,  ou 
que  je  me  taise,  la  maxime  lait  son  oîTet ,  sai^s 
que  celui  qui  l'ctablit  se  cotnpronielte.  Ou 
conviendra  que  le  tour  n'est  pas  uial-adroit. 

C'était  peu  de  m'inculper  par  le  mal  qu'on 
cîiert  liait  dans  mon  livre,  ou  qu'on  imputait 
h  l'auteur  ;  il  restai  t  à  ni'inculper  par  *lc  bien 
^néîue  :  de  celte  mauièrc  on  était  plus  cofgud  . 


RELATIVE  A  M.  VERNES.       147 

écoutez  M.  Verncs,ou  l'Iionuête  ami  qu'il  so 
doaiic,  et  qui  n'est  pas  moius  charitable  que 
lui. 

liemarquez  à  caitt^  occasion  ,  me  dit  Jil....'^ 
que  si  fauteur  d'Emile  se  fût  montré  ennemi 
ouvert  de  la  religion  chrétienne  ,  s'il  n  tût 
rien  dit  qniparûtluiêtrefavorable ,  il  aurait 
étc  moins  à  redouter  ;  son  ouvrage  aurait 
porté  arec  iui-méme  sa  réfutation  ^parce  que 
dans  lefon  d ,  //  ne  renferme  que  des  objectio  n  s 
■souvent  répétées  ^  et  aussi  souvent  détruites^ 
Mais  je  ne  connais  rien  déplus  dangereux 
qu'un  mélange  d'un  peu  de  bien  avec  beaucoup 
de  mal  ;  l'un  passe  à  la  faveur  <iç  t  autre. Lç 
poison  agit  plus  sourdement  ^  mais  ses  effets 
n'en  sont  pas  moins funestes.ZJn  ennemi  n'est 
jamais  plus  à  craindre  ^que  dans  les  momens 
ouon  le  croit  ami  :  ses  coup  s  n'  en  sontqueplus 
assurés  ^la  plaie  nen  est  que  plus  prof  on  de.i 
Ainsi  tout  ce  qu'on  est  forcé  de  trouver  bien 
daus  uiou  livre,  et  ce  n'est  surcLceut  pas  la 
moindre  partie,  n'est  là  que  pour  rendre  le 
mal  plus  dangereux  ;  l'auteur  punissable  par 
ce  qui  est  mauvais ,  l'est  plus  encore  par  ce  qui 
est  bon.  vSi  quelqu'un  voit  un  moyen  d'e'cha- 
per  à  des  accusations  pareilles,  il  mobiigcra 
de  me  l'indiquer. 


148  DÉCLARATION  DE  ROUSSEAU, 

Joif^ncz  à  cela,  l'air  ioyeux  et  content  qui 
règne  d«..i  foui  l'ouvrage,  et  le  ton  railleur 
et  folâtre,  avec  le  quel  M.  le  pasteur  Vcrncs 
dépouille  sou  ancien  ami  d'un  christianisme 
qui  faisait  toute  sa  consolation  ,  ce  Chinois 
snr-iJÙtsi  goguenard  ,  si  louFtick,  qui  lo  rc- 
piébcnte  ,  ce  qu'il  nous  assure  être  nu  homme 
d'esprit  et  de  sens  ;  vous  connaîtrez  à  tous  ces 
signes, si  la  cruelle  fonction  qu'il  s'impose,  lui 
est  pénible,  si  c'est  un  devoir  qui  lui  coûte  , 
et  que  son  cœur  remplisse  à  regret. 

11  ne  s'ensuit  point  de  tout  ceci,  que  M. 
Vernesait  raison  ni  tort  dans  cette  querelle  ; 
ce  n'est  pas  de  cela  qu'il  s'agit.  11  s'ensuit  seu- 
lement, mais  avec  évidence,  quelereledc  la 
foi  n'est  que  son  prétexte  ;  que  son  vr.ii  motif 
est  de  me  nuire,  de  satisfaire  son  animcsité 
contre  moi.  J'ai  montré  la  source  de  cette  ani- 
mositc  :  il  fautà  présent  en  montrer  les  suites. 

M.  Vernes  s'attendait  à  une  réponse  expres- 
se ,  dans  laquelle  j'entrasse  m  lice  avec  lui  :  il 
la  desirait  et  il  disait  avec  satisfaction  ,  qu'il 
en  tirerait  occasion  d'amplilier  les  gentillesses 
de  son  Chinois.  Ce  Chinois  ,  plus  badin  qu'un 
Français  ,  était  l'onfant  chéri  du  christianisme 
de  monsieur  le  pasteur  ;  il  se  vantait  de  l'avoir 
nourri  de  ma  substance  ,  et  c'était  le  yampiro 


RELATIVE  A  M.  VERNES.       149 

qu'il  destinait  à  sucer  le  reste  de  mou  sang. 

Je  ne  répondis  point  à  M.  Vernes  ;  mais 
i'eus  occasion  dans  mou  dernier  ouvrage  ,  de 
parler  deux  fois  du  sien.  Je  ne  de'yuisai  ni 
le  peu  de  cas  que  j'en  faisais  ,  ni  mon  mc'- 
pris  pour  les  motifs  qui  l'avaient  dicte.  Du 
reste  ,  constamment  attache'  à  mes  principes  , 
}e  me  renfermai  dans  ce  qui  tenait  à  l'ouvrage  , 
je  ne  me  permis  nulle  personnalité  qui  lui 
fut  étrangère,  et  je  poussai  la  circpnspectiou 
jusqu'à  ne  pas  nommer  l'auteur  qui  m'avait 
si  souvent  nommé  avec  si  peu  de  ménage- 
ment. 

Il  était  facile  à  reconnaître  ;  il  se  reconnut. 
Qu'où  juge  de  sa  fureur  par  sa  vanité.  Blessé 
dans  ses  talens  littéraires  ,  dans  son  mérite 
d'auteur,  dont  il  fait  un  si  grand  cas  ,  il 
poussa  les  plus  hauts  cris,  et  ces  cr-'s  furent 
moins  de  douleur  que  de  rage.  Ses  premiers 
transports  ont  ,)as!;é  tonte  mesure  ;  il  faut  eu 
avoircté  témoiu  soi-même  ,  pour  comprendre 
a  quel  point  un  homme  de  son  état  peut  s'ou- 
blier dans  la  colère  ;  ce  qu'il  disait,  ce  qu'il 
écrivait,  ne  se  répète  ni  ne  s'imagine.  I/éner- 
gie  de  ses  outrages  n'est  à  la  portée  d'aucun 
homme  de  sang-froid;  et  ce  qui  rendit  ses 
transports  encore  plus  remarquables ,  fu  t  qu'il 


î  5o  DÉCLARATION  DE  ROUSSEAU, 
était  le  seul  qui  s'y  livrât,  A  la  première  ap- 
parition du  livre,  tout  le  monde  gardait  le 
silence.  Le  conseil  n'avait  point  encore  de'li- 
be're'sur  ce  qu'il  y  avait  à  faire  ,  tousses  clicns 
se  taisaient  à  son  imitation.  La  bourgeoisie 
ellc-uiémc  ,  qui  ne  voulait  pas  se  commettre  , 
attendait  pour  avouerou  dcsavoucrTouvrage, 
qu'elle  eut  vu  comment  le  prendraient  les 
magistrats.  Il  n'y  avait  pas  d'exemple  a 
Genève  ,  que  personne  eût  oi-c  dire  ainsi  la 
vérité  sans  détour.  Un  des  partis  était  con- 
fondu, l'autre  effrayé;  tous  attendaient  dans 
le  plus  profond  silence  ,  que  quelqu'un  l'osât 
rompre  le  premier.  C'était  au  milieu  de  cette 
inquiète  tranquillité,  que  le  seul  M.  Veines 
élevant  sa  voix  et  sts  cris,  s'efforçait  d'm- 
traîner  par  son  exemple  ,  le  public  qu'il  ne 
laisait  qu  étonner.  Comme  ii  criait  seul  ,  tout 
le  monde  l'entindit  ;  et  ce  que  je  dis  est  g 
notaire,  qu'il  n'y  a  personne  .\  (ieiiève,  qu 
Ile  puisïc  le  conlirmtr.  Toutes  les  lettres  qu 
m'en  vinrent  dans  ce  temps-là  sont  pleines 
de  CCS  expressions;  l'entes  est  hors  de  lui 
f  erties  dit  des  choses  incroyables.  /  eriies 
ne  se  possède  pas.  J^  fureur  de  férues  est 
au-delà  de  toute  idée.  Le  dernier  qui  m'en 
parla  ,  m'écrivit  :  /  eriies  dans  ses  fureurs  , 


RELATIVE  A  M.  VERNES.  iti 
(st  si  mal-adroit  qu'il  n'épargne  pas  viêms 
votre  style.  Il  disait  hier  que  vous  écriviez 
comme  un  chartier.  Cela  peut  être  ,  lui  dit 
quelqu'un  ;  mais  avouez  qu'il  fouette  dia- 
hlementfurt, 

Sur  la  fin  de  l'aiiuée ,  o'est-à-dire  ,  dix  ou 
douze  jours  aprcs  la  publication  du  livre, 
taudis  que  le  silence  public  et  les  cris  forcenés 
de  M.  Verties  duraient  encore,  je  reçus  par 
la  poste  ,  la  brochure  intitulée,  Sentiment 
des  citoyens.  En  y  jetant  les  yeux  ,  je  reconnus 
à  l'instant  mou  homme,  aux  choses  imprimées 
qu'il  débitait  seul  de  vive  voix.  De  plus,  je 
VIS  un  furieux  que  la  rage  fai.^ait  extravagucr  ; 
et  qroiqiie  j'aie  à  Genève  des  ennemis  nou 
Miojns  ardcns  ,  je  n'en  ai  point  de  si  mal- 
adroits. N'ifyant  eu  d-s  démêlés  pcrt-onucis 
avec  aucun  d'eux,  je  n'ai  point  irrité  !eur 
?monr-propre.  Leur  haine  est  de  sang-froid, 
et  x\&n  est  que  plus  terrible  ;  elle  porte  aveo 
poids  et  mesure  j  des  coups  moins  pesans  eu 
apparence,  mais  qui  blcsjcnt  plus  prol'cudé- 
xncnt. 

Les  premiers  mouvcmcns  peignent  ics  ca- 
ractères de  ceux  qui  s'y  livrent.  Celui  de  l'au- 
teur du  libelle  fut  de  l'écrire  et  de  le  publics 
«  Genève  ;  le  mien  fut  de  le  publier  uussi  a 


T  5  2  DÉCLARATION  DE  ROUSSEAU, 

Paris  ,  et  d'en  nommer  l'auteur  pour  toute 
vengeance.  J'eus  tort  ;  mais  qu'un  autre 
homme  d'un  esprit  ardent  se  mettre  à  ma 
place,  qu'il  lise  le  libelle,  qu'il  s'en  suppose 
l'objet  ,  qu'il  sente  ce  qu'il  aurait  fait  dans 
le  picmicr  saisissement  ,  et  puis  qu'il  me 
juge. 

Cependant^  maigre  la  plus  intime  persua- 
sion de  ma  part  ,  et  même  en  nommant 
M.  Vernes  ,  non-seulcmeut  je  m'abstins  de 
laisser  croire  que  j'eusse  d'autres  preuves  que 
celles  que  j'avais  en  elfet  ,  mais  je  m'abstins 
de  donner  en  public  ,  à  ces  mêmes  preuves, 
autant  de  force  qu'elles  en  avaient  pour  moi. 
Je  dis  que  je  reconnaissais  l'auteur  à  soa 
style;  mais  je  n'njoulai  point  de  quel  style 
j'entendais  parier  ,  ni  quelle  comparaison 
m'avait  rendu  cette  uniformité  si  fiappanle. 
Il  est  vrai  qu'aucun  Genevois  iic  put  s'y 
tromper  à  Paris,  puisque  M.  Vernes  y  icp.m- 
dxiit  par  ses  correspondans  ,  et  culr'autrcs 
par  M.  Ouradc  ,  précisément  les  mêmes  clio- 
scs  que  j'.ivais  dites  dans  le  libelle,  et  où 
j'avais  reconnu  son  style  postoral. 

Je  lis  plus;  je  déclarai  que,  soit  qu'il  re- 
connût ou  désavouât  la  pièce  ,  on  devait  s'en 
tenir  à  sa  déclaration  :  non  que  quant  à  moi, 


RÈLATITE  A  M.  VERNES.       iS» 

j'eusse  le  moindre  doute  ;  mais  pre'voyant  ce 
qu'il  ferait ,  j'étais  content  de  le  couvaincre 
entre  son  cœur  et  moi ,  par  son  désaveu  ,  qu'il 
avait  fait  deux  fois  un  acte  vil.  Du  reste, 
j'étais  très-résolu  de  le  laisser  en  paix  ,  et  de 
ne  point  ôter  au  public  l'impression  qu'ua 
désaveu  non  démenti  devait  naturellement  y 

faire. 

La  chose  arriva  comme  je  l'avais  prévue." 
TNI.Vernes  m'écrivit  unelettre,  où  désavouant 
hautement  lelibelle,  il  le  traitaitsausdétour  , 
de  brochure  infâme  qui  devait  être  en  hor- 
ïeur  aux  honnêtes  gens.  J'avoue  qu'une  dé- 
claration si  nette  ébranla  ma  persuasion. 
J'eus  peine  a  concevoir  qu'un  homme,  à 
quelque  point  qu'il  se  fut  dépravé,  pût  eu 
venir  jusqu'à  s'accuser  ainsi  sans  détour, 
d'infamie  ,  jusqu'à  se  déclarer  à  lui-même 
qu'il  devait  faire  horreur  aux  honnêtes  gens. 
J'aurais  non  seulement  publié  le  désaveu  de 
M.  Vernes;  mais  j'y  aurais  m«me  ajouté  le 
mien  sur  cette  seule  lettre,  si  je  n'y  eusse  ea 
même-temps  trouvé  un  mensonge ,  dont  l'au- 
dace cllaçait  l'effet  de  sa  déclaration.  Ce  fut 
d'affirmer  qu'il  s'était  contenté  de  dire  aa 
sujet  de  mon  livre  :  je  ne  reconnais  pas  là 
M.  Rousseau.   Il  s'était  si  peu  coûtante  de 


ih.i  DÉCLARATION  DE  ROUSSEAU, 

parler  de  celte  manière  ,  et  tout  le  monde  I9 
savait  si  liieii ,  que  ,  révolté  de  cette  impu- 
dence ,  et  ne  sachant  où  elle  pouvait  se  bor- 
ner daus  un  homme  qui  en  était  capable,  j'a 
restai  cnsuspens  sur  cettelettre;et  ileu  résulta 
t'oujours  dans  mon  esprit,  que  M.  Vernes 
était  un  homme  que  je  ne  pouvais  estimer. 

Cependant,  comme  son  desaveu  me  lais- 
sait des  scrupules  ,  je  remplis  lidèlement  l'es- 
pèced'engagement  que  l'avais  prisa  cet  égard: 
ainsi,  avec  la  bonne  foi  que  je  mets  à  toute 
chose,  j'envoyai  sur-le-chaup  à  tous  mes 
amis  le  désaveu  de  M.  Vernci  ;  et  ne  pouvant 
le  coulirmer  par  lo  mien  ,  je  n'ajoutai  pas  ua 
mot  qui  pût  l'afTaiblir.  J'écrivis  en  méme- 
tcmps  au  libraire  ,  qu'il  supprimât  la  pièce 
qui  ne  faisait  que  de  paraître  ,  et  il  me  mar- 
qua rn'avoir  si  bien  obéi,  qu'il  ne  s'en  était 
pas  débité  cinquante  exemplaires.  Voilà  ce 
que  je  crus  devoir  faire  en  toute  e'quité  ;  je 
ne  pouvais  aller  au  -  delà  sans  mensonge. 
Puisque  j'avais  fait  dépendre  ma  déclaration 
de  celle  dcM.  Vernes ,  lais-ser  courir  la  sienne 
sans  y  répondre,  et  la  répandre  moi-même, 
ctaitlafaire  valoir  autant  qu'il  m'était  permis. 
En  réponse  h  sa  lettre  ,  je  lui  donnai  avis 
de  ce  que  j'avais  fait ,  et  je  crus  que  cette  cot- 


RELATIVE  A  M.  rERNES.        }5â 

i-cspondance  finira!t-là  :  poiat.  D'autres  let- 
tres suivirent.  M.  Verncs  attendait  une  dé- 
claratioa  de  ma  part  ;  il  fallut  lui  marquer  que 
je  ne  la  roulais  pas  faire;  il  voulut  savoir  lii 
raisonde  ce  refus  ;  il  fallut  la  luidire;  ilyou- 
lut  entrer  là  dessus  en  discussion  ;  alors  je  me 
tus. 

Duranteette  négociation ,  parut  un  second 
libelle  intitule  ,  Scntùrieiit  des  Jjirisconsnl- 
tes.  Dis  lors  tous  mes  doutes  furent  leve's  ; 
tant  de  la  conduite  de  M.  Vernes  que  de 
l'examen  des  deux  libelles  ,  il  resta  clair  à  mes 
yeux,  qu'il  avait  fait  l'un  et  l'autre,  et  que 
l'objet  principal  du  second  ,  était  de  mieux 
couvrir  l'auteur  du  pi'cmier. 

Voilà  i'iiistorique  de  cette  affaire;  voici 
maintenant  les  raisons  du  sentiment  dans  le- 
quel je  suis  demeuré. 

J'ai  à  Genève  un  grand  hombrs  d'ennemis 
trcs-ardcns  ,  qui  nie  haïssent  tout  autant  que 
pçut  faire  M.  Vernes;  mais  leur  haine  étant 
une  affaire  de  parti,  et  n'ayant  rien  qui  soit 
personnel  à  aucun  d'eux  ,  n'est  point  aveu- 
glée par  la  colère;  et  dirigeant  à  loisir  ses 
atteintes,  elle  ne  porte  aucun  coup  à  faux  : 
clic  est  d'autant  plus  dangereuse  qu'elle  est 
plusinjustc;  je  les  craiudiais  beaucoup  moins, 


ï56  DÉCLARATIO:>î  DE  ROUSSEAU, 

si  je  les  avais  offenses.  Mais  bien  loin  delà  , 
je  n'en  connais  pas  même  un  seul.  Je  n'ai 
jamais  eu  le  moindre  démêlé  personnel  avec 
aucun  d'eux,  à  moins  qu'on  ne  veuille  ea 
supposer  un  entre  l'aulcur  des  Lettres  de  la 
campagne, etceluides Lettres  de  lamontngne. 
I\Iais  qu'y  a-t-il  de  personnel  dans  un  pareil 
démêlé?  Rien,  puisque  ces  deux  auteurs  ne 
se  connaissent  point ,  et  n'o;i  t  pas  même  parlé 
directement  l'un  de  l'autre.  J'ose  ajouter  que 
si  CCS  deux  auteurs  ne  s'aiment  pas  récipro-, 
quement  ,  ils  s'estiment  ;  chacun  des  deux  se 
respecte  lui-même,  il  ne  peut  y  avoir  de  que- 
relle entre  eux  que  pour  la  cause  publique  ;  et 
dans  cc.^  querelles,  ils  ne  se  diront  sûrement 
pas  des  injures  :  des  hommes  de  cette  trempe 
ne  font  point  de  libelle». 

D'ailleurs  ,  on  sent  a  la  lecture  de  la  pièce, 
que  celui  qui  l'écrit  n'est  oint  homme  do 
parti  ,  qu'il  est  très-ind  fièrent  sur  cet  article, 
qu'il  ne  songe  qu'il  sa  colère  ,  et  qu'il  ne  veut 
\enger  que  lui  seul.  J'o^e  ajouter  que  la 
stupidc  indécence  qui  règne  dans  le  libelle, 
prouve  elle-même  qu'il  ne  vient  ni  des  ma- 
gistrats ni  de  leurs  amis,  qui  se  garderaient 
d'aviliramsi  leur  cause.  Je  suis  désormais  un 
homme  à  qui  ils  dpiveut  des  égards ,  par  cela 

seul* 


RELATIVE  A  M.  VERNES.  xh-f 
seul,  qu'ils  croient  lui  devoir  de  la  haine, 
attaquer  mou  honneur  serait  de  leur  part 
nue  passion  trop  inepte  et  trop  basse.  La 
dignité',  le  noble  orgueil  d'un  tel  corps  de 
magistrature  ne  doit  pas  laisser  présumer 
qu'un  homme  vil  puisse  lui  porter  des  coups 
qui  lui  soient  sensibles,  des  coups  qu'il  soit 
obligé  de  parer. 

II  m'est  doue  de  la  dernière  évidence  ,  par 
la  nature  du  libelle,  qu'il  ne  peut  être  que 
d'un  homme  aveuglé  par  l'indignation  de 
l'amour-propre  ;  et  le  seul  M.  Vcrnes  ,  à 
<^enève,  peut  être  avec  moi  dans  ce  cas.  Si  le 
public  ,  qui  sait  si  j'ai  eu  des  querelles  per- 
sonnelles avec  d'autres  Genevois,  ne  peut 
sentir  le  poids  de  cette  raison  ,  en  a-t-elle 
pour  moi  moins  de  force,  et  n'est-ce  pas  de 
ma  persuasion  qu'il  s'agit  ici  ?  De  plus  ,  com- 
bien le  public  même  ne  doit-il  pas  être  frappé 
de  la  conformité  des  propos  de  M.  Vernes 
avec  le  libelle  ?  A  qui  puis-Je  attribuer  ces 
propos  écrits,  si  ce  n'est  au  seul  qui  les  ait 
tenus  de  bouche  dans  le  temps  ,  dans  le  lieu  , 
dans  la  circonstance  où  le  libelle  fut  publi«? 
Quand  il  l'eût  été  par  un  autre  ,  cet  autre 
n'eût  fait  qu'écrire  ,  pour  ainsi  dire  ,  sous  la 
dictée  de  ÏM.  Vernes  ;  M.  Vcraeseùt  toujours 

Pièecs  dlv.  Tome  II.  I 


ïS^  DÉCLARATION  DE  ROUSSEAU, 

été  le  vcritahlc  auteur  ,  l'autre  n'cûl  elé  que 
le  secrétaire. 

Trois  ici  uc  raison.  T  'état  de  l'auteur  se  mon- 
ti-e  à  découvert  dans  l'esprit  de  l'otirrage  ;  il 
est  impossible  de  s'j  tromper.  Dans  réditioti 
originale,  la  pièce  entière  est  de  huit  pa- 
g'es ,  dont  une  pour  le  pre'atnl)ule  ;  les  cinq- 
suivantes,  qui  font  le  corps  de  la  pièce  ^  rou- 
lent sur  des  qiierelles  de  rcli{;ion  ,  et  sur  Ici 
roiriistrcs  de  Genève.  A  la  septième,  l'auteur 
dit,  venons  à  ce  qui  nolis  ic^arùc  ;  c'est  y 
venir  bien  tard  ,  dans  un  écrit  intitule  Sen- 
timent dtr.f  citoye/is.  Dans  ces  deux  dernière» 
pages  qui  ne  disent  rieti ,  il  revient  encore  a 
parler  des  pasteiirs. 

(^u'ori  se  rappelle  la  disposition  des  esprits 
à  Genève,  en  ce  momentde  crise  ,  où  les  de*ix 
partis,  tout  entiers  à  leurs  deuièlcs  ,  ne  son- 
geaient pas  seulement  à  ce  que  j'avais  dit  de 
la  religion  ctdts  ministres  ;  et  qu'on  voicàqui 
tbutl'on  peut  altiihuer  un  écrit,  où  l'auteur 
occupe'  de  ces  messieurs,  songe  à  p«ine  aux 
afFairespubliques. 

Il  y  a  des  ol).scrvatinns  fiiirs  r l  sûres,  queie 
grand  nombre  no  peut  setil'r,  mais  qui  frap- 
pent beaucoup  les  gens  attcntils  qui  les  savent 
fali'ej  et  ce  qu'il  fuut  pour  cela  ,  n'c'.l  pas  tant 


RELATIVE  A  M.  VERNES.       1^9 

d'avoir  beaucoup  d'esprit ,  que  de  prendre  ua 
frraad  intcrct  à  la  cUosc  :  eu  voici  une  de  celle 
espèce. 

Certes  ,  pst-il  di^  dans  la  pièce  ,  il  ne  reni" 
plit  pas  ses  devoirs  ^  i^uaiid  dans  le  viême 
libelle  ,  trahissant  la  confiance  d'un  ami  ,  il 
fait  imprimer  une  de  ses  lettres, pour  brouil- 
ler ensemble  trois  pasteurs. 

Il  n'y  a  pas  plus  de  ve'r.tc  dans  ces  trois 
lignes  que  dans  le  reste  de  la  pièce  ;  mais  pas- 
sons. Je  demande  d'où  peut  venir  à  l'auteur  , 
l'idée  de  ce  reproche,  d'avoir  voulu  brouiller 
trois  pasteurs  ,  si  lui-uicmc  n'est  pas  du  nom- 
tre  ?  J3ans  la  lettre  citçe,  deir<  pasteurs  sont 
nouiuies  d'une  nlanic^■e  qui  ne  saurait  les 
fcrouilkr  Liilr'tux  ;  il  conjecture  le  troisième 
très-téincrairement  et  très-l'ausseuieut ,  mais 
en  homme  au  surplus,  trop  bien  au  fait  du 
tripot,  pour  n'eu  être  pas  lui-même.  D'où. 
a-t-il  tiré  qi;e  ce  troisiènie  prétendu  pasteur 
était  mon  ami  ,  et  que  j'avais  trahi  sa  con- 
fiance ?  Il  n'y  a  pas  un  mot ,  dans  l'extrait 
que  j'ai  donne'  ,  qui  puisjc  autoriser  cette 
accusation.  Esl-cc  ainsi  qu'un  homme  qui 
n'eut  pas  ctéciu  corps  ,  eut  envisagé  la  chose  ? 
Il  fallait  étro  uiiiiislrc  ,  instruit  dos  tracasse- 
ries   dvi  minisUcs  ,  et    leur  donner   la  plus 

i    z 


1 6o  DÉCLARATION  DE  ROUSSEAU, 

grande  importance  pour  voir  ici  la  brouil- 
Icrie  de  trois  d'cntr'eux  ,  et  la  faire  entrer 
dans  tant  d'accusations iITroyablcs,  dont  un 
écrit  do  luiit  pa^cs  est  rempli.  Cette  remarque 
me  confirme  avec  certitude  ,  que  cette  pièce 
qui  ne  roule  que  sur  des  intérêts  de  ministres, 
est  d'un  ministre.  J'ose  affirmer  que  quicon- 
que n'est  pas  Trappe  de  la  même  évidence  , 
le  serait  s'il  y  donnait  autant  d'attention, 
et  qu'il  y  prît  le  même  intérêt  que  moi. 

Or  ,  s'il  est  étonnant  que  dans  une  com- 
pagnie aussi  respectable  que  celle  des  pas- 
teurs de  Genève,  il  s'en  trouve  un  capable 
de  faire  un  pareil  libelle,  il  est  certain  du 
moins  qu'il  nes'3''en  trouve  pas  deuv.  Auquel 
donc  nous  (ixerons-nous  ?  Si  le  lecteur  lié- 
site,  j'en  suis  fâché  pour  ces  Messieurs.  Quaut 
h  moi  ,  je  les  honore  trop  malgré  leurs  torts, 
pour  former  là-dessus  le  moindre  doute. 

Je  n'ai  eu  quelques  liaisons  suivies  qu'a- 
vec cinq  d'cntr'eux.  Jl  en  est  mort  deux  ,  et 
plut  ;i  Dieu  qu'ils  vécussent!  Il  est  probable 
que  les  choses  auraient  pris  un  tour  bien  dif- 
férent. 

Des  trois  qui  restent,  l'un  est  un  homme 
grave,  respectable  par  son  âge,  par  son  savoir, 
par  sa  conduite,  par  ses  écrits,  et  qui,  loin 


RELATIVE  A  M.  VERNES.       i6t 

d'avoir  pour  inoi  de  la  haine,,  me  doit,  j'ose 
le  dire,  une  estime  particulière  par  mes  pro- 
ccdéb  envers  lui. 

Le  second  est  «a  homme  plein  d'urbanité, 
d'un  caractère  liant  et  doux,  et  dont  la  cor- 
respondance qui  m'e'tait  agréable,  n'a  cessé 
de  ma  part,  que  par  l'impossibilité  de  four- 
nir à  tout.  Du  reste  ,  il  y  a  si  peu  de  rupture 
entre  nous^  qu'abstraction  faite  des  afiaires 
pui/liques,  je  n'ai  point  cessé  de  compter  sur 
son  amitié,  comme  il  peut  toujours  compter 
sur  la  mienne. 

Le  troisième  est  M.  Vcrncs.  Lecteurs  ,  meti 
tez-vous  à  ma  place,  à  qui  des  trois  dois-je 
attribuer  la  pièce  ?  Il  faut  clioisir  ;  car  si  J'en, 
ai  connu  personnellement  quelques  autres, 
ce  n'est  que  par  des  relations  passagères  de 
mutuelles  honnêtetés.  Or,  je  le  demande,  cela 
produit-il^  cela  peut-il  produire  des  libelles 
teis  que  celui  dont  il  s'agit  ? 

Il  est  triste  sans  doute ,  d'être  forcé  d'attri- 
buer à  un  ministre  de  la  parole  de  dieu  ,  une 
pièce  pleine  d'horreurs  et  de  mensonf;cs  :  mais 
après  avoir  souillésaboucheetsapluuic  de  ces 
horreurs,  pourquoi  craiudrait-il  d'en  souil- 
ler la  presse ,  et  pourquois'abstiendrait-il  dans 
un  libelle  anonyme  ,  défaire  des  mensonges^ 

l  3 


*  ^r.  DÉrLA  RATION  DE  ROUSSEAU^ 

piiirrn'  1  nt-  craint  pas  d'en  faire  dans  des  lei- 
tres  écrites  et  vignées  de  sa  main  ?  J'en  ai  re- 
Itvé  i.n  hitii  liard'  dans  la  proniicrc  ;  eu  voici 
X'.n  autre  dans  la  dernière  ,  qui  u'est  pr.s  plus 
ti  îMdeuicnt  avaucé.  M.  Vcrnes  me  demande 
dans  tia  qiia  rième  lettre,  pourquoi  ,  eoiiiiao 
il  l'i.  u  de  -onne  part,  j'ai  écrit  à  un  homme 
d'u:i  Hiuj;distinguc',  ciu^ayntit  cté luifur  ins- 
triùt  j  je  ne  lui  attribuais  plus  ccfle  ficie  ? 
Je  u^  sais  point  rendie  raison  de  ce  qui  n'«st 
pas  ,  et  )('  suis  tits-sùr  rJe  n'avoir  rini  écrit  de 
parcd  à  p  rsonne.  M.  le  prince  dcW'irtemberf; 
a  bif'i  voulu  me  faire  tivmscrire  ce  que  Je  lui 
avai-  errit  à  çc  su).ol  ;  en  voici  lai  ticit'  mot 
pcirniot.  }JJ  'er/ics  di^safcuc  arerhoi  rcur^ 
1(  Hhellf  que  j'ai  cru  de  lui.  En  attendart  i/ne 
je  puisse  parler  de  ruoi-uicun'  ,  je  crois  iju' il 
e."t  Je  mon  dct'oir  de  rcpaudrc  son  dcsaicu. 
Kl  (;Uoi  do'iv  suis-jc  eu  cofitradiclion  avec 
ïtKi'-mêm''  dans  ce  passaj;r  ?  Si  M.  \'erucs  eu 
a  quelque  «iiitre  eu  vue  ,  qu'il  le  dise  ;  qu'il  d:?e 
d'où  il  tient  cç  qu'il  dit  savoir  de  si  bonne 
part. 

Voilà  donc  des  mcn  o.ij;<*s,di'  la  bainr  ,dei 
calomnies  ,  inde'pcndainautdu  libelle,  et  tout 
cela  bien  avère.  La  disconvcuauccde  l'oiivrago 
à  l'auteur,  maigre  son  état,  a'cst  donc  pas  li 


RELATIVE  A  M-  VERNES,       i63 

grande.  Voici  plus.  Je  trouve  dans  la  pièce  , 
des  cIiosl-s  qui  tae  désiguent  si  dibtiuctemeut 
M.  Vcrgncs  ,  que  je  ne  puis  m'y  uicprendre  : 
il  Fallait  (oulo  la  mal-adresse  de  la  colère  , 
pour  laisser  ces  choses-là,  youlan,t  se  cacher. 
Pour  prouver  que  je  ne  suis  poiijt  uu  savant, 
çequi  u'avait  assurément  pas  besoin  de  preu- 
ves|,  on  m'a  fc,it  dans  le  libelle,  auteur  d'un 
opc'ra  et  de  deux  comc'dics  siUlèe.^.  Pourquoi 
devix  comédies  ?  Je  n'en  ci  donne  qu'une  au 
théâtre  :  mais  j'en  avais  une  aulrc  qui  ne 
valait  pas  mieux  ,  dont  j'avais  parlé  a  très-peu 
dcgcns  à  l^aris  ,  ctauseul  M.  Vernes  à  Genève. 
Lui  seul  à  Genève  ,  savait  que  celte  pièce  exis- 
tait. Je  suis,  selon  le  libelle  ,  uu  boulfon  qui 
reçoit  dos  nasardes  à  l'opéra,  et  qu'on  j^rosti- 
ttiait  uiarthaiit  à  quatre  pattes  ,  -ur  le  théâtre 
de  la  comédie.  Aies  liaisons  avec  31.  Verncs 
suivirent  iuiiuédiatemeut  le  temps  où  l'on 
m'ôta  mes  ciifréos  à  l'opéra.  J'eu  parlais  avc^ 
lui  quelquefois  ;  tettc  idée  lui  est  restée.  A. 
l'égard  de  la  comédie  ,  il  était  naturel  qu'il  fut 
plus  fi.ippé  que  tout  autre  ,  de  celle  où  je  suis 
représente  maitliant  à  quatre  pattes ,  parce 
qu'il  a  eu  de  grandes  liaisons  avec  l'auteur  : 
sans  cela  ,  ce  souvenir  n'eût  point  clé  naturel 
en  pareilles  circoastaaccs  5  car  dans  ce  rôle  , 


164  DÉCLARATION  DE  ROUSSEAU, 

où  l'on  me  donne  des  ridicules,  011  m'aceorde 
aussi  des  vertus ,  ce  qui  n'est  pas  le  compte  de 
l'auteur  du  libelle.  Il  compare  mes  raisoiiuc- 
inenx  à  ceux  de  La  Mctrie,  doiitlrs  livres  sont 
geiieralciiiciit  oublies,  mais  qu'on  sait  être  uu 
des  autcuis  l'ivoiisdr  M.  Vcrnc«.  En  un  mot, 
il  y  a  peu  de  lignes  dans  tout  le  libelle,  où  je 
u'appcrGoivc  M.  Verncs  par  quelque  cote'. 
J'accorde  qu'un  autre  pouvait  avoir  les  mê- 
mes ide'es,  mais  non  toutes  à  la  l'ois,  ni  dans 
la  même  occasion. 

Si  j'examine  ?i  présent  ce  qui  s'est  passé  de- 
puis la  publication  fin  libelle,  j'y  voisdes  soins 
pour  medonncr  Iceliani^e,  uiais  qui  ne  servcn  t 
qu'à  me  co'ibrmer  dans  mon  opinion,  .l'ai 
déjà  parlé  tie  la  première  lettre  de  M-  Verncs  ; 
j'en  reparlerai  encore  ;  passons  aux  autres. 
(yOtnment  concevoir  le  ton  dont  elles  sont 
écrites  ?  Comment  accorder  la  douceur  plus 
qu'anj^élique  qui  règne  dans  ces  lettres  ,  avec 
le  motif  qui  les  dicte,  et  av«c  la  conduite 
pre'cédente  de  celui  qui  les  écrit  ?  (^uoi,  ce 
même  homme  qui,  pour  avoir  été  jui:,c  mau- 
vais auteur, se  livre  aux  fureurs  les  plus  exces- 
sives, chargé  maintenant  d'un  libelle  atroce, 
lie  une  paisible  correspondance  avec  celui  qui 
lui  iutcutc  publir[ueinciil  celle  accusaliou ,  et 


RELATIVE  A  M.  VERNES.       lôS 

!a  discute  avec  lui  dans  les  termes  les  pkis 
honnêtes  ?  Une  si  suMime  vertu  peut-elle  être 
l'ijuvrai^e  d'un  moment?  Que  je  l'envie  à  qui- 
conque eu  est  capable  !  Oui  ,  jeue  crains  point 
de  le  dire  :  si  M.  Vernes  u'est  pas  l'auteur  du 
libelle  ,  il  est  le  plus  grand  ou  le  plus  vil  des 
mortels. 

iMais  supposons  qu'il  en  fut  l'auteur  ;  que, 
quelques  mesures  qu'il  eût  prises  pour  se  biea 
cacher,  le  ton  ferme  avec  lequel  [ele  nomme  ^ 
lui  donnât  quelque  inquiétude  sur  son  stcret; 
que  ,  craignant  que  je  n'eusse  contre  lui 
quelque  preuve  ,  il  voulut  e'claircir  doucc- 
luent  ee  soupçon  sans  m'irriter  ni  se  compro- 
mettre ,  comuieut  par;;ît-il  qu'il  devait  s'y 
prendre?  Précisément  comme  il  a  fait.  Il  feiii- 
drait  d'abord  de  douter  que  l'accusation  fût 
de  moi,  pour  me  lais-er  la  liberté  de  uc  la 
jjns  reconnaître,  et  pouvoir,  sans  me  foi'cer 
à  la  soutenir  ,  la  faire  regarder  cointue  aiio- 
jiymc  ,  et  par  conséquent  comme  nulle.  Si  je 
la  reconnaissais,  ilmc  reproclierait  avec  mo- 
dération mon  erreur,  et  tâcherait  de  m'cn- 
}î;aç;crà  me  dédire,  sans  pourlaut  l'exiger  ab- 
solument ,  de  peur  de  me  réduire  à  casser  !c3 
vitres.  Si  je  tu'cu  défendais  en  termes  d'au- 
tant plus  dédaigneux  qu'ils  disent  moins  et 


î56  DîvTLARATION  DE  ROUSSEAU, 

foui  j;his  fntciulrc  ,  rcip^naiit  de  ne  les  avoir 
p;!8  coiii|jiis  ,  il  m'en  demanderait  l'c.\plifa- 
tioii  •  et  fjnaiid  Ciiûn  je  l'Tiurals  doniic'e  ,  i,I 
tâchei'aiid'i'iiii/r  en  discussion  sur  mes  preu- 
ves ,  cifin  qu'eji  eÇaiit  instruit  ,  il  pût  travail- 
ler à  l^s  faire  disparaitro  :  car  qui  jainaii  , 
dans  une  accusation  publique  ,  s'avisa  d'ca 
vouloir  disciitcr  les  preuves  tctc-à-téle  avec 
l'a  ciisateur?  l''>(itin  si  voyant  clairement  S04 
flPî^.-eiM  ,  je  ccs-siiis  de  lui  répondre,  il  pren- 
rira.it  acte  de  ce  silence,  et  tâclierait  de  pcc- 
iuade.ran  ;>;  b  ic ,  que  j'ai  rauipu  la  corrcs- 
rio)i>ianec,  fiite  de  pouvoir  soutenir  l'cclaiv 
'ci-'euKîU.  Je  5rpplie  ici  le  lecteur  de  suivre 
-jiiroi.veiU' nt  les  lettres  do  AJ.  Vernes  ,  de 
vo.rsi  i-  les  explique  ,  et  s'il  voit  quelqu'autre 
explication  à  i<ur  donner. 

l)a:is  l'interv-ille  de  cette'plaisatilo  négo.- 
cialinn  ,  t.nrm  le  second  libelle  ilonl  i'ui  parle',, 
eer,!  Jm  uiè.ne  style  que  le  premier  ,  avec  U 
m/'  lie  i'<|uilc,  la  mciac  bicnseauee  ,  avec  I9 
tiwMtie  esprit.  U  nie  fut  envoyé  par  la  poste, 
«•-otnuie  le  premier,  avec  Icïnéinesoin  ,  sous 
le  rièinc  eaclirt  ,  et  j'y  reconnus  d'abord  le 
inèinc  iuileur.  Dans  ce  second  liliclie,  ou 
cci'sijie  mon  style  ,  couiuie  M.  Vernes  lo 
censurait  de  vive  voix  ,  comme  le  zucuic  M. 


RELATIVE  A  M.  TERXES.       ^&j 

Ternes  a  trouvé  mal  écrite  un.-  lettre  rie  d'x 
lif;ncs  ,  arlressée  à  uu  libraire.  Avant  quo 
J'eusse  repoussé  ses  outrages  ,  il  m'accusnt  de 
bien  écrire  ,  et  ui'en  fesaitun  nouveau  critîîe. 
Maintenant  je  n'ai  qu'un  style  obscur,  j'écris 
comme  un  cliartier ,  mes  lettres  sont  mal 
écrites.  Ces  critiques  peuvent  êtres  vr  its  ; 
mais  comme  elles  ne  sont  pas  communes  , 
ba  voit  qu'elles  partent  de  la  même  main. 
L'auteur  connu  des  unes  l'ait  connaître  laii- 
teur  des  antres. 

L'objet  secret  de  s&  setond  libelle  me  pa- 
i-aît  cependant  avoir  été  de  donner  le  change 
sur  l'auteur  du  premier;  voici  comment.  On 
avait  sourdement  répandu  dans  le  public  à 
Cenève  et  à  Paris  ,  que  le  libelle  était  de 
M.  de  Voltaire  ;  et  M.  Verncs  ,  dont  on  con- 
naît la  modestie  ,  ne  doutait  pas  qu'on  ne 
s'y  trompât:  les  cachets  de  bcs  deux  auteurs 
sont  si  semblables.  Il  s*agis.-ait  de  conGrmer 
cette  erreur  ;  c'est  ce  qu'on  crut  faire,  au 
moyeu  du  second  libelle  :  car  comment  pen- 
•cr  qu'au  moment  que  M.  Vernes  marquait 
tant  d'horreur  pour  le  premier,  il  s'o,  cupât 
à  composer  le  second  ?  On  y  prit  la  précau- 
tion qu'on  avait  négligée  dans  le  presiiier 
«l'cmploycrdausquelqucsrQotSjl'ortiiographi 


1 6?.  DÉCLARATION DEROUSSEAU, 
de  M.  de  A'oltniic,  cnttinic  un  oubli  de  sa 
part,  eiicor  ,  serait.  On  affrclc  d'y  parler  de 
la  -ciiuQcxion  dans  des  sentiincns  coati aii es 
à  teux  de  M.  Vernes.  /'ersis  viarum  ir.di- 
,iis  :  mais  qu'avait  à  faire  dans  un  libelle 
trrit  contre  moi  ,  la  génuflexion  dont  je  n'ai 
)u:nais  pillé?  C'est  ainsi  qu'en  se  caclianl  uiaU 
adroitemcnt  ,  on  se  xnonUc. 

Ouel  cslThounne  assez  dépourvu  do  iroût 
et  de    sens,  pour  attribuer  de  pareils  écrits 
à  ÎSl.   de  Voltaire  ,  à  la  plume  la   plus  ele- 
ganlc  de  son  sit-ck-?  M.  de  Voltaire  aurail-il 
einplové   six  pa'-es  d'une  pièce  qui   en  eo.i- 
lienl  huit,  à  parler  de.^  ministres  de  Genivc 
et  à  tracacser  sur   rorlhodoxie  ?  I^l'aurait-.l 
Tcprocl.c  d'avoir  mèlc  rirréligion  à  n-.cs  ro- 
man. ?  M'aurait  -   il    accuse  d'avoir    voulu 
brouiller   des  pasteurs?    Aurait-il    dit   qu'il 
j.'fst   pas    permis  d'étaler  des  poisons    san* 
ofFru-  l'antidote  ?  Aurait-il  aîTeelé  de  mettre 
l.s  auteurs  dramatiques  si  fort  au  -  dessous 
drs  snvans?  Aurait-il  fait  si  grand  peur  aux 
Genevois  d'appeller  les  élransors  pour  )n},^r 
leurs  diiïérens  ?  Aurait  -  il  usé  du  mot  de 
Jnif  conunun  ,  sans  savoir  ce  qu'il  sisniHe, 
lui  qui  met  une  attention  si   grande  à  n'ein- 
l,lo>cv  les  terme»  de  science  ,  que  dans  leur 


sens 


RELATIVE  A  M.  VERNES.        169 

sens  le  plus  exact  ?  Aurait-il  dit  que  le  ii^ot 
anipliigouri  signifiait  déraison  ?  Aurai î-;l 
écrit  quinze  cent  ,  faire  cent  iude'clinable 
étant  une  des  fautes  de  lanj^ue  particulières 
aux  Genevois?  Enfin  ,  après  avoir  pris  si  "-rand 
soin  de  déj!;uiscr  son  oriliographe  dans  le 
premier  libelle  ,  se  seraii-jl  jie'giige'  dans  le 
second,  lorsqu'on  l'accusait  déjà  du  premier? 
M.  de  Voltaire  sait  que  les  libelles  sont  ua 
mo^-en  mal-adroit  de  nuire;  il  eu  connaît  do 
plus  sûrs  que  celui-là. 

Eu  rassemblant  tous  ces  dirers  motifs  de 
croire,  quel  lecteur  pourrait  refuser  son  ac- 
quiescement à  la  persuasion  ou  je  suis,  que 
M.  Vernes  est  l'auteur  du  libelle  ,  scit  par  les 
trait*  cumuk's  qui  l'y  peignent,  soit  par  les 
circoi.'stancesqni  ne  pcuventse  rapporter  qu'à 
lui  ?  Maigre'  cela  ,  /e  suis  convenu  ,  je  cou- 
vicns  encore  da  tort  que  j'.'-'  eu  de  le  lui  atti-i- 
butr  publiquement  :  ruais  Je  demande  s'il 
m'est  permis  de  réparer  ce  tort  jjar  un  men- 
songe authentique  ,  en  déclarant  puj)lique- 
mcnl  que  cette  pièce  n'est  point  de  lui 
tauflis  que  je  suis  intimement  assuTrë  qu'elle 
eu  est. 

Je  conviens  cependant  que  tontes  ces  rai- 
PLscea  dit.  Tome  U,  K 


170  Dr.Cr.Aï^ ATIOIS-  DEROUSSEAU, 
sons  tics-suflisantcs  pour  me  persuader  moi- 
iv.ciuo  ,  tie  le  5=eraicnt  pas  pour  convaincre  M. 
VeniPS  devant  les  tribunaux.  J'en  ai  plus 
qu'il  n'eu  faut  pour  croire  ,  je  n'en  ai  pqs 
açïcz  Vonr  prouver.  Fn  cet  état,  tout  ce  que 
^e  puis  dire  et  que  ]c  dis  nssurenicnt  de  très- 
bou  cœur  ,  est  qu'il  est  absolument  possible 
eue  M.  Vernes  ue  soit  pas  l'auteur  du  libelle. 
■Aussi  n'ai-")e  afrumé  qu'il  l'était ,  qn'aufant 
qu'il  uc  dirait  pas  le  contraire  ,  et  en  m'ap- 
puy-^'it  d'une  seule  raison  ,  dont  uuune  le 
public  ne  pouvait  sentir  la  valeur. 

Or  il  est  possible  à  »oute  vigueur,  que  la 
pièce  ,ic  soit  pas  de  celui  à  qui  je  l'ai  altri- 
{,„ée  •  il  Pst  certain  dans  celle  supposition, 
ono  lui  avant  (ait  la  plus  cruelle  ini..re,  je 
îui  dois  la  plus  éclatante  réparation ,  et  .1  n'est 
l,as  moins  certain  que  je  veux  faire  mon  de- 
voir si-tôt  qu'd  nie  sera  connu.  Comment 
,„'y  prendre  en  cette  occasion  ponr  le  con- 
.^\,rr  '  Te  ne  vcnsétre  ni  ininste  niopini.itre  , 
Tais  jeUG  veu.  être  ui  bkl>e  ni  faux.  Tant 
aueie  me  porterai  pour  |Ui;c  dans  ma  propre 
oau.e  ,  la  pas.ion  peut  m'avcuslcr:  ce  n'est 
x^lus  à  moi  que  je  dois  m'en  rapporfr ,  et 
en  conscience  ie    ne   pnis  m'en   raupor-er   à 


RELATIVE  A  M.  VRRNES.       171 

teoycn  ;  mnh  je  le  croîs  sûr  ,  la  rdison  nie 
l'a  sngf^cic  ,  mon  coeur  l'approuve  ;  eu  fi^t-il 
d'antres  ,  celui-là  serait  le  pins  d  gnc  de  moi. 

Uaiis  une  petite  ville  comme  Genève  ,  où 
la  police  est  d'autant  plus  vigilante  qu'elle  a 
pour  [jremier  ol))ct  ,  le  plus  vif  iiite'rét  des 
uiagistrats  ,  il  n'est  pas  possible  que  des  faits 
tels  que  l'impression  et  le  débit  d'un  libelle  , 
échappent  à  leurs  recluri  lies  _,  quand  ils  eu 
voudront  découvrir  les  auteurs.  Il  s'agit  ici 
de  l'honneur  d'un  citoyen  ,  d'un  pasteur  ; 
et  l'honneur  des  part;cnliers  n'est  pas  moins 
sous  la  garde  du  gouvca'ncment  ,  que  leurs 
biens   et  leurs  vies. 

(^ue  M.  Vcrnes  se  pourvoie  pai-devant  le 
conseil  de  Genève.  One  le  conseil  daigne  faire 
sur  l'auteur  du  libelle,  les  perquisitions  suf- 
fisantes pour  constater  que  M.  \  crues  ne  l'est 
pas ,  et  qu'il  le  déclare  ;  voilà  tout  ce  que  je 
dcjnaude. 

Il  y  a  deux  voies  dilTérentes  de  procéder 
dans  cette  affaire.  M.  Venu  s  aura  le  choix.  S'il 
croit  la  pouvoir  suivre  juridiquement  ,  qu'il 
obtienne  une  sentence  qui  lu  décharge  de 
l'accusation  ,  et  qui  mecundamne  pom-  l'avoir 
iifiijej  je  déclare  que  je  me  soumets  pour  ce  fait, 

K  2 


1 7     DÉCLA  RATION  DE  ROUSSEAU, 
aux  peiacset  rt'pirations  auxquelles  me  con- 
damnera cette  scntcuce  ,  et  que  je  les  cxe'cu- 
terai  de  tout  mon  pouvoir. 

Si  contre  toute  yraiscml)Iancc  ,  on  ne  pou- 
vait obtenir  de  preuve  juridique  ni  pour  ni 
contre,  cela  serait  inêine  un  préjugé  de  pli;s 
contre   M.  Vcnifs  :  car  quel  auire   que  lui 
pouvait  avoir  un  si  grand  intérêt  à  se  eaclicr 
des  magistrats  ,  avec  tant  de  soin  ?  Fouvait-il 
craindre  qu'on   ne  lui  fit  un  grand  crime  de 
m'avoir   si    cruellement    Ira, lé   ?  A-t-on   \u 
même  que  ce  libelle  elTroyable  ait  éié  pros- 
crit ?  Toutefois  levons  encore  c^tle  diiriculté 
supposée.  Si  le  consiil  n'a  pas  ici  d(  s  pi  'tu  es 
juridiques,  ou  qu'il   veuille  n'en  pas  avo.r  , 
il  aura  du   moins  des  raisons   de   pcrsiiasioa 
pour  ou  contre  la  mienne.  En  ce  dernier  cas, 
il   me  suffit  d'une  attestation  de   M.  le  pie- 
inier  syndic  ,  qui  déclare  au  nom  du  conseil  , 
qu'oTi    ne  croit   point  M.  Vcrnes   auteur  du 
libelle.  Je  m'engage  eu  ce  cas  ,  à  soumettre 
mon  sentiment  à  celui  du  conseil  ,  ;i  laire  à 
M.  Vcrnes  la  réj)aration  la  plus  pleine,  la  plu» 
authentique  ,    et   telle  qu'il   en   soit   content 
lui-même.  Je  vais  plus  loin  :    qu'on    prouv» 
ou    qu'on   atteste   que  M.  Vcrucs  u'cst   pas 


RELATITE  A  M.  VERNES.       173 

l'auteur  du  second  libelle,  et  je  suis  prêt  à 
croire  et  à  recouuaître  qu'il  n'est  pas  uou 
plus  ,  l'auteur  du  premier. 

Voilà  les  engageuieus  que  l'aiiionr  de  la 
Terifé  ,  de  la  justice,  la  crainte  d'avoir  fait 
tort  à  mou  emiemi  le  plus  déclaré  ,  lue  fait 
prendre  à  la  face  du  public  ,  et  que  je  rempli- 
rai de  inèmc.  S;  quelqu'un  connaît  unuioveu 
plus  sur  de  constater  mou  tort  et  de  ie  répa- 
rer,  qu'il  le  dise,  et  je  Lrai  mon  devoir. 


K  3 


LETTRE 

SUR 

J.     J.     ROUSSEAU, 

ADRESSÉE    A   M.   D'ES 

Paris,  le  lo  dJcembrc  1778. 

Nous  aTons  H.it  ,  Mons-cnr  ,  IVté  dernier 
u.,c  perte  irrcparol.lc  a„N  yeux  des  homnu-s 
d.  ^énic  et  des  amcs  sensibles  ;  je  veux  parler 
de  c.  Ile  de  .F.  J.  Rousseau  ,  un  des  liommes 
les  plus  eMraor<linaires  qui  aunt  paru  dans 
leuiondc.  11  avait  cl.olsi  ,  depuis  nombre 
d'années,  U  France  pour  sou  sc)our,  ou  il  a 
vécu  céUbre  et  invisible,  et  où  il  a  bn.  ,  ea 
vrai  philosophe  ,  sa  carrière  sans  trouble  et 
sans  bruit. 

\insi,dansrannéei77S^^l^'^'^'^*'^*^  •'"'":•*' 
qni  aura  vu  se  fornu  r  des  revobUu,M>  |-ul.O- 
cjucs,  uicmorables  à  )a.uais  dans  les  laslcs  du 


LETTRE  SUR  J.  J-  ROUSSEAU,  t 7S 
monHe,  les  plus  grands-hommes  qu'eut  notre 
siècle  pour  l'esprit  et  les  talens  nous  ont  cté 
enlevés  ;  car  ces  derniers,  lorsqu'ils  soiH  porte's 
a  un  certain  degré,  n.ériletit  réellement  d'être 
«ilés  à  la  suite  du  génie. 

Nul  pays  ,  sans  doute  ,  puisque  Rousseau 
avait  rompu  solemncUement  ses  liens  avec  sa 
patrie  ;  nul  corps  ,  nulle  académie,  puisqu'il 
n'a  aupartenu  à  aucune  ,  ne  se  chargera  par- 
ticulièrement de  consacrer  le  nom  d'un  homme 

à  qui  cependant  l'esprit  humain  doit  un  hom- 
mage à  tant  de  litres. 

li  me  semble  donc  que  c'est  a  la  France  j 
long-temps  l'asile  de  Rousseau  ,  et  dont  la 
terre  contient  aujourd'hui  les  cendres,  à  ac- 
quitter ce  que  Ton  doit  à   sa  mémoire  (*) 

(*;  Lorsque  cetre  lettre  &  été  errire,  il  n'avait 
paru  encore  rioii  de  marqué,  et  même  il  n'a  paru 
jusqu'à  ce  jour  auriin  ouvrage  raisonaé  d'une  cer- 
taine étendue  sur  feu  M.  Rousseau  de  Gejiève. 

Cet  écrit  devait  rester  ignoré  ,  et  l'eù"  loujourS 
été  si  l'esprit  de  critique  et  même  de  blâme,  au- 
quel on  se  livre  a'  ce  une  sorte  de  persécution  , 
depuis  uu  rcitain  temps,  sur  le  compte  dj  cet 
auteur  ,  n'eût  excité  le  désir  de  repousser,  s  il  est: 
yiossible  ,  l'iuj\isiice  faite  à  sa  mémoire.  (Quelque» 
personnes  é<~!airé«s  à  qui  caiu  lettre  a  été.  lu*,  ea 
convÊuaut  de  la  vérité  du   fond  des  «Loses,  oat 


176  L  E  T  T  p.  E 

Qne  si  ,  contre  toute  attente  ,  il  ne  restait  lieii 
de  caractérise  sur  le  compte  fi'uu  homme  si 
rare  parmi  une  natior  qai  idolâtre  si  tort  lo 
liiérit»  ,  mais  qn»  aussi  quelquefois  l'ouiilie  si 
prompteraent ,  il  ne  faut  pas  douter  qu'il  n'y 
cjt  chez  elle  un  grand  nombre  de  personnes, 
ci;  particulièrement  une  portion  précieuse  de 
la  bocic'té,  dont  le  cœur  accuserait  vivement 
C'jt  étrange  silence.  On  sent  aisément  de  qui 
je  veux  parler.  Eu  cRct  ,  Monsieur  ,  j'ai  vu 
plusieurs  femnirs  ,  également  dihliiii;iié(s  par 
l'esprit  et  par  le  seiilimeiit ,  donner,  dans  le 
temps  de  la  mort  d<»  Jlousscnii  ,  sincèrement 
des  larmes  à  sa  perte  ,  sans  qu'elles  eussent 
jjamais  connu  sa  personne  ;  exemple  ,  peut-être 
nnique  au  monrle,  d'au  homuie  ainsi  pleure 
>ur  ses   seuls  écrits.  Ce  trait^    i]"' j   pu"»"  1« 

trouvi'  que  M.  Rousseau  y  érait  jugn  généralemeni 
aver  beaucoup  (\c  laveur.  Ou  leur  a  i^iiomlu  qus 
les  lo'ts  rpii  HppHriiounent  purement  >'i  l'hinuanité 
«'evaieni  disparaître  après  la  uiort  ;  quil  s'.i^issait 
seulement  de  l'aire  connaître  aux  temps  prtscns 
et  futurs  riioir.mc  esse;i:iel  et  IVnivaiu  lelscpi'ils 
t.nr  éti';  enfui ,  qu'il  était  mieux  eucnie  d'exieiler 
uu  peu  dans  les  louanges  justement  ducs  à  un 
j;rfjnd-liomnie  qui  n'en  plus,  que  de  s'exposer  à 
«Itérer  sn renommto pardes  jugeuioii^i  sui  des  laiia 

■  peu  iotibtaus. 


SUR    J.   J.    ROUSSEAU.       T77 

3ire  en  passant,  décide  en  faveur  de  la  sen- 
sibilité de  cette  partie  du  genre-humain, saf- 
firaix  seul  à  l'éloge  de  l'illustre  étranger.  Uu 
tel  honneur,  quand  il  est  vraiment  unique, 
est  eflecti ventent  la  plus  rare  récompense  que 
puissent  recevoir  les  dons  de  l'ame  et  de  l'es- 
prit ;  et  nul  homme  ,  que  je  sache  ,  n'a  joui 
comme  Rousscaii  d'une  gloire  pareille,  pure- 
*  ment  comme  auteur. 

Je  vais  donc  ,  ccnime  contemporain. ,  être 
l'interprète  du  pajs  et  du  sièlc  où  il  a  vécu.  Je 
souhaite  que  ce  faible  monument  qucmamaiu 
lui  élève  par  le  pur  mouvement  démon  cœur, 
et  sans  avoir  jamais  eu  aucune  liaison  avec  sa 
personne,  porté  par  son  nom  vers  des  temps 
reculés,  puisse  attirer  à  cet  homme  mémo- 
rable quelques  actes  de  plus  d'admiration  et 
d'amour. 

L'homme  et  l'auteur  dans  Rousseau  ont 
passés  pour  être  à-h-fois  un  prodige  et  un  para- 
doxe ;  selon  moi  ,  le  prodige  explique  Licile- 
ment  le  paradoxe. 

La  création  de  cet  homme  ,  bien  plus  ad- 
mirable que  singulier,  a  été  une  crcatiou 
vraiment  unique.  Nul  être  ,  à  ce  qu'il  semble  , 
ne  s'est  trouvé  doué  d'une  sensibilité  d'amo 
j),!us  exquise ,  Jointe  à  uu  degré  de  force  dans 


,-8  L  F.  T  T  rv  K 

les  sensations  pr.-t^quc  bans  exemple.  Ne,  da 
côte  des  sens,  avec  inu'  organisation  s.  par- 
faite, qu'il  ctait  einin.iiMiK-nt  propre  à  tous 
les  ans  sensibles  et  a-reabics  ,  il  réun.t  à  ers 
dons  corporels  un  génie  -doinétriquc  et  clair  , 
profond  et  vaste  ,  et  aussi  pur  que  br.Uant 
du  côté  de  i'i.nasiiiation.  Celte  rectitude  de 
raison,  celte  élévation  de  t^énic  ,  cette  déli- 
catesse d'ame  unique  ne  pouvaient  qu'être 
accouipa-nées  d'un  pencbant  ardent  pour  le 
vrai,  pour  le  beau,  pour'.c  bon  eu  tout  genre. 
Une  éducation  républicaine  et  austère,  des 
exemples  domestiques  et  honnêtes  ,  qui  nais- 
saient comme  du  sein  des  mœurs  p^cuerales 
de  sa  patrie,  furent  en  lui  la  seconde  nature 
sur  laquelle  riiominc  et  l'auteur  furent 
édifiés. 

Quand  ou  considère  tant  d'.ivantages  natu- 
rel» avec  tontes  leurs  circonstances,  la  vue 
d'une  si  parfaite  création  ,  où  il  est  si  rare  que 
la  naiure  aiciimiile  ,  assortisse  et  accorde  à 
un  seul  iionuuedans  un  depé  si  parfait,  taat 
de  dons  divers  ,  explique ,  d'une  manière  bieu 
simple,  le  prétendu  paradoxe  des  cents  et  do 
la  vie  de  Jcan-Jncqu«». 

Le  citoyen  de  Genève,  né  avec  les  perfec- 
tions qu'on  vient  de  voir,  élevé  comme  o« 


SUR   J.    J.    ROUSSEAU.       17^ 

a  dit,  jeté  ensuite  dans  le  monde  sans  fortune, 
sans  anUc  appui  que  ses  propres  forces  ,  dont 
cependant  le  levier  eût  été'  si  puissant  dans 
les  mains  d'nn  homme  atnbiticus  ,  mais  qui  , 
pour  uae*personne  du  caractère  de  Rousseaa, 
n'ont  servi  qu'à  troublt-r  sa  vie  en  lui  acqué- 
rant du  renom  ;  un  tel  bomme  ,  dis-je,  avec 
«ne  ame  et  un  esprit  de  cette  trcuspe,  devait 
naturellement  ,  s'il  eût  écrit,  écrire  comme 
Jean-Jacques  a  écrit ,  et  agir  ca  tout  presque 
comme  il  a  fait. 

Rousseau  ne  commença  à  se  produire  nii 
jour  ,  comme  auteur  ,   qu'à  l'âge   d'environ 
quarante  ans;  à  cet  â^^e  où  l'imagination,  cette 
première   source  des  bons  écrits  ,    conserve 
encore  tonte  sa  force,  et  où  le  jugement,  qui 
en  consacre  la  durée,  est  parvenu  i  presque 
toute  sa  maturité.  Jusque-là,  il  avait  amasse 
dans  le  silence,  par  ses  travaux,  par  ses  mé- 
ditations, de  grandes  provisions  en  connais- 
9anc«»s  de  toute  espèce.  Pliilosoplie  et  obser- 
vateur par  caractère,  il  fait  d'autre  part  dan» 
le  monde  une  étude  réfléchie  des  us.^ge9,  de» 
lois  diverses  ,  et  sur-lout  du  conur  humain  où 
son  propre  coeur  l'avait  si  fort  initié;  car  l'un 
sans  l'autre  n'instruit  pas  ,  et  il   faut  sentie 


i^Q  L  E  T  T  E 

vivement  en  sol  la  naline,  pour  la  connaître 
dans  autrui. 

^ussi  peut-on  dire  que  jamais  homme  ne 
prit  la  plume  avec  de  si  grandes  avances  et 
dus  maloriaux  si  abondans.  D'autres  ont  écrit 
par  un  vain  de'sir  d'écrire,  trop  souvent  avec 
les  uiains  et  l'esprit  vides.  Dans  Rousseau  , 
ce  lut  un  besoin  qui  le  maîtrisa,  dont  il  fut 
lui-!ncmc surpris,  parce  que  la  publicité  e'init 
réellement  contraire  à  une  partie  de  son  carac- 
tère et  iiiC'iue  contraire  à  ses  ytics.  Il  ne  put 
plus  contenir  tant  de  richesses  ,  et  il  céda  aux 
circonstances  qui  lui  uiiient  la  plume  à  la 
main  comme  uialgré  lui  ;  mais  il  1»  prit ,  dès 
le  premier  inoiueut,  eu  u>  âtre  d-  a  destinée 
couime  auteur. 

\'oyc7.  en  cfat  la  i  lanière  dont  ïl  parle  à 
tes  lecteurs  dès  ses  premir-rs  écrits  ,  et  depuis 
dans  tou«  ses  ouvrat;es  !  ronnncnt  il  s'j-lève 
au-di*ssns  <|r  la  gloiro  que  nourtiuit  il  idolâ- 
trait !  (-"omment,  en  sn  prési  niant  au  pid)lic, 
il  rechercîic  son  SLdVia;'e  sans  eu  dépendre  ? 
CouMuent ,  en  lui  parlant  ,  il  prend  toujours 
sa  propre  opinion  et  sa  seule  conscience  pour 
juRcs  !  (^)uel  ton  !  (Quelle  hauteur  de  lan- 
gage !  >Si  des  prlncip«?s  si  altiers  peuvent  cho» 


SUR   J-  J.    ROUSSEAU.       i2i 

qncr  avant  qu'on  ait  lu  les  ouvrages  de  Jean- 
Jacaucs  ;  des  qu'une  fois  ses  beaux  écrits 
ont  passé  sous  les  yeux  ,  la  véracité  ,  la  fore© 
de  l'auteur,  rendent  ce  ton  noble,  uatnrelle- 
meut  grand  ;  elles  font  p'us  ,  elles  le  rcn- 
dent  aimable^  modeste  uiéme  en  un  certaia 
sens.  Effectivement  la  vérité  la  plus  haute  , 
liiéme  pour  soi  ,  lorsqu'elle  a  évidemment  co 
caractère  ,  porte  aussi  avec  elle  une  sorte  d» 
modestie  ,  particulièrement  propre  aux  talens 
du  premier  ordre  ,  mais  en  même  temps,  et 
il  ne  faut  pas  s'y  tromper  ,  qui  n'est  propre 

qu'à  eux  seuls. 

Déjà  a  vaut  que  d'écrire,. T«an- Jacques  avait 

outre-passé  le  terme  connu  des  vonnaissanct* 
littéraires:  il  eu  avait  ,  suivant  IfS  appa- 
rences, boulvcrsé  tout  le  système  dans  se» 
conceptions  vastcset  originales.  Tout  annonce 
que  ses  études  prélimiuajres  l'avaient  Jeté  fort 
loin  des  routes  ordinaires. 

Une  académie  littéraire  mit  alors  en  ques- 
tion bi  les  sciences  avaient  influé  en  bien  ou 
en  mal  sur  les  mœurs  ,  c'cst-à-dire ,  si  au  fond 
elles  avaient  plus  prejudicié  que  servi  au  bon- 
heur des  hommes  ;  car  il  est  constant,  pour 
quiconque  a  médité  sur  le  bien  réel  de» 
•ociétés,  que  la  féliuilé  humaiua  rctside  ea 


•y^i  LETTRE 

grande  partie  dans  la  conservntiftn  de» 
mœurs,  et  mcinc  qu'elle  eu  naît  essentielle- 
ment. 

Ce  corpsiitterairc  entrevit  la  matière  d'une 
discussion  où  les  esprits  prévenus  n'av;iit'nt 
pas  aperçu  jusqu'alors  le  motif  nicine  d'un 
doute.  Jl  est  à  croire  que  Jean-Jacques  arait 
etë  occupé  quelquefois  d'une  ici.e  p;ircille  ; 
j1  est  probable  même  qu'il  avait  déjà  résolu, 
à  part  lui  .  cette  étratii^c  question.  F.n  con- 
séquence il  e'crivit  sur  ce  sujet,  et  il  le  lit 
étant  orné  au  phi»  haut  drc^ié  de  toutes  les 
perfections  de  l'intelligence,  étant  revêtu  do 
ccquifaitsapluscrrande  beauté,  l'éloquence. 
Ce  fut  avec  de  telU-s  arm>s  qu'il  plaida  la 
cause  de  l'ignorance  en  laveur  du  bonheur 
des  hommes  ,  et  il  la  défendit  avec  applau- 
dissemcu  t  auprès  de  l'académie  et  d'u  ne  partie 
du  public,  détruisant  ainsi  ,  par  sou  propre 
succès,  rinslrununt  même  qui  avait  servi  à 
le  faire  triompher. 

Dans  cette  singulière  discussion  ,  Roussi-au 
prouva,  autant  qu'il  était  possible  ,  le  para- 
doxe. ÎMal-ré  cela  ,  il  fa;it  convenir  qu'il  n'éta- 
blit,  pur  aucune  preuve  solide  ,  ce  prétendu 
point  de  vérité.  La  manière  dont  il  vit  l'objet, 
ce  qui  décidait  absoluuicut  duus  cette  matière 


SUR   J.    J.   ROTJSSEAIT.       tSS 

tlu  jugement  à  porter,  provint  evi  partie  du 
fond  de  son  caractère  ,  fortifié  en  outre  par 
quelques  circonstances  de  sa  vie,  où  l'on  pré- 
tend qu'.il  n'avait  pas  en  à  se  louer  des  hom- 
mes ,  particulicicment  d«  l'ordre  de  ceux  qui 
cultivent  les  lettres  ;  ce  qui  cependant,  poui? 
le  dire  eu  passant  ,  devrai  tctic  la  même  chose 
que  cultiver  la  vertu. 

En  considerautdans  cette  disposition  d'aruA 
.    la  science  avec  ses  abus  ,   les  connaissance^ 
avec  leurs  erreurs  ,  il  ne  se'para  pas  assez  ,  dan» 
«on  opinion  ,  de  la  chose  même  ce  que  les  pas- 
sions y   mêlent  niaiheurcusemcnt ,    et  il  im- 
puta ainsi  à  l'une  ce  qui  est  particulièrement 
du  fait  des  autres;  en  un  mot  ,  il  fit  porter 
tout  ?on  raisonnement  sur  cette  fausse  base  , 
110  réfléchissant  pas  encore  d'autre  part  que  la 
barbarie  ne  saurait  être  un  étatpour  l'homme; 
que  comme  être  perfectible,  il  en  sort  invin- 
ciblement par  le  seul  exercice  de  ses  facultés  ; 
et  que  si-tôt  qu'il  est  contraint  d'en  sortir  , 
il  n'y  a  plus  que  la  perfection  humainement 
possible  de  ses  lumières,  qui  puisse  réprimer 
les  moyens  mêmes  que  ses  connaissances  met- 
tent  en  SCS  mains  pour  servir  ses  passions. 
Cette  culture  ,  la  plus  parfaite  de  l'esprit  hu- 
main, dirigée  lUr- tout  vers  unesaiuc  morale, 


194-  LETTRE 

était  un  troisième  terme  que  Jean-Jacques 
eut  pu  envisager  cntiola  barbarie  et  la  science 
défigurée  par  tant  d'abus  divers.  Toutes  cho- 
ses égales,  il  ciit  assigne  avec  plus  de  raison  , 
dans  un  pareil  état  ,  le  véritable  degré'  de 
prospérité' de  la  terre  :  disons  plus  ,  il  semble 
nicnie  qu'il  eut  étédic;ne  d'au  ("trc  si  éclaire 
d'embrasser  une  pareille  doctrine. 

Cette  thèse,  considérée  comme  on  vient  de 
dire,  présentai!-,  à  ce  qu'on  croit,  un  beau- 
coup plus  juste  rondement  que  l'opinion  qu'il 
adopta  ;  mai»  Rous.seau  ,  frappé  des  maux  de 
la  société  ,  sans  vouloir  discerner  que  ces 
maux,  loin  d'être  l'efTet  précis  et  iuunédiat 
des  lumières  ,  étaient  plutôt  le  fruit  malheu- 
reux d'une  autre  partie  de  la  nature  de  l'hom- 
me ,  les  passions  ;  également  indestructible 
en  lui  ,  haïssant  par  lui-même  le  vice  bien  plus 
que  l'ignorance  ,  séduit  de  cette  mauiàrc  , 
et  très-réellcmant  par  sa  pro;)re  vertu  ,  laissa 
tomber  la  balence  où  I,i  pente  de  son  ame 
l'entraîna.  II  préféra  de  réduire,  par  sou  vœu 
l'homme  à  un  état  où  il  ne  pouvait  ni  ne  de-< 
v.iit  exister,  plutrtt  que  de  le  mettre  à  .sa  vé- 
ritable place,  à  celle  de  l'intelligence  la  plus 
perfectionnée,  nu  hasard  des  d mgers  de  cclto 
Situatiou  ,  uc  voulant  pas  se  dire  cucore  qu'eu 


SUR    J.    J.    ROUSSEAU.       i8S 

pnreil  cas  l'état  de  l'homme  pouvait  s'élever 
a.sez  pour  que  ses  passions  no  restassent  maî- 
tresses que  de  ce  que  sa  raison,  pleinement 
éclairée  ,  ne  pourrait  pas  leur  ôter  de  nuisible 
et  de  fâcheux. 

Il  faut  avouer  que  cette  question  envisagée 
sous  toutes  ses  faces  ,  méditée  dans  tous  ses 
rapports,  était  de  toute  l'étendue  de  l'esprit 
humain.  Tersonne  ,  pins  que  Rousseau  ,  u'a- 
\ait  eu  soi  cette  prodiç;ic"3e  d  iuiension  ;  aussi 
parut-il  gagner  un  procès  que  la  force  de  son 
génie,  si  elle  lui  eût  été  opposée  ,  eût  pu  seule 
lui  faire  perdre.  Mais  en  cette  matière  ,  encore 
un  coup,   ce  qui  est  glorieux  pour  un  esprit 
de  cet  ordre,   il  se  décida  par  sa  propension 
naturelle.  Son  ame  prit  les  fonctions    de  sa 
raison  ;    elle  jngca  en  ce  moment  à  sa  phce. 
En  eSct  ,  tout  dans  Rousseau  indique  qu'il 
fcit  toujours  plus  touché  du  bon  et  du  bien  , 
q\\'il  ue   fut  prceisénient  jaloux  du  relief  du 
savoir  ;   qu'il    eut  enfin  plus  de  vertu  que 
d'amour-propre  ,  quoique  né  i/vec  un  genre 
d'orgueil  trèB-haut,ce  que  certaines  person- 
nes  expliqueront  sans  nnlle  peine. 

Ce  premier  essai  enfanta  son  discours  sur 
l'inégalité  des  conditions  ;  ouvrage  lié  au  prc, 
«lier  ;  ouvrage  moral ,  métaphysique  ,  ijolitir 


t86  lettre 

que,  tics-profondcnieut travaille, lequel  ofTir 
encore  le  luémc  para.iose,  ioride.Mir  les  mêmes 
vucs,etdontrargijmen(uepoiiva.té{reetaI)li 
que  par  le  prestige  dii  raisn.u.emeni  nui  à  la 
plus  brillante  cloqueiico  ,  à  cette  éloquence, 
q'iisagnelc  ca-iir  ,  lais  uiémc  c-u'clle  égare 
quelquefois  la   raison. 

Eu  mcme-tempssi  cet  ouvrage  pedif  par  un 
manque  réel  de  justesse  dans  son  système  ,  de 
combien  de  heautéi   de  détail  ,    àf,  grandes 

ventés,  de  notions  iumineuses  et  nouvelles  sur 
la  nature  de  l'bomme,  »ur  celle  de  ses  facul- 
tés, n'est-il  pas  rempli  ?  Les  pages  de  ce  livre 
en  sont  couvertes;  les  propositions  particu- 
lières éclatent  presque  toutes  de  lumières  ; 
mais  il  eut  vrai  de  dire  que  leur  liaison  h  la 
proposition  principale,  bien  qu'liahi  lement 
pratiquée, eslabsolumeni  inexacte.  TouHoni- 
bc  par  ce  vice  radical  ;  malgré  cela  ,  les  dél)ris 
de  cet  édiQce  offrent  autant  de  trésors  dont  la 
raison  aima  à  s'emparer  avec  fruit. 

Les  hommes  inégaux  par  nature  ,  en  force  , 

eutalenseten  intelligence,  ne  pouvaient  pas,* 
sans  doute  ,  rester  égaux  ,  dans  la  société  ok 
cette  même  nalur*  les  suit.  Les  institutions 
civiles  ontdonc  sagement  et  lieureuscmcnt  été 
adaptés  à  cotte  inégalité  naturelle. 


SUR    J.    J.    ROUSSEAU.       187 

Ro\iss(îau  ,  ton  jours  plus  aCfectéàsa  manière 
de  qiici\|aes  effets  fâcheux  que  des  fruits  sans 
nombre   de  la  civili-SiTtioii  ,  prétend   iiiutile- 
mcut  rauieoer  l'iiommc  à  l'état  de  n  tiire.  La 
raison  ,  plus  forte  que  tous  ses  discours  élo- 
queus  ,  lui  crie  que  cet  état  cîe  nature  n'est 
point  l'état  naturel  de  rhoiiimc  ,  un  état  qui 
lui  soit  propre  ;  qu'il  ne  mérite  même  pas  le 
nom  d'état   pour  un  être  de  son  espèce  ,   et 
qu'il  doit  plutôt  être  envisagé  comme  l'ancan- 
tissemcnt  de  son   existence.  Elle  lui  dst  que 
cette   idée  injurieuse   à  une   créature  intelli- 
gente ,  com!)at  la  fin  de  sa  création  ;   que 
l'honmie  a  été  doué  pour   qu'une  semiilable 
pensée  fut  repousséc  de  son  esprit  ;  en  ua 
mot,  qu'un  tel  vœu,  outre  qu'il  est  criminel  , 
est  encore  bien  vain  à  former.  Elle  lui  dit  que 
la  saine  doctrineenseigiicau  contraire  d<  por- 
ter l'espèce  humaine,  par  la  voie  des  lumiè- 
TCi  ,  vers  un  état  social  de  plus  en  plus  perfec- 
tionné, parce  que  l'être,  qui  form^  comme 
les  matériaux  de  ce  bel  éditice  qu'on  nomme 
la  société,  ne  peut  rester  brute  tt  barbare  , 
À  nioms  que  des  causes  physiques  ne  prédo- 
minent sur  la  puissance   et  l'activité   de  son 
intelligence,  ce  qui  est  impossible  générale- 
xucut. 


i88  L  E  T  T  R  E. 

Il  y  a  plus  ;  l'iiiég-Iilé  des  conditions  est 
noivsculeuient  nécessaire  ,  en  tant  que  con- 
forme à  la  nature,  elle  est  de  plus  un  bien 
rc'cl ,  quand  clic  est  snj^cnient  re;j,lee  parla  loi, 
parce  qu'elle  cimente  alors  l'elat  civil  ,  qui 
est  incontesti.blcrucnt  l'ordre  le  plus  partait 
de  cet  univers,  et  la  plus  hcjle  production  de 
l'intelligence  de  riiouime,  connue  le  plus  lui 
ornement  de  sa  nalurc  élevée  à  toute  sa  di- 
gnité. 

Dès  que  les  honiincs  dans  ce  second  élnt, 
véritable  {ju  d'un  être  doué  de  raison,  sont 
cgaux  dans  tout  ce  qui  est  du  dioil  naturel  , 
toute  égalité  essentielle  ,  la  seule  iuiporlunte  , 
Ja  «cule  d'une  nécessité  abiolue  ,  se  trouva 
conservée.  L'iné^;dilé  des  ranj^s  lait  bien  peu 
au  bonheur  intrinsèque  des  humains  ;  ello 
u'est  uniquement  que  l'allure  de  l'orpianisa- 
tioii  sociale  ,une  forme  extéricurr  ré;;;lée  par 
la  nécessité  ,  vu  qu'elle  est  fondée  sur  cctl» 
inégalité  primitive  qui  existe  invinciblement 
entre  les  individu^;,  au  point  que,  dans  une 
bonno  pulii^e,  clic  ne  doit  même  faire  autre 
cliosc  qu'en  dériver,  iuulant  en  cela  lidellc- 
ment  son  premier  type,  qui  est  la  nature  d© 
l'Iiouuiie. 

Co  u'est  pas  tout,  et  il  y  a  quciquo  cLos» 


SUR    J-    J     ROUSSEAU.       189 

déplus  eucore  à  considérer  :  qui  sait  si  dans 
ce  partage,  ou  plutôt  daus  cette  différence 
de  situation  ,  cette  nature  tutclaire  ,  tant 
que  ses  lois  ne  sont  pas  blessées  ,  ne  laisse 
pas  ,  en  bonne  mère  ,  an  moins  autant  de 
latitude  à  la  véritable  félicité  dans  le»  rangs 
inférieurs  que  dans  les  conditions  dominan- 
tes? L'expérience  a  décidé  plus  d'une  fois 
cette  question  intéressante.  Sous  cet  aspect 
essentiel ,  l'inégalité  des  conditions  n'estdouo 
qu'un  vain  mot:  dès-là  que  la  constitutiou 
politique  et  saine,  dès-là  que  les  droits  de 
l'homme  sur  ses  biens  ,  sur  sa  personne  ,  sur 
ses  opinions  sont  réglés  sur  cette  JHslicc  uni- 
Tcrselle  ,  tout  est  égal  quant  au  droit  :  l'iné- 
galité de  fait  ,  d'ailleurs  démontrée  indispcn- 
sable,  n'est  plus  comptée  pour  rien  ;  elle  est 
in<-me  ,  aux  yeux  de  la  raison  ,  à  bien  des 
égards  ,  la  gardienne  del'autre. 

Si  nous  suivons  à  présent  Rousseau  dans 
ses  autres  productions  ,  nous  les  trouverons 
toutes  conséquentes  au  même  système.  Cet 
bomme  ,  qui  éclairait  >a  rai^on  humaine  d'un 
flambeau  si  éttlataut ,  formait  l'étrange  voeu 
de  vouloir  éteindre  celui  des  sciences  dans 
tout  l'univers  ,  parce  qu'il  craignait  qu'il  n'é-  ' 
elaivât  trop  les  vices  et  le*  passions  des  hom- 


V 


390  LETTRE 

mes.  Par  amour  pourriuuninité,  par  pns.Moii 
pour  ]a  vertu  ,  il  se  croyait  rcrlnit  à  d-'-rader 
son  csjH'cc,  quand  il  considéiait  les  ctraiif^cs 
çoiifraric'tcà  qui  règniMit  ru  sa  untine.  Se  li- 
raut  tropà  ses  deniiCTCs  idées  ,  doijt  il  paraît 
que  Paical  futaussiafLcfeautrcl'ois,  mais  que 
})ic!U6t  sa  raison  supérieure  rc/cla  ,  et  qu'elle 
expliqua  ensuite  d'une  manière  si  parfaite 
à  l'aide  des  lumières  de  la  révélation  ,  il  ne 
régla  pas  se»  opinions  aussi  sagement  que  ce 
dernier.  Il  s'ai)ai)donna  en  un  mot  à  rétran^c 
souhait  dont  nous  venons  de  parler,  quand 
il  rétléchit  à  tant  de  j;ran-leur,  mêlée  de  tant 
de  faiblesse,  à  des  lumières  si  liantes,  défi- 
gurées par  des  erreurs  si  déplorables  ;  vrai 
sujet  en  effet  d'étonnement  et  de  chagrin  qne 
Platon  ,Sénèque  ,  Montayne  et  sur-tout  Pat- 
«al ,  tous  génies  ciéaleurs ,  évidemment  pré- 
cepteurs du  sien  ,  avaient  apereu  avant  lui 
mais  qu'aucun  d'eux  u'uvaii  ,  avec  les  scnicl 
lumières  de  l'homme  ,  prcs>Mi(é  sons  de  phxs 
Tivcs  images  et  avec  la  philosophie  pcrfcc- 
tionnécdu  dixhuitième  siècle,  avec  cette  phi- 
losophie claire  ,  e\ac(e,  qui  serait  tonjouis 
Utile  si,  présumant  trop  de  ses  forces,  elle 
ii'outrc-passaitpas  (juclçtuefois  témcrairçtuent 
au*  borHcs. 


SUR    J.   J.   ROUSSEAU.       191 

11  faut  dire  le  vrai  ;  l'homme  delà  societc-  , 
tel  qu'il  est,  11c  plat  jamais  à  Konsscau.  Dans 
l'austcritédes  principes  dont  il  avait  tite'  imbu 
des  l'cutance  ,  et  que  sou  caractère  naturel 
n'avait  faitque  former,  il  censura  avecc'naleur 
ses  usa^^es,  ses  mœurs  ,  sou  éducation  ;  il  con- 
damna jusqu'à  ceux  de  ses  plaisirs  publics 
dont  il  se  vante  le  plus  ;  de-là  ,  il  entra  plus 
avant  dans  son  cœur,  et  liaita  à  fond  cette 
passion  puissante  qui  anime  etgouvernel'uni- 
vers.  Idolâtredesfcuuucs,  il  juj^ea  avec  rigueur 
leurs  ridicules  et  leurs  de'faul.-,  mais  en  re- 
vanche ,  il  leur  [)rcsenta  uu  culte  si  pur  et 
si  anime  dans  l'amour  vrai  qu'il  leur  peignit, 
que  la  nature,  qui  jic  se  trompe  pas,  leur 
riuiJ.l  inlinimeut  cher  un  censeur  qui ,  en  les 
connaissant  si  parfaitement  ,  savait  mieux 
qu'lionuiie  au  monde  les  iute'resscr  et  les 
aimer. 

Ce  fut  après  avoir  parcouru  ,  dans  l'csjjrît 
dont  je  parle,  la  plupart  des  établissemens 
civils,  qu'il  écrivit  sou  Emile  ;  ouvrage  où  lo 
précepte  mis  en  action  ,  forme  ,  dans  un  tissu 
de  faits  intéressaus,  une  législation  continue, 
ctdont  l'exécution  ,  quant  au  mérite  littéraire 
de  l'ouYiage.  égale  la  beauté  de  la  coaccp-. 
lion. 


192  LETTRE 

Ce  liviT,  qui  contiinl  1rs  vrais  priiicipesde 
Rousseau  sur  presque  tous  les  points  iiupor- 
tans  tlcla  vie,  lui  lit  des  eimemisct  beaucoup 
de  sectateurs  ;  car  il  est  à  reiuarquer  que  (ont 
ce  que  cet  lioiumc  a  o'crit  est  de  nature  a  lui 
foruuM-  des  partisans  de  ctMlcrnier  <;;,enre.  On 
sait  que  cet  ouvrage  a  produit  dan»  l'éduca- 
tion domestique,  première  bas-  de  cette  édu- 
cation politique  que  nous  nommons  consti- 
tution des  Etals  ^  de  ircs-i^rands  chan-emens  ; 
cnlin  qu'ilaopc'ré  réellement  une  rc'vnlutiou 
dans  beaucoup  d'ol)jets  de  la  conduite  pra- 
tique delà  vie ,  tant  cet  honnne  ,  par  la  torce 
dcscsMées,  et  la  persuasion  deson  éloquence  , 
était  né  j)o\ir  changer  la  face  Hes  clioses.  Purmi 
nombre  d'essais  peu   pr.itlcables  ou  trop  ns- 
qurux,  qu'il  indiqua  touionrsaycc  la  niéuio 
séduction  ,  nous  lui    avons   .''obligation    do 
plusieurs    usa-^es  essentiels  ,    et    de    diverses 
réformes  très  -  heureuses.   L'enfance  ,  cette 
enfance  qui    rru.iit  les  plus   vives   espéran- 
ces et  les  plus  douces  consolations  soit  des 
familles  particulières,  soit   de  la  fauiille  pé- 
jicrale. ,    la  patrie,  cette  enfance  si  intéres- 
sante à  la  considérer  sous  tons  ses  aspects  ,  lu» 
doit  parliculicrement  etsans  qu'elltî  le  sache  , 
sa  libellé,  sa  saule,  et  par  cojiscqueut  .out 

1» 


SUR    J.    J.    R  O  U  S  S  E  A  U.       193 

le  bonheur  qu'on  peut  goiiter  à  cet  à^c  ;  et 
l'on  se  rappellera  que  sur  ce  point  les  ten- 
dres uières, persuades  les  premières,  peisuadè- 
rentàleur  tour  les  époux;  car  eu  matière  de  sen- 
timent ,  cette  partie  du^enre-lnimain  marche 
toujours   la  première  et  guide  l'autre. 

La  socic'té  entière  lui  doit  une  foule  de 
notions  qui  sont  autant  de  maximes  et  dô 
règles  dans  la  pratique  des  devoirs  (!c  la  vie. 
C'est  à  ces  traits  que  le  génie  se  reconnaît  et 
qu'une  œuvre  se  marque  du  sceau  de  l'im- 
mortalité.  De  tels  écrits  restent  à  jamais  ;  ils 
se  propagent  ;  ils  agissent  sans  cesse  dans  le 
moment  où  j'écris;  ô  pouvoir  étounaut  de 
la  pensée  !  Emile  ,  en  ce  qu'il  a  d'utile  (et 
cette  pai  tie  n'est  pas  pou  considérable  )  opère 
sur  la  félicité  de  nombre  d'êtres.  Traduit  dans 
plus  d'une  langue  ,  il  parcourut  les  hémis- 
phères,etangmenteainsi  surlaterrela  somma 
du  bonheur  et  la  masse  des  lumières. 

Ce  livre  instruit  les  générations  présentes 
dans  l'artdc  former  lesgénératious  qui  doivent 
suivre,  par  la  doctrine  qu'il  offre  svxr  le  gou- 
vernement de  l'enfance  ,  sur  la  direction  de  Ia 
jeunesse,  ainsi  que  sur  la  capacité  et  les  forces 
de  ces  deux  âges  :  vue  qui,  à  quelques  points 
près,  où  les  principes  de  l'auteur ,  suivant  8OU 
Fié  ces  diy.  Toma  II.  L 


194 


LETTRE 


gt'iiic,  pont  souvent  trop  oulr(-s  ,  pnraissent 
au  fouddiclt's  par  la  raison  luénie.  C'est  réelle- 
ment dans  cet  ouvraf^e  où  Rousseau  ,  nialfjré 
bien  des  eeaits,  oilrc,  du  Ion  de  sensibilité  le 
plus  insinuant,  aux  lionnues  de  tout  ctat  et 
de  tout  pays,  une  infin. té  dérègles  deconduite 
iionassczuicdttpes,etqiiisont  la  vraiesourcedu 
peu  de  bonluur  permis  h  res|)('ce  hninainè  sur 
la  terre  •,  honlienr  qui  ne  déeoule  dnns  son 
livre,  eomnie  il  ne  ])rovient en tllel  ,  que  de  la 
vertu  seule.  On  sent  parfa.  teuient  (jne  eel  cio;;;© 
uc  s'appli<jii>' qu'à  des  points  de  uioriili  (<'  de 
l'ouvrage  ,  et  qu'il  ne  peut  être  iai  pour  justi- 
fier ce  qu'il  j  a  justement  de  ré|jr(diensibc  par 
rapport  à  la  rcli;:;ion. 

J\0!tssctm  riiwl  sur  le  point  de  lever  le  voile 
de  di'ssus  les  lois  politiques  des  Km  pires  ,  <t  do 
peser,  à  la  balance  de.  l'i-qnitc,  les  droits  des 
humains  dans  les  diverses  consli  iulions  ;  de 
sorte  ([u'après  avoir  instinit  i'iiommc  d.ms 
ion  cliit  prive  ,  il  allait  le  servir  et  le  délVndrc 
dans  son  état  publie,  (l'est  dans  cet  esprit  qu'il 
entreprit  son  contrat  social ,  celle  de  tontes 
ses  prodnetions  qui  caractérise  le  plus  le  génie 
ctc|ui  aiiiioiiee  un  es|)nl  proloudément  versé 
dans  ce  qu'il  est  le  |)lus  dillieile,  comme  ic 
plus   iuiporlaul  m»  cuuuaitic,  Lut  priuci]_)c» 


SUR    J.    J.    ROUSSEAU.       19S 

de  ce  livre  anéantissent  en  partie  ceux  qui  ont 
étc  po.ses  iHscurà  piëhcnt  sur  le  même  sujet, 
et  ils  sont  tels  qu'ils  portent  les  preuiièrcs 
vérités  de  la  terre,  lesverilés  les  plus  abstraites 
presque  jusqu  à  une  tlémonstratiou  matcma- 
tique.  Ce  travail  n'était  dans  le  plan  de  l'au- 
teur, que  la  pierre  d'attente  d'un  ouvrag» 
complet  en  ce  genre.  Il  allait  en  trop  dire, 
et  certainenient  avecdani^er  pour  les  grandes 
sociétés,  parce  que  cette  extrême  perfection 
politique  est  malheureusement  dans  le  fait 
inipraticalilc,  lorsqu'il  s'arrêta  sans  doute  par 
ces  consiùératiouH  ,  et  qu'il  se  détourna  sage- 
ment de  «a  route. 

Diverses  maximes  de  l'ouvrage  excl tinrent  1« 
Llûmc  de  la  république  de  Cencvc  contre  soa 
auteur.  Son  conseil  crut  devoir  condamner  ce 
livre,  ainsi  que  celui  d'Emile. 

Hoiissenii  ,  qui  ne  )Ugea  pas  cette  condam- 
nation fondée,  se  souvint  à  son  tour  de  ses 
droits  ;  il  abdiqua  soicmnellement  son  titrede 
citoyen.  Un  parti  si  extrême  dut  lui  coûter 
beaucoup.  La  disgrâce  que  la  patrie  fait  éprou- 
ver, est  infinimentsenâible,enccqu'ellebîcsse 
un  sentiment  Ircs-profcnd  ,  néd'unseuliment 
natinel  ;  sentiment  qui  tient  à  i'aiuonr desoi , 
à  l'juiour  dcsou  sanj^  avec  Icsciuels  celui  de  la 

I.  2 


rgS  LETTRE 

pallie  se  mêle  et  se  confond  de  la  manière  la 
plus  intime  et  la  plus  forte,  (lett?  rlis-race 
toucha  encore  pins  particulicreuicnt  Rous- 
seau qui  idolâtrait  sin^nlièreinent  la  sienne, 
a  un  ju^cr  par  la  manier,  dont  il  en  parle  dans 
plusii'ursendroitsdc  se**  écrits,  et  lou|Oursdu 
ton  le  plus  iiitciicssant ,  se  rappelant  souvent 
celte  patrie  clicne  où  il  avait  pui.-é  ces  exeuï- 
ples  et  cette  éducation  aus;crc  auscjucls  il 
devaiten  partie  ses  vertus. 

Une  séparation  aussi  cruelle  pour  un  hom- 
me qui  sentait  autant  que  lui  la  puissance  et 
tout  à-la-fois  la  douceur  d'un  pareil  lieu  ,  ne 
lui  ein[)èclia  |;iis  de  venir  à  son  «econrs  lors- 
qu'd  crut  ses  lois  exposées;  et  il  écrivit  pour 
son  service  ces  lettres  intilulées  de  la  [Mon- 
tagne ^  où  brillent  tant  de  savoir  et  même  do 
})alriotisinc  ;  c;ir  ce  dernier  sentiment  ,  qui 
formeune  csjièce  j  articnlièrc  dans  cegcnrcdo 
passion  qu'on  noniinc  amour  ,  ne  s'cleint  pn» 
plus  que  l'antre  à  volonté.  l'eiU-être  entra- 
t-il  dans  sa  résolution  un  peu  de  resseiui- 
mcnt  :  quel  lioruine  est  exempt  des  im[)res- 
sions  de  l'humanité?  Mais  ce  ressenliuicnt 
juste  ou  non  ,  eo  qu'on  ne  décide  pas  ,fnt  au 
moins  celui  d'une  amc  noble  :  il  ne  se  vengea 
de  sa  patrie  qu'eu  la  servant.  U  désirait  encore 


SUR    J.    J.    ROUSSEAU.       197 

qu'elle  esis-tât  avec  toute  la  perfection  de  ses 
lx)is,  lorsuiéme  qu'elle  ue  devait  plus  exister 
jiour  lui. 

Ce  fut  aussi  pour  son  pays  qu'il  écrivit  sa 
lettre  admirable  sur  les  spectables  ;  lettre 
d'une  doctrine  très-saiue ,  fort  applicable  à 
lia  petit  état  constitué  comme  Genève  ,  mais 
qui  ne  saurait  l'être  à  tout  état  cousidérabls 
où  ce  jrîal  ,  devenu  nécessaire  ,  peut  se  con- 
vertir en  un  très-grand  bien  ;  parce  que  la 
Tcrtu  ,  lorsqu'elle  n'a  plus  le  frein  des  mœurs 
publiques  et  privées  ,  trouve  alors  uu  autre 
rcsso;-t,  souvent  efficace,  d^us  l'honneur  et 
l'élcTalion  des  sentimens  ;  chose  à  quoi  lo 
théâtre  épuré  est  merveilleusement  propre. 

Je  passe  à  d'autres  écrits  de  Rousseau  sanà 
xn'attaclier  à  leur  ordre  ,  les  parcourant  ici  à 
mesure  qu'ils  se  présentent  jousma  pliuuc. 

Ona  dit  assczgénéralemant,  daaslc  temps, 
que  Jean-Jacques  avait  daussou  porte-feuille 
la  correspondance  d'une  grande  passion  qu'il 
avait  éprouvée  dans  sa  Jeunesse,  et  qui  avaifc 
fait,  par  plusd'uuc  cause,  une  époque  mar- 
quée dans  sa  vie.  Pour  une  aaie  de  la  naturo 
de  la  sienne  ,  de  semblables  impressions  u» 
s'ufFaccnt  plu»,  l.c  public  ,  fort  occupé  de  lui 
pour  lors  J  était  dans  tout  l'en ihousiasuie  du 

L  4 


ic)8  LETTRE 

feu  de  yes  profluctions.  F. -iKinfre  à  ?nn  tonr 
par  C'.'tto  ;!f!iiiir''tion  j^éiieiale  ,  cni"  riri)  ne  so 
repcicui'-  plus  qu'un  tel  iiiniivciiuiu  ,  Il  so 
complut  à  uiotilicr  à  c  piihlic  ('pris  l;i  puis- 
sance (le  ses  ïetisutioiis  daus  cclU-  d<"s  passions 
Luruaiiics  qui  les  excite  le  plus.  Il  y  trouvait 
cncon  la  douceur  de  cous.ier'-r à  riinniorta- 
litCMu  uoui  et  disqun'iles  que  i'.'uiour  pailait 
voudrait   |j(juvoir  toujours  dediiv. 

Une  passuju  extraordinaire  et  funeste  entre 
deuT  êtres  lares  (  ytbailard  et  Ilcloisc')  n'a- 
vait pas  cessé  d'être  présente  dans  la  métuoire 
des  liouiines.    L'excès  do  la  passion  des  deux 
p-irts  ,  ici  l'aiblesse  de  l'amante  ,  les  vertus  des 
d''u\  auriiis  ,  leurs  uialhcurs  euGu  mcttaicut 
])lus  d'iuie  conformité  entr*;  les  deux  e'vcne- 
lueus.  L  1  Julie  de  Jea-i-Jacqurs  fut  aussi-tAt 
une  autre  Héloïse  :  quant  ?i  lui  ,  il  se  produi- 
sit sur  la  scène  sous  le  nom  de  S<n'nt-Preii.r. 
J  I  faut  l'avouer;  Rousseau,  mieux  qu'Abai- 
lavd  ,  méritait    de  trouver  une    Mc'loïsc  ;  et 
quelle  Héloïse  que  cell(;quc  cet  homme  pas- 
sionne nous  a  peinte!    L'imagination  mémo 
lie  saurait  offrir  un  pi  us  beau  tableau  de  ten- 
dresse  et  de  perfections    :    tout  ^    jusqu'à  la 
faute  de  celte  femme  ,  y  met  les  derniers  traits. 
Un  amour  comme,  celui  de  Julie  uc  pcutccr- 


SUR    J.    J.   ROUSSEAU.        ï9^ 

tes  qu'atténuer  inônimeut  le  bîâme  du  a  sa 
faiblesse  ,  parce  qu'à  la  vue  des  grandes  pas- 
sions, qui  sont  plus  rares  qu'on  ne  ci  oit ,  la 
moraledevient  d'autant  plus  indulgente  ,  que 
la  nature  se  montre  moins  coupable.  En  ou- 
tre, la  conduite  qui  a  suivi  la  faute  de  Julie  , 
donne  à  cette  Faute,  si  on  l'osedire  ,  une  sorte 
de  pureté  qui  rend  ,  par  un  second  effet ,  cette 
erreur  des  sens  bien  dangereusement  intéres- 
sante. Voilà  aussi  ce  qui  a  fait  dire  à  cet 
homme  de  bonne  Foi,  en  prémunissant  con- 
tre la  lecture  de  son  livre  ,  qu'un  jeune  cœur 
était  perdu  ,  si  ,  malgré  ses  avis  ,  il  cédait  à  la 
curiosité  ou  à  l'attrait  de  cette  lecture  aprè» 
l'avoir  une  Fois  commencée.  Il  ne  se  (rompait 
pas;  mais  en  même  t«mps  ne  risquaitil  pas 
trop  ,  en  rlonuant  la  tentation  avec  la  Icço;-  , 
sur-tout  dans  un  temps  où  les  Héioïscs  et  les 
Saint-Preux  ne  peuvent  qu'être  fort  rares? 

L'émulation  des  ouvrages  de  Ricliardson  , 
le  premier  de  tous  le»  écrivains  en  cp  g^enre  , 
fut  encore  vraisemblablement  une  des  causeï 
qui  produisirent  ce  roman  de  la  part  de  Rous- 
seau. On  sait  qu'il  y  mêla  beaucoup  trop 
d'objets  étrangers  à  son  sujet ,  parce  qu'il  en 
était  alors  Fort  occupé  ,  et  que  d'ailleurs  il 
eslbieu  diCiuilcde  puiser  daun  uu  fait  uai^u« 


500  LETTRE 

un  livre  entier.  Malgré  cela,  il  faut  convenir 
qu'à  la  prolixité   près  ,  partapjc  orcliiiairc  de 
cette  passion  ,  et  dont  l'auteur  aiij^lais  n'est 
point  exempt ,  l'anioiir  n'a  jamais  été  peint, 
pas  même  dans  les  meilleurs  ouvrages  de  ce 
genre,  aveo  des  couleurs  plus  délicatement 
fondues,  plus  douces  et  en  même  temps  plus 
fortes  ,  plus  vives  et  plus  pures  qu'il  l'a  été 
par  Rousseau  daas  sou  Héluïse.  TNul  bouimc 
sensible  ,  qu«  je  sache  ,  n'a  représenté  cette 
passion  avec  une  telle  volupté  et  avec  tant  de 
chasteté  tout  à-la-fois,  vrai  caractère  de  ce 
sentiment,  quand  il  u'est  ni  factice,  ni  cor- 
rompu. On  ne  j)eutsc  lasser  d'>idmirer  com- 
ment la   passion  de  Julie  y  naît  immédiate- 
ment de  la  nature  la  plus  sensible  comme  de 
la  plus  parfaite  innocence  ;  combien  les  mou- 
vemensdcson  amour  sont  éperdus  ,  ses  sens 
inèmes  éj:;arés  ^  sans   que   son   auie  cesse  au 
fond  d'être   vertueuse;   avec   quel  intérêt  la 
naUire    la    fait   succomber  ,   et    avec    quelle 
beauté  la  dignité  de  ses  sentimcns  la  main- 
tient respectable  sans  ia!iiais  la  laisser  s'avi- 
lir, et  va  même  jusqu'à  la  rendre  plus  chère  , 
parce  quon  aiuie  d'autant  plus  la  personne 
en  pared  cas  ,  que  ses  erreurs  obtieniicut  ixx'S. 
yeux  do  i'Uumauilé  plus  d'«xcui>e. 


SUR   J.    J.    ROUSSEAU.       201 

Les  passions  ordinaires,  c'est -à  -dire  les 
passions  qui  souillent  l'ame  et  que  celle-ci 
îi'e'pure  pas  ,  n'ont  leur  chute  qu'au  deruier 
terme  :  celle  de  Julie  a  bien  un  autre  caractère. 
La  chiite  de  celte  file  vertueuse  ,  par  la  rai- 
son mémo  de  cette  rare  vertu  ,  est  marquée  a. 
la  première  faveur  ,  à  la  faveur  la  plus  le'gère , 
que  même  ,  si  je  ue  me  trompe  ,  elle  ne  reçoit 
pas,  mais  qu'elle-  accorde  a  Saint-Preux.  Ua. 
baiser  qu'elle  lui  donne  ,  un  seul  baiser  que 
l'amour  lui  arrache  ,  a  entièrement  triomphé 
d'elle.  De  ce  moment,  elle  a  déià  cédé;  et 
l'auteur,  en  peignant  ,  dans  le  cours  de  l'ac- 
tion ,  cette  situation  avec  un  feu  tout  parti-» 
culicr,  a  voulu  sans  doute  marquer  dans  son 
roman  ,  par  ce  trait  profond  ,  vraiment  ueul", 
Vépoque  dont  je  parle.  Il  est  constant  qu'il 
n'y  a  que  la  nature  la  plus  excellente  et  l'hon- 
neur le  plus  pur  qui  aient  pu  révéler  à  Rous- 
seau ce  secret  ducœur  hiunaiu;  ainsi  l'amour 
d'Héloïse  a-t-il  perfectionné  sou  ame,  tandis 
que  les  passions  de  ce  genre  les  corrompent 
presque  toutes. 

D'autre  part,  combien  l'amour  de  Saint- 
Preux  n'csl-il  pas  ardent  et  soumis  ?  combien 
n'cst-il  pas  idolâtre  et  réservé,  impétueux  et 
fidclle  à  l'houueur?  11  est  intércssaul  de  voir 


#02  LETTRE 

avccqiifllp  Fuile  d'iiiu^n-t  ses  artinnf:  ,  srs  HIs- 
cour.-,  ses  ii;ms|)n  ts,  ^(»ll  delir<-  ciirui  ,  cié~ 
terriiiluiit  pn^  a  \i>->  tout'!.  ...s  (.cm  .ll■ll(•^  de 
Julie,  iluciiiil  plus  possible  que  ii-ttc  Julie  , 
si  Ifiidrc  ,  n'aiiiiiit  |,.il^  Sai  m- ('.  eux  comme 
elle  en  ctait  jin:cc,  ou  il  ml  (alln  qiiN  Ile  no 
fui  plus  clic  ,  ou  plutôt  qu'elle  u'exisiài  pas  : 
en  un  îJiot  ,  tous  les  traits  qui  cnacteiisont 
l'une  et  ra:itic  tic  ces  liassions,  sont  d'une 
grande  vcrilc  et  du  pins  beau  choix;  les  ta- 
tolcaux  eu  seul  pciie'trans  et  doux,  nitucis, 
ravissans.  C'est  pour  cela  aussi  que  cet  ou- 
Trage  a  f.iii  palpiter  en  secret  tant  de  cœurs, 
et  qu'il  s'cu  est  trouve'  qui  ont  conçu  pour 
l'auteur  j  sans  que  sa  personne  leur  fût  con- 
nue ,  un  auiour  réel;  dernier  délire  de  citte 
sorte  de  passion  ,  et  dont  Rousseau  ,  non  s;ius 
doute  sans  intcMition  ,  nous  n  donne  lui-mcinc 
l'idée  si  enivrante  dans  Kniile,  où  Sophie 
idcdàtre  un  êire  f.intasliquc  ,  pur  oiavrage  de 
6on  imagination. 

En  même  temps  quel  caractère  que  Celui  (\c 
Woimar  que  l'auteur  a  ose'  introduire  da.-i» 
son  plan  !  (.'.c  caractère  fait  ,  à  mon  sens,  une 
des  plus  t'rniKlrs  heaulés  de  i'onvr.:i:e  ,  et 
P'  ut  être  )<!:/!rde  coiniuc  un  fies  uails  de 
génie  les  plus  hardis  que  l'esprit  humain  ait 


SUR    J.    J.  ROUSSEAU.       2o3 

employés.  On  a  dit  souvent  que  ce  caractère 
et. il  hors  de  la  nature.  Ce  reproche  est  bon  à 
l</ire  devant  des  âmes  vulgaires;  mais  il  n'est 
iiuJIe.nciU  fondé  ici.  En  effet,  il  est  dans  le 
c<eur  de  l'homme  un  espace -où  les  yeux  ordi- 
naires ne  pénètrent  jamais.  Tous  les  person- 
nages de  ce  roman  sont,  par  l'élévation  des 
sentimens,  hors  de  l'ordre  commun;  celui 
de  \Yolmar  est  également  de  cette  espèce^' 
Ison-seiiicment  ce  carauère  est  vraisemi^Ia^ 
Jj!e;  mais  on  peut  dire  encore  qu'il  est  vrai  , 
ou  du  moins  on  sent  sans  effort  qu'il  a  pu 
être  réel. 

Cc^ra  ers  amcs  peu  ordinaires  que  je  viens 
de  désigner,  à  comprendre  ce  que  je  vais  dire. 
Auxycnx  d'rm  honnu- comme  Wol.mar  ,  (  et 
c-tctre  n'est  ni  dépravé,  ni  déraijonnihlc  ) 
une  femme,  telle  qu'Héloïîc  ,  pouvait  être 
choisie  presqu 'à  l'égal  de  l'innocc-icr^  même. 
D'a:)ord  elle  est  si  nclic  de  sa  beauté  et  dj 
toutes  SCS  perfections,  q,,'nnc  lâche  unique 
et  si  bien  rff-jr.éc  peut  >-n  alté-rr  b<rmcoup 
ïrioinsl'eclru.  De  plus  ,  un  -  vertu  ain.i  éprou- 
vée, si  elle  „>.t  pas  également  i.Kacte  ,  n'est 
peut-être  pas  uun.ispureau  fond,  si,  comme 
il  est  vrai,  la  pureté  de  l'ame  peut  ré.jarer 
la  soudlure  des  «.eus  :  une  vertu  comme  la 


214  LETTRE 

sienne  csl  du  moins  beaucoup  p!us  sûre;  et 
pour  dire  tout  ^  cUeest  dans  la  circonstance 
de  Jnlic,  plus  éclataute  par  ses  effets  que 
l'iuuoccnce  même. 

11  est  certain  qu'il  n'y  a  qu'une  idc'c  de  la 
rature  de  celle-ci  qui  ait  pu  inspirer  à  Wol- 
inar  le  parti  auquel  il   se  porte.    Eu  uiémc 
temps  ,  »i  cette  idée  u'est  pas  dépourvue  de 
raison,  comme  on  le  croit,  non-seulement 
cet  acte  de  sa  p.irt  n'étonne  plus  ^mais  encore 
il  parait  scnsc;  il  a  même  une  sorte  de  gran- 
deur, parce  que,  tout  considéré,  il  semble 
bien  moins  cboquer  les  idées  reçues  que  s'éle- 
ver au-dessus  d'elles,  attendu   que  la   per- 
sonne de  Julie  et  toutes  les  circonstances  de 
son  ciat  sont  réellement  une  juste  exceptiou 
a  tous  les  cas  ordinaires. 

Sousre  point  de  vue,  toute  la  conduite  de 
W'olmar  ,  conduite  qui  prouve  que  l'auteur 
il  raisonné  comme  on  le  fait  penser  ici,  n'est 
},lns  difficile  h  expliquer  :  elle  a  inéme  son 
priucipedans cette délicatesseque  d'abord  elle 
paraît  blesser.  Le  procédé  commun  eut  été 
fl'eloiî^ntr  Saint -Preux  de  sa  liaison  t  un 
toup-d'œil supérieureuscifçuc îk  Wolmar  une 
route  opposée.  Instruit  de  l'erreur  de  Julie  , 
*lc  lu  force  de  sa  pttssiou,  sur-lout  tjans  une 

aino 


SUR  J.  J.  ROUSSEAU.  205 
àrae  comme  la  sienne;  mais  assure  aussi  de 
SCS  vertus,  persuadé  en  même-temps  de  là 
droiture  et  de  l'honneur  de  Saint-Preux,  que 
tait  Wolmar  dans  cet  état?  jl  appelle  dans 
sa  maison  cet  amant  jadis  favorisé;  il  le  traite 
avec  confiance;  il  la  parle  une  fois  et  à  lui 
seul  de  cette  terrible  particularité  dans  la  vie 
de  l'un  et  de  l'autre  ;  après  quoi  ,  il  les  met 
en  tiers  entre  sa  femme  et  lui  ,  dans  ses  affai- 
res ,  dans  son  amitié.  En  se  conduisant  ainsi , 
Wo!mar  risquait  à  pcioc  quelque  cLose  ayes 
un  homme  de  riioiincùrde  Saint-Preux-  mais 
certainement  il  ne  risquait  ricu  avec  -^ue 
femme  de  la  vertu  de  Julie  ,  et  il  risquait  bien 
moins  encore  après  une  démarche  d'une  si 
laro  confiance. 

Rien  n'est  donc  plus  sensé,  rien  même  n'est 
plus  noble  que  cette  conduite  :  elle  est  de  la 
plus  parlaite  expérience  des  hommes  et  de 
toute  la  hauteur  de  l'humanité  dans  sa  plus 
grande  élévation.  En  même  temps  plus  cet 
acteest{;rand,  phw  aussi  il  produit  sûrement 
son  taVt.  \\'olniar,  par  ce  trait  d'une  pleine 
conhance  ,  î;;naîilit  non-seulement,  comme 
j'ai  dit,  invariablement  la  foi  de  Julie;  ilfait 
plus,  il  se  l'attache  par  cette  preuve  signalé© 
•l'estime  ,  ce  qui  était  pour  elle  bien  plnsaué 

Picces  dii>.  Tome  IL  M 


2o6  L  E  T  T  R  E 

de  l'amour  ,  dans  sa  position  ;  il  fait  plus  qno 
tout  cela  encore,  il  unit  à  lui  ,  par  la  seule 
voie  ..rallccihlc  ,  deux  êtres  que  rien  à  l 'ave- 
nir ne  pouvait  plus  désunit  entre  eux.  il  pro- 
cure son  bonheur  par  le  leur  ,  en  converl.s- 
sant,   à    l'aide  du   respect    qu'imprime  une 
«ainte  hospitalité  ,  si  g.M.éreuseu.cnt  exercée  , 
leur  passion  mutuelle,  eertainrn.ent  ton, ours 
vivante  dans  leurs  anies  ,  eu  une  douce  ami  lié 
de  la  part  de  Julie,  et  celle  de  Saint  -  l'reux 
en  une  tendre  et  profonde  vénération  pour 
Julie.  En  un  mot  ,  Wohnar  par  celte  ton- 
dnite, plutôt  eslraordinairc  que  bisaric  , mar- 
che vers  son  but  par  la  voie  la  plus  conlorme 
i  la  raison.  Sans  parler  de  l'acte  d'une  huma- 
»ilc  indulgente  qu'il  exerce  dans  celle  occa- 
sion ,  (acte  peut-être  plus  doux  qu'on  ne  croit 
à  remplir,  pour  qui  avait  devaHll.'s  yeux  tout 
le  prix  que  valait  Julie);  ce  piis  une  fois  fait, 
Wolmar,  sans  nul  doute,  conlienl  bien  mieux 
par-Pa  deux  êtres  qui  ne  seront  plus  désor- 
mais indiiïerens  à  son  bonheur  ,  el  qu'il  doit 
absolument  craindre  ou  aimer.  Il  les  irp^ne  ; 
il  se  les  attache  bien  plus  sûrement  qu'il  no 
les   lente,  ou   ne  les  expose  par  ce  procédé 
confiant.   Julie  même,   cette  tendre  cl  iicre 
Julie  ,  cuYUOUuc'e  dci  iruiU  de  sou  un.on  , 


SUR    J.    J.    ROUSSEAU.        207 

dès-lors  préservée  par  eux,  ayant  d'ailleurs 
sou  amant  pour  témoin  de  ses  vertus  ,  ou  si 
l'on  veut  de  ses  sacnGccs,  eu  remplit  comine 
inviuciblemcntles  oblip;ationsde  sûu  état;  elle 
les  remplit  même  avec  un  certain  charme, 
parce  qu'il  est  encore  des  douceurs  dans  les 
privations  auxquelles  l'amour  lui-même  se 
condamne:  le  cœur  de  Julie  ainsi  pnriGé  ,  u'a 
plus  à  se  nourrir  que  par  la  pratique  de  ses 
devoirs. 

Rousseau  ,  pourautoriser  un  carfK  tore  aussi 
Inrcii  que  celui  de  W^olmar,  a  cru  devoir  l'af- 
fiancliir  de  tout  lien  aux  opinions  communé- 
ment reçues.  II  va  même  jusqu'à  placer  l'élé- 
vntion  des  sentimens  qu'il  lui  attribue  ,  au 
scinde  la  plus  funeste  des  erreurs,  l'atlici-sme- 
Ce  coup  de  piuL-eau  ,  qui  u'a  jîas  été  mis  sans 
intention  ,  produit  le  plus  grand  eCct  dans  la 
suite  de  l'ouvrage. 

Fiiialemeut  ce  livre  enchanteur  par  tant 
d'endroits  ,  malgré  bieti  des  défauls  réels,  se 
termine  par  un  trait  de  génie  qui  produit 
plusieurs  effets  de  la  plus  grande  impressiou 
dans  le  dénouement,  j' ulic  mère ,  Julie  épouse 
tiiéric  et  respectée,  iunie  sati.^f.:;te  ,  vivant  au 
sein  ,  sinon  du  bonheur  ,  du-moms  au  seiu 
de  la  pai.\  ,  dans  celui  de  l'ordre  et  des  vertus, 

M  2 


nos?  L  F.  T  T  R  E 

Julie  en  cet  ctat  incuit  ;  elle  expie  ainsi  sa 
fante  passée  par  la  perte  de  la  vie  :  elle  meurt 
avec  héroïsme  et  j;randeur  ;  mais  près  dfs.i 
bii  _,  elle  semble  moins  perdre  une  vie  chère 
à  tons  les  êtres  ,  que  rompre  cnhn  la  barrière 
qui  la  séparait  du  scnl  homme  h  qui  el'e  pou- 
vait iippartcnir.  lloiisscau  ,  i)our  achever  )• 
caractère  de  cette  passion  vraiment  cxliaorili- 
uaire  ,  et  pour  faiie  connaître  »,ce  qui  < >t  vrai , 
que  Ics^raudrs  impressions  sont  incU'acables, 
principalement  dans  les  cœurs  vertueux,* 
donné  à  Saint-Preux  les  dernières  pensées  et 
les  derniers  senlimcns  de  Julie. 

Il  est  dans  ce  terrible  passage  un  moment 
où  tous  les  liens  h  la  vie  sont  cnuime  rompus, 
et  où  pourtant  l'être  vite;icore.  C/est  dans  ce 
court  mouKiit  que  la  nature  reprend  tous  ses 
droits  et  qu'elle  se  umntie   sans  contrainic. 
C'est   alors  ,  lorsque  le  ciel   et  la   terre   sont 
satisfaits,   et   que  le   devoir  n'a   jdus  rien  à 
reprocher  h  l'.une  vertueuse  qui  a  vaincu  ses 
penchans  ,  que  ceux-ci  se  montrent  une  der- 
nière fois  sous  les  traits  delcur  premicrempire, 
mais  avec  pureté.  Cctti;  tlanuiie  involoMtniro 
est  comme   la   dirnièrc   lueur    (jui  éclate   du 
il  Mubeau  «le   la  vie.  Hpusenu  lin!)ile  à  saisir 
tous  Icï  mouvcuicns  du  cœur  humain  ,  a  su 


SUR  J.  J.  KOUSSF.  AU.  209 
ni.irqncr  parfaitement  ce  moment  rù  Saint- 
Preux  obtient  .sans  de'gniseiueut ,  sur  l'amc  de 
Julie  expiraii le,  l'empire  qu'au  fond  il  n'avait 
jamais  perdu  ;  juste  et  vrai  (éinoignage  qu'il 
rcnd_,  par  un  trait  si  sensli)le  ,  à  la  puissance 
indestructible  des  grandes  passions. 

Cette  mort  extraordinaire  dans  fontes  ses 
circonslaHces ,  produit  un  troislènu-  effet  d'un 
grand  i\itcrêt:  die  remplit  le  vœu  le  plus  vif 
de  Julie  en  faveur  de  Wo!mar,en  le  rendant 
au  ciel  dont  ses  opinions  le  s^âoaraient.  Le 
spectacle  des  vertus  et  de  la  foi  du  sa  femme, 
dans  ces  derniers  instans ,  opère  ce  grand  chnu- 
gcment.  Wolmar  avait  posse'dé  la  beauté,  les 
pcrfictions,  l'estime  de  celte  femme  rare, 
sans  lomais  pos^e'der  son  amour  ;  il  avait  su 
honorer  sa  personne  pendant  leur  union. 
L'admirable  auteur  de  cet  ouvrage  lui  fait 
trouver  le  prix  de  cette  conduite  dans  le  thau- 
gcuicnt  que  les  prières  constantes  et  les  exem- 
ples de  Julicïnourante  produisentcn  son  ame. 
Julie  à  sou  tour  recueille  le  prix  de  la  persévé- 
rance dans  ses  devoirs  ,  en  rapprocîiant 
Wolmar  de  Ditu,  alors  que  la  mort  la  sépare 
de  lui. 

Ln  touche  sublime  de  tous  ces  caractères,  et 
If  mt'laugc  de  tant  de  traits  heureux  ,  reufcr- 

M  3 


210  LETTRE 

mctit  (■\  flonuiicnt  une  i^ramle  connaissnnco 
du  cœur  humain.  C'est  sur-tout  dans  crtle 
science  si  intime  ,  si  cliùrc  à  l'iiomme  ,  et  qui  , 
parc- •?K'  rciisoti  ,  plaît  tant  à  ï^ou  anic  pai-tout 
où  elle  se  pvrscute,  que  Rousseau  rxcoUe.  Il 
joint  encore  à  la  vérité  de  vcprc'scutation  la 
plus  rare  en  ce  fleure,  un  caractère  exquis  de 
sensibilité  dont  il  y  a  pou  d'exemples  :  voilà 
rciKhoitsinr^ulicroinent  par  lequel  il  me  paraît 
surpasser  tous  leï  hommes  de  j^cuic  de  cet 
ordre. 

Doux  hommes  célèbres  ont  vécu  dans  le 
même  siècle  ,  et  sont  morts  b-peu-près  eu 
même  temps.  IMais  ,  ou  je  me  trompe  Tort,  ou 
malgré  l'cstrème  célébrité  de  l'un  inlîiiimcnt 
juslc  à  !)cauconp  d'éf;ards,  la  postérité  ,  à  la 
Jous^nr  ,  mettra  quelque  dinérence  entre  les 
écrits  (le  ces  deux  bonuues,  et  même  entre  la 
l'oreo  (le  leur  f;éu!C.  Encore  l'un  a-t-il  tout 
accorcb'  au  siei\  ,  et  souvcul  outre  mesure  , 
tandis  rtit"  l'autre  lui  a  presque  tout  relusc,  et 
s'est  privé  bien  des  fois  ,  par  vertu  ,  de  nombre 
de  productions.  Il  est  hors  de  mon  su)et  de 
comparer  ici  les  personnes,  l'eu  d'écrivains  sur 
ce  point  peuvent  être  mis  h  cc'ité  de  Rous- 
seau ,  dont  la  piobilé  ,  comme  homme  et 
couiiue  auteur,  a  été  ccrtainemeut  fort  rare. 


SUR    J.    J.    ROUSSEAU.       an 

Je  lie  parlerai  cas  de  plusieurs  ouvrages 
détaches  de  Jeaii-J  acques  ,  de  ses  pioducuons 
diaraïautes  eu  fait  de  musique  ,  de  ses  écrits 
sur  cet  art  ?'  puissant  ,si  agréable  ctd'uueÉFet 
si  uni  v;  s  ji,  parce  que  la  musique  est  VI  aiment 
la  saule  Jangue  naturelle  des  hommes,  tandis 
que  les  lan^jucs  pariées  ou  écrites  ne  sont  quo 
des  langues  secondaires  ou  des  s'gnes  d'iusti- 
tutiou.  Je  ne  parierai  pa.î  du  mérite  qu'il  a 
eu  d'annoncer  et  de  procurer  eu  France,  au 
prix  de  so:i  r(pos,  la  rcvolutioii  en  ce  genre 
qui  s'opère  de  jour  en  jour  parmi  nous  ,  et  que 
lien  désormais  ne  peut  plus  empêcher;  révo- 
lution heureuse  qui  multipliera  nos  richesses 
sans  les  détruire,  si  de  grands  maîtres^  tels 
que  Gluck  et  d'autres  de  cet  ordre,  parvien- 
nent à  l'aciicvcr  selon  le  génie  de  notre  langue  ,' 
et  qui  fera  alors  notre  gloire  et  nos  délices  ; 
révoinfion  qui  a  commencé  réclh'mcntà  Rous- 
seau ,  et  qui  a  di'i  nécessnirfment  êtie  fort 
lente,  parce  que  rien  n'est  plus  li(Ficileà  vaincro 
qu'un  jjrc'iugé  de  goût ,  sur-tout  de  goût  na- 
tional fondé  sur  le  préjuge  ou  l'habitude  des 
sens. 

Toutes  les  productions  ,  tons  les  ouvrage» 
dâRonss<'au  méritent  d'être  considéics;  tous 
portent  le  sceau  du  génie,  et  de  ce  ^-nic  keu- 

M  4 


212  LETTRE 

rcux  qui  rj  su  icpanclre  de  ra<;rc<ncnl  jusqne 
sur  les  ol)jets  qui  en  pm"aisscnl  le  moins  sns- 
cci^libies.  Tout  est  animé  sons  sj  pîiinic  ,  et 
d'nue  manière  si  sériuisanle  ,  (|n"on  clitrit 
rhoinme  autant  qu'on  aduiiic  l'a'.itcur. 

Je  n*ii;iiQre  pas  qu'on  a  dit  quelquefois,  un 
peu  so  jrdementà  la  vorité,que  pUuieurs  per- 
sonnes éclairées  dont  l'opinion  doit  avoir  un 
tiès-graud  poids,  puisque  l'une  d'elles  a  inéuiQ 
en  sa  faveur  l'autorité  du  j^'-nic,  étaient  d'avis 
que  llousseau  ^  j!ial5:;rc  «es  grands  talens  ,  avait 
eu  eu  piirt.if^R  plus  de  ilialfur  que  de  véritablo 
■iîioquence  ;  mais  je  doute  qu'un  pareil  )uge-? 
meut,  qui  peu;,  partir  d'un  ;ï;orit  trop  difficile, 
reçoive  la  sanction  du  public,  lorsqu'il  jcltera 
les  yeux  de  nouveau  sur  la  eollecfiou  des 
ouvvaj^es  de  cet  auteur  qui  va  Micesijuiiuieut 
lui  èlre  oHcrte. 

Sans  dontc  lV'lo<;ucnc?.  de  Rou-^srau  ren- 
ferme une  très-grande  clia'eur  ,  et  un'nio  un 
genre  de  chaleur  dont  ou  ne  trouve  point 
d'exemple  d.nis  aucun  vTU'.re  écrivain,  lin 
inênic  temps  si  ce  feu  ,  si  cette  nobîe  cbalcui* 
de  l'amc  ,  ont  réclleuient  crée  ioulc»-  ([uiacle 
dit  ,  écrit  d'cloquenl  ,  cl  même  fait  de  i^rand 
parmi  les  Iiommes,  (  car  c'est  !c  uiéme  IVu  de 
scutiiueut  (jui  l'ait  uaîtrc  une  grande  pcascc  , 


-SUR    J.    J.    ROUSSEAU.       2i3 

et  qui  produit  mie  grande  aclion  )  ,  il  serait 
bien  t-ingulier  que  la  plus  !)tile  propriéfé  du 
genre  d'éloquence  de  Rousseau  ,  celle  qui  la 
caractérise  ,  devînt  un  défaut  qui  la  teruîtaux 
yeux  de  certains  juges. 

Cette  critique  pourrait  avoir  quelque  fon- 
dement ,  si  la  chaleur  dame  proprfi  a  Rous- 
seau ,  avait  empêche'  la  veritaWe  grandeur^  la 
noblesse,  l'originalité,  (  chose  fort  rare  même 
parmi  les  hommes  de  génie  )  ,  ainsi  que  la 
justesse  de  ses  idées.  Pour  se  détromper  sur  ce 
point,  il  ne  faut  que  lire  ses  ouvrages  de  dis- 
cussion ,  de  controverse  ,  où  la  logique  de  l'é- 
crivain se  montre  d'une  manière  plus  particu- 
lière ;  et  l'on  verra  qu'il  y  a  peu  d'hommes  qui 
aient  été  doués  d'une  justesse  et  d'une  force 
aussi  grande  de  raisonuement.  Sur  ce  point  il 
j)Osséda  le  talent ,  peut-être  malheureux  ,  de 
Bayle,  avec  tous  les  charmes  de  sentiment  et 
de  goût  de  Montagne. 

A  la  vérité  Rousseau  n'a  point  eu  l'&lo- 
qnence  concise  et  vraiment  législative  de 
Montesquieu  ;  celle  majestueuse  ,  pure  et 
douce  de  M.  de  lîuffoii  ;  celle  rapide  et  forte 
dp  Bossuet  ;  celle  souvent  sarnaturcllo  et  plus 
qu'humaine  de  Pascal.  Mais  l'éloquence  de 
Rousseau  a  ce  rare  mérite,  qu'elle  parti-cip© 

M  5 


214  LETTRE 

d('  tous  ce?  caiacùres  ,  de  sort.-  qu'il  \  a  peu 
tic  licr.ulc:;  propres  au  génie  fie  ers  grands 
lioinnips  ,  qui  sout  ceux  auxquels  il  rcsscuihlc 
le  plus,  flout  ou  ne  trouve  dans  ses  écrils  une 
foul(;  (le  trait»  égaux  en  beauté  ,  qui  placcut 
cet  îiiiti'ur  justemcut  à  leurs  côtés. 

Parmi  ces  boruuies,  Pascal,  le  plus  cNtrnor- 
diuairc  de  tous  ,  est  uu  îiouiuie  divin  qui  sem- 
ble lire  daus  le  ciel  tout  ce  qu'il  expose  aux 
hommes -,5011  éloquence  lieat  toutcà  la  sublj- 
ïiii  té. le  sou  intelligence;  sou  coc  m- parle  moins 
dans  ses  écrits.  Montesquieu  se  préscntt:  acux 
comirie  un  législateur  d'une  raison  vaste  et 
profonde;  M.  de  BufTon  ,  comme  le  rc\cla- 
teur  dos  secrets  delà  nature,  comme  son  con- 
fident et  son  i^einlrc  le  plus  parlait  ;  Rossuet 
comme  l'organe  et  roraclc  de  la  religion  ;  tous 
ensemble  avec  la  voix  et  le  ton  de  la  véritable 
éloquence. 

Si  l'on  y  Tait  attention  ,  Rousseau  réunit  à 
beaucoup  d'égards,  le  mérite  de  ces  diiïérens 
génies.  S'il  n'a  pas  leur  manière  précise  de 
peindre,  d'émouvoir  et  de  raisonner,  ce  qui 
ne  constituerait  plus  un  Iionunc  grand  parlui- 
mênie,  il  en  a  une  tvès-beureuso  ,  propre  à  lui 
seul  ,  et  qui  rassemble  souvent  les  beautés 
qu'on  admire  dans  tous  les  autres. 


SUR    J.   J.    ROUSSEAU.       2iS 

Souéloqucnccn'estdoncpasuue  vainecha» 
leur  qui  s'éviiporc  à  la  réflexion.  Cette  chaleur 
au  contraire  unie  à  une  manière  de  raisormer 
pressante  et  forte,  lorsque  rien  ne  préoccupe 
l'esprit  de  Rousseau  ,  produit  une  éloquence 
vraiment  solide  ,  tantôt  originale  ,  noble  et 
animée,  le  plus  souvent  persuasive  et  douce 
mais  toujours  clièrc  aucœurpar  rextrémesen-' 
sibilité  ,  par  celte  sensibiliic  si  vraie  ,  si  péné- 
trante qui  anime  tousses  ouvrages. 

Ce  qui  est  sur-tout  à  remarquer  en  faveur 
de  Jean-Jacques,  c'est  qu'il  n'a  point  abusé 
de  l'art  de  penser  et  d'écrire.  s;il  s'est  trompé, 
il  n'a  jamais  trompé  volontairement  les  hom- 
mes, et  a  toujours  écrit  de  bonne  foi.  On  ne 

peutpas  non  plus  lui  reprocher  d'avoir  souillé 
ses  livres  par  tous  ces  traits  libres  et  obscè- 
nes, indignes  d'un  être  intelligent,  et  qui 
laissent  après,  eux  tôt  ou  tard  de  si  longs  re-*- 
Uiords. 

Tous  SCS  travaux  ont  été  diriges  vers  la  mo- 
ralité. Par-tout  ou  voit  qu'il  s'occupe  à  rendre 
les  Iiumains  plus  religieux  envers  le  ciel,  et 
plus  parfaits  entr'eux.  Le  travail  est  le  plus 
grand  précepte  de  sa  morale  ;  il  en  fait  avec 
rai.'.oii  la  base  de  tout,  jusque-là  qu'il  veut 
que   ckaquc  homme    instruit    d'un  métier, 

TVI  6 


2ï6  T'  K  T  T  R  E 

puisse  au  bcs-oin  vivre  ou  tRcivail  de  ses  malus. 
Eu  effet  ,  ce  ^raud  prccept«  enseigné  par  plu- 
sieurs lef;islalions  ,  par  l'AIcorun  nicmc  ,  de 
la  ir.niiière  la  i)lus  expresse  ,  corihcnt  pres- 
que tous  les  devoirs  et  renferme  prcs'|ue  tout 
leboniienr  dcrhoinuie,  tandis  (|u"en  lui  seul 
L,ît  tonte  la  force  et  même  la  science  bien 
entend ue du  gouverueiuent  des  Empires. Tan- 
tôt llouLScau  s'applique  à  ranimer  l'esprit  et  à 
faire  aimer  les  liens  du  mariage, seul  etatsnr  la 
terre  où  l'on  puisse  assignernne  placeau  bon- 
heur. Alors  il  marque  le«  devoirs  des  femmes, 
ceux  des  uiaris  ,  ceux  des  enfans  ,  avec  uno 
raison  si  relevée  et  des  images  si  louchantes, 
que  l'art  du  bonheur  de  la  vie  découle  évi- 
demment dans  ses  écrits  ^  de  la  science  simple 
de  la  vertu  et  d<Ja  pratique  douce  de  ses  de- 
voirs. Tantôt  cR  homme  qui  a  jeté  ailleurs 
les  yeux  sur  l'élat  civil  pour  en  déplorer  les 
maux  ,  en  pose  les  pins  beaux  fondemens  sur 
la  sainteté  de  la  religion  dont  11  parle  d'une 
manière  plus  qu'humaine  ,  et  sur  les  principes 
de  toute  espèce  qu'il  d  cduit  clalioinenl  des 
droits  de  l'homme  les  mieux  connus,  et  qu'il 
aflcniit  ensuite  avec  la  luaiu  assurée  d  i]p. 
yrai  législateur. 


SUR    J.    J.    ROUSSEAU.        217 

Nul  des  ouvrages  de  Jean -Jacques  ne  parait 
avoir  été  écrit  pour  le  simple  onicmeiit  ou 
l'ostentation  de  l'esprit.  Il  semble  que  ce  sage 
écrivain  sesoit  dit  :  mes  livres compoïés  selon 
mes  lumières  et  ma  conçciencc  forment  mon 
travail  :  ils  sout  par  conséquent  la  dette  qu'il 
faut  que  j'acquitte.  .Si  ce  travail  n'est  pas  utile, 
je  trompe  la  loi  de  la  nature,  je  trompe  la 
société  dans  les  oMigations  qu'elle  m'impose. 
Que  si  quelquefois  cet  homme  sensible  à  tous 
les  genres  de  beautés  ,  a  cnbaudonné  ces  objets 
de  religion  ,  d^'  morale,  de  mœurs  ,  de  devoirs 
pul)lics ,  c'aété  pour  se  délasser  innocemment 
dans  des  arts  ngrcables,  lesquels  il  a  enseignés 
et  pratiqués  en  maître.  Il  occupait  dans  ces 
loisirs  honnêtes  ujic  auire  partie  de  lui-même 
(  son  imagination)  aussi  riche  et  aussi  impé- 
ricu.-c  que  so)i  génie. 

Eiili.i  pour  tout  dire  ,  Rousseau  a  été  l'écri- 
vain de  l'humanité,  même  jusqu'à  outrer  ses 
idées  en  sa  faveur  par  la  seule  raison  qu'il  l'a 
trop  aimée.  I!  a  été  celui  delà  religion  pour  la 
morale,  celui  delà  patrie  pouvrainourqu'clle 
exige  ,  celui  de  la  société  pour  tousses  devoirs; 
il  dit  été  celui  de  la  justice  dt  s  empires  ,  si  ce 
grand  rôle  lui  eut  été  permis.  A  ces  titres  il 
^JCHt,  à  Lieu  des  égards  ,  OCre  i(  «-.rdé  cemm« 


21  s  LETTRE 

l'écrivain  du  bonheur  des  Lomnips  :  et  l'oti 
peut  ajouter ,  d'après  uiicconsécraiion  parti- 
culière etfortnelle  de  son  ^énic, attestée  pir 
tous  ses  ouvrat^es  ,  qu'il  a  été  émincmir.cat 
celui  delà  vertu  qu'il  a  fait  briller  jusque  dans 
le  sein  des  p:i?s':ons  ,  et  même  de  leurs  faibles- 
ses, en  les  peignant  en  liouiuie  qui  eu  a  senti 
toute  la  force  sansen  avoir  jamais  éprouvé  la 
corruption.  Heureux  si  des  lumières  puiiées 
daîis  des  sources  encore  jjlus  pures  ,  l'av^icMit 
rendu  le  dcfonscur  ,  en  tout  point ,  d'un  le- 
li^ion  d'vine  dont  il  a  si  bien  connu  ,  rcijvc- 
sentc  et  fait  chérir  la  morale  .•^ 

(]'c^tsous  ces  traits  que  je  nie  représente  ses 
qualités  et  son  mérite  d'auteur  :  je  vais  jeter  à 
présent  uu  coup-d'œil  sur  le  caractère  de  sa 
pcrsonue  ,    et  sur  sa  vie. 

La  vie  de  Rousseau  a  été  semée  de  Irvin- 
coup  de  tribiiialions.  N  ul  homme  n'a  prc^vlmt 
de  f^randes  choses  tans  essuyer  de  ^r mdscom- 
bats;  les  persécutions  sont  même  communé- 
ment en  proportion  de  la  supériorité  des 
lumières  et  de  la  grandeur  des  services.  Celle 
fatalité  ,  vrai  sujet  de  rollexion  ,  forme  un 
grand  i^ricf  contre  l'humanité. 

r.a  discussion  du  premier  point  est  hors  de 
uion  sujet  •,  elle  ne  m\)[)nai  tient  pas.  D  ail- 


SUR.    J.    J.    ROUSSEAU.        219 

leurs  ,  Rousseau  s'est  défendu  lui-inémc  ;  et 
sans  )n~er  du  fond  de  sa  detcnse.  on  ne  peut 
disconvenir  qu'il  a  du  moins  coiivniucu  de 
l'innocence  dt' ses  intention»;.  Peuî-étre  même 
ne  serait-il  pas  impossible  de  trouver  des  rai- 
sonsp'ajsiblcs  qui  mcttraieut  l'autcurù  l'abri 
de  tout  jugement  personnel  qui  pourrait  lui 
ctrc  fâcheux  ,  sans  blesser  pour  cela  le  respect 
dû  à  tous  lis  actes  publics  de  justice.  Eu 
effet  ,  quelque  indulgence  que  mcrile  un 
Iiommc  vrai  et  de  bonne  foi  ,  il  y  a  certai- 
nement queiquedarigerà  tok-ier  l'erreur,  bien 
qu'accompagnée  de  beaucoup  de  vérités  uti- 
les. Les  ouvrages  de  cette  espèce  exigent  en- 
core plus  d'attention  lorsque  la  doctrine  ,  qui 
contient  un  semI)lab[emé!anL;e,  peut  être  épi- 
déiuique  par  la  manière  éloquente  et  puissant© 
dont  elle  est  enseignée,  (^uant  à  ce  qui  se 
trouve  dans  ces  sortes  d'oavragcs  ,  au  rang 
précieux  des  vérités  ,  il  en  est  telles  encore 
parmi  celles-ci,  que  l'état  présent  des  sociétés 
ne  peut  pas  tout-à-coup,  et  peut-être  ne  peut 
plus  supporter.  Les  grands  écrivains  exigent 
donc  uue  toute  autre  sévérité  que  les  antres  , 
par  la  raison  même  de  la  sorte  de  domina- 
tion qu'ils  exercent  sur  les  e»prits.  Cette  scvc- 


i:o  LETTRE 

ri.te  que  le  soin  de  l'ordre  public  rend  néces- 
saire ,  devient  dès-lors  unejustice  ,  parce  que 
les  écrits  des  lioumies  supérieurs,  de  uiciuc 
que  les  lois,  font  bientôtautorilc  et  précepte. 

Ouoi  qu'il  en  soit  de  ces  réflexion»  faites 
sans  aucune  prétention  pour  ses  propres  idées, 
on  peut  dire  qu'il  n'est  aucun  pays  qui  n'iat 
bientôt  rendu  justice  aux  i\itcntioiis  pures  de 
Rousseau  ,  et  que  celui  qu'il  a  continué  d'ba- 
biter,  n'a  pas  eu  lieu  de  se  repentir  tic  lui 
avoir  ouvert  de  nouveau  son  sein  ,  après  les 
tribulations  qu'il  y  avait  éprouvées. 

Ami  du  vrai  ,  uiais  autant  ami  de  la  pair," 
des  qu'il  vit  les  esprits  s'écliaun'ersur  ses  opi- 
nions, il  ne  fit  plus  rien  pour  unlretcnir  le  feu 
qu'il  avait  été  sur  le  point  (rallumei  ,  ce  qui 
lui  rut  été  facile  avec  un  esprit  moins  sage 
que  le  sien.  Rousseau  ,  sans  jamais  abjurer 
publiquement  ni  en  particulier  un  sentiment 
qu'il  crut  fonde  ,  sut  néanmoins  respecter 
sincèrement  l'ordre  public.  Tout  lui  fut  i)OS- 
sible  pour  le  maintenir,  à  l'iiypocrisie  prè». 
On  peut  dire  qu'il  u'iùt  pas  été  en  son  pou- 
voir d'être  chef  de  secte  ,  aj^ut  pourtant  eu 
lui  tant  de  moyens  pour  l'être.  Jamais ,  par 
exemple  ,  il  n'eut  été  ni  Luther  ,  ni  Calvin. 
II  répu-^nait  à  sou  cœur  d'arriver    au   vrai 


SUR   J.    J.    ROUSSEAU.       221 

autreinenit  que  par  le  doux  empire  de  la  per- 
suasion ,ct  par  l'inQuence  encore  plus  douce 
des  aflcclions  de  l'auie  et  du  sentirncut;  e«|:c(îe 
d'empire  qui  est  au  fond  le  vrai  dominateur 
des  esprits. 

Il  ailamérae  par  des  ca'iscsqui  ne  sont  pas 
assez  connues  pour  être  citc'cs,  jusqu'à  éviter, 
depuis  noniorc  d'anue'es  ,  toute  liaison  aveo 
les  ;^cns-de-lcttrcs  en  j;euc'ral  ,77ialg;re'  l'attrait 
dont  les  personnes  de  cet  ordre  eussent  été 
pour  lui  ;  ce  qui  a  fait  dire  ,  on  ignore  sur 
quel  fondement ,  qu'il  n'e'tait  pas  aimé  d'eux, 
tt  qu'à  son   tour  il  ne  les   aimait  pas. 

Knfi!!  ,  c'.miiio  il  recueillait  dans  la  carrière 
des  lettres  ,  plus  de  déplaisirs  secrets  que  de 
s?tisriietio!is  par  la  gloire  qu'elles  lui  appor- 
taient, après  «'être  entièrement  sép.'ré  de  ceux 
qui  les  cultivent  ,  il  Huit  par  se  séparer  des 
lettres  mêmes  ;  du  moins  il  ne  s'en  occup-aplus 
que  pour  lui  seul,  s'étant  voué  dan;;  les  dix 
tlernières  années  de  sa  vie  absolument  au  si- 
IcucG.  L'amour  de  la  paix  fut  évidemment 
le  motif  de  cette  conduite.  Ni  les  attaques  de 
ses  ennemis  ,  ni  les  tentations  si  vives  de  la 
p,Ioiio  ,  ni  celles  si  pressantes  du  besoin  ,  ricix 
n  put  lui  faire  al)andonrier  celte  résolution. 
Jl  iuuii.ola  tout  à  sa  trauquiliifré  ;  il  s'y  im- 


222  LETTRE 

Mioia  lui-même  ,  et  livra  jusqu'à  sa  rcpnta- 
tioiiau  doute  ,  aux  critiques  qu'il  ue  repoussa 
plus  ,  u'ayaiit  cherché,  ilcs-iors  de  consola- 
tion., loin  de  la  société'  des  hommes  ,  qu'eu 
DiEir  et  dans  sa  seule  conscience. 

Ce  qu'on  ne  saurait  assez  admirer  daiîs  cet 
liomuie  rare  ,  et  dont  la  seule  idée  arrnclio  des 
larmes  ,  c'est  !a  parlai  le  rectitude  il'atncqjiia 
régné  en  j:;éiie'rai  dans  toUe  la  conduite  rie  sa 
vie.  Ce  n'est  point  par  le  !.Tnu,ii{;e  ;  ce  n'ist  pas 
par  les  écrite  t^u'il  i'nit  iui^cr  le?  hommes. 
C'est  .'»iir  lire,  pou>  ainsi  iKMler,  et  non 
leur  dire  ,  c'est  eu  un  mot  loi  i'  la  vie  qui 
est  la  pierri  de  touche  C\\'  oœur  hi':;:nr,:.  Or, 
Rousseau  a  été  si  semhiablt  j  lui-mcmi'  d.uis 
ce  qu'il  a  écrit  et  pense',  dit  et  fait  ,  qu'une 
telle  vied'iiomuic  et  une  telle  carrière  d'au- 
teur c<uuparécs  l'une  à  l'autre  ,  sont  un  vrai 
prodi-e. 

11  était  si  iuvaiiahlrmcut  l'ixé  aux  {^r.mrlcs 
lois  '!ela  nature,  qu'il  ne  s'en  «létourna  ;!;nis 
Ja  pialiqiie  ,  ni  par  l'.îttïait  des  sens,  ui 
par  l'ascendant  presqu'invineiblc  de  l'usage. 
Animé  de  cet  or^^uci!  qui  sied  à  \\\\  être  in- 
tc!li};cnt  ,  il  méprisa  les  richesses  et  cr.uj;nit 
é};alenirnt  la  d<-pet)(!aMcc  ,  même  celle  que 
l'on  contracte  par  les  rervices  reçus.  11  cou- 


SUR   J.    J.    ROUSSEAU.       mZ 

sidc'ra  toujours  qie  dans  l'ordre  civil  ,  tout 
Lomme  avait  u:)e  tâche  àr-jintilir.  Rappor- 
tant tout  à  celte  idée,  vraie  fia  de  la  cre'a- 
tiou  ,  et  mesurciMt  les  besoins  humains,  uou 
sur  ceux  de  l'opinioa,  mais  sur  ceux  de  la 
"2"  MO  ,  il  posa  pour  loi  que  tout  homme 
hitu  co  istitué  ,  ctpardcToiretpargrandcur, 
lie  devait  dépecdrc  que  de  soi  et  de  son  tra- 
vail ,  en  consw'vi.w  nce  ne  teuir  sa  subsistance 
que  de  lui  seul. 

D'après  cette  i  egle  ,  il  estima  mieux  un 
me'tier  qu'un  ta'.-iit  ,  et  l'un  et  l'autre,  que 
tous  les  dons  p-.:'.-  meut  agréables.  Fidèle  à  ses 
principes,  il  veut  laborieusement ,  soit  des 
productions  d,  -  .n  esprit  ,  soit  d'un  travail 
manuel,  ne  uicl  it  aux  premiers (choEC  rare) 
de  valeur  qu'à  jaison  du  prix  de  son  temps  , 
et  non  à  raison  du  très-grand  prix  qu'y  atta- 
chait l'opinion  publique,  suppléant  pour  le 
surplus  à  ses  besoins  de  nécessité  pieiuicre, 
P  ir  un  travail  aussi  ingrat  que  pc'iuble. 

Dat's  lescntiment  qu'il  ne  pouvaitma:iquer 
d'avo.rdesa  propre  valeur,  (car  les  hommes 
supérieurs  ont  le  secret  de  leur  grandeur ,  et 
])ersoniie  n'acesccret  cotnmeeux  ,  )  il  ne  vou- 
lut lainais  faire  dépendre  arbitrairement  son 
sort  de  qui  que  ce  fut ,  pas  même  des  services 


224  LETTRE 

le  plus  pnromcnt  rendus.  Peut-être  en  cela 
allat-il  trop  loin:  mais  les  grandes  vertus  s-jnt 
outrées  ;  elles  ont  même  besoin  en  quelque 
sorte  de  cet  excès  ,  pour  ne  pas  desLcndro. 
Tour  tout  dire,  Rousseau  dans  le  siècle  et  la 
lieu  le  plus  corrompu,  fit  voir  un  philosoplio 
léel  et  de  fait,  ayant  les  mrc:irs  austères  do 
l'antiquité',  sans  faste  danssa  vertu  ,  sansprd- 
tention  personiielle  ,  aitn.uit  l;ii;loirepourson 
nom,  etclic'rissant  rohscuritè  poursa  person- 
ne ,  ce  qui  est  le  vrai  caractère  du  grand  hom- 
me et  du  snge. 

Je  sais  que  depuis  sa  mort,  dans  la  société', 
et  surtout  dans  le  monde  littc'rairc,  plusieurs 
voiv  se  sont  ëlcvces,  dont  les  unes  ontde'sap- 
pre'cic'  ses  c'crits  ,  et  d'autres  ont  charité'  sa 
mt'tnoirc  de  divers  rcj^roclics  capables  d'affai- 
blir ridc'c  de  ses  vert  js.  Ou  l'a  accuse'  non- 
seulement  d'un  orgueil  déraisonnable,  mai« 
encore  de  fausseté',  et  qui  pluscst  de  noirceur. 
On  a  cite  le  lui  divers  traits  qui  no  s'accordent 
nullement  avec  cette  droiture  d'amo  que  j« 
viens  de  vanter  ;  rnlin  ,  ou  l'a  inculpe  d'avoir 
aKaque'  d.ins  un  ouvraf^v  poslluimc,  ses  bien- 
faiteurs et  ses  amis,  laissant  pour  tout  bcritag» 
cette  terrible  iiroduLtioii  de  sou  esprit,  si  peu 
honorable  pour  son  cceur. 


SUR    J.    3.   ROUSSEAU.       22^ 

C'est  cette  production  même  dont  je  parlerai 
Lientôt  ,  que  j'invoquerai  pour  purger  sa 
ine'moire  de  tous  ces  reproches.  Ou  tout  me 
trompe  dans  tnes  conjectures  ,  ou  cet  écrit 
doit  mettre  le  dernier  sceau  à  sa  probité  et  à  sa 


vei Lu. 


De  pins,  on  doit  rejeter  de  pareils  faits^ 
quand  ils  ne  sont  pas  évidemment  prouvés  , 
sur- tout  lorsqu'ils  sont  démentis  par  une  vie 
entière.  Le  total  de  la  vie  de  Rou.sseau  m'ap- 
prend clairement  qu'il  n'a  pu  être  ni  un  hom-* 
me  faux  ,  ni  un  homme  méchant  avec  des- 
sein. Il  faut  nécessairement  expliquer  de 
qucicnie  antre  manière  ces  différens  traits  de 
conduite  ,  en  supposant  leur  vérité  prouvée, 
puisqu'on  est  forcé  }>ar  l'ensemble  de  sa  vie 
et  d'une  vie  bien  rare,  de  reconnaître  dans 
Rousseau  un  philosophe  pratique,  droit,  et 
non   comme  dit  Montagne  ,  un    philosophe 

.'ier  et  de  pure  ostentation.  D'aUleurs  ce 
uc  serait  pas  quelques  torts  bien  graves  ;  ce 
lie  serait  même  pas  une  j;raudc  faute  qui 
m'et'^p^^'^^'''''  '^^  mettre  Rousseau  au  rang 
uniqne  où  je  le  place.  C'est  un  homnie  que 
i'adniiroeiilui,etnou  un  ange  qiJe  jepréteuds 
y  trouver  ',  et  cet  homme ,  voici  ,  malgré  tou- 
tes les  détractalious  ,  ce  qu'il  est  îi  mes  yeux* 


226  LETTRE 

S'il  s'y  est  mêle  quelques  vices  d'iiuinrnr  lia- 
bitiiellc  ,  des  traits  clioquans  d'un  caiacleic 
ouihraEçeux  ou  trop  sensible,  méinc  des  ta- 
clus  dans  diverses  actions  particulières  que 
l'on  ne  peut  i^nèrc  révoquer  en  doute  sur  la 
foi  de  nombre  de  rapports,  tout  cela  ,  selon 
moi,  necliange  rien  dansRousseauà  l'houjine 
essentiel.  Ses  maladies,  ses  peines  de  toute 
csiK'ce,ïans  tout  cela  l'Iiumanitc  seule  ,  si  ou 
l'écoute,  l'en  excuserait  bien  d:ivantat;e  en- 
core ,  aux  erreurs  près  de  ses  principes  reli- 
j^icux  que  nous  n'avons  t;arde  de  vouloir, 
encore  iu\  coup  ,  justifier. 

Quoi  qu'il  en  soit,  je  pense  que  Rousseau 
a  ai'.né  ins^loireavec  passion;  mais  je  crois  eu 
mÔMic-teuips  qu'il  a  aime'  avec  pins  d'ardeur 
encore  la  vertu;  que  non-sculcment  ii  en  a 
dotuié  les  leçons  les  plus  pures  ,  mais  qu'il  les 
a  rigidement  pratiquées  pour  lui-même  ,  si 
roncncxccptc  quciqucsccarts  ncccssaireme:;t 
insé[)arables  de  notre  ualnrc.  Nul  homme,  si 
l'on  veut,  n'a  eu  plus  d'orgueil;  mais  et 
OP;;ueiI  si  mal  juge  ,  n'a  été  en  lui  que  ce  no- 
ble sentiment  de  foi  que  les  honnnes  médio- 
cres ne  connaissent  même  pas,  et  qui  n'est 
à  juste  titre  l'iippHnage  que  de  la  véritablo 
grandeur.   Nul  bommc  ca  mcuic-tcnips  na 


SUR  J.  J.  ROUSSEAU.  227 
montré  pîns  de  vraie  modestie  ,  n'a  chéri 
davantage  la  simplicité,  l'oubli  des  liommes 
dans  sa  vie  privée  ;  n'a  supporte  plus  véoll«- 
mcjit  la  pauvreté  ,  ju-qu'à  refuser  ,  dans  l'es- 
prit d'une  noble  indépendance  ,  les  offres  qui 
l'assiégèrent  de  toutts  paris  ,  les  offres  âcs 
bomraes  les  plus  puissans ,  les  offres  mcracs 
des  rois.  Quel  autre  écrivain  encore  a  moins 
leel.crclié  et  les  honneurs  et  tons  les  faux 
biens  de  la  vie?  (^uel  antre  a  moins  défcnda 
ses  écrits,  a  moins  censuré  ceux  d'antrui ,  et 
s  est  abstenu  plus  co  islamnient  de  tiempor 
jamais  sa  plume  du  fiel  de  la  satire?  Il  est  fa- 
cile devoir  qu'il  n'a  jamais  songé  à  défendre 
que  sa  personne  et  ses  actions  ;  encore  quand 
il  l'a  fait,  sans  toutefois  vonloir  juger  ici  du 
niérifc  du  fond  de  sa  défense,  ni  prétendre 
approuver  la  hauteur  et  le  ton  tranchant  de 
son  style  dans  quelques  occurrences  ,  c'a  été 
du  moins  avec  cette  publicité ,  cette  légalité, 
pour  ainsi  dire,  que  l'on  apporte  dans  les 
tribunàux.Controversisteautant  et  plus  habile 
qu'aucun  homme  de  son  siècle,  d  n'a  écrit, 
lorsqu'il  a  été  question  de  lui ,  que  pour  main- 
tenir  sa  probité  et  son  honneur  ;  et  alors  la 
iorcc  de  ses  raisons  a  laissé  peu  de  chose  à 
désirer  sur  ce  poiut  pour  sa  défonsc.  Aussi 


228  LETTRE 

ses  tiuiidos  ennemis,  en  rc  qui  concerne  sort 
]Kisouafl,ont-ilssardc,pcndantqu'iUvccu, 
le  silence  awc  lui ,  parce  qu'ils  avaient  autant 
à  cra.Lidrc  la  rectitude  de  ses  actions,  que  le 
poids  <.U-  SCS  paroles.  Je  ne  crois  donc  pas  me 
nionlrtr  préoccupe,  en  jns;eanl  que  le  fond 
do  celte  vie  no   peut  élre  dcMunli  ;  que  son 
juste   renom  est  au  conlraiie   glorieusement 
conlhiuc  par  ces  uiémoircs    posthumes    où 
Jlousseaii  cependant  est  accusé  d'avoir  alla- 
que  ses  propres  bienfaiteurs  et  ses  amis.  San$ 
douta  il  a  juge  ces  derniers  avec  la  même  \«'- 
rllé  qu'il  s'est  juge  lui-même.  Victime  inai- 
Leureuso  et  pendant  long-temps  de   bien  dfS 
sortes  de  haine,; ,  il  s'ctait  vu  lorec,  peur  ac- 
quérir la    paix  ,  de  se  vouer  absolumenl   au 
silence   et    u.ême  à  l'inaction.   Il   l'a   rompu 
enfin  ce  silence  dans  un    ouvrage   qui   n'c:t 
point  adressé  précisément  aux  honmics  ,  uials 
que  tout   indique  avoir  été  fait  en  vue  seu- 
lement de  l'Etre  éternel  ,  pour  l'apaisement 
des  chagrins  de  sou  ame  si  cruellement  mé- 
connue,et  pour  sa  propre  conscience.  Mal- 
heur,  a  mon  avis, à  ceux  que  cet  ouvrage  peut 
Ijlcsscr!  L'homme  qui  s'y  dénonce  lui-même 
avec  tantde  rigueur ,  avait  pcut-^-tre  aussi  lo 
dioit  d'y  articulci-  ses  i^ritis  contre  des  tiers, 

lor^^ufc 


SUR   J.    J.    ROUSSEAU.       2^9 

lorsque  les  faits  de  leur  vie  se  trouvaient  ué- 
cessaircuicut  lies  à  la  luani  !c>taliou  de  l'iiino- 
ceuce  de  la  sienne.  Wallicur  à  eux  encore  !  car 
si  le  droit  de  citation  dont  je  vieas  de  parler 
peut  être  conteste',  la  foi  duc  h  un  pareil  écrit, 
ne  le  sera  certainement  jamais. 

Roiisi-emi  a  passé,  )C  le  sai  s,  pour  un  bomrae 
singulier,  bisaire,  même  jusqu'à  l'incoMse'- 
qucnce.  L'extrême  sagesse  aura  loujours  le 
coup  d'œil  de  la  sinj:ularite  ;  elle  sera  uicine 
politiqiicu'.cnt  une  très- mauvaise  conduite 
pour  la  Fortune  et  ravancemcnt  dans  tous 
les  temps  et  dans  tous  les  lieux.  Et  comment 
en  serait-il  autrement  ?  Cette  sagesse  rigide 
condamne  une  inlinite'  de  ciioscs  ;  illc  blesse 
sans  cesse  les  uiodcs  ,  les  usag -s  reçus  ;  elle 
rei'oraierait  presque  tout  si  elle  en  avait  le 
pouvoir. 

L'Uomme  sage  est  regarde'  communément 
comme  un  homme  singulier , extraordinaire  : 
oui  sans  doute  il  rcst;mais  comment?  Dans 
ses  hautes  pensées  il  considère  peu  tous  ces 
minutieux  détails  qui  forment  ce  qu'on  ap- 
pelle la  ïcieuce  de  la  vie-, le  corps  do  la  société 
jic  se  présente  à  lui  qu'en  grand  ;  «ans  ccsse  il 
s'élève  ju.^qu'à  l'ensemble  de  toutes  les  socié- 
tés de  l'univers.  Au  pliysique,  toute  la  nature 

J^icces  dîp.  ïouie  11.  JN 


23o  LETTRE 

créée  dépciulaule  des  nicjncs  lois  ,  s'offre  i 
SCS  yeux;  au  moral ,  DiKn  ,  l'iioiumc  naturel, 
rjioninic  civil,  sons  quelque  loruu-  politique 
qur  cette  civilisation  st;  soit  etublie:  voilà  les 
trois  grands  rapports  auxquels  il  applique 
toutes  SCS   pensées. 

Que  deviennent  ensuite  tontes  ces  insti- 
tutions d'un  particulier  ,  quelque  f;rand  qu'il 
soit  ,  mais  toujours  si  peu  considérable  dans 
le  vaste  tout  de  l'univeis?  ces  lois  de  quel- 
ques siècles  ,  ces  usnj;es  locaux  de  queuinc* 
années  ,  et  souvent  de  quelques  niomeus  ? 

<^uc  deviennent  ensuite  dansce^rand  tout 

les  actions  d'un  seul  liunune  reiil'eruiées  dans 

un  petit  espace  et  bornées  à  un  point  de  la 

durée?   l.'honr.ne  ordinaire  est  frappé  de  c« 

point  ;  il  ne  voit  que  cet  e-pace  ;  il  rè?;lc  sur 

cela  toutes  -es  démarches.  L'Iiomme  mpéricur 

examine  la  totalité  des  Ikux  ,  des  objets,  et  le 

cours  de   tous  les  temps.  En   tont^  occasion 

les  trois  i:,rands  rapports  dont  j'ai  pailé  pins 

liant,  tout  la  nasure  d-  ses  idées,  celle  de  sc5 

discours  et  de  ses  .-.étions.  Il  n'envisage  rien 

que  sous  cet  aspect,  il  parle  et  agitconstau> 

nient  d'après  ces  impressions  qui  seules  ani- 

pient  son  intelligence. 

(Quelle  n'est  pas  aussi  la  puissance  de  la 


SUR   J.    J.    ROUSSEAU.       23i 

pensée  diiis  un  liounne  de  cet  ordre?  Certes, 
quoi  qu'on  eu  dise,  elle  est  bien  supérieure 
à  toutes  les  lorccs  physiques  de  la  terre, même 
les  plus  imposantes  ;  et  il  ne  faut  pas  s'y 
tromper.  Le  maître  de  dix  ,  de  vingt  millions 
d'hommes,  a  dans  ses  mains  toute  cette  masse 
de  forces,  il  eu  dispose  h  sa  voix  ou  sur  la  s-im^ 
pic  iîihpcclion  de  son  oidre  ;  effet  surprenant, 
uiais  cependant  juste  et  salutaire  d'une  loi 
constitutive  qui  do  nue  à  lui  sei;l  homme  ce 
grand  ressort  de  pouvoir  par  le  seul  cîl'et  d» 
l'opinion  :  un  produit  aussi  étonnant  est  la 
mesure  de  la  puissance  de  la  loi. 

Malgré  cela  le  sa<^.- ,  oui  le  sage  tout  seul, 
le  phiiesoj}he  ,  lo  Ic^iviateur ,  et  surtout  ce 
derni.r  ,  sont  bien  plus  puissans  encore.  Si 
leur  pGîîsée  se  j^rave  ,  si  elle  fui:  autorité  pariai 
les  r.ouanc^s  ,eile  peut  at^ir,  et  agit  en  ellct  sur 
une  partie  de  l'univers.  Elle  eudjrasse  tons  les 
temps  comme  lou;^  les  lieux  ;elie  détruit  même 
lorsqu'elle  ne  fortifie  jas,  toute  autre  espèce 
de  puisifance.  En  lui  mol  rien  n'est  éj^al  à  sa 
force,  parce  qu'elle  cjj!.  celle  de  toute  l'iu- 
tei'ij^ente  humaine,  c'est-à-die  ,  qu'elle  est 
sans  bornes,  de  même  qu'elle  est  sans  me- 
sure. 

Voilà  quel  est  lo  caractère  d'une  tête  pcn- 


233  T.  F,  T  T  U  E 

saute:  voilà  iincl  c.it  pu  être  Hcussc.-yv  ,  ^'d 
eut  ohei    avec  liberté  h  l'iuip>il^io'»  (U-   son 
"cnic.  Parmi  les  lionimcs  moticrnîs ,  il  csi  le 
^enl,  avec  ]]Joi:tcsqvieu  ,  qui    ;/t  en    IVsprit 
des  nncicufi  Icgislalcursà  1;>  vé.  i.e  av.  c  ...oins 
dcconc!s;onctdcn.a"ievlé,quoiqn"avrr  plus 
de  cl.;.leiu  que  lui-  H  eut  en   oiUrc   qu-,  Iqiic 
chose  de  pins  préa-cix  encore  ,  .1  eut  (  car  ,c 
nr  peux  me  lassrr  d'>  rove.vr  »ur  ce  point,) 
il  eut  l'anw  d'nn  Jes  iiounncs  h',  plus  vertueux 
de  la   terre-.  Si  «^es  idées  en   p,é   éial  ,  eocnmo 
on  le  prétend, l-iM-c;.:  lortexaltéc-,  ses  actions, 
sa    conduite   corre.i.ondiret.t   p.rfnacnun.t  , 
antnn^  qn.  rinimanité  le  i.eru.et,  à  la  li;.n- 
tcnr  4e  son  svstê.nc.  I.'lion.me  en  lui  dans  la 
pvatlqJîT'-,  fnt   an   nivean    de   sa   doelrnie.  U 
sV-ala  à  SOS   pensées,  de  sorte  (-n.  tontes  les 
pii^o^  de  cet  être  ^nrprenant  pcrali^ent  atia- 
lo.M,esc.itr'enes,el  lorn.cnt  r.n   tout  .ntun- 
B-cntinléressant^qu;  niénteà  p^^'*"^*''^  ^'^'''^ 
Vndmiration,  qu'il  ne  I.I-sm-  ou  peut  blesser 
par  son  peu  de  coulovM.ité  à  .!Os  usages. 

Ajoutons  encore  d'autre,  traitr.  pour  achc- 
ver  de  représenter  tout  ce  qui  a  coiisl.tuc 
l'hnnunc  de  g^ulc  el    l'honauc   r.ue  dont  je 

^  Rousseau  fiît  religieux.  Tout  csprilcclairé 


sua  J.  .T.  ROUSSEAU.  c33 

eroit^et  toute  anie  sensible  aime.  L'idcc  d'uu 
Dieu  est  si  intime,  si  consolante  cl  si  douce, 
qu  il  n'y  a  qu'un  f^tre  tle'prave'  dans  sa  raison  , 
et  dc'naiure'  pour  Ini-înême  qui  la  lejette. 
Mais  lionsscau  crut  et  aitun  à  proportion  de 
ses  lumières  et  de  sa  sensibilité  ;  et  il  écrivit 
sur  CCS  matières  scion  le  der^ié  émiuent  qu'a- 
vai-vit  CM  lui  CCS  deux  nualtés.  Entre  toutes 
les  bcau'.és  toucbaiitis  de  son  éloquence  , 
c'est  principalement  dans;  la  peinture  qu'il 
oITic  souvi-Ht  de  In  religion  ,  qu'il  est  admi- 
rable, l!  s'est  exprimé  sur  ce  sujet  avec  une 
persuasion  si  imposante  et  si  vive,  que  cet 
homme  vraiment  sul>!in-;e  dans  sa  liioraîe  , 
peut  ;);!s;;rr  ;>our  le  préJicateur  de  DiEfi  dans 
tons  K-s  cuites 

Je  luc  plais,  comme  vous  voyea,  Mon^ieur, 
à  rcuiiir  to  jt  ce  qsic  j'ai  pu  apprendre  de 
particulier  sur  le  caractère  de  Ixoiisseau  ;  et 
)  ai  de  ia  satisfaction  à  me  retracer  à  moi- 
mciiî:!  tous  ses  traits,  en  les  consignant  dans 
cet  écrit. 

Quelques  p?rson''cs  qui  ontcu  des  liaisons 
avec  Ini^  assurent  qu'il  a  clé  plein  d'.'.ma!)i- 
lité  dans  i'âgc  où  celle  qualité  éclate  davan- 
tage. (Je  point  est  peu  important;  mais  ce 
qu'on  v»oii  clairement  par  ses  écrits, c'est  qu'il 

JN   3 


,3^  L  E  T  T  R  E 

a  ete  quelque  clio.c  de  nlus  qn'nu  hoiutnc 
alma!.lo,sc'lou  uolic  IVivolc  acccpliou  ,  |nns. 
qu'il  citait  lie  pour  être  iiivincihleuuMU  aune  : 
avec  cela  il  c.t  \ù>.\>osûhW'  de  ne  plaire  pas. 
11  est  une  ccrlaine  chaleur  de  sc.u.Kunt  qui 
produit  sur  les  âmes,  ce  que  le  soUil  ,  qm 
Chauffe  tout  ce  qu'il  éclaire,  opcrc  sur  le 
m  ■tcriel  de  lu  nature.  De  tous  les  auteurs  cou- 

nus,  liou.^scau  est  sans  contredit  celui  qui  a 
clé  le  plus  doué  de  celte  cl.aleur  couununi- 
cative  qui  s'e.upare  du  lecteur,  et  qui  lait 
ou'ou  aime  avec  tant  d'iulé.ct  la  personne 
de  l'auteur,  cl  qu'elle  paraît  Ta  tous  les  ycuK 
autsi  disui^  d'amour  que  de  feloirc. 

Ou  assure  encore  que  Jîousscau  Jovl  me- 
dilatir  par  caractère  , le  devint  ensuite  de  plus 

eu  plus  par  halulude.  Les  hommes  do  cet 
ordre  l'ont  toujours  etc.  C'est  même  IT,  un 
dcssigne»  par  lesquels  les  léus  pensantes  so 
man.iestcnt  aux  yeux  de  ceux  cjui  savent  (.ujer 
de  la  nature  de  ce  genre  de  tae.turn.le. 

C'est  uniquement  dans,  la  solitude  qne  se 
forment  les  lortes  impressions  ,  et  c'est  de 
l'ame  que  naissent  les  grandes  pensées:  mot 
admirable  du  duc  de  h,  Ilar/K/oucoj^hi^qni 
s'applique  si  l)iea  à  Iloi^sscau  ,  delim  tout 
entier  i>ar  cette  seule  et  belle  maxime ,  quo 


SUR  J.  J.  ROUSSEAU.  s35 
la  Rochefoucauld,  en  l'écrivan  t,  semble  avoir 
a  pneu  dacs  l'avenir  le  célèbre  citoyen  de 
Gciièïc. 

R;Cii  ne  donne  lieu  à  plus  de  réflexions  qu© 
la  vciilJ  que  Je  Tiens  de  présenter.  En  effet, 
a\\  milieu  des  mouvemens  divers  de  la  société, 
les    scns'tions    se   perdent  ou  s'effacent.  Ce 
'  n'est  vraiment  que  dans  le  silence,  dans  cette 
ccMVcrsation   intérieure  ,  lorsque  le  trouble 
des  objets  du  dehors  cesse, que  l'Lonime  sondo 
son  ame  dans  toute  sa  profondeur  ,  et  qu'il 
élève  son  esprit  à  toute  la  hauteur  dont  il  est 
susceptible.   Alors   dans  vjue  pleine   paix  il 
j;oùtc  les  vrais  délie  es  wde  la  pensée;  il  s'ins- 
truit, et  il  doute;  il  devient  meilleur,  plus 
éclairé  ,  et  il  apprend  toul-à-la-fois  à  être 
modeste.  C'est-là  sur-tout  qu'il  peut  écouter 
la  voix  de  Dieu  au  fond  de  son  coeur,  eÉ 
qu'aussi-tôt  la  chaleur  de  ce  stintiment  intime 
lui  en  Fait  naître  l'amour.  C'est-là  que,couun9 
PyliiOi^ore  ,  il  entend  ,  sans  trop  d'dlusion  ^ 
l'harmonie  de  tous  les  corps  célestes; que  des- 
cendant dé-là  sur  la   terre  ,  il  voit  tous  les 
êtres   végétans  ;,  animes  et  sensibles  ,  unis  ii 
son  être  par  quelque    rapport,  rouler  dans 
le  temps  et  l'espace  avec  lui,  et  que,  cousi-- 
déra-nt  euliu  sou  espèce  ,  il  Ycit  l'hiimanit* 


£36  LETTRE 

entière  lanj^ec  .ailour  cJe  ss  s  icp;ord?  ;  celte 
liuiuanilc  si  agissante  dans  les  ciil'an?  ,  si 
sublime  ,  --i  toiuliante  dans  l'agc  luùr,  si  ics- 
pt-ctahlc  et  si  instructive  dans  les  vieillards. 
Pcir-loiit  .lilUiirs  les  obets  etrins^crs  s'  ^:- 
parent  pins  ou  iiioins  de  son  auic  et  de  mii 
esprit.  Dans  i'clude,dans  les  écoles,  dans  lo 
couiaicrccj  les  lacullés  peuvent  se  développer 
çt  les  lumières  s'aecroître  ;  mais  pour  bieu 
connaître  et  pour  sentir  fortement,  il  faut 
toujours  rentrer  eu  soi-même,  et  y  considé- 
rer les  objets  à  fond  et  sous  toutes  les  faces  : 
Toiià  le  se  ul  moyen  pour  a^graiif'.ir  se",  eon- 
ceptious,  le  seul  pour  que  la  force  de  la  pen- 
S'^'e  acquière  ,  pour  ainsi  parler,  toute,  sa  lati- 
tude. Deuiando!is-lc  aux  hommes  du  caractère 
de  cens  que  je  dépeins  :  ils  nous  diront  tous 
que  ce  n'est  qu'à  la  suite  de  ces  momens  d'une 
loiii^ue  (t  profonde  méditation  , que  la  nature 
intcrroj.',ce  ï^e  montre; qu'elle  révèle  au  "^énic, 
son  confident,  ses  secrets  les  plus  intimes; 
qu'elle  lui  iîisnirc  ces  belles  imagt'S  avec  Ir.s- 
qucllcs  il  la  caiaetérisc,  ou  qu'elle  lui  mani- 
feste ces  licnrcuses  inventions  h  l'aide  des- 
quelles il  la  découvre  aux  autres  hommes. 

L'esprit,  pour  éclater  ou  pour  briller,  peut 
nvpir  besoiu  de  la  société  des  autres  esprits  ;j 


SUR  .T.  J.  ROUSSEAU.         2^7 

mais  il  ne  faut  an  £;cnie  aucun  de  ces  secours 
pour  SCS  productions.  Il  a  en  lui  sa  fécondité 
et  sa  puissance;  il  cufaute  seul,  semblabloà 
uti  volcan  qui  uourrltet  puise  en  lui  tousses 
feux,  et  qui  ,  lorsqu'il  ue  peut  plus  les  conte- 
nir, les  répand  au  dcliors  avec  un  éelal  et  une 
explosion  qui  imite  encore  en  cela  pr«;raitc- 
ment  l'enfantemeut  du  génie. 

Rousseau  était  teliemeut  né  pour  ce  re- 
cueillement d'esprit  ,  qu'on  le  vit  chercher 
toute  .sa  vie  la  retraite ,  laquelle  il  eut  le  mal- 
heur de  voir  troubler  souvent.  Ami  de  la  na- 
ture et  des  grands  spectacles  qu'elle  offre  ^  il 
préféra  constamment  le  séjour  de  la  campa- 
gne à  celui  des  villes,  et  consacra  enfin  à  co 
genre  de  vie  ses  jours  trop  tôt  termines  ,  dans 
la  société  de  deux  hôtes  vertueux  qui  ont  eu 
l'houneur  et  le  bonheur  de  consoler  ses  der- 
nières années,  et  qui  possèdent  aujourd'hui 
dans  leur  héritasse  les  r;;stes  précieux  de  ce 
grand-hounue.  Puissent,  pour  urix  de  cette 
action  hospitalière, leurs  vertus  passer,  scloa 
le  voîu  de  /iousscau  ,A:\\^s,  le  cœur  de  leurs 
fi!i,ct  puissent  aussi  s'y  joindre  toutes  celle» 
de  t'iioninic  dont  ils  ont  honoré  la  vJo  !  Ce 
boiilicur  digne  d'eux,  est  le  plus  grand  que 
des  îiioitels  puissent  éprouver  sur  la  terre,   j 


s38 


LETTRE 


Je  finis  ,  Moiî^ieiir  ,  cetle  lettre  pnr  le  der-. 
Iiicr  trait  que  i'ai  amionté  plus  haut. 

On  a  su  qiir  Iîous.''(  m  ,(x^u-  le  (U'clin  do 
son  â^c,cl  voyant  ai;  ver  sou  dernier  tciinc, 
dont  11  i.aiure  avertit  toujours  cens  qui  ue 
Teuicut  pas  étie  "-onrUs  à  «^a  voix,  a  terininô 
sa  carrière  par  un  ccr.t  dont  ,  couinie  il  dit 
fort  bien  ,il  n'y  apuiul  eu  et  il  n'y  aura  jamais 
d'cxeuiple. 

Cet  écrit,  dont  la  curiosité  publique  sera 
loujours  avide  ius.ju'à  ce  qu'elle  soit  satis- 
fnie  ,  conlieni  ,  à  en  )Uj:!;er  par  une  belle  pre- 
l;iee  qu'on  a  déjà  f.iil  coun;iilre  ,  les  lue'uioircs 
c)c  la  v.e  de  ,1eiiu^Joci.]ues  \  non  ces  sortes 
de  incujotr<s  dont  on  d.^l-)llte  le  coilenu  sur 
l'iiiUMél  de  ses  passions  ou  sur  celui  de  sou 
ainoii>-|)n)p!e,mais  la  confession  e.N.vle  quo 
Hpiisscaii  lad  à  Dtf.u  nu'ui'-  d;!  tont^  sa  v.e 
daii.s  un  oerit  autlicutiqui  ,  si  (lié  de  sa  foi, 
où  II  a  expo.-e  le  i)i  u  et  e  mal  de  loul-'s  ses 
actions,  sans  .ivo  r  .  -uivant  ses  expressions, 
lien    lu,  rien   d:  s. mule  ,  ri(  n  pallie. 

C'est  avec  ce  livre  à  la  main  qu'il  se  trans- 
porte aux  pieds  de  rt'.tcnifl  au  iour  du 
dernier  iug<'meiii  ,  't  que  là,  comparaissant 
avec  tons  ie^  humains,  il  o<e  sous  les  y«nx 
de   i'£lre    suprême  ,   se    douiicr  d'après    sa 


SUR  J.  J.  ROUSSEAU.         23^ 

conscience,  le  témoii^oage  que  nul  homme 
fesaut  le  uicne  aveu,  iic  pourra  dirt-  a\oir 
été  ra  vJJcnr  que  lu' :  rlécîar  .t  on  bien  iia.-te 
bien  ferme,  bien  prc'.  iscj  mas  qui  ,  île  ia 
part  d'un  lionimc  tel  que  Rousseau  ,  ;jutli,!i, 
iique  p'tinemeut  Ih  vérné  de  son  exuosé  et 
Je  iondemeat  du  jugement  qu'il  porte  tu 
conse'qucnce  sur  lui-méuir.  '  u  t-fiFei  ,  qîiancl 
ou  a  comme  lui,  connu  si  parfaitfment  le 
cœur  humain  et  le  sien  propre,  et  qu'on  à 
confci^se'  e/tsuite  sa  vie  entière,  il  faut  être 
un  angG  pour  porter  de  soi  devant  Dieu  ua 
scmbkbîe  tcu.oignage,  ou  un  monstre  pour 
le  produire  avec  le  désaveu  secret  de  sa 
conscience. 

^  Sous  ce   point  de  vue,  que   doit  paraître 
l'entreprise  d'un   pareil  livre  ?  Quelle  est  la 

créature  assez  grande  pour  en  eoncevoir  seule- 
ment la  pensée  ?  Quelle  est  celle  surtout  asscB 
courageuse^  assez  vraie  pour  l'exécuter  de 
bonne  foi  ?  Quelle  est  celle  enfui  assrz  pure, 
pour  qu'après  une  telle  confession  ,  il  en  ré-' 
suite  ,  uon  p.s  tant  un  témoi-na^r-  auî^i 
gloncux  à  produire  pour  soi  ,  mais  un  lémoi- 
gnas<'  aussi  consolant  pour  un  lio.Mme  qui 
cramt  l'iare  suprême  ,  et  qui  aune  sincère- 
i»c«t  la  vertu  ?  L'idée  d'uue  pareille  cmrc* 


3^0  LETTRE 

prise  fait  pâlir  de  crainte  ,  ou  transporte  d'ad- 
xriiration.  Oui,  on  le  répète,  il  n'y  a  qu'nu 
l,ou-uic  bien  supérieur  à  la  nature  luunauie 
qui  ait  pu  rcxccutcn- ,  ou  un  clic  impie  qui 
ait  ose  vouloir  tromper  les  bonnnes  sans^  pou- 
voir croire  tromper  Dicu-méme. 

Vertueux  Housscau  .'  on  a  bientôt  porte 
sur  toi  sou  iuseiuent.  Toute  ta  vie  dicte  né- 
cessairement la  seule  opinidxj  qu'on  puisse 
adopter  sur  un  acte  si  essentiel  de  ta  part. 
Oui  homme  rare  ,  et  peut-être  trop  peu 
connu  encore,  malgré  ton  ^:u.d  renom! 
tu  n'as  point  eu  et  tu  n'auras  point  d  .mi- 
tateurs  ;  ou   si  tu  eu  as,  tu  n'auras  ,ama.s 

d'égaux. 

ï^on  ,  sans  doute  ,  tu  n'as  pas  voulu  mentir 
au  ciel  et  îi  la  terre  dans  un  écrit  si  sencux. 
Toutes  les  actions  de  ta  vie  cautionnent  la 
foi  de  cet  écrit;  et  cet  écrit  à  son  tour  sanc- 
tionne la  pureté  de  ta  vie.  Adlcurs  lu  as 
parlé  comme  auteur  ;  tes  lumières  cl  ton  gea.e 
t'ont  inspiré  :  ici  lu  as  écrit  comme  homme, 
et  ta  conscience  a  tout  dicté.  Touks  les  en- 
fiques  tombent  -,  lous  les  doutes  cessent.  Il 
faut  te  croire  le  pins  coupable,  le  plus  de- 
yravc  des  luoxtds ,  co  q^ui  u  est  pas  possible  , 


SUR  J.  J.  ROUSSEAU.  241 
ou  te  considérer  comme  im  homme  unique 
pour  la  ve'iité,  pour  la  droiture,  pour  la 
sensibilité  de  Tame  ;  ce  qu'il  est  si  facile  et 
si  doux  de  penser  d'après  toi ,  tes  actions  et 
tes  ouvrages. 

J'oublie  dans  ce  moment  les  charmes  ravis- 
sans  de  ton  génie.  C'est  à  cet  acte  sublime 
que  je  m'arrête  ;  c'est  ton  ame  que  je  con- 
sidère -,  c'est  l'énergie  si  rare  ,  et  tont-à-la-fois 
si  honnête  de  cette  ame  que  j'admire.  C'est 
dans  ton  adoration  profonde  pour  l'Etre  su- 
prême, c'est  dans  cette  affection  innée  pour 
tous  les  hommes  ;  c'est  dans  ta  conduite  cons- 
tante envers  eux  et  avec  toi-même  ,  que  je 
te  trouve  supérieur  à  l'humanité;  et  quand 
^e  réuni^  par  la  pensée  ce  que  l'auteur  a  écrit 
avec  ce  que  l'homme  a  senti ,  exécuté  et  pra- 
tiqué ,  c'est  alors  que  rapprochant  la  gloire 
éclatante  de  l'écrivain  ,  du  mérite  plus  parfait 
encore  de  la  personne  ,  je  m'explique  ,  après 
avoir  exciué  quelques  écarts  dans  lesquels 
les  hautes  lumières  ne  servent  que  trop  sou- 
vent à  faire  tomber,  je  m'ex[>l  que  ,  dis-jc  , 
sans  nulle  peine  le  piéttndu  paradoxe  de  ta 
Aie  et  de  tes  écrits.  C'est  alors  que  tu  obtiens 
de  moi  plus  que  l'hommage  du  au  génie, 
i^icces  4iv.  Tome  II,  O 


342     LETTRE  SUR  J.  J.  ROUSSEAU. 

celui  du  retour  le  plus  tendre  en  incmoiie 
de  l'amonr  que  tu  as  porte  aux  hommes,  et 
qvxe  mon  vœu  le  plus  vif  qui  s'exauce  chaque 
jour,  est  que  tou  nom  soit  place'  paimi  le 
petit  uombre  des  noms  précieux  que  l'estime 
des  hommes  se  plaît  à  couscrycr. 


LETTRES 

SUR    LES    OUVRAGES 

E  T 

LE     CARACTÈRE 

B  E 

J.     J.     ROUSSEAU* 


Vous  qui  de  ses  écrits  savez  goûter  les  charmes, 
\  ous  tous,  qui  lui  devez  des  leçons  et  des  larmes, 
Pour  prix  de  ces  leçons  et  de  ces  pleurs  si  doux, 
Cœurs  sensibles,  venez:  je  le  confie  à  vous. 

UAbbê  de  Lille 


êi 


p  p.  É  F  A  C  E. 


Je   ne   connais  point   d'éloge  de 
Rousseau  ;  j'ai  senti  le  besoin  de  voir 
mon  admiration  exprimée.  J  aui-ais 
souhaité  sans  doute  qu'un  autre  eût 
peint  ce  que  j'éprouve  ;    mais  j'ai 
goûté  quelque  plaisir  encore  en  ma 
retraçant  à  moi  même  le  souvenir  et 
l'impression  de  mon  enthousiasme. 
J'ai  pensé  que  si  les  hommes  de  gé- 
nie ne  pouvaient  être  jugés  que  par 
un  petit  no:nbre  d'esprits  supérieurs, 
ils  devaient  accepter  tous  les  tributs 
de   reconnaissance.   Les   Ouvrages 
dont  le  bonheur  du  genre-humaia 
est  le  but,  placent  leurs  auteurs  au 
rang  de  ceux  que  leurs  actions  im- 
mortalisent :  et  quand  on  na  pas 
yécu  de  leur  temps  ,  on  peut  être 

o  s 


i]  PRÉFACE. 

impatient  de  s'acquitter  envers  leur 
ombre ,  et  de  déposer  sur  leur  tombe 
l'hommage  que  le  sentiment  de  sa 
faiblesse  même  ne  doit  pas  empê- 
cher d'offrir. 

Peut-être  ceux  dont  l'indulgence 
da"gnera  présager  quelque  talent  e-i 
moi,  me  reproclieront-ils  de  m'étre 
hâtée  de  traiter  un  sujet  au-dessus 
même  des  forces  que  je  pouvais  es- 
pérer un  jour.  Mais  qui  sait  si  le 
temps  ne  nous  ôte  pas  plus  qu'il  ne 
nous  donne?  Qui  peut  oser  j»révoir 
les  progrès  de  son  esprit?  Comment 
consentir  à  s'attendre,  et  renvoyer 
à  l'époque  d'un  avenir  incertain , 
l'expression  d'un  sentiment  qui  nous 
presse? Le  temps  sans  doute  détrom- 
pe iles  illusions  ,  mais  il  porte  quel- 
C^^uefois  atteint^  à  la  vérité  même  « 


PRÉFACE  iij 

et  sa  main  destructrice  ne  s'arrête 
pas  toujours  à  l'erreur.  N'est-ce  pas 
aussi  dans  la  jeunesse  qu'on  doit  à 
Rousseau  le  plus  de  reconnaissance? 
Celui  qui  a  su  faire  une  passion  de 
la  vertu,  qui  a  consacré  l'éloquence 
à  la  morale  ,  et  persuadé  par  l'en- 
thousiasme ,  s'est  servi  des  qualités 
et  des  défauts  mêmes  de  cet  âge  pour 
se  rendre  maître  de  lui. 


O  4 


LETTRES 

SUR  LES    OUVRAGES 

E  T 

LE    CARACTÈRE 

D  E 

J.    J.    ROUSSEAU. 

LETTRE  PREMIÈRE. 

Du  alylc  de  Rousseau  ,  et  de  ses  premiers- 
discours  sur  les  sciences  ,  Vincgalilé  des 
conditions  et  le  danger  des  spectacles. 

\^^'t3T2i  l'âge  de  quarante  ans  que  Rousseau, 
cornpofa  sou  premier  ouvrr.ge;  i!  Fallait  quo 
sou  cœur  et  sou  esprit  fusscut  calmés,  pour 
qu'il  put  se  cousacrcr  au  travail  \  et  tandis 
que  la  plupart  des  bomuics  out  bcsoiu  do 
saisircetteprcmièrc  Qauiuic  de  lajeuucsse,pour 
suppléera  la  véritable  clialcur,  l'auiede  Kous-. 
se:ui  était  cousume'e  par  un  Icu  qui  le  dévora 
iQug-teinps  ayaut  de  l'éclaiicr  ;  des  idées  sau;^. 

0) 


25o  LETTRE 

jiombrc  le  doiuiiialcnt  toui-à- louv  ;  il  n'eu 
pouvait  suivre  aucune,  parce  qu'elles  l'en- 
traînaient toutes  e'galcment.  Il  appnricnait 
trop  aux  pb')cls  extérieurs  pour  rcuticr  eti 
Jui-nicmc  ;  il  sentait  trop  pour  penser  ;  il  ne 
«avait  pas  vivre  et  réflécliir  à-la-fois.  Rous- 
seau s'est  donc  voué  à  la  nic.lllalion  ,  quand 
les  evencnicns  de  la  vie  ont  eu  inoins  d'em- 
pire sur  lui  ,  et  lorsque  son  aine  ,  sans  oljjct 
de  passion  ,  a  pu  s'enflauimer  toute  entière 
pour  des  idées  et  des  seutinicns  abstraits.  Il 
ne  travaillait  ni  avec  rapidité,  ni  avec  faci- 
Jilé  :  niaiti  c'était  parce  qu'il  lui  fallait,  pour 
choisir  entre  toutes  ses  pensée,  le?  teuii'sct  les 
eliorls  que  les  hommes  médiocres  eni[)loient 
à  tâcher  d'en  avoir:  d'ailleurs  ses  sentimens 
sont  si  profonds,  ses  idées  si  vastes,  qu'on 
souhaite  à  son  génie  cette  marche  auguste  et 
lente  :  le  déhrouillemeiit  du  chaos  ,  la  créa- 
tion du  monde  ,  se  peint  à  la  pensée  comme 
l'oiivrage  d'une  loif^ue  suite  d'années,  et  la 
puissance  de  soti  auteur  n'en  paraît  que  plus 
imposante. 

Le  premier  sujet  queRousscan  a  traité,  c'est 
la  question  sur  l'utilité  des  sciences  et  des  ai  ts. 
L'opinion  qu'il  a  soutenue  est  certainement 
païadoxakjmuiscUe  est  d'accordavccses  idées 


SUR   J.  J.  ROUSSEAU.        25i 

habituelles,  et  tous  les  ouvraj^cs  qu'il  a  donnes 
depuis  sont  comme  le  développement  du  sys- 
tème dont  ce  discours  est  le  premier  germe. 
On  trouve  dans  tous  ses  écrits  la  passion  de 
la  nature^  et  la  liaine  pour  ce  que  les  hommes 
y  ont  ajoute'  :  il  semble  que  pour  s'expliquer 
le  me'lange  du  bien  et  du  mal ,  ill'avait  ainsi 
distribue'. Il  voulait  ramener  les  hommes  à  une 
sorte  d'e'tat  dont  l'âge  d'or  de  la  fable  donne 
seul  ridee,e'galfment  éloigné  des  inconve'iiiens 
de  la  barbarie  et  de  ceux  de  la  civilisation.  Ce 
pro)ct  sans  doute  est  une  chimère  :  mais  les  al- 
chimistes,en  cherchant  la  pierre  philosophale, 
ont  découvert  des  secrets  vraiment  utiles. 
Rousseau,  de  même,  eu  s'efïorçant  d'attein- 
dre à  la  connaissance  de  la  félicité  parfaite 
a  trouvé  sur  sa  route  plusieurs  vérités  im- 
portantes. Peut-être  en  s'occnpant  de  la  ques- 
tion sur  l'utilité  des  sciences  et  des  arts  ,  ii'a- 
t-il  pas  assez  observé  tous  les  côtés  de  l'objet 
qu'il  traitait;  peut-être  a-t-il  trop  souvent  lié 
les  a;  ts  aux  sciences  ,  tandis  que  les  effets  des 
luis  et  des  autres  diffèrent  entièrement.  Peut- 
«*tr.-,  en  parlant  de  la  décadence  des  empires  , 
suiie  naturelle  des  révolutions  poliliques  , 
a-t-ii  eu  tort  de  regarder  le  progrès  des  sciences 
comme  une  cause,  taudis  qu'il  n'était  qu'ua 

O  6 


252  T.  E  T  T  R  F. 

évcucnjciit  coiiteinporaiii  :  ptut-ctic  u'.>-»-il 
pas  assez  distingué  dans  ce  discours  la  !eh- 
citc  des  hommes  de  la  prospérité  des  empires  ; 
car  quand  il  serait  vrai  que  l'amour  des  cou- 
naissances  aurait  distrait  les  peuples  guerriers 
da  la  passion  des  armes,  le  honlicnr  du  genre- 
humain  n'y  aurait  pas  perdu. Peut-être  enfin, 
avant  de   décider  cette  question,   valail-il 
mieux  balancer  les  inconvcnicns  et  les  avan- 
tages des  deux  partis.  C'est  la  seule  manière 
de  parvenir  à  la  vérité.  Les  idées  morales  ne 
sont  jamais  assez  piécises  pour  ne  pas  offrir 
des  ressources  à  la  controverse:  le  bien  et  le 
mal  se  trouvent  par-tout;  et  celui  qui  ne  se 
servirait    pas   de   la    faculté  de  comparer   et 
d'additionner,  pourainsi  dire, l'un  et  raulrc, 
se  tromperait,   ou   resterait  sans  cesse  dan» 
l'incertitude.  C'est  à  la  raison  plutôt  qu'à  l'e- 
loqncMce   qu'il    appartient  de    concilier  des 
opinions    cojitraires   :    l'esprit    montre    une 
puissance  plus  {:;rande,  loisqu'il  sait  se  rete- 
nir, se  transporter  d'une  idée  à  l'autre.  Mais 
il    me  semble  que   l'aine   n'a   toute   sa  lorc.c 
qu'en  s'abandonnant ,  et  je  ne  connais  qu'un 
homme    qui   ait  su  joindre    la  chaleur  à  la 
modération  ,  soutenir  avec  éloquence  des  opi- 
uions  également  cloiguccs  de  tous  les  cxiro- 


SUR  J.  .1-  ROUSSEAU.  2o3 
nirs  ,  et  faire  éprouver  pour  !a  raison  la  pas- 
Sio;i  <inoa  n'avait  jusc^uaiors  ia^pircfc  que 
pour  les  sj^stcmcs. 

Lg  second  discours  de  Roiisser.u  traite  de 
l'origine  de  l'iné-alité  des  conditions:  c'est 
peut-être  de  tous  ses  ouvrag-s  ,  celui  où  il  a 
mis  le  plus  d'idées.  C'est  un  ^rand  effort  du 
gc-nic  de  se  reporter  ainsi  aux   simples  coui- 
biïxaisons  de  l'instinct  naturel.  Les  hommes 
ordinaires  ne  conçoivent  pas  ce  qui  ei^t  au- 
dessus  ni  au-dessous  d'eux;  ils  restent  fixés 
a  leur  horizon.  Ou  voit  à  chaque  pa-e  com- 
bien Ro::ssean  rcgrjltj  la  vie  sauvaj;e:  il  avait 
son   genre  de    misaiithropic  ;  ce   n'était  pas 
les    liommcs  ,  mais    leurs    institutions    qu'il 
iiaï.-sait  :   il  voulait  prouver  que  tout   était 
bien  en  sortant  des  mains  du  Créateur;  mais 
peut-être  devait-il  avouer  que  celle  aideur 
.    de  connaître  et  de  savoir  ;,  c'tnit  aussi  un  sen- 
timent naturel,  don  dn  cici,  comme  toutes 
les   autres  facullcs  des  hommes  ;  moyens  de 
bonheur  ,  lorsqu'elles  sont   exercées  ;  tour- 
Ttient,  quand  elles  ^ont  coudamnétis  au  repo*: 
c'est  en  vain  qu'aprl-s  avoir  tout  connu  ,  tout 
senti  ,  tout  éprouvé,  il  s'écrie  :  «N'allez  pas 
V  plus  avant  ;  je  reviens  ,  et  ic  n'ai  rien   vu 
>  qui  valût  la  pciue  du  voyage  »•  CUaqu» 


2  54  1'   '^    "  T  R  E 

boimtie  \rnL  c'tie  à  sou  tour  délroaipë ,  et 
jauiais  les  désirs  ne  fureut  calmes  parl'cxpé- 
rieucc  dfs  antres.  Il  est  remarquable  qu'il u 
des  hommes  les  plus  sensibles  et  les  pli.s 
distingue'»  par  ses  connaissances  et  îon  génie, 
ait  voulu  réduire  l'esprit  et  ic  cœur  humain 
à  un  état  presque  semblable  à  l'abrutissement; 
mais  c'est  qu'il  avait  seuti  plus  qu'un  autre 
toutes  les  piincs  que  ces  avantages  ,  portes 
à  l'excès,  peuvent  faire  éprouver.  C'est  peut- 
être  auK  dépens  du  bonheur  qu'on  obtient 
ces  succès  cxlraordiuaires,  dus  à  des  talen* 
sublimes.  T^a  nature,  épuiïér  par  ces  supcibc» 
dons,  refuse  sou\  eut  au\  grands-houunes  les 
qualités  qui  pcuvont  rendre  licureuj;.  (^)u'il 
est  cruel  de  leur  accorder  avec  tant  de  peine, 
de  leur  envier  avec  tant  de  fureurcelte  gloire, 
seule  jouissance  qu'il  soit  pcut-élic  en  Icmt 
pouvoir  de  goûter. 

Mais  avec  quelle  finesse  Rousseau  suit  les 
progrès  des  idées  des  hommes  !  comme  il 
inspire  de  l'admiration  pour  les  premiers  pas 
de  i'fr.'^prit  humain  ,  et  de  retonnemcrit  pour 
le  coneouis  de  circonstances  qui  put  les  lui 
faire  faire  !  comme  il  trace  la  route  de  la 
pensée,  compose  son  histoire,  et  fait  un  clforl 
d'ima^inaliou  intellectuelle,  de  créaliou  abs- 


SUR  J.  J.   ROUSSEAU.       255 

traite,  au-di-ssus  de  tcvites  les  inventions 
d'ëvéoeiiicns  et  d'images  dont  les  poètes  nous 
ont  donne  l'idée!  comme  il  sait  an  milieu 
de  ces  systèmes  ,  exagére's  pcut-éde,  inspirer 
de  justes  sentimcns  de  liaine  pour  le  vice ,  et 
d'amour  pour  la  vertu  !  Il  est  vrai,  ses  idées 
positives,  comm?  celles  de  Montesquieu  ^vlq 
montrent  pas  à-la-fois  le  mal  et  le  remède, 
le  but  et  les  moyc  >?  ;  il  ne  se  charge  pas  d'ap- 
J)rendrc  à  exécuter  sa  pensée  ;  mais  il  agit  sur 
l'arae  ,  et  remonte  ainsi  plus  haut  à  la  pre- 
mière source.  On  a  souvent  vanté  la  ^)crfcc- 
tioM  du  style  de  noussemi\  je  ne  sais  pas  si 
c'est-!à  précisément  Télngc  qu'il  ftuxt  lui  don- 
ner:'a  perfection  semble  consister  plus  encore 
dans  l'absence  des  défauts  ,  que  dans  l'exis- 
tuice  de  grandes  beautés;  dans  la  nu.sure, 
que  dans  !'aI)andon  ;  dans  ce  qu'on  est  tou- 
jours, que  dans  ce  qu'on  se  montre  q:ie!qne- 
f(HS -,  enfin  la  perfection  donne  l'idée  de  la 
proportion  plutôt  que  de  la  grandeur.  Mais 
Rousseau  s'élève  et  s'abaisse  tour-à-tour  ;  il 
est  tantôt  au-dessus,  tantôt  au-dessous  de  la 
perfection  même;  il  rassemble  toute  sa  clia- 
Irur  dans  un  centre,  et  réunit ,  pour  brûler, 
tous  K's  ravons  qui  n'eussent  fait  qu'éclairer, 
s'ils  ctaieut  restés  épars.  AU!  si  l'homme  u'a 


2  56 


LETTRE 


jamais  qn'inic  certaine  mesure  ilc  force, J'aùno 
ïuieu\  celui  qui  les  emploie  tontes  à-la-lois; 
qu'il  s'c'puise  s'il  le  faut,  qu'il  me  laisse  ic- 
totubcr,  pourvu  qu'il  ui'ait  une  fois  élevé  jus- 
qu'aux cieux.  Cependant  Rousseau  joignant 
à  la  chaleur  et  au  gcaic  ,  ce  qu'on  appelle 
précisément  de  l'esprit,  celte  (acuité  de  saisir 
des  rapports  lins  et  éloignes,  qui,  sans  recu- 
ler les  bornes  de  la  pensée,  trace  de  nouvelles 
routes  dans  les  p;iys  qu'elle  a  déjà  parcourus; 
qui,  sans  donner  du  niouvemeiit  au  style^ 
ranime  cependant  par  des  contia>lcs  et  des 
oppositions  ;  Rousseau  remplit  souvent ,  par 
des  pensées  ingénieuses,  les  intervalles  de  sou 
éloquence  , et  retient  ainsi  toujours  l'attcntiori 
cl  rmlérèt  des  lecteurs.  Une -grande  propriétô 
de  lerims,  une  simplicité  remarquable  dans, 
la  construction  f;r  uimalic.Tlc  de  sa  pliras», 
donnent  à  5on  style  une  claito  parfaite  :  sou 
expression  rend  tàdilcu-icnt  sa  p.nséc  ;  mais 
le  cli.;rme  de  son  expression  ,  c'est  à  son  amo 
qu'il  le  doit.  iM,  de  lînffon  colore  son  slylc 
j)ar  sou  imagination;  Rousseau  l'anime  par 
sou  caractère:  l'un  civoisit  les  expressions  ; 
elles  écliappent  à  l'autre,  l^'éloquence  de  ]M, 
de  FJnfloM  ne  peut  a|)partenir  qu'à  un  honuno 
de  gvuic  i  la  passiQu  pouvruit  clcyci"  à  celle 


SUR  J.  J.  ROUSSEAU.        257 

de  RouJsean.  ?.Tais  quel  |î1us  bel  élcgc  peut- 
on  lui  donner,  que  de  lui  trouver,  presque 
toujours  et  spr  tant  de  suicts  ,  la  chaleur  que 
le  transport  de  l'amour ,  de  la  liaiue  ,  ou  d'au- 
tres passions  ,  peuvent  inspirer  une  fois  dans 
la  vie  à  celui  qui  les  resscrit  ?  Son  style  n'est 
pas  co:t:nuclleiueut  Larinonicux  ;  mais  dans 
les  morceaux  inspires  par  son  amc  ,  on  trouve, 
no'i  cette  liarmonie  iniitative  dont  les  poètes 
ont  fait  usage,  uon  cette  suite  de  mots  so- 
nores ,  qui  plairait  à  ceux  même  qui  n'ea 
comprendraient  pas  le  i-cns  ;  mais  ,  s'il  est 
permis  de  le  dire  ,  uac  sorte  d'harmonie  natu- 
relle ,  accent  de  la  passion,  et  s'aecordant 
avec  cllcjfomine  un  air  parlait  avec  les  pa- 
roles qu'il  exprime.  Il  a  le  tort  de  se  servir 
souvent  d'expressions  de  mauvais  goût  ;  mais 
on  voit  au-inoins,  par  l'alFtctation  avec  la- 
quelle il  les  emploie  ,  qu'il  comiaît  bien  les 
critiques  qu'on  peut  en  ("aire:  il  se  pique  de 
forcrr  ses  lecteurs  à  les  approuver;  et  pcul- 
étre  aussi  que  par  une  sorte  d'esprit  républi- 
cain, il  lie  veut  point  reconnaître  qu'il  existe 
des  termes  bas  ou  releve's  ,  des  rangs  même 
entre  les  mots;  mais  s'il  hasarde  des  expres- 
sions que  le  poût  rcjcterait,  eoumie  il  a  su 
se  le  concilier  par  des  morceaux  euticrb,paï-« 


j58  lettre 

faits  SOU;.  :ous  les  rapports  ,  ccluî  qui  s'affinn- 
chit  des  rcpjles,  après  avoir  su  si  Lien  s'y  sou- 
Uiettre  ,  piouve  au-moius  qu'il  ne  les  blàiuc 
pas  piii    im[)uissance  de  les  suivre. 

Un  des  discours  de  Rousseau  qui  m'a  le 
plus  frappe  ,  c'est  sa  lettre  contre  l'étahlisse- 
lueut  des  spectacles  à   Genève.    Il  y  a  une 
réuuiou  étonnante  de  moyens  de  persuation  , 
la  losiqi'C  «:t  l'éloquence  ,  la   passion    et   la 
raison.    Jamais    llousscau    ne    s'est   uionlrc 
avec  autant  de  dignité  ;  l'auiour  de  la  patrie, 
l'entliousiasuic  de  la  liberté,  l'attachement 
à  la  morale,  guident  et  animent  sa  pensée. 
La  cause  qu'il  soutient,  sur-tout  appliquée 
à  Genève  ,  est  parrailcmont  juste  ;  tout  l'esprit 
qu'il  met  quelquefois  à  soutenir  un  paradoxe, 
est  consacré  dans  cet  ouvrage  à  appuyer  la 
V«ri<é  ;  aucim  de  ses  efforts  n'c^t  perdu  ,  aucun 
de  ses  monvcmens  no  porte  à  f.u.x  ;  il  a  toutes 
les  idées  q.ie^on  sHJet  peut  faire  naître,  louta 
l'élevidun  ,  la  cliaU-ur  qu'il  doit  exciter  :  c'est 
dan»  cet  ouvrage  qu'il  établit  son  opinion 
fc„r  k^  avantages  qui  doivent  résulter   pour 
les  homiues  cl  les  IVmmcs  ,  de  ne  p.is  se  voir 
souvent  en   société   :    sans   doutr   dans    uno 
république  cet  u>:i-e  .-M  préférable.  L'amour 
de  la  patrie  est  \.n\.  mobile  si  puissant,  qu'il 


SUR  J.  J.  ROUSSEAU.         259 

rend  les  liommes  indifiérens  j  même  à  ce  que 
nous  appelons  la  gloire  :  mais  dans  les 
pays  où  le  pouvoir  de  l'opinioa  affranchit 
seul  de  la  puissance  du  maître,  les  applau- 
dissenjeus  et  les  suffrages  des  femmes  de- 
viennent un  motif  de  plus  d'einulation  dont 
il  est  important  de  conserver  rinfluence.  Dans 
les  re'publiquf^s  ,  il  faiu  que  les  hommes 
gardent  )usc|u'à  leurs  défauts  mêmes  5  leur 
âpreté,  leur  rudesse  fortlHent  eu  eux  la  pas- 
sion de  la  liberté.  Mais  ces  mêmes  de'fauts 
dans  un  royaume  absolu  rendraient  seule- 
ment tyrans  tous  ceux  qui  pourraient  exercer 
quelque  pouvoir.  D'ailleurs  je  hasarderai  de 
dire,  que  dans  une  monarchie,  les  femmes 
conservent  peut-être  plus  de  sentiment  d'in- 
dcpeuclance  tt  de  fierté  que  les  hommes  :  la 
forme  des  gouvernemens  ne  les  atteint  point  ; 
leur  esclavage  toujours  domestique  est  égal 
dans  tous  les  pays  :  leur  nature  n'<  st  dono 
pas  dégradée,  niéaie  d;ms  les  ct.its  despotes; 
mais  les  homuies  ,  créés  poiu"  la  liberté  civile  , 
quand  ils  s'en  sont  ravi  l'usage,  se  sentent 
avilis  et  tombent  souvent  alors  au-dessous 
d'eux-mêmes.  (Quoique  Rousseau  ait  tâché 
d'ejnpêcher  les  femmes  de  se  mêler  des  ailaires 
publiques,  de  jouer  uu  rolo  éclatant,  qu'il 


26o  1.  F.  T  T  R  E 

a  £u  Icnr  plaire  en  pr.rlaiil  d'c'ies  !  ali  !  >"il 
a  voulu  les  priver  de  quelques  droits  étrangers 
à  leur  sexe,  coiuuie  il  leur  a  rcu'lu  tous  ceux 
qui  lui  appartiennent  à  jamais  !  S'il  a  voulu 
diuiinuer  leur  inQiiencc  sur  les  délibérations 
des  hommes  ,  comme  il  a  consacre  l'empire 
qu'elles  ont  sur  leur  bonheur  !  S'il  les  a  fait 
descendre  d'un  trône  usurpé  ,  connue  il  les 
a  replacées  sur  celui  que  la  nature  leur  a 
destine  !  S'il  s'iudi,2;ne  contre  elles  ,  lors- 
qu'elles veulent  ressembler  auv  hommes  , 
combien  il  les  adore  ,  quand  elles  se  pré- 
sentent à  lui  avec  les  channes,  les  fa'i  blesses , 
les  vertus  et  les  torts  de  leur  sexe  !  I<',n(iii  il 
croit  à  l'aujour  ;  sa  giâce  est  obtenue  :  (ju'iui- 
jiortc  aux  femmes  que  sa  raison  leur  dispute 
l'empire,  quand  sou  coeur  leur  est  soumis; 
qu'importe  même  à  celles  que  la  uaiurc  a 
douces  d'une  ame  tendre  ,  qu'on  leur  ravisse 
le  faux  honneur  {le  f^ouvevmr  celui  qu'elles 
ain\iut  ?  Non  ,  elles  préfèrent  de  sentir  sa 
supériorité,  de  l'admirer  ,  de  le  croire  mille 
fois  nu-Jessus  d'elles  ,  de  dépendre  de  lui  , 
p;:rec  qu'elles  l'adorent  ;  de  se  stunuettre 
volontairement,  d'abaisser  tout  b  ses  piuds, 
d'eu  donner  elles-mêmes  l'esemple  ,  et  de 
uc  domuuder  d'autre   retour   que  celui  du 


SUR   J.  J.  ROUSSEAU         261 

eœur ,  dont  en  aimant,  elles  se  sont  rendues 
digues.  Cependant  le  seul  tort  qu'au  nom  des 
femmes  je  reprocherai  à  Rousseau  ^  c'est  d'a- 
voir avance,  dans  une  note  de  sa  lettre  sur 
les  spectacles  ,  qu'elles  ne   sont  jamais   ca- 
pables des  ouvrages  qu'il  faut  e'crire  avec  de 
l'ame  ou  de  la  passion.  Qu'il  leur  refuse,  s'il 
le  veut ,  ces  vains  talens  littéraires  ,  qui ,  loia 
de  les  faire  aimer  des  hommes,  les  mettent 
en   lutte    avec  eux  ;   qu'il  leur   refuse  cette 
puissante  force  de  tête,  cette  profonde  fa- 
culté d'attention  dont  les  grands  génies  sont 
doues  ;  leurs  faibles  organes  s'y  opposent, 
et  k-nr  cœur,  trop  scuvent  occupé  par  leurs 
sentimcns  et  par  leur  malheur  ,  s'empare  sans 
cesse   de   leur  pensée,  et  ne  la  laisse  pas  se 
fixer  sur  des    méditations  ctraiigèrcs  à   leur 
idée  dominante  ;    mais   qu'il   ne    les   accuse 
pas  de  ne   pouvoir  écrire  que  froidement  , 
de  ne  savoir  pas  même  peindre  l'amour.  C'est 
par   l'ame  ,  l'ame  seule  ,  qu'elles  sont   dis- 
tinguées ;  c'est  elle  qui  donne  du  mouvement 
à  leur  esprit;  c'est  elle  qui  leur  fait  trouver 
quelque  charme  dans  une   destinée  dont  les 
sentimens  sont   les  seuls  évèneniens  ,  et   les 
alVcctioiis  les  seuls  intérêts  ;  c'est  elle  qui  les 
iJculiiic  au  sort  de  ce  qu'elles   aimcat_,  et 


€i  LETTRE 

leur  compose  un  bonheur  dont  l'unique 
source  est  la  fe'licilé  des  olj/tts  de  leur  teni 
dresse  ;  c'est  elle  euQn  qui  leur  tient  lieu  d'ins- 
truction et  d'expe'riencé ,  et  les  reud  dignes 
de  sentir  ce  qu'elles  sout  incapables  de  juger. 
Sapho  ,  seule  entre  toutes  les  femmes  ,  dit 
jfî07Jssca7/  ,  a  su  faire  p.TrIer  l'amour.  AU  ! 
quand  elles  rougiraient  d'employer  ce  langage 
brûlant,  signe  d'un  délire  insensé',  plutôt 
que  d'une  passion  profonde  ,  elles  sauraient 
du  uioins  cxprinier  ce  qu'elles  é]irouvent  ; 
et  cet  abandon  sublime  ,  cette  mélancolique 
douleur  ,  ces  scntiincns  tout-puissans  ,  qui 
les  font  vivre  et  mourir  ,  porteraient  peut- 
être  plus  avant  l'cinotion  dans  le  cœur  des 
lecteurs  ,  que  toi's  les  transports  nés  de  l'ima- 
gination,exallcs  des  poêles  ou  amans. 


LETTRE    IL 

D'Hélo'ise. 

La  profondeur  des    pensées  ,  l'énergie  du 
jtyle ,  tout  sur-tout  le  natritc  et  l'éclat  des 


SUR  J.  J.  ROUSSEAU.         863 

divers  discours  dont  j'ai  parlé  dans  ma  lettre 
précédente  ;  mais  on  y  trouve  aussi  des  mou- 
vemeus  de  sensibilité,  qui  caractérisent  d'a- 
vance l'auteur  d'Héloïse.  C'est  avec  plaisir 
que  je  me  livre  à  me  retracer  l'effet  que  cet 
ouvrage  a  produit  sur  moi  :  )e  tâcherai  sur- 
tout de  me  défendre  d'un  enthousiasme  qu'on 
pourrait  attribuer  à  la  disposition  de  mon 
auie  plus  qu'au  talent  de  l'auteur.  L'admi- 
ration véritable  inspire  le  désir  de  faire  par- 
tager ce  qu'on  éprouve  ;  on  se  modère  pour 
pt'r:;uader ,  on  ralentit  ses  pas  afin  d'être  suivi. 
Je  me  transporterai  donc  à  quelque  distance 
dos  impressions  que  )'ai  reçues,  et  j'écrirai 
sur  iléloïse,  comme  je  le  ferais  ,  je  trois  ,  si 
le  temps  avait  vielli  mon  cœur. 

Uaroman  peut  être  une  peinture  des  moeurs 
et  des  ridicules  du  moment  ,  ou  un  jeu  de 
l'imagination  ,  qui  rassemble  des  évènemeu» 
extraordinaires  ,  pour  captiver  rinti-rct  de  la 
curiosité  ,  ou  une  grande  idée  morale  mise  ea 
•ictioaet  rendue  dramatique  j  c'est  dans  cette 
dernière  classequ'il  fantinettre  Héioïse.  Il  pa- 
raît que  le  but  del'auteu  rot  ait  d'encourager  ail 
repentir,  par  l'exemple  de  la  vertu  de  Julie, 
les  femmes  coupables  de  la  même  faute  qu'elle. 
Je  commeace  par  admettre  toutesles  critique» 


^64.  LETTRE 

que  l'on  peut  faire  sur  ce  plan.  On  dira  qu'il 
cbt  daugcrcuv  d'inlércs?cr  a  Julie  ;  que  t'est 
répandre  du  clinruic  sur  le  crime  ,  et  que  le 
mal  que  ce  roniau  peut  faire  aux  jeunes  lilics 
encore  innocentes,   est  plus  certain  que  l'u- 
tilité dont  il  pourrait  être  à  celles  qui  ut  le 
sont  plus.  Cette  criliqnc  est  vraie.  Je  vou{ii;rs 
que  liousseau  u'ciil  peint  Julie  coup.i!)!e'q\ie 
par  la  passion  de  son  cœur.  Je  vais  plus  loin  ; 
je  pense  que  c'est  pour  Us  cœurs  pur»  seuls 
qu'il  faut  écrire  la  morale  \  d'alîord  peut-être 
pcrfectionne-t-elle,plntûl  qu'elle  ne  chance, 
guide-t-ellc,  plutôt  qu'elle  ne  rniucnc;  mais 
d'ailleurs   quand  elle  est  destinée  aux  nn:cs 
honnêtes,  elle  peut  servir  encore  à  celles  qui 
ont  cessé  de  rètrc.  Combien    on   fait  roi.^ir 
d'une  grande  faute,  en  pei<;naut  les  remords 
et  les  malheurs  que  de   plus  légères  doivent 
causer  !  Il  me  semble  aussi  que  rindult;,cncc 
est  la  seule  vertu  qu'il  est  dangereux  de  prê- 
cher, quoiqu'il  soit  si  utile  de  la  pratiquer. 
Le  crime  abstraitement  ,  doit  exciter  l'indi- 
gnation. La  pitié  ne  peut  naître  que  de  l'in- 
térêt qu'inspire  le  coupable;  l'austérité  doit 
ctrc  dans   la  morale  ,  cl  la   boulé  dans  son 
application.  J'avoue  donc  ,  avec  les  censeurs 
lie  JlQttssciU'  ,  qnc  le  sujet  de  Clarisse  et  do 

Grandifïju 


SUR  J.  J.  ROUSSEAU.        26S 

Giancllsson  est  plus  moral  ;  mais  la  véritable 
utilité  d'un  roman  est  dans  son  effet  bien  plus 
que  dans  son  plan  ,  dans  les  sentimens  qu'il 
inspire  ,  bien  plus  que  dans  les  ëvènemens 
qu'il  raconte.  Pardonnons  à  Rousseau  ^  si  à 
la  fin  de  cette  lecture,  on  se  sent  plus  animé 
d'amour  pour  la  vertu  ,  si  l'on  tient  plus  à 
ses  devoirs  ,  si  les  mœurs  simples,  la  bien- 
faisance, la  retraite,  ont  plus  d'attraits  pour 
iious.  Cessons  de  condamner  ce  roman  ,  si 
telle  est  l'impression  qu'il  laisse  dans  l'ame. 
Rousseau  lui-méuie  a  paru  penser  que  cet 
ouvrage  était  dangereux  ;  il  a  cru  qu'il  n'avait 
écrit  eu  lettres  de  feu  que  les  ainours  de  Julie  , 
et  que  l'image  de  la  vertu  ,  du  bonheur  tran- 
quille de  madame  de  Wolmar,  paraîtrait  sans 
couleur  auprès  de  ces  tableaux  brûlans.  II  s'est 
troaipé;  son  talent  de  peindre  se  retrouve 
par-tout  ;  et  dans  ses  fictions  comme  dans 
la  vérité  ,  les  orages  des  passions  et  la  paix 
de  l'innocence  agitent  et  calment  successive- 
ment. 

C'est  un  ouvrage  de  morale  que  Rousseau 
a  eu  intention  d'écrire  ;  il  a  pris,  pour  le  faire, 
la  forme  d'un  roman  :  il  a  peint  le  sentiment , 
qui  domine  dans  ce  genre  d'ouvrage  ;  mais 
s'jI    est   vrai   qu'on   ne   peut   émouvoir   les 

Piècts  iiiv.  Tome  II,  P 


266  LETTRE 

hommes  sans  le  ressort  d'une  passion  ;s*il  est 
rrai  qu'il  en  est  peu  qui  s'etifilamnicnt  par  la 
pensée  ,  s'cicvciit  par  sa  puissance  à  l'entliou- 
siasme  de  la  vertu,  sans  qu'aucun  sentiment 
étranger  à  elle  ait  dontie'  du  charme  et  de  la 
vie  à  cet  amour  abstrnit  de  la  nerîcttion  ;  si 
Je  langage  des  auges  ne  lait  p'us  eflct  sur  les 
liommes  ,  un  ange  mcinc  De  devrait-ii  i)as  y 
renoncer?  S'il  faut,  pour  ainsi  dire,  entraîner 
les  hommes  à  la  vertu  ;  si  leur  luperlcctioii 
force  à  recourir  ,  pour  les  intéresser,  h  l'clo- 
qucnce  d'une  passion,  faut-il  hlànter  f!o!r<:- 
seau  d'avoir  choisi  l'amour  ?  Quel  antif  eut 
etc  plus  près  de  la  vertu  même  ?  Sii;iit-ee 
l'ambition  ?  toujours  la  haine  et  l'envie  rac- 
compagnent :  l'ardeur  de  la  gloire?  ce  sen- 
timent n'est  pas  fait  pour  tous  les  hommes  ^ 
il  n'est  pas  uituie  entendu  par  ceux  qui 
ne  l'ont  jamais  éprouvé.  Quel  théâtre  et  quel 
talent  ne  fnut-il  pas  à  celte  passion  !  à  qui 
l'inspirer,  si  ce  n'est  à  ceux  qne  rien  ne  peut 
empcciicr  de  la  ressentir  !  (^)uc  font  les  livre*  au 
petit  nomljie  d'hommes  qui  devance  l'e.'^^prit 
humain  ?  Non,  l'amour  seul  pouvait  inlé- 
rcsscr  universellement  ,  remplir  tous  les 
cœurs  ,  et  se  proportionner  à  leur  énergie  ; 
l'amour  seul  enhu  pouvait  devenir  uu  mohil» 


SUR   J.  J.  ROUSSEAU.        267 

aussi  puissant  qu'utile,  lorscîue  Rousseau  la 
dirigeait. 

Peut-être  que  dans  les  premiers  temps  ,  le* 
homuirs  ue  conuaiï^aieut  d'autres  vertus  que 
celles  qui  naissent  de  l'amour.  L'amour  peut 
quclcjuefois  donner  toutes  celles  que  la  reli- 
fçion  et  la  morale  prcscviveut.  L'orif^uic  est 
liioins  céleste  ;  mais  il  serait  possible  de  s'y 
méprendre  :  quand  l'objet  de  son  culte  est 
vertueux,  bientôt  on  le  devient  soi-même; 
un  suClit  pour  qu'il  y  eu  ait  deux.  On  est 
Tcriui  u:c  quand  on  aime  ce  qu'on  doit  aimer; 
involontairement  on  lait  ce  que  le  df-voir 
ordonne  :  enQii  cet  abandon  de  soi-même, 
ce  mépris  pour  tout  ce  que  la  vanité  fait 
rci  h>rtlicr  ,  pre'parc  !"ame  à  la  vertu;  lors- 
que l'amour  sera  e'tcint  ^  elle  y  refînera  seule  5 
quand  on  s'cf  t  ncco!:lui!'.ê  à  ne  metlre  de  va-, 
leur  dsoi  qu'à  caus-  d'un  autre ,  quand  on  s'est 
une  fois  enticrcuicnt  détaché  de  soi  ,  on  ne 
peut  plus  s'y  rcpreiulre,  et  la  piété  succède 
à  l'amour.  C'est  là  l'histoire  la  plu  vraisem- 
blalc  du   cœur. 

La  bienfaisance  et  l'iiumanité,  la  douceur 
et  la  bonté  ,  sendileut  aussi  appartenir  à  l'a- 
mour. On  s'intéresse  aux  tnalheureux;  le  cœur 
est  toujours  disnosé^s'alteudrir:  il  est  comme 

P   2 


268  LETTRE 

cescor.lcr  tc»Khi''«,qa'im  s^onni.-faitraisoaner. 
L'arannt  aimé  est  à-la-fois  étranger  a  IVnvie 
et  iticlifférciit  aux  injustices  de*  hoinracs  ;  leurs 
défauts  ne  l'irritent  point,  p.irce  qu'ils  ue 
le  blessent  pas  ;  il  les  supporte,  parce  qu'il 
ne  les  sent  pas  :  sa  pensée  est  à  sa  imîtresse  ; 
sa  vie  est  dans  son  cœur  :  le  ma!  qu'on  lui 
fait  ailleurs,  il  le  pardonne,  parce  qu'il  l'ou- 
blie ;  il  est  généreux  sans  effort.  Loin  <lc  moi 
cependant  de  comparer  celte  vcrtii  du  mo- 
ment avec  la  véritable;  loin  de  moi  sur-tout 
de  lui  accorder  la  même  estime.  Mais,  je  le 
répète  encore,  puisqu'il  faut  intéresser  l'anie 
par  les  sentimens  pour  lixer  l'esprit  sur  les 
pensées,  puisqu'il  faut  mêler  la  passion  à  la 
vertu  pour  forcer  ;i  los  écouter  foules  deux, 
est-ce  /loi/ssi'ijr/  qu'il  faut  l)iàirur  ?  et  l'iiu- 
perfcclion  des  hommes  ue  lui  faisait-il  [las 
une  loi  des  torts  dont  on  le  blâme  ? 

Je  sais  ((ii'on  lui  rcpioclie  d';ivoir  piiiit 
un  précepteur  qui  séduit  lu  pupille  qui  lui 
était  confiée  ;  mais  j'avouerai  (;ue  j'ai  fait  à 
peine  cette  rédcxion  eu  lisant  la  nouvelle 
Héloïse.  D'abord  il  me  semble  qu'on  voit 
clairement  que  celte  circonstance  n'a  pas 
frappé  noiis.Krnii  lui-mènit-  ,  qu'il  l'a  prise  do 
l'aucicnnc  Ueloïsc  -,  que  toute  la  iiioralilé  do 


SUTv   J.  J.  ROUSSEAU.        269 

son  roînau  est  daus  l'histoire  de  Julie  ,  et 
<^u'il  u'a  songe'  à   peindre^  Saint- Preux  quo 
comme  le  plus  pussiotiué  des  hommes.  Sou 
ouvrage  est  pour  les  femmes  ;  c'est  pour  elles 
qu'il  est  fait  ;  c'est  à  elles  qu'il  peut   nuire 
ou  servir.  N'est-ce  pas  d'elles   que  dc'pend 
tout  le  sort  de  l'amour  ?  Je  conviens  qiie  ce 
roman   pourrait  égarer   un   homme  daus  la 
jjosition  de  Saint-Preux  :  mais  le  danger  d'ua 
livre  est  dans  l'espression  des  scntimeus  qui 
conviennent  a   tous   les  hommes,  bien  plus 
que  dans  le  rc'cit  d'un  concours  d'e'vènemens 
qui  ,  ne  se  retrouvant  peut-être  jamais  ,  u'au- 
toriscra    jajnais    personne.    Saint-Preux  n'a 
point  le  langage  ni  les   principes  d'un  cor- 
rupteur ;  Saint-Preux  était  rempli  de  ces  ide'e* 
d'é'^alité  ,  que  l'on  retrouve  encore  en  '^uissc  ; 
Saint-Preux   était   du  même  âge   que   Julie. 
Entra!  lés  l'un  avec  l'autre,  ils  se  renooii  traient 
malgré  eux  :  Saint-Preux  n'employait  d'autres 
armes  que  la  vérité  et  l'amour;  il  n'attaquait 
pas  ;  il  se  montrait  involontairement,  l'aint- 
Preux    avait   aimé   avant   de   voiiioir   l'être  ; 
Saint-Picux  avait  voulu  mourir  avant  de  ris- 
quer de  troubler  la   vie  de  ce  qu'il   a. malt  ; 
Saint-Preux  combattait  sa  {)assion  :  c'est-ià 
la  vertu  de*  hommes  j  celle  des  femmes  es^ 

P  3 


370  LETTRE 

d'en  triompher.  Non,  I'ex(iti))lf.liS>iInt.Prci:x 
n'est  point  iir.îtiorul  ;  mais  celui  cic  Julie  pou- 
vait Iclre.  la  sitiidlioii  de  Julie  se  rapproi  lie 
de  toutes  celles  que  le  cœur  fait  nnîlre  ;  et  le 
tableau  rie  ses  torts  pourrait  être  dan;;creux  , 
ci  ses  rcuiords  et  la  suite  de  sa  vie  n'en  dé- 
truisaient pas  l'eric  t ,  si  dans  ce  roinaii  la  vtrtu 
n'e'lait  pas  peinte  en  traits  aussi  ineiïaçables 
que  l'amour. 

Le  tableau  d'une  passion  violente  est  suis 
doute  dangereux  ;  mais  i'indiflerencc  et  la 
Ic^èrclc'  avec  lafiuclle  d'antres  auteurs  ont 
traité  les  principes,  supposent  bien  plus  de 
corruption  de  mœurs,  et  y  contribuent  da- 
vantage. Julie  coupable  insulte  moins  à  la 
vertu  ,  que  cello  inèiuc  qui  la  conserve  sans 
y  mettre  de  prix  ,  qui  n'y  manque  pas  par 
calcul  et  l'observe  sans  l'aimer.  Si  l'indul- 
genc»  était  réservée  à  l'excès  de  la  passion, 
l'eserccrail-on  souvent?  faudrait-il  désespérer 
du  cœur  qui  l'aurait  éprouvé  ?  Non  ,  sou 
aine  égarée  pourrait  encore  retrouver  toute 
son  énergie  ;  mais  n'attendci',  rien  de  ccllo 
qui  s'est  <léj^(H'ilée  de  la  vertu,  qui  s'est  cor- 
«•ouipuc  lentcnient  ;  tout  ce  qui  aiiivc  \)ur 
d'es;rc  est  irrcmediable. 

l'cut-ctrc  Ilûusicuu  n'cblril  l'aibic  aller  à 


SUR  J.  J.  ROUSSEAU.       271 

l'irapuisioii  <le  soh  ame  et  de  son  talent  :  il 
avait   le  besoin    d'cx[)iinicr  ce  qu'il   y  a    de 
plus  violent  au  mon(ie  ,  la  passion  et  la  vertu 
en  contraste  et  réunies.  Mais  voyez  comme 
il  a   respecté  l'amour  conjugal  !    peut-être 
que  ,  suivant  le  cours  habituel  de  ses  pensc'es,' 
il  a  voulu  attaquer,  par  l'exemple  des  mal- 
licurs   de  Julie  et  ds  l'inflexible  orgueil  de 
son    père  ,    les    préjuges    et   les   institutions 
«ociiiles.  Mais  comme  il  révère  le  lien  auquel 
la  nature  nous   destii>e  !  comme  il   a  voulu 
prouver  qu'il  est  fait  pour  rendre  heureux, 
qu'il  p«ut  suffire  au  c&iur  ,  lors  même  qu'il 
a   connu    d'autrts    délices  î    Qui    oserait  se 
refuser  a  sa    morale  !    F,;,t-il  étranger   aux 
passions  ?  méconnaît-il  leur  empire  ?  a-t-ij 
acquis  le  droit  de  parler  aux  araes  tendres, 
et  de  leur  apprendr»  quels  sont  les  sacrifices 
qui    sont    en  leur   puissance   ?    Qui  oserait 
répondre   qu'ils  sont   impossibl<s  ,   lorsque 
Jiousscau  nous  apprend   que   la    plus  pas- 
sionnée   des    femmes  ,    que   Julie   eu   a  été 
capable  \    qu'elle  a  pu   trouver  le  bonheur 
dans  l'accomplissement  de  ses  devoirs;  et  no 
s'en  est  plus  écartée  jusqu'au  dernier  mo- 
xiicnt  de  sa  vie  ?  On  se  croit    dispensé  de 
ressembler  aux  h«roïues  parfaites  -,  ou  aurait 


373  LETTRE 

lioute  de  n'avoir  pas  lucuic  les  vcitus  d'uno 
ietniue  coupable. 

j\os  usages  rt'tienmMit  les  jeunes  filics  dans 
les  couvens.  H  n'est  pas  rncuic  à  craidic  que 
ce  roman  Ks  éloigne  des  iur.ria,^es  de  conveA 
jiance.  Elies  ne  dépeiulciit  j.uiiais  d'elles  ; 
toi't  c  qui  les  environne  s'occupe  à  deG  iidre 
leur  cœur  d'impr;  s.^ions  seiisibb.s  ;  la  veilu  , 
et  souvcnl  aussi  l'ambition  de  leiiis  parcns  , 
vcillenlsurelles.  Loshomnies  uiêuics,  bizarres 
dans  leurs  principes  ,  attendent  qu'elles  soient 
jmariécsi)our!eurparlcrci'aui()ur.Toutcliang« 
autour  d'elles  à  cette  époque  ;  on  ne  clicrclio 
pas  à  leur  exalter  la  téie  par  des  seutimens 
romanesques  ,  mais  h  leur  Uct/ir  le  cœur  par 
de  froides  plai^anteries  sur  tout  ce  qu'elles 
avaient  appris  à  respecter.  C'est  alors  qu'elles 
doivent  lire  Hcloïsc;  elles  sentiront  d'abord 
en  lisant  les  lettres  de  Saiul-Prcux ,  combien 
ceux  qui  les  environnent  sont  loin  du  crime 
luënie  de  les  aimer  ;  elles  -\crront  ensuit» 
combien  le  nœud  du  niariaç;e  est  sacré  ;  elles 
^ppren, Iront  h  connaître  ruMporlanee  de  ces 
devoirs,  le  bonheur  qu'ils  peuvent  donner, 
ïors  même  que  le  sentiment  ne  leur  |)rête 
poiut  ces  cUarmcs.  (^ui  jamais  l'a  senti  plus 


SUR  J.  J.  ROUSSEAU.        S73 

profondément  que  Roriffseaii  ?  q^^cUe  preuve 
pins  fr.ippai'.te  poiivait-il  en   orTrir  ? 

S'il  ctit  peint  deux  amans  que  la  destinea 
aurait  réunis  ,'dout  toute  la  vie  serait  coii!- 
pose'e  de  jours  dont  l'attciite  d'un  si  ul  eût 
autrefois  suffi  pour  embellir  un  long  espace 
de  l'année  ;  qui,  faisant  ensend^lc  la  route 
de  la  vie,  seraient  indilférens  sur  les  pays 
qu'ils  parcourraient  ;  qui  artorcraieut  dans 
leur  enfant  une  iïrage  chérie  ;  uu  être  dans 
lequel  leurs  atties  se  sont  réunies,  leurs  vies 
se  sont  confondues  ;  qui  aecottipliraient  tous 
leurs  devoir?  comme  s'ils  cédaient  à  tous  h  urs 
mouvemens  ;  pour  qui  le  charinc  de  !a  vertu 
se  serait  joint  à  l'altrait  de  l'aïuour  ,  la 
volupté  du  cœiii-  aux  cliarm»s  de  l'iiiuocence  s 
la  piété  attacherait  cicorv  ces  deux  époux 
l'un  à  l'antre;  eusetrible  ils  rettiercieraienfe 
l'Etre  suprcfiio.  Le  bonheur  permet-il  d'élro 
alliée  !  Il  est  des  bienfaits  si  grand.-;,  qu'ils 
donnent  le  besoin  de  la  reconuaissar.ce  ;  il 
ett  (les  bienfaits  do  it  il  serait  si  ciucl  de 
TIC  pas  jouir  toujours,  que  le  cœur  cherche 
à  se  repo!<er  sur  des  espérances  sensibles  :  le 
liasard  est  une  idée  trop  aride,  qui  n'a  jamais 
pu  rassurer  une  amc  tendre.  Ce  ne  serait  plu» 
couuue  auircfo:s,   par  un  lieu   secret,   iu^ 


a74  LETTRE 

connu,  qu'ils  ticiiflmicnt  l'iinà  l'autre;  c'csi 
^  la  fdce  lits  lioiîiuies,  c'est  devant  Uicu  qu'ils 
auiaiciît  Ibruic  fc  nœud  que  rien  ne  pourrait 
plus  ronij  ir  ;  icir  nom,  leurs  eufaii-.  ,  leur 
dciiiciiic  ,  tout  leur  rappellerait  leur  boti- 
1)( m  ,  tout  leur  autioncerait  sa  durée  ;  chaque 
iii.suitii  ferait  naître  une  nouvelle  jouissance. 
Q\n-  de  détails  dr  bonheur  dans  une  uniou 
inliuie  !  j\  Il  !  si  3  pour  nous  tiirc  adorer  co 
lien  rcspeelabie,  Jiousseau  non»  eut  peint 
une  telle  union  ,  sa  tâ«  lie  eut  é;c  facile  ; 
Iii.-îls  esl-oe  la  vertu  (jii*il  eut  prêché  ?  est-ce 
«ne  leçon  qu'il  eut  donnée?  aur.iit-il  été 
utile  aux  lioninies  ,  en  excitant  l'cnvic  des 
malheureux  ,  en  n'apprenant  aux  heureux 
que  ce  qu'ils  savent  ?  Kon,  c'est  un  plaa 
l>lus  moral  qu'il  a   suivi. 

Il  a  ])eint  une  irmine  mariée  i!inlp;ré  elle, 
3ie  tenant  à  son  épouv  que  par  l'estime  , 
portant  au  fond  du  coeur  eî  le  souvenir  d'un 
antre  bonluur,  et  l'ainour  d  un  autre  ol);et; 
p;issaiil  sa  vie  entière  ^  non  cU;ns  ce  tourhillou 
du  monde,  qui  peut  fair';  oublier  et  son 
é|>onx  et  son  amant  ;  qui- ne  permet  à  aucune 
pensée  ,  à  aucun  sentiment  de  dominer  en 
nous  ;  éteint  toutes  1rs  |)nssions  ,  et  i établit 
le  calme  paï  la  couiusiou  ,  et  le  repos  pay 


SUR  J.  J.  ROUSSEAU.        i-^ 

l'-a-itatiou;  mais  dans  une  retraite  absolue' 
seule  avec  H.  deWolmar.à  la  campagne,  près 
de  la  nature  ,  et  disposée  par  elle  à  tous  les 
sciitimens  du  cœur  qu'elle  inspire  ou  retrace; 
C'est  dans  cette  situation  que  Boussean  nous 
peint  Julie,  se  faisaut  par  la  vertu  une  féli- 
cité à  cîîc  ;  heureuse  par  le  bonheur  qu'elle 
donne  a  son  époux  ,  heureuse  par  l'éduca- 
tion qu'elle  destine  à  ses  enfans,  heureuse 
par  l'effet  de  son  exemple  sur  ce  qui  Vci,  tourc 
heureuse  par  les  consolations  qu'elle  trouve 
dans  sa  coiiî'i.ince  en  son  Dieu.  C'est  un  autro 
bonlicur  sans  doute  que  celiii  que  je  viens 
de  peindre  ;  il  est  plus  mélancolique  •  od 
le  peut  î^oùtcr  et  verser  encore  quelquefois 
des  larmes  :  mais  c'est  un  bonheur  plus  fait 
pour  des  élres  passagers  sur  la  terre  qu'ils 
habitent;  on  en  jouit,  sans  le  regretter  quand 
on  le  perd  ;  c'est  wn.  bonheur  habituel ,  qii'oa 
possède  tout  entier,  sans  que  la  réflexioa  ni 
la  crainte  lui  ôtent  rien  ;  un  bonheur,  enfin  • 
dans  lequel  les  amrs  pieuses  trouvent  touâ 
les  délices  que  l'amour  promet  aux  autres  : 
c'est  ce  sentiment  si  pur  ,  peint  avec  tant  de 
charmes  ,  qui  rend  ce  roman  moral  ;  c'est 
ce  ssntime.it  qui  eu  eût  fait  le  pluj  i^oral 
de  ;eu«  ,   si  Julie  mous   eût  olfcrt  eu  tout 


5-6  LETTRE 

temps,  non,  ccnuiic  disent  les  anciens,  le 
«pectaclc  de  la  vertu  anx  prises  avec  le  mal- 
heur, mais  arec  la  passion  ,  bien  plus  ter- 
rible cneore  ,  et  si  cetl»  vertu  pure  et  sans 
taclic  n'eût  pas  perdu  de  son  cbarme  en  rcs- 
remblant  au  repentir.. 

Je  sais  aussi  que  l'impression  du  tableau 
delà  vie  domestique  de  madame  de  VVolmar, 
pourrait  être  détruite  par  le  reproche  qu'on 
lui  lait  d'avoir  consenti  à  se  marier  :   mai» 
jnalheur   à   celle  qui  se  croirait  le  courago 
de  ne  pas  l'imiter  !  Les  droits  ,  les  volontés 
d'un  père  pc^ivent  être  oublies  loin  de  lui; 
la  passion  prc'sente  efface  tous  les  souvenirs; 
Xnais  un   père  à  genoux   plaidant  lui-même 
sa  cause  ;   sa   puissance  ,   auj;nientc'c   par  sa 
dépendance  volontaire  ;  son  malheur ,  en  op- 
position avec  le  nôtre;  la  prière,  lorsqu'on 
attendait  la  force,  qui  peut  résister  à  ce  spec- 
tacle ?   il  suspend  l'amour  même.  Un  père 
qui  parle  comme  un  ami  ,  qui  c;ncut  h-la- 
fois   le  Cixîur  et  la  n.itufc,  est  souverain  do 
l'arae,  et  peut  tout  obtenir.  11  reste  encore 
â  justifier  Julie  de  ne  pas  avoir  avoué  sa  faut© 
àM.de\VoIui:ir.  La  révéler  avant  son  mariage, 
c'était  tenter  un  moven  sur  de  le  rendre  im« 
jossiblo  ;  c'était  tromper  sou   père.  Après 

(ju'uu 


SUR  J.  J.  tlOÛSSFAtr.        277 

qu'un  lien  iiulissoliible  ;  l'e;.  afiat  lie  à  M.  de 
Yolmar  ,  c'était  ri.'rqufr  le  .  onbciir  ûc  on 
époux,  que  de  lui  f  ir-  per  I  l'estiiii»'  qu'il 
ava.t  pour  elle.  Je  il.  sa  s  pas  si  le  ^tl'•lltice 
de  sa  délicatesse,  uiéiiu-  au  epors  diin  lulre, 
n'est  pas  d  j^iie  d'un  s,r?»nd  aduiitîit.d'i  ,  '(s 
vertus  qui  ne  dilfcieni  jjus  I  -  V'<".  s  aux  v  me 
des  ho  iifMcs,  sont  les  plus  d  ffieils  à  f  x(icer. 
Se  coiilief  dans  la  pureté  d..-  ses  m'eiinons  ; 
s'élever  aii-deisus  de  l'opinion  ,  n'est-ce  pas 
là  le  caraelère  d'un  amour  dé-  nti  r,  ^sé  pfuir 
ce  qui  est  bien  ?  iÀpendaii t >  oonunf»  j'aiin  rais 
le  mouvement  qui  portirait  à  voift  .TioïKr  ! 
Je  le  r»  trouve  avrc  plaisir  Ja  1»  .Julie  ,  et 
j'applaudis  à  Funs.-ieau  ^  qUi  a  pense  qip  ce 
n'était  pas  a.^sez  tt'oj, poser  dans  la  .-.è  ne 
personne  la  rei]  \  on  an  pinc!i<int  ,  tiiais  un  il 
fallait  encore  qur  ce  tnt  t<n  autre,  qu<  cfc 
fût  ('laire  qui  se  chai"  :cdl  de  .létourm-r  .Inié 
de  dceouvrij  sa  faute  à  M.  de  Vo'uiar,  Mui 
que  .Julie  conservât  touf  lo  cti;'rine  de  l'a- 
bariciou  et  panil  p  utôt  arrêté- ,  qiK  eîijjalde 
de  se  retenir,  yu^de  q.ie  »(.  t  >ur  ce  point 
l'opMi'On  génc'rde,  au  moins  il  est  vrai,  que 
quand  Rousseau  se  trorTipe  ,  c'est  presque 
touiours  en  s'atiachaiit  à  une  née  tn;»rale, 
piutô'  qu'à  une  du  Ire  :  c'est  eutrc  les  veiiUS 


ay8  LETTRE 

qu'il  clioisit,  et  la  picTciencc  qu'il  donner, 

peut  seule  être  attaquée  ou  deUiiduc. 

Mais  couiiucnl  admirer  assez  rdoquence 
et  le  lahut  de  Jiousseav  ?  Quel  ouvrat^c  qii« 
ce  roman  !  quelles  idées   sur  tous   les  >ujits 
sont   cparscs   dans    ce    livre  !   Il   par.iit    que 
Bousseaii  n'avait  pas  rimai:,ination  qui  sait 
inventer  v.i.c    succession   d'evènemens   nou- 
veaux :  )nais   combien    les    senlimi-ns  rt   les 
pense'es  suppléent  à  la  variété  des  situatl;)a-s  ! 
ce  n'est  pins  un  roman,  ce  sont  des  Ktlrcs 
sur  des  sujets  diîl'crens  ;  on  y  découvre  celui 
qui  doit  faire  Emile  et  le  Contrat  social  :  c'est 
ainsi    qi'c    les    lettres    Persanes    annoncent 
l'esprit  des  lois.  Plusieurs  écrivains  céléljres 
ont  mis  de  ménir-  dans  leur  premier  ouvra-e 
le  norme  de   tons  les  antres.  On   cornu. e:icc 
par  penser  sur  tout,  on    parcourt   tous  le» 
obJLts  ,  avant  de  s'iissujettir  à  un  plan  ,  avant 
c!e  suivre    une  roule  :   dans   la   jeunes:  e   les 
idées  viennent  en  foule  :  on  a  peut-être  des- 
lors  toutes  celles  qu'on  aura  -,  mais  elles  sont 
encore  confuses  :  on   les  met  en   ordre  en- 
suite  ,   e^   leur   nombre   aui^menle  au\   yeux 
des  autres;  on  les  domine  ,  on  les  soumet  à 
la  raiiou,  tt  leur  puissance  devieut  en  clUt 
plu»  ^vaud'j. 


SUR  J.  J.  ROUSSEAU.         279 

Quelle  belle  lettre  pour  ctcontre  le  suicide! 
quel  puissant  ar^jumcnt  de  metapliysique  et 
de  pensée  !  Celle  qui  condamne  le  suicide 
est  inférieure  à  celle  qui  le  défend  ,  soit  que 
riiurrciir  naturelle  et  l'iiislinct  de  la  con- 
science l'as-'^cut  la  force  de  cctie  s-age  opinion, 
plus  que  le  raisonnement  i!:cn:c  ,  soit  que 
Ro7/sscau  se  scjitît  né  pour  être  niallieureux  , 
et  craignît  de  s'ûtcr  sa  dernière  ressource  tu 
se  persuadant  lui-même. 

Quille  lettre  sur  le  duel  !  con-me  il  a 
combattu  ce  préjuge'  en  lionunc  d'honneur  ! 
comme  il  a  respec  é  le  courat;e  !  comme  il  a 
senti  qu'il  fallait  ci\  ctre  enthousiaste  pour 
avoir  le  droit  de  le  Mômer  ,  et  lui  parier  à 
genoux  pour  pouvoir  l'arrêter  !  (,'cst  vlulie, 
je  le  sais,  qui  écrit  cette  lettre  ;  usais  c'est 
le  tort  de  liousseaii ,  comme  auteur  de  ce 
Touian  ,  c'est  son  mérite,  connue  écrivain 
penseur,  de  l'aire  ])arler  toujours  Juliecouimc 
s'il  eut  parle  lui-même. 

Je  l'avouerai  cependant,  sonvcut  je  n'aime 
pas  à  rccoiuiaître  FLouxscnrj  dans  Julie  ;  je 
voudrais  y  trouver  les  idées  ,  mais  non  le 
caractère  d'un  homme.  I,a  convenance,  la 
modestie  d'une  femme,  d'une  femme  même 
•oupable ,  y  mauquent  dans  plusieurs  lettre»  : 

y  2 


28o  LETTRE 

la  jMiJcnr  survit  encore  an  crime  ,  quand  la 
passion  l'a  fait  coiainettrc.  Il  me  seini)le  aussi 
que  ses  sermons  continuels  à  Saint-Prcnx  son! 
dcpliices  ;  une  fcniuic  co!'|)  ble  |kmU  encore 
aimer  la  veriii;inais  il  ne  hiicst  plus  permis  de 
la  prêcher  :  c'est  avec  un  senlimcnt  de  tristesse 
et   de  regret  qne    ce   mot  doit  sortir  de  sa 
bouche.  Je  ne  retrancherais  rien  à  la  morale 
de  Jnlie  ;  mais  je  voudrais  qn'olle  se  l'adresbiU 
à  elic-tiicmc.  et  que  le  spectacle  de  son  re- 
pentir tilt  le  seul   movcn  qu'elle  cn'it  avoir 
le  droit  d'employer  pour  ramener  son  anvant 
à  la   vcrUi.  Je   ne   puis  sujiporter  le   ton  de 
supériorité  qu'elle  conurve.  avec  Saint-lV  ux  : 
une    IVniiiic   est   au-dessous    de  son   amant 
quand   il  l'a  rendue  coupable  :  les  charmes 
de  son  sexe  lui  restcit  ;  luais  ses  droits  sont 
perdus;  elle  peut  ciitraîntr,  mais  elle  ne  doit 
plus  commander. 

Ou  a  souvent  agiic'  s'il  c'tait  tlans  la  n  iturc 
que  Julie  sacriljàt  le  seul  rendez  vous  qu'elle 
croy  ut  pouvoir  donner  à  «Saint-Preux  ,  au 
désir  d'obtenir  le  confié  de  (;laude  A  net.  Je 
cjois  possible  qu'un  acte  de  bienfaisance  l'em- 
porte dans  son  cœur  ,  sur  le  bonheur  de  voir 
son  amant  ;  il  peut  être  dans  la  nature  de  ne 
pas  ôtra  arrêté  par  le  premier  des  devoirs , 


SUR.  J.  J.  ROUSSEAU-        iRi 

et  de  ce'icr  à  la  pitié;  c'c^t  un  Jnouvpmcnt 
qui  tient  de  la  passion  ,  qui  ajzit  connue  elle 
à   l'instant  et  dirt-cteinont  sur   le  cœur  ;   il 
lutte   avec   pins  de  succès   contre  elle,  que 
les  plus  imporlanics  rcflexjons  .sur  l'honneur 
tt  la  vertu.  Mais  je  trouve  quelquefois  dans 
cet  ouvrage  des  ide'es  bis.  rres  en  scii.sibilite', 
et  je  crois  qu'elles  viennent  toutes  de  la  tcte, 
car  le  cœur  ne  peut  plus  rien  inventer  :  il 
peut  se  servir  d'expressions  nouvelles  ;  mais 
tous  ses  mouvenicns  ,  pour  être  vrais,  doivent 
être  connus  ;  car  c't.«tt   par-là  que  tous   les 
hommes  .se  ressemblent.  Je  ne  puissupporter , 
par  exemple  ,  la  me'ihode  que  Julie  met  qucl- 
quifois  dans  sa  passion;  enfin  tout  ce  qui, 
dans  ses  lettres,  semble  prouver  q  .'lie  est 
encore  nn»(  rc«3<  d'elle-même  ;  et  qu'cllt.  prend 
d'avance  la  resolution  d'être toupabic.  (^hiand 
0!i  rer.onee  Rir<  ch.r.rmvs  de  la  vii  tn  ,  :l  faut 
au  îuoitis  avoir  tous  ceux  que  l'abandon  du 
cœur  peut  donner.  Rousseau  s'est  tron^pe', 
«'il  a  cru  ,  suivant  les  règles  ordinaires,  que 
Julie  paraîtrait  plus  it;o  ieste  en  se  montrant 
nioiis  passiounr'''  ;  non  :  ,\  fd!!  lit  quv  It  \cès 
iiïè^iu;  de  celte  pa^siou  fût  son  rxc;>se  ,  et  ce 
B  est  qu'eu  peiguaai  la  riolcnc'  d<  son  amour 

g  3 


282  T-   F.  T  T   :i    F. 

qu'il  diîiiimi.i' t  r:iiimoralilc  de  la  faute  que 
l'amour  lui  faisait  commettre. 

11  ine  reste  encore  une  critique  à  fjirc  :  je 
me  liâte  ;  elles  in'iin|)ortuncnt.  Les  plaisan- 
teries (le  (Maire  manquent  à  mes  ycu\'  presque 
toujours  (le  goiit  comme  de  grâce  :  il  faut 
pour  atteindre  à  la  perfection  de  ce  genre, 
avoir  acquis  à  Paris  cette  espèce  d'insiinct 
qui  rejette,  sans  s'en  rendre  mente  raison, 
tout  ce  que  l'exuincn  le  plus  fin  cond.ini- 
Jieiait  ;  c'est  à  sou  propre  tribimnl  qu'on  peut 
ju{;er  SI  un  sentiment  est  vrai  ,  si  u;;e  pensée 
est  juste  -y  mais  il  faut  avoir  une  L;ran.de  habi- 
tude de  la  société  pour  prévoir  sûrcmeni  l'effet 
d'une  plaisanterie.  D'ailleurs  /{ous.veaii  *^tait 
l'homme  du  monde  le  moins  profère  à  écrire 
gaiement  :  tout  le  frappait  proioudéitient.  Il 
alt;iehait  Us  plus  jurandes  peu'-ées  aux  plus 
])elits  «vèncimiis;  les  senlimens  les  plus  pro- 
fonds, au\  avantures  les  plus  indillércntes  ; 
et  In  gaieté  fait  le  contraire.  Habituellement 
in;ilheiMeax  ,  celle  du  caractère  lui  manquait, 
et  sou  esprit  n'était  pas  propre  h  y  suppléer: 
enfiii  ,  il  est  tellement  fait  pour  la  passion 
et  pour  la  don!' iir  ,  que  sa  gaieté  tnèmo 
conserve  ton; ours  un  caractère  de  contrainte  ; 
on  s'-nipcreoit  que  c'est  avec  tlTort  qu'il  y 


SUR  J.   J.   AOUSSL--.  „;         aTîv 

cit  jiarveiiii  :  il  n'en  a  pas  la  mesure,  parce 
qu'il  ii'rii  a  pas  ie  beutiinuiit,  et  les  nuages 
de  la  tristesse  ob»carcissent^  malgré  lui,  c© 
qu'il  croit  des  rayons  de  joie.  AIi  !  qu'U  pou- 
vait aiséuietit  renoncr  à  ce  genre  ,  si  peu 
di  ;iie  d'admiration  !  (,)uelle  éloquence!  quel 
talent  que  le  sien  pour  transmettre  et  Com- 
niiiiiiquer  les  plus  violens  mouvemeus  de 
l'aine  ! 

13rs  idées  de  destin,  de  sort  inévitable, 
de  courroux  d.s  dieux,  diminuent  l'intérêt: 
de  Phèdre  et  de  tous  les  amours  peints  par 
les  anciens  :  l'Iiéroïsme  et  la  galanterie  clie- 
valeresquc  ,  f  )nt  le  ciiartue  de  nos  romaar 
modernes  ;  mais  le  sentiment  qui  naît  du 
libre  pencha  it  du  cœur,  le  sentiuient  h-la- 
fois  arlent  et  tendre  ,  délicat  et  passionné 
c'est  Rousseau  qui ,  le  premier,  a  cru  qu'oa 
pouvait  exprimerscsbrùlautesagltations;  c'est 
liousscau  qui  ,  le  premier  ,  l'a  prouvé. 

(^ue  le  lieu  de  la  scène  est  heureusomeut 
choisi  !  La  nature  eu  Suisse  est  si  bien  d'accord 
avec  les  grandes  passions  !  comme  elle  ajoute 
"a  l'efTct  de  la  touchante  scène  de  la  vieillerie  ! 
comme  h's  talileaux  que  Housseun  eu  fait 
»ont  nouveaux  !  qu'il  laisse  loin  derrière  lui 
CCS  id^  Iles  de  Gesucr  ,  ces  prairies  emaLUé«v. 

^  4 


2^4  LETTRE 

d«  :]'-nrs,  ces  l'frccaux  eiiticlacc»  de  roses? 
C'M'i.f  l'onjieia  Mveincni  i^iu-  le  caur  M-mit 
V'ii- '=111.1,  s.Miviiraii  -ii.s  à  ramour  pK>s  rie 
C(>  u.M.-r  >un  m-narcnt  lej  r  eux,  à  ra>[KCt 
<)o  .-c  la»-  :um..iis,',  au  iV.nd  fie  ics  iOiél>  do 
t.ViMcs,  sur  I,.  bord  di-  ^es  lorivus  ra  .dc-s, 
d  .ns  cr  sci(,.ji-  QUI  Minble  sur  U-.s  eoiifms  <lu 
cuci  .s,  mit-  djns  ce»  lieux  eiichaiite,  ,  laJe» 
ço'iiiiie  le    ber!.-ers  qui  l'haiiitMit  ! 

l'.iifi  I  i]  est  une  lettre  mo  us  vanlc'e  quQ 
les  :i..(ris,  uiai.s  que  j*  „";,i  p,,  lire  jamais 
f'i.  >  un  aiirndrisreru  ut  iu.  xpriuiable  ;  c'est 
f  I  '  11"'  .Idi(  éeritàSaiut-Preiix  aunio.uent 
de  iiH.nr.r:  o  ui-ëire  n'(st-elle  ,)js  aus.M  tou- 
clui'iii  I  ,>.  j,.  le  pc.i.M-  ;  ioiivut  un  mot  qui 
rei)r.n  I  jusr-  -,  .lotre  cœur  ,  ..  t  s  (,,.itioM  qui 
ITnis  r  tiacr  on  des  sonveii  r.s  on  des  dii- 
liièrfs,  nous  fa  t  i!'i  .sioii  ,  rt  iinrs  croyons 
qn-  .'d  .l^ur  .>  1  la  e.j.ise  dr  cet  e^]\  t  de  son 
ojvr.am-  ;  ,„a  ii.lu  ,.  -,  pr?>n;»t  à  Sjiiit  Preux 
qii'c  le  n'.i  |)u  cessci  de  !',i  u;  .  ,  .h<]:-  ,  que 
/'•  fr>jy«;s  },>ieii  ,  nr  uu>'iti:i,i  mi  cœur 
!••'  <so  plu-  proCo-i  IcuKTit  qtie  i^uiiaf!*  ;  e  sen- 
'  1     'e  boiilui.r  (jue  1,1  ec^s.it  ou  d'un  long 

(«»•'.!,,,,  lui  ,|o  Ml-' ;  en  ai.andou  que  la  innrt 
fl'  lo  .  Cl  q,,r  1  .  ii.nrt  \h  leiuiiiUT:  ces  «r.  Is 
»»  bouibrcs  et  si  uic.a.itojicjuci» ,  adieu  pour 


SUR  J.  J.  ROUSSEAU.        -2S 

jamais^  adieu j  st-  tiif'latit  aux  f-sprcssions 
d'un  sciitiiiiffit  crée  pour  le  bonheur  de  la 
vie  ;  ct-tte  ccrtilnde  dt  mourir,  qni  donne  à 
toutes  SCS  paroles  un  cst^c  tcrr  si  bolcnim-let 
»i  vrai  ;  cette  idce  tiomiiHinlc  ;  cet  obirt  qui 
i'occppc  seul  au  uioai<  nt  où  la  plupart  des 
tommes  concentrt  it  sur  eny-méuies  ce  qu'il 
loin-  reste  de  );enséi  •,  ce  cxliue  qu'à  l'instant 
de  la  mort  le  niallu  ur  donne  eiuore  plus  sû- 
Temcut  qne  le  courjige;  chaque  uiot  de  cette 
lettre  enfin  ,  ont  rempli  mon  ame  delà  plus 
vive  émotion.  Ali  !  qu'on  voit  .ivec  peine  la 
fin  d'une  lecture  qui  nous  ititenssait  comme 
ïjn  événement  de  notre  vie  ,  ef  qui ,  sans  trou- 
bler notre  cœur  ,  mettait  en  inouvimeat  tous 
DOS  sentlmens  et  toutes  nos  pensées  ! 


LETTRE    III. 

D'Emile. 


Je  vais  maintenant  parler  de  l'ouvrage  qni 
a  consacré  la  gloire  de  Bousseuii  y  de  celui 
que  sou  nom  d'abord  nous  rappelle  ,  et  ^ui 

y  5 


286  LETTRE 

coiifoiu!  l\iivic,  i:[)vbs  l'avoir  cscitcc.  L'Au- 
teur trÈiiiilc  s'était  t'ait  connaître  dans  ses 
preiiiiLTs  écrits  :  avant  uiênie  d'avoir  éli  vc 
ce  grand  édilicc  ^  il  en  avait  montré  la  puis- 
sance ;  mais  radniiration  ,  sentiment  plus 
qu'involontaire  ,  puisqu'on  se  plaît  à  y  ré- 
sister, n'aurait  peut-être  pas  été  e^énérale- 
incut  accordée  aiïx  autres  ouvraf;es  de  Iîo7iS' 
xeau  ,  si  ,  forcé  dccourowner  EunU,  il  n'avait 
pas  fallu  respecte»  par -tout  la  trace  du 
tiâlent  qui  sut  ainsi  se  développer  à  nos 
yeux. 

C'est  un  beau  système,  que  celui  qui, 
recevant  l'hounue  des  ri:ains  de  la  Nature, 
réunit  toutes  ses  forces  pour  conserver  ea 
liM  l'empreinte  qu'il  a  reçue  d'elle  ,  et  l'expo- 
ser au  monde  sans  l'elTaccr.  On  répète  souvent 
que  dans  la  vie  sociale,  il  est  impossible; 
mais  je  ne  sais  pas  pourquoi  l'on  n'a  voulu 
trouver  celte  auj^ustc  empreinte  que  dans 
riionuiie  sauvar^e;  ce  n'est  pas  le  pro;:;rès  des 
lumières,  ni  l'ordre  civil,  c'est  l'erreur  et 
ruijustice  qui  nous  éloignent  de  la  nature  : 
riionnue  seul  ne  |H-ut  atteindre  m  toutes  le» 
connaissances  des  hommes  réunis  pendant 
plusieurs  siècles.  Mais  le  fil  d'Ariane  conduit 
depuis  les  premiers  pas  jusqu'aux  derniers  : 


SUR  J.  J.  R.OUSSEAU.        287 

resjDVÏt  juste  et  le  cœur  droit  peuvent  conce- 
voir toutes  les  combinaisons  nécessaires  des. 
devoirs  et  des  pensées  de  cette  vie.  On  croit 
avoir  jut^é  les  idées  de  Rousseau  ,  quand  oa 
(1  api)clp'  son  livre  nu  ouvrage  systématique  : 
peut-être  les  bornes  de  l'esprit  humain  ont- 
elles  été  assez  reculées  depuis  uu  siècle  pour 
qu'on  ait  l'habitude  de  respecter  les  pensées 
uouvelles  ;  mais  ne  serait-il  pas  possible  mê- 
me qu'il  vtnt  un  temps  où  l'on  se  fut  telle- 
ment éIoi;^iié  des  sentimcns  naturels  ,  qu'ils 
parussent  une  découverte  ,  et  où  l'on  eut  be- 
soin d'un  homme  de  génie  pour  revenir  sur 
ses  pas,  et  retrouver  la  route  dont  les  pré- 
jugés du  monde  auroient  efl'acé  la  trace  ? 
C'est  ce  sublime  eQort  dont  Rousssau  s'est 
montre  capable. 

r.'houunc  iccoit  trois  éducations  ,  celle  de 
la  nature,  de  son  précepteur  et  du  monde: 
IxOiissemi  a  voulu  confondre  ks  deu-i  pre- 
mières ;  il  développe  les  facultc*de  sou  élève  , 
comme  ses  forces  physiques,  avec  le  temps  ; 
sans  ralentir  ni  hâter  sa  marche,  il  sait  qu'i. 
doit  vivre  parmi  des.  hommes  qui  sesonlcon- 
damnés  b  une  existence  contraire  iius  idée  î. 
naturelles;  mais  comme  la  loi  de  la  nécessite 
est  la  première  qu'il  lui  apprit  à  respecter,  il 

(^6 


2?8  LETTRE 

Mip  orîrtales  ii-i  tniions  soc'alfj  coiumclej 
a».i-.(i«i)scl-  la  rijiuic;  cl  !cs  iuj;,iiuei).s  ciroits  , 
les  si'iiiiineii;-.  >iu'pl«'s  qu'on  lui  a  ii)>p;iés 
gut  irroiit  -^<  iilemtiUsa  coî'duiU-  ^l^outlen^ 
dioij'  «ou  anii-.  (^iii'iir-porio  si,  sur  le  tliéâtro 
du  uiou  J  ,  ,1  '  i  Hci.  i:r  ou  i.  iioiu  ?  ou  ne 
l'>  verra  point  Hopbi  i  le  >orLtciclc:  «-t  si  les 
il'Usi)i)s  lui  ma.o.|ueiit  ,  k-;:  plaisirs  vrais  lui 
nsr.eioal.  Un  se  [.la  nt  do  soins  infinis  que 
CRt  e(Ji  cation  exifjiail  ;  .-ans  doute  dans 
un  sëjoiir  pcsiiteië  l'on  se  défctiJ  avec  peino 
dtt  la  contagion;  ma. a  Emile  enfant,  s'ële- 
vcrait  Hp  lui-incnic  dans  une  ville  babitéo 
par  di'>  Êutiles.  Mais  quand  la  moitié  de  la 
V.»  serai»  to'isacreV  à  assurer  le  bonheur  d© 
C'IIc  d'un  a«tre,  y  a-t-il  beaucoup  d'hom- 
in,  s  qui  dussent  r"»;retler  cet  emploi  de  leur 
liinps  ?  Knbn  si  les,  feinnus  ,  s'élevanl  au- 
di-su.»  dl•»rur^ort,  oi-acul  retendre  à  l'ëdu- 
tation  dis  lioumies  ;  m  elle  >  saraetil  dire  ce 
qiiMs  Ho  Vent  l'aire;  si  elles  avaient  le  .enti- 
ineiit  (\v  îcms  «étions  ^  quelle  uoblc  destinée 
leur  »<  jait     ës<T\ii   ! 

Jiou.s.si^ott  \eul  (ju'en  de'vi-Ioppe  le?  facul- 
tés inaiii  d'apj;ri  non-  Us  scienies  ;  en  «Qët 
rciil'iiiK  noiil  l'opiii  n'est  ya;-  iiu  niveau  de  la 
ttJcutOAic,  vcucudta  co  ^u'il  u'cutcud  ^)as  ,  t% 


SUR  J.  J    ROUSSEAU.        2^f 

cet'c  hûhitiule  tlis|>ose  à  l'erreur.  J'ignore  si 
hoify^ec7i  ne  tarde   pas   trop  le  moincnt  où 
rctudcfloil  ^tre  permise  :  il  ne  peut  être  fixé  ; 
les  eiifans  diffèreui  entre  eux  comme  les  ho  n- 
raps.  (^uel   hou  esprit  ou  prépare  à  celui   qui 
n'adopta  jamais  que  ce  qu'il  a  couipri»  !  Je 
le  sais,  la  jeunesse  efface  les  erreurs  de  l'en- 
fciiice  (.t  perd   Its  sienues  à   sou  tour  ;   mais 
celui  qui  ,  suivant  sou  âge  ,   n'aurait  jamais 
cru   que  la  venté,  arriverait  à  la  principalo 
époque  de  la  vie  avec  un  jugement  inaltéra- 
ble ,  et  les  idées  morales  ,  devenues  pour  lui 
comme  des  propositions  de  pcouiétrie  ,  s'eu^ 
chaîneraient  dans  sa   pensée  depuis  »a  nais- 
sance jusqu'à  sa  mort  ;  on  ne  le  préserverait 
pas  des  mouvtmeus  des  passions,  mais  ou  le 
garantirait  des  excuses  qu'elles  cherchent  :  il 
pourrait  être  entraîné  ,  mais  jamais  égaré  ;  et 
s'il  tombaitdans  le  précipice  ,  il  s'y  verrait  aU 
moins  ,  et  ses  yeux  restés  ouvcits  ,  l'aideraient 
bientôt  à  s'en   retirer   lui-méuie.  Que  j'aimo 
eetle  éducation  saui  ruse  et  sans  despotisme  , 
qui  traite  l'enfant  couiuie  wn  homme  faible, 
et  non  comme  un  être  dépendant,  qui  le  forç« 
^  l'obéisance,  non  eu  le  farant  plier  sous 
la  volonté  d'un  ^^oiiverncur  ou  d'un  père  dont 
il  ue  ç^uuaîifflit  pas  les  droits ^  et  dont  il 


29°  I    E   T  T  R  E 

haiVait    IVmpire   ;    mais     sous     la    nt'cessité 
muette,  mais  inflcxil)k-;   sons  la   necissiie  , 
«teiiiellc  puissance  qui  le  couuuaridera  quand 
SCS   maîtres   ne  pourront   plus  rien  sur   lui  • 
pouvoir  qui  n'avilit  pas  celui  qui  s'y  soumet,' 
et  ne   donne   point  à   un   homme  l'iiabitudc 
d'obéir  aux  autre,    hommes.    L'enfance  pré- 
cède  la.  vie;  quelle  en    soit   le   tableau  rac- 
courci :  le  soir  du  jour  souille'  parues  fr.utes, 
un  maître  sévère  ne  vient  point  nous  impo- 
ser des  punitions  qui  ne  naissent  poitit  d'elles  • 
mais  nos  amis  s'éloignent,  si  nous  les  avons 
blessés;  mais  on  cesse  de  nous  croire  ,  si  nous 
avons  trompé.  La  seule  luse  permise  avec  les 
enfans,   c'est  de  les  traiter  couimc  des  hom- 
mes ;    de    faire   naître  autoir    d'eux    l'expé- 
rience, en  leur  cacliant  le  peu  d'importance 
qu'on   attache  à  leurs   premiers   torts  ,   et  lo 
charme  de    leurs   petites  grâces,   prébJi^c  d« 
l'empiie    que    d'autres    séductions    peuvent 
avoir  un   jour.    Il   est  un  };cnrc  d'exprrienco 
toutefois  qu'on  doit  retarder  le  plus  possible; 
c'est  la  connaissance  des  vices  des  hommes  : 
il  faut  être  bien  fort  pour  bravci  l'exemple  et 
supporter  l'injustice.  Les  enfans  ne  doivent 
jamais  éprouver   les  défauts  de  ceux  qui  les 
euyirouacut.    (^ue  celte  grande  et  deniiuo 


SUR  J.  J-  ROUSSEAU.        291 
leçon    soit    réservée    pour    làçc    où    l'on   a 
dcT<i  choisi  sa  route.  La  vertu  nV.-t  pas ,  com- 
xne  la  gloire  ,  uu  but  d'émulation  ;  ceux  qui 
prétendent  à  l'uae  ne  veulent  point  d'égaux  ; 
ceux  qui  cherchent  l'autre  ,  raleutisscnt  quel- 
quefois leurs  eflbrts,  lorsqu'ils  trouvent  des 
compagnons  de  paresse.  Il  faut  c-tre  homme 
pour  apprendre  sans  danger  à  connaître  les 
hommes.  11  paraissait  difficile  d'exciter   les 
enfans  à  l'étude  ,  sans  employer  les  moyens 
ordinaires  de  l'éducation,  sans  manquer  au 
principe  qui  conserve  dans  l'enfant  la  dignité 
de  l'iiorame  ,  en  ne  lui  apprenant  ni  à  com- 
mander ni  à  obéir.  Morisseau  s'assure  de  sa 
docilité  par  la  dépendance  de  sa  nature  :  elle 
l'oblige   a  un  échange   de   service  ,  premier 
fondement  de  toute  société.  Les  connaissan- 
ces sont  nées  du  besoin  des  hommes  ;  et  de- 
puis que  tous  les  ont  acquises  ,  elles  sont  en- 
core   plus   utiles  à   chacun  d'eux.   On   pe'iit 
amener  une  circonstance  qui  en  fasse  sentir 
1  l'enfant  la  nécessité  ,  et  lui  inspire  aujour- 
d'hui le  désir  de  cette  même  science  ,  dont 
hier  il  cûtfallu  lui  commander  l'étude  :  mais, 
dira-t-on  ,  pourquoi  ne  pas  le  conduire  par 
la  reconnaissance  et  par  la  tendresse?  Le  pre- 
wiicr  de  ces  sentiinens  n'est  pas  conçu  par  un 


2gi  LETTRE 

enfant;  il  n'unit  poiut  ensemble  le  présent 
et  le  passé  :  le  second  doit  naître  .e  Ini- 
mënit  ;  mais  son  action  ne  développe  ni  ie 
jiif^emeat  ni  la  pensée:  elle  n'a  pas  le  uiémo 
empire  sur  tons  ces  jeunes  cœurs  ,  et  ne  leur 
donne  point  l'idée  de  la  vie  ,  où  ries  relations 
de  tons  genres  tirent  leurs  forces  de  la  raisoa 
et  de  la  nécesstc.  Rouxseau  se  sert  pour  l'en- 
fiince  de»  ressorts  qui  doivent  mouvoir  tout 
les  âges.  Avec  quel  soin  n'interdit-il  pas  ces 
motifs  d'mujl.'tion  etde  rivalité,  qui  prépa-. 
rent  d'avance  les  passions  de  la  jeunesse! 

Emile  n'est  point  un  guerrier,  un  po'éte  , 
un  administrateur  ;  c'est  un  bonuue  ,  Thom- 
lue  de  la  nature,  instruit  de  toutes  les  dc'cou- 
vtrtes  de  la  f ociété  :  il  v&it  plus  loin  que  la 
sauvage  ,  mais  dans  la  wxhm  direction  :  il  a 
ajouté  des  idées  justes  à  dcï  idées  justes  ;  mais 
une  erreur  ne  peut  entrer  dans  sa  tête.  Tout 
Je  monde  a  .idoptë  le  système  pliysiiqne  d'e'- 
ducation  de  Rousseau.  Un  succès  certain  n'a 
point  trouvé  de  contradicteurs  ;  ses  idées 
morales  sont  sur  le  même  modèle;  aucua 
lien  importun  ne  géiie  les  mouvemens  des  cu- 
taiis;  la  contrainte  ne  home  point  leur  li- 
berté :  Rousseau  les  e\rrcc  par  d<grés  ;  il  veut 
^u'iU  fasscuL  eux-mêmes  tout  ce  que  leur* 


SUR  J.  J.  ROUSSEAU.        293 

prtitf's   forces  leur  permettent  ;    il  ne    liâte 
])Oint  leur  esprit;  il  ne  les  fait  pas  arriver  au 
re'- jltat  sans  passer  par  la  route  :  enfin  si  la 
TTié:nc  pensée  avait  créé  le  monde  plivsique 
et  \c  iDOnde  moral  ;  si  l'nn  était  ,  pour  ainsi 
dire,   le  relief  de  l'autre  ,  pourquoi  se  refu- 
serait-on à  tiouver  dans  renyenible  du  sys- 
tème de  fi  on.';. ••eau  la  preuve  de  sa  vérité  ?  Je 
tie   sais    pas    si  je  suivrais   entièrement  jîour 
mon  til.s  la  mrlliode  de  Hons.seau  \  peit-étre 
ma   vanilé  voudrait-elle  le  former  pour  ua 
e'tat  dctcrniino',  afin  qu'il  fut  de  bonne  heure 
avancé  dans   une  carrière  ;    au  moins  je  me 
dirais  ;  cv.X  ainsi  qu'on  doit  é'ever  riiomine, 
c'est  l'édiication  de  l'espcce  ,  plutôt  que  celle 
de  l'iddivit'u.    Mais  il  f  ut  l'^'uidier   comme 
CCS  inorIcJos  de  proponion  ,  que  les  sculpteurs 
ont   toujours   devant  les   yeux  ,   quelles  que 
so'ent  loi   statues  qu'  Is    veulent  l'aire.  C'est 
l'éloquence  d-  hoit.-seou  qui  laiimalesen- 
tiiu  ■'.:  •îKit-nic!  ,  dans  une  cerlaiMe  classe  de 
la  sn>:  (    0  ;  il    Tu  connaître  aux   mères   c<'  de- 
voir et  ce    l)()ii!i.  ur;  il  1.  ur  insp-ra  I-  d  sir 
de  n  •  cél    r  ■)  p<*'  onne  U's  nr  mic'es  car  sses 
de  leur-   ■•hI     is  ;  il   interdit  autour  d'eux  Ici 
servil  s  1   spccis  des  vaU-ts  ,  qui  leur  fou!    en» 
tir  Lur  lan^,  tu  leur  uioutiauiie  coutru»t» 


294  L  E  T  T  R  E 

de  leur  faiblesse  et  de  lonr  puissance  •  mais  il 
permet  Jes  tendres  soins  d'une  «.ère  :  ils  ne 
gâteront  point  l'enfant  qui  les  reçoit  ;  être 
servi  rend  tyran;  mais  être  aiu.e/rend  sen- 
sible, (^ui  ,  des  mères  où  des  cnfans,  doit  le 
plus  de  reconnaissance  à  Rousseau  ?  Ah  !  ce 
sont  les  jnères  sans  donte  :  ne  Icnr  a-t-il  pas 
appris,  (comm  •  l'écrivait  nue  ftmme,  dont 
l'aniert  ! -esprit  font  lecliarme  de  ceux  qu'elle 
iiduirt  à  la  coonaitrc)  ,,  à  retrouver  dans  leur 
«  ciifanl  une  seconde  jennossc^  dont  l'espé- 
«  rancc  recommence  pour  elles  ,  quand  la 
«  premère  s'év;inouii  ,,.  Ah  !  tout  n'est  pas 
encore  perdu  pour  la  mère  malhrurtuse  , 
dont  les  lautcs  ou  la  destitice  ont  empoisonna 
la  vi.- !cc-s  jour.s  de  douleur  lui  ont  peut-être 
valu  rexpe'ricnce,  qu.  |)>es,.,vera  des  mêmes 
peines  le  jeune  objet  deses  soins  et  de  sa  ten- 
dresse. Dans  tous  les  portraits  de  Rousseau, 
on  l'a  peint  couronne  par  des  enfiris.  Kn  effet 
il  a  su  lendrecetàneàson  bonheur  ;  et  peut- 
être  n'esl-il  que  celui-là  d'assuré  dans  la  vie. 
Bientôt  la  jeunesse  arrive;  co  temps  f.nisse- 
inent  vante  ,  ce  temps  des  passions  et  de  lar- 
mes :  oui  ,  ma  fille,  j'écouterai  pour  toi  les 
leçons  de  Rousseau  :  son  éloquente  bonté  te 
répond  de  mou  iudul-cnce  :  peut-être  l'au- 


SUR    J.  J.  ROUSSEAU.        29^ 

rnis-ic  trouvée  dans  mon  âtiie  ;inai5  l'iuiprcs- 
siou  de  ses  suhiimes  oiivrau;cs  est  si  pioronde  , 
qu'on    la   confoiid    arec  celle  de   la    natuve 
ruême  :  oui ,  je  t'assurerai  des  jours  de  bou- 
hcur  ,  daus  cet  âge  où  l'itnai^liiatiou  ne  craint 
rien  de  l'avenir  ,  où  le  luomc  ut  pi  ésent  com- 
pose toute  la  vie,  où  le  cœur  aime  sans  in* 
quiétude,  où  le  plaisir  se  fait  sentir,  tandis 
que  la  peine  est  encore  inconnue.  Le  bonheur 
de  l'enfant  dépend  de  sa  mcrc  :   hélas  !   viti 
jour  pcut-étie  je  te  presserai  vainement  con- 
tre iron  sein  -,  mes  caresses  ne  feront   plu» 
rcnailrele  caluie  dans  ton  ame.  Jouis  donc, 
jouis  de  ces  courts  instans  ,  d'une  félicité  qu'oa 
cesse  de  de.^lrer  en  cessant  delà  goûter  ,  et  qui 
ne  laisse  après  elle  ai  rcî;ret   ni  repentir.   Je 
ne  veux  point  oublier  q^ic  la  jeunesse  suc- 
cèdeà  l'enfance,  je  ne  veux  point  que  la  pre- 
mière époque  de   la  vie  soit  inutile  au  reste 
de  la  tienne  -,  mais  je  veux  la  considérer  com- 
me une  partie  deccs  années  que  tu  dois  passer 
sur  la  terre  ,  et  m'occupcr  d'elles  pour  elles. 
Si  je  meurs  avant  d'avoir  vu  le  succès  de  laes 
soins  ,  tu  me  devras  du  moins  les  beaux  jours 
de  ton  enfance  ,  et  ce  dous'  souvenir  te  fera 
chérir  rua  mémoire  et  respecter  le  génie  su- 


296  LETTRE 

blitne  qui  rafTennit  mon  esprit  flans  la  rout* 
que  mon  cneir  était  Tuipatient  de  suivre. 

Rousseau  n'a  point  voulu  qu'Emile  fût  un 
lioturneexlr 'orcliiia  re.  .e  j^éiiie  et  l'hc'roïsiue 
sont  des  evcrptiotis  de  la  nature  dont  elle 
fait  seule  l'éducation,  il  l'a  peint  tel  que  tous 
les  pères  peuvent  eupcrcr  de  rendre  leur  Gis , 
en  suivant  le  même  plan  ;  je  me  demande- 
rais, pour  ju'^er  de  ce  système,  s'il  est  vrai 
que  tous  les  effets  naissent  des  uioyeus  ,  et  si 
ces  efFets  sont  désirables?  or,  il  rac  semble 
que  l'enfant  élevé  suivant  les  principes  de 
Housseau  serait  Kmile  ,  et  qu'on  serait  luu- 
reux  d'avoir  Emile  pour  fils  !  Je  suis  loin 
d'adopter  le  sjstétne  d'Helvctius,  et  d'attri- 
buer à  l'éducation  seule  la  dis-tarice  de  VoU 
taire  aux  autres  hommes!  Les  talens  de  l'es- 
prtt  sont  sans  doute  inégaux  par  la  «latiire  ; 
Uiaia  ledsentimens  innés  dans  tous  les  cœurs 
peuvent  ëirc  développés  par  l'éducation  ;  ot 
je  crois  qu'elle  avait  presque  toujours  une 
manière  de  rfMidre,  ou  plutrtt  de  laisser  à 
l'ame  sa  bonlé  primitive.  Pour  un  aveugle- 
né,  combien  ont  perdu  la  vue!  Je  sais  qu'il 
paraîtra  peut  être  extraordinaire  d'adopter 
le  système  de  Rousseau  :  on  s'accorde  pour 
admirer  sou  éloquence  \  mais  on  a  trouva 


SUR  J.  J.  ROUSSEA  V.       297 
simple  j  de  croire  que  cette   imagiiintion   si 
■vive  et  si  féconde  ,  cette  ame  si  p;i.s.sioanéc  , 
avait  acquitté  la  nature  envers  lui  ,  et  qu'un 
tel  talent  de  peindre  ne  pouvait  être  uni  à 
la  justesse  d'esprit  nécessaire  ,  pour  tracer  un 
•plan  utile.  Ou  a  dit  que  ses  opinions  étaient 
impraticables  ou  fau'^ses,  afin   de  le  ranger 
dans  cette  classe  que   1<'S  lionunes  médiocres 
même  traitent  avec  dédain  ,  ravis  d'opposer 
le  court  enchaînement  de  leurs  incontesta- 
bles idées  communes  aux  erreurs  qui  peuvent 
se  rencontrer  dans  la  suite  des  p<'nsées  nou- 
velles d'un  grand   génie.   TVloi  ,    je  ne  crois 
pas  qu'uu  ouvrage  sur  l'éducation  ,  dont  le 
système  est  parfaitement  suivi  depuis  la  pre- 
mière ligne  jnsqn'à   la  dernière,  et  qui  doit 
Tcvciller  sans  cesse  tous  nos  sentimeus  et  tou- 
tes nos  idées  habituelles  ,  pût  intéresser,  s'il 
fatiguait  l'esprit  par  sa  fausseté.   Enfin  je  voi.s 
adopter  en  détail  ce  plan  dont  on  re>ttc  l'cu- 
8end)Ic,  et  je  ne   p!:is  m'aecoutmner  ù   en- 
tendre juger  le  style  »au!«  les  pensées  ,  comme 
si  V*-ïïi't  de  l'un  était  sépare  de  l'impression 
des  autres,  et.  comme  s'il   uc  fallait  pas  au 
moins,  quand  tout  le  système  ne  serait  pas 
juste  ,   que    ks  idées   et   les  sentimcns  dont 
Vclo^ueacc  se  couipose ,  le  fusscut  toujours. 


29  8  LETTRE 

J'avouerai  que  pour  me  conformer  à  l'avis 
de  la  multitude,  qui  ne  veut  pas  croire  vraies 
tant  de  pensées  neuves,  vainement  à  chaque 
pa^e  j'étais  de  l'avis  de  Jlonsseau  :  à  la  (in  du 
livre,  je  me  disais  :  c'est  sûrcLnent  laux  ;  et 
j'altribnais  à  son  talent  seul  la  perïuiisioti 
dont  je  ne  pouvais  me  défendre;  mais  j'ai 
fini  cependant  par  m'en  ijer  asstz  à  la  ré- 
flexion pour  ne  pas  craindre  les  Oijinions 
mêmes  que  l'éloquence  développe;  sans  doute 
quand  e'Ie  s'aide  du  geste  et  de  l'accent ,  clic 
peut,  à  la  létc  des  armées  ,  d.i  us  une  emeulc 
populaire,  entraîner  les  hommes  p.jr  (o.U  ce 
qu'ils  ont  de  sensible,  et  suspendre  leurs  au- 
tres facultés:  mais  dans  la  relraltf  ,  lorsqu'au- 
cune  passion  ne  nous  aveugle  ,  limpressioii 
du  talent  reste,  mais  son  illusion  disparaîf. 
Pourquoi,  si  je  trouve  que  l'ajtcir  d'Emile 
a  Maison  ,  préférerais-je  d'adopter  î'opinioa 
que  je  n'ai  pas?  pourquoi,  pour  me  délVndrc 
de  moi,  ne  m'écoulerais-jc  jamais,  et  pour- 
quoi donc  enfin,  effrayée  parles  jugemens  acs 
autres,  prendrais-je  le  Ciirps  pour  l'ombre^ 
connue  l'enfant  prend  l'ombre  pour  l<  corj)>. 
Rousseau  voulait  élever  la  femme  conm<e 
l'homme,  fl'après  la  nature  ,  et  suivant  les 
dilTércuccs  qu'elle  a  uiiso«  cutr'cux  :  mais  j« 


SUR   J.  J.  ROUSSEAU.        295 

ne  sais  pas  s'il  faut  tant  la  seconder  ,  en  for- 
tifiant ,  pour  ainsi  dire  ,  les  femmes  dans  leur 
faiblesse.  Je  vois  la  ue'cessite'  de  leur  inspirer 
des  vertus  que  les  hommes  n'ont  pas;  bien 
plus  que  celle  de  les  encourager  dans  leur 
iafe'riorité  sous  d'autres  rapports  ;  elles  con- 
tribueraient peut-être  autant  au  bonheur  de 
leurs  époux  ,  si  elles  se  bornaient  à  leur  des- 
tinée par  choix  plutôt  que  par  faiblesse,  et 
si  elles  se  soumollaicnt  à  l'objet  de  leur  ten- 
dresse par  amour  plutôt  que  par  bctom  d'ap- 
pui. Une  grande  force  d'âme  leur  est  néces- 
saire ;  leurs  passions  et  leur  destine'e  sont  eu 
contraste  dans  un  pays  où  le  sort  impose 
souvent  au-,  femmes  la  loi  de  n'aimer  jamais, 
oCi ,  plus  ù  plaindre  que  ces  pieuses  tilles  qui 
se  consacrent  à  leur  Uicu  ,  elles  doivent  ac- 
corder tous  les  droits  de  l'amour,  et  s'inter- 
dire tous  les  plaisirs  du  cœur;  ne  faut-il  pas 
un  sentiment  énergique  de  ses  devoirs,  pour 
înarclicr  isolée  dans  le  monde  ,  et  mourir  sans 
avoir  été  la  première  pensée  d'un  autre  ,  sans 
avoir  sur-tout  attaché  la  sienne  sur  un  objet 
qu'on  pût  aimer  sans  remords  ? 

Kousscau  ,  dira-t-on  ,  ne  s'occupait  pas  des 
bisarrcs  institutions  delà  vanité;  il  n'appuyait 
pas  un  éditicc  ç[u'il  eût  voulii  renverser  ;  mais 


îo©  LETTRE 

pourquoi  ilonc  a-t-il  peint  sa  vSopliie  trop 
faible  mctrc ,  pour  la  plus  heuieiisc  s.iuation 
du  monde?  Comment,  dans  nn  uioneau 
fubliine  d'éloquence  ,  snpple'uifnt  de  son 
ouvrage  ,  a-t-il  peint  Sopli  e  Irali  s^a  it  son 
époux  ?  li  a  coudauiiic  loi-Hirnie  son  é<luca- 
tioa  ,  il  l'a  sacrifiée  au  dcsir  de  faire  v.'Ioir 
celle  d'iùnile  ,  en  donnant  le  spectacle  de 
son  counge  dans  la  plus  violcnle  Min.ilion 
du  cœur,  ("oiniiicnt  a-t-il  jni  se  réboudrc  à 
sous  offrir  Sophie  au-ciestiuus  de  tout,  inli- 
dellc  à  ce  qu'elle  aiuje  ?  ("/est  |)lti5  |ue  f.i  hle 
qu'il  l'a  montrée.  Avait-elle  besoin  fie  fur.  e? 
clic  avait  épousé  son  amant.  Ali  !  pouiquoi 
ilélrir  le  cœur  par  la  triste  fin  de  ^lti^toire 
d'Emile  et  de  Sophie  ?  pourquoi  seconder 
ceux  qui ,  tie  crovant  pas  à  la  durée  d'  s  s(  n-' 
tinieus,  pensent  qu'il  r<^t  é,'al  de  commencer 
ou  de  lin  r  par  ne  pas  s',  lun  r  ?  pourquoi  dé- 
grader It.s  fcnunesjcn  laisanl  tomber  celle  qui 
semblait  devoir  être  leur  ui<»dè!e?  Aliî  Rous' 
seau  ,  c'est  mal  les  connaître;  leur  cœur  peut 
les  ét^arer,  mais  leur  cœur  sait  les  (défendre: 
aucune,  de  celles  même  que  la  ycriu  siule 
n'arrcîcrail  pas,  unie  h  ton  Emili.' ,  aimée  par 
lui  ,  n'aura. t  changé  la  paix  et  le  bonheur 
contrôle  désespoir  et  la  nouie;  aucune,  faibl* 

likekU* 


SUR   J.  J.  ROUSSEAU.       3ox 

même  comme  tn  veux  les  clevcr  et  les  pein- 
dre, ne  se  fut  bannie  du  paradis  terrestre  , 
en  rompant  les  iicns  d'un  hymen  forme  par 
l'amour.  Je  ne  sois  pas  s'il  fallait  montrer 
Émi'e  en  proie  aux  plus  cruelles  infortunes. 
Ij'inflLieiiCe  de  la  v^rtu  sur  le  bonheur,  était 
un  spectacle  plus  utile;  il  est  sans  doute  des 
peints  dont  elle  ne  piésrrve  pas;  mais  il  ea 
est  tant  qu'elle  épargne,  qu'il evt  permis  dVm- 
ployer  cet  ap|>àl  pour  attirer  vers  elle.  Mais 
quel  charme  dans  tous  Us  tableaux  He  cet 
ouvragf  !  quelle  (àtieysc  et  qiu'iie  étendue  lian» 
les  idéos!  Tantôt  l'auteur  a;oute  une  pcnsc'c 
nouvelle  à  un  sujet  qui  senihîa:t  e'pui-é,  ou 
sait,  par  une  seule ,  ouvrir  une  tairièrc  im- 
mense à  la  n'flexion.  î  u  voulant  former  un 
homme,  il  s'est  nécessaireinenl  occupé  de 
toutes  les  idées  qui  peuvent  entrer  dans  la 
tête.  (Quelle  méditatiou  Cvla  srppose  ,  ou  plu- 
tôt, quel'e  originalité  dans  léuivain  à  qui 
tons  Icï  ob;ets  connus  se  présen'ent  si>us  un© 
forme  neuve  et  vraie,  et  qui  trouve  pre.-que 
toujours  son  esprit  d  ns  la  nature!  (]'est  un© 
pensée  bien  lieurtuse  ,  d'avoir  donne  b  un 
traité  d'éducatiun  la  forme  de  l'histoire  de  sou 
élève.  Rien  n'est  élranj^cr  au  but  ;  rien  ne  dé- 
tourne de  l'idée  abstraite  ;  mais  la  pensée  se 
Pièces  div.  Taïue  II.  R 


2o2  LETTRE 

repose  ,  et  l'attention  est  entraînée.  Rousseau 
veut  que  des  cvéueinens  de  sa  vie  ,  gravent 
dans  la  lélc  de  l'enfant  les  vérités  qu'il  doit 
apprendre.  S'il  Tant  lui  donner  l'idée  des 
droits  de  la  propriété  ,  son  travail  estdétrnit 
par  Robert  ,  possesseur  du  champ  dont  il 
s'est  emparé;  le  chagrin  et  la  colère  d'Kinile 
impriment  dans  son  esprit  le  souvenir  de 
l'explication  qu'il  a  reçue.  C'est  par  les  sen- 
timens  de  son  amc  que  Houssiau  captive  son 
intérêt;  il  traite  de  même  le  lecteur ,  et  son 
inc,énieusc  adresse  emploie  le  nicmc  moyen 
pour  élever  l'enlantjet  retenir  l'attention  dos 
homtnes.  Les  circonstances  les  plus  léi^èrcs 
frappent  riniapjination,  et  aiontent  à  la  vérité 
des  tableaux.  Les  détails  font  jv.-u  «l'imiires- 
siou  quand  ils  rappellent  des  circonstances 
ondes  |)ersonncs  indiHéronles  ;  mais  lorsqu'ils 
tiennent  à  de  i^rands  seutimens  ,  lorsqu'on 
a  loiii:;-tcinps  d'avaiuc  intéressé  le  lecteur 
pour  Emile  et  pour  Sophie  ,  le  cœur  bat  eu 
les  voyant  lutter  à  la  course  ensemble  ,  s'a- 
lunser  encore  dans  l'àse  des  passions,  de  o.s 
jeunes  plaisirs  ,  et  savoir  unir  la  simplieité 
de  l'en  lance  au  charme  de  la  jeunesse.  Heu- 
reux par  ce  scutimcnt  qui  fait  une  époque 
des  évcucuicus  les  plus  orUiuairee  de  la  vie., 


SUR    J.  J.  ROUSSEAU.       3o3 

Éinilc  ne  peut  lutter  dans  un  combat  inégal; 
i!  sent  sa  force  ;  il  aime  la  faiblesse  de  Sojîliie, 
et  la  portant  au  but  dan*;  ses  bra^  ,  tombe 
ù  ses  pieds,  et  se  reconnaît  vaincu.  Cette 
ijjiage  ravissante  s'est  souvent  offerte  à  ma 
];ense'e.  Rousseau  ,  dans  He'loïse  ,  avait  peint 
la  passion  exaltée  par  le  eoml^at  du  remords, 
par  l'ivresse  de  la  faute:  le  tableau  de  deux 
ntuaiis  ignorant  le  repentir  et  la  crainte,  s'ai- 
iiiatit  sans  ou;  Tobs-acle  ,  ce  besoni  des  cœurs 
l'.sés,  soit  ntces-aire  pour  les  ranimer,  est 
peut-être  un  ^ussi  grand  effort  du  talent; 
la  vérité,  la  justekse  y  étaient  encore  plus 
uéccssaircs  ,  it  des  ons  si  doux  j)our  émou- 
voir le  cœur  ,  doivent  bien  y  répondre.  Je 
sais  qu'on  peut  avec  raison  être  frappé  du 
mauvais  goiit  que  Rousseau  se  pertnet  quel- 
quefois; il  se  plaît  dans  les  contrastes ,  et  les 
lait  par  les  mots  autant  que  par  les  idées: 
on  pourrait  blâmer  un  tel  .système;  l;i  pensée 
doit  voiries  extrêmes, mais  non  l'imagination; 
l'imprcs  ion  du  dégoût  ([u'elle  en  recoii^iio 
rend  pas  la  vérité  plus  sensible  ,  et  déplaît 
innlitement.  On  a  quelquefois  accusé  Hous- 
se au  d'exagération  et  de  fausse  eliahnr;  j'a- 
vouerai qu'en  ne  trouvan»:  pas  louioi4rs  toutes 
ses  idées  justes,  eu  n'étant  pas  toujours  émuo 

R  a 


So4  LETTRE 

par  tous  ses  uiouvemeus,  il  m'a  paru  cons- 
tamment iiamrrl*,  il  dillèit  dvn  aiurcs,  mais 
c'est  pour  lui  ,  non  pour  eux  qu'il  parle.  Ou 
a  pu  le  iii^er  fou  dans  quelques  p.iges ,  mais 
ritu  n'est  plus  loin  de  l'afFcciation  ;  sa  foiie 
si  l'on  doit  employer  ce  mot,  est  l'exaltatioa 
de  tout  ce  qui  est  bien  ;  ce  sont  des  idc'  s  qui 
n'out  pas  été,  pour  ainsi  dire  ,  rnc\ordri'« 
avec  les  hommes,  mais  qui  seraient  rraics 
abstraitement.  Comment  ne  |'as  atlorcr  son 
amour  pour  la  vertu  ,  sa  passion  p(,iir  la 
nature;  il  ne  l'a  pas  peinte  conmie  Virî);ile, 
mais  il  l'a  gravée  dans  le  cœur  ,  et  Ion  se 
rappelle  ses  sentimcns  et  ses  penseVs  en  re- 
voynnt  les  lieux  qu'il  a  parcourus,  le»  site» 
qu'il  préférait. 

Quel  écrivain  que  RoJ'SMfo?/  !  On  a  so  J- 
vcnt  parle  du  danî;-r  dr  l'éloquence  ;  mais 
ic  la  crois  bien  néccss.i're  ,  qnand  il  l.iut  op- 
poser la  vertu  à  la  passion  :  elle  fait  naître 
dans  l'air. e  ces  nonvemens  qui  décident  seul» 
du  parti  qi'c  l'un  prend;  il  scinlie  que  ia 
raisnn  s'oIVre  lon.'-lempf  à  l'espi  il  «vuit  que 
le  e«  iir  CM  rcçoivcrimpression  ;  mais  lorsqu'il 
l'éprouve,  on  n'a  plus  besoin  do  réfloxirns  ; 
on  va  de  soi-même  ,  on  est  cntraitié;  c'est 
réioqucuccBCulc  qui  peut  ajouter  celle  foret 


SUR   J.  J.  ROUSSEAU.       3g5 

d'impulsion  à  la  raison  ,  et  lui  donner  assez 
de  vie  pour  liiittr  à  force  égaie  contre  les 
passions  ;  ma  s  ,  heureux  Emile  ,  si  celui  qui 
vtilk-  !^ur  sa  destinée  le  préserve  des  combats 
avec  lu!-inénic,  et  ne  le  place  pas  dans  ces 
cruelles  situ:itious  qui  naissent  de  la  société, 
et  s'opposent  à  la  nature  !  Puisse-t-.l  suivre 
l'intiiuion  de  la  providence,  qui  n'a  rien 
ordonné  à  l'homme  que  pour  sa  félicité, 
même  sur  celte  terre,  et  ne  lui  ht  une  loi  de 
la  vertu,  que  pour  assurer  son  bonheur  ,  eu 
ne  le  ku>sant  pas  dépendre  des  bornes  de  sa 
propre  intelli,i;'"t)ce  ,  et  sup|)léer  par  l'obéis- 
sance aux  lum.ères  de  sa  raison  !  Ou  repro- 
che à  Kousseau  de  donner  trop  tard  à  son 
élève  la  connaissance  d'un  Dieu  :  cette  vé- 
rité de  sentiment  pourrait  être  connue  avant 
]c  dévoloppement  des  facultés  de  l'esprit.  Je 
Tie  sais  pas  cependant,  si  ce  superbe  mot  de 
l'énigme  du  monde  ne  frajiperait  jjas  davan- 
tage celui  qui  ne  l'apprendrait  qu'en  le  con- 
cevant. On  a  souvent  remarqué  que  les  mer- 
veilles de  tous  les  Jours  n'excitaient  plus  no- 
tre étonnement.  Une  grande  idée  qu'un  en- 
fant met  à  son  niveau,  qu'il  rapproche  de 
ce  qu'il  connaît,  qu'il  confond  avec  toutes 
les  petites  pensées   de   sou  âge,    est  moins 

R  3 


3o6  LETTRE 

auguste  à  ses  yeux  que  si,  pour  la  prentlère 
fois      elle  rcpniitlait  dt-s  loircns    de  luuuère 
sur    les     lénibr  s     de    l'univers,      lîoiisseau 
croyait  à  l'existence  de  Dieu  ,  par  son  esprit 
et  par  *uii  cœur.  (Qu'elle  est  belle,  sa   Ittir» 
a  rartiicvèqiic    de  Paris  1    Quel  avantage   ta 
Traie   philosophie  n'a-t-clic  pas  sur  la   plu- 
part des  bccles  relijjieuscs  ,  qnand  ille  ne  tenta 
pas  d'ébranler  les    élernelk-s  bases   de   toute 
croya-ïce  !   Quel     chef-d'œuvre    d'éloquence 
dans    le  sentiment,   de    métaphysique   dans 
les  preuves,,  que   la  profession  de  foi  du  vi- 
caire savoyard  !  /ioiisseau  était  le  seul  homme 
de  p,cniede  son  temps  qui  respectât  les  pieuses 
pensées,  dont  nous  avons  tant  de    besoin; 
il  consulte    l'instinct    naturel,    et    consacre 
ensuite   toute    la  force    de   la   réllesion   à   lo 
prouver  à  sn  raison.   La  philosophie   rej«lt« 
ces   persuiiaions  intimes^  involontaires,   qui 
tie  sont  point  nées  du   calcu    cl  de  In  médi- 
tation   de    l'esprit.   Mais,   que  j'aime  mieux 
celui  qui  leur  prête   l'appui  de  ses    pensées, 
tâche  d"  les  fortifier  en  moi,   et   loin  d'op- 
poser ma  raison  à  mou    instinct,    chccclie  à 
les  réunir  pour  faire  pencher  la  balance,  et 
cesser  le    combat!   La  profession   de  foi   du 
vicaire   savoyard    ctait   justcuicut    admire* 


SUR   J.  J.  ROUSSEAU.       3o7 

comme  une  suite   de    raisonnemens  forts  et 
profonds,  qui  formaient  un  ensemble  d'opi- 
nions que    l'on  adoptait  avec    transport    au 
milieu  des  csrai-enieiis  des  fanatiques    et  des 
athe'es.  Mais  cet  ouvrage  n'était  que  le  pre'- 
curseur  de  ce  livre  ,  époque  dans  l'histoir» 
des  pensées,   puisqu'il  en  a  rec.jlé  l'empire  ;. 
de  ce  livre  qui  semble  anticiper  sur  la  vie  à 
venir,  en    devinant  les  secrets    qui  doivent 
un  jour  nous  être  dévoilés;  de  ce  livre  que 
les    hommes    réunis  pourraient  présenter  11 
l'être  suprême,    comme   le   plus  grand    pa» 
qu'ils    ont  fait   vers  lui;  de  ce   livre    que  le 
nom  de  son  auteur  consacre  en  le  mettant  à 
raj)ri  du  dédain  de  la    médiocrité,  puisque 
c'est  le    plus    grand   administrateur    de  son 
siècle,  le  génie  le  plus  clair  et  le  plus  juste, 
qui    a   demandé    d'être  écouté  sur  ce  qu'on 
voulait  rejeter  comme  obscur  et  comme  va^- 
gue  ;  de  ce  livre  dont  la   sensibilité  majes- 
tueuse et  sublime  peint    l'auteur  aimant  les 
hommes,  comme  l'aage  gardien   de   la  terre 
doit  les  chérir.    Pardonue-moi ,  Rousseau: 
mon   ouvrage  t'est  consacré  ,  et  cependant 
un  moment  un  autre  est  devenu   l*oi>jct  de 
mon  culto  î  Toi-mc:nc,    loi    sur-tout,  toa 
cœur  pa^ûoiiQç  ^our  l'huiuaultc,  eût  adoiip 


So8  LETTRE 

celui  qui  ,  loi^-îeii!])s  occupe  de  l'existence 
cL  1  lioiMiiC  sur  la  Icne,  après  avoir  indi- 
que tous  ks  biens  qu'un  bon  gouveriicruent 
peut  lu:  as--u:ir  ,  a  vovlu  prévenir  ses  plus 
cruels  aiailieurs  en  portant  du  calme  dvins 
son  ame  agitée,  et  donner  ainsi  la  cbaî'ie 
des  pensc'cs  qui  forme  toute  sa  destinée. 
Oui,  Jlousseau  savait  admirer,  el  n'écri- 
vant jaiiiais  que  pour  céder  a  i'unpuis  on 
de  son  amc  ,  les  vaincs  jalouï'ics  n'catrùcnt 
point  dans  son  cœur.  Jl  aurait  eu  besoin 
de  louer  celui  que  je  n'use  nomuicV,,  celui 
dont  je  m'approche  sans  crainte  ,  quand  je 
ne  vois  en  lui  que  l'objet  de  uia  tendresse: 
mais  qui  me  pénètre  plus  que  personne  de 
respect,  quand  je  le  contemple  à  quelque 
distance  ;  enfin  ,  cel\ii  que  la  postéiité  connue 
$on  siècle,  désignera  par  tous  les  tiins  du 
génie  ,  mais  que  mon  destin  et  mon  amour 
me  permet  le  ut  d'appeler  mou  père. 


SUR   J.  J.  "ROUSSEAU.       So^ 

LETTRE    IV. 

Sur  Tes  ouvrages  politiques  de  Rousseau. 

\^  E  tous  les  objets  offerts  à  la  méditation  ^ 
la    co.istitntion   des  gouverueiueiis  est  sans 
doute  le  plus  important  comme  le  plus  tlif- 
Ëcilc  à  connaître.  Le    lesjislateur  qui  saurait 
fonaer  ua  corps    politique,  lier  ses    mem- 
bres par    un  iatcrét  comiuii-i  et  immu  ble  , 
rassembler  da'ts  sa    pensée    tuut    ce    quL*    lo 
choc  des  passions  des  liomm>:s  ,  la  réunioa 
de  leurs  facultés  ,  l'iiiQueuce  des  climats  ,  la 
puissauce  descinp'res  voisins  pourraient  ja- 
mais produire    d    n<  O'ivénien»   ou    d'avan- 
tages; celui   qui    saurait  ccntooir   et  diriger 
par  des  ioix  faïK-s  pour  durer  toujours  le  peu- 
ple qiw  se  serait  joumis  à  son  génie,  aurait 
conciJ  iC  plus  grand  projet  que    l'on    puisse 
croire  po^sib'e  ,  etse  serait  associé  ,  pour  ainsi 
dire,  à  1.1  g'iHire  de   la  cicalion   'lu  luoncle  , 
en  donnant  h  sis  habitons  des    loi\  ui-.iTcr- 
gcllcs  et  nécessniros  ,  comme  celles  de  la  na- 
ture ;   mais  l'esprit  humain  n'a  point  fnitea 
MU  moment  la   pas   immense  de   l'état  lau» 


âio  LETTRE 

vagr  à  l'état  civil  ;  les  idées  se  sont  lentement 
dévoloppécs  ;  les  circonstances  ont  quelque- 
fois fait  naître  des  iii-ilitntions  si  lu  urcuses  , 
<]ni"  !a  pcnscp  iloiten  envier  |.i  ç;ioirc  au  lia-» 
sard.  La  plupart  de-  ^ouvei  ii' mens  se  sont 
foi  mes  par  la  «lUile  dis  temps  et  des  évéïic- 
m 'US  ,  t-t  souvent  la  connuis»aiice  de  leur 
nature  et  de  leur  pr'i;cipe  a  plutôt  suivi 
que  précédé  leur  établissement.  L'ouvrage 
donc  qu  nous  fait  bien  connaître  les  ])re- 
mièrcï  bases  du  contrat  social,  qui  fixe  les 
vrai»  fondemens  de  toute  puissance  légitime, 
est  aussi  Tïtiic  que  digne  d'admiration  :  tel 
est  le  plan  et  le  but  fin  livre  de  Jiousseaii^ 
il  démontre  qu'aucune  convention  ue  peut 
subsister,  qui  soumette  l'intérêt  général  à 
l'int.  rét  p.rticulier;  qu'il  est  insensé  do 
croire  qu'une  nation  doive  obéir  à  dc^  lois 
qui  sont  coulrair»  s  à  sou  bonheur,  ol  que 
sjns  sou  con.-rniemeut  j  aucun  gouverne- 
ment puisse  être  éial>li  ni  maiuli  uu  ;  quo 
la  dependan(e  du  plus  fort,  à  l'égard  du 
plus  faible,  est  contraire  à  la  raison  con.ruo 
d  la  nature,  el  qu'enfin  l'idco  d'un  état  des- 
potique est  encore  plus  absurde  qu-  révol- 
tante ;  mais  ce  «^ouveruemrnt  excepté  (  les 
^iionstrcs  ne  sont  pas  comptés  parmi  les  liom-t 


SUR   J.  J.  ROUSSEAU.        3ti 

mçs  )  ,  il  n'en  est  point  que  llonsseon  no 
justifie;  il  remonte  à  l'orif;  ne  de  toute  au- 
torité sur  la  terre  _,  et  prouve  même  que  la 
nionarcbie,  établie  parla  volonté  ge'néraie  , 
fondcc  sur  des  lois  que  la  nation  seule  a  le 
droit  de  changer  ,  est  un  gouvernement  aussi 
légitime  et  peut-être  meilleur  que  les  autres. 
.Toperai  blâmer  Rousseau  ,  cependant,  de 
ne  pas  rr;^arder  comme  libre  la  nation  qui 
a  SCS  ri?|jrésentans  pour  législateurs  ,et  d'exi- 
ger l'assemblée  générale  de  tous  les  individus, 
L'entliousiasai'j;  est  permis  dans  les  senti- 
mens,  mais  jamais  dans  les  proii-ts  ;  les  dé- 
tcuscurif  de  la  liberté  doivent  se  préserver  de 
l'exagération.  Ses  cuncm.s  seraient  si  heu- 
reux de  la  croire  iiHpossibIc!  Le  plan  de 
l'ouvrage  de  Montesquieu,  est  sans  doute 
plus  étendn  que  celui  du  contrat  social; 
toutes  les  loix  qui  ont  été  faites  y  sont  exa- 
minées, etm  Ile  biens  de  détail  peuvent  ré- 
sulter encore  de  ce  livre  si  remarquable  par 
les  idées  générales  ;  mais  Rousseau  ne  s'est 
occupé  que  de  la  constitution  politique  des 
état»,  de  celui  quia  le  pouvoir  de  donner 
des  loix,  non  des  loix  elles-mêmes.  Montes- 
quieu est  plus  utile  aux  sociétés  formées; 
Hpusseau   le    serait  dayaatagc  à  celles  qui 


2f  a  LETTRE 

■voudraient  se  rassembler   pour   la  premicro 
fois;  la    plupart  des  vérités  qu'U  développ» 
«ont  spéculatives;  on  doit,   j'en    conviens, 
accorder  plus  d'admiration  à  celui  qui  cré» 
nn    systéuie  ,  même  imparfait ,    luais  possi- 
ble ,  qu'au   philo^ophP  qui,    luttant   contre 
la  nature  seule  des  choses,  offre  un  plan  sans 
défauts  a  l'imaginaiion  ;  mais  peut-être  faut- 
il  avoir  administré  soi-uiéme,  pour  renoncer 
au   bien  idéal  ^  pour  se  ré.>ourdrc  h  placer  le 
mieux,  qu'on  peut  obtenir,   à  cAlé  du  mal 
qu'on  doit  supporter,  pour  se  borucr  a  fair© 
lentement  quelques  pas  vers  le  but  qu'on  at- 
teint si  rapidement    par    la    pensée.    Enfin, 
peut-être  faut-il  avoir  observé  de  près  le  uial- 
beur    des    pcup'es,     pour   regarder    encore 
comme  une  gloire  suffisante,  le  léger  adou- 
cissement que    l'on    api)oite    à   leurs    maux, 
(^u'ou  place  donc  au-dessus  de  l'ouvrage  de 
Kousseaii  ,    celui    de    l'homme   d'état   dont 
les  observations  auraient   précédé  les  résul- 
tats,  qui  serait    arrivé   aux    idées   générales 
par  la  connaissance  des  faits  particuliers ,  et 
qui  se  livrerait  n><)ius   en    artiste  à  tracer  1© 
pla  >  d'un  rdilice  régulier  , qu'en  homme  ha- 
bile- à    reparer  celui    qu'  I    trouverait    .ons- 
Uuit.    Mais    qu'on    accorde   ccpoudant    un. 

sraad 


SUR    J.    J-   ROUSSEAU.       2i3 

"rand  tribut  de  louanges  à  celui  qui  nous 
a  fait  conuaître  tout  ce  qu'on  peut  obtenir 
par  la  me'ditation  ,  et  qui  s'étaut  saisi  d'une 
irrandc  idée,  l'a  suivie  dans  toutes  ses  con- 
séquences ,  jusqu'à  sa  source  la  plus  rccule'e. 
Housseau  emprunte  la  méthode  des  géouic- 
tres  pour  l'appliquer  à  l'enchaînement  des 
idées  ;  il  soumet  au  calcul  les  problèmes  po- 
litiques ;  il  me  semble  qu'il  fait  admirer  éga- 
lement la  force  de  sa  tête  ,  soit  par  ses  rai- 
sonnemens  ,  soit  par  la  forme  de  ces  raison* 
nemeiis  lucnies.  La  conciption  de  la  haute 
métaphysique  ne  demande  pas  nue  puis- 
sanccd'atteution  suruaturelle  :  comme  les  bor- 
nes n'en  sont  pas  connues,  la  précision  n'y  est 
pas  nécessaire;  mais  quand  ou  veut  traiter 
d'une  manière  abstraite  des  sujets  dont  la 
base  est  réelle,  c'est  alors  que  toutes  les  fa- 
cultés humaines  peuvent  à  peine  suffire-  pour 
s'élever  sans  perdre  son  objet  de  vue,  et  dé- 
crire dans  le  ciel  le  cercle  qui  doit  être  ré- 
pété sur  la  terre.  Mais  ce  n'était  point  assez 
d'avoir  démontré  les  droits  desliommes;  il 
fallait,  et  c'était  sur-tout  le  taknl  do  Jlous- 
seaiiyW  fallait,  dans  tous  ses  ouvrages ^  leur 
faire  sentir  le  prix  qu'ils  doivent  y  attaelicr. 
Peut-éire  est-il  quelquefois  iuj]jOssiblc  au 
pièces  dit''  Touic  il.  •     * 


3i4  LETTRE 

"ériie  de  transmettre  toutes  ses  ide'cs  à  tous 
les  esiprits;  mais  il  faut  qu'il  entraîne  par 
son  cloquence;  c'est  elle  qui  doit  e'mouvoir 
et  persuader  également  tous  les  liornnic?.. 
Les  Tc'ritcs  auxquelles  la  pcnse'c  setilc  peut 
atteindre,  ne  se  repandeat  que  Iculcnient , 
et  le  temps  est  nécessaire  pour  aclievtr  la 
persuasion  universelle;  uiais  les  vérités  de 
sentiment,  ces  vérités  que  i'auic  doit  saisir, 
malheur  r.u  talent  qui  n'enflamme  pas  pour 
elles  à  l'instant  qu'il  les  présente! 

Je   l'ai   aimée  aussi  ,  cette    liberté   qui  no 
hict^iilrc  les  hommes  d'aulro  distinction  que 
celles  marquées  par  la  natuic-,  et  m'(  x.illant 
avec   l'auteur  des  lettres   sur   la    montagne  , 
je    la   voulais    telle   qu'on    la  conroit  sur   le 
sommet   des   Alpes  ,    ou    dans   leurs   vallées 
inaccessibles.  Maintenant,  un  sentiment  plus 
fort  sans  être  contraire,  suspend  toutes  mes 
idées;  je  crois,  au-lieu  de  penser  :  j'adopte, 
au  lieu   de  rélléclur;  mais  cependant  ji.-  n'ai 
sacrilié  mon  juj^ement  qu'après  en  avoir  Idit 
ini  noble  usage;  j'ai  vu  que  le  génie  le  i)lns 
t'tonuant  était  uni  au  cccur  le  plus  pur,  et 
à  l'ame  la  plus  forte;  j'ai  vu  que  les  i)ass-ons 
ni  le  caractère  n'é«3;areraienl  jamais  les  lacultes 
les   plus   sublimes  dont    un    homme  ait  été 


StTR   J.    J.    ROUSSEAU.       3iS 

doué;  ft  après  avoir  osé  fa',  cet  examen  ,  Jô 
iiiesiiis  Iiviccà  la  foi,  pourra*  parg;icr  !a  peine 
d'un  rnisoniiemeiit  qui  la  ju  t  fierait  toujours. 
Vous  ,  Jurande  nation  ,  bitiitôt  rasscuibic'o 
pour  consulter  sur  vos  droits  ;  étonnée  de 
vous  retrouver  après  deux  siècles  ,  et  peu  faite 
encore  , peut-être  ,  à  l'exercic"  du  pouvoir  (}ue 
vous  avez  oljtenu  de  nouv  au  ,  je  ne  voua 
d^in.uule  pas  ce  sentiment  aveii^ijle  dent  j'ai 
fait  ma  lauièie  ;  mais  ne  vous  défiz  pas 
de  la  raison  ;  et  puisque  la  succession  d'évè- 
iicniens  qui  ont  agité  ce  royauuje  depuis" 
deux  anoécs  .  vous  ont  cnlin  amenée  à  devoir 
au  progrè"!  seul  des  lumières  les  av;nit,igcs 
que  U;s  nations  n'ont  tamais  acquis  que  par 
des  fluti.  d.i  sang;  n'effarez  point  le  sceau  do 
raijon  et  de  paix  que  le  de^tiu  veat  i!:jposer 
sur  voirc  constiuition  ;  et  qunnd  l'accord 
unanime  vous  pt  rnict  de  compter  sur  ie  but 
que  vous  voulez  atteindre,  prét<Midez  à  la 
gloire  de  l'obtenir  s^i  is  l'avoir  passé,  lit  toi, 
JZm/xxedT/fi^rntid  lionîtnesi  maUieureux  qu'on 
ose  à  ptine  le  rej^celuM-  sur  cette  terre-  que 
tes  l;innes  ont  taiu  do  lois  arrosic  !  que 
n'es-tu  le  témoin  du  spectacle  imposant  que 
va  donner  la  France  ,  d'un  graud  évène- 
xucut  iùéparé  d'ayaucc  ,  et  dont ,  pour  la 


5i6  LETTRE 

preniicrc  fois,  le  hasard  ne  se  niclera  point  ! 
Ccsl-ià  ,  peut-être  ,  c'cst-là  que  les  liouuncs 
te  paraîtraient  plus  dignes  d'estimes  !  On  je 
me  trompe,  ou  nulle  pa-ïsion  personnelle  ne 
doit  maintenant  les  animer.  Il  ne  mettront 
en  commua  que  ce  qu'ils  ont  de  céleste.  Ah  ! 
Rousseau,  quel  bonheur  pour  toi,  si  tou 
éloquence  se  fut  fait  entendre  dans  celte 
aut^uste  assemblée  ?  (Quelle  inspiration  pour 
le  talent  ,  que  l'es[)oir  d'être  utile  ?  (Quelle 
émotion  différente  ,  quand  la  pensée  ecisarit 
de  retomber  sur  ellc-nivine  ,  peut  avoir  au- 
devant  d'elle  un  l>ut  qu'elle  peut  attiindre, 
une  action  qu'elle  produira  ?  Les  peines  du 
cœur  seraient  suspendues  dans  de  si  grandes 
circonstances;  l'hominc  occupe  des  idées  ye'- 
iicralcs  disparaît  à  ses  propres  yeux,  llcnais 
àonc, à Roj/sscnu  .'  renais  donc  de  ta  cendre! 
Parais  ,  et  que  tes  vœux  cllkacrs  encouragent 
d.inssa  carrière  celui  qui  part  de  l'extrcmité 
des  maux  ,  en  ayant  pour  but  la  jierfictiou 
des  biens  ;  celui  que  la  Fancc  a  nonunc  sou 
ange  tutelaire  ,etqui n'avudans  ses  transports 
pour  lui  ,  que  ses  devoirs  envers  elle  ;  celui 
que  tous  doivent  seconder,  connue  s'ils  se- 
couraient la  chose  publique  ;  enlin  celui  qui 
dev>it  avoir  un  juge,  uu  admirateur,  uu 
♦oucitoyeu  comme  toi. 


SUR   J.    J.    ROUSSEAU.       3i,^ 

LETTRE    y. 

Sur  le  goût  de  Rousseau  pour  la  Musique 
[et  la  Botanique. 

■I*-ous3EAC  a  écrit  plusieurs  ouvrages  sur 
la  musique  ;  il  aitna  toute  sa  vie  cet  art  avec 
passion.  Le  Deviu  du  Village  annonce  même 
du  talent  pour  la  composition.  11  voulait  laire 
adopter  en  France  les  mélodrames  ;  il  oa 
donna  Pygmalion  pour  exemple;  peut-être 
ce  genre  ne  devrait-il  pas  être  rejeté,  (^uaud 
les  paroles  succc  dent  à  la  musique  ,  et  la 
musique  auv  paroles,  l'effet  des  unes  et  de 
l'autre  est  plus  grand  ;  elles  se  servent  mieux 
quand  elles  ne  sont  pas  forcées  d'aller  en- 
scmhlc.  r,a  musique  exprime  les  situations  ,  et 
les  paroles  les  développent.  La  musique  pour- 
rait se  charger  de  peindre  les  mouvcmens 
au-dessous  des  paroles  ;  et  les  paroles,  de» 
scntimcns  trop  nuancés  pour  la  musique  ; 
mais  quelle  éloquence  dans  le  monologue 
(le  Pygnialiou  !  Comme  l'on  trouve  vraisem- 
blable c[je  la  statue  s'anime  à  sa  voix  !  comme 

S  3 


3i8  LETTRE 

l'on   errait  tonte  rîc  noire   c.uc  1rs  dieux  ne 
sont   pour  ri<n   dans  cr  iM-raclc  ! 

Rousseau  a  fait  pour  plusieurs   romances 
tirs  ars  simplis  et  sensibles,  He  ccs  airs  qui 
s'aU;e:;t  si  bim   avec  la  situation  de  l'arne  , 
et   que   l'on    peut  chanu-r  encore  quaiul   un 
est  nnlheunnjx.   11  en  est  q  :clqiics-:in!.  qui 
me  seitiniairnt  nationaux;  ic  uic  cvovais,  en 
Ifs  ciuei  ti  iiii  .  irnii.-j)Ortée  sur  le  >fiirnnct  de 
DOS  juantii^uîb  ,   ioii-quc  le  son  de  la  tliiie 
du  Lfii^rr  se   prolo  ij^e   Icntctnt-nt   au   loin, 
p<'r  les  C'.lios  qui  successivement  lé  répèlent. 
Ils  me  rappelaient  celte  musique  plutôt  calme 
que  souilne,  qui  se  prête  aux  srniiniens  de 
celui  qni  l'écoute  ,  cl  devient  pour  lui   l'cx- 
presMOii  (le  ce  qu'il  e'proi.vc  (^uel  esl  l'iiomme 
siMisible  que  la  iiinMqne  n'a  iamais  einii  !  l'in- 
fortune ,    lorstju'il    peut    l'cLOUter  ,    (•hticnt 
par  elle  la  douceur  de  rép.iii'iio  n<s  I.iiiîus, 
vi   la    rncla*:colie  succîvlc   à   son    de>eNjîoir  ; 
pendant  qu'on  rcuiend  ,  se.-:  st-usalions  siif- 
ijseut   à    l'espiit    lomme   au    c(rur  ,    et    n'y 
laissent  pas  rie  vide.  Il  est  des  air.s  qui  mettent 
1411   ruon.ciil    d  MIS   l'extase  ;   1<  s   ravisscmrns 
;iu  ciii  sont  toujours  prccé;'tsdu  cliœur  dos 
aiij;es.  (^ue   la  nmsique  retrace  i>uissammont 
Içs  souvcuirs  !  Comme  elle  ca  dtvicut  insé- 


SUR    J.    J.    ROUSSEAU.        3  =  9 

parablc  !  Quel  homme  agité  par  les  pn^siosis 
de  la  vie  ,  entendit  sans    cinotion  l'air   qui 
dans  sa  paisible  cnfancs  animait  ses  dauLCS 
et  ses  jeux  !  Quelle  femme ,  lorsque  le  temps 
a  flctri  sa  beauté  ,  peut  écouter  tans  vcr^^er 
des  lermcs  ,  la  rcmauce  que  sou  amant  clian- 
tait  jadis  pour  elle  !  l'air  de  cttte  romance, 
plus  encore  que  ses  paroles  ,  renouvelle  dans 
nos   cœur  les   mouvemcns  de    la   jeunesse  ; 
l'aspect  des  lieux  ,  des  objets  qui  uons  en- 
touraient ,  aucune  circoustance  accessoire  ne 
se  lie  aux  cvènemens  de   la   vie   comiuc   la 
musique  ;   les  souvenirs  qui   nous   viennent 
par  elle  ne  sont  point  accompagnés  de   re- 
grets ;  elle  rend  un  uiomcut  lee  plaisirs  qu'elle 
retrace;  c'est  plutôt  ressentir  que  se  rappeler, 
RoJisseau    n'aimait  que   ks   airs   mélanco- 
liques ;  à  la    campagne,    c'est  ce  genre   de 
musique  que  l'on  soubaitc.  La  nature  entière 
semble  .accompagner  les  sons  plaintifs  d'une 
voix  touchante.  Il  fuit  avoir  une  ame  douce 
et    pure    peur    sentir    ces    jouissances.    Uu 
homnu-  ;v-/;ué  par  le  souvenir  de  ses  fautes, 
ne  pouiiait  supporter  la  rêverie  dans  laquHlo 
une    musique    sensible   plonge.  Un    homme 
tourmcnié  par  des    remords   déchira.is  ,   ne 
pourrait  aimer  à  se  rapprocher  ainsi  de  luw 


320  LETTRE 

même  ,  à  distinguer  tous  ses  scntimens  ,  à 
les  éprouver  tous  ,  lentement  et  sucicïsive- 
ment.  Je  suis  porte'e  à  me  couder  à  celui 
que  la  musique  ,  les  fleurs  et  la  campagne 
ravissent.  Ali  !  le  penchant  au  vice  naît  sans 
doule  dans  le  cœur  de  l'homme;  car  toutes 
les  sensations  qu'il  rcro't  par  les  objets  qui 
renvironncnt  ,  l'eu  éloignent.  Je  ne  sais  , 
mais  souvent  à  la  lin  ci'vm  beau  jour,  dans 
des  retraites  clianipêtrcs  ,  îi  l'aspect  d'un  ciel 
e'toilc  ,  il  me  semblait  qi:c  le  spiclaelc  de 
la  nature  parlait  li  l'amede  vertu  ,  d'espérance 
et  de  bonté. 

Rousseau  s'est  long-temps  occupé  de  la 
botanique  :  c'est  lujc  uianière  de  s'intéresser 
eu  détail  à  la  compagne.  Il  avait  adopte  ua 
syslêine  qui  prouve  encore  ,  peut-être  com- 
))ien  il  trouvait  que  le  scuvenir  nuMUC  des 
lioin  MUS,  gâtait  le  plaisir  que  laconli  niplatiou 
<le  la  nalure  fait  éprouver.  Il  di.^tniguait  les 
plantes  par  leur  forme,  et  jamais  par  leur 
propriété;  il  lui  hemblait  que  c'était  les  dé- 
grader ,  fie  ne  les  cousidérer  que  sous  le 
rapport  d<-  l'utilité  dont  elles  peuvent  être 
aux  hommes.  Il  ne  nu^  paraît  pas,  je  l'avoue, 
que  cette  opinion  doive  être  adoptée  ;  ce 
n'est  pas  aviUir  les  ouvrages  du  Créateur  <juo 


SUR    J.    J.    ROUSSEAU.       32» 

de  les  croire  destines  à  une  cause  finale,  et 
!e  luoiide  paraît  plus  imposant  et  plus  lua- 
jcitucux  à  celui   qui  n'y  voit  qu'une   seule 
Ii-'nsée  ;  mais  l'imagination  poétique  et  sau- 
vap,e  de  Rousseau  ne  pouvait  supporter  de 
lier  à  l'image  d'un  arbuste  ou  d'une  fleur, 
Ciiicment  de  la  nature  ,  le  souvenir  des  maux 
et    des   infirmités  des    hommes.   Avec   quel 
charme  il  peint,  dans  ses  confessions ,  ses  trans-« 
ports  eu  revoyant  de  la  pervenche  ;  comme 
elle  lui  retraçait   tout  ce  qu'il  avait  éprouvé 
jadis  !  elle  produisait  sur   lui  l'effet  de  cet 
air  que  l'on  défend  de  jouer  aux  Suisses  hors 
de  leur  pays,  dans  la  crainte   qu'ils  ne   dé- 
sertent. Cette  pervenche  pouvait  lui  inspirer 
la  passion  de  retourner  dans  le  pays  de  Vaux;, 
une  seule  circonstance  semblable  lui  rendait 
présent  tous  ses  souvenirs.  Sa  maîtresse  ,  sa 
patrie  ,  sa  jeunesse ,  ses  amours  ;  il  recouvrait. 
tout,  il  ressentait  tout  à-la-iois. 


S  5 


322 


LETTRE 


LETTRE    VI. 


S'if'   'l'  caraciîre  de  Rousseai/. 


J  K  n'ai  pn'ut  commence  par  ]>eindiT  le 
craiiulère  de  Rousseau.  Ii  n'u  ccr.l  ses  coiw 
fcssi  lis  qu"  iprcs  ses  antres  ouvrages  ;  il  n'a 
soiiuité  raitciiiiou  tics  lir>tfuu-s  pour  lui- 
xnpiiic  ,  cri'apics  avoir  Jiieiité  Irur  r<"con- 
waissaucc  ,  cil  Itiit  coii>acriiiil  piiid-'ni  vini;t; 
ans  >û;i  i^çiiie.  J'ai  suivi  la  marclu-  qu'il  in'a 
tiaccf  ,  cl  t  '<  si  pa'-  I'.i'Miv  ■  .nioii  que  sqs  cents 
doivent  inspiiLV  ,  que  je  inc  suis  piéparco 
à  iii?.?r  son  caratlîre  ,  souvciil  calouinic  , 
souvent  peut-i'lre  trop  jii.-tcuuM  l  bîàuie.  Je 
çhcrclu' à  ne  pas  le  tromcrcn  conliastc  avec 
SCS  ouvrages;  je  \ic  i)Viis  rc'iMv.r  le  mépris  çt 
r.idin'r:jt  ou  -,  je  lU'  veux  p-T^  v.nwf ,  sur  mut, 
qui  d.ins  irs  écrils  ,  le  sceau  de  la  \crilc 
puiss;.-  ctre  iinilé  par  l'esprit  ,  et  qu'il  ne  r(  sle 
pas  aux  cœuis  puis  ci  s'-nsibles,  des  s^pncs 
ccrtaii's  pour  se  reci»  ii.iîue.  Je  \ais  dor-o 
essayer  de  i>eindre  Rousseau,  mais  j'en  eroi- 
Vai  souvent  sci  to.iliâsious.  Cet  ouvra;;e  na 


s  r  R  .T.  J.  R  O  U  s  s E  A  U.         3  :  •? 

pas  saii?  (Innli-  ce  caractèie  d'élevniinii  qu'on 
soubaiti  rnità  riioiiimc  qui  parîeae  lui-uiéiuc, 
cecaraclère  qui  sait  pardonner  la  pciKcnalilc, 
parce  qu'on  trouve  firjplc  que  celui  qui 
le  possède  ,  soit  important  à  ses  yeux  cornmc 
aux  nôtres*,  mais  il  me  semble  qu'il  est  dif- 
ficile de  douter  de  sa  since'rité  ;  on  culie 
plutôt  qu'on  n'inveute  les  aveux  que  les 
confcssior»s  contiennent.  Les  cvènciTicns  qui 
y  sont  racontés  ,  paraissent  vrais  dans  tous 
les  détails.  II  y  a  dos  circo;ista'.:crs  que  1':- 
luaginalion  ne  trouverait  jamais.  D'nd'cms, 
Ro7tsscmi  avait  un  sentiment  d'orgue:!  qui 
rc'potid  de  la  véracité  de  ses  mémoipcs.  Il 
se  croyait  le  meilleur  des  lionuues  \  il  «ut 
rougi  de  penser  qu'il  avait  besoin  pour  se 
montrer  à  eus  ,  de  dissimuler  une  seule  de  ses 
fautes.  EuTni,  je  trouve  qu'il  a  écrit  ses  mé- 
moires plutôt  pour  briller  co'ume  KisforieH 
que  comme  liéros  de  l'histoire.  Il  s'est  pbis 
occupé  du  portrait  que  de  la  figure,  il  s'est 
observé  ;  il  s'est  peint  comme  s'il  s'était  .>^crvi 
de  modèle  à  lui-même  :  je  suis  sure  que  son 
premier  désir  était  de  se  faire  ressembla-it. 
Je  pense  donc  qu'on  peut  peindre  Rmts- 
sean  d'après  ses  confessions  ,  comme  si  l'on 
avait    vécu    long-temps    avec   lui  ;     car    ca 

S  6 


324  LETTRE 

etudiimt  ce  qu'il  dit,  on  peut  se  permettre 
de  ne  pas  pinscr  comme  lui.  Le  jugcuuiit 
d'un  homme  sur  son  propre  caractère  ,  lo 
fait  connaître,  même  alors  qu'on  ne  l'adopto 

pas. 

Rousseau   devait  avoir  une  figure  qu'on 
ne  remarquait    point    quand   on    le    voyait 
passer,  mais  qu'on   ne  pouvait  jamais  ou- 
blier quand  on  l'avait  regarder  parler  ;  de 
j.'ctits   yeux   qui    n'avaient  pas   un   caraclîr© 
à  eux,  mais  recevaient  successivement  celui 
des  divers  inouvcmens  de  son  amc;  ses  sour- 
cils étaient  fort  avances  ;  ils  semblaient  faits 
pour  servir  sa  sauvagerie,  pour  le  garantir 
de  la  vue  des   hommes.   11  portait  presque 
toujours  la  tête  baisse'c ,  mais  ce  n'était  point 
la  Qitterie  ni  la  crainte  qui  l'avait  courbée; 
la  méditation  et  la  mélancolie   l'ayaicnt  fait 
pencher  comme    une  n<Mir   que  son    propre 
poids  ou   les  orages   ont   inclinée.   Lorsqu'il 
se    taisait  ,   sa    pliysionomie     u'avait     point 
d'expression;  ses  all'cctions  et  ses  pensées  ne 
se    pei;^naient  sur  son   visage   que  quand  il 
se  mêlait  à  la  conversation  -,  lorsqu'il  gardait 
le  silence,  tlles  se  retiraient  dans  la  profon- 
deur de  son  ame  ;  ses  traits  étaient  communs  ; 
mais  quaud  i)  parlait ,  ils  dtiucelajcut  tous  j 


SUR  J.    .T-    ROUSSEAU.       325 

îl  ressemblait  à  ces  dieux  qu'Ovide  nous,  peint 
quelquefois  quittant  par  degrés  leur  dcgui- 
simeiit  terrestre  ,  ri  se  faisant  reconnaître 
enfin  aux  rayons  e'clataus  que  lauçaitnt  leurs 
regards.         i 

Son  esprit  e'tait  lent  ,  et  son  ame  ardente  , 
a    force    de    penser  ,    il    se    passionnait  ;    il 
n'avait  pas  de  inonvemens  subits,  appnrens, 
triais    tous  ses   sentimens  s'accroissaient  par 
la    re'flexioii.   Il    lui   est   peut  être  arrivé   de 
devenir  amoureux  d'une  femme,  à  la  longue, 
en  s'occupant  d'elle  pendant  son  absence  ;  elle 
l'avait  laissé  de  sang-froid  ;  elle  le  retrouvait 
tout  de  flamme  ;   quc'quefois   aussi  il  vous 
quittait  vous   aimant  encore  ,  mais  si   vous 
aviez   dit  une  seule  parole  qui   pût  lui  dé- 
plaire ,  il  se  la  rappelait ,  l'examinait ,  l'exa- 
gérait, y  pewsait  pendant  Imit  jours  et  finis- 
sait f^Br  se  brouiller  avec  vous;  c'est  ce  qui 
rendait  presqu'irapossiMe  de  le  détromper. 
La  lumière  qui  lui  venait  tout-à-coup  ,  ue 
détruisait  pas  des  erreurs  si  lentement  et  si 
profondément    gravées    dans    son    cœur.    Il 
était   aussi  bien    dillicilc  de    rester  pendant 
long-temps    très  lié    avec   lui,   un  mot,   un 
geste    faisait   le   su-et  de  ses  plus  profondes 
médi^tatious  5  il  euehaiuait  les   plus  pctitw 


326  I,  E  T  T  R  K 

circoiisîcnccsconimc  dos  propnjîiilons  de  [;éo- 
inctric  ,  f  t  il  arrivait  à  ce  qiiM  appelait  mio 
démoi'.'tiMtio!!.. 7e crois  que  rima^inalioiie':ait 
la  preir.ière  de  ses  facullc's,  et  qu'elle  absor- 
bait iii('ire  tniUes  les  antres.  ]1  rêvait  plutôt 
qu'il  n'existait  ,  et  les  évèncmcns  de  sa  vio 
se  passaient  dans  sa  tctc  ,phitôl  qu'au  dehors 
<K  lui.  Cittc  ir.nnicri"  d'être,  semblait  devoir 
r'Ioii^ncr  de  la  défiance  ,  puisqu'elle  uc  pcr- 
lueltait  pas  mêuie  l'observation  ,  mais  clic 
ne  l'emp.'cliait  pas  de  regarder  ,  et  faisait 
seulement  qu'il  voyait  n:al.  Il  avnit  une  auic 
tendre  :  conruent  en  douter  ,  lorsqu'on  a 
lu  ses  ouvraj^cs  ?  mais  son  imagination  se 
plaçait  quelquefois  entre  ses  an'ections  et  sa 
raison  ,  et  tlctruisait  leur  puissance  ;s'il  pa- 
raissait quelquefois  insensible, c'estqn'il  n  ap- 
pereevait  pas  les  objets  tels  qu'ils  c'talcnt,  et 
son  creur  eut  »  te  plus  emu  que  le  r.ôti;c,  s'il 
avait  eu  les  mêuios  ycnx  que  nous.  Le  plus 
grand  reproche  qu'on  puisse  faire  a  sa  mé- 
moire, celui  qui  ne  trouvera  point  de  défen- 
seur ,  c'est  d'avoir  abandonne'  ses  cnfans  ; 
cil  bierj  !  ce  même  liomme  eut  t'ie'  cependant 
capable  de  donner  les  plus  grands  exemples 
d'amour  paternel ,  d'exposer  sa  vie  vingt  fois 
pour  conserver  la  leur  ,   s'il    n'eût   pas   et» 


SL'Tl  J.   .7.   R.OUSSEAU.  .'J27 

cot-îva-.cii  t'jii'il  If  m-  c,  air^nait  1rs  plus  .r^rands 
cmii'.'s  Cl  i'i'i-  i<^l^^a.■•t  ijyioicr  ic  iioiu  de 
leur  porc  ;  s'il  u'ciit  ].ias  cni  qu'on  voulait; 
Cl)  l'di.c  clo  îiouvcnL.xScïcles.  L'iiuJigne  icuiuie 
q-.M  pats^iit  sa  vie  .-.vcc  lui  ,  avait  appris  assez 
à  If  coiuiaîlie  pour  savoir  le  rcutire  mal- 
LtLircux,  cl  U-  ictit  ([non  m'a  f;:it  des  ruses 
dont  cil'-'  se  servait  poui  aLcruîuc  scv  craïutts  , 
pour  le  rciuire  certain  ^  c  ses  .toutes,  pour  se- 
coudcr  SCS  (iclcuiis,  tst  à  pfiue  croyable  (i), 
Rousseau  n'etdit  pas  fou  ,  mais  une  l'a- 
cuUé  de  |ui-n\èine,  i'iuia-^iiiatioQ  cta;t  eu 
démence;  il  a^ait  nac  ^raiide  puissance  de 
raison    snr   les   me  livres  abstraites  ,  sur  les 


(1)  Un  Genpvoi'î  qui  a  véru  avec  Rousseau 
pendant  les  viiif^l  dernières  années  de  su  via  , 
dans  la  jjIus  t^iaude  iaFÎinité,  m'a  peint  souveat 
l'aboiniuiibie  caiitc'èie  de  sa  femme.  Les  sollici- 
tations arroces  qu<?  rciti^  mère  de^naturée  li;i  fit 
pour  mettre  ses  enlans  à  l'iiôpiir.l ,  ne  cessant 
de  lui  réj)étpr  que  tous  ceux  qu'il  croyait  s*8 
amis,  s'ci'i'orreraient  d'inspirer  à  ses  enians  une 
haine  raorteile  conîro  lui;  làcîiant  enfin  de  le 
remplir,  par  se<  ralomnies  et  ses  i'einies  IV.iyeurs, 
de  douleur  et  dw  défiaiic£.  C'est  unegramle  folie 
sans  doute  d'é'outer  ei  d'aimer  une  telle  ft-mnii-; 
mais  cette  folie  suppçsée,  toutes  les  autres  sont 
vraiseinbkbles. 


323  LETTRE 

objets  qui  n'ont  de  rcaliti- que  dans  Kn  pcnsc'c, 
et  une   extravagance   absolue   sur   tous  ceux 
dont  la  mesure  est  prise  au  dehors  de  nous; 
il  avait  de  tout  une  trop  grnnilc  dose  ;  à  force 
d'être   supérieur  ,    il    était    près   d'être    fou. 
C'était   un   liouiuic   fuit  pour  vivre   dans  la 
retraite  avec  un  petit  nombre  de  personnes 
d'un  esprit  borné,  aliu  que  rien  n'ajoutât  ». 
son  agitation   intérieure,  et   qu'il  fut  envi- 
ronné de  calme.  Il  était  bon  ;  les  inférieurs 
l'adoraient  ;   ce   sont   eux   qui   juissenl   sur- 
tout   de   cette    qualité  ;    mais    Paris    l'avait 
troublé.    Il    était   né   pour   l.i    société   de    la 
nature  ,  et  non  jiour  celle  d'institution.  Tons 
ses  ouvrnj^es  expriment   l'horreur  qu'elle  lui 
ins;>ii;Mt  ;    il    ne    lui   lut  possible  ,   ni  de    la 
co!niM<ndre,  ni  dt-  la  supporter;  c'était  un 
saiivaj;"  des  bords  de  l'Oréiioque  ,  qui  s«t  fut 
trouvé  heureux  de  ])asser  sa  vie  à   regarder 
couler  l'eau.    Il  était  ne  contcinplalif ,  et  la. 
rêverie    lai.sait   son    bonheur    suprême  ;    sou 
esprit  et   son    ccKiir,   tour-à-tour,  s'cmpa- 
raie!it   de   lui.   Il    vivait  dans  sa   pensée  ;    le 
mniid**  pa-s.iil  doucement  sous  ses  yeux  ;  la 
r:lit:;ion,  les  hommes,  l'amour,  la  politique 
l'occupaient  successivement;  apiès  s'être  pro- 
wcuc  seul  tout  jour,  il  revenait  caLuie  et 


SUR   .T.    J.ROUSSEAU.       329 

doux  Les  ineclians  gagnent-ils  à  rester  avec 
eux-mêmes  !  Ou  ne  peut  pas  dire  ,  ccpeudaut, 
que  Rousseau  e'tait  vertueux  ,  parce  qu'il 
faut  des  actioui>  et  de  la  suite  dans  ces  ac- 
tions ,  pour  mériter  cet  élogp  ;  ma!s  c'était 
uu  hoîumt  qu'il  fallait  laisser  penser  sans  en 
rien  exiger  de  plus,  qu'il  fallait  conduire 
comm'?un  enfant ,  écouter  comme  un  oracle; 
dont  le  cœur  était  profondément  sensible, 
et  qu'on  devait  ménager  j  uoa  avec  les  pré- 
cautions ordinaires,  mais  av.c  celles  qu'ua 
tel. caractère  exigeait  •  il  ne  fallait  [)as  s'en  Ger  à 
sa  propre  innocence.  Rousseau  avait  moins 
que  personne  le  diviu  pouvoir  de  lire  dans  les 
cœi.rs  ;  il  fallait  s'occuper  de  se  montrer  ce 
qu'on  était  ,  de  mettre  en  dehors  ce  qu'on 
smtait  pour  lui.  Je  sais  qu'on  dira  que  ce 
n'est  pas  .à  I,  pins  noble  inanicre  d'aimer  , 
mais  uioi  ,  je  trouve  qu'en  sentiment,  il  n'y 
a  q  l'une  règle  :  c'est  de  rendre  heureux 
l'objet  de  nos  afli  étions;  toutes  les  autres 
sont  plutôt  inventées  par  la  vanité  que  par 
la  délicatess-. 

Rojt  seau  a  été  accusé  d'hypocrisie,  d'a- 
bord p.iree  que  dans  ses  oivrages  on  a  trouvé 
qu'il  soutenait  des  opinions  exaltés  :  tout  ce 
<liii  est, exagéré  est  faux,  disent  souvent  ceux 


33o  LETTRE 

qui  veulent  f  .ire  croire  qu'où  est  plus  loin 
du  but  eu  le  passant  qu'en  n'y  arrivant  pas  ; 
il  y  a  J"  persoun-  s  exagérées  à  froid  ,  si  je 
puis  le  dire,  qui,  sans  être  entraînées  par 
degrés,  sans  y  être  amenées  par  la  suite  de 
leurs  pensct's;  avancent  tout-à-coup  uneopt- 
nion  cNtr'iue  ,  et  se  décident  à  la  défendre  : 
cclles-'ià  ,  c'est  un    parti    qu'elles  prennent, 
et    non   un    mouvement    qui    les   emporte  ; 
d'autres  ,  dans  diverses  circonstances  de  leur 
vie  ,  ou  dans  les  dilTérentes  situations  qu'elles 
peignent  dans  leurs  ouvra-ci  ,  ne  se  sentant 
pas  l'accent  du  cœur  ,  le  prennent  trop  liant, 
dans  la  crainte  de    le    manquer  :  celles-là 
peuvent  ("tre  accusées  d'hy|)Ocrisie  ;  mais  celui 
qm-  le  transport  de  sou  imagination  et  do  sou 
ame  élève  au-dessus  de  lui-uicmc,    t  sur-iout, 
pewt-èlrc,  au-de:-sus   de  ceux  qui   le  Tsent, 
celui  que  BOn  élan  emporte,  et  qui  ^ent  un 
jr.oment  ce  qu'il  n'aura  peut-êlrc  pas  la  forco 
de  stiilMtou)ours,  est-ce  cet  hommc-ra  qu'on 

devrait  accuser  d'hypocrisie  ?  Ali  !  celte  cxaU 
t.ition  est  le  dciirc  du  génie;  mais  écoutez-Io 
encore  :  il  se  pourrait  que  quand  on  raceusc 
d'avoir  passé  le  but,  il  n'eut  fait  que  fian- 
tliir  les  bornes  ;  cependant  il  faut  blâmer 
Roussea7t  ,  s'il  mauciuc  à  cette  modération 


SUR    J.    .T.    ROUSSEAU. 


33i 


sars  îaqu'-'llc   on    -le   f)»rsjade  pas  criix  qui 
crotciit  q!H'  !a  cîial'urck-  l'auie  nuitàla^us- 
tcîsr    de  rcsprli  *,    >1  iant  !c  blâmer,  s'il  n'a 
p."  sfnti   qn;    le  mon voiitfnt  oioial  n'est  pas 
soiut'is  aux  loix   du   mouvonient  physique, 
et  qu'il   ')'•  bt   pas  besoin   fie  le   cionner  pfiis 
lort  qu'  l  HP  faut,  pour  le  ccmiTiuniqiur  au 
dcojië  liéccssaire;  mais  poni  rais-jc  le  trouver 
ex  seic  ,  si    je  partageais  tous  ses  sentimcns, 
et  si  j'aJoptus  tontes  ses  opinioiis?  On  accuse 
encore     Kouscnu    d'iiyjjocrisie  ,    en    coin- 
paraiit  sa   coM;iuitc   nvic  ses   jjrinc'pes  :   les 
act  OMS  iKi'sscnt  du  carac-lèie  ,  et  pcnvent  en 
donner  l'ide'c;  mais  ies  pen.'-iNS  viennent  sou- 
vint pn-  in-pirat  0!i  ;  <'t  l'homme  enivre  par 
l'esprit   div  M    qui    l'aminé  ,    n'e>it    pins    lui- 
même  ,  quoiqu'il  soit  iiiiis  \rii  que  lamais^ 
et    s'a')  i^uloMne    CMlicrcnic; t    au    seutiuu-nt 
qu'il  eproi.ve  en  écrivant.    Il  existe  un  petit 
nombre  de  morceaux  d'e)oni'<Mice  ,   dont  le 
c.irnc<cro  auguste  et  mfsnré  ,  calme  et  ferme  , 
simple  et   noi)l<'  ,    prouve  ,   sans  eu   pouvoir 
rl-outer  ,  que  leur   auteur  a  toults  les  vertus 
dont  il   parle;  m  lis  quand  ou    n^'   trouverait 
Y)i^^i  a  Roii.^ seau  ce  seure  d'éloquence  ,  ipiand  il 
scri.it  vrai  qu'il  détend    Is  puis  grandes,  les 
plus  belles,  les  plus  touchantes  des  ventés, 


3^12  LETTRE 

avec  lui  cnlhoiisiasiîie  trop  poî'liquc  ,  pour- 
rait-on le  soupçonner  d'iiy  poci  isic  ?  Jious- 
semi,  liypociite!  Ah!  je  ne  vois  dans  toute 
sa  vie  qu'un  homme  parlant,  écrivant,  agis- 
sant involontaimcnt  ;  ses  actions  ne  ressem- 
blaient pas  II  ses  principes  j  mais  il  se  rendait 
coupable  en  les  appliquant  faussement,  plu- 
tôt qu'en  les  abandonnant.  Il  sembl.iit  aussi 
quelquefois  que  son  ame  e'tait  c'puisée  par 
ses  pensées  ,  et  qu'elle  n'avait  plus  le  ressort 
nécessaire  pour  agir.  Un  honune  qui  l'a  beau- 
coup  vu  ,  m'a  pci  it  souvent  avec  quels 
délices  il  se  livrait  au  repos  le  plus  absolu. 
Un  jour  ils  se  promenaient  ensemble  sur  le» 
montapçncs  de  la  Suisse:  ils  arrivèrent  enfin 
dans  un  séjour  eiiehanteur  ;  un  espace  im- 
mense se  découvrait  h  leur  yeux  ;  ils  respi- 
raient à  celte  hauteur  ,  cet  air  pur  de  la 
nature  ,  auquel  le  sonfle  des  hommes  ne  s'est 
|Kis  encore  mêlé.  Le  cnmiiagnon  de  Roris- 
seau  espérait  alors  que  l'inQucnce  de  ce  lieu 
animerait  son  génie  ;  d'avance  il  l'écontait 
parler  :  mais  Rousseau  se  mit  toul-à-conp 
à  joutr  sur  l'herbe,  comme  dans  sa  preiuièic 
enfance  ;  iieureux  d'être  libre  de  se^  sentiniens 
et  de  ses  pensées,  il  n'était  tourmente  par 
aucune  de  ses  lacullcs  ,  et  co  fut  peul-clro 


SUR    J.    J.    ROUSSEAU.       333 

un  des  plus  doux  niomens  de  sa  vie.  Ne  le 
voit-on  pas  ,  dès  sou  enfance  ,  dans  une  sorte 
d'égarement  de  méditation  ?  ne  paraît-il  pas 
uiarchcr  comme  un  aveugle  dans  la  vie  ,  et 
juger  de  tout  par  ses  pensées  plus  que  par 
^ses  observations  ? 

Il  y  a  des  traits  dans  ses  confessions,  qui 
révoltent  les  âmes  nobles  ;  il  en  est  dont  il 
inspire  l'horreur  lui-même  par  les  couleurs 
odieuses  dont  son  repentir  les  charge  :  sans 
doute  quelques  personnes,  en  finissant  cette 
lecture  ,  ont  le  droit  de  s'indigner  de  ce  que 
Rousseau  se  croyait  le  meilleur  de  tous  les 
hommes  ;  mais  moi,  ce  mouvement  orgueil- 
leux de  Rousseau  ne  m'a  point  éloignée  de 
lui  ;  j'en  ai  conclu  qu'il  se  sentait  bon.  Les 
hommes  se  jugent  eux-mêmes  par  le  carac- 
tère, plutôt  que  par  leurs  actions  ;  et  il  n'y 
a  que  ce  inayen  de  connaître  un  cœur  sus- 
ceptible d'erreurs  et  de  folies.  Il  est  exfraor- 
dinaire  que  Rousseau  raconte  les  fautes  de 
tout  gcnro  qu'il  a  commises  ;  mais  si  ce  n'est 
pas  toujours  seulement  par  franchise,  c'est 
quelquefois  ,  je  pense  ,  un  tour  de  force  qu'il 
entreprend  :  il  ressemble  à  ces  bons  écrivains , 
qui  essayent  de  faire  passer  un  mot  ignobic 
dans  la  langue,  J  "avoue  que  je  vois  avec  peine 


834  LETTRE 

dans  ses  confcssloos,  des  torts  qnî  tiennent 
aux  linl)tlmJes  tic  sa  p>-cmicre  di'stiiu-i'  :  mais 
rélcvalioa  de  l'amc  est  pciil-êtrc  unv  ((>  iiiite 
qu'une  seule  faute  fait  perdre  ;  tllo  naît  de 
la  conscience  de  soi  ,  et  ccte  conscK-nce  se 
loiidc  sur  la  suite  de  toulr   la  vie  :   un  -.cuE 
souvenir  qui  fait  rougir,  trouble  la  noble  as- 
surance qu'elle  inspire,  et  diminue  mcuie  le 
prix   qu'on   y  atlaclie.  De   tous  los  vices,  il 
est  vrai,  la  bawsse  est  celui   qui    inspire    le 
moins'rinduli;'nce;i'eNcisd"uueqnaiucpcut 
*Otrci'orir,'ne  df  tous  Icsaaircs  :  cchu-là  seul 
ii»ît  delà  privai. on  Ar-  tout,  s:  nia.s  quoiqu'il 
y  ait  dans  ks  uiëmoircs  de  Roussetiu  quel- 
ques tra.ts  qui  maaqmnt  sûrement  de   no- 
Messes,  ils  ue  iiK-  paraissait  d'accord  ni  avec 
son  caractère  ,  ai  avec  le  reste  de  sa  vie.  Ou 
serait   tenté    de    les    prendre   pour  d-s   actes 
de  folie  ,  pour  des  absences  de  iCte  ;  ces  traits 
semblent  en  lui  des  bizarreries-,  il  n'est  pas, 
si  l'on  peut  dire  ,  l'arbre  des  fruilsquil  porte: 
c'est  p:nt-élie  le  seul  lioinuieqni  ait  été  bas 
par   uunncns  ;  ccr   t'est  de  to::s  ses  défauts 
le  plus  habituel.  Ces  distinitions  paraîtront 
puut-clre   trop   subtiles  pour  le  justifur  :  je 
lie  sais  p.!S  cependant  si  dans  le»  eontrasle» 
c'iouuausdoutlos  Louiiucs  doiuient  sans  cc«s« 


SUR  J.  J.  ROUSSEAU.  335 

rcîcmple  ,  il  ne  faut  pas  apprendre  à  Ks 
dislinjjuer  par  des  nuances  liues  ?  Je  crois 
aussi  que  quand  on  trouve  dans  la  vie  d'un 
homme  des  mouremens  et  des  actions  d'une 
hoDté  parfaite,  lorsque  ses  e'crils  respirent 
les  sentimens  les  plus  nobles  et  les  plus  ver- 
tueux ;  lorsqu'il  possède  un  langage  dont  cha- 
que mot  porte  l'empreinte  de  la  vérité,  ou 
lui  doit  de  chercher  le  secret  de  ses  tcrts  ,  de 
tenir  à  l'admiration  qu'il  avait  inspirée,  de 
la  retirer  lentement.  Enfui  les  caractèrts  ver- 
tueux ,  comme  les  caracfères  vicieux,  se  re- 
connaissent mieux  par  des  traits  de  de'tails, 
que  par  des  actions  d'éclat.  La  plupart  des 
liomtnes  ,  en  bien  comme  eu  mal,  peuvent 
être  une  fois  differens  d'eux-mêmes. 

•Soit  qu'on  entende  parler  de  Rousseau  à 
ceux  qui  l'ont  aimé  ,  soit  qu'on  lise  ses  ou- 
vr:!gcs  ,  on  trouve  dans  sa  vie  ,  conune  dans 
ses  écrits  ,  des  mouvemens  ,  des  sentimens  , 
qui  ne  peuvent  appartenir  qu'aux  an)es  pures 
et  bonnes.  (^)uand  ou  le  voit  aux  prises 
avec  les  hommes  ,  on  l'aime  moins  ,  mais 
dès-qu'ou  le  retrouve  avec  la  nature,  tous 
SCS  mouvcmens  répondent  à  notre  cœur  ,  et 
son  éloquence  développe  tous  ks  scutuncns 
de  udtrc  ame.  Comme  sou  séjour  aux  Cliar* 


336  LETTRE 

mettes  est  peint  délicieusement  !  comme  il 
était  lieureux  dans  la  paix  de  la  campa-^ne  ! 
Les    jeunes   gens    désirent    ordinairement  le 
mouvement  ;  ils  appellent  vivacité  le  besoin 
qu'ils  eu  ont  ;  mais   les   auics  vraiment  ar- 
dentes le  redoutent  :  elles  prévoient  ce  qu'il 
eu  coûte  pour  quitter  le  repos;  elles  s-ntent 
que  le  feu  qu'on  allume  peut  devortr  :  mais 
Rousseau,   paisible   dans  sa    retraite,    n'é- 
prouvait point  de  dcsir  d'exercer  scn  géuie; 
rêver  ,  aimer  ,  sulïïsail  à  ses  facultés.  Aimer, 
que",  que  fiit  l'objet  de  sa  tendresse,  c'était 
sur  cot  objet  qu'il  plaçait  ses  chimères  :  ce 
n'était  pas  à  madame  de  li^ avens  ,  c  était  à 
l'amour  qu'il  songeait  :  ses  sentinnms  ne  le 
tommenlaicnt  pas  ;  il  n'étudiait  pas  dans  les 
regards  de  sa  maîtresse  le  degré  de  passion 
qu'ils  lui  inspiraient,  c'était  une  personne  à 
aiuitr  qu'il  lui  fallait.  Madame  de  Tf'arens^ 
lans  s'en  mêler,  faisait   son  bonheur.   Fcuf- 
élrc  est-il  vrai  qu'un  grand-homme,  domi.  é 
par  le  génie  de  la  pensée  ,  que  Rousseau  sur- 
tout,'n'a  jamais  éprouvé  une  passion  qui  vînt 
uniquement  du  coeur  :  elle  l'aurait  distrait , 
elle  n'aurait    pas   servi    son    imagination.    Il 
fallait   que  les  facultés  de  son  esprit  fussent 
pour  quclv-jue  chose  dans  ses  scntiaiens  ;   il 

fallait 


SUR   .T.    J.    ROUSSEAU.       33; 

fallait  ([u'il  eût  besoin  de  douer  sa  mailrcsse  : 
une  iemnic   parîaile  aurait  été  sa  meilicure 
aitiic  ,  mais  non  l'objet  de  son  amour.  Je  suis 
certaine  qu'il  n'a  jamais  lait  que  des  clioix 
bizarres;  je  suis  certaine  aussi  que  Julie  est 
la  personne  du  monde  dont  il  a  été  Iv  pins 
tpi'S  ;  c'était  un  liouime  qui  ne  pouvait  se 
pai>>ionncr  que  pour  des  illnsloiis;  heureux 
si  elles  n'eussent  pcs   troui)!c  son  cœur  avec 
plus  de  violence  qne  la  réalité  même  !  Il  était 
né  bon,  sensible  et  coudant  ;  mais  lorsque 
C'.tle  cruelle  folie  de  Tinjuslice  et  de  riu;:,ra- 
t.ludo  des  hounues  l'eut  saisi  ,  il   devint  le 
pins  uialiu-nrcux  do  tous  les  ctrcs  :  ces  uio- 
nicns  si  doux  de  sa  jeunesse,  qu'il   pr.j^nait 
avec  tant  de  charmes,   ne  se  renouvelèrent 
plus  ;  ses  rêveries  étaient  des  espérances;  ses 
lôvcrics  devinrent  des  rcj;rets.  A  Turin  autre- 
fois, un  sif;ne  de  sa  jeune  mattrcsïe  ruviisait 
son  cœur,  et  malntcnaint  le  salut  d'un  vieux 
invalide  ,  qui  seiid.le  ne  pas  le  liaïr  ,  est  le  seul 
Lien  qu'il  envie  (  i).  Mais  rappekz-vous  com- 


(  I  )  On  se  souvient  «lu  lablrau  diarmant  nue 

Jloussc.iu  fair,  dans  se<  Conlessiotis,  de  matbuîie 

r.asilc  ,    MarcbanJe  à   Turin,  qui   lui  lit    si-ue 

ûviic   le  dolgl   dans  une  glace  ,    de  se    mettre   à 

riii.es  div.  Tome  11.  T 


338  LETTRE 

Lien  ,danssa)euncss9,  ilestiinaitlcslibmmcs  : 
s'il  a  j)Ius  changé  qu'un  antre  ,  c'est  qu'il  s'at- 
tendait iiîoius  aux  premières  lumières  qu'il 
fut  force  de  rcccToir.  flh  !  qui  donc  perd  sc:m3 
douleur  l'aveugle  bonté  de  sa  jeunesse  ?  qui 
donc  perd  sans  douleur  le."  riantes  espérances, 
]a  douce  confiance  du  prnuier  âge  de  la  vie? 
Rousseau  n  a  pu  le  supporter  :  mais  quille 
est  l'amc  sensible  dont  le  cœur  se  resserre  sans 
peine,  et  dont  l'imaginatlan  ne  se  décolore 
pas  avec  regret  ? 

L'on  a  souvent  accusé  Rousseau  d'être  )ié 
ingrat;  mais  je  ne  i-ais  pas  s'il  est  vrai  que  sou 
ëloignement  pour  les  bicsiiaits  eu  soit  une 
preuve.  Peut-èlrc  est-il  des  cœurs  qui  sen- 
tent trop  ce  qu'exige  la  recoiuiaissancc  j)Our 
se  soumettre  à  la  devoir  à  ceux  qu'ils  n'ai- 
inent  pas;  peut-être  eu  (.st-il  aussi  qui  trou- 
vent plus  de  clunm  s  dans  le  senlimcnt  , 
lorsqu'il  naît  d'un  allrait  in\incible,  d'uii 
choix  voloutaire,  qu'aucun  devoir  ne  com- 


genoux  devant  elle  ;  et  dans  son  Dialogue  insen- 
sé de  Jeun  Jacques  avec  Rousseau  ,  du  trausporC 
qu'il  éprouva  loisqu'ini  vieux  Invaliile  lu  salua, 
n'ctan:  pas  encore  cnt,c  ,  dil-iJ,  dans  la  cor.jujatien 
générale  sontre  mol. 


SUR    J.    .1.    ROUSSEAU.        339 

mande.  On  peut  craindre  que  la  reconnais- 
sance n'inspire  pas  assez  d'attachement  pour 
cens   qui   noiis  étaient   indinérens;   on  peut 
craindre  qu'elle  ne  se  inéie  tr(  p    aux  senti- 
liieiis  que    mous  éprouvons  pour  nos   amis; 
enfin  ce  (ier  amour  de  l'indépendance  me  pa- 
raît noble   s'il    s'applique  aux   étranj^ers,  et 
d(-licat,  s'il  regarde  les   objets   de  nos  affec- 
tions.  Heureux  celui  qui   n'a  jamais  eu  be- 
soin des  autres  que  par  le  cœur  ,  qui  ne  s'est 
soumis  que  parce  qu'il  aimait ,  et  sur  qui  per- 
sonne , excepté  les  auteurs  de  ses  jours,  n'eut 
jamais  d'autres  droits  que  ceux  qu'ils  recu- 
rent de  sa  teurlresse  !  Rousseau  ,  il  est  vrai  , 
en  se    faisant  un   système  de   ses  principes, 
avait   le  ridicule  de    toiitcs   ses    qualités,  et 
souvent  même  le  toit  dont  elles  approchent, 
alors   qu'on   les  exa;i,ère  :  mais   l'obtcntation 
même  de  celte  haine  pour  les  bienfaits  a  de 
tels  avantai^cs  ,  1rs  preuves  qu'il  faut  iii  don- 
ner sont  si   claires  et  si  rares,   qu'on    pour- 
rait sans    danj^er   se   permettre   aujoind'hvu 
d'exciter  en  ce  genre  la  va  ni  té  des  hommes  (r)» 

[i]  Esr-il  possible  de  ne  p.is  a^liniror  la 
uoi)le  fietté  avec  laquelle  le  pauvre  Rousseau  da 
G  crève  refusa  consramment  la  [eiision  que  Ic 
Roi  d'Aiiglvlcne  lui  offrait. 

T  2 


340  T,  F.  T  T  R  E 

Ou  a  rcproilic  à  Jioiisseait ,  car  celui  que 
toutes  Its  ailles  scfisiljles  dcvaicr.t  iltTciiclre 
coulino  Kui- propre  cause,  n  trouve  bien  des 
accusa Uurs.  ;  ou  a  reproche  à  Uoasxeait  d'a- 
voir le.  (Icsir  dose  sliicjulariscr  :  c>t-ee  celui 
qui  obtenait  h  sou  gré  la  p.ilme  de  In  gloire, 
qui  pouvait  soubaitcr  de  se  signaler  par  des 
Lizarrcrics  ;  et  quand  la  supériorité  de  sou 
génie  le  rendait  si  extraordinaire,  pcut-oti 
croire  qu'il  clurc'ir.it  a  l'ctrc  par  nue  oriî^i- 
riulUc  pucrile?  Il  voulait,  dit-on,  se  faire 
remarquer  de  toutes  les  manières  pos>ibIes  ; 
et  jaujais  îiomuie  n'a  tant  aime'  la  solitude! 
vovcz  comme  \\  e'tait  beureux  pendant  le 
temps  qu'il  passa  dans  l'isle  de  Saitit-Picrrc  ! 
sciotir  cliarniaut  !  asyle  délicieux!  e'e^l-là 
que  l'aïuc  <lc  lloiixxeati  erro  encore  ;  c'est 
dans  les  lieux  qui  exciièteiU  ses  pensées, 
qu'il  faut  a!l:r  r.ndve  hor.rnase  à  sa  jnc- 
molre  :  que  1rs  auics  seiiMlji-s  conçoivent 
aiscment  le  bouheur  qu'on  j^oiitait  dans  celle 
retraite  !  2io?{sscnu  s'y  livrait  à  ses  profondes 
luédilations;  mais  d'autres  auraient  |)u  s'y 
ab.indoMutr  ;i  lems  rêveries;  et  tandis  (ju'il 
réUécliissait  sur  L- temps,  le  monde  et  la  vie, 
une  femme  malheureuse  eut   laissé   le  calme 


SUR  J.  J.  H  O  U  S  S  E  A  U.         34  r 

de  la  nature  pcnctrer  doucement  Jusqu'à  sou 
cœnr. 

l,es  liommes  sont  peut-être  plus  faits  pour 
la  solitude  qu'ils  ne  pensent.  Vers  le  milieu 
de  la  vie^  on  pourrait  s'y  trouver  heureux; 
ou  ne  serait  plus  attire'  dans  le  monde  par 
rospérancc  ,  on  porterait  dans  la  retraite  des 
souvenirs  qui  rempliraient  la  pcnstfe  ,  et  la 
mort  serait  encore  trop  e'ioiyne'e  pour  sentir 
le  besoin  de  s'entourer    de  vivaus. 

Rousseau  fuyait  çc  qu'où  appelle  la  so- 
cie'té;  mais  il  aimait  les"  paysans ,  et  le  mou- 
vement que  la  vue  des  hommes  répand  dans 
la  cami)n;:;ne  lui  jjlaisait.  Les  habitans  de 
l'isle  Saiiit-Picrre  l'adoraient  ;  ils  étalent 
frappés  de  sa  bonté;  les  malheureux  sont  si 
doux  dans  un  moment  de  repos  !  Rousseau  y 
ravi  des  simples  mœurs  de  ces  pnysans,  s'a- 
bandonnait de  nouveau  à  sa  première  es- 
time pour  les  hommes;  il  les  retrouvait  sem- 
blables à  l'idée  qu'il  s'en  était  faite  :  il  mon- 
trait pour  les  enfans  une  prédilection  ex- 
trême; il  avait  tant  le  besoin  d'aimer,  que 
son  cœur  s'y  livrait ,  quand  rol)iet  seulement 
i>e  s'y  opposait  pas  !  Pourquoi  do"c>  dans 
les  jardins  d'I'Zrmenonvilli' ,  ne  fiit-il  pas 
licurcux  tomme  dans    l'islo   Saint  -  Pierre  ? 

T  3 


341  LETTRE 

PoLuquoi  donc,  licla<  !  est-ce  dans  ce  séjour 
qu'il  a  tiiii/itu'  sa  vie  ?  .Mi  !  vous  qui  l'iio- 
cusiez  (le  jouer  un  rwlc,  de  feindre  le  mal- 
heur ,  qu'avez-vous  dit  quand  vous  avcznp- 
jîris  qu'il    s'est  donne  la  inort(i)?   C'est    à 


(i)  On  sera  priir-ètie  c'tonnô  «io  c.-?  que  je  le 
j;arile  ron:mc  c:rtinn  que  Roussenu  s'est  donné 
la  moi  r.  Mais  le  niii'ine  Genevois  donr  j'ai  parle  , 
rcrti;  uv.c  lenredeliu.fjuelqMetcinsavantsa  njoit, 
qiu'  scnibliu'r  anno;uer  «c  dessein.  Depuis,  s'ctant 
infornii''  avec  un  «oin  extrôinr*  de  ses  derniers  mo- 
mens,  il  a  sn  rpie  le  matin  dn  jonron  Rousseau 
nionrur ,  il  se  leva  en  p.nfaite  santé  ,  mais  dit  cc- 
ïiendiuit  nn'i!  uliair  voir  le  soleil  pour  la  dernière 
fois,  et  prit  ,  avant  de  sortir  ,  du  eaf't*  qu'il  fic 
lui-!i,("n-.e.  11  renîia  quelques  heures  après  ,  et 
corninenreiit  idors  à  Mii.lT,  it  horriblement,  il  dé- 
fendit eonsiRnimcnl  q-i'on  api'e'àt  du  secours  et 
qu'on  e.vertît  pcisonne.  Peu  du  jouis  avant  re 
triste  jour  ,  il  s'ttaii  flppi-rçu  des  viles  inclina- 
tions de  s.i  fenui'C  ]ioitr  nrt  lionune  de  l'état  le 
plus  li.is:  il  panu  accable  de  cette  découvcrie  ,  ci 
resta  Iniil  henic-  de  suite  sur  le  bord  de  l'eau 
d.!;!-;  une  ni''diia:ion  profonde.  Il  me  semble  que- 
si  i'.in  réunit  ces  détails  à  sa  tristesse  habituelle, 
à  l'acr^roissement  cxiraordiiKiIre  de  ses  terreurs 
et  de  sesdéliaiiCJS  ,  il  ii'cS!  plus  possible  de  dou- 
ter que  ce  faraud  et  lualheurcyx.  hununen'au  ter« 
piiué  voloaluircmem  sa  vie. 


SUR   J.    J.    ROUSSEAU.       348 

ce  »«is  que  les  borauics  lents  à  plaindre  le» 
autres  ,  croient  à  l'infortune.  Mais  qui  put 
inspirer  à  lloiisseaii  im  dessein   si   fuiieïte  ? 
Coat  in'a-t-on  dit,   la   certitude   d'avoir  ctç 
trompe  par  la  i'euune  qui   avait    seule  cou- 
serve  sa  conliauce,  et  s'était   rendue  néces- 
saire en  l<rdctacl)ant  de  tous  ses  autres  liens. 
IMais  peut-é<re  aussi  que  les   longues   rêve- 
ries finissent  par  plonger  dans  le  desespoir  : 
les    piciniers    jaurs   sont  ravissans  ;   l'ou    se 
trouve  ,  l'on  jouit  de  sts  senlimeus  et  de  ses 
)3cn£ccs  :  uiais   peut-on   lixer   long-temps  la 
desliute  de  l'hofume,  sans  tomber    dans  la 
wiéiancolic  ?  mais  nu-tout  y   a-t-il  des  téfcs 
asficz^forles  pour  supportcrla  vie  iuactiv.e  ctia 
contemplation  l.ahituellc.  Rousseau  accroisr 
sait  par  la  rcflcxioa  toutes  les  idées  qni  l'afTli- 
ccaient;  bientôt    un  regard,  un   geste  d'urv 
liou^aie  qu'il  rencontrait,  un  cnîaut  qui  s  c- 
loigna'.t  dtt   lui,  lui    parurent;  rie    uoui'cllcs 
preuves  de  cette  baine  universelle  dont  il  so 
croyait   l'objet  :  mais ,    maigre  cette  cruelle 
dcfuncc  ,  il  est  toujours  reste  le  meilleur  des 
liOMiines.  11  croyait  que  tout  ce  qui    Tcavi- 
ïonuiMt  conspirait  à  lui  faire  du  mal,   et  ja- 
mais La  pensée  de  le  rendre  ou   de  le  pré- 
venir u'est  cutre'c  daas  sou  auic,  U  se  croyait 


5^4  r^  "P  f  T  R  F. 

dcstineà  «î'juni^-,  rt  n'fltjissait  pas  con(rc  sa 
destinée.  J'ai  ru  des  hommes  qu'il  avait  ai- 
me's  ,   dont   il  s'était   se'pare',  s'attendrir  au 
souvenir  de  leur  liaison  ,  s'accuser  des  négli- 
gonces  qui   avaient  pu  faire  naître  ks  sou[)- 
cons   de  liousseau  ^  l'aimer  dans  «on  iii)i'!i- 
tice,  regarde*  enfin   le  j^enre  de  folip   qui  Je 
tourmentait  comine  e't rangé re  à  lui ,  conmie 
une  barrière  qui  einpécliait  de  se  r.ii)|Mochcr , 
mais  non  de  Si)uliaiter  de  le  rejoindre.    Les 
dcîians ,  tels  qu'on   les   voit  dans  le  monde, 
apprennent  à  jui;cr  les    hommes  d'après  ce 
qu'ils  sont  eus-mèmes  ;  ils  se  craignent  dans 
les   entres  :    mais    Rousseau    n'clait  di'Haiit 
que  parce  qu'il  ne  croyait  plus  au  bonheur, 
parce  cjuM  avait  cte'  tellement  couraiuiu  de 
la  p;uTail?,  boule    des  hoinuu-s,   qno,    lorcc 
de   n'v  plus  croire,  rien  ne  lui  paraissait  plus 
cert.iin   .«ur   la    t' rre  :  il   l'eto't    aussi,   parce 
qiif   sa  sublime    raison  sur   les    plus    grands 
sujets  ne  remn^ehait  pas  d'être  domine'  par 
une  idée  iusrwyee,    de  peujer   qu'd   était  dé- 
teste par  tous  les  honmirs.  A  h  !  que  je  triuivo 
durs  ceux  c[ui  disent  qu'il  fallait  bien  de  l'or- 
j;ueil  pour  se  croire  ainsi  l'olip  t  do  l'atten- 
tion   universelle!   Ouel    triste   orf;ucil  ,    quo 
tclui  qui  le  portail  i  penser  qu'il   u'cxislait 


s  U  II    J.    J.    K  0  U  3  :>  E  A  U.       34  5 

pas  âiir  la  terre  un  i'Lre  qui  iic  ressentît  de 
la  liaine  pour  iui  !  Ah\  pourquoi  u'a-t-iï 
j)as  rencontre  une  atne  tendre  qui  eut  mis 
tous  ses  soins  à  le  rassurer,  à  relever  sou 
courage  abattu  ;  qui  l'eût  aimé  profonde-» 
jiient!  il  eût  fini  parle  croire:  le  sentiment 
auquel  l'iimour-propre  ni  l'intérêt  ne  se  mê- 
lent point  est  si  pur,  si  tendre  et  si  vrai, 
que  cti.:quc  mot  le  prouve;  chaque  mouve- 
ineut  ne  permet  plus  d'en  douter.  Ah  !  Roizs' 
seau  ^  qu'il  eût  été  doux  de  te  rattaclicr  li  la 
vie,  d'accompagner  tes  pas  dans  tes  prome- 
nades solitaires,  de  suivre  tes  pensées,  etd» 
les  ramener  p.ir  degrés  sur  des  espérances, 
plus  riantes  !  Que  rarement  ou  sait  consoler 
les  nia';!ionre;!\  !  qu'on  se  met  rurtment  ati 
to:i  d'j  it-ur  aiuc  !  ou  oppose  sa  raison  àleur 
égarement,  son  sang-froid  ù  leur  agitation  , 
et  Ifur  conQanec  s'arrête,  et  leur  douleur  scr 
retire  plus  avant  encore  dans  leur  cœur.  N;> 
clurcliz  [)as  à  leur  prouver  qu'ils  n'oat  pas 
de  vrais  sujets  de  p:iues;  oQVcz-lcur  î)lul6t 
quelques  nouveaux  moyens  de  boulicur: 
Jaisstv-'.es  croire  àrinfortuuc  qu'ils  senteîiî: 
les  C()!!S()l('re/-vous  ,  en  leur  appicn.i-nt  que 
le  nialliLur  qui  les  accable  n'est  pas  digue  do 
pitié  !  Ali  !  SI  la  perte  d'un  objet  paosioiiOÂÎ^ 


^4«»  L  ÎL    1    r   R  E 

ment  aime  ci'it  cause  la  tristesse  <le  Rojjs- 
.«r(77/  ,  je  ne  m'afflii^prais  pas  de  ce  qu'il  a 
pp'ri  saus  coiiso  atio"9  ,  de  ce  qu'un  être  >eii- 
»ible  ne  lui  a  pas  consacre  sa  vie  !  Quelles 
paroics  d'espérance  jienl-oa  faire  entendre 
à  celui  qu'un  s.  uiblable  nialli  ur  a  frappe  ? 
Qur  fait-il  sur  la  terio  ,  qu  atteiuMe  I;!  mort  ? 
(Quelles  expressions  de  ten  Messe  peut-on  lui 
adresser  ?  Un  antre  les  a  prononcées  :  il  s'ea 
Si  rvait  pour  un  antre  ;  elles  le  font  tressaillir 
de  douU  iM.(Jurlle8  iiiélc^aut  pour  lu  1 1-^sou- 
vrnrqui  ne  quitte  pas  son  cœur  ?  (Quelles 
jouis'-anecs  ponrrail-il  avoir ,  sans  sentir  le  rc- 
gtelde  les  éprouver  seul  ?  Non  ,  à  ce  mallieur , 
quand  le  cœur  en  connaît  l'étendue ,  la  pro- 
vidence ou  la  tnort  peuvent  seuleà  servir  de 
consolation.  Mais  le  deses]  oir  ce  Rc21st 
sciiu  futtausé  par  cotte  sombre  mélancolie, 
par  ce  découraj^enient  de  vivre  ,  qui  peut 
saisir  tons  les  hommes  isolés,  quelle  que 
soit  leur  destinée.  Son  anic  était  flétrie  par 
l'injustice  ;  il  était  effrayé  d'être  seul  ,  do 
îi 'avoir  pas  un  cœur  près  du  sien,  de  re- 
tomber sans  cesse  sur  lui-même,  de  n'iusr 
pircr  ni  de  ne  ressentir  uucun  intérêt,  d'être 
indifférent  «i  sa  {gloire,  lassé  (ic  son  génie, 
tovumcuté  par  le  bcsoiu  d'aimer,  et  le  uial- 


SUR   J.  J.  ROUSSEAU.        3^^ 

ieur  de  ne  pas  l'être.  Dan   la  jeunesse,  c'est 
du  mouvemeiit  qu'on  cherche,   c'est  de  l'a- 
mour qu'il  faut;   mais  vers  le   déclin  de  là 
vie,   que  ce  besoin    d'aimer   est  touchant! 
qu'il  prouve  une  ame  douce  et  bonne,  qui 
teut  s'ouvrir  et  s'épancher;  que  la   pei'sou- 
nalité  fatigue,  et  qui  demande  à  se  quitter 
pour  vivre  dans  un  autre!    Rousseau  était 
aussi  tourment*    par   quelques    remords-  il 
avait  besoin  de  se  sentir  aimé  pour  ne  pas 
se  croire  haïssable.  Etre  deux  dans  le  mond^- 
calme  tant   de  frayeurs!    les   jugemens   des 
hommes  et  de  Dieu  ne  surprendront  pas  seul. 
Rousseau  s'est   peut-être  permis   le  suicide 
sans  remords  ;  il  «e  trouvait  si  peu  de  chose 
dans  l'immensité  de  l'uaivers  !  on  fait  n  peii 
de  vide  à  ses   propres    yeux,    qu'oa    n'oc- 
cupe pas  de  place   dans  un  cœur  qui   nous 
iurvit,  qu'il  est  possible  de  compter  pour 
tien  sa  vie.  Quoi  l'auteur  de   Julie  est  mort 
pour   n'avoir  pas  été  aimé!  Un  jour,   dans 
ces  sombres  forêts,  il  s'est  dit  :  Jo  fj,is  iso7é 
sur  la  terre  j  Je  soufre  ^  jt  suis  malhcu^ 
reux  ,  sans  ijne  mon  existence  s.-rve  à pcr^ 
sonne:  je  puis  mourir.   Vous  qui   T'accu» 
«iez  d'orsueU,    sont-cc   des   «uccùs  qui  ]^^^ 
inaui|uaicat  ?  N'en  pouyait-ii  pav   ^oquç,.;. 


34«  J.  E  T  T  R  È 

chaque  Jour  de  nouveaux  ?  Mais  avec  q«i 
les  etil-il  partagés?  (^ui  en  auwAt  )oui  pour 
l'en  faire  jouir?  Il  avait  des  nduiiratcurs , 
ïuais  il  u'ent  pas  d'aïuis.  Ah!  inaintcuant 
»n  iuulile  altt  iidrisscmciil  se  mêle  à  Tcn- 
thousiasnie  qu'il  iiKspire  !  ses  ouvrages,  si 
ïemplis  de  vertus,  d'amour  de  l'irtiuianitc , 
le  fout  aimer  quaud  il  n'est  piiis;  et  quand 
il  vivait,  la  calomnie  retenait  éloigne  de  lui; 
elle  iriouiphc  jusqu'à  la  mort,  et  u'e'-t  tout 
ce  qu'elle  dcmand.-.  t^ue  le  séjour  eneiian- 
teur  où  sa  cendre,  repose  s'accorde  avec  le« 
sentiuiens  que  sou  souvenir  iniipire!  cet  as- 
pect niclaucoliquc  préparé  doucement  au 
jccuiilleuieut  du  cœur  que  demande  i'hom- 
inaf'e  qu'on  vii  lui  rendre.  Ou  ne  lui  a  p.-;* 
élevé  eu  marbre  un  faslr.cnx  mausolée  ;  mais 
la  nature  sominc,  majestueuse  cl  belle,  qui 
euviroiuio  son  tombeau  ,  st-mblc  un  non- 
Veau  î'enre  de  monument  qui  ra|)eile  cl  le 
caraciorc  et  le  génie  de  Rousseau  :  c'est 
dans  une  île  que  son  urne  fnnéruire  ett 
placée:  on  n'eu  approche  pas  .sansdessein  ^  et 
le  sentiment  religieux  qui  fait  traverser  lo 
l?i;  qui  l'entoure,  prouve  que  l'on  est  digne 
d'y  porter  son  olfreiule.  Je.  n'ai  point  j<lë 
des  Uoius  s>u-  celle  tr.ste  tombe  :  je  l'ai  loiî^- 

icuips 


SUR  J.  J-  ROUSSEAU.      349 

temps  consi<Iérée  les  yeux  baignés  de  pleurs  : 
Je  l'ai   quittée  en   silence,   et  je   sui»  re  .éo 
plongée   dans  la   profond.u    de   la   rêverie  l 
Vous  qui  êtes  heureux,  tie  v.nez  pas  insul- 
ter à    son  ombre  !    laissez      u    malheur   ua 
a^ylc  oij  le  spectacle  de  la  félicité  ne  le  [jour- 
suivc  pas.    Ou  s'empresse   d      montrer    aux 
étrangers  qui  se   promènent  dans   ces    bois, 
les  sites   que   Housseau  préférait,  les   lieux 
où    il   se    reposait  long-temps ,    les  inscrip- 
tions de  ses  ouvrages  ,    d'Héloïse  sur-tout, 
qu'il  avait  gravées  ?ur  1rs  arbres  ou   sur   les 
rochers.  Les  paysans  de  ce   village  se    joi- 
gnent à  l'enthousiasme    des    voyas^^eurs  par 
de«  louanges  sur  la  douceur  ,  sur  la    bien- 
faisance  de  ce   pauvre    Rousseau.   Il  étaii 
bien    triste ^  dirent-ils,    mais  il  était   bien 
l'On.   Dans  ce  séiour  qu'il  a  habité,  danses 
séjour  qui  lui  est  consacré,  ou  dérobe  à  la 
mort  tout  ce  que  le  souvenir  peut  lui   arra- 
cher ;   mai»  l'impression  de  sa  perte  n'en  est 
que  plus  terrible  :  on    le  voit    presque  ,  on 
l'uppclle,    et    les    abîmes    répondent.     Ah! 
Rousseau  !  déleiiseur   des  faibles ,    ami    des 
aialheureux,  amant  passionné  de  la   vertu, 
toi  qui  peignis  tous  les  mouvemens  de  l'ame; 
et  t'attendris  sur  tous  les  gaure»  d'infortuuc, 
eiicss  Uip*  Tome  U/,  X 


^So  LETTRE 

tlignc  l  ton  tour  de  ce  sentiment  de  coui- 
passion,  que  tou  cœur  sut  si  bien  cxpriuur 
et  ressentir,  puisse  une  voix  dio„e  de  toi 
sViGver  pour  tedcTendrc!  et  puisque  tes  ou- 
vrages  ne  le  j;aran tissent  pas  des  traits  de  la 
celonuiic,  puisqu'ils  ne  sufliscnt  pas  h  ta 
jnst.Geation,  puisqu'on  trouve  des  âmes  qui 
résistent  encore  aux  scnliuiens  qu'ils  inspi- 
rent pour  leur  auteur,  que  J'ardeur  de  te 
Jouer  enflamme  du  moins  ceux  qui  t'admi- 
rent ! 

Les  lainics  des  mallienrcux  cfTacent  cLa- 
que  jour  les  simples  inscriptions  que  l'amitié 
fit  graver  sur  la  tombe  de  Rousseau.  Je 
demande  que  la  reeonn.îiisanee  des  hommes 
qu'il  éclaira,  des  hommes  dont  le  bonheur 
l'occupa  toute  sa  vie,  trouve  enlin  une  in- 
terprète; que  l'éloquence  s'arme  pour  lui, 
qu'à  son  (our  elle  le  serve,  (^uel  est  le^rand 
homme  qui  pourrait  dedai-ner  d'assu'Icr  la 
gloire  d'un  ^rand  homme?  Ou'il  serait  beau 
de  voir  daui  ions  les  siècles  c<'lte  lij^ue  du 
géuie  contre  l'envie!  que  les  hommes  su- 
périeurs, qui  prendraient  la  défense  de» 
linnunes  sui)erieurs  qui  1rs  auraient  piccé- 
de's,  donuneraieut  un  sublime  exemple  à  liurs 
successeurs  I  le   wouumcut  r^u'ils    auraient 


SUR  J    J.  ROUSSEAU.       35ï 

élcve  servirait  un  jour  de  piédestal  à  leur 
statue!  Si  la  oalomuie  osait  aussi  les  atta- 
quer, ils  auraient  d'avance  mis  en  détiance 
contre  ellfc,  c'mousse'  ses  traits  odieu\;  et  la 
justice  que  leur  rendrait  la  poste'rite,  ac- 
quitterait  la  reconnaissance  de  l'ouibre  abaa- 
donnée  dont  ils  auraient  prote'ge'ia  gloire» 

FIN. 


V  * 


LETTRE 

De  madame  la  Comtesse  Alexandre 
DE  f^ASSY  y  à  madame  la  Baronne 
de  Staël  ,  sur  le  livre  intitulé  : 
hettvp.s  sur  les  Ouvrages  et  le 
Caractère  de  J.  J.  Rousseau. 


J^o  USSE  AU  ,  eiî  mourant,  a  laissé,  Ma- 
dame, à  ceux  qui  rentomaicnt  le  souvenir 
de  ses  vertus  et  l'amour  de  sa  gloire  :  voilà 
mes  titres  pi  ur  vous  parler  des  lettres  que 
Vous  avez  écrites  sur  lui  ;  cet  ouvraire,  fait 
pour  être  distingué  ,  excitera  vlvemouln  cu- 
riosifc  du  })i)b!ic  et  la  satisfera.  Malheur  <i 
celui  qui,  après  la  lecture  de  ce  livre,  n'é- 
prouvera pis,  pour  l'auteur,,  le  *cnliiueut 
dont  vous  êtes  pénctice  pour  Jlousseau. 
Mais,  Madame,  on  vous  a  trompée,  en 
vous  disant  qxC il  s'est  donne  la  mort ^  et 
cette  erreur  que  vous  accréditez  peut  avoir 
des  conséquence»  si  dani^ereuses  par  leur 
effet  ,  si  fâcheuses  pour  la  mémoire  de  Ilous- 
^eaUf  ^ue  je  crois  remplir  un   devoir   sacre 

V   3 


SUR  J.  J.  ROUSSEAU.         353 

en  me  hâtant  de  la  détruire.  Un  homme  tel 
que  lui  appartient  à  l'univers,  ses  préceptes 
persuadent,  ses  exemples  en (raî lient. 

La  tuort  de  Rousseau  est  si  touchante, 
si  belle,  si  sublime,  c'est  une  si  grande  le- 
coa  qu'un  grand  homme,  aux  prises  avec 
la  douleur,  recevant  avec  reconnassance , 
les  soins  qu'on  lui  rend  ,  et  voyant  arriver, 
sans  efîroi  ,  le  moment  prescrit  pour  sa  des- 
truct.on;  cet  exemple  est  si  frappant  pour 
moi  ,  qui  en  ai  été  presque  témoin  ,  que  je 
ne  puis  voir  sans  douleur,  accuser  Rous- 
seau d'une  action  qui  était  loin  de  son  cœur, 
et  en  contradiction  avec  ses   principes, 

IVon  ,  Madame,  Rousseau  n'a  point  ter- 
mine volontairement  sa  vie,  le  détail  que 
vous  rapportez  des  circonstances  qui  précé- 
dèrent ses  derniers  momens  ,  n'est  point 
exnci;  Rousseau  nt  pouvait  pas  être  instruit 
de  l'infidélité  de  sa  femme  ou  du  moins  de  la 
personne  à  laquelle  il  avait  accordé  la  grâce 
d'en  porter  le  nom  ,  puisque  ce  n'e  t  que 
pins  d'un  an  après  la  moit  de  Rousseau  y 
qu'ille  a  eu  des  torts  assez  graves  pour  ne 
pouvoir  plus  rester  à   Krnienonville. 

I,es  preuves  que  je  m'ofTie  à  vous  donner. 
Madame  ,  sont  la  copie  du  procès-verbal  fait 


3^4  LETTIl  K  etc. 

par  les  chirurgiens,  le  temoi-na.qc  de  mnn 
père,  celui  de  M.  le  Bc-ne  de  I>rcsie,  ami 
intimo  de  J{o;/sseau  ,  et  qui  ct.iic  à  Ermc- 
uonvilic  à  cette  l^itaîe  époque.  E.ifi.i  niicre- 
ktioii  qui  contient  les  détails  les  pins  cir- 
constanciés de  ce  malÎHMiretix  cveneirent. 

Votre  attaclie:nent  pour  la  mémoire  de 
r^usseau  vous  rend  dij^nc  d'entendre  la  vé- 
rité', le  mien  wrimpcsc  !<i  loi  de  la  dire.  Js 
ne  vous  demaridc  point  d'excuses  i>our  une 
lettre  que  sou  inofii'  justifie. 

J'ai  l'honneur  d'être  ,  Madame,  votre  très- 
humble  ,  trcj-obeissante  servante, 

DE  GER^JUniX  ,    Ccmtv^.e 


REPONSE 

De  madame  de  Staël  a  la  lettre  de 
madame  la  comtesse  ^iIlexandre  de 
f^Assr. 


N  Genevois,  secrétaire  de  mon  père; 
Madame  ,  et  qui  a  passé  Ja  plus  grande  partie 
de  sa  vie  avec  Jioussean  ;  un  autre,  nommé 
Mouton,  Iiommc  de  beaucoup  d'esprit,  et 
coîiîident  de  s^s  dernières  pcnse'cs  ,  m'ont 
assure  ce  o^xxz  j'ai  écrit;  et  des  lettres  que 
J  ai  vues  dcJiii  ,  peu  de  tempsavant  sa  mort, 
annonçaient  le  dessein  de  terminer  sa  vie; 
vodà  ce  qui  peut  excuser  mon  erreur,  car 
c  est  ainsi  que  j'appelle  une  opinion  que 
vous  combattez.  Je  pensais  à  joind-e  votre 
iettre  à  celies  que  j'ai  e'critcs  sur  jf?o?/^.yeaz/, 
niais  quelques  mots  de  bonté  qui  s'y  trou- 
vent, m'ont  lait  craindre  qu'on  ne  me  soup- 
çonnât de  m'étre  plus  occupée  de  j)ublier 
votre  suflVaj^e  que  de  justifier  Rousseau. 
Est-ce  le  justifier,  en  eflct,  et  jugcrcz-vous 
sévèrement  une  faute  qui  porte  avec  elle- 
même  \xnQ  si  grande  excuse,  le  malheur  qui 
peut  y  entraîner?  Vous,  Aladaine,  qui  n'êtes 
euyirunnée  que   de  geus  qui  vous   aiuieut. 


358  RÉPONSE     etc. 

CCS  profondes  douleurs  ne  peuvent  vous  étr« 
connues;  mais  vous  avez  un  cœur  qui  doit 
les  concevoir  et  Jes  pardonner.  Je  crois  donc 
que  ,  si  je  me  suis  trompée  ,  je  n'ai  pas  fait 
tort  à  la  mémoire  de  Rousseau  \  d'adleurs, 
cet  ouvrage  connu  seulement  de  mes  amis, 
ne  niéritp  pas  de  la  corriger,  ce  serait  lui 
donner  une  importance  qu'il  ne  peut  avoir, 
et  qu'il  n'aura  j.Ttnais.  Agre'ez,  Madame, 
jnes  remercirnens  ,  pardonnez-moi  de  n'avoir 
pas,  comme  je  l'aurais  désiré,  r»iuUi  hom- 
mage au  grand  liotume  qnc  vous  avez  aimé. 
Si  je  Ini  avais  connu  ce  bonlitiir^  j'aurais 
ctc  certaine  qu'il  u'ayait  pas  quitté  voiou- 
taireuicut  la  vie. 


J'ai ,  ect, 


NECKER,  Baronne  VE 
STAËL. 


IB>t, 


l'i.'    -^ 


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